Sept Contre Thebes
Sept Contre Thebes
1
Peuple de Cadmos , il faut dire ce que les circonstances exigent, lorsqu’on
tient le gouvernail de la cité et qu’on veille sur la chose publique, sans
laisser le sommeil fermer ses paupières. Si le succès nous favorise, on
l’attribue aux dieux ; si, au contraire, ce qu’à Dieu ne plaise, un malheur
arrive, seul, Étéocle sera décrié dans toute la ville par les citoyens, qui
éclateront en bruyants reproches et en lamentations, dont Zeus Préservateur
veuille, conformément à son nom, préserver la cité cadméenne ! C’est aussi
le moment pour vous tous, qui n’avez pas encore atteint la force de la
jeunesse ou qui en avez dépassé l’âge, de tendre tous votre vigueur, et,
chacun faisant son devoir comme il convient, de porter secours à la ville,
aux autels des dieux du pays, afin que leur culte ne soit jamais effacé ; à vos
fils et à la Terre maternelle, qui, lorsque, enfants, vous vous traîniez sur son
sol bienveillant, s’est chargée de tous les soins de votre éducation et vous a
nourris pour être des citoyens fidèles et pour la protéger de vos boucliers
dans le besoin présent. Jusqu’ici le ciel penche pour nous ; car depuis le
jour où nous sommes assiégés, la guerre, grâce aux dieux, tourne le plus
souvent à notre avantage. Mais aujourd’hui le devin 2 a parlé : ce pâtre des
oiseaux, qui, sans le secours du feu, observe par l’oreille et par l’esprit les
augures fatidiques avec une science infaillible, ce maître des présages tirés
du vol des oiseaux, annonce que les Achéens 3 ont décidé cette nuit de tenter
un assaut suprême et de surprendre la ville. Courez donc tous aux créneaux
et aux portes des remparts ; armez-vous de pied en cap et hâtez-vous de
garnir les parapets ; tenez-vous sur les terrasses des tours, gardez hardiment
les issues des portes et craignez peu la cohue des assaillants : les dieux nous
donneront la victoire. De mon côté, j’ai envoyé des émissaires pour épier
l’armée, j’ai confiance au succès de leurs démarches. Leurs rapports
entendus, je ne risque pas d’être surpris.
UN MESSAGER
Étéocle, vaillant roi des Cadméens, j’arrive de là-bas, et t’apporte des
nouvelles sûres de l’armée ; car j’ai vu les choses de mes propres yeux. Sept
capitaines fougueux ont égorgé un taureau sur un bouclier noir et, trempant
leurs mains dans le sang de la victime, ils ont juré par Arès, Ényô 4 et la
Déroute, amie du carnage, ou de saccager et de détruire de fond en comble
la ville des Cadméens, ou de périr en arrosant cette terre de leur sang.
Puis ils ont suspendu de leurs mains au char d’Adraste 5 des souvenirs qu’ils
envoient dans leurs foyers à leurs parents 6, en versant des larmes, mais sans
laisser échapper aucune plainte de leur bouche. Leur cœur de fer, bouillant
de courage, ne respirait que la guerre, comme des lions aux yeux pleins
d’Arès. Et l’effet de leurs serments ne se fait pas attendre. Je les ai laissés,
tandis qu’ils tiraient au sort à quelle porte chacun d’eux conduirait sa
phalange 7. En conséquence, choisis les meilleurs chefs qui soient dans la
ville et hâte-toi de les poster aux issues des portes ; car les soldats d’Argos,
armés de pied en cap, s’approchent à cette heure de nos murs ; la poussière
s’élève, et la plaine est souillée par la blanche écume qui dégoutte des
poumons de leurs chevaux. C’est à toi, comme un habile pilote, de fortifier
la ville, avant que le souffle d’Arès se déchaîne ; car on entend mugir la
vague terrestre des assaillants. Saisis pour cela l’occasion la plus prompte.
Pour moi, pendant le reste du jour, je tiendrai fidèlement l’œil ouvert, et toi,
instruit par de clairs rapports de ce qui se passe au-dehors, tu préviendras
tout danger.
ÉTÉOCLE
Ô Zeus, ô Terre, ô dieux de Thèbes et toi, Malédiction, puissante Érinys
d’un père 8, ne déracinez pas, ne ruinez pas à jamais, ne livrez pas à
l’ennemi une ville où résonne la langue grecque, et les foyers de ses
maisons ; ne courbez jamais sous le joug de l’esclavage un pays libre, une
ville fondée par Cadmos. Soyez notre défense. Nos intérêts, j’ose le croire,
sont les vôtres ; car une ville qui prospère honore les dieux.
(Étéocle sort pour aller choisir les chefs.)
LE CHŒUR
Je crie ma peur et mes vives douleurs. L’armée est lâchée ; un flot immense
de cavaliers a quitté le camp et le voici qui roule et court en avant. C’est ce
que m’atteste la poussière que je vois monter dans les airs, messager sans
voix, mais sincère et vrai.
Les plaines de mon pays sont remplies du bruit des sabots qui s’approche,
vole et gronde comme un torrent invincible qui bat le flanc des monts.
Las ! las ! dieux et déesses, écartez le malheur qui fond sur nous. Les cris
passent par-dessus les murs. Le peuple aux boucliers blancs, prêt au
combat, s’élance à pas pressés contre la ville.
Qui donc nous sauvera, quel dieu ou quelle déesse viendra nous secourir ?
Devant quelles statues des dieux dois-je me prosterner ? Ah ! dieux
bienheureux, présents dans vos beaux temples, c’est le moment de
s’attacher à vos images. Pourquoi m’attarder à gémir ?
Entendez-vous, n’entendez-vous pas le cliquetis des boucliers ? Quand, si
ce n’est à présent, apporterons-nous à nos dieux les supplications des voiles
et des guirlandes ?
J’entends du bruit, c’est le cliquetis de milliers de lances. Que vas-tu faire,
Arès ? trahiras-tu le pays que tu as si longtemps habité ? Ô dieu au casque
d’or, jette, ah ! jette un regard sur la ville qui t’a jadis été si chère.
Dieux protecteurs de notre pays, venez, venez tous. Voyez cette troupe de
vierges qui vous supplient de les sauver de l’esclavage. Un flot de soldats
aux panaches frémissants bouillonne autour de la ville, poussé par les
souffles d’Arès. Ô Zeus, père, qui conduis tout à son terme, que ton puissant
secours sauve la ville des mains de l’ennemi. Les Argiens encerclent la ville
de Cadmos, et les armes d’Arès m’épouvantent. Les freins qui enchaînent
les mâchoires des chevaux sonnent un glas de mort. Sept chefs d’armée,
arrogants, brandissant leur lance impétueuse, s’avancent contre nos sept
portes, chacun vers celle que le sort lui a désignée.
Ah ! dieux amis, dieux sauveurs, défendez la ville et faites voir que vous
aimez vos cités. Songez aux sacrifices que le peuple vous offre, songez-y et
secourez-le. Souvenez-vous des mystères où la cité vous offre tant de
sacrifices.
LE CHŒUR
Ô cher enfant d’Œdipe, j’ai pris peur en entendant le fracas, le fracas
retentissant des chars, quand les moyeux des roues ont crié et que les mors,
fils du feu 17, ont résonné dans la bouche des chevaux.
ÉTÉOCLE
Hé quoi ! est-ce en fuyant de la poupe à la proue que le nautonier 18 trouve
le moyen de se sauver, quand le navire est fatigué par le flot marin ?
LE CHŒUR
Non, mais j’ai couru aux vieilles statues des dieux, confiante en leur
assistance, lorsqu’une meurtrière avalanche de pierres a retenti à nos
portes. C’est alors que l’effroi m’a poussée à prier les Bienheureux, pour
qu’ils couvrent la ville de leur protection.
ÉTÉOCLE
Priez-les de repousser de nos murs la lance des ennemis. N’est-ce pas
d’ailleurs leur intérêt ? En tout cas, l’on dit que, lorsqu’une ville est prise,
ses dieux eux-mêmes l’abandonnent.
LE CHŒUR
Ah ! que jamais, moi vivante, ces dieux ne quittent ensemble notre ville, que
je ne la voie point parcourue en tous sens par nos ennemis et son peuple
brûlé par un feu destructeur !
ÉTÉOCLE
Invoque les dieux ; mais conduis-toi sagement. La discipline est la mère du
succès qui sauve, femme. Voilà ce que je prétends.
LE CHŒUR
C’est juste ; mais le pouvoir des dieux est plus efficace encore. Souvent,
quand l’homme est abattu par le malheur et qu’une douleur amère étend un
nuage sur ses yeux, c’est un dieu qui le relève.
ÉTÉOCLE
C’est aux hommes qu’il appartient d’offrir des sacrifices aux dieux et
d’interroger les oracles, en tâtant l’ennemi. Ton rôle à toi, c’est de garder le
silence et de rester au logis.
LE CHŒUR
C’est grâce aux dieux que nous habitons une ville invaincue et que nos
remparts nous protègent contre les hordes ennemies. Qui pourrait
s’indigner de mes prières et les réprouver ?
ÉTÉOCLE
Je ne suis point jaloux que tu honores les dieux ; mais si tu ne veux pas ôter
le courage aux citoyens, tiens-toi tranquille et calme ta frayeur exagérée.
LE CHŒUR
En entendant tout à l’heure un fracas confus, j’ai été saisie de peur et
d’effroi, et je suis venue dans cette acropole, séjour révéré.
ÉTÉOCLE
Si vous entendez parler de morts ou de blessés, ne vous abandonnez pas aux
lamentations. C’est de cela qu’Arès se repaît, du sang des hommes.
LE CORYPHÉE
Ah ! j’entends hennir les chevaux.
ÉTÉOCLE
Si tu les entends, ne le laisse pas trop voir.
LE CORYPHÉE
La ville gémit du fond de son sol : ils nous enveloppent.
ÉTÉOCLE
Eh bien ! je suis bon, moi, pour y pourvoir.
LE CORYPHÉE
J’ai peur : le bruit redouble aux portes.
ÉTÉOCLE
Tais-toi : cesse de crier ainsi par la ville.
LE CORYPHÉE
Ô conseil des dieux, n’abandonne pas nos remparts.
ÉTÉOCLE
Ah ! malheur ! ne te résoudras-tu pas à garder le silence ?
LE CORYPHÉE
Dieux de mon pays, sauvez-moi de l’esclavage.
ÉTÉOCLE
C’est toi qui te livres à l’esclavage et, avec toi, toute la cité.
LE CORYPHÉE
Ô Zeus tout-puissant, tourne tes traits contre nos ennemis.
ÉTÉOCLE
Ô Zeus, quel présent tu nous as fait avec le sexe féminin !
LE CORYPHÉE
Sexe lamentable, aussi bien que celui des hommes, quand leur ville est
prise.
ÉTÉOCLE
Tu parles encore de malheurs, tout en étreignant les statues des dieux !
LE CORYPHÉE
Je suis sans courage : la peur m’arrache les mots.
ÉTÉOCLE
Voudrais-tu, je te prie, m’accorder une légère faveur.
LE CORYPHÉE
Tu n’as qu’à la dire tout de suite et je la saurai vite.
ÉTÉOCLE
Tais-toi, malheureuse ; n’effraie pas tes défenseurs.
LE CORYPHÉE
Je me tais : je supporterai l’arrêt du destin avec les autres.
ÉTÉOCLE
De tout ce que tu as dit, voilà le seul mot que j’approuve. Fais plus :
arrache-toi à ces statues et prie les dieux qu’ils nous accordent la plus
précieuse des faveurs, en combattant avec nous. Écoute aussi ma prière,
puis entonne, comme un péan 19 favorable, le hurlement sacré, le cri rituel
des Grecs, lorsqu’ils offrent un sacrifice : tu encourageras ainsi les tiens et
tu chasseras la peur de l’ennemi. Je fais vœu, moi, aux dieux tutélaires de ce
pays, à ceux des champs comme à ceux de la ville, aux sources de Dirké et
aux eaux de l’Ismènos 20, si la guerre tourne bien et si la ville est sauvée, de
rougir les autels divins du sang des brebis, [d’immoler des taureaux], de
dresser des trophées, de suspendre aux demeures saintes des dieux les
vêtements des ennemis, dépouilles conquises par nos lances. Voilà les
prières que tu dois faire aux dieux, sans te plaire à gémir et sans pousser ces
cris vains et sauvages, qui ne te sauveront pas de ton destin. Pour moi, je
vais aller ranger aux sept portes de nos remparts six hommes de haute
valeur et moi septième, pour tenir tête aux ennemis, avant qu’il nous arrive
des messagers pressés et des rumeurs précipitées, et que, sous le coup de la
nécessité, tout soit mis en feu.
