La Science Connaissance Supreme Platon Et Aristote
La Science Connaissance Supreme Platon Et Aristote
La Science Connaissance Supreme Platon Et Aristote
I. Remonter à l’anhypothétique
1. La science ne peut s’en tenir aux hypothèses
> Le but de la science, épistémè, est de parvenir à la connaissance des choses les plus élevées
et cela, selon deux conditions : que la connaissance ne soit pas subordonnée à un usage
quelconque ; qu’elle ne dépende pas d’hypothèses.
Le mouvement de la science consiste à remonter jusqu’à ce qui se comprend sans
hypothèse pour, ensuite, éclairer par régression ce qui en dépend. « Apprend donc cette autre
division du domaine de la pensée que je désigne comme celui que la raison même touche par la puissance de la
dialectique, traitant les hypothèses non comme des principes mais réellement comme des hypothèses, comme de
simples bases de départ et tremplins pour atteindre à ce qui n’est plus hypothétique, le principe du tout, et,
l’ayant touché, redescendre en tenant ce qui tient à lui et ainsi de suite jusqu’à la fin, sans jamais se servir du
sensible mais seulement d’idées prises en elles-mêmes, pour elles-mêmes et par elles-mêmes et terminer sur des
idées. » Platon République 511bc
> Il convient donc d’ « aller jusqu’à l’arithmétique et la traiter, non pas en spécialiste, mais
jusqu’à ce qu’on parvienne à la vision de la nature des nombres par la pensée pure et non
point pour acheter ou vendre comme s’en préoccupent importateurs et marchands. » ibid.
525c.
Les mathématiques qui se contentent de l’accord de la pensée avec elle-même à partir de
présuppositions admises ne peuvent recevoir le titre de science. Platon leur donne le nom de
connaissance discursive.
« Quant aux disciplines dont nous avons dit qu’elles saisissent quelque chose de l’être, la géométrie et ce qui
s’ensuit, nous voyons bien qu’elles rêvassent autour de l’être, mais qu’elles sont incapables de le voir éveillées,
aussi longtemps que, se servant d’hypothèses, elles les laissent inébranlées , ben qu’elles ne puissent en rendre
compte. Ce dont on ne sait pas le commencement, et dont le milieu et la fin impliquent ce début qu’on ignore,
quel moyen que ce simple accord de la pensée avec elle-même devienne jamais une science ? » 533bc
« Il suffira donc de donner le nom de science à la première section, à la seconde celui de « discursion » , à la
troisième celui de « créance », celui de « simulation » à la quatrième ; ces deux dernières sections ensemble, je
les nomme « opinion », les deux premières ensemble, « intellection » ; de dire que l’opinion se rapporte à ce qui
devient, l’intellection à ce qui est ; que le rapport de l’être au devenir est le même que l’intellection à l’opinion,
le même que de la science à la confiance et de la discursion à la simulation.
