Octave Mirbeau - Études et Actualités - N° 2 - 2021: Découvreur de son temps, inspirateur de notre époque
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À PROPOS DE L'AUTEUR
L’association des Amis d’Octave Mirbeau a pour but de réunir tous ceux qui connaissent, apprécient et étudient la vie, l'oeuvre et les combats d'Octave Mirbeau, et qui se proposent de contribuer à les faire mieux découvrir, par tous les moyens à leur disposition, notamment par la publication annuelle d’une revue, Octave Mirbeau – Études et actualités.
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Avis sur Octave Mirbeau - Études et Actualités - N° 2 - 2021
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Aperçu du livre
Octave Mirbeau - Études et Actualités - N° 2 - 2021 - Les Amis d'Octave Mirbeau
ÉTUDES
MIRBELLIENNES
La pauvresse, dans Rédemption, ou la folie du toujours mieux,
par ©Antoine Juliens
Ci-contre : La famille Tarabustin, des 21 jours d’un neurasthénique, par ©Daria Matskevitch
« Enfourchons le tigre »
par ©Corinne Taunay (2020)
MIRBEAU FACE À L’UNIVERSELLE CONNERIE ENTRE NIHILISME ET ENGAGEMENT
Pierre MICHEL
Université d’Angers
C’est à juste titre qu’Octave Mirbeau est considéré comme un écrivain engagé. Non pas, certes, en tant que militant d’un parti et que propagandiste d’une idéologie, ce qui lui aurait fait horreur, tant il est libertaire jusqu’au bout des ongles, mais en tant que citoyen perpétuellement indigné par le spectacle de continuelles injustices et en révolte contre un ordre social où « tout est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit¹ » et dont il souhaite l’effondrement : « […] comme ces gens-là ont besoin d’un bon coup de torchon ! Espérons que cette fois, il sera complet et qu’il ne tardera pas », écrit-il par exemple à Camille Pissarro en septembre 1891². Individualiste radical, réfractaire à toute autorité constituée, il a été et il est encore jugé potentiellement subversif par tous les défenseurs autoproclamés de la Loi et de l’Ordre.
Et pourtant il est difficile de trouver un écrivain dont l’œuvre soit marquée du sceau d’un plus profond désespoir, face à la cruauté des hommes et à l’universelle connerie, puisqu’il faut l’appeler par son nom³ : le terme est, certes vulgaire, mais parle infiniment plus que des synonymes par trop approximatifs et inappropriés, tels que bêtise
, stupidité
, sottise
ou crétinisme
. Dans ces conditions, est-il encore un tant soit peu raisonnable d’espérer des progrès vers plus de liberté, plus de justice et plus de bonheur pour le plus grand nombre ? Cette espèce de nihilisme qui semble ressortir de l’œuvre de Mirbeau, et tout particulièrement du dénouement de sa tragédie prolétarienne de 1897, Les Mauvais bergers, est-il compatible avec tous les combats menés par l’écrivain, au moyen de sa plume exceptionnelle, qu’il a mise au service de ses valeurs du Beau, du Juste et du Vrai ?
L’universelle connerie
Comme chacun d’entre nous peut en faire le constat chaque jour, contrairement à ce que les Lumières pouvaient laisser espérer, les « cons » pullulent, croissent, se reproduisent et se multiplient. Sans prétendre établir scientifiquement une « typologie de la connerie », comme s’y essaie très modestement un journaliste de Marianne⁴ en août 2019, l’expérience commune et quotidienne suffit pour nous en dévoiler quelques spécimens plus ou moins gratinés. Il y en a de toutes sortes, de tous milieux, de toutes conditions, de tous caractères et de tous âges : des « jeunes cons », bien formatés, à la pointe de la mode et des innovations techniques, et pleins d’avenir dans une société à leur image, et des « vieux cons », qui tiennent souvent le haut du pavé et se donnent en exemples, mais qui devront bientôt lâcher prise et passer le relais ; des « petits cons » aux ambitions modestes et plus gênants que vraiment dangereux, et des « gros cons », brutes acéphales à vomir de dégoût et dont les États-Unis n’ont nullement le monopole ; et, pire encore, des « sales cons », les plus dangereux, surtout quand ils exercent un pouvoir quelconque, à tous les échelons, et a fortiori le pouvoir suprême (les exemples abondent, hélas ! par les très mauvais temps qui courent). Il y en a qui fréquentent des églises, des temples, des mosquées ou des synagogues, et qui gobent et redébitent toutes les religieuses âneries. D’autres hantent plutôt les bistrots, les stades, les cabarets, les boîtes de nuit, voire les bordels, et ne songent qu’à se divertir, c’est-à-dire, selon Pascal, à ne pas penser à leur irrémédiable misère. D’autres encore fricotent et se retrouvent dans des restaurants huppés, des hôtels de luxe et des boutiques chic pour happy few et arpentent toutes les allées des pouvoirs qui les choient. D’autres encore, ou les mêmes, sont accros aux smart-phones, aux selfies, aux réseaux sociaux, aux émissions de télévision les plus débiles, ingurgitent avec délectation les publicités et les fake news et se laissent facilement appâter par les théories conspirationnistes. Bref, n’en déplaise à Descartes, la connerie est bien la chose du monde la mieux partagée… Et, ces dernières années, les résultats d’élections dans quantité de pays, tels que les États-Unis ou l’Angleterre, le Brésil ou la Hongrie, la Pologne ou la Turquie, l’Inde ou la Russie, en apportent une éloquente confirmation en offrant un pouvoir discrétionnaire à de nouveaux Ubu, comme si la réalité s’entêtait à copier la fiction la plus noire.
Ce qui les unit, tous ces cons, par-delà les différences de classe, de milieu, de culture, de religion, de goût, d’ambition et d’aspiration, c’est une totale absence d’esprit critique, une incapacité congénitale à penser par eux-mêmes et à être autre chose que des produits fabriqués en série par leurs milieux respectifs, une soumission bestiale à l’ordre des choses présenté comme « naturel », et une infinie capacité à se laisser manipuler et rouler dans la farine par les maîtres du monde : aujourd’hui les GAFAM, les multinationales, les Goldman Sachs, Lehmann Brothers et BlackRock, les fonds de pension, les affairistes et oligarques de tout acabit, voleurs cyniques devenus milliardaires à force de bons coups tordus, et les politiciens arrivistes et sans scrupules qui se sont, en toute impunité, emparés de pouvoirs absolus sans avoir de comptes à rendre.