(Étéocle sort.)
LE CHŒUR
Je n’oublie pas tes recommandations ; mais la peur tient mon cœur en éveil
et les soucis qui assaillent mon âme enflamment mon effroi devant ces
troupes qui enserrent nos remparts, comme la colombe tremblante craint le
serpent qui apporte la mort au nid de ses petits. Les uns, en masse
compacte, s’avancent contre nos tours – que vais-je devenir ? –, les autres
lancent sur nos gens enveloppés de tous côtés des pierres pointues. Par tous
les moyens, ô dieux, fils de Zeus, sauvez la ville et le peuple issu de
Cadmos.
Ce serait pitié qu’une aussi vieille cité fût précipitée dans l’Hadès, devînt la
proie de la lance, l’esclave du vainqueur et, réduite en cendre friable, fût,
avec la permission des dieux, ignominieusement ravagée par l’Achéen ; que
ses femmes, devenues veuves, fussent, hélas ! jeunes et vieilles, traînées par
les cheveux, comme des cavales, avec leurs voiles en lambeaux, tandis que
la ville se vide au milieu des cris et des gémissements confus des captives
mourantes. Je vois venir avec terreur de cruelles infortunes.
Il serait déplorable que de chastes vierges, avant les rites qui cueilleront
leur verte jeunesse, prissent l’odieuse route d’une maison étrangère. Que
dis-je ? les morts sont plus heureux qu’elles. Que de maux, en effet,
s’abattent, hélas ! sur une ville conquise ! Tel emmène un prisonnier ou le
tue, tel autre sème l’incendie. Toute la ville est souillée de fumée. Arès en
fureur souffle la destruction et souille tout ce que la piété révère.
Des cris confus retentissent par la ville, tandis qu’un filet l’enveloppe,
comme un mur infranchissable. Le guerrier tombe sous la lance du
guerrier. Les vagissements sanglants des enfants s’élèvent du sein des
mères qui les nourrissent. Puis c’est le pillage avec les courses en toute la
ville. Un homme chargé de butin croise un homme chargé de butin ; un
homme aux mains vides appelle un homme aux mains vides, afin d’avoir un
complice ; aucun ne veut une part plus petite ni même égale. Que ne peut-
on pas conjecturer d’après cela ?
LE CORYPHÉE
Voici, je crois, l’éclaireur de l’armée, qui nous apporte, amies, quelque
information nouvelle. Il meut à toute vitesse les ressorts des jambes qui
l’amènent. Voici aussi le roi lui-même, fils d’Œdipe, qui vient juste à point
pour entendre le rapport du messager. Dans sa hâte, il ne songe pas, lui non
plus, à modérer son allure.
LE MESSAGER
J’ai bien vu les dispositions des ennemis et comment le sort a marqué à
chacun d’eux sa place aux portes. Tydée 22 gronde déjà à la porte Proitide 23 ;
mais le devin 24 ne lui permet pas de franchir le gué de l’Ismènos ; car les
entrailles des victimes ne sont pas favorables. Et Tydée, furieux et brûlant
de combattre, crie comme un serpent qui siffle à l’heure de midi, et il
accable d’outrages le savant devin, fils d’Oïclée, et l’accuse de flatter
lâchement la mort et le combat. Et, en poussant ces cris, il secoue trois
aigrettes ombreuses, crinière de son casque, et, sous son bouclier, des
clochettes d’airain sonnent l’épouvante. Il a sur son bouclier un fastueux
emblème, l’image d’un ciel resplendissant d’étoiles ; au milieu de ce
bouclier brille de tout son éclat la pleine lune, astre vénéré entre tous, œil de
la nuit. Dans le fol orgueil que lui inspire ce fastueux harnais, il crie sur les
rives du fleuve, épris de bataille, comme un cheval fougueux qui renâcle
contre son frein, en attendant impatiemment l’appel de la trompette. Qui
opposeras-tu à ce guerrier ? Qui offre assez de garanties pour commander la
porte de Proitos, quand la barrière sera forcée ?
ÉTÉOCLE
Il n’est pas d’armure de guerrier qui me fasse peur, à moi : les emblèmes ne
font pas de blessures, les aigrettes et les clochettes ne mordent point sans la
lance. Quant à cette nuit qui brille, dis-tu, sur son bouclier, de tout l’éclat
des astres célestes, il y a quelqu’un pour qui sa sottise pourrait bien être
prophétique. Si la nuit vient à tomber sur ses yeux mourants, cet emblème
orgueilleux sera pour celui qui le porte une signification exacte et juste :
c’est lui-même qui aura prophétisé ce coup contre lui-même. À Tydée
j’opposerai, moi, le prudent fils d’Astacos, pour défendre cette porte. Il est
de très noble race, il révère le trône de l’honneur et abhorre les discours
orgueilleux. Il recule devant la honte ; mais il n’a pas l’habitude d’être
lâche. Il est sorti de la souche des hommes semés qu’Arès a épargnés 25, et
c’est un vrai fils de notre sol que Mélanippe. Pour le combat, ce sont les dés
d’Arès qui en décideront ; mais c’est vraiment le devoir filial qui l’envoie
écarter les lances ennemies de la mère qui l’a nourri.
LE CHŒUR
Puissent les dieux donner la victoire à notre champion, aussi sûrement qu’il
est juste qu’il coure au premier rang défendre la ville. Mais je crains de
voir la mort sanglante de ceux qui périront pour défendre leurs amis.
LE MESSAGER
Fassent les dieux que ce champion réussisse comme tu le souhaites ! C’est
Capanée 26 que le sort a désigné pour la porte d’Électre, un géant, celui-là,
plus grand que celui que j’ai nommé d’abord, un vantard d’un orgueil
surhumain, qui profère contre nos murs de terribles menaces – puisse la
Fortune l’empêcher de les accomplir ! Il affirme qu’il saccagera la ville, que
les dieux le veuillent ou qu’ils ne le veuillent pas, et que l’opposition de
Zeus, se dressant devant lui, ne l’arrêterait pas : les éclairs et les carreaux de
la foudre ne sont pas plus pour lui que les ardeurs de midi. Il a pour
emblème un homme nu qui porte du feu, dont la main est armée d’un
flambeau allumé, et qui proclame en lettres d’or : « Je brûlerai la ville. »
Contre un pareil guerrier envoie… Mais qui lui tiendra tête ? Qui pourra
sans trembler atteindre ce fanfaron ?
ÉTÉOCLE
Ici encore un avantage en amène un autre. Quand les hommes
s’abandonnent à de vaines présomptions, leur langage est contre eux un
accusateur véridique. Capanée menace, prêt à agir ; il méprise les dieux, il
exerce sa bouche à traduire une vaine allégresse et, tout mortel qu’il est, il
lance vers le ciel à Zeus des apostrophes sonores et tempétueuses. Mais j’ai
confiance que la foudre, portant le feu, tombera sur lui, une foudre qui ne
ressemble en rien aux ardeurs d’un soleil de midi. À ce guerrier, en dépit de
son intempérance de langage, j’ai déjà opposé un homme d’une volonté
ardente, le puissant Polyphonte, gardien sur qui l’on peut compter, grâce à
la bienveillante protection d’Artémis et d’autres dieux. Cite un autre chef
désigné par le sort pour une autre porte.
LE CHŒUR
Périsse l’homme qui fait à la ville ces terribles menaces ! et qu’un trait de
la foudre l’arrête avant qu’il s’élance dans ma demeure et que, de sa lance
arrogante, il me chasse de ma chambre virginale !
LE MESSAGER
Et maintenant voici celui que le sort a désigné ensuite contre une de nos
portes. C’est Étéoclos 27, le troisième chef à qui est échu le troisième lot
sorti du casque d’airain renversé 28. Il doit lancer sa phalange contre la porte
Néiste. Il fait tourner ses cavales, qui frémissent sous leurs têtières,
impatientes de voler vers nos portes. Un sifflement étrange s’échappe de
leurs muselières, remplies du souffle de leurs naseaux orgueilleux. Son
bouclier porte un emblème qui marque une belle audace : c’est un hoplite 29
qui monte les degrés d’une échelle appliquée à une tour qu’il veut raser. Cet
hoplite, lui aussi, crie dans une inscription qu’Arès lui-même ne le
renverserait pas de dessus les remparts. À celui-là aussi envoie un
adversaire sur qui l’on puisse compter, pour écarter de notre ville le joug de
l’esclavage.
ÉTÉOCLE
Je l’enverrais tout de suite, si par chance il n’avait déjà été envoyé. C’est un
homme qui n’a de jactance que dans ses bras, Mégareus, fils de Créon, de la
race des guerriers semés. Le bruit des hennissements furieux de ces cavales
n’est pas pour l’effrayer et il n’abandonnera pas sa porte ; mais ou bien, en
mourant, il paiera sa dette à la terre qui l’a nourri, ou, prenant les deux
hommes et la ville représentés sur le bouclier, il ornera de ces dépouilles la
maison de son père. Passe aux fanfaronnades d’un autre, et ne m’envie pas
les renseignements.
LE CHŒUR
Puissent les dieux te donner la victoire, ô défenseur de mes foyers, et aux
autres la défaite. Aux propos hautains que leur fureur profère contre la ville
que Zeus, dispensateur de la justice, réponde en jetant sur eux un regard de
colère.
LE MESSAGER
Un autre, le quatrième, désigné pour la porte voisine, celle d’Athèna
Onka 30, s’avance en vociférant : c’est la figure et la haute taille
d’Hippomédon 31. À le voir brandir une aire immense, c’est un bouclier que
je veux dire, j’ai frissonné, je ne veux pas le nier. Ce n’était pas un artisan
vulgaire, il faut le reconnaître, l’homme qui lui a ciselé l’emblème de son
bouclier, un Typhon 32 qui vomit par sa bouche enflammée une fumée noire,
sœur mobile de la flamme, tandis que des serpents enlacés sont incrustés
dans la marge creuse qui borde l’orbe du bouclier. Lui-même a poussé le cri
de guerre, et, plein d’Arès, il se démène, comme une thyiade 33, en vue du
combat, et ses yeux sèment l’épouvante. Il faut bien prendre garde à ce que
peut tenter un tel homme ; car sa jactance sème déjà la panique à cette
porte.
ÉTÉOCLE
D’abord Pallas Onka, qui habite près de la ville, dans le voisinage de cette
porte, et qui hait l’insolence de cet homme, l’écartera de sa couvée comme
un affreux serpent. Et puis, l’homme que j’ai choisi contre cet homme est
Hyperbios, le vaillant fils d’Oinops, qui ne veut interroger le sort qu’au
moment du besoin amené par la fortune. Ni sa taille, ni son courage, ni
l’état de son armure ne prêtent au reproche. Hermès a eu raison de les
apparier : c’est un ennemi qui se mesurera avec un ennemi, et ils mettront
aux prises des dieux ennemis sur leurs boucliers, car l’un a Typhon
vomissant du feu, et Hyperbios porte Zeus, le père des dieux, fermement
campé sur son bouclier, avec un carreau de feu dans la main. Et personne
n’a encore jamais vu Zeus avoir le dessous. [C’est ainsi que se partage la
bienveillance des dieux. Nous sommes du côté des vainqueurs ; eux, des
vaincus, s’il est vrai que Zeus est plus fort au combat que Typhon. On peut
croire que les deux adversaires seront dans le même cas, et, vu son
emblème, Hyperbios sera sans doute sauvé par le Zeus qui se trouve sur son
bouclier.]
LE CHŒUR
Oui, j’ai confiance que celui qui porte sur son bouclier le corps du démon
enseveli sous terre, de l’odieux adversaire de Zeus, image en horreur aux
hommes et aux dieux immortels, brisera sa tête devant la porte.
