Serge Halimi - Les Nouveaux Chiens de Garde PDF
Serge Halimi - Les Nouveaux Chiens de Garde PDF
Serge Halimi - Les Nouveaux Chiens de Garde PDF
ISBN : 2-912-107-26-1
Nous n'accepterons pas ternellement que le respect accord au masque des philosophes ne soit finalement profitable qu'au pouvoir des banquiers. Paul Nizan Les Chiens de garde
INTRODUCTION
dissimuler sa participation l' actualit impure de son temps sous un amas de grands concepts, Paul Nizan crivit un petit essai, Les Chiens de garde. De nos jours, les simulateurs disposent d'une maquilleuse et d'un micro plus souvent que d'une chaire. Metteurs en scne des ralits sociales et politiques, intrieures et extrieures, ils les dforment tour tour. Ils servent les intrts des matres du monde. Ils sont les nouveaux chiens de garde. Or ils se proclament contre-pouvoir ... Et ils se veulent la fois vigoureux, irrespectueux, porte-parole des obscurs et des sans-voix, forum de la dmocratie vivante. Les Amricains ont ramass ce sacerdoce en une formule : rconforter ceux qui vivent dans l'affliction et affliger ceux qui vivent dans le confort . Le contre pouvoir s'est assoupi avant de se retourner contre ceux qu'il devait servir. Pour servir ceux qu'il devait surveiller. La chose devient assez connue, la loi du silence rvolue. Mais rien ne change. Est-ce alors la profondeur de la dchirure sociale qui rend insupportable le bourdonnement satisfait de nos grands ditorialistes ? Est-ce plutt l'impudence de leur socit de connivence qui, dans un p11 primtre idologique minuscule, multiplie les affrontements factices, les notorits indues, les services rciproques, les omniprsences l'antenne ? Est-ce enfin l'assaut rpt - et chaque fois victorieux - des industriels contre les dernires citadelles de la libert de la presse ? Une partie de l'opinion se rebelle en tout cas contre le spectacle d'un soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivit moderne [...] le mauvais rve de la socit enchane, qui n'exprime finalement que son dsir de dormir1 . Accs de franchise ? Le journaliste de tlvision le plus influent de France, Patrick Poivre d'Arvor, a avou un jour le sens de sa mission : Nous sommes l pour donner une image lisse du monde. Lisse, mais surtout conforme aux intrts d'une classe sociale. Dnonant la trahison des clercs en 1927, Julien Benda soulignait dj la volont, chez l'crivain pratique, de plaire la bourgeoisie, laquelle fait les renommes et dispense les honneurs2 . Bien des annes et quelques guerres ont pass. Pourtant, on chancelle encore devant l'abondance des preuves d'une telle prvenance. En particulier quand on a compris qu'au mot de bourgeoisie , jug trop archaque, il suffit de substituer celui de dcideurs . Ce cur de cible des responsables de publication et des annonceurs qui ne masquent plus leur fonction d'appariteurs de l'ordre.
La censure est cependant plus efficace quand elle n'a pas besoin de se dire, quand les intrts du patron miraculeusement concident avec ceux de l'information . Le journaliste est alors prodigieusement libre. Et il est heureux. On lui octroie en prime le droit de se croire puissant. Ftard sur la brche d'un mur de Berlin qui s'ouvre la libert et au march, petit soldat bloui par l'armada de l'OTAN hliportant au Kosovo la guerre chirurgicale et les croiss de l'Occident, avocat quotidien de 1. Guy Debord, La Socit du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.7-11. 2. Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1975, p.205. p12 l'Europe librale au moment du rfrendum constitutionnel : reporters et commentateurs eurent alors carte blanche pour exprimer leur enthousiasme. Le monde avait bascul dans la socit de l'information , avec ses hirarchies en rseau , ses blogs et ses nouveaux seigneurs. Pourtant, mme pendant ces instants de liesse, le contre-pouvoir confirma sa caricature, encadr qu'il demeurait par des ministres, des gnraux, des banquiers. Sans oublier notre junte inamovible d'intellectuels de tlvision et d'artistes fiscalement rfugis en Irlande. Coinc entre son propritaire, son rdacteur en chef, son audimat, sa prcarit, sa concurrence et ses complicits croises, le journaliste de base n'a plus gure d'autonomie. Mais il trouve encore de quoi exhiber devant ses confrres un petit dtail qu'il a fait passer dans son journal ou l'antenne, et qui prouverait son reliquat de pouvoir. Car, dans la profession, ne jamais disposer de ses deux mots ou de ses deux secondes de dissidence fourgus en contrebande relve surtout de l'incomptence. Et, pour un patron de presse, ne pas concder ses employs une soupape aussi anodine que ces miettes de dignit constituerait une forme de maladresse. Le capitalisme a ses charits, ses philanthropes dont la mission est d'enjoliver un systme peu amne envers ceux qu'il ne comble pas de ses bienfaits. La presse trne au premier plan de ces campagnes de blanchiment. Ainsi, Davos, autrefois conclave des global leaders soucieux de crer de la valeur pour leurs actionnaires, serait presque devenu un lieu de vire pour patrons copains et citoyens. Les uns impatients de mditer sur la dmocratie europenne sous la houlette de Christine Ockrent; les autres faisant Sharon Stone l'obole de quelques moustiquaires pour radiquer le paludisme en Afrique. Les mdias adorent relayer ces grandes causes p13 associant tout et chacun sans dranger rien ni personne. Le consensus humanitaire a la mme utilit que les dbats entre journalistes. Ils brassent du vent pour dtourner l'orage.
L'illusion d'un contre-pouvoir se cultive nanmoins de deux manires. La plus spectaculaire renvoie la tragdie, la vraie. Depuis vingt ans, des dizaines de journalistes ont t assassins le plus souvent par l'arme, presque toujours dans l'impunit. Les correspondants tus lors d'une guerre sont eux aussi relativement nombreux et, moins qu'ils soient chinois, serbes ou arabes et assassins par des soldats amricains, unanimement regretts par leurs confrres occidentaux. Bien involontairement, ces victimes du devoir d'informer alimentent la lgende dore dont sont friandes une profession normalise et ses vedettes rvrencieuses. Reporters sans frontires, qui apprcie dans la concentration capitaliste des mdias l'quivalent de la loi de la gravitation et dans la loi de l'argent la seule rgle admissible par ceux qui refusent d'tre abonns aux mannes de l'tat3, entretient en permanence la mystification d'un mtier risque, affair au chevet du bien commun. Quand il ne cosigne pas une tribune dans Le Monde avec Patrick Poivre d'Arvor ou ne remet pas un prix littraire Bernard-Henri Lvy, son gourou Robert Mnard semble d'ailleurs aussi prsent l'antenne que la mto ou les cours de la Bourse. Objecte t'on que le taux d'accidents du travail est beaucoup moins lev dans le secteur de l'information que dans ceux du btiment ou du transport routier ? Objection aussitt rejete : ces victimes-l n'intressent gure la presse et lui seraient infiniment moins utiles. Le contrle de l'agenda par les mdias permet en revanche de mobiliser un pays tout entier quand un journaliste est pris en otage. 3. ditorial, Mdias, n 3, hiver 2004. p14 Les chartes de dontologie sont l'autre manire de prserver l'illusion du contrepouvoir . A priori, l'intention en est plutt louable : puisque l'information ne serait pas un produit ordinaire, ses fabricants devraient en effet s'imposer une vigilance particulire. Mais un remde de ce type nourrit surtout le grand mythe du journalisme, celui du pouvoir de ses soutiers. Car l'information est bien devenue un produit comme un autre, achetable et destin tre vendu, profitable ou coteux, condamn sitt qu'il cesse de rapporter. La socit, nous dit-on sans relche, serait dsormais organise par ce produit-l; elle est galement, on le sait, chaque jour plus privatise et plus marchande. Pourtant, syllogisme miraculeux, on voudrait que le journalisme chappt aux rgles qui structurent le reste du monde social. Lui seul relverait d'un comit d'thique et de la cogestion de ses salaris, ides juges archaques partout ailleurs. Provenant de ceux-l mmes qui ne cessent d'exalter la grande contre-rvolution capitaliste de la fin du sicle, qui savent si bien expliquer aux ouvriers belges de Renault que leur remplacement par des oprateurs brsiliens moins pays est incontournable , que dcidment la mondialisation impose chacun de s'adapter, un tel aveuglement peut surprendre. Mais comment annoncer avec mnagement un journaliste que, pour lui aussi,
Lip, c'est fini , qu'il dispose dornavant d' peine plus de pouvoir sur l'information qu'une caissire de supermarch sur la stratgie commerciale de son employeur4? Tant de stages, tant de prcarit, tant de CDD pour en arriver l : on se rvait l'hritier de Bob Woodward, on est le tcheron de Martin Bouygues. 4. Rien que depuis 1998, les journalistes de La Tribune, du Figaro, de Tlrama, de L'Express, d'Europe 1, de France 3, de l'AFP, etc., ont mis des avis, parfois une majorit crasante, dont les directions d'entreprise, dsignes par l'actionnaire, n'ont tenu aucun compte.
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rdaction de ce magazine. De trs copieuses indemnits rendirent la chose moins douloureuse pour elle. Mais pas moins instructive pour les autres. En matire d'information, l'ducation se nourrit d'exemples et de pratiques. Et puisqu'il est d'abord question des rapports entre hommes politiques et journalistes, tout commence par un climat. Un salari de TF1 le rsume ainsi : Les journalistes politiques souhaitent se mettre en valeur aux yeux des hommes de pouvoir, avoir des rapports d'amiti avec eux sous prtexte d'obtenir des informations. Mais cela les rend courtisans, ils ne font plus leur mtier. Ils approchent le pouvoir et en sont contents parce qu'ils se sentent importants. Quand le ministre fend la foule et vient leur serrer la main, a leur fait vraiment plaisir. Ils vont aussi en tirer de menus avantages : les PV qui sautent, une place en crche pour les enfants, des appartements pas cher grce la ville de Paris6... L'tranger, o l'on va chercher les dernires 5. Christine Ockrent, La Mmoire du cur, Paris, Fayard, 1997, p.244. 6. Cit par Pierre Pan et Christophe Nick, TF1 : Un pouvoir, Paris, Fayard, 1997, p. 304-305. p20 philippiques contre nos archasmes sociaux et la lenteur de nos rformes , s'est dclar tonn par ce genre de pratiques qui illustrent de manire sans doute trop voyante la ralit des rapports incestueux entre mdias et pouvoir ( En France, les journalistes sont souvent beaucoup trop proches de ceux sur qui ils crivent , estima par exemple le quotidien britannique The Guardian du 10 mai 1993). Mais l, l'tranger raisonnait mal : son invitation la modernit n'a donc pas rencontr chez nous les chos habituels. Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Mry, expliquait il y a fort longtemps que le journalisme, c'est le contact et la distance . Il ne reste plus que le contact. Il a fallu attendre la fin du second septennat de Franois Mitterrand pour dcouvrir que l'ancien prsident de la Rpublique avait, sciemment et longtemps aprs la guerre, continu frquenter un haut dignitaire de Vichy impliqu dans les basses uvres de ce rgime, qu'il avait envoy la guillotine des militants de l'indpendance algrienne7. Et... qu'il avait un cancer depuis le dbut de son premier mandat. Tant d'enquteurs et tant de journaux se prtendant concurrents pour arriver ce rsultat-l ! Une aussi monumentale faillite a t cruellement remarque l'extrieur de nos frontires. Et deux journalistes belges de la RTBF firent en 1993 la douloureuse exprience de la contrarit que suscitaient chez le prsident de la Rpublique des questions moins sucres que celles auxquelles il avait pris got quand ses interpellatrices se nommaient Anne Sinclair ou Christine Ockrent, chacune d'elle pouse d'un de ses ministres. Interrog sur une question qu'il prfrait ne pas aborder, celle des coutes tlphoniques, le monarque fit connatre sa mauvaise humeur aux trublions de la RTBF : Si j'avais
su qu'on allait tomber dans ces bas-fonds, je n'aurais pas accept de vous recevoir, vous que rien n'autorise... On s'enfonce encore un peu plus. Je n'ai pas 7. Cf. Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, La Main droite de Dieu, Paris, Seuil, 1994, et Pierre Pan, Une jeunesse franaise, Paris, Fayard, 1994.
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l'intention de rpondre vos questions. C'est termin, si vous le voulez bien, nous allons nous sparer. Je ne pensais pas qu'on allait tomber dans un tel degr de vilenie. Merci, c'est termin. Et le chef de l'tat d'appuyer sur un bouton pour mander les huissiers. La sonnette permettait Alain Peyrefitte de convoquer un journaliste. Elle sert aussi les congdier s'il leur prend la fantaisie de faire leur mtier. Mais, chez nous, la tentation est rare. En France, la marque du succs pour les directeurs de l'information demeure d'obtenir d'un dcideur quelconque qu'il exprime ce qu'il veut et quand a lui chante, mais en exclusivit dans l'organe de presse dont ils ont la charge. Il parat que cette dissmination d'une voix officielle s'appelle tenir un scoop . En 1984, quand Franois Mitterrand cre la premire chane de tlvision prive, Canal Plus, il la confie un homme, Andr Rousselet, qui prcdemment tait son directeur de cabinet. Dix ans plus tard, les responsables de la chane francoallemande Arte (dont Bernard-Henri Lvy est l'inamovible prsident du conseil de surveillance) veulent donner quelque relief la centime de l'mission Transit . Une ide leur vient, aussi originale que rvlatrice de nos murs de Cour : conduire un entretien conjoint avec le prsident de la Rpublique franaise et le chancelier allemand. Jrme Clment, prsident de la chane et ancien conseiller de Pierre Mauroy Matignon, dcide de soumettre MM. Kohl et Mitterrand une liste des journalistes susceptibles de les interroger. En Allemagne, le procd choqua*. Mais M. Clment expliqua avec une louable franchise: En France, il est tout fait normal * La Sddeutsche Zeitung prcisa que ngocier avec la Chancellerie pour choisir un journaliste heurtait les rgles de l'indpendance du journalisme en Allemagne (in Le Monde, 25 mai 1994).
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de discuter avec l'lyse du choix du journaliste qui pose les questions. Les relations que ceux-ci entretiennent avec le pouvoir politique, mais galement avec le monde culturel sont beaucoup plus troites. Pour M. Chirac aussi, le cordon est coup. Toutefois, l'lyse discute du profil et de l'identit de ceux qui le chef de l'tat concdera l'offrande d'un entretien. On l'exigeait obsquieux : on convoquait Jean-Marie Cavada. On le voulait moins verbeux ou plus capable de finir ses phrases : on
appelait Alain Duhamel. On le prfre branch : Michel Field accourt. Tant de chemin parcouru depuis l'ORTF donne presque le vertige... Michel Field est l'un des symboles les plus rcents d'une gnration de journalistes qui, coups d'audaces trs calcules, a russi une reconversion particulirement lucrative du militantisme d'extrme gauche au centre droit mdiatique. Ce genre de mtamorphose, hlas trs banal, a dj fait l'objet d'une remarquable analyse publie il y a vingt ans8. La quasi-totalit des noms qu'elle cite sont encore en activit, preuve que ce milieu-l ne se renouvelle pas plus vite que celui des politiques (Serge July, responsable de Libration depuis sa cration en 1973, a obtenu de rester aux commandes de ce journal jusqu'en 2012, soit l'quivalent de presque huit quinquennats...). La carrire de Michel Field doit beaucoup une mission. En mars 1994, la direction de l'information de France 2 dcide de consacrer une soire-dbat un projet gouvernemental trs impopulaire, la cration d'un Smic-jeunes , naturellement plus bas que l'autre. Louis Briot, directeur d'antenne de France 2, explique : Elkabbach [alors prsident de France Tlvision] recommanda Jean-Luc Mano de produire une mission spciale, sorte de dfouloir o les jeunes viendraient s'exprimer. L'animation en fut confie Michel Field. Il fallait un jeune, de gauche, et philosophe de surcrot, pour parler avec les jeunes 8. Guy Hocquenghem, Lettre ouverte ceux qui sont passs du col Mao au Rotary, Paris, Albin Michel, 1986 (rdit par Agone, Marseille, 2003). p23 et avoir une certaine crdibilit9. Quand l'mission fut mal prise par le pouvoir balladurien - qui ragit en amputant de 800 millions de francs (120 millions d'euros) le budget espr par les responsables de la tlvision publique -, Jean-Luc Mano, directeur de l'information de France 2, plaida, mais en vain : coutez, j'ai rencontr un ministre qui n'avait pas trouv bien la soire [...]. Je lui ai dit: quand a bout, il y a deux solutions. Soit on ouvre le couvercle et on peut se prendre de la vapeur. Ce n'est pas trs agrable. Mais si on ne l'ouvre pas, quand on reoit le couvercle dans la figure, a fait trs mal. videmment, nous avons jou le rle de la soupape de scurit. Les gens intelligents l'ont bien compris10. Un bon chien de garde doit savoir alerter son matre. Trois ans plus tard, soucieux de renouveler un peu sa garde-robe de journalistes accommodants, Jacques Chirac fit appel Michel Field. Puis le mme accepta, par fidlit et par amiti , de devenir en mai 2005 le Monsieur Loyal de Nicolas Sarkozy et de l'UMP l'occasion d'un meeting de soutien au trait constitutionnel europen. Il n'est plus aussi jeune qu'en 1994, ni vraiment de gauche . Le Conseil suprieur de l'audiovisuel veille au respect du pluralisme dans les mdias. En janvier 2005, il accuse rception de ses trois nouveaux membres. L'une est ancienne directrice de cabinet d'un ministre, la seconde avait t responsable du service Livres de Madame Figaro, la troisime, auteure d'un documentaire sur Alain
Jupp. Quelles autorits indpendantes et respectes dsignent ainsi la totalit des membres du CSA ? D'abord le prsident de la Rpublique (UMP depuis 1995). Ensuite le prsident de l'Assemble nationale (UMP depuis 2002). Enfin le prsident du Snat (UMP depuis toujours). Le pluralisme est donc assur. Et Herv Bourges peut dcrypter d'autant plus justement les choix de l'instance 9. Louis Briot, Mdiocratie franaise, Paris, Plon, 1996, p. 50. 10. Actuel, n 41, mai 1994. p24 de rgulation de l'audiovisuel qu'il l'a prside : Jamais le CSA ne pourrait se permettre de nommer quelqu'un qui serait l'avance rejet par l'actionnaire11. C'est-dire par l'tat. Qui paie commande. Dans le public ou dans le priv. La rgle peur paratre insuffisamment complexe , n'empche qu'elle demeure assez probante. Quand, par exemple, les membres du CSA dsignrent Jean-Marie Cavada PDG de Radio France, ils ne se mprirent pas trop sur les dispositions subversives de leur poulain. Aprs avoir brigu un maroquin auprs de Jean-Pierre Raffarin, Cavada ne renona sa charge de PDG que pour devenir dput de la majorit au Parlement europen. Libral en mme temps que parrain d'un des enfants d'Alain Jupp, Jean-Paul Cluzel le remplaa. Et, sans tarder, il confia au Figaro Magazine que l'altermondialisme, cher aujourd'hui certains secteurs de l'opinion, s'inscrit dans une vieille tradition franaise de refus des ralits mondiales, ne au moment du colbertisme12. Sa prsidence s'annonce sous les meilleurs auspices. En 2005, Dominique Baudis, prsident du CSA, qui avait t tte de liste de la droite aux lections europennes et prsident du comit ditorial du Figaro, choisit Patrick de Carolis pour conduire les destines de France Tlvisions. Carolis, ancien directeur gnral du Figaro Magazine et intervieweur de Bernadette Chirac, eut vite besoin d'un directeur gnral. Il fit appel un neveu de Raymond Barre, prcdemment conseiller technique au cabinet d'douard Balladur puis membre du conseil gnral de l'armement13. On peut donc parier que la rgle qu'nonait le mdiateur de France 2 en 2002 ne risque gure d'tre contredite dans les annes venir : La tlvision n'est jamais quelque chose de trs critique, surtout quand les gens dont on parle sont au pouvoir14. Le mdiateur se justifiait ainsi de la complaisance 11. I-tlvision, 11 mars 2005. 12. Le Figaro Magazine, 10 juillet 2004. 13. Correspondance de la presse, 22 aot 2005. 14. Jean-Claude Allanic, Le Monde, 11 janvier 2002. p25 inoue d'un documentaire de sa chane consacr Ccilia Sarkozy. Mais, quelques
mois aprs ce clip promotionnel, la tlvision publique avait redress le tir : qualifi de roquet par ceux qui ne l'apprcient gure, Marc-Olivier Fogiel sut montrer pour Bernadette Chirac une dfrence de camriste. L'animateur producteur expliqua alors : Je m'attendais rencontrer une femme rigide et je me suis retrouv face quelqu'un de dtendu, voire marrant. Elle a invit toute l'quipe fter cette entrevue courant janvier autour d'un repas Versailles15. Versailles : un symbole. Le 10 janvier 1995, un petit vnement rvla la formidable rsistance du journalisme de rvrence. A Matignon, douard Balladur venait de prsenter ses vux la presse. Soudain, inattendus, les applaudissements crpitrent. Le bonheur tait assurment partag puisque le Premier ministre, se jugeant dj lu prsident de la Rpublique, venait de s'avouer satisfait du soutien que lui apportaient les journalistes : Globalement, je crois que je ne vais pas me plaindre de vous. Il n'avait en vrit aucune raison de se plaindre : hormis une mission de marionnettes sur Canal Plus, quelques priodiques de parti, un mensuel peu diplomatique et deux hebdomadaires satiriques, les mdias lui mangeaient dans la main. TF1, bien sr; mais France 2 et France 3 aussi, la tte desquels il avait fait nommer Jean-Pierre Elkabbach qui, cinq ans plus tt, dans l'un des livres d'entretiens assez pesants qu'douard Balladur infligeait au pays, lui avait lgamment servi de faire-valoir. Balladur le conviait chaque semaine l'heure du th, son domicile d'abord, puis Matignon quand il devint Premier ministre, pour l'entendre et lui confier ses tats d'me16. Cette heure du th s'apparentant un peu un club de la presse, le front des illustres commentateurs n'inspirait pas davantage 15. Cit par La brosse reluire , Le Canard Enchan, 31 dcembre 2005. 16. D'aprs Louis Briot, op. cit., p.18.
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d'inquitude. Dans le cadre d'un pluralisme parfaitement convenable, l'un des grands quotidiens nationaux avait le balladurisme carrment inclin droite, et l'autre, quoique plus gauche, tait tout aussi balladurien. Le bon quilibre de la journe tait galement assur : le premier paraissait le matin Paris, le second l'aprs-midi. Tout allait si bien que lorsque Alain Carignon, ministre de la Communication, dut dmissionner du gouvernement pour passer quelque temps la prison SaintJoseph de Lyon, il fut, promptement et sans histoire, remplac par Nicolas Sarkozy. La dcision tait pourtant provocante, ce dernier se retrouvant alors simultanment ministre de tutelle des tlvisions et radios publiques, ministre du Budget et... porte-parole du candidat douard Balladur la prsidence de la Rpublique. Mais l'pais portefeuille d'amitis mdiatiques du maire de Neuilly lui servit alors de bouclier protecteur contre toute observation inutilement dsobligeante. Le temps aux plus belles choses se plat faire un affront... Ds mars 1995, les
chances du candidat des mdias s'vanouissent. Bon baromtre des fidlits prvoir et des infidlits prmditer, les sondages sonnent le tocsin. Coup sur coup, les deux hommes dont l'accession la prsidence de la Rpublique et fait rosir de bonheur les rdactions parisiennes viennent de dcevoir la confiance qu'on leur a faite, le premier cause de sa pusillanimit bavarde (Jacques Delors), le second en raison de son mpris trop voyant pour l'lecteur (douard Balladur). Il faut donc sans tarder se faire l'ide inattendue de l'lection de Jacques Chirac. La presse y gagnera peut-tre en pugnacit. L'occasion d'un ventuel rveil du contre-pouvoir ne tarde pas. Grce au Canard enchan, on apprend que le tout nouveau procureur autodsign de la fracture sociale p27 occupe un fort bel appartement de la Ville de Paris, et bon prix. Le soir mme de cette rvlation, Jacques Chirac est l'invit de Jean-Marie Cavada qui, outre une mission politique hebdomadaire sur France 3 et une chronique philosophique sur France Inter, venait d'tre nomm prsident d'une nouvelle chane ducative, la future France 5. Investi de tant de talents (philosophe, journaliste, ducateur, producteur, prsident), Cavada n'hsite pas. Il pose la question que chacun attend : Combien pouvez-vous me citer, monsieur Chirac, de varits de pommes ? Ce fut drle, insolent mme. Peu aprs, et M. Chirac se trouvant toujours au plus haut dans les sondages, c'est au tour de France 2 de tenter sa chance. Dj quinze ans plus tt, on raconte que les journalistes qui devaient interroger Valry Giscard d'Estaing sur l' affaire des diamants , elle aussi rvle par Le Canard enchan, avaient tir la courte paille pour dsigner celui qui, un peu blme, affronterait le courroux prsidentiel en lui posant la question maudite. En novembre 1979, Alain Duhamel avait ainsi dcroch le droit de faire son mtier. Deux septennats plus tard, Laurent Joffrin, directeur de la rdaction du Nouvel Observateur et de ce fait moins expos des mesures de rtorsion que ses confrres de la tlvision publique, prend son courage deux mains. Capable de disserter avec la mme assurance un jour sur les apptits sexuels du prince Charles et de Camilla Parker Bowles, le lendemain sur les batailles de Napolon, Laurent Joffrin n'est-il pas aussi spcialiste de journalisme et d'indpendance ? Laurent Joffrin : Monsieur Chirac, je vais vous poser une question que vous allez juger, j'imagine, dsagrable, mais enfin bon les journalistes ne sont pas toujours obligs de poser des questions qui plaisent aux candidats. Jacques Chirac : Absolument. p28 Laurent Joffrin : Il y a eu une polmique qui a t dclenche la suite de la publication
d'un article dans Le Canard enchan. Et cet article a trait, avait trait un appartement que vous louez, que votre famille loue dans le septime arrondissement... Jacques Chirac : C'est moi qui loue. Laurent Joffrin : C'est vous ? Et on vous a reproch, d'une certaine manire, de bnficier d'une opration immobilire qui vous permet de payer un loyer avantageux eu gard aux facilits que comporte cet appartement, sa nature immobilire. Vous avez rpondu que tout a tait lgal et donc qu'il n'y avait pas d'irrgularit. Personne ne vous a contredit sur ce point. Mais est-ce que c'est pas quand mme un peu ennuyeux pour des questions d'image, parce que a risque quand mme de vous donner un peu l'image de quelqu'un qui bnficie, mme s'il est parfaitement honnte - et tout le monde le pense mais qui bnficie - avec d'autres mais comme d'autres - d'un certain nombre de privilges qui sont ferms aux citoyens normaux puisque, apparemment, le loyer en question est quand mme trs avantageux par rapport l'appartement ? Il est arriv que des candidats soient interpells de faon plus rude. N'accablons pas Laurent Joffrin. Lui qui, pendant les annes Reagan, clbra les tats-Unis et le libralisme (l'mission Vive la crise! fut en partie son uvre) n'a fait que traduire sa modeste chelle ce que, sous la double pression de la concentration capitaliste et d'une concurrence commerciale favorisant le conformisme et la btise, le journalisme est devenu presque partout : creux et rvrencieux. Directeur de la rdaction de Harper's Magazine, Lewis Lapham a exprim le sentiment que lui inspirait une dgradation de ce genre aux tats-Unis : Ayant assist bien des congrs durant lesquels des figures p29 minentes du quatrime pouvoir changeaient des platitudes dcoratives tout en admirant la vue sur la mer ou la montagne, je sais depuis longtemps que rien n'inquite autant la compagnie assemble que l'intrusion d'une ide neuve. La nature du journalisme est commerciale et non politique, et quand les congressistes saluent en leurs confrres d'ardents dfenseurs de la libert, l'effet est franchement comique. Ces dames et ces messieurs sont protgs par des entreprises trs grandes, trs riches et trs timides (Time warner, General Electric, Walt Disney), et quiconque accde au sommet de la hirarchie, en tant que rdacteur en chef, chroniqueur politique, diteur, prsentateur, critique de thtre, etc., apprend ragir avec la souplesse accommodante d'un majordome anglais qui apporte des toasts beurrs au prince de Galles17. Oui, sur ce plan aussi, le modle amricain est devenu le ntre. Le commentaire de Lapham souligne quel point les dbats cherchant dmler qui tient l'autre, du ministre ou du journaliste, sont devenus caducs. Un peu comme le parti de la presse et celui de l'argent ont opr leur jonction, les univers de l'information et de la politique oprent en tat d'endogamie permanente. Comment s'offusquer encore de l'existence d'un pantouflage entre les deux quand il est devenu si difficile de dterminer qui est la pantoufle et o est la
chemine. Les anciens ministres cherchent refuge et couvert (en argent) dans les conseils d'administration de multinationales lies aux mdias. La socialiste Frdrique Bredin et la RPR Anne-Marie Couderc ont rejoint le groupe Hachette; le RPR Michel Roussin et le socialiste Jean Glavany le groupe Bollor, le balladurien Nicolas Bazire et le socialiste Hubert Vdrine le groupe LVMH. Depuis des annes, TF1 confie l'information tlvise du week-end Claire Chazal. Biographe d'douard 17. Lewis Lapham, L'Amrique billonne, Paris, Saint-Simon, 2004, p. 100-101. Time Warner est propritaire de CNN, General Electric de NBC et Disney d'ABC. p30 Balladur, cette dernire admet tre comme frre et sur avec Renaud Donnedieu de Vabres, ministre UMP de la Culture : On partage les bons moments de la vie, on se soutient dans les coups durs18. C'est ce ministre libral qui remit la prsentatrice ses insignes de chevalier de la Lgion d'honneur en 2004 l'occasion d'une crmonie laquelle assistrent Mme Chirac, M. et Mme Raffarin, Nicolas Sarkozy ainsi que quelques autres de moindre acabit. Quatre ans plus tt, Le Parisien avait publi un article : Claire Chazal s'est marie . Le lecteur y apprenait que Claire Chazal 44 ans, a pous Xavier Couture, 48 ans, directeur de l'antenne et des sports de TF1, hier aprs-midi Paris. La crmonie civile a eu lieu 15 heures, la mairie du VIIe arrondissement. La journaliste portait un tailleur de chez Dior, couleur crme. Tandis que son mari tait habill par Lanvin. Parmi les personnalits prsentes : Jack et Monique Lang, Nicolas Sarkozy et sa femme, Martine Aubry, Michel Field, tmoin du mari. Il n'est pas certain non plus que ce soit uniquement l'exceptionnelle qualit de ses romans qui ait valu Claire Chazal de recevoir en 1998, des mains du maire de Paris, le prix Roland-Dorgels des crivains combattants. On objectera que nul n'est oblig de regarder TF1 le week-end. C'est certain. Mais, sur France 2, le journal est prsent par Batrice Schonberg, pouse de Jean-Louis Borloo. Un ministre UMP lui aussi. D'ailleurs, si, contre toute vraisemblance, les ministres redoutent de devoir affronter les questions insolentes des journalistes de TF1, ils peuvent recourir, moyennant finance, un training tlvisuel assur par... Jean-Claude Narcy, directeur adjoint de l'information, puis responsable des oprations spciales de TF1. Le Parti socialiste ne doit toutefois pas tre trop mcontent du sort qui lui choit sur la chane de Bouygues puisque Robert Namias, directeur gnral 18. Le Nouvel Observateur, supplment tlvision, 3 juin 2004.