[…] Est-ce que aussi tu donnes le nom de « dialecticien » à celui qui saisit pour chaque chose la raison de son
essence ? et de celui qui ne l’a pas saisie, pour autant qu’il ne serait pas à même de s’en rendre raison aussi bien
à lui-même qu’à un autre, ne déclarerais-tu pas que, pour autant, l’intelligence de cette chose lui fait défaut ? »
534
« Mais un jour, ayant entendu quelqu’un lire dans un livre, dont l’auteur était, disait-il, Anaxagore, que c’est
l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses, l’idée de cette cause me ravit et il me sembla qu’il était
en quelque sorte parfait que l’esprit fût la cause de tout. S’il en est ainsi, me dis-je, l’esprit ordonnateur dispose
tout et place chaque objet de la façon la meilleure. Si donc on veut découvrir la cause qui fait que chaque chose
naît, périt ou existe, il faut trouver quelle est pour elle la meilleure manière d’exister ou de supporter ou de faire
quoi que ce soit. En vertu de ce raisonnement, l’homme n’a pas autre chose à examiner, dans ce qui se rapporte à
lui et dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement aussi le
pire, car les deux choses relèvent de la même science. En faisant ces réflexions, je me réjouissais d’avoir trouvé
dans la personne d’Anaxagore un maître selon mon coeur pour m’enseigner la cause des êtres. Je pensais qu’il
me dirait d’abord si la terre est plate ou ronde et après cela qu’il m’expliquerait la cause et la nécessité de cette
forme, en partant du principe du mieux, et en prouvant que le mieux pour elle, c’est d’avoir cette forme, et s’il
disait que la terre est au centre du monde, qu’il me ferait voir qu’il était meilleur qu’elle fût au centre. S’il me
démontrait cela, j’étais prêt à ne plus demander d’autre espèce de cause. De même au sujet du soleil, de la lune et
des autres astres, j’étais disposé à faire les mêmes questions, pour savoir, en ce qui concerne leurs vitesses
relatives, leurs changements de direction et les autres accidents auxquels ils sont sujets, en quoi il est meilleur
que chacun fasse ce qu’il fait et souffre ce qu’il souffre. Je n’aurais jamais pensé qu’après avoir affirmé que les
choses ont été ordonnées par l’esprit, il pût leur attribuer une autre cause que celle-ci : c’est le mieux qu’elles
soient comme elles sont. Aussi je pensais qu’en assignant leur cause à chacune de ces choses en particulier et à
toutes en commun, il expliquerait en détail ce qui est le meilleur pour chacune et ce qui est le bien commun à
toutes. Et je n’aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus
aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire.
XLVII. — Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans
ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence et qui, au lieu d’assigner des causes
réelles à l’ordonnance du monde, prend pour des causes l’air, l’éther, l’eau et quantité d’autres choses étranges.
Il me sembla que c’était exactement comme si l’on disait que Socrate fait par intelligence tout ce qu’il fait et
qu’ensuite, essayant de dire la cause de chacune de mes actions, on soutînt d’abord que, si je suis assis en cet
endroit, c’est parce que mon corps est composé d’os et de muscles, que les os sont durs et ont des joints qui les
séparent, et que les muscles, qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les os avec les chairs
et la peau qui les renferme, que, les os oscillant dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant,
me rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c’est la cause pour laquelle je suis assis ici les
jambes pliées. C’est encore comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes comme la
voix, l’air, l’ouïe et cent autres pareilles, sans songer à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens
ayant décidé qu’il était mieux de me condamner, j’ai moi aussi, pour cette raison, décidé qu’il était meilleur pour
moi d’être assis en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu’ils m’ont imposée. Car, par le
chien, il y a beau temps, je crois, que ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l’idée
du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m’évader et de fuir comme un esclave, de
payer à l’État la peine qu’il ordonne.
Mais appeler causes de pareilles choses, c’est par trop extravagant. Que l’on dise que, si je ne possédais pas des
choses comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais pas capable de faire ce que j’aurais
résolu, on dira la vérité ; mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu’ainsi je le fais par
l’intelligence, et non par le choix du meilleur, c’est faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions.
C’est montrer qu’on est incapable de discerner qu’autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la
cause ne saurait être cause. C’est précisément ce que je vois faire à la plupart des hommes, qui, tâtonnant comme
dans les ténèbres, se servent d’un mot impropre pour désigner cela comme la cause. Voilà pourquoi l’un,
enveloppant la terre d’un tourbillon, la fait maintenir en place par le ciel, et qu’un autre la conçoit comme une
large huche, à laquelle il donne l’air comme support. Quant à la puissance qui fait que les choses sont
actuellement disposées le mieux qu’il est possible, ils ne la cherchent pas, ils ne pensent pas qu’elle possède une
sorte de force divine ; mais ils croient pouvoir découvrir un Atlas plus fort, plus immortel qu’elle, et qui
maintienne mieux l’ensemble des choses, et ils ne songent jamais qu’en réalité c’est le bien et la nécessité qui
lient et maintiennent les choses. »
« Voilà le chemin que j’ai pris. Je pose en chaque cas un principe, celui que je juge le plus solide, et tout ce qui
me paraît s’y accorder, qu’il s’agisse de causes ou de toute autre chose, je l’admets comme vrai, et, comme faux,
tout ce qui ne s’y accorde pas. Mais je veux te rendre ma pensée plus sensible, car je pense que tu ne m’entends
pas encore.
