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Ressusciter Gaston Lagaffe ? M’enfin !..

Ressusciter Gaston Lagaffe ? M’enfin !..

Ci-git Gaston Lagaffe 1957-1997. Enfin, en principe car il n’en va pas tout à fait de même pour les créatures de papier que pour celles de chair et de sang. Il arrive qu’on prolonge leur vie, parfois contre la volonté de leur créateur. Ce qui risque fort d’arriver à l’inoubliable personnage inventé par André Franquin dans le Journal de Spirou vingt-cinq ans après leur disparition à tous deux. De quoi relancer une controverse qui divise les lecteurs depuis des années. Son enjeu est historique en ce qu’il dépasse la seule affaire Gaston pour concerner le statut et la postérité des héros mythiques de la BD du XXème siècle.

Les éditions Dupuis ont provoqué la sidération en mars dernier en annonçant en marge du 49ème festival international de la bande dessinée d’Angoulême la parution le 19 octobre du Retour de Lagaffe signé sur la couverture « Delaf d’après Franquin ». Tirage : 1,2 million d’exemplaires. Dans le milieu, on appelle cela du plagiat (en droit : contrefaçon totale ou partielle) mais du plagiat légal d’autant qu’en l’espèce, Delaf a confié avoir constitué une base de données numérique constituée de milliers de petits fichiers tagués référençant objets, personnages, décors ou attitudes créés par Franquin. Pour autant, il se défend de tout décalque.

 Alix, Blake et Mortimer, Astérix, Lucky Luke, Corto Maltese etc : le procédé n’est pas nouveau, l’alibi de l’éditeur non plus qui jure n’avoir aucune intention commerciale et affiche n’avoir d’autre souci que de faire vivre un personnage mythique et redynamiser une série éteinte avec son auteur. Où est le problème alors ? De son vivant, André Franquin avait cédé les droits d’exploitation de son œuvre à son homme de confiance Jean-François Moyersoen lequel les a par la suite vendus aux éditions Dupuis (absorbées par Media-Participations, quatrième groupe français). Sa fille Isabelle Franquin en conserve néanmoins le droit moral ; or celle-ci s’oppose fermement au projet de résurrection car elle se veut fidèle à la volonté de son père. A ceci près qu’il ne s’était pas exprimé nettement à ce sujet comme il aurait pu le faire dans un testament notarié.

A maintes reprises, dans des interviews ou des conversations, Franquin avait dit le fond de sa pensée. En substance : je ne voudrais pas que Gaston soit poursuivi par un autre mais comme de toute façon je serais mort, je n’en aurais rien à fiche ! Autrement dit : un « j’aimerais mieux pas » à la Bartleby et après moi le déluge…. Cette ambivalence sera au creux des débats à la rentrée, Isabelle Franquin ayant saisi la justice. Le monde de la BD franco-belge guette donc fébrilement la fumée blanche ou noire qui sortira de la cheminée du Palais de justice de Bruxelles, le tribunal ayant ordonné une procédure d’arbitrage.

Bon à rien si ce n’est à distribuer le courrier des lecteurs puis à s’occuper de la documentation, c’est même son emploi si l’on peut dire. Gaston était selon son inventeur « trop bête pour être un héros »,plutôt un anti-héros en espadrilles, gaffeur sachant gaffer jusqu’à élever la gaffe au rang d’un des beaux-arts (car ça en est un que de mettre le feu aux extincteurs !). Mais quel autre personnage iconique de BD nous a emmenés si loin en faisant en toutes choses la part du rêve ? Inspiré par l’esprit beatnik et celui de la Beat Generation (Jack Kerouac and co), Gaston Lagaffe était un marginal, non-conformiste, excentrique, antimilitariste, athée, écolo, anar, ajoutez-y l’amour des animaux et vous avez l’autoportrait de Franquin.

« C’est dire à quel point Gaston, contrairement à Spirou ou Fantasio, lui est personnel et ne peut être confié à un successeur si brillant et virtuose soit-il dans l’imitation, ce qui est le cas de Delaf qui y a travaillé pendant cinq ans » fait observer Numa Sadoul, historien de la BD et co-auteur avec le dessinateur d’Et Franquin créa Lagaffe (1997) réédité en octobre prochain.

Franquin avait tout de même pris soin de préciser dans une clause du contrat de cession de ses droits :

« Aucune adaptation (…) ne peut avoir lieu sans l’accord de l’auteur qui ne pourra le refuser que pour des motifs éthiques ou artistiques. Il en est de même pour toute création d’une œuvre nouvelle ». Le mot le plus important est « éthique ». Car lorsqu’on se demande si un éditeur peut se permettre d’aller contre la volonté d’un auteur disparu, c’est bien de cela qu’il s’agit. 

L’œuvre est là : 21 albums. Lagaffe et Franquin ne faisaient qu’un. Laissez-le reposer en paix.

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