Nuit montmartroise
Par Fabrice Delphi
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Aperçu du livre
Nuit montmartroise - Fabrice Delphi
À mon vieil ami Adolphe WILLETTE, pour amuser PIERROT.
I
Place blanche
– Oh, la vie débordante de Montmartre, la vie nocturne de Montmartre surtout, tous ces cris, tous ces refrains, toute cette gaieté qui s’émanent des concerts, des bals, des music-halls et des cabarets plus ou moins artistiques, courent les rues, animent les femmes et les hommes et donnent à toutes et à tous ces visages rieurs et ces bouches épanouies on s’amuse peut-être à Paris ; on ne rit qu’à Montmartre !
– Pas mal, ta tirade interrompait Justin Mauclair. D’honneur, tu parles d’enthousiasme. On voit que les emballements ne te coûtent pas grand-chose à toi. Tu vends des boniments dithyrambiques à la douzaine et même à la grosse.
– Blague, raille, moque-toi de moi tant que tu voudras, reprenait Claudinet en caressant sa moustache blonde. Mais conviens toi-même que cette place Blanche est admirable de vie joyeuse, ce soir. La fête foraine bat son plein, comme disent les romans littéraires, et le Moulin Rouge dégorge et regorge de monde. En voulez-vous des jolies filles ? on en a mis partout : et inutile de se baisser pour en prendre ; on n’a qu’à étendre la main pour saisir une taille souple et cueillir un baiser.
– Au tarif !
– Pas toujours. Elles sont plus désintéressées qu’on ne le croit, les petites Montmartroises. Elles ont toutes dans le cœur une midinette qui sommeille, et les midinettes ne sont pas vénales. Ne calomnie pas les Montmartroises ; notre ami Gustave Charpentier et moi les défendrions. Conviens plutôt et tout de suite que Montmartre est exquis et que ses habitantes sont des anges… descendues du Moulin de la Galette. J’y suis né, moi, rue Berthe, comme dans la chanson de Bruant, et j’espère bien y mourir le plus tard possible.
– Amen ! ponctuait Justin Mauclair en humant son chalumeau immergé dans une menthe verte.
Nous étions échoués ce soir-là sur la place Blanche et à dix heures, par une nuit de mai douce et pour ainsi dire opalisée de lune, le peintre Justin Mauclair, Claudinet le fougueux musicien et moi, autour d’un guéridon de café, après un dîner d’amis.
Et gris de lumières crues et de bruits, éternellement amusé par cette vie fiévreuse des cafés ou l’on reçoit « les dames non accompagnées » comme s’exprime ma parenté, je me perdais dans un océan de pensées faiblardes, oh oui, que faiblardes, écoutant d’une oreille distraite les phrases enflammées débitées par Claudinet, et porté à partager une partie sinon la totalité de son enthousiasme. Car moi aussi j’ai été quelques années durant, mais il y a belle lurette, un habitant de Montmartre avant de devenir un paisible électeur de Passy.
Montmartre ! Y ai-je assez vécu une existence bizarre il y a une douzaine d’années, au temps du Chat Noir et de Rodolphe Salis, alors où, vêtu de velours gris perle, je promenais au pied du Sacré-Cœur d’étonnants feutres mous blancs et d’invraisemblables bâtons. Et que de bohêmes bizarres connus là, depuis le chansonnier Maurice Mac-Nab jusqu’à Georges Brandimbourg qui s’intitulait modestement : ivrogne de naissance. J’ai vécu là des jours de gaieté et d’ennui, mais d’ennui supporté assez allègrement en somme, soutenu par la confiance en soi un peu niaise de nos vingt ans.
Montmartre !
Justin Mauclair lui, le peintre des élégances et qui n’a jamais abandonné le Boulevard, dont les montées à la Butte Sacrée n’ont jamais été que des fugues d’une nuit, ne pouvait évidemment partager l’enthousiasme de Claudinet, de Claudinet l’emballé qui continuait à débiter ses phrases dithyrambiques.
Et comme Justin Mauclair est un être très taquin, qui même, un moment, se plaisait à nier à Montmartre toute saveur et tout pittoresque, lancé à fond, Claudinet s’emportait.
– Ah, Montmartre n’est pas drôle et l’on n’y a jamais vécu à la Murger ? Eh bien, mon cher, je vais te raconter le plus brièvement possible deux aventures qui t’édifieront à ce sujet. Et si après m’avoir ouï tu ne confesses pas tes torts, tu ne fais pas amende honorable, je te tiens pour un être d’un insigne mauvaise foi.
Là-dessus, il happait au passage un garçon, commandait de nouvelles menthes et roulant son éternelle cigarette de tabac blond entre ses doigts nerveux, il commençait…
II
Déménagement
Le dix-sept mars 1895 les habitants de la rue Girardon, une des plus curieuses ruelles du vieux Montmartre, virent arriver vers les trois heures de l’après-midi une petite voiture à bras, traînée par deux rapins aux chevelures absaloniennes et aux habits de coupes bizarres, poussée par deux autres jeunes gens de mise également excentrique.
La voiture s’arrêta devant le n° 34, et l’un des artistes, un grand garçon de vingt-cinq ans, portant barbiche et moustaches, après avoir préalablement poussé un « ouf ! » de satisfaction et s’être, à plusieurs reprises, essuyé le front, déclara :
– Enfin ça y est… me voici au bas de mon château !
Ton château, cette maison-là ? questionna un de ses anus.
– Parfaitement mon vieux, c’est mon château… à partir de ce soir je logerai au troisième étage…
– Juste sous le toit !
–… au troisième étage de cette maison. J’ai loué là un petit appartement de deux pièces pour l’importante somme de cinq cents francs par an, payable par trimestre échu.
– Échu me paraît joli ! s’exclama un des rapins, en secouant sa crinière.
– Pas si fort mon vieux ! murmura le futur locataire du 34 de la rue Girardon, pas si fort… on pourrait nous entendre !
– Ben, mon vieux Romain, tu es plutôt peureux !
– Suffit, répliqua Romain, j’ai mes raisons… que je vous expliquerai à tous plus tard… En attendant, emménageons !…
– Faut que la concierge donne la clef, fit l’un des compagnons.
– C’est vrai dit un autre, sans la clef il est impossible d’emménager !
Romain expliqua :
– J’ai la clef dans ma poche… et puis ici, il n’y a pas de concierge !
– C’est rudement chic pour déménager à la cloche de bois ! interrompit un jeune homme aux longs cheveux noirs et plats, mais à la moustache rare.
– Surtout quand on est comme toi, Vermillon, et que l’on doit cinq termes, répondit Romain.
– Ne raille pas ma pâle débine, déclara Vermillon en s’efforçant de friser une moustache imaginaire.
À ce moment, une grande et grosse femme pouvant avoir dépassé la quarantaine, apparût dans l’encadrement de l’étroite porte-cochère.
– Ma propriétaire, madame Pinsonnet, fit Romain à haute voix, en présentant la dame à l’opulente poitrine.
Les rapins s’inclinèrent avec autant de distinction que les figurants des pièces à panache du Théâtre-Français.
Mme Pinsonnet ne s’émut pas de toutes ces marques de respect ; et, le verbe haut, les poings sur les hanches comme la célèbre Madame Angot, elle questionna :
– C’est ça vos meubles ?
Romain comprit d’un coup d’œil que la présence dans la voiture à bras d’un lit en fer, d’une table en bois jadis blanc, de deux coussins poussiéreux, d’un morceau de tapis parfaitement usé, de deux