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La TISSERANDE
La TISSERANDE
La TISSERANDE
Livre électronique458 pages5 heures

La TISSERANDE

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À propos de ce livre électronique

1895. Un an après l’arrivée de son mari à Montréal, Octavie Cadet le rejoint au coeur du faubourg Saint-Henri avec ses quatre enfants. Devant leur logis miteux, elle envisage toutefois de rentrer sur-le-champ dans leur Belgique natale. Sa fille Christine lui promet alors de trouver un gagne-pain afin d’aider la famille à boucler les fins de mois.

Tandis que leur père se met à la recherche d’un emploi plus payant, Christine et son frère, Guillaume, sont engagés à la filature Hudon. Le clan parvient à se débrouiller et déniche enfin un appartement convenable. À l’usine, cependant, le labeur est exigeant. Les ouvriers se tuent à l’ouvrage, trimant de longues heures dans des conditions pénibles pour un salaire misérable.

Les accidents se multiplient et on va jusqu’à cacher les travailleurs trop jeunes durant les visites des inspecteurs. Si Christine, appuyée timidement par ses collègues, tente de tenir tête au patronat, le combat est loin d’être gagné, et le risque de représailles devient rapidement insupportable. L’espoir d’une vie meilleure s’avère-t-il même permis pour la belle tisserande ?

Auteur de nombreuses séries à succès, dont Le bonheur des autres et L’épicerie Sansoucy, Richard Gougeon trame ici une toile imprégnée d’humanité, centrée autour d’une femme courageuse qui a l’étoffe d’une véritable héroïne.
LangueFrançais
Date de sortie28 avr. 2021
ISBN9782897832322
La TISSERANDE
Auteur

Richard Gougeon

Richard Gougeon est né à Granby. Très préoccupé par la qualité de la langue française, pour la beauté des mots et des images qu'ils évoquent. Il a enseigné pendant trente-cinq ans au secondaire. L'auteur se consacre aujourd'hui à l'écriture et est devenu une sorte de marionnettiste, de concepteur et de manipulateur de personnages qui s'animent sur la scène de ses romans.

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    Aperçu du livre

    La TISSERANDE - Richard Gougeon

    TITRE.jpg

    Du même auteur

    chez Les Éditeurs réunis

    Le bonheur des autres

    1. Le destin de Mélina, 2016

    2. Le revenant, 2017

    3. La ronde des prétendants, 2018

    L’épicerie Sansoucy

    1. Le p’tit bonheur, 2014

    2. Les châteaux de cartes, 2015

    3. La maison des soupirs, 2015

    4. Nouvelle administration, 2019

    Les femmes de Maisonneuve

    1. Jeanne Mance, 2012

    2. Marguerite Bourgeoys, 2013

    Le roman de Laura Secord

    1. La naissance d’une héroïne, 2010

    2. À la défense du pays, 2011

    À mes chers petits-enfants, Laurence, Gabriel,

    Emmanuelle, Mathias, Arnaud et Charles, qui peut-être

    ne connaîtraient pas autrement le monde insolite des filatures.

    Note de l’auteur

    En 1893, Henri Cadet et sa famille habitent le village minier de Bois-du-Luc en Belgique. Comme dans le textile et la métallurgie, la classe ouvrière est honteusement exploitée par la bourgeoisie dirigeante ; ses droits, négligeables, et ses conditions de vie et de travail sont misérables. Le peuple n’est pas représenté au gouvernement : on réclame le suffrage universel. Des manifestations s’organisent et culminent par une grève générale dans tout le pays. Devant la répression sanglante, Cadet se réfugie à la campagne. Mais les mésententes avec son beau-père l’inciteront à émigrer au Canada. En attendant que sa femme et ses enfants le rejoignent, il travaille dans une tannerie.

    D’une certaine manière, Christine suivra les traces de son père. Elle sera employée à la filature Hudon, dans le quartier Hochelaga, à Montréal. La tisserande connaîtra la vie en usine, la besogne des femmes et des enfants en bas âge, et revendiquera plus d’humanité.

    À l’aide de nombreux documents et références (livres, informations de collaborateurs, articles de journaux, commissions d’enquête, etc.), j’ai tenté de reconstituer, avec un brin d’humour, le quotidien des journaliers, sans tomber, j’ose l’espérer, dans le piège pleurnichard de la misère noire si présente à l’époque. Beaucoup d’événements relatés sont inspirés de faits divers, notamment des accidents survenus dans les filatures et rapportés par les inspecteurs, mais pas nécessairement au moment où je les raconte. Mais l’héroïne d’origine belge a effectivement été une représentante syndicale respectée. Un article de La Presse publié en 1907 le confirme.

