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La couronne de Pierre
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Livre électronique292 pages4 heures

La couronne de Pierre

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À propos de ce livre électronique

À Rome, une journaliste mène une brillante carrière professionnelle. Femme moderne, libérée, secouée par un attentat terroriste auquel elle échappe par miracle, la belle Silvia est en quête d’un scoop. Son amant d’un soir, l’Américain Jimmy Fox, lui suggère de glaner du côté du Vatican. Info ou intox ? Officiellement, il ne s’y passe rien ou si peu : le pape est grippé.

L’Église catholique vit pourtant une des plus grandes crises de son histoire : désertion de la foi en Europe, scandale des prêtres pédophiles, influence croissante des sectes,... Certains des plus éminents membres de la curie romaine se réunissent en secret pour évaluer la situation et évoquent l’avenir.

Silvia fait la connaissance du père Sébastien, prêtre surdoué, détonnant, qui prône une dynamique pleine de jeunesse et d’espérance, encline au changement. Séduite, elle décide de le suivre en Afrique, où va se jouer, telle une partie d’échecs, un drame diplomatique.
Mais le pape meurt et un nouveau conclave se prépare.

Dès lors, qui va coiffer la couronne de Pierre ?
LangueFrançais
ÉditeurMemory
Date de sortie29 juil. 2014
ISBN9782874132247
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    Aperçu du livre

    La couronne de Pierre - Fabien Dumont

    1

    Jimmy Fox buvait un whisky – il en était à son deuxième verre – tout en se regardant dans la glace de sa salle de bain. Silvia venait de quitter l’appartement et il connaissait un coup de blues soudain, comme chaque fois après l’amour. Il n’avait pas vraiment réussi à la faire jouir et il en était tout dépité. Son incapacité le déprimait. C’était comme si peu à peu elle le rongeait de l’intérieur, l’anéantissait. Il vieillissait. Ce sentiment désagréable était aussi une évidence imparable. Il était même déjà devenu vieux. Presque soixante ans… Le miroir ne trompait pas. Les rides sur le front et autour des yeux étaient bien profondes, bien visibles ; la peau du visage, mal rasée, devenait de plus en plus dure et grisâtre ; les cheveux étaient clairsemés par endroits, et bon nombre d’entre eux avaient atteint ce degré de blancheur qui fait pâlir d’envie les marchands de poudre à lessiver. Or, Silvia n’avait que trente et un ans (elle lui avait avoué son âge, sans complexe aucun), une abondante chevelure rousse, un front haut et fier, quelques rides insignifiantes, un grand appétit sexuel, un appétit insatiable même… Doublé d’une réelle et sincère générosité.

    Qui avait eu envie le premier, lui ou elle ? Bien sûr, il l’avait désirée dès qu’il l’avait rencontrée, mais il n’avait pas osé, pas tout de suite du moins. Elle s’était montrée beaucoup plus franche, plus directe.

    – On couche ensemble ?

    Voilà ce qu’elle lui avait dit, le soir où ils avaient fêté le succès retentissant du dernier article qu’elle avait diffusé sur le Net et que toute la presse internationale s’était empressée d’acheter, sans exclusivité. Il avait d’abord failli avaler son champagne de travers, puis, in extremis, il s’était rattrapé en hochant simplement la tête, d’un air grave.

    Elle avait ri :

    – Détends-toi, l’amour est pour moi une chose très simple, je n’en fais jamais tout un fromage, comme disent les Français ! Et puis, rassure-toi, ce n’est pas non plus, du moins à mes yeux, une affaire d’âge.

    – Je suis bien d’accord là-dessus, avait-il répondu, des papillons soudain plein les yeux.

    Au lit, elle avait pris un ton expert, légèrement désabusé, pour lui expliquer que, au fond, chaque âge avait son charme.

    – Les jeunes sont souvent trop… jeunes ! Je veux dire trop fougueux, trop impulsifs, et par là trop pressés. Les gens comme toi ont le bénéfice d’une longue expérience, et surtout de la tendresse, de l’attention portée à l’autre. S’il te plaît, prends-moi dans tes bras et serre-moi très fort…

    Il devait se faire une raison, il ne serait plus jamais un jeune étalon. Tout au plus devait-il remercier le Ciel de lui offrir l’occasion d’avoir une relation charnelle avec un corps encore jeune, plein de curiosité et de désir, un corps splendide de surcroît, et qui s’offrait sans limite. Il y avait, grâce à Dieu, des jeunes filles à qui faire l’amour avec un homme beaucoup plus âgé qu’elles – il songea « avec un vieil homme, même si l’adjectif vieil était très relatif » – ne rebutait pas.

