Franchir sur Mars les portes de l’espace
Par Pierre Brisson
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUETEUR
En 1995, Pierre Brisson découvre le projet martien de Robert Zubrin à la lecture de son ouvrage "The Case for Mars". Cela ravive sa passion pour la géographie physique. En 2009, il fonde la Mars Society Suisse et, à partir de 2015, écrit des articles pour son blog Exploration spatiale, publiés par le journal Le Temps jusqu’en juin 2023 et à titre personnel ensuite.
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Aperçu du livre
Franchir sur Mars les portes de l’espace - Pierre Brisson
Chapitre 1
L’espace et nos capacités à l’explorer
Contemplation du Ciel, la nuit / Les moyens de l’exploration, capter ou aller vers / Les défis des dimensions, de la vitesse et du temps / Se décourager ou continuer ? / La science-fiction ou la Science ? / La stratégie / Le risque d’être bloqués
Un des comportements qui distingue l’Homme des animaux, c’est que l’Homme prend en compte les astres dans le Ciel non seulement pour s’ajuster instinctivement aux différents tempos du rythme circadien ou saisonnier, mais aussi pour les contempler et s’interroger sur leur signification et sur la sienne propre.
La contemplation génère les sentiments. L’Homme est ému depuis toujours par la beauté d’un spectacle qui se déroule sur une scène qu’il voit immense et dont les éléments lui ont semblé jusqu’à, il y a peu, totalement inaccessibles quoi qu’il fasse. Il a depuis toujours été impressionné par son apparente éternité, mais il a constaté très tôt qu’elle était animée par des variations, le scintillement des étoiles immobiles les unes par rapport aux autres, le lent et majestueux déplacement de la voûte à partir de laquelle elles brillent et la périodicité des mouvements sur cette voûte immuable de certains de ses éléments, le Soleil, la Lune, les planètes, de temps en temps le trait de lumière d’un météore.
L’interrogation a conduit à rechercher une explication au spectacle. Pour commencer, l’Homme a fait du Ciel la demeure de ses dieux positifs, c’est-à-dire des forces qui commandent à la Vie en général et à sa vie en particulier, en supposant que ces êtres supérieurs étaient visibles au travers de ces lumières, immuables au travers des âges, mais a priori vivantes puisqu’elles brillaient et scintillaient. L’explication a donc été d’abord la Religion, un système qui lie les choses, « res-ligat », ou les phénomènes. Mais cette Religion fut aussi à l’origine confondue avec la Science puisque la Raison ne disposait pas alors des bases nécessaires pour dérouler une logique indépendante et puisque de toute façon la puissance et la crainte des dieux dans l’esprit de l’Homme étaient trop fortes pour que la parole de ses prêtres, ceux qui sont initiés donc a priori instruits, puisse être mise en doute.
Le cheminement vers une divergence entre la Science et la Religion a été très long et la séparation en deux domaines distincts encore plus longue (puisque pour beaucoup, elle n’est pas encore accomplie). Elle s’est effectuée progressivement, à partir du « miracle grec », introduit dans notre Antiquité par quelques esprits supérieurs bénéficiant d’un environnement politique favorable (une pluralité de petites cités plus ou moins « démocratiques » et partageant une même culture a probablement favorisé l’expression d’une réflexion et d’une parole plus libre qu’ailleurs) ; la Religion gardant à chaque étape dans son giron ce qui restait brumeux et incertain, jusqu’à ce jour même où se posent toujours les problèmes de l’Origine et de la Fin. Parallèlement au retrait de la Religion et au développement d’une écriture scientifique de plus en plus assurée et convaincante car logique, s’est développée la littérature et la poésie en particulier, pour tenter de satisfaire sinon de combler le besoin insatiable de l’Homme pour la spéculation et la rêverie. Ainsi à notre époque rationaliste, il n’est pas rare encore que les cosmologues soient aussi des poètes (a). Comme quoi l’âme (l’ensemble de nos sentiments) fait structurellement partie de l’esprit humain et reste un accompagnateur sinon un moteur de son besoin de comprendre, donc de la Recherche. Il faut savoir l’écouter et prendre en compte ce qu’elle nous inspire. Sans motivation émotionnelle, il ne peut y avoir d’exploration.
