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Labyrinthe

23 | 2006 (1)
Quatre chercheurs de l'étranger

La Kulturkritik et la constitution de la sociologie


allemande : Ferdinand Tönnies, Georg Simmel et
Max Weber
Aurélien Berlan

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/1168
DOI : 10.4000/labyrinthe.1168
ISSN : 1950-6031

Éditeur
Hermann

Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2006
Pagination : 101-105
ISBN : 2-9526131-0-9

Référence électronique
Aurélien Berlan, « La Kulturkritik et la constitution de la sociologie allemande : Ferdinand Tönnies,
Georg Simmel et Max Weber », Labyrinthe [En ligne], 23 | 2006 (1), mis en ligne le 24 juillet 2008,
consulté le 22 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/1168 ; DOI : 10.4000/
labyrinthe.1168

Propriété intellectuelle
Aperçus de recherche

LA KULTURKRITIK
ET LA CONSTITUTION DE LA SOCIOLOGIE
ALLEMANDE : Ferdinand Tönnies,
Georg Simmel et Max Weber*

Aurélien BERLAN
[email protected]

Par rapport aux sciences sociales qui se présentent sous la forme


d’une réflexion empirique, la philosophie sociale et politique se donne
une tâche normative : penser les normes et les idéaux qu’il serait possible
et souhaitable d’incarner dans la réalité historique – normes et idéaux au
nom desquels il est légitime de critiquer son état actuel. Depuis long-
temps et de manière croissante, elle prend la forme de « théories de la
justice » et présuppose donc que la critique du monde dans lequel on vit
revient toujours à en dénoncer les injustices. Mais il ne semble pas que
ce modèle permette de penser tous les discours critiques portant sur le
présent.
L’aliénation et l’anomie, la déshumanisation des relations humaines
et l’esseulement de l’homme dans la société moderne, l’uniformisation
du monde, sa « marchandisation » ou sa dégradation (par exemple écolo-
gique) ne sont pas des « injustices ». Il ne s’agit pas de problèmes quan-
titatifs touchant à l’inégale répartition des « biens » (matériels ou non :
droits, honneurs, etc.) entre les hommes, mais de « maux » ou de « patho-
logies » susceptibles d’être violemment ressentis par chacun de nous. On
se trouve ici face à une critique qui s’attaque à des conditions de vie
conçues comme malsaines, nuisibles et dégradantes, et qui se réfère alors
Actualité de la recherche

implicitement à une conception qualitative de la vie humaine, c’est-à-


dire à des théories de la vie « bonne ou saine ».
Historiquement, ce modèle de critique est relié de manière étroite et
ambivalente à la modernité. Il s’agit d’un discours typiquement moderne
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* Thèse de philosophie sociale et d’épistémologie des sciences humaines en cours de réalisation dans
le cadre d’une cotutelle franco-allemande, sous la direction de Catherine Colliot-Thélène (université
de Rennes I) et de Axel Honneth (J. W. Goethe-Universität, Francfort-sur-le-Main).
Labyrinthe, n° 23
Actualité de la recherche

puisqu’il s’attaque aux effets négatifs de la modernisation impulsée par


le développement économique capitaliste. En même temps, il s’agit
d’une critique de la modernité qui non seulement peut conduire politi-
quement à des considérations antimodernes, mais qui surtout semble
présupposer philosophiquement des formes prémodernes de justification.
En effet, la modernité normative définie par Kant se caractérise précisé-
ment par la priorité libérale de la question de la « justice », dont on estime
qu’elle est susceptible de trouver une solution rationnelle et universali-
sable, sur la question antique de la « vie bonne et heureuse » qui est, elle,
renvoyée à l’arbitraire des préférences subjectives et à la contingence des
formes de vie historiques. Nous sommes « au rouet » : la critique des
pathologies de la modernité est constitutive de la réflexion moderne tout
en débordant ses cadres normatifs. De droit, elle est indispensable et
injustifiable ; de fait, elle est inévitable et inavouable.
La critique des pathologies croise la réflexion sociale et la philoso-
phie morale. L’objet de ma thèse est de développer cette problématique
dans le cadre d’une archéologie de la sociologie allemande. Cette
dernière s’est constituée à une époque où le discours qui critique la
modernité – dont on retrouve certes des éléments chez Rousseau et les
romantiques – tend à se généraliser sous la forme de la Kulturkritik, une
vaste mouvance qui regroupe des philosophes (Nietzsche1, Dilthey,
Ludwig Klages, Theodor Lessing, Rudolf Euken), des écrivains (Thomas
Mann, Robert Musil), des poètes (Hugo von Hofmannstahl, Georg Trakl,
Stefan George et son cercle), des historiens (Jacob Burckhardt, Ernst von
Lasaulx), des publicistes nationalistes (Julius Langbehn et Paul de
Lagarde), etc. Tous partagent une même sensibilité critique vis-à-vis du
monde industriel, s’insurgent contre la religion du progrès et le rationa-
lisme sous sa forme scientiste et utilitariste, et s’inquiètent quant au destin
de l’humanité dans un monde dominé par un développement économique
devenu autonome.
C’est dans ce contexte que la sociologie allemande a été fondée par
Ferdinand Tönnies (1855-1939), Georg Simmel (1858-1918) et Max
Weber (1864-1920). Elle y a pris la forme d’une « critique culturelle ».
Ces auteurs ont en effet en commun de faire de la sociologie une science
critique du présent qui se caractérise par un double programme.