    L’expérience… Sur le plan professionnel c’était, neuf fois sur dix, un atout. Cette fois, cependant, cette maudite expérience lui avait joué un mauvais tour. Il ne s’était pas méfié. Il avait écrit un article de fond, comme il le faisait régulièrement d’ailleurs, pensant que son nom, sa notoriété, le poids qu’il avait acquis dans les plus grandes rédactions, lui ouvriraient immédiatement les portes du petit monde fermé de la presse internationale.

    C’était oublier trop facilement les aléas de l’information, et tous ces jeunes loups qui rivalisaient de scoops et d’idées nouvelles pour accrocher le lecteur. Elle, la belle Silvia, la fringante journaliste fraîchement arrivée sur les boulevards de Rome, s’était invitée au cœur de l’événement. Elle l’avait subi de l’intérieur. Elle avait failli y laisser sa peau. Comment rivaliser avec cela ?

    Elle avait rédigé, d’une plume précise et émouvante, le pathétique récit d’une jeune femme qui a tout pour elle et qui aurait pu tout perdre en un instant d’horreur totale. Cet attentat dans l’autobus où elle était sur le point de monter aurait pu l’emmener tout droit en enfer. Au contraire, il la propulsa au firmament de la renommée médiatique.

    Comme les autres, il l’avait félicitée. Avec un peu moins d’empressement sans doute. Pourtant, au bout du compte, c’était lui qu’elle avait choisi, élu, pour l’aider à sortir de son traumatisme et pour lui donner ce qui, disait-elle, comptait plus pour elle que le succès ou l’argent : la tendresse.

    Il hésita à se servir un troisième verre de whisky. Il savait qu’audelà de deux, il aurait terriblement mal à la tête. Il renonça.

    Son article de fond n’intéressait personne. Et alors ? Cela faisait partie des aléas de la profession. Il en avait vu d’autres. Son cuir était épais, du moins il le croyait. Il avait fait l’amour avec Silvia et brusquement il se sentait à nouveau fragile. Sur une pente instable. En déséquilibre. Que se passait-il ? Que lui arrivait-il à lui, Jimmy Fox ?

    Jimmy Fox. En abrégé : J. Fox. L’incontournable, le fameux correspondant américain. L’ex-globe-trotter qui finissait sa fabuleuse carrière de journaliste dans les ors du Vatican et les arcanes du Saint-Siège. Une place en or en effet. Lui qui détestait les films en noir et blanc, était devenu le spécialiste de la politique romaine, surtout apostolique. Après avoir découvert l’un ou l’autre scandale, mis le doigt sur d’indicibles secrets d’État, déjoué plusieurs com-plots visant à le dénigrer, lui, Jimmy Fox, il avait écrit un article de fond dont tout le monde s’était fichu et il avait fait l’amour avec la plus sublime et la plus attirante des journalistes de la péninsule. Maintenant, il essayait tant bien que mal de digérer deux verres de whisky, et cette haïssable image de lui-même qu’un stupide miroir s’était empressé de refléter…

    Décidément, rien n’était plus compliqué que la vie et, surtout, que les histoires d’amour. Cela, il le savait depuis longtemps. Depuis notamment ce jour où il avait compris que sa femme le trompait, et qu’il avait dû s’avouer que lui-même, de ce point de vue, n’était pas blanc comme neige. Pour des raisons de culture religieuse, ils n’avaient pas divorcé. Finalement, cela avait porté ses fruits puisque, bien des années plus tard, il avait pu obtenir un droit d’entrée au Vatican. Divorcé, ou même simplement séparé de sa légitime épouse, c’eût été plus qu’improbable. Anna… Anna, Silvia… Tiens ! Pour la première fois il remarquait la correspondance musicale entre les deux prénoms. Anna, qu’il avait tant aimée et qui pourtant n’avait pas su lui donner d’enfant ; Silvia, qui ne serait sans doute qu’une amourette de passage, un moment de plaisir non négligeable mais bien éphémère quand même.

