Deux sœurs et un secret
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À propos de ce livre électronique
Alors que la guerre fait rage de l’autre côté de l’Atlantique et que l’ombre de la conscription guette les Canadiens français, Yvonne Lafleur se soumet à des ordres bien différents de ceux de l’armée : à dix-sept ans, elle décide d’entrer chez les sœurs de Notre-Dame, à Saint-Hyacinthe.
Sa famille accueille son départ pour le couvent avec perplexité. Pourquoi choisir un tel destin ? D’autant plus que la jeune fille n’est pas si pieuse. Seulement, sérieuse et déterminée, elle rêve d’enseigner. Yvonne se montre donc ravie quand sa congrégation l’envoie travailler dans une école de rang de Lanaudière.
Aspirant vivement à devenir mère, sa sœur Marthe ne tarde pas à épouser le beau Claude McCoy et à s’installer sur la ferme des Cantons-de-l’Est qu’il a reçue en héritage. Si son mode de vie contrasté demande une adaptation, c’est avec un enthousiasme sincère que la Montréalaise embrasse sa nouvelle existence.
Mais l’avenir prometteur de celles qu’on surnommait « les jumelles de Mme Lafleur » s’effondre soudain. Au cœur de leurs campagnes isolées, pourront-elles s’allier pour combattre, main dans la main, leurs sombres infortunes ?
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Aperçu du livre
Deux sœurs et un secret - Éliane Saint-Pierre
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PREMIÈRE PARTIE
1
Le mois de mai 1942 n’avait jamais été aussi beau. Après le long et pénible hiver, tout le monde était gai, malgré les mauvaises nouvelles qui venaient d’Europe au sujet de cette terrible guerre qui avait éclaté presque trois ans plus tôt et qui semblait ne plus vouloir finir. Mais la jeune Yvonne portait en elle de grandes espérances. Du haut de ses dix-sept ans bien sonnés, elle sentait qu’elle avait gagné en maturité. En effet, après plus d’un an de réflexion, elle se préparait à entrer au couvent, à devenir religieuse ! Ses valises étaient ouvertes dans sa chambre, son départ étant prévu pour le samedi suivant.
— J’ai plié mes jupes et mes tuniques. Je n’ai pas besoin de beaucoup de vêtements puisque je porterai un uniforme, disait-elle à sa mère, qui s’affairait avec elle à déposer diverses choses dans ses bagages.
— Je t’ai mis deux grandes serviettes et j’ai ajouté deux savons parfumés, insistait néanmoins la mère.
Femme dans la cinquantaine, Rosanne Lafleur avait mis au monde plusieurs enfants. Son premier, Albert, était cependant mort-né en 1916. Yvonne était l’avant-dernière de cette nombreuse famille. Marthe, née un an plus tard, était si proche de sa sœur en âge que les voisins les avaient surnommées « les jumelles de Mme Lafleur ». Pourtant, les deux jeunes filles ne se ressemblaient pas physiquement. Yvonne avait des traits réguliers et une taille fine. Marthe, moins jolie, souffrait d’être petite et boulotte. Mais cela n’empêchait pas les deux sœurs de s’aimer de tout leur cœur. Elles étaient proches l’une de l’autre.
— Hier, quand Marthe est revenue du travail, elle m’a demandé si tu étais à l’église, lança Rosanne. Elle voulait savoir comment tu te sentais. Et se demandait si tu n’avais pas changé d’idée.
Yvonne s’arrêta brusquement de remplir sa valise et regarda sa mère droit dans les yeux. Elle devinait que celle-ci se servait de sa sœur pour exprimer ses propres idées.
— Maman, s’écria la jeune fille, j’espère que tu lui as répondu que je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie ! Je n’aime pas que Marthe doute un instant de ma décision d’entrer en religion. Ni toi, d’ailleurs. Marthe a fait un choix de vie qui n’est pas le mien, et je le respecte. Elle se mariera, aura sans doute des enfants ! Nous sommes différentes, même si nous n’avons que dix mois d’écart.