    D’ailleurs, au cours des années soixante, lors de mes emplois d’été, j’ai travaillé dans une filature. J’ai connu le bruit infernal des métiers, le labeur abêtissant et la touffeur de l’usine. L’expérience a duré sept jours… Sans doute avez-vous connu des parents, des grands-parents qui se sont abrutis pour gagner leur pain ? Sur le parvis de l’église de la Nativité-de-la-Sainte-Vierge-d’Hochelaga, la Place des Tisserandes rend un bel hommage à des femmes admirables.

    Bonne lecture,

    Richard Gougeon

    1

    Avant même que l’aurore ne pastelle le jour de teintes douceâtres, de pâles lueurs jaillissaient aux habitations du village ouvrier de Bois-du-Luc. Dans la nuit noire qui s’estompait se dessinaient les quatre immenses corps de logis disposés de part et d’autre dans les quadrants de deux axes perpendiculaires. Au-dehors, le vent se dépensait en petites bourrasques, soulevant la poussière charbonneuse des terrils¹ et s’écorchant au passage sur la haute cheminée rouge fade du site.

    Quatre heures venaient de sonner au coucou. Empesée de sommeil, Octavie Cadet étira un long bâillement exténué qui sembla exhaler son reste de fatigue. La mère se leva, tâtonna dans la noirceur épaisse, craqua une allumette et alluma la chandelle. Henri poussa un dernier ronflement sonore, un grognement rauque qui manifesta son refus de se soumettre au dur labeur des mines. Il se racla la gorge, gagna la fenêtre, ouvrit les persiennes et cracha un énorme graillon maculé de taches noirâtres. Puis, les paumes appuyées au chambranle, les yeux plissés d’amertume, il promena un regard sur la rue Saint-Emmanuel qui menait à la fosse du même nom. Il se rappela que la veille, dans les couloirs souterrains, à quelques centaines de mètres de profondeur, une colère sourde grondait, qui pouvait dégénérer en formidable coup de grisou² des ouvriers. On rapportait qu’une grève s’étendait dans tout le pays. Il y avait eu des escarmouches avec la police et l’armée, des morts, des blessés. Les employés de la Compagnie des mines allaient-ils suivre le mouvement de protestation ?

    De l’autre côté du palier, trois lits occupaient la chambre. Marie, l’aînée, éclaira la pièce avec une humeur résignée. À douze ans, avec sa mère, elle besognait à la surface, à trier les fragments de houille. Elle détestait son ouvrage, revenant le soir les mains poisseuses, les ongles crasseux et le visage enduit de suie. Les femmes l’avaient informée que le chantier pourrait cesser ses activités pour cause de manifestation. Christine grimaça son agacement et tourna le dos à la lumière. À neuf ans, elle pouvait se rassasier du sommeil de l’enfance. Sur la troisième paillasse, les jumeaux de sept ans Wilhelmine et Guillaume dormaient, pelotonnés l’un contre l’autre, comme réconciliés de leurs chamailleries de la veille. Vêtue de la chemise de nuit qui cachait ses membres grêles, dans la quiétude de la chambrée, Marie s’empara de la cruche posée sur le carreau, versa de l’eau dans la cuvette et s’humecta le visage. Quand elle fut prête à s’habiller, elle s’approcha du mur. Parmi les hardes pendues aux clous, elle décrocha sa culotte, l’enfila, passa la veste de toile et noua son bonnet de tulle bleu sur sa tête. Puis elle moucha la chandelle et, dans la pénombre, descendit en gros bas de laine au rez-de-chaussée.

    Un feu de houille brûlait dans la cheminée de fonte. Octavie avait tisonné la braise d’escaillage, du charbon dur fourni par la Compagnie des mines, auquel elle venait d’ajouter de petits morceaux de charbon tendre. Pendant que la cafetière de fer émaillé chauffait sur la grille, la mère s’était assise à la table, les deux mains dans ses cheveux embroussaillés. À trente-trois ans, la cribleuse était déjà fourbue, éreintée par les travaux à la fosse. Marie la contempla et risqua une parole :

    — Vous paraissez accablée, mère, exprima-t-elle, la voix altérée. Vous ne prenez pas de petit-déjeuner ce matin ?