    Lorsque sa femme était morte dans un accident de voiture, il avait d’un coup retrouvé la liberté qu’offre le célibat, la solitude. Aussi n’avait-il jamais eu l’impression d’en profiter assez. Quand on côtoie la mort par le biais de celle d’un être cher, ou qu’on a beaucoup chéri, on se dit que c’est vraiment trop con et qu’il n’y a pas de temps à perdre. Puis le temps passe et l’on ne fait pas le quart de ce qu’on s’était promis de faire. Étaient-ce les occasions qui avaient manqué ? Le désir ? Non, sans doute. Seulement, on finit toujours par être accaparé, aveuglé par des choses futiles qui, sur le moment, paraissent plus importantes : le travail, la carrière, l’argent, les événements nationaux ou planétaires…

    Jimmy Fox posa son verre sur l’étagère au-dessus du lavabo. Il ôta son slip. Il n’avait pas envie de retourner au lit pour dormir. Il entra dans la douche. Il en prendrait une bien chaude ; puis, très froide. Il aimait ce contraste de l’eau chaude et de l’eau glacée. Cela lui fouettait le sang, lui donnait de l’énergie pour un bon moment. Et puis son médecin avait affirmé que c’était excellent pour sa santé, ce qu’il semblait constater en effet. Ensuite, il se raserait. De très près, à la main, avec une mousse parfumée. Puis, il s’habillerait. Très chic pour une fois. Peut-être, qui sait, avec l’épaisse cravate de soie rose que ses collègues lui avaient offerte pour son anniversaire et avec laquelle il n’avait encore jamais eu le cran de s’afficher, tant il la trouvait élégante justement, trop luxueuse, trop visible, trop ostentatoire pour lui.

    Alors, une longue, une très longue journée commencerait.

    2

    Rome ne s’endormait jamais tout à fait. Passé minuit, on entendait encore diverses sortes de gens s’apostropher, des grondements d’automobiles, des pétarades de Vespas et de triporteurs, des cris, des rires, des chants… Était-ce l’éclairage des ruines antiques ou des bâtiments officiels, était-ce la présence bienveillante des statues ou le murmure cristallin des fontaines qui la gardaient constamment en éveil ? À lui seul, le dôme de Saint-Pierre, dans sa glorieuse majesté couronnant l’Urbs tout entière, la dominait de son éclat, tout en offrant aux citadins un repère rassurant, presque paternel.

    L’ombre marchait doucement, comme le ferait un être marqué par les ans. Plutôt petite, filiforme, légèrement courbée, elle portait malgré la température clémente un manteau de bure noire qui lui descendait jusqu’aux pieds. Un capuchon lui recouvrait la tête, de telle sorte que nul ne pouvait voir les traits de son visage. Cette pré-caution paraissait superflue, surtout aux abords du Vatican, où croiser des hommes en noir était chose banale, même à une heure tardive.

    La Ville éternelle vivait au rythme d’une belle nuit d’avril. Les froidures de l’hiver ne semblaient plus qu’un lointain souvenir. Un vent léger, tiède, régénérateur ridait la surface du Tibre, puis il s’élevait, grossissait, assez pour amener au-dessus du château Saint-Ange deux ou trois nuages annonciateurs de pluie. Quant au fleuve, aussi noir et compact que le ciel, il semblait une longue traînée d’encre. À cause des réverbères, tout autour de lui les statues étaient comme des ombres scintillantes.

    Arrivée au bout de la Via della Conciliazione, l’ombre prit la direction de la Piazza San Pietro, presque vide à cette heure. Longeant les hautes colonnes qui encerclent la place, elle atteignit bientôt les escaliers menant à la basilique. Sans marquer le moindre arrêt devant le fronton dont la splendeur hiératique impressionne tant les touristes, elle franchit les marches du parvis et entra dans l’église.

    Une fois à l’intérieur, elle sembla chercher une place précise dans une des allées latérales les plus excentrées. Cette place seraitelle libre ? Rien n’était moins sûr, car l’illustre basilique, ouverte toute la nuit en commémoration de la mort du pape Jean-Paul II, recevait encore un flot de pratiquants fervents qui, jusqu’à l’aube, ne cesseraient de prier pour le salut de l’ancien pontife¹.