XLIX. — Pourtant, reprit Socrate, il n’y a dans ce que je dis rien de neuf : c’est ce que je n’ai jamais cessé de
dire, et en d’autres occasions et tantôt, dans notre entretien. Je vais essayer de te montrer la nature de la cause
que j’ai étudiée, en revenant à ces idées que j’ai tant rebattues. Je partirai de là, admettant qu’il y a quelque chose
de beau, de bon, de grand en soi et ainsi du reste. Si tu m’accordes cela et si tu conviens que ces choses en soi
existent, j’espère alors que je trouverai et te ferai voir la cause qui fait que l’âme est immortelle.
— Je te l’accorde, dit-il.
— Maintenant, continua Socrate, je ne conçois plus et je ne puis m’expliquer les autres causes, ces savantes
causes qu’on nous donne. Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante
couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font toutes que me
troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à ceci, que rien ne la rend belle que la
présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y
ajoute ; car sur cette communication je n’affirme plus rien de positif, je dis seulement que c’est par le beau que
toutes les belles choses deviennent belles. C’est là, je crois, la réponse la plus sûre que je puisse faire à moi-
même et aux autres. En me tenant à ce principe, je suis persuadé que je ne ferai jamais de faux pas et que je puis,
en toute sûreté, et tout autre comme moi, répondre que c’est par la beauté que les belles choses sont belles.
Phédon ibid.
« Mais pour le Bien aussi, il en est semblablement. L'homme qui n'est pas capable de distinguer par le discours
l'idée du bien, en la séparant de toutes les autres, et de passer, comme dans un combat, à travers toutes les
réfutations, en s'employant à les réfuter non pas en se fondant sur l'apparence, mais sur l'essence, sur ce qui est,
l'homme qui ne se fraie pas un passage à travers tous ces obstacles grâce à un discours qui ne faillit pas,
n'affirmeras-tu pas que s'il se comporte ainsi, c'est qu'il ne connaît pas le Bien lui-même, ni aucun autre bien
d'ailleurs, mais que, si de quelque côté il touche à son reflet, il y touche par une opinion, pas par un savoir ; et
que, parcourant en rêve et en dormant sa vie présente, avant même d'avoir pu s'éveiller ici-bas il parviendra
d'abord chez Hadès pour s'y assoupir complètement ?
[…]- C'est donc qu'il te semble, dis-je, que la dialectique est placée en haut, comme au faîte de nos
enseignements, et qu'il ne serait pas correct de placer un autre enseignement plus haut qu'elle, mais que l'exposé
concernant les enseignements atteint ici son terme ? »
- Oui, il me le semble, dit-il. Platon République VII 534
> Dans ces conditions, l’accès à la science (épistémè) suppose un dépassement du singulier,
de la réalité sensible ; elle exige comme une séparation du corps et de l’âme, de ce par quoi
nous sommes attachés au sensible singulier et ce qui nous permet d’accéder à l’intelligible.
Socrate voit dans cet exercice la forme anticipée de la mort. La philosophie, en ce sens, est
mortification, processus de séparation du sensible et de l’intelligible.
Voilà donc un premier point établi : dans les circonstances dont nous venons de parler, nous voyons que le
philosophe s’applique à détacher le plus possible son âme du commerce du corps, et qu’il diffère en cela des
autres hommes ?
— Manifestement.