    — Pardi ! Comment pourrais-je m’empiffrer alors qu’on va manquer de pain ? On travaille aujourd’hui, puis après… Dieu seul sait ce qui nous pend au bout du nez. Il faut ménager, fille. Tu prépareras des tartines pour le midi. Pour l’instant, on se contentera d’un café sucré.

    Les yeux de Marie se levèrent sur le coucou à cadran et se reportèrent sur le buffet de sapin. La faim lui tenaillait le ventre. Au milieu de sa vexation, elle se rendit au meuble et confectionna des briquets, ces doubles tartines de fromage emportées chaque matin à l’ouvrage. Il en resterait assez pour Christine et les jumeaux. Pendant ce temps, la ménagère avait retiré la cafetière du feu et saupoudré l’eau bouillie d’une pincée de cassonade. Elle versa la potion sur le vieux marc de café, dont elle tira trois jattes. Puis elle acheva d’en vider le contenu dans les gourdes de fer-blanc.

    L’escalier de bois craqua sous le pas de l’homme de la maison. Sa femme et sa fille étaient attablées et sirotaient leur café. Il braqua ses yeux enfoncés sur sa jatte.

    — Ah bien ! proféra-t-il.

    — Et dire qu’on s’apprête à faire la grève ! s’exclama Octavie, l’air éminemment désolé.

    Henri s’assit et avala bruyamment de larges lampées de sa boisson chaude. Les regards chargés de reproches l’écrasaient. Les derniers jours, il avait saisi la moindre occasion pour mener une cabale auprès des mineurs. Le maître-porion³ surveillait le fauteur de troubles. La direction le soupçonnait de fomenter une mutinerie, d’être à la tête de ce mouvement de révolte qui gagnait la fosse Saint-Emmanuel.

    Christine parut au bas de l’escalier, souriante dans sa robe vieillotte de popeline mauve, disposée à prendre les rênes de la maisonnée. L’enfant était d’une humeur joyeuse, douce comme un agneau, mais capable de rugir comme une tigresse. Elle était très serviable, et sa mère n’hésitait pas à lui confier les jumeaux et de menues besognes de l’ordinaire pendant qu’elle s’échinait à la mine. Et la jeune fille à l’intelligence précoce savait déjà tenir maison, d’une propreté toute flamande. Octavie avait mis un chaudron d’eau à bouillir. Elle se tourna vers la fillette :

    — Tu feras de la soupe au vermicelle.

    — Bien, mère, et je m’occuperai comme il faut des jumeaux.

    Rongée par le désir de rester à la maison, Marie avait jeté un regard ombrageux à sa sœur. Mais Christine n’avait pas l’âge pour travailler à la mine. Et on avait besoin d’elle pour s’occuper des deux jeunots qu’elle éduquait et entourait d’une attention toute maternelle.

    Le père ébaucha un air grave, recula sa chaise et alla vers la porte. Il chaussa ses souliers et enfila sa veste, dans laquelle il enfouit son briquet. Puis il attacha sa gourde à sa ceinture de cuir et franchit le seuil. Leur maigre pitance en main, Octavie et Marie abaissèrent les paupières, et chacune prit ses sabots sous le buffet. L’aînée se retourna vers sa sœur et moula une physionomie envieuse.

    Les portes du coron⁴ se refermaient. Comme des troupeaux dociles, au balancement des gourdes de fer-blanc, des colonnes d’ouvriers fendaient la nuit, progressant au pas lent des bêtes. Une porte claqua. Un garçon de treize ans sortit de son logis et s’empressa de rejoindre la file.

    — Bonjour, Marie ! décocha-t-il, espérant un sourire.

    La cribleuse demeura impassible et poursuivit son chemin. Derrière les fentes des volets, le cœur battant la chamade, le galibot⁵ l’avait espérée, reconnaissant sa silhouette frêle et sa démarche traînante. Mais elle progressait, grelottant du froid d’avril, les lèvres crispées, le visage aigri par des mois de dur labeur. D’ailleurs, on ne lui donnait pas son âge ; elle était vieillie, tant le travail lui avait imprimé des traits de besogneuse entraînée. Devant, repris par la rumeur persistante de la veille, les charbonniers s’animaient. Lentement, une clameur confuse semblait gagner les rangs.

