La grande aventure du journal Tintin
Jeudi 26 septembre
Bruxelles, jeudi 26 septembre 1946. Le petit Roger Goens a deux bonnes raisons de sourire. Primo, il vient d’assister, en compagnie de sa maman, à la projection de Pinocchio, dessin animé adapté par le célèbre Walt Disney, au cinéma Eldorado de la place De Brouckère. Secundo, et l’événement concerne toute la Belgique de l’époque, c’est le jour officiel de lancement d’une nouvelle publication pour la jeunesse : le journal Tintin. Une sortie retardée d’une semaine par rapport à sa programmation initiale, prévue le 19 septembre...
Qu’importe, le journal est désormais bien là, et fait, dans tous les sens du terme, grande impression ! Sur la place, une vendeuse à la criée, un présentoir couvert de dizaines d’exemplaires du numéro 1, retenus à l’étal par une pince à linge, en brandit fièrement sa couverture. En « une » justement explosent le logo en couleurs, à l’effigie du petit reporter, le lettrage du titre, noir sur fond blanc, clairement identifiable, et une imposante illustration pleine page, composée à quatre mains. Jacobs s’est chargé du décor et Hergé de la représentation des personnages. L’image en question invite le lecteur à découvrir Le Temple du soleil, nouvelle aventure de Tintin et Milou. Heureux présage, le soleil est de la partie, avec un bulletin météo exceptionnel. Pour la saison, la journée est très chaude, avec des températures avoisinant les 25 degrés. La cause est entendue, le petit Roger aura aussi son exemplaire du premier jour et, comme lui, ils seront des milliers à acheter le bel illustré, pour 3,50 francs, au lieu des 3 prévus à l’origine, qualité technique oblige.
(Source : Dominique Maricq, Le journal Tintin, les coulisses d’une aventure, Editions Moulinsart, (2012), 2ème ed., p.16)
Tintin vous parle
Dans les années cinquante et soixante, le journal Tintin, de même que son concurrent l’hebdomadaire Spirou, faisaient figure de précurseurs en matière de divertissement et de savoir auprès de la jeunesse.
D’emblée, les concepteurs ont cherché à établir un équilibre entre les parties dessinées et celles consacrées aux textes. Tous les genres et toutes les époques sont abordés. (page 19).
Dans l’illustré pour la jeunesse (comme on disait à l’époque) auquel il avait donné son nom, le personnage de Tintin trônait au-dessus de tous et occupait une place de choix - en couverture et souvent en double page centrale de la publication. Soyons chauvins, ce magazine tout en couleurs proposait une qualité graphique et éditoriale sans commune mesure avec celle de ses concurrents.
Tintin incarnait véritablement le journal et signait l’éditorial qui détaillait le contenu et le menu des différentes séries et rubriques.
Le succès fut immédiat. Le magazine était comme un «petit écran » de papier avec ses séries cultes, ses feuilletons, ses rendez-vous incontournables et ses personnages légendaires. Dans ces années-là, la télévision n’était pas encore dans toutes les maisons et le magazine passait de main en main, dans la famille et chez les voisins, auprès des jeunes de 7 à 77 ans (un slogan génial que l’on doit à Karel Van Milleghem, le rédacteur en chef flamand de Kuifje, l’équivalent néerlandophone de Tintin). Pas de neige sur l’écran, pas d’image brouillée ou floue, le feuilleton de papier était en couleurs et au rendez-vous (le jeudi) pour le plaisir de tous !
Flash back
Le phénomène des périodiques pour les jeunes lecteurs remonte au début du vingtième siècle avec une pléthore de titres (liste forcément non exhaustive) comme Le Petit Français illustré (1889), La Semaine de Suzette (1905), Le Petit Illustré (1911), L’Épatant (1908) , Cri-Cri (1911), Lisette (1921), Le Petit Vingtième (1928), Le journal de Mickey (1934), le journal de Spirou (1938), Bravo (1940). Il s’agit véritablement de l’âge d’or d’un genre, même si après la seconde guerre mondiale, d’autres titres viendront s’ajouter au nombre et contribueront à prolonger cette période de gloire des périodiques pleins d’images et de héros sans peur et sans reproche.