L’existence de cette masse écrasante de cons rend fort problématique le rêve de ceux qui, tel Octave, souhaiteraient l’instauration d’une véritable démocratie et d’un ordre social moins monstrueusement injuste et homicide. Car comment une démocratie digne de ce nom, où le peuple aurait vraiment son mot à dire, voire exercerait une forme effective de pouvoir, pourrait-elle bien exister et fonctionner si l’on ne trouve, parmi les électeurs à consulter, fût-ce pour la forme, que d’« inexprimables imbéciles », selon la forte expression d’Octave Mirbeau ? Lequel, du coup, en appelle à « la grève des électeurs », dans un célébrissime article paru en 1888 dans Le Figaro :
Souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas, d’ailleurs, en son pouvoir de te donner.
L’ennui est que cette grève, au demeurant fort hypothétique, ne saurait, à elle seule, suffire pour déloger de leurs palais tous les détenteurs de pouvoirs usurpés et de fortunes volées (telle celle d’Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires), ni, à plus forte raison, pour changer l’ordre des choses. Aux États-Unis, depuis des décennies, plus de la moitié des électeurs inscrits ont cessé d’aller voter, et des millions d’autres s’abstiennent même de s’inscrire sur les listes électorales, manifestant ainsi leur refus d’être dupes de la farce électorale, perçue comme un « piège à cons », mais sans pour autant agir vraiment pour que les choses changent. Et, de fait, si elles finissent tout de même par changer, bien souvent ce n’est que pour empirer : les milliardaires sont toujours plus nombreux et plus insolemment riches, les innombrables misérables de ce monde sont de plus en plus pauvres, et le fossé entre les classes ne cesse de s’élargir…
Dans ces conditions, il est clair que, pour Mirbeau, la grève des électeurs ne peut être qu’une première étape dans la lutte pour une société d’hommes libres, d’où aurait disparu toute forme d’oppression. À défaut d’apporter la solution, elle témoignerait du moins d’une prise de conscience, sans laquelle aucun progrès réel ne serait envisageable. Mais l’objectif, à très long terme, est bien de transformer un troupeau d’esclaves abrutis par leurs conditions de travail et d’existence ‒ à l’image du père Thieux, dans Les Mauvais bergers ‒ en une masse, consciente et solidaire, de citoyens lucides, soucieux de l’intérêt général et prêts à s’engager pour rendre la société plus juste. Sans quoi la politique perd toute signification positive pour n’être plus, entre les mains de mauvais bergers de toutes obédiences, que l’art de manipuler le troupeau pour mieux le conduire à l’abattoir⁵, comme au cinquième acte de la tragédie prolétarienne de 1897. Les prolétaires ont beau être affreusement exploités et opprimés, ils sont aussi, pour la plupart, terriblement aliénés et la conscience de classe, avec ce qu’elle semble impliquer de volonté révolutionnaire, n’a rien de spontané, coimme on l’a vu aux États-Unis.
Cette entreprise de conscientisation, de dessillement des yeux, n’est donc pas une mince affaire, et Mirbeau, en toute lucidité, en a parfaitement conscience. Mais il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre… Comment va-t-il donc s’y prendre ?
Pour une révolution culturelle
Si l’on souhaite vraiment avoir des chances d’y parvenir, force sera d’en passer par une véritable révolution culturelle qui oblige « les aveugles volontaires » à « regarder Méduse en face », comme Mirbeau en exprimait le souhait dès 1877⁶. Car la réalité, celle de l’inhumaine condition comme celle de l’aberrante organisation sociale, est tellement répulsive et angoissante que la plupart des humains préfèrent en détourner les yeux et se livrer à de multiples formes de divertissements, selon le terme de Pascal, conçus à cette fin. À une époque où n’existaient ni la radio, ni la télévision, ni Internet, ni les réseaux dits « sociaux », et où le cinéma venait tout juste d’être inventé, quatre outils culturels étaient susceptibles d’être utilisés en vue d’œuvrer à cette révolution dans les esprits : l’école, la presse, la littérature et le théâtre. Mais, quelle que soit leur indéniable utilité, Mirbeau ne se berçait pour autant d’aucune illusion.
A. L’école :
Pour ce qui est de l’école, on le sait, elle connaît de profondes transformations et une remarquable expansion grâce à la politique scolaire de Jules Ferry. Pour Mirbeau, elle a une importance décisive et constitue un enjeu primordial, car c’est avec les enfants d’aujourd’hui que l’on façonnera, peut-être, les citoyens lucides de demain, ou bien, au contraire, que l’on continuera de fabriquer de « croupissantes larves⁷ » : « La base de tout, dans un État, c’est l’instruction de l’enfant », et c’est pourquoi « on ne peut rien espérer de durable si on ne met pas une énergie énorme à révolutionner l’enseignement⁸ ». Malheureusement, quelle que soit l’ampleur des progrès réalisés sous la République, Troisième du nom, surtout si on compare la formation fournie par l’école républicaine à la déformation jésuitique dont le jeune Mirbeau a fait la douloureuse expérience au collège de Vannes et qu’il a évoquée, sous les couleurs les plus noires, dans son roman autobiographique Sébastien Roch (1890), l’essentiel reste encore à faire. Car bien des choses n’ont pas vraiment changé et, aux yeux de notre anarchiste, les Cartouche de la République sont complices des Loyola de l’Église catholique, avec lesquels ils partagent le contrôle des âmes⁹. Comme si leur unique objectif était de tuer l’homme dans l’enfant, les professeurs semblent continuer à s’employer encore, le plus souvent, à susciter chez leurs élèves l’ennui et le dégoût, afin d’être bien sûrs que rien ne subsistera de leurs potentialités intellectuelles ni de leur personnalité. Les programmes scolaires continuent d’accorder la priorité à une langue morte, le latin, et à une littérature du passé, que rien ne vient revitaliser, d’où un très vif sentiment d’inutilité. Quant à l’histoire, elle se réduit à une morne et abrutissante propagande, où la fable du « roman national » nécessaire aux nouveaux maîtres su pays a succédé aux billevesées religieuses déversées par les jésuites, et où le scientisme en vigueur apparaît, aux yeux de Mirbeau, comme le succédané des anciennes religions. Il en résulte le plus souvent une « indigestion », qui participe efficacement de la crétinisation programmée.