Les moyens de l’exploration, « capter » ou « aller vers »
Face aux interrogations que suscitait le Ciel, l’Homme n’a longtemps eu qu’un seul moyen, observer de ses yeux nus, pour réfléchir, interpréter, déduire. Il a bien sûr également toujours rêvé de pouvoir « atteindre les étoiles », mais ce rêve était jusqu’au début du 20e siècle totalement impossible non seulement à réaliser, mais même à envisager sérieusement.
Les premiers hommes ont donc recherché des lieux les plus propices à l’observation : vue lointaine et dégagée, environnement calme. Une démarche s’imposait puisqu’on voulait voir mieux le Ciel, s’en rapprocher ou ce qui revient au même, supprimer les obstacles entre le regard et l’objet. Les premiers sites d’observation furent donc situés dans de vastes étendues sans arbres (Stonehenge), sur des promontoires dominant la mer, en haut des montagnes (observatoire de Kokino, en Macédoine) ou, à défaut, en haut de constructions spécifiques, des pyramides ou des tours, qu’on appelle de fait, des « observatoires ». Il en reste quelque chose puisque les astronomes contemporains, guidés non plus par l’intuition, mais par la connaissance et la raison, recherchent toujours un ciel pur et de grands espaces arides à l’atmosphère stable, non perturbée par les poussières, les nuages, l’humidité ou l’activité humaine (éclairage ou ondes radio).
Les instruments pour équiper ces observatoires sont venus très vite, mais au début ils ont évolué lentement. Il s’agissait d’abord de repérer simplement le passage récurrent des astres. Pour ce faire, on a construit ou disposé des fentes où passait la lumière à certaines dates porteuses de sens, celles des solstices ou des équinoxes, puis des repères pour noter le retour de certaines hauteurs significatives du Soleil ou de groupes d’étoiles dans le Ciel (les « constellations » du Zodiaque), tenter de comprendre les phases et les éclipses de la Lune ainsi que la répétition des événements cosmiques qui rythmaient la profondeur du temps. Dans l’Antiquité, le plus élaboré de ces instruments, apparemment sans lendemain, fut la fameuse machine d’Anticythère (b). Ainsi très tôt dans l’esprit de l’Homme, l’Espace fut associé au Temps.
La révolution dans les équipements d’observation fut sans aucun doute la lunette. Galilée l’emprunta en 1609 à d’autres (les Hollandais Jacob Metius, Hans Lippershey et Zacharias Jansen) qui avaient simplement prévu, en 1608 grâce aux progrès de l’optique et du travail du verre, d’observer les bateaux sur la mer. À partir de là, les révolutions se sont faites dans la perception puis la compréhension des messages reçus, tout en s’accompagnant à chaque fois d’un progrès dans l’instrumentation, l’un poussant l’autre de plus en plus rapidement vers le haut de la pyramide du savoir : le spectre électromagnétique, l’effet Doppler, l’interférométrie, l’optique adaptative, les ondes gravitationnelles, l’astronomie « multimessager » (c).
Le génie s’exprime rarement en dehors de son temps, mais dans un environnement. Il s’appuie sur une base pour aller un peu plus loin, rarement pour changer un paradigme et ouvrir une nouvelle fenêtre de recherche. Cependant de temps en temps de grands esprits comme Anaximandre de Milet, Aristarque de Samos ou Newton, proposent des interprétations géniales de faits que tout le monde a sous les yeux sans les voir, d’autres comme Albert Einstein, Georges Lemaître, Stephen Hawking, Roger Penrose se dispensent de la réalité que l’on voit, devancent l’instrumentation ou l’observation et l’on peine ensuite pendant des décennies ou davantage, à rechercher les preuves de ce qu’ils ont démontré théoriquement. Ces grands esprits sont comme des phares sur des sommets perdus dans un océan de brume qui un jour permettront de voir les nouveaux continents là où ils sont en réalité implantés.