    À l’approche du baraquement qui couvrait l’entrée du puits, il fallait faire vite pour s’organiser. Bientôt on se disperserait sur le chantier. Tout en marchant, on s’était resserré contre Henri Cadet. Avec son bagout, il avait un pouvoir de persuasion peu commun, une manière de soulever ses congénères. La veille au soir, il avait frappé aux portes du coron pour tenter de convaincre les indécis de se rassembler à l’estaminet⁶ La Louvière, le quartier général des ouvriers.

    Dans la nuit ténébreuse, les charbonniers traversèrent le hangar de criblage et aboutirent à la salle de recette⁷, à la gueule même du puits. La descente des ouvriers était commencée. Des lanternes crachaient une lumière jaune sur les cages grillagées faites de petites mailles. En arrière du trou, une gigantesque machine à vapeur avec deux énormes roues aux moyeux desquels s’enroulaient et se déroulaient les deux câbles d’acier. À proximité, sur des dalles de fonte, des berlines attendaient. Planté là, un gros homme à la figure grêlée saluait l’arrivée des mineurs. C’était Liébin, le maître-porion. Il darda un œil torve à Cadet, dont la physionomie sarcastique l’exaspérait.

    — Comme vous le voyez, on est fidèles au poste, monsieur Liébin, ricana-t-il.

    Éclairées par une lueur blafarde, les équipes se dirigèrent à la lampisterie, une pièce vitrée, emplie de râteliers qui alignaient les lampes allumées comme des cierges. Chacun passait au guichet, prenait sa lampe, la vérifiait, l’éteignait, et le marqueur inscrivait dans son registre l’heure de la descente. Ensuite, les charbonniers revinrent au puits avec des lampes, coiffés d’un rigide casque de cuir bouilli destiné à protéger le crâne. Debout à la barre de mise en fonction, un opérateur écoutait les sonneries des signaux et surveillait un tableau indicateur représentant les différents étages des galeries.

    Avant l’embarquement, un vérificateur s’assurait que les lampes étaient bien fermées. Chaque fois que le monstre remontait les cages, des ouvriers se tassaient dans des berlines vides et plongeaient dans les froides profondeurs des ténèbres, avalés par la bouche du trou. Après une descente vertigineuse à cinq cent cinquante-huit mètres, les mineurs se distribuèrent par bandes de six dans les galeries. Armés de leurs outils, deux haveurs lacéreraient la veine à petits coups. Deux « sclauneurs » prépareraient et débarrasseraient la place, entretiendraient les voies et surveilleraient l’éclairage. Enfin, deux herscheurs traîneraient les wagonnets.

    Suivis par d’autres groupes, Cadet et ses camarades déambulèrent à la queue leu leu entre les rails. On aurait dit que le maître-porion l’avait affecté à une belle galerie de roc solide, presque pas muraillée, pour éviter la hargne de l’agitateur. Soudain, un tremblement secoua le sol dans un roulis de tonnerre. Devenu presque sourd après des années passées au fond, Dagant progressait l’échine courbée, insensible au sifflement du sournois grisou qui s’échappait des fissures.

    — Attention ! s’écria Joris, repoussant son compagnon.

    Le vieux haveur se rangea le long de la paroi suintante. Un gros cheval bai attelé à un train de berlines fonçait avec une charge de la veille.

    — À demain ! salua le conducteur monté sur la première, tenant les rênes.

    Les équipes s’ébranlèrent et parvinrent à une croisée de galeries. Puis elles se débandèrent pour atteindre leurs chantiers respectifs.

    Tout l’avant-midi, comme dans un bois infesté par les termites, les cellules ouvrières grignotaient les entrailles de la Terre. À certains endroits, un vent frais soufflait. Mais plus on s’enfonçait dans les voies secondaires, plus la moiteur accablait.

    La rivelaine⁸ à la main, les pieds dans une mare boueuse, Cadet et Dagant pignochaient dans la veine. Dans une fente étroite, pliés en deux, les haveurs n’avaient pas le cœur à l’ouvrage. À tout moment, le visage éclairé par la lampe pendue à leur boutonnière, ils s’échangeaient des commentaires. Apeurés, certains ouvriers craignant d’être affamés étaient réticents à la grève. Des familles entières travaillaient à la mine. C’était le moyen de subsistance de générations depuis 1846. On discutait du lendemain quand un herscheur de l’équipe les rejoignit.

    — Liébin s’en vient, avisa-t-il.

