Ponge
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Ces textessontdoncquivalentsauxautrestextes-objets.Onn'yretrouvepasdavantage
de lois thoriques dfinissant l'esthtique pongielU1e et ils ne prsident en rien aux
implications transesthtiques de sa pratique. Les textes sur l'art constituent nanmoins des
\4 Bernard Vouilloux, Langagesde l'artetrelationstransesthtiques, op.ci/., p.16.
15 Bernard Vouil1oux, Un artde lafigure. FrancisPongedans l'atelierdupeintre,op. cit., p.29.
16 Francis Ponge, Au lecteur, Oc., T.I!, p.565.
17 Bernard Veck, Francis Ponge: une potiquede lagense: de l'exhibitiondes brouillons
l'inventiond'ungenre, Genesis, 12, 1998, p.19.
54
indices flagrants de ses intrts pour la peinture et pour les problmatiques esthtiques en
gnral. On connat l'admiration de Ponge pour Georges Braque et Pablo Picasso. Selon une
anecdote bien connue, Ponge aurait ressenti un sanglot esthtique
l8
la vue d'un tableau
de George Braque. Cette scne s'apparente celle de La Mounine , la vue du ciel
voil, o Ponge s'interdit d'en rester la simple motion; il lui faut donc l'organiser et en
trouver un usage. Or ici, ce n'est pas l'exprience qui organise l'expression, mais
l'expression qui organise l'exprience
l9
. Suggrer que l'objet se suffit lui-mme et qu'il
est une pure prsentation relve videmment de l'idalisme. Il est possible de se dgager de
cette position si on replace la lecture des tableaux dans un cadre o les jeux de langage
interagissent avec eux. L'amplitude des usages de l'expression langagire permet des
interprtations singulires qui n'ont de sens que dans un contexte prcis et qui s'cartent de
tout absolu. La critique d'art Christiane Poggi traite cette problmatique propos du
collectionneur et mcne Daniel-Henry Kahnweiler:
Ainsi, l'oppos des symbolistes pour qui les formes et les couleurs devaient tre les
quivalents des ides et des motions de l'artiste, et pour qui la communication devait
donc se produire naturellement (et universellement), Kahnweiler soulignait la ncessit
de familiarisation exige par une uvre cubiste pour tre dchiffre. Selon ces vues, le
spectateur ne pouvait pas tre affect par l'uvre d'art dans le mode immdiat, non
discursif prconis par les symbolistes. Au contraire, pour Kahnweiler, le spectateur
devait se mettre en devoir de lire.
20
Rosalind Krauss insiste aussi sur l'acte de lecture du tableau qui, comme le texte
littraire, se concrtise par le dcodage de diverses formes symboliques et sociales. Plus
radicalement, Bernard Vouilloux affirme qu'il faut renoncer au logocentrisme que vhicule
l'extrapolation au non linguistique des concepts de signe, de code, et de traduction en les
rservant au langage seue
1
. Autrement dit, les uvres littraires et plastiques ne doivent pas
tre considres comme des donnes esthtiques pures; elles doivent plutt tre vues comme
18 Francis Ponge, Braque ou Un mditatif l'uvre dans Oc.. T.Il, p.79
19 Rosalnd Krauss, Lire Je cubisme , dans Benjamin BuchJoh, (d.),Langage el modernil, Lyon,
Nouveau Muse, 1991, p.95.
20 Christiane Poggi, La structure allgorique du collage de Picasso , dans Benjamin Buchloh, (d.),
Langage el modernit, Lyon, Nouveau Muse, 1991, p.22.
21 Bernard Vouilloux, Langages de l'arl el relalions transeslhtiques, op.cil., p.17-18.
55
des objets qui sont en relation troite avec le monde, qui impliquent et agencent divers faits
smantiques. L'interprtation ncessite donc le dpassement des limites matrielles des
uvres.
Il semble que, trs tt, le travail du pote ait t influenc par les dveloppements
esthtiques lis au cubisme. En effet, la posie de Ponge et le cubisme ont plusieurs
caractristiques communes: le got pour les objets de la vie quotidienne et la nature morte, la
considration de la matire plastique autant que langagire ainsi que la sobrit de leur
traitement. Mais c'est galement au niveau de leurs mthodes qu'ils se rejoignent:
dcoupage, collage, mise en abme, mise en scne des modes de reprsentation. Par ailleurs,
le renouvellement des formes et des mthodes esthtiques constitue une proccupation
conunune au cubisme et la posie pongienne. Tandis que les cubistes souhaitent le
renouvellement de la peinture, qui devait se dlester de tout naturalisme
22
, Ponge veut
s'loigner des formes anciennes en les refondant dans la masse, comme on fait des vieilles
statues, pour en faire des canons, des balles ... puis [... ] nouveau des Colonnes, selon les
exigences du Temps23 . Tout comme les collages cubistes, les crits de Ponge n'ont jamais
abandonn un certain niveau de reprsentation: il ne s'agit donc pas de fonder leur
contestation sur une table rase des valeurs anciennes ni sur une rfutation du monde. Jean-
Marie Gleize explique que, dans une telle situation, l'artiste
ne doit pas se contenter de substituer aux reprsentations anciennes des reprsentations
nouvelles. [... ] l'objet vritable de son intervention n'est pas directement la
reprsentation, l'image, mais la condition de la reprsentation [... ] il travaille modifier
les possibilits de figuration, ce qui suppose [... ] la dformation [... ] du paysage
hrit. Mais une telle opration suppose son tour que soit radicalement dplace l'ide
que l'on se fait de l'uvre, de l'objet artistique lui-mme
24
Dans la Note pour l'diteur qui figure dans le dernier recueil publi de son vivant,
Pratiques d'criture ou l'inachvement perptuel, Ponge crit: Ces esquisses, bauches ou
brouillons sont d'poques diverses, plus ou moins lointaines et traitent de problmes, quant
22 Daniel Marzona, Art conceptuel, Kain, Taschen, 2005, p.9.
23 Francis Ponge, Texte sur l'lectricit dans Oc., TI, p.499.
24 Jean-Marie Gleize, Posie et figuration, Paris, Seuil, 1983, p.168.
56
moi, depuistoujours etjamaisobsessionnels
2s
. En effet,cesobsessionssontprsentestout
au longde l'uvrede Pongeetexposentunedialectique,un rajustementconstantet,surtout,
une vigilance envers toute forme d'illusion. Pendant les annes vingt, Ponge a t
extrmement proccup par une volont d'expression pure, unique et inusite qui seule
rendrait compted'uneadquation parfaite entre la chose exprime et le moyen d'expression.
Face cette illusion, Ponge se trouva totalement dpourvu et impuissant: Mes penses les
plus chres sonttrangres au monde, si peu quejeles exprime lui paraissenttranges. Mais
sijeles exprimais toutfait, elles pourraient lui devenircommunes.Hlas! Lepuis-je? Elles
me paraissent tranges moi-mme26. Par l'crituredes textes qui vont constituer le Parti
pris des choses, Pongerussit, en assumant ladistanceet la diffrenceentre l'objettudiet
le langage, rsister aux paroles toutes faites et prendre les guides du langage, tout en
respectant les rgles et en exploitant leurs possibilits. Ponge dcouvre ainsi la varit des
choses et la varitdes usages qu'offre le langage: Longtempsjereprochai aux paroles de
me duper. prsentjeles en remercie: elles metrompent, etdoncelles me dcouvrent. Sije
suis quelque chose, ma lchet d'abord me confondait elles. Mon effort contre elles, ou
pluttmalgrellesmedcouvre
27
.
Si les textes de Ponge possdent des affinits avec l'art cubiste, c'est avant tout au
niveau des sujets dont ils traitent, c'est--diredes objets les plus communsproposdesquels
chaque personne possde [... ] une ide profonde, la fois nave et complexe, simple et
nourrie[ ... ]purileet pratique;quiplus est, arbitraireetcommune
28
. Parailleurs, Pongese
rclame volontiers de Chardin
29
et de Czanne qui, eux aussi, ont forg leur uvre autour
d'un parti pris des choses. Mais, c'est Braque et Picasso qui traitent ces guitares,
violons,brocsetcuvettes
30
avec le plusd'efficaciten rintgrantle soucide laforme dans
leurs reprsentations. Or, il ne suffit plus, selon Ponge, de se contenter d'une simple
prsentation d'unobjetdontlesensnetiendraitqu'aucontenu: Ons'intresseau contenu,
25 Francis Ponge, Pratiquesd'crituresou l'inachvementperptueldans Oc., Til, p.999.
26 FrancisPonge, Dramede ('expression, dansOc., TI, p.175-176.
21 Francis Ponge, Introductionau "Partipris deschoses" dansOc. Til, p.1033.
28 Francis Ponge, Braque leRconciliateur, dans Oc., TI, p.133.
29 Voir HonunageChardin in Pages d'atelier 1917-1982, Bernard Beugnot(d.), Paris, Gallimard,
2005.
30 Francis Ponge, BraqueleRconciliateurdansOc., TI, p.131.
57
et pas du tout la forme. Je pense que c'est une absurditJI. 11 devient alors impratif
d'interroger radicalement les techniques et les mobiles de l'expression afin de les mettre en
scnedans l'uvreet, ainsi,questionnerleurstatut. PourJacques Morizot:
Picasso entreprend de dconstruire ['identit hrite du XIXe sicle non pas en
s'attaquant aux mcanismes apparents de la reprsentation (comme le fera
l'abstraction) mais en fabriquant une image dont la fonction est d'articuler des
substitutsopratoiresdecedispositif.
