Les années 1970 semblent toujours faire la tendance en 2025. Comme sorti d'un film de Kubrick, le salon creusé dans le sol paraît réservé aux films rétro et aux rêves d'architecture californiens. « Il porte une connotation sensuelle, presque romantique, confirme l'architecte d'intérieur belge Dries Otten. On imagine une scène de James Bond ou un film avec Brigitte Bardot allongée sur le tapis, fumant des cigarettes et faisant tourner des disques… » Pourtant, les architectes observent un réel retour en force des demandes relatives à ce type d'espace, emblématique des années 1960-1970. Appelé « salon en décaissé » en français ou « conversation pit » (« fosse de conversation ») en anglais, il induit non seulement une technique bien particulière pour l'intégrer au sol de la pièce à vivre, mais aussi, comme son nom anglophone l'indique, une envie de se réunir dans un espace circonscrit. Graphique, nostalgique, organique, fonctionnel… Il semble susciter l'enthousiasme chez les particuliers comme les architectes d'intérieur. Pour tout savoir de cette tendance montante pour l'année 2025, nous avons interrogé six experts. Coup de projecteur sur le conversation pit.
L'histoire millénaire du salon creusé
Revenons d'abord aux racines de cette « fosse de conversation », si bien nommée par les anglophones. En vogue dans les années 1960, elle provient, en fait, d'une histoire bien plus ancienne, remontant aux confins de la civilisation, comme le souligne Kate Reggev pour AD US. Dans la Rome antique, le triclinium présente déjà la forme d'un conversation pit avec ses bancs de pierre disposés en U le long des murs — la Maison de Caro à Pompéi en témoigne. En Chine, le kang est un élément typique des maisons traditionnelles : une plateforme chauffée sur laquelle les habitants s'asseyent et dorment, autour d'une table basse. Au Japon, l'ancestral inori prend la forme d'un foyer en pierre, autour de laquelle la famille se réunit et boit le thé. Citons aussi l'estrado de l'Espagne islamique médiévale, recouvert de tapis et de coussins. Bref, vous l'aurez compris, l'idée du conversation pit ne date pas d'hier est n'est pas née aux États-Unis.
Le salon creusé tel que nous le connaissons trouve son avènement à Tulsa, aux États-Unis (Oklahoma), en 1972. L'architecte Bruce Goff y construit une maison avec un espace de conversation semi-circulaire logé dans un immense salon — l'histoire architecturale désignera cette réalisation comme la première, officielle, d'une longue série. En fait, le conversation pit commence à gagner en popularité dans les années 1950, où Eero Saarinen dessine la maison de Herman Miller dans l'Indiana avec, en son centre, un salon de forme carrée creusé dans le sol. La demeure devient légendaire et sert d'exemple à Saarinen comme aux autres architectes ; ce dernier l'intègre même dans son célèbre terminal TWA de l'aéroport JFK à New York.
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Dans les années 1970, ce type de salon se multiplie dans les foyers américains, les hôtels et les espaces publics, avant de tomber progressivement en désuétude à la décennie suivante. En effet, le « trou » creusé peut s'avérer dangereux et peu pratique. Il commence à revenir dans les années 2010 avec la diffusion de la série Mad Men, dont le héros possède un conversation pit en tweed brun (voir ci-dessus), et redevient petit à petit une tendance d'intérieur. S'ajoute à cela le retour en majesté des années 1970 dans les intérieurs, à l'œuvre depuis quelques années, du mobilier Memphis aux papiers peints colorés. Amandine Aernout, designeuse d'intérieur française et créatrice du média déco Bienvenue chez Ginette, abonde : « Depuis quelques années, on observe un intérêt croissant, non seulement pour la décoration et le mobilier, mais aussi pour les lignes et les volumes qui structurent les espaces. Cette tendance s’est notamment manifestée avec le retour des courbes et des formes arrondies, largement inspirées des années 1970. Dans cette logique, le conversation pit s’inscrit parfaitement dans cette nouvelle manière de penser nos intérieurs. » 2025 pourrait bien être l'année du come back du salon creusé.
Le conversation pit, version 2025
« Je trouve que c'est une pièce extrêmement graphique qui fait partie intégrante de l'architecture », introduit l'architecte Ludwig Godefroy, architecte à Mexico. En effet, l'une des caractéristiques principales du salon creusé est qu'il est, de fait, intégré au sol. Ludwig Godefroy, dont les réalisations sont essentiellement brutalistes, prône l'usage de ce salon pour sa sobriété dans l'espace. Organique par essence, comme né du sol, le conversation pit « réinterprète le salon de manière audacieuse, tout en restant épuré, résume Amandine Aernout. Il permet de marier fonctionnalité, esthétique et une certaine intemporalité ». Car bien que connoté seventies, ce salon a l'avantage, par sa sobriété, de durer dans le temps, au-delà des effets de mode.
