Histoire de Robespierre Et Du Coup D État Du 9 Thermidor

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E X

D O N O

EUGENE
SAVIGNY
B I B LI O T H E CA I RE
A

G E N È VE
|
|
74 13 i
HISTOIRE

ROBESPIERRE

TOME DEUXIÈME
HISTOIRE

ROBESPIERRE
DU COUP D'ÉTAT DU 9 THERMIDOR

PA R

1ERN ES" l' HAMIE ,


Conseiller général de la Seine, Auteur de l'HISTOIRE DU SECOND EMPIRE

A. CINQUALBRE, ÉDITEUR
- SANE -
é S/2
54, RUE DEs ÉcoLEs, 54
PARIS
# 2/NiCº%
f NUSANNE)º
& T E EsT º .
|

LIVRE SIXIÈME
OCTOBRE 1 79 1 — FÉVRIER 1 792
(Suite).

XXI

Si quelque chose était bien de nature à encourager Robespierre à suivre dans la


Révolution le chemin que sa conscience lui avait tracé, sans considérer s'il n'était pas
abandonné en route par ses premiers compagnons d'armes, c'était l'immense appui
qu'il trouvait dans l'opinion ; aussi verrons-nous bientôt ses adversaires mettre tout
en œuvre pour le discréditer et le perdre de réputation. De tous les points de la
France il recevait, en quantité innombrable, des lettres dont la publication eût été
certainement un des plus curieux monuments de l'histoire de notre période révolu
tionnaire et eût à coup sûr éclairci bien des points restés douteux. Mais la plus
grande partie de cette correspondance, toute celle qui était compromettante pour les

TOME II. 66
2 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

vainqueurs de Thermidor, ou qui émanait d'hommes dont il était utile de ménager


les susceptibilités, a été détruite complétement, il faut le craindre, ou, s'il en subsiste
quelques fragments, ils ont été jusqu'ici précieusement dérobés à la lumière par
leurs détenteurs. Cependant nous avons entre les mains, documents inestimables !
un certain nombre de lettres inédites, écrites par des hommes publics qui après
Thermidor ont grossi la tourbe des calomniateurs de Robespierre. On verra quelle
était leur opinion vraie sur ce grand homme et quel intérêt ils ont eu à flatter ses
ennemis.
Nous dirons plus tard de quelles manœuvres ignobles, odieuses, réprouvées par
les honnêtes gens de tous les partis, ont usé les misérables commissaires de la Con
vention nommés pour l'examen des papiers trouvés chez Robespierre, Saint-Just et
Couthon ; et, dans le nombre même des pièces triées, publiées par eux, nous trou
verons l'éclatante justification de leur victime. Ces lettres étaient tantôt des lettres
de félicitations enthousiastes, tantôt des plaintes sur les abus de quelques agents du
gouvernement révolutionnaire : on s'adressait à lui comme à l'homme le plus
capable de les faire cesser; tantôt des renseignements sur l'esprit public, sur les
manœuvres des ennemis du dedans et du dehors, etc. Nous avons déjà analysé plu
sieurs de ces lettres, en suivant l'ordre chronologique adopté par nous comme le
plus favorable à l'intelligence des faits et à la clarté de la narration. Souvent une de
ces lettres, jointe à sa merveilleuse perspicacité, lui suffisait pour découvrir le nœud
d'une intrigue, expliquer toute une situation.Ainsi, par exemple, dans le cours de la
discussion sur la guerre, il dut peut-être à une lettre du futur conventionnel Simond,
vicaire de l'évêque du Bas-Rhin , de pressentir aussi nettement les intentions
cachées de la cour et des ministres, intentions révélées depuis, comme nous avons
eu soin de le dire, par Narbonne lui-même. Sans le connaître, et uniquement parce
qu'il le savait préoccupé sans cesse des dangers dont la liberté et la prospérité
publiques étaient menacées, Simond lui écrivait de Strasbourg, vers la fin du mois
de décembre 1791, pour lui annoncer avec quelle joie les officiers de l'armée avaient
accueilli le veto concernant le décret rendu contre les émigrés, et que ces émigrés
avaient eu communication de la résolution du roi avant même qu'elle eût été signifiée
à l'Assemblée nationale. Comme Robespierre, il ne croyait nullement que la cour
eût l'intention de faire sérieusement la guerre ; mais une petite guerre anodine était,
selon lui, un excellent prétexte au roi d'aller préparer sur nos frontières, au milieu
de ses troupes, la restauration du despotisme voilé qui couvrirait d'arrêts de mort
et de proscriptions les Droits de l'homme et la France. « Je croirai à l'exagération de
mes idées, lui disait-il en terminant, si elles ne sont pas conformes aux vôtres; mais,
en attendant, je pense qu'il est de la plus haute importance de revêtir par des
moyens extraordinaires l'Assemblée nationale de toute la confiance possible, et ce
doit être la tâche des sociétés patriotes. » Par ce qui se passait aux frontières on peut
juger des justes craintes qu'inspirait à Robespierre la perspective d'une guerre
dirigée par des officiers hostiles à la Révolution.
Parmi les demandes qu'on lui adressait, au milieu des témoignages de la plus vive
admiration, il y en avait de toute nature et des plus singulières, comme celle de
tenir un enfant sur les fonts de baptême. Le dernier jour du mois de janvier 1792,
un riche marchand mercier de la rue Béthisy, nommé Deschamps, devenu plus tard
aide de camp du général Hanriot, le sollicita d'être le parrain de son enfant. Il
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 3

voulait, disait-il, élever cet enfant pour l'État, « sous les auspices d'un parein qui a
donné tant de preuves de sa capacité, de son patriotisme et de toutes les vertus qu'on
peut attendre du zèle et de la probité d'un législateur incorruptible, et dont le nom
est et sera en vénération dans tous les siècles présens et futurs. » Nous n'avons pu
savoir si Robespierre accorda « cette grâce » que l'honnête marchand attendait « du
restaurateur de la liberté française ». Mais ce que nous savons, c'est que le pauvre
Deschamps paya de sa tête en Thermidor le crime d'avoir professé trop hautement
son admiration pour Robespierre.
D'autres fois, c'étaient des offres d'argent. A diverses reprises, du temps de l'As
semblée constituante, il avait eu déjà l'occasion d'en refuser, au grand étonnement
de ce Villiers avec lequel il habita quelque temps, et pour qui un tel désintéresse
ment paraissait être une chose toute nouvelle. Vaincu un jour par les obsessions
d'une Anglaise nommée miss Shephen, laquelle jouissait d'une grande fortune et le
conjurait d'accepter un riche présent, il promit de recevoir son offrande, à la condi
tion d'en employer le produit au bien de la chose publique. Mais c'était une pure
défaite.Ayant appris, au bout de quelque temps, par les comptes de son banquier,
que Robespierre n'avait rien touché, cette dame lui écrivit, dans le courant du mois
de janvier, une lettre de reproches, très-pressante dans laquelle elle se plaignait de
la dissimulation dont il avait usé à cet égard, et d'avoir été réveillée péniblement
d'une douce et agréable illusion. Rien n'est doux en effet comme de donner. Robes
pierre avait, selon elle, contracté l'obligation d'accepter. « Ne méprisez pas les
Anglais, lui écrivait-elle, ne traitez pas avec cette humiliante dépréciation la
bégayante aspiration d'une Anglaise envers la cause commune de tous les peuples.
Les Français étaient autrefois célèbres par leur complaisance pour le sexe le plus
faible et le plus sensible par là même aux injures. Malheur à nous si la Révolution
nous ôte ce précieux privilége ! Mais je réclame un plus juste droit ; ne faites pas à
autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit. » Robespierre se rendit-il enfin
aux reproches si affectueux de son aimable correspondante, et se décida-t-il à
recevoir son offrande à titre d'intermédiaire ? Cela est fort peu probable. Quant à lui,
il s'était fait une loi de n'accepter jamais rien. Il n'est pas besoin maintenant d'aller
chercher dans l'antiquité l'exemple de grands citoyens refusant des présents
étrangers. -

XXII

Vers cette époque la Société des Amis de la Constitution eut à s'occuper des récla
mations élevées par les gardes françaises, ces vétérans de la Révolution, ces pre
miers alliés du peuple, dont le licenciement venait d'être résolu par le ministre de
la guerre. La cour avait une foule de raisons pour ne pas aimer ces soldats d'élite. A
Versailles, ils avaient refusé de tirer sur le peuple; ils avaient activement coopéré à
la prise de la Bastille ; et si, en diverses circonstances, l'ordre avait été maintenu
dans Paris sans effusion de sang, c'était grâce à eux; ils s'étaient montrés partout et
4 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

toujours les amis sincères, dévoués de la Révolution. Tous ces titres à la haine de
l'aristocratie, les gardes françaises les rappelèrent dans une lettre d'adieu adressée
aux quarante-huit sections de Paris, lettre où ces braves soldats, après s'être plaints
des vexations dont ils étaient victimes, ajoutaient : « Pétion, Robespierre, vous
gardez le silence ! » Mais ni le maire de Paris ni Robespierre n'avaient le pouvoir de
s'opposer à la dissolution d'un corps détesté de la cour, et leur recommandation
n'avait guère de poids auprès des ministres. Toutefois Robespierre ne resta pas
sourd à leur appel, et le 10 février, aux Jacobins, il demanda qu'on vengeât et qu'on
réintégrât à la fois ces héros de la liberté, persécutés dès les premiers jours de la
Révolution par la criminelle faction des ennemis de la liberté. La Constitution ne
pouvait, suivant lui, avoir de meilleure garde ; les abandonner, disait-il, ce serait
l'excès de l'ingratitude, de la lâcheté et de la stupidité; et il se savait l'interprète du
vœu général en réclamant de l'Assemblée législative leur rappel au sein de la capi
tale. Les plaintes dont retentit la tribune de la Société des Amis de la Constitution
au sujet de ceux qu'on appelait les héros du 14 juillet ne demeurèrent pas stériles :
quelques jours plus tard, le 14 février, l'Assemblée législative décida que les soldats
des ci-devant gardes françaises, renvoyés sans avoir demandé leur congé, conti
nueraient à recevoir leur solde depuis le moment de leur renvoi.
Le jour même où, le premier, Danton plaida leur cause aux Jacobins (26 janvier),
la question des contributions publiques, soulevée par La Source, amena Robespierre
à la tribune. Il ne lui paraissait pas utile de discuter présentement cette matière,
parce que de bien plus graves intérêts étaient en jeu. Sans doute cette question était
d'une importance extrême, comme toutes celles qui avaient trait directement à la
sûreté publique et au maintien de la liberté; mais tout le monde en France, disait-il,
était d'accord par la nécessité de payer l'impôt, et il était heureux de rendre cette
justice aux citoyens que jamais les difficultés de rentrées n'étaient venues d'eux.
Assurer les services publics était pour un peuple la première condition de salut. « Ce
n'est donc pas là-dessus, continuait-il, que dans un moment de crise aussi violente
il faut fixer l'attention d'une Société qui est plus convaincue que personne qu'il faut
que les contributions publiques soient perçues. » Il suffisait. selon Robespierre, de
s'en rapporter, pour l'assiette et la bonne répartition des impôts, aux lumières et à
l'expérience des patriotes de l'Assemblée législative. On voit par là combien peu ils
connaissaient l'esprit de la Société des Jacobins ceux qui se la figurent comme une
société essentiellement désorganisatrice. Elle avait au contraire horreur de l'anar
chie, et le pire gouvernement, à ses yeux comme aux yeux de Robespierre, était un
gouvernement où régnaient les factieux. Or, on ne doit pas l'oublier, la cour de
Louis XVI était remplie d'hommes attachés à l'ancien régime, à tous les vieux pré
jugés, connus pour leur haine violente de la Révolution, et conspirant à toute heure
p
le renversement des principes constitutionnels; ces hommes étaient bien évidem
ment des factieux. Il valait donc mieux, selon Robespierre, s'occuper surtout de
questions générales, de tous les temps, comme celle de la guerre, par exemple, qui
intéressait la liberté et pouvait compromettre le bonheur de tous. Mais La Source
insista ; le pouvoir exécutif, prétendait-il, n'avait aucun intérêt à ce que les contri
butions fussent payées, parce qu'une désorganisation universelle amènerait infailli
blement les esprits à souhaiter le retour de l'ancien régime. C'était là, croyons-nous,
un pur paradoxe : jamais gouvernement n'a consenti volontairement à se passer
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 5

d'argent ; mais, sur la proposition de l'orateur girondin, la Société n'en maintint pas
moins à l'ordre du jour de ses séances cette question des impôts.
Presque au même moment mourait le député Cérutti, auteur d'un Mémoire sur la
nécessité des contributions publiques. Sa mort fut annoncée par les Girondins
comme un malheur national, pour ainsi dire. Brissot, dans son journal, invita aux
funérailles de ce député les gens de lettres, les philosophes, tous les amis de la Révo
lution. Et pourtant rien ne justifiait ce deuil populaire. Né à Turin, Cérutti était venu
se fixer à Nancy et avait débuté dans les lettres par une apologie des jésuites qui lui
avait valu la faveur du roi Stanislas. Il vivait dans l'intimité de la plus haute société
quand éclata la Révolution, dont il adopta les principes, peut-être à cause de ses

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-
-

M. de Narbonne communique ses plans dans les comités de l'Assemblée.

liaisons avec Mirabeau. Dans les derniers mois de l'année 1790, il avait entrepris, en
collaboration avec Rabaut Saint-Étienne, la rédaction de la Feuille villageoise, journal
assez incolore et sans principes bien arrêtés. A quelque temps de sa mort, dans un
article nécrologique inséré au Moniteur et conçu dans un esprit très-favorable, on lui
reprochait de s'être, dans son testament, étendu sur sa pauvreté avec trop de com
plaisance et en termes affectés, lorsque, dans le même acte, il accusait plus de onze
mille livres de rente et parlait de son valet de chambre et de plusieurs domestiques.
Il n'avait donc rien, en définitive, qui le recommandât particulièrement aux patriotes
démocrates.Aussi Manuel ne produisit-il pas grand effet quand, le 7 février, il vint
aux Jacobins annoncer d'une voix éplorée la mort de Cérutti. — Tant mieux ! s'écria
brutalement un membre. - Les justes murmures soulevés par cette exclamation
indécente trompèrent sans doute le procureur de la commune sur les dispositions de
la Société, et il lui proposa d'envoyer un certain nombre de ses membres aux
obsèques de ce député, Robespierre, quoique à regret, crut devoir combattre cette
6 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

motion. Sans doute l'idée de la mort inspirait toujours quelque affliction ; mais il eût
préféré que le nom de Cérutti ne fût pas prononcé au sein de la Société, à laquelle
d'ailleurs ce député n'avait pas appartenu. Sans développer complétement sa pensée,
parce que les morts, suivant lui, méritaient indulgence, il donna clairement à
entendre que Cérutti ne lui paraissait pas avoir été un assez sincère ami de la liberté
pour avoir droit aux hommages qu'on réclamait pour lui. Il fallait du moins attendre
du temps la justification de ces honneurs. Sur sa proposition, la Société passa pure
ment et simplement à l'ordre du jour. Panégyriste du défunt, Brissot trouva peut
être, dans l'échec éprouvé par la motion de Manuel, un grief de plus contre Robes
pierre ; les Girondins se dédommagèrent en faisant donner le nom de Cérutti à l'une
des rues de Paris.

XXIII

On se figure généralement que, la Constitution votée, sanctionnée, tout était fini,


qu'on n'avait plus qu'à marcher paisiblement, à l'abri de la Déclaration des droits,
et que, si la situation se rembrunit, si les tempêtes se déchaînèrent, ce fut par la
faute de quelques esprits turbulents, qui voulaient aller au delà du code constitu
tionnel de 1791. Erreur! grossière erreur ! Les complications vinrent des résistances
de la cour à l'application sincère des nouvelles institutions, et surtout de la malveil
lance d'une partie de la bourgeoisie pour le peuple.
Les Feuillants et les Girondins voulaient également le triomphe de la bourgeoisie ;
les uns par son alliance avec les anciennes classes privilégiéés, les autres par son
alliance avec le peuple ; Robespierre, lui, voulait une fusion complète, n'entendant
pas que le peuple servît de marchepied à une aristocratie nouvelle, et tenant essen
tiellement à ce que la Révolution fût faite au profit de tous, non à l'avantage de
quelques-uns. La haute bourgeoisie, avec cet esprit étroit, dont malheureusement
elle ne s'est pas encore dépouillée, inclinait visiblement vers les premiers; l'égalité,
pour elle, consistait en ce qu'elle pût jouir de tous les avantages réservés autrefois
presque exclusivement à la noblesse. Ses tendances égoïstes, contraires au véritable
sentiment de l'égalité, inquiétaient sérieusement tous les esprits dévoués aux prin
cipes de la Révolution. Buzot, qu'aucune nuance encore ne séparait dc Robespierre,
signalait vivement un jour à Pétion les dangers d'une telle situation, et lui deman
dait son avis sur les moyens de prévenir une catastrophe imminente. Le maire de
Paris sentait bien lui-même les périls de cet antagonisme déplorable. « La bour
geoisie, disait-il à son ami dans une lettre publiée par les journaux populaires de
l'époque, cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple, elle se place
au-dessus de lui ; elle se croit de niveau avec la noblesse qui la dédaigne et qui
n'attend que le moment favorable pour l'humilier. » La bourgeoisie de nos jours n'a
guère changé ; mais un pas immense a été franchi ; grâce à la Révolution de 1848, les
citoyens passifs n'existent plus.
Cette division du tiers état en bourgeoisie et peuple, si imprudemment tracée par
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 7

l'Assemblée constituante quand, malgré les énergiques protestations de Robespierre,


elle partagea la nation en citoyens actifs et en citoyens inactifs, valut au maire de
Paris, surtout de la part des journaux dévoués aux Feuillants, les plus violentes
invectives. Il constatait simplement, en définitive, un état de choses établi par la
Constitution. Mais où il eut tort, suivant nous, ce fut en consacrant lui-même ces
termes, lorsqu'après avoir parlé des services rendus par le peuple à la bourgeoisie
en faisant cause commune avec elle pour accomplir la Révolution, il déclara que leur
union seule pourrait la conserver ; il fallait dire leur fusion, leur fusion intime, ce
que ne cessa de réclamer Robespierre jusqu'au dernier jour de sa vie. Partisan de la
guerre, Pétion terminait sa lettre, pleine du reste des sentiments les plus patrio
tiques, en exprimant l'espoir qu'au premier coup de canon toutes les divisions dispa
raîtraient. Illusions, hélas ! trop tôt démenties par la réalité.
Peut-être Pétion généralisait-il trop, car ces sentiments étroits et personnels
n'étaient pas ceux de la bourgeoisie tout entière. Les membres de la Société des
Amis de la Constitution appartenaient à la bourgeoisie; il en était de même de ceux
du club des Cordeliers, beaucoup plus remuants et plus impatients que les Jacobins.
Mais une trop nombreuse portion de cette bourgeoisie, dans sa peur et dans son
égoïsme, se montrait hostile à la Révolution et témoignait contre elle presque
autant d'aversion que la noblesse, à la chute de laquelle elle avait tant applaudi. Le
mauvais vouloir de cette partie de la nation, l'antagonisme suscité entre la bour
geoisie et le peuple, encourageaient singulièrement la cour à persévérer dans la voie
rétrograde où la dirigeaient d'imprudents conseillers. Peu satisfaite des innovations
apportées par la Constitution au régime municipal et judiciaire, elle semblait retarder,
de parti pris, la mise en activité des lois nouvelles. Les jurés, le tribunal criminel
ne fonctionnaient pas encore, et les lenteurs apportées à leur organisation soulevaient
des plaintes légitimes. Manuel reparut, le 6 février, à la tribune des Jacobins, pour
signaler ces, délais auxquels il attribuait les désordres dont la capitale était le théâtre.
Paris, disait-il, serait beaucoup plus tranquille si M. Robespierre remplissait ses
fonctions d'accusateur public. Lui-même se plaignait de n'être pas encore installé
dans sa place de procureur de la commune, où l'avait appelé la confiance de ses
concitoyens. Robespierre, prenant ensuite la parole, annonça qu'il était parfaite
ment au courant des intrigues mises en œuvre pour différer l'établissement des
jurés. Il était bien permis de croire, du reste, que la nomination de ces magistrats
populaires, vue d'un fort mauvais œil par le pouvoir exécutif, n'était pas étrangère
au retard apporté à l'installation du tribunal criminel. Robespierre se consolait aisé
ment de ne pouvoir exercer ses fonctions de magistrat, en servant le peuple comme
citoyen. Il avait promis, en terminant son dernier discours sur la guerre, de peindre
la conspiration ourdie contre la liberté, d'indiquer en même temps les moyens les
plus propres à réprimer les ennemis de la Révolution et à étouffer à la fois la guerre
intérieure et celle extérieure, il déclara qu'il était prêt à tenir son engagement. Mais
le surlendemain avait lieu la nomination des officiers municipaux, et la plupart des
citoyens, obligés de se réunir dans leurs sections, eussent été privés de l'entendre;
sur l'observation d'un de ses membres, la Société remit au vendredi suivant,
10 février, l'audition du discours de Robespierre.
La nécessité de prendre d'énergiques mesures pour réprimer les intrigues et
déjouer les conspirations des ennemis de la Révolution était reconnue par tous les
8 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

hommes sincèrement attachés à la Constitution; et certainement l'Assemblée légis


lative serait arrivée à d'excellents résultats, si sa bonne volonté ne se fût pas heurtée
aux résistances de la cour, si ses meilleurs décrets n'eussent pas été frappés d'im
puissance par le veto royal. Elle était d'ailleurs tiraillée en sens contraires, divisée
en deux camps : une partie de ses membres paraissant s'inquiéter fort peu des
attaques continuelles dont la Constitution était l'objet de la part des émigrés et des
prêtres, et prêchant une indulgence hypocrite : l'autre inclinant vers la sévérité,
même excessive, et disposée à entrer, dès ce moment, dans la voie des rigueurs ter
ribles. On comprend quel encouragement trouvait la cour dans l'attitude des pre
miers. Un député de Paris, nommé Gorguereau, ayant été chargé de présenter un
rapport et de soumettre un projet de décret au sujet de la pétition incivique des
membres du directoire du département, avait entamé, dans la séance du 4 février au
| soir, le procès de la Révolution. Il critiqua l'adresse rédigée par Robespierre au
nom de la Société des Amis de la Constitution à l'effet de signaler à l'attention de
l'Assemblée nationale une pétition qui émanait d'un corps administratif et invitait le
gouvernement à résister à un acte des représentants de la nation, et fulmina un
véritable réquisitoire contre les sociétés patriotiques dont, en cette circonstance, il
aurait dû plutôt se montrer le défenseur. A diverses reprises il s'était attiré les
démentis d'un certain nombre de membres du comité de législation au nom duquel
il était censé parler; et quoique en terminant il eût proposé de déclarer nulle et illé
gale la pétition présentée au roi par les Talleyrand, les Beaumetz, les Larochefou
cauld, les Desmeuniers, il était descendu de la tribune au milieu des murmures
improbateurs de l'Assemblée. L'émotion produite par ce discours s'était calmé diffi
cilement; et l'on avait lentendu Vergniaud s'écrier, après avoir dénoncé la coalition
des puissances étrangères, les correspondances des ennemis du dehors avec ceux du
dedans : « On croirait que le Rhin coule au milieu de cette salle, et je ne dirai pas de
quel côté sont les conspirateurs. » Quelques jours après, l'Assemblée législative,
assimilant la seule absence des émigrés à un délit d'un caractère suffisant pour
mériter une peine, décrétait la mise en séquestre de leurs biens sous la main de la
nation.
C'était là une mesure d'une gravité extrême. Examinons maintenant quels étaient,
selon Maximilien Robespierre, en dehors de ce séquestre dont il reconnaissait l'uti
lité, les moyens de sauver l'Etat et la liberté, au moment où déjà la tribune de l'As
semblée législative avait retenti des motions les plus rigoureuses. Assurément ses
remèdes sembleront bien bénins, bien doux, bien pâles, à côté des violentes apos
trophes des Isnard et des Guadet; mais qui oserait lui en faire un reproche ? Il croyait
encore à la possibilité de tout concilier par les voies légales, en se renfermant tou
jours scrupuleusement dans les limites de la Constitution, comme il le dit lui-même.
Nous verrons tout à l'heure combien l'humanité eût eu moins à gémir peut-être,
si les remèdes prescrits par lui eussent été énergiquement et immédiatement
appliqués.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 9

XXIV

Grande était l'affluence aux Jacobins le 10 février, car on savait d'avance qu'il
devait parler. Beaucoup de dames accourues pour l'entendre, n'ayant pu trouver
place dans les tribunes, sollicitèrent la faveur de pénétrer dans la salle ; mais on
craignit que leur introduction au sein même de la Société ne nuisît au bon ordre
des délibérations, et leur demande ne fut point admise.
Indiquer à son pays les moyens de se préserver à la fois du double fléau de la
guerre civile et de la guerre étrangère, tel était le dessein de l'orateur. Il n'avait pas,
semblable à un empirique, l'intention d'aller les chercher au delà des bornes du
possible ; la simple observation, les leçons de l'expérience suffisaient à la cure des
plaies dont on cherchait la guérison. Pour rendre à sa patrie le bonheur, la liberté, la
santé et la vie, il avait à proposer des remèdes communs comme le bon sens, mais
aussi les plus salutaires. « Ce n'est point par des mesures partielles, incohérentes,
ce n'est pas même par des traits passagers de sagesse et d'énergie qu'on amène une
révolution à un terme heureux, mais par un système sagement combiné et cons
tamment suivi, en remontant aux premières causes des désordres, en les attaquant

TOME II. 67
10 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

avec une fermeté soutenue. C'est avec ees principes que j'examine les questions qui
nous intéressent. » Deux causes, selon lui, exposaient à la guerre intérieure et exté
rieure une nation plus redoutable que jamais à l'Europe par l'exaltation même de la
liberté nouvellement conquise : la trahison intestine et les entraves opposées au
développement de sa force et de sa liberté; mais ces causes, on pouvait les sup
primer sans peine, et s'il était facile de tout bouleverser par l'enthousiasme et la
violence, il était bien plus facile, à son sens, de tout affermir par la sagesse et par la
fermeté. -

Et d'abord, depuis deux ans que les éventualités de guerre se présentaient à tous
les esprits, avait-on pris toutes les précautions nécessaires pour y faire face?Sans
doute on avait nommé des généraux, créé de nouvelles fonctions militaires pour les
partisans de la cour, tout cela dans l'intérêt du despotisme; mais était-on parvenu à
obtenir l'armement de tous les citoyens, et surtout de ces volontaires prêts à voler à
la défense de nos frontières ? Le ministre Duportail n'avait-il pas trompé l'Assemblée
constituante sur le nombre des armes renfermées dans nos arsenaux et sur la pré
tendue impossibilité de s'en procurer d'autres ? Rappelant alors que dès cette
époque il avait demandé l'interdiction sévère de l'exportation de nos armes à
l'étranger et la distribution immédiate de celles dont on pouvait disposer à toutes les
gardes nationales du royaume, à commencer par les départements frontières, il
ajoutait : « Je proposai d'ordonner que toutes les fabriques du royaume s'appli
quassent sans relâche à en forger de nouvelles, jusqu'à ce que les citoyens fussent
convenablement armés. Je demandai que l'on fabriquât des piques, et que l'Assem
blée nationale recommandât cette arme, en quelque sorte comme sacrée, et les
exhortât à ne jamais oublier le rôle intéressant qu'elle avait joué dans notre Révo
lution ; je lui proposai d'appeler tous les citoyens à la défense de l'État et de la
liberté, en effaçant toutes les distinctions injurieuses et impolitiques qui les
séparent. » - -

Il rappelait aussi les efforts vainement tentés par lui pour faire licencier les offi
ciers de l'armée et réorganiser leur cadre sur des bases plus conformes à la nouvelle
Constitution de la France; pour s'opposer au renvoi de tous les soldats patriotes,
ignominieusement chassés des corps par l'aristocratie militaire ; pour obtenir leur
rappel, ou bien que, si l'on léprouvait des difficultés à les réintégrer dans leurs régi
ments, on en formât du moins des légions qui seraient la plus douce espérance du
peuple et le plus ferme rempart de la liberté. Ces mesures, il en était convaincu,
eussent sauvé l'État en prévenant toutes les intrigues et les complots tramés depuis
cette époque; aussi n'hésitait-il pas à les proposer de nouveau à l'Assemblée légis
lative, à laquelle l'énergie et la prévoyance étaient plus nécessaires encore qu'à
l'Assemblée constituante, persuadé qu'il serait téméraire de s'aventurer dans une
guerre étrangère avant d'avoir pris ces premières précautions. Une autre condition
essentielle de salut à ses yeux, c'était la vigilance continuelle des sections. « Il faut
que le peuple veille pour se défendre, disait-il, quand la tyrannie veille pour le
perdre. » Évoquant le souvenir des services rendus à la cause de la liberté par les
districts de la capitale, dont un décret de l'Assemblée constituante avait interdit
les réunions permanentes, il engageait l'Assemblée législative à autoriser les sec
tions à s'assembler sans entraves, comme aux premiers jours de la Révolution,
croyant sincèrement que de l'alliance intime du peuple avec ses représentants renaî

|
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 11

traient bien vite la confiance, l'esprit public et toutes les vertus civiques accourues
d'abord sur les pas de la liberté.
Pour vivifier et régénérer en un.instant le pays, il conseillait l'emploi d'un moyen
dont l'expérience avait déjà démontré l'utilité et la sagesse : il voulait parler d'une
confédération civique, fraternelle, de toutes les gardes nationales de France. Invitez,
disait-il aux représentants du peuple, invitez tous les citoyens armés à envoyer des
députés, le 1" mars prochain, au chef-lieu de chaque département, et que là ils
renouvellent dans un saint transport le serment de vivre libres ou de mourir. On se
rappelle le prodigieux succès des premières fédérations, en 1790 ; l'union, la con
corde, l'espérance, toutes choses nécessaires au triomphe de la Révolution en
sortirent, et c'est avec raison qu'un écrivain moderne les a magnifiquement décrites,
nous pouvons dire chantées. Ah! certes, dans les circonstances présentes, elles
eussent pu avoir, croyons-nous, d'incalculables effets, tirer tout d'un coup le pays
d'embarras, à la condition d'être essentiellement populaires. « Loin la triste splen
deur, le faste corrupteur des cours, s'écriait Robespierre avec l'accent d'une âme
vraiment frépublicaine; loin toutes les petites intrigues apprêtées pour réveiller les
sentiments serviles; loin toutes les petites idoles ; point de bottes de Charles XII, ni
de cheval de Caligula ou d'aucun autre tyran ; mais, en revanche, que les emblèmes
sacrés de la liberté brillent partout; que les pures devises du civisme et de la vérité
éclatent sur les drapeaux, sur tous les monuments simples que le patriotisme aura
élevés; que les noms sacrés de l'égalité, de la patrie, sortis de tous les cœurs, pro
noncés par toutes les bouches, fassent retentir l'air du plus délicieux de tous les
concerts pour l'oreille des bons citoyens ; qu'élevés par ce sentiment sublime et
tendre, que ne connurent jamais les âmes corrompues des despotes et des courti
sans, tous les citoyens se jurent une éternelle union dans les douces étreintes de
l'amitié; qu'ils baignent de larmes généreuses ces armes que la patrie leur confia
pour sa défense ; que des actions de justice et d'humanité achèvent d'embellir et de
couronner ces fêtes. » La paix publique n'en serait point troublée, continuait-il, sauf
aux yeux des tyrans, qui nomment paix l'immobilité des esclaves, cette tranquillité
trompeuse précédant souvent des éruptions de volcans, et qui nomment anarchie,
désordre et sédition, les convulsions de l'humanité écrasée par le despotisme.
Il importait donc de ranimer l'esprit public, non point par des secousses désas
treuses, mais par les moyens paisibles qu'il indiquait. C'était aux représentants du
peuple, à la capitale, à ses fonctionnaires et à tous ses citoyens de donner l'exemple,
en se rendant au Champ de la Fédération; et, s'adressant à la municipalité de Paris,
il l'engageait à venir, Pétion à sa tête, réparer solennellement les erreurs de celle qui
l'avait précédée. « O Pétion ! poursuivait-il, car il ne perdait jamais l'occasion de
rendre hommage à son ami, tu es digne de cet honneur, tu es digne de déployer
autant d'énergie que de sagesse dans les dangers qui menacent la patrie que nous
avons défendue ensemble ; viens, sur les tombeaux de nos frères, confondre nos
larmes et nos âmes ; enivrons-nous des plaisirs célestes de la vertu, et mourons le
lendemain, s'il le faut, sous les coups de nos communs ennemis. » Il n'était guêre
possible d'honorer davantage le patriotisme d'un ami. Nous avons tenu à mettre ces
paroles sous les yeux de nos lecteurs, parce que trop souvent, et comme toujours,
sans aucune espèce de preuves, on a accusé Robespierre d'avoir été jaloux du maire
de Paris. Nous l'entendrons bientôt le défendre avec une éloquence pleine d'émo
12 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

tion ; mais lorsque, quelques mois plus tard, Pétion, après être resté assez longtemps
indécis, passera enfin dans le camp des adversaires de son premier compagnon
d'armes et de gloire, il ne se souviendra guère de tant de marques d'attachement.
Portant ensuite son attention sur les troubles de l'intérieur, Robespierre engageait
l'Assemblée législative à user de toutes les précautions imaginables pour prévenir le
retour des calamités sanglantes survenues dans le Midi, dans ces parties de la France
où se trouvaient à la fois les plus ardents défenseurs de la liberté et les plus fougueux
partisans du despotisme. On devait, selon lui, au sang versé dans Avignon et dans le
Comtat, la punition de ces commissaires civils dont l'odieuse conduite était la pre
mière cause des malheurs qui avaient fondu sur ce pays. C'était aux représentants du
peuple à donner un exemple de sévère impartialité, et à surveiller avec soin la nou
velle cour nationale d'Orléans, qu'il aurait voulu voir établie à Paris, ainsi qu'il
l'avait proposé jadis à l'Assemblée constituante. Il fallait prendre garde également
à ce que les intérêts populaires ne fussent pas trahis par certains directoires de
département, comme celui de Paris, par exemple, lesquels tournaient contre la
liberté les armes qu'on leur avait confiées pour la défendre. Et à ce propos, faisant
allusion à ce député Gorguereau qui, chargé récemment de présenter un rapport sur
la conduite incivique des administrateurs de la ville de Paris, avait, infidèle à son
mandat, outragé le peuple et la Révolution, il conseillait à l'Assemblée législative de
censurer et de punir de la prison même [tout membre coupable d'avoir manqué de
respect à la nation. Il l'engageait aussi à se montrer d'une excessive défiance envers
les ministres, toujours disposés à traiter de factieux les véritables patriotes et à
étouffer la liberté sous les mots d'ordre, de paix et de discipline.
Réprouvant l'esprit de corps comme un sacrifice honteux de l'intérêt général à des
intérêts particuliers, il voulait oublier qu'il avait été membre de la précédente
Assemblée, et juger les actes de la Constituante comme si déjà pour elle avait com
mencé le jugement impartial et sévère de la postérité. Par elle avaient été légués
tous les maux dont on était assiégé à l'heure présente. Par les lois martiales, par les
décrets rigoureux votés sur les instances du pouvoir exécutif, on avait insensible
ment fait reculer la Révolution et préparé la crise fatale à laquelle on touchait. C'est
pourquoi il frémissait quand il voyait les successeurs des Duportail et des Montmorin
chargés de fournir eux-mêmes à l'Assemblée législative [des renseignements sur la
situation du royaume, et d'appliquer de leurs propres mains le remède aux maux
signalés. Songez, disait-il alors aux représentants du peuple, songez que vous êtes
dans un état de révolution, environnés de piéges et de conspirations ; ne vous
reposez point sur les incendiaires du soin d'éteindre l'incendie. » Il n'insistait pas
sur la nécessité de déployer contre les attentats du ministère une juste sévérité,
parce que cela était généralement senti; mais, tout en approuvant l'Assemblée
d'avoir, guidée par le seul amour du bien public, déclaré que le ministre Bertrand
de Molleville avait perdu la confiance de la nation, jugement que, selon lui, on eût
pu étendre aux autres membres du ministére, il eût préféré un décret d'accusation,
parce qu'il valait mieux poursuivre un fonctionnaire prévaricateur suivant les formes
légales et en vertu d'une accusation précise, que d'user d'une mesure vague, arbi
traire et trop favorable aux intrigues qui agitaient le Corps législatif. Pour lui,
d'ailleurs, il ne mettait guère de différence entre Necker et de Lessart, Narbonne et
la Tour-du-Pin, Barentin et Duport, si ce n'est qu'il aimait mieux les champions
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 13

déclarés du système antipopulaire que les déserteurs de la cause du peuple, la fran


chise que l'hypocrisie. On comprend quels ressentiments cet âpre langage dut
amener dans l'âme de la fille de Necker, de cette madame de Staël, publiquement
désignée alors comme la matîresse de Narbonne; et il ne faut pas s'étonner si plus
tard, au souvenir de son amour irrité, elle porta contre Robespierre des jugements
empreints de tant d'injustice et de prévention.
Des patriotes distingués avaient paru désirer que la cour recrutât ses ministres, les
officiers généraux et les ambassadeurs, dans la Société des Jacobins; pour lui, il ne
le souhaitait point, quant à présent; car il n'aurait pas plus de confiance dans le
patriotisme de la cour, mais il en aurait beaucoup moins dans la vertu de ceux
qu'elle aurait nommés, sachant quelle pernicieuse influence exerce sur la plupart
des hommes la séduction du pouvoir. Il croirait alors qu'il n'est pas d'asile si sacré
où ne pénètrent la corruption et l'intrigue, à moins que la cour, en rejetant de bonne
foi tous ses faux principes, et en sacrifiant au peuple, à l'égalité, l'orgueil des grands,
la passion du despotisme, les prétentions de la noblesse, ne se montrât tout à fait
digne de choisir ses agents parmi les défenseurs du peuple. Il s'agissait donc plutôt,
à son sens, de réprimer sévèrement les écarts des ministres en exercice que de pro
voquer des changements ministériels. C'était à l'Assemblée législative à les sur
veiller sans relâche. Quant au pouvoir exécutif, il était obligé de marcher dans la
voie tracée par la Constitution, ou de succomber sous la force invincible de la volonté
générale. Et, assez indigné du ton léger et badin avec lequel le ministre Narbonne
avait pris l'habitude de s'exprimer devant les législateurs d'un grand peuple, Robes
pierre ajoutait : « Quand j'ai vu le ministre de la guerre répondre aux justes
reproches de M. Albite par ce ton léger, par ces airs que je ne sais point qualifier, il
m'a paru que, si j'avais présidé le Corps législatif, j'aurais pris la liberté de rappeler
au ministre qu'il était en présence de ses supérieurs et de ses juges, et que les airs
qu'il était permis d'étaler chez les courtisanes ou dans l'antichambre du roi n'étaient
point admissibles dans le sanctuaire du sénat français : j'aurais été jaloux de prouver
à la France et à l'univers entier combien il est facile à un représentant du peuple de
terrasser l'orgueil des ministres et même des rois. » Il connaissait bien cette vieille
et servile habitude qu'on avait dans notre pays de se prosterner aux pieds des grands,
des gens en place, et il avait à cœur d'inspirer à ses concitoyens le légitime orgueil
des hommes libres.
Rendre publiques les séances des corps administratifs, comme il l'avait proposé
déjà au sein de l'Assemblée constituante, afin de contre-balancer l'ascendant du pou
voir exécutif sur les administrateurs; construire pour le Corps législatif une salle
plus convenable que celle du Manége, une salle digne de la Représentation nationale,
un véritable palais du peuple, capable de contenir une immense foule d'assistants ;
établir des règles équitables pour la distribution des emplois publics, et ne pas per
mettre que l'administration devînt en quelque sorte le domaine de quiconque pou
vait présenter un certificat d'incivisme et d'aristocratie ; arrêter la fureur de ces
accaparements, causes de tant de désastres et de perturbations; mettre un frein à
l'agiotage; empêcher l'exportation du numéraire par des lois favorables à la fois au
producteur et au consommateur ; s'appliquer enfin à tout raviver, à tout réunir,
quand la cour cherchait manifestement à tout diviser, à tout corrompre, à tout
asservir; attacher l'armée à la Révolution en sºpprimant cette foule de places créées
14 HISTOIRE I)E ROBESPIERRE.

pour les seuls courtisans, en augmentant la paye des soldats, en aplanissant pour eux
les routes de l'avancement, semées de tant d'obstacles par l'ambition patricienne ;
protéger la liberté civile menacée de toutes parts, et, pour cela, réformer un code de
police digne de Tibère, qui mettait la pauvreté au rang des crimes et la liberté des
citoyens à la merci des officiers de gendarmerie ; rallier tous les citoyens par des
lois justes et conformes aux principes de la morale ; ranimer le zèle et la confiance
des habitants de la campagne égarés par le fanatisme, en recueillant leurs vœux, en
écoutant leurs pétitions, en faisant droit à leurs plaintes, en pressant, par exemple,
l'exécution du décret qui ordonnait la restitution des propriétés communales impu
demment livrées jadis par le despotisme aux seigneurs, étaient autant de moyens
excellents, selon lui, pour ramener la sécurité publique. Sans doute, ajoutait-il,
l'Assemblée législative, en les décrétant, serait maudite par Coblentz, mais elle
serait comblée des bénédictions de la nation tout entière.
Maintenant certaines lois étaient impatiemment attendues par l'opinion, il fallait se
hâter de les rendre, en évitant avec soin, recommandait-il, de toucher à des habi
tudes trop impérieuses, et de fournir de nouvelles armes au despotisme. Parmi ces
lois, il en était une d'une importance immédiate à ses yeux, c'était la loi concernant
l'éducation publique. Le théâtre, les fêtes nationales, lui semblaient aussi un excel
lent mode d'action salutaire, et il manifestait le vœu de voir des récompenses décer
nées annuellement aux auteurs dramatiques qui, dans le cours de l'année, auraient
le mieux peint les grandes actions des héros de la patrie et de l'humanité.Ainsi
revient toujours dans sa bouche et sous sa plume cette expression L'humanité. Car,
pareil au réformateur de Nazareth, il n'a pas seulement en vue le citoyen, mais
l'homme tout entier partout où il le trouve souffrant et opprimé. « Que les moyens
de faire le bien sont simples et féconds entre les mains des dépositaires de la puis
sance publique ! » s'écriait-il. Puis, après avoir conseillé à l'Assemblée législative
d'exposer avec franchise, dans une adresse aux Français, les périls de la situation
actuelle, les intrigues des ennemis de la Révolution, les immenses ressources du
pays, persuadé qu'on verrait tous les citoyens se montrer sensibles à la voix de la
raison et de la patrie, et se lever comme un seul homme au premier signal de la loi,
au premier cri de la liberté en danger; après avoir démontré que c'était ici même,
en France, qu'il fallait vaincre Coblentz et les despotes, préparer la révolution du
monde au lieu de la compromettre en allant porter le fléau de la guerre chez des
peuples qui ne nous avaient point attaqués; après avoir engagé les représentants de
la nation à ne pas être envers le pouvoir exécutif aussi faciles, aussi condescendants
que leurs prédécesseurs, eux qui, revêtus de la force et de la dignité de la plus puis
sante nation de l'univers, étaient suffisamment armés pour anéantir toutes les cons
pirations, il ajoutait : « Il en est temps encore, qu'ils reprennent leur énergie, qu'ils
se servent de la nôtre, et la guerre civile est étouffée, et la guerre étrangère est
impossible par conséquent. Nous sommes encore la même nation, le peuple est plus
éclairé : ce n'est point de la Révolution qu'il est fatigué, mais de la tyrannie qui lui
en arrache les fruits. Nos représentants peuvent donc trouver au milieu de nous
toutes les ressources nécessaires pour conserver la liberté conquise et forcer ses
ennemis à respecter notre Constitution. Qu'est-ce donc que ce cri du désespoir, parti
tout à coup du sein du Sénat : « La liberté est perdue ; il n'est plus en notre pouvoir
« de la retenir en France; c'est en Allemagne qu'il faut la chercher; ce n'est qu'en
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 15

« faisant la guerre aux puissances étrangères que nous pouvons triompher de nos
« ennemis du dedans; la liberté ne peut jamais être achetée qu'au prix du sang et
« des calamités; c'est à travers des torrents de sang que nous devons la poursuivre ;
« c'est sur des monceaux de victimes humaines qu'il faut fonder [son trône; il faut
« bouleverser l'Europe pour devenir libres avec elle : tel est l'arrêt du ciel, que tous
« les peuples ont subi. » Quel langage ! Est-ce donc en vain que le ciel a fait pour
nous des prodiges qu'il a refusés aux autres peuples, et préparés pour ce siècle ?
Est-ce en vain qu'au sein de la paix, environnés de la force invincible d'un peuple
magnanime, nos représentants ont pu promulguer la Déclaration des droits éternels
de l'homme, et poser les principes fondamentaux de l'ordre social et de la prospérité
publique? De quel droit doutent-ils de leur force et de notre zèle, quand nous ne
cessons de leur jurer que nous sommes prêts à mourir pour défendre leur ouvrage
et nos droits ? »
Deux choses manquaient, suivant lui, à notre Révolution : des écrivains profonds,
aussi nombreux que ceux soudoyés par le ministère, et des hommes riches, assez
amis de la liberté pour consacrer une partie de leur fortune à la propagation des
lumières et de l'esprit public, car il ne désespérait pas de vaincre les ennemis de
l'intérieur par les armes de la raison, jointes à celles de la loi et de l'autorité natio
nale. La guerre extérieure, au contraire, entraînerait fatalement la guerre civile, il le
craignait. Que si les ministres persistaient à ne pas avoir et à ne pas imposer à tous
le respect de la Constitution, il n'était nul besoin d'un bouleversement général à
l'intérieur pour les renverser, ou d'aller les combattre en Allemagne ; il suffisait de
l'union de tous les patriotes; une minorité pure et courageuse lui paraissait même
capable de tenir le pouvoir exécutif courbé sous le joug des lois et devant la majesté
nationale. « Non, s'écriait-il en terminant, je ne croirai jamais que, dans les cir
constances où nous sommes, la lâcheté, la sottise, la perfidie soient faites pour
triompher du courage, du génie et de la vertu. Si les hommes vertueux désespèrent
de l'Assemblée, s'ils ne peuvent plus lutter contre le torrent de l'intrigue et des
préjugés, ils peuvent mourir à la tribune, en défendant les droits de l'humanité ; ils
peuvent dénoncer les traîtres à leurs commettants, leur dévoiler avec franchise la
cause de nos maux, et laisser dû moins un grand exemple à la postérité et des
leçons terribles aux tyrans.
« Et à quel plus digne usage réserverait-on sa vie! Ce n'est point assez d'obtenir
la mort de la main des tyrans, il faut l'avoir méritée ; il ne faut pas avoir préparé le
succès de leurs crimes par son imprévoyance et par sa faiblesse. S'il est vrai que les
premiers défenseurs de la liberté doivent en être les martyrs, ils ne doivent mourir
qu'en entraînant avec eux la tyrannie au tombeau ; il faut que la mort d'un grand
homme réveille les peuples endormis, et que le bonheur du monde en soit le prix. »
Tel fut cet important discours, bien peu connu jusqu'à présent, et à peine men
tionné par les historiens qui m'ont précédé. On n'y trouve pas ces foudroyantes
apostrophes contre les émigrés et les prêtres fanatiques dont on était accoutumé
d'entendre retentir les échos de l'Assemblée législative ; mais en cela il nous semble
beaucoup plus pratique. Nul doute que, si le pouvoir exécutif et l'Assemblée natio
nale avaient résolûment pris l'initiative des mesures proposées par Robespierre, ils
n'eussent mené à bonne fin la Révolution, sans se jeter dans les hasards d'une guerre
souhaitée consciencieusement par un grand nombre de patriotes comme un moyen
16 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

d'avoir plus vite raison des émigrés et des conspirateurs, mais également attendue tempête
avec impatience par ceux-ci comme la voie la plus prompte pour arriver à écraser la détestab
Révolution. investi !
Quand, sous l'Assemblée constituante, s'était discutée l'organisation de la haute Crdinair
cour, Robespierre, on s'en souvient sans doute, avait insisté fortement afin qu'elle déclarer
fût établie à Paris même, sous les yeux du Corps législatif; son opinion n'avait pas périt pou
prévalu, et la ville d'Orléans avait été désignée pour siége à ce tribunal. Comme il
venait de manifester le vœu de le voir transporter à Paris, le député Broussonnet,
qui ce jour-là présidait les Jacobins en l'absence de Guadet, lui reprocha, au moment
où il descendait de la tribune, d'avoir parlé contre la Constitution. Aussitôt Robes
pierre fit amende honorable; il avait oublié, dit-il, que le décret concernant la
haute cour était un article constitutionnel, et il se félicita de l'observation du prési
dent, qui lui fournissait une occasion de prouver son attachement à la Constitution.
Son discours eut un succès prodigieux. « Ce n'est point assez pour nous, s'écria
Manuel, d'avoir entendu le héros de la Révolution; il faut nous pénétrer de ses
principes et de ses sentiments, qui sont ceux de la liberté. » Ce discours devait avoir,
selon le procureur de la commune, une influence énorme sur l'opinion publique; il
demanda donc qu'on l'envoyât à toutes les sections de Paris; cette proposition fut
immédiatement adoptée, et l'impression du discours votée d'enthousiasme.
• S
-s

XXV
| |

s
Le même jour se présentaient au club des Jacobins des députés du troisième N
s
bataillon des volontaires de Paris, [en garnison à Laon, dans le département de s|
l'Aisne. Ils venaient au nom de leurs camarades se plaindre d'avoir été désarmés
par des chefs inciviques, et prier la Société de donner à quelques-uns de ses
membres la mission de se livrer à une information sur ce point. Le président promit
que leur cause serait prise en considération, et, séance ténante, Robespierre et
Collot-d'Herbois furent nommés commissaires à l'effet de s'enquérir des faits.
Le lendemain, l'affaire des soldats de Châteauvieux, de ces soldats pillés d'abord,
puis décimés par leurs officiers, affaire dont se préoccupait beaucoup l'opinion
publique, amena au sein de la Société une discussion assez vive. L'Assemblée légis
lative avait, comme on l'a vu, décrété leur mise en liberté ; mais ce décret ne pou
vait être agréable à la cour, dont les partisans avaient été jadis jusqu'à demander une
couronne civique pour Bouillé qui avait provoqué les événements de Nancy; on
craignait donc que le roi ne refusât sa sanction. Collot-d'Herbois avait pris sous sa
sauvegarde ces malheureuses victimes de l'aristocratie militaire. Il monta tout ému
à la tribune des Jacobins : on lui écrivait de Brest, annonça-t-il, que jamais le décret
rendu en faveur des Suisses de Châteauvieux ne serait sanctionné, mais qu'en
revanche, et par une dérision barbare, le ministre avait envoyé des lettres de grâce
pour cinquante forçats, peut-être les plus grands scélérats du bagne, quand la Cons
titution n'accordait à personne le droit de grâce. Ces paroles excitèrent une violente
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 17

tempête contre le ministre de la justice, « le plus mauvais des ministres et le plus


détestable des citoyens, » suivant le député Albite, qui l'accusa d'avoir, n'étant pas
investi du droit de grâce, abusé du décret d'amnistie en l'étendant à des galériens
ordinaires. L'exaspération ne connut bientôt plus de bornes. On entendit Manuel
déclarer que le moment était venu où il était absolument nécessaire qu'un homme
périt pour le salut de tous, et que cet homme devait être un ministre.

Mme de Genlis.

Ce fut au milieu de l'effervescence causée par les paroles de Collot-d'Herbois que


Robespierre monta à son tour à la tribune. Profondément indigné lui-même de la
ligne politique suivie par les ministres, il ne venait ni les excuser ni rien ajouter à
l'indignation dont ils étaient l'objet ; il tenait seulement à éclaircir un fait important,
à relever une erreur de Collot-d'Herbois relativement au droit de grâce. Un décret
l'avait en effet formellement ôté au roi, mais ce décret n'était point entré dans l'acte
constitutionnel, contrairement à la demande qu'il en avait faite lui-même au sein de
l'Assemblée nationale. Depuis, Duport, qui jadis avait soutenu contre l'abbé Maury
que le roi ne saurait être mis en possession du droit de grâce, était parvenu à ajouter

" VOME II. 68


18 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

au chapitre des jurés un article en vertu duquel ce droit se trouvait implicitement


rendu au roi. L'ajournement avait bien été prononcé sur cet article; mais, par cela
même, le décret en vertu duquel le droit de grâce était interdit au chef de l'État se
trouvait également suspendu. Suivant lui, le roi était donc revenu, à l'egard du droit
de grâce, au point où il en était avant la Constitution, et l'on ne saurait présentement
le lui contester. Ces paroles ramenèrent le calme comme par enchantement, et la
discussion en resta là. Le veto précédemment opposé par la cour aux décrets concer
nant les émigrés et les prêtres fanatiques pouvait faire craindre le même sort pour le
décret relatif aux soldats de Châteauvieux, mais il n'en fut rien; le roi le revêtait de
sa sanction, à l'heure même où Collot-d'Herbois exprimait hautement la crainte
d'un refus.

XXVI

A cette époque eut lieu l'installation du tribunal criminel, impatiemment


attendue. Les tribunaux criminels, remplacés sous l'empire par les cours d'assises,
à une époque de réaction violente contre toutes les institutions libérales de la Révo
lution, étaient composés d'un président, de trois juges, d'un accusateur public, d'un
commissaire royal et d'un greffier. Douze jurés, tirés au sort sur une liste de deux
cents citoyens, et formant le jury de jugement, complétaient l'organisation de ces
tribunaux, chargés de décider en dernier ressort de la destinée des accusés renvoyés
devant eux par le jury d'accusation. Le souvenir tout récent encore de l'ancienne
justice criminelle, l'horreur inspirée par ses odieuses procédures, avaient engagé le
législateur à entourer l'accusé de toutes les précautions imaginables : plus d'ins
truction secrète ; les affaires s'instruisaient au grand jour, et les accusés n'étaient pas
cntièrement désarmés, comme de nos jours, devant le formidable appareil de
l'accusation. Si la répression pouvait perdre quelquefois à ce système plus large,
plus libéral, la justice y gagnait certainement en impartialité et en considération.
L'accusateur public, c'était le procureur impérial, le ministère public de notre
temps, avec cette énorme différence que, librement élu pour quatre ans par ses
concitoyens, il n'était point l'homme lige du pouvoir exécutif, et se trouvait, à
l'égard du gouvernement, dans une situation tout à fait désintéressée.Aussi, tout en
remplissant avec conscience les importantes fonctions dont il était investi, lui était
il permis, en se tenant dans les limites de la Constitution, de suivre une ligne poli
tique diamétralement opposée à celle d'un ministère auquel ne le rattachait aucun
lien de subordination. Sans cette position toute particulière de l'accusateur public,
véritable magistrat populaire, chargé surtout de poursuivre les délits criminels sur
les actes d'accusation admis par le premier jury, et à qui il était loisible de garder
une complète indépendance, Robespierre n'eût certes pas accepté ces fonctions
délicates, auxquelles, on ne l'a pas ou"'ié, il avait été appelé spontanément par les
électeurs de Paris, au mois de juin précédent. A coup sûr, il n'eût pas voulu d'un
poste qui aurait exigé le sacrifice de ses convictions de citoyen ; nous le verrons
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 19

même bientôt abandonner volontairement, sans regret, cette position influente et


lucrative le jour où il lui paraîtra impossible de servir à la fois sa patrie comme
magistrat et comme citoyen.
Ce fut le 15 février 1792 que fut installé le tribunal criminel du département de
Paris, dans le local de l'ancienne chancellerie. Il avait pour président Treilhard, élu
à la place de Prieur, qui lui-même avait remplacé Pétion après la nomination de
celui-ci comme maire de Paris, et pour juges Voidel, Pouk et Agier. Le substitut de
Robespierre était Faure, qui depuis devint accusateur près le tribunal révolution
naire. Quelque temps devait cependant s'écouler encore avant que le tribunal cri
minel fût en activité; il commença seulement de fonctionner dans les premiers jours
du mois suivant.
Le soir du jour où eut lieu cette installation, Réal lisait aux Jacobins une lettre
par laquelle on annonçait qu'une regrettable scission venait d'éclater à Strasbourg
au sein de la Société des Amis de la Constitution, scission due aux intrigues du maire
Diétrich et des principaux fonctionnaires de la ville. Cette nouvelle affecta profon
dément la Société mère, et l'on voulait adresser tout de suite une lettre à la partie
dissidente ; mais, sur la motion de Robespierre, on suspendit toute démarche
jusqu'à ce qu'on eût des renseignements plus étendus et plus certains. Il était monté
à la tribune pour donner des explications à cet égard, et en même temps il avait
demandé à la Société la permission de l'entretenir quelque instants au sujet de l'ins
tallation du tribunal criminel. Cette proposition avait été adoptée avec empresse
ment, et, après queThuriot eut rendu compte de la séance de l'Assemblée législative,
séance assez orageuse dans laquelle il avait été décrété que le ministre de Lessart
serait mandé à la barre pour s'expliquer au sujet de missions secrètes confiées à
Pelleport, courrier de cabinet, arrêté comme porteur de dépêches contre-révolu
tionnaires, Robespierre reprit la parole, afin de déclarer hautement comment il
entendait les fonctions d'un magistrat du peuple.
« Le tribunal criminel du département de Paris, dit-il en commençant, a été ins
tallé ce matin. Plusieurs jours doivent encore s'écouler naturellement avant qu'il
soit en activité. Cependant, près du moment où j'aurai à remplir les fonctions d'une
magistrature nouvelle parmi nous, je crois devoir présenter à mes concitoyens une
idée exacte du régime judiciaire auquel leurs plus chers intérêts seront désormais
soumis, des obligations particulières que leur confiance m'a imposées, et de mes
principes. Je veux leur faire connaître la nature de ma responsabilité et les bornes
des services qu'ils peuvent attendre de mon zèle. Le signe le plus honteux de l'es
clavage d'un peuple, c'est l'ignorance profonde où il est de ses propres affaires ;
c'est aux mandataires qu'il a choisis de l'aider à les connaître. Leur premier devoir,
à mon avis, est une communication franche avec lui; elle est un besoin pour moi.
S'il est vrai que nous ayons fait un pas vers le règne de la justice et des lois, il est
temps que les fonctionnaires publics, sans en excepter celui qu'on appelle le premier
de tous, se regardent non comme des puissances, mais comme les hommes d'affaires
de la nation et comme les égaux de leurs concitoyens; il faut qu'à leurs yeux,
comme à ceux de la raison et de la nature, les charges publiques ne soient plue des
honneurs, encore moins des propriétés, mais des devoirs. »
Arrivant à l'examen de l'organisation du nouveau tribunal, il en expliqua minu
tieusement le mécanisme, puis traça en quelques lignes le tableau de cette admi
20 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

rable institution du jury, qui, arrachant les justiciables criminels au jugement de


magistrats toujours prévenus et implacables, les soumettait à celui de leurs conci
toyens et de leurs pairs. Merveilleuse institution en effet, contre laquelle s'insurgent
encore en vain quelques retardataires toujours enclins à trouver trop faibles les
répressions pénales, et qui regrettent le bon temps où tant de vies humaines étaient
à la merci du caprice d'un juge. « Le jury, a dit avec raison un éminent magistrat de
ce temps, est la garantie suprême de la justice pénale, et seul il peut supporter de
nos jours le poids et la responsabilité des jugements criminels. »
Quel rôle était réservé à l'accusateur public ? Sa mission était de poursuivre, au
nom du peuple, la réparation des crimes qui troublaient la société; mais elle ne
commençait qu'après qu'un premier jury, comme nous l'avons dit plus haut, avait
prononcé sur l'accusation. Adversaire du crime, chargé de défendre les intérêts
sociaux, ce magistrat, impartial en toutes choses, devait être également le défenseur
de la faiblesse et de l'innocence. Car, disait Robespierre, et ce langage ne saurait être
trop médité, la sûreté publique, qui est la devise des magistrats dont je parle, est
beaucoup plus compromise encore par l'assassinat judiciaire d'un innocent que par
l'impunité d'un coupable. Il est temps enfin que cette maxime, consacrée dès
longtemps dans les livres philosophiques, adoptée verbalement par ceux même qui
n'étaient pas philosophes, soit pratiquée par les magistrats et réalisée dans les juge
ments. » Quant à lui, il voulait en faire la première règle de sa couduite, et à ceux
qui présentaient comme des fauteurs de désordre et d'anarchie les meilleurs amis de
l'humanité, il prouverait, par son exemple, que les principes de la morale, la haine
du crime et le zèle pour l'innocence avaient une source commune dans le pur senti
ment de la justice. « Des hommes aussi peu éclairés que les autres étaient injustes,
ajoutait-il, ont cru me louer en disant que je serais l'implacable ennemi des aristo
crates. Ils se sont trompés. Comme citoyen, le mot d'aristocrate dès longtemps ne
signifie plus rien pour moi; je ne connais plus que les bons et les mauvais citoyens ;
comme magistrat du peuple, je ne connais ni aristocrates, ni patriotes, ni modérés ;
je ne connais que des hommes, des citoyens accusés ; je me rappelle que je ne suis
que le vengeur du crime et l'appui de l'innocence. Je ne daignerai pas faire de plus
longs discours pour réfuter les calomniateurs impuissants qui ont hasardé contre
moi ces absurdes inculpations ; je me contenterai d'attester tous ceux qui ont connu
le vrai sentiment de la liberté et du patriotisme, de la vérité de la profession de foi
que je vais faire : Le jour le plus heureux de ma vie serait celui où je trouverais le
plus acharné de mes ennemis, l'homme même le plus opposé à la cause de l'huma
nité (le seul homme que je pourrais regarder comme mon ennemi), en butte à la
prévention, prêt d'être immolé par elle pour un délit dont il serait innocent, et où,
répandant sur sa cause la lumière de la vérité sévère et impartiale, je pourrais l'ar
racher à la mort ou à l'infamie. Ah ! si les amis de la liberté pouvaient être suscep
tibles d'une espèce de tentation, sans doute ce ne serait pas celle d'une lâche inimitié;
ce serait celle d'une excessive générosité : j'en atteste tous ceux qui ont chéri la
probité et la justice, bases éternelles de la liberté; j'en atteste le peuple français tout
entier. » Nobles paroles qui le peignent au vif, et que ne démentit jamais sa con
duite.
Loin de se prévaloir de l'autorité accordée par la loi à l'accusateur public, il
rappelait qu'au sein de l'Assemblée constituante il avait demandé qu'elle fût res
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 21

treinte le plus tôt possible, prévoyant combien elle pourrait être redoutable à la
liberté civile, si elle venait à tomber dans des mains indignes. Aussi, regardant les
longues magistratures comme le fléau des peuples, il se faisait gloire d'avoir obtenu
que les fonctions de l'accusateur public fussent bornées à un temps assez court, et
ses appointements modestes, car à l'opulence de Crassus il préférait la pauvreté
d'Aristide, comme d'un meilleur augure pour la prospérité publique.
Tous les crimes intéressant directement le sort de la liberté n'étaient point de
la compétence de ce magistrat, la connaissance en appartenait à la haute cour
nationale ; il en était de même des faits concernant la liberté de la presse, Robes
pierre tenait à éclairer ses concitoyens à cet égard, afin qu'il n'y eût aucune espèce
de malentendu. Ces fonctions d'accusateur public n'en étaient, à ses yeux, ni moins
importantes, ni moins utiles; aucune place, dans un temps ordinaire, n'eût mieux
convenu à son caractère ; mais ce n'était pas sans regret qu'il voyait approcher
l'heure de la remplir, parce que, dans son opinion, le rang le plus convenable pour
les anciens Constituants était celui de simple citoyen. Au moment où il avait pro
voqué le décret qui les excluait de la législature suivante, il avait été sur le point
de les engager à renoncer à toutes charges publiques, mais il avait été détourné de
ce dessein par les conseils d'un homme auquel l'attachaient, dit-il, les nœuds de la
plus tendre amitié, par Pétion, et il s'était applaudi de s'être abstenu. Ici revenait
dans sa bouche le plus flatteur éloge de cet ami qui devait cependant le trahir : « Je
jure que le courage et les vertus de Pétion étaient nécessaires au salut de la France. »
Les dangers mêmes courus par la liberté lui indiquaient la voie à suivre; il donnerait
à ses fonctions les jours entiers, à la Révolution une partie de ses nuits; mais, si sa
santé et ses forces ne lui permettaient pas de cumuler ses devoirs de magistrat et
ceux de citoyen, il n'hésiterait pas à sacrifier sa place à ses principes, son intérêt
particulier à l'intérêt général ; car il était, selon lui, un devoir supérieur à celui de
poursuivre le crime ou de protéger l'innocence devant un tribunal particulier :
c'était celui de défendre la cause de l'humanité, de la liberté, comme citoyen et
comme homme, au tribunal de l'univers et de la postérité. « Dans de tels moments,
dit-il, le poste d'un ami de l'humanité est au lieu où il peut la défendre avec suc
cès. Les devoirs de chaque homme sont écrits dans sa conscience, dans son carac
tère. Nul mortel ne peut échapper à sa destinée ; et si la mienne était de périr pour
la liberté, loin de songer à la fuir, je m'empresserais de voler au-devant d'elle. »
Nous avons dû analyser avec quelque développement ce discours si peu connu,
dont aucun historien n'a cité d'extrait, et où sont tracés si nettement les devoirs du
véritable magistrat criminel, c'est-à-dire du magistrat chargé de concilier les inté
rêts de la société avec le respect de la liberté civile et toutes les précautions indis
pensables pour que l'innocence ne vienne pas à être opprimée par trop de zèle. Ah !
pauvre grand calomnié, qu'on poursuit encore de tant d'injures banales dictées par
i'hypocrisie et propagées par l'ignorance, il faudrait désespérer de la justice des
hommes, si tant de preuves éclatantes de la douceur et de la modération de tes
principes étaient impuissantes à redresser l'opinion et à réformer trop de jugements
téméraires !
22 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

LIVRE SEPTIÈME
FÉVRIER 1792 — JUIN 1792

Situation des partis. — Lettre à la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg. — Défense
des sociétés patriotiques. — Réclamation contre le comité de correspondance. — Irritation de
Louvet. — Le manifeste impérial. — Effet qu'il produit aurx Jacobins ; opinion de Robespierre.
— Quête aux Tuileries. — Les Marseillais sont en marche ! — Ils sont défendus par Robespierre.
— Les massacres d'Avignon. — Décret d'accusation contre de Lessart. — Dumouriez est nommé
ministre. — Aversion de Robespierre contre le débraillé révolutionnaire. — Sans-culottisme et
bonnets rouges. — Dumouriez aux Jacobins. — Les Girondins au pouvoir. — Impression de cet
avénement sur Robespierre. — La question religieuse aux Jacobins. — Adresse rédigée par
Robespierre. — Attaque de Guadet. — Admirable réponse de Robespierre. — Appréciations
diverses. — Madame Roland et l'athéisme. — Robespierre indisposé. — Lettre d'Augustin. -
Robespierre retire son adresse. - Débats relatifs aux soldats de Châteauvieux. — André Chénier
et le poëte Roucher. — Les bustes des vivants. — Les tyrans seuls sont coupables! — Violente
attaque contre Lafayette. — Le prince de Hesse et Robespierre. — Arrivée des soldats de Châ
teauvieux. — Les canons perfectionnés. — Nouvelle sortie contre Lafayette. — La fête de la
Liberté. — Mauvais vouloir du directoire de Paris. — Complaisance de Réal pour les Girondins.
— Robespierre se démet de ses fonctions d'accusateur public. — Éloge de Pétion. — Théroigne
de Méricourt et Robespierre. - La guerre déclarée à l'Autriche. — Comment elle doit être con
duite selon Robespierre. - Il demande la destitution de Lafayette. — Jalousie des Girondins, —
Calomnies de Condorcet. — Violente philippique de Brissot. — Guadet propose à Robespierre de
se condamner à l'ostracisme. — Réponse de Robespierre. — Nouvelle calomnie de la Chronique
de Paris. — Duport du Tertre nommé accusateur public. — Réfutation des discours de Brissot et
de Guadet. — Tentative de Pétion pour apaiser les esprits. — Colère des Girondins. — Flétris
sure imprimée à Brissot et à Guadet. — Triomphe de Robespierre. — Les Révolutions de Paris et
Ia confession de François Robert. - Madame de Lacroix. — La Tribune des Patriotes. — Une
page de l'Ami du peuple. - Échec à la frontière. - Observations de Robespierre sur les moyens
de faire utilement la guerre. - De la nécessité et de la nature de la discipline militaire. —
Manœuvres de Brissot. - Le comité de correspondance des Jacobins et les sociétés affiliées. —
Le Défenseur de la Constitution. - Prospectus et exposition des principes. — Motion de Méchin
combattue par Robespierre. - Fureur des Girondins ; odieuses calomnies. — Réponse à
Condorcet. — Le juge de paix La Rivière et la liberté individuelle. — Condamnation de Lecointre
à trois jours de prison. — Servan au ministère de la guerre. — Dénonciation de Brissot contre
le comité autrichien. — Irritation croissante. - Séance permanente de l'Assemblée. — Odieuses
insinuations de Brissot. - Robespierre fait suspendre les affiliations aux Jacobins. - Terrible
réponse à Brissot et autres. - Le maréchal Rochambeau. — La société de Manchester. — Des
causes morales de la situation. - Honneurs funèbres rendus à Simonneau. — Opinion de
Robespierre sur les fêtes publiques. - Le camp de 20,000 hommes. — Du respect dû aux lois.
— Les Girondins expulsés du pouvoir.

Nous marchons à grands pas vers l'heure des déchirements profonds. Dans ces
mois de mars, d'avril et de mai 1792, pendant lesquels nous suivrons Robespierrejour
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 23

par jour, vont, d'une part, se prononcer de plus en plus le mouvement de résistance
qui entraînera la monarchie aux abîmes; de l'autre, éclater avec une incroyable
fureur des haines dont les longs débats sur la guerre avaient déposé le germe dans le
cœur des Girondins. Trop souvent on a présenté ces hommes comme des modèles de
générosité et de désintéressement, comme des âmes sans fiel, comme de purs
citoyens immolés par l'envie ; ces complaisantes appréciations ne sauraient tenir
devant l'implacable vérité. Certes je ne prétends point révoquer en doute leur patrio
tisme ; je ne voudrais même pas avoir pour eux de paroles amères, car, je ne puis
l'oublier, ils ont travaillé, eux aussi, à l'œuvre immense de la Révolution, et je
n'imiterai pas ces étranges démocrates qui, pour glorifier la Gironde, frappent à tort
et à travers sur les membres du comité de Salut public, sans se rendre exactement
compte de la situation, et se font ainsi les échos des mensonges et des diatribes de la
réaction. Mais ce qui est notre devoir d'historien, c'est d'exhumer et de mettre sous
les yeux du public toutes les pièces d'un procès non suffisamment plaidé. On ne s'est
pas assez appesanti sur les causes de la querelle qui divisa Robespierre et les Giron
dins.Les survivants de la Gironde, associés aux Thermidoriens, ont inondé la France
de livres et de brochures dans lesquels, avec un rare cynisme, ils ont tout dénaturé;
tout travesti, tandis qu'il n'était permis à aucune voix de s'élever afin de défendre la
mémoire des vaincus; il est temps que justice soit faite et qu'à chacun soit laissée la
responsabilité de ses actes. Depuis longtemps déjà d'éloquents écrivains ont protesté
au nom de la justice éternelle; mais dans une œuvre d'ensemble il ne leur a pas été
possible de s'arrêter aux questions de détail; il y avait là une lacune indispensable à
combler pour que la vérité fût connue tout entière sur un des plus importants per
Sonnages de la Révolution française. Nous n'omettrons donc rien, absolument rien ;
et quand le lecteur aura vu avec quelle perfidie les principaux Girondins ont manié
l'arme de la calomnie dont ils seront frappés à leur tour, il se demandera, stupéfait,
comment on est parvenu à donner le change à l'opinion.
Mais partisans de Brissot et partisans de Robespierre avaient, sur un point au
moins, les mêmes sentiments : les uns et les autres voulaient le triomphe de la
Révolution, avec cette différence qu'à l'amour de la liberté les premiers joignaient
l'ambition du pouvoir; et, pour la satisfaire, ils étaient disposés d'avance à des com
promis inadmissibles aux yeux des seconds. Aussi voyons-nous à cette époque les
feuilles ministérielles, les journaux des Feuillants, s'acharner de préférence sur les
hommes de la Gironde, dans lesquels ils devinaient des rivaux, et c'est contre eux
Surtout que, dans le Journal de Paris, André Chénier dirigera ses plus vives
attaques. Le ministère pouvait également compter sur le directoire du département
de Paris, composé presque entièrement de Feuillants, mais c'était là devant le peuple
une mauvaise recommandation, de même que la nouvelle garde du roi, récemment
réorganisée et recrutée en réalité parmi les adversaires les plus décidés de la Révo- .
lution, devait être plus funeste qu'utile à la cour, parce que sa composition jeta l'ir
ritation et le soupçon dans le cœur des patriotes.
Des journaux la polémique passa dans la rue ; aux théâtres et dans les cafés eurent
lieu des scènes violentes, de fâcheuses collisions. Tandis qu'au Théâtre-Français la
présence de quelques démocrates connus était saluée d'applaudissements frénétiques,
Marie-Antoinette était accueillie, aux Italiens, par les cris de : Vive la reine / A bas les
Jacobins / et parfois l'enthousiasme des royalistes dégénérait en voies de faits bientôt
24 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

suivies de représailles. En même temps éclataient dans les départements, au sein


des sociétés populaires, de regrettables scissions amenées par les intrigues des
contre-révolutionnaires. Nous avons parlé déjà de celle qui s'était produite à Stras
bourg; comme elle avait coïncidé avec l'arrivée de Victor Broglie dans les murs de
cette ville, on l'attribuait généralement aux manœuvres de cet officier. Robespierre
ayant appris, par une correspondance particulière, les principales causes du dissen
timent, et que les citoyens et les militaires de Strasbourg étaient dans les meilleures
dispositions, monta à la tribune des Jacobins, le 22 février, pour faire part de ces
mouvelles à la Société, et lui proposer d'envoyer aux patriotes alsaciens une adresse
qu'à l'avance il avait lui-même rédigée. Après avoir exprimé l'espérance de voir
prochainement cesser une désunion fatale et les bons citoyens trompés reconnaître
leur erreur, il ajoutait : « Votre courage, amis, doit croître avec les dangers de la
chose publique. Nous avons cet avantage, que les puissances humaines ne sauraient
nous ravir, c'est que les efforts du patriotisme sont des succès, c'est que les défaites
mêmes de la vertu qui combat pour l'humanité sont des titres de gloire, tandis que
les triomphes de l'intrigue et de la tyrannie sont des crimes ; le remords les accom
pagne et l'opprobre les suit. » Il terminait en engageant les patriotes de Strasbourg
à ne point se lasser de défendre la cause du peuple et à continuer de semer dans le
cœur des hommes les principes de la justice et de la sainte égalité. « Nos enfants, si
ce n'est nous, disait-il, recueilleront la liberté, et la paix et le bonheur du monde
seront notre récompense. » Cette lettre, adressée au nom de la Société des Amis de
la Constitution, produisit, paraît-il, le meilleur effet auprès de la Société des Jaco
bins de Strasbourg, dont Robespierre avait reçu, peu de temps auparavant, une
couronne civique accompagnée de l'épître la plus flatteuse.
Les sociétés patriotiques étaient alors le point de mire des agressions de tous les
partisans plus ou moins avoués de la cour; on sentait bien qu'en elles résidait toute
la force révolutionnaire. Violemment invectivées par les journaux feuillants, elles
étaient, au sein même de l'Assemblée nationale, l'objet d'attaques, indirectes il est
vrai, mais non moins perfides. Toucher ouvertement au droit de réunion, formelle
ment reconnu par la Constitution, on ne l'eût point osé. La liberté ne saurait exister
sans ce droit primordial antérieur, et s'il est inséparable de quelques agitations, ces
agitations, sans aucun danger pour l'ordre public sous un gouvernement conforme
au véritable vœu national, prouvent la vie même d'un peuple et valent certainement
beaucoup mieux que cette immobilité léthargique décorée du nom de tranquillité et
de paix. Attaquer de front le droit de réunion semblait donc impossible à cette
époque; aussi cherchait-on à l'atteindre par des voies détournées. Dans cette même
journée du 22 février, à l'Assemblée législative, les députés Vaublanc, Lacroix,
et Mouisset proposèrent plusieurs motions tendantes à empêcher les repré
sentants de la nation d'assister aux séances des assemblées populaires. Quelques
membres voulaient même qu'il fût interdit à tout député de faire partie d'aucune
société patriotique. Merlin (de Thionville), dont la parole n'avait pas peu contribué à
décider l'Assemblée à passer à l'ordre du jour, jura fièrement, le soir aux Jacobins,
après avoir raconté ce qui avait eu lieu dans la journée, jura, au nom de la Déclara
tion des droits et de la liberté, de ne jamais abandonner les Jacobins. Nous verrons
plus tard comment il fut inſidèle à son serment.
Robespierre remonta ensuite à la tribune, rendit pleine justice au patriotisme du
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 25

préopinant et engagea vivement ses concitoyens à ne pas s'occuper des intrigues


ourdies contre les sociétés populaires, soit dans la salle du Manége, soit dans celle
des Feuillants. Apre et sévère fut son langage à l'égard des ennemis de la liberté, de
ces partisans du despotisme, essentiellement lâches et vils, dit-il, et qui n'oseraient
certainement pas tenter une entreprise contre les droits du peuple, s'ils ne comptaient
sur des appuis étrangers. Et quels étaient ces hommes qu'on entendait sans cesse à
présent clabauder contre les sociétés patriotiques? Des intrigants qui jadis les
avaient prônées, alors que, poûr satisfaire leur ambition personnelle, ils avaient jugé
indispensable de les opposer à la cour. Voulait-on une fois pour toutes n'avoir plus

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Mort de l'empereur Léopold.

à redouter la rage de ces conspirateurs formidables, investir l'Assemblée nationale


de la force nécessaire pour déjouer toutes les trames du despotisme ? le secret était
bien simple : il n'y avait qu'à se dégager de l'esprit d'intrigue, à substituer l'intérêt
général à l'intérêt particulier, qui seul divisait les sociétés populaires. Un citoyen
invariablement attaché à la liberté ne devait connaître, selon lui, ni l'intrigue ni
l'ambition. Dix représentants d'un grand caractère, au sein de l'Assemblée législa
tive, bien pénétrés de la cause du peuple et décidés à mourir pour elle, lui parais
saient suffisants au salut de la liberté. « Oui, Messieurs, poursuivait-il, la voix d'un
représentant du peuple fera trembler la tourbe infâme des esclaves et des tyrans ; et
je mets en fait que, si plusieurs hommes animés du sentiment impérieux que vient
| de manifester à cette tribune celui qui a parlé avant moi se succédaient à la tribune
du peuple pour dénoncer les vils conspirateurs qui veulent replonger le peuple
français dans l'opprobre, les ministériels et tous les intrigants de l'Assemblée natio
nale rentreraient dans la poussière. Qu'ils le fassent aujourd'hui, qu'ils le fassent

TOME II, 69
26 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

demain, et je garantis l'opprobre à tous les ennemis de la Constitution. » Avait-on à


redouter la dissolution des sociétés patriotiques, lorsque non-seulement à Paris,
mais dans toute la France, elles étaient environnées de la puissance et de la majesté
du peuple ? Elles seules, en se divisant, pourraient être le propre instrument de leur
ruine. Quant au tyran qui oserait porter la main sur elles, il ne le voyait pas, et il
jetait un défi hautain aux Feuillants et aux aristocrates de l'Assemblée législative de
proposer une loi contre ces sociétés. La faiblesse et l'ambition de leurs membres
étaient de nature à prêter des forces à leurs ennemis; le vrai moyen d'être invincible
était donc, selon lui, de fermer son cœur à l'intrigue et à la bassesse, de dédaigner les
honneurs, de préférer à tout le simple titre d'ami de la Constitution et de citoyen.
L'orateur d'une députation du faubourgSaint-Antoine admise à la séance prit aussitôt
la parole et s'écria : « Nos piques sont prêtes à vous soutenir; nous avons juré de
vivre libres ou de mourir : les hommes du 14 juillet ne jurent pas en vain. »
Un membre de la Société, nommé Mendouze, ayant ensuite proposé à ses collègues
de procéder à un scrutin épuratoire, Robespierre combattit très-vivement cette
motion, qu'il regardait comme peu propre, dans le moment, à concilier les choses,
et, sur sa demande, la Société s'empressa de passer à l'ordre du jour.

| II

Vers la fin de cette séance des Jacobins, Billaud-Varenne s'était levé pour réclamer
le rappel à l'ordre du comité de correspondance qui, dans une circulaire destinée
aux sociétés affiliées, prétendait peindre l'esprit de la Société mère sans l'avoir, au
préalable, consultée. Or, dans cette lettre, on présentait la Société des Amis de la
Constitution comme s'étant prononcée en faveur de la guerre. Cela était compléte
ment faux; aussi personne ne fut-il étonné d'entendre Robespierre réclamer égale
ment, dans la séance du 24, contre l'erreur manifeste et probablement volontaire du
rédacteur, et demander, d'abord, qu'il ne fût permis à aucun comité d'envoyer
d'adresses ou de lettres sans qu'elles eussent été communiquées à la Société ;
ensuite, d'être admis à prouver qu'il ne s'était nullement rallié à une opinion qu'il
persistait à regarder comme la plus dangereuse pour la patrie et la liberté.
Le lendemain, lecture fut donnée de cette circulaire, laquelle se terminait par ces
mots : « Le système de la guerre est celui qui domine dans la Société. » Le rappor
teur du comité de correspondance, le Girondin Santhonax, entreprit de la justifier
en citant cet exemple d'un soldat anglais qui, mutilé par des Espagnois, s'était écrié
à la barre du parlement d'Angleterre qu'au moment où il avait souffert cette insulte,
il s'était souvenu qu'il était citoyen anglais, avait recommandé son âme à Dieu et sa
vengeance à sa patrie. Et comme ce peu de mots avaient suffi pour armer l'Angle
terre contre l'Espagne, l'orateur en concluait que les insultes prodiguées partout à la
France légitimaient parfaitement l'adoption du système de la guerre.A la longue
agitation qui se produisit dans la Société, le rapporteur du comité de correspondance
put juger combien peu exacte était son assertion. Suivant le député Albite, on aurait
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 27

dû se contenter de dire qu'il avait été énoncé d'excellentes choses pour et contre la
question. C'était le plus court et le plus simple moyen de terminer l'incident ; mais
cette proposition n'ayant pas été acceptée, Robespierre monta à la tribune.
Il commença par rendre justice aux principes développés dans la circulaire en
discussion, et sous ce rapport il en appuyait lui-même l'envoi aux sociétés affiliées.
Il n'avait donc nullement l'intention d'inculper les signataires; seulement il trouvait
mauvais que le comité eût songé à l'envoyer sans l'avoir soumise à l'appréciation de
la Société. Maintenant, comme la Société des Amis de la Constitution n'était point une
assemblée délibérante, il était infiniment dangereux, suivant lui, de la présenter
comme tout à fait décidée pour tel ou tel parti. Son but était d'éclairer l'opinion, et
elle y arrivait en faisant distribuer au public et aux sociétés affiliées tous les discours
prononcés dans son sein; en allant au delà, elle outre-passait sa mission.A quoi
visaient tous les esprits consciencieux ? poursuivait Robespierre.A enseigner et à
instruire par des discussions sages, exemptes de tout esprit de parti. Si, comme le
prétendaient ses adversaires, toutes les sociétés patriotiques inclinaient pour la
guerre, il n'était pas besoin de le leur répéter sans cesse, il était surtout contraire
aux véritables intérêts du pays de leur adresser des lettres remplies d'assertions
inexactes. Si l'on jugeait utile de correspondre par des circulaires avec les sociétés
affiliées, au moins fallait-il leur envoyer le résumé impartial des différentes opinions
émises ; c'était là, disait-il en finissant, l'unique moyen d'éclairer le pays sans com
promettre la Société mère des Amis de la Constitution.
Accueillie par de chaleureuses acclamations, la proposition de Robespierre fut
combattue par Louvet avec un acharnement ridicule. N'ayant aucune espèce d'ar
guments sérieux à opposer aux raisons décisives du préopinant, l'auteur de Faublas
se lança dans des lazzi qui lui attirèrent quelques applaudissements peut-être iro
niques; mais il souleva une partie de l'Assemblée en terminant une de ses phrases
par le dicton trivial : Mariez-vous, ne vous mariez pas. La parole lui fut retirée
conformément à l'article 10 du règlement, et il se vit contraint de quitter la tribune
au milieu des murmures et des huées.
De ce jour Louvet, déjà aigri par les succès qu'avait obtenus Robespierre dans les
débats relatifs à la question de la guerre, devint son ennemi juré; et dans ce cœur,
où se jouaient les amours faciles, se développa tout à coup une de ces haines
immenses, sans mesure, qui du chantre des voluptés cyniques et des plaisirs liber
tins allait faire un maniaque de calomnie, un Zoile de la pire espèce. Quelques jours
après, présidant les Jacobins, à la place de Bazire, le 2 mars, il ne laissa pas échapper
l'occasion de manifester sa rancune ; voici à quels propos. On avait lu la veille, à
l'Assemblée nationale, des lettres de la chancellerie de Vienne en réponse à la
demande d'explications adressée par le gouvernement français, sur l'injonction du
Corps législatif. Léopold, tout en protestant de ses efforts pour le maintien de la
paix, laissait percer l'intention bien évidente de s'immiscer dans les affaires de motre
pays, quand, pour le bien-être de la France et de l'Europe entière, il se prétendait
autorisé « par les provocations et les dangereuses menées du parti des Jacobins » à
démasquer publiquement les membres de cette secte pernicieuse comme les ennemis
du roi et de la Constitution, comme les perturbateurs de la paix et du repos public.
Un fou rire accueillit ces insinuations ridicules, qui semblaient un écho lointain des
28 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

déclamations feuillantines, et l'Assemblée, émue d'indignation, vota l'impression du


pamphlet impérial.
Grangeneuve, aux Jacobins, tonna fort contre le manifeste de l'empereur d'Au
triche ; il ne manqua pas de faire remarquer que Léopold disait absolument la même
chose que tous les calomniateurs des sociétés patriotiques, et il demanda qu'une
adresse fût envoyée aux societés affiliées relativement aux notes diplomatiques lues
la veille au sein de l'Assemblée nationale. A ce moment Robespierre demanda la
parole. Le président (c'était Louvel) n'eut pas l'air d'entendre et voulut mettre
immédiatement aux voix la proposition de Grangeneuve. — « Mais, monsieur le
Président, objecta Robespierre, j'ai demandé la parole. — Et sur quoi, monsieur, la
parole? répliqua sèchement Louvet. — Sur le fond même de la question, sur la
motion de M. Grangeneuve, reprit Robespierre. — La Société ayant jugé à propos de
continuer la discussion, Louvet se vengea en accordant la parole à Collot-d'Herbois,
qui, prétendait-il, l'avait demandée le premier. Dans un discours d'une éloquence
un peu théâtrale, le chaleureux auteur de l'Almanach du père Gérard engagea les
Jacobins à jurer de mourir en s'enveloppant dans les débris du drapeau de la
liberté.
Plus grave, plus réfléchi, sinon plus patriote, se montra Robespierre, en montant
après lui à la tribune. Il ne s'agissait pas, à son sens, de jurer de mourir, mais de
vaincre; et les paroles mêmes de l'empereur d'Autriche, en apportant la preuve de
l'alliance intime des ennemis du dedans avec ceux du dehors, fournissaient les
moyens d'éclairer le monde et d'assurer la victoire à la liberté. Mais Léopold, disait
Robespierre — comme si déjà on eût révélé que le factum impérial était l'œuvre des
conseillers de la reine — Léopold n'est que l'instrument, le prête-nom, le valet d'une
autre puissance, composée de tout ce qui existe en France d'ennemis de la Révolu
tion. Pourquoi déclarait-on la guerre à toutes les sociétés populaires? Parce que l'on
sentait bien qu'en elles résidait la force vive de la Révolution française, et qu'au
moment où la liberté n'était pas encore parfaitement établie, elles n'étaient autre
chose que le peuple assemblé afin de surveiller ses mandataires et d'examiner si,
pour anéantir la liberté, ils n'abusaient pas du pouvoir qu'on leur avait confié
pour la maintenir. Aussi voyait-on les prêtres et les nobles, diriger leurs
efforts contre ces sociétés, c'est-à-dire contre le peuple tout entier. Et comme il
savait bien déjà que le système des ennemis de la liberté et de l'égalité était de tuer
la Révolution par la Révolution même, en poussant le peuple aux extrêmes, il adju
rait ses concitoyens de ne pas se laisser entraîner à des démarches inconsidérées, et
de ne pas donner prise, par quelques imprudences, aux violences du pouvoir exé
cutif. Il les engageait fermement aussi à écarter ce mot de républicain, dont se ser
vaient avec affectation certains écrivains, parce qu'il pourrait, disait-il, « blesser
d'honnêtes gens, mais peu éclairés. » C'était un simple mot; il valait donc mieux
s'en tenir à la chose, c'est-à-dire aux avantages réels qu'assuraient aux pays la Décla
ration des droits et la Constitution. C'était là, on le sent bien, une réponse directe à
ce manifeste impérial où l'on s'était attaché à présenter les Jacobins comme les plus
grands ennemis de la Constitution.
Collot-d'Herbois ayant déclaré alors que pour lui, tout en restant fidèle aux prin
cipes de la Constitution monarchique, il s'estimerait heureux qu'on le crût digne
d'avoir été Lacédémonien, ou d'être aujourd'hui Américain des États-Unis, Robes
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 29

pierre reprit la parole, et, songeant sans doute à ce duc d'York et à ce duc de
Brunswick dont les noms avaient été mis en avant par quelques publicistes, il s'écria,
avec un rare bonheur d'expression : « Moi aussi, messieurs, j'aime le caractère répu
blicain ; je sais que c'est dans les républiques que se sont élevés toutes les grandes
âmes, tous les sentiments nobles et généreux; mais je crois qu'il nous convient dans
ce moment de proclamer bien haut que nous sommes les amis décidés de la Consti
tution, jusqu'à ce que la volonté générale, éclairée par une mûre expérience, déclare
qu'elle aspire à un bonheur plus grand. Je déclare, moi, et je le fais au nom de la
Société, qui ne me démentira pas, que je préfère l'individu que le hasard, la nais
sance, les circonstances nous ont donné pour roi à tous les rois qu'on voudrait nous
donner.» D'universels applaudissements accueillirent ces paroles, et, séance tenante,
Robespierre fut chargé, avec Collot-d'Herbois et Grangeneuve, de rédiger une adresse
destinée à édifier toutes les sociétés patriotiques sur les intentions de la cour d'Au
triche.

III

Presque à chaque séance des Jacobins, c'est-à-dire quatre fois par semaine, sur
gissaient des incidents nouveaux; mille petits faits d'une importance secondaire,
négligés jusqu'à ce jour par les historiens, s'y produisaient, qui expliquent bien des
événements, et qui ont par conséquent leur valeur historique.Nous n'omettons, quant
à nous, aucun des faits qui intéressent directement Robespierre, et nous en recueil
lons les preuves multipliées que, la Révolution étant admise avec toutes ses consé
quences nécessaires, il représenta le bon sens, la légalité, la modération, la justice ;
il n'y a point d'autre explication de son immense popularité.
Le 4 mars 1792, une députation du bataillon des Feuillants étant venue déposer sur
le bureau du président une somme de quinze cents livres environ, produit d'une quête
faite dans la section des Tuileries en faveur des soldats de Châteauvieux, quête à
laquelle la famille royale avait contribué pour une somme de 210 livres, Danton, de
sa voix impétueuse, proposa de refuser l'offrande du château comme injurieuse pour
les victimes de Bouillé, indignement sacrifiées par le pouvoir exécutif; mais Robes
pierre : « Tout ceci ne regarde pas la Société, elle n'est que la dépositaire des
sommes qu'on remet entre ses mains. » Il fallait, continuait-il, pourvoir d'abord aux
infortunes des malheureux ; c'était à eux à recueillir les bienfaits de l'humanité.
Sans doute il y avait quelque chose de vrai et de généreux dans les observations de
M. Danton, dignes assurément de son patriotisme, mais on devait, avant tout, s'oc
cuper des grands intérêts de la chose publique. « Ce que la famille royale fait comme
individu ne nous regarde pas, ajouta-t-il. Si comme fonctionnaire public elle fait
du bien, nous la bénirons ; si elle n'en fait pas, nous lui représenterons les droits du
peuple, et nous les défendrons contre elle. » La Société se rendant, sans plus de dis
cussion, au sage avis de Robespierre, écarta par l'ordre du jour la proposition de
Danton.

,-
30 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Le lendemain parut à la tribune des Jacobins un jeune homme d'une beauté


antique : c'était Barbaroux, de Marseille. Il venait annoncer la marche des Marseillais
sur Arles, où l'aristocratie exerçait contre les patriotes les plus odieuses persécutions,
et demander qu'on aidât ses concitoyens à assurer le triomphe de la liberté. Robes
pierre, qui plus tard devait trouver dans Barbaroux un de ses plus acharnés détrac
teurs, appuya de toutes ses forces les paroles de cet Antinoüs de la Révolution. Son
concours n'avait jamais manqué à ces populations du Midi, dont le patriotisme avait
eu tant à se plaindre des lenteurs et de l'indifférence de l'Assemblée constituante.
Nul doute que si Robespierre avait été écouté dès l'origine, on n'eût pas eu à déplorer
tant de calamités sanglantes, et l'histoire n'aurait à enregistrer ni les massacres du
Comtat ni les horreurs de la glacière d'Avignon, précédées d'autres horreurs. L'ini
tiative prise par les Marseillais ne lui paraissait pas légale; mais les amis de la liberté,
il l'avouait, se trouvaient souvent embarrassés entre la lettre de la Constitution et le
salut de la Constitution elle-même. La faute en était à tous ces partisans de l'ancien
régime en état de conspiration permanente contre les principes de la Révolution, et
au pouvoir exécutif, aux ministres qui, fermant les yeux sur les complots contre
révolutionnaires, et négligeant de défendre la loi attaquée, se montraient durs seu
lement envers les citoyens coupables d'avoir repoussé la violence par les moyens
qu'autorisaient la nature et l'humanité. Tout en déplorant l'insurrection partielle à
laquelle avait été contraint le généreux peuple de Marseille, il maudissait cette aris
tocratie qui, en levant l'étendard de la contre-révolution, avait déterminé ce mouve
ment populaire.Aussi, il le déclarait hautement, membre de l'Assemblée législative,
il n'hésiterait pas à se porter le défenseur de la cité phocéenne, parce qu'il s'agissait
de décider entre l'aristocratie et le peuple, entre la Révolution et le retour à cet
affreux régime d'où l'on sortait à peine. Il concluait donc à ce que la Société des
Amis de la Constitution soutînt de tous ses efforts les braves citoyens de Marseille,
et il quitta la tribune au milieu des applaudissements et des cris de : Vivent les Mar
seillais ! Encore quelques mois, et ces mêmes Marseillais entreront dans Paris en
chantant l'hymne immortel qu'on a baptisé de leur nom.
Le 7 mars, Robespierre reprenait la parole en faveur des habitants de Marseille,
dénoncés comme des factieux par Narbonne, par ces ministres qui tenaient nos villes
frontières dépourvues d'armes et de forces et ne cessaient de calomnier le peuple,
dont les mouvements étaient presque toujours justes, disait Robespierre, et dont les
fautes étaient dues surtout aux crimes des gouvernements. Oui, partout où la France
était menacée, dans l'Est, dans le Midi, les populations, les gardes nationales, se
trouvaient dans un complet dénûment des choses les plus nécessaires pour se
défendre en cas d'attaque; à l'appui de son assertion, l'orateur donna lecture d'une
lettre qu'on lui avait adressée de Bagnères au sujet de la déplorable situation des
départements méridionaux. Et dans de telles circonstances , quel remède osaient
proposer les partisans de la cour ? La dictature. An ! il se promettait de s'étendre
prochainement sur les réflexions que lui suggérait une pareille proposition; mais,
quant à présent, diverses raisons l'engageaient à garder le silence. Malgré cela,
lorsqu'il quitta la tribune au milieu des applaudissements auxquels il était accou
tumé, divers membres l'invitèrent avec instance à hâter le moment où il s'explique
rait de nouveau sur cette conspiration générale contre la liberté et le maintien de la
Constitution. -
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 31

Huit jours après, il vint, avec Grangeneuve, parler en faveur des Avignonnais
inquiétés pour les crimes dont leur pays avait été le théâtre. Par la faute du minis
tère, qui avait, durant deux mois, laissé sans exécution le décret de réunion du
Comtat à la France, — et cela fut durement reproché par Vergniaud au ministre de
Lessart, - des attentats réciproques avaient été commis ; les plus recommandables
patriotes de la contrée avaient été froidement égorgés. Quel citoyen ne frémissait au
souvenir du meurtre de Lescuyer, impitoyablement massacré dans la cathédrale
d'Avignon ?Son sang avait crié vengeance, et de terribles représailles avaient eu lieu.
Qu'avaient fait les ministres, protecteurs de l'aristocratie, pour empêcher le carnage
des patriotes ? Quand dix mille citoyens étaient compromis et plus de quatre cents
accusés, quand il y avait des coupables dans les deux partis, quand il était impossible
de démêler la vérité, fallait-il s'exposer à livrer des innocents peut-être à des tri
bunaux choisis par le pouvoir exécutif ? « Et qui sont ceux qui doivent être vengés ?
s'écriait Robespierre; ce sont les amis de la liberté, en tel état qu'ils soient, heureux
ou malheureux... Nous patriotes, nous amis invariables de la justice et de l'huma
nité, nous nous sommes toujours mis trop bas dans cette querelle avec les tyrans et
les esclaves. Lorsque les patriotes ont été longtemps persécutés, nous nous bornons
à demander grâce à nos tyrans en quelque sorte; depuis trois ans ils demandent aux
deux législatures que justice leur soit rendue ; ils n'ont pu rien obtenir des repré
sentants du peuple. » L'amnistie seule pouvait ramener l'ordre et la paix dans ces
contrées malheureuses, tandis qu'en promenant le glaive sur des têtes innocentes
comme sur des têtes coupables, — car la confusion était inévitable, — on courait
risque d'éterniser les troubles et de préparer de nouvelles vengeances. Les mêmes
raisons déterminèrent La Source, Guadet, Thuriot et Vergniaud à soutenir au sein
de l'Assemblée nationale l'opinion émise aux Jacobins par Grangeneuve et par Robes
pierre. « Que des bourreaux ne soient pas le premier présent que vous ferez aux
Avignonnais ! » s'écria Vergniaud après avoir dépeint le fils de Lescuyer amenant par
ses cris de douleur l'esprit de vengeance dans le parti contraire à celui qui avait si
lâchement assassiné son père. « Envoyez-leur plutôt des paroles de paix. Ils ont tant
souffert pour devenir Français ! qu'ils n'aient pas à souffrir encore de l'être devenus ! »
L'Assemblée nationale décréta pour le moment, à une grande majorité, qu'il y aurait
amnistie pour tous les crimes et délits relatifs à la Révolution commis dans le Comtat
et dans la ville d'Avignon jusqu'à l'époque du 8 novembre 1791.. Eut-elle tort, eut
elle raison ? L'historien, en enregistrant ces actes, est assez embarrassé pour se pro
noncer avec impartialité; nous sommes trop loin des événements pour nous rendre
bien compte de l'opportunité de certaines mesures, et les grands citoyens qui les ont
crues indispensables étaient, à coup sûr, de meilleurs juges que nous.

IV

Sur ces entrefaites venait d'être brutalement destitué le ministre cher aux Giron
dins, Narbonne, lequel eut pour successeur un homme d'une profonde médiocrité,
32 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

M. de Grave. Cette destitution avait irrité vivement Brissot et ses amis ; ils se ven
gèrent sur de Lessart de la chute de leur ministre favori. Le 10 mars, Brissot pro
nonça à la tribune de l'Assemblée législative contre le ministre des affaires étrangères
un immense et violent réquisitoire, qu'appuyèrent Guadet et Vergniaud. Quin'a dans
la mémoire la virulente apostrophe de ce dernier quand, tourné vers le palais des
Tuileries et imitant un mouvement de Mirabeau, il s'écria : « De cette tribune j'aper
çois le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution
nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner. L'épouvante et la
terreur sont souvent sorties de ce palais, qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de
la loi. « A la suite de ce terrible discours, Claude de Lessart fut décrété d'accusation
et renvoyé devant la haute cour nationale comme prévenu d'avoir négligé et trahi
ses devoirs, compromis l'indépendance, la dignité, la sûreté et la Constitution de la
nation française.
Le jour même où Louis XVI, atterré, apprit la nouvelle du décret d'accusation
rendu contre son ministre, lui parvint une autre nouvelle non moins triste pour lui :
l'empereur d'Autriche était mort.
A la place de de Lessart le roi appela un homme assez peu connu jusqu'ici, infini
ment remuant, militaire et diplomate à la fois, mais que son peu de naissance avait,
avant la Révolution, longtemps tenu dans des positions secondaires. Héritier d'un
ministre livré par l'Assemblée nationale à la vengeance des lois, le nouveau conseiller
de Louis XVI semblait être averti du sort qui l'attendait à son tour s'il trahissait la
nation; et pourtant, un peu plus d'un an après son apparition sur la scène révolu
tionnaire, il devait, après avoir rendu à la France d'incontestables services, déserter
Comme un traître et laisser au monde une mémoire flétrie, On a reconnu Dumouriez.
Un mois avant sa nomination, s'il faut s'en rapporter aux Mémoires de Bertrand
de Moleville, le dernier ministre des affaires étrangères, de Lessart, l'aurait fait
venir de Niort, où les poursuites de ses créanciers l'avaient forcé de chercher un
refuge. Informé que des relations l'attachaient au député girondin Gensonné,
membre du comité diplomatique, de Lessart avait imaginé de lui promettre un
emploi, dans l'espérance que ses bons offices pourraient être utiles au ministère.
Dumouriez, en effet, se serait vanté d'obtenir de son ami qu'il cesserait ses attaques
contre le pouvoir exécutif; et Gensonné lui-même, présenté au ministre, aurait
promis de suivre à l'avenir une ligne de conduite toute différente. Maîs on ne doit
pas oublier que ces renseignements, fournis par l'ancien ministre de la marine de
Louis XVI, viennent d'une source très-suspecte et méritent une foi médiocre. Que
Dumouriez, moitié aventurier, moitié héros, toujours plein de confiance en lui
même, se soit engagé, pour ainsi dire, à amener la Gironde soumise au pied du trône,
cela est assez dans le caractère du personnage ; mais il est fort douteux qu'un
homme de la trempe de Gensonné ait si facilement composé avec le ministre. Il est
beaucoup plus probable que Dumouriez, qui, de son propre aveu, voyait tous les
jours les principaux Girondins, conçut d'eux le projet de supplanter son protecteur
et manœuvra dans ce sens.
Nommé, le 15 mars 1792, au département des relations extérieures, il accepta,
après quelques hésitations s'il faut l'en croire, espérant être utile à sa patrie et au
roi. Réconcilier Louis XVI et les siens avec la Révolution, l'obliger à exécuter loya
lement, franchement la Constitution, suivant sa lettre et son esprit, et non hypocri
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 33

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traindre la cour, la reine elle-même à accep


ter sans arrière-pensée la situation nouvelle,
- à rompre avec les habitudes du passé, à ne
plus songer au retour désormais impossible de l'ancien régime; fonder la royauté
constitutionnelle; sauver enfin la monarchie en la faisant révolutionnaire, c'était
là une grande et difficile tâche. Dumouriez ne la crut point au-dessus de son
caractère.et de ses forces, comptant d'ailleurs sur le concours de ses amis de la
Gironde. Avec lui, en effet, on peut le dire, les Girondins avaient déjà un pied au
pouvoir; aussi le prônèrent-ils prodigieusement. « M. Dumouriez n'oubliera pas
sans doute qu'il est cher aux patriotes, écrivait Brissot, et il ne s'en souviendra
que pour penser qu'ils seront pour lui des juges d'autant plus sévères que leurs
vœux l'appeloient à la place qu'il va occuper. » La popularité qu'il convoitait,
Dumouriez résolut d'aller la chercher aux Jacobins, et quatre jours après son ins
tallation au ministère, il se décida à se rendre à une séance de la Société des Amis
de la Constitution, dont il était membre d'ailleurs. Un ministre des affaires étrangères
aux Jacobins ! Cela indiquait assez que la Révolution avait fait encore un pas en
avant et qu'elle entrait dans une phase nouvelle.

TOME II. 70
34 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Ainsi, peu à peu les Girondins s'acheminaient vers le pouvoir, objet de leur
ambition si bien devinée par Robespierre. Ils pouvaient se croire à la veille de gou
verner la France, car leur influence sur le peuple se faisait sentir alors par l'adop
tion à peu près générale d'une nouvelle coiffure que leurs journaux avaient mise à
la mode, le bonnet rouge. Le côté extérieur de la Révolution, la forme, exerçait sur
eux des séductions autrement puissantes que sur les révolutionnaires de la trempe
de Robespierre, sensibles à l'idée avant tout; et en cela Hébert et Chaumette étaient
de l'école des Girondins. Ceux-ci avaient aussi accepté avec empressement le sur
nom de sans-culottes, sous lequel les partisans de l'ancien régime désignaient dédai
gneusement les hommes de la Révolution; les citoyens s'en étaient parés comme
d'un titre d'honneur, à l'imitation de ces patriotes des Pays-Bas qui, adoptant le
sobriquet de gueux que leur prodiguaient avec mépris des persécuteurs féroces,
avaient fait d'une
d'une gloire injure banale un véritable titre de noblesse, et illustré ce surnom
immortelle. •.

Si le bonnet de laine était agréable à beaucoup de citoyens, parce qu'en Grèce et à


Rome il était l'emblème de l'affranchissement de toutes les servitudes, et qu'il était
représenté sur le revers d'une médaille frappée en l'honneur de Brutus pour per
pétuer le souvenir du meurtre de César, il devait plaire à ces imaginations d'artistes,
parce que, suivant l'expression d'un philosophe anglais cité par Brissot, il dégageait
la physionomie, la rendait plus ouverte, plus assurée, couvrait la tête sans la cacher,
en rehaussait avec grâce la dignité naturelle et était susceptible de toutes sortes
d'embellissements. Un mois après la publication de l'article de Brissot dans le
Patriote françois du 6 février 1792, le bonnet de laine, pour lequel on avait choisi la
couleur rouge comme la plus gaie, la plus éclatante, orna dans Paris une innombrable
quantité de têtes. Chacun tenait à s'en parer comme pour afficher son patriotisme ;
au café, dans les rues, dans les promenades publiques, partout se montrait le bonnet
rouge; en certaines occasions on s'en servait pour imposer silence aux factieux de
la cour, comme cela était arrivé au théâtre du Vaudeville.
Mais, à ce compte, il était trop aisé de paraître patriote. Se vêtir d'habits gros
siers, s'armer d'une pique, se couvrir la tête d'un bonnet rouge et s'en aller voci
férer par les rues, dans les clubs, afin de pousser la multitude aux mesures extrêmes,
c'était facile au premier venu. A toutes les époques nous avons vu les hommes les
plus hostiles à la liberté, à l'égalité, faire chorus avec la Révolution au moment des
· explosions populaires, s'affubler de tous les signes extérieurs équivalant à une recon
naissance de cette Révolution victorieuse, d'un bonnet rouge dans un moment, d'une
cocarde dans un autre, et s'évertuer à substituer la licence à la liberté, n'ignorant
pas qu'un peuple n'a pas de plus grand ennemi que lui-même quand il ne sait pas se
contenir dans les justes limites, et que toute révolution se perd par l'exagération de
ses principes. Tous les ambitieux, tous les intrigants, tous les gens tarés ne
manquent pas de se mettre au service de la réaction qui les paye grassement pour
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 35

combattre plus sûrement la Révolution par ses propres armes et sous son propre
masque.
Voilà pourquoi Robespierre avait en profonde aversion le débraillé révolution
naire. Ce n'était pas un bon moyen de moraliser le peuple et de l'élever au niveau de
ses nouvelles destinées que de lui montrer l'exemple du cynisme dans le costume
et du cynisme dans le langage ; aussi l'austère penseur trouvait-il le Père Duchesne
aussi dangereux que l'abbé Royou. Grave et soigné dans sa tenue, il voulait inspirer
au peuple ce respect de soi-même, cette dignité qui se révèlent dans la décence et
l'élégante simplicité du costume. Un illustre historien de nos jours produit donc
contre Robespierre une accusation tout à fait ridicule lorsque, séduit lui-même par
la couleur rouge du bonnet phrygien, il reproche au grand révolutionnaire de
n'avoir pas cru au sentiment populaire, parce qu'il ne croyait ni aux piques ni at
bonnet rouge. Quant aux piques, il y a là une erreur manifeste ; ce fut au contraire
Robespierre, comme nous l'avons prouvé de reste dans notre dernier livre, qui le
premier demanda que dans les circonstances critiques où l'on se trouvait, et vu la
pénurie d'armes à feu, les mains du peuple fussent au moins armées de piques. Ah !
les véritables incrédules au sentiment populaire, ce sont ceux qui se figurent que le
peuple n'est sensible qu'à la forme extérieure des choses ; que la justice, la raison,
la philosophie, la morale sont pour lui des mots incompréhensibles, vides de sens.
Ce sera la gloire éternelle de Robespierre d'avoir eu de ce peuple une plus haute
idée; de ne l'avoir pas traité comme un enfant qu'on amuse avec des hochets, et
d'avoir mieux aimé faire pénétrer dans son cœur les saines doctrines de la Révo
lution que l'encourager à s'affubler d'une sorte de livrée révolutionnaire, trop facile
à échanger, hélas ! à un moment donné contre celle du despotisme. Non, il n'adopta
pas plus la mode des bonnets rouges qu'il n'adopta plus tard celle du tutoiement
républicain.A cet égard il résista toujours courageusement à l'engouement popu
laire, car il ne sut jamais flatter ni les bas instincts ni le goût frivole de la multitude,
et nous le verrons tout à l'heure aux Jacobins jeter avec dédain à terre le bonnet
rouge, au moment même où un ministre du roi venait de paraître à la tribune, la tête
ceinte de l'emblème sacré.
La Révolution, selon lui, devait être dans les cœurs, non dans certaines formes
d'apparat destinées à dissimuler souvent l'absence de patriotisme. Déjà, vers la fin
du mois de février, un membre du comité de correspondance de la Société des Amis
de la Constitution, Bancal, s'étant servi dans une lettre adressée aux sociétés affi
liées de la seule expression de Jacobins pour désigner les membres du club, Robes
pierre s'était opposé énergiquement à cette innovation, déterminé en cela par deux
raisons également puissantes à ses yeux. « D'abord, avait-il dit, c'est maintenant
moins que jamais le moment de changer le nom sous lequel nous nous sommes
formés, nom qui nous rappelle à jamais le but de notre institution, et qui le rappelle
également à nos ennemis » ; ensuite le nom seul de Jacobins faisait naître sur-le
champ l'idée de corporation, et même de faction, grâce aux calomnies dont la Société
ne cessait d'être honorée par les ennemis de la Révolution ; il avait donc demandé
que, malgré sa longueur, ce nom de Société des Amis de la Constitution, séante aua .
Jacobins, fût religieusement conservé. Combattue par Collot-d'Herbois et par Réal,
sa proposition ne paraît pas avoir eu de succès, et le nom de Jacobins prévalut par la
suite, comme plus tard reparurent les bonnets rouges, après qu'ils se furent un
36 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

moment éclipsés sous sa motion, comme on va le voir. Un journal populaire appuya


néanmoins énergiquement les raisons données par Maximilien, en ayant soin d'énu
mérer toutes les allusions, tous les rapprochements auxquels le nom de Jacobins
pouvait donner lieu de la part des aristocrates. Mais le pli était pris, il le sentait bien.
« Les choses en sont venues au point qu'il n'est peut-être plus possibte que les
Amis de la Constitution renoncent à ce nom de Jacobins, sous lequel ils sont si
connus, et contre lequel Robespierre lui-même a réclamé en vain. » Restait à présent,
ajoutait le journaliste, à rendre ce nom respectable à force de civisme, de prudence
et de lumières.
D'immenses acclamations accueillirent le nouveau ministre des affaires étrangères,
Dumouriez, quand, le 19 mars, il parut à la tribune des Jacobins la tête couverte
d'un bonnet rouge, selon l'usage adopté depuis quelques jours par la plupart des
membres de la Société. C'était là faire appel à une popularité grossière, puisque, à
ce que prétend Dumouriez lui-même, ce bonnet était un signe de ralliement arboré
par les factieux. Dans ses Mémoires, il est vrai, l'ancien ministre de Louis XVI,
cherchant à expliquer comment il ſavait pu sacrifier un instant à cette mode du jour,
a écrit qu'il aurait couru mal à propos les plus grands dangers et compromis inuti
lement le ministère du roi, s'il ne se fût pas coiffé du bonnet rouge. Mais alors ce
Dumouriez, si brave sur le champ de bataille, manquait donc complètement de ce
courage civil, beaucoup plus rare d'ailleurs que la bravoure militaire, et dont Robes
pierre allait lui donner un éclatant exemple ? La courte allocution qu'avait prononcée
Dumouriez, très-chaude, très-patriotique, et par laquelle il promettait en quelque
sorte aux Jacobins d'agir d'après leur seule direction, lui avait pourtant valu de
, nombreux applaudissements, et ils avaient redoublé quand, sur l'observation de
Collot-d'Herbois, que la conduite du ministre devait être conforme à ses paroles, il
avait levé la main comme s'il eût prété serment.
Au même instant Robespierre montait les degrés de la tribune. D'une tenue irré
prochable, suivant son habitude, et les cheveux soigneusement poudrés, alors que
tous les patriotes avaient renoncé à l'usage de la poudre, il se disposait à parler,
quand un membre de la Société, s'apercevant qu'il ne portait point la coiffure de
rigueur et croyant peut-être à un oubli de sa part, prit un bonnet rouge et le lui
plaça sans façon sur la tête. Incapable de s'abaisser à une basse flagornerie, de se
soumettre à un usage qu'il croyait contraire à sa dignité personnelle, Robespierre,
sans s'inquiéter de l'effet qu'allait produire son action, jeta à terre le bonnet sacré.
Puis, au milieu de l'étonnement général, il commença par déclarer qu'il acceptait
avec plaisir les présages heureux offerts à la Société par Dumouriez, n'étant point de
ceux qui regardaient comme absolument impossible qu'un ministre fût patriote;
mais comme un membre de la Société avait été accueilli par des huées pour s'être
opposé à l'impression du discours du nouveau ministre, Robespierre rappela ses
collègues au respect de leurs principes, en vertu desquels les hochets des puissances
ministérielles devaient s'évanouir devant la liberté des opinions. Que des ministres
vinssent au sein de la Société demander des conseils, en recevoir et les pratiquer;
qu'ils méritassent ainsi l'amour de la nation, c'était bien; à ces conditions, leur pré
sence au milieu de la Société pouvait être utile, et, pour sa part, il ne manquerait
pas de leur donner des avis avantageux pour eux et pour la chose publique.
« D'après cela, ajoutait-il, je déclare à M. Dumouriez qu'il ne trouvera aucun ennemi
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 37

parmi les membres de cette Société, mais bien des appuis et des défenseurs aussi
longtemps que, par des preuves éclatantes de patriotisme et surtout par des services
réels rendus au peuple et à la patrie, il prouvera, comme il l'a annoncé par des pro
nostics heureux, qu'il est le frère des bons citoyens et le défenseur zélé du peuple. »
Robespierre ne redoutait nullement, du reste, de voir des ministres au sein de la
Société des Amis de la Constitution. Seulement, le jour où un ministre acquerrait
plus d'influence que les bons citoyens, il croirait cela nuisible; mais pareille chose
n'arriverait point, il le jurait, et cette Société des Amis de la Constitution serait tou
jours l'effroi de la tyrannie, le plus ferme appui de la liberté.
Malgré l'accueil sévère de Robespierre et l'autorité de ses paroles, Dumouriez
courut à lui, se jeta dans ses bras et l'embrassa comme un frère. A ce spectacle
inattendu, étrange, tous les membres du club, tous les citoyens garnissant les tri
bunes battirent des mains à l'envi, comme si cet embrassement eût été, à leurs yeux,
l'heureux présage d'un accord sincère entre les ministres et le peuple.
Une heure ne s'était pas écoulée depuis l'instant où Robespierre avait dédaigneuse
ment rejeté ce bonnet rouge dont un de ses collègues avait cru devoir lui couvrir la
tête, et qui avait valu au nouveau ministre des affaires étrangères une si belle ova
tion, qu'arrivait une lettre de Pétion par laquelle, se fondant sur ce que le bonnet
rouge avait été adopté par une foule de tartufes en révolution et de royalistes
déguisés, le maire de Paris essayait d'en démontrer l'inutilité et engageait les
membres de la Société à en abandonner l'usage.Aussitôt Robespierre remonta à la
tribune, et, après avoir témoigné de son profond respect pour tout ce qui était
l'image de la liberté, il appuya les observations du maire de Paris en termes qu'il
convient de mettre sous les yeux de nos lecteurs, [ne fût-ce que pour prouver dans
quelle erreur grossière sont tombés, volontairement ou non, tous les écrivains qui
l'ont dépeint comme un envieux de Pétion. « Je me sentais pressé de présenter à la
Société les raisons qui viennent de vous être offertes ; mais comme je n'ai à com
battre que le patriotisme, je suis charmé d'être guidé par M. Pétion, par un citoyen
dont le civisme et l'amour de la liberté sont à toute épreuve, par un citoyen dont le
cœur est ardent, et dont la tête est froide et réfléchie, et qui réunit tous les avantages,
les talents et les vertus nécessaires pour servir la patrie, dans un temps où les
ennemis les plus adroits et les plus astucieux peuvent lui porter des coups funestes.»
Il conseilla fortement ensuite à ses concitoyens d'adopter la sage proposition du
maire de Paris; car si, indépendanmment de la Déclaration des droits gravée sur les
murs de la ville et dans les cœurs mêmes des patriotes, il était besoin de quelque
signe extérieur qui parlât en même temps aux cœurs et aux yeux, n'en possédait-on
pas un auquel le peuple français était dès longtemps attaché ? Il montra alors sa
cocarde comme un emblème destiné à rappeler sans cesse aux bons citoyens leur
serment de vivre libres ou de mourir. C'était, d'ailleurs et surtout, au même lan
gage, aux accents de la raison, que devaient se reconnaître les amis de la liberté,
non à des ornements puérils, dont pouvaient si facilement se parer l'aristocratie et la
perfidie. Croire le jpeuple uniquement sensible à des marques visibles et grossières,
c'était le dégrader en quelque sorte, poursuivait-il ; il ne fallait pas détourner l'es
prit public des vrais principes de la liberté par des objets frivoles n'ayant rien de
décisif, et pouvant devenir funestes en facilitant aux conspirateurs les moyens de
poursuivre à couvert leurs complots. Le mieux, encore une fois, était de s'en tenir à
38 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

cette cocarde, sous les auspices de laquelle était née la Constitution ; il conclut donc
en démandant à la Société de déclarer qu'elle professait une opinion conforme à celle
du maire de Paris, et d'ordonner l'impression du discours de Pétion.
Ces observations furent accueillies par les plus chaleureux applaudissements ; la
Société invita tous ses membres à s'abstenir désormais de porter le bonnet rouge en
public ; et pour quelque temps du moins, — car l'usage en devait être bientôt repris,
malgré les conseils de Ropespierre et ceux de Pétion, — l'emblème sacré disparut
comme par enchantement. Les Girondins, qui avaient tant prôné cette coiffure,
n'osèrent trop hautement témoigner leur déplaisir de cette décision de la Société des
Jacobins, mais on sent bien percer leur mécontentement dans l'article où le journal
de Brissot rendit compte de cette séance : « Ce que n'ont pu ni les plaisanteries fades
des bouffons aristocrates, ni les graves déraisonnements des philosophes ministé
riels, une simple lettre de M. Pétion et quelques observations de M. Robespierre l'ont
opéré. » Et un peu plus loin, rendant compte d'une !représentation de la tragédie de
César, à l'issue de laquelle on avait couronné du bonnet rouge le buste de Voltaire,
l'écrivain girondin s'écrie, comme soulagé : « Tandis que la froide raison poursuivoit
ainsi le bonnet rouge aux Jacobins, l'ardent enthousiasme le faisoit triompher au
théâtre de la Nation. » Nous le verrons reparaître en de tristes jours, ce bonnet
dont se pareront des patriotes sincères à coup sûr, mais qui deviendra aussi la coif
fure de tous les énergumènes, de tous les enragés, de tous les hypocrites, de tous
ceux qui pousseront aux excès et à l'exagération, et dont Robespierre dira en pleine
Convention : « Ils aimeraient mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne
action. »

VI

Huit jours après la nomination de Dumouriez comme ministre des affaires étran
gères, les Girondins prenaient directement possession du pouvoir par Clavière,
appelé au ministère des contributions publiques, et par Roland de la Platière, mis
par eux à la tête du ministère de l'intérieur.
- L'influence de Brissot sur la composition du nouveau ministère n'est pas dou
teuse, et l'on s'en convaincra bientôt quand on le verra disposer de toutes les places,
distribuer toutes les faveurs. L'élévation de Roland fut son œuvre personnelle, c'est
madame Roland elle-même qui nous l'apprend. Dans la soirée du 21 mars, il alla la
trouver, lui dit que la cour, intimidée, voulant essayer de se rendre populaire,
n'était pas éloignée de prendre des ministres patriotes; qu'il avait été question de
son mari dont les connaissances administratives inspiraient de la confiance, et lui
demanda s'il consentirait à se charger du fardeau d'un portefeuille. Madame Roland
n'ayant point paru douter de l'acceptation de son mari, la nomination de Roland fut
arrêtée le lendemain en conseil. Brissot revint, accompagné cette fois de Dumouriez,
annoncer cette nouvelle à ses amis. Il témoigna à Roland toute sa satisfaction de
voir un citoyen vertueux et éclairé comme lui appelé à prendre part aux affaires du
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 39

gouvernement, et il ne se fit pas faute de déclarer dans son journal qu'il concevait
du nom de ce ministre le plus heureux augure pour le maintien du gouvernement
populaire.
Dans la distribution des fonctions ministérielles, Brissot, paraît-il, avait songé à
son ami Louvet, et l'auteur de Faublas, si l'on peut s'en rapporter à lui-même,
faillit être nommé ministre de la justice. Il faut lire dans les Mémoires de ce profes
seur de vices les lignes singulières et bouffonnes où il attribue tous les malheurs de
la France à ce qu'il ne fut pas élevé au ministère. » Par quelle étrange fatalité, s'écriait
il, faut-il que le changement des destinées d'un homme agisse si puissamment sur
les destinées d'un empire ! » Ce fut, à ses yeux, la première faute du parti républi
cain. Risible amour-propre d'une ambition non satisfaite ! Mais ce qu'il y a de plus
curieux, c'cst qu'il accuse Robespierre de son échec. Or celui-ci n'eut aucune espèce
d'influence sur la composition du ministère girondin, cela est hors de doute. Louvet
ne pouvait donc être de bonne foi en lui reprochant de l'avoir empêché de prendre
sa part du pouvoir, et pourtant l'amertume de ses continuelles attaques contre
Robespierre ressemble terriblement à la rancune d'une vanité froissée. Il ne se con
sola point d'avoir vu passer entre les mains d'un autre ami des députés de la Gironde,
de Duranton, avocat de Bordeaux, personnage lourd et ignorant, dit-il, cet héritage
qu'il avait si ardemment convoité, la succession de ce Duport du Tertre dénoncé par
Lacroix dans la séance du 12 mars, et qui, plus heureux pour le moment que son
collègue de Lessart, échappera, malgré Brissot, au décret d'accusation. Déçu dans
ses ambitieuses espérances, Louvet se consolera bientôt en se mettant comme jour
naliste aux gages du nouveau ministère.
Ce n'était alors un doute pour personne que les nouveaux ministres fussent des
créatures de Brissot; un journal feuillant le présenta même comme le beau-frère ou
l'allié de Roland de la Platière, et Brissot, en réclamant contre cette assertion
erronée, se fit gloire d'être l'ami du ministre de l'intérieur. Si les feuilles girondines
chantèrent sur tous les tons les louanges et le triomphe des ministres girondins, il
n'en fut pas de même des journaux populaires. Les Révolutions de Paris se mon
trèrent d'une extrême sévérité à l'égard de Roland, - ceci est bien à remarquer, —
et, en commentant avec une malveillance excessive le discours prononcé par lui au
sein de l'Assemblée législative, dans la séance du 26 mars, elles eurent soin de
noter qu'avant sa promotion Roland habitait un petit appartement au troisième
étage, et que le jour même de la nomination de son mari madame Roland s'était
empressée de descendre au premier.
Quant à Robespierre, quelleimpression produisit sur lui l'avénement du ministère
girondin? En fut-il cruellement blessé, comme l'ont écrit quelques écrivains, qui, de
parti pris ou faute de s'être donné la peine de remonter aux sources et d'étudier
avec soin les pièces du procès entre la Montagne et la Gironde, ont attribué tous les
torts à ceux qui précisément ont eu pour eux, dans le principe, le droit, la justice,
la modération ? A cette époque, ne l'oublions pas, aucune cause bien sérieuse de
scission n'existait encore entre Robespierre et les Girondins, puisque les susceptibi
lités éveillées de part et d'autre, à l'occasion du débat sur la guerre, avaient été
assoupies par une réconciliation publique.Ayant eu à s'expliquer aux Jacobins dans
la séance du 21 mars, au sujet d'une circulaire rédigée pour les sociétés affiliées par le
comité de correspondance, et dans laquelle on présentait les nouveaux ministres
40 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

comme de purs patriotes (Roland n'était pas nommé encore), Robespierre s'était
contenté de déclarer que, quant à lui, il ne croirait la politique du ministère changée
que lorsque l'expérience aurait prononcé à cet égard. Et combien il avait eu raison
en ajoutant que la cour ne se convertirait pas si facilement, et qu'il ne fallait de sitôt
compter sur ce miracle ! Il avait terminé en demandant à la Société d'ajourner cette
circulaire et de lui permettre de tracer, dans une prochaine séance, le tableau
vrai de la situation. Cette double proposition, fort applaudie, avait été sur-le
champ adoptée. Cinq jours plus tard, le ministère se trouvant complétement réor
ganisé alors, il ne fit aucune difficulté d'avouer que les nouveaux ministres lui sem
blaient aimer la Constitution, mais non parce qu'ils étaient Jacobins, car ce mot ne
lui en imposait pas, disait-il avec une rude franchise. En des temps moins suspects
· leur nomination lui aurait paru un heureux présage, Au reste, dans sa pensée, la
destinée d'une nation, la liberté, ne dépendaient pas de quelques hommes : elles
reposaient sur des bases plus fermes, plus élevées, sur la justice et la sagesse des
lois, sur l'opinion publique, les lumières du peuple, sur les défiances même des
amis de la Constitution. « Louer les nouveaux ministères, disait-il, serait une flagor
nerie d'autant moins entendue que bientôt leurs actions pourront les mettre au
dessus de tout éloge... » Assurément il n'était guère possible de parler un langage à
la fois plus Convenable et plus digne ; mais on ne pouvait s'empêcher de se rappeler
dans le public combien il avait deviné juste s'il avait songé à Brissot, lorsque, dans
un de ses discours sur la question de la guerre, il s'était écrié : « Pour moi, je ne
convoite le ministère ni pour moi ni pour mes amis. » Or de cette sorte d'allusion et
du peu de concours qu'il paraissait vouloir mettre immédiatement au service de
leurs créatures, les Girondins gardaient sans doute à Robespierre une rancune mor
telle, car nous allons les voir commencer contre lui, sans provocation aucune, de
terribles attaques, et s'acharner sans relâche à détruire une popularité qui, jusqu'au
9 Thermidor, demeurera inébranlable à leurs coups.

VII

La Gironde comptait alors, dans le club des Jacobins, de très-nombreux partisans;


elle fournissait souvent les présidents, et presque tout le comité de correspondance
lui appartenait ; néanmoins le crédit de Robespierre n'en souffrit pas. Nommé com
missaire pour assister à la première séance des conférences organisées par la société
fraternelle du faubourg Saint-Antoine pour l'instruction du peuple, il était encore
chargé, quelques jours plus tard, avec Santerre, le brasseur, de prendre une con
naissance approfondie des plaintes et réclamations dont les gardes des ports de la
ville de Paris étaient venus entretenir la Société. Les incroyables agressions que
désormais il ne va cesser d'avoir à subir de la part des Girondins le grandiront
encore, s'il est possible, et nous verrons ses implacables adversaires, reconnaissant
leur impuissance à atteindre sa réputation à Paris, où sa conduite pouvait être
scrutée par chacun, chercher à le frapper traîtreusement et à le perdre dans le sein
de toutes les sociétés affiliées des départements.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 41

Divisés sur la question de la guerre, dans un débat qu'avaient aggravé des person
nalités soulevées par Brissot, les Girondins et Robespierre allaient se diviser de nou
veau sur la question de Dieu, et cette fois encore, personne ne le peut nier, si la
querelle s'envenima, ce fut par la faute des premiers.
Imbu des idées religieuses de tous les grands philosophes spiritualistes, plein du
déisme de Rousseau, joignant aux théories de la sensation et de la raison celle du
sentiment, Robespierre ne pouvait comprendre l'univers, l'humanité, l'ordre admi
rable qui préside à toutes choses en ce monde, sans l'intervention d'une puissance

Roland aux Tuileries.

supérieure, d'un être unique , intelligent et conscient, créateur, ordonnateur


suprême, et qu'il appelait Dieu. Quand plus tard, réagissant contre le matérialisme
grossier dans lequel la Révolution avait paru un moment plongée, il obtiendra de la
Convention nationale une solennelle déclaration de reconnaissance de l'Étre suprême,
il sera tout simplement fidèle à la croyance de sa jeunesse, de toute sa vie, laquelle
avait été celle de Voltaire et de Rousseau, ces deux grands génies dont le souffle
puissant animait la Révolution française. Y avait-il rien là qui, de près ou de loin,
ressemblât à ce dieu stupide, fait à l'image des tyrans de la terre et dont tous les
despotes invoquent sans cesse le nom pour légitimer leurs abus du pouvoir ?Y avait
il surtout dans cette religion si pure du déisme quelque chose d'analogue à cette
intolérance de toutes les vieilles sectes, et dont l'athéisme lui-même n'est pas
exempt ? Pas plus que les libres penseurs de la Gironde, Robespierre ne croyait au
dieu des prêtres, à ce dieu vindicatif et jaloux ; pas plus qu'eux il n'entendait per
mettre à des ministres d'une religion implacable de torturer les consciences sous
prétexte de sauver les âmes ; en matière religieuse, sa devise était : tolérance absolue,

TOME II. 71
42 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ce qui impliquait nécessairement la liberté de tous les cultes. Chrétiens, catholiques


et protestants, juifs, musulmans, déistes et athées, adorateurs de Brahma et de
Vishnou, avaient, à son avis, un droit égal au respect de leurs croyances. Quant à
lui, se refusant à penser que tout était périssable dans l'homme, et que l'esprit s'en
gloutissait tout entier avec la matière dans les profondeurs du tombeau, il était plein
de foi dans l'immortalité de l'âme, et se plaisait à voir dans l'avénement de la Révo
lution française, dans le triomphe de la justice et du droit sur la force, un signe
manifeste de la protection de la Providence. Et voilà pourtant ce que les Girondins,
ou du moins les principaux d'entre eux, ne craignirent pas de taxer de superstition,
ce dont ils lui firent un véritable crime.
Ce dut certainement être une solennelle et dramatique séance que cette séance du
26 mars 1792 aux Jacobins, où se produisit ce choc terrible entre les matérialistes et
les spiritualistes de la Société des Amis de la Constitution, et où Robespierre se vit
contraint de défendre à la fois et ses convictions religieuses et la liberté de conscience
attaquée dans sa personne. La grandeur de la discussion peut se juger même d'après
le compte rendu des débats donné par le journal de la Société, si grossièrement
rédigé qu'il soit. La querelle naquit à l'occasion d'une adresse relative à la situation
de la chose publique, présentée par Robespierre, et destinée aux sociétés affiliées.
Nous allons analyser avec soin cette adresse, et insister sur les trois points qui
donnèrent lieu aux vives récriminations du girondin Cuadet, afin de permettre à nos
lecteurs de décider en toute connaissance de cause de quel côté furent le bon droit et
la modération, de quel côté l'injustice et l'intolérance.
Après avoir, en quelques mots, dépeint la conspiration permanente organisée
contre la liberté et la Constitution ; après avoir montré la guerre civile et la guerre
étrangère prêtes à fondre sur nous, les prêtres agitant les torches du fanatisme et de
la discorde, des directoires perfides complices des ennemis de la Révolution, la
guerre encouragée par la cour quand aucune mesure n'avait été prise par elle, soit
pour la prévenir, soit pour la faire avec succès; quand les soldats patriotes avaient
été chassés, persécutés même par le ministre Narbonne ; quand les gardes nationales
se trouvaient sans armes ; après avoir montré enfin, d'un côté, la faiblesse et l'igno
rance, de l'autre le despotisme, l'hypocrisie et la haine présidant aux destinées de la
France, Robespierre ajoutait : « Sans le courage inébranlable des citoyens, sans la
patience invincible et le sublime caractère du peuple, il était permis à l'homme le
plus ferme de désespérer du salut public, lorsque la Providence, qui veille toujours
sur nous beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, parut
déconcerter pendant quelque temps les projets ds nos ennemis. » Tenant dans leurs
mains la paix ou la guerre, les Français, poursuivait-il, étaient maîtres de leur sort,
à la condition de ne pas s'endormir dans leur léthargie ordinaire, d'écouter la voix
de la prudence et de la raison, de forcer les choses à prendre une tournure franche
et plus sincère que la politique des tyrans, sous peine de lasser la bonté céleste qui,
jusqu'ici, s'était obstinée à les sauver malgré eux.
Il se proposait donc de développer avec exactitude aux yeux de la nation toutes les
manœuvres employées par le pouvoir exécutif pour détourner la Révolution de son
but, et d'exposer en même temps à ses concitoyens la ligne de conduite prescrite par
les circonstances actuelles. Quant aux vues perfides du gouvernement, était-il permis
de les révoquer en doute, lorsqu'elles s'étaient si clairement manifestées dans la cor
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 43

respondance dont le dernier ministre des affaires étrangères, le prédécesseur de


Dumouriez, avait été obligé de donner lecture à l'Assemblée nationale ; lorsque ces
aveux de complicité de la cour de France avec les ennemis extérieurs, on les avait
recueillis de la bouche même de Léopold; lorsque cette cour reprochait précisément
aux sociétés patriotiques ce que leur reprochait l'empereur d'Autriche, de troubler le
gouvernement en se livrant à toute espèce de dissertations, et voulait, comme lui, les
détruire en les accusant, sous la dénonciation vague de républicanisme, d'entretenir
des factions au sein de l'État ? C'étaient là, disait-il, des complots divulgués par des
pièces diplomatiques, et qu'il était indispensable d'afficher partout comme un
monument éternel des principes astucieux et des artifices employés par les tyrans
pour entretenir les agitations du dedans et susciter la guerre au dchors. On verra
plus tard combien la cour était plus criminelle encore que ne le soupçonnait alors
Robespierre. Les perfides ! poursuivait-il en parlant des partisans de la cour, des
Feuillants, ils ont réussi à abuser une foule de bons citoyens ! « Sous le nom de
modérés, ils ont eu l'impudence de se déclarer les protecteurs de la Constitution et
de représenter ses vrais amis comme aussi opposés au bien général que cette espèce
d'hommes qu'on appelle aristocrates ; pour mieux dissimuler leur dessein, ils ont
fait former des sociétés, et ils ont arboré une devise qui affectait le plus grand rigo
risme en fait de constitution ! » Un des instigateurs de ces intrigues si bien entrevues
par Robespierre, de ces prétendues sociétés populaires où figuraient des ouvriers
aux gages de la cour, Bertrand de Moleville, le propre ministre de Louis XVI, se
chargera de nous éclairer là-dessus, afin que nul n'en ignore. Passant ensuite aux
nouveaux ministres, Robespierre se montra, comme nous l'avons dit plus haut, plein
de convenance à leur égard, et leur rendit toute la justice possible, en témoignant
l'espérance de voir bientôt leurs actions les mettre au-dessus de tout éloge.
Quand Robespierre eut cessé de parler, l'impression et l'envoi de son adresse
furent demandés à grands cris ; mais quelques membres s'y opposèrent avec non
moins de vivacité. Il se produisit, pendant un moment, un tumulte tel, que le prési
dent (c'était l'évêque de Paris) crut devoir se couvrir. Le calme étant revenu peu à
peu, un des membres les plus remuants du parti de la Gironde, Guadet, monta à la
tribune, et, se faisant l'interprète des opposants, il demanda pour trois motifs le
renvoi de l'adresse à des commissaires. Dire, comme l'avait fait Robespierre, qu'on
demandait la guerre sans but et sans y être préparé, lui semblait une critique amère
de toutes les sociétés patriotiques et en particulier de celle des Jacobins, lesquelles,
selon l'orateur, avaient été de l'avis de la guerre, et la preuve il la voyait dans ces six
cent mille citoyens inscrits sur les registres des départements pour marcher à
l'ennemi. Prétendre ensuite, ajoutait Guadet, que la nation était maîtresse de la paix
ou de la guerre, et lui montrer la paix comme le seul moyen de salut, c'était donner
tort d'avance à un ministère patriote et semer le découragement parmi les sociétés
populaires. A cet égard il s'en fallait de beaucoup que Robespierre eût été aussi
affirmatif qu'on aurait pu l'inférer des observations de Guadet; mais où la critique de
l'orateur girondin se montra dans toute son amertume, ce fut au sujet de ce passage
de l'adresse où Robespierre avait, en quelque sorte, placé la Révolution française
sous la protection divine. Or, en admettant même que cette intervention de la Pro
vidence eût paru inutile à un disciple du baron d'Holbach, était-il juste, était-il
opportun d'en faire l'objet d'un reproche violent contre un homme dont on savait la
44 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

conscience si pure, et dont, en tous cas, il eût été de la plus simple convenance de
respecter le sentiment religieux? Mais ici laissons parler Guadet lui-même : « J'ai
entendu souvent dans cette adresse répéter le mot de Providence; je crois même
qu'il y est dit que la Providence nous a sauvés malgré nous; j'avoue que, ne voyant
aucun sens à cette idée, je n'aurais jamais cru qu'un homme qui a travaillé avec tant
de courage pendant trois ans pour tirer le peuple de l'esclavage du despotisme pût
concourir à le remettre ensuite sous l'esclavage de la superstition. » Un certain
nombre de membres du club pensaient sans doute comme les Girondins à cet égard,
car les paroles de Guadet furent accueillies par des applaudissements, mêlés, il est
vrai, de murmures improbateurs.
O étrange modération des Girondins, ô tolérance tant vantée ! Il n'était même pas
permis d'invoquer ce grand nom de la Providence, sous peine d'être accusé par eux
de vouloir ramener le peuple sous l'esclavage de la superstition ! A cette attaque
inattendue, que répondit Robespierre ? Se montra-t-il irrité, comme Guadet sans
doute n'eût pas manqué de l'être à sa place?Se répandit-il en récriminations amères?
On va en juger. « Je ne viens pas. dit-il, combattre un législateur distingué. » - Il
n'y en a pas, il n'y en a pas ! s'écrièrent aussitôt plusieurs voix. — « Je veux dire
un législateur distingué par ses talents. » Guadet, pensait-il, l'avait sans doute mal
compris, car leurs principes étaient les mêmes, il le croyait. Puis, après avoir attesté
le patriotisme et la gloire de son contradicteur, et établi en quelques mots comment
son honneur se trouvait engagé à soutenir des principes reconnus par tous les
peuples du monde, il continua en ces termes : « La première objection porte sur ce
que j'aurais commis la faute d'induire les citoyens dans la Superstition, après avoir
combattu le despotisme. La superstition, il est vrai, est un des appuis du despo
tisme ; mais ce n'est point induire les citoyens dans la superstition que de prononcer
le nom de la Divinité; j'abhorre autant que personne toutes ces sectes impies qui se
sont répandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les
passions, en se couvrant du pouvoir secret de l'Éternel qui a créé la nature et l'hu
manité; mais je suis bien loin de le confondre avec ces imbéciles dont le despotisme
s'est armé. Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'étaye la faiblesse
humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche,
pas plus que dans celle de tous les hommes illustres qui n'en avaient pas moins de
morale pour croire à l'existence de Dieu. » Arrêté un moment par les brouhaha et les
cris : « A l'ordre du jour ! » « Non, Messieurs, reprit-il avec fermeté, vous n'étoufferez
point ma voix, il n'y a point d'ordre du jour qui puisse étouffer cette vérité. Je vais
continuer de développer un des principes puisés dans mon cœur, et avoués par tous
les défenseurs de la liberté; je ne crois pas qu'il puisse jamais déplaire à aucun
membre de l'Assemblée nationale d'entendre ces principes; et ceux qui ont défendu
la liberté à l'Assemblée constituante ne doivent pas trouver des oppositions au sein
des Amis de la Constitution. Loin de moi l'idée d'embrasser ici aucune discussion
religieuse qui pourrait jeter de la désunion parmi ceux qui aiment le bien public,
mais je dois justifier tout ce qui est attaché sous ce rapport à l'adresse présentée à la
Société.
« Oui, invoquer le nom de la Providence et émettre une idée de l'Étre éternel qui
influe essentiellement sur les destins des nations, qui me paraît à moi vêiller d'une
manière toute particulière sur la Révolution française, n'est point une idée trop
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 45

hasardée, mais un sentiment de mon cœur, un sentiment qui m'est nécessaire. Et


comment ne me serait-il pas nécessaire, à moi qui, livré dans l'Assemblée consti
tuante à toutes les passions, à toutes les viles intrigues, et environné de tant
d'ennemis nombreux, me suis soutenu, seul, avec mon âme? Comment aurais-je pu
soutenir des travaux qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé
mon âme à Dieu ? Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin
m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le
peuple.
« Qu'y a-t-il dans cette adresse ? une réflexion noble et touchante... Je nomme
Providence ce que d'autres aimeront peut-être mieux appeler hasard ; maîs ce mot
Providence convient mieux à mes sentiments. On a dit encore que j'avais fait une
injure aux sociétés populaires. Ah ! certes, Messieurs, je vous en atteste tous, s'il est
un reproche auquel je sois inaccessible, c'est celui qui me prête des injures au
peuple, et cette injure consiste en ce que j'ai cité aux sociétés la Providence et la
Divinité. Certes, je l'avoue, le peuple français est bien pour quelque chose dans la
Révolution ; sans lui nous serions encore sous le joug du despotisme. J'avoue que
tous ceux qui étaient au-dessus du peuple auraient volontiers renoncé pour cet avan
tage à toute idée de la Divinité ; mais est-ce faire injure au peuple et aux sociétés
affiliées que de leur donner l'idée d'une Divinité qui, suivant mon sentiment, nous
sert si heureusement ? Oui, j'en demande pardon à tous ceux qui sont plus éclairés
que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis soulevés contre le peuple français, tant
d'hommes perfides employés pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que
le peuple lui-même ne pouvait agir, et qu'il était obligé de s'abandonner à ces
hommes perfides ; alors plus que jamais j'ai cru à la Providence ; et je n'ai jamais pu
insulter ni le peuple, ni les sociétés populaires, en parlant comme je l'ai fait des
mesures qu'il faut prendre pour la guerre ou pour la paix, ni dans le retour que j'ai
fait sur ce qui s'est passé. » -

Ces accents exempts d'amertume, touchants et mélancoliques parfois, comme


lorsqu'il parlait de l'époque où, seul au milieu d'une assemblée hostile, il s'était
senti soutenu par le sentiment religieux, semblaient un écho de la Profession de foi
du Vicaire savoyard. L'orateur se défendit, avec non moins d'éloquence, d'avoir
outragé personne en soutenant son opinion contre la guerre, et en présentant Nar
bonne et Lafayette comme peu dignes de la confiance de la nation. Il parla encore de
son estime pour les législateurs patriotes avec lesquels il se trouvait en désaccord
sur quelques points (ceci regardait particulièrement Brissot et Guadet), et il rappela
que, pour sa part, il n'avait jamais trouvé mauvais, lorsqu'il était investi du carac
tère sacré de représentant du peuple, que des citoyens courageux présentassent à
l'Assemblée constituante des observations sur les fautes dans lesquelles elle pou
vait tomber, préférant de beaucoup aux plates flagorneries les pétitions où se mani
festait le véritable vœu du peuple. Quant aux nouveaux ministres, comment était-il
possible de l'accuser d'avoir excité à leur égard les défiances du peuple ? Il n'avait
pas fait d'avance leur éloge, cela était vrai, quoique plusieurs d'entre eux lui inspi
rassent beaucoup d'estime ; mais, avant d'en parler, il tenait à les voir à l'œuvre ;
c'est pourquoi il n'en avait dit ni bien ni mal, tout en trouvant que le ministère régé
néré s'annonçait dans des circonstances heureuses, et en cela il avait obéi à la seule
inspiration de sa conscience. Il n'avait donc rien avancé qui pût décourager le
46 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

peuple, lequel, ayant jusqu'ici triomphé des plus grands dangers, saurait bien sur
monter encore les plus graves obstacles. Le patriotisme, d'où dépendait le succes
des révolutions, n'était point, à ses yeux, une affaire de convenance, un sentiment
se modifiant selon les intérêts divers, mais un sentiment aussi pur que la nature,
aussi inaltérable que la vérité. Si donc il avait développé ce sentiment à son point de
vue, dans l'adresse dont il avait donné lecture, c'était dans l'espoir d'introduire la
morale dans la politique ; et, en terminant, il demanda à la Société de décider si les
principes dont il s'était fait l'interprète étaient aussi les siens. -

Une agitation tumultueuse succéda à l'éloquente improvisation de Robespierre, et


longtemps le président se trouva dans l'impossibilité de mettre aux voix l'impression
de l'adresse. Sillery-Genlis proposa à la Société de voter l'impression de cette adresse
comme étant l'opinion personnelle de Robespierre ; une demande de question préa
lable sur cet amendement fut accueillie par les cris les plus violents, et le président
se vit dans l'obligation de se couvrir. La question préalable ayant été rejetée,
l'évêque de Paris, qui occupait le fauteuil, comme on l'a vu plus haut, se disposait à
mettre aux voix l'amendement de Sillery, et se donnait la peine d'en rappeler le
Sujet, quand une voix, partie du côté de la porte, lui cria brutalement : « Point de
capucinade, monsieur le président. » A cette indécente interruption, l'indignation la
plus vive se manifesta dans l'Assemblée; de toutes parts on demanda le nom de l'au
teur d'une telle insolence, et la séance fut levée au milieu d'un inexprimable
désordre. Le membre coupable de cette apostrophe s'appelait Santhonax, son nom
fut connu le lendemain; c'était un grand ami de Brissot et de Guadet, dont il
embrassa la querelle. Les Girondins le récompensèrent bientôt de son zèle en lui
donnant la place de commissaire de Saint-Domingue refusée par Louvet .

VIII
)

L'éclat am quel avait donné lieu entre les spiritualistes et les matérialistes, entre
les déistes et les athées, l'inutile et imprudente attaque de Guadet eut au dehors un
long et profond retentissement. Cependant les journaux girondins, le Patriote fran
gois de Brissot, la Chronique de Paris, de Condorcet et de Charles Villette, compre
nant combien peu était habile l'intolérance manifestée par Guadet en cette circons
tance, gardèrent sur l'incident du 26 mars le silence le plus complet. Mais les Giron
dins, ce semble, furent épouvantés en songeant à la force nouvelle que Robespierre
pouvait tirer du sentiment religieux. De quelle puissance d'opinion devait être revêtu
l'homme qui parviendrait à initier le peuple, non pas uniquement à la motion du
droit, mais à celle du devoir, et lui inculquerait, avec les théories attrayantes de
l'égalité et de la liberté, les principes sévères de la morale et l'idée féconde et éter
nelle de Dieu ! Dès ce jour ils conspirèrent sa perte; nous allons bientôt les con
templer occupés sans cesse à leur œuvre machiavélique et souterraine, mettant au
service de leurs rancunes et de leurs haines personnelles, non-seulement leurs
propres forces, leurs journaux partout répandus, mais l'argent de l'État et les posi
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 47

tions officielles dont ils étaient maîtres. Sans trêve, sans relâche, sans merci, et sans
avoir été aucunement provoqués, ils vont s'acharner contre le patriote sincère et
convaincu que tant de services rendus à la cause de la Révolution, à la liberté,
eussent dû peut-être rendre sacré à leurs yeux. Aveuglés par le démon de l'envie,
par une ambition sans bornes, par cet orgueil insensé qu'ils reprocheront à leur
adversaire, nous les verrons, pour arriver à leurs fins criminelles, ne reculer devant
aucun mensonge, devant aucune calomnie, devant aucune manœuvre. Qui donc
s'étonnera quand, poussé à bout, seul pour ainsi dire contre un ennemi puissant et
disposant de toutes les faveurs, de toutes les places, Robespierre sortira, à son tour,
des voies de la modération et de la douceur ? Nous allons montrer sous son vrai jour
la conduite de ces hommes de la Gironde, dont la modération parfaite et la loyauté
scrupuleuse ont été chantées par des écrivains ignorants ou de mauvaise foi; nous
allons exhumer contre eux, des profondeurs de l'histoire, de terribles arguments,
fournis par eux, irréfragables par conséquent, exposer leurs menées ténébreuses,
mettre à nu leur âme enfin ; et, tant de preuves à la main, nous défierons les hon
nêtes gens de tous les partis de donner tort à Robespierre.
L'injustice de la sortie de Guadet attira à son adversaire des défenseurs d'un jour
dans des feuilles habituées pourtant à le poursuivre d'incessantes diatribes. Le
Journal de Paris par exemple, où Lacretelle jeune épuisait contre lui l'art de la
diffamation, se prononça hautement en sa faveur. Au nom de la morale et de la
philosophie, au nom de la Constitution, par laquelle était consacrée la liberté de
conscience, l'auteur de l'article lui donnait raison « contre les frères huants. » Puis
il rappelait qu'un monument avait été récemment élevé à Rousseau, lequel avait, en
termes si magnifiques, proclamé l'existence de l'Étre suprême, et qu'on venait de
placer tardivement au Panthéon cet autre philosophe qui avait été plus loin que
Robespierre quand il s'était écrié : « Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. »
— « Je vous paraîtrai peut-être un cagot, disait le rédacteur en terminant, mais
Rousseau, mais Voltaire, mais la Constitution elle-même le sont comme Robespierre
et moi. »
Ce qui prouve, du réste, combien Guadet était ici de mauvaisé foi, c'est qu'il était
lui-même en ce qui concerne la Providence, parfaitement en communion d'idées et
de sentiments avec Robespierre. Nous avons, en effet, sous les yeux, un discours
prononcé le 27 février 1791 par Guadet, à la tribune de la Société des Amis de la
Constitution de Bordeaux, dont il était alors président. Or nous y lisons : « LA PRo
vIDENCE, qui veille sur les destinées de la France, fit échouer cette exécrable conspi
ration. La Bastille fut renversée... Qu'ils viennent nous enténdre, et ils verront si
nous aimions la religion ; non cette religion de la terre, défigurée par les passions
des hommes, mais cette religion du ciel, pure comme son auteur, éternelle comme
le temps, grande comme la nature. » Il y avait donc de la part de Guadet une insigne
mauvaise foi et une basse hypocrisie à reprocher à Robespierre ce que lui-même
l'année précédente, et dans une assemblée jacobine, avait avancé avec tant d'insis
tance et d'une façon si explicite.
Cette absence absolue de croyances, qui forme un des traits distinctifs de la
Gironde et des révolutionnaires les plus exaltés, des Thermidoriens, n'étaient
cependant point dans le cœur de l'héroïne des Girondins, de madame Roland, beau
coup plus grand homme que son mari, suivant l'expression très-juste de Louvet, et
48 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

que la plupart des personnages de son parti, peut-on ajouter. Admiratrice passionnée
de Robespierre jusque dans les premiers mois de l'année 1792, madame Roland,
nous l'avons dit déjà, ne se sépara point de lui sur une question de principes, car
Robespierre mourra en Thermidor, fidèle à ses convictions de 1789; et quand, vers
le mois d'août de l'année où nous sommes parvenus, la glorieuse femme rompra
tout à fait avec lui, ce sera uniquement pour affaire de cœur : la passion violente
qu'elle ressentait pour Buzot, passion révélée tout récemment par des documents
imprimés aujourd'hui, avait surtout contribué, selon nous, à l'entraîner dans le
camp des Girondins, où elle suivit l'élan de son cœur dans une affection restée
d'ailleurs pure et chaste.
De convictions et de principes, en effet, elle sera bien plus avec Robespierre
qu'avec ses amis de la Gironde, quoiqu'elle ait écrit contre lui dans des Mémoires
rédigés de colère, dont nous avons dû signaler déjà les contradictions, les erreurs,
et, disons-le, les mensonges. Nous n'en voulons d'autre preuve que ce passage de
ces mêmes Mémoires où, laissant de côté toutes les misères de l'esprit de parti, les
rancunes, les haines, où s'élevant à des considérations plus hautes, et comme si les
portes d'une prison ne pesaient pas sur elle lourdement, elle trace d'une plume
empruntée à Rousseau ces lignes de tout point admirables : « Les grandes idées reli
gieuses, la croyance en Dieu, l'espoir de l'immortalité s'accordent fort bien avec la
philosophie, et lui prêtent une plus grande base, en même temps qu'elles lui forment
le plus beau couronnement. Malheur aux législatéurs qui méprisent ces puissants
moyens d'inspirer les vèrtus politiques, et de conserver les mœurs du peuple ! Si
c'étoient des illusions à faire naître, il faudroit les créer et les entretenir pour la
consolation du genre humain... » Et ces sentiments, on les retrouve exprimés avec
non moins d'éloquence et de délicatesse dans maint endroit de ses Mémoires parti
culiers, également datés de la prison de Sainte-Pélagie. Est-ce madame Roland ou
Robespierre qui parle ? Elle était donc bien plus en communion d'idées avec lui
qu'avec les Girondins, qu'avec ce Guadet si récemment converti à l'athéisme, et qui
maintenant imputait à crime à un de ses concitoyens la croyance en Dieu.
Robespierre vit bien tout de suite qu'il y avait de la part des meneurs de la
Gironde une sorte de parti pris, une véritable conspiration contre sa personne. Il en
fut d'abord très-vivement affecté, ne comprenant pas comment, dans l'esprit de
certains hommes qu'il avait traités jusqu'ici en véritables patriotes, des querelles
particulières et de simples questions d'amour-propre pouvaient dominer l'intérêt
général. Un moment on redouta pour lui une sérieuse indisposition, comme nous
l'apprend une lettre que nous avons sous les yeux, et par laquelle Augustin Robes
pierre mande au patriote Duplay de lui adresser au plus vite des nouvelles de son
frère. « Mon inquiétude est à son comble, il ne tient à rien que je ne vole à Paris. »
Il le chargeait en même temps d'annoncer à Maximilien la convalescence de leur
sœur Charlotte, laquelle venait d'être elle-même assez gravement malade. Robes
pierre, du reste, puisant dans sa conscience la force de résister à une coterie puis
sante, reprit aisément Je dessus ; loin de se laisser abattre, il ne cessa de se
montrer aux Jacobins, et d'y prendre presque chaque jour la parole, résolu à opposer
un front d'airain à ses ennemis, et au besoin à devenir accusateur à son tour.
Dès le surlendemain du jour où il avait été l'objet de l'attaque de Guadet, une
discussion assez vive s'étant établie sur le mode de présentation des personnes qui
- HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 49
".

désiraient entrer dans la Société, il demanda et obtint que toute présentation fût
suspendue jusqu'à nouvel ordre. Pour quels motifs ? c'est ce dont le journal des
Jacobins n'a pas pris la peine de nous informer; nous savons seulement que la
motion de Robespierre fut adoptée après de longs débats. Un peu plus tard, le ven
dredi 30 mars, il fut question de remettre à l'ordre du jour la lecture de son projet
d'adresse, ajournée à la suite des scènes du 26; mais, la majeure partie des membres
qui appartenaient à l'Assemblée législative se trouvant absents, on proposa à la

. .
| -

Dumouriez.

Société de retarder cette lecture jusqu'au dimanche. Ce jour-là était, en général, con
sacré à la réception des diverses députations, et par conséquent peu propre à une
discussion sérieuse ; Robespierre en fit l'observation; un membre ayant insisté, il
déclara que le dimanche il ne lui serait pas possible d'assister à la séance. Alors une
voix : « Où donc est le civisme de M. Robespierre ? » Le brasseur Santerre releva
vivement cette inconvenance, à l'occasion de laquelle éclata un immense tumulte ;
force fut au président de se couvrir.On peut encore juger, par cette apostrophe indé
cente, à quel point certaines personnes, offusquées de la popularité de Robespierre,

" « »M H. I ! . 72
50 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

poussaient l'intolérance à son égard. Quant à lui, profitant du premier moment de


silence, il monta à la tribune pour annoncer que, ne pouvant se résoudre à voir la
tranquillité de la Société ainsi troublée à son sujet, il retirait son projet d'adresse.
Les Girondins triomphaient ; ils se crurent alors entièrement maîtres des Jacobins.

On s'occupait beaucoup en ce moment de la prochaine fête en l'honneur des sol


dats de Châteauvieux, et cette solennité pouvait devenir l'occasion d'une réconcilia
tion générale entre les patriotes ; car tous sans exception, Girondins et autres,
montrèrent une unanimité touchante dans le désir de consacrer par une cérémonie
populaire la déchéance de ces victimes de l'aristocratie militaire. Condorcet et
Collot-d'Herbois, Brissot et Camille Desmoulins, Vergniaud, Robespierre et Guadet
se trouvaient réunis à cet égard dans un sentiment commun. Plus vives en furent les
colères des Feuillants et des royalistes purs; une polémique ardente s'engagea de
part et d'autre, et ce ne fut pas la faute du poëte Roucher, d'André Chénier et de
Dupont de (Nemours)si l'on ne s'égorgea pas dans Paris, tant ils s'ingénièrent à per
suader à la garde nationale que cette fête était une insulte dirigée contre elle.
André Chénier ! Qui ne s'attendrit au souvenir de ce nom illustré par quelques
· strophes immortelles, et par la fin déplorable de celui qui le portait ! Mais aussi
combien injuste et passionné André Chénier se montra envers cette Révolution fran
çaise dont il avait paru d'abord adopter les principes ! Il faut lire dans le Journal de
Paris ses articles pleins d'amertume et de fureur contre les sociétés patriotiques,
dont son frère Marie-Joseph prit la défense en cette occasion. Craignant d'être
regardé comme l'auteur de ces articles si contraires à son opinion, celui-ci adressa au
Journal de Paris une lettre ayant pour but de mettre le public en garde contre toute
| confusion, etqu'il termina en déclarant « qu'il se ferait toujours gloire d'être membre
de la Société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins de Paris. » Cette récla
mation ayant été appréciée en termes d'une excessive malveillance, l'auteur de
Caius Gracchus répondit par une nouvelle lettre dans laquelle on lisait : « Je vous
remercie sincèrement de m'avoir épargné l'opprobre de votre estime, et je suis
fâché qu'un homme de mérite comme mon frère soit insulté par vos éloges. » Triste
effet des divisions politiques qui mettent dans des camps opposés les frères, les
parents, les amis ! David, le peintre immortel, avait été chanté autrefois par André
Chénier, lequel avait traduit en beaux vers le serment du Jeu de Paume. Eh bien !
- l'artiste ayant suivi logiquement la voie révolutionnaire, tandis que le poëte faisait
volte-face, David, sacré « roi du savant pinceau » par Chénier, ne sera plus bientôt
que le « stupide David ». Et, chose plus triste à dire, dans la querelle où l'entraîna
la fête préparée pour les soldats de Châteauvieux, l'irritable poëte déshonora sa
plume par des mensonges indignes, que releva vertement un homme appelé à une
sombre renommée, Collot-d'Herbois, ce protecteur juré des victimes de Bouillé
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. | 51

. qu'on pouvait croire engagé alors avec les hommes de la Gironde, car récemment on
avait vu son nom figurer dans les journaux de ce parti parmi les patriotes recom
mandés pour le ministère de l'intérieur. -

Non moins violent, non moins amer était le médiocre poëte Roucher, l'auteur d
poëme des Mois, si bien déchiré par La Harpe, et qui de l'Almanach des Muses, dont
il avait été longtemps la providence, avait passé à la rédaction du Journal de Paris.
Nommé jadis receveur des gabelles à Monfort-l'Amaury par la protection de Turgot,
il avait, lui aussi, adopté d'abord les principes de la Révolution ; mais une place de
trois mille livres au département de Paris, due à la faveur des Feuillants, membres
du directoire, l'avait rejeté dans le parti de la cour, si nous nous en rapportons à un
journal populaire du temps. Toujours est-il que Roucher se chargea d'être l'insul
teur gagé de Robespierre. Et en quels termes ce défenseur des intérêts feuillants
apostropha-t-il le grand citoyen qui, au lieu de vouloir la liberté et l'égalité pour
une petite portion de la nation seulement, avait, aux yeux d'une partie de la bour
geoisie, l'immense tort de les revendiquer pour le peuple tout entier, et de pro
clamer comme le corollaire obligé de l'une et de l'autre le dogme de la fraternité ?
Vers cette époque, et pour des motifs que nous expliquerons tout à l'heure,
Robespierre avait cru devoir donner sa démission de ses fonctions d'accusateur
public près le tribunal criminel du département de Paris. Il faut lire les réflexions
que suggère cette détermination à l'un de ces hommes présentés par les mensonges
de parti comme des types de modération, de douceur et de convenance : « Les faits
que poursuit le tribunal ne sont pas ordinairement les œuvres de la classe qui a
quelque chose et qui travaille ; et quand par instinct, ou par sympathie, ou par
calcul, on est le zélateur de la classe qui n'a rien et ne fait rien, on ne peut, à moins
de pousser la vertu jusqu'à l'héroïsme, on ne peut invoquer le glaive de la loi contre
des clients ou des alliés. » O travailleurs qui, courbés sous votre dur labeur, usez
chaque jour pour les besoins de tous une portion de votre force et de votre vie ;
paysans qui tirez de la terre la nourriture commune; robustes mineurs qui descendez
dans les entrailles du sol pour en extraire les matières indispensables à l'industrie ;
ouvriers qui façonnez les métaux, travaillez le bois, tissez le lin, la laine, le coton,
et fabriquez les étoffes dont nous sommes vêtus ; soldats qui donnez à la patrie les
plus belles années de votre jeunesse; vous tous enfin dont les sueurs produisent les
richesses des nations ; vous, dont Robespierre a été l'infatigable soutien, pour qui il
s'est dévoué jusqu'à la mort, vous l'entendez, au dire de cet écrivain modéré, vous
êtes la classe « qui n'a rien,! » hélas ! c'est vrai trop souvent ! « et ne fait rien / »
Roucher, on le voit, n'eût pas déparé la rédaction des Actes des Apôtres; il eût été le
digne collaborateur de Royou, ce Père Duchesne du royalisme, et Mallet du Pan
n'avait rien à lui envier. De ces injures banales et grossières, parties du camp des
royalistes, Robespierre se préoccupait peu ; elles ne l'atteignaient pas, et il y répon
dait seulement par le mépris, car elles ne pouvaient avoir la valeur de calomnies
répandues par des citoyens réputés patriotes.
Le Journal de Paris d'ailleurs s'était prononcé, lui aussi, en faveur des soldats de
Châteauvieux; et si maintenant ses rédacteurs, obéissant à un ordre des Feuillants,
les traitaient d'assassins et de brigands, c'était par une de ces contradictions dont
l'esprit de parti donne trop souvent l'exemple. « Le sentiment et l'équité étoient
pour eux, avait-on pu lire dans ses colonnes, quelques semaines auparavant, et,
52 . HIST0IRE DE R0BESPIERRE.

selon ses rédacteurs, « le désir de briser leurs chaînes étoit dans tous les cœurs ».
De toutes parts des souscriptions avaient été ouvertes à leur intention, et la cour
elle-même, on s'en souvient, avait apporté son offrande. Dans la séance du 28 mars,
Robespierre proposa à la Société des Amis de la Constitution d'appliquer à des
œuvres de bienfaisance une partie des fonds destinés à la fête projetée en l'honneur
des Suisses de Châteauvieux, de secourir par exemple des victimes du despotisme,
des prisonniers pour dettes incarcérés par des aristocrates qui auraient usé de ce
prétexte pour persécuter des amis de la liberté. Il demanda ensuite qu'on fît dispa
raître de l'Hôtel-de-Ville les bustes de Bailly et de Lafayette, de ce dernier surtout,
qui portait sur son front l'empreinte des assassinats commis au Champ-de-Mars et à
Nancy. On ne pouvait oublier, en effet, que Lafayette avait réclamé une couronne
civique pour honCrer le triomphe sanglant de son cousin Bouillé; c'est pourquoi,
pensaient les patriotes, son image devait être un objet injurieux aux victimes du
massacreur de Nancy. Déjà pareille motion avait été soulevée au sein même de la
commune de Paris. Plusieurs citoyens s'y étaient montrés contraires; Robespierre
s'en étonna.Une voix ayant désigné Dusaulx comme un des opposants : « Celui qu'on
vient de nommer, reprit l'orateur, est le plus excusable de tous par des circonstances
particulières. » Le vieux Dusaulx était un ami de Bailly, sa résistance était puisée
dans un sentiment trop honorable pour qu'on pût la trouver blàmable. L'habitude
de dresser des statues aux hommes vivants semblait à Robespierre dangereuse et
funeste. On s'était abstenu d'en élever aux amis de la liberté, pourquoi donc cette
exception en faveur des partisans du despotisme? Ce sentiment ne lui était pas per
sonnel ; il le croyait, disait-il, au fond du cœur de tous les patriotes. « Oui, oui ! »
s'écrièrent un grand nombre de voix. En engageant les officiers municipaux à bannir
du lieu de leurs séances les bustes du ci-devant général de la garde nationale et de
l'ancien maire de Paris, il avait soin d'établir une distinction bien précise entre ces
deux personnes, le premier ayant accablé le peuple des plus sanglants outrages,
arrêté le cours de la Révolution, conduit la nation française de la liberté à un état
d'incertitude fatal, remplissant le royaume de ses émissaires, et cherchant à semer
la discorde parmi les patriotes, le second n'ayant péché que par faiblesse. Il conclut
donc en insistant pour qu'une partie des sommes recueillies fussent employées en
œuvres de bienfaisance et de patriotisme, et que les bustes « du coupable Lafayette
et du faible maire de Paris » disparussent de l'Hôtel-de-Ville.
Tallien prit ensuite la parole. Il annonça que la Société des Amis de la Constitution
de Versailles avait arrêté que, durant le séjour des soldats de Châteauvieux dans
cette ville, le buste de Louis XVI, placé dans la salle de leurs séances, serait couvert
d'un voile, et il proposa aux Jacobins de Paris d'imiter cet exemple. Mais, fidèle à son
système de respect envers la Constitution, Robespierre combattit la motion de
Tallien, et, après avoir signalé le danger de confondre dans une indignation com
mune un roi voué dès sa naissance aux habitudes du despotisme avec les traîtres qui
lui prêtaient leur appui pour accabler la liberté naissante, il prononça ces paroles
remarquables : « Comme ami des lois, j'aime à écarter tout ce qui est étranger à la
Constitution et aux principes qu'elle a consacrés; c'est pour ces motifs que j'oublierai
celui que la Constitution a placé à la tête du pouvoir exécutif, pour ne voir que les
scélérats qui l'entourent. » Il fallait donc laisser de côté Louis XVI et toute sa
famille, et s'en prendre des maux survenus et de la prolongation des malheurs de la
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 53

France aux intrigants dont s'environnait le pouvoir exécutif. On ne soupçonnait pas


encore la trahison directe et personnelle du roi. Bornons-nous, disait Robespierre, à
ce qui peut intéresser la liberté, et ne donnons à ses ennemis aucun prétexte de nous
imputer les crimes dont ils voudraient nous rendre coupables pour avoir un motif
de l'anéantir. « Soyons toujours les amis de la Constitution, car les amis de la Cons
titution sont les amis de la liberté et de la paix. Nos ennemis ne veulent que le
désordre ; quand la paix règne, ils expirent. » Inflexible à l'égard des adversaires
connus ou cachés de la Révolution, il voulait essayer de les vaincre en restant dans
les limites de la légalité, sachant à combien de périls les agitations de la place
publique exposent la liberté. Aussi se trouvait-il souvent dépassé par des patriotes
peu tolérants. A peine avait-il fini de parler, qu'un futur membre de la Convention,
l'officier municipal Panis, se leva pour proposer à la Société d'exclure de son sein
tous les représentants de la commune convaincus d'avoir voté pour le maintien des
bustes de Lafayette et de Bailly. Ce fut encore Robespierre qui combattit et fit écarter
cette motion, comme contraire à la liberté des opinions, et, sous son inspiration, la
Société se contenta de décider qu'on adresserait une pétition à la municipalité pour
l'enlèvement des bustes de tous les hommes encore vivants dont se trouvait décoré
l'Hôtel-de-Ville.
Quelque temps après, il requit pour lui-même l'application de cette mesure, favo
rable, selon lui, au maintien des principes de la liberté. Voici à quelle occasion : Un
des secrétaires venait de donner lecture d'une lettre par laquelle la Société des Amis
de la Constitution d'Autun annonçait qu'elle avait formé une confédération avec
les autres sociétés patriotiques du département, et placé dans la salle de ses séances
le buste de Robespierre à côté des bustes de Pétion et de Mirabeau. Un membre, se
levant alors, signala ce fait comme contraire à l'arrêté par lequel on avait proscrit les
bustes d'hommes vivants. Mais, selon Doppet, la Société mère ne pouvait imposer ses
arrêtés aux sociétés affiliées comme règle de conduite. Robespierre se chargea de
répondre, n'admettant pas une exception en sa faveur à une mesure provoquée par
lui-même. Sans rien enjoindre aux sociétés affiliées, on était parfaitement en droit,
dit-il, de les engager à se conformer à des principes avoués par tous les bons citoyens.
La Société fut de son avis, et elle prit une résolution dans ce sens.

La cérémonie organisée pour fêter la délivrance des soldats de Châteauvieux


devait avoir lieu le lundi 9 avril; le 6, on vint annoncer aux Jacobins que, les pré
paratifs n'étant point terminés, on serait forcé de la différer de quelques jours. Mais
ce retard paraissait inopportun à Robespierre. Que les décorations fussent prêtes ou
non, il ne fallait pas, à son avis, remettre cette féte du peuple et de la liberté, nom
dont il la baptisa aux applaudissements de la Société, et qui lui fut conservé. Sans
doute il admirait ces décorations ingénieuses auxquelles travaillaient les plus émi
54 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

nents artistes, comme pour rendre hommage à la nation ; d'autres occasions ne tar
deraient pas à se présenter où l'on aurait encore à exposer les crimes de l'aristo
cratie, et alors David et les autres artistes auraient le plaisir de voir leurs talents
contribuer au triomphe de la liberté; mais il lui semblait indispensable de maintenir
la fête au jour primitivement fixé, cette fête à laquelle le conseil général de la com
mune avait décidé de se rendre en corps.
Les aristocrates de toutes nuances, les Feuillants, la faction des Lameth, des
Duport et des Barnave, mettaient tout en œuvre pour empêcher cette manifestation
patriotique : à un arrêté fraternel, où le maire de Paris invitait ses concitoyens à ne
point paraître en armes, le modéré Dupont de Nemours répondait par un pamphlet
où la violence était égale au cynisme du mensonge.Aux manœuvres et aux intrigues
de ces hommes conspirant pour renverser les projets les plus utiles et semer la dis
corde, Robespierre voulait opposer la célérité. Le plus grand ennemi de la liberté,
celui qui s'opposait le plus en ce moment au triomphe du patriotisme opprimé, il le
désignait hautement : c'était, disait-il, « un général réservé depuis longtemps par la
cour à de grands desseins ».
Tout le monde, à ces paroles accueillies par de longs applaudissements, nommait
Lafayette. On se ferait une idée singulièrement fausse de ce général si l'on jugeait sa
conduite à l'époque de la Révolution par celle qu'il a tenue dans les dernières
années de sa vie, lorsqu'après avoir essayé de donner à la France un roi populaire, il
passa pour un des représentants les plus élevés de l'opinion républicaine. Au
moment où nous sommes (en avril 1792), Lafayette était suspect, très-justement
suspect à tous les vrais patriotes. Depuis le jour où Louis XVI avait pris la fuite, le
général s'était associé à toutes les mesures compressives ; on n'a point oublié peut
être le rude accueil que lui avait fait Danton quand, le voyant revenir aux Jacobins,
qu'avec les Lameth et tant d'autres Lafayette avait désertés pour les Feuillants, il
lui avait montré en perspective l'échafaud destiné aux traîtres. Après les événements
du Champ-de-Mars, où les dernières lueurs de sa popularité s'étaient effacées dans
le sang, le général avait contribué à altérer la Constitution dans un sens tout à fait
opposé à l'esprit et aux principes de la Déclaration des droits. Enfin, on l'avait vu
accepter le commandement d'une armée auquel l'avait appelé la cour par une viola
tion formelle de la Constitution; peut-être avait-il pensé devenir bientôt ainsi maître
des destinées de la France. Lafayette, on ne peut le nier, était alors une véritable
puissance, et la cour, sinon la reine, plaçait en lui son espoir. Il n'avait plus à sa dis
position la garde nationale de Paris, mais il y avait conservé un parti considérable ;
le directoire du département lui était tout dévoué, et il se trouvait à la tête d'une
armée nombreuse, du dévouement de laquelle il ne paraissait pas douter. L'attaquer
à la face du pays, dénoncer ses manœuvres et ses intrigues, dévoiler hautement ses
secrets desseins, si bien pressentis, lui demander compte, au nom de la Constitution,
d'un mandat donné et exercé en violation d'un article de cette Constitution même,
n'était point une tâche exempte de périls, et, pour oser l'entreprendre, il fallait un
homme de la trempe de ltobespierre, dont cependant quelques écrivains ont si gra
tuitement contesté le courage.
Le bruit de la présence du général à Paris venait précisément de se répandre, et
Brissot, dont la feuille avait annoncé peu auparavant la reprise des séances des
Feuillants dans l'église Saint-Honoré, n'avait pas manqué de témoigner une surprise
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 55

profonde de cette soudaine arrivée. Que, de la part des patriotes ardents, le général
devînt le point de mire des plus vives attaques, c'était donc tout naturel. Robespierre
le montra excitant à propos de la fête prochaine les défiances, non pas de la garde
nationale, laquelle, selon lui, était le peuple armé et ne séparait pas sa cause de
celle des victimes du despotisme, mais les défiances de l'état-major de cette garde
nationale, où s'étaient réfugiés tous les partisans de la cour; il le montra conspirant
avec les membres du directoire ; égarant par son hypocrisie une foule de bons
citoyens dans la capitale et les départements; semant la division au sein même de la
Société des Amis de la Constitution, et d'autant plus dangereux, qu'aux yeux d'un
certain nombre de personnes peu éclairées il conservait encore une apparence de
patriotisme, et, de concert avec tous les ennemis de la Révolution, se mettant en
état de profiter d'un moment de crise pour étouffer la liberté ou forcer le peuple à
l'acheter par des torrents de sang et d'incalculables calamités. Robespierre entre
voyait déjà le spectre sanglant du 10 août.
Les organisateurs de la fête avaient imaginé de prendre pour devise : Bouillé seul
est coupable. Certes, disait Robespierre, ils sont innocents, tous ceux qui, trompés
par les ennemis de la liberté, ont cru agir au nom de la loi, l'exécuter et défendre la
liberté ; les gardes nationales de Metz, comme celles de Paris, étaient également
patriotes et innocentes à ses yeux; on avait seulement abusé de leur bonne foi.Ainsi
donc, poursuivait-il, la fête prochaine ne pouvait impliquer aucun caractère d'hosti
lité contre la garde nationale ; mais était-il possible de présenter Bouillé comme le
seul coupable ? Non, car ce général de la cour avait toujours marché un décret à la
main, décret rendu sur les rapports mensongers des officiers en garnison à Nancy et
du ministre de la guerre La Tour-du-Pin. Or n'étaient-ce point Lafayette et ses amis
qui, la veille du jour où avait été répandu dans l'Assemblée constituante le fiel et la
calomnie, lui avaient coupé la parole, à lui, Robespierre, qui s'étaient opposés
violemment à toute discussion de nature à éclairer l'Assemblée, et, une fois le crime
commis et couvert par eux d'un voile impénétrable, avaient demandé des couronnes
civiques pour les assassins et ordonné des fêtes dans tout le royaume afin d'éterniser
le souvenir de ces affreux massacres? Au lieu de dire : Bouillé seul est coupable, il
fallait donc dire : Les tyrans seuls sont coupables. On était sûr de voir tous les bons
citoyens se rallier dans un sentiment commun, quand ils auraient été édifiés sur le
principal auteur des intrigues à l'aide desquelles on était parvenu jusqu'ici à mettre
obstacle à la fête. D'universels applaudissements avaient éclaté quand Robespierre
avait montré Lafayette tenant encore dans ses mains, toutes couvertes du sang des
victimes du 17 juillet, les moyens d'anéantir la liberté. Merlin (de Thionville) prit la
parole après lui. Il raconta que, peu de temps avant le massacre de Nancy, un aide
de camp de Lafayette était venu demander à Thionville deux cents hommes, et que
lui-même, officier municipal alors, avait répondu : « Les gardes nationales de Thion
ville périront jusqu'au dernier homme pour repousser l'ennemi, mais elles ne con
sentiront jamais à marcher pour assassiner leurs concitoyens. » Il demanda donc,
lui, qu'on adoptât pour devise : Lafayette seul est coupable. Ces diverses propositions
avant été mises aux voix et adoptées, Merlin, Santerre, Tallien et quelques autres
furent chargés d'aller sur-le-champ faire part des résolutions des Jacobins au comité
· central des sociétés patriotiques. -

• Ensuite parut à la tribune un homme qui, relié par tous ses antécédents et par sa
56 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

famille à l'ancien régime, n'en avait pas moins embrassé avec ardeur les opinions
démocratiques. C'était le prince de Hesse, frère puîné du landgrave de Hesse-Rothem
bourg. Attaché depuis longtemps au service de la France au moment où éclata la
Révolution, il se trouvait en 1792 commander la ville de Perpignan ; là il se mit à la
tête du mouvement révolutionnaire, et, de concert avec les administrateurs, accusa
le ministre Narbonne de laisser sans défense toute cette partie de la frontière. Il
avait adressé sa dénonciation à Brissot, qui s'était bien gardé de rien révéler. Après
s'être plaint amèrement de n'en avoir vu aucune mention dans le Patriote françois,
le prince parla assez longuement des départements méridionaux, où, selon lui,
existait un projet de contre-révolution depuis Perpignan jusqu'à Arles. « On y veut
la liberté, s'écria-t-il, mais je vous dirai avec M. Robespierre que vous n'avez pas à
perdre un instant. » Il termina son discours, plein des sentiments les plus patrio
tiques, en réclamant la faveur d'aller mourir sur les frontières pour sa patrie
adoptive. r

Le surlendemain, Robespierre renouvelait sa motion d'appliquer à des œuvres de


bienfaisance une partie des fonds destinés à la fête des soldats de Châteauvieux, et
proposait en même temps à la Société d'associer à cette fête les gardes-françaises,qui,
dès l'origine de la Révolution, avaient fait preuve de tant de dévouement à la cause
de la liberté, et qui pour cela avaient été l'objet de persécutions constantes de la part
des éternels ennemis de l'égalité; cette dernière proposition avait été reçue par
d'unanimes acclamations.
Le même jour, une lettre, par laquelle le commandant de la garde nationale de
Mâcon réclamait le désarmement de tous les bons citoyens, à l'exception des gardes
nationaux, ramena Robespierre à la tribune. Cette demande lui paraissait être
d'accord avec un système imaginé depuis longtemps, et consistant à réduire singu
lièrement le nombre des gardes nationales, à en exclure tous les citoyens peu for
tunés, et à désarmer ainsi la portion la plus nombreuse du peuple, afin de la livrer à
la merci de celle dont les intérêts se trouvaient plus en rapport avec les intérêts de
l'aristocratie. C'était le système de Lafayette; on devait donc le repousser avec indi
gnation.Au même instant, et comme pour donner plus de poids à ses paroles, on
dénonçait une délibération prise par le bataillon des Filles-Saint-Thomas contre la
fête des soldats de Châteauvieux. Robespierre s'opposa à la lecture de cette délibé
ration, œuvre de quelque aristocrate, car il se refusait à croire qu'il y eût dans Paris
un bataillon assez gangrené pour prendre un tel arrêté. Il lui semblait au-dessous de
la dignité de la Société de s'occuper de la dénonciation d'un pareil écrit, signé d'un
lieutenant nommé Paindavoine; c'était aux magistrats à faire ce qu'ils jugeraient
convenable. Sur sa proposition, la Société passa dédaigneusement à l'ordre du jour.
Le lendemain lundi 9 avril, les soldats de Châteauvieux arrivèrent à Paris, après
avoir été, à Versailles, l'objet d'une ovation enthousiaste.Ce jour-là n'eut pas encore
lieu la fête projetée; on avait décidément préféré l'ajourner, afin de laisser aux
artistes le temps d'achever les décorations et de lui donner un caractère de grandeur
inusité.Toutefois, dans la journée, ces soldats, accompagnés d'un détachement de la
garde nationale de Versailles, furent reçus au sein de l'Assemblée législative, où
leur admission avait été l'objet d'une orageuse discussion, et les honneurs de la
séance leur furent accordés sur la demande du président Dorizy. Dans la soirée,
Collot-d'Herbois les présenta aux Jacobins; Vergniaud, qui présidait la séance,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 57

embrassa le plus jeune et le plus âgé d'entre eux, après les avoir complimentés en
quelques paroles expressives. Ils allaient sortir pour se rendre à la municipalité,
quand Robespierre monta à la tribune. Collot-d'Herbois ne voulut pas qu'ils se reti
rassent sans avoir entendu l'homme qui à l'Assemblée constituante les avait défendus
avec tant d'énergie, et qui depuis s'était si souvent intéressé à eux. Robespierre énu
méra alors les nombreux services rendus à la cause de la Révolution française et de la
liberté par le régiment de Châteauvieux et les gardes françaises; puis il engagea les
membres de la Société appartenant à l'Assemblée législative à solliciter un décret
qui donnât à tous les soldats persécutés à cause de leur patriotisme la faculté de
rentrer dans un corps de leur choix ou de former une légion particulière. Au

Entrevue de Dumouriez et de la Reine.

moment où les héros du jour allaient quitter la salle, Guadet demanda que,
pour perpétuer le souvenir de l'acte de justice dont ils venaient d'être l'objet,
on envoyât à toutes les sociétés affiliées le procès-verbal de cette séance, en y
joignant la liste des membres de l'Assemblée législative qui, dans la journée,
avaient voté pour ou contre les honneurs de la séance à accorder aux soldats de
Châteauvieux.
Montagnards et Girondins, on le voit, étaient d'accord sur les points les plus essen
tiels de la Révolution. Pourquoi donc faut-il que de misérables questions de per
sonnes les aient divisés et jetés dans de si funestes luttes ? Ah ! le cœur saigne en y
songeant! Combien coupables aussi ceux qui provoquèrent ces combats, et ne surent
pas sacrifier à l'intérêt public leurs ressentiments implacables !

