Droit de grève : actualités et questions choisies
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Aperçu du livre
Droit de grève - Filip Dorssemont
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© Groupe Larcier s.a., 2015 Éditions Larcier Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles
Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
ISBN 978-2-8044-8062-2
La collection de la Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles rassemble les actes des colloques organisés par ses soins et reconnus pour leur grande qualité scientifique. Ils couvrent différents domaines juridiques, notamment le droit des sociétés, le droit des obligations, le droit de la concurrence, le droit social, le droit judiciaire ou encore le droit pénal.
La collection est dirigée par le Président de la Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles.
Derniers ouvrages parus dans la collection :
Les réseaux sociaux et le droit, 2014
Sous la direction de Mireille Salmon
Loi sur la continuité des entreprises en pratique: regards croisés, ajustements et bilan, 2014
Sous la direction de Patrice Libiez et Lucille Bermond
Le Tribunal de la famille et de la jeunesse, 2014
Sous la direction d’Alain-Charles Van Gysel
Le droit des marchés publics à l’aune de la réforme du 1er juillet 2013, 2014
Sous la direction de Sarah Ben Messaoud et François Viseur
Contentieux successoral. Les écueils juridiques du conflit successoral, 2013
Sous la direction de Frédéric Lalière
La vente. Développements récents et questions spéciales, 2013
Sous la présidence de Patrick Wéry et la direction de de Jean-François Germain
Droit des groupes de sociétés. Questions pratiques, 2013
Sous la direction de Georges-Albert Dal
La fraude à la T.V.A en matière pénale, 2013
Sous la direction de Laurent Kennes et Emmanuel Rivera
La réforme de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. Première approche thématique, 2012
Sous la direction de Frédéric Gosselin
Le droit social en chantier(s), 2012
Sous la direction d’Emmanuel Plasschaert et Olivier Rijckaert
L’entreprise en difficulté, 2012
Cédric Alter, Pia Sobrana Gennari Curlo, Frédéric Georges, Michèle Grégoire, Fabrice Mourlon Beernaert, Charlotte Musch
Les obligations et les moyens d’action en droit de la construction, 2012
Sous la direction de Marie Dupont
Les mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l’homme. Un référé à Strasbourg ?, 2011
Sous la direction de Frédéric Kenc
Les pratiques du marché. Une loi pour le consommateur, le concurrent et le juge, 2011
Sous la direction de Laurent de Brouwer
La cession d’entreprise : les aspects sociaux, 2011
Sous la direction de Loïc Peltzer et Emmanuel Plasschaert
Les avocats face au blanchiment, 2011
Sous la direction d’André Risopoulos
Détention préventive : 20 ans après ?, 2011
Sous la direction de Benoît Dejemeppe et Damien Vandermeersch
Ce livre contient les rapports qui ont été présentés lors du colloque que la Conférence du jeune barreau de Bruxelles a organisé le 5 mars 2015.
La Conférence remercie chaleureusement les auteurs et, plus particulièrement, Me Frédéric Krenc qui, outre sa propre contribution, a assuré la direction scientifique des travaux.
Je tiens également à remercier Me Guillaume Sneessens, commissaire chargé des activités scientifiques, pour son précieux concours dans la préparation et la coordination de ce colloque.
Benoît Lemal,Président
À propos des sources et des limites du droit de grève en Belgique
Filip Dorssemont
Professeur de droit du travail
Centre de recherche interdisciplinaire Droit, Entreprise et Société
Maître de conférences invité, Université Saint-Louis – Bruxelles
Introduction
Section I
Les travailleurs et les syndicats à la recherche d’une source (1831-1981)
Section II
Les employeurs à la recherche de restrictions (1987-2005)
Section III
Le retrait dans le donjon : à propos de l’utilité des sources internationales et européennes pour restreindre les restrictions
En guise de conclusion : le donjon assiégé ?