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1. On estime en général que Nietzsche est la figure emblématique de la Kulturkritik.

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La « Kulturkritik » et la constitution de la sociologie allemande

D’une part, il s’agit de faire un diagnostic de leur époque, et c’est


alors, grosso modo, le même cortège de pathologies qui est dénoncé : perte
de sens et perte de liberté, aliénation et réification, déshumanisation et
dépersonnalisation. Les nouvelles conditions de vie se répercutent sur
l’économie psychique des individus : l’intellect calculateur prend le pas
sur les autres dispositions de l’homme, notamment sur les facultés
morales de sentir et de juger – facultés rendues superflues par une orga-
nisation sociale n’offrant plus de prise aux individus réduits à n’être que
les rouages d’une machine qui les dépasse et les contraint. L’avenir
appartient aux « experts sans esprit » et aux « hédonistes sans cœur »2.
D’autre part, il s’agit de comprendre le processus qui a mené à une
telle situation : la modernisation est pensée à travers le paradigme de la
rationalisation, qui n’est pas une réalisation heureuse de la raison dans
l’histoire, mais, au contraire, une réification tragique, dans l’organisation
sociale, de la rationalité formelle et instrumentale de l’entendement.
C’est le passage de la communauté à la société (Tönnies), l’universali-
sation de la logique monétaire (Simmel), la bureaucratisation et le désen-
chantement du monde (Weber).
Les « pères fondateurs » de la sociologie allemande héritent fonciè-
rement des thèmes et du ton pessimiste de la Kulturkritik. Les pages où
Weber évoque la « cage d’acier3 » de la civilisation moderne sont, de ce
point de vue, très caractéristiques. Mais Weber prend immédiatement ses
distances par rapport à la critique culturelle qu’il vient d’énoncer, afin
d’affirmer l’objectivité de son étude socio-historique4. D’autres prises de
position de Weber, Simmel et Tönnies, témoignent de cette volonté de se
démarquer, sur le plan méthodologique et politique, d’un discours plus
« littéraire » que « scientifique » qui tendait à idéaliser le passé. Aussi
serait-il réducteur d’assimiler complètement ces sociologues à la
Kulturkritik. Il s’agit, au contraire, d’analyser les déplacements par
lesquels ils vont reformuler sur le terrain théorique les inquiétudes de leur
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Actualité de la recherche

2. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905], Paris, Plon, 1994, p. 225.
3. Ibidem, p. 220 sqq. La « cage d’acier » désigne la perte de liberté vécue par l’individu dans le
« cosmos réifié » (ibidem) de la modernité. Ce qui était à l’origine le choix éthique des protestants
(vouer sa vie au travail) est devenu une nécessité impérieuse. Plus généralement, la modernisation
conduit à une différenciation des sphères d’activité (économie, politique, etc.) qui imposent leur
logique propre à des acteurs qui n’ont guère d’autre choix que d’y obéir. Aussi l’entrepreneur, quelles
que soient ses convictions sociopolitiques, est-il obligé de suivre la concurrence, quelles qu’en soient
les conséquences sociales et humaines…
4. Ibidem, p. 225 : « Mais nous voici dans le domaine des jugements de valeur et de foi... »