TOME II. 73
58 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XI

On approchait du jour fixé pour la célébration de la fête de la Liberté, et plus on


en approchait, plus semblait croître la fureur des Feuillants et des partisans de la
cour. Les obstacles de tous genres imaginés par le directoire de Paris, où siégeaient
les Talleyrand, les Beaumetz, les Desmeuniers, et dont Lafayette était l'âme, l'ins
pirateur et l'espoir, amenèrent le 4, aux Jacobins, une nouvelle sortie de Robes
pierre contre le général. « De quel droit, s'écria-t-il, vient-il mettre ici sa lâche
ambition en opposition avec le vœu de tous les patriotes, avec le vœu du peuple de
Paris, avec le vœu de la France entière ? De quel droit ose-t-il former le projet de
convertir en des jours de deuil des jours consacrés au triomphe de la liberté et de la
justice ? Que signifie donc le trouble qui nous agite dans le sein de cette Société, qui
se répand jusque dans les départements ? » Puis, passant en revue la conduite de
Lafayette depuis le moment où, revenu d'Amérique après avoir eu le bonheur de
servir sous Washington, le général avait essayé de profiter d'une réputation usurpée
pour diriger la Révolution française, il le montra cherchant à faire adopter une
déclaration des droits incomplète, et qui heureusement avait été rejetée; il le montra
porté au généralat par les intrigues de ceux qui, à cette époque, s'étaient emparés de
l'Hôtel-de-Ville, et proposant, peu après l'installation de l'Assemblée constituante à
Paris, la loi martiale jusqu'à trois fois dans une même séance ; il le montra enfin
s'appliquant dans toutes les circonstances à renforcer le parti de la cour, à faire
rétrograder la Révolution. Revenant encore sur l'événement du Champ-de-Mars, il
rappela qu'on n'avait jamais informé contre les assassins des deux hommes immolés
dans la matinée du jour où le champ de la Fédération avait été arrosé du sang des
patriotes, tandis qu'un tribunal, investi d'un pouvoir illimité, avait arbitrairement
poursuivi, détenu et persécuté des citoyens coupables du seul crime de patriotisme.
Il savait bien qu'en dénonçant Lafayette il s'exposait à de terribles ressentiments,
peut-être aux coups des assassins; mais, disait-il en terminant, « à l'heure où les
poignards m'atteindront, je le dénoncerai encore de toutes mes forces au mépris
public. » -

Après lui monta à la tribune un homme dont quelques jours auparavant il avait eu
à subir une violente attaque, sur laquelle nous aurons à revenir tout à l'heure. Réal,
c'était lui, renchérit encore sur les accusations articulées contre Lafayette, et dénonça,
comme étant un des employés des bureaux du ministre des contributions publiques,
de Clavière, le lieutenant Paindavoine, signataire de la protestation contre la fête
des soldats de Châteauvieux, fête définitivement fixée au dimanche 15 avril.
Au commencement de cette séance, un membre de la Société avait présenté à ses
collègues un Anglais et un Français, inventeurs d'un canon perfectionné avec lequel
on pouvait tirer vingt-cinq coups à la minute, et Desfieux avait proposé à ses col
lègues d'ordonner des expériences aux frais de la Société. Robespierre combattit
vivement cette motion comme contraire aux principes de l'humanité. Toute inven
tion ayant pour but d'accélérer la destruction des hommes était, à ses yeux, une chose
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 59

toujours déplorable. Il ne pouvaît être d'un autre avis, étant ennemi de la guerre en
principe. Déjà, vers la fin de l'Assemblée constituante, un inventeur était venu lui
soumettre une carabine tirant neuf coups consécutifs, et sous ses yeux, dans le jardin
de sa maison de la rue de Saintonge, s'était livré à des expériences dont les résultats
avaient été des plus satisfaisants. Aussi, consulté par cet inventeur, Robespierre
l'avait-il instamment prié de laisser de côté sa meurtrière invention, sur laquelle un
silence absolu avait été en effet gardé. Mais, poursuivait Maximilien, après avoir
raconté ce fait intéressant, il y avait à invoquer encore d'autres raisons que celle
de l'humanité. Si une telle découverte était de nature à donner aux peuples un avan
tage momentané sur les despotes, elle ne tarderait pas à passer également entre les
mains de ces derniers, et deviendrait alors un instrument de plus pour l'asservisse
ment du monde. Ces considérations déterminèrent la Société à passer à l'ordre du
jour sur la proposition de Desfieux. Que dirait Robespierre de nos canons rayés et de
toutes nos armes de précision, dont paraissent assez peu s'émouvoir les philosophes
de notre temps ?
La veille du jour où devait avoir lieu la fête de la Liberté, on l'entendit encore. Il
venait réclamer contre l'oubli dont les gardes françaises avaient été l'objet dans le
programme de cette fête, à laquelle des honneurs rendus à ces braves soldats ne
pouvaient, selon lui, qu'ajouter un grand caractère. Il invita donc le peuple et les
Suisses de Châteauvieux à les prendre par la main et à les unir à eux dans le triomphe
de la liberté. Sillery-Genlis prit aussi la parole pour dénoncer les Mallet du Pan, les
Royou, les Dupont (de Nemours), auteurs de calomnies sans nom, et déclarer que sur
tous les points il adoptait les principes de Robespierre. Un membre ayant ensuite
proposé à la Société de désigner un jour de la semaine suivante pour prendre le deuil
en l'honneur des gardes nationaux tués dans le Midi, et cela afin de répondre aux
malveillants qui accusaient les Jacobins d'être hostiles à la garde nationale, Robes
pierre, tout en témoignant de sou attachement sincère pour les gardes nationales,
dont il s'était toujours montré l'ardent défenseur, repoussa ce moyen de les honorer
comme insignifiant. Il valait mieux, à son avis, profiter de la solennité du lendemain
pour fêter par des signes et des emblèmes funèbres les gardes nationaux victimes
des discordes civiles. Et en effet, le lendemain, deux sarcophages figurèrent dans
, l'imposant cortége, dédiés, l'un aux mânes des gardes nationaux, l'autre à ceux des
soldats de Châteauvieux. -

Le dimanche 15 avril 1792 se célébra enfin cette fête de la Liberté, qui avait excité
entre les partis une si ardente polémique. Comme toutes les cérémonies de la Révo
lution, auxquelles de véritables artistes donnèrent toujours leurs soins, celle-ci fut
magnifique et majestueuse. Elle se distingua surtout par l'absence de toute baïon
nette ; on ne voulait pas qu'en ces solennités pacifiques apparût l'image de la guerre :
les emblèmes de l'abondance et de la fécondité, de simples épis de blé remplaçaient
l'appareil meurtrier des armes. Le char de la Liberté, monté sur les propres roues de
celui qui, l'année précédente, avait servi à l'apothéose de Voltaire, avait été illustré
par le pinceau de David. Sur l'un des côtés, le grand peintre avait représenté Brutus
l'ancien condamnant lui-même ses fils; sur l'autre, Guillaume Tell se disposant à
percer de sa flèche la pomme placée sur la tête de son enfant. L'ordre le plus parfait
présida à cette fête populaire ; plus de cent mille citoyens y prirent part, et de leurs
poitrines s'échappèrent des bénédictions sans nombre auxquelles se mêlaient les
60 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

noms de patrie, d'Assemblée nationale, de Pétion et de Robespierre. Tandis que dans


le Journal de Paris paraissait, le jour même, l'ïambe bien connu : « Salut, divin
triomphe ! » d'André Chénier, un de ces cris de colère et de haine dont était coutu
mier cet écrivain modéré, retentissaient de toutes parts des hymnes de paix et de
concorde, œuvre de son frère Marie-Joseph, et dont Gossec avait composé la
musique. .
Le surlendemain, Robespierre monta à la tribune des Jacobins pour proposer à
la Société de consacrer à jamais la mémoire du triomphe remporté par le patriotisme
dans la journée du 15 avril, en dépit des intrigues, des insultes de l'aristocratie et de
la cour. On ne connaissait jadis que des fêtes consacrées à l'injustice et jau despo
tisme, monuments lugubres de la misère des peuples ; il était bon, disait-il, de
léguer à l'avenir le souvenir de'cette fête de la Liberté, de ce jour auquel, depuis le
commencement de la Révolution, on ne pouvait comparer que celui où le roi était
venu de Versailles à Paris. « Le jour du 15 avril fut pur et sans tache ; c'est le jour
où l'innocence triompha du crime et de la calomnie; la liberté, du despotisme; la
misère et l'indigence, de l'orgueil et de l'aristocratie; et le peuple, de tous ses oppres
seurs. C'est ce jour où le peuple se défendit contre la plus puissante de toutes les
attaques que lui aient livrées ses ennemis, celle de l'intrigue et de la perfidie, contre
toutes les manœuvres des ennemis qui voulaient troubler le concert de cent mille
citoyens assemblés. » Il s'agissait de savoir qui triompherait du peuple ou d'un petit
nombre d'hommes corrompus ; or la Révolution n'était, à ses yeux, que la plaidoirie
solennelle de cette grande cause. Répandre la lumière sur l'événement du 15 avril,
c'était confondre à la fois et la calomnie et les calomniateurs. Il émit donc l'avis
qu'une relation bien circonstanciée de cette fête fût adressée à toutes les sociétés
affiliées; que chaque année, à pareille date, tous les bons citoyens en célébrassent
l'anniversaire ; enfin qu'une inscription rappelant cette auguste cérémonie fût placée
dans les salles des séances de toutes les Sociétés des Amis de la Constitution. Cette
triple proposition fut adoptée à l'unanimité, et Merlin (de Thionville), prenant
aussitôt la parole : « Je demande que M. Robespierre soit chargé de rédiger avec son
âme de feu le récit de cette fête, et qu'il soit prié de ne pas oublier qu'un citoyen
(c'est moi) a entendu dire à un homme du peuple que, sans Lafayette, les prêtres et
les baïonnettes, tous les peuples seraient heureux. » -

Cette fête de la Liberté, si grandiose et si paisible, et à laquelle tous les partisans


de la cour avaient essayé de mettre obstacle, porta au comble l'exaspération des
Feuillants et des royalistes ; ils se sentirent vaincus. Sans doute ils avaient
compté sur quelques désordres pour avoir l'occasion de calomnier le peuple et de
persécuter les patriotes, comme à l'époque du 17 juillet; leur attente fut trompée.
Les membres du directoire du département n'en écrivirent pas moins à Pétion une
lettre courte et sèche, afin de lui recommander la plus sévère vigilance de la police
pour le lundi « lendemain d'un rassemblement », suivant leur expression à dessein
méprisante. Robespierre, à qui son ami le maire de Paris avait communiqué cette
injonction injurieuse pour la population parisienne, ne put contenir son indignation ;
et le soir aux Jacobins, la lettre des Talleyrand et des Beaumetz à la main, il demanda
à qui devait s'appliquer ce terme de vigilance, ou des membres du directoire, tou
jours prêts à trahir la nation, ou du peuple, qui la veille avait donné un tel exemple
de calme, de modération et de patriotisme ? Ah ! suivant ces messieurs, il fallait
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 61

l'empêcher de sentir sa propre dignité, empêcher la justice et l'humanité d'être


jamais entendues, afin de permettre aux plus méprisables des hommes de régner
au nom de la liberté et d'exercer hypocritement le plus intolérable des despotismes.
Mais c'étaient eux-mêmes, disait-il en finissant, qu'il était nécessaire de surveiller
avec soin, pour s'opposer à ce qu'au nom sacré de la loi, profané par eux, ils ne
semassent les germes de la guerre civile et ne persécutassent partiellement les
meilleurs citoyens. Il est aisé de comprendre quels trésors de haine s'amassaient
dans le cœur des royalistes contre un homme qui, à toute heure et d'un front iné
branlable, défendait la Révolution, la démocratie, la liberté.A tout prix il fallait aux
Feuillants une revanche de cette fête de la Liberté ; la mort du maire d'Étampes,
récemment tué dans une sédition, événement regrettable auquel les patriotes étaient
bien évidemment étrangers, leur fournit l'occasion tant cherchée, et nous les ver
rons bientôt opposer à la cérémonie du 15 avril une fête expiatoire en l'honneur du
maire Simonneau, de qui nous aurons prochainement à nous occuper.

XII

Chose singulièrement triste à dire ! la haine dont les partisans de la cour hono
raient Robespierre n'était rien auprès de celle que lui avaient vouée dès lors les
Girondins, et dont nous allons voir les effets se produire incessamment sous toutes
les formes, dans les journaux, dans les brochures, à la tribune. Leur animosité,
dans ce mois d'avril 1792, atteignit des proportions à peine croyables. Et quand on a
patiemment, minutieusement étudié, analysé les accusations niaises et vides, les
calomnies odieuses portées sans provocation aucune par les hommes les plus influents
de la Gironde contre le défenseur le plus dévoué et le plus convaincu de la Révolu
tion française; quand on s'est rendu compte des moyens déloyaux par lesquels ils
ont essayé de les propager par toute la France ; quand on a découvert enfin que tant
de diatribes sans nom et de discours pleins de fiel n'ont eu d'autre mobile que
l'amour-propre et l'envie, on est bien forcé de reconnaître qu'à l'égard de Robes
pierre les Girondins ont été les plus intolérants et les plus haineux des hommes.
Étonnez-vous donc après cela qu'ils se soient attiré des représailles terribles !
Nombre d'écrivains se sont contentés d'apprécier uniquement, d'après ces repré
sailles trop justifiées, la question pendante encore ; il est temps de remettre cbaque
chose à sa véritable place, et d'inviter tous les esprits impartiaux à juger eux-mêmes
ce grand procès, d'après les documents irréfragables et authentiques dont nous nous
servons pour écrire cette histoire.
La querelle était née, on s'en souvient, des débats sur la guerre ; et l'on n'a pas
oublié non plus combien, à côté de Brissot et de ses amis, Robespierre s'était montré
convenable et mesuré. Apaisée un moment sous les auspices du vieux Dusaulx, elle
avait été soulevée de nouveau par Guadet, à propos de la question religieuse ; cette
fois encore Robespierre avait donné l'exemple du tact, du bon goût et de la modé
ration, Il était réservé à un homme qui cherchait fortune dans la Révolution, à Réal,
62 HIST()IRE DE ROBESPIERRE.

de reprendre contre lui l'initiative des attaques. Voyant les Girondins au pouvoir, il
estima très-utile à son ambition de leur être agréable. A la séance des Jacobins du
2 avril, séance présidée par Vergniaud, Robespierre, après avoir donné lecture d'une
lettre venue d'Arras, par laquelle on dénonçait de nouvelles menées des prêtres
réfractaires dans le département du Pas-de-Calais, avait demandé et obtenu la per
mission de parler de lui; voici pourquoi. Au sujet de la discussion récemment pro
voquée par Guadet, les journaux feuillants et royalistes, juges bien désintéressés en
cette occasion, s'étaient prononcés pour Robespierre, lequel, du reste, dédaigna
toujours les éloges ou les injures des partisans de la cour ; mais les Girondins ne
manquèrent pas de relever avec aigreur les compliments adressés à leur adversaire.
Dans son Courrier des quatre-vingt-trois départemens du 1" avril, Gorsas reprocha
vivement aux auteurs de la Gazette universelle d'avoir « distillé leurs poisons » sur
les membres de l'Assemblée législative dont les opinions différaient de celle de
Robespierre, et fait l'éloge des principes et de la conduite de ce dernier, croyant sans
doute le gagner en le flattant. Le journaliste girondin ajoutait, il est vrai, que l'opi
nion de Robespierre n'était point le fruit d'un esprit de parti, qu'il était incorruptible,
et que les hommages de la Gazette universelle ne pouvaient que l'indigner. Mais n'y
avait-il point une petite perfidie dans ce rapprochement entre ses principes et les
louanges toujours un peu amères dont il avait été l'objet de la part de quelques
feuilles royalistes ? Robespierre le pensa, et nous verrons bientôt, en effet, tous les
journaux girondins s'efforcer, avec une étonnante mauvaise foi, de présenter sa con
duite et celle de la presse royaliste comme identiques. Il crut donc convenable, lui
que depuis trois ans tous les ennemis de la Révolution avaient poursuivi de tous les
outrages, de toutes les calomnies, de se justifier d'un éloge tombé par hasard sur
son nom de la plume d'un écrivain de la cour. Il prit la peine, paraît-il, de parler
longtemps pour prouver qu'il n'était pas soupçonnable, comme s'il n'eût pas été à
l'abri de tout soupçon, et il termina son discours par une sorte de défi jeté à ses accu
sateurs. « Si quelqu'un a des reproches à me faire, je l'attends ici; y a-t-il quelqu'un ?
qu'il se lève. — Oui, moi, » s'ecria Réal. — Et comme, aux applaudissements d'une
partie de l'Assemblée, se mêlaient quelques huées, le futur comte, le futur conseiller
d'État, le futur préfet de police impérial parla de son indépendance, de son amour
de la liberté. Parce que Robespierre était resté fidèle à ses convictions au sujet de la
guerre, il l'accusa d'opiniâtreté, et, — ce qui était un mensonge, ce qu'à plus juste
raison il aurait pu reprocher à ses amis de la Gironde, — il l'accusa d'avoir tenté de
faire passer son opinion propre dans cette question pour celle de la Société entière ;
il l'accusa enfin d'exercer dans cette Société, « sans le vouloir et sûrement sans le
savoir, » un despotisme pesant sur les hommes libres, lesquels, selon Réal, étaient
- naturellement tous ceux qui ne partageaient pas les opinions de Maximilien. Et voilà
bien quel était, aux yeux des Girondins, le grand crime de Robespierre : c'était sa
popularité immense, la considération dont il était entouré, l'estime dont il jouissait.
Singulier crine en tout cas que celui qu'on commet sans le savoir et surement sans le
vouloir. Cette puérile accusation ayant été accueillie par de violents murmures,
Robespierre monta à la tribune, afin de réclamer lui-même le silence en faveur de
son accusateur ; mais la Société* en passant à l'ordre du jour, mit fin, ce jour-là, à
des personnalités fâcheuses.
Une autre circonstance vint offrir aux Girondins un nouveau texte de récrimina
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 63

tions contre Robespierre.Vers cette époque, le 10 avril, il se démit de ses fonctions


d'accusateur public. Dans son discours d'installation il avait déclaré, on s'en sou
vient, que, le jour où il lui paraîtrait plus profitable à la chose publique de la servir
comme simple citoyen que comme magistrat, il n'hésiterait point à sacrifier sa place,
et nous l'entendrons bientôt se justifier, en termes magnifiques, d'avoir abandonné
un poste où il ne croyait pas pouvoir servir utilement son pays. Certes, si jamais
désintéressement fut pur et honorable, ce fut celui dont Robespierre donna une
preuve en cette occasion. Pauvre, il avait été appelé par la confiance de ses conci
toyens à une place lucrative : huit mille livres, somme considérable alors, étaient
allouées à l'accusateur public. Environné d'ennemis, il était à même dans les hautes
fonctions dont il se trouvait investi, de les dédaigner tous, que dis-je, de les inti
mider; cette double considération de la fortune et du pouvoir, si puissante sur la
plupart des hommes, ne balança pas un seul moment sa résolution. Et ce furent pré
cisément cette abnégation, ce désintéressement antique qui, en lui créant un titre de
plus à l'estime de ses concitoyens, irritèrent si profondément les Girondins et tous ces
courtisans de la Gironde en quête d'emplois et de faveurs, les Réal, les Méchin, les
Santhonax, les Girey-Dupré, les Chépy. Les petits hommes pardonnent difficilement
aux autres les vertus dont ils se sentent incapables.Aussi cette démission va-t-elle
donner lieu à de tels emportements contre Robespierre qu'une voix girondine ne
pourra s'empêcher elle-même de s'écrier : « Elle est pour ses ennemis une arme à
deux tranchants dont ils se servent d'une manièré bien odieuse. » Mais lui, n'ignorant
pas cependant quelle force nouvelle il allait donner contre lui à ses adversaires,
n'écouta que la voix de sa conscience.
Depuis le jour de son installation, le tribunal criminel s'était occupé de l'interro
gatoire des accusés soumis à sa juridiction, et Robespierre avait pris une part active
à ses travaux, comme nous nous en sommes convaincu en dépouillant nous-même
les dossiers poudreux de ce tribunal; mais jusqu'alors le jury n'avait pas encore
fonctionné. Or le jour approchait où cette magistrature nouvelle allait entrer en
exercice, et où, par conséquent, l'accusateur public se devrait tout entier à sa place.
Robespierre, ayant alors le dessein de fonder un journal, aima mieux résigner ses
fonctions que de leur dérober quelques heures, comme tant d'autres l'enssent fait.
En conséquence, le 10 avril 1792, il écrivit au procureur général syndic Rœderer la
lettre suivante : « Monsieur, c'est au procureur syndic du département que doivent
s'adresser, si je ne me trompe, les fonctionnaires publics qui veulent se démettre de
leurs fonctions. J'ai l'honneur de vous déclarer que je remets entre vos mains ma
démission de la place d'accusateur public du département de Paris. » Cette démission
produisit une assez vive sensation. Elle va devenir, suivant l'expression de Gorsas,
une arme à deux tranchants entre les mains des ennemis de Robespierre, qui,
, n'ayant aucun reproche sérieux à lui adresser, la lui jetteront constamment à la
tête. Brissot l'annonça sèchement, sans commentaires ; il n'en fut pas de même de
son ami Condorcet, dont le journal accompagna de quelques réflexions aigres
douces la démission de Robespierre : « On s'étonne qu'il ait déserté un poste où
l'avait appelé la confiance de ses concitoyens, et qu'il ait choisi précisément de
moment où la bienfaisante institution du jury allait commencer à entrer en activit黺i
Les patriotes sincères regrettèrent, de leur côté, cette détermination, parce qu'ellé
laissait le champ libre aux convoitises des contre-révolutionnaires, et la nomination
64 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

de l'ancien ministre de la justice, Duport du Tertre, au poste d'accusateur public,


devait bientôt augmenter leurs regrets; mais du moins rendirent-ils pleine justice
au désintéressement de Robespierre et au sentiment honorable auquel il avait obéi
en se démettant de ses fonctions. Au nom des membres du tribunal criminel, le
président Treilhard lui adressa une lettre très-flatteuse pour lui exprimer tout leur
déplaisir de la perte d'un tel collègue.
Tous les ennemis de la chose publique, tous les contre-révolutionnaires, tous les
anciens mendiants des faveurs de la cour s'attachaient à faire croire que les défen
seurs de la Révolution avaient uniquement en vue leur intérêt personnel ; aussi
Robespierre s'empressa-t-il de déclarer que, quant à lui, quelque confiance que lui
témoignât le peuple, il renonçait désormais aux fonctions publiques. « Je jure que
je ne veux d'aucune place, » s'écria-t-il, le 13 avril, aux Jacobins. « Nous l'avons
tous prouvé, nous les amis de la liberté ; nous nous sommes éloignés du ministère ;
je ne veux aucune place, aucune ne me convient, si ce n'est celle où il sera possible
de combattre la perfidie, le machiavélisme conspirant contre les droits du peuple. Je
serai toujours à ce poste; de quelques baïonnettes que les tyrans m'environnent, ils
ne m'effrayeront pas. S'ils veulent m'assassiner, c'est là qu'il faut qu'ils viennent. »
Il venait précisément de défendre avec la chaleur qui lui était particulière le maire
de Paris, son ami, contre les attaques dont ce magistrat était alors l'objet de la part
des Feuillants, à cause de la dernière fête. Nous avons dit dans quelle exaspération
elle avait jeté tous les valets de la cour, tous les ennemis de la Révolution, et ses
partisans hypocrites, plus dangereux encore, tous ces émigrés de l'intérieur plus
corrompus que ceux du dehors, plus à craindre que les rois coalisés, et qui de bon
cœur, selon Robespierre, eussent détruit la capitale et ensanglanté la France
entière, sauf à s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de voir s'affermir le règne de la
liberté et de l'égalité. Combien prophétiques, hélas ! ces paroles ! Si les adversaires
de la liberté, qui depuis trois ans étaient parvenus à changer en état de crise la
Révolution du peuple français, pouvaient être confondus, c'était, pensait-il, par un
administrateur comme le maire de Paris, dont il s'applaudissait d'avoir partagé les
travaux à l'Assemblée constituante, et avec qui il se réjouissait d'être exposé
aujourd'hui aux calomnies, aux attentats des intrigants et des conspirateurs. Quelle
différence entre ceux-ci et les véritables patriotes ! poursuivait-il; les premiers se
remuant en tous sens, écrivant des articles furibonds pour tâcher d'ensanglanter les
fêtes les plus pures, espérant tuer la Révolution par le désordre; les autres recom
mandant au peuple un calme imperturbable et une conduite fraternelle. Il avait cité
comme un des plus mémorables monuments de la Révolution l'arrêté pris par la
municipalité parisienne, afin de maintenir la tranquillité pendant la fête de la Liberté,
et nous avons dit dans quel ordre parfait, grâce au bon sens populaire, s'était
écoulée cette journée du 15 avril. Robespierre en attribuait tout l'honneur au maire
de Paris, dont les sages exhortations avaient suffi pour produire de tels résultats.
« Depuis vingt siècles, dit-il, les peuples attendaient des magistrats qui parlassent
une fois le langage franc, pur et sincère de la liberté, de la justice et de l'humanité ;
nous les avons trouvés. » On voit comme en effet Robespierre était envieux de
Pétion, de ce Pétion auquel il restera fidèle jusqu'au jour où, trahi, abandonné de
lui, il se trouvera dans la nécessité de se défendre également contre lui.
Et malgré cela, dans combien d'histoires copiées il est vrai les unes sur les
H1STOIRE DE ROBESPIERRE. 65

autres, ne nous a-t-on pas présenté Robespierre comme s'acharnant sans pitié contre
les Girondins ? Cela tient d'abord à ce que les Girondins, ayant fini par triompher
après Thermidor, ont pu arranger les faits à leur fantaisie dans des mémoires
répandus à foison, tandis que leurs adver
saires étaient réduits au silence; ensuite,
à ce que les mensonges des écrivains de
leur parti — Dulaure, Meillan,
Durand-Maillane passé avec la
victoire dans le camp de
la Gironde, et tant d'au

rs $ tres, — ont été acceptés sans contrôle pour


ainsi dire par la plupart des historiens,
qui, sans prendre la peine de remonter aux sources

de la façon la plus étrange, interverti les rôles, et pris


le calomnié pour le calomniateur. Et cependant à quels moyens bas et honteux, pour
perdre un adversaire qui jusqu'alors s'était montré à leur égard plein de courtoisie
et de prévenances, mais dont la popularité les offusquait, ne craignirent pas de
descendre, ces hommes dont on a si gratuitement exalté la générosité !
Il n'est pas jusqu'à la fameuse Théroigne de Méricourt qu'ils n'eussent recrutée,
et qui ne rompît en visière à ce rude jouteur, accoutumé pourtant à l'affection des
femmes. De quel trait avait-il donc atteint la jolie Luxembourgeoise ? Avait-il indis
crètement cherché à savoir par quel charme mystérieux s'étaient ouvertes pour elle
les lourdes prisons de l'Autriche ? Avait-il, ignorant qu'un pli de rose suffit à blesser
une femme, dédaigné sa beauté piquante ou douté de la puissance de ses yeux pour
convertir les aristocrates à la cause de la Révolution ? Nullement; mais il pensait que
le rôle de la femme ne devait pas s'exercer sur la place publique , et, sans lui inter
dire la discussion des grands problèmes politiques, littéraires, philosophiques, - ce

TOME II. 74
66 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

dont il la jugeait fort capable, comme il l'avait déclaré, on s'en souvient peut-être,
en recevant à l'académie d'Arras mademoiselle de Kéralio, aujourd'hui madame
Robert, — il aimait mieux la voir demeurer gardienne des vertus domestiques et
réserver pour le foyer sa douce influence et ses talents que se jeter au milieu des
agitations populaires et compromettre dans la mêlée ardente son rôle de médiatrice.
Or, le 13 avril, au moment où il venait de défendre son ami Pétion contre les dia
tribes des André Chénier, des Dupont de Nemours et des Roucher, parut une dépu
tation des habitants du faubourg Saint-Antoine, dont l'orateur se plaignit que
Théroigne eût provoqué des assemblées de femmes, répétées trois fois par semaine,
et se fût servie des noms de Robespierre, de Collot-d'Herbois et de Santerre, pour y
attirer leurs épouses et leurs filles. Robespierre se contenta de déclarer que pour sa
part il n'avait jamais eu de relations particulières avec Théroigne. La Société, après
quelques explications de Santerre, avait mis fin à l'incident en passant à l'ordre du
jour. Les paroles de Robespierre n'avaient eu rien de bien méchant, et certes il eût
pu montrer plus de mauvaise humeur de l'abus qu'on avait fait de son nom. Néan
moins on alla répéter à Théroigne qu'il avait mal parlé d'elle aux Jacobins; à quoi
elle répondit, il paraît, en s'adressant à un ami des Girondins : « Ce n'est pas moi
qui parlerai mal de lui. » Cependant, à quelques jours de là, pérorant dans le café
Hottot sur la terrasse des Feuillants, elle annonça qu'elle retirait son estime à
Robespierre. C'était le 23 avril. Rapportée le soir aux Jacobins, cette déclaration y
avait excité une hilarité générale. Théroigne de Méricourt assistait justement à la
séance, dans la tribune des femmes. Irritée, elle enjamba lestement la balustrade, se
précipita dans la salle, et, s'arrachant aux mains qui essayaient de la retenir, elle
s'élança vers la tribune, où, du ton le plus animé et avec des gestes violents, elle
demanda la parole. Un tumulte inexprimable s'ensuivit. Le président fut obligé de
se couvrir, et l'on eut toutes les peines du monde à éconduire l'irritable amazone.
De ce jour elle appartint tout entière à la Gironde.
Constatons bien la situation des Girondins à cette époque. Dans l'Assemblée légis
lative, la majorité leur appartenait ; par Roland, Lacoste, Clavière, et même par
Dumouriez, ils étaient maîtres du ministère et disposaient de la feuille des bénéfices,
cet irrésistible instrument de pouvoir et de corruption ; le chef de la municipalité,
Pétion, flottait indécis entre eux et son vieux compagnon d'armes, mais il n'était
sortes de moyens dont ils n'usassent pour l'attirer dans leur parti, et ils y réussirent
trop bien. Enfin, par leurs journaux, la Chronique de Paris, de Condorcet; le Patriote
françois, de Brissot; les Annales patriotiques, de Mercier et Carra; le Courrier des
Déportemens, de Gorsas, etc., et bientôt par la Sentinelle de Louvet, qu'on affichait
en placards dans les rues, et dont les frais étaient couverts par le ministère de l'in
térieur, ils se croyaient les suprêmes régulateurs de l'opinion publique. Ils préten
daient même avoir la main haute sur la Société des Amis de la Constitution, et si
Robespierre y triomphait, c'était uniquement, disaient leurs journaux, grâce à l'in
tervention des tribunes, mensonge auquel on espérait prendre les lecteurs des dépar
tements. Ils avaient enfin tout ce qui peut donner dans un pays l'influence, le pou
voir, la considération; mais il leur manquait la vraie foi démocratique, et c'est
pourquoi Robespierre leur fut supérieur et devait les vaincre; il était la conscience
de la Révolution.
Un événement survint, impatiemment attendu par les Girondins. La guerre, la
BISTOIRE DE ROBESPIERRE. 67

guerre qu'ils avaient réclamée avec tant d'insistance, préconisée avec tant de
passion, fut déclarée enfin; et dès lors, tous leurs vœux étant comblés, ils purent se
croire pour longtemps les souverains arbitres du pays. Du reste, les conditions dans
lesquelles on se trouvait trois mois auparavant, quand Robespierre, de son côté,
luttait avec tant d'ardeur et de conviction pour le maintien de la paix, s'étaient sin
. gulièrement modifiées. L'Empire, en effet, venait de jeter à la France un défi
solennel en réclamant d'elle la satisfaction à donner aux princes allemands posses
sionnés en Lorraine et en Alsace, la restitution du comtat d'Avignon au pape, et
enfin des mesures qui permissent au gouvernement de Louis XVI de réprimer tout
ce qui serait de nature à inquiéter les États.Aussi une violente indignation éclata
t-elle au sein de l'Assemblée législative lorsque, dans la séance du 19 avril, le
ministre des affaires étrangères eut fait connaître les prétentions de l'Autriche.
Venir soi-même proposer aux représentants de la nation de venger l'honneur de la
France outragée était assurément, de la part du roi, une démarche habile. Il s'y
résolut à l'instigation de Dumouriez, quel que fût d'ailleurs son déplaisir de rompre
avec une puissance de laquelle il attendait le rétablissement de son trône sur les
anciennes bases, au moment même où il allait inviter le pays à tirer l'épée contre
elle. Mais le lendemain quand, après la lecture du rapport de son ministre des
relations extérieures, Louis XVI eut, au milieu de l'Assemblée frémissante, prononcé
ces paroles : « Je viens, aux termes de la Constitution, vous proposer formellement
la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême, » ses yeux, assure un écrivain
royaliste, se remplirent de larmes.
Ah ! c'est qu'en effet il ne s'agissait plus de la petite guerre restreinte imaginée
par Narbonne, et au delà de laquelle d'abord les Girondins eux-mêmes n'allaient pas
dans leurs rêves; de cette guerre qui eût permis au roi de se jeter dans les bras de
l'armée, d'y chercher un refuge, et de s'en servir, sinon pour rétablir l'ancien
régime, au moins pour interpréter la Constitution à la manière des Feuillants, c'est
à-dire contre le peuple et la liberté ; non, c'était la Révolution armée que l'AsseInblée
nationale précipitait sur l'Europe en décrétant la guerre contre l'Autriche ; c'était
l'humanité tout entière, suivant la belle expression de Condorcet, conspirant pour la
liberté universelle du genre humain; c'était enfin cette guerre des peuples contre les
rois qu'avait demandée Robespierre lui-même, pour le cas où les rois auraient l'au
dace de poser des conditions à la France. Merlin (de Thionville) traduisit bien la
pensée de Maximilien, lorsqu'il s'écria : « Il faut décréter la guerre aux rois et la
paix aux nations. » On comprend maintenant les terreurs, les défaillances de la cour,
et comment, en traitant sous main avec un prince contre lequel lui-même avait
solennellement demandé au pays de tirer l'épée de la Révolution, le malheureux
Louis XVI devait accélérer sa chute et se frayer le chemin de l'échafaud.

XIII

Mais la guerre conduite par Lafayette, par ce général, appelé en violation de la


Constitution au commandement d'une armée, voilà ce que Robespierre jugeait sou
68 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

verainement funeste. Placé, illégalement ou non, à la tête de nos troupes, Lafayette


était au moins tenu de rester dans les limites de sa charge, de ne pas quitter son
armée, et surtout de ne point se mêler des affaires de l'intérieur, lesquelles n'étaient
nullement de sa compétence ; au lieu de cela on le voit, en véritable brouillon,
mettre la main à tout, abandonner son poste pour se rendre à Paris, et là, du ton le
plus ridicule, prendre des airs de modérateur, menacer, presque donner des ordres..
Il était l'espoir, la forteresse, l'ancre de salut de ceux qui rêvaient le maniement de
la Constitution dans un sens aristocratique, de ceux qu'on appelait le parti des deux
chambres, tandis que Robespierre et ses amis voulaient la Constitution, rien que la
Constitution, mais loyalement, mais fidèlement interprétée et exécutée. Rêvant le
rôle de Monk plutôt que celui de Cromwell, le général en viendra bientôt à parler
comme en maître à l'Assemblée nationale. Robespierre le connaissait donc bien et
ne se trompait point sur ses intentions, quand il le poursuivait avec tant d'acharne
ment. « Nous verrons, s'écria-t-il, indigné, le 18 avril aux Jacobins, si un lâche doit
nous conduire à la conquête de la liberté... Plus Lafayette multipliera ses crimes,
plus nous le dénoncerons... Combattons toujours avec les armes du 15 : le calme et
la raison. » Et comme à ces paroles la Société retentissait d'applaudissements fréné
tiques, il engagea ses concitoyens à ne pas faire entendre d'acclamations quand il
accusait Lafayette. « Ce n'est pas cette Société qui le poursuit, ajouta-t-il, c'est l'opi
nion publique. » -

Le lendemain, la question des bustes du général et de Bailly, toujours debout à


l'Hôtel-de-Ville, ayant été agitée de nouveau, Robespierre rappela qu'ils avaient été
érigés par l'ancienne municipalité, dont l'inscription mise au bas du buste du
général : A M. le marquis de Lafayette, attestaient l'esprit contre-révolutionnaire.Cet
hommage avait été le fruit des plus basses intrigues, mais la Société n'avait pas à s'en
occuper; c'était aux magistrats municipaux à décider s'il leur convenait de s'honorer
eux-mêmes en purgeant l'Hôtel-de-Ville de cet objet d'adulation.
Merlin (de Thionville) prit la parole après lui; il expliqua ce qui s'était passé dans
la journée à l'Assemblée législative, et se plaignit vivement d'avoir été interrompu
au moment où il avait voulu parler contre la guerre, telle du moins qu'on lui sem
blait vouloir la faire. Robespierre remonta alors à la tribune, afin de rendre justice
au patriotisme de Merlin ; puis, après de nouveaux discours de Merlin et de Carra,
abordant lui-même la question du jour, il commença par déclarer qu'il était d'avis
qu'on occupât les Pays-Bas, Liége, la Flandre, le Brabant. « La seule chose qui
puisse nous intéresser, dit-il ensuite, ce sont les moyens d'exécuter cette utile entre
prise : c'est-à-dire il faut faire dans ce moment, comme je l'ai proposé plusieurs fois,
non pas la guerre de la cour et des intrigants dont la cour se sert, et qui, à leur tour,
se servent de la cour, mais la guerre du peuple : il faut que le peuple français se lève
désormais et s'arme tout entier, soit pour combattre au dehors, soit pour surveiller
le despotisme au dedans. » Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces paroles,
que la France n'allait pas tarder à réaliser. Certes, continuait-il, si cette guerre avait
été amenée par une attaque étrangère, sollicitée par le peuple ; si au dedans on
n'avait à redouter aucune conspiration, il n'y aurait qu'à laisser le champ libre aux
généraux et au pouvoir exécutif lui-même; mais quand la guerre civile était immi
nente, n'avait-il pas raison de conseiller au peuple français de s'armer tout entier
pour combatttre les ennemis du dehors et surveiller ceux du dedans ? Il craignait sur
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 69

tout qu'on ne détournât la nation de ses affaires intérieures pour l'occuper unique
ment d'objets extérieurs; car, il le savait bien, c'était là une coutume assez habituelle
aux gouvernements despotiques; c'est pourquoi il lui semblait plus nécessaire que
jamais d'avoir les yeux sur le pouvoir exécutif et les autorités constituées, trop
dociles, en général, aux inspirations des intrigants, des ambitieux, des partisans de
l'ancien régime, de tous ceux qui cherchaient dans la Révolution un moyen de s'en
richir, et qui voyaient dans la guerre et les troubles civils le chemin le plus court
pour arriver à leurs fins. Mais cette guerre, dont on espérait tirer parti contre la
Révolution, il fallait, disait encore Robespierre, la retourner contre les ennemis de
la liberté ; il fallait surtout s'efforcer de prévenir la guerre civile. A l'énergie et à la
fermeté on reconnaîtrait les vrais patriotes. El, semblable à Caton dénonçant César, il
demandait ce qu'on ne devait pas craindre en voyant à la tête d'une armée un
général attaché à la faction de la cour, persécuteur de ses concitoyens. Lafayette doit
être destitué, disait-il en terminant, si l'on veut étouffer dans son germe la guerre
civile ; autrement il ne répondait point de ne pas voir triompher les manœuvres
qu'il avait si souvent dénoncées.
Dans ce discours, pas un mot, pas une allusion à l'adresse des Girondins; il était
bien évidemment dirigé contre les Beaumetz, les Talleyrand, contre tous ces tartufes
de la Révolution, poursuivis avec tant de violence par la Gironde elle-même ; mais
Condorcet et Brissot ne pouvaient pardonner à Robespierre de prendre si vivement à
partie ce Lafayette dont ils avaient si souvent entonné les louanges, et qu'aujour
d'hui ils se trouvaient dans la nécessité d'attaquer, sous peine de passer peut-être,
aux yeux du peuple, pour ses complices. Timidement d'abord ils essayeront sa
défense, pour tâter le terrain, comme ils avaient fait à l'égard de Narbonne, sur
lequel Condorcet, dans sa Chronique, ne tarissait pas en éloges. Nous entendrons
tout à l'heure Brissot, dans une violente philippique contre Robespierre, traiter La
fayette d'homme sans importance, sans caractère, incapable de remplir le rôle de
protecteur. Eh bien! ouvrons les Mémoires de ce même Brissot, et nous y lirons :
« Dès longtemps, la conduite de Lafayette à la tête de son armée était suspecte aux
yeux des patriotes, et, avant qu'il ne se mît en révolte ouverte, il était démasqué...
Plus de trois mois avant les événements du 20 juin..., Lafayette eût mérité d'être
destitué. » Or, c'était le 23 avril que Robespierre demandait la destitution du géné
ral; il n'avait donc pas tort; et pourtant Condorcet et Brissot lui en faisaient un
crime, jugeant sans doute prudent de ménager un homme cher à la haute bour
geoisie dont ils étaient eux-mêmes les représentants, et que Brissot attaquera à son
tour avec la dernière violence deux mois après, c'est-à-dire précisément quand les
prédictions de Robespierre se seront accomplies.

XIV

On est douloureusement attristé quand on songe aux résultats funestes de la


division de ces hommes, dont l'union eût sans aucunt doute assuré immédiatement
70 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

et à jamais le triomphe de la Révolution. Si les Girondins avaient montré envers


Robespierre la même tolérance que leur témoigna celui-ci au début des mémorables
discussions sur la guerre, ils n'auraient point compromis dans des personnalités dé
plorables une cause qu'en définitive ils servaient les uns et les autres; et, sous les
auspices de la liberté victorieuse, la question sociale eût pu se résoudre pacifique
ment. Mais la jalousie dont ils étaient dévorés perdit tout ; car, encore une fois, on a
vainement tenté d'intervertir les rôles, ce sont eux qui furent tourmentés par le
démon de l'envie; on le nierait vainement. De cela Guadet va nous fournir tout à
l'heure des preuves éclatantes et des témoignages irrécusables. -

La popularité de Robespierre, avons-nous dit, les ſoffusquait; elle les poursuivait


comme un fantôme, et en la voyant contre-balancer, à elle seule, l'immense pouvoir
dont ils disposaient alors, ils entraient dans des colères sourdes; le moment n'était
pas éloigné où leurs fureurs allaient faire explosion. Elle rayonnait en effetd'un bout
de la France à l'autre, cette popularité sur laquelle la calomnie n'avait encore essayé
de jeter aucun reflet sanglant, et le grand nom de Robespierre était dans toutes les
bouches. Si des différends s'élevaient entre des patrons et des ouvriers, c'était lui
surtout qu'on demandait pour arbitre. Robespierre, lui écrivait de Caen la Société
populaire des Amis de la Constitution, « ce nom qui fait ta gloire, ce nom qui porte
l'effroi dans l'âme des tyrans, sera le mot d'ordre qui nous ralliera pour les com
battre. » Dans nombre de salles des séances des sociétés patriotiques, son portrait
figurait à côté de celui de Mirabeau, et y recevait, suivant un de ses anciens collègues
à l'Assemblée constituante et son futur collègue à la Convention, suivant Vadier, qui
sera l'un de ses proscripteurs, « y recevait l'hommage journalier des amis de la
liberté et des admirateurs des grands hommes. » Étre l'idole du peuple / voilà le
grand crime dont les Girondins, levant enfin le masque, vont l'accuser hautement
en public. En attendant, presque chaque jour leurs journaux contenaient contre lui
les insinuations les plus perfides. Entre tous se distinguait la feuille de Condorcet, la
Chronique de Paris ; et, le 22 avril, l'ex-marquis publiait contre les Jacobins, dont
les principaux membres étaient, selon lui, vendus au roi de Hongrie, ou pour mieux
dire à l'empereur d'Autriche, un violent article, dans lequel il osait assurer que les
adversaires de la guerre étaient payés par la liste civile. Robespierre n'était pas
nommé, il est vrai; mais qui pouvait douter que ces lignes ne s'appliquassent parti
culièrement à lui? Cette calomnie, d'ailleurs, nous verrons les Girondins la repro
duire à satiété contre Robespierre pendant les mois de mai et de juin. De telles
insinuations, on le pense bien, ne pouvaient manquer d'être énergiquement relevées,
et d'attirer, de la part de certains patriotes, des représailles violentes.
Merlin (de Thionville) apostropha Condorcet en pleine Assemblée législative,
comme nous l'apprenons par ces lignes signées de Chéron, un des députés siégeant
sur les bancs de la droite : « Un journaliste, ci-devant littérateur distingué, M. Con
dorcet, que j'ai déjà dénoncé à l'opinion publique comme calomniateur, et que
M. Merlin lui-même a dénoncé hier à l'Assemblée nationale, dit dans sa feuille
d'avant-hier que ceux qui ont voté contre la guerre sont payés par un M. T... Il est
bien important que ce M. T... soit connu; je somme M. Condorcet de le nommer en
toutes lettres. » Le 23 avril, aux Jacobins, Merlin renouvela son attaque contre le
rédacteur de la Chronique, l'invita à fournir les preuves de ses assertions et à s'ex
pliquer sans détour sur ceux qui, selon lui, « n'avaient de principes politiques que
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 71

leur égoïsme ». Dans cette même séance, Brissot et Condorcet furent également
l'objet des récriminations les plus vives de la part de Chabot, de Duperret et de
Tallien; ce dernier les traita d'ambitieux, de Cromwells, et proposa à la Société de
soumettre tous ses membres à un scrutin épuratoire. Collot-d'Herbois, de son côté,
s'en prit au procureur général syndic Rœderer, précédemment dénoncé par un
membre de la Société pour avoir dîné chez M. de Jaucourt, député connu pour son
ardent royalisme. Demander compte à un citoyen de ses relations de table et de salon
serait évidemment, en temps ordinaire, la chose la plus absurde du monde; mais à
cette époque, où les salons de l'aristocratie étaient le foyer des intrigues et des com
plots contre-révolutionnaires, il paraissait assez naturel de suspecter un fonctionnaire
important, nommé jadis en raison des preuves de dévouement qu'il avait données à
la Révolution, et qu'on voyait maintenant fréquenter des ennemis avoués de cette
même Révolution.
Robespierre, qui avait bien quelque droit de se plaindre, demeura complétement
étranger à ces dénonciations. Il monta aussi à la tribune, mais pour déclarer qu'en ce
qui le concernait il remettait à un autre moment le soin de démasquer les traîtres et
les intrigants. Or ceux qu'il avait jusqu'ici considérés comme tels, c'étaient les
Feuillants, les membres du directoire de Paris, dont les menées contre-révolution
naires n'étaient uu mystère pour personne; c'étaient les Beaumetz, les Lafayette,
les Lameth, et si jamais accusations furent peu vagues et peu ténébreuses, ce furent
assurément celles dont il se flt l'organe. « Qu'on n'aille pas dire alors, poursuivait
il, que nous divisons les patriotes. C'est la véritable union que demandent les
amis de la liberté. » Entre la probité et la perfidie, entre la vertu et le vice, il n'y
avait pas d'alliance possible à ses yeux, et il se réservait de déchirer un jour le voile
qui couvrait les plus affreux complots. « Il faut, disait-il, que quand le coup sera
frappé, il soit décisif, qu'il n'y ait plus dans l'État le parti de la liberté et celui des
fripons; il faut que tous ceux qui seront intéressés à la décision de cette grande
cause soient présents à la discussion.Je voudrais que la France entière l'entendît, et
alors c'en serait fait de tous les intrigants et de tous les ennemis de la Constitution. Je
voudrais surtout que le chef coupable de toutes les factions y assistât avec toute son
armée. Je dirais à ses soldats, en leur montrant ma poitrine : Si vous êtes les soldats
de Lafayette, frappez ; si vous êtes les soldats de la patrie, écoutez-moi; et ce
moment serait le dernier de Lafayette. Je n'en dirai pas davantage. J'ai peut-être
un peu effrayé : mon intention était d'éveiller les honnêtes gens et de les convaincre
qu'ils doivent en ce moment croire que la patrie est exposée aux plus grands
dangers. » A la suite de ce discours, il promit à la Société de lui présenter un tableau
complet des machinations ourdies contre la Révolution, appuyé de pièces justifi
catives. Or qui Robespierre avait-il en vue ici? Évidemment cette faction qu'il avait
déjà dénoncée, qui dans la guerre étrangère voyait un moyen d'abattre la Révolution,
et non pas ceux de ses adversaires que lui-même avait appelés à diverses reprises
des législateurs patriotes. Il n'avait nommé ni Brissot, ni Condorcet; il n'avait pas
fait la moindre allusion à leurs personnes, et nul ne le démentit quand quelques
jours plus tard, répondant aux injustes agressions de Brissot et de Guadet, il s'ex
prima ainsi : « Je n'ai eu aucune espèce de part, ni directement ni indirectement,
aux dénonciations faites ici par MM. Collot-d'Herbois, Merlin et Chabot; je les en
atteste eux-mêmes; j'en atteste tous ceux qui me connaissent; et, je le jure par la
7) HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

patrie et par la liberté, mon opinion à tout ce qui tient à cet objet est indépendante,
isolée; ma cause ni mes principes ne tiennent à ceux de personne. « Mais les
Girondins sentaient bien que, de tous les patriotes qui avaient refusé de s'enrôler
sous leur bannière, Robespierre était le seul dont l'influence fût supérieure à la leur,
et que, s'ils parvenaient à l'abattre, ils n'auraient désormais aucuns rivaux à redouter.
Ils s'attachèrent donc à le rendre responsable de toutes les dissensions dont la Société
des Jacobins avait été le théâtre, dissensions si souvent provoquées par eux, de
toutes les agressions plus ou moins justes dont ils avaient été l'objet, et ce fut à lui,
qui jusqu'à ce jour, nous le répétons, s'était montré plein de modération et de conve
nances envers eux, que Brissot et Guadet s'attaquèrent avec un acharnement sans
exemple.

XV

Le 25 avril 179?, Brissot Inonta à la tribune des Jacobins, armé d'un volumineux
discours. ll y resta pendant près de deux heures, et durant tout ce temps il ne cessa
de s'occuper de lui et de son ami Condorcet, comme s'ils eussent été l'un et l'autre
les véritables piliers de la Révolution, les sauveurs de la liberté ! Ce long panégy
rique de lui-même pouvait paraître au moins étrange de la part d'un homme qui
venait reprocher à un adversaire d'assiéger toujours la tribune et de parler sans
cesse de soi. Et pourquoi cet interminable justification? Pour répondre à quelques
reproches adressés par Tallien, Chabot et Duperrei. Mais alors c'eût été à eux qu'il
aurait fallu s'en prendre, et non point diriger toute une philippique ardente, enve
nimée, contre Robespierre qui ne l'avait pas nommé, et qui n'avait jusqu'ici jamais
ouvert la bouche au sujet de Condorcet.
Après avoir énuméré les services rendus par lui à la cause de la Révolution, après
s'être justifié du crime d'entretenir une correspondance avec Lafayette et Narbonne,
et avoir accusé ses adversaires de copier le langage des Gauthier, des Royou, des
Mallet du Pan, « ces folliculaires odieux », Brissot se félicitait de voir les places occu
- pées par les Jacobins. Mais on sait sur qui, de préférence, tombaient les faveurs
ministérielles; et si les patriotes, toujours un peu soupçonneux, redoutaient la
corruption, peut-être avaient-ils de fortes raisons pour cela. « Plût au ciel, » s'écriait
Brissot, « que tout fût Jacobin, depuis le trône jusqu'au dernier commis ! » A cela il
y avait un malheur, c'est qu'à peine en place nombre de Jacobins dépouillaient leur
farouche amour de la liberté, et jetaient bas, comme une vieille défroque, la livrée
du patriotisme. Toutefois le trait n'en était pas moins habile, et Camille Desmoulins
ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents, assez haut pour être entendu :
« Que d'art, le coquin ! »
Après un éloge pompeux de la dénonciation, « l'arme du peuple, » disait Brissot,
« arme utile, arme nécessaire » - dans ses propres mains et celles de ses amis, pour
rions-nous ajouter, — mais qu'il trouvait détestable dès qu'elle était maniée par ses
adversaires, Brissot se demandait comment on pouvait voir dans Lafayette un
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 73

nouveau Cromwell, un nouveau Protecteur ? C'était, selon lui, ne connaître ni


Cromwell, ni Lafayette, ni le peuple français.A l'égard de Cromwell et du peuple
français, Napoléon devait se charger plus tard de lui donner un démenti, et, quant
à Lafayette, ce sera Brissot lui-même qui bientôt deviendra son plus violent accu
sateur. Arrivant ensuite à Robespierre, sans le nommer, car il prétendait le faire
reconnaître à des signes certains, il disait : « Rappelez-vous qu'Aristide et Phocion

Chabot.

n'assiégeaient pas sans cesse la tribune ou les places publiques, mais qu'ils étaient
à leur poste, au camp ou dans les tribunaux... » Cette allusion si transparente fut
couverte d'applaudissements, s'il faut en croire la feuille de Condorcet; mais la Chro
nique de Paris ne reculait pas devant un mensonge pour faire pièce à un ennemi, et
comme le Journal des débats et de la correspondance de la Société, qui mentionnait
avec soin les interruptions de toute nature, est muet à cet égard, il est permis de
supposer que ce mot ne causa point autant de sensation. Les épigrammes n'étaient
rien, du reste, auprès des injures parsemées dans ce discours de Brissot : agitateur,
tribun cherchant à accaparer les réputations pour accaparer l'empire, flatteur du

TOME II. 75
74 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

peuple, tyran des opprimés, distillant le poison des défiances, hypocrite de patrio
tisme, telles étaient les aménités à l'adresse de Robespierre.
Hypocrite de patriotisme ! Était-il possible de se montrer plus amer et plus injuste
envers l'homme qui depuis trois ans avait donné à sa patrie, au peuple, â tous les
déshérités de ce monde, son génie, son repos, sa vie même ? Et l'on s'étonne qu'ainsi
insulté Robespierre ait senti Némésis tressaillir dans son cœur, et que, poussé par la
colère, il ait pu, à son tour, dans de trop justes représailles, dépasser la mesure !
« Qui êtes-vous ? Qu'avez-vous fait ! Où sont vos travaux ? les services rendus à la
patrie, à la liberté ? » disait Brissot, apostrophant encore en ces termes le grand
citoyen, dont les discours étaient dans toutes les mémoires, les écrits dans toutes les
mains, et qui au sein de l'Assemblée constituante avait soutenu presque seul le poids
de la Révolution. En revanche, venait un dithyrambe, ridicule à force d'être exagéré,
en l'honneur de Condorcet, qui devait déshonorer son nom et son beau talent en
éditant dans son journal tant de calomnies sans nom. Singulier contradicteur que ce
Brissot, et bien propre à former les cœurs à la liberté ! Les partisans de la guerre,
c'est-à-dire lui, Condorcet, Guadet, voulaient honorer la France, faire triompher sa
Constitution, etc. ; quant à ses adversaires, il n'affirmait point, par une figure de
rhétorique bien connue, qu'ils fussent payés par la liste civile, — calomnie renouvelée
de Condorcet, — mais il les présentait comme voulant la même chose que les
partisans de la cour, « le silence, la lâcheté, » et comme parlant le même langage que
les Royou et les Durosoy, Et après avoir ainsi pendant deux heures décrié, diffamé,
calomnié, dénoncé, tout en s'élevant contre de tels débats soulevés par un misérable
amour-propre, Brissot proposa naïvement à la Société de passer à l'ordre du jour,
comme si l'homme qu'il avait invectivé avec tant de fiel et d'amertume, et qui froide
ment, sans souffler mot, sans l'interrompre, l'avait entendu d'un bout à l'autre,
pouvait garder le silence, dévorer cet affront public et ne pas confondre l'imposture.

XVI

A peine Brissot avait-il achevé que Robespierre s'élança à la tribune. Comme il


n'était pas inscrit, il demanda la parole pour une motion d'ordre ; mais Guadet la
lui ayant disputée, il la lui céda, ne s'attendant peut-être pas à entendre un second
réquisitoire plus violent et non moins injuste que le premier. Jamais, en effet, d'au
cune façon directe ou indirecte, il n'avait attaqué ce député de la Gironde. Quand,
par une étrange intolérance, Maximilien avait été, un mois auparavant, pris à partie
par lui pour avoir invoqué le nom de la Providence, il lui avait adressé une réponse
dont on n'a oublié sans doute ni l'élévation ni la convenance parfaite. Dans l'avant
dernière séance, il est vrai, Robespierre avait dénoncé un complot, un plan concerté
de guerre civile; mais en quoi cela concernait-il les Girondins? et qu'y avait-il là
d'étonnant à une époque où chaque jour s'ourdissaient de nouvelles trames contre
la Révolution, quand Brissot avoue dans ses Mémoires que, dès le mois d'avril, La
fayette aurait dû être destitué ? En admettant même qu'il y eût dans cette dénon
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 75

ciation quelque chose de trop vague, appartenait-il aux Girondins de s'en plaindre,
eux qui venaient d'inventer ce fameux comité autrichien dont, avec une mauvaise
foi rare, ils accusaient tous leurs adversaires, Feuillants et Jacobins, Lameth et
Robespierre, d'être membres ? Mais laissons parler Guadet, car il résume bien à lui
seul l'esprit dont étaient animés les Girondins à l'égard de Robespierre, et de sa
bouche même nous allons recueillir l'aveu précieux du crime qu'ils lui reprochaientt
par-dessus tout.
Orateur impétueux et tranchant, Guadet, comme s'il eût été personnellement
accusé, commença par se défendre de vouloir un Protecteur, se disculpa d'être un
partisan de Narbonne, puis, poussant droit à Robespierre, demanda à la Société de
faire justice « de ces orateurs empiriques » ayant sans cesse à la bouche les mots
liberté, tyrannie, conjuration, et mêlant toujours à leur éloge personnel des flagor
neries pour le peuple. A ces paroles si haineuses, si amères et d'une si perçante
allusion, de violents murmures éclatèrent, et Fréron demanda le rappel à l'ordre de
l'orateur pour avoir calomnié Robespierre; mais La Source présidait, La Source, un
des membres de la Gironde. Ce fut Fréron qu'il rappela à l'ordre, et il maintint la
parole à Guadet. Celui-ci prétendit alors qu'il avait été insulté et traité de scélérat
lejour où il avait combattu l'opinion de Robespierre « avec toute l'honnêteté qui
convient, dit-il, à un citoyen dont on admire les sentiments. » C'était déjà se
mettre singulièrement en contradiction avec soi-même que de traiter d'orateur empi
rique un citoyen dont on s'avouait l'admirateur. Guadet n'avait pas été heureux
dans sa première campagne contre Robespierre, et, ne pouvant lui pardonner son
échec, il lui reprocha, après l'avoir sommé de dénoncer le plan de guerre civile dont
il avait vaguement parlé, de mettre son orgueil avant la chose publique, de parler
toujours de son patriotisme et d'avoir abandonné son poste de magistrat. Ainsi de
cette preuve éclatante d'abnégation et de désintéressement les Girondins faisaient
un crime à Robespierre; ils lui interdisaient même la libre disposition de sa per
sonne.Arrivant enfin au grand crime, au véritable crime dont l'austère tribun était
coupable aux yeux de la Gironde, Guadet ouvrit son cœur et livra à tous le secret de
cette jalousie qui les dévorait, ses amis et lui, en accusant hautement Robespierre
d'être l'idole du peuple. « Je lui dénonce un homme qui, soit ambition, soit malheur,
est devenu l'IDoLE DU PEUPLE. »
Un nouveau tumulte se produisit à ces mots. Robespierre lui-même crut devoir s'é-
lever contre des interruptions qui le mettaient dans l'impossibilité d'entendre son
dénonciateur et lui ôtaient par là les moyens de se défendre. Il demanda donc à la
Société d'écouter Guadet dans le plus grand silence, comme une grâce qu'il se croyait
en droit de réclamer. D'autres eussent trouvé plus commode peut-être de voir
étouffer sous le mépris public une accusation, si injuste qu'elle fût d'ailleurs ;
il préférait, lui, le grand jour de la discussion. Le calme s'étant rétabli grâce à lui,
Guadet continua en ces termes : « Je dénonce à M. Robespierre un homme qui, par
amour pour la liberté de sa patrie, devrait peut-être s'imposer à lui-même la peine
de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se dérober à son idolâtrie. » Ainsi
donc, pauvre grand citoyen, depuis trois ans tu as supporté tout le fardeau de la
Révolution ; tu as assumé sur toi toutes les haines, toutes les rancunes, toutes les
vengeances de l'aristocratie et du despotisme; tu as lutté fièrement, héroïquement,
pour disputer à la réaction les restes mutilés de la liberté étouffée à moitié dans le

#
76 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

sang des victimes du Champ-de-Mars ; aujourd'hui même encore, où l'envie t'accuse


d'aspirer au tribunat, tu combats pour le maintien d'une Constitution sous l'empire
de laquelle, tu le sais, il n'y a pour toi ni dignités ni faveurs à attendre de la part du
pouvoir exécutif, mais où la liberté a du moins des garanties et des moyens d'expan
sion; etpourtant de sacrifices, de luttes, d'efforts désespérés, tu as recueilli... l'amour
du peuple, cette récompense qui suffit aux grands cœurs, Malheureux ! de cette
popularité on te fait un crime, un crime impardonnable ; elle gêne une secte
d'ambitieux, ceux-là mêmes qui jadis défendaient contre toi une municipalité contre
révolutionnaire. Sans cesse ils voient se dresser devant eux comme un obstacle cette
popularité imposante; partout elle semble leur barrer le passage. Délivre-les donc
de ce fantôme importun ; ils sont las de t'entendre appeler le Juste, l'lncorruptible.
Coupable de ta gloire, de l'amour du peuple, cours expier ce crime dans la retraite ;
va dans quelque solitude ensevelir l'éclat de ton nom, afin que désormais ils règnent
seuls sur la scène de la Révolution. Le peuple, qui te doit quelque reconnaissance,
pourra bien être remis sous le joug; la liberté, dont tu as été le plus ferme soutien,
périra peut-être, mais qu'importe ! les envieux n'auront pas l'ennui de voir l'un et
l'autre sauvés par toi !
Non content de condamner son adversaire à l'ostracisme, Guadet imagina de
diriger contre lui une calomnie tout à fait odieuse. Nous avons déjà parlé de l'éloi
gnement instinctif de Robespierre pour la personne de Marat, au patriotisme duquel
il rendait d'ailleurs pleine justice, mais dont les articles lui paraissaient dangereux à
cause de leur exagération et de leur couleur sanglante, dangereux en ce qu'ils
étaient, selon lui, de nature à porter à de fâcheuses extrémités une partie de la
nation et à épouvanter l'autre. Eh bien ! l'orateur girondin poussa l'impudence
jusqu'à l'accuser de disposer de la plume de Marat, et d'avoir fait écrire, dans l'Ami
du peuple, que le moment était venu de donner un dictateur à la France; puis, par
une étrange aberration de l'esprit humain, après avoir avec tant d'injustice reproché
à Robespierre de se vanter, de parler trop souvent de sa personne, il termina par un
pompeux éloge de lui-même, en promettant de mourir à son poste et de servir
constamment le peuple.
Les violents discours de Brissot et de Guadet renfermaient toutes les inculpations
accumulées contre Robespierre par les ennemis puissants dont il était entouré ;
répondre à ces deux orateurs, c'était réfuter à la fois tous ses adversaires. Attaqué de
la façon la plus déloyale, avec uue acrimonie étonnante, et cela gratuitement, sans
provocation, pouvait-il garder le silence, et, suivant son habitude, se contenter
d'opposer aux calomnies le plus absolu dédain ? Non; car cette fois il avait pour
calomniateurs des gens qui jouissaient d'une grande réputation de patriotisme.
C'était son droit et son devoir de se défendre publiquement, hautement, et de faire
entendre sa justification là où l'accusation s'était si largement donné carrière. Il
demanda donc la parole pour la prochaine séance, car l'heure était trop avancée
pour qu'il pût entrer dans de longs détails ; mais il crut devoir à Guadet quelques
mots de réponse immédiate. Retournant alors très-habilement quelques-unes des
insinuations dirigées contre lui, il convint qu'en effet il existait des orateurs empi
riques qui, sous le masque du patriotisme, cachaient leur désir de parvenir aux
places, et, à défaut de vertus, avaient sans cesse dans la bouche les noms de peuple,
de liberté et de philosophie. L'ostracisme ! Mais c'eût été un excès de vanité à lui de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 77

se l'imposer, car c'était la punition des grands hommes, et, disait-il, il n'appartient
qu'à M. Brissot de les classer. Ah ! poursuivait-il, « que la liberté soit assurée, que
le règne de l'égalité soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, et vous me
Verrez empressé de fuir cette tribune, et même cette Société, si ma retraite devenait
utile à la tranquilité publique; alors le plus cher de mes vœux serait rempli.Heureux
de la félicité de mes concitoyens, je passerais des jours paisibles dans les délices
d'une douce et sainte intimité. Serait-ce à moi que l'on reprocherait de briguer les
places, les honneurs, moi qui ne suis passionné que pour les charmes de la
liberté? »
Ces paroles, heureusement trouvées, excitèrent de bruyants applaudissements.
Cependant il répugnait à plusieurs membres de la Société de voir s'engager une dis
cussion où des personnalités seules étaient en jeu; suivant d'autres, au contraire, le
choc d'opinions diverses était très-utile et servait à édifier le pays sur l'esprit et les
vues de chacun. Dans tous les cas, après avoir accordé aux discours de Brissot et de
Guadet une attention de près de trois heures, la Société se devait à elle-même
d'écouter avec une patience au moins égale la justification de l'accusé. Bazire
engagea bien Robespierre à choisir quelques journaux pour arène de la lutte à
laquelle il avait été provoqué; mais le conseii pouvait paraître ironique, car les
feuilles les plus répandues appartenaient aux Girondins, la Chronique, le Patriote
françois et même les Révolutions de Paris, passées momentanément dans leur camp.
Robespierre, reprenant la parole, promit de se rendre à l'avis de Bazire, mais après
avoir présenté sa défense en public. Déjà avait germé dans son esprit l'idée d'un
journal rédigé par lui-même, et dans lequel il pût à la fois exposer ses principes et
confondre les calomnies incessantes dont il était l'objet.-Quelques jours après parais
sait le Défenseur de la Constitution, feuille hebdomadaire, sur laquelle nous aurons
bientôt à nous arrêter.
Sommé par un membre de l'Assemblée législative de s'expliquer sur les complots
auxquels il avait fait allusion, Robespierre s'engagea de nouveau à dévoiler les ma
nœuvres qui constituaient, à ses yeux, un plan de guerre civile; et là il n'était
question, quant à présent, ni de Guadet ni de Brissot. Robespierre avait surtout en
vue Lafayette, dont les Girondins, comme nous l'avons dit, deviendront bienjôt
eux-mêmes les accusateurs passionnés. Or, prendre l'initiative des attaques contre
ce personnage, appuyé d'un côtê sur la cour et sur l'armée, de l'autre sur la garde
nationale, n'était pas d'un homme pusillanime ; c'était s'exposer à d'implacables
inimitiés. Robespierre venait précisément de recevoir d'un bataillon de la garde
nationale une lettre menaçante, [dans laquelle on lui enjoignait de poursuivre La
fayette devant les tribunaux, sous peine d'y être traduit lui-même et de passer pour
un intrigant.
A ces menaces, à ces injures, il ne s'arrêtait guère; il n'en continuera pas moins sa
guerre contre le général, dont la marche tortueuse équivalait, à ses yeux, à une
trahison envers la Révolution; mais il lui semblait indispensable de réfuter immé
diatement les calomnies du parti de la Gironde, calomnies savantes, propagées
chaque jour par des journaux répandus dans tous les départements. Impossible de
pousser plus loin que la Chronique de Paris la science de la calomnie, et les biogra
phes de Condorcet nous semblent avoir trop complaisamment passé sous silence les
raffinements auxquels se complut, dans cet art odieux, l'amide Voltaire et de Diderot ;
78 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

probablement n'ont-ils guère pris la peine d'étudier ce côté peu favorable de sa vie.
Tantôt Robespierre est dénoncé comme étant payé par le comité autrichien, tantôt
comme étant d'accord avec les Lameth. Dans son numéro du 28 avril 1792, la
Chronique annonce que, sous prétexte de vouloir la liberté, rien que la liberté,
Robespierre veut le pouvoir, rien que le pouvoir; elle l'installe déjà à la mairie de
Paris et partage le ministère entre ses amis, parmi lesquels elle n'oublie pas le comte
de Pellenc, confident intime de M. de La Marck. dont elle fait le collaborateur de
Marat. « La nomination des personnes désignées, dit-elle, n'est point une plai
santerie; on assure qu'il en est sérieusement question au château, parce qu'elles sont
d'un parti qui a toujours été opposé à la guerre. » Or, — rapprochement singulier,
- quand les Thermidoriens voudront perdre Robespierre dans l'esprit du peuple,
ils feront exactement comme Condorcet : ils le transformeront en agent du parti
royaliste ; et ces calomnies de la Chronique de Paris et des autres feuilles girondines,
nous allons les voir se reproduire à toute heure, sans trêve ni merci. Robespierre
avait donc bien raison de vouloir prendre le peuple pour juge entre ses calomnia
teurs et lui. « Il ne me reste que cette tribune et le peuple qui m'entend, pour me
justifier, » dit-il. La Société, en effet, décida qu'il serait entendu à la prochaine
séance; suivons-le donc à cette mémorable séance, où va se prononcer un des plus
beaux discours dont jamais tribune française ait retenti.

XVII

Le vendredi 27 avril, au moment où Robespierre allait prendre la parole, on vint


annoncer que les électeurs de Paris avaient nommé à sa place, comme accusateur
public, l'ex-ministre de la justice, Duport du Tertre. C'était là une importante vic
toire remportée par les Feuillants; cela prouve aussi combien était puissant et
formidable encore le parti de la résistance à la Révolution, et avec quelle énergie
luttaient tous les partisans de la cour. On vit alors, chose assez étrange, les gens qui
avaient montré le plus de dépit de la nomination de Robespierre se déchaîner contre
lui, et lui imputer à crime l'abandon de ses fonctions, tout en s'applaudissant toutbas
du choix de son successeur. Et, par une de ces contradictions assez familières aux
Girondins, Guadet lui reprochait amèrement, d'un côté, d'avoir déserté son parti, et,
de l'autre l'engageait à s'imposer la loi de l'ostracisme. Mais on espérait irriter contre
lui les patriotes sincères en le rendant responsable du vote des électeurs. En effet, à
la nouvelle de la nomination de Duport, quelques membres se récrièrent, disant :
« C'est à M. Robespierre que nous avons cette obligation. » Le choix de quelques
fonctionnaires publics, répondit-il aussitôt, n'est pas ce qui doit le plus vous alarmer,
mais bien le plan général de conspiration formé contre la liberté, et que par tous les
moyens vous devez vous efforcer de déjouer.
Il se disposait à entreprendre la réfutation des discours de Brissot et de Guadet,
quand La Source, qui présidait, mandé àl'Assemblée législative, dut céder le fauteuil.
Un ancien membre de la Constituante, Prieur (de la Marne), se trouvait présent; on
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 79

lui offrit la présidence, comme pour honorer en lui un vétérans de la Révolution.


Tout récemment arrivé à Paris, fort peu au courant de la question, tenant sans
doute ses renseignements des Girondins, avec lesquels il sympathisait alors et dont
il se sépara quand il eut mieux jugé la situation, Prieur fit, au lieu d'accepter
le fauteuil, qui fut pris par Danton, une assez violente sortie contre Robes
pierre, tout en le coujurant de s'associer à lui pour rétablir la paix au milieu des
patriotes. Sans s'émouvoir, Robespierre se contenta de répondre que personne ne
pouvait faire qu'il n'eût le droit de repousser les inculpations dirigées contre lui du
haut de la tribune des Jacobins, et que son honneur outragé et les considérations les
plus importantes Tui commandaient de réduire à néant ; puis il commença en ces
termes : « Je ne viens pas vous occuper ici, quoi qu'on en puisse dire, de l'intérêt de
quelques individus ni du mien ; c'est la cause publique qui est l'unique objet de toute
cette contestation : gardez-vous de penser que les destinéesdu peuple soientattachées
à quelques hommes, gardez-vous de redouter le choc des opinions et les orages des
disscusions politiques, qui ne sont que les douleurs de l'enfantement de la liberté.
Cette pusillanimité, reste honteux de nos anciennes mœurs, serait l'écueil de l'esprit
public et la sauvegarde de tous les crimes. Élevons-nous une fois pour toutes à la
hauteur des âmes antiques, et songeons que le courage et la vérité peuvent seuls
achever cette grande Révolution. -

« Au reste, vous ne me verrez pas abuser des avantages que me donne la manière
dont j'ai été personnellement attaqué ; et, si je parle avec énergie, je n'en contri
buerai que plus puissamment à la véritable paix et à la seule union qui convienne aux
amis de la patrie. »
Après avoir bien nettement expliqué sa situation et celle de ses adversaires, rap
pelé qu'il n'avait en rien provoqué la dernière scène dont la Société avait été témoin,
scène précédée d'une diffamation révoltanterépandue contre lui et d'autres patriotes ;
après avoir rapidement esquissé les principaux traits du volumineux discours de
Brissot, s'être plaint qu'un membre, qu'il n'avait jamais attaqué en aucune manière,
eût trouvé moyen d'enchérir sur ce discours ; après avoir fait allusion à une pour
suite en diffamation exercée par Rœderer contre Collot-d'Herbois, il témoigna son
profond étonnement d'être, avant d'avoir nommé personne ni expliqué le véritable
objet de ses griefs, si violemment accusé par des adversaires qui usaient contre lui
et de leur crédit actuel et de l'avantage qu'ils avaient de parler tous les jours à la
France entière dans des feuilles périodiques. « Je suis calomniéàl'envi par lesjournaux
de tous les partis ligués contre moi ; je ne m'en plains pas ; je ne cabale point contre
mes accusateurs ;j'aime bien que l'on m'accuse ; je regarde la liberté des dénon
ciations dans tous les temps comme la sauvegarde du peuple, comme le droit sacré
de tout citoyen ; et je prends ici l'engagement formel de ne jamais porter mes plaintes
à d'autre tribunal qu'à celui de l'opinion publique ; mais il est juste au moins que
je rende un hommage à ce tribunal vraiment souverain, en répondant devant lui à
mes adversaires. » Et, en effet, c'était la seule juridiction à laquelle il se fût jamais
adressé. Diffamé, calomnié chaque jour du temps de l'Assemblée constituante
par les libellistes gagés de la cour, l'avait-on entendu s'élever contre les licences de
la presse, et, comme les Malouet, réclamer sans cesse des décrets de prise de corps
contre les écrivains ? L'absurdité d'une foule d'inculpations comme celles de chef
de parti, d'agitateur, d'agent du comité autrichien, ne valait pas la peine qu'on les
80 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

réfutât, mais le caractère et l'influence de leurs auteurs méritaient, selon lui, une
réponse. Quand, par exemple, Brissot ne craignait pas de lui demander ce qu'il avait
fait pour se permettre de censurer la conduite desautres, Robespierre pouvait-il gar
der le silence, bien que son adversaire eût tenté de lui fermer la bouche d'avance en
l'accusant de sacrifier la chose publique à son orgueil et de vanter sans cesse ses
services ? Brissot savait bien que cela n'était pas vrai, il savait bien que Robes
pierre ne s'était jamais mis en cause que lorsqu'on l'avait forcé de repousser la ca
lomnie ; mais c'est chose si commode et si bien de nature à réussir qu'un appel
à l'envie! -

Provoqué cette fois encore, Robespierre allait parler de lui, mais en des termes où
se reconnaît l'honnête homme, le grand citoyen, qui dit franchement et sans orgueil
ce qu'il a fait. Ne sont-ce point de nobles accents que ceux-ci : « Jamais personne ne
m'accusa d'avoir exercé un métier lâche, ou flétri mon nom par des liaisons hon
teuses et par des procès scandaleux ; mais on m'accusa constamment de défendre
avec trop de chaleur la cause des faibles opprimés contre les oppresseurs puissants ;
on m'accusa, avec raison, d'avoir violé le respect dû aux tribunaux tyranniques de
l'ancien régime, pour les forcer à être justes par pudeur, d'avoir immolé à l'innocence
outragée l'orgueil de l'aristocratie bourgeoise, municipale, militaire, ecclésiastique.
J'ai fait dès la première aurore de la Révolution, au delà de laquelle vous vous plaisez
à remonter pour y chercher à vos amis des titres de confiance, ce que je n'ai jamais
daigné dire, mais ce que tous mes compatriotes s'empresseraient de vous rappeler à
ma place dans ce moment où l'on met en question si je suis un ennemi'de la patrie,
et s'il est utile à sa cause de me sacrifier. » Membre du petit tribunal de l'évêque
d'Arras, il avait pris sur lui de repousser les édits de Lamoignon appliqués par tous
les tribunaux du royaume. Un peu plus tard, au sein des premières assemblées
électorales, il avait déterminé ses concitoyens à exercer spontanément les droits du
souverain, à choisir eux-mêmes leur président ; et, quand ailleurs le tiers état re
merciait humblement la noblesse d'avoir abandonné ses privilèges pécuniaires, il en
gageait celui d'Artois à déclarer simplement aux seigneurs que nul n'avait le droit de
faire don au peuple de ce qui lui appartient. C'étaient là, certes, des états de service
que ni Brissot ni ses amis n'auraient pu invoquer, et Robespierre avait raison de les
rappeler. En butte à la rage de toutes les puissances de l'époque, menacé d'un procès
criminel, le peuple l'avait arraché à la persécution en le portant à l'Assemblée na
tionale, « tant la nature, continuait-il, m'avait fait pour jouer le rôle d'un tribun
ambitieux et d'un dangereux agitateur du peuple ! Et moij'ajouterai que le spectacle de
ces grandes assemblées éveilla dans mon cœur un sentiment sublime et tendre qui
me lia pour jamais à la cause du peuple par des liens bien plus forts que toutes les
froides formules de serments inventées par les lois ; je vous dirai que je compris alors
cette grande vérité morale et politique annoncée par Jean-Jacques, que les hommes
n'aiment jamais sincèrement que ceux qui les aiment, que le peuple seul est bon,
juste, magnanime, et que la corruption et la tyrannie sont l'apanage exclusif de tous
ceux qui le dédaignent. »
Quant à ce qu'il avait fait au sein de l'Assemblée constituante, n'était-ce pas écrit
partout? Il avouait n'avoir pas fait tout le bien qu'il aurait voulu, peut-être même
tout le bien qu'il aurait pu, mais il eût rougi de rechercher des succès dus à l'intrigue,
à la corruption, et de sacrifier ses principes au frivole honneur d'attacher son nom à
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 81

un grand nombre de lois. Et, s'applaudissant d'avoir, du moins, contribué au rejet de


beaucoup de décrets désastreux pour la liberté, il ajoutait : « J'ai mieux aimé sou
vent exciter des murmures honorables que d'obtenir de honteux applaudissements;

"

Dumouriez aux Jacobins.

j'ai regardé comme un succès de


faire retentir la voix de la vérité lors
même que j'étais sûr de la voir re
poussée; portant toujours mes regards au delà
de l'étroite enceinte du sanctuaire de la légis
lation, quand j'adressais la parole au Corps * -

représentatif, mon but était surtout de me faire entendre s


de la nation et de l'humanité; je voulais réveiller sans
cesse dans le cœur des citoyens ce sentiment de la dignité !
de l'homme et ces principes éternels qui défendent les # 4
droits des peuples contre les erreurs ou les caprices du législateur neune. Si c'est
un sujet de reproche, comme vous le dites, de paraître souvent à la tribune; si
Phocion et Aristide, que vous citez, ne servaient leur patrie que dans les camps et
dans les tribunaux, je conviens que leur exemple me condamne; mais voilà mon
excuse. Quoi qu'il en soit d'Aristide et de Phocion, j'avoue encore que cet orgueil
intraitable que vous me reprochez éternellement, a constamment méprisé la cour et
ses faveurs, que toujours il s'est révolté contre toutes les factions avec lesquelles
j'ai pu partager la puissance et les dépouilles de la nation, que, souvent redoutable

TOME II. 76
82 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

aux tyrans et aux traîtres, il ne respecta jamais que Ia vérité, la faiblesse et l'infor
tune. »
Robespierre avait fait plus ; il avait donné Brissot et Condorcet à la France, car
sans le décret fameux interdisant la réélection des membres de la Constituante, décret
rendu sur sa motion, ces deux écrivains ne fussent probablement jamais entrés dans
l'Assemblée législative. Répondant à l'éloge emphatique de Condorcet par Brissot et
au reproche d'avoirjugé témérairement des hommes qu'on lui présentait comme ses
maîtres en patriotisme, il ne pouvait s'empêcher de reprocher à son tour « aux
académiciens et aux géomètres » leur intolérance éternelle. Ils avaient combattu et
ridiculisé les prêtres, cela était vrai, mais ils n'en avaient pas moins courtisé les
grands et adoré les rois, dont ils avaient tiré un assez bon profit. Tout récemment
encore Condorcet n'était-il pas administrateur du Trésor public, aux appointements
de vingt mille livres? Et avec quel acharnement, continuait Robespierre, n'avaient
ils pas persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean
Jacques, de ce véritable philosophe ?
Y avait-il là contre la philosophie l'ombre d'une attaque ? nullement. C'était une
épigramme de très-bonne guerre, à l'adresse d'un homme par lequel il était chaque
jour traité de la façon la plus injurieuse. Eh bien! le journal de Condorcet n'en eut
pas moins la mauvaise foi d'imprimer le surlendemain que Robespierre avait fait
une sortie très-vive contre la philosophie.
C'était encore sur la motion de ce dernier, on s'en souvient, qu'avait été rendu le
décret qui interdisait l'accès de tous les emplois dont disposait le pouvoir exécutif
aux membres des législatures pendant quatre ans après la fin de leur mission, décret
si honorable pour l'Assemblée constituante. La France entière le savait, c'était
donc de la part des Girondins le comble de l'impudence et de l'absurdité de
le dénoncer dans tous les journaux comme aspirant au ministère pour lui et pour
ses amis, et à bon droit il leur reprochait d'être aveuglés aussi par le délire de la
haine. Avec non moins de mauvaise foi, Brissot et ses amisl'avaient accusé de vouloir
renverser les nouveaux ministres, dont il n'avait pas encore dit un seul mot. Il les
préférait même à beaucoup d'autres, seulement il tenait à ce qu'on les surveillât, à
ce qu'on les éclairât comme les autres, mettant toujours les principes au-dessus des
personnes. Et dans quel lieu, disait-il encore, lui demandait-on ce qu'il avait fait
pour la liberté? dans une tribune dont l'existence même était un monument de ses
actes. En effet, — il lui était bien permis de le rappeler avec une certaine fierté, —
qui donc, après les événements du Champ-de-Mars, quand le glaive de la proscrip
tion menaçait la tête de tous les patriotes, quand tout Paris était hérissé de canons et
de baïonnettes, qui donc avait défendu les sociétés populaires, la liberté de la parole
et celle de la presse contre les meneurs tout-puissants de l'Assemblêe constituante ?
Où donc alors était Condorcet, où don c Brissot ? En quoi sa conduite avait-elle varié
de celle du magistrat intègre qu'ils louaient dans les mêmes feuilles où ils le déchi
raient, lui, Robespierre, dans l'espérance de les diviser ? Mais on s'efforcerait en vain
de séparer des hommes unis par l'opinion publique et l'amour de la patrie. Hélas! il
ne se doutait pas que les manœuvres de ses ennemis réussiraient si bien, et que
Pétion lui-même, lié à eux par des relations de pouvoir, l'abandonnerait pour passer
dans leur camp. Ces calomniateurs lui paraissaient être le fléau des bons citoyens, et
à coup sûr il pouvait flétrir les Girondins de ce nom, eux qui, sans provocation, ne
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 83

cessaient de l'accabler d'outrages. N'enchérissaient-ils pas sur les calomnies de leurs


communs adversaires, quand ils osaient l'accuser d'égarer, de flatter le peuple?
« Peuple moi-même, s'écriait-il, je ne suis ni le courtisan ni le tribun du peuple.»
Et, — rapprochement bien peu favorable aux Girondins, — Robespierre faisait
remarquer qu'ils le poursuivaient des mêmes accusations dont, au mois de juillet
précédent, Pétion et lui avaient été l'objet de la part des d'André, des Barnave, des
Duport, des Lafayette. Ceux-ci le traitaient de factieux alors, les Girondins l'appe
laient aujourd'hui agitateur, trouvant sans doute le premier terme usé. On l'accusait
jadis de soulever le peuple contre les lois et l'Assemblée nationale, on l'accusait à
présent de diviser les patriotes. Ses ennemis ne concevaient point qu'on pût être
aimé du peuple sans intrigue, ou le servir sans intérêt.
Ils lui adressaient maintenant un reproche d'un nouveau genre, celui d'avoir
abdiqué ses fonctions d'accusateur public du département de Paris ; et, par une habi
tude commune à tous les envieux, de chercher à chaque chose un motif lâche et
criminel, Brissot et Guadet avaient fait de cette démission un des principaux chefs
de l'accusation qu'ils avaient dirigée contre lui. « Ainsi, disait-il, quand on
reproche aux autres de briguer les places avec bassesse, on ne peut m'imputer que
mon empressement à les fuir ou à les quitter. Au reste, je dois sur ce point à mes
concitoyens une explication, et je remercie mes adversaires de m'avoir eux-mêmes
présenté cette occasion de la donner publiquement. Ils feignent d'ignorer les motifs
de ma démission, mais le grand bruit qu'ils en ont fait me prouverait qu'ils les
connaissent trop bien, quand je ne les aurais pas d'avance annoncés très-clairement
à cette Société et au public, il y a trois mois, le jour même de l'installation du tribunal
criminel. » Après avoir rappelé la déclaration par laquelle il s'était engagé à ne
point sacrifier ses principes à sa place, et l'intérêt général à l'intérêt particulier, il
continuait en ces termes : « J'ai conservé cette place jusqu'au moment où je me suis
assuré qu'elle ne me permettrait pas de donner aucun moment au soin général de
la chose publique ; alors je me suis déterminé à l'abdiquer. Je l'ai abdiquée comme
on jette son bouclier pour combattre plus facilement les ennemis du bien public ;
je l'ai abandonnée, je l'ai désertée, comme cn déserte ses retranchements pour monter
à la brèche. J'aurais pu me livrer sans danger au soin paisible de poursuivre les au
teurs des délits privés, et me faire pardonner peut-être par les ennemis de la
Révolution une inflexibilité de principes qui subjuguait leur estime ; j'aime mieux
conserver la liberté de déjouer les complots tramés contre le salut public, et je
dévoue ma tête aux fureurs des Syllas et des Clodius. J'ai usé du droit qui appartient
à tout citoyen, et dont l'exercice est laissé à sa conscience. Je n'ai vu là qu'un acte
de dévouement, qu'un nouvel hommage rendu par un magistrat aux principes de
l'égalité et de la dignité du citoyen ; si c'est un crime, je fais des vœux pour que
l'bpinion publique n'en ait jamais de plus dangereux à punir. »
Ainsi de l'action la plus honnête ses adversaires tiraient un nouvel aliment de
calomnie. On lui reprochait d'avoir abandonné une place importante, et en même
temps on lui refusait toutes les qualités d'un bon citoyen. C'était là déjà une assez forte
contradiction ; mais par une autre inconséquence, que nous avons déjà signalée, on
le condamnait à l'ostracisme, parce que, disait-on, il étaitl'idole du peuple. Comment
ne pas s'étonner avec Robespierre que les Girondins se montrassent si défiants et si
soupçonneux à son égard, quand ils semblaient si peu craindre les chefs de factions
84 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

connues ? Oh ! c'est qu'une telle popularité, nous le répétons, les tourmentait cruelle
ment. Que Robespierre leur abandonnât l'arène, et ils étaient prêts à désavouer leurs
injures, à entonner ses louanges, à le porter aux nues. « Mais, disait-il avec une
conviction dont l'accent ne saurait nous trouver insensible après soixante-seize ans,
quelle est donc cette espèce d'ostracisme dont vous parlez? Est-ce la renonciation
à toute espèce d'emplois publics, même pour l'avenir ? Si elle est nécessaire pour
vous rassurer contre moi, parlez ; je m'engage à en déposer, dans vos mains, l'acte
authentique et solennel. Est-ce la défense d'élever désormais la voix pour défendre
les principes de la Constitution et les droits du peuple ! De quel front oseriez-vous
me le proposer ? Est-ce un exil volontaire, comme M. Guadet l'a annoncé en termes
formels? Ah ! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, où
voulez-vous que je me retire ? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie ? Et
quel despote voudra me donner un asile ? Ah ! on peut abandonner sa patrie heureuse
et triomphante ; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée ! on ne la fuit pas : on
la sauve, ou l'on meurt pour elle. Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la
liberté, et qui me fit naître sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon
existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de
mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté ; j'accepte
avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacri
fice ? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore ; je l'offre à ma patrie, c'est
celui de ma réputation.Je vous la livre; réunissez-vous tous pour la déchirer; joignez
vous à la foule innombrable de tous les ennemis de la liberté, unissez, multiplez vos
libelles périodiques, je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays; si,
pour la conserver, il faut trahir par un coupable silence la cause de la vérité et du
peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles
que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil
encore de préférer à leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience
et l'estime de tous les hommes vertueux et éclairés; appuyé sur elle et sur la vérité,
j'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanité trahie et les peuples
opprimés. »
Ce temps de réparation, il est venu certainement, et ceux-là seuls qui, systéma
tiquement, se refusent à l'évidence et nient la lumière du jour persisteront à donner
tort à Robespierre dans sa grande querelle avec la Gironde. Toutes les provocations,
toutes les calomnies vinrent de celle-ci; et Robespierre y répondit d'abord avec une
extrême réserve, témoin l'admirable discours dont nous venons de donner l'analyse,
et que nous aurions voulu citer tout entier. Il lui aurait été bien facile cependant, il
l'avait déclaré formellement, de rendre guerre pour guerre, et d'attaquer, à son
tour, avec autant d'avantage qu'il s'était défendu ; il ne le voulut pas, et ne s'y ré
soudra que quand il aura été poussé à bout, acculé par ses implacables adversaires.
Il tenait à leur donner encore une preuve de modération. « Je vous offre la paix aux
seules conditions que les amis de la patrie puissent accepter; à ces conditions, je
vous pardonne toutes vos calomnies. » Ces conditions, c'était de s'unir à lui pour
sauver les principes de la Révolution, et les défendre comme députés et comme
écrivains contre une faction dont Lafayette était un des chefs, Lafayette que Brissot
lui-même lui avait déclaré, un jour, être le plus dangereux ennemi de la liberté ;
c'était enfin de s'entendre ensemble sur tous les grands objets intéressant le salut de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 85

la patrie, sur toutes les mesures exigées par la prudence pour éteindre la guerre civile
et terminer heureusement la guerre étrangère. A la façon dont vous accueillerez
cette proposition, disait Robespierre aux Girondins en finissant, les patriotes vous
jugeront ; « mais, si vous la rejetez, rappelez-vous que nulle considération, que
nulle puissance ne peut empêcher les amis de la patrie de remplir leur devoir. »
D'unanimes acclamations retentirent quand Robespierre eut cessé de parler, et
l'impression, la distribution et l'envoi de son discours à toutes les sociétés affiliées
furent votés au milieu des applaudissements. Il n'en avait pas été de même pour les
discours de Brissot et de Guadet ; cela seul indiquait combien peu la Société des
Amis de la Constitution était disposée à se mettre au service des hommes de la
Gironde.

XVIII

L'offre pacifique de Robespierre, dédaignée des Girondins, avait été entendue de


Pétion. L'âme toute contristée de la division qui régnait au camp des patriotes, le
maire de Paris était accouru le surlendemain aux Jacobins en médiateur. Des deux
côtés il comptait des amis, mais déjà il inclinait secrètement vers les Girondins,
alors en possession du pouvoir, et avec lesquels ses fonctions le mettaient en rela
tions plus intimes. Qui ne sait comme, fatalement pour ainsi dire, l'exercice de
l'autorité ébranle les plus fortes convictions? Sa propre demeure, l'hôtel même de la
mairie, s'il faut en croire Camille Desmoulins, avait, durant le dernier séjour de
Lafayette à Paris, servi d'asile à des réunions formées des membres les plus opposés
de l'Assemblée législative ; on y avait vu figurer Brissot et Beugnot, Jaucourt et
Guadet, Ramond et Vergniaud, etc., mais on avait eu soin d'en écarter les patriotes
dont la présence et la perspicacité eussent été importunes. On était parvenu à lui
persuader que Lafayette et Narbonne pourraient devenir les soutiens les plus fermes
du parti populaire; et à Camille Desmoulins qui, un jour, à la maison commune,
émettait de grands doutes sur la possibilité de rattacher ces deux hommes à la cause
de la démocratie, il avait répondu; « Mais oui, je les crois avec nous, sinon par pa
triotisme, au moins par intérêt. » Il était donc sur la pente où l'on glisse insensible
ment, et au bout de laquelle, sans s'en douter en quelque sorte, on subit certaines
capitulations de conscience. -

Cependant il n'en fit pas moins de très-louables efforts pour amener une réconci
liation entre tous ces patriotes, dont la plupart étaient si sincères ; il eut même des
accents qui eussent attendri des esprits moins passionnés et moins injustes que les
Girondins. Et comment un apaisement pouvait-il être facile, quand le lendemain
même du jour où Robespierre, en terminant son éclatantejustification, avait proposé
la paix à ses adversaires, Brissot, furieux d'avoir vu la victoire lui échapper, avait eu,
dans le paroxysme de l'exaspération, l'infamie d'écrire : « Trois opinions partagent le
public sur M. Robespierre : les uns le croient fou, d'autres attribuent sa conduite à
sa vanité blessée, un troisième parti le croit mis en œuvre par la liste civile... »
86 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Peut-être Pétion eût-il pu trouver quelques paroles pour blâmer les provocateurs
de cette regrettable polémique; peut-être eût-il dû flétrir au moins d'un mot de si
odieuses calomnies; car enfin il n'en avait pas eu connaissance sans frémir; son cœur
s'était épanché dans celui de Robespierre; il lui avait avoué toute l'horreur qu'il
ressentait des trames ourdies pour le perdre. Pourquoi donc tant de ménagements ?
Sans doute il craignait d'éveiller des susceptibilités ombrageuses, intraitables ; mais,
en voulant plaire à tout le monde, il n'aboutit à aucun résultat. N'avait-il pas lu, dans
la journée même, un article du journal de Condorcet où on le rangeait parmi les
ennemis de Robespierre, dont on attribuait cependant le succês « aux dignes amis du
digne Pétion? » C'était le cas de donner un démenti formel à la Chronique de Paris
qui, s'inspirant des calomnies éditées la veille par le Patriote françois, répandit
contre Robespierre un nouveau torrent d'injures : intrigant, insensé, fougueux
bavard, Jupiter denuntiator, Mazaniello, telles étaient les gentillesses que, par la
voie de son journal, le philosophe Condorcet adressait à un homme qui s'était
permis de penser autrement que lui sur la guerre, et qui avait le tort de le dépasser
en popularité. Et la veille encore, avec quel fiel n'avait-il pas imprimé, renouvelant
un ignoble mensonge de Guadet, en y ajoutant, n'avait-il pas imprimé, dis-je, que
Robespierre avait été proclamé tribun du peuple par la feuille de Marat?Un peu plus
de fermeté de la part de Pétion eût sans doute donné à réfléchir aux Girondins, les
eût arrêtés peut-être dans la voie déplorable où ils étaient entrés; son indécision, sa
mollesse leur furent pour ainsi dire un encouragement.
Robespierre voulut parler ensuite, se plaindre des nouvelles calomnies insérées
contre lui dans les feuilles girondines du jour et de la veille; il réclama en vain la
parole. La Source, qui présidait, mit tout en œuvre pour clore une discussion où ses
amis, il le sentait bien, finiraient par être terrassés; l'ordre du jour, proposé par le
maire de Paris, ayant été adopté, il parvint à fermer la bouche à Robespierre. Mais
le lendemain allait se rouvrir l'arène, et la séance, une des plus orageuses dont le
club des Jacobins ait été le théâtre, devait tourner à la honte des calomniateurs, à la
confusion de Brissot et de Guadet.

XIX

Au moment même où des lèvres de Pétion tombaient des paroles de paix et de con
corde, où le maire de Paris-conviait à un fraternel accord ses amis divisés, Brissot et
Guadet répandaient à profusion dans Paris, au sein de l'Assemblée législative, dans
toutes les sociétés populaires, et envoyaient par milliers d'exemplaires dans les
départements, leurs discours qu'ils s'étaient empressés de publier, réunis en une
seule et même brochure. Livrer ainsi à tous les échos de la publicité une œuvre
diffamatoire et calomnieuse, à l'heure où entre eux et Robespierre un ami commun
tentait un rapprochement, c'était vouloir éterniser la lutte, et, de parti pris, de propos
délibéré, rendre tout arrangement impossible.Au lieu de se contenter d'imprimer
leurs discours tels qu'ils avaient été prononcés, ce dont la plus stricte loyauté leur
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 87

faisait un devoir impérieux, les orateurs girondins les imprimèrent d'une façon
toute différente, avec de notables changements, et en y ajoutant des morceaux sup
primés à la tribune, comme Brissot l'avoue lui-même dans un avant-propos non
moins injurieux que les discours, et où les faits qui s'étaient passés au sein de la
Société des Amis de la Constitution étaient présentés sous le jour le plus faux.
Comment qualifier cette manœuvre odieuse?
En même temps, suivant l'énergique expression de Camille Desmoulins, ils fai
saient charrier leurs infâmes calomnies par tous les journaux dont ils disposaient.
Le Thermomètre du jour, le Journal général de l'Europe, le Courrier des quatre-vmngt
trois départements, le jouranl d'Audouin, voire même les Révolutions de Paris, inju
riaient et décriaient Maximilien à l'unisson du Patriote françois et de la Chronique de
Paris. Le 30 avril, parut dans le Courrier des départements un article où Gorsas,
après avoir reproché en quelque sorte à la feuille de Condorcet d'avoir traité trop
durement Robespierre dans son numéro de la veille, déclarant que, pour sa part, il
n'imiterait pas cet exemple qui tendait à aigrir les esprits, à les entretenir dans une
division funeste — cela dit en manière de précautions oratoires—il insinuait à son
tour que Robespierre cherchait à capter le peuple, qu'il apostrophait dans chacun de
ses discours, et que cctte affectation rappelait trop les Gracques. C'était là du moins,
disait le journaliste girondin, une impression qui devenait chaque jour plus profonde
dans certains esprits, et même chez de bons patriotes. Puis, se faisant à son tour,
après la Chronique de Paris, l'écho brutal d'une calomnie de Guadet, sur la foi
duquel il se reposait, Gorsas ajoutait que le libelle de Marat, qui, avait-il soin de
dire, n'avait jamais prêché que fureur, vengeance, mort, sang et carnage, désignait
Robespierre pour tribun du peuple. La prétention de Gorsas, il est vrai, était d'avoir
cherché non pas à l'accuser, mais à le justifier; singulière façon de justifier les gens !
Il ne se vantait pas moins quelques jours plus tard, — et ceci, venant d'un journa
liste girondin, est assez curieux à retenir, — d'avoir « blâmé les auteurs de la
Chronique de s'être exprimés d'une manière plus dure que sévère, plus injurieuse
que franche, plus haineuse que fraternelle, » et d'avoir fait la satire des discours
qu'ils avaient loués autrefois. Ainsi, du propre aveu d'un de leurs amis, Guadet,
Brissot et Condorcet avaient manqué de franchise et cédé aux seules suggestions de
la haine. Peut-on invoquer contre eux un plus accablant témoignage? Mais Gorsas ne
s'était pas tout d'abord exprimé ainsi, et,'dans le premier article du Courrier, Robes
pierre n'avait pu voir qu'une réédition d'une partie des calomnies de ses adversaires,
enveloppées d'ambages et de précautions hypocrites.
Le soir, aux Jacobnis, Doppet ayant proposé à la Société de charger une commis
sion de recevoir toutes les dénonciations écrites ou verbales, Robespierre demanda
tout de suite, aux applaudissements de l'assemblée, si de cette manière on n'arrive
rait pas à permettre à quelques individus de substituer l'intérêt particulier à l'intérêt
public, et l'esprit d'intrigue à l'esprit genéral? Pour éviter le retour de scènes
semblables à celles auxquelles avaient donné lieu des dénonciations irréfléchies, on
demandait l'établissement d'un comité revêtu d'une sorte de dictature suprême ;
seulement, ne verrait-on pas, selon la composition de ce comité, quiconque témoi
gnerait ses craintes sur les dangers dont pourrait être menacée la liberté, exposé à
être dénoncé comme factieux, eomme aspirant au tribunat ? Quelques voix ayant
alors réclamé l'ordre du jour : « Si dénoncer les ennemis de la liberté, c'est aspirer
88 EIISTOIRE DE ROBESPIERRE.

au tribunat, s'écria impétueusement Merlin (de Thionville), je déclare que je veux


être tribun, car moi aussi j'aime le peuple. » Robespierre reprenant : « Et moi aussi
je pense que le zèle d'un bon citoyen doit avoir des bornes; mais si cette Société doit
arrêter qu'il me sera défendu de répondre à tous les libellistes conjurés contre moi,
je déclare aussi que je la quitte pour me renfermer dans la retraite. » Ces paroles
furent accueillies par un murmure général, au milieu duquel on entendit ces
mots : « Nous vous suivrons. »
Selon le Journal des débats et de la corrsspondancc de la Société, rédigé dans un
sens tout girondin, ne l'oublions pas, ces mots auraient été prononcés par quelques
voix de femmes, dans les tribunes; ce que M. Michelet, chez qui le pittoresque ne
perd jamais ses droits, traduit ainsi : Voix glapissantes de femmes (t. III, p.401). Nous
avons parlé plusieurs fois déjà de l'influence de Robespierre sur les femmes; mais
cette influence, ce n'est pas, comme M. Michelet se l'imagine, au moyen de quelques
lambeaux de l'Emile ou du Contrat social qu'on l'obtient, il faut toucher lacordesen
sible, celle du cœur, et aux grandes vérités sociales et politiques joindre le beau et le
vrai dans le sentiment ;ce fut en quoi excellaRobespierre et par où il trouva le chemin
des âmes tendres. Mais M. Michelet a une autre façon de nous expliquer le charme
que Robespierre exerça sur les femmes. Il nous le montre parcourant « de ses yeux
clignotants et mobiles » toute l'étendue de la salle, et les relevant fréquemment vers
les tribunes des femmes. « A cet ( ffet, ajoute-t-il, il manœuvrait avec une sérieuse
dextérité deux paires de lunettes, l'une pour voir de près ou lire, l'autre pour distin
guer au loin, comme pour chercher quelque personne. Chacune se disait : C'est moi. »
(T. III, p.403.) Voilà, il faut l'avouer, une manière tout à fait neuve et ingénieuse de
subjuguer le cœur des femmes. Ainsi donc soyez dépourvu de tous les avantages
physiques ; n'ayez ni cœur, ni esprit, ni talent; ayez l'air à la tribune « d'un triste
bâtard de Rousseau conçu dans un mauvais jour, » mais sachez manœuvrer avec
dextérité deux paires de lunettes, et il ne sera femme qui vous puisse résister. En vé
rité, nous recommandons ce secret de M. Michelet, que lui aura sans doute livré
quelque indiscret confident de Robespierre. On voit comment un éminent esprit, pour
avoir voulu rapetisser toute chose en un homme vraiment supérieur, et dont il s'est
ingénié à faire la caricature d'un bout à l'autre de son livre, en est arrivé à tomber,
disons le mot, dans la charge.
Mais revenons à Robespierre. Il expliqua comment la démarche de Pétion, à
laquelle, pour sa part, il aurait été tout disposé à se rendre, avait été empoi
sonnée par de nouveaux libelles. Ah! si, après avoir entendu à cette tribune les plus
violentes dénonciations contre lui, la majorité de la Société des Amis de la Coustitu
tion, devenue l'instrument d'une cabale, étouffait sa voix, qui donc, disait-il,
voudrait se charger de défendre la cause du peuple ? N'était-ce pas une chose déplo
rable que ce concert de calomnies soulevées contre sa personne? Il donna alors
lecture de la feuille de Gorsas. Arrivé à l'endroit où le journaliste girondin le com
parait aux Gracques : • Oui, s'écria-t-il, avec une intuition singulière de sa destinée,
on a raison de me comparer à eux; ce qu'il y aura de commun entre nous peut-être
sera leur fin tragique. » Puis, après avoir lu le passage où Gorsas lui reprochait
d'avoir été proposé pour tribun par lejournal de Marat, il demandait s'il avaitjamais
professé des principes semblables à ceux qu'on remarquait dans cette feuille, et s'il
pouvait être réputé coupable des extravaganees d'un écrivain exalté. « Mais, conti
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 89

nuait-il, s'il était faux que Marat eût jamais prononcé mon nom; s'il était faux qu'il
eût tenu le langage qu'on lui prêtel Eh bien! tous ces illustres patriotes savent certai
nement qu'il n'y a pas un mot de tout cela dans le numéro de Marat que l'on cite. »
C'est vrai! c'est vrai! s'écrièrent plusieurs voix au milieu des applaudissements.
Ainsi se trouvaient confondus les mensonges de Guadet, répétés à l'envi par les
feuilles de Condorcet, de Gorsas, de Brissot et par des brochures vendues chez tous
les libraires. Un peu plus honnête que les autres, Gorsas eut du moins la pudeur

| | | || |
||| | |
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lllll!|
|!
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Louis XVI cachant sa corn espondance dans l'armoire de fer.

d'avouer qu'on l'avait trompé en lui disant que Marat avait désigné Robespierre pour
tribun du peuple. Les autres n'eurent garde de se rétracter, connaissant bien la
maxime de Basile : Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.
A Paris, où les personnages étaient connus, où il était bien plus aisé de prendre
l'intrigue et la calomnie corps à corps et de la terrasser, tout cela n'avait pas grande
importance; mais il n'en était pas de même dans les départements où, par leurs
journaux, les Girondins possédaient une grande influence sur l'opinion publique; et
nous ne tarderons pas à voir par quelles manœuvres ils essayeront d'égarer les
sociétés populaires de province sur le compte de Robespierre. Profonde fut l'indi
gnation des membres de la Société des Amis de la Constitution quand, la brochure
de Brissot et de Guadet à la main, Robespierre dénonça l'avant-propos cruel où,
après la paix jurée en quelque sorte sous les auspices de Pétion, les deux orateurs
girondins enchérissaient encore sur leurs calomnies. Le président voulut parler,
c'était encore La Source. Robespierre, reprenant au milieu du bruit : « Vous m'inter
rompez, monsieur le président, avant de savoir ce que je veux dire », La Source

TOME II. 77
90 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

expliqua qu'il avait interrompu l'orateur parce que celui-ci remontait à des faits
antérieurs au discours de Pétion. Or, là éclatait manifestement la partialité du prési
dent, puisque la brochure contenant les discours de Brissot et de Guadet avait été
distribuée à profusion au moment même où le maire de Paris venait offrir sa média
tion. — Est-ce que la paix jurée ne doit lier qu'une des parlies, s'écria Merlin (de
Thionville), et sera-t-il permis à l'autre de semer ſimpunément la calomnie? — Lui
aussi avait été, la veille, rangé par le Patriote françois au nombre des Feuillants.
Après une longue agitation, La Source mit aux voix la question de savoir si la parole
serait conservée à Robespierre; et, à sa confusion, l'Assemblée se prononça dans le
sens de l'affirmative, réprouvant par ce vote la coupable partialité de son président.
Ce dont Robespierre venait entretenir la Société n'était donc point antérieur à la
paix jurée la veille, et rompue aussitôt par ses adversaires. Au moment où il com
mençait à parler de l'écrit où il était si cruellement déchiré, et qui allait circuler
dans les départements, revêtu des signatures d'hommes ayant, disait-il, quelque
réputation de patriotisme, une voix lui cria : « Imprimez. — Je n'ai ni la liste
civile ni le couvert des ministres, » répondit-il avec raison. — Dans la brochure à
laquelle il faisait allusion, on l'accusait d'avoir un parti, non pas daus la Société,
dont on voulait ménager les susceptibilités, mais dans les tribunes, ouvertement diri
gées par lui et ses aides de camp, disait-on, et d'être à la tête d'une faction qui cher
chait àsemer le trouble et les divisions au sein de la Société. On a pu voir combien la
proposition renversée eût été plus juste. Avec quel empressement les Girondins
n'avaient-ils pas mis leurs contradicteurs au rang des membres du comité autrichien !
Robespierre ne se trompait donc pas quand, montrant le libelle de Brissot, il di
sait : « Toutes les fois que celui qui a écrit ceci trouvera des improbateurs, le peuple
sera un ramas de brigands, de factieux. » Depuis trois ans, ajoutait-il, je n'ai pas
été exposé à des atrocites pareilles. Brissot et Guadet, nous l'avons dit, avaient im
primé leurs discours d'une manière toute différente de celle dont ils les avaient
prononcés, et ils avaient ajouté dans leur écrit des choses que sans doute ils
n'eussent point osé dire en face, à la tribune des Jacobins; Robespierre, avec non
moins de raison, se plaignit de ce procédé indigne, déloyal. Il se défendit victorieu
sement du reproche immérité d'avoir jamais insulté l'Assemblée législative, prenant
d'ailleurs à témoin tous ses collègues de la Société, et laissant à leur loyauté, à leur
probité, à prononcer entre ses calomniateurs et lui.
Au milieu des applaudissements redoublés qui accueillirent les dernières paroles
de Robespierre, le président La Source, de dépit peut-être, quitta le fauteuil pour
se rendre à l'Assemblée législative, où il y avait séance, et l'ingénieur Dufourny de
Villers prit sa place. Immédiatement ce dernier proposa à la Société de déclarer ca- .
lomnieuses les assertions de Brissot et de Guadet; d'unanimes bravos éclatèrent alors,
et tous les chapeaux s'agitèrent en signe d'approbation. La Société, jugeant indis
pensable de démentir les diffamations et les calomnies répandues par Brissot et par .
Guadet, et commentées par les journaux girondins, de rendre, en un mot, témoignage
à la vérité, aux principes et à la conduite de Robespierre, déclara solennellement
qu'elle regardait comme contraire à la vérité la manière dont Brissot et Guadet
avaient rendu compte des faits qui s'étaient passés dans son sein, et les inculpations
dirigées contre Robespierre comme démenties par la notoriété publique autant que
par toute sa conduite. En outre, elle arrêta, également à l'unanimité, que cette
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 91

déclaration, signée de La Source, président et député à l'Assemblée législative, de


Choudieu et de Ducos, également députés, de Perey et de Pépin, secrétail es, serait
imprimée à ses frais et envoyée à toutes les sociétés affiliées. Ainsi la condamnation
des Girondins, la constatation formelle que d'eux, et d'eux seuls, venait l'initiative
des calomnies, se trouva signée par deux de leurs amis, La Source et Ducos, et une
juste déconsidération en rejaillit sur eux. Battus une seconde fois dans cette nouvelle
campagne contre Robespierre, ils ne se découragèrent pas, et leur exaspération
s'accrut du triomphe éclatant de leur adversaire.

XX

Parmi les feuilles publiques qui, dans cette querelle, prirent parti contre Robes
pierre, on vit avec étonnement figurer un journal important, qui jusqu'alors n'avait
guère songé à lui reprocher de ne pas rendre justice au peuple et de se donner en
spectacle; nous voulons parler des Révolutions de Paris, dont si souvent jadis Brissot
avait senti les rudes atteintes. Dans deux numéros consécutifs parurent contre
Robespierre des attaques, tempérées il est vrai par les restrictions les plus élo
gieuses, mais attaques d'autant plus traîtresses qu'on pouvait supposer le trait parti
d'une main impartiale et désintéressée. Quel était donc ce mystère d'évolution de la
part d'une feuille habituée depuis trois ans à considérer Robespierre comme l'ancre de
salut de la Révolution, comme le type incarné du patriotisme et du dévouement à la
cause populaire ? Comment donc en un plomb vil l'or pur s'était-il changé aux yeux
de ce journal, dans les pages duquel ce grand nom de Robespierre avait été si souvent
cité avec admiration ? Il est essentiel de donner quelques explications au sujet de
cette attitude des Révolutions de Paris, relevée à la charge de Robespierre par des
écrivains qui ont ignoré ou qui n'ont pas voulu en révéler le secret.
Dans un premier article, plein de ménagements pour Brissot, dont le tort, suivant
le journaliste, était de s'être montré trop mystérieux et d'avoir témoigné beaucoup
trop d'enthousiasme pour Condorcet, on reprochait à Robespierre l'agitation des
esprits, c'est-à-dire qu'on le rendait précisément responsable des torts des Gi
rondins; ces torts, dn reste, on se gardait bien de les attribuer à son cœur. Le
second article, beaucoup plus malveillant, était une paraphrase des critiques hai
neuses de Brissot, adoucies toutefois par quelques éloges, car il fallait encore éviter
de heurter de front, dans l'intérêt même du journal, les sympathies de lecteurs
accoutumés à un autre langage, et qui, à bon droit, eussent pu s'étonner d'une
conversion si brusque. Aussi énumérait-on complaisamment tous les services
rendus par Robespierre à la Révolution, au peuple, à la liberté; puis se croyant
quitte — j'allais dire envers sa conscience ! — l'auteur de l'article rééditait à nou
veaux frais toutes les articulations calomnieuses de la Chronique de Paris et du Pa
triote françois. On faisait un crime à Robespierre d'avoir parlé des petites provocations
de ses ennemis, au lieu de dénoncer la conspiration dont il prétendait tenir le fil.
Était-ce bien un rédacteur des Révolutions de Paris ou un collaborateur de Brissot et
92 IIISTOIRE DE ROBESPIERRE.

de Condorcet qui parlait ainsi? Et quelles étaient donc ces petites provocations ? On
les connaît déjà; mais le nouvel allié de la Gironde prend sur lui-même de nous en
donner un échantillon assez caractéristique : « On avoit été jusqu'à dire que Robes
pierre s'étoit rendu à une conférence tenue chez madame de Lamballe, en présence de
Marie-Antoinette, et que c'étoit à l'issue de ce conciliabule qu'il s'étoit démis de sa
place d'accusateur public, afin de la laisser occuper par l'ancien ministre de la jus
tice. » L'auteur de cet article se récriait bien : répondre à une imputation aussi
cdieuse lui eût paru une injure à Robespierre; mais le trait n'en était pas moins
lancé, et l'on n'ignorait point qu'il se rencontrerait de bonnes âmes pour le ramasser.
En lisant ces insinuations perfides, Camille Desmoulins, qui venait de rentrer
dans l'arène du journalisme en fondant la Tribune des Patriotes, ne put s'empêcher
d'exhaler son indignation et de s'écrier douloureusement, dans l'avertissement
placé à la suite du premier numéro de son jourual : « Ce qui est le comble de la
perversité, le seul homme que la calomnie avoit respecté jusqu'ici, celui dont les
monarchiens, les 89 et les Feuillants n'avoient osé contester la probité et le patrio
tisme, des Jacobins n'ont pas honte de le diffamer; c'est Prudhomme qui insinue
dans son journal que l'incorruptible Robespierre, l'Aristide de la Révolution, « a
« des conférences chez la Lamballe avec Médicis-Antoinette, dit-il, et que c'est à
« l'issue d'une de ces conférences qu'il a donné sa démission d'accusateur public,
« pour faire passer cette place à l'ex-ministre Duport. » Il y a tant de scélératesse
dans cette calomnie, il y a tant de perfidie à la faire circuler par Prudhomme, que
ceux qui connoissent Robespierre, en voyant une pareille atrocité, prennent tout le
genre humain en horreur et sont tentés de fuir dans les forêts avec Timon le Misan
thrope. » On eût même pu croire à quelque basse jalousie de métier de la part de
l'éditeur des Révolutions de Paris ; car, dans ce même article, on reprochait encore
à Robespierre « de passer du tribunal de l'accusateur public au cabinet d'étude d'un
folliculaire à la semaine ; » allusion au prospectus du Défenseur de la Constitution,
récemment publié. Pareil reproche, et en pareils termes, émanant d'un journaliste,
était au moins singulier. Quel respect pour ce droit sacré dévolu à chaque citoyen
par la Révolution française d'exprimer librement sa pensée! Et comme l'auteur
tenait particulièrement à flatter les Girondins, il terminait, — plagiaire d'un mot de
Guadet, — en menaçant Robespierre de l'ostracisme s'il dédaignait les'conseils
d'hommes n'ayant jamais consulté, avant d'écrire, prétendait-il, le chapitre des con
sidérations.
Or, au nombre des rédacteurs du journal les Révolutions de Paris, se trouvait un
écrivain du nom de Robert, mari de mademoiselle de Kéralio. Ce Robert, membre du
club des Cordeliers, voyant les Girondins au pouvoir, se sentit pris d'une ambition
démesurée, et, recommandé par Brissot, il demanda à Dumouriez la place d'ambas
sadeur à Constantinople. Dans une Confession publiée vers cette époque par François
Robert, en réponse à un article de la Chronique de Paris, qui l'avait accusé de devoir
une somme de deux cent mille livres, il raconta lui-même les sollicitations auxquelles
il s'était livré, ses espérances et ses mécomptes. Il faut lire, dans les Mémoires de
madame Roland, les curieux portraits de Robert et de sa femme, « aux trousses de
Dumouriez et à celles de Brissot. » On comprend maintenant quel intérêt avait ce
rédacteur du journal de Prudhomme à écrire des choses agréables au député giron
din, et, comme Camille Desmoulins en fait ingénieusement la remarque, on croit
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 9.3

voir le patriote Robert présentant à Brissot le numéro 146 des Révolutions de Paris, en
lui disant : « Tenez, voilà tout ce que j'ai pu dire en conscience contre Robespierre. »
Mais l'article parut beaucoup trop modéré, et c'est ponrquoi sans doute le cordelier
Robert ne fut pourvu d'aucune sorte de canonicat. L'auteur du second morceau
contre Robespierrc était, assure Desmoulins, un journaliste nommé Maréchal, intri
gant qui avait vendu sa plume à tous les partis, et présentement la mettait au service
des Girondins, dispensateurs des places et des faveurs. Combien il s'était montré
plus habile! « C'est celui-là qui attrapera l'ambassade, » disait encore Camille. On
ne pouvait, en effet, s'empêcher de remarquer que tous ceux qui avaient pris parti
contre Robespierre avaient été pourvus des premiers emplois dans le ministère, et,
parmi les favoris de la Gironde, on citait Réal, Chépy fils, Boisguyon. Mendouze,
Noël, Lanthenas, Polverel et Santhonax, qui, lui aussi, avait collaboré à la rédaction
des Révolutions de Paris; ce dont il n'avait pas manqué de se faire un titre aux yeux
des patriotes quand, pour une apostrophe indécente adressée à l'évêque de Paris
qui présidait les Jacobins, il avait failli être chassé de la Société. Un jeune homme,
membre de la Société des Amis de la Constitution, s'étant plaint un jour de ne pou
voir obtenir une place : « Que ne faites-vous un bon discours contre Robespierre,
lui dit-on, et avant huit jours vous serez placé ! » Eh bien ! tout le secret des attaques
de la presse girondine est là. Et combien n'est-on pas épouvanté de la puis
sance de l'intrigue, de la sinistre influence de l'intérêt privé, quand on voit un
journal comme les Révolutions de Paris se donner de tels démentis et brûler ainsi ce
qu'il avait adoré! Mais attendons quelques jours, et nous verrons ces mêmes Révo
tions de Paris dresser à leur tour, contre Condorcet, Brissot, Vergniaud et Guadet, un
terrible acte d'accusation dans un article intitulé : Conjuration contre la liberté, et leur
reprocher de jouer dans l'Assemblée législative le uiéme rôle qu'avaient joué au sein
de l'Assemblée constituante les Lameth et les Barnave, qui, disaient-elles, feignirent
de mépriser également, Maury, et Cazalès, et Robespierre, et Pétion. Que signifie
donc cette nouvelle évolution à quinze jours d'intervalle ? Est-ce un retour à la cons
cience ? Certaines promesses n'auraient-elles pas été remplies ? ou bien la rémuné
ration n'aurait-elle pas paru proportionnée à la complaisance ? Ah ! qui vous sondera
jamais, sombres abîmes du cœur humain !

Comme cela etait facile à prévoir, la malencontreuse polémique des Révolutions de


Paris contre Robespierre attira à cette feuille une foule de protestations énergiques.
Un certain nombre de membres de la Société des Jacobins avaient vivement réclamé
contre le premier article, ainsi que nous l'apprend le journal lui-même ; des récrimi
nations naturellement plus violentes se produisirent au second. Du propre aveu de
Prudhomme, l'esprit de prévention auquel sa feuille devint dès lors en butte était
excusable dans les circonstances actuelles. Combien, en effet, il était justifié, cet
esprit de prévention ! -
94 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Parmi les plaintes adressées au propriétaire des Révolutions de Paris, il en est une
que nous croyons devoir mettre tout entière sous les yeux de nos lecteurs, d'abord
parce qu'elle résume assez bien les griefs des patriotes contre ce journal, ensuite
parce qu'elle est d'une femme, et l'on sait déjà de reste quelle influence mystérieuse
Robespierre exerçait sur les femmes. Elles le considéraient comme l'homme du
destin appelé à guider la Révolution française au travers des écueils qu'elle avait à
traverser, et à la conduire victorieuse dans le port. « O Robespierre, lui écrivait,
dans les derniers jours de mars, cette amie dont nous avons déjà cité quelques
lettres, madame de Chalabre, votre génie doit trouver le remède à nos malheurs. Il
n'y a que vous pour ainsi dire qui me laissiez quelque lueur d'espérance. » Voici
maintenant ce qu'à la date du 12 mai 1792 écrivait à Prudhomme une dame de
Lacroix, demeurant à Paris, rue Christine, n° 3 : — « J'ai lu jusqu'à ce jour, mon
sieur, avec beaucoup d'intérêt, vos numéros des Révolutions; je les lisois, non point
pour apprendre ce qui se passoit (j'en étois fort instruite), mais pour admirer en vous
le véritable langage de la liberté. J'aimois à vous entendre dire des vérités; je me
disois : Voilà véritablement un homme. Vous avez détruit le charme par vos derniers
articles sur l'incorruptible Robespierre. Dans l'un vous dites : Nous connoissons
peu M. Robespierre, et dans l'autre vous le déchirez en piêces d'une manière bien
sanglante. J'ignore l'intérêt qui a pu vous faire tenir ce langage, puisque vous ne le
connoissez pas; mais ce que je n'ignore pas, c'est que cela nuit à votre réputation et
à vos intérêts. Comme je n'en aurai plus à vous lire, faites-moi le plaisir de ne plus
m'envoyer vos numéros; je n'aime pas à me nourrir l'esprit de calomnies atroces.
Gardez mon argent, j'y gagnerai encore, puisque je n'aurai pas la douleur de vous
trouver coupable une troisième fois, à moins qu'ayant été induit en erreur, puisque
vous dites ne pas le connoître, vous ne vous rétractiez, ce qui est d'un homme ami
de la vérité. »
Le rédacteur des Révolutions de Paris, en répondant à cette lettre, se défendit assez
mal; mais, de son nouvel article, il est un aveu précieux à tirer : les Révolutions de
Paris reconnaissaient elles-mêmes que, dans les temps difficiles où l'on vivait, la
meilleure tactique des ennemis de la Révolution était de faire harceler Robespierre
par tous les partis, d'accumuler sur sa tête les calomnies de tous genres et de lui
supposer les intentions les plus sinistres, les liaisons les plus criminelles, dans
l'espérance de désorienter par là les patriotes, dont il était la boussole. Or c'était là
précisément ce qu'on avait à reprocher aux Girondins, dont la mauvaise foi, à l'égard
de Robespierre, éclatait à toute occasion.Ainsi, ne sachant comment expliquer son
triomphe aux Jacobins dans la séance du 30 avril, le journal de Condorcet n'hésite
pas à tromper ses lecteurs par un grossier mensonge, et il a l'impudence d'avancer
que la majorité s'était d'abord prononcée contre Robespierre, quand au contraire,
comme on l'a vu, l'arrêté déclarant calomnieuses les articulations de Brissot et de
Guadet avait été adopté à l'unanimité. Plus juste se montra Gorsas : « Nous estimons,
nous aimons M. Robespierre, écrivit-il; c'est parce qu'il aime sa patrie et la liberté
que nous sommes jaloux de son estime. » C'était là réparer noblement une criante
injustice. Que de désastres eussent été évités, si les hommes de la Gironde avaient
montré cet esprit de conciliation! Mais vous apaiserez plus facilement les flots de la
mer en courroux que les bouillonnements de la vanité blessée. Ambition inassouvie,
amour-propre froissé, jalousie poussée au suprême degré, tout concourut à jeter les
HISTOIRE DE ROBESPHERRE. 95

Girondins hors des limites au delà desquelles toute réconciliation devenait impos
sible.
De tous les témoignages de sympathie adressés à Robespierre dans la rude guerre
qu'il eut à soutenir contre la Gironde, la lettre de madame de Lacroix fut, sans aucun
doute, un de ceux auxquels il attacha le plus de prix, parce qu'une telle lettre partait
d'un cœur tout à fait désintéressé et candide, et il y fut certainement plus sensible
qu'à l'appui qu'il rencontra, par exemple, en cette circonstance, dans le Père Du
chesne, qui reprocha, non sans raison, aux Girondins de se conduire envers Robes
pierre comme jadis les Lameth et les Barnave. Il ne tenait guère aux éloges de cette
feuille, parce que, selon lui, elle déconsidérait la Révolution par son langage grossier.
Elle remplissait, en effet, dans le parti populaire, le rôle des Actes des Apôtres dans
le parti royaliste; ses meilleurs articles, car il y en eut quelques-uns d'excellents,
étaient gâtés par de déplorables exagérations de forme. Aux yeux de Robespierre,
comme aux yeux de tous les démocrates, le rôle de la Révolution était de grandir le
peuple et non de l'abaisser; le niveau doit s'établir sur les sommets, non dans les
bas-fonds. C'est pourquoi il n'aimait point les tendances désorganisatrices de la
feuille d'Hébert, et le véritable peuple se sentait bien plus en communion de senti
ment avec celui qui sans cesse lui prêchait le respect de lui-même, lui faisait
entendre un ferme et digne langage, et cherchait à l'élever à la hauteur de ses
destinées immortelles, qu'avec l'écrivain trivial qui lui parlait la langue des halles,
comme s'il n'était pas capable de comprendre les nobles pensées noblement ex
prlmees.
Autour de Robespierre se rangèrent quelques écrivains patriotes, mais en assez
petit nombre; car si le peuple même, si la nation penchait de son côté, la majeure
partie des gens de lettres inclinait vers la cour et vers la Gironde, où ils trouvaient
plus de profit. Les Girondins entrenaient aux frais du ministre de l'intérieur, comme
le leur reproche un de leurs amis, le Génevois Dumont, une foule d'écrivailleurs, sous
prétexte d'éclairer la nation et de former l'opduion publique, mais en réalité pour
servir leurs rancunes et leurs passions. Cependant aux écrits calomnieux répandus
contre Robespierre, et circulant rapidement dans toutes les parties du pays, grâce à
l'intermédiaire du ministre Roland, répondirent des brochures nerveuses, serrées,
d'une logique implacable, et qui, sous les accusations vagues, irréfléchies, menson
gères des hommes de la Gironde, montraient à nu l'envie, l'intérêt, l'égoïsme,
l'ambition étroite, c'est-à-dire les plus mesquines passions en jeu. Un journaliste,
supérieur à tous les journalistes girondins, se mêla de la partie et vint servir de
contre-poids. Camille Desmoulins reprit sa plume fine et acérée pour défendre son .
ami, n'ayant pu de sang-froid rester simple spectateur d'une lutte où une coalition
d'ambitieux faisait rage contre le patriotisme le plus ardent et la vertu la plus pure.
« O mon cher Robespierre, s'écriait-il, il y a trois ans que je te donne ce nom ! Qu'on
relise mes écrits dans le moment de ma plus haute admiration pour les Mirabeau,
les Lafayette, les Lameth et tant d'autres, je t'ai toujours mis à part; j'ai toujours
placé ta probité, ton caractère et ta belle âme avant tout, et j'ai vu que le public, tout
en riant de mes écrits, a jusqu'ici confirmé mes jugemests six mois ou un an après que
je les ai colportés. » Grâce à de généreux amis venus au secours de son impuissance,
Camille avait pu fonder, de concert avec Fréron, son nouveau journal, la Tribune des
Patriotes. « Nous ne t'abandºnnerons point sur la brèche, au milieu d'une nuée
96 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

d'ennemis, continuait-il. Les efforts de tous ces faux patriotes acharnés aujourd'hui
contre toi seul, nous les diviserons, en attirant sur nous leur haine et en combattant
à tes côtés, non pour toi, mais pour la cause du peuple, de l'égalité, de la Constitu
tion qu'on attaque en toi. » Et combien avait raison Camille Desmoulins! Quand le
colosse sera abattu, la Révolution rétrogradera, et, pour bien longtemps, le peuple,
le vrai peuple, la nation enfin disparaîtra de la scène politique.

XXII

Parmi les patriotes que les Girondins poursuivirent avec un étrange acharnement,
nous ne saurions omettre Marat ; envers lui aussi ils dépassèrent la juste mesure.
Qu'ils aient éprouvé pour cet écrivain solitaire et farouche une instinctive répulsion,
nous le comprenons ; et en cela ils se trouvèrent d'accord avec Robespierre. Marat
fut le soupçon vivant de la Révolution; il rendit à la cause de la démocratie d'incon
testables services; mais combien il lui eût été plus utile si de ses pages éner
giques il eût effacé toutes les hyperboles sanglantes ! L'erreur des Girondins fut de
ne voir que ce côté-là de ses écrits et ne ne pas lui tenir compte de tant de morceaux
où sont glorifiées la Révolution, la liberté, l'égalité, la fraternité. Ils étaient, nous
l'avons prouvé déjà, d'une intolérance inouïe à l'égard de tout ce qui blessait leurs
sympathies et leurs intérêts ; comme beaucoup de nos libéraux modernes, ils com
prenaient surtout la liberté... pour eux, et certainement ils auraient pu dire comme
ce personnage de la tragédie de Sertorius : " .

La liberté n'est rien quand tout le monde est libre.


Si lesThermidoriens, dont Marat fut le dieu, eurent le tort de lui décerner les hon
neurs du Panthéon, les Girondins eurent le tort plus grand encore de vouloir le livrer
à l'échafaud, et de donner ainsi le fatal exemple de toucher à l'inviolabilité de la
Représentation nationale, de porter la main sur les mandataires du peuple. Robes
pierré sut se tenir entre ces deux extrêmes à l'égard de l'Ami du peuple ; et s'il
estimait en lui le patriote sincère, il ne pouvait s'empêcher de blâmerénergiquement
ses excentricités de langage et ses trop fréquents appels à la violence populaire. Ce
fut donc, de la part des Girondins, non-seulement un mensonge odieux, mais une
, maladresse insigne de prétendre que Robespierre disposait de la plume de Marat.
C'était bien mal connaître l'âpre journaliste que de le supposer capable d'obéir à une
inspiration autre que la sienne. Mis ainsi en demeure, Marat entra dans la lice à son
tour pour combattre les assertions de Guadet, répétées et commentées par tous les
journaux girondins. Il consacra tout un numéro de sa feuille à raconter les dissen
sions auxquelles avait été en proie la Société des Jacobins, et qui étaient le sujet de
toutes les conversations de la capitale ; c'est peut-être le plus fortement pensé, le
plus vigoureusement écrit de tous les morceaux sortis de la plume de ce puissant
et redoutable publiciste.
Marat avait sur les Girondins une supériorité d'un certain genre : il n'était ni
jaloux ni envieux ; et il put, sans crainte d'encourir le même blâme, leur reprocher
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 97

d'avoir été offusqués de la gloire dont s'était couvert Robespierre en défendant avec
constance la cause du peuple, et de la faveur populaire, juste prix de ses vertus
civiques. N'avaient-ils pas fait eux-mêmes l'aveu naïf de la jalousie dont ils étaient
, dévorés, en imputant à crime à leur adversaire d'être devenu l'idole du peuple ?
Après avoir fouillé les antécédents de Brissot, sur lesquels nous nous sommes
expliqué déjà, Marat ne peut contenir son indignation en entendant la faction Brissot

Lukner.

Guadet accuser Robespierre d'être chef de parti et de diriger lestribunes des Jacobins
par ses aides de camp. « Robespierre, chef de parti ! s'écrie-t-il ; il en auroit eu
sans doute s'il eût voulu s'avilir au rôle d'intrigant, comme ses calomniateurs, mais
il n'a et n'eut jamais pour partisans que les citoyens amis de la liberté, qui se sou
viennent avec reconnaissance de tout ce qu'il a fait pour elle. » Puis l'Ami du
peuple montrait avec quelle perfidie on établissait un rapprochement entre Robes
pierre et la liste civile, entre les opinions énoncées par le premier et celles de
quelques Feuillants, comme André Chénier, par exemple, qui, lui aussi, trouvait
qu'avec un peu plus de sagesse et de prudence on aurait évité la guerre, laquelle

TOME II. 78
98 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

était, à ses yeux comme à ceux de Robespierre, la continuation de l'antique guerre


des nobles et des rois contre les hommes, et menaçait d'ouvrir un nouveau champ
à toutes les intrigues et à toutes les fureurs. Marat demandait enfin à Brissot ce qu'il
dirait si Robespierre se contentait, pour le dénigrer, de lui reprocher de tenir le
même langage envers lui que les Royou, les Gauthier, les Mallet du Pan, c'est-à-dire
les plus vils folliculaires, les plus exécrables ennemis de la liberté ?
Et le citoyen éminent dont l'Ami du peuple prenait ainsi la défense, Marat le con
naissait à peine ; depuis trois ans, chose à peine croyable, il l'avait vu une fois, une
seule fois, au mois de janvier précédent ;ilignorait même l'orthographe de son nom,
qu'il écrivait Roberspierre, et, bien mieux, il savait ne lui être pas sympathique. Cela
prouve au moins avec quel désintéressement il mettait sa propre personne hors de
cause. Mais tant d'amertume, tant d'injustice de la part des Girondins avait soulevé
son cœur, et il les jugeait d'autant plus coupables, d'autant plus odieux, qu'eux
mêmes, il en était convaincu, ne croyaient point à des impostures suggérées par la
haine et par l'envie. Et, après avoir debité contre leur adversaire des injures banales,
des calomnies sans nom, ils osaient le blâmer de parler souvent de lui, comme s'ils
ne l'avaient pas mis dans la nécessité de se justifier ! De ce que lui, Marat, avait dit du
bien de Robespierre, c'était celui-ci, supposait-on tout de suite, qu'il avait entendu
donner pour dictateur à la France ; est-ce qu'il n'avait pas parlé très favorablement
aussi de Buzot, de Grégoire, d'Anthoine, de Petion ? Mais ici laissons la parole à
l'Ami du peuple : « Enfin, et c'est le comble de la déuience, Guadet accuse Robes
pierre de faire écrire dans le journal de l'Ami du peuple, dont il dispose, que le
moment est venu de donner un dictateur à la France... Ce dictateur, c'est sans
doute Robespierre lui-même, comme un compère de Guadet vient bêtement d'accuser
l'Ami du peuple de l'avoir indiqué dans sa feuille.
« Cette inculpation me regarde personnellement. Or je dois ici une réponse précise
et catégorique aux citoyens trop peu éclaires pour en sentir l'absurdité. Je déclare
donc que non-seulement Robespierre ne dispose point de ma plume, quoiqu'elle ait
souvent servi à lui rendre justice ; mais je proteste que je n'ai jamais reçu aucune
note de lui, que je n'ai jamais eu avec lui aucune relation directe ni indirecte, que
je ne l'ai même jamais vu de mes jours qu'une seule fois ; encore cette fois-là notre
entretien servit-il à faire naître des idées et à manifester des sentiments diamétrale
ment opposés à ceux que Guadet et sa clique me prêtent.
« Le premier mot que Robespierre m'adressa fut le reproche d'avoir en partie
détruit moi-même la prodigieuse influence qu'avait ma feuille sur la Révolution, en
trempant ma plume dans le sang des ennemis de la liberté, en parlant de corde, de
poignards, sans doute contre mon cœur, car il aimait à se persuader que ce n'étaient
là que des paroles en l'air, dictées par les circonstances. — Apprenez, lui répondis
je à l'instant, que l'influence qu'a eue ma feuille sur la Révolution ne tenait point,
comme vous le croyez, à ces discussions serrées où je développois méthodiquement
les vices des funestes décrets préparés par les comités de l'Assemblée constituante,
mais à l'affreux scandale qu'elle répandoit dans le public, lorsque je déchirois sans
ménagement le voile qui couvroit les éternels complots tramés contre la liberté
publique par les ennemis de la patrie, conjurés avec le monarque, le législateur et les
principaux dépositaires de l'autorité ; mais à l'audace avec laquelle je foulais aux
pieds tout préjugé détracteur ; mais à l'effusion de mon âme, aux élans de mon cœur,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 99

à mes réclamations violentes contre l'oppression ; à mes douloureux accents ; à


mes cris d'indignation, de fureur et de désespoir contre les scélérats qui abusaient
de la confiance et de la puissance du peuple pour le tromper, le dépouiller, le charger
de chaînes et le précipiter dans l'abîme. Apprenez que jamais il ne sortit du sénat un
décret attentatoire à la liberté, et que jamais fonctionnaire public ne se permit un
attentat contre les faibles et les infortunés, sans que je m'empressasse de soulever le
peuple contre ces indignes prévaricateurs. Les cris d'alarme et de fureur, que vous
prenez pour des paroles en l'air, étaient la plus naïve expression des sentiments
dont mon cœur était agité; apprenez que, si j'avais pu compter sur le peuple de la
capitale après l'horrible décret contre la garnison de Nancy, j'aurais décimé les
barbares députés qui l'avaient rendu. Apprenez qu'après l'instruction du Châtelet
sur les événements des 5 et 6 octobre, j'aurais fait périr dans un bûcher les juges
iniques de cet infâme tribunal. Apprenez qu'après le massacre du Champ-de-Mars,
si j'avais trouvé deux mille hommes animés des sentiments qui déchiraient mon sein,
j'aurais été à leur tête poignarder le général au milieu de ses bataillons de brigands,
brûler le despote dans son palais et empaler nos atroces représentants sur leurs
sièges, comme je le leur déclarai dans le temps. Robespierre m'écoutait avec effroi ;
il pâlit et garda quelque temps le silence. Cette entrevue me confirma dans l'opinion
que j'avais toujours eue de lui, qu'il réunissait aux lumières d'un sage sénateur l'in
tégrité d'un véritable homme de bien et le zèle d'un vrai patriote, mais qu'il man
quait également et des vues et de l'audace d'un homme d'État. » -

Assurément on ne saurait trouver rien de plus honorable pour Robespierre que


ces pages si nettes, si explicites de Marat. Aussi produisirent-elles un grand effet.
Tout homme de bonne foi, après les avoir lues, se trouvait en quelque sorte obligé
de condamner les Girondins. Ils en gardèrent à l'Ami du peuple une mortelle ran
cune; et quand, le jour même où parut cet article, on les entendit à l'Assemblée légis
lative appuyer avec une sorte de fureur, par la bouche de La Source et de Guadet, le
décret d'accusation et d'arrestation proposé contre Marat, on put trop justement les
soupçonner d'obéir à un sentiment de vengeance personnelle.

XXIII

Tout à coup, le 1" mai, circule dans Paris une nouvelle fâcheuse : nos troupes
venaient d'êtres battues, ou plutôt de fuir sans combat à la frontière; et dans une -

déroute peu honorable pour nos armes, près de trois cents hommes avaient inuti
lement perdu la vie. Ce déplorable échec, d'un si mauvais augure pour le début d'une
campagne, était, à n'en pas douter, le résultat d'un complot très-noir, suivant la
propre expression de Dumouriez. L'Assemblée législative et les patriotes s'en mon
trèrent consternés; cruel surtout fut le désappointement des Girondins. En effet,
depuis six mois, n'avaient-ils pas poussé de toutes leurs forces à la guerreº ne
s'étaient-ils pas en quelque sorte portés garants du succès ? n'avaient-ils pas dépeint
tout le Brabant s'ébranlant, et, à la première apparition de nos troupes, venant se
100 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ranger sous le drapeau tricolore ? Quelle déception ! Et quand Robespierre avait


déclaré suspect le corps des officiers en général, se trouvant en cela d'accord avec
Dumouriez lui-même; quand il s'était plaint du mauvais état de nos frontières, de
l'organisation défectueuse de nos armées; quand il avait reproché au ministère de
laisser sans armes les gardes nationales pleines d'ardeur, ne l'avait-on pas accusé de
pessimisme? n'avait-on pas amèrement blâmé ses défiances si justes? Certes, il eût
été absurde de soupçonner les Girondins de complicité avec les traîtres; mais, à bon
droit, on pouvait s'en prendre à leur manque de prévoyance, à leur légèreté. Ils le
sentirent bien, et se montrèrent d'autant plus irrités contre les patriotes jadis opposés
à la guerre, et en particulier contre Robespierre, dont l'événement s'était chargé si
vite de réaliser les prévisions. De colère on les vit s'unir aux Feuillants pour
repousser une députation du club des Cordeliers qui était venue dénoncer les géné
raux, et pour décréter d'accusation Marat et Royou, l'ami du peuple et l'ami du roi,
oubliant que ce n'était pas à eux, patriotes, à porter la main sur la liberté de la presse,
même dans ses écarts. On commence par poursuivre la licence, puis insensiblement
on finit par confondre sous ce nom tout ce qui déplaît, et la liberté elle-même se
trouve bientôt atteinte. Plus d'une fois, afin de fortifier le pouvoir aux mains de
leurs amis, les Girondins se laissèrent aller à certaines capitulations de conscience
et à des transactions où fatalement ils durent se départir de la rigueur des prin
cipes.
Le soir, aux Jacobins, il y eut contre le ministère une terrible explosion. Un membre
de l'Assemblée législative, Chabot, accusa le ministre de la guerre et Rochambeau
d'être les principaux auteurs du désastre, et, comme indice de la culpabilité du pon
Voir exécutif, Robespierre cita le dénûment d'armes, de munitions et d'habits où
s'était trouvé le 81° régiment. L'officier général Théobald Dillon avait été massacré
dans la déroute par ses propres soldats. Il avait, disait Saint-Huruge d'après un
courrier de Valenciennes, conduit son détachement fort de quinze cents hommes
devant un bois où sept mille ennemis étaient embusqués. Dillon n'était pas un traître
assurément, mais ses soldats le crurent; et, en dehors de la trahison, il y eut de la
part des généraux en chef une impéritie inexplicable dont il fut la victime. Dillon
avait péri, et les Feuillants en prirent texte pour déclamer contre l'indiscipline de
l'armée; mais combien de soldats étaient tombés dont on ne parlait pas ! L'ennemi,
prévenu de l'attaque de nos troupes, les avait attendues avec des forces imposantes
à Mons et à Tournai; et quelques hommes égarés, croyant à la trahison de leur chef,
l'avaient égorgé dans l'aveuglement de la peur. Sans doute c'était là un crime déplo
rable, mais était-il juste d'en rejeter la responsabilité sur l'armée tout entière !
Robespierre ne le crut pas; et quelques jours plus tard, dans le premier numéro de
son Défenseur de la Constitution, combattant la sévérité excessive de quelques-unes
des mesures proposées à l'Assemblée nationale pour assurer la discipline dans l'armée
il écrivait, après avoir rappelé les trahisons et les perfidies auxquelles il attribuait
notre échec, et dont Dumouriez ne doutait pas lui-même, on l'a vu : « On oublie tout
cela pour présenter les défenseurs de la patrie comme des assassins d'un officier
fidèle et patriote; et,dans ce premier désastre, on ne semble apercevoir que la mort
de Dillon; innocent ou coupable, inepte ou perfide, je ne m'oppose pas à ce qu'on
pleure son sort; mais moi, mes premières larmes couleront pour la patrie outragée
depuis trop longtemps. » Un parent de Dillon, Arthur Dillon, destiné, lui aussi, à
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 101

une fin tragique, avait voulu intéresser la nation tout entière à la vengeance de son
cousin; mais lui, Robespierre, s'émouvait de préférence sur les plébéiens massacrés
aux champs de Mons et de Tournai. Faire la guerre du peuple contre la tyrannie, et
non celle de la cour des intrigants et des agioteurs contre le peuple, tel était le but
auquel on devait tendre, répétait-il. La guerre entreprise s'était ouverte par un
revers; il fallait, selon lui, qu'elle se terminât par le triomphe de la liberté, ou que
le dernier Français eût disparu de la terre. Pour cela on devait, non pas tuer les
prisonniers, mais leur donner dans nos camps des leçons salutaires, les transformer
en quelque sorte en défenseurs, en missionnaires de la liberté universelle; pour
cela, il était nécessaire de ranimer la confiance de nos soldats, d'exalter l'esprit
public et l'amour de la patrie. La Révolution s'était faite contre la noblesse, et la
noblesse occupait encore tous les commandements de l'armée, à laquelle il eût fallu
des chefs dignes de sa confiance, et non des officiers attachés de cœur à la cour, à
l'ancien régime, et toujours prêts, quand l'occasion se présentait, à déserter la cause
de la liberté. De là ces procès intentés aux soldats patriotes, et épargnés aux traîtres,
lorsque la trahison était réelle, prouvée par toutes les circonstances; de là ces éter
nelles déclamations contre ce qu'on appelait l'indiscipline de l'armée. L'indiscipline
de l'armée ! Ce mot si insidieusement répété par l'aristocratie et le machiavélisme,
disait-il encore, était-il autre chose qu'une éternelle accusation contre le civisme des
soldats citoyens qui avaient commencé la Révolution ? Ce simple mot, qu'on n'appli
quait jamais aux officiers de l'ancienne caste privilégiée, avait servi à l'immolation
de milliers de victimes et à chasser des rangs de l'armée plus de soixante mille
soldats, l'effroi du despotisme. Ah ! ils n'étaient point indisciplinés aux yeux de la
cour, ceux dont les mains, à la voix de leurs chefs, s'étaient trempées dans le sang
de leurs concitoyens. « L'indiscipline, dans l'idiome de nos patriciens, continuait-il,
c'est le crime d'être à la fois soldat et patriote; c'est le crime d'être autre chose
qu'un automate disposé à égorger le peuple et à opprimer la liberté au signal du
tyran. Qu'à force d'artifices et de terreurs ils parviennent à faire de l'armée le redou
table instrument de la cour ou des projets d'un conspirateur perfide, alors vous
entendrez vanter partout son respect pour les lois et son attachement à la disci
pline. » Nous verrons tout à l'heure comment Robespierre entendait la discipline
militaire, laquelle, pensait-il avec raison, ne pouvait être la même chez un peuple
libre que chez une nation gouvernée despotiquement.
« Reposez-vous sur le peuple et sur les soldats, » avait dit Brissot dans son dis
cours sur la guerre; et, en rappelant à dessein ces paroles, Robespierre s'étonnait à
bon droit qu'on regardât comme un crime le fait de soupçonner la trahison, et surtout
qu'on cherchât à couvrir d'un voile mystérieux la trahison des chefs en menaçant
des plus terribles supplices les soldats assez perspicaces pour l'apercevoir. Et combien
il était dans le vrai quand il disait : » Les soldats sont éprouvés et fidèles, leur amour
pour la patrie est un garant certain qu'ils obéiraient avec transport à des chefs
dignes de leur confiance. » On ne les vit pas, en effet, déserter en masse, passer à
l'ennemi, aller lui livrer nos plans de défense et le secret de nos forces ; ce fut le
crime d'un trop grand nombre d'officiers nobles que la Révolution, à l'origine, eut
le tort de laisser à la tête de l'armée, malgré Robespierre et Mirabeau. Et si ces offi
ciers émigrèrent, ce ne fut pas pour éviter la persécution, comme on l'a dit trop
souvent, il n'y enavait pointalors,il n'yavait point de terreur : ils désertèrent comptant
102 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

sur l'assistance de l'ennemi pour ressaisir leurs priviléges perdus, et anéantir l'égalité
et la liberté qu'ils détestaient.
Dans la séance du 1" mai, aux Jacobins, Robespierre avait proposé, comme un des
meilleurs moyens possibles de prévenir la trahison, la formation d'une legion pa
triote, composée de tous les soldats arbitrairement renvoyés de leurs corps pour
cause de civisme depuis le commencement de la Révolution, de ces soldats dont il
avait porté les plaintes à la tribune de l'Assemblée constituante, et dont le nombre
n'était pas, selon lui, inférieur à soixante mille. Cette proposition, il la renouvela dans
son article sur les moyens de faire utilement la guerre, voulant, dans les circons
tances critiques où l'on se trouvait, la soumettre au jugement de tous les amis du
bien public. Il rappela combien ces soldats s'étaient montrés redoutables à la cause
des tyrans par leurs lumières et leur patriotisme ; c'étaient à ses yeux l'éſite, l'avant
garde de l'armée, le rempart inébranlable de cette liberté dont ils avaient été les
martyrs.A ces légions immortelles, commandées par un chef pris dans leur sein, il
voulait qu'on donnât une solde double, à titre de récompense et d'indemnité, et une
médaille portant ces mots : Le patriotisme vengé, voyant là un acte de justice, en
même temps qu'un excellent moyen de réveiller l'esprit public et d'enflammer tous
les cœurs du saint amour de la liberté.
Mais il était, selon lui, une autre mesure indispensable pour faire utilement la
guerre aux ennemis du dehors, c'était de la faire à ceux du dedans, c'est-à-dire à
l'intrigue, à l'injustice, à l'aristocratie, à la perfidie ; dans ce cas alors, la guerre
pourrait être une sorte de bienfait. Comme elle devait décider de nos intérêts les
plus chers, il ne fallait jamais perdre de vue son véritable objet. Il ne s'agissait pas
de se repaître du récit de sièges et de combats, ou d'ériger en idoles des officiers et
des généraux, on n'avait à considérer partout que l'humanité, la patrie, la liberté.
« Français, disait-il en terminant ses excellentes observations, combattez et
veillez à la fois ; veillez dans vos revers, veillez dans vos succès ; craignez votre
penchant à l'enthousiasme, et mettez-vous en garde contre la gloire même de vos
généraux. Sachez découvrir toutes les routes que l'ambition et l'intrigue peuvent
se frayer pour parvenir àleur but.... Songez à l'ascendant que peuvent usurper au
milieu d'une révolution ceux qui disposent des forces de l'État; consultez l'expé
rience des nations, et représentez-vous quelle serait la puissance d'un chef de parti,
habile à capter la bienveillance des soldats, si, le peuple étant épuisé, affamé, fatigué,
les plus zélés patriotes égorgés, le roi même désertant encore une fois son poste, au
sein des horreurs de la guerre civile, entouré de tous les corps militaires dont on a
couvert la surface de l'empire, il se montrait à la France avec l'air d'un libérateur et
toute la force des partis réunis contre l'ég lité. Veillez, afin qu'il ne s'élève point en
France un citoyen assez redoutable pour être un jour le maître, ou de vous livrer à
la cour pour régner en son nom, ou d'écraser à la fois et le peuple et le monarque
pour élever sur leurs ruines communes une tyrannie légale, le pire de tous les despo
tismes. Voulez-vous vaincre ? soyez patients et intrépides. Voulez-vous vaincre pour
vous-mêmes? soyez réfléchis, fiers, calmes et défiants. » Se trompait-il quand il
donnait à ses concitoyens de si sages conseils ? Sentinelle vigilante de la liberté, il
avait l'œil constamment ouvert sur les ambitieux et les despotes, et de quelle péné
tration il était doué ! Aussi, lui vivant, ne verrons-nous aucun général tenter de
s'emparer de la dictature. C'est seulement quand l'intrigue sera maîtresse absolue
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 103

du pays livré à toutes les convoitises, qu'il sera facile à un général entreprenant et
victorieux de mettre le pied sur la gorge de la liberté et de s'emparer des destinées
de la France. -- )

XXIV

Les attentats possibles d'un soldat ambitieux occupèrent toujours l'esprit de Robes
pierre, c'est pourquoi les conditions d'une armée chez un peuple libre lui paraissaient
devoir être, comme nous l'avons dit plus haut, toutes differentes de celles d'une
armée chez un peuple soumis à un régime despotique. Il avait vu avec peine
l'Assemblée constituante confier à un comité composé d'officiers généraux et de
colonels appartenant à l'ancienne noblesse la rédaction du code militaire d'une nation
initiée de la veille seulement aux grands principes de la liberté, comme si des mili
taires eussent été seuls capables de comprendre quelque chose aux lois destinées à
régir l'armée. D'un comité pareil, disait-il dans un long article du second numéro de
son Défenseur de la Constitution, il n'avait pu sortir qu'un code tout empreint encore
des vieux préjugés, et ne présentant pas sur la discipline militaire des idées plus
précises et plus justes que dans les pays où l'armée était un instrumeut passif et
servile aux mains d'un tyran. Il ne niait point la nécessité de la discipline, tant s'en
faut : « La discipline, disait-il, est l'âme des armées ; la discipline supplée au
nombre, et le nombre ne peut suppléer à la discipline. Sans la discipline il n'est point
d'armée, il n'y a qu'un assemblage d'hommes sans union, sans concert, qui ne peu
vent diriger efficacement leurs forces vers un but commun. » Seule nent il s'agissait
de bien définir le sens de ce mot, de l'éclaircir avec l'attention qu'exigeait le salut de
la liberté.
Dans un pays libre, le soldat devait être, selon Robespierre, homme et citoyen à
la fois. L'obéissance aux lois particulières de ses fonctions, la fidélité à remplir les
devoirs du service militaire, voilà ce qui constituait la discipline ; et, par une consé
quence nécessaire, l'autorité des chefs était circonscrite dans les mêmes limites,
Ainsi, d'une part, si ie soldat manquait à l'appel, à la revue, à quelque exercice, s'il
désertait son poste ou refusait d'obéir à des ordres dérivant du service militaire, il
violait la discipline et méritait d'être puni; d'autre part, l'oflicier dépassait les bornes
de son autorité s'il s'avisait de vouloir lui défendre de visiter ses amis, de fréquenter
des sociétés autorisées par la loi, ou se mêler de sa correspondance et de ses lectures.
Obéir comme soldat aux chefs militaires revêtus de l'autorité légale ; comme homme,
user des droits garantis à tout citoyen, telle était la seule règle admissible dans un
pays gouverné librement. De là, Robespierre concluait qu'on pouvait très-facilement
appliquer les principes de la justice dans la répression des crimes ou délits commis
par les citoyens armés pour la défense de la patrie. Un de ces représentants, si im
proprement décorés du nom de modérés, le député Dumolard, venait de proposer à
l'Assemblée législative de permettre aux généraux de faire des règlements emportant
la peine de mort. Aux yeux de Robespierre, au contraire, tout excès de sévérité dans
V.
104 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

les peines était un crime social; toute forme arbitraire et tyrannique dans les juge
ments était un attentat contre la liberte publique et individuelle. Que penser d'une
loi qui remettrait à un général le droit de vie et de mort sur ses soldats?Ne serait-ce
pas courber l'armée sous la servitude la plus complète, et était-il possible de trouver
un moyen plus expéditif d'immoler la liberté au despotisme militaire ? Pourquoi donc
une confiance si absolue envers les généraux, et tant de défiance à l'égard des soldats?
« Craindrait-on toujours la révolte des gouvernés, et jamais l'égoïsme et l'ambition
des gouvernants ? »
Ah ! ce que Robespierre ne voulait à aucun prix, c'était que le soldat fût absorbé
tout entier par l'officier ; qu'on le transformât en automate, en simple machine à
meurtre, bonne à relever la tyrannie et l'aristocratie sur les ruines de la liberté nais
sante. On avait été chercher chez les Romains et chez quelques autres peuples de
l'antiquité des exemples de sévérité de discipline ; mais est-ce qu'à Rome et à Sparte,
au beau temps de la liberté, le pouvoir des généraux s'étendait au delà des bornes du
service militaire proprement dit ? Pour lui, en se résumant, il voyait deux espèces
de discipline : « L'une, disait-il, est le pouvoir absolu des chefs sur toutes les
actions et sur la personne du soldat ; l'autre est leur autorité légitime, circonscrite
dans tout ce qui touche au service militaire. La première est fondée sur les préjugés
et sur la servitude ; la seconde est puisée dans la nature même des choses et dans la
raison. La première fait des militaires autant de serfs destinés à seconder aveuglé
ment les caprices d'un homme ; l'autre en fait les serviteurs dociles de la patrie et
de la loi ; elle les laisse hommes et citoyens. La première convient aux despotes, la
seconde aux peuples libres. Avec la première, on peut vaincre les ennemis de l'État,
mais on enchaîne et l'on opprime en même temps les citoyens; avec la seconde, on
triomphe plus sûrement des ennemis étrangers et l'on défend la liberté de son pays
contre les ennemis intérieurs. » Ne sont-ce point là les véritables maximes de dis
cipline militaire convenant à un peuple libre ?
Jusqu'à ce jour, poursuivait-il, qu'avait-on principalement reproché aux soldats ?
Était-ce d'avoir manqué aux devoirs de leur profession ? non; mais on leur faisait un
crime de s'être refusés à servir la cause des anciens tyrans, de porter la cocarde
tricolore, de chanter des airs patriotiques, ou de partager la joie du peuple dans les
fêtes célébrées en l'honneur de la patrie. Le mot de discipline était le prétexte
servant à couvrir tous les abus de pouvoir dont ils avaient été victimes. On eût
voulu les isoler du reste de la nation, leur interdire toute expression de leurs senti
ments patriotiques. Robespierre, rappelant alors avec quelle obstination il avait en
vain défendu devant l'Assemblée constituante ces milliers de soldats patriotes
ignominieusement chassés de leurs corps par des ordres arbitraires et des jugements
monstrueux, montrait la plupart de ces officiers, qui avaient persécuté la liberté
et puni le patriotisme comme un crime, enrôlés aujourd'hui sous les drapeaux de
l'Autriche pour déchirer le sein de leur patrie. Et ce forfait, le plus grand de tous,
on semblait à peine y attacher quelque importance, tandis que la moindre erreur du
peuple était punie comme un crime irrémissible. « O Égalité, ô Liberté, ô Justice,
n'êtes-vous donc que de vains noms ! » s'écriait-il. Quoi! de toutes les puissances
existant avant la Révolution, le despotisme militaire seul était resté debout, et on le
laisserait devenir l'arbitre des destinées de l'État ! Conjurant alors les législateurs de
son pays de se mettre en garde contre cette puissance énorme, il évoquait le souvenir
de ce Croir tell faisant insolennent servir un fantô,ne de sénat à "roc
lamer sts volontés, et s'élevant seul sur les ruines de la volonté
nation le. Ce des potisine Inilitaire , il le peignait corne un Lion tre

qu'on voyait croître sans inquiétude, qui vous caressait aujourd'


hui et vous dévorait dès qu'il se sentait un peu fort ( l ). Paroles
malheureusement trop vraies, et trop souvent justifiées depuis. Tout
peuple qui laissera prendre trop d' extention au pouvoir militaire , et
ne le subordonnera pas entièreInent à l'autorité civile , finira tou
jours par être absorbé par lui.
| ( 5, seur de la Constitution , prenier article du numéro 2

de la page 65 à la page 84 ). Cet article si étendu, si juste, si


sens é, si nlein de vérités frappantes et d' enseignelnents fécondg , l'.

Michelet le résuIne le stelnent en ces deux lignes : Robespièrre , "co -

i.e règle générale , posait l' indépendance absolue du soldat à l' érc.rd

de l' officier , sauf deux Inoinents , l' exercice et le co bat . " Il lui
est facile de cette façon de l' accuser de tendances désorcanisatrice5 .

l.ſais , en admettant , que M. Michelet puisse avoir raison au point de

vue des idées monarchiques, on ne coinprend guère dans une histoire


vraiinent républicaine tant de sollicitude pour le despotisine mili

taire, germe de tous les des potismes (voy. son hist. de la Revolut. ,
t. III , ch. VII ). Il est assez curieux maintenant de montrer quels
ra riports intines , au sujet de la discipline nlilitaire , existent ent
re les idées de Robespierre et celles d'une ferine qui a quelque peu
::: édit de lui. Voici connent s'est expriinée madane de Staël : " Les

= o ldats ont toujours des mouvements généreux et naturels , Ilais la dec


à

:

vrvr r
4 -- - V •

Le danger col mun allait-il réunir tous les patriotes , éteindre

les divisions fatales qui, depuis plus d'un mois , tenaient le pays

attentif , consternaient les bons citoyens , et réjouissaient les enne


rnis de la Révolution ? On pouvait l' espérer ; malheureusement il n'en

fut rien. Trop aller était le ressentinent des Girondins , trop cºti

3antes les blessures de leur ai,our-nropre. Ils ne perdaient au

cune occasion d' épancher la haine dont ils étaient animés. Le 2 .'ai

au soir , un des leurs , Sillery-genlis, personnage bien connu pour


son intiInit é avec la falnille d'Orléan, fit , aux Jacobins , une allu

sion désagréable touchant les patriotes qui s'étaient o posés à la

guerre. Robespierre demanda aussitôt la parole ; sa si ple a pari


tion à la tribune excita un grand tumulte. Etant parvenu à obtenir

le silence , il cens ira vive.nent la conduite de ces fauteurs de déc -

ordre qui selnaient le trouble pour l' il.nuter ensuite aux véritables
allis de la liberté.

# i #issance passive a nécessairement altéré ce qu'il y

avait de gland et de patriote dans les troupes iran oises. La force


armée doit être, dit-on, essentiellement obéissante. Cela est vrai
sur le champs de bataille , en présence de l' enneiili et sous le rap

port de la discipline Inilitaire. .. On voudroit faire des milit ires

une sorte de corporation en dehors de la nation, et qui ne pût ja


Iais s'unir avec elle. Ainsi les Inc.ll eureux peu )le 5 auraient tou

jours deux enne nis, leurs oropres Li'oupes et celles des étran^ers ,

puisque toutes les vertues des citoyens seraient interdites aux ^ter
riers. .. Qu'arrive-t-il enfin de cette maxi.e e phatique : I'ar ... ée ne
"- --

$ent

· le
A -

Ah ! s'écria-t-il aux applaudissements de la société , s i la p .

trie est trahie ailleurs, qu'ici du moins la libert é trio.nohe , et q e

la vérité soit entendue. - Se plaignant de l' affectation de certai

nes personnes à présenter toujours sous un point de vue désavant -


geux les idées de leurs adversaires , il persista à déclarer haute

ment , quitte à voir ses opinions dénaturées par le Patriote fran ois,

la Chronique de Paris , etc. , que , à part quelques exeptions hono


rables, il ne se fiait point aux généraux , parce que tous regrettaient
l' ancien ordre de choses et les faveurs dont jadis disposait la cour .

Quant à lui, il se reposait sur le peuple seul, et priait ses con

tradicteurs de ne pas, à chaque occasion, tourner en ridicule et ca


lomnier les patriotes opposés à leur manière de voir. Cette aniro
sité est-elle bien naturelle ? disait-il (l); et en terminant, don
· nant aux Girondins une dernière preuve de sa modération, il faisait

un suprême appel à la conciliation, et engageait les membres de la


société à oublier toutes les querelles, à , se réunir franchement en

présence du danger où était la patrie ( 2).


# er, mais obéir ? C'est que l'armée dans les troubles ci—

vils dispose toujours du sort des empires ; mais seulement elle en

dispose mal, parce qu'on lui a interdit l'usage de sa raison etc . "
(Considérations sur la Révolution françoise, t. II, ch. XIV, 3°édit. )
Impossible de se trouver en plus parfait e communauté de 5 enti

ments avec Robespierre, et la royaliste de Staël comprend beaucoup


mieux que l' illustre historien qui reproche à Robespierre ses ten
| dences désorganisatrices au point de vue de l'arinée , ce que doit
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Mais comment les Girondins répondirent-ils à ce généreux appel ?

Le sur lendemain, Tallien se plaignait d'avoir reçu, colime président


de la société fraternelle du faubourg Saint-Antoine , une letti e o : —

tresiſtée l.ol : d., à laquelle était jointe, avec plusieurs écrits


patriotiques , la brochure de Brissot et de Guadet , tout récennent
déclarée calomnieuse par la société des Amis de la Constitution. Il

dénonça cette manoeuvre co.nme contraire à la démarche consiliatrice

de Pétion, et demanda que le ministre fût invité à faire au moins


passer également sous son couvert la réponse de Robespierre. C'était

là une simple question de justice. Toutefois, Robespierre s'opposa


à cette mesure coinine illusoire ; il était plus simple , selon lui , de

charger six commissaires du soin de surveiller l' envoi des discours

dont la société aurait ordonné l'impression(3).


être la discipline militaire chez un peuple vraiment libre.
(l) Journal des débats et de la correspondance de la société
des Amis de la Constitution, numéro lC8.

(2) Le Journal des débats et de la correspondance, etc. , est


inuet sur ce point ; mais cette noble et loyale tentative de Robes

pierre pour réconsilier tous les patriot es, nous la trouvons ra por

t ée par un des organes les plus accrédit és du parti de la Gironde ,


par le Courrier des quatre-vingt-trois départemens de Gorsas, numéro

du Jeudi 3 Mai l792. "Cette démarche" ajoute le rédacteur, "est la

meilleure réponse à toutes les caloinnies des mauvais citoyens et

aux injures des envieux . "


(3) Journal des débats et de la correspondance de la Société
- - -

-
3
Et il y a des libéraux qui, aujourd'hui encore , s'étonnent que les

patriotes sincères n'aient pas soutenu de toutes leurs forces le


Liinistre Roland, le quel n'était , en définitive , que le ministre d' une
coterie .

En envoyant ainsi aux sociétés affiliées, par l' entrernise mi

nistérielle , les discours caloinnieux de Brissot et de Guadet , Ina

noeuvre qui , de tout temps , serait hautement blamée comme déloyale

et attentatoire à l' égalité , les Girondins espéraient bien fausser

l' opinion dans les départements et recevoir de ces sociétés des ad

resses propre à satisfa.ire leurs passions. Ils pouvaient d'autant

plus y compter que le coInit é de correspondance de la société des


Jacobins était , on s'en souvient , presque exclusivement composé de

leurs créatures. Aussi vit-on coup sur coup arriver de ca rai et

de Douai nombres de lettres pleines de récriminations contre Robes

pierre, évidement écrites sous l'impression des discours de Brissot


,et de Guadet. Lecture d' une lettre venue de Calibrai fut donnée le

6 Mai, aux Jacobins, par Doppet , qui ce soir la présidait la sociét é .

Prévoyant qu'on soupçonnerait fort les intéressés de l' avoir fabri


quées eux-mêmes à Paris, le futur général invita ceux qui douteraient
de son authenticité à verifier au secrétariat l' en reloppe avec le
timbre. Toute la faction girondine applaudit fort à cette lecture .

ſais Robespierre, à son tour, fut couvert d'applaudissements redo )-


lés quand, en réponse aux insinuations malveillantes de cette lettre ,

il déclara qu'il n'abandonnerait jamais cette société , et que , nonob—


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des Amis de la Constitution, nul éro l69, séance du 4 liai.


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stant toutes les calonnies répandues contre lui, il ne ces serait de

combattre les intrigants et les factieux jusqu'à ce que la sociét


les eût ignoninieusement chassés de son sein. Cans vouloir incul
per personne , il se plaiſ nait de la partialité apportée par le co -
Iiit é de correspondance dans ses rapports avec les sociétés affiliées ,

et n'eut pas de peine à prouver que c'était en faisant passer sous


le couvert des ninistres les discours de Brissot et de Guadet qu'cn
donnait le change aux esprit s et qu'on obtenait ces adresses conce -

tées. Les promoteurs de ces lettres, on les connaissait , c'étaient


ceux qui sans cesse le provocaient par leurs Ilurllures au lieu de

s'occuper des grands intérêts en question, espérant bien ainsi par


venir aux meilleures places; et en effet , nous avons eu déjà l' occ -

sion de le dire, la plus part des Inernbre 5 du collité de correspondance ,

les Réals , les Méchins, les Dosc, les Santhonax, avaient été coi,blés
des faveurs du ministère. Il lui paraissait donc utile d' instrui e

au plus vite les sociétés affiliées des pièges, où l'on cherchait à


les entraîner (l). On reconnut bien la justesse de ces observations
lorsque quelques jours après, à la séance extraordinaire du l0 ſai,
un membre, no. Iné Lenoble, lonta indigné à la tribune pour lire une
lettre écrit e de Douai dans laquelle Robespierre était odieuse lent

traité et La Fayette porté aux nues. Conlne cette lecture était .


chaque instant interrompue par des l urinures de réprobation, Robes
pierre lui-inêine engagea ces concitoyens à écouter en silence afin
(l) Journal des débats et de la correspondance de la société
de s Anis de la Constitution, nuiiéro l90.
· de bien connaître l' esprit qui avait dict é cette lettre. La lectºre

achevée , Merlin (de Thionville ) proposa à ses collègues de charner


le comité de correspondance de répondre à la société de Douai qu'elle

avait été mal inforInée , et de passer à l' ordre du jour , mais Robes

pierre, d'un ton dédaigneux : " Je ne dois pas me taire sur une let
tre écrite par je ne sais quels honnes, lue par je ne sais qui. "

Collot-d'Herbois , prenant alors la parole , raconta qu'étant allé ré -

ce.minent au comité de correspondance , il l'avait trouvé rempli de dix

'huit personnes, dont deux à peine lui étaient connues. Ce comité é--
tait devenu une officine de calomnies au service des Girondins , et
· Doppet , un de ses Leinbres, venait , de dégoût, de donner sa délission.
º Lorsque sans cesse Robespierre s'entendait provoquer, lui était -
il permis de demeurer nuet ? Pouvait-il s'empêcher de faire renar
quer que la lettre de la société de Douet avait été inspirée par les
mêmes homines qui s'attaquaient à lui sans relâche, et lui i putaient

des désordres dont ils étaient les auteurs ? Quant à La Fayette , on

, essayerait en vain de tromper l' oninion publique sur son compte . A

vait-on oublié ses liaisons criminelles avec la cour, ses trales con

tre le peuple ? et n'entendait-on pas encore toutes ces voix qui lui

redemandaient un père, une femme, des enfants, un parent , un a.2i ?


Ses panégyristes auraient beau faire , leurs déclarations ne prévaud

raient point contre le sentinent général, disait Robespierre. Arrê


t é un moment par les acclamations de la société, il montra col ment ] - º
manoeuvres employées aujourd'hui contre lui ne différaient pas bequ

· coup de celles dont usaient jadis les LaIneth , les Barnave , les Ca a -
:

4
- - t luvil-t- - - -

- lès, les Maury. En terminant , les Enembres du colnit é de correspon

dance à n'être pas assez maladroits pour présenter des lettres évi
demment concert ées , exhorta ceux qui les écrivaient ou les inspi- |

raient à ne plus faire perdre à la société un temps précieux ; ginon


il s'engageait à les démasquer aux yeux de toute la France, et leur ,
déclarait que la nation, la liberté, l' égalité finiraient par tri

ompher de l'hyprocrisie, du crime et du mensonge (l) .


Mais, infatigable dans leurs haines, les Girondins, poussés par

un démon furieux, prirent à tâche d' envenimer la querelle. "Cette


guerre est un scandale et peut devenir une source de calainité5 : our

la libert é, " écrivait Brissot dans son journal, co, Ine si lui Inêne et
ses amis n'avaient pas été les provocateurs ardents de cette lutte

déplorable. De son propre aveu, elle ne portait que sur des absur

dités (l) ; il le savait mieux que personne, lui qui avait eu la


mauvaise foi d' insinuer un jour que Robespierre pouvait bien être
payé par la liste civile ; lnais , colime pris de re,nord5 , il se pro

posait , disait-il, de garder désormais le silence ; nous allons voir


cocument il tiendra son engageInent . En attendant, les journaux de cor.

parti, sourds aux propositions pacifiques de Robespierre , ne ceſ sc.ient


de diriger contre ce dernier de nouvelles invectives ; c ' était une
| rnai des débats et de la correspondance de la société, et
numéro l92. Il ne faut pas oublier que la feuille où nous puisons
ces détails était cependant rédigée dans un esprit tout favorable
aux Girondins .

(l) Voyez le Patriote François, numéro lOO3.


:

-

véritable litanie d' injures. Sous ce titre : Question à résoudre , l .

| feuille de Condorc et demandait un jour si l' on était patriote pour


quitter le poste où l' on avait été appelé par la confiance de ses con

citoyens (2). Un autre jour, dans un article signé de l' ex-...arquis


de Villett e , elle accouplait les Lalneth et Robespierre , et traitc.it

| celui-ci de démagogue furieux (3). Un peu plus tard, le l2 Mai, dé


cernant coinplaisaimant à ses rédacteurs un brevet de sagesse, elle
qualifiait d' insoutenable délire le patriotisme de Robespierre , à la
charge duquel elle tâchait encore de mettre le schisme fâcheux dont
ses propres patrons étaient les coupables auteurs (4). Ainsi contre
Robespierre seul les Girondins avaient leurs journaux répandus à pro -
fusion dans toute la France , le coInité de coi'respond nce des Jaco

bins peuplé de leurs créatures, le ministère et les puissants moyens


d'action dont dispose toujours le pouvoir exécutif , conmént n'eussent

ils pas espéré l' écraser ? Lui n'avait que la tribune de la société
des Amis de la Constitution, et encore ses paroles étaient-elles cou

vent imparfaitement reproduites par le journal des débats de la So

ciét é , dont les rédacteurs étaient au nombre de ses adversaires. De -

puis quelque temps déjà il nourrissait le projet d'avoir une feuille


à lui, . d' opposer journal à journal ; il se décida enfin à le nettre
e -
à exécution, résolu à se défendre, et lnêlne à attaquer à son tour sur
C

ce terrain du journalisme, où depuis quelques mois il était l'objet


de tant d' agressions.

(2) Chronique de Paris, numéro du l iſai l792.


(5) Ibid. , numéro du 5 : ſai l792.
(4 ) Ibid. , numéro du l2 'ſai l792.
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T,ivre VII. - TE DETENSEUR DE TA COiNSTITUTIOl[ .

XXVT -

Le Défenseur de la Constitution, t el fut le titre sôus lequel


parut le journal de Robespierre. Comme beaucoup de feuilles de l' é—

poque , ce recueil périodique n'était pas daté. Il a paru difficile


à l' estimable auteur de l' Histoire des journaux révolutionnaires,
Léonard Gallois, d' indiquer au juste le jour de la publication du

premier numéro. Cependant , co.re ce journal devait paraître réºu


lièrement tous les Jeudis, et que, de toute évidence, les deux pre—
Iiers numéros ont été publiés dans le courant du mois de lai, on peut ,
sans craint e de se tro. per, assigner au prenier numéro la date du
Jeudi l7 }ſai l792 (l).

TTT , donc par erreur que Deschiens, dans sa Bibliographie

des journaux, travail d'ailleurs si utile et si consciencieux, indique


le premier Juin. Le Patriote françois du six Juin (numéro lO3l, ) ais
cute le numéro 3 du Défenseur de la Constitution, qui, par coséquent,
| dû paraître le Jeudi 5l lſai. On souscrivait à Paris chez Pie -
se-jºaes Duplain, libraire , cour de Commerce , Rue de l'Ancienne

Comédie-Française ; chez les principaux libraires de l'Europe et tous


les directeurs de poste. Le prix de la souscription était de 36
|
livres pour l'année, de 2l livres pour 6 mois et de l2 livres pour
•ets , · La couverture des deux premières livraisons était de cou

leur brique pâle, celle des dernières d'un papier gris.


Dès les derniers jours du riois d'avril, Robespierre avait lancé

son prospectus, sorte de Imanifeste, où se dessine bien nettement dé


jà sa ferine volonté de se maintenir entre les ennenis de ta liberté

et ces hommes exagérés dont le patriotisme sans système, sans con


cert , sans objet déterminé , s'agitait pénibleinent et sans fruit , et

qui, par leur impétuosité même, secondaient trop souvent les nrojets
funest es des ennemis de la Révolution. S'efforcer de rallier tout

les bons citoyens aux principes de la constitution ; préciser les


causes de l' état douloureux de crise et de trouble où l' on se trou

vait , et le remède à y apport er , analyser la conduit e des n ersonna—

ges qui jouaient le princinal rôle sur le théâtre de la révolution ;


les citer , au besoin, au tribunal de l' opinion, lui semblait un des

plus grands services qu'un citoyen pût rendre à la chose publique.


Guidé par le seul alnour de la justice et de la vérité , il montait ,

disait-il, à la tribune de l'univers pour parler, non plus à une a.s-

semblée agit ée par le choc des intérêts divers, mais au genre lui.ain ,
dont l' intérêt était celui de la raison et du bonheur général. Ayan
quitté le théâtre pour se ranger parmis les spectateurs, il se cro
yait plus à même de juger avec impartialité la scène et les acteurs.
Les devoirs d' un véritable journaliste n'était pas, à ses yeux , au
dessous de ceux du législateur lui-même. Il fallait à l' un et à l'au
tre la même pureté, la même intégrité, car, disait-il, le dernier
espoir de la liberté est anéanti quand l' opinion est dég, adée et l' eg

prit publique altéré. Il plaçait si haut ce sacerdoce de la pensée,


que tout écrivain qui, prostituant sa plume à la haine, au despoti
-

•. » * !
ou à la corruption, trahissait la cause du patriotisme et de l' hii a
!

rité, était plus vil, selon lui, que le magistrat prévaricateur (l).
Certes, il ne précoyait pas alors les représailles auquelles
· l' entrainerait la croisade perfide organisée contre lui. Ainsi, à
: l' égard de ses ennemis, il se montra encore tr s Inodéré , relative
•ent, en traçant dans le premier numéro de son journal l' exposition

de ses principes. Il. venait défendre la constitutio, , cominençait -

il par dire haut e,nent , bien qu'à l' époque où on la discuta.it il en


eût souvent blamé les défauts ; mais aujourd'hui qu'elle était ter
Iminée et ciinent ée par l' opinion générale , il s'en portait le défen—

seur, non nas à la manière de la cour et de certains alibitieux qui


en invoquaient la lettre et les vices pour en tuer les princines de

l' esprit , mais comme un aIni de la patrie et de l' humanité , résolu à

renousser , sous son égide , toutes les attaques des intrigants et de5

despot es. La constitution, c'était le point d'appui, le signal de


raniement de tous les bons citoyens au sein des organes excités p:
tant de factions, au milieu des divisions intestines rosentées par

''intrigue et par la corruption , favorisées nar l' égoisIne , l' iºno

rance, la crédulité, et perfidement combinées avec la guerre exté


|
iI ieilI'e .

Après avoir rappelé que certaines personnes , qui n'avaient ja -


- O - - -

(l) Ce prospectus (in-C


- de 4 pages ) est aujourd'hui très rare. O
mis par Laponneraye dans son édition des oeuvres de Robespierre , il

a été reproduit par l'!!. Buchez et Roux dans l'Histoire parle entai
re de la Révolution , t. XIV , o. l92.
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mais montré un zêle bien ardent pour la démocratie et éta ent to -
jours restées au-dessous des principes de la Révolution, avaient tout

à coup prononcé intempestivement le nom de république, et presenté


l' appât d'une forme de gouvernement plus libre et plus parfa.it , il
s'attaquait en ces ternes à ses adversaires : "Depuis le noient où
j'ai annoncé le des sein de col battre tous le s factieux , j'ai vu des

ho mes, qui naguère concervaient encore quelque réputation de na -

tiotisine , le déclarer une guerre plus sérieuse que celle qu'ils nacé -
tendent faire aux des pote s ; je les ai vus épuiser tous les Ino en 5

dont on ne manque j mais lorsquton a relais la fortune publique entre


les Inains de ses anis, et qu'on participe, sous différents titre ;, à

toutes les espèces de pouvoir, pour Ee neindre à la fois, dans tou


tes les parties de l' e,n ire, tantôt co #ne un royaliste et tcntôt
co Ine un tribun aIibitieux. On l'avait accusé aussi d' être républi
cain, lorsque , durant le cours de l'assemblée constituante , il dé -

fendait nres que seul les du oit s du peunle contre le despotis ,e de

l'intrigue . "Je suis royaliste " noursuivait-il, "oui co Ine un ho -

nie qui, presque seul, a lutt é trois ans contre une assemblée toute -
-

p uissante pour s'opposer à l' excessive extention de l'autorité roya

le ; co.Ine un ho rie qui, bravant toutes les calomnies d' une factior.
aujourd'hui confondue avec celle qui me poursuit , demanda que le ..o-
narque fugitif fût soumis à la justice des lois ; co me un bo une qui ,

sûr que la majorité de l'assemblée rétablirait Louis XVI sur le trô -


ne , s'est dévoué volontairement à la vengeance
- c> de ce roi nour réc—

lainer les droits du peuple , conne un hollIne enfin qui défendra enco
--
re , au péril de sa vie , la constitution contre la cour et contre tou
tes les factions. Je suis républicain ! Oui , je veux défendre les

· pricipes de l' égalité et l' exercice des droits sacrés que la consti
tution garantit au peuple contre les systèmes dangereux des iI tri

gans , qui ne la regardent que comme l' instrument de leur ambitio: .


'ailne miex voir une asselnblée représentative populaire et des ci—

| toyens libres et respect és avec un roi , qu'un peunle esclave et avili


sous la verge d' un sénat aristocratique et d' un dictateur. Je n'ai -

lne pas plus Crollv, ell que Charles I. er, et je ne peux pas plus sup
rorter le joug des décemvirs , que celui des Tarquin. Est-ce dans

les mots de république ou de monarchie que réside la solution du

grand problèlne social ? Sont-ce les définitions invent ées nar les
diplomates pour classer les diverses forines de gouvernement qui font
le bonheur et le Lmalheur des nations , ou la co, binaison des lois et

des institutions qui en constituent la véritable nature ? Toutes les

constitutions politiques sont fait es pour le peuple ; toutes celles

· ou il est compté pour rien ne sont que des attentats contre l'hu
manité. "

Il se défiait avec raison de ceux qui , dans un changeſtent de

gouverneInent ou de dynastie , voulaient tout simple nent satisfaire

leur ambition personnelle. Tout récennent , le 6 Mai , aux Jacobins ,

il avait provoqué une sévère Inesure de discinline contre l'abbé i'An


jou, pour avoir rroposé de mettre à la place du roi actuel des Tran
çais un des fils du roi d'Angleterre ; cette motion antipatriotique
et insidieuse ayant pour but , suivant lui, d'accroître le désordre
* l


auquel on était en : roie et de jeter une nouvelle défaveur sur la

Société des Amis de la Constitution (l). Que lui il rortait qu'on re


connût avec lui, avec tout le monde , les défauts de la constitutior ,
si l' on ne défendait pas d' avantage la libert é individuelle , celle de

la pensée , le droit de réunion et celui de pétition ? On renonve—

lait de tetnn d en temps le bruit d'un nrochain départ du roi, lais


le roi avait fui l' année précédante , et cet évènement avait tourné

au désavantage du peuple et au profit du de spotisme. C'était pré -

cisélnent l' époque où la coalition, dont La Fayette était un des clef ,


avait rendu au monarque une autorité iliInense aux dépens de la nation ,

et appesanti sur tous les matriotes un joug de fer. Prenant alors

directelnent à partie ses adversaires : "Que faisiez-vous durant ce

temps là, vous, Brissot , vous, Condorcet ? car c'est vous et vos a
mis que j'ai ici en vue "s'écriait-il. Puis, dans un parallèle acca

blant , il leur reprochait d' avoir , - tandis que lui, se tenant dans
les limites de la constitution, s'opposait énergique lent à toutes les

mesures liberticides , - intennestivement prononcé le mot de réprºb -

lique. Connus jusque-là par leurs liaisons avec La Fayette, secta


teurs assidus du club demi-aristocratique de l789, comment s'étaient -

ils si subit ellent transformés en rénublicains ? Leurs principes , il

est vrai, avait soin d'ajouter Robespierre , en faisant allusion au

Trait é sur la Rénublique publié par Condorcet , étaient beaucoun | ioins


populaires que ceux de la constitution actuelle , Inais ce seul mot
TT . lz journal des débat s et de la correspondance de la

Société des Anis de la Constitution, numéro l9O.


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avait suffi pour jeter la division narni les bons citoyens , do rer

aux ennemis de la Révolution le prétexte de percécuter les véritab


les patriotes transformés en factieux, et reculer pour un del.i-ci clc
peut-être le règne de la liberté .
Il reprochait encore à Brissot et à Condorcet , rais sans incri
lniner leurs intentions, co le nous avons déjà eu soin de le dire, d'
avoir en quelque sorte fatalement provoqué les déplorables événe -

ments du Chalips-de-lars au l7 J illet , date à jamais néfaste, o la

contre-révolution s'était retrenpée dans le sanſ des patriotes, et |

avait repris courage. S'exposer au jourd'hui par des innovations den


Cereuses à allu ner la guerre civile au inorent où venait d' éclater la

guerre étrangère serait co mettre le plus Crand cri ne contre la n t -

rie , pensait Robespierre. Il engageait donc tous les Francº.is à 5e

rallier avec lui autour de la constitution, et à la défendre à la


fois contre le mouvoir exécütif et contre les factieux. Ses défaut :;

appartenaient aux holines , lais ses bases étaient l' ouvrage du Ciel,
continuait-il. "Elle porte en elle-mêle le principe ii.mortel de 5a
| perfection. La Déclaration des droit s, la libert é de la presse , le

droit de pétition , celui de s'asse bler naisible nent , des représen

tans vertueux, sévères envers les grands, inexorables pour les con
spirateurs , indulgent pour les faibles , respectueux pour le peuple ,

protecteurs ardens du patriotisne , gardiens réligieux de la fortune

publique, des représentans qui ne s'a pliquent point à faire des : i


nistres , mais qui les surveillent et les punissent sans partialité ,
moins initiés dans les intrigues de la cour que dans l'art de défendre
*,-

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-
la libert é, la paix et l'abondance renaissant sous leurs auspices ,

il n'en faut pas d'avantage pour forcer la royauté à marcher dans le

sentier que la volonté du souverain lui a tracé , ou pour amener in

sensiblement et sans secousse l' époque où l' opinion publique , éclairée


par le temps ou par les crimes de la tyrafTie, pourra prononcer sur la
meilleure forme de gouvernement qui convient aux intérêts de la na -
tion. Nous aurons donc le courage de défendre la constitution, au

risque d'être appelé royaliste et républicain, tribun du peuple et


membre du comité autrichien. Nous la défendrons avec autant plus de
zêle que nous en sentons plus vivement les défauts. Si notre obéis
sance entière, même aux décrets qui blessent nos droits, est un sac
rifice à nos anciens oppresseurs, que ceux-ci ne nous refusent pas
du moins l' exécution de ceux qui les protègent . "Ainsi donc bien

netteInent tracé le programine de Robespierre : il voulait la consti

tution, interprètée dans le sens le plus démocratique, et se propo


sait de la défendre , non contre la volonté genérale et la liberté ,
ºis contre les intérêts particuliers et la perfidie, colume il le
disait lui mêne (l). On voit maintenant combien il est ridicule de
présenter Brissot et Condorcet coſme ayant été républicains, dans le

(l) Voyez dans le premier numéro du Défenseur de la Constitu


tion cet article intitulé : Exposition de mes principes. Outre cet
article , ce numéro contient des observations sur les noyens de faire

utilement la guerre que nous avons également analysées, et la répon


se de Robespierre aux discours de Drissot et de Guadet .
sens que nous atta.chons à cette expression, alors que leur ad e sai
>

re défendait encore les doctrines constitutioi elles. Robespierre ne


se payait point de :,ots. De l' article que nous venons d'anal , sex , et

de tous ses écrits ou discours antérieurs , il résulte qu'il voulait

, la république comme l'entendent les vrāis démocrates, sans la ne. .. er


|
| - - - - -

encore , de neur de perdre par trop de nrécipitation ce qu'on possé -


- • *

dait déjà, tandis qu'il reprochait , non sans quelque raison, à ses
-

adversaires, de vouloir le non sans la chose avec toutes les con6é


|

quences.
: Conſbien de fois avons-nous entendu , depuis, les ho.mes les plis

attachés aux préjugés de l'ancien régime revendiquer la liberté pl .


haut et plus fort que les véritables délocrates , cette libert é ºcrit

ils se montrent si avares quand ils sont au pouvoir ! Ah ! le g exc.p-

les ne nous manqueraient pas pour prouver à quel point Robes ierre
se trouvait , en cette circonstance , diriCé par lc. raison, par le bon

sens, par le génie nê le de la démocratie.