Yvonne tout comme Marthe tutoyaient leur mère. En dépit de sa contrariété, et bien qu’à cheval sur les bonnes manières, Rosanne avait dû cesser d’exiger que ses filles la vouvoient, comme le voulaient les convenances de la plupart des gens ayant une bonne éducation. Lorsqu’à plusieurs reprises, Rosanne leur avait expliqué le respect lié à l’utilisation du vous, et que c’était ainsi dans les familles respectables, ses filles lui avaient répondu en chœur : « Maman ! Nous ne sommes plus au xixe siècle, nous sommes au xxe siècle ! » Comme ce jour était consacré à la préparation des bagages, Rosanne ne voulait pas envenimer la conversation avec sa fille aînée. Quand Yvonne avait annoncé qu’elle prenait le voile, elle avait pris sa famille au dépourvu. Sérieuse et tranquille, elle allait à la messe comme tout le monde, mais elle n’était pas la plus pieuse parmi les jeunes filles du quartier et, surtout, on savait qu’elle avait été très liée avec un jeune homme du quartier, Bertrand Faucher. Elle n’affichait pas non plus la bigoterie de certaines de ses tantes. Deux ans plus tôt, à l’automne 1940 exactement, elle avait néanmoins annoncé cette nouvelle importante à sa mère en la prenant à part.
— Maman, j’ai rencontré récemment une personne qui m’a beaucoup impressionnée.
Yvonne n’avait pas voulu révéler tout de suite qu’il s’agissait d’une religieuse. Puis elle avait avoué qu’elle n’avait jamais ressenti, avec autant de certitude, l’appel de sa vocation.
— La semaine passée, avait-elle précisé, la direction a invité à l’école une femme qui œuvre dans les missions d’Afrique.
— S’agit-il d’une sœur de l’Immaculée-Conception ? avait demandé sa mère. Il en venait souvent lorsque j’allais à la petite école.
— Oui, avait balbutié Yvonne, étonnée de constater que sa mère connaissait cette congrégation religieuse. Elle s’appelle sœur Madeleine du Bon-Conseil. Elle a environ trente ans. Elle était invitée par la révérende mère pour parler de son travail à l’étranger. Après son allocution, elle a rencontré les élèves qui voulaient lui poser des questions. Je suis allée la voir par curiosité. J’avais beaucoup apprécié son récit. Ses histoires étaient si touchantes. Elle revenait de Guinée. C’était incroyable. Elle y avait ouvert une école au fin fond d’un village.
Rosanne avait attentivement écouté sa fille et tenté de comprendre son message. Elle était si jeune. Se pouvait-il qu’elle veuille déjà devenir missionnaire ? Comment pouvait-elle savoir ce qu’elle voulait dans la vie ? Son cœur de mère s’était serré. Elle ne voulait pas imaginer le départ de son aînée dans cette lointaine Afrique. Elle espérait par-dessus tout garder auprès d’elle tous ses enfants, non loin de leur logement de la rue Panet, à Montréal. Toute idée de séparation l’affectait particulièrement, car elle n’avait jamais réussi à faire le deuil de la mort de son fils Albert, son « toujours-bébé », comme elle l’appelait encore. Et puis, il y avait Paul. À vingt-deux ans, il venait tout juste d’être appelé à la guerre. Ce départ l’avait anéantie.
— Tu ne vas pas quitter la maison, toi aussi ! s’était écriée Rosanne.
Mais Yvonne avait hoché la tête.
— Cette religieuse n’a cessé de nous dire combien elle se sentait utile à travailler avec de jeunes enfants démunis…
Yvonne s’était animée en livrant ces explications, comme prise d’une transe.
— Mais est-ce que tu veux, toi aussi, devenir missionnaire, avait enfin osé demander la mère ?
Yvonne avait pincé les lèvres et regardé par terre.
