Dialogues des Morts
Par Fénelon
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À propos de ce livre électronique
Ces dialogues ont permis à Fénelon de présenter à son jeune élève, sous une forme divertissante et attrayante, les différents types de gouvernement et d’autorité possibles mais également de l’initier à la mythologie, à la philosophie, à la sagesse. En effet, Fénelon composa cette oeuvre en tant que précepteur du duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XIV, afin de lui apprendre les notions essentielles de morale, de politique pour l’amener à devenir un bon roi et le préserver des chimères du pouvoir.
Ses remises en cause de l’absolutisme royal provoquèrent sa disgrâce. Fénelon apparaît au final comme un vigoureux pamphlétaire aux résonances étonnamment contemporaines.
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Aperçu du livre
Dialogues des Morts - Fénelon
Dialogues des Morts
Fénelon
Alicia Editions
Table des matières
I. MERCURE ET CHARON
II. HERCULE ET THÉSÉE
III. LE CENTAURE CHIRON ET ACHILLE
IV. ACHILLE ET HOMÈRE
V. ULYSSE ET ACHILLE
VI. ULYSSE ET GRILLUS
VII. CONFUCIUS ET SOCRATE
VIII. ROMULUS ET RÉMUS
IX. ROMULUS ET TATIUS
X. ROMULUS ET NUMA POMPILIUS
XI. XERXÈS ET LÉONIDAS
XII. SOLON ET PISISTRATE
XIII. SOLON ET JUSTINIEN
XIV. DÉMOCRITE ET HÉRACLITE
XV. HÉRODOTE ET LUCIEN
XVI. SOCRATE ET ALCIBIADE
XVII. SOCRATE ET ALCIBIADE
XVIII. SOCRATE, ALCIBIADE ET TIMON
XIX. PÉRICLÈS ET ALCIBIADE
XX. MERCURE, CHARON ET ALCIBIADE
XXI. DENYS, PYTHIAS ET DAMON
XXII. DION ET GÉLON
XXIII. PLATON ET DENYS LE TYRAN
XXIV. PLATON ET ARISTOTE
XXV. ALEXANDRE ET ARISTOTE
XXVI. ALEXANDRE ET CLITUS
XXVII. ALEXANDRE ET DIOGÈNE
XXVIII. DENYS L’ANCIEN ET DIOGÈNE
XXIX. PYRRHON ET SON VOISIN
XXX. PYRRHUS ET DÉMÉTRIUS POLIORCÈTE
XXXI. DÉMOSTHÈNE ET CICÉRON
XXXII. CICÉRON ET DÉMOSTHÈNE
XXXIII. CICÉRON ET DÉMOSTHÈNE
XXXIV. MARCUS CORIOLANUS ET F. CAMILLUS
XXXV. F. CAMILLUS ET FABIUS MAXIMUS
XXXVI. FABIUS MAXIMUS ET ANNIBAL
XXXVII. RHADAMANTHE, CATON LE CENSEUR, ET SCIPION L’AFRICAIN
XXXVIII. SCIPION ET ANNIBAL
XXXIX. ANNIBAL ET SCIPION
XL. LUCULLUS ET CRASSUS
XLI. SYLLA, CATILINA ET CÉSAR
XLII. CÉSAR ET CATON
XLIII. CATON ET CICÉRON
XLIV. CÉSAR ET ALEXANDRE
XLV. POMPÉE ET CÉSAR
XLVI. CICÉRON ET AUGUSTE
XLVII. SERTORIUS ET MERCURE
XLVIII. LE JEUNE POMPÉE ET MÉNAS, AFFRANCHI DE SON PÈRE
XLIX. CALIGULA ET NÉRON
L. ANTONIN PIE ET MARC-AURÈLE
LI. HORACE ET VIRGILE
LII. PARRHASIUS ET POUSSIN
LIII. LÉONARD DE VINCI ET POUSSIN
LIV. LÉGER ET ÉBROÏN
LV. LE PRINCE DE GALLES ET RICHARD SON FILS
LVI. CHARLES VII ET JEAN, DUC DE BOURGOGNE
LVII. LOUIS XI ET LE CARDINAL BESSARION
LVIII. LOUIS XI ET LE CARDINAL BALUE
LIX. LOUIS XI ET PHILIPPE DE COMMINES
LX. LOUIS XI ET CHARLES, DUC DE BOURGOGNE