L’autre modalité de l’exploration, non plus passive (« on reçoit une onde »), mais active (« on va vers une source ») est plus récente, car elle a dépendu du développement de l’ingénierie des transports qui s’est produit beaucoup plus tardivement que l’observation. Il fallait qu’on ait compris le principe de certaines réactions chimiques et de la propulsion, trouvé une source d’énergie adéquate et pouvoir la maîtriser ; qu’on ait compris certaines lois comme celle de la gravité pour en déduire des conséquences comme la vitesse de libération et qu’on soit capable de concevoir et de fabriquer des vaisseaux pouvant sortir de l’atmosphère terrestre. C’est l’astronautique qui a été le vecteur de cette seconde modalité et elle n’a véritablement commencé, sur le plan théorique, qu’avec Constantin Tsiolkovski au début du 20e siècle (d), beaucoup plus qu’avec Cyrano de Bergerac ou Jules Vernes qui ne l’avaient envisagée que de façon très superficielle.
Les défis des dimensions, de la vitesse et du temps
Ce qui a toujours impressionné les hommes, ce sont les dimensions du Ciel puis de l’Espace. Cela fait naturellement partie de la crainte ou de l’émerveillement qui résultent de sa contemplation. Et qui dit dimensions implique vitesse et temps quand on envisage de le parcourir, ce qui ajoute à l’émerveillement quand on les réalise, mais entame en même temps sérieusement l’ambition de l’entreprendre du fait de la disproportion avec les grandeurs et les forces que nous pouvons maîtriser.
Il est frappant de constater que jusqu’au début du 20e siècle, dans le mental collectif, l’Univers se bornait (si l’on peut dire) à notre galaxie. Il y avait bien eu Kant dans le sillage de Newton qui avait pensé que les « nébuleuses » (objets d’aspect diffus dans le Ciel) étaient d’autres « univers-îles » comme le nôtre (e). Il fallut cependant attendre le début des années 1920 pour que la communauté des astronomes (dont Hubble se fit le « haut-parleur ») admette définitivement la réalité. Ces autres groupements d’étoiles autonomes autour de leur propre centre de gravité, encore plus éloignés que les étoiles dont on voyait distinctement la lumière, étaient bien d’autres galaxies en dehors de notre Voie-Lactée. Et ce n’est qu’après Albert Einstein, avec Georges Lemaître en 1927 (f) que l’idée d’une histoire de l’Univers, avec un début, son Big-bang (pour Lemaître « l’Atome primitif ») et une évolution, fit irruption dans notre intelligence collective.
Mais l’évaluation réelle des dimensions n’a été possible qu’après qu’on a pu calculer la vitesse de la lumière (première approximation en 1675 avec Ole Rømer), qu’après qu’on a compris que cette vitesse était constante (Minkowski, Lorentz, Poincaré, puis Einstein avec sa théorie de la relativité générale), qu’après avoir découvert la spectrographie qui permettait de l’analyser (Angelo Secchi, 1860), qu’après avoir compris l’effet Doppler (Christian Doppler, 1848) et qu’après la découverte de l’électromagnétisme (Maxwell en 1864). Comme toujours en Science, le progrès a avancé à la pointe d’une arborescence avec de multiples interactions croisées.