Délaissé pour son manque de flexibilité dans les années 1980, le conversation pit reste toutefois fonctionnel. Certes, on ne peut pas le déplacer, mais, comme le précise Amandine Aernout, « il offre une multitude de possibilités en termes de design : des formes organiques ou arrondies, des lignes plus géométriques, voire des approches ludiques, avec quelques marches placées stratégiquement ou un sol différent pour marquer l’espace ». Il permet aussi de délimiter l'espace sans recourir à des cloisons, grâce à la différence de niveaux marquée au sol, et d'instaurer une circulation naturelle. « Les conversation pits fonctionnent très bien pour maintenir une disposition ouverte, tout en la démarquant subtilement grâce à un simple nivellement », observe Ghalia Korban, co-fondatrice de l'agence shell+core à Abu Dhabi.
Depuis ses origines les plus lointaines, le salon creusé dans le sol a pour vocation de réunir les personnes dans un même endroit. Ludwig Godefroy apprécie particulièrement cet héritage de la culture arabe, qui « ponctue un moment de la journée où les gens vont au salon pour prendre le thé et passer un moment ensemble ; cela rassemble et crée un moment de vie ». Le fait de descendre en contrebas change instantanément l'ambiance, pour Louise Willocks de The Modern House, agence immobilière londonienne spécialiste du design, qui souligne le pouvoir de création d'intimité du conversation pit. « Il offre un espace de détente pour se connecter avec les autres et se déconnecter du monde extérieur, ajoute-t-elle. C’est peut-être quelque chose dont nous avons tous envie en ce moment » ; ce qui expliquerait son retour progressif.
L'analyse est similaire chez Crystal Bright, designeuse d'intérieur américaine, qui met en évidence le besoin croissant et généralisé de se débrancher des appareils du quotidien pour revenir aux relations en face à face ; le salon creusé semble ainsi idéal. « Si l'on suit cette philosophie, je conçois le conversation pit actuel comme une réinterprétation moderne de l'original, non plus comme une simple ‘fosse’ mais comme un véritable pôle de rencontre confortable et sans technologie. On y partage des histoire, des débats, des jeux, il nous invite à ralentir », explique-t-elle. Ghalia Korban confirme ce besoin d'expérience et de connexion dans les demandes de ses clients, qui vont rechercher davantage une ambiance et une convivialité, qu'un simple design.
Comment intégrer un salon creusé chez soi ?
Comme le précise Ludwig Godefroy, un tel choix d'aménagement doit s'assumer pleinement. « C'est un geste fort, on ne peut ni le déplacer, ni l'enlever, donc le jour où on en a marre, il faut le détruire. C'est justement pour cela que je l'aime autant, il induit une vraie prise de décision qui implique du courage. » Comment, dès lors, faire sien cet espace si singulier ?
Ghalia Korban prévient : « Aussi géniaux soient-ils, les stands de conversation peuvent également constituer une utilisation limitée et rigide de l'espace. » Elle invite donc à privilégier une forme rectangulaire ou carrée pour éviter de perdre en espace, si le vôtre est plutôt restreint. Sinon, le rond crée un ensemble plus intime. Aussi, comme le recommande Louise Willocks, le conversation pit doit être central et accueillant. Inutile de l'intégrer juste pour la forme s'il ne répond pas à sa raison première, celle d'inviter à s'y blottir et à s'y rassembler. « Il est également essentiel de prendre en compte la faisabilité technique : une différence de niveau dans le sol est nécessaire, ce qui peut rendre son installation difficile, voire parfois impossible », avertit Amandine Aernout.
Généralement creusé dans le béton, le conversation pit n'est pas, en tant que tel, un espace très confortable. Il est donc nécessaire de l'agrémenter de force coussins, couvertures, tapis, voire banquettes intégrées, dans sa version la plus seventies, pour lui conférer tout le confort nécessaire à son utilisation — et donner l'envie d'y rester des heures durant. Il faut aussi penser à aménager des marches fonctionnelles pour y descendre facilement, car la sécurité est aussi cruciale que l'aspect cosy du lieu. Enfin, l'apport d'une table (très) basse est essentiel pour rassembler les personnes au même endroit autour d'une boisson, d'un repas ou d'un jeu.
« Vous n'avez pas besoin d'une rénovation lourde pour créer un conversation pit, conseille Louise Willocks. Vous pouvez créer un effet similaire avec des canapés modulables bas disposés en courbe ou en rectangle. Utilisez un tapis pour délimiter l’espace et ajoutez un éclairage doux pour créer une atmosphère intime. Choisissez une zone peu fréquentée pour qu'elle devienne une zone de détente dédiée. » Dans ce même esprit, Amandine Aernout propose un compromis : « Pour surmonter les contraintes techniques liées à la profondeur d’un conversation pit, il est possible de réduire l’excavation à 40 ou 45 cm, correspondant à la hauteur d’une assise classique, au lieu des 70 ou 75 cm habituels. On peut également créer des rebords directement dans le sol ou intégrer des assises avec des dossiers en les laissant légèrement dépasser. Ces possibilités permettent de conserver l’esthétique recherchée tout en simplifiant la réalisation. » L'ultime exemple : le loft rotterdamois de Sabine Marcelis, en vidéo ci-dessous.