Sandrine Chenivesse-Fengdu Cité de L'abondance, Cité de La Male Mort (Article - Asie - 0766-1177 - 1998 - Num - 10 - 1 - 1137)
Sandrine Chenivesse-Fengdu Cité de L'abondance, Cité de La Male Mort (Article - Asie - 0766-1177 - 1998 - Num - 10 - 1 - 1137)
Sandrine Chenivesse-Fengdu Cité de L'abondance, Cité de La Male Mort (Article - Asie - 0766-1177 - 1998 - Num - 10 - 1 - 1137)
Abstract Both a mountain located on the upper Yangzi river near the famous Three Gorges in the extreme East of Sichuan province and a mythical location in Taoist scriptures of the Six Dynasties, Mount Fengdu has been at least since Tang times a celebrated place of pilgrimage. People went there not only to worship their deceased but also to untie the "knots of death" and proclaim the "vow of living." Originally a holy place in the legend of two immortals of the Han dynasty, Fengdu was known as the entrance to the Taoist hells where the souls of the deceased were temporarily consigned to subterranean prisons. It is still today the site of impressive religious processions. This historical and ethnological study of Fengdu seeks to contribute to the interpretation of the meaning of death in China. On the basis of several types of texts Taoist scriptures, ancient mediumistic revelations, mirabilia, local histories, epigraphy, and ethnographic works, as well asfteldwork, this article retraces the history of the sacred site and the evolution of the beliefs and ritual practices associated with it. In conclusion, Fengdu appears like a polysemic place that, beyond the management of mourning and the consecration of despair, answers a therapeutic need: for the pilgrim who comes to express his vow of living, Mount Fengdu is a source of healing. Thus Fengdu is not only a circuit joining the world of the living and the netherworld, but also a "discursive place" set up against that which is "not said," where people come to express the incommunicable the traumatic gulf between oneself and the world and to ritualize the language of sorrow.
Citer ce document / Cite this document : Chenivesse Sandrine. Fengdu : cit de l'abondance, cit de la male mort. In: Cahiers d'Extrme-Asie, Vol. 10, 1998. pp. 287339. doi : 10.3406/asie.1998.1137 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/asie_0766-1177_1998_num_10_1_1137
FENGDU : CITE DE L ABONDANCE, CIT DE LA MALE MORT SANDRINE CHENIVESSE Both a mountain located on the upper Yangzi river near the famous Three Gor ges in the extreme East of Sichuan province and a mythical location in Taoist scrip tures of the Six Dynasties, Mount Fengdu has been at least since Tang times a celebrated place of pilgrimage. People went there not only to worship their deceased but also to untie the "knots of death" and proclaim the "vow of living." Originally a holy place in the legend of two immortals of the Han dynasty, Fengdu was known as the entrance to the Taoist hells where the souls of the deceased were temporarily consigned to subterranean prisons. It is still today the site of impressive religious processions. This historical and ethnological study of Fengdu seeks to contribute to the interpretation of the meaning of death in China. On the basis of several types of texts Taoist scriptures, ancient mediumistic revelations, mirabilia, local histories, epigraphy, and ethnographic works, as well asfteldwork, this article retraces the history of the sacred site and the evolution of the beliefs and ritual practices associated with it. In conclusion, Fengdu appears like a poly smie place that, beyond the management of mourning and the consecration of despair, answers a therapeutic need: for the pilgrim who comes to express his vow of living, Mount Fengdu is a source of healing. Thus Fengdu is not only a circuit joining the world of the living and the netherworld, but also a "discursive place" set up against that which is "not said," where people come to express the incommunicable the traumatic gulf between oneself and the world and to ritualize the language of sorrow. Parmi les diverses reprsentations du monde des morts qui se sont dgages depuis la fin des Han, le mont Fengdu g$W> la "Capitale de l'Abondance"1 occupe une place originale et paradoxale dans la gographie de l'au-del en Chine. Le mortifre la mort, le mourir est pens, en Chine, comme un territoire : l'anthropologie de la mort doit par consquent tre aborde par l'tude de la gographie sacre de l'au-del, de mme que perue dans les rapports certains tablis entre cet espace outre-tombe et l'organisation d'un espace ici-bas. Le champ imaginaire de la mort s'accompagne trs
1 C'est ce paradoxe smantique cit des morts, cit d'abondance qui structurera la problmatique d'une rflexion sur Fengdu. Le champ smantique du caractre feng est particulirement fcond. Reprsent archaquement par le pictogramme de l'amphore vin, ou grain, et par connotation religieuse, du vase d'offrande, il est devenu par extension le plein, l'abondance, particulirement lie aux rcoltes qui sont, depuis les temps les plus anciens, objet de l'offrande saisonnire (aprs une moisson prodigue) pour le remerciement d'abondance. Cahiers d'Extrme-Asie 10 (1998): 287-339
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tt en Chine d'un processus de spatialisation : l'au-del, de par sa localisation et ses con figurations, est demeur en perptuelle mutation, se dplaant depuis les cloaques des profondeurs de la terre o furent imagines les sources Jaunes ^M vers les marches lointaines du septentrion o furent chaffauds palais et forteresses des tins au tri des mes, puis de ces contres inaccessibles et barbares, dcalque des car tographies mythologiques, vers le centre mme du pays. L'nigme reste entire sur l'mergence, dans les textes taostes des Six Dynasties, d'une le imaginaire nomme Fengdu et destine aux morts, de mme que sur sa drive depuis l'extrme Nord-Est de la Chine, prs de la pninsule Corenne, jusqu' sa fixation dfinitive aux abords d'une modeste bourgade fluviale, dans la pointe nord-est du Sichuan. Au cur d'un ensemble fort vaste, il s'agira d'voquer, au cours de cette tude, les diverses strates qui recouv rent l'corce initiale de cet ancien mythe de mort taoste dont la dernire, contemp oraine, demeure par consquent toujours observable, et d'analyser l'extraordinaire permanence avec laquelle l'ancien scheme mythique a t vhicul au sein des divers discours qui, selon les poques, s'en sont empars. Sige lgendaire d'une vaste "cit dmoniaque %ML," mais aussi le engloutie, d prise de son exacerbation de symbolique pendant plus d'une vingtaine d'annes iconoc lastes,2 le site se prsente aujourd'hui l'image d'une sorte de Disneyland macabre.3 Parmi les soixante-dix temples rpertoris avant 1949 Fengdu, une dizaine seulement ont survcu sur la montagne (pas un dans la ville), et un seul d'entre eux demeure en activit, nanmoins restreinte.4 Lors de mes diffrents passages sur le site, je me suis ainsi d'abord heurte au thtre aseptis de croyances et de pratiques soigneusement pingles par l'argument historique et culturel.5 Il ne me fut jamais parl autrement de
2 Entre 1958 et les premiers efforts de reconstruction dans le dbut des annes 1980. 3 Le terme de guicheng %M. qui aurait t employ pour la premire fois dans les annes 50, devient le terme moderne et normatif sous lequel sont classes les anciennes croyances et pratiques au sein desquelles se forma Fengdu. Dans les annes 60, la guicheng est associe par la presse un "parc d'attractions ^B" qui est la traduction chinoise pour Disneyland-, ce qui reste assez proche de la conception traditionnelle de ming shan & ill ("montagne fameuse") au cur de laquelle la simple promenade du lettr quivalait jadis au premier stade de la vie religieuse ; cf. Soymi, Lo-feou chan . De mme, on pourrait se demander ce que recouvre l'expression de gui wenhua H^tfb ("culture dmonologique") qui dfinit aujourd'hui, pour les chercheurs chinois et les officiels concerns, le contexte socio-religieux de Fengdu et entrine surtout l'ide d'un muse de croyances, voire de l'au-del. Le premier colloque sur la culture locale de Fengdu, en 1990, avait pour objet la transformation future de Fengdu en leyuan, et laisserait penser que Fengdu rejoint ici un projet d'envergure nationale de construction de "parcs thme," comme l'illustre l'ouverture rcente d'un parc rassemblant les reproductions des plus clbres monuments du monde, Guangzhou. 4 II s'agit du Yansheng tang M^^ (Temple du Prolongement de la vie), l'ancien Dongyue miao ^3J (Temple du Pic de l'Est), incendi en 1935 puis reconstruit en tant que temple bouddhique. Je renvoie la contribution de M. Li Yuanguo, dans le volume chinois li ce prsent volume, laquelle offre une liste assez dtaille de la gographie religieuse du site. 5 Plusieurs sjours chelonns entre 1990 et 1993 dont la difficult fut d'arriver sur passer dans les rapports avec la population, la pantomime du "non-dit, non-vu," pour entrer
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la cit infernale qu'au titre de curiosit quasi-folklorique, de parc ludique ou de patr imoine antique faisant la fiert de ses habitants; encore moins ne fut voque l'association, ne serait-ce que smantique, du lieu saint l'ancien site mythique. En revanche, Fengdu apparat comme un lieu de mort fantasm dans la reprsentation que s'en font les fidles extrieurs au site, notamment ceux qui se rendent au plerinage annuel qui, malgr une connotation de plus en plus commerciale (lie au financement du barrage hydraulique des Trois Gorges), a perdur jusqu' nos jours. Or, le vritable lieu saint n'est pas forcment le lieu conserv dans toute sa ralit. Comme tout puissant lieu de culte en Chine, Fengdu est ubiquiste, incitant, au temps de son apoge, sous les Ming, et aujourd'hui encore, la filiation d'autres centres religieux grce au "partage de l'encens," fenxiang Hf .6 Ainsi, d un relief impntrable, l'impossible accs au site pour les plerins du Shaanxi conduisit sous l're Wanli des Ming (1573-1620) la reproduction d'une cit des morts jumelle dans la rgion de Hanzhong Mrf1. L'observation du site actuel, du moins de ce qu'il en reste puisqu'il fut entirement dtruit lors de la rvolution culturelle, est riche de sens : la surprenante prcarit des lieux une cabane de tles ouverte tous les vents que souligne le contraste avec la forte vivacit du culte,7 force la comparaison avec le Fengdu du Sichuan qui, entrav de signifiants mais largement dsinvesti par la croyance et la pra tique, apparat comme un "non-lieu." Paralllement, Tawan, dans la banlieue de Taizhong, les fidles du Zihao tan ^TffJfi (Autel de l'Immensit pourpre), fond en 1983 sur un ancien lieu de culte tabli en 1911 pour vnrer un certain Pudu gong II Hla ("Seigneur du Salut universel"),8 ont, la suite d'une rvlation transmise en rve par la divinit au mdium du temple, organis en 1989 le premier plerinage vers le temple-mre, le Yanluo tianzi dian HH^-Fix (Temple de Yama) Fengdu.9 Quoiqu'il en soit, la dngation du lieu saint tout comme sa mise en valeur exces sive soulignent sa prsence incontournable. Doit-on en dduire que la sacralit du lieu enfin dans la chair des reprsentations en m'en tenant la cohrence de ce sens donn, plus compltement et fondamentalement proche d'un sens vcu que d'un sens reprsent ou conscient. 6 Schipper, "Comment l'on cre un lieu saint local." 7 Prsence d'une communaut liturgique active, tendue d'autres provinces grce quatre plerinages annuels et de nombreuses ftes de temple (miaohui) animes par des dmonstrations de thtre exorciste Nuo. L'tude dtaille de ce site faisant l'objet d'une recherche en cours, je renvoie le lecteur une future publication. 8 Aucune divinit prcise n'tait venue investir Pudu gong et les fidles l'avaient tout simplement identifi une divinit infernale sans oser lui accorder d'identit plus prcise, lorsque celui-ci se manifesta miraculeusement en 1983 sous la forme de Guangfa tianzun M&JzW-, "Le Vnrable cleste de la Propagation de la Loi," reprsentation cleste de Qinguang wang, le roi de la premire cour des enfers qui prit la place de Yama aprs que celui-ci fut dgrad la cinquime place. 9 Deux autres plerinages ont eu lieu en 1990 et 1991. En 1992, Guangfa tianzun rendit un oracle ngatif sur la proposition d'un nouveau plerinage. Les affaires du dtroit n'taient effectivement pas au mieux. Quoiqu'il en soit, ce sont surtout, symboliquement, les relations fondamentales avec le pays d'origine qui ont t renoues.
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est dfinitivement rode? Il est encore trop tt pour rpondre, si du moins l'le aux fantmes ne sombre pas, sous l'ombre menaante du futur barrage, dans les remous du fleuve. Montagne engloutie ou le fantme, le lieu saint Fengdu, qui garde souterrainement du sens, ne manquera pas de surgir nouveau hors des angles morts dans lesquels l'histoire n'a de cesse que de le repousser. Il est rare de pouvoir suivre le dveloppement d'une croyance. Qu'est-ce que la croyance? Et si celle-ci a toujours t renvoye un autrefois, encore faut-il savoir pourquoi. Les faits tudis ici tant du pur domaine des reprsentations, la difficult et la particularit de cette analyse aura t en partie constitue par le rapport de l'histoire et surtout de ses silences, espaces non investis ou tabous10 et de l'imaginaire dont ces "silences" sont la proie par excellence qui, touchant de manire diffrente l'crit, la parole, le monument ou l'image, est le prisme de lecture des divers vne ments d'une socit : le pouvoir, la justice, le temps, la mort, la douleur . . . Comme le souligne Lvi-Strauss, la dmarche anthropologique, "loin de rester indiffrente aux processus historiques et aux expressions les plus hautement conscientes des phno mnes sociaux (...) a pour but d'atteindre, par-del l'image consciente et toujours dif frente que les hommes forment de leur devenir, un inventaire de possibilits incon scientes."11 Fengdu est le livre imag de la mort imagine : sa lecture nous offre le support d'analyse pour une perception approfondie des proccupations et des pratiques sociales dont le lieu saint, qui surgit du simple cadre de la reprsentation, se fait le rvlateur. Je tenterai donc de cerner en quelques points le rsultat et les limites qui bornent le champ de cette rflexion o la dramaturgie du deuil, mais surtout de la douleur associe aux diverses manifestations du malheur tient une place centrale. Au sein d'un ensemble habit de ralits multiples, il s'agira de faire ressortir quelques passerelles, quelques lots de sens. Car ces fragments de reprsentation ne forment pas une suite, "mais plutt comme un archipel o rien n'impose un ordre de parcours pour aller d'une le l'autre. Si elles communiquent, c'est sous la mer."12 DIVERSES REPRSENTATIONS DE LA CIT DES MORTS Aspects du mythe : configurations et significations La reprsentation la plus complte qui nous soit parvenue du Fengdu mythique est la description des Six deux dmoniaques contenue dans deux chapitres du Zhengao (499), ouvrage rattach la tradition du Shangqing, une abondante collection de textes littraires d'origine divine.13 Dictes entre 364 et 370 au pote visionnaire Yang Xi 10 Auxquels j'ai, dans le cas de Fengdu, conserv toute leur loquence: dans les anciens documents monographiques, mais aussi dans la bouche de certains chefs religieux locaux de nos jours, tout comme dans le domaine de la recherche chinoise en sciences religieuses. 11 Lvi-Strauss, Anthropologie structurale, 30-31. 12 Mannoni, Clefs pour l'imaginaire, Introduction. 13 Les textes du Zhen'gao tant rattachs la Voie des Matres clestes, Tianshi dao ^IH, expression du taosme du nord rfugi dans le sud avec la cour impriale des Jin W aprs
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1iti (330-386?) 14 par ses nombreux visiteurs clestes, puis rassembles par Tao Hongjing ^kM (456-536), l'diteur et l'exgte de cet ensemble de textes,15 les r vlations mdiumniques contenues dans le Zhengao forment un chapitre entier16 co nsacr la gographie et l'organisation du monde des morts : les particularits de l'le des Morts, Fengdu fPfP, la "Cit de l'Abondance," ou bien encore Luo Feng MW> , "l'Abondance dploye (ou extensive),"17 ainsi que les spectres qui l'habitent, y sont ainsi dcrits dans le plus grand dtail. La plus ancienne allusion la cit des morts de Fengdu connue et accessible ce jour figure nanmoins dans le Baopuzi neipian. En effet, dans un passage o il dcrit les pouvoirs particuliers de ceux qui ont atteint l'immortalit, les xian flij , l'auteur, Ge Hong H# (283-343), mentionne explicitement le fait que les immortels ont le l'invasion des "barbares" en 317, ne comportent encore aucune allusion au courant Shangqing, apparu dans la deuxime moiti du IVe sicle, davantage orient vers la perfection de soi et la mystique, et clbre pour sa munificente littrature spirite. Les rvlations du Zhen'gao, classes comme suprieures, taient cependant empreintes d'un statut extrme ment privilgi. Les textes du Shangqing mettront en lumire les lments nouveaux de la cosmologie et de la doctrine des Matres clestes Yang Xi tant lui-mme Zhengyi ("Un et Orthodoxe") auxquels se mlent des lments d'ordre populaire, lgendes et cultes manant de la Chine du Sud de cette poque, issus du taosme ancien des Han. 14 Comme le prcise Strickmann, le peu d'lments qui existent sur la vie de Yang Xi proviennent tous du Zhen'gao : il serait ainsi n en 330 (selon ses propres indications) et mort en 386 (selon l'interprtation que fait Tao Hongjing du rcit de la prophtie de sa mort); Strickmann, Taosme du Mao Shan, 85, n.101. Il fut "incontestablement, l'un des potes le plus inspir, au sens rel du mot, de l'poque des Six Dynasties ...;" ibid., 86. 15 Tao Hongjing divisa son uvre bien que celle-ci demeure d'apparence obscure et d sordonne en sept livres, le sixime tant consacr Fengdu; cf. Strickmann, ibid., 1 1 et sq. 16 Ces mmes textes du Zhen'gao ont t rassembls de nouveau par Tao dans un manuel rdig l'usage des adeptes: Dengzhen yinjue. Trois juan seulement de ce manuel jadis fort vaste auront t prservs dans le Canon taoste {DZ 421, fasc. 193). Selon Strickmann, celui-ci comprenait l'origine une reconstitution systmatique de la hirarchie de l'au-del, reprise sparment dans le Canon taoste {Dongxuan zhenling weiye tu, in DZ 167, fasc. 73), texte compil par Tao Hongjing d'aprs les textes rvls du Shangqing et autres sources. Parmi les trois juan qu'en a conserv le canon des Ming, quelques lments relatifs Fengdu subsistent encore cependant. Les mmes fragments rvls s'y distinguent, bien qu'intgrs dans une autre squence et dans un contexte rsolument ritualis. 17 La facult gnrer du terme feng est en effet extensive, comme l'illustre son doublet dans la dsignation de la cit des morts, Luo Feng. Luo dfinit le firmament, ce vaste "filet" qui retient le monde: telle est en effet la connotation cosmogonique qui mane, dans la pense chinoise, de ce concept, le ciel tant conu comme un gigantesque filet cleste parsem de constellations. Plus prosaquement, le terme gnre l'tendue, le dploiement, et largo sensu l'immensit, l'ampleur, l'extension. Le registre smantique de l'association des deux termes se concentre ainsi dans l'aspect "le plus feng" de luo: l'abondance tendue, dploye, extensive, vaste comme le firmament, aspect renforc dans le Zhen'gao en divers endroits. Une telle occurrence est saisissable notamment au sujet des grains de riz merveil leux et du monde des immortels. Fengdu est ainsi surnomme "Capitale surabondante," Haojingft. (15.11b), "Escarpement de l'Abondance tendue," Guang feng'a MWM (16.8a), "Terrasse prospre," Fengtai $E (16.8b).