    Comme par miracle, la chaise escomptée était vide. Quand elle l’eut trouvée, l’ombre, soulagée, s’acquitta d’une délicate génuflexion. Puis elle s’assit et, joignant les mains, elle se mit à prier avec les pèlerins.

    Quelques secondes s’écoulèrent. Un jeune homme, vêtu à la façon d’un prêtre, s’approcha, s’arrêta près d’elle et lui murmura quelques mots à l’oreille. Alors seulement, elle daigna ôter son capuchon, dévoilant la figure fine et pellucide d’un vieillard.

    Son crâne était couvert d’une calotte rouge, signe que le vieil homme avait rang de cardinal. C’était donc un prince de l’Église ! Personne ne sembla le remarquer cependant. Les pèlerins, concentrés sur leurs oraisons, tournant leurs regards extatiques vers l’autel majeur ou fermant les yeux pour mieux se recueillir, n’y avaient prêté aucune attention.

    Le jeune ecclésiastique posa un genou à terre. Le haut prélat lui tendit discrètement la main pour qu’il puisse baiser l’anneau cardinalice. Ensuite, sans un mot, le jeune homme conduisit le vieillard vers le grand baldaquin torsadé du Bernin, au centre de Saint-Pierre². Il indiqua derrière la Pietà de Michel-Ange une petite porte qui permettait d’accéder à une étroite cabine d’ascenseur. Les deux hommes s’y engouffrèrent tant bien que mal et, quelques instants plus tard, pénétrèrent dans la chapelle Pauline³, au cœur même des appartements pontificaux. Laissant sur leur gauche le bureau du pape, dont la porte n’était pas gardée, signe que le Saint-Père était absent, les deux hommes marchèrent un moment dans un long couloir peu éclairé au bout duquel se trouvait une autre porte donnant sur un autre bureau.

    Le jeune prêtre frappa trois coups légers. Peu après, la porte s’ouvrit, et le jeune homme s’effaça, invitant le prélat à entrer seul. Une fois à l’intérieur et la porte refermée, ce dernier fut accueilli par ces simples mots :

    – Vesperum bonum, Eminentia vestra !

    Austère paraissait la pièce en comparaison du faste de la place Saint-Pierre. Autour d’une table en bois sur laquelle étaient posés un crucifix ainsi qu’une statue de la Vierge, étaient installés divers fauteuils dans lesquels s’étaient assis confortablement des hommes en noir, de hauts dignitaires dont on pouvait deviner, mais seulement à des signes lilliputiens et par conséquent presqu’imperceptibles puisqu’ils avaient ôté leur calotte, qu’ils avaient rang de cardinal. Là en effet s’étaient réunis quelques-uns des plus hauts dignitaires de l’Église catholique, plus précisément de la curie romaine, ceux qui comptaient le plus et, assumant au sein de l’État du Vatican la majorité des responsabilités, détenaient de fait les rênes du pouvoir.

    Celui qui avait convoqué ce comité restreint, ce « mini-consistoire » comme l’appelaient certaines Éminences, n’était autre que le cardinal Bohringer, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Avec lui se trouvaient le cardinal camerlingue, le secrétaire d’État⁵ et le sous-secrétaire, le président de la préfecture des affaires économiques du Saint-Siège, le président du conseil pontifical pour l’unité des Chrétiens et le vice-doyen du Collège des cardinaux. Étaient présents également l’archevêque de Los Angeles, le primat de France et celui d’Allemagne.

    Tous s’exprimaient en latin. C’était l’idiome dont ils avaient convenu pour leurs réunions tardives. Du reste, ils le pratiquaient avec une grande aisance. Cette langue que l’on disait morte garantissait une certaine solennité tout en permettant d’éviter certains impairs. Le latin était en effet une langue concise, claire et nette. Chaque Éminence en maîtrisait la moindre subtilité. Elle impliquait aussi un tutoiement, qui faisait de toute façon partie des mœurs romaines et qu’on ne pouvait dans ce cas précis taxer d’impolitesse, de laxisme ou de vulgarité : leurs Éminences se connaissaient de longue date, étaient liées de camaraderie, voire d’amitié, avant d’être collègues.