Par-dessus le marché, l’école, fût-elle adaptée au nouveau régime, continue d’être compressive pour la vie affective et sexuelle de l’enfant et de l’adolescent, ces « pauvres potaches » auxquels Mirbeau a consacré deux chroniques du Gaulois¹⁰, d’où un des rêves imprécis et un inassouvissement préjudiciable à l’épanouissement de l’adulte¹¹. Le résultat d’une semblable éducastration
, qui a encore pour effet de déformer « les âmes d’enfants », ce sont des êtres dénaturés et dépersonnalisés, inaptes à la vie de l’esprit et du corps, mais adaptés aux besoins d’une société misonéiste et niveleuse, où le conformisme est impératif et où la pensée est perçue comme une menace pour le désordre établi. Seuls résistent quelques enfants dotés d’une forte personnalité, qui se manifeste par le refus de l’école : « Cette paresse, qui se résout en dégoûts invincibles, est quelquefois la preuve d’une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître¹². » Cette supériorité est attestée par les artistes créateurs qu’admire Mirbeau et qui, tous, ont été en rupture avec l’institution scolaire, accusée de mettre en œuvre une « orthopédie de l’esprit à laquelle on soumet les natures les plus saines¹³ ». La pédagogie en usage contribue en effet à décourager les meilleures volontés et, reposant sur la mémoire et les automatismes, exclut l’intelligence, l’esprit critique, toute pensée personnelle et toute expression originale : « Plus de méthode, des procédés ; plus d’intelligence, de la mémoire. Manuel pour apprendre à faire une version latine prudente et circonspecte, voici. Manuel pour la confection d’un devoir de français sans idées personnelles, voilà. Memento d’histoire universelle en 200 pages, vlan¹⁴ ! »
Mirbeau appelle donc de ses vœux un enseignement qui soit à la fois laïque, c’est-à-dire totalement émancipé du « poison religieux », et qui vise à former l’esprit de l’enfant en suscitant sa curiosité, son sens de l’observation et son esprit critique. L’Abbé Jules (1888) présente une première tentative en ce sens, quand le héros éponyme prétend s’appuyer sur Rousseau et l’éducation négative préconisée dans l’Émile pour éduquer son neveu à sa manière disruptive. Mais le maître, confus et brouillon, voire incohérent, se révèle décidément incapable de mettre en œuvre une alternative pédagogique et son lamentable échec oblige à explorer d’autres voies. Mirbeau pense les avoir trouvées à Cempuis, dans l’orphelinat dirigé par le libertaire et néomalthusien Paul Robin, dont Mirbeau dresse un tableau inhabituellement édifiant, au moment même où Robin vient d’être licencié par le ministre Georges Leygues, dans le cadre de cette alliance contre-nature, qu’il stigmatise, entre la pseudo-République (Cartouche) et l’aliénante Église romaine (Loyola)¹⁵. Non seulement on y forme des esprits sains, non gavés de connaissances inutiles, dans des corps physiologiquement et sexuellement sains, selon l’idéal gréco-romain, ce qui est déjà beaucoup ; mais surtout ce qu’il appelle de « vrais hommes et de vraies femmes », c’est-à-dire des individus dotés d’une personnalité unique, d’une éthique élevée et d’une conscience civique, en même temps que d’une habileté manuelle qui leur garantisse un métier et qui ennoblisse leur existence. Inhabituellement optimiste, pour mieux persuader ses lecteurs, Mirbeau en conclut qu’« il n’est pas téméraire d’espérer qu’il [puisse] sortir de cet admirable système toute une rénovation dans les conditions sociales » : « Élever l’ouvrier jusqu’au rôle de créateur conscient, donner à sa vie l’intérêt de toute une recherche, de tout un rêve d’artiste, quoi de plus beau¹⁶ ? » L’ennui est que cette expérience a été beaucoup trop limitée et éphémère pour avoir quelques chances d’influer sur le cours de l’histoire. Mirbeau aurait certainement applaudi à toutes les tentatives de rénovation pédagogique qui ont fleuri au cours du vingtième siècle, de Freinet à Montessori et Summerhill, mais elles n’ont, à elles toutes, concerné que les marges de la société capitaliste, même au lendemain de Mai 1968, sans pouvoir toucher vraiment les larges masses comme Mirbeau l’eût rêvé. Les gouvernements qui se sont succédé en France étaient trop soucieux de préserver l’ordre en place pour s’autoriser mieux que de piètres raccommodages du système scolaire, sans en modifier fondamentalement le fonctionnement ni les objectifs. Mirbeau en avait fait l’amer constat dès 1904, alors que la gauche était puissante et que « le petit père Combes » au pouvoir suscitait son admiration et sa reconnaissance¹⁷ : le ministre de l’Instruction Publique, Chaumié, refusait en effet aux instituteurs le droit de tenter de désaliéner les esprits malléables de leurs élèves¹⁸. Décidément, à ses yeux, les politiciens de la Troisième République ne valent guère mieux que les cléricaux, dont ils sont les concurrents pour le partage des parts du marché des âmes, certes, mais surtout les complices, aux yeux de Mirbeau, pour que l’ordre en place ne soit pas menacé¹⁹. Quant à ceux de la Cinquième, ils ont poursuivi cette politique de complicité, notamment avec les lois Debré de 1960. De sorte qu’il serait bien naïf d’espérer encore que, de l’école ainsi conçue et organisée, puisse émerger une masse de citoyens lucides et actifs.
À défaut d’un système scolaire trop figé et si peu propice à l’émancipation des jeunes esprits par trop formatés, Mirbeau en arrive à miser sur l’éducation populaire. Au cours de l’affaire Dreyfus, il a plaidé pour la convergence des luttes ouvrières et de l’engagement des intellectuels²⁰. Avec d’autres, anarchistes et syndicalistes notamment Georges Deherme, fondateur de la Coopération des Idées, il a plaidé pour le développement des Universités Populaires destinées à armer intellectuellement le prolétariat pour qu’il puisse se débarrasser de ses chaînes²¹. Ce mouvement d’éducation populaire va se poursuivre au cours des décennies suivantes, mais ne débouchera pas pour autant sur « le grand soir ». Il ne relève pas de notre propos d’analyser les causes de ce qui peut apparaître, après coup, comme un échec. Mais, à leurs débuts, il est clair que ces Universités Populaires souffraient de l’insuffisance des moyens financiers, matériels et humains indispensables à leur expansion et à leur efficacité, et que, d’autre part, la disponibilité des travailleurs potentiellement concernés ne pouvait être à la hauteur des espérances, vu la longueur des journées de travail et les priorités de la vie quotidienne. Ces tentatives originales, mais trop idéalistes, semblaient donc condamnées à la marginalité.