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"pouvoir de commander aux puissances redoutables de Luo Feng MW ."18 II semble cependant qu' peu prs cette mme poque, peut-tre mme antrieurement, ait exist un autre ouvrage dcrivant spcifiquement ces lieux mythiques et leurs habitants. In titul Fengdu ji IH^iE (Mmoire sur Fengdu), ce texte aujourd'hui gar, mais qui existait encore du temps de Tao Hongjing,19 fournissait le dtail de l'organisation de ce monde infernal. Il semble en tout cas certain que Yang Xi s'est inspir de ce trait20 et que la reprsentation d'une vaste cit dmoniaque est donc hrite d'un pass plus loin tain. Par ailleurs, un pome21 attribu au pote Du Qiong fiiQt, mort en l'an 250 de notre re induit l'antriorit des Six deux de Fengdu sur les rvlations reues par Yang Xi : notons cependant que Fengdu y apparat sous le jour particulier, cette fois-ci, d'une le d'abondance promise comme refuge aux immortels. L'anciennet de ces repr sentations nous est encore dmontre par un autre texte antrieur au mouvement du Shangqing le Jian jing 'J M (Manuel de VEpe)22 qui offre une description des marches clestes du monde invisible, texte majeur dont s'inspire la partie finale du chapitre 16 du Zhen'gao.23 Quelques fragments de cet crit, dj perdu l'poque de Tao, ont survcu dans de nombreuses citations,*24 l'auteur de la prface, Dinglu /i^, le second des trois frres Mao ^:,25 attribue la paternit de ce texte au Seigneur Wang de la Ville de l'Ouest, Xicheng Wang jun S^JEfl, encore connu sous le nom de Wang Yuan EM ou Wang Fangping E^^P, personnage quasi-mythologique de l'poque des Han de l'Ouest,26 dont le culte s'est dvelopp, entre autres lieux, au Sichuan, au bord
Cf. Ge Hong, Baopuzi neipian: 3.6b, in DZ 1185, fasc. 868-870. 19 Le Fengdu ji subsiste par fragments et par citations dans plusieurs autres textes du Canon taoste. Cf. Robinet, Rvlation du Shangqing, 2: 328, n. 3. Cf. galement les notes accompagnant la traduction de ces deux chapitres du Zhen'gao dans ma thse: Chenivesse, Le mont Fengdu, 93-138. 20 Certains passages sont effectivement rattachs cet ouvrage par Tao Hongjing. Les fragments rassembls aux pages 2a-b et 9b du chapitre 15 se retrouvent aux pages 7b-8a du chapitre 10, o Tao Hongjing les note comme extraits du Fengdu ji. Cf. Robinet, Rvlation du Shangqing, 2: 328, n. 2. Le Fengdu ji est encore cit en 16.6a et 16.11a. 21 Cit par le Zhen'gao 15.1 lb. 22 Le titre original est Taiji zhenren shijing jinguang cangjing luxing shenjing ^HHEff # yMMWs.J&ffM.. Cf. Strickmann, Taosme du Mao Shan , 61. 23 16.10a sq. 24 Cf. Strickmann, Taosme du Mao Shan ; Robinet, Rvlation du Shangqing, 2: 137-38. 25 Les frres Mao, qui jourent tous trois un rle important dans les rvlations Yang Xi par leurs nombreuses apparitions, auraient vcu au IIe sicle A.C. Ils sont galement les anctres ponymes du Maoshan. 26 Selon la prface du (Bao) jian jing (ap. Taiping yulan 665.1a et Yunji qiqian 84.1a), Wang Yuan aurait t le matre de Mao jun, l'an des trois frres Mao. Selon le Dengzhen yinjue (ap. Taiping yulan 668.3a), ce dernier avait 47 ans en 98 A.C; on peut donc en dduire qu'il serait n en 145 A.C. Wang Yuan, dont la biographie omet cette prcision, serait alors n quant lui dans la premire moiti du Ile sicle A.C.
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du fleuve Yangzi, sur le site religieux Pingdu ^P^P, "La Cit du Plateau," qui fait l'objet de cette tude. Cet ouvrage, qui se prsentait sous forme d'incantations ou de procds magiques et contenait dj la description d'un au-del hirarchis ainsi que l'ide de progression spirituelle des mes grce l'exercice de mthodes de longvit, aurait ainsi appartenu un pass trs ancien, avant d'tre ensuite rcupr et clairci par la tradition du Shangqing. Le Zhen'gao nous montre ainsi qu'autour de Fengdu s'tait dj constitu un en semble de concepts et de croyances tributaires la fois de la religion de la Chine an cienne et du taosme du haut moyen-ge. Rien ne permet cependant d'affirmer, jusqu' prsent, que ce lieu mythique soit dj associ un endroit prcis du monde ici-bas savoir le site historique de Pingdu, identifi par les croyances et les lgendes aux front ires du monde des morts. Les textes du Zhen'gao prsentent tout d'abord le site mythique comme l'emplace ment des liu tian f\^: "Six deux"27 ciels terrestres peupls des "esprits des morts" guishen %ffl par opposition aux san tian H^^ "Trois deux" ciels clestes abritant les immortels et les saints. Nous aurons examiner dans toute sa subtilit le signifi qui se rattache cette notion "ciel des morts" ou encore "ciel dmoniaque et terrestre" qui, de mme que celle de "grotte-ciel," sous-tend la structure fondament ale des gographies taostes de l'au-del. La majeure partie des textes runis dans le chapitre du Zhen'gao est consacre l'identit de ces guishen. Tel Dante dans la Divina Commedia, Yang Xi peuple Yinferno chinois de personnages qui lui sont familiers, les grands de ce monde auxquels probablement le peuple de son poque rendaient des cultes, ceux d'poques plus anciennes,29 parfois mme proches des temps mythiques, mais aussi les personnes de son entourage immdiat, nobles et personnages aristocrati ques de la Chine des Six Dynasties, comme son protecteur et commanditaire Xu Mi f^im (303-373). 30 Parmi les hauts fonctionnaires de cette bureaucratie cleste, on 27 Le chiffre "six" est l'emblme numrique par lequel se trouve dfini un espace-temps dsign par la correspondance "nord-hiver" et donc investi par le yin pur. 28 Le concept de gui %, depuis la haute antiquit, signifie lato sensu "l'me du trpass," et stricto sensu, "l'me de l'anctre." Shen # en revanche, dsigne l'esprit vital, l'esprit conscient de l'homme. Or dieux et anctres sont associs sous le mme vocable de shen tandis que les dmons sont appels gui . Dsignant l'un comme l'autre, les mes des morts, les termes shen et gui sont cependant interchangeables dans de nombreux contextes. Mais tandis que les shen continuent d'tre entretenus en au-del par leur famille sur terre, les gui sont des mes abandonnes et souffrantes. 29 On trouve notamment leur ct l'empereur Gaozu HSffi (r. 206-195 A.C.), Sima Yi (179-251), gnral du royaume des Wei H (220-265), conseiller du fameux hros des Trois Royaumes Cao Cao W$l (155-220), et grand-pre de Sima Yan (265-290), le fondateur des lin de l'Ouest, et Xun Yu fjs (163-212), dont le fils Xun Yi ^H est le Seigneur du Taishan. 30 Yang Xi fut charg par Xu Mi, fonctionnaire la cour des Qin orientaux, de noter par crit les instructions divines qui lui taient communiques. C'est la famille de celui-ci, dont plusieurs membres figurent dans ce panthon des guishen illustres, qui bnficia en premier lieu de la garde des textes rvls.
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trouve d'ailleurs Yang Xi lui-mme qui, par ses talents visionnaires, anticipe sur son destin futur de Rgisseur du Destin et d'Administrateur des mes des morts dans les anciennes rgions chamaniques de Wu ^ et de Yue M. 31 Les Six deux n'apparaissent pas, a priori, comme des lieux paradisiaques. Mais ce ne sont pas non plus des champs d'horreur. Loin d'voquer l'ide d'une justice distributive et punitive dans l'au-del, ils correspondent au monde obscur et cach des anctres o rsident les mes de ceux qui n'ont pu s'vader de la terre et, l'instar des immortels, s'lancer vers les deux pour s'unir aux toiles. A ce stade prcis, la "Cit de l'Abondance," Fengdu, revt encore toutes les caractristiques du monde souterrain et infrieur des chamanismes traditionnels, sans avoir encore t investie des projections lies la culpabilit humaine assorties des cruels chtiments qu'introduiront bientt les reprsentations bouddhistes. Ce sont des lieux de jugements essentiellement con sacrs au dnouement des litiges entre les morts notamment les mal-morts, ces gui %, qui ont conserv leurs liens avec le monde ici-bas et les vivants. Comme le dit lui-mme Tao Hongjing dans le passage de son exgse sur la d nomination des Six deux (ou Palais-Ciel), tout cela demeure obscur.32 Les noms de ces palais, associs des ciels, sont effectivement en eux-mmes d'un sens abscons. Mais leur morphologie est tout autant dconcertante : chacun d'eux se ddouble d'une rpli quesitue dans les fosses plagiennes de l'le, forgeant le concept paradoxal de ciels abyssaux identifis de vastes grottes. Ces Palais-Ciel ne sont point, a priori, des lieux de rendez-vous clestes, mais bien plutt de cantonnements o les mes des trpasss "les mnes des Six deux" sont parques, avant d'tre ensuite tries et dpches vers d'autres juridictions. Inaccessible au pas de l'homme,33 le territoire des Six cieux est largi et renforc de domaines annexes: trois cent dix-neuf autres palais, quivalents en circonfrence, leur sont adjoints, dont les entres demeurent secrtes;34 puis sont encore circonscrits, parmi une centaine d'autres lieux analogues, quatre arrondis sements aux allures de grands fiefs militaires abritant les armes dmoniaques et mis en correspondance avec les quatre orients,35 qui partagent le territoire chinois. Le territoire des Six cieux s'tend encore des confins sans limites. Le commentaire de Tao Hongjing laisse entrevoir les divers possibles qui semblent rgner, son poque, sur l'emplacement gographique des portes infernales. Les morts n'empruntent pas ncessairement le chemin d'outre-tombe le plus direct : certains se rendent tout d'abord vers de fameuses montagnes, fleuves ou mers, pourvus de leurs propres cachots souter rains,36 auquel cas il n'est nul besoin pour eux de se presser vers le premier Palais-
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16.7b. Sur ces deux anciens royaumes, voir Chavannes, Royaumes de Wu et de Yue. 15.1b. 15.1a. Ibid. 16.3a. 15.2a.
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Ciel.37 Ainsi, le mont Taishan lH |Jj , connu pour sa prdominance la mme poque sur le monde des morts, apparat ici, la mme enseigne que les fleuves et les mers, comme une porte auxiliaire du mont Luo Feng. Un vaste rseau de communication se rvle ainsi entre les fleuves, les mers, et le monde des morts, fait intrinsque au con texte d'insularit qui caractrise l'emplacement gographique et l'orientation gomantique du mont Fengdu. La situation de l'le est signale par la position gui %z qui correspond aux mers nordiques.38 Ce point reprsente aussi graphiquement "l'image des eaux qui, de quatre directions, coulent et entrent l'intrieur de la terre."39 Tao Hongjing le situe concr tement face la "Rgion retire (ou tnbreuse)" (Youzhou l#Jt| ), au nord de la pres qu'le du Liaodong MM , "l'Est lointain." L'ambigut du terme Youzhou permet ici de supposer un lien continu entre les reprsentations du monde dans la Chine antique40 et l'emplacement d'un monde des morts aux confins de l'ici-bas. You dsigne un lieu essentiel dans le mythe de l'amnagement initial de l'univers qui se joue dans la diff renciation du monde humain d'avec le monde divin. C'est en effet l'image de ces temps lgendaires o taient relgues, en marge du monde connu et cartographie, les derni res figures d'un ordre obsolte et finissant, monstres dgnrs et rois dchus perdus dans l'au-del des frontires maritimes o svissait alors la racaille barbare, qu'merge, la lisire d'un univers clos protg par les expulsions rituelles,41 le monde des morts tel qu'il est pens au dbut des Six Dynasties. La violence de l'exclusion tait ncessair ement fondatrice d'un nouvel ordre. Relgus au cur de cette sorte d'espace inactuel, o civilisation et nature finissent ensemble, les bannis, assists des gnies hraldiques des Orients, symbolisaient la fermeture des portes du territoire, consacrant celui-ci comme un monde cohrent, ordonn et civilis. Bannissement et expulsion A l'instar de ces anciens mythes, Fengdu est une antre tumultueuse o sont confi nes, outre les mes des trpasss, les peuplades malfiques des Six cieux, gigantesques armes d'esprits vengeurs dresses contre le chtiment de maie mort qu'elles endurent, mises au rebut par les instigateurs de la nouvelle cosmologie des Trois cieux. La sig nification des Six cieux participe donc a priori d'un complexe richement toff d'o se dgagent des strates trs anciennes. 37 15.3a. 38 15.1a. Le point gui, comme pour les anciennes sources Jaunes, tait considr par le Livre de la Mdecine interne de l'Empereur Jaune "comme une manation qi M. du principe cleste correspondant l'orient Nord qui est eau;" cf. Granet, "La vie et la mort," 12. 39 Cf. le Shuowen jiezhi. 40 Le registre smantique qui entoure ce terme est fort tendu. You traduit l'ide d'un lieu retir, cach M, abyssal $i$jj, obscur et insondable ^, fcond en yin f. Il voque encore la squestration et l'enfermement 0, PB, le cur de la montagne $, et l'me des morts. 41 Dans la Chine ancienne, ces expulsions taient d'ailleurs souvent orientes vers le nord et lies au changement de rgne dynastique.
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Contextuellement, et bien que les preuves fassent dfaut, la supposition d'un lien entre la Chine antique et la reprsentation du monde des morts telle qu'elle nous est transmise par le Zhen'gao sera ventuellement amene faire sens par le lien suppos du terme feng &$ avec la capitale du mme nom, btie par le Comte de l'Ouest, Xibo S i, le fondateur de la dynastie des Zhou,42 sur le lieu mme de la bataille qu'il remporta contre le dernier roi des Yin f&, le tyran Zhou Xin M (1154?-1122? A.C.). L'exis tence historique de la capitale Feng appuie de toute vidence l'allusion faite par la te rminologie des Six cieux au dernier roi des Yin dchus, encore souligne par le nom accord au premier des Six Palais-Ciel,43 comme tend la prouver la place faite aux vainqueurs des temps anciens dont le triomphe martial inaugura le rgne dynastique des Zhou hritiers, sur le territoire mythique de Fengdu, des plus hautes fonctions dans les hirarchies d'outre-tombe. Ce sont en effet eux qui, sous l'gide de l'Empereur du Nord, Beidi it ^f, grand empereur des fonctionnaires dmons, qui rgit aussi les cinq autres ciels,44 et du Seigneur du Boisseau du Nord, Beidou jun Jb^l-i, ^ gouver nent le monde des morts. Tout comme le ministre,46 le hros fondateur se distingue parfois mal du monstre. De par la violente extermination des puissances chaotiques de l're des Yin, la vertu du nouveau souverain est reconnue et, avec elle, le dvouement hroque du Comte de l'Ouest, fondateur d'un nouveau rgne dynastique. Feng est par consquent le symbole rayonnant du bannissement et de l'expulsion accomplie, ainsi que du retour d'abon dance.47 Le fait que les Matres clestes se soient rappropri, une dizaine de sicles
42 II fonda cet endroit le fief de Feng i, future capitale de l'avnement des Zhou ( Shi jing, troisime section, "Da ya Wen wang you sheng"). Le fils de Zhou Wen, le roi Wu f, "le roi martial," premier souverain rgnant des Zhou, octroya son frre pun, le roi Cheng $1 (r. 1115-1078 A.C.), l'investiture de ce fief, marquisat de Feng (Zuozhuan, Xi 24). On trouve encore Feng gong f|5K "Palais de Feng," du nom du palais de Zhou Wen wang (Zuozhuan, Zhao 4): "A Kang se trouve la cour impriale du Palais Feng," anciennement situ dans la partie est de l'actuel district Hu (Shaanxi). Se reporter la monographie de Chang'an, Chang an zhi 3, "Gongshi," compile sous les Song par Song Minqiu, et au Taiping huanyuji 26, "Yong zhou." 15.1b. 44 15.2a-3a. Rsidant dans le premier Palais-Ciel, il svit en au-del non seulement la tte de toute une administration civile, mais aussi de gigantesques armes, ou plutt de hordes d'esprits dmoniaques aptes envahir, la premire occasion, le monde des vivants. De mme nature que les shangdi , c'est--dire les "Souverains-d'En-Haut," la seule diffrence prs qu'il administre le monde souterrain, cet empereur boral et ses lgions d'esprits infernaux constituent l'objet d'un thme rcurrent et important dans la littrature apocalyptique de la mme poque. 45 Plus ou moins connot Beidi, Beidou jun affirme sa prsance dans l'ordre hirarchi que du monde de l'au-del, incarn par le "roi martial," Zhou Wu Mlj, premier souverain rgnant de la dynastie des Zhou (15.5a), plac dans le quatrime Palais (15.3a). 46 Granet, Danses et lgendes, 271. 47 "Zhou tait dans la disette : quand il eut vaincu les Yin, la rcolte fut abondante," cf. Zuozhuan (trad. Couvreur, 1: 322); cf. Granet, Danses et lgendes, 394.
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plus tard, dans le contexte socio-religieux de leurs entreprises sotriologiques, le nom Feng, ne peut manquer de produire du sens. Cet lment, incontournable dans la com prhension des reprsentations de l'poque sur le monde des morts, est capital. L'quivalence entre massacre sanglant et vertu bienfaisante, par le biais d'un renouveau salvateur, ponctuera plusieurs reprises le systme classificatoire expos dans ces deux chapitres du Zhen'gao. C'est en effet greff de ces anecdotes historico-mythiques que doit se comprendre le complexe smantique et cosmologique qui entoure la cit des morts Feng telle qu'elle apparat au dbut de la priode des Six Dynasties. Mais nous retiendrons surtout l'quivoque qui caractrise l'le de Fengdu, la fois aire de rebut des monstres et lieu d'accomplissement de soi aux frontires d'un monde subtil et saint. C'est en ce sens que l'le des morts, vritable conservatoire de paradigmes anciens, se prte au jeu du dversoir chaotique grce auquel doivent surgir, dans une Chine dvas te par la tourmente de dynasties phmres et embrase par la terreur collective que nourrit la croyance en la fin imminente du monde, les jalons d'un espace purifi, intgre et socialis. Soumise aux soubresauts d'une grave crise politique et sociale que courtise la guerre civile, affaiblie par le joug brutal et dterminant des envahisseurs barbares, la Chine d'alors, ainsi offerte toutes les possibilits du mal, menace de se transformer en un "vaste cimetire." Il importe de bien saisir l'ampleur du profond bouleversement qui agit sur les esprits : la mort n'est probablement plus un vnement, mais le fruit quotidien de la dbcle. Elle est en outre associe aux manations nfastes du monde dmoniaque, peupl de gui, ces mal-morts projets hors du monde des vivants de manire brutale ou accidentelle que la maldiction poursuit en au-del. Face ces perspectives abyssales, le monde des ides est naturellement emport, ds avant l'effondrement des Han, par l'ampleur croissante du dsarroi vers la qute d'une voie de salut. Or si l'existence d'un tel monde dnie toute amlioration possible, si la socit humaine se rvle irrmdiablement souille, l'unique salut doit se situer en au-del. Il ne s'agit point d'un pis-aller, mais bien du dsir de reconstruire un nouveau monde sur les cendres de l'ancien, devenu obsolte et meurtrier, un monde de survie offrant une thorie explicative du malheur. Au dsordre politique se substitue alors un nouvel ordre cleste porteur de ce salut. Introduisant toute une panoplie de mthodes thrapeutiques et prophylactiques de taille combattre efficacement les puissances infernales, et contrainte par la concurrence et l'ampleur d'une tradition spirituelle et littraire tendance fortement sotriologique celle qu'introduit le bouddhisme,48 l'orthodoxie des Matres clestes s'annonce, de faon indite, dtentrice de ce nouvel ordre du monde.49 Reprenant son compte des reprsentations plus anciennes fixant la 48 Cf. Zrcher, Messianism and eschatology ; voir aussi Buddhist influence on early Taoism. 49 Ayant acquis une existence officielle, elle tend son influence la cour des Wei i!& (220-265) et des Jin occidentaux # (265-316) et contribue ainsi largement modifier le paysage mental, social et religieux, voire politique, de la Chine. Elle fait au IIIe sicle partie intgrante de la vie culturelle de la capitale, l'actuelle Luoyang, tandis que se poursuit au sud du fleuve Yangzi la tradition sotrique dont l'ouvrage le plus reprsentatif est le Baopuzi de Ge Hong. A l'poque qui prcde les rvlations faites Yang Xi, le messianisme est encore
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nature bureaucratique des deux,50 elle s'empresse de territorialiser l'espace imaginaire dvolu aux morts. En rupture avec l'ancienne cosmologie chamaniste des Neuf deux originels,51 la nouvelle cosmologie nonce par les Matres clestes constitue un clivage essentiel dans l'histoire religieuse de l'poque. Le monde se trouve ds lors dpartag entre Trois cieux purs et Six cieux impurs,52 et le panthon divin entre les pures manations du Dao et les "mes mortes," les guishen. Comme l'illustrent les grands rituels de salut par la repentance auprs des instances clestes admises dans le nouveau panthon, l'abolition de l're des Six cieux substitue aux anciens sacrifices sanglants du chamanisme un lment nouveau et reprsentatif: le sacrifice des critures.53 Quant au panthon de dieux prims, rgi par les rois-dmons assujettis au Grand Empereur du Nord, il est relgu dans le lointain royaume dmoniaque des Six cieux localis sur l'le montagneuse du Luo Feng. Dversoir des profanes et "cadavres mcrants,"54 de tout mortel non-sanctifi, soumis aux sentences des Trois Agents et aux harassements de hordes spectrales, cette le accueille, aprs leur mort, la foule des bannis. fort vivace et se trouve, au dbut des Jin orientaux MW (317-349) l'origine de nouveaux soulvements d'inspiration taoste qui, au milieu du IVe sicle, attiseront les angoisses apocalyptiques et les rves charismatiques de millions d'adhrents. Hritires des anciennes traditions chamaniques des Han et terres de naissance d'un nouveau courant taoste le mouvement mystique du Shangqing, n de la rencontre avec le taosme des Matres clestes les rgions mridionales du bas Yangzi, Jiangnan KW, supporteront, au Ve sicle, les premiers ferments de cette ferveur collective. 50 Cf. les travaux de Harper, "A Chinese demonography," 459-498, et Seidel, "Traces of Han religion in funerary texts." 51 Laquelle se trouvait alors en correspondance avec l'antique systme de division de la Chine en neuf provinces et dcrivait un univers dcoup en trois strates superposes habites respectivement par les dieux, les hommes et les dmons. 52 Sur l'tude des divers aspects de ce mouvement, Schipper, Corps taoste, 86 et sq. ; Stein, "Remarques sur les mouvements du Taosme religieux au IIe sicle ap. J.C."; Strickmann, "The Mao Shan revelations," 1-64. 53 Le traitement appropri aux maux subis par les victimes des Six cieux ncessitait en effet le recours une ou plusieurs mthodes pour normaliser les relations avec l'univers des trpasss. La tche principale des libateurs de l'ordre des Matres clestes consistait ainsi adresser aux cieux des rapports sur les maladies et implorer l'assistance des fonctionnaires clestes concerns par un systme de fiches remises simultanment chacun des Trois agents, reprsentatif du pouvoir du scribe sur les forces menaantes de l'au-del. Maspero (Le Taosme et les religions chinoises, 358) dcrit ainsi ces rituels dmonifuges: "le prtre inscrivait le nom [du malade] et son repentir sur trois fiches destines au Ciel, la Terre, et l'Eau: la premire tait brle, la seconde enterre, la troisime immerge." Strickmann dcrit le rituel d'appel la clmence auprs des autorits clestes par l'envoi d'esprits-messagers extrioriss hors du corps du libateur, porteurs de ptitions contre les forces dmoniaques de la destruction: cf. Strickmann, Taosme du Mao Shan, 150. 54 Dans les textes de la Voie du Matre cleste, les "cadavres" mcrants ou ambulants sont les espces de zombies auxquels on assimile les profanes non-taostes, et qui aux yeux des taostes ne valent gure mieux que des morts et des damns; cf. Strickmann, ibid., 220, n. 414. Voir aussi Mantras et mandarins, 91.