S'il semble juste d'affirmer que le cubisme a effectu une opration de
dconstruction, Morizot fait la partdes choses en la distinguant de l'entreprise de rduction
pratique par plusieurs peintres des dbuts de l'abstraction: Malvitch, Kandinsky et
Mondrian notamment. Tout en tablissant des distinctions entre les formes de peinture
abstraite, on peut sans quivoque soutenir que ['entreprise de rduction de l'abstraction
picturale tait anime par une qute de puret et d'essentialisme
32
Dans cette tentative de
dtachementcompletdu monde commerfrence, l'artestorientversdes considrationso
l'absolu, l'abandon de l'extriorit et la qute d'une spiritualit intrieure font des uvres
une mtaphore rvlatrice d'une vrit fondamentale. Pour Jean-Pierre Cometti, cette
mystique est le lieu o le langage s'abolit comme langage ou l'art comme art en devenant
signe de ce qui lui chappe et rclame ce titre un langage qui ne soit plus langage ou
peinturequi arenonc lapeinture
JJ
. Il poursuitsacritiquedu mysticismeen affirmantque
sans un tel lan [... ] il n'y aurait probablement pas eu d'abstraction- il [... ] semble que
c'estl'unedeschosesqui sparefondamentalement les pionniersdel'abstractiondespeintres
cubistes[... ]J4 .
En effet, le cubisme s'est rapidement avr une entreprise radicalement ancre dans
le caractre concret de l'art, rivalisant ainsi avec toute forme d'illusion, qu'elle relve de la
pense ou qu'elle soit picturale, ets'imposantvolontairementdes limites. Pongesouligne,
la suite de Braque, l'importance des lois qui forment la nouvelle rhtorique artistique:
31 Francis Ponge, Textes hors recueildans Oc., T.JJ, p.1422.
32 Jean-PierreCometti,dans L'art sans qualits (op. cil., p.28-36) exposecetteproblmatique.
33 Ibid.. p.37.
34 Ibid., p.23.
58
"J'aime, dit Braque ds 1917, la rgle qui corrige l'motion,,35 . Ainsi, le cubisme
analytique rompt avec le tournant infonnel et trouble de l'impressionnisme; ce faisant, il
radicalise le projet constructiviste de Czanne. Tout comme ce dernier, Braque et Picasso
rduiront leurs moyens de reprsentation aux formes gomtriques de base, mais en les
utilisant d'une faon beaucoup plus svre et prcise afin de rompre avec l'idal de
l'expression personnelle et authentique. Il ne s'agira plus, pour eux, de reprsenter la nature
et ce qui est vu d'une faon objective, mais plutt d'exploiter les nombreuses possibilits des
conceptions de la reprsentation et ce, en respectant les conditions qu'impose le support,
c'est--dire sa bidimensionnalit et sa planit. Davantage conceptuels que
phnomnologiques, les tableaux du cubisme analytique prsentent une fragmentation qui
articule diffrents axes sur un mme plan, mais qui n'est cependant pas le rsultat d'une
illustration synchronique de toutes les facettes d'un objet. Cette fragmentation est plutt
l'affinnation de la planit du tableau et de sa diffrentiation en tant qu'objet du monde qui
possde une organisation smantique caractristique; le tableau cubiste actualise donc une
rupture avec l'illusion de l'organisation mentaliste de l'espace propose par la perspective et
remplace la convergence vers un point unique par la multiplicit des repres dans l'espace.
Cette opration de dtrompe l'ie
6
propose donc l'quivalence entre les constituants de
l'image qui relativise leurs usages et leurs portes symboliques. L'abandon progressif du
paysage, mode de reprsentation trop associ la profondeur et au point de fuite unique, est
un autre des fcteurs dtenninants dans la mise en vidence de la frontalit picturale. L'objet
commun et le portrait, en plus de rompre avec les sujets mythiques et idaux de la peinture,
taient prsents complets, en un seul plan, et semblaient plus adquats l'affinnation de la
planit du tableau et plus propices la variation. Le cubisme proposait ainsi une avance
importante dans l'exprience du quotidien et son implication dans le temps et l'espace. Ponge
va dans ce sens en affinnant :
(00'] je me demande pourquoi une nature morte peut nous mouvoir autant qu'un
paysage, ou qu'un portrait. C'est parce que la place des objets, c'est l'espace. La place
35 Francis Ponge, Braque-dessins dans Oc., TI, p.587.
36 Jacques Morizol, In/erfaces. Tex/es e/ images. POlU' prendre du recul vis--vis la smiotique, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2004, p.27.
59
des objets dans l'espace est en quelque faon prophtie de notre destin dans le temps (... ]
C'est pour a qu'une nature morte (... ] peut-tre mouvante comme significative.
J7
Si Ponge ne s'est jamais considr comme un peintre de bataille mais plutt
comme un peintre de nature morte
J8
, c'est qu'il considre la varit de la vie ordinaire et
des objets communs comme une valeur esthtique autant qu'thique ou morale; ainsi par :
[ ... ] leur faon d'encombrer notre espace, de venir en avant, de se faire [... ] plus important
que notre regard, le drame (la fte aussi bien) que constitue [l]eur rencontre, leur respect, leur
mise en place, [v]oil un des plus grands sujets qui soient
J9
. Ponge met aussi de l'avant son
refus de l'illusionnisme et de toutes les fonnes d'idaux en mme temps qu'il fait l'loge de
la matrialit. Son Parti pris des choses sera en quelque sorte un manifeste implicite contre
l'idal potique caractris, d'un ct, par l'illusion de la connaissance unilatrale, et de
l'autre, par la croyance en une expressivit subjective:
Renonant me modifier moi-mme, ni d'ailleurs les choses,- renonant galement me
connatre moi-mme, sinon en m'appliquant aux choses. Me formant du monde une
image, des notions pratiques. L'on ne me cOlUlatra, l'on n'aura une ide de moi que par
ma coquille, ma demeure, mes collections; ou plutt, car ce sont des annes, mes
panoplies. Par l'accent de ma reprsentation du monde.
40
Considrant que ses uvres sont, tout comme les tableaux cubistes, des objets qui se
dploient dans l'espace et dans le temps, Ponge prfre reprsenter des objets communs dont
la varit ruine la hirarchisation du coup d'il ainsi que le sentiment de nostalgie envers un
tat idal impossible atteindre: La notion d'infini nat de l'infinnit de la vue [... ] Le
besoin, la nostalgie d'infini, c'est le dsir d'y voir trouble. Pourquoi exalter cela? Il faut au
contraire s'en dfier [... ]41 . Comme Braque et Picasso, Ponge se mfie de la profondeur et
de l'absence de limites ou de rgles: lorsqu'il est en auto avec des amis et qu'ils
s'exclament sur le paysage, [il] se paye le luxe, in petto, de reporter soudain [son] regard sur
le poignet du chauffeur ou sur le velours de son sige [... ]42 .
37 Francis Ponge, ExtrailS d'un entretien avec M. Spada en 1979, Textes hors recueil dans Oc., T.ll,
2002, p.1432-1433.
38 lbid., p.1434.
39 Francis Ponge, De la nature morte de Chardin dans OC.,T.ll, p.664.
40 Francis Ponge, Introduction au "Parti pris des choses" dans Oc., T.ll, p.1033.
41 Francis Ponge, L'homme grands trailS dans Oc., T.l, 1999, p.617.
42 Francis Ponge, De la nature morte de Chardin) op. cil., p.663.
60
Tempsetespace
Bernard Vouilloux, dont les ides seront ici reprises et commentes, observe dans
quelques textes de Ponge une certaine ambivalence quantaux liens entre peintureetcriture
etil remarque une tendancedu potesous-estimer le potentiel significatifde lapeinturepar
rapport l'criture; il Yauraitdonc chez Ponge undiscours qui isolerait les pratiques dans
leur spcificit propre et qui condamnerait tout change entre elles. Or Ponge affinne que
[I]a principaledamnation de la peinture est [... ] d'tre statique, fixe jamais, immobile;
de tout dire entermes d'espace et de nerien exprimer du temps, c'est--direde la catgorie
majeure, quoi se rapporte la vie
43
Pour lui, l'art littraire est l'artpar excellence et
[I]es grands crivains sont nettement au-dessus des grands peintres et des musiciens parce
que la parole est plus importante que toUt.
44
. Cette damnation apparat comme une
qualit propre et limitative laquelle une pratique doit se rsoudre. Parce que l'espace
contraint la peinture et que le temps contraint l'criture, Ponge se dfie des limites de la
premire mais s'accommode et vante les vertus de la deuxime. Pour Bernard Vouil1oux, le
traitement de l 'horizontalit et de la verticalit est respectivement associ, chez Ponge,
l'espace et au temps. Du pointde vue de Ponge, l'approcheexclusivementhorizontale de la
peintureesttrs limitative,carelle laissede ctle dynamismeet les processusd'avancement
que le temps et la verticalit impliquent. Letexte LaFabriquedu pr exploite la tension
entre l'horizontalit, qui voque la platitude et la mort, et la verticalit, qui symbolise le
processus de rgnration naturelle qui se prpare dans le temps: Dieu merci, nous ne
sommes pas qu'un peintre et nous avons autre chose dire du pr que [... ] de brosser,
d'taler,d'tendrebienplat, bienunimentplat, {unecouche, 1 une nappe} tenduedevert
[...t
5
. Toutefois, dans LaTable, le rapport des deux axes est plus conflictuel car ils
semblents'annulerl'unet l'autreet former un plan tout fait platet opaque. Ponge observe
43 FrancisPonge, DeuxtextessurBraquedansOc., T.Il, p.67.
44 Francis Ponge, Entretiens 1984-1987dans Oc., T.Il, p.1436.
45 Francis Ponge, LaFabriquedu PrdansOc., T.Il, p.469.
61
d'abord le renversement du plan: LaTableest [... ] le renversementd'arrireenavant[... ]
dumur, samiseenpositionnonplusverticalemaishorizontale(obliqueen ralit: comme le
billard de Braque est cass de l'horizontale en verticale oblique)46 . Le mur et la table
deviennentensuitedeuxplansqui s'articulentautourdesdeuxaxes:
L'homme pench sur son critoire (moi gnralement je l'lve quasi verticalement
mes yeux) a pourtant l'impression qu'il dresse quelque chose pour barrer, limiter son
horizon. Chaque ligne comme une barrire ou une range de pierre [ ] dont les
successions (horizontalessurhorizontales) - constituera le mur, lapage crite 47 .