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adjoint en charge de l'information de TF1, dont le vieil ami Jack Lang voque la voix trs prenante et la grande rigueur intellectuelle , a t promu au grade
d'officier de l'Ordre national du Mrite. Par un Premier ministre nomm Lionel Jospin. Dans un ouvrage paru en 2003, Bien entendu, c'est off..., Daniel Carton, ancien journaliste au Monde et au Nouvel Observateur, a relat quelques-uns des copinages entre journalistes vedettes et hommes politiques dont il avait eu connaissance, en particulier dans les deux journaux qui l'avaient employ. Aprs avoir dcrit Le Monde sombrant durant la campagne prsidentielle de 1995 dans l'adoration balladurienne , puis confirm qu'un des journalistes du service politique du Figaro prparait la mme poque le livre programme de Jacques Chirac, La France pour tous (ouvrage que le futur prsident de la Rpublique rdigea dans le chteau de son ami Franois Pinault, actuel propritaire du Point et de la Fnac en mme temps qu'actionnaire de TF1), Daniel Carton s'est arrt sur le cas du Nouvel Observateur. En 1997, la demande de Michel Rocard, ami du journal , l'hebdomadaire dment une information publie dans ses colonnes alors qu'elle est authentique. Car elle est aussi peu avantageuse pour l'ancien Premier ministre qui s'tait rendu l'lyse en catimini pour obtenir que Jacques Chirac le nomme ministre des Affaires trangres. Jean Daniel, le patron du Nouvel Observateur, confirma qu'il avait bien privilgi dans le cas d'espce un autre intrt que celui de ses lecteurs. S'offusquant mme qu'on y trouvt malice, il rappela Daniel Carton que notre journal avait une histoire, qu'on ne rejoignait pas son quipe sans en respecter la charte, les principes et une certaine conception de l'honneur19. Laquelle imposait bien videmment de ne pas nuire la rputation de Michel Rocard. 19. Jean Daniel, propos de Bien entendu, c'est off... , Le Nouvel Observateur, 30 janvier 2003.
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Une telle conception de l'honneur peut s'adosser des dcorations du mme nom, remises par le pouvoir, mais qu'un journaliste, surtout quand il est un peu vaniteux, daigne accepter comme on fait une faveur celui qui l'octroie. Un jour, explique ainsi Jean Daniel, Roland Dumas m'a dit que le prsident [Mitterrand] en avait assez d'accorder des quantits de Lgions d'honneur presque exclusivement des militaires et qu'il me demandait d'accepter une dcoration, sachant que je ne l'avais jamais souhaite. Touch par la lettre qu'il avait pris soin de m'crire, je ne pus qu'obtemprer. D'ailleurs, partir du moment o c'tait le prsident qui souhaitait me remettre lui-mme une dcoration, il n'tait plus question pour moi de la bouder20. C'est probablement aussi pour ne pas dsobliger Hubert Vdrine que Jean-Pierre Elkabbach, pourtant connu pour son allgeance envers un patron de multinationale - J'appartiens la famille Lagardre , a-t-il rsum un jour -, accepta d'tre honor en 1998 par le ministre socialiste des Affaires trangres. Reste alors savoir si c'est pour rquilibrer droite l'affichage politique du Nouvel Observateur, ou plutt pour faire savoir qu'il
avait lui aussi des amis influents, que Laurent Joffrin a cru utile de prciser : Je tutoie Sarko, qui d'ailleurs tutoie tout le monde, et alors? Cela ne m'empche pas de l'engueuler21... Comme il avait engueul Jacques Chirac en 1995 ? De cette collusion entre pouvoir politique et mdias haut perchs, le prsentateur du journal de France 2, David Pujadas, a avanc une explication assez naturelle, plus pertinente encore pour sa gnration que pour celle des vieux routiers qui l'ont prcde : la proximit sociale qui soude les enfants de la bourgeoisie entre eux longtemps aprs qu'ils ont foltr dans les mmes amphithtres. Regardez, plaida Pujadas, je sais pas moi, j'ai des copains, ils taient Sciences-Po avec des hommes politiques. 20. Jean Daniel, Cet tranger qui me ressemble, Paris, Grasset, 2004, p. 158-159. 21. Le Journal du dimanche, 19 janvier 2003.
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Ils ont connu les mmes filles. Ils ont bon... L'un devient journaliste, l'autre devient homme politique. Ils vont quoi, arrter de se voir ? C'est dur aussi22. Cela le sera d'autant plus que Sciences-Po, dj marche-pied vers l'ENA, le business et le pantouflage organis, vient d'ouvrir une cole de journalisme qui formera, prenons-en le pari, peu de trublions irrcuprables, de plumes qui plongent dans la plaie. Ses premiers laurats ont d'ailleurs ddaign Albert Londres ou Ernest Hemingway pour nom de promotion. Ils leur ont prfr celui de... Michle Cotta. En France aujourd'hui, quel journaliste influent, quel directeur ou propritaire de publication ne tutoie pas Sarko , dauphin impatient que la presse parat avoir slectionn pour l'lyse? Jean-Franois Kahn a confi que le patron de l'UMP compterait mme quelques soupirants Marianne... Quand je dis que Sarkozy a mis dans sa poche les mdias, je parle en connaissance de cause puisqu'il a mis dans sa poche un certain nombre de gens chez nous aussi. [...] Nicolas Domenach est en effet sduit par le personnage23. La mme sduction a depuis longtemps fait son office dans le cas de Martin Bouygues : c'est notre meilleur copain... il vient avant tous les autres , avait assur Ccilia Sarkozy. Le propritaire de TF1, parrain du fils de Nicolas Sarkozy, appellerait le ministre tous les jours au tlphone. Et, en novembre 2004, il ne put s'empcher d'assister au sacre du patron de l'UMP. Ce genre d'intimit, personnelle et politique, rendrait dcidment bien inutile la vieille sonnette d'Alain Peyrefitte. La plupart des auditeurs du principal journal tlvis de France s'en sont sans doute convaincus depuis longtemps. Mais la chose est-elle anodine quand le 20 heures de TF1 compte davantage de tlspectateurs (environ 9 millions) que la somme des lecteurs de tous les titres de la presse nationale, L'quipe et Paris Turf compris ? 22. Tam, tam, etc. , France Inter, 14 janvier 2003.
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Le plus gros actionnaire de Libration, douard de Rothschild, et Nicolas Sarkozy sont galement amis. Ils ne le sont sans doute pas autant que ce dernier et Alain Minc, prsident du conseil de surveillance du Monde. Mais l'essayiste de la mondialisation heureuse n'a eu nul besoin de brutaliser le quotidien du soir pour le voir spontanment adopter une orientation rformatrice , antichiraquienne et librale. Minc sert aussi l'occasion de conseiller en communication de Nicolas Sarkozy (pourtant orfvre en la matire)24. De son ct, Bernard Arnault, PDG de LVMH, actionnaire de TF1 et propritaire de La Tribune, ne saurait s'exclure du nombre des amis du ministre, lequel a assist en septembre 2005 au mariage princier de Delphine Arnault (vingt-deux pages dans Paris Match, six membres du gouvernement, un camion pour transporter sans la froisser la robe de la marie). Nicolas Sarkozy tait galement prsent un an plus tt, en compagnie de Serge Dassault, la remise de la Lgion d'honneur Vincent Bollor. Enfin, et on en oublie dans le tableau de notre information indpendante, Arnaud Lagardre prit la parole lors du meeting de Nicolas Sarkozy anim par Michel Field en mai 2005. Le patron d'Hachette prcisa ce soir-l le sens de son engagement : Quand il y a un but marquer, je prfre tre dans l'quipe que dans les vestiaires. Chaque jour, Europe 1 (qui appartient au groupe de Lagardre) cherche marquer quelques buts pour le prsident de l'UMP, mais le fait en bonne harmonie avec les joueurs de l'quipe des publications Dassault, comme Le Figaro dont le directeur, Nicolas Beytout, officie aussi chaque matin Europe 1. Ensemble, les deux groupes contrlent prs des deux tiers de la diffusion de la presse magazine. Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, vieux routier du journalisme de rvrence, bichonne son lvrier 24. Lire Judith Waintraub, Comment les formules viennent au prsident de l'UMP , Le Figaro, 13 mai 2005. p35 balladurien depuis si longtemps que Sarkozy a avou Michel Drucker : C'est le premier m'avoir donn ma chance. Au terme de ce bref survol, on doit donc admettre que, pour une fois, le candidat officieux du Medef l'lyse n'a pas fait preuve de forfanterie le jour o il a estim : J'ai tous les patrons de presse avec moi25. Peut-tre ne doit-on pas expliquer autrement que Jacques Chirac, inquiet, ait rcemment charg une commission anti-concentration de proposer une srie de rformes ... Des rformes, d'autres lui en proposeront. Des journalistes, par exemple. Car, sous couvert de faire appel la socit civile , les commissions officielles
deviennent des ersatz de clubs de la presse offrant respectabilit officielle des commentateurs, des nouveaux philosophes et des industriels. Ils apprcient ce genre de hochets; le pouvoir le sait. En 2002, Jacques Chirac et Lionel Jospin s'accordent ainsi pour confier Bernard-Henri Lvy une mission d'enqute sur la reconstruction de l'Afghanistan, esprant peut-tre l'loigner de Paris pendant quelques heures. Un an plus tard, Dominique Perben, alors ministre de la Justice, nomme Bruno Frappat, directeur de la rdaction de La Croix, membre de la commission d'thique de la magistrature pendant qu'Alain Acco, prsident de la Socit des rdacteurs d'Europe 1, et Jean-Marc Leclerc, grand reporter au Figaro, deviennent membres du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la dlinquance install par Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intrieur. En septembre 2004, Jean-Marc Sylvestre a t nomm par le gouvernement prsident de la Commission d'orientation du projet de loi de modernisation agricole. Au titre, parat-il, d' agitateur d'ides . Plus rcemment, Thierry Breton, ministre de l'conomie, choisit Franoise Laborde, journaliste France 2, et Jacques Julliard, directeur dlgu du Nouvel Observateur, pour qu'ils puissent 25. Cit par Le Canard enchan, 18 mai 2005. p36 ctoyer le patron de la BNP-Paribas, Nicole Notat, douard Michelin et quelques autres au sein d'une mission charge d'animer le dbat sur la dette publique . Luc Ferry, que Jean-Pierre Raffarin nomma prsident du Conseil d'analyse de la socit titre de lot de consolation (rmunr) aprs l'avoir vinc du gouvernement, a dvoil un jour Thierry Ardisson le sens de ces structures consultatives. Il prit l'exemple de la rforme des retraites : Ce qui a permis malgr tout de convaincre, c'est qu'il y avait eu avant des comits, des conseils qui s'taient runis. Et d'une certaine faon, les lites, notamment journalistiques, savaient qu'il n'y avait pas autre chose faire. Et a c'est trs utile. On a besoin, si on veut un jour proposer de vraies rformes, que, au moins, la partie claire de l'opinion publique soit forme26. En somme, pour passer plus facilement, une remise en cause de la protection sociale requiert l'appui des journalistes. Peuvent-ils collaborer ce genre de mission officielle sans compromettre sur-le-champ leur indpendance l'gard de celui qui les a dsigns et de ceux qu'ils vont ctoyer dans l'accomplissement de leur mission commune ? Ce genre de question n'est plus pose depuis longtemps dans un monde mdiatique o tutoyer Sarko passe pour chose ordinaire. Au cours de la campagne du rfrendum constitutionnel europen, le prsident de la Rpublique se fourvoya lorsqu'il s'exposa aux questions insolentes d'un panel de jeunes. Il sut tirer aussitt la leon de leur incomprhension mutuelle : Les journalistes politiques, a a du bon27. Pendant les guerres, la presse se soucie moins de consensus, de pdagogie, de
complexit, et davantage de rchauffer l'ardeur des combattants. Presque tout a t dit sur l'effondrement de l'esprit critique lors de la guerre du Golfe o, mis part L'Humanit et La Croix (par intermittence), chacun des directeurs de quotidien se plaa au 26. Tout le monde en parle , France 2, 22 janvier 2005. 27. Cit par Le Figaro, 19 avril 2005.
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service de nos soldats. Quasiment unanimes, les hebdos, radios et tlvisions firent chorus, se transformant en classe de recyclage pour officier au rancart vaincu en Algrie trente ans plus tt et soucieux de prendre, dans les mdias, sa revanche sur les Arabes. Il y eut bien quelques dissidents, quelques journalistes qui refusrent d'endosser une tenue camoufle. Ces jours-l, ils sauvrent un peu l'honneur d'une profession en droute. Quels furent les ressorts profonds de la fusion entre mdias et pouvoir au moment de la guerre du Golfe ? Quand les avions allis dtruisaient l'ancienne Msopotamie, un homme de culture aussi exceptionnellement raffin que le journaliste de TF1 Charles Villeneuve expliqua : C'est la guerre du monde civilis contre les Arabes. L'ethnocentrisme colonial et les nostalgies de mission civilisatrice ne jourent nanmoins qu'un rle assez marginal dans cette affaire. En revanche, lorsque les spectateurs engags de cette priode se remmorent une belle poque , voire un immense plaisir *, ils renvoient tous les lans d'union nationale, ces instants o chacun s'efface devant une cause sacre, surtout s'il imagine que le sicle de l'information l'investit cet gard d'une responsabilit particulire. La plupart des hommes de presse prfrent alors hurler avec les loups, dguiss en grand-mres des guerres humanitaires et d'autant plus conforts dans leurs certitudes d'appartenir au Parti du Bien que la morale est un substitut idal l'absence de connaissance des * Propos tenu par Christian Dutoit, principal collaborateur d'tienne Mougeotte TF1. Pierre Graud, ancien rdacteur en chef TF1, aurait ajout : Il faut comprendre que tous les courants de pense qui traversent cette rdaction se sont retrouvs d'accord sur la faon d'agir avec Mougeotte, qui, lui, pourtant, parlait de "bougnoules" et de "ratons" (in Pierre Pan et Christophe Nick, op. cit., p. 436-438). p38 situations locales. C'est pendant ces bouffes de ferveur et d'intolrance que le journaliste devrait manifester son aptitude la dissidence. Mais il aime lui aussi barboter dans le torrent unanimiste, jeter la rivire le cynisme dont on le souponne, exhiber les derniers jouets que la technologie lui livre, faire front contre
l'ennemi, rester mobilis avec son arme et son pays*. La guerre du Kosovo a ressuscit cet esprit de meute mdiatique. Puis, aux tats-Unis, ce fut la guerre d'Irak. Mais, en France, lors de cette dernire quipe impriale, le ton changea. Non pas que le systme de l'information et t entre-temps boulevers par les leons des faillites prcdentes. En ce genre d'affaire, la lucidit est toujours rtrospective et n'a pour objet que de lgitimer l'autosatisfaction immdiate, la presse prtendant avoir tir toutes les leons du drapage prcdent afin de mieux dissimuler l' emballement en cours. L'invasion ordonne par George W. Bush, Tony Blair et Silvio Berlusconi eut cependant ceci de particulier qu'elle se heurta l'opposition rsolue du prsident de la Rpublique franaise. Dans de telles conditions, comme le releva l'association de critique des mdias Acrimed, la division entre les puissances occidentales a introduit, pendant plusieurs mois, un espace d'information qui a permis "nos" mdias de prendre quelques distances avec la propagande amricaine, non sans suivisme l'gard de la position * Interrog en avril 1991 par Europe 1, un sondeur imputait dj l'opinion la nostalgie du conflit qui venait de s'achever : On a vu dans la guerre du Golfe que les Franais pouvaient se recentrer sur toute une srie de choses, Elle a t l'occasion, par exemple, pour les jeunes de penser autre chose de l'arme, pour les Franais de penser autre chose de l'Amrique. Cette embellie, si elle n'est pas cultive, va ramener les Franais des choses trs molles (cit par Patrick Champagne, La loi des grands nombres , Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, mars 1994, p. 10-24). p39 du gouvernement franais. En raison de ce conflit entre tats et de la position particulire de Paris, les enjeux conomiques et gopolitiques de la guerre amricaine n'ont pas t noys dans la rhtorique humanitaire28. Nanmoins, Patrick Poivre d'Arvor, comme beaucoup d'autres (Serge July, Jean-Marie Colombani, Claude Imbert, BernardHenri Lvy, Philippe Val, etc.), s'inquita de voir s'envenimer le dsaccord transatlanrique : Nous savons o sont nos allis. Je n'oublie pas qu'en aot dernier George Bush a confr la nationalit amricaine titre posthume La Fayette. C'tait le sixime tranger tre ainsi honor et le premier Franais. trange raction, pensera-ton, au moment o Bagdad tait la proie des bombes amricaines. ceci prs que PPDA esprait sans doute rappeler qu'il venait de publier J'ai aim une reine, un roman qui avait pour intrigue la passion platonique entre Marie-Antoinette et La Fayette... En 1992, la campagne du rfrendum sur le trait de Maastricht rpta les drives observes pendant la guerre du Golfe. L encore, beaucoup de choses se conjugurent : la volont d'encourager l'lite claire qui construit l'avenir ( l'Europe) alors que le peuple ne sait qu'exhaler ses nostalgies, sa xnophobie
et ses peurs ; la prfrence instinctive pour les options du centre, surtout lorsqu'elles s'opposent aux extrmes populiste et nationaliste ; enfin la place accorde aux avis des experts et des intellectuels, eux aussi particulirement sensibles aux ressorts prcdents. Intelligence contre irrationalit, ouverture contre repli, avenir contre pass, ordre contre meute : tous ces fragments d'un discours mprisant de caste et de classe resurgirent au moment du rfrendum de mai 2005 sur le trait constitutionnel europen. Les citations qu'on va lire doivent tre apprcies en ayant l'esprit ce qui suit. Longtemps, les historiens du 28. Acrimed (www.acrimed.org), 10 avril 2003. Sur les mdias et la guerre du Kosovo, lire Serge Halimi et Dominique Vidal, L'opinion, a se travaille, Marseille, Agone, rd. 2002. XXe sicle qui enqutaient sur l'tat de l'opinion compltaient leur tude des sondages d'une lecture de la presse. Aprs avoir parcouru Le Monde, France Soir et Le Figaro, Le Nouvel Observateur, Paris Match, L'Express et Valeurs actuelles, cout tour tour les ditoriaux de RTL, RMC, France Inter et Europe 1, jet un il sut les journaux tlviss et achev leur tour d'horizon par Les chos ou par Charlie Hebdo, ils pouvaient lgitimement estimer avoir cern le sentiment dominant. Si, en mai 2005, ce genre d'historien s'tait livr au mme type d'exercice, il aurait d'abord remarqu le nombre rduit de quotidiens rescaps*. Mais comment aurait-il donc pu imaginer que le non l'ait emport avec 54,65 % des suffrages exprims, puisque tous ceux qu'on a nomms - et la quasi totalit des autres - avaient appel voter oui ?
LES CABRIS DU OUI Il est imprudent de vouloir infantiliser des adultes. Quand un scrutin leur donne la parole, leur franchise peut mme tre contagieuse. Valry Giscard d'Estaing n'a commis qu'une seule erreur : nommer le texte du trait "Constitution"; observa dans Le Figaro Alain Minc, animateur de l'mission Face Alain Minc sur la nouvelle chane Direct 8 de Vincent Bollor. C'est prcisment cette dnomination qui a empch une ratification par la voie parlementaire. Le rfrendum est pareil une "vrole" antidmocratique que la France aurait propage dans l'ensemble de l'Europe29. Pour les barons du journalisme, la voie parlementaire et t moins dlicate et plus avantageuse. Moins dlicate : * Rien que de 1946 1995, le nombre des quotidiens franais est pass de 203
(28 nationaux et 175 rgionaux) 67 ( 11 nationaux et 56 rgionaux). 29. Alain Minc, Le Figaro, 11 avril 2005. p41 lors de la sance du Congrs, le 28 fvrier 2005 Versailles, le projet de loi constitutionnelle pralable la ratification du trait europen par voie rfrendaire fut adopt par 91,70 % des suffrages exprims, dont celui du snateur Serge Dassault, propritaire d'une bonne partie des titres de la presse franaise. Plus avantageuse : une fois l'affaire europenne boucle dans le sens escompt, celui d'une concurrence libre et non fausse , la presse aurait pu mijoter ses nouveaux dossiers sur les chances de Nicolas Sarkozy en 2007 et imaginer les pripties qui l'opposeraient alors Jacques Chirac, Franois Hollande ou Jack Lang. Las, une amorce de rvolte populaire oblige la plupart des dcideurs serrer les rangs, poser ensemble pour Paris Match, dfendre avec le mme entrain l' conomie sociale de march . Et les commentateurs, eux, doivent survoler prsent un texte amphigourique qui parle de monnaie, de circulaires, de services d'intrt conomique gnral ... Du srieux, mais tellement ennuyeux. Ennuyeux, justement non. C'est un peu le problme. L o les grands mdias attendaient de l'apathie, des gnralits vite emballes sur la paix et le ciel bleu d'Europe, l'intrt devient vif, le savoir assur et indocile : quand l'lecteur devait rpondre oui avec autant de nonchalance unanimiste que les parlementaires, il menace de faire le contraire. Mais ce ne peut tre que par ignorance. Le rfrendum est tomb sur une France somnambule, se dsole sur LCI Claude Imbert, fondateur et ditorialiste du Point. Un systme de dmocratie reprsentative et t plus prudent. Vous avez un garon qui bosse toute la journe dans une usine ct de Nancy. Il rentre tard le soir. J'aime autant vous dire qu'il a envie de boire une bire, il ne va pas regarder la Constitution dans le dtail A quoi a sert les Parlements30? Et, surtout, quoi servent les ditorialistes qui pensent comme les parlementaires, mais dans une proportion plus massive encore ? Comme souvent, l' adversaire mdiatique 30. Imbert/Julliard, LCI, 15 avril 2005.
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de Claude Imbert partageait son sentiment. D'ailleurs, Jacques Julliard l'avait crit dix-huit mois plus tt : Faut-il soumettre rfrendum le projet de Constitution europenne issu de la convention Giscard ? Dans l'tat actuel des choses, ma rponse est non. Et le directeur dlgu du Nouvel Observateur ajoutait : Le dsir rfrendaire correspond plus au fantasme rousseauiste du contrat inaugural qu' un vritable besoin dmocratique31. La dmocratie est en effet souvent moins
utile qu'un dbat sur LCI. Atterr par la terrible erreur que la France est la veille de commettre , Bernard Guetta, l'ditorialiste de France Inter, en serait presque venu secouer les avocats du "oui" qui roupillent leur banc32. Mais, surtout, il ne comprenait pas. Quoi, le peuple des Lumires, qui dispose la fois pour son instruction des chroniques et commentaires favorables au oui d'Alain Duhamel, de Sylvain Bourmeau, de Dominique Reyni, d'Edwy Plenel et d'Alexandre Adler, des questions militantes en faveur du oui de Stphane Paoli, de Jean-Pierre Elkabbach et de Christine Ockrent, des missions de dbat animes par des partisans du oui sur France Inter ( Feux croiss avec Laurent Joffrin et Philippe Tesson), sur LCI ( Ferry/Julliard ) et sur France Culture ( La rumeur du monde de Jean-Marie Colombani et Jean-Claude Casanova), des ditoriaux favorables au oui de Libration, de Paris Match et d'Alternatives conomiques, mais aussi de Charlie Hebdo, du Figaro et de Courrier international, des dcryptages du texte constitutionnel biseauts dans le sens du oui de France 3, du Monde et d'Arte ce peuple oserait, malgr tout cela, rpondre non ? Comment concevoir une telle incapacit rciter la leon cent fois dispense ? L'explication de Bernard Guetta, chroniqueur de France Inter, de L'Express et du Temps de Genve, claira tristement la futilit de tout ce rabchage quotidien, le sien compris : La mobilisation, les conversions se font 31. Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2003. 32. France Inter, 18 mars 2005, et L'Express, 21 mars 2005. p43 de bouche oreille, amplifies par Internet, ses "chats", ses "blogs" et ses mticuleuses et fausses analyses du projet qu'on y trouve foison. Une radicalit pr politique de type amricain rencontre le vieux fonds rvolutionnaire franais. Il y a, dans l'air, quelque chose de Mai 68, la haine en plus33. La haine contre la raison... En osant un peu, on identifierait un autre mauvais gnie. Le panel de 83 jeunes qui percuta le prsident de la Rpublique sur un plateau de TF1, le 14 avril 2005, ne se trouva pas suborn, loin des riantes chroniques des cadors du journalisme, par des complots imaginaires ou par les fausses analyses d'Internet. Pour les 83, l'examen de leurs conditions d'existence avait fait fonction d'instruction civique. Qu'ont-ils connu d'autre, aprs tout, que cette Europe sociale qu'on leur annonait dj il y a treize ans dans la foule immdiate du trait de Maastricht34, et qu'on leur promet encore ? Leur seule inconvenance est de mesurer la valeur de l'engagement l'aune de leur vie d'tudiant, de chmeur, de travailleur. Ils se sentent fragiles et menacs, on les convoque pour un nouvel effort d'adaptation. Mais ils ne
paraissent jamais assez dignes des rformes qu'on leur destine, jamais assez subtils pour les doctes commentaires dont on les abreuve, jamais tout fait la hauteur du destin europen hautement comptitif qu'on a imagin pour eux. On les soumet alors une nouvelle tourne d'explication, de pdagogie . Puis une suivante. C'est prsent un journaliste du Nouvel Observateur, Serge Raffy, qui les gourmande la tlvision : Je pense que, malheureusement, il faut leur dire : oui, les problmes sociaux, votre petit confort personnel eh bien ! aujourd'hui, a doit passer en second35. Et ses commensaux s'alarment avec lui des peurs de l'opinion, de l' irrationalit de citoyens en fureur , de l' ternel rassemblement gaulois de la rogne et de la grogne . Quand le prsident de la Rpublique soupira Je ne vous comprends pas , 33. Bernard Guetta, Mai 68, la haine en plus , Le Temps, Genve, 16 avril 2005. 34. L'Europe, ce sera plus d'emplois, plus de protection sociale et moins d'exclusion , promettait par exemple Martine Aubry Bthune le 12 septembre 1992 (cit par PLPL, n 23, fvrier 2005). 35. Serge Rafly, i-tlvision, 29 mars 2005. p44 il parlait un peu pour tous ceux-l qui, avec lui, apprhendent dans l'air quelque chose d'insaisissable. Les salles de rdaction redoutaient aussi la dfaite du projet constitutionnel en raison de l'identit de ceux qui s'y opposaient. Loin de constituer un banc de clbrits dont le vivier peut tre repch par les services de Jack Lang et exhib dans un aquarium scintillant lors de chaque consultation lectorale36, les adversaires du trait taient souvent des militants ordinaires qui avaient lu un projet qui ne l'tait pas. Ils organisaient des runions, distribuaient des tracts, collaient des affiches. Et ils entretenaient avec les mdias des rapports distants, voire hostiles. Cela n'est pas trs dmocratique, vous savez... Dans le dcompte des invits sur les grandes antennes nationales, le biais en faveur du oui fut crasant, bien sr. Mais pas uniquement par dsir d'tre partial. Les journalistes vedettes invitaient avant tout d'autres vedettes qu'ils connaissaient et que, parfois, ils tutoyaient. Pour ceux qui distribuent la parole, l'actualit est avant tout celle que sculptent des dcideurs et des vieux routiers des plateaux, au moins aussi unanimes pour le oui que les parlementaires convoqus Versailles. Qu'ils interrogent un ministre, une clbrit du spectacle, un industriel, un professeur l'Institut d'tudes politiques, un footballeur, un candidat qui a ses chances la prochaine lection prsidentielle, immanquablement les journalistes butaient sur presque autant de partisans du oui .