B. La presse :
Faut-il, alors, se rabattre sur la presse ? On sait que la prétendue Belle Époque
a surtout été celle de la presse, dont elle a été « l’âge d’or » : jamais on n’a vu naître, croître… et disparaître autant de journaux, nationaux ou régionaux ; jamais les principaux quotidiens n’ont eu autant de lecteurs et, par conséquent, n’ont exercé autant d’influence, à une époque où ils n’étaient pas confrontés à la concurrence de la radio et de la télévision. Si Mirbeau ne connaissait l’école qu’en tant que « pauvre potache » livré innocemment en pâture aux « pourrisseurs d’âmes » qu’étaient les jésuites, en revanche il connaît parfaitement la presse de l’intérieur pour y avoir collaboré activement pendant quatre décennies. Certes, pendant une douzaine d’années, à ses débuts dans la carrière, il a prostitué sa plume pour assurer sa pitance, quitte à faire entendre parfois une voix discordante ou à introduire quelques bémols dans des contributions imposées²². Mais, à partir du grand tournant de 1884-1885, il a entamé sa rédemption et mis sa plume au service de ses idéaux éthiques et esthétiques. C’est donc qu’il comptait bien, non seulement racheter ses compromissions passées et apaiser son récurrent sentiment de culpabilité, mais aussi et surtout s’en servir pour tenter d’ouvrir les yeux de ses lecteurs et de faire évoluer les mentalités. Plusieurs de ses efforts ont été effectivement couronnés de succès, avec, on le sait, la reconnaissance des artistes et des écrivains qu’il a promus, Claude Monet et Auguste Rodin, Vincent Van Gogh et Aristide Maillol, Maurice Maeterlinck et Marguerite Audoux, et bien d’autres encore. Palmarès éclatant, certes. Mais encore convient-il de préciser que, si de vrais amateurs d’art et de littérature ont bien ouvert les yeux grâce à lui, la reconnaissance posthume et officielle, forme de récupération par le système, est de nature, comme il en avait conscience, à engendrer un nouveau snobisme et un nouveau conformisme et à mettre en branle des foules panurgiennes simplement désireuses de faire comme tout le monde, sans que leur sensibilité esthétique soit réellement touchée²³. Mais a-t-il remporté des succès comparables en matière politique et sociale, dans des domaines qui concernent l’ensemble de la société française ou relèvent des relations internationales ? Ce n’est évidemment pas concevable et il n’a jamais eu semblable présomption !
Mirbeau a, de la presse, une connaissance presque intime : il a été rédacteur en chef de plusieurs publications, il a été un temps le secrétaire d’Arthur Meyer, il a collaboré à quantité de journaux influents et été en relations, et souvent en conflit, avec nombre de directeurs de publication, patrons de presse et commanditaires. Et, d’avoir vu, de l’intérieur et de près, les cuisines où l’on concocte la tambouille journalistique quotidienne à destination du bon peuple ne l’a certes pas encouragé à se faire beaucoup d’illusions : partout il a été témoin de la corruption à l’œuvre, du clientélisme éhonté, d’attaques sordides, quand ce n’est pas carrément du chantage, et il a connu le prix de tous les services rendus, qu’il s’agisse d’éloges, de critiques, de dénonciations ou de basses calomnies²⁴. Mais, on l’a vu, il n’est décidément pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ! Aussi s’est-il tout de même battu sur tous les terrains, en recourant à tous les moyens à sa disposition et aux genres imposés que sont le conte, la chronique ou le dialogue, voire le poème en prose, afin de faire apparaître les êtres et les choses, aux yeux de ses lecteurs, sous un angle totalement nouveau qui les interpelle, dans l’espoir de susciter en eux une espèce de choc pédagogique susceptible d’éveiller leur désir d’en savoir plus et de développer leur esprit critique. L’humour et l’ironie l’interview imaginaire et le dithyrambe intempestif, l’interpellation et la galéjade, autant de moyens d’attirer l’attention et de provoquer une réaction chez une partie de son lectorat. Mais combien de lecteurs sont réellement susceptibles d’être touchés de la sorte ? Quand il lui est arrivé de collaborer à des quotidiens engagés comme L’Aurore, pendant l’affaire Dreyfus, ou L’Humanité à ses débuts, en 1904, son lectorat était déjà en grande partie convaincu et son influence ne pouvait être que modeste et, en tout cas, difficilement dissociable de l’ensemble de la rédaction. Quant à la plus grande partie des lecteurs des quotidiens à grand tirage, tels que Le Journal ou le Gil Blas, et des journaux s’adressant à une élite sociale, tels que Le Gaulois et Le Figaro, ils étaient protégés, les uns par une carapace de « préjugés corrosifs » de toute sorte, les autres par leurs intérêts de classe ou de caste, ce qui limitait d’emblée les effets potentiels de ses articles. Il est probable que Mirbeau n’écrivait guère qu’à destination d’une frange très limitée de son lectorat : ceux qu’il appelle des « âmes naïves », parce qu’ils n’ont pas été trop déformés par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église et qu’ils ont conservé un peu de la curiosité et du regard presque vierge de l’enfant qu’ils furent. Quant aux autres lecteurs, après avoir parcouru la chronique et décrété que, décidément, Mirbeau exagère
, ou qu’il se répète, ils passent, en un instant et sans se poser davantage de questions, à un autre conte, aux histoires drôles, aux indiscrétions mondaines ou aux résultats des courses. Mais il y a peut-être pire encore, de son point de vue, que cette difficulté à être réellement lu et compris : en apportant sa prestigieuse collaboration à des organes de presse qu’il méprisait, Mirbeau a participé à leur réputation, leur a fourni un brevet d’honorabilité, et, par voie de conséquence, a paradoxalement contribué à leur influence au service d’intérêts financiers et politiques qui le révulsaient ! Peut-être même aux profits des commanditaires : ne disait-on pas que, le dimanche, jour où paraissaient ses chroniques hebdomadaires, Le Journal augmentait sa diffusion de 10 % ?…
C. La littérature :