La diffrence entre le mur et la table rsulte des tapes de leurconstruction; tandis
que le mursebtitde bas en haut, LaTables'critdehauten bas : le murc'estlapage
nue, blanche [... ] l'crit est fait pour nier, annuler (de haut en bas), rayer, dtruire le mur,
transformer le muren ouverture [... ) L'crittransformerait le muren fentre [... t
8
. Ponge
exploiteencoreici, d'unefaon singulire, unepotiquedelatransparencemaiscelle-ci reste
toutefois problmatique. Proposant de transformer le mur en ouverture, Ponge suggre
aussi un retour la profondeuret la perspective. Par ces diffrents propos surla structure
spatiale et temporelle de l'criture, Ponge s'inscrit, peut-tre malgr lui, dans les dbats
prdominants concernant les problmatiqueset les enjeuxde lapeinturemoderne. certains
gard,sespropos dmontrentquelques affinitsavec lapensedeClmentGreenberg
49
dont
l'approche formaliste a ttrs directivedans les dbats et dans laproduction. En effet, pour
Greenberg, chaque pratique devrait tendre vers sa spcificit en effectuant une synthse de
ses caractres essentiels ; dans un cadre de critique interne de la pratique, l'objectif
tlologiquedelapeintureestdemettredel'avantsaplanitetdeproposerun champvisuel
unique et instantan. Cette lecture de l'art comme avance historique linaire impose des
uvres tautologiques qui ne se rfrent qu' elles-mme et qui se dbarrassent de tout
fonctioIUlement symbolique qui renvoie l'extrieur. Autrement dit, il s'agit d'une
thorisation de l'art qui doit tre assume une fois pour toutes. Cependant, les aspirations
46 Francis Ponge, LaTabledans Oc., T.11, p.932.
47 Ibid.
48 Ibid., p.933.
49 Voirentreautre ClmentGreenberg,Art et culture, Paris, Macula, 1988,301 p.
62
thoriques de Pongeet de Greenberg nesontassimilables qu'un niveau superficiel: Ponge
ne tente pas de fonder une spcificit et une homognit des pratiques respectives, mais il
propose plutt d'effectuer des rapprochements entre celles-ci tout en mettant l'accent sur
leursdiffrences effectives:
[p]ourPonge, il nes'agitpas tant d'opposer,surle critredeleursconditions formelles a
priori, des pratiques substantialises en arts (la Musique, la Posie, la Peinture) que de
distinguer, sur le critre d'options formelles a posteriori, des pratiques, temporalisantes
ouspatialisantes,interneschaquedomaineartistique
5o
.
Tandis que chez Greenberg la damnation de la peinture est la condition de son
existence, c'est--direqu'elledfinitapriori cevers quoi lapeinturedoittendre,elleest, chez
Ponge, relativise et retourne en mrite: une uvre peut transgresser les contraintes
smiotiques rgissant son mdium
s1
. Ponge souligne d'ailleurs que, selon lui, Braque est
parvenu non seulement contourner la ( damnation spatiale mais galement inclure une
dimension temporelle dans ses tableaux et dessins. Or, ce que Vouilloux veut dmontrer,
c'est que les propos de Ponge sur l'art ne peuvent pas tre rduits une thorie gnrale
adaptabletous les autres textes. Ils tendentun usagecirconstancieldes donnes des autres
pratiques,c'est--direun traitementquiparticipeunerhtoriqueuniqueparobjet. Pour
se dtourner de l'aspect purement formaliste des dimensions spatiales et temporelles, il faut
viterde les considrercomme les conditions primaires detouteproduction et les considrer
plutt comme des donnes relatives qui entrent dans les processus de signification
circonstanciels. Pour Ponge, la signification est cette troisime dimension du mot, qui lui
donnesonreliefetson poids [... ]52 . Ellenedoitcependantpas tre considrecommeune
donnepurementabstraite, hors des contextesd'nonciationmaisdoitpluttimpliquer tous
les effets de densit, d'tendue, d'paisseurque lui confere la diachronie
s3
. Cette faon de
placer la signification sous le signe de l'indtermination donnera une densit et une
profondeur l'uvre. Toutefois, la lecture de cette profondeurne se fonderapas surun seul
50 Bernard Vouilloux, Un art de la figure. Francis Ponge dans l'alelier du peintre, op.cil., 1998, p.144.
51 Ibid., p.145.
52 Ibid., p.149.
53 Ibid., p.15.
63
point de fuite, mais fonctionnera de manire tensionnelle par une srie de survols qui, se
relanant les uns les autres, inscrivent son mouvement dans un horizon mouvant, flottant (si
bien qu'il n'y a pas une ligne d'horizon, mais plusieurs)54 .
L'indtermination rfrentielle
Dans un texte consacr aux collages cubistes de Picasso, Rosalind Krauss explique que
[n]ous assistons aujourd'hui aux dbuts d'un art post-moderniste; c'est--dire revendiquant
une conception de la reprsentation pleinement problmatise, conception selon laquelle
nommer (reprsenter) un objet n'est pas ncessairement le convoquer puisqu'il peut ne pas y
avoir d'objet (originel)55 . Pour elle, l'absence du rfrent (ou du signifi) et
l'indtermination sont garantes d'un processus pluriel de reprsentation qui s'loigne du
positivisme smantique, du mimtisme et de l'identification univoque d'une uvre. Bien que
ce soit l'poque dite post-moderne que cette problmatique se soit pleinement
dveloppe, il demeure que pour Krauss, ce sont les collages cubistes qui, un demi-sicle
auparavant, ont donn le ton une nouvelle esthtique en intgrant un questionnement sur les
motifs de la reprsentation au sein mme des uvres afin de se dgager d'une simple pratique
formelle propos d'une rfrence dfinie. Tout comme les collages, les textes de Ponge
semblent s'tre dfaits de l'exigence d'un art qui n'actualise sa signification que par une
relation unilatrale la rfrence: [... ] ce n'est pas tellement l'objet (il ne doit pas
ncessairement tre prsent) que l'ide de l'objet, y compris le mot qui le dsigne. Il s'agit de
l'objet comme notion56 . Cette conception de l'objet laisse ouvert un immense champ de
traitements possibles que Ponge qualifie d' un certain cynisme de relations
57
o l'objet
vritable de [l']intervention n'est pas directement la reprsentation, l'image, mais les
conditions de la reprsentation, [... ] les "figures,,58 . Ainsi, par le travail critique des modes
de reprsentation, Ponge s'loigne d'une approche nominaliste et idaliste de l'objet et opte
pour un usage polysmique des rfrents. ce sujet, Krauss met le lecteur en garde contre
54 Ibid.
55 Rosalind Krauss, Au nom de Picasso dans L'Originalit de l'avant-garde et autres mythes
modernistes, Paris, Macula, 1993, p.195.
56 Francis Ponge, Mthodes dans Oc., TI, p.531.
57 Ibid.
58 Jean-Marie Gleize, Posie et figuration, op. cit., p.168.
64
['ide trop rpandue selon laquelle les signes qui constituent une image possdent des
rfrents mais pas de sens
59
, c'est--dire qu'ils ne procdent que selon le principe
d'identification stricte qui fixe le sens. Krauss donne quelques exemples de cette exigence
d'identit des signes propos des collages cubistes dont l'tablissement d'une corrlation
unilatrale entre une couleur et un nom propre ou un caractre et la restitution d'un mot
partir d'un fragment. Pour Krauss, le collage cubiste est un arrt de la qute d'identit comme
promesse de sens pour se diriger vers une ouverture la polysmie et l'indtermination
rfrentielle.
Si on se fie aux concepts correspondants en philosophie du langage, les qualificatifs
analytique et synthtique du cubisme aident comprendre l'impact smantique du
brouillage identitaire. Tandis que l' analytique correspond une formulation logique et
tautologique dont le fonctionnement n'entretient aucun lien rfrentiel avec celui du monde,
le synthtique se base sur l'exprience sensible et empirique par rapport la rfrence.
Cependant, selon la critique de Quine concernant ces deux modles, il semble impossible de
justifier l'appartenance d'une proposition l'un ou l'autre. Pour Quine, il s'agit d'une
rduction, car des deux cts on trouve une aporie o les significations des expressions
d'un langage sont spcifiables une par une, travers ces connexions linguistiques ou extra-
linguistiques
60
. Quine affirme plutt que la signification s'tablit selon une tension entre
les deux modles qui rend incertaines les bases d'tablissement du sens et qui dlgitime
toute thorie d'arrire plan
61
. cet gard, Jacques Morizot affirme que le collage cubiste
s'organise partir de mouvements antinomiques, en attnuant la distance entre le rel et ses
reprsentations pour ensuite la ractiver. Le tableau Nature morte la chaise canne,
premier collage de Picasso, propose une illustration exemplaire de cette dynamique qui
s'tablit entre rel et reprsentation. Sur un fond de forme ovale, Picasso allie des formes
peintes par plans aux lettres JOU qui semblent tablir un lien avec la ralit extrieure
mais dont le sens, cause de sa fragmentation, reste incertain (il pourrait s'agir de jour,
59 Rosalind Krauss, Au nom de Picasso , op. cil., p.184.
60 Diego Marcof, Indtennination de la signification et de la rfrence , La philosophie du langage
au Xxe sicle, 1997, en ligne, Paris, http://www.lyber-eclat.net/lyber/marconi/24.html#28. consult le 3 dcembre
2006.
61 Ibid.
65
journal, journe, etc.) ; il insre aussi une vritable toile de cire sur laquelle il imprime le
motifdu sige d'une chaise canne qu'il recouvre partiellement de deux traces de peinture.