Au demeurant, mme si Jean-Pierre Elkabbach, Stphane Paoli ou Christine Ockrent s'taient astreints un effort d'quilibre, comment exiger d'eux qu'ils se fassent indfiniment violence ? Moi, je suis pour le "oui "; je ne devrais pas le dire, mais je suis pour le "oui"; Mais je suis objectif ! lcha, le 8 fvrier 2005, l'intervieweur d'Europe 1. Quelques semaines aprs ce courageux aveu, M. Elkabbach obtint d'Arnaud Lagardre, en toute indpendance, la direction de la station et il hrita d'un sige d'administrateur Lagardre Active Broadcast. 36. On observe un certain recoupement entre les trois listes de soutien au trait de Maastricht (1992), la candidature de M. Lionel Jospin (2002) et, en mars 2005, au projet de Constitution europenne (Alain Touraine, Bernard-Henri Lvy, Alain Decaux, Philippe Sollers, Jean Peyrelevade, Jacques Attali figurent dans les trois). Compte tenu du taux de mortalit lev chez les signataires, en gnral gs, le calque est plus parlant encore si on n'examine que les deux dernires initiatives de Jack Lang. p45 Tous les chemins mnent au oui . Rome enterre le pape ? Invit commenter l'vnement, le maire, Waltet Veltroni, ne manque pas de glisser Jean-Pierre Elkabbach (qui l'y a encourag) qu'il espre que la France va confirmer sa vocation europenne (7 avril). Paris deviendra t-elle ville olympique ? Bertrand Delano ne peut viter une question sur le bon choix, le 29 mai : La France mobilise et enthousiaste pour les jeux Olympiques - Paris 2012 pourrait l'tre pour l'Europe, si je comprends bien. Oui, il avait bien compris... (22 mars). Le groupe Caisse d'pargne annonce-t-il qu'il va rmunrer les comptes courants ? Le patron de l'entreprise glisse que nous devrons l'Europe notre prochaine flicit de dposants (14 avril). Le ministre de l'ducation vient-il commenter les manifestations tudiantes ? Il ne sortira pas du studio sans avoir rpondu l'interrogation suivante : Sur le fond, comment convaincre les Franais que voter "oui"; c'est mettre du bleu-blanc-rouge dans le bleu toil de l'Europe de 2010 ? Comment ? (25 mars). On ne sait si Jean-Pierre Elkabbach sollicitait ce matin-l quelques conseils en la matire. Bien sr, les ficelles les plus grossires conservent leurs attraits : un prsident de la Commission europenne interdit de tlvision publique par l'lyse*; un dput europen (Jean-Marie Cavada) qui imite le coup de folie du directeur du Monde en 1992 ( un non au rfrendum, avait crit ce dernier, serait pour la France et l'Europe la plus grande catastrophe depuis les dsastres engendrs par l'arrive de Hitler au pouvoir ) en sommant, lui, ceux qui font la fine bouche devant la Constitution europenne d' avoir * Yves loiseau et Marcel Trillat, lus du personnel au conseil d'administration de
France Tlvisions, firent part de leur indignation au PDG d'alors : Nous apprenons que vous auriez impos la dprogrammation de cette mission la suite d'une intervention de Matignon. Il s'agit d'un vnement sans prcdent depuis l'poque Peyrefitte : les responsables d'une chane de service public modifiant sans tat d'me le choix de leurs invits politiques, en priode lectorale, pour complaire au pouvoir en place ! p46 en mmoire les photos d'Auschwitz ; un juge constitutionnel (Simone Veil) faisant litire de son devoir de rserve et s'en trouvant aussitt loue par le prsentateur du journal de TF1, Thomas Hughes ( Merci de faire cette campagne mme si certains vous invitent dmissionner du Conseil constitutionnel ), etc. Mais prvaut dornavant l'outil de l'agenda, du filtre, du tri. Il suffisait, pour le comprendre, d'observer Dominique Reyni, professeur Sciences-Po, dbiter trois fois par jour, avec un culot d'acier, sa chronique pdagogique sur i-tlvision. Selon lui, tout ce qui allait bien, on le devait l'Europe; tout ce qui allait mal, l'absence de Constitution. Progrs de la parit dans les Assembles ? Droit des salaris ? Dmission d'un ministre trop prodigue des deniers publics ? C'est l'Europe, videmment ! Une circulaire discute ? Une diplomatie de l'Union sans inspiration ? Les dlocalisations ? C'est l'absence de Constitution, bien sr ! ce jeu-l, Dominique Reyni aurait mrit un Molire. dfaut d'avoir accru sa mdiocre rputation scientifique, sa carrire dans les mdias est assure. Le 11 avril 2005, France Inter invitait deux spcialistes parler de l'Allemagne. Le premier, Stefan Collignon, venait de signer un appel voter oui . Le second, Daniel Cohn-Bendit, faisait depuis longtemps campagne dans le mme sens, avec cette discrtion mdiatique qu'on apprcie tant chez lui. Que croyez-vous qu'il arriva ? Si on dit "non" cette Constitution, on immobilise la France et l'Allemagne , lana le vtran de Mai 68. Le "non" ne peut apporter de solution ni aux problmes de la France, ni ceux de l'Allemagne, ni ceux de l'Europe , lui objecta sur-le-champ M. Collignon. L'algarade devenait tellement meurtrire que Stphane Paoli dut s'interposer ou plutt... tenter de prvenir un nouveau dferlement de messages courroucs l'antenne et dans sa bote lectronique : Certains vont considrer que dcidment [sic] France Inter fait campagne pour le "oui": Je voudrais juste rappeler [...] que le dbat en France sidre les Allemands, qui ne comprennent pas p47 mme qu'il puisse exister [...]. Mais vos question peut-tre rquilibreront tout cela dans un instant. Les auditeurs ont ainsi hrit de la responsabilit de rquilibrer un dbat
dont l'existence mme parat sidrer ceux qui ont pour mission de l'animer. Ces mmes auditeurs attendirent donc avec l'impatience qu'on devine la suite de la tourne des capitales europennes, et l'avis des experts, ministres et footballeurs - belges, italiens, baltes, luxembourgeois... -, qui se feraient tour tour les avocats du trait. Un peu comme, France Inter, Stphane Paoli relayait Bernard Guetta, qui relayait Pierre Le Marc, qui relayait Jean-Marc Sylvestre. Car aucun chroniqueur quotidien n'exprima un sentiment contraire. Pour sa part, Laure Adler, alors directrice de France Culture, avait carrment sign l'appel voter "oui". Son antenne fut d'ailleurs l'une des mieux tenues de France... Des responsables politiques favorables au projet constitutionnel s'alarmrent d'une partialit trop visible, comprenant qu'elle risquait de mettre en danger la cause commune. S'adressant des journalistes du Monde, de LCI et de RTL, Herv Gaymard, qui ne faisait que passer au ministre des Finances, sonna le tocsin contre les euroltres bats . Et il recommanda chacun de ne pas recommencer ce qui a t fait au moment de Maastricht, parce que c'tait vraiment caricatural37. Et, deux mois avant le scrutin, Franois Bayrou, prsident de l'UDF, morigna Christine Ockrent et Serge July sur France 3 : Je voudrais parce que vous tes autant en cause que les responsables politiques - qu'on n'ait pas le sentiment qu'il y a une France des puissants qui s'est mise entirement d'accord et qui ne prend pas au srieux les arguments que ressentent un certain nombre de Franais38. Ce fut peine perdue. Si l'on est bien inform, on doit choisir de voter oui , avait expliqu Pierre Brgovoy au moment du rfrendum de Maastricht. Treize ans plus tard, la rponse fut non. Les mdias se voulaient pourtant pdagogiques . Et ils l'avaient t. Mais pas tout fait comme ils imaginaient. 37. Le grand jury , RTL-LCI, 13 fvrier 2005. Sur les mdias et Maastricht, lire Serge Halimi, Dcideurs et dlinquants , Le Monde diplomatique, octobre 1992. 38. France Europe Express , France 3, 1er mars 2005. p48
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situation qu'il a connue sous la IIIme Rpublique. Cet tat des choses, Albert Camus le dcrivait en ces termes la Libration : L'apptit de l'argent et l'indiffrence aux choses de la grandeur avaient opr en mme temps pour donner la France une presse qui, de rares exceptions prs, n'avait d'autre but que de grandir la puissance de quelques-uns et d'autre effet que d'avilir la moralit de tous. Il n'a donc pas t difficile cette presse de devenir ce qu'elle a t de 1940 1944, c'est--dire la honte du pays40. Le programme du Conseil national de la Rsistance entendit remdier cette dchance en garantissant la libert de la presse, son honneur et son indpendance l'gard de l'tat, des puissances d'argent et des influences trangres .
Des ordonnances interdirent, par exemple, qu'un mme individu possde ou contrle plus d'un quotidien politique. Les commmorations de la guerre dlaissent en gnral cet aspect du combat des rsistants, leur volont que la Libration ne se rsume pas la restauration de l'ordre d'autrefois. Soixante ans plus tard, la vanit d'une telle esprance est consomme. Non seulement les gouvernements, de droite ou de gauche, n'ont rien entrepris pour prvenir le rtablissement du pouvoir des puissances d'argent sur l'information, mais ils lui ont permis de se concentrer sous la coupe de groupes hrditaires : chez Dassault, Serge succda Marcel; chez Bouygues, Martin prit la place de Francis. Un peu comme chez Lagardre, Arnaud a hrit de Jean-Luc et, chez Pinault, Franois s'est effac au profit de Franois-Henri41. Bernard Arnault, lui, a au moins pens sa fille, nomme au conseil d'administration de LVMH, en mme temps qu'Hubert Vdrine. Il lui a galement offert un trs beau mariage avec six ministres de la Rpublique dans le rle de garons d'honneur. Des groupes comme Bouygues, Matra-Hachette, Vivendi, LVMH, Dassault, Bollor sont ainsi devenus, 40. Combat, 31 aot 1944. 41. Voir Marie Bnilde, En France, une affaire de famille , Manire de voir, n 80 (Combats pour les mdias), avril-mai 2005. p52 dans les mdias, les hritiers du Comit des forges de sinistre mmoire*. Mais nul, y compris l'extrme gauche, n'ose plus reprendre contre eux l'admonestation du radical-socialiste douard Daladier le 28 octobre 1934. Ce jour-l, devant le congrs du parti qu'il prsidait, Daladier baptisa les nouvelles dynasties d'un nom qui resterait fameux : Deux cents familles sont matresses de l'conomie franaise et, en fait, de la politique franaise. Ce sont des forces qu'un tat dmocratique ne devrait pas tolrer, que Richelieu n'et pas tolr dans le royaume de France. L'influence des deux cents familles pse sur le systme fiscal sur les transports, sur le crdit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs dlgus. Elles interviennent sur l'opinion publique, car elles contrlent la presse. Parmi ces deux cents, on trouvait dj les Rothschild (douard est l'actuel actionnaire majoritaire de Libration) ainsi que les de Wendel (dont le groupe, prsid par Ernest-Antoine Seillire, possde Editis, second conglomrat d'diteurs franais aprs Hachette). S'adressant en aot 1996 aux cadres suprieurs de Thomson-CSF, qu'il cherchait alors sduire, Jean-Luc Lagardre leur explique : Un groupe de presse, vous verrez, c'est capital pour dcrocher des commandes42. Deux mois plus tard, il dcroche en effet - provisoirement - le contrle de Thomson-CSF. Contre un franc symbolique et aux dpens d'Alcatel-Alsthom qui s'tait imprudemment dessaisi de son petit empire de presse en le cdant Havas. dfaut des cadres de
Thomson, l'tat 42. Le Canard enchan, 6 novembre 1996. * Noyau dur du patronat franais de l'entre-deux-guerres - priode pendant laquelle la presse tait notoirement vnale -, le Comit des forges, qui contrlait directement un certain nombre de quotidiens (dont Le Temps et Le journal des dbats), joua un rle actif pour discrditer les gouvernements de gauche et de centre gauche. p53 en tout cas (c'est--dire l'poque le gouvernement d'Alain Jupp) avait t sduit par le trs influent propritaire du groupe Matra-Hachette. Ce dernier symbolisait merveille l'entrepreneur qui, force d'couter la radio dont il tait propritaire (Europe 1), en rpercutait sans effort la musique lancinante : La concurrence est froce, expliquait-il, le monde devient un village et les entreprises qui sont les mieux adaptes pour se battre et pour gagner sont celles qui n'ont pas supporter le poids et la contrainte de l'tat. Je n'ai jamais fait de politique et je n'en ferai jamais. Mais je tiens dire que le courage du Premier ministre [Alain Jupp] force mon estime et mon respect [...]. Certes Maastricht est critiquable. Certes les conditions du passage l'euro le sont tout autant. Mais il faut y aller43! Rassur par tant d'apolitisme, l'tat n'hsita pas. Il offrit Thomson Jean-Luc Lagardre. Mais la vente capota. Avec une libert dcuple par le fait qu'il s'exprimait dans Paris Match, proprit du groupe Hachette, le journaliste Stphane Denis s'indigna : Il serait paradoxal qu'une privatisation russie soit considre comme une opration douteuse pour la seule raison qu'elle repose sur les paules d'un homme dynamique et d'une entreprise qui gagne. L'essayiste-philosophe-ralisateur-ditorialiste BernardHenri Lvy, galement conseiller littraire chez Grasset, filiale du groupe Hachette, fit chorus, mais en prcisant d'emble : Jean-Luc Lagardre est un ami et je n'ai, soyons clair, pas de comptence particulire pour juger du bien-fond de la cession de Thomson tel ou tel L'absence de comptence particulire n'ayant jamais interdit, soyons clair, Bernard-Henri Lvy de donner son avis, il vit dans la mise en examen de son ami (par ailleurs coproducteur de son film, Le Jour et la Nuit, un navet ruineux) une surchauffe hystrique , la preuve de l' absurdit d'un climat . Assez 43. Le Figaro, 2-3 novembre 1996. p54 sombrement, BHL conclut donc : Je ne m'inquite pas pour Lagardre que j'ai vu triompher d'adversits plus redoutables. Mais je m'interroge sur ce jeu de massacre dont on voit, chaque semaine ou presque, paratre une nouvelle cible. L'affaire Lagardre comme un
symptme. La "destruction des lites" continue44. Elle ne dura pas trop longtemps. En 1999, le gouvernement Jospin cda un prix d'ami le contrle d'Arospatiale au groupe Lagardre : avec 20 % du capital, il obtenait une minorit de blocage dans l'entreprise, et les dividendes affrents45. Trois ans plus tard, Hachette ayant consacr sa position de premier diteur franais en rachetant une partie des maisons cdes par Vivendi, Jean-Luc Lagardre devint presque dsobligeant l'gard du prsident de la Rpublique qu'il tutoyait depuis quarante ans : Cette fois, je suis devenu l'homme le plus puissant de France46. Dornavant, plus besoin de compter jusqu' deux cents : elles seules, une quinzaine de familles contrlent environ 35 % de la capitalisation de la Bourse de Paris. On ne sera pas surpris d'apprendre que certains des potentats des mdias (Bouygues, Dassault, Arnault, Pinault, Bollor) figurent dans la liste. En 2000, au moment de la bulle Internet , la capitalisation boursire de TF1 (groupe Bouygues), Canal Plus (groupe Vivendi) et MG (groupe Bertelsmann) dpassait mme celle de l'ensemble du secteur automobile franais47. Cinq ans plus tard, quand le magazine amricain Fortune tablit son classement annuel des individus les plus riches de la plante, il dcouvrit que plus de la moiti des dix premiers Franais taient investis dans le secteur de la communication : Bernard Arnault (17 milliards de dollars), Serge Dassault (7,8 milliards de dollars), Franois Pinault (5,9 milliards de dollars), Jean-Claude Decaux (5,4 milliards 44. Le Point, 9 novembre 1996. 45. In Olivier Toscer, Argent public, fortunes prives, Paris, Folio Denol, 2003, p. 150. 46. Cit par Laurent Mouloud, L'empire Lagardre perd son acrobate , L'Humanit, 17 mars 2003. 47. Challenges, novembre 2000. p55 de dollars), Martin Bouygues (2,4 milliards de dollars), Vincent Bollor (2,2 milliards de dollars)48. Cette concentration des mdias entre les mains de ceux qui dj concentrent les richesses est-elle aussi dpourvue de consquences pour l'information qu'on le dit? Le 24 juillet 1993, TF1 ouvre son journal sur le dcs de Francis Bouygues et y consacre vingt-cinq minutes dithyrambiques ( magnifique patron , btisseur infatigable , carrire sans prcdent ). Habitus des plateaux de TF1, douard Balladur et Jack Lang saluent la mmoire du personnage hors du commun qui a tant contribu au rayonnement de notre pays . Patrick Poivre d'Arvor et Anne Sinclair, employs de la chane de Bouygues, confient leur motion eux aussi. Les obsques du trs grand homme rassemblent, outre l'actuel prsident de la Rpublique, le Premier ministre de l'poque et le prsident du Snat, MM. Lang, Tapie, Delon et Jean-Luc Lagardre.
Dix ans plus tard, ce dernier disparat son tour. Entre temps, l'ocan de larmes a enfl de quelques fleuves. Le communiste Robert Hue salue l'action du dfunt en faveur de la presse d'opinion (le groupe Lagardre a, avec TF1, renflou L'Humanite). Le socialiste Jacques Attali confie L'Express, o il tient chronique en compagnie d'ditorialistes qui pensent comme lui, que la conversation du marchand d'armes disparu lui donnait le got de croire encore en la possibilit de changer le monde (20 mars 2003). Denis Jeambar regrette, dans le mme numro du mme hebdomadaire, la plissure d'un sourire ptillant de malice et d'intelligence , le charme irrsistible d' un chevalier . Nicolas Beytout, directeur de la rdaction des chos (Serge Dassault l'a depuis nomm la direction du Figaro), se dsole dans sa chronique d'Europe 1 de la disparition d'un patron d'exception : Jean-Luc Lagardre 48. Fortune, mars 2005. p56 a toujours reprsent une rfrence laquelle tous les hommes de presse dont je suis rendent videmment hommage (17 mars). videmment ... Toujours le 17 mars 2003 sur Europe 1, proprit du groupe Lagardre, Catherine Nay pleure son tour un patron qui tait un ami : Il mettait du soleil dans la relation, [] aimait voquer sa frquentation du roi d'Espagne ou de la reine d'Angleterre. [...] Jean-Luc n'est plus l. Nos penses vont Bethy, son pouse, et Arnaud son fils. Et Europe 1 nous sommes infiniment tristes. Nous l'aimions. Quelques minutes plus tard, Jean-Pierre Elkabbach n'a plus qu' transmettre l'antenne ses condolances l'hritier de la dynastie. Il le reoit dans ce studio qui porte le nom de Lagardre dont l'esprit continuera de m'inspirer . La sincrit de telles expressions de douleur n'est pas en cause, mais imagine-t-on les cris horrifis qu'auraient pousss la plupart des journalistes si un prsentateur vedette de la tlvision publique avait dclar qu'il aimait un prsident de la Rpublique dont on venait d'annoncer le dcs, et s'il avait ajout que l'esprit du dfunt continuerait l'inspirer ? Comment ce mme journaliste et-il t accueilli s'il avait aussi rappel que son affliction s'exprimait d'autant plus librement qu'il parlait partir d'un studio nomm Mitterrand ou Chirac ? Heureusement, en somme, que l'ORTF n'existe plus... que dans le secteur priv! La concurrence quilibrerait-elle parfois un peu les choses ? L'inimiti entre Bernard Arnault et Franois Pinault est telle, par exemple, que les journalistes de La Tribune (proprit de LVMH) ont toute libert d'imaginer l'avenir du groupe Pinault sous les traits les plus noirs. Le directeur de la rdaction leur a expliqu en mai 1998 que l'intrt de l'actionnaire ne doit pas tre remis en cause par un journal qu'il contrle mme si cette censure p57
opre au dtriment du lecteur49. Mais, hormis cette rivalit entre deux crocodiles de l'industrie du luxe, les liens se raffermissent entre les divers barons de la presse, d'autant plus unis qu'ils se retrouvent dans les mmes conseils d'administration et communient presque tous dans l'affection qu'ils vouent Nicolas Sarkozy. En mars 2003, Hachette n'tait pas encore devenu le principal actionnaire priv du Monde (avec 17 % du capital depuis 2005) que dj le directeur du quotidien se sentait tenu de rendre un hommage remarqu au matre dcd du groupe Lagardre, notre partenaire dans Le Monde Interactif et dans Le Monde 2 . Jean-Marie Colombani s'ouvrit dans son article titr Jean-Luc le fidle , de l' amiti constamment renouvele entre les deux patrons de presse. Puis il offrit sa bndiction l'hritier dsign du groupe, y associant sans les consulter l'ensemble des personnels du journal vespral : Ce que nous avons pu deviner de l'action et du temprament de son fils Arnaud nous permet de penser que cet esprit si particulier qui a prsid aux destines de ce groupe perdurera. Le Monde a perdu un ami, et prsente son pouse Bethy, Arnaud Lagardre et tous leurs proches ses condolances mues50. Depuis la fin de l'Ancien Rgime, la tradition autorisant un monarque choisir les amis de ses vassaux s'tait un peu perdue. L'ternelle modernit de la presse contribue au moins la ressusciter. Les obsques de Jean-Luc Lagardre mobilisrent un aropage plus impressionnant encore que celui qui avait salu la dpouille de Francis Bouygues dix ans plus tt. Retenu par le dclenchement de la guerre d'Irak, le prsident de la Rpublique ne put se rendre la crmonie, mais, outre le Premier ministre, cinq anciens Premiers ministres, les ministres des Affaires trangres, de l'Intrieur, de la Dfense, de l'ducation, du Budget, de la 49. In La Tribune devra servir le patron , Libration, 6 mai 1998. 50. Le Monde, 16-17 mars 2003. p58 Culture, la moiti des patrons du CAC 40 et le prsident du Medef taient venus. La nomenklatura des mdias tenait son rang elle aussi : Dominique Baudis, le prsident du CSA, ctoyait Arlette Chabot, Jean-Pierre Elkabbach, Michel Drucker, Claire Chazal, Guillaume Durand, etc. diteur chez Grasset (groupe Hachette), Bernard-Henri Lvy pronona l'hommage final. Deux ans plus tard, le dcs de Claude Julien, figure incontestable du journalisme franais, mais sur son versant le plus indocile, suscita infiniment moins d'motion chez ses confrres ayant pignon sur rue. Claude Julien, il est vrai, n'avait frquent ni le roi d'Espagne, ni la reine d'Angleterre. Et il ne possdait ni haras, ni euros. Difficile d'en dire autant de Serge Dassault, propritaire de soixante-dix titres de priodiques, dont Le Figaro et L'Express. A quoi lui servent-ils ds lors que la
fabrication et la commercialisation d'avions de guerre constituent dj une activit prenante pour un octognaire ? L'homme qui contrle avec Lagardre 70 % des titres dits en France a rpondu : il entend faire passer un certain nombre d'ides saines [...]. Par exemple, les ides de gauche sont des ides pas saines et nous sommes en train de crever cause des ides de gauche qui continuent. [...] Les syndicats franais n'ont pas compris que lorsqu'ils disent dfendre les travailleurs, ils les condamnent. Aujourd'hui la rigidit de l'emploi est en train de casser toute l'conomie franaise51. Quelques dizaines de titres de plus seront-ils suffisants pour permettre qu'une telle philosophie se fraie enfin un chemin dans un monde mdiatique touff, chacun le sait, par l'hgmonie de la pense rvolutionnaire ? Le snateur de l'UMP, galement maire de Corbeil-Essonnes et troisime fortune de France, est en tout cas dispos cette aventure intellectuelle : L'dit de Nantes, aujourd'hui, c'est en faveur des entrepreneurs qu'il faudrait l'instituer. 51. Question directe , France Inter, 10 dcembre 2004.
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Ce sont eux les victimes de la nouvelle guerre de religion, eux qui sont obligs de quitter la France parce qu'on ne veut pas les laisser travailler en paix52. Au moins Le Figaro n'obligera pas M. Dassault quitter la France. Dsormais, le quotidien annonce les chorales qui se tiennent dans sa ville de Corbeil-Essonnes (17 mai 2004) mais passe sous silence le lobbying de Jacques Chirac en faveur de la vente d'avions Rafale l'Algrie : Il y a des informations qui font plus de mal que de bien , expliqua alors l'industriel. Aucun silence en revanche quand le quotidien du matin publie son indispensable dossier Spcial Voyages de l'Homme d'Affaires (24 mai 2004). On y trouve un article titr Jets privs, ne vous en privez plus . C'et t dommage en effet vu que Dassault Aviation est leader mondial des avions haut de gamme ... Empruntant au style des dpliants publicitaires, Le Figaro prcise ensuite que l'avion le plus demand actuellement est le Falcon 2000 EX Grce des moteurs plus performants, consommant moins et peu bruyants, cette version du biracteur peut traverser l'Atlantique sans escale. Autre succs de Dassault, le cockpit informatis EASy, qui quipe progressivement toute la gamme des constructeurs . Enfin, le quotidien de Serge Dassault bataille presque chaque jour contre la bte noire de son propritaire, l'impt de solidarit sur les fortunes. Mais l, il n'est pas vraiment le seul rclamer la fin de cette Saint-Barthlemy des possdants. Au fond, il faut dcidment ne rien connatre la presse (ou escompter bien des faveurs de sa part) pour mettre en doute qu'un propritaire de mdias puisse peser, quand il le souhaite, sur l'orientation du bien qu'il possde. N'est-ce pas la loi du genre, aprs tout ? En 1989, Franz-Olivier Giesbert, alors directeur de la rdaction du Figaro, fut interrog sur le pouvoir de l'actionnaire du titre (Robert Hersant l'poque) d'interdire
52. Entretien avec Jean-Marie Rouart, Paris Match, 9 dcembre 2004. Rappel: en 1598, l'dit de Nantes protgea les protestants des perscutions religieuses qu'ils avaient connues lors des massacres de la Saint-Barthlemy (1572) qui firent plusieurs milliers de victimes, dont 3 000 assassines en une seule nuit Paris...
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certains articles , certains titres qui lui dplairaient. Giesbert rpondit sans dtour : Ce sont des choses qui arrivent dans tous les journaux. Et a me parat tout fait normal. Tout propritaire a des droits sur son journal. D'une certaine manire, il a les pouvoirs. Vous me parlez de mon pouvoir, c'est une vaste rigolade. Le vrai pouvoir stable, c'est celui du capital53. Parlant des liens entre France 2 et le pouvoir politique, le journaliste Marcel Trillat a expliqu : Les ministres viennent quand a les arrange, pas toujours lorsque l'actualit l'impose54. Sur TF1, les seuls ministres qui comptent sont les gros clients de l'actionnaire principal et ceux qui pourraient lui attribuer de nouveaux contrats. Bouygues construit la mosque de Casablanca et l'aroport d'Agadir : le roi du Maroc s'installe au journal tlvis de TF1. Et le monarque enchane avec l'mission de Jean-Pierre Foucault, la trop bien nomme Sacre soire . Bouygues aimerait s'occuper de plates-formes offshores en Angola : Jonas Savimbi fait irruption au journal de la Une . Bouygues aimerait obtenir un contrat de forage de gaz en Cte-d'Ivoire (o son groupe contrle dj la distribution de l'eau et de l'lectricit) : le prsident ivoirien surgit au journal de 20 heures. L'actualit internationale n'est donc pas toujours malmene sur la principale chane europenne... Et les tlspectateurs en savent tout autant sur le pont de l'le de R, des btiments prestigieux Hongkong, le pont de Normandie, le Grand Stade de Saint-Denis, le pont de Tanger. Ce dernier projet, dirig lui aussi, l'a-t-on devin, par la socit Bouygues, permettra de dsenclaver le Rif de quarante ans de sousdveloppement, de drogue et de contrebande , nous apprit un reportage du 10 aot 2005. Parfois, la socit Bouygues est galement amatrice de culture. 53. Rediffus dans Le premier pouvoir , France Culture, 22 janvier 2005. 54. L'vnement du jeudi, 18 avril 1996.