La littérature va-t-elle constituer la bouée de secours et permettre à notre grand démystificateur d’imposer à un nombre appréciable de lecteurs un nouveau regard sur le monde ? Alors que l’effet produit par les cinq minutes consacrées à parcourir une chronique ou un conte de 300 lignes a fort peu de chances d’être durable, la lecture d’un roman remarquablement écrit ne serait-elle pas bien davantage susceptible d’avoir des échos prolongés dans la mémoire et la sensibilité d’un nombre beaucoup plus important de lecteurs ? Si l’on pense au succès de scandale remporté par Le Calvaire, à l’automne 1886, et au nombre incroyable de rééditions et de traductions, en une trentaine de langues, du Journal d’une femme de chambre, on pourrait en effet être tenté d’en conclure que notre libertaire a marqué beaucoup de points et touché effectivement un grand nombre de lecteurs. Malheureusement, dans le premier cas, le scandale a pu faire peur ou choquer une bonne partie du lectorat potentiel ; et, dans l’autre, c’est un « silence de mort²⁵ » qui a accueilli, dans la presse, la publication d’un roman sentant par trop le soufre. Par-dessus le marché, de très nombreuses lectures aberrantes ont été faites d’un roman considéré absurdement, par certains critiques et nombre d’éditeurs, comme érotique, voire pornographique, au risque d’appâter un lectorat complètement étranger aux valeurs et aux objectifs du romancier. Ajoutons qu’un roman tel que Sébastien Roch, témoignant pourtant d’un éminent scandale social qui aurait dû bouleverser les consciences ‒ le viol, en toute impunité, d’adolescents par des prêtres catholiques ‒ a entraîné au contraire une véritable conspiration du silence qui en a considérablement réduit l’impact. Quant au Jardin des supplices, cet OVNI littéraire si difficile à appréhender, il a donné lieu à des lectures complaisamment sadomasochistes, qui ont empêché le plus grand nombre de lecteurs d’en dégager la portée subversive. Si l’on considère de surcroît qu’à l’époque le livre est loin d’être démocratisé et n’est un objet usuel que pour une minorité doublement privilégiée, par l’argent et par la culture, force est d’en conclure que Mirbeau avait très peu de chances de toucher les classes sociales qui eussent pu en tirer profit. À tel point que le journal de Célestine a pu être considéré comme choquant par ces domestiques mêmes dont il dénonçait pourtant la scandaleuse condition servile et qui, sans l’avoir lu, répétaient ce qu’ils avaient entendu leurs maîtres en dire²⁶…
Aussi bien, tout en se lançant tardivement dans une carrière littéraire sous son propre nom, après des années d’un prolétariat pas comme les autres, Mirbeau était sans illusions sur la littérature et sur les effets qu’on aurait pu en espérer. Certes, il lui est arrivé de voir dans la littérature un outil d’émancipation intellectuelle en même temps qu’un moteur de l’évolution sociale à très long terme, comme il l’expose en 1895 à propos de La Mêlée sociale de Georges Clemenceau : « Aujourd’hui, l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul, que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Car qu’importent les gestes ! Les gestes passent ; le temps de décrire leur courbe éphémère, ils n’ont pas laissé de traces. Les idées demeurent et pullulent, semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement²⁷. » Mais, le plus souvent, il est conscient des limites inhérentes à la littérature²⁸ : « La littérature m’embête au-delà de tout. J’arrive à cette conviction qu’il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux²⁹. » Outre l’insuffisance rédhibitoire des mots à rendre compte de la réalité des choses, il met en cause l’organisation sociale, qui tend à faire de la littérature, comme de la presse et du théâtre, une affaire de gros sous en même temps qu’une entreprise de formatage des esprits. Et il conteste les genres littéraires, véritables lits de Procuste, qui imposent à l’écrivain quantité de chaînes dont il a tenté de se libérer et qui perpétuent, chez les lecteurs, des perceptions biaisées des êtres et des choses. Dans le domaine du roman, il a ainsi participé à la déconstruction, puis au dépassement d’un genre qui, selon lui, avait atteint ses limites et fait son temps, et, par étapes, il a ouvert des voies nouvelles, aboutissant à la mise à mort du genre dans des œuvres telles que La 628-E8 et Dingo³⁰. Mais en allant de la sorte à rebours des habitudes culturelles et de l’attente de la majorité des lecteurs, il risquait fort de se marginaliser de nouveau et de limiter du même coup la portée de son message.
Le Journal d’une femme de chambre,
par Ch.-A. Edelman, Éditions Mornay (1932)
En tant qu’académicien Goncourt, il a parallèlement tenté de faire connaître et reconnaître des écrivains originaux, apportant eux aussi un regard neuf, mais il n’a jamais été suivi par ses pairs³¹, ce qui l’a souventes fois mis fort en colère. Et, quand a commencé la grande boucherie, plus éclatant que jamais a été le divorce entre les mots et les maux. À quoi bon la littérature, quand toute l’humanité semble prise de folie homicide ?…
D. Théâtre :
Si la littérature en général s’avère incapable de remplir la mission émancipatrice qu’aurait bien aimé lui assigner Mirbeau, il est plus que douteux que le théâtre y parvienne. Et il est tellement convaincu de cette impossibilité qu’il n’y tentera que très tardivement sa chance, alors que ses évidents talents de dialoguiste l’y prédisposaient tout naturellement. Pendant des années, en effet, il a proclamé que le théâtre était bel et bien mort et que rien, jamais, ne parviendrait à le ressusciter³². Parce qu’il n’était plus désormais qu’une industrie et que les directeurs n’étaient plus soucieux que de leur tiroir-caisse. Parce que le public avait cessé d’être populaire et que les classes aisées qui y avaient encore accès ne cherchaient qu’un vulgaire divertissement qui ne dérange pas leurs paisibles digestions³³. Parce que les critiques dramatiques s’abaissaient lamentablement au niveau du public. Parce que les auteurs recouraient aux mêmes sempiternelles ficelles et aux mêmes personnages stéréotypés et leur prêtaient une langue totalement artificielle, sans rapport avec les préoccupations des hommes réels³⁴. Et parce que, au lieu d’applaudir les dramaturges réellement novateurs, on portait aux nues des cabotins, dans le cadre d’un star system