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Labyrinthe, n° 23
Actualité de la recherche

époque. Comment passer des intuitions d’une sensibilité commune à un


diagnostic fondé en raison ?
Dans ce processus dynamique de constitution, la notion de culture
joue un rôle considérable sur trois plans. Elle définit tout d’abord une
méthodologie antinaturaliste. Si les relations de la sociologie avec la
Kulturkritik sont loin d’être univoques, c’est notamment parce que cette
dernière avait une forte orientation antiscientifique et antisociologique.
Les sociologues ont fondé une sociologie qui est une critique culturelle,
mais ils l’ont fondée comme science dans un climat d’hostilité à la
science en général et à la sociologie en particulier, cette dernière étant
associée au positivisme de Comte et à l’utilitarisme de Mill – autant d’ex-
pressions typiques de ce rationalisme que la Kulturkritik maudissait. Les
pionniers de la sociologie allemande ont donc dû construire une socio-
logie nouvelle qui puisse intégrer, contre l’optimisme rationaliste, les
thèmes de la Kulturkritik, mais dont la méthode ne puisse prêter le flanc
à la critique du naturalisme. C’est dans l’épistémologie des « sciences de
la culture » qu’ils ont trouvé les instruments conceptuels pour transfor-
mer la « physique sociale » en ce qui se présente plutôt comme une
« herméneutique culturelle » : une réflexion sur la signification pour l’hu-
manité des mutations historiques.
On en arrive alors au second point : la notion de culture définit un
domaine d’investigation plus large que le « social » conçu comme entité
sui generis, un domaine dont la sociologie hérite par la tradition de la
Kulturgeschichte (histoire des civilisations) et par la philosophie de
Nietzsche qui écrivait : « Au lieu de la “société”, le complexe de Kultur,
mon principal objet d’intérêt5 ». Enfin, si la critique est dite culturelle,
c’est parce que le monde moderne est évalué à l’aune des dispositions
qu’il « cultive » chez les hommes. La référence à la culture désigne donc
une méthode originale d’investigation : comment les contextes culturels
orientent-ils la genèse des caractères, influencent-ils le développement
des dispositions, en inhibent-ils certaines et en favorisent-ils d’autres ?
En posant cette question, la sociologie allemande reprend sur un
mode empirique une problématique qui parcourt la philosophie de Platon
à Montesquieu, celle du rapport entre les institutions et les mœurs que

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5. Nietzsche Werke. Kritische Gesamtausgabe, Colli-Montinari (éd.), Walter de Gruyter, Berlin 1970,
vol. VIII2, fragment 10 [28], p. 136.

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La « Kulturkritik » et la constitution de la sociologie allemande

les premières présupposent et déterminent6. L’originalité des sociologues


consiste à étendre cette problématique, originellement focalisée sur les
institutions politiques, à l’ensemble des conditions de vie. Cet élargisse-
ment sanctionne une expérience nouvelle qui est à la racine de la
Kulturkritik et de la sociologie allemande : la Révolution industrielle qui,
à l’image de la révolution néolithique, constitue un immense boulever-
sement des conditions de vie humaine – un bouleversement qui a été
d’autant plus brutal en Allemagne que l’industrialisation s’y est faite
tardivement et rapidement.
On comprend dès lors la spécificité de la sociologie allemande,
notamment par rapport à la sociologie française. Si cette dernière a été
fondée au début du XIXe siècle pour penser une révolution d’origine poli-
tique (1789), la sociologie allemande s’est constituée en réponse à une
révolution d’origine économique. Alors que celle-là redoute l’anarchie
révolutionnaire tout en voulant sauver le progrès (que l’on songe à la
devise de Comte, inventeur du terme de sociologie « ordre et progrès »),
la seconde met en question ce « progrès » impulsé par l’industrie, ainsi
que l’ordre étouffant qu’il met en place, au nom d’un idéal d’existence
que les nouvelles conditions de vie semblent menacer. Elle contribue
ainsi à un retour critique de la modernité sur elle-même – une problé-
matique qui semble toujours plus actuelle.

Actualité de la recherche

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6. Que l’on pense au parallélisme entre les constitutions et les types humains chez Platon (République
IX) ou au lien entre telle constitution et telle passion dominante chez Montesquieu (L’Esprit des
lois).

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