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Bouleversant les pratiques traditionnelles de la religion chinoise ordinaire, le bannissement s'tend non seulement l'objet du culte, mes des morts et esprits malfi ques du panthon populaire que seuls rassasient les carnages sacrificiels, mais aussi aux fidles "gars" qui, perptuant ces cultes,55 se rendent passibles de chtiments allant de la maladie la mort. Entre lus et bannis, le clivage s'avre meurtrier et la fracture sociale irrvocable, l'un et l'autre lgitims par l'instauration prochaine d'une nouvelle re cosmique, Taiping yfc1^- , "Royaume de la Grande Paix," lors d'une future et troisi me rapparition de Laozi.56 Celle-ci devait tre nanmoins prcde d'un terrible cataclysme l'issue duquel les dieux des Trois cieux, au cours de gigantesques luttes cathartiques, libreraient les "lus" du dferlement des hordes dmoniaques chappes de la Cit de Fengdu. Quant aux non-initis, leur sort tait inluctablement vou la mort. Ceux dont les jours allaient prendre fin avant le grand cataclysme purificateur devaient donc passer correctement les affres de la fin pour renatre plus tard dans le monde des lus. Accabls de leur vivant par les calamits pestilentielles et autres mal adies envoyes par les dmons des Six cieux,57 ils ne pouvaient rintgrer les Trois cieux qu' la faveur d'un repentir et de confessions sincres exprims lors de cr monies particulires destines la purification.58 Si les malades gurissaient, ils rin tgraient la destine des fidles croyants; quant aux mcrants, succombant la maladie, ils se rendaient directement sur l'le de Fengdu. La male mort qui pourrait, dans ce contexte, tre dfinie comme une "expulsion hors du territoire des vivants" tait le chtiment suprme pour les fautes commises sur terre par le banni lui-mme, l'un de ses descendants ou ascendants. C'est au cur de telles reprsentations qu'merge, tel un lieu symptomatique et appropri l'expulsion salvatrice, le lointain mont infernal Fengdu. Le concept des Six cieux volua cependant sensiblement entre le IIe et le Ve sicles, influenc par le dploiement de la croyance en la rversibilit des mrites, imputables aux anctres comme aux morts venir, et obtenus par les vivants lors de grandes cr monies collectives de pardon. Le salut des vivants dpendait certes de celui des morts, mais cette notion tendit se modifier avec la naissance du mouvement du Shangqing, transformant peu peu les paysages de la mort : il ne s'agissait plus tant de pallier matr iellement, par des requtes rituelles, au chtiment inluctable, que de parvenir un a c omplis ement spirituel. C'est dans ce contexte particulier qu'il importe d'apprhender
religion," 55 Sur 55, les 56, cultes 60. abusifs, voir Baopuzi neipian 9.39; Stein, "Religious Taoism and popular 56 Cf. Schipper, Corps taoste, 22, 25, 86. 57 Ces maladies taient considres par la Voie des Matres clestes comme la cons quence de pchs antrieurs commis soit par le malade lui-mme, soit par un de ses anctres. 58 Ceci induisit le dveloppement de toute une activit sacerdotale propre temprer les conflits, mais surtout le report par ce biais de la violence qui rgit les relations entre vivants et morts sur le lien des patients avec leurs gurisseurs: ceux-ci disposaient d'un grand pouvoir sur la vie (ou la mort) de leurs fidles grce au monopole dont ils bnficiaient sur les diagnostics et le processus thrapeutique. Sur le sacrifice des critures, voir note 53.
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ces deux chapitres du Zhengao, bauche du futur dveloppement de ce mouvement et de sa cosmologie dont la notion de Trois cieux59 sera dsormais absente. En ce sens, le systme de salut expos par le Zhengao reprsente une tape non ngligeable entre le domaine religieux des Matres clestes, dont les traditions et les murs transparais sent plusieurs reprises et auquel la famille Xu restait attache par ses pratiques exorc istes, et le mouvement du Shangqing, dans lequel la notion de Six cieux se rduit, comme le prcise I. Robinet, " un emprunt terminologique, vid de son contenu."60 Pratiques magiques du "non-mourir" II est effectivement une autre voie qui, bien que considre comme mineure ou annexe, permet d'anticiper sur le malheur menaant et de s'assurer post- mortem une place parmi les mes pures des cieux suprieurs : celle de la pratique individuelle et assidue du "non-mourir." C'est la rvlation de ces techniques que sont encore con sacrs de nombreux propos du mdium Yang Xi. La notion de salut se rattache dans cet ordre d'ide des pratiques d'ordre physiologique et la dmarcation absolue entre les deux mondes commence par la protection de ses propres nergies vitales.61 L'invocation imprcatoire du nom secret des six palais ferme les portes de la mort.62 Le territoire des Six cieux est ainsi appel devenir une sorte de lieu-talisman : activ par la rcitation de formules incantatoires et dmonifuges, il devient alors le support d'excursions figures les palais devant tre mentalement traverss un un d'est en ouest grce auxquelles l'adepte est guid hors de l'ornire de la mort par le renforcement de ses nergies vitales. La formule des Six cieux (les noms secrets des palais) permet l'obtention de la longue vie,63 du moins est-elle cense renforcer l'invulnrabilit de l'adepte qui aspire l'tude de la perfection de soi : les reprsailles des morts (les gui) envers les vivants sont donc bien, dans les reprsentations mentales de l'poque, la cause de l'abrgement de la dure de vie. Ainsi s'esquisse l'ide d'un lieu charg, largi et investi d'une qualit chamanique par l'intermdiaire duquel les vivants ont directement prise sur les forces menaantes de l'au-del. Cette description de l'au-del lieu o cheminent les morts et la vertu dmonifuge qui s'y trouve attache soutenue par la mditation incantatoire et magique des vivants, dnotent la double structure de langage qui fonde ces deux chapitres du Zhengao, rvlant la valeur ambivalente d'un lieu qui, destin aux morts, contient en
59 Cf. Robinet, Rvlation du Shangqing, 1: 67. 60 Cf. Robinet (ibid): "... les Six cieux infernaux du Shangqing sont ceux qui sont nomms dans le Kaitian santu jing et dans le Zhen'gao (15.1a-b); ces noms ne sont pas du tout ceux qu'numre le Santian neijie jing qui appartient l'cole des Matres clestes. Il s'agit l de deux traditions diffrentes... ." 61 Sur la conception et les modes d'une immortalit post-mortem, voir Seidel, "Post-mor tem immortality." 62 Cf. les deux textes ultrieurs du Shangqing voqus plus loin (note 68). 63 15.2a-b.
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lui-mme par l'quation magique du lieu sa reprsentation mentale son propre dni. La mort apparat bien comme vecteur de la transformation vers un espace vital. En effet, l'le dmoniaque rvle paradoxalement la dimension d'un vritable collge d'immortalit. La notion de salut posthume Le concept indit qui constitue l'aspect le plus important des rvlations du Shangqing, et donc du Zhen'gao, est celui de la possibilit d'un salut post-mortem. Les rvlations dvoilent en effet des "marches clestes" jusque-l inconnues, habites par des tres raffins et sublimes, les Parfaits qui, ayant atteint par la progression spiri tuelle une dimension pure et sainte, sont aptes ds lors se fondre aux forces origi nelles du monde.64 La voie des Parfaits promet l'accs ces rgions clestes suprieures ou du moins, un stade intermdiaire, la possibilit de forcer par un lan transcendant le destin mortel de l'homme, mais aussi, et ceci demeure un point caractristique, de satisfaire par-del la mort ses esprances sociales. La progression spirituelle se ralise en effet par la promotion graduelle des mes mortes de hautes fonctions et magistratures clestes ordonnes selon une hirarchie svre. Les trpasss accomplis sent une ascension plus ou moins alatoire vers le Palais carlate, Zhu gong 7^^ , source de renaissance, o sera fondu leur corps d'immortel. La figure du Saint, fo rtement sublime par les textes ultrieurs d Shangqing, incarne l'idal du salut, c'est--dire un salut que l'individu porte en lui, bien diffrenci de celui propos par les grands rituels collectifs de repentir au cours desquels les fidles, au sein des com munauts organises par les Matres clestes, demeuraient soumis l'emprise politique du prtre.65 L'originalit de cette nouvelle conception du salut est que celui-ci n'est plus forc ment dpendant de pratiques prparatoires et purificatrices accomplies dans le monde ici-bas. Celles-ci peuvent tre diffres en au-del, dans le tongchufu AfflJf ("Cons ervatoire de l'Enfanon"),66 lieu d'apprentissage situ sous les montagnes sacres o sjourne aprs sa mort l'aspirant l'immortalit. On s'aperoit ainsi que non seulement il n'y a pas de coupure entre les rgions infrieures et les sphres suprieures qui participent d'ailleurs toutes d'une nature cleste mais que la longvit est accessible dans un temps posthume, par le dpassement progressif d'une mort chelonne. C'est dans le caractre ambigu de ce lieu sacr o l'essence du mal courtise les germes de la purification que rside sa nature profondment taoste. Paradis d'une classe de fonctionnaires au sein duquel sont parfois accepts, titre exemplaire, des garons de ferme,67 la reprsentation mythologique du mont Fengdu
64 Cf. 16.6a-b 16.9a la balade extatique de l'immortel Xin Xuanzi. 65 Voir note 58. 66 Cf. 15.4a. 67 15.3bll. La question demeure de savoir qui s'adressaient exactement les dclarations des Parfaits et quelle fut l'ampleur relle de la diffusion d'une telle pense. Il est probable,
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est justement caractrise par le ddoublement : dversoir grce auquel sont mises en scne les terreurs populaires, sortie de secours pour l'lite sociale bouleverse dans son ordre interne, mort et vie, purgatoire et paradis, impur et pur y voisinent troitement. L'le o se logent les Six cieux, "les ciels-d'en-bas," rpliques des "ciels-d'en-haut," tient lieu d'aire rituelle symbolique o se jouent les litiges, o se rsout la violence conflictuelle et o se tient le grand combat qui, en dernier lieu, dfie les morts de se mlanger de maintenir un lien avec les vivants. De la rversibilit mutuelle des notions de distinction et de lien dcoule par consquent la dfinition d'une territorialit du mortifre, concept sans cesse rengoci dans l'espace tnu, voire permable, qui spare le monde inactuel des morts de la socit des vivants. L'tude anthropologique de ce mythe de mort revient donc faire une anthropologie du lien, c'est--dire du dnouement ou de la coupure d'un lien qui n'a de cesse que de se renouer entre la socit des vivants et celle de leurs morts. En ce sens, corps intrieur du monde o s'accomplit le mythe de mdiation de la vie la mort et de la mort la vie, Fengdu s'affirme comme un pur lieu chamanique, et le mdium visionnaire Yang Xi, comme le chamane spirite consacr de ces lieux. La prennit structurelle de ce scheme mythique demeurera fon damentale dans le culte plus tardif qui s'labore autour du lieu saint Fengdu, dans le Sichuan. Je m'attacherai au cours de cette tude observer l'volution d'un tel paradigme. Emergence du site religieux Parmi les ouvrages rvls par les Parfaits du Shangqing, un guide illustr de la fin des Six Dynasties destin la mditation sur les "portes de la mort" le Shangqing tianguan santujing68 voque galement, l'arrire-plan des rvlations reues par Yang Xi et dans la filiation directe du Zhen'gao, la gographie mythique du monde des morts. Or cet ouvrage renforce l'nigme historique du lien tabli entre le site mythique et le lieu saint historiquement fond Pingdu, proximit duquel viendra se greffer Fengdu.69 D'une part, le colophon indique que le texte fut transmis par le saint Wang comme le suggre le texte lui-mme, qu'elles n'taient destines qu' une minorit privil gie de "gens du monde," distincts de l'ensemble du peuple en prise avec des craintes plus vhmentes et d'ailleurs soumis la loi des prtres et libateurs. 68 Cf. le paragraphe "Wuli jieguo juesi dusheng shangfa S$lf?ig?E;fir" (Mthode suprieure des Cinq clats [de l'aurore] qui permettent de se dlier des pchs commis, de se couper de la mort et d'obtenir le salut) in DZ 1366 (fasc. 1040): 10b- 12b et 14a-b. Cf. galement le Dongzhen shangqing kaitian santu qixing yidu jing M Jt_h# M^HBI-t; M^StS in DZ 1317 (fasc. 1027): 2.5a-6b et xia, 6b-7b. Les deux ouvrages se recoupent presque totalement, bien que dans un ordre diffrent. Se rfrer ma thse, pp. 139-48, pour la traduction de ces passages et l'analyse de ces deux textes. 69 Le district dnomm Pingdu sera tabli pour la premire fois sous les Han de l'Est, en la troisime anne de l're Yongyuan ^cjc du rgne de l'empereur Hedi fO^, soit en l'an 90; cf. Hou Han shu, "Dili zhi," 28.5b. C'est au dbut du VIIe sicle, en 618 (IIe anne de l're Yining de l'empereur Gongdi) que Fengdu apparat administrativement en tant que sous-prfect ure: cf. Xin Tangshu 40.1030. Sous les Tang les deux noms taient simultanment employs, l'un pour dsigner la bourgade, l'autre la colline qui la borde.
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Fangping (Wang Yuan), l'un des deux immortels dont le culte est attach au lieu saint;70 d'autre part, le texte rvle qu'un "Palais des archives pour le comput du temps de vie" se situe Pingdu. Si l'association peut a priori paratre fortuite, il ne saurait tre mis en doute, par contre, que le lieu de culte de Pingdu existait dj bel et bien dans la priode qui se situe entre l'effondrement des Han postrieurs et l'aube des Six Dynasties, date laquelle le district accueille l'un des diocses du nouveau rgne des Matres clestes. La prsence d'un culte cet endroit remonte d'ailleurs bien plus loin si l'on tend l'observation l'histoire ancienne du lieu. Rattach la rgion du haut Yangzi, entre la plaine centrale, berceau de la civilisa tion des Han et les rgions mridionales Jiangnan tLM au sud du fleuve, conser vatrices des anciens Mystres taostes de la Chine du Sud, le mont Pingdu et son env ironnement demeuraient, l'poque des Six Dynasties, un lieu encore trs sauvage et peu sinis. Au tout dbut du Ille sicle, les guerres rgionales rptes avaient en effet transform les environs de Pingdu en valles striles domines de montagnes l'accs difficile et infestes d'animaux froces. Dans ce relief impntrable, l'ancrage de populations autochtones favorisa la perdurance de coutumes particularises trs an ciennes qui se poursuivirent tardivement, au moins jusque sous les Tang et les Song.71 Cette partie du Sichuan fut cependant dans la Chine antique, bien avant son occupation par les Qin ijt en 316 A.C., une importante rgion conomique domine par la trs ancienne culture des Ba.72 Leur ancienne capitale annexe Pingdu ("la Cit du Plateau"), situe l'extrmit est du territoire,73 fut trs certainement fixe dans la dernire p-
70 Cet immortel est dj cit au dbut de cet article au sujet de la rvlation du Jian jing. 71 Les annales dynastiques de l'poque rapportent la subsistance d'anciennes socits systme clanique, les Wu man J?H:, "Man (barbares) noirs," dont les liens de parent taient demeurs organiss sur le mme modle que celui de la lointaine dynastie des Zhou: "Les grandes tribus ont des grands matres dmons ^cj&jfe, quant l'ensemble des familles, ce ne sont que de petits matres dmons;" cf. Xin Tangshu 222B.6317. Voir aussi Xu Zhongshu, Lun Ba Shu wenhua, 53. Les guizhu correspondaient en fait aux grands matres officiants pour le culte des anctres. Des Zhou jusqu'aux Han, il tait coutume de runir sous le terme gui la catgorie des anctres. Sous les Ming, la prface de la monographie de 1710 dcrit encore les environs du mont Pingdu comme un vritable lieu de dsolation o vivent recluses de petites tribus de minorits rassembles par clans. 72 Pingdu tait rattach dans la plus haute antiquit la rgion de Liang ^'JN (Shaanxi et Sichuan actuels), annexe au tout dbut du rgne des Zhou de l'Est (770-222) par la rgion de Yong M'M (Shaanxi, Gansu et Qinghai actuels) qui se divisait entre les principauts de Ba E (capitale Chongqing), de Shu D (capitale Chengdu), et de Ju m. (capitale Hanzhong). La commanderie de Ba, au sein de laquelle se trouvait Pingdu, fut fonde en 313 A.C. (Cf. Xu, ibid., 8). 73 Au VIe sicle, le Shuijing zhu ("Jiangshui zhu") fait allusion cette capitale annexe. C'est aussi la premire fois que l'on trouve, dans un texte caractre plus ou moins histori que, le caractre Feng associ au site de Pingdu: "L o les gorges font face 'l'le du peuple prospre,' Fengmin zhou, W.RM, se trouve la capitale annexe de l'ancien peuple de Ba"; cit in Xu, ibid., 22.