LE MESSAGER
Puisse-t‑il en être ainsi ! J’en viens maintenant au cinquième chef, rangé à
la cinquième porte, la porte de Borée, près du tombeau même d’Amphion,
fils de Zeus 34. Il jure par la lance qu’il tient et que, dans sa présomption, il
vénère plus qu’une divinité et plus que ses yeux, qu’il saccagera la ville de
Cadmos en dépit de Zeus. Ainsi parle ce rejeton d’une nymphe des
montagnes 35, gracieux enfant qui est déjà un homme, dont les joues
viennent de s’ombrager de ce duvet de la puberté qui croît en touffes
épaisses. Mais son cœur cruel ne rappelle en rien les vierges dont il porte le
nom 36, et il marche contre nous avec des yeux féroces ; en effet, ce n’est
pas sans jactance qu’il se présente à nos portes ; car je l’ai vu brandir sur
son bouclier d’airain, rempart arrondi de son corps, un emblème outrageant
pour notre ville, la Sphinx 37, mangeuse de chair crue, dont le corps ciselé en
relief et attaché par des clous jette un éclat resplendissant. Elle tient sous
elle un Cadméen, pour attirer sur cet homme la plupart de nos traits. On voit
bien qu’il n’est pas venu pour marchander la bataille ni pour avoir à rougir
de la longue route qu’il a faite, cet Arcadien qui a nom Parthénopée. Il est
étranger dans Argos, et c’est pour payer le généreux entretien qu’il en a
reçu qu’il profère contre nos tours ces menaces, dont les dieux puissent
empêcher l’effet !
ÉTÉOCLE
Ah ! si les dieux leur rendaient ce qu’ils méditent avec leurs fanfaronnades
impies, à coup sûr ils périraient sans ressources de la mort la plus misérable.
Pour cet Arcadien dont tu parles j’ai un guerrier sans jactance, mais dont le
bras fait ce qu’il faut faire. C’est Actor, le frère du dernier que j’ai nommé.
Celui-là ne permettra pas qu’un flot de paroles sans actes coule à l’intérieur
de nos portes et grossisse nos maux, et il ne laissera pas entrer celui qui
porte sur un bouclier ennemi l’image d’une bête exécrée. Il essuiera ses
reproches, s’il essaye de la porter du dehors à l’intérieur, quand les coups
pleuvront dru sur elle devant notre ville. Veuillent les dieux que j’aie prédit
la vérité !
LE CHŒUR
Ce que j’entends me perce le cœur, et les boucles de mes cheveux se
dressent, quand j’entends les terribles menaces de ces impies arrogants.
Fassent les dieux qu’ils périssent en ce pays !
LE MESSAGER
Pour le sixième, je puis dire que c’est un homme très sage et très vaillant au
combat, c’est le puissant devin Amphiaraos 38. Rangé à la porte Homoloïs 39,
il accable de malédictions le puissant Tydée 40, Tydée le meurtrier, le
perturbateur de l’État, le plus grand maître d’infortunes pour Argos, le
héraut d’Érinys, le serviteur du carnage, le conseiller pour Adraste de ces
malheurs. Puis, s’adressant à ton frère, le puissant Polynice, et dressant les
sourcils, il l’apostrophe, en coupant à la fin son nom en deux 41, puis il
ajoute ces paroles : « C’est, ma foi, un bel exploit, agréable aux dieux,
glorieux à entendre et à répéter pour tes descendants, de ravager la ville de
tes pères et les temples des dieux de ton pays en y lançant une armée
étrangère. De quel droit veux-tu tarir la source maternelle ? Comment ton
pays natal, conquis par ton ambition à la pointe de l’épée, fera-t‑il alliance
avec toi ? Pour moi, j’engraisserai ce sol, devin caché dans une terre
ennemie. Combattons ! J’espère une mort qui ne sera pas sans gloire. »
Voilà ce que disait le devin, cependant qu’il tenait tranquillement son
bouclier d’airain massif, sur l’orbe duquel il n’y avait pas d’emblème ; car
il ne veut pas paraître très brave, il veut l’être, et il moissonne en son cœur
le sillon profond d’où germent les sages résolutions. À celui-là je te
conseille d’envoyer des adversaires à la fois sages et braves : redoutable est
l’homme qui révère les dieux.
ÉTÉOCLE
Ah ! le mauvais présage qui associe un homme juste à des mortels impies !
En toute entreprise, il n’y a rien de plus funeste que de mauvais associés ; le
fruit n’est pas bon à cueillir. Dans le champ de l’erreur on ne récolte que la
mort. Qu’un homme pieux s’embarque avec des nautoniers ardents au
crime, il périt avec cette engeance odieuse aux dieux. De même, qu’un
homme juste s’accointe à des citoyens inhospitaliers et oublieux des dieux,
il est pris, malgré son innocence, dans le même filet, et il succombe frappé
du fouet divin avec tous les autres. Ainsi le devin, j’entends le fils d’Oïclée,
homme sage, juste, brave et pieux, grand prophète, parce qu’il s’est trouvé
mêlé, malgré sa volonté, à des impies à la bouche arrogante, sera, si Zeus le
veut, entraîné avec eux, quand ils s’engageront dans la longue route du
retour. Maintenant je pense qu’il n’attaquera même pas nos portes, non pas
qu’il manque de cœur ou de résolution virile, mais il sait qu’il doit périr
dans la bataille, si les oracles de Loxias portent leurs fruits, et il a l’habitude
de dire ce qui convient ou de se taire. Néanmoins nous lui opposerons le
puissant Lasthénès, un portier inhospitalier, vieillard pour la prudence, mais
jeune quant à la force, œil rapide et main preste à saisir avec sa javeline le
point découvert par le bouclier. Mais ce sont les dieux qui accordent la
victoire aux mortels.
LE CHŒUR
Dieux, qui entendez mes justes prières, exaucez-les, pour que la ville ait la
victoire, détournez les maux de la guerre sur nos envahisseurs, et que Zeus
les frappe et les tue d’un coup de foudre hors de nos murs.
LE MESSAGER
Je vais parler enfin du septième chef, qui est ici, à la septième porte 42, de
ton propre frère, et du sort qu’il réserve à la ville dans ses imprécations et
ses prières. Il veut, quand il aura escaladé nos remparts, qu’il aura été
proclamé roi du pays et qu’il aura entonné le péan pour la prise de la ville,
se mesurer avec toi, et te tuer au risque de périr à tes côtés, ou, si tu vis, se
venger en te chassant de Thèbes, comme tu l’en as honteusement chassé !
Voilà ce qu’il crie, et il prie les dieux de la race et du pays de ses pères de
prêter une oreille entièrement favorable à ses prières, le puissant Polynice.
Il tient un bouclier rond, récemment forgé, sur lequel figure un double
emblème : un guerrier ciselé en or et une femme qui le conduit et le guide
d’un air modeste. Elle prétend être la justice, d’après ce que dit
l’inscription : « Je ramènerai cet homme et il reprendra possession de la
ville et du palais de ses pères. » Tels sont les emblèmes imaginés par ces
chefs. [Maintenant, vois toi-même qui tu veux envoyer contre lui.] Tu
n’auras jamais de reproches à me faire sur mes rapports. Maintenant décide
toi-même comment tu vas piloter la ville.
ÉTÉOCLE
Ô race aveuglée par le ciel et détestée par les dieux ! Ô lamentable race
d’Œdipe, ma race ! hélas ! c’est aujourd’hui que s’accomplissent les
imprécations d’un père. Mais ce n’est le moment ni de pleurer ni de se
plaindre, si l’on ne veut pas engendrer des lamentations plus insupportables
encore. Pour ce Polynice, si bien nommé, nous saurons bientôt où aboutira
son emblème et s’il suffira, pour le ramener, de lettres d’or ciselées sur un
bouclier, flux de paroles jaillies d’un esprit en délire. Si la vierge, fille de
Zeus, la Justice, présidait à ses actes et à ses pensées, peut-être cela se
réaliserait-il. Mais ni quand il s’évada du flanc ténébreux de sa mère, ni
dans son enfance, ni quand il approcha de l’adolescence, ni quand la barbe
s’épaissit sur son menton, la Justice ne lui parla ni ne le jugea digne de ses
soins, et ce n’est certes pas, je pense, au moment où il maltraite la terre de
ses pères qu’elle va se ranger à ses côtés, ou alors on pourrait très justement
dire qu’elle porte un faux nom, cette Justice acoquinée à un homme qui a
toutes les audaces. Voilà ce qui fait ma confiance et c’est moi-même qui le
combattrai ; quel autre serait mieux désigné ? Roi contre roi, frère contre
frère, ennemi contre ennemi, je lui ferai tête. Allons ! qu’on m’apporte vite
mes cnémides 43, pour me protéger des javelines et des pierres.
LE CORYPHÉE
Non, le plus cher des hommes, fils d’Œdipe, n’imite pas la colère de cet
affreux blasphémateur. C’est assez que des Cadméens en viennent aux
mains avec des Argiens : ce sang, on peut l’expier ; mais la mort de deux
frères qui s’entre-tuent de leurs propres mains, c’est là une souillure qui ne
vieillit pas.
ÉTÉOCLE
Qu’on supporte un malheur qui ne comporte point de honte, soit ; c’est le
seul profit qu’on emporte chez les morts ; mais si la honte se joint au
malheur, tu ne saurais parler de bonne renommée.
LE CHŒUR
Qu’as-tu en tête, mon fils ? Ne te laisse pas emporter par la colère qui
remplit ton cœur ni égarer par une fureur belliqueuse. Repousse dès son
principe ton mauvais désir.
ÉTÉOCLE
Puisqu’un dieu précipite les événements, qu’elle aille au gré du vent vers
les flots du Cocyte où le destin la pousse, toute la race de Laïos, odieuse à
Phoibos !
LE CHŒUR
Il est trop mordant le désir qui te pousse à l’homicide au fruit amer, que tu
veux commettre sur un sang qui t’est défendu.
ÉTÉOCLE
C’est que l’odieuse, la noire Imprécation d’un père 44, dont les yeux secs ne
connaissent pas les larmes, s’attache à moi et me dit que j’ai plus à gagner à
mourir aujourd’hui que plus tard.
LE CHŒUR
Eh bien ! ne te presse pas : tu ne seras pas appelé lâche si tu réussis à
vivre. L’Érinys à l’égide noire ne sort-elle pas des maisons, quand les dieux
agréent le sacrifice qu’on leur offre ?
ÉTÉOCLE
Les dieux ne se soucient plus de moi : la seule offrande qui puisse leur
plaire est celle de ma mort. À quoi bon flatter encore un destin qui veut ma
perte ?
LE CHŒUR
Sans doute il te presse aujourd’hui, mais, avec le temps, il peut changer de
volonté et venir sur toi d’un souffle plus paisible. Aujourd’hui, il est encore
effervescent.
ÉTÉOCLE
Ce sont les imprécations d’Œdipe qui le font bouillonner. Elles n’étaient
que trop vraies les visions qui me sont apparues en songe et qui partageaient
l’héritage paternel.
LE CORYPHÉE
Écoute des femmes, bien que tu ne les portes pas dans ton cœur.
ÉTÉOCLE
Conseillez-moi des choses que je puisse accomplir, et faites-le brièvement.
LE CORYPHÉE
Ne t’engage pas dans ce chemin ; ne va pas à la septième porte.
ÉTÉOCLE
Mon esprit est trop bien aiguisé pour que tu l’émousses par des paroles.
LE CORYPHÉE
Une victoire, même lâchement acquise, n’est pas moins en honneur chez les
dieux.
ÉTÉOCLE
Un homme d’armes ne doit pas admettre une telle maxime.
LE CORYPHÉE
Quoi ! tu veux cueillir le sang de ton propre frère ?
ÉTÉOCLE
Les malheurs qu’envoient les dieux ne sauraient s’éviter.
LE CHŒUR
J’ai peur que la déesse qui perd les maisons, qui ressemble si peu aux
dieux, l’infaillible prophétesse de malheurs, l’Érinys invoquée par un père,
n’accomplisse les imprécations courroucées d’Œdipe en délire. Cette
querelle va précipiter la perte de ses fils.
Quand ils seront morts, tués par les coups dont ils se seront mutuellement
déchirés, quand la poussière du sol aura bu le sang noir et figé du meurtre,
qui pourra en offrir l’expiation, qui pourra les en laver ? Ô nouvelles
douleurs qui viennent se mêler aux anciennes calamités de la maison !
Je pense en effet à la faute ancienne, sitôt punie, mais dont l’effet dure
jusqu’à la troisième génération, à la faute de Laïos sourd à la voix
d’Apollon, qui, par trois fois, dans son siège fatidique de Pythô, nombril du
monde, avait déclaré qu’il devait mourir sans enfants, s’il voulait sauver la
ville.
Une mer de maux lance ses vagues sur nous. Quand l’une s’écroule, elle en
soulève une autre trois fois plus forte, qui gronde en bouillonnant contre la
poupe de notre cité. Entre les deux s’étend pour toute défense la faible
épaisseur de nos remparts, et j’ai peur que la ville ne succombe avec ses
rois.