    Le garçon n’avait eu que le temps de prévenir les haveurs.

    — Ah bien ! Sainte Barbe⁹ ! se récria le maître-porion. À constater le contenu des berlines, on dirait que t’es déjà en grève, le Flamand. Faut pas la flatter, la veine, faut la cogner dur.

    Cadet cracha noir, laissa tomber sa rivelaine et s’élança à la figure de l’arrogant. Les antagonistes se tapaient dessus dans le gâchis boueux, les vêtements, détrempés, et le visage couleur de suie du mineur, délavé. Cadet frappait l’insulteur, comme si le maître-porion représentait à lui seul tout ce que la Compagnie symbolisait d’abomination.

    — Il grouille plus, affirma Joris, appuyé sur sa pelle.

    — Je pense qu’il s’est assommé quand tu l’as poussé sur la paroi, confirma Dagant.

    — Aidez-moi, les gars ! haleta Cadet, ruisselant de sueur, suffoqué de chaleur.

    On souleva le corpulent et on le transporta au flanc d’un wagonnet. À quatre, on le balança sur le tas de charbon.

    La tête dolente, la bouche béante et l’œil agrandi, le gros Liébin lâcha un râle rauque. Et pour achever le risible spectacle, des gouttes d’eau suintant de la voûte s’échappaient du plafond et creusaient un trou dans le crâne du malheureux : le cuvelage¹⁰ était à refaire. Comme des chenapans satisfaits, ils éclatèrent d’un rire canaille qui se répercuta dans les étages de la galerie. On achemina le tout vers l’ascenseur.

    Près du puits, Cadet s’apprêtait à donner le signal, souriant aux herscheurs qui poussaient la berline dans la cage. Il contempla la face bouffie du maître-porion, les bras du moribond retombant de chaque côté de son ventre rebondi. Il actionna trois fois la corde et, en haut, trois fois un lourd marteau à levier tomba sur un billot.

    * * *

    Pendant ce temps, à la surface, dans le vaste hangar du baraquement, les berlines de houille affluaient, en provenance de la recette. Des moulineurs poussaient les trains sur les tréteaux jusqu’à un manœuvre qui versait la charge par des culbuteurs sur des trémies. Avec la pelle et le râteau, des cribleuses montées sur des gradins départageaient les pierres du charbon propre qu’elles faisaient glisser dans les wagonnets de la voie ferrée. De là, des chevaux les tiraient à l’écart jusqu’à ce qu’ils soient attachés au train de la locomotive à vapeur. Octavie et sa fille se trouvaient là, avec une galopine de treize ans aux dents noires qui ne desserrait les lèvres que pour se plaindre de Marie qui lui chipait ses pierres. Payées au panier, les cribleuses se disputaient souvent, et Astrid avait la réputation de faire éclater des querelles. Autour, des femmes étaient descendues des gradins. Octavie pressentait un accrochage. Elle essuya sa figure poudrée de charbon du revers de la main.

    — On va déjeuner ! statua-t-elle.

    Les trieuses se regroupèrent dans un recoin du hangar, sous les fenêtres crasseuses, à l’abri des courants d’air froid qui charriaient une poussière noire. Elles récupérèrent leur breuvage et leur briquet, et s’assirent sur des planches qui les protégeaient de la fraîcheur du sol.

    — Un vrai travail de forçat ! soupira Gervaise en s’écrasant.

    La vieille au dos courbé s’échinait à fouiller le charbon avec son râteau. Son mari avait rendu l’âme au fond de la mine, ravagé par des années de sale besogne, à gratter les veines pour survivre.

    — À l’heure qu’il est, si j’en crois Henri, ça se peut que le chantier soit fermé demain, exprima Octavie, débouchant sa gourde de café.

    Mais la vieille Wallonne bougonnait en grugeant son quignon de pain. Elle pestait contre les ouvriers qui lui feraient perdre des sous, sans comprendre que des voix s’élevaient pour faire cesser la subordination passive et pour améliorer le sort des exploités.