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Bertolucci fut invit l'mission d'Anne Sinclair 7 sur 7 au moment o sortait son film Petit Bouddha, ddi... Francis Bouygues55. Mais la chane de Bouygues - privatise en 1987 pour qu'elle devienne plus indpendante des pouvoirs... - a parfois su traiter avec pudeur certaines affaires impliquant son principal actionnaire. Le mardi 7 novembre 1995, par exemple, le journal tlvis de TF1 a pass sous silence le fait que la justice franaise venait
d'honorer Patrick Le Lay d'une garde vue dans une affaire de pot-de-vin. Mme discrtion le 19 dcembre quand Patrick Poivre d'Arvor annonce (texte intgral); Martin Bouygues entendu Nanterre par les policiers de Lyon dans le cadre d'une enqute sur les comptes en Suisse de l'homme d'affaires Pierre Botton. Perquisition au sige du groupe. Trois jours plus tard, c'est Claire Chazal qui, avec un sens tour aussi professionnel de la concision, informe (texte intgral); Sachez encore que, dans le cadre du dossier des comptes en Suisse de Pierre Botton, Martin Bouygues, le prsident du groupe Bouygues, a t mis en examen pour abus de biens sociaux. Et Pierre Botton est galement mis en examen pour recel de biens sociaux. La premire information avait pris dix secondes. La seconde, treize. Un an plus tt, Claire Chazal demandait dj prudemment douard Balladur; N'tes-vous pas frapp, monsieur le Premier ministre, par la chasse l'homme laquelle se livrent les juges ? La convention avec le CSA signe par TF1 stipule que l'oprateur de la chane doit veiller ce que les missions d'information politique et gnrale quelle diffuse soient ralises dans des conditions qui garantissent l'indpendance de l'information, notamment l'gard des intrts conomiques de ses actionnaires . Encore faudrait-il pour que la convention soit respecte que le CSA, c'est--dire le pouvoir politique qui dsigne chacun de ses membres, fasse semblant 55. Tlrama, 12 janvier 1994. p62 d'avoir une autre activit que d'offrir toujours plus de frquences et de puissance aux grands groupes privs qui quadrillent dj les ondes et les antennes. Or, rien redouter de ce ct-l. Dj, en avril 1987, pour souffler la Une la dream team de Jean-Luc Lagardre et de Christine Ockrent, Francis Bouygues, Patrick Le Lay et Bernard Tapie s'taient associs et avaient proclam leur attachement la culture qui exprime le besoin et le plaisir de vivre ensemble . Ils prcisaient par ailleurs : Quand on est une grande chane de tlvision comme la Une, il faut savoir de temps en temps oublier l'audimat. Toutefois, sitt la chane conquise - ou plutt entre dans la modernit , selon les mots du ministre Franois Lotard -, Francis Bouygues jeta bas le masque du philanthrope : Nous sommes privs. Nous sommes videmment une chane commerciale. Il y a des choses que nous ne souhaitons pas faire, par exemple : du culturel du politique, des missions ducatives. Patrick Le Lay compltera : On ne vit plus qu'avec les chiffres de l'audimat. [...]. Passer une mission culturelle sur une chane commerciale 20 h 30, c'est un crime conomique ! C'est quand mme l'tat d'apporter la culture, pas aux industriels56! Entre 1988 et 1993, la gauche aurait pu renationaliser TF1. Elle ne le fit pas, y comptant dj quelques amis influents, au nombre desquels la nouvelle pouse de Dominique Strauss-Kahn. Au vu de tels antcdents, comment des gens bien informs ont-ils pu feindre la stupfaction quand, prs de vingt ans aprs la privatisation et de multiples
missions de tl-ralit plus tard, le mme Patrick Le Lay met enfin cartes sur table : Nos missions ont pour vocation de rendre [le tlspectateur] disponible : c'est-dire de le divertir, de le dtendre pour le prparer entre deux messages. Ce que nous vendons Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible57. Le toll suscit par cette leon de pdagogie 56. Ibid., 9 septembre 1987. Cit par PLPL, n 21, octobre 2004. 57. Les Dirigeants face au changement, Paris, d. du Huitime Jour, 2004, p. 92. p63 mdiatique, divulgue dans un livre constell de contributions de patrons du CAC 40 et prfac par le prsident du Medef, ne dboucha sur aucune consquence. Spcialiste des appels ronflants, Laurent Joffrin en lana un de plus, cette fois pour rclamer des tats gnraux du journalisme, une profession que le directeur de la rdaction du Nouvel Observateur imagine tre sa spcialit. Mais le mme se montra moins faraud quand, en dcembre 2004, Claude Perdriel, propritaire du Nouvel Observateur, dtailla son tour les principaux ressorts de l'hymen entre journalisme et publicit : Si je crois la qualit de l'information d'un journal je crois et j'accepte plus facilement les pages de publicit que je lis. De plus, comme les articles sont plutt longs chez nous, le temps d'exposition la page de publicit est plus grand [rires]58. Trs amusant en effet. Et sans doute trs lucratif pour le propritaire d'un hebdomadaire de gauche qui rserve jusqu' 80 % de ses pages de droite (les plus chres) aux annonceurs. En juillet 2002, Jean-Marie Messier vient d'tre remerci par le conseil d'administration de Vivendi. Une fois l'homme terre, les langues et les plumes se dlient. Deux ans plus tt, le 14 septembre 2000, dans une chronique de L'Express (alors dtenu par Vivendi), Jacques Attali avait salu le livre du propritaire du journal qui l'employait, par ailleurs chef d'une entreprise qui l'avait rtribu 457000 euros en change de ses conseils59. Messier venait donc d'crire un rcit passionnant, un livre fort attachant marqu la fois par l'imagination, le got du risque, le caractre, le sens moral . Au moment de la chute du patron de Vivendi Universal, son sens moral l'avait apparemment abandonn puisque Jacques Attali, toujours dans L'Express, fustigea cette fois Jean-Marie Messier : Les premires victimes de ce mensonge majeur [les comptes embrouills de la multinationale] sont videmment les actionnaires [.. .]. Ce 58. Stratgies, 16 dcembre 2004. 59. Challenges, 23 janvier 2003. p64 n'est pas de transparence dont le march a besoin, mais de morale; au moins entre ses
matres60. Directeur dlgu du Nouvel Observateur, Jacques Julliard ne risquait gure d'tre moins svre. De fait, sa chronique hebdomadaire, titre Les complices de Messier , constitua un festival : Il ne suffit pas d'un homme pour faire un mgalo. Il y faut la complicit active du milieu, la lchet de l'entourage, la servilit des mdias. [...] Et les mdias, il faudrait parler de tous les mdias. Nous l'ont-ils resservi dans tous les journaux, dans toutes les missions de varits, notre ravi de Nol ! Nous a-t-on assez bassins avec ce pitoyable slogan de Jean-Marie-Messier-Matre-du-Monde, au point de ridiculiser partout la prtention franaise, l'image de cette grenouille qui voulait se faire plus grosse que le buf. Une des rformes les plus urgentes, dans ce pays, serait de rendre aux mdias un minimum de srieux et de dignit. Surtout de dignit ! Jacques Julliard avait raison. Mais il oubliait de prciser que, pour faire un mgalo , il avait aussi fallu le soutien rdactionnel de Christine Mital, rdactrice en chef du Nouvel Observateur. Elle fut en effet la plume du livre de Jean-Marie Messier, J6M.com, qui avait repris et popularis le pitoyable slogan . Sur Canal Plus, chane appartenant au groupe Vivendi, certains animateurs s'taient eux aussi courbs trois fois plutt qu'une devant les prfrences supposes du propritaire mgalomane. Ds 1998, interrog sur la libert de ton qu'il conserverait aprs la prise en main de Canal Plus par le groupe de Jean-Marie Messier, l'animateur Karl Zro expliqua avec une louable franchise : L'accord de dpart, avec Pierre Lescure [alors PDG de Canal Plus] et Alain de Greef [alors directeur des programmes], spcifiait bien qu'il y avait trois sujets sur lesquels on ne pouvait pas enquter : le football le cinma, la CGE [ex-Vivendi]. 60. L'Express, 4 juillet 2002.
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Cela dit, ces interdits ne me posent pas de problme. Je trouve normal qu'un diffuseur ait ses exigences. Si on veut avoir une totale indpendance, il faut faire une tl pirate. Cet accord limite un peu nos ambitions, mais c'est comme a partout. Moi, j'ai simplement le courage de le dire61. l'poque, Karl Zro animait galement une mission sur Europe 1 : le groupe Hachette-Lagardre n'avait donc rien redouter de lui. Et puis, comme Franois Pinault tait actionnaire 39 % d'un mensuel lanc par Karl Zro, l encore la conclusion s'imposait. L'animateur de Canal Plus la tira lui-mme en rpondant un journaliste du Point : videmment, je ne vais pas attaquer Franois Pinaut bille en tte ! C'est comme vous d'ailleurs, puisqu'on a le mme actionnaire62. Dj pris dans l'tau entre l'intrt du propritaire et celui de l'information, le journaliste se dbat dans une contradiction plus dsagrable encore quand ce sont des hommes politiques qui la lui rappellent. Bernard Brigouleix, conseiller de presse d'douard Balladur entre 1993 et 1995, voque ainsi cette remarque acide faite par le Premier ministre lui-mme une journaliste trs confirme du Point, Catherine
Pgard, propos de la couverture de son dplacement en Chine par l'hebdomadaire, couverture estime beaucoup trop critique : Vous comprendrez que j'aie fait valoir votre principal actionnaire [ l'poque, Alcatel] que ce n'tait vraiment pas la peine d'aller lui dcrocher de gros contrats Pkin si c'tait pour lire de tels papiers sur mon voyage dans vos colonnes63. Comment n'et-elle pas compris ? C'est un peu une vue utopique de vouloir diffrencier rdaction et actionnaire , expliqua, en septembre 2005, douard de Rothschild aux journalistes de Libration aprs avoir acquis environ 40 % du capital de ce journal. Pour savoir qui rserver ses traits - et qui en dispenser -, mieux vaut dsormais que le journaliste 61. Le Monde (supplment radio-tl), 29-30 mars 1998. 62. Propos recueillis par Emmanuel Berreta, Le Point, 14 avril 2000. 63. Bernard Brigouleix, Histoire indiscrte des annes Balladur, Paris, Albin Michel, 1995, p. 110.
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connaisse l'identit des propritaires de l'entreprise susceptible d'attirer sa soif d'investigation. En juillet 2005, aprs que Vincent Bollor, conseill par Alain Mine, eut pris le pouvoir Havas, Le Figaro reproduisait le croquis de la table du conseil d'administration de cette socit. On y trouvait notamment : Jacques Sgula, responsable de la campagne de communication du candidat Lionel Jospin en 2002, Pierre Lescure, ancien prsident de Canal Plus et administrateur du Monde, Laurence Parisot, prsidente du Medef. Ce mlange des genres pose-t-il un problme ? Au contraire, rtorquent nombre de patrons de presse et de journalistes, les mdias franais ne seraient pas encore assez concentrs ! Dclin des empires familiaux, nouvelles technologies qui permettent de grands groupes de contrler canaux de diffusion et contenus : le prix d'entre dans la danse de l'information ne cesse de s'lever dans un monde o, lui seul, Rupert Murdoch possde 174 journaux. Conclusion du quotidien Les chos : Les acteurs franais restent des "nains" l'chelle mondiale. De toute vidence, des regroupements devront s'oprer si la France veut conserver des positions dans ce secteur des mdias si sensible pour la libert d'information, l'image et le rayonnement d'un pays. On attend de groupes majeurs comme Vivendi, Bouygues et Lagardre qu'ils prennent position pour sortir de la "balkanisation" actuelle. Vincent Bollor, tout nouvel acteur du secteur, semble en tout cas vouloir donner le bon exemple64. On a voqu une alliance entre Dassault et Bouygues, entre Lagardre et Dassault. Une autre existe dj entre Lagardre et Vivendi. Quel journaliste n'a pas, au moins une fois, dcouvert en lisant un organe de presse concurrent ce qui se tramait dans son journal ? Le choc est rude. Mais l're des restructurations acclres, des dlocalisations et de la mondialisation, le fantassin de la socit de l'information n'a aucune
64. Les chos, 8 aot 2005. p67 raison de penser qu'il devrait tre trait avec davantage de mnagements que le salari de Daewoo ou celui de Hewlett Packard. Dsormais, il apprend lui aussi vivre dans un univers carnassier. Plus souvent gibier que chasseur. Quant informer les autres de sa dpendance et de son sort... En 1996, Denis Jeambar remplaa Christine Ockrent la direction de la rdaction de L'Express, hebdomadaire alors contrl par Havas. Dans cette affaire, le lecteur fut trait un peu la manire des kremlinologues de l'ex-Union sovitique. Une purge secrte devait avoir eu lieu puisque, soudain, l'ditorial de la directrice avait disparu, chose qu'un abonn exceptionnellement vigilant et pu remarquer. Mais, la semaine de cette disparition, Christine Ockrent figurait encore dans l' ours du journal (l'encadr o sont indiqus les noms des responsables de la publication). C'est dans le numro suivant, le 2335, qu'on apprit, toujours par l' ours , que dsormais le directeur de la rdaction se nommait Denis Jeambar. Mme situation quand, en aot 2003, Angelo Rinaldi quitta Le Nouvel Observateur pour devenir directeur littraire du Figaro. Le quotidien annona l'arrive du successeur sans mme citer le nom de celui qui venait de lui librer la place aprs dix-sept annes de bons et loyaux services. Membre de l'Acadmie franaise lui aussi, Jean-Marie Rouart aurait appris sa disgrce en lisant le journal. L'acadmicien remerci s'est reconverti sans tarder Paris Match. Il y confectionne les entretiens de complaisance qui accompagnent des reportages photos consacrs nos nouvelles ttes couronnes (Ernest-Antoine Seillire, Serge Dassault, Bernadette Chirac, etc.). Les journalistes ont presque toujours t corsets dans un costume de contraintes. Au sicle dernier, la libert de la presse appartenait dj ceux qui en possdaient une; pour les autres, c'tait silence aux pauvres ! . Comment le p68 professionnel de l'information a-t-il pu imaginer qu'un industriel allait acheter un moyen d'influence tout en s'interdisant de peser sur son orientation ? Dans une monographie du New York Times, Edwin Diamond explique que l'illusion est aussi forte au pays du contrepouvoir : Les journalistes croient tort que la dcision leur appartient. Mais c'est le journal de la famille Sulzberger et elle en fait ce qu'elle veut sans organiser de concours de popularit ni collecter de bulletins de vote. Arthur (Punch) Sulzberger confirma le propos : Si je dcouvre, chez moi le soir, que quelque chose qui ne me plat pas va paratre dans la premire dition du lendemain, je n'ai aucune hsitation appeler le desk et leur dire : "Retirez-moi a65." Au moment de la guerre d'Irak, Fox News, la chane de Rupert Murdoch, oprait
sans prtendre tromper son monde. M. Murdoch adore le prsident des tats-Unis; cela suffit. Toutefois, pour viter tout impair, les dirigeants du groupe distribuent leurs journalistes des mmorandums prcisant le sens des vnements du jour. Ainsi, le 3 juin 2003 : Le prsident fait ce que peu de ses prdcesseurs ont tent : il interpelle un sommet arabe sur la question de la paix au Proche-Orient. Son courage politique et son habilet tactique devront tre souligns lors de nos reportages de la journe. 4 avril 2004 : Le carnage persistant en Irak, et surtout la mort de sept soldats amricains Sadr City, ne laisse gure d'autre choix l'arme amricaine que de punir les coupables. Quand cela interviendra, il faudra que nous soyons capables de rappeler le contexte ayant conduit ces reprsailles. 6 avril 2004 : Ne tombez pas dans le pige de dplorer les pertes amricaines et de vous demander ce que nous pouvons bien faire en Irak. Les tats-Unis se trouvent en Irak pour aider un pays qui a t brutalis pendant trente ans et le mettre sur le chemin de la dmocratie. Certains Irakiens ne veulent pas que cela se 65. Edwin Diamond, Behind The Times, New York, Villard Books, 1993, p. 234.
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produise. Et c'est pour cela que des GIs meurent. Et c'est a qu'on doit rappeler nos tlspectateurs. 28 avril 2004 : Quand nous montrons des marines, appelons-les des tireurs d'lite plutt que des snipers. Snipers a une connotation ngative. Le plus souvent ces directives (rendues publiques par un ex-employ de Fox News) sont inutiles. La police intellectuelle est un logiciel greff dans la tte. En France, l'histoire de L'Express illustre assez bien le mouvement d'ensemble. D'abord proprit de Jean-Jacques Servan Schreiber, le journal se met au service de son Mouvement rformateur . Lorsque Servan Schreiber vend en 1977 son priodique Jimmy Goldsmith, l'hebdomadaire devient presque aussitt la caisse de rsonance des ides alors thatchriennes de l'industriel britannique. Et quand Jean-Franois Revel voque sa dmission de L'Express en 1981, il s'empresse de prciser qu'elle ne fut pas motive par une quelconque incompatibilit idologique entre le directeur de la rdaction qu'il tait et le propritaire ( J'assurais une fois de plus Jimmy que j'avais bien pour intention de mettre L'Express au service de la socit librale et du monde dmocratique). Le dsaccord qui provoqua la rupture tait d'une autre nature : Revel avait simplement refus de bouleverser le sommaire du journal au gr des illuminations transatlantiques du propritaire du titre. Le directeur parti, son successeur eut, semble-t-il, moins de scrupules : Il fit enfin place une juste et accueillante reconnaissance des dons de penseur de l'actionnaire principal66. En effet, l'hebdomadaire de Jimmy Goldsmith consacra un jour sa une et l'essentiel de son numro au programme libral concoct pour la France par... Jimmy Goldsmith67. Plus tard, on le sait, il y eut Alcatel. Puis Havas. Puis Vivendi. Puis Dassault. Puis qui ? Les journalistes de L'Express l'ignorent. Et pourquoi les consulterait-on ?
66. Jean-Franois Revel, Mmoires: Le voleur dans la maison vide, Paris, Plon, 1997, p. 620. 67. L'Express, 28 septembre 1984. p70
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l'impression d'une fracture de plus en plus grave entre les Franais et les musulmans qui vivent dans notre pays ? Vocabulaire passe-partout de la fracture , distinction implicite entre les Franais et les musulmans , association automatique entre ces derniers et l'islamisme : rien de tout cela n'tait malveillant. Mais la maladresse de la question ne pouvait que consolider une structure mentale dont elle tait elle-mme le produit. Comment tre ensuite surpris quand une mythomane accuse des jeunes maghrbins et noirs d'une agression antismite imaginaire dans le RER et se justifie, par une formule d'anthologie, d'avoir invent l'identit particulire de ses agresseurs : Parce que quand je regarde la tlvision, c'est toujours eux qui sont accuss68. Le 11 septembre 1996 sur Europe 1, un flash : Saddam Hussein continue de narguer les Amricains. Un missile irakien a t tir contre un chasseur amricain. Le lendemain, le journaliste d'Europe 1 devait se sentir confort dans son choix; sur toute la largeur de la page 3, Le Figaro titrait : Saddam Hussein brave les tats-Unis . Nargue , brave et personnalisation de l'offense : il s'agissait pourtant d'avions amricains bombardant le territoire irakien... Au tamis de la guerre de civilisation , l'information internationale passe mal. Et, sans cette criture automatique, intellectuellement peu exigeante, elle 68. Lire, pour le dtail de cette affaire, le supplment spcial de PLPL, Les affabulateurs (octobre 2004), et Olivier Cyran et Mehdi Ba, Almanach critique des mdias, Paris, Les Arnes, 2005. p74 prend trop de temps. Les radios prives l'ont compris : RTL ne compte que quatre correspondants permanents l'extrieur de l'Europe. Dont zro en Afrique, zro en Asie et zro en Amrique latine69. Interrog en dcembre 1998 sur l'indigence du traitement de l'actualit internationale dans son journal tlvis de la mi-journe, Jean-Pierre Pernaut, directeur adjoint de l'information de TF1, a indiqu pourtant qu'il ne s'agissait pas d'un accident : Le 13 heures est le journal des Franais, qui s'adresse en priorit aux Franais et qui donne de l'information en priorit franaise. Vous voulez des nouvelles sur le Venezuela ? Regardez la chane vnzuelienne. Sur le Soudan ? Regardez les chanes africaines. Le journal de 13 heures de TF1, c'est le journal des Franais70. En octobre 2003, tienne Mougeotte, vice-prsident de la chane, confirma que l'audimat dterminerait la hirarchie de l'information sur sa chane : Nous accorderons l'international une place proportionnelle l'intrt que les Franais lui portent71. La recette a t imite. Un temps prsentateur du journal de France 2, Christophe Hondelatte a reconnu que, parce qu'il croit la dmocratie , il avait t trs jaloux du succs de Jean-Pierre Pernaut. Je n'ai cess de dire : Pernaut crase en audience le journal de France 2, c'est donc qu'il fait le meilleur journal tlvis72. En particulier pour ceux que l'actualit de la plante indiffre.
L'oubli du monde est idologie puisqu'il construit un autre monde. Le Fait divers qui fait diversion73 est idologie puisqu'il attire l'attention sur l'anodin, et la dtourne du reste. L'audimat aussi est idologie. Alors prsident de la Socit des journalistes de France 2, Marcel Trillat a expliqu que, grce une enqute d'audience minute par minute, la direction de l'information savait ce qui avait march et ce qu'il fallait viter. Mais, au jeu du spectacle, le rsultat est connu 69. Correspondance de la presse, 24 janvier 1997. 70. Entretien, Jean-Pierre Pernaut, la voix populiste, Tlrama, 9 dcembre 1998. 71. Entretien au Figaro, 15 octobre 2003. 72. Entretien lors de l'mission Le premier pouvoir , France Culture, 9 juillet 2005. 73. Pierre Bourdieu, Sur la tlvision, Paris, Raisons d'agir, 1997, p.16. p75 d'avance : Notre public devra se contenter, le plus souvent, de pense prt--porter, d' "images dramatiques", de la langue de bois des ttes d'affiche de la politique et de l'conomie. De vedettes du show-biz ou du cinma venues assurer la promotion de leur dernier chef-d'uvre en direct 20 heures. .. sans parler du record du plus gros chou-fleur de Carpentras ou des vaches envotes dans une table des Hautes-Pyrnes. Au nom de la concurrence, chacun court pour copier l'autre74. Tout est dit. Nulle cabale ou conspiration : l'audimat est nich dans la tte des responsables de rdaction, soucieux de satisfaire les actionnaires et les annonceurs. L'uniformit devient alors chose trs naturelle, rythme par le balancier du march. Il n'est pas ncessaire, rsume Alain Accardo, que les horloges conspirent pour donner pratiquement la mme heure en mme temps. Il suffit qu'au dpart elles aient t mises l'heure et dotes du mme type de mouvement, de sorte qu'en suivant son propre mouvement chacune d'elles s'accordera grosso modo avec toutes les autres. Le mme type de mcanisme exclut toute machination75. Mort de Lady Diana en 1997, clipse de soleil en 1999, Loft story en 2001 : chaque fois que, presque unanimes, les mdias matraquent un sujet sans autre consquence qu'une augmentation escompte de leur diffusion, ils se prvalent de la demande du public, de l'intrt du consommateur. C'est d'abord oublier que la mission du journaliste consiste rendre intressant ce qui est important, pas important ce qui est intressant. Le destin de l'Afrique est peut-tre moins intressant que les conditions du dcs de la princesse de Galles, mais il est infiniment plus important. Quand Le Monde consacre un total de vingt-six pages Loft story , quand Libration rserve trente-huit de ses quarante pages du 11 aot 1999 l'vnement solaire du jour (et 74. Marcel Trillat et Yannick Letranchant, Informer autrement sur France 2 , Le Monde, 5 juillet 1997.
75. Alain Accardo, Un journalisme de classes moyennes , in Mdias et censure, figures de l'orthodoxie, d. de l'Universit de Lige, 2004, p. 46-47. p76 deux seulement l'actualit hors clipse ...), quels sont les sujets oublis qu'aurait pu accueillir plus utilement toute cette place offerte l'information spectacle ? En un sens, la rponse n'a pas tard. Quelques mois aprs que Loft story eut, de l'aveu mme d'Edwy Plenel, mobilis la rflexion de 82 salaris du Monde, contre 15 seulement pour un prcdent comit de rdaction consacr au Proche-Orient*, le rsultat du premier tour de l'lection prsidentielle obligea tous les mdias redcouvrir l'existence d'un monde ouvrier. Le Monde publia alors une Enqute sur la France des oublis . Mais oublis par qui ? Au demeurant, l'intrt que nous prouvons pour un sujet nous vient-il aussi naturellement que le prtendent les fabricants de programmes et de sommaires ? N'est-il pas plutt construit par la place qui prcdemment lui a t accorde dans la hirarchie de l'information ? Lorsque la mort de Lady Diana fut annonce (Le Monde y consacra trois unes , TF1 un journal exceptionnellement prolong qui, pendant 1 heure 31 minutes, ne traita que de ce seul sujet), comment quiconque aurait-il pu ne pas tre intress ? Non pas que la nouvelle soit importante (la dfunte n'avait aucun pouvoir, hormis celui de doper les ventes de la presse people), mais parce qu' force d'entendre parler d'elle de son mariage avec le prince Charles, de la naissance de chacun de ses enfants, de ses amants, des infidlits de son mari, de ses rgimes alimentaires, * mission On aura tout vu . La Cinquime. 24 juin 2001. Edwy Plenel ajoutait : Il faut toujours penser contre soi-mme. Moi, je dois penser contre moi-mme. Qu'est-ce que j'ai fait ? j'ai fait mettre "Loft Story" sur le canal 27 dans tous les postes de tlvision de la rdaction. Pour qu'on voie plus de quoi on parle ! [...] Cette socit marchande, elle est complexe. La marchandise, elle relie, elle ne fait pas qu'opprimer, elle est plus contradictoire. Et cette socit, nous sommes tous dedans. Donc il faut aussi la comprendre. p77 de sa campagne contre les mines antipersonnel - la princesse tait, qu'on le veuille ou non, entre dans nos vies. On en avait appris davantage sur elle que sur bien des membres de notre entourage. Alors, forcment, sa mort nous intressa . Peut-tre se serait-on intresss d'autres sujets si les mdias leur avaient consacr autant de temps et de moyens qu' ce fait divers l. Car comment peut-on se soucier de ce qui advient en Colombie, au Zimbabwe ou au Timor-Oriental quand on ignore l'existence de ces pays ? Les libraux insistent sans relche sur le rle conomique de l'offre. Sitt qu'il s'agit d'information et de culture, ils prtendent cependant tout expliquer par la demande...
Interrog trois jours aprs le premier tour de l'lection prsidentielle de 2002 sur la place qu'il avait accorde au thme de l'inscurit pendant sa campagne, Jacques Chirac eut beau jeu de rpliquer : Vous savez, je regarde aussi [...] les journaux tlviss. Qu'est-ce que je vois depuis des mois, des mois et des mois.. tous les jours, ces actes de violence, de dlinquance, de criminalit... C'est bien le reflet d'une certaine situation. Ce n'est pas moi qui choisissais vos sujets. Esprant faire oublier qu'elle avait elle aussi beaucoup racol sur le mme thme (en juillet 2001, Le Monde distribua aux kiosquiers des affichettes hurlant Inscurit : alerte ! ), la presse de qualit accabla la tlvision de ses leons de morale. En mme temps, elle divulgua certains chiffres rvlateurs : entre le 7 janvier 2002 et le second tour de l'lection prsidentielle, les journaux tlviss avaient consacr 18766 sujets aux crimes, jets de pierre, vols de voiture, braquages, interventions de la police nationale et de la gendarmerie, instructions judiciaires relevant du droit pnal. L'inscurit fut ainsi mdiatise deux fois plus que l'emploi, huit fois plus que le chmage. Selon les p78 estimations du ministre de l'Intrieur, aucune augmentation sensible du nombre des crimes et dlits n'avait cependant t constate pendant la priode76. L encore, nous sommes tous amricains : de 1990 1999, alors que le nombre d'homicides diminua aux tats-Unis, le nombre de sujets que les journaux tlviss des networks avaient consacrs des homicides augmenta de 474 %77. Audience garantie, cot de fabrication et temps d'excution drisoires, possibilit de traiter ce genre de question dans un format de plus en plus court (un journal de TF1 peut aborder plus de vingt-cinq sujets en trente-huit minutes) : gageons que l'inscurit et la pdophilie n'ont pas fini de nous intresser . Avec pour consquences le durcissement des peines prononces et la multiplication du nombre des prisons. Et puis il y a l'idologie bien consciente. L'expression pense unique a fait flors. Mais elle perd nombre de ses parrains supposs chaque fois qu'on la dfinit avec prcision78. Pense molle ou pense dure, jamais pense forte ou gnreuse, elle est d'autant plus pesante que, comme les pires orthodoxies, elle ne se prtend pas doctrine. l'instar des lois physiques, climatiques et biologiques*, elle se proclame vrit. La science exige une foi 76. La tlvision a accru sa couverture de la violence durant la campagne , Le Monde, 28 mai 2002. Dans son dition du 9 octobre 2002, Le Canard enchan a galement fourni de nombreuses donnes allant dans le mme sens. 77. Harper's, juillet 1999. 78. Cf. Ignacio Ramonet, La pense unique , Le Monde diplomatique, janvier 1995. * Deux exemples, le premier climatique : Je ne sais pas si les marchs pensent juste. mais je sais qu'on ne peut pas penser contre les marchs. Je suis comme un paysan [sic] qui
n'aime pas la grle mais qui vit avec [...]. Il faut le savoir, et partir de l: agir comme s'il s'agissait d'un phnomne mtorologique (Alain Minc. Le Dbat, mai 1995) : le second biologique : Aprs Jeanne Calment (122 ans). Apple (21 ans) [...]. Les entreprises meurent aussi [...]. L'acclration du progrs technique et l'exacerbation de la concurrence ont, partout, modifi d'une manire radicale les conditions de vie des firmes. Indispensable certes, la lutte de chacune d'elles pour la survie ne doit pas cependant conduire un recours systmatique des mthodes artificielles. La mort peut tre, parfois, prfrable (ditorial. Le Monde, 8 aot 1997). p79 d'autant plus militante qu'en France et l'tranger elle construit le meilleur des mondes. Et est partage par tous les matres du monde. La pense unique n'est pas neutre, elle n'est pas changeante et il n'y en a pas deux comme elle. Elle traduit en termes idologiques prtention universelle les intrts du capital international79, de ceux qu'on appelle des marchs , c'est--dire les gros brasseurs de fonds. Elle a sa source dans les institutions conomiques internationales qui usent et abusent du crdit et de la rputation d'impartialit qu'on leur attribue : Banque mondiale, FMI, OCDE, OMC, Banque centrale europenne. Elle prtend soumettre les lus ses Tables de la Loi, la seule politique possible . Celle qui serait incontournable , celle qui a l'aval des riches. Elle rve d'un dbat dmocratique priv de sens puisqu'il n'arbitrerait plus entre les deux termes d'une alternative. Cder cette pense-l, c'est accepter que la rentabilit prenne partout le pas sur l'utilit sociale, c'est encourager le mpris du politique et le rgne du capital. Sans qu'ils s'en aperoivent toujours eux-mmes, nos barons du journalisme dvoilent cette tentation chaque jour. Franz-Olivier Giesbert interpelle M. Chirac : Si la France en est l, n'est-ce pas cause de ses rigidits et, notamment, de la barrire du salaire minimum qui bloque l'embauche des jeunes ou des immigrs ? Pour Philippe Manire, qui fut l'un des rdacteurs en chef du Point, une revalorisation du salaire minimum reprsenterait un coup de pouce assassin . D'ailleurs, l'ingalit des revenus, dans une certaine mesure, est un facteur de l'enrichissement des plus pauvres et du progrs social80. Les athltes nationaux obtiennent-ils de mauvais rsultats lors de jeux Olympiques d'hiver ? Olivier Mazerolle, alors directeur de l'information de RTL, suggra une explication inattendue : Les Franais ne sont pas sportifs parce que nous 79. Id. 80. Philippe Manire, Les vertus de l'ingalit , Le Point, 7 janvier 1995.
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avons l'habitude de l'tat-providence81. En aot 2003, une canicule tue des milliers de personnes ges ? Dominique Bromberger explique sa manire ces dcs sur
France Inter : Malheureusement en France nous sommes dans le pays des rvolutions. Recevant Dominique Strauss-Kahn sur TFl, Jean-Claude Narcy le sermonne : Rduire le temps de travail est une chose. Encore faut-il que les travailleurs acceptent de baisser leurs salaires. Comment esprez-vous les en persuader82? Faonn malgr lui par le carcan nolibral ambiant, le tlspectateur jugea vraisemblablement qu'il s'agissait l d'une question de bon sens. Et puis, peut-tre, il imagina : et si le journaliste avait choisi de formuler la fin de sa demande comme ceci : Encore fautil que les dtenteurs de revenus du capital acceptent de rogner sur leurs rentes qui, toutes les tudes le dmontrent, ont fortement progress depuis quinze ans. Comment esprez-vous les en persuader ? Le temps d'un rve, Dominique Strauss-Kahn et t surpris, l'conomie serait redevenue pluraliste, et TF1 aurait cess d'tre la chane de M. Bouygues... Culture d'entreprise, srnade des grands quilibres , amour de la mondialisation, fascination pour l'argent et pour ceux qui en possdent, prolifration des chroniques boursires, rquisitoire incessant contre les conqutes sociales, acharnement culpabiliser les salaris au nom des exclus , terreur des passions collectives : cette gamme patronale, mille institutions, organismes et commissions la martlent. Mais les mdias, qu'ils soient de droite ou qu'ils se disent de gauche, lui servent de ventriloque, d'orchestre symphonique au diapason des marchs qui scandent nos existences. Sur TF1, les accords du GATT qui libralisrent les changes pour le plus grand profit des socits multinationales furent perus comme 81. Revue de presse , France 2, 26 fvrier 1994. 82. 20 heures , TF1, 26 fvrier 1994.
