Sollers, Philippe - Joseph de Maistre
Sollers, Philippe - Joseph de Maistre
Sollers, Philippe - Joseph de Maistre
Connaissez-vous Joseph de Maistre ( 1753-1821 )? Non, bien sr, puisquil ny a pas aujourdhui dauteur plus maudit. Oh, sans doute, vous en avez vaguement entendu parler comme du monstre le plus ractionnaire que la terre ait port, comme un fanatique du trne et de lautel, comme un ultra au style fulgurant, sans doute, mais tellement contre-courant de ce qui vous
parat naturel, dmocratique, sacr, et mme tout simplement humain, quil est urgent deffacer son nom de lhistoire normale. Maistre ? Le diable luimme. Baudelaire, un de ses rares admirateurs inconditionnels, a peut-tre pens lui en crivant que personne ntait plus catholique que le diable. Ouvrez un volume de Maistre, vous serez servis. Maudit, donc, mais pas lancienne, comme Sade ou dautres, qui sont dsormais sortis de lenfer pour devenir des classiques de la subversion. Non, maudit de faon plus radicale et dfinitive, puisquon ne voit pas qui pourrait sen rclamer un seul instant. La droite ou mme lextrme-droite ? Pas question, cest trop aristocratique, trop fort, trop beau, effrayant. La gauche ? La cause est entendue, quon lui coupe la tte. Les catholiques ? Allons donc, ce type est un fou, et nous avons assez dennuis comme a. Le pape ? Prudent silence par rapport ce royaliste plus royaliste que le roi, ce dfenseur du Saint-Sige plus papiste que le pape. Vous me dites que cest un des plus grands crivains franais ? Peut-tre, mais le style nexcuse pas tout, et vous voyez bien que son cas est pendable. Maistre ? Un Sade blanc . Ou, si vous prfrez, un Voltaire retourn et chauff au rouge. Do limportance, pour les mauvais esprits en devenir, de ce recueil de certaines des oeuvres les plus importantes de ce maudit comte, Considrations sur la France , Les Soires de Saint-Ptersbourg, Eclaircissements sur les sacrifices, chefs-doeuvre rassembls et prsents admirablement par Pierre Glaudes, avec un dictionnaire fourmillant dinformations et de rvlations historiques. Vous prenez ce livre en cachette, vous lintroduisez dans votre bibliothque denfer, le vrai, celui dont on na aucune chance de sortir. Ne dites personne que vous lisez Joseph de Maistre. Plus rfractaire notre radieuse dmocratie, tu meurs. Cioran, en bon nihiliste extralucide, lui a consacr, en 1957, un beau texte fascin, repris dans Exercices dadmiration (Gallimard, coll. Arcades , 1986). Il reconnat en lui le gnie et le got de la provocation , et le compare, sil vous plat, saint Paul et Nietzsche. Bien vu. Le plaisir trange quon a le lire, dit-il, est le mme qu se plonger dans SaintSimon. Mais, ajoute Cioran, vouloir dissquer leur prose, autant vouloir analyser une tempte. Le style de Maistre ? Voici : Ce quon croit vrai, il faut le dire et le dire hardiment ; je voudrais, men cott-il grand-chose , dcouvrir une vrit pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais brle-pourpoint .
