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Le Retour du Tchad: Carnets de route
Le Retour du Tchad: Carnets de route
Le Retour du Tchad: Carnets de route
Livre électronique246 pages3 heures

Le Retour du Tchad: Carnets de route

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À propos de ce livre électronique

La suite du Voyage au Congo. Documents - Essais...
LangueFrançais
Date de sortie16 août 2022
ISBN9782322444977
Le Retour du Tchad: Carnets de route
Auteur

Andre Gide

André Gide (1869-1951) est l'un des écrivains français les plus influents du XXe siècle. Né à Paris, Gide a grandi dans une famille bourgeoise protestante et a reçu une éducation stricte qui a profondément marqué sa vie et son oeuvre. Il a étudié au lycée Henri-IV, où il a commencé à développer son intérêt pour la littérature. Gide a publié son premier livre, "Les Cahiers d'André Walter", en 1891, mais c'est avec "Les Nourritures terrestres" (1897) qu'il a véritablement marqué les esprits. Cette oeuvre a établi sa réputation comme écrivain audacieux et original, prônant la liberté individuelle et l'authenticité. Tout au long de sa carrière, Gide a exploré des thèmes controversés tels que l'homosexualité, la moralité et la religion, souvent en opposition aux valeurs de son époque. Ses oeuvres majeures incluent "L'Immoraliste", "La Porte étroite", "Les Faux-monnayeurs" et son "Journal", qui offrent un aperçu de son évolution intellectuelle et spirituelle. En 1947, André Gide a reçu le prix Nobel de littérature en reconnaissance de son oeuvre littéraire exceptionnelle. Son engagement social et politique l'a également conduit à critiquer le colonialisme et à s'impliquer dans des causes humanitaires. Gide était également un membre actif de la vie intellectuelle parisienne, fréquentant les cercles littéraires et artistiques de son temps. Il a entretenu des relations avec de nombreuses personnalités influentes, telles que Marcel Proust, Paul Valéry et Jean-Paul Sartre. André Gide est décédé en 1951, laissant derrière lui une oeuvre riche et variée qui continue d'inspirer et de susciter des débats. Son influence sur la littérature française et mondiale reste indéniable, et ses écrits sont étudiés et appréciés par des générations de lecteurs et de critiques.

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    Aperçu du livre

    Le Retour du Tchad - Andre Gide

    Le Retour du Tchad

    Le Retour du Tchad

    CHAPITRE PREMIER. Sur le Logone

    CHAPITRE II. Retour en arrière

    CHAPITRE III. Seconde remontée du Logone

    CHAPITRE IV. Second séjour chez les Massa

    CHAPITRE V. À travers la brousse. Maroua, départ d’Adoum

    CHAPITRE VI. Léré, Binder, Bibémi

    CHAPITRE VII. Reï Bouba

    CHAPITRE VIII. N’Gaoundéré

    Appendice CONTENANT LES DOCUMENTS RELATIFS À LA QUESTION DES GRANDES COMPAGNIES CONCESSIONNAIRES

    I

    II

    III

    IV

    DERNIERE HEURE

    I. 2

    II. 2

    III. 2

    Page de copyright

    Le Retour du Tchad

     André Gide

    CHAPITRE PREMIER. Sur le Logone

    20 février.

    Nous quittons Fort-Lamy dans trois baleinières[1]. C’est le retour. Lente remontée du Logone ; assez exactement de la largeur de la Seine, me semble-t-il. Les eaux sont basses et les indigènes préfèrent à la rame la propulsion des perches sur lesquelles ils pèsent, quatre à l’avant, quatre à l’arrière, se penchant puis se relevant en cadence : ceci nous prive de leurs chants, réservés au rythme plus régulier des pagaies, mais cette avancée presque silencieuse effarouche moins le gibier et nous permet d’approcher de plus près les oiseaux qui peuplent les rives.

    Dans cet étroit tunnel que forme le shimbeck de la baleinière, il ne fait pas trop chaud, et, si lente que soit la marche, elle entretient un exquis courant d’air. Étendu sur une chaise de bord, qui, de jour, prend la place du lit de camp replié, je relis le Barbier de Séville. Plus d’esprit que d’intelligence profonde. De la paillette. Manque de gravité dans le comique.

    21 février.