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le signe d' une victoire de l'esprit jeune sur l'esprit vieux, du culte de l'avenir sur la religion du pass . Presque au mme moment, Catherine Nay, alors directrice adjointe d'Europe 1 et ditorialiste Valeurs actuelles et au Figaro Magazine, explique sur France 2 la crise conomique par une extinction du dsir de consommer : J'tais dans un dner : chacun a restreint sa faon de consommer et on s'aperoit qu'on vit trs bien [...]. [On peut] garder sa voiture deux ans de plus, user sa robe un an de plus83. Quelques annes plus tard, en septembre 2005, Jean-Pierre Elkabbach montre les mmes dispositions que sa consur la fast sociology : Moi, j'essaie d'identifier les besoins des gens. Qu'est-ce qui leur manque ? De quoi souffrent-ils ? Je lis la presse, les tudes, je parle avec ma femme, mes collaborateurs, et surtout j'coute beaucoup tous ceux que je croise dans la rue ou dans les clubs de sport que je frquente84. Aux certitudes conomiques glanes au fil des dners et des matchs de tennis d'autant plus catgoriques qu'un ditorialiste franais, pour tre vraiment grand, ne doit jamais s'abaisser enquter sur la misre du monde autrement qu'en parlant
son sommelier ou son ramasseur de balles85 -, le fondateur du Point prfre, chaque semaine, rabcher les algbres mortes du capitalisme rellement existant : Voil vingt ans qu'avec la simple expertise du sens commun, nous crions casse-cou devant cette surcharge fiscale et paperassire, cette dfonce des prlvements obligatoires, ce panier perc de la scurit sociale qui allait nous mettre des bottes de plomb alors qu'on voyait pointer, et d'abord en Asie, tant de comptiteurs aux pieds lgers86. Parfois, la marque de fabrique est sans quivoque. Responsable d'missions sur La Chane Info (LCI), rdacteur en chef TF1, Jean-Marc Sylvestre vient aussi chaque matin sur France Inter pandre sur nos esprits la dernire 83. Revue de presse , France 2, 10 juillet 1993. 84. Entretien Tlrama, 7 septembre 2005. 85. Lire Patrick Champagne, La vision mdiatique , in Pierre Bourdieu, La Misre du monde, Paris, Seuil, 1993. 86. Le Point, 5 fvrier 1994. p82 rose de l'idologie patronale. Il ne dissimule pas sa foi : Le libralisme n'est pas une construction intellectuelle, comme le marxisme : le monde a t cr ainsi. C'est faux. Mais peu importe notre fidle qui enchane : C'est le meilleur systme. La guerre conomique fait moins de victimes que les guerres militaires ou religieuses. Le libralisme est inscrit dans la nature humaine, parfois violente et injuste87. Un matin, un auditeur de France Inter l'interpelle : Pourquoi dire d'une entreprise qu'elle est la meilleure uniquement parce qu'elle vend moins cher ? "Meilleur" implique aussi des considrations sociales. M. Sylvestre rplique : Il n'y a pas de progrs social sans progrs conomique. L'auditeur insiste : Y a-t-il progrs conomique s'il y a recul social ? Sylvestre rpte, un peu agac : Il n'y a pas de progrs social sans progrs conomique88. change clairant : le chroniqueur conomique le plus omniprsent de France venait de clbrer l'conomisme obtus qui rgit la profession. Et qui quadrille les ondes. Quand les ides bourgeoises furent regardes comme les productions d'une raison ternelle, quand elles eurent perdu le caractre chancelant d'une production historique, elles eurent alors la plus grande chance de survivre et de rsister aux assauts, expliquait Paul Nizan ds 1932. Tout le monde perdit de vue les causes matrielles qui leur avaient donn naissance et les rendaient en mme temps mortelles. Le journalisme de march domine ce point les mdias franais qu'il est trs facile pour le lecteur, pour l'auditeur, et pour le journaliste - de passer d'un titre, d'une station ou d'une chane l'autre. Au niveau de la presse hebdomadaire, cette ressemblance assomme : les couvertures, supplments et articles sont devenus interchangeables; ce sont souvent les conditions d'abonnement - pour parler clair, la valeur des produits mnagers convoys avec le journal - qui dterminent le choix du
87. Entretien VSD, 20 janvier 2005. 88. France Inter, 3 novembre 1994.
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client*. Pourtant, en 1993, Guy Sitbon crivait : Prenez Le Figaro, dmontez-le pice pice, essayez ensuite de le remonter de mille manires diffrentes, vous n'obtiendrez jamais un Nouvel Observateur89. Guy Sitbon oubliait ceci : juste avant de devenir directeur de la rdaction du Figaro, Franz- Olivier Giesbert tait... directeur de la rdaction du Nouvel Observateur. Dsormais, il dirige Le Point. En ont-ils trop fait ? Si la mise nu du journalisme de classe et la perception de sa nature totalitaire aveuglent dsormais une partie de l'opinion, c'est que les dernires annes ont dchir un voile de plus en plus vaporeux. Guerres du Golfe et du Kosovo, traits europens, accords de libre-change, privatisations, mise en cause du niveau des retraites et de l'assurance sociale : sur tous ces sujets qui exigeaient une vraie confrontation des points de vue et qui engageaient l'avenir du pays, la quasi-totalit des quotidiens, des hebdomadaires, des radios, des tlvisions ont, chaque fois, battu le mme tambour avec les mmes arguments. Au service de la guerre, au service de l'argent, au service du commerce. Plutt fier de lui, Laurent Joffrin, chef du service conomique de Libration pendant les annes 1980, confia des annes plus tard que le quotidien cr par JeanPaul 89. Le Nouvel Observateur, 19 aot 1993. * En 2002, Challenges, dit par le groupe Nouvel Observateur, offrait pour un abonnement d'un an, factur 54 euros, une montre Lip, une calculatrice multifonctions, une montre chronographe Younger & Bresson avec bracelet cuir et boucle dployante et en cadeau, une pendulette-thermomtrehygromtre si je rponds sous dix jours . En 2004, Le Point proposait dix numros pour 15 euros avec en cadeau cette superbe montre faon acier bross. Bracelet mtal avec boucle dployante. Trois aiguilles (lche et bton, Finition faon acier bross. Construction water rsistant (non tanche). Mouvement Eta Swiss part. Livre dans son tui sudine. Pile longue dure fournie . Et ainsi de suite... p84 Sartre avait atteint un objectif que son fondateur n'et peut-tre pas recherch : On a t les instruments de la victoire du capitalisme dans la gauche90. Comment avait-il accompli un tel exploit ? Le service conomique tait stratgique car on injectait du libralisme. Nous tions l'aile moderniste, "tapiste" disaient les mchants... On trouvait que Serge July n'allait pas assez vite, mais c'tait utile pour lui d'avoir une droite91. Tant de talent blouit... Mais la profession a pour charme d'tre sans cesse
gaye par des Artaban qui se prennent pour Promthe : Ce qu'on a fait dans le journal tlvis [de TF1] contribue faire bouger les vnements, confia un jour Patrick Poivre d'Arvor : pour la Somalie, grce Kouchner, notre travail a abouti l'opration "sac de riz" et la famine a disparu92. Les responsables politiques savent flatter l'immense vanit des stars de l'information, esprant ainsi multiplier leurs chances d'exister, au moins mdiatiquement. voquant le sort de la Bosnie au moment de son agonie, Franois Lotard, alors ministre de la Dfense, trancha sans hsiter : C'est vous, messieurs les journalistes, qui sauverez Sarajevo avec vos excellentes missions. la fois parce qu'ils n'ont gure de comptences conomiques et que la relgation hors champ d'un sujet comme le partage des revenus correspond leurs intrts de caste, les grands ditorialistes rvent d'un affrontement politique circonscrit aux sempiternelles questions de socit dont la matrise approximative n'exige aucun travail rgulier : valeurs, violence, famille, religion, tlvision, racisme, jeunesse, naturellement chaque fois dpouilles de leur contexte social. Si on ajoute cela l'industrie increvable des chos de boutique (UMP contre UDF) et des perfidies exclusives (Fabius contre Strauss-Kahn), on concevra qu'une telle pitance n'informe pas beaucoup sur la marche du monde. Mais elle suffit 90. Laurent Joffrin, France 2, 2 juin 1993. Sur cette mtamorphose, lire Pierre Rimbert, Libration , de Sartre Rothschild, Paris, Raisons d'agir, 2005. 91. Cit par Yves Roucaute, Splendeurs et misres des journalistes, Paris, CalmannLvy, 1991, p. 187. 92. Globe Hebdo, 1er juin 1994.
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nourrir les billets de nos illustres commentateurs. Les marchs ne se chargent-ils pas du reste ? Encore faut-il que les hommes politiques consentent ce simulacre et acceptent de rserver leurs affrontements aux questions accessoires. Au moment de l'lection prsidentielle de 1995, Alain Minc, auteur d'un rapport de prospective command par le gouvernement Balladur - et cosign par une partie apprciable de l'intelligentsia* -, avait cru toucher la Terre promise : Je me plaisais imaginer ce qu'aurait t la campagne si elle avait oppos Jacques Delors douard Balladur. Je crois qu'on aurait vit cette extraordinaire pulsion dmagogique qui a saisi la socit franaise et qui voit les hommes politiques arroser les revendications comme on arrose des pots de fleurs. Finalement, c'est drle la vie d'un pays : on tait un millimtre d'une campagne de pays trs dvelopp, trs sophistiqu, entre le centre droit et le centre gauche, l'allemande, et on a une campagne beaucoup plus marque par le vieux tropisme franais du rve, de l'illusion et du sentiment que la politique domine tout93. Lors du scrutin prsidentiel de 1995, Alain Minc vota pour douard Balladur au premier tour, pour Lionel Jospin au second. Il revota Jospin sept ans plus tard. En 2005, il fit campagne pour le oui
au rfrendum constitutionnel europen. La pense unique a ceci de particulier que la majorit des Franais ne veulent pas du paradis qu'elle dessine. 93. Duel, LCI, 1er avril 1995. * Commissariat gnral au Plan. La France de l'an 2000, Paris. La Documentation franaise. 1994. La commission Les dfis conomiques et sociaux de l'an 2000 comptait pour membres Claude Bbar. Jean Boissonnat, Michel Bon, Luc Ferry, Jean-Paul Fitoussi, Edgar Morin, Ren Rmond, Pierre Rosanvallon, Louis Schweitzer, Raymond Soubie, Alain Touraine, etc.
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En 1997, autres lections, lgislatives cette fois. Recevant dans son mission Dcideurs un dcideur quelconque, Jean-Marc Sylvestre ne masque pas son dpit : Comment expliquez-vous qu'en France l'conomie soit encore chahute par le dbat public et par les militants d'un parti ou d'un autre ? [...] Que l'conomie soit utilise par les partisans de telle ou telle thse politique94? Dans une socit aussi apaise que la ntre, ce chahut demeure en effet inexplicable. D'autant que, Jean-Pierre Pernaut l'a dcouvert dans une de ses missions consacres l'argent, mme de farouches adversaires savent se retrouver sur l'essentiel : Ce qui m'a le plus frapp, ce fut le face--face Arlette Laguiller, Paul-Loup Sulitzer. A priori, ce sont deux personnages qui entretiennent avec l'argent des rapports compltement diffrents. Eh bien, tous les deux se sont mis d'accord pour dire que c'tait pour leur voiture qu'ils dpensaient le plus par semaine. L'une pour sa R 5, l'autre pour sa Rolls-Royce. A la fin de l'mission, ils taient presque devenus copains95! Comprenons bien : il n'y avait dans ce propos pas la moindre pointe d'humour. Paul Nizan le disait dj il y a bien longtemps : M. Michelin doit faire croire qu'il ne fabrique des pneus que pour donner du travail des ouvriers qui mourraient sans lui96. Depuis, ce qui a surtout chang, c'est que les journalistes parlent comme M. Michelin. La colonisation idologique des rubriques conomiques par les thurifraires du patronat est cependant loin d'avoir dclench autant d'investigations que les accointances supposes de tel ou tel commentateur avec telle ou telle fraction de tel ou tel appareil politique. Or peu importe aprs tout que MM. Sylvestre, Le Boucher, vrard, Helvig, Izraelewicz ou Beytout soient sarkozistes, chiraquiens, villepinistes ou strauss-kahniens si, travers leurs commentaires, TF1, Le Monde, Europe 1, Libration, Les chos et Le Figaro 94. Dcideurs , LCI, 11 mai 1997. 95. Le Figaro, 25 octobre 1995. 96. Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris, Maspro, 1976, p. 61 (rdit par Agone, Marseille, 1998). p87
ressemblent tous un peu des porteurs d'eau chargs d'assurer le confort des champions qui font la course en tte97. Pourtant, que d'obstination dans l'erreur. .. Il y a environ vingt-cinq ans, on nous serinait que plus de profit, ce serait plus d'investissements et plus d'emplois; pour impressionner le chaland, on donna mme cette dcouverte - providentielle pour le patronat - le nom de thorme de Schmidt . Aujourd'hui, la Bourse flambe ds qu'une entreprise annonce un plan de licenciements et, tandis que la rpartition de la richesse nationale n'a cess de favoriser les dtenteurs du capital, le chmage a plus que doubl*. Analysant l'idologie conomique de TF1, Pierre Pan et Christophe Nick crivent : Un reportage social ce sont les coles de commerce: l'conomie, c'est la Bourse, les finances, un placement en sicav [...]. S'il y a des problmes d'emploi, c'est parce que c'est dur pour un patron d'embaucher. Le monde de l'entreprise n'est pas celui des salaris, c'est d'abord le portrait d'entrepreneurs dont il faut valider les efforts, car ce sont eux qui vont relancer l'investissement98. Le rsum symbolise trop bien notre conditionnement quotidien pour ne s'appliquer qu' la chane de M. Bouygues. Avec une persvrance mritoire, les journalistes qui ne cessent de chanter l'ordre des choses voudraient qu'en plus on clbre leur courage. Ainsi, entonnant une de ses vieilles rengaines antisociales - s'attaquer aux rigidits et 97. Expression d'Alain Accardo, qui d'ailleurs la relativise (in Journalistes au quotidien, Bordeaux, Le Mascaret, 1995, p. 50). 98. Pierre Pan et Christophe Nick, op. cit., p. 578. * Rien qu'entre 1983 et 1998, la part des salaires dans le produit intrieur brut franais est passe de 68,8 % 59,9 %, En 1997, Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l'conomie et des Finances, estimait qu'une part du chmage franais trouve sa source dons un partage de la valeur ajoute trop dfavorable aux salaris pour que les entreprises puissent bnficier d'une croissance dynamique (Confrence de presse du 21 juillet 1997). p88 aux autres rglementations qui asphyxient le march du travail -, Franz-Olivier Giesbert croit bon d'ajouter : C'est le genre de choses qu'il ne fait pas bon dire par les temps qui courent. Il est recommand de clbrer la gloire de "l'ordre tabli". Les bienpensants, sourds la peine, n'ont peur que d'une chose : que a change. Le burlesque de cette charge contre l'ordre tabli et les bien-pensants clate quand on apprend qu'elle fut publie dans... Le Figaro Magazine*. Mais, aprs tout, un homme politique comme M. Barre s'est bien construit dans les mdias toute une rputation de franchise et d'audace en glorifiant la fermet salariale des patrons. Et en stigmatisant - entre deux assoupissements - l'indolence des chmeurs. Jean-Louis
Gombeaud fut un conomiste communiste. Il dteste qu'on le lui rappelle et s'emploie ce qu'on l'oublie. En 1976, dans un article titr Presse : les intrts du grand capital contre le pluralisme , il assimila la prpondrance d'Hachette et d'Hersant une provocation contre la dmocratie99. Il devint ensuite ditorialiste Europe 1 (Hachette) et au Figaro (Hersant puis Dassault). Apparemment, M. Gombeaud ne peut s'empcher d'attribuer l'conomie de march les vertus qu'autrefois il percevait dans la proprit d'tat. Les postulats du dterminisme historique ont simplement chang de sens. Il a lui-mme dcrit sa rvolution copernicienne : J'avais compris entre-temps que le march a ses propres lois contre lesquelles on ne peut rien, En revanche, on peut toujours protester contre les erreurs de gestion. C'est un peu comme la 99. conomie et politique, n 267, octobre 1976. Cit par PLPL, n 13, fvrier 2003. * Socialement incorrect , ditorial, Le Figaro Magazine, 15 mars 1997. Faisant la critique du livre d'un autre directeur de journal au conformisme incurable, Alain Genestar, Franz-Olivier Giesbert nota aussi que l'ouvrage tranche avec le ronron du jour la sauce consensuelle que les mdias dversent continuellement dans nos cuelles (Le Figaro, 14 avril 1995). Les mdias , pas lui... p89 conqute spatiale : il y a la loi de la gravitation, universelle, mais rien n'empche de rouspter contre ceux qui fabriquent les fuses100. Cependant on ne se refait jamais tout fait. La baisse du prix des tlcommunications et de l'informatique attira ce cri notre expert : A force, le capitalisme va t'il engendrer le communisme ? Tout gratuit. A chacun selon ses besoins101. Mais il nous faudra serrer les dents en attendant notre flicit commune : Face aux bonnes intentions de la loi, il y a les ralits conomiques marques par l'aiguisement de la concurrence. C'est elle qui est la rgle. La loi n'est pas souveraine. C'est la croissance qui fait l'emploi et le client qui est roi102. La perspective d'une victoire du non au rfrendum de mai 2005 arracha une fois encore Jean-Louis Gombeaud cette rflexion dfinitive : Fallait-il vraiment demander aux Franais de donner leur point de vue sur l'conomie de march ? [...] A quand un rfrendum sur le bien-fond de la gravitation universelle103? La gravitation, toujours ! croire que Sarkozy ou Berlusconi seraient nos nouveaux Newton... De son ct, Jean-Franois Revel aime fustiger la droite franaise, pas assez thatchrienne son got, et prtendre que nous vivrions encore dans une sorte de dmocratie populaire soumise au double diktat des syndicats et de l'tat. Prenons garde de troubler son sommeil dj agit. Pourtant, contrairement Giesbert ou Minc, Revel ne feint pas d'imaginer quand il se rveille que les bienpensants rsident toujours l'extrieur de son camp. Ds 1999, il a donc admis que les ditorialistes conomiques dans leur ensemble, tant la radio qu' la tlvision, dfendent l'conomie librale. C'est tout fait remarquable104. L'est-ce encore?
Revenant un jour du Forum de Davos, Christine Ockrent a rabch son tour la pense croupie des classes 100. Cit par Le Nouvel Observateur, 13 dcembre 2001. 101. Europe 1, 22 fvrier 1999. 102. Europe 1, 17 fvrier 1999. 103. Le Figaro, 4 avril 2005. 104. Le Figaro Magazine, 16 octobre 1999. Pour une analyse plus dtaille du commentaire et du journalisme conomique, lire Serge Halimi, Lancinante petite musique des chroniques conomiques , Le Monde diplomatique, dcembre 1999, et Julien Duval, Critique de la raison journalistique, Paris, Seuil, 2004. p90 dirigeantes tout en rclamant le statut de dissidente : Il est malvenu en France, ces temps-ci, d'aller contre-courant du pessimisme ambiant. De dnoncer les lignes Maginot de l'esprit, qui, sous couvert de protger l' "exception franaise" abritent nos frilosits. D'ouvrir les yeux sur un monde en plein chambardement qui nous prte de moins en moins d'attention et ne donne pas cher de notre capacit d'ajustement. Voil pourquoi il est bon chaque anne de prendre le chemin de Davos et d'couter l-bas dans leur diversit et leurs contradictions tous ceux qui contribuent changer la plante105. Davos, on retrouve chaque anne quelques-uns des 358 milliardaires qui ensemble et dans leur diversit contribuent d'autant plus changer la plante qu'ils dtiennent davantage de richesse eux seuls que prs de la moiti de la population du monde. Cependant, nul doute qu'en crivant ces lignes-l, avant de les rpter France 3 devant un Serge July bloui, Christine Ockrent a sincrement pens qu'elle ne faisait pas de politique. Nicolas Baverez en fait-il, lui, quand il assne propos du temps libre : Autant il est apprci pour aller dans le Luberon, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c'est l'alcoolisme, le dveloppement de la violence, la dlinquance, des faits malheureusement prouvs par des tudes106... Devant un dirigeant syndicaliste, Guillaume Durand s'est voulu pdagogue : Le capitalisme, maintenant qu'il n'y a plus le mur de Berlin, est oblig de tenir compte des marchs financiers107. Cinq jours plus tard, TF1 explorait dj l'tape suivante : Il est difficile de cder sur les salaires: les marchs financiers guettent la moindre faiblesse franaise108. Au moment de ngocier leurs rmunrations pharaoniques, les vedettes de l'entretien sont moins scandaliss par l'ventuelle faiblesse de leurs employeurs. Lors d'un dbat organis par TF1, un jeune intervenant 105. ditorial loge de la globalisation , L'Express, 8 fvrier 1996. 106. Entretien 20 minutes, 7 octobre 2003. 107. LCI, 10 octobre 1995. 108. 7 sur 7 , TF1, 15 octobre 1995.
p91 demanda pourquoi, au lieu de toujours baisser les salaires, on n'imposait pas un gel des traitements les plus levs comme, par exemple, au dessus de 100000 francs par mois . Le ministre prsent sur le plateau lui demanda de prciser son propos. Et, directement menac par cette suggestion, Patrick Poivre d'Arvor ajouta aussitt : Parce que l, on ne comprend pas bien le sens de la question. On connat la parade des professeurs en gravitation librale : Ce n'est pas la pense qui est unique, c'est la ralit. Elle peut laisser rveurs ceux pour qui la mmoire permet aussi de se souvenir qu'avant la Rvolution franaise il y eut quelques encyclopdistes et des rdacteurs de gazettes qui se dressrent contre l'absolutisme royal et l'glise, pourtant presque partout dominants en Europe. Eux voulaient simplement penser l'impensable, renverser l'irrversible. Et ils y parvinrent. Quant la pense socialiste et aux luttes syndicales, elles prcdrent largement les rvolutions communistes de ce sicle. Elles disciplinrent (un peu) ce capitalisme que rien ne retient plus aujourd'hui. Face aux iniquits qu'il multiplie, pourquoi ces rsistances devraient-elles donc se taire maintenant qu'il n'y a plus le mur de Berlin ? Ces questions ne sont pas poses. Quand les rformes chouent, c'est qu'elles n'taient pas assez brutales; si elles russissent, c'est la preuve qu'il est urgent de les poursuivre. Car dsormais il faut sans cesse s'adapter. Un dialogue clairant cet gard fut diffus sur les antennes de France Inter, il y a une dizaine d'annes. Le journaliste interpell, Michel Garibal, utilisait souvent comme dans cet change - deux petits instruments de l'orthodoxie ambiante, tellement anodins qu'ils sont sans doute devenus inconscients : le aujourd'hui signe de la modernit librale qu'on distingue de l' hier des archasmes sociaux et le donc - qui rattache p92 souvent entre elles deux propositions sans lien logique... autre qu'idologique. Question de l'auditeur : J'ai achet L'Humanit du 19 dcembre 1995. Il y avait une mise en cause des puissances financires. On ne retrouve pas ces tendances sur France Inter. L'impression (quand on vous coute) c'est que c'est comme a.. il n'y a plus rien faire. Michel Garibal : Monsieur, vous savez, aujourd'hui, les tudiants qui font de l'conomie et ils sont de plus en plus nombreux - ont leur disposition toutes les doctrines de tous les temps et de tous les pays. Il y a un enseignement qui est extrmement riche dans ce domaine. Mais nous, nous constatons un certain nombre de choses. Il y a eu une poque o il y avait des systmes qui cohabitaient, qui taient trs diffrents. Aujourd'hui, mme L'Humanit constate que le systme communiste a disparu. Donc il y a un systme qui est l'conomie de march qui est le systme dominant, au moment o, justement, nous avons
une conomie mondialise. Parce que c'est un constat. Aujourd'hui, on vous dit tous les jours... le monde est un village. Mais c'est vrai ! Donc si vous voulez, aujourd'hui, jouer avec les autres, il faut appliquer la rgle du jeu commune*. a ne veut pas dire que vous tes oblig de l'approuver au fond de vous-mme. L'auditeur avait donc entendu juste : C'est comme a ! Il n'y a rien faire ! la rigueur, gmir, mais en son for intrieur. Pour peu qu'elle atteigne ses buts, l'orthodoxie mdiatique n'est pas inflexible sur les moyens. Ainsi de l'Europe * Au moment du rfrendum sur le trait de Maastricht, Jean-Marc Sylvestre avait utilis le mme type d'argument suggrant l'obligation pour une France en retard de s'aligner sur les comportements des autres : Pour pouvoir dner la table de l'Europe, encore faut-il savoir se tenir cette table et ne pas manger avec ses doigts. p93 et des marchs. Tantt, au nom de l'Europe et de la politique de la concurrence des commissaires de Bruxelles, il faudra exiger la privatisation des services publics. Ce fut le cas pour France Tlcom, puis pour EDF. Tantt il sera, au contraire, plus habile de rclamer davantage d'Europe en prtendant faire ainsi barrage au capitalisme sauvage. Alain Duhamel est un bon baromtre en la matire. En 19931994, il fut aussi franchement balladurien qu'il avait t barriste perdu. Mais, juste aprs le mouvement social de novembre-dcembre 1995 - qu'il condamna videmment -, il bascula pendant quelques jours dans le rejet du tout-libral : L'Europe constitue le meilleur bouclier contre la dictature des marchs. [...] Les Franais n'ont aucune envie de drglementations systmatiques, de privatisations forcenes, de dmantlement de l'tat-providence, de dynamitage de leur modle social109. Qu'on comprenne bien : dans ce jugement de circonstance, qu'une circonstance diffrente infirmera, l'essentiel duhamlien se dcouvre toujours l'aune des adjectifs. Si les dogmes libraux cessent d'tre tyranniques et les marchs despotiques , si les drglementations savent rester partielles, les privatisations mesures, l'tatprovidence rtrci et le modle social circonscrit, tout rentrera dans l'ordre modr. Et au bout de la route, les marchs et l'Europe (des marchs) auront quand mme avanc. La confluence idologique de la droite et d'une bonne partie de la gauche autour de priorits conomiques peu prs identiques a beaucoup facilit l'ancrage libral de la plupart des journalistes dominants. l'affirmation d'un contre-pouvoir s'est substitue la volont d'accompagner les choix de la classe dirigeante, de faire d'autant plus vite uvre de pdagogie collective qu'on se reprochait d'avoir pris du retard en la matire. Interrog sur l'orientation droitire des analyses conomiques et financires
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publies par son quotidien, Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, expliqua ds 1997 : Il nous fallait nous adapter l'conomie-monde - et nous l'avons fait avec retard. L encore, le seul fait de nous professionnaliser, de nous mettre jour, provoque une sur-interprtation idologique. L'idologie est plutt dans le regard nostalgique de ceux qui critiquent110. Concernant une des rubriques du Monde, Edwy Plenel, alors directeur de la rdaction, ajouta : Quant "Entreprises" : le choix est dnu d'ambiguts: la micro-conomie, les marchs et la finance, sans complexe, sans ce rapport trouble, voire hypocrite, au monde de l'argent qui nous a parfois handicaps111. Ce monde de l'argent , Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel se sont ensuite employs ce qu'il dispose d'un supplment hebdomadaire. En mars 2001, ce fut Le Monde Argent. Ses lecteurs ne constituent pas, loin s'en faut, un chantillon reprsentatif de la socit franaise : 56 % sont des inactifs (essentiellement des retraits dtenteurs de placements financiers), 1 % seulement se dclarent agriculteur ou artisan ou ouvrier112. Un marquage social aussi caricatural ne semble pas embarrasser le journal de rfrence puisque quand il consacra, en juin 2004, un cahier spcial de huit pages la prsentation de ses comptes, il se vanta de disposer d' un public de dcideurs ; Le Monde est le quotidien le plus lu par les foyers hauts revenus (Plus de 52000 euros par an). Il faut esprer que les annonceurs ont apprci cette information. C'est d'abord eux, pas aux lecteurs, qu'elle tait destine, rhabilitant sa manire la logique censitaire de la monarchie de Juillet. Mais ne faut-il pas disposer d'un patrimoine pour avoir des valeurs dfendre ? Jean-Claude Guillebaud l'a admis; Nos inquitudes se confondent ingnument avec nos privilges. Parler d'argent est toutefois jug indlicat, le mettre en rapport avec le 110. Marianne, 28 avril 1997. 111. Le Dbat, n 90, mai 1996. 112. Nos lecteurs et nous , Le Monde Argent, 7-8 juillet 2002.