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riode des Royaumes combattants74 et semble avoir t un important lieu de culte du peuple de Ba.75 Comme tend le prouver le rsultat des dernires fouilles en 1990, qui permirent de mettre jour plusieurs tombeaux datant du tout dbut de l're chrtienne, Pingdu aurait ainsi eu, quelques trois cent ans aprs la fondation de l'tat de Ba, la fonction d'un cimetire.76 Au territoire des Ba, marqu par cette ancienne capitale et importante ncropole, et bien que la rgion reste encore fortement marque par la prsence culturelle de ce peuple, au moins jusqu'aux premiers exodes des populations venues du Nord, se super poseds la fin des Han un nouveau pays : celui des Matres clestes qui tentent de con qurir les divinits du panthon mridional. Ds lors se ctoient, dans la rgion, divers lments religieux dont les rvlations du Shangqing viendront, au IVe sicle, favoriser l'intgration.77 Nous savons grce au Hou Han shu que les Ba taient attachs au culte des esprits des morts, les guishen.78 De nombreux fragments de textes confirment en outre la dominance de pratiques chamaniques et suggrent un lien vident entre le mouvement des Matres clestes et la culture religieuse des Ba. Ils rvlent surtout en filigrane les mcanismes de la colonisation par les Han de ces terres travers la cohabitation chaotique de deux mondes, celui du taosme orthodoxe et celui des prati ques dites primes de populations dsignes comme "barbares," vivant dans les mont agnes recules. En l'an 143, s'attribuant le titre de "Matre des dmons "f Jf.i.Z,"79 le patriarche 74 Cf. aussi Huayang guozhi, "Ba zhi," 1. 58: "Bien que la capitale du peuple de Ba soit tablie Jiangzhou tE'IH, son sige administratif se trouvait tantt Dianjiang lrl (actuel district de Hechuan), tantt Pingdu, puis plus tard Langzhong fficf3 (actuel district de Lanzhong)." Cf. aussi Xu, ibid., 21. 75 Comme le suggre le champ smantique du caractre ping > "plat," "aplani," "nivel," qui voque au premier abord la terrasse, auquel s'apparente le terme tai S, "plateforme," "estrade," "terrasse," mais aussi nom ancien dsignant un sanctuaire ou un autel pour of frande. D'aprs le Huayang guo zhi ("Ba jun," 1.58), "les tombes des rois de Ba se situent dans le district de Zhi fj ." Du temps des Qin et des Han de l'Ouest, Pingdu est inclus, comme nous venons de le voir ci-dessus, dans le territoire du district de Zhi (actuelle ville de Fuling). 76 Cf. Deng, Fengdu guicheng wenhua yanjiu taohui. Huiyi cailiao, 145-149. 77 Strickmann, Taosme du Mao Shan, 140. Le nord du Sichuan de mme que le sud du Shaanxi (Hanzhong) deviennent le foyer initial du Wu dou mi dao ("Mouvement des Cinq boisseaux de riz," driv de la violente jacquerie fomente par la secte des Turbans jaunes qui prcipita l'agonie de la dynastie des Han. Le Jin shu 120.1598-1599, apporte quelques pr cieuses informations sur la nature des mouvements religieux qui secourent, la croise de deux cultures, la rgion du Pingdu shan. 78 Cf. Hou Han shu 1 16.5a. Voir dans ma thse, pp. 185 et sq., la traduction de ce passage. 79 Zhang Ling, investi par Laozi du titre de Matre des Trois cieux, entreprit de dlivrer, grce ses techniques exorcistes M%L.%k, le pays de Shu de huit hordes dmoniaques qui avaient alors tabli leurs quartiers %%fc% fc, "Cit des Dmons," sur le mont Qingcheng et semaient calamits, dsastres et pidmies parmi la population locale. Il les renvoya vers les Six cieux Beifeng i\M> ; cf. le Lishi zhenxian tidao tongjian M^.Mi\hMMMM in DZ 296, fasc. 139-148.18, (ca. 1294). Ces "hordes malfiques" seraient en fait le substitut mythique du
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lgendaire des Matres clestes, Zhang Ling, aurait absorb, malgr les violentes dis sensions rgnant parmi l'orthodoxie rgnante,80 les traditions anciennes transmises par les sorciers, mdiums, devins et divinits lies au culte des dmons j&H de Ba et de Shu,81 mouvement qui se trouve dj mentionn au Ile sicle avant notre re dans le Shiji.S2 Ceci nous renvoie l'analyse de la gographie mythique des Six deux dj expose plus haut, fonde sur le thme du bannissement et de l'expulsion, symbole de l'avnement d'un nouvel ordre du monde. Victoire du monde "civilis" sur le chaos de la "barbarie," on retrouve surtout ici le scheme rcurrent des rcits fondateurs qui, agitant les franges du mythe, cherchent lgitimer le nouveau pouvoir en place, celui des Matres clestes, mais aussi celui de l'univers socio- culturel des Han sur des ter ritoires ethniques morcels et difficilement matrisables. Ces quelques lments nous permettent ainsi de dresser grossirement un tableau de l'tat de la religion autochtone et de ses heurts avec les mcanismes mis en place par la culture dominante des Han. Mais paradoxalement, on y distingue la mise en valeur, comme le souligne K. Schipper, "de structures locales particularisantes qui s'expriment dans les cultes rgionaux et la religion non-officielle. Ds ce moment, on identifie vritablement cette religion en lui confrant le nom de taosme."83 "Malgr d'importants changements, cette tradition [des Matres clestes] demeurera, travers les sicles, la superstructure des cultes locaux, l'expression crite et initiatique d'une religion populaire chamaniste, dont elle est la fois l'antagoniste et le promoteur : le taosme s'oppose au chamanisme tout en le compltant."84 Selon le Wushang biyao (ca. 574), "le diocse de Pingdu se situe dans les frontires nom ethnique Gui % auquel taient rattaches depuis la plus haute antiquit, sous les Yin et les Zhou, d'anciennes tribus originaires des rgions du nord-ouest sous la catgorie ethnique Diqiang f dont dpendaient galement les Ba; cf. Xu, ibid., 54. Selon le professeur Wang Jiayou, se rfrant au Han Tianshi shijia, "'Long' et 'Gui' sont en fait des appellations mprisantes donnes par les Han aux minorits vivant dans les montagnes. Les 'Long' sont le peuple ancien de la minorit de Shu H. Les 'Gui' sont l'ancien peuple de Ba. Ces deux noms dsignent ainsi des peuples bien rels ..."; cf. Wang, "Zhang Ling." 80 De nombreux ouvrages dont le Taipingjing critiquaient le culte des guishen, les "esprits des morts." Zhang Lu, petit-fils de Zhang Ling, hrite de sa mre, une chamane, ce type de pratiques (Hou Han shu, 105.1015) et certains membres de la famille de Xu Mi, qui command ita le Zhen'gao, participrent eux aussi de telles activits; cf. Zhen'gao, 4.10b. Voir Stein, "Religious Taoism and popular religion," 55 et Strickmann, Taosme du Mao Shan, 130, n. 180. Ge Hong dmontre lui aussi que, ds le IVe sicle au moins, un lien osmotique existait entre les cultes critiqus par le taosme orthodoxe et certains mouvements religieux considr s comme dviants qu'il surnomme le yao dao #J , "les cultes htrodoxes (des spectres malfiques)"; cf. Baopuzi neipian 9.39. Ce terme de guidao est encore voqu dans le Zhen'gao o il semble dsigner un procd d'criture mdiumnique; Zhen'gao 1.8b-9a. Cit in Stein (ibid.). 81 Sur la relation de Zhang Ling avec l'anctre fondateur des Ba, voir Wang, "Zhang Ling." 82 Cf. Stein, ibid., 61 citant le Zhen zhenglun MIEm (fin du VIIe sicle), Taish issai Ky, vol. 52, n 21 12, 571b. 83 Schipper, Le Corps taoste, 21. 84 Ibid., 23.
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de la commanderie de Ba." Zhang Lu, reprsentant de la troisime gnration de la ligne des Matres clestes, aurait cr en plus des vingt-huit diocses dj existants, deux autres groupes de huit zhi chacun, vers 197-198. C'est dans ce contexte qu'est justement cr le diocse de Pingdu, second d'une srie de huit "diocses de prgrinat ion," you zhi $F?p , en l'an 198.85 Le Shuijingzhu cite paralllement l'tablissement d'un diocse Pingdu, la fondation d'un temple bouddhique.86 Trs tt, l'ore du IIIe sicle, le mont Pingdu apparat donc, au cur du fief de Ba et des tensions religieuses et politiques qui animent toute la rgion du Sichuan jusqu'au Qingcheng shan, l'ouest de la province, comme un lieu dj solidement tabli et institutionnalis dans la gogra phie religieuse taoste. Sans pouvoir cependant tablir un lien immdiat avec la fonda tion du premier temple de la montagne sous les Jin (265-31 6), 87 ce diocse peut ainsi tre considr, comme le premier monastre taoste qui fut difi sur le Pingdu shan. En ces temps de vive ferveur sotriologique, la fonction de ces diocses consistait es sentiel ement viter, par une auto-purification et l'obtention d'une bndiction divine, toute manifestation eschatologique de pollution mortifre maladies, folie subite, influences nfastes d'origine dmoniaque fatales consquences de pchs commis antrieurement. Nous avons dj largement fait allusion aux pratiques religieuses en vogue dans ces sortes de "chancelleries prfectorales." Nous verrons au cours de cette tude qu'une certaine continuit marquera, jusqu' notre sicle, le culte du Fengdu. LE CULTE DU LIEU SAINT Liens geomantiqu.es et smantiques avec le mythe Telles les pices d'une gigantesque configuration imaginaire au cur de laquelle la moindre anfractuosit est susceptible de marquer le seuil sotrique d'une entre secr85 Selon Chen Guofu (Daozang yuanliu kao, xia 330-31.), il y avait vingt-quatre diocses sous les Han, vingt-huit sous les Trois Royaumes (cf. aussi Strickmann, Taosme du Mao Shan, 140, en rfrence au Baopuzi neipian 19), et quarante sous les Six Dynasties (cf. Wushangbiyao 23.7b; Dongtian fudi yuedu mingshanji 14b; Yunji qiqian 28.15b). Qing Xitai met en doute les dates de fondation des diocses ultrieurs au premier noyau de vingt-quatre. Selon lui, Zhang Heng, fils de Zhang Ling fonda en 197 huit pei zhi STr, "diocses associs," et Zhang Lu n'aurait fond les huit "diocses de prgrinations" qu'en 252; cf. Qing, "Du Guangting dui daojiao lilun de zongjie he fazhan," 1, 175. 86 Cf. aussi Shu zhongmingshengji, "Fengdu xian," 19.20. 87 Ce sont essentiellement les crits du grand taoste de cour Du Guangting (850-933), notamment le Daojiao lingyan ji (3.8b-9b) qui tmoignent de l'existence d'un temple sous les Jin (265-316) et des diverses restaurations subies par celui-ci (entre 376 et 396, entre 502 et 557, entre 589 et 618). La prsence de stles sur la montagne, rdiges par de clbres personnages politiques, attestent des mmes faits. Ds les Song, le temple Xiandu est reconnu comme un important lieu de culte et la gographie religieuse de la montagne poursuivra son dploiement, atteignant, malgr les incendies, souvent provoqus par les guerres, et les inondations, son apoge sous les Ming. En 1935, la seule tude ethnographique qui semble avoir exist jusqu'ici sur le mont Fengdu rvle un site religieux en pleine activit accueillant plus de soixante-dix temples, anims annuellement par d'importants plerinages. J'aurai revenir plus loin sur ces faits.
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te vers l'autre monde, montagnes fameuses, grottes transcendantes, terres bnies, mers et cours d'eaux, et toutes autres formes de conduits sacrs nourrissent, ds le Ve sicle, de volumineuses cartographies runies sous forme d'annales. Le mont Pingdu entre dans cette uvre de catgorisation88 en qualit de "Terre bienheureuse" fudi feiti laquelle vient se superposer, sur un plan plus temporel, au diocse rig en 198 par les Matres clestes. Cette catgorie, bien que de qualit infrieure celle de la grotteciel, puisqu'elle contient plus de terre que de ciel,89 place le mont Pingdu au cur de ces sites enchants traverss de forces surnaturelles. Aire dfinie, parcelle dcoupe mme le relief extrieur de la montagne, la "Terre bienheureuse" est en prise avec la nature environnante. Elle communique directement avec le grand ciel, par opposition un petit ciel que contiendrait la grotte.90 Ceci n'est pas sans voquer certaines descrip tions notes dans le Zhen'gao sur Fengdu, terre d'abondance pourvue d'une flore luxuriante, produisant des grains de riz prodigieux, d'une grosseur gale celle des ppins de la grenade et la saveur de macre, accords comme nourriture d'offrande aux immortels.91 L'tat des lieux propos par Du Guangting ^ suggre, comme le souligne T. Hahn,93 que ds le dbut des Tang la plupart de ces grottes ou lieux saints existaient dj comme centres religieux avec leurs propres cultes. Au sein de ce vaste rseau de sites sacrs, nous savons dj que la terre bnie du mont Pingdu fut en effet marque par la mmoire toujours vivante du culte des deux immortels Wang Fangping (des Han de l'Ouest) et de Yin Changsheng (des Han de l'Est) dont les biographies
88 Du Guangting dresse en 901 un tableau assez complet de ces sites sacrs; cf. le Dongtian fudi yuedu mingshan ji (DZ 599, 9b) dans lequel celui-ci mle aux nouvelles conceptions de son poque le contenu des gographies antrieures o se confondent aux lments anciens des innovations dj introduites sous le rgne de Xuanzong 3?k (r. 712-756), dont notam ment le Dongxuan lingbao zhenling weiye tu (DZ 167, fasc. 73) et le Zhen'gao de Tao Hongjing et le Tiandi gongfu tu (ap. Yunji qiqian 27.14a) de Sima Chengzhen. Cf. Verellen, "The Beyond within: Grotto-heavens {dongtian) in Taoist ritual and cosmology," 265-90; Du Guangting, 136-37. Le classement de Du Guangting, dans lequel le mont Pingdu tient le rang de 42e terre de bonheur (12a), est encore repris au tout dbut du XI e sicle dans une importante en cyclopdie taoste compile par Zhang Junfang, le Yunji qiqian. Dans cet ouvrage, le mont Pingdu se trouve rpertori au 45e rang (27.9a). 89 M. Soymi (Le Lo-feou chan, 96, n. 1) prcise que les "deux binmes dongtian et fudi sont parallles et hirarchiss, car tian (le ciel) correspond di (la terre) et lui est suprieur. C'est pourquoi il y a deux fois plus de fudi que de dongtian ." 90 T. Hahn associe la terre bienheureuse, un jardin mdicinal, des plantations de fruits, des arbres fameux tels que le Yinxing il^ (Ginkgo) pleins de vertus gurisseuses, des herbes tranges munies de pouvoirs, des eaux stagnantes limpides, des fleurs odorantes, etc.. Cf. Hahn, "The standard Taoist mountain and related features of religious geography," 150, n. 21. 91 Cf. Zhen'gao 15.11b, 16.8a-b. Ce thme est curieusement rappel dans les monog raphies locales sur Fengdu. 92 Cf. note supra. 93 Hahn, ibid., 147.
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respectives sont rapportes dans le Shenxian zhuan.94 Bien que nous ayons affaire au domaine du merveilleux, ils occupent tous deux une place trs importante dans la tradi tionalchimique, de mme que dans la transmission scripturale qui prcda la naissance du mouvement Shangqing.95 Un rseau complexe de lignes d'alchimistes, se rattachant la tradition reprsente par Ge Hong, les relient en effet l'univers de Yang Xi.96 Wang Fangping, l'instar de Xiwangmu, la Reine de l'Occident, mre "nature" tout la fois nourricire et dvoreuse,97 est marqu par une dualit ambivalente. Clbre immortel acquis au rang des saints rvlateurs du Shangqing, concdant des talismans contre les dangers mortels qui guettent les vivants,98 il est associ au mont Pingdu et par consquent aux forces de la mort.99 Une telle association, bien entendu, ne peut tre considre qu' titre circonstanciel, mais elle ne demeure pas, nanmoins, inexplicable et vient mme nourrir l'ambivalence qui constitue le principe mme du phnomne
94 De nombreux extraits de cet ouvrage perdu ont t conservs dans le Taiping guangji. Cf. Shenxian zhuan ap. Taiping guangji 8.5b-8b; cf. autre version plus complte in Yunji qiqian 106.2 lb-25b (Yin Changsheng); Shenxian zhuan ap. Taiping guangji 7. 3a-8a; cf. aussi Yunji qiqian 109.10a-15a (Wang Fangping). 95 C'est ce que qu'affirme la prface du Jianjing conserve dans le Yunji qiqian 84.1a. Voir note 26. 96 Antrieurs aux rvlations que reut celui-ci, ils y participent cependant au titre de saints patrons du Shangqing. Sur ce sujet, cf. ma thse pp. 170 et sq. 97 Aussi dsigne sous le titre d' "Impratrice du Nord," Xiwangmu apparat dans les textes Han comme une divinit ambigu, rattache simultanment au Beidou, la constella tion du Destin, dont elle prside la rvolution, et au mont Kunlun; cf. Taishang Laojun zhongjing yfclL^-?^!!? (DZ 1168, fasc. 839). Noter que le Beidou est une divinit principale du panthon des Six cieux, dont les fonctions exorcistes sont une constante dans les textes taostes. Commandant aux dmons de la peste et des pidmies, crainte et vnre comme d esse de la mort, Xiwangmu dtient paradoxalement l'herbe de la longue vie. Cette croyance se transforma avec les Han en lui accordant un pouvoir de protection et de gurison (cf. chapitre 6 du Huainanzi). La renomme de cette divinit ne put alors tre dissocie de la qute de longvit et de transcendance qui occupait les grands personnages du temps des Han. Cf. Schipper, "Messianisme et millnarismes de la Chine ancienne" et l'ouvrage de S. Cahill, Transcendance and divine passion. 98 Dtenteur de pouvoirs exorcistes, Wang Fangping possde un puissant talisman qui permet d'viter tout cueil fatal la vie humaine : maladies, flaux et calamits diverses sont pulvriss et les moribonds ranims. Il rgit tout ce qui concerne la mort et la vie; il gre en fait, comme le suggre l'usage de ce talisman, le temps de vie et prserve la mort naturelle. Les pcheurs sont par contre clairement exclus de ce systme de comput, et la mort prmat ureapparat bien ici comme la sanction de leurs fautes, que mme la vertu magique du talisman ne saurait transgresser; cf. Shenxian zhuan ap. Yunji qiqian 109.10a-15a. 99 La prface du Jian jing constitue avec le passage du Shangqing tianguan santujing (voir supra ) les seuls lments dont nous disposons pour tablir le lien entre cet immortel, le mont Pingdu et le monde des morts. Aucun des lments de la biographie de Wang Fangping ne le rattache manifestement Pingdu. Ce sont en effet d'autres montagnes qui sont voques, principalement le clbre mont Kunlun, primordial et chaotique, royaume cleste de Xiwangmu.