    Partis avant le lever du soleil. Une légère brume argente les bords du Logone, de proportions plus humaines que les bords du Chari. Austérité souriante des berges sablonneuses ; aucune mollesse. Quantité d’arbustes vert cendré, semblables aux saules et aux osiers de France. De même il y a, sur ces bords, des simili-cressons, des faux épilobes, des imitations de myosotis, des substituts de plantains. On dirait que les acteurs seuls ont changé, mais ni les rôles, ni la pièce. Qui tiendra l’emploi de la scrofulaire ?… Parfois c’est une plante de la même famille, une proche parente, comme il advient pour la balsamine. Mais c’est ce qui explique que l’on soit si peu dépaysé, encore que parfois les vedettes de nos contrées soient réduites ici au rang de comparses. Pour que le paysage prenne un aspect vraiment exotique, il faut l’intervention d’un de ces végétaux axés et réguliers : palmiers, cactus, euphorbes-candélabres, etc., dont nous n’avons pas d’autres équivalents dans nos contrées du Nord, que certains conifères.

    L’inconvénient d’un voyage trop bien préparé, c’est de ne laisser plus assez de place à l’aventure. Pourtant nous approchons du lieu où le premier patron de notre boy Outhman (l’administrateur Noumira ?) trouva le moyen de se faire bousculer mortellement par les hippopotames. On nous signale précisément, non loin d’ici, une bande d’une trentaine de ces monstres, barrant le Logone, que les pirogues indigènes n’osent plus remonter. Allons toujours ; nous verrons bien.

    Depuis que nous avons quitté Fort-Lamy, nous vivons de gibier, canards ou pintades. Selon mon habitude d’inviter imaginairement un ami, un inconnu parfois, à partager ma joie, ce matin je chasse avec Pesquidoux qui ne se doute guère, assurément, que je fus des premiers à m’éprendre de ses écrits. Des premiers avec Marcel de Coppet ; et nous nous amusions à Fort-Archambault, à nous remémorer ses anciens articles, qu’alors personne ou presque ne remarquait. – Oui, j’invite Pesquidoux à savourer avec nous ce canard « à la rouennaise », pour qu’il me dise s’il en a jamais mangé de meilleur.

    Les hautes herbes du bord dissimulent le brusque effondrement des rives. Bosquets d’un vert plus sombre, peuplés de singes qui s’enfuient à notre approche. Grands arbres penchés sur l’eau ; leurs racines, déchaussées par le cours du fleuve, forment grotte. Avance somnolente. Ravissante paresse. Scintillement tendre de l’eau… Des appels de pintades. Au loin un troupeau de katambours[2]… Nous abordons et nous nous lançons au hasard des pistes, bientôt ne songeant plus à la chasse, tout à l’attrait de tant de nouveauté.

    Certains arbres atteignent des dimensions stupéfiantes ; pourtant leur cime n’échappe plus aux regards comme celle des géants de la forêt équatoriale ; c’est une énormité trapue ; et, tout autour du tronc, s’étend un vaste espace ombreux, que l’arbre investit, sur lequel il règne, étalant ses branches colossales comme pour repousser toute autre végétation. Ces branches s’arquent, se voûtent et, de leur extrémité au loin retombée, touchent le sol. L’on respire un instant dans ces belles clairières couvertes ; mais, sitôt qu’on en sort, on est tout empêtré dans l’enchevêtrement confus des ramures ; on se courbe, on se glisse à genoux, on rampe ; au bout d’un quart d’heure de reptation on a complètement perdu le sens de la direction, et, dans l’absence de points de repère, jamais nous ne pourrions retrouver les baleinières, sans les indigènes qui nous accompagnent et qui, eux, ne s’égarent jamais.

    Quelle erreur de s’imaginer les oiseaux et les insectes des pays tropicaux toujours parés de couleurs vives. Même les martins-pêcheurs, ici, sont noirs et blancs et ne rappellent que par la forme les martins-pêcheurs de Normandie, ces cris d’azur que jetait parfois le petit ruisseau de la Roque, jadis, à quoi répondait un cri d’émerveillement dans mon cœur.

    Les tsé-tsés nous harcellent. On ne peut ni les tuer, ni les chasser. À peine parvient-on à les voir. Leur piqûre, sans être très douloureuse, devient à la longue extrêmement énervante.

    Vers quatre heures, entrée en scène des hippopotames. Leur mufle énorme vient crever la surface de l’eau. Nous en comptons sept, mais sans doute y en a-t-il davantage. Ils respirent à peu près tous en même temps. Nos baleinières s’arrêtent. Marc tire sur eux quelques balles, puis, espérant les approcher, se fait mener sur l’autre rive. Presque en face de lui, je m’assieds sur un tronc d’arbre au bord du fleuve. Un grand singe qui vient boire, s’approche de moi.