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travail fourni parat inconvenant, chercher le lien possible entre un niveau de revenus et un stock d'ides relverait de l'attaque personnelle. Comment pourtant ne pas penser aux 22000 euros par mois de la journaliste Claire Chazal, qui interpelle ainsi Bernard Kouchner : Puisque vous avez parl de la protection sociale, est-ce que vous n'tes pas d'accord pour dire qu'il y a des privilges que la France ne peut plus se permettre ? Conseiller du groupe Lagardre, Jean-Pierre Elkabbach cumule en outre deux emplois de PDG, l'un Europe 1, l'autre sur Public Snat. Loin de voir l un assortiment inconvenant, d'autant qu'il est en partie financ par le
contribuable, le double PDG a plaid : Il s'agit d'activits complmentaires, compatibles et non concurrentes. Je fais ce que font beaucoup de confrres dans un march ouvert et j'ai l'assentiment de Jean-Luc et Arnaud Lagardre [...]. Public Snat, c'est une mission d'intrt gnral Autant dire qu'elle est vraisemblablement moins bien rtribue que l'une des deux autres. Un complment de 154000 euros par an, voil une mission d'intrt gnral qui arrange bien les intrts d'un particulier. Mais le march ouvert l'est-il assez quand on n'a pas encore pu dnicher quelque part sur la plante un journaliste francophone aussi dou pour l'entretien politique sarkoziste que Jean-Pierre Elkabbach, et beaucoup moins cher ? Avant de se dclarer scandalis que l'attaque soit brutale, voire - horresco referens populiste , comprenons qu'elle ne vise qu'un demi-quarteron de professionnels multicartes, dont la vie ne ressemble plus celle de leurs confrres. En 1996, au moment de l'affaire des contrats des animateurs de varits surpays de France 2 (Jean-Luc Delarue, Michel Drucker, etc.), une journaliste de la chane dcrivait ainsi l'tat des lieux : Je vois la valse des milliards, mais je vois aussi les CDD qui ne sont pas p96 embauchs, des chefs qui nous accusent de vider les caisses, qui nous refusent parfois une nuit d'htel en reportage par manque d'argent. Quel mpris !113 Christine Ockrent peine comprendre cette aspiration de la profession plus d'galit et plus de dignit. voquant le scandale que provoqua, en septembre 1988, l'annonce de son salaire France 2 (120000 francs par mois*), elle s'est offusque. Et a chafaud la plaidoirie suivante : c'tait moins qu'avant; c'tait devenu le jeu; c'tait moins qu'ailleurs. Citons-la. La rmunration en cause reprsentait moins de la moiti de mes moluments de la Une ; l'audiovisuel tait son tour devenu un march et [...] le service public payait mieux que d'autres un certain nombre de gens dont il estimait avoir besoin ; les confrres amricains qui avaient traduit les donnes de l'histoire en dollars et la jugeaient l'aune des murs tlvisuelles de leur pays se seraient montrs narquois : j'eus ainsi droit un titre du New York Times du genre "La star qui fait craquer la France pour un salaire de misre"114... De misre ? Quand la profession est marque par la prcarit, les piges mal payes, les stages sans avenir ? Bien sr puisque, pour un baron de la profession, la concurrence , c'est d'abord le droit d'exiger les plus hauts salaires. En 1998, Pierre Lescure, alors PDG de Canal Plus, ne fit que reprendre son propre compte l'argumentation de Christine Ockrent. Entre-temps les chiffres avaient progress, comme ils ont encore grimp depuis : Mon salaire ? Il est de 3 millions de francs par an. C'est 113. ve Mtais dans Tlrama, 5 juin 1996. 114. Christine Ockrent, op. cit., p. 220-224. Interroge par le New York Times (1er
mars 1989), Christine Ockrent avait dclar : Les Franais entretiennent une relation trs ambigu avec l'argent. La France est une nation de bureaucrates mal pays mais qui ont oubli qu'ils bnficiaient de la scurit de l'emploi. * A l'poque, une journaliste de France 2 avait ragi ainsi : Il y a maintenant trois rdactions : celle des stars (Ockrent 120000 F par mois, Leymergie 100000 F et Sannier 60000 F); celle des journalistes de base (beaucoup entre 14000 F et 20000 F); et celle des soutiers et pigistes (565 F nets par jour) (in Le Monde, 14 septembre 1988). p97 bien, mais ce n'est rien, compar au pactole que touchent les grands patrons des groupes de mdias amricains115. C'est bien, mais ce n'est rien... Sitt qu'il interroge le responsable d'un syndicat ouvrier, un journaliste aussi bien dot que Guillaume Durand change pourtant aussitt d'optique : Vous savez que le march est mondial pour la main-d'uvre. Quand le salaire augmente et que les charges sociales restent trop importantes, il y a un moment o le patron migre [...], Vous ne pouvez pas empcher les entreprises de comparer les cots des Franais [...] et ceux des Corens. Au fond, leur monde est simple : les gens dont on a besoin d'un ct, la maind'uvre de l'autre. Aux premiers tout est permis, aux seconds tout est repris. Nul besoin en somme des recommandations d'un ministre ou des ordres d'un actionnaire. Dans un univers matriel et intellectuel de ce type, la pense de march coule comme un fleuve tranquille. Puisque dsormais, en matire d'information comme en toute autre chose, la rfrence est amricaine, pourquoi ne pas voir o elle conduit ? L-bas, au moins, la question du lien entre les revenus extravagants de certains journalistes vedettes et leur dvotion pour l'idologie des classes dirigeantes ne fait pas figure de scandale. Nul n'a jug indcente l'observation de James Fallows, alors directeur de la rdaction de US News and World Report, le troisime newsmagazine du pays : Sur les questions conomiques (impts, aide sociale, politique commerciale, lutte contre le dficit, attitude l'gard des syndicats), l'opinion des journalistes de renom est devenue beaucoup plus conservatrice mesure que leurs revenus augmentaient116 Vtran et ancien mdiateur du Washington Post, Richard Harwood a dtaill la mtamorphose de la profession aux tats- Unis : Dans le temps, nous ne dcrivions pas l'existence des gens ordinaires : nous en faisions partie. Nous vivions 115. L'Express, 28 mai 1998. 116. James Fallows, Breaking the News : How the Media Undermine American Democracy, New York, Pantheon Books, 1996, p. 49.
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dans les mmes quartiers. Les reporters se percevaient comme membres de la classe ouvrire [...]. Et puis, des gens plus instruits sont devenus journalistes; le salaire a augment; des
jeunes toujours mieux forms ont voulu intgrer la profession. Auparavant, les reporters avaient un niveau de vie lgrement suprieur celui de leurs voisins de quartier, les ouvriers. Depuis les annes 80, les reporters ont un niveau de vie lgrement infrieur celui de leurs voisins de quartier, les avocats et les patrons. Or les milliers de personnes qui reoivent des salaires annuels suprieurs 100000 dollars sculptent l'image que le public se fait du journalisme [...]. Et leur vie quotidienne les rend effectivement beaucoup plus sensibles aux problmes des privilgis qu'au sort des travailleurs pays au salaire minimum117. En France, ce genre d'observation est jug un peu vulgaire. Surtout par les quelques professionnels pays le plus cher. Et le reste devient presque superflu. Les mnages , qui permettent, moyennant le versement de dix Smic mensuels par jour, d'enfreindre dans la prosprit l'interdiction - pourtant inscrite dans la convention collective de la presse - d' user de la notorit acquise dans sa profession pour servir, hors de cette profession, la publicit d'un produit, d'une entreprise ou d'une marque . Superflus aussi la publicit et les parrainages qui amadouent ou sanctionnent les responsables des mdias*; qui obligent vendre un journal deux fois, d'abord l'annonceur, puis au lecteur; qui vhiculent sans relche le lien entre bonheur et marchandise; qui bientt dtermineront le sommaire de chaque priodique et la gographie de ses zones interdites. 117. Cit par James Fallows, op. cit., p 75-83. * Si la privatisation de France Tlcom a suscit autant d'impatience dans certains journaux, c'est peut-tre qu'elle fut prcde d'une campagne publicitaire appelant l'achat de titres, campagne qui rapporta plus de 25 millions d'euros aux divers supports de presse. p99 En novembre-dcembre 1995, tout s'exprima la fois : le soutien au pouvoir, l'arrogance de l'argent, le mpris du peuple, le pilonnage d'une pense au service des possdants. Un grand sursaut populaire rvla simultanment la puissance du conditionnement idologique que les mdias nous infligent et la possibilit d'y faire chec. Lors du mouvement de lutte contre le plan Jupp, la clameur quasiment unanime de nos grands ditorialistes* n'a en effet pas empch des centaines de milliers de salaris de se mettre en grve, des millions de citoyens de manifester, une majorit de Franais de les soutenir. Pourtant, s'il faut une occasion aussi considrable pour que se rvle la loi d'airain de notre socit du spectacle - savoir le fait que la pluralit des voix et des titres n'induit nullement le pluralisme des commentaires -, combien de petites violences la vrit et l'analyse subissentelles quotidiennement dans le silence de nos penses engourdies ? Ct mdias, la pice va se jouer en cinq actes. Le premier, celui de l'exposition, permettra la quasi-totalit des quotidiens, hebdomadaires, stations de radio et
chanes de tlvision de se prsenter et d'exprimer leur admiration pour le plan Jupp. La raction initiale, hostile, des salaris et de l'opinion conduit assez vite les ditorialistes recommander au Premier ministre d'alors de tenir bon (acte 2) et, en change, l'assurer de l'admiration de la profession pour son courage - et celui de la CFDT qui le soutient - face la tempte. Puis la poursuite du mouvement et sa popularit intacte incitent nos * Selon un sondage d'Ipsos-Opinion publi par Le Nouvel Observateur du 14 dcembre 1995, 60 % des mdias ont jug favorablement le plan Jupp contre 6 % seulement qui l'avaient apprci de manire ngative. p100 Grands Commentateurs se demander si les Franais ne seraient pas, contrairement aux marchs, congnitalement incapables de comprendre la ralit. C'est le thme de l' irrationalit qu'on retrouvera au moment de la campagne du rfrendum europen de mai 2005; il marquera l'acte 3 et permettra d'expliquer qu'en dpit des attentes - et des efforts dploys en ce sens - les difficults quotidiennes nes de la grve n'aient pas dclench une raction de l'opinion favorisant les desseins gouvernementaux et patronaux. Le combat antisyndical demeurant sans effet, le journalisme de march force l'allure et dnonce (acte 4) les corporatismes et les preneurs d' otages . Mais l'irrationalit latine s'installe malgr tout; il faut alors se rsoudre donner la parole aux acteurs du mouvement social. C'est le pt d'alouette que les mdias servent pendant l'acte 5. Cette pice comporte galement un pilogue, triste naturellement, puisque le gouvernement a d reculer. En voici quelques fragments118.
LES MDIAS ET LES GUEUX La lobotomie avait dur prs de quinze ans : les lites franaises et leurs relais mdiatiques pouvaient estimer qu'ils touchaient au but. Ils avaient chant Vive la crise ! , clbr l'Europe et la modernit, conjugu des alternances sans changement, embastill la justice sociale dans le cercle de la raison capitaliste. Et pendant qu'allait s'oprer le grand ajustement structurel qui dpouillerait enfin la France de son reliquat d'archasme et d'irrationalit, plus rien ne devait bouger. D'ailleurs, la gauche de gouvernement s'tait depuis longtemps rallie, les syndicats s'taient affaiblis, les intellectuels de cour et d'cran laiss sduire par une socit qui leur permettait de naviguer sereinement d'un colloque une commission 118. Dont on trouvera le script plus dtaill et toutes les rfrences non
indiques ici dans Serge Halimi, Mouvement social et journalisme de march , Politique, la revue, n 2, octobre 1996. Dans Le Monde diplomatique de septembre 2003, Gilles Balbastre et Pierre Rimbert ont conduit un travail du mme type sur le mouvement de protestation de 2003 contre la rforme des retraites. p101 en attendant, comme les autres rentiers, de gagner le soir de l'argent en dormant. C'tait en octobre 1995. Et puis M. Jupp parla. Le fond de sa rforme importe peu : il s'agissait une fois encore de mener la seule politique possible pour viter la France qui tombe , c'est--dire de faire payer les salaris. Sans trop se soucier de cohrence - comme au moment de la guerre du Golfe et du trait de Maastricht, les mdias assureraient la mise en musique idologique -, M. Jupp prtexta simultanment de son dsir d'assurer la dfense de la protection sociale et de sa volont d'viter la dfiance des marchs financiers dont la protection sociale n'est pas le souci particulier. Diagnostic connu (la faillite ), thrapeutique prvisible (les sacrifices ), dialectique familire ( quit et modernit), le succs aurait d tre aussi assur que ceux des plans de rforme prcdents. Presque aussitt, Roland Cayrol, Bernard-Henri Lvy, Jean Daniel, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Raymond Barre, Alain Duhamel, Libration, Guillaume Durand, Alain Touraine, Le Monde, Andr Glucksmann, Grard Carreyrou, Esprit, Guy Sorman... tous approuvrent un plan la fois courageux , cohrent , ambitieux , novateur et pragmatique . Dans la foule des scribes, les spculateurs des marchs ) furent eux aussi sduits. L'affaire semblait entendue : aprs six mois d'impairs personnels et de ttonnements politiques, le Premier ministre venait de prouver sa mesure. Et Jupp II ou Jupp l'audace - comme titrrent simultanment le quotidien de Serge July et le Times de Rupert Murdoch119 - occupa dans le cur des journalistes de march la place laisse vacante par MM. Barre, Brgovoy et Balladur. Alors ministre de l'ducation nationale, M. Bayrou ne manquerait pas de leur rappeler leur allgresse initiale ds que l'affaire tournerait mal pour le pouvoir : Tous les journalistes franais disaient : A quand les rformes ? Et, permettez-moi de vous dire : ils ont tous applaudi120. 119. Libration, 16 novembre 1995, et The Times, Londres, 17 novembre 1995. 120. 7 sur 7 , TF1, 3 dcembre 1995.
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On ne se dfie jamais assez des gueux... On les croyait disparus (la fin de la classe ouvrire ne dcoulait-elle pas de la fin de l'histoire ?), la rigueur
relgus au rang d' exclus sur le sort desquels se pencherait quelque fondation compatissante. Ils rapparurent, debout. Une telle incongruit dchana un discours de haine qui rappelait un peu le Tocqueville des Souvenirs lors des journes de juin 1848. Le 4 dcembre 1995, Franz Olivier Giesbert fulmina dans Le Figaro : Les cheminots et les agents de la RATP ranonnent la France pour la pressurer davantage. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : de corporatisme, c'est--dire de racket social. Claude Imbert, alors directeur du Point, fit chorus, assez satisfait de pouvoir dpoussirer ses ritournelles contre la Mamma tatique , et les paniers percs du secteur public : D'un ct la France qui travaille, veut travailler et se bat, et de l'autre la France aux semelles de plomb, campe sur ses avantages acquis. La douleur de M. Giesbert pressur par les cheminots et celle de M. Imbert bataillant contre les avantages acquis fut aussitt contagieuse. Grard Carreyrou, de TF1, d'autant moins port comprendre les revendications des grvistes que son salaire annuel s'levait l'poque 2.800.000 francs (425.000 euros), trancha le 5 dcembre : M Jupp a marqu sans doute un point, celui du courage politique. Mais il joue quitte ou double face un mouvement o les fantasmes et l'irrationnel brouillent souvent les ralits. La langue de bois des Importants venait de laisser voler ses plus jolis copeaux : d'un ct - celui du pouvoir et de l'argent - le courage et le sens des ralits ; de l'autre - celui du peuple et de la grve - les fantasmes et l' irrationnel . Ce mouvement social aurait-il l'impudence de remettre en cause vingt annes de pdagogie de la soumission ? Alain Minc, prsident du conseil de surveillance du Monde, s'exprima aussi dans Le Figaro : Dans ce monde en apparence unifi par les modes de vie et les marchs financiers p103 [sic], il demeure une spcificit franaise... le got du spasme. Pour les dcideurs, conseilleurs et experts investis du pouvoir de dfinir la rationalit , les grves ne pouvaient en effet reprsenter qu'un coup de lune (Claude Imbert), une grande fivre collective (Alain Duhamel), une fantasmagorie (Franz- Olivier Giesbert), un carnaval (Guy Sorman), une part de folie (Bernard-Henri Lvy), une drive schizophrnique (Franois de Closets). Car le rve des modrs, celui d'une Rpublique du centre* plus germanique que latine, venait de dresser contre lui des millions de manifestants mentalement dcals . Ils dessinaient, parat-il, les contours d'une France archaque tourne vers des solutions l'italienne (endettement, inflation et clientlisme) plutt que vers des solutions l'allemande (ngociation salariale et rigueur de gestion)**. Latins contre Germains, Jacques Julliard, sans doute dbord par les exigences de son oeuvre immense, ne faisait ici que rpter le postulat anthropologique central de la pense Alain Minc .
Pendant que le carnaval italien et l'archasme franais d' une socit ferme dfendant son bout de gras121 envahissaient les rues, la modernit s'exprimait en anglais dans les salles de change. Le 9 dcembre 1995, The Economist rsuma la situation mieux que d'autres : Des grvistes par millions, des meutes dans la rue : les vnements des deux dernires semaines en France font ressembler le pays une rpublique bananire dans laquelle un gouvernement assig cherche imposer les politiques 121. Andr Glucksmann, Le Figaro, 4 dcembre 1995. * Titre d'un ouvrage publi en 1989 et crit par Franois Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, alors membres minents de la Fondation Saint-Simon et, pour les deux premiers d'entre eux, de la rdaction du Nouvel Observateur. ** Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur, 7 dcembre 1995, L'une des incongruits de cette priode fut sans doute d'entendre chaque semaine, sur Europe 1, un dbat Droite/Gauche entre MM. Julliard et Imbert, puis un face--face opposant MM. Duhamel et July... tous quatre d'accord avec le plan Jupp ! p104 d'austrit du FMI une population hostile. [...] Les marchs ont mis le gouvernement sous surveillance.. mme un modeste compromis pourrait provoquer une crise du franc. Quatre jours plus tt, le Wall Street Journal avait imput aux premires concessions gouvernementales la baisse du franc enregistre la veille : Tout nouveau signe de faiblesse du gouvernement aurait pour premier effet de pnaliser le franc. Si M. Jupp cdait aux manifestants et abandonnait les rformes annonces, la prime de risque s'envolerait. Mais le lendemain, l'atmosphre tait dj meilleure : Les marchs ont rebondi ds lors que les investisseurs ont choisi de parier que le gouvernement de M. Jupp remporterait l'preuve de force avec les salaris en grve du secteur public. Las, une semaine plus tard, le climat s'tait nouveau dgrad : Les propos d'Alain Jupp perus comme des "concessions majeures sans contrepartie" sont loin d'avoir soulev l'enthousiasme des marchs. L'affaiblissement du franc est une consquence directe de l'intervention d'Alain Jupp qui n'a pas hsit employer le mot tabou de ngociation. La pense trs sociale des marchs - qui rejoignait celle de nos grands journalistes - mritait-elle vraiment d'tre prcise ? Les chos s'en chargrent : Une fois de plus, l'exemple de la Dame de fer, qui a su mater les mineurs britanniques, est mis en avant. Mais, pour mater les grvistes avec le concours de l'opinion, il fallait que le mouvement social dresst contre lui la majorit des Franais. Sur France Info, TF1 et ailleurs, des journalistes se mirent l'ouvrage, faisant chaque heure, chaque soir, l'inventaire aussi laborieux que rptitif des kilomtres de bouchons , des usagers bout , des flux du dsespoir sur le priphrique , des
entreprises au bord de l'asphyxie , des embauches qu'on ne va pas faire . Le 12 dcembre, un journaliste de France 2, innocemment, avoua quel point les vnements stimulaient l'imagination de sa rdaction : a fait dix-huit jours qu'on vous raconte la mme chose . p105 Diffrent en cela du Parisien, dont le traitement du conflit social fut plus quilibr, France Soir, alors dtenu par Robert Hersant, n'hsita pas. Il voqua le sort de Christian, SDF de 56 ans, qui rumine sa colre. La grve des transports et la fermeture des stations de mtro Paris ont jet dans la rue des hordes de laisss-pourcompte. Comme Christian, ils sont des centaines arpenter les rues du matin au soir pour ne pas mourir de froid En mme temps que des SDF, le quotidien se soucia subitement des chmeurs et des Rmistes : Le mouvement social qui s'tend la Poste va t'il paralyser les guichets, les privant de leurs prestations attendues ces prochains jours ? . Les exclus contre les grvistes et leurs revendications matrielles insenses , quelle belle manifestation c'et t ! Interrogeant un cheminot de 51 ans qui gagnait 8500 francs par mois (1300 euros), Thierry Desjardins, journaliste au Figaro, le houspilla : Mais vous tes tout de mme un privilgi ... Les journalistes de march taient accabls; il fallait que les Franais le soient tout autant : Les gens se pressent, en silence. Leurs habits sont tristes, noirs ou gris. On dirait des pitons de Varsovie. [...] Des marcheurs gars avancent, mcaniques, le regard fix vers le bas. Chez eux, c'est encore si loin122. Sur TF1, Claire Chazal chercha, vaillamment, nous distraire de notre malheur : Avant d'voquer la paralysie des transports et la crise dans laquelle s'enfonce notre pays, voquons l'histoire heureuse de ce gagnant du loto. Le gagnant, Bruno , fut invit sur le plateau. Rien n'y fit, ni Christian , ni Bruno , ni les manifestations squelettiques d' usagers chiraquiens : la courbe des sondages restait obstinment contraire celle des marchs et des commentaires, et les Franais solidaires de ceux qui avaient engag la lutte. Les mdias durent alors oublier leur prvenance pour le plan Jupp et laisser enfin s'exprimer ceux qui le combattaient. En gnral, on les noya dans le maelstrm verbal des experts, des professeurs de Sciences-Po et des anciens ministres. Alain Touraine, sans doute parce que, aprs avoir contribu 122. Bertrand de Saint Vincent, Les regards sont tristes , Le Figaro, 2-3 dcembre 1995. p106 l'ducation politique d'Alain Minc, il venait de commettre un pamphlet
ultralibral123 et de proclamer son soutien au plan gouvernemental, campa dans les mdias, jour et nuit. MM. Kouchner, Madelin et Strauss- Kahn furent de tous les dbats , tous aussi ennuyeux qu'un jour sans grve. Mais leurs phrases taient tellement racornies que les quelques bribes concdes aux acteurs du mouvement social - Synthtisez ! , Posez vos questions, comme on dit dans les jeux , ne cessait de leur dire Daniel Bilalian les balayaient sans peine*. Mme trononne par le verbe intarissable de Jean-Marie Cavada enjou avec les forts, cassant avec les autres -, la parole d'un syndicaliste valait, aisment, celle de dix ditorialistes, y compris quand on ajoutait au lot la glose faon Sciences-Po de Michel Wieviorka et de Pascal Perrineau. Tirant les leons de l'impact limit du discours gouvernemental, M. Jupp n'eut plus qu' dnoncer une extraordinaire tentative de dsinformation . Et s'inviter deux reprises en un mois chez Anne Sinclair, dcidment trs accueillante. M. Barre avait annonc : Au prix d'preuves et de sacrifices, les tres humains s'adapteront. Cette fois, l' incontournable fut contourn : les cheminots et les agents de la RATP triomphrent des affids de M. Barre. Leur victoire n'inonda pas de bonheur les salles de rdaction parisiennes : Le Nouvel conomiste titra : 123. Alain Touraine, Lettre Lionel..., Paris, Fayard, 1995. Lors d'une mission de France 2 cinq ans plus tard, le 29 septembre 2000, Alain Touraine salua l'autobiographie de Jean-Marie Messier et le dernier ouvrage d'Alain Minc. Il s'attira en retour ce compliment d'Alain Minc : C'est en lisant Alain Touraine que j'ai appris me mfier du marxisme. *Dans son dition du 3-4 dcembre 1995, Le Monde fit le dcompte clairant du temps de parole accord aux divers protagonistes du conflit social dans l'mission de France 2, La France en direct , le 1er dcembre 1995, Les 50 grvistes du Mans parlrent 3 min 41 s, les 30 d'Aubervilliers, 3 min 21 s, les 20 de Strasbourg, 4 min 48 s, et les grvistes de Toulouse, 4 min 17 s. Soit un total d'environ un quart d'heure dans une mission de deux heures... consacre la grve. Toutefois, alors qu'Edwy Plenel avait critiqu le traitement du mouvement social par la tlvision, il apparat que Le Monde a donn deux fois moins la parole aux grvistes que cette mission spciale anime par Daniel Bilalian... Lire "tude de Muriel Brandily, "Le Monde" et les grves de 1995 , sur le site Acrimed (www.acrimed.org.), 31 mai 2003. p107 Et en plus la croissance s'effondre ; L'Express jugea que nous tions tous perdants . Il fallut Claude Imbert nombre de dbats consolateurs avec son ami Jacques Julliard et autant d'ditoriaux rageurs dans Le Point pour qu'il vienne bout de toute cette dprime que nous venons de vivre . Nous ? p108
4 Un univers de connivences
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- exige de ne plus quitter son bureau que pour passer table. Alain Duhamel symbolise cette lite omniprsente et incontinente. Giscardien, puis barriste, balladurien, jospinien, il prsida le comit ditorial d'Europe 1 avant de migrer sur RTL. Sur les ondes de cette radio, il disserte - de tout - chaque jour sauf samedi et dimanche. Rgulirement, Libration, Le Point, Le Courrier de l'Ouest, Presse-Ocan, L'clair, Le Maine libre et Vende-Matin accueillent aussi ses chroniques. Dirig par son vieil ami Jean-Marie Colombani, Le Monde citait avec tant de sollicitude ses commentaires radiophoniques (143 fois en un peu plus d'un an125) qu'Alain Duhamel semblait y disposer d'un rond de serviette vespral. Il est galement sollicit par L'Humanit, dcidment la recherche de cautions bourgeoises. Dans son dition du 27 mars 1996, le quotidien communiste offrit ainsi une page d'entretien l'ditorialiste du Point, du Courrier de l'Ouest, etc., dans laquelle celui-ci donn[ait] son sentiment sur la gauche et l'volution des rapports entre ses principales composantes . Dix jours plus tard, L'Humanit rcidiva, citant un commentaire 125. Selon Marianne, 14 juillet 2003. A l'poque, l'hebdomadaire tablissait ce dcompte depuis prs d'un an . p112 d'Alain Duhamel paru dans Libration. Et en mai, conscration suprme, le secrtaire national renvoya l'une des chroniques duhamliennes dans son rapport devant le 2me Congrs du Parti communiste126. Chacun attendit ensuite le jour o Le Monde citerait L'Humanit citant Libration. Tous citant Alain Duhamel. Certaines des journes d'Alain Duhamel ne peuvent manquer d'tre reintantes*. Il interroge les invits politiques sur France 2. Il dbite - impossible de l'ignorer - un livre toutes les annes impaires, en gnral pour dfendre nos lites incomprises et les vertus d'une Europe librale dans une France en dsarroi . Le vendredi, Libration publie sa chronique, Elle ne contredit pas son billet politique paru la veille dans Le Point, hebdomadaire dont le directeur anime une mission littraire sur France 3. Laquelle mission de Franz-Olivier Giesbert n'oublie jamais les ouvrages d'Alain Duhamel. Mais c'est uniquement en raison de leur mrite, l'auteur ayant lui-mme 126. L'Humanit, 21 mai 1996. * Exemple d'un parcours mdiatique aussi blouissant que resserr, Alain Duhamel interviendra au moins sept fois sur les ondes nationales entre le samedi 7 janvier 1995 22 h 30 et le mardi 10 janvier 20 heures, Le samedi soir, il participe longuement l'mission littraire de France 3, Le dimanche matin, 8 h 40 sur Europe 1, il se livre son face--face hebdomadaire avec Serge July, midi, il interroge Nicolas Sarkozy L'heure de vrit (France 2), Lundi
7 h 25, il ditorialise sur Europe 1 avant de diriger, 19 heures, le Club de la presse qui reoit Robert Hue, Sitt cette mission termine, 20 heures, il se prcipite dans les studios de France 2 pour, ds 20 h 30, interroger Jacques Chirac, Le mardi 19 heures, il est l'invit de l'mission de Guillaume Durand sur LCI. Quelques heures plus tt, sa chronique quotidienne d'Europe 1 avait pour thme : Jacques Chirac omniprsent , Deux mois plus tard, le 4 mars 1995 sur France Culture, Alain Duhamel prcisa : Les missions d'actualit la tlvision. j'en refuse beaucoup. Mais le 28 avril de la mme anne il avoua au Figaro qu'en dpit de son Guernesey mdiatique, Je connais peu, dans mon mtier, de journes chmes . p113 avou avec humilit : On ne dure pas si l'on est mauvais. J'ai bti ma carrire sur les cumuls et j'ai bonne conscience : ceux qui en sont capables matrisent bien leur mtier. Il y a des avocats qui ont plus de dossiers que d'autres, des mdecins plus de malades. Moi, c'est pareil127. Le propos date de 1981. Vingt-cinq annes plus tard, rien n'a chang. Notre zapping ventuel est sans espoir. Chez les experts en lgitimation, les cumuls et les relations d'interconnaissance128 sont de rgle : disposer d'une tribune garantit presque qu'on s'en verra proposer une autre. Sur Europe 1, le panel des collaborateurs extrieurs va d'ric Izraelewicz, directeur adjoint de la rdaction des chos, Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault. Jusqu'en 1996, c'tait encore plus simple : au directeur de Libration (le lundi 8 h 25) succdait, la mme heure, celui du Point (mardi), de L'Express (mercredi), de L'vnement du jeudi (samedi), le directeur adjoint du Nouvel Observateur (vendredi). Alors directeur ditorial de Courrier international, Alexandre Adler avait galement rejoint cette station peu aprs son arrive au Point, puis L'Express, mais avant de passer au Monde, puis au Figaro, et alors qu'Arte lui avait dj confi la charge d'une mission hebdomadaire. Depuis, Alexandre Adler dispose aussi d'une chaire radiophonique dans le journal du matin de France Culture. N'ayant pas plus le temps de se dplacer jusqu'au studio qu'il n'a celui de vrifier toutes les informations - ou intuitions - de ses ditoriaux, il dgoise depuis son domicile129. Est-ce la seule qualit du commentaire, pas le pouvoir du commentateur, qui dtermine l'invitation l'antenne ? Quelques semaines aprs son remplacement la direction de la rdaction de L'Express par Christine Ockrent, Yann de L'cotais dut galement lui abandonner son ditorial hebdomadaire sur Europe 1. Franoise Giroud, qui 127. In Herv Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates : Expdition en haute intelligentsia, Paris, Ramsay, 1981, p. 25-26. 128. Qu'on peut comparer celles, industrielles, que Pierre Bourdieu analyse dans Affinits lectives, liaisons institutionnalises et circulation de l'information , La Noblesse d'tat, Paris, Minuit, 1989, p. 516-526.