où le talent était totalement méconnu, voire moqué³⁵. Et pourtant Mirbeau a fini par s’y aventurer. D’abord, l’occasion faisant le larron, en confiant aux deux plus grandes stars de l’époque, Sarah Bernhardt et Lucien Guitry, la création des Mauvais bergers au Théâtre de la Renaissance : erreur fatale de distribution et de public, qu’il a vivement regrettée par la suite, au point de souhaiter supprimer sa pièce de la liste de ses œuvres. Puis en conquérant de haute lutte, et à deux reprises, au terme de deux longues batailles, ce conservatoire de la convention théâtrale qu’était devenue la Comédie-Française, pour y imposer ses deux grandes comédies de mœurs et de caractères, Les affaires sont les affaires et Le Foyer, qui renouent avec l’idéal classique³⁶. Enfin, en permettant de faire jouer et circuler sur de petits théâtres, professionnels et amateurs, des farces en un acte, faciles à monter et qui, par certains côtés, s’apparentent à ce que sera l’agit-prop. Grâce à ses grandes comédies, surtout Les Affaires, il a remporté un triomphe mondial et permis aux publics les plus divers de prendre conscience de la monstruosité du capitalisme, qui n’est qu’une forme légalisée de gangstérisme et qui fait fi de toute morale, de toute pitié et de toute autre loi que celle du plus fort. Plus d’un siècle après sa création, Les affaires sont les affaires continue d’être régulièrement mis en scène et à produire encore de l’effet. Mais force est de constater que les quelques milliers de spectateurs qui y assistent sont de bien peu de poids à côté des millions de téléspectateurs systématiquement crétinisés par des fabricants de divertissements, dits « populaires », qui rivalisent de débilité. Il en va de même des Farces et moralités, qui sont, certes, fort bien accueillies, mais ne touchent, à chaque représentation, qu’un nombre réduit de personnes neuves. Aucun dramaturge, fût-il à succès, n’a plus les moyens de rivaliser avec les forces du capital investi dans les nouveaux médias et Mirbeau, cent ans après sa disparition, ne dispose d’aucune baguette magique…
Il était tellement conscient des limites inhérentes au théâtre tel qu’il fonctionnait de son temps que, après avoir soutenu le Théâtre Libre, d’André Antoine, il a participé activement, pendant plusieurs années, à la lutte pour la création de théâtres populaires³⁷, qui puissent porter la voix des grands dramaturges dans tout le pays, et au premier chef parmi les couches sociales les plus défavorisées et qui n’avaient jamais l’occasion de mettre les pieds dans un théâtre, pour des raisons culturelles autant que financières. Ce qu’il préconisait, c’était « un théâtre où le peuple, qui travaille trop et n’a pas encore le temps de lire, pût prendre contact avec les chefs-d’œuvre anciens et modernes, et se faire ainsi un commencement d’éducation morale et littéraire qui lui manque absolument. […] Il doit être, en même temps qu’un repos agréable, un enseignement pour tous, non pas en flattant des passions étroites et transitoires, mais par la force seule, par la force éducative et civilisatrice de la beauté³⁸. »
Un théâtre qui serait réellement populaire, ce serait en effet une révolution qui pourrait effectivement ouvrir les yeux des larges masses et les élever intellectuellement, surtout s’il accompagne le grand mouvement des universités populaires auquel Mirbeau apporte également son concours, on l’a vu. Ce qui étonne un peu, c’est la confiance apparemment naïve de Mirbeau dans les vertus de l’œuvre d’art, dont la seule beauté est, non seulement porteuse d’enrichissement intellectuel, mais aussi potentiellement subversive, dans une société niveleuse qui pratique volontiers la chasse au génie et qui se vante, tel Isidore Lechat, d’ignorer superbement tout sentiment artiste. C’est ainsi que, pour lui, une œuvre de son dieu Auguste Rodin, ce génie pourchassé dont les gouvernants voudraient la peau³⁹, peut fort bien être, en elle-même, éducatrice par la seule force de l’impact esthétique qu’elle produit, indépendamment de l’intention de son auteur⁴⁰.
Aussi Mirbeau voudrait-il que ce théâtre populaire dont il rêve fût aussi attrayant que possible, et, bien évidemment, d’un prix accessible à tous :
« Il faut que le Théâtre du Peuple soit, et il faut qu’il soit grand et beau. Grand, parce qu’il ne doit pas, un seul jour, refuser un seul spectateur ; beau, parce que le peuple a besoin de beauté, que la beauté est une force éducatrice et civilisatrice, et parce que la beauté et la liberté sont les seules raisons d’aimer la vie. On tâchera donc de trouver des architectes qui abîment le moins possible la conception des artistes. On leur demandera un théâtre vaste et confortable, selon le modèle des théâtres antiques […], avec des places équivalentes et d’un prix uniforme⁴¹. »
Quant à l’orientation idéologique (et pédagogique) du théâtre populaire, tout en affirmant qu’il n’était pas question d’y faire de la politique ‒ au sens de propagande politicienne ‒, ni de permettre « à aucun parti de s’y installer », Mirbeau l’imagine volontiers subversive, nettement anticléricale et anarchisante, ce qui n’a rien d’étonnant de sa part. Et la démystification de toutes les fausses valeurs qu’un vain peuple respecte aveuglement passera avantageusement par le rire, surtout le rire partagé et communicatif, car rire de tout, et au premier chef de la religion aliénante et des lois oppressives, pour ne pas se laisser manipuler et anesthésier, est un premier pas vers la prise de conscience émancipatrice⁴² :
On donnera au peuple ce qui lui manque le plus, des œuvres d’art, et on lui fera aimer l’humanité, la liberté, la vérité, tout ce qui relève l’homme, tout ce qui l’affranchit, tout ce qui lui donne conscience de la dignité de sa personne morale. Les lois et les religions ne sont que des instruments d’asservissement dans la main des forts ou des malins. Par la contrainte physique et par l’exploitation de l’inconnaissable, elles tiennent l’homme en tutelle : le peuple doit apprendre que les religions sont des mensonges et qu’il est maître de la loi ; voilà ce que son théâtre devra lui montrer par le moyen d’œuvres vivantes, simples, exprimant des idées générales sous une forme dramatique⁴³.