Introduction
La relation entre les sources et les limites du droit de grève est complexe. L’histoire du droit de grève peut se lire comme la quête d’un grâle visant à immuniser, voire à consacrer, le recours à la grève. La réussite de cette quête d’un fondement n’a pas clôturé le débat juridique. Elle a laissé la place à une discussion autour des limites (internes et externes) du droit de grève, en explorant les limites du référé sur requête unilatérale en vue d’interdire certaines modalités qui furent qualifiées de voies de fait. Face à cette judiciarisation du conflit collectif, il nous semble opportun de retourner au fond du débat en identifiant les normes internationales et européennes qui permettent de répondre à ces attaques. Lorsque le château fort est assiégé, il nous paraît utile de se retirer dans le donjon. Le patrimoine des droits fondamentaux ne sert pas à modifier le fondement même du droit de grève, mais sert essentiellement à combattre des restrictions invoquées à l’encontre de son exercice. Ces normes européennes et internationales permettent ainsi de consolider les fondements du droit de grève grâce aux efforts herméneutiques des organes judiciaires et quasi judicaires qui ont été institués pour superviser leur respect. Faut-il s’étonner que l’histoire se poursuive par une attaque du donjon lui-même, visant à décrédibiliser ses plus ardents défenseurs ?
En vue de la cohérence du présent ouvrage collectif et dans un souci de complémentarité vis-à-vis de publications antérieures¹, nous essaierons de focaliser notre attention sur la figure du donjon, voire de certains donjons, a fortiori des donjons méconnus ou inattendus. L’attaque de la forteresse ainsi que le retrait dans le donjon de la Charte sociale européenne ont été analysés de façon méticuleuse, dans le cadre du présent ouvrage collectif, par notre collègue Jean-François Neven.
I.
Les travailleurs et les syndicats à la recherche d’une source (1831-1981)
Un droit contraire au droit. En 1894, la grève a été qualifiée par Planiol de « droit contraire au droit ». Dans ses observations sous un arrêt de la cour de Bourges, l’auteur prend soin de distinguer le droit de s’abstenir de travailler et le droit d’empêcher les autres de travailler². Il rejette l’idée que la grève « telle que la comprennent les ouvriers » puisse un jour être reconnue. Les observations du civiliste démontrent un décalage entre la compréhension de la grève par les ouvriers et par les juristes. Pour les ouvriers, vouloir maintenir l’outil de travail, reviendrait à mettre en cause le droit de grève qui devrait, selon eux, permettre de forcer le patron « à éteindre ses feux ou à arrêter ses machines et à empêcher le recrutement du personnel ».
Planiol était moins intransigeant par rapport à la grève comprise comme une simple abstention des travailleurs d’exécuter leur travail. Il fut parmi les premiers à affirmer que l’acte purement matériel, consistant en un refus d’exécuter le travail convenu, ne pouvait pas être interprété comme un acte (juridique) équipollent à la rupture. Il distinguait la non-exécution du contrat de travail et la résiliation du lien contractuel³. Cette approche permettait d’atténuer les conséquences d’un comportement qui en tant que tel, n’était rien d’autre qu’une faute contractuelle. Dans ce contexte, le fait pour le syndicat d’être l’instigateur de la grève ne pouvait logiquement être analysé que comme une tierce-complicité à la violation des obligations contractuelles du travailleur, de nature à engager la responsabilité extracontractuelle du syndicat, voire de certains meneurs. Bien que Planiol ne le dise pas ouvertement, le droit de grève dans son acceptation juridique était lui aussi un droit contraire au droit. Pour exister, il lui a fallu une source juridique explicite lui conférant le statut d’un droit capable de tenir en échec les mécanismes de la responsabilité contractuelle et extracontractuelle. L’exercice d’un droit ne peut pas constituer une faute contractuelle, a fortiori quand il s’agit d’un droit fondamental.