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Fengdu, comme si les lacis du labyrinthe qui sous-tend cette structure mentale et fantas tiquedevaient se rejoindre absolument. Que ceci puisse prfigurer la juxtaposition plus tardive d'un champ de mort aux terres pures de la survie, Fengdu mme, force l'ordre du discours. Les deux sphres demeurent nanmoins nettement spares mme si elles se jouxtent comme le dmontre le classement prsent par Tao Hongjing dans le Zhenling weiye tu.100 D'une certaine manire, le mont Pingdu apparat, la croise du mythe et de la ralit, reli par le Vritable Yin la tradition sotrique qui se dve loppe autour de Ge Hong, essentiellement caractrise par la recherche acharne du dpassement de la mort par la libration du cadavre, et par le Vritable Wang l'vo lution de ce dpassement par le salut post- mortem que prne le courant du Shangqing. Paradoxalement, l'lment le plus ancien de gographie religieuse sur lequel se fonde le culte des morts Fengdu est le puits alchimique, dans le creuset duquel les deux Immortels raffinrent leur cinabre. Aucune source historique ne pouvant con firmer la date relle de fondation de ce culte,101 ce fait entre directement en prise avec le champ du dehors, celui que les ralits mythiques structurent aux frontires de l'imaginaire. Il reste que le puits, point nvralgique sur l'ossature du relief de l'au-del, reprsente, dans une unit de lieu et de temps, l'emblme gomantique de la superposi tion de deux cultes; il est la "colonne vertbrale" du site, l'axe qui permet fictivement la transmigration d'un monde l'autre : du monde humain l'enfer, et de l'enfer au paradis. Lis la prsence d'une cavit profonde (dongxue M/K), plusieurs miracles confirment la sacralit dont la montagne se trouve manifestement empreinte cette poque.102 Celle-ci, de par le lien ontologique de sa gense avec les temps primordiaux, 100 Dongxuan Lingbao zhenling weiye tu in DZ 167 (fasc. 73), 3a. Une trs haute position est en effet accorde Wang Fangping, class au second rang et plac troisime gauche dans le vaste panthon hirarchis de ce tableau. Quant au Grand Seigneur des Tnbres de Fengdu, Beidi, ancien Empereur du Flamboiement (Yandi) et anctre des mes des morts, il apparat dans ce mme classement au septime et dernier rang (cf. DZ 167, 24b), ce qui le place verticalement dans une relation de dpendance vidente envers Wang Fangping. Soulignons, en revanche, que dans l'volution de la gographie religieuse de la montagne, le temple principal Xiandu guan, destin au culte des immortels, est progressivement investi, sous les Song du Sud, par un culte ddi l'Empereur des Tnbres du Nord. 101 Sous les Song est atteste la prsence sur le mont Pingdu de quelques stles dates des Tang concernant ces deux immortels; cf. Wang Xiangzhi (1221), "Yudi beiji mu" ("Catalogue des Stles") in Yudi jisheng; cf. ma thse p. 252. On trouve le contenu de certaines d'entre elles dans les monographies locales; cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927), 1 1, mais les stles ont aujourd'hui disparu sur la montagne. 102 Selon la coutume locale, on venait prs du puits prier pour carter la scheresse et tirer des oracles afin de dterminer les fastes de l'anne venir. Plusieurs rcits de Du Guangting clbrent les forces enchantes du lieu: cf. entre autres, la notice consacre Yin Changsheng, "Xiandu shan Yinjun dong yan" flljfPULlgiMi in Daojiao lingyanji ap. Yunji qiqian, 122. 12b- 13b. En 774, le quinzime jour du septime mois lunaire (premier jour rituel de l'ouverture des portes du purgatoire lors de la fte bouddhique du Salut universel), aprs avoir accompli un rituel d'offrandes l'entre du trou, les fidles "voient surgir de l'eau tourbillonnante, une main d'or et une autre de jade, aussi larges que des ventails." En 821, un homme entend de violents clats de tonnerre s'chapper de cette anfractuosit. En 881,
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apparat comme le garant d'un ordre originel qu'il importe de restaurer, et bnficie ainsi d'un culte officiel.103 La puissance sacre du lieu est en outre renforce par les jing M. ("Livres sacrs") qu'elle recle dans ses grottes. Outre le Taiping jing,104 un recueil de talismans sacrs conserv au monastre Xiandu, le Taishang dongxuan lingbao Suling zhenfu,105 tait alors frquemment utilis dans la rgion des Trois Gorges pour lutter contre les maladies et les miasmes, les apparitions dmoniaques, les tigres et les loups, le rgl ement des intempries, de mme que pour faire revenir la vie les moribonds. 106 Frap pedu sceau des critures magiques, la rgion de Fengdu, et plus forte raison la mont agne elle-mme, puisqu'elle contient le recueil, s'rigent en aire miracule. Enserr dans la montagne, le jing exerce une fonction de protection, mais l'arracher sa juste place rend la nature sa part chaotique. Comme l'illustrent de nombreuses lgendes, les forces sacres du lieu se manifestent par l'immixtion d'lments subvers ifs dans le bon ordre de la nature : un fleuve ventr par des dragons qui manquent de noyer l'estafette impriale, la rapparition surnaturelle de btes froces dans la mont agne, mais aussi l'incohrence mentale. Cet tat de violence, ordonn par la sacralit du lieu, peut se prolonger jusque dans les enfers, comme l'illustre le rcit de Du Guangting sur l'officier Cui Gongfu l^IS de l're Kaicheng |fl $1 (836-847) des Tang, convo qu dans les sous-sols infernaux du district de Fengdu H IflS pour avoir drob un des rituels taostes sont excuts sur ordre imprial, favorisant l'apparition de nuages colors accompagns de musiques clestes. Cf. galement Daojiao lingyan ji 3.8b-9b. Le grand ministre, Duan Wenchang ISJtH (773-835), y vnra les deux immortels en 799 et rendit quelques annes plus tard ses vux en finanant la restauration du temple Xiandu situ au mme emplacement. Une stle, rdige de la main mme du ministre Duan, lors d'une seconde visite au mont Pingdu en 833, rapporte des faits identiques. Cf. Wang Xiangzhi, "Zhongzhou bei ji," in Yudijisheng 103. 103 Cf. Guangcheng ji 9.4a-5a. Du Guangting lui-mme pronona le discours d'offrande du sacrifice au nom du roi de Shu, Wang Jian BE.1 Dans le texte qui suit cette notice, Du Guangting vnre la montagne et exprime sa reconnaissance pour la protection cleste quelle accorde au pays. Voir ma thse, p. 165, n. 3. 104 Sur le mont Pingdu, une stle rdige en 907 par Du Guangting Shihan qujing expose, en trois pisodes datant des res Wude (618-627), Kaiyuan (713-742) et Huichang (841-847), la disparition puis la rapparition prodigieuse de ce livre dans une niche du temple Xiandu. Cf. "Tang Shu Xiandu guan shihan qujing ji," in Daojiao lingyan ji 11.2a-3a. Voir aussi Shu bei ji (1196) et Yudijisheng (supra). La traduction du texte de la stle se trouve dans ma thse, p. 217. Cet pisode est en outre cit par F. Verellen (cf. Du Guangting, 125). Le Taiping jing se rattache l'ancienne secte Zhengyi, une tradition antrieure au Shangqing, et dont les textes furent adopts par les Matres clestes (Kaltenmark, "The ideology of Taiping Jing"), puis fut probablement remani par l'cole du Shang qing (Robinet, Rvlation du Shangqing, 64). 1Q5 Cf. DZ 389, fasc. 184 (Xu). Duan Chengshi t&figjS (ca. 803-863), second fils du ministre Duan Wenchang et auteur du Youyangzazu qui cite les passages clefs du Zhen'gao sur Fengdu, joua selon Du Guangting un rle dans la transmission de ces talismans. 106 Ce recueil de talismans avait t rclam par Du Guangting, au monastre Xiandu, sur le mont Pingdu, au cours de sa collecte de textes dans l'est du Sichuan pour la constitution d'un canon taoste; voir Verellen, Du Guangting, p. 124.
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livre au temple. 107 Puissant intermdiaire cleste, c'est grce la vnration des Livres sacrs, bnficiant d'un culte au mme titre que les dieux,108 qu'il est possible de tempr er les forces de l'au-del. Dans tous les cas, l'anarchie est rectifie par le rituel, c'est--dire par le sacrifice d'critures au profit d'critures subtilises. En effet, le rituel dtient, par sa capacit d'mouvoir les forces obscures d'outre-monde et par sa connais sance des rgles divines, les clefs secrtes qui permettent de faire face cette soudaine dstabilisation : il sait repousser les franges mythiques de l'horreur sur la marge d'un monde qui se dsire homogne. Ce dernier texte est l'un des plus difiants dont nous disposons sur le thme d'une descente aux enfers gographiquement lie au site historique et administratif de Fengdu. Sa valeur rside la fois dans sa prcision et dans son anciennet : jusque-l, parmi tous les documents consults, y compris les monographies, les premires traces d'une cit infernale n'apparaissaient qu'en filigrane dans un pome laiss par Fan Chengda ^ $Jk (1 126-1 193), grand homme de lettres des Song du Sud,109 soit pres que trois sicles plus tard.110 En outre, compte tenu de l'influence notoire qu'exercrent les crits du Du Guangting, notamment en ce qui concerne la consolidation des cultes locaux et la "mise en valeur de la civilisation indigne de la rgion de Shu" aprs l'effondrement de la dynastie des Tang,111 il est permis de penser que ce texte servit de pierre fondatrice, dfaut de tmoignages plus anciens, la mise en place de la mta phore historique du mythe,112 et qu'il fut peut-tre, pour les mmes raisons, occult par des textes plus tardifs. Sous les Song du Sud, le Yijian zhi de Hong Mai WM (1 123-1202) donne une vue
107 Ce n'est qu'aprs avoir pratiqu le "Jene du Registre jaune MMW," et avoir replac le Livre dans son temple d'origine que Cui fut ramen son tat normal; cf. Daojiao lingyanji 12.5a-6b. Voir la traduction du rcit dans ma thse, p. 219-20. 108 Selon une tradition taoste trs ancienne, le jing compos de la mme matire pr cosmique qui forma le monde est directement li un ailleurs outre-monde dans le contenu duquel il puise les forces surnaturelles qui l'animent. Il est le garant qui unit ou maintient distance le monde sacr cleste, terrestre ou corporel, et le monde profane. Voir sur ce thme Robinet, Rvlation du Shangqing, 1: 112. 109 Voir "Pingdu guan," conserv dans les monographies locales in Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.475. 1 10 L'histoire officielle du site s'appuie, pour la localisation d'une cit de dmons sous le Pingdu shan, sur quelques vers laisss par le pote Fan Chengda (1126-1193) lors d'une excursion en 1 176 Fengdu. Cf. Wu chuan lu, 460-462. 111 Voir Verellen, Du Guangting (Avant-propos). 1 12 Ce texte est d'autant plus remarquable qu'il entrine la confusion, confirme comme une vidence par Du Guangting, entre le nom officiel de la circonscription administrative de Fengdu W (qu'il cite lui aussi sans le radical dans tous ses autres textes, l'exception du Dongtian fudi yuedu mingshan ji) et le lieu mythique Fengdu (avec le radical M), district auquel il adjoint les bureaux souterrains des enfers ifep|. Cet lment, parfaitement distinct dans ce texte, permet de supposer qu' l'poque de Du Guangting un lien tait dj tabli entre le Fengdu mythique et le site historique.
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synoptique trs reprsentative de la complexit de la situation religieuse de l'poque.113 En effet, partir de cette priode, et ce jusque sous les Yuan et les Ming, le paysage religieux de la Chine du Sud est boulevers par l'adaptation et la propagation, dans les milieux taostes, d'un nouveau corpus de rvlations, dat des Song et dcouvert au Maoshan au dbut du XII e sicle.114 Ceci favorise l'tendue du renom de la montagne d'autres parties de la Chine,115 tant et si bien, qu'au cours des premires annes des Song mridionaux, les milieux cultivs du taosme commencrent vouer Tao Hongjing un vritable culte. Les rituels de Tongchu M.W, 116 ainsi que d'autres textes rvls du Xlle sicle, sont ponctus de ses apparitions surnaturelles. En 1223, Gao Sisun Mi^^ achve une nouvelle dition du Zhen'gao.117 En outre, une grotte de Fengdu est rpertorie dans la gographie sacre du Maoshan, prs du monastre Ziyang^llilii.118 Hong Mai, qui tait un familier du Maoshan, et donc trs cer tainement sensible ces nouvelles rvlations, voque souvent, dans son uvre prolifi que, la question de la montagne et de ses prtres. 119 C'est en tout cas sur cette toile de fond que vient s'inscrire sa vision du mont Fengdu que l'on retrouve dans deux textes du Yijian zhi.120 Travers d'un axe enfers / paradis, terre / ciel puisant mme l'paisseur
113 Sur l'volution du panthon cette poque, cf. Hansen, "The popular pantheon dur ing the Tang Song transition; Changing gods in medieval China; Kleeman, A god's own tale; voir aussi "The expansion of the Wen-ch'ang cult." 114 Strickmann, Taosme du Mao Shan, 45-57. 115 Op. cit., 45, n. 58. 116 Voir note 66. 117 Strickmann, ibid., 45-46, n .61. 118 Voir Maoshan zhi, 6.13a, dont la premire version date des Yuan et reprsente un tmoignage remarquable sur la continuit de la tradition du Maoshan. 119 Strickmann, ibid., 46. 120 Le premier dcrit le rve d'un lettr qui les dignitaires du monde infernal confient une charge de fonctionnaire cleste dans le "Palais de Fengdu"; cf. Yijian zhi, "Bing," 9.438. Ce texte, dans lequel on retrouve l'influence trs nette du Zhen'gao au sujet de la progression hirarchique des fonctionnaires dans le monde outre-tombe l'intress exprime son insatisfaction pour un poste hirarchique qui ne lui laisse l'espoir d'une promotion post-mor tem que tous les 240 ans ne nous donne par contre aucune prcision sur l'ventuelle localisation du palais de Fengdu au Sichuan. Mais un second texte, faisant allusion au district de Fengdu, le complte trs clairement en ce sens; cf. Yijian zhi, "Zhigui," 3.1257. Contrai rement ce que prtend la version officielle de l'histoire du site, le nom du district s'orthographiait donc dj sous les Song d'une manire identique au Feng mythique. Ceci permet de supposer qu'avant son officialisation en 1380, l'amalgame tait dj coutumier. Ce texte tmoigne en outre de l'existence d'une fresque de Wu Daozi ^Ijfi-f (ca. 713-755), clbre par ses peintures difiantes et trs ralistes sur le monde infernal, qui eurent une influence retentissante sur les murs de l'poque. Sur la puissance des reprsentations picturales de l'au-del, voir Teiser, "Having once died and returned to life: Representations of hell in medieval China," 440-44.
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mythique qui a nourri, strate par strate, l'mergence du lieu saint, axe que l'on pourrait qualifier de double, puisque la gographie religieuse des lieux, jalonne par les temples, ouvre symboliquement une nef horizontale vers l'autre monde, Fengdu se prsente comme un lieu-charnire la croise de deux mondes yin et yang, susceptibles tout moment de se dverser l'un dans l'autre.121 L'ancien fourneau alchimique et la grotte des deux immortels, l'le des morts perfore de six grottes-ciel (avec effet de miroir entre l'intrieur et l'extrieur de la montagne), le puits de cinabre associ au nom de l'une des grottes-ciel122 et le puits d'alchimie / grotte qui sur le mont Pingdu com munique finalement avec les enfers, attestent loquemment le tlescopage qui s'est opr entre deux mythes, celui du dpassement de la mort et celui de la contigut du mont Fengdu avec les tnbres mortifres. Ce sont l les lments essentiels qui, ar rachs au mythe, perdurent au cur des reprsentations qui nourrissent la gographie sacre du site.123 Les points les plus sensibles sont, comme il l'a dj t soulign, les cavits. Or, fait remarquable pour l'analyse gomantique du lieu, la grotte de l'Immortel Yin se distin gue aussi par le nom de Tianxin yan i^LV&l "il du cur du ciel," ce qui indique sa probable relation avec une source. 124 "Les yeux, qu'ils soient de la mer ou du ciel, sont en communication avec les eaux souterraines."125 La grotte et le puits, participant d'un mme lment structurel, apparaissent en effet dans les textes frquemment interchang eables, maillons gomantiques au cur d'un paysage de montagne et d'eau. Sur le seuil du monde sublime des immortels, la grotte-puits est aussi le pas du monde souterrain et dmoniaque dont il favorise la contigut avec le monde des vivants. L'autre versant de la croyance situe effectivement l'emplacement de l'entre des enfers cet endroit. 126
121 Cette nature particulire est en outre renforce par l'origine primordiale attribue la montagne qui emprunta sa forme et sa substance premires aux souffles cosmiques de l'indtermin; voir supra, le texte de Du Guangting, note 103. 122 Cf. Zhen'gao 15. 4a-4b, le pome de Xiang Liangcheng. 123 Nous verrons plus loin quelles sont les techniques qui permettent l'entre dans ce monde surnaturel. 124 Ce que semble d'ailleurs indiquer le texte de Du Guangting dj cit plus haut (note 102) en outre, le plus ancien texte dont nous disposons sur le puits. 125 Les puits sont souvent associs au ciel, comme le souligne aussi l'expression "puits du ciel," dans l'ide que, situs au sommet de montagnes, ils font face au ciel, tels des miroirs, ou bien la mer, yeux "de la mer $511;" cf. Soymi, Le Lo-feou chart, 64; voir aussi infra le dveloppement de cette ide. 126 La littrature infernale, nous le verrons plus loin, souligne la rcurrence du thme de la descente infernale par un puits; voir De Harlez, "Gan-shih-tang"; De Groot, The religious system of China; Ono, "Taizan kara Hto." Voir aussi les rcits monographiques: "Ce sont les moines de la montagne qui ont renvers les pierres devant la grotte des Cinq nuages pour crer l'illusion d'un fourneau. Les plerins y font brler leurs offrandes. ... Un tourbillon de vent en remonte parfois et les dires vont bon train sur le fait que ce sont les dmons qui surgissent du fond des tnbres pour rcuprer le papier-monnaie;" cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.550.
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Mais l'aspect le plus intressant du puits, en prise directe avec le discours gomantique, reste sa possible communication avec le fleuve. Aprs les tmoignages recueillis par Du Guangting la fin des Tang, un bref rcit d'excursion dat de la dixime anne de l're Wanli des Ming (1583) apporte cet lment nouveau : ... Le fourneau d'alchimie existe toujours et un petit kiosque a t difi proximit avec les deux statues de Wang et Yin. Sur la montagne haute d'un H en viron, se trouve un puits d'un diamtre de trois pieds. Il est d'une profondeur i nsondable et le niveau des eaux correspond celles du fleuve. La pierre du puits est si dure qu'aucune force humaine ne saurait en venir bout. C'est l que les deux im mortels pratiqurent l'alchimie et leur sublimation fut prcde de cinq nuages colors. . . . Jadis puits des immortels, il fut plus tard recouvert d'un temple ddi Guan Yu. De grandes quantits de monnaies d'offrandes y ont t brles qui ont fini par boucher le puits. C'est un fait extrmement regrettable.127 Le puits apparat ici comme un phnomne surnaturel : la construction en est d'origine divine, mais surtout il est le conduit qui permet aux eaux du fleuve d'imbiber la montagne jusqu' la cime, ce qui par un dtour d'imagination nous la montre comme si elle se trouvait en fait pose sur le fleuve, enfonce de manire faire pression sur les eaux qui remontent. Le mont Fengdu est en effet non seulement entour d'eau le fleuve l'enveloppe largement de sa ceinture ainsi qu'un rseau serr de ruisseaux mais aussi travers, perfor verticalement de puits et de sources qui, contrairement la nature des choses, remontent elles aussi du fleuve. Ce phnomne d'inversion confirme une fois encore l'aspect merveilleux de cette montagne. 128 Cela laisse sous-entendre que, si le fleuve est en crue, le niveau des eaux de puits monte avec lui; or, puisqu'aucun dbordement n'a jamais lieu, c'est que le Fengdu, le-montagne insubmersible, s'est lui aussi lev au gr d'une ligne de flottaison imaginaire.129 Au gr des crues et des d crues du fleuve, la montagne se mtamorphose : s'loignant ou s'approchant du rivage, elle semble en effet se dtacher de la terre; elle est une le flottante, voire drivante. Par un pur effet mtonymique, elle tire en outre son nom d'un lot qui lui fait face, Fengmin US ("Peuple prospre"), comme si le sens avait gliss d'un lieu sur l'autre 127 Cf. Fengdu xian zhi (1710) 7.22: "You shan ji lue #f Ol-M" de Zhang Qiming (1583). 128 Ainsi la "Source transcendante," Lingquan MM., que la monographie provinciale situe sous le temple Xiandu, proximit de la "Grotte des Cinq nuages," et dont le forage trs ancien est attribu traditionnellement Wang Fangping, est caractrise par le volume de ses eaux, savoureuses et fraches, vierges de toute impuret, qui augmente ou dcrot en fonction du niveau du fleuve; cf. Fengdu xian zhi (1710) 1.8. 129 Le thme dj spcifiquement trait dans l'tude de M. Soymi sur le Luof shan, "La montagne flottante" d'une correspondance entre les puits (ou les sources) et le fleuve dans les proches alentours d'une montagne, s'applique galement au mont Fengdu mme si le signifiant demeure ici, au sens propre comme figur, souterrain. "La proximit de l'eau suffit parfois pour faire qualifier une montagne de flottante"; cf. Soymi, op. cit., 63.