XX VII .

| OTTONI DE : TCI TNI CO TATUE TAR POBESPITRE.

Cette exposition de principes à laquelle Robespierre avait ,


sa défense personnelle en t erine5 bien , odérés , comparative ne t e ::

diatribes journalières dirigées contre lui par ses adrersaires, po -


ta au col.ble la colère ºes Girondins, la quelle s'était accrue déjà ºe

quelques récents débats aux Jacobins, où l' avantage n'avait ºas été
de leur côté .

A la séance du lO . 'ai, un jeune ho,... e , du no... de l1échin, sec -


taire de Drissot , ayant pro osé â la société, apr s un court élcre
»
du rninistre des finances Clavière , d' exiger de chacun de ses re.b-

Tes la justification du paye lent de ses contributions , sous peine ºe

se voir privé de sa carte d' entrée au prochain trimestre , Robespierre

reclalna l' ordre du jour , et de.landa qu'au lieu de s'occuper de l' élo—

ce des ninistres, on ouvrît inédiatement une collecte en faveur d'


ci-devant garde-française persécuté â cause de son civisine. Une fois
par hasard d' accord avec les Girondins , Tallien a puya vive,nent la

demande du jeune protégé de Brissot . Robespierre se disposait à re—

prendre la parole , quand un certàin nolibre de lle ibres, parmi lesquels


on reinarquait l' auteur de Faublas gesticulant violenent , voulurent

contraindre le prédident à mettre aux voix la ferineture de la dis—


| cussion. Un tur,ulte effroyable suspendit nendant plus d'une deri

eure les travaux de l'assemblée. Inébranlable à la tribune, I'o-

- espierre insistait toujours, au milieu du bruit , pour répondre à


Tallien : "Il ne s'exerce ici de de spot isi.le que celui de la vertu , "

s'écria lſenduze ; "au noin de la justice , M. Robespierre sera ent en lu . "

Ces quelques mots, énergiquement prononcés, calinèrent l' effervescen


ce générale , et Robespierre put enfin se faire écouter .
• • -

La proposition d'asi ceindre tout le.nbre de la société à justi


fier du payement de ses contributions se présentait sous le dehors a
patriotisine , Inais elle ne lui en seiiblait pas moins dangereuse et i -

utile ; il venait donc la colibattre, au risque d' être dénoncé par


ses auteurs co, me un défenseur des anarchistes, des sans-culottes,

et des perturbateurs. Vouloir s'opposer à la perception de l' impôt


était bien loin de sa pensée , on le savait , et sa conscience, d'ail
· leurs, lui suffisait. Il avait d'avance la preuve de la bonne volon
té des citoyens en général à acquitter leurs contributions, et s'en
applaudissait , car jaiuais il n'avait contesté la nécessit é de l' i -

· nôt. Quelques risées ayant éclaté : "Ces risées"dit Robespierre, "


| sont aussi déplacées qu'elles décèlent de méchanceté. " Il ne pou
vrait s'empêcher de s'indigner en voyant qu'au lieu d' occuper la so -
ciété des grands intérêts de la libert é, on venait lui souinettre une
proposition inutile , puisque les rentrées s'effectuaient régulière

ment ; dangereuse , en ce qu'elle contenait une Inesure inquisitoriale .


Que signifiait donc ce zèle d' exiger
i
des membres de la So
ciété uue quittance d'im
position pour assister aux
séances ? Etait-ce là un
titre suffisant de patrio
tisme ? Comment ! un
homme repu du sang de
la nation, vendu à la
cour, aux ennemis de la
Révoluion, apporterait sa
quittance du percepteur, et il recevrait une -
-;
carte d'admission refusée peut-être à un : $
=
bon citoyen indigent, car on ne distinguerait
pas entre la mauvaise volonté et l'impuis
sance!« Il me paraîtrait un meilleur citoyen,
ajoutait Maximilien, celui qui, pauvre mais
honnête homme, gagnerait sa vie sans pou
voir payer ses contributions, que celui qui,
gorgé peut-être de richesses, ferait des pré
sents corrupteurs; qui, engraissé de la
substance du peuple, viendrait se faire un
mérite des actions que la nation aurait peut
être à lui reprocher. » Cette proposition,
continuait-il, était attentatoire aux principes
de l'égalité, puisqu'elle tendait à écarter des
sociétés patriotiques les citoyens - s
qui se seraient trouvés momen
tanément dans l'impossibilité de
- -
- == -16 -SG

Panique des dragons devant Mons.

TOME II. 80
114 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

payer leurs contributions; attentatoire à l'humanité,en ce qu'en rendant hommage à


la richesse, elle avilissait l'indigence; elle était fallacieuse enfin, en ce qu'elle érigeait
en titre de patriotisme ce qui n'était qu'un simple devoir et l'exécution même de la
loi. Et en s'exprimant ainsi, Robespierre n'était-il pas dans le vrai?
Prévoyant à combien d'attaques nouvelles il allait être en butte de la part des .
Girondins pour s'être permis de combattre une de leurs propositions, il termina en
ces termes : « Je suis exposé à toutes les calomnies, c'est pour cela que je suis
venu à cette tribune énoncer hautement mon opinion : c'est pour cela que je viens
défendre les droits les plus sacrés du peuple. Je dirai que plus le zèle à soutenir sa
cause deviendra dangereux, que plus il confondra les factieux, et plus je défendrai
les principes de la liberté, de l'égalité et de l'humanité. Perfides intrigants, vous
vous acharnez à ma perte, mais je vous déclare que plus vous m'aurez isolé des
hommes... » — Tallien, qui présidait, l'ayant, à ces mots, invité à rentrer dans la
question, — Il y est, s'écria une voix. - « Oui, reprit Robespierre, plus vous
m'aurez isolé des hommes, plus vous m'aurez privé de toute communication avec eux,
plus je trouverai de consolations dans ma conscience et dans la justice de ma cause.Je
conclus à ce qu'attendu que la Société veut le payement des contributions, mais
qu'elle veut en même temps le maintien de la Constitution, que, pour y parvenir,
il n'est pas utile d'avilir l'indigence, d'ouvrir une large porte à l'intrigue, à la
calomnie, aux priviléges de l'opulence, de dénaturer toutes les idées, je conclus à
ce qu'elle passe à l'ordre du jour. » Des applaudissements redoublés accueillirent
cette éloquente improvisation, et les chapeaux s'agitèrent en l'air en signe d'appro
bation.
Danton prit ensuite la parole, dénonça la proposition girondine comme attentatoire
à la majesté du peuple, et, poussant droit aux calomniateurs, il s'écria : « M. Robes
pierre n'a jamais exercé ici que le despotisme de la raison : ce n'est donc pas l'amour
de la patrie, mais une basse jalousie, mais toutes les passions les plus nuisibles qui
excitent contre lui ses adversaires avec tant de violence. « Puis, après avoir rappelé
le pénible silence auquel il s'était condamné, lui Danton, et promis de démasquer
à son tour ceux qui se vantaient tant d'avoir servi la chose publique, — allusion au
discours de Brissol, - il ajoutait : « Il sera peut-être un temps, et ce temps n'est
pas éloigné, où il faudra tonner contre ceux qui attaquent depuis trois mois une vertu
consacrée par toute la Révolution, une vertu que ses ennemis d'autrefois avaieut
bien traitée d'entêtement, mais que jamais ils n'avaient calomniée comme ceux
d'aujourd'hui. »
Méchin voulut répondre; quelques membres, entre autres Merlin (de Thionville),
lui fermèrent la bouche en lui opposant le règlement. Cependant, après un assez
long tumulte, qui fit dire à Merlin : « Il me semble qu'un démon souffle dans cette
Société le feù de la guerre civile, » Méchin parvint à reprendre la parole. Mais sa
proposition, ayant contre elle l'immense majorité de la Société, fut enterrée sous
l'ordre du jour. Les Girondins ne pouvaient pardonner à Robespierre de
leur avoir fait subir cet échec ; la publication du Défenseur de la Constitution acheva
de les exaspérer. - -
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 115

XXVIII

Les plus petites choses, ils les interprétaient à mal, ils les lui imputaient à crime. La
proposition de briser les traités qui unissaient la France aux cantons suisses ayant été
agitée aux Jacobins, Robespierre la combattit très-vivement. Tout en convenant que
les officiers suisses au service de la France étaient entachés d'aristocratie, il consi
dérait comme une mesure imprudente et souverainement impolitique de rompre
avec les cantons, au moment où déjà l'on se trouvait en lutte avec une partie de
l'Europe. L'assemblée, à sa voix, rejeta cette motion. Eh bien ! il n'en fallut pas
davantage au journal de Brissot pour publier, avec une intention perfide, que Robes
pierre s'était opposé à ce qu'on parlât de déchirer les capitulations avec les camtons,
et que la cour et ses partisans comptaient beaucoup sur les régiments suisses.
Quelques jours plus tard, du reste, Robespierre convint qu'il pouvait bien s'être
trompé en s'opposant à ce que l'on discutât la question relative aux capitulations
avec les cantons suisses, et il proposa à la Société de remettre cette question à l'ordre
du jour.
Le lendemain même de l'apparition du premier numéro du Défenseur de la Cons
titution, recommençait dans les journaux girondins, dans la Chronique de Paris,
dans le Patriote françois, une guerre à outrance, impitoyable et sans l'ombre de
loyauté contre l'auteur du nouveau journal. Dans un article intitulé Encore des pour
quoi ? le journal de Brissot avança les insinuations les plus calomnieuses. Voici un
échantillon de la polémique girondine : « Pourquoi M. Robespierre et ses partisans
se sont-ils obstinément opposés à la guerre défensive! -- c'est offensive qu'il aurait
fallu dire ; le mensonge ne coûtait rien aux rédacteurs des journaux girondins, —
nous n'en savons rien; mais l'ancien ministère, mais ses agents, mais toutes les
feuilles autrichiennes et coblentziennes ont tenu la même conduite. » Narbonne,
énergiquement soutenu par les Girondins, n'avait jamais voulu que la guerre res
treinte, comme Brissot à l'origine; et, à ce propos, un journal, qui récemment avait
prêté au parti de la Gironde un appui intéressé, venait de lui reprocher rudement
son peu de mémoire. « M. Brissot ne voyoit que Coblentz, ne vouloit détruire que
Coblentz, et prétendoit que la Révolution seroit faite aussitôt après. » Si quelques
personnes avaient ardemment souhaité la guerre, c'étaient les émigrés, puisque de
la conflagration générale devait résulter, ils le croyaient du moins, la ruine de la
Révolution ; donc, vous êtes leurs complices, vous, les promoteurs de la guerre,
aurait pu dire Robespierre aux Girondins; mais avant de retourner contre ses adver
saires les armes déloyales dont ils se servaient pour l'attaquer, il attendra patiem
ment. Citons encore : « Pourquoi M. Robespierre et ses partisane n'ont-ils pas voulu
que les membres contribuables de la Société des Jacobins fussent tenus de présenter
leurs quittances? nous n'en savons rien ; mais Coblentz et l'Autriche savent que leur
cause triomphera, si on ne paye pas les contributions. » Quelle bonne foi dans la
1 16 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

polémique ! Et tout l'article était sur ce ton. En terminant, et par une étrange inter
version des rôles, cet organe des rancunes girondines accusait Robespierre d'avoir
décrié le Patriote françois, la Chronique, en un mot tous les journaux patriotiques,
et lui reprochait, en quelque sorte, d'avoir, à son tour, entrepris un journal. C'était
bien là, en effet, ce qui présentement causait tant d'irritation aux Girondins comme
Brissot, Condorcet et Girey-Dupré. 0 Basiles ! Escobars de la liberté, aurait pu ré
pondre Robespierre, depuis quelques mois je suis décrié, diffamé, assassiné mora
lement dans toutes les feuilles dont vous disposez, et aujourd'hui vous ne me
permettez même pas le libre exercice du plus sacré des droits du citoyen; vous
semblez me faire un crime d'avoir pris en main pour me défendrel'arme dont chaque
jour vous vous servez contre moi.
Non moins déloyale, non moins outrageuse se montra la Chronique de Paris. A
l'époque où, après la session de l'Assemblée constituante, Robespierre se trouvait à
Arras, le journal de Condorcet avait publié, on s'en souvient peut-être, l'extrait
d'une lettre contre les prêtres en général, faussement attribuée à Maximilien, et
s'était bien gardé d'insérer le démenti de ce dernier. Depuis il n'avait jamais perdu
l'occasion d'invectiver Robespierre en termes injurieux à l'excès. Ces suppositions
de lettres étaient, paraît-il, dans le goût de cette feuille, car nous trouvons dans le
numéro du 18 mai 1792 une longue lettre soi-disant adressée par Robespierre aux
auteurs du Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la
Constitution. C'était une parodie sanglante de ses motions et de ses discours sous
forme de reproche aux rédacteurs de cette feuille de se faire un jeu « de la réputation
d'un incorruptible; » expression qui revenait comme un refrain à la fin de chaque
phrase. Comme Robespierre s'était permis de critiquer Condorcet et les géomètres
dans sa réponse à Brissot, on lui prêtait cette phrase : « Vous me faites insulter la
philosophie et les lettres et l'on accuse de fanatisme et de barbarie un incorruptible. »
Robespierre répondit à cette attaque dans le deuxième numéro du Défenseur de la
Constitution; il répondit sans trop d'aigreur,et dignement, comme on peut en juger :
« On m'a forcé de lire la Chronique, et j'y ai trouvé une lettre écrite sous mon nom à
l'auteur d'un Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, et au bas de
laquelle on a mis ma signature. Je n'ai jamais aperçu une grande distance entre les
libellistes et les faussaires : cependant, lorsque des calomniateurs périodiques veulent
réunir l'un et l'autre métier, ne passent-ils pas les bornes de la licence qui leur est
permise? et quoiqu'aucun homme sensé ne puisse se plaindre d'être calomnié par la
Chronique, seroit-il déraisonnable de réclamer une fois pour toutes contre tous les
faux passés et futurs que ce papier pourroit contenir ? Je propose cette question à
M. Condorcet, l'homme du monde le plus scrupuleux sur les abus de la presse «
témoin cette même Chronique où naguère il déclaroit, d'un ton vraiment terrible,
que l'Assemblée nationale étoit déterminée à foudroyer tous les écrivains incen
diaires. » Certes, après une agression si violente et si injuste, il n'était guère possible
de répondre avec plus de mesure; mais la fureur des Girondins semblait croître en
proportion de la modération de leur adversaire.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 117

XXIX

Et cependant sur les points principaux de la Révolution, sur les grandes questions
de la liberté, ils étaient d'accord avec Robespierre, sans toutefois jamais se tenir
aussi fermes que lui dans les principes, comme on le peut voir par un exemple. Il
était beaucoup question à cette époque du fameux comité autrichien; la cour résolut
d'intimider les dénonciateurs. A cet effet, le journaliste Carra fut cité devant le juge
de paix de la section de Henri IV, par Bertrand de Moleville et Montmorin, qui se
plaignaient d'avoir été calomniés par lui; il les avait, et non sans raison, on le sait
aujourd'hui, accusés d'être les agents du cabinet des Tuileries près la cour de Vienne.
Le rédacteur des Annales politiques ayant déclaré tenir ses renseignements de
Merlin, de Chabot et de Basire, le juge de paix de la section de Henri IV, Étienne de
Larivière, lança le 18 mai, sans autre forme de procès, un mandat d'arrêt contre les
trois députés, et le lendemain, dès cinq heures du matin, ils étaient arrêtés dans
leurs lits par des gendarmes. On voit où en était encore le respect de la liberté indi
viduelle en l'an quatrième de la Révolution, sous l'empire de la Constitution et sous
un gouvernement régulier; cela suffit à indiquer quelle était alors la puissance de la
réaction. Robespierre ne put s'empêcher d'écrire, après avoir raconté le fait dans
son journal : « Le pays où les fonctionnaires publics osent commettre de pareils
attentats est encore bien éloigné d'être un pays libre. » L'Angleterre, qu'il n'avait
garde de citer en tout pour modèle, comprenait beaucoup mieux le respect dû à la
liberté individuelle, et dans ce pays les trois citoyens illégalement arrêtés auraient
eu le droit de repousser la violence par la force; en France, au contraire, on s'éton
nait à peine de l'arrestation arbitraire de trois représentants du peuple.
Cependant l'Assemblée nationale s'émut, et au bout de deux jours, après deux
longues et tumultueuses séances, pendant lesquelles l'imprudent juge de paix trouva
des approbateurs et des défenseurs, elle se décida, sur la proposition de Gensonné,
éloquemment appuyée par Guadet, à traduire Étienne de Larivière devant la haute
cour d'Orléans. Pour les progrès de l'esprit public, et dans l'intérêt des principes,
Robespierre regretta que les orateurs qui avaient discuté la question eussent fondé
leur opinion sur l'outrage fait au Corps législatif, au lieu de réclamer les droits de tous
les citoyens violés dans la personne des trois députés arrêtés. « La dignité des repré
sentants n'est qu'un éclat emprunté de la majesté du peuple, disait-il ; sans la
liberté civile, la liberté politique n'est qu'une chimère, ou plutôt celle-ci n'a d'autre
objet que d'assurer l'autre, c'est-à-dire de protéger la personne et la propriété de
chaque citoyen. » Les plus faibles individus opprimés devaient jouir de la même
protection que les magistrats eux-mêmes, et il eût été, selon lui, de la dignité des
législateurs d'asseoir leur décret sur ces principes. En finissant, il engageait instam
ment l'Assemblée législative à délivrer le pays de tous ces faux officiers de paix qui
semblaient avoir déclaré au patriotisme une guerre immortelle, et à réformer un
118 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

code de police né dugénie de Tibère, et inexplicable sous l'empire d'une Constitution


libre.
Le lendemain même du jour où elle décrétait d'accusation le juge de paix Larivière,
l'Assemblée législative condamnaità trois jours de prison un de ses propres membres,
Laurent Lecointre, sur la dénonciation de neuf soldats de la garde des Cent-suisses
qui s'étaient plaints d'avoir été arbitrairement détenus par les ordres de ce député.
Comme membre du comité de surveillance, Lecointre avait été averti que ces neuf
individus étaient enrôlés pour Coblentz, et il en avait écrit à la municipalité de Béfort,
laquelle les avait fait arrêter au passage. Cela atténuait singulièrement le délit repro
ché au député de Versailles; toutefois ses collègues crurent devoir donner une
preuve de leur attachement aux principes par cet acte de rigueur envers un des
leurs. Robespierre y vit un hommage rendu à la liberté individuelle, et il en félicita
l'Assemblée. Mais Laurent Lecointre n'en avait pas moins droit, à son avis, à l'estime
des bons citoyens; et, rappelant tous les services rendus par ce représentant à la
cause de la Révolution, il le défendit contre les attaques de Condorcet, auquel il
reprocha de nouveau d'avoir appartenu à la coterie qui avait dénoncé à l'opinion pu
blique l'auteur du Contrat social comme un fou orgueilleux, comme un vil hypocrite,
et d'avoir excité contre ce grand philosophe la vengeance des ministres et le despo
tisme des rois. Oubliant l'appui qu'il avait trouvé en cette circonstance auprès de
Robespierre, nous verrons plus tard Laurent Lecointre s'unir, pour conspirer sa
perte, aux sanglants héros de Thermidor.
Tout intérêt s'effaçait en ce moment devant la curiosité éveillée par ce mystérieux
comité autrichien, auquel les Girondins, dont l'influence venait de se fortifier par
l'élévation d'un de leurs amis, le colonel Servan, au ministère de la guerre, impu
taient toutes les machinations, toutes les intrigues, toutes les manœuvres ourdies
contre la Révolution. Frère de l'ancien avocat général de ce nom, et ami de
madame Roland, le colonel Servan passait pour un homme austère, probe, énergique.
Sa nomination parut d'un bon augure à Robespierre, qui le félicita d'avoir tout
d'abord songé à déjouer les complots contre-révolutionnaires, se réservant, après
l'avoir loué, de se rétracter si la conduiteultérieure du nouveau ministre démentait
ses premiers actes. La dénonciation contre le comité autrichien, portée à la tribune
de l'Assemblée législative, pouvait devenir une occasion de réconciliation entre
Robespierre et les Girondins ; mais, par la faute de Brissot, elle ne fit qu'envenimer
la querelle. A la séance du 23 mai, Gensonné et Brissot s'attachèrent, dans deux
interminables discours, à prouver l'existence de ce comité, et proposèrent à l'As
semblée de décréter la mise en accusation de l'ex-ministre Montmorin et l'examen
de la conduite des anciens ministres Duport et Bertrand de Moleville. A la suite de
cette formidable dénonciation, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, une
fermentation extraordinaire se produisit dans les esprits; la trahison sinistre appa
raissait à tous les regards, et de nouveau l'on parlait du prochain départ du roi.
Provoquée de toutes parts, l'Assemblée législative rentra dans la voie des sévérités
terribles. Après une longue discussion du rapport de Français (de Nantes) sur les
prêtres non assermentés, elle décida, le 27 mai, sur la double proposition de Guadet
et de Vergniaud, comme mesure de sûreté publique et de police générale, que la
déportation d'un ecclésiastique réfractaire serait prononcée de plein droit par les
directoires de département, lorsqu'elle serait réclamée par vingt citoyens actifs d'un
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 119

même canton. Il était difficile d'aller plus loin dans la rigueur. Quoi ! il suffisait du
caprice de vingt personnes, sans autre motif, pour obtenir la déportation d'un
citoyen !
Le lendemain, sur la motion de Carnot jeune, l'Assemblée se déclarait en per
manence, comme aux jours des grands périls. Robespierre n'avait donc pas eu tort de
dénoncer depuis un mois l'existence d'une conspiration sourde contre la liberté et
les manœuvres des ennemis de la Révolution dans toute l'étendue du pays, com
binées avec la guerre extérieure. Le 29, l'Assemblée prononçait le licenciement de
la garde du roi, à la formation de laquelle, un an auparavant, Robespierre s'était si
vivement opposé, et qui se composait en grande partie, comme nous l'apprend Du
mouriez, d'officiers ayant quitté leurs régiments pour refus de serment à la Constitu
tion, et de coupe-jarrets et de chevaliers d'industrie recrutés dans tout Paris. En
même temps le commandant de cette garde, M. de Cossé-Brissac, était décrété d'ac
cusation. Le 30, vers six heures du soir, paraissait à la barre une députation des
citoyens de la section des Lombards, dont l'orateur, —- c'était Louvet, — réclama
impétueusement la permanence des sections et d'énergiques mesures contre les
conspirateurs, afin d'empêcher qu'un jour, dit-il, on ne fût réduit « à l'affreuse
nécessité de faire ruisseler dans les rues de la capitale le sang des rebelles... Pré
venez une catastrophe sanglante, qui, faute de précaution, deviendrait tôt ou tard
inévitable... » Ne sent-on pas déjà dans ces paroles sombres passer le souffle avant
coureur de la Terreur ? Eh bien ! l'homme inconsistant qui les prononça ne craindra
pas de reprocher un peu plus tard à Robespierre d'avoir consenti à être à son tour
l'organe d'une section et de la commune de Paris auprès de l'Assemblée souveraine.
Et pourtant combien plus modéré se montrera le second dans sa fermeté énergique !
Robespierre assistait, étonné, au spectacle des événements qui se déroulaient sous
ses yeux. Comment ! après lui avoir fait un crime d'être trop soupçonneux, d'accuser
vaguement, de voir partout des complots, Brissot et ses amis venaient, sans plus de
preuves, traduire la contre-révolutiun à la barre du pays ! Cela certes avait droit de
le surprendre ; aussi, en jetant un coup d'œil sur la séance permanente de l'As
semblée nationale, se bornait-il, après avoir donné son approbation aux décrets
motivés par une impérieuse nécessité, à former des vœux pour le bonheur et la
liberté de son pays.

XXX

Que dans un intérêt contraire à tous les principes de la Révolution la cour corres
pondît secrètement avec les puissances étrangères; que Mallet du Pan, de Breteuil,
Montmorin et Bertrand de Moleville fussent les agents d'un concert avec l'Autriche,
d'une intrigue coupable, c'est chose avérée aujourd'hui, nullement discutable. Bris
sot n'avait donc pas tort de dénoncer hautement la conduite du roi et celle de ses
120 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

conseillers intimes. Mais où la passion l'emporta au delà de toutes les bornes, ce


fut quand il ne craignit pas, mêlant les rancunes particulières à l'intérêt du pays qui
seul aurait dû l'occuper, de répéter à la tribune de l'Assemblée nationale les absurdes
accusations dont son journal et celui de Condorcet se faisaient chaque jour les échos
à l'égard de Robespierre. Il ne le nommait pas, mais il le désignait assez clairement,
quand il disait qu'on avait reconnu l'existence du comité autrichien dans les événe
ments qui avaient récemment affligé la France, dans cette opposition d'UN CERTAIN
PARTI à la guerre offensive contre l'Autriche. Le journal de Prudhomme, son récent
allié, n'y put tenir; il lui reprocha, dans les termes les plus amers, d'avoir été de mau
vaise foi en écrivant ces lignes, où tout était perfide, méchant, calomnieux, où chaque
mot, chaque lettre désignait un homme hors de son sang-froid. Brissot accusaitce CER
TAIN PARTI, qu'il détestait beaucoup plus que celui de Coblentz, de s'être opposé à
la guerre parce qu'elle était dirigée contre l'Autriche. Ici éclatait de la façon la plus
manifeste la déloyauté de Brissot, car - on ne l'a pas oublié — à l'origine, lui et
ses amis se contentaient de demander avec Narbonne une guerre restreinte COntre
les petits princes d'Allemagne et les émigrés, tandis que Robespierre, montrant
Coblentz à Paris, où Brissot maintenant commençait de l'apercevoir également, voulait
d'une guerre formidable des peuples contre les rois, mais seulement dans le cas où
les despotes étrangers oseraient provoquer la France. Brissot reconnaissait encore
l'existence du comité autrichien dans la lenteur des préparatifs de guerre; or, une des
principales raisons alléguées par Robespierre, lorsqu'il s'opposait à la guerre offen
sive, c'était précisément ce défaut de préparatifs, et l'événement venait de prouver
combien ses craintes étaient fondées. « Escobar ! ne pouvait s'empêcher de dire à
Brissot le rédacteur des Révolutions de Paris, ii n'y a plus à douter ici de votre
friponnerie, et nous vous prenons la main dans le sac. » Et, revenu à ses premiers
sentiments envers Robespierre, le journal de Prudhomme reprochait aigrement au
parti de la Gironde de chercher à rendre odieux les patriotes intacts de la Révolution,
afin d'élever un système d'aristocratie et de richesses sur les débris de la Constitution
et de l'égalité. « Ils parlent d'union et de concorde, s'était récemment écrié, en s'expli
quant sur Brissot, sur Condorcet et leurs amis, un homme qui s'entendait bien en ca
lomnies, Lacretelle jeune. Ils parlent d'union et de concorde, eux qui n'ont jamais
calomnié avec tant de fureur que depuis que leurs calomnies ont perdu leur effet. ,
Maintenant, est-il possible à un homme sincère, impartial, désintéressé, de s'éton .
ner que Robespierre, après avoir été diffamé avec tant d'acharnement et déchiré
d'une manière si sanglante, ait senti tressaillir en lui des désirs de vengeance, ait
dépassé lui-même, dans la riposte, la juste mesure! Dès le 27 mai, il proposait à la
Société des Jacobins de suspendre les affiliations jusqu'à nouvel ordre, se fondant
sur ce que, depuis quelque temps, certaines sociétés affiliées étaient devenues entre
les mains de plusieurs personnes un moyen d'égarer l'opinion publique. Chaque
jour, en effet, on affiliait une multitude de sociétés, dressées, c'est le mot, par le
comité de correspondance de la Société-mère, et toutes remplies, par conséquent,
des passions girondines. Il s'ensuivait que la majorité des Jacobins ne se trouvait
nullement en communion d'idées et de sentiments avec des sociétés obéissant au
mot d'ordre d'une minorité dont presque tous les membres avaient reçu des faveurs
ministérielles. Aussi Robespierre put-il dire en face à ses adversaires, sans qu'aucun
d'eux osât lui répondre sur ce point : « Je conçois bien que des hommes qui
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 121

viennent dans une société sans en retirer d'autre fruit que des persécutions, je conçois
bien, dis je, que la chose publique les occupe. Mais lorsque je vois des membres de
comités parvenir tout à coup à des emplois lucratifs, je ne vois plus en eux que des
ambitieux qui ne cherchent qu'à se séparer du peuple. Eh bien ! qu'est-il arrivé? Des
membres qui composaient le comité de correspondance, il en est à peine six qui aient
échappé aux places; et le patriotisme payé m'est toujours suspect. (Applaudisse
ments.)Je vois que ceux qui l'ont composé ont toujours rédigé et présenté les

N|$
$
, m
Santerre.

adresses, ont toujours eu entre les Inains tous les moyens de capter les suffrages en
leur faveur. Et l'on veut que je ne croie pas à leurs mauvaises intentions! Non, ils
ne parviendront pas à m'en imposer. » La proposition, vainement combattue par
La Source, fut votée au milieu des acclamations. Brissot ressentit vivemenl le coup,
et son compère, Girey-Dupré, ne manqua pas, dans le Patriole, de présenter la mo
tion adoptée comme ayant été faite en quelque sorte à l'instigation du comité
autrichien.

TOME II. 81
122 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

A bout de patience, le cœur ulcéré, [Robespierre lança, dans son numéro du


31 mai 1792, un réquisitoire terrible contre ses adversaires. Il faut lire entièrement
l'article intitulé Considérations sur l'une des principales causes de nos maux, pour se
convaincre une fois de plus de la perspicacité de son esprit et de la profondeur de ses
vues. Il n'est guère de morceau plus fortement pensé, plus vigoureusement écrit :
« La reine du monde, c'est l'intrigue, » s'écrie-t-il en commençant; et tout de suite il
nous montre comme les éléments éternels dont se composent la servitude et la misère
du genre humain, d'une part l'ignorance, les préjugés, la crédulité imbécile, et de
l'autre la perfidie, tous les vices et quelques talents. La Révolution ! elle eût été
terminée presque aussitôt que commencée, si, fidèle à ses serments, la cour eût fait
exécuter loyalement les lois nouvelles et secondé franchement l'esprit public, au lieu
de semer partout la division et l'intrigue en empruntant les formes et le langage de la
Constitution, comme jadis les premiers tyrans de l'empire romain avaient conservé
les noms des anciennes magistratures pour familiariser la postérité des Caton et des
Brutus avec le monstre du despotisme. Dès lors, continuait-il, les intrigants qui ne
cherchaient dans la Révolution qu'un moyen de puissance et de fortune s'étaient mis
hypocritement à son service. Impossible de tracer de tous les charlatans politiques
une peinture plus saisissante et plus vraie. Les plus dangereux, à ses yeux, n'étaient
pas ceux qui défendaient ouvertement les maximes du despotisme, contre les Cazalès
et les Maury, mais ceux qui, étalant de beaux principes, endormaient le peuple en
combattant ses ennemis sur des points de médiocre importance pour s'accorder avec
eux dans les occasions décisives; qui divisaient les assemblées représentatives en
côté droit et côté gauche, pour déserter plus aisément la cause populaire sur les bancs
où d'abord ils avaient paru la défendre; qui partout répandaient l'imposture et
calomniaient sans cesse les patriotes que l'or n'avait pu corrompre, et que l'ambition
n'avait point égarés; qui enfin, aux faveurs du pouvoir exécutif, voulaient allier la
bienveillance du peuple. Il lui en coûtait, disait-il, d'attaquer des individus dont il
aurait mieux aimé ne pas parler; mais comment dévoiler les factions sans nommer
Clodius, ou Pison, ou César ? Une autre raison lui rendait plus désagréable eucore
cette tâche déjà pénible, et à cet égard il s'expliquait en ces termes : « Diffamé déjà
moi-même d'une manière aussi atroce qu'indécente par les mêmes hommes dont je
vais parler, on pourroit attribuer à un sentiment personnel, ou même au désir na
turel de punir la calomnie, une démarche que m'inspire l'amour de la patrie et de la
liberté; mais deux circonstances me rassurent contre ce soupçon : la première, c'est
qu'ils ne se sont permis contre moi cette diffamation qu'au moment où j'avois déjà
commencé à combattre leur système, et dans l'intention d'affoiblir le poids de mes
raisons; la seconde, c'est l'intérêt évident du salut public qui me défend de me taire,
et la nature même des témoins qui attesteront tout ce que je vais dire. Ces témoins
seront les hommes même que j'accuserai; mes preuves seront leurs propres œuvres.
Quel fonctionnaire public quel mandataire du peuple pourroit se plaindre de ce qu'on
l'oppose à lui-même, et de ce qu'on le juge par ses actions? Sont-elles bonnes ? elles
l'honorent; sont-elles mauvaises! les publier est le devoir de tout citoyen, c'est la
seule sauvegarde de la liberté. Quels despotes seroient ceux qui, dépositaires des
grands intérêts de la nation, ne devant aucun compte de leur conduite politique aux
tribunaux de la loi, prétendroient encore au privilége de se soustraire au tribunal de
l'opinion publique? » -
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 123

Puis, déchirant les voiles, il nommait comme les chefs les plus connus de la fac
tion à laquelle il prétendait arracher son masqne de civisme, Brissot et Condorcet, à
qui il donnait pour lieutenants les principaux députés de la Gironde, Guadet, Gen
sonné, Vergniaud. Après leur avoir rendu grâces, au nom de l'humanité, d'avoir
soutenu avec lui les droits des hommes de couleur, il leur reprochait d'avoir aban
donné les gardes-françaises, ces premiers défenseurs de la liberté, et tous ces soldats
patriotes persécutés par Narbonne ; de ne pas s'être opposés à la révocation du décret
par lequel avaient été amnistiés tous les habitants d'Avignon compromis dans les
événements déplorables dont cette ville avait été le théâtre, et d'avoir permis par là
au pouvoir exécutif d'établir des catégories de coupables, selon ses préférences et ses
rancunes. Il leur reprochait de n'avoir pas pris en main la cause des Marseillais,
« les sauveurs du Midi, les plus fermes soutiens de la Révolution », dont les commis
saires, au nombre desquels était Rébecqui, s'étaient vus en butte à toutes les
calomnies, au sein même de l'Assemblée nationale; de n'avoir jamais plaidé en
faveur du patriotisme et de l'innocence opprimés; d'avoir : remplacé les anciens
ministres par leurs amis, et de distribuer publiquement tous les emplois à leurs
créatures, au mépris de la loi constitutionnelle qui interdisait aux mandataires du
peuple d'aspirer aux libéralités du pouvoir exécutif. Sans doute on pouvait habiter
sur les rives du Pactole sans être tenté d'y puiser ; mais, poursuivait Robespierre,
les représentants de la nation doivent être inaccessibles au soupçon, pour le moins
autant que la femme de César. Il leur reprochait de s'être presque constamment
montrés les défenseurs obstinés de Lafayette et de Narbonne, et rappelait à ce sujet
les conférences secrètes tenues entre le premier et les députés de la Gironde, confé
rences dont nous avons parlé plus haut; il leur reprochait enfin d'avoir mis tout en
oeuvre pour corrompre les sociétés patriotiques et transformer en instruments d'in
trigne et de faction « ces canaux nécessaires de l'instruction publique »; d'avoir
érigé des écrits en crimes de lèse-nation, et de n'avoir pas rougi, sacrifiant à une
lâche vengeance le bon sens, la justice, la liberté civile et politique, d'être à la fois
accusateurs, juges et parties; d'avoir appuyé le système honteux et corrupteur des
dépenses secrètes 'en faisant donner six miilions aux ministres et quinze cent mille
livres aux généraux, avec dispense d'en rendre compte. Et à propos des généraux, il
écrivait ces lignes, qu'on ne saurait trop méditer : « N'est-ce pas vous qui avez voulu
qu'on les investît du pouvoir arbitraire de vie et de mort, et du droit de faire des lois
pour l'armée? Ignorez-vous que ce sont ceux qui disposent de la force armée qui
fixent le sort des révolutions ? Ignorez-vous quel est l'ascendant que des généraux
habiles et victorieux peuvent prendre sur leurs soldats ? Existe-t-il en France aujour
d'hui une puissance égale de fait à celle dont les vôtres sont revêtus?l'histoire des
autres peuples,l'expérience de la foiblesse et des passions des hommes, ne devroit
elle pas vous éclairer sur des dangers si pressants! Le plus redoutable ennemi de la
liberté des peuples, et surtout de la nôtre, c'est le despotisme militaire; et vous
l'avez remis entre les mains de nos patriciens, dans celles du plus adroit, du plus
ambitieux de tous! La Constitution, l'Assemblée nationale, vous-mêmes, vous avez
tout livré, en quelque sorte, à sa merci ; attendez, et vous verrez si vous pourrez
opposer une digue à ce torrent que vous vous plaisez à grossir.Veuille au moins la
Providence nous défendre encore contre lui et contre nous-mêmes ! Puissiez-vous
vous-mêmes changer de principes et vous hâter de prévenir les maux que vous nous
124 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

avez préparés! A ce prix, je consens à vous louer. » Votre patriotisme n'a été ni vrai
ni soutenu, leur disait-il en terminant; et, dans un résumé rapide, il les accusait en
définitive d'obéir à un intérêt de parti, et, sans chercher à savoir s'ils servaient la
cour ou toute autre faction, de n'être point les amis sincères de la Révolution.
Certes, à côté de vérités frappantes, il y avait dans ce volumineux réquisitoire plus
d'une injustice regrettable, comme lorsque Robespierre insinuait que la dénonciation
contre le comité autrichien pouvait bien avoir été concertée avec les ennemis de la
Révolution. Sans doute il aurait mieux valu que, calme et stoïque, il eût dédaigné
les attaques furieuses dont sa personne était l'objet depuis deux mois, qu'il n'eût
point ramassé l'arme avec laquelle ses adversaires s'efforcèrent de le tuer; mais,
diffamé sans cesse, sans relâche, est-il permis de s'étonner que la patience lui ait
manqué? Où donc est-il le sage, l'homme impeccable, pétri de miel onctueux, qui,
à certains moments et devant certaines provocations, ne sente le sang lui monter à
la tête, et ne refoule dans son cœur sa modération native et ses instincts débonnaires?

XXXI

Brissot écumant, hors de lui, répondit en dénaturant, avec une mauvaise foi qui
lui était familière, la pensée de son adversaire. Robespierre lui avait reproché de
n'avoir pas, en dénonçant Montmorin et Bertrand, incriminé « des personnages plus
importants, un chef de parti redoutable, » c'est-à-dire Lafayette, dont les Girondins
ne s'étaient pas encore violemment séparés : Brissot, s'arrêtant au milieu de la
phrase, feignit de croire qu'il s'agissait ici du roi et de la reine, auxquel Robespierre
n'avait nullement songé, et il l'avertit gravement que la logique ordinaire de ses
dénonciations ne serait admise ni à l'Assemblée nationale ni dans aucun tribunal.
Brissot parlant de logique en matière de dénonciation ! cela pouvait prêter à rire.
Renforcés d'une nouvelle feuille, la Sentinelle, journal-affiche rédigé par Louvet
aux frais du ministre de l'intérieur, et dont plusieurs numéros se tirèrent à plus de
vingt mille exemplaires, le Patriote françois et la Chronique de Paris rivalisèrent de
haine, firent assaut de calomnies contre Robespierre, le dénoncèrent comme un
transfuge, nous dirons bientôt pourquoi. A la séance du 30 mai, aux Jacobins, le
maréchal de Rochambeau, qui, à la suite des échecs de Mons et de Tournai, avait cru
devoir donner sa démission, étant venu à ce sujet fournir en personne des explications
à la Sociéte des Amis de la Constitution, dont il était membre, et ayant accusé les mi
nistres d'être les principaux auteurs du désastre, plusieurs de ses collègues deman
dèrent sa radiation, en se fondant sur ce qu'il avait déserté son poste en présence de
l'ennemi. Robespierre montra plus de mesure. Selon lui, il était difficile à la Société
de se prononcer, les faits n'étant pas assez connus, et trop peu d'impartialité présidant
à ses délibérations.Au surplus, il se disait encore moins porté à accuser les ministres
actuels, parce qu'il n'était pas dans ses principes d'accorder aux ministres des éloges
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 125

outrés ou de les blâmer sans sujet. Il disculpait ensuite les soldats du reproche
d'insubordination lancé contre eux par le maréchal. Loin de là, prétendait-il, ils sont
tout disposés à verser leur sang pour la patrie, prophétisant ainsi, aux applaudisse
ments de tous, la grandeur des armées immortelles de la Révolution. C'était aux
ministres à rassurer le peuple inquiet, à prouver qu'ils n'étaient pas attachés à tel
général, mais à la nation, car la seule chose à craindre, à son avis, c'était le despotisme
militaire. Doppet lui reprocha très-injustement d'avoir fait le procès aux ministres
plutôt qu'à Rochambeau. « Il n'y a qu'un esclave des ministres qui puisse tenir un
pareil langage, » répliqua-t-il rudement. Après d'assez vifs débats, dans lesquels
Réal, Baumier et Hyon prirent tour à tour la parole contre le maréchal, un membre
obscur, nommé Delayant, défendit Rochambeau, en disant que certaines personnes,
après avoir donné leur démission, n'en étaient pas moins restées au sein de laSociété,
en conservant son estime. A cette allusion directe, Robespierre remonta à la tribune,
et, en quelques paroles vivement applaudies, il établit la différence existant entre
l'abandon d'une place périlleuse et l'abandon d'une fonction tranquille et lucrative
comme celle dont il s'était démis pour courir à un poste pénible et dangereux, et
mériter davantage l'estime et la confiance de ses concitoyens. Il ne s'était point
mépris sur les auteurs de cette allusion blessante ; mais, n'eût-il pas senti d'où le
coup était parti, les journaux girondins eussent pris soin de l'en avertir. La radiation
de Rochambeau ayant été prononcée, la feuille de Condorcet publia que Robespierre
méritait le même traitement, et celle de Brissot, trouvant faible la justification du
maréchal, lui aurait conseillé de dire, pour excuse, qu'il n'avait donné sa démission
qu'afin d'entreprendre un journal. -

En lisant de pareilles inepties, ne semble-t-il pas que les ennemis de Robespierre


aient été frappés de vertige ? Si, pour conserver le gage de l'Etat, le glorieux révolu
tionnaire s'avise de regarder comme funeste l'aliénation des forêts nationales
convoitées par les spéculateurs, les Girondins ne manquent pas d'insinuer que le
comité autrichien et les héros de Coblentz regardent ces forêts comme une poire pour
la soif, et que cinquante millions d'impositions de plus pèseront sur le peuple, si
elles ne sont pas vendues. Robespierre se permet-il de prévenir la Société des Amis
de la Constitution que des libelles concertés avec des étrangers sont distribués au
milieu d'elle, il est mensongèrement dénoncé par le Patriote françois, comme s'étant
opposé à ce que la Société de Paris écrivît aux sociétés de Londres et de Manchester,
et comme ayant, de connivence en quelque sorte avec le comité autrichien, insulté
leurs envoyés; et cependant, personne ne l'ignorait, c'était lui-même qui s'était
chargé de la présentation des délégués de la société constitutionnelle de Manchester,
présentation à la suite de laquelle cette société avait été affiliée à celle des Amis de
la Constitution.
Un député de la droite, du nom de Ribes, avait proposé à l'Assemblée législative
de décréter d'accusation Louis-Philippe d'Orléans, Dumouriez et Bonne-Carrère,
comme chefs de la faction désignée aux Jacobins par Robespierre; le journal de
Brissot eut soin de faire remarquer que ce dernier avait été cité avec éloge par le
député Ribes, « ce champion du comité autrichien, » dit-il; mais il se garda bien
d'ajouter que dès le surlendemain, 6 juin, Robespierre avait déclaré à la tribune de
la Société que, s'il était un moyen de détruire les bruits absurdres répandus sur la
prétendue faction d'Orléans, c'était sans doute le discours de M. Ribes. Il s'était
126 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

exprimé ainsi après un long discours de Sillery, dans lequel le mari de madame de
Genlis avait tracé le panégyrique de son ami l'ex-duc d'Orléans, et s'était efforcé de
prouver I'attachement de ce prince à la cause de la Révolution. Sillery ayant demandé
à Robespierre la permission de citer ses paroles, comme une sorte de garantie à la
suite du discours qu'il avait prononcé lui-même et qu'il se proposait d'imprimer,
Maximilien accueillit assez mal cette demande, ne comprenant pas qu'on réclamât de
lui l'attestation de la non-existence d'une faction chimérique ou réelle. Il avait expri
mé son sentiment, selon sa conscience et ses lumières, d'après des conjectures et des
raisonnements qui étaient au pouvoir de chacun; mais, étranger à toute espèce de
faction, il ne voulait pas, disait-il, mêler son nom avec les noms mêmes de ceux à qui,
sans absurdité, on ne pouvait supposer des projets factieux. Il termina en engageant
la Société à ne pas s'occuper de ces sortes d'affaires particulières, et à écarter avec
soin les manœuvres des flagorneurs et des intrigants. Les Jacobins passèrent à l'ordre
du jour, en applaudissant à ce rude langage.
Le lendemain paraissaient dans le numéro 4 du Défenseur de la Constitution d'im
portantes observations sur les causes morales de la situation actuelle. Toutes nos
querelles, écrivait Robespierre, ne sont que la lutte des intérêts privés contre l'in
térêt général, de la cupidité et de l'ambition contre la justice et l'humanité. A ses
yeux, le devoir de tout homme était de rapporter à la masse commune la portion de
puissance publique et de souveraineté qu'il détenait; quiconque prétendait conserver
des privilèges injustes ou attirer à lui une autorité nouvelle aux dépens de la liberté,
lui paraissait également l'ennemi de la nation et duj genre humain. Pour lui, les
véritables défenseurs de la liberté n'étaient ni des hommes exagérés ni des héros,
c'étaient simplement des honnêtes gens en révolution; et il ravalait au-dessous
des fripons et des brigands ceux qui, à force d'art et d'hypocrisie, parvenaient à
enchaîner les peuples. Le despotisme avait intérêt à anéantir pour ainsi dire la justice
et la raison humaine, afin d'y substituer une raison et une justice de convention ; il
corrompait jusqu'aux pensées, jusqu'aux sentiments les plus intimes des hommes ;
et Robespierre se plaignait amèrement de voir des alliés à ce despotisme dans toutes
les classes de la société. « Depuis le boutiquier aisé jusqu'au superbe patricien, depuis
l'avocat jusqu'à l'ancien duc et pair, presque tous semblent vouloir conserver le
privilége de mépriser l'humanité sous le nom de peuple. Ils aiment mieux avoir des
maîtres que de voir multiplier leurs égaux ; servir, pour opprimer en sous-ordre,
leur paraît une plus belle destinée que la liberté partagée avec leurs concitoyens.
Que leur importent et la dignité de l'homme, et la gloire de la patrie, et le bonheur
des races futures; que l'univers périsse, ou que le genre humain soit avili on mal
heureux pendant la durée des siècles, pourvu qu'ils puissent être honorés sans
vertus, illustres sans talents, et que chaque jour leurs richesses puissent croître avec
leur corruption et avec la misère publique ! Allez prêcher le culte de la liberté à ces
spéculateurs avides qui ne connaissent que les autels de Plutus. » Ces gens-là ne
pardonnaient même pas à la Révolution en faveur du profit qu'ils en avaient tiré; ils
regardaient volontiers le peuple comme un monstre indompté, toujours prêt à dé
vorer les honnétes gens, si on ne le tenait à la chaîne, et s'imaginaient que de toute
éternité Dieu avait courbé le dos des uns pour porter des fardeaux, et formé les
épaules des autres pour recevoir des épaulettes d'or.
Avec quelle verve et quelle vérité Robespierre dépeint la situation d'un peuple
-F
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 127

qui passe subitement de la servitude à la liberté, à laquelle ne l'ont formé ni ses


mœurs ni ses habitudes ! Avec quelle vigueur d'expression il flétrit ces hommes vils,
toujours à la piste des occasions de s'enrichir à force de bassesses et de fourberies,
et qui, au moment où la liberté semble vouloir s'épanouir et rayonner sous l'empire
d'une constitution nouvelle, se liguent pour le rétablissement du pouvoir absolu ! Ce
serait à désespérer de la cause de la liberté, pousuivait Robespierre, si l'on jugeait
de l'humanité par la tourbe des intrigants et des hommes corrompus; mais la masse
du peuple était bonne, et entre ce peuple et ses oppresseurs tout-puissants il prenait
l'univers pour arbitre. Il nous faudrait, si l'espace ne nous manquait pas, citer tout
entier ce magnifique morceau, où Robespierre expose parfaitement sa théorie de
l'égalité, et prouve l'obligation imposée à la société d'assurer à tous ses membres
l'existence par le travail. « Ne les a-t-on pas vus, s'écrie-t-il en parlant des adver
saires de la liberté, ne les a-t-on pas vus, dès le commencement de cette Révolution,
chercher à effrayer tous les riches par l'idée d'une loi agraire, absurde épouvantail
présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ? Plus l'expérience a
démenti cette extravagante imposture, plus ils se sont obstinés à la reproduire,
comme»si les défenseurs de la liberté étoient des insensés capables de concevoir un
projet également dangereux, injuste et impraticable; comme s'ils ignoroient que
l'égalité des biens est essentiellement impossible dans la société civile, qu'elle sup
pose nécessairement la communauté qui est encore plus visiblement chimérique
parmi nous; comme s'il étoit un seul homme doué de quelque industrie dont l'intérêt
personnel ne fût pas contrarié par ce projet extravagant. Nous voulons l'égalité des
droits, parce que, sans elle, il n'est ni liberté ni bonheur social; quant à la fortune,
dès qu'une fois la société a rempli l'obligation d'assurer à ses membres le nécessaire
et la subsistance par le travail, ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent :
Aristide n'auroit point envié les trésors de Crassus. Il est pour les âmes pures et
élevées des biens plus précieux que ceux-là. »
Puis, s'adressant enfin à ses ennemis impitoyables, sans d'ailleurs prononcer leurs
noms, il les somme fièrement de comparer leur vie publique à la sienne. L'avait-on
vu, comme ses lâches calomniateurs, suivre les routes au bout desquelles étaient la
richesse et le pouvoir ? Ne s'en était-il pas au contraire éloigné soigneusement ? Ne
s'était-il pas fermé lui-même les portes de la seconde législature ? Et quand ses
adversaires possédaient tout, aspiraient à tout, n'avait-il pas renoncé à tout, lui,
excepté au droit de périr pour la liberté?Toutes les lois funestes qui avaient compromis
l'égalité et mettaient actuellement la liberté en péril, ne les avait-il pas énergique
ment combattus ? n'avait-il pas concouru à la confection de toutes celles qui avaient
l'assentiment de l'univers ? C'est ce que nous avons eu soin de préciser à la fin de
notre premier volume, et ce dont paraissent ne pas se souvenir tous ces libéraux qui,
aujcurd'hui encore, s'acharnent contre la mémoire de Robespierre. Le seul moyen
de salut pour la France, c'était, suivant lui, de se rallier autour des principes de la
Révolution. Mais ces principes,il les voyait s'altérer par des alliances équivoques; et,
grâce aux ferments de discorde jetés entre les patriotes, une cour parjure allait se
ranger peut-être sous les drapeaux des despotes de l'Europe; toutefois il ne désespé
rait pas de la cause du peuple, et se fiait au Dieu tout-puissant du soin de réveiller
la nation au bruit du tonnerre dont il frapperait les tyrans et les traîtres.
128 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XXXII

Nous avons parlé d'alliances équivoques des Girondins : on les vit, en effet, en di
verses circonstances, s'associer aux Feuillants dans l'espoir d'attirer à eux ces déser
teurs de la Révolution ; ainsi les principaux d'entre eux avaient pris part à des
conférences secrètes avec le général Lafayette, et ils avaient donné aux Feuillants
une preuve de leur bon vouloir en votant avec eux la celébration d'une fête funéraire
en l'honneur du maire d'Etampes, Simonneau, tué le 3 mars précédent dans une
échauffourée.
Différentes versions coururent sur la mort de ce magistrat. Selon quelques per
sonnes, il avait péri victime de son dévouement à la loi; ce bruit fut tout d'abord
soigneusement accrédité, et plus d'une fois la tribune des Jacobins retentit des
-
louanges de la conduite courageuse du maire d'Etampes. Mais bientôt une pétition
T . adressée à l'Assemblée législative par quarante habitants de six communes voisines
· ſ - - ,l- , 3L - -
d'Étampes, pétition rédigée par Pierre Dolivier, curé de Mauchamp, présenta les
• • •• • ( « 1 faits sous un autre jour. On reprochait au maire d'Etampes, tout en gémissant sur
· - ... • « º -
son sort, d'avoir contribué à faire, à chaque marché, hausser d'une manière déses
| | || , •
l ·( · · · ·· . pérante le prix du blé, et, au moment où la mulitude s'opposait à l'enlèvement des
t« i » t4 grains, d'avoir provoqué, par son inflexibilité, le mouvement dont le résultat avait
l- ' •).- été si désastreux, et qu'il aurait pu prévenir s'il eût pris conseil d'une salutaire et
courageuse prudence. A diverses reprises, au contraire, il avait précipitamment
donné le signal de l'exécution de la loi martiale, et il était tombé, non pas sous le
coup des piques, comme on l'avait dit, mais frappé par des baïonnettes.
Quoi qu'il en soit, la réaction, avec sa modération ordinaire, apporta dans la répres
sion une sauvagerie impitoyable. Les soldats se répandfrent dans les campagnes, et,
sous prétexte de se saisir des meurtriers du maire d'Elampes, jetèrent dans une
foule de familles la désolation et la mort. Un tisserand, nommé Jean-Pierre Petit,
généralement aimé et estimé, et, de l'aveu unanime de ses concitoyens, complétement
étranger au meurtre de Simonneau, dormait paisiblement, quand sa mère, tout éper
due, l'éveille et lui crie de se sauver parce qu'on enlevait indistinctement tous les
hommes du pays. Il sort de son lit à la hâte, et, à peine vêtu, va se blottir derrière
un tas de paille; mais, aperçu par les soldats, il est renversé mourant d'un coup de
feu, et achevé à coups de baïonnette. Un autre citoyen, père de famille, apprenant
qu'on vient pour l'arrêter, embrasse silencieusement sa femme et ses enfants et
court se précipiter dans la rivière, ou son cadavre fut trouvé le lendemain.
Sans doute Robespierre songeait à ces excès déplorables quand le 21 mai, aux
Jacobins, à propos d'une lettre dans laquelle un autre curé, celui de Perthuis près
Saint-Malo, rendait compte de l'excessive rigueur déployée par les magistrats contre
un certain nombre d'habitants du pays accusés d'avoir pris part au pillage d'une barque
de blé, il dépeignit cette foule de citoyens, innocents ou coupables, forcés de quitter
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 129

patrie, enfants, travaux,


ménage, pour se sous
traire à des ressenti
ments implacables. On
l'entendit se plaindre
surtout que,sous le spé
cieux prétexte de l'exé
cution de la loi, il y eût
deux poids dans la ba
lance de la justice, l'un
pour les hommes puissants, l'autre pour le
peuple, et que les principes de l'égalité et
de l'humanité fussent éternellement violés.
La révélation de ces faits causa dans le
public une très-vive émotion : on y apprit
avec étonnement que le maire d'Étampes
n'était pas un héros,mais un homme regardé
dans son pays comme nn spéculateur avide,
habitué à trafiquer snr les substances pu
bliques, et dont la conduite imprudente et
dure avait amené le malheur qu'on déplo
rait. Tout cela ne changea point la détermi
nationde l'Assemblée.Au fond lesFeuillants,
les aristocrates du temps, se souciaient fort
peu du maire Simonneau ; seule
ment, voulant à tout prix une re
vanche de la fête de la Liberté,

Journée du 20 juin. — Santerre haranguant le peuple.

TOME II. 82
130 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

célébrée en l'honneur des Suisses de Châteauvieux, ils se gardèrent bien de laisser


échapper cette occasion, et le 3 juin 1792 eut lieu la féte de la loi.
Votée en haine du peuple, cette fête était évidemment dirigée contre lui. Robespierre
le comprit bien ainsi, et, dans un remarquable article sur les fêtes mationales, il écrivit
que leur unique objet devait être de former les âmes des citoyens à la vertu, c'est
à-dire à l'amour du bien, de la patrie et de la liberté. Selon lui, c'était au peuple à
décerner lui-même les lonneurs publics, parce que ces honneurs devaient être
avant tout l'hommage libre de l'ailection et de l'estime de tous; il les appelait le
luxe de la liberté. Et par cela même les hommes en place, toujours enclins à se
regarder comme supérieurs à leurs concitoyens, et trop esclaves de l'esprit de parti
et de corporation, étaient incapables, à ses yeux, d'être les distributeurs de ces
récompenses populaires.Aussi, à la cérémonie consacrée au maire Simonneau, avait
on vu figurer presque seuls les juges, les administrateurs, les maires, les officiers
municipaux, les autorités constituées; ce n'était pas une fête nationale, disait Robes
pierre, c'était la fête des fonctionnaires publics. Loin de sa pensée d'ailleurs de jus
tifier aucune infraction à la loi; mais ceux-là étaient, à ses yeux, les plus grands
ennemis de la loi, qui s'en servaient comme d'un prétexte pour accabler la faiblesse
et écraser la liberté; et s'il était un crime plus grand que celui dont on accusait le
peuple d'Étampes, c'était la lâcheté avec laquelle on avait dénaturé toutes les circons
tances de cette affaire, afin de rendre le peuple odieux et de répandre la consternation
dans toute la contrée. -

Au reste, les noms seuls des ordonnateurs de cette fête, parmi lesquels se trou
vaient Quatremère de Quincy, Roucher et Dupont (de Nemours), indiquent assez
dans quel esprit de réaction elle fut conçue ; il faut en lire les détails curieux et
instructifs dans le journal les Révolutions de Paris pour se convaincre qu'elle était bien
et réellement dirigée contre le peuple, auquel on voulait donner une leçon. A la dif
férence de la fête de la Liberté, d'où l'appareil des armes avait été sévèremeut banni,
partout on vit reluire les baïonnettes, les rues de Paris furent inondées de soldats, ce
qui formait, suivant la remarque d'un journal du temps, un singulier contraste avec
cette loi qu'on prétendait fêter, et dont le caractère doit être tout opposé à celui de
la guerre. Les vers du poëte Roucher remplacèrent les hymnes enthousiastes de
Joseph Chénier; et, au lieu de la belle devise : Liberté, Égalité, Fraternité, adoptée
pour la cérémonie du 15 avril, on lut cette fois ces trois mots écrits autour du trône
de la loi: Liberté, Egalité, Propriété, comme si la propriété avait été menacée, comme
si l'on eût songé à l'attaquer. Mais cela peignait très-justement d'un seul trait l'es
prit vil et égoïste de cette coterie des Feuillants, à laquelle les Girondins avaient eu
le tort de s'associer un instant. Le peuple assista, indifférent, à cette fête, et son
silence annonça, comme le dit fort bien Robespierre, qu'il s'y regardait comme
absolument étranger.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. - 131

XXXIII

L'alliance d'un parti dévoué en définitive aux principes de la Révolution avec des
adversaires plus ou moins déguisés de cette Révolution ne pouvait être bien sérieuse,
ni avoir de durée, et les Girondins ne tardèrent pus à comprendre à quel point ils
s'étaient trompés en donnant la main aux Feuillants. La désunion éclata le lendemain
même du jour où avait eu lieu la célébration de la fête imaginée par ces derniers. Ce
jour-là, 4 juin, le ministre de la guerre, Servan, proposa à l'Assemblée législative de
profiter de la fédération prochaine pour demander à chaque canton cinq fédérés
vêtus et équipés, qui se réuniraient à Paris, le 14 juillet, afin de prêter le serment
civique, et qui formeraient ensuite, au nord de la capitale, un camp de vingt mille
hommes destiné à assurer la tranquillité dans les campagnes. Accueillie avec faveur
par une partie de l'Assemblée, cette proposition souleva dans le camp des Feuillants
une véritable tempête. Ces vingt mille hommes représentaient à leurs yeux l'armée
de la Révolution; à force de menées, ils parvinrent à opposer au projet du ministre
une pétition couverte de huit mille signatures, au milieu desquelles figuraient celles
de femmes et d'enfants. -

Autrement importante fut l'opposition de Robespierre, qui, lui aussi, mais par des
motifs bien différents, comme il eut soin de le dire lui-même, crut d'abord devoir
combattre la proposition de Servan, quand, le 7 juin, elle fut discutée dans une
séance extraordinaire des Jacobins. Un pareil rassemblement aux portes de Paris lui
paraissait à la fois inutile et dangereux; inutile en ce que, la capitale n'ayant à
craindre que les ennemis de l'intérieur, tous les champions du despotisme, il suffisait,
selon lui, de la garde nationale et du peuple pour les combattre ; dangereuse, en ce
que les ennemis de l'égalité ne manqueraient pas, il le craignait du moins, de chercher
à se servir de cette force pour maîtriser la capitale et par suite les départements.
Quant à l'opposition du côté droit à ce projet, il y voyait une de ces tactiques qui
avaient trop souvent réussi au sein de l'Assemblée constituante. Evidemment il
commettait là une erreur positive, mais ses craintes avaient un semblant de fonde
ment dans l'union récente des Girondins avec les Feuillants, et les premiers récol
taient le fruit de leur imprudence. Au lieu de placer cette armée aux portes de Paris,
disait Robespierre en terminant, il était absolument nécessaire de la porter sur nos
frontières dégarnies et menacées.
L'Assemblée nationale vota, dans sa séance du 8 juin, la formation du camp de
vingt mille hommes sous Paris, lesquels devaient se composer de volontaires incrits
à cet effet dans un registre particulier ouvert dans la municipalité de chaque chef-lieu
de canton. Il fut décidé que, dans le cas où le nombre des citoyens disposés à marcher
dépasserait le chiffre prescrit pour chaque canton, les volontaires inscrits, ceux-là
seulement, se réuniraient en assemblée électorale à l'effet de choisir eux-mêmes
ceux qui seraient appelés au camp. C'était là une disposition fort importante, caril
était à croire que les plus ardents patriotes s'empresseraient de s'enrôler, et l'on
132 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

entendit avec étonnement Vergniaud appuyer l'avis de ceux qui voulaient abandonner
aux corps administratifs le soin de choisir. On sentait si bien la gravité de cette
question que le soir, aux Jacobins, on proposa d'adresser aux sociétés affiliées une
circulaire à ce sujet. Robespierre critiqua de nouveau le décret rendu dans la journée ;
et, à ce sujet, il entreprit de démontrer combien était favorable à la liberté le droit
pour chaque citoyen d'apprécier, entermes convenables, les actes du Corps législatif.
La Constitution, loin de défendre de pareilles discussions, lui semblait au contraire
y inviter les citoyens.On applaudit fort à ces principes; la Société se rendit même en
partie aux observations de Robespierre touchant le camp de vingt mille hommes, en
décidant que dans la circulaire adressée aux sociétés affiliées pour leur recommander
de bons choix, on développerait à la fois les inconvénients et les avantages du projet
adopté par l'Assemblée nationale.
Si les Girondins se montrèrent furieux, cela se devine de reste. « M. Robespierre
a entièrement levé le masque, » s'écria Girey-Dupré dans le Patriote françois. Dans
des articles tout remplis d'invectives, l'âpre collaborateur de Brissot présenta Robes
pierre comme le digne émule des meneurs autrichieus du côte droit, et l'apostropha
en des termes dont la grossièreté est à peine croyable. Toute autre réputation eût
succombé peut-être sous de si persévérantes calomnies ; mais à Paris la popularité
de l'homme était inattaquable; le nombre de ses partisans parut s'accroître en pro
portion même des agressions odieuses dirigées contre lui, tant était grande la
confiance qu'il inspirait. Aussi l'exécuteur girondin s'en prend-il à ces partisans
mêmes, qui, selon lui, « ont renoncé en faveur de M. Robespierre à l'usage de la
raison. » O délicatesse rare, et preuve excellente de modération et d'équité ! Parce
que Robespierre différait d'avis avec les Girondins sur l'opportunité d'une mesure
jugée indispensable par eux, on le désignait tout de suite à la France entière comme
un transfuge, comme un traître. A ces procédés d'une si noire déloyauté, à ces
outrages sans nom, Robespierre opposa cette fois le plus absolu dédain. Il se contenta
d'exposer et de discuter froidement dans son journal les raisons pour lesquelles il
avait cru devoir combattre le projet du ministre. Ah ! si, comme on l'avait annoncé
d'abord, il eût été question d'armer la nation entière, ou au moins le peuple des
départements frontières, à la bonne heure ! Mais à quoi bon ce rassemblement de vingt
mille hommes à Paris ! Si c'était pour protéger la capitale contre les ennemis du
dedans et les brigands qui l'infestaient, n'avait-on pas le peuple et lagarde nationale,
dont l'immense majorité était imbue des sentiments les plus patrotiques ? Si c'était
pour défendre le pays contre les étrangers, pourquoi ne pas porter immédiatement
cette force sur nos frontières ? Quoi ! depuis deux mois l'étendard tricolore devait
flotter sur les murs des villes de la Belgique, selon les promesses des partisans de la
guerre, et l'on parlait de mettre la capitale à l'abri d'un coup de main ! Les ennemis
les plus dangereux, à ses yeux, étaient ccs intrigants vils et féroces qui cherchaient à
tout bouleverser pour dilapider impunément les finances de l'État, et immoler à
leur ambition, à leur cupidité, la fortune publique et la Constitution même. Robes
pierre redoutait surtout de voir un peuple sans armes confier sa force et son salut à
des corporations armées. C'était là, on le sait, sa préoccupation constante. « Le pire
des despotisrnes, disait-il, c'est le gouvernement militaire, et depuis longtemps
nous y marchons à grands pas. » Il était loin d'ailleurs de suspecter les intentions du
ministre de la guerre, dont les principes civiques étaient au moins attestés par sa
HIST0IRE DE R0BESPIERRE. 133

proposition de laisser à l'élection le choix des volontaires; maisl'intrigue, l'ignorance


ne s'empareraient-elles pas de l'urne du scrutin au moment où les factions s'agitaient
avec tant de force ? La réputation de patriotisme du ministre lui en aurait imposé
peut-être, si le patriotisme n'était pas lui-méme sujet à l'erreur ! Quant à lui, une
des meilleures mesures à opposer à tous les ennemis de la Révolution, à ceux du
dedans comme à ceux du dehors, il la voyait dans le rappel à Paris des anciens gardes
françaises, et dans l'organisation d'une légion composée de tous les soldats renvoyés
de leur régiment pour cause de civisme par l'aristocratie et le despotisme conjurés.
Cependant il ne tarda pas à comprendre de quel secours ces fédérés pourraient être
pour la Révolution, du moment où le soin de les désigner n'était pas confié aux di
rectoires, comme l'avait demandé Vergniaud ; son opposition cessa subitement ; et
quand, ivres d'enthousiasme, les fédérés arriveront à Paris, c'est à lui qu'ils s'adres
seront tout d'abord, c'est lui qu'ils prendront pour conseil.
Le décret relatif au camp de vingt mille hommes était rendu depuis quelques
jours au moment où Robespierre l'appréciait en termes convenables, mais librement.
Non content d'avoir aux Jacobins revendiqué pour tout citoyen le droit de critiquer
les actes du Corps législatif, il crut nécessaire de donner dans son journal quelques
développements à sa pensée. Tout membre de la société, sous peine de cesser de
l'être, écrivait-il, était tenu d'obéir aux lois, expression de la majorité du pays.
Quant au respect, — respect moral bien entendu, — nulle puissance humaine ne
pouvait l'imposer, parce que ce respect dépendait de l'opinion, laquelle était essen
tiellement libre. Or, tout en s'inclinant devant la volonté du plus grand nombre, il
entendait ne respecter que la justice et la vérité ; s'il obéissait à toutes les lois, il
aimait seulement les bonnes, d'où venaient les bonnes mœurs dans lesquelles se
trouvait leur plus sûr appui. Que les tyrans exigeassent pour leur loi un respect
absolu, un culte superstitieux, qu'ils la fissent constamment marcher au milieu des
armes et des bourreaux, cela se comprenait, parce que cette loi n'était que l'ex
pression de leur volonté personnelle et souvent injuste opposée à la volonté de la
nation entière, et qu'il leur était en quelque sorte indispensable d'interdire aux ci
toyens de s'éclairer mutuellement sur leurs intérêts les plus chers; mais chez une
nation libre, le droit de censurer les actes du Corps législatif était, selon lui, aussi
sacré qu'impérieuse la nécessité de les observer. L'exercice de ce droit lui paraissait
en effet merveilleusement propre à répandre la lumière, à réparer les erreurs poli
tiques, à affermir les bonnes institutions, à amener la réforme des mauvaises, à
conserver, en un mot la liberté, en prévenant le bouleversement des Etats. Sans
détruire la loi, n'était-il pas permis d'en démontrer les vices, afin de disposer l'auto-.
rité souveraine à la miodifier ou à la changer ? Sous un gouvernement représentatif,
continuait-il, la voix de l'opinion publique devait retentir sans cesse, comme un
avertissement solennel, aux oreilles des mandataires du peuple, la liberté de la
presse étant le seul frein de l'ambition et des passions égoïstes.
Que de vérités dans tout cela ! Et combien Robespierre était encore dans le vrai
lorsque, arrivant aux autorités constituées, et distinguant soigneusement le magistrat
de l'individu, il montrait les fonctionnaires publics s'identifiant presque toujours
avec l'autorité qui leur était confiée, se croyant propriétaires de ce depôt, en disposant
sans scrupule au profit de leur vanité, de leur ambition, de leur cupidité, et mettant
sans façon leurs personnes à la place du peuple dont ils étaient les chargés d'affaires.
134 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

« Jamais, disait-il, la nation ne se présente devant eux avec les traits augustes du
souverain ;ils ne voient que des individus dans l'humble attitude de suppliants ou de
courtisans ! Font-ils quelque bien ? ils croient accorder une grâce. Font-ils le mal ?
ils croient exercer un droit. De là tous les égarements de l'orgueil et tous les crimes
de la tyrannie. Ceux qu'ils oppriment osent-ils se plaindre ? ils crient à la désobéis
sance, à la rébellion ; ils invoquent le respect dû aux autorités constituées, ils jurent
que la tranquillité publique est troublée : ils les immolent au nom de la loi- -
D'après les véritables principes du gouvernement, les emplois publics n'étaient, à
son sens, ni des honneurs ni des prérogatives, mais de simples charges ; il était donc
de l'intérêt du peuple d'avoir toujours l'œil ouvert sur ses agents, comme le père
de famille sur ses serviteurs. Cette doctrine, bonne, au dire des tyrans, à troubler la
tranquillité publique, à bouleverser la société, était celle de la raison, de la justice et
de la nature. L'esclavage n'est pas la tranquillité, disait-il en finissant, c'est la
mort. Quant à la véritable tranquillité, c'est cet ordre, cette harmonie sociale qui ne
peuvent exister sans lajustice et sans la liberté.
On voit combien Robespierre était, par les principes, vraiment supérienr aux
hommes de la Gironde, qui l'accablaient de tant de calomnies parce que, sur plu
sieurs points de doctrine, il s'était permis de n'être pas tout à fait d'accord avec les
ministres de leur choix, et qu'il avait osé censurer quelques-uns des actes de ses
ministres. Mais déjà, à l'heure où paraissaient ces observations si judicieuses sur le
respect dû aux lois et aux autorités constituées, le pouvoir était tombé des mains des
Girondins ; dès la veille, 13 juin, ils avaient reçu brutalement notification de leur
renvoi. Nous n'avons pas à entrer dans les détails de leur rivalité avec Dumouriez
qui provoqua leur disgrâce. Cette disgrâce, le ministre des affaires étrangères n'allait
pas tarder lui-même à la partager, au moment où il se croyait plus puissant que
jamais. Cela seul prouverait encore combien forte était la réaction à cette époque, et
prête à tout oser. A peine dépouillés de l'autorité exécutive et du privilége de ré
pandre sur leurs amis les faveurs minitérielles, les Girondins reprirent contre la cour
le rôle d'agresseurs, et, par une tactique d'opposition formidable, s'acharnèrent de
nouveau à l'escalade du pouvoir. Témoin de leur exaltation patriotique, Robespierre,
oubliant leurs injures, les conviera encore à la concorde,leur offrira le baiser de paix,
et un moment on pourra croire à une réconciliation sérieuse, mais, — espérance trop
tôt déçue ! - ce sera seulement une halte dans la lutte ; bientôt la guerre recommen
cera plus terrible, et, suivant l'énergique expression d'un Girondin illustre, la
Révolution finira par dévorer ses enfants.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 135

LIVRE HUITIÈME
JUIN 1 792 — SEPTEMERE 1 792

Effet produit par le renvoi des ministres. - Séance du 13 juin 1792 aux Jacobins. - Les Feuillants
au pouvoir. — Entente de Lafayette avec la cour. — Les gardes nationaux du Gros-Caillou et
Lafayette. - Réponse de Robespierre. — Lettre de Lafayette à l'Assemblée nationale. — Sen
sation produite aux Jacobins. - Violente improvisation. - Robespierre, citoyen français, à La
fayette, général d'armée. - Manifestation du 20 juin. - Robespierre y est complétement
étranger. Nouvelle philippique de Robespierre contre Lafayette. — Le général à la barre de
l'Assemblée. — Effet de sa présence à Paris. — De la manière dont on fait la guerre. - Parallèle
entre Lafayette et Léopold. — Attitude des Girondins.— Violente sortie de leur part contre le
général. — Paroles de paix. — Brissot et Robespierre aux Jacobins. — Fureurs des journaux de
la Gironde contre Lafayette. - Le baiser Lamourette. — Manœuvres de la réaction. -- Observa
tions de Robespierre au club des Jacobins. - Discours de Vergniaud et de Brissot. — La patrie en
danger! — Adresse aux fédérés. — Marta chassé des Jacobins. — La fédération de 1792. —
Conseils de Robespierre aux fédérés. — Pétition des fédérés à l'Assemblée nationale. — Hésita
tion de l'Assemblée. — Lettre de Robespierre à Couthon. - Ses observations sur l'ajournement
prononcé par l'Assemblée. - Il propose de sauver la liberté par la Constitution. — Les volon
taires de 1792. — Étrange tactique des Girondins. — Manifeste du duc de Brunswick. — Bizarre
proposition de Carra. — Séance du 29 juillet aux Jacobins-— Singulière conduite d'Isnard et de
Brissot.— Les Marseillais à Paris. - Rixe aux Champs-Élysées.— Hommage à la ville de Marseille.
— Barbaroux chez Robespierre. - Le précis très-exact de Carra. - Prolégomènes du 10 août. —
Chute de la royauté. — Part qu'y eut Robespierre. - La commune du 10 août. — Le nouveau
directoire du département. - Mauvaise foi du Patriote françois. - Le tribunal du 17 août. —
Robespierre en refuse la présidence. - Lafayette et l'armée. — Grave mesure prise par l'Assem
blée nationale. — Une supercherie historique. - Madame Roland tente de rapprocher la Gironde
et Robespierre. — Les assemblées primaires. - Mesures suprêmes. — Rupture définitive. —
Séance du 1" septembre à la commune. - Les massacres de Septembre. - Noires calomnies.
— opérations de l'Assemblée électorale. - Élection des députés à la Convention nationale.

Les Girondins considérèrent comme un malheur public le renvoi de Roland, de


Clavière et de Servan. Instrument de la disgrâce de leurs amis, Dumouriez, dont ils
avaient tant célébré les talents et le patriotisme, devint pour eux « le plus vil des
intrigants, » fut, de leur part, l'objet d'apostrophes pleines de dépit et de colère, et,
sous leur influence, l'Assemblée nationale déclara que les ministres, qui avaient été
imposés par eux à la cour, emportaient les regrets de la nation. C'était le 13 juin 1792.
Le soir, la tribune des Jacobius retentit de paroles menaçantes; on entendit comme
un appel à l'insurrection populaire.
136 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Robespierre était présent. Dire son opinion dans cette circonstance grave lui
parut une obligation. Également opposé aux ennemis de la Révolution qui conspi
raient le renversement des sociétés patriotiques, et aux intrigants qui prétendaient
les transformer en instruments de leur ambition et de leur intérêt personnel, lui
aussi croyait la patrie en danger, non pas, il est vrai, parce que quelques ministres
jacobins étaient chassés du pouvoir, mais parce que, menacée au dehors, elle était
en même temps tourmentée par des discordes intestines, parce que la liberté indivi
duelle n'était pas respectée, parce que le gouvernement exécutait mal les lois, parce
qu'enfin tous les principes de la liberté publique étaient attaqués. Ce danger, il
l'avait signalé dès longtemps ; et, à coup sûr, il ne dut pas être agréable aux
hommes de la Gironde quand il s'étonna, avec quelque raison cependant, qu'on s'en
aperçût seulement du jour où survenait un changement dans le ministère, et où se
trouvaientbrisées les espérances ambitieuses des amis de quelques-uns des ministres.
Le salut public n'était attaché, selon lui, à la tête d'aucun ministre; il l'était au main
tien des principes, à la sagesse des lois, à l'incorruptibilité des représentants du
peuple, à la puissance de la nation elle-même. Toutefois, il n'en rendait pas moins
justice au patriotisme des ministres congédiés; mais plusieurs membres, mécontents
sans doute de la parcimonie de ses éloges, se récrièrent. « Je demande, dit Santerre,
qu'à chaque séance M. Robespierre soit tenu de parler au moins trois fois pour
chasser tous les Feuillants. - S'il doit être ici uniquement question des ministres,
reprit l'orateur, je quitte la tribune; si l'on s'attache, au contraire, à la chose pu
blique, je garde la parole. - Courage, Robespierre ! lui crièrent aussitôt plusieurs
voix. — L'Assemblée nationale, continua-t-il, était toujours assez puissante pour
forcer la cour à marcher dans les voies de la Constitution; il en voyait la preuve dans
la fermeté montrée le matin par elle en apprenant le renvoi des ministres patriotes.
Seulement ce grand zèle et cette énergie, il les voudrait voir se déployer, non à
propos d'un changement de ministère et d'une question de personnes, mais dans
toutes les délibérations concernant l'intérêt général. Peu importait le plus ou moins
de patriotisme des ministres, du moment où l'Assemblée nationale était dévouée à
la Révolution, à la liberté. Il y avait, à son avis, plus d'avantage pour les représen
tants du peuple à surveiller les ministres qu'à les nommer; on était certain ainsi de
ne point s'endormir dans une sécurité souvent trompeuse.
D'ailleurs pouvait-on répondre des personnes? Dumouriez n'était-il pas honni
aujourd'hui par les mêmes feuilles qui, peu de mois auparavant, exaltaient son
patriotisme? Puis, autre danger, n'avait-on pas vu l'amour des places succéder,
dans le cœur de beaucoup de patriotes, à celui de la patrie, et la Société des Amis de
la Constitution se diviser en deux partis : les partisans des ministres et ceux de la
Constitution?Le meilleur moyen de ne point faillir était done de ne pas attacher le
sort de la Révolution à la disgrâce ou à la fortune de tel ou tel agent du pouvoir; de
ne pas s'enflammer tantôt pour celui-ci, tantôt pour celui-là, mais de s'appuyer
constamment sur les principes. « La patrie seule, disait-il, mérite l'attention des
citoyens. » L'oubli des injures personnelles entre tous les amis de la Révolution lui
paraissait également un point essentiel à la défense de la cause populaire : et,
s'adressant à ses adversaires, il les conviait chaleureusement à une réconciliation
patriotique. « Je déclare que, s'ils veulent se réunir sincèrement à moi pour soutenir
les principes, alors, comme M. Merlin et tous les bons citoyens, j'enseveliraî dans
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 137

l'oubli le système de la
plus affreuse diffamation
qui ait jamais été inventé.
« Seulement la paix de
viendrait impossible ,
poursuivait-il, si, mar
chant sur les traces de
Lafayette, les personnes
auxquelles il avait fait 2
| #
allusion s'obstinaient à le - -- | |
dénoncer comme un membre du comité |
autrichien. #
Il repoussa ensuite, de toutes ses forces,
cet appel au soulèvement populaire, qui
sera pourtant entendu, comme on le verra \ | # #
tout à l'heure. Ennemi des insurrections ſ \ - | " %
partielles, bonnes, disait-il, à énerver l'es- | LA

prit public, à compromettre la liberté, il


demandait qu'on ne mît le peuple français
en mouvement que pour des motifs dignes
de lui, pour réprimer des attentats directs
contre la liberté, mon pour de simples
questions de personnes. Il semblait indi
quer d'avance la distinction capitale existant
entre la manifestation du 20 juin et l'in
surrection du 10 août. Pour le
moment, le mieux était, selon lui,
de s'en fier à l'Assemblée natio

Juurnée du 20 juin. - Defi é des sections armées devant l'Assemblée.

TOME II. 83
138 - HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

nale, de se rallier autour de la Constitution. On avait parlé de refondre cette der


nière, de transformer l'Assemblée législative en Constituante : mais renverser l'acte
constitutionnel dans un pareil moment, c'était, il le craignait, allumer la guerre
civile; c'était courir à l'anarchie, au despotisme militaire. L'armée aux mains des
Feuillants occupait toujours sa pensée; et Lafayette, par une démarche impru
dente, ne tardera pas à justifier ses pressentiments. Quelle perspective que celle
d'une Assemblée délibérant au milieu des baïonnettes et sanctionnant la volonté
d'un dictateur militaire ! « Après avoir été l'espérance et l'admiration de l'Europe,
disait Robespierre en terminant, nous en serons la honte et le désespoir. Nous n'au
rons plus le même roi, mais nous aurons mille tyrans; vous aurez tout au plus un
gouvernement aristocratique,acheté au prix des plus grands désastres et du plus pur
sang français. Voilà le but de ces intrigues qui nous agitent depuis si longtemps !
Pour moi, voué à la haine de toutes les factions que j'ai combattues, voué à la ven
geance de la cour, à celle de tous les hypocrites amis de la liberté, étranger à tous
les partis, je viens ici prendre acte solennellement de ma constance à repousser
tous les systèmes désastreux et toutes les manœuvres coupables, et j'atteste ma
patrie et l'univers que je n'aurai point contribué aux maux que je vois prêts à fondre
sur elle. »
Maximilien quitta la tribune au milieu des applaudissements. Cependant un cer
tain nombre de membres de la Société étaient d'avis de pousser le peuple à une
démonstration sérieuse contre le gouvernement. Danton s'engagea à porter la
terreur dans une cour perverse. Ses moyens, il les proposa le lendemain : c'était
d'abord de rejeter sur la classe riche la plus grande partie des impositions ; ensuite
de forcer Louis XVI, par une loi, à répudier sa femme et à la renvoyer en Autriche,
dont l'intérêt était tout à fait en opposition avec celui de la France. Le girondin Réal
demanda la suspension du roi, comme en juin 1791 ; il voulait que l'on confiât aux
ministres l'exercice du pouvoir. Opposé aux mesures anti-constitutionnelles, le
député Chabot reprocha cependant à Robespierre de s'être montré trop indulgent
envers l'Assemblée nationale, en engageant le peuple à sejeter dans ses bras et à lui
confier ses destinées. Rappelant alors quelques-uns des décrets contre-révolution
naires arrachés par l'esprit feuillant à l'Assemblée dont il était membre, il semblait
désespérer de cette Montagne sainte dans laquelle Robespierre montrait au peuple
son salut; on commençait de désigner ainsi le côté gauche, où siégeaient alors avec
Chabot, Merlin et Bazire, les Guadet, les Vergniaud et la plupart des hommes de la
Gironde. Mais, en combattant toute idée d'insurrection partielle destinée à la satis
faction de quelques amours-propres froissés, Robespierre n'entendait nullement
enchaîner les mains du peuple pour le cas où le gouvernement déclarerait ouverte
ment la guerre à la Révolution. Ce jour-là, nous l'entendrons pousser le cri d'alarme ;
et le premier il demandera, non pas la transformation de l'Assemblée législative en
Assemblée constituante, mais la convocation d'une Convention nationale, inacces
sible aux législateurs actuels et à ceux de la première Constituante, voulant des
hommes nouveaux à une situation toute nouvelle.
H1STOIRE DE ROBESPIERRE. 139

II

Tout en contribuant à la chute des Girondins, Dumouriez était bien décidé à résister
dans une certaine mesure au torrent contre-révolutionnaire auquel la cour semblait
trop disposée à se laisser entraîner. Il engagea donc vivement le roi à sanctionner le
dernier décret rendu contre les prêtres et celui concernant les fédérés. Ayant, sur le
refus de Louis XVI, offert sa démission, il fut pris au mot et expulsé lui-même du
ministère, quatre jours seulement après le renvoi de ses anciens collègues. En
remplacement des ministres dits patriotes, dont deux, Lacoste et Duranton, restèrent
en place, en passant, l'un à la marine, l'autre aux finances, furent appelés : Terrier
de Monciel à l'intérieur, Chambonas aux affaires étrangères, Lajard au département
de la guerre, et Dejoly à la justice. Les Feuillants triomphaient, malheureusement
pour le roi lui-même qui crut renforcer son autorité en s'appuyant sur eux, car ils
étaient destinés à préparer les funérailles de la monarchie.
Il y avait là de toute évidence un plan concerté avec Lafayette, dont l'intervention
illégale dans les affaires publiques n'était dès lors un mystère pour personne. Déjà,
dans une correspondance récente avec le précédent ministre de l'intérieur, il avait
pris des airs d'autorité peu propres à diminuer les soupçons que son imprudente
conduite avait fait naître dans le cœur des amis sincères de la Révolution. En parlant
des troupes placées sous ses ordres, il disait : « Mes soldats, mon armée...je compte
sur elle autant qu'elle compte sur moi. » Et il témoignait de son respect pour les
lois, lui qui ne devait le commandement dont il était investi qu'à la violation d'un
décret de l'Assemblée constituante, et qui, tout à l'heure, allait pousser la témérité
jusqu'à parler en maître, pour ainsi dire, aux représentants du pays ! Mais sa taille
n'était pas à la hauteur des rôles de Cromwell et de Monck. Trop de patriotes
d'ailleurs lui barraient le chemin; plus tard, quand le général Bonaparte s'empara
des destinées de la France, tous les grands hommes de la Révolution avaient disparu ; , *

Y • •
sans cela, malgré tout son génie, il n'eût jamais réussi dans sa téméraire entreprise.
Cependant Lafayette alors paraissait tout-puissant : il était à la tête de l'armée la
plus considérable; et, tandis que les ennemis déclarés ou cachés de la Révolution
tournaient vers lui des regards pleins d'espérance, les Girondins eux-mêmes se
reposaient sur lui avec confiance. N'avaient-ils pas fait un crime à Robespierre
d'avoir, dès longtemps, deviné et dénoncé les projets et les intrigues du général ? A
la veille même du jour où sa prévoyance allait recevoir une si éclatante justification,
les journaux girondins publiaient une lettre de Lafayette, dans laquelle celui-ci,
après s'être plaint d'avoir été calomnié aux Jacobins, rangeait Robespierre au nombre
des adversaires de la liberté et semblait le confondre avec les ennemis extérieurs.
Voici à quelle occasion. On se souvient peut-être que, vers la fin du mois d'avril,
Robespierre avait reçu une lettre, au nom du bataillon du Gros-Caillou, où on lui
reprochait amèrement de révoquer en doute les vertus civiques de Lafayette, et où
on le sommait, sous peine de passer pour un calomniateur, de produire devant les
140 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

tribunaux les preuves de ses dénonciations. Cette lettre était signée : Hollier, com
mandant, et Giraud, se qualifiant fusilier, secrétaire du conseil de discipline. L'un et
l'autre, sans mandat spécial, avaient écrit le nom du bataillon auxquels ils apparte
naient, bataillon dont le civisme ardent était trop connu pour qu'on pût le supposer
capable d'avoir pris part à une démarche servile, et dans tous les cas illégale, puisque
la Constitution interdisait aux corps d'armée de délibérer. Il n'était donc point permis
à un bataillon de garde nationale de se déclarer le champion de tel individu contre tel
autre, un pareil acte étant une infraction à la loi.
Lafayette était une puissance alors, avons-nous dit, non pas simplement morale,
mais une puissance appuyée de quatre-vingt mille soldats, qu'on pouvait supposer
aveuglément dévoués à leur chef, à la manière dont celui-ci en parlait. Or, comme
il devait être fort avantageux d'être des amis du général, Hollier et Giraud, pour lui
témoigner leur zèle, imaginèrent de lui adresser la lettre écrite par eux à Robespierre,
et d'y joindre une lettre d'envoi dans laquelle ils renchérirent sur les flagorneries
dont la première était pleine. La réponse du général parut une bonne fortune à cer
taines feuilles girondines. La Chronique de Paris l'inséra intégralement, comme elle
avait inséré, peu de semaines auparavant, la lettre du commandant Hollier et du fu
silier Giraud. Cette réponse était entièrement écrite sous l'inspiration girondine : car,
en confondant son adversaire avec les ennemis extérieurs, Lafayette songeait évi
demment aux puériles assertions de Condorcet et de Brissot relatives au comité au
trichien. « Admirable manière de vous justifier, riposta Robespierre en prenant alors
directement à partie le général, admirable manière de vous justifier, que de mettre
sur la même ligne le roi de Hongrie, le roi de Prusse et un de vos anciens collègues, au
jourd'hui simple citoyen par sa volonté, à qui vos pareils n'ont jamais reproché qu'un
trop grand amour pour le bien public et une antipathie invincible pour toutes les fac
tions ! » Robespierre s'étonnait surtout, et non sans motif, de voir un chef d'armée,
ayant sanscesse à la bouche le nom de la Constitution, prendreausérieux une prétendue
délibération du bataillon du Gros-Caillou, non-seulement contraire aux principes de
la liberté civile et au sentiment de la probité, de l'honneur, qui ne permettait pas de
menacer un individu de la vengeance d'une corporation armée, mais condamnée par
la loi elle-même. La réponse de Robespierre, extrêmenent longue, ne s'occupait
qu'en manière d'exorde et incidemment de cette correspondance entre Lafayette et
quelques-uns de ses courtisans, elle portait presque tout entière sur une autre lettre
récemment adressée par le général à l'Assemblée législative, et dont la lecture cau
sait alors dans le pays une indéfinissable émotion.
L'Assemblée en avait eu connaissance dans sa séance du 18 juin, au moment même
où, par un mot du roi, elle venait d'apprendre la composition du nouveau ministère.
Lafayette y faisait une longue apologie de sa conduite, et une censure amère de celle
des hommes qui, dans la carrière de la Révolution, ne s'étaient point attachés à ses
pas. Ce ne fut sans doute pas une médiocre surprise pour beaucoup de personnes que
d'entendre ce député de la noblesse qui n'avait pas été des premiers à se rallier aux
représentants des communes, après la séance du Jeu de Paume, se vanter d'avoir, en
quelque sorte, fondé la liberté française, et présenté un projet de déclaration des
droits, dedaigné à cause de son insuffisance, comme le lui rappela très-bien Robes
pierre. Mais ce qui eût dû profondément blesser une Assemblée jalouse de sa dignité,
c'était le ton d'autorité régnant d'un bout à l'autre de cette lettre et mal dissi nulé
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 141

sous les formes d'un respect banal. Le général y parlait en maître, donnait des ordres,
établissait hypocritement un parallèle entre les aristocrates et les patriotes ardents,
tout à l'avantage des premiers, et, en signe de son grand amour pour la Constitution,
réclamait impérieusement la suppression des sociétés populaires, formellement
reconnues par elle. Puis, comme pour donner plus de poids à ses observations, il ne
manquait pas de dire : « Ce n'est pas sans doute au milieu de ma brave armée que
les sentiments timides sont permis. » Paroles de menace, où perçait trop visiblement
l'intention de peser sur la décision du Corps législatif et qu'il n'eût assurément pas
écrites, s'il n'avait compté d'avance sur le concours d'un certain nombre de
membres de l'Assemblée. A cet égard il ne s'était pas tout à fait trompé. En effet,
l'Assemblée législative, au milieu de laquelle dominait l'élément feuillant, malgré
quelques décrets terribles que lui avait arrachés l'éloquence des Girondins, com
mença par applaudir vivement cette lettre et par en voter l'impression. Elle allait
même, sur la motion de plusieurs de ses membres, en décréter l'envoi aux départe
ments, quand Guadet demanda la parole. De la lecture attentive de cette lettre, il
résultait que Lafayette était parfaitement au courant des intrigues sous lesquelles
avait succombé le ministère girondin. Il savait aussi fort bien que Dumouriez lui
même devait être sacrifié, lorsqu'à la date du 16 juin, c'est-à-dire la veille du jour où
la démission de ce ministre était acceptée, il traitait d'équivoque et de scandaleuse sa
présence dans le conseil du roi. Voilà ce que Guadet fit clairement ressortir. Ou la
lettre n'était pas du général, ou bien il était complice. Lorsque Cromwell tenait un
pareil langage, s'écria-t-il d'une voix émue d'indignation, la liberté était perdue en
Angleterre. Un revirement subit s'opéra sous l'influence de cette parole entraînante,
et l'Assemblée renvoya devant la commission des Douze, récemment organisée, la
lettre de l'imprudent général. Par cette lettre, suivant l'expression de Robespierre,
Lafayette venait de lever l'étendard de la révolte contre l'Assemblée nationale et
contre le peuple français. |

III

L'indignation se manifesta bien plus vivement au dehors ; le soir il y eut aux


Jacobins une explosion formidable. De quelle excuse couvrir la conduite d'un
général qui, chargé de veiller sur les frontières du pays, avait les yeux sans cesse
tournés vers Paris, s'essayait au rôle de dictateur, et prétendait imposer des lois aux
représentants du pays, au lieu de s'occuper uniquement de repousser l'ennemi en
marche ? Toutes les fractions du parti révolutionnaire se montrèrent unanimes pour
flétrir cet excès d'audace. Condorcet, Danton, Brissot, Robespierre, Réal, Camille
Desmoulins, La Source, tous furent d'accord cette fois. Pas une voix ne s'éleva pour
tenter d'atténuer les torts de Lafayette. Dans son exaspération, Merlin (de Thionville)
voulait qu'il fût permis et même ordonné à tout citoyen de lui courir sus. Danton et
Fabre d'Églantine décidèrent la Société à inviter par affiches toutes les sections de la
capitale à s'assembler. Réal alla plus loin : tout préoccupé sans doute de la chute des
142 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ministres ses proctecteurs, il demanda un soulèvement général, et témoigna le regret


que l'Assemblée constituante, en posant les bases des droits de l'homme, n'eût pas
également organisé un plan d'insurrection.
Quant à Robespierre, non moins énergique, il n'inclinait pas autant vers les partis
extrêmes. S'élevant de nouveau contre les insurrections partielles entreprises dans
l'intérêt de quelques individus, et dont l'insuccès serait de nature à compromettre
le sort de la Révolution, il insistait pour qu'on se tînt encore sur le terrain de la
Constitution, laquelle offrait d'ailleurs les moyens de punir un général rebelle qui
avait osé parler le langage de Léopold. Moins qu'un autre il devait être étonné de
l'attitude prise par Lafayette, dont il avait, on le sait de reste, deviné depuis long
temps et dénoncé les projets. Au moment de tracer une nouvelle esquisse de la
conduite politique de ce général, et de le montrer complice de tous les attentats
commis contre la liberté, il supplia la Société de n'imputer à aucune animosité per
sonnelle les mouvements de vivacité qui pourraient lui échapper; mais il était permis
de s'indigner quand un chef d'armée, à la tête de quatre-vingt mille hommes,
semblait dire aux représentants de la nation : Tremblez, car je compte sur l'appui de
mes soldats. Comme à ces mots quelques murmures s'élevaient : « Ce n'est pas pour
moi que je crains, reprit-il, rien n'est capable de m'effrayer, et j'attends les poi
gnards de Lafayette. » Mais il s'était mépris sur lesens de l'interruption. Ces murmures
étaient excités par l'indignation. — Tout ce que dit M. Robespierre est encore au
dessous des termes mêmes de la lettre, s'écria un membre de l'Assemblée nationale
qui invoqua le témoignage de Sillery, présent comme lui à la séance. — Pour oser
tenir un pareil langage au Corps législatif, il fallait, pensait Robespierre, avoir de
grands projets. Trouvant entre la conduite de Cromwell et celle de Lafayette une
certaine analogie,il voyait en celui-ci un nouveau Protecteur, et il lui prêtait le dessein
de s'élever sur les débris de la liberté, en employant le concours de l'Assemblée
législative, comme jadis Cromwell avait fait servir le parlement d'Angleterre de vil
instrument à ses vues.
Robespierre s'exagérait-il ici l'ambition du général ? cela est possible. Cependant,
ne l'oublions pas, Lafayette était alors à la tête d'une armée nombreuse, et, au ton
dont il s'était exprimé, il n'était pas téméraire de lui supposer l'intention ne remplir
le rôle de Protecteur, ou tout au moins de Maire du palais. En vain lui contestait-on
les talents nécessaires pour la réussite d'une entreprise contre la Constitution : « S'il
faut du génie pour fonder la liberté, disait avec raison Robespierre, il ne faut que
des talents médiocres et vils pour la détruire. C'était donc, selon lui, à l'Assemblée
nationale elle-même, responsable envers le peuple, à sauvegarder en même temps son
autorité et la Constitution, à punir l'audacieux qui n'avait pas craint de lui tenir un
pareil langage; sinonelle courait risque d'étre écrasée. Quelques signes de dénégation
ayant éclaté à ces derniers mots : « Lorsque les amis de la liberté parlèrent à leurs
collègues, dans le parlement, des desseins de Cromwell, reprit-il, il se trouva
une foule de membres qui prétendirent que les projets de Cromwell ne pouvaient
jamáis être bien dangereux. Ils dirent que toute l'Angleterre se lèverait s'il osait
menacerla liberté. Je ne viendrai donc pas vousdire que vingt-cinq millionsd'hommes
sont prêts à s'opposer à Lafayette ; que ce serait une folie à lui que de penser à les
dominer. Je ne vous rebattrai pas de ces lieux communs, propres à plonger un
peuple dans une fatale sécurité, je sais bien que la nation entière se lèvera (Oui, oui);
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 143

mais ne laissez pas grandir votre ennemi... • Énumérant toutes les manœuvres que
savait mettre en usage un chef habile et astucieux, il montrait le général égarant ses
soldats et une foule de citoyens en travestissant les faits, en inondant son camp
d'odieux libelles contre les amis du peuple et de la liberté. Il importait donc qu'un
décret d'accusation fût rendu immédiatement par l'Assemblée nationale, parce qu'un
chefde faction qui gagnait du temps gagnait souvent lavictoire, disait-ilavec beaucoup
de profondeur. Voyant encore le salut de lanation attaché à cette Assemblée nationale,
il invitait les bons citoyens à veiller à ce que les partisans du général ne pussent
exciter dans Paris des mouvements qu'on ne manquerait pas d'imputer au peuple.
La seule insurrection qui convînt présentement, c'était l'union de tous les patriotes.
Point de soulèvement; la majesté du peuple outragée devait être vengée, mais au
nom de la loi uniquement. Des applaudissement réitérés accueillirent l'ardente
philippique de Robespierre ; cependant son discours ne put empêcher la manifesta
tion du 20 juin 1792, sorte d'insurrection avortée, sur laquelle nous allons nous
expliquer tout à l'heure.
Un décret d'accusation, telle était aussi la conclusion formidable de la longue
lettre de Robespierre à Lafayette, dont nous avons déjà parlé plus haut, et qui rem
plit presque tout un numéro du Défenseur de la Constitution. Dans cette réponse à la
lettre adressée par le général à ses courtisans du bataillon du Gros-Caillou, Robes
pierre passa de nouveau en revue la vie politique de son antagoniste ; il jugea sa
conduite avec une logique impitoyable et un surcroît d'amertume suffisamment
expliqué par les procédés de Lafayette. Remontant de nouveau au début de sa
carrière, il le suivit jusqu'aux circonstances actuelles, sans oublier aucun des griefs
que les véritables amis de la liberté auront éternellement à invoquer contre le
héros de la bourgeoisie feuillantine. Loi martiale; couronne civique décernée à
Bouillé ; anathèmes de l'Assemblée constituante contre les Marseillais ; introduction
de l'aristocratie dans l'état-major de la garde nationale; désarmement et renvoi des
gardes-françaises ; massacres du Champ-de-Mars ; attentats contre la liberté indivi
duelle, telle était la série d'actes contre-révolutionnaires auxquels s'était associé ce
chef d'armée « devenu l'idole des accapareurs, des financiers, des agioteurs, de
tous les bourgeois orgueilleux et égoïstes. » Il était donc tout naturel que les aris
tocrates absolus eussent cherché à se rapprocher d'un homme qui voulait, suivant sa
propre expresssion, faire reculer la Révolution, et dont les desseins ne semblaient
pas supérieurs aux moyens d'action à sa disposition.Aussi l'avait-on vu s'efforcer,
avec les Lameth, les Duport et autres, de décréditer la liberté par le nom de licence,
la raison et la vérité par le reproche d'exagération et de folie, le patriotisme par
celui de turbulence et de sédition. Chef avoué de tous ceux qui aimaient la liberté
pour eux-mêmes seulement, et qui, voyant abaisser avec plaisir tout ce qui jadis
était au-dessus d'eux, ne pouvaient souffrir qne le peuple s'élevât de l'oppression à
la dignité d'homme, il traitait volontiers, dans son langage, les purs patriotes de
jacobites, de républicains. On l'avait entendu invoquer la loi quand il s'était agi de
persécuter le patriotisme, et il n'hésitait pas à en demander la violation pour détruire
les sociétés populaires, gardiennes vigilantes de cette liberté reniée par lui.
Aujourd'hui, au lieu de se consacrer tout entier à la tâche glorieuse de repousser
l'étranger, de réparer nos premiers revers, il venait, oubliant les Autrichiens et tan
dis que les ennemis réunissaient de nouvelles forces, déclarer la guerre aux patriotes
144 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

français, à l'exemple de Léopold. En présence d'un acte séditieux, conséquence im


pardonnable de la faute qu'on avait commise en confiant la défense du pays à l'un des
chefs de la faction des Feuillants, à l'un des plus dangereux ennemis de la liberté,
il n'y avait pour l'Assemblée législative qu'une alternative, disait Robespierre : dé
ployer contre Lafayette une énergie digne de son attentat, on descendre au dernier
degré de la faiblesse et de l'avilissement.
Écrite dans la précipitation du premier mouvement, cette lettre n'allait pas tarder
à être suivie d'une seconde, où sera discutée phrase à phrase la lettre du général à
l'Assemblée, et dont nous donnerons également une rapide analyse; mais, au préa
lable, il convient de nous arrêter quelques instants sur un événement que Robespierre
avait improuvé d'avance : nous voulons parler de la fameuse manifestation du
20 juin 1792.

IV

Le lendemain du jour où la lettre de Lafayette était arrivée comme un défi jeté à


la Révolution, l'Assemblée nationale apprit avec indignation, par une lettre du mi
nistre de la justice, que les décrets relatifs à la déportation des prêtres perturbateurs
et à la formation du camp de vingt mille hommes sous Paris, étaient frappés du veto
royal. Cette mesure coïncidait d'une manière fâcheuse avec les déclamations du
directoire du département et de Lafayette contre les sociétés populaires, déclama
tions qui semblaient un écho du manifeste de l'Autriche contre la Révolution
française; elle acheva d'irriter le peuple, travaillé depuis huit jours déjà par les
meneurs girondins, qui étaient impatients de faire repentir la cour du renvoi des
ministres patriotes. On ne pouvait d'ailleurs choisir une meilleure date pour déter
miner un mouvement populaire. Vingt juin! c'était le troisième anniversaire du
serment du Jeu de Paume, et pareil jour était bien propre à exciter l'enthousiasme
et les colères des citoyens. - - -

Que la population parisienne fût toute disposée à se lever afin de donner une
leçon à la cour, et même, au besoin, de renverser un trône sur lequel on désespérait
d'asseoir la liberté, cela est hors de doute. Les faubourgs s'agitèrent, remués par des
hommes ardents, et il y eut dans la maison du brasseur Santerre des conciliabules
où fut décidée la manifestation. Plusieurs historiens ont imaginé, très-légèremeut,
d'y faire figurer Robespierre, sur la foi d'un certain Lareynie, soldat volontaire du
bataillon de l'île Saint-Louis, lequel, en déposant dans l'enquête ouverte au sujet
des événemenis du 20 juin, déclara que des témoins lui avaient assuré avoir vu
Robespierre avec Pétion, Manuel et Sillery chez le brasseur patriote. Mais quand
même, ce qui est fort douteux, Robespierre aurait assisté à une conférence tenue
chez Santerre, rien n'indique qu'il se soit montré partisan de la manifestation pro
jetée, à laquelle il fut entièrement opposé, comme tout concourt à le démontrer. Au
contraire, la participation des Girondins à cette journée du 20 juin est évidente, et
elle s'explique admirablement. Un mouvement populaire pouvait leur rendre le
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 145

ministère, ou tout au moins les venger; ils s'attachèrent donc à donner à ce mouve
ment une direction de nature à contenter leur ambition et leurs rancunes.
Ils avaient essayé de circonvenir Chabot, et, durant huit jours, leurs émissaires
avaient parcouru les faubourgs. Tandis que la démo
cratie tenait ses assises chez le brasseur Santerre, la
Gironde tenait les siennes dans le salon de madame Ro
land, où s'étaient rassemblés Guadet, Brissot et leurs
amis. Rappel des ministres, telle était, à leurs "
yeux, la signification du mouvement, et tel |
fut le mot d'ordre donné par eux. Voilà bien |
pourquoi Robespierre refusa de prê
ter les mains à une manifestation |
dont une coterie prétendait tirer
parti. Voilà pourquoi, averti
par Chabot, il s'était élevé, l

aux Jacobins, contre une |


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Journée du 20 juin. Fédérés portant une pièce de canon dans le grand escalier des Tuileries.

insurrection partielle dont les conséquences lui paraissaient pouvoir être dange
reuses pour la liberté. Il craignait qu'on ne fournît au gouvernement le prétexte
de calomnier la cause du peuple. Nous verrons, en effet, quel admirable parti la cour
aurait pu tirer de cette insurrection avortée, si elle n'en avait pas, comme à plaisir,
compromis le bénéfice par ses fautes. Robespierre prévoyait bien que, dans l'élat
de crise où l'on se trouvait, une insurrection éclaterait d'un moment à l'autre; mais
il la voulait formidable, décisive, de nature à amener le triomphe complet de la

TOME II. 84
146 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Révolution, dût le trône voler en éclats, et non pas seulement propre à satisfaire cer
taines vanités froissées, et à permettre à quelques ambitieux de reprendre possession
du pouvoir. Ayant rencontré Chabot dans la journée du 19, il l'engagea fortement
à se rendre au faubourg Saint-Antoine pour éclairer les habitants sur le but de la
démarche à laquelle on les conviait. Chabot courut au faubourg, harangua le peuple
dans l'église des Quinze-Vingts; mais il était trop tard; sa harangue n'eut aucun
succès. On disait de toutes parts : Nous sommes suivis de Pétion ; Pétion le veut,
Pétion est avec nOuS.
La popularité du maire de Paris aida à merveille les Girondins. Nous avons dit
déjà comment, après avoir suivi si longtemps la même ligne politique que Robes
pierre et avoir bravement combattu avec lui, il en était venu, involontairement
peut-être, subissant lui aussi l'ascendant du pouvoir, dont une petite portion était
entre ses mains, à pencher du côté des hommes en possession de ce pouvoir. Il
n'était pas d'avances, du reste, qu'on ne lui eût faites; et, tandis que les journaux de
Brissot et de Condorcet poursuivaient Robespierre de leurs calomnies, de leurs invec
tives, ils prônaient outre mesure le maire de Paris, grandissaient sa réputation,
espérant bien s'en servir et par elle contre-balancer celle de leur redoutable
adversaire.
A l'époque de la formation du ministère girondin, Robespierre, peu édifié sur la
loyauté des intentions de la cour, avait demandé au maire de Paris, son ami, si cette
nouvelle combinaison ministérielle ne lui était pas suspecte. « Oh ! si vous saviez ce
que je sais ! Si vous saviez qui les a désignés ! » avait répondu Pétion avec un air de
satisfaction remarquable. Robespierre, le devinant, lui avait dit, en riant de sa bonne
foi : « C'est vous peut-être ? — Hem ! hem ! » s'était contenté de répondre le maire
en se frottant les mains. — Or voici ce qui s'était passé. Quelques jours avant la nomi
nation des ministres de son choix, Brissot, voulant avoir l'air de témoigner à son
compatriote Pétion beaucoup de condescendance, était allé le voir à la mairie et lui
avait dit : « Qui nommerons-nous ministres ! Roland, Clavière ? Ils sont bons, les
voulez-vous? — Parbleu, oui... Roland, Clavière ! Oh! mais savez-vous que cela
serait délicieux ! Qu'on les nomme, » s'était empressé de répondre Pétion ; — et il
était resté convaincu, au dire de Robespierre, que le ministère était son ouvrage.
C'est pourquoi il se montra tout disposé à favoriser, par son inaction au moins, un
mouvement destiné à provoquer le rappel des ministres ; et quand, un peu plus tard,
on lui reprocha le peu d'efforts qu'il avait tenté pour comprimer ce mouvement, il
répondit en se félicitant de ce qu'aucune blessure n'avait été reçue au milieu de
cette grande fermentation, et il fit, de cet heureux résultat, un titre de gloire à la
municipalité.
On connaît les incidents variés de la fameuse journée du 20 juin : la plantation du
mai sur la terrasse des Feuillants ; le défilé du peuple au milieu de l'Assemblée
nationale; l'envahissement du château ; la longue humiliation de la famille royale :
tout cela, nous n'avons pas à le raconter ici. L'imposante manifestation fut loin
d'avoir le caractère sombre et farouche que lui ont prêté les écrivains de la réaction ;
rarement, au contraire, on vit une telle masse de population en armes se ruer sans
causer plus de trouble et de ravage. Le peuple s'était contenté de demander, sous
une forme qui n'était plus, il est vrai, celle du respect auquel depuis tant de siècles
la monarchie était habituée, l'exécution loyale de la Constitution et la sanction des
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 147

décrets; puis, la nuit venue, il s'était retiré paisiblement aux cris mille fois répétés
de Vive la Nation ! Les Girondins crurent avoir atteint leur but. Le soir même, aux
Jacobins, un de leurs orateurs se vanta d'avoir dit au roi : « Le peuple veut que vous
rappeliez des ministres qui ont sa confiance ; » et, le lendemain, Brissot publiait dans
son journal ces lignes significatives : « Le peuple devoit une réponse à la lettre de
M. Lafayette, il l'a faite aujcurd'hui. Ce général accusoit l'insignifiance du ministère
patriote qu'on vient de renvoyer. Le peuple, qui ne se laisse pas diriger par l'in
trigue, est venu demander lui-même justice de ce renvoi, que sous le despotisme on
ne se seroit pas permis impunément. » Mais les Girondins se trouvèrent complé
tement déçus ; ils n'obtinrent rien de ce qu'ils espéraient. La cour ne fit aucune
concession, et, comme le redoutait Robespierre, ce mouvement faillit devenir fatal à
la liberté. On vit, en effet, redoubler l'audace de tous les ennemis de la Révolution ;
et, en cette occasion, les partisans absolus de l'ancien régime donnèrent la main aux
Feuillants, considérant le rétablissement du despotisme comme une conséquence
inévitable de la journée du 20, dont les journaux royalistes publièrent une relation
mensongère, dans le but d'irriter contre la Révolution tous les esprits tièdes et incer
tains. -

Le roi lui-même, dans une proclamation, donna à entendre que sa vie avait été
menacée, que les organisateurs du mouvement avaient obéi à une pensée de meurtre
et de pillage. Le directoire du département de Paris, s'enfonçant de plus en plus
dans les voies de la réaction, jugea qu'il y avait lieu de poursuivre juridiquement les
fauteurs de la journée du 20 juin et les magistrats qui ne l'avaient pas empêchée; il
alla jusqu'a prononcer la suspension de Pétion et de Manuel.
Robespierre, avons-nous dit, n'avait pas approuvé la manifestation, prévoyant
bien, avec sa perspicacité ordinaire, quel en serait le fâcheux dénoûment. Toutefois,
dans les circonstances critiques où l'on se trouvait, et voyant la cour chercher à
tourner cet événement contre la liberté, il se garda bien de blâmer hautement ce
qu'il appelait la procession armée du 20 juin. Il essaya, au contraire, de la justifier,
sacrifiant son opinion personnelle au désir de servir la cause populaire ; et, un peu
plus tard, il put dire à Pétion, sans crainte d'être démenti, en rappelant le souvenir
d'un mouvement auquel il s'était opposé pour sa part : « Personne plus que moi ne
vous a défendu alors d'une manière plus publique et plus loyale contre toutes les
tracasseries qu'il vous attirait. »

Tandis que les partisans de la cour songeaient à tirer profit du mouvement popu"
laire soulevé, en partie, par les rancunes de la Gironde, Robespierre continuait dans
son journal la guerre contre le général assez téméraire pour avoir jeté un audacieux
défi à la Révolution. Non content d'avoir parlé en maître à l'Assemblée nationale,
Lafayette avait écrit au roi pour l'encourager « dans sa résolution généreuse de
défendre les principes constitutionnels ». Or on ne savait que trop ce que cela voulºi"
148 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

dire dans la bouche des meneurs feuillants. Ces lettres à l'Assemblée et au roi inspi
rèrent à Robespierre une deuxième philippique, dans laquelle, prenant le général
corps à corps, pour ainsi dire, il discuta chacune de ses phrases, la Constitution à la
main. « Sommes-nous déjà arrivés, s'écriait-il en commençant, au temps où les
chefs d'armée peuvent interposer leur influence ou leur autorité dans nos affaires
politiques, agir en modérateurs des pouvoirs constitués, en arbitres de la destinée
du peuple ? » En était-ce donc fait déjà de la liberté, si, renouvelant, avec plus
d'autorité, l'usage des remontrances parlementaires, un général se permettait de
critiquer les actes législatifs, d'adresser une sorte de mercuriale à la représentation
nationale, et s'occupait, selon ses intérêts, à créer, à chasser, à louer ou à diffamer
des ministres, aux ordres desquels pourtant la loi lui imposait le devoir rigoureux
d'obéir ? Séyait-il bien à Lafayette de traiter d'équivoque et de scandaleuse l'existence
d'un de ces ministres à l'élévation desquels il avait travaillé, lui qui, après avoir
flatté tous les partis, se mettait audacieusement au-dessus des lois? Il reprochait à
l'Assemblée de n'avoir pas assez respecté la prérogative royale, les droits des
citoyens, la liberté religieuse, c'est-à-dire qu'il attaquait par là les décrets rendus
contre les émigrés et les prêtres réfractaires.
De quel droit s'arrogeait-il ainsi la mission de régenter les représensants du
peuple, donnant aux uns le titre de factieux, décernant aux autres un brevet de
patriotisme et de sagesse ? Pourquoi ne pas le nommer de suite le législateur unique
du peuple français ? « Vous intriguez, vous intriguez, vous intriguez! lui disait Robes
pierre. Vous êtes digne de faire une révolution dans une cour, il est vrai; mais
arrêter la révolution du monde, cette œuvre est au-dessus de vos forces. » Montrant
la France menacée au dehors et agitée au dedans, Lafayette, dans sa lettre, avait
fortement engagé la nation à résister aux rois coalisés contre elle, sous peine d'être
la plus vile nation de l'univers, comme si le pays avait un instant douté de son
propre courage et de sa propre puissance. Mais cette coalition des rois, cette agitation
intérieure n'étaient-elles pas dues aux mêmes causes ? N'étaient-ce pas les mêmes
hommes implacables qui poussaient l'étranger à déchirer le sein de la France en lui
cherchant des alliés au dedans, en faisant appel à toutes les mauvaises passions, en
soulevant contre la Révolution tous les intérêts froissés, toutes les convoitises,
toutes les ambitions ? Voilà les traîtres, disait Robespierre, les fictieux qu'aurait dû
dénoncer Lafayette; loin de là, le général semblait les prendre sous sa protection,
car son langage ressemblait fort à celui de la cour d'Autriche.
Et que signifiait cette affectation de dire : Mes soldats, ma brave armée ? Était-ce un
procédé d'intimidation ? Ah ! si les soldats français étaient disposés à le suivre avec
empressement pour vaincre les Autrichiens, ils ne le seconderaient jamais dans ses
desseins contre la Représentation nationale protégée par le peuple d'où sortaient ces
soldats au nom desquels il prétendait parler. L'événement prouva, un peu plus tard,
à quel point Robespierre avait raison. Lafayette s'en prenait surtout à ce qu'il
appelait la faction jacobite, désignant ainsi la Société des Amis de la Constitution à
laquelle il avait appartenu ; et, dans cette même épître où il enjoignait à l'Assemblée
nationale de maintenir scrupuleusement les principes constitutionnels, il l'invitait à
décreter la destruction des sociétés patriotiques, oubliant que l'existence de ces
sociétés était l'exercice d'un droit formellement reconnu par la Constitution. Il avait
Sans cesse dans la bouche ces mots de Liberté et de Constitution ; mais ce langage
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 149

était un jargon insignifiant ou insidieux dicté par l'intérêt personnel, puisque


Lafayette semblait ne reconnaître dans la Constitution que tout ce qui pouvait servir
la tyrannie. Il reprochait aux sociétés patriotiques la publicité de leurs séances,
comme si ce n'était pas là au contraire une garantie de sécurité, comme si l'on
pouvait conspirer contre les intérêts généraux sous l'œil même du public.
Ah! lui disait avec raison Robespierre, en faisant allusion aux comités mystérieux
où s'élaboraient les lettres de la nature de celle que le général avait adressée à
l'Assemblée législative, oseriez-vous prendre le peuple pour confident de vos senti
ments et de vos pensées ? Sans doute des intrigants avaient pu se faufiler au sein des
sociétés patriotiques, et Robespierre ne prétendait pas que jamais idée absurde n'y eût
été émise; mais chez un peuple dont l'éducation avait été celle du despotisme, était
il possible d'exiger que toutes les assemblées de citoyens fussent composées de
Socrates et de Catons? Et comment, à Paris, séjour de toutes les intrigues, empêcher
la cour ou ses partisans d'y introduire des émissaires chargés de semer le trouble et
la discorde, d'énoncer de ces propositions ridicules qui servent de prétexte à calom
nier le patriotisme ? « Personne, je l'avoue, continuait Robespierre, n'est blessé plus
que moi de ces difformités ; personne n'est moins porté, par goût, à fréquenter les
nombreuses assemblées. Mais qu'en général l'amour du bien public y domine ; que
la grande majorité soit pure, également ennemie du désordre et de la tyrannie ;
qu'elle applaudisse avec transport à toutes les maximes honnêtes, à tous les projets
utiles; qu'elle repousse avec indignation toutes les manœuvres coupables : que,
depuis le commencement de la Révolution, les sociétés patriotiques aient été l'écueil
de toutes les conspirations tramées contre le peuple, les plus fermes appuis de la
liberté et de la tranquillité publique, ce sont des vérités qui ne furent jamais con
testées que par l'extravagance aristocratique ou par la perfidie ambitieuse. Eh !,s'il en
était autrement, si les ennemis cachés ou déclarés de la patrie pouvoient régner au
milieu d'elles, loin de les poursuivre, ils les protégeroient, et toutes les calomnies
absurdes dont elles sont l'objet se changeroient en un concert de louanges. » Était-il
loyal d'attribuer à tous les bons citoyens les erreurs de quelques individus ? N'était
ce point là le fait d'un ennemi de la patrie ? -

On reproche aux sociétés patriotiques d'avoir fomenté tous les désordres, poursui
vait Robespierre. Étaient-ce elles qui avaient déchaîné les prêtres séditieux, les
émigrés armés contre la patrie, les conspirateurs, les fripons et les traîtres? On leur
reproche d'être une secte à part dans l'État, d'usurper les pouvoirs du peuple, de
tyranniser l'opinion : banale et éternelle accusation de tous les fonctionnaires, de tous
les partisans du despotisme contre les citoyens investis de la confiance populaire.
Mais que dire des généraux qui parlaient en maîtres à l'Assemblée nationale? Là,
s'était écrié emphatiquement Lafayette, sans doute en souvenir de la couronne ci
vique décernée, sur sa motion, à son cousin Bouillé, là, les assassins de Desilles
reçoivent des triomphes. Non, répondait Robespierre, réfutant une calomnie encore
ressassée de nos jours, « mais là, les assassins des soldats de Châteauvieux et de tant
d'autres défenseurs de la patrie ont été appréciés. Là on a pensé que l'humanité et la
reconnoissance publique devoient expier, par des hommages rendus à l'innocence
et au patriotisme opprimés, les crimes du despotis ,e, de l'aristocratie, les crimes de
Bouillé et les vôtres. Là on sait que ce que vous appelez l'assassinat de Desilles est
un événement fortuit, étranger aux soldats immolés par la rage liberticide des enne
150 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

mis du peuple, qui ne peut être imputé qu'aux chefs perfides qui venoient les
massacrer de sang-froid, une calomnie inventée pour faire oublier l'assassinat plus
réel de tant de victimes intéressantes... Non pas à vos yeux, ni à ceux de vos pareils,
mais à ceux des hommes justes et sensibles... Vous, on vous permet de gémir Sur
les héros de l'aristocratie, laissez-nous pieurer sur les héros de l'infortune et du
civisme. » Il continuait ainsi à discuter avec une logique inflexible chacune des
phrases de la lettre de Lafayette, et, après avoir insisté sur la singulière conformité
existant entre le langage de ce dernier et celui de Léopold, d'où l'on pouvait conclure,
à n'en plus douter, que le manifeste impérial avait été fabriqué dans le cabinet des
Tuileries, il engageait le général à dissiper l'armée autrichienne, au lieu d'attaquer
les patriotes et de s'essayer au rôle de dictateur avant d'avoir vaincu. Puis, s'adres
sant aux membres de l'Assemblée nationale, il leur demandait s'ils voulaient
devenir les jouets de l'ambition ou du despotisme en faisant imprimer la lettre
d'un factieux, ou resteries représentants de la nation française. En vain craignait-on
de se priver d'un général; mille autres, à la place de celui-ci, auraient déjà vaincu,
non pour la cour, mais pour la patrie et pour la liberté. L'Assemblée n'avait qu'un
mot à prononcer, sûre de voir aussitôt accourir le peuple autour d'elle. « Avertissez
solennellement la nation, » lui disait Robespierre; et, comme pour provoquer le
décret fameux qui bientôt allait développer dans tous les cœurs l'enthousiasme de la
liberté et porter le patriotisme à un degré d'exaltation auquel aucun peuple n'avait
atteint jusque-là, il ajoutait : « Annoncez aux départements que la liberté, que
l'Assemblée nationale est en danger; appelez à vous les François et la liberté, la patrie
est sauvée ; votre existence même est à ce prix.»
Il n'eût pas voulu, à la place de Louis XVI, de l'humiliant patronage d'un officier
se croyant assez puissant pour devenir l'arbitre de la Révolution. « Celui qui est
assez fort pour me protéger, aurait-il dit au général, le seroit bientôt assez pour me
nuire. J'aime mieux dépendre de mon devoir et des lois que de celui que j'ai
compté au nombre de mes courtisans. » Mais, au moment où Robespierre achevait de
tracer ces réflexions, Lafayette, accumulant faute sur faute, arrivait inopinément à
Paris et se présentait à la barre de l'Assemblée. Qu'il ait cédé à un mouvement che
valeresque en quittant son armée, à la nouvelle des événemeuts du 20 juin, pour
venir au secours de la royauté menacée, on ne peut le nier; mais c'était une souve
raine imprudence. En croyant renforcer le trône du poids de son nom et de son
autorité, il allait continuer à précipiter sa chute; et quand il parlait d'un ton de
menace à l'Assemblée nationale, la main appuyée sur la garde de son épée, il donnait
à Robespierre le droit de demander si le peuple français avait abattu le despotisme
de la cour « pour subir celui du sieur Lafayette ».

VI

En arrivant à Paris, Lafayette se rendit chez La Rochefoucauld, président du direc


toire du département, lequel était, comme on sait, presque entièrement composé de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 151

Feuillants (Talleyrand, Beaumetz qui servait à la fois d'aide de camp et de secrétaire


au général). Après avoir concerté avec ses amis du directoire les meilleures mesures
à prendre pour tirer parti, dans l'intérêt de la cour, de la manifestation du 20 juin,
Lafayette alla se présenter à l'Assemblée. C'était le 28 juin. Admis à la barre, il y
prononça une courte allocution, d'une jactance un peu ridicule, par laquelle il in
vitait l'Assemblée nationale à détruire la Société des Amis de la Constitution, et à
ordonner que les auteurs du mouvement du 20 juin fussent poursuivis comme cri
minels de lèse-nation. Nul doute qu'il ne rangeât, dans sa pensée, Robespierre au
nombre de ces factieux dont il réclamait si impérieusement la punition. Cependant
l'opposition de Robespierre à la manifestation du 20juin était trop connue pour qu'il
fût possible de le rendre responsable de faits blâmés d'avance par lui, et il n'était pas
homme à dissimuler son opinion. « Je puis m'expliquer librement sur ce rassemble
ment, dit-il lui-même dans un nouvel article sur la tactique du général Lafayette, j'ai
assez prouvé mon opposition à cette démarche par des faits aussi publics que mul
tiples. Je l'ai regardée comme impolitique et sujette à de graves inconvénients. » Or
l'événement venait précisément lui donner raison, justifier ses craintes. En effet, ce
mouvement, sans aucun profit pour la cause de la Révolution, fournit à ses ennemis
un prétexte de l'attaquer avec violence, et Lafayette ne manqua pas de l'invoquer
pour expliquer sa présence à Paris. En voyant tous les adversaires de la liberté se
faire de cette journée du 20 juin un argument contre tous les patriotes, Robespierre
prit en main la cause de ceux dont il n'avait pas approuvé le zèle inconsidéré, et il
s'attacha à démontrer que l'extravagance aristocratique avait pu seule concevoir
l'idée d'incriminer cette manifestation comme une insurrection populaire, comme un
attentat contre la liberté et contre les droits de la nation.

La démarche insolite de Lafayette, sa présence à la barre de l'Assemblée, son


attitude hautaine, sa prétention mal justifiée de parler au nom de l'armée, auraient
dû, ce semble, exciter parmi les représentants du peuple une explosion unanime de
murmures et de colères : il n'en fut rien; les honneurs de la séance furent accordés
au général, et il traversa la salle au milieu des applaudissements réitérés d'une partie
de l'Assemblée. Alors Guadet, d'un ton ironique : « Au moment où la présence de
M. Lafayette à Paris m'a été annoncée, une idée bien consolante est venue s'offrir à
moi : ainsi, me disais-je, nous n'avons plus d'ennemis extérieurs, les Autrichiens
sont vaincus... » Mais quelle illusion ! la situation était toujours la même ; comment
donc Lafayette se trouvait-il à Paris ? De quel droit ? Quels motifs l'amenaient ? pour
suivait l'ardent Girondin. Pour quitter son poste, était-il au moins muni d'un congé
du ministre? Il fallait interroger ce dernier, afin de savoir s'il avait autorisé le général
à abandonner son armée, et charger la commission extraordinaire des Douze de pré
senter le lendemain un rapport sur le danger de permettre à des chefs de corps
l'exercice du droit de pétition. Mais, nous l'avons dit, l'esprit feuillant animait au
fond la majorité de l'Assemblée; elle écarta la motion de Guadet, et décréta une
enquête sur les causes des menées perturbatrices dénoncées par Lafayette. Par ce
vote impopulaire, elle se déconsidéra dans l'esprit de la nation, prouva qu'il n'y avait
pas à compter sur elle pour arracher à la réaction, déjà sûre de son triomphe, les
destinées de la Révolution, et perdit en un instant le bénéfice de l'appui que lui avait
récemment prêté Robespierre, qui tout à l'heure encore, en soutenant une dernière
152 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

lutte afin de consolider la Constitution dans le sens révolutionnaire, avait présenté


l'Assemblée nationale comme l'ancre de salut de l'État.
Et de fait, était-il quelque chose de plus étrange, de plus alarmant que de voir un
général, chargé de la défense du territoire, correspondre de son camp avec les intri
gants qui, à Paris, circonvenaient la cour, et, au lieu de se consacrer tout entier à la
réparation de revers dont la France avait été douloureusement émue, quitter brusque
ment son armée, dans l'intention d'influencer par sa présence l'Assemblée natio
nale et de lui dicter des lois ? En quel pays, chez quel peuple une pareille con
duite serait-elle tolérée? Que deviendrait la liberté d'une nation, s'il était permis
à des généraux de parler en maîtres à ses représentants? Quand de teIles choses ne
sont pas immédiatement et sévèrement réprimées, un peuple est bien près de tomber
dans la pire de toutes les servitudes. Et quel moment choisissait Lafayette pour venir
à Paris afficher des airs de dictateur ? Celui où, par suite d'ordres perfides, nos
troupes abandonnaient précipitamment les villes de la Belgique qu'elles avaient occu
pées, et se repliaient sur Lille, livrant à la fureur des Autrichiens une population
coupable d'attachement à la France; où, sur les bords du Rhin, nos places laissées
sans défense, malgré les réclamations des patriotes, se trouvaient ouvertes à l'armée
prussienne; où, à l'intérieur, la trahison tenlait les bras à l'émigration. Voilà ce que
ne manqua pas de rappeler Robespierre, en émettant quelques réflexions sur la ma
nière dont on faisait la guerre. Il y avait, selon lui, deux sortes de guerre : celle de
la liberté et celle du despotisme. Depuis l'ouverture des hostilités, la seconde
seule avait été pratiquée. On consumait les forces de la nation dans de petits com
bats insignifiants, au lieu de tomber comme la foudre sur l'ennemi et d'envahir réso
lûment son territoire. Pendant ce temps, les factions s'agitaient au-dedans; les
aristocrates de l'intérieur correspondaient avec ceux du dehors; les conspirations se
développaient, et le patriotisme proscrit était à la veille de disparaître devant le
despotisme militaire.
Quelle différence avec la guerre de la liberté ! continuait Robespierre. Plus de tra
hisons, plus de defiances alors, parce que le peuple a mis sous ses pieds tous ses
oppresseurs. La nation tout entière se lève et marche sous les ordres de chefs choisis
par elle parmi les plus zélés défenseurs de la cause populaire. Poursuivant un but
sublime, elle est invincible dans ses attaques soudaines et irresistibles : les tyrans
pâlissent bientôt sur leurs trônes ébranlés, et ne tardent pas à désarmer sa colère en
demandant la cessation d'hostilités qu'ils ont eux-mêtnes provoquées. Mais cette
guerre de la liberté, si bien décrite, nous n'en serons témoins que le jour où la
royauté aura disparu du sol français; où, véritablement en possession d'elle-même,
la France pourra, d'un vol plus libre, s'élancer vers ses destinées glorieuses. En at
tendant, sûrs de la victoire, tous les ennemis de la Révolution accusaient le peuple
de stupidité; et, le jugeant indigne de la liberté, suivant leur langage ordinaire, les
tyrans l'engageaient à renoncer à cette chimère. « Non, répondait Robespierre, ce
n'est pas le peuple qui est stupide, c'est vous, qui êtes également perfides et cruels ,
et si le peuple français n'avait pas assez de vertu pour se sauver lui-même, j'oserois
encore me reposer de son salut sur l'excès de vos crimes; si mes concitoyens étoient
assez lâches ou assez imbéciles pour fermer l'oreille à la voix de l'honneur et de la
vérité, je m'adresserois aux hommes libres de toutes les nations. » Par quelle inconsé
quence, ajoutait-il, avait-on confié à des nobles le soin de défendre la cause de l'éga
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 153

lité? Aujourd'hui l'on recueillait les fruits de cette confiance aveugle : car on voyait
les patriciens en foule déserter leurs postes et passer à l'ennemi pour combattre contre
nous.Toutefois la cause de la liberté était impérissable à ses yeux, et l'heure de son
triomphe, il la croyait moins éloignée que peut-être ne le supposaient ses furieux ad
versaires. « Peuples, s'écriait-il en s'adressant à toutes les nations, dans un langage
que nous ne saurions nous dispenser de mettre sous les yeux du lecteur, ne
haïssez point la liberté ! ne détestez que ses oppresseurs, et que leurs forfaits mêmes
vous apprennent à la chérir davantage. C'est sa beauté divine qui a excité la rage des
monstres qui osent lasouiller.Jamais les tyrans ne commirent des crimes aussi lâches,
parce que jamais peuple ne fit un si noble effort pour affranchir l'humanité de leur

Le roi buvant à la nation.

joug odieux; il étoit arrêté que cette période de l'existence des sociétes devoit à la
fois enfanter et la morale la plus pure et les plus abominables forfaits. L'univers est
encore dans les douleurs de l'enfantement de la liberté. Tous les vices qui oppri
moient les nations ont rugi aux premiers symptômes qui présageoient sa naissance, et
ils se liguent tous pour l'étouffer dans son berceau. » On avait fait des lois excellentes,
c'étaient les seules qui ne fussent pas exécutées. Avec quelle dérision les hypocrites,
les intrigants osaient parler de la sainteté des lois ! Inexorables pour les faibles oppri
més ou le patriotisme égaré, ils étaient pleins d'indulgence et de tendresse pour les
grands conspirateurs et les coupables puissants. Observateurs des lois qui consa
craient les derniers vestiges de l'ancienne servitude, ils foulaient aux pieds celles qui
devaient régénérer les mœurs et fonder la liberté. Factieux enfin, on les (entendait
sans cesse déclamer contre les factions. Mais la liberté finirait par triompher de tous
ses ennemis, Robespierre le promettait à ses concitoyens, il le jurait par les forfaits
de la tyrannié, par la Déclaration des droits de l'homme solennellement ' proclamée

TOME II. 85
154 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

et insolemment violée, par les calamités de vingt siècles qu'on avait à expier, par les
aïeux à venger, par la postérité à affranchir.
Etrange méthode de faire la guerre, qui obligeait un général à plus se servir de
chevaux de poste que de chevaux de bataille, continuait l'inexorable journaliste, en
revenant à Lafayette dans un nouvel article. Était-il au château des Tuileries, à
Paris, à la campagne, ou s'était-il décidé à retourner à Maubeuge ? Autant de ques
tions peu faciles à résoudre. Ainsi le but de la guerre, ce n'était pas de chasser les
Autrichiens de la Belgique, d'affranchir Bruxelles, de réprimer les factieux de
Coblentz et de défendre les frontières; non, c'était de réduire Paris, de dompter les
patriotes de l'Assemblée nationale et de la capitale. Le véritable quartier général
n'était pas au camp retranché devant Maubeuge, mais dans le palais des Tuileries ;
et le roi de Prusse, le roi de Hongrie semblaient moins à craindre pour la France que
la municipalité parisienne et les sociétés des Amis de la Constitution.
Or nous savons aujourd'hui, par les documents les plus certains, qu'après avoir
vainement essayé de soulever une partie de la garde nationale pour accomplir une
espèce de coup d'État, Lafayette, de retour dans son camp, avait organisé un
véritable complot militaire ayant pour but de transporter la cour à Compiègne, afin
de lui rendre toute sa liberté d'action. Dans le cas où il n'eût pas été possible au roi
de sortir de Paris, l'armée aurait immédiatement marché sur la capitale.
La conduite de Lafayette paraissait sans doute aux royalistes digne de tout éloge,
elle était envisagée par eux comme un acte de dévouemcnt; mais au point de vue
révolutionnaire, c'était une trahison, dans toute la force du terme. Était-il possible
de ne pas s'étonner de la conformité de langage existant entre le manifeste
de Léopold, qui avait tant indigné les esprits, et la lettre du général ? Ah ! disait-on,
il avait pu sans inquiétude abandonner son armée, puisque les Autrichiens étaient
ses véritables alliés et poursuivaient le même but. En regard du manifeste impérial,
Robespierre plaça les principaux passages de la lettre de Lafayette. Rien de plus
accablant que ce parallèle. « Quelle conformité de vues et de langage ! » s'écriait
Maximilien, « entre les ennemis du dedans et ceux du dehors ! Est-ce notre liberté
que M. Lafayette veut attaquer ? Point du tout ; il veut rétablir l'ordre et la tranquil
lité; il veut anéantir la tyrannie des sociétés patriotiques et faire respecter l'autorité
royale. Pourquoi les monarques autrichiens nous ont-ils menacés? Pourquoi nous
font-ils la guerre ? Est-ce pour renverser notre constitution et pour nous donner des
fers ? Non, c'est pour notre bien ; c'est pour protéger l'autorité constitutionnelle du
roi, et la nation elle-même contre ces mémes factieux, contre ces clubs que M. Lafayette
vous dénonce, avec eux, comme les auteurs de tous les désordres. Détruisez les clubs,
réprimez les factieux ; respectez et perfectionnez la Constitution selon les vues de
M. Lafayette et des princes autrichiens, et vous aurez la paix. Et vous voulez que M. La
fayette fasse la guerre aux Autrichiens ! Et pour quel motif?Avons-nous de meilleurs
amis, des précepteurs plus sages que les rois de Prusse et de Hongrie ? Lafayette
dira-t-il qu'ils attentent à notre indépendance? Mais quand on est d'accord au fond,
peut-on être si scrupuleux sur les formes ? Eh ! lui-même ne s'est-il pas élevé au
dessus de toutes les lois?Ne donne-t-il pas des ordres au nom de l'armée ? Ne foule
t-il pas aux pieds l'indépendance de l'Assemblée nationale, la liberté du peuple et la
Constitution ? » Le manifeste de Léopold avait été précisément le motif de la déclara
tion de guerre; comment donc supporter plus longtemps, à la tête d'une armée
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 155

destinée à agir contre l'Autriche, un général dont la conduite envers la Révolution


était de tous points semblable à celle des rois de Prusse et de Hongrie, et qui était
mille fois plus coupable, puisqu'il paraissait tout disposé à tourner contre cette
Révolution l'épée dont il était armé pour la soutenir ? N'était-il pas aujourd'hui
l'âme de ce parti de la cour et de l'aristocratie, par lequel les patriotes étaient présentés
comme une faciion qu'on appelait tantôt républicaine, tantôt jacobite, à laquelle on
imputait tous les maux dont la cour et l'aristocratie étaient les seules causes ? Ainsi
comme la noblesse, comme les prêtres séditieux, comme les puissances étrangères,
il prétendait accabler le peuple, et, tout en protestant hypocritement de son amour
pour la Constitution, il ne demandait rien moins que son anéantissement. C'était donc
le plus dangereux des ennemis de la nation française, puisque, chargé de la défendre,
il ne s'occupait qu'à la diviser et à comploter contre sa liberté. C'était le plus coupable
de tous les traîtres, disait Robespierre en terminant, etil dèvait être exemplairement
puni, si les représentants du peuple n'étaient pas les plus lâches des hommes.

VII

Un jour, bien longtemps après les années orageuses dont nous écrivons l'histoire
émouvante, il fut donné au général Lafayette de voir sortir des barricades de 1830
cette constitution abâtardie qu'il rêvait en cette année 1792, et pour laquelle, de
connivence avec ses amis les Feuillants, il ne craignit pas de conspirer la ruine de
l'édifice si laborieusement élevé par l'Assemblée constituante. Eh bien ! quand il eut
vu à l'œuvre cette royauté qu'il avait appelée, dit-on, la meilleure des républiques,
et qui n'était en réalité ni la monarchie ni la république; quand il eut vu fonctionner
ce système de gouvernement qu'au temps de sa jeunesse il avait si souvent entendu
flétrir par Robespierre, cette oligarchie bourgeoise où le génie, le talent, la vertu
n'étaient comptés pour rien dans l'État, il se sentit pris d'un amer dégoût, et passa,
pour n'en plus sortir, dans le camp de l'opposition radicale. Ah ! noble et généreux
esprit qui éprouvâtes un tel désenchantement en présence de cette royauté après
laquelle vous aviez tant soupiré jadis, vous qui, sur le soir de votre vie, avez
compris enfin qu'à votre pays il fallait des institutions purement démocratiques,
n'avez-vous pas éprouvé un long remords d'avoir combattu avec tant d'obstination
ces glorieux patriotes de 1792, dont la vie fut un dévouement absolu à la démo
cratie? Et une voix secrète ne vous reprocha-t-elle pas d'avoir, par vos manœuvres
impolitiques et inconstitutionnelles, contribué à pousser la Révolution dans la voie
des répressions sanglantes et implacables ?
Tandis qu'avec sa vigilance accoutumée Robespierre dénonçait les menées et les
intrigues feuillantines, et, soldat d'avant-garde, défendait courageusement la liberté
menacée, que faisaient les Girondins, anciens alliés de La Fayette ? Nous les avons
vus longtemps se porter les garants du patriotisme du général ; et quand enfin ses
tendances contre-révolutionnaires se furent manifestées trop clairement pour qu'on
pût douter de ses intentions perfides, nous avons entendu Brissot, répondant à
156 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Robespierre, traiter son ancien client comme un homme sans conséquence, inca
pable de jamais tenter la moindre démonstration contre les lois constitutionnelles.
Or, aujourd'hui il recevait un démenti formel. Le premier mouvement chez lui et
chez ses amis fut une sorte de stupéfaction. Le journaliste Robert, avec qui nos lec
teurs ont déjà fait connaissance, crut devoir, le 24 juin, aux Jacobins, témoigner sa
surprise de ce que Brissot et Condorcet n'étaient pas encore venus s'expliquer sur le
compte du général. Cependant le 18juin, à l'Assemblée nationale, Guadet, on l'a vu,
avait été l'un des premiers à prendre parti contre lui, et, dès le surlendemain, un de
Ses anciens panégyristes, l'abbé Fauchet, donnait lecture à la Société des Jacobins
d'une lettre adressée en son propre nom à toutes les sociétés populaires et à tous
les citoyens de son diocèse, lettre dans laquelle il développait avec la plus vive
énergie sa nouvelle façon de penser au sujet de Lafayette, et qui était un résumé de
tout ce qu'on avait pu dire de plus fort contre le général. Chénier demanda l'impres
sion de cette lettre et son envoi aux quatre-vingt-trois départements.
Bientôt il n'y eut plus qu'une voix contre Lafayette dans le parti de la Gironde,
voix menaçante et terrible,'car ainsi qu'il arrive toujours, le général se trouva en
quelque sorte plus maltraité par ses anciens défenseurs que par ceux qui, depuis
longtemps étudiant sa marche, l'avaient prudemmentſdénoncé à l'opinion. Le 25juin,
Sillery-Genlis prononça à la tribune des Jacobins un discours d'une excessive vio
lence « contre l'auteur des massacres du 17 juillet. » Intimement lié avec le duc
d'Orléans, Sillery pouvait paraître servir les rancunes de son ami, dont Lafayette
avait été le constant adversaire ; mais le 28, ce fut Brissot lui-même qui prit la
parole. Indigné de la démarche faite, dans la matinée, par le général en personne
auprès de l'Assemblée, il reconnaissait enfin la vérité des accusations lancées par
Robespierre contre ce chef d'armée, rendant ainsi un tardif hommage à la perspica
cité de son adversaire. Lafayette avait levé le masque, disait-il, et sans doute
l'Assemblée nationale aurait le courage de châtier son insolence. Dans tous les cas il
prenait l'engagement de prouver à la tribune de l'Assemblée que ce général était
coupable de haute trahison. A l'en croire, Lafayette était le chef d'un parti ; et le
but de ce parti était de l'ériger en modérateur de l'Assemblée législative, de recons
tituer, sinon la noblesse, au moins quelque chose qui y ressemblât, qui rétablît
l'aristocratie des riches et des propriétaires. C'était bien là, en effet, le but constam
ment poursuivi par les Feuillants. On était loin du temps où l'optimiste Brissot fai
sait un crime à Robespierre de ses défiances, hélas ! trop justifiées aujourd'hui,
comme un aveugle eût reproché à son voisin clairvoyant d'affirmer la lumière,
inaccessible à ses yeux. En terminant son discours, au milieu d'universels applau
dissements, le chef de la Gironde eut sans doute conscience de ses torts envers
Robespierre, dont à présent il était, pour ainsi dire, l'écho; et, pris de remords, il
conjurait la société d'oublier toutes les haines, déclarant, quant à lui, que du plus
profond de son cœur il jetait un voile sur le passé. Cette déclaration était-elle sin
cère ? La conduite ultérieure de Brissot nous donne bien le droit d'en douter. Ce noble
appel à la concorde, plusieurs fois déjà Robespierre l'avait adressé en vain ; cette
fois encore il ne resta pas sourd à ces paroles de paix.
Et cependant, peu de jours auparavant, on avait vu se produire, au sein même de
la Société des Amis de la Constitution, un des effets déplorables des calomnies giron
dines dirigées contre lui. Dans une lettre venue de Bordeaux, où l'on assimilait la
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 157

conduite de Robespierre donnant sa démission de ses fonctions d'accusateur public,


à celle de Rochambeau abandonnant son commandement en présence de l'ennemi, on
exigeait qu'il lui fût demandé compte de cette démission. Comment ne pas reconnaître
dans cette lettre insidieuse l'esprit du comité de correspondance, où dominaient les
créatures de la Gironde ? La Société, jugeant que cette lettre calomnieuse avait été
écrite dans le but de jeter le trouble dans son sein, avait dédaigneusement refusé de
l'entendre tout entière. Ce n'en était pas moins là pour Robespierre un nouvel indice
de l'acharnement de ses adversaires. Toutefois, mettant les intérêts de la patrie au
dessus des rancunes privées, il ne crut pas devoir repousser la proposition pacifique
de Brissot, et, montant à la tribune après lui, il prononça ces belles paroles : « Quand
le danger que court la liberté est certain, quand l'ennemi de la liberté est bien con
nu, il est superflu de parler d'union : car ce sentiment est dans tous les cœurs. Quant
à moi, j'ai éprouvé qu'il était dans le mien au plaisir que m'a fait le discours prononcé
ce matin à l'Assemblée nationale par M. Guadet, et à celui que je viens d'éprouver
en entendant M. Brissot. » D'unanimes acclamations accueillirent ces généreuses
paroles, parties d'un cœur bien franc. Mais, hélas ! ce traité de paix, dont l'exécution
eût sans doute assuré le triomphe définitif de la Révolution, ne devait pas tarder à
être déchiré, et l'on verra encore par qui. Ah ! combien coupables, répéterons-nous,
les violateurs du pacte saint, ceux qui ne surent pas étouffer sous l'amour du bien
public et de la patrie menacée les rivalités de parti et les jalousies dont ils étaient
dévorés !
Robespierre reprit ensuite à son tour l'acte d'accusation de Lafayette. En aban
donnant son armée pour paraître à la barre de l'Assemblée, après avoir insulté par
écrit à la souveraineté nationale, en se montrant inopinément, comme si sa seule
présence eût suffi pour terrasser le patriotisme et la liberté, en insinuant que ceux
qu'il affectait d'appeler ses soldats, sa brave armée, marcheraient à sa voix contre la
capitale, le général avait mis le comble à ses forfaits. Pour l'écraser, il suffisait du
poids de la Constitution : un décret d'accusation rendu par l'Assemblée nationale, en
le livrant à la vengeance des lois, l'enlèverait aux conspirateurs dont il était l'appui,
l'unique espérance; toute autre mesure que le décret d'accusation semblait donc
inefficace à Robespierre. En vain redoutait-on quelque tentativc de la part de l'armée
commandée par Lafayette; à la voix des représentants du peuple, affirmait l'orateur,
les soldats seraient les premiers exécuteurs de la loi ; il en avait pour garants leur
· patriotisme et le respect dont la Constitution était entourée dans toutes les parties de
l'empire. La pusillanimité seule de l'Assemblée nationale serait à craindre, mais il
avait confiance en la majorité; et, se reposant sur elle, il engageait encore ses con
citoyens à se garder de toute insurrection partielle : c'était par la légalité qu'il fallait
vaincre Lafayette et réprimer les complots dont la cessation amèneraitl'établissement
définitif de la liberté. « Lafayette est un traître, un conspirateur, s'écria ensuite
La Source ; Lafayette est un scélérat, voilà mon opinion. »
Au moment où ces rudes paroles sortaient de la bouche d'un des membres in
fluents de la Gironde, le général se disposait à retourner vers son armée, un peu
confus sans doute du résultat de sa démarche, démarche imprudente autant que
coupable, on peut le dire; car, loin de servir la cause royale, elle contribua, d'une
part, à pousser le gouvernement de Louis XVI dans le chemin de réaction qui devait
le conduire à sa chute; de l'autre, à aigrir les patriotes, à les porter aux partis
158 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

extrêmes. Le jour même où Lafayette quitta Paris, il fut brûlé en effigie au Palais
Royal, et le journal de Brissot considéra comme une exécution civique ce simulacre
d'auto-da-fé. En même temps cette feuille insérait un article intitulé Lafayette, tiré
des Révolutions de Paris; c'était une longue, amère et violente censure de la con
duite du général depuis le commencement de la Révolution, et l'on put s'étonner de
le trouver reproduit dans un journal qui, durant si longtemps, s'était montré très
prodigue d'éloges pour l'ancien commandant en chef de la garde nationale.
Avant de partir, Lafayette adressa à l'Assemblée législative une seconde lettre,
dans laquelle il exprimait le regret de ne pouvoir apprendre à ses troupes qu'on eût
déjà statué sur sa pétition. C'était d'une maladresse insigne; de nombreux murmures
de réprobation accueillirent la lecture de cette nouvelle lettre, mais ce fut tout; et
Isnard, avec son impétuosité naturelle, se plaignit en quelque sorte que l'Assemblée
n'eût pas envoyé de sa barre à Orléans ce soldat factieux. Déplorable fut l'effet pro
duit au dehors. Les plus sincères amis du général, dans le parti de la Gironde, rom
pirent tout à fait avec lui. Condorcet lui-même jugea impossible de le soutenir plus
longtemps, et la Chronique de Paris, muette depuis dix jours sur le compte de
Lafayette, se décida enfin à l'attaquer avec fureur, et publia ces lignes : « M. Lafayette
a paru s'étonner de ce qu'à sa voix les sociétés populaires osoient encore subsister,
et de ce que l'Assemblée nationale n'en avoit pas encore prononcé la dissolution.
Que diront donc les honnêtes gens du royaume et l'état-major de son armée, dont il
s'est déclaré l'organe ? Celui qui a voulu imiter Cromwell sera-t-il jugé digne d'en
être tout au plus le valet de chambre? Les murmures, pour ne pas dire les huées qui
ont accompagné cette lettre dont, pour cette fois, M. de Lafayette semble s'être fait
le rédacteur, l'ont déjà mis à lajuste place qu'il doit avoir, et l'opinion publique fera
facilement le reste. » Et le lendemain, dans un article intitulé : Question à faire aux
honnétes gens, la même feuille se demandait, comme si elle se fût inspirée des
derniers numéros du journal de Robespierre, quel était celui du roi de Hongrie ou du
général Lafayette qui attaquait ou défendait la Constitution, quand tous deux se
montraient également ennemis des sociétés populaires ? -

De son côté, Brissot, dans le Patriote françois, ne demeurait pas en reste. A la


nouvelle de l'évacuation du Brabant par nos troupes, il n'hésitait pas à écrire qu'il
faudrait que l'Assemblée nationale fût bien faible si les traîtres qui avaient conseillé
la retraite ne payaient pas de leurs têtes cette trahison. Quelques jours après, comme
le bruit courait que Lafayette était sur le point de revenir à Paris, il s'écriait : « Tant
mieux, il sera plus près d'Orléans. » Enfin, empruntant au Moniteur lui-même une
appréciation très-malveillante dirigée contre le général, la feuille de Brissot rap
pelait que Mirabeau avait pronostiqué qu'incapable d'être le valet de chambre de
Cromwell, Lafayette finirait par être celui du général Monck : elle alla jusqu'à le
traiter de Gilles César, nom sous lequel, paraît-il, le désignaient les plaisants de la
cour. Nous voici loin, bien loin du temps où, prenant le général sous leur égide,
Brissot et Condorcet ne pardonnaient pas à Robespierre de le dénoncer aux Jacobins,
de suivre d'un œil attentif sa démarche tortueuse, de deviner ses desseins perfides.
Quel pas franchi en quelques jours ! A présent on le voyait, comme pour racheter
leur long aveuglement, animés de fureurs qui contrastaient fort avec leur quiétude
passée; mais de tout cela il résultait, pour les observateurs sérieux, qu'en attaquant
Robespierre avec tant de violence et en le poursuivant de si noires calomnies, ils
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 159

avaient cédé aux moins nobles passions, celles de la haine et de l'envie; et la compa
raison entre sa conduite et la leur n'était pas à leur avantage. Eux-mêmes aujourd'ui
ne se trouvaient-ils pas forcés de donner raison à leur adversaire ? C'était leur
condamnation.

VIII

La tentative avortée de Lafayette n'empêcha pas ses amis de continuer leursma


nœuvres contre-révolutionnaires, et, à défaut de l'Assemblée nationale, le directoire
du département de Paris résolut d'agir seul contre les fauteurs de la journée du
20juin. Le 6 juillet, il prit une mesure infiniment grave et grosse de tempêtes, celle
de la suspension provisoire et du renvoi du maire de Paris et du procureur de la
commune devant les tribunaux. Cet arrêté, signé de Larochefoucauld, fut connu le
lendemain; il excita le plus vif mécontentement et détruisit entièrement le bon effet
qu'avait produit une petite scène de réconciliation dont l'Assemblée nationale avait
été le théâtre dans la matinée, sorte de répétition des paroles échangées peu de
jours auparavant aux Jacobins entre Brissot et Robespierre. Sur la proposition de
Lamfourette, évêque de Lyon, d'ensevelir toutes les haines dans un embrassement fra
ternel, et « d'exécrer à la fois la République et le système des deux Chambres, » on
avait vu, suivant l'expression du Patriote françois, la Montagne se précipiter dans la
Plaine, Jaucourt et Merlin, Dumas et Bazire, et une foule d'autres, abjurer leurs
défiances réciproques, et le feuillant Pastoret se jeter dans les bras de Condorcet,
que trois jours auparavant il avait publiquement accusé d'outrager, tous les matins,
la raison, la justice et la vérité. La suspension du maire de Paris et du procureur de
la commune gâta tout. Le soir, quand les membres du directoire se rendirent à l'As
semblée nationale avec les corps municipaux et judiciaires, le peuple se mit à crier
sur leur passage : Rendez-nous Pétion ; à bas le directoire ! Larochefoucauld à
Orléans ! La scène fraternelle dont l'abbé Lamourette avait été l'instigateur passa
pour avoir été concertée entre la cour et lui, et cette réconciliation, qu'un journal
populaire appela la réconciliation normande, fut qualifiée par le peuple de baiser La
mourette et de baiser de Judas.
Robespierre, nous l'avons dit assez, n'avait pas approuvé le mouvement du 20 juin ;
mais en voyant un directoire contre-révolutionnaire s'en servir comme d'un pré
texte pour persécuter les patriotes et suspendre de leurs fonctions le maire et le pro
cureur de la commune, il prit hautement dans son journal la défense des magistrats
municipaux, dont le grand tort, aux yeux des membres du directoire, était de n'avoir
point proclamé la loi martiale contre le peuple de Paris, cette loi de sang inventée
pour assassiner solennellement à coup de fusil ou de canon une multitude de citoyens
sans défense, et que sous l'Assemblée constituante Robespierre avait combattue,
mais en vain, avec tant d'acharnement. C'était un étrange contraste dans l'ordre
social, disait-il avec raison, que de voir, sous l'ère de la liberté naissante, des ma
gistrats issus du suffrage populaire se montrer altérés du sang du peuple, décerner
160 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

des couronnes civiques à ceux qui l'avaient répandu, et lancer des anathèmes
contre ceux qui pouvaient se montrer fiers de l'avoir épargné. « Voilà donc
les honnêtes gens, » s'écriait-il en terminant ; et, après avoir reproché aux
membres du directoire de ne pas revêtir de leurs signatures les arrêtés émanés d'eux,
afin sans doute de pouvoir au besoin en décliner la responsabilité, il ajoutait : « Voilà
les religieux adorateurs des lois ! les apôtres ardents de l'ordre et de la paix ! Voilà
les calomniateurs éternels du peuple et les détracteurs infatigables de tous les bons
citoyens! »
Tout concourait à porter au comble l'irritation des esprits. L'évacuation de la
Belgique, les insurrections organisées à l'intérieur par la noblesse et les prêtres
réfractaires, la suspension du maire de Paris et du procureur de la commune, les
adresses contre-révolutionnaires de quelques directoires de département comme
ceux de Rouen et d'Amiens, adresses qui prouvaient l'entente de ces corps adminis
tratifs avec ledirectoire de Paris, la persistance du roi à opposer son veto à des décrets
populaires, l'imprudente démarche de Lafayette, avaient semé dans l'air des inquié
tudes que la moindre alarme un peu chaude pouvait changer en colères terribles. En
vain les orateurs dévoués au gouvernement essayaient de ramener une confiance trop
fortement ébranlée, les événements leur donnaient un démenti sanglant. Tout en
s'enveloppant encore des formes constitutionnelles, les révolutionnaires ardents
commençaient à comprendre qu'un jour ou l'autre le peuple serait réduit à se sauver
lui-même. Comment, en effet, pouvait-on compter sur la cour ? Là toutes les espé
rances étaient tournées vers la Prusse et vers l'Autriche; pour les défenseurs du
trône, la patrie était à Coblentz. De l'aveu d'une femme dont les révélations ne
sauraient être suspectes, puisque ses Mémoires sont un monument d'amour élevé à
la famille royale, Marie-Antoinette, indiquant la date où serait entrepris le siége de
Lille, et le jour où les Prussiens seraient à Verdun, avait l'assurance qu'avant llIl
mois la Révolution serait terrassée, et la royauté remise sur l'ancien pied.
Cette confiance de la cour avait nécessairement sa contre-partie dans le trouble
dont était saisie la population. Si, d'une part, une adresse couverte de près de huit
mille signatures obtenues à grand'peine demandait la punition des auteurs de la
journée du 20 juin, d'autre part, des députations des sections de Paris réclamaient
avec énergie le châtiment de Lafayette, le licenciement de l'état-major de la garde
nationale parisienne où dominait l'esprit aristocratique, et des mesures propres à
assurer le salut de la liberté. Dans la séance du 3 juillet, à l'Assemblée législative, la
France entière, on peut le dire, s'était exprimée par la bouche de Vergniaud; il fut
l'écho magnifique des sentiments qui agitaient la patrie. Dans quelle mémoire fran
çaise n'est-il pas resté, cet admirable discours, où éclata dans toute sa force le génie
de l'éloquence ? Le côté droit, entraîné, ne put s'empêcher de mêler ses applaudisse
ments à ceux de la majorité.Vergniaud demandait, en substance, un prompt rapport
sur la conduite du général Lafayette, que la patrie fût déclarée en danger, et que les
ministres fussent rendus responsables des troubles ayant la religion pour prétexte.
Le surlendemain on entendit, dans le même sens, l'évêque de Bourges. C'était
Anastase Torné, qui, au moment des élections à l'Assemblée législative, écrivait, on
s'en souvient sans doute, à Robespierre, dont il était l'admirateur passionné, qu'il
s'estimerait trop heureux s'il pouvait mériter le surnom de petit Robespierre. Le
patriote prélat termina son discours en proposant à ses collègues de faire solennelle
.HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 161

ment à la nation la déclaration suivante : « Citoyens, la patrie est en danger. » Cette


déclaration, elle sera décrétée tout à l'heure ; d'un commun élan la France entière se
lèvera indignée et radieuse de cet enthousiasme que la mère-patrie excite toujours
dans le cœur de ses enfants.
Plus âpre, plus incisif, sinon aussi éloquent que son ami Vergniaud, se montra

Rouget de Lisle.

Brissot quand le 9 il prit la parole pour soutenir la même thèse. Chose singulière ! cet
homme avait, pendant près de six mois, reproché aigrement à Robespierre ses dé
fiances à l'égard du pouvoir exécutif, et aujourd'hui, comme Vergniaud et Condorcet
d'ailleurs l'avaient fait récemment, il répétait à la tribune tout ce que Robespierre
n'avait cessé de dire. Seulement, et cela ne pouvait manquer d'être remarqué, ce qui,
chez celui-ci, était le résultat de l'observation patiente et tout à fait désintéressée au
point de vue personnel, semblait plutôt provenir, chez celui-là, de l'irritation qu'il
avait ressentie du renvoi des ministres dont l'élévation avait été son ouvrage. Le
véritable ennemi maintenant n'était plus à Coblentz, comme il le soutenait peu de
mois auparavant, mais bien à la cour des Tuileries. C'était là, disait-il à présent, qu'il

TOME II. 86
162 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

fallait frapper d'un seul coup tous les traîtres. Cette cour, il la peignait comme le
point où aboutissaient tous les fils de la conspiration, où se tramaient toutes les
manœuvres, d'où partaient toutes les impulsions. « Comment changer une cour qui,
depuis quatre ans, ne respire que vengeance et discorde? s'écriait-il; vous qui
croyez à ce miracle d'un jour, osez répondre à la nation sur votre tête, osez lui
répondre que, dans cette cour, on veut sincèrement la Constitution, qu'on aime le
peuple, qu'on déteste la ligue des rois. Osez répondre, et sachez que l'échafaud est
là tout prêt. » Il concluait à l'examen de la conduite du roi et à la punition sévère de
Lafayette. Ce discours de Brissot était certainement rempli de vérités frappantes ; mais
tant d'emportement de la part d'un orateur qui avait si bien prêché la confiance
quand ses amis étaient au pouvoir, ne cachait-il pas des vues un peu intérressées?
Un certain nombre de patriotes le craignaient. Dans tous les cas, la consistance du
caractère étant un des grands moyens d'influence sur l'opinion, le patriotisme de
Brissot était loin d'être apprécié à l'égal de celui de Robespierre, qui du reste, on l'a
vu, n'avait pas hésité un instant à ensevelir dans l'oubli les calomnies sanglantes
que sa prévoyance lui avait attirées de la part des Girondins.

IX

Pour lui, en considérant la marche et le système du gouvernement, en examinant


la conduite des fonctionnaires élus par le peuple, il avait cru la liberté perdue ; toute
fois il s'était rassuré en portant ensuite ses regards sur le peuple et sur l'armée. On
avait à soutenir deux guerres, l'une intérieure, l'autre extérieure, dit-il aux Jacobins,
le soir même du jour où Brissot s'était si énergiquement prononcé au sein de l'Assem
blée législative ; il était facile, selon lui, de terminer l'une et l'autre sans effusion de
sang. A l'égard de la première, il avait autrefois adopté un avis opposé à celui de
citoyens estimables, ajoutait-il, donnant ainsi une preuve de plus deson désir d'étouf
fer les divisions funestes nées des discussions sur la guerre étrangère; maintenant
qu'elle était commencée, il croyait aussi qu'elle pourrait tourner à l'avantage de la
liberté. Cependant il ne pouvait s'empêcher de faire remarquer que jusqu'ici l'expé
rience avait été malheureusement favorable à l'opinion qu'il avait exprimée jadis,
contrairement à celle des partisans de la guerre, à savoir qu'on n'était pas encore en
état d'entrer en campagne avec toutes les chances de succès.
Il était loin d'ailleurs de se prévaloir d'un résultat fâcheux.A présent qu'un géné
ral, contre lequel il avait pris soin depuis si longtemps d'éveiller les défiances du
peuple, s'était démasqué lui-même, on terminerait promptement laguerre extérieure
au profit du peuple français et de tous les peuples qui aspiraient à la liberté. Seule
ment si la patrie se trouvait en danger, la faute en était aux conspirateurs du dedans,
toujours impunis, quand les patriotes étaient sans cesse persécutés et écrasés; il y
avait donc, selon lui, nécessité de lancer un décret d'accusation contre le général
dont la trahison était aujourd'hui avérée; car, poursuivait Robespierre, si personne
ne défend les droits de la nation, les principes éternels de l'humanité et de la justice,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 163

il faudra bien que le peuple se lève. C'était déjà un pressentiment du 10 août. Toute
fois, avant de conseiller l'emploi des mesures extraordinaires, il engageait ses
concitoyens à s'en tenir à celles qu'indiquait le sens commun. Il fallait d'abord
remplacer les généraux perfides par des chefs patrioles. Etait-il si difficile d'en
trouver parmi les officiers et les soldats? Du milieu de ces volontaires héroïques
devaient sortir, il n'en doutait pas, d'incomparables généraux. Il ne lui semblait
même pas impossible de rencontrer des officiers pleins de patriotisme parmi les
patriciens, et, malgré sa répugnance à recommander quelqu'un, il n'hésitait pas à
déclarer que Biron, par sa conduite depuis le commencement de la guerre, avait
mérité la confiance. Prédestiné à une fin tragique, l'ancien duc de Lauzun aura
néanmoins la gloire de commander en chef les armées de la République.
Le surlendemain 11 juillet, l'Assemblée nationale, adoptant la formule proposée
par l'évêque de Bourges dans la séance du 5, décréta cette simple et solennelle décla
ration : « Citoyens, la patrie est en danger ! » A ces paroles, colportées de com
mune en commune, toute la France frissonna comme électrisée. Irrésistible fut
l'élan, et nous allons assister à l'un de ces magnifiques spectacles qui se rencontrent
une fois dans l'histoire des peuples. C'est qu'en effet ce n'était point une vaine
formule que ces mots : La patrie est en danger ! c'était une exhortation à la nation
entière de déployer toute l'énergie dont elle était capable pour écarter le péril,
disait Robespierre. Le soir même, aux Jacobins, il conjura ses concitoyens de laisser
de côté tous les intérêts personnels pour s'occuper du seul intérêt public. Les dangers
que proclamait aujourd'hui l'Assemblée nationale, il les avait dès longtemps prévus
et dénoncés. En prenant cette grave mesure, les représentants du peuple avaient eu
pour but, selon lui, de réveiller de sa léthargie le pays endormi sur le bord de
l'abîme. Car il importait peu de décréter de bonnes lois si le pouvoir exécutif s'oppo
sait à leur exécution, s'il les entravait par des veto perfides, si des armées patriotes,
arrêtées dans leur marche victorieuse, combattaient inutilement, si des administra
teurs vendus conspiraient avec la cour pour tuer la Constitution par la Constitution.
Trente-trois directoires de département venaient, par des adresses contre-révolu
tionnaires, de protester de leur dévouement à la cour. « Dans des circonstances aussi
critiques, s'écriait Maximilien, les moyens ordinaires ne suffisent pas; Français,
sauvez-vous vous-mémes. » Nous verrons en diverses occasions, notamment aux
jours des grandes crises, Robespierre se servir de cette expression, et nous prions le
lecteur de ne pas l'oublier. Tel était d'ailleurs, suivant lui, le sens de la proclamation
de l'Assemblée. Autrement, pensait-il, la déclaration de la patrie en danger serait
une pure trahison, si, montrant à la nation les périls auxquels était exposé le pays,
l'Assemblée lui ôtait la faculté de prendre les mesures propres à le sauver. Le
danger de la patrie ne venait, d'après les ennemis de la Révolution, ni de ces prêtres
soufflant partout le feu de la guerre civile, ni de ces nobles ne reculant devant aucun
moyen pour recouvrer leurs priviléges; ils le voyaient dans les sociétés populaires,
dont la mission était de surveiller les fonctionnaires publics, dans le peuple qui ne
voulait pas être mené comme un troupeau, et dans ceux de ses magistrats qui avaient
refusé de vendre leur conscience et leur talent. Mais, aux yeux des patriotes et de
tous ceux qui envisageaient avant tout le bien général de l'humanité, ce danger exis
tait parce que des administrateurs, à peine sortis des assemblées où ils avaient flatté
le peuple afin d'obtenir des places, étaient assez vils pour conspirer contre la liberté
164 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

avec une cour incorrigible; il existait parce qu'un général, désertant son armée,
osait tenir aux représentants du peuple un langage impérieux. Que la cause de ces
périls fût extirpée au plus vite, qu'un décret d'accusation fût rendu contre le général
Lafayette, et bientôt la guerre serait terminée, le Brabant libre; tous les petits princes
d'Allemagne descendraient de leurs trônes; et la liberté, fermement établie sur les
bords du Rhin et de l'Escaut, formerait une barrière impénétrable d'hommes libres
autour de nos frontières. -

Il n'y avait pas de temps à perdre, pensait Robespierre ; car, si dans un mois l'état
des choses n'était pas entièrement changé, il ne faudrait pas dire : La nation est en
danger, il faudrait dire : La nation est perdue. « J'ai toujours été l'apôtre de la Cons
titution, continuait-il, le défenseur des lois; mais la première des lois est celle sur
laquelle repose la Constitution : l'égalité, la liberté. Il faut donc la Constitution, mais
il la faut tout entière, religieusement observée pour le salut du peuple ; sans quoi le
mot Constitution ne devient plus qu'un mot de ralliement pour les factieux qui vou
draient s'en emparer pour combattre la liberté.
Ainsi se trouvait prévu le grand bouleversement du mois suivant; car il était à
croire que la cour persévérerait dans la voie des résistances, et Robespierre ne va pas
tarder à reconnaître l'impossibilité de conserver une monarchie avec le maintien de
laquelle l'établissement définitif des principes révolutionnaires devenait décidément
impossible. Déjà, du reste, la déchéance du roi commençait d'apparaître à beaucoup
de citoyens comme une mesure indispensable au salut du pays; un journal populaire
réclama même hautement l'expulsion de Louis XVI, ou du moins sa suspension
pendant le cours de la guerre. Encore quelques jours, et la formidable question se
trouvera nettement posée devant l'Assemblée nationale.

A cette époque arrivaient en grand nombre les députés nommés par les départe
ments pour assister au troisième anniversaire de la prise de la Bastille; c'étaient les
fédérés, choisis parmi les citoyens les plus énergiques, et dont le patriotisme se
trouvait encore exalté par la proclamation de l'Assemblée. Robespierre avait rédigé
à leur intention une adresse toute brûlante du feu dont son âme était embrasée. Il en
donna lecture aux Jacobins dans la soirée du 11, immédiatement après avoir appré
cié la portée du décret rendu dans la journée. « Salut aux défenseurs de la liberté,
commençait-il par dire, salut aux généreux Marseillais qui ont donné le signal de la
Sainte fédération qui les réunit, salut aux Français des quatre-vingt-trois départe
ments, dignes émules de leur courage et de leur civisme ; salut à la patrie puissante,
invincible, qui rassemble autour d'elle l'élite de ses innombrables enfants armés
pour sa défense. » Il avait bien compris'le parti qu'on pouvait tirer d'une telle force
en faveur de la Révolution, et tout de suite il songea à les attacher par des liens
étroits à cette cause sacrée. Vous n'êtes point venus assister à une vaine cérémonie,
leur disait-il en substance; vous n'êtes point venus pour répéter de froides et inutiles
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 165

formules de serment. Accourus à la voix de la patrie en danger, vous voyez les


tyrans du dehors rassembler contre nous des armées nouvelles, et ceux du dedans
nous trahir. Puis, après avoir rappelé l'évacuation de la Belgique, l'incendie des
faubourgs de Courtrai par une créature du général Lafayette, par ce Jarry, encore
impuni, qui, au lieu de la liberté promise, avait laissé aux Brabançons le désespoir
et la misère, il montrait les ennemis de la liberté d'accord avec les despotes étrangers,
les fonctionnaires nommés depuis la Révolution surpassant en perfidie et en mépris
pour les hommes ceux de l'ancien régime; il montrait la plus belle révolution dégé
nérant chaque jour en un honteux système de machiavélisme et d'hypocrisie où les
lois étaient devenues, entre les mains du pouvoir exécutif, un moyen de protéger les
puissants, d'opprimer les faibles et de trafiquer de tous les droits de l'humanité, où
tous les vices calomniaient toutes les vertus, et où, sous prétexte d'ordre public, on
changeait le règne de la liberté en une longue et cruelle proscription.
Tant d'attentats avaient enfin réveillé la nation; mais le despotisme tremblant
n'allait pas manquer sans doute de couvrir d'un grossier masque de patriotisme son
visage hideux; aussi Robespierre mettait-il soigneusement la bonne foi des fédérés
en garde contre les prévenances à l'aide desquelles l'aristocratie et l'incivisme s'effor
ceraient infailliblement de les circonvenir. « Que l'honneur d'accueillir la vertu,
leur disait-il, soit réservé à la vertu seule. Fuyez les perfides caresses, les tables
opulentes où l'on boit dans des coupes d'or le poison du modérantisme et l'oubli des
devoirs les plus saints. » Combien de gens, en effet, sur des gages trompeurs,
étaient disposés à recouvrer la sérénité de l'espérance et à s'épargner la peine de lutter
contre les ennemis de la patrie ! Aux fédérés d'apprendre aux âmes faibles et pusil
lanimes quelle devait être l'attitude des hommes libres en face des oppresseurs du
peuple, de déjouer les entreprises perfides, de repousser les avances de la tyrannie,
de sauver l'État, d'assurer enfin le maintien de la Constitution, non point de celle qui
confiait au roi un pouvoir exorbitant, d'immenses trésors, protégeait les grands
scélérats et assassinait le peuple dans les formes; mais de celle qui garantissait la
souveraineté et les droits de la nation, et protégeait la liberté et le patriotisme.Ainsi
revenait toujours dans la bouche et sous la plume de Robespierre cette distinction
capitale, à laquelle n'ont pas pris garde la plupart des auteurs qui ont écrit sur la
Révolution. Jusqu'à la chute de la monarchie, il se montra constitutionnel dans le
sens révolutionnaire le plus avancé, c'est-à-dire qu'à ses yeux la Constitution était
encore le rempart des droits et des libertés qu'au sein de l'Assemblée constituante il
était parvenu à dérober à la rage des réacteurs : c'était la garantie de la Révolution
contre les partisans de l'ancien régime.
En invitant les députés venus des départements à se rendre au Champ de la Fédé
ration, il les engageait à ne prêter serment qu'à la patrie entre les mains du roi im
mortel de la nature, qui avait fait l'homme pour la liberté. Ce lieu même, cet autel
où l'année précédente, à pareille époque, le sang de tant de citoyens innocents
avait été répandu, avait besoin d'être purifié. Du reste, le souvenir de la patrie ensan
glantée lui paraissait propre à inspirer de grandes pensées. « Ne sortez point de cette
enceinte, disait-il à la fin de son adresse aux fédérés, sans avoir décidé dans vos
cœurs le salut de la France et de l'espèce humaine. Citoyens, la patrie est en danger,
la patrie est trahie; on combat pour la liberté du monde; les destinées de la généra
tion présente et des races futures sont entre vos mains; voilà la règle de vos devoirs,
166 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

voilà la mesure de votre sagesse et de votre courage. » D'immenses acclamations ac


cueillirent la lecture de cette adresse, qui répondait si bien au sentiment général. La
Société en vota l'impression, l'affichage, la distribution à ses membres, à ceux de l'As
semblée nationale, aux citoyens des tribunes, et l'envoi à toutes les sociétés affiliées.
Sous l'émotion de cette lecture, un membre nommé de Noirterre monta à la tribune
pour déclarer qu'il adoptait sur le général Lafayette les sentiments de Robespierre,
et qu'étant appelé à commander un bataillon de volontaires, il ne conduirait pas
aux frontières les troupes confiés à ses soins tant qu'un tel général serait à la tête
des armées. Ceci se passait le 11 ; le lendemain, dans une séance extraordinaire, se
produisit un autre incident. Un journaliste du nom de Marta, appartenant à la Société,
semblait s'attacher, dans le journal du soir dont il était rédacteur, à présenter sous
un jour absolument faux les opinions émises a la tribune des Jacobins.Ainsi, en ren
dant compte de l'adresse aux fédérés, il la défigura au point de la donner à ses lec
teurs comme une invitation spéciale aux Marseillais de ne pas quitter le Champ de
Mars sans avoir vengé les victimes qui, l'année précédente, y avaient été immolées.
Robespierre se plaignit vivement d'un tel procédé; il y vit l'intention perfide de déna
turer les principes de la Sociéte par une calomnie dangereuse, et il proposa à ses col
lègues de punir ce rédacteur en le rayant sur-le-champ de la liste des membres de la
Société. Marta essaya de se justifier en accusant les protes de l'imprimerie d'avoir
tronqué ses manuscrits. Cette mauvaise excuse ne pouvait avoir de succès; le présen
tateur de Marta, Taschereau, lui reprocha de s'être, à diverses reprises, rendu sus
pect d'incivisme, et la Société, en votant son expulsion, engagea tous les journalistes
patriotes à donner aux motifs de cette mesure rigoureuse le plus de publicité pos
sible.
La journée suivante parut d'un bon augure aux amis de la Révolution : l'Assemblée
nationale, faisant droit aux nombreuses réclamations des citoyens de Paris, leva
enfin, sur le rapport du député Muraire, la suspension prononcée contre le maire de
Paris par le directoire du département et confirmée par le roi. C'était là un grave
échec pour le pouvoir exécutif; on put croire alors l'Assemblée toute disposée à se
montrer sévère à l'égard des fonctionnaires traîtres à la Révolution; mais, profondé
ment agitée par des courants contraires, elle semblait prendre à tâche de se déjuger
du jour au lendemain, et il suffira de quelques-uns de ses actes, entachés de l'esprit
de réaction, pour pousser le peuple à sauver, malgré elle et sans elle, la Révolution
menacée. -

Dans ces derniers temps Robespierre, considérant encore l'Assemblée comme


l'ancre de salut de la chose publique, n'avait cessé de recommander au pays de se
fier à elle ; aussi se montra-t-il fort contrarié de ce qu'elle eût tant tardé à rendre le
décret réparateur qui levait la suspension du maire, et surtout de ce qu'en dévoilant
publiquement l'injustice des administrateurs du département, elle ne les eût pas
châtiés en même temps et n'eût pas vengé le peuple injurié dans la personne de son
premier magistrat. Laisser impunis le directoire de Paris et Lafayette, c'était, dit-il
au club, leur fournir les moyens de machiner de nouvelles conspirations; peut-être,
pensait-il, en éclaterait-il dès le lendemain. Anthoine, son ancien collègue à l'As
semblée constituante et son ami, vint ensuite parler d'un complot formé contre les
fédérés, et dont l'exécution, confiée à un régiment suisse, devait avoir lieu dans la
nuit. Ainsi se propageaient les bruits les plus alarmants : Lafayette, prétendait-on,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 167

était revenu à Paris; Narbonne et Beaumetz y avaient été vus ; la présence de ces
hommes au sein de la capitale, en ce moment critique, paraissait singulièrement
suspecte à Robespierre. Voulait-on profiter de la fête de la Fédération pour fomenter
quelque tumulte, et, sous prétexte de rétablir l'ordre, proclamer la loi martiale,
massacrer les citoyens, comme l'année dernière on s'était servi du meurtre de deux
individus, immolés au Gros-Caillou, pour excuser la tuerie dont le Champ-de-Mars
avait été le théâtre ? Ille craignait, croyant Lafayette et ses amis parfaitement capables
de méditer quelque crime qu'ils pussent ensuite imputer aux amis de la liberté.
Assurément il allait beaucoup trop loin quand il accusait en quelque sorte le général
d'avoir commandé l'assassinat du boulanger François, afin d'arracher à l'Assemblée
constituante le vote de la loi martiale, et autorisé le meurtre des deux victimes du
Gros-Caillou pour avoir un motif de réprimer violemment les pétitionnaires du
Champ-de-Mars ; c'est le propre des passions politiques de tomber toujours dans
quelque exagération. Mais de leur côté, ne l'oublions pas, les partisans de la cour,
Lafayette et tous ses amis, n'avaient rien négligé pour donner à croire aux esprits
faibles que les personnes coupables du meurtre des deux individus trouvés sous les
marches de l'autel de la patrie étaient les mêmes que celles accourues, paisiblement
et sans armes, pour signer la pétition déposée sur ce même autel, et qui, le soir,
avaient été impitoyablement fusillées. C'était aux fédérés, disait Robespierre en
terminant, à assurer la punition d'un traître quijmenaçait la tranquillité de la France,
et à sauver la liberté. Se levant après lui, Danton proposa à la Société d'inviter les
fédérés à ne pas se séparer avant que la nation eût statué sur le sort du pouvoir
exécutif. Comme déjà l'on sent chanceler sur sa base le trône huit fois séculaire des
Capétiens !

XI

Elle eutlieu au milieu des plus vives anxiétés, cette troisième fête de la Fédération ;
cependant, et contre l'espérance des royalistes peut-être, elle ne fut l'occasion d'aucun
trouble. La présence de toutes les autorités constituées, l'énorme affluence des
spectateurs venus de tous les points de la France, le calme majestueux du peuple,
auraient pu faire croire à une trêve, à un apaisement général ; mais la sérénité du
ciel, qui favorisa l'imposante cérémonie, n'était point dans les cœurs : depuis trois
ans la situation était bien changée. Tandis que les fédérés de 1790 s'étaient réunis au
sein de la paix pour jurer le maintien de la Constitution ébauchée, ceux de 1792 se
rassemblaient pour soutenir la Constitution chanceſante, écrivait Robespierre, et
défendre la liberté menacée. En 1790, un général, à présent convaincu de parjure et
de perfidie envers la Révolution, avait été l'objet d'une extravagante adulation; les
fédérés d'aujourd'hui étaient des hommes libres, appelés par le danger de la patrie,
à laquelle seule désormais s'adressaient leurs serments et leurs hommages. La Fédé
ration de 1790 avait été le triomphe de la bourgeoisie; celle de 1792 annonçait
l'avénement de la démocratie, dont l'enfantement, hélas ! devait être si pénible et si
168 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

douloureux. Les piques mêlées aux fusils, les uniformes confondus avec les vêtements
grossiers des artisans et des laboureurs indiqualent suffisamment que le génie de
l'Égalité présidait à cette fête. Ce qui fut pour l'aristocratie un sujet d'abattement et
de crainte remplit d'allégresse l'âme des patriotes, et dans la réunion de tant de
citoyens courageux, Robespierre se plut à voir le suprême espoir de la patrie au
milieu des périls imminents dont elle était environnée.
En rendant compte de cette fête nationale, il engagea les fédérés à se conduire
avec autant de prudence que d'énergie, jugeant la cour capable de mettre tout en
œuvre pour provoquer leur impatience et les porter à des partis extrêmes et préci
pités. Ainsi, il les invitait tout particulièrement à ménager l'opinion des personnes
faibles ou égarées; et, par la suite, nous le verrons toujours maintenir une distinc .
tion profonde entre ces gens-là et les coupables, indulgent aux premiers, inflexible
envers les seconds. Pour sauver la liberté, il fallait d'abord, selon lui, s'armer de la
Constitution même, procéder par des mesures sages, progressives, afin de rallier
les esprits timides et ignorants et d'imposer silence à la calomnie. Il ne désespérait
pas encore de l'Assemblée nationale, à laquelle la Constitution offrait tous les moyens
légaux de punir une cour conspiratrice, des généraux perfides et de destituer des
directoires contre-révolutionnaires. « Citoyens fédérés, disait-il, ne combattez nos
ennemis communs qu'avec le glaive des lois. Présentez légalement à l'Assemblée
législative le vœu du peuple de vos départements et les alarmes de la patrie en
péril. Développez avec énergie toutes les atteintes portéesjusqu'ici à la Constitution,
tous les crimes commis contre la liberté par ses ennemis hypocrites et par ses enne
mis déclarés. Dénoncez à vos citoyens les trahisons et les traîtres; développez à
leurs yeux le fatal tissu de ces abominables intrigues qui, depuis si longtemps,
livrent la nation à ses anciens oppresseurs et à des tyrans nouveaux; de ces
intrigues dont Paris est le centre, et que l'on soupçonne à peine dans nos
départements. Constatez d'abord que ceux à qui les rênes du gouvernement ont été
confiées ne veulent point absolument sauver l'État, ni maintenir la Constitution, afin
que la nation, éclairée sur l'étendue et sur les véritables causes de ses dangers,
puisse pourvoir elle-même à son salut, et que la première invasion des ennemis exté
rieurs soit le signal qui l'avertisse de se lever tout entière. » La seule présence
de ces fédérés, leur union avec les patriotes de la capitale suffiraient sans doute, il le
pensait, à rendre impuissants les satellites du despotisme, à ranimer l'esprit public,
à abaisser l'audace de l'aristocratie. Des mesures plus promptes, plus vigoureuses
en apparence, légitimées par les droits du peuple, conseillées par l'indignation et
l'impatience, étaient réprouvées par la saine politique. « Sans doute, poursuivait-il,
un peuple lâchement trahi peut avoir des droits bien étendus ; mais ce n'est pas la
vengeance qu'il faut chercher, c'est le salut public. »
Sachant bien qu'un des artifices familiers au despotisme était de chercher à exciter
des mouvements inutiles et mal combinés qui dégénérassent en crise mortelle pour
la liberté, il engageait le peuple à se méfier surtout de ces émissaires aux gages des
ennemis de la Révolution, qu'on voyait se mêler aux meilleurs citoyens dans le but
d'emporter hors des règles de la sagesse le patriotisme ardent et inexpérimenté.
C'était un art bien connu des tyrans, disait-il, en rappelant une juste observation de
Jean-Jacques Rousseau, d'envoyer dans les assemblées populaires des agents ayant
mission de proférer des discours insensés et de commettre des actes criminels, qu'on
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 169

imputait ensuite à l'assemblée entière, pour flétrir les démarches les plus honorables
en elles-mêmes et présenter le peuple comme un ramas de brigands séditieux.
Combien vraies ces réflexions! et que de fois encore, dans le cours de la Révolution,
nous entendrons Robespierre réagir contre les exagérations dues autant à la perfidie
et à la trahison qu'aux égarements du patriotisme. Il faut lire d'un bout à l'autre ces
observations où la prudence et la sagacité s'alliaient à la plus rare énergie, pour
être convaincu que la Révolution serait arrivée sans encombre au port, si toujours
elle avait été dirigée par d'aussi sages conseils. Ni précipitation téméraire, ni zèle
indiscret,telle était sa conclusion. On devait, disait-il, laisser quelque temps encore

=- |

| |

Rouget de Lisle chantant la Marseillaise.

les contre-révolutionnaires s'enlacer dans leurs propres intrigues, et attendre, pour


agir, leurs attentats prochains contre la liberté. Le calme et la réflexion, joints à la
fermeté et au courage, assuraient alors le salut de la patrie et le bonheur des
hommes.
Le dénoûment allait être plus rapide que peut-être ne le pensait Robespierre. A
moins d'un mois de là, en effet, le trône s'écroulait avec fracas. Cette Fédération de
1792 fut la dernière fête de la monarchie; et le maire de Paris, Pétion, rendu à ses
administrés par un décret de la veille, en fut le héros. Louis XVI y assista commeà
l'agonie de la royauté. Pas un crid'amour ne salua sa présence; au morne silence du
peuple, avant-coureur d'une chute prochaine, il comprit la gravité de la situation,
comme on put le voir à la tristesse répandue sur ses traits. En vain ses partisans
comptaient, pour défendre sa couronne, sur la garde imposante rangée autour de lui
devant l'École militaire, et dont l'aspect menaçant ne contribua pas peu à irriter la

TOME II. 87
170 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

population ; les temps étaient bien changés : le salut des trônes reposait désormais,
non plus sur la puissance des baïonnettes, mais sur l'opinion publique.