Le tableau est en outre encercl d'une corde qui rompt avec l'encadrement traditionnel et
donne l'image un statut d'objet et non plus celui de simple reprsentation. Or, ce type de
composition qui fait alterner des procds mimtiques avec de lavraie matire provoque
unetension etproblmatiseles liensentre la rfrenceetlesens etromptavec unelogiquede
la dsignation. Selon Jacques Monzot, les collages sollicitent la totalit des proprits
matrielles [...] [et] privilgient l'effet de rsonance autoris par le choix de syntagmes
incomplets
62
. Ces rsonances se produiront aussi entre les tableaux eux-mmes, certains
faisantcho unsignemais parle biaisd'unematirediffrente, ce qui nedonnedoncpasle
mme effet. Par exemple, dans un tableau de Braque, le faux-bois peut rester du faux-bois
tandis que dans un tableau de Picassocefaux-boisjouerale rled'unfaux tissu. PourQuine,
l' attribution absoluede significationsou de rfrence, estdnuede sens "cequi adu sens
c'estdedirecomment une thoried'objetsestinterprtable ou rinterprtable dans un autre
etpointde vouloirdirecequesontles objetsd'unethorie,,6J . Desonct,RosalindKrauss
confirme la pertinence de l'ide d'indtermination de la signification l'aide des concepts
d' absence rfrentielle et de diffrence des signes. Elle rappelle d'abord la relation
qui existe entre le signifiant, considr comme constituant matriel du signe, et le signifi,
qui remplace le rfrentabsent:
que les termes de la reprsentation soient fonds sur l'absence [... ]nous met en garde
contre la perversionque constitue toute conception du signe comme tiquette. En effet,
l'tiquette ne fait que redoubler, en lui donnant un nom, une prsence dj matrielle.
En revanche, le signe, dpendant plus de l'absence que de la prsence, rsulte de
l'association du signifiant et d'un concept immatriel, association laquelle peut ne
correspondre[...]aucun rfrent
64
.
C'est plusieurs niveaux que les collages cubistes ont pu se dfier des rapports
rfrentiels bass sur une identit stricte. Base sur la rutilisation arbitraire de codes
conventionnels et d'objets communs, le collage est une pratique reprsentative qui se
construit par la juxtaposition de matriaux de natures diverses qui rompt avec
62 JacquesMorizot,op.cil., p.27.
63 Ibid.
64 Rosalind Krauss, AunomdePicasso, op. cil., p.190.
66
l' isomatrialit
5
de la peinture; en mettant en question l'identification de la peinture
comme genre dfini, ceci cre une tension qui se situe entre l'appartenance , et le dcalage
vis--vis de l'univers pictural
66
. Par ailleurs, l'utilisation de matriaux prfabriqus et
utiliss tels quels relativise l'importance du savoir-faire et la virtuosit de l'artiste en plus de
rduire radicalement les traces d'expression personnelle et de subjectivit. Il ne s'agit donc
plus de trouver la cl d'un tableau dans une quelconque connotation symbolique subjective
mais plutt dans la pluralit des usages du langage et des figures qui sont communs tous.
tant donn que plusieurs fragments d'un tableau comportent dj une connotation
smantique, la lecture des collages se fait davantage sur le modle de la rsonance o
l'incompltude laisse ouvert un champ d'articulations possibles. Jean-Pierre Cometti y voit
une libre circulation des "qualits" [... ] s'y dployer selon des usages qui sont tantt ceux
de la conjugaison, de l'accumulation, du pli ou du dpli et plus gnralement de la
dliaison
67
. Cette abolition identitaire de l'art repose galement sur la rduction des thmes
qui peuvent se rsumer des natures mortes, des scnes de cafs et des instruments de
musique. En adoptant certains thmes parmi les plus classiques de l'histoire de la peinture,
les collages cubistes abandonnent toutefois tout souci humaniste et toute responsabilit envers
la reprsentation de l'expressivit humaine. Le fait de considrer le thme non plus comme la
chose rvler ou illustrer adquatement mais plutt comme quelque chose d'opposable et
de diffrent donne l'art visuel la possibilit d'exprimenter divers modes de reprsentation
et d'accentuer la tension entre la matrialit plastique et la suggestion d'un rfrent
indtermin. Ainsi, c'est le thme le plus banal qui se prte le mieux une pratique de la
variation gnralise 68 .
Par l'abolition des repres qui dfU1issent la peinture classique, les collages cubistes
se donnent aussi comme des propositions matrielles difficiles fixer. En effet, ils agencent
des fragments d'objet, avec des segments langagiers et des reproductions faites la peinture
l'huile. La pratique de la juxtaposition de fragments provenant de diverses sources matrielles
et techniques ainsi que l'occupation entire et htrogne de l'espace provoquent un
65 Jacques Morizot, op. cil., p.27.
66 Ibid., pAO.
67 Jean-Pierre Cometti, L 'arl sans qualils, op. cil., p.39.
68 Jacques Monzot, op. cil., p.28.
67
dcentrement de l'image. Cette technique a pour effet de rendre difficile l'identification
intgrale d'une scneou d'unobjet qui s'effacedevant une loi d'accumulation qui tend
s'imposer pour elle-mm
9
. Or, ce n'est pas seulement sur l'tendue que se prsente
l'accumulation, carelles'effectueen outreparsuperpositiondes matires; cettemthodequi
utilise des enchssements et des mises en abme est en bOIUle partie responsable des effets
smantiques polyphoniques. Chaque fragment s'imposeen tant que forme diffrentielle sans
pour autant tre isol des autres ; au contraire, par l'articulation de la forme et du sens,
chaquelmentestinter-reli, donnantainsiuntableausadynamiquepropre. PourKrauss,
chaquelmentest, de faon totalementdiacritique, la fois une instancede la ligne
etde la couleur,de la fermetureetd'ouverture,de la planitet de la profondeur.
chaque signifiantcorrespond une dyade de signifis formels; on peut dire que si les
lmentsdu collage cubiste dterminent bien des ensembles de prdicats, ceux-ci ne
sont pas limits aux proprits des objets et renvoient par extension au calcul
diffrentielquiestaucurducodeformel de lapeinture
7o
.
La superposition partielle de plans colors, de dcoupures de journaux, de dessins
servent, tout comme dans la fragmentation du cubisme analytique, mettre de l'avant la
planit du support afin de mettre en scne le processus de reprsentation. Mais cette
technique provoque aussi un recouvrement des formes qui cr des sauts ainsi qu'une
discontinuit visuelle, mais qui suggresurtoutuneabsencequi ajoute une autredimension
smantiqueaux dOIUles matriellesde l'uvre. Cetteabsenceentraneunetension,voireune
contradiction avec l'exigence de frontalit. La superposition des plans suppose la fois
l'expositiond'unepartiede lamatireetla dissimulation d'autressegments, ce qui implique
une dimension deprofondeur. L'irrgularitainsi que le nombre des chevauchements etdes
formes caches rfutent l'ide d'un point de fuite unique et celle d'une identit picturale
homogne: l'absence est signe de pluralit et non pas de manque. Il ne s'agitdonc pas de
reconstituer l'image par l'identification des morceaux manquants ; il faut plutt voir
comment l'absenceagitdans la constitutiondu tableau. L'actedesuperposition n'estpas un
retour aux techniques mimtiques et illusioIUlistes mais une mise en scne de leur
limination. En effet, la suggestion de la profondeur picturale est la reprsentation de son
69 Ibid., pA3.
70 Rosalind Krauss, AunomdePicasso, op. cit., p.193.
68
absence et du processus de production de l'uvre, et ce autant au niveau matriel qu'au
niveau conceptuel:
Tout nouveau plan, une fois coll sur son support, opre l'intrieur de l'uvre une
littralisation de la profondeur puisqu'il repose de fait devant ou par-dessus le
champ ou ['lment qu'il cache dsormais partiellement [... ] le champ du collage
s'ouvre au jeu de la reprsentation, le support cach remontant la surface du plan
qui le recouvre tel un fac-simil miniaturis. L'lment du collage ne cache le plan
du fond que pour mieux le reprsenter: s'il est la littralisation de l'opposition
figure/fond, c'est en tant que figurant le champ qu'il occulte de manire littrale.
71
En assumant cette contradiction d'ordre plastique et conceptuel et en effectuant leur
mise en vidence dans le processus de constitution des images, les collages de Picasso se
dtournent de l'effet de trompe-l'il et d'illusion. De cette faon, les propositions
smantiques et plastiques ne s'effectuent jamais par le seul biais de la positivit ; elles
impliquent d'emble leur ngation. Or, la fragmentation, l'accumulation et la dispersion
propres la pratique du collage actualise du mme coup les signes et le processus de
production des oeuvres en mettant davantage l'accent sur la transparence et la littralit de
celles-ci.
la manire des collages cubistes, les objets-textuels de Ponge proposent diffrents
plans qui se croisent et s'loignent, sans jamais se fixer. En effet, chaque proposition se
justifie par la prsence d'une autre et l'atticulation textuelle ne peut que fonctiormer par
tension smantique; l'attachement une positivit s'avre donc limitative. En outre, les
textes de Ponge fonctiorment sur un mode ouvert que leur confrent l'absence et
l'immatrialit rfrentielle annonces par une titrologie qui semble directrice et restrictive
mais qui est en fait ouverte tous les jeux de langages possibles. Pour Thomas Aron, la
potique de Ponge consiste retourner l'infirmit rfrentielle [en] un pouvoir
rfrentiel
72
. Comme chez les cubistes, les qualits identitaires gnralement admises sont
transgresses. Dans la production des objets textuels pongiens,
71 Ibid.
72 Thomas Aron, L'objet du texte et le texte-objet. La chvre de Francis Ponge, Paris, Les diteurs
Franais Runis, 1980, p.117.