Quel homme obtint jamais à la fois des dieux, assis au foyer de la ville, et
des citoyens assemblés à l’agora autant d’admiration, autant de respect
qu’en obtint Œdipe, lorsqu’il eut délivré le pays du monstre qui ravissait
ses habitants ?
LE MESSAGER
Rassurez-vous, enfants grandis sous l’aile de vos mères : notre ville a
échappé au joug de l’esclavage. Elles sont tombées, les fanfaronnades de
ces hommes qui se targuaient de leur force. Le calme est revenu pour la
ville : elle n’a point fait eau sous les coups répétés de la houle. Ses remparts
la protègent et nous avions muni chaque porte d’un champion qui nous
garantissait la victoire. En somme, tout va bien à six portes ; mais la
septième, c’est l’auguste septième chef, le roi Apollon, qui se l’est réservée,
pour accomplir sur la race d’Œdipe le châtiment de la faute ancienne de
Laïos.
LE CORYPHÉE
Mais quel nouveau malheur frappe encore notre ville ?
LE MESSAGER
La ville est sauvée ; mais les deux rois frères [sont morts, tués par leurs
propres mains 47].
LE CORYPHÉE
Qui ? que dis-tu ? Tes paroles m’épouvantent et m’affolent.
LE MESSAGER
Reviens à toi et écoute. Les fils d’Œdipe…
LE CORYPHÉE
Hélas ! malheureux, je devine leurs malheurs.
LE MESSAGER
Ayant – le fait est incontestable – mordu la poussière…
LE CORYPHÉE
Gisent là-bas sans doute. Si rude que soit le mot, dis-le.
LE MESSAGER
Oui, c’est ainsi qu’ils se sont tués tous deux de leurs mains fraternelles.
LE CORYPHÉE
Tant le dieu leur en voulait à tous les deux également ! C’est lui assurément
qui détruit cette race malheureuse…
LE MESSAGER
Telle est la situation ; on peut à la fois s’en réjouir et en pleurer ; car si la
ville triomphe, ses rois, les deux chefs d’armée, se sont partagé avec le fer
scythe forgé au marteau tout leur héritage : ils en posséderont la terre qui
couvrira la tombe où les ont précipités les vœux malheureux de leur père.
[La ville est sauvée ; mais la terre a bu le sang des deux rois frères tués l’un
par l’autre 48.]
LE CORYPHÉE
Ô grand Zeus et vous, dieux tutélaires de la ville, qui venez de sauver les
remparts de Cadmos, dois-je me réjouir et pousser le cri d’allégresse en
l’honneur du Sauveur qui a préservé la ville de tout mal, ou pleurer nos
déplorables et malheureux chefs de guerre morts sans postérité ? Ils ont
bien justifié leur nom 49 : c’est en se querellant qu’ils ont péri, victimes de
leurs sentiments impies.
LE CHŒUR
Ô noire et fatale imprécation d’Œdipe et de sa race, un froid cruel
enveloppe mon cœur. Comme une thyade, j’entonne un chant funèbre, en
apprenant qu’ils sont morts dégouttants de sang, les malheureux ! Ah ! c’est
sous un sinistre augure qu’ils ont croisé leurs lances.
Elle ne s’est pas relâchée qu’elle n’ait atteint son but, l’imprécation sortie
de la bouche d’un père. L’imprudence indocile de Laïos a porté ses effets
jusqu’au bout, et l’angoisse règne dans la ville : les oracles ne s’émoussent
pas. Ah ! déplorables princes, c’est un acte incroyable que vous avez
commis. Ils sont arrivés, ces maux lamentables ; ce ne sont plus des mots.
(On apporte les corps des deux frères.)
Les voilà qui se montrent eux-mêmes : nous avons sous les yeux le récit du
messager. Double est notre angoisse, double la douleur de ce meurtre
mutuel, double le malheur qui vient de s’accomplir. Que dire ? oui, que
dire, sinon qu’au foyer de cette maison les malheurs succèdent aux
malheurs ? Mais, allons, amies, abandonnez-vous au vent des gémissements
et, frappant vos têtes de vos mains, faites retentir ce battement de rames qui
accompagne les morts et conduit toujours à travers l’Achéron la nef aux
voiles noires, insensible aux gémissements, vers le rivage qui ne connaît
point Apollon, ni le soleil, le rivage invisible où vont tous les mortels.
Hélas ! hélas ! vous avez renversé les murs de votre maison et, après une
royauté amère, vous voilà désormais réconciliés par le fer.
La puissante Érinys a certes bien ratifié les vœux d’Œdipe, votre père.
Voilà l’état où les coups du fer les ont mis. Mais, dira-t‑on, après les coups
du fer, qu’est-ce qui les attend ? Une part du tombeau de leurs pères.
Un gémissement bruyant de leur maison les escorte, qui déchire le cœur, qui
gémit sur soi-même et souffre pour soi‑même, qui attriste l’âme et repousse
la joie, qui tire des larmes sincères de mon cœur, lequel se consume à
pleurer sur ces deux princes.
On peut dire de ces infortunés qu’ils ont fait périr dans le combat beaucoup
de citoyens et beaucoup d’étrangers dans les rangs ennemis. Malheureuse
entre toutes les femmes qui sont appelées mères celle qui les mit au monde.
Elle les enfanta de son propre fils, qu’elle avait pris pour époux, et voilà
comme ils ont fini sous les coups réciproques de leurs mains de frères.
Frères, oui, qui se sont perdus ensemble par la haine qui les divisait et la
lutte furieuse qui a mis fin à leur querelle. Enfin leur haine a pris fin ; dans
la terre inondée de leur sang, leurs vies se sont confondues et ils sont
vraiment de même sang. Il a été cruel, l’arbitre de leur querelle, l’étranger
du Pont, le fer aiguisé sorti de la fournaise ; cruel aussi, le méchant
partageur de leur patrimoine, Arès, qui vient de ratifier l’imprécation de
leur père.
Ils ont, les malheureux, la part de chagrins infligée par les dieux que le
destin leur réservait, et sous leur corps ils auront la richesse sans fond de
la terre. Ah ! ils ont mis le comble aux malheurs sans nombre de leur race.
Mais enfin les imprécations ont fait retentir le chant aigu du triomphe,
après avoir mis la race en une déroute complète. Le trophée d’Atè 52 se
dresse à la porte où ils se sont frappés, et le dieu, les ayant vaincus tous les
deux, s’est arrêté.
ANTIGONE
Tu as tué par la lance.
ISMÈNE
Tu as péri par la lance.
ANTIGONE
Tu as causé un malheur.
ISMÈNE
Tu as souffert un malheur.
ANTIGONE
Te voilà gisant.
ISMÈNE
Après avoir tué.
ANTIGONE
Éclatez, mes sanglots.
ISMÈNE
Coulez, mes larmes.
ANTIGONE
Hélas !
ISMÈNE
Hélas !
ANTIGONE
La douleur me rend folle.
ISMÈNE
Mon cœur gémit dans ma poitrine.
ANTIGONE
Ô toi, à jamais déplorable !
ISMÈNE
Et toi aussi, à jamais malheureux !
ANTIGONE
Tu as péri de la main d’un frère.
ISMÈNE
Et toi, tu as tué un frère.
ANTIGONE
Double chagrin à dire.
ISMÈNE
Double chagrin à voir.
ANTIGONE
Double malheur que nous avons sous les yeux.
ISMÈNE
Malheur de nos frères sous les yeux de leurs sœurs 53.
ANTIGONE et ISMÈNE
Ah ! Parque, cruelle distributrice de misères ! Et toi, ombre sacrée
d’Œdipe ! Ah ! noire Érinys, que ta force est puissante !
ANTIGONE
Hélas !
ISMÈNE
Hélas !
ANTIGONE
Maux pénibles à contempler.
ISMÈNE
Qu’il m’a fait voir en revenant de l’exil.
ANTIGONE
Il n’est pas rentré, même après avoir tué.
ISMÈNE
Mais, de retour, il a perdu le souffle.
ANTIGONE
Oui, il l’a perdu.
ISMÈNE
Et il a tué l’autre.
ANTIGONE
Race infortunée !
ISMÈNE
Victime de l’infortune !
ANTIGONE
Doubles deuils du même nom à déplorer !
ISMÈNE
Double deuil, suite de violentes calamités 54.
ANTIGONE et ISMÈNE
Ah ! Parque, cruelle distributrice de misères ! Et toi ombre sacrée
d’Œdipe ! Ah ! noire Érinys, que ta force est puissante !
ANTIGONE
Tu le sais, toi, pour l’avoir éprouvée.
ISMÈNE
Et toi, tu n’as pas tardé à la connaître.
ANTIGONE
Alors que tu es rentré dans ton pays.
ISMÈNE
Et que tu as choqué ta lance contre la sienne.
ANTIGONE
Malheur lamentable à rappeler.
ISMÈNE
Malheur lamentable à voir.
ANTIGONE
Oh ! douleur !
ISMÈNE
Oh ! misères !
ANTIGONE
Pour le palais et pour le pays.
ISMÈNE
Et pour moi aussi.
ANTIGONE
Hélas ! hélas ! déplorable prince de malheurs !
ISMÈNE
Hélas ! le plus déplorable des hommes !
ANTIGONE et ISMÈNE
Hélas ! aveuglés par Atè.
ANTIGONE
Ah ! ah ! où les mettrons-nous en terre ?
ISMÈNE
Ah ! à l’endroit le plus honorable.
ANTIGONE et ISMÈNE
Ah ! ah ! leur malheur partagera la couche de leur père.
55
LE HÉRAUT
Je suis chargé de proclamer ce qu’ont décidé et ce que décident les
conseillers du peuple de la cité cadméenne. Pour celui-ci, Étéocle, ils ont
décidé, en raison de son dévouement au pays, de lui creuser une tombe et de
l’enterrer pieusement ; plein de haine pour l’ennemi, il a voulu mourir dans
sa patrie. Pur et sans reproche à l’égard des temples de nos pères, il est mort
où il est beau pour les jeunes gens de mourir. Voilà ce qu’on m’a commandé
de dire à son sujet. Quant à cet autre cadavre, celui de son frère Polynice, il
sera jeté hors des murs, sans sépulture, pour être déchiré par les chiens,
parce qu’il aurait dévasté la terre de Cadmos si un dieu n’avait arrêté sa
lance, à celui-là. Même mort, il restera souillé par son attentat contre les
dieux du pays, qu’il a outragés en lançant une armée étrangère à la conquête
de la ville. Aussi a-t‑on décidé qu’en punition de son sacrilège il serait
enseveli ignominieusement par les oiseaux du ciel, qu’aucune main ne
verserait sur lui la terre d’un tombeau, qu’on ne l’honorerait point du chant
aigu des lamentations et que son cadavre méprisé ne serait point escorté de
ses proches. Voilà ce qu’ont décrété les autorités des Cadméens.
ANTIGONE
Eh bien, moi, je déclare aux chefs des Cadméens que, si personne ne veut
m’aider à ensevelir celui-ci, c’est moi qui l’ensevelirai. C’est mon frère ;
aussi j’affronterai le péril en lui donnant la sépulture et je ne rougirai point
de ma désobéissance et de ma rébellion aux ordres de la cité. On est
fortement lié par la communauté du sein où l’on a pris naissance, enfants
d’une mère misérable et d’un père infortuné. Aussi, mon âme partage
volontairement son malheur involontaire et, vivante, témoigne au mort ses
sentiments fraternels. Ses chairs ne seront pas la pâture des loups au ventre
creux ; que personne ne le croie ; car je saurai, moi, toute femme que je
suis, lui procurer une tombe où l’ensevelir. J’en apporterai la terre dans un
pli de ma robe de lin et je l’en couvrirai moi-même, et que personne ne
croie le contraire. Je trouverai bien un expédient efficace pour seconder
mon audace.
LE HÉRAUT
Je t’avertis de ne pas te rebeller ainsi contre la cité.
ANTIGONE
Je t’avertis de ne pas me faire de sommations superflues.
LE HÉRAUT
Le peuple est intraitable, quand il vient d’échapper à un désastre.
ANTIGONE
Intraitable, si tu veux ; mais celui-ci ne restera pas sans sépulture.
LE HÉRAUT
Un homme que la ville abhorre, tu veux, toi, l’honorer d’un tombeau ?
ANTIGONE
Est-ce que les dieux jusqu’ici lui ont refusé sa part d’honneur ?
LE HÉRAUT
Non pas, du moins avant le péril où il a jeté son pays.
ANTIGONE
Il n’a fait que rendre mal pour mal.
LE HÉRAUT
Mais il nous punissait tous de la faute d’un seul.