LXI. LOUIS XI ET LOUIS XII
LXII. LE CONNÉTABLE DE BOURBON ET BAYARD
LXIII. HENRI VII ET HENRI VIII D’ANGLETERRE
LXIV. LOUIS XII ET FRANÇOIS PREMIER
LXV. CHARLES-QUINT ET UN JEUNE MOINE DE SAINT-JUST
LXVI. CHARLES-QUINT ET FRANÇOIS PREMIER
LXVII. HENRI III ET LA DUCHESSE DE MONTPENSIER
LXVIII. HENRI III ET HENRI IV
LXIX. HENRI IV ET LE DUC DE MAYENNE
LXX. SIXTE-QUINT ET HENRI IV
LXXI. LES CARDINAUX XIMÉNÈS ET DE RICHELIEU
LXXII. LA REINE MARIE DE MÉDICIS ET LE CARDINAL DE RICHELIEU
LXXIII. LE CARDINAL DE RICHELIEU ET LE CHANCELIER OXENSTIERN
LXXIV. LES CARDINAUX DE RICHELIEU ET MAZARIN
LXXV. LOUIS XI ET L’EMPEREUR MAXIMILIEN
LXXVI. FRANÇOIS PREMIER ET LE CONNÉTABLE DE BOURBON
LXXVII. PHILIPPE II ET PHILIPPE III
LXXVIII. ARISTOTE ET DESCARTES
LXXIX. HARPAGON ET DORANTE
I. MERCURE ET CHARON
Comment ceux qui sont préposés à l’éducation des princes doivent travailler à corriger leurs vices naissants, et à leur inspirer les vertus de leur état.
Charon. — D’où vient que tu arrives si tard ? Les hommes ne meurent-ils plus ? Avais-tu oublié les ailes de ton bonnet ou de ton chapeau ? T’es-tu amusé à dérober ? Jupiter t’avait-il envoyé loin pour ses amours ? As-tu fait le Sosie ? Parle donc, si tu veux.
Mercure. — J’ai été pris pour dupe ; car je croyais mener dans ta barque aujourd’hui le prince Picrochole : c’eût été une bonne prise.
Chaton. — Quoi ! si jeune ?
Mercure. — Oui, si jeune. Il avait la goutte remontée, et criait comme s’il eût vu là mort de bien près.
Charon. — Eh bien ! l’aurons-nous ?
Mercure. — Je ne me fie plus à lui ; il m’a trompé trop souvent. À peine fut-il dans son lit, qu’il oublia son mal et s’endormit.
Charon. — Mais ce n’était donc pas un vrai mal ?
Mercure. — C’était un petit mal qu’il croyait grand ; il a donné bien des fois de telles alarmes. Je l’ai vu, avec la colique, qui voulait qu’on lui ôtât son ventre. Une autre fois, saignant du nez, il croyait que son âme allait sortir dans son mouchoir.
Charon. — Comment ira-t-il à la guerre ?
Mercure. — Il la fait avec des échecs, sans mal et sans douleur. Il a déjà donné plus de cent batailles.
Charon. — Triste guerre ! il ne nous en revient aucun mort.
Mercure. — J’espère cependant que s’il peut se défaire du badinage et de la mollesse, il fera grand fracas un jour. Il a la colère et les pleurs d’Achille ; il pourrait bien en avoir le courage ; il est assez mutin pour lui ressembler. On dit qu’il aime les Muses, qu’il a un Chiron, un Phœnix…
Charon. — Mais tout cela ne fait pas notre compte. Il nous faudrait plutôt un jeune prince brutal, ignorant, grossier, qui méprisât les lettres, qui n’aimât que les armes ; toujours prêt à s’enivrer de sang, qui mît sa gloire dans le malheur des hommes. Il remplirait ma barque vingt fois par jour.