    J’entraîne Outhman dans la campagne. Une prodigieuse quantité de sauterelles couvre les arbres, les taillis ; lorsqu’on s’approche d’un buisson bas, elles partent en un vol épais, à grand bruit. Sous l’arbre, où elles sont trop haut perchées pour me craindre, une pluie continue de petits projectiles allongés : ce sont leurs crottes.

    Hautes herbes sèches, sillonnées de sentes. Arbustes épineux. Traces d’animaux de toutes sortes, de lion en particulier ; mais nous ne voyons rien que des singes ou des pintades. Si : une troupe de katambours – on dirait de loin de petits chevaux – qui viennent s’abreuver dans le fleuve. Admirable coucher de soleil ; les herbes, le ciel, le fleuve se dorent. Nous sommes à l’endroit où le Logone fait un grand coude : en face de nous s’étend un banc de sable où nous allons passer la nuit. Immédiatement après le coucher du soleil, le ciel s’obscurcit : c’est la horde des sauterelles qui repart vers l’est. Leur passage n’a pas duré moins de cinq minutes.

    Le paysage est moins vaste et moins vague : il se tempère et s’organise.

    22 février.

    Sur les bords du fleuve (côté Tchad) [3], bords assez abrupts. Des norias nous attirent – ou quel autre nom donner à ces appareils élévateurs, simple fléau, porteur à l’une de ses extrémités d’un récipient, à l’autre d’un contrepoids, qui balance le poids de l’eau qu’on prend au fleuve et l’élève sans peine à hauteur du champ qu’il faut irriguer. Rien de plus primitif et de plus ingénieux que cette élémentaire machine d’une élégance virgilienne. Une grande calebasse sert de récipient.

    Un indigène s’occupe à faire monter l’eau ; un autre à la répartir, ouvrant et fermant tour à tour, d’un coup de houe, de petites écluses de terre. L’eau, d’abord, est précipitée de la calebasse, sur une claie, de manière que la terre ne soit pas creusée par la chute de l’eau, mais garde sa pente. Le champ tout entier est en pente légère. Ce sont des aubergines qu’on y cultive. Il y a pour ce seul champ, pas très grand, six norias à une vingtaine de mètres l’une de l’autre. Je note longuement ceci, car je n’ai vu parler de ces machines dans aucune relation de voyage au Tchad.

    Arrêt à Logone-Birni[4] (autrefois Carnak). Le sultan vient à notre rencontre en pirogue. Boubou bleu, lunettes bleues : à la main une queue de vache teintée d’indigo, en manière de chasse-mouches. On est reçu par un concert de quatre instruments : deux tambours, une sorte de clarinette et une trompette extrêmement longue et mince, qui se démonte : elle rend des beuglements pleins d’harmoniques.

    Un hôpital, avec 60 malades, dirigé, en l’absence du docteur, chef du secteur de prophylaxie, par trois indigènes. Ils prétendent arriver à guérir la trypanosomiase même à la troisième période. Excellente impression ; ordre, propreté, décence ; quatre microscopes ; registres bien tenus. Visible désir d’être à hauteur, de suffire et de satisfaire.

    Divers arrêts le long du fleuve. Vaine recherche des hippopotames. Nous passons la nuit sur un vaste îlot de sable, à l’abri des lions, très nombreux, nous dit-on, dans la brousse avoisinante.

    23 février.

    Chose étrange : le Logone, tandis qu’on le remonte, s’élargit sans devenir apparemment moins profond, ni moins rapide. Les bords s’écartent, s’abaissent et le pays tout à l’entour semble s’enfoncer. Que j’aimerais le voir durant la crue qui, nous dit-on, le transforme en un lac immense semé, de loin en loin, de petits îlots de verdure où tous les animaux viennent se réfugier. Nous nous sommes arrêtés vers midi à Logone-Gana (sur la rive orientale). Je quitte la baleinière et m’y rends à pied. Important village, en terrasse au bord du fleuve, entouré de murs crénelés, assez hauts. On y entre en passant par une petite poterne. Sur les créneaux, des marabouts semblables à des sentinelles. J’en compte sept sur sept créneaux successifs. Immobiles, énormes, on les croirait empaillés. Les eaux, durant la crue, viennent battre le pied des murs, paraît-il. Maisons assez hautes ; tantôt rondes, tantôt cubiques, entassées sans ordre aucun ; ruelles tortueuses, petites places irrégulières, et tout à coup un arbre énorme abritant un petit marché. À travers tout le village circule une intolérable odeur de poisson. C’est le principal commerce du pays ; dans chaque courette, on en voit de petits et de gros, à moitié secs, étendus sur des claies.

    J’achète un mark (qui vaut trois jetons de cinquante centimes) ; il en circule encore quelques-uns dans le pays – mais les indigènes ne les apprécient guère, car ils ne peuvent servir pour le paiement de l’impôt[5].