XII

La fière attitude des fédérés, la chaleur de leur patriotisme, la sincérité de leur


enthousiasme révolutionnaire, les désignaient par avance comme d'intrépides soldats
prêts à verser leur sang pour la cause de la liberté. On regrettait donc généralement
qu'un décret de l'Assemblée nationale les obligeât de se rendre au camp de Châlons
après qu'ils auraient assisté à la fête commémorative de la prise de la Bastille. Le
surlendemain de la Fédération, Robespierre monta à la tribune des Jacobins pour
développer les motifs qui rendaient indispensable, selon lui, nécessaire même au
salut de l'Etat et de la liberté française, le séjour des fédérés dans la capitale, jusqu'à
ce que la patrie eût cessé d'être en danger, Au moment où la cour, disposée à en finir
avec la Révolution, faisait appel au dévouement de tous ses partisans, il était bien
naturel que, de son côté, la Révolution recrutât des défenseurs. Seulement. afin de
conserver les fédérés, il fallait leur rendre possible le séjour de Paris. C'était aux
bons citoyens, continuait Robespierre, à les traiter en frères, en amis, en libérateurs,
à partager avec eux leur logement et leur table. Quant aux fédérés, il les engageait à
écrire à leurs concitoyens, à leur peindre les dangers réels de la patrie, à les inviter
à se joindre à eux. Lui-même, nous le verrons, leur servira tout à l'heure de secré
taire. Ainsi donc, si quelqu'un était constamment sur la brèche, prêtant le flanc aux
coups de la réaction, c'était lui, toujours lui, et il eût été la première et la plus
grande victime de la contre-révolution victorieuse. Les écrivains qui ont suspecté
son courage ont tout simplement commis une puérilité.
L'année précédente, à la suite des événements du Champ-de-Mars, on avait agité
la question de le poursuivre devant les tribunaux ; cette année encore, on essaya de
s'en débarrasser par un procès ; le ministre de la justice le dénonça à l'accusateur
public pour son adresse aux fédérés. Son successeur dans ces hautes fonctions recula
sans doute, il faut le croire, devant une mesure qui eût achevé d'exaspérer le peuple :
la plainte resta sans effet. La Société des Amis de la Constitution apprit cette nouvelle
dans sa séance du 16 juillet : ce soir-là elle choisit Robespierre pour vice-président,
comme pour protester contre la dénonciation ministerielle.
Le lendemain 17 juillet, douloureux anniversaire pour les patriotes, les fédérés se
présentèrent à la barre de l'Assemblée nationale, porteurs d'une pétition rédigée par
Maximilien. C'était un résumé énergique des griefs dont chaque jour la tribune et la
presse retentissaient contre le pouvoir exécutif et ses ageuts. En déclarant la patrie
en danger, l'Assemblée avait sans doute appelé tous les citoyens à concourir au salut
du pays par leur courage et leurs lumières; lors donc que des hommes d'un patrio
tisme éprouvé venaient lui proposer des moyens de conjurer le péril, ils accomplis
saient un devoir et exerçaient un droit formellement reconnu par la Constitution. Ils
avaient raison quand ils disaient : « Sans la trahison de nos ennemis intérieurs, les
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 171

autres ne seraient point à craindre. » Ils avaient raison encore lorsqu'ils ajoutaient :
« Si la nation ne peut être sauvée par ses représentants, il faut qu'elle le soit par elle
même. » lls concluaient, en résumé, à la mise en accusation de Lafayette et de ses
complices, au licenciement de l'état-major de l'armée, à la destitution et à la puni
tion des directoires coalisés avec la cour contre la liberté.Quant à la personne du roi,
saus s'expliquer bien nettement à son égard, ils priaient l'Assemblée de faire du pou
voir exécutif ce qu'exigeaient le salut de l'État et la Constitution, dans le cas où la
nation viendrait à être trahie par lui. Applaudie par les uns, improuvée par les autres,
cette pétition n'amena aucun résultat parlementaire ; après quelques débats insigni
fiants, l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Le 19, ayant à s'occuper de la demande
de mise en état d'accusation du général Lafayette, formée par quelques-uns de ses
membres, elle ajourna la question au jour suivant. C'était jeter une sorte de défi à
l'opinion publique, et cela au moment où, des frontières, arrivaient coup sur coup
les nouvelles les plus inquiétantes ; où la présence du vieux Lukner à Paris, en lais
sant Lafayette maître de la direction des deux armées, irritait les défiances; où
enfin deux cent mille Autrichiens et Prussiens, renforcés de plus de vingt mille
émigrés, s'avançaient, n'ayant à combattre, pour percer nos frontières, que quatre
vingt mille soldats, pleins d'enthousiasme et de courage il est vrai, mais mal armés et
commandés par des officiers dont la plupart étaient hostiles à la Révolution.
Le 20 juillet 1792, Robespierre écrivait à l'un de ses plus chers amis cette lettre
dont l'importance n'échappera à aucun de nos lecteurs :
« Mon ami, j'attends avec inquiétude des nouvelles de votre santé. Nous touchons
ici aux plus grands événements. L'Assemblée a hier absous Lafayette; le peuple
indigné a poursuivi quelques députés au sortir de la séance. Aujourd'hui est le jour
indiqué par un décret pour la discussion de la déchéance de Louis XVI. On croit que
cette affaire sera encore retardée par quelque Incident. Cependant la fermentation
est au comble, et tout semble présager pour cette nuit même la plus grande commo
tion à Paris. Nous sommes arrivés au dénoûment du drame constitutionnel. La
Révolution va reprendre un cours plus rapide, si elle ne s'abîme dans le despotisme
militaire et dictatorial.
« Dans la situation où nous sommes, il est impossible aux amis de la liberté de
prévoir et de diriger les événements. La destinée de la France semble l'abandonner
à l'intrigue et au hasard. Ce qui peut nous rassurer, c'est la force de l'esprit public à
Paris et dans nombre de départements, c'est la justice de notre cause. Les sections
de Paris montrent une énergie et une sagesse dignes de servir de modèle au reste de
l'État.Vous nous manquez. Puissiez-vous être bientôt rendu à votre patrie, et nous
attendons avec une égale impatience votre retour et votre guérison. — Le 20 juil
let 1792. »
Cet ami, c'était Couthon. Nous aurons plus d'une fois à nous occuper de ce frère
de cœur de Robespierre, de cet homme bon, doux et affable entre tous, qu'une reac
tion menteuse a poursuivi des mêmes calomnies dirigées contre la mémoire de
l'ami illustre dont il partagea les travaux et la mort. Né à Orcet, en Auvergne,
en 1756, Couthon exerçait la profession d'avocat à Clermont à l'époque où éclata la
Révolution. Partisan enthousiaste des nouveaux principes, il avait été nommé par
ses concitoyens président du tribunal de Clermont, lors de la réorganisation du
pouvoir judiciaire. Élu député à l'Assemblée législative par le collége électoral du
172 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Puy-de-Dôme, il était venu à Paris vers la fin de la Constituante, avec sa femme et


son jeune fils, et tout de suite il s'était lié intimement avec Robespierre, vers lequel
l'entraînait une étroite conformité de sentiments et d'opinions. Hôte assidu de la
maison Duplay, fréquentée par les plus purs et les plus vertueux patriotes, il fut à
l'Assemblée législative et à la Convention un des plus ardents défenseurs des prin
cipes révolutionnaires. Doué d'une éloquence persuasive, il prit souvent la parole au
sein de l'Assemblée nationale, et y soutinténergiquement les doctrines démocratiques
dont Robespierre était au dehors l'infatigable propagateur. Mais d'une complexion
délicate, perclus des deux jambes, il se trouva contraint de quitter Paris le lendemain
de la fête de la Fédération, à laquelle il avait assisté en chaise à porteurs, et d'aller
demander aux bains des Boues de Saint-Amand, dans le Nord, le rétablissement
d'une santé sérieusement compromise par les fatigues de luttes quotidiennes. Les
Boues étaient dans le voisinage du camp de Maulde, où commandait Dumouriez.
Couthon se lia avec ce général, dont le patriotisme alors ne paraissait nullement sus
pect, et plusieurs fois il conféra avec lui sur les meilleurs moyens de défendre la
patrie envahie. Il était aux Boues de Saint-Amand quand lui parvint la let're de son
ami. Cette lettre produisit sur son esprit une impression profonde ; et bientôt, sup
pléant par l'énergie de son âme à la faiblesse de sa constitution physique, il accoura
offrir à sa patrie un cœur et un cerveau intacts.
Le décret évasif de l'Assemblée nationale au sujet de Lafayette fut une nouvelle
cause d'irritation. On avait prétexté la nécessité de rechercher, avant de rien décider,
s'il était vrai, comme dix personnes en avaient témoigné, que Luckner eût reçu de
Bureaux de Puzy, de la part du général, le conseil de marcher sur Paris. Mais
pendant ce temps Lafayette restait à la tête de l'armée, maître de tramer impuné
ment la proscription des patriotes et la ruine de la liberté. Robespierre aurait préféré
entendre l'Assemblée prononcer une absolution formelle, vers laquelle, du reste, la
décision actuelle lui paraissait un acheminement. Ainsi donc les représentants d'un
grand peuple, les successeurs de ceux qui avaient prêté le serment du Jeu de Paume,
les gardiens de la Déclaration des droits de l'homme, semblaient approuver la con
duite d'un citoyen qui, désertant son poste, était venu parler en dictateur à l'Assem
blée, lui tracer sa ligne de conduite. Et ils ne s'étaient pas levés indignés quand un
des panégyristes de Lafayette, le député Dumolard, renchérissant sur les outrages
prodigués aux patriotes par le général, avait traité de lèpre honteuse du corps social
tous ceux qui incriminaient la conduite de ce chef d'armée ! De telles exagérations au
torisaient bien Robespierre à écrire de son côté : « Tous les suppôts de l'ancien
régime, tous les fripons du nouveau que l'intrigue a élevés aux emplois publics,
tout ce qu'il y a en France d'égoïstes et d'hommes lâchés et corrompus, est ligué
contre le peuple pour le replonger dans le néant et réduire l'espèce humaine à la
condition d'un vil troupeau, pour partager la puissance et la fortune publique avec
la cour et les chefs de parti. »
L'évêque de Bourges, Torné, en répondant à Dumolard, avait cité l'anecdote sui
vante, que le célèbre Franklin racontait souvent avec complaisance. Un jour, Was
hington s'étant présenté devant le congrès pour l'entretenir des affaires de l'État :
« Remontez sur votre cheval de bataille, lui dit le président du congrès, c'est à
nous à régler l'intérieur. » Washington, avait ajouté l'évêque, n'avait pas la pensée
cependant de semer dans son pays des germes de guerre civile. On aurait donc dû,
HlSTOIRE DE ROBESPlb,RRE. 173

selon Torné, répondre au général Lafayette : « Vous ne rejoindrez plus l'armée : allez
expier vos intrigues criminelles dans les prisons d'Orléans. » Et en effet, nous le
répétons, c'en serait fait de la liberté civile, s'il était loisible à un général d'aban
donner ses troupes pour venir imposer des conditions aux réprésentants du pays.
Sans nier ce que la démarche de Lafayette put avoir de chevaleresque, je prétends
qu'aucun peuple, sous peine de tomber bientôt dans le despotisme militaire, ne
saurait laisser impunie une telle conduite. Qu'elle ait eu l'approbation de tout le parti
Feuillant, de ces hommes qui, après avoir adopté la Révolution avec transport, s'en
étaient dégoûtés du moment où elle n'avait plus servi exclusivement leurs intérêts,
et qui n'étaient pas loin à présent de tendre la main aux émigrés, cela est naturel.
Quels étaient maintenant à leurs yeux les bons citoyens ? C'étaient, suivant la juste
remarque de Robespierre, les écrivains qui, chaque jour, outrageaient pour de
l'argent les défenseurs de la liberté et s'efforçaient de prouver au monde que le
peuple français était composé de bandits et de factieux ; c'étaient ces administrateurs
et ces juges qui, voyant toujours le crime là où était la pauvreté, n'apercevaient le
patriotisme et l'innocence que là où régnaient la richesse et l'aristocratie. Certes, ils
étaient d'habiles politiques, ces prétendus amis de la liberté : après avoir fait dépen
dre de la propriété d'une terre ou d'un château la qualité de citoyen, ils avaient
proscrit les soldats patriotes et confié à des officiers de l'ancien régime la défense de
la Révolution. « Quels régénérateurs de la nation ! » s'écriait Robespierre. Libre à
eux d'unir dans des chants de victoire les noms de Frédéric, de François et de La
fayette, de se préparer à danser sur les cendres de la patrie; mais c'était au peuple
françois, disait-il en finissant, à leur ravir ce triomphe et à faire rentrer dans la
poussière tous les tyrans et tous les traîtres.
En même temps il rédigeait pour les fédérés réunis à Paris une adresse aux Français
des quatre-vingt-trois départements. C'est dans la capitale, y était-il dit, que se
trament tous les complots, toutes les intrigues contre-révolutionnaires, que se pré
parentl'invasion du territoire, les horreurs de la guerre civile et de laguerre étrangère;
c'était donc là que devaient vaincre ou mourir les envoyés de la France. Le triomphe
était certain, si leurs frères des départements se levaient tous ensemble et juraient
comme eux d'anéantir les derniers vestiges de l'aristocratie et du despotisme, de ne
plus souffrir à la tête des armées et de l'administration ceux contre lesquels avait été
faite la Révolution, et qui la trahissaient en feignant de la servir. Il était bien facile de
reconnaître dans cette adresse la main de Robespierre, à cette seule phrase par
exemple : « Pour nous, nous ne sommes d'aucun parti, nous ne servons aucune fac
tion; vous le saurez, frères et amis, notre volonté, c'est la volonté générale. Notre
ambition est d'être libres, notre cri de ralliement est la Déclaration des droits, nOS
chefs de parti sont nos bons législateurs, notre centre de réunion est l'Assemblée
générale des représentants de la nation. » Résolus à ne plus revoir leurs départements
· ou à y revenir libres, les fédérés, pour le cas où ils viendraient à succomber, léguaient
leur vengeance à leurs concitoyens, sûrs que la liberté renaîtrait de leurs cendres.
Jusqu'au dernier moment Robespierre essaya de combattre la contre-révolution
par la Constitution elle-même, laquelle offrait, à son avis, aux représentants du
peuple, ses défenseurs naturels, tous les moyens de punir une cour conspiratrice et
ses perfides conseillers. Maximilien était, en effet, l'homme de la légalité; son atta
chement pour elle se révélait jusque dans les plus petits détails.Ainsi, depuis quel
174 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ques jours, le jardin des Tuileries ayant été fermé au public, et un fédéré ayant
dénoncé le fait à la tribune des Jacobins comme un nouvel attentat de la cour,
Robespierre proposa à la Société de passer à l'ordre du jour, attendu qu'on n'avait
aucune espèce de police à exercer dans le château des Tuileries, et il en revint à sa
thèse favorite : soutenir les droits du peuple et sauver la liberté par la Constitution.
« Opposons-la, disait-il, en rappelant d'énergiques paroles prononcées dans la
journée au sein du Corps législatif, par Delaunay (d'Angers), opposons-la à ceux qui
ne l'embrassent que pour l'étouffer dans leurs embrassements. » Et de fait, si l'As
semblée nationale eût montré plus d'énergie, son énergie des premiers jours, si, en
frappant Lafayette d'un décret d'accusation, elle eût témoigné de sa ferme résolution
de ne pas transiger sur les principes, et d'arrêter le gouvernement dans les voies de
la contre-révolution où il s'engageait de plus en plus, peut-être eût-elle prévenu la
catastrophe du mois prochain et évité cette effusion de sang où Robespierre craignait
que la liberté ne se noyât. Cest pourquoi il demandait d'abord à la Constitution seule
le salut et le triomphe de la Révolution. Former l'esprit public, obtenir l'expression
du vœu généralen consultant la nation, éviter toutes les mesures partielles, engager
les patriotes à se rassembler dans Paris et à courir aux frontières pour combattre à
la fois les ennemis de l'intérieur et ceux de l'extérieur, à attendre du temps et des
fautes de la cour le succès que devait obtenir à la fin le parti de la raison, de la philo
sophie, de l'humanité, tels étaient les moyens indiqués par lui à l'Assemblée nationale,
dans la séance des Jacobins du vendredi 20 juillet. Et pourtant, comme si une voix
secrète l'eût averti qu'il n'y avait rien à espérer de la mollesse et de l'indécision de
cette Assemblée, qu'aucune initiative franchement révolutionnaire ne viendrait d'elle
désormais, il s'écriait : « Si vous ne voulez pas sauver le peuple, déclarez-le donc,
afin qu'il se sauve lui-même. » C'est ce qu'à moins d'un mois de là le peuple français
fera en quelques heures, comme s'il se fût tenu pour averti par cette parole puissante.

XIII

Un spectacle inouï dans les fastes des nations allait encore accroître l'enthousiasme
populaire. Le dimanche 22 juillet, se fit par la municipalité parisienne la proclama
tion officielle de la patrie en danger, et, immédiatement après, commencèrent les
enrôlements volontaires. Ce fut certainement une des plus imposantes et des plus
solennelles journées de la Révolution. Au bruit des salves d'artillerie se répétant
d'heure en heure, au son d'une musique appropriée à la circonstance et dont les
º0tes plaintives semblaient un lugubre appel, lesofficiers municipaux, divisés en deux
bandes, parcoururent la ville à cheval. Au milieu d'eux, portée par un garde national,
flottait comme un labarum une grande bannière tricolore où. se lisaient ces paroles
ººramentelles : CIToYENs, LA PATRIE EsT EN DANGER ! La bannière elle-même était
flanquée de quatre guidons sur chacun desquels était écrit un de ces motssignificatifs :
lºberté, Egalité, Publicité, Responsabilité. Des amphithéâtres avaient été dressés sur
les principales places publiques pour recevoir les enrôlements. La jeunesse électrisée
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 175

s'y précipita en foule. Plaisirs, intérêts, tendres affections, tout disparaissait dans les
cœurs devant la grande image de la patrie menacée; chacun s'empressait de venir
offrir son sang, sa vie. C'était à qui se ferait inscrire le premier. Sous une tente cou
verte de feuilles de chêne, chargée de couronnes civiques, et que supportaient des
piques surmontées du bonnet de la liberté, se tenait, devantune table posée sur deux
tambours, le magistrat du peuple en écharpe, chargé de recevoir les inscriptions, et
c'était à peine s'il pouvait suffire à l'enregistrement des noms qui se pressaient sous
sa plume. O jours d'angoisses et d'espérances, vous vivrez éternellement dans la mé
moire du peuple, aussi longtemps que la France rayonnera sous le soleil des cieux !
Et vous aussi, Volontaires de 92, jeunes hommes qui, à la voix de la mère commune,
quittiez d'un tel cœur vos familles, le doux foyer natal, vos fiancées, vos épouses
même ! Du pauvre réduit de l'ouvrier, de l'humble chaumière du paysan allaient
sortir des héros immortels, et ceux qui, après avoir mené à la victoire les armées de
la Révolution, devaient s'ensevelir, purs et sans tache, dans les drapeaux de la Répu
blique comme dans un linceul sacré, et ceux qui plus tard, oublieux, hélas! de ces
beauxjours de jeunesse, d'enthousiasme et de désintéressement, devaient, chamarrés
de croix et de cordons, affublés de titres surannés, non plus défendre la patrie atta
quée, mais, à la voix d'un maître, ensanglanter le monde, pour le malheur de l'hu
manité et sans profit pour la France ! Mais alors tous semblaient animés des mêmes
sentiments : ils partaient, le sac sur le dos, vêtus encore des habits de leur profession,
bien mal vêtus souvent ! glorieux sans-culottes, ils s'en allaient criant : Vive la
nation ! emplissant les airs de chants patriotiques, et la patrie leur jetait cet adieu
héroïque : « Vous êtes les premiers nés de la Révolution, vivez pour elle, ou mourez
avec elle ! »
Combien insensés alors ceux qui cherchaient à faire reculer, ou seulement à
arrêter la Révolution dans sa marche. Or, à cette époque, tandis que Robespierre ne
cessait de pousser l'Assemblée nationale à s'armer de la Constitution même pour
punir une cour et un général perfides, à qnoi songeaient les principaux membres du
parti de la Gironde? à reconquérir le ministère.Aussi leur haine contre Robespierre,
un moment apaisée, redoubla-t-elle, quand ils lurent dans l'adresse des fédérés aux
Français, rédigée par lui : qu'on ne s'en laisserait pas imposer par ceux qui voyaient
le salut de l'État dans un simple changement de ministère. En prenant cela pour
une allusion à leurs projets ambitieux, ils se sentaient devinés. Leur convoitise du
pouvoir ne saurait être révoquée en doute; les preuves abondent. Ces preuves, nous
ne les demandons ni aux Mémoires de Dumouriez, ni à ceux de Bertrand de Molle
ville, parfaitement d'accord cependant sur ce point, ni à la déposition de Chabot, qui,
devant le tribunal révolutionnaire, déclara que, le lendemain de la journée du
20 juin, ayant rencontré Brissot sur la terrasse des Feuillants, celui-ci, en causant
avec lui, se montra très-satisfait des résultats de cette journée, et ajouta que Roland,
Clavière et Servan allaient rentrer au ministère, non, ces preuves nous les deman
dons aux Girondins eux-mêmes. Qu'une fois en possession du pouvoir, ils eussent
tenté de remettre la Révolution à flot, d'imprimer au gouvernement une marche
sincèrement libérale, je n'en doute pas; mais il n'en est pas moins vrai qu'à leur
patriotisme se mêlèrent des considérations d'intérêt personnel auxquelles demeu
rèrent toujours étrangers les hommes comme Robespierre, et que, pour avoir encore
entre les mains la libre disposition des faveurs et des grâces, Brissot se montra par
176 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

faitement décidé à des concessions peu conciliables avec la cause de la Révolution,


au moment où le trône était le point de ralliement de tous les ennemis de la liberté.
Trompés dans leur attente après la journée du 20 juin, les Girondins avaient dé
ployé contre la cour et contre Lafayette une excessive âpreté de langage, et s'étaient
associés à Robespierre pour demander à l'Assemblée nationale de décréter d'accu
sation le téméraire général. Tout à coup, à l'heure méme où le roi manifesta l'inten
tion de modifier son ministère, on les vit se radoucir comme par enchantement, et le
peintre Boze, le même qui, l'année précédente, avait exposé au Salon un beau portrait
au pastel de Robespierre, devint leur intermédiaire auprès de Louis XVI. Dans une
lettre adressée à l'artiste, mais évidemment écrite pour le roi, à qui du reste elle fut
ponctuellement remise, Guadet, Vergniaud et Gensonné indiquaient divers moyens
de salut pour la royauté, laquelle était, en définitive, le principal obstacle au
triomphe de la Révolution. On conseillait bien au roi de sanctionner les décrets
réclamés par l'opinion publique, de retirer des mains du général Lafayette le com
mandement de l'armée, mais on s'étonnait tout d'abord qu'il ne choisît ipas ses
ministres parmi les hommes les plus prononcés en faveur de la Révolution. Ces
hommes, aux yeux des trois signataires de la lettre, c'étaient les Girondins eux
mêmes. « Un ministère bien patriote, ajoutait-on, serait donc un des grands moyens
que le roi peut employer pour rappeler la confiance. » Il n'y avait pas à s'y mé
prendre, la Gironde subordonnait le salut du pays au rappel de ses créatures,
Roland, Clavière et Servan, au ministère. Que la royauté consentît à les subir pour
conseillers, telle était la signification de cette lettre, qui, trouvée plus tard chez le
roi, devait devenir une arme terrible contre les Girondins. - º

Leur conduite au sein de l'Assemblée législative devint tout à fait conforme à


l'esprit qui avait dicté cette lettre, et une nouvelle déception les rejettera seule dans
une opposition violente contre la cour. Au reste, le but auquel ils tendaient était si
visible qu'un journal feuillant publia ces lignes, sous la signature d'André Chénier :
« On prétend, mais ce n est pas possible, que le ministère va être de nouveau aban
donné à Roland, Clavière et Servan. Ah ! sire, voudriez-vous gâter le 20 juin ! » Ainsi
pour les contre-révolutionnaires, pour les Feuillants, c'était gâter le 20 juin que de
remettre le ministère aux mains des Girondins. Ils avaient espéré, en effet, que de
cet événement la cour aurait pu tirer parti pour supprimer les sociétés populaires et
ressaisir un pouvoir à peu près absolu; aux yeux des Girondins, au contraire, la
journée du 20 juin était nulle, et la Révolution compromise si le ministère ne leur
était pas rendu. Les uns et les autres devaient être trompés dans leur attente, et le
20 juin fut assez heureusement baptisé par l'administrateur de police Sergent du
nom de journée des dupes. Mais, en prétendant, d'une part, servir de sauvegarde à
la royauté, et, de l'autre, se maintenir à la tête des patriotes, les Girondins
jouèrent un double jeu, dont leur popularité, déjà fort ébranlée, reçut un coup
mortel.A la proposition faite par Duhem à l'Assemblee nationale, dans la séance du
24 juillet, d'examiner la question de la déchéance, dont Robespierre avait parlé dans
sa lettre à Couthon, et que, la veille au soir, Choudieu avait mise en avant comme
le plus efficace remède aux maux actuels, Vergniaud oppo a le danger de se laisser
entraîner par des mouvements désordonnés ou subjuguer par de vaines terreurs, et
à sa voix l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Le lendemain 25 juillet, Brissot monta à la tribune. Son journal, après avoir ré
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 177
-

cemment fulminé contre la cour, converti maintenant, promettait à ses lecteurs


quelques réflexions sur les piéges qu'on dressait au peuple en le portant à des mou
vements exagérés. Brissot prit la parole pour développer cette thèse en quelque sorte,
et prononça un discours tout à fait royaliste. Sous prétexte d'appuyer un projet de
décret de Gensonné, tendant à investir les municipalités du pouvoir d'arrêter les

º !#

Citoyens signant une pétition à


l'Assemblée.

prévenus de complot contre la sû


reté de l'État et la Constitution, il
s'attacha à foudroyer la faction des
républicains, et à démontrer, en s'appuyant de
l'exemple de Charles I", — chose assez sin
gulière de la part d'un futur régicide, — que le ^
meilleur moyen d'éterniser la royauté était de tuer les
rois. Si cette doctrine lui était inspirée par le sentiment
de l'humanité, sentiment toujours respectable, il se
mettait étrangement en contradiction avec lui-même
lorsque immédiatement après il ajoutait : « S'il existe des hommes qui travaillent à
établir à présent la république sur les débris de la Constitution, le glaive de la loi doit
frapper sur eux comme sur les amis actifs des deux chambres et sur les contre
révolutionnaires de Coblentz.» Cette violente sortie de Brissot contre les républicains
— et par là il entendait Robespierre principalement — eut beaucoup de succès
parmi les royalistes, et lui valut cette fois les éloges du Journal de Paris.
Le jour suivant, 26 juillet, Guadet vint, au nom de la commission extraordinaire

TOME II. 88
178 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.
- - - —— — —v-—-

spécialement chargée des mesures propres à sauver l'État, lire une adresse au roi,
dans laquelle, complétant la pensée de ses amis et indiquant officiellement à quel
prix la royauté pouvait compter sur l'appui de la Gironde, il disait, entre autres
choses, après avoir reproché au monarque de composer uniquement sa cour des
ennemis connus de l'égalité et de la Constitution, de toutes les familles des rebelles
de Coblentz : « Que le nom de vos ministres, que la vue des hommes qui vous en
tourent appellent la confiance publique. » A ce prix, le roi pouvait encore, selon les
Girondins, conjurer les périls qui menaçaient la monarchie et sauver sa couronne.
Brissot parut ensuite, et parla de nouveau dans le sens de son discours de la
veille. Il conclut en demandant à l'Assemblée de voter la rédaction d'une adresse
destinée à prémunir le peuple contre les opinions exagérées et les mesures incons
titutionnelles. Les acclamations avec lesquelles la majorité de l'Assemblée, y com
pris la droite, accueillit les paroles de Guadet et de Brissot, devaient nécessairement
exciter les défiances et les murmures des patriotes, et Brissot lui-même comprit bien
le danger de certains applaudissements, car il s'empressa de déclarer, dans son
journal, que, lorsque s'agiterait la question de la déchéance, il prouverait « que le
roi était dans ce cas. » Mais alors pourquoi donc avait-il si vivement stigmatisé ceux
qui réclamaient la suspension du roi et la convocation des assemblées primaires
et signalé ces mesures comme très-dangereuses pour la liberté ?
Quand la royauté se fut écroulée sous les coups du peuple, Brissot et ses amis re
vendiquèrent hautement l'initiative de ce renversement et la gloire d'avoir posé la
première pierre de l'édifice républicain. On voit maintenant ce qu'il y a à rabattre de
leurs prétentions, et combien sont dans le faux tous les écrivains qui, sur la foi de
mémoires particuliers, d'assertions mensongères et intéressées, les ont présentés
comme les véritables fondateurs de la République. Oui, quand il leur faudra re
noncer à l'espérance de voir Louis XVI leur confier le soin de diriger la Révolution,
ils se rejetteront, et cela bien prochainement, dans l'opposition la plus hostile; mais,
à la date du 25 juillet 1792, ils vouent les républicains au glaive de la loi : les répu
blicains, c'est-à-dire dans leur pensée Robespierre et ceux qui suivaient sa ligne de
conduite. Point de déchéance, point de suspension, à la condition toutefois que le roi
reprît des ministres de leur choix. Quelques-uns d'entre eux contestaient même à la
nation le droit de modifier la Constitution.
Quelle était, au contraire, en ce même moment, l'attitude de Robespierre ? Il est
très-important de la rappeler, de la mettre en regard de celle des Girondins, afin de
bien apprécier les divisions nouvelles qui vont éclater entre eux, et auxquelles on
peut assigner comme point de départ véritable le dernier discours de Brissot. Robes
pierre, lui aussi, était opposé à l'émeute, aux mouvements partiels, mais il ne voyait
pas le salut de l'État dans le maintien d'une cour conspiratrice et dans un changement
de ministère au profit de quelques députés patriotes. Loin de là, tout en se tenant sur
le terrain de la légalité, il conjurait l'Assemblée nationale, pour éviter les commotions
sanglantes, de prendre elle-même, la Constitution à la main, l'initiative des mesures
de répression contre la cour et les généraux perfides, lui déclarant bien catégorique
ment, comme on l'a vu, que, faute par elle d'user des moyens légaux mis à sa dispo
sition par l'acte constitutionnel, le peuple se lèverait d'un élan unanime et sauverait
le pays, sans la participation de ses représentants. Or, c'est précisément ce qui va
avoir lieu ; car nous touchons de bien près à l'heure suprême de la monarchie.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 179

XIV

Tandis qu'au milieu de la crise présente les Girondins songeaient à remonter au


pouvoir, croyant qu'il leur serait facile, une fois en possession du ministère, de con
jurer le péril et de lancer a leur gré ou de retenir la foudre, le mouvement révolu
tionnaire s'accentuait de plus en plus, et tout contribuait, il faut le dire, à lui
imprimer une impulsion plus rapide. Le château des Tuileries, assurait-on, se rem
plissait d'armes, servait de repaire à une armée de conspirateurs décidés à massacrer
les patriotes; mille rumeurs alarmantes jetaient partout les soupçons et la défiance.
Chaque jour arrivaient à Paris les nouvelles les plus inquiétantes, non-seulement des
frontières, mais aussi des départements, où, dans le Midi et dans l'Ouest principa
lement, prêtres réfractaires et les nobles, en mettant à profit l'aversion des popula
tions rurales pour le service militaire, commençaient à fomenter la guerre civile. Les
sections de Paris se déclarèrent en permanence, et un arrêté de la municipalité, signé
de Pétion et de Royer, les autorisa à établir, sous la surveillance immédiate et la
direction du procureur de la commune, un bureau de correspondance destiné à
devenir un des foyers les plus ardents de l'insurrection prochaine. L'insurrection !
elle apparaissait dès lors comme imminente aux esprits clairvoyants, et les jour
naux populaires discutaient hautement la nécessité de suspendre les fonctions
exécutives dans les mains de Louis XVI.
Tout à coup, le 28 juillet, on répand à profusion dans Paris un manifeste ayant
pour titre : Déclaration du duc de Brunswick aux habitants de la France. Ce manifeste
insensé, tout le monde le connaît. Aujourd'hui encore, en le lisant, quel cœur
français ne palpite d'indignation ? Sous prétexte d'assurer le bonheur de la France,
et tout en prétendant n'avoir aucunement l'intention de s'immiscer dans ses affaires
intérieures, le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche sommaient l'armée, les gardes
nationales, le pays de revenir à leur ancienne fidélité et de se soumettre sur-le
champ au roi, leur légitime souverain, sous peine, pour tous citoyens pris les armes
à la main et convaincus d'avoir combattu contre les troupes alliées, d'être punis
comme rebelles et perturbateurs du repos public. En revanche, les bonnes grâces et
les faveurs étaient réservées aux traîtres, à ceux qui s'empresseraient d'ouvrir aux
soldats étrangers les portes de leurs villes. A ces émules de Judas et de Perrinet
Leclerc, on promettait sûreté pour leurs personnes, leurs biens, leurs effets. Quant
aux habitants coupables de patriotisme, ils devaient être traités suivant toute la
rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. La ville de
Paris se trouvait l'objet de sévérités toutes particulières. Étaient rendus personnel
lement responsables sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de
pardon, tous les membres de l'Assemblée nationale, du département, des districts,
de la municipalité et de la garde nationale, les juges de paix eux-mêmes. Que si le
château des Tuileries venait à être insulté ou forcé, et s'il n'était pas pourvu immé
diatement à la sûreté, à la conservation et à la liberté du roi, de la reine et de la
famille royale, les princes alliés s'engageaient à en tirer une vengeance exemplaire
180 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

en livrant la ville de Paris à une exécution militaire, à une subversion totale, et les
révoltés au supplice. Tant d'impudence ne pouvait que porter au comble l'irritation
générale. « S'il étoit un Français capable de rester calme en lisant ce libelle, dit
le Moniteur, écho cette fois des plus ardents patriotes, qu'il se range parmi cette
poignée d'hommes que nos anciens ministres et l'étranger, d'après eux, ont appelée
la partie saine de la nation; il est indigne de tenir ses serments et de combattre pour
la liberté publique. »
Ce ne fut un doute pour personne que ce manifeste eût été concerté avec la cour
des Tuileries. Le roi eut beau le désavouer quelques jours après, on traita Louis XVI
d'imposteur en pleine Assemblée législative, et les Révolutions de Paris témoignèrent
hautement leur étonnement de ce que ce manifeste, daté du 25 juillet, eût pu, dès
le 28, être colporté dans Paris. Si la déclaration du duc de Brunswick ne sortait pas
du cabinet des Tuileries, elle résumait parfaitement les idées des partisans de la
cour; tous, ils l'eussent signée sans hésitation, et nous savons aujourd'hui, avec
certitude, que l'émissaire secret de Louis XVI auprès des puissances coalisées, Mallet
du Pan, conseillait aux princes de faire précéder l'entrée de leurs troupes par la
publication d'un manifeste comminatoire. Ah! comme ils connaissaient mal le grand
cœur de la France, ceux qui s'imaginaient pouvoir agir sur elle par la crainte, et se
croyaient assez forts pour dompter le flot révolutionnaire, semblables à des enfants
qui tenteraient d'arrêter par des cris impuissants la marée montante ! Mais ce défi
insultant allait amener des résultats que n'avaient pas prévus ses auteurs; et c'est à
ceux qui l'ont inspiré dans un moment de délire que revient de droit la responsabilité
des mesures auxquelles va recourir la France éperdue.
A l'heure même où se publiait à Coblentz la déclaration des cours de Vienne et
de Berlin, le Girondin Carra, par une singulière et malheureuse coïncidence, traçait
du duc de Brunswick le portrait le plus flatteur. Selon lui, il ne manquait à ce gé
néral des armées alliées qu'une couronne pour être le véritable restaurateur de la
liberté en Europe. C'était assez ouvertement le désigner au choix du peuple comme
le succcesseur de Louis XVI. Si Lafayette enviait le rôle de Monck, le journaliste
Carra semblait aspirer à remplir celui de Warwick, le faiseur de rois. N'avait-il pas,
quelques mois auparavant, en pleine séance des Jacobins, parlé de mettre le duc
d'York sur le trône de France ? Mais aujourd'hui le moment était bien mal choisi, et
le candidat plus mal encore. Quel était le but de Carra? Voulait-il, en effet, essayer
de fonder en France une dynastie prussienne, par reconnaissance envers le roi de
Prusse dont il avait reçu jadis quelques présents, ou bien était-ce une simple menace
pour forcer Louis XVI à reprendre un ministère des mains de la Gironde ? Toujours
est-il qu'il se montra l'un des plus actifs partisans de la déchéance. C'était un ami
déclaré de Brissot. Il n'y aura donc pas à s'étonner si, quelques semaines après,
ayant de nouveau à lutter contre les attaques des Girondins et à repouseer leurs
calomnies, Robespierre accuse Brissot et ceux de son parti de travailler en faveur
du duc de Brunswick ou du duc d'York. On voit sur quoi reposaient ses soupçons.
Ainsi voilà qui est bien constaté : à l'heure critique où nous sommes, les Girondins
songent à recouvrer le pouvoir; régner sous le nom de Louis XVI, tel est le but
auquel ils tendent par tous les moyens dont ils disposent. Un peu plus tard, ils
ramasseront bien le ministère dans le sang du 10 août; mais maintenant ils craignent
de compromettre dans les chances d'une insurrection un succès sur lequel ils comp
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. - 181

tent. Aussi, recommencent-ils contre ceux qu'étonne à bon droit leur conduite
ambiguë une guerre à outrance que, cette fois, nulle trêve ne viendra suspendre. Et
comment Robespierre ne serait-il pas tombé dans une stupéfaction profonde? Quoi !
en présence du danger de la patrie il avait solennellement abjuré toute inimitié per
sonnelle ! Quoi ! après l'avoir publiquement convié à une réconciliation, Brissot
s'était fait, au sein de l'Assemblée législative, l'écho retentissant de ses accusations,
hélas! trop fondées contre la cour; comme Robespierre, il en était venu à se per
suader que Coblentz était aux Tuileries; qu'avant de combattre l'ennemi du dehors,
il fallait réduire celui du dedans, et voilà que, devant lui et devant ses amis, cette
cour perfide trouve grâce tout à coup, et qu'il voue au glaive de la loi ceux qu'il
appelle des républicains! Que s'est-il donc passé, et quel est le mystère de cette
nouvelle évolution ? Ah! c'est que, comme on l'a vu, le fantôme du pouvoir est
revenu tenter l'ambition de la Gironde; et Brissot n'a pas oublié que, durant trois
mois, il a été le directeur tout-puissant du ministère désigné par lui.
Une telle versatilité indigna naturellement Robespierre; et comment pouvait-il en
être autrement ? Depuis l'aurore de la Révolution, n'était-il pas resté immuable dans
ses principes, indifférent à toutes les questions d'intérêt personnel? Hélas! n'était-il
pas destiné à la gloire de succomber sans jamais avoir varié! Il s'était déjà montré
fort surpris de voir l'Assemblée législative séparer la cause du procureur de la
commune de celle du maire de Paris. Les Girondins, pour achever de gagner entiè
rement Pétion, ne cessaient de lui faire les plus chaleureuses avances. Cette conduite
parut louche à Robespierre; il y vit une injure au peuple de Paris, et le dit formelle
ment, le 22 juillet, aux Jacobins, tout en louant de nouveau le courage et l'énergie
du premier magistrat de la ville. Troisjours après, sentant combien il était impor
tant, en ces heures décisives, d'encourager la résistance à l'arbitraire, il reprenait la
parole pour faire accorder un diplôme d'affilié à un riche propriétaire des environs de
Compiègne, en témoignage de la fermeté qu'avait déployée ce citoyen en présence
d'une agression dont il avait été l'objet de la part de quelques officiers contre-révolu
tionnaires d'un régiment de passage dans sa commune.
Cependant on attendait avec une certaine impatience qu'il se prononçât sur les
circonstances actuelles, qu'il donnât son avis sur le meilleur remède à apporter à la
crise. Jusqu'à présent il s'était reposé sur les représentants de la nation du soin de
punir, sans sortir des termes de la Constitution, une cour conspiratrice ; mais la si
tuation s'était singulièrement aggravée ; la déclaration du duc de Brunswick était
connue dans tout Paris, et l'Assemblée nationale restait inactive. Le jour était-il
donc arrivé, où comme Robespierre le lui avait prédit, le peuple se passerait d'elle
pour sauver l'État ? Pendant que, d'une part les Girondins paraissaient décidés à
soutenir la monarchie à la condition de rester les maîtres du gouvernement, et que,
d'autre part, d'ardents patriotes conspiraient dans des conciliabules secrets une in
surrection devenue imminente, Robespierre se recueillait ; il examinait plus atten
tivement la question de la déchéance ou de la suspension du roi, s'interrogeait sur ce
qui viendrait ensuite, et cherchait les moyens d'empêcher la nation de tomber dans
une anarchie d'où pourrait surgir un despotisme, après la chute de la royauté. Le
29 juillet, il vint aux Jacobins armé d'un discours profondément médité. Suivons-le
à cette séance importante ; et, après l'avoir écouté, nous aurons à nous demander
dans quelle mesure il influa sur cette mémorable journée du 10 août, dont nous en
182 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

tendons déjà retentir le tocsin, et qui, de l'aveu de tous les historiens favorables à la
Révolution, était nécessaire pour le salut de la France.

XV

La séance débuta d'une façon assez orageuse par la faute du député girondin La
Source, qui, après avoir rendu compte de la comparution de Bureaux de Puzy à la
barre de l'Assemblée nationale, fit contre les fédérés une sortie inattendue. On leur
avait persuadé à tort, selon lui, que le danger était à Paris et non aux frontières; il
fallait, au contraire, les inviter à partir au plus vite. Ainsi la Gironde redoutait au
jourd'hui la présence de ces hommes énergiques, attirés cependant par un décret
rendu sur la motion d'un de ses membres. Elle craignait que les fedérés ne se por
tassent à quelque entreprise contre la royauté, contre cette cour de laquelle elle
attendait le pouvoir, et cherchait à se débarrasser de ces hôtes importuns, sans se
demander s'il était bien prudent de les envoyer, à cette heure, grossir l'armée d'un
général que tout récemment elle avait elle-même voulu décréter d'accusation.
Anthoine, l'ex-constituant, le maire de Metz, un des plus dévoués amis de Robes
pierre, avec lequel il demeurait en ce moment chez Duplay, répondit vertement à
La Source, défendit avec feu les fédérés contre des insinuations malveillantes, et
s'attacha à prouver que l'Assemblée nationale avait besoin des départements pour
accomplir les grandes mesures nécessitées par les événements, et dont il ne fallait
pas laisser l'initiative aux seules sections de Paris. Passant ensuite aux questions
à l'ordre du jour, il parla de la déchéance comme du vœu presque unanime de la
nation, non pas uniquement de la déchéance de Louis XVI, mais de celle de toute
la famille royale, condition indispensable, à ses yeux, pour l'établissement de la
liberté. La déchéance prononcée, il demandait la convocation des assemblées pri
maires et l'admission de tous les citoyens dans les comices. Or c'était là précisément
la pensée de Robespierre, pensée dont sans doute, aux heures du soir, dans la maison
de Duplay, il avait longuement entretenu son ami.
Après un discours de Legendre, où le boucher patriote s'efforça de démontrer
la nécessité d'une insurrection générale, Robespierre prit la parole. « Ies grands
maux appellent les grands remèdes, Les palliatifs ne font que les rendre incurables ;
les maux de la France sont extrêmes, » commença-t-il par dire. Ce début n'était pas
d'un homme disposé à proposer une médecine expectante dont l'effet naturel eût
été de laisser mourir le malade, comme un historien l'en accuse si légèrement. Per
Sonne, au contraire, ne proposa au peuple français de remède plus radical ; personne
surtout ne comprit mieux qu'il ne s'agissait pas seulement de détruire, mais qu'il
fallait encore songer à reconstruire.
Allant jusqu'à la racine du mal dont, selon lui, l'Assemblée nationale avait eu le
tort de dissimuler les causes en proclamant les dangers de la patrie, il ne croyait
pas, comme tant d'autres, que le salut de l'État fût seulement attaché à la décheance
ou à la suspension du roi. C'était là un de ces palliatifs insuffisants dontil avait parlé.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 183

Le mal, il le voyait à la fois et dans un pouvoir exécutif résolu à perdre la Révolution,


et dans une législature qui ne pouvait ou ne voulait pas la sauver. Assez longtemps
il avait engagé l'Assemblée nationale à s'armer de la Constitution contre la cour,
parce que, maîtresse de la force populaire et environnée de l'opinion publique, elle
possédait en réalité une puissance supérieure à celle du roi, malgré sa liste civile et
tous les moyens de corruption dontil disposait. Elle avait entre ses mains le bonheur
de la France, disait-il; mais, en fermant l'oreille aux plus sages conseils, et par des
temporisations fatales, elle avait permis à la crise d'arriver au dernier degré. « Il
faut donc, » s'écria-t-il, « que l'État soit sauvé, de quelque manière que ce soit; il
n'y a d'INCONSTITUTIONNEL QUE CE QUI TEND A sA RUINE. » On voit avec quelle né
gligence ont lu ce discours capital les écrivains qui ont accusé de timidité les avis
de Robespierre. Et combien il était dans le vrai quand, après avoir déclaré qu'on
n'aurait rien fait si l'on se contentait de changer le chef du pouvoir exécutif, il ajou
tait : « Il n'y a qu'un peuple esclave dont les destinées soient attachées à un individu
ou à une famille; la liberté et le bonheur public dépendent de la nature du gouverne
ment et du résultat des institutions politiques. » Le fléau le plus redoutable, à ses
yeux, c'était cette tourbe d'intrigants dont un roi était entouré, et qui, sous son
nom, abusaient du pouvoir exécûtif et des trésors de la nation. « Dépouillé de la
confiance publique, » poursuivait-il, « Louis XVI n'est plus rien par lui-même, et
la royauté est devenue la proie de tous les ambitieux qui s'en partagent les dépouilles. »
Cela allait droit, non-seulement aux Feuillants, mais aux Girondins justement soup
çonnés d'intrigues pour ressaisir le ministère. Se rappelant l'espèce de tyrannie
sous laquelle le pays avait été courbé lors de la suspension provisoire du roi, après
la fuite de Varennes, Robespierre ne voyait qu'une mesure insuffisante dans la dé
chéance ou dans une nouvelle suspension, si l'intrigue et l'ambition devaient encore
tenir les rênes du gouvernement, si l'étendue du pouvoir exécutif demeurait tou
jours la même. « Qu'importe que le fantôme appelé roi ait disparu, si le despotisme
reste ? » C'est ici le lieu de faire remarquer avec quelle insistance cet homme, qu'on
accusera d'aspirer à la dictature parce qu'on ne saura trop de quoi l'accuser, essaya
toujours de prémunir ses concitoyens contre toute espèce de dictature personnelle
ou collective. Toujours il restera fidèle au dogme de la souveraineté nationale non
déléguée, et il périra pour n'avoir pas voulu, une fois dans sa vie, se rendre coupable
d'un acte dictatorial.
Autre question : après la chute du trône, le pouvoir exécutif serait-il exercé par le
Corps législatif? « Je ne vois, » disait Maximilien, « dans cette confusion de tous les
pouvoirs que le plus insupportable de tous les despotismes. Que le despotisme ait
une seule tête ou qu'il en ait sept cents, c'est toujours le despotisme. Je ne connais
rien d'aussi effrayant que l'idée d'un pouvoir illimité, remis à une assemblée nom
breuse qui est au-dessus des lois, fût-elle une assemblée de sages ! » Il s'agit ici, ceci
est bien à remarquer, du Corps législatif, et non pas d'une assemblée constituante
comme la Convention, dont la mission sera de créer à la fois et le pouvoir législatif et
le pouvoir exécutif. La suspension ou la déchéance, à laquelle il donnait de beaucoup
la préférence, parce qu'elle ne pouvait être un jeu concerté entre la cour et les intri
gants de l'Assemblée nationale, lui paraissait donc devoir être combinée avec d'autres
mesures plus décisives. D'ailleurs, n'avait-on pas à prévoir les orages politiques
qu'exciterait nécessairement cette modification profonde dans la forme du gouverne
-- -

184 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ment ? A quelles mains confierait-on le soin de diriger le navire de l'État ? L'Assem


blée nationale n'avait-elle pas avoué sa propre impuissance et appelé la nation elle
même à son secours, en déclarant la patrie en danger ?Une assemblée où seheurtaient
des passions rivales n'était pas propre à éteindre la guerre civile dans le pays , elle ne
possédait pas ce grand caractère, cet ensemble et cette union indispensables en des
moments aussi difficiles. N'y avait-il pas à s'en prendre à ceux qui, en prêchant la
confiance tantôt dans le pouvoir exécutif, tantôt dans les généraux perfides à qui l'on
avait remis l'épée de la Révolution, avaient endormi le peuple et conduit la nation au
bord du précipice où elle était près de tomber ?
La question se réduisait, selon Robespierre, à deux points très-simples : ou le chef
du pouvoir exécutif avait été fidèle à la nation,'et il fallait le conserver; ou bien il
l'avait trahie, et il y avait lieu de le destituer. Que si l'Assemblée nationale, ce der
nier cas admis, refusait de prononcer la déchéance, elle devenait par cela même
complice des attentats de la royauté, et il était urgent alors de régénérer à la fois et
le pouvoir exécutif et la législature. D'ailleurs, en souffrant que Lafayette et ses
complices demeurassent impunis, cette Assemblée avait, en quelque sorte, livré la
patrie au despotisme militaire et manqué à sa mission de la sauver; il fallait donc
confier ce soin à de nouveaux représentants; la convocation d'une Convention natio
nale semblait à Robespierre absolument nécessaire. En vain contre ce moyen su
prême présentait-on des objections de plus d'un genre; des inconvénients plus ou
moins réels ne pouvaient balancer la nécessité évidente de l'employer. Mais, disait
on, les aristocrates aussi désirent une Convention, les Autrichiens et les Prussiens
maîtriseront les assemblées primaires. Objection d'intrigants qui repoussent le vœu
du peuple français pour soutenir un édifice prêt à les écraser eux-mêmes en s'écrou
lant. De la part des aristocrates, c'était désespoir, erreur ou stratagème pour rendre
suspecte une mesure salutaire. Quant à la Prusse, à l'Autriche et à l'émigration,
pouvait-on croire un seul instant qu'elles n'aimassent pas mieux avoir affaire à une
cour perfide, à des mandataires faibles ou corrompus, qu'à une Convention sortie des
entrailles mêmes du peuple, et digne des circonstances formidables qui l'auraient
créée ? — Est-ce que cela, est-ce que tous ces raisonnements de Robespierre ne vont
pas recevoir de I'avenir une consécration éclatante ?
On se rappelle avec quelle persistance, avec quelle louable obstination, avec
quelle énergie, du temps de la Constituante, il avait, à vingt reprises différentes,
combattu la division absurde de la nation en citoyens actifs et citoyens passifs,
servum pecus. Aujourd'hui encore, il y a des gens faisant profession d'aimer la
Révolution, et qui n'hésitent pas à condamner le suffrage universel. Tristes libéraux,
tristes démocrates que ceux qui prétendent fonder la liberté sur le régime des iné
galités politiques, et qui oseraient prendre la responsabilité de partager de nouveau
le pays en catégories distinctes. Robespierre ne manqua pas de saisir l'occasion de
réclamer la destruction d'un privilége inique. Pouvait-on choisir un moment plus
favorable pour intéresser tous les citoyens à la conservation et à la gloire de la patrie
que celui où elle courait les plus grands dangers! C'était là le cas de rendre le droit
de cité à tous ceux qu'en avait injustement dépouillés la première législature, s'écriait
Robespierre. « Expiez donc ce crime de lèse-nation et de lèse-humanité, en effaçant
ces distinctions injurieuses, qui mesurent les vertus et les droits de l'homme sur la
quotité des impositions. Que tous les Français domiciliés dans l'arrondissement de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE, 185

chaque assemblée primaire depuis un temps assez considérable pour déterminer


le domicile, tel que celui d'un an, soient admis à y voter; que tous les citoyens soient
éligibles à tous les emplois publics, aux termes des articles les plus sacrés de la Cons
titution même, sans autre privilége que celui des vertus et des talents. Par cette seule
disposition vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et l'énergie du peuple; vous
multipliez à l'infini les ressources de la patrie; vous anéantissez l'influence de l'aris

#
||
||
| | |

, Danton harangue la foule à la porte des Jacobins.

tocratie et de l'intrigue, et vous préparez une véritable Convention nationale,la seule


légitime, la seule complète que la France aura jamais vue. »
Les Français assemblés, continuait Robespierre, avaient charge d'assurer pour
toujours la liberté, le bonheur de leur pays et de l'univers; car jamais dans son cœur
il ne séparait l'humanité, le monde, de la patrie où'il avait commencé de vivre.
Comme, en définitive, la constitution actuelle était une des meilleures qui fussent
sorties de la main des hommes, la réforme de certains articles, de certaines lois
contraires à la Déclaration des droits, lui semblait suffisante pour arriver au résultat

TOME II. 89
186 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

désiré. Enlever d'une part au pouvoir exécutif des prérogatives trop étendues, et
diminuer dans une large mesure les moyens de corruption dont on l'avait doté; de
l'autre, subordonner la puissance législative à la nation, de façon que jamais les
mandataires du peuple ne se missent au-dessus du souverain, telles étaient, selon
lui, les modifications principales à apporter au système constitutionnel. Ici encore
on peut admirer le soin avec lequel il veut qu'on s'attache à préserver la nation de
la tyrannie de ses représentants mêmes. Sachant, par l'étude et par l'expérience de
trois ans de révolution, combien les hommes, en général, mettent leur intérêt per
sonnel au-dessus de l'intérêt public quand ils peuvent le faire impunément, il voulait
qu'à certaines époques déterminées et assez rapprochées, le peuple pût examiner
dans ses comices la conduite de ses mandataires, ou tout au moins révoquer, suivant
des règles établies, ceux qui auraient abusé de sa confiance. Il voulait surtout
qu'aucune puissance ne pût se permettre d'interdire à la nation d'exprimer ses
vœux sur tout ce qui intéressait le bonheur public. Une des conséquences immé
diates de ces principes était le renouvellement de tous les directoires, tribunaux,
fonctionnaires publics secrètement ligués avec la cour et soupirant après le retour
du despotisme. Robespierre ne se trompait pas en attribuant la crise présente au
mauvais vouloir de la plupart des délégués du peuple, à leur alliance avec les ennemis
de la Révolution. Ne l'oublions pas, cette Révolution, si débonnaire à l'origine, avait,
par une rare imprudence, placé à la tête de presque toutes les administrations, des
tribunaux et de tous les états-majors, des hommes attachés à l'ancien régime par
leurs intérêts, par leurs familles, et dont la conversion de fraîche date aux idées
du jour ne devait pas être de longue durée.
A la voix toute-puissante de la nation, on verrait, il n'en doutait pas, s'évanouir
l'audace des généraux perfides, et l'armée, dégagée des chaînes qui l'attachaient à la
noblesse comme un corps vivant à un cadavre, unie au peuple, s'élancer, sous des
chefs patriotes, à la conquête de la liberté. Il ne se dissimulait pas d'ailleurs les
difficultés de tous genres avec lesquelles serait aux prises une nation tournmentée
par la guerre étrangère, menacée par la guerre civile et placée par conséquent entre
les mesures qu'exigeait sa sûreté extérieure et celles que lui prescrivait le maintien
de sa liberté. Quel peuple s'était jamais trouvé dans une situation semblable à celle
du peuple français ? Il avait fait une révolution; et un gouvernement, mélange mons
trueux de l'ancien et du nouveau régime, cherchait à le punir de cette révolution
même, et se servait contre lui de toutes les armes de l'intrigue, de la corruption et
de l'autorité dont il était dépositaire. La nation française voyait sa cause désertée,
comme si le crime et la tyrannie pcuvaient seuls trouver des appuis sur la terre :
mais, loin de désespérer, Robespierre s'écriait : « Ainsi abandonnés, que dis je ?
proscrits par le gouvernement nouveau, il faut que nous trouvions toutes nos res
sources dans nous-mêmes. Il faut que nous nous élevions à tous les prodiges que
l'amour de la liberté peut enfanter. A notre sort est attaché celui de toutes les
nations; et nous avons à lutter contre toutes les puissances physiques et morales qui
les ont opprimées jusqu'à ce moment; nous avons à lutter contre les traîtres nombreux
et redoutables qui vivent au milieu de nous, et contre nous-mêmes. Il faut que le
peuple français soutienne le poids du monde, et qu'il dompte, en même temps, tous
les monstres qui le désolent. Il faut qu'il soit parmi les peuples ce qu'Hercule fut
parmi les héros. Oui, je l'ai déjà dit dans plusieurs circonstances, et je le répète
- HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 187

encore en ce moment, il ne nous reste qu'une alternative, ou de périr et d'ensevelir


avec nous la liberté du genre humain, ou de déployer de grandes vertus et de nous
résoudre à de grands sacrifices. » Était-il possible de parler à un peuple un langage
plus digne, plus ferme, plus viril et plus à la hauteur de la situation formidable où
l'on était arrivé?
L'Assemblée constituante s'était honorée jadis lorsqu'à la voix de Robespierre
elle avait fermé à ses membres l'accès du ministère et des places dont le pouvoir
exécutif disposait, et décrété leur non-rééligibilité à la prochaine législature. Cette
disposition, bien exécutée, eût, suivant Maximilien, épargné à la France bien des
maux et bien des crimes. Il regrettait que certains membres de l'Assemblée actuelle
eussent éludé la première de ces lois en portant leurs créatures au ministère et en
sacrifiant à un vil intérêt les mesures et les principes capables de sauver l'État. Cette
allusion à la conduite de Brissot et à celle de ses amis ranima dans le cœur des
Girondins une haine mal étouffée et de plus vives colères. Ils se sentirent d'autant
plus froissés qu'à cette heure même ils subordonnaient les destinées de la France à
la satisfaction de leur ambition. Terribles seront leurs fureurs. Mais Robespierre
avait trop de droiture et d'inflexibilité pour calculer les ressentiments amers et les
calomnies nouvelles auxquels l'exposait la divulgation d'une vérité importante à
ses yeux. Il termina donc l'imposant discours dont nous venons de rendre compte,
en renouvelant, pour ainsi dire, la proposition faite par lui, l'année précédente, au
sein de l'Assemblée constituante : il invita l'Assemblée actuelle à s'honorer comme
sa devancière en excluant ses membres de la prochaine Convention nationale, et à
laisser à d'autres le soin de bâtir le temple de la liberté. Par ce grand exemple de
désintéressement, elle eût repoussé bien loin ces soupçons d'intrigues et de faction
que ses ennemis s'étaient efforcés de propager contre elle, sans, pour cela, priver la
patrie du zèle et du dévouement de ses membres : car ils pourraient la servir encore
comme simples citoyens ou dans les emplois dont la plupart d'entre eux étaient
actuellement revêtus. Mais les Girondins se montrèrent sourds à cette invitation ;
s'ils aimaient la patrie, ils aimaient aussi le pouvoir, le crédit dont sont environnés
les mandataires du peuple; et peu d'entre eux pouvaient dire comme Robespierre en
descendant de la tribune : « Que nous faut-il de plus que le bonheur et la liberté de
notre pays ? »
Ce discours, écouté avec un religieux silence, produisit un immense effet; la société
en vota unanimement l'impression. Impossible de se montrer plus net, plus affir
matif, de proposer des mesures plus radicales. En résumé, que demandait Robes
pierre? la déchéance d'abord; puis, afin que le pays ne tombât point dans l'anarchie,
la convocation des assemblées primaires et l'élection d'une Convention nationale par
le suffrage universel. Quant aux moyens, il est aisé de voir qu'il a perdu l'espérance
qu'on pût les subordonner aux formes légales. Il faut que l'État soit sauvé, coûte que
coûte, tel est son thème. « Il n'y a d'inconstitutionnel que ce qui tend à sa ruine. »
Non, Robespierre ne figura pas au cabaret du Soleil-d'Or avec les principaux moteurs
d'insurrection qui bientôt allaient entraîner les masses populaires à l'assaut des
Tuileries; mais il fit mieux, il mena les idées au combat, et, gardien jaloux des prin
cipes décrétés en 1789, il chercha, avant tout, à empêcher la Révolution d'aboutir à
la dictature ou à l'anarchie.
Il est curieux maintenant de voir comment il a été apprécié par M. Michelet.
188 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Robespierre, selon le célèbre historien, « ne savait rien dire autre chose sinon qu'il
fallait convoquer des assemblées primaires qui éliraient des électeurs, et ceux-ci
éliraient une Convention, pour que, cette assemblée légalement autorisée, on pût
réformer la Constitution. » D'abord il est tout à fait inexact de dire que Robespierre
voulait le suffrage à deux degrés. D'un passage que nous avons cité il résulte, au
contraire, qu'il aurait voulu voir la Convention sortir du suffrage universel, et le
1" août il demanda, formellement cette fois, que les membres de la Convention
fussent nommés directement par les assemblées primaires ; ce ne fut certes pas sa
faute si l'Assemblée législative en décida autrement. Ensuite M. Michelet omet
complétement de dire que Robespierre demandait préalablement la déchéance et le
salut de l'État, par quelque moyen que ce fût. Au reste, les événements, ceci est à
remarquer, suivirent à peu près la marche indiquée par Robespierre.Mais avec la
façon de procéder de M. Michelet, on arrive facilement à conclure que « une méde
cine tellement expectante eût eu l'effet naturel de laisser mourir le malade.» (Histoire
de la Révolution, t. III, p. 523). Quant à la conduite de la Gironde en ces graves cir
constances, M.Michelet l'enveloppe d'un silence prudent. « Elle hésita, » dit-il négli
gemment (p. 537); mais il se garde bien d'exposer les motifs réels, sérieux qui la
firent hésiter, et surtout de parler de l'incroyable sortie de Brissot contre les républi
cains. En revanche il s'extasie sur Danton, et le loue fort d'avoir, aux Cordeliers,
appelé les citoyens actifs aussi bien que passifs à défendre la Constitution. Robes
pierre, lui, détruisait toute espèce de distinction; c'était mieux. Mais M. Michelet n'en
dit mot. 0 Muse sévère de l'histoire, est-ce là ta justice? est-ce là ton impartialité?

XVI

Le discours de Robespierre causa aux Girondins une irritâtion profonde. Par une
conduite assez semblable à celle des Feuillants, ils venaient de fonder, en dehors de
la société des Jacobins, où ils se sentaient décidément impuissants à dominer, le club
de la Réunion. Dans la soirée du 30 juillet 1792, on vint leur rendre compte du discours
prononcé la veille par Robespierre à la tribune de la Société des Amis de la Constitu
tion, discours qui dérangeait singulièrement leurs calculs. Aussitôt l'impétueux
Isnard, prenant la parole, s'engagea, par une sorte de serment, à dénoncer non
seulement Robespierre, mais encore Anthoine qui avait exposé les mêmes doctrines,
et à faire tout ce qui dépendrait de lui pour les envoyer devant la cour d'Orléans.
Brissot monta ensuite à la tribune, renchérit sur ces engagements et ces menaces.
Était-il possible de se laisser entraîner plus loin par des haines personnelles, et n'y
avait-il pas quelque chose de criminel à comploter, à pareille heure, de traduire
devant la haute cour d'Orléans deux citoyens d'un patriotisme si éprouvé ? Le député
Dubois de Bellegarde assistait à cette séance ; il se leva indigné, protesta hautement,
déchira sa carte d'entrée, et sortit en déclarant qu'il ne remettrait plus les pieds
dans cette société.
Ces faits révélés, le surlendemain 1" août, au club des Jacobins par Desfieux et
Merlin (de Thionville), y causèrent la plus vive sensation. Merlin affirma tenir de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 189

Monteau (du Gers) et de Ruamps que les rôles avaient été distribués pour faire mettre
en état d'accusation Robespierre et Anthoine, et qu'Isnard et Brissot s'étaient chargés
de demander le décret d'accusation à l'Assemblée nationale, en se fondant sur ce que
ces deux citoyens avaient, par leurs discours, provoqué à la déchéance du roi, mesure
dont Merlin se déclara aussi le partisan. Un troisième membre attesta la vérité de
ces faits, et, accusant Brisot de trahison, il réclama la radiation de son nom sur les
registres de la Société.
Robespierre présidait. Intéressé personnellement dans la discussion, et sentant
qu'il ne pouvait lui-même mettre aux voix cette proposition, il quitta le fauteuil où
il fut remplacé par le premier secrétaire. Anthoine irrité s'éleva avec une violence
extrême contre Brissot. Il lui reprocha, en prenant la France entière pour témoin,
d'avoir fait déclarer la guerre avant qu'on fût prêt à la soutenir; d'avoir constamment
persécuté les patriotes et détaché Vergniaud de leur parti; de tromper le peuple en
cherchant à lui persuader que tous les dangers de la patrie s'évanouiraient subite
ment si l'on rappelait au ministère Roland, Clavière et Servan, et il appuya la motion
de le rayer de la liste des Jacobins. Aux ridicules menaces d'Isnard et de Brissot, Ro
bespierre aima mieux opposer le dédain le plus absolu ; ilréclama l'ordre du jour,
puis proposa à la Société de nouvelles mesures propres, selon lui, à sauver le pays.
Insistant sur la nécessité de la convocation d'une Convention nationale, il demanda
cette fois très-nettement, très-catégoriquement, que les membres de cette Conven
tion fussent nommés directement par les assemblées primaires, et qu'ils ne pussent
être choisis ni parmi les membres de l'Assemblée constituante, ni parmi ceux de la
· seconde législature. Dans son précédent discours, il avait invité les députés actuels
à donner un grand exemple de désintéressement en s'interdisant l'accès de la pro
chaine Convention; aujourd'hui il étendait cette exclusion aux membres de la pre
mière Assemblée, se fermant à lui-même les portes de la nouvelle Constituante. Il
était difficile de pousser plus loin le renoncement, et, en vérité, devant la persistance
de certaines accusations d'ambition dirigées contre Robespierre, on ne peut s'em
pêcher de sourire. Partisan des courtes législatures, il aurait voulu que la session de
la Convention ne se prolongeât pas au delà d'un an; car il trouvait dans le fréquent
renouvellement des assemblées l'avantage de préserver les mandataires du peuple
de la tentation d'abuser de leur pouvoir.
Il avait à peine cessé de parler qu'une députation de la section Mauconseil venait
communiquer une pétition qu'elle se proposait de présenter à l'Assemblée nationale
pour demander la déchéance de Louis XVI, promettant d'avance de s'ensevelir sous
les ruines de la liberté plutôt que de souscrire au despotisme des rois. Toutes les
sections de Paris, moins une, s'étaient prononcées dans le même sens. Le terrain,
comme on voit, devenait de plus en plus brûlant. L'avant-veille était arrivé un
puissant renfort pour la Révolution : le bataillon des Marseillais avait fait son entrée
à Paris. Quelle ne dut pas être l'émotion populaire quand on entendit ces hommes à
l'allure martiale, au visage bronzé par le soleil du Midi, entonner un chant de guerre
inconnu; quand surtout éclata cette strophe qui peignait si bien, en quelques vers,
la situation présente :
Que veut cette horde d'esclaves, # #
De traîtres, de rois conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés ?
190 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Français, pour nous, ah ! quel outrage !


Quel transportil doit exciter !
C'est nous qu'on ose méditer
De rendre à l'antique esclavage !
Aux armes, citoyens, formez vos bataillons,
Marchons, qu'un sang impur abreuve nos sillons !

A ces paroles, cadencées dans des notes tantôt suaves et mélancoliques comme le
chant d'une mère, tantôt terribles et retentissantes comme le clairon sonnant la
charge, quel cœur pouvait demeurer indifférent ? Le peuple sentit s'accroître sa
fièvre de patriotisme, et, en souvenir de ceux qui les premiers avaient fait retentir
l'hymne sacré à ses oreilles charmées, il l'appela la MARSEILLAISE.
Cela seul aurait suffi à rendre les fédérés de Marseille chers au peuple de Paris : ses
bruyantes marques de sympathie compensèrent largement les calomnies dont les
feuilles royalistes et les libelles payés par la liste civile poursuivaient ces intrépides
soldats de la Révolution. Une circonstance toute fortuite accrut encore leur popu
larité. Le soir de leur arrivée, ils se trouvaient aux Champs-Elysées, où un banquet
civique leur avait été offert. Non loin d'eux étaient attablés des grenadiers du bataillon
des Filles-Saint-Thomas, composé en majeure partie de Feuillants, d'hommes
dévoués à la cour. Les convives royalistes se répandirent en propos insolents et en
blasphèmes contre la nation ; à quoi la foule répondit par des huées et des cris d'indi
gnation. Les grenadiers s'étant jetés, le sabre à la main, sur les spectateurs désarmés,
ceux-ci appelèrent les fédérés à leur aide, et une rixe s'ensuivit, dans laquelle plu
sieurs hommes du bataillon des Filles-Saint-Thomas furent blessés. L'émotion causée
par cette lutte gagna bien vite les divers quartiers de Paris; la cour prit l'alarme, et
l'agitation fut si vive aux Jacobins que Robespierre, qui présidait, crut devoir se
couvrir et suspendre la séance.
Cette collision sanglante, il accusa la cour et les Feuillants de l'avoir provoquée,
afin d'effrayer la bourgeoisie timide et d'avoir un prétexte de désarmer les Marseil
lais. Tout lui semblait présager une grande conspiration royaliste, que le séjour des
fédérés à Paris empêchait seul d'éclater. En voyant les défenseurs de la liberté indi
gnement trahis ou abandonnés, les partisans du despotisme comblés de libéralités et
payés avec magnificence, en présence de la guerre déclarée au peuple, non-seule
ment par les souverains de l'Autriche et de l'Allemagne, mais par les généraux, par
la cour, par les directoires, les tribunaux, les juges de paix de Paris, par tous ceux
que ce peuple avait tirés du néant, il ne comprenait plus qu'un moyen de salut :
c'était de s'élever au plus haut degré d'énergie, de s'embraser du feu qui échauffait
les fédérés de Marseille. Alors, s'adressant à la cité phocéenne, dont les intrépides
enfants venaient s'unir à ceux de la capitale pour livrer au despotisme un dernier
combat, il lui rendait ce public hommage : « Marseille, tu peux élever une tête or
gueilleuse entre toutes les cités qui ont fait la gloire du monde. Rome à demi libre
donna des fers aux nations ; Sparte conquit et conserva la liberté pour elle et pour la
petite contrée qui l'environnait; Marseille, attachée aux destinées d'un grand État,
luttant depuis plusieurs années contre toute la puissance des tyrans perfides qui l'op
priment, contre l'inertie d'une multitude innombrable d'esclaves malveillants, semble
entraîner, presque en dépit d'elle-même, la France entière à la liberté. » La popu
larité dont Robespierre jouissait parmi les Marseillais était déjà d'ancienne date ;
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 191

on n'a pas perdu le souvenir de certaine adresse aux Jacobins dans laquelle son nom
était porté aux nues. Des liens plus intimes s'établirent encore entre eux : et pour
tant, qui le croirait ? du milieu d'eux devait sortir un de ses plus acharnés calomnia
teurS.

XVII

Il y avait alors à Paris un jeune Marseillais, dont le courage et la beauté ont été
suffisamment vantés, et qui longtemps a passé pour l'objet des préférences plato
niques de madame Roland. Il s'appelait Barbaroux. Ce fut lui, s'il faut l'en croire,
qui appela de Marseille six cents de ses concitoyens. C'était un partisan décidé de la
déchéance et de l'insurrection ; si donc il était l'ami de M. et de Madame Roland, et
s'il formait avec eux, comme il le dit, le projet de fonder, au pis aller, une république
dans le Midi, il ne pouvait être alors l'homme de Brissot, puisque celui-ci appelait
sur les républicains « le glaive de la loi ». A cette époque, tout nous porte à le croire,
il était un des plus chauds et des plus sincères admirateurs de Robespierre. Un peu
plus tard, il est vrai, cédant à la puissance de l'intrigue, entraîné peut-être par les
beaux yeux de Madame Roland, il passera dans le camp de la Gironde, comme tant
d'autres que n'avaient pas manqué de circonvenir les Girondins.
Nous avons sous les yeux une lettre précieuse de Guiter, député des Pyrénées
Orientales, un des Girondins arrachés à l'échafaud par Robespierre. De la prison de
la Force, il explique à son sauveur comment, après avoir été longtemps son admira
teur enthousiaste, il en était venu à grossir le nombre de ses adversaires, de ses
détracteurs : « Ce sont les journaux corrompus qui, vers la fin de la session de
l'Assemblée législative, t'ont présenté aux yeux de toute la France comme un ambi
tieux qui vouloit s'élever sur les débris de la liberté, qui ne vouloit pas de constitu
tion. Plein de ces funestes préventions, j'arrivai à Paris. L'intrigue, qui m'avoit déjà
rempli de préventions, m'attendoit aux portes de cette cité. Simple et confiant, j'en
ai été la victime; autant je t'avois estimé, autant je t'ai haï; autant je t'avois cru un
ami du peuple, autant je t'ai cru son ennemi... » Il ne fallut rien moins que la noble
conduite de Robespierre à l'égard des signataires de la protestation contre le 31 mai
pour dessiller les yeux de Guiter et de bien d'autres de ses collègues.
Donc, nous le répétons, à l'heure présente, Barbaroux, sans aucun doute, était de
cœur et d'âme avec Robespierre. Plus tard, proscrit et errant, il travestit, dans des
Mémoires écrits d'une plume trempée dans le fiel, ses premiers rapports avec lui ;
mais ces Mémoires, pleins de mensonges et de calomnies, ne sauraient avoir aucune
valeur historique. Barbaroux y raconte que, peu de jours avant l'insurrection du
10 août, un abbé « couvert de guenilles, » et qu'il donne comme un ami de Robes
pierre, vint le prier de passer à la mairie où l'attendaient Fréron et Panis. Ce
suprême dédain pour les guenilles peut paraître choquant dans la bouche du répu
blicain Barbaroux, mais passons. Il se rendit à la mairie. C'était Panis lui-même qui
l'avait fait prier d'y venir, voulant l'inviter à user de son ascendant sur les Marseil
192 BIISTOIRE DE ROBESPIERRE.

lais pour les amener de la caserne de la Chaussée-d'Antin à celle des Cordeliers, où


les patriotes les auraient sous la main. Barbaroux convient de ce fait; mais il ajoute
qu'ensuite on lui tint des discours mystérieux dans lesquels il crut démêler l'inten
tion de donner un dictateur à la France ; sur quoi il se serait récrié avec horreur.
Jusqu'ici Robespierre n'a aucun rôle ; son nom n'est même pas prononcé dans
cette première entrevue. Mais Barbaroux — toujours d'après son propre récit —
est convié à une conférence chez l'hôte même de Duplay. Il y va, accompagné de
Baille et de Rébecqui. Sous la plume fantaisiste du conteur marseillais, la modeste
pièce qui servait à Robespierre de chambre à coucher et de cabinet de travail, se
transforme en un joli boudoir où son image était répétée sous toutes les formes et
par tous les arts. Barbaroux nous le représente peint sur la muraille de droite, gravé
sur celle de gauche; il nous montre son buste dans le fond, son bas-relief vis-à-vis,
et, épars sur les tables, une demi-douzaine de Robespierre en petites gravures. Un
écrivain de nosjours, M. Michelet, a trouvé moyen d'exagérer encore cette description
ridicule; le joli boudoir devient une vraie chapelle, où, sur les murs,sur les meubles,
se trouve reproduite l'image d'un seul et unique dieu : Robespierre, toujours Robes
pierre. Suit une énumération à peu près textuellement copiée dans les Mémoires de
Barbaroux, et après laquelle notre auteur conclut que, de quelque côté que se tournât
Robespierre, il ne pouvait éviter de voir son image. Non, Robespierre n'avait pas à
ce point le culte de sa personne; nous dirons ailleurs ce qu'était sa petite chambre,
pieusement et simplement ornée par des mains amies; mais il n'était pas défendu
sans doute à ses hôtes d'avoir son image reproduite par le pinceau, par le [burin et
le ciseau. Ce fut vraisemblablement dans le salon de Duplay que fut reçu Barbaroux.
Là il put voir le grand portrait en pied de Robespierre peint par Gérard, détruit
en 1815, et dont nous avons déjà parlé; il put voir, près de la cheminée, le médaillon
modelé par Collet en septembre 1791, que, jusqu'à sa mort, Éléonore Duplay garda
comme une relique sacrée, et, sur les meubles, des statuettes et des gravures du
temps. Qu'à une année de là, écrivant de mémoire, et voulant ridiculiser l'homme
qu'il avait poursuivi de ses calomnies, il ait établi une confusion volontaire, cela
malheureusement est assez dans l'ordre des choses de ce monde; mais n'est-il pas
regrettable que des écrivains sérieux, et d'un si grand talent, acceptent, comme
paroles d'Évangile, en quelque sorte, des fadaises sorties de la plume d'un ennemi ?
Arrivons maintenant à cette fameuse entrevue, destinée à devenir le texte de
l'absurde accusation que, par la bouche de Barbaroux et de Rébecqui, les Girondins
intenteront contre Robespierre dès les premières séances de la Convention nationale.
Après avoir parlé de la Révolution, et s'être beaucoup vanté de l'avoir accélérée, Ro
bespierre, toujours d'après Barbaroux, soutint qu'elle s'arrêterait si quelque homme
extrêmement populaire ne s'en déclarait le chef et ne lui imprimait un nouveau
mouvement. Sur quoi Rébecqui se serait fièrement écrié : « Je ne veux pas plus d'un
dictateur que d'un roi. » En sortant, continue Barbaroux, Panis nous serra la main.
« Vous avez mal saisi la chose, nous dit-il, il ne s'agissait que d'une autorité momen
tanée, et Robespierre est bien l'homme qui conviendrait pour être à la tête du
peuple. » Autant de lignes, autant de mensonges. L'assertion prêtée à Robespierre
sur la nécessité d'invéstir un homme populaire d'une sorte de pouvoir suprême est
démentie par tous ses actes, par toutes ses paroles. Son immense discours du
27 juillet, aux Jacobins, ne roule-t-il pas tout entier sur les périls de la tyrannie, sur
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 193

les précautions à prendre afin qu'une fois le trône renversé, un despotisme ne


vienne pas succéder à un autre ?Quidonc insista davantage pour que le peuple con
servât la plénitude de sa souveraineté, pour qu'en aucun cas ses mandataires ne
pussent se rendre indépendants de lui,et exercer la dictature en son nom? En vérité,
il faut avoir oublié toutes ces choses, dites en face de
tout un peuple et conservées par la presse,'pour ajouter
foi un moment aux mensonges de Barbaroux! Est-ce
que, par hasard, dans l'intimité, Robespierre aurait
tenu un autre langage, lui, l'homme à la
rude franchise, aux convictions d'airain ? Il
en était incapable. Et quand, le 20 juillet,
s'épanchant dans le sein d'un de ses plus
chers confidents, il écrivait à Couthon cette
lettre que nous avons citée tout en
tière, ne manifestait-il pas surtout la
crainte que la Révolution
ne s'abîmât dans quelque

14 juillet. — Les députés mettent le feu au trophée expiatoire de la féodalité.

despotisme dictatorial ? Voilà donc, de ce côté, Barbaroux bien et dûment convaincu


d'imposture.
Reste le propos attribué à Panis. Eh bien ! le 25 septembre 1792, en pleine
Convention, Barbaroux reçut, sans le relever, le plus sanglant démenti ; et ces
paroles de Panis : « Je ne sais ce que je dois admirer le plus, ou de la lâcheté, ou
de l'invraisemblance, ou de la fausseté de sa délation, » ne lui arrachèrent pas un

TOME II. - 90
194 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

mot de réponse. Mais Panis alla plus loin. La participation très active prise par
lui aux événements du mois d'août l'avait mis en rapport avec les chefs des Mar
seillais; il les adjura de déclarer si jamais il leur avait parlé soit de dictature,
soit de Robespierre ; et certes, dit-il, « si j'avais conçu le projet qu'on nous
attribue, ce n'est pas à Barbaroux seul que j'en aurais parlé. » Aucun des chefs mar
seillais n'appuya la dénonciation du député girondin, et, sur ce point encore,
Barbaroux demeure convaincu de mensonge.
Ce fut, du reste, une nouvelle tactique de la part de Brissot et de ses amis d'accuser
Robespierre de chercher à usurper le pouvoir national. Les Girondins, on s'en sou
vient, avaient essayé de le dépopulariser en le dénonçant comme membre du comité
autrichien, en prétendant qu'il avait assisté à des conférences chez la princesse de
Lamballe ; mais ces grossières inventions n'avaient pas tenu devant le dédain public.
C'est pourquoi, changeant de batterie, ils l'accuseront, devant une nation jalouse de
cette liberté à la conquête de laquelle il avait tant contribué, d'aspirer à la dictature,
et nous verrons avec quel art infernal ils travailleront à propager cette nouvelle
calomnie. Rapprochement singulier ! quand les Termidoriens voudront tuer Robes
pierre, ils l'accuseront aussi de royalisme, de tendances dictatoriales, et nous mon
trerons à quels procédés indignes ils seront obligés de recourir, comme les Girondins,
pour propager ces idées dans les masses et briser une popularité qui avait resisté à
tant d'assauts.

XVIlI

Cependant, de minute en minute, la situation empirait; l'impatience populaire


s'accroissait des résistances que semblait apporter le Corps législatif à donner satis
faction à l'opinion publique. Le 3 août 1792, Pétion, à la tête d'une députation de la
commune, paraissait à la barre de l'Assemblée, et demandait, au nom du peuple, la
déchéance du roi. Sans tenir compte de ce vœu, l'Assemblée annulait, le lendemain,
la délibération par laquelle la section Mauconseil s'était déclarée déliée du serment
d'obéissance. Mais, presque en même temps, se présentait une députation de la sec
tion des Gravilliers chargée de réclamer la mise en état d'accusation de Louis XVI.
Les inquiétudes, les colères, les méfiances étaient encore augmentées par les provo
cations incessantes des feuilles royalistes qui, autant que les feuilles patriotiques,
semblaient avoir hâte d'en finir, celles-ci par l'insurrection, celles-là par un coup d'É-
tat. De Pange et André Chénier, dans le Journal de Paris, calomniaient à]qui mieux
mieux. Le premier prétendait que Robespierre avait confié à ses amis combien il lui
serait doux de faire assassiner Lafayette, et il dénonçait comme des malfaiteurs les
soldats renvoyés de leurs corps depuis le commencement de la Révolution par des
officiers de l'ancien régime. A la suite de cette diatribe était inséré le manifeste du
duc de Brunswick, contre lequel, en revanche, le journal royaliste ne trouvait pas
une parole d'indignation. Tout présageait un dénoûm ent prochain. La cour ne res
tait pas inactive et préprarait de redoutable moyens de défense. Tandis que le château
se remplissait d'amis dévoués, les fidèles bataillons suisses quittaient leur caserne de
Courbevoie pour venir s'installer aux Tuileries.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 195

Les partisans de l'insurrection, de leur côté, ne dissimulaient pas leurs projets : on


délibérait au grand jour, en présence de la nation, suivant la propre expression de
Robespierre. Dans la journée du 4 août, le directoire insurrectionnel des fédérés tint
séance au Cadran-Bleu, sur le boulevard, chez le restaurateur Bancelin. Parmi les
assistants, on remarquait Simon (de Strasbourg) Westermann, Santerre, An
thoine et Camille Desmoulins. Le soir, sur les huit heures, s'il faut en croire
une relation de Carra, une nouvelle conférence eut lieu dans la propre demeure
de Robespierre, chez son ami l'ex-constituant Anthoine, à qui les Duplay avaient
offert l'hospitalité durant son séjour à Paris. D'après le Girondin Carra, madame
Duplay, effrayée de ce conciliabule, se serait présentée, vers les onze heures,
dans la chambre de son hôte, et lui aurait demandé s'il voulait faire égorger Itobes
pierre ; à quoi Anthoine aurait répondu : « Si quelqu'un doit être égorgé, ce sera
nous sans doute. Il ne s'agit pas de Robespierre, il n'a qu'à se cacher. » L'effroi d'une
femme en de telles circonstances n'avait rien que de bien ordinaire; pourtant madame
Duplay était une personne d'une énergie peu commune ; son admiration pour
Robespierre tenait en partie à l'inébranlable fermeté de celui-ci; donc, pour plusieurs
raisons, nous n'ajoutons aucune foi au récit malveillant de Carra. D'abord il est fort
peu probable que, dans la maison dont il était l'hôte, Anthoine se soit exprimé d'une
façon aussi désobligeante pour l'ami dont il partageait tous les sentiments et toutes
les opinions ; ensuite, s'il y avait danger pour Robespierre, ce n'était pas lorsqu'il
émettait un avis dans une conférence secrète à laquelle assistaient un petit nombre
de personnes, mais bien lorsqu'il réclamait si hautement, à la tribune des Jacobins,
la déchéance de la famille royale et la convocation immédiate d'une Convention direc
tement nommée par tous les citoyens. Maintenant, ajoutons que, lorsque le Girondin
Carra, journaliste d'une réputation fort équivoque, écrivit, après coup, son Précis
historique et très-exact sur les causes et les auteurs de l'insurrection du 10 août,
précis dans lequel il se donne naturellessent le beau rôle, la scission était devenue
irréparable entre Robespierre et la Gironde, et que les écrivains de ce parti ne négli
geaient aucune occasion de jeter quelque défaveur sur l'homme à la perte duquel les
Girondins s'acharnaient avec une obstination sans exemple.
Si Robespierre ne figura point parmi les meneurs des faubourgs, il n'en demeura
pas moins constamment sur la brèche pendant les jours qui précédèrent la grande
insurrection du 10, tantôt aux Jacobins, tantôt à sa section (celle de la place Ven
dôme), et l'on n'ignore pas combien furent suivies, à cette époque, les assemblées
sectionnaires, devenues permanentes. Les préparatifs militaires dont le château des
Tuileries était le théâtre avaient fait croire à de nouveaux projets de fuite de la part
du roi ; les Suisses qui bivouaquaient dans les cours étaient là, disait-on, pour pro
téger son départ. On estimait à près de quatre mille le nombre de ces soldats étrangers.
Mais le régiment suisse au grand complet était de deux mille quatre cents hommes
tout au plus ; ce que ne manqua pas de rappeler Piéal aux Jacobins, et il en tira la
conséquence qu'on avait revêtu d'uniformes suisses douze à treize cents soldats de
l'ancienne garde du roi, restée stationnaire à l'École militaire, malgré son licencie
ment. A cette même séance (c'était le dimanche 5 août), Robespierre prit la parole :
« Toutes ces mesures, dit-il, annoncent une conspiration prochaine, contre la
quelle il faut employer autant d'énergie que de prudence. » La fuite du roi, nous le
savons aujourd'hui, avait été longtemps agitée dans les conseils de la couronne, et
196 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Lafayette avait proposé un planassez bien combiné. Or, l'intérêt que les ennemis plus
ou moins déguisés de la Révolution trouvaient à posséder Louis XVI au milieu d'eux,
au sein de l'armée dont ils avaient le commandement, explique suffisamment pour
quoi cette fuite paraissait dangereuse aux patriotes. Selon Robespierre, la présence
de la personne du roi importait, sinon au salut public, du moins à la conservation de
beaucoup d'individus. Ne doutant nullement d'ailleurs des projets de départ, il
terminait par ces mots un discours dont le journal de la Société ne nous a conservé
qu'un résumé fort incomplet : « Je conclus donc à ce que, deux choses étant indispen
sablement nécessaires, l'une d'empêcher que le roi ne parte, l'autre de veiller à ce
qu'il ne lui arrive aucun mal, ni à aucun individu de sa famllle, il est du devoir de
tout bon citoyen, de tout vrai patriote, de toutes les autorités constituées, de veiller
et de surveiller le château. »
M. Michelet a donc été bien mal renseigné lorsqu'il a écrit : « Robespierre ne dit
rien le soir aux Jacobins, et très-probablement il s'abstint d'y aller, pour n'exprimer
nulle opinion sur les mesures immédiates qu'il convenait de prendre. Il laissa passer
le jour, ordinairement décisif dans les révolutions de Paris, le dimanche 5 août. Il se
tut le 3, il se tut le 4, et ne recouvra la parole qu'après que ce jour fut passé, le 6 août *
(Hist. de la Révolution, t. III, p. 535). Trois erreurs en moins de six lignes ! On vient
de voir comment Robespierre ne dit rien le soir du dimanche 5 août, aux Jacobins,
et comment très-probablement il s'abstint d'y aller. Il s'était tu le 3 il est vrai; la
séance avait été d'une très-médiocre importance, comme on peut s'en rendre compte
(n" 243 du Journal des Débats, etc.). S'il avait eté muet le 4, c'était par l'excel
lente raison que ce jour-là il n'y avait pas eu de séance aux Jacobins. En effet les
séances n'avaient lieu que tous les deux jours, le dimanche en plus. Comment cela
a-t-il échappé à M. Michelet ? Enfin l'éminent historien se trompe encore en rendant
la parole à Robespierre le lundi 6 août; la séance ce jour-là fut remplie presque
tout entière par un immense discours de Réal ; mais Robespierre reparut à la tribune
le mercredi 8 août, comme on peut s'en convaincre, c'est-à-dire à la dernière séance
des Jacobins avant l'insurrection.
Trois jours après (le 8), un député de la Somme, Saladin, dénonça au club l'in
civisme de son département. Le bruit courait alors qu'il avait été question, pour
mettre l'Assemblée nationale à l'abri de toute pression et de toute insulte, de la trans
férer à Rouen ou à Amiens. Le roi était même impatiemment attendu dans cette der
nière ville, disait Saladin. Robespierre monta à la tribune pour démontrer qu'il était
bien difficile de réaliser ce projet de translation. Si la proposition en était faite, dit
il, si les Maurys de l'Assemblée législative venaient se plaindre de mauvais traite
ments, ce serait sans doute afin de détourner l'Assemblée de la grande question à
l'ordre du jour. Pour lui, il engageait les patriotes à ne pas être dupes de cette ma
nœuvre, à repousser toute discussion ayant pour objet de prétendues insultes faites
à des députés, comme à l'Assemblée constituante on passait à l'ordre du jour sur les
plaintes des Maurys, et à aborder enfin avec courage la question capitale de la
déchéance du roi.Au reste, cette question venait de faire un grand pas par le vote de
l'Assemblée législative, qui, dans la journée, avait, à une forte majorité, innocenté
| Lafayette. L'heure approchait où la nation allait prendre le parti de se sauver par
elle-même; mais en même temps approchait le moment redoutable des vengeances
populaires. Se fondant sur ce que des listes de proscription contre les patriotes circu
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 197

laient à la cour et jusque dans les camps étrangers, Goupilleau (de Fontenay), aux
Jacobins, revendiqua pour le peuple le droit de former, lui aussi, des listes de pros
cription contre ses ennemis; et, pour éviter toute confusion, pour bien fixer l'opinion
publique sur le compte de chaque individu, il demanda et obtint l'impression et la
publication de la liste des députés qui avaient voté pour ou contre Lafayette. La
séance fut levée à onze heures du soir ; ce fut la dernière avant l'insurrection; il n'y
en eut point le jeudi 9 août, et quand les Jacobins se réunirent le 10, la royauté avait
disparu.
Lorsque Robespierre s'écriait qu'il fallait que l'État fût sauvé par quelque moyen
que ce fût, il envisageait, cela est évident, l'insurrection comme un moyen possible,
inévitable même; mais il ne s'agissait plus alors à ses yeux d'un mouvement partiel,
il comprenait par là le soulèvement du peuple tout entier. S'il n'eut pas sur les évé
nements une influence particulière, il contribua certainement à les précipiter; les
Girondins, au contraire, louvoyèrent jusqu'au dernier moment, mirent tout en
œuvre pour gagner du temps, et retinrent le plus possible la royauté sur le bord de
l'abîme, espérant toujours être appelés à la diriger. Ce fut peut-être à leur instigation
que, le 7 août, Pétion, depuis longtemps circonvenu par eux, se rendit inopinément
chez Robespierre. C'était la première fois que celui-ci recevait cet honneur, bien qu'il
fût étroitement lié depuis le commencement de la Révolution avec le maire de Paris,
et que rien ne pût lui faire présager qu'il en serait bientôt si complétement aban
donné. Très-surpris de cette visite, il l'attribua naturellement à quelque grand
motif. Durant une heure, Pétion l'entretint des dangers de l'insurrection; il fallait,
selon le maire de Paris, laisser à l'Assemblée nationale le soin de discuter avec toute
la lenteur possible la question de la déchéance, et différer, jusqu'à ce qu'elle se fût
prononcée, la résistance à l'oppression. On voit comme tout cela est bien conforme à
la conduite des Girondins menaçant du glaive de la loi les républicains, et faisant
annuler la délibération insurrectionnelle de la section Mauconseil. Les membres du
directoire des fédérés se rendaient habituellement aux Jacobins, Pétion le savait; il
pressa vivement son ami de prêcher au sein de la Société le système dilatoire dont il
était l'interprète. Cette visite et cette conversation expliquent parfaitement l'attitude
de Pétion pendant les événements du 10 août. Autant il avait montré de bonne vo
lonté pour la journée du 20 juin, autant il parut peu favorable à la grande insurrec
tion du mois d'août, faisant voir par là combien il se trouvait sous l'influence de
Brissot. Telle était encore la confiance de Robespierre en Pétion, et tels étaient aussi
les sentiments d'amitié que réveilla dans son cœur cette visite inattendue d'un vieil
ami, qu'il se laissa jusqu'à un certain point persuader. Le lendemain 8 août, en
montant à la tribune des Jacobins pour engager la Société à aborder avec courage la
question de la déchéance, il ne prononça aucune parole de nature à hâter l'insurrec
tion, et lui-même très-probablement ne la croyait pas si prochaine. Mais il n'est
donné à personne de conjurer les tempêtes; Robespierre eût en vain usé toute son
éloquence pour retarder d'une minute la chute de la royauté.
198 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XIX

Dans la nuit du 9 août 1792, les sections de Paris, sur la proposition de celle des
Quinze-Vingts, nommèrent chacune trois commissaires pour remplacer l'ancienne
municipalité, dont l'énergie et la fermeté ne semblaient pas à la hauteur des circons
tances. Le nombre des commissaires fut dès le surlendemain porté à six par section :
ce qui donna pour le conseil général de la commune un chiffre de deux cent quatre
vingt-huit membres. Ces commissaires furent armés de pleins pouvoirs à l'effet de
sauver la patrie, pleins pouvoirs ratifiés depuis par l'Assemblée nationale.A l'heure
où commençait cette grave opération, une circulaire signée de Pétion invitait tous les
citoyens au calme, à l'inaction, et les engageait à attendre que l'Assemblée eût paisi
blement, lentement statué sur la question de la déchéance, Mais, — vains efforts
pour enchaîner l'ouragan! — déjà dans les quartiers populeux toutes les cloches
étaient en branle, et, silencieusement, par cette belle nuit d'été, les bandes insurrec
tionnelles se rendaient au lugubre appel du tocsin.
Les commissaires nommés se transportèrent tout de suite à l'Hôtel-de-Ville. Ils
furent introduits dans la salle des délibérations, où siégeait l'ancien conseil, qui ne se
retira que dans la matinée, sans difficulté d'ailleurs, devant les nouveaux venus,
parmi lesquels on comptait Rossignol, Billaud-Varenne, Audoin, Louvet, Réal,
Hébert, Léonard Bourdon, etc. Cette nouvelle municipalité fut la commune du
10 août. Elle était bien loin, du reste, d'être au complet, vingt-huit sections seule
ment ayant terminé dans cette nuit leurs opérations électorales. Marie-Josehp Ché
nier, le frère du royaliste auteur des Iambes, et Robespierre ne furent nommés que
le 11, le premier par la section de la Bibliothèque, le second par celle de la place
Vendôme. Quelle fut, dans cette nuit mémorable, la part d'action personnelle de
Robespierre? Il est impossible de le dire. Toute action individuelle disparut dans le
grand mouvement général; mais il ne resta pas inactif, on peut l'affirmer : car, quelle
que fût la notoriété de son nom, la section de la place Vendôme, à laquelle il appar
tenait, ne l'aurait pas choisi pour son représentant à la commune s'il se fût effacé
dans un pareil moment.
Nous n'avons pas à retracer ici les événements qui signalèrent la matinée du
10 août, ils sont connus de tous nos lecteurs. On sait comment les Tuileries furent
emportées de vive force, après que Louis XVI et sa famille les eurent abandonnées,
avant le commencement de l'action, pour se réfugier au sein de l'Assemblée législa
tive. Les royalistes combattirent avec un grand courage, et nul doute qu'un moment
ils ne se crurent certains du succès. La mort du commandant général Mandat dimi
nua singulièrement la confiance des défenseurs du château, en jetant le désarroi dans
les rangs de quelques bataillons de la garde nationale, sur lesquels ils comptaient.
Mandat avait été tué par un inconnu au moment où, en vertu d'un arrêté de la com
mune, on le transférait à l'Abbaye pour avoir donné l'ordre par écrit au commandant
du bataillon de l'Hôtel-de-Ville de dissiper, en l'attaquant par derrière, la colonne
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 199

d'attroupement qui se portait vers les Tuileries. Toutefois, on savait les Suisses et
les gardes du roi doués d'une bravoure et d'une fidélité à toute épreuve. Abrités
derrière de bonnes murailles, ils pouvaient rendre dix coups pour un; la foule des
assaillants, nullement aguerrie au feu, lâcherait pied aux premières décharges de
mousqueterie, on l'espérait du moins. Une fois l'insurrection vaincue, ne verrait-on
pas se ranger autour du trône les timides, les timorés, cette masse incertaine et flot
tante toujours prête à se donner au plus fort?On n'aurait plus, après cela, qu'à tendre
la main à Lafayette, et c'en serait fait de la Révolution ! L'héroïsme des insurgés
déjoua tous ces calculs. A l'exaspération populaire on put mesurer la vigueur de la
résistance, et les pertes des vaincus furent certainement de beaucoup inférieures en
nombre à celles des vainqueurs.
De même qu'on a niaisement accusé Robespierre de s'être caché le 17juillet 1791,
après les massacres du Champ-de-Mars, quand, au vu et au su de tout le monde, il
était resté presque seul aux Jacobins, défiant la réaction victorieuse alors qu'une foule
de patriotes étaient ou arrêtés ou en fuite, de même on n'a pas manqué non plus de
lui reprocher de s'être éclipsé pendant la journée du 10 août. Et ce mensonge n'a
pas été seulement mis en avant par des écrivains royalistes, comme l'avocat Maton
de la Varenne, qui, épargné dans les massacres de Septembre, a remercié la Révolu
tion en vomissant contre elle les plus ineptes calomnies, mais par des écrivains qui
se flattent bien hautement d'appartenir à l'opinion républicaine. Citerai-je mon
illustre confrère M. Michelet, qui, dans son style hyperbolique, et usant d'une
tactique empruntée des Girondins en confondant Marat et Robespierre, les fait sortir
tous deux de leurs trous le 11 pour siéger à la commune?(Histoire de la Révolution,
par M. Michelet, t. IV, p.61.) M. Michelet sait parfaitement que Marat ne fut pas un
des commissaires députés à la commune, et que si plus tard il fut illégalement
introduit dans le sein du comité de surveillance, ce fut sans la participation du
conseil général. Pourquoi donc ces équivoques ? Est-ce que c'est là de la loyauté
historique ? Il a dû savoir également que Robespierre parla longtemps aux Jacobins
dans la journée même du 10 août; pourquoi donc n'enjdit-il rien ? Ah ! c'est qu'il lui
devenait difficile de faire sortir Robespierre de son trou le 11. M. Michelet, nous
avons regret de le dire, ne procède pas seulement par hypothèses et suppositions,
mais aussi par des omissions. Tout ce qui est de nature à le gêner dans son système
de thèse historique, il le supprime sans plus de façon. Nous allons voir ce qu'il faut
penser des assertions de M. Michelet. Robespierre, cela est vrai, ne figura pas à la
tête des fédérés marseillais ou bretons à l'attaque du château, ni parmi les rudes
assaillants venus des faubourgs, ni dans les rangs de la garde nationale, pas plus
que Danton, Camille Desmoulins et une foule d'autres notabilités révolutionnaires,
sans compter les Girondins qui profitèrent de la victoire du peuple. Mais est-on fondé
à dire pour cela qu'il se cacha ? Est-ce que même il se montra aussi réservé que son
calomniateur Barbaroux, lequel ne fait nulle difficulté d'avouer que des motifs de
prudence l'avaient déterminé à ne pas se mettre à la tête de ses compatriotes, et
qui se contentait de recevoir, pendant l'action, des renseignements qu'on devait,
suivant sa recommandation, lui envoyer de quart d'heure en quart d'heure? non ; les
hommes de la trempe de Robespierre ne se cachent pas. En temps de Révolution, il
le savait bien, lui, la proscription et la mort sont trop souvent le partage des défen
seurs de la liberté, et d'avance il était prêt au sacrifice.
200 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Quand la bataille fut terminée (elle avait duré un peu moins de deux heures), l'As
semblée législative s'empara de tous les pouvoirs. Au moment où le roi était venu
chercher un refuge dans son sein, Vergniaud, qui la présidait, avait accueilli le mo
narque en ces termes : « Vous pouvez, sire, compter sur la fermeté de l'Assemblée
nationale ; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les
autorités constituées. » On voit combien peu le renversement de la royauté était
dans les idées de la Gironde. La monarchie se trouvant brisée de fait par la défaite
de ses partisans, Vergniaud, la douleur dans l'âme, proposa à ses collègues de dé
créter, entre autres mesures, la suspension provisoire de Louis XVI, la nomination
d'un gouverneur au prince royal et la formation d'une Convention nationale. Robes
pierre, tout en louant l'Assemblée de s'être élevée quelquefois à la hauteur de ses
devoirs, ne trouva pas dans plusieurs de ses décrets toute la sagesse, toute l'énergie
qu'eussent exigées les circonstances. Selon lui, il aurait fallu décréter tout de suite
la déchéance du roi, afin de prévenir des lenteurs dangereuses et certaines questions
d'où pouvaient naître des éléments de discorde civile. Mais il semblait que les Giron
dins, maîtres de l'Assemblée par la désertion de tous les députés attachés à la cour,
voulussent laisser une porte ouverte au retour de la royauté. Brissot n'avait-il pas
dit, dans son discours du 26 juillet, que les hommes attachaient au'mot de roi une
vertu magique qui préservait leurs propriétés ?Toujours est-il qu'après s'être, jus
qu'au dernier moment, montrés tout à fait opposés à l'insurrection, ils commen
cèrent par recueillir les fruits de la victoire du peuple. Sur la proposition d'Isnard,
les portefeuilles de l'intérieur, des finances et de la guerre furent rendus à Roland, à
Clavière et à Servan. Monge, appelé au ministère de la marine, et Le Brun à celui
des affaires étrangères, étaient encore deux créatures de la Gironde. Danton seul ,
nommé ministre de lajustice, représenta au pouvoir l'insurrection triomphante.
Tandis que ces choses se passaient au sein de l'Assemblée législative, et que, de
tous côtés, les ambitieux, les intrigants s'agitaient pour avoir une part des lambeaux
de la royauté, les Jacobins s'étaient réunis dans leur salle, plus tôt que de coutume,
sous la présidence d'Anthoine. La Société se trouva peu nombreuse, beaucoup de
ses membres ayant été, en ces graves conjonctures, retenus par leurs fonctions.
Quant à Robespierre, que M. Michelet accuse si injustement d'avoir « veillé le mou
vement, » de s'être tenu prêt à en profiter, il parut à la tribune, et les paroles qu'il y
prononça donnent la mesure de son désintéressement. Songea-t-il à lui un seul ins
tant ? Chercha-t-il à tirer parti de son immense popularité dans un intérêt per
sonnel ? Le vit-on, comme tant d'autres, convoiter les dépouilles de la monarchie ?
Il parle, et son unique préoccupation est d'assurer à la nation les bénéfices d'une
victoire dont l'honneur, suivant lui, ne revenait pas seulement au peuple de Paris,
mais au peuple français tout entier. A ce peuple il recommande formellement de
mettre désormais ses mandataires dans l'impossibilité absolue de nuire à sa liberté ;
il l'engage à demander la convocation immédiate d'une Convention nationale, la mise
en état d'accusation de Lafayette, et surtout à ne pas déposer les armes avant le
triomphe définitif de la liberté. En même temps il invite les fédérés à écrire à leurs
concitoyens le récit des grands événements du jour, et la nouvelle commune à
envoyer des commissaires dans les quatre-vingt-trois départements pour y peindre
sous son vrai jour la situation actuelle. Puis, songeant aux patriotes poursuivis dans
ces derniers temps par des directoires et des juges dévoués à un gouvernement
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 201

conspirateur, détenus en vertu d'ordres arbitraires, il conseille à la Société de s'oc


cuper sans retard des moyens légaux de rendre la liberté à ces victimes du des
potisme.
En même temps, il glorifiait dans des pages énergiques cette révolution du
10 août, qu'il mettait bien au-dessus de celle de 1789. Alors le peuple, aidé de ceux
qu'on appelait grands, s'était levé tumultueusement pour affranchir le pays de
l'ancien despotisme plutôt que pour conquérir la liberté; aujourd'hui, seul pour
ainsi dire, livré à lui-même, sans chefs et sans point de ralliement, il avait pris les
armes afin de venger les lois fondamentales de sa liberté violée, de faire rentrer
dans le devoir tous les citoyens qui conspiraient contre lui, et d'affirmer une fois

Conciliabules avant le 10 août.

de plus les principes proclamés trois ans auparavant par ses premiers représentants.
Cette nouvelle révolution paraissait à Robespierre la plus belle qui eût honoré
l'humanité, la seule dont l'objet fût de fonder enfin les sociétés politiques sur les
principes immortels de l'égalité, de la justice et de la raison. Tous les trônes,
pensait-il, allaient recevoir la secousse du choc qui venait de briser celui de
Louis XVI. La liberté du monde lui semblait devoir être à la fois l'ouvrage et la
récompense de ce peuple magnanime. « Français, s'écriait-il en exhortant ses
concitoyens à une fermeté inébranlable, et en leur présentant comme un crime
contre l'humanité la clémence qui laisserait impunis les tyrans altérés du sang des
hommes, Français, n'oubliez pas que vous tenez dans vos mains le dépôt des des
tinées de l'univers. Ne vous endormez pas au sein de la victoire ; adoptez la maxime
d'un grand homme qui croyait n'avoir rien fait tant qu'il lui restait quelque chose
à faire. N'oubliez pas que vous avez à combattre la ligue des despotes et à confondre
les complots des ennemis les plus dangereux que vous nourrissez dans votre sein.

TOME II. 91
202 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Une gloire immortelle vous attend, mais vous serez obligés de l'acheter par de
grands travaux. Restez debout, et veillez. Il ne vous reste plus désormais qu'à choi
sir entre le plus odieux de tous les esclavages ou une liberté parfaite ; entre les plus
cruelles proscriptions et le bonheur le plus pur dont un peuple puisse jouir. Il faut
que les rois ou les Français succombent. Telle est la situation où vous place cette
lutte glorieuse que vous avez jusqu'ici soutenue contre la royauté. » Et comme pour
confondre d'avance les détracteurs et les envieux qui devaient l'accuser d'aspirer à
la dictature, il ajoutait : « Mais, quels que soient vos délégués, gardez-vous de les
laisser maîtres absolus de votre destinée, surveillez-les, jugez-les, et réservez-vous
dans tous les temps des moyens réguliers et pacifiques d'arrêter les usurpations des
hommes publics sur les droits et sur la souveraineté du peuple. »
| Comme il arrive invariablement après toute victoire remportée par le peuple, il
ne manqua pas de gens pour s'attribuer le mérite de celle du 10 août, et ceux-là en
profitèrent tout d'abord qui n'y avaient pas eu la moindre part, Danton excepté.
Beaucoup, après le combat, se posèrent en héros ; plus modeste se montra Robes
pierre. Nous le voyons faire remonter au peuple seul tout l'honneur de la victoire ;
il se contenta d'être l'historiographe des événements; et, quelques mois plus tard,
en rappelant à son ancien ami Pétion, par lequel il venait d'être abandonné, les péri
péties de cette journée fameuse, il lui disait : « Je ne paraîtrai pas suspect, car j'ai
été presque aussi étranger que vous aux glorieux événements de notre dernière
révolution; il ne nous reste à tous deux que le plaisir de savoir qu'à cette mémorable
époque la patrie a eu beaucoup de défenseurs plus utiles que nous. » Et pourtant qui,
plus que lui, avait contribué au succès, prêché l'abnégation, soufflé aux masses une
indomptable énergie, cherché à asseoir sur les débris du trône le droit, la justice, la
· liberté? Ses concitoyens le considérèrent donc avec raison comme un des vainqueurs
de cette journée, et le secrétaire-greffier de la commune, Coulombeau, exprimait
bien le sentiment populaire, lorsqu'en lui adressant, par ordre du conseil général, la
médaille commémorative frappée en souvenir de la chute de la royauté, il lui écri
vait : « Citoyen, je m'empresse de vous envoyer la médaille des hommes du 10 août,
et je me félicite d'avoir à rendre cet hommage à l'incorruptible Robespierre. »

XX

Lorsque, après de longues hésitations et après avoir tenté vainement de sauve


garder par les voies légales sa liberté menacée, une nation en est venue à ce parti
extrême de changer violemment la forme de son gouvernement, elle est tenue, sous
peine de voir lui échapper bientôt les fruits de ses efforts et de sa victoire, de pour
voir elle-même aux exigences du moment, et de ne pas abandonner l'exercice du
pouvoir à des mains qui n'avaient pas su garder de toute atteinte les libertés pu
bliques. Ce fut ce que comprirent admirablement nos pères en 1792, quand ils nom
mèrent le nouveau conseil général qui fut cette fameuse commune du 10 août, tant
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 203

calomniée par les plumes royalistes et par certains écrivains réputés démocrates. Les
sections de Paris sentirent très-bien qu'elles ne pouvaient laisser la direction de la
révolution nouvelle à des administrateurs dont un certain nombre étaient attachés
au parti de la cour, contre lequel s'était faite cette révolution.
De tous les pouvoirs issus d'une insurrection populaire, la commune du 10août
fut incontestablement le plus légitime, plus légitime que celui qu'en 1830 orga
misèrent, en fraude du droit national, quelques députés et quelques journalistes
sans mandat, plus légitime que le gouvernement provisoire de 1848. Lorsqu'en cette
dernière année le peuple de Paris eut détruit la royauté de Juillet, il ne vint à per
Sonne l'idée de permettre à la chambre des députés de continuer l'exercice de son
mandat, lequel avait été logiquement brisé en même temps que la charte en vertu de
laquelle cette chambre avait été nommée. Les révolutionnaires de 1792 montrèrent
plus de condescendance pour l'Assemblée législative; seulementils ne pouvaient ou
blier qu'elle venait d'innocenter Lafayette, qu'elle avait éludé la question de la dé
chéance, et qu'en réalité elle était en grande partie feuillantine ;ils firent donc
sagement, en lui maintenant l'exercice du pouvoir exécutif, d'établir à côté d elle une
sorte de gouvernement destiné à lui servir de contre-poids, un corps énergique, en
thousiaste, sorti des entrailles mêmes de la Révolution, et décidé cette fois à ne pas
la laisser compromettre. L'Assemblée nationale comprit bien elle-même que, pour
regagner la faveur populaire dont elle avait joui au début de sa session, elle devait
s'élever à la hauteur des circonstances. Dès le 11, se rendant à un vœu bien souvent
exprimé par Robespierre, elle effaça cette inique et impolitique distinction de citoyens
actifs et de citoyens passifs, établie par l'Assemblée constituante, et Robespierre ne
manqua pas de lui en rendre un public hommage. Il regretta toutefois que, sacri
fiant les principes à la routine, elle n'eût pas supprimé l'intermédiaire inutile et
dangereux de ces colléges électoraux sortis du sein des assemblées primaires, et as
suré au peuple la faculté de choisir lui-même ses représentants. Ce qu'il voulait, nous
l'avons déjà dit, c'était le suffrage universel dans toute sa plénitude, c'est-à-dire le
mode d'élection le plus simple, le plus rationnel et le plus juste.
Nommé, comme on l'a vu, député au conseil général de la commune par la section
de la place Vendôme, Robespierre se rendit sans retard à son poste. Les commis
saires élus les premiers avaient commencé par faire enlever de la maison commune
les bustes de Louis XVI, de Bailly et de Lafayette, précieusement conservés par l'an
cienne municipalité. C'était le 10. Dans la soirée, la nouvelle commune vota l'éta
blissement d'un tribunal destiné à juger tous ceux qui avaient conspiré la ruine de la
Révolution et préparé le massacre du peuple. Cette mesure, provoquée par la com
mune dans le but de prévenir les excès auxquels on savait trop disposée à se livrer une
population irritée, si les coupables n'étaient pas déférés à la justice, l'Assemblée na
tionale aussi la crut indispensable. Dans la matinée du lendemain, elle décréta la
formation d'une cour martiale chargée de juger tous les Suisses, sans désemparer, et
dont les membres devaient être nommés par le commandant général provisoire
de lagarde nationale. Les écrivains hostiles à la Révolution ont soigneusement mis en
· relief toutes les dispositions sévères prises par cette commune du 10 août, et exigées
par la situation; mais ils se sont bien gardés de révéler les actes qui la recommandent
à notre reconnaissance, ses efforts pour apaiser la fermentation, sa prodigieuseactivité
pour mettre le pays en état de défense et pousser aux frontières les volontaires dont
204 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

elle pressait l'enrôlement. Nous avons sous les yeux les registres mêmes des procès
verbaux de la commune, et si dans les milliers d'arrêtés rendus par elle, il en est
quelques-uns qu'on peut regretter au point de vue de la modération, combien sont
marqués au cachet du patriotisme et de l'humanité ! Sans doute elle paraît impi
toyable cette proclamation dans laquelle on lit : « Peuple, suspends ta vengeance, tous
les coupables vont périr sur l'échafaud. » Mais l'impression d'épouvante s'efface tout
de suite, si l'on vous dit que cette proclamation, rédigée à l'heure où l'Assemblée na
tionale créait une cour martiale, fut faite uniquement afin d'empêcher le peuple de se
jeter sur les Suisses et de les égorger. Sans doute on regrette l'arrêté en vertu du
quel furent confisquées les presses d'un certain nombre de feuilles royalistes ; mais
il faut se rappeler les excès commis contre les journalistes patriotes après la journée
du 17 juillet 1791, et se dire que, si le parti de la cour eût été victorieux, la plupart
des écrivains royalistes, dontles exagérations étaient au moins égales à celles d'Hébert
et de Marat, eussent poussé le gouvernement à user des dernières rigueurs envers
les vaincus, et applaudi aux vengeances les plus sanguinaires. N'avons-nous pas Vu,
il n'y a pas si longtemps, les gens modérés se jeter comme des Vandales sur les
presses d'un journal démocratique ?
La commune du 10 août, on peut l'affirmer hardiment, se montra toujours animée
des plus pures, des meilleures intentions. Ayant appris qu'une multitude égarée se
portait sur le Louvre, où demeuraient alors plusieurs artistes, entre autres le grand
David, elle lançait immédiatement une proclamation où il était dit : « Les logements
habités par les artistes, récompense des talents et des services qu'ils ont rendus à la
patrie, n'ont aucune communication avec la galerie suspecte d'où les ennemis du
peuple ont fait feu sur lui. La commune de Paris regarde comme un devoir de pré
server le peuple d'une telle erreur et de manifester l'estime qu'elle porte à ces
citoyens. » Un autre jour, un de ses membres lui ayant annoncé que deux femmes se
trouvaient détenues dans les prisons de la Force sans qu'il y eût contre elles aucune
preuve de délit, elle chargeait les conseillers Roussel et Darnaudri d'aller tout de
suite s'assurer des faits, de mettre ces deux femmes en liberté si elles n'étaient cou
pables, et de leur faire donner tous les secours nécessaires. Quelle férocité! Et
comme en temps ordinaire on a soin de prendre de telles précautions !
Robespierre parut à la commune dès le 12. Il se montra assidu aux séances du
conseil général jusqu'au 26 du mois d'août, époque à laquelle, choisi comme prési
dent par l'assemblée primaire de sa section, puis appelé, par les électeurs de Paris, à
siéger au sein de l'assemblée électorale chargée de nommer les députés à la Conven
tion nationale, il ne vint plus au conseil général qu'à des intervalles assez éloignés.
Nous allons le suivre jour par jour, heure par heure pour ainsi dire, les documents
originaux sous les yeux, et nos lecteurs sauront de la façon la plus précise dans
quelle mesure il s'associa aux travaux du conseil général de la commune, depuis le
11 août, jour où il fut nommé commissaire par la section de la place Vendôme, jus
qu'à l'ouverture des séances de la Convention.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 205

XXI

Le premier acte de Robespierre au sein du conseil général de la commune fut de


rendre compte (séance du 12 août) d'un décret voté dans la matinée par l'Assemblée
législative et portant réorganisation du directoire du département de Paris. On n'a
pas oublié ce qu'était l'ancien directoire ; composé de membres dévoués à la cour, et
dont la plupart s'étaient démis de leurs fonctions peu de jours avant les événements
du 10 août, il avait été souvent en lutte avec l'ancienne municipalité, et la suspension
de Pétion et de Manuel avait achevé de le perdre dans l'esprit du peuple.L'Assemblée
législative avait donc décidé, sur le rapport de Guyton-Morveau, que chacune des
sections de Paris nommerait un de ses membres pour remplir provisoirement les
fonctions d'administrateur du département; mais elle avait laissé la porte ouverte à
un nouvel antagonisme entre le directoire et la commune, en ne modifiant pas les
fonctions du directoire et en lui laissant par conséquent sur le conseil général une
prépondérance dont ses anciens membres s'étaient constamment prévalus.
Robespierre vit là un danger. Une récente expérience lui avait appris combien
était périlleuse pour la bonne administration de la ville de Paris, et aussi pour la
liberté, la rivalité existant forcément, pour ainsi dire, entre deux corps administratifs
qui se jalousaient nécessairement l'un l'autre. En conséquence, il proposa à ses
collègues de solliciter de l'Assemblée nationale le rapport de son décret. Le conseil
général, entrant sans discussion dans ses vues, arrêta immédiatement qu'une dépu
tation serait envoyée à l'Assemblée pour la prier de revenir sur sa décision.
Chargé de porter la parole, Robespierre tint à l'Assemblée nationale un langage
ferme, mais plein de convenance, et nullement irrespectueux, comme le lui reprocha
un peu plus tard, en termes si peu mesurés, le Girondin Louvet dans la ridicule
accusation dont il le poursuivit. « Entre le peuple et vous, il ne saurait exister
d'intermédiaire désormais, » disait Robespierre. Nommés par le peuple avec des
pouvoirs illimités afin de veiller à sa sûreté, d'assurer le triomphe de la Révolution
et de la liberté, les membres du conseil général verraient avec peine s'élever à côté
d'eux une nouvelle autorité rivale, qui, comme sa devancière, ne ferait peut-être
qu'embarrasser la marche de la commune et rendrait aux ennemis de la liberté de
coupables espérances. Craignez-vous, ajoutait-il, de vous reposer sur la sagesse du
peuple, qui veille pour le salut de la patrie qui ne peut être sauvée que par lui? C'est
en établissant des autorités contradictoires qu'on a perdu la liberté ; ce n'est que par
l'union, la communication directe des représentants avec le peuple qu'on pourra la
maintenir. Daignez nous rassurer contre les dangers d'une mesure qui détruirait ce
que le peuple a fait; daignez nous conserver les moyens de sauver la liberté. C'est
ainsi que vous partagerez la gloire des héros conjurés pour le bonheur de l'huma
nité; c'est ainsi que, près de finir votre carrière, vous emporterez avec vous les
bénédictions d'un peuple libre. » Il terminait en conjurant l'Assemblée de prendre
en considération l'arrêté du conseil général, et de ne pas donner de remplaçant à
206 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.
-

l'ancien directoire du département. De vifs applaudissements accueillirent ses


paroles. Thuriot appuya la pétition de la commune, Lacroix également; celui-ci
demanda seulement qu'on laissât subsister la section du directoire chargée de la
partie des contributions. Cette proposition fut adoptée sur-le-champ.
Cela, paraît-il, ne fut nullement du goût des meneurs de la Gironde. Le ministre
Roland motiva sur le premier décret la lettre de convocation pour la nomination des
membres provisoires du directoire, sans indiquer la modification arrêtée le soir
même; cette circonstance amena, quelques jours plus tard, le 22 août, le conseil
général à décider qu'une nouvelle députation serait envoyée à l'Assemblée afinde
réclamer la conversion du nouveau directoire en pure et simple commission de
contributions, comme cela avait été convenu en principe. Ce nouveau titre, déter
minant clairement les attributions du directoire, devait, dans la pensée de la
commune prévenir désormais tout conflit d'autorité, si dangereux dans les circons
tances présentes. Ceci, du reste, d'accord avec les membres nommés pour remplacer
l'ancien directoire, lesquels, étant venus, ce jour-là même, jurer fidélité au sein du
conseil général, avaient déclaré ne vouloir d'autre titre que celui de commission
administrative, et s'étaient offerts à accompagner à la barre de l'Assemblée nationale
les délégués de la commune.
Cette fois encore, comme cela était bien naturel, Robespierre parla au nom de ses
collègues. Il se borna à raconter ce qui s'était passé au sein du conseil général et
termina ses très-courtes observations en priant l'Assemblée de consacrer par un
décret ce grand acte de fraternité et d'union. Hérault-Séchelles présidait. Il adressa
aux pétitionnaires une allocution toute fraternelle, exprima une opinion entièrement
favorable à leur demande, et les invita aux honneurs de la séance. Mais en ce
moment un député s'éleva très-vivement contre la pétition dont Robespierre était
l'organe, et ce député c'était Lacroix, le même qui, peu de jours auparavant, avait
proposé à l'Assemblée de laisser subsister de l'ancien directoire la section chargée
des contributions. Or la commune ne demandait pas autre chose.
Que s'était-il donc passé depuis? Lacroix était ici l'interprète des Girondins.
Évidemment les hommes de ce parti, redoutant l'influence que la suppression du
directoire allait donner à cette commune au sein de laquelle siégeait un homme à
qui ils avaient voué une haine mortelle, formèrent le complot d'arracher à l'Assem
blée le rapport de son décret, et ils arrivèrent à leur but. Plus tard, Lacroix, dans
le dessein d'appuyer l'accusation présentée par Louvet, prétendit qu'alors Robes
pierre avait menacé l'Assemblée d'un nouveau tocsin; mais il reçut un démenti
formel, auquel il ne répondit pas. Loin de là, Maximilien avait blâmé un de ses
collègues, à qui un mouvement d'humeur avait arraché en effet quelque propos de
ce genre, et plusieurs anciens membres de l'Assemblée législative, devenus députés
à la Convention nationale, attestèrent la vérité de ce fait.
Robespierre ne s'était pas trompé sur le sens et sur la portée de ce brusque chan
gement; il avait bien senti d'où le coup était parti. Étant retourné à la commune pour
y rendre compte de sa mission, il parla de l'Assemblée législative dans les termes
les plus convenables; mais ne se priva point de s'exprimer avec sa franchise accou
tumée sur quelques-uns des membres de la commission des Vingt et un, où domi
naient les amis de Brissot, qui, au lieu de cherchcr à rapprocher l'Assemblée et la
commune et de ménager entre elles une bonne entente, si nécessaire au salut du
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 207

pays, ne songeaient qu'à jeter dans ces deux corps des ferments de discorde et de
désunion.
Dans l'intervalle de ces deux démarches auprès de l'Assemblée législative, Robes
pierre s'était présenté à sa barre, non plus cette fois au nom de la commune, mais à
la tête d'une députation de citoyens envoyée par la section de la place Vendôme.
C'était le 14 août. La statue équestre de Louis XIV sur la place Vendôme ayant été
renversée par le peuple, les membres de la section eurent l'idée d'élever à l'endroit
où était la statue du despote un monument en l'honneur des citoyens morts en com
battant pour la liberté.Dés le 11, ils avaient prié Robespierre de vouloir bien ex
primer, dans une adresse à l'Assemblée nationale, le vœu de la section dont il était
membre, et le 13 ils avaient adopté par acclamation la pétition qu'à la prière de ses
concitoyens Robespierre avait rédigée.De nombreux applaudissements accueillirent
à l'Assemblée l'arrivée des commissaires de la section de la place Vendôme. Dans
une courte harangue, Robespierre s'attacha à établir que la mort la plus méritante
était celle qu'on recevait en défendant la cause de la liberté.Jusqu'ici cependant on
n'avait rien fait afin d'honorer la mémoire des citoyens qui avaient péri pour affran
chir le pays. Les héros populaires du 10 août étaient-ils inférieurs à ceux de Rome et
d'Athènes ? Et Marseille, Paris et Brest avaient-ils quelque chose à envier à Sparte ?
Trop d'honneurs sacriléges avaient été jusqu'à ce jour prodigués aux traîtres et aux
assassins du peuple ; c'était le moment de faire pour les défenseurs des droits de
l'humanité ce que les tyrans étaient si empressés de faire pour eux et pour leurs
complices. « Députés du peuple, ajoutait Robespierre, hâtez-vous de consacrer
par des hommages solennels la gloire des martyrs de la liberté et d'encourager les
vertus dont nous avons besoin. » De nouvelles acclamations accueillirent ces paroles ;
les pétitionnaires obtinrent les honneurs de la séance et traversèrent la salle au mi
lieu des applaudissements. La pétition fut renvoyée au comité d'instruction pu
blique, mais il n'y fut jamais donné suite : la place Vendôme resta veuve de la
pyramide promise aux mânes des victimes du 10 août. Un monument se dresse
bien, fier et menaçant le ciel, sur cette place élégante et correcte, mais ce n'est
pas un souvenir de la liberté !

XXIl

On était au 15 août, et le tribunal destiné à juger tous les complices de la cour


n'était pas encore formé ; il était à craindre que de plus longs délais n'irritassent
l'impatience populaire. La cour martiale, décrétée par l'Assemblée législative sur la
proposition de Lacroix, était appelée à prononcer sur le sort des Suisses : mais était
il juste de s'en prendre seulement à ces instruments passifs du despotisme, à ces es
claves de la discipline militaire, et l'impunité serait-elle réservée aux véritables
coupables ? Renverrait-on ceux-ci devant le tribunal criminel du département !
Mais pour juger des crimes et des délits sortant de la catégorie des crimes
et des délits communs, il fallait, pensait-on, un tribunal extraordinaire, statuant
208 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

en dernier ressort. Ce fut l'avis du conseil général de la commune. Dans la séance


du 15, il chargea six de ses membres : Robespierre, Véron, Michel, Blet, Mou
lin et Gaudichon, d'aller transmettre à l'Assemblée nationale son opinion à cet
égard.
Les commissaires de la commune se présentèrent à l'Assemblée dans la soirée, au
moment où l'un de ses membres venait de proposer l'incarcération, jusqu'à la fin de
la guerre, de toutes les personnes convaincues d'incivisme. C'était ce que plus tard
Robespierre appela faire la guerre aux opinions, lesquelles lui semblèrent toujours
devoir être à l'abri de toutes recherches, du moment où elles ne se traduisaient point
par des actes hostiles à la Révolution. Chargé de prendre la parole au nom de ses
collègues de la commune, il s'efforça de démontrer l'insuffisance du décret rendu
le 11, applicable seulement à une certaine catégorie d'individus, et où il n'était ques
tion que des crimes commis dans la journée du 10. Or, disait l'orateur de la com
mune, les plus coupables parmi les conspirateurs n'ont point paru dans cette jour
née ; l'impunité leur serait donc assurée ? « Ces hommes qui se sont couverts du
masque du patriotisme pour tuer le patriotisme ; ces hommes qui affectaient le lan
gage des lois pour renverser toutes les lois, ce Lafayette, qui n'était peut-être pas à
Paris, mais qui pouvait y être, ils échapperaient donc à la justice nationale ? » Ces
paroles furent couvertes d'applaudissements; et cependant, peu de jours auparavant
le général avait été scandaleusement innocenté par l'Assemblée. Aujourd'hui, il est
vrai, elle n'était plus guère composée que de membres ayant voté les conclusions du
rapport de Brissot contre Lafayette. « Environnée de la confiance du peuple, l'As
semblée, disait encore Robespierre, se devait à elle-même de ne pas rendre de
lois contraires au vœu unanime, » et il terminait en la priant de décréter que les cou
pables seraient jugés souverainement et en dernier ressort par des commissaires
pris dans chaque section.Après avoir accueilli par de nouveaux applaudissements la
fin de ce discours, l'Assemblée accorda aux pétitionnaires les honneurs de la séance,
décréta en principe l'établissement d'un tribunal populaire, et, pour le mode d'exé
cution, chargea la commission des Vingt-et-un de faire, séance tenante, un rapport.
Rapporteur de cette commission, Brissot, trouvant contraire aux principes l'éta
blissement d'un tribunal extraordinaire, proposa à l'Assemblée de laisser au tribunal
criminel du département le soin de la répression des crimes du 10 août, d'instituer
seulement un nouveau jury, et d'ordonner à cet effet aux quarante-huit sections de
Paris de nommer quatre jurés. L'Assemblée adopta ces conclusions, assez peu logiques
cependant ; car pourquoi tant de méfiance à l'égard de l'ancien jury, et tant de con
fiance à l'égard des juges chargés d'appliquer la loi ? En vain Brissot se retran
cha-t-il hypocritement derrière les principes : il fallait être conséquent alors, et ne
rien modifier. Mais il lui suffisait qu'une mesure quelconque eût été proposée par
l'organe de Robespierre pour qu'il crût devoir la combattre. Le lendemain, dans son
propre journal, il se flatta d'avoir aisément prouvé l'inadmissibilité de la pétition
présentée par Robespierre, laquelle, selon le Patriote françois, ne représentait
nullement le vœu de la commune. Celle-ci, au dire de la feuille girondine, s'était
contentée de demander que le recours au tribunal de cassation ne pût avoir lieu. Or,
c'était une allégation purement mensongère. Dès le 14 août, le conseil général avait
chargé Robespierre, Audoin et Tallien de rédiger une adresse à l'Assemblée nationale
pour la prier de déterminer un mode de décret sur la cour martiale, et le lendemain
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 209

elle avait jugé utile de solliciter aussi la supression de tout recours en cassation.
Robespierre avait été l'interprète de ce double vœu. Du reste, la commune donna
elle-même au Patriote françois un démenti sanglant. Peu satisfaite du décret rendu
sur le rapport de Brissot, ne comprenant pas bien pourquoi l'Assemblée, en chan
-- r^ $ - ss
-
| |
$$
-

.
# Rºjº4

Rixe entre les Marseillais


et la garde nationale.

geant complétement l'ancien jury, = e -#


avait conservé le personnel des juges, -- >$
et se fondant d'ailleurs sur ce que le : --
tribunal criminel du département ne jouissait
pas de la confiance du peuple, elle délégua,
dans sa séance du 16, cinq de ses membres,
Truchon, Dervieux, Lullier, Pepin le Bourdon, pour
prier l'Assemblée nationale de fixer le mode le plus
prompt de remplacer ce tribunal. Cette fois, Robes
pierre ne faisait point partie de la députation. Les nou
veaux commissaires se présentèrent, le lendemain 17, à la barre; l'Assemblée se
rendit à leurs observations, et, séance tenante, revenant sur le décret de l'avant
veille, elle décida, sur la proposition de Hérault-Séchelles, qu'un corps électoral,
composé d'un électeur par chaque section de Paris, nommerait sur-le-champ un
tribunal criminel spécial,destiné à juger les crimes relatifs à la journée du 10 août.
Dès le soir même, les électeurs, désignés aussitôt par les sections de Paris, se
réunirent dans une des salles de l'Hôtel de Ville,afin de procéder à la formation de
ce tribunal.Le premier nom sorti de l'urne fut celui de Robespierre, qui se trouvait

TOME II, 92
210 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ainsi de droit président de la nouvelle cour. Les électeurs nommèrent ensuite pour
juges Osselin, Mathieu, Pepin-Desgrouettes, Lavaux, Dubail et Coffinal, ce dernier à
la place de Truchon, non acceptant, et pour accusateurs publics Lullier et Réal.
Quatre greffiers, sept jurés, qui furent Leroy, Blandin, Botot, Lohier, Loiseau,
Perdrix et Caillières de l'Étang, et huit suppléants, complétèrent l'organisation de
ce tribunal extraordinaire.
Par des motifs dont tout le monde appréciera la délicatesse, Robespierre refusa
d'accepter les hautes fonctions auxquelles il venait d'être appelé, et où il eût été en
quelque sorte juge et partie. Comme une coterie d'envieux et d'intrigants ne pou
vait laisser passer aucun de ses actes sans le travestir et l'incriminer, on ne manqua
pas de jeter des nuages sur son refus, et de propager contre lui des insinuations mal
veillantes. Il crut alors devoir informer lui-même le public de ses motifs : « J'ai
combattu, depuis l'origine de la Révolution, écrivit-il, la plus grande partie des
criminels de lèse-nation. J'ai dénoncé la plupart d'entre eux ; j'ai prédit tous leurs
attentats, lorsqu'on croyoit encore à leur civisme; je ne pouvois être le juge de ceux
dont j'ai été l'adversaire, et j'ai dû me souvenir que, s'ils étoient les ennemis de la
patrie, ils s'étoient aussi déclarés les miens. Cette maxime, bonne dans toutes les
circonstances, est surtout applicable à celle-ci ; la justice du peuple doit porter un
caractère digne de lui, il faut qu'elle soit imposante autant que prompte et terrible.
L'exercice de ces nouvelles fonctions étoit incompatible avec celles de représentant
de la commune qui m'avoient été confiées : il falloit opter; je suis resté au poste où
j'étois convaincu que c'étoit là où je devois actuellement servir la patrie. » Ainsi
donc, à des fonctions importantes et lucratives, Robespierre préféra son simple titre
de membre du conseil général de la commune, où il ne figura d'ailleurs dans
aucune espèce de commission. On essaya cependant de l'attacher par certains liens
au ministère, devenu pouvoir exécutif provisoire, et il fut appelé à siéger au sein du
conseil de justice, établi près le ministère de la justice, mais il déclina également
cet honneur, en invoquant une partie des raisons qui l'avaient déterminé à refuser
les fonctions de président du tribunal du 17 août. Cet ambitieux ne voulant d'aucune
place, les Girondins, dont les créatures occupoient à présent les plus hautes positions
dans l'État, l'accuseront bientôt d'aspirer au pouvoir suprême.Quels logiciens !

XXIII

Jusqu'au jour où, nommé membre de l'Assemblée électorale chargée d'élire les
députés à la Convention nationale pour le département de Paris, il cessa presque
complétement d'aller à la commune, Robespierre suivit assez régulièrement, avons
nous dit, les délibérations du conseil général. Mais, comme il le déclara un jour à la
Convention sans rencontrer de contradicteurs, il ne se mêla jamais, en aucune
manière, de la moindre opération particulière. Il ne présida pas un seul instant,
comme plusieurs écrivains l'ont avancé par erreur, la formidable commune, et
n'eut pas la moindre relation avec le fameux comité de surveillance. En certaines
· HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 211

occasions seulement, assez rares d'ailleurs, il fut la parole et la plume du conseil


général.
A cette époque régnait dans Paris un agiotage effréné. C'est, hélas! un des plus
tristes spectacles, dans nos troubles publics, que de voir tant de gens chercher à faire
des malheurs de la patrie des instruments de fortune. Déjà commençaient à s'exercer
sur une vaste échelle des accaparements, source de souffrances pour la population, et
qui nécessiteront plus tard, au milieu des plus graves complications, plus d'une loi
fatale à la liberté du commerce. La commune, comme frappée d'avance du prochain
danger, chargea Robespierre et Lavaux de se concerter avec le maire sur les moyens
les plus propres à détruire l'agiotage et les accaparements. Mais il ne fut guère pos
sible à ces commissaires de résoudre cette question avec le maire de Paris. Pétion,
abasourdi encore de la Révolution du 10 août, que, de concert avec ses amis de la
Gironde, il avait essayé d'ajourner indefiniment, assistait rarement, dans le principe,
aux séances de la nouvelle commune, préférant, comme le lui reprocha un jour
Robespierre, tenir conseil, soit chez lui, soit au comité des Vingt et un, pour com
ploter le rétablissement de l'ancienne municipalité. Celle-ci en effet, entièrement à
sa dévotion, eût assuré aux Girondins, maîtres de l'Assemblée nationale, et qui
gouvernaient le maire de Paris, une domination sans bornes.
Pétion était venu pour la première fois à la commune, depuis l'insurrection, trois
jours seulement après la prise des Tuileries, et, parlant pour ainsi dire au nom de
ses amis de la commission des Vingt et un, il avait annoncé que l'Assemblée légis
lative voulait légaliser la Révolution, confirmer toutes les opérations de la Commune
du 10 août, et rappeler la municipalité évincée : comme si, après la dernière révo
lution, l'Assemblée législative avait qualité pour cela ; comme si les nouveaux
conseillers municipaux n'avaient pas reçu des sections de Paris pleins pouvoirs pour
sauver la patrie. La proposition du maire n'était guère de nature à être favorable
ment accueillie. Pétion se retira fort mécontent du peu de succès de sa démarche,
et de quelques jours il ne reparut plus. Le 17 août, le conseil général se vit obligé
de prier Robespierre, dont on connaissait la vieille amitié pour le maire de Paris,
d'aller en personne chez lui, et de l'inviter à se rendre au sein de la Commune, afin
de prendre, de concert avec elle, les mesures les plus propres à assurer la tranquil
lité publique. Le conseil général, tant calomnié, cherchait, par tous les moyens en
son pouvoir, non-seulement à préserver la patrie des entreprises de l'émigration et
des puissances coalisées, mais à rétablir l'ordre matériel, à donner la sécurité
aux citoyens. Que si, dans ces circonstances tout à fait exceptionnelles, la Commune
fut dans la nécessité de recourir à des mesures extraordinaires, elle suivit à cet
égard l'exemple de l'Assemblée legislative; en beaucoup de cas même, elle se con
tenta d'exécuter les décrets de cette dernière : c'est ce dont on va se convaincre.
Cependant une certaine inquiétude s'était emparée des esprits : quelle conduite
allait tenir l'armée ? Des nouvelles peu rassurantes vinrent coup sur coup jeter dans
Paris de nouveaux ferments d'irritation. On apprit que, par un ordre du jour en
date du 13 août, Lafayette avait engagé ses troupes à se joindre à lui afin de rétablir
la Constitution, et qu'à son instigation le directoire du département des Ardennes
avait protesté contre les événements du 10 août et mis en état d'arrestation les
députés Kersaint, Péraldy et Antonelle, commissaires de l'Assemblée nationale
près l'armée de la Moselle. Dans la soirée du 17, Robespierre se montra aux Jacobins,
212 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

où, depuis la journée du 10, on ne l'avait pas entendu. Justement on venait de


dénoncer l'arrêté séditieux des administrateurs des Ardennes. Montant alors à la
tribune, il blâma vivement l'Assemblée législative de n'avoir pas encore statué sur
le sort de Lafayette, quand elle n'avait pas craint de frapper le roi. Si un directoire
égaré avait osé se montrer aussi violemment séditieux, n'était-ce point parce qu'il
comptait sur ce général et sur son armée? Et si Lafayette lui-même poussait
l'audace jusqu'à marcher sur Paris, n'était-ce point parce qu'il espérait bien qu'à
son approche la majorité de l'Assemblée, dont il connaissait les sentiments, se join
drait à lui? Cette majorité, il est vrai, se tenait présentement à l'écart; mais tout le
côté droit, tous les députés qui avait voté pour Lafayette, et même certains
membres qui ne siégeaient pas à droite, lui paraissaient attendre avec impatience la
venue du général, afin de prendre, appuyés de son épée, l'initiative de la réaction.
Voilà, dit-il en terminant, les dangers qui nous menacent, et l'orage qu'il y a à
conjurer. Baumier proposa ensuite à la Société de demander formellement à l'As
semblée nationale, par voie de pétition, qu'elle déclarât Lafayette traître à la patrie.
L'Assemblée, du reste, n'avait pas besoin d'être poussée, pour rentrer dans la
voie des rigueurs, auxquelles, dès les premiers mois de sa session, nous l'avons vue
se résoudre. Elle y fut ramenée par la force même des choses. Dès le 15 août, elle
avait, sur la proposition de Merlin (de Thionville), décrété que Louis XVI, les
femmes et les enfants des émigrés serviraient d'otages à la nation ; et, dans la
même séance, elle avait mis en état d'accusation les anciens ministres Duportail,
Duport du Tertre, Tarbé, Montmorin, Bertrand de Mollevile, ainsi que Barnave et
Alexandre Lameth, fortement compromis l'un et l'autre par les pièces trouvées au
château des Tuileries. « La cour, s'écria Cambon, croyait que le jour des vengeances
était arrivé pour elle, ces jours doivent être au contraire ceux de la justice du
peuple. » Le 17, l'Assemblée décrétait d'accusation et renvoyait devant le tribunal
criminel le directoire du département de la Somme, qui avait refusé de transcrire
sur ses registres les décrets rendus depuis le 10; elle chargeait trois nouveaux
commissaires, Isnard, Quinette et Gaudin, de se rendre dans le département des
Ardennes, et le lendemain, après avoir voté l'arrestation des administrateurs de ce
département, elle rappelait Lafayette, et confiait à Dumouriez le commandement de
son armée. Le général essaya en vain d'ébranler ses bataillons, de les entraîner vers
Paris ; fidèles à la Révolution, les soldats demeurèrent sourds à la voix de leur chef.
A ses exhortations impuissantes, ils répondirent par les cris mille fois répétés de :
VIVE LA NATION, VIVE LA LIBERTÉ, VIVE L'ÉGALITÉ ! Sentant la contre-révolution
vaincue, Lafayette se décida à échapper par la fuite à une condamnation certaine, et,
dans la nuit du 19 août, il quitta précipitamment son armée, accompagné de quelques
uns de ses officiers. On sait comment, arrêté aux avant-postes autrichiens, il fut jeté
dans les cachots d'Olmutz, et préservé peut-être, par la prison, du déshonneur de
tirer l'épée contre la France. Dans la journée même de son triste départ, il était
enfin décrété d'accusation par l'Assemblée nationale. -

La nouvelle du blocus de Longwy par les Prussiens n'était guère de nature à


calmer l'irritation des esprits ; la fureur fut au comble quand, le 26, on connut la
reddition de cette ville, reddition à laquelle la trahison n'avait pas été étrangère. Le
même jour, l'Assemblée venait de voter contre les prêtres insermentés un terrible
décret, en vertu duquel tous les ecclésiastiques qui, dans le délai de quinze jours,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 213

n'auraient point prêté le serment prescrit par les lois du 26 décembre 1790 et du
17 avril 1791, et n'auraient pas évacué le territoire français ce délai passé, seraient
transportés à la Guyane. Dans la séance du soir, saisie d'un sombre enthousiasme,
elle décrétait : que tout citoyen armé d'un fusil serait tenu de partir ou de le
remettre; que tout citoyen qui dans une ville assiégée parlerait de se rendre, serait
puni de mort. Le 28, elle autorisait les municipalités à opérer des visites domici
liaires et à désarmer tous les gens suspects, pour donner leurs armes aux défenseurs
de la patrie. Ce jour-là, Couthon, revenu des Boues de Saint-Amand, avait repris sa
place au sein du Corps législatif, dont les chaleureux applaudissements avaient
salué son retour. Le 31 août, connaissant les honteux détails de la reddition de
Longwy, l'Assemblée nationale, sur le rapport présenté par Guadet au nom de la
commission des Vingt et un, décidait qu'aussitôt que cette ville serait rentrée au
pouvoir de la nation française, toutes les maisons, sauf les édifices nationaux,
seraient démolies et rasées ; et que ses habitants étaient dès à présent privés pour
dix années des droits de citoyens français. Les représentants du peuple, on le voit,
n'attendaient pas la Convention nationale pour se montrer inflexibles et opposer des
cœurs d'airain à la mauvaise fortune.
Le langage commence à revêtir, même dans les bouches les plus modérées, un ca
ractère d'une excessive violence. L'avant-veille, le 29, on avait entendu Lamourette,
l'évêque au baiser fameux, prononcer de terribles paroles contre la famille royale
transférée depuis peu au Temple. « Je n'aime point la cohabitation de Louis XVI avec
sa famille. Soyez bien certains, messieurs, qu'on aura déjà trouvé le moyen de mé
nager des communications entre le Temple et Coblentz, entre Marie-Antoinette et
les restes méprisables de sa ci-devant cour, qui ont échappé, le 10 de ce mois, à la
justice du peuple. Eh ! n'est-ce pas assez, messieurs, que cette femme atroce et
sanguinaire, que cette femme bourreau, qui médite jusqu'au fond de la retraite
qu'elle habite les moyens de se baigner dans notre sang, n'est-ce pas assez que cette
femme respire encore, sans que vous la laissiez jouir de la liberté d'exhaler sa rage
au sein de la nature et de se renouer au dehors à tout ce qui nous trahit ?» C'était un
évêque qui s'exprimait ainsi. -

On voit combien ridicules ou de mauvaise foi sont les écrivains qui s'ingénient à
rejeter sur Robespierre la responsabilité des violences de la Révolution. Lui aussi
sans doute paya son tribut à des exagérations de langage dues à l'exagération même
du péril, et auxquelles, en ces temps étranges et formidables, personne n'échappa ;
mais ce qu'il poursuivait avec tant d'ardeur, c'était la réalisation d'un gouvernement
fondé sur le droit, sur la liberté, sur l'égalité; et jamais, nous allons le prouver jus
qu'à l'évidence, il ne conseilla au peuple des actes que la justice ait à déplorer et dont
l'humanité ait à gémir.

XXIV

Ce fut au milieu de tant de préoccupations et d'inquiétudes que les assemblées


primaires de Paris se réunirent afin de former le corps électoral chargé d'élire les
214 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

députés à la Convention nationale. Elles tinrent leur première séance le 26 août 1792.
Leurs opérations se prolongèrent assez avant dans le mois suivant; aussi verrons
nous le corps électoral commencer à procéder aux élections avant d'être au complet.
Elles nommèrent à peu près un millier d'électeurs, au nombre desquels nous voyons
figurer Louis-Philippe d'Orléans, David, Réal, le peintre Cietty, une des futures
victimes de Thermidor, Royer, qui fut depuis Royer-Collard, et Coffinhal, nommés
tous deux par la même section (celle de la Fraternité), l'horloger Breguet, Manuel,
Pons de Verdun, Hanriot, Danton, Camille Desmoulins, et tant d'autres que la Révo
lution comptera pour victimes ou qui la trahiront. La section de la place Vendôme,
dont le nom allait bientôt être changé en celui de section des Piques, et à laquelle,
avons-nous dit déjà, appartenait Robespierre, avait à nommer seize électeurs. Ce fut
le 27 seulement qu'elle se constitua en assemblée primaire, et à l'unanimité des suf
frages elle élut Maximilien pour son président. Ses opérations se trouvèrent complé
tement terminées le 31 août, après avoir duré chaque jour, depuis le 28, de quatre
heures à onze heures du soir. Elle tint même séance pendant toute la nuit du 29 au
30, en raison des circonstances extraordinaires. Robespierre, souffrant, dut se faire
remplacer pour cette nuit, mais le lendemain 30 il reprit ses fonctions. Dès le 28, il
avait été nommé premier électeur à l'unanimité des suffrages, moins un. Duplay, son
hôte, et Laignelot, son futur collègue à la Convention, furent également députés par
la même section à l'assemblée éleçtorale du département de Paris. Les élections se
faisaient alors par appel nominal, et à haute voix ; les hommes de cette époque ne
redoutaient pas de rendre leurs suffrages publics. Robespierre, on l'a vu, avait deman
dé la suppression de l'inique division des citoyens en actifs et passifs, et la nomi
nation directe des députés à la Convention par les assemblées primaires ; l'Assem
blée législative, en se rendant au premier de ces vœux, avait repoussé le second et
maintenu le suffrage à deux degrés. Pour remédier à ce mode vicieux, plusieurs
sections, celles de la place Vendôme et des Halles entre autres, déclarèrent for
mellement qu'elles se réservaient le droit d'accepter ou de refuser les députés
choisis par l'assemblée électorale. Conformément à cette déclaration, ratifiée par
toutes les assemblées primaires, le conseil général de la commune décida, dans
la séance du 28 août, que les députés choisis par les électeurs de Paris seraient
individuellement soumis à la sanction de toutes les sections et de toutes les
municipalités du département.
La veille avait eu lieu la fête des morts. Cette cérémonie funèbre en l'honneur de
toutes les victimes populaires immolées par la réaction depuis le commencement de
la Révolution, jointe à l'invasion du territoire, à la nouvelle de la prise de Longwy,
produisit sur les esprits je ne sais quelle impression terrible, et ouvrit dans les
cœurs de sombres abîmes. Tout allait concourir à pousser les choses au point où les
nations aveuglées croient devoir demander leur salut aux moyens les plus exé
crables. Le 28 août, dans la soirée, tous les ministres se rendirent au sein de l'As
semblée législative. Danton monta à la tribune. Ses paroles, empreintes d'une gran
deur sauvage, qui ne les a encore présentes à la pensée ? « ... C'est par une convul
sion que nous avons renversé le despotisme, ce n'est que par une grande convulsion
nationale que nous ferons rétrograder les despotes... On a fermé les portes de la
capitale, on a eu raison : il était important de se saisir des traîtres; mais y en eût-il
trente mille à arrêter, il faut qu'ils soient arrêtés demain... Nous vous demandons
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 215

que vous nous autorisiez à faire faire des visites domiciliaires... » L'Assemblée vota
toutes les mesures demandées par le ministre de la justice. Dês le lemdemain, le
conseil général de la commune chargeait six de ses membres, Chaumette, Huguenin,
Félix, Sigaud, Truchon et Guiraut, de se concerter afin d'effectuer l'arrestation des
mauvais citoyens qui se cachaient depuis le 10, et toute la nuit du 29 au 30 fut
employée aux visites domiciliaires. D'autres ont raconté les émotions de cette nuit
lugubre; passons; j'ai hâte de revenir à mon sujet. Trois mille personnes environ
furent arrêtées; mais, le lendemain même, les sections chargées par la commune de
statuer sur le sort des prisonniers en relâchèrent la plus grande partie.
L'Assemblée nationale s'était donc mise parfaitement au diapason de la Commune
révolutionnaire du 10 août. C'était elle, et non la Commune, qui avait eu l'idée de
déporter à la Guyane les prêtres réfractaires, et ceux de nos lecteurs qui voudront
se donner la peine de lire l'arrêté pris par le conseil général pour l'exécution du
décret concernant les ecclésiastiques verront qu'il est loin de renchérir sur les
mesures sévères ordonnées par le Corps législatif. De la part de l'Assemblée, il y eut
jalousie, voilà tout. La Gironde y dominait, et elle ne pouvait pardonner au conseil
général, où son influence était nulle, d'exercer une autorité qu'il tenait pourtant du
libre suffrage des sections parisiennes. Nous allons montrer de quel prétexte insigni
fiant elle se servit pour essayer de briser la Commune.
Brissot avait pour rédacteur principal de sa feuille un écrivain nommé Girey
Dupré, dont il a été déjà question. C'était l'homme spécialement chargé de démolir
Robespierre, et il possédait au suprême degré le génie de la calomnie. Le 28 août, il
écrivit dans le Patriote françois que la Commune avait résolu de faire des visites
domiciliaires pour forcer les citoyens à donner leurs fusils ou à marcher aux fron
tières. Il y avait là un grossier mensonge, puisque l'arrêté de la Commune fut pris
le lendemain seulement, et en exécution du décret de l'Assemblée rendu dans la
soirée du 28. Le conseil général vit dans cette imposture l'intention de jeter l'alarme
au sein de la population tout entière, et par un arrêté, signé de son président
Huguenin et du secrétaire-adjoint Méhé, elle somma l'éditeur du Patriote françois
de venir à sa barre donner des explications. Le journaliste, sûr de l'appui de la
Gironde, refusa d'obéir à l'invitation de la Commune, et il porta plainte devant l'As
semblée législative au sujet du mandat de comparution décerné contre lui. Il ne
s'était pas trompé; ses amis prirent chaudement sa cause en main, heureux de
trouver ce prétexte contre la Commune de Paris. Sur un rapport de Vergniaud,
l'Assemblée cassa l'arrêté du conseil général comme attentatoire à la liberté indivi
duelle et à la liberté de la presse, et à son tour elle manda à sa barre le président
et le secrétaire de la Commune. Le conseil général, dont l'immense crime, aux yeux
des Girondins, était de ne pas leur être dévoué, fut l'objet d'une véritable explosion,
et contre ce pouvoir, issu de la révolution du 10 août, l'Assemblée, qui s'était op
posée autant que possibie à cette révolution, résolut de tenter une sorte de coup
d'État, oubliant qu'elle-même, ou plutôt une fraction d'elle-même, n'existait plus
que par la tolérance du peuple. Gensonné, Grangeneuve, Guadet tonnèrent contre
la municipalité. Docile à leur voix, l'Assemblée législative adopta sans discussion
un décret de la commission des Vingt et un, qui convoquait les sections de Paris à
l'effet de nommer dans les vingt-quatre heures de nouveaux conseillers municipaux,
et enjoignait aux élus des9,10et 11 août d'avoir à se démettre immédiatement de leurs
216 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

fonctions. Par une contradiction au moins étrange, l'Assemblée déclarait en même


temps que ce conseil général, dont elle prononçait si brutalement la dissolution, avait
bien mérité de la patrie. Ce décret était à la fois inutile, maladroit et dangereux.
Il était d'abord à peu près certain que les sections renommeraient exactement les
mêmes conseillers; pourquoi alors porter inutilement le trouble dans le pouvoir
municipal? -

Ceci se passait le 30 août, à la fin de la séance du matin ; il pouvait être environ


quatre heures. La connaissance du décret de l'Assemblée parvint dans la soirée même
à la Commune. Précisément ce jour-là, dans sa séance du matin, le conseil général
avait chargé Robespierre de la rédaction d'une adresse destinée à rendre compte aux
quarante-huit sections de Paris de la conduite de la Commune depuis le 10 août der
nier. En présence du décret de l'Assemblée, il déclara solennellement persister dans
son arrêté du matin, relatif à l'adresse dont la rédaction avait été confiée à Robes
pierre, pensant qu'il était plus que jamais utile de soumettre ses actes au jugement
des quarante-huit sections qui l'avaient élu. Puis, il ajourna l'exécution de son arrêté
concernant le rédacteur du Patriote françois, jusqu'an moment où son président se
serait expliqué à la barre de l'Assemblée nationale. -

Pendant que ceci se passait au sein de la Commune, Robespierre présidait tran


quillement sa section, réunie à cette heure en assemblée primaire.— On voit avec
quelle précision mathématique nous procédcns. — Là comme à la Commune, on vint
tout à coup annoncer qu'un décret de suspension du conseil général provisoire venait
d'être rendu par l'Assemblée législative. Aussitôt, interrompant l'ordre de ses tra
vaux, l'assemblée sectionnaire ouvrit la discussion sur cet objet imprévu. Elle arrêta
qu'elle nmaintenait les commissaires nommés par elle le 10 et le 11 du présent mois,
avec tous les pouvoirs qu'elle leur avait confiés pour sauver la patrie, et elle chargea
plusieurs commissaires d'aller inviter les autres sections à suivre son exemple. Toutes
les sections de Paris se montrèrent animées des mêmes dispositions. Devant leur résis
tance, parfaitement légale, parfaitement naturelle dans les conjonctures présentes,
force fut bien à l'Assemblée législative de revenir sur son fâcheux décret. Nous allons
maintenant parler avec quelques détails des explications fournies par le conseil géné
ral lui-même, parce que ces explications ont été tout récemment, à l'égard de Robes
pierre, l'occasion d'une supercherie historique tout à fait dans le gout thermidorien,
et qu'il est de notre devoir de déférer à l'opinion publique.

XXV

Nous voulons bien admettre qu'on ait contre Robespierre toutes les préventions
imaginables ; de longues années se passeront encore avant qu'une foule de gens
consentent à ouvrir les yeux à la lumière et à se rendre à l'évidence des faits ; tel est
l'empire des préjugés. Nous comprenons encore jusqu'à un certain point qu'on ne
choisisse dans ses discours que les passages les plus virulents, qu'on en torture le
sens, qu'on leur prête une signification manifestement contraire à l'esprit qui les a
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 217

dictés, mais que dire d'un écrivain qui, voulant à toute force rejeter sur Robeepierre
une partie de la responsabilité des massacres de Septembre, ne recule pas devant une
supercherie indigne et ne craint pas de lui imputer la rédaction d'une adresse à
laquelle il est resté complétement étranger ? Voilà pourtant ce dont s'est repdu
coupable l'auteur d'un livre intitulé Histoire de la Terreur, actuellement en cours de
publication, sorte d'histoire de la Révolution à l'usage de la bourgeoisie repue et

Le duc de Chartres.

satisfaite, de cette portion de la bourgeoisie qui sacrifierait à son ambition et à ses


intérêts les destinées de tout un peuple : qui, heureuse de la chute de l'ancienne
aristocratie, a tâché d'accaparer à son profit l'héritage de la vieille noblesse, et crie
tout de suite au meurtre et au pillage dès qu'on revendique pour tout le monde les
droits sacrés de l'homme. -

Dans la séance du 30 août au matin, le conseil général avait, comme on vient de


le voir, confié à Robespierre la rédaction d'une adresse aux quarante-huit sections de
Paris, vraisembablement en son absence, car il est à peu près avéré que, du 26 août

TOME II. 93
218 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

au 1" septembre, président de l'assemblée primaire de la section de la place Ven


dôme, il ne parut pas à la Commune. « Avant l'époque où ces événements sont arri
vés — les événements de Septembre, — dit-il lui-même, j'avois cessé de fréquen
ter le conseil général de la Commune... j'étois habituellement chez moi ou dans les
lieux où mes fonctions publiques m'appeloient. » Dans tous les cas, à ce moment, le
conseil général ne se trouvait pas encore inculpé devant l'Assemblée législative ;
l'adresse dont la rédaction avait été confiée à Robespierre ne pouvait donc avoir
aucunement en vue le décret de l'Assemblée contre la Commune, décret rendu
beaucoup plus tard dans la journée.
L'auteur du livre auquel nous venons de faire allusion commence par dire très-clai
rement que cette adresse était destinée à l'Assemblée nationale. Première erreur, si
erreur il y a; elle était uniquement destinée aux quarante-huit sections de Paris; nous
appelons là-dessus toute l'attention de nos lecteurs. De cette adresse confiée à la
plume de Robespierre, il ne sera plus question au sein du conseil général que le
surlendemain, c'est-à-dire le 1" septembre. Or, par une tactique dont on aura l'ex
plication tout à l'heure, on nous montre, dans cette Histoire de la Terreur, Robes
pierre lisant à la Commune, le 31 août, au milieu d'applaudissements unanimes, son
adresse « rédigée pendant la nuit ». L'auteur cependant, nons le supposons, a eu
sous les yeux, comme nous les avons nous-même en ce moment, les registres des
procès-verbaux du conseil général de la Commune; il lui était donc facile de s'assurer
que Robespierre ne figura en aucune espèce de façon dans cette séance du 31 août,
et que son nom n'y fut même pas prononcé, comme il sera très-aisé à tous nos lec
teurs de s'en rendre compte par leurs yeux. Y aurait-il eu de la part de cet écrivain
une inconcevable étourderie, ou bien s'en serait-il rapporté à un secrétaire mala
droit ? Dans l'un et l'autre cas, il n'y a point d'excuse, quand on attribue faussement à
un homme la paternité d'une œuvre dont on tire des inductions exorbitantes et sur
laquelle on s'étaye pour rejeter sur sa mémoire la responsabilité des faits les plus
graves.Tandis qu'en effet, au sein de la Commune, on donnait lecture d'une adresse
dont nous allons nous occuper, que faisait Robespierre ? Comme les jours précédents,
il se disposait à présider l'assemblée primaire de sa section, ainsi que l'auteur de
l'Histoire de la Terreur aurait pu s'en convaincre s'il avait consulté avec quelque
attention le registre des délibérations et arrêtés de la section de la place Vendôme ;
tout concourt donc à démontrer que Robespierre ne parut pas au conseil général le
31 août.
Et maintenant, que se passa-t-il donc à la Commune,'dans la séance du 31 août ? Au
début de cette séance, Huguenin, qui présidait, lut le décret, connu déjà depuis la
veille au soir, par lequel l'Assemblée nationale mandait à sa barre le président et le
secretaire-greffier du conseil général au sujet du mandat décerné contre le rédacteur
du Patriote françois.Aussitôt grand émoi dans l'Assemblée. On ne veut pas laisser
sans réponse les inculpations dont la Commune a été l'objet devant le Corps législatif,
et immédiatement il est décidé qu'une nombreuse députation se rendra à la barre de
l'Assemblée nationale, et que Talien sera dans cette circonstance l'interprète du con
seil général.
Mais ici laissons parler le procès-verbal même de la Commune, beaucoup plus
éloquent, avec ses incorrections, que ne saurait l'être aucune plume d'historien :
« On discute la mesure d'une députation à l'Assemblée nationale ; il est arrêté qu'elle
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 219

sera de quarante-huit membres, un par section ;que M. le maire se mettra à la tête ;


queM. Tallien portera la parole. On présente quelques vues propres à servir de base
à l'orateur, entre autres les pleins pouvoirs donnés jaux commissaires par les
sections pour sauver la patrie, pleins pouvoirs connus et approuvés de l'Assemblée
nationale. -

« Sur l'inculpation que le conseil général rivalise l'Assemblée nationale, on observe


qu'il n'a point eté pris d'arrêté important qui n'ait été précédé ou suivi d'un décret ;
qu'il a été reconnu et proclamé représentant du peuple par l'Assemblée nationale
elle-même ; que plusieurs fois différents de ses membres se sont rendus au conseil ;
que l'Assemblée nationale a formellement reconnu les pleins pouvoirs dn conseil en
approuvant les mesures vigoureuses qu'il a prises lorsqu'il a cassé le département,
l'ancienne municipalité, nommé un commandant général provisoire, anéanti le comité
central, les juges et les officiers de paix, renouvelé les comités de section, etc. ;
« Que le pouvoir exécutif a reconnu de même les pleins pouvoirs du conseil en
se rendant dans son sein, et en se concertant sur plusieurs mesures d'administration,
toutes de la plus grande importance.
« Enfin l'assemblée n'a pu se défendre d'un sentiment douloureux en voyant son
président et son secrétaire mandés à la barre pour avoir prononcé sur un simple fait
de police et de sûreté générale relativement à un journaliste évidemment malinten
tionné, et non moins criminel que ceux dont on a réprimé l'audace.
« M. Tallien se retire pour RÉDIGER L'ADREssE A L'AssEMBLÉE NATIONALE. »
Tallien n'avait donc plus qu'à couvrir de son style ampoulé le canevas qu'on ve
nait de lui fournir.A peine avait-il quitté la salle des délibérations afin de se mettre
sans retard à l'œuvre, que survint le maire, qui, président de droit du conseil gé
néral, remplaça Huguenin au fauteuil. Pétion, flottant, indécis, hésitant entre son
aveugle dévouement à la Gironde et son devoir de premier magistrat du peuple,
paraissait peu au sein de cette Commune si détestée de ses amis. Ce fut l'objet d'une
assez longue discussion entre lui et le procureur de la Commune, Manuel. Tallien
avait eu le temps de rédiger son adrese ; il pouvait être un peu moins de deux heures
quand il reparut. Est-ce que par hasard cet ambitieux de vingt-cinq ans, ayant soif
de popularité, grand faiseur de phrases, cherchant par tous les moyens à se produire,
se serait reposé sur un autre du soin d'écrire l'adresse dont la rédaction lui avait été
confiée, aurait laissé échapper cette occasion de haranguer l'Assemblée nationale et de
se mettre ainsi en lumière au moment où allaient s'ouvrir les séances du corps élec
toral dont il se disposait à solliciter les suffrages ? Il faudrait, pour s'imaginer cela,
bien mal connaître le personnage, et rien d'ailleurs n'autorise une pareille suppo
sition. Son œuvre fut vivement goûtée, paraît-il. Mais ici laissons encore la parole
au procès-verbal : « M. Tallien fait lecture de son adresse à l'Assemblée nationale.
La vérité de ses tableaux, l'énergie de ses expressions inspirent le plus vif intérêt.
La lecture en est imterrompue par des applaudissements répétés, et le conseil gé
néral en a arrêté l'impression ainsi que l'adresse aux quatre-vingt-trois départements
et aux quarante-huit sections ». A-t-il fallu assez de bonne volonté à un écrivain
pour mettre ici Robespierre à la place de Tallien !
Aussitôt la députation de la Commune, ayant le maire à sa tête, se rendit à l'Assem
blée nationale, où Pétion exposa en quelques mots la nature de la démarche du con
seil général. L'auteur de l'Histoire de la Terreur, oubliant ou ignorant que Tallien
220 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

avait été spécialement chargé de porter la parole, se plaît à supposer qu'un reste de
pudeur empêcha le maire de lire lui-même l'adresse de la Commune.Au milieu d'un
profond silence le secrétaire-greffier, Tallien, donna lecture de l'adresse rapidement
rédigée par lui peu d'instants auparavant.
Tout homme uu peu familiarisé avec les écrits et les discours de Robespierre se
serait bien gardé de lui attribuer la rédaction de cette adresse, quand même le
véritable auteur n'en aurait pas été si clairement désigné, si parfaitement connu.
Rien ne ressemble moins au style de Maximilien que le style de ce morceau décla
matoire, reflet du reste assez fidèle des passions de l'époque. « Les Tuileries souillées
par la présence du digne descendant de Louis XI et de la rivale des Médicis... Si
Louis XVI et sa famille respirent encore, ils ne doivent ce bienfait qu'à la générosité
du peuple et au respect qu'il porte à l'asile que ces scélérats fugitifs ont choisi... » Ceci
est du Tallien tout pur, mais nullement du Robespierre. Autre chose encore devait
montrer péremptoirement à l'auteur du livre que nous avons le regret d'être obligé
de discuter si rigoureusement, à quel point Robespierre était étranger à la rédaction
de cette adresse. Le conseil général de la Commune, en réponse à une accusation
d'avoir désorganisé l'administration, avait, par un arrêté de la veille, rappelé à leurs
fonctions les anciens administrateurs composant le corps municipal. Tallien, dans le
but évident de montrer la Commune cédant au vœu d'une partie des membres de
l'Assemblée nationale, ne manqua pas de rappeler ce récent arrêté. Or cet arrêté,
Robespierre le combattra précisément au sein du conseil général dans la séance du
lendemain, et demandera formellement l'expulsion d'administrateurs ayant, selon
lui, démérité de la patrie, comme on le verra tout à l'heure. Il se serait donc bien
gardé de l'invoquer comme une sorte de palladium de la Commune.
Mais l'auteur de l'Histoire de la Terreur, voulant à tout prix rejeter sur Robes
pierre une part de la responsabilité des massacres de Septembre, avait nécessai
rement à chercher per fas et nefas un point d'appui à sa thèse, et il a cru le trouver
dans un coin de cette adresse. En effet, énumérant diverses mesures prises par la
Commune, Tallien y disait : « Nous avons fait arrêter des prêtres perturbateurs, nous
les avons fait enfermer conformément à votre décret, et sous peu de jours le sol de la
liberté sera purgé de leur présence. « Ces paroles ont paru affreusement prophétiques
ou horriblement équivoques à quelques historiens; ils ont oublié ou n'ont pas
voulu se rappeler que l'Assemblée avait elle-même, cinq jours auparavant, décrété
la déportation de tous prêtres insermentés qui, dans le délai de quinze jours, n'au
raient pas vidé le territoire français. Tallien avait-il dès lors prémédité pour sa part
les massacres dont Paris allait être bientôt le théâtre ? c'est ce que je ne crois nulle
ment, si peu d'estime et de sympathie que j'aie pour la mémoire de cet homme sans
conscience et sans conviction, et ce dont je n'ai pas d'ailleurs à m'occuper. Toujours
est-il qu'il est impossible à tout homme de bonne foi, à moins d'avoir l'intelligence
couverte du plus épais bandeau, de voir dans cette adresse le moindre indice des pro
chains massacres. Est-ce qu'avant de parler des prêtres à déporter, Tallien ne venait
pas de dire : « Nous nous sommes assurés des personnes des contre-révolutionnaires;
nous les avons enfermés dans les prisons qu'ils nous destinaient, si leurs complots
affreux eussent réussi ; mais nous l'avons fait avec ménagement, et ils ont tous été
remis entre les mains des tribunaux, qui sans doute vengeront les insultes réitérées
faites à la souverainté nationale. » On voit combien peu cela ressemble à une prémédi
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. - 221

tation d'immolations sommaires. Mais, non content de détourner une phrase de son
sens naturel et logique, l'auteur de l'Histoire de la Terreur, cédant à la haine la plus
aveugle, en est venu, par une indigne supercherie ou par la plus impardonnable
des erreurs, à imputer à Robespierre cette adresse, à laquelle il est si complétement
étranger. « Cette menace, dit l'auteur de l'Histoire de la Terreur, en faisant allusion
à la phrase relative aux prêtres perturbateurs, RoBEsPIERRE L'AvAIT INSÉRÉE DE SA
MAIN, dans l'adresse dont Tallien avait été chargé de donner lecture. » Supercherie
ou erreur, c'est là une chose infiniment grave qu'il était de notre devoir de signaler à
l'attention des honnêtes gens de tous les partis et de déférer au tribunal de l'opinion
publique. En vérité, quand on voit les choses les plus claires et les plus simples.si
odieusement travesties par des hommes qui revendiquent le monopole de la modéra
tion, on se demandc si le monde n'est pas décidément le domaine prédestiné des
intrigants, et si, au lieu de se débattre dans un cercle d'iniquités, il ne vaudrait pas
mieux fuir dans un désert la société des hommes.
En frappant le conseil général d'un décret de dissolution, l'Assemblée nationale
avait en même temps déclaré, on s'en souvient, qu'il avait bien mérité de la patrie.
Manuel, après Tallien, prit la parole pour faire remarquer cette contradiction au
moins étrange et demander le rapport du décret. Le président, c'était Lacroix,
répondit à Manuel que l'autorité de la Commune provisoire devait cesser, une fois
passée la crise extraordinaire et nécessaire d'où elle était née. On pouvait objecter à
cela que le pouvoir de l'Assemblée était au moins aussi illégal, puisque la Constitu
tion d'où elle était sortie n'existait plus, et qu'une grande partie de ses membres
avaient cessé d'y paraître, jugeant leur mandat brisé. Mais si les représentants de la
Commune de Paris étaient décidés à rester à leur poste pour assurer le triomphe de
la révolution du 10 août, les Girondins n'étaient pas hommes à se dessaisir du pou
voir. Lacroix, Girondin alors, promit cependant aux pétitionnaires qu'on examinerait
la demande du conseil général, et les invita aux honneurs de la séance. Le soir com
parurent à la barre le président et le secrétaire adjoint de la commune, Huguenin et
Méhée. Ils n'eurent pas de peine à prouver combien avait été exagérée l'affaire du
rédacteur du Patriote françois. L'Assemblée législative la renvoya à la commission
des Vingt et un, laquelle était présidée par Brissot, le propriétaire même du journal
incriminé par la Commune, et entièrement composée de ses amis.

XXVI

Les Girondins, ou du moins les principaux d'entre eux, Brissot, Guadet, Vergniaud,
s'étaient, nous l'avons démontré de reste, opposés par tous les moyens en leur pou
voir à l'insurrection du 10 août, dont ils avaient cependant recueilli immédiatement
tous les bénéfices. Ils se trouvaient en possession du ministère, maîtres de l'Assem
blée; cela ne leur suffisait pas. Jaloux de l'influence de cette vaillante Commune de
Paris, composée d'hommes sur lesquels ils n'avaient aucune prise, ils eussent voulu
voir revenir l'ancienne municipalité entièrement dévouée à leur ami Pétion. Leur
222 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

conduite envers cette Commune amènera, entre eux et Robespierre, un déchirement


suprême.
Néanmoins, vers cette époque, .madame Roland tenta de les rapprocher. Sa
vive admiration pour Maximilien n'avait pas encore disparu ; et, malgré les odieuses
calomnies dont ses amis poursuivaient, depuis huit mois, l'homme avec lequel elle
s'était entretenue jadis en termes si affectueux, elle persistait à lui croire « un ardent
amour pour la liberté, un entier dévouement au bien public. » Elle alla donc le voir,
parce que, suivant ses propres expressions, il lui semblait important de rapprocher
ceux qui, n'ayant qu'un même but, devaient se concilier dans la manière de l'at
teindre. Mais pour cela, il aurait fallu, comme elle le dit encore elle-même, avoir
affaire à des hommes, non pas seulement aux intentions droites, mais entièrement
dépouillés de toute vue personnelle, de toute ambition cachée. Or, qui donc avait,
avec tant d'ardeur, convoité le pouvoir ? Qui donc, pour le saisir, avait essayé de
retenir sur le bord de l' bîme la royauté chancelante ? Qui donc enfin l'avait ramassé
dans le sang du 10 août ? Étaient-ce les Girondins ou Robespierre ? Voilà certainement
ce à quoi ne songeait guère la femme du ministre de l'intérieur, lorsque, dans une
intention dont assurément on ne peut nier la délicatesse, elle quitta le somptueux
hôtel où était installé son mari pour aller causer quelques instants avec l'hôte austère
du menuisier Duplay.
Leur conversation, que fut-elle ? Nécessairement elle roula sur les dissensions
existant entre Robespierre et les amis de l'illustre femme. Madame Roland trouva
Maximilien plein de préventions contre les Girondins, qui, pour la seconde fois,
venaient de confier à son mari le portefeuille de l'intérieur. Elle gémit, dit-elle, de
ces préventions. Qu'elle inclinât vers ceux à qui Roland devait son élévation, cela
était assez naturel : mais une autre raison lui fit épouser définitivement la querelle
de la Gironde, dont elle devint l'âme : ce fut sa passion violente pour un des princi
paux personnages de ce parti, pour Buzot, lequel, après avoir longtemps suivi la
ligne de Robespierre, passa tout à coup avec Pétion dans le camp opposé. Si Buzot
était resté fidèle à une vieille amitié, madame Roland, c'est du moins ma conviction,
ne se serait pas aussi facilement détachée de celui qu'en ce mois d'août 1792 elle
jugeait encore digne de son estime, et à qui, au mois de septembre de l'année
précédente, elle avait témoigné un attachement qu'elle ne vouait, écrivait-elle,
qu'à ceux qui placent au-dessus de tout la gloire d'être juste et le bonheur d'être
sensible.
Robespierre, touché de sa démarche, lui promit, paraît-il, d'aller chez elle, de lui
comIIiuniquer ses raisons, ses griefs. Il ne vint pas. Madame Roland lui écrivit pour
se plaindre et lui reprocher de soulever l'opinion publique contre ceux qui ne voyaient
pas comme lui. « J'ignore qui vous regardez comme vos ennemis mortels, je ne les
connais pas, et certainement je ne les reçois pas chez moi en confiance, car je ne vois
à ce titre que des citoyens dont l'intégrité m'est démontrée, et qui n'ont d'ennemis
que ceux du salut de la France. » Mais ces ennemis acharnés, qu'elle disait ne pas
connaître, c'étaient ses propres amis à elle, ceux qui dans leurs journaux avaient
osé imprimer que Robespierre était vendu à Coblentz, qu'il était membre du comité
autrichien, qu'il avait assisté à des conférences tenues chez la princesse de Lamballe,
ceux dont les discours,déclarés solenneIlement calomnieux par la Société des Amis
de la Constitution, avaient circulé dans toute la France sous le couvert même du
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 223

ministre son mari. En vérité, après cela, il y avait quelque naïveté à s'étonner des
préventions de Robespierre. L'attitude de plus en plus hostile des hommes de la
Gironde contre la Commune de Paris empêcha sans doute Robespierre de se rendre
à l'invitation de la femme du ministre de l'intérieur, et madame Roland devint bien
tôt aussi son irréconciliable adversaire.
On était alors plongé dans les plus sombres préoccupations : la prise de Longwy
avait contristé, courroucé toutes les âmes; l'ennemi était devant Verdun, et, si cette
dernière ville succombait, il pouvait être à Paris sous deux jours. Le moment ne
parut donc peut-être pas bien choisi à Robespierre pour aller causer avec une
femme, aimable et charmante sans doute, mais incapable de remédier en rien à la
situation. Or, ce n'était pas l'heure de perdre le temps en conversations inutiles.
Si grand paraissait le péril aux Girondins qu'ils songèrent sérieusement à abandon
ner la capitale, et que l'un d'eux, Kersaint, en arrivant de Sédan, disait dans le
propre salon du ministre des affaires étrangères que Brunswick serait à Paris dans
quinze jours. Le projet échoua par la résistance de Danton ; mais, comme on l'a su
par Vergniaud lui-même, la commission des Vingt et un était en proie aux plus
vives alarmes. En revanche, les royalistes attendaient, pleins d'espoir, le triomphe
de l'ennemi, écoutant déjà s'ils n'entendaient point gronder le canon des Prussiens
et des Autrichiens. L'acquittement, par le tribunal criminel du 17 août, de quelques
aristocrates connus, acheva d'exaspérer le peuple, qu'une sorte de fatalité sembla
préparer aux exécrables scènes dont nous aurons bientôt à dire quelques mots.

XXVII

Telle était la gravité de la situation, quand, le 1" septembre 1792, Robespierre vint
lire à la Commune l'adresse aux quarante-huit sections de Paris, dont la rédaction lui
avait été confiée l'avant-veille, 30 août, dans la séance du matin. Un des premiers
actes du conseil général, dans cette journée du 1" septembre, avait été d'ordonner
qu'à compter de ce jour les bârrières seraient ouvertes à toute espèce de voitures, et
que toute personne pourrait circuler sans passe-port dans l'étendue du département,
« considérant la gêne du commerce, » est-il dit dans l'arrêté, et que le terme de
quarante huit heures, fixé par le décret de l'Assemblée nationale, était expiré de la
veille. Voilà donc une première preuve manifeste que le conseil général de la
Commune ne songeait nullement à plonger Paris dans la terreur.
Il était cinq heures du soir environ lorsque Robespierre prit la parole. L'assem
blée primaire de sa section avait terminé ses opérations depuis la veille au soir, à
onze heures, mais il n'en était pas de même partout. Avant de donner lecture de
son adresse, il engagea fortement les membres du conseil général à ne pas manquer
de se rendre le soir dans les assemblées primaires des sections, afin de hâter les
opérations électorales; puis, après avoir proposé au conseil de convertir en admi
nistration municipale le corps municipal, il combattit très-vivemeut, dans quelques
unes de ses parties, l'arrêté du 30, par lequel étaient rappelés les anciens admi
nistrateurs, arrêté dont la veille Tallien s'était prévalu auprès de l'Assemblée
224 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

nationale comme d'une concession de la Commune. Mais Robespierre n'était pas


l'homme des expédients et des compromis contraires aux principes. Parmi ces an
ciens administrateurs, il en était, comme Leroux et Borie, qui avaient signé des
procès-verbaux contre la municipalité, et qui, au 10 août, dans la cour des
Tuileries, avaient fait aux Suisses et à la garde nationale les réquisitions légales,
afin qu'ils repoussassent la force par la force. Réclamer leur expulsion était donc
la chose la plus Iogique et la plus naturelle du monde. Selon Robespierre, ceux-là
seuls devaient être chargés des fonctions administratives de la Commune, et recon
nus en cette qualité, que le conseil général et les sections jugeraient dignes encore
de la confiance publique. Il fallait donc soumettre à un scrutin épuratoire les
membres de l'ancien corps municipal, et en présenter dès le lendemain la liste aux
sections de Paris, de façon qu'elles décidassent elles-mêmes quels étaient les admi
nistrateurs qui pourraient être conservés.
Robespierre énuméra ensuite, dans un discours éloquent, lisons-nous dans le
procès-verbal de la séance, car nous ne l'avons pas sous les yeux, toutes les ma
nœuvres employées pour enlever au conseil général la confiance publique, et il exposa
tout ce que le conseil avait fait pour se rendre digne de cette confiance. Ce discours,
c'était l'adresse même aux quarante-huit sections de la ville de Paris, adresse dont
l'avant-veille, on s'en souvient, le conseil général lui avait confié la rédaction, et
dans laquelle il rappela tous les services rendus par la Commune du 10 août à la
cause de la Révolution.
La conclusion du discours de Robespierre surprit étrangement sans doute l'assem
blée nombreuse au milieu de laquelle il s'exprimait. En présence des inculpations
dont le conseil général était l'objet et du décret de dissolution dont il avait été frappé
l'avant-veille au soir par l'Assemblée législative, Maximilien crut devoir engager ses
collègues à se démettre, séance tenante, de leurs fonctions, à prendre le peuple lui
même pour juge de leur conduite, et à se retremper dans de nouvelles élections. Car
il n'y a pas d'autre signification possible à donner aux dernières paroles que lui prête
le procès-verbal : « Dans ces circonstances difficiles, il ne se présente à mon esprit
aucun moyen de sauver le peuple, si ce n'est de lui remettre le pouvoir que le con
seil général a reçu de lui. » Or, on ne l'a peut-être pas oublié, c'était là une formule
habituelle à Robespierre. Il s'était servi d'expressions à peu près identiques lorsque,
peu de temps avant les événements du mois d'août, aux Jacobins, il avait proposé à
ses concitoyens d'en appeler au peuple, de convoquer les assemblées primaires dans
le cas où l'Assemblée législative serait décidément jugée incapable de sauver la patrie ;
nous avons même eu soin d'attirer là-dessus l'attention de nos lecteurs. Eh bien ! qui
le croirait ? certains écrivains, fort embarrassés pour apercevoir la main de Robes
pierre dans les massacres du lendemain, massacres auxquels il était si loin de SOnger,
ont cru trouver dans cette phrase si simple et si claire un indice de sa complicité. Et,
ce qui est singulièrement triste, ce ne sont pas seulement des écrivains comme cet
auteur d'une Histoire de la Terreur dont nous avons relevé déjà l'une des petites er
reurs, et qui appliquent à l'histoire de la Révolution les procédés du père Loriquet,
mais des hommes d'un talent hors ligne et jouissant d'une grande réputation de
droiture et de civisme ! Comment ne pas être sincèrement affligé de voir M. Michelet,
par exemple, donner asile dans son livre à la plus odieuse calomnie, de l'entendre
déclarer que, si Robespierre ne fit rien en actes, il fit beaucoup en paroles, et que,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 225

« une fois l'affaire lancée, il fit le plongeon et ne parut plus? » Nous prouverons tout
à l'heure combien ce langage est faux, injuste et, tranchons le mot, ridicule. Mais
n'est-il pas étrange qu'un auteur, qui s'est vanté hautement d'avoir écrit une his
toire vraiment républicaine,reçoive en cette circonstance, d'un écrivain ultra-roya

LesSuisses dans l'escalier des Tuileries.