    À cause du caractère secret de la réunion, chaque participant, le cardinal Bohringer et l’archevêque de Los Angeles exceptés, avait tendance soit à garder le silence, ce qui était plutôt gênant, soit à ne s’exprimer que d’une voix feutrée, en termes très choisis, comme si de chaque mot prononcé dépendait le sort du monde. Pour délier plus chaudement les langues, il fallut servir un verre de bon vin, ce que l’hôte fit avec la plus grande affabilité. On discuta d’abord des préparatifs de la messe et, plus généralement, des fêtes de Pâques, qui constituent comme chacun sait l’acmé du calendrier chrétien. Puis, après avoir abordé quelques autres sujets, importants certes, mais qui n’exigeaient pas le sceau du secret, le primat de France se hasarda à demander :

    – Et comment se porte Sa Sainteté ?

    – En effet, intervint le sous-secrétaire d’État, cela fait quelques jours que nous ne l’avons pas vue. Je suppose donc, car on ne m’a rien dit à ce sujet, que le Saint-Père est resté à Castel Gandolfo⁶ plus longtemps que prévu. Cela, je dois le dire, m’inquiète, car Pâques n’empêche pas le monde de tourner, et souvent, malgré nos contritions, de tourner au vinaigre, ce qui fait qu’il y a bien des sujets dont il faudrait prévenir en urgence le Saint-Père.

    – Ne t’inquiète pas, répondit le préfet de la Congrégation pour la foi, tu auras bientôt l’occasion de t’entretenir longuement avec lui. Et, pour ce qui concerne les rites et les fêtes liés à la Passion et la Résurrection du Christ Notre Sauveur, le Saint-Père portera le fardeau qui doit être porté…

    À ces mots prononcés d’un ton grave et sombre, les cardinaux frémirent. Ils comprirent en cet instant que si on les avait réunis cette nuit-là, ce n’était pas pour deviser de choses plaisantes et futiles, ni pour discuter des affaires courantes de l’Église et du monde, mais pour leur annoncer une mauvaise, une très mauvaise nouvelle.

    – Que veux-tu dire ? demanda le primat d’Allemagne, dont les traits soudain s’étaient crispés et qui n’avait pas pu dissimuler un fond d’anxiété dans la voix.

    Le préfet s’assit alors plus lourdement dans son fauteuil et dit d’une voix sourde :

    – Je veux dire que le pape est malade. Très malade. Le médecin vient de m’en donner confirmation. D’après lui, Sa Sainteté n’aurait plus que quelques mois à vivre… peut-être six ou sept !

    Ces mots tombèrent dans un silence d’imminente catastrophe. Ce silence de brutale stupéfaction perdura pendant un moment qui parut une éternité, lorsque le préfet Bohringer reprit la parole :

    – Mon devoir était de vous prévenir… Je ne pouvais garder cela pour moi seul. Mes frères, mes amis, nous prierons ensemble pour le Saint-Père. Mais auparavant, convenons de garder à tout prix le secret. Si cette douloureuse information arrivait aux oreilles du monde, imaginez ce qui se passerait : une effervescence telle que l’Église et le Saint-Père lui-même en seraient gravement affectés. Rendez-vous compte qu’aux yeux des gens, le pape ne serait plus qu’un mort en léger sursis. Durant les offices que présiderait Sa Sainteté, que verrait-on : la célébration du message sacré de Pâques ou l’acte de bravoure ultime d’un moribond marchant vers l’abîme ?

    – Ne pourrait-on plutôt comparer les derniers pas du Saint-Père à ceux du Christ, dont le pape est le premier Vicaire ?

    – Je crains que non. Sa Sainteté, justement, veut éviter de mettre en parallèle son agonie avec celle du Christ, dont elle ne sera jamais que le très humble et très ardent serviteur. Rappelez-vous les paroles de l’Évangile : « Seigneur, je ne suis pas digne de Te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri. » Bien plus que la Passion, Pâques représente la Résurrection, et donc la joie. C’est pourquoi le Saint-Père souhaite montrer jusqu’au bout un visage souriant, un visage d’espérance. Ce n’est qu’a posteriori que le monde pourra comprendre à quel point l’attitude du pape aura été exemplaire.