Beau programme, en vérité, mais qui se heurtera naturellement, comme c’était prévisible, à l’inertie des gouvernants, et notamment de l’indéboulonnable Georges Leygues, qui se contentera de belles paroles et qui deviendra, du même coup, la tête de Turc et la cible privilégiée des sarcasmes de notre polémiste⁴⁴. Lequel, profondément découragé, ne persévèrera pas dans un combat perdu d’avance et se lancera plutôt, avec le succès que l’on sait, à la conquête de cette Bastille théâtrale qu’était la Comédie-Française. Il faudra attendre 1920 pour que Firmin Gémier, admiré par Mirbeau⁴⁵, puisse enfin créer le T.N.P, dont Jean Vilar assurera la succession au lendemain de la deuxième guerre mondiale, avec un succès indéniable et durable. Mais de révolution culturelle, il n’y aura point pour autant…
Dès 1900, Mirbeau avait eu l’intuition que l’avenir n’était plus au théâtre, fût-il populaire, mais au cinéma, qui venait de naître et qui pourrait bien devenir, un jour, un moyen pédagogique complémentaire du théâtre, mais beaucoup plus efficace pour pénétrer en tous lieux et tous milieux. Il envisage en effet le jour, encore lointain, où toutes les 36 000 communes de France seraient équipées de salles de cinéma où l’on pourrait faire entendre, grâce au phonographe, « les pièces les plus admirables de notre répertoire classique ». Il y aurait là, selon lui, « les deux plus formidables éléments d’instruction publique, d’enseignement populaire qu’on aura jamais vus⁴⁶ ». C’eût été, en effet, autre chose que le « divertissement d’hilotes » diagnostiqué, non sans quelque injustice, par Georges Duhamel, trente ans plus tard. Mais Mirbeau ne partageait visiblement pas l’optimisme béat de son interlocuteur, faisant de « la publicité corruptrice et menteuse le plus merveilleux agent de la vérité ». Il se demande s’il s’agit d’un « apôtre » ou d’un vulgaire « farceur » et reste silencieux et dubitatif… On le comprend. Car il était assez lucide pour craindre que, les choses étant ce qu’elles sont, dans une société bourgeoise et une économie capitaliste, le septième art ne devienne, à son tour, entre les mains d’entrepreneurs sans scrupules à la Isidore Lechat, exclusivement soucieux de leurs profits, un vulgaire instrument de divertissement et d’abrutissement.
©Nadia Khiari, Siné Mensuel,
n° 100, octobre 2020
* * *
Au terme de ce rapide tour d’horizon, il apparaît que, si Mirbeau a été un écrivain engagé sur tous les fronts pour l’émancipation des esprits, il savait mieux que personne le peu de poids qu’auraient ses interventions dans la mêlée. À côté de quelques gratifiantes victoires dans le domaine des beaux-arts, force est de reconnaître qu’il n’a pas réussi à changer en profondeur une organisation sociale, une économie capitaliste et un système politique qui le révulsaient, ni à mettre à bas l’Église catholique, ni à mettre un terme aux sanglantes exactions coloniales, ni à empêcher la grande boucherie mondiale, qui a achevé de le désespérer, en dépit de ses appels à la paix en Europe et à l’amitié franco-allemande. Que peuvent bien peser les mots, face au pouvoir de l’argent, à la coalition des intérêts menacés et à la force d’inertie des masses asservies, bref face à la masse écrasante des maux ? On ne saurait naturellement lui en faire grief, car l’entreprise était largement au-dessus des capacités humaines. C’est pourquoi, tout en s’étonnant de sa persévérance, en dépit de son pessimisme persistant, souvent proche du nihilisme, force est de rendre hommage à sa détermination sans failles, nonobstant les rebuffades, les calomnies, les mauvais procès et, pour finir, les insuccès. Lors même que sa raison l’incitait à désespérer de la triste humanité, il a continué la lutte, comme si, tout au fond de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de continuer à espérer quand même ‒ ou à faire comme si… Comme si les hommes étaient amendables… Comme si les sociétés humaines étaient perfectibles… Comme si des progrès étaient, malgré tout, envisageables…
©Nadia Khiari, Tunis, 31 décembre 2019
Emprunté au blog de Malvox
1 Octave Mirbeau, « La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888.
2 Lettre d’Octave Mirbeau à Camille Pissarro, vers le 1er septembre 1891, in Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2003, p. 445.
3 Sous la direction de Jean-François Marmion, a paru, en octobre 2019, aux très sérieuses Éditions Sciences Humaines, une Histoire universelle de la connerie… Un an plus tôt, chez le même éditeur, Marmion avait publié Psychologie de la connerie, qui avait connu un stupéfiant et révélateur succès. De son côté, un éminent spécialiste de Spinoza, Maxime Rovere, a publié, en janvier 2019, un petit volume subtilement intitulé Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même… Le chroniqueur du Monde, Roger-Pol Droit, intitule son compte rendu « Vivre parmi les cons, mode d’emploi »… Comme quoi le sujet est à la fois étonnamment moderne, d’une extrême gravité, et on ne peut plus sérieux, en dépit de la vulgarité du terme.
4 Le dossier du n° du 2 août 2019 de Marianne est intitulé « Pourquoi la connerie se répand ».
5 Dans son article sur « Clemenceau » (Le Journal, 11 mars 1895), Mirbeau dénonce le mensonge foncier de « la politique » : « La politique, par définition, est l’art de mener les hommes au bonheur ; dans la pratique, elle n’est que l’art de les dévorer. Elle est donc le grand mensonge, étant la grande corruption. »
6 Dans un article de L’Ordre de Paris paru le 25 mars 1877, intitulé « La Fille Élisa » et signé C. D.
7 Octave Mirbeau, Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003, p. 57.
8 Interview de Mirbeau par René de Chavagnes, Gil Blas, 16 octobre 1905.
9 Octave Mirbeau, « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894 (Combats pour l’enfant, pp. 140-141).
10 Le 4 septembre 1880, sous le pseudonyme de Tout-Paris, et le 20 juillet 1882, sous le pseudonyme de Gardéniac. Voir aussi la Chronique du Diable intitulée « L’Éducation sentimentale », dans L’Événement du 12 avril 1885.
11 C’est précisément en mettant à profit les « rêves » imprécis et généreux du jeune Sébastien Roch et en l’énervant par un « continuel fracas d’images enfiévrées » que l’infâme père de Kern ‒ directement inspiré du célèbre prédicateur jésuite Stanislas du Lac ‒ parvient à séduire l’adolescent candide et ignorant, âgé de quatorze ans.
12 Octave Mirbeau, Sébastien Roch (1890), Éditions du Boucher, 2003, p. 103.
13 « La Rentrée des classes », Le Gaulois, 7 octobre 1879 (article signé Tout-Paris).
14 « Baccalauréats », L’Événement, 1er décembre 1884 (Chroniques du Diable, p. 79).
15 Octave Mirbeau, « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894.
16 « Cartouche et Loyola », loc. cit.
17 Voir son article « Le Petit homme des foules », dans L’Humanité du 19 juin 1904.
18 « On m’a fait comprendre que je devrais rester neutre, c’est-à-dire respecter les croyances les plus idiotes et bercer l’âme des petits enfants confiés à ma garde, de toutes les illusions imbéciles et mauvaises », se plaint un instituteur dans un article de Mirbeau, « Propos de l’instituteur », paru dans L’Humanité le 31 juillet 1904.