(Nuit du 9 au 10 août.)

liste, une leçon de modération et


d'équité ? Voici comment un con
emporain, Beaulieu, sous les yeux
duquel tous les faits se sont passés, qui par
conséquent a pu juger par lui-même et qui
$ d'ailleurs a poursuivi d'assez d'invectives la
mémoire de Robespierre pour n'être pas suspect de la
moindre partialité en sa faveur, s'est expliqué au sujet
de sa motion du 1" septembre à la Commune : « Si elle
eût été adoptée, les massacres n'eussent certainement
pas eu lieu; on ne peut donc pas l'accuser d'en avoir été l'auteur, puisqu'au
contraire il proposa un moyen de les prévenir. » En faut-il davantage pour
réduire à néant toutes les suppositions hasardées ?
En proposant à ses collègues de se démettre immédiatement de leurs fonctions
pour laisser le peuple libre de se choisir d'autres représentants, Robespierre obéissait
à son sentiment ordinaire de désintéressement; mais tous les membres du conseil
n'étaient pas comme lui dégagés de tout intérêt personnel.Uncertain nombre d'entre
eux d'ailleurs pensaient, avec quelque raison peut-être, qu'il y aurait péril à dé

TOME II. 94
226 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

sorganiser la Commune au milieud'aussi critiquesconjonctures. Ce futl'avis de Manuel,


le procureur de la Commune. Il prit la parole après Robespierre, donna de justes
éloges aux principes développés par le précédent orateur ; seulement il rappela le
serment prononcé par les commissaires des séctions de ne point abandonner leur
poste tant que la patrie serait en danger, et conclut à ce que le conseil général conti
nuât de remplir ses fonctions. Cette proposion fut à l'instant adoptée. Toutefois le
conseil n'en vota pas moins l'impression du discours et de l'adresse de Robespierre
aux frais de la Commune, et elle chargea deux de ses membres, Bernard et de Lépine,
de hâter et de surveiller chez l'imprimeur Duplain l'impression de ce discours et de
cette adresse. Il était tard, très-tard, plus d'une heure du matin, quand le conseil
général se sépara. Paris s'était couché ce jour-là en proie à une sorte de stupeur, et au
milieu d'inexprimables angoisses. On avait appris dans la soirée l'investissement de
Verdun ; les sanglantes menaces des puissances coalisées étaient présentes à tous
les esprits ; deux jours encore, et elles pouvaient se réaliser. Une sorte de vertige
s'empara de toutes les têtes. Nous sommes à la veille des plus terribles journées
de la Révolution. -

XXVIII

De ces affreuses journées de Septembre, nous n'aurions nullement à nous occuper,


tant Robespierre y fut complétement étranger, si un certain nombre d'écrivains
royalistes et même quelques historiens libéraux, avec un aveuglement difficile à
expliquer, ne s'étaient ingéniés à rejeter sur lui une part de la responsabilité de ces
événements. Que les royalistes cherchent à flétrir la Révolution dans son plus
intègre représentant, que, pour atteindre leur but, ils ne reculent pas devant des
moyens peu honnêtes, cela se comprend jusqu'à un certain point, l'esprit de parti
égare tellement les hommes ! Mais il y a de quoi confondre l'imagination quand on
voit des écrivains réputés démocrates joindre leurs accusations à celles des contre
révolutionnaires et entasser hypothèse sur hypothèse, supposition sur supposition,
pour essayer de couvrir du sang de Septembre un homme qui n'apprit ce qui se
passait dans les prisons que par le bruit public, et cela plus tard que la plus grande
partie de ses concitoyens.
Tous les écrivains ennemis de la Révolution ont vu dans les massacres de
Septembre un plan concerté, le résultat d'une froide et atroce préméditation ; et pour
mieux concentrer leurs accusations calomnieuses, ils ont, — quelques-uns du moins
— complétement innocenté la population parisienne. Or, c'est là un système tout à
fait inadmissible. Comment admettre, en effet, que soixante mille hommes de garde
nationale eussent permis à quelques centaines d'égorgeurs de massacrer dans les
prisons, s'ils n'avaient pas eux-mêmes été complices, moralement au moins, de ces
exécutions ?On sait combien furent vaines les réquisitions du commandant général
Santerre. La population, la garde nationale, assistèrent impassibles, l'arme au bras
pour ainsi dire, aux scènes d'horreur qui se déroulaient sous leurs yeux. Est-ce que,
dans de pareilles occasions, laisser faire ce n'est pas être complice ? Ces massacres,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 227

cela est certain, ont été le produit d'une épouvantable explosion populaire. Qu'ils
aient paru, à quelques hommes, d'une affreuse mais indispensable nécessité, je le
crois sans peine, mais jamais ils n'eussent été commis si la conscience publique, prise
de vertige, n'y eût pas souscrit elle-même. Quant au conseil général de la Commune,
auquel on a voulu les imputer, il tenta au contraire, pour les arrêter, plus d'efforts
que n'en fit l'Assemblée législative. Robespierre d'ailleurs, on le sait de reste
maintenant, parut à peine à la Commune durant les jours qui précédèrent et
suivirent les exécutions, retenu qu'il était, soit à l'assemblée primaire de sa section,
dont les opérations se terminèrent le 31 août à onze heures du soir, soit à l'assemblée
électorale dont les séances s'ouvrirent dans la matinée du 2 septembre. Le comité de
surveillance est-il davantage responsable de ces massacres ? Ses rapports constants
avec les prisons, placées dans ses attributions, permettraient de le supposer ;
cependant aucune des pièces sur lesquelles se sont appuyés les écrivains royalistes
pour établir sa préméditation ne m'a paru concluante, et je dirai avec Pétion : « Ces
assassinats furent-ils commandés, furent-ils dirigés par quelques hommes ? J'ai eu
des listes sous les yeux ; j'ai reçu des rapports; j'ai recueilli quelques faits; si j'avois
à prononcer comme juge, je ne pourrois pas dire : Voilà le coupable. »
Du reste, le comité de surveillance, sorte de pouvoir exécutif, n'avait, en réalité
aucun rapport avec le conseil général, pouvoir législatif de la Commune; il siégeait
dans un local séparé, non pas à l'Hôtel-de-Ville, mais à la mairie. Autorisé par le
conseil général à se renforcer de quelques membres supplémentaires, son grand tort
fut de s'adjoindre, dans la matinée du 2 septembre, le sombre journaliste qui avait
érigé le meurtre en système politique. Panis, membre de ce comité de surveillance,
et qui y avait introduit Marat, fut vivement attaqué pour ce fait, le 18 septembre
suivant, au sein du conseil général. Panis se défendit en alléguant que Marat était
un homme extraordinaire, qu'il n'avait jamais eu d'influence particulière dans le
comité, et que jamais son avis n'y avait prévalu sur celui des autres membres. Or,
l'éloignement de Robespierre pour la personne de Marat est chose parfaitement
connue ; ce fut un des grands griefs des Thermidoriens contre lui. On n'a oublié ni
leur attitude respective dans l'unique entrevue qu'ils aient eue ensemble, ni ce que
répondit Marat à Robespierre quand celui-ci lui reprocha de revenir éternellement
dans ses écrits « sur certaines propositions absurdes et violentes qui RÉvoLTAIENT
LEs AMIs DE LA LIBERTÉ autant que les partisans de l'aristocratie. » Marat ne trou
vait à Maximilien ni les vues ni l'audace d'un homme d'Etat. Tout récemment encore
ne l'a-t-il pas accusé de feuillantisme pour n'avoir pas déclaré assez hautement
qu'il fallait déchirer la Constitution? Ces deux hommes étaient donc les antipodes
l'un de l'autre.
Ce qui n'empêche pas M. Michelet, voulant par la plus étonnante des aberrations
rendre Robespierre solidaire de ce que Marat put faire en septembre, d'écrire que
Panis diminua son éloignement naturel pour Marat (t. IV, p. 124). « Selon toute
apparence, » a-t-il soin d'ajouter. Et pourquoi selon toute apparence ? M. Michelet
est tout à fait dans l'erreur quand il présente Panis comme un servile disciple de
Robespierre, et quand, emporté par sa rage de fantaisie, il nous le montre allant
chaque matin rue Saint-Honoré, à la porte de son directeur, demander ce qu'il devait
penser, faire et dire (p. 124). Aucun témoignage, et M. Michelet se garde bien d'en
invoquer de sérieux, ne saurait ici prévaloir contre les faits. Panis aimait et estimait
228 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Robespierre, cela n'est pas douteux ; mais son dieu, son idole, c'était Danton. Les
deux familles étaient étroitement liées, et nous verrons plus tard Panis, le cœur
ulcéré de la mort de Danton, figurer parmi les ennemis de Robespierre. Puisque
M. Michelet, dans l'intérêt de sa thèse, a cru devoir rappeler qu'un jour, selon Bar
baroux, Panis aurait dit qu'il fallait un dictateur, un homme comme Robespierre ;
encore aurait-il dû rappeler aussi, dans l'intérêt de la vérité, le démenti sanglant
qu'en pleine Convention reçut, sans le relever, ce député de Marseille. C'est triste à
dire, mais rien n'est embrouillé, rien n'est faux, rien n'est perfide comme les pages
confuses où l'éminent écrivain essaie de donner un rôle à Robespierre dans le lugubre
drame de septembre. En vérité, j'aime autant les Mémoires publiés sous le nom de
Weber, frère de lait de la reine. Au moins celui-ci n'y va pas par quatre chemins, et
il nous dépeint Robespierre « excitant le peuple à massacrer tous les prisonniers ».
Voilà ce que, sous la Restauration, MM. Barrière et Berville publiaient comme des
Mémoires sur la Révolution.
Nous verrons bientôt les Girondins essayer, par les plus perfides manœuvres,
d'établir entre ces deux noms une sorte de solidarité. Et pourtant, si du sang
de Septembre quelqu'un pouvait être particulièrement coupable devant l'histoire,
ce seraient eux, comme on va en juger. Robespierre, d'ailleurs, ne chercha jamais
à rejeter sur personne la responsabilité d'événements qu'il attribua à un moment
de délire et d'ivresse de la nation, et il était certainement dans le vrai quand il
disait : « Ce fut un mouvement populaire, et non, comme on l'a ridiculement
supposé, la sédition partielle de quelques scélérats payés pour assassiner leurs
semblables ; et s'il n'en eût pas été ainsi, comment le peuple ne l'aurait-il pas
empêché? Comment la garde nationale, comment les fédérés n'auraient-ils fait
aucun mouvement pour s'y opposer? » L'exaspération populaire, hélas! n'avait pas
besoin d'être excitée. Mais que diraient donc les historiens qui se mettent martel en
tête pour attribuer à quelques paroles de Robespierre un sens qu'elles n'ont jamais
eu, si le 2 septembre il avait dit, comme La Source : « Il faut battre la générale dans
l'opinion publique; » si, comme Vergniaud, il s'était écrié : « Il n'est plus temps de
discourir, il faut piocher la fosse de nos ennemis, ou chaque pas qu'ils font en avant
pioche la nôtre ? » Et pourtant, qui oserait accuser sérieusement de complicité dans :
les massacres ces deux membres de l'Assemblé législative?

XXIX

Et maintenant, trânsportons-nous à la Commune, au moment où Manuel, dans


la matinée du 2 septembre, annonça officiellement l'investissement de Verdun. Or,
à l'heure même où Manuel parlait, cette ville était à la veille d'être livrée aux Prus
siens par la plus infâme des trahisons. Il faut être entièrement aveuglé par l'esprit
de parti pour ne pas admirer l'attitude et l'énergie de la Commune à cette grave nou
velle. Dans une proclamation brûlante de patriotisme, elle invita tous les citoyens
en état de porter les armes à se réunir au Champ-de-Mars sous les drapeaux. Qu'une
armée de soixante mille hommes se forme sans délai, s'écriait-elle, et marchons
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 229

aussitôt à l'ennemi, ou pour succomber sous ses coups, ou pour l'exterminer sous
les nôtres. En même temps, elle nommait un comité militaire permanent, composé
de huit de ses membres, arrêtait qu'à l'instant même le canon d'alarme serait tiré,
le tocsin sonné, la générale battue, et chargeait deux commissaires de se rendre
sur-le-champ à l'Assemblée législative pour la prévenir des mesures prises par le
conseil général.
L'Assemblée applaudit vivement à ces vigoureuses mesures; tous dissentiments
entre elle et la Commune semblèrent s'effacer en présence du danger suprême de la
patrie, et le président (c'était Lacroix), s'adressant aux députés de la Commune,
prononça ces propres paroles : « Les représentants de la nation, prêts à mourir avec
vous, rendent justice à votre patriotisme ; ils vous remercient au nom de la France
entière, et vous invitent à la séance. » Puis, après avoir eu connaissance d'une lettre
de Roland annonçant la découverte d'une conspiration royaliste dans le Morbihan,
et avoir entendu la grande voix de Danton sonnant la charge, elle décréta que
tous ceux qui refuseraient de servir personnellement ou de remettre leurs armes,
que tous ceux qui entraveraient, de quelque manière que ce fût, les ordres donnés
et les mesures prises par le pouvoir exécutif, seraient déclarés infâmes, traîtres à
la patrie et punis de mort. Mais, avant de marcher contre l'ennemi du dehors, fal
lait-il laisser femmes et enfants exposés aux coups de l'ennemi du dedans! Telle fut
la question agitée dans un certain nombre de sections. Ce fut alors que dans Paris,
saisi de vertige, on entendit ce cri sinistre : Courons aux prisons ! et que commença
un des plus épouvantables massacres dont l'humanité ait à gémir.
Toutes les mesures prises par la Commune de Paris et par l'Assemblée nationale
étaient assurément d'une indispensable nécessité, mais elles n'étaient guère de
nature à diminuer l'exaspération populaire. Or, à ces mesures, qu'il approuva, je
n'en doute pas, Robespierre ne prit aucune espèce de part directe ou indirecte,
même comme membre du conseil général de la Commune ; bien mieux, il ne les
connut que fort tard dans la soirée, puisqu'il siégea depuis neuf heures du matin
jusqu'à une heure de l'après-midi à l'assemblée électorale, où nous le retrouverons
tout à l'heure, assemblée dont les opérations avaient - précisément commencé ce
jour-là, et puisqu'il fut chargé par elle de remplir, à l'issue de la séance, une mission
auprès de la Société des Jacobins.
La séance du conseil général, suspendue à une heure et demie, fut reprise à quatre
heures. Elle était rouverte depuis quelques instants à peine, sous la présidence
d'Huguenin, quand un officier de la garde nationale vint annoncer que plusieurs
prisonniers que l'on conduisait à la Conciergerie avaient été tués, et que la foule
commençait à envahir les prisons. La Commune nomma d'abord six commissaires
pour protéger toutes les personnes détenues pour cause civile, puis elle chargea
deux de ses membres, Caron et Nouet, de se transporter à l'Abbaye et de veiller à
la conservation des prisonniers. Quelques instants après, un des commissaires
accourt, et rend compte de ce qui se passe dans cette dernière prison : « Les citoyens
enrôlés, dit-il, craignant de laisser la ville aux malveillants, ne veulent point
partir que tous les scélérats du 10 août ne soient exterminés. » Aussitôt il est arrêté
par le conseil général que quatre commissaires se rendront à l'Assemblée nationale
pour lui demander quelle mesure on pourrait prendre afin de garantir les prison
niers. Que fit l'Assemblée? Elle chargea, sur la demande de Bazire, six de ses
230 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

membres du soin de parler au peuple, de rétablir le calme, mais ne témoigna aucune


indignation, et surtout ne parut pas se soucier beaucoup du sort des prisonniers.
Il était tard, très-tard, lorsqu'après s'être acquitté de la mission dont l'assemblée
électorale l'avait chargé, Robespierre parut au sein du conseil général. Billaud
Varenne venait d'y dénoncer une conspiration en faveur dn duc de Brunswick, qu'un
parti puissant, disait-il, voulait porter au trône des Français. Robespierre, prenant
la parole après lui, peignit la douleur profonde qu'il éprouvait de l'état actuel de
la France, et il approuva la dénonciation faite par son collègue d'une conspiration
en faveur du duc de Brunswick. Qui désigna-t-il comme les principaux instigateurs
de ce mouvement ? Le procès-verbal de la Commune est complétement muet à cet
, égard. Mais deux noms, trois peut-être, tombèrent de sa bouche, ceux de Carra et
de Brissot; et lorsque, dans la séance du 25 septembre à la Convention, Vergniaud
reprocha à Robespierre, contre lequel, dit-il, « il n'avait jamais prononcé que des
paroles d'estime », de l'avoir indiqué lui, Brissot, Gradet, La Source, etc., dans le
complot dénoncé à la Commune dans la nuit du 2 au 3 septembre, Robespierre se
leva et dit avec l'énergie de la vérité : « Cela est faux. » A quoi Vergniaud répondit :
« Je me féliciterai d'une dénégation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu
être calomnié. » Personne ne releva le démenti de Maximilien; et de la réponse de
Robespierre à Louvet, il résulte qu'en effet il ne nomma que deux ou trois personnes,
déjà dénoncées par plusieurs de ses collègues comme ne cessant de décrier le conseil
général de la Commune.
Or, par qui ce conseil général, qui s'épuisait en efforts pour sauver la patrie, était
il attaqué chaque jour et sous toutes les formes ? par les feuilles girondines, par le
Patriote françois. Qui donc, au sein de l'Assemblée nationale, avait demandé et
obtenu sa dissolution ? n'était-ce pas cette commission des Vingt et un, présidée par
Brissot, lequel, si peu de temps avant le 10 août, avait menacé les républicains du
glaive de la loi! Il n'y a donc nullement à s'étonner, en se plaçant, comme on doit le
faire, au point de vue des passions de l'époque, si Robespierre prononça d'âpres et
sévères paroles contre deux ou trois hommes acharnés à le calomnier et qui ne
cessaient de décrier la Commune.
Mais est-ce que cette accusation reproduite par Robespierre était dénuée de tout
· fondement ? Est-ce que le bruit d'une conspiration en faveur du duc de Brunswick ne
circulait pas dans tout Paris avant que Robespierre en parlât, après d'autres, au sein
du conseil général ? Est-ce qu'il n'est pas avéré que ce généralissime des troupes
coalisées avait en France un parti puissant ! Est-ce que récemment un des princi
paux organes de la Gironde, les Annales patriotiques du Girondin Carra, n'avait pas
effrontément entonné les louanges de Brunswick, la veille du jour où allait paraître
l'insolent manifeste signé de lui? Est-ce qu'enfin Carra ne l'avait pas proposé pour
roi d'une manière assez significative ? Est-ce que de cette proposition les Constitu
tionnels ne s'étaient pas fait déjà une arme contre les Girondins ?
L'accusation reposait donc sur quelque base; et si Robespierre y ajouta foi en ce qui
concernait deux ou trois membres de la Gironde, ce fut évidemment parce qu'il ne
comprenait pas comment des hommes pouvaient déployer tant d'acharnement contre
lui, dont la conscience était si pure, s'ils n'étaient les instruments de quelque faction
étrangère. Quelques jours après cette séance de la nuit du 2 au 3 septembre, se trou
vant chez Pétion, avec lequel il n'avait pas encore rompu, et le maire de Paris l'ayant
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 231

invité à lui dire franchement ce qu'il avait sur le cœur : « Eh bien ! répondit-il, je
crois que Brissot est à Brunswick. » Pétion, étroitement lié déjà avec le parti de la
Gironde, engagea vivement Robespierre à bannir d'injustes défiances. Mais ces
défiances, qui les avait provoquées?Qui donc ayait pris l'initiative des calomnies ? Et
quelles calomnies! Tansformer Robespierre, aux yeux du pays, en agent du comité
autrichien! le présenter comme fréquentant des conciliabules tenus chez la princesse
de Lamballe ? n'était-ce pas le comble de la démence ! Brissot n'allait-il pas jusqu'à
le désigner comme un stipendié du duc d'Orléans ? Que, dans une lettre insérée au
Moniteur, le député girondin se soit vantéd'être « l'éternel ennemi des rois, » oubliant
bien vite que, si peu de temps avant le 10 août, il avait proposé contre ceux qu'il
appelait les républicains, c'est-à-dire contre Robespierre, les mesures les plus
violentes, qu'il ait crié bien fort à la calomnie, que même il ait trouvé un appui mo
mentané dans Ruhl, le futur et rude montagnard, je le comprends à merveille ; mais
lui, le matin même du 2 septembre, dans son journal répandu à profusion, n'avait
il pas, par la plume d'un calomniateur gagé, de Girey-Dupré, accusé hautement Robes
pierre, en l'accolant perfidement à Marat, de faire tous ses efforts « pour amortir le
zèleguerrier des citoyens et les empêcher de voler au secours de leurs frèresd'armes? »
Ah ! quand on descend à de pareilles manœuvres, quand on emploie de tels procédés,
quand on se livre à de si déloyales attaques, on n'a pas le droit de se plaindre des
représailles, et de s'étonner d'être frappé soi-même de l'arme empoisonnée dont on
s'est si traîtreusement servi. Et ici sur quoi s'appuyait cette inconcevable calom
nie ? N'était-ce pas uniquement le fruit d'une imagination égarée par le délire de la
haine ? Oh ! sans doute, Robespierre avait été trop bon prophète lorsque avec tant de
patriotisme et de bon sens il s'était opposé à la guerre offensive. Sans doute les pre
miers revers de nos armes, principale cause de l'état affreux de crise où l'on se trou
vait, donnaient pleinement raison à sa prévoyance, à sa perspicacité; mais depuis
que, cédant à la pression des Girondins, le gouvernement avait déclaré la guerre,
Robespierre n'avait-il pas contribué de tous ses efforts à stimuler l'ardeur de ses
concitoyens pour les pousser à la frontière! Et la proclamation de la patrie en dan
ger, n'en avait-il pas le premier émis l'idée dans son journal ?
Mais de ce que Robespierre, comme plusieurs de ses collègues, avait dénoncé une
conspiration en faveur du duc de Brunswick et la persécution tramée contre la
Commune par des hommes qui semblaient s'attacher à calomnier les défenseurs de la
liberté et à diviser les citoyens au moment où les patriotes auraient dû réunir tous
leurs efforts contre les ennemis du dedans et du dehors, quelques-uns de ses
adversaires ne manquèrent pas d'inférer alors, comme l'ont fait depuis certains
écrivains, qu'il avait voulu compromettre la sûreté de ces hommes. Ils ont établi un
rapprochement perfide entre l'accusation tombée de sa bouche et des événements
que, suivant ses propres expressions, il avait connus plus tard que tout le monde et
qu'il ne lui était pas plus donné de prévoir que les circonstances subites et extra
ordinaires qui les avaient amenés. « J'ai déjà répondu à cette infamie, dit-il lui-même
à la Convention, en rappelant que j'avais cessé d'aller à la commune avant ces
événements... Quelle est donc cette affreuse doctrine que dénoncer un homme et le
tuer c'est la même chose ? Dans quelle république vivons-nous, si le magistrat qui,
dans une assemblée municipale, s'explique librement sur les auteurs d'une trame
dangereuse, n'est plus regardé que comme un provocateur au meurtre ? Le peuple,
232 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

dans la journée même du 10 août, s'était fait une loi de respecter les membres les
plus décriés du Corps législatif; il a vu passiblement Louis XVIet sa famille traverser
Paris, de l'Assemblée au Temple, et tout Paris sait que personne n'avait prêché ce
| principe de conduite plus souvent ni avec plus de zèle que moi, soit avant, soit
depuis la Révolution du 10 août. Citoyens, si jamais, à l'exemple des Lacédémoniens,
nous élevons un temple à la Peur, je suis d'avis qu'on choisisse les ministres de son
culte parmi ceux-là mêmes qui nous entretiennent sans cesse de leur courage et de
leurs dangers. » Mais poursuivons ; car du sang de Septembre dont quelques
écrivains ont voulutacher samémoire, enviolant effrontément toute vérité historique,
nous tenons à le justifier pleinement, afin de ne pas laisser subsister l'ombre d'un
doute. - |
Robespierre venait de cesser de parler au sein du conseil général quand le
procureur de la Commune, Manuel, parut et rendit compte du douloureux spectacle
dont il avait été témoin à l'Abbaye. Ni les efforts des commissaires de l'Assemblée
nationale, ni les siens, ni ceux de ses collègues de la Commune n'avaient pu arracher
les prisonniers à la mort. En ce moment, le conseil gènéral délibérait sur l'affaire de
l'ambassadrice de Suède, madame de Staël, arrêtée dans la soirée par les section
naires de son quartier, au moment où elle se disposait à partir. Elle était
soupçonnée d'emmener Narbonne avec elle. Disculpée par cette atroce Commune, elle
reçut l'autorisation de sortir librement de France, et fut confiée aux soins de Manuel.
Le conseil général chargea ensuite de nouveaux commissaires de se transporter
dans toutes les prisons « pour tâcher de calmer les esprits, et pour éclairer les
citoyens sur leurs véritables intérêts. » En même temps, il autorisa le commandant
général à diriger autour du Temple et des prisons de nombreux détachements. On a
vu déjà combien vaines furent les réquisitions de Santerre. Dans la matinée du 3,
le premier soin du conseil général fut d'envoyer des commissaires au palais Bourbon
à l'effet de protéger les Suisses qui s'y trouvaient, et de défendre leurs jours par tous
les moyens possibles. Une députation de la section des Quinze-Vingts étant venue
au même moment demander la mort des conspirateurs et l'arrestation des femmes
et enfants d'émigrés avant le départ des citoyens pour l'armée, il s'empressa de
passer à l'ordre du jour. Les historiens qui se sont efforcés, sans fournir du reste la
moindre pièce sérieuse à l'appui de leur thèse, de rejeter snr le conseil général de la
Commune la responsabilité des événements de Septembre, se sont bien gardés de
citer les délibérations d'où résulte la preuve irrécusable de ses efforts pour arrêter
les massacres, efforts au moins égaux, sinon supérieurs, à ceux tentés par l'Assemblée
législative et par le pouvoir exécutif. Mais Robespierre, défendant avec raison le
conseil général de la Commune, a pu dire sans rencontrer de contradicteur : « Il est
certain, aux yeux de tout homme impartial, que, loin de provoquer les événements
du 2 septembre, il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les empêcher. »
Dans cette matinée du 3 septembre, on apprit à la Commune que l'asile de la
famille royale était sérieusement menacé. Aussitôt le conseil général confia à
Deltroy, à Manuel et à Robespierre la mission de se rendre au Temple et d'y assurer
la tranquillité publique. De son côté, sur une lettre écrite du Temple même, l'As
semblée nationale adjoignit aux commissaires de la Commune six de ses membres,
Lacroix, Bazire, Choudieu, Thuriot, Dussaulx et Chabot. Robespierre était-il présent
à la délibération du conseil général quand il fut désigné, avec Manuel et Deltroy,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 233

pour aller préserver de toute atteinte la prison donnée à la famille royale? C'est
fort douteux, car toute la journée du 3 il la passa au sein de l'assemblée élec
torale, depuis dix heures du matin jusqu'à deux heures et demie de l'après-midi,
comme nous l'établirons dans un instant de la façon la plus nette et la plus précise.

Marivat tué sur les marches


de l'Hôtel de Ville.

Si donc, comme cela est probable,


il s'acquitta de la mission dont,pré
sent ou non, l'avait chargé le con- # *
seil général, ce fut seulement à l'issue de la
séance de l'assemblée électorale, vers trois
heures. La duchesse d'Angoulême, dans son -=
récit de la captivité de la famille royale au Temple,
n'a pas oublié de mentionner la visite de Manuel dans
cette journée du 3 septembre. Elle ne dit rien des A, , -

· autres commissaires de la Commune ou del'Assemblée.


Quoi qu'il en soit, le Temple fut mis à l'abri des fureurs populaires; il suffit d'un
simple ruban tricolore pour en défendre l'entrée. Ce jour-là et les jours suivants,
comme on peut s'en convaincre par les procès-verbaux de ses séances, le conseil
· général de la Commune s'efforça encore de calmer l'effervescence, d'arrêter l'effu
· sion du sang, mais sans succès, car la colère du peuple n'est pas plus aisée à
enchaîner que les orages du ciel.

TOME II. 95
234 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XXX

S'il était possible de comprendre un instant ces atroces immolations d'hommes,


les massacres de Septemble paraîtraient à coup sûr moins affreux que d'autres qui
les ont précédés ou suivis. Il est certain que les victimes eussent de grand cœur
sacrifié tous les défenseurs de la Révolution ; il est certain qu'une sorte de justice
présida à cette boucherie; qu'on distingua entre les innocents, les égarés et les cou
pables; il est certain encore que le peuple épargna avec joie, reconduisit même en
triomphe les prisonniers dont l'innocence fut reconnue ; cependant ces massacres
n'en sont pas moins odieux, et nous devons les maudire pour le mal qu'ils ont causé
à la liberté. ^.

Quand le premier moment de vertige fut passé, quand la conscience revint à la


population, elle contempla avec épouvante l'œuvre terrible qu'elle avait laissé faire;
mais sur le moment, disons-le parce que cela est vrai, il s'en faut de beau
coup que ces massacres aient été envisagés aussi sévèrement que depuis, et avec
l'horreur qu'ils nous inspirent justement aujourd'hui. « Hier.... fut un jour sur les
événements duquel il faut peut-être laisser un voile; je sais que le peuple, terrible
dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice, » écrivait le ministre Roland
à l'Assemblée nationale. Et Gorsas, un des plus ardents Girondins, de s'écrier : « Il
n'y a pas à jeter un voile sur ces événemens; » et il les qualifia de JUsTICE NÉCEs
sAIRE. Un peu plus tard, dix jours après, Roland n'écrivit-il pas encore, en s'adres
sant cette fois à toute la population de Paris : « J'ai bien jugé ce que la patience
longue et trompée du peuple, et ce que la justice avoient dû produire; je n'ai point
inconsidérément blâmé un terrible et premier mouvement, j'ai cru qu'il falloit éviter
sa continuité. » De son côté, Pétion a écrit : « Je pense que ces crimes n'eussent
pas eu un aussi libre cours, qu'ils eussent été arrêtés, si tous ceux qui avoient en
main les pouvoirs et la force les eussent vus avec horreur. » Or, entre quelles mains
était le pouvoir exécutif ? entre les mains des Girondins, dont l'influence était contre
balancée seulement par celle de Danton; et ce fut bien pour cela qu'un jour, du haut
de la tribune de la Convention, Saint-Just leur reprocha si rudement de ne pas s'être
jetés entre les assassins et les victimes. On a prétendu, il est vrai, que l'action de
Roland avait été paralysée par un mandat d'arrêt, décerné contre lui par le comité
de surveillance ; mais ce mandat, lancé le 4 seulement, Roland n'en eut même pas
connaissance sur le moment : le conseil général de la Commune ne le ratifia point,
et lorsque Danton, furieux, vint à la mairie pour le faire annuler, il était accom
pagné de qui ?... de Robespierre, chez lequel il avait couru aussitôt, certain de le
trouver tout disposé à lui prêter son concours en cette grave circonstance.
On a reproché à Maximilien de n'avoir pas employé, pour arrêter les massacres,
toute l'autorité morale dont il disposait. D'abord cette autorité morale était singuliè
rement battue en brèche à cette époque par les calomnies girondines; ensuite il
n'apprit les événements que fort tard, quand déjà la plus grande partie du mal était
faite; enfin, lorsqu'il lui aurait été humainement possible de se transporter de prison
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 235

en prison, est-ce que ses paroles, ses exhortations eussent eu plus de pouvoir sur
l'esprit d'un peuple en délire que celles des commissaires de l'Assemblée législative
ou de la Commune? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il déplora ces massacres, si
coupables que fussent à ses yeux les victimes. « Plaignons même les victimes
coupables, réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive
de la justice populaire, » s'écria-t-il un jour. Un des survivants de cette terrible
époque, le docteur Souberbielle, a raconté à un historien digne de foi que ja
mais Robespierre ne lui avait parlé des journées de Septembre qu'avec horreur.
Maintenant, s'il faut en croire Charlotte Robespierre, Pétion étant venu voir
son frère Maximilien quelque temps après ces jours, et la conversation ayant roulé
sur les derniers événements, Robespierre aurait vivement reproché au maire de
Paris de n'avoir pas suffisamment interposé son autorité pour empêcher les excès.
A quoi Pétion, piqué, aurait répondu sèchement : « Tout ce que je puis vous dire,
c'est qu'aucune puissance humaine ne pouvait les empêcher. » Puis il se serait retiré.
Charlotte, arrivée depuis peu de jours à Paris avec son frère Augustin, était présente
à l'entrevue, et elle attribue à la scène dont elle fut témoin la rupture qui eut lieu
entre son frère et Pétion. Ce témoignage de la sœur de Robespierre pourrait être
récusé s'il ne se trouvait pas concorder avec d'autres faits. Dans la journée du
5 septembre, Pétion avait à dîner chez lui plusieurs députés, parmi lesquels
Brissot, Gensonné et Duhem. Vers la fin du repas, une quinzaine d'égorgeurs
pénétrèrent dans la salle, venant demander au maire des ordres au sujet de quatre
vingts prisonniers qui restaient à la Force. Pétion leur donna à boire et les congédia,
en leur disant de faire tout pour le mieux. De son côté, Brissot fut très-explicite
ment accusé, à différentes reprises, d'avoir témoigné, en présence de Danton, le
regret qu'on eût épargné Morande, son mortel ennemi. Et, rapprochement singu
lier ! quelques jours plus tard, le conseil général de la Commune, après avoir en
tendu un long rapport sur la conduite du journaliste Morande, ordonna sa mise en
liberté immédiate, convaincu que son arrestation avait été l'effet d'une vengeance
particulière. Y a-t-il à s'étonner maintenant de l'acharnement déployé par Brissot
contre la Commune de Paris ?
Est-ce que jamais un fait précis a été articulé contre Robespierre, indiquant de
près ou de loin sa participation aux journées de Septembre ! Lorsque, dans son
accusation contre lui, Louvet eut à parler de ces événements, il généralisa de la ma
nière la plus vague, et se garda bien d'en faire remonter la responsabilité à l'homme
contre lequel il dirigeait la plus inconcevable des diatribes. Que lui eût coûté
cependant une calomnie de plus ou de moins ? Mais il sentait bien la nécessité de
se montrer très-circonspect sur ce point. Un des plus impitoyables ennemis de
Robespierre, et aussi un des hommes les plus vils qui soient sortis des bas-fonds de
la Révolution, Méhée de la Touche, à cette époque secrétaire adjoint de la Commune
de Paris, écrivit, après le 9 Thermidor, à la glorification duquel il s'empressa
d'employer sa plume, une relation des journées de Septembre. Eh bien ! il n'est pas
venu à l'idée de ce pamphlétaire, qui sous le nom de Félhemesi (Méhée fils) a publié
les plus immondes libelles contre les victimes de Thermidor, de demander compte à
Robespierre du sang de Septembre. Un autre ennemi acharné de Maximilien,
Roch Marcandier, homme taré d'ailleurs, a, dans une brochure empreinte de la plus
violente exagération, tracé à sa façon l'historique desjournées de Septembre. Parmi
236 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

les ordonnateurs des massacres, il cite, sans preuves, Danton, Camille Desmoulins,
Panis, Fabre d'Églantine et quelques autres, mais il se garde bien de faire planer
l'ombre d'un soupçon sur Robespierre, qu'il appelle cependant « l'infâme » à tout
bout de champ. -
|
On est donc douloureusement étonné de voir certains écrivains, par le plus outra
geux mépris de la vérité, prendre à tâche de rejeter sur lui une part de responsabilité
de massacres auxquels il fut si manifestement étranger. Aujourd'hui, du fond de la
tombe, comme autrefois du haut de la tribune de la Convention, Robespierre peut
répondre : « Ceux qui ont dit que j'avais eu la moindre part à ces événements sont
des hommes ou excessivement crédules ou excessivement pervers. Quant à l'homme
qui, comptant sur le succès de la diffamation dont ilavait d'avance arrangé tout le plan,
a cru pouvoir écrire inpunément queje les avais dirigés, je me contenterai de l'aban
donner au remords, si le remords ne supposait pas une âme. »

XXX[

Dans la matinée même du jour où commencèrent dans Paris les terribles exécutions
populaires, le dimanche 2 septembre 1792, s'ouvrirent, dans la salle de l'Évêché,
les opérations de l'assemblée électorale chargée de nommer les députés de Paris à la
Convention, assemblée à laquelle, comme on l'a vu plus haut, Robespierre avait été
député par la section de la place Vendôme, et dont les travaux le tinrent assidûment
occupé jusqu'au 19 septembre.
On procéda à la vérification des pouvoirs des députés électeurs, sous la présidence
du doyen d'âge, Pierre Desplanches, électeur du canton de Charenton. La salle de
l'Évêché se trouvant trop étroite pour que le public pût être admis aux séances du
corps électoral, un électeur proposa à ses collègues d'envoyer une députation aux
Jacobins, afin de leur demander la cession de leur emplacement pendant la durée des
opérations électorales, lesquelles, devant avoir lieu chaque jour depuis dix heures
du matin jusqu'à cinq heures du soir au plus tard, n'étaient pas un obstacle à la tenue
des séances du club. Cette proposition fut aussitôt adoptée ; on décida même que tous
les électeurs se rendraient ensemble aux Jacobins. L'assemblée chargea Robespierre
et Collot-d'Herbois de porter la parole en son nom, et rendez-vous fut pris pour
cinq heures précises dans le jardin de l'ancien couvent.
Le lendemain, 3 septembre, Robespierre rendit compte de l'accueil fraternel des
Jacobins, et de leur empressement à mettre leur local à la disposition du corps élec
toral. L'assemblée vota des remercîments aux Jacobins, et continua la vérification
des pouvoirs des électeurs. Elle entendit ensuite un long discours de Collot-d'Herbois
sur les qualités nécessaires aux futurs députés à la Convention nationale. L'assemblée
électorale était composée d'éléments fort divers, mais les partisans de la dernière
révolution, celle du 10 août, s'y trouvaient en grande majorité. Conformément à un
vœu formellement exprimé par les assemblées primaires, et appuyé par Robespierre,
elle exclut de son sein ceux de ses membres qui auraient été affiliés à quelque club
contre-révolutionnaire. On réclama la même mesure contre les signataires de la
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 237

protestation relative au 20juin. Comme une foule de signatures avaient été surprises,
pour ainsi dire, à la bonne foi des citoyens inexpérimentés, Robespierae demanda une
exception en faveur de ceux qui, ayant signé la pétition, ne l'auraient point colportée.
Mais sa proposition, énergiquement combattue par quelques membres, fut repoussée
après de vifs débats.
Il fut lui-même l'objet d'une inculpation, venue, prétendit un électeur, d'un valet
de chambre du ci-devant roi. Diverses motions furent faites aussitôt touchant la
nécessité de prendre des précautions afin d'éclairer le peuple sur les piéges qu'on lui
tendait en environnant de soupçons les meilleurs citoyens. C'était la veille, on s'en
souvient, que le journal de Brissot avait accusé Robespierre de faire tous ses efforts
pour paralyser le courage des citoyens. Maximilien monta à la tribune : il déclara
qu'il braverait tranquillement le fer des ennemis du bien public, et qu'il emporterait
au tombeau, avec la satisfaction d'avoir bien servi la patrie, l'assurance que la France
conserverait sa liberté. L'assemblée se sépara après l'avoir entendu, et s'ajourna au
lendemaîn matin ; il était alors deux heures et demie.
Le 4, les électeurs se réunirent à dix heures du matin dans le local des Jacobins, et
tout d'abord procédèrent à l'organisation définitive de leur bureau. Par acclamation
et à l'unanimité, ils choisirent Collot-d'Herbois pour président et Robespierre pour
vice-président. Ce dernier n'occupa, du reste, qu'une seule fois le fauteuil, à la séance
du 6, où fut élu Collot-d'Herbois, qui sans doute jugea convenable de ne pas présider
durant son élection. Parmi les secrétaires, nous voyons figurer Duclozeau, Carra,
Santerre, Marat, Rousseau, représentant des nuances diverses d'opinion. Cependant
Marat était absent ce jour-là, car il parut pour la première fois au sein du corps élec
toral le 6 septembre seulement, et il monta à la tribune pour exprimer à l'assemblée
son regret de n'avoir pu se rendre plus tôt au milieu d'elle, afin d'y remplir ses fonc
tions d'électeur et de secrétaire. L'assemblée électorale, pour se conformer à un vœu
généralement exprimé, décida que tous ses choix seraient soumis à la ratification des
assemblées primaires, par lesquelles ils furent en effet examinés et ratifiés.
Le 5, commencèrent les élections. On avait retardé jusque-là parce que les assem
blées primaires n'avaient pas encore terminé toutes leurs opérations. Quelques
membres, trouvant l'assemblée électorale trop peu nombreuse, proposaient d'attendre
encore ; mais on passa outre. Il y eut dans ces élections quelque chose de solennel qui
manque à celle dont nous sommes témoins. Nos pères n'avaient pas notre pusillani
mité : ils ne craignaient pas de livrer leursvotes à la publicité. Chaque électeur, à l'appel
de son nom, s'approchait du bureau, et désignait à haute et intelligible voix le candi
dai de son choix. En tête de presque toutes les listes se trouvait le nom de Robespierre.
Il fut élu le premier, l'emportant de beaucoup sur Pétion qu'on lui avait opposé. On
ne l'accusera certainement pas d'avoir rien fait pour capter les suffrages, et ce ne fut
point sa faute s'il fut appelé à siéger au sein de la Convention, puisqu'il avait formelle
ment engagé le Corps législatif à exclure de la nouvelle Constituante tous les membres
des deux premières assèmblées. Mais l'Assemblée législative n'eut pas le désintéres
sement de sa devancière, et elle demeura sourde au conseil de Robespierre. La nomi
nation de celui-ci fut, le soir même, annoncée en ces termes à la Société des Jacobins,
au milieu des applaudissements : « Le brave Robespierre a réuni tous les suffrages...
Ce commencement de nomination doit nous être d'un augure favorable pour le choix
que va continuer de faire le corps électoral. A peu près vers le même temps, il
238 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

était également nommé le premier par l'assemblée électorale du Pas-de-Calais.


Il est aisé de comprendre à combien de compétitions ardentes donnèrent lieu ces
élections à la Convention nationale, et nous savons quelles rancunes implacables en
gendrent les ambitions déçues.A partir de la huitième séance, c'est-à-dire le 9 sep
tembre, on résolut, au sein de l'assemblée électorale, de discuter les candidats offerts
aux suffrages des électeurs. Robespierre prit la parole, comme beaucoup d'autres,
mais il ne désigna nommément personne, pas même son frère Augustin, que par
considération pour lui cependant, sans nul doute, les électeurs de Paris envoyèrent à
la Convention. Plus tard les Girondins, par la bouche de Louvet, attribuèrent à son
influence l'élection de Marat, comme si la profonde ligne de démarcation existant
entre les idées de ces deux patriotes n'avait pas été connue de tout Paris, comme si
Marat avait eu besoin d'une recommandation quelconque pour être nommé secrétaire
de l'assemblée électorale. Voici en quels termes Robespierre répondit à cet égard :
« Voulez-vous savoir la véritable cause qui a réuni les suffrages en faveur de Marat en
particulier ? C'est que, dans cette crise où la chaleur du patriotisme était montée au
plus haut degré, et où tout Paris était menacé par l'armée des tyrans qui s'avançait,
on était moins frappé de certaines idées extravagantes qu'on lui reprochait que des
attentats de tous les perfides ennemis qu'il avait dénoncés et de la présence des
maux qu'il avait prédits. » En ce temps-là le conseil général de la Commune était
porté aux nues dans la Sentinelle par Louvet lui-même, qui depuis... C'était alors le
temps des élections, comme le dit très-bien Robespierre. Or Louvet, candidat à la
Convention nationale, avait obtenu entout et pour tout, au sein de l'assemblée élec
torale... une voix ! Ne serait-ce point là le secret de ses rancunes immortelles? Sa
nomination par le collége électoral du Loiret ne suffit pas à guérir la blessure que
son amour-propre avait reçue de son échec à Paris.
Comme on supposait à Robespierre une grande influence sur l'assemblée électo
rale, beaucoup de candidats sollicitèrent son appui. Le futur général de l'armée
révolutionnaire, le poëte Ronsin, alors commissaire du pouvoir exécutif, lui écrivit
pour réclamer son suffrage, en se recommandant de Danton. Mais l'auteur d'Aréta
phile ne fut pas nommé, et peut-être en garda-t-il contre Robespierre un dépit
violent. Un autre candidat évincé, Méhée fils, s'en prit de son échec à Maximilien,
très-criminel assurément de n'avoir pas appuyé sa candidature auprès des élec
teurs, et il fit afficher contre lui, sur tous les murs de Paris, un placard injurieux
dans lequel il prit la qualification de secrétaire adjoint du conseil général, et où,
entre autres griefs, il reprochait à Robespierre de ne plus venir siéger à la Com
IIlUlI1G, - -

Ainsi, tandis que les Girondins se disposaient à l'accuser, comme d'un crime,
d'avoir en quelque sorte présidé aux délibérations du conseil général, Méhée le dé
nonçait comme ayant déserté le poste où l'avaient appelé ses concitoyens. Est-ce
que son véritable poste en ce moment n'était pas à l'assemblée électorale ? Tant que
durèrent les opérations de ce corps, il cessa d'assister aux séances des Jacobins, et
depuis le 2 septembre jusqu'à l'ouverture de la Convention nous ne le voyons figu
rer qu'une seule fois au conseil général de la Commune. Il y parut le 18 septembre,
et se plaignit d'avoir été odieusement calomnié dans une affiche signée d'un membre
de la Commune, faisant allusion au placard de Méhée. Ce jour-là, il fut chargé de
rédiger une adresse destinée cette fois aux quatre-vingt-trois départements, à qui le
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 239

conseil général voulait aussi expliquer hautement sa conduite. On lui adjoignit Tal
lien pour ce travail, mais il refusa la collaboration du jeune secrétaire de la Commune,
preuve manifeste du peu de cas que dès lors il faisait de ce personnage. A la place
de Tallien, le conseil général désigna Thomas, le même qui, le lendemain, fut nommé
député à la Convention. Quelques jours après, Méhée fils était vivement inculpé au
sein du conseil général pour avoir calomnié Robespierre. Il se contenta d'alléguer
pour sa défense la liberté des opinions. Et, attendu que les opinions étaient libres, la
Commune passa à l'ordre du jour. Elle improuva seulement la conduite du citoyen
Méhée, parce qu'il avait pris dans son affiche la qualité de secrétaire adjoint de la
Commune, laquelle devait être exclusivement réservée aux actes émanés du conseil
général, et non employée dans une œuvre où l'auteur énonçait son opinion indivi
duelle.
Le lendemain du jour où Robespierre parlait pour la dernière fois comme membre
du conseil général de la Commune, l'assemblée électorale terminait ses opérations en
appelant à siéger à la Convention Louis-Philippe d'Orléans, tout récemment baptisé
du nom d'Égalité. C'était le 19 septembre. Le corps électoral avait mis dix-huit jours
à élire les vingt-quatre députés envoyés par le département de Paris à la nouvelle
Constituante. De ces vingt-quatre députés, hélas! les plus illustres ne verront pas la
fin de la Convention, et périront tragiquement, entraînant dans leur chute les desti
nées de la République. Nous allons en effet entrer dans la région des tempêtes,
assister à de terribles scènes, mais aussi à l'un des spectacles les plus grandioses
qu'il ait été donné aux hommes de contempler. /
240 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

LIVRE NEUVIÈME

SEPTEMBRE — DÉCEMBRE 1792

Ouverture de la Convention mationale. — Motions de Couthon et de Danton. — Abolition de la


royauté. — Thouret et la République. - Une lettre du représentant Guiter. — Les Girondins et
la députation de Paris. — Physionomie de l'Assemblée. — Le nouveau côté droit. — Attitude de
Robespierre. — Manœuvres ténébreuses de la Gironde. — L'alarme sonnée aux Jacobins. —
Séance du 25 septembre à la Convention. — Danton à la tribune. — Robespierre accusé par
Rebecqui. — Sa justification. — Barbaroux et la Gironde ; il reprend l'accusation. — Violent
démenti de Panis. — Marat et Vergniaud. — Une assertion de Vergniaud. — Vive dénégation
de Robespierre. — Première lettre de Robespierre à ses commettants. — Augustin-Bon Robes
pierre. – Récriminations au club des Jacobins. — Brissot est exclu de la Société. — Buzot et
la garde départementale. — Opinion de Robespierre. — Encore Dumouriez aux Jacobins. — Le
salon de Talma. — Les politesses du général Dillon. — Intolérance des Girondins. — Danton et
madame Roland. — Le ministre Garat. – Pétion réélu maire. — Robespierre et Marat accusés.
— Brissot à tous les républicains de France. — Discours de Robespierre sur l'influence de la
calomnie. – Décret Buzot contre les écrits séditieux. — Le rapport du ministre Roland. —
Odieuse insinuation contre Robespierre. — Séance agitée du 29 octobre. — La Robespierride
de Louvet. — Le contre-coup de la séance de la Convention aux Jacobins. — Les gardes du
corps de Robespierre. — Le journaliste Gorsas. — Rebecqui et Barbaroux à la rescousse! —
Efforts désespérés de la Gironde, — Robespierre à la guillotine ! — La bonne foi du vertueux
Roland. — Saint-Just aux Jacobins. - Admirable réponse de Robespierre à Louvet. — La Con
vention passe à l'ordre du jour. - Triomphe éclatant de Robespierre. — A Maximilien Robes
pierre et à ses royalistes. - Louise Robert à J.-B. Louvet. — Les gentillesses de Condorcet. —
Pétion se jette dans la mêlée. — La première à Jérôme Pétion. — Colère de Jérôme. — Une
nouvelle provinciale. — Incroyables manœuvres des Girondins. — Prudhomme et Hébert solli
cités. — Levasseur et Durand-Maillane cireonvenus par la Gironde. — Une lettre de Durand
Maillane. — Anthoine calomniant Robespierre. — Réponse d'une des filles de Duplay. — Des
papiers publics. — Une lettre de Roland à la commune d'Arras. — Les curés et le ministre
Roland. — Une curieuse explication de Gorsas. — Des fonds affectés au culte. — La question
des subsistances. - Considérations sur le procès du roi. - Le buste de Mirabeau brisé.

Le jeudi 20 septembre 1792, la Convention nationale, sous la présidence de Faure,


son doyen d'âge, tint sa première séance dans un des salons du château des Tuileries,
afin de procéder au choix de son président et de ses secrétaires. L'exiguïté du local
n'ayant pas permis au public d'assister à cette séance, l'opération eut lieu, pour
ainsi dire, à huis clos. Un ancien membre de la Constituante, Dubois-Crancé, trouva
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 241

pen convenable que le premier acte de la nouvelle Assemblée s'accomplît loin des
regards du peuple, la publicité des séances du Corps législatif étant devenue un des
points essentiels du droit révolutionnaire. A cet'e observation si juste, plusieurs
députés répondirent aussitôt qu'ils n'avaient point été envoyés de leurs provinces
pour capter les suffrages du peuple de Paris. Cela seul peignit déjà le mauvais esprit
dont un certain nombre de membres de la Convention étaient animés à l'égard de la
capitale, et un journal populaire, assez favorable pourtant au parti de la Gironde, les
Révolutions de Paris, ne manqua pas de signaler cette prévention de plusieurs dépu
tés contre la population parisienne.
Il ne fut pas procédé, dans la forme ordinaire, à la vérification des pouvoirs, parce

Le roi et la reine passant dans les rangs des gentilshommes réunis aux Tuileries.

qu'il avait été reconnu en principe que toute assemblée électorale était maîtresse de
diriger elle-même les règles à suivre dans les élections. On se borna donc à donner
lecture des extraits de leurs procès-verbaux et à proclamer les noms des députés
élus. Une protestation de deux électeurs contre la nomination des députés de Paris,
fondée sur ce que l'assemblée électorale de ce département avait expulsé de son sein
plusieurs électeurs, fut dédaigneusement repoussée, attendu qu'en agissant ainsi,
l'on s'était purement et simplement conformé au vœu formel des assemblées
primaires qui avaient arrêté d'avance l'exclusion de tous les citoyens convaincus
d'avoir fait partie de clubs anticiviques ou signé des pétitions contre-révolution
naires. On verra bientôt pourquoi quelques membres égarés de la Convention
s'acharnaient ainsi, dès la première heure, contre la représentation de Paris.
Après s'être solennellement cQnstitués en Convention nationale, les nouveaux dé
putés se mirent en devoir de nommer le président et les secrétaires de l'Assemblée.

T yOMIE II. 96
242 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Pétion fut, d'une voix presque unanime, appelé aux honneurs du fauteuil; quelques
suffrages seulement se portèrent sur Danton et Robespierre. Comme secrétaires, la
Convention choisit Brissot, Camus, Rabaut Saint-Étienne, La Source, Vergniaud et
Condorcet. C'était le triomphe de la Gironde.
Le lendemain 21 septembre, son président en tête, la Convention nationale alla
prendre possession de la salle du Manége où avaient siégé ses devancières, l'Assem
blée constituante et l'Assemblée législative, et aussitôt elle commença ses travaux.
Il était midi et demi.
Nous n'avons pas à rendre compte de tous les incidents dont furent remplies les
séances de la Convention, nous nous contenterons d'indiquer ceux qui, de près ou
de loin, touchent plus ou moins directement le citoyen illustre dont nous écrivons
l'histoire. Quand, par exemple, Couthon, au patriotisme duquel, selon la propre
expression de Robespierre, ses infirmités donnaient un nouveau prix, propose à ses
collègues de décréter tout de suite que la future constitution n'aurait force de loi
qu'à la condition d'avoir été ratifiée par le peuple français dans ses assemblées
primaires, nous nous garderions bien de passer cette motion sous silence, parce que
sur toutes les grandes questions de principes Couthon et Robespierre ont toujours
marché complétement d'accord. Nous n'omettrons pas non plus de dire que ce fut
'encore Couthon qui invita la Convention nationale à vouer une exécration égale à la
royauté, à la dictature, au triumvirat et à toute puissance individuelle de nature à
modifier ou à restreindre la souveraineté populaire, parce que déjà, avec une perfidie
étonnante, les feuilles girondines attribuaient à Robespierre et à Danton les plus
absurdes projets de dictature. « Prenez-y garde, disaient à ceux-ci et à Marat les
Révolutions de Paris, la calomnie vous désigne pour les triumvirs de la liberté. »
A quoi bon cet avertissement, quand on reconnaît si hautement qu'ils sont désignés
comme tels par la calomnie seule ? Renchérissant sur la motion de Couthon, Bazire
demanda la peine de mort contre quiconque oserait attenter à la liberté et à la
souveraineté du peuple,
Mais il ne suffisait pas aux libellistes girondins de confondre insidieusemeut
Robespierre, Danton et Marat, d'accuser bêtement les deux premiers d'aspirer à
une dictature imaginaire, ils les traitaient d'anarchistes, de factieux, de désorgani
sateurs, s'inspirant en cela de ces puériles déclamations des Constitutionnels, qu'eux
mêmes ils avaient si justement flétries jadis. Ce fut pourrépondre à ces inconcevables
accusations que Danton, après avoir résigné ses fonctions de ministre, incompatibles
avec son mandat de représentant du peuple, et combattu vivement ces idées de
dictature mises en avant pour égarer l'opinion du peuple sur ses meilleurs amis,
proposa à la Convention de déclarer le maintien éternel de toutes les propriétés
territoriales, individuelles et industrielles. A cette motion l'on avait vu Kersaint
s'élancer de sa place, afin de rendre un hommage public à la vertu de son collègue.
Il n'était pas besoin de cela, pensait Robespierre, pour tranquilliser l'Assemblée sur
les principes de Danton, lequel « savoit, comme tous les hommes doués de quelque
sens, que les plus courageux défenseurs de la liberté ne sont point des insensés, el
qu'ils n'ont jamais prêché la loi agraire. » Mais, ajoutait Robespierre, « quoique la
déclaration proposée ne fût aucunement nécessaire pour protéger les propriétés qui
étaient déjà sous la sauvegarde de la loi, et qui ne couroient aucun danger, il leur
convenoit de la provoquer pour confondre les calomnies de ceux qui n'avoient pas

-
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 243

rougi de leur prêter ces opinions extravagantes, ensuite pour rassurer les proprié
taires imbéciles qu'elles auroient pu alarmer. » Nous connaissons, hélas! ces odieuses
tactiques de parti, et de nos jours nous avons vu aussi la réaction, sous le nom
de parti de l'ordre, combattre la démocratie avec cette même mauvaise foi.
La Convention, toutefois, trouva un peu trop exclusive peut-être la proposition de
Danton, qui semblait enchaîner d'avance la volonté souveraine, repousser tout projet
de réforme sociale, et, d'après l'avis de Cambon, elle se contenta de mettre la sûreté
des personnes et des propriétés sous la sauvegarde de la nation. -

Sur la double motion de Collot-d'Herbois et de Grégoire, l'Assemblée consacra


ensuite, par une loi solennelle, l'abolition de la royauté, au milieu des acclamations,
« ce qui dut étonner un peu, écrivit Robespierre, ceux qui naguère assuroient
qu'une grande nation ne pouvoit se passer de roi, et qui vouloient même nous per
suader que nous raffolions tous de la monarchie. » Ceci à l'adresse de Brissot, par
lequel il venait d'être maladroitement attaqué, de Brissot et de ses amis,qui, ne l'ou
blions pas, dans lesderniers temps de l'Assemblée législative, au moment où l'espé
rance de recevoir de nouveau le pouvoir des mains de Louis XVI leur faisait
souhaiter le salut de la monarchie, menaçaient les républicains de toutes les sévérités
de la loi. C'est donc une dérision de présenter les Girondins comme les fondateurs de
la République. Jusqu'à la dernière heure, ils servirent de rempart à la royauté
chancelante, et si tout d'abord ils recueillirent seuls les bénéfices de sa chute, ce
n'est pas une raison pour leur attribuer l'honnenr d'une révolution à laquelle ils se
montrèrent si manifestement opposés. Pour quiconque ne se paye pas de paroles en
l'air, il est évident que les véritables fondateurs de la République sont les hommes
qui, depuis l'ouverture des états généraux jusqu'à la journée du 10 août, luttèrent
intrépidement, sans se laisser un seul instant décourager par les résistances et les
victoires momentanées de la réaction, pour le triomphe des principes dont l'ensemble
constitue le gouvernement républicain. Or de ces glorieux combattants des trois
premières années de la Révolution, s'il en est un surtout que la démocratie recon
naissante doive saluer comme son chef naturel, c'est assurément Maximilien
Robespierre.
Mais, comme il arrive toujours, la République naissante vit tomber à ses genoux une
foule de courtisans; ses anciens détracteurs ne furent pas les moins empressés à se
courber devant elle. Le jour même de sa proclamation, à la séance du soir, parut à
la barre de la Convention un homme peu suspect de sympathie pour la cause popu
laire : c'était Thouret. Il venait, à la tête du tribunal de cassation, rendre hommage à
la nouvelle Assemblée constituante et à la République. Une pareille démarche de
la part de cet ardent Constitutionnel avait de quoi surprendre Robespierre. « C'étoit
un grand sujet de réflexions pour les observateurs, écrivit-il, de voir l'un des
membres de ce comité de constitution, qui avoit sacrifié si complaisamment le peuple
à la cour, accourir des premiers, pour se prosterner au pied du berceau de la Répu
· blique, dans ces lieux qui avoient retenti de tant d'anathèmes contre tous ceux qu'on
soupçonnoit de l'appeler dès lors par des vœux impuissans.» Maintenant c'était à qui
revendiquerait la gloire d'avoir travaillé à la destruction de la monarchie. Brissot se
rappela tout justement qu'un peu plus d'un an auparavant, à l'époque de la fuite du
roi, il avait, en compagnie de Condorcet et d'Achille du Châtelet, un aide de camp
du général Bouillé, hasardé le mot de république. - Mais, lui avait-on répandu, il y
244 HISTOIRE DE ROBESPIERRE. .

a république et république. Venise était une republique, et pourtant qui voudrait en


France du gouvernement de Venise ? Les principes de votre journal le Républicain
sont beaucoup moins démocratiques que ceux de la Constitution émanée de
l'Assemblée constituante. — Brissot n'eut garde de se souvenir de ces vives objections
de Robespierre; il eut même l'insigne mauvaise foi de l'accuser de royalisme, oubliant
trop complaisamment qu'au temps des massacres du Champ-de-Mars, tandis que lui
Brissot se promenait tranquillement dans Paris sans être le moins du monde inquiété,
Robespierre, menacé, tonnait aux Jacobins contre la réaction victorieuse, ralliait
les démocrates dispersés et rendait cœur aux plus effrayés; oubliant surtout que
tout récemment, au mois de juillet précédent, c'était Robespierre qu'il avait eu en
vue, lorsqu'en pleine Assemblée législative il avait menacé les républicains « du
glaive de la loi, » et qu'enfin, au club de la Réunion, il s'était fait fort de réclamer
un décret d'accusation contre lui pour avoir hautement exprimé le doute que
l'Assemblée nationale fût capable de sauver la France, et proposé formellement la
convocation d'une Convention nationale.
A Paris, où toutes ces choses s'étaient passées sous les yeux mêmes du peuple, où
la conduite des personnages avait eu cent mille témoins, les calomnies de Brissot,
amplifiées et embellies par son compère Girey-Dupré, répétées par tous les jour
nalistes enrôlés désormais dans le parti des intrigants, rééditées depuis par
quelques-uns des survivants de la Gironde, les Louvet, les Meillan, les Daunou, les
Dulaure, n'avaient guère de prise sur les esprits; mais il n'en était pas de même pour
les départements où les feuilles girondines, le Patriote françois, le Courrier des quatre
vingt-trois départements, les Annales patriotiques, le Bulletin des Amis de la vérité,
la Sentinelle, la Chronique de Paris, etc., pénétraient en masse, grâce aux fonds du
ministère de l'intérieur. Le ministre détournait, au profit des haines et des rancunes
d'une coterie vindicative, l'argent libéralement mis à sa disposition par la nation
dans un intérêt général. Et il y a des gens assez naïfs aujourd'hui pour s'étonner de
l'opposition faite par les démocrates du temps au ministère Roland ! On verra tout à
l'heure le déplorable effet produit par les odieuses déclamations des pamphlétaires
de la Gironde ; car elles auront dans les provinces un succès dont la patrie, hélas!
aura plus tard à gémir. La défaveur trop méritée que par leur faute les Girondins
s'attirèrent à Paris, explique, sans l'excuser, leur rage, leur exaspération contre cette
ville patriotique d'où était sortie radieuse la Révolution, et pourquoi, par les moyens
les plus honteux, par les mensonges les plus cyniques, ils vont s'acharner contre les
représentants choisis par elle, les imprudents !

II

Dès le premier jour, avons-nous dit, une grande partie de la Convention se trou
vait sous l'influence de la Gironde, dont les principaux membres, avec le merveil
leux esprit d'intrigue qui lui était propre, circonvenaient habilement les nouveaux
Venus. Beaucoup de ceux-ci avaient quitté leurs départements sous l'empire de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 245

préventions nées de la lecture des journaux girondins. A peine arrivés à Paris, on


les entourait, on les conviait à des banquets, où la députation de Paris était le texte
des diatribes les plus ridicules, et si un certain nombre d'entre eux succombèrent
à des avances intéressées et se laissèrent prendre aux fables les plus grossières, il
n'y a pas à s'en étonner outre mesure; la crédulité humaine est si grande ! A l'égard
de ces basses menées de la Gironde, nous avons des aveux précieux, et dejà nous
avons cité le passage suivant d'une lettre inédite du représentant Guiter à Robes
pierre : « J'arrivai à Paris. L'intrigue qui m'avoit déjà rempli de préventions, m'atten
doit aux portes de cette cité. Simple et confiant, j'en ai été la victime, je l'avoue ;
autant je t'avois estimé, autant je t'ai haï; autant je t'avois cru ami du peuple,
autant je t'ai cru son ennemi. » Retranché dans sa conscience, étranger à toute
faction, Robespierre ne se serait jamais abaissé à courir de l'un à l'autre pour se
justifier des inculpations dirigées contre lui et ses collègues du département de
Paris. Il comptait sur le temps pour remettre chaque chose à sa place, et se doutait
bien que la majorité de la Convention ne subirait pas éternellement l'influence d'une
coterie dont le succès momentané était dû aux manœuvres les plus condamnables.
En effet, il s'était passé dans les dernières élections un fait à peu près analogue à
celui dont nous sommes témoins de nos jours. Maîtres du pouvoir, les Girondins
avaient essayé de diriger le mouvement électoral. Dans les départements, où l'action
du gouvernement pèse toujours d'un poids plus lourd, ils réussirent assez bien,
et sur leur recommandation les corps électoraux choisirent pour députés des hommes
tout à fait étrangers au pays dont ils étaient nommés les représentants. Ce fut ainsi
que Louvet, sans aucune espèce de relations avec le département du Loiret, où il
était à peu inconnu, fut élu à Orléans par la seule influence ministérielle, ce dont
il se félicita avec une ingénuité toute particulière.
Mais à Paris il fallut compter avec l'opinion. Là échouèrent complétement les
manœuvres du pouvoir exécutifprovisoire. L'asser blée électorale de ce département
était toute composée de bourgeois, avocats, hommes de lettres, médecins, marchands,
professeurs; nous avons, dans notre précédent livre, cité quelques noms possédant,
à divers titres, une certaine notoriété. Toutes les candidatures eurent, pour se
produire, la plus entière liberté. Jamais assemblée électorale ne discuta et ne vota
avec plus d'indépendance. Quand on ose soutenir que les opérations eurent lieu sous
la pression des massacres de Septembre, on pèche par ignorance ou par mauvaise
foi, puisque, comme nous l'avons irréfragablement démontré, les Girondins étaient
loin, bien loin de témoigner alors pour ces événements funèbres l'horreur dont ils
firent parade depuis, en cherchant à s'en faire une arme contre leurs adversaires,
puisqu'un de leurs principaux organes, le Courrier des quatre-vingt-trois dépar
tements de Gorsas, alla jusqu'à blâmer hautement le ministre de l'intérieur Roland
d'avoir voulu jeter un voile sur des journées nécessaires, selon cette feuille. Malgré
les efforts désespérés de la Gironde, ses candidats, à commencer par Pétion opposé à
Robespierre, restèrent tous sur le carreau. De là d'implacables rancunes, des fureurs
sans bornes. Les prétendants évincés, les Pétion, les Brissot, les Louvet, les Réal, s'en
prirent aux citoyens à l'influence desquels ils attribuaient leur échec. Ces hommes,
qui n'avaient pas craint d'employer l'argent de la nation à cabaler dans les assem
blées électorales et à influencer les votes par des moyens réprouvés dans tous les
temps, accusèrent le collège du département de Paris d'avoir été dominé par un petit
246 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

nombre d'électeurs. Dans tous les cas, comme Robespierre, porté en tête de presque
toutes les listes, fut nommé le premier, son élection ne fut pas due à la pression
toute morale qu'à bout d'arguments ses ennemis lui reprochèrent d'avoir exercée au
sein de cette assemblée, dont les opérations durèrent trois semaines. -

Pendant cet espace de temps, il monta souvent à la tribune, s'il faut en croire ses
adversaires; il usait en cela de son droit incontestable d'électeur. Toutes ses paroles
n'ont pas été recueillies, et nous avons fidèlement rendu compte de ceux de ses dis
cours dont la trace a été conservée par les procès-verbaux de l'assemblée électorale,
Nommément, nous l'avons dit, il ne désigna personne, se contentant d'indiquer à
quels signes, selon lui, on devait reconnaître les candidats dignes de figurer à la Con
vention nationale, et ceux dont l'élection était, à ses yeux, contraire à l'intérêt public.
Un seul se trouva personnellement combattu par lui, ce fut le duc d'Orléans, Philippe
Égalité, lequel n'en réunit pas moins les suffrages de l'assemblée, Malgré cela, on l'a
vu, Louvet, dans sa venimeuse attaque, jugea convenable de le rendre responsable de
l'élection de Marat, et quand Pétion, descendu au rôle de comparse de la Gironde, eut
la lâcheté de calomnier à son tour l'ancien ami dont il avait si longtemps pressé la
main loyale, il répéta que les électeurs du département de Paris avaient été influencés
et dominés par un petit nombre d'hommes. Mais ici laissons la parole à Robespierre
lui-même : « Vous en donnez pour unique preuve la nomination de mon frère. Vous
dites qu'il peut être un bon et loyal patriote, et personne ne doute qu'il ne le soit en
effet. Or, mon cher Pétion; cette espèce d'hommes est encore assez rare pour que les
amis de la liberté s'appellent avec empressement aux fonctions qui exigent de la
loyauté et des vertus. Vous conviendrez au moins que ces choix valent bien ceux des
petits intrigants que l'on fait nommer dans les départements les plus éloignés à force
de pamphlets et d'affiches distribués partout aux frais du gouvernement. Pour mon
frère, il étoit connu des patriotes de Paris et des Jacobins, qui avoient été témoins de
son civisme; il fut présenté par des membres qui, depuis le commencement de la
Révolution, jouissent de la confiance publique; il fut discuté solennellement et
publiquement, suivant l'usage adopté par l'assemblée électorale; il fut attaqué plus
vivement qu'aucun autre candidat, et, fût-il vrai qu'on eût compté, parmi les garans
de son incorruptibilité, la fidélité de son frère à la cause du peuple, faudroit-il en .
conclure avec vous que ce choix fut le fruit de la cabale et que l'assemblée électorale,
la plus pure qui ait encore existé parmi nous, étoit un ramas d'intrigans et d'im
béciles ? » .
En admettant même que les électeurs de Paris aient subi l'ascendant moral de
quelques-uns d'entre eux, n'est-il pas au moins singulier de voir ces républicains de
la Gironde imputer à crime à Robespierre les moyens les plus légitimes d'influence, la
persuasion, le raisonnement, l'éloquence, tandis qu'ils soutenaient, eux, leurs candi
dats par des pamphlets et des affiches payés sur les fonds de l'État ? Oh! les plus
inconséquents des hommes, qui, ayant sans cesse le mot de liberté à la bouche, allaient,
égarés par un excès d'amour-propre froissé, s'insurgeant contre ce qui est l'essence
même des assemblées délibérantes et contestaient aux citoyens l'exercice du droit le
plus sacré, celui d'exprimer librement leur pensée !
Une circonstance particulière donnait à la représentation de Paris un caractère ex
ceptionnel. Robespierre, on s'en souvient, avait demandé que tous les citoyens con
courussent directementàlanomination de leurs représentants; le Corps législatif ayant
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. - 247
"

cru devoir maintenir l'élection à deux degrés, l'assemblée primaire de la section de


la place Vendôme avait, sur la propre proposition de Robespierre, invité toutes les
autres sections à déclarer que les choix du corps électoral devraient être ratifiés par
elles, ce qui avait eu lieu, comme nous l'avons dit; en sorte que la représentation
parisienne, seule en France, était en quelque sorte issue du suffrage universel. Aucune
par conséquent n'avait plus de titres au respect du pays tout entier. Eh bien ! ce fut
sur elle, et sur la ville qui l'avait nommée, que les Girondins répandirent tout leur
fiel, contre elle qu'ils dirigèrent les attaques les plus perfides. Ils disposaient cepen
dant de toutes les forces du pays; le ministère était à eux, leurs créatures envahissaient
toutes les places, la majorité de la Convention leur appartenait; mais Paris leur man
quait, et Paris, la cité glorieuse, Paris, berceau de la Révolution et de la démocratie,
refuge éternel de la liberté, n'était plus à leurs yeux qu'une sentine impure.
ltenforcée de quelques notabilités brillantes de l'Assemblée constituante, des Buzot,
des Lanjuinais, des Rabaut-Saint-Étienne et de plusieurs étourdis, comme Barbaroux
et Rebecqui, qu'avaient fascinés la sédution du pouvoir et peut-être les agaceries de
madame Roland, la troupe des députés de la Gironde formait maintenant le côté droit
de la nouvelle Assemblée, succédant ainsi à ces Constitutionnelsdont jadis ils s'étaient
montrés les implacables adversaires. A gauche, autour de Robespierre, s'étaient ran
gés des hommes animés pour la plupart d'une foi profonde, d'un patriotisme ardent,
et dont plusieurs s'unirent à lui d'une amitié et d'une affection que la mort seule fut
capable de briser. Voici Couthon, on le connaît. Ce jeune homme au visage un peu
efféminé, aux yeux bleus, au regard si doux et si profond, c'est Saint-Just, que dès le
temps de la Constituante une sympathie instinctive avait attiré vers Robespierre. Ici
c'est David, le peintre immortel, que les arts s'applaudissaient d'avoir pour organe
dans la Convention, disait alors Brissot, ne soupçonnant pas encore le profond attache
ment du grand artiste pour Robespierre, avec lequel, plus tard, il voudra boire la
ciguë. Là ce sont deux enfants de l'Artois, Augustin Bon, frère de Maximilien, et
Philippe Le Bas, le gendre futur du menuisier Duplay, destinés à périr l'un et l'autre,
victimes du dévouement le plus sublime, après s'être illustrés dans des missions glo
rieuses.Au centre enfin siégeaient une foule de députés sans convictions bien arrêtées,
au caractère inconsistant, et subissant les impressions du moment, masse incertaine
et flottante qui, en se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche, donnera la majorité à la
Gironde ou à la Montagne. Ils traverseront sains et saufs la Révolution, que la plu
part d'entre eux trahiront ; aussi l'histoire inflexible leur a-t-elle conservé le nom
avilissant de crapauds du marais, dont les avaient déjà flétris leurs contemporains.

1II

Un immense espoir s'empara de la France révolutionnaire au début de la Conven


tion nationale. Quelle perspective magnifique s'ouvrait devant les législateurs char
gés de doter le pays d'une constitution démocratique! L'étranger à chasser du sol de
la patrie; les ennemis intérieurs à réduire, en les forçant d'accepter les bienfaits de
248 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

la liberté et de l'égalité ; le peuple à élever à la hauteur de ses destinées nouvelles ;


l'instruction publique à répandre dans toutes les couches de la société; le proléta
riat à proscrire par de sages lois économiques; la République à fonder enfin : quelle
tâche imposante et sublime ! Cela valait certainement la peine qu'on coupât court à
des rivalités puériles, qu'on laissât de côté de pures querelles d'amour-propre. Ceux
qu'on a appelés les Montagnards, les plus farouches même, étaient arrivés avec des
idées de paix, de concorde et d'apaisement, ne soupçonnant pas d'ailleurs quels
trésors de haines et de colères s'étaient amassés dans le cœur de quelques-uns
de leurs collègues. Ils s'étaient indistinctement répandus d'abord dans les
diverses parties de la salle, croyant tous les membres de la Convention animés des
sentiments de fraternité à l'égard les uns des autres; il fallut les violences de la
Gironde pour les contraindre à se grouper, afin d'opposer à leurs adversaires exas
pérés une masse compacte et résolue. Comment, en effet, quand les Prussiens et les
Autrichiens bivouaquaient dans les plaines de la Champagne, quand les complots
royalistes se multipliaient, quand le sol commençait à trembler dans la Vendée,
comment imaginer qu'il y aurait dans l'Assemblée d'autre émulation que celle de
législateurs disputant à qui mériterait le mieux de la République ? Or qui donc, au
lieu de faire à la patrie le sacrifice des animosités individuelles, jeta dans la Con
vention les premiers brandons de discorde ? Qui donc y attisa le feu des colères
implacables, érigea la calomnie en système, donna le signal de violences inouïes et le
funeste exemple de porter la main sur les représentants du peuple ? Qui donc
enfin ouvrit la voie fatale par où tant de grands citoyens allèrent plus tard à l'écha
faud ? Ce sont les Girondins : il faut le dire, parce que cela est vrai. Eux seuls furent
dès le premier jour, dans la Convention, les véritables fauteurs de désordre, les
désorganisateurs. Mais il ne suffit pas de le dire, nous allons le prouver.
Est-ce que par hasard Robespierre avait lancé contre eux quelque nouveau trait?
Est-ce qu'il répondait même aux agressions continuelles dont il était l'objet de la
part de leurs journaux ? Nullement. Depuis plus de cinq semaines, depuis la publi
cation de son dernier numéro du Défenseur de la Constitution, il n'avait pas écrit une
ligne; on ne l'entendait plus aux Jacobins, et pendant les premières séances de la
Convention il n'avait pas ouvert la bouche. Comme un lutteur fatigué, il se tenait à
l'écart. Il était, on peut le dire, dans une période d'apaisement, tout prêt à jeter un
voile sur le passé, à tendre la main à ses ennemis. Quelle différence entre le ton de
son nouveau journal, Lettre de Maximilien Robespierre à ses commettans, et celui des
feuilles girondines ! Tandis que ses adversaires travestissaient ses meilleures inten
tions, dénaturaient toutes ses paroles, il prêchait la concorde. Le ministre de l'inté
rieur ayant présenté à la Convention, dans la séance du 23 septembre, un compte
rendu général de son adminisiration, il ne balança pas à lui rendre justice. « Son
discours, écrivait-il, qui renferme en général des idées saines, et qui exprime des
sentiments patriotiques, est terminé par une invitation pressante au peuple de Paris
de respecter les lois et les autorités constituées... » Et cependant ce Roland avait été
dans les départements le grand distributeur des pamphlets et libelles girondins
dirigés contre lui. La plume de Maximilien n'était donc pas entièrement guidée,
comme celle de ses adversaires, par l'esprit de parti. Cette modération de sa part
n'était pas d'ailleurs une avance; car, dans le même numéro, il ne se gênait aucune
mentpour critiquer vertement Vergniaud. Voici à quelle occasion : la Convention
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 249

avait décrété que le peuple aurait la faculté de choisir ses juges en dehors de la classe
des gens de loi. Les Girondins, avocats pour la plupart, s'étaient montrés fort
hostiles à cette décision, et Vergniaud était parvenu à la rendre à peu près illusoire
en faisant renvoyer ce décret, pour l'exécution, au comité de législation, sous
prétexte qu'il y avait à côté du principe quelque - | -

chose qui n'était pas le principe, ce que Robes


pierre traita avec assez de raison de « galimatias »,
appréciation dont s'offensa vivement l'orgueil de
Vergniaud. lº |
Aucune concession du reste n'était capable
de ramener des esprits égarés par ,
|
li l# !
-

la haine la plus aveugle, résolu


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|
º, º)

ſ\

-- Hertersmann frappant avec son sabre


sur la porte de la cour royale.

· à ne partager avec personne le


#$s soin de diriger la Révolution, et
qui, forts de leur ascendant sur la Conven
tion nationale, s'imaginaient pouvoir écra
ser facilement ceux qu'ils considéraient
-» -
- t- comme des rivaux. Un exemple montrera
à quel point ils étaient intolérants, combien ils étaient exclusifs. En proscrivant
comme aristocratique la dénomination de monsieur, ils refusaient d'accorder à tous
les Français le titre de citoyen, le réservant à leurs amis seulement. « Nous dirons
avec joie le citoyen Pétion, le citoyen Condorcet; mais quel est le patriote qui
pourroit dire : le citoyen Marat, le citoyen Maury ? » Il fallait les appeler Marat,
Maury tout court. Ce simple trait peint à merveille le caractère entier et égoïste des
gens de la Gironde.
Trois hommes, dans la députation de Paris, les gênaient, les offusquaient : c'étaient

TOME II. 97
250 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Robespierre, Danton et Marat, mais le premier principalement; et contre lui ils tour
nèrent leur grosse artillerie. Comment, en effet, arriver à dominer exclusivement la
République, tantque serait debout cette réputation colossale, cette popularitéimmense,
acquise par tant de services rendus à la cause de la démocratie ?Seulement l'abattre
n'était pas chose facile.Sachant combien est jaloux de sa liberté un peuple récemment
affranchi, ils imaginèrent d'accuser Robespierre d'aspirer au pouvoir suprême,-et
avec la plus insigne déloyauté ils affectèrent de le confondre avec Danton et Marat.
Les mots de dictature, de triumvirat, furent adroitement répandus. Parmi les
hommes de la Gironde, y en avait-il un seul qui crût de bonne foi à cette accusation
de dictature dirigée contre Robespierre ? J'ai la conviction du contraire, et nous verrons
tout à l'heure un des organes les plus accrédités du parti considérer cette accusation
comme insoutenable. Les Girondins avaient tout d'abord, on ne l'a pas oublié sans
doute, transformé Robespierre en agent du fameux comité autrichien ; mais une telle
calomnie étant tombée sous le mépris général, ils se rejetèrent sur cette idée de
dictature, et cette fois ils se crurent certains du succès. Leur complot fut combiné
longtemps d'avance, les rôles furent distribués avec art, et les acteurs se tinrent tout
prêts à entrer en scène à la première occasion.
Dès le 22 septembre, Brissot avait ouvert le feu en attaquant directement Robes
pierre ; le lendemain, continuant ses agressions, il accusait certain parti de vouloir
désorganiser la société, de flagorner le peuple. Le 24, Kersaint, appuyé par Vergniaud
et Lanjuinais, réclama de la Convention une loi sévère contre les provocateurs
d'anarchie, et Buzot, jetant le masque, demanda qu'une garde départementale fût
créée à Paris pour protéger l'Assemblée, idée déjà émise la veille par le ministre
de l'intérieur dans son compte rendu. « Croit-on nous rendre esclaves de certains
députés de Paris? » tout le discours de Buzot se résumait dans ces paroles. Lui aussi
maintenant soutenait ce projet de loi réclamé par ses amis ; mais jadis, alors qu'il
marchait de concert avec Robespierre, n'avait-il pas, comme lui, combattu énergi
quement le projet de loi martiale proposé par Mirabeau ? Prévoyant l'objection, il
prit les devants, et, comme un casuiste de la plus mauvaise école, il s'efforça d'établir
une distinction capitale entre la loi de ce Mirabeau et celle que lui-même appuyait
aujourd'hui. J'appartenais à l'opposition alors, et aujourd'hui mes amis sont au
pouvoir, aurait-il dû dire pour être dans la vérité. La Convention ne s'en laissa pas
moins entraîner ; elle décréta qu'il serait nommé six commissaires chargés de
s'enquérir de la situation actuelle de la République en général, et de celle de Paris
en particulier; de présenter un projet de loi contre les provocateurs au meurtre,
comme si déjà il n'existait pas assez de lois pour réprimer les excitations à l'assassi
nat, et de rendre compte des moyens de mettre à la disposition de l'Assemblée une
force publique prise dans les quatre-vingt-trois départements.
La veille au soir, Chabot, aux Jacobins, avait poussé le cri d'alarme contre les
menées de la faction girondine. Le Patriote françois à la main, il avait demandé ce
que signifiait cette accusation dressée par ce journal contre une partie de la Con
vention, de vouloir désorganiser le pays. C'était là, à ses yeux, un système d'intrigue
inventé pour dépopulariser Danton et Robespierre. Brissot lui paraissait le plusgrand
des scélérats, s'il n'expliquait pas son article ; etil avait proposé à la Société, pour le
cas où cet écrivain ne se rétracterait pas, de le rayer de la liste des Jacobins. La
Société n'était cependant animée d'aucune disposition hostile à l'égard de la Gironde;
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 251

car le même jour elle se donnait Pétion pour président et Réal pour vice-président.
Mais, le lendemain, Fabre d'Églantine signala vivement les fâcheuses tendances du
discours prononcé dans la journée à la Conventiou par Buzot. Pouvait-on imaginer
en effet quelque chose de plus funeste que cette déplorable prévention que certains
hommes s'efforçaient de semer dans les départements contre la ville et les députés
de Paris ? Ceux-là étaient les véritables agitateurs, disait Fabre avec raison. Et
encore si quelque chose avait justifié les incroyables déclamations dcs Girondins et
de leurs feuilles contre la ville de Paris et ses représentants ! mais jamais la capitale
n'avait été aussi tranquille, le journal de Brissot iui-même se plaisait à le reconnaître.
Alors pourquoi tout ce tapage, ces récriminations éternelles, ces calomnies éhontées?
Ah ! c'est qu'à tout prix il fallait se débarrasser de collègues dont la surveillance
incommode dérangeait trop de calculs ambitieux. « La confiance dans la Convention
nationale augmente, ajoutait le Patriote, depuis surtout qu'on espère que le vrai
patriotisme l'emportera.» Impossible de pousser plus loin l'impudence et l'hypocrisie.
Comme en toutes choses se décèlent bien les espérances et les projets des Girondins !
Comme déjà ils se croient sûrs de la victoire ! Enfin, le 25 septembre, ils tentèrent
un grand coup, et la Convention nationale fut le théâtre d'une sorte de bataille rangée.

IV

Une demande d'explications de la part de Merlin, au sujet des bruits de dictature


et de triumvirat semés dans le public, fut le signal du combat. « Qu'on m'indique
ceux que je dois poignarder, » s'écria le député de Thionville. C'était La Source qui,
la veille, avait parlé à Merlin d'un pouvoir dictatorial, auquel, prétendait-il, visaient
certains hommes. La Source s'élança à la tribune, et, sans nommer personne, vague
ment, il accusa plusieurs de ses collègues de convoiter la domination et de chercher à
y parvenir par l'anarchie.Accusation qui du reste passait par dessus la tête de Robes
pierre, lequel, sous la Constituante, s'était si solennellement écrié : « Je déclare
que j'adhorre toute espèce de gouvernement où les factieux règnent. » Le député
girondin ne manqua pas de déclamer contre Paris, dontil dénonça le despotisme ; il
me voulait pas, ajoutait-il, que cette ville devint dans la République ce qu'avait été
Rome dans l'empire romain. « Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt-troisième
d'influence, comme chacun des autres départements. » Paroles maladroites, injustes,
et malheureusement de nature à accréditer une opinion répandue déjà, à savoir que,
les députés de la Gironde avaient l'intention de porter atteinte à l'unité fondée par
l'Assemblée constituante, et d'établir un système fédératif dans la République fran
çaise. -

Le discours de La Source amena Osselin à protester énergiquement contre ce sys


téme de calomnie tramé par des hommes pervers ou stupides pour persuader à la
Convention nationale que les représentants de Paris conspiraient contre la liberté ; il
invita chacun de ses collègues de la capitale à s'expliquer catégoriquement, et se
déclara, quant à lui, partisan de la république la plus démocratique possible. A ce
252 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

moment une voix s'écria : « Le parti qu'on a dénoncé, dont l'intention est d'établir la
dictature, c'est le parti de Robespierre ; voild ce que la notoriété publique nous a
appris à Marseille. » Cette voix, c'était celle de Rebecqui. Ainsi, sur la notoriété pu
blique de Marseille, voilà un étourdi qui accuse Robespierre d'être le chef d'un parti
dictatorial. Le grand mot était lâché en pleine Convention. Devant cette dènonciation
insidieuse, l'illustre calomnié pouvait-il demeurer muet ? Non certes, et il se dispo
sait à répondre à l'instant ; mais déjà Danton était à la tribune.
L'impétueux athlète, en s'applaudissant de l'explication provoquée par la Gironde,
protesta avec énergie contre cette accusation vague et indéterminée de triumvirat, de
dictature, lancée à la tête de quelques représentants du peuple. Que si cette pensée
avait germé dans l'esprit de quelque imprudent, sa tête devait rouler snr l'échafaud ; .
mais était-il juste d'inculper toute la députation de Paris ? Repoussant bien loin cette
imputation, quant à lui, il rappela ses services passés, et sépara avec soin sa cause
de celle de Marat, dont il attribua les exagérations aux longues vexations qu'il avait
subies, à la vie souterraine qu'il avait été contraint de mener. Lui-même proposa à
la Convention de décréter la peine de mort contre quiconque serait convaincu d'être
partisan de la dictature ; puis, devenant en quelque sorte accusateur à son tour, il
parla des inquiétudes causées par le projet de certains membres de l'Assemblée de
diviser la France en fédérations partielles, et demanda aussi la peine de mort contre
quiconque chercherait à détruire l'unité de la République. Buzot sentit le coup. « Qui
est-ce qui a dit au citoyen Danton qu'il existait ici un homme qui songeât à détruire
l'unité du gouvernement ? » s'écria-t-il. Le meilleur moyen de la sauvegarder,
c'était , selon lui, cette garde formée par les quatre-vingt-trois départements pour
euvironner la Convention, et il conclut au renvoi de toutes les propositions à la
commission des Six, nommée la veille.
La tribune libre, Robespierre y monta; personnellement inculpé, il avait hâte de
réduire à néant une imputation téméraire. Quel autre, à sa place, n'eût été pressé du
même désir? Le début de sa longue improvisation fut d'une modération qui contrastait
singulièrement avec la violence de l'attaque. « En montant à cette tribune pour
répondre à l'accusation portée contre moi, ce n'est point ma propre cause que je
vais defendre, mais la cause publique. Quand je me justifierai, vous ne croirez point
que je m'occupe de moi-même, mais de la patrie. Citoyen, qui avez eu le courage de
m'accuser de vouloir être l'ennemi de mon pays, à la face des représentants du
peuple, dans ce même lieu où j'ai défendu ses droits, je vous remercie; je remercie
dans cet acte le civisme qui caractérise la cité célèbre qui vous a député. Je vous
remercie, car nous gagnerons tous à cette accusation. Après la véhémence avec
laquelle on s'est élevé contre un certain parti, on a désiré savoir quel en était le
chef; un citoyen s'est présenté pour le désigner, et c'est moi qu'il a nommé. »
, Comment répondre à la plus chimérique, à la plus extravagante des inculpations,
se demandait-il ensuite sinon par la peinture de ses actions passées ? Était-ce lui qu'on
pouvait accabler du poids d'une accusation de tyrannie, lui qui, durant trois ans,
avait lutté contre le despotisme, combattu la cour, dédaigné les présents et méprisé
les caresses de toutes les factions? Interrompu ici par quelques voix, au milieu des
quelles se distinguait celle de Rebecqui, il reprit en ces termes : « Citoyen, pensez
vous que celui qui est accusé d'être traître envers son pays n'ait pas le droit d'oppo
ser à cette inculpation vague sa vie tout entière? Si vous le pensez, je ne suis point
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 253

ici dans le sanctuaire des représentants de la nation.Je vous ai rendu un témoignage


qui partait de mon cœur, et vous m'interrompez quand je me justifie ! Je ne recon
nais point là un citoyen de Marseille, ni un représentant du peuple français. C'est
quelque chose peut-être que d'avoir donné pendant trois ans une preuve irrécusable
de mon patriotisme, d'avoir renoncé aux suggestions de la vanité, de l'ambition. »
Robespierre rappela alors ses luttes de chaque jour contre les ennemis de la
Révolution, ses efforts pour le triomphe de la cause de l'égalité, de la liberté et
de la justice, à laquelle il avait « attaché toutes ses affections ». La persécution dont
il était victime, il la faisait remonter surtout à l'époque où, en compagnie du citoyen
qui présidait à cette heure la Convention nationale, il avait été triomphalement
reconduit par le peuple de Paris, « touchant et doux témoignage, dit-il, dont le
souvenir me dédommage de tant d'amertumes ! » Et cependant, poursuivait-il, si
un citoyen devait être peu suspect d'aspirer à la dictature, n'était-ce pas celui qui,
dans l'Assemblée constituante, s'était fait fermer le chemin des honneurs et de la
puissance, qui avait fait décréter qu'aucun législateur ne pourrait être appelé au
ministère ni accepter aucune place ou pension pendant quatre années à partir de
l'expiration de son mandat ?
Ici de nouvelles interruptions l'arrêtèrent : l'un lui demandait une explication
franche en quatre mots; l'autre l'adjurait de dire simplement s'il avait aspiré à la
dictature. Et les applaudissements d'un certain côté d'accueillir ces interruptions
peu convenables, car Robespierre était dans la situation d'un accusé ! Lui, sans se
laisser décourager, protestait de son intention de ne pas importuner souvent l'Assem
blée; mais, disait-il à ses collègues : « Écoutez-moi du moins aujourd'hui, votre
caractère et votre justice vous l'ordonnent. » Les murmures et l'agitation ayant con
tinué, il rappela la Convention nationale à sa propre dignité. Il ne suffisait pas d'en
tendre un accusé; il fallait l'entendre sans l'interrompre et sans l'outrager. Au reste,
il ne se regardait pas, quant à lui, comme sérieusement inculpé, car cette préten
due dénonciation dont il était l'objet n'était, à ses yeux, que la résultat grossier
de la plus lâche de toutes les intrigues. Interrompu ici encore, il trouva cette fois
un appui inespéréré dans un membre même de la Gironde : Ducos ne put s'empê
cher de réclamer contre l'intolérance de ses amis. « Il importe infiniment, dit-il,
que Robespierre soit parfaitement libre dans la manière dont il expose sa justification.
Je demande pour son intérêt, pour le nôtre surtout, qu'il soit entendu sans interrup
tion. »
Les écrivains hostiles à Robespierre n'ont pas manqué, comme ses interrupteurs,
de lui reprocher d'avoir répondu à l'inculpation de Rebecqui par la longue énuméra
tion de ses services. C'est là en vérité un reproche bien singulier. Rebecqui n'était
dans cette circonstance qu'un pur instrument; derrière lui se tenaient les Brissot,
les Guadet, les chefs du parti, prêts à donner eux-mêmes si la Convention consentait
à prendre au sérieux l'accusation tombée de la bouche d'une sorte de comparse.
Robespierre savait parfaitement cela. S'il se fût contenté de répondre par une déné
gation méprisante, tous les journaux de la Gironde n'eussent pas manqué d'écrire
qu'une négation n'était pas une preuve. Sa seule justification possible, je le main
tiens, c'était d'opposer sa vie entière à la calomnie. C'était son devoir et son droit.
Mais ce qu'on trouve tout naturel chez d'autres, on le blâme, on le condamne en lui.
Pour mieux faire sentir la vérité de ce que j'avance, j'invoquerai un exemple tout
254 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

récent. A l'expiration de l'avant-dernière législature, qu'ont fait les députés de l'oppo


sition envoyés au Corps législatif par le département de la Seine ? Ils ont, dans un très
long exposé, retracé tous les actes de leur vie politique pendant la session écoulée,
énuméré les services rendus par eux à la cause de la liberté. Dans quel but ? était-ce
pour se défendre contre une imputation inique ? Nullement; il s'agissait uniquement
pour eux de solliciter de leurs électeurs un nouveau mandat. C'était un acte parfai
tement légitime, et personne, je crois, n'a songé à les en blâmer. Comment donc a-t-
on pu trouver mauvais dans Robespierre la chose la plus simple et la plus juste du
monde ? Le consul romain, accusé d'actes illégaux, se contentait de répondre : « Je
jure que j'ai sauvé la patrie. » Mais lui, Maximilien, tenait à se justifier jusqu'à l'évi
dence, à montrer toute la noirceur de la conduite de ses ennemis. Combien vraies
ces paroles : « La meilleure réponse à de vagues accusations est de prouver qu'on a
toujours fait des actes contraires. Loin d'être ambitieux, j'ai toujours combattu les
ambitieux.Ah ! si j'avais été homme à m'attacher à l'un de ces partis qui plus d'une
fois tentèrent de me séduire, si j'avais transigé avec ma conscience, avec la cause du
peuple, je serais à l'abri de toutes persécutions, j'aurais évité la haine de ces hommes
redoutables par leur influence, j'aurais eu l'avantage d'allier avec la réputation de
patriote toutes les douceurs, toutes les récompenses du patriotisme quisait se prêter à
des actes de complaisance; et depuis un an que je combats contre quelques personnes,
dont cependant je ne suspecterai point le patriotisme, on m'a présenté souvent le
gage de la paix, j'en ai même accepté le baiser, mais j'ai gardé mon opinion qu'on
voulait m'arracher. » Allusion à une scène qui s'était passée aux Jacobins, entre lui
et Brissot, lors de leurs débats sur la guerre, et qu'on n'a sans doute pas oubliée.
A Paris, où il avait soutenu tant de luttes, on n'avait pu, avons-nous dit, égarer
l'opinion sur son compte ; mais il n'en était pas de même dans les départements, où la
vérité avait été odieusement défigurée par les papiers publics dont disposaient ses
adversaires.Après avoir conjuré ses collègues, au nom des sentiments de fraternité
qui devaient les animer, de dépouiller des préventions sinistres et de l'écouter avec
impartialité, il esquissa à grands traits le tableau des calomnies dont il avait été
l'objet ; et la calomnie, disait-il avec raison, est la plus redoutable des persécutions.
Montrant ensuite le vide des imputations dirigées contre lui, il reprit une assertion
tombée tout à l'heure de la bouche de Danton, et comme lui se fit en quelque sorte
accusateur à son tour. Lui aussi, il avait soupçonné qu'on voulait diviser la France en
amas de républiques fédératives. Je ne sais, ajoutait-il, si ces indices sont fondés ;
mais ils étaient nés de l'affectation même de ses adversaires à décrier les plus purs
patriotes, à prétendre mensongèrement que la loi agraire avait été prêchée dans le
sein de la Commune de Paris, et à déclamer sans cesse contre la capitale. Avait-il
jamais, quant à lui, conspiré contre la liberté de son pays? Ah ! s'écria-t-il, « est
ce accuser un citoyen que de lui dire : Vous aspirez à la dictature ? Quels sont vos faits ?
où sont vos preuves ? Ah! vous n'avez rien dit, mais vous avez eu assez de confiance
pour croire que ce mot lancé contre moi pourrait me rendre l'objet d'une persécution.
Vous ne savez donc pas quelle est la force de la vérité, quel est l'ascendant de l'inno
cence, quand elles sont défendues avec un courage invincible ? Vous m'avez accusé,
mais je ne vous en tiens pas quitte : vous signerez votre accusation, vous la motive
re4 ; cette grande cause sera jugée aux yeux de la nation entière. Il faut savoir si nous
sommes des traîtres, si nous avons des desseins contraires à la liberté, contraires aux
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 255

droits du peuple, que nous n'avons jamais flatté; car on ne flatte pas le peuple, on
flatte bien les tyrans, mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la
flatte pas plus que la Divinité. » ·

L'unique réponse à faire à ces misérables inculpations, disait-il en terminant, était


· de décréter tout de suite les deux propositions de Danton : la peine de mort contre
quiconque prétendrait à la dictature, et l'unité et l'indivisibilité de la République, au
lieu de les renvoyer à des commissions, comme l'avait demandé Buzot. L'union la
plus forte entre toutes les parties du pays pouvait seule, selon lui, permettre à la
France de se défendre contre ses ennemis avec autant d'énergie que de succès. C'est
pourquoi il fallait sanctionner sans délai cette union par un décret, afin de parcourir
ensuite d'un pas rapide la glorieuse carrière où le peuple avait appelé ses représen
tants. L'effét de ce discours fut très-grand, tant les accents de la vérité ont de puis
sance ! et les applaudissements qui accueillirent Robespierre, quand il eut terminé,
lui prouvèrent qu'il n'avait pas parlé en vain.

A peine était-il descendu de la tribune que Barbaroux y montait, tenant nn papier


à la main. C'était un discours écrit, preuve bien manifeste que cette double attaque
contre Maximilien était le résultat d'un plan préconçu, d'un véritable complot.
Le jeune député de Marseille avait été le fervent admirateur de l'homme à la face
duquel il venait aujourd'hui, sur les plus ridicules indices, jeter l'accusation la plus
grave; il avait même été fanatique de Marat; comment donc aujourd'hui servait-il si
complaisamment les rancunes d'un parti qui, avant le succès, ne s'était guère montré
partisan de cette insurrection du 10 août, dont lui, Barbaroux, se posait volontiers
comme un des héros. Quoi ! sur une simple lettre adressée à la société de Marseille,
il se serait figuré Robespierre roulant dans sa tête des projets de dictature ! Quoi! il
aurait tout à coup ajouté foi aux calomnies des feuilles girondines, calomnies qu'il
avait dédaignées pendant six mois ! Non, il faut chercher ailleurs le secret de la con
version du jeune et beau Marseillais. Barbaroux ne se vendit point, je ne le crois
pas du moins, seulement il ne sut résister ni aux avances ni aux caresses du pouvoir.
Dès le lendemain de la chute de la royauté, Roland lui avait offert une place de
secrétaire principal dans ses bureaux. C'était une position fort avantageuse, paraît-il,
mais Barbaroux visait plus haut : il ambitionnait d'être représentant du peuple; il
courut donc à Marseille, où en effet il fut nommé député à la Convention.A son
retour, on lui fit plus de fête encore, car il jouissait alors d'une influence plus consi
dérable. Le prestige du pouvoir, les séductions de la puissance, les sourires de
madame Roland, achevèrent de le jeter tout à fait dans les bras de la Gironde.Que
pouvaient offrir en compensation le rigorisme de l'Ami du peuple et l'austérité de
Robespierre à cette nature un peu trop sensible peut-être à l'amour du plaisir?
- Barbaroux de Marseille, dit-il, se présente pour signer la dénonciation faite
par le citoyen Rebecqui contre Robespierre. » A ce début emphatique, on s'attendait
256 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

à des révélations accablantes. Déjà les ennemis de Maximilien souriaient d'aise; mais
quel ne fut pas leur désanchantement quand on connut la puérilité des moyens de
son accusateur ! Nous avons déjà rapporté cette étrange dénonciation de Barbaroux.
Un jour Panis, prétendait-il, avait désigné Robespierre comme l'homme qui devait
être le dictateur de la France. Et c'était tout. Puis, après avoir répété les éternelles .
déclamations de ses amis contre la Commune, et engagé la Convention à s'entourer
d'une garde départementale, il annonça l'arrivée de huit cents Marseillais choisis
parmi des hommes indépendants de tous besoins, « parmi des fils de famille. » Comme
cela était habile et devait plaire aux patriotes qui, en détruisant la monarchie, avaient
cru affirmer le règne de la liberté et de l'égalité !
De même que la claque au théâtre redouble d'efforts pour assurer le succès d'une
mauvaise pièce, de même les Girondins accueillirent par des applaudissements
extraordinaires le discours de Barbaroux, et ils en demandèrent l'impression. C'est
Robespierre lui-même qui le constate. Cependant, comme assailli d'un remords,
Barbaroux, avant de terminer, avait prononcé ces paroles : « Quant à l'accusation
que j'ai faite en commençant, je déclare que j'aimais Robespierre, que je l'estimais ;
qu'il reconnaisse sa faute, et je renonce à poursuivre mon accusation. » O dérision ! Il
aimait Robespierre, il l'estimait ; et il avait cessé tout à coup de l'aimer et de l'esti
mer, uniquement parce que Panis le lui aurait présenté t comme l'homme vertueux
qui devait être le dictateur de la France. » En admettant même que ces paroles
eussent été prononcées, en quoi Robespierre pouvait-il en être responsable? et de
quelle faute avait-il à se disculper ?
Mais était-il vrai que Panis, homme grave, eût tenu un pareil langage à un jeune
homme étourdi et léger qu'il n'avait rencontré que deux fois ? Nous avons dit déjà
l'éclatant démenti opposé par lui à Barbaroux. Ne sachant ce qu'il devait admirer le
plus, « de la lâcheté, ou de l'invraisemblance, ou de la fausseté de sa délation, » il
lui demanda où étaient ses preuves, ses témoins. « Moi, s'écria Rebecqui, en se
frappant la poitrine des deux mains. — Il est assez étrange, répondit Panis, comme
dans la même affaire vous vous servez tour à tour de témoin l'un à l'autre. » Or, il
paraît à peu près certain qu'à l'époque où Barbaroux aurait reçu la confidence de
Panis, Rebecqui n'était même pas à Paris. C'est d'ailleurs ce qui résulte catégorique
ment de la forme de sa dénonciation : « Le parti dont l'intention est d'établir la
dictature, c'est le parti de Robespierre; voILA CE QUE LA NoToRIÉTÉ PUBLIQUE NoUs A
APPRIs A MARSEILLE. » C'est pourquoi Camille Desmoulins appelait, non sans quelque
raison, Barbaroux et Rebecqui deux faux témoins subornés par Roland. Barbaroux,
· nous l'avons dit, ne trouva pas un mot à répliquer au démenti si net, si formel et
si démonstratif de Panis; il se tint coi dans son coin, buvant sa honte. Robespierre
ne daigna même pas lui répondre, il se contenta d'écrire de lui : « J'aime assez Barba
roux; il ment avec une noble fierté. » Quant aux Girondins, n'osant, ce jour-là,
soutenir plus longtemps une imposture dont ils étaient complices, ils profitèrent de
l'occasion que leur fournit Marat de détourner la question, et tournèrent toutes leurs
fureurs contre l'Ami du peuple.
Non, jamais on ne poussa l'intolérance aussi loin que ces Girondins. Du moment où
l'on n'était pas avec eux, où l'on n'entrait point dans leurs vues étroites, où l'on
n'épousait ni leurs querelles ni leurs ressentiments, où l'on ne s'inclinait pas devant
la toute-puissance qu'ils exerçaient alors, on était un mauvais citoyen, un partisan de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 257

la dictature. Chacun sait quelle éclatante leçon de modération et de dignité ils


reçurent de Marat dans cette mémorable séance du 25 septembre 1792. Revendiquant
comme sienne cette idée de dictature, — le meilleur moyen, selon lui, d'écraser
les traîtres et les conspirateurs, — il monta à la tribune
et dit en propres termes au sujet de la députation de
Paris : « Je dois à la justice de déclarer que mes col
lègues, nommément Robespierre, Danton, ainsi que
tous les autres, ont constamment repoussé
l'idée du dictatoriat que j'ai publiée dans mes
écrits; que j'ai même eu à ce sujet à rompre
plusieurs lances avec eux. » Nous
verrons tout à l'heure ce que pen
sait Robespierre de la dictature au
moment où il était si bête- ^ ,
ment accusé d'y aspirer. ( 2,

La ſamille royale se rendant à l'Assemblée.

Après Marat parut Vergniaud. De tous les hommes marquants de la Gironde, Ver
gniaud est le seul sur lequel madame Roland ait exprimé une opinion un peu
désavantageuse. « Je n'aime point Vergniaud, a-t-elle écrit, je lui trouve l'égoïsme
de la philosophie.... Quel dommage qu'un talent tel que le sien n'ai pas été employé
avec l'ardeur d'une âme dévorée de l'amour du bien public ! » La plupart des histo
riens se sont bien gardés d'imiter madame Rolland, si indulgente d'ordinaire pour ses
amis, et, par une sorte de commun accord, ils ont porté aux nues l'éloquent amant de

TOME II. 98
258 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

mademoiselle Candeille. Et cependant quel sincère partisan de la Révolution ne


dut être véritablement contristé en l'entendant se plaindre « du malheur d'être
obligé de remplacer à la tribune un homme chargé de décrets de prise de corps
qu'il n'a point purgés » ! Des murmures improbateurs accueillirent cet étrange
début, et les amis de l'orateur se turent, par pudeur sans doute. Quoi! ces longues
persécutions prodiguées par la monarchie déchue au soupçonneux Ami du peuple,
et qui, hélas! avaient tant contribué à aigrir son âme, les républicains de la Gironde
les lui imputaient à crime ! C'était là, certes, le comble de la déraison ou de la mau
vaise foi; et si, en dehors des souffrances éprouvées pour la cause populaire, quelque
chose était capable d'intéresser à la personne de Marat, c'était bien la maladresse de
Vergniaud.Aussi quand, à cet inconcevable reproche, l'Ami du peuble se fut écrié :
« Je m'en fais gloire ! » l'avocat girondin ne trouva pas un mot à répondre.
Vergniaud, continuant, eut l'air d'être tout peiné de cette affligeante discussion, ce
qui était d'une insigne hypocrisie, puisqu'elle avait été uniquement provoquée par
ses amis, et qu'à son tour il venait y jeter sa part de venin.Avec une déloyauté sur
prenante, et comme s'il eût obéi à un mot d'ordre, il tenta de rattacher une regrettable
circulaire émanée des membres du comité de surveillance de la Commune, après les
journées de Septembre, au discours prononcé par Robespierre au sein du conseil
géneral, dans la nuit du 2 au 3 septembre. Dans ce discours, on se le rappelle sans
doute, Robespierre, après Billaud-Varenne et après bien d'autres, avait accusé deux
ou trois hommcs appartenant à la faction girondine de conspirer en faveur du duc
de Brunswick. On se rappelle aussi sur quoi était fondée cette accusation : Carra, dont
le journal les Annales patriotiques était inféodé à Brissot, avait en quelque sorte
proposé pour roi, aux Jacobins et dans sa feuille, le duc d'York d'abord, puis le propre
généralissime des armées coalisées contre la France. Mais il était de l'intérêt de Brissot
de compromettre danssaquerelle contre Robespierre le plus grand nombre possible de
ses collègues. Poussé par lui, et sur de faux renseignements fournis par l'impudent
Louvet, Vergniaud reprocha à Robespierre, contre lequel, dit-il, il n'avait jamais
prononcé que des paroles d'estime, d'avoir dénoncé, comme auteurs du complot, lui
Vergniaud, La Source, Ducos, Guadet, Brissot, Condorcet et plusieurs autres membres
de l'Assemblée législative. A ces mots, Robespierre se leva indigné et cria à l'orateur,
« Cela est faux ! » - « Comme je parle sans amertume, » reprit Vergniaud, « je me
féliciterai d'une dénégation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu être calom
nié. » -

Il est évident que le futur est employé ici dans le sens affirmatif et non point
conditionnel. Impossible, en effet, d'entendre une dénégation plus catégorique et
plus énergiquement exprimée que celle tombée de la bouche de Robespierre. Et ce
qui prouve clairement que Vergniaud lui-même le comprit bien ainsi, c'est que,
laissant de côté le discours de Robespierre, sans même achever sa pensée, il revint
tout de suite à la fameuse circulaire de Marat, dont il s'occupa exclusivement.
Cependant un historien de nos jours, M. Michelet, grand metteur en scène, mais trop
souvent au détriment de la vérité historique, imagine qu'après cette phrase Vergniaud
attendit. Or il n'eut rien à attendre comme on vient de le voir, puisque ce fut après le
démenti formel de Robespierre qu'il se félicita d'une dénégation qui lui prouvait que
son adversaire avait pu, lui aussi, être calomnié.
La lutte, durant cette séance, continua entre la Gironde et Marat. L'Ami du peuple,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 259

triomphant sans peine de ses adversaires, échappa cette fois au décret d'accusation
dont déjà ils songeaient à le frapper. Quant à Robespierre, contre lequel, en cette
journée, la rage des Girondins s'était épuisée impuissante, ils ne le tiendront pas
quitte : ils vont travailler dans l'ombre à battre en brèche cette réputation colossale,
jusqu'au jour où, croyant le terrain tout à fait miné sous ses pas, ils le prendront de
nouveau corps à corps à la Convention et tenteront de le renverser.

VI

Les lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants parurent précisément


au lendemain des misérables sorties de Rebecqui et de Barbaroux. Rendre compte à
ses concitoyens de ses principes, de sa conduite et de la situation desaffaires publiques
semblait à Robespierre un de ses premiers devoirs comme représentant du peuple.
Au milieu de tous les papiers dont étaient inondés lesquatre-vingt-trois départements,
et où les bons citoyens ne trouvaient que la passion, l'esprit de parti, d'éternelles
flagorneries pour les idoles qu'on voulait accréditer et des calomnies intarissables
contre tous les patriotes que l'on haïssait ou que l'on redoutait, il offrait son journal
à ses concitoyens comme le contre-poison de tant d'impostures périodiques. Nous
avons dit déjà quelle énorme différence existe, pour la modération, la dignité,
l'impartialité du compte rendu des opérations de la Convention nationale, entre
son journal et les feuilles girondines, qu'elles sont toutes autant de pamphlets
quotidiens ; c'est chose d'ailleurs dont le lecteur pourra aisément se convaincre par
lui-même.
Son premier article roula tout entier sur les principes qui devaient inspirer la
Convention dans l'examen du pacte social dont la sanction serait soumise au
peuple. « La royauté est anéantie, disait Robespierre ; la noblesse et le clergé ont
disparu, et le règne de l'égalité commence. Ces grandes conquêtes sont le prix de
votre courage et de vos sacrifices, l'ouvrage des vertus et des vices, des lumières
et de l'ignorance de vos premiers représentans, le résultat des crimes et de l'impéritie
de vos tyrans. Les rois de l'Europe tournent contre vous leurs armes sacriléges, mais
ce n'est que pour vous préparer de nouveaux triomphes. Déjà ils expient cet
attentat par de honteux revers, et si vos chefs savent tirer parti de votre puissance
et de votre enthousiasme, il est impossible à l'imagination même de mesurer
l'étendue de la glorieuse carrière que le génie de l'humanité ouvre devant vous.
Protégés par la force de vos armes, environnés de vos vœux et de votre confiance,
vos nouveaux représentants peuvent vous donner, à loisir, le plus heureux de tous
les gouvernements ; et cet ouvrage ne peut être ni long ni difficile. » Il ne prévoyait
pas les orages et les tempêtes que les menées de la Gironde, jointes aux intrigues de
tous les ennemis de la Révolution, étaient destinées à susciter au sein de la
Convention.
Que restait-il à faire aux nouveaux architectes? Perfectionner, « d'après des
principes reconnus », l'œuvre de leurs devanciers. On voit déjà par là combien
sont dans l'erreur ceux qui, hypocritement du reste la plupart du temps, établissent
260 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

une si grande différence entre les principes de 1789 et les principes de t793. La
première Assemblée, dans sa Constitution, s'était, sur trop de points, écartée des
principes proclamés dans sa Déclaration des droits ; il fallait y revenir ; c'était là
l'essentiel. Quant aux mots de république ou de monarchie, c'était une question
secondaire. Aux yeux de Robespierre, le nom de république ne suffisait pas à
affermir l'empire de cette liberté, « non moins difficile à conserver qu'à
conquérir ». — » Qui de nous, ajoutait-il, voudroit descendre de la hauteur des
principes éternels que nous avons proclamés, au gouvernement de la république de
Berne, par exemple, de celle de Venise ou de Hollande ? ... Ce n'est point assez
d'avoir renversé le trône, ce qui nous importe c'est d'élever sur ses débris la sainte
Égalité et les droits imprescriptibles de l'homme. Ce n'est point un vain mot qui
constitue une république, c'est le caractère des citoyens. L'âme de la République,
c'est la vertu, c'est-à-dire l'amour de la patrie, le dévouement magnanime qui confond
| tous les intérêts privés dans l'intérêt général. Les ennemis de la République, ce sont
les lâches égoïstes, ce sont les hommes ambitieux et corrompus. »
Sans faire directement allusion aux attaques insensées dont il était l'objet, sans
nommer aucun de ses adversaires, il dépeignait de la façon la plus saisissante les
divisions nées au sein du parti révolutionnaire ; puis il établissait parfaitement la
distinction capitale existant entre les patriotes qui, semblables à ces Constitutionnels
qu'on avait vus ne songer qu'à élever leur fortune sur les ruines ds la noblesse et
de la royauté abattue, voulaient aujourd'hui constituer la République pour eux
mêmes, et les patriotes de bonne foi qui cherchaient avant tout dans la Révolution
la liberté de leur pays et le bonheur de l'humanité. « Les intrigants, ajoutait-il,
déclareront à ceux-ci une guerre plus cruelle que la cour et l'aristocratie
elles-mêmes. lls chercheront à les perdre par les mêmes manœuvres et les
mêmes calomnies, d'autant plus redoutables qu'ils voudront s'emparer de toutes les
places et de toute l'autorité du gouvernement. » Paroles trop vraies ! que les
lecteurs impartiaux ne pouvaient manquer d'appliquer aux hommes passionnés
de la Gironde.
Quel était maintenant, à ses yeux, l'idéal du véritable gouvernement républicain?
c'était de maintenir parmi les hommes les droits naturels et imprescriptibles, la
liberté et l'égalité. Et comment atteindre ce but? « En protégeant le faible contre le
fort. » Or, comme le gouvernement, établi pour assurer la liberté et le bonheur
public, était en général investi d'une grande force, et pouvait, en en abusant, deve
nir le plus terrible de tous les instruments d oppression, il fallait, par de bonnes
lois constitutives, défendre la liberté contre les usurpations possibles du gouverne
ment. Et telle était l'invincible horreur de Robespierre pour le despotisme, que lui,
qui cependant ne comprenait pas la liberté sans l'ordre, ne craignait pas d'écrire :
« La maladie mortelle du corps politique, ce n'est point l'anarchie, mais la tyran
nie. » Le problème à résoudre était de donner au gouvernement l'énergie néces
saire pour soumettre tous les individus à l'empire de la volonté générale, et
l'empêcher d'en abuser. « Cette solution, disait avec raison Robespierre, seroit
peut-être le chef-d'œuvre de la raison humaine. » Traçant ensuite, en s'inspirant
« du plus éloquent de nos philosophes », le portrait du véritable législateur, il
exigeait de lui, entre autres qualités, l'horreur de la tyrannie et l'amour de
l'humanité. Il le voulait inexorable pour le crime armé du pouvoir, indulgent
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 261

pour l'erreur, compatissant pour la misère, tendre et respectueux pour le peuple,


et foulant aux pieds la vanité, l'envie, l'ambition et toutes les faiblesses des petites
âmes. Que n'avait-on pas à faire afin de corriger la mauvaise éducation reçue sous
le despotisme, où, depuis le premier jusqu'au dernier degré de l'échelle sociale,
le partage de chacun était de mépriser et d'être méprisé, de dominer et de ramper
tour à tour ! Dans les moments de crise _de la Révolution, on parlait bien avec
respect de la portion indigente et laborieuse de la société; mais, aussitôt le
calme reparu, comme on la dédaignait, comme on se défiait d'elle ! comme avec
art on flétrissait ses défenseurs des noms magiques de factieux et de brigands !
Ah ! - il le sentait bien, — l'austère vérité, l'énergie républicaine effarouchaient
encore notre pusillanimité. ·
A la Convention nationale était réservée la gloire de reconstruire le temple de la
liberté. Tout disposé à croire à la pureté de la majorité de ses membres, il engageait
ses collègues à se prémunir contre les séductions de l'intrigue et de la calomnie, en
se ralliant constamment aux principes. Il leur conseillait surtout, et c'était la conclu
sion de son article, de veiller attentivement à ce que les droits des citoyens et la
souveraineté du peuple fussent garantis contre le gouvernement qu'ils allaient éta
blir, se proposant d'ailleurs de présenter, dans une autre lettre, ses idées sur les
moyens de concilier avec la force nécessaire au gouvernement pour soumettre les
citoyens au joug de la loi, la force nécessaire au peuple pour conserver la liberté. On voit
quelles appréhensions lui causait toute pensée de dictature, et avec quel soin, par
quelles précautions il s'attachait à préserver son pays de ce fléau.

VII

Les déclamations continuelles de la Gironde contre la députation de Paris ne pou


vaient manquer d'exciter, au club des Jacobins, une émotion singulière et de formi
dables récriminations. Dans la séance du dimanche 7 octobre, Robespierre jeune
monta à la tribune pour inviter la Société à s'occuper de la guerre intérieure qui ve
nait de s'allumer au sein de la Convention, et à éclairer les quatre-vingt-trois dépar
tements trompés par les mille voix de la calomnie.
On sait déjà quel attachement unissait Robespierre jeune à son frère, et l'on n'a
pas oublié sans doute les lettres pleines de tendresse indignée et d'inquiétude qu'il
lui écrivait d'Arras lors de ses démêlés avec Beaumetz, du temps de la Consti
tuante. -

Plus jeune que son frère de quatre années, Augustin-Bon-Joseph avait été élevé
comme lui au collége de Louis-le-Grand, où il avait eu la survivance de sa bourse. Il
y avait fait de bonnes études, mais moins brillantes que celles de Maximilien. Il était
grand, bien fait, d'une figure pleine de noblesse et de beauté, nous dit sa sœur. D'un
caractère ardent, intrépide, chevaleresque, il eût fait un excellent militaire, et nous
le verrons plus tard, payant de sa personne dans les plus terribles mêlées, entraîner,
par son exemple, les bataillons de la République à la victoire. Mais comment songer
à embrasser la profession des armes à une époque où les grades appartenaient
262 - HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

presque exclusivement aux privilégiés de la naissance ? Il se décida donc à suivre,


comme son frère, la carrière du barreau. Son cœur, nous dit encore sa sœur, était
taillé sur celui de Maximilien. Toute injustice le révoltait ; il était d'une grande bonté ;
dans sa famille et parmi ses amis, on le désignait généralement sous le nom Bon b0n.
D'avance il avait en lui, comme son aîné, les principes de la Révolution ; et dès le
premier jour, il se fit le soldat dévoué de cette noble cause. Jamais frères ne furent
plus étroitement unis de sentiments, et c'est chose rare, à coup sûr, qu'une telle
communauté de pensées et d'opinions. Augustin avait d'ailleurs pour Maximilien un
véritable culte. Rien de touchant comme les craintes continuelles que lui inspire
l'acharnement des ennemis de ce frère bien-aimé, et l'on chercherait en vain un plus
sublime exemple de dévouement que celui par lequel Augustin Robespierre a termi
né sa courte vie. Président de la Société des Amis de la Constitution d'Arras, lors de la
plantation de l'arbre de la liberté dans cette ville, le 29 avril 1792, il disait : « Gar
dons-nous d'élaguer cet arbre immortel ; souvenons-nous qu'il ne naît point de
branches parasites, que tout est fruit sur l'arbre de la liberté. N'cublions pas, ô mes
concitoyens, que sa conservation ou sa chute dépend de nous. Obéissons aux lois,
pratiquons les vertus d'un peuple libre ; que le désintéressement remplace la cupi
dité, que les honneurs ne soient plus le partage de la richesse, mais qu'ils deviennent
la juste récompense de la probité et des talents... Que toutes nos démarches n'aient
qu'un seul but, les progrès de la Révolution; que notre unioninvincible ne laisse point
altérer les droits de l'homme et du citoyen ; qu'elle maintienne la tranquillité et la
paix, seuls garants de la liberté. N'entendons point cependant la paix et la tranquillité
des esclaves, ce calme affreux qui précède les fléaux les plus terribles... » N'était-ce
pas bien là l'écho fidèle des pensées de son frère ? Dès le mois de mars 1791, ses
concitoyens l'avaient nommé administrateur du département du Pas-de-Calais, et,
après la journée du 10 août, il avait été appelé aux fonctions de procureur syndic. Il
venait d'être installé en cette qualité quand les électeurs de Paris le choisirent pour
député à la Convention. Le 25 septembre seulement, il fit ses adieux au département,
et quitta sa ville natale qu'il ne devait plus revoir non plus. Il était accompagné de sa
sœur Charlotte.Accueillis l'un et l'autre comme de véritables parents par la famille
Duplay, ils s'installèrent dans un appartement situé au premier étage du corps du
bâtiment donnant sur la rue Saint-Honoré.
Augustin n'assista donc pas à l'ouverture de la Convention, et ne fut pas témoin
des premières attaques dirigées par les Girondins contre son frère. Son cœur fut
douloureusement affecté quand il connut l'espèce de persécution dont Maximilien
était l'objet ; c'est pourquoi il crut devoir inviter les Jacobins à intervenir dans la
querelle si maladroitement et si injustement soulevée par la Gironde. Combien il
était dans le vrai en disant qu'il n'y aurait plus ni agitations ni agitateurs lorsque la
Convention s'occuperait uniquement du salut de l'État ! Mais la passion du bien
public, chez les Girondins, était dominée, on l'a trop vu déjà, par les haines et les
rancunes particulières. ".

Après lui, le vieux Dusaulx monta à la tribune. Également lié avec la Gironde et
avec Robespierre, c'était lui, on s'en souvient sans doute, qui avait opéré un rappro
chement entre Brissot et Maximilien dans le déchirement occasionné par les grandes
discussions sur la guerre, discussions envenimées par l'irritable Brissot, lequel ne
pardonna point à Robespierre de ne lui avoir pas fait le sacrifice de son opinion.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 263

Dusaulx vengea la députation de Paris des calomnies sans cesse répandues contre
elle par les organes de la Gironde, et conclut à ce que la Société passât à l'ordre du
jour. Mais cet ordre du jour, il fallait, selon Maximilien Robespierre, le motiver sur le
mépris des imputations mensongères dirigées contre les représentants de la capitale.
La Société consultée le fonda sur l'estime qu'elle éprouvait pour ceux-ci, ce qui reve
nait à peu près au même.
Il eût été étrange, en vérité, que les calomniateurs en fussent quittes à si bon mar
ché. Dans la séance dû 9 octobre, un habitant du département de l'Allier vint rendre
compte de ce qui se passait dans son département. Là, sur la foi des journaux giron
· dins, le Patriote françois, la Chronique de Paris, dont le pays était inondé, on
croyait bonnement que la révolution du 10 août était due à Brissot, à Guadet, à la
faction de la Gironde. Pour confondre l'erreur, répondit Desfieux, il suffit d'envoyer
les discours de Vergniaud et de Brissot sur la déchéance. Les Girondins, ajoutait ce
membre ardent de la Société, ressemblaient terriblement à la faction des Barnave et
des Lameth ; ils voulaient accaparer le ministère de la République, comme jadis les
Constitutionnels le ministère de la monarchie. Et cela était rigoureusement exact.
Le lendemain, Brissot fut pris directement à partie. Gravement inculpé au sein de
la Société, une quinzaine de jours auparavant, à cause des calomnies auxquelles sa
feuille servait de véhicule, il avait été invité à venir se justifier; invitation à laquelle
il avait promis de se rendre dès que la Convention lui laisserait une soirée libre. Mais
depuis quelque temps la Convention n'avait pas de séance le soir, et on ne l'avait pas
vu. Sans nul doute il se sentait fort embarrassé pour expliquer en face de toute une as
semblée les diatribes journalières insérées dans sa feuille. En conséquence, La Faye
proposa à la Société de prononcer sur-le-champ sa radiation. Cette demande inopinée
souleva une assez vive discussion. Quelques membres demandèrent qu'un délai lui
fût accordé pour justifier les inculpations qu'il ne cessait de répandre contre plusieurs
de ses collègues de la Convention ; mais la Société, après avoir entendu Legendre
d'abord, puis Collot d'Herbois, qui montra, avec raison, Brissot s'ingéniant à traves
tir les idées et le caractère de ceux qui ne pensaient pas comme lui, arrêta, presqu'à
l'unanimité, que Jean-Pierre Brissot serait rayé du tableau de ses membres. Robes
pierre était complétement étranger à cette mesure; cependant ce sera contre lui que
se tourneront toutes les fureurs de la Gironde.

VIII

Le rapport lu par Buzot à la Convention nationale sur la nécessité d'environner la


Convention nationale d'une garde recrutée dans les départements n'était pas de
nature à calmer l'irritation des patriotes contre les Girondins. Et de fait, quand on
examine de sang-froid toutes ces choses, on se demande où, en verité, ces gens-là
avaient la tête. Comment ! du temps de l'Assemblée législative ils avaient détruit la
maison militaire du roi, et maintenant qu'ils occupaient toutes les avenues du
pouvoir, maintenant qu'ils disposaient de toutes les places à la nomination du
264 - HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

gouvernement,' ils voulaient mettre la Convention, dont ils se croyaient les


maîtres, sous la protection d'une sorte de garde prétorienne ! Jamais une idée
aussi baroque n'était entrée dans la cervelle de leurs devanciers. L'Assemblée cons
tituante, l'Assemblée législative, s'étaient crues parfaitement en sûreté au milieu de
la population parisienne ; mais eux, qui accusaient leurs adversaires d'aspirer à la
dictature, ils ne reculaient devant rien pour assurer leur domination. Ah ! Couthon
les connaissait bien quand le 12 octobre, aux Jacobins, il les dépeignait comme des
gens fins, subtils, intrigants, extrêmement ambitieux, voulant la république parce
que l'opinion s'était expliquée à cet égard, mais voulant surtout la liberté pour eux,
et tenant principalement à se perpétuer dans le gouvernement et à voir à leur dispo
sition les places, les emplois et les trésors de la République.
Cette idée d'entourer la Convention d'une garde particulière parut à Maximilien si
bizarre par son objet, et en même temps si importante par ses conséquences possibles,
qu'il y crut attachées les vues les plus profondes, les plus dangereuses à la liberté. Et
si extraordinaire était également cette institution aux yeux d'un certain nombre de
membres de l'Assemblée, tout dévoués pourtant à la Gironde, que la commission
chargée de présenter un rapport sur cet objet, et dans laquelle, suivant la remarque
de Robespierre, on avait fait entrer les détracteurs les plus infatigables de la ville de
Paris, se divisa : la moitié de ses membresse prononça contre cette force armée d'un
nouveau genre. Mais trois députés, entièrement acquis à Roland, ayant été adjoints
à la commission par le président —, c'était Pétion, déjà fervent Girondin, —un rap
port favorable fut bientôt prêt, et Buzot se chargça de le soutenir. C'était, disait ce
dernier, le droit des départements de concourir à la conservation de ce qui leur ap
partenait, comme s'il était bien habile et bien juste en même temps de désigner aux
soupçons de la France la ville de Paris, laquelle n'avait jamais été plus paisible d'ail
leurs que depuis l'ouverture de la Convention. Les esprits s'émurent dans la capitale.
« Citoyens ! prenez-y garde, s'écria le rédacteur d'un journal populaire, les Révo
lutions de Paris, cette mesure projetée nous menace du despotisme le plus affreux...
Une maison militaire autour des législateurs! Ils abolissoient celle du ci-devant roi...
ils en veulent une pour eux !
Toute occasion était bonne à certains Girondins ardents pour vociférer contre
Paris. Un arrêté de la section de Marseille, au sujet de la nécessité qu'il y aurait à
maintenir dans les élections le système du scrutin à haute voix et par appel nominal,
arrêté dénoncé à la Convention dans sa séance du 12 octobre, fut le prétexte dont se
servit Buzot pour renchérir sur son dernier rapport. « Eh bien ! s'écria-t-il, puis
qu'il n'y a plus d'obéissance que dans les quatre-vingt-trois départements, il vous est
donc prouvé que vous devez les avoir ici. » Et il annonçait que déjà, de divers dépar
tements, des bataillons étaient en marche sur la capitale. Ah ! quand Buzot traitait
les Parisiens de factieux, est-ce qu'il ne tenait pas précisément le même langage que
les émigrés de Coblentz, que Brunswick et tous les aristocrates ? Les Révolutions de
Paris ne manquèrent pas d'établir le rapprochement. « Ce langage n'est-il pas celui
d'un véritable factieux ?... Et vous, Robespierre, Marat, Danton, Robert, où étiez
' vous quand Buzot s'exprima ainsi ? » Les plus fermes appuis de la faction girondine
furent eux-mêmes consternés de la maladresse de Buzot, dont l'emphase ridicule faisait
dire à Robespierre : « Buzot a une manière espagnole très-imposante. » Condorcet,
en rendant compte de la séance du 12, ne put s'empêcher d'écrire : « M. Buzot a
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 265

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| |.
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| | | cru trouver l'occasion favorable


|y pour ramener son projet de loi sur
" la force armée, attendu, disait-il
assez inconsidérément, qu'il n'y a plus de
respect pour les lois que dans les départe
mentS. »

L'étrange attitude de la Convention natio


nale dans ces premières séances semblait
avoir découragé Robespierre; le dégoût où
le plongeaient les continuelles déclamations
et les petits manéges de ses adversaires
le tenait éloigné de la tribune. Cependant il
ne crut pas devoir rester étranger à la vive
discussion soulevée au club des Jacobins par
le rapport de Buzot, et à laquelle prirent
part, presque exclusivement, des membres
de la Convention. Ce débat eut lieu à la
Séance du lundi 15 oc
tobre. Plusieurs députés
avaient déjà combattu le
projet de loi en vertu
duquel la Convention se
Serait trouvée dotée d'une
garde départementale de
près de cinq mille hommes,
quand Robespierre prit la
parole. A ses yeux, la
Attaque générale des Tuileries.

TOME II. 99
266 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

force publique,comme la volonté générale,devait être une et avoir pour objet unique
de maintenir l'exécution des lois en protégeant les personnes et les droits de tous les
citoyens.Toute force particulière, affectée à un homme ou à une assemblée, n'étant
plus dirigée par la volonté générale,lui paraissait un monstre dans l'ordre social; car,
au lieu d'être un moyen de protection universelle pour la société, elle devenait un
privilége inique, un instrument de violence et de tyrannie. Si même, sous la monar
chie, des hommes éclairés avaient considéré comme une absurdité la garde dont
s'entouraient les rois, de quel œil les patriotes verraient-ils les mandataires du
peuple se donner une sorte de maison militaire commandée par un nouveau capi
taine des gardes? Avaient-ils la confiance du peuple ? pourquoi alors ces précautions
injurieuses contre lui? Et s'ils l'avaient perdue, prétendaient-ils opprimer leurs
commettants ? Par quelle fatalité une Assemblée, qui avait commencé avec le règne
de la République, entourée de l'estime universelle, négligeait-elle les grands intérêts
dont elle était chargée pour s'occuper de cette garde particulière dont s'étaient si bien
passées les deux précédentes Assemblées ! N'y avait-il point là-dessous quelques
motifs secrets et extraordinaires?
Assurément ce n'était pas la crainte de dangers imaginaires courus par la Conven
tion au milieu de cette cité qui avait été à la fois le berceau, le foyer et le boulevard
de la Révolution, au sein de ce peuple qui, malgré leurs erreurs et leurs trahisons,
avait respecté les deux premières législatures; les fondateurs de la République
n'avaient rien à redouter dans une ville où la liberté venait de remporter son dernier
triomphe sur la tyrannie. Où étaient les factions conjurées contre la Représentation
nationale ? Les ennemis de la liberté étaient-ils plus forts à présent qu'avant la
chute de la monarchie ? Quant à lui, il n'hésitait pas à le dire, l'insurrection même
la plus légitime perdrait aujourd'hui l'État et la liberté, et il avait la conviction que
le peuple français supporterait patiemment les erreurs de ses mandataires plutôt que
de compromettre les destinées de la République par d'injustifiables révoltes.
Quelles étaient donc les raisons invoquées par le rapporteur? La nation entière,
disait-on, devait être appelée à couvrir de son égide ses représentants; la force
armée venue des départements était un lien moral que l'on ne pouvait méconnaître
sans exposer l'unité, la force et la paix intérieure de l'État. Plaisant argument, répli
quait Robespierre, comme si le véritable lien de l'unité de la République n'était pas
dans le système bien combiné des lois constitutionnelles. « Mais comment, » ajou
tait-il, veut-on nous faire voir la consolidation de l'unité politique dans un projet
qui tend évidemment à l'altérer ? Eh ! qu'y a-t-il donc de plus naturellement lié aux
idées fédératives que ce système d'opposer sans cesse Paris aux départements, de
donner à chaque département une représentation armée particulière; enfin, de
tracer de nouvelles lignes de démarcation entre les diverses sections de la Répu
blique dans les choses les plus indifférentes et sous les plus frivoles prétextes? »
Alors, faisant allusion aux paroles insensées prononcées par Buzot au sein de la
Convention, à ces menaces dont la capitale était l'objet, à ce tocsin sonné contre
Paris dans les quatre-vingt-deux autres départements, Robespierre se demandait
quel était le but véritable où tendaient les auteurs du projet de loi. Allait-on voir
se renouveler ces actes arbitraires contre la liberté individuelle si fréquents du
temps de Lafayette ? Car, il n'y avait pas à en douter, cette garde, infestée de l'esprit
de réaction, ouvrirait ses rangs à une foule de royalistes devenus républicains pOur
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 267

le quart d'heure. Et l'on osait la présenter comme un bienfait pour Paris, tout en
attisant les jalousies et les haines ! Mais le motif caché de cette institution, Robes
pierre le découvrait dans un coin du rapport de Buzot. Elle était réclamée comme
une nécessité pour contenir les citoyens de Paris, dont on redoutait l'influence sur les
représentants du peuple, comme si les Français de Paris étaient d'une autre nature
que ceux des autres parties de la France, comme si au contraire Paris n'était pas le
grand foyer où venaient se fondre en quelque sorte les citoyens épars de la commune
patrie. Ah! ce qu'on n'avouait pas, mais ce qu'on reprochait au fond à la capitale,
disait Robespierre en terminant, c'était d'être un centre de lumière et d'énergie où
l'esprit public ne pouvait être aussi facilement corrompu que dans les petites sections
dont se composait l'universalité de la République, où l'intrigue avait moins de prise
sur les esprits, parce qu'ils étaient plus éclairés. « La nation française vous regarde,
ajoutait-il en s'adressant à la Convention; l'Europe vous observe, et elle vous voit
délibérer sur les moyens de vous garder contre le peuple qui vous entoure; le dirai
je? elle vous voit depuis trop longtemps servir à votre insu de petites passions qui ne
doivent jamais approcher de vous. » Il concluait donc en engageant vivement ses
collègues à déclarer qu'il n'y avait pas lieu de délibérer sur le projet proposé.
Ce malencontreux projet de loi sur la garde départementale, né à la table de Roland,
si chaleureusement soutenu par Buzot, l'ami du mari et l'amant de la femme, au
moins par le cœur, projet auquel tenaient tant les Girondins, comme si à sa réalisation
eût été attachée la durée de leur domination, était encore destiné à susciter bien des
orages. Commissaires des sections de Paris, députation du faubourg Saint-Antoine,
députations de fédérés, adresses des départements, se succédèrent au sein de la
Convention, les uns réclamant impérieusement le rapport de la loi, les autres, dans
un langage non moins vif, en demandant le maintien. Mais tout cela n'est pas de
notre sujet; le temps nous presse, l'espace nous est mesuré, nous ne pouvons nous
arrêter en chemin."Disons seulement que le discours de Robespierre, si logique,
hélas ! et si sensé, fut un nouveau crime aux yeux de la Gironde.

IX

La veille même 14 octobre, s'était passée aux Jacobins une petite scène qui vaut
la peine d'être racontée. Dumouriez était inopinément venu jouir à Paris de ses
premiers triomphes; et avec cet engouement familier à notre nation pour les généraux
victorieux, on l'avait accueilli comme un libérateur : il avait accès dans tous les
partis. Ministre, il n'avait pas dédaigné, on s'en souvient, de rendre visite au club
des Jacobins : on n'a pas oublié l'histoire du bonnet rouge; chefd'armée, il tint à aller
présenter en quelque sorte ses hommages à cette Société où l'opinion exerçait une
telle puissance. Il était au mieux, d'ailleurs, avec quelques-uns de ses membres :
Couthon, qui, étant aux eaux dans le Nord, s'était lié avec lui, croyait à la pureté
de son patriotisme, et Robespierre n'avait alors, à son égard, que des préventions
favorables.
On venait de donner lecture du procès-verbal quand il entra dans la salle des
268 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Jacobins, accompagné de Santerre. La Société le reçut cordialement, mais sans


enthousiasme; il put se convaincre que là au moins les mœurs républicaines n'étaient
pas étrangères aux Français, et lui-même « prouva par toute sa contenance et par
ses discours que la fierté républicaine ne lui déplaisoit pas. » Ayant aperçu Robes
pierre, il alla droit à lui et l'embrassa avec effusion ; tout le monde applaudit.
Danton présidait. Il proposa à la Société d'entendre immédiatement le général,
lequel, vu ses importantes occupations, ne pouvait, dit le président, attendre
longtemps. Mais Dumouriez, s'étant aperçu du mauvais effet de ces paroles sur
certains membres, demanda à ne parler qu'après la lecture de la correspondance.
Il fit uue sorte de profession de foi en quelques mots énergiques, se déclara le
partisan dévoué des principes de la liberté et de l'égalité, et annonça qu'avant la
fin du mois il mènerait en Belgique soixante mille hommes « pour attaquer les rois
et sauver les peuples de la tyrannie. » Danton et Collot d'Herbois lui répondirent
successivement. La réponse du dernier est restée fameuse. Dans un langage dont
la familiarité n'excluait pas l'élévation, Collot peignit les vertus qui devaient dis
tinguer les soldats et les officiers de la République. Montrant au général les grands
modèles à suivre, il s'attacha à lui prouver que rien n'égalait le titre de bienfaiteur
de l'humanité, de défenseur de la liberté des peuples, l'engagea vivement à se
mettre en garde contre les séductions de la fortune, et lui promit, comme la plus
douce récompense des services rendus à la patrie, la reconnaissance de ses conci
toyens. Dumouriez parut ému et demanda lui-même l'impression du discours de
Collot d'Herbois, en déclarant que ce discours resterait toujours gravé dans son
âme, qu'il lui servirait de leçon. Déclaration trop vite oubliée !
A cette réception imposante et sévère, il y eut le surlendemain, 16 octobre, un
contraste frappant dans un salon de la rue Chantereine, où, suivant l'expression de
Marat, « un enfant de Thalie fêtait un enfant de Mars. » C'était chez Talma. Là, parmi
les parfums et les fleurs, Dumouriez vint s'enivrer des sourires des femmes, et rece
voir les avances des députés de la Gironde ; car chez l'éminent artiste dominait la
brillante phalange de ces républicains un peu superficiels, pour qui la République
était surtout une affaire de forme, et qui, occupant à leur tour les hautes sphères de
la société, s'étonnaient maintenant qu'on ne trouvât pas tout pour le mieux. On sait
comment la fête fut troublée par la soudaine apparition de Marat, qui arriva, accom
pagné de Bentabole et de Montaut, pour demander au général triomphant des rensei
gnements sur deux bataillons de volontaires de Paris inculpés par lui. On sait aussi
comment, après quelques paroles échangées, Dumouriez tourna assez brusquement
le dos à l'Ami du peuple. Cette petite scène refroidit un peu les révolutionnaires sur
le compte du général. Quant à Robespierre, il demeura complétement étranger aux
débats qu'elle souleva, ne jugeant pas sans doute les reproches dirigés contre Du
mouriez assez graves pour diminuer le mérite de ses services, et croyant encore, lui
aussi, à la sincérité de son dévouement à la République.
Il aurait voulu cependant voir les généraux conformer leur conduite aux principes
de la Révolution, rompre tout à fait avec les errements de l'ancien régime, et il con
signa ses observations à ce sujet dans un article que lui inspira une accusation inten
tée contre le général Dillon. Cet officier, en renvoyant au landgrave de Hesse-Cassel
un de ses lieutenants pris les armes à la main, lui avait adressé une lettre pleine de
courtoisie, dans laquelle il s'était donné la peine d'expliquer comme quoi la nation
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 269

française avait eu le droit de changer la forme de son gouvernement, et où il sollici


tait le landgrave de vider le territoire français, s'offrant à procurer à ses troupes les
moyens de passer en sûreté près des armées républicaines. Cette lettre, lue en pleine
Convention dans la séance du 11 octobre, avait paru à certains membres équivaloir
à une véritable trahison. Merlin (de Douai), apportant d'autres faits à l'appui de la
perfidie de ce général, dont le royalisme du reste n'était nullement douteux, réclama
un décret d'accusation contre lui. Mais cette proposition, soutenue par Couthon et
quelques autres membres, demeura sans résultats ; le lendemain la Convention
innocenta Dillon, après quelques explications de Dumouriez.
Robespierre ne crut pas non plus à un dessein prémédité, de la part de cet officier,
de trahir la nation ; il voyait même une sorte de preuve de l'innocence de Dillon
dans la bonhomie avec laquelle il avait livré sa lettre à la publicité. Selon lui, il y
avait dans la conduite du général beaucoup plus d'étourderie que de perversité,
beaucoup plus de préjugés que de mauvaises intentions. Seulement, le prenant à
partie sur les termes de sa lettre, il lui demandait si c'était là le langage d'un courti
san adressant à son maître des représentations respectueuses, ou celui d'un républi
cain parlant à un petit despote d'Allemagne assez audacieux pour profaner le terri
toire français. Comment ! on allait jusqu'à chercher à justifier la nation devant un
prince de Hesse ! « Il n'est pas question de démontrer les droits des nations, disait
Robespierre, mais de les réaliser par des victoires. Ce n'est qu'en renversant les
trônes qu'il faut convertir les rois. » Puis, il expliquait admirablement la différence
de la guerre présente avec les guerres d'autrefois. On ne combattait plus pour la
satisfaction de quelque vanité, pour une parcelle de territoire en plus ou en moins ; il
ne s'agissait pas de porter de nouveaux fers aux nations vaincues : non, plus hautes
étaient les destinées du peuple français ; il se battait pour son indépendance d'abord,
et, s'il triomphait, c'était pour étendre par toute la terre le règne de la justice et de la
liberté. On voit de plus en plus comme à ses yeux la Révolution française n'est pas un
simple événement local, mais une régénération du monde entier.
Ce qu'il trouvait de grave dans la démarche de Dillon, c'était d'avoir compromis
la dignité de la République. Sans doute il pouvait y avoir un avantage à délivrer le
territoire des ennemis qui l'avaient souillé, mais il en voyait un bien plus grand à les
ensevelir et à abattre en une seule campagne la puissance des despotes coalisés contre
nous. D'ailleurs le devoir de tout général, ajoutait-il, était de combattre nos enne
mis, non de chercher à transiger avec eux. Aussi la Convention lui parut-elle avoir
manqué de fermeté dans son attitude envers Dillon, et, sans adopter les propositions
sévères de Merlin (de Douai) et de Couthon, il aurait voulu que du moins on censu
rât par un blâme éuergiqne la conduite du général. Le devoir des représentants du
peuple, disait-il encore, était de surveiller rigoureusement les chefs d'armée, afin de
les contenir dans les véritables limites de leur pouvoir ; il engageait donc fortement
la Convention à ne point perdre de vue « que la puissance militaire fut toujours le
plus redoutable écueil de la liberté. » Ainsi cet homme que, si niaisement il est vrai,
les Girondins ne cessaient d'accuser d'aspirer à la dictature, ne prononçait pas un
discours, n'écrivait pas une ligne sans avertir ses concitoyens de se prémunir contre
les entreprises du despotisme, comme si déjà, de loin, il eût vu venir le 19 Bru
II10lT6 .
270 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

L'intolérauce des Girondins dans ces premiers mois de la Convention dépasse en


vérité toute croyance. Malheur à quiconque, au sein de l'Assemblée, proposait une
motion sans leur assentiment : c'était un factieux, un anarchiste , le langage des
Duport, des Barnave, des Lameth, avait passé dans la bouche des Vergniaud, des
Guadet, des Buzot. Nous allons voir bientôt ce dernier développer contre les provoca
teurs à l'anarchie un des plus terribles projets de loi dont puisse se réjouir le des
potisme. Buzot et ses amis reprochaient à Marat ses exagérations, et ils se servaient
absolument des mêmes moyens que lui. On peut même dire que, dans l'art de la
calomnie, ils le dépassaient de beaucoup. Un jour les murs de Paris se trouvèrent
couverts d'un placard énorme, signé des députés des Bouches-du-Rhône et contenant
à l'adresse de l'Ami du peuple, dont Barbaroux, comme on sait, avait été en quelque
sorte le courtisan, les plus dégoûtantes invectives. Si Marat paraissait à la tribune,
c'étaient des cris, des vociférations à n'en plus finir. Avant même de savoir ce qu'il
voulait dire, on refusait de l'entendre, si bien qu'un jour il lui échappa cette excla
mation si juste : « Il est atroce que ces gens-là parlent de liberté d'opinion et ne
veuillent pas me laisser la mienne ! » Et il ne faut pas demander si le président se
mettait de la partie, quand ce président était Guadet. -

Ah ! certes, si jamais hommes abusèrent, dans un pur intérêt de coterie, de l'im


mense autorité dont ils étaient revêtus alors, ce furent bien les Girondins. Tandis
que Robespierre, qui n'était que du parti de sa conscience, vivait à l'écart, dans un
isolement volontaire, ignorant l'art tortueux de l'intrigue, dans lequel ses adver
saires étaient passés maîtres, eux constituaient dans la république une véritable
église en dehors de laquelle il n'y avait point de salut. Pour recruter leur parti, ils
ne reculaient devant aucunes manœuvres, si basses qu'elles fussent, et déjà nous les
avons montrés épiant, comme des oiseaux de proie, les nouveaux venus à l'affût.
Personne, nous le répétons, n'a mieux dépeint que Couthon cette faction d'intrigants
et d'ambitieux subtils qui ne voulaient la liberté que pour eux. N'est-il pas risible,
après cela, de voir des écrivains de mauvaise foi ou fort ignorants des choses de la
Révolution, les poser en héros de modération ? Quant aux mesures de rigueur à
prendre contre les ennemis de la Révolution, émigrés et prêtres, l'initiative vint
d'eux, et sur ce point d'ailleurs ils furent d'accord avec les révolutionnaires les plus
ardents. Lorsque, plus tard, faisant chorus avec la réaction triomphante, les survi
vants de la Gironde essayeront de se disculper d'avoir trempé dans les sévérités
de la Révolution, ce sera par la plus lâche, mais aussi par la plus insoutenable des
prétentions. -

Leur grand souci pour le moment était de garder le pouvoir. Rien de triste et de
bouffon à la fois comme les tergiversations de Roland, obligé d'opter entre son porte
feuille et son poste de député à la Convention, où il avait été appelé par l'assemblée
électorale du département de la Somme. Oubliant ce principe excellent posé par les
patriotes de la Constituante, que les ministrs ne devaient jamais appartenir à la
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 271

Représentation nationale, les Girondins, Ducos et Buzot particulièrement, eussent bien


voulu maintenir leur ami à la fois comme ministre et comme représentant du
peuple, mais surtout comme ministre ; ils avaient en lui un si bon domestique ! Ce
cumul n'ayant pas paru être du goût de la Convention, on mit en avant le nom de
Pache. Le ministre de l'intérieur le désigna lui-même comme son successeur. C'était
alors « le brave et modeste Pache, seul digne de bien remplacer Roland. » Les Giron
dins le croyaient acquis à leur faction ; mais dès qu'il refusera de se laisser mener
par eux, ce ne sera plus qu'un monstre. Son élection s'étant trouvée contestée, Roland
se décida à opter pour le ministère, et, dans une lettre toute saturée des calomnies de
la Gironde contre la députation de Paris, il annonça à la Convention qu'en vertu de
son vœu tacite, qu'il regardait comme l'expression de la volonté des quatre-vingt
trois départements, tandis que sa nomination de député n'était que le vœu d'un seul
département, il se décidait à demeurer ministre. Cette interprétation d'un vœu tacite
parut excessive à Robespierre et contraire aux principes. Selon lui, le choix qui don
nait à chaque député le titre de représentant de la République devait être regardé
comme le vœu du peuple français et approchait un peu plus de ce caractère que
le simple vœu de l'Assemblée des représentants. Et cela est vrai : toute doctrine
contraire est subversive de l'unité politique du pays.
Combien plus noble et plus digne fut la conduite de Danton! Invité, lui aussi, à
rester au ministère, il persista dans la démission qu'il avait donnée dès les premiers
jours de la Convention. D'ailleurs, à son avis, il n'était pas de la dignité de l'Assem
blée d'inviter des citoyens à conserver une place. Ce fut à cette occasion qu'il se
permit une saillie que Robespierre, toujours grave, trouva peu convenable : « Si vous
faites une invitation à Roland, dit Danton, faites-la donc aussi à Mme Roland,
car tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département. » Cette
plaisanterie remplit d'amertume le cœur des Girondins : c'était, en effet, leur
dire assez publiquement que leur faction était gouvernée par une femme. Quant à
madame Roland, elle en garda une rancune implacable, et les calomnies que
ses Mémoires contiennent à l'adresse de Danton peuvent donner la mesure de son
ressentiment.
La Gironde crut trouver dans la retraite de Danton un accroissement de puissance,
parce qu'il eut pour successeur le littérateur Garat, qui, sans être l'ennemi de Robes
pierre, etait alors au mieux avec Brissot. Or, il n'était pas téméraire d'espérer qu'une
fois en possession d'une part du pouvoir, le nouveau ministre ferait cause commune
avec ses collègues, et se mettrait, lui aussi, à la dévotion du parti. Mais, cette fois,
l'espoir des Girondins se trouva déçu, Garat refusa net de servir d'instrument à leurs
haines; il s'efforça au contraire de les calmer, de les ramener dans la voie de la
justice et de la modération. « Combien de fois, a-t-il écrit, j'ai conjuré Brissot,
dont le talent se fortifiait dans ces combats, de modérer l'usage de sa force pour
irriter moins ses ennemis ! Combien de fois j'ai conjuré Guadet de renoncer, quelque
fois au moins, aux triomphes de cette éloquence qu'on puise dans les passions, mais
qui les nourrit et les enflamme ! » Peines inutiles! les Girondins étaient devenus les
esclaves aveugles d'une sorte de passion sauvage, et bientôt Garat indigné s'éloi
gnera d'eux avec dégoût. Mais pour le moment, croyant avoir fait une recrue, ils se
sentaient encore d'humeur plus belliqueuse.
Maîtres de toutes les positions ministérielles, ou du moins se le figurant, ils vou
272 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

lurent avoir la mairie entre leurs mains. Il y avait à remplacer Pétion. Plusieurs can
didats furent proposés. Un membre de la Société des Jacobins, nommé Moras, enga
gea ses concitoyens à voter pour Robespierre; mais celui-ci n'était pas homme à
accepter, on le savait bien. Etant monté à la tribune aussitôt après avoir été désigné,
il dit : « Je ne fais à cette proposition qu'une simple objection, c'est que, pour un tel
choix, il faudrait au moins avoir le consentement de la personne sur qui il tombe
rait, et pour moi, je ne connais aucune force humaine qui puisse me faire consentir à
abandonner la place de représentant du peuple contre toute autre, quelque impor
tante qu'elle pût paraître. » A la place de maire était affecté alors un traitement de
soixante-quinze mille livres.Après une déclaration si nette et si tranchée, on com
prend aisément que Robespierre n'ait obtenu que quelques voix. Pétion ayant paru
d'abord disposé à reprendre ses fonctions, on ne lui opposa pas de compétiteur sé
rieux, et il fut réélu à une majorité fort considérable. Mais ce ne fut pas là, comme
l'a écrit un historien de nos jours, une défaite du parti violent. Le parti violent
d'ailleurs, c'était celui de la Gironde ; on l'a vu déjà, on le verra bien davantage
tout à l'heure, violent et déloyal, on peut le dire. Pétion d'ailleurs, quoique tout
dévoué de cœur aux Girondins, ne s'était pas encore franchement déclaré. Quelque
temps après cette réélection, Robespierre, dont il avait reçu déjà tant de marques
d'intérêt et d'affection, parlait encore de lui avec éloge dans son journal, ne se dou
tant guère qu'à quelques jours de là il serait odieusement et lâchement trahi par
lui.
Mais Pétion, paraît-il, avait espéré être élu le premier à la Convention par l'assem
blée électorale du département de Paris, et son amour-propre avait cruellement
souffert de la nomination de Robespierre. Comme ce Jules César qui aimait mieux
être le premier dans une petite bourgade que le second à Rome, il préféra, ayant vu
ses espérances s'évanouir à Paris, être le représentant de Chartres, où cependant il
ne fut élu que le troisième. En laissant les suffrages des électeurs se porter sur lui
pour la place de maire, Pétion ne voulait sans doute qu'un adoucissement aux bles
sures de son orgueil : une fois réélu, il donna de nouveau sa démission, afin de rester
au poste où l'avaient appelé ses compatriotes d'Eure-et-Loir. Ce sera sur le choix de
son successeur que se porteront tous les efforts des Girondins, et nous verrons une
fois de plus, à ce propos, comment ces gens-là entendaient la liberté électorale.

XI

Depuis l'ouverture de la Convention, Robespierre n'avait guère pris part à des


débats étrangers à l'intérêt public.Attaqué, il s'était contenté de se défendre, et l'on
sait maintenant par quels moyens odieux ses adversaires avaient essayé de le troubler
dans sa justification. Un peu étourdis de leur échec, ils attendaient avec im patience
le moment de recommencer l'attaque, et, de longue main, lis préparaient leurs bat
teries. -

Impossible de se montrer plus hypocrites. Ces prétendus modérés, qui repro


HISTOIRE DE R0BESPIERRE. 273

chaient à Marat ses exagérations, le dépassaient en fureurs, et, s'il ne fut pas assas
siné plus tôt, ce ne fut certes pas leur faute. Le 24 octobre, Robespierre jeune,
indigné, s'éleva énergiquement aux Jacobins contre leur affreux système, et montra
comment les menées employées contre « l'intrépide Marat » tendaient tout simplement
à le désigner aux poignards des meurtriers. Trop longtemps, dit-il, aux applaudisse
ments de la Société, on a temporisé avec ces factieux ; « il est temps de déployer
contre eux une grande énergie, sil'on veut sauver le patriotisme. » Jusqu'ici, en effet,
le côté que dans l'Assemblée on appelait la Montagne restait interdit pour ainsi dire
devant les violences de la Gironde. Beaucoup de membres venus des départements,
où leur bonne foi avait été surprise par les mensonges des feuilles girondines, étaient
comme en suspens, inclinant plutôt du côté de la Gironde, qui avait pour elle le pres

tige du pouvoir. Il faudra, pour les arracher de ce parti des intrigants, toute la puis
sance de la justice et de la vérité.
Mais si chaque jour les Girondins déclamaient, en vociférant, contre Marat, c'était
Robespierre surtout qu'ils eussent voulu abattre , car, - ils le sentaient bien, -
c'était lui le principal obstacle à leur ambition. Ce grand nom si respecté, cette popu
larité qui, à Paris, résistait à toutes leurs attaques, cette réputation intacte enfin, il
fallait lui porter un coup mortel, l'ensevelir sous un déluge de calomnies, sinon se
résigner à voir un jour ou l'autre tomber de leurs mains ce pouvoir dont ils étaient
si jaloux. Robespierre cependant, comme déjà nous l'avons dit, se tenait alors tout à
fait à l'écart. Exerçant le droit le plus naturel et le plus légitime, il avait bien aux
Jacobins et dans son journal pulvérisé le projet de Buzot sur la force départementale,
mais il était resté muet à la Convention, et quand, dans la séance du 19 octobre, les

TOME II. 100


274 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

députés des sections de Paris étaient venus lire une protestation hautaine contre le
décret proposé, on ne l'avait pas vu, comme peut-être on s'y attendait, s'élancer à
la tribune pour soutenir les pétitionnaires. Il n'avait pas pris la parole davantage
quand, avec une indignation dérisoire, les membres de la faction dominante, se fon
dant sur l'intérêt des contribuables, avaient fait casser un arrêté du conseil général
en vertu duquel l'adresse des sections de la capitale devait être imprimée et envoyée
à toutes les communes de la République aux frais de la municipalité parisienne.
C'était, en vérité, se préoccuper, pour une bien maigre somme, de l'intérêt de ces
pauvres coutribuables, quand on ne regardait pas à les grever de neuf à dix millions
pour cette fameuse maison militaire dont on voulait gratifier la Convention nationale.
« Où donc étoient, pendant ces misérables discussions, les amis du peuple? s'écria
le rédacteur d'un journal populaire. Les Danton, les Robespierre se sont tus. Tu
dors, Brutus ! »
Mais Brutus pouvait se réveiller. Brissot et ses amis résolurent de porter à Robes
pierre un coup décisif.Aussi bien le moment leur paraissait favorable. Une masse
de fédérés venaient, à leur voix, d'accourir des départements. Ce n'étaient plus
ces fédérés d'il y a quelques mois, partis au cri de la patrie en danger, et qui déjà
refoulaient sur leur territoire les ennemis de la République. Les nouveaux venus
n'étaient que les serviteurs d'une coterie qui masquait misérablement du prétexte
de l'ordre public ses haines implacables. « Nous avons appris que nous n'avions
plus d'autres ennemis que les agitateurs et les hommes avides de dictature et de
tribunat, » disaient-ils à la Convention.
Le jour méme où Robespierre jeune dénonçait, aux Jacobins, les manœuvres
tyranniques dont Marat était l'objet de la part d'un certain nombre de membres
de la Convention, Brissot lançait dans le public un factum intitulé : A tous les
républicains de France; sorte de protestation hautaine contre sa radiation de la liste
des Jacobins. Il lui avait paru beaucoup plus commode d'écrire un long pamphlet
que d'aller s'expliquer verbalement au sein même de la Société. C'était un pendant
au mémoire publié par lui, l'année précédente, en réponse aux graves accusations
formulées contre lui par André Chénier et autres écrivains royalistes. A cette
époque il se prétendait calomnié, lui le grand artiste en calomnie : on l'avait accusé
d'avoir présenté dans ses ouvrages la propriété comme le produit du vol; usant à
présent des mêmes armes dont ses ennemis s'étaient servis contre lui l'an passé,
et mettant largement à contribution le vocabulaire des éternels défenseurs des
vieux abus, il traitait de niveleurs, de désorganisateurs, les patriotes séparés de sa
ligne. Robespierre avait été complétement étranger à la mesure d'exclusion qui
l'avait frappé aux Jacobins; ce fut, malgré cela, sur lui que Brissot distilla goutte
à goutte tout le fiel dont son cœur était plein.Avec quel cynisme et quelle impu
dence il mentait, quand, renouvelant une de ses vieilles calomnies, il le montrait
d'accord, pendant la dernière législature, avec le comité autrichien; quand, sur la
foi de son ami Carra, il le représentait comme hésitant aux approches du 10 août,
lui qu'au club de la Réunion il avait proposé de faire décréter d'accusation, pour
avoir déclaré l'Assemblée législative incapable de sauver l'État, et provoqué la
convocation d'une Convention nationale; quand enfin il le dépeignait comme dictant
les arrêts du comité de surveillance ! Il était bien heureux d'avoir à rappeler que,
dans la nuit du 5 septembre, Robespierre l'avait accusé de conspirer en faveur du
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 275

duc de Brunswick. Car c'était là le seul grief sérieux qu'il eût à invoquer contre
lui. Mais alors Robespierre était depuis longtemps déjà l'objet de ses diatribes
quotidiennes, et cette accusation que Maximilienn'avait fait que répéter aprèsd'autres,
elle avait son fondement dans une proposition formelle de Carra, dont la feuille,
nous l'avons dit, était complétement inféodée à Brissot. Inutile de demander si
Brissot rappelait bien hautement que dès 1791 il avait jeté en l'air ce mot de répu
blique. Or, on sait de reste maintenant à quoi s'en tenir à cet égard ; ce n'en était
pas moins là son grand cheval de bataille. Il se gardait bien de dire qu'à l'époque
du 17juillet de cette année 1791, tandis qu'isolé aux Jacobins, Robespierre tenait
tête à l'orage, essayait de rallier les patriotes dispersés par la terreur, s'exposait
à toutes les fureurs de la réaction, tandis que les démocrates ardents étaient forcés
de se dérober par la fuite aux décrets de prise de corps lancés contre eux, lui Brissot,
par un miracle au moins étrange, se promenait tranquillement dans les rues de
Paris, se fiant sans doute à la protection de Lafayette, dont il était encore le servile
courtisan. Il se gardait bien surtout d'ajouter qu'au mois de juillet nrécédent, -
il n'y avait pas si longtemps, — alors qu'il espérait ressaisir le pouvoir à l'ombre
de la monarchie, il avait en pleine Assemblée législative appelé le glaive de la loi
sur les républicains, et d'avouer que par ce mot c'était Robespierre qu'il désignait
plus particulièrement. Nous insistons sur ce point parce que trop d'historiens,
sur quelques paroles en l'air, ont mis sur le compte des Girondins la fondation
d'un gouvernement qu'ils n'ont accepté que contraints et forcés.
Par un excès d'hypocrisie à peine croyable, Brissot attribuait sa radiation à son
refus de se prosterner « devant la dictature de Robespierre. » Comment s'étonner après
cela que Robespierre, qui par son attitude semblait inviter ses adversaires à déposer
les armes, à laisser de côté ces querelles particulières si funestes à la patrie, ait aussi
senti tressaillir en lui le démon de la haine, et que de noires visions aient fini par
pénétrer dans son esprit ?

XII

Comme pour répondre à ce manifeste de la calomnie, Robespierre prononça aux


Jacobins, dans la séance du 28 octobre 1792, un long discours traitant de l'influence
de la calomnie sur la Révolution. Beaucoup plus restreinte sous le despotisme, à une
époque où elle s'exerçait principalement d'homme à homme, de famille à famille, la
puissance de la calomnie s'était singulièrement accrue depuis que l'opinion gou
vernait le pays. C'était elle depuis lors qu'avaient tour à tour invoquée les factions
pour combattre la liberté. Par elle, les maximes de la philosophie appliquées à
l'organisation des sociétés politiques étaient devenues des théories désorganisatrices
de l'ordre public; par elle, le mouvement de la Révolution n'était plus que troubles,
désordres et factions; c'était elle qui traitait de flagorneries séditieuses la défense
énergique des droits du peuple, et de réclamations extravagantes ou ambitieuses la
réclamation des droits les plus sacrés des citoyens. Flétrir enfin par des mots odieux
276 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

les choses honnêtes et louables, déguiser sous des dénominations honorables les
systèmes de l'intrigue et de l'aristocratie, tel était, selon Robespierre, ce grand art
de la calomnie incessamment mis en usage par les ennemis de la Révolution et par
tous les ambitieux.
Il esquissait ensuite à grands traits tous les maux dont elle était la cause , montrait
comment, avec son aide, on était parvenu à épouvanter les esprits faibles, les riches,
les égoïstes, à les détacher de la cause populaire ; comment de mauvais citoyens,
trop lâches pour endosser ouvertement la livrée de l'aristocratie, avaient pu, grâce à
elle, combattre la liberté sans paraître déserter ses drapeaux. Tous ces fanfômes de
brigandage dont sous la Constitution on effrayait les mandataires du peuple, ils étaient
suscités par la calomnie ; et la loi martiale était son ouvrage, cette loi dont le nom
seul, disait Maximilien, déshonorait les législateurs français, et qui tant de fois, depuis
l'origine de la Révolution, avait fait couler le sang du peuple. N'était-ce point par des
pamphlets et des folliculaires qu'on avait constamment essayé d'égarer l'opinion
publique ? La calomnie, c'était la mère du feuillantisme, et quand régnait cette fac
tion, on ne pouvait attaquer ses détestables doctrines sans être accusé de vouloir
désorganiser l'État, détruire la discipline militaire, prêcher l'anarchie, ou favoriser
Coblentz et l'Autriche.
Arrivant à l'époque présente, Robespierre voyait le même esprit sous des noms
différents. Les mêmes moyens et les mêmes cabales se reproduisaient, et, le mot de
république ôté, rien n'était changé à ses yeux. Décidé à démasquer les intrigants du
jour, ceux qui, depuis cinq semaines, s'acharnaient à calomnier les députés de Paris
et la capitale tout entière, il les montrait copiant servilement aujourd'hui les Feuil
lants, comme eux criant sans cesse à l'anarchie, et jetant aussi aux patriotes étran
gers à leur coterie les noms de démagogues et de désorganisateurs ; il les montrait
usant de tous les moyens d'influence que leur donnaient leurs journaux et le pou
voir dont ils étaient revêtus, pour pervertir l'opinion dans les départements, pour
outrager toutes les sections de la capitale et accuser Paris du projet insensé de vouloir
subjuguer la liberté du peuple français, Paris qui avait donné à la France le signal
de la Révolution, et qui venait d'envoyer quarante mille de ses enfants combattre
aux frontières ! Et c'était le moment choisi par les ambitieux pour déverser sur la
capitale et sur ses représentants la calomnie à pleins bords ! Comment s'étonner si la
Convention n'avait rien fait jusqu'ici qui répondît à la hauteur de sa mission, à l'at
tente du peuple français ? Le moyen de s'occuper de la constitution nouvelle « et de
la liberté du monde, » au milieu des orages soulevés chaque jour par des hommes
qui ne songeaient qu'à persécuter les patriotes parisiens ?
Tout leur était bon pour calomnier les sections de la capitale et la Commune. On
grossissait à dessein les moindres alarmes. A chaque instant les intrigants sem
blaient prendre à tâche de jeter l'épouvante au sein de la Convention. Tantôt on
annonçait l'insurrection de quatre mille ouvriers sur la place Vendôme, tantôt une
révolte formidable au Palais-Royal ; et il se trouvait que la place Vendôme et le
Palais-Royal étaient calmes et déserts. « Que seroit-ce donc, poursuivait Robes
pierre, s'il arrivait en effet quelque mouvement partiel qu'il seroit impossible de
prévoir ou d'empêcher ? C'est alors qu'il seroit prouvé, aux yeux de tous les dépar
tements, que rien n'est exagéré dans le portrait hideux qu'ils ont tracé des horreurs
dont Paris est le théâtre, et que les représentants de la République doivent le fuir en
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 277

secouant la poussière de leurs pieds, Voilà l'événement que les intrigants de la Ré


publique attendent avec impatience. Heureusement jusqu'ici les citoyens semblent
avoir deviné leur intention. Ce peuple si féroce a lutté contre la misère ; il a imposé
silence à l'indignation que pouvoient exciter toutes ces lâches persécutions, et ce
n'est pas le moindre prodige de la Révolution que ce calme profond qui règne dans
une ville immense, malgré tous les moyens qu'ils emploient chaque jour pour exci
ter eux-mêmes quelque mouvement favorable à leurs vues perfides. » Les aristo
crates de l'Assemblée constituante, continuait-il, rendaient plus de justice à la capi
tale, tout en insultant la Révolution, et à ce sujet il rappelait que l'abbé Maury lui
même avait hautement reconnu le service dont il s'était trouvé redevable au peuple
de Paris lorsqu'il avait été soustrait un jour à la juste indignation qu'il avait provo
quée en menaçant la foule de ses pistolets. Lafayette et ses amis s'étaient-ils jamais
avisés de demander pour eux la création d'une maison militaire ? Avaient-ils songé
à appeler les départements pour les défendre contre Paris ? Mais les petits tyrans de
la République étaient moins débonnaires que les Constitutionnels. On les verrait,
plutôt que d'abandonner le pouvoir, quitter Paris, diviser les départements. Déjà
autour d'eux s'étaient ralliés les plus gros personnages, les fonctionnaires publics,
tous les serviteurs de la contre-révolution. « Enfin, disait Robespierre, ils sont
les honnêtes gens, les gens comme il faut de la République ; nous sommes les sans
culottes et la canaille. » Et, dérision singulière ! ces gens-là qui détenaient toute la
puissance exécutive, qui avaient pour eux les armées, le trésor, toutes les places, qui
dominaient la Convention, qui exerçaient en un mot l'autorité suprême, accusaient
leurs adversaires d'aspirer à la dictature. On était un mauvais citoyen, un agitateur,
un factieux, du moment où l'on étaſt soupçonné de vouloir contredire leurs vues.
Quel mal ils avaient causé à la République en élevant, en quelque sorte, une bar
rière entre Paris et les départements, en soulevant contre la capitale toutes les opi
nions envieuses ! Avec quel art ils versaient dans les cœurs les poisons de la haine
et de la défiance ! Comme ils soufflaient le feu de la guerre civile ! Et certes, ce n'é-
tait point leur faute si déjà des rixes funestes ne s'étaient pas engagées. « Ah ! Fran
çois, s'écriait Robespierre, qui que vous soyez, embrassez-vous comme des frères,
et que cette sainte union soit le supplice de ceux qui cherchent à vous diviser. » Plus
que jamais il recommandait aux amis de la liberté la concorde, la sagesse et la pa
tience. Les ambitieux finiraient par se démasquer, par se perdre eux-mêmes par
leurs propres excès. « Éclairez-vous, disait-il en terminant, éclairez vos conci
toyens autant qn'il est en votre pouvoir ; dissipez l'illusion sur laquelle se fonde
l'empire de l'intrigue, et il ne sera plus.
« Passer la vérité en contrebande à travers tous les obstacles que ses ennemis lui
opposent ; multiplier, répandre par tous les moyens possibles les instructions qui
peuvent la faire triompher ; balancer par le zèle et par l'activité du civisme l'in
fluence des trésors et des machinations prodigués pour propager !'imposture : voilà,
à mon avis, la plus utile occupation et le devoir le plus sacré du patriotisme épuré.
Des armes contre les tyrans, des livres contre les intrigants ; la force pour repousser
les brigands étrangers, la lumière pour reconnaître les filous domestiques : voilà le
secret de triompher à la fois de tous vos ennemis. »
Cet important discours, qui peignait si bien la situation et dont nous n'avons pu
tracer qu'une esquisse rapide et incolore, fut accueilli par les plus vifs transports. La
278 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Société en ordonna sur-le-champ l'impression et l'envoi aux sociétés affiliées. Dan


ton qui présidait, Danton que les Girondins venaient de froisser cruellement en le
sommant, comme s'ils eussent douté de son intégrité, de justifier de l'emploi des
fonds dont il avait eu le dépôt comme ministre, proposa à la Société d'envoyer le
discours de Robespierre à toutes les parties intéressées. Un autre membre, Brival,
député de la Corrèze, demanda, aux éclats de rire de la Société, qu'on invitât le
ministre de l'intérieur Rcland, qui employait à l'impression de tant de choses les
cent mille francs de fonds secrets qu'on lui avait confiés, à imprimer également à
ses frais cet excellent discours. Cette proposition ayant été adoptée, ses auteurs,
Saint-Just et Lullier, furent chargés d'aller la soumettre au ministre de l'intérieur.
Nous donnerons tout à l'heure d'assez curieux détails sur la manière dont l'honnête
Roland employait les fonds de la République; nous en avons dit un mot déjà, mais
il nous faudra y revenir. Quant au discours de Robespierre, si modéré à côté du
violent factum de Brissot, il porta au comble l'irritation des Girondins; et, sans plus
attendre, ils résolurent d'abattre, coûte que coûte, celui dont la grande influence
morale leur paraissait le seul obstacle à leurs projets ambitieux, bien que, depuis
l'ouverture de la Convention, Maximilien ne les eût guère gênés dans l'exercice du
pouvoir.

XIII
•.

Un véritable plan de bataille fut dressé contre Robespierre; les rôles furent distri
bués aux ardents du parti, et chacun se tint prêt à donner à la première occasion.
Les intrigants, avait dit Robespierre, ont pris la place de la faction des Feuillants.
Rien ne prouve mieux cette vérité, suivant nous, que le rapport présenté par Buzot
à la Convention dans la séance du 27 octobre 1792 contre ceux que la faction appelait
« les provocateurs au meurtre, » rapport suivi d'un projet de loi sur les écrits
qualifiés de séditieux. J'aime beaucoup mieux, pour ma part, les gouvernements
qui s'opposent bien nettement et bien franchemeut à la liberté de la presse, comme
incompatible avec leur existence, que ces gouvernements hypocrites qui, tout en
protestant de leur amour pour cette liberté, l'étranglent tout simplement, sous
prétexte de réprimer les écrits incendiaires. Qu'est-ce qu'un discours ou un écrit
qui provoque à dessein l'assassinatt demandait avec raison un journal de l'époque.
Nous savons en effet, hélas! de quelles déplorables interprétations sont susceptibles
toutes les lois contre la presse !
Chefs du pouvoir exécutif, les républicains de la Gironde se conduisaient exactement
comme les Constitutionnels, quand, devenus maîtres de l'autorité après la fuite
de Varennes, ceux-ci confectionnaient des lois contre les écrits gênants. Douze ans de
fers contre l'écrivain ou l'orateur reconnu coupable, et la mort même, si l'on jugeait
que l'écrit ou le discours avait été suivi d'un meurtre : telles étaient les principales
dispositions de la loi d'Amour, qu'au début de la République les Girondins venaient
offrir à la France. — Ainsi, quand l'aimable auteur de Faublas provoquait ouverte
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 279

ment les gens, non par une simple figure de rhétorique, à l'assassinat de Robes
pierre, il s'exposait, en vertu de la loi Buzote, à douze années de fers. — Buzot était
autrefois d'un avis différent, lorsqu'à côté de Robespierre il combattait les Le Cha
pelier, les Duport, les Lameth. « Mais alors il étoit patriote, » écrivait avec tristesse
le rédacteur des Révolutions de Paris. Quant à Robespierre, à qui l'on n'aura pas à
reprocher de pareilles palinodies, il pouvait dire alors ce qu'il disait du temps de la
Constituante : « Toutes les déclamations contre ce qu'on appelle les écrits incen
diaires cachent toujours le dessein secret d'opprimer une nation, dont le premier
besoin est d'être éclairée sur ses droits, sur ses intérêts. Il fallait donc renoncer à
tout acte de rigueur contre les écrivains, et maintenir comme la plus solide base du
bonheur social la liberté illimitée d'écrire sur toutes choses. » En matière de liberté,
on le voit, Robespierre avait des principes autrement arrêtés que ceux des Giron
dins.
Le lundi 29 octobre, le ministre de l'intérieur Roland, dans le but bien évident
de pousser la Convention à voter la loi de son ami Buzot, présenta, par la bouche
le Lanjuinais, sous le jour le plus sinistre, la situation de Paris, dont il avait été
chargé de rendre compte. Dans son très-long rapport, formidable écho des conti
nuelles déclamations girondines contre la ville de Paris, contre la Commune et
toutes les autorités révolutionnaires qui n'avaient pas voulu être les dociles instru
ments de la faction, il n'était question que fort indirectement de Robespierre. On
ne nommait ni lui ni personne. Mais à la fin, tout à fait à la fin, Roland parlait
insidieusement d'une lettre remise au ministre de la justice, lettre daus laquelle
était dénoncé un prétendu projet de renouvellement de massacres où devaient
être compris plusieurs membres de la Convention, et dont Lanjuinais s'empressa de
donner également lecture. -

C'était là, on le sent bien, le point capital du morceau. A la manière solennelle


dont le ministre parlait de cette lettre, on aurait pu croire à quelque chose de
sérieux; eh bien ! nos lecteurs vont juger de la valeur de cette misérable intrigue;
ils se demanderont si jamais ministre s'est moqué à ce point de la Représentation
nationale d'un grand peuple, et si jamais un des premiers fonctionnaires de l'État
a usé envers un citoyen isolé d'une perfidie pareille à celle qu'en cette circonstance
l'honnête Roland employa à l'égard de Robespierre.
La scène avait été merveilleusement préparée. Guadet présidait la Convenion ;
Guadet, un des plus féconds inventeurs des calomnies progagées contre Maximilien
par les hommes de la Gironde, Guadet qui un jour, comme on sait, avait reproché
à son adversaire de vouloir remettre le peuple sous le joug de la superstition pour
avoir, dans un mouvement oratoire, osé invoquer le nom de la Providence, Guadet
qui, dressant contre Robespierre un acte d'accusation formidable, n'avait trouvé
à le charger que de ce crime étrange, à savoir d'être... l'idole du peuple, Guadet
enfin, dont sept mois auparavant un écrit avait été solennellement déclaré calom
nieux par la Société des Amis de la Constitution : tel était l'homme chargé de
présider les débats d'une séance marquée, dans les desseins de la Gironde, pour la
perte de Robespierre. Afin de mieux disposer les membres de l'Assemblée, on
avait eu.soin, dès le début de la séance, de leur distribuer la venimeuse brochure
de Brissot, dont nous avons rendu compte. -

Maintenant arrivons à la fameuse lettre. Et d'abord elle était anonyme. En vérité,


280 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

le cœur se soulève de dégoût quand on pense qu'un ministre de la République est


allé, pour s'en faire une arme contre un adversaire, ramasser dans la boue une de
ces choses que l'on doit rejeter avec dédain. Il était impossible d'imaginer un plus
pauvre et plus détestable moyen. L'auteur de cette lettre, adressée au vice-président
de la seconde section du tribunal criminel, nommé Dubail, à qui les Girondins
ont fait jouer là un triste rôle, raconte que, se trouvant la veille « chez un quidam
féroce, » il était venu un particulier de la section de Marseille, membre du club des
Cordeliers, lequel, après avoirfort loué la journée du 2 Septembre, avait ajouté que
cela n'était pas fini; qu'il fallait une nouvelle saignée. « Il est temps et grand temps
d'arrêter la fureur des assassins, continuait le correspondant anonyme. Je gémis,
à mon particulier, de voir les horreurs qu'on nous prépare. Buzot leur déplaît beau
coup. Vergniaud, Guadet, La Source, etc., voilà ceux que l'on nomme pour être de
la cabale Roland; ils ne veuleut entendre parler que de Robespierre. » Le grand mot
était lâché. « Oh ! le scélérat ! » s'écria un membre feignant l'indignation, quelque
compère. -

Lanjuinais reprenant alors sa lecture un moment interrompue : «... Je ne connois


guère qu'un moyen de tempérer l'ardeur des assassins : ce seroit de solliciter la loi
déjà proposée contre les provocateurs au meurtre; et, sitôt qu'elle seroit promul
guée, de mettre à leurs trousses des gens sûrs qui les dénonçassent. » Nous avions
donc bien raison de dire qu'un des deux buts du rapport de Roland était de pousser
la Convention à voter la loi Buzot, cette loi aux dispositions de laquelle n'aura certai
nement rien à envier la fameuse loi de 1815 contre les écrits séditieux. L'autre but
était de frapper Robespierre. -

Il était difficile de recourir à une manœuvre plus grossière. Mais il fallait amener
Robespierre à la tribune pour avoir de nouveau l'occasion de le prendre à partie.
Depuis la ridicule sortie de Barbaroux, il n'avait ouvert la bouche qu'une seule fois,
le dimanche 21 octobre, pourappuyer une demande de secours sollicités par la com
mune de Choisy. Cela n'offrait guère un texte d'accusation. La lettre anonyme adres
sée au vice-président Dubail convenait merveilleusement. On résolut donc de la lui
jeter entre les jambes, espérant bien qu'ainsi pris à l'improviste, 1l se trouverait fort
embarrassé, et qu'il ne manquerait pas de se récrier contre une insinuation perfide
et dangereuse.
En effet, à peine Lanjuinais a-t-il terminé sa lecture qu'un certain nombre de
membres réclament l'impression du rapport de Roland et son envoi à tous les dépar
tements. Robespierre indigné, - qui ne l'eût été à sa place ! — s'élance à la tribune
pour parler sur le rapport du ministre et sur le fait qui lui était personnel. On lui
dispute la parole avec un inqualifiable acharnement. Du pied de la tribune, entourée
par les meneurs de la faction, partent des interruptions continuelles. A cet homme
odieusement, traitreusement inculpé, et qui demande à se justifier, le royaliste
Henri Larivière trouve une expression dictatoriale. « Maintenez la parole à l'orateur,
crie Danton au président, et moi, je la demande après; il est temps que tout cela
s'éclaircisse. » Mais le président était avec l'ennemi.
Au premier mot de Robespierre sur l'insinuation si traîtreusement dirigée contre
lui, Guadet l'interrompt sous prétexte de le ramener à la question, et il s'attire cette
réponse bien méritée : « Je n'ai pas besoin de vos instructions, je sais sur quoi j'ai la
parole. » Alors pendant quelques minutes s'établit entre l'orateur et le président
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 281

une véritable lutte. Chaque fois qu'invoquant la justice de l'Assemblée et réclamant


pour un représentant du peuple la même attention et la même impartialité qu'elle
avait accordées au rapport du ministre, Maximilien veut essayer de se disculper, le

^ | # | f .