ANTIGONE
La Dispute veut toujours avoir le dernier mot parmi les dieux. Je
l’ensevelirai : économise tes discours.
LE HÉRAUT
Fais-en à ta tête ; moi, je te le défends.
LE CORYPHÉE
Hélas ! hélas ! Ô Kères Érinyes, orgueilleuses destructrices des familles, qui
avez ainsi perdu de fond en comble la race d’Œdipe, que vais-je devenir ?
Que faire ? Que résoudre ? Pourrai-je prendre sur moi de ne pas pleurer, de
ne pas t’accompagner jusqu’au tombeau ?
Mais j’ai peur ; je voudrais me défaire de la crainte que m’inspire la cité.
Toi, tu auras une foule de gens pour porter ton deuil, et lui, l’infortuné, s’en
ira sans lamentations, et il n’aura pour le pleurer que les larmes de sa sœur.
Qui pourrait obéir à un tel ordre ?
Émile CHAMBRY
Personnages
Je vais aujourd’hui citer ce nom et rappeler les malheurs que mon antique
aïeule a jadis soufferts en ces lieux, où elle paissait le gazon, pour fournir
des preuves dignes de foi de mon origine ; si surprenantes qu’elles soient,
les habitants les trouveront claires : à la longue, on en reconnaîtra la vérité.
S’il y a près d’ici quelque indigène habile à interpréter le chant des oiseaux
qui écoute mes plaintes, il croira entendre la voix de l’épouse de Térée en
proie à ses tristes pensées, la voix du rossignol 5 que poursuit l’épervier.
Chassée des lieux qu’elle habitait avant, elle pleure la demeure qu’elle a
perdue, tout en disant la mort de son enfant, comment elle le fit périr sous
les coups de sa propre main, victime de la colère d’une mère dénaturée 6.
Allons, dieux auteurs de notre naissance, vous qui savez où est le droit,
écoutez-nous, ou, si le destin vous interdit de nous donner pleine
satisfaction, du moins vous qui détestez naturellement la violence, montrez
votre justice en face de cet hymen. Même les fugitifs épuisés par la guerre
trouvent un refuge contre le malheur près d’un autel que protège la crainte
des dieux.
Quand Zeus a décidé dans sa tête l’accomplissement d’une chose, elle tombe
à coup sûr, et jamais à la renverse. Les voies de sa pensée vont à leur but,
cachées sous une ombre épaisse que nul regard ne saurait percer.
Du haut de leurs ambitieuses espérances il précipite les mortels dans le
néant, mais sans s’armer de violence : rien ne coûte de peine à un dieu. Sa
pensée qui plane au haut du ciel exécute de là tous ses desseins, sans quitter
son siège sacré.
Qu’il tourne les yeux vers l’arrogance humaine telle qu’elle s’épanouit à
nouveau dans la race fougueuse qui recherche opiniâtrement mon hymen,
aiguillonnée par un irrésistible délire, et qu’elle reconnaisse la tromperie
d’Atè.
Voilà les angoisses insupportables qui m’arrachent des cris aigus, de lourds
sanglots et des larmes, hélas ! hélas ! et des lamentations pareilles aux
chants funèbres. Vivante, je me rends à moi-même les honneurs des morts.
J’implore la terre montueuse d’Apis 7 : comprends-tu bien, ô terre, ma voix
barbare ? Souvent ma main s’abat, pour en mettre le lin en pièces, sur mon
voile de Sidon 8.
Sans doute la rame et le bâtiment ceint de cordes de lin qui écartait les
vagues m’ont transportée ici sans tempête, avec l’aide des vents. Je n’en fais
pas de plainte ; mais puisse le Père qui voit tout mettre enfin un terme
favorable à ma détresse !
Puisse la lignée d’une auguste aïeule échapper, grands dieux ! à la couche
des mâles et rester libre et vierge !
Et que la chaste fille de Zeus 9 veuille bien, à ma prière, laisser tomber sur
moi, de son auguste visage, un regard rassurant, et qu’indignée d’une telle
poursuite elle mette toute sa force de vierge à sauver des vierges.
Puisse la lignée d’une auguste aïeule échapper, grands dieux ! à la couche
des mâles et rester libre et vierge !
Sinon, filles brunies par les rayons du soleil, nous irons avec nos rameaux
suppliants chez le dieu souterrain, le Zeus des morts, qui reçoit des hôtes
innombrables, après nous être pendues, si nous ne fléchissons pas les dieux
de l’Olympe.
Ah ! Zeus, c’est Io, hélas ! qu’un courroux divin poursuit. Je reconnais la
jalousie d’une épouse toute-puissante dans le ciel. Il est terrible, le vent qui
soulève la tempête.
Et alors Zeus sera en butte à des propos qui accuseront son injustice, pour
avoir méprisé l’enfant de la génisse, qu’il a jadis enfanté lui-même, et
détourné les yeux de nos prières. Qu’il écoute plutôt des cieux celles qui
l’appellent.
[Ah ! Zeus, c’est Io, hélas ! qu’un courroux divin poursuit. Je reconnais la
jalousie d’une épouse toute-puissante dans le ciel. Il est terrible, le vent qui
soulève la tempête 10.]
LE CORYPHÉE
Père, tu parles avec prudence à des enfants prudents ; j’aurai soin de me
rappeler tes sages recommandations. Mais que Zeus notre aïeul jette un
regard sur nous !
DANAOS
Oui, qu’il nous regarde d’un œil bienveillant !
LE CORYPHÉE
Qu’il le veuille et tout finira bien.
DANAOS
Ne tarde donc pas ; use du moyen de salut que je t’ai recommandé.
LE CORYPHÉE
Je voudrais déjà être assise à tes côtés.
(Le chœur monte sur le tertre et s’adresse à la statue de Zeus.)
Ô Zeus, prends pitié de nos peines, avant que nous périssions.
DANAOS
Invoquez aussi le fils de Zeus que vous voyez ici.
LE CORYPHÉE
Nous invoquons les rayons salutaires du Soleil.
DANAOS
Du vénérable Apollon, dieu qui fut exilé du ciel.
LE CORYPHÉE
Il pourrait, puisqu’il a connu cette destinée, compatir à celle des mortels.
DANAOS
Oui, qu’il y compatisse et nous assiste avec bonté !
LE CORYPHÉE
Lequel de ces dieux dois-je invoquer encore ?
DANAOS
Je vois ici un trident, qui indique un dieu.
LE CORYPHÉE
Comme il nous a bien conduites sur mer, qu’il nous accueille bien aussi sur
terre !
DANAOS
Voici encore un autre dieu, Hermès, que les lois grecques révèrent.
LE CORYPHÉE
Qu’il nous apporte donc un heureux message de liberté !
DANAOS
Vénérez l’autel commun de tous ces dieux ; puis asseyez-vous dans ce lieu
sacré, comme un essaim de colombes fuyant des éperviers, qui sont leurs
frères par le sang, mais devenus pour elles des ennemis qui souillent la race.
Comment serait-il pur, l’oiseau qui dévore l’oiseau ? Et comment serait pur
celui qui veut épouser une femme malgré elle et malgré son père ? Non,
même après sa mort, chez Hadès, il n’échappera pas au grief de luxure, s’il
s’est ainsi conduit. Là aussi, dit-on, un autre Zeus juge souverainement les
crimes des morts. Soyez circonspectes et répondez comme je vous l’ai dit, si
vous voulez voir triompher votre cause.
LE ROI
De quel pays vient cette troupe à qui je m’adresse ? Elle n’est pas vêtue à la
mode des Grecs ; elle est parée de robes et de bandeaux barbares ; car ce
n’est pas là le costume des femmes de l’Argolide, ni d’aucun pays grec. Que
vous ayez osé si hardiment venir en ce pays, sans hérauts ni proxènes 12 et
sans guides, voilà qui est surprenant. Voici, il est vrai, des rameaux que vous
avez, suivant l’usage des suppliants, déposés devant les dieux publics. C’est
le seul point où je puis conjecturer que vous êtes en accord avec la Grèce.
On pourrait justement faire beaucoup d’autres conjectures ; mais tu es là, et
tu as la parole pour t’expliquer.
LE CORYPHÉE
Sur notre costume tu n’as rien dit que de vrai. Mais toi à qui je parle, qui es-
tu ? Un simple particulier, un héraut, porteur de la baguette sacrée, ou le chef
de la cité ?
LE ROI
Quant à cela, tu peux me répondre et me parler en toute assurance. Je suis le
fils de Palaichthôn, né de la terre, Pélasgos, chef suprême de ce pays, et c’est
moi, son roi, qui ai naturellement donné mon nom au peuple des Pélasges
qui cultive cette terre. Je commande à tout le pays que traverse le Strymon
sacré, à partir de sa rive occidentale. Je borde la terre des Perrhèbes, et le
pays qui est au-delà du Pinde, près de la Péonie, et les montagnes de Dodone
jusqu’au point où la mer humide coupe ma frontière ; en deçà, tout
m’appartient. Quant à cette plaine du pays d’Apis, elle a jadis été appelée de
ce nom en reconnaissance des services d’un prophète médecin, Apis, fils
d’Apollon, qui, venu de l’autre côté du golfe, de Naupacte, purifia ce pays
de monstres qui dévoraient les mortels, fléaux qu’avait produits la Terre
irritée des souillures dont l’avaient infectée des meurtres anciens, serpents
grouillants, funeste compagnie. Par des remèdes tranchants parfaitement
appliqués, Apis nous délivra de ces maux, et la terre d’Argos en récompense
mêle toujours son nom à ses prières. En ce qui me concerne, te voilà
renseignée ; maintenant tu peux vanter ta race et poursuivre ce que tu as à
dire. Mais je t’avertis qu’on n’aime pas ici les longs discours.
LE CORYPHÉE
Mon discours sera bref et net : nous avons l’honneur d’être de race
argienne ; nous sommes le sang de cette génisse qui fut mère d’un noble fils.
Voilà la vérité ; je la confirmerai par des preuves.
LE ROI
Ce sont là, étrangères, des affirmations incroyables pour moi : comment la
race argienne pourrait-elle être la vôtre ? Vous ressemblez plutôt à des
Libyennes, pas du tout aux femmes de notre pays, et le Nil pourrait nourrir
une telle plante. Vous rappelez aussi le type cypriote frappé par des mâles
dans les moules féminins. J’ai entendu parler aussi d’Indiennes nomades
voyageant en selle à dossier sur des chameaux qui font office de chevaux
dans un pays voisin de l’Éthiopie. Si vous étiez armées d’arcs, j’aurais
certainement conjecturé que vous étiez ces Amazones sans maris, qui
mangent de la chair crue. Renseigne-moi, pour que je voie mieux comment
ton origine et ton sang sont argiens.
LE CORYPHÉE
On dit, n’est-ce pas, qu’il y eut jadis en ce pays d’Argos une gardienne du
temple d’Héra, Io ?
LE ROI
Oui, rien n’est plus certain ; c’est un bruit bien confirmé.
LE CORYPHÉE
Ne dit-on pas aussi que Zeus s’unit à elle, bien que simple mortelle ?
LE ROI
[lacune d’un vers]
LE CORYPHÉE
Et que leurs embrassements n’échappèrent pas à Héra.
LE ROI
Et comment finit la querelle royale ?
LE CORYPHÉE
La déesse d’Argos changea la femme en génisse.
LE ROI
Est-ce que Zeus ne s’approcha plus de la génisse aux belles cornes ?
LE CORYPHÉE
On dit qu’il la saillit sous la forme d’un taureau.
LE ROI
Que fit alors la puissante épouse de Zeus ?
LE CORYPHÉE
Elle mit près de la génisse le gardien qui voyait tout.
LE ROI
Et ce gardien qui voyait tout et ne gardait qu’une seule génisse, comment
l’appelles-tu ?
LE CORYPHÉE
Argos, fils de la Terre, qui fut tué par Hermès.
LE ROI
Et qu’est-ce qu’elle inventa encore contre l’infortunée génisse ?
LE CORYPHÉE
Un insecte qui pourchasse et harcèle les bœufs ?
LE ROI
On l’appelle taon près du Nil.
LE CORYPHÉE
Aussi la chassa-t‑il de ce pays dans une course sans fin.
LE ROI
Sur ce point aussi tu es en parfait accord avec moi.
LE CORYPHÉE
Et elle arriva enfin à Canope et à Memphis.
LE ROI
[lacune d’un vers]
LE CORYPHÉE
Là, Zeus, la touchant de sa main, lui fit mettre au jour un enfant.