— Et la plupart des hommes, Simmias, s’imaginent que, lorsqu’on ne prend pas plaisir à ces sortes de choses et
qu’on n’en use pas, ce n’est pas la peine de vivre, et que l’on n’est pas loin d’être mort quand on ne se soucie pas
du tout des jouissances corporelles.
X. — Et quand il s’agit de l’acquisition de la science, le corps est-il, oui ou non, un obstacle, si on l’associe à
cette recherche ? Je m’explique par un exemple : la vue et l’ouïe offrent-elles aux hommes quelque certitude, ou
est-il vrai, comme les poètes nous le chantent sans cesse, que nous n’entendons et ne voyons rien exactement ?
Or si ces deux sens corporels ne sont pas exacts ni sûrs, les autres auront peine à l’être ; car ils sont tous
inférieurs à ceux-là. N’est-ce pas ton avis ?
— Si, entièrement, dit Simmias.
— Quand donc, reprit Socrate, l’âme atteint-elle la vérité ? Quand elle entreprend de faire quelque recherche de
concert avec le corps, nous voyons qu’il l’induit en erreur.
— C’est vrai.
— N’est-ce pas en raisonnant qu’elle prend, si jamais elle la prend, quelque connaissance des réalités ?
— Si.
— Mais l’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni
quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le
corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel.
— C’est juste.
— Ainsi donc, ici encore, l’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en
elle-même ?
— Il me semble.
— Et maintenant, Simmias, que dirons-nous de ceci ? Admettons-nous qu’il y a quelque chose de juste en soi, ou
qu’il n’y a rien ?
— Sans doute.
— Alors, les as-tu saisies par quelque autre sens de ton corps ? Et je parle ici de toutes les choses de ce genre,
comme la grandeur, la santé, la force, en un mot de l’essence de toutes les autres choses, c’est-à-dire de ce
qu’elles sont en elles-mêmes. Est-ce au moyen du corps que l’on observe ce qu’il y a de plus vrai en elles ? ou
plutôt n’est-il pas vrai que celui d’entre nous qui se sera le mieux et le plus minutieusement préparé à penser la
chose qu’il étudie en elle-même, c’est celui-là qui s’approchera le plus de la connaissance des êtres ?
— Certainement.
— Et le moyen le plus pur de le faire, ne serait-ce pas d’aborder chaque chose, autant que possible, avec la
pensée seule, sans admettre dans sa réflexion ni la vue ni quelque autre sens, sans en traîner aucun avec le
raisonnement, d’user au contraire de la pensée toute seule et toute pure pour se mettre en chasse de chaque chose
en elle-même et en sa pureté, après s’être autant que possible débarrassé de ses yeux et de ses oreilles et, si je
puis dire, de son corps tout entier, parce qu’il trouble l’âme et ne lui permet pas d’arriver à la vérité et à
l’intelligence, quand elle l’associe à ses opérations ? S’il est quelqu’un qui puisse atteindre l’être, n’est-ce pas,
Simmias, celui qui en usera de la sorte ?