129. Lire Mathias Reymond, Alexandre Adler, Portrait d'un omniscient , Le Monde diplomatique, juin 2005. p114 crivait la fois dans Le Nouvel Observateur et dans Le Figaro, fut renvoye du Journal du dimanche ds qu'elle critiqua l'intrusion dans la vie prive de Franois Mitterrand, de Paris Match, autre publication du groupe Hachette. Et, pour sanctionner les critiques de Libration contre TF1, Serge July perdit, en 1992, le droit d' affronter Philippe Alexandre sur la chane de Bouygues. l'poque, Grard Carreyrou, directeur de l'information de TF1, justifia ainsi sa sanction : On ne peut pas passer la caisse tous les mois tout en crachant dans la soupe130. La confraternit, qui offre bien des avantages, impose aussi quelques exigences. Car aller dans les mdias, c'est se taire sur les mdias ou ne dire sur eux que ce qu'ils consentent entendre. La rgle, qui vaut pour les journalistes multicartes, s'applique aussi aux intellectuels et aux universitaires - y compris quand ils se disent contestataires mais qu'ils ont un livre vendre. En France, les cardinaux de la pense unique, fort soucieux de supprimer les corporatismes bnficiant aux salaris ou aux assurs sociaux et les cumuls dont profitent les hommes politiques, ne montrent jamais autant d'audace lorsqu'il s'agit de remettre en cause leur monopole de l'expression mdiatique. L'incohrence est d'autant plus significative que la profession est sinistre par le chmage et que la moindre collaboration ou pige d'un oligarque de l'information est trs gnreusement rtribue. Cependant, la situation actuelle, caractrise par le pouvoir exorbitant d'une poigne de journalistes et de titres, interdit quiconque de dnoncer ces privilges131. Ou bien lui fait courir le risque de se couper dfinitivement des rseaux d'influence sans lesquels les ides et les produits (ouvrages, disques, spectacles) perdent presque toute chance de rencontrer un public sans faire trop d'effort. La confluence idologique qui a 130. Libration, 13 octobre 1992. 131. Au nombre des exceptions, on notera toutefois le travail fait par Le Canard enchan, parfois par Marianne, pour ne citer ici aucun des priodiques ou sites Internet auxquels l'auteur est personnellement associ.
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dport la vie politique droite avait dj rendu difficile l'expression de projets dissidents. L'incessante vadrouille tlvise de quelques intellectuels mondains en phase avec l'air du temps verrouille tout le systme. Lucide et cynique, Alain Minc a expliqu : Le systme mdiatique scrte une concentration du pouvoir auprs de laquelle l'accumulation primitive du capital chre Marx reprsente une bluette. Un tri s'est effectu qui n'a profit qu' une poigne d'intellectuels132. Mais au fait, qui donc a
QUAND LA BONNE SOCIT VEILLE SUR SON PETIT GNIE Alain Minc a eu cinquante ans le 15 avril 1999. Et alors ? Alors, comme Le Canard enchan l'a racont, il avait tenu clbrer l'occasion avec clat. Le mercredi 14 avril, il avait rserv le clbre restaurant du Palais-Royal, "Le Grand Vfour". Et c'est dans un impressionnant ballet de Safrane, de Mercedes et de BMW que ses invits sont arrivs. C'tait l'vnement mondain de l'anne. Minc avait tenu s'entourer de tous ceux qui comptent Paris et qui sont videmment ses amis : les journalistes Jean-Marie Colombani et Franz Olivier Giesbert, les banquiers Jean Peyrelevade (PDG du Crdit Lyonnais), David de Rothschild et Franois Henrot (Paribas), les industriels Franois Pinault, Vincent Bollor et Pierre Blayau, Jean Drucker et Pierre Berg, le baron Ernest-Antoine Seilfire. La gauche tant au pouvoir, deux ministres avaient tenu souffler en si brillante compagnie les bougies de cet anniversaire : Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn, accompagn de son pouse Anne Sinclair133. Au Grand Vfour, il y avait aussi Philippe Labro, Bernard Kouchner, Pascal Lamy, Michel Bon, Louis Schweitzer, Grard Mestrallet, JeanClaude Trichet, Serge Weinberg, Jean-Charles Naouri. On a compris qu'Alain Minc n'est pas un paria. Mais l'estomac de ce petit milieu est tel qu'on peut y rclamer 132. Alain Minc, L'ivresse dmocratique, Paris, Gallimard, 1994. Cit par ric Aeschimann, Alain Minc, la petite entreprise fabriquer du consensus , Le Magazine de Libration, 11 mars 1995. Cet article rpond en partie la question qui suit. 133. Le Canard enchan, 21 avril 1999. p116 toujours plus en reprochant cet apptit aux autres. Les seuls mrites d'Alain Minc devraient pourtant lui suffire puisque, il l'a lui-mme confi en 2004 avec sa modestie de violette une journaliste du Financial Times : Je ne suis pas seulement sorti major de l'ENA, j'y ai obtenu les meilleurs rsultats depuis 1945134. Bonnes tudes, bon argent aussi. Car l'ancien rabatteur pour douard Balladur fait des affaires. Ou plus prcisment du conseil, du lobbying. L'entrepreneur s'est en effet rvl beaucoup moins performant que l'homme d'influence. Son ancien partenaire Olivetti, Carlo de Benedetti, a conserv ce souvenir mitig de leur quipe commune : Faire de lui un chef d'entreprise ou un prsident-directeur gnral, c'est comme confier un sociologue la gestion d'une charcuterie135. M. Inc , comme l'a baptis le magazine Capital, est vite devenu
le conseiller au forfait d'une partie des patrons du CAC 40. Son entreprise, AM Conseil (AM comme Alain Minc, on ne se refait pas...) facture de 100000 250000 euros par an les abonnements aux chefs d'entreprise qui consultent le prodige136. Trois salaris (Alain Mine, son chauffeur et sa secrtaire), une rmunration de 7 millions de francs en 1996, un rsultat net de 4,5 millions d'euros en 2002 : on peut se demander si l'auteur de La Mondialisation heureuse a crit avec ce livre un essai politique ou une autobiographie. Car Alain Minc est aussi auteur. Je me rserve chaque jour une plage de temps pour crire des livres et pour mes activits de prsident du conseil de surveillance du Monde , a-t-il expliqu. Avouons-le : ses livres, qui sentent le bcl quand ils sortent, rsistent plus mal encore la relecture. L'auteur avait annonc la domestication de l'Europe par le bloc sovitique en 1986. Et quand il clbra l'conomie Internet en 2000, la bulle creva presque aussitt... Mais au fond qu'importe : qui relit jamais un livre d'Alain Minc ? Pourquoi alors faut-il que chaque anne ou, comme en 2004, deux fois par an, une machine mdiatique 134. Jo Johnson, Caste out, Financial Times, 18-19 dcembre 2004. 135. Carlo de Benedetti, in Entretiens avec Federico Campi, Carlo de Benedetti l'Europen, Paris, Balland, 2000, p. 144. 136. Voir Stphane Marchand, Le Commerce des illusions : Enqute sur les murs et coutumes des rseaux de pouvoir en France, Paris, J.-c. Latts, 1999. Lire aussi Le conseiller est trs bien pay, Challenges, 16 mai 2002. p117 qu'aucune intelligence ne peut arrter puisqu'elle carbure la connivence cherche nous orienter vers de tels ouvrages ? Avec l'ingnuit de l'octognaire qui dsormais peut tout avouer, Jean Daniel a racont la scne dans ses Carnets. 13 octobre 1999 : Jean-Marie Colombani me demande "comme un service" de rendre compte dans Le Monde du livre d'Alain Minc sur Spinoza. Je n'ai pas encore donn de rponse. D'abord parce que le directeur du Monde n'a pas t poli ces derniers temps avec moi. Ensuite parce que je suis prvenu en dfaveur de ce livre. Contre la prsomption d'un essayiste qui philosopherait au-dessus de ses moyens ? Gratuit du choix de Spinoza aprs celui de Napolon III ? Prtexte criture, puisque tous les deux ans, parat un livre de Minc, d'Attali, de Duhamel ? Ce n'est pas fini : 14 novembre 1999 : Jean-Marie Colombani me demande encore de parler du Spinoza de Minc [....]. Point d'appareil critique, ni notes, ni rien de ce genre [...]. On m'a dit que de vrais jeunes philosophes avaient veill ce qu'aucune erreur fondamentale ne ft commise137. Les scrupules de Jean Daniel ne l'empchrent pas de rdiger la critique demande. Ayant un peu tard, il justifia son atermoiement : Je crois tre un lecteur plutt boulimique et attentif. Mais je me demande vraiment comment
font certains confrres. Comment ils s'y prennent pour lire un livre et, quarante-huit heures aprs sa publication, l'avoir digr et en rendre compte138. Doit -on lui suggrer la rponse ? Par le produit d'une singulire concidence, Alain Minc trouva plus tard trs bon le livre de Jean Daniel sur le judasme, la fois rudit, sophistiqu, subtil, mais aussi droutant, interpellant, troublant . D'autant plus intressant en vrit que j'ai jou, en croire Jean Daniel, un rle involontaire dans sa rflexion : ayant lu, sous ma plume, que Spinoza... . En somme, Jean-Marie Colombani avait presque rendu service Jean Daniel en attirant son attention sur les fulgurances spinozistes du prsident du conseil de surveillance du Monde... 137. Jean Daniel, Carnets 1998-2000, Paris, Grasset, 2000, p. 190 et 215-216. 138. Le Nouvel Observateur, 27 Janvier 2000.
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D'autres que Jean Daniel clbrrent le livre de Minc. Catherine Nay dans Le Figaro Magazine (23 octobre 1999), Bernard-Henri Lvy - pour qui Minc est un de mes plus vieux copains - dans une critique du Figaro (10 novembre 1999) affichant un professionnalisme d'autant plus exerc qu'un an plus tt il avait dj lou le livre prcdent du mme auteur. En vingt-cinq ans, il n'a pas fait une vraie erreur de positionnement, admit Alain Minc quand son tour vint de renvoyer l'ascenseur son ami de trente ans . C'est rarissime , releva-t-il. BHL tombe toujours juste parce qu'il a une espce de boussole morale qui fait qu'il tombe au bon endroit . Membre du conseil d'administration de la Socit des lecteurs du Monde (alors prside par Alain Minc), Jean-Nol Jeanneney accomplit lui aussi son devoir (peu) critique dans Le Journal du dimanche (28 novembre 1999). Et beaucoup d'autres l'imitrent dont, naturellement, Jorge Semprun, d'une prvenance rarement prise en dfaut quand il s'agit de rendre compte des uvres de journalistes influents, de patrons, ou de ministres. Un biographe de Minc avait not la chose avant l'orage : l'essayiste incontinent (26 ouvrages entre 1978 et 2005) rmunrait grassement les tudiants chargs de lui fournir de la documentation pour des livres, crits en quelques samedis139. Mais soyons quitable : le prsident d'AM Conseil s'inflige aussi, comme il l'a confi, de lire les preuves des livres de ses amis, Edwy Plenel et Nicolas Sarkozy par exemple*. Tant d'activits, de clrit d'excution, de disposition la dlgation, nuit. Et le miracle se produisit : non seulement Alain Minc fut convaincu de plagiat, de contrefaon , mais, le 28 novembre 2001, il fut condamn pour ce dlit. 139. Stphane Marchand, op. cit., p. 45. * Minc lit les preuves du livre d'Edwy Plenel consacr sa jeunesse trotskiste
le 9 septembre 2000, celles du livre de Nicolas Sarkozy, plaidoyer en faveur du libralisme, le 25 janvier 2001 (Alain Minc, Le Fracas du monde : journal de l'anne 2001, Paris, Seuil, 2002). p119 Lourdement de surcrot : les attendus du tribunal furent accablants et l'amende substantielle pour une pareille affaire. La victime, Patrick Rdel, avait t jusqu'au bout, mue par un certain sens du devoir et provoque par le mpris que lui avait oppos l'narque surdou : J'prouve un sentiment de souillure et de dgot voir la manire dont vous avez pill ce livre, sans jamais avoir recours aux moindres guillemets [...]. Vous vous rservez la tche noble, celle de l'auteur qui brigue l'Acadmie franaise et qui pense qu'un peu de philosophie ne ferait pas mal dans une biographie uniquement consacre des variations sur des thmes la mode. Quand on a le fric pour se payer des ngres et qu'on a un joli brin de plume, pourquoi pas140? Mais trente-six reproductions serviles d'expression , allant de deux mots vingtsept lignes, l ce fut trop. Que croyez-vous qu'il arriva ? Le Monde relata la condamnation de son prsident du conseil de surveillance en quatre-vingt-quatorze mots. Alain Minc ne tarda pas commettre un nouvel ouvrage, puis un suivant. Comme si rien ne s'tait pass, le rseau habituel se remit en branle : Franz-Olivier Giesbert, Jean-Pierre Elkabbach, Bernard-Henri Lvy, Maurice Szafran, Thierry Ardisson... S'y ajouta mme Bernard Maris, dont l'impertinence s'mousse mesure que sa surface mdiatique s'largit. Six mois aprs sa condamnation, Alain Minc devint officier de la Lgion d'honneur. En fvrier 2005, il reut des mains de Philippe Sguin, premier prsident de la Cour des comptes (par ailleurs coauteur en 1994 d'un ouvrage avec Alain Minc), le prix du livre d'conomie. Cette fois, il est vrai, l'auteur avait reconnu son emprunt au labeur des autres, dclarant avoir t aid dans cette promenade par deux jeunes normaliens [...], brillants comme on sait l'tre rue d'Ulm141. N'oubliant pas tout ce qu'il devait au journalisme indpendant, Alain Minc offrit le montant de son prix Reporters sans frontires. 140. Cit par Libration, 3 fvrier 2000. Lire les attendus du jugement dans PLPL, n 8 (fvrier 2002), et un entretien avec Patrick Rodel dans Olivier Cyran et Mehdi Ba, op. cit., p. 149 155. 141. Alain Minc, Les Prophtes du bonheur, Paris, Grasset, 2004, p. 351. Nous avons prfr ne pas conserver le nom de ces deux auteurs, leur souhaitant de bientt s'illustrer de faon plus gracieuse. p120 C'est dans Le Point, pas dans Le Figaro, qu'Alain-Grard Slama, essayiste trs
mdiatis (on comprendra bientt pourquoi...), rendit compte en 1995 de La Socit de confiance, ouvrage d'Alain Peyrefitte, alors prsident du comit ditorial du Figaro. Alain-Grard Slama crivait : Le prsent livre, aussi novateur que le prcdent, est une rflexion sur la philosophie de l'Histoire d'une richesse telle qu'il ne nous parat pas excessif de saluer dans son auteur un nouveau Toynbee [...]. Quel bonheur que cette "thse" qui nous entrane au-del de nous-mmes ! Tous les libraux qui croient en la responsabilit humaine et qui n'ont pas peur de l'abondance doivent se prcipiter sur ce livre : ils se sentiront moins seuls142. L'article tait titr Question de confiance . C'tait imprudent. Le lecteur du Point aurait pu en effet se souvenir - mais, s'agissant d'un hebdomadaire auquel on fait confiance , quel lecteur habituel souponne ce genre d'entourloupe ? - qu'Alain-Grard Slama, dsormais chroniqueur rgulier de France Culture, tait aussi - est toujours - ditorialiste au Figaro. N'y avait-il pas l dj un (petit) conflit d'intrt, certes habituel dans la profession, lui interdisant toute critique autre que rvrencieuse de l'uvre du prsident du comit ditorial du Figaro ? Quinze jours environ aprs l'article du Point prcit, les choses s'clairent un peu plus. Alain Peyrefitte analyse, dans Le Figaro, un ouvrage sign... Alain-Grard Slama : Alain-Grard Slama a vu progresser chez nous cette Rgression dmocratique. Il la dnonce avec passion et l'analyse avec lucidit [...]. Slama est particulirement original dans son analyse de la "lutte contre l'exclusion" - cette conduite paradoxale dont l'effet est de culpabiliser la socit [...]. Slama veut redonner aux Franais confiance dans les rgles de la dmocratie pour inverser la rgression en une progression dmocratique. Et il 142. Le Point, 18 novembre 1995. p121 le fait avec un grand courage intellectuel et un don brillant de convaincre143. Comme toujours en pareil cas, le mot cl est courage . Dans le numro du Point o Alain-Grard Slama clbrait en Alain Peyrefitte notre nouveau Toynbee , il y avait aussi, signe par un certain Alain Duhamel, galement ditorialiste au Point, la critique de l'ouvrage d'Alain-Grard Slama... Ce fut un festival : talent , brio , fougue naturelle , mthode de dnonciation implacable , capacit critique inpuisable , verve superbe et logique assassine , etc. D'autant que, semblable en cela Franz-Olivier Giesbert, Christine Ockrent et Alain Minc, Alain Duhamel raffole des dissidents. Qui d'autre que lui peut, en 2001, ddier un livre Jean- Pierre Elkabbach, videmment et, trois ans plus tard, titrer une de ses chroniques du Point Les ides neuves d'Alain Minc en la faisant dmarrer par cette phrase lumineuse : Pour comprendre le monde qui vient, une bonne recette est d'alterner la lecture d'Alexandre Adler et celle d'Alain Minc144. Or, justement, Slama - professeur Sciences-Po comme le fut un certain Alain Duhamel* - tait lui aussi en lutte contre les conformismes tranquilles et prt
l'abordage de maintes ides la mode [...]. Il y a du Julien Benda chez Slama, avec son pessimisme dvastateur, sa passion rhtorique, ses lans vengeurs et son intellectualisme aristocratique, mais, si l'on peut oser ce rapprochement, il serait un Benda gaullien . Quelques mois auparavant, dj l'abordage de maintes ides la mode , AlainGrard Slama avait galement dnich un essayiste iconoclaste : 143. Le Figaro, 2-3 dcembre 1995. 144. Le Point, 11 novembre 2004. * Sciences-Po est une ppinire de journalistes, futurs et anciens. Anne Sinclair a expliqu : Avec Alain [Duhamel], on se connat depuis vingt ans. Il a mme t mon examinateur Science-Po. Alors c'est dire que c'est une vieille camaraderie ( Tl Dimanche , Canal Plus, 25 fvrier 1996). p122 Alain Duhamel est unique [...]. Peu auront, autant que lui, contribu remettre en cause les vulgates qui, rpandues dans les mdias [sic], abusent les acteurs sociaux et pervertissent le fonctionnement de la dmocratie. Alain Duhamel - qu'Alain-Grard Slama rejoignait sur ce point - suggrait mme que les problmes de la socit franaise tenaient beaucoup plus l'imperfection des structures - la mixit, les cumuls de fonctions, les conflits d'intrts qu' la dfaillance des hommes145. Cumuls de fonction et conflits d'intrt, le diagnostic ne manquait pas de pertinence. On parle beaucoup de "connivence" et de "copinage", a rappel Jacques Bouveresse, titulaire de la chaire de philosophie du langage au Collge de France. Mais ce sont d'aimables euphmismes pour dsigner ce dont il s'agit rellement : c'est de corruption pure et simple qu'on devrait parler. [...] Un journal comme Le Monde, dans son supplment "Livres"; donne sur ce point un exemple que je considre personnellement comme tout fait dplorable146. Le fait est : depuis une dizaine d'annes, le quotidien du soir a acquis la rputation de confectionner le cahier Livres le plus encombr par les copinages. Longtemps, il a suffi qu'un responsable de la publication - Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Alain Minc - ou un membre de l'arme mexicaine de ses rdacteurs en chef publie un ouvrage pour qu'aussitt la critique avantageuse en paraisse une place de choix, souvent confie un ami ou une notabilit instruite de ce qu'on attendait d'elle et des avantages qu'elle tirerait d'une bonne excution de sa mission. Le caractre presque bouffon de cette pratique devint ce point voyant que Le Monde profita de l'viction d'Edwy Plenel, praticien chevronn des renvois d'ascenseur, et de la disgrce de Josyane Savigneau, chorgraphe exprimente du petit mange, pour annoncer 145. Le Figaro, 5 janvier 1995. 146. Entretien avec Jacques Bouveresse, Libration, 4- 5 aot 2001. p123
le printemps de la dontologie. En tout cas, depuis mai 2005, Le Monde des livres s'est engag ne plus rendre compte sous forme d'articles signs des crits et des livres des journalistes du Monde . Ces derniers gagneront peut-tre au change car, Pierre Bourdieu l'a expliqu, un cycle de conscration efficace est un cycle dans lequel A consacre B, qui consacre C, qui consacre D, qui consacre A. Plus le cycle de conscration est compliqu, plus il est invisible, plus la structure en est mconnaissable, plus l'effet de croyance est grand147. Toutefois, pour convaincre les plus sceptiques de sa soif de rectitude, Le Monde devra galement se dfaire de l'habitude qu'il a prise de traiter d'antidmocrates ou d'antismites ceux qui ont eu le malheur de critiquer un jour la presse. Voire, crime suprme, Le Monde lui-mme*. Face au Nouvel Observateur, le critique est dsarm. Hormis Le Figaro du temps d'Alain Peyrefitte et de Franz-Olivier Giesbert (qui pouvaient obtenir la publication dans leur journal de quinze articles diffrents la gloire d'un de leurs ouvrages148...), rares sont les publications qui servent avec autant d'acharnement de dpliant promotionnel aux uvres de ses chefs, dj lous ailleurs. La privatisation du Nouvel Observateur 147. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980. 148. Lire ce propos Jean Bothorel, Le Bal des vautours, Paris, Grard de Villiers/Jean Picollec, 1996. L'auteur de ce livre, journaliste au Figaro, en fut licenci peu aprs la parution de son ouvrage. * [Note de l'diteur] Il faut prciser ici que Le Monde fut le seul quotidien politique national n'avoir pas rendu compte de ce livre, publi en 1997. Interrog par Acrimed sur ce silence en mars 1998, le mdiateur du Monde, Thomas Ferenczi, eut cette rponse : Le Monde, c'est vrai, n'a pas encore parl du livre de Serge Halimi. Je le regrette. Comme vous le savez, Le Monde des livres reoit une centaine de livres par semaine : il est donc oblig de foire des choix, et de se limiter aux livres qu'il juge, pour une raison ou pour une autre, intressants. Ses responsables ont estim que l'essai de Serge Halimi n'appartenait pas cette catgorie. Le succs de ce livre les a conduits rviser leur position [sic]. Nous avons demand, selon l'usage, des spcialistes des mdias extrieurs ou journal de rendre compte du livre. Ils ont refus. Malgr les choix du Monde, cet ouvrage a t rdit vingt-cinq reprises et traduit dans une dizaine de pays. p124 par ses dirigeants n'empche nullement son actuel directeur de la rdaction de dispenser intervalles rguliers des leons de dontologie ses confrres. Mieux vaut esprer par consquent que Laurent Joffrin, car c'est de lui qu'il s'agit, ne voit pas ce qui se trame dans sa maison. Expliquons-le-lui. Un livre de Jean Daniel mobilise rptition dans les colonnes de son journal sa rdaction et ses amis (Erik Orsenna, Hubert Vdrine, Rgis Debray), sans doute presss par le matre luimme. Une mission de tlvision de Jean Daniel - ou sur Jean Daniel - est acclame
avant sa diffusion et lors de chacune de ses rediffusions sur quelque chane que ce soit. Quand Jean Daniel obtient un prix, c'est l'avalanche ! La rubrique En hausse de l'hebdomadaire informe, bien sr, comme en 1999 : Jean Daniel a reu le prix Mditerrane qui rcompense chaque anne un ouvrage traitant d'un sujet mditerranen. Le jury, prsid par Jean d'Ormesson et Franois Nourissier, l'a distingu pour son livre Carnets. Avec le temps, publi chez Grasset. Mme chose en 2004 : Reconnu comme l'un des vnements importants de l'agenda culturel d'Europe et d'Amrique latine, le prix Prince des Asturies 2004 de la Communication et des Humanits, l'un des plus prestigieux d'Espagne, a t dcern mercredi 30 juin Jean Daniel. Re-belotte en 2005 : Jean Daniel s'est vu attribuer pour l'ensemble de son uvre [...] le grand prix international Viareggio, considr depuis un demi-sicle en Italie comme l'une des distinctions littraires les plus prestigieuses. On dira : vous savez, c'est Jean Daniel, son immodestie est lgendaire* ! A ceci prs que Laurent * Il l'a lui-mme admis : La musique de ces loges m'a gris et quand elle a cess j'ai trouv amer de ne plus l'entendre Jean Daniel, Cet tranger qui me ressemble, Paris, Grasset, 2004, p. 222). p125 Joffrin - qui n'est pas Jean Daniel : l'un a frquent Nasser, Sartre et Camus, l'autre tutoie Sarkozy - est tout aussi sensible aux flatteries que ses subordonns lui servent. Il fut en hausse en 2001 : Laurent Joffrin, directeur de la rdaction du Nouvel Observateur, a reu le prix du Mmorial prix littraire dcern par la ville d'Ajaccio, pour son ouvrage Les Batailles de Napolon paru aux ditions du Seuil Et encore en hausse l'anne suivante : Laurent Joffrin a reu le prix du Livre politique 2002 [...], dcern au directeur de la rdaction du Nouvel Observateur par un jury prsid par Blandine Kriegel*. Directeur adjoint du Nouvel Observateur et responsable de ses pages Livres , Jrme Garcin apprcie lui aussi l'encensoir maison. En 2003, nous apprit-on, il a reu le prix Pgase de l'uvre culturelle dcern par la Fdration franaise d'quitation pour son livre Perspectives cavalires . Un an plus tard, la rdition du mme ouvrage chevalin destination d'un public scolaire nous fut dment annonce par son journal. Lou soit Le Nouvel Observateur qui nous tient informs de l'essentiel. Le cas chant, l'hebdomadaire mitonne luimme les prix... qu'il s'attribue. Le 29 janvier 2005, avec sans doute un zeste d'ironie, Le Figaro annona : Le neuvime prix de la une de presse a t dcern au Nouvel Observateur [...]. Le jury, prsid par Laurent Joffrin, directeur de la rdaction du Nouvel Observateur, a examin plus de quatre cents unes avant de faire son choix. Un choix de gourmet ! * En 2004, les membres du jury taient : Jean-Michel Blier (France Info), Grard Courtois (Le Monde), Jean-Michel Helvig (Libration), Anita Hausser (LCI),
Catherine Pgard (Le Point), Arlette Chabot, Michle Cotta, Jean-Pierre Elkabbach, Bernard Guetta, Laurent Joffrin, Alain-Grard Slama, etc. Alain Duhamel obtint le prix du Livre politique en 1999, Alexandre Adler en 2003. p126 La vrit est rude. Un ouvrage dont l'auteur est une sommit mdiatique n'affrontera presque jamais le feu d'une honnte critique. Les cumuls de tribune et les courtoisies croises149 lui serviront de parapet. On entendra au loin quelques rafales de francs-tireurs, mais toujours recouvertes par le tonnerre des applaudissements mercenaires. La vanit des personnages qui, aprs les avoir rclams, accueillent en ronronnant de satisfaction les compliments dmesurs de leurs employs et de leurs obligs est presque mouvante. Mais ces pieux mensonges, destins flatter l'orgueil de ceux qui les commandent, comment penser qu'ils n'affectent pas le crdit d'un journal ? Le patron d'une publication, qui aime les flagorneurs et qui change avec eux des faveurs, prend la dcision d'introduire en contrebande de la fausse monnaie dans le dbat d'ides. Ceux des journalistes qui croient encore aux chartes de dontologie de la profession disposent l d'un objectif raisonnable. Interdire Franz-Olivier Giesbert, Jean Daniel, Jacques Julliard, Laure Adler, Jean-Marie Colombani, Laurent Joffrin et quelques autres d'utiliser leur journal, leur radio et leurs contacts pour imposer leurs crits, leurs produits - et ceux de leurs amis - ne changerait rien de fondamental la nature du Point, du Nouvel Observateur, de France Culture ou du Monde. Mais quoi bon continuer parler du reste si ce secondaire l s'tend comme une mtastase ? quoi bon si Slama continue d'tre soulev par les lans vengeurs de Julien Benda; Peyrefitte d'crire des livres aussi novateurs que ceux de Toynbee ou de rinventer l'univers avec un cerveau voquant ceux de Beethoven ou d'Einstein150 ? quoi bon, si, de son ct, Giesbert vient d'crire le roman dont rvait sans doute Spinoza151, si Julliard fait penser Proust, Alain 149. Selon l'expression de Jean-Claude Guillebaud. 150. Pierre Chaunu, Le Figaro, 15-16 juin 1996. 151. Andr Brincourt, Le Figaro, 28 septembre 1995. p127 Duhamel Giraudoux, et Jean Daniel Monteverdi ?... Un responsable de journal qui laisse publier de telles calembredaines dans sa rubrique consacre aux essais politiques ne respectera pas davantage la vrit dans les autres pages. Un soir, Giesbert alla jusqu' prtendre que son ami Laurent Joffrin avait crit un beau roman* ! Mais les dividendes de la flagornerie se rvlent parfois modestes. Quand, en mai 1997, Claude Imbert, directeur du Point, obtint que Jean-Claude Casanova, ancien
ditorialiste de L'Express et directeur de Commentaire, rende compte dans Le Point du livre de Claude Imbert, compilation de ses ditoriaux du Point, ce fut l'esprit tranquille. Jean-Claude Casanova, galement professeur Sciences-Po, ne le dut pas. Deux pleines pages lui suffirent peine : Voulez-vous que vos enfants fassent d'excellentes tudes, qu'ils entrent Sciences-Po ? [...] Eh bien, confiez-leur le Imbert ds la classe terminale et ditesleur simplement ce qu'on ne dit plus assez : s'instruire, c'est imiter152. La mme semaine, Jean-Franois Revel, ditorialiste au Point et membre de l'Acadmie franaise, confiait lui aussi son bonheur, mais L'Express (dont il avait t directeur) : Les ditos d'Imbert gagnent tre rapprochs 152. Le Point, 3 mai 1997. * Culture et dpendances , 17 novembre 2004. Quelques jours plus tt, Tlrama et Le Figaro avaient cependant enfin rompu avec cet invraisemblable trafic de compliments. Tlrama en voquant propos du roman de Joffrin un polar guimauve sur fond de nostalgie soixante-huitarde , un Waterloo sur le front littraire (6 octobre 2004). De son ct, Le Figaro fit savoir que le livre du directeur de la rdaction du Nouvel Observateur se caractrisait par l'indigence du fond comme par celle de la forme et qu'on y trouvait des dialogues accablants de niaiserie . La conclusion du quotidien fut hlas sans appel : Pour nous raconter une telle histoire, il et fallu Laurent Joffrin un peu d'imagination. Celle d'un romancier... (28 octobre 2004). p128 mme pour leur lecteur fidlement hebdomadaire. Car, les lire, ou relire, les uns la suite des autres, on assiste non plus, comme chaque semaine, l'analyse de tel ou tel sujet particulier, mais la mise en place progressive d'une vision d'ensemble153. Hlas pour la vision d'ensemble, l'ouvrage n'intressa gure que les bacs d'invendus des libraires. Jean-Franois Revel n'en fut sans doute qu' moiti surpris. Dans ses Mmoires, il avait en effet expliqu : Le public flaire en gnral avec un assez sr instinct les articles de complaisance, en politique comme en critique [...]. [Il sent] la louange frelate, dans tous ces languissants papiers, qui se rvlent alors autant de leviers morts154. Pas toujours malheureusement. preuve, le cas Bernard- Henri Lvy.