LE ROI
Quel est donc ce taureau, fils de Zeus, qui s’honore d’avoir pour mère une
génisse ?
LE CHŒUR
Épaphos, dont le nom rappelle bien la délivrance d’Io.
LE ROI
13
[Et d’Épaphos qui est né ?]
LE CORYPHÉE
Libye qui moissonne la plus grande contrée du monde.
LE ROI
Et quel autre rameau dis-tu qui est sorti d’elle ?
LE CORYPHÉE
Bélos, qui eut deux fils et qui fut le père de mon père que voici.
LE ROI
Dis-moi maintenant le nom de cet homme sage.
LE CORYPHÉE
Danaos, et il a un frère, père de cinquante fils.
LE ROI
Dis-moi son nom aussi ; aie cette complaisance.
LE CORYPHÉE
Égyptos. Maintenant que tu connais notre antique origine, traite-nous
comme si tu avais devant toi une troupe d’Argiennes.
LE ROI
Il me semble bien en effet que d’antiques liens vous rattachent à ce pays.
Mais comment avez-vous osé quitter le toit paternel ? Quel malheur vous a
frappées ?
LE CORYPHÉE
Roi des Pélasges, les hommes sont sujets à des maux de bien des sortes.
Nulle part l’aile de l’infortune ne se montre la même. Qui se serait imaginé
que cette fuite imprévue nous conduirait à Argos, notre antique parente, et
que nous y chercherions un asile contre un odieux hymen ?
LE ROI
Pour quoi viens-tu, dis-moi, supplier les dieux de cette ville, avec ces
rameaux frais coupés, enveloppés de laine blanche ?
LE CORYPHÉE
Pour n’être pas esclave des fils d’Égyptos.
LE ROI
Est-ce parce que tu les hais, ou parce que tu regardes cela comme un crime ?
LE CORYPHÉE
Qui aimerait payer pour avoir un maître ?
LE ROI
C’est pour les mortels la façon d’accroître leur force.
LE CORYPHÉE
Et aussi de se tirer aisément de l’indigence.
LE ROI
Comment donc puis-je vous témoigner ma piété ?
LE CORYPHÉE
En ne me livrant pas aux fils d’Égyptos qui me réclament.
LE ROI
C’est périlleux ce que tu demandes, c’est soulever une guerre.
LE CORYPHÉE
Mais la justice protège ceux qui combattent pour elle.
LE ROI
Oui, si dès le début elle a été de votre côté.
LE CORYPHÉE
Respecte la poupe de la cité couronnée de nos rameaux.
LE ROI
Je frémis à voir ces autels ombragés de ces rameaux.
LE CORYPHÉE
Terrible aussi est le courroux de Zeus Suppliant.
LE CHŒUR
Fils de Palaichthôn, roi des Pélasges, écoute-moi d’un cœur bienveillant.
Regarde la suppliante que je suis, fuyant éperdument comme une génisse
poursuivie par un loup à travers les rocs escarpés, où elle mugit et conte sa
peine au bouvier, à la protection duquel elle se confie.
LE ROI
Oui, je vois des rameaux fraîchement coupés se balancer sur cette assemblée
des dieux de la cité qu’ils ombragent. Fasse le ciel que l’arrivée de ces
concitoyens étrangers ne nous cause pas de dommage et qu’aucune querelle
inattendue ni imprévue n’en résulte pour la ville : elle n’a pas besoin de cela.
LE CHŒUR
Que la déesse des suppliants, Thémis, fille de Zeus qui dispense les destins,
jette un regard sur nous, pour que notre fuite n’ait pas de suites fâcheuses.
Et toi, tout vénérable et sage que tu es, apprends d’une plus jeune que toi
qu’en respectant un suppliant tu assures ta prospérité ; car les dieux
[agréent 14] les offrandes qui leur viennent d’un cœur pur.
LE ROI
Vous n’êtes pas assises au foyer de ma demeure. Si c’est la communauté des
Argiens qui est souillée, c’est au peuple à s’occuper en commun des
remèdes. Pour moi, je ne puis faire de promesse avant d’en avoir référé à
tous les Argiens.
LE CHŒUR
C’est toi, la cité ; c’est toi, le peuple : monarque sans contrôle, tu es le
maître de l’autel, foyer de la contrée. Les seuls suffrages ici sont les signes
de ta tête ; le seul sceptre, celui que tu tiens sur ton trône ; toi seul tu
décides de tout ; garde-toi d’une souillure.
LE ROI
Que la souillure soit pour mes ennemis, mais je ne puis vous secourir sans
dommage ; et cependant il n’est pas humain de mépriser vos prières. Je ne
sais à quoi me résoudre et j’ai peur également d’agir et de ne pas agir et de
tenter la fortune.
LE CHŒUR
Lève les yeux vers celui qui veille d’en haut et qui protège les malheureux
mortels qui, s’adressant à leurs proches, n’en obtiennent pas la justice qui
leur est due par la loi. La colère de Zeus Suppliant atteint ceux qui sont
insensibles aux plaintes des malheureux.
LE ROI
Si les fils d’Égyptos ont un droit sur ta personne en vertu de la loi de ton
pays, et allèguent qu’ils sont tes plus proches parents 15, qui voudrait
s’opposer à eux ? Il te faut donc plaider, toi, qu’ils n’ont sur toi, d’après les
lois de l’Égypte, aucune autorité.
LE CHŒUR
Dieu me garde d’être jamais soumise à l’autorité des mâles. Pour me
préserver d’un hymen odieux, je suis décidée à fuir sous la conduite des
étoiles. Prends la justice pour alliée et juge suivant le respect dû aux dieux.
LE ROI
Le jugement est difficile à porter : ne me prends pas pour juge. Je te l’ai déjà
dit ; ce que tu demandes, je ne puis le faire sans le peuple, en eussé-je le
pouvoir. Je ne veux pas que le peuple me dise un jour, si par hasard un tel
malheur arrivait : « Pour honorer des nouveaux venus, tu as perdu la ville. »
LE CHŒUR
Zeus, de qui nous descendons, vous et nous, contemple notre débat avec
impartialité, lui qui met naturellement l’injustice au cœur des méchants et la
piété au cœur de ceux qui observent la loi. S’il tient ainsi la balance égale,
pourquoi aurais-tu regret de faire ce qui est juste ?
LE ROI
J’ai besoin pour nous sauver d’une réflexion profonde et d’un œil perçant et
non troublé par l’ivresse, qui descende dans l’abîme comme un plongeur 16,
afin que tout cela n’attire pas de mal sur la ville et se termine ensuite
heureusement pour moi-même. Je ne veux pas qu’il s’ensuive une guerre de
représailles, ni qu’en vous livrant ainsi prosternées devant les autels des
dieux je perde entièrement ma maison, en attirant sur elle le terrible dieu
vengeur qui, même dans l’Hadès, ne lâche point le mort. Ne crois-tu pas que
j’aie besoin d’une pensée qui nous sauve ?
LE CHŒUR
Réfléchis et sois pour nous, comme tu le dois, un pieux proxène. Ne trahis
pas la fugitive qu’un exil impie a chassée d’une contrée lointaine.
Ne me laisse pas arracher aux autels de tous ces dieux, ô toi, maître absolu
de ce pays, reconnais l’insolence des mâles et garde-toi de la colère divine.
Ne souffre pas qu’en ta présence et au mépris de la justice ils m’entraînent
du pied de ces statues, comme une cavale, en me saisissant par mes
bandeaux et mes voiles aux fils serrés.
LE ROI
Je ne l’ai pas oublié. Mais voici où ma barque vient échouer : c’est qu’il faut
de toute nécessité, contre les uns ou contre les autres, soutenir une guerre
redoutable, et ma barque reste là clouée, comme si elle y avait été hissée par
des cabestans marins.
Nulle part je ne vois d’issue exempte de douleur. Que les richesses d’une
maison soient pillées, on peut en recouvrer plus qu’on n’en a perdu et refaire
une cargaison complète, s’il plaît à Zeus, protecteur des biens ; que ta langue
ait lancé des traits intempestifs, qui remuent douloureusement le cœur, une
parole peut guérir le mal qu’une parole a causé. Mais pour empêcher que le
sang des nôtres soit versé, il faut faire force sacrifices et immoler victimes
sur victimes à de nombreux dieux pour guérir le mal, ou je me trompe fort
sur le débat que je vois venir. Mais j’aime mieux paraître ignorant que bon
prophète de malheurs. Puisse l’événement bien tourner contre mon attente !
LE CORYPHÉE
Après tant de paroles suppliantes, écoute la dernière.
LE ROI
J’écoute ; parle ; je prête l’oreille.
LE CORYPHÉE
J’ai des cordons et des ceintures pour serrer ma robe.
LE ROI
Sans doute ce sont là des objets qui conviennent à des femmes.
LE CORYPHÉE
J’ai là, sache-le, un bon recours.
LE ROI
Explique-moi ce que tu veux dire par là.
LE CORYPHÉE
Si tu ne fais pas à notre troupe une loyale promesse…
LE ROI
Quel parti comptes-tu tirer de ces ceintures ?
LE CORYPHÉE
J’en ornerai ces statues d’offrandes d’un nouveau genre.
LE ROI
Ces mots sont une énigme : explique-toi clairement.
LE CORYPHÉE
Je me pendrai sur-le-champ à ces dieux.
LE ROI
Voilà un mot qui me flagelle le cœur.
LE CORYPHÉE
Tu as compris ; je t’ai ouvert les yeux.
LE ROI
Et de toutes parts des difficultés insurmontables ! Une masse de maux
s’avance sur moi comme un fleuve. Me voilà engagé dans une mer
insondable de malheurs, sans pouvoir la traverser ni trouver un port ouvert à
ma détresse. Si je ne souscris pas à votre demande, je suis par vous menacé
d’une souillure inexpiable. Si, au contraire, dressé devant nos murs, j’en
viens aux mains avec tes cousins, les fils d’Égyptos, pour décider de votre
querelle, n’est-ce pas s’exposer à une perte amère que d’ensanglanter le sol
du sang des mâles pour sauver des femmes ? Et pourtant il faut redouter le
courroux de Zeus Suppliant : il n’y a pas de crainte au monde au-dessus de
celle-là. Toi, vieillard, père de ces jeunes filles, prends donc tout de suite ces
rameaux en tes bras et porte-les sur d’autres autels de nos dieux nationaux,
afin que tous les citoyens voient le signe de vos supplications et ne rejettent
pas ma proposition ; car le peuple aime à critiquer ses chefs. Peut-être la vue
de ces rameaux excitera-t‑elle quelque pitié et la violence de la troupe mâle
soulèvera-t‑elle l’indignation, et le peuple en sera mieux disposé pour vous.
On est toujours porté à prendre le parti des plus faibles.
DANAOS
C’est une faveur inestimable pour nous d’avoir trouvé en toi un proxène qui
respecte les suppliants. Mais donne-moi des compagnons et des guides
indigènes pour m’escorter et m’aider à trouver les autels placés devant les
temples des dieux de la cité et leurs demeures hospitalières et aussi pour que
nous puissions avancer en toute sûreté à travers la ville. La nature nous a
donné des traits différents : le Nil ne nourrit pas une race pareille à celle de
l’Inachos. Veille à ce que la hardiesse n’enfante pas la crainte. On a déjà vu
des gens tuer un ami par ignorance.
LE ROI
Allez, gardes : l’étranger a raison. Conduisez-le aux autels de la cité, sièges
de nos dieux, et à ceux que vous rencontrerez dites sans vous arrêter à
parler : « C’est un marin que nous conduisons au foyer de nos dieux. »
(Danaos sort.)
LE CORYPHÉE
Tu as parlé à mon père ; qu’il s’en aille avec tes instructions. Mais moi, que
dois-je faire ? Où vas-tu pourvoir à ma sûreté ?
LE ROI
Laisse là tes rameaux, signes de ta détresse.
LE CORYPHÉE
Voilà : je les laisse, confiante en ton bras et en ta parole.
LE ROI
Passe maintenant dans la partie plane du bois sacré.
LE CORYPHÉE
Et comment un bois ouvert à tous pourrait-il me protéger ?
LE ROI
Rassure-toi : nous ne te livrerons pas aux oiseaux de proie.
LE CORYPHÉE
Mais si tu me livres à des gens plus méchants que d’impitoyables dragons ?
LE ROI
À de bonnes paroles réponds par de bonnes paroles.
LE CORYPHÉE
Il n’y a rien d’étrange à ce que la crainte me rende impatiente.
LE ROI
La crainte est impossible à maîtriser quand elle est excessive 17.