Mercure. — Ho ! ho ! il t’en faut donner, de ces princes, ou plutôt de ces monstres affamés de carnage ! Celui-ci est plus doux. Je crois qu’il aimera la paix, et qu’il saura faire la guerre. On voit en lui les commencements d’un grand prince, comme on remarque dans un bouton de rose naissante ce qui promet une belle fleur.
Charon. — Mais n’est-il pas bouillant et impétueux ?
Mercure. — Il l’est étrangement.
Charon. — Que veux-tu donc dire avec tes Muses ? Il ne saura jamais rien ; il mettra le désordre partout, et nous enverra bien des ombres plaintives. Tant mieux.
Mercure. — Il est impétueux, mais il n’est point méchant : il est curieux, docile, plein de goût pour les belles choses ; il aime les honnêtes gens, et sait bon gré à ceux qui le corrigent. S’il peut surmonter sa promptitude et sa paresse, il sera merveilleux, je te le prédis.
Charon. — Quoi ! prompt et paresseux ? Cela se contredit. Tu rêves.
Mercure. — Non, je ne rêve point. Il est prompt à se fâcher, et paresseux à faire son devoir ; mais chaque jour il se corrige.
Charon. — Nous ne l’aurons donc point sitôt ?
Mercure. — Non ; ses maux sont plutôt des impatiences que de vraies douleurs. Jupiter le destine à faire longtemps le bonheur des hommes.
II. HERCULE ET THÉSÉE
Les reproches que se font ici les deux héros en apprennent l’histoire et le caractère d’une manière courte et ingénieuse.
Thésée. — Hercule, tu me surprends : je te croyais dans le haut Olympe, à la table des dieux. Le bruit courait que sur le mont Œta le feu avait consumé en toi toute la nature mortelle que tu tenais de ta mère, et qu’il ne te restait plus que ce qui venait de Jupiter. Le bruit courait aussi que tu avais épousé Hébé, qui est de grand loisir depuis que Ganymède verse le nectar en sa place.
Hercule. — Ne sais-tu pas que ce n’est ici que mon ombre ?
Thésée. — Ce que tu vois n’est aussi que la mienne. Mais quand elle est ici, je n’ai rien dans l’Olympe.
Hercule. — C’est que tu n’es pas, comme moi, fils de Jupiter.
Thésée. — Bon ! Ethra ma mère, et mon père Égeus, n’ont-ils pas dit que j’étais fils de Neptune, comme Alcmène, pour cacher sa faute pendant qu’Amphitryon était au siège de Thèbes, lui fit accroire qu’elle avait reçu une visite de Jupiter ?
Hercule. — Je te trouve bien hardi de te moquer du dompteur des monstres ! Je n’ai jamais entendu raillerie.
Thésée. — Mais ton ombre n’est guère à craindre. Je ne vais point dans l’Olympe rire aux dépens du fils de Jupiter immortalisé. Pour des monstres, j’en ai dompté en mon temps aussi bien que toi.
Hercule. — Oserais-tu comparer tes faibles actions avec mes travaux ? On n’oubliera jamais le lion de Némée, pour lequel sont établis les jeux néméaques ; l’hydre de Lerne, dont les têtes se multipliaient ; le sanglier d’Érymanthe ; le cerf aux pieds d’airain ; les oiseaux de Stymphale ; l’Amazone dont j’enlevai la ceinture ; l’étable d’Augée ; le taureau que je traînai dans l’Hespérie ; Cacus, que je vainquis ; les chevaux de Diomède, qui se nourrissaient de chair humaine ; Géryon, roi des Espagnes, à trois têtes ; les pommes d’or du jardin des Hespérides ; enfin Cerbère, que je traînai hors des enfers, et que je contraignis de voir la lumière.
Thésée. — Et moi, n’ai-je pas vaincu tous les brigands de la Grèce, chassé Médée de chez mon père, tué le Minotaure, et trouvé l’issue du Labyrinthe, ce qui fit établir les jeux isthmiques ? Ils valent bien ceux de Némée. De plus, j’ai vaincu les Amazones qui vinrent assiéger Athènes. Ajoute à ces actions le combat des Lapithes, le voyage de Jason pour la toison d’or, et la chasse du sanglier de Calydon, où j’ai eu tant de part. J’ai osé aussi bien que toi descendre aux enfers.