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par osmose avec la configuration mythique. Le Zhen'gao nous apprend que "les enfers ont leurs juridictions dans les rivires, les fleuves, les montagnes et les mers." Tout communique comme s'il s'agissait d'un vaste corps tentaculaire. De la lointaine rgion de You o le mont Fengdu fut jadis enserr par les mers, un long chemin de drive a donc t parcouru jusqu'au lieu d'ancrage dfinitif (ou quasi- dfinitif) dans le Sich uan.130 Est-ce inscrit dans l'informul qui entoure la ritualit du deuil? Dans le jeu de miroir entre lieu mythique et site rel, la mtaphore peut tre encore renforce : ici aussi, le fleuve, la source de la source, la racine du puits, partageant un rseau com mun de signifiants avec la montagne et la mer, est en quelque sorte un enfer, une ouver ture vers le monde des morts; carnassier, il ravage priodiquement les alentours, dtrui sant les rcoltes et dvorant les bateliers, d'o le culte omniprsent de reptiles lis l'eau (dragons-crocodiles-pythons) et l'tablissement prudent de cimetires publics pour recueillir les mes des noys.131 L'imaginaire populaire reste cependant violemment marqu par le sacrifice (lgen daire?) de jeunes enfants jets au tianxin yan, le quinze du huitime mois lunaire :132 les "yeux," pour peu qu'un culte leur soit rendu, ont donc une fonction rgulatrice, pour ne pas dire fixatrice. Nous dcouvrons en outre ici leur double nature, la fois bnfi que et destructrice. En rapport avec les eaux souterraines, les "yeux du ciel" par une correspondance symtrique avec les "yeux de la mer" (haiyan), en outre fort nombreux au Sichuan, " plusieurs milliers de kilomtres de toute mer"133 suscitent par un pur effet de miroir l'image de la montagne pose flot sur le ciel qui entre par consquent
130 M. Soymi souligne que le Luofu shan aurait driv depuis le mont mythique du Penglai (Lo-feou chan, 79 et sq.). 131 Voir infra. 132 voir la version locale de la lgende du juge Bao Gong, clbre fonctionnaire des Song, mut aprs sa mort la Passe des deux mondes (yinyang jie guan) et qui, convoqu aux enfers pour prendre ses fonctions, se perd dans le brouillard et les vents tnbreux. Il s'oriente alors au son des sanglots d'un vieillard qui lui rvle l'existence de cette cruelle coutume impose par un fonctionnaire du district, dmon malfique ayant gagn son retour sur terre par les voies de la corruption. Il apprend aussi de Tudi gong, le gnie du sol rencontr en chemin, qu'un talisman (ou objet magique) dissimul dans le tianxin yan est ncessaire sa capture. La descente dans le puits au moyen d'une corde dure trois jours et trois nuits. Arrt tout en bas par deux sbires, il se fait passer pour un plerin du Tianzi dian tomb par mgarde dans le trou et parvient enfin rencontrer le roi des enfers. A son retour parmi les vivants, il propose au peuple de brler de l'encens dans le tianxin yan et de faire des vux afin d'viter les sacrifices. Furieux, le faux fonctionnaire profite de l'absence momentane des habitants pour mettre le feu la ville et Bao Gong se sert du tocsin et des incantations que lui a confis le roi des enfers pour remdier au mal. (Narration de Qin Xianlun recueillie par Yao Qiuyun in Guicheng chuanshuo gushi, 23). 133 "U s'agit en effet de la mer souterraine sur laquelle toute la terre flotte"; cf. Soymi, ibid., 65. n. 1. L'auteur souligne en outre qu'en "langue parle moderne le mot 'il' (yan) est employ comme spcifique numral des puits et des sources (un il de puits)." Voir galement Kaltenmark, "Le Dompteur des flots," 50, n. 181.
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dans le puits. Il sufft alors de jeter un coup d'il dans l'"il du ciel" pour y dcouvrir le monde cleste, comme en un puits invers dont l'eau serait le ciel "puits du ciel" soit "miroir du ciel," ici quivalent de "l'il."134 On voit que l'eau devient travers ces reprsentations un lment omniprsent o se confondent terre et ciel, mais que persiste surtout le thme de l'inondation, de ces crues qui n'en finissent pas de tout en vahir, jusqu'au ciel peut-tre : entre les deux, la montagne fait en quelque sorte tamp on.135 A mi-chemin entre le rel et le mythe, il importe en effet de dgager deux niveaux de discours, dont le plus apparent est li au contexte des calamits qui s'abattent rguli rement sur Fengdu. Les sources ou les puits merveilleux qui ne tarissent jamais et dont les eaux se renouvellent en abondance ont la fonction thaumaturge d'annihiler les s cheres es et de rguler la prosprit locale. Mais, comme le rvle l'assimilation de la montagne un "dragon lov" ainsi qu'un grand nombre de toponymes alentours dans la composition desquels entre le caractre long fi, "dragon," le monstre guette, fleuve de chair dont le puits devient ici la gueule affame.136 Le contenu latent dans l'association des sens de chacun de ces lments gomantiques rejoint un contenu manifeste qui se trouve exprim dans le culte local. Outre les divinits tutlaires vnres sur la montagne, parmi lesquelles Fengdu dadi, "Grand Empereur du Monde des Tnbres," occupe une place prminente, il faut signaler un culte qui semble tenir une place privilgie au cur des pratiques religieuses locales. Tianjun jiumang ^^fi^ ou Jiumang dadi A^^C^, "L'Empereur des Neuf py thons," reptile reconnu pour aimer vivre dans les forts prs des eaux, reprsente de loin la divinit la plus nigmatique de ces lieux.137 L'origine de ce culte est variable138 134 Soymi, op. cit., 64. 135 M. Soymi prcise que "les montagnes flottantes servent soutenir le ciel, soit que l'inondation les porte jusqu'au ciel, soit que, triomphatrices des Eaux, elles les contiennent et les empchent d'atteindre jusqu'au ciel, jouant le rle d'une jambe de force double effet" (ibid., 60). 136 Nous avons vu dans le texte de Du Guangting (Daojiao lingyan ji ap. Yunji qiqian 122. 12b- 13b) que de celle-ci s'chappent aussi des nuages de bon augure. 137 Cf. Li Fushu $ifti, "Chongxiu Jiumang shen ting beiji fi0^L^#^WsS," in Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11. 563, qui souligne la prsence fantastique de neuf pythons "dont les corps puissants, les queues redresses, les gueules tendues vers l'avant font que rares sont ceux qui, parmi les fidles, ne s'en trouvent pas profondment impressionns." 138 L'association du python au monde des morts est fort ancienne puisque le thme du serpent-monstre apparat trs tt dans la mythologie chinoise, comme le dmontre, dans les lgies de Chu , la reprsentation du comte Terre, Tubo, divinit chtonienne anctre du dieu du Sol, dcrit sous la forme d'un monstrueux serpent enroul neuf fois sur lui-mme. On trouve cet animal merveilleux dj dcrit dans le Zhuangzi, "dragon-serpent pais comme un essieu, long comme un timon, vtu de pourpre et coiff d'carlate. C'est une espce d'tre qui dteste entendre le bruit du tonnerre et des chars... . Celui auquel il apparat devient hgmon;" Granet, Danses et lgendes, 102, n. 4. Voir galement Liu Bang, in Han shu ("Han Gaozu," 1). Aux premiers sicles de notre re, il existait dans le nord du Sichuan un trs ancien culte rendu une divinit locale du Tonnerre qui prenait au besoin l'apparence d'un
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et l'histoire du temple lui-mme, imprcise : les lgendes sont ce sujet aussi nomb reuses que divergentes. L'existence sous les Han d'un Jiuqi lou AIMH "Pavillon des Neuf souffles," toujours situ au mme emplacement en hommage au matre patriarche de Yin Changsheng, Jiuqi zhangren AH^A, le "Vieillard vnrable des Neuf souff les,"139 constitue la strate la plus ancienne de ce culte. On trouve effectivement ment ion de ce personnage hautement lgendaire dans un des passages de la biographie de Yin Changsheng. 14 Li Fushu, auteur d'un texte pigraphique sur la restauration du Jiumang lou, donne du culte la version suivante : En lisant le Yunji qiqian, j'ai soudain compris pourquoi le Seigneur ralis Yin [Changsheng] souhaitait adresser cette prire au Vieillard vnrable des Neuf souff les(Jiuqi zhangren AH^. Li aux Han de l'Est, le nom de "Pavillon des Neuf souffles" (Jiuqi lou fl$M) est en effet trs ancien et Monsieur Yang, censeur impr ial ^MIP jfe, doit tre le corps de mtamorphose des Neuf pythons, ce qui explique le nom que prit plus tard ce temple. 141 Le censeur Yang en est par contre la divinit tutlaire. Ce culte s'est dvelopp dans une priode bien plus tardive que celle des Han de l'Est. Le censeur Yang a accompli jadis de grands bienfaits pour Fengdu et y laissa sa vie, c'est pourquoi les habitants en ont fait un dieu et lui rendent ce culte. Considrant que le rang de divinit # n'tait pas satisfaisant, ils l'ont fait entrer dans la catgorie des "monstres du monde yin" PUIS, inventant d'tranges histoires pour justifier la ferveur de leur culte comme, par exemple, la lgende des Neuf pythons tirant un char Aprs sa restauration, le pavillon, qui tait rduit l'tat de dlabrement, est devenu aussi solide que les roches de la montagne. C'est partir de ce jour qu'il a pris le nom de "Kiosque des Neuf pythons" (Jiumang ting fi^^), serpent pour effrayer ceux qui troublaient la paix des lieux; cf. Maspero, Le Taosme et les religions chinoises, 148. Voir aussi Kleeman, "The expansion of the Wen-ch'ang cult." On sait en outre que, ds la fondation de l'glise des Matres clestes, le culte des dragons tait non seulement associ au rituel taoste du Jene du Registre Jaune pour le salut des morts, mais galement aux crmonies d'exorcisme contre les dmons; cf. Chavannes, "Le Jet des dragons." 139 Encore cit sous le nom de "Vieillard vnrable des Neuf souffles des Neuf anciennes Capitales des Immortels" (Jiulao xiandu jiuqi zhangren A^fliiH5A0,3t). Cf. les monog raphies locales, notamment le rcit de Jiang Kui (cf. Chongxiu Fengdu xian zhi [1927] 11.490), tmoignage le plus ancien (1424) aprs celui de Duan Wenchang sous les Tang, et selon lequel "la divinit des Neuf pythons est recluse dans la caverne du Grand Immortel." Notons qu' cette poque, une grotte semble tenir lieu de sanctuaire ( moins que le temple n'ait t dtruit ?) 140 Cf. Yunji qiqian 106.22b. Le personnage de Jiulao xiandu jiuqi zhangren est galement cit dans le Dengzhen yinjue (xia, 3. 8b) de Tao Hongjing. 141 Les monographies anciennes mentionnent ainsi l'histoire d'un censeur imprial du nom de Yang qui, se dplaant d'une province l'autre, vint passer par le Pingdu shan en 1489. Subitement, neuf pythons entourrent sa voiture. Il en mourut et fut enterr sur place. Les habitants du lieu rigrent un petit temple et devant sa tombe fut grav son portrait pour commmoration. La prsence de sa tombe prs de la grotte est note par Wang Tingxian en 1701, Fengdu xian zhi, 1710, ou Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 1 1.550.
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abandonnant dfinitivement le nom de Jiuqi f\J^. L'objectif de la restauration tait d'loigner les calamits et l'vocation de Neuf pythons, dont mane une efficacit surnaturelle et protectrice, 142 convient particulirement cet effet. La cohsion sociale a pu ainsi tre retrouve."143 A l'oppos du signifi prcdemment expos, celui de l'administration vertueuse d'un magistrat local,144 qui mane de toute vidence d'un culte officialis, reconnu plein d'influx bnfiques pour la rgion et surtout "bien distinct de croyances supers titieuses," le monstre aux Neuf pythons reprsente dans la croyance locale une manifestation infernale directement issue du culte populaire taoste qui apparat sur tout comme un culte destin enrayer les effets de la maie mort. La proximit du fleuve, qui offrait certes de grandes facilits pour faire disparatre la progniture mal-venue et vhiculait en outre de nombreux cadavres sans spulture, et son lien troit avec la figure aquatique du dragon-python apportent ici une surenchre de sens. Au sein de la croyance locale, trois thmes interdpendants sont ainsi prsents : la maie mort, que les victimes soient en voie de sanctification, ou bien, mes errantes aux tendances ven geresses, pourvues d'une force transcendante (petite-filles supprimes la naissan ce,145 jeunes filles sacrifies au fleuve,146 gnraux assassins par erreur,147 noys 142 Voir note 138. 143 Cf. note 137: "Chongxiu Jiumang shen ting beiji" in Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.563. Ce texte, dj mentionn dans la monographie de 1710, fut sans doute rdig juste aprs la restauration de ce temple, en 1624. Zhou Yanjia JlJEp, auteur de la stle des "Trois poissons" (Sanyu bei ELM.W), date de 1621 ou 1628, s'inspirant de la narration d'un moine de la montagne, situe cette mme histoire lors de l're Qingli des Song (1041-1048); cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.520. Selon cet auteur, "Le censeur Yang se serait mta morphos pour accomplir Fengdu des actes surnaturels et tranges. [ . . . ] II se rvla plein d'influx bnfiques pour le pays, aussi son culte se distingue-t-il des croyances supers titieuses." C'est--dire du culte du serpent, par exemple; il est sous-entendu que ce culte des Neuf pythons recouvre une efficacit politique, voir Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 3.58; 11.563. 144 II est remarquable que le nom de Yang Mengying, cit dans une autre version, corresponde celui de l'auteur de la prface monographique la plus ancienne qui ait t conserve sur Fengdu. Yang, de nom public Wenfu, et personnel Pingshan, natif de Fengdu, fut lev au grade de docteur (jinshi) la vingt-troisime anne de l're Chenghua des Ming, soit en 1488, puis nomm prfet de Hangzhou dans le Zhejiang; cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.506, voir galement Quanshuyiwen zhi. La monographie de 1710 consacre en outre de nombreux passages cette famille Yang, tablie Fengdu depuis les Song. 145 L'identification la plus populaire des Neuf pythons est transmise dans une autre lgende en rapport avec l'infanticide de neuf nouveau-ns de sexe fminin par leur pre, suppt du mal, associ la figure monstrueuse de Jiumang. Les pythons qui lui sortent du visage en se dressant vers le ciel, mtamorphoses des neuf fillettes dans le conte, symbolisent la punition cleste de son crime; sur les diffrentes variantes de cette lgende, cf. Guicheng chuanqi 1988: 33, recueil de contes enregistrs par Ran Hong; Guicheng chuanshuo gushi, 66 (narrateur Tan Tinggui). 146 Sur ce mme Yang court une autre lgende lie un prfet de Hangzhou du mme
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laisss sans spulture148); la fminit (les victimes sont dans la majorit des lgendes de sexe fminin et le culte du serpent est partout ailleurs en Chine gnralement li la fminit); et le culte du fleuve enfin (le python, animal connu pour vivre prs des eaux, est le substitut gnrique du dragon).149 Maie mort et absence de rites funraires font que de menaants conflits se dressent entre le monde des vivants et celui des mes errantes, les gui, la croise desquels le python apparat comme le redresseur de torts. La rcurrence du thme, qui met particulirement l'accent sur l'ancienne coutume de sacrifices humains au fleuve, ou bien encore sur le cas de noys n'ayant pas bnfici des rites pour le repos de leur me, est manifeste. Selon une interprtation inspire des ouvrages taostes des Song et des Yuan, 150 nom qui aurait sauv du sacrifice au fleuve neuf jeunes filles; inspir d'un rcit appartenant la tradition orale recueilli dans Guicheng youqu 1988: 106. 147 Une autre version, vhicule par la tradition orale locale, identifie les neuf pythons neuf grands gnraux dcapits pour avoir dsobi leur souverain, la seconde anne de l're Qingli des Song (1042) et dont les mes vengeresses et errantes vinrent rclamer au roi leurs vies drobes. Un grand dignitaire de la cour, le censeur Yang, se porta volontaire pour se substituer son souverain, terrass par la maladie, lors d'un plerinage Fengdu au cours duquel il avait t prdit en rve au roi qu'il obtiendrait gurison. Mais il mourut flanc de montagne touff par neuf normes pythons, la suite de quoi, cdant la panique (ou bien la culpabilit), le roi fit difier un temple en hommage aux neuf gnraux et annoblit le seigneur Yang avec le titre posthume de Jiumang dadi. Version recueillie par Zhang Changjiang in Guicheng youqu, 103. 148 Une autre lgende locale, toujours lie la figure transcendante et punissante du python, rapporte le cas d'une ngligence dans les rites funraires d'un noy, dpouill de tous ses biens par un pcheur et rejet au fleuve; cf. rcit de Hu Yongmu, rapport par Yao Qiuyun in Guicheng chuanshuo gushi, 138. 149 Les mirabilia issus de la tradition orale et inspirs du thme du dbordement des eaux sont bien videmment nombreux Fengdu. Les monographies en refltent clairement la dominance. Au moment des sacrifices d'automne et de printemps lis la vie agricole, un culte tait autrefois rendu la divinit du dragon, dans un temple situ sur une hauteur un peu loigne au nord de la ville; cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.586. Les cas de maie mort cause par noyade taient extrmement frquents et l'on voyait bien souvent des cadavres flotter sur le fleuve. Comme le rapporte la stle de 1' "Association du bonheur ritr" (Chongfu hui beiji fiti#Ws2), la question fut rsolue par l'instauration de cimetires publics ^M. et le dveloppement de "champs de flicit ^EB" servant de spulture aux cadavres abandonns des noys, des indigents ou des voyageurs de passage; cf. "Chongfu hui beiji" de Zhang Shaoling 3S&8$ in Chongxiu Fengdu xianzhi (1927) 11.605. Voir galement l'inscription de la stle "Yizhong gubai ji i^''ttcE"; cf. op. cit. (1927) 11.627. 150 Cf. Taishang sandong shenzhou 10: "Zhao yushi da zhou." Cet ouvrage comporte essentiellement des charmes et des incantations l'intention de Leiting (mthode Tonnerre), ainsi que diverses recettes de protection contre les maladies, les dmons, etc. La description physique de la divinit des Neuf pythons se trouve aussi, sous le nom de "Miaomang jiuchou da sheng H^^^S" dans le Fahaiyizhu #Sl^, juan 39, "Taiqing Fengdu zonglu yuan bifa .TfWW>%&$kfcff." Ce texte (fin Yuan, dbut Ming) recueille nombre de talismans et incantations utiliss par divers courants religieux des Song et des Yuan, essentiellement la mthode Leiting, le culte de Beidi et les reprsentations du Fengdu. Ce type d'ouvrage propose un contenu rnov de traditions plus anciennes qui se dvelopprent entre les Han et les Tang. De nombreux tmoignages existent galement dans le corpus rituel du Daofa hui
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Jiumang dadi appartiendrait au panthon de l'Empereur du Nord auprs duquel il oc cupe le rang de censeur imprial (Beidi yushi dt^tlP je). Ceci, qui nous ramne trangement l'histoire rapporte par la tradition orale tout comme par l'un des auteurs de la monographie locale151 du censeur imprial Yang des Song, plus tard difi par la population de Fengdu. 152 II faudrait souligner, dans cet ordre d'ides, un double phnomne qui influence l'volution des reprsentations religieuses lies Fengdu dans la pratique locale : l'absorption, ds les Ming, de l'Empereur des Neuf pythons, bras droit de l'Empereur du Nord, par le culte populaire, tandis que l'Empereur de Fengdu perd peu peu son identit taoste pour se mtamorphoser en Yama.153 Le cadre restreint de cette tude ne nous permet malheureusement pas d'entrer plus profondment dans les dtails. En conclusion, il ressort de l'ensemble de ces lgendes, que l'abandon du cadavre met srieusement en danger l'ordre social. Les morts sans spulture chappent dfnivement au champ du discours qui prtend grer la violence du mortifre en territorialisant la peur ou le dsir des vivants dans un ultime effort pour contrer la loi d'outre-tombe sur les cas de maie mort. Aucune entreprise rituelle ne peut cependant dgager assez de signifiants pour cela, comme le dmontre la tnacit du revenant, mtaphore en quelque sorte de la rsistance du rel aux manipulations du symbolique et de l'imaginaire.154 Aux portes du monde dmoniaque qui agite les souterrains de la ville de Fengdu, ces cimetires publics, espaces o s'inscrit l'alliance entre les vivants et les morts, deviennent ainsi des terres signifiantes permettant la gestion de cadavres que l'abandon a engross de sens.155 Voyages en au-del, odysses thrapeutiques : la structure chamanique du culte L'ensemble rite / mythe, fte / lgende doit tre considr comme une ralit bi-face des actes et des reprsentations intellectuelles qui s'attachent tout fait religieux. Le thme du voyage initiatique dans l'autre monde rejoint une tradition extrmement ancienne au sein de laquelle les gographies de la mort furent largement explores, en yuan (op. cit.). Sur l'ensemble de ces textes, voir Boltz, A survey ofTaoist literature. 151 Voir plus haut le rcit cit "Chongxiu Jiumang ting beiji" de Zhou Zhijia. 152 Li Yuanguo (voir le volume chinois des Actes du colloque) affirme que le lien entre l'mergence de la cit infernale et le culte de la figure dominante de l'Empereur du Nord s'tablit travers des mouvements religieux essentiellement locaux et particulirement fervents notamment la secte de l'Empereur du Nord dtJEM mais ne nous en apprend malheureusement pas plus sur la naissance et l'volution d'une gnalogie divine complexe et reprsentative de courants religieux qui restent ce jour encore mal connus. Voir note 150. 153 Ces faits, illustrs par l'volution de la gographie religieuse des lieux, sont lon guement dmontrs dans ma thse. 154 Je fais ici allusion notamment la lgende du serpent redresseur de torts voque supra. 155 Dans le mme ordre d'ide, je tiens signaler le culte, trs rpandu localement, du Xuehe jiangjun, "Gnral du Lac de sang," pour les femmes mortes en couches.