— Non, avait-elle déclaré. Ne t’inquiète pas. Peut-être un jour, mais pas maintenant. J’ai été émue par l’histoire de cette religieuse. Je l’ai rencontrée seule à seule par la suite, et nous avons parlé pendant près d’une heure. Elle m’a conseillé d’apprendre à écouter ce que mon cœur me dit. Elle m’a expliqué le sens du mot vocation : cela vient du latin et signifie un appel. Si tu sens en toi cet appel, écoute-le. Si Dieu a besoin de toi, tu dois y répondre. C’est là le sens de ta vie. Voilà ce que cette religieuse m’a dit, maman. Ma décision est prise : j’entrerai au couvent.
Rosanne s’était laissée tomber sur une chaise de la cuisine, car ses jambes flageolaient. Elle n’en revenait tout simplement pas. Comment n’avait-elle jamais remarqué que sa belle Yvonne était une fervente croyante ? Rien n’avait indiqué tant de foi chez sa fille. Elle se rappelait même qu’elle avait eu beaucoup de mal à l’amener à l’église quand elle était petite. Contrairement à ses autres enfants, Yvonne se montrait souvent rebelle et indépendante. D’où lui venait ce soudain élan de passion ? Elle n’arrivait pas à croire que les mots de cette religieuse l’avaient secouée à ce point.
Elle avait cherché un mouchoir en fouillant dans son tablier, pour essuyer des larmes qui coulaient malgré elle.
— Cette sœur était sans doute remarquable, avait-elle murmuré, saisie d’émotion. Je ne doute pas un instant que tu aies été séduite par ses paroles… Mais Yvonne ! As-tu au moins réfléchi à ce que tu t’apprêtes à faire ? Prendre le voile ! Quitter ta famille ? Tu es beaucoup trop jeune pour même songer à ton avenir.
— Maman, avait protesté Yvonne. J’ai quinze ans. Je sais ce que je fais.
Rosanne avait néanmoins grogné :
— Il t’en reste six avant d’être une adulte, ma fille ! Ton père et moi, nous avons notre mot à dire, ne l’oublie pas.
Yvonne l’avait fixée avec défiance. Mais, au fond d’elle-même, elle savait que sa mère n’aurait jamais le courage d’entraver son chemin.
— Cette rencontre m’a bouleversée, maman, je te le répète, avait-elle argué. Je ne voulais pas te confier mon secret. Mais j’ai confiance en toi. Je sais que tu es la seule personne qui me comprend vraiment. Ne me fais pas regretter de t’avoir ouvert mon cœur.
La conversation s’était alors terminée sur un silence de plomb. Rosanne avait soupiré : jamais elle ne se résignerait à ce qu’Yvonne devienne religieuse. Elle s’attachait à l’idée qu’une brève illumination l’avait frappée et que celle-ci disparaîtrait comme par enchantement ! Elle espérait plus que tout que sa fille change d’idée. D’autres mères auraient été fières qu’un de leur enfant entre dans les ordres. Ce n’était pas son cas. Elle souhaitait plutôt devenir grand-mère au plus vite. Mais son rêve se heurtait à la ferveur religieuse d’Yvonne. Elle doutait d’arriver un jour à accepter ce caprice du destin.
Le soir venu, quand Roger, son époux, était rentré de son travail de mécanicien, elle avait partagé ses soucis avec lui. Elle voulait savoir ce qu’il pensait de la décision de sa cadette.
— Si c’est ce qu’elle veut faire, laissons-la entrer au couvent, avait-il déclaré. Elle va finir par s’ennuyer, et elle reviendra.
Puis il avait esquissé un geste de la main, signifiant ainsi que cette discussion ne menait nulle part.
— Elle se fait des idées sur ce qui se passe là-bas, avait-il mentionné. Elle croit qu’elle sera mieux qu’à la maison. Elle veut être libre, mais elle apprendra bien vite qu’elle s’est trompée.
— Je ne crois pas qu’Yvonne soit malheureuse parmi nous, Roger, avait précisé Rosanne. Je crois plutôt qu’elle voudrait être amoureuse, mais qu’elle est trop timide. Si cette guerre peut se terminer, peut-être finira-t-elle par se marier, au lieu d’aller s’enfermer dans un couvent ?