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| |

Décharge des Suisses dans le vestibule


des Tuileries.

président l'arrête. « Robespierre, si º


vous ne parlez pas contre l'impres
sion, je vais la mettre aux voix. — !

ne voulons pas le savoir, ripostent plusieurs !


voix. — Comment! reprend Robespierre, com- / | ,
ment, messieurs, je n'aurois pas le droit de vous dire
que l'on vous fait de temps à autre des rapports dirigés
vers un but unique, et que ce but est d'opprimer les -

patriotes qui déplaisent?... =º -

« De démasquer les imposteurs. » s'écrient plusieurs membres. Alors Robes


pierre, à bout de patience: « Si vous ne voulez pas m'entendre, si les choses qui vous
déplaisent sont des raisons pour m'interrompre, si le président, au lieu de faire res
pecter la liberté des suffrages et la liberté des principes, emploie lui-même des
prétextes plus ou moins spécieux... » Ici de grands murmures l'arrêtent de nouveau.
On prétend qu'il insulte le président ; et Guadet, d'un ton patelin, et comme pour
narguer l'orateur : « Vous voyez les efforts que je fais pour ramener le silence ; je
vous pardonne une calomnie de plus ; » comme si depuis un quart d'heure il n'était
pas le premier à s'opposer à ce que Robespierre se justifiât de la plus déloyale des

TOME II. 101


282 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

insinuations. Cette facétie du président, qui prenait là sa revanche d'une fameuse


séance des Jacobins, est accueillie par les acclamations bruyantes de toute la faction
girondine.
« Depuis que je parle, reprend gravement Robespierre, je n'ai cessé d'entendre
autour de moi les clameurs de la malveillance... Je vois qu'avec des insinuations
perfides on s'applique à désigner sous le nom de factieux des hommes qui ont bien
mérité de la patrie, et, quoique je n'aie point cet honneur, on me fait cependant celui
de me compter sans cesse parmi les hommes qu'on veut diffamer. Il me semble que
la première règle de la justice est que, dans les mêmes lieux, devant les mêmes
hommes qui ont entendu une accusation, la défense soit écoutée avec la même indul
gence ; je ne vois aucune raison pour qu'un représentant du peuple ne puisse être
écouté comme celui qui l'inculpe, quel que soit le titre de ce dernier. » Ces paroles si
fermes et si dignes ramènent à la pudeur les membres les plus hostiles; le silence se
rétablit.
Robespierre montre alors le danger de ces accusations jetées ainsi subitement
au sein de la Représentation nationale. Comment l'innocent échapperait-il à des
vengeances particulières, si un parti puissant, possédant toutes les ressources du
pouvoir, faisait circuler contre lui, sous le sceau même de l'Assemblée nationale,
les plus noires calomnies dans toutes les communes de la République ?— Nous
allons voir tout à l'heure se vérifier d'une étrange façon ces paroles de Robes
pierre. — Il dépeint ensuite les graves périls auxquels serait exposée la chose
publique s'il se trouvait au sein de la Convention beaucoup d'hommes qui,
subissant le joug d'une poignée d'intrigants, persistassent à étouffer par des
clameurs la justification de collègues traîtreusement inoulpés. N'était-ce pas
d'ailleurs porter atteinte aux droits du peuple, et la réputation de ses repré
sentants n'était-elle pas aussi une partie de l'intérêt public ? Puis, s'animant
par degrés en songeant à la situation personnelle qui lui était faite : « On nous a
dévoués à des vengeances atroces, préparées de longue main et par des moyens
criminels, et cependant il n'est pas un homme ici qui osât m'accuser en face, en
articulant des faits positifs contre moi, et ouvrir avec moi à cette tribune une
discussion calme et sérieuse. »-
C'était là précisément que les Girondins attendaient Robespierre. Dans l'arène
se précipite aussitôt un petit homme au visage efféminé, mais dont, suivant ma
dame Roland, l'œil bleu lançait des éclairs, c'était Louvet. Déjà, aux Jacobins,
on s'en souvient, il s'était senti pris du désir de greffer sa réputation politique
sur celle de Robespierre. Mais combien cette fois la tentation était plus grande !
Saisir corps à corps ce vétéran de la Révolution, sans se soucier des services
rendus par lui à la cause de la démocratie ; l'écraser, s'il est possible, ayant
l'Europe attentive pour témoin de ce grand duel, quelle gloire ! Pour accuser
Robespierre se présentent aussi Rebecqui et Barbaroux, impatients de prendre leur
revanche, et qui, depuis le commencement de la séance, . se tenaient à côté de
la tribune, gesticulant et vociférant.
A cette triple apostrophe, Robespierre, immobile à la tribune, laisse à peine
apercevoir une légère émotion. — « Continue, Robespierre, lui crie Danton,
les bons citoyens sont là qui t'entendent. » — Robespierre jeune demande que
les accusateurs de son frère soient entendus d'abord ; mais, selon Merlin, ce
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 283
-

n'était pas ici le lieu d'écouter des disputes entre Robespierre et des hommes
tels que Rebecqui, Barbaroux et Louvet.
Cependant Maximilien était resté à la tribune. « Je réclame, dit-il d'une
voix un peu altérée, s'il faut en croire un journal rédigé par ses adversaires,
je réclame la liberté de terminer mon opinion. » Il rappela comment, un mois
auparavant, on avait lancé contre lui une accusation vague, légère, insoutenable,
mais de nature à laisser dans les esprits une fâcheuse impression ; car c'était là le
grand art de la calomnie. Aujourd'hui l'on procédait par une insinuation perfide. On
avait d'un bout à l'autre écouté l'accusateur, il sollicitait pour l'accusé la même
faveur, et priait la Convention de ne pas envoyer dans les quatre-vingt-trois dépar
tements les rapports et les dénonciations des ministres sans les avoir au préalable
consciencieusement examinés et équitablement discutés. Les ministres n'en auraient
pas moins beau jeu, continuait-il. « Avons-nous comme eux des trésors à
notre disposition, toute la puissance du gouvernement, la corespondance d'un
grand empire et tant d'autres moyens d'influence ? « La Convention se devait
donc à elle-même, avant d'ordonner l'impression du rapport de Roland, de
fixer un jour où il fût permis de discuter ce rapport, car une discussion franche
était seule capable, disait Robespierre, de dissiper bien des erreurs, bien des pré
ventions, et d'étouffer des haines funestes. Et, puisqu'un- membre s'était présenté
pour l'accuser personnellement, il demandait à être entendu à son tour avec atten
tion et impartialité. — C'est juste, s'écrièrent un certain nombre de membres
revenus à de meilleurs sentiments ; et Robespierre descendit de la tribune au milieu
d'applaudissements auxquels jusqu'ici la Convention ne l'avait pas habitué.
Danton, venant ensuite, réclama, lui aussi, et d'une façon impérieuse, la dis
cussion du rapport ministériel. Puis, s'attachant à tracer une ligne de démarcation
bien tranchée entre des hommes qu'avec la plus insigne mauvaise foi les Girondins
affectaient de confondre, il fit assez bon marché « de l'individu Marat, » se posa
comme étranger à tout parti et à toute faction ; et quant à ceux qui sans cesse allaient
parlant de la faction Robespierre, il déclara qu'ils étaient, à ses yeux, ou des hommes
prévenus ou de mauvais citoyens. Par des débats sincères, on saurait bientôt, ajou
tait-il, qui méritait la haine ou l'amour des vrais patriotes.— Laisser à Robespierre le
champ libre de la discussion, c'était s'exposer à une défaite honteuse. Les Girondins
le sentaient bien; aussi tentèrent-ils un dernier effort pour l'empêcher de se justifier
devant la Convention. Buzot prétendit hypocritement que, s'il se trouvait calomnié, il
devait s'adresser aux tribunaux. A cette invitation dérisoire Robespierre répondit : « En
ce cas, que la Convention fasse les frais du procès. » Buzot alors : « S'il falloit que
chacun de nous repoussât les calomnies auxquelles il est exposé !...» Mais, lui répliqua
Robespierre, « ce n'est point par des ministres que vous êtes calomniés. » Le président
coupa court à ce dialogue en rappelant Robespierre à l'ordre, comme pour donner une
preuve de plus de sa déplorable partialité, et la clôture de la discussion fut prononcée.
En ce moment reparut Louvet; il avait, dit-il, une conjuration publique à dévoi
ler. Un profond silence se fit dans l'assemblée : curiosité chez les uns, chez les
autres désir immodéré d'en finir avec un adversaire redoutable. On croyait à quelque
chose de sérieux ; chacun fut attentif. Résignons-nous donc à entendre l'écrivain fa
vori des ruelles, le chantre lascif des amours de Faublas, diffa mer, insulter pendant
deux grandes heures l'intègre auteur de la Déclaration des droits de l'homme.
2s, HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XIV

Ce n'est pas sans tristesse que nous nous appesantissons sur ces débats navrants ;
mais il le faut, car ils sont le point de départ des plus horribles calamités. Ah ! quand
on songe aux déplorables conséquences de ces querelles intestines, on ne saurait
trop maudire ceux qui les ont suscitées ! Non, pour de simples questions d'amour
propre et d'ambition, jamais fureurs pareilles à celles de la Gironde ne furent
déployées chez aucun peuple ni dans aucun temps.
Louvet tira de sa poche un volumineux discours que depuis longtemps il tenait en
réserve, car ce n'est un doute pour personne à présent que l'affaire était un coup
monté, comme le dit fort bien Legendre aux Jacobins. Louvet en convint lui-même
plus tard de la meilleure grâce du monde. Depuis longtemps, dit-il dans une réplique
que de dégoût la Convention refusa d'entendre, sa dénonciation était préparée; mais
Barbaroux l'avait prévenu. Il s'était tu alors, espérant un avenir meilleur, jusqu'au
jour où il avait vu Robespierre « renouer ses infâmes intrigues, et devant la Con
vention même poursuivre ses forfaits. » Or, comme on a pu s'en rendre compte,
Robespierre, depuis la grossière attaque de Barbaroux, avait gardé un silence à peu
près complet, et, en combattant dans son journal le projet de loi sur la garde dépar
tementale, il n'était pas sorti des bornes d'une polémique courtoise. Mais il ne faut
pas demander de la logique à ces enfants perdus de la Gironde.
Quand on lit aujourd'hui de sang-froid la Robespierride de Louvet, laquelle, sui
vant l'expression de l'équitable madame Roland, « méritoit d'être prononcée dans
un sénat qui eût la force de faire justice, » on se demande comment une assemblée
sérieuse a pu entendre jusqu'au bout un pareil galimatias, et sa patience à l'écouter
suffit à prouver de combien de rivalités intérieures elle était travaillée. Ce morceau
déclamatoire, ampoulé, entrecoupé d'apostrophes et d'objurgations réunies çà et là
avec un grand talent de rhéteur, et pompeusement intitulé Accusation contre Maxi
milien Robespierre, ne contenait que des allégations vagues, des dénonciations ne
s'appuyant sur aucun document ; tout cela noyé dans des phrases vides et sonores
sur le despotisme, et finissant par un trait de saltimbanque. C'était, en somme, un
acte d'accusation générale contre la Commune du 10 août, coupable de ne s'être pas
complétement asservie à l'Assemblée législative; contre le corps électoral, coupable
de n'avoir pas nommé les candidats girondins ; contre le comité de surveillance,
contre Marat, contre l'ancien ministre de la justice Danton, et enfin contre Robes
pierre, que, par un de ces tours familiers aux casuites les plus retors, Louvet s'effor
çait de rattacher directement ou indirectement à tous les faits qu'il dénonçait. Reven
diquant pour lui et pour ses amis la gloire de la journée du 10 août, journée à
laquelle cependant les Brissot, les Vergniaud et les Guadet s'étaient montrés si manis
festement opposés, il essayait de rejeter sur ses adversaires, et cela avec la perfidie
la plus étonnante, la responsabilité du sang de Septembre.
En résumé, il accusait Robespierre d'avoir, aux Jacobins, exercé le despotisme de
la parole , de n'avoir pas soutenu les patriotes qui, après le 10 mars 1792, s'étaient
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 285

saisis des rênes du gouvernement, c'est-à-dire les amis de Brissot ; d'avoir permis
qu'on le désignât publiquement comme l'homme le plus vertueux de France ; —
c'était aussi le crime d'Aristide, selon certain bélître d'Athènes, — de s'être laissé
nommer officier municipal à la suite de la révolution du 10 août, après s'être en
quelque sorte engagé à n'accepter aucune fonction et s'être démis de celle d'accu
sateur public, comme s'il y avait quelque rapport entre une place largement salariée
et la fonction d'officier municipal ; d'avoir, comme iel, voulu dicter des lois à l'As
semblée législative, et menacé de faire sonner le tocsin si, conformément au désir de
la Commune, elle ne changeait pas l'ancien directoire du département en simple
commission des contributions publiques; d'avoir accusé les plus dignes représen
tants du peuple d'être vendus à Brunswick ; d'avoir enfin marché à grands pas vers
ce pouvoir dictatorial, où, ajoutait-il, l'attendaient plusieurs hommes de cœur qui
avaient juré, par Brutus, de ne pas le lui laisser plus d'un jour. Quant au crime de
Septembre, Louvet, moins affirmatif que son compère Brissot, n'osait aller jusqu'à
en rendre Robespierre personnellement responsable ; seulement il le jetait, comme
nous l'avons dit, à la tête de tous les adversaires de la faction girondine, à laquelle il
réservait complaisamment toute la gloire du 10 août. Ce singulier acte d'accusation
concluait à l'examen de la conduite de Robespierre par un comité, et à la mise en
état d'accusation immédiat de Marat ; Danton était épargné. Peut-être espérait-on
encore l'enrôler dans la coterie ? -

La lecture de ce tissu de mensonges et de calomnies froidement méditées fut très


favorablement accueillie ; Louvet quitta la tribune au milieu des applaudissements,
et l'impression de son discours fut décrétée séance tenante.
Ce fut au milieu de l'émotion générale que Robespierre se présenta à la tribune,
non pour répondre tout de suite, mais pour demander à la Convention de fixer le
jour auquel il serait entendu. Il aurait certainement pu, avec sa faculté d'improvi
sateur, pulvériser d'un coup ce réquisitoire si laborieusement échafaudé; mais il
voulut sans doute laisser à l'opinion publique le soin de faire justice elle-même des
exagérations de son accusateur, et en cela il se nuontra fort habile. Comme les mur
mures l'empêchaient de parler : « Citoyens, dit-il d'une voix forte, je vous
demande la parole par un décret qui me l'assure, ou que vous rendiez contre moi un
décret de proscription. » Quelques murmures accueillirent encore ces paroles, mais
lui, sans se troubler : « Mon intention n'est pas de répondre en ce moment à la
longue diffamation préparée dès longtemps contre moi. Je me bornerai à faire une
motion d'ordre que la justice nécessite... Je demande un délai pour examiner les
inculpations dirigées contre moi, et un jour fixe pour y répondre d'une maniére
satisfaisante et victorieuse. — C'est juste, c'est juste, » s'écrièrent d'une voix presque
unanime les membres de l'Assemblée; et, sur la proposition de Robespierre, la Con
vention décréta qu'il serait entendu le lundi suivant, 5 novembre. Il était six heures
du soir quand fut levée cette longue et dramatique séance.
286 - HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XV

Cette lutte prodigieuse d'un homme isolé, vivant à l'écart, étranger à toutes les
intrigues, n'appartenant qu'à un parti, celui de sa conscience, a certainement une
grandeur qui a échappé à une foule d'historiens intéressés à rapetisser Robespierre.
Les Girondins, aveuglés par la haine, ne virent pas que leurs traits s'émoussaient
impuissants par la violence même de leurs coups, et qu'au lieu d'écraser leur vic
time, ils allaient la grandir. Le peuple de Paris, sur lequel leurs calomnies ne pou
vaient avoir prise, se passionna pour Robespierre, dont la popularité s'accrut encore
de la persécution à laquelle il était en butte.
Le contre-coup de la séance conventionnelle devait nécessairement se faire sentir
avec beaucoup de violence aux Jacobins.Appuyant la motion d'un membre inconnu,
Bentabole demanda tout d'abord la radiation de Louvet. Mais, selon Legendre, il
valait mieux ajourner la décision de la Société au jour où la Convention elle-même
aurait prononcé; car, dit-il, « il est impossible que dans un pays libre la vertu suc
combe sous le crime. » — Et lui-même, s'en doutait-il alors ? était destiné à être un
des assassins de « la vertu. » — Fabre d'Églantine réclama un délai pour Louvet.
Mais en même temps il montra très-bien combien la peur de laisser échapper Robes
pierre avait mis l'accusateur en contradiction avec lui-même. Louvet, en effet, s'étant
rappelé qu'un jour Guadet avait naïvement engagé Robespierre à se condamner à
l'ostracisme pour se punir « d'être l'idole du peuple, » avait proposé, lui, à la Conven
tion de rendre, comme dans l'ancienne Grèce, une loi de bannissement contre tout
homme dont le nom aurait été un sujet de division entre les citoyens, de manière à
pouvoir proscrire Robespierre pour ses vertus si l'on ne pouvait le punir pour ses
crimes. Après avoir signalé cette contradiction au moins singulière, Fabre demandait
à la Société d'inviter Pétion à se porter comme médiateur entre les adversaires. Il
avait été témoin de sa douleur à la Convention en présence du scandale soulevé par
ses amis de la Gironde, et il croyait pouvoir répondre que l'ancien maire de Paris ne
se laisserait pas détourner par les intrigants.
Hélas! il connaissait bien mal Pétion. Merlin (de Thionville), qui soupçonnait sans
doute ce qu'il y avait de faux et d'indécis dans ce caractère masqué sous un air de
bonhomie, s'opposa vivement à cette idée de prendre Pétion pour juge entre Louvet
et Robespierre, « entre les principes et l'erreur. » Pétion n'était-il pas faillible ? « Eh !
où en serions-nous, s'écria-t-il, s'il venoit à diverger ! » Pétion n'était-il pas le
commensal assidu de Roland ? Ne recevait-il pas intimement Brissot, La Source,
Vergniaud, Barbaroux ! Une pareille mesure lui paraissait donc de nature à avilir la
Société, à compromettre les principes; à sa voix, elle fut repoussée au milieu des
plus vifs applaudissements. L'événement va prouver tout à l'heure à quel point
Merlin avait raison. -

Robespierre jeune monta à son tour à la tribune, tout ému des périls dont son frère
était environné. « Citoyens, j'ai eu un grand effroi, il me sembloit que des assassins
allaient poignarder mon frère. » Autour de lui, dans la Convention même, il avait
e
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 287

entendu des hommes s'écrier que Robespierre ne périrait que de leurs mains. Et cela
au moment où les ennemis de son frère, maîtres du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif, disposaient de toutes les ressources de l'État. En présence de tant de forces
coalisées contre elle, l'innocence triompherait-elle ? Il était bien permis d'en douter,
quand on songeait qu'un roman, un tissu de mensonges, avait été écouté du premier
mot jusqu'à la fin, et même applaudi. Mais, ajoutait-il, « que l'innocent succombe,
la liberté ne périra pas, elle ne tient pas à un seul homme. » Puis, prenant à partie
les persécuteurs de son frère, il racontait qu'en sa présence Anacharsis Cloots disait
à Pétion et à Danton qu'il était obligé de rompre des lances chez le ministre de l'in
térieur pour l'unité de la République. C'est d'ailleurs ce que Cloots va longuement
développer dans sa célèbre brochure Ni Roland ni Marat. Danton lui-même, en pleine
Convention, avait formellement accusé Roland d'avoir songé, dans des moments de
crise, à transporter le gouvernement autre part qu'à Paris. Les continuelles déclama
tions des Girondins contre la capitale contribuèrent singulièrement à fortifier cette
opinion qu'ils voulaient rompre l'unité de la République ; et, pour avoir avec tant
d'acharnement et de haine poursuivi des plus absurdes accusations et des plus noires
calomnies des patriotes de la trempe de Robespierre, ils vont entendre, à leur tour,
gronder autour d'eux de terribles accusations, et ils finiront par être victimes des
passions violentes qu'ils ont eux-mêmes déchaînées.
Après Augustin monta à la tribune un homme dont Robespierre avait tenu l'enfant
sur les fonts de baptême : c'était Deschamps, le marchand mercier de la rue Bethisy.
. Il venait dénoncer un membre même de la Société qui, la veille, dans un restaurant,
avait dit hautement qu'il fallait se débarrasser de Robespierre et de Marat comme de la
personne du ci-devant roi, et que depuis longtemps on se serait défait du premier
s'il n'était pas toujours entouré de coupe-jarrets. Et, apercevant l'homme auquel il
faisait allusion : « C'est Baumier, le voilà, dit-il, qu'il réponde. »
Patriote sincère, Baumier, comme tant d'autres, avait été circonvenu par les intri
gants de la faction girondine. Après avoir rappelé les nombreux ouvrages publiés
par lui en faveur de la liberté, ses discours pleins de patriotisme, Baumier nia le
propos qui lui était attribué ; mais, sur la foi du serment, Deschamps attesta la vérité
de sa dénonciation, et déjà la radiation de Baumier était réclamée de toutes parts
quand Robespierre intervint. Au nom de la patrie, il conjura ses concitoyens d'abjurer
toute dicussion personnelle, et, sur sa demande, la Société passa à l'ordre du jour.
Il faut dire un mot de ce que les farceurs ont appelé et appellent encore les
Gardes du corps de Robespierre, mot emprunté du vocabulaire de Louvet. Il y a à cet
égard une légende qui mérite d'être rapportée. En le voyant perpétuellement en
butte aux menaces d'une coterie puissante, de généreux citoyens résolurent de veiller
mystérieusement sur ses jours et de lui faire un rempart de leurs corps contre les
poignards des bravi de la Gironde ou de l'aristocratie ; car, si un langage était bien
propre à provoquer quelques fanatiques à l'assassinat, c'était celui du tendre
auteur de Faublas. On cite, entre autres, un fort de la halle, homme d'une
vigueur peu commune, qui, à la nouvelle des dangers dont paraissait environné
Robespierre, prit avec lui-même l'engagement de veiller à la sûreté du repré
sentant menacé. Chaque matin, armé d'une grosse canne, il allait l'attendre
rue Saint-Honoré, le suivait à distance jusqu'à la Convention, et, le soir, ne le
quittait que lorsqu'il l'avait vu rentrer dans la maison de son hôte. D'autres
288 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

partagèrent ce dévouement obscur, ignoré de Robespierre, par exemple l'im


primeur Nicolas et le serrurier Didier, ami de Duplay. Quant à lui, il ne
connut même pas la vigilance assidue dont il était l'objet de la part de quelques
amis connus et inconnus. Tels étaient ces fameux gardes du corps de Robespierre :
de braves gens bien désintéressés, et dont, après Louvet et le facétieux
Courtois, se sont moqués ces plaisants de l'histoire qui, en revanche, ne
manquent pas de s'incliner, pleins de respect, devant les prétoriens des majestés
royales. -

XVI

Cependant les Girondins commençaient à n'être pas sans inquiétude sur les
résultats de leur croisade contre Robespierre. Ils avaient espéré l'emporter de haute
lutte, et compté que l'Assemblée, cédant à la force de la coalition, frapperait leur
ennemi sans l'entendre, comme dans la suite devaient l'obtenir de la Convention les
Thermidoriens plus heureux. Cet ajournement à huitaine leur donnait à penser.
Ils essayèrent de brusquer les choses. Leurs journaux portérent aux nues le discours
de Louvet. Seule la Chronique de Paris garda le silence. Placé entre la cause de la .
justice et les fureurs de ses amis, Condorcet prit cette fois parti pour la première,
Mais Girey-Dupré, mais Gorsas s'en donnèrent à cœur joie ; il fallait perdre Robes
pierre dans l'esprit des départements.
Le lendemain même, 30 octobre, Buzot reproduisait son pojet de loi contre les
écrits séditieux. Bailleul, ne le trouvant point encore assez arbitraire, voulait que
parmi les provocateurs au meurtre on englobât ceux qui, par affiches, imprimés ou
de vive voix, donneraient à entendre, etc. Ducos, indigné, demanda le renvoi de
cette motion au grand inquisiteur et un article additionnel pour l'auto-da-fé. On voit
où les Girondins en arrivaient dans leur désir immodéré de sauvegarder le pouvoir
dont ils étaient maîtres, et quel respect ils avaient pour la liberté, que finissent
toujours par détruire les lois censément destinées à réprimer la licence. Le vrai
parti de l'ordre, auquel appartenait Robespierre, n'aime pas la liberté transformée
en bacchante; mais il déteste les lois de rigueur édictées contre les écrits séditieux,
car il sait combien est élastique ce dernier terme, et à quelles interprétations dange
reuses pour la liberté il peut prêter. D'observations assez étendues présentées par
Lepéletier, il résulta clairement pour tous que Buzot, Roland, Bailleul et leurs amis
laissaient loin derrière eux les réacteurs du comité de révision de la Constituante.
« La liberté de la presse ou la mort ! » s'écria Danton d'une voix tonnante aux
applaudissements de la plus grande partie de l'Assemblée.
Mais les Girondins n'étaient pas hommes à abandonner si facilement la partie.
Barbaroux rentra dans la lice, et après de longues considérations tendant princi
palement à prouver la nécessité de casser le conseil général de la Commune et
d'établir une commission provisoire nommée par le directoire du département, —
ce qui, par parenthèse, était un assez violent démenti donné au principe de
-

HISTOIRE DE ROBESPIERRE. - 289

l'élection par ce fervent républicain de la Gi


ronde,—il reprit contre Robespierre sa thèse
, du 25 septembre dernier, accrue de toutes les in- , ,—T

- ventions plus ou moins absurdes dont Louvet avait # =


| émaillé son discours. Pour le coup, la patience de la
Convention se lassa; les Girondins finissaient aussi par trop laisser passer le bout de
l'oreille. « Nous demandons une seconde lecture du rapport de Louvet, » s'écrièrent
à la fois plusieurs membres. Après des observations réitérées, le président, qui la
veille avait mis tant d'acharnement à empêcher Robespierre de répondre à une
insinuation perfide de Roland, - c'était Guadet, - voulut bien s'apercevoir qu'en
effet Barbaroux était fort loin de la question, et d'un ton presque affectueux :
« Barbaroux, on m'observe et je vois effectivement que vous n'êtes pas dans la
question. » Mais, tout en réservant pour un autre jour ses dénonciations contre
Robespierre, l'ardent Marseillais continua sa diatribe, et, comme un mensonge
de plus ou de moins ne lui coûtait guère, il prétendit que la section des Piques,
présidée par Robespierre, avait invité la Commune à envoyer à chaque municipa
lité, non pas un, mais vingt-quatre exemplaires d'un arrêté municipal cassé par la
Convention et par lequel le conseil général avait protesté contre la formation
d'une garde départementale autour de la Convention. Or, non-seulement Robes

TOME II. 102


290 · HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

pierre ne présidait pas sa section (celle de la place Vendôme, devenue section des
Piques), mais, depuis l'ouverture de la Convention, il n'y avait pas paru, comme
nous l'avons démontré plus haut. L'Assemblée, sans s'occuper davantage du projet
de loi de Barbaroux, se contenta de mander à la barre dix membres du conseil
général qu'avait inculpés le ministre de l'intérieur; toutefois elle ne donna pas de
suite à l'accusation, désarmée qu'elle fut le lendemain par d'assez plates explica
tions de Chaumette, orateur et futur procureur de la Commune.
En même temps, et pour avoir des hommes sûrs à leur disposition, les Girondins,
de leur autorité privée, faisaient venir des départements une masse considérable de
recrues et de gardes nationales, soldats indisciplinés qui, appelés dans la capitale,
sous le prétexte de rétablir le calme, y répandaient l'inquiétude et le désordre. Ce
n'étaient plus les soldats de la patrie, c'étaient les soldats d'une faction. Dans les
villes où ils séjournaient en passant, ils se disaient destinés à contenir à Paris le
parti de Marat et de Robespierre. C'était, en effet, une tactique des Girondins,
tactique odieuse, d'accoupler désormais les noms de ces deux hommes, de carac
tère si différent, et si étrangers l'un à l'autre. Les sections s'émurent de voir dans
Paris un tel rassemblement de troupes inattendues, et elles se plaignirent au
nouveau ministre de la guerre, Pache, qui, depuis peu, avait remplacé Servan.
Pache, sur lequel la Gironde avait compté comme sur un instrument docile de ses
haines, répondit qu'il n'avait pas appelé de troupes à Paris; qu'il ne connaissait
aucune cause qui y rendît leur présence nécessaire, et que le premier ordre qu'elles
recevraient de lui serait celui de leur départ, parce que ce n'était pas le moment
d'enchaîner ici le courage des légions de la République. Mais déjà la capitale était
inondée d'hommes armés, tout pleins des passions de ceux qui les avaient mandés.
Dans la journée du 3 novembre, des dragons de la liberté et des fédérés, au
nombre de six cents environ,'parcoururent la ville au galop de leurschevaux, le sabre
nu à la main, en poussant des clameurs menaçantes contre les patriotes désignés à
leurs vengeances par les Roland et les Barbaroux. Sur les boulevards, devant les
cafés, ils s'arrêtaient et chantaient des couplets de circonstance dont le refrain, qu'ils
répétaient à tue-tête, était :
La tête de Marat, Robespierre et Danton,
Et de tous ceux qui les défendront,
0 gué !

Du récit d'un journal du temps, assez peu favorable d'ailleurs à Robespierre, il


semble résulter que la plupart de ces soldats étaient avinés. Ils quittaient la table
pour aller crier par les rues : « Vive Roland ! A LA GUILLoTINE RoBEsPIERRE ! Point
de procès au roi ! » Qui les avait payés ?
Dénoncés le soir aux Jacobins par Bentabole et par quelques autres membres, ces
faits y excitèrent de légitimes colères ; mais combien elles restaient au-dessous des
fureurs de la Gironde ! Qu'on lise le compte rendu des débats de cette séance dans
un journal complétement hostile à Robespierre, payé et redigé par ses adversaires,
et l'on verra de quelle gravité demeura enveloppée l'indignation de cette Société, si
calomniée elle aussi! Et qui n'eût partagé cette indignation quand on sut que le mi
nistre de l'intérieur, s'autorisant d'un décret qui lui permettait de répandre les bons
ouvrages aux frais de l'État, venait de faire tirer à quinze mille exemplaires le dis
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 291

cours de Louvet, et de l'envoyer dans tous les départements avec l'odieux pamphlet
de Brissot ? Or la Convention avait bien décrété l'impression du discours de Louvet,
mais non pas son envoi aux départements, voulant, pour rendre toutes choses égales,
attendre au moins la justification de Robespierre. Aussi entendit-on Thuriot s'écrier
que, s'il était prouvé qu'au mépris du vœu formellemènt exprimé par la Convention,
Roland eût fait distribuer le discours de Louvet, il fallait poursuivre et punir Roland.
Et sur-le-champ Merlin (de Thionville) déclara tenir de l'imprimeur lui-même, de
Baudoin, que, par l'ordre du ministre de l'intérieur, on avait tiré quinze mille
exemplaires du discours de Louvet, et que le bon en avait été remis aux commis
saires de la salle. Eh bien ! je le demande à tous les hommes impartiaux, si aujour
d'hui même, à l'heure où j'écris ces lignes, un ministre se permettait un acte ana
logue à celui du vertueux Roland, s'il employait les fonds de l'État à répandre à pro
fusion daus nos communes un odieux libelle contre un membre du Corps législatif
accusé par un de ses collègues, si par là enfin il le désignait ouvertement aux ressen
timents des esprits trop crédules, et peut-être au poignard de quelque fanatique, n'y
aurait-il pas contre lui un déchaînement universel ? Et pourtant nous n'avons point
la prétention de vivre sous un régime de liberté. Hélas ! en quelles mains était tom
bée la République française ! En vérité, je le répète, quand après cela je vois des
gens s'étonner hautement de l'opposition faite au ministre Roland par les démo
crates de 1792, je me dis que ces gens-là sont ou bien naïfs ou bien ignorants.
Robespierre jeune dénonça toutes ces manœuvres comme étant destinées à abattre
le courage des amis de la liberté. A Paris on opposait des baïonnettes aux patriotes ;
dans les départements on combattait par d'affreux libelles. Saint-Just parut aussi à la
tribune, le cœur ulcéré des persécutions dirigées contre l'homme auquel l'attachait
si étroitement une admiration sincère. Car la vertu, comme le vice, a ses prosélytes.
Et certes Saint-Just n'était pas d'une trempe à se laisser subjuguer par un esprit
médiocre ou à servir des intentions liberticides, même chez son plus cher ami.
Il ne savait quel coup se préparait ; mais ces agitations de la capitale, ces troupes
inconnues qui la sillonnaient en tous sens, tout cela lui semblait horriblement
suspect. « On propose des accusations contre des représentants du peuple, disait
il, encore un moment et l'on proposera de juger le peupIe, et Barbaroux don
nera des conclusions contre le souverain. » Et il laissait échapper cette parole magni
fique : « Quel gouvernement que celui qui plante l'arbre de la liberté sur l'échafaud
et met la faux de la mort entre les mains de la loi ! » Il ne se doutait guère alors
combien fatal et contagieux serait l'exemple des Girondins; car, et ce sera leur tache
éternelle, ce sont eux, les insensés ! qui ont poussé la Convention à porter la main
sur ses propres membres.
A quelques citoyens qui mettaient en avant des moyens de conciliation, Robes
pierre jeune répondait : Il n'y a point d'entente possible entre des hommes voulant
la Révolution pour leur profit et des patriotes divisés d'opinions et quelquefois de
principes. Au milieu de ces partis divers, l'innocence succomberait peut-être,
« mais, répétait-il mélancoliquement, citoyens de Paris, soyez calmes, laissez
sacrifier Maximilien Robespierre, la perte d'un homme n'entraînera pas la perte de la
liberté. » Des voix nombreuses se récrièrent, assurant qu'on ne laisserait pas sacri
fier un tel homme. Robespierre sera justifié, s'écria Legendre, et il compara à une
goutte d'huile, nageant sur une masse d'eau sans la troubler, la promenade furieuse
292 HISTOIRE l)E ROBESPIERRE.

des dragons et des fédérés au milieu des rues de la capitale. Ce qui voulait dire que
les citoyens de Paris ne se laisseraient pas intimider. Prochain en effet était le
triomphe de Robespierre, car on se trouvait au soir du dimanche 4 novembre, et le
lendemain était le jour fixé par la Convention pour entendre sa réponse à Louvet.

XVII

Cette réponse était attendue comme un événement , amis et ennemis éprouvaient


une égale impatience, les uns inquiets du résultat d'un procès si juste pourtant,
les autres croyant déjà peut-être tenir la victoire, et n'ayant rien négligé
pendant les huit jours qui venaient de s'écouler pour assurer la perte de leur
adversaire. La veille même, une députation de fédérés était venue dire à la
Convention qu'un certain nombre de ses membres étaient désignés aux poignards
« des proscriptions tribunitiennes, » et l'on avait voté l'impression de l'adresse
des fédérés.
Une multitude de citoyens avaient passé la nuit aux portes de la salle pour
entrer les premiers, et une foule immense encombrait les abords de la
Convention dans la matinée du 5. De fortes patrouilles sillonnaient la terrasse
des Feuillants, comme si l'on se fût méfié du peuple, comme si l'on eût redouté
quelque entreprise de nature à peser sur la décision de l'Assemblée. La séance
était présidée par Hérault-Séchelles. C'était déjà une garantie que l'orateur
ne serait point systématiquement interrompu dans sa justification. Quand
le président annonça que l'ordre du jour appelait la discussion sur la dénoncia
tion de Louvet contre Robespierre, une sorte de frisson involontaire parcourut
toute la salle , les citoyens garnissant les tribunes ne purent retenir leurs applau
dissements, et le président dut les rappeler à l'ordre et au respect.
« Citoyens délégués du peuple, dit Robespierre en commençant, une accu
sation, sinon très redoutable, au moins très grave et très solennelle, a été
intentée contre moi devant la Convention nationale ; j'y répondrai, parce que je ne
dois pas consulter ce qui me convient le mieux à moi-même, mais ce que tout
mandataire du peuple doit à l'intérêt public. J'y répondrai parce qu'il faut
qu'en un moment disparoisse le monstrueux ouvrage de la calomnie si laborieu
sement élevé pendant plusieurs années peut-être, parce qu'il faut bannir du
Sanctuaire des lois la haine et la vengeance pour y rappeler les principes et
la concorde. Citoyens, vous avez entendu l'immense plaidoyer de mon adversaire ;
vous l'avez même rendu public par la voie de l'impression ; vous trouverez
sans doute équitable d'accorder à la défense la même attention que vous avez
donnée à l'accusation. » -

Puis, répondant tout de suite au reproche d'aspirer au pouvoir suprême,


dictature, triumvirat ou tribunat, car l'opinion de ses adversaires ne lui avait
pas paru bien fixée sur ce point, il rappelait que le premier dans ses discours
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 293

et dans ses écrits il avait réclamé une Convention nationale comme le seul
remède aux maux de la patrie, et que cette proposition avait été dénoncée
comme incendiaire par ceux qui aujourd'hui se proclamaient les fondateurs de
la République. Et par quelle voie se serait-il frayé un chemin vers la dictature ? Où
étaient ses armées, ses trésors, les grandes places dont il était pourvu pour maîtriser
Paris et les départements? Toute la puissance exécutive ne résidait-elle pas au
contraire dans les mains de ses adversaires ? Il aurait donc fallu démontrer
qu'il était complétement fou ; mais alors des gens sensés se seraient-ils donné
la peine de composer tant de discours et d'écrits ? auraient-ils déployé tous les
moyens pour le présenter à la Convention et à toute la France comme le plus
redoutable des conspirateurs ?
Prenant ensuite un à un tous les faits articulés contre lui par Louvet, il
répondit de la façon la plus précise, comme pour mieux contraster avec
l'attaque, où tout était à dessein si nuageux êt si entortillé. On avait essayé de
l'écraser du nom de Marat, en le rendant responsable de l'élection de l'Ami du
peuple; nous avons dit déjà de quelle façon victorieuse il répondit à ce chef
d'accusation au moins étrange. Il se montra certainement supérieur à Danton,
en ne sacrifiant pas lâchement Marat aux ressentiments de la Gironde. Comme
on l'a vu, il s'expliqua sur son compte, sans en dire ni plus de bien ni plus
de mal qu'il n'en pensait : car, put-il ajouter sans crainte d'être démenti, « je
ne sais point trahir ma pensée pour caresser l'opinion générale. « Louvet lui
avait fait un crime d'avoir parlé de Priestley qu'avait rendu cher aux patriotes
français la persécution dont le célèbre docteur avait été l'objet en Angleterre ; il
opposa à cette assertion un démenti formel, et pourtant il eût eu quelque
droit d'en vouloir à ce savant étranger. En effet, circonvenu par la Gironde,
Priestley avait, dans des lettres soigneusement répandues par Roland, rabâché
contre lui les déclamations calomnieuses des orateurs girondins. Pour en finir
avec Marat, dont on essayait de le rendre solidaire, il demandait si son
amour et ses combats pour la liberté depuis le commencement de la Révolution
ne lui avaient pas suscité assez d'ennemis sans qu'il fût besoin de lui imputer
encore des excès qu'il avait évités et des opinions qu'il avait lui-même condamnées
le premier.
Quant au singulier reproche d'avoir exercé aux Jacobins un despotisme d'opinion,
c'était certainement la plus bizarre accusation qu'un ami de la liberté pût élever
contre un citoyen; car enfin cet empire appartenait à tout homme qui énonçait de
grandes vérités, à la raison éternelle et à tous ceux qui voulaient écouter sa voix.
Pour lui d'ailleurs, depuis la journée du 10 août, il n'avait pas assisté plus de six
fois aux séances de la Société; et si le reproche portait sur l'époque antérieure,
c'était donc le procès qu'on faisait à la révolution même du 10 août, puisqu'elle avait
été provoquée et avancée par les discussions journalières dont cette Société avait été
le théâtre. Mais dès le mois de janvier précédent la lutte avait déjà éclaté entre lui et
ses dénonciateurs. Elle était née à l'occasion des débats sur la guerre, et l'on n'a pas
oublié peut-être combien modérée avait été la conduite de Robespierre à côté de
celle de ses contradicteurs irrités de la supériorité de leur adversaire. De quel
droit, disait Maximilien, venaient-ils demander à la Convention de venger les
disgrâces de leur amour-propre ? Cette haine monstrueuse des Girondins contre
294 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Robespierre avait uniquement sa source, — nous le prouverons tout à l'heure par


leurs propres aveux, — dans les échecs successifs qu'ils avaient subis au club des
Jacobins. « Soyez au moins aussi généreux qu'un roi, leur disait-ils ironiquement,
imitez Louis XVl, et que le législateur oublie les injures de M. Louvet. »
Un des chapitres les plus travaillés du discours diffamatoire de Louvet était celui
qui concernait la conduite de Robespierre au sein du conseil général. Il lui avait
reproché jusqu'à la manière dont il s'était présenté dans la salle du conseil, et il
avait vu une preuve de ses projets de dictature dans son affectation à diriger ses pas
vers le bureau ; car telle était la puérilité de la plupart des arguments de l'auteur de
Faublas. Il fallut que Robespierre apprît à la Convention que si, en effet, en arrivant
dans la salle du conseil, il avait dirigé ses pas vers le bureau, c'était afin de faire véri
fier ses pouvoirs. Ayant à défendre les actes de la Commune, calomniés et défigurés
par Louvet, il s'effaça noblement, et, ne voulant pas prétendre à une gloire à laquelle
il n'avait pas droit, il se réjouit de ce qu'un grand nombre de citoyens avaient mieux
que lui servi la chose publique. Il se consolait du reste en pensant que les intrigues
disparaîtraient avec les passions qui les avaient enfantées, tandis que les grandes
actions et les grands caractères surnageraient seuls dans l'avenir. Impossible de
mieux peindre, d'expliquer plus nettement les suites de la révolution du 10 août.
Après avoir déclaré bien hautement, et sans que personne élevât la voix pour le
contredire, que jamais au sein du conseil général il n'avait appartenu à aucune espèce
de commission, qu'il ne s'était mêlé en aucune manière à aucune opération parti
culière, qu'il n'avait pas dn seul instant présidé la Commune, et que jamais iI n'avait
eu la moindre relation avec le comité de surveillance tant calomnié, il répondait cette
fois comme ce consul de Rome accusé par Clodius d'avoir violé les lois en étouffant
la conjuration de Catilina : « Je jure que nous avons sauvé la patrie. » On s'était
plaint de quelques arrestations illégales, comme si en temps de révolution il était
possible d'apprécier, le code criminel à la main, les précautions exigées par le salut
public. Pourquoi ne pas recueillir aussi les plaintes de tous les écrivains royalistes
dont les plumes s'étaienttrouvées brisées ? « Que ne nous reprochez-vous, continuait
il, d'avoir consigné tous les conspirateurs aux portes de cette grande cité ? Que ne
nous reprochez-vous d'avoir désarmé les citoyens suspects ? d'avoir écarté de nos
assemblées les ennemis reconnus de la Révolution ? Que ne faites-vous le procès à la
fois, et à la municipalité, et à l'assemblée électorale, et aux assemblées primaires
mêmes des cantons, et à tous ceux qui nous ont imités ? Car toutes ces choses-là"
étaient illégales, aussi illégales que la Révolution et que la chute du trône, de la
Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même. » -

M. Michelet ne voit dans ce magnifique plaidoyer de Robespierre, si ferme, si net,


si complet et si modéré, que « une humble et habile apologie ». Mais ce qui est plus
grave, sa déplorable partialité l'entraîne aux conjectures les plus hasardées, pour ne
pas dire plus.Avec ce ton tranchant qui n'appartient qu'à lui, il prétend que Robes
pierre « mentit hardiment sur deux points » (t. IV, p. 481) : en premier lieu, parce
qu'il avait déclaré n'avoir jamais eu la moindre relation avec le comité de surveil
lance de la commune. Or, cette déclaration que personne n'osa contredire, pas
même Louvet, dans le plus effronté libelle qui se puisse imaginer (A Maximilien
Robespierre et à ses royalistes, voyez, p. 41, le passage où il parle de l'introduction
de Marat par Panis au comité de surveillance), cette déclaration, dis-je, M. Michelet
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 295

a eu le triste courage de la révoquer en doute. Et sur quoi se fonde-t-il pour cela?


Sur ce que Panis « ne bougeait de chez Robespierre ». Et qui le lui a dit ? « Cent
témoins le voyaient chaque matin venir prendre le mot d'ordre à la maison Duplay. »
Il est vraiment fâcheux que sur cent témoins M. Michelet ne prenne pas la peine de
nous en citer un seul. Le témoignage de Sergent, fort vaguement et fort légèrement
invoqué ailleurs pour prouver une espèce d'intimité existant entre Panis et Robes
pierre, ne saurait être d'aucun poids. Nous avons dit, et nous avons prouvé dans
notre précédent livre, que Panis était surtout l'ami intime de Danton. Il eut égale
ment, jusqu'à la mort de ce dernier, des rapports d'amitié avec Robespierre, mais sur
un pied beaucoup moins large. Ce sont là des erreurs infiniment graves de M. Miche
let qu'il importe de signaler à tous les lecteurs sérieux. -

Nous relèverons tout à l'heure le second démenti que, sans plus de fondement, il
donne à Robespierre.
Il faudrait tout citer dans cette admirable réponse, mais la place nous manque.
Cependant, comment ne pas mettre sous les yeux du lecteur ces réflexions si vraies :
« Quelle idée s'est-on donc formée de la dernière révolution ? La chute du trône
paraissoit-elle donc si facile avant le succès ? Ne s'agissoit-il que de faire un coup de
main aux Tuileries ? Ne falloit-il pas anéantir dans toute la France le parti des tyrans,
et par conséquent communiquer à tous les départements la commotion salutaire qui
venait d'électriser Paris? Et comment ce soin pouvoit-il ne pas regarder ces mêmes
magistrats qui avoient appelé le peuple à l'insurrection ? Il s'agissoit du salut public,
il y alloit de leurs têtes, et on leur a fait un crime d'avoir envoyé des commissaires
aux autres communes pour les engager à avouer, à consolider leur ouvrage ! Que
dis-je? la calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes. A peine les circons
tances qui avoient enchaîné les ennemis du peuple ont-elles cessé, les mêmes corps
administratifs, tous les hommes qui conspiroient contre lui sont venus les calomnier
devant la Convention nationale elle-même. Citoyens, vouliez-vous une révolution
sans révolution ? Quel est cet esprit de persécution qui est venu reviser pour ainsi
dire celle qui a brisé nos fers ? Mais comment peut-on soumettre à un jugement cer
tain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotiôns? Qui peut, après coup,
marquer le point précis où devoient se briser les flots de l'insurrection populaire ? A
ce prix quel peuple pourroit jamais secouer le joug du despotisme ? Car, s'il est vrai
qu'une grande nation ne peut se lever par un mouvement simultané, et que la tyran
nie ne peut être frappée que par la portion des citoyens qui est plus près d'elle,
comment ceux-ci oseront-ils l'attaquer, si, après la victoire, les délégués venant des
parties éloignées de l'État peuvent les rendre responsables de la durée ou de la
violence de la tourmente politique qui a sauvé la patrie ? Ils doivent être regardés
comme fondés de procuration tacite pour la société tout entière. Les François amis
de la liberté, réunis à Paris au mois d'août dernier, ont agi à ce titre au nom de tous
les départements ; il faut les approuver ou les désavouer tout à fait. Leur faire un
crime de quelques désordres apparents ou réels, inséparables d'une grande secousse,
ce seroit les punir de leur dévouement. Ils auroient le droit de dire à leurs juges : Si
vous désavouez les moyens que nous avons employés pour vaincre, laissez-nous les
fruits de la victoire. Reprenez votre Constitution et toutes vos lois anciennes, mais
restituez-nous le prix de nos sacrifices et de nos combats. Rendez-nous nos conci
toyens, nos frères, nos enfants qui sont morts pour la cause commune. Citoyens, le
296 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

peuple qui vous a envoyés a tout ratifié. Votre présence ici en est la preuve ; il ne
vous a pas chargés de porter l'œil sévère de l'inquisition sur les faits qui tiennent à
l'insurrection, mais de cimenter par des lois justes la liberté qu'elle lui a rendue.
L'univers, la postérité ne verra dans ces événements que leur cause sacrée et leurs
sublimes résultats; vous devez les voir comme eux. Vous devez les juger, non en
juges de paix, mais en hommes d'État et en législateurs du monde. Et ne pensez pas
que j'ai invoqué les principes éternels, parce que nous avons besoin de couvrir d'un
voile quelques actions répréhensibles. Non, nous n'avons point faibli, j'en jure par le
trône renversé, et par la République qui s'élève. »
• Cette fermeté de langage jointe à tant de modération, la vérité des tableaux mis
par l'orateur sous les yeux de l'Assemblée, — car il avait su dépeindre admirable
ment les derniers événements, — impressionnaient vivement la Convention ; elle se
sentait sous le charme, et d'instant en instant éclataient de chaleureux applaudisse
mentS. |

: Louvet, en faisant allusion dans son discours aux massacres de Septembre, avait
généralisé de la façon la plus vague. C'était, comme nous l'avons dit déjà, la tactique
des Girondins d'essayer de rejeter sur leurs adversaires la responsabilité du sang
versé dans ces journées. Si vaguement formulée qu'ait été ici la calomnie de Louvet,
un journal qui flottait entre l'un et l'autre parti, ne put s'empêcher de manifester
son étonnement qu'on eût insidieusement rappelé ces journées dans une accusation
dirigée contre Robespierre. « Le peuple n'a pas été peu surpris d'entendre inculper
l'Incorruptible dans l'affaire du 2 septembre ! » Bien différent des Girondins, dont
les uns s'étaient extasiés, dont les autres avaient complaisamment jeté um voile sur
ces massacres, et qui aujourd'hui s'en faisaient assez déloyalement une arme de
parti, Robespierre se contenta d'expliquer historiquement les causes de ces sombres
et fatales journées, et son explication, en dépit de toutes les narrations mensongères
des historiens-libellistes, restera la vérité dans l'histoire. Nous nous sommes suffi
samment expliqué sur ce sujet dans notre précédent livre, nous n'avons pas à y reve
nir. Remettons seulement sous les yeux du lecteur ces fières paroles que ni Louvet,
ni personne, ne releva : « Ceux qui ont dit que j'avois eu la moindre part aux
événements dont je parle, sont des hommes ou excessivement crédules ou ex
cessivement pervers. Quant à l'homme qui, comptant sur le succès de la diffamation,
a cru pouvoir imprimer impunément que je les avois dirigés, je me contenterois de
l'abandonner au remords si le remords ne supposoit une âme ! » Mais Louvet, qui
maintenant accusait avec tant d'acrimonie le conseil g néral de la Commune, où ses
amis ni lui n'avaient pu dominer, et l'assemblée électorale qui ne l'avait point élu, ne
s'était pas toujours montré animé à leur égard d'aussi mauvais sentiments ; Robes
pierre le lui rappela assez cruellement. « Honneur au conseil général de la Commune !
il a fait sonner le toscsin, il a sauvé la patrie ! » tel avait été à peu près le début
emphatique d'une des affiches de la Sentinelle, ce jcurnal rédigé par Louvet aux frais
du ministre de l'intérieur, c'est-à-dire de l'État. « C'était alors le temps des élections,»
ajoutait Robespierre.
Louvet sentait bien où le bât le blessait. Il avait déclaré assez présomptueusement,
dans sa harangue, que ses adversaires crieraientquand il mettrait le doigt sur la plaie;
il fut, paraît-il, singulièrement touché lui-même à l'endroit sensible, car il cria de
douleur, et cria très-fort. « Je m'engage à répondre à tout. » — « C'étoit, continua
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 297

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Les suisses mettent bas les armes.


- 7- 2
f /7 s -
f- Robespierre, dans les premiers
jours de septembre ! On assure qu'un inno
cent a péri... C'est beaucoup, sans doute;
citoyens, pleurez cette méprise cruelle; nous
l'avons pleurée dès longtemps; c'étoit un
bon citoyen ; c'étoit donc l'un de nos amis.
Pleurez même les victimes coupables, ré
servées à la vengeance des lois, qui sont
tombées sous le glaive de la justice popu
laire ; mais que notre douleur ait un terme
comme toutes les choses humaines.
« Gardons quelques larmes pour des cala
mités plus touchantes. Pleurez cent mille
patriotes immolés par la tyrannie; pleurez
nos concitoyens expirant sous leurs toits
embrasés, et les fils des citoyens massacrés
au berceau ou dans les bras de leurs mères.
N'avez-vous pas aussi des frères, des en
fants, des épouses à venger ? La famille des
législateurs françois, c'est la patrie ; c'est le
genre humain tout entier, moins les tyrans
et leurs complices. Pleurez donc, pleurez
l'humanité abattue sous leur joug odieux.
- Mais consolez-vous, si, imposant silence à
| - - - Awº8/º5 toutes les viles passions, vous voulez assurer
le bonheur de votre pays et préparer celui du monde. Consolez-vous, si vous voulez
rappeler sur la terre l'égalité et la justice exilées, et tarir par des lois justes la source
des crimes et des malheurs de vos semblables. La sensibilité qui gémit presque

TOME II. 103


298 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

exclusivemcnt pour les ennemis de la liberté m'est suspecte. Cessez d'agiter sous
mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome
dans les fers. -

Il était impossible, je le répète, d'expliquer plus naturellement et avec plus d'élo


quence des événements dont on ne pouvait charger exclusivement la mémoire de
quelques hommes qu'à la condition de laisser peser sur toute une population une
accusation de lâcheté mille fois plus odieuse que n'eût été la cruauté de ceux à qui
les Girondins avaient à présent la prétention de les attribuer. Comme Robespierre
aurait eu beau jeu à retourner l'accusation contre ses adversaires ! Mais en déclinant
toute solidarité dans ces événements, il se montra généreux, s'inspira uniquement
de sa conscience, et donna, je persiste à le dire, la seule explication véritable, celle
qui restera vraie devant l'histoire. -

Son dénonciateur, en des termes violents et outrageux dont on a la satisfaction


de ne pas trouver d'équivalent dans sa réponse, lui avait reproché d'avoir conti
nuellement tourmenté, méconnu et outragé le Corps législatif, espèce de figure
oratoire, disait Robespierre, par laquelle Louvet travestissait deux pétitions qu'au
nom du conseil général de la Commune il avait eu mission, lui Robespierre, de
présenter à l'Assemblée législative. Nous avons parlé dans notre précédent livre
des trois occasions où Robespierre avait été chargé d'exprimer des vœux au sein du
Corps législatif, deux fois par la Commune, une fois par sa section. Une députation
de la Commune était venue un jour prier l'Assemblée de supprimer le directoire du
département, lequel, sur la proposition de Lacroix, avait été transformé en simple
commission des contributions publiques. Le décret de l'Assemblée ayant été déna
turé par le ministre de l'intérieur, la députation de la Commune était revenue pour
se plaindre, et à ce sujet Maximilien s'était trouvé accusé par Louvet, dont l'allé
gation avait été soutenue par Lacroix, d'avoir menacé le Corps législatif du tocsin,
s'il n'était pas fait droit aux prétentions de la Commune. Robespierre, tenant à ne
laisser sans réponse aucune des inculpations de son accusateur, réfuta vivement
celle-ci; comme on l'a vu déjà, Lacroix s'était trompé. Quelqu'un, en effet, dans
un moment d'humeur avait tenu le propos imputé à Maximilien, propos assez com
préhensible d'ailleurs au lendemain même d'une révolution violente, mais lui
même en avait sur-le-champ blâmé l'auteur. Un ancien membre de l'Assemblée
législative, nommé Renaud, étranger aux passions qui divisaient la Convention,
se leva alors et dit : « J'atteste le fait que vient d'énoncer Robespierre. »
Cet incident vidé, il avait à répondre à un autre reproche, celui d'avoir dénoncé,
le jour même des massacres, quelques hommes du parti de la Gironde qu'il suppo
sait vendus à Brunswick, et dont, avait insinué Louvet, il aurait voulu compromettre
la sûreté. Nous avons rapporté plus haut ses explications si claires à cet égard, nous
passerons donc rapidement. « J'ai déjà, dit-il, répondu à cette infamie en rap
pelant que j'avois cessé d'aller à la Commune avant ces événements, qu'il ne m'étoit
pas plus donné de prévoir que les circonstances subites et extraordinaires qui les
ont amenés. » En dénonçant, après beaucoup d'autres membres, dans la soirée du
2 septembre et non pas du 1", un parti puissant vendu à Brunswick, avait-il indi
qué nommément quelqu'un ? Cela est au moins douteux. Ses paroles n'ont pas été
recueillies; et le procès-verbal de la Commune, déjà cité par nous, mentionne son
discours en trois lignes. Peut-être désigna-t-il Carra et Brissot; nous avons dit
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 299

pourquoi ; mais on sait quel démenti énergique, non relevé, il donna à Vergniaud
le jour où ce dernier lui reprocha d'avoir incriminé la plupart des membres de la
Gironde. Et quand l'impudent Louvet, qui de son propre aveu n'assistait plus aux
séances du conseil général, lui prêta, dans cette réplique, dont la Convention refusa
d'entendre la lecture, une phrase où se trouvent inculpées la Gironde en masse et la
commission des Vingt-et-un tout entière, il commit un abominable mensonge ; mais
c'était un moyen de grossir le nombre des ennemis de Robespierre.
C'est ici que M. Michelet, avec sa légèreté habituelle, accuse Robespierre d'avoir
menti pour la seconde fois; et cela parce que, repoussant avec horreur cette insi
nuation de Louvet qu'il avait voulu compromettre la sûreté de quelques députés en
les dénonçant durant les exécutions, Robespierre avait répondu à cette infamie en
rappelant qu'il avait cessé d'aller à la Commune avant ces événements, — ce qui
était vrai, — et que rien n'avait pu les lui faire prévoir. A quoi donc a pensé
M. Michelet en insinuant que Robespierre avait voulu dissimuler sa présence à la
Commune dans les soirées du 1" et du 2 septembre?(t. IV, p.482). C'est, en vérité,
par trop naïf! M. Michelet s'imagine-t-il que les 288 membres du conseil général
l'eussent attendu pour donner un démenti à Robespierre? Celui-ci vint à la Commune
le 1" septembre pour y donner la lecture d'une adresse aux quarante-huit sections,
dont la rédaction lui avait été confiée; il revint le 2, parce que ce jour-là la gravité
des événements lui fit un devoir d'être à son poste de conseiller; mais tout nous
porte à croire qu'au moment où, après quelques autres membres, il parla, lui aussi,
d'un parti puissant qui projetait de mettre Brunswick sur le trône, il ignorait encore
les exécutions que, d'après sa propre déclaration, il n'apprit que par le bruit public
et plus tard que la plus grande partie des citoyens. Ce jour-là, en effet, l'assemblée
électorale avait commencé ses opérations; et à partir du lendemain Robespierre
cessa de fréquenter le conseil général pour se consacrer tout entier à ses fonctions
d'électeur.
Revenons à cette magnifique défense dont la fin est empreinte d'un caractère de
grandeur qui acheva de subjuguer la Convention. Robespierre ne pouvait manquer,
en passant, de dire un mot ni du dernier rapport de Roland, signal de cette levée de
boucliers contre lui, ni de cette lettre énigmatique gauchement présentée, disait-il,
à la curiosité de l'Assemblée, lettre anonyme dont on connaissait l'auteur, ce vil
Marcandier, ni de tous ces journaux, pamphlets et libelles distribués à grands frais
dans toutes les communes par les soins du ministre de l'intérieur. « 0 homme ver
tueux, homme exclusivement, éternellement vertueux, où vouliez-vous donc aller
par ces routes ténébreuses ? Vous avez essayé l'opinion... Vous vous êtes arrêté,
épouvanté vous-même de votre propre démarche... Vous avez bien fait ; la nature
ne vous a moulé ni pour de grandes actions, ni pour de grands attentats... Je m'arrête
ici moi-même, par égard pour vous... Mais une autre fois examinez mieux les instru
ments qu'on met entre vos mains... Vous ne connoissez pas l'abominable histoire de
l'homme à la missive énigmatique ; cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les
monuments de la police... Vous saurez, un jour, quel prix vous devez attacher à la
modération de l'ennemi que vous voulez perdre. Et croyez-vous que si je voulois
m'abaisser à de pareilles plaintes, il me seroit difficile de vous présenter des dénoncia
tions un peu plus précises et mieux appuyées?Je sais qu'il y a loin du dessein profon
dément conçu de commettre un grand crime à certaines velléités, à certaines menaces
300 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

de mes ennemis dont j'aurois pu faire beaucoup de bruit. D'ailleurs je n'ai jamais cru
au courage des méchants. Mais réfléchissez sur vous-même et voyez avec quelle
maladresse vous vous embarrassez dans vos propres piéges... Vous vous tourmentez
depuis longtemps pour arracher à l'Assemblée une loi contre les provocateurs au
meurtre; qu'elle soit portée, quelle est la première victime qu'elle doit frapper ?
N'est-ce pas vous qui avez dit calomnieusement, ridiculement, que j'aspirois à la
tyrannie ? N'avez-vous pas juré par Brutus d'assassiner les tyrans ? Vous voilà donc
convaincu, par votre propre aveu, d'avoir provoqué tous les citoyens à m'assassiner.
N'ai-je pas déjà entendu, de cette tribune même, des cris de fureur répondre à vos ex
hortations? Et ces promenades de gens armés qui bravent, au milieu de nous, l'auto
rité des lois et des magistrats ! Et ces cris qui demandent les têtes de quelques repré
tants du peuple, qui mêlent à des imprécations contre moi vos louanges et l'apologie
de Louis XVI ! Qui les a appelés ? qui les égare, qui les excite ? Et vous parlez de lois,
de vertu, d'agitateurs !.,. -

« Mais sortons de ce cercle d'infamies que vous nous avez fait parcourir, et arrivons
à la conclusion de votre libelle.
« Indépendamment de ce décret sur la force armée que vous cherchez à extorquer
par tant de moyens, indépendamment de cette loi tyrannique contre la liberté indi
viduelle et contre celle de la presse, que vous déguisez sous le spécieux prétexte de
provocation au meurtre, vous demandez pour le ministre une espèce de dictature
militaire, vous demandez une loi de proscription contre les citoyens qui vous déplai
sent, sous le nom d'ostracisme. Ainsi, vous ne rougissez plus d'avouer ouvertement
le motif honteux de tant d'impostures et de machinations ; ainsi, vous ne parlez de
dictature que pour l'exercer vous-même sans aucun frein; ainsi, vous ne parlez de
proscription et de tyrannie que pcur proscrire et pour tyranniser ; ainsi, vous avez
pensé que pour faire de la Convention nationale l'aveugle instrument de vos cou
pables desseins, il vous suffiroit de prononcer devant elle un roman bien astucieux, et
de lui proposer de décréter, sans désemparer, la perte de la liberté et son propre
déshonneur ! Que me reste-t-il à dire contre des accusateurs qui s'accusent eux
mêmes ?.. »
Et alors, terminant avec une sorte de pitié dédaigneuse, dont resta mortellement
blessé l'orgueil des Girondins, il disait : « Ensevelissons, s'il est possible, ces mépri
sables manœuvres dans un éternel oubli. Puissions-nous dérober aux regards de la
postérité ces jours peu glorieux de notre histoire, où les représentants du peuple,
égarés par de lâches intrigues, ont paru oublier les grandes destinées auxquelles ils
étaient appelés. Pour moi, je ne prendrai aucunes conclusions qui me soient person
nelles; j'ai renoncé au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adver
saires par des dénonciations plus redoutables. J'ai voulu supprimer la partie offen
sive de ma justification. Je renonce à la juste vengeance que j'aurois le droit de
poursuivre contre mes calomniateurs. Je n'en demande point d'autre que le retour
de la paix et de la liberté. Citoyens, parcourez d'un pas ferme et rapide votre
superbe carrière. Et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même,
concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie ! »
Tel était ce discours magistral, véritablement magnifique. Nous avons dû l'analy
ser avec quelques développements et en mettre d'assez longs extraits sous les yeux
de nos lecteurs, parce qu'il est le véritable point de départ de l'influence de Robes
* HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 301

pierre sur la Convention. Les Girondins, on ne peut se le dissimuler, s'étaient


imaginé qu'ils auraient facilement raison de lui; il avait eu beau se tenir à l'écart
depuis l'ouverture de la Convention, son nom seul inquiétait leur ambition. Mais le
jour où ce vieil athlète de la liberté, — si jeune encore! — entreprit de se défendre,
il les écrasa. A leur exaspération on va juger combien grande fut leur déception.

XVIII

Robespierre avait quitté la tribune au milieu des plus vives acclamations. On


demandait à grands cris l'impression de son discours et l'envoi aux quatre-vingt-trois
départements. La Convention, presque à l'unanimité, — tant la Gironde avait perdu
de terrain en quelques heures ! — vota l'impression. Le discours de Louvet ayant été
tiré à quinze mille exemplaires, Merlin (de Thionville) aurait voulu qu'on enjoignît
au ministre de l'intérieur d'avoir à répandre celui de Robespierre à un nombre égal,
dans toute l'étendue de la République, ce dont se gardera bien Roland. Il était
temps cependant de clore cette discussion; un grand nombre de membres récla
mièrent l'ordre du jour. C'était là précisément ce que redoutaient les Girondins.
Louvet s'élance à la tribune, on refuse de l'entendre. Tandis que Saint-Just, Jean
Bon Saint-André, Manuel et Garnier s'inscrivent pour parler en faveur de l'ordre du
jour pur et simple, Pétion, Delaunay, Barère, Buzot et quelques autres demandent la
parole, les uns sur, les autres contre. « Je vais répondre à Robespierre, s'écrie
Louvet, qui, furieux, s'obstine à rester à la tribune. — Vous répondrez dans la
Sentinelle, » lui crie-t-on. Mais Louvet, inébranlable, demande à parler contre le
président. Ce n'était plus son ami Guadet. Surpris, le président consulte l'Assemblée
pour savoir si elle veut entendre Louvet; à une très-grande majorité, elle décide
qu'il ne sera pas entendu.
Barbaroux, de son côté, se démenait comme un possédé. Il criait, gesticulait. Ne
pas consentir à l'entendre, c'était le réputer calomniateur. Il voulait descendre à la
barre, signer sa dénonciation, la graver sur le marbre. Voyant ses efforts demeurer
infructueux, il use d'un stratagème qu'il croit ingénieux, quitte sa place et se rend à
la barre où il réclame la parole comme citoyen. Mais il est accueilli par des mur
mures et des rires; on ne le prenait plus au sérieux. Cependant l'équivoque Barère,
suivant l'expression de Robespierre qui le connaissait bien, était à la tribune. On se
tromperait étrangement si l'on s'imaginait qu'il vint en cette circonstance prêter aide
et assistance à Robespierre. Barère était toujours du parti des forts, et la Gironde
était encore toute-puissante. Ce fut au contraire pour essayer d'amoindrir la victoire
de Robespierre qu'après des considérations presque injurieuses pour lui, il proposa
un ordre du jour motivé sur ce que la Convention ne devait s'occuper que des
intérêts de la République. Ainsi ce n'était plus l'accusation enterrée sous l'ordre du
jour pur et simple; on semblait mettre les parties dos à dos.
Pendant ce temps Barbaroux était resté à la barre, soutenu pa r Lanjuinais, devenu
l'un des coryphées du parti. Une virulente apostrophe de Couthon parvint seule à
302 HISTOIRE DE ROBESPIERRE. .

l'en déloger, et, tout confus, il remonta au banc des secrétaires, où Lanjuinais ne
tarda pas à aller le rejoindre. Barère relut alors son projet de décret, mais Robes
pierre : « Je ne veux pas de votre ordre du jour, si vous mettez un préambule
qui m'est injurieux. » La Source et Lacroix eux-mêmes, comme obéissant à un
cri de la conscience, appuyèrent l'ordre du jour pur et simple, et la Convention
consultée le décréta d'une voix presque unanime. Il était impossible d'être plus
complétement vengé, à la face de la France tout entière, des calomnies de Barbaroux
et de Louvet. Les Girondins, les chefs de la bande du moins, étaient atterrés; ils
employèrent tous les moyens possibles pour atténuer l'effet de leur défaite. Brissot
qui, laissant aboyer sa meute et se tenant prêt à prendre part à la curée, n'avait pas
ouvert la bouche durant cette discussion, cuva sa rage dans son journal. Rien de
curieux comme l'embarras du Patriote françois pour expliquer l'ordre du jour adopté
par la Convention. Cependant cet ordre du jour avait été réclamé par Robespierre
lui-même et combattu à outrance par tous les exaltés de la Gironde; force était bien
au Patriote de passer condamnation à cet égard; mais finalement il ne l'en consi
dérait pas moins comme équivalent à un hors de cour « terminant le mépris de la
Convention pour les agitateurs ». La vérité est que cet ordre du jour marquait
bien positivement le mépris de la Convention pour ces intrigants de la Gironde
qui consommaient en querelles particulières le temps précieux dû aux affaires
de la République. Mais une chose allait porter au comble leur irritation, c'était
la séance des Jacobins dans la soirée du 5 novembre. C'est là qu'il faut aller en
effet pour avoir une idée de l'éclatant triomphe de Robespierre.

XIX

Jean-Bon Saint-André présidait. Quand Robespierre entra, une sorte de frémisse


ment général parcourut la salle ; on se disait : Le voilà! Sa présence fut saluée des
plus chaleureux applaudissements. « Il n'appartient qu'à lui, s'écria Merlin (de
Thionville), de rendre compte de ce qu'il a fait aujourd'hui. » Mais Robespierre
n'avait nullement envie de se donner en spectacle. « Il se taira, j'en suis sûr, je le
connais, » dit un membre. Il se tut en effet. D'autres prirent la parole pour raconter
à la Société sa victoire si complète et l'humiliation de ses accusateurs. Garnier le
dépeignit comme un véritable républicain, toujours occupé de la chose publique et
s'oubliant lui-même. « La vérité a guidé sa plume et son cœur. Sa vertu d'un côté,
son éloquence mâle et naïve de l'autre, ont écrasé tous ses ennemis. » Quant à
Barbaroux, il le compara au vil reptile osant à peine soutenir les regards de l'aigle.
Puis Merlin, avec son énergie habituelle, s'emporta contre le vertueux Roland, qui,
sur les fonds de l'État, avait inondé la France de la diatribe de Brissot, du discours
de Buzot contre les écrits incendiaires et de la dénonciation de Louvet. Il demanda
que, pour combattre l'effet des manœuvres du ministre de l'intérieur, la Société
volât sur-le-champ l'impression du discours de Robespierre, son envoi à toutes les
sociétés affiliées, et qu'à la suite elle donnât elle-même son opinion bien précise sur
ce membre tant calomnié.

- ----- - - -- -
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 303

Manuel vint rendre également hommage à ce Robespierre, « sorti vierge de l'Assem


blée constituante, où la plus corrompue et la plus riche des cours faisait couler son or
et ses vices. » Manuel avait un pied dans le camp de la Gironde et un autre dans celui
de la Montagne ; mais en cette circonstance il fut tout à Robespierre, lequel, selon
lui, pouvait dire en toute conscience ce qu'un Romain disait au sénat : « On m'attaque
dans mes discours, tant je suis innocent dans mes actions. » Il le félicitait surtout
d'avoir toujours montré la plus grande austérité dans les principes, et de n'avoir
jamais voulu rien être lorsque tant de gens étaient si pressés d'être quelque chose. Ce
trait perçait de part en part les Girondins.
Louvet, dont la Convention nationale avait, de dégoût, comme nous l'avons dit,
refusé d'entendre la réplique, ne voulut cependant pas perdre le morceau qu'il avait
médité, et sous ce titre: A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, il lança dans le
public un libelle volumineux beaucoup plus atroce que le premier. Nous en avons
déjà dit un mot. Il faut lire cela d'un bout à l'autre pour se former une idée de ce
que la haine peut enfanter d'absurde. Ce n'est d'ailleurs qu'une édition accrue et consi
dérablement embellie de l'accusation primitive ; mais ici les dernières limites du
, mensonge sont dépassées. L'auteur est pris de rage, on le sent, et ses colères
n'excitent plus que le rire. La publication de cet indigne pamphlet lui attira quelques
désagréments. Prétendant, contrairement à la déclaration si nette de Robespierre
corroborée par celle de Marat, que l'un et l'autre avaient eu des entrevues fréquentes,
il n'avait pas craint d'assurer, dans le texte de son libelle, sans aucune espèce
de preuves d'ailleurs, que Robespierre et Marat se réunissaient quelquefois en 1791
chez Collot-d'Herbois, quelquefois chez Danton, plus souvent chez Robert. Madame
Robert elle-même, affirmait-il, ayait confié le fait à une de ses amies, laquelle l'avait
répété à Gorsas, de qui il le tenait lui-même. Louvet, comme l'on voit, tirait ses
renseignements de longueur ; mais cela était faux, tout simplement. Madame Robert
(Louise de Kéralio) écrivit au député du Loiret une lettre qui est une véritable
flagellation, et dont Louvet n'eut pas à s'applaudir. On y lisait : « Je ne dirai rien de
M. Gorsas ; il paroit y avoir un tiers entre lui et le nommé Louvet ; il n'est donc
qu'un étourdi d'avoir cru sa parole; s'il avoit inventé à dessein de nuire, il seroit un
scélérat. Il est faux que j'aie dit à personne que Marat et Robespierre se réunissoient
chez moi. Marat n'y est jamais venu, il n'y viendra jamais; Robespierre n'y est
jamais venu, il y viendra quand il voudra. » Mais Robespierre, comme on le verra,
n'allait presque jamais nulle part, surtout depuis son séjour au milieu de la famille
Duplay, au sein de laquelle il vivait complétement retiré.
Imagination déréglée, tout à fait appropriée aux exigences des boudoirs, et qui
aurait dû s'en tenir aux peintures des scènes d'alcôve et des amours frivoles, Louvet
apportait dans ses écrits politiques les mêmes écarts de cœur et d'esprit que dans
ses romans. Ce n'était point par une simple figure de rhétorique qu'il désignait
Robespierre aux poignards de ses concitoyens : il nous l'apprend lui-même dans ses
Mémoires. Il se désole de ce qu'on lui ait laissé « l'impunité physique : » et « cette
énorme faute » de ce qu'il appelle le parti républicain lui navre le cœur. Il ne
put pardonner à ses amis de n'avoir pas assez énergiquement combattu le fatal ordre
du jour. Le ministre de l'intérieur, Roland, sentit bien aussi le tort que cet ordre
du jour allait causer à la coterie, et, pour parer le coup, il distribua à profusion,
toujours aux frais du trésor, bien entendu, ce fameux libelle : A Maximilien Robes
304 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

pierre et à ses royalistes, que l'auteur fit imprimer, n'ayant pu le réciter devant la
Convention. C'est encore Louvet qui nous apprend, — aveu précieux pour l'histoire !
que le vertueux Roland en envoya un grand nombre d'exemplaires dans les dépar
tements.— Ainsi voilà entre quelles mains se trouvaient, à la fin de cette année 1792,
les destinées de la République. La calomnie était au pouvoir. Était-ce donc là ce
règne de la liberté et de l'égalité, pour l'avènement duquel de si généreux esprits
combattaient avec tant de vaillance depuis plus de trois ans !

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Les fortes têtes du parti commençaient à comprendre qu'on avait fait fausse route
en voulant abattre Robespierre de haute lutte. ll fallait aller doucement et sûrement,
par les chemrins ténébreux, travailler à la façon du termite, de manière qu'un jour le
colosse s'écroulât miné par des milliers d'insectes invisibles et insaisissables. Il fal
lait, de plus, circonvenir plus que jamais les députés tièdes, douteux, incertains,
entreprendre même ceux que Robespierre s'était accoutumé à regarder con me des
amis; cela était facile, il était si peu armé contre l'intrigue, vivant en quelque sorte
dans un isolement volontaire ; il fallait, en un mot, s'efforcer de faire le vide autour
de lui. Eh bien ! cette œuvre tortueuse, elle va être poursuivie avec une persistance
et un machiavélisme étonnants. - ·

Maisce n'était pas tout.Accuser Robespierre d'aspirer à la dictature, c'était lui sup
poser de puissantes qualités, le grandir encore pour ainsi dire aux yeux de ses
concitoyens. On résolut donc de changer de batteries. Il y a en France une arme qui
tue assez promptement, celle du ridicule ; on s'en saisit bien vite, et, chose triste à
dire ! ce fut un grand esprit, un écrivain qui honore notre pays, l'auteur des Progrès
de l'esprit humain, ce fut Condorcet qui consentit à tenir la batte d'Arlequin. Condor
· cet, l'ami et le biographe de Voltaire, persiflant outrageusement le plus pur et le
plus intègre disciple de Rousseau, quelle chose navrante ! Hélas ! cela nous remet
en mémoire que le philosophe de Genève fut aussi le point de mire des épigrammes
sanglantes du patriarche de Ferney; et l'on peut dire avec quelque vérité que Robes
pierre est à Condorcet ce que Rousseau était à Voltaire.
Condorcet avait, un moment, paru vouloir échapper à cette coterie de la Gironde ;
mais, obsédé sans doute, il y était rentré, et le voici enrôlé dans les troupes légères
du parti. La Chronique de Paris ayant un jour imprimé, on s'en souvient peut-être,
sous le nom de Robespierre alors à Arras, une lettre injurieuse pour le clergé en
général, sans distinction, Condorcet, grand ennemi des prêtres et soupçonné par
Maximilien d'être l'auteur de la supercherie, avait reçu de lui un démenti formel. On
avait voulu simplement se servir de l'autorité de son nom. Mais le philosophe voltai
rien n'avait jamais pardonné au disciple de Rousseau, et du jour au lendemain il était
devenu son mortel ennemi.
Dans la Chronique de Paris du vendredi 9 novembre 1792, Condorcet, après avoir
expliqué en quelques lignes comment l'erreur de Louvet, qu'il appelle un homme de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 305

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* Les dépouilles des Tuileries apportées sur


| le bureau du président.
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- beaucoup d'esprit et de talent, mais de beau
-,ée coup plus d'imagination encore, » était prouvée #
| tººººººº-ººt- avant que Robespierre eût parlé, » écrivait
« avec cette acrimonie réfléchie qui étoit un de ses talents, » le morceau qu'on va
lire : « On se demande pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui,
à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C'est que la Révolution
françoise est une religion, et que Robespierre y fait secte ; c'est un prêtre qui a des
dévotes, mais il est évident que toute sa puissance est en quenouille. Robespierre
prêche; Robespierre censure; il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid,
suivi dans ses pensées et dans sa conduite; il tonne contre les riches et contre les
grands ; il vit de peu et ne connoît pas les besoins physiques. Il n'a qu'une seule
mission, c'est de parler, et il parle presque toujours; il crée des disciples; il a des
gardes pour sa personne, il harangue les Jacobins quand il peut s'y faire des secta
teurs; il se tait quand il pourroit exposer son crédit ; il refuse les places où il pourroit
servir le peuple, et choisit les postes où il croit pouvoir le gouverner; il paroît
quand il peut faire sensation, et il disparoît quand la scène est remplie par d'autres.
Il a tous les caractères, non pas d'un chef de religion, mais d'un chef de secte , il
s'est fait une réputation d'austérité qui vise à la sainteté ; il monte sur les bancs ; il
parle de Dieu et de la Providence ; il se dit l'ami des pauvres et des foibles; il se fait
suivre par les femmes et les foibles d'esprit; il reçoit gravement leurs adorations et

TOME II. 104


306 EIISTOIRE DE ROBESPIERRE.

leurs hommages; il disparoît avant le danger, et l'on ne voit que lui quand le danger
est passé ; Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela. Le reproche de la
dictature étoit donc une gaucherie, et la proposition de l'ostracisme une absurdité :
c'étoit lever la massue d'Hercule pour écraser une puce qui disparoîtra dans l'hyver.»
Quatre ou cinq gros mensonges assaisonnés des plus fades plaisanteries, voilà le
morceau servi aux Girondins pour les consoler de leur défaite. Sans doute on y a
mis toute l'aigreur possible; et nous avions bien raison de dire, en nous servant
d'une phrase justement appliquée à Condorcet par un illustre écrivain de nos jours,
qu'il l'avait écrit « avec cette acrimonie réfléchie qui étoit un de ses talents; »
mais cette page si vide, où l'on tâche de répandre à pleines mains le ridicule sur le
grand homme d'État de la Révolution, prouve combien vaines et puériles étaient les
accusations des Girondins contre Robespierre.
Il ne faut pas demander si les feuilles accréditées du parti s'empressèrent de
reproduire l'œuvre de Condorcet. Faire un crime à Robespierre d'avoir invoqué le
nom de la Providence, le présenter comme un prêtre suivi de dévotes, parce que sa
parole exerçait sur les femmes une légitime influence, l'accuser mensongèrement de
s'être dérobé dans les jours de danger, lui qui, au vu et au su de tout le monde, et,
comme nous l'avons irréfragablement démontré, s'était toujours tenu sur la brèche
à l'heure des crises décisives, telles étaient les éternelles redites de ses adversaires.
« Ce tableau de main de maître, s'écria, transporté d'admiration, le rédacteur
ordinaire du Patriote françois, ira sans doute à son adresse, à la postérité... »
C'est bien pour cela que nous l'avons exhumé des colonnes de la Chronique ; oui, il
ira à la pospérité, mais comme un monument des passions haineuses, de la mau
vaise foi et de l'intolérance de la Gironde.

XXI

Ce n'était là qu'une pantalonnade, une farce à laquelle Robespierre répondait par


le plus absolu dédain, mais un coup autrement sensible vint l'atteindre V6TS Cette
époque. Pétion, auquel il portait un si vieil et si sincère attachement, et dont il se
plaisait à ne pas suspecter les sentiments à son égard, bien qu'il le sût très-intime
ment lié avec ses adversaires, Pétion le frappa traîtreusement de la façon la plus
inattendue. Et pourtant, en maintes circonstances, Robespierre lui avait prêté
l'appui de sa parole et de son influence; constamment il l'avait défendu COntre
toute attaque. En quels termes chaleureux il avait parlé de lui, en novembre
1791, à la veille de sa nomination comme maire! Se le rappelle-t-on'? « Je pense avec
une douce satisfaction, écrivait-il alors, que mon cher Pétion a peut-être été
nommé maire de Paris au moment où j'écris. J'éprouverai plus vivement que
personne la joie que doit donner à tout citoyen ce triomphe du patriotisme et de
la probité franche sur l'intrigue et sur la tyrannie. » N'est-ce point là le cri d'un cœur
bien sincère et bien dévoué !
Mais lui, Pétion, avait-iljamais élevé publiquement la voix en faveur de son ami ?
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 307

Un jour, aux Jacobins, il était venu comme pour servir d'intermédiaire dans la
querelle née au sujet de la question de la guerre, et envenimée inutilement par les
calomnies de Brissot et de Guadet; il n'âvait pas trouvé un mot de blâme pour
ceux qui avaient fait dégénérer en une misérable dispute personnelle une question
que Robespierre s'était efforcé de maintenir dans la région des principes et à la
hauteur d'une doctrine.Aujourd'hui encore, dans ce grand conflit provoqué par les
Girondins, on s'étonnait de ne pas entendre une parole d'apaisement sortir de sa
bouche, et ce silence paraissait déjà une trahison de l'amitié. « Je ne crois pas
qu'on doive se reposer sur Pétion, avait dit avec raison Augustin Robespierre ;
puisqu'il attend d'être invité, il ne mérite pas de l'être. » Et, avec non moins de
raison, Merlin (de Thionville) avait repoussé comme suspecte toute intervention
de sa part.
' Secrètement allié à la Gironde depuis qu'il avait goûté du pouvoir avec elle, Pétion
se donna tout entier à elle en ce mois de novembre 1792, sans qu'une fibre du cœur
l'avertît qu'en Robespierre c'était un véritable frère qu'il trahissait. Pour nous qui,
par des révélations récentes, connaissons mieux l'ancien maire de Paris que ne le
connaissaient ses contemporains, cette désertion honteuse ne nous étonne pas. Pétion
nous apparaît comme le type du faux bonhomme de la Révolution. S'il faut en croire
Chabot, sa femme, excessivement jalouse de la supériorité du crédit de Robespierre,
n'aurait pas peu contribué à l'entraîner. Eh quoi ! le modeste salon du menuisier
Duplay rivalisait avec les vastes et brillantes salles de l'hôtel du ministre de l'intérieur,
où elle et madame Roland étaient accoutumées à recevoir les hommages de la foule
des fonctionnaires, toujours empressés, sous la république comme sous la royauté !
Aussi, comme elle avait applaudi au libelle de Louvet ! Mais Pétion, ce semble,
n'avait pas besoin des excitations de sa femme. Un seul trait peindra l'homme et
montrera combien peu il était sérieux. A la nouvelle de l'arrestation du roi à Varennes,
il avait été chargé avec La Tour-Maubourg et Barnave, on le sait, d'aller au-devant
de la famille royale etjde la ramener à Paris. Assis sur le devant de la grande berline,
entre Madame Élisabethetlaprincesse royale, Pétion s'imagina avoir allumé des désirs
subits dans le cœur de la sœur du roi; et, ce qui est plus grave, il n'a pas craint
d'écrire dans une relation publiée aujourd'hui, que, cédant à un besoin de la nature,
elle avait tendrement pressé son bras. La plus simple délicatesse, son devoir de galant
homme, lui commandaient une expresse discrétion sur un fait semblable, s'il était
vrai. Mais comment croire qu'en un pareil moment, en de si tristes conjonctures,
sous les yeux de son frère humilié et de sa belle-sœur dévorée par les larmes, une
jeune princesse, élevée décemment, ait pu se laisser aller à de si grossières pensées ?
La supposition de Pétion nous paraît donc tout à fait gratuite et insensee; et, en se
vantant, par une fatuité bête, d'avoir été l'objet des avances d'une fille de France,
Jérôme Pétion s'est couvert d'un ridicule immortel.
Un pareil homme devait être facilement le jouet et l'instrument d'une coterie. On
le prit, sans nul doute, par l'amour-propre. Aussi bien il gardait à Robespierre une
rancune mal dissimulée de ce qu'il ne lui avait pas été préféré par les électeurs de
Paris. On a vu comment, n'ayant pas été élu au premier jour de scrutin, il avait
décliné l'honneur de représenter la capitale à la Convention. Cette rancune, à coup
sûr, ne fut pas étrangère à son alliance avec les gens de la Gironde, car, député de
Paris, il n'eût pas fait chorus avec la bande de ceux qui ne cessaient d'aboyer contre
308 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

les représentants de la grande cité. Il accepta donc un rôle dans la petite cons
piration ourdie contre Robespierre, et comme on fondait un grand espoir sur sa
popularité, encore assez bien assise, on le réserva pour frapper le coup de la fin.
Heureusement pour lui, le triomphe imprévu de Robespierre lui épargna l'odieux

d'avoir à lui porter le coup de pied de l'âne.


N'ayant pu prononcer son discours à la Convention, il se dépêcha de le faire
imprimer et de le publier, en le faisant suivre d'une lettre à la Société des Jacobins,
où toute l'amertume de son cœur se condensait, comme la pensée intime se réserve
pour le post-scriptum. Qui avait lu les rapports de Roland et de Buzot, le premier
libelle de Louvet, connaissait d'avance le discours de Pétion.A un éloge tempéré du
conseil général qu'il avait boudé, disait Robespierre, comme Achille boudait les
Grecs, il mêlait les déclamations ordinaires de ses nouveaux alliés contre la vaillante
Commune. Répudiant toute espèce de solidarité avec les hommes de Septembre, il
s'attribuait modestement tout ce qui s'était fait de grand et de bien dans la Révo
lution, au 20 juin, au 10 août. Nous avons déjà dit dans notre précédent livre
comment Robespierre répondit à cette partie du discours de Pétion, et le railla sur ses
prétentions. Quant aux projets de dictature attribués à son ancien ami, Pétion n'y
croyait aucunement. « Je ne puis me persuader que cette chimère ait sérieusement
occupé ses pensées, qu'elle ait été l'objet de ses désirs, le but de son ambition. »
Alors pourquoi donc venir appuyer après coup, d'un long pamphlet, une accu
sation qu'on reconnaît sans fondement ? Ah ! c'est qu'il fallait aux yeux du pays tout
entier déconsidérer Robespierre. Et, Pétion aidant, on le présentait à tous comme
un être ombrageux et défiant, au tempérament bilieux, à l'imagination atrabilaire,
comme un être apercevant partout des complots, des trahisons, des précipices,
n'écoutant que lui, ne supportant pas la contrariété, ne pardonnant jamais à qui
avait pu blesser son amour-propre, ne convenant jamais de ses torts, dénonçant avec
légèreté, s'irritant du plus léger soupçon, ne connaissant point les convenances,
voulant par-dessus tout les faveurs du peuple, cherchant avec affectation les applau
dissements de la multitude, vantant ses services enfin et parlant de lui avec peu de
réserve. Et c'est Pétion qui s'exprimait ainsi, le modeste Pétion qui, quelques pages
plus loin, se flattait d'avoir sauvé plus d'une fois Paris. La kyrielle était longue,
comme on voit, et Dieu sait si elle sera ressassée plus tard par les survivants de la
Gironde, par ceux-là mêmes que Robespierre arrachera à l'échafaud, par les Ther
midoriens et toute leur séquelle.
Mais ce n'était pas tout : dans la lettre insérée à la suite de son libelle, Pétion,
obéissant au mot d'ordre de la coterie, se donnait le ridicule d'accuser Robespierre
de lâcheté pour ainsi dire ; il le montrait tremblant, voulant fuir, n'osant se montrer
à l'Assemblée; et à son tour il se vantait de l'avoir arraché à la persécution en s'atta
chant à son sort. Cette fois ce n'était plus Buzot qui avait la gloire de sauver ce mal
heureux jeune homme. On ne fut pas peu surpris aux Jacobins, où l'on avait été
témoin de l'héroïque attitude de Robespierre, d'apprendre que son ancien frère
d'armes lui décernait si lestement un brevet de poltronnerie. « Pétion, dit Chabot,
nous le présente comme peureux pour avoir eu le courage de dire que le peuple
devoit se sauver lui-même. » La réponse, tout le monde pouvait la faire à Paris, mais
au loin la calomnie se propagerait sûrement; on ne demandait pas autre chose.
Ce que Robespierre éprouva à la lecture de l'incroyable pamphlet, ceux-là seuls
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 309

peuvent s'en rendre compte qui ont été victimes d'une trahison de ce genre, et qui
se sont vus abandonnés de ceux dont ils n'auraient pas hésité à être les défenseurs à
l'occasion. Sa douleur fut profonde; mais devant une telle attaque il ne pouvait rester
muet. Sa réponse fut à la fois ironique et amicale; l'ironie prit la place de l'indigna
tion. « Quelle est, mon cher Pétion, l'instabilité des choses humaines, puisque vous,
naguère mon frère d'armes, et le plus paisible de tous les hommes, vous vous décla
rez subitement le plus ardent de mes accusateurs ? » Nous avons dit ailleurs com
ment, en mettant toujours la question des principes au-dessus de celle des personnes,
il réfuta Pétion en tout ce qui concernait leur participation commune aux choses de la
Révolution ; passons. Quant à cette prétention de l'avoir sauvé, lui Robespierre,
c'était en vérité trop dérisoire. « Pourquoi, lui demanda-t-il, vous êtes-vous plu
tôt attaché à ma destinée que moi à la vôtre ?... Mais je suppose que vous nous avez
tous sauvés : ce rare bienfait vous donneroit-il le droit de nous détruire, et même de
calomnier un seul individu ? Le plus vil insecte se révolte contre l'homme qui veut
l'écraser, et moi, contre Jérôme Pétion, tant en mon nom qu'au nom de tous les bons
citoyens à qui il déclare la guerre. Quel moment avez-vous choisi pour les attaquer ?
Je venois de remporter sur la calomnie une victoire, facile à la vérité et dont j'étois
loin de m'enorgueillir. Vous étiez venu à la sourdine, armé de pied en cap ; mais la
rapidité du combat ne vous avoit pas permis de tirer l'épée ; et, au moment où je me
retirois paisiblement du champ de bataille, vous êtes venu me frapper par derrière. »
Et ce discours, que les directeurs de la conscience politique de Pétion l'avaient engagé
à publier pour remettre à flot le parti cruellement compromis par un si honteux échec,
il était distribué à tous les corps administratifs, à toutes les municipalités de la Répu
blique, aux curés, aux ecclésiastiques. « Le vertueux Roland devroit bien dire confi
demment au comité des finances combien ce nouvel envoi coûte à la République. »
Ainsi attaqué avec des armes aussi inégales par un nouvel adversaire qui comptait
sur le poids de son nom pour donner à ses assertions l'autorité d'une preuve démons
trative, Robespierre ajoutait : « Me voilà, sans retour, déclaré atteint et convaincu, au
tribunal des quatre-vingt-trois départemens, de tous les ridicules et de tous les vices
que vous m'imputez. » Et l'on avait fait passer en loi, — loi singulière, invoquée
encore aujourd'hui, — qu'il ne pourrait repousser les calomnies de ses adversaires,
sans être par cela seul taxé d'une excessive vanité. « Permettez du moins un seul mot
de réponse à l'abus que vous faites de cet étrange privilége. Car, en vérité, il est trop
absurde que vous vous arrogiez celui de m'accuser hautement de lâcheté, de faire
afficher que vous m'avez vu tremblant. Et quand ? au tems même où Lafayette pros
crivoit les patriotes; le jour où, avec trente personnes, du nombre desquelles vous
n'étiez pas, je restai aux Jacobins, environné de ses satellites, tandis que le sang des
patriotes qu'il venoit de répandre ruisseloit encore ; dans ce tems où je m'obstinois
à défendre cette Constitution, tutélaire de la liberté, contre la faction redoutable qui
dominoit l'Assemblée constituante. Ils trembloient donc, à votre avis, tous ceux qui
la dénonçoient, au miiieu de ses coupables excès, et qui ne cessèrent un instant de
combattre pour les droits du peuple qu'elle avoit proscrits? »
Quant à la série d'épithètes injurieuses dont l'avait gratifié son ancien ami, Robes
pierre en faisait bon marché; mais, accusé de flatter le peuple, il ne pouvait s'empê
cher de rappeler à Pétion que lui aussi on l'avait placé au rang des flatteurs du peuple.
Il se consolait du reste en pensant que le véritable homme d État semait dans un
3|0 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

siècle pour recueillir dans l'autre. Lisez l'histoire, disait-il à Petion, et vous verrez
que les bienfaiteurs de l'humanité en furent les martyrs. Il lui montrait alors Agis
condamné par les éphores, Caton déchirant ses entrailles, le fils de Marie expirant
sous les coups de la tyrannie, Socrate buvant la ciguë, et Sydney mourant sur un
échafaud. A cet ancien ami, auquel il s'était toujours montré dévoué, et qui mainte
nant, à la face du pays entier, venait lui reprocher si injustement un caractère sombre
et bilieux, il répondait encore : « J'avoue mes torts ; et quoiqu'au dire de ceux qui
sont le plus à portée d'en juger, je sôis aussi facile, aussi bonhomme dans la vie privée
que vous me trouvez ombrageux dans les affaires publiques ; quoique vous en ayez
longtemps fait l'expérience, et que mon amitié pour vous ait survécu longtemps aux
procédés qui offensoient le plus mes principes, je conviens, à ma honte, que j'ai la
foiblesse de croire encore à des intrigues funestes, que vous devinerez peut-être vous
même, quand la France entière en sera victime. » Après s'être assez longuement
expliqué ensuite sur Brissot, sur sa marche tortueuse et ses mensonges, sur les
menées de ce parti de la Gironde qui changeait en jours de discordes, de désordres
et de tyrannie les premiers jours de la République, et auquel lui Pétion, qu'on venait
mettre ainsi en avant, comme un enfant perdu dans les occasions désespérées, sacri
fiait si légèrement sa gloire, Robespierre terminait cette lettre par des considérations
pleines de grandeur et dignes d'être rappelées : « Ceux que la nature a faits grands
peuvent seuls aimer l'égalité ! Il faut aux autres des échasses ou des chars de triomphe;
dès qu'ils en descendent, ils croient entrer dans le tombeau. Tel homme parois
soit républicain avant la République, qui cesse de l'être lorsqu'elle est établie. Il
vouloit abaisser ce qui étoit au-dessus de lui; mais il ne veut pas descendre du point
où il étoit lui-même élevé. Il aime les révolutions seulement dont il est le héros; il ne
voit que désordre et anarchie où il ne gouverne pas... Pour mous, mon cher Pétion,
dépouillons-nous de ces honteuses foiblesses ; ne ressemblons point à ce tyran qui
voulut réduire la taille des hommes à une mesure déterminée; n'exigeons pas que la
fortune fasse toujours les frais de notre mérite : contentons-nous de la destinée que la
nature nous a réservée, et permettons que celle de l'humanité s'accomplisse. »

XXlI

Pétion, qui si témérairement s'était jeté dans la mêlée, et qui avec tant d'amer
tume était venu appuyer de sa signature une partie des calomnies inventées contre
celui dont il avait si longtemps serré la main, se montra extrêmement blessé de la
réponse de Robespierre. Il écrivit même un second discours pour se plaindre d'avoir
été persiflé, et reprocher, à un adversaire qu'il avait si gratuitement provoqué,
d'avoir employé à son égard l'arme de l'ironie. Singulier homme en vérité que ce
Pétion ! Après avoir essayé de transpercer Bobespierre des traits de la plus noire
diffamation, il jette les hauts cris parce que dans la riposte il a reçu quelques égrati
gnures, et « les directeurs de sa conscience politique », avec cette insigne mauvaise
foi qu'ils apportaient dans la polémique, et dont nous les avons convaincus devantl'his
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 311

toire, ne manquèrent pas de reprocher à Robespierre de déchirer aujourd'hui celui


que jadis il appelait son ami, comme si cette lutte dont il souffrit cruellement, c'était
lui qui l'avait cherchée.
Peut-être Robespierre eût-il mieux fait cette fois de garder le silence, de s'en tenir
à sa première réponse si nette, si catégorique, si concluante. Mais le moyen de rester
calme et indifférent devant certaines attaques? Où donc sont-ils, je le demande
encore, ces hommes dont la frêle argile a été pétrie d'un miel onctueux ? Qu'on me
les montre ces gens débonnaires qui, ayant reçu un soufflet sur une joue, tendent
l'autre pour en recevoir un second. Combien de haines, d'affronts chaque jour répétés,
d'outrages sanglants il fallut pour remplir de haine le cœur de Maximilien ! Ceux-là
seuls le sauront qui liront attentivement cette histoire, où pour la première fois se
trouve complétement dévoilé, dans son effrayante nudité, le tableau monstrueux
des longues iniquités dont il a été victime. Et où trouver plus de passion, plus de
partialité, plus de haine aussi que chez la plupart des écrivains qui, animés de l'esprit
de la Gironde, se sont faits les détracteurs de Robespierre ! En le dépeignant d'une
plume trempée dans le fiel, ils ont, à dessein ou par ignorance, dissimulé toutes ces
calomnies sans nom et tant d'odieuses manœuvres, grâce auxquelles on était parvenu
à saturer d'amertume une âme qui n'eût pas demandé mieux que de rester toujours
sereine et bienveillante. Oh! de quelle lumière l'histoire a encore besoin d'être
éclairée ! -

En répondant de nouveau à Pétion, Robespierre le prit sur un ton plus ironique


encore. L'ancien maire de Paris s'était conduit avec trop de légèreté pour être pris
au sérieux, et c'était assez du fouet de la satire pour le châtier. « Mon cher Pétion,
les amis de la patrie trouvent si peu d'occasions de rire ! vous ne serez point assez
cruel pour me contester le droit de saisir celle que vous m'offrez, ni pour m'envier
l'avantage de vous prouver que vous possédez au moins le don d'éclaircir les nuages
dont vous prétendez que mon front est éternellement couvert. » Cette lettre est d'un
bout à l'autre un morceau achevé, une véritable Provinciale, non indigne du génie
de Pascal. Fidèle à la devise qu'il avait choisie pour épigraphe : Ridendo dicere
verum quid vetat ? Robespierre n'oublia pas de dire, en passant, quelques rudes
vérités à Pétion et de retracer pour son enseignement l'histoire des derniers événe
ments de la Révolution, leçon d'autant plus sanglante qu'elle était donnée sous les
formes d'une raillerie impitoyable. Rappelant cette scène de haute comédie où,
pendant l'insurrection du mois d'août, le maire de Paris avait été consigné et gardé à
vue chez lui sur sa propre demande, comme pour mettre, en cas de besoin, sa
responsabilité à couvert, il le comparait à Ulysse se faisant attacher au mât de son
vaisseau, de peur d'être tenté d'aller heurter contre les écueils des sirènes. Il répondait
ensuite au reproche d'avoir riposté avec peu de ménagement, et priait son ancien
ami de comparer les vérités qu'il lui avait dites avec les calomnies gratuites dont
lui-même avait été abreuvé. Et quel moment avez-vous choisi pour me lancer cette
flèche du Parthe ? ajoutait Robespierre. Le moment même où, en butte aux persé
cutions d'une foule d'ennemis puissants et innombrables, je venais de confondre à la
tribune la rage de mes accusateurs et où la Convention leur avait fermé la bouche
par un décret. Et c'est vous qui réveillez des inculpations flétries par le mépris de
tous les gens de bien, et qui vous plaisez à rallumer la discorde, la haine et la
vengeance, au lieu de chercher à les étouffer !
312 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Quelle était donc la cause de tant d'acharnement contre un ancien frère d'armes?
Maximilien ne pouvait l'attribuer qu'au ressentiment qu'avait éprouvé Pétion de
n'avoir pas été nommé le premier par l'assemblée électorale de Paris. Le jour de cet
échec il avait promis, en effet, de dîner avec Robespierre chez un homme très-connu
, dans la République, peut-être Danton, pour s'entendre sur un objet intéressant
essentiellement la concorde publique. Mais on l'avait vainement attendu; de dépit et
de douleur, il s'était abstenu. Durant l'élection du premier député, chacun avait pu
remarquer avec étonnement, paraît-il, les couleurs de son teint se flétrir à mesure
que la balance penchait d'un autre côté.
Parfois, dans cette vive riposte, l'indignation éclatait au milieu des phrases iro
niques. Ainsi, à Pétion qui, se traînant dans l'ornière des calomnies de Louvet,
l'accusait à son tour d'avoir voulu compromettre la sûreté de quelques députés en
les dénonçant au sein du conseil général de la Commune, Robespierre répondait :
« Vous ne devrez plus désormais ma modération qu'à mon mépris. Je vous aban
donne à celui de tous les citoyens qui m'ont vu, entendu à la Commune, et qui vous
démentent. Je vous abandonne à celui de tous les hommes judicieux qui, dans vos
expressions, aussi vagues qu'artificieuses, aperçoivent à la fois la haine, le mensonge,
l'invraisemblance, la contradiction, l'injure faite en même temps au public, aux
magistrats patriotes, autant qu'à moi-même. Pétion, oui, vous êtes maintenant
digne de vos maîtres; vous êtes digne de coopérer avec eux à ce vaste plan de
calomnie et de persécution dirigé contre le patriotisme et contre l'égalité. » Mais
bientôt la satire reprenait ses droits. Pétion, dans son deuxième discours, ayant fait
assez naïvement allusion à la possibilité où il aurait été d'accepter le pouvoir
suprême, fournit à Robespierre l'occasion de terminer sa lettre par un chef-d'œuvre
d'ironie. « Bon Dieu! nous aurions donc eu un roi nommé Jérôme I"! Quelle
félicité ! » Alors, dans une humble requête, il le suppliait d'ordonner à son ministre
de l'intérieur, fût-il le vertueux Roland lui-même, de supprimer le bureau de
calomnie entretenu à si grands frais, et qui seul suffirait à ruiner l'État. Peut-être,
ajoutait-il, le duc de La Vrillière m'eût-il jadis envoyé une lettre de cachet; « mais
il n'auroit jamais dépensé des millions pour me déshonorer : il n'auroit pas payé
quarante journaux et plus de cent commis pour faire circuler la calomnie dans tous
les départements, dans toutes les municipalités, dans toutes les sociétés populaires,
pour persuader à tous mes concitoyens et à tous les hommes dont j'ai défendu la
cause, que j'étois un monstre digne de l'exécration générale; » ce qui aux yeux de
Robespierre équivalait à un assassinat lâche et cruel; et il se croyait en droit de
s'écrier avec Cicéron : « 0 miseram conditionem eorum qui de Republica benè mercn
tur/ » Il faudrait tout citer; mais cette lettre est infiniment longue, et nous ne
pouvons qu'y renvoyer le lecteur. Pétion, qui si maladroitement était venu se jeter
dans les jambes de Robespierre, fut écrasé du coup. De ce jour s'évanouit la popula
rité qu'il avait un moment partagée avec Maximilien; il cessa d'être pris au sérieux.
On continua seulement de l'appeler le roi Jérôme Pétion. Juste châtiment d'une
conduite déloyale et inconsidérée !
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 313

, XXII

Sourds à cet appel à la conciliation, qui était comme le couronnement de la réponse


de Robespierre à Louvet, les Girondins redoublèrent de fureur, exaspérés par le

Marat.

triomphe de leur adversaire. Il est indispensable, pour l'enseignement des générations


futures, de tracer avec quelque soin le tableau des incroyables menées auxquelles ils
se livrèrent tant que Roland resta au ministère de l'intérieur, et qu'ils purent, dans
un vil intérêt de coterie, disposer des fonds mis à la disposition de leur ministre chéri.
Les moyens ne leur manquaient pas : presque tous les journaux leur appartenaient;
quelques-uns gardaient une sorte de neutralité entre eux et ce qu'on appelait la

TOME II. 105


314 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Montagne, pour laquelle un très-petit nombre seulement avaient pris hautement parti.
Il ne faut pas demander s'ils cherchèrent à acheter les feuilles publiques qui, depuis
le commencement de la Révolution, avaient acquis le plusd'influence ; nous en avons
la preuve dans une note des Révolutions de Paris. Ce journal refusa fièrement de se
vendre, mais il ne se prononça ouvertement ni pour ni contreles Girondins, auxquels
il s'efforça quelquefois d'être agréable. Hébert lui-même, le journaliste de la démago
gie, le rédacteur à jamais fameux du Père Duchesne, ne fut pas, si l'on peut s'en
rapporter à sa parole, à l'abri des sollicitations girondines; lui aussi, on essaya de le
corrompre et de l'enrôler dans le parti. Il vint avec indignation déclarer à la Société
fraternelle que le ministre Roland lui avait fait proposer de rédiger son journal dans
les principes ministériels, s'engageant à en prendre chaque jour mille à quinze cents
exemplaires. Dubois-Crancé affirma de son côté, dans une lettre adressée à ses
commettants, lettre qu'il avait lue au sein de la Société des Jacobins, et dans laquelle il
prenait chaudement la défense de Robespierre contre tous sescalomniateurs, affirma,
dis-je, tenir d'Hébert que le ministre de l'intérieur avait offert au Père Duchesne de
prendre chaque jour deux mille de ses feuilles s'il voulait dire du bien de lui, ce qui
le faisait s'écrier : « Roland, Roland ! ton portefeuille ressemble à la boîte de
Pandore. »
En même temps les Girondins continuaient, à l'égard des membres de la Conven
tion, leur système d'obsessions continuelles. N'ayant pu les entraîner en masse, ils
crurent être plus heureux en agissant individuellement sur chacun d'eux. Les pièces
que nous avons entre les mains suffisent pour prouver que les tentatives d'embau
chage eurent lieu sur la plus vaste échelle. On ne se contenta pas d'agir sur les
incertains, on entreprit aussi ceux qu'on savait depuis longtemps attachés à Robes
pierre; là c'était une double victoire en cas de succès, et l'exemple de Pétion
semblait un encouragement. Nous avons déjà cité un extrait d'une lettre de Guiter,
député des Pyrénées-Orientales, révélant les intrigues dont il avait été entouré en
arrivant à Paris. Levasseur (de la Sarthe) qui, en entrant dans la Convention, confon
dait dans une égale admiration et une même reconnaissance patriotique Robespierre
et Pétion, Guadet, Danton et Gensonné, fut aussi circonvenu de la plus pressante
façon. « On a tâché de me prévenir, dit-il lui-même, contre la députation de Paris,
contre Robespierre que j'ai toujours aimé parce qu'il est bon républicain.J'ai répondu :
J'aime les Parisiens parce qu'ils sont patriotes, mais je ne les crains pas ; mon chef
de file sera les principes. » Caractère ferme, nature énergique, Levasseur n'était pas
homme à se mettre à la remorque d'une coterie ; mais les Girondins échouèrent
également en s'adressant à un personnage fort équivoque que plus tard les Thermi
doriens trouveront beaucoup plus accommodant, l'avocat Durand de Maillane. Voici
en quels termes ce dernier raconta lui-même à Robespierre les avances qui lui
furent faites : « Mon patriotisme n'a jamais perdu de vue les enseignes du tien, et
j'ai quelque mérite d'avoir su m'y tenir et m'y rallier dans un temps où j'ai été
vivement sollicité d'en suivre d'autres... Tu ne voulois pas de la première guerre
etj'étois bien de ton avis ;je l'écrivis à Péthion dans le temps en 1792 et je lui
parlois de toi dans ma lettre avec bien de l'affection, le priant de te la communiquer.
Tu m'as appris qu'il n'en fit rien. Oh ! que ton caractère étoit supérieur au sein ! Que
ton désintéressement, avec la fermeté, la glorieuse indépendance qu'il te donne,
le donne aussi l'avantage sur tous les ambitieux, sur tous les républicains à grandes
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 315

et petites places, et pour eux et pour leurs amis ! C'est ma pierre de touche... » Ce
Durand de Maillane, après avoir presque constamment voté avec la Montague jusqu'au
9 thermidor, écrivit plus tard une prétendue Histoire de la Convention nationale
qui n'est qu'une longue et lâche diatribe contre Robespierre. Nous laissons aux
lecteurs de bonne foi à juger maintenant ce qu'elle vaut.
La coterie fut plus heureuse dans ses démarches auprès d'un homme qu'on aurait
cru plus solide et plus attaché à ses anciens principes. L'ex-constituant Anthoine,
qu'on appelait l'ami de Robespierre, avec lequel il avait jusqu'alors marché de con
serve dans la carrière de la Révolution, lui qui, à diverses reprises, avait furieusement
dénoncé Brissot, et que, vers la fin de l'Assemblée législative, on avait projeté aussi
de mettre en état d'accusation, se laissa suborner au point de calomnier lui-même
Robespierre. Accusé un jour en plein club des Jacobins d'être le commensal de
Roland et de dîner souvent avec les Brissotins, il donna à cette assertion un démenti
formel ; mais il ne put nier qu'il n'eût tenu contre Robespierre les propos les plus
outrageants. Bourdon (de l'Oise) vint l'accuser publiquement de lui avoir dépeint
Robespierre comme un tartufe, — mot des Girondins, — pour s'être introduit dans
une maison respectable, dans la maison de Duplay, afin d'y vivre aux dépens de la
famille ; comme un homme qui ruinait la maison de ce citoyen, et rendait la vie dure
aux enfants de Duplay. Il était peut-être assez étrange d'entendre répéter, à la tri
bune d'une société politique, des paroles, — si absurdes fussent-elles, — échappées
dans une conversation particulière ; mais à cette époque, ne l'oublions pas, la vie
privée n'existait pas pour ainsi dire, et il semblait que tout le monde dût compte à la
patrie de ses paroles et de ses actes les plus intimes. Or, si Robespierre, qui dans la vie
privée se laissait mener comme un enfant, était resté l'hôte de la respectable famille
Duplay, c'était uniquement pour ne pas la chagriner par son départ. Anthoine savait
cela mieux que personne. Un jour, cédant aux obsessions de sa sœur, Maximilien
quittera pour un moment cette maison hospitalière; mais il y reviendra presque aus
sitôt, ne pouvant pas plus désormais se passer de la famille Duplay qu'elle ne pouvait
se passer de lui. Robespierre, d'ailleurs, n'avait consenti à y rester qu'à la condition
de payer pension. Anthoine le savait très-bien, et il y avait certainement quelque
chose de vil dans son propos diffamatoire ; car lui aussi, comme ami de Robespierre,
avait reçu dans cette maison une cordiale hospitalité. Mais ce n'est pas à nous de
répondre, laissons ici parler la plus jeune des filles de Duplay, la femme vénérable
que beaucoup d'entre nous ont connue, et qui fut la mère du savant Le Bas : « Ma
mère nous voyait avec plaisir porter de l'amitié à Robespierre et à sa famille. Pour
nous, nous l'aimions vraiment comme un frère : il était si bon ! Lorsque ma mère
nous grondait, il était notre défenseur; pour ma part il m'arriva d'être grondée, car
j'étais jeune et un peu étourdie; il me donnait de si bons conseils que, toute jeune
que j'étais, je les écoutais avec plaisir. Lorsque j'avais quelque chagrin, j'allais tout
lui conter. Ce n'était pas un juge sévère, c'était un ami, un frère bien bon. Il était
si vertueux, il avait pour mon père et ma mère tant de vénération, que nous l'aimions
tous bien tendrement ! » De telles paroles n'ont pas besoin de commentaires.
316 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XXIV

Tandis que les Girondins s'efforçaient d'enrôler individuellement dans leur faction
quelques-uns des membres influents de l'Assemblée, lls continuaient dans les dépar
tements leur détestable propagande contre leurs ennemis particuliers. Et là se mon
trait bien dans toute sa noirceur leur insigne mauvaise foi. Non, ils ne rêvaient point
le morcellement de la République en petits états; cette accusation, basée sur d'im
prudentes paroles sorties de la bouche de quelques-uns d'entre eux, et qui deviendra
contre eux une arme terrible, je la tiens pour mal fondée ; seulement, afin de con
server le pouvoir, ils n'eussent pas hésité à transporter tout autre part qu'à Paris le
siège du gouvernement; et quand ce pouvoir leur glissera des mains, ils jetteront à
tous les échos de la France un cri de guerre civile qui, hélas ! ne sera que trop bien
entendu. Jamais hommes ne subordonnèrent autant qu'eux les grands intérêts du
pays à leur ambition, à leurs rancunes, à leurs passions personnelles, car, encore
une fois, on ne doit pas l'oublier, et Dieu merci ! nous avons accumulé les preuves,
cette guerre contre ce qu'on a appelé la Montagne, eux seuls la provoquèrent, la
voulurent implacable, sans trêve ni merci, à mort.
ll faut, pour apprécier leur conduite, se demander comment on jugerait aujour
d'hui un gouvernement qui, mésusant de l'autorité publique et des richesses dont il
est le dépositaire, emploierait, pour écraser ses adversaires, l'effrayant système de
calomnies imaginé par les Girondins afin de perdre ceux qui les gênaient. Maîtres de
la plupart des journaux de l'époque, ils s'en servaient pour égarer l'opinion. Le men
songe voyageait aux frais du gouvernement, comme le disait Robespierre, comblé « de
caresses, de faveurs et d'assignats; » tandis que la vérité, obligée de se dérober aux
regards jaloux de ce même gouvernement, avait à éviter à la fois les commis, les
agents de la police et les juges. Chaque jour, du ministère de l'intérieur, partaient des
ballots de journaux, de libelles et de pamphlets; et bientôt les villes, les campagnes,
les palais, les chaumières étaient inondés d'écrits dirigés contre Robespierre, pré
senté avec la plus noire perfidie comme un acolyte de Marat, dont, à dessein, on
assombrissait encore la sombre figure. L'armée même n'était pas à l'abri de ces
envois : un jour l'abbé d'Espagnac, arrivant de Belgique, annonça aux Jacobins que
le libelle de Louvet y avait été distribué aux troupes sous le couvert du ministre de
l'intérieur, et il témoigna tout son étonnement de ce que la réponse n'eût pas au
moins été jointe à l'attaque. -

Ces menées, ces calomnies répétées à satiété, entretenaient l'inquiétude générale,


divisaient de plus en plus un pays qui aurait eu tant besoin d'union et de concorde.
N'est-il pas superflu de dire avec quelle facilité sont en général accueillis les plus
grossiers mensonges ? De temps à autre arrivaient aux Jacobins des adresses de
sociétés affiliées qui, égarées par les libelles girondins, demandaient la radiation de
Robespierre. Tantôt c'était la société des Amis de la liberté d'Angers, tantôt celle
de Châlons-sur-Marne, tantôt celle de Châtellerault, qui réclamaient l'expulsion de
Marat et de Robespierre. La Société mère finit par prendre l'alarme. Il est bien éton
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 317

nant que l'on confonde toujours ces deux noms, s'écria Robert dans la séance du
23 décembre. Cela prouvait, selon lui, combien était corrompu l'esprit public dans
les départements. Puis, après avoir établi un parallèle entre l'exagération de Marat,
au patriotisme duquel il rendait d'ailleurs justice, et la sagesse de Robespierre, tou
jours si réservé dans ses moyens d'exécution, il ajoutait : « Il est temps, citoyens, de
déchirer le voile qui cache la vérité aux yeux des départemens; il est temps qu'ils
sachent que nous savons distinguer Robespierre de Marat. » Bourdon vint ensuite.
Depuis longtemps, dit-il, on aurait dû renseigner les sociétés affiliées et il peignit
Robespierre comme un citoyen modéré dans ses moyens, comme un homme auquel,
depuis le commencement de la Révolution, on n'avait aucun reproche à faire. La
Société arrêta enfin l'envoi d'une adresse à tous les départements, afin d'édifier
complétement les diverses sociétés, trompées par les manœuvres girondines, sur les
points de rapport et les dissemblances profondes existant entre les deux patriotes don
Roland et ses amis associaient les noms avec tant de perfidie. -

De tels procédés n'étaient pas sans amener contre les Girondins des récrimina
tions violentes, et cela était tout naturel. On reprocha amèrement à Roland d'avoir
dérobé au contrôle de la nation les pièces trouvées dans l'armoire de fer, et dont il
s'était réservé l'examen. Chasles demanda que le comité de sûreté générale tint
registre des crimes du ministre de l'intérieur, et qu'une souscription fût ouverte
dans le sein de la Société des Jacobins pour la propagation des lumières. Anar
charsis Cloots, de son côté, lançait son fameux pamphlet antigirondin Ni Roland ni
Marat. Mais tout cela était bien peu de chose à opposer aux immenses ressources
dont disposaient les amis de Brissot. « Ils ont accaparé les folliculaires accrédités,
écrivait Robespierre ; ils ont multiplié les libelles sous toutes les formes; ils n'ont
pas cessé un instant de se préconiser eux-mêmes et de diffamer tous les citoyens qui
ne vouloient connoître d'autre parti que celui de l'intérêt public. Ils se sont emparés
du ministère des contributions publiques, de la poste et du ministère de l'intérieur,
c'est-à-dire à peu près de toute la puissance royale. Le ministre qui règne sous ce
titre a fait plus de libelles que d'actes de gouvernement; il a dépensé en affiches
calomnieuses des trésors qui auroient suffi pour nourrir cent mille familles indi
gentes. Ses rapports à la Convention nationale, ses proclamations ne sont que des
pamphlets diffamatoires. Les corps administratifs, les corps municipaux, sont devenus
les ministres de ses haines personnelles et les colporteurs de ses libelles. Il n'est pas
un département, pas une ville, pas un hameau qui n'ait été infecté de ses calomnies
distribuées partout aux frais de la nation. » -

Est-ce que par hasard Robespierre exagérait en s'exprimant ainsi? Eh bien !


demandons à Roland lui-même la preuve de la vérité de ces paroles. Parmi les
innombrables communes de France à qui le ministre de l'intérieur distribuait si
généreusement la manne girondine, une seule avait été laissée de côté, non pas une
commune de médiocre importance, mais une des grandes communes de France,
celle d'Arras. Les complices de Roland dans ce petit travail d'infamie, je veux dire
les secrétaires chargés du choix et de l'envoi des libelles, avaient sans doute pensé
qu'il était difficile d'attaquer si grossièrement la réputation de Robespierre dans sa
propre patrie, et ils avaient jugé convenable, depuis les premiers jours d'octobre,
de priver la commune d'Arras des munificences ministérielles. Au bout de deux
mois et plus, les représentants de cette commune réclamèrent , et, de sa proprº
-
318 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

main, Roland répondit pour s'excuser de la négligence de ses secrétaires. « Mon zèle
pour la propagation de l'esprit public doit vous être connu, et vous ne pouvez
ignorer les moyens que j'ai adoptés pour donner à cette partie de ma sollicitude
civique toute l'activité et l'efficacité qu'elle sollicite. C'est à cette fin que je corres
ponds avec un grand nombre d'excellents citoyens, qui, de tous les points de la
République, reçoivent périodiquement de mes bureaux tous les imprimés qui sont
à ma disposition. Plus vous m'avez fait connoître pour votre commune le besoin
d'instruction, plus je dois être affligé de la suspension que vous avez éprouvée, et
plus je me flatte que vous recevrez avec plaisir l'assurance, que je vous réitère, de
l'alimenter, par votre organe, des écrits les plus propres à l'éclairer et à la rallier
autour des bons principes... Vous recevrez dès aujourd'hui une collection la plus
complète possible. » Et la commune d'Arras recevait, en effet, trois exemplaires
du compte rendu moral de Roland, sa lettre aux Parisiens, son rapport sur l'état de
Paris, et deux exemplaires de l'accusation de Louvet. On s'était gardé, bien entendu,
de joindre à cet envoi la justification de Robespierre, imprimée cependant par
l'ordre de la Convention nationale. « Ce seul trait, répondirent les représentants
de la commune d'Arras, si nous avions pu penser un seul instant que Robespierre,
pauvre, opprimé,-sans trésors, sans armée, ennemi de toutes les factions, aspirât à
la dictature, cette gaucherie nous eût dessillé les yeux et démontré jusqu'à l'évidence
l'absurdité de l'accusation romancière de votre lecteur Louvet. » Et ce n'était pas
seulement la commune d'Arras qui se plaignait, car les intrigues de Roland ne fai
saient pas fortune partout. « Nous nous souvenons trop bien des Feuillans pour ne
pas nous tenir en garde contre les intrigans, » écrivait une société affiliée; et une
autre, celle de Fontenay, en Vendée, s'étonnait profondément de recevoir le poison
sans le contre-poison. On chercherait vainement dans l'histoire l'exemple d'une
pareille conspiration de la part d'un parti contre la réputation d'un seul homme,
auquel on eût eté bien embarrassé d'adresser un grief fondé.
Mais, selon madame Roland, alors toute à Buzot, qui, en allumant dans son sein
une passion irrésistible, l'avait aussi pénétrée du fiel dont son cœur était gonflé,
c'était là un emploi bien entendu des fonds mis à la disposition de Roland pour
répandre des écrits utiles. Son mari, avoue-t-elle, — et cet aveu est bien précieux,
ce me semble, - « profita des papiers publics alors en crédit, et les fit expédier
gratis aux sociétés populaires, aux curés et aux particuliers zélés qui s'annonçoient
pour désirer de concourir au bien de l'État. » N'est-il pas joli, en vérité, de voir le
ministre Roland, dont les amis étaient si enragés contre les prêtres, charger les
curés de colporter la diffamation contre l'homme qui, presque seul, eut aux heures
les plus sombres le courage d'élever la voix en leur faveur !

XXV

Si invoquer le nom de la Providence était, aux yeux des Girondins comme Guadet,
un Véritable crime, ils ne dédaignaient pas, à l'occasion, comme on vient de le voir,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE, 319
–-

de faire servir d'instrument à leurs passions les ministres d'un Dieu dont ils repro
chaient à Robespierre d'avoir invoqué le nom, l'accusant assez niaisement de vouloir
par là ramener le peuple sous le joug de la superstition; on n'a point oublié la
fameuse scène des Jacobins. Quel excellent moyen aussi ! Qui donc, dans les cam
pagnes et dans les petites villes, refuserait d'ajouter foi aux libelles des Louvet et
des Brissot, aux écrits calomnieux des Girey-Dupré et des Gorsas, quand à des
hommes simples de cœur et facilement enclins à la crédulité ces libelles seraient
pieusement apportés par le curé de la paroisse ? Ah! ces Girondins étaient des gens
d'esprit !
Tandis que leur ministre favori prenait ainsi pour agents ces pauvres serviteurs
du culte qu'ils avaient rudement maltraités cependant, un des leurs, s'inspirant de
Guadet, ne trouvait rien de mieux, pour expliquer les invectives dont son journal
poursuivait Robespierre, que de lui imputer à crime capital d'avoir parlé de la Pro
vidence et de l'éternité. Ce serait à n'y pas croire, si nous ne mettions les preuves
mêmes sous les yeux de nos lecteurs. - -

Ilarriva un jour, en effet, qu'un très-honnête homme, — c'est Gorsas lui-même qui
le qualifie ainsi, — abonné au Courrier des quatre-vingt-trois départemens depuis
l'origine de cette feuille, s'étonna profondément du brusque changement d'opinion
de cette feuille à l'égard de Robespierre. Pendant près de trois ans, on le lui avait
présenté comme le citoyen rectiligne, comme le pur des purs, comme le patriote par
excellence, bien avant qu'il fût question du patriotisme si vanté des Girondins ; et
tout à coup le glorieux démocrate de la Constituante, l'Incorruptible, est ravalé au
niveau d'un tribun vulgaire, d'un agitateur de la pire espèce, d'un courtisan du
peuple, d'un aspirant à la dictature ; et cela précisément au moment où des gens de
grand talent assurément, fort ambitieux, et dont on chantait les louanges maintenant
au lieu de celles de Robespierre, avaient le pouvoir entre les mains et disposaient de
toutes les places. Cela parut à bon droit infiniment louche au brave abonné, et il ne
put s'empêcher de demander des explications au rédacteur du Courrier des quatre
vingt-trois départemens. Gorsas daigna répondre, et la réponse est vraiment superbe.
« Robespierre ! dit-il, j'ai pu être sa dupe lors de l'Assemblée constituante, mais
depuis très-longtemps mes yeux se sont dessillés. » Il prétend l'avoir entendu
défendre Marat à la tribune des Jacobins. On connaît assez l'opinion de Robespierre
sur l'Ami du peuple ; je n'ai point à y revenir. Mais là n'est pas le grand grief de
Gorsas contre Maximilien : « Je l'ai pris sur le fait parlant au peuple de la Providence ;
dès lors je me suis dit : Voilà Tartufe. » Il ne l'avait point jugé tel quand, au sein de
la Constituante, Robespierre, avec tant de noblesse et de générosité, avait défendu
la cause des ecclésiastiques vieux et infirmes. Alors, il est vrai, les Girondins, dont
le patriotisme était encore à l'état d'incubation, n'avaient pas une foule de faveurs à
distribuer aux journalistes bien pensants. Quel criminel que ce Robespierre ! Dans un
moment où, selon Gorsas, son empire de tribun déclinait, on l'avait entendu parler
au peuple de la Providence et de l'éternité ! « Qui osera démentir ce fait! s'écria-t-il
triomphalement. Nous ne savons si l'abonné du Courrier des quatre-vingt-trois
départemens se trouva bien satisfait de cette réponse ;mais chez tout homme de cœur
et de bon sens elle ne peut exciter que la pitié et l'indignation.
320 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XXVl

Vers cette époque s'agitait la grande question du procès de Louis XVI. De tous les
points de la France, depuis l'ouverture de la Convention nationale, la mise en accu
sation du monarque déchu était impérieusement. réclamée, et par jugement on
entendait la mort. D'avance, on pouvait prévoir le sort du malheureux roi ; sa mort
était dans l'air. - -

A la fin du mois de novembre, on avait déjà entendu l'immense rapport de Valazé


sur les crimes du ci-devant roi, et celui de Mailhe sur les questions relatives au
jugement de Louis XVI, discours terribles qu'avaient accueillis des applaudissements
d'un sinistre augure. Morisson, Saint-Just, Fauchet, Rouzet, avaient parlé tour à tour
à des points de vue différents; mais on était arrivé au dernier jour du mois sans que
- la Convention eût pris une détermination. Ces solennelles discussions sur le juge
ment du ci-devant roi étaient d'ailleurs interrompues à chaque instant par des
discussionsincidentes. On avait prononcé au sein de la Convention la suppression des
fonds affectés au culte, et cette mesure, très grave en ce moment, n'avait point paru
déplaire au comité des finances. C'était son rapporteur ordinaire, Cambon lui-même,
qui s'était chargé de la soutenir. Mais à la simple nouvelle de cette proposition,
d'épouvantables désordres avaient eu lieu sur quelques points du territoire, désordres
augmentés encore par la rareté des subsistances. Dans la séance du 30 novembre,
Lecointe-Puyraveau et Biroteau, tout récemment arrivés du département d'Eure-et
Loir, tracèrent un sombre tableau des pays qu'ils venaient de parcourir, êt où ils
avaient presque couru risque de la vie. Les curés n'avaient pas été les moins acharnés
contre eux ; ils avaient exaspéré les paysans en accusant la Convention de vouloir
détruire le culte catholique. Danton s'écria qu'on bouleverserait la France avec l'appli
cation de principes trop philosophiques. C'était à ses yeux un crime de lèse-nation
que de vouloir ôter au peuple ses idées, ses chimères, tant que des officiers de morale
ne seraient pas parvenus à dissiper l'erreur dans les chaumières. Une autre cause de
la fermentation générale était, selon lui, la lenteur apportée au procès du roi. Mainte
nir les prêtres, assurer les subsistances, juger le roi dans le plus bref délai : tels
étaient les moyens les plus propres, à son avis, pour ramener la tranquillité dans
le pays.
A peu près identique était l'opinion de Robespierre, qui prit également la parole.
Il commença par combattre une proposition de Buzot tendante à l'envoi de nouveaux
commissaires à Chartres, car il craignait que les représentants du peuple ne fussent
exposés à des outrages et à des menaces qu'ils eussent été impuissants à réprimer.
D'ailleurs, en punissant les auteurs de la sédition, la Convention nationale devait
en même temps prouver qu'elle était guidée par le seul amour de la liberté et du
peuple. Le plus sûr moyen, suivant lui, de confondre à la fois les ennemis de la
République, les partisans de l'aristocratie et du royalisme, c'était de ne pas différer
plus longtemps le jugement de Louis XVI. Que demain, disait-il, le chef de tous les
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 321

conspirateurs soit condamné à la peine de ses forfaits, et toutes les espérances


des amis de la royauté s'évanouiraient. Puis, on concilierait aisément les droits
de la propriété avec la vie des hommes, en statuant sur l'importante question
des subsistances, et bientôt on poserait les bases d'une constitution libre, devant
laquelle on verrait s'incliner à la fin les ennemis mêmes de la liberté. Seulement,
ajoutait-il, aux applaudissements d'un certain nombre de ses collègues, « étouffons

Marat parcourant les rues de Paris avec une couronne de lauriers sur la tête, dans la soirée du 10 août,

les petites passions, car c'est ici que nous donnons le signal de la révolte. » Hélas!
cela n'était que trop vrai !
Robespierre n'avait pas dit un mot du salaire des prêtres; mais quelques jours
après, dans son journal, il développa les idées exposées à ce sujet par Danton, en
mettant naturellement dans une discussion écrite beaucoup plus de calme et de
modération que l'impétueux tribun n'en avait apporté à la tribune. Ce n'est pas
encore ici le lieu de traiter la question du sentiment religieux chez Robespierre; ne


TOME II, | 106
322 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

perdons pas cependant cette nouvelle occasion de répéter, en passant, que tous
ceux qui, sur la foi des plaisanteries de la Gironde, le présentent comme un prêtre,
· comme le défenseur officieux des prêtres, témoignent d'une ignorance profonde de
son caractère. Être juste envers les ecclésiastiques, leur montrer l'exemple de la
tolérance, ce n'est point endosser la robe cléricale. Interdire au clergé toute inter
vention dans les choses de la vie civile, telle devait être, à son avis, la règle absolue
du législateur. « Les prêtres, avait-il dit à la tribune de l'Assemblée constituante,
sont dans l'ordre moral des magistrats. » Ministres de la religion catholique, pro
testante, juive ou mahomélane, étaient à ses yeux des fonctionnaires, mais « dans
l'ordre moral; » et il n'avait pas peu contribué à faire déclarer les fonctions de juré
incompatibles avec le sacerdoce.
Au reste, en combattant comme mauvaise en révolution et dangereuse en poli
tique la mesure proposée par Cambon au nom du comité des finances, il croyait
devoir publier bien hautement une profession de foi qui, en d'autres lieux, disait-il,
n'aurait pas été impunie, et où éclate manifestement en quelques lignes toute sa
pensée religieuse. « Mon Dieu, c'est celui qui créa tous les hommes pour l'égalité et
pour le bonheur, c'est celui qui protége les opprimés et qui extermine les tyrans;
mon culte, c'est celui de la justice et de l'humanité ! Je n'aime pas plus qu'un autre
le pouvoir des prêtres, c'est une chaîne de plus donnée à l'humanité. Mais c'est une
chaîne invisible attachée aux esprits, et la raison seule peut la rompre. Le législateur
peut aider la raison, mais il ne peut la suppléer. Il ne doit jamais rester en arrière;
il doit encore moins la devancer trop vite. Pour moi, sous le rapport des préjugés
religieux, notre situation me paroît très-heureuse, et l'opinion publique très avan
cée. L'empire de la superstition est presque détruit; déjà c'est moins le prêtre qui
est un objet de vénération que l'idée de la religion, et l'objet même du culte. Déjà le
flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu'aux conditions les plus éloignées d'elle,
a chassé tous les redoutables ou ridicules fantômes que l'ambition des prêtres et la
politique des rois nous avoient ordonné d'adorer au nom du Ciel, et il ne reste plus
guère dans les esprits que ces dogmes imposans qui prêtent un appui aux idées
morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de
Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute l'évangile de la raison et
de la liberté sera l'évangile du monde. »
Mais fallait-il brusquement, sous prétexte d'économie, supprimer les fonds
affectés au culte ? C'est une question brûlante de nos jours, et à peu près résolue dans
le camp de la démocratie ; seulement transportons-nous à soixante-dix ans en arrière
et demandons-nous si les arguments présentés par Robespierre, arguments que je
vais exposer brièvement, n'avaient pas alors une force invincible. Pour une grande
partie de la population, la religion était une nécessité : beaucoup d'éprouvés et de
malheureux y trouvaient des consolations puissantes à leurs douleurs et à leurs
misères : or, supprimer les fonds affectés au culte, c'était supprimer le culte lui
même ; car à qui s'adresseraient ceux qui, n'ayant pas de fortune, ne pourraient
payer les ministres de leur religion ? La religion serait donc entre les mains des
riches un monopole et un privilége ? C'est pourquoi, sans aucunement respecter
les préjugés même les plus respectables, Robespierre conseillait à la Convention
d'ajourner une pareille mesure au moment où les lois, les mœurs nouvelles et les
lumières suffiraient à la garantie de la morale publique. Et puis, lorsque l'Assemblée
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 323

constituante avait revendiqué les biens de l'Église au nom de la nation, n'y avait-il
pas eu entre elle et le clergé un contrat que la Convention était tenue d'exécuter ?
Abordant ensuite le côté politique de la question, il se demandait s'il était bien
prudent de venir, à l'heure la plus difficile de la crise révolutionnaire, jeter encore
des ferments de troubles et de discordes, mettre de nouvelles armes entre les mains
de la malveillance et du fanatisme ? Voulait-on créer une autre génération de prêtres
réfractaires, quand une partie du bas clergé semblait s'être ralliée loyalement à la
Révolution ? Enfin ne devait-on pas craindre le retour des abus que la première
Assemblée avait cru couper dans sa racine ? Et quand je considère aujourd'hui les
progrès effrayants des corporations religieuses dans notre pays, je me demande si
Robespierre n'avait pas mille fois raison lorsqu'il disait : « Vous verrez maître mille
associations religieuses, qui ne seront que des conciliabules mystiques ou séditieux,
que des ligues particulières contre l'esprit public ou contre l'intérêt général ; vous
ressuscitez, sous des formes plus dangereuses, les confréries et toutes les corpora
tions contraires aux principes de l'ordre public, mais pernicieuses surtout dans les
circonstances actuelles, où l'esprit religieux se combinera avec l'esprit de parti et avec
le zèle contre-révolutionnaire. Vous verrez les citoyens les plus riches saisir cette
occasion de réunir légitimement les partisans du royalisme sous l'étendard du culte
dont ils feront les frais. Vous allez rouvrir ces églises particulières que la sagesse des
magistrats avoit fermées, toutes ces écoles d'incivisme et de fanatisme où l'aristocra
tie rassembloit ses prosélytes sous l'égide de la religion. Vous réveillez la pieuse
prodigalité des fanatiques envers les prêtres dépouillés et réduits à l'indigence; vous
établissez entre les uns et les autres un commerce de soins spirituels et de services
temporels, également funeste aux bonnes mœurs, au bien des familles et à celui de
l'État... » Nous verrons plus tard, quand les exagérés, qu'il combattra de toute son
énergie, seront parvenus à persécuter les prêtres à cause de leur seule qualité de
prêtres, à fermer les églises, à épouvanter toutes les consciences timorées, nous
verrons, dis-je, se vérifier ces menaçantes prophéties de Robespierre.
Autre, disait-il, devait être le système des économies. Il ne devait point porter sur
un point isolé, mais frapper à la fois tous les abus. Rendre impossibles les dépréda
lions, prévenir les faux publics, proscrire l'agiotage effréné qui ruinait le pays tout
entier pour enrichir quelques hommes, et surtout, surtout ! fixer de sages bornes
aux entreprises militaires, gouffres dévorants où menaçait de s'engloutir la fortune
publique : telles étaient les véritables mesures à prendre. « Si vous êtes convaincus
qu'après avoir affranchi les peuples voisins chez qui vous avez porté les armes, vous
devez défendre leur liberté comme une partie de la vôtre, et, ramenant ensuite
votre attention sur vous-mêmes, appliquer toute votre énergie à vos affaires domes
tiques pour fixer au milieu de nous la liberté, la paix, l'abondance et les lois, si tous
les ministres et tous les généraux conforment Ieur conduite à ces principes, vous
serez également économes et du sang et des larmes et de l'or de la nation. » Voilà
pourtant ce qu'un historien de nos jours, M. Michelet, appelle « rentrer dans
l'inintelligente politique que tant de fois Robespierre exposa aux Jacobins. » Ce que
cette appréciation a non-seulement d'injuste, mais de ridicule, tous les lecteurs de
bon sens le comprendront. Ah! plût à Dieu que cette « inintelligente » politique de
Ropespierre eût été suivie ! Nous n'aurions pas vu tant de désastres fondre sur notre
324 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

pays, et notre glorieuse ville de Paris n'aurait pas eu la douleur d'être souillée deux
fois par la présence de l'étranger ! -

XXVIl

A côté de la question religieuse se dressait, effrayante, celle des subsistances,


sombre question qui si souvent déjà, depuis le commencement de la Révolution, avait
soulevé les fureurs populaires, et qui à cette heure devait éveiller plus que jamais
les sollicitudes du législateur ; car elle devenait entre les mains des partis une arme
terrible, et de sa solution dépendait peut-être l'avenir de la République.
Bien divisées étaient les opinions. Les uns voyaient dans la liberté absolue des
denrées de première nécessité le meilleur remède à apporter à la rareté des subsis
tances. Laissez faire, laissez passer, disaient-ils, les blés d'eux-mêmes sortiront des
greniers et afflueront aux marchés. De cet avis était le jeune Saint-Just, etil prononça
sur cette matière, dans la séance du 29 novembre 1792, un discours très-remarquable
et très-remarqué. Robespierre, en cette circonstance, professa des idées absolument
opposées à celles de son ami. Cela prouve déjà combien ces deux grands citoyens,
quoique presque toujours d'accordsurles principales questions politiques et sociales,
se tenaient peu dans la dépendance l'un de l'autre. Certains écrivains ont présenté
Saint-Just comme n'étant que le reflet des pensées de Robespierre, d'autres ont cru
que celui-ci subissait l'influence du premier. Erreur, profonde erreur démentie par
tous les faits. -

Dans la journée du dimanche 2 décembre, Robespierre proposa à son tour à la


Convention les moyens les plus propres, selon lui, à ramener l'abondance. Il venait,
disait-il, plaider à la fois la cause des indigents, celle des propriétaires et celle des
commerçants eux-mêmes. Lorsque dans un pays, où la nature fournissait avec prodi
galité aux besoins des hommes, la disette apparaissait tout à coup, elle ne pouvait,
pensait-il, être attribuée qu'à une administration mauvaise ou à des lois défectueuses.
Or, la récolte avait été bonne cette année, et cependant le pain était rare et atteignait
un prix qui le rendait à peu près inaccessible à l'ouvrier. La disette actuelle était donc
une disette factice, et la législation de l'Assemblée constituante sur le commerce des
grains ne lui paraissait nullement convenir à l'époque présente. On se rappelle avec
quel acharnement il avait combattu cette loi martiale, née des désordres occasionnés
par les subsistances, et dont la tyrannie s'était armée, disait-il, « pour se baigner
légalement dans le sang des citoyens affamés. » Répondre par des baïonnettes aux
justes inquiétudes des populations alarmées était, suivant Robespierre, une politique
indigne des législateurs de la République. On avait compté pour beaucoup les intérêts
des négociants et des propriétaires, pour rien la vie des hommes. Sans doute la
liberté du commerce était une chose essentiellement respectable; mais la théorie de
la liberté illimitée était-elle applicable dans des temps de crise ? Les denrées les plus
nécessaires à la vie humaine pouvaient-elles être considérées comme des marchan
dises ordinaires, et entre le commerce du blé et de l'indigo n'y avait-il aucune
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 325

différence ? La vie des hommes serait-elle donc subordonnée aux spéculations


d'avides détenteurs de grains ? et s'il était ridicule d'interdire à des négociants
d'accaparer des objets de pure vanité et de luxe pour les vendre à leur heure le
plus cher possible, n'était-il pas de la dernière barbarie de les autoriser à entasser
des monceaux de blés, quand à côté d'eux leurs semblables mouraient de faim ?
La première loi sociale étant de maintenir à l'homme son droit à l'existence, tout
ce qui lui était indispensable pour la conserver devait être considéré comme une pro
priété commune en quelque sorte à la société entière, et l'excédant seul abandonné
à l'industrie des commerçants. Aussi toute spéculation mercantile faite aux dépens de
la vie humaine n'était plus un trafic aux yeux de l'orateur, mais un brigandage et un
fratricide. Régler le commerce des grains à l'intérieur était-il plus un attentat à la
propriété que d'en prohiber l'exportation à l'étranger toutes les fois que l'abondance
n'était point assurée au dedans ? Et là Robespierre exprimait une grande vérité.Au
reste, loin de prétendre interdire la circulation des grains dans toute l'étendue de la
République, il demandait au contraire qu'on prît toutes les précautions pour qu'elle
eût lieu sans entraves, et il se plaignait précisément du défaut de circulation et des
obstacles dont on l'environnait sous prétexte de la rendre illimitée. « La subsistance
publique circule-t-elle, continuait-il, lorsque des spéculateurs avides la retiennent
entassée dans leurs greniers ? Circule-t-elle lorsqu'elle est accumulée dans les mains
d'un petit nombre de millionnaires qui l'enlèvent au commerce pour la rendre plus
précieuse et plus rare, qui calculent froidement combien de familles doivent périr
avant que la denrée ait atteint le prix fixé par leur atroce avarice ? Circule-t-elle lors
qu'elle ne fait que traverser les contrées qui l'ont produite, aux yeux des citoyens
indigents qui éprouvent le supplice de Tantale, pour aller s'engloutir dans le gouffre
inconnu de quelque entrepreneur de la disette publique ? Circule-t-elle lorsqu'à côté
des plus abondantes récoltes, le citoyen nécessiteux languit faute de pouvoir
donner une pièce d'or ou un morceau de papier assez précieux pour en obtenir une
parcelle?
« La circulation est celle qui met la denrée de première nécessité à la portée de
tous les hommes, et qui porte dans les chaumières l'abondance et la vie. Le sang
circule-t-il lorsqu'il est engorgé dans le cerveau et dans la poitrine ? Il circule lors
qu'il coule librement dans tout le corps; les subsistances sont le sang du peuple, et
toute libre circulation n'est pas moins nécessaire à la santé du corps social que celle
du sang à la vie du corps humain. Favorisez donc la libre circulation des grains, en
empêchant tous les engorgements funestes. Quel est le moyen de remplir cet objet ?
ôter à la cupidité l'intérêt et la facilité de les opérer. » Il fallait, dans l'intérêt de la
société, constater la quantité de grains produite dans chaque contrée, et obliger les
propriétaires à les vendre sur le marché, au lieu de les transporter, nuitamment
quelquefois, soit à l'étranger, soit dans les magasins de l'intérieur. Imposer des
bornes à ces vampires, spéculant sur la misère publique grâce à l'impunité absolue
dont ils jouissaient, n'était pas un attentat contre la liberté. Laissez-les faire, avait-on
trop répété jusqu'ici. Mais était-ce là le moyen de calmer le peuple, qui ne se soule
vait sans raison ni contre les lois qu'il aimait, ni contre les représentants qu'il s'était
choisis? Sans conclure d'une façon absolue, Robespierre se contentait, en terminant,
de demander la priorité pour les projets de décret où se trouvaient indiquées de
sérieuses précautions contre le Iuonopole, se réservant de proposer des modifications
326 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

dans le cours de la discussion, s'il y avait lieu. Ces précautions mêmes lui semblaient
toutes favorables à la propriété légitime, puisqu'elles étaient de nature à prévenir à
l'avance des luttes terribles. Contentez-vous, disait-il aux riches, de jouir des avan
tages que la fortune vous donne; mais laissez au peuple du pain, du travail et des
mœurs. Quant aux représentants du peuple, c'était à eux à empêcher, par de bonnes
lois, ces convulsions qu'amenait fatalement « le combat des préjugés contre les
principes, de l'égoïsme contre l'intérêt général, de l'orgueil et des passions des
hommes puissans contre les droits et les besoins des foibles. »
« Présentez des conclusions, rédigez un projet de décret, » lui disait-on; car on
avait été frappé de la sagesse de ses observations; mais il déclara de nouveau s'en
référer aux projets de décret déjà proposés contre le monopole, et il quitta la tribune
au milieu des applaudissements d'une partie de l'Assemblée et des tribunes.

XXVIII

Le lendemain, 3 décembre 1792, fut le jour où pour la première fois devant la Con
vention, c'est-à-dire devant le pays, Robespierre développa son opinion sur le parti
qu'il y avait à prendre à l'égard de Louis XVI. Déjà, dans un long article de son jour
nal, il avait laissé pressentir quelle elle serait. Établissant une grande différence entre
Charles I", « tyran immolé à un autre tyran, » et l'ex-roi des Français, qui avait à
rendre compte des attentats de son gouvernement contre la liberté du peuple, il
voyait ici la cause de la société tout entière contre un individu; il n'y avait donc
pas à appliquer les formes judiciaires ordinaires, car la société se trouvait à la fois
juge et partie.
En vain invoquerait-on, en faveur du monarque déchu, la Constitution qui avait
prononcé son inviolabilité, puisqu'en conspirant contre la liberté et la sûreté du
peuple français, il avait déchiré de ses propres mains cette Constitution. Robespierre
allait ici au-devant de l'argument principal des défenseurs de Louis XVI. Du
reste, on ne devait se laisser guider, ni par le désir de la vengeance, ni par le
plaisir d'immoler une victime, disait-il, mais par la raison et l'intérêt public,
lesquels pouvaient seuls autoriser la société à infliger une peine à ce roi détrôné,
impuissant et abandonné aujourd'hui, comme tout criminel d'ailleurs enfermé
dans une maison d'arrêt, hors d'état de nuire et que la loi n'en frappait pas moins.
D'après l'inflexible logicien, la sévérité envers les rois était d'autant plus juste
que leurs crimes enfantaient tous les autres crimes, avec les passions lâches et
la misère générale. Si l'on hésitait à punir un monarque coupable, on était aussi loin
que jamais de la liberté, et il n'y avait plus qu'à faire le procès à la mémoire des
Timoléon, des Pélopidas et de tous les fondateurs de la liberté.
Il était loin de sa pensée, toutefois, d'engager ses concitoyens, transformés « en
don Quichotte du genre humain », à parcourir l'univers en abattant les trônes.j « Je
pense, au contraire, disait-il, que tout ce que la saine politique nous ordonne en
ce moment est d'aider nos plus proches voisins à secouer le joug du despotisme, pour
TT

HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 327

mettre des peuples libres entre nous et les tyrans, et de nous hâter d'appliquer
toutes nos ressources et toute notre énergie à nos affaires domestiques, pour fixer
enfin au milieu de nous la liberté, la paix, l'abondance et les lois. » Mais il croyait
fermement qu'on ne devait pas perdre l'occasion éclatante qui s'offrait de venger
enfin toutes les calamités accumulées pendant tant de siècles par les rois sur
l'humanité souffrante et avilie. Et en effet, le malheureux Louis XVI expiera, non
seulement le crime d'avoir appelé l'étranger sur le sol de la patrie, mais les hor
ribles règnes de ses prédécesseurs. Fallait-il craindre qu'un acte de vigueur n'exci
tât à l'intérieur quelque révolte dans les esprits ou ne produisît une sensation
fâcheuse dans les pays étrangers ? De telles considérations ne sauraient détourner
le législateur des principes républicains. De tous les points de la France ne
réclamait-on pas la prompte punition du coupable, et avait-on à se préoccuper de
ménager les puissances européennes ? Ce n'était point de la vie ou de la mort de
Louis XVI que se souciaient les rois, mais bien de l'établissement de la liberté
et de la fondation de la République. Et là, croyons-nous, Robespierre avait bien
raison. La victoire était le seul moyen d'échapper à leur vengeance, disait-il
encore; les dompter ou périr, voilà les seuls traités qui convinssent à la République.
Or, immoler leur complice à la liberté trahie, c'était les frapper d'épouvante, les
dégrader dans l'opinion des peuples, jeter la terreur au fond de leurs palais, les
annihiler. Et c'était aux représentants du peuple à statuer eux-mêmes au nom de la
nation, non en juges, mais en hommes d'État, sur le sort du roi déchu. Nous lais
sons à nos lecteurs le soin de peser eux-mêmes ces considérations, nous réser
vant d'apprécier à notre tour la théorie de Robespierre en analysant les deux grands
discours prononcés par lui dans le procès de Louis XVI.
Ce fut aussi dans cette séance du 3 décembre que, pour la première fois, tombèrent
solennellement de sa bouche des paroles sanglantes et impitoyables. Oui, pour la
première fois depuis la Révolution, il va réclamer l'application de la peine de
mort contre un homme, contre le roi, lui l'éloquent adversaire de cette horrible
peine, horrible et inutile, ne la jugeant nécessaire, d'ailleurs, qu'à l'égard d'un seul
individu. Mais que de fois déjà des paroles empourprées de sang s'étaient, en bouil
lonnant, échappées des lèvres des orateurs ! Que de fois déjà nous avons entendu
les Guadet et les Isnard invoquer la hache des lois contre les ennemis de la liberté !
Les ecclésiastiques transformés en martyrs par la rigueur des décrets rendus
contre eux, n'était-ce pas l'œuvre des Girondins ? Nous avons dû montrer par
quelle pente fatale la Révolution, provoquée de toutes parts, avait été précipitée
vers la Terreur, gouffre déjà entr'ouvert et duquel nous n'approchons pas sans
frémir. - -

On nous a reproché d'avoir écrit une véritable histoire de la Révolution au point


de vue d'un seul homme; c'est là un reproche puéril, auquel nous avons répondu
d'avance dans la préface de cet ouvrage. Pour mener à bonne fin une histoire de la
Révolution, avec tous les détails monographiques sur lesquels nous insistons, et
pour cause, il aurait fallu, non point quelques volumes, mais cent volumes. Faire
une simple biographie de Robespierre, en l'isolant pour ainsi dire des hommes et
des choses avec lesquels il eut incessamment à lutter, c'était entreprendre une
œuvre inutile et nous mettre bénévolement hors d'état d'atteindre le but que nous
poursuivons. Quand, par exemple, nous avons à le montrer étranger à tels ou tels
328 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

actes dont jusqu'ici on a persisté à le rendre responsable, force nous est bien d'entrer
dans certains détails, afin de prouver quels sont les auteurs de ces actes : quand on
s'ingénie à présenter les Girondins comme ses victimes, il nous faut bien démon
trer, par des preuves sans réplique, que ce fut lui qui, durant plus d'une année, fut
la victime de leurs calomnies incessantes; que ce ne fut pas leur faute s'il ne suc
comba pas sous leurs coups, et que si, devenant agresseur à son tour, il finit, lui
aussi, par être sans pitié à leur égard, il fut en quelque sorte comme le sanglier .
blessé, au ferme contre une meute de dogues.
C'est bien pour cela que nous avons adopté l'ordre chronologique, et que, pas à
pas, heure par heure, nous avons suivi le grand citoyen dont nous nous sommes
fait l'historien. Grâce à ce système, nous avons pu prouver à quel point il fut
étranger aux premières sévérités de la Révolution. Décrets contre les prêtres réfrac
taires, lois violentes contre les émigrés, tout cela eut lieu sans sa coopération. Ce
fut sur la motion de Buzot que, dans la séance du 23 octobre 1792, la Convention
décréta le bannissement à perpétuité de tous les émigrés, et la peine de mort
contre ceux qui, au mépris de ce décret, remettraient les pieds sur le territoire
français. Non que Maximilien blâmât des lois rendues nécessaires peut-être par
des circonstances impérieuses, mais encore convient-il d'en laisser la responsabilité
à ceux qui en ont pris l'initiative. De même, si nous rencontrons sur son chemin tel
personnage considérable de la Révolution, comme Mirabeau par exemple, n'avons
nous pas un intérêt essentiel à bien établir les points de rapport et de dissemblance
ayant existé entre eux? Et si nous n'avions point procédé ainsi, nous le répétons,
notre œuvre eût été incomplète ou sans portée, comme la plupart des monographies
publiées jusqu'à ce jour sur les hommes de la Révolution.

XXIX

J'ai nommé Mirabeau. Le jour était arrivé où l'on allait demander compte à
sa mémoire des faiblesses coupables auxquelles il avait succombé dans la dernière
partie de sa vie.
Je ne crois pas avoir été injuste envers ce puissant génie ; j'ai dit ses qualités
éminentes, et j'ai dit aussi en quoi il fut infidèle à la liberté. La Révolution ne
saurait donc le renier sans injustice; mais elle ne peut le compter non plus parmi ses
plus purs serviteurs. Il est impossible de ne pas sourire quand on entend certains
publicistes le revendiquer comme le plus illustre apôtre de la liberté. Nous avons
suffisamment démontré la différence énorme qui existe à cet égard entre Mirabeau et
Robespierre, l'un s'écartant à différentes reprises des véritables principes de la
Révolution, l'autre y restant invariablement attaché. Le premier se montra partisan
des lois martiales, le second les combattit toujours à outrance. Dans une foule de
grandes questions, notamment dans celle du droit de décider la paix ou la guerre et
dans celle de la sanction royale, Mirabeau passa du côté de la cour ; Robespierre
demeura le défenseur ſmmuable des principes révolutionnaires. C'est en ce sens que
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 329

La cour des Tuileries dans la nuit


du 10 au 11 août.

Chateaubriand a dit avec raison


qu'aux yeux de la postérité Mira
beau apparaîtrait comme l'homme
de l'aristocratie et Robespierre comme l'homme
de la démocratie. C'est une parole vraie.
| , Maintenant, quel que fût l'éloignement ins
tinctif du grand orateur pour la démocratie pure, il
ne nous semble pas douteux qu'il n'eût imprimé à ses
actes politiques une tout autre direction si, dans les
derniers temps de sa vie, il n'eût pas conclu avec la
cour un marché honteux. De son vivant, cela était soupçonné, entrevu, mais nul
lement prouvé, et quand l'armoire de fer trahit ses secrets, l'indignation éclata
plus violente. Dans la séance du 5 décembre 1792, Ruhl, au nom de la commission"
des Douze, vint lire une série de pièces infiniment compromettantes pour la mémoire
de Mirabeau, dont les intrigues se trouvaient mises à nu. Après la lecture de ces
pièces, un membre de l'Assemblée, appliquant énergiquement à Mirabeau l'épithète
de traître, demanda que son image fût immédiatement proscrite du sein du Corps
législatif, son corps retiré du Panthéon, et que désormais les honneurs de l'apothéose
ne pussent être accordés à un citoyen que dix ans après sa mort. La Convention
renvoya ces propositions à son comité d'instruction publique, qu'elle chargea d'exa
miner la conduite de Mirabeau; et, en attendant un rapport, elle décréta que le buste
de l'illustre défunt, placé dans le lieu de ses séances, serait couvert d'un voile.

TOME II. 107


330 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Mais le soir, aux Jacobins, les choses se passèrent d'une façon beaucoup plus
expéditive. Ce fut l'hôte de Robespierre, le menuisier Duplay, l'homme antique, vir
probus, qui émit la proposition que la Societé proscrivît le buste de Mirabeau. Sa
motion fut sur-le-champ et vivement appuyée par Robespierre. Nous avons montré
combien défavorable avait été à l'origine l'opinion de celui-ci sur Mirabeau. « Son .
caractère moral lui a ôté toute confiance, » écrivait-il en mai 1789. Subjugué plus
tard par le génie de l'homme, il ne put s'empêcher de rendre pleine justice à ses
immenses qualités et de lui être véritablement reconnaissant des services réels
rendus par lui à la cause de la Révolution. Il n'y a donc pas à s'étonner si, sans
s'arrêter aux accusations de vénalité planant déjà sur Mirabeau à l'époque de sa
mort, et à son attitude équivoque dans les derniers temps de sa vie, il s'associa
à la demande d'honneurs extraordinaires réclamés pour l'incomparable orateur,
au moment où il venait d'être si brusquement enlevé à la France. Mais il n'y a
pas à s'étonner non plus si, le jour où les doutes devinrent à peu près des certi
tudes, il se montra impitoyable pour sa mémoire. Il lui sembla qu'au début
d'une république il était bon de donner aux hommes un grand exemple de
moralité.
Se levant donc pour appuyer la motion de Duplay, il peignit Mirabeau comme un
intrigant qui, pour mieux tromper le peuple, s'était paré des dehors imposants du
patriotisme. Aujourd'hui qu'on avait les preuves complètes de sa corruption, il était
urgent, selonjlui, de faire disparaître son buste du temple de la liberté. Et à ce propos
il engageait ses concitoyens à se préserver de leur trop grande facilité à encenser de
coupables idoles, et à prodiguer tant de couronnes aux hommes vivants, Dans sa
réprobation contre Mirabeau il enveloppa un écrivain dont le buste aussi ornait la
salle des séances des Jacobins, le philosophe Helvétius, l'auteur égoïste du livre de
l'Esprit, un des persécuteurs de Jean-Jacques Rousseau, vers lequel, suivant Robes
pierre, devaient remonter tous les hommages des républicains. Cette sortie violente
était une révolte contre l'odieuse doctrine de l'individualisme, et en cela elle avait sa
signification éloquente.
Les paroles de Robespierre excitèrent un tel enthousiasme qu'en un instant on
arracha et l'on foula aux pieds les couronnes suspendues aux murs de la salle, et que
les bustes d'Helvétius et de Mirabeau, descendus de leurs socles au milieu d'applau
dissements frénétiques, furent impitoyablement brisés. Il faut voir dans ce spectacle
instructif, non le caprice d'un peuple détruisant ce qu'il a adoré, mais l'acte sclennel
d'une nation immolant à sa conscience indignée une réputation souillée et à laquelle
,son estime n'était plus due. Comme tout servait de texte aux Girondins pour attaquer
Robespierre, ils ne manquèrent pas de lui reprocher amèrement d'avoir été l'auteur
de la motion en vertu de laquelle les honneurs du Panthéon avaient été décernés à
Mirabeau. Qu'est-ce que cela eût prouvé, sinon qu'à cette époque il ne croyait pas à
la corruption du grand orateur ? Mais ce n'était pas exact : la motion, ou plutôt la
pétition venait du directoire du département, et Robespierre s'était contenté de
l'appuyer de quelques paroles. Il s'empressa donc de réclamer contre cette fausse
asertion, dans une lettre adressée au journal les Révolutions de Paris, qui avait
commis la même erreur. Et dans cette lettre, où il retraçait fidèlement le rôle joué
par lui en cette circonstance, il déclarait avoir, à cette époque, éprouvé pour la
première fois un remords dont il avait fait confidence à ses amis, celui d'avoir laissé
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 331

croire peut-être qu'il partageait toute l'estime de l'Assemblée constituante et du


public pour Mirabeau. Aune année de là, le 5 frimaire de l'an lI, après un rapport et
sur la proposition de Chénier, parlant au nom du comité d'instruction publique,
la Convention nationale décrétait que le corps de Mirabeau serait retiré du Pan
théon et que celui de Marat y serait transféré à sa place.
Il y a aujourd'hui, ce semble, une tendance beaucoup trop marquée à excuser les
actes de la nature de ceux auxquels se laissa aller Mirabeau. Si les changements
d'opinion chez les hommes sont légitimes et même respectacles quand ils ne tiennent
à aucun calcul d'intérêt, ils tombent nécessairement sous le mépris public quand
l'intérêt y a la moindre part, et Robespierre fut l'organe de la conscience du pays
lorsqu'il se montra si sévère pour la mémoire de l'illustre orateur. Mais, dit-on, ces
choses-là étaient parfaitement admises à l'époque ;j'ai même entendu soutenir que
la morale était double : il y aurait la grande et la petite ; puis, répétant un mot
prêté à Mirabeau lui-même, « payé, mais non vendu, » les partisans de la grande et de
la petite morale nous le présentent comme « payé, mais incorruptible. » J'avoue ne
rien comprendre à cette logomachie. Non, la morale n'est point double. Ce qui dans
l'ordre moral est vrai et juste aujourd'hui, l'était il y a cent ans, il y a mille ans. La
postérité, plus indulgente, laissera subsister le buste de Mirabeau parmi les bustes
des grands hommes de la Révolution; mais elle ne l'absoudra pas de sa vénalité. Si
une doctrine contraire pouvait être admise, s'il était possible d'excuser, par quelques
artifices de langage, des capitulations de conscience basées sur un intérêt personnel,
j'en serais profondément contristé, car je verrais là le signe certain d'un abaissement
de moralité dans notre pays. -
332 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

LIVRE DIXIÈME

DÉCEMBRE 1792 — JUIN 1 795

Louis XVI peut-il être jugé? — Opinion rigoureuse de Robespierre. — Attitude des Girondins dans
le procès du roi. - Qu'une nation ne peut se donner un roi. — Défense de Roland. - De la
police des assemblées délibérantes. — Sur la nécessité de l'ordre. — Étrange proposition de
Guadet. — Furieuse sortie contre les Girondins. — Les volontaires nationaux. - Appel en faveur
des défenseurs de la patrie. — Séance du 14 décembre aux Jacobins. — Opinion de Robespierre
sur la proposition de bannir tous les Capet. — Résistance des sections parisiennes. - Comparu
tion de Louis XVI à la barre. — Robespierre recommande le calme. — Plaidoyer de Desèze. -
L'appel au peuple. — Second discours de Robespierre sur le jugement du roi. — Réponse enve
nimée de Vergniaud. — Proposition d'envoyer à toutes les sociétés jacobines les discours de
Robespierre. — Effet des menées girondines. — Gensonné et les oies du Capitole. — Portraits
différenciés de Robespierre et de Marat. — Adresse du département du Finistère. — Discussion
sur la permanence des sections. — Lettre à Vergniaud, Guadet, Gensonné et Brissot. — Dubois de
Fosseux, maire d'Arras. — Triple appel nominal. - Vote motivé de Robespierre. — Condamna
tion de Louis XVI. — Réfutation des défenseurs du roi. - Le vote de Philippe Égalité. — Rejet
du sursis, — Assassinat de Lepeletier Saint-Fargeau. - Honneurs rendus à sa mémoire ; les
Girondins menacés. — Robespierre combat une motion tendante à faire punir de mort qui
conque recèlerait l'assassin de Lepeletier. — Oraison funèbre de Michel Lepeletier. — Démission
de Roland. — Fureurs des Girondins. — Des périls de la situation. - Guerre à l'Angleterre. —
Des moyens de combattre utilement, — Quelques mots sur l'instruction publique et la Constitu
tion. — Observations à propos d'une pétition sur les subsistances. — Les députés de Paris à leurs
commettants. — Troubles du mois de février. - Adresse des Jacobins aux sociétés affiliées. —
La question des émigrés. — Le condamné Lanoue. - Robespierre appuie les propositions de
Lacroix. - La section Bonne-Nouvelle. — Événements du 10 mars. — La contrainte par corps
abolie. - Demande d'un gouvernement plus actif. — Le tribunal révolutionaire. — Opinion de
Robespierre sur les troubles publics. — Vaine tentative de réconciliation. — La société populaire
d'Amiens. - Adresse marseillaise. - Défaite de Dumouriez à Neerwinden. — Mesures révolu
tionnaires. - Le comité de défense générale. - Demande d'expulsion contre les Bourbon. —
Vive sortie contre Dumouriez, — Danton attaqué par los Girondins. — Déchirement suprême
entre les Girondins et les Montagnards. - Robespierre soutient Danton. — Trahison de Dumou
riez. - Violente sortie contre Brissot. — Création du comité de Salut public. — Démission de
Rebecqui. - Séance du 10 avril à la Convention. - Réquisitoire de Robespierre contre la Gi
ronde. - Réponse de Vergniaud. - Les Girondins et la contrainte par corps. — Encore Pétion et
Guadet. - Décret d'arrestation contre Marat. - Robespierre prêche le calme aux Jacobins. —
L'Ami du peuple mis en étatd'accusation.— Conseils de modération. — Débats sur la Constitution
— Discours sur la propriété. - Déclaration des droits de l'hommes. — Triomphe de Marat. -
Mort de Lazouski. - La réquisition et les Girondins. — Mesures révolutionnaires. — Discours
sur la Constitution. - Crise imminente. - Journées des 31 mai et 2 juin. — Conclusion de ce
livre.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 333

Aujourd'hui encore, quand, reportant nos regards en arrière, nous jetons les yeux
sur le grand procès instruit, du mois de novembre 1792 au mois de janvier 1793,
par la Convention nationale, une sorte de trouble involoniaire nous saisit, et nous
Sommes tentés de nous demander si le peuple français n'a pas commis un sacrilége
en portant la main sur l'héritier de tant de rois.Cela tient évidemment à ce que nous
sommes toujours sous l'empire des préjugés monarchiques, et que nous ne pouvons
nous habituer à considérer comme de simples mortels les individus que le hasard
ou la fortune a placés sur les marches d'un trône. Si le prisonnier du Temple eût été
un homme ordinaire, sa condamnation et son supplice eussent été à peine aperçus.
« Il a été puni, et c'est bien fait, » dirait-on. Mais c'était le roi, le roi de France !
aussitôt la pitié, qui dédaigne tant de victimes innocentes, tant d'obscurs malheu
reux, s'éveille sur le coupable, et charge de malédictions les juges consciencieux qui
l'ont frappé ! -

Moi-même, si j'interroge mon cœur, je suis saisi d'une compassion puissante en


présence de ce personnage tombé de si haut. Et lorsque j'envisage son éducation
première, qui, dans ces millions de citoyens s'élançant à la conquête de la liberté, lui
montrait des sujets en révolte, lorsque surtout je vois une poignée d'intrigants,
ayant uniquement souci de leurs intérêts particuliers, lui présenter l'appui des rois
étrangers comme une assistance légitime, je sens presque fléchir en moi la rigueur
des principes. Mais, pour apprécier sainement ce terrible épisode de notre Révolution,
il faut s'élever au-dessus des considérations vulgaires, et se dire que, si la pitié est
une bonne chose en général, elle court risque de s'égarer quand elle s'exerce au
détriment d'un peuple. Aux yeux de nos pères, Louis XVI vivant, c'était la contre
révolution en armes, c'était à l'intérieur la tranquillité publique incessamment trou
blée par les partisans du roi déchu, c'était l'émigration ouvrant elle-même aux
puissances coalisées le chemin de la France ; c'était Brunswick vouant d'avance à
une mort ignominieuse tous les défenseurs de la liberté, et menaçant la ville de Paris
d'une destruction totale ; c'était enfin la République éternellement contestée. Il n'y
avait donc même pas de procès à faire, pensaient quelques membres de la Conven
tion, qui voyaient dans les longueurs inévitables d'une cause à instruire de nouveaux
sujets de troubles : le jugement, disaient-ils, avait été prononcé par le peuple dans
la journée du 10 août. « Si Louis XVI est innocent, s'était écrié Jean-Bon Saint
André, vous êtes tous des rebelles ; s'il est coupable, il doit périr. » Et ces paroles
avaient été vivement applaudies. Le seul point à résoudre, disait Saint-André à ses
collègues, était l'application de la peine : vous n'avez pas à juger Louis XVI en
rhéteurs, mais en républicains.
C'était aussi l'opinion de Robespierre. A son avis, l'Assemblée avait été jusqu'ici
entraînée loin de la véritable question. Louis n'était point un accusé, c'était un
ennemi, contre lequel on avait une mesure de salut public à prendre, un acte de
providence nationale à exercer, nullement une sentence à rendre. En conséquence
334 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

les membres de la Convention n'avaient pas à prononcer en juges, mais en hommes


d'État, mandataires de la nation. Telle fut la thèse qu'il soutint avec une force
étonnante dans la séance du 3 décembre. Était-ce, disait-il, le moyen d'inspircr à
tous les cœurs le mépris de la royauté que de présenter comme un problème le
crime du monarque détrôné ? « Louis fut roi et la République est fondée ; la ques
tion fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis dénonçoit le
peuple françois comme rebelle ; il a appelé, pour le châtier, les armées des tyrans
ses confrères, la victoire et le peuple ont décidé que lui seul étoit rebelle ; Louis ne
peut donc être jugé, il est condamné ou la République n'est point absoute. Proposer
de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétro
grader vers le despotisme royal et constitutionnel; c'est une idée contre-révolution
maire, car c'est mettre la Révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être
encore l'objet d'un procès, Louis peut être absous; il peut être innocent. Que dis-je?
Il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé. Mais si Louis est absous, si Louis peut
être présumé innocent, que devient la Révolution ? Si Louis est innocent, tous les
défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs. Tous les rebelles étoient les
amis de la vérité et les défenseurs del'innocence opprimée ; tous les manifestes des
cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction domina
trice. La détention même que Louis a subie jusqu'à ce moment est une vexation
injuste ; les fedérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l'empire françois sont
coupables ; et ce grand procès, pendant au tribunal de la nature, entre le crime et
la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la
tyrannie. » -

Ce début causa une impression profonde sur l'Assemblée, qui applandit à diverses
reprises. On semblait confondre, continuait l'orateur, un peuple en état de révolu
tion, ayant un ennemi à frapper, avec une nation ayant à punir, dans un temps
ordinaire, un fonctionnaire public. Ce qui était, à ses yeux, l'ordre même de la nature
paraissait un désordre à beaucoup de personnes,parce qu'elles s'inspiraient des règles
du droit civil et positif là où les seuls principes du droit des gens étaient applicables.
Que pouvait-on invoquer en faveur du roi ? Le pacte social ?'il l'avait anéanti. Et le
droit de punir le tyran dérivait de celui même de le détrôner. Le peuple n'était point
comme une cour judiciaire : il ne rendait pas de sentence, il ne condamnait pas les
rois, il lançait la foudre. C'était, comme on voit, la doctrine de Saint-Just, l'exalta
tion républicaine poussée à sa dernière limite. Est-il vrai qu'en ce moment Marat,
se penchant vers Dubois-Crancé, lui ait dit : «Avec ces doctrines là on fera plus de
mal à la République que tous les tyrans ensemble ! » C'est du moins ce qu'a prétendu
un historien très consciencieux, M. Villiaumé; mais nous n'en croyons pas un mot,
pour trois raisons : d'abord, parce que de tels scrupules nous paraissent essen
tiellement contraires au génie et aux habitudes de Marat; en second lieu, parce que
Dubois-Crancé, personnage très équivoque, ne mérite aucune créance; enfin parce
que l'on a complétement omis de nous donner la moindre preuve de l'authenticité
d'une pareille allégation.
Pour ma part, je n'hésite pas à condamner toute doctrine qui met un intérêt
quelconque au-dessus de la justice; néanmoins, dans la circonstance particulière
du procès de Louis XVI, il faut reconnaître que ceux qui condamnèrent le roi en
s'appuyant sur les raisons des Jean-Bon Saint-André, des Robespierre et des Saint
_ -
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 335

Just, se montrèrent plus de bonne foi que ceux qui crurent mettre leur conscience à
l'abri derrière de vaines formalités judiciaires ; car — on essayerait en vain de
soutenir le contraire — les membres de la Convention frappèrent Louis XVI, non en
juges, mais en hommes d'État.A coup sûr, une foule d'arguments décisifs de Robes
pierre se présentèrent à leur esprit quand ils eurent à se prononcer. Les ennemis de
la liberté, atterrés depuis la journée du 10 août, ne reIevaient-ils pas audacieusement
la tête depuis la mise en question de la culpabilité du roi, et les écrivains les plus
décriés de l'aristocratie ne reprenaient-ils pas leur plume avec confiance ? Ne
témoignait-on pas pour lui un zèle bien tendre, quand on poursuivait avec un achar
nement singulier les plus dévoués défenseurs du peuple ? Que serait-ce si le procès
venait à traîner jusqu'au printemps ? Louis XVI, du fond de son cachot, combattait
encore contre la République ; des hordes féroces s'apprêtaient à déchirer en son nom
le sein de la patrie, et l'on invoquait en sa faveur une constitution détruite ! Mais alors,
ajoutait Robespierre, on n'avait pas le droit de le retenir en prison, et il n'y avait plus
qu'à aller à ses pieds invoquer sa clémence. Non, ce n'était point là une grande
cause, selon lui. Ceux-là seuls la grandissaient qui sans doute voulaient arracher le
coupable à la vindicte populaire. La punition de Louis devait, pour être efficace et
confondre la criminelle tentative des despotes de l'Europe, porter le cachet d'une
vengeance publique. Mais il fallait se hâter, car tout retard entretenait inutilement
l'inquiétude dans l'État. On avait proclamé la République, et depuis deux mois on
n'avait pas encore fait une seule loi qui justifiât ce nom, et, sous d'autres formes, on
était encore en proie aux plus viles factions. La République enfin paraissait, à l'ora
teur, incompatible avec l'existence du roi déchu.
La peine de mort semblait trop cruelle; elle répugnait d'ailleurs, en principe, à
quelques membres, et Robespierre lui-même, on s'en souvient, avait le premier
élevé la voix pour en réclamer la suppression. Il y avait donc de sa part une
véritable contradiction à demander qu'elle fût appliquée à Louis XVl. Voici, à cet
égard, comment il s'expliqua en terminant l'immense discours si rapidement
analysé par nous : « Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous
voulez le soustraire à la peine de ses crimes ? Pour moi, j'abhorre la peine de
mort prodiguée par vos lois, et je n'ai pour Louis ni amour ni haine ; je ne hais
que ses forfaits. J'ai demandé l'abolition de la peine de mort à l'Assemblée que vous
nommez encore constituante, et ce n'est pas ma faute si les premiers principes de
la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais, si vous ne vous
avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits
sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en
souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels?
Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la
légitimer. Oui, la peine de mort en général est un crime, et par cette raison
seule que, d'après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être
justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du
corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits
ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d'autres moyens
et mettre le coupable dans l'impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné, au
sein d'une Révolution qui n'est rien moins que cimentée par les lois, un roi dont
le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée, ni la prison ni l'exil
336 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ne peuvent rendre son existence indifférente au bonheur public, et cette cruelle


exception aux lois ordinaires que la justice avoue, ne peut être imputée qu'à la
nature de ses crimes. Je prononce à regret cette fatale vérité... Mais Louis doit
mourir, parce qu'il faut que la patrie vive. Chez un peuple paisible, libre et respecté
au dedans comme au dehors, on pourroit écouter les conseils qu'on vous
donne d'être généreux. Mais un peuple à qui l'on dispute encore sa liberté,
après tant de sacrifices et de combats, un peuple chez qui les lois ne sont encore
inexorables que pour les malheureux, un peuple chez qui les crimes de la tyrannie
sont des sujets de dispute, doit désirer qu'on le venge... »- La conclusion de Robes
pierre était qu'il fallait statuer séance tenante sur le sort du roi prisonnier, donner
un grand exemple au monde dans le lieu même où étaient morts le 10 août les
martys de la liberté, et consaçrer à jamais cet événement par un monument « destiné
à nourrir dans le cœur des peuples le sentiment de leurs droits et l'horreur des
tyrans, et dans l'âme des tyrans la terreur salutaire de la justice du peuple. »
Hélas ! l'événement mémorable s'est réalisé ; mais point ne s'est accomplie la
prophétie de Robespierre quant au reste. L'horreur de la tyrannie n'a pas disparu
de la terre, et l'âme des despotes n'a pas été pénétrée de cette terreur salutaire
dont il augurait si bien.. Toutefois, c'est une erreur profonde de penser que
l'échafaud de Louis XVI amena la résurrection du fétichisme monarchique. Quoi
qu'on en ait dit, le 21 janvier porta à la royauté un coup dont elle ne se serait pas
relevée sans des événements auxquels fut complétement étrangère la vengeance du
roi décapité. Et lorsque, pour répondre aux injustes agressions des princes coalisés,
la République française leur jetait en défi la tête d'un des leurs, elle affirmait
énergiquement son principe; les factions seules porteront atteinte à ce principe,
mais non pas l'étranger. . -

II

Le discours de Robespierre, « plein de traits éloquents, » suivant l'expression


de Condorcet, mais qui brillaient « quelquefois à côté de paradoxes, » n'empêcha
pas la Convention de s'ériger en cour de justice. Quant, pour répondre à Pétion,
qui avait insisté pour que le roi fût solennellement jugé, il voulut reprendre
la parole et lire son projet de décret, de fortes clameurs étouffèrent sa voix,
et, séance tenante, l'Assemblée décida, sur la proposition de Lecarpentier, que,
Louis XVI serait jugé par elle.
Ce procès du roi allait devenir un thème où tout devait être prétexte à combats
et à récriminations entre les Girondins et les Montagnards. Ceux-ci, isolés et peu
nombreux au début de la Convention, commençaient à se compter, à se discipliner,
à voir leurs rangs se garnir ; mais l'heure n'était pas venue où à leur tour ils
domineraient la Convention, gouvernée jusqu'ici par leurs adversaires. Les Girondins
étaient encore environnés d'une grande puissance ; la nomination d'une de leurs
créatures, du médecin Chambon, comme maire de Paris, semblait assurer leur
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 337

influence sur le conseil


municipal : aussi saluè -
rent-ils cette élection de
leurs plus vives acclama
tions. « Voilà donc enfin
le patrioteChambon maire
de Paris, malgré les cla
meurs et les intrigues des
ans rchistes, » s'écria le
Patriote françois. Cham
bon avait eu pour compétiteur un avocat du
nom de Lullier, accusateur public près le
tribunal du 17 août, qui, à ce que prétendait
mensongèrement la feuille de Brissot, avait
été proposé aux Jacobins par Robespierre.
Lullier avait été proposé aux Jacobins par
Moras. Il serait difficile de rencontrer un
journal mentant avec plus de cynisme que
la feuille de Brissot. Quant à sa polémique
électorale, en voici un échantillon : « L'Huillier
a été cordonnier... Il n'a fait aucune étude;
il est ignorant, vindicatif... Il paroît s'adonner
au vin, etc., numéro 1197. » Etonnez-vous
donc après cela, que, devenu procureur
syndic du département, Lullier (et non
L'Huillier)ait montré quelque achar- -

nement contre les hommes qui "


|

La famille royale conduite au Temple.

l'avaient si cruellement déchiré. Et c'est sur la foi de ce journal-pamphlet que

TOME II. - 108


338 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

M. Michelet nous présente Lullier comme un cordonnier homme de loi, et l'homme


de Robespierre. Mais le renouvellement de la commune, de cette fameuse commune
du 10 août, contre laquelle les Girondins s'étaient si violemment déchaînés, fut
loin de leur être aussi favorable, et ils n'eurent pas lieu de se féliciter du résultat
des élections municipales.
Grand fut leur embarras, j'imagine, dans le procès du roi. L'absoudraient-ils ? le
condamneraient-ils ? L'absoudre, n'était-ce point risquer leur popularité dans le
pays, où il semblait n'y avoir qu'une voix pour la condamnation ? « Nous sommes
entourés de morts et de blessés. C'est au nom de Louis Capet que les tyrans
égorgent nos frères, et nous apprenons que Louis vit encore ! » écrivaient un
jour les représentants Hausmann, Reubell et Merlin (de Thionvillle) en mission.
D'un autre côté, appartenait-il aux Girondins, ou du moins aux principaux
d'entre eux, de frapper Louis XVI d'un arrêt de mort, eux qui, jusqu'au dernier
moment, avaient tQut fait pour sauver sa couronne! Dès le mois de décembre
1791, Robespierre, on s'en souvient, combattant une allégation de Brissot, avait
prétendu que le véritable ennemi était aux Tuileries et non à Coblentz ; et un mois
avant l'insurrection du 10 août, jugeant l'Assemblée législative incapable de sauver
la liberté, il avait réclamé la convocation d'une Convention nationale ; il était donc
logique en poursuivant dans le roi la royauté elle-même. Mais Vergniaud, qui, dans
la matinée du 10 août, s'exprimant au nom de l'Assemblée législative, promettait au
roi le maintien des autorités constituées ; mais Guadet et Gensonné, qui, de
concert avec Vergniaud, avaient, par l'entremise du peintre Boze, donné des conseils
au monarque, comment pouvaient-ils aujourd'hui se porter ses accusateurs ? Cette
dernière circonstance, révélée en pleine Convention, devant laquelle Boze eut à
donner des explications, influença sans aucun doute le vote de ces députés, et
leur condescendance passée envers le roi déchu sembla leur faire une loi de se
montrer plus sévères à son égard. Peut-être même cette nécessité d'être inexorables
redoubla-t-elle leur acharnement contre la Montagne, dont les soupçons pesaient
SUlI' GUIX .

Comme s'ils eussent senti le besoin d'affirmer bien hautement leur haine de la
royauté, ils vinrent, par la bouche de Buzot, proposer la peine de mort contre
quiconque tenterait de rétablir la monarchie en France, sous quelque dénomination
que ce fût. Est-il vrai que dès lors ils crurent que leurs adversaires voulaient relever
l'autorité suprême, asseoir le duc d'York sur le trône, pour y mettre ensuite d'Orléans
et le remplacer lui-même par Marat et par Robespierre, que devait plus tard
supplanter Danton! C'est du moins ce qu'affirme l'ancien ministre Garat, à qui cela
aurait été confié par Salles. Et comme, étonné, Garat demandait au député giroudin si
tous pensaient comme lui de son côté : « Tous ou presque tous, » lui aurait répondu
Salles. Si cet aveu de Salles est exact et sincère, il montre bien jusqu'à quelles
limites d'aveuglement et de crédulité peut aller la haine. Maintenant on doit lire
avec quelque méfiance le mémoire justificatif de Garat, lequel, écrit et publié
après le 9 thermidor, contient évidemment beaucoup de choses inspirées par le
seul intérêt de la défense personnelle. Nous aurons d'ailleurs à revenir sur ce
sujet.
Quoi qu'il en soit, la proposition de Buzot, faite le lendemain du jour où Robes
pierre avait prononcé son discours sur le parti à prendre à l'égard de Louis XVI,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 339

souleva dans la Convention une formidable tempête. D'une objection plus ou moins
opportune, présentée par Merlin et appuyée par Chabot, sur le droit des assemblées
primaires, Guadet tira une étrange conséquence : il y vit la clef d'un projet, énigma
tique selon quelques-uns, mais formé depuis quelque temps suivant lui, de substituer
un despotisme à un autre. Cette interprétation déloyale lui attira de la part de Bazire
une virulente apostrophe : « Vous venez d'entendre le plus lâche, le plus infâme, le
plus atroce des calomniateurs ! » Il y avait dans les paroles de Guadet comme une
réminiscence de ces calomnies de Barbaroux et de Louvet dont la Convention avait
fait justice. Robespierre ne crut pas devoir demeurer muet, et il demanda la
parole pour une motion d'ordre. Mais l'Assemblée, au milieu du tumulte, passa à
l'ordre du jour sur l'incident et adopta purement et simplement la proposition
de Buzot.
Cependant Robespierre ne voulait pas laisser la Convention sous l'impression des
paroles injustes de Guadet. On venait de reprendre la discussion du procès de
Louis XVI ; il monta à la tribune après Philippeaux et Pétion , mais, devinant son
projet, les Girondins s'efforcèrent d'étouffer sa voix sous les clameurs. Si, profitant
d'une minute de silence, il ouvrait la bouche, les cris recommençaient. Et comme,
indigné, il prenait à témoin ses collègues de la manière indécente dont on violait la
liberté des délibérations, un membre, par dérision sans doute, dénonça le despo
tisme... de Robespierre. Lui, impassible : « Je réclame contre cette intrigue abomi
nable... » Aussitôt les cris : « A l'Abbaye ! à l'Abbaye ! » retentirent autour de lui,
poussés par de véritables forcenés. Et au milieu de cette effroyable oppression d'un
homme par une partie de l'Assemblée, le président — c'était Barère — ne prenait
aucune mesure pour faire respecter la dignité de la Convention outragée dans un de
ses membres. De guerre lasse, Robespierre quitta la tribune. Mais alors éclatèrent de
bruyantes réclamations. Le président se décida à tenter quelques efforts pour rame
ner le calme, et il rendit la parole à Robespierre. Revenant alors sur ses pas, Maxi
milien traversa la salle au milieu des acclamations d'un grand nombre de ses col
lègues et des spectateurs, et il remonta à la tribune où les applaudissements le
suivirent encore. - -

, Il se plaignit d'abord, en termes dont la modération contrastait avec la violence


de ses adversaires, de la violation du droit de représentant plusieurs fois répétée en
sa personne par des manœuvres multipliées, et il se demanda s'il n'y avait pas un
projet de perdre la Convention nationale, en mettant le trouble dans son sein. Ne
fallait-il pas, pour juger le ci-devant roi, qu'elle fût dans un état de délibération
calme et digne d'elle, et surtout qu'elle fût justement pénétrée des principes de la
justice et de l'intérêt public. Arrivant ensuite à la motion insidieuse de Buzot, il
détruisit en ces termes tout l'effet des imputations des mèneurs girondins : « Si on
avoit écouté des explications nécessaires, qui auroient en même temps contribué à
diminuer les préventions et les méfiances, on auroit peut-être adopté une mesure
grande, qui auroit honoré la Convention : c'étoit de réparer l'outrage fait à la sou
veraineté nationale par une proposition qui supposoit qu'une nation avoit le droit
de s'asservir à la royauté. Non, c'est un crime pour une nation de se donner un
roi. Ce qu'il m'a été impossible de proposer dans le tumulte, je le propose dans
le calme de l'Assemblée nationale, réfléchie et pensant aux intérêts de la patrie. Je
demande que d'abord il soit décrété en principe que nulle nation ne peut se donner
-
340 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

un roi. » Puis, reprenant sa thèse de la veille et combattant la permanence de la


Convention, réclamée par Philippeaux pour le jugement du roi, comme de nature à
entraîner des longueurs funestes, il demanda que Louis XVI fût jugé tout de suite,
sans désemparer, et condamné sur-le-champ en vertu du droit d'insurrection. Mais
déjà l'Assemblée s'était prononcée à cet égard, et, adoptant une idée émise par
Pétion, elle décida que tous les iours, depuis midi jusqu'à six heures, elle s'occu
perait du procès de Louis XVI.