69
les proprits du langage [...] sont prcisment celles qui brouilient et gnent la
rfrence [...]Bien loin doncd'ignorerles dfaillancesrfrentiellesdu langage ou son
trop plein, loin de les dissimuler ou de les masquer, il s'agitpour o n ~ de les rendre
manifestes, de les donner pourtels. ce prixseul le textedevientobjet. 3
Ainsi, par une srie de procds arbitraires dont les figures et les caprices du
signifiant, les calembours, lestymologismes, les hsitationset lessuperpositionsdusens
74
,
Pongeparvientdes textesquidbordentles lieuxcommunspourentrerdansunedynamique
du bonheur d'expression o l'objet jubile, sort de lui-mme
75
. Ponge sera trs tt
sollicit par les implications de cette dynamique. Ds 1919, influenc par Mallarm, il
affirmeson got pour la multiplicit des significations et, surtout, pour la matrialit et la
diffrentiationdessignes:
draperies des mots, assemblage de l'art littraire [... ] grce vous [... ] on peut me
comprendre [... ] [c]oncentrez, dtendez vos puissances [... ] Que l'improprit des
termes permettentune nouvelle induction de l'humain parmi de signes dj trop dtachs
de lui et trop desschs, trop prtentieux, trop plastronnants [... ] qu'on ne puisse croire
srement nulle existence, nulle ralit, mais seulement quelques profonds
mouvements de l'air au passages des sons [...] CARACTRES, objets mystrieux
perceptibles par deux sens seulement [... ] je veux vous faire aimer pour vous-mmes
pluttquepourvotresignification. Enfinvousleverunecondition plus noblequecelle
desimplesdsignations.
76
Toutefois, ce ne sera qu'en dveloppant le modle du texte ouvert, dans les
annes quarante, qu'il parviendra actualiser ses intentions. Comme le cubisme analytique
qui avait atteint ses limites et dont la pratique montrait un fonctionnement de plus en plus
clos sur lui mme, le modletextuel du Partiprisdes chosessemblaitrestreintpar ladensit
de ses mcanismes. En effet, le travail de Ponge tait alors guid par un modle
d'achvement formel et de monumentalit qui discrditait toute forme fuyante ; c'est du
moinscequ'ilsuggredans Del'eau: [00'] eUe s'effondresanscesse, renoncechaque
instant toute forme, ne tend qu's'humilier [...]77 . S'loignantpeu peu de cetidal du
73 Ibid.
74 Ibid.
75 Francis Ponge, Tentativeoraledans Oc., TI, p.665.
76 FrancisPonge, La Promenadedans nos serresdans Oc., T.I, p.176.
77 Francis Ponge, De l'eau dans Oc., T.I, p.3).
70
texte clos, Pongedira d'ailleurs: j'enai eu assez de faire toujours la mme chose, [ ... ] je
m'ennuie vite, et [... ] ce n'est pas parce que le Parti pris des choses a connu un certain
succs, quej'ai voulu m'enfermer l-dedans
78
. Pour Jean-Marie Gleize, il s'agitbien plus
que d'un changement visant simplement se dsennuyer; il est davantage question d'une
dcisionquivientrompreavec l'idalismescriptural:
L'effort d'expression crit [ ] est pour lui ce geste ou ce travail qui tend faire d'un
mouvement un monument [ ] Mais trs vite, il aperoit le statut utopique (et comme
dangereusement mystificateur) de cette inscription. Qu'il en conserve la nostalgie ou le
dsir (tendant et dynamisant sa pratique), de toute faon il cessera de penser l'criture
commecrit,produitfini, pourl'agir,comme"analyseen acte"[oO.f9.
L'criture deviendra alors pour Ponge une pratique qui ne cherche plus atteindre un
but, mais qui seconstruitettablitsesrglesmesurequel'nonciationse fait. Lerapportdu
texte l'objet ne tient donc plus une exigence de contenance mais un principe
d'accumulationd'noncso les sauts, les rptitionsetles dviationstmoignentd'unemise
en forme qui s'effectue au cours de la cration des connexions et des croisements
smantiques. Le texte ne tend donc plus correspondre un modle formel prcis, car il
gnresapropresingularit.
Le rgnevgtaletle carnet,objetsdel'inachvement perptuel
Lepassagedu texteclosau texteouvert nes'estcependantpasproduitd'une
faon linaire et volutive. Avant les manifestations assumes qui figurent pour la premire
fois dansLa rage de l'expression
8o
, Pongecultive le germede l'analyseen acteds 1936
dans le texte Faune et flore publi dans le Parti pris des choses. Par sa longueur, ses
nombreuses sections et coupures, ce texte propose un cart vident par rapport d'autres
textesdu recueil qui sontplusCOUltS, homognesetachevs.Danscenouveaurgimetextuel,
lesvgtauxallgorisentlemouvementdutexte:
78 Philippe Sollers, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op.cit., p.120.
79 lean-MarieGleize,Posie et figw'ation, Paris, op.cit., p.158.
80 Bienque publien 1952, La Rage de "expression contientdestextesquiontt critsauparavant
dont Notes prise pourunoiseauen 1938, La Gupeen 1939,Le carnetdu boisde pinsen
1940, Bergesde la Loire, Le Mimosa, La MounineetL'illeten 1941.
71
pas d'autre mouvementen eux que l'extension [ils] n'ont rien de cachpoureux-mmes,
ils ne peuventgarderaucune ide secrte, ils sedploiententirement, honntement, sans
restriction.
Oisifs, ils passent leurtemps compliquerleurpropre fonne, parfairedans le sensde la
plus grandecomplicationd'analyse leurproprecorpsSI.
Par la suite, les nombreux textes consacrs au rgne vgtal
S2
partageront frquemment
unepotiquedel'inachvementperptuel, en articulantvariations, rptitions,corrections
et reprises et en concrtisant ainsi l'intentiondePonge de montrer la totalit du travail fait
propos d'unobjet.Cetabandondel'idald'achvementestprsentdans le texteL'opinion
changequantaux fleurs :
Ainsi avons-nous pris ide d'un style de parenthses, ouvertes sans pouvoir tre jamais
refennes,commelesptalesdes fleurs.
(Oui ! Bien sr! Thse, antithse, synthse... Mais pourquoi cela nous suffirait-il ?
Pourquoi ne pas y ajouter [... ] hypothse? Puis, quelque autre jour, hyperthse ? Et
encore- cefut notrepasd'aujourd'hui- parenthse,
la laissantouvertejamais ... S3.
Si le vgtal est devenu le nouveaumodlescripturaf, c'estqu'il sedpliel'il
etque, parsonprocessusdecroissanceorganique, il juxtaposelavariabledutemps cellede
l'espacetoutendployant progressivementune forme significativeconcrteetspcifique. Le
vgtal transgresseainsi l'unicitdes axes vertical ethorizontalens'ouvrant la multiplicit
des lignes defuite qu'offrent les obliques
84
: Le temps desvgtaux se rsout leurespace,
l'espace qu'ils occupent peu peu, remplissant un canevas sans doute jamais dtermin.
[... ]Commeledveloppementdecristaux: unevolontde formation, etuneimpossibilitde
se former autrement que d'une manire
85
. La formulation en acte est donc la
consquence d'une position philosophique constante jamais renie, le relativisme
s6
.
81 FrancisPonge,Fauneet Flore, dansOc.,T.l, p.4). Voiraussi le mmoiredeGuylaineGirard, La
fleurcommeobjetpotiquedans l'uvredeFrancis Ponge, UniversitdeMontral, 1992, 121 f.
82 Il faut compterparmi ceux-ciLecarnetdu boisdepins,l'Opinionchangequantauxfleurs,Nioque
del'avanJ-printemps, La fabriquedupr.
S3 Francis Ponge;L'Opinionchangequantaux fleurs dans Oc.,T.Il, p.12l7.
84 Plurielshorizontauxetsingularit(unicit)verticale. Etn'oublions pas, non plus, les obliques:
charpentes,branchescharpentires [...lIbid., p.129.
85 FrancisPonge,Fauneet FloredansOc.,T.I, p.44.
86 Jean-MarieGleize, Posieetfiguration, op. cit., p.159.
72
Toutefois, il ne s'agit pas d'un relativisme bas sur une interprtation subjective mais plutt
d'un relativisme qui agit selon un dcentrement des donnes et qui utilise un langage
arbitraire dont l'articulation tablit des rgles momentanes et interchangeables. Face un
objet, Ponge cherche sa dfinition relative [... ] l'oppos d'un analogisme tendant
l'unification
87
. S'il y a une valeur de vrit dans les textes de Ponge, c'est qu'elle se
prsente telle quelle est, d'une faon qui lui est propre, talant toutes les contradictions et les
points de convergence et de divergence entre les diffrentes approches de l'objet. La vrit ne
correspond pas la conclusion d'un systme quelconque; c'est du moins ce que Ponge
explique dans un texte consacr Braque:
Aucune vrit autre que relative, relative au temps, l'espace, la condition humaine,
ses ( nos) langages. Oui, finalement, aucune vrit autre que littrale si notre
langage est fait de mots faits de lettres, et d'espaces mis entre les mots et les lettres;
autre que picturale, si notre langage est la peinture. C'est en ce sens que Braque a pu
dire que "la vrit n'a pas de contraire". Bien sr, puisqu'elle est, littralement, ce qui
est crit
88
.
Pour Ponge, les vritables rvolutions se font partir des techniques
d'expression
89
qu'il dveloppe partir d'un support matriel particulier, les carnets
90
, qui
tmoignent de l'effort, des nombreux ttonnements et des interrogations du pote face au
devenir de son criture; il veut en effet dpasser la limite circonscrite par certains textes du
Parti pris des choses. Les carnets conservent les traces de l'acharnement avec lequel Ponge
tente de concrtiser ses intuitions: J'ai travaill tout l't et je travaille encore jusqu' 2 ou
3 heures du matin chaque jour. D'innombrables cahiers, carnets ont ainsi t noircis
d'lucubrations diverses. Rien de tout cela n'est d'ailleurs susceptible d'intresser les gens.