Le début de la fin ?
Très vite, le périodique de bande dessinée va s’imposer comme support de prépublication. Pour les auteurs, scénaristes et dessinateurs, ce sera une étape essentielle de leur carrière : ils bénéficient alors auprès du public d’une visibilité optimale… avant parution de leurs séries en album.
Dans ce système bien rôdé de commercialisation, la prépublication joue le rôle de rampe de lancement. Elle permet de découvrir de nouveaux talents et de tester auprès des lecteurs leurs créations et leurs univers. Cette stratégie efficace et rentable va fonctionner sans faille durant plus de vingt-ans (entre 1950 et 1970) avant de connaître, lentement et sûrement, une érosion inévitable, notamment avec la fin du journal Tintin et d’autres magazines comme Pilote, Métal Hurlant, A Suivre, sans toutefois disparaître complètement. Ainsi, un rescapé de taille, le magazine Spirou qui paraît encore chaque semaine. Paradoxalement, c’est l’album qui va finir par supplanter le magazine et participer à la disparition des périodiques.
Quant au lectorat, il a aussi changé. On peut à présent parler de « communautés de fans », proches de leurs héros et en quelque sorte spécialistes absolus de tel personnage ou de telle série vedette.
Cette érosion de la publication sur support papier était déjà observable avant l’arrivée de l’Internet et du numérique. L’omniprésence et la concurrence de la télévision ainsi que l’apparition des consoles de jeux expliquent aussi ce recul des hebdomadaires de prépublication. Le modèle de production et de diffusion de ces publications (équipe éditoriale, abonnements, etc …) subiront aussi de plein fouet la crise. Une page se tourne alors, signe qui annoncera presque inévitablement et pour d’autres raisons le démantèlement progressif de la presse papier quelques décennies plus tard!
Tout n’est pas perdu, mais…
Au Japon, la prépublication reste très populaire et les mangashi (magazines de prépublication des mangas) sont nombreux et assez florissants! Abandonnés sur les bancs du métro ou dans certains lieux publics, ils circulent de main et en main entre les lecteurs ! Preuve que ce concept de prépublication a un sens. Même en Europe, les éditeurs de BD classiques reviennent sensiblement à cette technique en publiant un ou plusieurs strips d’une série dans des journaux généralistes.
Par ailleurs, le numérique et les blogs de fanzines ouvrent de nouvelles opportunités pour servir de test aux créations originales et aux jeunes auteurs. Ces stratégies sont indispensables pour contrecarrer le phénomène de surproduction qui alterne le bon et le moins bon et surtout, qui conduit à la destruction massive d’ouvrages imprimés…
Pour un lecteur digne de ce nom, il n’y a pas pire sacrilège que de détruire un livre et le mettre au pilon! C’est la face cachée de ce beau métier qu’est l’édition. Chaque année, des millions d’ouvrages (BD comprises) subissent ce triste sort, soit une estimation de +/- 20% de la production annuelle ! Les enjeux sont énormes et attestent de l’utilité de revenir aux formules de prépublication, cette fois sous une forme numérique, de façon à endiguer cette triste réalité.
Un Spotify (plateforme de streaming pour la musique) de la BD devrait voir le jour pour permettre l’émergence de nouveaux talents et aux lecteurs d’appréhender de nouveaux univers, grâce à des formules d’abonnement attrayantes. L’avantage d’une telle solution permettrait à l’éditeur de mesurer avec précision le succès des titres produits et d’évaluer ensuite la ratio économique de ceux-ci, avant de les promouvoir par une mise en album.
Tout en écartant le médiocre, préservons la diversité et soutenons-la sous toutes ses formes, en ce compris le bel album de papier. Au passage, cela permettra aussi de faire un geste pour le développement durable…