Hercule. — Oui, mais tu fus puni de ta folle entreprise. Tu ne pris point Proserpine ; Cerbère, que je traînai hors de son antre ténébreux, dévora à tes yeux ton ami, et tu demeuras captif. As-tu oublié que Castor et Pollux reprirent dans tes mains Hélène leur sœur, dans Aphidne ? Tu leur laissas aussi enlever ta pauvre mère Ethra. Tout cela est d’un faible héros. Enfin tu fus chassé d’Athènes ; et te retirant dans l’île de Scyros, Lycomède, qui savait combien tu étais accoutumé à faire des entreprises injustes, pour te prévenir, te précipita du haut d’un rocher. Voilà une belle fin !
Thésée. — La tienne est-elle plus honorable ? Devenir amoureux d’Omphale, chez qui tu filais ; puis la quitter pour la jeune Iole, au préjudice de la pauvre Déjanire à qui tu avais donné ta foi ; se laisser donner la tunique trempée dans le sang du centaure Nessus ; devenir furieux jusqu’à précipiter des rochers du mont Œta dans la mer le pauvre Lichas qui ne t’avait rien fait, et prier Philoctête en mourant de cacher ton sépulcre, afin qu’on te crût un dieu : cela est-il plus beau que ma mort ? Au moins, avant que d’être chassé par les Athéniens, je les avais tirés de leurs bourgs, où ils vivaient avec barbarie, pour les civiliser, et leur donner des lois dans l’enceinte d’une nouvelle ville. Pour toi, tu n’avais garde d’être législateur ; tout ton mérite était dans tes bras nerveux et dans tes épaules larges.
Hercule. — Mes épaules ont porté le monde pour soulager Atlas. De plus mon courage était admiré. Il est vrai que j’ai été trop attaché aux femmes ; mais c’est bien à toi à me le reprocher, toi qui abandonnas avec ingratitude Ariadne qui t’avait sauvé la vie en Crète ! Penses-tu que je n’aie point entendu parler de l’Amazone Antiope, à laquelle tu fus encore infidèle ? Églé, qui lui succéda, ne fut pas plus heureuse. Tu avais enlevé Hélène ; mais ses frères te surent bien punir. Phèdre t’avait aveuglé jusqu’au point qu’elle t’engagea à faire périr Hippolyte, que tu avais eu de l’Amazone. Plusieurs autres ont possédé ton cœur, et ne l’ont pas possédé longtemps.
Thésée. — Mais enfin je ne filais pas comme celui qui a porté le monde.
Hercule. — Je t’abandonne ma vie lâche et efféminée en Lydie ; mais tout le reste est au-dessus de l’homme.
Thésée. — Tant pis pour toi, que, tout le reste étant au-dessus de l’homme, cet endroit soit si fort au-dessous. D’ailleurs, tes travaux, que tu vantes tant, tu ne les as accomplis que pour obéir à Eurysthée.
Hercule. — Il est vrai que Junon m’avait assujetti à toutes ses volontés. Mais c’est la destinée de la vertu d’être livrée à la persécution des lâches et des méchants : mais sa persécution n’a servi qu’à exercer ma patience et mon courage. Au contraire, tu as souvent fait des choses injustes. Heureux le monde, si tu ne fusses point sorti du Labyrinthe !
Thésée. — Alors je délivrai Athènes du tribut de sept jeunes hommes et d’autant de filles, que Minos lui avait imposé à cause de la mort de son fils Androgée. Hélas ! mon père Égée, qui m’attendait, ayant cru voir la voile noire au lieu de la blanche, se jeta dans la mer, et je le trouvai mort en arrivant. Dès lors, je gouvernai sagement Athènes.
Hercule. — Comment l’aurais-tu gouvernée, puisque tu étais tous les jours dans de nouvelles expéditions de guerre, et que tu mis, par tes amours, le feu dans toute la Grèce ?
Thésée. — Ne parlons plus d’amour : sur ce chapitre honteux nous ne nous en devons rien l’un à l’autre.