Historiquement, le droit de grève n’a été reconnu dans les États membres de l’Union européenne, ni à la même époque, ni par l’intervention des mêmes acteurs institutionnels. Dans certains pays, la grève a été consacrée, comme une thèse antifasciste, par l’Assemblée constituante au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il convient de rappeler qu’à la fois en Allemagne et en Italie, les régimes fascistes issus d’élections populaires avaient réintroduit des dispositifs de droit pénal tendant à interdire les actions collectives. Bien que les instruments internationaux adoptés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale ne fassent aucune référence à l’existence du droit de grève, la reconnaissance explicite et spécifique de la liberté syndicale est quant à elle très fréquente. Cette reconnaissance de la liberté syndicale dans un souci de pluralisme syndical n’est pas non plus déconnectée de l’élaboration de certains systèmes de relations professionnelles corporatistes de mauvaise aloie institués dans les années 1920 en Italie et dans les années 1930 en Allemagne. Cette consécration constitutionnelle du droit de grève s’opère dans un moment charnière de l’histoire de ces États qui préfèrent faire table rase du passé et rédiger ab ovo une nouvelle Constitution. La consécration constitutionnelle ne tend pas à consolider une évolution jurisprudentielle ou législative antérieure. Elle provoque une césure. Elle se veut prospective et non pas rétrospective. Il s’agit d’un droit qui est à cheval sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels et qui est de nature à mettre en question le bien-fondé de cette dichotomie. Cette consécration s’est opérée en France (1946) et en Italie (1948) au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En Grèce, en Portugal, en Espagne, la consécration constitutionnelle du droit de grève inaugurera le rétablissement du régime démocratique.
L’assemblée constituante. En Belgique, l’Assemblée constituante a raté toutes les occasions qui auraient pu se présenter d’inscrire le droit de grève dans la Constitution. Dès l’avènement de l’indépendance (1830), l’ordre juridique belge adopte une approche plus générique par rapport à la question « associationnelle ». Le Gouvernement provisoire arrête un décret du 16 octobre 1830 proclamant la liberté d’association. La Constitution belge (1831) proclame que « les Belges ont le droit de s’associer. Ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive » (article 27 Constitution belge).
Pour le gouvernement provisoire, la question de la liberté d’association est étroitement liée à la liberté individuelle et politique. Il déclare qu’il est permis aux citoyens de s’associer comme ils l’entendent dans un but « politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel ou commercial ». Un objectif social de solidarité, d’entre-aide ou de défense d’intérêts n’est pas explicité dans le texte.
À en croire un député du Congrès national, ce ne sont pas les associations d’ouvriers qui lui sont venues à l’esprit, lorsqu’il a déclaré : « Je me suis demandé si le besoin d’association est bien du siècle présent ». Pour le député Seron, la liberté d’association répondait à une revendication catholique de rétablir des « mainmortes » religieuses⁴. À l’époque, les coalitions d’ouvriers de masse provoquant des émeutes n’étaient pas considérées comme relevant de la liberté d’association. Dans l’esprit des pères fondateurs belges, ce phénomène concernait la liberté de réunion. C’est pourquoi le constituant a exclu les rassemblements en plein air de l’application de l’article 26 (la liberté de s’assembler paisiblement et sans arme). Les rassemblements en plein air restaient ainsi entièrement soumis aux lois de police.
Dans l’esprit du Congrès national, la reconnaissance de la liberté d’association n’affectait nullement l’existence de lois antérieures mettant hors-la-loi les coalitions d’ouvriers et de compagnons. Bien que le décret du Gouvernement provisoire prévoyait l’abolition de plein droit de toutes les dispositions du Code pénal qui « gênaient » la liberté d’association, dans l’esprit des juges belges, l’interdiction des coalitions n’allait pas à l’encontre de la liberté d’association⁵.