    Oublié de noter la rencontre d’une bande de pélicans – les premiers. J’en compte quinze, qui voguent tranquillement comme des cygnes et ne s’envolent à notre approche que pour se reposer une cinquantaine de mètres plus loin. Ils sont moins beaux que ceux que j’ai pu voir au Jardin des Plantes (de quel pays ?), que ceux dont parlait si bien La Fontaine[6]. Ceux-ci sont gris ou blancs (je pense que les gris sont les jeunes) mais ont les ailes bordées de noir. Il me semble me souvenir que les autres sont tout blancs, avec des tons carnés et soufrés.

    Mais cet après-midi, après la sieste, sur un tout petit îlot de sable au milieu du fleuve, j’en vois tout un peuple. Entre 100 et 150. Nous mettons pied à terre pour les cinématographier de la rive. Très peu farouches, ils reviennent après qu’on les a chassés. Marc, un quart d’heure auparavant, en avait tué un. Pas à faire. Animal trop sympathique, et trop peu défiant. Nos hommes le dépèceront ce soir, et de la peau tout emplumée se feront des toques.

    Arrêt au soir à un autre village. Douboul (Divel, sur la carte allemande).

    Le village flotte dans une vaste enceinte qu’entoure une forêt de rôniers. Très pittoresque, un bras mort du Logone vient l’affleurer. Marécages, fièvre, moustiques.

    24 février.

    Nuit presque blanche. De brusques clapotis, des claques d’eau. On dirait, tout à côté de ma baleinière, des gens qui se baignent ou des oiseaux pêcheurs pillant la rivière. À la fin la curiosité l’emporte et je me lève. Il fait humide et froid. Les feux du campement, sur la rive, sont presque éteints. Parfois un des Sara tousse, se soulève et souffle sur des tisons mourants, puis se rendort. La lune à demi pleine est au milieu du ciel. Ai-je dit que nos baleinières étaient entrées assez avant dans un bras mort du Logone ? un peu plus loin il s’achève en marais sous les murs du village. Le bruit qui me tenait en éveil, c’est celui des ébats des poissons. Ils sont si nombreux, que, par places et par instants, l’eau semble bouillir ; on les distingue au clair de lune, à demi sortis de l’eau, qui se poursuivent ou chassent les insectes, jaillissent et retombent dans un éclaboussement sonore. Tout au ras de l’eau, de grands oiseaux bizarres, que je ne reconnais point, au vol fantasque et silencieux, passent et repassent. Quatre grands échassiers, grues royales, marabouts ou jabirus, traversent le ciel, le cou tendu, les pattes allongées, en poussant un long cri rauque. Et soudain je comprends que les autres, ceux qui rasent l’eau, sont des chauves-souris.

    Ce matin le Logone rejoint assez exactement l’image que je m’en faisais. Les rayons du soleil levant dorent le sable et la glaise de la rive camerounienne, formant une petite falaise abrupte que surmonte une crête de roseaux. De-ci, de-là, quelques rôniers ; le ciel et l’eau d’un bleu parfait. Sur la rive orientale, plus basse, une herbe verte, qui fait un bruissement soyeux lorsque la baleinière la frôle.

    Dans un grand banc de vanneaux (?) deux coups de fusil en tuent et blessent onze, que poursuit, rattrape et rapporte un des noirs de notre équipage ; tandis que le reste s’enfuit en un nuage épais.

    Nous nous arrêtons près d’un groupe de pêcheurs. Deux enfants en pirogue vont rechercher dans la campagne des paquets d’hameçons qu’ils avaient été cacher à notre approche, dans la crainte qu’on ne s’en emparât. Et, de l’autre côté du Logone, nous rejoignons un autre groupe de pêcheurs. Ils sont d’une complaisance, d’une gentillesse extrême, et d’une reconnaissance émue lorsque je leur tends un billet de cent sous pour un gros poisson qu’ils nous offrent.

    Un village extrêmement misérable (Cameroun) où vivent accidentellement les gens engagés ou venus de Moosgoum pour la saison de pêche. Toutes les femmes, même les plus jeunes, ont des plateaux aux deux lèvres – non de bois, mais d’argent (ou métal blanc) – ainsi qu’aux oreilles. Encore que ces plateaux ne soient pas plus larges qu’un cul de bouteille, l’aspect est hideux.