XI. — Il suit de toutes ces considérations, poursuivit-il, que les vrais philosophes doivent penser et se dire entre
eux des choses comme celles-ci : Il semble que la mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que
nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal,
nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la
vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des
maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de
craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et
réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en
sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause
du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de
loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que
nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la
confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc
effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut
nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. Nous n’aurons, semble-t-il, ce que
nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais
pendant notre vie, non pas. Si en effet il est impossible, pendant que nous sommes avec le corps, de rien
connaître purement, de deux choses l’une : ou bien cette connaissance nous est absolument interdite, ou nous
l’obtiendrons après la mort ; car alors l’âme sera seule elle-même, sans le corps, mais auparavant, non pas. Tant
que nous serons en vie, le meilleur moyen, semble-t-il, d’approcher de la connaissance, c’est de n’avoir, autant
que possible, aucun commerce ni communion avec le corps, sauf en cas d’absolue nécessité, de ne point nous
laisser contaminer de sa nature, et de rester purs de ses souillures, jusqu’à ce que Dieu nous en délivre. Phédon
> L’objet de la science est la réalité intelligible c’est-à-dire la réalité qui ne comprend aucun
élément sensible. L’Idée de triangle, par exemple, n’est pas triangulaire : elle ne se confond
pas avec l’image d’un triangle ; elle comprend en elle la règle de construction de tout triangle
possible. Paradoxalement donc, il n’y a de science que de ce qui n’est pas sensible. Ceci
a pour conséquence de lier étroitement science et sagesse. La sagesse, à la différence de la
science, est un savoir être : sa finalité est essentiellement ascétique et éthique ; le sage se
reconnaît à sa sérénité, sa capacité à être heureux, sa bienveillance. Il ne se contente pas de
survivre mais il cultive le bien vivre, la vie heureuse. La destination de la sagesse est donc
pratique. La science a une finalité théorique : elle est ordonnée à la théoria, à la
contemplation. L’épistémè met en présence de la réalité intelligible en laquelle il est possible
de se complaire par la contemplation. Il est possible dans cette mesure d’opposer l’utilité de la
sagesse et l’inutilité de la théoria issue de l’épistémè. Mais plusieurs remarques s’imposent.
L’utilité de la sagesse est d’un genre particulier : elle sert à bien vivre … mais elle est déjà ce
bien vivre ; l’utilité de la sagesse est d’enseigner qu’il n’y a pas à chercher indéfiniment un
enchaînement de moyens : la vraie fin est la vie elle-même ; qui a trouvé comment bien vivre
n’a rien d’autre à chercher. Il y a donc une analogie entre l’utilité de la sagesse et le
désintéressement de la théoria : dans les deux cas, on découvre l’éminence de ce qui ne
renvoie à rien d’autre qu’à soi-même, l’éminence de l’activité, de la jouissance de la fin
dernière. De plus, l’accès à la science, qui permet la contemplation, suppose la sagesse
comme sa condition : pour accéder à la science, il faut être en situation de reconnaître ce que
l’on n’a pas inventé soi-même. La connaissance, et par excellence la connaissance certaine,
suppose un effacement du sujet. Connaître n’est possible que si l’on ne fait pas obstacle à ce
qui est à connaître ; les obstacles peuvent être de nature différente, distraction, paresse,
mégalomanie, attachement à des idées préconçues … dans tous les cas, ils se ramènent à
l’attachement à la singularité. On peut appeler « corps » ce système de préoccupations
narcissiques : mes affects, mes préjugés, mes intérêts. La science exige une purgation : il faut
pouvoir libérer en soi ce qui est capable de viser l’universel, ce qui n’est pas obéré par le
poids de l’enracinement dans l’ici et le maintenant. Ainsi la science s’accomplit-elle comme
prolongement de la sagesse, de la liberté à l’égard de soi-même. Enfin, la science alimente la
sagesse : la reconnaissance du Bien, du Beau, du Vrai enchante et fait connaître le vrai sens de
chaque réalité. Le sage est donc toujours en même temps savant.
II. Les réquisits de la science : universalité, nécessité
1. La science au-delà de l’art
> En un sens large, la science peut s’entendre de toute forme de compétence apte à agir sur
son objet infailliblement : on peut dire d’un artisan qu’il a la « science » de son art dans la
mesure où il sait écarter l’arbitraire, les flottements dommageables.
« La science est dite spéculative, pratique et poétique et chacune de ces différences marque
une relation, la science étant la théorie de quelque chose, la production de quelque chose et
l’action de quelque chose ». Aristote Topiques VI,6
> Mais, en un sens plus étroit, la science se définit par les conditions qui rendent possible la
certitude. Elle se distingue de l’art, comme habileté, en ceci qu’elle est étrangère au
particulier ; elle suppose une certaine liberté à l’égard des besoins : « c’est pourquoi les arts
mathématiques sont apparus d’abord en Égypte , où la caste des prêtres disposaient du loisir »
id. Métaphysique A 1
La science ne peut pas tenir lieu de toute connaissance ; elle ne saurait remplacer la
connaissance du terrain, la familiarité avec la multiplicité des cas particuliers. Pour
l’efficience il n’est donc pas possible de faire l’économie de la connaissance empirique. Si, en
effet, le but est de traiter le singulier, seule la connaissance du singulier est opératoire.