C'est de l'expression ttons
91
. En plus de jouer le rle de support d'criture, les carnets
sont aussi une banque d'archives o l'auteur manie les pices sa guise, pigeant du mme
coup l'homognit fonnelle et temporelle. Le carnet devient le lieu de prdilection de toutes
87 Ibid.
88 Francis Ponge, Braque ou Un mditatif l'uvre dans Oc., TII, p.701.
89 Francis Ponge, Entretiens, 1972-1975 dans Oc., T II, p.1414.
90 Ne se retrouvant pas dans le oeuvres publies de Ponge et ne pouvant tre consults auparavant, le
contenu de certains de ces carnets est maintenant publi dans Bernard, Beugnot, Pages d'atelier 1917-1982, Paris,
Gallimard, coll. Les Cahiers de la NRF , 2005, 415 p.
91 Francis Ponge, extrait de la notice sur La Rage de l'expression dans Oc., Tl, p.1 0 13.
73
les observations et ides, mais galement de la multiplication des perspectives qUI sont
nonces propos d'une multitude d'objets.
Le caractre htrogne des carnets pongiens dmontre l'articulation de l'criture
en acte qui se dplie sans ligne directrice prcise et sans aucun prograrrune potique
particulier. Dans le texte intitul Premire et seconde mditations nocturnes (1940-
41), extrait du Cahier L'incomparable Rose et publi intgralement dans le deuxime tome
du Nouveau nouveau recueil, Ponge note: (... ] il ne faut pas faire de pomes ou de livres
la recherche de sa pense, en construisant sa pense mesure (comme je l'ai presque
toujours fait jusqu'ici). (... ] 92. Les carnets deviendront donc le lieu d'une dialectique
perptuelle de la pense et de l'criture, un work in progress o hsitations et
ttonnements auront comme issue le texte ouvert. La mise au point de cette nouvelle
approche de l'criture n'aura t possible que par un investissement sensible important, une
rflexion rigoureuse et une constante remise en question des acquis concernant les rapports
entre le monde et le langage. Bernard Veck va dans ce sens:
Le statut des notes, brouillons et bauches se trouve lgitim par leur intgration un
systme de pense labor au long d'une existence. La nouvelle pratique littraire
apparat ainsi concrtement comme la manifestation ou Je rsultat logique-consquent-
d'une conception du monde et de l'existence, et non comme l'opportune saisie
d'occasions ditoriales successives: les ouvrages gntiques de Ponge relvent d'une
cohrence qui est son propre , son particulier 93.
C'est en frquentant les ateliers des peintres que Ponge confirme la pertinence d'exhiber
ses dossiers de notes et ses br<?uillons. Les peintres lui permettront aussi d'accentuer son
souci de la matrialit en donnant un sens plus accru, d'une part, l'utilisation des outils de
l'crivain (plume, encre) et, d'autre part, l'aspect physique de la production comme
92 Francis Ponge, Premire el seconde mditations nocturnes dans Oc.. T.Il, p.II77.
93 Bernard Veck, Francis Ponge: une potique de la gense: de l'exhibition des brouillons l'invention
d'un genre in Genesis, Paris, 12, 1998, p.25.
74
pratique. DanssaTentativeorale , alorsqu'ilrpondunequestiondeGeorgesBataille
94
,
Pongeexprimecesdeux ides envoquantdu mmecoupsonexigencedevarit:
(00'] j'airpondu quej'avaisplusieurs insectesen prparation, retourns contre le mur,
comme les peintres ont des tableaux qu'ils commencent, puis qu'ils retournent,qu'ils
reprennent, etc., et qu'il me suffirait de passer au moment voulu (00'] de la gupe
l'araigneparexemple, pourtresrde nepas m'yperdre.
Je pourrais dvelopper aussi, dans le mme sens, qu'il ne s'agit vraiment pas de
contemplation proprement parler dans ma mthode, mais d'une contemplation
tellement active, o la nomination s'effectue aussitt, d'une opration, la plume la
main, quejevois cela beaucoup plus proche de l'alchimiepar exemple (hum !), et en
gnral de J'action (oo.f5.
De la pratique des peintres, Ponge retient avant tout le principe de l'bauche et de
l'avanceconcrtede l'uvredans le temps. Il constatequechaque ajoutde matire devient
une trace qui ne peut tre efface. En peinture, les corrections se font par ttonnements,
accumulations, variations, rptitions ; le travail matriel invalide toute forme idale de
reprsentation o les traces de la fabricationde l'uvre laisseraientplace au contenu comme
seul fait signifiant. Dans Faune et flore , Ponge applique ce principe son criture:
L'expressiondes vgtaux est crite une fois pourtoutes. Pas moyen d'yrevenir, repentirs
impossibles: pourse corriger, il faut ajouter
96
. Dans le texteLe carnetdu Bois depins
consacr l'arbre qui fournit le plus de bois mort
97
, une suite de variantes ainsi que
diverses suggestionsquant ladisposition del'objetpotiquepennettent Ponged'affinner
sonrefus de la finitudeetde la descriptioncompltede l'objet: [00'] ils'agit,au coindece
bois, bien moins de la naissance d'un pome que d'une tentative (bien loin d'tre russie)
d'assassinat d'un pome par son objer
8
. Cette pratique de l'inachvement est aussi un
moyen de se dfier de la posie lyrique et de s'en distinguer. En effet, sapratique du texte
ouvert est un effort contre la posie
99
limite par ses formes et ses thmatiques
94 GeorgesBataillemedemandantsij'avaistouch l'insecteetsijen'avaispaspeurd'ydevenir
fou , FrancisPonge. TentativeoraleinOc., T.I, p.664.
9S Ibid.
96 FrancisPonge, Fauneetflore }) dansOc., T.Il, pAS.
97 FrancisPonge, Le Carnetdu bois depins)}dans Oc., T.I, p.388.
98 Ibid., pA9.
99 Ibid., pAl .
75
strotypes. Ponge se mfie des critres esthtiques qui dfinissent la posie ; le texte
Bergesdela Loire, qui ouvreLa Rage de l'expression, exprimecetteconviction:
Que rien dsonnais ne me fasse revenir de ma dtennination: ne sacrifier jamais
l'objetde mon tude la mise en valeurde quelque trouvaille verbale quej'aurai faite
sonpropos, ni l'arrangementenpomedeplusieursdecestrouvailles.
En revenirtoujoursl'objetlui-mme, ce qu'ilade brut,dediffrent [...].
Que mon travail soit celui d'une rectification continuelle de mon eXfression (sans
soucia priori de la fonne decetteexpression)en faveurde l'objetbrut.
IO
Davantage qu'une simple critique ngative de la posie, cette posture repose sur une
vritableapologiede lavaritet de la richessedes liens qui unissent le langageet les objets.
Sa pratique est une dmonstration des retournements et des lignes de fuite qu'offre une
approche approfondie, relative et sans a priori de la quotidiennet et de l'ordinaire. Pour
Ponge,
[t]out ce qui fut pens entreen ligne decompte. Tout ce qui sera pens et les mesures
de l'objet, ses qualits compares. Surtout les plus tnues, les moins habituellement
proclames, les plus honteuses(soitqu'ellesapparaissentcommearbitraires, puriles, -
ouqu'ellesvoquentun ordrede relationshabituellementinterdit).IOI
Or, il s'agit d'tre honnte, de pratiquer l'criture en transparence ou, comme Gleize
l'explique, sanseffacement, sans "tricherie"possibles10
2
.
L'atelier, lieu de fabrication de la transparence
Ce dploiement matriel et smantique participe la diversit du travail. En effet,
l'atelier est une partie intgrante de la pratique d l'artiste qui, par la dmonstration de
fonctionnements varis, rompt avec l'aspect synthtisant et fig des muses. L'atelier ouvre
le texteet le tableau aux processusde leur fabrication et, dans le mme temps, fait accder
le lecteur et le spectateur la machinerie qui l sedcouvre (... ]Pntrer dans l'atelier,c'est
100 FrancisPonge, Bergesde la Loiredans Oc., TI, p.338.
101 FrancisPonge,My CreativeMethoddansOc., TI, p.531.
102 Jean-MarieGleize, Posie e/ figura/ion, op. ci/., p.158.
76
mettre en travail ce qui est donn lire ou voir [...]103 . Chez Ponge, c'estun motifqui
permet de dvelopper une potique de la transparence. Il s'agitde dmystifier l'atelieren le
soustrayant saconnotation de lieu secretet intime eten montrantqu'il n'estpas seulement
le lieu intouchabledetoutecration, mais un objetcommebiend'autres.Maisl'atelierestun
objetqui lui permet d'actualisersapratique d'unemultitude de faons: c'estau risque de
crever la notion d'atelier, de la dtruire en quelque faon, enfin d'en percer le mystre que
nous devons tenter de nous l'approprier aujourd'hui
104
. Le rejet du caractre priv de
l'atelierdu peintreseconcrtiseparsoncontactpermanentavecle mondeextrieurgrceaux
qualits du btiment dont l'aspect singulier est d'tre, par tout ou partie de leur surface
(murs et toits), translucides
105
. Cette transparence n'est cependant pas exclusive
l'ouverture de l'atelier du peintre. En effet, Ponge dcrit son atelier comme une obscure
enseigne,06 o l'accumulationdes propositions, la densit et la tension provoques parune
pratique ouverte produit la diaphanit. Bien que l'accumulation et la densit soient
habituellementsynonymes defermeture, la transparence nese manifestepas,chezPonge, par
la recherche d'unereprsentation complteetobjectivedel'objeto ladistance
serait anantie; la transparence est plutt constitue d'uneacceptation des contradictions et
de leur accumulation. Le pote procde selon une dialectique qui est une condition
primordialel'avancedu travail. Il dcriradoncl'atelierencestermes:
l'on [... ] pourra videmment conclure setrouver en prsence l de manifestations de
cet effet vsicatoire produit souvent sur les peaux sensibles par le travail, les
frottements [... ] Et voici donc ce qu'on appelle un atelier; sur le corps de btiments
comme une varit d'ampoule, entre verrire et verrue [... ) ce qui prside leur
formation [...] ne doit pas tre mis au compte tout simplement de l'usure, mais plutt
d'unedialectique subtile de l'usure etde la rparation (voire de la fabrication) [... ]Et
naturellement, latransparencede la partieuse, ou verrire,esttrs utilecequi sefait
l-dessous,causedes effetsthrapeutiquesdela lumire
107
.