Roger avait fait semblant de ne pas entendre les derniers mots de sa femme. Toutefois, il avait ajouté :
— Mais il y a bien ce garçon, l’ami de Paul ? Comment s’appelle-t-il, déjà ? Il me semble que tu m’en avais parlé…
Rosanne n’avait pas voulu entrer dans les détails. Elle considérait que cette question concernait uniquement les femmes.
— Je suis inquiète, avait-elle plutôt rétorqué. Il faudrait qu’elle trouve un garçon qui ne sera pas obligé de s’enrôler, sinon, elle devra l’attendre. Yvonne est une fille intelligente, elle se dit peut-être qu’elle fait mieux d’entrer au couvent, pour éviter d’avoir trop de chagrin.
— Cette fichue guerre déchire les familles, avait soupiré Roger. Et dire qu’on nous a fait croire que cela ne durerait pas longtemps ! Les politiciens nous ont encore menti.
Le silence était tombé entre eux. Comme tant d’autres familles, ils avaient souffert de voir leur fils Paul, dans la fleur de l’âge, partir en Europe. Sur l’autel de la liberté, bon nombre de jeunes hommes sacrifiaient leurs plus belles années, voire donnaient leur vie.
Rosanne revoyait son fils, lorsqu’il avait reçu son appel pour passer un examen médical. Comme il était célibataire et qu’il était en bonne santé, il avait été appelé sous les drapeaux. Il était allé s’inscrire volontairement au bureau de recrutement.
Parti sur un bateau à la fin de l’hiver, il avait écrit une lettre pour rassurer ses parents. Depuis, Rosanne et Roger se rongeaient d’inquiétude, imaginant à feu et à sang cette lointaine Europe où ils n’étaient jamais allés. Leur voisin, un garçon de l’âge de Paul, avait participé à une bataille sans merci.
— Mme Beaulieu a reçu une lettre du gouvernement canadien annonçant qu’il a été tué, avait mentionné Rosanne à son époux.
— A-t-on retrouvé son corps ? avait demandé Roger, très peiné.
— Non.
La réponse avait résonné dans la pièce comme un funeste coup de canon. Rosanne n’avait pu rajouter un mot de plus, tant l’émotion serrait sa gorge.
Son mari et elle pensaient souvent à Paul, si beau dans son uniforme de l’armée canadienne. Et ils pensaient aussi à Yvonne, qui entrait peut-être au couvent sur un coup de tête.
— Nos enfants nous quittent un à un, avait soufflé Rosanne, accablée. Mon petit Albert adoré, mort… Paul, le soldat. Joseph et Gilbert, qui sortent avec des filles qu’ils vont sûrement épouser. Je comptais sur Yvonne et Marthe, mes deux filles, pour me soutenir. La décision d’Yvonne me crève le cœur.
Le temps avait passé depuis ces amères conversations. Rosanne, qui avait espéré jusqu’à aujourd’hui que sa fille change d’idée, éprouvait toujours la même affliction. Chaque fois qu’elle voulait aborder ce sujet avec sa fille, Yvonne cherchait à faire diversion pour que sa mère ne parvienne pas à l’influencer. Alors qu’elle préparait ses valises, rien n’avait changé. Yvonne évitait de regarder sa mère, sachant que ses yeux étaient embués. Elle ne voulait pas se reprocher de la faire pleurer. Elle voulait, du haut de ses dix-sept ans, vivre comme elle l’entendait.
2
On sonna à la porte. C’était Marthe qui avait oublié ses clefs. La jeune fille traversa le seuil, pimpante et souriante.
— Je t’avais pourtant dit de ne pas sortir aujourd’hui ! tonna Rosanne. Tu sais bien que ta sœur part au couvent. Tu avais promis de nous aider, et voilà que tu perds ta journée à faire des folies !
— Ce ne sont pas des folies, coupa Marthe qui, à seize ans, faisait montre d’effronterie et d’audace. Après mon travail, j’ai fait un détour chez Mme Beaulieu. J’avais promis de l’aider à laver son plancher. Elle m’a donné un dollar.