LE CORYPHÉE
Rends donc, toi, la joie à mon cœur par tes paroles et par tes actes.
LE ROI
Va, ton père ne te laissera pas longtemps seule. Moi, je vais convoquer le
peuple d’Argos pour disposer la communauté en ta faveur et j’enseignerai à
ton père ce qu’il devra dire. Reste donc ici et prie les dieux du pays de
t’accorder ce que tu désires obtenir. Pour moi, je vais m’occuper de tout cela.
Puisse la Persuasion me suivre et la Fortune seconder mes efforts !
(Le roi sort.)
LE CHŒUR
Roi des rois, bienheureux entre les bienheureux, puissance souveraine entre
toutes les puissances, heureux Zeus, écoute-nous ; écarte de ta race
l’insolence de ces mâles, bien digne de ta haine, et précipite dans la mer
empourprée le noir vaisseau qui nous apporte le malheur.
Jette les yeux sur des femmes dont l’antique race remonte à une aïeule qui te
fut chère, et qu’on parle à nouveau de ta bonté. Souviens-toi bien, toi dont la
main toucha Io. Nous nous honorons d’être filles de Zeus et d’être parties de
ce pays.
Je suis venue sur une trace ancienne aux lieux où ma mère, sous l’œil d’un
gardien, paissait les fleurs, à la prairie nourricière de bœufs, d’où Io,
pourchassée par le taon, s’enfuit, éperdue, et traverse une foule de nations,
et fendant, sur l’ordre du destin, le détroit houleux qui sépare deux
continents, passe de l’un à l’autre, qui lui est opposé.
Elle s’élance à travers l’Asie, traverse toute la Phrygie, nourricière de
moutons, passe dans la ville mysienne de Teuthras, franchit les vallons de
Lydie, se lance à travers les monts des Ciliciens et des Pamphyliens, et
atteint les fleuves intarissables et le riche terroir et l’illustre terre
d’Aphrodite, fertile en froment 18.
Elle arrive, toujours piquée par l’aiguillon du bouvier ailé, dans la terre
sacrée de Zeus, riche en fruits de toute sorte, dans la prairie nourrie par la
fonte des neiges et assaillie par la fureur de Typhon, sur les bords du Nil aux
eaux toujours saines, affolée, comme une bacchante, par les indignes
souffrances et les tourments que lui cause l’aiguillon d’Héra.
C’est le roi dont l’empire ne connaîtra pas de fin… C’est Zeus « qui la
délivre » par sa force bienfaisante et son souffle divin, et des larmes de
pudeur coulent de ses yeux affligés. Mais du germe reçu de Zeus, suivant un
récit véridique, elle enfanta un fils irréprochable.
Un fils comblé de biens durant une longue vie. Aussi la terre entière le
proclame : « Ce fils à qui nous devons la vie est sans nul doute le fils de
Zeus. » Car quel autre aurait mis un terme au délire causé par l’insidieuse
Héra ? C’est là l’œuvre de Zeus. Et si l’on dit que notre race est issue
d’Épaphos, on aura touché la vérité.
Nul pouvoir ne siège au-dessus du sien, et il est aussi fort que les plus forts.
Personne n’est assis plus haut que lui et il n’a personne à honorer d’en bas.
Il parle et l’effet suit : ce que son esprit a décidé s’accomplit aussitôt.
DANAOS
Rassurez-vous, mes enfants : le peuple d’Argos est pour nous ; il a pris des
décrets décisifs.
LE CORYPHÉE
Salut, ô mon vieux père, qui m’annonces de si bonnes nouvelles. Mais dis-
nous à quoi s’arrête la décision, et jusqu’où s’est élevée la majorité des
suffrages populaires.
DANAOS
Les votes des Argiens ne se sont point partagés et mon vieux cœur en a été
tout ragaillardi. L’éther a frémi de la levée des mains, quand le peuple a
ratifié d’une voix unanime la proposition de nous traiter comme des
habitants du pays, comme des hommes libres, qu’on ne pourra revendiquer
pour l’esclavage et qui seront inviolables, que nul habitant, nul étranger ne
pourra saisir, à qui, en cas de violence, les habitants de ce pays devront
prêter main-forte sous peine d’être frappés d’atimie 19 ou d’exil par une
sentence du peuple. Telle est la proposition qu’a fait passer à notre sujet le
roi des Pélasges, en avertissant la cité de ne pas nourrir pour les jours à venir
le redoutable ressentiment de Zeus, dieu des suppliants, et en déclarant que
la double souillure, à la fois étrangère et nationale, qui atteindrait la ville,
serait une source inépuisable de malheur. Après avoir entendu ce discours, le
peuple d’Argos, sans attendre la proclamation du héraut, l’a ratifié à main
levée. Les accents persuasifs de l’habile orateur ont convaincu le peuple
pélasge et Zeus a emporté la décision.
LE CORYPHÉE
Allons, faisons des vœux de bonheur pour les Argiens en retour de leurs
bienfaits. Que Zeus hospitalier ait égard aux hommages que lui rend la
bouche de ses hôtes et qu’il mène vraiment à bonne fin tous nos vœux !
LE CHŒUR
Voici le moment pour vous, dieux issus de Zeus, d’exaucer les vœux que nous
voulons répandre sur ce peuple. Que jamais la terre des Pélasges ne soit
livrée à l’incendie par la fureur d’Arès, dont le cri arrête les danses et qui
moissonne les mortels dans les champs faits pour d’autres moissons !
Car ils ont eu pitié de nous, en émettant ce vote favorable ; ils respectent les
suppliants de Zeus dans ce troupeau pitoyable.
Ils n’ont pas dédaigné la cause des femmes et voté pour les mâles ; ils ont
songé au dieu qui surveille et venge le crime, sans qu’on puisse lutter avec
lui. Aussi quelle maison pourrait se réjouir, quand il s’abat sur son toit de
tout le poids de sa colère ?
Ils honorent leurs parents dans la personne des suppliants de Zeus très saint.
Aussi plairont-ils aux dieux en sacrifiant sur des autels purs !
Aussi qu’à l’ombre de ces rameaux il ne vole de ma bouche que des vœux
pour sa gloire. Que jamais la peste ne vide la cité de ses hommes et que la
discorde intestine ne rougisse pas la terre du sang des citoyens abattus !
Que la fleur de la jeunesse échappe à la faux, et que l’amant d’Aphrodite,
Arès, fléau des humains, ne la tranche pas dans son éclat !
Que les vieillards s’assemblent en foule auprès des autels brûlants ! Ainsi la
cité sera prospère, parce qu’on y vénérera le grand Zeus, le dieu hospitalier
surtout, celui dont l’antique loi règle le destin.
Nous souhaitons qu’il naisse toujours de nouveaux fils pour veiller sur le
pays, et qu’Artémis Hécate veille aux couches de ses femmes.
Fasse Zeus que la terre leur paye un exact tribut de fruits en toute saison,
que les brebis qui paissent leur campagne mettent bas des milliers de petits
et que tout prospère sous la faveur des dieux !
Que les aèdes fassent retentir près des autels des chants d’allégresse et que
des bouches pures unissent leurs voix aux sons de la lyre !
Que le conseil qui gouverne la cité, pouvoir prévoyant qui veille au bien
commun, garde constamment ses honneurs et qu’avant d’armer Arès il
écarte les malheurs en se montrant de composition facile avec les
étrangers !
Qu’on décerne toujours aux dieux protecteurs du pays les honneurs que les
ancêtres leur rendaient, en se couronnant de laurier et leur immolant des
bœufs ! Car la vénération de ceux qui nous ont donné le jour est la troisième
loi inscrite au livre infiniment respectable de la justice.
DANAOS
Voilà des vœux sages, mes enfants ; je les approuve ; mais vous-mêmes, ne
vous effrayez pas si je vous annonce une nouvelle inattendue. De cet
observatoire, asile de notre troupe suppliante, j’aperçois le navire ; il est
facile à distinguer et je reconnais fort bien l’arrangement de ses voiles, ses
bastingages et la proue qui, de ses yeux, regarde la route devant elle, et qui,
au gré de ceux chez qui elle ne vient pas en amie, n’est que trop obéissante
au gouvernail qui la dirige de l’arrière du vaisseau. Je distingue les marins
dont les membres noirs saillent de leurs vêtements blancs ; puis voici les
autres bâtiments et toute l’armée qui viennent en vue. Le vaisseau qui tient la
tête a replié sa voile à l’approche du rivage et avance à grand bruit de rames.
Ce que vous avez à faire, vous, c’est d’envisager le fait avec calme et
prudence et de vous attacher à ces dieux. Pour moi, je vais aller chercher des
défenseurs et des avocats. Il se peut qu’un héraut ou une ambassade vienne
pour vous emmener et vous ressaisir par droit de reprise. Mais cela ne sera
point, ne le craignez pas. Néanmoins il est bon, si notre secours se fait
attendre, de ne jamais oublier la protection que vous trouvez ici. Aie
confiance, aux temps et jour marqués, tout mortel qui méprise les dieux
recevra son châtiment.
LE CORYPHÉE
Père, j’ai peur ; car les vaisseaux aux ailes rapides sont arrivés. Il n’y a plus
à compter sur aucun délai.
LE CHŒUR
J’ai vraiment bien peur de n’avoir rien gagné à fuir ainsi et à courir les
chemins. Je meurs d’effroi, père.
DANAOS
Les Argiens ont émis un vote décisif. Prends donc courage, mon enfant. Ils
combattront pour toi, j’en suis sûr.
LE CORYPHÉE
C’est une engeance maudite que ces insolents fils d’Égyptos, insatiables de
combats : tu le sais comme moi.
LE CHŒUR
Ils ont réussi dans leur rancune à passer jusqu’ici sur ces vaisseaux à la
solide et sombre carène avec leur nombreuse armée noire.
DANAOS
Nombreux aussi sont ceux qu’ils trouveront, avec des bras durcis à la
chaleur des midis.
LE CORYPHÉE
Ne me laisse pas seule, je t’en supplie, père. Une femme qu’on laisse seule
n’est plus rien. Mars n’habite pas en elle.
LE CHŒUR
Eux n’ont que des pensées funestes et des desseins perfides, et leurs esprits
impurs, tout comme les corbeaux, n’ont aucun souci des autels.
DANAOS
Ce serait pour nous, ma fille, un bel avantage, s’ils se faisaient haïr des dieux
comme de toi.
LE CORYPHÉE
Ah ! ce ne sont certainement pas ces tridents et la majesté des dieux qui leur
feront craindre de porter les mains sur nous, mon père.
LE CHŒUR
Avec leur arrogance sans borne, leur cœur impie, forcené, d’une impudence
de chien, ils sont entièrement sourds à la voix des dieux.
DANAOS
Mais on dit que les loups sont plus forts que les chiens, et le fruit du papyrus
ne l’emporte pas sur l’épi 21.
LE CORYPHÉE
Comme ils ont aussi les instincts luxurieux et sacrilèges des bêtes brutes, il
faut prendre garde de tomber en leur pouvoir.
DANAOS
Il faut du temps pour manœuvrer une armée navale et trouver le mouillage
d’où il faut porter à terre les amarres qui assurent le salut du navire, et même
quand l’ancre est jetée, les commandants ne sont pas rassurés sur-le-champ,
surtout quand ils sont arrivés dans un pays sans port, à l’heure où le soleil
décline vers la nuit. La nuit cause d’ordinaire de l’angoisse au pilote prudent.
L’armée ne pourrait même pas débarquer comme il faut si le vaisseau n’est
pas au préalable assuré du mouillage. Pour toi, puisque tu as peur, n’oublie
pas de recourir aux dieux. [Quant à moi, je reviendrai bientôt] avec du
secours 22. Le messager n’encourra point de reproche de la cité : il est vieux,
mais il est jeune d’esprit et sait user de sa langue.
LE CHŒUR
Ah ! terre montueuse, digne objet de ma vénération, que vais-je devenir ? Où
fuir en ce pays d’Apis pour trouver une cachette sombre ? Si seulement
j’étais une fumée noire qui s’approche des nuées de Zeus ! Si je pouvais
disparaître tout entière et, comme la poussière qui, sans ailes, se disperse
dans les airs, échapper à la vue et mourir !
Mon âme ne s’arrête pas de frissonner ; je sens palpiter mon cœur assombri.
Ce que mon père a vu de sa guette m’a perdue : je meurs d’effroi. Je
voudrais trouver un lacet fatal et me pendre avant qu’un homme exécré
portât la main sur mon corps. Que je meure plutôt et devienne sujette
d’Hadès !