Bref, la liberté d’association n’impliquait nullement la reconnaissance d’un droit d’action destiné à défendre et protéger les intérêts des membres. Les dispositions pénales introduites afin de pénaliser la coalition (c’est-à-dire le refus concerté de conclure un contrat de travail ou une démission collective et concertée vis-à-vis d’un employeur mis à l’index) serviront donc à mettre hors-la-loi une nouvelle forme d’action collective (la grève, le refus collectif d’exécuter le travail convenu) jusqu’à leur abolition en 1866. L’abolition de ces dispositions n’a pas conduit à une interprétation plus progressiste de cette disposition de la Constitution, en ce sens que le droit d’action collective relèverait de la liberté d’association. Comme nous le verrons ci-dessous, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 11 (liberté syndicale) a connu une telle évolution. Une comparaison du texte de la Constitution avec celui de la Convention des droits de l’homme fait toutefois apparaître deux différences élémentaires. Tandis que l’article 11 de la CEDH évoque expressis verbis la liberté syndicale, le texte de la Constitution se limite à une expression purement générique de la liberté d’association. Dans l’article 11 de la CEDH, il est expressément précisé que la liberté syndicale est reconnue en vue de la défense des intérêts des travailleurs. Cette finalité déclarée a permis le développement progressif de moyens permettant aux syndicats de défendre effectivement ces intérêts.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, des projets de révision ont été déposés en vue de reconnaître certains droits sociaux. Dans son analyse de ces propositions, Danny Pieters fait état de deux propositions qui faisaient référence au droit de grève⁶. Il a toutefois fallu attendre 1965 pour qu’une majorité se dégage en faveur d’une déclaration de révision constitutionnelle devant permettre d’élargir le catalogue des droits constitutionnels aux droits économiques, sociaux et culturels. Cette majorité a été maintenue lors des déclarations de révision constitutionnelle ultérieures et la révision constitutionnelle de 1993 a fini par consacrer le principe de la reconnaissance des droits économiques, sociaux et culturels dans notre Constitution. Bien que l’Assemblée constituante ait inclus une liste non exhaustive de certains droits économiques, sociaux et culturels dans la Constitution, ce catalogue ne fait aucunement référence au droit de grève. Il ne s’agit pas d’une simple inadvertance, mais d’un mutisme délibéré. Selon le témoignage du professeur Stroobant qui fût l’architecte de cette révision constitutionnelle, le monde syndical belge n’était pas partisan d’une reconnaissance explicite du droit de grève. Il aurait eu peur qu’une telle reconnaissance soit de nature à ouvrir une boîte de Pandore à propos des limites, voire des restrictions du droit de grève⁷.
Le juge. À défaut d’une reconnaissance du droit de grève par l’Assemblée constituante ou par une loi la reconnaissant de façon univoque, les juges ont été conduits à évaluer la légitimité des grèves. Suite à la dépénalisation de la coalition (1866) et des entraves à la liberté du travail (1921), la grève ainsi que la constitution des piquets de grève ont été dépénalisées. On est ainsi passé de l’ère de la répression (pénale) à une phase de mutisme de l’ordre juridique, le législateur ne réglant pas par des dispositions spécifiques (leges speciales), voire systématiques, le statut de la grève. L’abolition des dispositions pénales relatives aux entraves à la liberté du travail, inaugure l’ère dite de la « liberté » (1921-1981). Le mutisme de l’ordre juridique belge donne, toutefois, à cette liberté un caractère fallacieux. Aucune norme spécifique ne régissant la grève, cette dernière n’est pas à l’abri des règles du droit commun (de la responsabilité contractuelle et civile). À défaut d’un revirement de jurisprudence ou d’une intervention de l’Assemblée constituante (ou du législateur), la grève conservait ses caractéristiques. Elle continuait à constituer une faute contractuelle dans le chef des grévistes et un délit civil dans le chef des syndicats.
Dans une contribution remarquable, Isabelle Van Hiel a décortiqué la jurisprudence des juges du fond en matière de licenciement des travailleurs ayant participé à des actions collectives⁸. Elle a étudié aussi les écrits de la doctrine contemporaine analysant ou critiquant cette jurisprudence. Ce qui frappe dans un premier temps, c’est que jusqu’à l’arrêt phare dans l’affaire De Bruyne⁹, la qualification de faute contractuelle reste inéluctable dans les yeux de la jurisprudence et de la doctrine belges. Après la Deuxième Guerre mondiale, les juges ont toutefois nuancé les sanctions attachées à cette qualification. La grève n’est plus considérée in se et per se comme un acte équipollent à la rupture. Par contre, la grève est censée constituer une non-exécution du contrat, bien que la doctrine reste divisée sur la question de savoir s’il s’agit d’une suspension de fait ou de droit.
La grève n’impliquant donc pas une rupture in se et per se, il faut que l’employeur saisisse le juge et établisse que les conditions du motif grave sont remplies. À défaut d’outils législatifs, les juges ainsi que la doctrine sont de plus en plus divisés sur l’appréciation de la distinction entre la grève licite et la grève illicite qui sert de critère pour apprécier le motif grave. Cette classification s’opère d’ailleurs sans repères législatifs clairs et a, pour cette raison, été critiquée¹⁰.
La Cour de cassation a pris ses distances