LES AMIS DE BERNARD-HENRI En 2003, aprs plusieurs semaines de pilonnage mdiatique, conscutives la publication de Qui a tu Daniel Pearl ?, l'crivain Pierre Jourde observa : On sort de la quinzaine BHL. BHL publierait ses dessins d'enfant ou une compilation de ses notes de blanchisseur, la pmoison ne serait pas moindre. Cela dure mme depuis vingt-cinq ans.
Le systme BHL a t dissqu cent fois155. Au point que les critiques se voient dsormais opposer que tout a, on le sait dj , en particulier par ceux qui s'emploient ce que tout a se perptue quelques annes de plus. Comme avant, voire un peu plus fort : le rendement de chaque surface de vente mdiatique ayant un peu dclin, le systme BHL a multipli le nombre de ses comptoirs de promotion. Publi dans Le Point, le Bloc-notes de BHL est un carrefour stratgique. De l partent les campagnes du matre, que ses disciples relaient. Un texte ou un fait accde l'existence sitt que le diariste du Point les signale. Dans le mme espace, les complices de Bernard-Henri Lvy (intellectuels, industriels ou hommes politiques) voient leur production salue, quel qu'en soit le sujet 153. L'Express, 1er mai 1997. 154. Jean-Franois Revel, op. cit., p. 448. 155. Lire Rseaux et La nause , Le Monde diplomatique, fvrier 1995 et fvrier 2000, respectivement. PLPL a consacr plusieurs articles ce sujet. Enfin, la biographie de Philippe Cohen (BHL, Fayard, 2005) analyse la place du nouveau philosophe dans la vie intellectuelle franaise. p129 ou la forme. La liste, incomplte, de ses amis inclut ou incluait Maurice Szafran, Jorge Semprun, Jean-Luc et Arnaud Lagardre, Franoise Giroud, Edwy Plenel, Jrme Clment, Alain Mine, Franois Pinault, Jean-Marie Colombani, Anne Sinclair, Tabar Ben Jelloun. Autant de relais qui spontanment s'activent quand BHL a achev sa dernire uvre. Comme ils s'activrent lors des prcdentes. En France, le philosophe nouveau prfre les puissants au faite de leur puissance. Jean- Marie Messier se voit clbr quand il est PDG de Vivendi Universal : il s'ouvre au vent du large, force le destin, inverse l'ordre prescrit des choses . Mais on ironise sur son compte sitt qu'il est limog : C'est la rentre o Jean-Marie Messier annonce un livre o il est, parat-il, toujours trs content de lui156. Le courage est nanmoins une des grandes qualits que l'animateurproducteur Michel Drucker a concdes BHL quand, le 11 novembre 2002, il l'a invit sur France 2 dans une mission particulire, une mission exceptionnelle. La personnalit de notre invit est rare. Il a une des plumes les plus acres, les plus brillantes de sa gnration . Jean-Luc Lagardre, Harlem Dsir, Jean-Marie Colombani, Franois Pinault, Pierre Lescure, Alain Minc et plusieurs autres se succdrent chez Michel Drucker pour tmoigner des vertus d'un philosophe que Marianne a jug unanimement reconnu alors que la plupart des philosophes peinent distinguer chez lui une uvre quelconque. Les appuis mdiatiques de Bernard-Henri Lvy vont de Voici France Culture (au moment de la sortie de son livre sur Daniel Pearl, la radio publique
alors dirige par Laure Adler y consacra trois missions le mme jour). Son rseau comprend galement Franz- Olivier Giesbert et Le Point, Thierry Ardisson et Michel Drucker ( France 2), Josyane Savigneau et Roger-Pol Droit (Le Monde des livres), Karl Zro (Canal Plus), la quasi-totalit des mdias dtenus par Hachette-Lagardre 156. Respectivement Le Point, 23 juin 2000 et 6 septembre 2002.
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(Paris Match, Le Journal du dimanche, Europe 1 en particulier), Arte, dont il prside depuis 1993 le conseil de surveillance. Sans oublier Maurice Szafran Marianne*. Rseau ? Le terme serait impropre puisque, en mai 2005, interrog par Le Figaro Magazine sur son existence ventuelle, Bernard-Henri Lvy prfra parler de quelques amis qui m'aident contenir l'adversit . Forcment, on est mus. En 2002, quand un jury de journalistes attribue son prix Aujourd'hui , il choisit comme souvent l'audace, c'est--dire le dernier ouvrage en date de Bernard-Henri Lvy, ratiocinations sur le Bien, le Mal et leurs rapports difficiles dans une demi-douzaine de pays, du Sri Lanka la Colombie. En aot 2003, l'unanimit , la ville de Nancy et Robert Mnard (qui dirige Reporters sans frontires) couronnent l'auteur de Qui a tu Daniel Pearl ? pour son romanqute . L'uvre tait sortie quatre mois plus tt. Elle ne passa pas tout fait inaperue. Rsumons. Mercredi 23 avril, c'est l'interview de BHL sur Europe 1. Jean-Pierre Elkabbach lui annonce : Le livre aura un trs beau succs parce qu'il est magnifiquement fait. Le lendemain, l'ouvrage trne la une du Monde des livres et occupe trois pages du Nouvel Observateur. Vendredi 25, il fait la couverture du Point. Samedi, longuement, c'est Thierry Ardisson sur France 2, Le monde des ides sur LCI (avec Edwy Plenel, dont BHL a clbr plusieurs des livres) et La rumeur du monde sur France Culture (avec Jean-Marie Colombani). Le lendemain viennent le tour * Jean-Franois Kahn a admis que son journal avait fait preuve de trop d'indulgence l'gard de BHL. Il a prcis (visant son ami Szafran ?) : Pratiquons-nous le copinage ? Le renvoi d'ascenseur ? L'change de services ? Moins que d'autres, beaucoup moins que certains. Mais nous n'y chappons pas. [...] BHL, qui a ses contacts, au-del de critiques bien senties ou d'loges mrits, nous avons fait des fleurs et mme des bouquets qui frlaient l'change de bons procds. Jean-Franois Kahn a nanmoins promis : Nous ne cderons plus ! (Marianne, 3 septembre 2005). p131
de Philippe Sollers dans Le Journal du dimanche, mais aussi du toujours trs impertinent Karl Zro sur Canal Plus. Ce dernier offre un clip de promotion de huit minutes au ralisateur du Jour et la Nuit, un film certes d'assez mauvaise facture, mais dans lequel Zro s'illustra. Lundi 28 avril, cinq pages dans Marianne. Maurice Szafran y affirme que Bernard-Henri Lvy s'est toujours dissimul, abrit derrire une pudeur maladive . Le mme jour, renonant un instant cette pudeur maladive (414 apparitions la tlvision en trente ans157), BHL laisse un photographe de Voici fracasser son intimit et celle de sa compagne. Titr Amour et philo aux Seychelles , le reportage de Voici, humect par la complaisance, nous dvoile un dcor moins prilleux que celui des dernires heures de Daniel Pearl : Attentif au bien-tre de son aime, Bernard a tout de suite pens l'le de Praslin. Pour ses vacances, Arielle avait envie d'une le, aussi dserte que possible, le seul crin possible sa beaut. L'abri de leurs amours ? L'htel Lemuria. Un palace nich au cur d'un trou d'exubrante verdure o ils ont pu vrifier la conception rousseauiste du bonheur. Toujours le mme jour, ayant apparemment quitt son palace rousseauiste des Seychelles, BHL participe l'mission Mots croiss de France 2. Elle lui est largement consacre. Mardi, hormis un coup d'encensoir de l'intrpide Michel Field sur Europe 1, le romanqute fait relche, en tout cas dans notre enqute. Mercredi, c'est la fois Paris Match et Culture et dpendances sur France 3. Franz-Olivier Giesbert, par ailleurs directeur du Point qui publie chaque semaine le Bloc-notes de BHL, y officie depuis des annes. La semaine est termine. Libration, Tl 7 jours, Paris Premire, etc., viendront plus tard. Et, interroge en juin sur son livre prfr, Christine Ockrent fera savoir qu'il s'agit de Qui a tu Daniel Pearl ? Mais, on ne se refait pas, elle ajoute aussitt : Et, bien sr, ma biographie de Franoise Giroud, parue chez Fayard158! 157. In Philippe Cohen, BHL, op. cit. 158. Stratgies, 27 juin 2003.
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Et puis, ce fut en dcembre... la New York Review of Books. Mais cette fois, le critique tait meilleur spcialiste du Pakistan que Karl Zro. Le jugement de William Dalrymple, moins amne - BHL a vis beaucoup trop haut, eu gard ses comptences -, rappela celui de Cornelius Castoriadis en 1979 quand ce dernier s'offusqua de la stupfiante outrecuidance du nouveau philosophe *. Dalrymple releva quelques-unes des erreurs dont fourmillait le romanqute . Lui avait en effet pris le temps d'tudier l'ouvrage qu'il analysait, et il connaissait le sujet dont ce livre traitait. Paris, ce genre de scrupule passe pour une anomalie quand il s'agit de commenter une uvre de Bernard-Henri Lvy. tre son ami suffit.
Bernard-Henri Lvy est loin, hlas, d'tre le seul avoir privatis la tribune dont il dispose, rcompensant ceux qui le flattent, morignant ceux qui lui font de l'ombre159. Cette pratique a beau avoir t voque cent fois, elle se poursuit, se gnralise, s'exhibe, comme assure d'une tranquille impunit. Pis, les sanctions frappent exclusivement les dnonciateurs de procds qui, Pierre Bourdieu l'a rappel, en d'autres univers auraient pour nom corruption, concussion, malversation, trafic d'influence, concurrence dloyale, collusion, entente illicite ou abus de confiance et dont le plus typique est ce qu'on appelle en franais le "renvoi d'ascenseur"160. Aux tatsUnis, certains quotidiens interdisent formellement leur rdaction en chef de confier la critique d'un 159. Lire sur le sujet l'enqute de Nicolas Beau, Dans les cuisines du Bernard-Henri-Lvisme , Le Nouvel conomiste, 7 janvier 1994. 160. Pierre Bourdieu, Et pourtant , Supplment Liber n25 d'Actes de la recherche en sciences sociales, dcembre 1995. * Le Nouvel Observateur, 9 juillet 1979. Deux ans plus tt, Castoriadis avait avou sa surprise : Comment se fait-il que Bernard-Henri Lvy peut faire du marketing de "philosophie" au lieu d'tre huitime parfumeur dans le harem d'un sultan ? ( Les divertisseurs , Le Nouvel Observateur, 20 juin 1977, cit par Philippe Cohen, op. cit., p.251). p133 livre quiconque connat l'auteur, ou a lui-mme crit un ouvrage dont l'auteur aurait prcdemment rendu compte, ou entretient des liens troits avec une personne souvent cite dans le livre en question161. Disons que ces consignes, parfois difficiles respecter, sont chez nous enfreintes dans une impudence tellement joyeuse qu'elle tonne les pays trangers. Le capitalisme franais est virtuose dans l'art de constituer des noyaux durs , ces rseaux enchevtrs qui s'entrecroisent en toute amiti. Pinault est dans le capital de TF1, LVMH dans celui d'Hachette-Lagardre, la BNP et AXA se retrouvent dans nombre de conseils d'administration, et chacun est actionnaire de l'autre. Selon les circonstances, ce type de fonctionnement induit un esprit de clan, ou de meute. Les barons de la presse fonctionnent comme autant de noyaux durs. En plus des courtoisies croises qu'on a voques, des complicits mercenaires noues par certains journalistes avec les maisons d'dition qui leur servent le couvert (directions de collection, contrats inhabituellement gnreux en change de manuscrits exceptionnellement mdiocres, pleines pages de publicit payes par les diteurs pour flatter la vanit des auteurs, mme quand leurs livres ne rencontrent aucun succs), des rencontres professionnelles (universits, colloques) ou commerciales ( mnages ), il y a les jurys littraires o chacun se retrouve. Car il
faut l'admettre : la profession est mafieuse. Le jury de la Fondation Mumm a distingu cinq journalistes de la presse crite pour ses prix 1996. Il s'agit de M. Jacques Julliard pour ses chroniques [...]. Chaque laurat recevra 50000 francs. La crmonie de la remise des prix aura lieu le jeudi 6 fvrier midi au Plaza Athne, avenue Montaigne, en prsence du ministre de la Culture, 161. Edwin Diamond, op. cit., p. 355. L'auteur consacre un chapitre entier de son tude du New York Times la question des critiques de livres. p134 M Douste-Blazy, et de tous les membres du jurys162. Qui donc composait ce jury, alors prsid par Franoise Giroud, ditorialiste au Nouvel Observateur, qui venait d'attribuer un prix de 50000 francs Jacques Julliard, directeur adjoint du Nouvel Observateur ? Outre Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, ses membres taient l'poque : Claude Imbert, Franz-Olivier Giesbert, Christine Ockrent, Jean d'Ormesson, Andr Fontaine, Alain Genestar, Ivan Leva, Bernard Pivot, Patrick Poivre d'Arvor, Philippe Tesson et Roger Thrond. Jacques Julliard a lui-mme racont la scne : Jean Daniel m'annonce au tlphone que je viens d'tre choisi pour le prix Mumm. Ce prix rcompense chaque anne trois ou quatre journalistes. Je lui dis le plaisir qu'il me fait, lui et les autres membres du jury. Dans mon cas, l'ide initiale vient de Franoise Giroud, et cela me remplit de joie [...]. Je suis heureux de trouver dans ce jury, aux cts de Franoise et de Jean, des amis comme Christine Ockrent, Claude Imbert, Serge July et beaucoup d'autres163. Les distinctions littraires n'mergent pas indemnes, elles non plus, de ce petit ballet. Andr Malraux et Paul Nizan avaient obtenu le prix Interalli au cours des annes 1930. En 1995, on l'attribua Franz Olivier Giesbert. Et en 2000, Patrick Poivre d'Arvor. Chaque mois, Le Sicle se runit. Franz-Olivier Giesbert en est membre. Il s'agit, prcise-t-il, d' un club trs srieux, qui mle hauts fonctionnaires, hommes d'affaires, journalistes. Trs utile pour faire des rencontres, obtenir des informations164. En 1988, le transfert de Giesbert du Nouvel Observateur au Figaro se serait jou lors d'un des dners du club. Tout comme, plus rcemment, l'irruption d'douard de Rothschild dans le capital de Libration, ngocie table entre Serge July et le banquier165. Pour appartenir au Sicle, il faut tre coopt par deux 162. Correspondance de la presse, 30 janvier 1997. 163. Jacques Julliard, L'Anne des fantmes : Journal 1997, Paris, Grasset, 1998, p. 5253. 164. Franz-Olivier Giesbert, Je suis un polygraphe professionnel , Livres Hebdo, 20 juin 2003. 165. Lire Frdric Saliba, Le pouvoir la table du sicle , Stratgies, 14 avril 2005. p135
parrains, obtenir l'appui de deux tiers des membres du conseil et acquitter une cotisation annuelle de 150 euros166. Le dner (62 euros) permet, selon Michle Cotta, nouvelle icne des apprentis-journalistes de Sciences-Po, de rencontrer des personnalits influentes dans tous les domaines . Quelque six cents membres composent le plus prestigieux des cercles de dcideurs hexagonaux , au nombre desquels on retrouve les habituels Maurice Lvy (Publicis), Patrick Poivre d'Arvor, Jack Lang, Nicolas Sarkozy, David Pujadas, Thierry Breton, Christine Ockrent, Dominique Strauss-Kahn, Ernest-Antoine Seillire et Laurent Joffrin. Un lieu de plus, en somme, o les syndicalistes sont moins nombreux que les chefs d'entreprise et o, entre poire et fromage, les journalistes se pntrent des douloureuses obligations qui choient au contre-pouvoir. Le Sicle fut cr la Libration pour servir de pont entre des mondes qui s'ignorent trop . Aujourd'hui, ne serait-il pas prfrable que ces mondes se frquentent un peu moins ? Alchimiste talentueuse, la tlvision sait alimenter sa soif de programmes peu coteux avec des dbats opposant des intervenants dont on comprend mal ce qui les distingue. C'est l'interminable srie des affrontements drisoires qu'voquait Guy Debord dans La Socit du spectacle. Il concluait, citant Hegel : L'errance des nomades est seulement formelle, car elle est limite des espaces uniformes. En matire de pluralisme dvoy, LCI est orfvre, sachant toujours servir aux tlspectateurs le mme brouet d'invits : Philippe Sollers, lie Cohen, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Laurent Joffrin. Edwy Plenel, qui, c'est humain, aime inviter des auteurs qui aiment Edwy Plenel, transforme immanquablement la fin de son mission en squence, assez dsopilante, de tlachat littraire. Bernard-Henri Lvy 166. Le Sicle, lieu de tous les pouvoirs , L'Expansion, 21 dcembre 2004. p136 aurait ainsi crit un livre monument, un livre passion, un livre de bonheur, de joie, de plaisir ; Philippe Sollers, un livre qui rend gai, joyeux, qui donne envie de se battre pour la vie, pour aimer, pour l'amour167. Les dbats de LCI sont l'avenant, qui opposent chaque vendredi Jacques Julliard Luc Ferry. Le culte vou ces grands penseurs est tel qu'il arrive aux tlspectateurs de les retrouver en mme temps sur deux chanes concurrentes . O ils traitent avec la mme aisance de deux sujets distincts. Le dimanche 19 janvier 1997 12 h 46, les zappeurs pouvaient ainsi dcouvrir Alain Finkielkraut la fois sur LCI et sur La Cinquime. Sur LCI, invit rgulier de l'mission La vie des ides , il dissertait en compagnie d'Alain Duhamel du bilan de Franois Mitterrand. Mais, pour ne rien rater de ce dbat-l, les tlspectateurs devaient renoncer suivre, sur La Cinquime, l'mission Arrt sur image de Daniel Schneidermann, qui recevait aussi Alain Finkielkraut. L'entendre permettait de comprendre assez vite qu'il ne
suffit pas d'tre pripatticien pour devenir Aristote. Une telle ubiquit atteint dsormais la presse crite, capable de se disputer le tout petit calibre ds lors qu'il se montre empress de viser les cibles dsignes. Ainsi, malgr la stupfiante mdiocrit de ses textes, Zaki Ladi en a dj dbit cinquante dans Libration depuis 1995168. Il a galement ralis une sorte d'exploit : publier le mme jour deux textes diffrents, l'un dans le quotidien de Serge July, l'autre dans Le Figaro. Dans le premier cas, il tirait la leon de l'lection allemande de septembre 2003 : vive les rformes ! Dans l'autre, il analysait l'conomie mondiale : vive le libre-change ! La prochaine fois, il lui faudra intervertir les propos tant sa pense est demande par les rdactions en chef. Ailleurs, on estime que la vie est trop courte pour lire du Zaki Ladi. 167. Le monde des ides , LCI, 15 janvier 2000 et 18 mars 2000, respectivement. Lire PLPL, n 0, juin 2000. 168. Pierre Rimbert, Libration de Sartre Rothschild, op. cit., p.129. p137 Poulain d'Alain Touraine et directeur d'tudes l'EHESS, Michel Wieviorka a confi un jour que tous nos collgues prfrent un article dans Le Monde, dans Libration, ou venir chez vous Alain Finkielkraut, plutt que d'attendre trois ans la publication d'un article dans une revue scientifique o on leur reprochera d'avoir oubli une virgule tel endroit169. On comprend mieux alors le mutisme de nombre d'intellectuels sur les turpitudes de la presse... Mais, hlas, quand on vient samedi chez Alain Finkielkraut, sur France Culture, l'homme qui convie parle parfois davantage que ses deux invits runis. Il a tant de choses leur apprendre. Celle-ci par exemple : La pense dominante c'est la pense de ceux qui parlent au nom des domins170. A ce compte, Finkielkraut est un dissident. En septembre 2003, il prcise : La presse pouse toutes les causes, tous les soubresauts du mouvement social. Et, ce mme jour, sa question fuse, audacieuse dans la bouche d'une des machines multimdias les plus performantes de France, la fois roi de la tlvision et recordman des tribunes publies dans Le Monde entre 1995 et 2001 (28 en six ans, contre 23 au trs prolifique Jacques Attali, et 8 au peu discret Alain Minc). Il tait donc fond s'insurger : Avec une presse aussi cingle, est-ce qu'on peut faire des rformes en France ? Ni Philippe Raynaud ni Nicolas Baverez, l'un et l'autre membres de la rdaction de la revue conservatrice Commentaire, ne risquaient de contredire leur hte. Le dbat fut donc de qualit. Comme il l'tait sans doute sur France Inter le mme jour puisque, chaque samedi sur cette antenne, Philippe Tesson et Laurent Joffrin jouaient dbattre eux aussi. Mais le 13 novembre 2004 le premier drapa en laissant chapper que le duo se moquait des auditeurs lorsqu'il prtendait faire passer son trs amical bavardage pour le nec
169. Rplique , France Culture, 19 mars 2003. 170. Rplique , France Culture, 27 mars 2004. p138 plus ultra du duel la mode pluraliste : Nous sommes comme d'habitude assez d'accord, prcisa Tesson, mais c'est la faon dont nous exprimons notre accord qui cre une apparence de dsaccord. L'mission s'appelait Feux croiss , elle encombrait l'antenne depuis des annes. Elle ne survcut pas trs longtemps la franchise de Philippe Tesson. Happy ending en somme. Guy Debord regardait rgulirement la rencontre de dimanche soir entre Christine Ockrent, Serge July et Philippe Alexandre, au cours de laquelle l'excellence de chacun sera certifie par le permanent clin d'il admiratif des deux autres171. Le choix des livres constituait souvent un rgal dominical tant il tait prvisible. Certains engageaient mme des paris. Mais, le 6 avril 1997, mme les plus avertis furent surpris... Treize jours aprs avoir anim un grand dbat Emballage et environnement en Europe organis par Pchiney, BSN-Emballage et Carrefour172, Christine Ockrent passa du mnage l'autopromotion. Ce dimanche soir l, formidable concidence, Serge July recommanda aux tlspectateurs... le livre de Christine Ockrent. La scne, qui dure 1 minute 26 secondes - on pourrait rechercher ce que cote une publicit de 86 secondes sur FR3 cette heure -, mrite qu'on en livre au lecteur le texte intgral : Christine Ockrent : Bon alors l, je suis trs embarrasse. . . Serge July : Christine a fait un livre (il se penche vers Philippe Alexandre). Christine a fait un livre ! Christine Ockrent : Faudrait pas faire ce genre de chose. Serge July : Christine a fait un livre... Christine Ockrent : Donc faudrait pas faire de livre. Philippe Alexandre : Bouchez-vous les oreilles ! Serge July : Donc elle a fait un livre. C'est un livre sur 171. Guy Debord, son art, son temps , Canal Plus, 19 janvier 1995. 172. Le Canard enchan, 9 avril 1997. Christine Ockrent est une praticienne prouve des mnages et obtiendrait de certaines entreprises une rtribution de 18000 euros par demi-journe de prsence. Voir sur le site Acrimed, 4 septembre 2003. p139 des mmoires professionnels. Donc ce ne sont pas des mmoires au sens priv du terme. Mais ce sont des mmoires professionnels. L'exprience de Christine est quand mme une exprience multiple. Donc dans l'ensemble des mdias : la radio, la tlvision, la presse crite. Et elle crit des livres. Donc tout cela fait une exprience trs lourde...
Philippe Alexandre : Passionnante. Serge July : Trs trs riche d'exprience. Et comme elle aime beaucoup faire des portraits. Donc il y a beaucoup de portraits l-dedans... Philippe Alexandre : Il y a des portraits formidables ! Serge July : Formidables, au niveau de la plume... Philippe Alexandre : Il y a un portrait... Serge July : (agac d'tre sans cesse interrompu) Ce que je voudrais simplement dire, c'est : Christine a une passion que nous partageons avec elle, qui est une passion certes pour l'criture, mais une passion pour le journalisme. Et il Y a quelque chose que je dois dire ici puisque somme toute nous parlons d'un livre que nous aimons beaucoup avec Christine, c'est en l'occurrence un livre peu corporatiste. On ne peut pas dire que Christine, qui aime beaucoup le journalisme, aime passionnment les journalistes. En tout cas, pas tous. Donc on ne peut pas dire que a aille dans le sens du vent. Christine Ockrent : Certains quand mme, certains... Philippe Alexandre : Bon, je partage totalement votre avis. Pour une fois. Serge July : C'est dater d'une pierre blanche. En temps ordinaire, ce genre d'effronterie n'est pas dater d'une pierre blanche. Mais cette fois-ci le systme s'enraya. Bernard Pivot utilisa en effet l'incident pour rgler des comptes avec un tiers, un journaliste de Libration iconoclaste qui l'avait prcdemment trill. Il lui reprocha de n'avoir rien crit dans son journal sur la p140 navrante prestation de son patron. Et puis il invita son tour Christine Ockrent dans son mission culturelle... La navrante promo ockrentienne dnonce par Pivot continua donc avec son concours. Avouons que l'ouvrage de la journaliste et femme d'affaires comportait quelques passages lucides. Dont celui-ci : Je vais dcouvrir la puissance Paris de toutes sortes de rseaux, qui au mpris des faits, de l'honneur et au mieux de leurs intrts, dcident des mises mort comme des modes de pense [...]. Hors des clans, des clientles, hors des socits d'admiration mutuelle et des renvois d'ascenseur, point de salut, encore moins de confort173. 173. Christine Ockrent, op. cit., p. 230. p141
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CONCLUSION
plus en plus dociles, une information de plus en plus mdiocre. Longtemps, le dsir de transformation sociale continuera de buter sur cet obstacle. S'il faut nanmoins temprer la noirceur d'un tel bilan, c'est uniquement en raison des checs de la propagande. La vie sociale rsiste l'cran. Elle informe davantage que d'information sur les mcanismes du pouvoir et sur l'urgence des refus. Les grves de novembre/dcembre 1995 et, dix ans plus tard, la campagne du rfrendum europen en ont fourni d'clatants rappels. Dassault, Lagardre et Rothschild viennent de s'installer en matres dans le capital de trois des principaux quotidiens nationaux franais. Autant dire que l'allgeance de la presse aux industriels et aux annonceurs ne se rduira pas sans combat men depuis l'extrieur. Comme au temps de la Libration. Quand on l'interrogea sur ce qui pouvait empcher le milieu politico-mdiatique de se rformer , Claude Allgre eut une rplique pntrante : Je vais vous donner une rponse strictement marxiste, moi qui n'ai jamais t marxiste : parce qu'il n'y a pas intrt [...]. Pourquoi voudriez-vous que les bnficiaires de cette situation ressentent le besoin de la changer174! C'tait en janvier 1997. Quelques mois plus tard, Claude Allgre devint ministre, il n'entreprit rien contre les bnficiaires qu'il avait identifis. Cela fait longtemps que les 174. Entretien crois avec Denis Jeambar, Le Dbat, janvier 1997.
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responsables politiques et syndicaux s'accordent pour ne plus aborder la question de l'information et de son contrle dmocratique, y compris quand ils se proclament radicaux. Sur ce sujet prcis, les altermondialistes et les rvolutionnaires filent aussi doux que les autres. Ils ont peur des mdias et de leur pouvoir, peur du pouvoir qu'ils ont concd aux mdias. S'tant rsigns, avec plus ou moins de volupt, la personnalisation des mouvements et des luttes qu'induisent la fois le rgime prsidentiel et la dcadence du journalisme, tant parfois eux-mmes atteints d'un petit tropisme narcissique - un travers que l'exposition rpte aux flashs des reporters panouira en cancer -, mme les plus militants estiment dpendre de la presse pour se faire entendre. Ils se montrent par consquent disposs toutes les mises en scne pour qu'elle ne les oublie pas175. Mais les combats porteurs sont ailleurs. Prs de Taulignan dans la Drme, d'anciens rsistants organisent, chaque anne aux alentours du 15 aot, un spectacle en souvenir de leurs camarades. Gravissant pied ou en 4x4 des sentiers rocailleux et caniculaires, ils se retrouvent sur le
massif de la Lance, qui fut alors le quartier gnral local de la Rsistance. L, devant quelques centaines de spectateurs, de jeunes acteurs lisent des tmoignages de vieux militants, des pomes d'luard, de Pierre Emmanuel et de Nazim Hikmet. Un peu trop didactiques sans doute - mais le Front national est encore puissant dans la rgion -, ils dnoncent ceux qui, Vichy, rclamaient dj la prfrence nationale. la fin du spectacle, ils entonnent Le Chant des partisans et Le Temps des cerises. Puis chacun redescend, heureux, sur Taulignan. Cette information , cette culture, cette sensibilit-l ne sont pas destines attirer les camras. Elles ne prsentent d'ailleurs aucun caractre exceptionnel; ce 175. Lire sur le sujet Serge Halimi et Pierre Rimbert, Contestation des mdias ou contestation pour les mdias ? , in Mdias et censure : figures de l'orthodoxie, op. cit. p144 ne sont pas des vnements . Mais elles survivent ailleurs qu'en Provence. Et c'est un peu grce elles que les voix de la dissidence ne se sont jamais tues en France. Parlant des journalistes de son pays, un syndicaliste amricain a observ : Il y a vingt ans, ils djeunaient avec nous dans des cafs. Aujourd'hui, ils dnent avec des industriels. En ne rencontrant que des dcideurs , en se dvoyant dans une socit de cour et d'argent, en se transformant en machine propagande de la pense de march, le journalisme s'est enferm dans une classe et dans une caste. Il a perdu des lecteurs et son crdit. Il a prcipit l'appauvrissement du dbat public. Cette situation est le propre d'un systme : les codes de dontologie n'y changeront pas grand-chose. Mais, face ce que Paul Nizan appelait les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pense bourgeoise , la lucidit est une forme de rsistance. p145