— Et ta promesse d’être avec ta sœur avant qu’elle nous quitte définitivement ? Tu y as manqué pour une question d’argent, lui reprocha Rosanne.
Alertée par ce haussement de ton, Yvonne voulut arrêter tout de suite cette dispute, qui risquait de dégénérer.
— Arrête, maman, implora-t-elle. Je comprends Marthe. Elle avait donné sa parole à notre voisine, elle ne voulait pas passer pour une ingrate. Mme Beaulieu est bonne pour nous. Elle a perdu un fils à la guerre et, depuis, elle est inconsolable.
Se tournant vers Marthe, elle ajouta :
— Nous avons presque fini, ne t’en fais pas. Si tu veux juste me donner un coup de main, plus tard, pour voir s’il me manque quelque chose. En attendant, allons préparer le souper. J’ai faim, pas vous ?
Avant que les frères Lafleur, Gilbert et Joseph, ne rentrent du travail, les trois femmes se dirigèrent à la cuisine. Rosanne avait acheté un épais rosbif, qu’elle avait paré le matin même. C’était l’une des rares occasions où elle avait pu se procurer un morceau de viande aussi volumineux en vue d’un copieux repas. Aujourd’hui, elle voulait célébrer en famille ; presque tous étaient réunis autour de la table, pour l’une des dernières fois. En ce temps de guerre, il était de rigueur de ne pas dépenser sans compter, mais, grâce à des économies, elle avait pu s’offrir cette appétissante pièce de bœuf qui valait deux dollars cinquante.
— Papa va être content, lui qui se plaint de ne pas pouvoir manger à sa faim tous les jours, avança Marthe.
— Oui, rigola Yvonne. Pour lui, un plat sans viande ni patates, ce n’est pas un vrai repas.
— Votre père ne pourra pas manger avec nous. Il travaille jusqu’à minuit. On lui en laissera une bonne portion.
Après avoir été mécanicien dans un garage non loin de la rue Panet, Roger avait connu de longs mois de chômage. La guerre l’avait tiré de cette oisiveté et avait été, en quelque sorte, sa chance. De plus en plus, on demandait à des gens de travailler dans les usines de munitions situées à l’Épiphanie. Pour s’y rendre, Roger devait prendre un autobus express qui traversait le pont pour le conduire au bout de l’île. Depuis le début de 1942, il lui arrivait souvent de devoir faire des heures supplémentaires. Rosanne était habituée à ces fâcheux contretemps. Évidemment, elle n’aimait pas cela, préférant que tous les membres de sa famille soient réunis à l’heure des repas, et surtout en ce soir particulier, mais elle comprenait.
— Il va quand même goûter à ce bon bœuf, souligna Rosanne.
Marthe regarda furtivement Yvonne. Elles savaient que, dans la maison, leur père et leurs frères profitaient d’avantages auxquels elles n’avaient pas droit. Elles n’avaient nul besoin qu’on leur rappelle qu’elles étaient des filles, car elles étaient traitées comme telles, comme si elles avaient été un peu inférieures aux hommes. Ainsi, le père et ses fils pouvaient toujours manger plus qu’à leur faim, quand elles-mêmes devaient se contenter d’une portion raisonnable.
— J’espère au moins que tu mangeras, maman ! s’exclama Yvonne en se tournant vers sa mère. J’ai remarqué qu’il ne te reste presque rien après nous avoir servis. Prends soin de toi, maman.
Elle s’approcha de Rosanne et posa sa tête contre son épaule.
— Nous avons tellement besoin de toi, murmura-t-elle, émue.
Yvonne savait contenir ses émotions et ne doutait pas un instant de sa décision d’entrer au couvent, mais elle avait tout de même le cœur serré à la veille de faire ses adieux aux siens, pour toute la vie.