103 Bernard Vouilloux, Un artdelafigure. Francis Pongedans l'atelierdupeintre,op.cit., p.59.
104 FrancisPonge, L'AtelierdansOc., TIl,p.567.
lOS Ibid.
106 Ibid.
107 Ibid., p. 568.
77
Ayant d'abord voqu les outils de l'crivain, c'est--dire: le bec acr de la plume
etcetteacideliqueurd'encre
'oB
, Pongesesertdelaphalangedes doigts pourvoquerla
dimension physique de l'acte d'criture; orcette phalange dcrit aussi le haut de certains
immeubles bourgeois, partout ailleurs plutt opaques et mornes
l09
. Comme le remarque
Bernard Vouilloux, la phalange voque aussi, et d'une faon dterminante, L'Araigne"
O
,
dans lequel le travail del'artisteestvoqu travers laconfectionde la toile par la scrtion
de salive
ill
. DansL'Atelier, la lenteur et l'immobilismede l'artistesont associs aux cocons
des insectes o, malgr l'apparente absence de vie, se prpare une mtamorphose pour
laquelleladiaphanitestimprative:
Voyez [... ]cette immobilit pathtique de nymphe [... ] Disons qu'il s'agit ici, sur le
corps de certains btiments, comme parfois sur la branche d'unarbre [... ]d'une sorte
denids d'insectes,- d'unesortedecocons.
Et donc, bien sr encore, d'un local ou d'un bocal organique, mais construit pas
l'individu lui-mme pour s'y enclore longuement, sans cesser d'y bnficier pour
autantpartransparence,de la lumiredujour.
Et quelle activits'ylivre-t-il donc? Eh bien, tout simplement(ettout tragiquement),
samtamorphoseJJ
2
Si la rfrence l'araigne est explicite, celle du poulpe est galement prsente; dj
voqu dansLa Mounine, le poulpe gnre beaucoup de tension mais, du coup, il
dynamise le texte. Dans L'Atelier, Ponge souligne l'importance de l'encre dont il faut
crever les bulles pourcrire etmasquer lapage. LaMounine exprimeaussi latension
entre l'obscurit et la transparence lors de la congestion du ciel. C'est cependant avec
certaines rserves que Ponge utilise la figure du poulpe qui, dans ce cas, semble moins
adquat, puisqu'il est issu de la profondeur de l'horizon. En effet, le poulpe de La
Mounine seretireau-dessusdetouspourjectersonencretandisqueceluide L'Atelier
neseretirequ'uneJoisletravailfaitet la faveurdecedernier:
Aussi [... ]nous retirerons-nousdans notre piceobscure, - vousdonnantainsi le prtexte
(dus si vous l'tiez par notre drobade- nous voir maintenant de la paroi de verre
108 Ibid., p. 567.
109 Ibid., p. 568.
110 La phalangeest une espced'araigne.
III De riend'autrequede salive proposen l'airmaisauthentiquementtissus, oj'habiteavec patience
- sans prtexteque mon apptitde lecteurs. , FrancisPonge, L'Araignedans Oc., T.I, p.3l4.
112 FrancisPonge, L'Atelierdans Oc., T.ll, p.569.
78
dcollerprogressivement nos ventouses) - de nous assimiler quelque bte affreuse et
notre informecritformellement cenuaged'encre la faveur duquel elles'enfuit
l13
.
Non sans hsitation, Ponge semble prfrer exploiter la dissmination mesure: [... ]
quel poulpe reculant au fond du ciel de Provence a provoqu ce tragique encrage de la
situation?[... ]Non! il s'agitde l'explosionenvaseclos d'unmilliard deptalesdeviolettes
bleues 114 . Privilgiantlalourdeuretladensitd'unazurminedeplomb115 lafluidit
de l'encre, Ponge ne rejette toutefois pas cette dernire figure et la reconduit en
s'acconunodant d'elle; l'parpillement de l'encre du poulpe, il oppose l'imprgnation de
l'encredupoteparlebuvard:
Un pasnouveau.
Commeun buvard, une serpillire imprgns d'eausontplus foncs [... ]que secs [... ],
ainsi leciel bleuest-il un buvardimprgnde la nuit interstellaire.
[... ]Aix-en-Provence il esttrs imprgn(parce qu'iln'yapasgrand-chose entre les
espaces interstellaireset lui).
Dans le Midi il y a beaucoup de soleil, c'est entendu, mais il y a beaucoup aussi la
(concomitante)nuit interstellaire."
6
la tension entre la forme et l'informe ou encore entre la mesure et l'expression
cathartiques'ajoutecelle entre la lumire et l'obscurit. La lutte entre le soleil et la nuit est
coextensive: aucune entit ne triomphe de l'autre. Si le soleil triomphe davantage des
nuages [et du] brouillard
ll7
, c'est seulement parce qu'il dbarrasse le ciel du voile qui
l'obstrue. La coexistence de ces deux objets permet donc une plus grande transparence et
[une] facult d'imprgnation par l'ther intersidral
l18
. Les diffrents niveaux de tension
que provoque la juxtaposition synchronique d'lments antithtiques tels l'obscurit et la
clart, le diffusetlaforme fontdeLa Mounine etdeL'Atelier destextesqui fonctionnentla
manire des collages cubistes, selon une multiplicit de perspectives et, surtout, selon une
pulsation des donnes figuratives et smantiques qui sont rparties, par saturation, sur
plusieursplans.
113 Ibid., p.570.
114 FrancisPonge, LaMounine dans Oc., T.1, p.422.
115 Ibid.
116 Ibid., p.428.
117 Ibid.
118 Ibid.
79
Le Verred'eau
crit en 1948, Le Verre d'eau poursuit le traitement de la thmatique de l'eau
amorc dans De l'eau (1937-39), o Ponge affirmait son inconfort vis--vis le caractre
informe de l'objet, ainsi que dans La Seine (1947), o il constate qu'il est moins
utopiquederaliser l'adquationdes critsaux liquidespluttqu'auxsolides
l19
. Dans Le
Verred'eau, Pongeveutcristalliserpar l'oxymore les qualits coordonnes du liquideet
du solide
l2o
, proposant ainsi une dynamique de la tension entre le contenu et la forme qui
permetd'allgoriser sa pratique textuelle. Le Verre d'eau, La Mounine, L'Atelier
ainsi que les textes consacrs au rgne vgtal, qui s'articulent autour de la potique de la
transparence, peuvent tre rassembls selon le modle des airs de famille
l21
. En effet,
chacundes textes traitentcettepotiqued'unemanirespcifique: bienqu'onyretrouve des
superpositionsde thmes, des vocations etdes croisements,celane fait pas d'euxdes textes
qui rpondent une thorie gnrale de la transparence. Les lments communs ces textes
ne deviennenteffectifs qu'unefois placs au sein de rgles ou d'uneforme spcifique, c'est-
-direselonun usage prcis. Parexemple, LaMounineetL'Opinionchangequantaux
fleurs comportent certaines allusions au liquide et son contenant. Aprs avoir expos la
diaphanitdu cielde Provence,Ponge notelapossibilitd': [e]xpliquercelaparanalogie
avec lemilieu marin (oupluttaquatique)122 . Parailleurs, dans L'opinionchangequant
aux fleurs , il souligne la capacit des tulipes de contenir le liquide qui se combine la
pigmentationdes fleurs: celles-cioffrent boireau milieu d'unemonumentalecourdalle.
Leurs couleurs varies voquent toutes sortes de boissons possibles. Elles sont le verre
boire et elles sont la boisson: grenadine, citronnade, orangeade [...]123 . Ds les annes
vingt, Ponge avait tabli certains croisements entre le vgtal, l'eau et son contenant ;
L'Opinion change quant aux fleurs (note antrieure 1925
124
) voque le mythe des
pouvoirs du calice ; Ponge voque alors la capacit matrialiste des vgtaux de se
119 FrancisPonge, La Seinedans Oc., Tl, p.248.
120 PhilippeMet, Les censuresdu Verred'eau, Genesis, 12, 1998,p.60.
121 Chapitrel, p.16.
122 FrancisPonge, La Mouninedans Oc., Tl, p.428.
123 FrancisPonge, L'Opinionchangequantaux fleursdans Oc., TIl, p.1215.
124 Letextecumuledes notes majoritairementcritesentre 1925 et 1954.
80
rgnrer: Il s'agitd'une tentative de rinitiation. Qu'unjeuneesprit sensible ne soit pas
tu par la premire fleur dont il prendra conscience [... ] Que ce jeune homme enfin [... ]
boive soigneusement ce petit calice: il en sortira mithridatis - contre tout le poison du
monde - sa vie entire
125
. Cette potique de la dure se retrouve aussi dans la note
premire du Verre d'eau o s'articule une dialectique entre le fruit et l'eau qu'il
contient,qui devientlasourcedu processusdecroissance:
De tous les fruits la gele est aux sources: des incomestibles comme des meilleurs ;
des gros doux, des petits amers, de ceux encore inaperus des bouches deschercheurs
les plusconsciencieux. De tous les fruits etde lacannelledes branchesmortes ...
VERRED'EAU,sourcebuedemmoire!
Sinondu souvenir, sinon de la scienceJ'eau puren'apasdegot...126.