On est, depuis, confronté à un Univers plus grand qu’on ne l’avait jamais imaginé (et du point de vue de l’exploration, encore plus difficile à appréhender). C’est Edwin Hubble qui en a donné les premières estimations (trop basses) avec sa « constante » de l’expansion qui en fait n’est valable qu’à notre époque (puisqu’il y a accélération), puis Allan Sandage en 1955, en donnant la première estimation sérieuse de cette constante (75 km/s par mégaparsec [g], « Mpc ») approchant les estimations contemporaines (entre 67,4 et 73 km/s/Mpc). Mais ce n’est véritablement qu’après que Penzias, R. Wilson, R. Dicke, J. Peebles et D. Wilkinson, eurent publié leurs travaux sur le Fond-Diffus-Cosmologique en 1965 qu’on sait que le Big-Bang a eu lieu il y a près de 13,8 milliards d’années (mais que, compte tenu de l’expansion de l’Univers et de son accélération, ce Big-bang, notre « horizon cosmologique », se situerait aujourd’hui à quelque 46 milliards d’années-lumière).
Alors, à cause de ces dimensions et de notre capacité de génération de vitesse absolument limitée, le temps est le dernier obstacle qui se dresse devant nous, pauvres êtres vivants dont la vie est relativement si courte. Comment traverser l’Espace ou même l’observer en dépit du blocage que constitue une vitesse de la lumière à 300 000 km/s ? Si l’on regarde près de nous, nous ne voyons que notre propre présent limité dans l’Espace proche (il nous est impossible de voir au-delà dans le même présent que le nôtre) ; si l’on regarde loin, on ne peut voir que notre passé. Notre vue, qui fonctionne avec la lumière, est courbée à jamais.
Cela ne gêne pas trop notre étude de l’Univers, au contraire puisque nous avons du fait de cette courbure, accès à toute son histoire jusqu’au moment où les photons ont pu se dégager de la matière (Surface-de-Dernière-Diffusion, une autre façon de considérer le Fond-Diffus-Cosmologique également appelé Cosmic-Microwave-Background, « CMB », pour le désigner par la première et la plus ancienne émission électromagnétique reçue, témoignant de cet événement et datant de 380 000 ans après le Big-bang). Mais cela gêne considérablement nos déplacements. Il nous est pratiquement toujours impossible de nous éloigner de notre système solaire puisqu’à la vitesse « relativiste » de 20 % de la vitesse de la lumière (la vitesse vraiment maximum envisageable aujourd’hui), comme l’imaginent les promoteurs de Breakthrough Starshot (voir chapitre 4), il nous faudrait 20 ans pour parvenir dans le système de notre plus proche voisine (Proxima-Centauri) (h) située à 4,24 années-lumière (distance à rapprocher du diamètre de la Voie-Lactée de quelque 100 000 années-lumière). À cette vitesse, le temps s’écoulerait un peu moins vite pour les passagers du vaisseau spatial que pour leurs contemporains restés sur Terre, mais ce ne serait pas un obstacle rédhibitoire. Par contre si l’on atteignait un jour 70 % de la vitesse de la lumière, et il le faudrait bien pour aller juste un peu plus loin, la distorsion serait telle qu’elle causerait une perturbation insurmontable dans le besoin de continuité des relations sociales. Imaginons un homme parti à 30 ans pour un voyage de 3 ans, retrouver sa fiancée de 25 ans âgée de 50 ans à son retour sur Terre ou ses propres enfants de son âge ! Enfin, même à 20 % de la vitesse de la lumière, la moindre poussière rencontrée pourrait causer des dégâts catastrophiques par son impact.
Nous semblons donc irrémédiablement enfermés physiquement dans notre capsule spatio-temporelle, en clair dans les limites que nous impose la vitesse de la lumière pour l’observation, et dans notre système solaire en ce qui concerne l’astronautique.
Se décourager ou continuer ?