Feu, donc, mais de quoi sagit-il ? Evidemment, encore et toujours, du grand vnement qui se poursuit toujours, savoir la Rvolution franaise, dont Maistre a subi et compris le choc comme personne, devenant par l mme un terroriste absolu contre la Terreur. Ecoutez a: Il y a dans la Rvolution franaise un caractre satanique qui le distingue de tout ce quon a vu et peut-tre de tout ce quon verra. Cette phrase est crite en 1797, et, bien entendu, le lecteur moderne bute sur satanique , tout en se demandant si, depuis cette dfinition qui lui parat aberrante, on na pas vu mieux, cest-dire pire. Dieu aurait donc dchan Satan sur la terre pour punir lhumanit de ses crimes lis au pch originel ? Maistre est tonnamment biblique, il se comporte comme un prophte de lAncien Testament, ce qui est pour le moins curieux pour ce franc-maon nourri dilluminisme. Mais voyez-le dcrivant la chute du sceptre dans la boue et de la religion dans lordure : Il ny a plus de prtres , on les a chasss , gorgs , avilis ; on les a dpouills : et ceux qui ont chapp la guillotine, aux bchers , aux poignards , aux fusillades, aux noyades, la dportation reoivent aujourdhui laumne quils donnaient jadis... Les autels sont renverss ; on a promen dans les rues des animaux immondes sous les vtements des pontifes ; les coupes sacres ont servi dabominables orgies ; et sur ces autels que la foi antique environne de chrubins blouis , on a fait monter des prostitues nues. Et ceci (au fond toujours actuel): Il ny a pas dhomme desprit en France qui ne se mprise plus ou moins. Lignominie nationale pse sur tous les coeurs (car jamais le peuple ne fut mpris par des matres plus mprisables) ; on a donc besoin de se consoler, et les bons citoyens le font leur manire . Mais lhomme vil et corrompu, tranger toutes les ides leves , se venge de son abjection passe et prsente , en contemplant, avec cette volupt ineffable qui nest connue que de la bassesse, le spectacle de la grandeur humilie. Vous voyez bien, ce Maistre nest pas frquentable, il vous forcerait refaire des cauchemars de culpabilit, et, en plus, il vous donne des leons dhistoire depuis lAntiquit jusqu nos jours. Mais enfin, pour lui, do vient ce mal franais devenu mondial ? De lEglise gallicane, dabord (polmique avec Bossuet), du protestantisme, en fait, et puis du philosophisme . La haine de Maistre pour le protestantisme atteint des proportions fabuleuses, dont lexcs a quelque chose de rjouissant : Le plus grand ennemi de lEurope quil importe dtouffer par tous les moyens qui ne sont pas des
crimes, lulcre funeste qui sattache toutes les souverainets et qui les ronge sans relche, le fils de lorgueil, le pre de lanarchie, le dissolvant universel, cest le protestantisme. Maistre nen finira pas daggraver sa diatribe inspire, notamment dans son grand livre Du pape (1819), malheureusement absent du volume actuel. Quest- ce quun protestant ? Quelquun qui nest pas catholique . Et voil, cest tout simple, vous voyez bien que cet nerv est maudit, avec lui aucun oecumnisme nest possible. Rome, rien que Rome, tout le reste est nul. On aurait tort, cependant, de penser que Maistre sen tient au registre de lanathme. Les Soires, Eclaircissements sur les sacrifices sont aussi des traits de haute mtaphysique qui suffiraient prouver labme qui le spare des ractionnaires de tous les temps. Ses propos reclent alors un sens initiatique parfois ahurissant lorsquil dmontre que la guerre est "divine" et quelle est incomprhensible, sinon comme phnomne surnaturel, prouvant quil ny a de salut que par le sang et la rversibilit des mrites. Le lecteur moderne ne peut que sindigner en entendant parler dune inculpation en masse de lhumanit due la Chute : Lange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper dautres . Plus hardi encore : Si lon avait des tables de massacres comme on a des tables de mtorologie , qui sait si on nen dcouvrirait pas la loi au bout de quelques sicles dobservation ? Suspendez la loi damour , dit Maistre, et en un clin doeil, en pleine civilisation, vous voyez le sang innocent couvrant les chafauds , des hommes frisant et poudrant des ttes sanglantes, et la bouche mme des femmes souille de sang humain . Ces choses ont eu lieu, elles ont lieu sans cesse. Lamour ? Mais quest-ce que lamour ? Un acte de foi : La foi est une croyance par amour, et lamour nargumente pas. Cioran, subjugu et accabl par Maistre, termine en disant quaprs lavoir lu on a envie de sabandonner aux dlices du scepticisme et de lhrsie. Il y a pourtant des moments o la certitude et le dogme ont leur charme, quon croyait aboli. Sur le plan de la raison raisonnante, Maistre a eu tort. Il na rien vu, bien au contraire, de la rgnration quil annonait. Il est mort en 1821 Turin (date de naissance de Baudelaire), et il est enterr dans lglise des jsuites, deux pas du saint suaire contest et du lieu deffondrement de
PHILIPPE SOLLERS
Discours Parfait, Gallimard, 2010