Hercule. — Je l’avoue de bonne foi, je te cède même pour l’éloquence ; mais ce qui décide, c’est que tu es dans les enfers, à la merci de Pluton, que tu as irrité, et que je suis au rang des immortels dans le haut Olympe.
III. LE CENTAURE CHIRON ET ACHILLE
Peinture vive des écueils d’une jeunesse bouillante dans un prince né pour commander.
Achille. — À quoi me sert-il d’avoir reçu tes instructions ? Tu ne m’as jamais parlé que de de sagesse, de valeur, de gloire, d’héroïsme. Avec tes beaux discours, me voilà devenu une ombre vaine ; ne m’aurait-il pas mieux valu passer une longue et délicieuse vie chez le roi Lycomède, déguisé en fille, avec les princesses filles de ce roi ?
Chiron. — Eh bien ! veux-tu demander au Destin de retourner parmi ces filles ? Tu fileras ; tu perdras ta gloire ; on fera sans toi un nouveau siège de Troie ; le fier Agamemnon, ton ennemi, sera chanté par Homère ; Thersite même ne sera pas oublié : mais pour toi, tu seras enseveli honteusement dans les ténèbres.
Achille. — Agamemnon m’enlever ma gloire ! moi demeurer dans un honteux oubli ! Je ne puis le souffrir, et j’aimerais mieux périr encore une fois de la main du lâche Pâris.
Chiron. — Mes instructions sur la vertu ne sont donc pas à mépriser.
Achille. — Je l’avoue ; mais, pour en profiter, je voudrais retourner au monde.
Chiron. — Qu’y ferais-tu cette seconde fois ?
Achille. — Qu’est-ce que j’y ferais ? j’éviterais la querelle que j’eus avec Agamemnon ; par là j’épargnerais la vie de mon ami Patrocle, et le sang de tant d’autres Grecs que je laissai périr sous le glaive cruel des Troyens, pendant que je me roulais de désespoir sur le sable du rivage, comme un insensé.
Chiron. — Mais ne t’avais-je pas prédit que ta colère te ferait faire toutes ces folies ?
Achille. — Il est vrai, tu me l’avais dit cent fois ; mais la jeunesse écoute-t-elle ce qu’on lui dit ? Elle ne croit que ce qu’elle voit. Oh ! si je pouvais redevenir jeune !
Chiron. — Tu redeviendrais emporté et indocile.
Achille. — Non, je te le promets.
Chiron. — Hé ! ne m’avais-tu pas promis cent et cent fois, dans mon antre de Thessalie, de te modérer quand tu serais au siège de Troie ? L’as-tu fait ?
Achille. — J’avoue que non.
Chiron. — Tu ne le ferais pas mieux quand tu redeviendrais jeune ; tu promettrais comme tu promets, et tu tiendrais ta promesse comme tu l’as tenue.
Achille. — La jeunesse est donc une étrange maladie !
Chiron. — Tu voudrais pourtant encore en être malade.
Achille. — Il est vrai ; mais la jeunesse serait charmante si on pouvait la rendre modérée et capable de réflexion. Toi, qui connais tant de remèdes, n’en as-tu point quelqu’un pour guérir cette fougue, ce bouillon du sang, plus dangereux qu’une fièvre ardente ?
Chiron. — Le remède est de se craindre soi-même, de croire les gens sages ; de les appeler à son secours, de profiter de ses fautes passées pour prévoir celles qu’il faut éviter à l’avenir, et d’invoquer souvent Minerve, dont la sagesse est au-dessus de la valeur emportée de Mars.
Achille. — Eh bien ! je ferai tout cela si tu peux obtenir de Jupiter qu’il me rappelle à la jeunesse florissante où je me suis vu. Fais qu’il te rende aussi la lumière, et qu’il m’assujettisse à tes volontés comme Hercule le fut à celles d’Eurysthée.
Chiron. — J’y consens ; je vais faire cette prière au père des dieux ; je sais qu’il m’exaucera. Tu renaîtras, après une longue suite de siècles, avec du génie, de l’élévation, du courage, du goût pour les Muses, mais avec un naturel impatient et impétueux ; tu auras Chiron à tes côtés ; nous verrons l’usage que tu en feras.