Alors faut-il se décourager ou continuer ? Étant donné les défis posés par l’Espace, ses dimensions et nos moyens, faut-il renoncer à l’appréhender sans même essayer ? Faut-il renoncer à explorer l’Univers au-delà de la Surface-de-Dernière-Diffusion pour comprendre enfin notre Origine ? Faut-il renoncer à chercher à connaître le visage des planètes de nos systèmes voisins en se disant qu’on ne pourra jamais observer l’Univers « contemporain » auquel la vitesse finie de la lumière nous empêche pour toujours l’accès ? Faut-il renoncer à chercher à voir la surface des exoplanètes sous prétexte qu’elles sont trop petites et que leur lumière réfléchie est trop faible ? Faut-il renoncer à l’astronautique pour les vols habités lointains sous prétexte que nous ne disposons pas aujourd’hui du mode de propulsion adéquat pour franchir en un temps raisonnable les distances énormes qui nous séparent des autres systèmes stellaires ou même pour atteindre les planètes géantes au-delà de la Ceinture d’astéroïdes ? Faut-il renoncer à nous établir sur Mars parce que notre corps n’y résisterait pas ?
Le problème ne se pose pas pour beaucoup de nos contemporains qui ont déjà répondu fermement qu’il fallait bel et bien renoncer à toutes ou certaines de ces recherches, démarches ou entreprises, disant que nous avons bien autre chose à faire avec nos ressources limitées que d’y travailler et de tenter d’y répondre. Parmi ces opposants il y en a de trois types : les hommes qui vivent sur Terre écrasés par les préoccupations du quotidien et que les étoiles indiffèrent ; ceux parmi les scientifiques (et ils sont nombreux !) qui craignent qu’un effort dans cette direction assèche le financement de leur recherche propre, et les écologistes-extrémistes qui veulent que rien ne soit distrait de l’ensemble de nos ressources pour être affecté à quelque autre objet que le redressement de la situation environnementale. Illustrant ce dernier type, Mary-Jane Rubenstein, professeur de Science et Religion à la prestigieuse Université Wesleyan, aux États-Unis, a écrit un livre, Astrotopia (i), très révélateur de cette idéologie. À noter qu’il a fait l’objet d’une forte contestation (j) par Robert Zubrin, l’un des moteurs intellectuels de l’exploration spatiale.
Pour un esprit curieux, ayant soif d’aventure ou simplement réaliste, la réponse à ces questions est évidente. Oui, il faut continuer. Il faut continuer parce que nous avons une envie forte de savoir et de comprendre. Il faut continuer parce que nous ne voulons pas nous contenter d’un monde que l’on connaît et parce que nous voulons aller voir « ailleurs ». Il faut continuer parce que s’installer sur un autre monde serait le meilleur gage que notre civilisation terrestre ne mourra jamais. Il faut continuer parce que l’exigence que nous imposent les contraintes fortes du milieu spatial pourra forcément avoir des retombées positives sur Terre si nous y répondons. Il faut continuer parce que nous devons entreprendre à chaque époque tout ce qu’il nous est possible d’entreprendre.
La science-fiction ou la Science ?
Pour se sortir ou du moins s’accommoder du carcan incontournable de notre insignifiance relative et des forces supérieures qui nous contraignent, il y a deux solutions, la science-fiction ou la Science. La science-fiction ne permet évidemment pas d’évoluer dans la réalité et a priori ce ne peut donc être qu’une dérivation ou un exutoire. Mais dans les faits cela peut être aussi un moteur ou au moins un stimulant pour la Science. Elle s’est insinuée dans la littérature au 19e siècle, avec Jules Vernes puis un peu avant les années 1930 aux États-Unis, par un grand nombre d’auteurs, à partir de l’époque où l’on a réalisé que le progrès technique, disons la Science, pouvait conduire l’humanité « très loin ». De grands ingénieurs ou astrophysiciens s’y sont essayés. Elle leur a permis de jouer autour d’idées qu’ils ne pouvaient complètement développer scientifiquement, mais qu’ils pouvaient mener quand même assez loin en utilisant la liberté du romancier.