    * * *

    À quelques centaines de mètres sous la surface, les hommes s’étaient mis à manger. À la demande de Cadet, les charbonniers s’étaient rassemblés à l’écurie. Au bout d’une galerie, on avait aménagé une salle longue de vingt-cinq mètres et haute de quatre, voûtée en briques. Une odeur de litière fraîche s’exhalait, contrastant avec l’air vicié qui se dégageait des voies souterraines par la fumée des lampes et la pestilence des haleines. On y soignait bien la vingtaine de chevaux qu’elle pouvait accueillir. Chacun avait sa stalle marquée à son nom sur une plaque de zinc, son eau et sa ration d’avoine. Condamnées aux ténèbres, les bêtes connaissaient leur parcours et retournaient à leur mangeoire après le nombre réglementaire de voyages de la journée. En proie à un effarement, elles semblaient s’interroger sur la présence inaccoutumée des charbonniers. Mais le palefrenier tentait de les rassurer, leur adressait des paroles apaisantes en leur tapotant la croupe ou en leur flattant la crinière.

    Les hommes avaient la bouche pleine et se contentaient de ruminer leur pain sali de leurs mains poisseuses. Sitôt le café avalé, Cadet rappela la rencontre :

    — Ce soir à La Louvière ! lança-t-il. C’est là qu’on va décider comment on s’organise pour demain.

    Le repas fit place à l’égaiement. On déblatéra sur les chefs, se marrant sans vergogne de l’incident de la matinée avec Liébin, comme si le geste de Cadet ne portait pas à conséquence. Puis on se raconta des gauloiseries, toutes aussi licencieuses les unes que les autres. La gaieté tomba quand Hannequart, un gaillard aux moustaches brunes, apparut.

    — Personne n’a d’affaire à l’écurie, c’est contraire au règlement ! s’indigna le chef. Je vous mets tous à l’amende.

    — C’est inacceptable ! rétorqua aigrement Henri Cadet.

    — Toi, le Flamand, riposta le patron, tu iras te chercher de l’emploi ailleurs !

    Hannequart arborait une physionomie très fâchée en roulant des yeux mauvais sur les gueules noires¹¹. Il précisa que Liébin avait été ébranlé et qu’il faudrait le remplacer quelques jours.

    — Ça tombe bien…

    — La ferme, Joris ! le rembarra Cadet.

    — Pas nécessaire de rabrouer ton camarade, le Flamand, commenta le chef, la direction est très au fait de ce qui se prépare pour demain. Pour le moment, toi, le rebelle, tu vas me suivre. Les autres, retournez à votre ouvrage.

    Henri Cadet arbora une moue contrariée et marcha dans le dos du représentant de la Compagnie, heureux d’avoir la main haute sur la méconduite des mineurs.

    En proie à une vive irritation, le vieux Dagant se leva sur ses jambes raides.

    — Si c’est comme ça, c’est tout le monde qui va débrayer maintenant ! regimba-t-il.

    Le mot d’ordre du vieillard fut accueilli par des acclamations enthousiastes. L’écurie se soulagea de ses ouvriers et la petite masse emboîta le pas bruyamment. Dans l’agitation des charbonniers, Hannequart se sentait menacé, craignant de se ramasser, comme son compagnon Liébin, sur le tas d’un wagonnet, ou pire, dans un amas de fumier.

    La rumeur s’était propagée dans les galeries. Peu à peu, de partout, on émergeait des étages et on regagnait le puits pour la remonte. Hannequart se pressait, ignorant les murmures qui enflaient derrière lui. Il fit embarquer Cadet dans une berline, se cala dans une autre. Un employé affecté à la manœuvre tira cinq fois sur le signal, et la cage fut aspirée vers la surface.

    Tandis que Hannequart s’empressait vers les bureaux de la Compagnie, le haveur débarqua de la berline et se hâta vers la lampisterie, où il se délesta de sa lampe et de son casque. Puis, les yeux éblouis par la clarté du jour, il se rendit sur les gradins. Marie l’aperçut et en avisa sa mère. Octavie cessa de râteler et releva sa figure poussiéreuse.

    — Déjà ! exprima-t-elle, d’une voix tombante. Je pensais que ça attendrait au moins à ce soir.

    Cadet hocha négativement la tête. Un sourire crispé étira ses lèvres. Il redescendit des gradins et entreprit de retourner au bercail.

    Agité de spasmes nerveux, le baraquement régurgitait les charbonniers. Une colonne d’ouvriers s’alignait comme des fourmis vers le coron.

    Le haveur s’engouffra chez lui, la tête pleine de récriminations. Les enfants étaient sans doute dehors. La maison était sombre et silencieuse. Il ôta ses souliers, les rangea sous le buffet. Sur le feu de houille, une grosse marmite d’eau chauffait. Il s’approcha de la fenêtre.