IV. ACHILLE ET HOMÈRE
Manière aimable de faire naître dans le cœur d’un jeune prince l’amour des belles-lettres et de la gloire.
Achille. — Je suis ravi, grand poète, d’avoir servi à t’immortaliser. Ma querelle contre Agamemnon, ma douleur de la mort de Patrocle, mes combats contre les Troyens, la victoire que je remportai sur Hector, t’ont donné le plus beau sujet de poème qu’on ait jamais vu.
Homère. — J’avoue que le sujet est beau ; mais j’en aurais bien pu trouver d’autres. Une preuve qu’il y en a d’autres, c’est que j’en ai trouvé effectivement. Les aventures du sage et patient Ulysse valent bien la colère de l’impétueux Achille.
Achille. — Quoi ! comparer le rusé et trompeur Ulysse au fils de Thétis, plus terrible que Mars ! Va, poète ingrat, tu sentiras…
Homère. — Tu as oublié que les ombres ne doivent point se mettre en colère. Une colère d’ombre n’est guère à craindre. Tu n’as plus d’autres armes à employer que de bonnes raisons.
Achille. — Pourquoi aussi viens-tu me désavouer que tu me dois la gloire de ton beau poème ? L’autre n’est qu’un amas de contes de vieilles ; tout y languit ; tout sent son vieillard dont la vivacité est éteinte et qui ne sait point finir.
Homère. — Tu ressembles à bien des gens qui, faute de connaître les divers genres d’écrire, croient qu’un auteur ne se soutient pas quand il passe d’un genre vif et rapide à un autre plus doux et plus modéré. Ils devraient savoir que la perfection est d’observer toujours les divers caractères, de varier son style suivant le sujet, de s’élever ou de s’abaisser à propos, et de donner, par ce contraste, des caractères plus marqués et plus agréables. Il faut sonner de la trompette, toucher de la lyre et jouer même de la flûte champêtre. Je crois que tu voudrais que je peignisse Calypso avec ses nymphes dans sa grotte, ou Nausicaa sur le rivage de la mer, comme les héros et les dieux mêmes combattant aux portes de Troie. Parle de guerre, c’est ton fait, et ne te mêle jamais de décider sur la poésie en ma présence.
Achille. — Oh que tu es fier, bonhomme aveugle ! tu te prévaux de ma mort.
Homère. — Je me prévaux aussi de la mienne. Tu n’es plus que l’ombre d’Achille, et moi je ne suis que l’ombre d’Homère.
Achille. — Ah ! que ne puis-je faire sentir mon ancienne force à cette ombre ingrate !
Homère. — Puisque tu me presses tant sur l’ingratitude, je veux enfin te détromper. Tu ne m’as fourni qu’un sujet que je pouvais trouver ailleurs ; mais moi je t’ai donné une gloire qu’un autre n’eût pu te donner et qui ne s’effacera jamais.
Achille. — Comment ! tu t’imagines que sans tes vers le grand Achille ne serait pas admiré de toutes les nations et de tous les siècles ?
Homère. — Plaisante vanité, pour avoir répandu plus de sang qu’un autre au siège d’une ville qui n’a été prise qu’après ta mort ! Hé, combien y a-t-il de héros qui ont vaincu de grands peuples et conquis de grands royaumes ! cependant ils sont dans les ténèbres de l’oubli ; on ne sait pas même leurs noms. Les Muses seules peuvent immortaliser les grandes actions. Un roi qui aime la gloire la doit chercher dans ces deux choses : premièrement il faut la mériter par la vertu, ensuite se faire aimer par les nourrissons des Muses, qui peuvent les chanter à toute la postérité.
Achille. — Mais il ne dépend pas toujours des princes d’avoir de grands poètes : c’est par hasard que tu as conçu, longtemps après ma mort, le dessein de faire ton Iliade.