    Arrivée à Kolem vers trois heures. Pourquoi marqué si grand sur la carte ? Pas plus important que le village d’hier soir. Extrêmement pittoresque. Étangs d’eau croupissante, à quatre places, dans la ville ; l’un recouvert d’une épaisse crème verte, et de bois flottants. Et, ceinturant à demi la ville, mais en deçà des remparts, une très large pièce d’eau, qui, à la saison des pluies, doit être reliée au Logone. Ce large étang, parallèle au fleuve, entre dans la ville, et la ville reprend par-delà, comme il advient aux Martigues ; et plus loin encore, au-dessus de l’étang et de la reprise de la ville on revoit le Logone, puis l’autre rive. Nous n’avons rien vu de plus étonnant depuis Goulfeï.

    J’insiste néanmoins pour que nous ne couchions pas à Kolem. Le voisinage de ces eaux croupissantes me fait peur. Nous repartons au soleil couchant, puis voguons à la clarté de la lune. Voici bientôt le banc de sable où nous allons pouvoir dîner et camper – où j’écris ceci avant de regagner mon lit dans la baleinière.

    Sur le banc de sable, nos rameurs s’organisent pour la nuit qui s’annonce froide. Vingt degrés de différence entre le jour et la nuit. Et je parle de la température à l’ombre ; mais eux travaillent et peinent en plein soleil et toujours complètement nus. Je ne comprends pas comment ils résistent. (Mais certains ne résistent pas.) Des feux sont allumés, autour desquels ils se groupent. Ils s’étalent ou se recroquevillent, le ventre à la flamme. Une même natte en couvre deux, dos à dos, chacun faisant face à un foyer. Ils creusent le sable pour s’y étendre et en recouvrent les bords de la natte, pour être mieux à l’abri du vent – qui, Dieu merci, n’est pas très fort. S’il se mettait à souffler, ils attraperaient la crève. Jamais on ne me fera croire que ces gens, « qui n’ont besoin de rien », n’achèteraient pas des couvertures si quelque « magasin » leur en présentait. Je cherche si je n’ai rien à leur prêter et leur apporte la toile de mon lit (que nous avons fait remplacer par du cuir, à Fort-Archambault). L’un d’eux l’accepte avec empressement. Mais ils sont vingt-sept et je n’ai pu satisfaire qu’un.

    Tâcher de faire sentir en quelques mots[7] la beauté surhumaine de la nuit sur ce petit banc de sable d’or, entouré d’eau, de ciel, de solitude et d’étrangeté. Parfois un vol de grands échassiers passe en sifflant comme un rapide de nuit : on entend le bruit de leurs ailes.

    25 ou 26 février.

    Plus un arbre, durant des lieues ; des rives à peine sorties des eaux. Paysage de plus en plus paludéen et tel que je le dépeignais dans la deuxième partie du Voyage d’Urien. Sur des bancs de sable, des compagnies de canards ; assez difficiles à approcher. Il y en a parfois tout un peuple ; quelques coups de fusil jetés au milieu du rassemblement en abattent une douzaine. Certains qui ne sont que blessés regagnent l’eau en voletant et plongent lorsque la baleinière approche. Il en est un en particulier sur lequel nous tirons par cinq fois ; il plonge, il nage entre deux eaux, reparaît plus loin. On voudrait l’achever. À la fin ce n’est plus qu’une épave, mais qui plonge encore et que trois nègres, qui nagent à sa poursuite, ont le plus grand mal à retrouver dans les roseaux. À chaque coup de fusil, s’il a porté, ils s’élancent de la baleinière, courant, nageant, se bousculant vers le gibier. Quels braves gens ! Que je voudrais comprendre ce qu’ils disent ! Peut-être qu’ils se fichent de nous, des coups que nous manquons ; mais leur joie est charmante, leur rire est si franc, si clair ; et leur sourire de jour en jour devient plus confiant, plus affectueux, j’allais presque dire : plus tendre. Et je m’attache à eux toujours plus. Marc a poursuivi longtemps, dans une lande incendiée, un troupeau d’am’raïs, mais n’a pu en abattre que deux. Un peu plus grands, mais de forme et de pelage moins charmants que l’antilope-Robert qu’il avait tuée l’autre jour. Un seul eût suffi pour tout notre équipage ; mais ils ne laisseront pas un morceau et sauront faire disparaître aussi les dix-huit canards que nous avons tués aujourd’hui. Ceux-ci ne sont pas tous de même espèce. Certains, gros comme des oies, portent une crête noire au-dessus du bec. Tous sont de chair succulente et même je ne sais si j’ai jamais rien mangé de meilleur.

    Je tue également, au vol, un curieux oiseau gris à fine aigrette blanche, bec très long, gros œil de rubis, pattes jaunes presque échassières ; de la grosseur d’une corneille.

    Kaséré ; village peut-être

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