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Chine comme en d'autres cultures.156 Bien avant les premires reprsentations figures d'un paysage outre-tombe sous les Tang, apparurent, ds la fin des Han, les premir es figurations dtailles de l'autre monde "sous la forme de contes bouddhiques ou non bouddhiques," qui deviennent plthore dans la littrature des Six Dynasties : ceuxci, qui relatent des descentes aux enfers suivies de rsurrection, viennent enrichir une tradition dj fort ancienne de voyages chamaniques en au-del, inaugure par les voyages extatiques des chamanes de l'antiquit dont s'inspirera le taosme des Han.159 Certains de ces rcits, intgrs au rituel funraire taoste sous la forme thtralise de mystres mimant le cheminement de l'me outre-tombe, 16 constituent une vritable initiation la mort, non seulement pour les dfunts mais surtout pour les vivants : les territoires sauvages de l'autre monde sont ainsi peu peu apprivoiss.161 Parmi les textes populaires modernes sur le monde infernal,162 bien souvent de veine mdiumni-
156 Voir par exemple concernant le Tibet: Stein, Recherches sur l'pope et le barde au Tibet, 45, 75, 95, 100, 323-5, 401; concernant l'Occident: Le Goff, La naissance du purgatoire , 39, 68 et sq, 135, 158 et sq, 246 et sq. Sur la signification de ces voyages dans l'autre monde, voir galement Campany, Strange writing. 157 Demiville, "Une descente aux enfers sous les Tang," 72, n. 1. 158 Demiville (ibid. 72, n. 2) cite ce sujet le travail de Maeno Naoaki dans deux articles intituls "Voyages au monde obscur," Chgoku bungaku h, 14. 38-57, et 15. 33-48 (Kyoto 1961), et dont les hros sont des personnages de la fin des Han; cf. aussi Ziircher, The Budd hist conquest of China, 424. 159 C'est grce leur capacit de voyager dans des mondes surnaturels et leurs ren contres successives avec les dieux, les dmons, et les esprits des morts, que les chamanes de l'antiquit ont pu contribuer, au fil du temps, la connaissance de la mort. 160 Le plus clbre est le drame de Mulian (Maudgalyyana) descendu aux enfers pour sauver sa mre, mythe d'origine de la fte bouddhique de V Avalambana pour le salut universel des mes; voir Schipper, Le corps taoste, 108, n. 17, ainsi que l'article qu'il consacre ce sujet: "Mu-lien plays in Taoist liturgical context." 161 Cf. Teiser, "Having once died and returned to life: Representations of hell in medieval China," 454. Les difiants contes d'horreur qui dcoulent de l'pope de Mulian influen ceront le monde des arts littraires et dramatiques (voir Teiser, "The Ritual behind the opera: A fragmentary ethnography of the ghost festival") et inspirent, sous les Tang, un mou vement littraire fond sur l'apparition des bianwen SX ("textes adapts"), terme dsignant des histoires adaptes de la tradition bouddhique hindoue, rapproch par certains auteurs de l'expression bianxiangtu ^t@H "qui dsigne les peintures fantastiques souvent bouddhiques, comme celles qui reprsentent les enfers" ( cf. Pimpaneau, Chine, littrature populaire Chanteurs, conteurs, bateleurs, 75 et sq. Voir galement Mair, "Notes on the Maudgalyyana legend in East Asia"; "Records of transformation tableaux" et "T'ang transformation texts." 162 Enrichi des rcits bouddhistes des conteurs sous les Song et des pices de thtre des Yuan, le mouvement des bianwen se prolonge sous l'influence du confucianisme dans les baojuan H# ("rouleaux prcieux"), intgrs dans la catgorie des shanshu IHl, ouvrages de vertu et d'dification morale, dont la rcitation par des nonnes ou des bonzes, rpandue sous les Ming, constituait un acte saint qui attirait le bonheur sur les fidles ou avait la vertu d'carter les maladies (cf. Pimpaneau, ibid.). Pour une vue plus complte de l'ensemble des descriptions littraires consacres l'exploration de l'au-del, voir Sawada, Chgoku no
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que, et donc redevables envers le chamanisme,163 la littrature sur Fengdu164 reprend l'lment significatif du "puits" : par cette anfractuosit, les vivants, pousss par la curios it ou avides de rsoudre leurs conflits avec l'au-del, se fraient un passage vers le monde outre-tombe. Marqu par l'idologie officielle l'encontre des superstitions po pulaires,165 ces contes attestent en revanche de l'existence d'un culte local bien vivant : A Fengdu, dans le Sichuan, les tres humains entretiennent des relations particul ires avec les spectres. On trouve en effet cet endroit un puits dans lequel, chaque anne, d'normes quantits de papier-monnaie sont dverses et brles comme tribut pour les souverains de l'autre-monde. Ceux qui refusent de se plier cette pratique sont punis de maladies ou de plaies infectieuses.166 De pair avec l'mergence d'une littrature infernale, un grand tournant s'amorce travers le tmoignage d'une expression picturale souvent visionnaire qui se dveloppe entre le IXe et Xe sicle : les gographies de la mort, ds lors soigneusement cartographies ou figures, offrent de vivantes descriptions du monde outre-tombe images d'autant plus valides qu'elles s'appuient sur la vision ou le voyage mdiumnique dans les enfers bien souvent sous-tendues par une vise sotriologique. Ces images sont les ferments de la transformation qui bouleverse la vision de l'autre monde la tneikai setsu. 163 Sur les voyages chamaniques dans les cours des enfers et l'criture divinatoire, voir Pas, "Journey to hell A new report of shamanistic travel to the courts of hell," 51-52. Ce type de rcits est demeur aujourd'hui encore trs rpandu, Tawan notamment; cf. Overmyer et Jordan, The Flying phoenix. Voir aussi mon tude sur le Diyu youji i&JSiRiB, Rcit extraor dinaire du moine Ji Gong son retour d'un voyage aux enfers (Mmoire du Diplme d'Elve de l'EPHE, Ve section, 1987), et, d'une faon plus clairseme, en Chine populaire. Parmi les textes de la littrature populaire moderne, celui qui se rattache plus particulirement aux descriptions de la gographie infernale est le Yuli chao zhuan 3LM&W, ouvrage rdig en criture automatique dont les premires versions dateraient du XIe sicle; voir Clarke, "The Yuli or Precious Records," 233-400 selon lequel la premire dition du texte, compos avant l'an 1000, daterait de 1031 et Goodrich, The Peking Temple of the Eastern Peak: The Tung-yiieh Miao in Peking and its lore. 164 Sur la reprsentation de Fengdu dans les contes vernaculaires, consulter Ono, "Taizan kara Hto." Parmi ces textes, citons le Yuli chaozhuan (note ci-dessus): cf. la version de de Groot, The religious system of China, "Realms of spectres visited by men," 811-12; la traduc tion rsume par Dor, Recherche sur les superstitions chinoises, 6: 166 et sq.; voir aussi Anshi deng (La lampe de la salle obscure), 1.59-63, traduit et comment par de Harlez, "Ganshih-tang" 2.39-40. 165 Voir le rcit d'une excursion faite en 1701 par Wang Tingxian, magistrat de Fengdu en 1676 et compilateur de la monographie de 1710, Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.550. Certains contes, vocation souvent didactique, font descendre aux enfers des lettrs rationalistes ou athes: cf. Harlez et de Groot (note prcdente), voquant dans le rle du hros un magistrat de la sous-prfecture de Fengdu sous l're Wanli MM des Ming (1573-1620) qui se laisse descendre dans le puits au moyen d'un tonneau sans fond. 166 De Groot, op. cit., 811-12. On retrouve ici comme une constante la menace de maladies graves dans le dclenchement des conflits avec l'au-del.
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veille des Song.167 C'est dans un tel contexte que la cit des morts de Fengdu vient s'inscrire socialement et architecturalement couronnant au sein de ce que je d finirai comme une ritualit du bord, la relation symbolique qui met en correspondance les reprsentations mentales sur le monde des morts et leur support figur. Le site, mtaphore historique du mythe, apparat en ce sens comme l'une des reprsentations figures du monde des morts porte son plus haut degr d'expression, non plus com meune image suggestive, mais comme une ralit authentique. A la fois paysage et carte de dimension humaine, mandata et aire rituelle, la gographie sacre qui s'tend sur le site168 guide dans l'espace inactuel du plerinage le pnitent sur les sentes sym boliques de son expiation en au-del, le familiarisant de son vivant avec le relief de ses territoires sauvages. Par ces prgrinations, le plerin favorise ainsi la progression de ses dfunts dans le monde outre-tombe tout en prparant son propre destin posthume. Paralllement, cette connaissance progressive de la mort fut marque d'un profond clivage : lieux de parcours, les cachots de l'au-del vont progressivement se situer dans le monde intrieur, dans le corps du matre taoste. L'image, substitut mtonymique du lieu saint et de Tailleurs dans lequel il puise, se confond avec celle du corps intrieur; le lieu parcourir est ds lors soit mentalement ingr, soit port mme le corps qui, engross par le support mythique de la randonne, devient la matrice de tous les sens possibles de l'univers. C'est l'tude du parcours rel ou sotrique de mme que de la manipulation rituelle de ces diverses images de l'autre monde, miroirs hyperralistes de la ghenne d'outre-tombe au cur desquelles le mont Fengdu peut apparatre la fois comme la figure cartographique et comme la faille communicante de l'au-del qui nous permettra de dcouvrir la dimension nouvelle d'une mort non plus seulement imagine, mais image. Face ces nouvelles reprsentations, la responsabilit des vivants en prise directe avec le sort de leurs morts se trouva inluctablement accrue, donnant lieu de nombreuses innovations rituelles en vue du salut des damns. Devant la hantise croissante d'une irruption du mortifre d'autant plus sensible que les frontires, par la vision et le voyage, se sont dsormais macies s'affirme le croisement entre plusieurs figures : celles de la gographie crative, sans cesse affine et plus que jamais parcourable, d'un monde de mort, et celles de l'criture, dont les signes, China," 167 Teiser, 454. "Having once died and returned to life : Representations of hell in medieval 168 Outre les quelques trop rares lments contenus dans les monographies locales, la gographie sacre des lieux est particulirement parlante. Sous les Song, Fan Chengda tmoigne de l'existence d'un culte ddi Beidi. Si l'on en croit les rcits bien antrieurs de Du Guangting sous les Tang, faisant allusion l'existence de plerinages motivs par la prsence d'un puits surnaturel, le culte tait donc dj bien ancr sous les Song et aurait atteint son apoge au dbut des Ming, priode laquelle la montagne est recouverte d'une profusion de temples. Ceux-ci furent presque totalement dtruits lors des guerres qui prcipiteront la chute de cette dynastie, mais le parc religieux fut entirement reconstruit au dbut de l're Kangxi des Qing (1664). En 1935, l'ethnographe Wei Huilin, relevant l'absence de tout document fiable, situe la mise en place de ces plerinages au dbut des Ming, priode laquelle s'affirme le culte de Yama (qui usurpe sa place Beidi) sur le mont Fengdu (Wei, Fengdu zongjiao xisu diaocha, 31-38).
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prcsurseurs du monde,169 rvlent les trames secrtes de l'univers. De mme que nous avons dj observ la puissance talismanique des Ecrits saints recels Fengdu, garants clestes de la diffrenciation de l'espace entre vivants et morts, nous verrons que l'criture (et ses drivs) gouverne troitement toute entreprise qui touche la ritualit du bord, c'est--dire la mise en uvre rituelle du passage du monde yang vers le monde yin, et vice-versa, grce un ensemble de techniques qui permettent de parcourir et de dchiffrer l'autre monde, mais surtout la consolidation de ce bord, celui o la socit humaine puise, l'encontre de ses morts, la justification de sa survie. La carte de la Forme vritable du mont Fengdu : un lieu saint portatif Participant du mme contexte, se font jour, ds les Song, ports par l'mergence locale et diffuse de nouveaux courants religieux, un nombre plthorique de rites thra peutiques et dmonifuges, pour la plupart rassembls dans le vaste corpus de rituels taostes, le Daofa huiyuan.170 Comme le souligne J. Boltz, "en juger par la masse de manuels d'instructions liturgiques contenue dans cet ouvrage, il y et sous les Song et les Yuan presque autant de crmonies Liandu pratiques qu'il y avait de Matres en service dans la communaut profane." 171 Caractris par l'importance accrue des char mes et des talismans, ce renouveau liturgique favorise le dveloppement simultan du rituel d'criture et du rituel de salut confondant la notion de salut universel (hrit du bouddhisme) et celle du salut des anctres (hrite du Shangqing) par la fonte d'un corps immortel W-JS. dans le "bouillon de feu liquide" $LJX*/ff du Nangong, le "Palais mridional," opration l'issue de laquelle les dfunts obtiennent un sauf-con duit pour les contres paradisiaques.172 Issue de ce mme corpus,173 la carte magique de la forme vritable du mont Fengdu,
169 Selon une expression de K. Schipper, "dans le taosme, le plus sacr n'est pas crit de main humaine mais par la Nature." En effet, selon le mythe taoste de la naissance de l'criture, les caractres sont les emblmes absolus, les archtypes qui pr-figurent la cration du monde. Le signe ayant coexist originellement avec le lieu, l'acte religieux qui consiste "f igurer pour faire apparatre" est investi d'une efficacit toute particulire qui dpasse de loin le simple cadre magico-religieux. J'ai dvelopp ce thme dans deux articles: "Ecrit dmonifuge et territorialit de la mort en Chine" et "A Journey to the Depths of a LabyrinthLandscape." 170 Ces rites sont en outre dcrits dans un grand nombre d'ouvrages annexes; cf. Boltz, A survey of Taoist literature. Sur l'un de ces rituels d'criture, voir mon article : "Ecrit dmonifuge et territorialit de la mort en Chine." 171 Boltz, "Opening the gates of the purgatory," 509. 172 Cf. Lingbao wuliang duren shangpin miaojing sizhu M%MMJg.A.nh1$M\!3Wi 2. 38b39a (in DZ 87, fasc. 38). 173 Cf. Shangqing lingbao dafa 17.16-22 et 37. 46a. On trouve d'autres exemplaires de cette carte dans le Canon taoste: Lingbao wuliang duren shangqing dafa M1MMA-t:MJ\k 68. 24b-25a (in DZ 219, fasc. 85-99), Wushang huanglu dazhai licheng yi M^MJ:WM.l&i 40.5b (in DZ 508, fasc. 278-290), Taishang yuanshi tianzun shuo Beidifumo shenzhou miaojing 6.9a (in DZ 1412, fasc. 1053-1054). Voir aussi Beijing
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le Fengdu shan zhenxing tu ffttffllil U^BS , s'insre dans cette importante tradition rituelle issue de la croise de la renaissance des textes du Shangqing et de l'hritage des grands rites communautaires de salut universel de la tradition Lingbao174 qui, aprs son dploiement sous les Tang, joua sous les Song un rle trs influent dans l'volution de la pense sur la mort : ombre dploye sur la toile de fond socio-politi que, cette tradition incita, entre les Tang et les Song, de profonds changements dans la vie religieuse et spirituelle. La place occupe par le mont Fengdu et son volution au sein de l'ensemble des reprsentations mentales de la Chine moderne, a trs ce rtainement subi l'influence de ce contexte politico -religieux et de ses dveloppements ultrieurs jusqu'aux Ming. Ces pratiques viennent clairer un aspect trs original de la liturgie taoste dans le lien troit qu'elle a toujours nou avec les rites de la mort et c'est en outre comme l'illustre le cas de Fengdu grce la prcision de cette liturgie que la mythologie ancienne a pu survivre jusqu' nos jours dans toute sa richesse. A l'instar des mandalas tantriques qui influencrent d'ailleurs largement ces tradi tions rnoves,175 la carte de la forme vritable dvoile la reprsentation symbolique et condense du monde outre-tombe, mais elle est aussi l'instrument de prgrination qui permet de s'aventurer au cur de ce lieu redoutable, o sont concentres les puissances destructrices et la foule des mal-morts. Enlac d'critures gologiques, le signifiant qui se dgage de ce paysage mis-en-carte apparat sous la forme mtonymique d'un labyrin the dont les mandres reprsentent, dans le corps intrieur de la montagne, les contours sotriques des rgions infernales. Par l sont aussi paradoxalement signifies les limites dont le rituel facilitera le dpassement : dcoup au sein d'un au-del vaste et difficilement matrisable, Fengdu est grce au rituel qui se charge de le faire passer de l'tat chaotique dans lequel il est plong un tat organis un espace sur lequel les puissances nocives et malfaisantes viennent s'aimanter, une fraction aisment manipulable de Tailleurs menaant qui jouxte les frontires du monde des vivants. Destine au salut des mes, mais aussi support d'une technique de mditation vise thrapeutique, la carte figure l'itinraire d'un "voyage organique dimension sotriologique."176 C'est non seulement le langage du deuil et le dsir de la commtushuguan zang Zhongguo lidaishike taben huibian itRM^ffM^MMiXliMi^lkM n 3850. Cf. mon analyse de cette carte: "A journey to the depths of a labyrinth-landscape." 174 Les premiers textes Ling Bao furent crs par un parent des Xu, galement parent de Ge Hong, Ge Chaofu HHS aux alentours de l'anne 390. Une des sources d'inspiration de celui-ci fut l'ancien corpus du Maoshan (tradition scripturaire et hagiographique, cor respondance, rcits de rves et vision). Voir Bokenkamp, "Sources of the Lingbao scriptures," "Death and ascent in Ling-pao Taoism;" Kaltenmark, "Ling-pao: note sur un terme du Taosme religieux;" Ofuchi, "On Ku Ling-pao ching." F. Verellen cite les passages soulignant le rle de Du dans la transmission de ces textes et la qualit de ses ditions de la liturgie Ling bao; cf. Verellen, op. cit., 184, 186. Cf. K. Schipper in Verellen, ibid., prface. Voir aussi Qing, "Du Guangting dui daojiao lilun de zongjie he fazhan," 653-78. 175 Cf. Boltz, "Opening the gates of purgatory," 494. 176 Cf. Boltz, "Opening the gates of purgatory," 490. J. Boltz propose, dans cette tude, la traduction et l'analyse d'un rite d'ouverture des portes du purgatoire, partir d'une autre technique de mditation galement accompagne de sances de visualisation sur Fengdu ; les
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moration des morts qui se tient au sein de ces critures gologiques mais galement le support des visions qui accompagnent les exercices purificateurs plus personnaliss de l'officiant taoste. Dans les deux cas, la carte est le fief d'une catharsis. Plusieurs lan gages s'y embotent : le premier concerne le voyage symbolique au cur du relief sotrique de l'au-del. Le matre du rituel concentrant sur ce support sa "mditation imaginante," la montagne fait son apparition avec une ralit extrieure, extra-mentale. Investi lors de son recueillement par les divinits, il sait reconnatre sous son pinceau, dans le processus de l'criture automatique, les tracs sotriques de la montagne, crant une sorte de support mandalique, un tessre talismanique ff , partir duquel il pourra entamer ses circonvolutions. quip de cette carte, l'officiant accomplit ses prgrinations dans le site dsign l'intrieur de ses propres chairs, au cur de son corps-paysage.177 Par sa connaissance des sites occultes et des passages secrets de l'autre monde, il peut manipuler rituellement l'ouverture ou la fermeture des portes du labyrinthe purgatorial, circuler son aise au cur d'un inextricable lacis de galeries et pntrer dans les cachots de la terre afin de procder la dlivrance des mes, et d'assurer simultanment le salut des morts et celui des vivants. Le talisman en critures gologiques qu'il porte la ceinture anantit devant lui les hordes dmoniaques ra ssembles dans le puits de la mort et lui tient lieu de sauf-conduit lorsqu'il adresse sa requte aux instances du monde souterrain.178 Derrire le mythe taoste de l'origine de l'criture et au cur de la thtralisation laquelle il aboutit, un autre langage se profile qui met en lumire la reconnaissance mystique des forces obscures que l'homme porte en lui-mme, forces qui nourrissent les germes de son propre anantissement. Abattre la puissance mortifre qui le dvore, c'est pour l'initi reproduire travers un acte religieux la coupure originelle, c'est--dire se jouer lui-mme la scne de sa propre mort. Ainsi, Y criture de l'essence puisqu'elle peut s'crire la forme vritable donc, permet- elle l'officiant, par un procd d'alchimie interne, de poser comme extrieure, non pas le monde en soi et ses chemins, mais la violence sous-jacente qui en tend la surface : c'est un monde dont on n'approche pas sans mourir et dont il importe d'tablir la catharsis. Les dtours et les chemins indiqus pour entrer dans le mont Fengdu, le labyrinthe de la descente infer nale, la voie dissimule de l'immortalit, et les diverses cavernes qui ourlent le par cours signifi sur la carte, tous ces points subtils voquent ceux d'une mthode de circulation du souffle179 par laquelle les taostes chassent de leurs corps les souffles mortels afin de les remplacer peu peu par des souffles purs, favorisant l'closion d'un embryon d'immortalit dont la gestation devait permettre la conservation, cun t, de leur principe vital, de leur Vritable Un. C'est donc non seulement la montagne, mais le corps qui sont, dans ce rituel de salut mis en correspondance avec le signe. Dans sa dimension relle, le mont Fengdu, mis en avant d'une partie de l'univers notices d'instruction sont conserves dans le Lingbao dalian neizhi xingchi jiyao Mf h frSfUi? (DZ 407, fasc. 191 ), texte qui se situe dans la filiation du Duren jing. 177 Cf. Despeux, Taosme et corps humain, 99. 178 Sur l'utilisation concrte de cette carte, se rfrer ma thse, pp. 384 et sq. 179 Se rfrer "A journey to the depths of a labyrinth-landscape," dj cit supra.