« Ce n’est pas l’homme que guérit le médecin, sinon de façon contingente, mais Callias ou
Socrate ou quelque autre ainsi dénommés en particulier, à qui il revient d’être homme : si
donc on a la raison sans l’expérience, et si l’on connaît la vérité générale tout en ignorant les
cas particuliers qu’elle renferme, on commettra beaucoup d’erreurs thérapeutiques. »
Métaphysique A 1
Le domaine de la science se trouve ainsi délimité par un jeu d’exclusions : elle ne peut porter
que sur la nécessité. Il faut distinguer, en effet, l’activité de l’esprit qui consiste à délibérer, à
statuer dans l’horizon du contingent et celle qui tend à connaître ce qui est immuable. Ce n’est
pas la même chose, en effet, de prendre une décision dans un contexte mouvant et de
connaître des réalités indépendantes du contexte. On ne parlera de science que dans ce
deuxième cas.
« Nous avons divisé les vertus de l’âme, et distingué, d’une part les vertus du caractère, et d’autre part celles de
l’intellect Nous avons traité en détail des vertus morales ; pour les autres restantes, après quelques remarques
préalables au sujet de l’âme, voici ce que nous avons à dire.
Antérieurement nous avons indiqué qu’il y avait deux parties de l’âme, à savoir la partie rationnelle et la partie
irrationnelle. Il nous faut maintenant établir pour la partie rationnelle elle-même, une division de même nature.
Prenons pour base de discussion que les parties rationnelles sont au nombre de deux, l’une par laquelle nous
contemplons ces sortes d’êtres dont les principes ne peuvent être autrement qu’ils ne sont, et l’autre par laquelle
nous connaissons les choses contingentes : quand, en effet, les objets diffèrent par le genre, les parties de l’âme
adaptées naturellement à la connaissance des uns et des autres doivent aussi différer par le genre, s’il est vrai que
c’est sur une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet que la connaissance repose. Appelons l’une
de ces parties la partie scientifique, et l’autre la calculatrice, délibérer et calculer étant une seule et même chose,
et on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont. Par conséquent la partie
calculative est seulement une partie de la partie rationnelle de l’âme. Il faut par suite bien saisir quelle est pour
chacune de ces deux parties sa meilleure disposition : on aura là la vertu de chacune d’elles et la vertu d’une
chose est relative à son œuvre propre. » Ethique à Nicomaque VI 1139 a sqq
Ainsi ne peut-on pas parler de science à propos de ce qui est à venir et contingent. Il n’y a pas
de science des futurs contingents. Ce qui dépend de la rencontre de plusieurs facteurs ne
peut être prévu : dans ce cas, le présent ne porte pas en lui l’avenir avec nécessité, la prévision
est impossible. La recherche de la nécessité est déçue. De deux propositions contradictoires,
nécessairement l’une est vraie et l’autre fausse ; la contradiction offre la figure de la nécessité
par excellence : ne pouvant être ni fausse ensemble ni vraies ensemble, il faut que l’une exclut
l’autre. Or les deux propositions « il y aura demain une bataille navale » et « il n’y aura pas
demain une bataille navale » sont formellement contradictoires parce qu’incompatibles, mais
il est, en même temps impossible de trancher : elles sont incompatibles sans que l’une soit
vraie et l’autre fausse puisqu’elles portent toutes deux sur un futur contingent. (De
l’Interpréation) Là où l’on devrait pouvoir trouver la nécessité de l’exclusion, on doit se
contenter de la coexistence … en attendant demain « pour voir ». En pareil cas, la science est
impossible : la nécessité ne porte que sur l’exclusion des propositions ( il est exclu que les
propositions coexistent) et non pas sur l’exclusion de celle-ci par celle-là. On est en présence
d’un indécidable qui a paradoxalement la forme de la contradiction, laquelle devrait nous
permettre de décider.