    Petit à petit, le calme olympien, policé, dont avaient fait preuve jusqu’à présent les cardinaux se délitait. En même temps que l’atmosphère était devenue macabre surgissait une sorte d’excitation que la plupart avaient du mal à dissimuler complètement. Chacun soudain voulait prendre la parole, celui-ci pour émettre un avis, celui-là pour formuler une objection ou donner un conseil.

    – Il est vrai que la mise en lumière et l’exploitation publique de l’agonie de son prédécesseur, sans avoir été un désastre, n’a pas eu tous les effets escomptés. Les images ont quelquefois même été contre-productives. Beaucoup ont crié à un étalage macabre, du plus mauvais goût. Mieux vaudrait éviter une nouvelle polémique…

    – Mes chers frères, il ne s’agit pas de mettre en lumière ni d’occulter quoi que ce soit. Il ne s’agit pas du goût des uns ou des autres. Il s’agit de respecter la volonté d’une personne qui va bientôt mourir. Or, il se fait que cette personne est le pape. Celui-ci, vous le savez, n’a jamais été et ne sera jamais un homme de représentation, de théâtre. Il veut s’en aller comme tout le monde, dans la paix du Christ, avec le moins possible d’ostentation et de tapage médiatique. Peut-on le lui reprocher ?

    – Loin de nous, je crois, l’idée de reprocher quoi que ce soit au pape ! Plus que jamais, cela va sans dire, nous restons à ses côtés et le soutenons de tout notre cœur. Mais ce que tu viens de nous annoncer nous place, que cela nous plaise ou non, devant une nouvelle et très grande responsabilité. D’après toi, si je comprends bien, ou du moins selon l’appréciation du médecin, le pape n’aurait que six mois à vivre, ce qui signifie que dans six mois, avec ou sans tapage médiatique, devra être organisé un nouveau conclave.

    – Chaque chose en son temps, cher confrère. Pourquoi nous précipiter ? L’idée de l’élection d’un nouveau pape ne devrait pas encore nous tracasser. Si nous laissions transparaître la moindre inquiétude quant à la santé du souverain pontife, si nous ne faisions, par une inadvertance coupable, qu’évoquer l’idée d’un conclave, vous savez comme cela jaserait dans toutes les chancelleries ! Et nous serions bien en peine de démentir.

    – Chaque chose en son temps en effet, appuya le vice-doyen avec un léger sourire dans lequel on aurait soupçonné à juste titre une pointe d’ironie. Notre Église a, Dieu merci, perdu la fâcheuse habitude de se choisir un nouveau pape avant que l’ancien ne soit bel et bien mort…

    – Le secrétaire d’État et le vice-doyen parlent sagement, comme d’habitude. Nous garderons le silence, par prudence, ou par simple précaution, à l’extérieur de notre cercle, cela va de soi. Mais que nous le voulions ou non, la question se pose d’ores et déjà cruellement à nous, à nous qui tenons entre les mains tant de choses.

    – Tu sous-entends, je pense et je l’espère sincèrement, que personne ici ne doute que le digne successeur de Pierre devrait se trouver déjà parmi nous !

    – Souvenez-vous avec quelle célérité l’élection du pape actuel s’était déroulée. Bien préparé, le collège des électeurs avait ainsi pu montrer, après le long règne de Jean-Paul II, qu’il soutenait unanimement le nouveau pape, étant donné qu’une élection aussi rapide ne pouvait être contestée ni porter à controverse. Le message était clair. Il était un gage de continuité. L’Église, qui ne déteste rien tant que l’agitation, les ruptures, non seulement avalisait l’héritage de Jean-Paul II, mais elle le perpétuait. Certes, un nouveau pape occupait le trône de Pierre. Mais au fond rien ne changeait. Cela consolidait ce que nous avions déjà construit et rassurait les fidèles. Si la prochaine élection se déroulait de la même façon…

    – Nous sommes tous d’accord sur ce point, cher confrère. De même, reconnaissons tous que nous n’avons pas besoin d’ergoter pour savoir qui est le meilleur d’entre nous. Le meilleur, par conséquent le plus apte à occuper la fonction suprême et à représenter sur terre Notre Seigneur Jésus-Christ. Cette personne d’exception, cher préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, permets que je le clame en toute franchise et à voix haute, c’est toi !


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