Homère. — Il est vrai ; mais quand un prince aime les lettres, il se forme pendant son règne beaucoup de poètes. Ses récompenses et son estime excitent entre eux une noble émulation ; le goût se perfectionne. Il n’a qu’à aimer et qu’à favoriser les Muses, elles feront bientôt paraître des hommes inspirés pour louer tout ce qu’il y a de louable en lui. Quand un prince manque d’un Homère, c’est qu’il n’est pas digne d’en avoir un ; son défaut de goût attire l’ignorance, la grossièreté et la barbarie. La barbarie déshonore toute une nation et ôte toute espérance de gloire durable au prince qui règne. Ne sais-tu pas qu’Alexandre, qui est depuis peu descendu ici-bas, pleurait de n’avoir point un poète qui fît pour lui ce que j’ai fait pour toi ? c’est qu’il avait le goût bon sur la gloire. Pour toi, tu me dois tout, et tu n’as point de honte de me traiter d’ingrat ! Il n’est plus temps de s’emporter ; ta colère devant Troie était bonne à me fournir le sujet d’un poème ; mais je ne puis chanter les emportements que tu aurais ici, et ils ne te feraient point d’honneur. Souviens-toi seulement que la Parque t’ayant ôté tous les autres avantages, il ne te reste plus que le grand nom que tu tiens de mes vers. Adieu. Quand tu seras de plus belle humeur, je viendrai te chanter dans ce bocage certains endroits de l’Iliade : par exemple, la défaite des Grecs en ton absence, la consternation des Troyens dès qu’on te vit paraître pour venger Patrocle, les dieux mêmes étonnés de te voir comme Jupiter foudroyant. Après cela, dis, si tu l’oses, qu’Achille ne doit point sa gloire à Homère.
V. ULYSSE ET ACHILLE
Caractère de ces deux guerriers.
Ulysse. — Bonjour, fils de Thétis. Je suis enfin descendu, après une longue vie, dans ces tristes lieux, où tu fus précipité dès la fleur de ton âge.
Achille. — J’ai vécu peu, parce que les destins injustes n’ont pas permis que j’acquisse plus de gloire qu’ils n’en veulent accorder aux mortels.
Ulysse. — Ils m’ont pourtant laissé vivre longtemps parmi des dangers infinis, d’où je suis toujours sorti avec honneur.
Achille. — Quel honneur, de prévaloir toujours par la ruse ! Pour moi, je n’ai point su dissimuler : je n’ai su que vaincre.
Ulysse. — Cependant j’ai été jugé après ta mort le plus digne de porter tes armes.
Achille. — Bon ! tu les as obtenues par ton éloquence, et non par ton courage. Je frémis quand je pense que les armes faites par le dieu Vulcain, et que ma mère m’avait données, ont été la récompense d’un discoureur artificieux.
Ulysse. — Sache que j’ai fait plus que toi. Tu es tombé mort devant la ville de Troie, qui était encore dans toute sa gloire : et c’est moi qui l’ai renversée.
Achille. — Il est plus beau de périr par l’injuste courroux des dieux après avoir vaincu ses ennemis que de finir une guerre en se cachant dans un cheval, et en se servant des mystères de Minerve pour tromper ses ennemis.
Ulysse. — As-tu donc oublié que les Grecs me doivent Achille même ? Sans moi, tu aurais passé une vie honteuse parmi les filles du roi Lycomède. Tu me dois toutes les belles actions que je t’ai contraint de faire.
Achille. — Mais enfin je les ai faites, et toi tu n’as rien fait que des tromperies. Pour moi, quand j’étais parmi les filles de Lycomède, c’est que ma mère Thétis, qui savait que je devais périr au siège de Troie, m’avait caché pour sauver ma vie. Mais toi qui ne devais point mourir, pourquoi faisais-tu le fou avec ta charrue quand Palamède découvrit si bien la ruse ? Oh qu’il y a de plaisir de voir tromper un trompeur ! Il mit (t’en souviens-tu ?) Télémaque dans le champ, pour voir si tu ferais passer la charrue sur ton propre fils.
Ulysse. — Je m’en souviens ; mais j’aimais Pénélope, que je ne voulais pas quitter. N’as-tu pas fait de plus grandes folies pour Briséis, quand tu quittas le camp des Grecs, et fus cause de la mort de ton ami Patrocle ?
Achille. — Oui ; mais quand j’y retournai, je