Ce type de situation est typique de l’impossibilité de la science en raison de la nature de
l’objet à connaître. L’impossibilité de la science ne tient pas ici à la faiblesse de notre capacité
à connaître mais de l’inadéquation entre l’objet et les réquisits de la science.
La question se pose donc de savoir quel type de réalité est rebelle à la science. Ce n’est pas un
hasard si Aristote prend une bataille navale comme exemple de réalité inaccessible à la
science. L’événement historique est à la convergence de facteurs de différentes natures : le
temps qu’il fait, le tempérament des chefs, la vigueur et la volonté des soldats etc.
L’événement fait irruption dans une structure, il est atypique et surprenant ; il peut introduire
une solution de continuité.
La science a pour objet les rapports constants ; elle se rapporte à la structure et non à
l’événement. Elle met ainsi au jour les relations d’adéquation entre les parties d’un tout. La
nécessité qu’elle connaît est ainsi fondée sur la finalité : elle rend raison de l’exclusion du
contraire en manifestant le lien intelligible entre organe et fonction, par exemple.
Ce type de nécessité peut ainsi susciter l’émerveillement : le taumazein n’est pas
simplement l’étonnement de celui qui prend conscience de la distance entre ce qui est et
ce qu’il attendait ; il est aussi l’enchantement de celui qui a compris que la réalité est
ordonnée. L’adéquation entre l’intelligible et l’intelligence ne va pas de soi : il pourrait se
faire que le réel ne correspond pas à nos attentes logiques ; que l’intelligence ne soit pas
précédée par un intelligible. L’émerveillement est la reconnaissance d’un accord entre
connaissable et connaissance ; cette « reconnaissance » doit être prise au double sens
d’explicitation et de gratitude.
« En toutes les parties de la Nature il y a des merveilles ; on dit qu'Héraclite, à des visiteurs étrangers qui,
l'ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : « Entrez, il y a des dieux
aussi dans la cuisine. » Eh bien, de même, entrons sans dégoût dans l'étude de chaque espèce animale : en
chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n'est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les oeuvres de la
nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d'un être est précisément ce qui
donne lieu à la beauté.
Et si quelqu'un trouvait méprisable l'étude des autres animaux, il lui faudrait aussi se mépriser lui-même, car
ce n'est pas sans avoir à vaincre une grande répugnance qu'on peut saisir de quoi se compose le genre Homme,
sang, chair, os, veines, et autres parties comme celles-là.
De même, quand on traite d'une partie ou d'un organe quelconques, il faut garder dans l'esprit qu'on ne doit
pas seulement faire mention de la matière et voir là le but de la recherche, mais qu'on doit s'attacher à la forme
totale ; ainsi considère-t-on une maison tout entière et non pas seulement les briques, le mortier, les bois.
Pareillement, dans l'étude de la Nature, c'est la synthèse, la substance intégrale qui importent, et non des
éléments qui ne se rencontrent pas séparés de ce qui fait leur substance.» Les Parties des Animaux, I, 5,
645a 16-36
De même qu’il n’y a pas des science du contingent, il ne saurait y avoir de science de
l’individuel.
La science ne peut se contenter de constater un état de fait. Elle se constitue par la relation
qu’elle établit entre ce qui est donné et ce par quoi il peut être. Quand bien même nous
serions, depuis la lune, observateurs privilégiés d’une éclipse, nous ne la comprendrions pas
de manière scientifique : le simple fait de changer de point de vue ne suffit pas à donner accès
à la connaissance par les causes. Si donc il faut accéder aux causes pour connaître ce qui est
donné, il faut se résoudre à dépasser le point de vue du constat de l’individuel :
« Il n’est pas possible non plus d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la
sensation a pour objet une chose de telle qualité et non seulement une chose individuelle, on doit du moins
nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l’universel, ce
qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment
déterminé , sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout.