III

Trois jours plus tard, le 7 décembre, Robespierre remontait à la tribune pour


défendre... Roland, accusé, par un intrigant du nom de Viard, d'intelligences avec
les émigrés réunis en Angleterre. On connaît cette scène maladroitement préparée
par Chabot, où madame Roland comparut en véritable héroïne devant la Convention,
à la barre de laquelle avait été mandé ce Viard dont les réponses équivoques provo
quèrent ces paroles accablantes de Robespierre : « Tout ce qui me paraît résulter de
ces réponses et de l'affaire tout entière, c'est que l'un des coupables est l'homme qui
vient de répondre. » Achille Viard sourit et salua Robespierre. La Convention, après
avoir entendu les explications de madame Roland, décréta l'arrestation de l'impru
dent dénonciateur, à la confusion de Chabot et à l'indignation de Marat, qui tonna
dans son journal contre la fourberie, l'hypocrisie, l'astuce et,« la profonde scélé
ratesse de la clique Roland. »
Mais que de violence aussi et de mauvaise foi dans les paroles et dans les écrits des
Girondins ! Chaque fois que, depuis l'ouverture de la Convention, Robespierre était
monté à la tribune, il avait eu, pour prendre la parole, une vraie bataille à livrer.
Jamais pareille animosité ne s'était vue contre un orateur : les Maury, les Cazalès et
autres interrupteurs du côté droit de l'Assemblée constituante étaient largement .
dépassés. Tant d'intolérance de la part de ses adversaires lui inspira un remarquable
article sur la police des assemblées délibérantes, dont le premier objet devait être,
selon lui, d'assurer la liberté des suffrages, liberté sans laquelle il n'y avait ni gouver- .
nement ni lois. C'était, d'un bout à l'autre, une allusion au triste tableau que présen
taient les séanccs orageuses de la Convention, où le désordre semblait croître en
proportion des dangers de la patrie, quand les délibérations auraient eu besoin du
calme le plus imposant, de l'attention la plus soutenue. « Je ne puis m'accoutumer,
disait-il, à voir le sanctuaire de la législation changé en une halle de marchands,
et le président du sénat devenu le rivol du faiseur de tours d'adresse le plus subtil. »
Tel était, en effet, le spectacle affligeant offert par la cabale girondine : dès qu'un
député n'appartenant pas à la faction ouvrait la bouche, on criait à tue-tête, on l'inter
rompait à chaque mot, et trop souvent le malheureux orateur se voyait contraint
d'abandonner la tribune sans avoir pu exprimer son opinion. Combien plus calme et
plus majestueuse, plus soucieuse de sa dignité, plus pénétrée de la grandeur de sa
mission, s'était montrée l'Assemblée constituante ! Robespierre pouvait en parler
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 341

savamment, lui qui y avait livré de si glorieux combats. Et même, au temps de sa


décadence, la grande Assemblée nationale avait eu pour la liberté des opinions un
respect que ne connaissait pas encore la Convention dominée par la Gironde.
Cet ordre et ce calme, dont Robespierre regrettait tant l'absence au sein de la Con
vention nationale, il les recommandait également au peuple de Paris dans un long
discours qu'il prononça aux Jacobins, à la séance du 7 décembre. Rappelant les per
fides manœuvres employées pour persuader aux départements que la ville de Paris
était au pouvoir d'un petit nombre de factieux, il engageait la population à ne se
porter à aucun mouvement de nature à nuire à la chose publique. Les intrigants,
qui disposaient d'une force armée excitée contre la capitale, cherchaient à fomenter
des troubles en retardant inutilement depuis trois mois l'issue du procès de
Louis XVl, en accusant les meilleurs patriotes de vouloir ressusciter la tyrannie ;
mais il fallait déjouer leurs desseins funestes et ne pas leur offrir la satisfaction de
voir la capitale en proie à ces désordres qu'ils dénonçaient chaque jour. Et en effet, à .
entendre les Girondins parler sans cesse des agitations imaginaires de Paris, on pou
vait certainement croire qu'ils n'auraient pas été fâchés de quelque soulèvement qui
, eût donné à leurs déclamations continuelles un semblant de raison. On devait donc en
ce moment s'opposer à toute insurrection, se contenter d'éclairer l'opinion publique
par tous les moyens possibles, et désabuser les fédérés, les départements par de
bons écrits, par des circulaires capables de dissiper le mensonge et l'erreur. Que si
le pouvoir exécutif continuait son affreux système, il fallait encore attendre le jour
où la conspiration contre la liberté éclaterait tout à fait, et alors, disait Robespierre,
« nous combattrons comme des hommes qui ont toujours voué leur vie à la cause de
la liberté. » Puis, en terminant, faisant" appel à ceux de ses collègues de la Conven
tion présents dans la Société, il les engagea à ne plus souffrir qu'un représentant du
peuple fût scandaleusement privé du droit d'exprimer librement son opinion à la
tribune mationale. Et, au milieu des applaudissements les plus vifs : « Jurons tous de
plutôt mourir à la tribune que d'en descendre lorsqu'on nous refusera la parole. »
Tous ses collègues s'associèrent à ce serment, qu'accueillirent d'unanimes acclama
tions. -

lV

Tel était l'aveuglement des Girondins et telle leur fureur qu'ils semblaient aller
au-devant de tous les moyens propres à exaspérer leurs adversaires. A propos d'une
adresse, peut-être concertée, et dont l'un d'eux, Ducos, donna lecture au nom de
l'assemblée électorale du département des Bouches-du-Rhône, adresse où l'on
rappelait à la Convention que le peuple avait conservé le droit de révoquer ses repré
sentants, ils imaginèrent, par la bouche de Guadet, de proposer à la Convention
d'autoriser par décret les assemblées primaires à se réunir pour prononcer sur le
rappel des membres de la Convention qui auraient perdu la confiance du peuple.
Or, il était facile de prévoir quels étaient les membres qu'à l'aide de tous les papiers
342 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

publics dont le ministre de l'intérieur disposait, la Gironde dénoncerait aux soupçons


du pays. Cependant, sur le premier moment et sans réfléchir, l'Assemblée adopta
cette étrange proposition. Mais le piége était par trop grossier : les plus vives réclama
tions se firent jour aussitôt. Manuel, à moitié girondin pourtant, dénonça le
stratagème : Un parti puissant, dit-il, voulait purger la Convention de quelques
hommes qui lui répugnaient. Autrement amer se montra Prieur (de la Marne). La
motion de Guadet ne tendait, suivant lui, qu'à avilir l'Assemblée, et le décret, trop
légèrement adopté, lui paraissait un appel anticipé à l'aristocratie du jugement qu'on
prononcerait contre le dernier tyran de la France. Ainsi percée à jour, la motion
de Guadet eut contre elle une imposante majorité, et la Convention rapporta son
décret avec autant d'empressement qu'elle l'avait voté, en renvoyant toutefois la
proposition girondine au comité de constitution.
Robespierre était resté muet durant cette séance; mais, trois jours après, aux
Jacobins, il éclata et prononça contre cette incorrigible faction de la Gironde un
discours d'une extrême virulence.' Le pouvoir exécutif, prétendait-il, était entre les
mains de charlatans et de fripons politiques, car il appartenait à cette faction qui
jadis disait à la cour : « Nous armerons le peuple contre vous, si vous ne voulez
recevoir un ministère de notre main, » — allusion très-juste à la journée du 21 juin,
— et qui aujourd'hui, en possession du gouvernement, désignait les patriotes aux
poignards des fanatiques. Quant à moi, s'écria-t-il, s'il faut s'en rapporter à un
journal assez suspect, j'espère si peu de la liberté publique que je demande à
être assassiné par Roland. » On n'aurait, sous le nom de République, poursuivait
il, que le despotisme d'un seul, gouverné par une trentaine d'intrigants, tant qu'un
ministre, à qui il n'était pas permis de demander compte des sommes immenses
déposées entre ses mains, serait maître absolu de la liberté de la pensée et aurait le
, pouvoir de calomnier impunément tous les amis du peuple. Le but de cette faction,
disait avec raison Maximilien en terminant, est d'accabler tout homme qui ne lui est
point dévoué et de plonger le poignard dans le sein de tous ceux qui auraient le
courage de lui résister. -

Chasles et Bentabole appuyèrent vivement Robespierre. Le premier dénonça le


bureau de la formation de l'esprit public, imaginé par le ministre de l'intérieur,
et d'où partaient chaque jour les calomnies dont la République était inondée. Selon le
second, la conduite de Roland équivalait à un véritable crime de lèse-nation, et il
était temps d'apprendre à ce ministre que l'opinion ne lui appartenait pas. Robes
pierre reprit la parole au moment où l'on allait se séparer : il venait proposer à la
Société d'avancer chaque jour l'heure de sa réunion, afin d'entendre la lecture
des deux principaux journaux de la faction girondine, le Patriote François et la
Chronique de Paris, où les débats de la Convention étaient reproduits avec la plus
insigne mauvaise foi ; car, à son avis, il fallait lire les bons et les mauvais journaux,
pour montrer au public jusqu'où pouvait aller la perversité de certains journalistes,
et lui apprendre à distinguer les écrits empoisonnés. Nous avons dejà donné bien
des preuves de la déloyauté de ces deux feuilles girondines : nous en fournirons
bientôt de nouveaux exemples qui dépassent toute croyance. -

De plus en plus les esprits s'aigrissaient ; le moindre incident servait de prétexte


aux récriminations les plus passionnées. Guadet ayant, dans la séance du 13 décembre,
proposé, au nom des comités militaire, diplomatique et des finances réunis, un
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 343

décret destiné à prévenir la désorganisation des bataillons de volontaires nationaux,


et contenant, entre autres dispositions, un article en vertu duquel devaient être
poursuivis comme voleurs les volontaires qui, en rentrant dans leurs foyers,
auraient emporté leurs capotes ou leurs fusils, Robespierre s'éleva énergiquement
contre l'excessive rigueur de cette disposition. Si la République ne croyait pas
pouvoir laisser aux généreux défenseurs dont le sang avait coulé pour elle une
capote et leurs armes, n'était-il pas aussi cruel qu'impolitique de transformer en
scélérats ceux qui se seraient crus autorisés à les conserver comme leur propriété ?
Cette observation si juste amena la suppression de l'article « honteux, » suivant
l'Ami du peuple, qui flétrissait si gratuitement les soldats de la République.
Le lendemain, aux Jacobins, un soldat blessé étant venu demander des secours
à la Société, Robespierre se plaignit de la négligence du gouvervement à l'égard
des défenseurs du pays. Signaler cette négligence c'était bien en effet ; mais, à son
tour, il fut injuste, suivant nous, en l'attribuant à un projet préconçu de
mécontenter l'armée et d'enchaîner le peuple. Hélas ! que n'avait-on pas fait pour
l'amener, lui aussi, à se laisser égarer par les préventions personnelles. Il fut mieux
inspiré en invitant ceux de ses collègues dévoués comme lui aux vrais principes à se
réunir à lui, afin de faire obtenir aux défenseurs de la patrie des récompenses
proportionnées à leurs services. Ces dernières paroles furent accueillies par dés
applaudissements réitérés; elles étaient justes et bonnes, et elles retentirent profon
dément dans le cœur de tous les vrais patriotes.
lmmédiatement après, Réal, au nom de l'assemblée électorale, donna lecture de
deux pétitions adressées à la Convention, pétitions dont le double objet était de
demander un traitement, sous forme d'indemnité, pour les électeurs, et la cassation
d'un arrêté du pouvoir exécutif provisoire qui avait annulé la nomination de Lullier
à la place de procureur syndic du département. Robespierre engagea Réal à
supprimer quelques expressions un peu trop républicaines, et à ne point fonder la
réclamation du corps électoral sur des raisons de localité, mais bien sur le droit
naturel qu'avait tout citoyen d'être indemnisé du temps consacré au service de la
patrie. Réal approuva ces observations et promit de les mettre à profit. Dans cette
même séance, et comme pour légitimer ce qu'avaient eu d'acerbe les premières
paroles de Maximilien, un membre, arrivant de Lyon, se plaignit vivement de ce que
le discours de Robespierre dans le procès du roi avait été envoyé tronqué et dénaturé
aux sociétés populaires, sous le cachet du ministre de l'intérieur. Le président de la
Société lyonnaise avait voulu le lui remettre ; mais, jugeant que l'effet serait plus
grand si cet exemplaire était adressé de la part de la Société de Lyon, ce membre
de la Société-mère avait invité le président à le garder précieusement avec l'enve
loppe portant le cachet de Roland. Puis il donna lecture de la lettre de réclamation
adressée par les citoyens de Lyon à la Convention nationale, lettre dont le club
arrêta immédiatement l'impression et l'envoi au ministre de l'intérieur. Ainsi en
toutes choses éclatait la mauvaise foi girondine.
344 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Brissot et ses amis ayant vu tomber sous le mépris public cette formidable
accusation de dictature à l'aide de laquelle ils avaient espéré foudroyer Robespierre,
changèrent de batteries, et imaginèrent de lui prêter le projet de mettre le duc
d'Orléans, Philippe Égalité, sur le trône. Louvet se chargea d'accréditer ce bruit par
ses libelles, et comme il n'est pas de sottises que n'admette avec empressement la
crédulité humaine, on pensait bien ensevelir enfin sous cette nouvelle et non
moins ridicule accusation une popularité qui avait résisté à tant de coups.
Ensuite, pour se donner à bon marché les airs d'un rigorisme républicain, les
Girondins proposèrent, le 16 décembre, la proscription éternelle de tous les
membres de la famille royaIe. Buzot, Louvet et Lanjuinais, dans un langage
emphatique, déclamèrent contre d'Orléans nommé député à la Convention par les
électeurs de Paris, et Lanjuinais ne manqua pas d'insinuer que ceux qui avaient
soutenu la candidature de d'Orléans voulaient le rétablissement de la royauté, afin que
les grâces de la liste civile se répandissent à profusion sur eux, tout cela assaisonné
de force lieux communs sur la tyrannie et de protestations de haine contre la
royauté. Or, c'était un fait notoire qu'au sein de l'assemblée électorale la candidature
de d'Orléans n'avait pas eu de plus grand antagoniste que Robespierre; personne
ne démentit Chabot quand, répondant à Lanjuinais, il rappela cette circonsance.
Et, chose assez singulière, tandis que des hommes siégeant sur les bancs de la
Montagne combattaient comme souverainement injuste cette mesure d'ostracisme
réclamée contre un prince qui avait donné à la Révolution quelques gages de
dévouement, on voyait certains personnages admis dans l'intimité du duc d'Orléans
se ranger au nombre de ses proscripteurs. Barère n'était-il pas le tuteur de cette
jeune Paméla, élevée par madame de Genlis avec les enfants de Philippe Égalité ?
Pétion n'était-il pas des intimes de la maison ? n'avait-il pas, après la clôture de
· l'Assemblée législative, accompagné, dans un voyàge en Angleterre, une partie de
la famille ? Enfin, par quel hasard Sillery, le mari de la gouvernante des enfants
d'Orléans, le confident intime et dévoué de cette maison, restait-il étroitement uni
avec le parti qui voulait chasser celui dont il était depuis longtemps l'ami ? Ce fut
ce que Robespierre ne manqua pas de signaler très-vivement le soir même aux
Jacobins et dans un article de sonjournal, où il s'expliqua assez longuement sur cette
proposition de bannir tous les Capet.
ll n'était pas présent à la séance de la Convention, où il lui avait été impossible
de se rendre; mais il tint à déclarer qu'il aurait voté, comme Saint-Just, pour la
motion de Buzot, se séparant en cela d'une partie de ses collègues, dont il était loin
d'ailleurs de soupçonner les intentions. Seulement, cette motion lui paraissait con
forme aux principes, auxquels il croyait devoir immoler la maison d'Orléans, sans
révoquer aucunement en doute le patriotisme de son chef. Il avouait avoir eu lui
même le projet de demander le bannissement d'Égalité et de tous les Bourbon, et
cette proposition n'avait rien d'inhumain à ses yeux, car la famille exilée pourrait se
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 345

réfugier à Londres, où la nation pourvoirait d'une manière honorable à sa subsistance,


ses membres n'ayant point démérité de la patrie. Ce n'était pas d'ailleurs un bannis
sement éternel auquel il les condamnait. Leur exclusion n'est point une peine,
disait-il, mais une mesure de sûreté; « et si les membres de cette famille aiment, non
pas les Brissotins, mais les véritables principes, elle s'honorera de cet exil, car il est
toujours honorable de servir la cause de la liberté; car cet exil ne dureroit sûrement
que pendant les dangers de la patrie, et elle seroit rappelée lorsque la liberté seroit

affermie. » On voit combien modéré se montrait Robespierre, en comparaison des


promoteurs de la motion d'ostracisme dirigée contre la famille d'Orléans.
Là-dessous, du reste, il soupçonnait bien un piége. Ce n'était pas d'aujourd'hui
que les hommes de la Gironde avaient tenté de faire admettre en principe que, du
moment où le nom d'un homme était de nature à alarmer ses concitoyens, on
pouvait bannir cet homme par un décret d'ostracisme. Déjà, huit mois auparavant,
Guadet n'avait-il pas invoqué contre Maximilien cette vieille loi athénienne, remise
depuis sur le tapis par Louvet et ses acolytes ? Mais si l'ostracisme se comprenait

ToME II. 109


346 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

jusqu'à un certain point dans un gouvernement établi, comme une mesure consacrée
par le pacte social pour défendre la liberté et les lois contre l'ambition d'un citoyen
puissant, comment concevoir, écrivait Robespierre, « qu'avant d'avoir élevé l'édifice
de la Constitution, les ouvriers chargés de le bâtir ensemble, s'occupent à se battre
et à se chasser les uns les autres, et que les plus nombreux veuillent exterminer la
minorité pour le construire suivant leurs convenances ou leurs fantaisies particu
lières ? » L'application de cette loi était d'ailleurs à Athènes d'une excessive rareté.
Robespierre rappelait que, pour la prononcer, il fallait une telle quantité de suffrages
qu'elle pouvait difficilement frapper un citoyen dont l'absence ne fût pas absolument
nécessaire à l'intérêt public. Souvent même elle devenait un titre de gloire, comme
lorsqu'Aristide en fut atteint. Mais les modernes partisans de cette institution se
montraient beaucoup moins difficiles. Disposés à n'admettre d'autres règles que leur
caprice et leur intérêt particulier, « ils veulent, continuait Robespierre, bannir tous
les jours qui leur plaira, afin de prouver d'une manière sans réplique leur violent
amour pour la liberté. » Pour lui, disait-il aux Jacobins, si le système préconisé par
ses adversaires pouvait un jour s'appliquer aux défenseurs de la Révolution, il s'y
soumettrait avec joie, et vivrait heureux dans cet honorable exil, à la condition d'y
trouver un asile obscur contre les persécutions de ses ennemis.
Ah! que les Girondins ne se rendirent-ils alors aux sages observations de Robes
pierre ! Examinant dans quelle mesure les représentants relevaient les uns des
autres, Maximilien regardait comme absurde l'idée de supposer qu'une Assemblée
nationale pût arbitrairement retrancher de son sein quelques-uns de ses membres,
chaque député appartenant au peuple et non à ses collègues. Le peuple seul avait
le droit de révoquer ses mandataires; autrement ses représentants pourraient altérer
d'eux-mêmes la Représentation nationale, et la souveraineté et la liberté publique ne
seraient bientôt plus. Oui, si les Girondins avaient écouté ces conseils si sensés, ils
n'auraient pas provoqué chaque jour la Convention à se décimer elle-même; ils se
seraient bien gardés d'entamer la Représentation nationale, et n'auraient pas à
répondre devant la postérité d'avoir pris l'initiative de proscriptions dont ils devaient
finir par être victimes eux-mêmes. Toutes ces réflexions n'empêchaient pas Robes
pierre de se rallier à la proposition de Buzot. Cependant, en principe, il était d'avis
qu'une nation puissante, bien pénétrée d'horreur pour la tyrannie, n'était point
réduite à redouter des individus, quels que fussent leurs noms et leur famille; c'est
pourquoi, afin de concilier l'intérêt de la liberté avec celui de la justice, il assignait
pour terme de l'exil des membres de la famille d'Orléans l'époque, assez prochaine
selon lui, où la Constitution serait affermie. En effet, ou le peuple était mûr pour la
République, et une proscription plus longue était inutile, ou bien il ne l'était pas, et
elle était impuissante. Le meilleur remède à opposer aux périls de la liberté n'était
donc point là. Il fallait, disait-il à ses adversaires, s'occuper avant tout et unique
ment du soin d'élever l'édifice du bonheur public sur les bases de la justice et de
l'égalité, et non présenter à tout moment au pays les deux seuls fléaux qui pussent
détruire la République : la guerre civile et l'anarchie. « Pour moi, je voterai volon
tiers avec vous l'exil des Capet; mais garantissez-moi que ce sera là le dernier acte
de proscription; garantissez-moi que le lendemain vous nous permettrez de présen
ter de bonnes lois. » On voit une fois de plus combien modéré il était encore auprès
de ses adversaires. Mais l'Ami du peuple n'était point de son avis; il s'opposait abso
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 347

lument à la proscription d'Égalité, parce que, suivant lui, la faction girondine ne


voulait frapper la Représentation nationale dans d'Orléans que pour atteindre les
amis du peuple; « vous-même, Robespierre, ajoutait-il, vous seriez à la tête. »
On le sait de reste, si Maximilien ne fut point proscrit dès cette époque, ce ne fut
pas la faute des Girondins.
La Convention avait voté d'enthousiasme le bannissement de toute la famille des
| Bourbon et ajourné sa décision à deux jours en ce qui concernait particulièrement
Philippe Égalité. Mais ce jour-là, c'était le 19 décembre, se présenta une députation
des quarante-huit sections, ayant à sa tête le maire de Paris, Nicolas Chambon. Elle
était chargée de remettre à l'Assemblée une adresse de protestation tendante au rap
port du décret de proscription. La présence des commissaires autour de la Conven
tion avait excité dans les couloirs et au dehors un assez grand tumulte. Robespierre
demanda la parole, et, l'ayant obtenue, non sans peine, il essaya de démontrer com
bien étaient dangereuses en ce moment les motions de la nature de celle de Buzot et
de Louvet. Il y voyait un complot contre la tranquillité publique, comme dans la
proposition récemment émise par Guadet de faire reviser par les assemblées primaires
la nomination des députés élus à la Convention nationale. Ceux-là mêmes qui accu
saient Paris d'être un foyer de troubles semblaient prendre à tâche de fomenter le
désordre; tandis que les députés sur lesquels on déversait la calomnie à pleines
mains ne cessaient de prêcher le calme. De violents murmures et des applaudisse
ments non moins vifs accueillirent ces paroles.
Les auteurs mêmes de la motion obj t des réclamations populaires étaient, à ses
yeux, les véritables instigateurs du désordre. On n'avait, dit-il, provoqué la pétition
des sections parisiennes que pour faire croire aux départements qu'on voulait influen
cer les délibérations de la Convention nationale, que Paris n'était pas digne de la
posséder, et qu'il fallait la transférer ailleurs. Était-ce là un pur effet de l'imagination
de Robespierre, ou bien y avait-il dans la circonstance quelque chose qui pût prêter
matière à ses soupçons ? Il dut fort s'étonner à coup sûr de voir Chambon, créature
des Girondins, à la tête d'une députation venant protester contre une motion giron
dine. Bazire étant allé trouver les pétitionnaires pour leur faire comprendre combien
leur démarche était intempestive, on lui avait répondu : « Cette démarche nous a
été suggérée par des hommes qui nous sont suspects; c'est Chambon surtout qui tient
à ce que nous soyons admis, et vous savez avec qui Chambon a des relations. »
On voit d'où étaient nés les soupçons de Robespierre, et ils s'accrurent certainement
quand il entendit Tallien déclarer qu'il avait engagé en vain le maire de Paris à ne
point présenter cette pétition. « J'atteste ma patrie, s'écria Maximilien en terminant,
que j'ai dit une vérité utile au repos public. Je rends le cœur des hommes impar
tiaux dépositaire de mes intentions... Je demande qu'on fasse taire toutes les pas
sions, et qu'on examine cette question avec toute la maturité qu'elle exige. » Inter
rompu de nouveau par de bruyants murmures, il ne put achever ses explications,
et, de guerre lasse, il quitta la tribune.
De tout ceci, il résultait en somme que l'idée des proscriptions inutiles était encore
antipathique à la population parisienne, et que Robespierre avait été son organe fidèle
en disant à ses adversaires : « Je voterai volontiers avec vous pour l'exil des Capet,
mais garantissez-moi que ce sera là le dernier acte de proscription. » Introduit sur la
demande de Pétion, le maire de Paris se défendit d'avoir en aucune façon provoqué
348 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

la pétition ; seulement il n'avait pas cru devoir refuser de se mettre à la tête de la


députation. L'assemblée se déclara satisfaite ; toutefois elle se rendit en partie au
vœu des sections en rapportant son décret du dimanche 16 décembre, et en décidant
qu'elle ne statuerait sur le sort de la famille des Bourbon qu'après le jugement de
Louis XVI.

VI

Cependant le procès du roi s'instruisait. L'ex-monarque avait comparu le 11


décembre à la barre de la Convention, où il s'était montré assez peu digne de lui
même en déniant sa signature apposée au bas des pièces qu'on lui présentait et en
prétendant qu'il n'avait aucune connaissance de l'armoire de fer. Ces mensonges
inutiles, inexplicables, ne contribuèrent pas peu à jeter sur sa personne une défaveur
marquée. Le surlendemain, dans la séance du soir, une députation du conseil gé
néral de la Commune vint soumettre à la Convention un arrêté concernant les
mesures prises pour assurer le dépôt de la famille royale, dont la garde lui avait été
confiée. Quelques dispositions trop minutieuses à l'égard des conseils de Louis
excitèrent de vives réclamations; on demanda l'annulation de cet arrêté. Robespierre
défendit la Commune en se fondant sur ce qu'ayant la garde de l'accusé, elle était
seule juge de l'opportunité des mesures à prendre, et il conclut à l'ordre du jour
pur et simple sur l'arrêté du conseil général. L'Assemblée, en effet, passa à l'ordre du
jour, mais en le motivant sur un décret de la veille qui ordonnait que les conseils de
l'accusé communiqueraient librement avec lui.
Qu'il y eût un parti décidé à tenter de grands efforts pour sauver le roi, cela n'est
pas douteux et les éternelles déclamations des Girondins contre Paris donnaient à
croire qu'eux-mêmes n'étaient pas étrangers à ce parti. Comme on l'a vu, on les ac
cusait de vouloir exciter des mouvements tumultueux dans la capitale pour les attri
buer aux patriotes, afin de fournir à l'Assemblée un prétexte d'aller s'établir ailleurs.
Tel était, aux yeux de Robespierre, le but des amis de Brissot; aussi ne cessait-il
de recommander au peuple de rester calme et de conserver sa dignité. Louis XV
devait comparaître pour la seconde fois devant la Convention le mercredi 26 dé
cembre. Si ce jour-là le roi n'est pas encore condamné, disait Robespierre aux
Jacobins dans la séance du 23, il faudra regarder comme suspect quiconque parlera
de lui donner la mort, et ne point s'opposer au délai qu'on pourrait demander.
Suivant Albite et Jean-Bon Saint-André, Louis XVI devait être entendu et jugé dans
la même séance ; mais, d'après Robespierre, la force des patriotes était dans leur
patience. Si l'on demeurait tranquille, il ne donnait pas deux mois aux intrigants de
la Gironde pour être forcés de s'enfuir et d'aller chercher un refuge en Angleterre .
« Voilà le terme de leurs complots, disait-il; mais soyons calmes et ne faisons
aucun mouvement qui causerait la joie de nos ennemis. » Deux mois! Plût à Dieu que
la prédiction de Robespierre se fût de point en point accomplie ! La Convention eût
élé délivrée plus tôt d'une faction qui jetait à chaque instant dans son sein le trouble

T"--
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 349

et le désordre, et nous n'aurions peut-être pas à regretter la mort violente de quel


ques hommes d'un grand talent et d'un grand cœur.
Le mercredi 26 décembre, Louis reparut à la barre de l'Assemblée. Ce jour-là
Desèze, avocat de Bordeaux, protégé par la Gironde, prononça la défense du
monarque déchu. Robespierre la trouva « simple et foible ». Elle ne répondait pas, à
son avis, à ce que les partisans de la royauté étaient en droit d'en attendre, ni à ce que
les amis de la liberté pouvaient craindre des efforts de l'éloquence unis à des préjugés
très-vivaces encore. Dans une pareille cause, il eût été nécessaire de déployer ces
mouvements pathétiques, de pousser ces cris du cœur auxquels on est rarement
insensible ; l'avocat de Louis n'en avait rien fait, et il lui avait paru au-dessous
de sa tâche. Nos lecteurs connaissent le plaidoyer de Desèze, il leur est donc facile
d'apprécier par eux-mêmes la justesse des observations de Robespierre ; ce qu'il
y a de certain, c'est que la Convention ne fut nullement touchée.
On sait de quelle indescriptible tumulte l'Assemblée devint le théâtre quand, vers
cinq heures, LouisXVI se fut retiré avec ses défenseurs. L'accusé, après avoir prononcé
quelques paroles, ayant déclaré qu'il n'avait rien à ajouter à sa défense, le débat était
clos, disait un député de Paris, le vieux Raffron du Trouillet, et l'on devait passer
tout de suite au jugement. Mais ce n'était point là le compte d'une partie des membres
de la Convention ; toutefois, après une séance des plus orageuses, l'Assemblée
décida, sur la proposition de Couthon, que la discussion était ouverte sur le juge
ment de Louis Capet, qu'elle serait continuée, toutes affaires cessantes, jusqu'à la
prononciation du jugement.
Un incident inattendu surgit tout à coup au milieu de ce procès, et compliqua les
embarras. Un ancien Constituant, enrôlé dans les rangs de la Gironde, le député
Salles, vint inopinément, dans la séance du 27, proposer à ses collègues d'ériger en
quelque sorte toutes les assemblées primaires en tribunaux et de leur abandonner la
ratification du jugement prononcé par la Convention. Les Girondins, a-t-on dit,
avaient imaginé ce système de l'appel au peuple dans le but de sauver le roi. Ne voulant
pas compromettre leur popularité, — hélas ! déjà bien compromise l - en essayant
ouvertement d'arracher eux-mêmes le roi à une condamnation capitale, ils comp
taient sur leur nombre et sur leur influence dans les départements pour obtenir des
assemblées primaires une décision favorable. C'est du moins ce qu'un des leurs à sou
tenu ; mais cela ne me paraît nullement conforme à la vérité. Comment! ils voulaient
sauver Louis XVI, et ce dessein ils l'auraient hypocritement dissimulé sur une ques
tion de forme ; et les plus fougueux défenseurs de ce système de l'appel au peuple,
comme Buzot et Vergniand, auraient ensuite voté la mort! Non, c'eût été une lâcheté
dont je ne crois pas de tels hommes capables. Passe encore pour Salles; lui du moins
ne se prononça point pour la mort. D'ailleurs, comme ne manqua pas de le rappeler
Robespierre, Salles était précisément le membre qui, du temps de l'Assemblée
constituante, alors qu'après la fuite de Varennes on proposait déjà de mettre le roi
en jugement, avait défendu la doctrine de l'inviolabilité absolue, et qui, deux jours
après les massacres du Champ-de-Mars, en juillet 1791, avait soutenu un projet de
décret portant établissement d'une commission chargée de juger souverainement
dans le plus bref délai les patriotes désignés aux vengeances de la cour. Un tel
homme était naturellement bien disposé à prêter son concours à toute mesure contre
révolutionnaire.
350 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Ce qui nous semble, à nous, bien évident, bien constaté, c'est qu'en provoquant
l'appel au peuple, les Girondins reprirent tout simplement, en sous-œuvre et sous
une autre forme, l'étrange proposition, récemment faite par Guadet, de convoquer
les assemblées primaires, afin de soumettre à leur révision le choix des députés, pro
position insidieuse, ne tendant à rien moins qu'à remettre en question l'existence de
la Convention, et que l'Assemblée avait repoussée avec horreur, disait Robespierre.
Salles avait eu le tort de terminer son discours en insinuant qu'on attribuerait au
seul peuple de Paris le jugement de Louis XVI, comme si la Convention n'était pas
la France entière. C'était d'ailleurs une injure gratuite à cette grande Assemblée que
de la supposer capable de voter sous la pression de la place publique en cette solen
nelle circonstance. Buzot, qui dès le lendemain soutint aussi l'appel au peuple en ce
sens que les assemblées primaires auraient seulement à ratifier la peine de mort
portée par la Convention, eut le tort plus grand, selon son habitude du reste, de
provoquer inutilement ses adversaires, de parler d'un ton de mépris de ces hommes
qui invoquaient sans cesse dans leurs discours la souveraineté du peuple pour l'en
dépouiller, de les traiter de déclamateurs insensés, et de les accuser d'agiter la
République par leurs calomnies. De telles paroles, sortant de la bouche d'un des
principaux membres de cette faction qui depuis plus de trois mois gouvernait la
France par la calomnie, n'étaient guère de nature à apaiser les ressentiments. On
sentait trop percer l'esprit de parti sous cette question de l'appel au peuple, jeté
comme un brandon de discorde au milieu de la Convention. N'était-ce pas, de gaieté
de cœur, appeler des représailles trop légitimes ?

VII

A Buzot succéda Robespierre. Certes, si une idée pouvait être populaire, flatter les
masses, c'était bien celle de l'appel au peuple, mise en avant par les Girondins.
Robespierre entreprit de la combattre, sans s'inquiéter de savoir si sa popularité en
souffrirait, fidèle en cela à son système constant de mettre les questions de principe
au-dessus de toute considération d'intérêt personnel. Rarement, je crois, une assem
blée de législateurs ne fut ébranlée par un discours plus puissant que celui dont nous
allons mettre l'analyse sous les yeux de nos lecteurs.
Après s'être étonné, en débutant, de voir une question sur laquelle tous les suf
frages auraient dû, selon lui, se trouver d'accord, devenir une cause de dissensions
et de tempêtes, Maximilien déclara qu'il n'en était pas moins convaincu que tous les
membres de la Convention étaient pénétrés d'une égale horreur pour le despotisme,
animés d'un même zèle pour l'égalité. Puis, il prit en quelque sorte l'engagement de
raisonner au point de vue du système qui avait prévalu, c'est-à-dire de ne plus envi
sager la cause du roi comme une affaire sur laquelle les membres de la Convention
auraient mieux fait de prononcer en hommes d'État et par mesure de sûreté générale,
mais de la traiter comme un procès criminel soumis à l'appréciation de l'Assemblée
transformée en cour souveraine de justice. « Je pourrois même ajouter, dit-il, que
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 351

je partage, avec le plus foible d'entre vous, toutes les affections particulières qui
peuvent l'intéresser au sort de l'accusé. Inexorable quand il s'agit de calculer d'une
manière abstraite le degré de sévérité que la justice des lois doit déployer contre les
ennemis de l'humanité, j'ai senti chanceler dans mon cœur la vertu républicaine en
présence du coupable humilié devant la puissance souveraine. La haine des tyrans
et l'amour de l'humanité ont une source commune dans le cœur de l'homme juste
qui aime son pays. Mais, citoyens, la dernière preuve de dévouement que les repré
sentants du peuple doivent à la patrie, c'est d'immoler ces premiers mouvements
de la sensibilité naturelle au salut d'un grand peuple et de l'humanité opprimée.
Citoyens, la sensibilité qui sacrifie l'innocence au crime est une sensibilité cruelle,
la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. »
Était-ce, poursuivait-il, le désir de la nation qui forçait l'Assemblée à se montrer
rigoureuse envers Louis XVI? Nullement; c'était la nécessité de cimenter la liberté
et la tranquillité publique. Or, que proposait-on ? un mode de jugement ou de rati
fication devant facilement entraîner les retards les plus funestes. N'eût-on pas con
damné dans les vingt-quatre heures, sur des preuves mille fois moins convaincantes,
un malheureux accusé d'un crime ordinaire ? Quand, après son arrestation à Va
rennes, le roi était rentré humilié dans son palais, une clameur universelle s'était
élevée contre lui; mais on avait adroitement laissé reposer l'affaire; peu de temps
après, c'était un crime d'invoquer contre lui la sévérité des lois, de réclamer la puni
tion de son attentat, et ceux qui étaient restés fidèles à la cause publique, aux prin
cipes sévères de la liberté, étaient persécutés et calomniés dans toute l'étendue de la
France. Pareille chose n'arriverait-elle pas aujourd'hui? Et quel prétexte invoquait
on pour retarder le jugem.ent? L'honneur de la nation, la dignité de l'Assemblée !
L'honneur de la nation consistait à foudroyer les tyrans, et la gloire de la Convention
à sauver la patrie et à cimenter la liberté par un grand exemple donné à l'univers.
« La postérité, disait-il à ses collègues, vous admirera ou vous méprisera, selon le
degré de vigueur que vous montrerez dans cette occasion; et cette vigueur sera la
mesure aussi de l'audace ou de la souplesse des despotes étrangers avec vous; elle
sera le gage de notre servitude ou de notre liberté, de notre prospérité ou de notre
misère. Citoyens, la victoire décidera si vous êtes des rebelles ou les bienfaiteurs de
l'humanité; et c'est la hauteur de votre caractère qui décidera la victoire. » On
n'avait donc pas réfléchi à toutes les lenteurs qu'entraînerait cet appel au peuple.
On allait convoquer les quarante quatre mille assemblées primaires de la Répu
· blique, soit; mais n'était-ce pas décréter la guerre civile en permanence? Prévoyait
on les luttes orageuses auxquelles donnerait lieu une pareille question au sein de
cette multitude de sections où ne manqueraient pas de se rendre en foule tous les
mauvais citoyens, les Feuillants, les aristocrates et les émigrés, qu'on verrait
revenir tout exprès pour peser sur les délibérations des assemblées primaires, pour
influencer les hommes simples et corrompre à prix d'argent toutes les âmes
vénales? Ne s'était-on pas aperçu qu'un semblable système était le meilleur moyen
de rallier tous les royalistes, tous les ennemis de la République, de léur donner la
facilité de se compter? Oui, tous les intrigants s'empresseraient de courir aux
assemblées primaires; mais le cultivateur abandonnerait-il son champ, l'ouvrier le
travail auquel était attachée son existence journalière? Ici Robespierre combattait
avec un grand sens politique cette thèse impossible du gouvernement direct du
352 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

peuple par lui-même. Le peuple avait manifesté sa volonté après l'insurrection


du mois d'août, et il avait délégué ses pouvoirs à des mandataires chargés du salut
de l'État et de la rédaction d'une constitution qu'on soumettrait à sa ratification,
parce qu'alors il s'agirait du pacte social et non point d'une circonstance particu
lière à laquelle se trouvait lié l'intérêt général.
En renvoyant aux quarante-quatre mille assemblées primaires la cause de Louis,
voulait-on persuader au peuple qu'un roi était au-dessus de l'humanité? Et si la Con
vention n'avait pas osé tranchêr elle-même la question de la peine, les sections ne se
croiraient-elles pas en droit de la discuter éternellement? Ainsi donc c'était un
procès sans terme, engagé à l'heure où la guerre étrangère n'était point terminée,
où les despotes, alliés de l'accusé, se disposaient à déployer toutes leurs forces
contre la République naissante; et pour trancher la question, les intrigants atten
draient peut-être le moment où les patriotes auraient abandonné leurs foyers pour
courir aux frontières, où il ne resterait plus dans les assemblées primaires que
des hommes lâches et faibles et les champions du feuillantisme et de l'aristocratie.
Alors on verrait tous les bourgeois orgueilleux, tous les ci-devant privilégiés,
cachés sous le masque du civisme, décider insolemment des destinées de l'État. Ne
remettrait-on pas en question jusqu'à la République elle-même, dont la cause était
naturellement subordonnée au procès du roi détrôné? et cela pendant que la véri
table majorité se trouverait bannie des assemblées primaires, puisqu'elle serait dans
les camps, à l'atelier ou aux champs. N'était-ce pas se jouer de la majesté du souve
rain que de lui renvoyer une affaire qu'il avait chargé ses représentants de termi
ner? Si le peuple avait eu le temps de s'occuper de ce procès ou de décider des ques
tions d'État, il n'eût pofnt confié à une Assemblée nationale le soin de ses intérêts.
Le seul moyen qu'avait la Convention de lui témoigner sa fidélité, c'était de lui don
ner des lois justes, non la guerre civile.
Jusqu'ici Robespierre, en répondant aux partisans de l'appel au peuple, s'était
tenu sur le terrain des principes; mais les précédents orateurs, Buzot surtout,
étaient entrés dans la voie des récriminations et des personnalités les plus regret
tables. Robespierre les y suivit, et il les y suivit forcément, parce que certaines
attaques, faites ainsi à la face du pays, ne pouvaient rester sans réponse. « Citoyens,
dit-il, je connois le zèle qui vous anime pour le bien public; vous étiez le dernier
espoir de la patrie; vous pouvez la sauver encore. Pourquoi faut-il que nous soyons
quelquefois obligés de croire que nous avons commencé notre carrière sous d'affreux
auspices? C'est par la terreur et par la calomnie que l'intrigue égara l'Assemblée
constituante, dont la majorité étoit bien intentionnée, et qui avoit fait d'abord de si
grandes choses.Je suis effrayé de la ressemblance que j'aperçois entre deux périodes
de notre Révolution que le même roi a rendus mémorables. ...
« Aujourd'hui Louis a encore cet avantage sur les défenseurs de la liberté, que
ceux-ci sont poursuivis avec plus de fureur que lui-même. Personne ne peut douter
qu'ils ne soient diffamés avec plus de soin et à plus grands frais qu'au mois de juil
let 1791... Alors nous étions des factieux, aujourd'hui nous sommes des agitateurs
et des anarchistes.... N'est-il pas évident que c'est moins à Louis XVI qu'on fait le
procès qu'aux plus chauds défenseurs de la liberté? Est-ce contre la tyrannie de
Louis XVI qu'on s'élève? non; c'est contre la tyrannie d'un petit nombre de
patriotes opprimés. Sont-ce les complots de l'aristocratie qu'on redoute? non; c'est
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. . 353

la dictature de je ne sais quels députés du peuple, qui sont là tout prêts à la rempla
cer. On veut conserver le tyran pour l'opposer à des patriotes sans pouvoir. Les
perfides! ils disposent de toute la puissance publique
et de tous les trésors de l'État, et ils nous accusent de
despotisme! Il n'est pas un hameau dans la Répu
blique où ils ne nous aient diffamés; ils épuisent le
trésor public pour multiplier leurs calomnies; ils
osent, au mépris de la foi publique, violer le
secret de la poste pour arrêter toutes les dé
pêches patriotiques, pour étouffer -

la voix de l'innocence et de la

vérité, et ils crient à la calom


nie ! Ils nous ravissent jusqu'au

comme des tyrans ! Ils présentent comme


des actes de révolte les cris douloureux
du patriotisme outragé par l'excès de la
perfidie, et ils remplissent ce sanctuaire
des cris de la vengeance et de la fureur ! » - - - -

Si donc le projet d'avilir et d'anéantir la Convention existait, ce n'était ni parmi


les défenseurs ardents de la liberté, ni dans le peuple qui lui avait tout immolé, ni
dans l'Assemblé elle-même, laquelle cherchait le bien et la vérité, ni même dans les
dupes d'une intrigue fatale, mais dans une vingtaine de membres s'acharnant à
priver du droit de suffrage les représentants du peuple qui avaient refusé de servir
leur ambition. Pour éterniser la discorde et pour se rendre maîtres des délibérations,
ils avaient imaginé de partager la Convention en majorité et en minorité Mais la
majorité, est-ce qu'elle appartenait à aucun parti? Est-ce qu'elle ne se renouvelait

TOME II. I10


354 . HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

pas incessamment, là où les délibérations étaient sérieuses et calmes? Est-ce qu'elle


ne devait pas être acquise à la cause publique et à la raison éternelle ? Pour lui, il
répudiait ces majorités formées dans des conciliabules ténébreux, autour des tables
ministérielles; et, après avoir invoqué le droit des minorités de faire entendre par
tout la vérité, il ajoutait ces paroles si connues : « La vertu fut toujours en minorité
sur la terre ! » A cette noble protestation contre l'oppression des minorités par les
majorités, des applaudissements, que ne put réprimer le président, partirent des
tribunes et d'une partie de l'Assemblée. Sans cela, continuait-il, « la terre seroit
elle peuplée de tyrans et d'esclaves? Hampden et Sidney étoient de la minorité, car
ils expirèrent sur un échafaud; les Critias, les Anitus, les César, les Clodius étoient
de la majorité, mais Socrate étoit de la minorité, car il avala la ciguë; Caton étoit de
la minorité, car il déchira ses entrailles.Je connois ici beaucoup d'hommes qui servi
ront, s'il le faut, la liberté à la manière de Sidney et d'Hampden; et, n'y en eût-il
que cinquante, cette seule pensée doit faire frémir tous ces lâches intrigans qui veu
lent égarer la majorité. » Les dernières paroles de Robespierre furent encore un
appel à la conciliation et à la concorde; il engagea même le peuple à ne donner,
par l'expression un peu trop vive de ses sentiments, aucun prétexte à des mesures
dangereuses et à garder ses applaudissements pour le temps où l'Assemblée aurait
fait quelque loi utile à l'humanité. Lui rappelant le jour où un simple ruban trico
lore, étendu par les citoyens eux-mêmes dans le jardin des Tuileries, avait suffi
pour garantir la demeure de Louis XVI encore sur le trône, il lui disait : « Souviens
toi de la police maintenue jusqu'ici sans baïonnettes par la seule vertu populaire; »
et il le conjurait de déjouer la malveillance perfide et d'arrêter dans ses écarts le
patriotisme trompé.
Ce discours magistral avait été écouté au milieu d'un silence religieux; jamais la
Convention n'avait présenté le spectacle d'un calme pareil; elle s'était trouvée
comme subjuguée par la grandeur et par la majesté de la discussion. Le discours de
Robespierre eut sur elle une influence décisive. Inutile de demander si son immense
succès exaspéra les feuilles girondines. Le journal de Brissot notamment vomit contre
l'orateur un torrent d'injures, et l'on put lire dans le Courrier des quatre-vingt-trois
départemens,que ce discours était un chef-d'œuvre d'astuce, où la perfidie se pliait et
se repliait sous toutes les formes. Cette nouvelle infamie de Gorsas fut vivement
dénoncée aux Jacobins, dans la séance du 30 décembre; mais, s'écria Thuriot, que
nous importent les diatribes de Gorsas et de tous les journalistes vendus à la fac
tion brissotine ! Au reste, entre ses critiques et lui, Robespierre résolut de prendre
le public pour juge; il inséra dans son propre journal, à la suite de son discours, les
appréciations émises par les feuilles de Brissot et de Gorsas, dont chacun put ainsi
juger la bonne foi. Bourdon, aux Jacobins, traita d'admirable, de sublime, le discours
de Maximilien, et il demanda que, toutes affaires cessantes, on invitât son auteur à
en donner lecture à la Société. Cédant aux instances de l'assemblée, Robespierre
monta à la tribune. Son discours fut écouté au milieu d'un calme imposant, accueilli
par des applaudissements enthousiastes, et plusieurs membres s'empressèrent de
souscrire, afin qu'il fût répandu par ia voie de l'impression, au plus grand nombre
d'exemplaires possible. Nous verrons tout à l'heure quelle influence il eut sur la
décision de la Convention nationale.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 355

VIII

Laisser l'Assemblée sous l'impression des paroles de Robespierre, c'était abandon


ner à peu près la question de l'appel au peuple ; la Gironde chargea donc son
plus brillant orateur du soin de combattre Maximilien. Le 31 décembre 1792, Ver
gniaud monta à la tribune et y prononça un des plus beaux, mais aussi un des plus
haineux discours qui soient sortis de sa bouche éloquente.
Nous n'avons à le considérer, quant à nous, on le comprend, qu'au point de vue
des attaques dont il est rempli à l'égard de Robespierre. Nous avons cité avec le plus
grand soin les passages du discours de celui-ci, dans lesquels, prenant à partie ses
impitoyables adversaires, il s'était laissé aller à des récriminatiens d'où la colère et
l'amertume n'étaient pas exclues. Mais du moins, si, amené par Buzot sur le terrain
des personnalités, Robespierre avait énergiquement usé du droit de représailles, il
s'était tenu dans les généralités, et, en flétrissant l'épouvantable système de calomnie
imaginé contre les meilleurs patriotes, il n'avait rien dit, hélas! qui ne fût rigoureu
sement vrai. Vergniaud, dans son discours, accumula mensonges sur mensonges,
calomnies sur calomnies; ce fut une nouvelle édition orale des libelles de Louvet.
Avec une injustice qui n'eut d'égale que sa mauvaise foi, il jeta à la face de Robes
pierre le sang des victimes de Septembre; il lui reprocha de s'être caché dans sa cave
le jour de l'insurrection du 10 août, il renouvela contre lui cette absurde accusation
de dictature dont, à deux reprises, la Convention avait déjà fait justice, et il revintin
sidieusement sur cette fausse allégation de Louvet, à savoir, que Robespierre aurait,
le 2 septembre, dénoncé à la Commune tout le parti de la Gironde, quand lui-même
Vergniaud, devant une vive dénégation de Robespierre, s'était félicité, on s'en sou
vient, d'un démenti qui lui prouvait que lui aussi Robespierre avait pu être calom
nié. Tout cela était singulièrement perfide, calomnieux, archifaux, l'orateur girondin
le savait; mais il savait aussi que toute calomnie fait sûrement son chemin, et, Dieu
merci! depuis cette époque jusqu'à nos jours, on n'a pas manqué de ressasser les
mensonges et les calomnies. -

Mais où l'étonnement ne dut pas être médiocre pour toutes les personnes ayant la
moindre notion des choses de la Révolution, ce fut d'entendre Vergniaud reprocher à
Robespierre d'avoir rédigé ou fait rédiger cette fameuse pétition du Champ-de-Mars
qu'il avait au contraire vigoureusement combattue, on ne l'a pas oublié, et dont
Brissot avait été le premier rédacteur. Comment, s'écria Robespierre dans son
journal, « comment les flots de la Gironde ne se sont-ils pas soulevés contre ceux de
la Seine, quand M. Vergniaud rompit enfin ce long silence qu'il s'étoit imposé
jusqu'alors sur les crimes de Capet, pour accuser les intrépides défenseurs de la
liberté et tous les citoyens témoins de ce scandale ! » Qu'on s'étonne maintenant du
fiel longuement amassé dans le cœur de Robespierre, qu'on s'étonne qu'un jour il en
soit arrivé à diriger, lui aussi, contre Vergniaud personnellement de furieuses
attaques ! Quel était donc le but du glorieux orateur en mentant si grossièrement ?
C'était de montrer Robespierre s'inclinant jadis devant la souveraineté populaire, et
356 BIISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ne la considérant plus aujourd'hui que comme une calamité pour le genre humain.
Telle était du moins l'opinion que lui prêtait très-gratuitement Vergniaud, lequel
ajoutait traîtreusement : « Je vous entends, vous voulez régner. » Et d'où venait cette
singulière interprétation du discours de Robespierre ? Apparemment de ce que ce
dernier s'était écrié : « La vertu a toujours été en minorité sur la terre. » On
l'accusait d'avoir eu « l'impudence de diffamer l'espèce humaine, » de présenter
toute la nation comme composée d'intrigants, d'aristocrates et de Feuillants.
Vergniaud, qui faisait de son adversaire un flatteur du peuple, s'entendait fort bien,
on le voit, à caresser les masses. La vertu, suivant lui, était en majorité sur la terre,
parce que Catilina avait été une minorité dans le sénat romain.
— César avait-il été une minorité dans ce même sénat ?— Mais les rois étaient en
minorité sur la terre ! Bel argument, en vérité ! Est-ce que les courtisans, les flatteurs
des rois, est-ce que les êtres bas et rampants prêts à s'incliner devant toute
puissance, est-ce que les gens qui n'ont d'autre opinion que leur intérêt, ne sont pas
en immense majorité dans ce monde ? Oui, Robespierre avait mille fois raison,
lorsque, sans s'inquiéter de savoir si ses paroles seraient plus ou moins agréables à
la multitude, il disait tristement : « La vertu a toujours été en minorité sur la terre. »
Et si vrai d'ailleurs avait paru cet apophthegme peu consolant, hélas ! qu'il avait
été salué des applaudissements de la portion du peuple garnissant les tribunes.
Le soir, aux Girondins, Robespierre jeune se plaignit amèrement de la virulente
diatribe de Vergniaud, de ce discours digne, à son sens, d'un Néron. « ll n'y a pas
d'horreurs, dit-il, qu'il n'ait vomies contre mon frère. » Dubois-Crancé et Anthoine
s'attachèrent ensuite à réfuter avec beaucoup de vigueur les éloquentes invectives du
député de Bordeaux. Dans cette séance, un membre proposa à la Société d'envoyer à
toutes les sociétés, et notamment à celle de Marseille, les discours de Maximilien
Robespierre, afin de combattre l'effet des calomnies que ne cessait de répandre, au
milieu d'elles, la faction girondine. Cette proposition fut adoptée au milien des plus
vifs applaudissements.
Le lendemain 1" janvier 1793, le président de la société des Jacobins — c'était
alors Saint-Just — rappela à ses collègues qu'une souscription était ouverte pour
l'impression du dernier discours de Robespierre, si propre à ouvrir les yeux de tous
les Français et à démasquer les projets ambitieux de la faction girondine. Puis un
membre d'une société affiliée prit la parole. Il raconta ce qui se passait dans les dé
partements. Le ministre de l'intérieur, Roland, avait partout des émissaires, qui s'en
allaient de commune en commune, colportant les écrits des Carra, des Gorsas, des
Brissot et des Perlet. On devait, pensait-il, suivre la même marche que les calom
niateurs.Il s'offrit en conséquence, si la société-mère voulait l'accréditer comme son
fondé de pouvoir, à parcourir les campagnes, à aller de ville en ville, de village en
village. « J'assemblerailes citoyens, je leur dirail'admirable discours de Robespierre. »
Et ilse faisaitfortderépandre partout l'instruction, d'encouragerles faibles, de ramener
les égarés et d'ouvrir tous les yeux sur les vertus de cette minorité de la Convention
qui était alors la Montagne. La Société accorda un diplôme à ce zélé citoyen. Mais
c'était là une bien faible force à opposer
aux menées de la Gironde, aux efforts d'un
parti qui était alors le gouvernement lui-même, et qui, dans un des plateaux de la
balance, pouvait mettre le trésor de l'État.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 357

IX
-

La rage des Girondins contre Robespierre semblait croître en raison de l'impuis


sance de leurs tentatives pour ébranler à Paris cette réputation colossale. La question
de l'appel au peuple était pour eux un thème excellent, en ce qu'il leur fournissait
l'occasion de paraître soutenir une opinion beaucoup plus démocratique que celle de
leurs adversaires, et ils ne se firent pas faute d'insister sur ce point. Brissot et Gen
sonné suivirent l'exemple de Vergniaud ; le second surtout engagea contre Robes
pierre une lutte toute personnelle. Seulement, de même que son ami Vergniaud avait
menti avec la dernière impudence en attribuant à Robespierre l'initiative et la
rédaction de la pétition du Champ-de-Mars, de même il eut le tort d'avancer, avec la
plus déplorable légèreté, des faits sur lesquels le premier venu pouvait à l'instant
même lui donner un démenti. Ainsi, selon lui, Robespierre s'était proclamé le
défenseur du peuple, puisque, disait-il, il avait publié un journal sous ce titre. Or,
le journal de Robespierre était assez connu pour qu'une aussi grossière erreur ne fût
pas permise à un membre de la Convention. Le discours de Gensonné abondait en
traits de cette force. Il attribuait, par exemple, à Robespierre, un fragment du dis
cours d'un autre orateur pour en conclure judicieusement que Robespierre invitait
le peuple à lui conserver la dictature. « De manière, lui disait Maximilien, dans une
réponse dont nous parlerons tout à l'heure, que vous voilà convaincu d'avoir fait
une fausse citation pour en tirer une conséquence d'un genre si extravagant que vos
commettans doivent être véritablement inquiets sur l'état physique de votre cer
veau. » Gensonné, toutefois, voulait bien reconnaître aux citoyens de la Montagne le
mérite d'avoir aidé au salut de la chose publique, mais à la manière des oies du Capi
tole, par instinct. Cette délicate saillie dérida la Convention ; seulement elle valut à
l'ingénieux orateur, « le plus spirituel de vous quatre, » disait Robespierre en s'adres
sant à Vergniaud, à Guadet, à Brissot et à Gensonné, cette réponse terrible : « Les
oies du Capitole ont sauvé la patrie : sentinelles vigilantes, inspirées par les dieux,
elles crioient à l'approche des brigands et des ennemis : voilà des circonstances qu'il
, étoit maladroit de rappeler. Ainsi, monsieur Gensonné, les oies du Capitole valent
bien les crapauds des marais Pontins. »
En même temps, en dehors de la Convention, les Girondins continuaient avec plus
d'acharnement que jamais leurs déloyalesagressions. C'était la dictature de la calom
nie élevée à la dernière puissance. Nous avons déjà signalé leur indigne tactique
d'accoler constamment le nom de Robespierre à celui de Marat, dont quelques pages
extravagantes, à bon droit réprouvées par le premier, leur fournissaient le prétexte
de calomnier le patriotisme et de dénaturer les intentions. Chaque jour arrivaient au
club des Jacobins des adresses de sociétés affiliées demandant la radiation des Marat,
des Robespierre, des Danton et de toute la bande des agitateurs. Tout cela, du reste,
coulé au même moule et bien marqué du véritable cachet officiel ; il n'y avait pas à s'y
méprendre. Tour à tour venaient des lettres des Sociétés de Blois, de Meaux, d'Agen,
de Saint-Quentin, etc., pleines d'invectives contre les plus sincères patriotes, mais,
358 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

en compensation, toutes parsemées d'éloges en l'honneur de Roland, de Brissot et de


Louvet, dont on demandait la réintégration au sein de la Société-mère. Il est aisé de
comprendre quelle surexcitation causaient aux Jacobins ces adresses passionnées. On
se demandait comment les départements ne mettaient aucune différence entre Robes
pierre et Marat. Voilà, disait-on, l'ouvrage des Brissotins, des Roland; voilà l'emploi
qu'on fait des finances de l'État. Il fut décidé qu'on enverrait à toutes les sociétés
affiliées les portraits bien différenciés de Robespierre et de Marat, et, dans la séance
du 6 janvicr 1793, La Faye lut un projet d'adresse dont l'impression et l'envoi furent
aussitôt arrêtés. Il y était dit : « Vous semblez puiser votre opinion dans les pam
phlets de Brissot et de Roland... Robespierre restera avec nous, parce qu'il a tou
jours été le défenseur des principes, l'ami du peuple et de l'humanité. Nous n'exclu
rons pas Marat, quoiqu'il soit exalté dans les journaux. Nous n'approuvons pas tout
ce qu'il dit ; mais on ne détruit pas les aristocrates avec des phrases académiques. »
Dans la séance du 1" janvier au soir, l'Ami du peuple avait, à la Convention, for
mellement accusé la faction girondine d'envoyer dans les départements des modèles
d'adresse pour demander l'expulsion de Robespierre, de Billaud-Varenne et de lui
même. Quelques jours plus tard, le 9 janvier, Ducos donnait lecture d'une adresse
du conseil général du département du Finistère, où l'on invitait la Convention à
chasser de son sein, comme des scélérats, comme de véritables contre-révolution
naires, comme les plus grands ennemis du pays, les Danton, les Robespierre, les
Chabot, les Marat, les Bazire, les Merlin et leurs complices. On demanda les noms
des signataires de cette pièce, où se révélait si bien le style des Girondins. « Je les
connois, s'écria un membre : ce sont des aristocrates. » Et Marat : « Je demande
que cette adresse soit renvoyée à sa source, au boudoir de la femme Roland. » En
même temps, Le Bas dénonçait une invitation faite par le département du Pas-de
Calais à tous les autres départements d'envoyer une force armée à Paris pour y
contenir les anarchistes.
L'Assemblée se trouvait encore dans une sorte d'agitation causée par cette double
communication, quand tout à coup le député Richaud lui propose de décréter la sup
pression de la permanence des sections de Paris et des conseils généraux de toutes
les villes de la République. A cette motion, vivement combattue par Thuriot et par
Marat, un trouble indescriptible se produit au sein de la Convention. Une demande
d'ajournement, formée par quelques membres, est rejetée par assis et levé. Mais
l'épreuve ayant paru douteuse, cinquante ou soixante membres réclament l'appel
nominal. « L'appel nominal ou la mort ! » s'écrie impétueusement David. Au milien
du tumulte arrive le ministre de l'intérieur Roland. La Montagne demande qu'il soit
entendu ; mais ses amis s'y opposent et veulent qu'avant tout la question de la per
manence des sections soit décidée. La fermentation est au comble. Salles prend
la parole et présente les sections comme capables de recourir à de nouveaux massa
cres. Robespierre, à son tour, se dirige vers la tribune. Du temps de l'Assemblée
constituante, il avait, on s'en souvient peut-être, insisté avec beaucoup de force
pour le maintien de la permanence des districts, de ces districts auxquels la Révolu
tion était redevable de son triomphe, et les arguments qu'il avait fait valoir alors, il
venait les invoquer aujourd'hui. Sa présence à la tribune excite un redoublement
d'orage. Le président — c'était Barère — se mit de la partie. A peine Robespierre
a-t-il ouvert la bouche que les plus violentes apostrophes sont dirigées contre lui.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 359

Les cris : A l'ordre ' à la censure ! à l'Abbaye ! retentissent sur les bancs de la droite.
Quel était donc son crime ?Il avait demandé si la liberté des opinions n'existait que
pour les calomniateurs. La gauche, indignée, se soulève à son tour. De toutes parts
les interpellations se croisent, et cinq ou six cents membres debout semblent se
menacer, prêts à en venir aux mains. Calme au milieu de cette orgie parlementaire,
Robespierre veut continuer. « Le scélérat ! » s'écrie Chambon. Lui, sans se troubler :
« La parole m'a été assurée par un vœu de l'Assemblée; il n'appartient pas à un
parti de me la ravir. » Baraillon, dont les Girondins avaient surpris la bonne foi,
l'arrête par ces mots : « Il se croit au 2 septembre, il veut dominer. — Sans
doute, reprend l'orateur imperturbable, je n'ai pas, comme tant d'autres, un
cœur vénal... Les cris des intrigans ne m'en imposeront pas. » Chambon l'interrom
pant de nouveau : « Ah ! Robespierre, nous ne craignons pas tes poignards !... »
Etait-il possible de pousser plus loin l'intolérance ? Marat n'y put tenir, il éclata :
« F... faction rolandine ! gredins déhontés ! vous trahissez impudemment la patrie ! »
On aurait pu croire que le président censurerait les membres qui avaient si indécem
ment apostrophé l'orateur : eh bien ! ce fut Robespierre qu'il rappela à l'ordre, avec
censure. La force semblait du côté de la Gironde, et Barère présidait : tout s'ex
plique.
Quand, de lassitude, l'Assemblée se fut apaisée, Robespierre, en réponse à la
censure du président, contre lequel il avait demandé la parole, dit que la censure
n'était point déshonorante lorsqu'elle n'était pas méritée, et il ajouta que le mépris
de la nation devait porter sur celui-là seul qui l'avait injustement exercée : paroles
sévères pour Barère, et qu'il s'était justement attirées. Puis, dans un langage noble
et grave, mais où perçait le ressentiment involontaire de tant d'injures gratuites,
l'orateur flétrit le ministre qui, sous prétexte de former l'esprit public, ne cessait de
dépraver l'opinion, en se peignant, lui et ses amis, comme des modèles de modération
et de vertu, et il fit entendre en faveur de la permanence des sections des arguments
tellement forts que la Convention, sans annuler son décret de suppression, en ajourna
l'exécution jusqu'à nouvel ordre. N'est-ce pas ici le cas d'admirer une fois de plus
l'inconséquence de ces Girondins? Ils accusaient leurs adversaires de violer la sou
veraineté populaire en repoussant l'appel au peuple, et ils voulaient interdire à ce
peuple de rester assemblé dans ses sections ; ce qui était désarmer la Révolution.

Aux calomnies de Vergniaud, de Guadet, de Gensonné et de Brissot, répétées à


l'envi par toutes les feuilles girondines, Robespierre crut devoir une réponse pu
blique : ce fut l'objet du premier article de la deuxième série de ses lettres à ses com
Inettants. Parmi les journaux dévoués au parti de la Gironde, il en est un dans
lequel, chose étrange ! il trouva tout à coup un appui indirect, mais inespéré. Les
gens du côté droit avaient eu le courage d'applaudir l'adresse du Finistère et celle
non moins criminelle du département de la Haute-Loire. Le journal de Brissot, dans
360 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

un article plein de fiel, d'aigreur et de violence contre Thuriot, Marat et Robespierre,


considérait la première comme un acte patriotique, et la seconde lui paraissait « l'or
gane fidèle de toute la France. » Irrité de tant de mauvaise foi et surtout des éternelles
déclamations de ses amis contre la ville de Paris, le rédacteur des Annales patriotiques
leur reprocha vivement d'encourager dans les départements la violation de la
loi, tandis qu'ils trouvaient si mauvais qu'elle ne fût pas strictement observée à Paris.
« N'est-ce donc que pour Paris que vous voulez faire des lois? s'écria-t-il. Pour
que cette ville ne soit pas la cité reine des départements, faut-il absolument qu'elle
en devienne la conquête?.... Vous criez contre les anarchistes, les agitateurs, et vous
avouez sans pudeur des projets de tyrannie! » Voilà précisément le thème que, dans
une longue épître adressée à Vergniaud, à Guadet, à Gensonné et à Brissot, développa
Robespierre, en y joignant tout ce qui était nécessaire à sa défense personnelle.
Nous dirons peu de chose de cette lettre, infiniment longue, et où d'ailleurs se
trouvent répétés la plupart des arguments déjà invoqués dans le discours contre l'appel
au peuple. « Paris ne sera ni déshonoré ni détruit, s'écriait à son tour Robespierre.
Les Gensonné, les Vergniaud, les Brissot, les Guadet passeront : Paris restera. Paris
sera encore le rempart de la liberté, le fléau des tyrans, le désespoir desintrigants, la
gloire de la République et l'ornement du globe longtemps après que vous serez tous
émigrés. » Mais, hélas! ce n'était pas l'émigration, comme le croyait Robespierre,
c'était l'échafaud qui attendait ces malheureux Girondins, et ils vont y courir tête
baissée, en voulant y précipiter leurs adversaires. Vergniaud, dans son discours,
s'était comparé à Tibérius Gracchus, victime de l'ingratitude populaire. Robespierre
ne manqua pas de relever cette comparaison tant soit peu ambitieuse.Ni Vergniaud ni
ses amis n'étaient de la trempe des Gracques ; ils étaient trop du parti de l'aristocra
tie bourgeoise. -

Où Robespierre insista particulièrement dans sa lettre, ce fut en signalant la perfi


die avec laquelle ses adversaires s'obstinaient à accoler son nom à celui de Marat,
perfidie qui avait excité tant d'indignation aux Jacobins. Nous avons fait sufisamment
connaître son opinion sur Marat, dont il estimait le patriotisme et les vertus, mais
dont les idées exagérées, dans la forme surtout, lui étaient antipathiques. Il ne l'avait
pas cependant complétement renié, on l'a vu, comme avait fait Danton ; indirecte
ment même, sans le nommer, il n'en avait pas moins appuyé sa candidature au sein
de l'assemblée électorale, et Dieu sait si les Girondins le lui avaient imputé à crime.
pu reste, Marat, qui avait beaucoup plus de sens politique qu'on ne se l'imagine
généralement, eut toujours Maximilien en estime singulière : et, s'il lui refusait les
vues et l'audace d'un véritable homme d'Etat, — on sait pourquoi, — du moins
jusqu'à son dernier moment, jusqu'à l'heure où il fut atteint daus son bain par le
poignard mis aux mains de Charlotte par les déclamations de la Gironde, il le consi
déra comme le type du patriote pur et désintéressé. Mais enfin, comme il est
de règle absolue que chacun réponde de ses propres paroles et de ses propres actes, et
non de ceux d'autrui, il était bien naturel que Robespierre cherchât à prémunir le public
contre une confusion établie avec une mauvaise foi digne du mépris de tous les cœurs
honnêtes. C'est ce qu'il fit d'ailleurs en des termes qu'il convient de mettre sous
les yeux du lecteur : « Vouloir m'identifier avec Marat, y a-t-il conscience ? J'en
appelle à votre jugement, monsieur de Warville ! Quelle obstination de vouloir
que je sois un autre que moi-même ! Il ne tient pas même à vous que tout le
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 361

monde croie que je me nomme Marat : n'ayant pu y réussir, vous avez pris le
parti de répéter si souvent mon nom avec le sien, que l'on me prit au moins
pour un accessoire de ce grand personnage, tant célébré
dans vos feuilles, comme si je n'avois pas une exis
tence propre plusieurs années avant que vous vous
fussiez avisé de m'en dépouiller... Jadis, il m'en sou
vient encore, Brissot et qnelqnes antres étoient entrés
dans je ne sais quelle conspiration pour
rendre mon nom presque synonyme de Jé

Arrestation de Lafayette.
| --
s, :-, ne sais si c'étoit pour l'amour
- - de moi ou de Pétion : mais ils
# sembloient avoir comploté de m'envoyer à
| l'immortalité avec le grand Jérôme. J'ai
été ingrat, et pour me punir ils ont dit :
Puisque tu ne veux pas être Pétion; tu
seras Marat. Eh bien, je vous déclare,
moi, messieurs, que je ne veux être ni l'un ni l'autre. J'ai le droit, je pense, d'être
consulté là-dessus, et vous ne disposerez peut-être pas de mon être malgré moi
même. Ce n'est pas que je veuille réfuser à Marat la justice qui lui est due. Dans
ses feuilles, qui ne sont point toujours des modèles de style ni de sagesse, il a
dit pourtant des vérités utiles et fait une guerre ouverte à tous les conspirateurs
puissants, quoiqu'il ait pu se tromper sur quelques individus » Et, ajoutait non
sans raison Robespierre, pour deux ou trois phrases absurdes et sanguinaires de
l'Ami du peuple, répétées sur tous les tons et commentées à satiété par les Girondins,
on poursuivait tous les patriotes, et l'on compromettait l'œuvre de la Révolution

TOME II, 111


362 HISTOIRE DE RoBESPIERRE.

Mais Robespierre, après avoir réfuté un à un tous les mensonges de ses adversaires,
avait beau les rappeler aux principes, ils étaient dans une sorte de démence, sourds
et aveugles. Tout à l'heure, nous allons voir la colère des Girondins monter à un
degré d'exaltation incroyable. Quand, par la force des choses, le pouvoir leur tombera
des mains, quand la majorité de la Convention, mieux renseignée et lasse à la fin de
tant de luttes stériles, leur échappera pour passer du côté des hommes d'action, ils
crieront à leur tour à l'oppression, oubliant à quel point, pendant quatre mois, ils
s'étaient montrés oppresseurs; et, au lieu de se rallier franchement à cette majorité, de
travailler de concert à l'œuvre laborieuse du salut de la Révolution, impérissable si
Montagnards et Girondins s'etaient unis, ils aboutiront de résistance en résistance à
l'abîme, où ils seront engloutis. Plus de trêve, plus de pitié, plus de merci ! C'en est
fait, le sort en est jeté !

Nous voici dans le cercle de feu. Je ne sais quel sombre pressentiment s'était
emparé de la plupart des âmes ; mais chacun présageait des choses terribles. Un
ancien ami de Robespierre, qui, vraiment doué du don de prophétie, lui écrivait
avant la Révolution.
« Tu ne veux de vengeur que la postérité, »
Dubois de Fosseux, devenu président de l'administration de la ville d'Arras,
prononçait ces lugubres paroles au sein d'une réunion des administrateurs de la
ville, après avoir gourmandé les hommes faibles qui s'apitoyaient sur le sort de l'ex
roi menacé de la hache nationale : « Une lutte effroyable va s'établir ;l'année 1793 est
destinée à faire époque dans les fastes de l'univers. Le combat à outrance aura lieu
entre la liberté et le despotisue dans les angoisses de l'agonie; celui-ci faitun dernier
effort : il faudra que l'un ou l'autre soit écrasé, et des flots de sang décideront si
l'espèce humaine appartiendra, comme de vils troupeaux, à une poignée de tyrans,
si Dieu a donné à l'homme une âme fière, libre et indépendante, pour qu'il rampe
sous le poids de l'esclavage... » On voit comme déjà la Terreur était dans les esprits,
avant de se formuler en loi et de se traduire en faits.
Le premier acte sanglant de cette sanglante année fut la mort de Louis XVI. Dans
sa séance du 14 janvier, la Convention s'occupades questions à résoudre relativement
à l'accusé. Daunou en proposa une série beaucoup trop compliquée; il y en avait, on
peut le dire, pour tous les goûts, et chaque parti y pouvait trouver satisfaction. Un
célébre historien de nos jours, M. Michelet, qui a pris ici Danton pour Daunou, s'est
empressé d'imaginer que le farouche Montagnard, mettant une planche sur l'abîme où
menaçait de s'enfoncer la Gironde, lui tendait une main qu'elle repoussa, et il nous
montre Robespierre regardant froidement si Danton allait se perdre en avançant vers
cette Gironde. Fantasmagorie ! qu'un mot suffit à faire évanouir : ce jour-là, Danton
n'était pas encore de retour de Belgique, où il était allé en mission avec Lacroix, et
quand le surlendemain il bondit au milieu de la Convention, ce fut pour s'écrier,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 363 ,

comme on perdait son temps à s'occuper d'une mauvaise comédie contre-révolution


naire de Laya, dont la commune avait eu le tort de suspendre les représentations :
« Il s'agit de la tragédie que vous devez donner aux nations, il s'agit de faire tomber
sous la hache des lois la tête d'un tyran, et non de misérables comédies. »
· Pour en revenir aux questions relatives à l'accusé, l'Assemblée les réduisit au
nombre de trois, dans l'ordre suivant : 1° Louis est-il coupable de conspiration
contre la liberté de la nation et d'attentat contre la sûreté générale de l'État? 2" Le
jugement de la Convention nationale contre Louis Capet sera-t-ilsoumis à la ratifica
tion du peuple ? 3° Quelle peine sera infligée à Louis ? Le lendemain, 12 janvier, à
la presque unanimité, l'Assemblée répondit affirmativement sur la première question.
Le même jour, sur la seconde, 423 membres contre 281 adoptèrent l'avis de
Robespierre et se prononcèrent contre l'appel au peuple. Le 16janvier, à huit heures
du soir, commença l'appel nominal pour le vote sur la troisième question. Tout le
monde connaît les détails de cette funèbre et imposante séance, de cette nuit solen
nelle où les représentants de la nation décidèrent de la destinée du monarque déchu.
Beaucoup d'entre eux motivèrent leurs votes. On en vit, comme Pétion, Brissot,
Vergniaud, Guadet et autres, se diviser en deux personnes, celle du juge et celle
de l'homme d'État, prononçant la mort comme juges, et comme hommes d'Etat
demandant à la Convention de discuter le point de savoir s'il conviendrait à l'intérêt
public que l'exécutiou eût lieu sans retard ou qu'elle fût differée ; proposition
d'ailleurs indépendante de leur vote.
Appelé par son rang à voter le premier des membres de la députation de Paris,
Robespierre s'exprima en ces termes : « Je n'aime point les longs discours dans les
questions évidentes ; ils sont d'un sinistre présage pour la liberté... Je me pique de
ne rien comprendre aux distinctions logomachiques imaginées pour éluder la
conséquence d'un principe reconnu. Je n'ai jamais su décomposer mon existence
politique pour trouver en moi deux qualités disparates, celle de juge et celle d'homme
d'État.... je ne sais pas outrager la raison et la justice en regardant la vie d'un despote
comme d'un plus grand prix que celle des simples citoyens, et en me mettant l'esprit
à la torture pour soustraire le plus grand des coupables à la peine que la loi pro
nonce contre des délits beaucoup moins graves et. qu'elle a déjà infligée à
ses complices. Je suis inflexible pour les oppresseurs, parce que je suis compatissant
, pour les opprimés; je ne connois point l'humanité qui égorge les peuples et qui
pardonne aux despotes. Le sentiment qui m'a porté à demander, mais en vain, à
l'Assemblée constituante l'abolition de la peine de mort, est le même qui me force
aujourd'hui à demander qu'elle soit appliquée au tyran de ma patrie et à la royauté
elle-même dans sa personne. Je ne sais point prédire ou imaginer des tyrans futurs
ou inconnus pour me dispenser de frapper celui que j'ai déclaré convaincu avec la
presque unanimité de cette Assemblée... Je vote pour la mort. »
Tandis que les secrétaires s'occupaient du recensement des suffrages, deux lettres
parvinrent à l'Assemblée : l'une, des avocats de Louis XVI ; l'autre, de je ne sais
quel agent du roi d'Espagne, qui, faiblement et tardivement, venait intercéder en
faveur de son parent. Passant à l'ordre du jour sur celle-ci, la Convention délibéra
immédiatement sur la première, par laquelle les défenseurs du roi demandaient à
être entendus. Mais, disait Robespierre, il faut, dans tous les cas, qu'avant tout
l'arrêt soit rendu et prononcé. Et même, après cela, l'audition et les réclamations
+
364 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

des avocats de Louis seraient, selon lui, contraires aux principes. En adoptant le
système des défenseurs, ne s'exposerait-on pas à voir chaque jonr, sur le moindre
prétexte, les plus minutieuses chicanes s'élever contre un décret de l'Assemblée ?Il
concluait donc à ce que, dès à présent, le président prononçât le résultat du scrutin,
et à ce qu'ensuite on passât à l'ordre du jour sur la demande des défenseurs de Louis.
L'Assemblée se contenta d'ajourner leur admission après le dépouillement du scrutin.
Trois cent quatre-vingt-sept voix, sur sept cent vingtet un votants, s'étant prononcées
pour la mort, le président — c'était Vergniaud — déclara, au nom de la Convention
nationale, avec l'accent d'une profonde douleur, que la peine encourue par Louis
Capet était la mort. Un silence profond, imposant, régnait dans l'Assemblée; chacun
sentait l'importance du vote qu'il venait d'émettre et que désormais la question
était bien tranchée entre la monarchie de l'ancien régime et la Révolution. On a
prétendu quelquefois que la Convention nationale avait voté sous la pression des
sections parisiennes ; on a menti : jamais le calme et la tranquillité n'avaient été
plus grands dans Paris ; cela fut attesté par deux lettres, l'une du maire de Paris,
l'homme de la Gironde; l'autre du ministre de la justice, Garat, l'homme de la
Montagne. Ils songeaient bien à la peur, ces géants de la Convention, qui, suivant
l'expression de l'un d'eux, avaient fait un pacte avec la mort. Quels que puissent
être nos regrets de cet arrêt rigoureux, au point de vue de la politique ou du senti
ment, nous ne devons pas en blâmer nos pères, parce qu'ils accomplirent un acte de
conscience. Maintenant il y a une remarque à faire, c'est que la plupart des gens qui
jettent sans cesse à la face de la République les victimes de la justice révolutionnaire,
se montrent d'ordinaire d'une excessive indulgence à l'égard des massacres et des
meurtres juridiques dont, après le 9 termidor et les événements de 1815, ont été
victimes tant de grands citoyens, qui n'avaient commis qu'un seul crime, celui
d'avoir trop aimé et trop bien servi la patrie.

XII

Quand la sentence de mort eut été rendue, on introduisit les trois défenseurs du
condamné.Après avoir donné lecture d'un acte de protestation de Louis XVI contre
le jugement qui le frappait, ils réclamèrent pour leur client la faculté d'en appeler
au peuple français de l'arrêt prononcé contre lui, et prétendirent que les formalités
protectrices de l'accusé n'avaient pas été observées, en ce que la loi exigeait pour la
condamnation les deux tiers des voix. L'Assemblée, tout émue des larmes du vieux
Malesherbes, accorda d'une voix unanime aux défenseurs les honneurs de la séance.
Mais était-il possible de revenir sur un décret rendu, celui de l'appel au peuple,
sans remettre pour ainsi dire tout ce grand procès en question ? La mesure proposée
ne jetterait-elle pas la nation dans une position plus critique que celle où elle se
trouvait auparavant ? Comment ! on avait condamné un roi pour donner un grand
exemple au monde, pour consolider la liberté en France, hâter son avénement dans
toute l'Europe et surtout pour raffermir la tranquillité publique ébranlée, et tout cela
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 365

serait compromis par des moyens dilatoires, et l'on courrait au-devant de maux
qu'on avait cru guérir par un décret sévère ! Ce fut ce que Robespierre s'efforça de
· faire valoir en quelques paroles dont la rigueur était tempérée par une sensibilité
qui y ajoutait de poids : « Vous avez donné aux sentiments de l'humanité tout ce
que ne lui refusent jamais des hommes animés de son pur amour... Et moi, qui ai
éprouvé aussi les sentiments qui vous animent, je vous rappelle dans ce moment à
votre caractère de représentants du peuple, aux grands principes qui doivent vous
guider, si vous ne voulez pas que le grand acte de justice que vous avez accordé à la
nation elle-même ne devienne une nouvelle source de peine et de malheur. » L'ap
pel dont les défenseurs de Louis XVI avaient demandé acte était à ses yeux capable
de devenir une semence de discorde et de troubles, un signal de ralliement et de
révolte pour l'aristocratie, et un moyen de reproduire dans un autre moment des
prétentions coupables. En conséquence, loin d'en faire mention dans son procès
verbal ou de le consacrer par son silence, la Convention se devait à elle-même de le
déclarer nul, attentatoire à la liberté, et de défendre à qui que ce fût d'y donner
suite, sous peine d'être poursuivi comme perturbateur de la tranquillité publique
et comme ennemi de la patrie.
Quant au moyen tiré de la prétendue inobservation des formes, moyen appuyé un
peu à la légère par Guadet, le jurisconsulte Merlin se chargea de le combattre. Et sa
compétence était irrécusable; il venait lui-même de pratiquer la loi pendant neuf mois
comme président du tribunal criminel de Douai. Sans doute, pour la déclaration
du fait, il fallait, non pas seulement les deux tiers des voix, mais dix sur douze : or
sur ce point la Convention s'était, on l'a vu, prononcée presque à l'unanimité ; mais
il n'en était pas de même quand il s'agissait de l'application de la peine : trois voix
sur cinq suffisaient dans ce cas. Robespierre reprit la parole pour combattre à son
tour le discours insidieux de Guadet; et, sur sa proposition, l'Assemblée, déclarant
qu'il n'y avait pas lieu à statuer sur l'ajournement demandé par Guadet, rejeta l'appel
interjeté par Louis; puis elle ajourna au lendemain la discussion de la question
de savoir s'il serait sursis à l'exécution de l'arrêt de mort. Ce fut le dernier acte de
cette longue et dramatique séance; elle n'avait pas duré moins de trente-six heures.
Quand, le jeudi, les membres de la Convention quittèrent la salle de leurs séances, il
était près de onze heures du soir.
Robespierre avait joué dans ce procès un rôle considérable, et il est possible,
comme le prétend Garat dans son Mémoire justificatif, que les considérations
politiques développées par lui aient décidé un certain nombre de ses collègues à voter
une mesure que réprouvaient leurs cœurs. Lui-même avait dû faire violence à ses
sentiments les plus chers pour insister avec autant de force sur la nécessité d'appli
quer la peine capitale au dernier roi des Français. Il y eut cependant un homme
dont le vote rigoureux l'étonna et l'affligea singulièrement, ce fut celui du ci-devant
duc d'Orléans : « Uniquement occupé de mon devoir, convaincu que tous ceux
qui ont attenté ou attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la
mort, je vote pour la mort ! » avait dit Philippe Égalité, et ses paroles avaient été
accueillies par une sourde rumeur. Comment la parenté séculaire qui l'unissait à
l'accusé n'avait-elle pas arrêté sur ses lèvres ce mot terrible : la mort? La crainte de
compromettre sa réputation de patriote avait-elle étouffé dans son cœur tous les sen
timents de famille, ou, comme on l'a dit, espérait-il ramasser un jour la couronne de
366 - HISTOIltE DE lt0 BESPIERRE.
1 --

France dans le sang de l'aîné de sa race? Ah! sombres abîmes du cœur humain, qui
pourra vous sonder jamais ! Quoi qu'il en soit, Robespierre ressentit de ce vote une
impression affreuse. Il rentra tout attristé dans la maison de Duplay, où on l'atten
dait avec impatience. En racontant à ses hôtes toutes les péripéties de la longue
séance, il ne put s'empêcher de revenir sur ce vote d'Égalité, dont il avait été si
péniblement affecté : « Quoi! dit-il, lors qu'il pouvoit se récuser si aisément! »
Le lendemain s'agita, dans une séance orageuse, la question du sursis.Au début,
Bréard proposa à la Convention de rédiger une adresse au peuple pour lui expliquer
les motifs qui l'avaient déterminée à voter la mort de l'ex-roi. Robespierre, après
divers membres, Thuriot, Tallien et Lacroix entre autres, prit la parole afin de com
battre et le projet d'adresse et le sursis. Pourquoi une adresse au peuple ? Rien de
plus impolitique à ses yeux. La mesure prise par l'Assemblée était donc tellement
audacieuse et étonnante qu'elle eût besoin d'excuse et d'explication? Il fallait écarter
par l'ordre du jour une proposition injurieuse même pour le peuple, dont elle sem
blait révoquer en doute les sentiments, les vertus et l'énergie républicaines. Quant
au second point, il ne concevait pas par quel prétexte, après les délibérations précé
demment prises, on pouvait chercher à éluder ou à retarder l'exécution d'un juge
ment rendu. Voulait-on, en invoquant des sentiments de pitié ou de terreur, réveiller
des espérances coupables et funestes ? L'humanité même, pensait-il, commandait une
prompte exécution; car n'était-ce pas une torture horrible que celle qui, chaque
jour, à toute minute, présentait au condamné l'image de son supplice et de sa mort ?
A ce propos, il rappelait, comme un monument honteux pour le gouvernement brisé
par la Révolution, qu'un des édits de Lamoignon mettait un intervalle entre la con
damnation d'un accusé et son supplice. Enfin tout délai était un danger pour la tran
quillité publique. Garderait-on Louis comme otage, pour transiger au besoin avec
les despotes coalisés contre la République? Quel Français ne frémirait à cette idée ?
s'écriait Robespierre? « Si nous pensions seulement à composer avec la tyrannie,
nous serions déjà vaincus, notre liberté seroit ébranlée ou anéantie par ce caractère
honteux de servitude et de pusillanimité. » Si l'Assemblée se refusait à prononcer
sans désemparer, il lui demandait de décréter au moins qu'il serait statué le lende
main sur la question de sursis, et que, si le résultat était contraire au condamné,
l'exécution aurait lieu dans les vingt-quatre heures. -

On vit une fois de plus, dans cette séance, combien étaient violentes toutes les
passions qui agitaient la Convention nationale. La Montagne, dont les rangs se gros
sissaient, devenait menaçante à son tour. Au sein du comité de défense générale,
Guadet, s'adressant à Marat, lui avait dit qu'on ne devait condamner le tyran à mort
qu'après avoir prononcé cette peine contre tous les coquins, et l'on entendit Poultier
s'écrier en pleine Assemblée : « C'est une occasion superbe d'anéantir tous les roya
listes. — Et les Brissotins, » ajouta une voix. — Répandus confusément dans la
salle, les membres de la Convention refusaient de se remettre en séance. L'obstina
tion avec laquelle un certain nombre d'entre eux réclamaient le sursis fit craindre
aux autres qu'on ne cherchât à soustraire par quelque intrigue le roi à sa condamna
tion.Au moment où l'on allait se séparer, Robespierre remonta à la tribune et sup
plia les bons citoyens d'user de tous leurs efforts pour empêcher le peuple, dans son
impatience, de se porter à quelque extrémité. Il demanda que le commandant géné
ral de la garde nationale, la municipalité, les sections de Paris, les fédérés, ces braves
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 367

citoyens qui, en cimentant par leurs embrassements fraternels la paix entre eux et
leurs frères d'armes de Paris, allaient assurer à jamais la tranquillité publique, fus
sent avertis, et surtout qu'on leur recommandât le calme le plus profond. « Mainte
nant, citoyens, dit-il, retirons-nous; demain nous viendrons reprendre nos glo
rieux travaux pour épouvanter les rois et affermir la liberté. » -

, Le jour suivant 19, comme si déjà la Convention n'etait pas assez divisée, Buzot,
soutenu par Barharoux et par Brissot, recommença ses éternelles diatribes contre
Paris. On n'était si pressé de se défaire du roi déchu, prétendait-il, que pour en
mettre un autre à sa place. A cette calomnie, l'Assemblée répondit en repoussant par
380 contre 310 voix la demande de sursis. Il était trois heures du matin quand elle se
sépara. Dans la soirée du 20, aux Jacobins, Robespierre, après avoir fait l'éloge d'un
tout jeune homme nommé Charles Bernier, qui avait perdu un bras au siège de Lille,
engagea tous ses collègues du club à prémunir leurs concitoyens contre les piéges
qu'on leur tendrait pour exciter de la fermentation dans Paris. Un calme imposant
et terrible autour de l'échafaud de Louis XVI, tel était, selon lui, le moyen de glacer
d'effroi les ennemis de la liberté. Il fallait oublier les intrigants, les laisser tomber
sous le mépris public. « Nous n'avons qu'une passion, dit-il, c'est la liberté ;
nous en jouirons, et nous ferons le bonheur de la République. » ll demanda donc
qu'une adresse, recommandant à la population parisienne la plus stricte tranquillité,
fût affichée le lendemain dans les rues à la pointe du jour. La Société s'empressa
d'adopter cette sage proposition. Le lendemain, — c'était le 21 janvier, — Duplay
tint soigneusement fermée, dès le matin, la porte cochère de sa maison, devant
laquelle devait passer le funèbre cortége menant Louis XVI à l'échafaud. Éléonore,
l'aînée des filles du menuisier, étonnée de cette mesure inaccoutumée, en demanda
la raison à Robespierre. Ah ! répondit Maximilien, qui sans doute avait suggéré cette
idée à son hôte afin d'épargner à l'honnête famille la vue pénible d'un patient conduit
au supplice, « c'est qu'il passera aujourd'hui devant la maison de votre père quelque
chose que vous ne devez point voir. » Ce jour-là, vers dix heures et demie, la tête
du roi tombait sur la place même où s'élevait naguère la statue de son aïeul, de ce
Louis XV dont il expiait le règne honteux. « Citoyens, s'était écrié Cambacérès à
la Convention nationale, en prononçant la mort du dernier roi des Français, vous
avez fait un acte dont la mémoire ne passera point, et qui sera gravé par le burin
de l'immortalité dans les fastes des nations. » — Quand jadis un roi mourait à Ver
sailles, on criait : Le Roi est mort, vive le Roi, comme pour faire comprendre l'immor
talité du despotisme, écrivit Robespierre : lorsque tomba la tête de Louis, le cri de
Vive la République s'échappa de cent mille poitrines, comme pour apprendre à l'uni
vers qu'avec le monarque était morte la monarchie.

X[Ii

La veille, un événement tragique avait jeté la stupeur et la colère dans l'âme des
patriotes. Un membre de la première Assemblée constituante et de la Convention, un
368 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ancien grand seigneur, devenu l'un des plus intimes amis de Robespierre, près
duquel il siégeait sur les bancs de la Montagne, Lepéletier Saint-Fargeau, avait été
assassiné au Palais-Royal, chez le restaurateur Février. Son assassin étaitun ex-garde
du corps, nommé Pâris, lequel avait voulu venger la mort de son roi. Plus d'un
représentant avait reçu des menaces anonymes. A Jean-Bon Saint-André on avait
écrit qu'on l'assassinerait, lui et sa femme, s'il votait la mort de Louis. Couthon avait
reçu une lettre semblable. Combien peu ils connaissaient de tels hommes, ceux qui
s'imaginaient les effrayer par des menaces pareilles?
On sait quelle universelle émotion causa la nouvelle de ce meurtre ; il eut cela de
funeste surtout qu'il commença à bannir du cœur des républicains toute indulgence
et toute pitié. Le jour même où l'on conduisait Louis XVI à l'échafaud, Barère
appuyait la motion d'ordonner des visites domiciliaires, à la condition de les entourer
de toutes les formes protectrices de la liberté des citoyens; puis, il proposait à
l'Assemblée dedécréter la peine de six années de fers contre tous citoyens qui, recélant
des émigrés dans leurs maisons, n'en feraient pas la déclaration aux municipalités et
aux sections dans le plus bref délai, et il terminait en réclamant pourMichel Lepéletier
les honneurs du Panthéon.
Robespierre prit ensuite la parole. C'était bien sur la tombe d'un ami de la liberté
qu'on devait prêter le serment de sauver la patrie, disait-il; mais il ne fallait pas que
cet attentat fût une occasion de violer les principes. Il combattit donc vivement une
motion de Bréard, tendante à faire attribuer à la Convention elle-même l'exercice de
la police ! afin d'assurer la sécurité de ses membres. C'était aux autorités constituées
à déjouer les complots de la malveillance, et i' n'y avait pas de raison pour porter
· atteinte à la hiérarchie des pouvoirs. Quant à la proposition de Barère concernant
les recéleurs d'émigrés, il l'appuyait, pourvu toutefois que la loi n'atteignît pas des
citoyens qui, sans le savoir, auraient donné asile à un émigré.
Lui aussi il demanda les honneurs du Panthéon pour Michel Lepéletier, dont il pro
nonça l'éloge. Plus qu'un autre peut-être ce grand citoyen avait droit à cette récom
pense nationale, puisque, né dans la caste privilégiée, il était, depuis la Révolution,
resté constamment l'ami du peuple et le soutien de la liberté. Ces honneurs, Robes
pierre les réclamait pour les vertus de son ami, pour ses sacrifices à la patrie, et
enfin pour donner un grand caractère à la République naissante. Sur cette tombe
entr'ouverte, il aurait voulu comme un autre voir se sceller l'union de tous les
citoyens; cette union, il l'avait appelée de ses cris plaintifs; mais comment y parve
nir sans supprimer la cause des troubles qui ne cessaient d'agiter la Convention ? Or,
la cause essentielle de ces troubles, n'étaient-ce point ces calomnies atroces dirigées
contre les membres les plus populaires de l'Assemblée, calomnies dont Lepéletier
lui-même avait été quelquefois victime ? Robespierre profita de cette occasion pour
sommer la Convention de porter un regard attentif sur l'emploi des sommes destinées
à former l'esprit public et d'examiner avec une sévérité républicaine si celui qui avait
été chargé de ce dépôt en avait fait un usage respectable.
Après avoir, avec tant d'acharnement et depuis si longtemps poursuivi, leurs
adversaires, les Girondins devenaient à leur tour l'objet des plus sérieuses attaques.
Juste retour des choses d'ici-bas ! Le vote de la Convention dans la question de
l'appel au peuple, en les avertissant d'une défaite prochaine, aurait dû les rendre
plus sages. Dans ce grand procès du roi ils avaient décidément compromis l'énorme
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 369

influence dont ils avaient joui jusque-là dans le sein de l'Assemblée. Et en réalité,
combien n'avait-il pas été ridicule d'entendre Brissot et ses amis menacer, pour ainsi
dire, la République des armes de l'Angleterre et de la colère des tyrans de l'Europe !
Ce fut grâce à ce pitoyable argument sans doute que Pitt put se vanter, dans la

Chambre des communes, de s'être


assuré la majorité des voix dans la
Convention nationale, et de n'avoir
trouvé de résistance que dans un petit nombre
de républicains intraitables. Quel triste spec
tacle donné à la République par ces n.embres
de la Convention, qui du haut de la tribune avaient, à
grands cris, appelé de tous les départements des gens
,ssS $ armés pour exterminer les principaux membres de la
, SP Nº Montagne, hautement désignés comme des anarchistes
E- - »

comme des agitateurs et même comme des royalistes, témoin la fameuse brochure
de Louvet : A Maximilien Robespierre et à ses royalistes. Mais les Girondins virent
leurs propres armes se retourner contre eux. Il arriva, en effet, qu'une foule de
fédérés, accourus à leur voix, reconnurent bientôt leur erreur en présence du calme
et du patriotisme de la grande cité. Dans une fête patriotique, improvisée sur la
place du Carrousel, la vieille du jugement de Louis XVI, ils se joignirent au
peuple de Paris et jurèrent de faire cause commune avec lui. Ainsi la faction giron

TOME II. 112


370 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

dine trouva des adversaires et des surveillants dans les citoyens mêmes qu'elle
avait appelés comme ses soldats et ses satellites.
Et pourtant Pétion avait exprimé une grande vérité quand, prenant la parole après
Robespierre, il avait dit que les hommes les plus opposés en apparence voulaient
également la liberté. — La liberté oui, mais non la démocratie franche, sans laquelle
la liberté n'est que le privilége de quelques-uns. — Seulement n'y avait-il point
quelque naïveté de sa part à se demander quelle fatalité empoisonnait les intentions?
Ne savait-il pas d'où étaient partis les premiers coups, et que le ministère de son ami
Roland était l'arsenal où se fabriquaient ces épouvantables calomnies si justement
flétries par Robespierre, et qui, par malheur, allaient entraîner de terribles repré
sailles ? Enfin lui-même, qui aurait pu si bien être le trait d'union entre la Gironde
et la Montagne, n'avait-il pas envenimé la querelle en donnant son appoint à la pre
mière, et en diffamant à son profit l'ami dont il avait si longtemps pressé la main
loyale ? Son étonnement était donc à la fois bien ridicule et bien naïf. Il appuya
complétement, du reste, quant aux mesures proposées à l'égard de Lepéletier,
l'opinion de Robespierre, et, après un rapport du ministre de la justice, la Conven
tion décréta qu'elle assisterait tout entière aux funérailles de Lepéletier, assassiné
pour avoir voté la mort du tyran, et que les honneurs du Panthéon seraient décernés
à l'illustre victime. Mais en même temps elle décidait le renouvellement du comité
de sûreté générale , puis, adoptant la proposition de Robespierre, elle supprimait le
trop fameux bureau de formation d'esprit public institué par Roland, et ordonnait
que ce ministrè rendrait compte de sa gestion. C'était un premier coup porté aux
Girondins, coup d'autant plus terrible que, dans la séance du soir, la Montagne
entrait en masse dans le comité de sûreté générale renouvelé.
Bazire, un des nouveaux membres du comité, proposa à l'Assemblée de décréter,
séance tenante, la peine de mort contre quiconque aurait caché l'assassin de Lepé
letier ou simplement favorisé sa fuite. Boyer-Fonfrède et Defermon combattirent ce
décret, mais seulement sous le rapport de la rédaction; Defermon en préparait une
autre, quand Robespierre monta à la tribune. Il venait combattre le fond même de
la motion, et, de l'aveu d'un de ses plus mortels ennemis, il opposa à tout ce qu'on
avait dit pour la soutenir des arguments irréfragables, Elle était, selon lui, contraire
à tous les principes. Mais il importe de mettre sous les yeux du lecteur les paroles
mêmes de ce grand calomnié : « Quoi! au moment où vous allez effacer de votre code
pénal la peine de mort, vous la décréteriez pour un cas particulier ! Les principes
d'éternelle justice s'y opposent.Pourquoi d'ailleurs sortir de la loi pour venger un
représentant du peuple ? Vous ne le feriez pas pour un simple citoyen; et cependant
l'assassinat d'un citoyen est égal, aux yeux des lois, à l'assassinat d'un fonctionnaire
public. Je demande que les lois existantes soient exécutées contre le meurtrier de
notre malheureux collègue, et que, sur les propositions que l'on a faites, l'Assemblée
passe à l'ordre du jour. » Ce qui fut à l'instant adopté. On voit combien lui répu
gnaient les sévérités inutiles, et surtout combien il était opposé aux mesures san
guinaires.A cette heure encore il songeait à effacer du code pénal la peine de mort.
Ah! certes, il fallut que les ennemis de la Révolution fussent bien implacables pour
amener ces fondateurs de la démocratie à se montrer sans pitié à leur tour.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 371

XiV

Le 24 janvier eurent lieu les funérailles de Michel Lepôletier; elles dépassèrent en


magnificence celles même de Mirabeau. Chargé par la Société des Jacobins de pro
noncer devant la France entière l'oraison funèbre de son ami, Robespierre avait
rendu, en quelques pages écrites à la hâte, un éclatant hommage à la mémoire du
patriote mort au champ d'honneur. Il montra l'ancien grand seigneur passant, dès le
premier jour, du sein d'une corporation puissante tout acquise au despotisme, dans
les rangs des défenseurs de la liberté, et, depuis le commencement de la Révolution,
luttant de zèle avec eux ; il le montra tout dévoué à la cause de l'égalité, et, à Paris,
dans le département de l'Yonne dont il était député, partout enfin où étaient situées
ses propriétés, employant sans ostentation son immense fortune au soulagement des
malheureux. Mais c'était surtout dans ces derniers temps, disait Robespierre, qu'on
l'avait vu déployer son âme tout entière. Sourd aux obsessions des intrigants qui
occupaient le pouvoir, il avait préféré, dédaignant les avantages qu'offre aux hommes
de bonne volonté la faveur des hommes en place, rester fidèle à la cause populaire,
au risque d'être réputé séditieux et flatteur du peuple, et se déclarer l'ami, le com
pagnon d'armes des députés républicains qu'une armée de libellistes, soudoyés par
un ministre coupable, dévouait à la rage des contre-révolutionnaires sous le nom
d'anarchistes, d'agitateurs et de factieux. Enfin, président des Jacobins peu de temps
avant le crime exécrable dont il avait été victime, il avait lutté énergiquement contre
les fatales lenteurs suscitées à dessein dans le procès du roi pour arracher le coupable
à la vindicte nationale. « O Péletier ! » s'écriait Robespierre, « tu étois digne de périr
pour la patrie sous les coups de ses assassins! Ombre chérie et sacrée, reçois nos
vœux et nos sermens. Généreux citoyen, incorruptible ami de la vérité, nous jurons
par tes vertus, nous jurons par ton trépas funeste et glorieux, de défendre comme
toi la sainte cause dont tu fus l'apôtre... Nous envions ta mort, et nous saurons
imiter ta vie... » En terminant, il engageait la France entière à joindre ses éloges et
ses hymnes funèbres à ceux des citoyens de Paris qui allaient déposer au Panthéon
les restes de cette grande victime. Lepéletier laissait à son pays un monument digne,
à lui seul, d'immortaliser à jamais sa mémoire : c'était un plan d'éducation commune
où était posé le principe de l'instruction gratuite et obligatoire, et que Robespierre
se chargera plus tard de faire connaître à la République. -

Cette sorte d'oraison funèbre, destinée à toutes les communes de France, avait été
lue aux Jacobins le 23 janvier, la veille même des funérailles, et accueillie par de vifs
applaudissements. La Société en avait immédiatement ordonné l'impression, l'envoi
aux départements, aux sociétés affiliées, et la distribution à chacun de ses membres.
Robespierre avait-il été lui-même l'objet d'une tentative d'assassinat, c'est ce que
nous ne sommes point parvenu à découvrir; mais comme, après avoir achevé sa
lecture, il se disposait à se rendre à la Convention où la nomination du président
était à l'ordre du jour, un militaire demanda qu'il fût accompagné jusqu'à la porte
de l'Assemblée, parce qu'un des soirs précédents il avait failli être assassiné. Il ne
372 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

paraît pas qu'on ait statué sur cette proposition, dont, sans nul doute, Robespierre
n'eût pas accepté le bénéfice.
Plusieurs départements imitèrent l'exemple de Paris, et rendirent à la mémoire
de Michel Lepéletier des honneurs extraordinaires. Dans la séance du 1" février 1793,
aux Jacobins, un membre se disposait à tracer le tableau de ces cérémonies diverses,
quand on réclama l'ordre du jour. Mais, s'écria Robespierre, le véritable ordre du
jour, n'est-ce point d'entendre le récit des honneurs funèbres rendus à un martyr de
la liberté? Rien n'était plus propre, selon lui, à enflammer les cœurs du saint amour
de la patrie et à jeter la consternation dans l'âme des traîtres qui, à l'intérieur, tra
vaillaient au succès de la coalition étrangère; c'était donc un excellent moyen de
combattre les tyrans et les prêtres. Ce fut l'avis de la Société. Lepéletier Saint-Far
geau reçut dans cette séance une dernière ovation. Plus tard l'amitié de Robespierre
devait être un titre de proscription pour sa mémoire. En pluviôse de l'an III, on fit
le procès à tous les martyrs de la liberté, « ombres inutiles, disait le terroriste
André Dumont, sur lesquelles les buveurs de sang fondoient leurs espérances, » et les
cendres de Lepéletier furent bannies du Panthéon où, au temps de l'enthousiasme
républicain et du patriotisme sincère, les avait portées la piété de ses concitoyens

XV

Le lendemain même du jour où, sur la proposition de Robespierre, la Convention


supprimait le bureau de la formation de l'esprit public organisé par le ministre de
l'intérieur, et enjoignait à ce dernier d'avoir à rendre compte de sa gestion, Roland
envoyait sa démission, que l'Assemblée acceptait purement et simplement, dans sa
séance du 22 janvier, en décrétant que le portefeuille du département de l'intérieur
serait remis au ministre de la justice. Malheureux Roland ! que de mal il avait fait,
et que de bien il aurait pu accomplir, si, au lieu d'être le serviteur d'une coterie, il
avait été le véritable ministre de la République française ! -

Bien que, par Clavière, Monge et Le Brun, les Girondins conservassent encore la
majorité au sein du conseil exécutif, la retraite de Roland portait à leur influence un
coup irréparable. lls le sentirent bien; aussi, dans leurs journaux, redoublèrent-ils
de violence contre celui dont la motion avait en quelque sorte forcé leur ministre
favori à donner sa démission. N'ayant aucun grief sérieux à invCquer et n'osant
trop avouer le sujet réel de leur colère, ils se répandirent en injures banales, en
invectives grossières, en facéties calomnieuses. La Chronique de Paris, le Journal
des Amis, le Patriote françois, rivalisèrent de fureur, et semblèrent prendre à tâche
de ressusciter ces fameux Actes des Apôtres, où l'insulte et la calomnie étaient jadis
prodiguées chaque jour aux meilleurs citoyens. « Qui régnera sur moi ? » se deman
dait Claude Fauchet, dans un article plein de rage peu évangélique. « Est-ce la vipère
d'Arras, le rejeton de Damiens, cet homme que son venin dessèche, dont la langue
est un poignard et dont le souffle est un poison ? Est-ce lui qui sortira du trou qui le
recélait durant les vrais combats de la liberté pour étendre sur ma tête républi
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 373

caine le despotisme de la crainte et la dictature de l'anarchie ? » Le bon évêque! il


oubliait que dans son propre journal, la Bouche de fer, il avait porté Robespierre
aux nues pour avoir défié presque seul les fureurs de la contre-révolution victo
rieuse, et pour s'être désigné d'avance et sans peur aux coups de la réaction. Il le
montrait alors toujours ferme, inébranlable, indifférent aux attentats préparés contre
sa personne. « On croyait, disait-il dans son enthousiame, entendre l'infortuné
Rawleigh dire à ses bourreaux : Frappez; quand le cœur est droit, qu'importe où va
la tête ? » De son côté, l'ingénieux Girey-Dupré mettait en couplet une phrase
d'un article de Condorcet :

Suivi de ses dévotes,


De sa cour entouré,
» i - Le dieu des sans-culottes,
Robespierre est entré...

Ainsi s'évanouissaient les espérances chimériques d'une réconciliation générale


des patriotes scellée du sang du dernier roi.
Sans daigner répondre à ces calomnies indignes d'un prêtre chrétien et à ces
plaisanteries de gamin, Robespierre examinait froidement la situation, et s'occupait
de rechercher les moyens d'y remédier. Sentant combien les événements extérieurs
avaient d'influence sur ceux de l'intérieur, il se prenait à regretter cette diversion de
la guerre qui forçait la République à s'épuiser d'hommes et d'argent, dévorait à la
fois la fortune publique et les meilleurs citoyens, et favorisait les projets ambitieux
en distrayant la "Convention des soins nécessaires à l'établissement de la liberté.
Toutes les raisons invoquées par lui l'année précédente dans ces grandes discussions
sur la guerre, où avait pris naissance la haine implacable des Girondins contre lui,
il les faisait de nouveau valoir, et il est impossible de nier que la guerre extérieure
n'ait singulièrement contribué à compliquer la situation. Pour lui, il craignait moins
les despotes étrangers et l'Angleterre, dont la neutralité semblait sur le point d'être
rompue, que les intrigues du dedans; là était le véritable danger de la liberté. Le
succès de la guerre dépendait moins, selon lui, de la grandeur des préparatifs et du
nombre des soldats mis sur pied, que de l'esprit du gouvernement et des principes
républicains dont la nation serait imprégnée. Les représentants du peuple français
étaient à ses yeux la providence du genre humain ; ils pouvaient, à leur gré, remuer
la machine du monde. Et s'adressant à eux : « C'est à vous surtout que ce destin est
réservé, à vous à qui la plus puissante nation de l'univers a confié tout pouvoir,
excepté celui de l'asservir ;à vous qui avez fait descendre la royauté au tombeau; à
vous qui pouvez imprimer le plus grand essor au courage d'un peuple magnanime
que l'enthousiasme de la liberté rend capable de tous les prodiges. Seul entre tous
les peuples du monde, il est fait pour rétablir sur la terre le règne de la liberté. Seul
il joint les vertus douces aux vertus énergiques, et la modération des peuples éclairés
à la vigueur des peuples libres. » -

Que ne pouvaient obtenir les législateurs d'un tel peuple, poursuivait-il, si, foulant
aux pieds les viles passions, ils s'élevaient à la hauteur de leurs destinées, s'ils
consentaient à devenir les bienfaiteurs de l'humanité ? Pour cela il fallait anéantir
l'intrigue, confondre les factieux, punir le ministre dont la coupable condescendance
avait entretenu pendant quatre mois le trouble et l'inquiétude au sein de la Répu
374 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

blique, réprimer enfin l'audace de certains directoires qui, trop dociles instruments
d'une faction pernicieuse, et d'accord présentement avec la Gironde comme jadis ils
l'étaient avec la cour, osaient, de leur autorité privée, lever des armées pour marcher
sur Paris. On se souviendra de ces paroles de Robespierre, quand trop prochainement
hélas! on verra, à la voix des Girondins, une partie des départements se soulever
contre Paris et contre la Convention nationale. Mais ce n'était pas tout, continuait
l'inflexible logicien : il fallait encore, par des lois sages et humaines, assurer la
subsistance du pauvre, l'arracher aux spéculations barbares d'une administration
dévorante et à la cupidité homicide du monopole ; il fallait surveiller l'emploi des
finances et les soustraire à l'empire de l'agiotage et de la friponnerie, se hâter
d'abroger les lois oppressives, héritage de la tyrannie royale. — Hélas! ces sortes de
lois, on le sait, trouvent toujours moyen de surnager au milieu des révolutions et
de leur survivre. — Il fallait enfin s'occuper des moyens de terminer promptement
la guerre, ne pas permettre aux généraux de violer jamais inpunément la loi, et
surtout exciter le zèle des défenseurs de la patrie, en leur garantissant un sort, à eux,
à leurs femmes et à leurs enfants, dette contractée envers eux, et qu'on n'avait pas
assez fidèlement acquittée jusqu'ici. A ces conditions, on pouvait espérer de faire
enfin régner en France la droiture et la liberté, sinon on livrait le pays à la guerre
civile et à l'anarchie.
Ces observations avaient à peine paru que, poussée à bout par les provocations de
Pitt, la Convention nationale déclarait solennellement la guerre au gouvernement
anglais (séance du 1" février 1793). Ce surcroît d'embarras pour la République ins
pira à Robespierre des réflexions nouvelles. Comparant le peuple français à Hercule,
qui, pour atteindre ses glorieuses destinées, fut forcé de dompter tous les monstres
par des travaux supérieurs aux forces humaines, il ne doutait pas que ses concitoyens
n'élevassent leur caractère et leur énergie à la hauteur des circonstances. Un des
moyens les plus propres, selon lui, à assurer notre triomphe, c'était de donner aux
peuples étrangers une idée exacte de nos principes, afin qu'ils ne partageassent pas
l'animosité de leurs tyrans contre la Révolution. « Le cabinet de Londres, disait-il
avec raison, est le centre de toutes les intrigues qui remuent l'Europe contre nous
et qui agitent la France elle-même. » Il n'eût pas osé sans doute se conduire de la
sorte si le peuple anglais eût été parfaitement éclairé sur les principes de notre Révo
lution, si l'on ne lui en eût pas présenté sous un faux jour les principaux événements.
Notre devoir, celui du conseil exécutif, était donc de propager la lumière parmi les
peuples étrangers. Mais jusqu'à présent qu'avait-on fait pour réaliser cette utile
mesure ? Ne trouvait-on pas dans la plupart des papiers soudoyés par le ministère
anglais le style des journaux d'un certain parti? Et ici Robespierre avait beau jeu
contre ses adversaires de la Gironde. N'était-ce pas eux qui avaient accumulé calom
nies sur calomnies contre les plus dévoués patriotes, et présenté Paris, ce berceau de
la Révolution, comme le séjour du crime et le domaine de brigands et d'assassins ?
« Quels moyens, s'écriait-il, de rendre la République naissante respectable aux
yeux des peuples que de flétrir son berceau par les idées de sang, d'assassinats, de
troubles et de factions ! » Et, — fâcheuse coïncidence, — à qui s'adressaient les éloges
de ces ministres et de ces membres du parlement anglais si acharnés contre notre
Révolution ? à Roland et aux représentants perfides qui, de concert avec lui, inon
daient la République de libelles diffamatoires.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 375

Il s'agissait donc de réparer le mal. Uu des remèdes les plus efficaces était, à son
avis, de traduire dans la langue des différents pays et de publier au plus vite des
écrits dictés par l'amour de la patrie et de l'humanité, exempts de toute influence
d'esprit de parti. Puis, songeant au triste spectable qu'avait déjà donné au monde la
Convention nationale par ses divisions intestines, il engageait l'Assemblée à se sou
venir qu'elle délibérait en présence de l'univers ; et, fidèle à ses principes de modé
ration, il invitait ses collègues à se tenir en garde contre les écarts même du zèle le
plus sincère. Cela l'amenait à conseiller à ses concitoyens le respect de certains
préjugés religieux chez des peuples étrangers, moins avancés que nous sous le
rapport philosophique, mais tout disposés à ouvrir les bras à la Révolution.Au reste,
rien de facile, suivant lui, comme d'attirer à nous ces mêmes peuples chez lesquels
nous étions obligés de porter la guerre. Et ici quels conseils pleins de sagesse, avoués
par la saine politique, tombaient de la plume de ce grand méconnu. Déjà par son
manifeste du 15 décembre 1792, à l'auteur de laquelle Robespierre rendait un
éclatant hommage, la Convention nationale avait déclaré que la République ne
faisait pas la guerre aux peuples opprimés, mais aux gouvernements oppres
seurs. Eh bien ! le moment était venu de mettre en pratique cette belle
maxime. Il fallait surtout se garder de blesser l'orgueil et les préjugés nationaux
de ces peuples, et leur offrir, en leur garantissant l'exercice de leur souveraineté,
le droit de se donner librement une constitution. Au contraire, en violant ce prin
cipe, on risquait de se les aliéner, de fortifier le partiaristocratique, et de ménager
à leurs gouvernements mêmes des ressources dans leur propre mécontentement.
Les événements de 1813 sont là pour nous apprendre combien Robespierre voyait
juste. « On peut aider la liberté, disait-il encore avec raison, jamais la fonder
par l'emploi d'une force étrangère. » Car, pensait-il, ceux qui veulent donner des
lois les armes à la main, passeront toujours pour des conquérants et des étrangers.
« Je n'aime pas les missionnaires armés, » avait-il dit l'année précédente dans un de
ses grands discours sur la question de la guerre. Donc, après avoir proclamé chez
les peuples étrangers la souveraineté des nations et la Déclaration des droits, on
devait les laisser régler eux-mêmes la forme de leurs gouvernements, et interdire
sévèrement à nos généraux et à nos armées de s'immiscer dans leurs affaires publi
ques. C'était là l'unique moyen de ne point décréditer le nom français, et il était plus
que jamais urgent de l'appliquer au moment où l'on allait envahir la Hollande et
tirer l'épée contre l'Angleterre.
Précisément se trouvaient à Paris, en ce moment, des délégués du peuple batave.
Ils avaient donné lecture aux Jacobins d'une adresse où étaient éloquemment
dépeintes la situation et les espérances des Hollandais, lesquels réclamaient l'inter
vention de la France pour se délivrer du stathouder, leur tyran ; à quoi le président
des Jacobins avait répondu que la seule ambition de la République était de porter aux
peuples esclaves cette liberté sans laquelle tous les autres biens n'étaient que des
calamités publiques. Sur la proposition de Robespierre, la Société avait voté l'impres
sion du discours des délégués bataves et de la réponse du président, comme devant
contribuer au triomphe des gueux et des sans-culottes. De cette sorte d'attraitqu'exer
çait sur les peuples voisins notre Révolution, Robespiêrre tirait cette conséquence
qu'on avait tout intérêt à les traiter avec le plus grand ménagement. Ainsi, il recom
mandait qu'après les avoir laissés absolument maîtres de délibérer sur leur constitu
376 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

tion, on apportât le plus grand soin à ménager leurs intérêts pécuniaires en opposi
tion avec les idées politiques et philosophiques importées chez eux, et il souhaitait
vivement que la Convention nationale décrétât la restitution de tous les navires pris
par la République aux peuples qui feraient alliance avec elle. En agissant de la sorte,
on était sûr, à son avis, de fraterniser avec les nations étrangères, de les intéresser
à la cause de la Révolution, et de changer en actes utiles et glorieux les magnifiques
formules déjà promulguées.

XVI

La mort du roisemblait avoir donné à la Convention nationale une vie nouvelle. A


l'ordre du jour se trouvaientincessamment les questions les plus importantes : guerre,
finances, réorganisation du gouvernement, instruction publique. Quand Robespierre
ne prenait point de sa parole part aux débats provoqués par ces importantes questions,
il ne manquait pas de les étudier avec un soin tout particulier dans son journal. C'est
ainsi qu'il avait rédigé des observations générales sur un plan d'instruction publique
proposé à l'Assemblée. Que de préjugés à vaincre, pensait-il, pour obtenir une
bonne loi sur cette matière, qui pourtant était intimement liée aux destinées de la
République ! De même que le premier objet des institutions politiques devait être de
défendre la liberté des citoyens contre le gouvernement lui-même, de même le but de
l'éducation publique devait être de poser une nouvelle barrière autour des droits du
peuple : d'où résultait nécessairement, selon lui, la liberté de l'enseignement; car l'é-
ducation des citoyens laissée dans la dépendance absoluedes gouvernants courrait
risque de devenir un obstacle aux progrès des lumières. Dans les plans d'éducation
proposés jusqu'à ce jour il avait trouvé quelques institutions antiques, des rémi
niscences historiques, mais point de principes, point de conceptions morales ni philo
sophiques. Au reste il fallait d'abord, pensait-il, repousser les ennemis de la
République, déconcerter les complots qui chaque jour se renouvelaient dans l'in
térieur, et l'on serait digne alors d'entreprendre le grand ouvrage de l'instruction
publique. Nous aurons à examiner plus tard avec un peu plus de développement
ses vues sur cet objet. -

Vers le même temps, la Convention nationale songeait à la nouvelle constitution à


donner à la France ; la Société des Jacobins s'en préoccupait surtout singulièrement :
on semblait appréhender d'avance qu'elle ne renfermât les mêmes vices qui avaient
déparé l'œuvre de la Constituante. Non, disait Robespierre à la séance du 15 février,
le jour même où Condorcet avait présenté à la Convention le plan de l'acte constitu
tionnel, ces vices ne reparaîtront pas : ils ont été généralement sentis, et les principes
éternels de la raison et de la justice ont fait assez de progrès pour qu'on ne retombe
pas dans les mêmes erreurs. Le seul obstacle à craindre, c'était peut-être le reste de
défiance dont quelques membres de la Convention, influencés par les libelles de la
faction girondine, semblaient encore animés à l'égard de quelques-uns de leurs
collègues; mais Robespierre n'en croyait pas moins très-prochain le triomphe des
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 377

vrais patriotes, auxquels il garantissait la victoire s'ils prenaient une attitude calme
et déployaient la raison dans toute sa majesté. On arriverait par là à présenter au
monde une constitution empreinte du caractère de la fierté républicaine et de le
philanthropie. Seulement, il était indispensable de montrer un respect inviolable
pour la loi, afin de ne pas fournir aux ennemis de la liberté l'occasion de décrier la

Camp de Grandpré.

gouvernement populaire et de le présenter comme un foyer d'anarchie, comme une


source d'éternelles dissensions. On parviendrait ainsi, ajoutait-il, à déjouer les noirs
desseins d'émissaires payés pour diviser les citoyens et troubler la capitale. Quelques
jours après, il était nommé membre d'un comité organisé par la Société pour étudier
les bases d'une nouvelle constitution républicaine.
Au moment même où Robespierre donnait à ses concitoyens de si sages conseils et
où il les exhortait à se prémunir contre les excès auxquels lesennemis de la liberté ne
se feraient pas faute d'essayer de les porter, — car il savait bien que la Révolution
pourrait avoir de plus dangereux adversaires que ceux qui, sous prétexte de la servir,

TOME II. 113


378 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

tendraient à l'exagérer —se produisit dans Paris une agitation très vive produite par
la cherté des subsistances. Des pétitionnaires s'étaient présentés à la barre de la
Convention dans la séance du 12 février, et, du ton le plus inconvenant, ils avaient
sommé l'Assemblée de rendre au plus vite une loi sur les subsistances. Cette
démarche hautaine et provocante, faite au moment où la Convention s'occupait sans
relâche de résoudre le plus vite possible les questions intéressant le plus la grandeur et
la prospérité du pays, où elle traçait un plan de l'armée « digne des héros et des légis
lateurs de la République françoise, » où elle adoptait l'idée nouvelle de l'impôt
progressifde façon à charger principalement les grosses fortunes du poids des dépenses
publiques, où enfin elle abolissait les procédures relatives aux troubles populaires,
cette démarche, disons-nous, parut à Robespierre avoir été provoquée par les
ennemis de la Révolution, lesquels n'ignoraient pas que de tous les moyens propres à
abuser la population, le plus favorable et le plus fécond était de répandre des
inquiétudes au sujet des subsistances. Il n'hésista donc pas à blâmer hautement une
pareille manœuvre et à flétrir dans son journal ceux qui, sous le masque d'un
patriotisme d'emprunt, cherchaient à porter le peuple à des excès.
Il est un art exécrable, familier à tous les adversaires de la liberté, c'est d'en exa
gérer les principes pour les décréditer ensuite. Cette dernière ressource de l'aristo
cratie au désespoir, elle était bien connue de Pitt, disait Robespierre, de ce ministre
odieux, secondé par tous les intrigants, par tous les fripons de l'Europe et de la
France. « Ce génie malfaisant, digne d'être vanté par tous les ennemis de la vertu,
qui bannit de l'Angleterre tous les patriotes françois, tandis que nous ouvrons géné
reusement notre sein à tous les espions et à tous les assassins qu'il entretient au
milieu de nous, n'a pu sauver le tyran par son or ni par ses intrigues; il lui reste la
détresse publique pour obtenir les troubles qu'il a tant de fois tenté d'exciter. » Sans
doute, poursuivait Robespierre, la majorité des pétitionnaires qui avaient comparu
à la barre étaient bien intentionnés, mais parmi eux s'étaient glissés des hommes
intéressés à diriger vers un but sinistre les démarches les plus légitimes en elles
mêmes; et l'emportement avec lequel ils cherchaient à irriter les esprits était étran
ger au véritable patriotisme. Ne les avait-on pas entendus, à cette occasion, menacer
d'une révocation les députés de Paris, accusés de vouloir faire mourir le peuple de
faim? C'était à la raison publique, au peuple lui-même à confondre cette nouvelle
manœuvre. Passagères et rares, les erreurs du peuple étaient toujours le crime de
circonstances fatales ou d'individus pervers. Mais il devait compter sur la Con
vention nationale, comme elle comptait sur lui, déjouer les complots de l'intrigue
et de l'aristocratie par sa sagesse, par son éloignement pour les excès, et se garder
de compromettre la République par des désordres funestes. Quant à ses représen
tants, ne lui avaient-ils pas donné déjà toute la mesure de leur dévouement ? « Ce
n'est pas du pain seulement que nous devons au peuple français (les despotes en
donnent à leurs sujets), disait Robespierre en terminant; c'est la liberté cimentée
par des lois humaines, c'est la dignité des citoyens, c'est la jouissance des droits
sacrés de l'humanité et l'exercice de toutes les vertus sociales que la République
développe ». Eh bien, ces conseils, marqués au coin de la modération et de la véri
table sagesse, Robespierre ne cessa de les faire entendre aux jours les plus sombres
de la Terreur.
En même temps, il rédigeait, au nom de ses collègues de la représentation de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 379

Paris, une adresse aux électeurs de ce département, dans laquelle se trouvaient


reproduites en substance les observations dont nous venons de tracer une analyse
sommaire, et où il adjurait de nouveau la population de cette grande ville de ne point
compromettre la cause de la liberté par une précipitation insensée. A ces person
nages, dont le civisme bruyant semblait dépasser celui des premiers lutteurs de la
Révolution, on n'avait qu'à demander autant de preuves de patriotisme désintéressé
qu'ils exigeaient eux-mêmes autrefois de preuves de noblesse ; car il n'était pas
impossible que ceux qui avaient toujours cherché à avilir le peuple voulussent le
pousser aujourd'hui aux extrêmes pour perdre la Révolution par ses propres excès.
Détruire Paris, son influence morale, tel était le but de tous les ennemis de la liberté
et de l'égalité; c'était au peuple à déjouer leurs coupables manœuvres, en persévé
rant dans un calme imposant, sans rien perdre de son énergie républicaine. Modéré
parce qu'il était fier, doux parce qu'il était invincible, il trouverait sa récompense
dans le triomphe des principes de l'éternelle justice et dans la gloire d'avoir opéré
des prodiges destinés à changer la face du monde. Mais, inutiles conseils ! je ne sais
quelle sombre fatalité semblait pousser la Révolution jusque dans ses derniers
retranchements et ne lui offrir d'autre moyen de salut qu'un désespoir terrible.

XVII

L'émotion causée par la pétition relative aux subsistances était dissipée, on le


croyait du moins, quand une fermentation extraordinaire se produisit tout à coup.
Dans la journée du lundi 25 février, des bandes de femmes, auxquelles s'étaient
réunis un certain nombre d'hommes, envahirent les boutiques d'épiciers, et se firent
délivrer le sucre, le café, le savon au-dessous du cours. Parmi les fauteurs de ces
attroupements, on remarqua des domestiques d'aristocrates connus et des émigrés
mêmes, qui, sous le costume populaire, excitaient aux désordres. On en arrêta plu
sieurs dont l'identité fut reconnue.Ainsi l'émigration et l'étranger étaient complices
de ces troubles. On entendait dans les groupes des orateurs déclamer contre la Révo
lution et attribuer la misère publique à la mort de Louis XVI. Aux abords de la
Convention nationale, on arrêta un nommé Lescombiez, signalé pour avoir trempé
à Nîmes dans une conspiration royaliste. Et, — chose digne de remarque, — les
pillards s'en prirent de préférence aux boutiques des marchands réputés patriotes ;
les gros magasins des accapareurs furent généralement respectés. Au reste, si
quelques hommes se laissèrent égarer par des suggestions perfides, la majeure
partie du peuple demeura étrangère à ce mouvement. Aucun marchand ne fut in
quiété dans le faubourg Saint-Marceau, et des femmes, venues de quartiers éloignés,
essayèrent en vain de soulever « les bons et vigoureux » habitants du faubourg
Saint-Antoine. Ce qui fit dire à Robespierre : « Le peuple de Paris sait foudroyer les
tyrans ; mais il ne visite point les épiciers. Le peuple de Paris, uni aux fédérés des
quatre-vingt-trois départements, a renversé le trône ; il avoit renversé la Bastille
deux ans auparavant ; mais il n'a point assiégé les comptoirs de la rue des Lom
bards. »
380 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Les adversaires du parti démocratique ne manquèrent pas d'attribuer aux hommes


de la Montagne les désordres dont Paris venait d'être le théâtre, et quelques lignes
malencontreuses de l'Ami du peuple fournirent à point nommé un texte excellent
à leurs accusations. Avec cette intempérance de langage qui, plus d'une fois, avait
contristé Robespierre et d'autres patriotes, Marat avait écrit dans son journal, la
veille même du pillage des boutiques d'épiciers : « Dans tout pays où les droits du
peuple ne sont pas de vains titres, consignés fastueusement dans une simple Décla
ration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendroit les accapa
reurs, mettroit fin aux malversations. » Par bonheur, on ne pendit personne. Mais
cette phrase malheureuse de Marat donna lieu aux Girondins et en particulier à
Buzot de recommencer leurs récriminations. Nous avons déjà suffisamment prouvé
combien Robespierre était opposé à ces mouvements populaires, exploités avec tant
de perfidie par les ennemis de la Révolution. Dans presque chacun des numéros de
son journal, dont la modération contraste singulièrement avec l'emportement de la
plupart des autres feuilles publiques, il conseille au peuple le calme, cette force de
la raison, et emploie toute son éloquence pour le mettre en garde contre les menées
de ces intrigants et de ces émigrés qui, rentrés au mépris des lois dans le sein de la
patrie, cherchaient à exciter dans Paris de petites émeutes pour trouver de nouveaux
prétextes de calomnier la liberté et pour en dégoûter les peuples. Mais, s'écriait
Maximilien plein de confiance, « ils ne changeront pas les destinées de l'Europe et
n'arrêteront pas le torrent qui doit renverser les trônes des tyrans. »
Le 27 février, il parut à la tribuue des Jacobins. Un membre de la Société, Des
fieux, venait d'annoncer que la majorité des sociétés affiliées demandait le rappel
des députés infidèles à la cause du peuple. En effet, depuis le jugement de Louis XVI,
un étrange revirement d'opinion s'était opéré dans un certain nombre de départe
ments à l'égard des Girondins, et le crédit de ces premiers dominateurs de la Con
vention y était fortement compromis. Une lettre, signée des membres composant
la société républicaine de Marseille, lettre à laquelle avaient adhéré toutes les sec
tions de la cité phocéenne, venait d'être adressée à Barbaroux. On y traitait de
perfidie et de parjure ce véritable don Quichotte de la Gironde, et l'on vouait lui et
ses adhérents au « mépris, à l'infamie et à l'exécration nationale ».
Les députés dont le rappel était demandé par les sociétés jacobines de province
étaient les ennemis personnels de Robespierre, ceux qui depuis si longtemps n'a-
vaient reculé, pour le perdre, devant aucun mensonge, devant aucune calomnie, et
qui, dans ce cœur si disposé aux sentiments fraternels, avaient fini par faire germer
cette haine dont ils étaient animés. Malgré cela, il n'en blâma pas moins la mesure
proposée par les sociétés affiliées. Ce n'était pas au moment où l'on avait à se dé
fendre à la fois contre l'ennemi extérieur et celui du dedans qu'il fallait songer à
troubler la paix par des élections nouvelles, où la cabale et l'intrigue ne manque
raient pas d'user de tous leurs efforts. Pour déjouer les complots des infidèles man
dataires du peuple, il suffisait de démasquer entièrement ces députés indignes et
de les marquer du sceau de l'ignominie. C'était là l'affaire des sociétés populaires.
Armés de leur droit de censure, et forts de l'opinion publique, les patriotes pou
vaient aisément briser le sceptre du despotisme et de l'intrigue. Voilà, selon Robes
pierre, tout ce qu'il y avait à répondre aux sociétés affiliées ; séance tenante, l'as
semblée le chargea de rédiger pour elles une adresse dans ce sens, et de les éclairer
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 381

en même temps sur les causes et la nature des événements survenus à l'occasion de
la cherté des denrées.
Le surlendemain 1" mars, il reparaissait à la tribune des Jacobins et y donnait
lecture de son travail. Après un exposé de la situation, Robespierre rendait compte
de la pétition inconvenante lue à la barre de la Convention par un orateur plus que
suspect, des efforts tentés par les députés de Paris pour amener le peuple à demeurer
calme en présence des manœuvres imaginées pour l'irriter, et enfin des désordres
du 25 février, dus plutôt à des menées contre-révolutionnaires qu'à la rareté et à
la cherté des denrées, dont on avait saisi le prétexte. Et cependant, ajoutait Robes
pierre, les mêmes hommes qui ont plaidé la cause du tyran et vomi tant de blas
phèmes contre les défenseurs de la République, n'ont pas rougi d'accuser les Jaco
bins de ce mouvement, auquel les vrais patriotes s'étaient opposés de toute leur
énergie. Alors, retournant l'accusation contre ses adversaires, il vengeait la popula
tion parisienne des calomnies répandues contre elle, comme on l'a vu plus haut :
« Le peuple de Paris sait foudroyer les tyrans, mais il, ne visite point les épiciers...
Il n'a point assiégé les comptoirs de la rue des Lombards. Quand les oppresseurs de
l'humanité ont comblé la mesure de leurs crimes et que le peuple irrité sort de son
repos majestueux, il ne s'amuse point à écraser de petits accapareurs, mais il fait
rentrer dans la poussière tous les despotes, tous les traîtres et tous les conspirateurs.
Il établit solidement l'édifice de la prospérité publique sur les bases de la justice et
de la raison. » Quant à ses calomniateurs éternels, qui étaient-ils ? N'étaient-ce point
ceux qui sans cesse outrageaient ses plus intrépides défenseurs ?{ceux qui, à la tri
bune, avaient insulté Michel Lepéletier, le glorieux martyr ? ceux qui, en ce moment
même, à Lyon, patrie et domicile du vertueux Roland, venaient de dissoudre les
sociétés populaires, de profaner l'arche de la liberté et de persécuter les patriotes ?
Mais la liberté triompherait d'une faction qui n'avait pas hésité à employer le plus
vil des moyens, celui du mensonge et de la calomnie ; car il s'agissait, disait-il,
d'avancer d'un demi-siècle la félicité du monde. « Au reste, ajoutait-il en terminant,
soyez sûrs que nous sommes toujours les Jacobins de 1789, les Jacobins du 10
août.... Si vous en doutez, venez voir, venez observer les Jacobins et leurs adver
saires. Venez jurer une nouvelle alliance contre les tyrans et les intrigans, et dès ce
moment tous les ennemis de la liberté pâliront devant vous, comme ils pâliroient
devant les fédérés qu'ils avoient eux-mêmes appelés contre nous. » Cette adresse
avait été, à diverses reprises, très-vivement applaudie ; l'impression et l'envoi à
toutes les sociétés affiliées en furent sur-le-champ arrêtés.

XVIII

La présence, à Paris et dans plusieurs autres villes, d'un grand nombre d'émigrés,
rentrés au mépris des lois rendues contre eux, ne pouvait manquer d'éveiller
l'attention sévère de la Convention nationale. La question se trouva soulevée le jour
même où avaient lieu dans Paris les troubles dans lesquels ils étaient fortement
382 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

soupçonnés d'avoir trempé. Le 25 février, Saladin dénonça le tribunal du district


d'Amiens pour avoir ordonné l'élargissement d'un prêtre arrêté au moment où,
après émigration, il disait la messe au milieu d'une nombreuse réunion. Saladin
demanda que ce jugement fût cassé et que les juges fussent traduits à la barre de la
Convention. Goupilleau vint, après lui, proposer à l'Assemblée, attendu que les
prêtres déportés semblaient sortir de dessousterre, d'autoriser les corps administratifs
à faire des visites domiciliaires dans tous les lieux suspects de recéler des prêtres
ou des émigrés. Puis Lahardi (du Morbihan) montra « ces monstres fanatiques »
parcourant toute la Bretagne et répandant l'esprit de discorde et de haine dans les
chaumières des cultivateurs. On était à la veille du soulèvement de la Vendée.
Robespierre prit alors la parole. Les troubles dont à cette heure les subsistances
étaient le prétexte, les mouvements contre-révolutionnaires qui en ce moment
même éclataient à Lyon, coïncidaient d'une façon assez significative à ses yeux avec
la rentrée illégale des émigrés dans le pays. Le sol de la République était présente
ment inondé de ces ennemis jurés de la Révolution. Un tel état de choses tenait
d'abord aux vices essentiels de la loi sur les émigrations, ensuite aux infidélités des
fonctionnaires chargés de la mettre à exécution. Aucune mesure de précaution
n'avait été prise contre les directoires convaincus de connivence avec les émigrés et
les prêtres. Or, il arrivait ceci : c'est que l'on sévissait contres les émigrés faibles,
pauvres et impuissants, tandis que les riches trouvaient aide et protection au sein
d'un grand nombre de municipalités et de directoires, où, pour juges, ils rencon
traient des amis, des parents, leurs anciens baillis, leurs fermiers, leurs procureurs
fiscaux, et parvenaient à rentrer dans la possession de leurs biens. Les émigrés
suppliants étaient peut-être plus dangereux qu'armés et menaçants. Et, ajoutait
Robespierre dans son journal, « je ne dis rien de leurs femmes ! » mot bien profond.
Ne sera-ce point par elles que s'évanouira le patriotisme inflexible de tant de révo
lutionnaires ardents ? Ne sera-ce point le sourire d'une enchanteresse qui entraînera
le perfide et immoral Tallien dans cette voie de réaction fatale au bout de laquelle la
République finira par s'abîmer dans le despotisme ?
Robespierre appuya donc la proposition de Saladin et demanda ensuite, qu'allant
à la source même du mal, on revisât complétement la loi, en y ajoutant une pénalité
contre les directoires convaincus de connivence avec les émigrés. Sans doute c'était
là une mesure révolutionnaire en dehors des règles ordinaires de la jurisprudence
civile, mais le régime des temps de guerre et d'orage, disait-il avec raison, ne pou
vait être en tout semblable à celui des époques de paix et de concorde. Ce qu'il
voulait, d'ailleurs, c'était une loi conçue en termes précis et n'ouvrant pas carrière à
des interprétations évasives ou arbritaires.Après les observations de Robespierre, la
Convention adopta les propositions de Saladin et de Goupilleau.
Quelques jours plus tard, le 5 mars, La Source étant venu proposer à la Convention
de ne point ranger dans la catégorie des émigrés les garçons de dix-huit ans accom
plis, non coupables d'avoir porté les armes contre la République, et les filles de vingt
et un an, à la charge par eux de revenir en France dans un délai de trois mois et d'y
rester, Robespierre réclama vivement l'ajournement de cette motion; car, dit-il, si
l'on admet une exception en faveur des filles, pourquoi ne pas en admettre une
également au profit des femmes ? Celles-ci n'étaient-elles pas moins indépendantes
encore ? A cela La Source répondit que c'étaient les femmes qui, la plupart du temps,
f HISTOIRE DE ROBESPIERRE. .. 383

#
avaient engagé leurs maris à s'armer contre la République, et il s'étonna d'entendre
Robespierre embrasser leur défense. Mais, en s'exprimant ainsi, Maximilien voulait
tout simplement faire toucher du doigt les dangers et l'inconséquence de la proposi
tion de La Source. Tout en partageant les sentiments d'humanité dont paraissait animé
son collègue, il ne concevait pas comment on pouvait songer au rappel des fils d'émi
grés. Ne serait-ce pas grossir de nouveaux alliés les rangs des intrigants et des
traîtres? Ne serait-ce pas inoculer dans les veines de la République naissante le poi
son de l'incivisme? On devait, selon lui, adopter la question préalable sur toute
idée de rappeler les enfants mâles d'émigrés, et, quant aux filles, reviser la loi afin
d'adoucir la peine. L'Assemblée, en effet, maintint l'article concernant les garçons et
substitua pour les filles la déportation à la peine de mort, en cas d'infraction à la
loi. 4

Si, dans toutes les circonstances où le triomphe de la liberté et le salut de la


République lui semblaient engagés, Robespierre n'hésitait pas à se monter inflexible,
il témoignait le plus grand éloignement pour toutes les pénalités inutiles, comme
cela se vit dans la séance du 1" mars. Héritière d'un régime pénal inhumain, la
Révolution, tout en supprimant les rigueurs excessives, n'avait pas moins conservé
certaines peines en disproportion évidente avec le délit commis. De même que
l'ancien régime frappait de mort les fabricateurs de fausse monnaie, de même elle
prononça la peine capitale contre tout fabricateur ou distributeur de faux assignats.
Or, le vendredi 1" mars, au moment où l'on allait commencer la discussion d'une
nouvelle loi contre les émigrés, le ministre de la justice, appelé à rendre compte
d'un sursis qu'il avait accordé à l'exécution du jugement d'un nommé Philibert
Lanoue, condamné à mort pour distribution de faux assignats, s'excusait en disant
que l'exécution avait été suspendue, non de son fait, mais par suite d'un recours en
cassation. Pour sa part, ajoutait-il, il eût été tout disposé à présenter à la Conven
tion ses scrupules sur un jugement qui frappait si sévèrement un malheureux non
convaincu de complicité avec les fabricateurs de faux assignats; la crainte de sus
pendre le cours de la loi l'avait seule retenu. Robespierre, ému, prit aussitôt la
parole. « Je frémis, dit-il, en songeant qu'un homme qui paroît n'avoir été séduit
que par la crainte de perdre un assignat qu'il avait reçu sera puni de mort.Je crois
qu'il nous seroit facile de concilier l'intérêt de la fortune publique avec celui de
l'humanité en suspendant l'exécution du jugement déjà rendu, et en perfectionnant
la loi pour l'avenir. Souvenons-nous que sous l'ancien régime, l'homme qui donnoit
une fausse pièce de monnoie après l'avoir reçue, ne perdoit point la vie, et que ce
soit une raison de plus pour adoucir, sous le régime de la liberté, la peine appliquée
à une faute souvent involontaire. » En conséquence, il proposa à l'Assemblée de
charger son comité de législation d'examiner de nouveau la loi, et il demanda en
outre que, « cédant à un sentiment de bienfaisance et de pitié bien naturel à
l'homme, » la Convention décrétât l'ajournement de l'exécution du jugement pro
noncé contre Philibert Lanoue. L'une et l'autre proposition furent aussitôt adoptées.
Plus tard, dans des circonstances à peu près semblables, la Convention rejettera,
sur un rapport de son comité de législation, un sursis vivement sollicité en faveur
d'un notaire de Paris. Nous insistons à dessein sur ces détails peu importants en
apparence, mais qui prouvent assez de quels sentiments humains était animé ce Maxi
milien Robespierre si injustement et avec tant de mauvaise foi accusé de cruauté.
384 · HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XIX

• Dans les premiers jours de mars, tout contribua à assombrir la situation, à irriter
les esprits. Le 5, la Convention apprenait la cessation du bombardement de Maës
trich, au milieu d'une séance extrêmement orageuse où Buzot et Isnard s'étaient
livrés à de nouveaux emportements ridicules contre la capitale, à ce point que Thu
riot avait comparé les paroles du premier à ces feuilles incendiaires de l'aristocratie
où l'on écrivait que l'herbe croîtrait dans les rues de Paris. Le lendemain, une lettre
· des commissaires Lacroix, Merlin (de Douai) et Gossuin, annonçait l'évacuation
d'Aix-la-Chapelle et la déroute de l'armée française. Le 7 mars, après un rapport de
Barère sur les actes d'hostilité commis par l'Espagne depuis le commencement de la
Révolution, la guerre était déclarée à cette puissance.Ainsi la France avait à lutter à
cette heure contre l'Allemagne tout entière, contre l'Espagne, contre l'Angleterre,
et l'on n'ignorait pas que Pitt négociait avec la Russie pour l'entraîner dans la coali
tion. Mais l'énergie de la République croissait avec ses dangers, et, d'un front
indomptable, elle se disposa à faire face aux revers.
Dans la séance du 8 mars, un des commissaires de la Convention dans la Belgique,
Lacroix, confirma à la tribune les nouvelles désastreuses parvenues les jours
précédents, et proposa d'énergiques moyens pour conjurer les périls de la situation.
Robespierre, prenant ensuite la parole, appuya de toute sa force le rapport de son
collègue. Lorsque Carnot a déclaré qu'au sein du comité de Salut public Robespierre
ne prenait aucune part aux délibérations concernant la guerre, il en a imposé à
l'histoire sur ce point comme sur tant d'autres; nous verrons au contraire Maximi
lien très-assidu aux séances du comité dans lesquelles il sera question de la défense
du pays. Il ne resta étranger à rien de ce qui intéressait la grandeur, la prospérité
et le salut de la République. Tout récemment, à propos du plan d'organisation de
l'armée proposée par Dubois-Crancé au nom du comité militaire, il avait publié dans
son journal de remarquables observations sur ce sujet. Son but avait été de défendre
ce plan contre les critiques dont il avait été l'objet; car il le trouvait très capable
d'exalter le patriotisme des soldats français et de les transformer en héros, très bien
approprié en un mot aux défenseurs de la patrie, traités désormais en hommes rai
sonnables et libres. Mais revenons à la séance du 8.
« Vous venez d'entendre, dit Maximilien, de la bouche d'un de vos commissaires
le récit du revers qu'a éprouvé l'une de vos armées dans la Belgique. Citoyens,
quelque critiques que paroissent les nouvelles circonstances dans lesquelles se
trouve la République, je n'y puis voir qu'un nouveau gage du succès de la liberté.
Pour un peuple libre et naissant à la liberté, le moment d'un échec est celui qui
présage un triomphe éclatant, et les avantages des satellites du despotisme sont les
avant-coureurs de la destruction des tyrans. Nous nous sommes trouvés dans des
circonstances bien autrement difficiles, et nous sommes sortis victorieux du fond de
l'abîme. Rappelez-vous l'époque glorieuse du 10 août, vos défaites du mois de
septembre : alors vous n'aviez point d'armée; des généraux perfides nommés par
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 385

la cour, et d'intelligence
avec nos ennemis, avoient
livré nos places sans dé
fense.Nos soldatsnus, mal
approvisionnés, étoient
disséminés sans ordre sur
# une frontière immense. »
V# Et malgré cela, poursui
# vait Robespierre, nous
el# avons vaincu. Valmy et -

0ril Jemmapes ont répondu aux menaces de la


# coalition. Il n'y avait donc pas, suivant lui, à
se décourager pour un échec passager; car
# le peuple qui avait repoussé l'ennemi des
l# ! plaines de la Lorraine et de la Champagne
lll ! existait encore, et, s'écriait l'orateur dans un
# élan d'enthousiasme, « le génie de la liberté
t . qui a précipité leur fuite est impérissable. »
|# C'était à la Convention de diriger son impul
sion toute-puissante vers la chute des despotes
et la prospérité des peuples. Donc, point de
pitié pour les traîtres, pour les conspirateurs
puissants, pour les généraux perfides; que le
glaive de la loi soit sans cesse levé sur leurs
têtes; mais protection à tous les amis de la
liberté; et la nation entière secon
derait le zèle de ses représentants,
et bientôt la République sortirait # -

Proclamation de la République.

ToME II. - - - - - - - | 114


386 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

triomphante de cette nouvelle épreuve. En terminant, Robespierre invita l'Assem


blée à adopter sur-le-champ les propositions de ses commissaires dansla Belgique.
Un calme imposant présidait à cette séance de la Convention. Chacun comprenant
la gravité de la situation, tout le monde, cette fois, était d'accord. Et c'est ce qui fait
déplorer plus amèrement encore ces fatales querelles des Girondins et des Monta
gnards : les uns et les autres — la plupart d'entre eux, du moins, — voulaient sincè
rement le triomphe de la République. Pourquoi faut-il qu'ils se soient méconnus et
déchirés ! Séance tenante, l'Assemblée enjoignit aux militaires et officiers de tous
grades d'avoir à rejoindre immédiatement l'armée; puis, sur la proposition de Dan
ton, elle décréta que des commissaires pris dans son sein iraient le jour même dans
les quarante-huit sections de Paris les instruire de la situation actuelle de l'armée,
rappeler à tous les citoyens en état de porter les armes le serment qu'ils avaient
prêté de maintenir jusqu'à la mort la liberté et l'égalité, et les requérir, au nom de
la patrie, de voler au secours de leurs frères. Dans la soirée, Robespierre et Bil
laud-Varenne se rendirent à la section Bonne-Nouvelle qu'ils avaient été chargés de
visiter en qualité de commissaires et d'échauffer du feu de leur patriotisme. Cette
mission allait attirer au premier une nouvelle et odieuse calomnie de la part du jour
nal de Brissot.

XX

.L'avant-veille, aux Jacobins, Maximilien avait flétri de nouveau l'abus indigne


qu'un ministre avait fait des trésors de la République, en les employant à répandre
partout d'atroces libelles contre les patriotes, et vivement reproché à Roland et à
Brissot d'avoir égaré l'opinion publique et provoqué ainsi les divisions fatales exis
tant entre les citoyens des diverses parties du pays; mais il s'était surtout efforcé
de rallier tout le monde autour de la Convention, la meilleure Assemblée qu'on eût
eue jusqu'à ce jour, à son avis. Fidèle à son amour de l'ordre et à son respect de la
légalité, il avait de plus conseillé au peuple le calme et la modération. « La p tience,
avait-il dit, doit être la vertu des républicains. Des mouvements précipités briseroient
la machine politique. » Sans doute il etait cruel de siéger dans une Assemblée à côté
de libellistes infâmes qui, aux frais du trésor public, inondaient les départements d\ u
poison de la caiomnie. Sans doute il était étrange qu'un ministre qui devait tout à la
Révolution, eût pu diffamer impunément la vertu républicaine; mais il n'y avait pas
à songer pour le moment à punir de pareils crimes. Seulement, il était urgent de
)
porter partout la lumière, de propager, au moyen de sacrifices individuels, des écrits
capables de ranimer le patriotisme des Lyonnais, des Marseillais et de tous les
citoyens des départements. En conséquence, et sur sa proposition, la Société avait
chargé son comité de correspondance de prendre les mesures les plus convenables
et les plus promptes pour former une étroite alliance entre les sociétés populaires et
éclairer les départements sur l'abominable système d'intrigues et de calomnies à
l'aide duquel une faction puissante était parvenue à jeter le trouble au sein de la
République et à diviser les patriotes.
HISTOIRE DE R0BESPIERRE. 387

C'était là certes quelque chose de parfaitement légal, un moyen de défense très


légitime, et Robespierre, on l'a vu, s'était bien gardé de prêcher l'insurrection
contre une partie de la Convention nationale. Mais le républicain Brissot n'était pas
homme à supporter la discussion, et, pour se venger de la juste défaveur désormais
attachée à son nom, il calomnia de plus belle. Dans son journal du 9 mars, il écrivit
que Robespierre avait parlé en véritale Mazaniello à la section Bonne-Nouvelle et
engagé le peuple à se lever contre ce qu'il appelait les intrigants et les modérés. Enfin,
à en croire la feuille girondine, le sens des paroles de l'orateur aurait été si bien saisi
qu'un canonnier qu'il accompagnait aurait fait la motion d'égorger les signataires de
la pétition des huit mille et des vingt mille. Une indignation générale aurait éclaté,
et le canonnier ayant été blessé au milieu du tumulte, Robespierre aurait prononcé
l'éloge de cet excellent citoyen.
Eh bien ! tout cela était un tissu d'odieux mensonges. Heureusement le procès
verbal de la section Bonne-Nouvelle pour la séance du 8 mars existe; nous l'avons
sous les yeux, et la simple lecture de ce document donne la mesure exacte du
cynisme avec lequel Brissot et Girey-Dupré ne craignaient pas d'en imposer au public.
Nous citons textuellement : « Une députation de la Convention se présente et est
introduite dans le sein de l'assemblée. Billaud-Varenne et Robespierre, membres
de cette députation, exposent les dangers de la patrie, le péril imminent où se
trouvent nos frères de la Belgique et les prompts secours qu'il est instant de leur porter;
ils invitent, au nom de la liberté menacée par tous les tyrans, au nom de la chose
publique en danger, ils conjurent tous les citoyens de se lever, de s'armer et de voler
au secours de la République et de nos frères les Belges. Ils jurent, de leur côté, de
terrasser les ennemis du dedans, de veiller aux intérêts des défenseurs de la patrie,
de pourvoir aux besoins des parents de ceux qui vont se sacrifier pour la liberté et de
s'exposer plutôt à la mort que de souffrir qu'il soit porté atteinte aux droits du
peuple. L'assemblée générale partage tous leurs sentimens, et le président répond en
son nom à la députation que la section de Bonne-Nouvelle, toujours animée du plus
pur patriotisme, n'a cessé de s'occuper des mesures à prendre pour fournir son
contingent, et qu'elle va se presser d'employer tous les moyens en son pouvoir pour
répondre aux nouveaux efforts que la patrie attend de ses enfants. » Ainsi, de ce
prétendu appel de Robespierre contre les intrigants et les modérés, pas un mot. Mais
est-il davantage question du « canonnier qui l'accompagnoit ? » nullement. Après
que le président eut répondu aux commissaires conventionnels, un citoyen de la
section, nommé Poirier, fit une proposition qui, mal accueillie, souleva un violent
tumulte. Obligé de quitter la salle, il fut blessé en se retirant, et rentra aussitôt afin
de se plaindre des violences exercées contre sa personne, parce qu'il avait énoncé une
opinion, blâmable sans doute, dit-il, mais dont l'assemblée seule pouvait le punir.
Le tumulte ayant redoublé à ces mots, un commissaire de la Convention — le procès
verbal ne dit pas si c'est Robespierre, Billaud-Varenne ou quelque autre - prit la
parole, parvint à obtenir le silence, et invita les citoyens, au nom de la chose pu
blique, à faire régner la paix et à s'occuper uniquement des moyens de repousser
l'ennemi. Puis, la députation se retira au milieu des applaudissements. Quant au
citoyen blessé, il fut invité à déposer sa plainte sur le bureau, et l'assemblée renvoya
l'affaire au tribunal criminel de l'arrondissement, pour qu'il pût sévir contre les
coupables.
388 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Était-il possible de mentir avec plus d'impudence et d'effronterie que le Patriote


françois ? Et y a-t-il assez de mépris pour les hommes capables de telles manœuvres ?
Dira-t-on que Brissot et Girey-Dupré ont été trompés eux-mêmes par quelque
imposteur ?Il leur était bien facile d'envoyer aux renseignements à la section Bonne
Nouvelle. La vérité était consignée dans le procès-verbal. Mais qui donc imaginerait
d'aller consulter le procès-verbal d'une section? personne. Ils le savaient par
faitement, et ils savaient aussi que la calomnie, colportée par leur feuille, se
répandrait sûrement dans toute la République, sans qu'il fût possible à Robespierre
de la combattre.

XXI

Au moment où la Convention nationale s'épuisait en efforts pour réparer nos re


vers en Belgique, où, à la voix de Carnot, parlant au nom du comité de défense géné
rale, elle décrétait l'envoi de quatre-vingt-deux de ses membres dans les départe
ments afin d'y hâter le recrutement et de pousser la nation aux frontières, où enfin,
décidée à punir sévèrement tous les traîtres et les conspirateurs,. elle décrétait en
principe l'établissement d'un tribunal criminel extraordinaire jugeant sans appel
et sans recours au tribunal de cassation, on vit un certain nombre d'agitateurs,
menés par les Varlet, les Fournier et autres énergumènes dont les exagérations de
vaient tant contribuer à compliquer les embarras de la Révolution, essayer, mais en
vain, de soulever le peuple contre l'Assemblée. Le simple examen des discussions
|.
qui eurent lieu aux Jacobins dans les séances des 8, 9 et 10 mars 1793, prouve
jusqu'à l'évidence que la Société fut complétement étrangère et se montra opposée
aux mouvements partiels dont Paris fut le théâtre dans les journées du 9 et du 1O
mars. Dans la soirée du 9, une bande d'hommes armés alla briser les presses du
Courrier des quatre-vingt-trois départemens et de la Chronique de Paris, comme en
| 1849 on a vu des bataillons de la garde nationale en délire mettre à sac et à pillage
l'imprimerie de certains journaux démocratiques. Mais cet acte de vandalisme ne
tenait à aucun plan concerté; ce fut l'effet de l'effervescence du moment, le crime
de quelques individus égarés. Il n'y eut nul complot contre les Girondins, sinon
dans l'imagination de Louvet, qui, sur le récit de sa Lodoïska, trace de la séance des
Jacobins, dans la soirée du 10, une effrayante peinture. Robespierre n'assistait pas
d'ailleurs à la séance du 9 ; il était alors assez peu assidu aux séances de la Société ,
Ayant, dans l'après-midi du 9, rencontré Desfieux, il l'avait prié de recommander à
tous les députés de se rendre exactement le soir à la Convention, afin de ne pas lais
ser inachevées les grandes mesures de salut public ébauchées dans la journée.
· Dans cette journée, et au milieu du trouble où semblaient plongés les esprits, une
,
grande mesure d'humanité avait été adoptée : la Convention avait décrété l'abolition
de la contrainte par corps, sur une motion de Danton et de Jean-Bon Saint-André,
vivement appuyée par Robespierre, qui réclama l'exécution immédiate de cette loi
de justice. N'est-ce pas, en effet, chose souverainement inique que la personne d' un
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 389

citoyen soit le garant de sa dette, et que pour une question d'argent on puisse être,
comme un malfaiteur, privé de sa liberté, le bien le plus précieux de l'homme ? En
vain objecte-t-on la nécessité de sévir contre les débiteurs de mauvaise foi ; s'il y a
abus de confiance, le code pénal est là. Mais les détenteurs du pouvoir, si empressés
d'ordinaire à mettre à exécution les lois rigoureuses, paraissent avoir beaucoup
moins de hâte quand il s'agit de lois intéressant l'humanité. Un mois après, le décret
relatif à l'abolition de la contrainte par corps n'était pas encore exécuté, et, le 12
avril, Robespierre venait se plaindre amèrement du retard apporté à l'exécutiond'une
mesure dictée par l'humanité et par la justice. » Il y a un mois, dit-il, que vous avez
détruit l'usage inhumain de la contrainte par corps et ordonné l'élargissement de
tous les prisonniers détenus pour dettes, et ces lois salutaires, ces lois de bienfai
sance, ne sont pas encore exécutées. » Il demanda qu'enfin les pères de famille
fussent rendus à leurs femmes et à leurs enfants, des défenseurs à la patrie menacée,
d'estimables et utiles artistes à leurs travaux ; que les représentants du peuple et
tous les agents de la République s'intéressassent plus vivement à l'infortune du
pauvre ; que désormais il n'y eût plus un si long intervalle entre la création d'une
loi et son exécution ; que le ministre de la justice fût tenu de prendre les mesures
les plus promptes pour la mise en liberté de tous les prisonniers pour dettes, et que
sous deux jours il eût à rendre compte à la Convention de l'exécution de ce décret.
Tout cela fut adopté sans discussion, dans les termes mêmes proposés par Robes
pierre.
Mais revenons aux événements du mois de mars 1793. Dans la soirée du 9, la
Convention, après avoir appris par une simple lettre particulière le pillage des
presses de Gorsas, lesquelles n'étaient autres que celles de l'abbé Royou con
cédées au journaliste girondin après le 10 août, et que Billaud-Varenne lui
reprocha durement d'avoir prostituées comme ce royaliste, la Convention, dis-je,
enjoignit à tous ses membres d'avoir à opter entre la qualité de journaliste et celle
de représentant du peuple, mesure infiniment grave, adoptée sur la motion de
Lacroix, et évidemment attentatoire à la liberté de la pensée. Marat y échappa, en
supprimant de sa feuille le titre de Journal, ne voulant pas, dit-il, donner
l'exemple de la désobéissance à une loi même irréfléchie. Quant à Robespierre,
il continua pendant quelques semaines encore la publication de ses Lettres à ses
commettans, et il s'arrêta au numéro 10 de la deuxième série, vers la fin du mois
d'avril.
On rendra à la Convention nationale cette justice que, dans les circonstances
critiques où elle se trouva, elle ne désespéra jamais du salut de la République.
Elle fut admirablement secondée d'ailleurs par le patriotisme des citoyens. Pache,
récemment promu à la mairie de Paris, en quittant le ministère de la guerre,
où l'avait remplacé Beurnonville, avait paru le 9 à la barre et assuré l'Assemblée
du zèle ardent dont étaient animées toutes les sections de la capitale. Le lende
main, un des secrétaires venait de donner lecture de quelques lettres rassurantes
de Dumouriez, quand Robespierre monta à la tribune. Son discours fut à la
hauteur de la situation, et bien de nature à rendre cœur aux plus effrayés. Pour
sa part, il était loin de se décourager de la marche rétrograde de notre armée ;
car, selon lui, il n'était point de revers réels pour des hommes. On irait de
nouveau à l'ennemi, et de nouveau l'on terrasserait les despotes qui voulaient
390 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

attenter à notre liberté. Seulement, il fallait seconder le courage de nos soldats


par de sages mesures pour la punition des officiers coupables et par une meilleure
organisation du pouvoir exécutif. D'après le rapport des commissaires Lacroix
et Danton, le général Stengel se trouverait convaincu de trahison; comment un
décret d'accusation n'avait-il pas encore été rendu contre lui ? On devait,
pour l'exemple, le renvoyer devant les tribunaux, ou, s'il avait fui, confisquer
ses biens. Quant à Dumouriez, à qui Danton venait de servir en quelque sorte
de caution en rendant témoignage de son patriotisme, Robespierre déclarait alors
avoir confiance en lui, parce que l'intérêt personnel de ce genéral, l'intérêt de
sa gloire même, lui semblaient attachés au succès de nos armes. Assez médiocre,
en définitive, était son estime pour cet officier, puisqu'il fondait sa confiance en
lui sur une question d'intérêt personnel, et non sur le profond et sincère amour
de la patrie. Comment imaginer qu'à quelques semaines de là Dumouriez, calom
niant Robespierre à l'instar des Girondins, infidèle à sa gloire et à son propre
intérêt, trahirait odieusement la République, et, de gaieté de cœur, vouerait sa
mémoire à l'infamie !
Mais ce n'était pas assez, continuait Robespierre, de porter ses regards sur un fait
isolé, il était de toute nécessité de pousser la guerre avec vigueur, avec audace même,
afin de la finir bientôt, afin de mettre un terme à des dépenses énormes et d'établir
la liberté sur les débris de toutes les aristocraties. Au nom de la patrie, il engageait
donc la Convention à modifier le gouvernement actuel, privé de force par un défaut
absolu d'unité, et d'en instituer un, agissant sous les yeux mêmes de la Convention
et dont toutes les parties fussent rapprochées. Ainsi l'on ne serait plus exposé à
marcher sans se rendre compte de ce qu'on avait fait et de ce que l'on allait faire ;
ainsi l'on ne verrait plus se répéter les opérations invisibles d'un ministre trop puis
sant, dont on n'avait jamais examiné la conduite. Et quels avaient été les résultats de
sa gestion ? « Une calomnie perpétuelle contre la Révolution, l'envoi avec profusion,
dans tous les pays, de libelles où les principaux événements de notre Révolution
étoient dénaturés, et dont l'effet étoit d'aliéner l'opinion des peuples et de dénigrer
les hommes qui ont le plus à combattre pour la liberté. » Tout le mal venait, suivant
Robespierre, de ce qu'on avait un gouvernement sans activité et sans unité, où tout
était livré aux influences individuelles. ll conclu it en conséquence à beaucoup de
réformes sur ce point, sinon, disait-il à ses collègues en terminant, «vous irez toujours
de révolutions en révolutions, et vous conduirez enfin la République à sa perte »
Après Robespierre on entendit Danton. Il nous suffit d'indiquer son apparition à
la tribune. Tout le monde sait comment, après un pompeux éloge de Dumouriez, il
apostropha les Girondins. « Dans des circonstances plus difficiles, qu nd l'ennemi
étoit aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernoient alors : Vos discussions sont
misérables; je ne connois que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous qui me fatiguez de
vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je
vous répudie tous comme traîtres à la patrie.Je vous mets tous sur la même ligne.
Je leur disois : Eh ! que m'importe ma réputation ! Que la France soit libre, et que
mon nom soit flétri ! Que m'importe d'être appelé buveur de sang ? Eh bien ! buvons
le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut; combattons, conquérons la liberté... »
On sait aussi de quelle indéfinissable émotion fut saisie l'Assemblée à ces paroles
d'une sauvage grandeur.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 391

La Convention, résolue, conformément au vœu exprimé par Robespierre, tendant


à examiner de très près la conduite des officiers auxquels étaient imputés nos derniers
échecs, décréta que les généraux Stengel et Lanoue, vivement inculpés par les repré
sentants Carra, Lacroix, Thureau et Gaston, seraient traduits à sa barre. Mais là ne
fut point le grand intérêt du jour. Dans cette séance à jamais fameuse, devait être
forgée l'arme terrible de la Révolution : le tribunal révolutionnaire, dont le prin
cipe avait été décrété la veille. Il convient de nous arrêter un moment sur cette ins
titution extraordinaire, non que Robespierre ait pris une part active à l'organisation
de ce tribunal, mais parce que, grâce à la légèreté et à la mauvaise foi avec lesquelles
a été trop souvent écrite l'histoire de notre Révolution, on a voulu plus d'une fois le
rendre responsable de la création de ce formidable instrument de la Terreur.

XXII

On venait d'ordonner la comparution des généraux Stengel et Lanoue à la barre,


et l'on allait se séparer, lorsque Cambacérés, le futur archichancelier de l'empire,
s'écria : « Il sagit de sauver la chose publique, il faut des moyens actifs et généraux.
Je m'oppose à ce que la séance soit levée avant que nous ayons décrété l'organisation
du tribunal révolutionnaire et d'un ministère moins incohérent. » La crainte de voir
l'autorité suprême passer entre les mains de la Convention, souleva les vives cri
tiques de Buzot, ce qui lui attira de Marat cette réponse assez fondée : « Il ne s'est
pas plaint quand tous les pouvoirs étoient entre les mains de Roland. » La discussion
s'ouvrit aussitôt sur deux projets d'organisation du tribunal révolutionnaire présen
tés par Lesage (d'Eure-et-Loir) et par Robert Lindet. Elle fut extrêmement animée ;
Robespierre n'y prit aucune part. Comme la Convention se disposait à lever sa
séance sans avoir rien décidé, Danton courut à la tribune, et de sa voix impérieuse :
« Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste. » Puis il demanda,
comme Cambacérès, l'organisation immédiate du tribunal révolutionnaire, et que
le pouvoir exécutif fût pourvu des moyens d'action et d'énergie qui lui étaient
nécessaires.
La discussion fut reprise dans la séance du soir, et continuée le lendemain 11 mars.
Après avoir entendu le rapport de son comité de législation, l'Assemblée décréta, à
une énorme majorité, l'organisation d'un tribunal criminel extraordinaire, après
avoir introduit de légères modifications au projet primitif. Le premier article pro
posé par le comité était effroyablement vague ; il s'appliquait indirectement à tous
les conspirateurs. Ce défaut de définition, si propre à prêter à l'arbitraire, effrayait
Robespierre et l'amena à la tribune. « Il est important, dit-il, de bien dèfinir ce
que vous entendez par conspirateurs ; autrement les meilleurs citoyens risqueroient
d'être victimes d'un tribunal institué pour les protéger contre les entreprises des
contre-révolutionnaires. » Il fallait spécifier bien exactement, selon lui, ce qu'on en
tendait par conspirateurs, contre-révolutionnaires, de peur qu'à l'aide de ces expres
sions élastiques, un tribunal aristocrate ne vînt à poursuivre les amis mêmes de la
392 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

liberté et de l'égalité. Il lui semblait également indispensable qu'on avertit de la


sévérité des lois révolutionnaires tous les individus animés de mauvaises intentions
contre la sûreté de la République, en inscrivant dans le décret même la peine qui
les attendait. « Puisque, dit-il, vous avez déclaré révolutionnairement que quiconque
provoqueroit le rétablissement de la royauté sera puni de mort, je veux que le
décret le mentionne. » Devaient être aussi, à son avis, justiciables du nouveau tri
bunal les administrateurs coupables d'avoir, de leur autorité propre, et au mépris
des lois, envoyé des forces armées contre la capitale, et les auteurs d'écrits tendant à
provoquer le renversement des principes de la liberté et de l'égalité et la restaura
tion de la monarchie.
Thuriot et Albite invitèrent Robespierre à formuler sa proposition en article, mais
il n'avait rien préparé. Le Girondin Isnard présenta la rédaction suivante, que la
Convention adopta sur-le-champ : « Il sera établi à Paris un tribunal criminel,
extraordinaire, qui connoîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tous
attentats contre la liberté, l'égalité, l'unité et l'indivisibilité de la République, la
sûreté intérieure et extérieure de l'Etat, et de tous les complots tendant à rétablir
la royauté ou à établir toute autre autorité attentatoire à la liberté, à l'égalité et à la
souveraineté du peuple, soit que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires,
ou simples citoyens. »
Cinq juges chargés d'appliquer la loi d'après la déclaration du jury, un accusateur
public et deux adjoints ou substituts, nommés les uns et les autres par la Convention
nationale à la pluralité relative des suffrages : douze jurés et quatre suppléants,
nommés aussi par la Convention, et pris dans le département de Paris et les quatre
départements voisins, tel était le principal personnel de ce tribunal. Une commission
de six membres de la Convention était chargée de rédiger et de présenter les actes
d'accusation, de surveiller l'instruction et de rendre compte à l'Assemblée de toutes
les affaires envoyées à ce tribunal. Les jurés devaient voter à haute voix et formuler
publiquement leur déclaration. Cette disposition, tout à fait en dehors des usages
admis jusque-là, avait été adoptée, après quelques débats, dans la soirée du 10 mars,
sur la proposition de Thuriot. Enfin les biens des individus condamnés à mort
étaient acquis à la République, à la charge par elle de pourvoir à la subsistance des
veuves et des enfants, s'ils n'avaient pas de biens personnels.On voit quelle part tout
à fait indirecte Robespierre prit à l'établissement de ce tribunal révolutionnaire
enfanté à la voix de Cambacèrés et de Danton, sous l'empire d'inexorables nécessités,
et qui, formé pour être un moyen de salut public, devait devenir l'instrument de
mort de tant de républicains illustres et de généreux patriotes. Qui le croirait
cependant ? certains historiens n'ont pas craint de présenter Robespierre comme le
créateur du terrible tribunal. Faut-il voir là l'ignorance au service de la mauvaise foi ?
Ah ! misérable esprit de parti qui entraîne des hommes honnêtes et estimables dans
les choses ordinaires de la vie à mentir ainsi à la vérité !
A l'heure même où la Révolution forgeait le redoutable instrument de ses ven
geances, la Vendée était en feu : les défenseurs du trône et de l'autel, inaugurant par
d'épouvantables massacres leur premier triomphe, instituaient, suivant l'expression
de M. Michelet, « un comité d'honnétes gens qui fit périr, en six semaines. cinq cent
quarante-deux patriotes. » L'établissement de la Terreur blanche précédait celui de
la Terreur révolutionnaire. Mais celle-ci du moins n'avait qu'une chose en vue :
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 393

sauver la patrie et la liberté ! Or, l'assassinat, à Rome, de notre ministre plénipoten


tiaire Hugon de Basseville, cet ancien collaborateur de mademoiselle de Kéralio
au Mercure national, tué pour avoir substitué aux armes royales l'écusson de la
République, le meurtre de Lepéletier Saint-Fargeau, les mouvements contre
révolutionnaires excités à Lyon, les troubles fomentés à Paris par l'or de Pitt, par
les émigrés revenus en masse depuis peu, le soulèvement de la Vendée, tout cela,
joint à la nécessité de se défendre contre les trois quarts de l'Europe coalisés, était
bien fait pour allumer les colères de la Révolution et rendre impitoyables ses

- --

Assassinat de Lepéletier Saint-Fargeau.

défenseurs. Quelle excuse à ses fureurs pouvait au contraire invoquer la contre


révolution ? une seule et la moins honorable de toutes, l'intérêt particulier. C'est
pour cela que, de toutes parts, elle pactisait avec l'étranger, crime impardonnable
dont ne se souillèrent jamais les patriotes, et qu'en Vendée elle tendait les bras aux
Anglais.

XXIII

Il était donc tout naturel qu'alors Montagnards et Girondins fussent unis dans une
même pensée de défense et de vengeance contre les ennemis déclarés de la Révo
lution ; sur ce point ils étaient parfaitement d'accord. Si Robespierre avait contre la
faction girondine les plus justes griefs, il ne fut pas de ceux qui à cette époque

TOME II. 115


-

394 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

conseillèrent contre elle l'insurrection. Il écrivit dans son journal un nouvel article
pour avertir ses concitoyens des dangers amenés par les troubles publics, et pour
conseiller à la Convention nationale de soulager la misère du peuple en rapprochant
le prix des denrées du salaire de l'ouvrier, en décrétant des travaux qui contri
buassent à la gloire et à la prospérité de l'État, en arrêtant le brigandage des
sangsues publiques, en rétablissant le crédit des assignats et en punissant sévèrement
les prévaricateurs et les fripons. -

Bien mieux, on l'entendit aux Jacobins, dans la séance du 13 mars, blâmer très
sévèreument la tentative insurrectionnelle du 10, laquelle avait échoué devant le bon
sens de la population parisienne. Désigné par la calomnie aux coups de la réaction,
il se vanta d'avoir plusieurs fois cependant arrêté les effets du patriotisme irrité
contre la tyrannie. Partisan des insurrections nécessaires, il détestait les mesures
partielles, les mesures avortées, que désiraient les despotes, parce qu'elIes leur
offraient l'occasion d'écraser la liberté. Ainsi, les scènes dont la Convention, la
veille, avait été le théâtre, la pétition furieuse et intempestive par laquelle la section
Poissonnière avait réclamé un décret d'accusation contre Dumouriez et demandé les
têtes de Gensonné, de Vergniaud et de Guadet, pétition flétrie par Marat lui-même
comme tendant à la dissolution de la Convention, paraissaient à Robespierre une
manœuvre dirigée contre la liberté ? En effet, qn'en était-il résulté ? c'est qu'on en
avait profité pour faire le procès au patriotisme ardent. Des propos indiscrets avaient
été érigés en crimes, et leurs auteurs marqués d'avance comme les premières vic
times qui devaient tomber sous les coups du tribunal révolutionnaire. Rien de plus
impolitique en conséquence que cette échauffourée du 10 mars, présentée par le
libelliste Louvet comme l'œuvre de la Montagne et de la faction d'Orléans. Au reste
la Société des Jacobins était si bien dans les sentiments de Robespierre à cet égard,
qu'elle s'était, d'un élan à peu près unanime, élevée contre Varlet et Fournier, les
principaux instigateurs de cette journée.
Eh bien ! malgré cela, — et c'était ce dont s'indignait Robespierre, — on avait
· inculpé la Société, en la rendant responsable de conversations inconsidérées tenues
dans les cafés par des individus soudoyés ou égarés. Là se reconnaissait le système
d'hommes toujours acharnés à persécuter les patriotes, à calomnier Paris, le système
de ceux que Marat désignait sous le nom des hommes d'Etat, et qu'à plus juste titre
il appelait, lui, les intrigants, et qui paraissaient plus soucieux de livrer au tribunal
révolutionnaire les Jacobins et les députés de la Montagne que les émigrés et les
généraux traîtres à la patrie. Quant à ces membres de la Convention, dénonciateurs
continuels des Jacobins, qu'ils déployassent le même zèle contre les émigrés, contre
les banquiers coupables de Londres et de Paris, les patriotes leur pardonneraient ;
car, disait Robespierre, « nous ne demandons pas la perte de tous les ennemis de
la liberté, nous demandons qu'ils se convertissent et qu'ils vivent. » De grands
murmures l'avertirent ici que toute la Société ne partageait pas sa modération.
« Déjà, reprit-il, ils sont connus pour de vils intrigans ; avertissons la nation, ral
lions les citoyens, mais sans imprudence ; montrons à la fois une sagesse profonde
et une énergie invincible. » La Convention, avait-il dit, serait toujours le boulevard
de la liberté ; à cette heure elle se trouvait placée entre l'alternative de devenir
l'esclave d'une faction ou de mourir pour la liberté; mais non, s'écria-t-il en termi
nant, « ma patrie ne sera pas esclave d'un Brissot, d'un Brunswick... Nous saurons
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 395

mourir, nous mourrons tous. » Oui, tous, tous, répétèrent plusieurs voix au milieu
des applaudissements. Mais tel n'était point l'avis de Marat. Se rappelant le vieuv
proverbe : Mieux vaut occire qu'être occis, il répondit : « Non, nous ne mourrons
point ; nous donnerons la mort à nos ennemis ; nous les écraserons. » Il n'y avait
pas d'ailleurs, selon lui, à s'alarmer du vain triomphe d'une faction scélérate. On
ne doit pas s'étonner outre mesure des violences de Marat contre la Gironde, et
que, plus que personne, il ait travaillé à sa perte, car jamais homme n'a été plus
indignement outragé ; et si ses adversaires avaient assurément le droit de combattre
des exagérations de plume, dont ils étaient loin d'être exempts eux-mêmes, son
patriotisme, qu'il était ridicule de révoquer en doute, leur commandait plus de
modération et plus d'égards. -

Vers ce temps-là eut lieu, paraît-il, une tentative de réconciliatiou entre les Giron
dins et les Montagnards. Danton, dont les emportements patriotiques tenaient
plutôt, à mon avis et d'après l'étude attentive qne j'ai faite de ce personnage fameux,
à une question de tempérament qu'à des principes bien arrêtés et longuement
médités, aurait, je crois, volcntiers tendu les mains aux premiers, s'il les avait
trouvés plus accommodants. Il était en communication avec eux, comme cela résulte
d'une interpellation de Boyer-Fonfrède à la séance du 13 mars. Le surlendemain,
s'il faut s'en rapporter à Marat, il était, au sein même du comité de défense géné
rale, l'objet de flagorneries outrées de la part de Guadet. De son côté, Robespierre
eut avec Buzot une explicaticn toute fraternelle. Ils avaient été jadis liés si intime
ment, aux beaux jours de l'Assemblée constituante ! Pourquoi donc ne tomberaient
ils pas, ces nuages qui s'étaient élevés entre eux ? Ah ! était-on tenté de leur dire,
bannissez donc le soupçon malsain, les défiances injustes perfidement semées sous
| vos pas ; vous avez l'un et l'autre dans le cœur la haine des tyrans, l'amour de la
République et de la liberté; vous êtes vraiment frères ; reconnaissez-vous à ces
signes certains ; allons ! embrassez-vous, et la patrie est sauvée, la Républiqne fon
dée ! mais vain espoir ! On convint de se réunir ; la réunion n'eut pas lieu, empê
chée peut-être par les irascibles amis de Buzot. Le sort en est jeté désormais ; plus
de trêve ! la lutte sans fin, la lutte à mort !
Habiles à tirer parti de cette prétendue conspiration du 10 mars contre la Conven
tion nationale, conspiration qui n'avait existé que dans leur imagination, et à
laquelle un magnifique discours de Vergniaud, plein d'assertions hasardées et men
songères, avait, après coup, donné un semblant d'existence, les Girondins recom
mencèrent de plus belle à inonder les départements de leurs diatribes journalières.
Une longue adresse de la société populaire d'Amiens, lue à la Convention nationale
dans la séance du 24 mars, réclamait impérieusement, entre autres choses, un
décret de bannissement éternel « contre la race exécrée » de tous les Bourbon,
une loi contre les provocateurs au meurtre et les fauteurs d'anarchie, une force
départementale autour de Assemblée, la destitution de la Commune de Paris, le
rappel de Roland, le rapport du décret « commercicide et monstrueux » portant
abolition de la contrainte par corps, et un décret d'accusation « contre les criminels
Robespierre, Danton, leurs infâmes affiliés, et le parricide Marat, médecin du frère
du tyran Capet. » La lecture de cette adresse, si manifestement écrite sous l'ins
piration girondine, souleva quelque tumulte. La Couvention se contenta de l'im
396 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

prouver et de passer à l'ordre du jour. Robespierre, comme Marat et Danton, avait


dédaigneusement gardé le silence.
Tout cela n'était pas fait pour apaiser les haines ; et cependant, de son respect
pour la Convention nationale, Robespierre semblait s'attacher à fournir une preuve
nouvelle chaque jour. Ainsi, le 22 mars, aux Jacobins, Desfieux ayant donné lec
ture d'une adresse venue de Marseille, adresse dans laquelle les signataires décla
raient ne plus reconnaître pour membres de la Convention que les représentants
qui siégeaient « sur la Montagne, » et conseillaient au peuple de Paris de se porter
en force à l'Assemblée pour déjouer les manœuvres des ennemis de la liberté,
Robespierre, tout en applaudissant au patriotisme des Marseillais, blâma ce zèle
inconsidéré dont les intrigants pourraient se prévaloir. La Société des Jacobins de
Paris n'avait à prendre aucune décision, quant à elle, avant de connaître le vœu de
tous les départements; elle devait donc se contenter d'écrire à la Société de Mar
seille pour l'assurer de son amitié et ne pas s'arrêter aux mesures conseillées par
elle. « Je conclus, disait-il, à ce que nous soyons calmes et prudents, parce que je
veux la liberté, parce que je veux désarmer les calomnies contre la Société, parce
que je veux que les sociétés populaires restent intactes, et qu'on ne les engage
pas dans des démarches inconsidérées, dont on ne manqueroit pas d'abuser contre
vous, c'est-à-dire contre les amis de la liberté. » Conformément à ces observations,
les Jacobins passèrent à l'ordre du jour sur l'adresse de la Société marseillaise.
La veille au soir avait été connue dans Paris la défaite de Dumouriez à Neerwin
den. Cela, joint à la nouvelle des événements de la Vendée, n'avait pas peu contri
bué à assombrir la situation. Aussi les mesures prises par la Convention devenaient
elles de plus en plus rigoureuses, et l'on ne saurait s'en étonner. Le 18 mars, en
apprenant les soulèvements dont quelques départements de l'Est venaient d'être le
théâtre, elle décréta, sur la proposition de Duhem et de Charlier, que toute personne
convaincue d'émigration encourrait la peine de mort et serait exécutée dans les
vingt-quatre heures. Le lendemain, après un rapport de Cambacérès, elle adopta
sans discussion un projet de loi d'une excessive sévérité. « Les circonstances sont
pressantes, avait dit le rapporteur, et vous n'oublierez pas que les circonstances
commandent presque toujours les décisions. » Tout le secret de la Terreur est là.
Etait mis hors la loi tout individu prévenu d'avoir pris part à quelque émeute
contre-révolutionnaire et arboré la cocarde blanche ou tout autre signe de rébellion.
Et, entre autres dispositions, il était dit que les prêtres, les ci-devant nobles, les
ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de ces personnes, etc., subiraient
la peine de mort, ce qui explique pourquoi tant de gens de condition inférieure ont
été livrés au tribunal révolutionnaire. Le 21, la Convention, sur le rapport de Jean
Debry, institua dans chaque commune de la République et dans chaque section des
communes divisées en sections un comité du surveillance, d'où étaient exclus les
ci-devant prêtres et les ci-devant nobles. Ce furent les fameux comités révolution
naires, ces instruments si actifs de la Terreur. Le 26, sur la proposition de Génis
sieu, l'Assemblée décréta le désarmement de tous les ci-devant nobles, seigneurs
et prêtres, de leurs agents et domestiques, et autorisa les communes, les direc
toires de districts et de départements à désarmer toutes les personnes reconnues
suspectes. Enfin, le 28 mars, la Convention nationale, sur le rapport de ses comi
tés de législation, de finances, de la guerre et diplomatique réunis, rendit la
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 397

terrible loi qui bannissait à perpétuité du territoire français les émigrés, punissait
de mort toute infraction à ce décret de bannissement, les frappait de mort civile et
déclarait leurs biens acquis à la République.
Robespierre, on le voit, était resté complétement étranger à ces mesures extrêmes,
dont l'application deviendra d'autant plus rigoureuse que les périls de l'État grandi
ront. Au reste, ces mesures, commandées par une situation exceptionnelle et sans
précédents, avaient sans doute son approbation; autrement il les eût combattues.
« Quoi! disait-il, les prêtres, les nobles et leurs complices auroient plongé un fer
sacrilége dans le sein de Lepéletier, et nous n'aurions pas le droit de nous défendre,
nous n'aurions pas le droit de les bannir de nos sections, de mettre entre eux et nous
les colonnes d'Hercule ! » C'était aux assemblées sectionnaires, pensait-il, à purger
Paris de tous les intrigants, de tous les scélérats, de tous les émissaires de l'aristo
cratie qui se faufilaient dans leur sein, couvraient la voix des meilleurs patriotes et
prêchaient des excès funestes. L'intérêt de la Convention nationale et celui de
toutes les sections de la République étaient identiques : celles-ci n'avaient donc rien
à imposer à celle-là.Seulement la première avait besoin du peuple pour sauver le
pays. Le peuple ne lui manquerait pas, Robespierre en avait l'assurance.

XXIV

En des conjonctures aussi pressantes, il fallait de toute nécessité donner au pou


voir exécutif plus de force, plus d'action, et surtout établir entre lui et la Convention
des rapports plus intimes : c'est ce qu'avait récemment essayé de démontrer Robes
pierre. Il existait bien, depuis le 4 janvier précédent, un comité de défense générale,
composé d'un certain nombre de membres tirés des divers comités de l'Assemblée,
et dont Kersaint, Pétion et Guadet avaient été successivement élus présidents; mais
ce comité, n'ayant pas d'attributions bien délimitées fonctionnait mal. Le 25 mars,
sur une motion de Quinette, amendée par Isnard, l'Assemblée remplaça cet ancien
comité de défense générale par une commission dite de salut public, laquelle, com
posée de vingt-cinq membres, était chargée de préparer et de proposer toutes les
mesures nécessaires à la défense extérieure et intérieure de la République. Les
ministres étaient tenus de lui fournir les renseignements dont elle aurait besoin et
de lui rendre compte dans la huitaine de tous les arrêtés généraux. Ce nouveau
comité devait lui-même soumettre à la Convention celles de ses opérations suscep
tibles de publicité et désigner chaque jour deux de ses membres pour répondre à
toute demande d'explication sur l'état de la République.
Dans une pensée de conciliation, on forma ce nouveau comité de membres appar
tenant aux diverses fractions de l'Assemblée : les Girondins et les Montagnards y
entrèrent en nombre à peu près égal. Danton, Robespierre, Ruhl, devenu ardent
Montagnard, Camille Desmoulins, Dubois-Crancé, y figurèrent à côté de Pétion, de
Barbaroux, de Vergniaud, de Guadet et de Buzot. Composée d'éléments si contraires,
cette commission portait en elle un germe de mort, et elle n'eut en effet qu'une exis
398 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

tence éphémère. On a fort légèrement avancé que Robespierre n'y faisait que de
rares apparitions, soit à cause de la présence des Girondins, soit en raison de son
incapacité dans les questions militaires qui s'y agitaient. Cette assertion de Carnot
est fausse d'abord, et en second lieu ridicule. Il est constaté par les registres mêmes
de cette commission que, jusqu'au 6 avril, date où elle fut remplacée par le grand
comité de Salut public, Robespierre assista régulièrement aux séances, lesquelles
avaient lieu deux fois par jour, à midi et à sept heures du soir. Je ne le vois absent
que dans la matinée du samedi 30 mars et dans celle du 2 avril, et rarement la
commission comptait la moitié de ses membres. Quant aux questions débattues,
c'étaient surtout des questions intérieures, et il n'était nullement besoin d'être mili
taire pour s'occuper des moyens de défense du pays. Sans avoir la prétention de
tracer aux généraux leur ligne de conduite au point de vue de la stratégie, Maximi
lien leur avait souvent donné, dans son journal, d'excellents conseils; si Dumou
riez les avait suivis, il aurait vraisemblablement débarrassé en très peu de temps la
République de ses ennemis, et il n'aurait pas terminé sa carrière politique d'une aussi
déplorable façon.
Sur la foi de Danton, Robespierre, jusqu'à ces derniers temps, avait eu assez
de confiance en Dumouriez, l'intérêt même du général lui paraissant un gage de sa
fidélité à la République. Et puis, dans un de ses derniers voyages à Paris, Dumouriez
ne s'était-il pas, aux Jacobins, jeté avec affectation dans les bras du rude et austère
tribun? Comment croire tout d'abord que cela n'était que comédie et hypocrisie ?
Mais les derniers évènements survenus en Belgique, les lettres ambiguës du
général, qui attribuait nos revers à l'indiscipline de nos soldats et non à l'impéritie
ou à la trahison de quelques officiers supérieurs, commencèrent à inquiéter Robes
pierre et à jeter dans son âme de violents soupçons contre le vainqueur de
Jemmapes. Dès le 27 mars, il éclatait à la tribune de la Convention. Précisément
Danton venait d'accuser les Girondins d'avoir conduit le général à sa perte par des
insinuations perfides; Dumouriez, prétendait-il, lui avait montré une lettre de
Roland par laquelle ce ministre l'invitait à se liguer avec lui et ses amis pour
« écraser le parti de Paris, et surtout ce Danton. »
Sans s'occuper des Girondins dans cette séance, Robespierre poussa droit au
général. Par quel phénomène les brillantes espérances dont on s'était bercé il y avait
à peine quelques jours s'étaient-elles si vite évanouies ! Comment la liberté avait
elle été trahie à Aix-la-Chapelle, au moment même où l'on comptait accomplir en
Hollande la révolution de l'Europe ? Et c'était à l'heure où l'on se croyait à la veille
d'un triomphe complet qu'on apprenait la nouvelle de tant de désastres, que nos
principales places fortes, Lille, Givet, Thionville, étaient sans garnison, que nous
êtions de toutes parts cernés par nos ennemis, qu'un général commandait en dicta
teur dans le pays, où il occupait encore quelques places, et qu'il avait dans sa
retraite abandonné quatre millions à l'ennemi ! De plus, ajoutait Robespierre, « nous
recevons des lettres qui annoncent qu'il est très prévenu contre la Convention, que
ses opinions politiques doivent alarmer tous les ennemis de la liberté, et nous
ensevelissons dans un comité tcutes ces nouvelles importantes, toutes ces dénon
ciations ! » Et, singulière coïncidence, continuait-il, les ennemis de l'intérieur avaient
en même temps des armées formidables et entraient en lutte ouverte contre la
Révolution. En eût-il été de la sorte si les fonctionnaires publics prévaricateurs, si
UISTOIRE DE ROBESPIERRE. 399

les chefs d'armée infidèles n'avaient'pas joui d'une longue impunité? Comment ! pour
réduire les rebelles de la Vendée, on avait été choisir des officiers aristocrates tels
que Marcé, Menou et Vittenkoff! Dans une telle crise, il était indispensable de
déployer toutes les vertus que supposait la République, toute l'énergie du patrio
tisme, de sévir contre tous les agents coupables. « Vous ne vaincrez, s'écriait
Robespierre, que lorsque le peuple se lèvera en masse contre les ennemis de l'in
térieur, qu'il mettra à sa tête des chefs qui auront sa confiance... Un général,
quelque puissant qu'il soit, n'est à craindre que lorsqu'il n'est point environné d'une
grande nation, supérieure aux trahisons comme aux talents. Mais, si vous ne ralliez
pas les parties pures du peuple, si vous ne donnez pas l'éveil au patriotisme, depuis
très longtemps comprimé, alors la puissance de certains généraux pourra devenir
vraiment redoutable, alors vous aurez tout à craindre. »
Toutefois cela ne suffisait pas, Dumouriez avait sous ses ordres un membre de la
famille d'Orléans, le fils aîné de Philippe Égalité. Était-il téméraire de supposer le
général capable de conspirer dans l'intérêt de cette famille ? Dans tous les cas, il
parut à Robespierre qu'au moment où la République était outragée avec tant d'inso
lence, trahie avec tant d'audace, elle devait donner une nouvelle force à l'esprit
public et une preuve de plus de son antipathie pour la royauté. En conséquence, il
renouvela une proposition précédemment faite par les Girondins et défendue par lui
à la tribune des Jacobins, celle d'ordonner à tous les membres de la famille Capet
d'évacuer, dans un délai de huit jours, le territoire français et toutes les contrées
occupées par les armées de la République. Il demanda en outre que Marie-Antoinette
d'Autriche fût traduite devant le tribunal criminel extraordinaire, comme prévenue
de complicité dans les attentats commis contre la liberté et la sûreté de la nation.
Robespierre fut vivement applaudi, mais en pure perte.
Les Montagnards, qui déjà s'étaient opposés à la motion d'exclure tous les Bourbon,
en raison des grands services rendus par d'Orléans à la cause de la Révolution, la
combattirent de nouveau; Lamarque parut surpris d'avoir entendu Robespierre
reproduire une proposition déjà « faite par des ennemis de la patrie. » Cette fois
cependant, la Gironde vota avec la Montagne, puisqu'à la presque unanimité
l'Assemblée écarta par l'ordre du jour la motion de Robespierre. S'il faut en croire un
ancien Conventionnel, quand Maximilien fut revenu à sa place, un de ses collègues,
Massieu, évêque de Beauvais, qui siégeait à ses côtés, lui aurait demandé comment
il se faisait qu'après avoir, dans le temps, combattu la motion de Louvet, il vînt la
reproduire aujourd'hui. A quoi Robespierre aurait répondu : Je ne puis expliquer
mes motifs à des hommes prévenus et qui sont engoués d'un individu, mais j'ai
de bonnes raisons pour en agir ainsi et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres. »
Or cela est tout à fait inadmissible, par un excellent motif : c'est que, loin de
combattre la motion de Louvet et de Buzot, Robespierre, comme on l'a vu plus haut,
avait déclaré, en plein club des Jacobins, que s'il eût été présent à la séance où cette
proposition avait été présentée, il l'aurait appuyée, parce qu'elle était conforme aux
principes. On trouve là une preuve de plus de la légèreté avec laquelle sont écrits
la plupart de ces Mémoires de personnages ayant joué dans la Révolution un rôle
plus ou moins important, heureux encore quand ce ne sont pas tout à fait des œuvres
de mensonge et de mauvaise foi. Mais, chose très possible, comme le pense un
illustre historien de nosjours, Robespierre aura très bien pu avouer à son collègue
400 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Massieu qu'il considérerait la République comme en péril tant qu'un membre de la


famille des Capet serait en France. Moins de dix jours après, la Convention nationale
donnait pleinement raison à Robespierre. Seulement, au lieu de se contenter, comme
il le demandait, de bannir tous les Bourbon du territoire de la République, elle
ordonnait leur arrestation, sur la motion de Boyer-Fonfrède, et leur transfèrement
dans une prison d'État, afin de les avoir sous la main en otage, et que leurs têtes
pussent rouler au pied des échafauds, suivant l'expression de l'ardent Girondin, si
les tyrans osaient porter un fer assassin sur les représentants du peuple français.