Il faut bien distinguer plusieurs catégories de science-fiction. Laissons de côté ce que les Américains appellent « fantasy ». Ce ne sont que des histoires oniriques qui n’ont le plus souvent rien à voir avec la réalité (même si elles peuvent refléter un certain moment sociétal comme les soucoupes volantes ont reflété la psychose américaine de la Guerre froide). Il n’en est pas de même avec la « science-fiction-dure » qui est utilisée par des esprits scientifiques pour se représenter et approfondir un aspect de la réalité relevant de leur domaine de compétence (comme une simulation) en supposant résolues les difficultés qui font obstacle à ce développement dans d’autres domaines. Enfin il y a ce qu’on appelle « l’anticipation » qui est la projection dans un futur proche de ce qu’il est théoriquement possible de réaliser. Cela permet d’affiner ses idées, d’en corriger les insuffisances ou les incohérences résiduelles. On entre alors dans la recherche scientifique.
Pour l’illustrer, je prendrai trois exemples. The flight of the Dragonfly de Robert Forward (k) est une œuvre de science-fiction dure. Forward imagine une mission de vaisseaux équipés de voiles propulsées par la lumière et un voyage dans un système d’étoiles triples avec des planètes en interaction à l’intérieur de leur limite de Roche (ce qui permet de mieux se représenter toutes sortes d’effets de la gravitation). La propulsion photonique est bien une possibilité et elle a été testée à petite échelle beaucoup plus tard. The case for Mars (l) de Robert Zubrin, mon deuxième exemple, ressort de l’anticipation. Il s’agit pour l’auteur, ingénieur en propulsion, de démontrer aussi précisément que possible, sur la base de connaissances incontestables dans son domaine et dans le contexte qu’on connaît grâce aux diverses missions robotiques menées sur Mars, les possibilités les plus réalistes que nous ayons d’y aller physiquement et d’y vivre. Mon troisième exemple, le travail que mènent actuellement des étudiants en Master de l’EPFL (m), sous la supervision de Claude Nicollier et de moi-même¹, sur la faisabilité d’un dirigeable martien, ressort lui, de la Recherche. Il s’agit en utilisant les sciences physiques et les différentes technologies ou matériaux disponibles, de concevoir quelque chose qui n’existe pas et dont la faisabilité peut, nous l’espérons, être démontrée ou au moins délimitée.
On voit bien l’intérêt de la science-fiction, on pourrait l’appeler l’« imagination prospective », et on voit aussi la nécessité de la Science, l’indispensable souci du réel et de l’étude de faisabilité, pour atteindre la réalité. On pourrait dire que la science-fiction fait la courte échelle à la Science. Sans science-fiction même inavouée, très peu d’idées nouvelles, très peu de projets nouveaux (étant bien entendu que la Science pure impose évidemment un cadre incontournable défini par les quatre forces fondamentales, la flèche du temps, la vitesse de la lumière ou l’expansion de l’Univers à partir d’une Origine). Il faut se frotter à l’impossible pour aller plus loin. Des fois, cela « joue », des fois non, mais l’imagination, l’esprit novateur, l’audace de chercher « hors des sentiers battus » est certainement une des caractéristiques de l’esprit humain, qui explique sa créativité.
L’exploration spatiale ne pourrait être évidemment menée sans une Science solide, mais l’imagination portée par la science-fiction ne saurait être méprisée et rejetée, car elle est une puissante inspiratrice.
La stratégie
Ce qu’il nous est possible de faire et donc ce que nous devons faire, c’est, en astronomie, pousser au maximum la puissance de nos télescopes ; c’est, en astronautique, aller aussi loin que nos moyens nous le permettent tant en ce qui concerne les vols robotiques que les vols habités.
Concernant la puissance de nos télescopes, nous faisons ce que nous pouvons grâce à la technologie des miroirs segmentés, des actuateurs, de l’interférométrie, de l’informatique. Le « SKA » (Square Kilometer Array), le « TMT » (« Thirty Meter Telescope ») américain ou l’« ELT » (« Extremely Large Telescope ») européen, en témoignent, tout autant que le James Webb Telescope dans l’Espace.
Pour les missions astronautiques robotiques, c’est un peu moins bien. Des choix sont faits, des projets repoussés ou refusés (et des astrophysiciens frustrés !), mais on comprend bien, tout en le