Puissé-je avoir dans l’éther un siège contre lequel les nuages humides se
changent en neige, ou un roc escarpé, inaccessible, invisible, sauvage,
suspendu en l’air, une aire de vautour qui m’assurerait une chute profonde,
avant de subir malgré mon cœur un hymen déchirant !
Car la race d’Égyptos, ces mâles d’une intolérable insolence qui courent sur
mes pas avec des clameurs luxurieuses, cherchent à prendre de force la
fugitive. Mais c’est toi seul qui tiens le plateau de la balance. Qu’est-ce que
les mortels peuvent accomplir sans toi ?
LE HÉRAUT
En route, en route pour la galiote de toute la vitesse de vos jambes. Sinon,
sinon, gare aux cheveux arrachés, oui, arrachés, aux piqûres du fer, aux
têtes coupées dans un sanglant massacre. En route, en route, malheureuses,
vers le vaisseau.
LE CHŒUR
Si seulement, en traversant les flots houleux de la mer, tu avais péri avec
l’insolence de tes maîtres et leur vaisseau aux fortes chevilles !
LE HÉRAUT
Allons, entre dans le vaisseau.
LE HÉRAUT
Mais toi, tu vas, sans tarder, monter dans le vaisseau, que tu le veuilles ou
non
LE CHŒUR
Ah ! Ah ! puisses-tu périr sans recours, en errant dans la plaine liquide,
poussé par les vents du ciel contre le promontoire sablonneux de
Sarpédon 24 !
LE HÉRAUT
Crie, vocifère, appelle les dieux. Une fois dans la galiote égyptienne, tu ne
sauteras pas par-dessus bord. Crie, hurle, plus amèrement
LE CHŒUR
Hélas ! hélas !
Que le grand Nil qui te voit t’écarte loin de nous avec ton insolence et te
fasse disparaître.
LE HÉRAUT
Je te somme de monter dans la galiote qui se balance, et vite et sans tarder.
Si je dois te traîner, je n’épargnerai pas tes boucles de cheveux.
LE CHŒUR
Hélas ! père, le secours des autels est ma perte. Oui, il m’entraîne à la mer
comme une araignée, pas à pas, le spectre, le spectre noir. Hélas ! Hélas !
Hélas ! Terre mère, Terre mère, écarte l’effrayant hurleur, ô père, Zeus, fils
de la Terre.
LE HÉRAUT
Non, je ne crains pas les dieux d’ici : ils n’ont pas élevé mon enfance ni
nourri ma vieillesse.
LE CHŒUR
Il bondit vers moi, le serpent à deux pieds. Comme une vipère, il me mord et
me tient.
Hélas ! Hélas ! Hélas ! Terre mère, Terre mère, écarte l’effrayant hurleur, ô
père, Zeus, fils de la Terre.
LE HÉRAUT
Si tu ne gagnes pas le vaisseau suivant mes ordres, je vais sans pitié mettre
en pièces ta tunique.
LE CHŒUR
Nous sommes perdues. Seigneur, on nous traite d’une manière impie.
LE HÉRAUT
Des seigneurs, vous allez en voir, et beaucoup, les fils d’Égyptos. N’ayez
crainte : vous ne direz pas que vous manquez de maîtres.
LE CHŒUR
Ah ! chefs qui commandez la ville, on me fait violence.
LE HÉRAUT
Je vois bien qu’il faudra, pour vous arracher d’ici, vous traîner par les
cheveux, puisque vous faites la sourde oreille à mes appels.
LE ROI
Hé là, toi, que fais-tu ? Par quelle imprudence oses-tu mépriser cette terre
des Pélasges ? Crois-tu donc être venu dans une ville de femmes ? Pour un
barbare, tu en prends bien à l’aise avec les Grecs. Commettre une telle
méprise, c’est montrer peu de sens.
LE HÉRAUT
En quoi suis-je fautif et manqué-je à la justice ?
LE ROI
D’abord tu ne sais pas te comporter comme le doit un étranger.
LE HÉRAUT
Comment donc ? Je ne fais que retrouver ce que j’ai perdu.
LE ROI
À quels proxènes du pays t’es-tu adressé ?
LE HÉRAUT
Au plus grand des proxènes, à Hermès, dieu de ceux qui cherchent.
LE ROI
Tu t’es adressé aux dieux et tu n’as aucun respect pour les dieux.
LE HÉRAUT
Les dieux que j’honore sont ceux du Nil.
LE ROI
Et ceux d’ici ne sont rien, à t’entendre.
LE HÉRAUT
J’emmènerai ces femmes, à moins qu’on ne me les ravisse.
LE ROI
Il t’en cuira, si tu les touches, et sans attendre longtemps.
LE HÉRAUT
J’entends là des mots qui n’ont rien d’hospitalier.
LE ROI
Je ne traite point en hôtes ceux qui dépouillent les dieux.
LE HÉRAUT
Je vais aller rendre compte de cela aux fils d’Égyptos.
LE ROI
C’est de quoi je ne me soucie guère.
LE HÉRAUT
Mais, pour savoir et rapporter plus clairement les choses, car il faut qu’un
héraut rende clairement compte de tout, comment dois-je m’exprimer, et par
qui dirai-je en arrivant que la troupe des cousines m’a été enlevée ? Ces
débats-là, Arès ne les juge pas sur des dépositions de témoins et ne résout
pas la querelle en recevant de l’argent. Il faut qu’il y ait auparavant bien des
hommes tombés et des vies fauchées.
LE ROI
Qu’ai-je besoin de te dire mon nom ? Tu apprendras à le connaître avec le
temps, toi et tes compagnons. Quant à ces femmes, tu les emmèneras, si elles
y consentent de bon cœur et si tu les décides par de pieuses raisons. Le
peuple d’Argos a ratifié d’une voix unanime la résolution de ne point rendre,
malgré elle, cette troupe de femmes. C’est un clou nettement planté et
enfoncé qui restera inébranlable. Ce sont choses que nous n’avons point
gravées sur des tablettes ni scellées dans les plis d’une feuille de papyrus.
Voilà la réponse nette qu’une bouche libre te fait entendre. Maintenant
disparais au plus vite de mes yeux.
LE HÉRAUT
Sache que dès à présent tu soulèves une guerre nouvelle. Puissent la victoire
et la force se ranger du côté des mâles !
LE ROI
Des mâles, vous en trouverez aussi dans ce pays et qui ne boivent pas de vin
d’orge.
(Le héraut se retire.)
Vous toutes, avec vos fidèles suivantes, rassurez-vous et entrez dans notre
ville bien close, que protège l’appareil de ses hautes tours. L’État y possède
de nombreuses maisons. Moi-même je suis pourvu d’un palais d’une
ampleur suffisante. Vous pouvez disposer ici de demeures confortables à
partager avec beaucoup d’autres. Mais, si cela vous plaît mieux, vous pouvez
habiter des maisons où vous serez seules. Libre à vous de choisir ce qui vous
paraît le mieux et le plus agréable, je réponds de vous, moi et tous les
citoyens qui vous l’ont garanti par leur vote. Pourquoi attendre des patrons
plus autorisés que ceux-ci ?
LE CORYPHÉE
Ah ! puisses-tu, en retour de tes bienfaits, être comblé de biens, divin roi des
Pélasges ! Mais aie la bonté de nous renvoyer ici notre père, le vaillant
Danaos, pour nous guider et nous conseiller. C’est à lui de décider le premier
en quelles maisons nous devons demeurer et où nous serons bien accueillies.
Chacun est prêt à trouver à redire aux étrangers. Tâchons que tout se passe
au mieux.
(Le roi sort.)
Pour qu’on nous estime et pour qu’on parle de nous sans malice, rangez-
vous, chères servantes, à la place que Danaos a assignée à chacune de vous
en l’inscrivant dans notre dot.
DANAOS
Mes enfants, il faut que vous offriez aux Argiens des vœux, des sacrifices et
des libations comme à des dieux de l’Olympe, puisque, d’un accord
unanime, ils viennent de nous sauver. Ils ont en effet écouté le récit de ce
que j’ai fait avec la sympathie qu’on a pour des parents et l’indignation que
méritent vos cousins. Ils m’ont de plus donné cette escorte de satellites
armés, pour m’octroyer une marque d’honneur et pour me garantir contre un
coup de lance imprévu et mortel qui me frapperait par surprise et qui serait
pour ce pays un éternel fardeau. En échange de tels services, vous devez, si
votre âme est bien gouvernée, redoubler pour eux de vénération et de
reconnaissance. Et maintenant, à côté des nombreuses leçons de modestie
inscrites en votre souvenir par votre père, inscrivez encore cette maxime,
que le temps seul découvre ce que vaut une troupe d’inconnus. Chacun porte
une langue prête à médire de l’étranger et se laisse aller facilement à le salir
de ses propos. Aussi je vous engage à ne pas me couvrir de honte, avec cette
beauté qui attire sur vous les regards des hommes. Le tendre fruit mûr n’est
pas facile à garder : tous y portent la dent, bêtes et hommes, vous le savez,
monstres qui volent et monstres qui marchent sur le sol. Cypris proclame
l’attrait des corps pleins de suc 25
Tout homme qui passe devant les vierges aux formes délicates leur décoche
le trait charmeur du regard, vaincu par l’amour. Sachant cela, gardons-nous
de subir un malheur que nous n’avons évité qu’aux prix de bien des fatigues
et en labourant de notre carène une grande étendue de mer, et ne commettons
point de faute qui serait une honte pour nous, une joie pour nos ennemis.
Pour nous loger, nous avons même deux habitations, celle que le roi des
Pélasges nous propose et celle que la ville nous offre, et cela sans nous faire
payer de loyer. Ce sont là des facilités. Seulement observez bien les conseils
de votre père : mettez la modestie à plus haut prix que la vie.
LE CORYPHÉE
Pour le reste, puissent les dieux de l’Olympe assurer notre bonheur. Quant à
la fleur de ma beauté, rassure-toi, père. À moins que les dieux n’aient pris
une décision nouvelle, je ne m’écarterai pas de la voie que mon cœur a
suivie jusqu’ici.
(Danaos sort.)
LE CHŒUR
Allez, célébrez les dieux bienheureux, seigneurs d’Argos, ceux qui habitent
la ville et ceux qui habitent les bords de l’antique Érasinos. Et vous,
suivantes, répondez à notre chant. Adressons nos louanges à la ville des
Pélasges et ne vénérons plus dans nos hymnes les bouches du Nil,
mais les fleuves qui versent à travers la contrée leurs ondes paisibles et par
des canaux multiples ameublissent le sol de leurs gras épanchements. Que la
chaste Artémis jette sur notre troupe un regard de pitié et que Cythérée ne
nous impose point un hymen forcé ! Que le ciel réserve cette épreuve à nos
ennemis !
LES SUIVANTES
Nous n’oublions pas Cypris dans nos chants pieux ; car elle est avec Héra
presque aussi puissante que Zeus. C’est une déesse à l’esprit subtil, et on
l’honore pour ses œuvres augustes. Près d’elle, associés à leur mère, se
tiennent le Désir et la Persuasion enchanteresse à qui rien ne résiste.
Harmonie aussi a reçu sa part du lot d’Aphrodite, ainsi que les Amours aux
tendres gazouillements.
Pour les suppliantes, je crains les vents, les douleurs cruelles, les guerres
sanglantes. Pourquoi ont-ils fait une si heureuse traversée et nous ont-ils
poursuivies si vite ? Ce qui est marqué par le destin pourrait bien
s’accomplir. On ne peut passer outre à la profonde, à l’impénétrable pensée
de Zeus. Comme bien d’autres femmes avant toi, tu pourrais bien finir par le
mariage.
LE CHŒUR
Que le grand Zeus détourne de moi l’hymen des fils d’Égyptos !
LES SUIVANTES
Ce serait pourtant là le mieux.
LE CHŒUR
Tu voudrais, toi, fléchir une inflexible.
LES SUIVANTES
Et toi, tu ne connais pas l’avenir.
LE CHŒUR
Mais pourquoi devrais-je lire dans l’esprit de Zeus, abîme insondable ?
LES SUIVANTES
Mesure mieux tes vœux.
LE CHŒUR
Quelle mesure veux-tu que j’observe ?
LES SUIVANTES
Ne scrute pas trop curieusement les secrets des dieux.
LE CHŒUR
Que le seigneur Zeus me garde d’un mariage détestable, odieux, lui qui
délivra heureusement Io de sa peine, en la touchant d’une main salutaire et
lui faisant une douce violence.