XXV

N'ayant pu obtenir l'expulsion des membres de la famille Capet, Robespierre


demanda qu'au moins toutes les pièces de la correspondance de Dumouriez fussent
lues à la tribune. Le surlendemain 29 mars, aux Jacobins, il prenait directement à
partie ce général dont il soupçonnait maintenant la trahison. Il n'y avait plus à
s'étonner de la politesse dont cet officier avait usé à l'égard du roi de Prusse, alors
qu'il aurait dû le vaincre et ensevelir son armée dans les plaines de la Champagne.
Malgré cela, il avait conservé la confiance du pays à cause de ses belles promesses
et de son plan d'envahissement de la Hollande.Vaincu aujourd'hui, au lieu de s'en
prendre de cet insuccès à des chefs imbéciles ou traîtres, il accusait l'indiscipline et
l'insubordination des soldats, digne imitateur de ce Lafayette, qui jadis avait
compté tant de partisans au sein de l'Assemblée législative. Mais les soldats de la
République avaient déjà prouvé ce que peut l'amour de la liberté, et, selon Robes
pierre, il ne leur manquait que des chefs dignes d'eux.Du reste, les ennemis les plus
dangereux n'étaient pas à l'extérieur, mais au dedans. « Voudroit-on nous faire
accroire que nous n'avons plus d'ennemis, parce qu'on s'est promené dans les rues
et qu'on a visité les maisons ? » disait-il. Allusion au désarmement des suspects qui
avait eu lieu la veille. Il ne fallait pas s'y tromper, c'était à Paris surtout qu'on en
voulait, c'était dans le sang de ses habitants qu'on chercherait à étouffer la dernière
espérance du triomphe des droits de l'homme. Le peuple devait donc rester armé et
demander actuellement des chefs qui le conduisissent à la victoire, non des bourreaux
qui le menassent à la mort. Pour lui, quant à présent, il ne voyait pas d'un bon œil
que les députés désertassent la Convention pour accompagner les défenseurs de la
patrie, car l'Assemblée se privait de ses membres les plus ardents ; et nous verions
bientôt les Girondins profiter de l'absence d'une foule de représentants patriotes
pour obtenir de la Convention des mesures déplorables, telles que le décret d'accu
sation contre Marat par exemple.
Nos maux, poursuivait Robespierre, viennent en partie des corps administratifs,
où se sont glissés un trop grand nombre d'aristocraties et de scélérats entretenant
dans nos départements ce feu de la sédition qui s'approchait de nous, menaçant de
tout embraser si l'on ne se hâtait pas de l'éteindre. Ah ! sombre prophétie, nous la
verrons trop tôt se réaliser ! Le remède, où était-il ? dans le peuple et dans la
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 401

Convention. Qu'on se lève dans toutes les parties de la France pour écraser
l'ennemi intérieur, sans cela tout est perdu. Le peuple sauvera la Convention, et la
Convention sauvera le peuple à son tour. Puis Robespierre ajouta : « Quand je propose
des mesures fermes et vigoureuses, je ne propose pas ces convulsions qui donnent
la mort au corps politique.Je demande que toutes les sections veillent, et s'assurent
des mauvais citoyens, sans porter atteinte à l'inviolabilité des députés.Je ne veux pas
que l'on touche à ces fragmens de la Représentation nationale, mais je veux qu'on les
démasque, qu'on les mette hors d'état de nuire. » Et, après avoir assimilé aux Caza
lès et aux Maury tous ceux qui blasphémaient contre les vrais principes, il déclarait

Le Comité de salut public.

encore, aux applaudissements unanimes de l'Assemblée, qu'en se levant pour


exterminer ses ennemis, la nation était tenue de respecter la Convention natio
nale.
Quelques jours plus tard, dans un long article de son journal, Robespierre défen
dait les troupes républicaines contre les calomnies du général Dumouriez, lequel,
par compensation, avait fait l'éloge de Stengel et de Lanoue, si gravement compro
mis l'un et l'autre. Quelques personnes avaient paru attacher la destinée de la Répu
blique à la tête de tel ou tel individu, de tel ou tel chef d'armée; c'était là, selon lui,
un véritable blasphème. Le salut du peuple tenait à son caractère et à son énergie.
Comment ! un général avait pu impunément fouler aux pieds les décrets et l'autorité
du gouvernement français, emprisonner ses agents, paralyser les sociétés populaires,
aliéner la Belgique, parler enfin et agir en dictateur ! Un tel état de choses ne se pou
vait supporter plus longtemps. « Reprenez d'une main vigoureuse les rênes de la
Révolution, s'écriait Robespierre en s'adressant à ses collègues de la Convention.

TOMIE II. 116


402 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Destituez les généraux prévenus d'incivisme et de trahison; punissez sévèrement


les coupables ; donnez-leur pour remplaçans des citoyens avoués par l'opinion
publique. Dans les états-majors, substituez, par ordre d'ancienneté, aux officiers sus
pects, des hommes attachés aux principes républicains, et bientôt tous les François,
embrasés d'un nouveau zèle, accourront avec confiance sous les drapeaux de la
liberté, et le peuple tout entier formera derrière l'armée une armée invincible. »
Dans la soirée du 31 mars, parurent au nouveau comité de défense générale
les citoyens Proly, Péreyra et Dubuisson, qui, chargés par le ministre des affaires
étrangères Le Brun d'une mission particulière auprès de Dumouriez, venaient
donner au comité lecture du procès-verbal des trois conférences qu'ils avaient
eues à Tournay avec le général, du 26 au 28 de ce mois. Dans ces conférences,
Dumouriez, avec une brutalité toute militaire, avait laissé entrevoir ses desseins de
jouer le rôle de Monk, et s'était emporté contre les principaux patriotes, contre
Robespierre en particulier, aux plus violentes invectives. Séance tenante, le comité
de défense générale, après avoir entendu le procès-verbal des trois envoyés de
Le Brun, décerna des mandats d'arrêt contre un certain nombre des personnes,
parmi lesquelles les deux fils de Philippe Égalité, le général Valence, Choderlos de
Laclos, et madame de Genlis, femme du député Sillery, et décida que les scellés
seraient apposés sur les papiers de l'ex-ministre de l'intérieur, Roland. On comprend
quelle irritation une pareille décision dut jeter dans l'âme des Girondins. Camba
cérès fut chargé du rapport de toutes les mesures prises et des motifs qui y avaient
donné lieu. Le comité avait siégé toute la nuit : il était près de midi quand le
1er avril 1793 il leva sa séance.
Ce jour-là, un déchirement suprême, une irréparable scission allait se produire à
la Convention entre la Montagne et la Gironde. Après la lecture du procès-verbal des
citoyens Proly, Péreyra et Dubuisson, le rapporteur du comité de défense générale,
Cambacérès donna en quelques mots l'explication des mesures urgentes prises pen
dant la nuit par la comité. Boyer-Fonfrède aurait voulu qu'avant toute discussion on
entendît Dumouriez : il réclama donc l'ordre du jour. « L'ordre du jour, répondit
Robespierre, est de prendre les mesures nécessaires pour sauver la République
exposée aux plus grands dangers. » L'attitude de Dumouriez, ses folles prétentions,
son audace, prouvaient assez qu'il se croyait sûr du succès de ses infâmes projets. Il
n'y avait donc pas un moment à perdre, selon Maximilien, et il demanda l'ouverture
immédiate de la discussion sur les moyens à prendre pour sauvegarder nos fron
tières.
L'Assemblée allait-elle se rendre à ce sage avis ? On était en droit de l'espérer, car
la situation était critique; il n'en fut rien pourtant. Les Girondins, profondément
irrités du coup frappé sur Roland, s'en prirent à Danton, soit qu'ils le regardassent
comme le principal auteur de cette injure, soit qu'ils le jugeassent plus vulnérable.
Danton, en effet, avait été assez étroitement lié avec Dumouriez. Commissaire en
Belgique, il avait vécu dans son intimité, et, de retour en France, il n'avait pas tari en
éloges sur son compte. Un jour même, tout récemment, au sein du comité de défense
générale, Robespierre avait insisté pour qu'on examinât très attentivement et sans
retard la conduite de Dumouriez, jugeant tout délai dangereux. Danton s'y était
opposé, parce que, pensait-il, on ne devait rien décider contre le général avant la
complète évacuation de la Belgique, et son opinion avait prévalu. Pénières commença
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 403

l'attaque contre le vigoureux athlète; ensuite vint La Source, qui groupa fort habi
lement tous les faits, y joignit force insinuations perfides, et dans son accusation
contre Danton enveloppa Lacroix, cet ancien allié des Girondins, passé tout à coup
dans le camp montagnard. L'âpre orateur revint encore sur cette éternelle dictature,
fantôme sans cesse évoqué par son parti; il se plaignit de l'inaction du tribunal révo
lutionnaire et termina en demandant que chacun jurât de donner la mort à quiconque
tenterait de se faire roi ou dictateur. L'Assemblée, d'une voix unanime, prêta ce
serment aux applaudissements des tribunes.
Tout le monde connaît la foudroyante réponse de Danton. On avait eu l'air de
suspecter sa probité relativement à une somme de cent mille écus mise à sa dispo
sition et à celle de Lacroix pour les besoins de leur mission en Belgique; il s'en
rapporta à cet égard au témoignage de Cambon. Puis, après une sorte d'invocation
aux citoyens vraiment amis du peuple qui siégeaient sur la Montagne, il prit corps
à corps La Source et les Girondins, et deux heures durant les tint sous sa rude
étreinte. On avait incriminé ses relations avec Dumouriez ; mais ses ennemis, les
hommes d'Etat, les intrigants, n'avaient-ils pas été, n'étaient-ils pas encore les plus
ardents partisans du général ? N'avaient-ils pas eu pour lui les plus grands ména
gements ? N'était-ce pas un journal de la faction girondine, le Patriote françois,
qui écrivait que Dumouriez était loin d'associer ses lauriers aux cyprès du 2 sep
tembre, dont Brissot et ses amis, avec cette mauvaise foi dont nous avons donné
tant de preuves, s'efforçaient de rejeter la responsabilité sur leurs adversaires ? « Eh
bien ! s'écria Danton de sa voix formidable, après avoir renvoyé à ses imprudents
accusateurs le reproche de vouloir rétablir la royauté, eh bien ! je crois qu'il n'est
plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran,
et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France. » Hélas !
non, il n'y avait plus de trêve possible, et les applaudissements mêlés de cris de
fureur qui interrompirent de moment en moment la dernière partie de cette puis
sante improvisation, donnèrent la mesure du degré d'exagération où étaient montés
l'un et l'autre parti.
L'Assemblée, après avoir entendu le discours de Danton, passa à l'ordre du jour ;
mais elle prit une mesure bien grave et grosse de conséquences fatales. « Frappons
les traitres quelque part qu'ils se trouvent ! » s'était écrié Marat, Aussitôt le citoyen
Biroteau, formulant cette menace en motion, proposa à la Convention de mettre en
état d'accusation celui de ses membres sur la tête duquel flotteraient de violents
soupçons. Les Girondins étaient en majorité, ils appuyèrent en masse la demande
de leur ami, — personne ne protesta du reste, — et l'Assemblée aveuglée décida
que, sans avoir égard à l'inviolabité d'un représentant de la nation française, elle
décrèterait d'accusation celui ou ceux de ses membres contre lesquels il y aurait de
fortes présomptions de complicité avec les ennemis de la liberté, de l'égalité et du
gouvernement républicain.Ainsi cette charte tutélaire d'inviolabilité, réclamée jadis
par Robespierre au sein de l'Assemblée constituante, la voilà détruite, anéantie,
déchirée par les mains des Girondins, et Robespierre n'avait pas réclamé, tant de
part et d'autre les passions étaient devenues violentes, les haines furieuses ! Seule
ment, de ce droit de proscrire, — droit exorbitant ! — les Girondins, en majorité
à cette heure, espéraient bien user à leur profit, et ils en donneront prochainement
la preuve. Les malheureux ! ils venaient de décréter leur mort !
404 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

XXVI

Robespierre avait laissé la Convention sous l'influence des paroles de Danton,


mais le soir même il montait à la tribune des Jacobins pour flétrir la déloyauté avec
laquelle on avait essayé d'incriminer la conduite de cet ardent patriote. La calom
nie avait pris prétexte de sa trop grande crédulité et de ce qu'il ne s'était pas permis
de mettre de lui-même Dumouriez en état d'accusation. On était allé jusqu'à propo
ser au sein du comité de défense générale l'arrestation de Danton. Pourtant, disait
Robespierre, « vous savez avec quelle supériorité ce patriote a écrasé ses ennemis.
Vous savez avec quelle énergie il a élevé toutes les âmes. » Dans l'extrême péril
de la République, et au moment où les royalistes levaient audacieusement la tête,
il fallait, ajoutait-il, ne voir que le salut de l'État. On avait, par mesure de prudence,
ordonné l'arrestation de certaines personnes suspectes, mais on était dans un temps
où les amis de l'humanité ne pouvaient sacrifier la patrie à des sentiments de com
misération particulière. Pour lui qui, sans attaquer les individus, ne croyait pas au
patriotisme des princes en général, il conseilla à la Société de décider, par un arrêté
, solennel, à l'exemple du département des Bouches-du-Rhône, que tout homme
appartenant à la famille ci-devant royale serait incapable d'être membre d'aucune
société populaire. Le décret contre la famille des Bourbon n'était pas rendu encore.
L'avis de Robespierre rencontra quelques contradicteurs ; cependant, après une
courte discussion, il fut adopté à une forte majorité dans cette même séance. Maxi
milien avait aussi recommandé aux citoyens de Paris le plus grand calme, et le
respect de la Convention. « Je vous dis, dans la vérité de mon cœur, que la plus
fatale de toutes les mesures seroit de violer la Représentation nationale. » C'était
précisément le jour où les Varlet et les Fournier instituaient à l'archevêché un
comité d'insurrection permanent.
Le lendemain 2 avril était lue à la Convention, entre autres pièces importantes,
une lettre adressée par Dumouriez au ministre de la guerre Beurnonville, son intime
ami, et dans laquelle, après avoir violemment récriminé contre Cambon et contre
Robespierre, le général fondait sa confiance sur les hommes de bien de l'Assemblée
et déclarait qu'il ne pouvait plus être question de conciliation avec les scélérats.
Or, — singulier et fatal rapprochement ! — dans le numéro du Patriote françois
portant la date du 12 mars, on lisait : « Dumouriez est trop élevé par son courage,
par son génie, par ses victoires, au-dessus de la faction anarchiste, pour qu'elle
:
espère le renverser. Elle croit, par d'indignes flagorneries, mettre dans son parti
un homme qu'elle craint, elle le flatte... Mais leur espérance est folle... Dumouriez
aime la gloire, il ne voudra pas partager leur infamie. Dumouriez aime la patrie, il
la sauvera avec les républicains, il ne voudra pas la perdre avec les anarchistes. »
Les républicains, sous la plume du secrétaire de Brissot, les gens de bien, sous celle
de Dumouriez, c'était Brissot, c'étaient Guadèt, Vergniaud, Gensonné, tous les
adversaires de l'insurrection du 10 août ; les anarchistes, les scélérats, c'était Robes
pierre, c'étaient Danton, Marat, Cambacérès, Merlin, toute la Montagne. Quand
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. • 405

Robespierre, sur la foi de Danton, croyait encore à la fidélité de Dumouriez, il fon


dait sa croyance sur l'intérêt particulier du général, comme on l'a vu, non sur son
patriotisme dans lequel il avait une très médiocre confiance; eh bien ! à l'heure
même où lecture était donnée de cette lettre qui semblait uu écho des feuilles
girondines, ce général si élevé par son courage, par son génie, par son amour de
la patrie, suivant le jeune Girey-Dupré, portait une main sacrilége sur les quatre
commissaires de la Convention envoyés près de lui, Quinette, Lamarque, Cancal et
Camus, sur le ministre de la guerre lui-même qui les accompagnait, et il les livrait
au général autrichien Clairfayt.
On comprend de quelle anxiété poignante étaient saisis les patriotes. Dumouriez
marchait sur Paris, c'était certain. Le rédacteur du journal de Brissot, qui, la veille
encore, avait entonné ses louanges, était bien obligé d'écrire : « Lorsque hier nous
prenions la défense du vainqueur de Valmy et de Jemmapes, nous étions loin de
penser que Dumouriez étoit las de jouer le rôle d'Épaminondas, et qu'il vouloit jouer
celui d'Alcibiade ou de Monk. » Puis, en exprimant encore une sorte de doute, il
ajoutait : « Si ces crimes sont prouvés, sa tête doit tomber. » Mais Robespierre ne
doutait pas. Comme si à quatre-vingt-dix lieues de distance il eût pu lire dans le
cœur du général, il le montrait nouant des intelligences avec les puissances étran
gères ; — et déjà Dumouriez avait eu avec le colonel Mack plusieurs entrevues, dans
lesquelles il s'était engagé à marcher sur Paris pour y rétablir la monarchie, — il
le montrait s'offrant comme médiateur, afin de forcer le peuple français à transiger
sur sa liberté. Mais quoi ! la République, cette République dont l'enfantement était
si pénible, courberait la tête, s'humilierait devant un soldat insolent ! Non, mille
fois non. C'était l'heure où le génie de la liberté devait enfanter des miracles. Et
Paris est le boulevard de la liberté, s'écria Robespierre aux Jacobins, dans la séance
du 3 avril. Si quelqu'un désespéra du salut de la République, ce ne fut certes pas lui.
Sombre et terrible, il communiqua à tous l'ardeur du patriotisme dont il était
dévoré. Comme député de Paris, il fit appel aux sections, à la municipalité, au
département. La capitale du monde ne succomberait pas ! Il fallait, selon lui, lever
une armée révolutionnaire composée de tous les patriotes, et dont la force et le
noyau seraient dans les faubourgs; il fallait désarmer, non pas les nobles et les
prêtres, mais seulement les citoyens douteux qui auraient donné des preuves d'inci
visme. Dumouriez sans doute précipitait ses pas ; il n'y avait pas de temps à perdre ;
c'était à la capitale menacée à se défendre. « Le moment est venu de transiger avec
les despotes ou de mourir pour la liberté. J'ai pris mon parti, que tous les citoyens
m'imitent. » Et, au milieu des transports soulevés par ses paroles enflammées, il
ajouta : « Que tout Paris s'arme, que les sections et le peuple veillent, que la Conven
tion se déclare peuple... Le génie de la liberté triomphera ! » Le lendemain on lisait
à la tribune de la Convention la circulaire insurrectionnelle de Dumouriez, et l'As
semblée, après avoir, à la voix de Thuriot, mis le général hors la loi, promettait
300,000 livres à ceux qui s'en saisiraient et l'amèneraient à Paris mort ou vif. On sait
comment Dumouriez, abandonné de ses soldats indignés, passa à l'ennemi, flétrissant
par une indigne trahison sa carrière si brillamment commencée.
Dans son numéro du 2 avril, la feuille de Brissot, s'emparant d'une phrase de
Robespierre, mal rendue peut-être par leJournal des débats de la Société des Jacobins,
dont le rédacteur, tout dévoué à la Gironde, avait été chassé un jour pour avoir
406 . HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

faussement rendu compte des séances, avait eu l'effronterie d'accuser l'énergique tri
bun de prêcher la guerre civile. ll était impossible d'aller plus loin dans la calomnie
que le Patriote françois à l'égard de Robespierre. Depuis un an, c'est-à-dire depuisle
jour où un discours de Brissot et un discours de Guadet avaient été solennellement
i déclarés calomnieux par la Société de Amis de la Constitution, c'était une guerre sans
trêve et sans relâche, odieuse, déloyale au suprême degré. Non, il n'est pas
1 d'homme, si cuirassé qu'il fût, qu'une si persistante mauvaise foi et de si sanglanles
calomnies n'eussent fini par jeter hors de lui-même. Et pour comble de démence,
voilà les Girondins qui imaginent à présent d'accuser la Montagne d'être complice
de Dumouriez ? Mais pouvait-on oublier que, mis en relation avec eux par leur ami
Gensonné, le général avait été élevé par eux au ministère ? N'était-ce pas en leur
compagnie qu'au mois de janvier précédent on l'avait toujours rencontré ! N'étail
ce pas sur eux que, dans ses lettres toutes récentes, il fondait son espoir pour
arracher la France à ce qu'il appelait l'anarchie, par une touchante imitation de leur
langage ? Enfin, n'était-ce pas le jour même où éclatait la trahison de Dumouriel
que paraissait dans le journal de Brissot ce malheureux article si élogieux à
l'égard de ce général ?
Le 3 avril, à la séance du soir, comme on proposait à la Convention des mesures
insignifiantes, Robespierre demanda tout à coup la parole pour une motion d'ordre,
et, de sa place, il se plaignit de l'insuffisance des moyens adoptés jusqu'ici pour parer
aux dangers publics. Le comité de défense générale, divisé comme il l'était, lui pa
raissait incapable de sauver le pays. Ce comité, dit-il, avait le tort de compter dans
son sein certains hommes professant des principes réprouvés par la liberté. lci
de vifs murmures interrompirent l'orateur. — A la tribune / A la tribune ' criè
rent plusieurs voix. - Mais, réplique un membre, il est impossible aux amis
de la liberté d'aller à la tribune, on les injurie ! Jean Debry, qui présidait, ayant pris
l'engagement de maintenir la liberté des opinions, Robespierre monta à la tribune.
Convaincu que les mesures nécessaires de la Révolution ne seraient jamais adoptées
par un pareil comité, il ne se regardait plus, dès à présent, comme en faisant partie
et tenait à le déclarer hautement. Il ne voulait pas délibérer avec des gens disposés
à accepter un système où la République se trouverait combinée avec une sorte de
constitution monarchique, avec des gens qui d'ailleurs avaient tenu le langage de
Dumouriez, et qui, à l'exemple de ce général, avaient calomnié sans cesse Paris et
les patriotes les plus purs de la Convention.A l'appui de ses paroles, Robespierre
invoqua le propre témoignage du général, lequel, dans une de ses lettres lues à la
tribune, applaudissait au choix des députés composant le comité de défense générale,
à l'exception de six membres, parmi lesquels l'orateur s'honorait de figurer. Enfin
il s'étonnait que ceux qui depuis six mois s'acharnaient contre les plus ardents dé
fenseurs de la liberté fussent restés muets jusqu'ici sur les crimes de Dumouriez.
« Il n'y a que nous, s'écria-t-il, tant calomniés, qui ayons élevé la voix sur les per
fidies de ce traître. » — A ces mots Brissot se leva et demanda la parole. — Alors
revinrent à la mémoire de Robespierre toutes les infamies incessamment répandues
sur son nom par la feuille du célèbre Girondin. Ce matin encore n'avait-on pas
odieusement travesti ses pensées ? « Puisque Brissot, dit-il, demande la parole
pour me foudroyer, je vais faire sur Brissot l'applicaticn de ce que je viens de dire. »
Il n'avait pas de faits certains à alléguer contre lui, mais il le montra intime ment lié
-
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 407

depuis longtemps avec Dumouriez, ayant, dans toutes les circonstances, pris ardem
ment sa défense, et, de concert avec lui, poussé à la guerre contre l'Autriche avant de
songer à abattre la cour et à remplacer les généraux aristocrates, comme le voulaient
tous les vrais patriotes. Il reproduisit le reproche déjà lancé du haut de la tribune
contre Roland et les Girondins par Danton d'avoir, après le 10 août, aux jours des
grands périls, comploté d'abandonner Paris avec le roi et sa famille, et désespéré
lâchement du salut de la France ; il scruta d'un œil sèvère la conduite de ce Du
mouriez, qui, après avoir débuté par des succès brillants, marchait maintenant de
revers en revers et s'en prenait à l'indiscipline des soldats républicains, au lieu
d'accuser l'impéritie ou la trahison de généraux étrangers dont quelques-uns, comme
Miranda, étaient des créatures de Brissot. Dumouriez était donc, selon Robespierre,
d'intelligence avec ce dernier, et l'un et l'autre devaient être décrétés d'accusation.
Brissot n'eut pas de peine à prouver qu'il était parfaitement étranger à la trahison
du général ; mais quand, au début de sa défense, il déclara hypocritement qu'il
n'avait pas voulu se prononcer sur les crimes de Dumouriez avant d'avoir été
provoqué à s'expliquer, il s'attira cette violente apostrophe de Poultier : « Il est
convaincu ; je demande qu'il lise le numéro du 2 avril de son journal : vous en verrez
la preuve. » La Convention nationale passa à l'ordre du jour, parce qu'en définitive
rien n'indiquait la moindre participation de Brissot dans les projets du vainqueur de
Jemmapes; mais il n'en est pas moins vrai que, jusqu'au dernier jour, les Giron
dins, comme cela ressort clairement des articles du Patriote françois, comptèrent sur
l'épée du général pour les aider à réduire leurs adversaires de la Montagne.

XXVII

Tellement violentes étaient les passions que, dans la séance de nuit du lendemain,
Vergniaud proposa à la Convention de déclarer complice de Dumouriez quiconque
ferait perdre le temps de l'Assemblée, et si cette motion insensée ne fut pas adoptée,
elle n'en fut pas moins couverte d'applaudissements.
Le comité de défense, récemment réorganisé sous le nom de commission de Salut
public, et composé de membres entre lesquels toute entente était devenue impos
sible, se trouvait, comme venait de le démontrer Robespierre, dans l'impuissance
de diriger l'action gouvernementale et de sauver le pays. Tout le monde le sentait.
Le mercredi soir 3 avril, Isnard et Cambon avaient proposé au sein de ce comité une
nouvelle organisation du pouvoir exécutif. Ce fut ce projet que le Girondin Isnard
vint soumettre à la Convention dans la séance du 6 avril, et qui fut adopté, avec
quelques modifications, par l'Assemblée. Un comité de Salut public, formé de neuf
membres de la Convention, renouvelables de mois en mois, était chargé de surveiller
et d'accélérer l'action du conseil exécutif, dont il lui était permis de suspendre les
arrêtés, à la condition d'en informer sans délai la Convention nationale. Investi du
droit de prendre dans les circonstances urgentes des mesures de défense générale
extérieure et intérieure, il devait adresser chaque semaine à l'Assemblée un rapport
408 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

écrit de ses opérations et de la situation de la République, et tenir registre de ses


délibérations. Ainsi fut créé le grand comité de Salut public, qui eut pour mission de
sauver la France et dont le souvenir frappe encore de terreur aujourd'hui tous les
partisans de la royauté.
Les premiers membres de ce comité furent Barère, Delmas, Bréard, Cambon,
Danton, Guyton-Morveau, Treilhard, Delacroix et Robert Lindet, nommé à la place
de Jean Debry non acceptant. Pour que Robespierre y entrât tout d'abord, l'influence
girondine était encore trop grande sur la Convention ; il n'en deviendra membre
qu'au mois de juillet suivant. Telle était alors l'exaspération des Girondins contre
lui, qu'un des leurs, le Marseillais Rebecqui, un de ses premiers accusateurs, envoya
à la Convention nationale sa démission, fondée — c'est à n'y pas croire ! — sur ce
que Robespierre n'avait pas porté sa téte sur l'échafaud p3ur avoir proposé un chef,
un régulateur. La lettre par laquelle le député de Marseille annonçait sa résolution,
lettre d'un véritable maniaque, ne produisit aucun effet, contre son attente sans
doute, et l'Assemblée accepta purement et simplement la démission du compère de
Barbaroux, de ce faux témoin suborné par la Gironde, comme disait Camille
Desmoulins.
La trahison de Dumouriez avait porté au comble l'irritation des esprits. L'inquié
tude était partout, le soupçon farouche dans tous les cœurs. Dumouriez avait été le
collègue des Girondins au ministère; il tenait d'eux sa nomination de général en chef
des armées de la République. A la suite du renvoi de Roland, de Clavière et de
Servan, un éclat scandaleux avait eu lieu. A Brissot, imprimant qu'il était, lui
Dumouriez, le plus vil des hommes, le général avait répondu que Brissot était le
plus grand des fripons; mais la paix s'était faite entre eux, et nous avons vu le jour
nal de Brissot porter aux nues, jusqu'au dernier moment, le criminel général. Rien
d'étonnant, en conséquence, à ce que les sections parisiennes, à bon droit irritées
des éternelles et iniques déclamations des Girondins contre la capitale, les aient
enveloppés dans l'anathème dont était désormais frappé Dumouriez. L'injustice
appelle l'injustice. Le 8 avril, dans la séance du soir, parut à la Convention une
députation de la section de Bon-Conseil. Parmi ceux que la voix publique désignaiu
comme les complices de Dumouriez, elle nomma les Brissot, les Guadet, les G en
sonné, les Vergniaud, les Louvet, les Buzot, et réclama contre eux un décret
d'accusation. Si les gens de la droite poussèrent les hauts cris et trépignèrent de
fureur, cela se comprend de reste. Les pétitionnaires n'en obtinrent pas moins, sur la \
demande de Marat, les honneurs de la séance.
Le surlendemain, Pétion, plein de colère, venait dénoncer un projet d'adresse à la
Convention nationale, émanant cette fois de la section de la Halle-aux-Blés et
conçue dans le même esprit que la précédente pétition. La lecture de cette adresse
souleva au sein de l'Assemblée un de ces orages comme on en avait déjà trOp vu .
hélas ! Danton proposa une mention honorable de l'adresse lue par Pétion, et au
milieu du tumulte on l'entendit, de sa voix tonnante, crier aux Girondins : « Vous
êtes des scélérats ! » Pétion reprit, et mit tout sur le dos de Marat, se plaignant
qu'aujourd'hui l'Ami du peuple obtînt sans cesse la parole et dénoncât les meilleurs
citoyens. — Et Dumouriez ? lui objecta-t-on. — Sans doute il a dénoncé Dumou
riez, fut obligé d'avouer l'ancien maire ; mais il ne dénonçoit pas Égalité, mais
il le défendoit, mais il alloit chez lui... » On voit comme la haine aveuglait l'un et
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 409

l'autre parti. Si les Montagnards reprochaient aux Girondins d'être les complices de
Dumouriez, ceux-ci, avec bien moins de raison, accusaient leurs adversaires de
conspirer en faveur de d'Orléans. La conclusion de Pétion fut qu'il fallait renvoyer
devant le tribunal révolutionnaire le président et les secré
taires de la section de la Halle-aux-Blés, s'ils avaient signé
l'adresse dénoncée par lui.
Danton, avec plus de calme, combattit cette motion.
Quel exemple on donnait à la nation! On vou
lait sévir contre le peuple, et on le dépassait
, en violence! Paris n'avait-il pas le droit d'ail
- leurs de porter à son tour la guerre
| contre ceux qui l'avaient tant calom
+ nié, après les services qu'il avait ren
dus à la cause de la liberté ?
Telle fut à peu près l'argu
mentation de Danton. Il es

| # |
| |" | |

Le président lsnard à la séance du 21 mai.

saya cependant, par quelques paroles pleines de sens et de cœur, d'apaiser les
colères. Mais toutes les digues étaient rompues. Boyer-Fonfrède reprit, contre la
Montagne, la thèse absurde de cette prétendue conspiration en faveur de d'Orléans.
Après lui parut Guadet, l'homme le plus propre à tout envenimer. Il s'opposa à
ce qu'on traduisît dès à présent Égalité et ses complices au tribunal révolutionnaire,
parce que ce tribunal refusait de poursuivre les fauteurs de la conspiration du
10 mars, laquelle, prétendait-il, tenait essentiellement à celle de d'Orléans. Pour

TOME II, 117


410 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

quiconque a consciencieusement étudié l'histoire de ces temps orageux, il est évident


que cette problématique conspiration du 10 mars n'exista que dans la cervelle des
Girondins, qui s'ingénièrent pour s'en faire une arme contre leurs adversaires.
Nous avons d'ailleurs suffisamment prouvé avec quelle persistance Robespierre,
personnellement, avait combattu toute tentative illégale contre la Convention, avec
quel soin il avait recommandé le plus grand calme à la population. L'insinuation
perfide de Guadet le tira de la réserve où il était resté jusque-là dans cette séance
agitée. « Je demande la parole après Guadet pour dénoncer les vrais coupables ! »
s'écria-t-il. Guadet recommença de plus belle. Les véritables complices de Dumou
riez étaient, soutenait-il, les auteurs de la conspiration du 10 mars, les acolytes
d'Égalité, c'est-à-dire, dans sa pensée, les Danton, les Marat. Quant à l'opinion
· publique qui les écrasait, ses amis et lui, c'était une opinion factice, semblable au
coassement de quelques crapauds. Grossièreté inutile, qui lui attira de la part de
Marat cette apostrophe non moins grossière : « Vil oiseau, tais-toi ! »
Robespierre avait jusqu'alors laissé Danton et Marat dresser devant la Convention
l'acte d'accusation contre la Gironde en masse, mais cette fois il était venu avec un
discours tout préparé, comme il le laissa très bien entendre dès ses premières pa
roles. Les provocations de Pétion et de Guadet l'amenèrent à la tribune. Bien insensé,
pensait-il, serait celui qui présenterait comme corrompue la majorité de la Conven
tion; mais de temps à autre elle se laissait égarer par certains hommes profondément
corrompus. Cela ne se pouvait nier. Pour lui, les conspirations dont la République
était environnée formaient comme une chaîne immense, qui circulait dans tous les
cabinets de l'Europe et dont un des anneaux aboutissait dans l'enceinte même de
l'Assemblée. Après avoir cherché avec douleur les causes des périls de la liberté, il
voulait les dévoiler aujourd'hui. Les hommes qu'il avait à dénoncer étaient encore
en possession de dominer, et peut-être ses efforts seraient-ils inutiles, mais du
moins il aurait la conscience d'avoir rempli son devoir. Il ne faut pas perdre de vue
qu'au moment où Robespierre enveloppa, dans le vaste réquisitoire dont nous
allons donner l'analyse, les principaux membres de la Gironde, cette faction était
encore toute-puissante et en majorité dans l'Assemblée, comme, quelques jours
auparavant, Robespierre jeune n'avait pas manqué d'en faire la remarque aux Jaco
bins : « La Montagne est presque déserte ; les patriotes sont dans les départe
ments. » Ce n'était donc pas un parti à moitié abattu qu'à son tour il venait attaquer
en face; au contraire. « Parlez ! parlez ! » lui crièrent plusieurs voix. La Source et
Vergniaud lui-même insistèrent pour qu'il fût entendu sur-le-champ. On était prêt
à répondre à un discours artificieusement apprêté, disaient-ils, reproche outrecui
dant et assurément bizarre dans la bouche de gens qui, si souvent et à brûle-pour
point, avaient jeté à la tête de Robespierre des libelles préparés dans l'ombre et
longuement médités. La Convention décida qu'il serait entendu séance tenante.

xxVIII

Du long réquisitoire que nous allons rapidement examiner, tout est vrai, tout...
excepté les inductions qu'a tirées Robespierre de faits dont il était impossible de con
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 411

tester la réalité. Les historiens contre-révolutionnaires, les écrivains hostiles à ce


grand citoyen, n'ont pas manqué de lui faire un crime de ce discours, qu'ils ont
présenté comme un monument d'astuce et de perfidie; mais ils se sont bien gardés
de dire par quels mensonges odieux, par quelles calomnies répétées à satiété,
par quelles manœuvres ténébreuses, les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les
Louvet, avaient jeté l'irritation dans le cœur de ce collègue, qui, à diverses reprises,
au début de la Convention, les avait adjurés de dépouiller toute haine particulière ;
comment ils l'avaient en quelque sorte amené fatalement à confondre sa propre cause
avec celle de la République, et à considérer comme des ennemis de la liberté ceux
qui, avec tant d'acharnement et de mauvaise foi, conspiraient la perte de ses plus
'intrépides défenseurs.
Robespierre commença par déclarer qu'une faction puissante conspirait avec les
tyrans de l'Europe pour donner un roi à la France avec une constitution aristocra
tique. C'était bien là le système qui convenait à Pitt, à tous les ambitieux, à ces
bourgeois aristocrates ayant horreur de l'égalité et auxquels on avait fait peur même
pour leurs propriétés, aux anciens nobles enfin, heureux de retrouver dans une
nouvelle cour les distinctions dont la Révolution les avait dépouillés. « La Répu
blique, disait Robespierre, ne convient qu'au peuple, aux hommes de toutes les
conditions qui ont une âme pure et élevée, aux philosophes amis de l'huma
nité, aux sans-culottes, qui se sont en France parés avec fierté de ce titre dont
Lafayette et l'ancienne cour vouloient les flétrir, comme les républicains de Hol
lande s'emparèrent de celui de gueux, que le duc d'Albe leur avoit donné. »
L'orateur traça ensuite un sombre tableau de la conduite des Girondins depuis leur
apparition sur la scène de la Révolution. Il les montra terribles contre les émigrés et
les prêtres, défendant les droits du peuple et les sociétés patriotiques, jusqu'à ce
qu'ils fussent parvenus à s'emparer du pouvoir, objet de leurs ardentes convoitises ;
puis, devenus en tout point sembables à ces gens connus sous le nom de Feuillants
et de modérés, cachant leur ambition sous le masque de la modération et de l'amour
de l'ordre, traitant d'anarchistes et d'agitateurs tous les patriotes coupables de ne pas
s'être enrôlés sous leurs drapeaux et de n'avoir pas cru que les destinées de la
Révolution fussent conciliables avec les prétentions des gens de cour, même sous un
ministère girondin. Leur éloignement du pouvoir les avait seul pour un temps reje
tés dans le parti populaire; mais que d'efforts pour ressaisir ce pouvoir perdu ! La
journée du 20 juin n'avait pas eu d'autre mobile que leur ambition. Ils trouvaient
bon de se servir du peuple comme d'un marchepied pour monter aux honneurs,
sauf à l'écraser sous prétexte de maintenir l'ordre quand on n'avait plus besoin de
lui. N'ayant pas réussi par l'émeute, ils étaient entrés en négociations avec la coUr,
par l'entremise du peintre Boze, pour obtenir le rappel de leurs ministres d'élection.
Aussi que d'acharnement contre ceux qu'ils appelaient alors les républicains, en les
menaçant du glaive de la loi! Avec quelle persistance ils s'étaient opposés à la
journée du 10 août, jusqu'à promettre au roi, dans la matinée de ce jour, de faire
respecter les autorités constituées ! Tout cela fut rappelé par l'orateur avec une verve
désespérante. Continuant l'examen de la conduite de ses adversaires, Robespierre
les représenta cherchant, une fois la monarchie détruite, à s'attribuer tout l'hon
neur de son renversement, recueillant seuls les fruits de la victoire populaire,
calomniant, dès le lendemain du 10 août, le conseil général de la Commune, aux
412 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

efforts duquel était dû le triomphe de la nouvelle révolution, et s'empressant de


rappeler au ministère leurs créatures, Servan, Clavière et Roland. Maitres une
seconde fois du pouvoir, et maîtres absolus, ils font remettre entre les mains de
Roland des sommes énormes pour façonner à leur gré l'opinion publique, pour
payer tous les écrivains disposés à se vendre, à chanter leurs louanges et à calom
nier indignement toutes les personnes opposées à leurs vues. Avec quelle per
fidie et quel machiavélisme ils excitaient contre Paris la défiance et la jalousie des
autres parties de l'Empire, et travestissaient en brigands et en assassins les citoyens
dont ils redoutaient l'énergie ! L'ennemi marche sur la capitale ; Longwy et Verdun
tombent sous ses coups; que font-ils? Ils songent à fuir avec l'Assemblée législative,
sans s'inquiéter de la capitale livrée aux vengeances de Brunswick; et sans la résis
tance de Danton, sans le sublime élan du peuple de Paris, nul doute qu'ils n'eussent
accompli leur dessein.
La Convention arrive, la République est proclamée ; vont-ils fraterniser sincère
ment avec ses véritables fondateurs, s'unir avec eux dans un même cri d'enthou- |
siasme et de victoire ? Point. Dans la crainte qu'on ne vienne leur demander une
part du pouvoir dont ils sont restés détenteurs, ils s'attachent, dès le premier jour,
à jeter la division et le trouble dans l'Assemblée par les plus odieux mensonges et
par les plus indécentes calomnies. A la piste des nouveaux députés trompés
d'avance par des papiers imposteurs, ils pratiquent sur eux un système d'embau
chage honteux et parviennent ainsi à se former une majorité au sein de la Conven
tion. Pour donner le change sur la dictature qu'ils exerçaient eux-mêmes, ils
inventent et répètent à l'envi cette ridicule fable de dictature, dont ils imputent le \
projet à un citoyen « sans pouvoir comme sans ambition ». Puis, comme pour
déshonorer à plaisir la Révolution française aux yeux du monde entier, ils chargent \
de toutes les iniquités imaginables les patriotes dont ils redoutent l'opposition- De \
là ces éternelles déclamations contre les journées de Septembre, contre la justice
révolutionnaire, qui avait immolé les Montmorin et les Lessart, et dont la responsa
bilité, si respousabilité il y a, devrait peser plutôt sur les Girondins que sur leurs
adversaires, comme nous l'avons surabondamment démontré. Dans leur rage insen
sée contre Paris, ces mêmes hommes, pour écraser le patriotisme de la capitale,
appellent illégalement une masse de fédérés, qui d'abord poursuivent de leurs cris
de fureur les véritables amis de la liberté. Mais bientôt, ô toute-puissance de \a
vérité et de la vertu ! ces généreux citoyens, revenus de leurs erreurs au contact
des habitants de la capitale, cimentent dans une fête civique, sur la place du
Carrousel, leur alliance avec le peuple de Paris et jurent avec lui une haine éternelle
aux tyrans. Les longs délais apportés au jugement de Louis XVI, l'appel au peuple
qui, au dire de l'orateur, équivalait à un appel à la guerre civile, la précipitation
avec laquelle les Girondins avaient rompu la paix et soulevé l'Europe contre nous,
quand à la tête de nos armées se trouvaient des généraux notoirement hostiles à la
Révolution, quand nos soldats étaient sans armes et nos places fortes sans moyens
de défense, quand la France regorgeait encore d'ennemis intérieurs, étaient autan !
de griefs relevés par Robespierre à la charge de ses adversaires.
Un historien de nos jours, M. Michelet, trouve exorbitant qu'il ait réproché aux G i
rondins d'avoir voulu la guerre, c'est-à-dire d'avoir pensé que la France - devait
étendre au monde le bienfait de la Révolution. » Voilà, il faut l'avouer, une sin
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 413

gulière façon pour un peuple d'être le bienfaiteur d'un autre peuple, que de porter
dans son sein le fléau ds la guerre, le ravage dans ses champs et dans ses villes, la
désolation dans ses familles. Pour nous, plus ménager du sang des hommes, nous
sommes pleinement de l'avis de Robespierre, qui réprouvait les missionnaires armés,
et qui, avec son grand sens politique, ne voulait pas qu'on mît du côté de l'Europe
un semblant de raison et de droit pour envahir notre territoire. Il fallait attendre.
Les missionnaires armés ! toute nation qui les supporte est une nation dégénérée
et indigne d'estime.
Une fois sur ce chapitre de la guerre, Robespierre incrimina minutieusement
toutes les relations des Girondins avec Dumouriez, porté par eux au pouvoir, et par
eux placé à la tête de nos armées. Suivant alors pas à pas le général depuis sa
promotion au commandement des troupes de la République, il le montra toujours
en rapport avec Brissot et ses amis, acceptant de leurs mains un général étranger,
Miranda, à qui incombait la responsabilité de l'échec dé Maëstrich, et en toutes
circonstances soutenu et défendu par eux. Et l'on est bien obligé d'avouer que
jusqu'à l'heure même où fut dévoilée au sein de la Convention la trahison de Dumou
riez, les Girondins le comblèrent d'éloges dans leurs journaux, parce qu'ils comp
taient sur lui pour avoir raison de leurs adversaires. Robespierre leur reprocha aussi
comme un crime l'élévation au ministère de la guerre du général Beurnonville, qui
en Vendée avait mis à la tête des troupes républicaines des officiers perfides et atta
chés à l'ancien régime, comme Marcé et d'Hermigny. La conduite des membres de la
Gironde au sein du comité de défense générale relativement à Dumouriez, les éloges
publics que ce général leur avait adressés, étaient à ses yeux un indice bien fort de
leur complicité. En terminant, il demanda le renvoi devant le tribunal révolution
naire de la famille d'Orléans, de Sillery, de la femme de ce dernier et du général
Valence, passé à l'ennemi avec Dumouriez et le fils d'Egalité, et que ce tribunal fût
également chargé d'instruire le procès de tous les autres complices de Dumouriez.
« Je n'ose pas dire que vous devez frapper du même décret des membres aussi
patriotes que MM. Vergniaud, Guadet, Brissot et Gensonné ; je n'ose pas dire qu'un
homme qui correspondoit jour par jour avec Dumouriez doit être pour le moins
soupçonné de complicité ; car à coup sûr cet homme est un modèle de patriotisme,
et ce seroit un sacrilège que de demander le décret d'accusation contre M. Genson
né.Aussi bien je suis convaincu de l'impuissance de mes efforts à cet égard, et je
m'en rapporte pour tout ce qui concerne ces illustres membres à la sagesse de la
Convention. » Puis, renouvelant la proposition qu'il avait déjà faite à l'égard de
Marie-Antoinette, il engagea l'Assemblée à s'occuper sans relâche des moyens tant
de fois annoncés de sauver la patrie et de soulager la misère du peuple. Robespierre
descendit de la tribune au milieu des applaudissements d'une grande partie de
l'Assemblée.
Comme nous l'avons dit, et comme on a pu s'en rendre compte, tous les faits allé
gués par Robespierre dans ce long acte d'accusation étaient bien réellement vrais ;
ce qui ne l'était pas, c'étaient la plupart des inductions qu'il en avait tirées. Mais
comment s'étonner qu'il se soit trompé à ce point lui-même, après les longues vexa
tions dont il avait été l'objet de la part de ceux dont, à son tour, il incriminait la
conduite ! Ah ! certes, ce n'était pas la faute des Girondins si un décret d'accusation
n'était pas venu l'arracher de son banc de législateur ; ce n'était pas leur faute si le
414 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

poignard de quelque fanatique n'était pas allé frapper traîtreusement ce prélendu


aspirant à la dictature. Ces fabricateurs de calomnies criaient bien haut maintenant
à la calomnie. Eux qui, depuis six mois, avaient, avec un acharnement sans exemple,
dénoncé, sans preuves et sans l'ombre d'un prétexte, ce Robespierre, leur aîné
dans la carrière de la Révolution, ils ne pouvaient concevoir qu'on les dénonçât
aussi et qu'on appelât sur leurs actes l'attention sévère de la Convention.Vergniaud
utilisa cette éloquence facile et sonore dans l'art de laquelle il était passé maitre.
On connaît sa réponse et la fameuse broderie sur ce thème banal : Nous sommes des
modérés / Or, Vergniaud s'était donné là le facile avantage de répondre à un argu
ment que Robespierre n'avait pas eu à invoquer contre la Gironde. Les Girondins
n'étaient pas modérés dans l'acception vraie du mot, Maximilien le savait mieux
que personne. N'étaient-ce pas eux qui avaient rempli de leurs fureurs tant de
séances de la Convention ? Et l'amertume dont à cette heure débordait le cœur de
leur adversaire, n'étaieñt-ce pas eux qui l'y avaient versée goutte à goutte ! Robes
pierre leur avait reproché de se couvrir du masque de la modération, ce qui était
bien différent, et il avait comparé leur conduite à celle de ces personnages connus
sous le nom de Feuillants et de modérés. Comparaison parfaitement juste.
Au reste Vergniaud, tout en se plaignant d'avoir été calomnié, ne se priva pas
d'user contre son accusateur de l'arme détestable forgée par son propre parti, et il
ressassa toutes les vieilles calomnies dont, à diverses reprises, la Convention avait
fait bonne justice, et sur laquelle lui-même avait passé condamnation. Avec une
grande habileté d'avocat, Vergniaud répondit, tantôt au nom de son parti, tantôt en
son nom propre.Ainsi, quand les faits allégués contre la faction tout entière étaient
incontestables, il commençait par dire : On nous accuse, et terminait en s'écriant
que jamais il n'avait commis tel acte. Je veux citer un exemple frappant de cette
tactique. Robespierre avait, à bon droit, reproché aux Girondins d'avoir employé
\
l'argent de l'État à corrompre par leurs journaux et par leurs correspondances l'es- à

prit des départements. Ceci s'adressait au ministre Roland, qui, par ses odieux \
procédés et l'abus qu'il avait fait, dans l'intérêt d'une coterie, des sommes confiées à
sa probité, aurait certainement mérité d'être mis en état d'accusation. Que répondit
Vergniaud ? Il adjura son département de déclarer s'il avait tenté d'égarer ses
opinions, et affirma que jamais il n'écrivait de lettres. Cette réponse évasive ressem
blait beaucoup à de l'hypocrisie. Mais Brissot trouva moyen de se montrer plus fort .
Dans une longue réfutation publiée en brochure, et insérée dans son journal une
dizaine de jours après, il ne craignit pas d'écrire : « Robespierre m'accuse de gou
verner le ministère depuis le 10 août, et j'affirme, moi, que c'est Robespierre,
Danton et leur parti qui l'ont gouverné et le gouvernent encore par la terreur - »
Ainsi c'étaient Robespierre et Danton qui avaient mené Roland, et probablement
l'avaient déterminé à inonder les départements de ces milliers de libelles dirigés
contre eux. « Il m'accuse, continait Brissot, de distribuer des places, et j'affirme que
c'est Robespierre, Danton et leur parti qui les distribuent depuis le 10 août. » Bris
sot, comme on voit, ne détestait pas de se montrer bouffon quelquefois. Or que
dut-on penser de la bonne foi de ce maître ès intrigues, quand un peu plus tard on
put lire la lettre suivante, déjà citée, mais qu'il importe de remettre sous 1es yeux
de nos lecteurs : « Je souhaite bien le bonjour à la respectable madame Rolan d... Je
lui envoie pour son mari et pour Lanthenas une liste de patriotes à placer , car 2 l
,li
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 415

doit toujours avoir une pareille liste sous les yeux. Tout aux amis. Signé : J.-P. Bris
sot. » Par une pareille lettre, Brissot s'était lui-même d'avance convaincu d'in
famie.
Dans la soirée du 10, Robespierre, aux Jacobins, engagea vivement les pétition
naires de la Halle-aux-Blés à effacer de leur adresse tout ce qui sentait la menace et
l'emportement. Rédigée d'un style plus décent et plus convenable, elle n'en aurait,
disait-il, que plus de force et de majesté, et serait signée par tous les amis de la
liberté. Pas de mesures violentes, pas de ces expressions indiscrètes dont les in
trigants se faisaient une arme contre les patriotes. Ceux-ci, d'ailleurs, trouveraient
toujours au besoin dans le peuple un appui et un sûr moyen de triompher. En
attendant il fallait demeurer calme et tranquille. Vergniaud, à la fin de son discours,
avait declaré qu'il se proposait de demander le renvoi des signataires de la pétition en
question devant le tribunal révolutionnaire; ce n'était guère le moyen d'apaiser la
population parisienne. Quand Robespierre eut cessé de parler, l'orateur de la section
de la Halle-aux-Blés monta à la tribune, déclara que la majorité des sections était de
l'avis de Robespierre, mais que, malgré la dénonciation dont la sienne avait été
l'objet de la part de Pétion, elle n'en marcherait pas moins « d'un pas républicain
dans le chemin du salut public. « De terribles orages s'amassaient contre la
Gironde.

XXIX

Montagnards et Girondins ne pouvaient plus travailler ensemble à l'établissement


de la République : il fallait que l'un ou l'autre parti disparût de la scène ; toute conci
liation était désormais impossible. Comment, au milieu de luttes journalières pour
des questions de personnes, s'occuper utilement de la chose publique ? Certaines
##|
séances de la Convention dégénéraient en véritables batailles. Le 11 avril, un député,
longtemps indécis et flottant, Duperret, que ses relations avec Charlotte Corday
devaient mener à l'échafaud, inaugura par un accès de délire étrange son entrée
définitive dans le camp girondin. On le vit tout à coup tirer l'épée, comme pour
fondre sur la Montàgne .« A l'Abbaye / » s'écrièrent à la fois David, Panis, Marat e
Bentabole. Mais les Girondins étaient en nombre; l'Assemblée passa à l'ordre §
jour. Que de cris de fureur, si un Montagnard se fût rendu coupable d'un pareil
acte !

-
Le lendemain, nouvel orage. Robespierre venait précisément de se plaindre des
retards apportés à l'exécution du décret concernant l'abolition de la contrainte par
corps, et de faire voter sans discussion la mise en liberté des détenus pour dettes,
mesure d'humanité et de justice contre laquelle s'était vivement élevé l'organe le
plus accrédité du parti de la Gironde. La séance promettait d'être plus calme, quand,
pour le motif le plus insignifiant, Pétion, dont la mission semblait être maintenant
de mettre le feu aux poudres, réclama la censure d'un membre de la gauche
nommé Poultier. « Et moi, s'écria aussitôt Robespierre, je demande la censure
416 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

de ceux qui protègent les traîtres. » Pétion, s'élançant d'un bond à la tribune: « Je
demanderai en effet que les traîtres et les conspirateurs soient punis. - Et leurs
complices ! riposta Robespierre. — Oui, leurs complices, reprit Pétion, et vous
même. Il est temps enfin que toutes ces infamies finissent. Il est temps queles traîtres
et les calomniateurs portent leurs têtes sur l'échafaud, et je prends ici l'engagement
de les poursuivre jusqu'à la mort. — Réponds aux faits, dit Robespierre sans
s'émouvoir. — C'est toi que je poursuivrai ! » répliqua encore Pétion, au milieu des
murmures d'un grand nombre de membres indignés des violences de l'ancien maire
de Paris. -

Spectacle navrant ! Échafaud ! mort ! telle était donc l'arme dont les Girondins
entendaient se servir contre leurs adversaires, tel le but qu'ils se proposaient. Et
ces mots cruels, de quelle bouche tombaient-ils? De la bouche de Pétion, qui, placé
mieux que personne pour servir de modérateur entre les deux partis, n'avait fait
aucune tentative sérieuse pour les rapprocher, de cet homme qui, sans provocation
aucune, et par le plus lâche oubli de tant de marques de dévouement et d'amitié que
lui avait prodiguées Robespierre, l'avait traîtreusement frappé d'un libelle odieux,
et par cette intervention inutile était venu envenimer le débat. Et aujourd'hui cet
apostat de l'amitié demandait que son ancien compagnon d'armes fût marqué comme
autrefois les calomniateurs, et, après avoir de nouveau invoqué l'échafaud contre ses
adversaires, il les accusait d'exciter le peuple à égorger une partie de la Convention,
si bien que Robespierre lui dit avec raison : « C'est nous qu'on veut faire égorger ! »
et que le peintre David, s'élançant au milieu de la salle et découvrant sa poitrine, cria
à l'orateur : « Frappez, je demande que vous m'assassiniez. »
Après Pétion parut un des énergumènes de la Gironde, Guadet, qui, le premier
avec Brissot, avait jeté la division et la haine dans le cœur des patriotes, Guadet, ce
prêtre de l'intolérance, qui un jour avait fait un crime à Robespierre d'avoir invoqué
le nom de Dieu. Son discours fut une nouvelle édition de celui de Vergniaud, avec
grand renfort de calomnies. Nous avons dit le moyen commode imaginé par tous les
écrivains hostiles à Robespierre pour le présenter comme ayant gratuitement dif
famé la Gironde : ils ont tout simplement passé sous silence les calomnies sans nonn
que depuis un an ses ennemis lui avaient prodiguées, et que longtemps il avait
endurées en silence. Les Girondins avaient trouvé plaisant de le ranger jadis au nom
bre des membres du comité autrichien, de le transformer en agent de la liste civile :
— on n'a pas oublié ces perfides insinuatious des feuilles de Brissot et de Con
dorcet; — et maintenant ils jetaient les hauts cris, parce qu'en répondant à leurs
déloyales attaques, Maximilien dépassait aussi le but. Guadet reprit la vieille
thèse : « Le complice de Cobourg, c'est toi ! » cria-t-il à Robespierre; et il lui imputa
les troubles et les pillages dont Paris avait été le théâtre dans ces derniers temps. et
que personne cependant n'avait blâmés avec plus d'énergie que lui. Il ne borna pas
ses récriminations à Robespierre, il accusa toute la Montagne de conspirer en faveur
de d'Orléans, parce qu'elle avait repoussé le décret de bannissement proposé contre
des Bourbon.Ayant nommé Danton, il s'attira cette apostrophe : « Ah ! tu m'accuses,
moi !... tu ne connois pas ma force... Je te répondrai, je prouverai tes crimes. » Mais
il fallait aux Girondins une victime. L'absence d'un grand nombre de membres de 1a
Montagne, envoyés en mission aux armées et dans les départements, leur rendait
une force dont ils résolurent de profiter. Guadet, en terminant son discours, donna
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 417

lecture d'une adresse des Jacobins aux départements, signée de Marat, et dans
laquelle la Convention était dépeinte comme renfermant la contre-révolution dans
son sein. A peine Guadet a-t-il achevé, que de toutes parts retentissent les cris :
« A l'Abbaye ! à l'Abbaye ! » En vain Danton prononce cette parole désespérée et
profonde : « N'entamez pas la Convention ! » Boyer-Fonfrède, dans un discours où
toutes les sombres colères de Marat étaient présentées comme autant de crimes dignes
de mort, réclama contre l'Ami du peuple le décret d'accusation. L'Assemblée,
sourde à l'avertissement de Danton, décida que Marat serait mis en état d'arrestation

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Départ de la garde nationale pour la frontière.

à l'Abbaye, et que, dès le lendemain, le comité de législation lui ferait un rapport


sur le décret d'accusation proposé.
Il etait alors neuf heures du soir. Qu'allait dire Paris à cette nouvelle ? Rien n'était
plus propre à soulever la capitale, déjà travaillée de tant de causes de fermentation.
Et même, à en croire beaucoup de personnes, le but des Girondins était d'exciter un
tumulte de nature à précipiter le dénoûment d'une crise dont ils espéraient bien
rendre l'issue fatale à leurs adversaires. Robespierre courut aux Jacobins en sortant
de la Convention. D'une voix émue et indignée, il raconta les péripéties de la longue
séance de ce jour, les violences de Guadet, la vaine défense de Marat, les efforts
infructueux de Danton pour empêcher l'Assemblée d'adopter une mesure fatale. On
voulait sa qnop Innseu provoquer un mouvement partiel dans Paris pour légitimer
l'insurrection générale des départements contre la capitale, on voulait se défaire de
tous les patriotes et élever sur les ruines de la liberté une oligarchie despotique.

TOME II, 118


4 18 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Mais il fallâit déjouer ces nouvelles manœuvres et réparer l'injustice dont avaitélé
victime un représentant du peuple. « Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage,
continua Robespierre, pour vous prouver que vous devez effrayer vos ennemis pu
une attitude imposante et calme, que vous devez veiller autour de vous afin que les
émissaires soudoyés par eux ne puissent renouveler les désordres qu'ils ont précé.
demment excités et qu'ils essayeront de reproduire pour nous calomnier. » Sursa
proposition, on arrêta la rédaction d'une adresse destinée à confondre la calomnie et
à prêcher partout la tranquillité, et tous les membres de la Société convinrent de se
répandre dans les sections, afin d'éclairer le peuple et de lui recommander un
calme absolue.
".
Le lendemain 13 avril, Robespierre s'opposait avec succès, au sein de la Conven
tion, à la lecture d'une proclamation de Cobourg. Point de transaction avec l'enne
mi ! Et à sa voix la Convention nationale décrétait la peine de mort contre quiconque
proposerait de négocier ou de traiter avec des puissances étrangères qui n'auraient
pas au préalable reconnu solennellement l'indépendance de la nation française, l'in
divisibilité et l'unité de la Républipue. Sur ce point nulle discussion, tout le monde
était d'accord ; il s'agissait en effet, comme l'avait dit Robespierre, d'ôter tout espoir
aux adversaires de la République. Nulle opposition non plus lorsque, dans la soi
rée, il réclama contre Beurnonville, formellement accusé par Ruamps, Montaut et
Dubois-Crancé, l'application des mesures décrétées contre Dumouriez. A la suite de
la motion de Robespierre, Danton était monté à la tribune, et avait proposé à son
tour à l'Assemblée de déclarer que le peuple français ne s'immiscerait en aucune
manière dans le gouvernement des peuples étrangers : ce qui avait été voté égale
ment.Mais, à ce compte, on repousserait donc sans pitié les supplications des nations,
qui,confiantes dans les promesses du mémorable décret du 15 décembre 1792, implo
reraient contre leurs tyrans les secours de la France? Robespierre réclama. Au moins
fallait-il que la disposition décrétée sur la motion de Danton ne préjudiciât en rien
aux pays réunis. Plusieurs membres ayant demandé l'ordre du jour pur et simple,
on entendit, en cette circonstance, le girondin Ducos appuyer Robespierre, et l'As
semblée adopta l'ordre du jour, motivé sur ce que les pays réunis faisaient partie de
la République française. Mais bien courtes étaient les heures de trêve et d'entente.
Dans cette même soirée, la lecture du rapport sur la mise en état d'accusation de
Marat ramena la tempête au sein de la Convention.
Ce fut Delaunay jeune, un ennemi de Marat, qui, au nom du comité de législation,
présenta ce rapport ; il concluait naturellement à l'accusation de l'Ami du peuple
comme ayant provoqué le pillage, le meurtre et la dissolution de la Convention. Le
Girondins étaient sûrs de la majorité.Aux voix ! aux voix ! criaient-ils avant tout
discussion. Robespierre tenta un suprême effort pour empêcher l'Assemblé
d'adopter une mesure funeste. Marat avait pu commettre des erreurs, des fautes d
style , Robespierre les avait blâmées tout le premier. Mais parmi ses accusateu
sont les conspirateurs et les traîtres, dit-il sans se laisser intimider par les mu
mures de la droite. Ce n'était pas contre Marat seul qu'était dirigé le décret d'acc
sation ; il le sentait bien : c'était contre les vrais républicains, contre tous ceux do
la chaleur d'âme avait déplu, contre lui-même, bien qu'il se fût attaché constar
ment à n'offenser personne. L'Assemblée ayant, malgré ses protestations, voté l'ir
pression et l'envoi aux départements du rapport de Delaunay jeune : « Je de manc
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 419

ajouta-t-il, qu'à la suite du rapport soit joint un acte constatant qu'on a refusé
d'entendre un accusé qui n'a jamais été mon ami, dont je n'ai point partagé les
erreurs qu'on travestit ici en crimes, mais que je regarde comme un bon citoyen,
zélé défenseur de la cause du peuple, et tout à fait étranger aux crimes qu'on lui im
pute. » Toute la gauche et les citoyens des tribunes applaudirent avec enthousiasme,
mais rien n'y fit ; Danton n'essaya même pas de joindre sa voix à celle de Robespierre,
dont la demande fut repoussée.Aussitôt on procéda au vote par appel nominal, et un
certain nombre de députés tinrent à honneur de motiver leurs suffrages. Robespierre
motiva longuement le sien : « Comme la République ne peut être fondée que sur la
vertu, et que la vertu ne peut admettre l'oubli des premiers principes de l'équité ;
comme le caractère de représentant du peuple doit être respecté par ceux que le
peuple a choisis pour défendre sa cause ;... comme tous ces principes ont été violés,
et par la fureur avec laquelle un décret d'accusation a été provoqué, et par le refus
d'entendre l'accusé et tous ceux qui vouloient discuter l'accusation ;... comme l'a-
dresse des Jacobins qui a été le prétexte de cette affaire scandaleuse, malgré l'énergie
des expressions provoquées par le danger extrême de la patrie et par les trahisons
éclatantes des agents militaires et civils de la République, ne contient que des faits
notoires ;... comme ce ne sont point les anathèmes d'un écrivain contre les accapa
reurs, mais les émissaires de l'aristocratie et des cours étrangères qui ont excité un
attroupement chez les épiciers ;... attendu que je ne vois dans cette délibération que
la continuation du système de calomnie entretenu aux dépens du trésor public par
une faction qui depuis longtemps dispose de nos finances et de la puissance du gou
vernement, et qui cherche à identifier avec Marat, auquel on reproche des exagéra
tions, tous les amis de la République qui y sont étrangers ;... comme je n'aperçois
dans cette affaire qu'une vile intrigue ourdie pour déshonorer le patriotisme dans
les départements infestés depuis longtemps des écrits de liberticides, de royalistes,
je repousse avec mépris le décret d'accusation proposé. » A peine l'Assemblée comp
tait-elle la moitié de ses membres ; la plupart des députés de la gauche étaient en
mission, comme nous l'avons dit. Deux cent vingt voix contre quatre-vingt-douze
donnèrent à la Gironde la satisfaction qu'elle cherchait depuis six mois. Mais, —
cruelle victoire ! et que plus d'une fois durent maudire dans leurs cœurs ceux qui
l'obtinrent, — la Convention nationale était entamée ! Il était sept heures du matin
quand fut rendu le décret qui renvoyait devant le tribunal révolutionnaire Jean
Paul Marat, l'Ami du peuple, frappé aujourd'hui par les Brissot, les Guadet, les Ver
gniaud, les Gensonné, comme il l'avait été jadis par les Maury, les Cazalès, les de
Virieu, les Montlosier et autres.
Le lendemain 15 avril, au moment où Robespierre venait adjurer la Convention de
poser dès à présent les bases de la nouvelle Déclaration des droits et de maintenir
le décret qui mettait à l'ordre du jour la discussion sur cette Déclaration, parut à la
barre une députation des sections parisiennes, ayant Pache à sa tête. Elle était
chargée de présenter une adresse rédigée par les commissaires des quarante-huit
sections, et à laquelle trente-cinq assemblées sectionnaires avaient adhéré. Cette
adresse, dont un jeune et ardent ami de Danton, Alexandre Rousselin, donna lecture,
concluait à l'expulsion de vingt-deux membres de l'Assemblée dans le cas où les
départements consultés jugeraient, comme les sections parisiennes, ces membres
coupables d'avoir jeté le trouble dans la Convention et violé le mandat de leurs
420 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

commettants. Les Girondins étaient en force, et ils n'eurent pas de peine à faire
déclarer calomnieuse, dans la séance du lendemain, l'adresse lue par le jeune Rous
selin. Mais ce n'en était pas moins là un avertissement sinistre de l'imprudence
qu'ils avaient commise en traduisant un des membres de l'Assemblée au tribunal
révolutionnaire. Pressentirent-ils dès lors qu'un jour ou l'autre la loi du talion
pourrait bien leur être appliquée !

XXX

Une fois entré dans les voies de l'arbitraire, on en sort difficilement : pour
atteindre leur but, pour frapper leurs ennemis, les Girondins n'allaient pas reculer
devant la violation des principes les plus élémentaires de la liberté, eux qui se pré
tendaient les purs disciples de cette liberté. Dans la séance du 18 avril, des envoyés
extraordinaires du département de la Gironde, parmi lesquels se trouvait le frère de
Grangeneuve, déposèrent sur le bureau de la Convention un certain nombre de
pièces saisies illégalement sur un courrier de la Société des Jacobins. C'étaient des
imprimés, des adresses patriotiques et quelques lettres particulières. L'une de ces
lettres était d'un commerçant de Bordeaux, nommé Blanchard, lequel, écrivant à sa
femme au sujet de ses affaires, lui disait qu'il regardait les députés de la Gironde
comme les principaux auteurs des maux dont souffrait la République. C'étaient des
lettres confidentielles, intimes, privées : eh bien ! on s'en était emparé, on en avait
brisé les cachets, on les avait lues au mépris du respect dû au secret des lettres, et
Grangeneuve n'eut pas honte de demander l'arrestation de Blanchard et de Delpech,
de qui émanaient deux des lettres remises à l'Assemblée.
A cette étrange proposition, Robespierre s'élança à la tribune: « Je ne conçois pas,
dit-il au milieu des applaudissements, ce mépris pour les droits des citoyens; je
ne conçois pas cette odieuse tyrannie érigée en système au milieu d'une Assemblée
qui a juré d'exterminer toute espèce de tyrannie. Aujourd'hui on décrète d'accusation
un représentant du peuple sans l'avoir entendu, demain on mettra en état d'arresta
tion deux citoyens qui ne sont coupables d'aucun crime ;je ne reconnais dans cette
conduite que la marche de la tyrannie. » Il fallait, suivant lui, donner lecture de
toutes les pièces d'abord, et en second lieu discuter solennellement la motion de
Grangeneuve. Le girondin Buzot, d'accord cette fois avec Robespierre, déclara qu'il
partageait tousses sentiments sur la liberté individuelle et le respect dû au secret
des lettres, et il proposa à l'Assemblée de renvoyer toutes les pièces au comité de
législation. Mais un membre s'y opposa fortement, en se fondant sur ce que ce
comité était l'auteur du rapport contre Marat. Alors Robespierre demanda le renvoi
au Comité de Salut public, dans les lumières duquel il avaitla plus entière confiance,
et dont la veille il avait parlé avec beaucoup d'éloge aux Jacobins, en engageant,
selon son système constant, les membres du club à éviter toutes démarches inconsi
dérées. La Convention, après avoir entendu Vergniaud, décréta le renvoi des pièces
aux comités de Salut public et de législation réunis.
Ce qui venait de se passer à la Convention devait être, selon Robespierre, une
leçon pour les patriotes. Puisque des directoires de départements marchaient à pieds
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 421

joints sur tous les principes, puisque le secret des lettres n'était plus respecté, c'était
aux citoyens de garder le plus de mesure possible, même dans leurs correspondances
particulières. Il eut soin de parler dans ce sens le soir aux Jacobins, et il revint
encore sur la nécessité pour les patriotes d'opposer aux fureurs de leurs adversaires
le calme le plus imposant, afin de déjouer la calomnie qui les présentait dans les
départements comme ayant soif du sang d'un certain nombre de députés à la Conven
tion. Un membre, au patriotisme duquel il se plut à rendre hommage, avait proposé
à la Société de rédiger une adresse tendante à empêcher la brusque confection de la
constitution prochaine; Robespierre combattit cette motion comme impolitique. On
ne manquerait pas de crier bien haut que la Société des Amis de la liberté protestait
contre les décrets de la Convention, qu'elle ne voulait point de constitution ; elle ne
saurait donc trop se mettre en garde contre les piéges tendus au patriotisme, dont les
meilleures intentions étaient dénaturées par des jonrnaux perfides. Peut-être, pensait
Maximilien, serait-il utile d'éclairer les départements par une adresse capable de
-- "- dévoiler à leurs yeux toutes les trames des intrigants ; mais alors il serait indispen
sable de la rédiger avec une extrême modération. « A quoi bon, disait-il, se servir
de ces expressions : Purger la Convention de tous les traîtres ? Cela fait qu'on nous
peint comme des hommes qui veulent dissoudre la Convention et détruire les
appelants et les modérés. Ces phrases donnent un ascendant terrible à nos ennemis.
Je vous exhorte à bien peser les termes, et avec ces mesures de prudence vous
sauverez la République. » Ainsi, au milieu des passions déchaînées de part et d'autre,
dans ce violent et suprême état de lutte entre la Montagne et la Gironde, au milieu
de ce concert de récriminations, de défiances, d'accusations plus ou moins fondées,
plus ou moins injustes dont chaque partijfournissait les exécutants, quand l'irritation
était dans tous les cœurs, la calomnie dans toutes les bouches, quand les Girondins,
frémissant d'aise de leur victoire récente, se réjouissaient, — oui c'est le mot, — se
réjouissaient d'avance de voir tomber la tête de l'Ami du peuple, si quelqu'un
gardait encore son sang-froid et conseillait aux patriotes irrités la modération et le
calme, c'était surtout Robespierre. -

XXXI

Il arriva cependant qu'au sein de ces orages il y eut des heures d'apaisement et de
sérénité, qu'après tant de déplorables querelles Montagnards et Girondins semblèrent
unis, sinon dans une même communauté de pensées, au moins dans un même
amour de la liberté, et que, dégagés des passions stériles qui les agitaient, s'élevant
ensemble dans la pure sphère des idées, ils se donnèrent en quelque sorte la main.
Ah ! saluons-les ces heures rares et bénies où, dans les débats auxquels donna lieu
le nouveau pacte constitutionnel, ils firent trêve à leurs discordes journalières, où
Danton put s'écrier aux applaudissements unanimes : « Nous avons paru divisés
entre nous, mais au moment où nous nous occupons du bonheur des hommes,
nous sommes tous d'accord. » -

Le bonheur des hommes ! c'était en effet l'objet unique des rêves de Maximilien
422 BIISTOIRE DE ROBESPIERRE.
|
Robespierre, et nous allons voir combien les doctrines à l'aide desquelles il espérait
le fonder étaient supérieures à celles des Girondins. Continuateurs des Constitution
nels de la première Assemblée, ceux-ci croyaient qu'une simple transformation
politique suffirait aux besoins de la société régénérée par la Révolution; la réforme
sociale, ils n'y tenaient guère. Robespierre, au contraire, y attachait une importance
capitale. Si la Révolution se contentait de substituer une aristocratie bourgeoise à
l'aristocratie nobiliaire, si elle ne prenait nul souci des intérêts sociaux, elle n'avait
rien fait selon lui.Aussi sa Déclaration des droits, si grandiose, n'est pas seulement
le cri de victoire sur la destruction de l'ordre chrétien-féodal, comme l'a justement
remarqué un éminent philosophe de ce temps-ci, M. Pierre Leroux, « mais le prodrome
d'un ordre nouveau fondé sur l'égalité et sur la science. » Toute l'économie politique
se trouve en germe dans sa théorie sur la propriété et dans sa définition des prolé
taires et des oisifs. « L'école saint-simonienne, dit encore Pierre Leroux, n'a fait que
féconder ces idées par les beaux travaux de son maître sur la philosophie de l'his
toire, et par des études positives sur la production et la distribution des richesses. »
Quelques rapprochements entre la Déclaration des droits girondine et celle de Robes
pierre indiqueront mieux encore les différences essentielles existant entre l'une et
l'autre.
Ce fut le 17 avril 1793 que commencèrent, dans la Convention nationale, les
discussions sur l'acte constitutionnel, œuvre d'un comité entièrement composé
d'hommes appartenant à la Gironde, et dont Condorcet était rapporteur. Robespierre
demanda tout d'abord qu'on fixât bien nettement la Déclation des droits, comme la
constitution mère d'où devait sortir le gouvernement de tout peuple libre. Ainsi
l'humanité tout entière occupait sa pensée. Les modes de constitution pouvaient
varier selon les peuples, la Déclaration des droits devait être la même pour tous,
parce qu'en matière de droits il ne saurait y avoir de systèmes distincts. Malgré
l'opposition de Salles et de quelques autres membres aux yeux desquels était suffi
sante, quant à présent et sauf modification, la Déclaration émanée de l'Assemblée
constituante, l'avis de Robespierre prévalut, pour cette raison donnée par Barère,
qu'on avait accompli d'abord la révolution de la liberté, puis celle de l'égalité. Séance
tenante, en effet, on ouvrit les débats sur le projet du comité. L'Assemblée nationale
de 1789 avait placé sa constitution sous les auspices de l'Étre suprême; un député
demanda que la Convention reconnût également par le premier article de sa Déclara
tion l'existence d'un Étre suprême. Le frivole auteur de Faublas, Louvet, se récria
indigné. Les Girondins, qui reculaient épouvantés devant le problème de la question
sociale, écartaient Dieu comme aristocrate.
Robespierre prit aux débats relatifs à la Déclaration des droits et à la Constitution
une part très active, et c'est là qu'il faut le chercher tout entier. Nous allons retrou
ver le législateur doux et profond de la Constituante ; car il va tout simplemeut
essayer de faire triompher les principes pour lesquels il avait si vaillamment com
battu durant les années 1790 et 1791. J'ai quelquefois entendu dire : « Mais que vou
lait Robespierre ? » Assurément les personnes qui posent cette question n'ont jamais
lu ni sa Déclaration des droits de l'homme ni ses admirables discours sur la Consti
tution. Il est là tout entier, je le répète. Rien de mieux conçu, de mieux combiné, de
plus nettement précis que son système d'organisation politique et sociale, et c'est en
quoi il est infiniment supérieur aux Girondins, à Danton et aux autres révolution
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 423
- - - -
-

:# naires. J'ai écrit, après d'autres, qu'il était le grand homme d'État de la Révolution,
# je devrais dire de la démocratie. Si jamais le règne de la justice arrive, si la démo
cratie est appelée à triompher un jour, ce seront les principes formulés par Robes
pierre qui gouverneront le monde. L'homme de lutte est du temps, le législateur est
immortel.
Il ne manqua pas d'apparaître à la tribune le 19 avril, quand le député Durand
Maillane demanda qu'il fût apporté certaines restrictions à la liberté de la presse.
C'était un nouvel hommage qu'il venait rendre à cette liberté de la pensée que si sou
vent et si énergiquement il avait déjà défendue. Il s'éleva contre toute espèce de res
triction. Sans doute, les révolutions étant faites ordinairement pour reconquérir les
droits des hommes, il pouvait arriver que dans un temps de révolution le succès
d'une cause si juste exigeât la répression de quelque complot tramé à l'aide de la
liberté de la presse, et l'on comprenait qu'elle fût alors momentanément restreinte,
comme l'avaient demandé à diverses reprises les Girondins dans leur campagne
contre Marat; mais dans les temps calmes, ajoutait-il, ce serait compromettre la
liberté publique que de modifier un principe qui en était la sauvegarde. On entendit
dans cette circonstance Pétion et Brissot parler dans le même sens que Robespierre,
et l'Assemblée, passant à l'ordre du jour sur les restrictions proposées par Durand
Maillane, adopta l'article du comité : « La liberté de la presse, ou tout moyen de
publier sa pensée, ne peut être interdite, suspendue ou limitée. »
Tout en prêtant sur certains points son concours à l'œuvre des Girondins, Robes
pierre était loin, bien loin de la trouver satisfaisante. En cela il était de l'avis du
girondin La Source, qui reprochait à la Déclaration de ses amis de pécher par défaut
de précision de principes. Cependant il avait hâte de voir surgir enfin les bases de
l'acte constitutionnel, car un des meilleurs moyens de déjouer les noirs projets des
ennemis de la République était, suivant lui, de présenter au monde le manifeste de
la Déclaration des droits du peuple français. « Il faut, disait-il aux Jacobins dans
la séance du 21 avril 1793, que les amis de la liberté et de l'égalité, étrangers à
toutes les passions, à toutes les intrigues, mettent au monde un projet de constitution
qui impose silence à la calomnie et qui soit le code universel des nations. » Il avait
lui-même condensé en une série d'articles énergiques et précis ses idées sur lesgrands
principes, les principes primordiaux, d'où devait découler comme de source une
constitution républicaine; et, dans cette séance des Jacobins, il donna lecture d'un
projet de Déclaration rédigé par lui, véritable résumé de ses longues méditations
sur la matière et des doctrines qu'il s'était efforcé de faire triompher depuis l'origine
de la Révolution. Ce projet tout nouveau de Déclaration des droits de l'homme fut
accueilli avec un enthousiasme extraordinaire. Maure demanda à la Société de
l'adopter solennellement comme sien, et cette proposition, approuvée par Bazire, fut
aussitôt votée par acclamation.Ainsi se posait bien nettement, en face de la profession
de foi girondine, celle des Montagnards.
De la tribune des Jacobins, Robespierre porta son œuvre à la tribune de la Conven
tion nationale. Un des points sur lesquels il trouvait tout à fait incomplète la défini
tion donnée par le comité de constitution était la théorie de la propriété. D'après les
Girondins, le droit de propriété consistait en ce que l'homme était maître de disposer
à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie. Mais
n'était-ce point là une définition trop absolue ? Ces biens, ces revenus ne pouvaient
42 4 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

ils pas provenir d'une source illégitime ? Et alors à quel titre auraient-ils droit à la
protection de la société ? Ce fut ce que Robespierre entreprit de démontrer dans la
séance du 24 avril. « Citoyens, dit-il, je vous proposerai d'abord quelques
articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété. Que ce mot
n'alarme personne : âmes de boue qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à
vos trésors, quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi
agraire dont vous avez tant parlé n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour
épouvanter les imbéciles. Il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre
à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux
et de bien des crimes; mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité
des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur
privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable
que de proscrire la richesse. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais
de Crassus. J'aimerais autant pour mon compte être l'un des fils d'Aristide, élevé
dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès,
né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des
peuples et brillant de la misère publique. »
Un moment interrompu par les applaudissements, il s'attacha à poser ensuite les
véritables principes du droit de propriété, trop souvent enveloppés de nuages par les
vices et par les préjugés des hommes. « Demandez à ce marchand de chair humaine
ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'il
appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants :
Voilà mes propriétés ; je les ai achetés tant par tête. Interrogez ce gentilhomme
qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a
plus : il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables. Interrogez les
augustes membres de la dynastie capétienne : ils vous diront que la plus sacrée des
propriétés est sans contredit le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité,
d'opprimer, d'avilir et de s'assurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq
millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.
« Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de
morale. Pourquoi notre Déclaration des droits semble-t-elle présenter la même
erreur ? En définissant la liberté le premier besoin de l'homme, le plus sacré des
droits qu'il tient de la nature, nous avons dit avec raison qu'elle avait pour bornes
les droits d'autrui. Pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété,
qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins
inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles pour
assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un
mot pour en déterminer la nature et la légitimité ; de manière que votre Déclaration
paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour
les agioteurs et pour les tyrans. » Il proposa donc à la Convention de consacrer les
vérités suivantes : 1° La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de dis
poser de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. 2° Le droit de propriété est
borné comme les autres par l'obligation de respecter les droits d'autrui. 3° Il ne peut
préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos
semblables. 4" Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement
illicite et immoral.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 425

Mais là ne se bornaient pas les différences essentielles entre sa Déclaration et celle


des Girondins. « La liberté, disaient ceux-ci, consiste à pouvoir faire tout ce qui
n'est pas contraire aux droits d'autrui. » Elle n'avait de bornes, selon eux, que celles
qui assuraient aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits.
« La liberté, disait Robespierre, est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exer

Tallien.

cer à son gré toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour
bornes, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde. » L'idée de donner la
justice pour règle à la liberté avait échappé à Condorcet. Autre chose : les Girondins
avaient bien consacré le principe que l'impôt ne pouvait émaner que de la volonté
du peuple ; mais ils avaient omis, suivant Robespierre, de consacrer la progression
de l'impôt. Or, à ses yeux, rien de plus conforme à l'éternelle justice que d'imposer
aux citoyens l'obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement,
selon l'étendue de leur fortune, c'est-à-dire selon les avantages qu'ils retiraient de

TOME II. 119


426 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

la société. Il demandait donc que ce principe, si équitable et si rationnel, fût formel


lement consacré par la Déclaration. Si antipathiques étaient aux Girondins les véri
tables questions sociales, qu'ils poussèrent les hauts cris. C'était, à leurs yeux, un
système absurde, destructif de l'égalité, ruineux pour l'industrie, et de nature à
entraver la vente des domaines nationaux. Beaucoup de personnes pensent encore
aujourd'hui comme les Girondins, et cependant le principe de l'impôt progressif a
été consacré par nos lois, puisqu'il est admis en matière d'impôt mobilier; par
quelle étrange inconséquence n'a-t-il pas été appliqué en matière de contributions
immobilières? Robespierre songea aussi à exonérer de toutes charges les citoyens
dont les revenus n'excédaient point ce qui était nécessaire à leur existence ; mais un
peu plus tard il comprit qu'exempter les pauvres de tout impôt, c'était créer une
distinction contraire à l'égalité politique. Il condamnalui-même son erreur,et, préoc
cfbé de cette idée que les riches, dont la domination était assurée dans les législa
tures, chercheraient à priver de toute participation au gouvernement ceux qui n'en
supporteraient pas les charges, il réclama pour tous les citoyens la satisfaction de
présenter à la République le denier de la veuve.
Dans une œuvre de fantaisie sur la Révolution française, récemment publiée par
M. Edgar Quinet, œuvre regrettable au point de vue historique, où les caractères des
principaux personnages de la Révolution sont travestis, où les erreurs matérielles
s'accumulent de page en page, l'auteur d'Ahasverus prétend que l'article par lequel
Robespierre exonérait de toute charge les citoyens dont les revenus n'excédaient
point la somme nécessaire à leur existence, fut une arme dirigée contre la Gironde ;
et la preuve, il la trouve dans ce fait qu'après la chute des Girondins Robespierre
soutint une thèse toute contraire. M. Quinet témoigne ici à la fois d'ignorance et
d'absence de logique et de critique. D'ignorance, car Robespierre n'attendit pas la
chute des Girondins pour revenir sur ce qu'il appela lui-même son erreur, puisqu'en
publiant dans son journal sa Déclaration des droits peu de jours après en avoir
donné lecture à la Convention, il supprima l'article en question; de logique, car
lorsque, dans la séance du 17 juin 1793, Robespierre revendiqua pour le pauvre
comme pour le riche l'obligation de payer sa quote-part d'impôt, il eut à lutter,
comme on le vera, contre qui?... contre Ducos, un des membres les plus ardents du
parti de la Gironde. « J'ai partagé un moment moi-même l'erreur de Ducos. » Dirons
nous pour cela que Ducos se faisait de son opinion une arme contre la Montagne ?
Non. Il faut, en vérité, obéir à de bien étroits sentiments pour rapetisser ainsi à
plaisir de tels hommes. |

Robespierre, comme on a pu s'en rendre compte du reste, ne séparait jamais son


pays de l'humanité, et certainement ses efforts n'ont pas été étrangers à la diffusion
des principes de la Révolution française dans le monde. Or, le comité de constitution
avait absolument oublié de consacrer les devoirs de fraternité qui unissaient tous les
hommes à toutes les nations, et c'était là, à son avis, une lacune capitale dans le plan
des Girondins. « On dirait que votre Déclaration a été faite pour un troupeau de
créatures humaines parqué sur un point du globe, et non pour l'immense famille
à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour. » Il proposa donc
à ses collègues de combler cette lacune par quelques articles qui, s'ils pouvaient
avoir l'inconvénient de brouiller la France avec les rois, lui concilieraient du moins
l'estime de tous les peuples.Voici ces articles : 1° Les hommes de tous les pays sont
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 427

frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider de tout leur pouvoir comme les
citoyens du même État. 2° Celui qui opprime une nation se déclare l'ennemi de
toutes. 3° Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté
et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des
ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. » Cette con
sécration de la fraternité des peuples, cet appel à la solidarité universelle, formaient
comme le couronnement de la Déclaration de Maximilien Robespierre. Comme l'a
dit encore fort bien un philosophe dont nous avons déjà invoqué l'autorité, le senti
ment d'un nouvel ordre social à fonder respire partout dans cette admirable Décla
ration. Obligation pour la société de pourvoir à la subsistance de tous ses membres,
soit en leur procurant du travail, scit en assurant les moyens d'exister à ceux qui
sont hors d'état de travailler; obligation pour la société de favoriser les progrès de
la raison publique, en fournissant l'instruction à tous les citoyens, tout cela est bien
nettement affirmé, et dénote combien profondes étaient les vues de l'immortel
législateur.
Après avoir exposé sa théorie de la propriété, Robespierre donna à la Convention
lecture de son projet de Déclaration. L'effet en fut saisissant. Toutes les passions se
turent, et quand il descendit de la tribune, ce fut au milieu des applaudissements
unanimes de l'Assemblée.
Cette DÉCLARATION DES DRoITs DE L'HOMME ET DU CITOYEN, PAR MAxIMILIEN RoBES
PIERRE, est trop fameuse et a une importance trop réelle, pour que nous puissions
nous dispenser de la mettre en entier sous les yeux de nos lecteurs :
« Les Représentants du peuple françois, réunis en Convention nationale, recon
naissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice
et de la raison ne sont que des attentats de l'ignorance ou du despotisme contre
l'humanité; convaincus que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme sont
les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d'exposer, dans
une Déclaration solennelle, ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens,
pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institu
tion sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie ; afin que le
peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur; le
magistrat, la règle de ses devoirs ; le législateur, l'objet de sa mission.
En conséquence la Convention nationale proclame, à la face de l'univers et sous les
yeux du Législateur immortel, la Déclaration suivante des droits de l'homme et du
citoyen : -

I. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et


imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.
II. Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de
son existence et la liberté. -

III. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la
différence de leurs forces physiques et morales.
IV. L'égalité des droits est établie par la nature; la société, loin d'y porter atteinte,
ne fait que la garantir contre les abus de la force qui la rend illusoire.
V. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer à son gré toutes
ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature
pour principe et la loi pour sauvegarde.
428 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

VI. Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit


par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si
nécessaires de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la
présence ou le souvenir récent du despotisme.
VII. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut
ordonner que ce qui est utile.
VIII. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme est essentiellement
injuste et tyrannique, elle n'est point une loi.
IX. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la
portion de biens qui lui est garantie par la loi.
X. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de
respecter les droits d'autrui.
XI. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la
propriété de nos semblables.
XII. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellemsnt illicite
et immoral.
XIII. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit
en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont
hors d'état de travailler.
XIV. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le
pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être
acquittée.
XV. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique,
et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.
XVI. La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.
XVlI. Le peupleest le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété;
les fonctionnaires publics sont ses commis.
XVIII. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple tout
entier; mais le vœu qu'elle exprime doit être respecté, comme le vœu d'une portion
du peuple qui doit concourir à former la volonté générale. Chaque section du
souverain assemblé doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière
liberté ; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et
maîtresse de régler sa police et ses délibérations. Le peuple peut, quand il lui plaît,
changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.
XIX. La loi doit être égale pour tous.
XX. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans
aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun titre que la
confiance du peuple.
XXI. Tous les citoyens ont un droit égal à concourir à la nomination des manda
taires du peuple et à la formation de la loi.
| XXII. Pour que ces droits ne soient point illusoires et l'égalité chimérique, la
société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qu
vivent de leur travail puissent assister aux assembléss où la loi les appelle, sans com
promettre leur existence ni celle de leur famille.
XXIII. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agens du gou
vernement lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 429

XXIV. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d'un
homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés
par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la
loi défend de s'y soumettre; et si l'on veut l'exécuter par la violence, il est permis
de le repousser par la force.
XXV. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique
appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les
points qui en sont l'objet; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en resteindre,
ni en condamner l'exercice.
XXVI. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de
l'homme et du citoyen. ·
XXVII. Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est
opprimé.
XXVIII. Quand le gouvernement opprime le peuple, l'insurrection du peuple
entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.
XXIX. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit
naturel de se défendre lui-même.
XXX. Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'op
pression est le dernier raffinement de la tyrannie. Dans tout état libre la loi doit
surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux
qui gouvernent : toute institution qui ne suppose pas le peuple bon, et le magis
trat corruptible, est vicieuse.
XXXI. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées çomme des distinctions
ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. -

XXXII. Les délits des mandataires du peuple doivent étre sévèrement et facilement
punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Le
peuple a le droit de connaître toutes opérations de ses mandataires; ils doivent lui
rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.
XXXIIl. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent
s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.
XXXIV. Celui qui opprime une seule nation se déclare l'ennemi de toutes.
XXXV. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté
et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des
ennemis ordinaires, mais comme des assassins et comme des brigands rebelles.
XXXVI. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves
révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législa
teur de l'univers, qui est la nature. »
Nous reproduisons cette Déclaration d'après la version insérée par Robespierre
lui-même dans le dernier numéro des Lettres de M. Robespierre à ses commettans. Il
y manque l'article XV de la version donnée par le Moniteur du 5 mars 1793, et de
celle imprimée par ordre de la Convention, article ainsi conçu : « Les citoyens dont
les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés
de contribuer aux dépenses publiques; les autres doivent les supporter progressive
ment, selon l'étendue de leur fortune. » Robespierre, comme nous l'avons dit, avait
changé d'avis sur la première partie de cet article.
Cette Déclaration n'est point celle qu'adopta la Convention, après le 31 mai; mais
430 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

son esprit a passé tout entier dans la Déclaration placée en tête de la Constitution de
1793, et dont nous aurons à dire quelques mots dans la troisième partie de cet
ouvrage. -

Il y eut à l'époque deux éditions successives de cette Déclaration des droits de


l'homme et du citoyen : l'une imprimée par ordre de la Convention nationale (in-8"
de 8 p., de l'Imp. nation.), l'autre par ordre de la Société des Amis de la liberté et de
l'égalité (in-8° de 8 p., également de l'Imp. nation.). Laponneraye en a donné une
édition avec commentaires; Paris, de l'imprimerie de Mie, 1832 (in-8° de 8 p.). Une
édition de l'imprimerie de Setier est annoncée dans la Bibliographie de la France,
année 1832, et il y est dit que cette dernière est le vingt-deuxième tirage depuis août
1830. Une réimpression en a été faite en 1848 pour la Société des droits de l'homme;
Paris, de l'imprimerie de Madame Dondey-Dupré (in-fol. de 2 p.).
Trop heureuse la République si les haines particulières eussent pu dispa
raître dans ce concert d'enthousiasme; mais il suffisait, hélas ! du moindre inci
dent pour raviver les colères. Dans cette même séance, comme Saint-Just venait
de prononcer un très beau discours sur la Constitution et de lire à son tour un
projet de sa façon, un grand tumulte se fit. C'était Marat qu'une foule immense
et joyeuse ramenait sur son banc de représentant, et qui, acquitté par le
tribunal révolutionnaire, revenait en triomphateur, la tête ceinte d'une couronne de
lauriers. On comprend quelles furent la fureur et la confusion des Girondins à ces cris
réitérés : Vive la République t vive Marat t vive l'Ami du peuple ! L'échafaud où ils
avaient voulu l'envoyer était devenu pour lui un autel. Et puis, comment atteindre
Robespierre à présent? car il entrait bien dans leurs desseins de ne pas s'en tenir à
Marat. Fatal verdict! pensèrent les Girondins. Ils se doutaient bien que ce Marat, à
qui ils avaient trop donné le droit de les haïr en toute conscience, ne les tiendrait pas
quittes à si bon marché. Et, en effet, il ne les lâchera maintenant que lorsqu'à force
d'inprudences nouvelles ils se verront eux-mêmes décrétés d'accusation à leur tour.

XXXII

Le soir du jour où Robespierre obtenait, au sein de la Convention, cet éclatant


triomphe dans la région des idées, il prononçait aux Jacobins, l'âme brisée de dou
leur, l'oraison funèbre d'un citoyen dont la mort prématurée remplissait de deuil le
cœur de tous les patriotes. « Depuis deux jours je pleure Lazousky, et toutes les
facultés de mon âme sont absorbées par la perte immense que la République vient de
faire. » Fils d'un Polonais depuis longtemps établi en France, où il était venu à la
suite du roi Stanislas, Lazouski n'était point un réfugié, comme on l'a dit; il était
parfaitement Français. Les larmes que les pauvres répandirent sur son cercueil
attestèrent le noble usage qu'il avait fait de sa fortune. Mais autre chose le recom
mandait aux regrets des amis de la liberté. Partisan enthousiaste des principes de la
Révolution, il avait été l'un des plus intrépides combattants du 10 août, et l'on ne
pouvait oublier l'ardeur avec laquelle il avait conduit à l'assaut des Tuileries la
compagnie de canonniers dont il était capitaine,
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 431

Son dévouement à la cause du peuple l'avait rapproché de Robespierre, et une


étroite amitié s'était établie entre eux. Aussi n'est-il pas besoin de demander s'il était
devenu, lui aussi, l'objet des attaques de la faction girondine.Après l'avoir loué jadis
comme un modèle de patriotisme, elle le considérait maintenant comme un brigand.
C'était là d'ailleurs sa tactique ordinaire. Dès qu'on n'était pas à sa dévotion, on était
digne des gémonies. L'Orateur du genre humain, cet écervelé de Cloots, en savait
quelque chose, lui qu'elle avait porté aux nues tant qu'il lui avait paru tout dévoué,
et qu'aujourd'hui elle traitait de parasite et de voleur, depuis qu'il avait imaginé de
révéler les propos indiscrets tenus à la table de Roland. Mais, du moins, Lazouski
n'avait jamais été le commensal de l'ex-ministre de l'intérieur. Toutefois ma
dame Roland, dont la plume et la langue étaient si habiles et si promptes à manier la
calomnie, ne l'épargna guère. L'élégant patriote n'est plus qu'un « enragé ayant la
face enluminée d'un buveur et l'œil hagard d'un assassin, » et, s'il meurt en huit
jours d'une fluxion de poitrine, c'est, suivant la dame, « d'une fièvre inflammatoire,
fruit des débauches, des veilles et de l'eau-de-vie. » Vergniaud, qui se plaignait tant
d'être calomnié, et qui cependant, comme nous l'avons plusieurs fois fait remarquer,
mettait avec empressement son éloquence au service de la calomnie, n'avait pas été
un des moins acharnés détracteurs de Lazouski; on l'aveit entendu, à propos des
événements du mois de mars, transformer ce héros du 10 août en complice de Fournier
l'Américain, et réclamer contre lui un décret d'accusation. Robespierre vengea
noblement son ami des outrages qu'on lui avait prodigués et qui n'avaient pas été
épargnés non plus à Lepéletier Saint-Fargeau, cet autre ami dont il avait également
pleuré la mort. On fit à Lazouski des funérailles magnifiques, organisées par le grand
peintre David. De nombreux musiciens précédèrent le convoi, exécutant une marche
funèbre composée par Gossec, qui lui-même présida à l'exécution. Le cortège était
formé des sociétés populaires, des sections, des compagnies de canonniers, de la
commune d'Issy, où le défunt avait sa maison de campagne, et des membres de la
municipalité et du conseil général de Paris ; chacun avait à la main un rameau de
cyprès. Le corps de Lazouski fut enterré au pied de l'arbre de la liberté, sur la place
du Carrousel, devenue la place de la Réunion; son cœur fut gardé par la section du
Finistère, à laquelle il appartenait, et la Commune adopta sa fille.
Rien d'étonnant, avec le caractère que l'on connaît aux Girondins, à ce que leurs
haines se soient réveillées plus ardentes sur cette tombe à peine fermée. La magnifi
cence des honneurs rendus par les sections parisiennes à un patriote qu'ils détes
taient, et dont Robespierre avait prononcé l'éloge, redoubla leurs préventions
insensées contre la capitale. Ils se sentaient d'ailleurs tout puissants encore, malgré
le triomphe de Marat ; et si tout récemment un pur jacobin, Bouchotte, avait remplacé
Beurnonville comme ministre de la guerre, leurs créatures n'en remplissaient pas
moins les bureaux des divers ministères.Aussi Bazire, à une séance des Jacobins,
engageait-il les sociétés patriotiques à charger des commissaires de demander aux
ministres la liste des citoyens employés dans leurs bureaux. Mais, selon Robes
pierre, il n'y avait pas à correspondre avec les ministres à ce sujet; et mieux valait
s'adresser au comité de Salut public, à qui il appartenait d'épurer toutes les adminis
trations et de réformer les employés suspects.
Exaspérés de l'incessante surveillance des sections parisiennes, les Girondins
eussent bien voulu transporter ailleurs qu'à Paris la Représentation nationale. Le
432 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.
-r

30 avril, levant le masque, Guadet demanda formellement le transfèrement de la


Convention à Versailles. Le lendemain même, un arrêté de la Commune de Paris,
en vertu duquel tous les employés non mariés, les clercs de notaires et d'avoués,
les commis de banquiers, de négociants et autres, pouvaient être requis dans une
proportion déterminée, donna à la faction girondine un appui dont elle eut le tort
de se prévaloir. Comme s'ils eussent été sûrs d'être soutenus par elle, les jeunes
gens désignés pour la réquisition se répandirent dans les sections, dans les rues,
aux Champs-Elysées, au Luxembourg, criant : A bas la Montagne ! Vive la loi ! Des
arrestations furent opérées, et parmi les personnes arrêtées se trouva le propre
domestique de Buzot. Etait-ce hasard ou bien lui-même était-il un des meneurs ?
Toujours est-il que la résistance coupable de ces jeunes gens trouva dans le jour
nal de Brissot un véritable encouragement. Ces cris A bas la Montagne ! poussés par
ceux que la patrie appelait à sa défense et qui restaient sourds à sa voix éplorée,
indiquaient assez que la Montagne et les Jacobins formaient le parti national, et
que déjà derrière les Girondins s'abritaient la bourgeoisie réactionnaire et les roya
listes.
Vergniaud commença l'attaque contre la municipalité parisienne en demandant,
le 6 mai, que le maire de Paris fût tenu de rendre compte, séance tenante et par
écrit, de l'arrestation d'un certain nombre de citoyens, au milieu desquels figuraient
plusieurs pétitionnaires qui, la veille, étaient venus témoigner leur confiance dans
la majorité de la Convention, et dont les réclamations lui avaient été adressées.
Robespierre prit vivement en main la défense de la municipalité mise en cause
dans la personne du maire. Rappelant les mouvements séditieux dont précisément
la veille la capitale avait été le théâtre, il s'étonna qu'on pût prendre la défense
d'hommes coupables d'avoir provoqué des troubles dans l'espérance de se soustraire
à une obligation sacrée. Il n'inculpa personne, ne sachant pas, quant à présent, si
les pétitionnaires'de la veille étaient au nombrs des perturbateurs ; mais il invita la
Convention à appuyer de toute sa force les autorités constituées de Paris, car si elle
laissait aux séditieux l'espoir de sa protection, elle trahirait elle-même ses devoirs.
« En vain, dit-il en terminant, on forme des complots contre la République, contre
la liberté; la liberté, la République triompheront de tous les complots. » Vergniaud
persista dans sa motion et souleva de violents orages. Toutefois, la Convention finit
par donner raison à la Commune de Paris en improuvant une pétition qui demandait
la substitution des enrôlements volontaires au mode de recrutement adopté par la
Commune. Les enrôlements volontaires ! Cette mesure d'enthousiasme ne suffisait
plus aux dangers pressants de la patrie ! Malgré cela, les Girondins tentèrent encore,
deux jours après, de couvrir de leur protection les jeunes gens arrêtés pour rébel
lion à l'arrêté municipal. N'était-il pas singulier d'entendre des hommes habitués à
déclamer contre les anarchistes se récrier aujourd'hui avec tant d'emportement à
propos d'une juste mesure prise contre des perturbateurs, contre ces muscadins que
n'avait pas su émouvoir le cri de la patrie en danger ! « Ces infâmes, s'écria, dans
la séance du 8 mai, Robespierre indigné, parcouraient les places publiques. Plu
sieurs ont arboré la cocarde blanche et crié : Vive le roi / A bas la République / Il
est vrai qu'ils ont ajouté d'autres cris qui peuvent plaire à bien des gens ; ils ont
crié : A bas les patriotes ! A bas la Montagne ! A bas les Jacobins / Et l'on voudrait
que de pareilles imprécations contre les amis de la liberté, contre la liberté elle
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 433

même, restassent impunies ? » Sur sa demande, et malgré les résistances d'Isnard


et de Buzot, l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Il était bien question, en effet, de songer aux lâches qui hésitaient à voler à la
défense de la patrie, quand des frontières et de la Vendée arrivaient coup sur coup
les plus fâcheuses nouvelles ! Allons ! que tous s'arment et partent, c'est désormais
une nécessité inexorable. Paris, tête et cœur de la nation, a déjà donné l'exemple ;
déjà, avait dit Robespierre dans cette même séance de la Convention, il a fourni,
soit contre les despotes coalisés, soit contre les ennemisintérieurs, plus de cinquante
mille hommes, et douze mille se préparent encore à marcher sur la Vendée. Mais
du moins fallait-il être assuré qu'une fois dégarni de ses défenseurs, il ne devien

== z -- 7 = ->w
Visites domiciliaires.

drait pas la proie des rebelles. Car c'était cette grande cité, berceau et rempart de la
liberté, dont tous les ennemis de la Révolution conspiraient la ruine , c'était elle
que menaçaient Brunswick, Cobourg et tous les révoltés. Au lieu donc de déclarer
la guerre à la municipalité, il fallait encourager les efforts de la Commune et du
maire, détenir en otages tous les gens suspects qui portaient le trouble dans les sec
tions, et indemniser, le jour où ils montaient leur garde, les citoyens trop pauvres
pour se distraire de leurs travaux sans compromettre la subsistance de leur famille.
Mais ce n'était pas tout : en présence de ces flots d'ennemis de toute sorte poussés
contre la République, il y avait à faire des efforts surhumains ; on les ferait. Et qui,
plus que Robespierre, en ces heures décisives pour l'avenir du genre humain, sut
électriser la nation par son indomptable énergie et ses paroles ardentes ? « Il faut,
dit-il, veiller à ce que l'on fabrique des armes de toute espèce... Il faut que des
forges soient établies sur toutes les places publiques, afin de ranimer l'énergie des
citoyens par la vue des nouveaux moyens de défense... »

' 'OME II, 120


434 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

· Le soir il prit la parole aux Jacobins, et, dans une sorte de délire patriotique, il
traça le sombre tableau de la situation présente et indiqua les moyens énergiques
sans lesquels lui paraissait impossible le salut de la République. Il n'y avait à ses
yeux que deux partis en France : celui des amis de la liberté et de l'égalité, et celui
de tous les ennemis de la Révolution, révoltés de la Vendée, émigrés de Coblentz ou
soldats de Cobourg. Il n'y avait pas de milieu, il fallait ou les exterminer ou périr.
Une première condition pour vaincre, c'était d'être inaccessible à toute corruption. Les
patriotes dignes de ce nom, guidés par les véritables principes de l'ordre social,
n'ont jamais, disait-il, prétendu à une égalité de fortune, mais à une égalité de
droits et de bonheur. Pour lui, il ne souhaitait point l'opulence : elle était trop
souvent le prix du crime et de l'infamie. « Les pouvoirs que le peuple m'a confiés,
ajoutait-il, auraient été un supplice pour moi, si, au milieu du spectacle de l'hypo
crisie dont il est victime, je n'avais élevé courageusement la voix en sa faveur. Je
n'aspire point à sa reconnaissance ; je ne reconnais d'autre ingratitude de la part du
peuple que celle qui pèse sur lui-même. » Puis, rappelant toutes les mesures
extraordinaires proposées le matin par lui dans la séance de la Convention, il insistait
sur les précautions à prendre pour qu'au moment où les patriotes allaient marcher
contre les brigands de la Vendée, leurs femmes et leurs enfants ne fussent pas
exposés à la rage des contre-révolutionnaires. L'heure était venue de tenter un
suprême effort, si l'on voulait sauver le genre humain. « Oui, oui, nous le voulons, »
s'écrièrent à la fois tous les membres en se levant par un élan simultané et en agitant
leurs chapeaux. Alors, avec une émotion croissante et après avoir déploré les
manœuvres employées pour séparer les départements du peuple de Paris, après
avoir déclaré bien hautement que c'était la loi à la main, et non point en se donnant
des airs d'insurrection, qu'on devait engager cette lutte à mort avec les ennemis de
la liberté, il poursuivait en ces termes : « Si la liberté succombe, ce sera moins la
faute des mandataires que du souverain. Peuple, n'oubliez pas que votre destinée
est dans vos mains, vous devez sauver Paris et l'humanité ; si vous ne le faites pas,
vous êtes coupables. » En résumé, il demandait la punition des perturbateurs qui,
dans les derniers jours, avaient été arrêtés pour cris séditieux, le châtiment exem
plaire des généraux pris en flagrant délit de trahison, l'incarcération jusqu'à la
fin de la guerre de tous les individus coupables d'incivisme, l'établissement de
forges sur les places publiques. Il demandait en outre que les artisans, vivant de
travail, fussent soldés pendant le temps qu'ils seraient obligés de se tenir sous les
armes pour protéger la tranquillité de Paris; que les sections organisassent une armée
suffisante pour comprimer l'aristocratie et former le noyau d'une armée révolution
naire quientraînerait les sans-culottes des départements à l'extermination des rebelles,
enfin,que les sections de Paris se réunissent à la Commune, afin de balancer par leur
influence les écrits perfides des journalistes soudoyés par les puissances étrangères.
« En prenant toutes ces mesures, ajoutait-il, — et c'étaient ses derniers mots, —
« sans fournir aucun prétexte que vous ayez violé les lois, vous donnerez l'impulsion
aux départements, qui s'uniront à vous pour sauver la liberté. » Une longue agitation
régna dans la Société à la suite de ce discours formidable, qu'avaient accueilli de
frénétiques applaudissements. Nous admirons les prodigieux efforts de nos pères
pour vaincre à la fois l'ennemi du dedans et celui du dedors; nous admirons leurs
sacrifices immenses, leurs triomphes si chèremeut achetés, et, hommes incon
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 435

séquents, nous laissons chaque jour insulter les grands citoyens qui leur ont soufflé
le feu de leur indomptable énergie.
« La liberté ne périra pas ! s'écriait le surlendemain Robespierre, après avoir
flétril'indigne conduite de ce Pitt qui prodiguait les millions de l'Angleterre pour
arrêter l'essor de la Révolution, la liberté ne périra pas, mais elle ne sera que le
fruit des plus grandes et des plus longues calamités; des torrents de sang le plus
pur couleront, et nos ennemis entraîneront dans leur tombe une partie des défenseurs
de la République. » Paroles, hélas! trop prophétiques! N'importe, la patrie ne pouvait
être sauvée désormais que par les plus grands effortsde l'énergie républicaine et de
l'héroïsme populaire. « Il ne faut pas que Paris soit calomnié, s'écriait-il encore le
10 mai en défendant les pétitionnaires de la Halle aux blés, mais il faut que Paris
soit à l'abri des conspirations, et les mesures que j'ai proposées sont suffisantes
pour neutraliser les efforts de l'aristocratie et du modérantisme. Remarquez que
j'écarte toute idée de violence contre nos ennemis intérieurs. » Les paroles de
Robespierre n'auront pas retenti en vain, et la République sera sauvée, pour un
moment du moins. Quant à lui, si l'esprit public ne se ranimait pas, si le génie de la
liberté ne tentait pas un suprême effort, il attendrait calme et serein, sur la chaise
curule où le peuple l'avait élevé, le moment où les assassins viendraient l'immoler.
Nous le verrons, au 9 thermidor, fidèle à cette sorte d'engagement. Entrevoyait-il
déjà l'aurore de cette sanglante et fatale journée ?

XXXIII

Cependant, au milieu des tempêtes, se continuaient les débats sur la constitution


républicaine à donner au pays. Le 10 mai, Isnard proposa à la Convention d'adopter
une sorte de pacte social, en vertu duquel les députés au Corps législatif auraient
été considérés comme autant d'ambassadeurs de communautés diverses dont l'asso
ciation dans son ensemble eût formé la nation française. Vivement combattu par
Danton et par Marat comme entaché de fédéralisme, le projet d'Isnard, soutenu en
vain par Buzot, fut écarté de la discussion.
Robespierre monta ensuite à la tribune. Il prononça un discours qu'on peut regar
der comme la véritable profession de foi de la démocratie, et que devraient avoir
toujours présent à la mémoire les gens qui font profession d'aimer la liberté et l'éga
lité. C'était du reste le développement logique de sa Déclaration, et, au point de vue
de la mise en pratique des principes de la démocratie, rien ne prouve mieux que cet
admirable discours la puissance de conception de ce législateur de trente-cinq ans.
Comme d'un bout à l'autre il respire l'amour du bien, la passion de la justice, le
désintéressement le plus pur ! « L'homme est né pour le bonheur et pour la liberté,
et partout il est esclave et malheureux. La société a pour but la conservation de ses
droits et la perfection de son être, et partout la société le dégrade et l'opprime. Le
temps est arrivé de le rappeler à ses véritables destinées; les progrès de la raison
humaine ont préparé cette grande révolution, et c'est à vous qu'est spécialement
436 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

imposé le devoir de l'accélérer. » Jusqu'ici, poursuivait Robespierre, l'art de gou


verner avait consisté à dépouiller et à asservir le grand nombre au profit du petit ;
les rois et les aristocrates avaient bien fait leur métier, c'était présentement au peuple
à rendre les hommes libres et heureux par les lois. -

Le grand problème à résoudre était, comme maintes fois déjà nous le lui avons
entendu déclarer, de donner au gouvernement la force nécessaire pour que les
citoyens respectassent toujours les droits des citoyens, et de faire en sorte que
jamais le gouvernement ne pût les visiter lui-même. L'anarchie était moins à craindre
à ses yeux que le despotisme et l'aristocratie ; l'anarchie, d'ailleurs, était-elle autre
chose que la tyrannie qui plaçait sur le trône les fantaisies d'un homme au lieu de la
loi ? L'histoire à la main, Robespierre prouvait que de tout temps l'ambition, la force
et la perfidie avaient été les législateurs du monde ; que les nations avaient vu se
tourner contre elles la puissance dont elles avaient investi leurs magistrats consi
dérés comme essentiellement sages et vertueux, tandis qu'on supposait toujours le
peuple insensé et mutin, d'où il était résulté qu'on avait eu des rois, des prêtres, des
nobles, des bourgeois, de la canaille, mais point de peuple et point d'hommes. Le
premier objet de toute constitution devait donc être de défendre la liberté publique
et individuelle contre le gouvernement lui-même.Malheureusement, on avait àélever
le temple de la liberté avec des mains encore flétries des fers de la servitude. Mépri
ser et être méprisé avait été trop longtemps la destinée commune ; de là, tant de
dédains insolents de la part des hommes de loi, financiers, robins ou hommes d'épée,
à l'égard des classes inférieures. Et telle était la vanité humaine, que beaucoup de
gens réclamaient des maîtres pour ne point avoir d'égaux. Il fallait donc poser en
axiome que tous les hommes étaient égaux, et que dans la souveraineté populaire se
trouvait l'unique préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement,
dont la corruption avait toujours sa source dans un excès de pouvoir. Donc néces
sité de modérer la puissance des magistrats.
Voyons maintenant comment ce prétendu partisan des doctrines autoritaires, —
suivant des écrivains parfaitement ignorants ou de mauvaise foi, — entendait la
science du gouvernement. Deux moyens avaient paru excellents à quelques poli
tiques pour protéger la liberté : l'un c'était l'équilibre des pouvoirs, l'autre le tri
bunat. Robespierre combattait énergiquement l'un et l'autre moyen. L'équilibre des
pouvoirs ! N'avait-on pas l'exemple de l'Angleterre pour dégoûter à tout jamais les
véritables amis de la liberté de cette espèce du gouvernement monstrueux où les
vertus publiques n'étaient qu'une scandaleuse parade, où le fantôme de la liberté
anéantissait la liberté même, où les droits du peuple étaient l'objet d'un trafic avoué,
où la corruption était dégagée du frein même de la pudeur ? Robespierre devinait
bien ce qu'il y aurait d'hypocrisies et de mensonges dans ces prétendus gouverne
ments représentatifs, où l'on voit assez communément'la liberté et l'égalité devenir
le monopole d'un petit nombre d'élus. Du tribunat, il n'en voulait pas davantage.
Pour lui, le seul tribun avouable, c'était le peuple lui-même. « C'est à chaque section
de la République française que je renvoie la puissance tributienne; et il est facile de
l'organiser d'une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue
et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif. »
Donner au pouvoir des fonctionnaires, et surtout de celui dont l'autorité devait être
la plus étendue, une courte durée, interdire sévèrement le cumul de plusieurs fonc
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. - 437

tions, séparer avec le plus grand soin le pouvoir législatif du pouvoir exécutif, telles
étaient les premières précautions à prendre afin d'empêcher le retour du despotisme.
Averti par une expérience personnelle du danger qu'il y avait pour la liberté et pour
la réputation des citoyens à permettre au gouvernement et au ministre de l'intérieur
de disposer de sommes immenses sous prétexte de former l'esprit public, il voulait
qu'on enlevât au pouvoir central toute l'autorité qui n'était point indispensable à la
bonne gestion des affaires politiques. Quant au reste, c'était aux citoyens de se gou
verner eux-mêmes. Dans quelle erreur capitale sont tombés ceux qui, par une étrange
ignorance de notre histoire révolutionnaire, ont confondu l'excessive centralisation
du régime consulaire, empruntée des errements de [l'ancien régime, avec l'organisa
tion administrative que la Révolution voulut donner à la France ! S'il est, au con
traire, une décentralisation rationnelle, pratique, c'est évidemment celle qui ressort
de la constitution de 1791, et surtout des constitutions de 1793 et de l'an III. Écoutez,
écoutez à cet égard le langage de Robespierre : « Laissez dans les départements, sous
la main du peuple, la portion des tributs publics qu'il ne sera pas nécessaire de
verser dans la caisse générale, et que les dépenses soient acquittées sur les lieux
autant qu'il sera possible... Mais il est un moyen général et non moins salutaire de
diminuer la puissance des gouvernements au profit de la liberté et du bonheur des
peuples... FUYEz LA MANIE ANCIENNE DEs GoUvERNEMENTs, DE voULoIR TRoP GoU
VERNER , LAISSEZ AUX INDIVIDUS, LAISSEZ AUX FAMILLES LE DROIT DE FAIRE CE QUI NE
NUIT POINT A AUTRUI ; LAIssEz AUx CoMMUNEs LE PoUvoIR DE RÉGLER ELLES-MEMEs
LEURS PROPRES AFFAIRES, EN TOUT CE QUI NE TIENT POINT ESSENTIELLEMENT A
L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA REPUBLIQUE. EN UN MOT, RENDEz A LA LIBERTÉ
INDIVIDUELLE TOUT CE QUI N'APPARTIENT PAs NATURELLEMENT A L'AUToRITÉ PUBLIQUE,
ET voUS AUREz LAIssE D'AUTANT MOINs DE PRISE A L'AMBITION ET A L'ARBITRAIRE. »
Était-il possible de mieux dire ? Quel ami sincère de la liberté ne signerait des deux
ces lignes tout à fait admirables ?
C'était surtout dans les assemblées primaires que Robespierre voulait qu'on
respectât la volonté du souverain. Plus de ces entraves qui, sous prétexte de régler
les élections, finissaient par anéantir en quelque sorte le droit de suffrage. Respon
sabilité de tous les dépositaires du pouvoir : dans un État libre, les crimes publics
des magistrats devaient être punis aussi sévèrement et aussi facilement que les
crimes privés des citoyens. Révocation, selon des formes établies, des fonctionnaires
qui auraient démérité de la nation : c'était aux mandants à avoir l'œil sans cesse
ouvert sur leurs mandataires. « La constitution doit s'appliquer surtout à soumettre
les fonctionnaires publics à une responsabilité imposante, en les mettant dans la
dépendance réelle, non des individus, mais du souverain. » Aussi,quelles précautions
il recommande au peuple dans le choix de ses magistrats, et quelle sincérité il
exige dans les élections ! « C'est, dit-il, sur cette double base que la liberté doit
être fondée. Ne perdez pas de vue que dans le gouvernement représentatif il n'est
pas de lois constitutives aussi importantes que celles qui garantissent la pureté des
élections. » Comme moyen de surveillance, il indiquait la publicité réelle des
séances de tous les corps administratifs, judiciaires et législatifs. Il aurait voulu, par
exemple, que les représentants de la nation siégeassent dans une enceinte majes
tueuse, capable de contenir dix ou douze mille auditeurs, et il regrettait l'exiguïté du
nouveau local mis à la disposition de l'Assemblée. Ce jour-là même, en effet, la
438 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

Convention avait quitté la salle étroite et incommode du Manége pour s'installer aux
Tuileries, d'où la terreur, qui en était si souvent sortie pour frapper les amis de la
liberté, allait s'abattre sur les despotes et sur leurs partisans.
A ceux qui pouvaient craindre que tant de précautions prises contre l'arbitraire et
la tyrannie n'enlevassent toute force aux lois et au gouvernement, Robespierre
répondit d'avance : « Je rends aux lois et au gouvernement toute la force que j'ôte
aux vices des hommes qui gouvernent et qui font des lois. Le respect qu'inspire le
magistrat dépend beaucoup plus du respect qu'il porte lui-même aux lois que du
pouvoir qu'il usurpe; et la puissance des lois est bien moins dans la force militaire
qui les entoure que dans leur concordance avec les principes de la justice et avec la
volonté générale. Quand la loi a pour principe l'intérêt public, elle a le peuple lui
même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens dont elle est l'ouvrage
et la propriété. La volonté générale et la force publique ont une origine commune...
Quand la force publique ne fait que seconder la volonté générale, l'État est libre et
paisible ; lorsqu'elle la contrarie, l'État est asservi et agité. La force publique est
en contradiction avec la volonté générale dans deux cas : ou lorsque la loi n'est
pas la volonté générale, ou lorsque le magistrat l'emploie pour violer la loi. Telle est
l'horrible anarchie que les tyrans ont établie de tout temps, sous le nom de tranquil
lité, d'ordre public, de législation et de gouvernement; tout leur art est d'isoler et
de comprimer chaque citoyen par la force pour les asservir tous à leurs odieux
caprices qu'ils décorent du nom de lois. Législateurs, faites des lois justes; magis
trats, faites-les religieusement exécuter; que ce soit là toute votre politique, et
vous donnerez au monde un spectacle inconnu, celui d'un grand peuple libre et
Vertueux ».

Tel était cet important et magnifique discours, qu'on peut véritablement regarder
comme le manifeste de la démocratie. Combien lui étaient inférieures les conceptions
girondines! Une foule des idées qui s'y trouvent exposées sont généralement admises
aujourd'hui comme les règles d'un gouvernement sage. Je le répète, le jour où les
grands principes posés par Maximilien Robespierre dans sa Déclaration des droits et
dans son discours sur la Constitution auront complétement prévalu, ce jour-là, mais
ce jour-là seulement, la démocratie aura vaincu.

XXXIV

La séance dans laquelle Robespierre présenta à la Convention ce magnifique pro


gramme constitutionnel fut une des dernières séances où, jusqu'à la chute des
Girondins, on s'occupa de l'œuvre pacifique de la Constitution. Un effroyable esprit
de discorde va souffler sur l'Assemblée; la lutte devient plus vive, plus ardente ;
toute conciliation est désormais impossible : nous touchons à l'heure suprême de la
Gironde.
Et cependant Robespierre alors s'efforçait d'inspirer le calme aux patriotes, et, de
toute son énergie, il s'opposait encore aux mesures violentes. Cela se vit bien aux
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 439

Jacobins dans la séance du 13 mai. Un membre s'étant emporté contre la faction des
hommes d'État, et ayant engagé le contingent parisien à ne point partir pour la Ven
dée avant d'avoir purgé la Convention des scélérats auxquels il attribuait les mal
heurs de la patrie et promené sur eux le glaive exterminateur, Maximilien s'élança à
la tribune : « Je n'ai jamais pu concevoir comment, dans des moments critiques, il
se trouvait tant d'hommes pour faire des propositions qui compromettent les amis
de la liberté, tandis que personne n'appuie celles qui tendent à sauver la République...
Ceux qui, mettant ces mesures à l'écart, ne vous proposent que des mesures par
tielles, quelque violentes qu'elles soient, n'entendent rien aux moyens de sauver la
patrie; car ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les mesures qui ne compromettent
pas la société qu'on doit avoir recours aux moyens extrêmes, encore ces moyens ne
doivent-ils pas être proposés au sein d'une assemblée qui doit être sage et politique.
Ce n'est pas un moment d'effervescence passagère qui sauvera la patrie... Les me
sures que l'on a proposées n'ont et ne pourront avoir aucun résultat; elles n'ont servi
qu'à alimenter la calomnie ; elles n'ont servi qu'à fournir des prétextes aux journa
listes de nous représenter sous les couleurs les plus odieuses... Je n'en dirai pas da
vantage, mais je déclare que je proteste contre tous moyens qui ne tendent qu'à com
promettre la Société sans contribuer au salut public. Voilà ma profession de foi ! »
Robespierre avait bien engagé la Convention à examiner attentivement la conduite
de quelques membres de la Gironde, mais il était loin de vouloir leur perte; et les
applaudissements dont les Jacobins couvrirent ses paroles, bien qu'une voix l'eût
accusé de modérantisme, prouvèrent que l'immense majorité de la Société était de
son avis. Le lendemain, voulant justifier une adresse bordelaise, écho des diatribes
girondines, où l'on semblait prendre à tâche d'exaspérer la populaiton parisienne,
Guadet récrimina amèrement contre le discours anarchique tenu la veille aux Jaco
bins par un homme exalté, mais il n'eut pas la bonne foi de dire avec quelle viva
cité Robespierre avait combattu ce discours.
Les Girondins, du reste, étaient décidés à n'admettre aucun compromis. Détruire
leurs adversaires, tel était leur but, leur but unique; cela ressort clairement de toutes
leurs paroles. Quelle n'avait pas été l'indignation des patriotes à la lecture d'une
lettre de Rebecqui à Barbaroux, lettre dénoncée aux Jacobins, et dans laquelle cet
ancien accusateur de Robespierre disait que le seul moyen de sauver la République
était de faire marcher sur Paris les quarante mille hommes qui combattaient les
rebelles de la Vendée ! « Ces messieurs veulent en finir, s'écriait dans le Patriote
françois l'énergumène Girey-Dupré,. en parlant des Montagnards : qu'ils l'osent,
nous le demandons; LEUR MoRT EST AU BoUT. »
Le 17 mai, Isnard était nommé président de la Convention. En appelant à ces
fonctions le sombre orateur dont on n'a pas oublié les menaces terribles contre les
adversaires de la Révolution et qui était destiné à précipiter le dénoûment d'une
situation devenue intolérable, les Girondins témoignaient bien de leur peu de souci
d'entrer dans une voie d'apaisement et de conciliation. Tout ce qu'il était possible
de faire pour irriter et pousser à bout leurs adversaires, pour jeter en armes sur la
place publique les patriotes de Paris, ils le firent. Eux qui, durant le ministère de
leurs amis, avant comme après le 10 août, avaient inondé de leurs créatures toutes
les places civiles et militaires, ils jetèrent les hauts cris pour quelques emplois supé
rieurs donnés à l'instigation de plusieurs membres de la Montagne, et Barbaroux
440 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

proposa un jour à la Convention de décréter que quiconque dénoncerait un fonction


naire public pour acquisitions illégitimes, obtiendrait en récompense la moitié des
biens du dénoncé, faute par ce dernier de pouvoir justifier de ses moyens de for
tune. C'était singulièrement encourager l'art de la dénonciation, et cela pouvait
paraître au moins étrange de la part de gens si habitués à déclamer contre les dénon
ciateurs... quand ils étaient eux-mêmes l'objet des dénonciations. Robespierre
demeura toujours étranger à ces distributions de places dont ne se firent faute les
Girondins, et qui leur donnèrent tant de partisans dans les administrations publiques.
Même au temps de sa plus haute influence, aucun de ses proches, de ses amis, n'arriva
par lui à une haute position. Nous n'aurons pas de peine à prouver dans quelle
erreur sont tombés les écrivains, passionnés d'ailleurs, qui, comme M. Michelet, par
exemple, font des principaux membres du tribunal révolutionnaire et de la Commune
de Paris autant de ses créatures. Son compatriote Herman, homme du reste d'une
probité et d'un patriotisme à toute épréuve, lui était à peu près étranger. Et les
seules considérations auxquelles il s'attacha jamais quand il appuya la nomination de
quelque citoyen à un poste important, furent précisément le patriotisme et la probité.
A ce titre il crut pouvoir, vers cette époque, recommander un honorable praticien,
du nom de Théry, pour une place de médecin vacante près le tribunal révolutionnaire.
Il s'adressa à ce sujet à l'accusateur public Fouquier-Tinville; et il le connaissait si
peu qu'il l'appelait : Fouquet de Tainville.
Voici la lettre de Robespierre : « Paris, le 10 mai 1793. J'ai appris que le tribunal
révolutionnaire devoit nommer un médecin; je vous indique et aux répubilcains le
citoyen Théry, recommandable par ses talents dans l'art de guérir et par son patrio
tisme. Il n'est pas indifférent aux bons citoyens de connoître les hommes qui
méritent leur confiance. Je me suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a
des principes et une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez
point l'occasion d'être utile à un républicain.
ROBESPIERRE.
« Au citoyen Fouquet de Tainville, accusateur au Tribunal révolutionnaire à Paris. »
En marge est ecrit : « Pris en très grande considération. MoNTANÉ, président. »
Un mois plus tard, le protégé de Robespierre était accepté comme médecin par le
président Montané.
Mais revenons aux provocations girondines. Voici Vergniaud qui menace la capitale
de l'abandon du département de la Gironde; et, d'une lettre violente de ce député,
le chimiste Hassenfratz inférait, à une séance des Jacobins, qu'on cherchait à faire
croire que les départements étaient prêts à marcher sur Paris. Forts de leur majorité,
les Girondins enlevaient à leurs adversaires le droit de requérir l'appel nominal(18
mai), et dans la même séanc°, ne s'en tenant plus à leurs déclamations continuelles
contre la capitale, ils demandaient, par la bouche de Guadet, la cassation des
autorités de Paris, leur remplacement dans les vingt-quatre heures par les présidents
des diverses sections, et la réunion immédiate des suppléants de l'Assemblée dans la
ville de Bourges. Triple proposition trois fois imprudente, et qui arracha à Collot
d'Herbois ce cri d'alarme : « Voilà donc la conspiration découverte ! » Une agitation
extraordinaire s'était emparée de toute la gauche. Barère arriva à point pour ramener
le calme, en blâmant comme dangereuses et intempestives les mesures proposées par
Guadet; puis, pour consoler la Gironde, il obtint de la Convention un décret portant
-

HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 441

formation d'une commission de douze membres chargée d'examiner les actes et


arrêtés de la Commune de Paris depuis un mois. Cette mesure, bonne en elle-même
si cette commission comprenait dans son sein une majorité de membres impartiaux
et désintéressés, devenait une chose détestable si, comme cela était à craindre, elle
se trouvait exclusivement composée de membres appartenant à la faction girondine.
Les Girondins n'adoptèrent avec tant d'empressement la proposition de Barère que
parce qu'ils étaient certains de former cette commission entièrement à leur gré,

d'exercer par elle une véritable dictature et d'annihiler le comité de Salut public,
lequel n'avait alors, pour ainsi dire, aucune influence sur la marche des affaires.
Babaut Saint-Etienne, Kervélégan, Boyer-Fonfrède, Saint-Martin,Vigée,Boileau,Henri
Larivière, Bergœing, Gomaire, Mollevault, Gardien et Bertrand, tels furent les
membres dont se composa cette fameuse commission des Douze. A partir de ce jour
jusqu'à la fin du mois, la Convention devint une arène où se croisèrent les apostro
phes les plus violentes et des dénonciations respectives. Mais la formation de ce
comité eut des résultats plus fâcheux encore; elle porta au comble l'exaspération des

TOME II. 121


442 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

sections parisiennes, dont les commissaires, réunis à l'archevêché, songèrent dès


lors à résister à des mesures contre-révolutionnaires qu'on prévoyait. Telles étaient
les fureurs qu'on entendit à la Convention Vergniaud et David se traiter mutuelle
ment d'assassins. La commission des Douze semblait comme à plaisir remplir Paris
d'alarmes. D'heure en heure elle accueillait des dénonciations plus absurdes les
unes que les autres, provoquées peut-être : elle avait besoin d'un complot. Un jour,
une députation de la section de la Fraternité vint annoncer à la Convention qu'une
affreuse conspiration se tramait, tendant au massacre des représentants du peuple,
et l'Assemblée s'empressa de décréter que cette section avait bien mérité de la patrie.
A peine instruite de ce fait, la Commune somma les dénonciateurs devenir lui donner
les renseignements nécessaires, afin que les prétendus conspirateurs fussent immé
diatement livrés aux tribunaux. On ne put nommer personne. La commission des
Douze n'en continua pas moins de s'acharner contre la municipalité parisienne,
comme si elle eût juré de la pousser à bout. Les véritables conspirateurs, si conspira
teurs il y avait, c'étaient les Girondins, qui, réunis chez Valazé, en comité secret,
délibéraient d'avance sur les mesures à arracher à la Convention. Ce fut ainsi que,
dans la séance du 24 mai, Vigée, au nom de la commission des Douze, évoquant un
complot imaginaire, proposa à l'Assemblée de s'entourer d'une garde formidable; et,
malgré les énergiques protestations de Danton, ce projet, vivement appuyé par
Vergniaud, fut voté d'urgence. Les Girondins se crurent entièrement maîtres de la
situation, ce fut préciséuent ce qui les perdit.
Le soir, aux Jacobins, comme on faisait entendre de vagues accusations contre le
général Kellermann, présent à la séance, Robespierre pria la Société de laisser là les
questions de personne pour s'occuper des dangers de la patrie. Quant à Kellermann,
il allait voler à de nouveaux combats, c'était à lui à prouver son civisme par sa con
duite à la tête de nos armées. « Apprends, lui dit Robespierre, apprends qu'il
existe des républicains en France... Les généraux se regardent comme des souve
rains; ils se croient les dictateurs de la République... Eh bien ! Kellermann, apprends
qu'il est encore des républicains purs et énergiques, et vois quels ennemis tu aurais
à combattre si tu osais trahir la patrie. » D'unanimes applaudissements retentirent à
ce fier langage. Quand le calme se fut rétabli, Robespierre se plaignit amèrement du
décret rendu dans la matinée. Et quel moment choisissait-on pour s'entourer d'une
garde que la faction des intrigants composerait de créatures de son choix ? celui où
la capitale se dégarnissait de ses défenseurs les plus énergiques pour les envoyer en
Vendée. Il montra la faction girondine conspirant contre les patriotes, et, pour les
proscrire, appelant à son aide, d'une part, une garde fournie par des corps adminis
tratifs vendus, et de l'autre le pouvoir judiciaire. « La Convention, dit-il, a établi
un tribunal révolutionnaire composé d'hommes vertueux..., mais les membres de ce
tribunal vont cesser leurs fonctions et ils seront remplacés par les affidés et les
créatures de la faction, qui, pour assurer l'exécution de ses trames criminelles, a
créé une commission composée de membres tous pris dans le côté droit. » Il ignorait
jusqu'à quel point étaient fondés les bruits répandus contre les personnes de quel
ques représentants; mais, ce dont il ne doutait pas, c'était du complot dont il
entretenait la Société.Quant à lui, il était disposé à combattre jusqu'à la mort les
agents de cette horrible conspiration, et, pour sauver la liberté, prêt à tous les
sacrifices, à commencer par celui de sa liberté. « Il n'y a point d'armée contre
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 443

révolutionnaire qui puisse me faire pâlir, il n'y a point de faction qui puisse me
faire trembler, quand j'ai la foudre de la vérité à lancer contre elle. » Et à l'heure ou
Robespierre s'exprimait avec une telle énergie, les Girondins, il ne faut pas l'oublier,
exerçaient encore une véritable dictature.

XXXV

Résolue à en finir au plus vite, la commission extraordinaire avait, dans cette journée
du 24, lancé des mandats d'amener contre deux administrateurs de police, Michel et
Marino, et jeté dans la prison de l'Abbaye le substitut du procureur de la commune,
Hébert, pour un article du Père Duchesne, où les Girondins, présentés comme des
complices de Capet et de Dumouriez, étaient formellement accusés de chercher à
allumer la guerre civile et à arIner contre les Parisiens les citoyens des départements.
Certes, le journal d'Hébert, sur lequel nous aurons à revenir plus tard, était une de
ces feuilles dont le cynisme déplaisait souverainement à Robespierre, parce que
c'était, suivant lui, mal servir le peuple que de lui parler un langage ordurier. Marat
lui-même la trouvait de mauvais goût. Du reste, pour la violence du style, les
journaux girondins ne le cédaient en rien à celui d'Hébert, et l'acolyte de Brissot, le
jeune Girey-Dupré, n'avait rien à envier au Père Duchesne. Mais on ne pouvait
s'empêcher de remarquer que, si les Girondins mettaient tant d'empressement à
décréter d'arrestation un écrivain populaire dont ils avaient personnellement à se
plaindre, ils avaient, peu de temps auparavant, par la bouche de Buzot, défendu avec
une étrange vivacité, en invoquant les droits de la liberté de la presse, le journaliste
Nicole, dont les articles poussaient ouvertement à la révolte contre la République.
Il n'y a donc pas à s'étonner si l'arrestation d'Hébert, d'un magistrat du peuple, et
celle de quelques autres patriotes ardents comme Varlet, causa une émotion extra
ordinaire.
On sait comment, le lendemain, des députés de la Commune vinrent à la Convention
réclamer la liberté, ou tout au moins le prompt jugement du magistrat municipal, et
l'on connaît la réponse insensée d'Isnard. « Si jamais la Convention était avilie...
je vous le déclare au nom de la France entière, Paris serait anéanti... Bientôt on
chercherait sur les rives de la Seine si Paris a existé. » Hyperbole ! dit-on. Sans
doute, mais il n'en faut pas davantage pour mettre une ville en combustion ; et ce
sera par de semblables hyperboles que plus tard ce même Isnard organisera la terreur
blanche dans le Midi et fera verser des torrents de sang. Vivement appuyée par
tous les membres de la droite, la sombre menace d'Isnard eut une sorte de caractère
collectif qui porta au suprême degré l'irritation des patriotes de la capitale.
Les Girondins semblaient atteints de cette démence dont le Ciel, disait-on jadis,
frappe ceux qu'il veut perdre. Déplorable était la partialité de la commission des
Douze. D'une rigueur excessive à l'égard des citoyens hostiles à ses amis, elle se
montrait, au contraire, d'une révoltante partialité pour les perturbateurs opposés à
la Montagne, fussent-ils notoirement royalistes. Ainsi, le comité révolutionnaire de
444 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

la section del'Unité ayant ordonné l'arrestation de cinq individus convaincus, entre


autres griefs, d'avoir déclaré publiquement que Marat, Danton, Robespierre et tous
les Jacobins étaient des scélérats, le comité de législation s'empressa de demander
la cassation de ce comité et la mise en liberté des détenus. Parmi ceux-ci se trouvait
un professeur du collège des Quatre-Nations nommé Letellier. Marat répondit que,
s'il n'y avait pas d'autres motifs à alléguer contre lui, il serait le premier à réclamer
son élargissement, mais que ce citoyen était prévenu de provocation au rétablis
sement de la royauté.Cela était bien possible, seulement il avait dit du mal de Marat,
de Robespierre et de Danton, donc il avait bien mérité de la patrie, c'est-à-dire des
Girondins : en liberté ! Et, sans s'arrêter aux observations de Marat, l'Assemblée vota
purement et simplement les propositions du comité de législation. En revanche, les
Douze jetaient à l'Abbaye Dobsent, président de la section de la Cité, et menaçaieut
Pache, à qui les Girondins ne pardonnaient point de n'être pas resté leur très humble
serviteur.
Robespierre avait assisté muet et désolé aux tristes scènes dont la Convention
était le théâtre depuis quelques jours. On a vu avec quelle persistance il avait,dans ses
derniers discours au club des Jacobins, recommandé au peuple de respecter l'inté
-

grité de la Représentation nationale. Mais la mesure était pleine à présent. — Tant


d'impudence commence à nous peser, se dit-il sans doute, comme Danton devait
le déclarer hautement le lendemain à la séance de la Convention. Dans la soirée du
26 mai, il monta à la tribune des Jacobins et prononça contre les intrigants de la
Gironde un formidable discours. On venait de lire une lettre adressée par Vergniaud
aux habitants de Bordeaux. C'était un appel violent à l'insurrection des départements
contre la capitale. « Hommes de la Gironde, tremblez-vous devant des monstres
altérés de sang, dont la scélératesse égale la lâcheté... ? » Et Vergniaud passait
pour un des hommes modérés du parti de la Gironde; que penser du reste ? Cette
lettre dévoilait bien, aux yeux de Robespierre, le secret des trames criminelles de la
faction girondine. Il rappela que Vergniaud était le même homme qui, par Thierry et
par Boze, avait offert au roi de lui prêter son concours, s'il voulait reprendre les
ministres girondins, le même homme hypocrite qui s'était opposé à la déchéance
lorsqu'elle était réclamée par les plus ardents patriotes. Les écrits de Vergniaud
· livrés à la publicité étaient un spécimen de tous ceux dont les Girondins inondaient
les départements. Mais il n'y avait pas à s'en effrayer, non plus que de cette foule
d'adresses envoyées chaque jour par des contre-révolutionnaires et des royalistes.
« Quand le peuple se lève, s'écria Robespierre, tous ces gens-là disparaissent ! »
Le moment lui paraissait venu, du reste, où, toute pudeur et toute bonne foi étant
fouléesaux pieds, les patriotes ouvertement persécutés, la loi violée, le peuple devait
s'insurger. Quant à lui, il aimait mieux mourir avec les républicains que de triom
pher avec des scélérats, avec des hommes corrompus, quelques trésors qu'ils lui
offrissent. Il se plaignit surtout de l'oppression dont les représentants patriotes
étaient l'objet au sein même de la Convention : nulle liberté de suffrage; à un signal
donné, le président étouffait leur voix. Douloureusement affecté d'nn tel état de
choses, il engagea le peuple à se mettre en insurrection contre les députés corrom
pus, comme il était résolu à le faire lui-même si on lui refusait la parole. Puis, il
invita tous les députés montagnards à se rallier; pour eux il n'y avait qu'une
alternative, ou de résister de tout leur pouvoir aux efforts de l'intrigue, ou de donner
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 445

leur demission ; il fallait en même temps que le peuple français se joignît à eux,
car, avait-il soin d'ajouter, ils ne pouvaient rien sans le peuple.
Toutefois, l'insurrection dont avait parlé Robespierre était loin d'être prochaine
dans sa pensée. En effet, de ses dernières paroles il résulte bien qu'il la subordonnait
à l'approche éventuelle de l'ennemi. « Si la trahison appelle les étrangers dans le
sein de la France, si, lorsque nos canonniers tiennent dans leurs mains la foudre qui
doit exterminer les tyrans et leurs satellites, nous voyons l'ennemi s'approcher de
nos murs, alors je déclare que je punirai moi-même les traîtres, et je promets de
regarder tout conspirateur comme mon ennemi et de le traiter comme tel. » L'énergie
des paroles de l'orateur excita dans l'Assemblée un grand enthousiasme; la Société,
en votant l'impression des lettres de Vergniaud, arrêta qu'on y joindrait les obser
vations de Robespierre. Au désordre qu'on remarque dans le dernier discours de
celui-ci, on juge aisément des angoisses de son cœur et de l'incertitude où flotte
encore sa pensée. Peut-être aussi le journal girondin auquel nous avons emprunté ce
discours a-t-il altéré les paroles de Robespierre. C'est une chose dont il faut certaine
ment se méfier, puisque plus d'une fois, on le sait, le rédacteur de cette feuille
encourut le reproche de travestir à dessein les débats de la société des Jacobins.
Nous ne pouvons entrer dans tous les détails des faits qui précédèrent et amenèrent
la chute de la Gironde ; il en est cependant qu'il nous est impossible de passer sous
silence, tant ils sont nécessaires à l'intelligence de cette histoire. Ainsi, le 27 mai, lec
ture fut donnée à la Convention d'une longue lettre de Pache, dans laquelle le chef de
la Commune déclarait en terminant que nulle part les personnes des députés ne
seraient plus en sûreté et l'Assemblée plus respectée qu'à Paris, si quelques membres
voulaient oublier les haines et permettre à la Convention de s'occuper du grand objet
à l'ordre du jour, c'est-à-dire de la Constitution. Mais inutile appel à la concorde ! Les
Girondins, nous l'avons dit, se croyaient sûrs d'abattre leurs adversaires. La section
de la Cité étant venue réclamer la liberté de son président, — c'était Dobsent, — et
celle de son secrétaire, nuitamment enlevés par ordre de la commission des Douze,
uniquement pour avoir signé un arrêté pris par cette section relativement à la com
munication de ses registres, et ses envoyés ayant en même temps réclamé la punition
des auteurs de cette arrestation arbitraire, Isnard, qui présidait, leur répondit d'un
ton ridiculement hautain : « Citoyens, la Convention pardonne à votre jeunesse... ; »
puis il se perdit en lieux communs sur la tyrannie siégant « sur un trône ou à la tri
bune d'un club, portant un sceptre ou un poignard, » cela précisément au moment
ou la commission des Douze était prise en flagrant délit de tyrannie. Un orage épou
vantable s'en suivit.
Robespierre était à la tribune pour réclamer l'élargissement provisoire des citoyens
arbitrairement emprisonnés; mais au milieu du tumulte, il s'épuisa en efforts inutiles.
Le président lui-même semblait prendre à tâche de lui ravir la parole. — « Président,
vous êtes un tyran ! » s'écria une voix. — « Je l'accuse d'être le perturbateur de
l'Assemblée, » ajouta une autre. — Puis, comme pour jeter au sein de la Convention
un nouveau brandon de discorde, Vergniaud demanda la convocation des assemblées
primaires. Isnard, avec un empressement scandaleux, se disposait à mettre aux voix
cette proposition insidieuse. Mais, forcé de consulter l'Assemblée sur la question de
savoir si Robespierre serait entendu, il annonça, d'un ton provocateur, que cette
question avait été résolue négativement.Ainsi se vérifiaient les paroles prononcées
446 IIISTOIRE DE ROBESPIERRE.

la veille par Maximilien au club des Jacobins : « Un signal rapide, donné par le pré
sident, nous dépouille du droit de suffrage. » — Alors Danton : « Tant d'impudence
commence à nous peser... nous vous résisterons... Le refus de la parole à Robespierre
· est une lâche tyrannie. » Et Thuriot apostropha Isnard en ces termes : « Lui seul
est la cause du trouble qui règne ici en refusant la parole à Robespierre... Dans quel
siècle vivons-nous donc, si un tel homme nous préside, si, plus incendiaire que régu
lateur, le président de la Convention a l'air de tenir la torche qui doit allumer le
canon d'alarme des départements dans Paris... » Cependant, après des scènes d'une
violence inouïe, la parole du ministre de l'intérieur ramena un peu de calme, et
parut exercer sur la Convention une salutaire influence. Homme assez impartial,
ayant des amis dans l'un et l'autre parti, Garat accusa implicitement les membres de la
commission des Douze d'être les auteurs des agitations auxquelles on était en proie,
en les présentant comme des gens àl'imagination frappée. « Ils croient qu'ils doivent
avoir un grand courage, qu'ils doivent mourir pour sauver la République, ils m'ont
paru dans des erreurs qui me sont incompréhensibles. Je les crois des gens vertueux,
des hommes de bien, mais lavertu a ses erreurs, et ils en ont de grandes... » Les obser
vations de Garat, appuyées de renseignements très précis fournis par le maire, mo
difièrent sensiblement les dispositions de l'Assemblée, et vers la fin de la séance elle
décréta la mise en liberté des citoyens arrêtés et la cassation de la commission des
Douze. Hérault-Séchelles,ilest vrai,avait alors remplacé au fauteuil le fougueux et trop
partial Isnard. Une telle mesure était de nature à produire beaucoup de bien ; il y eut
dans Paris comme une espérance de pacification. Mais les Girondins, furieux de voir
tomber de leurs mains l'instrument de leur domination, ne l'entendaient pas ainsi ; ils
ne voulurent pas remettre au fourreau l'épée qu'ils en avaient tirée; désormais il n'y
a plus d'accommodement possible.

XXXVI

Le lendemain 28, dès l'ouverture de la séance, les orateurs de la Gironde, Lan


juinais en tête, s'empressent de demander le rapport du décret réparateur, dont ils
· contestent la légalité. Jean Bon Saint-André se récrie contre un tel accès d'audace ;
il qualifie de monstrueuse l'autorité de la commission des Douze : mais vaine protes
tation ! La discussion est fermée, et il est décidé à l'unanimité qu'il sera procédé par
appel nominal sur la question de savoir si le décret de la veille sera rapporté. Robes
pierre s'élance à la tribune : « Au moment où la patrie est indignement et lâchement
trahie, je dois à la Convention, à la France, une déclaration solennelle. La liberté est
assassinée; les patriotes sont opprimés avec moins de bienséance, de précautions et de
pudeur que lorsqu'ils étaient sous le glaive du tyran. On n'a pas rougi de nommer une
commission inquisitoriale. Les patriotes sont dans les fers; voilà les premiers actes
de cette commission. Mais les réclamations ont retenti dans Paris. Cette nuit les pa
triotes avaient obtenu vengeance, aujourd'hui un décret de rapport va sans doute
être l'effet d'une trame nouvelle. » — Et rapprochement singulier et bien significatif—
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 447

les citoyens contre lesquels, depuis six mois, s'acharnait la faction girondine, étaient
précisément les mêmes que ceux sur les têtes desquels, quelque temps avant la révo
lution du 10 août, elle appelait « le glaive des lois, » en les qualifiant de républicains
et de factieux. -

Robespierre donna alors lecture d'un passage du fameux discours royaliste pro
noncé par Brissot le 25 juillet 1792. En vain Barbaroux crut devoir rappeler qu'à
cette époque Robespierre écrivait le Défenseur de la Constitution. N'était-ce pas
Maximilien qui, le premier, avait déclaré à la tribune des Jacobins, comme dans son
journal, que l'Assemblée législative était impuissante à sauver la France, qu'il fallait
convoquer une Conventionnationale ?N'était-ce pas à lui que s'adressaient les menaces
de Brissot quand ce chef de la Gironde, dont les amis exaltaient si fort le républica
nisme depuis la chute de la royauté, appelait sur les républicains « le glaive de la loi! »
Personne ne pouvait ignorer ces choses. « D'après cette doctrine ouvertement pro
fessée par Brissot, continuait Robespierre, ne vous étonnez pas si les républicains
proscrits avant le 10 août sont persécutés aprés : ne vous étonnez pas si on nomme
des commissaires liberticides, si d'infâmes libelles provoquent au massacre des pa
triotes ; ne vous étonnez pas si des généraux perfides trouvent des complices parmi
vous; ne vous étonnez pas si, au moment où nous éprouvons des revers aux fron
tières, où Valenciennes est bloquée, les plus scandaleux débats favorisent les entre
prises de nos ennemis extérieurs et facilitent leurs succès. Je laisse finir leur carrière
odieuse à ces hommes qui n'ont pas su mettre de bornes à leurs crimes, je leur aban
donne cette tribune; qu'ils viennent y distiller le poison de la calomnie : qu'ils vien
nent y secouer les brandons de la guerre civile ; la nation les jugera. Voilà ma décla
ration. » Robespierre avait à peine achevé, que le résultat de l'appel nominal était
proclamé : 279 voix contre 238 s'étaient prononcées pour le rapport du décret.
Fatale et dernière victoire des Girondins ! ils croyaient avoir triomphé, et ils
venaient, suivant l'expression de Garat, de décréter le 31 mai et le 2 juin.
La nouvelle du rétablissement de la commission des Douze excita dans Paris un
long frémissement d'indignation. Dès lors, sans doute, une foule de citoyens réso
lurent de mettre à exécution le projet d'exclure de la Convention nationale, coûte
que coûte, un certain nombre de membres qui semblaient avoir juré une guerre à
mort aux meilleurs et aux plus fermes patriotes. Dans la soirée du 29, Robespierre
prononça aux Jacobins un discours d'une extrême énergie, mais dont malheureuse
ment il ne nous a été conservé que la fin. De quelque façon que la crise se dénouât,
il était difficile de maintenir désormais l'intégrité de la Convention. Il le sentait
bien, et lui qui si souvent avait prêché le respect de la Représentation nationale, il
ne pouvait, au moment où sans doute une atteinte profonde allait y être portée, se
défendre d'une indéfinissable mélancolie. Un jour, vers ce temps-là, causant avec le
ministre de l'intérieur, Garat, de l'état critique où les intrigues et les menées des
Girondins avaient mis le pays, il lui disait : « Je suis bien las de la Révolu
tion; je suis malade; jamais la patrie ne fut dans de plus grands dangers, et je doute
qu'elle s'en tire. Eh bien ! avez-vous encore envie de rire et de croire que ce sont là
d'honnêtes gens, de bons républicains ? » Il était certainement, dans une pareille
disposition d'esprit, pris d'une de ces tristesses involontaires qu'on éprouve toujours
à l'aspect de grandes calamités prêtes à fondre sur son pays, au moment où, dans la
soirée du 29, il harangua la Société des Amis de la liberté et de l'égalité. Qu'allait
448 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

devenir Paris, ce berceau de la ltevolution ? Qu'allait devenir la France, cette terre


promise de la liberté, envahie par l'étranger au midi, au nord, à l'est, et déchirée à
l'intérieur par les factions ? 0 France ! qui donc te sauvera de l'abîme ? — Qui ? la
Montagne, dont le soleil du 2 juin allait éclairer le triomphe.
En ces graves conjonctures, Robespierre ne se découragea point, et, loin de s'an
nuler en public, comme l'a écrit fort légèrement M. Michelet, il rendit cœur aux plus
effrayés. Le 29 au soir, comme nous venons de le dire, il déployait aux Jacobins une
énergie suprême. En terminant, il recommanda à la Commune de Paris, spécialement
chargée du soin de défendre cette grande cité, de s'unir au peuple, de former avec lui
une étroite alliance, sous peine de manquer au premier de ses devoirs, lequel consistait
à résister à l'oppression et à réclamer les droits de la justice contre la persécution
dont les patriotes étaient l'objet. « Lorsqu'il est évident que la patrie est menacée
du plus pressant danger, ajoutait-il, le devoir des représentants du peuple est de
mourir pour la liberté ou de la faire triompher. Je suis incapable de prescrire au
peuple les moyens de se sauver. Cela n'est pas donné à un seul homme; cela n'est
pas donné à moi, qui suis épuisé par quatre ans de révolution et par le spectacle
déchirant du triomphe de la tyrannie et de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus
corrompu; à moi, qui suis consumé par une fièvre lente, et surtout par la fièvre du
patriotisme. J'ai dit ; il ne me reste plus d'autre devoir à remplir en ce moment. »
Ce qui revenait à dire : Il n'est permis à personne d'assumer sur soi la responsa
bilité des mesures à prendre dans ces suprêmes et décisives circonstances ; c'était -
au peuple à décider lui-même de ses moyens de salut. Il faut donc ranger au nombre
des fables girondines les prétendus conciliabules tenus à Charenton, conciliabules
où, lisait-on dans des placards, œuvre de quelque Louvet, Robespierre, Danton,
Marat, Chaumette et Pache, protégés par une force armée imposante, délibéraient sur
l'opportunité de nouveaux massacres de Septembre. Des milliers de ces placards
ayant été apportés au ministère de l'intérieur, Garat se rendit au comité de Salut
public, où l'on se chargea de faire prendre des renseignements à cet égard. Il y avait
précisément au ministère de l'intérieur un employé supérieur nommé Champagneux,
créature et ami intime de Roland, de la femme duquel il devait plus tard éditer les
Mémoires. Champagneux connaissait à Charenton un propriétaire, à qui il écrivit
aussitôt par les ordres de son ministre, et la réponse de cet ami, dit Garat lui-même,
fut infiniment plus propre à dissiper qu'à confirmer les horribles accusations du
placard.
Mais les scrupules de Robespierre, d'autres étaient loin de les avoir ; Marat suffit
amplement, dans les dispositions où se trouvait la ville, à organiser le mouvement
du 31 mai. Le 30, au soir, il se transporta à l'Évêché, où étaient réunis les commis
saires de trente-trois sections, munis de pouvoirs extraordinaires, et il leur souffla à
tous ses colères et son audace. Dans la journée, avait paru à la Convention une
députation de vingt-sept sections, au nom desquelles Alexandre Rousselin, le jeune
ami de Danton, avait impérieusement demandé la cassation de tous les décrets
rendus sur la proposition de la commission des Douze et le renvoi des membres de
cette commission devant le tribunal révolutionnaire. L'heure suprême des Girondins
approchait. Camille Desmoulins venait de lancer contre eux son Histoire des Brisso
tins, formidable acte d'accusation, plein de choses perfides, comme sont, hélas !
presque tous les actes d'accusation en matière politique, mais aussi tout rempli de
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 449

terribles vérités; œuvre étincelante, où les fautes, les menées, les intrigues coupables
de la faction girondine, étaient mises en relief avec un art infini, et qui ne servit
pas peu à achever de perdre cette faction dans l'opinion publique.
Le 31 mai, dès six heures du matin, le toscin et la générale retentirent dans les
rues de Paris. On sait les décisions énergiques prises par la Commune de Paris. Dès
la veille au soir, elle avait eu soin d'informer le comité de Salut public qu'aucune
puissance ne pourrait déranger les mesures adoptées, mais que ces mesures
seraient grandes, sages et justes, que l'ordre serait maintenu et que la Représentation
nationale serait toujours inviolable et respectée. Il s'agissait surtout d'une insur

Le Comité d'insurrection générale.

rection morale. Plus violents étaient les meneurs de l'Évêché; pourtant il n'en est
pas moins vrai que pas une goutte de sang ne fut versée dans les journées des 31 mai
et 2 juin 1793. Ici apparaît sur la scène un homme dont l'histoire n'a guère été écrite
jusqu'à ce jour que d'après les calomnies girondines et thermidoriennes : nous
voulons parler du général Hanriot, industriel important, qui venait d'être appelé
au commandement provisoire de la garde nationale de Paris. On en a fait un
traîneur de sabre, un brutal, un ivrogne, que dis-je ! un dépeceur de cadavres.
Son grand crime fut de s'être attaché à la cause de Robespierre; il eût été transformé
en héros si, dans la journée du 9 thermidor, il se fût rangé du côté des Tallien, des
Carrier et des Fouché! mais il a eu le sort des vaincus. Nous verrons plus tard quel
compte l'inflexible et impartiale histoire doit tenir des malédictions dont sa mémoire
est restée chargée. Toujours est-il que ce jour-là, docile aux prescriptions de la
Commune, il fit tirer le canon d'alarme.
A ces lugubres et solennelles détonations, une émotion extraordinaire se produisit

TOME II. 12:2


-

450 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

au sein de la Convention nationale. A Valazé, qui venait de demander l'arrestation


d'Hanriot et de proclamer l'utilité de la commission des Douze, succéda Thuriot,
lequel réclama la cassation immédiate de cette commission, qu'il regardait comme
« le fléau de la France ». Une discussion des plus vives s'engagea sur ce terrain : les
uns, comme Vergniaud, Rabaut Saint-Étienne et Guadet, défendant leur chère com
mission et incriminant la Commune; les autres, comme Danton, parlant vigoureu
reusement en faveur des autorités parisiennes et exigeant la suppression des Douze.
Mais la tribune était presque exclusivement occupée par les orateurs de la Gironde.
« Est-ce que les Girondins ont le droit exclusif de parler ? s'écria tout à coup une
voix. Couthon a la parole. » L'ami de Robespierre, dans un langage très mesuré,
montra dans la cassation de la commission des Douze l'unique moyen de ramener
le calme, de sauver la liberté, d'éviter cette insurrection dont le fantôme se dressait
aux yeux d'une foule de membres. Pour lui, il n'était ni à Marat, ni à Brissot, disait
il, il appartenait à sa conscience; ses derniers mots étaient un appel à la concorde.
Alors Vergniaud, comme s'il eût abondé tout à fait dans le sens du précédent orateur,
déclara qu'il n'y avait qu'à parcourir les rues, qu'à voir l'ordre qui y régnait et les
nombreuses patrouilles dont elles étaient sillonnées, pour décréter que Paris avait
bien mérité de la patrie. A peine énoncée, cette proposition fut convertie en décret,
aux applaudissements de toute l'Assemblée.
C'était là une sorte de porte ouverte à la conciliation. Mais voilà qu'une parole
imprudente du député Camboulas rallume toutes les colères. On a sonné le tocsin,
tiré le canon d'alarme, ce sont des crimes qu'il faut punir.Alors Robespierre jeune :
« Vous voulez savoir qui a fait sonner le tocsin ? je vais vous le dire. Ce sont les
trahisons de nos généraux, c'est la perfidie qui a livré le camp de Pamars, c'est
le bombardement de Valenciennes, c'est le désordre qu'on a mis dans l'armée du
Nord; ce sont les conspirateurs de l'intérieur, dont plusieurs sont dans le sein de la
Convention... » Et puis on venait de décréter que les sections de Paris avaient bien
mérité de la patrie, l'Assemblée ne se mettrait-elle pas en contradiction avec elle
même en adoptant la proposition de Camboulas ? Malgré cette observation, la motion
du député de l'Aveyron n'en est pas moins adoptée. |

Sur ces entrefaites se présenta une députation de la Commune de Paris. Elle


demanda la création d'une armée révolutionnaire, le décret d'accusation contre les
membres de la commission des Douze et les vingt-deux députés dénoncés par les
sections de Paris, l'établissement sur toutes les places publiques d'ateliers uni
quement occupés à fabriquer des armes, le licenciement de tous les nobles occupant
des grades supérieurs dans les armées de la République, l'arrestation des ministres
Clavière et Lebrun, et l'allocation de secours aux femmes et aux enfants des soldats
morts en combattant pour la patrie. Ajoutons qu'en réclamant le décret d'accusation
contre les Girondins, la Commune déclarait que les citoyens de Paris s'offraient en
otages pour en répondre à tous les départements. Les pétitionnaires venaient d'être
admis aux honneurs de la séance, et l'impression de l'adresse votée sans discussion,
quand Barère parut à la tribune. Au nom du comité de Salut public, il proposa à la
Convention, entre autres mesures, d'arrêter qu'elle pourrait requérir à toute heure
la force publique du département de Paris, de décréter la suppression de la commis
sion des Douze et le dépôt de tous les papiers de cette commission au comité de
Salut public, lequel serait tenu de présenter son rapport sous trois jours.
- - --- -. -- ------- -- • --- ---- "-- - • - -- -- -- ° * -------- * --
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 451

En ce moment survint une nouvelle députation composée de membres de l'admi


nistration de Paris réunis aux autorités constituées de la Commune et aux commis
saires des sections. A sa tête était le procureur syndic Lullier. Dans un langage dont
l'extrême énergie était tempérée par une singulière élévation, l'orateur demanda
à l'Assemblée vengeance de l'insulte faite par Isnard à la ville de Paris. Parmi
les ennemis de la patrie, il désigna, outre les membres de la commission des
Douze, les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les Roland, les Gensonné, les Buzot,
les Barbaroux, les Clavière et les Lebrun. « Oui, vengez-nous d'Isnard et de
Roland, disait en finissant l'orateur de la députation, après avoir rappelé que
Paris était à la fois le berceau et l'école de la liberté, alors la Constitution marchera
d'un pas rapide ; vous ferez le bonheur d'un peuple magnanime et généreux qui
portera vos noms chéris jusqu'à l'immortalité. » De frénétiques applaudissements
partis des tribunes et des bancs de la Montagne accueillirent la lecture de cette
adresse. Asselin en demanda l'impression et réclama l'adoption du projet de décret
présenté par Barère. Mais la Gironde, éperdue, se fondant sur ce que les pétition
naires s'étaient répandus dans la salle, cria à la violation de la Représentation
nationale, refusa de délibérer, et Vergniaud proposa à l'Assemblée d'aller se mettre
sous la protection de la force armée qui garnissait la place du Carrousel. Il sortit,
suivi d'une foule de ses collègues. Alors, comme on réclamait l'appel nominal pour
connaître les noms des absents : « Citoyens, ne perdons pas ce jour en vaines cla
meurs et en mesures insignifiantes, s'écria Robespierre, qui jusqu'alors avait
gardé le silence. Ce jour est peut-être le dernier où le patriotisme combattra la
tyrannie. Que les fidèles représentants du peuple se réunissent pour assurer son
bonheur. » Vergniaud rentrait en ce moment : « Je n'occuperai point l'Assemblée
de la fuite ou du retour de ceux qui ont déserté les séances, » continua Robespierre.
Passant ensuite à l'examen du projet de décret présenté au nom du comité de Salut
public, il én approuvait les principaux articles, mais il repoussait formellement
l'idée de laisser la Convention maîtresse de requérir à son gré la force armée des
départements, puisque cette force armée, composée de citoyens qui avaient dénoncé
un certain nombre de membres de l'Assemblée, se trouverait ainsi à la disposition
de ses ennemis.
En outre, il lui paraissait nécessaire qu'on adoptât quelques-unes des mesures
proposées par la Commune et par le département : « Il faut purger l'armée, il faut...
— Concluez donc, » lui cria Vergniaud, impatienté. — « Oui, je vais conclure,
reprit Robespierre en se tournant vers l'interrupteur, et contre vous; contre vous
qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont
faite ; contre vous qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris ; contre vous
qui avez voulu sauver le tyran ; contre vous qui avez conspiré avec Dumouriez ;
contre vous qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez
demandait la tête ; contre vous dont les vengeances criminelles ont provoqué ces
mêmes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos
victimes. Eh bien ! ma conclution c'est le décret d'accusation contre tous les
complices de Dumouriez et contre ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires. »
A cette terrible apostrophe, que saluèrent les acclamations de tous les spectateurs et
d'une partie de l'Assemblée, Vergniaud ne répondit rien, il resta comme foudroyé.
Toutefois, la Convention se borna, ce jour-là, à voter le projet de décret du comité
452 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

de Salut public, lequel portait suppression de la commission des Douze et ordonnait la


saisie de tous ses papiers. C'était déjà un grave échec pour la Gironde. Mais ce demi
succès ne suffisait pas aux républicains ardents, et, voyant profondément ébranlé ce
centre de la Convention qu'on appelait le Marais, voyant cette masse incertaine et
flottante qui jusque-là avait presque toujours donné la majorité aux Girondins se
tourner complaisamment vers la Montagne, ils résolurent de poursuivre leur victoire
et de débarrasser la République d'une faction qui, depuis huit mois, tenait la Révo
lution en échec et paralysait tous les efforts des pa'riotes.
Est-il vrai qu'au comité de Salut public, Garat ayant, au souvenir d'une proposi
tion faite à Athènes par Aristide, émis l'idée généreuse que ceux des membres de
l'Assemblée dont les haines mutuelles étaient les plus connues s'offrissent d'eux
mêmes à l'ostracisme, se missent en otages de la paix publique, Robespierre ait, au
sein de la Convention, couvert cette proposition de mépris et de risée comme un
piège tendu aux patriotes ? C'est du moins ce que raconte dans ses Mémoires l'ancien
ministre de l'intérieur. Mais quelle autorité invoque-t-il à l'appui de sa narration ?
Aucune. Il a su depuis..., écrit-il. L'histoire ne saurait donc accueillir des assert ons
bâties sur des on dit si vagues. Quoi qu'il en soit, à partir de cette séance du 31 mai
jusqu'à la consommation du sacrifice, Robespierre s'efface, ne dit mot. Aux Jacobins,
où toutes les autorités constituées s'étaient réunies pour former une commission
révolutionnaire, il avait gardé le silence ; il se tait également au club dans la soirée
du 1"juin. Mais Marat, mais d'autres avaient agi. Mandé au comité de Salut public
dans la journée, le maire y avait déclaré que toutes les sections s'étaient réunies, et
que les citoyens de la capitale, fatigués d'éternelles déclamations ayant pour but de
déchaîner les départements contre Paris, de diviser la République, avaient résolu de
présenter une nouvelle pétition à la Convention nationale, afin de lui demander
justice. De leur côté, les Girondins, voyant la majorité de l'Assemblée leur échapper,
songeaient à soulever contre Paris l'insurrection des départements, et à organiser
la résistance, soit à Bordeaux, soit dans le Calvados, où déjà, dociles à leur appel,
une foule de citoyens arboraient l'étendard de la révolte.
Cependant, vers neuf heures et demie du soir, parut à la barre de la Convention
une députation de la Commune et du département. Elle avait pour orateur Hassen
fratz, lequel, après s'être félicité de ce que la révolution du 31 mai ne verserait pas
une goutte de sang, parce que le peuple et les autorités constituées obéissaient aux
mêmes sentiments, récrimina amèrement contre la faction qui, depuis huit mois,
avait pervertil'esprit public dans les départements et tout bouleversépar ses intrigues.
Au nom du peuple debout, il réclama la mise en état d'accusation des membres les
plus compromis du parti de la Gironde. Appuyée par Marat et par Barère, avec
force précautions oratoires de la part de ce dernier, la pétition fut renvoyée au
comité de Salut public. Le lendemain matin, Cambon, Barère, Robert Lindet, Bréard,
Treilhard, Delmas, Lacroix et Danton, présents au comité, arrêtaient un projet de
décret portant que le salut de la patrie appelait les membres de la Convention
nationale, dénoncés par les autorités constituées de Paris, à suspendre et à déposer
provisoirement dans le sein de l'Assemblée l'exercice de leurs pouvoirs. Mais plus
grave encore devait être la mesure prise contre les Girondins. La séance s'ouvrit
sous les plus fâcheux auspices. L'annonce des progrès de la rébellion dans la Vendée
et de soulèvements dans les départements de la Haute-Loire et de la Lozère, jointe
HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 453

à la nouvelle que neuf cents patriotes étaient tombés à Lyon sous les coups de la
contre- révolution triomphante, ouvrit dans les cœurs de sombres abîmes. Le mani
feste de la Terreur sortit de la bouche de Jean Bon Saint-André : « Il faut de grandes
mesures révolutionnaires... »
Malheur à qui, depuis huit mois, a mis ses passions particulières au-dessus des
grands intérêts du pays. Chacun commençait à se dire que si les hommes de la
Gironde s'étaient ralliés autour des patriotes, au lieu de se perdre en accusations
ridicules et puériles quand elles n'étaient pas odieuses, au lieu d'irriter sans relâche
les départements contre Paris et de souffler leurs haines aux quatre coins de la
France, la République ne se trouverait pas dans ce violent état de crise d'où il n'était
possible de sortir à cette heure que par un déchirement cruel. D'avance les Girondins
étaient donc condamnés. On connaît les péripéties de cette célèbre journée du 2 juin ;
tous les historiens les ont contées en assombrissant le tableau. Comme la faction avait
agi deux mois auparavant envers Marat, ainsi l'on en usait aujourd'hui à son égard.
Toutefois il ne fut point rendu de décret d'accusation. Il était plus de dix heures du
soir quand, après une de ses plus laborieuses séances, la Convention vota un décret
en vertu duquel Gensonné, Guadet, Brissot, Gorsas, Pétion, Vergniaud, Salles,
Barbaroux, Chambon, Buzot, Biroteau, Lidon, Rabaut Saint-Etienne, La Source,
Lanjuinais, Grangeneuve, Lehardy, Lesage, Louvet, Valazé, Kervélegan, Gardien,
Boileau, Bertrand, Vigée, Mollevault, Larivière, Gomaire, Bergœing, Clavière et
Lebrun, étaient mis en état d'arrestation chez eux, sous la sauvegarde du peuple
français, de la Convention nationale et de la loyauté des citoyens de Paris. C'en était
fait du parti de la Gironde.

XXXVII

La j9urnée du 31 mai fut pour la France une journée de salut. Sans elle, le pays
s'abîmait dans l'intrigue pour devenir inévitablement la proie de l'étranger et de la
contre-révolution. De la chute des Girondins datent les prodiges opérés par la grande
République à la voix de la Convention, libre désormais de se consacrer tout entière à
la patrie, au lieu de perdre son temps et de consumer sa force dans les orages de
discussions personnelles et déplorables.
Ni Robespierre, ni Danton ne contribuèrent efficacement à cette journée célèbre.
Tout ce qu'on a écrit de contraire à cet égard est entièrement dénué de fondement et
de preuves, et doit être mis au rang des erreurs et des mensonges historiques. Le
premier appuya vigoureusement de sa parole les mesures proposées le 31 mai à la
Convention par les autorités constituées de Paris; tout son rôle se borna là. Il ne figura
ni à l'Évêché ni à la Commune, et même ne dit mot aux Jacobins dans les troisjours
qui précédèrent l'évènement du 2 juin. On a senti de quel trouble était remplie son
âme le jour où il ne crut pas pouvoir dissimuler la nécessité d'une insurrection
morale. Jusque-là, en effet, avec quel soin, avec quelle persistance il s'était opposé
à toute violation de la Représentation nationale ! Il dut certes lui en coûter beau
--—--

454 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

coup à l'heure suprême où il appuya cette mutilation de l'Assemblée, et où il réclama


lui-même l'ostracisme contre des hommes dont l'aveuglement et les passions étaient
un obstacle perpétuel au triomphe de l'idée républicaine.
Privée de ses membres les plus énergiques, répandus alors sur toute la surface du
pays, qui au nord, qui au midi, à l'est, à l'ouest, au centre, aux frontières, partout
où il y avait danger, la Convention ne se fût sans doute pas résolue à se frapper
elle-même sans une forte pression extérieure,sans la contrainte de l'opinion publique.
La journée du 31 mai fut donc l'œuvre du peuple, et du peuple seul guidé par une
pensée juste et une admirable intelligence de la situation. Ce ne fut point un coup
· d'État exécuté dans l'intérêt de quelques hommes, ce fut une révolution faite au
profit de la Révolution.Jamais insurrection, d'ailleurs, ne coûta moins cher à l'hu
manité : pas un coup de fusil ne fut tiré, pas une goutte de sang répandue, et ces
féroces vainqueurs, si noircis par la calomnie, se montrèrent,dès qu'ils eurent obtenu
satisfaction, pleins de respect pour les vaincus. On peut même affirmer qu'il n'eût
pas été touché à la vie des Girondins si, profitant du peu de surveillance dont ils
étaient l'objet dans leur captivité illusoire, ils ne se fussent pas échappés pour aller
· aux quatre coins de la France souffler le feu de la guerre civile.
Ah ! certes, le cœur saigne d'une blessure cruelle quand on songe à tant de beaux
talents prématurément éteints par la mort; mais combien d'autres, parmi les hommes
de la Montagne, tombèrent sur ce champ de bataille de la Révolution sans avoir
démérité de la patrie et qu'aucun reproche sérieux ne saurait atteindre. Les Girondins,
il faut bien le dire, furent le fléau de la Révolution. Ambitieux, intrig nts, jaloux et
vindicatifs, ils ne surent rien pardonner, et devant leur intérêt personnel disparut le
grand intérêt de la patrie. Révolutionnaires quand il s'agissait de monter à l'assaut
du pouvoir, tout leur semblait pour le mieux dès qu'ils occupaient les hautes fonc
tions de l'État. Malheur à quiconque, voyant les hommes changés, mais non l'esprit
du gouvernement, se constituait en état d'opposition à leur égard! il était impitoyable
ment traité en ennemi. Durant six mois, ils donnèrent au monde le spectacle navrant
de la dictature de la calomnie exercée comme elle ne l'avait jamais été, comme elle ne
le sera jamais; et, pris de vertige, leurs orateurs ne cessèrent de vomir des torrents
de blasphèmes contre la capitale, en récompense, sans doute, du dévouement absolu
de Paris à la cause de la Révolution et de la liberté. Cependant, de complaisants
écrivains leur ont dressé des autels, comme cela devait être, puisqu'en définitive ils
sont restés vainqueurs et ont surnagé sur les ruines de la Révolution. Nous les avons
vus à l'œuvre jusqu'au 31 mai ; nous les reverrons à l'œuvre après le 9 thermidor.
Qu'on cesse donc de les représenter comme des héros de modération et de man
suétude, opposés aux lois de sang et aux mesures terribles. Ce vieux mensonge histo
rique ne supporte plus l'examen. Sur la nécessité indispensable de défendre la Révo
lution par des lois d'une inflexible sévérité, ils se trouvèrent toujours d'accord avec
leurs adversaires, et, nous l'avons démontré de reste, les premiers décrets de pros
cription et de vengeance vinrent d'eux, d'eux seuls. Mais, où ils déployèrent des fu
reurs dont rien n'approche, ce fut contre les hommes qui, se méfiant de leur ambi
tion et n'ayant dans leur patriotisme qu'une confiance médiocre, ne subirent pas l'as
cendant de leur talent et de leur éloquence. Oh ! contre ceux-là, que de colères,
que de haines, que de violences ! Nulle trêve, nulle pitié ! La guerre, la guerre à mort !
Ils la veulent, ils l'auront. On a vu l'effroyable déchaînement de ces fureurs dans la
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HISTOIRE DE ROBESPIERRE. 455

lutte gigantesque qu'ils contraignirent Robespierre de soutenir contre eux. Pleins


d'admiration tout d'abord pour le grand patriote, alors qu'il combattait seul ou pres
que seul pour les doctrines de la démocratie pure, ils n'ont pour lui ni assez d'encens
ni assez de louanges; c'est à qui du Patriote françois, de la Chronique de Paris, du
Courrier des quatre-vingt-trois départemens et des Annales patriotiques, lui tressera
le plus de couronnes. L'héroïne du parti, madame Roland, n'a pas assez d'expres
sions pour lui peindre son estime et son attachement, cet attachement qu'elle ne
vouait, disait-elle alors, qu'à ceux qui plaçaient au-dessus de tout la gloire d'être juste
et le bonheur d'être sensible. Par quel hasard étrange, par quelle brusque trans
formation, le citoyen illustre qui, au mois de septembre 1791, « confond la bienveil
lance universelle avec l'ardent amour de la liberté,» devient-il « l'homme au sourire
amer, » que, dans ses Mémoires envenimés, nous a dépeint la citoyenne ministre ?
Et par quelles singulières vicissitudes les journaux girondins couvrent-ils d'injures
et de boue le législateur immortel qu'ils portaient aux nues quelques mois aupara
vant ? Est-ce que Robespierre a changé de principes ? Est-ce que, cédant aux sollici
tations dont il a été si souvent l'objet, il s'est laissé aller à quelque honteuse capitula
tion de conscience ? Est-ce qu'éclairé tout à coup par un rayon divin, il en est venu à
reconnaître que les libertés publiques, au lieu d'être un droit primordial, antérieur et
supérieur à tout, ne devaient exister qu'en vertu d'une sorte de concession du pou
voir ? Au contraire, il s'est plus que jamais affirmé dans l'idée démocratique. Quel est
donc son crime ? — C'est d'avoir soutenu, contre l'opinion girondine, que la guerre
offensive dirigée par la cour et par des généraux aristocrates ne pouvait être que fu
neste à la Révolution. — Et puis encore ?— C'est d'avoir un jour, en plein club des
Jacobins, osé invoquer le nom de la Providence. -- Et encore ? — De n'avoir pas cru
le ministère girondin à la hauteur des principes de la Révolution. — Et enfin ? —
D'avoir précipité la chute de la monarchie et provoqué la convocation d'une Conven
tion nationale au moment où les Girondins se flattaient de ressaisir le pouvoir et de
gouverner sans conteste à l'ombre de la royauté. Pour cela, il n'est pas de coups dont
ils n'essaieront de le frapper, pas d'injures qu'ils ne lui jetteront à la face. Membre du
comité autrichien, complice de l'étranger, salarié de la liste civile, tels sont les traits
perfidement dirigés contre lui. Puis, vienne la dictature girondime, et voici la diffa
mation érigée en système de gouvernement. Le ministère de l'intérieur tient boutique
de calomnies, et les fonds de l'État sont employés à salarier les calomniateurs, à
répandre à foison, dans tontes les parties de l'empire, les journaux de la coterie. Que
dis-je, toutes les administrations des départements, les curés, sont mis en réquisition
pour servir de véhicule au poison. Et l'on s'étonne que, dans ce cœur qui ne battait
que pour la patrie, certaines fureurs aient fini par s'allumer; qu'à son tour le puissant
lutteur, pris de colère, ait tourné contre ses adversaires implacables les armes dont
on le frappait si lâchement; qu'il les ait flétris du nom d'intrigants, qui leur restera ;
que, trompé par des propositions étranges et tout au moins intempestives de Carra,
il ait cru sérieusememt Brissot attaché au parti de Brunswick ? Ah ! que je sais de ces
modérés d'apparât qui, ne lui pardonnant ni sa foi d'airain, ni son incorruptibilité, ni
sa fière attitude en face de la Gironde, ont dans le cœur plus de fiel, de méchanceté et
d'envie que n'en eurent peut-être les hommes de cette faction qu'ils ont prise sous
leur garde.
Du volume qu'on vient de lire, il résultera pour tout esprit vraiment impartial que,
456 HISTOIRE DE ROBESPIERRE.

dans cette longue et regrettable lutte des Girondius contre Robespierre, tous les torts
vinrent des premiers; que l'agression partit de leurs rangs ; que ce furent eux qui,
dès l'ouverture des séances de la Convention, convertirent l'Assemblée en une arène
de gladiateurs; que ce ne fut point leur faute si, poursuivi sans relâche, par les enfants
perdus de la coterie, de cette ridicule accusation d'aspirer à la dictature, que repren
dront plus tard les Thermidoriens, il ne fut point, dès lors, livré au bourreau ou
frappé du poignard de quelque fanatique; qu'enfin, ils subordonnèrent constamment
les intérêts de la démocratie, ceux du pays entier, à leurs intérêts propres, à leur am
bition, à leurs rancunes et à leurs haines. C'est bien pourquoi les historiens vraiment
dignes de ce nom les ont irrémissiblement condamnés. Et je ne parle pas seulement
des écrivains qui, dociles aux seules inspirations de la justice, n'ont eu qu'un but en
traçant l'histoire de la Révolution, celui de montrer la vérité toute nue, je parle aussi
des écrivains qui, séduits par le côté artistique et brillant de la Gironde, l'ont enve
loppée d'une sorte d'auréole. C'est M. de Lamartine, qui déclare qu'entre les mains
de ces hommes de parole, la France, reconquise par la contre-révolution et dévorée
par l'anarchie, eût bientôt cessé d'exister, et comme république, et comme nation;
c'est M. Thiers, qui avoue que par eux la Révolution, la liberté et la France ont été
compromises ; c'est enfin M. Michelet, qui après les avoir traités avec une indulgence
inouïe, finit par s'écrier, vaincu par une inflexible logique : « Nous aurions voté
contre eux... La politique girondine, aux premiers mois de 93, était impuissante,
aveugle, elle eût perdu la France. » C'était bien la peine d'avoir tant calomnié Robes
pierre à leur profit ! .
Les Girondins resteront donc condamnés devant l'histoire, parce que le jugement
qui les frappe est juste, et, hélas ! trop bien motivé. Mais la postérité n'oubliera pas
non plus, en le ratifiant, que le talent, le courage et le patriotisme furent aussi l'apa
nage de la plupart de ces hommes, et elle réconciliera dans la tombe tous les glorieux
combattants de la Révolution. Nous-même qui, en déchirant les voiles dont trop de
mains complaisantes avaient couvert les fautes des Girondins, avons été forcé de nous
montrer sévère à leur égard, nous nous sommes senti pris d'une pitié profonde pour
ces grands égarés. Si, d'ailleurs, Robespierre abandonna ceux qu'il crut réellement
coupables, il se fit l'avocat intrépide des Girondins demeurés dans le sein de la Con
vention et qu'on voulut frapper également. Il arriva, en effet, que soixante-treize
Conventionnels, de ceux qu'au début Bissot et ses amis avaient adroitement circon
venus, signèrent une protestation courageuse en faveur des vaincus du 31 mai et du
2 juin. Or, cette protestation sera considérée par beaucoup de membres de l'Assem
blée comme un crime digne de l'échafaud ; des forcenés s'acharneront à réclamer
les têtes des signataires. Eh bien ! que fera Robespierre, dont ces députés étaient,
pour la plupart, les ennemis personnels, et dont plus d'un, après Thermidor, jettera
l'insulte et l'anathême à sa mémoire ? Il les sauvera.

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