Puisque donc les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est
clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de
percevoir que le triangle a des angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que
nous n’en aurions pas ( comme certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation porte
nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi si nous
étions sur la lune, et que nous voyions la terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas
la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la
sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel. » Organon ivre IV,§31
Ce mouvement propre à la science qui consiste à dépasser le fait singulier pour l’inscrire dans
la perspective qui permet d’en rendre raison est caractéristique la science comme don, dans la
logique chrétienne.
La tradition chrétienne considère la science comme l’un des sept dons du Saint-Esprit. Elle
fait partie des trois dons qui touchent la faculté de connaître avec la sagesse et l’intelligence.
Alors que la sagesse fait goûter Dieu lui-même et que l’intelligence donne la compréhension
des vérités révélées, la science est le don par lequel nous apprécions sainement les choses
créées, et nous connaissons la manière d’en bien user et de les diriger vers leur fin dernière
qui est Dieu. La science est ici comprise à partir de la finalité ; elle suppose que la réalité est
ordonnée à Dieu qui en est le principe et la fin. De même que, dans la logique platonicienne,
la science est la connaissance du Bien duquel participent les Idées desquelles participe tout ce
qui est, ici la science consiste à discerner Dieu alpha et oméga de toute chose. La science
donne la connaissance de la cause suprême, qui en est en même temps la fin ; elle permet de
comprendre la raison d’être de ce qui est et d’en apprécier le sens.
Le propre de la science est de juger comme il faut des créatures. Or, il y a des créatures qui sont pour l'homme
une occasion de se détourner de Dieu, selon la Sagesse (14, 11): " Les créatures sont devenues une abomination,
un piège pour les pieds des insensés. " Ces insensés n'ont pas sur les créatures un jugement droit, parce qu'ils
estiment qu'il y a en elles le bien parfait, ce qui les conduit à pécher en mettant leur fin en elles, et à perdre le
vrai bien. Ce dommage est révélé à l'homme lorsqu'il apprécie justement les créatures, ce qu'on fait par le don de
science. C'est pourquoi on situe la béatitude des larmes comme répondant au don de science. Thomas
d’Aquin Somme théologique II a, II ae q 9 a1
La science peut être tenue pour connaissance suprême. Son objet est la réalité empirique
appréhendée sub specie aeterni, sous le rapport de l’éternité, comprise ici à partir de la
révélation. La foi n’est pas considérée comme une conjecture ou comme un pari audacieux ;
elle fait participer l’homme à la connaissance que Dieu a de lui-même et de sa création. La
science est ainsi paradoxalement connaissance parfaite : éclairée par la foi, elle explicite la
réalité par le contenu révélé. La science qui est l’objet du don est ainsi supérieure à la science
obtenue par le seul effort humain ; mais elle n’est pas en contradiction avec cette dernière. Il
s’agit toujours de discerner, de délimiter, de mettre en relation, pour remonter au principe.
La grâce est plus parfaite que la nature; elle ne va donc pas se trouver en défaut dans le domaine où l'homme
peut être parfait par nature. Or, lorsque l'homme par sa raison naturelle adhère en toute intelligence à une vérité,
il est doublement perfectionné en face de cette vérité; d'abord parce qu'il la saisit; puis parce qu'il a sur elle un
jugement certain. C'est pourquoi deux conditions sont requises pour que l'intelligence humaine adhère d'une
manière parfaite à la vérité de foi. L'une est qu'elle saisisse sainement ce qui est proposé; cela regarde, comme
nous l'avons dit, le don d'intelligence. Mais l'autre est qu'elle porte un jugement sûr et droit en la matière, c'est-à-
dire en discernant ce qui doit être cru. C'est pour cela que le don de science est nécessaire. Ibid.