    Dans le vaste espace intérieur créé par le quadrilatère d’habitations, chaque locataire disposait d’un jardinet, et un puits desservait quatre familles. Animée par Christine, une ronde joyeuse composée de mioches le fit sourire. Le spectacle des gamins pauvres, mais heureux, égayait le coron. Bientôt, au début de mai, sous la conduite de leur sœur, Whilelmine et Guillaume s’emploieraient à l’ensemencement de leur lopin de potager. Y pousseraient des pommes de terre, des rangées de betteraves et de poireaux, du chou, de l’oignon, des haricots, des pois, de l’oseille et du persil. Une pensée chagrine l’ombragea. Aux yeux de la Compagnie, il n’était plus qu’un vulgaire déblai, un débris enlevé au charbon propre, une tache d’encre sur une chemise blanche. Un moment, il songea à la réunion qu’il avait convoquée à La Louvière, à la pertinence de se montrer. Mais à présent, les hommes misaient sur lui pour les mener, pour prendre le chemin de Mons le lendemain. Et qu’adviendrait-il de son avenir dans le charbonnage, de ses responsabilités familiales ?

    Le mineur résolut de prendre son bain. La maison était déserte et il ferait vite. Une débarbouillette et un linge épais à portée de la main, il emplit d’eau tiède le baquet de bois qui servait de baignoire à la maisonnée. Une fois débarrassé de ses vêtements sales et humides, il se racla la tête avec du savon noir, rinça ses cheveux et embarqua dans la cuve. Il se désencrassa la face et la nuque, passa aux aisselles. Quand cela était possible, sa femme lui frottait le poitrail et le râble, et descendait parfois aux fesses. Cela lui donnait d’agréables sensations qui parcouraient son corps frétillant. Et lorsqu’il était net, il tournait le dos et elle le drapait d’une serviette pour le cacher aux enfants. D’ailleurs, il appréhendait son retour. Elle n’avait pas coutume d’élever la voix, mais il pressentait la colère qui gronderait derrière son visage durci de remontrances.

    Habillé de sec, il retourna à la fenêtre. Christine parut.

    — Déjà, père ! s’exclama-t-elle.

    — Oui, ma belle, et prêt pour ce soir, répondit-il. Tu as passé une bonne journée avec Wilhelmine et Guillaume ?

    En effet. Elle avait vaqué à l’ordinaire de la maison et rentrait pour préparer le souper. On mangerait de la fricassée¹². Dans sa tête de gamine rieuse, elle ne l’avait pas questionné : il était revenu de la fosse à cause d’un bris ou d’un danger quelconque. Elle admirait son père, un homme qui les entourait de sa présence aimante, qui avait du cœur au ventre et qui faisait son possible pour que la maison ne respire pas trop la misère et la pauvreté, le lot des charbonniers.

    On toqua au chambranle. C’était Dagant. Le vieux demeurait à quelques portes. La bouche fumante, il traversa le seuil. Puis il retira sa pipe.

    — Les hommes sont vraiment en rogne contre la Compagnie. Tu l’as mouché, ce Hannequart. Pour moi, La Louvière ne sera pas assez grande pour asseoir tout le monde.

    Cadet arbora un air contrit, regrettant sa répartie au chef et son empoignade avec Liébin. La démarche pesante, il se rendit au buffet et sortit deux chopes.

    — Je peux t’offrir de la bière ou du cidre, proposa-t-il.

    — C’est pas le temps de s’enivrer, rétorqua Dagant. Il faudra avoir la tête solide ce soir.

    Christine semblait indifférente à la conversation des hommes, mais elle les écoutait. Sa mère l’avait avisée que, si les mineurs débrayaient, la maisonnée entrerait dans une période de privation et qu’il faudrait se serrer la ceinture. Elle se rendit à son tour au buffet, en ramena deux gobelets en étain et une cruche d’eau qu’elle déposa sur la table. Le maître des lieux décocha une œillade complice à sa fillette.

    — On va se rincer le dalot, Dagant, décréta-t-il.

    Elle remplit les godets, et les hommes trinquèrent au succès de la rencontre. Puis le vieillard retraversa le seuil du logis.

    La jeune ménagère observait son paternel arpenter la grande pièce.

    — Père, je ne veux pas vous dire quoi faire, mais vous devriez prendre une bonne bolée d’air, suggéra Christine.