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appele valoir pour le tout, recouvre des fonctions la fois psycho -cosmique et mdiumnique; en lui, le symbole tend disparatre, s'amenuiser devant l'efficacit im mdiate du lieu. 180 Quant la carte, elle est la trace visible, crite, de son double irreprsentable, occult jusque dans les trfonds du monde ; elle est le tessre talismanique qui permet l'officiant d'tre reconnu aux portes de ces lieux, le mot de passe grce auquel il sera identifi; "connatre la Forme" lui donne tout pouvoir sur le monde de l'au-del et sur les divinits dont le nom seul, inscrit sur l'image, suffit les faire apparatre. Mais surtout, il faut souligner le lien tnu qui unit ces deux moitis, qui s'quivalent et s'annulent l'une l'autre tant elles participent d'un mme lieu. Aussi pourrait-on dire en conclusion que si le site rel du Fengdu shan apparat comme une expression mta phorique d'un lieu qui puise son essence dans le mythe, la carte, elle, peut tre assimile un lieu saint dans toute sa ralit, mais un lieu saint portatif. Le voyage au bout de la mort : sauf-conduit et objets votifs Comme en tmoigne une littrature locale, orale et crite, fconde en rcits de voyages outre-tombe, le thme du sauf-conduit tient une place centrale, non seulement dans la liturgie taoste funraire comme nous venons de le voir, mais galement dans le culte populaire. Ces lgendes, caractrises pour la plupart par le leitmotiv de l'entre par inadvertance ou de l'garement dans le monde des morts,181 mettent en lumire les attributs thaumaturges de ce sauf-conduit f^ [ , certificat officialis par les sceaux des tribunaux infernaux, garantissant aux plerins la traverse sans encombres et sans souffrances des divers postes de douane du pays des morts182 et offrant une protection pralable aux risques d'une trop grande contigut entre les mondes yin et yang : outre les attaques vampirisantes des mnes voues au ressentiment, les vivants, et surtout les habitants de Fengdu, ont se prmunir du faux-pas qui les fera glisser par inadvertance vers les marcages souterrains de la montagne. Rplique des laissez-passer terrestres fournie par le monde souterrain, mais aussi fort proche du pouvoir dmonifuge des talismans dont il est un quivalent, le sauf-conduit est une nouvelle illustration du lien d'criture qui permet de franchir le seuil des deux mondes. 180 Ibid. 181 Cf. par exemple le conte qui relate l'origine du laisser-passer pour le monde des morts, transmis par Tan Xuecheng et recueilli par Xiao Lan in Guicheng chuanshuo gushi, 167. 182 L'origine du sauf-conduit pour Fengdu remonterait, au moins, d'aprs l'tat des recherches actuelles, l'poque Wanli des Ming (1573-1620), comme semblerait le con firmer une planchette de bois grave destine l'impression, sortie d'une tombe date de cette priode. Les fouilles n'ont pas rvl jusqu'ici d'objet plus ancien et ce dernier se trouve actuellement conserv avec deux autres exemplaires (malheureusement hors d'accs) au bureau de la Culture de Fuling; cf. Huang, "Cong luyin yanbian, kan Fengdu zongjiao wenhua fazhan de biran qushi," 120-125. Il existe trois exemplaires distincts: l'un, de caractre taoste, favorise l'accs une immortalit post-mortem, le second est plac sous le sceau bouddhique d'Amitbha et le troisime, sous le sceau de Confucius, est explicitement rserv aux fonctionnaires de rang lev. Sur l'origine des sauf-conduit pour le monde des morts, voir Seidel, "Geleitbrief an die Unterwelt."
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Les sources anciennes, mme si elles sont rares ou fragmentes, donnent une ide de l'effusion qui rgnait Fengdu au cours d'immenses plerinages, auxquels se joignaient d'ailleurs volontiers, nous l'avons vu sous les Tang, les fonctionnaires gouvernem entaux. Une telle ferveur religieuse n'tait pas seulement lie au culte rendu l'Empereur du Nord de Fengdu, Beidi, mais surtout, d'une faon plus concrte, l'obtention et la manipulation rituelle du fameux sauf-conduit pour l'au-del, objet symbolique autour duquel se joue, de nos jours encore, le drame d'une vaste odysse collective dans les rgions mortifres. Malgr la pnurie de documents historiques sur la question, l'enqute ethnographique mene en 1935 par Wei Huilin,1 lve de Granet et de Mauss, nous apporte un tmoignage unique sur les pratiques populaires des habitants de Fengdu envers leurs morts telles qu'elles subsistent encore l'po que.185 Outre le grand voyage vers la mort que reprsente le plerinage, il y fait tat de divers types de voyages en au-del pratiqus par des chamanes (ou par les fidles eux-mmes sous la direction des chamanes) pour la gurison de maladies ou la rint gration des mes dfuntes dans les circuits de la transmigration vers la vie. Il relve encore la prsence de nombreux autels d'criture automatique dans les rues de la ville grce auxquels les habitants ngociaient avec les puissances infernales.186 Outre l'obtention du sauf-conduit, ces grands plerinages sont essentiellement motivs par la formulation de vux. Chacun vient en effet sur la montagne faire tat de ses infortunes, parmi lesquelles, plus que le sort des dfunts dans le monde infernal, la maladie et la qute d'une gurison tiennent une place prminente. 187 Ces rites de ngo-
183 II est trs intressant de noter ici, en rapport avec la note supra sur les divers types de laisser-passer en vogue, que les lettrs confucianistes, dont les efforts ont toujours converg pour viter le commerce avec les forces anarchiques du monde invisible, soudain soucieux du destin, se sont empresss de ne pas rester en marge en produisant leur propre sauf-conduit. Ceci laisse supposer l'impact et la rsonance tendue de cette pratique qui, filtrant les diffrentes strates sociales, drainait travers toute la Chine un grand nombre de fidles. 184 ^ei, "Fengdu zongjiao xisu diaocha," 28-30, 6. De ce rapport, il ne subsiste qu'un seul et unique exemplaire conserv Fengdu et rserv un "usage interne." Abusivement copi tout en tant rarement cit dans les publications locales actuelles sur Fengdu, ce n'est qu'en en prenant connaissance dans son entier, que j'ai pu me rendre compte que ce passage en fut toujours occult. Je renvoie pour une traduction de cette partie du document ma thse, pp. 354 et sq. 185 Parmi les objets cultuels ramens par les plerins, il existait un autre talisman, le Cuisheng fu $.ff authentifi par trois sceaux identiques ceux du luyin, que les femmes, pour hter un accouchement, devaient brler au moment de mettre au monde leur enfant; cf. Wei, op. cit., 3. Au cours de mes diffrents sjours sur le terrain (entre 1990 et 1993), j'ai pu recueillir, en marge du "non-lieu" et du "non-dit," des bribes de mmoire qui viennent en effet recouper les observations de Wei. ei, op. cit., 28-30; voir aussi Chenivesse, Le mont Fengdu, 344-58. 187 Chaque divinit rgit un type de vu particulier: Yama est sollicit pour obtenir la longvit et chapper au chtiment des fautes, Dizang pour viter la torture des enfers, Xuehe jiangjun (le Gnral du lac de Sang), pour sauver les mes des femmes prisonnires du lac de Sang et veiller la scurit des mres au moment de l'accouchement, Songzi guanyin
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ciation sont, de toute vidence, le pendant des descentes infernales au terme desquelles, le chamane se lance dans de difficiles tractations avec les forces du monde souterrain afin de rcuprer les forces vitales gares du malade. Expiatoire ou propitiatoire, le vu est conu comme un contre-don, une offrande compensatoire marquant l'engagement du dvot envers la divinit. il pour il, dent pour dent : ce sont bien souvent des ex-voto anatomiques qui sont dposs,188 dons de soi symboliss, sous la forme d'un leurre, par une partie de soi; l'objet-substitut qui entre dornavant en la possession de la divinit souligne le caractre irrmdiable qui menace toute atteinte l'intgrit physique, comme si mme un degr symbolique une partie de soi tait ds lors mise en gage au "mont de charit." Le corps malade, amput de l'une de ses parties vitales dj en route pour le monde des morts, peut grce la valeur transitive qui est alors mise en place Y ex-voto rintgrer ses limites. Sachant combien l'intgrit du corps, en Chine, est lie la concentration de ses mes constitutives au sein de frontires charnelles, ce rite de substitution apparat comme un vritable rituel curatif pour la rintgration de soi. Sous forme de reprsentations morceles, tales sur la table d'offrandes, le corps s'avre compltement manipulable : les vivants, quels que soient les griefs qui les accablent depuis l'au-del, restent ainsi, en dernier lieu, matres de la pleine possession de leurs mes et gardent par consquent une position de force dans le "bras de fer" qui se joue avec les instances de l'au-del. Alors que la tablette de l'anctre se substitue, dans le monde des vivants, la prsence du mort, Y ex-voto reprsente, dans le monde des morts, une hypothque sur le corps du vivant retenu en ici-bas par l'obtention d'un sursis de vie. Terre de fervents plerinages, terre de chamanes, o sont concentres les occasions d'indulgences, le dliement de la dette divine et les esprances propitiatoires, c'est l, plus que nulle part ailleurs, que l'on vient exprimer le vu de vivre aprs avoir sym boliquement fait le voyage vers la mort. Le site met en lumire un discours d'une grande richesse sur le deuil et la souffrance et c'est surtout au sein de cette dimension profondment populaire que Fengdu atteint l'apoge de son sens. pour la naissance de fils, Caishen pour la prosprit du commerce, le bodhisattva Yanguang (Clart visuelle) pour les maladies des yeux, etc. . . . Les requtes sont en gnral dposes en fonction du bureau cleste auquel appartient la divinit. Mais elles sont aussi frquemment lies, d'aprs l'enqute de Wei, la dsignation (phontique) du dieu: Zhongtian xingzhu 4^ ^I, "L'toile (cur) du Ciel mdian," pour les maladies du cur, Wofo S^#, "Le Boud dha couch" pour la protection des malades alits, Qianshou guanyin "f-^Hilr "Guanyin aux mille mains," pour les maladies des mains, Tianzi niangniang ^-p&fl&il par identit de son avec les deux caractres tianzi Hp-p pour la naissance de fils, et dont le culte est d'ailleurs largement plus populaire que celui de Songzi Guanyin ; cf. Wei, ibid., 35. 188 La divinit Xingzhu reoit l'offrande d'un cur-substitut \%>b fait dans de l'toffe rouge, Qianshou guanyin, des mains-substituts iX^- en bois ou en tissu. Une autre manire plus prosaque de rendre les vux est de veiller au confort des dieux: un oreiller et une couverture pour Wofo, de l'opium pour Wuchang et Jijiao, qui sont un moyen insistant de faire entrer les divinits dans la vie quotidienne des vivants; Wei, ibid., 36. On trouve le mme cas de figure dans le christianisme qui, travers l'essor du culte des saints, remplace peu peu le don de soi par le don de parties substitutives de soi; sur ce thme, voir Charuty, "Le vu de vivre. Corps morcels, corps sans me dans les plerinages portugais."
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L'attachement des fidles au lieu saint met en vidence son utilit : Fengdu fournit en effet un langage original par lequel peuvent s'exprimer des tats informuls, et autrement informulables; il offre la possibilit de vivre sous une forme ordonne et intelligible une exprience douloureuse, d'articuler sous forme de totalit ou de sy stme des tats confus ou inorganiss, des motions ou des reprsentations traumatiques. Non seulement il permet d'exprimer la souffrance du deuil, mais il met en place une pratique explicative du malheur. Car ce lieu ne gre pas seulement la mort : il est galement l'endroit o "se parle" la maladie. En venant Fengdu exprimer son vu de vivre, le plerin vient en fait dlier ses noeuds de mort, c'est--dire rembourser sa dette envers les dieux et les mal-morts afin de renouer de nouveaux liens de vie. A travers les deux thmes rcurrents de la dette et du parcours qui ordonnent les relations avec l'au-del au cours de ces plerinages outre-monde, c'est bien une double frontire, la fois morale et physique, qui est prise d'assaut par la ferveur des par ticipants, dans un but commun aux trpasss : la survie et le retour aune intgrit physi que qui, pour les morts mes dcorporalises en qute d'un nouveau corps comme pour les vivants dans la surenchre du corps-substitut font l'objet d'une opration de rachat. Fengdu apparat ici non seulement comme la cartographie humanise de l'autre monde, mais comme une matrice au cur de laquelle sont susceptibles d'tre panss voire penss (par le biais des diverses formes de reprsentation) bien des traumatismes : les griefs et la vengeance des morts contre les vivants (les mauvais sorts et les maladies) ou le dchirement d'une sparation irrversible (le deuil), la peur de l'inconnu que reprsente le dprissement menaant tout mortel (la peur individuelle) et l'accomplissement anticip ou non des formalits d'inspection que doivent subir les mnes avant d'emprunter les chemins de la transmigration vers des deux meilleurs (la peur collective). Les rites de ngociation et de substitution accomplis, par les vivants, en ce lieu de destine des morts sont donc, par-del la tentative de sacralisation du dsespoir, l'expression criante du vu de vivre. Aire de la ritualit du deuil de soi ou des siens Fengdu est la carte sur laquelle viennent s'imprgner les traumatismes qui ont marqu l'inconscient des individus ou de la communaut locale. En ce sens, le ter ritoire de Fengdu, grav d'un entrelacs de signes posant l'quation douloureuse de la finitude humaine et de ses possibles arcs-boutants hors du monde des vivants, acquiert la dimension d'une vritable sphre chamanique. Puissance d'vocation du nom Feng Nous avons jusqu'ici apprhend la puissance d'vocation de divers substituts figuratifs du lieu mythique et du lieu saint : ce sont les talismans, les cartes magiques, sauf-conduit ou tessres, voire mme un tout autre type d'images les exvotos qui un double niveau, aires de prgrination ou instruments du voyage, permettent non seulement de passer d'un monde l'autre, mais de grer les ventuelles dissonances qui les opposent. Le deuil, la souffrance, de mme que l'espoir rinvesti dans la possibilit du salut sentiments que tente de canaliser, voire de constituer en territoire, tout lieu de mort, les cimetires par exemple, mais en particulier les reprsentations qui don nrent jour au mont Fengdu se sont ainsi prts la manipulation magique de ces
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signes, dont la valeur intrinsque est pour les critures de la vritable forme directement relie aux temps primordiaux. Or, comme l'a soulign Lvi-Strauss, "toute la pense mythique, le rituel entier, consistent en une rorganisation de l'exprience sensible au sein d'un systme smantique."189 Par-del le redoutable efficace de ces figures et de ces signes ritualiss, c'est donc la puissance vocatrice du nom Feng qui permet une quation entre les diverses articulations qui, la faveur d'un systme symbolique de correspondances entre les structures de l'univers et les structures ment ales, forment un systme de rfrence au sein duquel des donnes jusque-l contradict oires peuvent s'intgrer dans un systme cohrent. Renforce et affine par les rituels d'critures taostes, c'est essentiellement l'exprience chamanique qui dtient les clefs de cet ensemble. A l'intrieur du mot Feng, les mal-morts d'antan et d'aujourd'hui sont fossiliss dans un prsent celui de l'inachvement qui garantit la stricte diffrenciation des deux mondes. Face la reprsentation d'une mort territorialise o la notion de temps est nie, le nom dsigne la prdominance de l'espace.190 En effet, plutt que de rendre un culte aux dfunts, de faire le deuil de l'absence du temps sans les morts il s'agit de rendre un culte au lieu saint, c'est--dire un espace particulirement greff de sens et de pouvoirs. Feng concentre et ralise l'ubiquit du lieu saint, lui accorde une dimens ion qui le dpasse, puisqu'il suffit de nommer pour faire resurgir les diffrentes strates qui construisent la mmoire du lieu : c'est donc qu'il dsigne, au-del du site rel, un lieu dans la pense (ou dans l'impens) de la mort. Les diverses reprsentations du Fengdu, depuis les plus anciennes que j'ai qualifies de ralits mythiques aux plus rcentes qui ne sont autres que de nouvelles versions de ce substrat initial adaptes aux besoins d'autres temps historiques, sont autant de lan gages particuliers qui chargent le discours final d'une trs grande densit de sens. C'est la particularit de ce discours de son sens, de sa raison d'tre et de sa formation qui accorde au Fengdu toute sa spcificit. Feng, c'est le corps mdiumnique o se jouent tous les destins, celui des morts comme celui des vivants,191 o sont dissolues les souffrances, comme si l'accumulation des souffrances au cours des sicles avait accord ce lieu, conu comme une sorte de philtre, sa consistance et son efficacit. La place de Fengdu au cur des reprsentations mentales lies au monde des morts doit donc tre envisage dans sa nature profondment discursive et polysmique : le dit l'encontre du non-dit sur la rgion obscure qui voisine avec le monde d'ici-bas, sur la dtresse humaine face la finitude et au dprissement, sur l'angoisse viscrale qui retient en au-del l'imaginaire aux abords d'un vaste miroir invers, celui du monde familier des vivants et de leurs proccupations caractristiques. Talisman du monde, mandala gant, Fengdu dmontre, en tant que support de ce voyage, le lien indniable avec la tradition chamanique; mais il rvle surtout l'tendue du champ que recouvre le chamanisme. 189 Lvi-Strauss, Anthropologie structurale, 109. 190 Celle-ci, prsente dans le cadre mythique, ne l'est que par effet de mimtisme avec le modle hirarchique qui rgit la socit des vivants. 191 Cf. J-P. Vernant, La mort dans les yeux.
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