Marthe avait commencé à éplucher les patates, tandis que sa mère plaçait la viande badigeonnée de beurre et de moutarde dans une rôtissoire. Heureusement, Rosanne gardait toujours sous la main ces précieux condiments, même en ces temps de conflit mondial. Yvonne observait sa mère et sa sœur, cette cuisine modeste, mais confortable, et son cœur se serra davantage. Le bonheur qui rayonnait dans cette pièce, le cœur de la maison, puisque c’était là que tous les membres de la famille se réunissaient. Elle voulait graver à jamais cette image dans sa mémoire, se répétant que ce souvenir lui procurerait un doux réconfort quand elle serait seule dans sa petite cellule du couvent.
Rosanne commença à fredonner un air folklorique, comme elle le faisait chaque fois qu’elle préparait les repas : « C’est dans le mois de mai, en montant la rivière. » Ses filles reprirent en chœur le refrain. « En montant, la rivière. » Le tableau formé par les femmes Lafleur était d’une beauté saisissante. Marthe dansait autour de la table en la dressant joyeusement. Yvonne gambadait derrière elle comme si elle avait été une petite fille, et la mère essuyait une larme à la vue de ces jeux d’enfants qu’elle ne verrait plus. Soudainement, Gilbert et Joseph entrèrent et, spontanément, se mirent à siffloter tout en se dirigeant vers la cuisine.
— Qu’est-ce qu’on mange ? J’ai faim ! demanda Gilbert, le plus gourmand.
— J’aurais parié que tu aurais posé cette question, s’exclama Marthe. Tu pourrais au moins saluer maman. Tu ne penses qu’à ton ventre.
Elle fit néanmoins ce reproche sur un ton léger.
— Du bon bœuf et des patates, ajouta Rosanne. Un vrai régal.
Puis elle leur indiqua à tous que le repas ne serait pas prêt avant au moins trois quarts d’heure. D’ici là, ils pouvaient vaquer à leurs occupations. À ces mots, ils se dispersèrent dans le logement. Une heure plus tard, attirés par une bonne odeur de bœuf grésillant, ils revinrent presque en courant dans la cuisine.
Chacun prit sa place en attendant d’être servi. Joseph se frotta les mains. Désormais, c’était lui l’aîné de la famille puisque le véritable aîné, le petit Albert, était décédé et que Paul était à la guerre. Joseph travaillait depuis longtemps déjà. Fiancé, il allait bientôt se marier avec une jeune fille qu’il avait connue au parc Belmont. Comme son frère Gilbert, il espérait que le mariage lui évite d’être enrôlé. Les deux redoutaient l’engagement de Paul. Son absence se faisait sentir lorsque tous se retrouvaient autour de la table. Joseph parla de Berthe, son amoureuse.
— C’est sa mère qui va lui faire sa robe de noces, expliqua-t-il. Elle ne veut pas me la montrer, car elle dit que cela porte malheur.
— Elle a raison, abonda Rosanne, qui commença à servir ses enfants. J’ai connu une voisine qui avait eu la mauvaise idée de mettre sa robe de mariée avant la cérémonie. Le jour des noces, son fiancé lui a fait faux bond. On ne l’a jamais retrouvé, il ne s’est pas présenté à l’autel. La pauvre fille est morte de chagrin.
— Maman, vous savez bien que je ne ferais jamais une chose pareille, s’offusqua Joseph.
— Et toi, demanda Marthe à Gilbert, est-ce que tu penses que ta belle Madeleine va un jour te montrer sa robe de mariée ?
Il fit la moue, comme s’il ne voulait pas répondre à cette question.
— Je ne m’intéresse pas à ces histoires de bonnes femmes, laissa-t-il tomber.
— Tu es méprisant, lui reprocha Marthe.
Mais Gilbert en rajouta :
— Au moins, c’est bien de vouloir se marier et d’avoir des enfants. Imaginez ce que la vie serait si tout le monde allait s’enfermer dans un couvent !
— Je sais ce que je fais, rugit Yvonne, blessée. J’ai choisi d’épouser Jésus. Et je n’ai jamais été aussi heureuse que ce soir, d’être encore une fois parmi ma famille que je quitte, mais que je garderai toujours dans mon cœur.