    Désemparé de se retrouver si tôt chez lui après l’ouvrage, il réalisa qu’il avait oublié de vider l’eau du baquet. Il empoigna la cuve par les anses. Elle lui ouvrit la porte et il vida l’eau noircie dans la cour. Au milieu de leur bande de galopins, les jumeaux l’aperçurent. Ils cessèrent leur lancement de boulettes de glaise et accoururent vers lui, les sabots crottés. Ils avaient la figure et les mains boueuses, le fond de culotte sale et une jolie petite frimousse d’enfant gai. Le père ébouriffa affectueusement la chevelure de ses enfants, et il les devança à l’habitation.

    Sur le feu de houille, l’eau chauffait dans la marmite. Whilelmine et Guillaume prendraient leur bain. Ils barboteraient ensemble une bonne demi-heure, avant de sécher près de la flamme et de revêtir des habits convenables. Auparavant, Christine leur beurrerait des tartines pour leur boucher un bout de tripes.

    Six heures avaient sonné au coucou. Les cribleuses revinrent au coron, éreintées par leur triage de la journée, la figure barbouillée d’une poussière charbonneuse. Elles enlevèrent leurs sabots. Marie dénoua son bonnet de tulle, secoua la tête et contempla envieusement Christine avec son air détaché. Octavie promena un regard satisfait sur la pièce. Les jumeaux étaient lavés, le couvert dressé et le repas presque prêt. Cependant, il manquait l’homme de la maison.

    — Ton père est revenu de bonne heure ! exprima-t-elle, avec une inflexion dans la voix.

    — M. Dagant est passé le prendre, ils sont partis à La Louvière, affirma la petite ménagère.

    Octavie pensa que son homme avait sûrement avalé quelques bouchées avant de quitter le logis.

    L’estaminet se trouvait à peine à la sortie du coron sur la rue du Quinconce, du côté opposé à la fosse, afin de mieux distraire les ouvriers. La devanture du débit de boissons était blanchie à la chaux, percée de fenêtres encadrées de persiennes bleues, avec un écriteau qui grinçait au souffle du vent. La place était déjà assaillie. La réunion allait commencer. Derrière son comptoir de sapin, Rascaille, un trapu à grosses moustaches grises et au nez épaté, se dépêchait à servir les clients. Ce soir, il ferait un coup d’argent. Attitrée à la bière, sa femme, une obèse au sourire édenté, actionnait le robinet d’étain d’un tonnelet en zinc pour faire couler le faro¹³ dans les chopes.

    Au milieu de la rumeur confuse et des jurons d’hommes qui éclataient dans la petite foule, les grévistes se mirent à scander des slogans. Cadet monta sur un tabouret. D’un geste d’apaisement, il prit la parole. Il rappela l’importance de la manifestation à Mons. C’est toute la classe ouvrière qui se soulevait pour être entendue au Parlement. Les gros bonnets et les actionnaires de la Compagnie sauraient qu’on n’abuse pas impunément des charbonniers. Le labeur était dur et dangereux, les salaires payés à la quinzaine, insuffisants, les maisons louées à six francs par mois, à tel point que plusieurs membres de la même famille devaient se faire mourir au charbonnage. Le mot d’ordre était donné : pour le départ, on se rassemblerait aux installations minières pour prendre le train… L’estaminet se dégorgea de ses buveurs, et les ouvriers exaltés rentrèrent chez eux.

    Déambulant lentement sur la rue du Quinconce, flanqué de compagnons, le haveur était habité par le sentiment du devoir accompli. Une fierté l’avait envahi. Il possédait une étonnante facilité à mener les hommes, à se faire écouter, mais à mesure qu’il s’approchait de son domicile, il était repris par l’angoisse d’affronter Octavie. La petite société avait regagné le coron. Cadet s’abîmait dans ses pensées quand Dagant, qui avait perçu l’accablement de son ami, le tira de ses réflexions :

    — Ta femme est pas aussi facile à convaincre, commenta-t-il. Si tu veux, Joris et moi on fait un crochet à la maison pour prendre le nécessaire, puis on va te rejoindre tout à l’heure.

    Cadet acquiesça d’un signe de tête et s’engouffra dans le logis.

    Christine et les jumeaux étaient couchés, et Octavie était là, derrière Marie, à lui démêler les cheveux. Dans la clarté falote d’une lampe, elle avait la physionomie abattue.

    — Il y en a deux qui viennent me retrouver, affirma-t-il, d’une voix

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