19 Voir notre article « Octave Mirbeau et le combat laïque », dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 25, 2018, pp. 92-106.
20 Voir notamment ses deux premières contributions à L’Aurore en août 1898 : « Trop tard ! » et « À un prolétaire ».
21 Voir Nathalie Coutelet, « Le Théâtre populaire de la Coopération des idées », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 139-150.
22 Voir Pierre Michel, « Octave Mirbeau et l’Empire », dans L’Idée impériale en Europe (1870-1914), Littérature et nation, n ° 13, 1994, pp. 19-42.
23 Mirbeau en avait conscience, comme le révèle un passage supprimé, à l’acte II des Mauvais bergers. Dans le manuscrit (ancienne collection Pierre Michel), Mirbeau fait dire à un patron particulièrement stupide et snob, qui se vante d’avoir acheté cinq toiles de Manet : « J’aime ça comme autre chose !… Mais je pense qu’il faut être de son temps… qu’il faut être moderne… Je suis moderne, voilà tout ! » Voir notre édition critique des Mauvais bergers, Eurédit, 2003, pp. 140-141.
24 Sur la critique que Mirbeau fait de la presse de son temps, voir la notice « Journalisme » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau.
25 Lettre d’Octave Mirbeau à Paul Hervieu du 19 août 1900 (Correspondance générale, tome III, p. 625).
26 Eugène Montfort rapportera cette confidence de Mirbeau lors de leur première rencontre, en 1900 : « Plus moyen de trouver un domestique, depuis que cela a paru à la Revue blanche… Ils croient que le livre est contre eux… Une dame de mes amies, sa femme de chambre est partie brusquement en lui disant : Non, je ne peux pas rester dans une maison où M. M irbeau vient si souvent
» (« Octave Mirbeau », Candide, 3 octobre 1929).
27 « Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895.
28 Voir la notice « Littérature » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau.
29 Lettre d’Octave Mirbeau à Claude Monet de juillet 1890 (Correspondance générale, tome II, p. 262).
30 Voir nos préfaces à ces deux romans, aux Éditions du Boucher (2003), ainsi que notre essai, Octave Mirbeau et le roman (http://www.scribd.com/doc/ 2359004/Pierre-Michel-Octave-Mirbeau-et-le-roman).
31 Voir Sylvie Ducas-Spaës, « Octave Mirbeau, académicien Goncourt ou le défenseur des lettres promu juré », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 323-340.
32 Sur cette crise du théâtre telle que l’analyse Mirbeau, voir la notice « Théâtre » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau et ma préface à son Théâtre complet, « Octave Mirbeau et le théâtre », Éditions InterUniversitaires, 1999, et Eurédit, 2003, pp. 7-17.
33 Si « le théâtre, qui vit du public, ne peut être autre qu’il est actuellement », c’est parce qu’il est le symptôme d’« une crise sociale qui ne se modifiera que par une révolution radicale dans les mœurs et dans le goût », écrivait Mirbeau en 1885 (« Chronique parisienne », La France, 23 octobre 1885).
34 « Depuis plus de trente ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce », affirme-t-il en 1885 (« À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885).
35 Voir son pamphlet à scandale, « Le Comédien », paru dans Le Figaro le 26 octobre 1882 : « Aujourd’hui, le comédien est tout. C’est lui qui porte l’œuvre chétive. Aux époques de décadence, il ne se contente pas d’être le roi sur la scène, il veut aussi être roi dans la vie. »
36 « Je pense que les classiques ont trouvé un idéal de théâtre admirable et définitif : le moins d’histoires romanesques possible, dans le plus d’humanité vraie possible », écrit-il en 1904 à un critique. Voir notre article « Deux lettres inédites de Mirbeau sur le théâtre », dans Octave Mirbeau ‒ Études et actualité n° 1, mars 2020.
37 Voir les articles de Nathalie Coutelet : « Octave Mirbeau propagandiste du théâtre populaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 185-203 ; et « Octave Mirbeau et le théâtre populaire », in Actes du colloque de Cerisy Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 103-115.
38 Octave Mirbeau, « Le théâtre populaire », le Journal, 9 février 1902.
39 « Dans notre société, asservie à la tyrannie toute-puissante des collectivités, l’homme de génie n’a plus que la valeur anonyme, la valeur matriculaire d’un individu, c’est-à-dire qu’il n’a plus aucune valeur. Il ne compte pour rien. Mieux que cela, on le hait, et il fait peur comme les grands fauves, et, comme eux, on le poursuit, on le traque, on l’abat sans relâche. Ceux qui ont pu détruire un homme de génie et montrer sa peau à la société touchent une prime »… (Octave Mirbeau, « Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899 ; Combats esthétiques, t. II, p. 228).
40 « C’est une chose bien grave. Et s’il allait, ce diable d’homme, inculquer au peuple un désir de beauté ? », fait dire Mirbeau à des élus parisiens (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899 ; Combats esthétiques, t. II, p. 230).
41 Octave Mirbeau, interrogé par Georges Bourdon, in la Revue bleue, 5 avril 1902, p. 479.
42 Voir la notice « Rire » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau (http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/index.php?option=com_glossary&id=781).
43 Octave Mirbeau, interrogé par Georges Bourdon, in la Revue bleue, 5 avril 1902, p. 479.
44 Mirbeau citera à plusieurs reprises la formule de Georges Leygues pour qui l’État ne saurait tolérer « qu’un certain degré d’art » au-dessus duquel il commencerait à se sentir menacé.
45 Voir son éloge de Firmin Gémier dans le Gil Blas du 19 septembre 1904 : « Dans une œuvre, la part de Gémier est aussi importante que celle de l’auteur, car, s’il est un interprète fidèle, il est en même temps un créateur. Il ne trahit jamais une pièce, il l’amplifie souvent. […] Du génie, souvent !… »
46 Octave Mirbeau, « Questions sociales », Le Journal, 18 février 1900.
ELLE MARCHERAIT ENTRE LES LYS
:
JULIA FORSELL EST-ELLE LA FEMME IDÉALE ?
Stéphane GOUGELMANN
Université Jean Monnet, Saint-Étienne
UMR 5317 IHRIM
Sous la plume de Mirbeau, la femme se présente souvent, telle la Vénus Anadyomène de Rimbaud, « belle hideusement d’un ulcère à l’anus ». Les charmes fallacieux du corps féminin recèlent une boîte de Pandore