Personne n’osa ajouter quoi que ce soit après ces paroles sans équivoque. On avait compris que l’allusion de Gilbert était maladroite et qu’elle avait blessé Yvonne. En effet, tous les Lafleur voyaient bien que sa décision de se faire religieuse était due à ce chagrin d’amour qu’elle éprouvait toujours. Car entre le moment où elle avait fait part de son intention de prendre le voile et aujourd’hui, deux ans plus tard, Yvonne avait connu un amour déchirant avec Bertrand, parti depuis au combat en Europe. Devant sa peine et son mutisme, tous les siens s’étaient comportés comme si rien ne s’était jamais passé.
Rosanne s’assit devant une assiette à peine garnie. Avant de commencer le repas, Yvonne entama le bénédicité, tandis que chacun se recueillit avec piété. Ils remerciaient le ciel d’être ensemble en ces jours de tourments.
— Ayons une pensée pour Paul, dit Rosanne, la voix remplie de sanglots. Dieu sait où il se trouve maintenant dans cette Europe déchirée !
Depuis son départ, le jeune homme était toujours présent parmi eux. Lui qui n’avait jamais été plus loin que les Laurentides, voilà qu’il se trouvait dans les vieux pays, un fusil entre les mains, sur la ligne de feu, en train de défendre les valeurs de liberté que l’on disait menacées.
— Il était si nerveux à l’idée de traverser l’Atlantique, rappela doucement Yvonne, qui avait accompagné sa mère au port de Montréal quand Paul s’était embarqué pour Londres.
À table, les garçons parlèrent de ce qui se passait là-bas en évitant d’évoquer les batailles dans des villes aux noms impossibles à prononcer, comme s’ils voulaient éloigner le danger qui les menaçait. Ils mangeaient avec appétit. Des rires fusèrent quand Gilbert raconta sa journée au travail. Il venait de commencer un nouvel emploi comme emballeur au supermarché Steinberg, et il ne cessait de colliger les anecdotes pour régaler sa famille. Comique-né, il imitait à la perfection les clients les plus fantaisistes. C’étaient des moments magiques, qui rendirent Yvonne nostalgique. Elle pensa qu’elle s’ennuierait sans doute de son frère et de toute sa famille, dont la simplicité et la bonté lui étaient si chères.
Lorsque le repas fut terminé, les filles desservirent la table et commencèrent à laver la vaisselle, tandis que les garçons se dirigeaient vers le salon. Joseph avait pu se procurer un paquet de cigarettes, ce qui réjouit son frère Gilbert.
À la cuisine, Rosanne, Marthe et Yvonne continuaient de parler entre elles.
— Je dois me coucher tôt, dit Marthe, car ma patronne m’a demandé de faire des lessives demain, en plus de mes tâches ordinaires.
Depuis qu’elle avait quitté l’école, l’année précédente, elle travaillait comme bonne chez le Dr Gravel, qui habitait une maison cossue du carré Saint-Louis. Marthe était une jeune fille brillante qui aurait pu poursuivre ses études, mais sa famille n’était pas assez fortunée pour lui offrir une scolarité qui n’était pas gratuite. Une amie de la famille l’avait recommandée auprès de son médecin pour s’occuper des tâches ménagères. Marthe était fiable et vaillante. Son salaire s’élevait à dix dollars par semaine, ce qui lui permettait de payer une pension de deux dollars à ses parents. Elle économisait le reste pour son trousseau, car son rêve le plus cher était de se marier et d’avoir des enfants. Depuis qu’elle était toute petite, elle jouait à la maman avec ses poupées et celles d’Yvonne. Elle ramassait toutes sortes de babioles en vue de ce jour heureux et, récemment, elle avait même acheté des jouets ainsi que de la vaisselle. Cependant, ses frères, pour la taquiner, l’appelaient la vieille fille. Cela ne la faisait pas rire, car elle craignait que ce surnom lui colle à la peau et qu’il lui porte même malheur. Elle avait vraiment peur de rester seule, de ne pas trouver un garçon qui l’aimerait.
— Je ne suis pas belle, répétait Marthe, quand elle se regardait dans un miroir.
Le discours de sa sœur faisait bondir Yvonne.
— Ne dis pas cela ! Tout le monde répète que nous sommes comme des jumelles, cela signifie donc que moi aussi je ne suis pas belle, la semonçait-elle gentiment.
Marthe n’était pas dupe des paroles de sa sœur. La vérité était qu’Yvonne était beaucoup plus jolie avec ses traits réguliers, ses yeux vert émeraude en amande et ses longs cheveux blond vénitien. Elle rayonnait partout où elle passait. Le curé lui avait même dit qu’elle aurait fait une jolie statue de la Vierge Marie. Même si tous les garçons savaient son amour pour Bertrand, plusieurs d’entre eux ne se privaient pas de lui faire la cour. Quand Marthe avait appris par sa mère qu’Yvonne entrait au couvent, elle avait été saisie de stupéfaction.
— Que me dis-tu, maman ? Yvonne veut devenir une religieuse ! Je n’arrive pas à l’imaginer dans un uniforme tout noir. Elle devra cacher sa belle chevelure sous un voile. Quel sacrifice !
Pendant deux ans, les deux sœurs n’avaient presque jamais fait allusion à cette décision. Toute la famille avait espéré qu’Yvonne épouse enfin Bertrand Faucher. Mais avec l’enrôlement du jeune homme, tout s’était écroulé. Seule Yvonne savait que cet amour ne menait à rien et qu’elle avait eu raison de vouloir donner sa vie à Dieu. Elle avait beau avoir évoqué sa vocation, les Lafleur continuaient de penser que Bertrand occupait toujours une place dans son cœur. Mais aujourd’hui, en ce magnifique mois de mai 1942, sa sœur entrerait définitivement au couvent. Les dés étaient jetés.
Quand arriva l’heure d’aller se coucher, les deux filles se dirigèrent dans la chambre qu’elles partageaient, située à l’avant du logement. Il faisait chaud, et l’une d’elles ouvrit la fenêtre. Les bruits de la ville pénétrèrent jusque dans la pièce. Surtout ceux de la rue Sainte-Catherine, qui faisait l’angle avec la rue Panet. Comme un rituel, la prière du soir unissait les deux sœurs. Agenouillées au pied de leur lit, elles récitèrent les yeux fermés le Notre-Père suivi du Je vous salue, Marie. Puis, elles se signèrent.
— Bonne nuit, Marthe, murmura Yvonne en se blottissant sous les couvertures.
Marthe éteignit la lampe de chevet. Sur les murs ornés de tableaux sacrés représentant le Sacré-Cœur et la Vierge Marie, la lumière des phares des voitures dessinait des faisceaux étranges. Allongée sur le dos, les yeux ouverts, Marthe ne bougeait pas, mais son souffle bruyant et régulier trahissait son désir de parler. On entendait, au loin, les pas de Rosanne dans la cuisine. La femme continuait de s’y affairer, puisque Roger venait d’arriver. Leurs voix étaient un murmure dans la maison.
— Est-ce que tu dors ? demanda Marthe à Yvonne.
— Non, tu sais bien que j’ai toujours du mal à m’endormir.
— Es-tu bien sûre de ton choix ?
— Pourquoi me demandes-tu ça ce soir ? La veille de mon entrée au couvent ? Cela fait des mois et des mois que j’ai réfléchi à ce que je veux faire. J’ai eu amplement le temps de penser à ma décision.
Marthe soupira bruyamment.
— Tu ne penses donc plus à Bertrand ?
— Marthe, ne me parle plus de ce garçon, c’est de l’histoire ancienne. Et puis il est parti à la guerre, moi je prends un autre chemin, le mien, celui que Dieu m’a destiné. Je suis heureuse, Marthe. Tu entends ? Je n’ai jamais été aussi heureuse.
Des larmes coulèrent toutefois sur les joues d’Yvonne. Elle ressentait