Cette mmoire et ce souvenir sont les traces du devenir de l'objet: ce sont toutes les
qualits et tous les noncs qui lui ont t attribus qui font de lui quelque chose de
spcifique et de diffrentiel. Pour Philippe Met, le fait que ces deux notes datent de bien
avant la principale campagne d'criture des textes est trs significatif. En plus d'tre
semblables au niveau des thmes etdu traitement potique, ces notes dmontrent l'existence
de points de partage (ou airs de familles) entre les diffrents objets potiques et mettent
galement l'accent sur un brouillage de la gense textuelle: la question de l'origine est
investie d'une dialectique complexe de l'exhibition et de l'oblitration. Donn pour lui-
mme, ce prcdent insituable est vers l au dossier du verre d'eau sans vraiment y tre
incorpor
127
. Metfait remarquerque le manuscritoriginal et letextepublinesontpastout
fait similaires etquecedernierfait apparatredes hiatus, des omissionsetdes ajouts [... ]
bref toutunjeude manipulationsetdedplacementsqui [... ] rvle [... ]un importanttravail
dereconstructionetderorientation du projet
128
.
Cette problmatique soulve bien des questionnements quant la validit de la source
comme facteur indispensable la fabrication de sens: Ponge en exploite d'ailleurs deux
usages diffrents. D'une part, il en fait l'amont d'un courant d'eau et, d'autre part, une
1251bid., p.120S.
126 FrancisPonge, LeVerred'eaudans Oc. T.I, p.S78.
127 PhilippeMet, op.eil., p.S6.
128 Ibid., p.SO
81
source historique. cetgard, Met identifie dans Le Verre d'eau deux points d'origine
du texte qui correspondent deux campagnes d'criture diffrentes. L'articulation de ces
deux temps d'criture suggre un mode de fonctionnement en diptyque
l29
et introduit une
coupure qui se projette dans la relation tablie entre l'eau et le verre. Pourtant diffrents, le
contenantet le contenu sont, sans tre fusionns,jointsparcertains points, car l'eau(qu'il
contient) ne changepresquerien au verre, et le verre(o elleest) nechangerien l'eau
lJo
.
Cette dialectique entre les ressemblances et les diffrences rompt avec le concept d'unit
positive, nie l'homognitdu traitement de l'objet et permet une dynamique coextensiveet
changeante entre le fond et la forme. Le verre d'eau est un objet dont il est pardfinition
difficiledediregrandchose.Il interromptpluttlediscours
131
;ilsemblequ'ilsuffiraitde
prononcer trs fort ou trs intensment le mot VERRE en prsence de l'objetqu'il dsigne
pourque, la matire de l'objetviolemmentsecoue parles vibrations de la voix prononant
son nom, l'objet lui-mme voleen clats
lJ2
. Or, l'interruption, les sparations, les carts et
lamultiplicitrivalisentavec l'unitde l'objet. Si la valeurdece textene rsidepasdans une
entreprise de recouvrement des sources, c'est qu'il s'agit moins de rsoudre un tat de
nostalgiequedefaire fi d'unereconstitutionlinaire :
Le verre d'eau, lui, comment vieillit-il? C'est--dire comment pouvons-nous vrifier
la longue ce que nous avons avanc sur son manque de sentiments ? Eh bien, nous
n'allonspaslevrifiertout fait. Nous n'allons pluspouvoir la longue, maintenir notre
ided'uneparfaiteindiffrence, impassibilit
lJ3
.
C'est donc la tension entre l'impossible unit et l'articulation htrogne de
l'nonciationqui forme la littralitetlatransparence propres cetexte; Le Verre d'eau
est d'abord un objet sans qualit: [Crest le symbole du rien, ou du moins, du peu de
129 L'dition originale du texte Le Verre d'eau prsente un dialogue entre deux modes de
reprsentation; le texte de Ponge estaccompagn d'unesriede lithographiesdeEugnedeKermadec.
Dans le texte E. de Kermadec, Oc. T.Il, p.723, Ponge mentionne leur collaboration qui voque la
structure et la potique du Verre d'eau: [... ] nous avons commenc vivre [... ] travailler la
fois sparment et ensemble [... ] Qu'onentende, ici, le pluriel au sens fort, s'agissant de travaux, de
desseins, dedestins,de personnes- par rapportd'autres- relativementsinguliers.
130 Francis Ponge, Le Verred'eaudansOc., T.I, p.583.
131 Ibid., p.582.
132 Ibid., p.586.
133 Ibid., p.598.
82
chose'
34
qui acquiert ses caractristiques par procd d'accumulation et de remplissage.
Mais Ponge est convaincu de l'importance de la forme et veut tout prix viter les
dbordements; bienque l'objetsoitproduitparsaut, il nesedfmitpasparun parpillement
de ses donnes qualitatives, mais plutt par le biais de la mise en forme que lui procure le
verre, qui est la mesure de la capacit des sobres
135
. L'eaudoit ainsi trouver un quilibre
au niveaudesongot(surles plansalimentaireetesthtique); unverred'eauquiamri trop
longtempsnepeutplustrebu :Uneeau trop fortementoxygneestantiseptiquemaisnon
potable: elle devient dangereuse boire. Une certaine mesure en tout est donc utile.
Remercions le verre d'eau naturelle de comporter gnralement cet quilibre, cette mesure
(qui luivautd'tresavoureux)136. Or,cettemesureestprimordiale, carPongeveutqueson
livresoit d'unabord rafrachissant'37 . Toutefois, leverren'estpasunemesure formelleet
invariable; en partageant sa transparence avec l'eau (par leurs airs de famille), le verre
participe la qualit du liquide. Le verre est plutt une rgle provisoire et relative, qui
contribue l'tatspcifiquedel'objet:
L'eaudu verre est une eau particulire, proche de certainesautres, bien sr, surtoutde
l'eau de la carafe, de celle du bol, de l'prouvette, diffrente d'elles pourtant, et trs
loigne. Cela va sans dire, de celle des fleuves, des cuvettes, des cruchesetdes brocs
de terre;plusloigneencorede celledes bnitiers.
Etbienentendu,c'estsadiffrenceentoutcasqui m'intresse
138
.
Si le verre n'estpasune mesure fonnelle et invariable,c'estavanttoutcausede son
manquedequalits. Mais cela ne correspondpas un dfaut; il s'agitpluttd'unevertu car
un objetsansqualits lesadmettoutes, virtuellement.C'estdecettefaon quePonge conoit
la transparence du verre d'eau: par une accumulation de donnes souvent traverses de
tensions, qui contribuentau constructivisme et l'optimismede l'expression. S'adressantau
verre d'eau, tout en dcrivant le processus de l'criture, Ponge voque le bonheur
d'expression:
134 Ibid., p.592.
135 Ibid., p.578.
136 Ibid., p.600.
137 Ibid.
138 Ibid., p.587.
83
Transparence (ou translucidit) doue de toutes les qualits ngatives [... ] mais doue
decertaines qualits positives [... ] Toi qui ris. Toi qui t'humilies ett'abmessanscesse,
je puis t'lever ma guise hauteur de mes yeux. Et tu es doue de fracheur, tu me
rafrachis: si bien que Je t'absorbe, je t'ingurgite. Je fais profiter de ta fracheur
l'intrieurdemoncorpsl3 .
Cette capacit qu'a le verre d'eau de possder toutes les qualits l'loigne d'une
tendancequi appliquedes proprits fixes auxobjets. C'estunpointdevuequepartageJean-
Pierre Cometti, qui refuse les frontires strictes autant au niveau de la signification des
uvres qu'proposd'unevisionplus globalede l'esthtique:
l'absence de qualits [... ] signifie l'absence de caractres propres qui plongent dans
l'indtermination la fois les frontires qui sparent ordinairement les uvres d'art des
simples objets ordinaires et les frontires entre les arts [... ] les proprits [... ] qui
qualifiaient jusqu'alors les uvres d'art et les arts dans leur champ de comptence
spcifique, sont devenues ds lors partageables, contingentes, ouvertes des variations
contextuelles auxquelles il devenait sans doute dsormais vain de vouloir fixer les
limites
l4o
Cometti observe ce refus d'un essentialisme artistique dans les pratiques de divers
artistes desannessoixante, dontDonaldJudd,qui fut l'undes premierssoulevercebesoin
d'indtenninationetde dclassification des pratiques. Radicalisantl'entreprised'limination
de l'illusionnisme mise en place par le cubisme et, plus tardivement, par l'expressionnisme
amricain,Juddproposesesspecifieobjectsqui,parl'impositiondetroisdimensionsetla
mise en place d'objets rels dans un espace rel, transgressent les leurres imposs par la
planitet le simple rledecontenantassociaux trois dimensions dans la sculpture. Or, en
1965,Juddfait remarquerque
[I]a moiti (... ] des meilleures uvres ralises ces dernires annes ne relvent ni de la
peintureni de la sculpture[... ]Letravaila chang, etlaplupartdesuvresqu'onnepeut
classer parmi les peintures ni parmi les sculptures sont galement trs diffrentes entre
elles. Elles possdent cependant quelques traits communs [... ] Leur caractristiques
communes sont la fois trop gnrales et trop peu partages pour que l'on puisse parler
de mouvement. Les diffrences entre les uvres sont plus importantes que leurs traits
l41
communs
139 Ibid., p.589.
140 Jean-PierreCometti, L'Art sans qualits, op. cil., 1999, p.24.
\41 Donald, Judd, crits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong, 1991, p.9.
84
Selon Jean-Marie Gleize, de tels objets, fonnes spcifiques font la Iittrature
l42
; or,
Ponge lui-mme cherchait repousser les limites du champ potique: On va bien voir que
je ne suis pas pote [... ] on ne m'ennuiera plus avec la posie. Il faut que cela passe d'un
trait, presque sans consquence, avec l'insipidit, l'incoloration, le manque de qualits (et
pmticulirement de got) voUlUS
l43
. Par ailleurs, les proccupations esthtiques de Ponge et
de Judd se rejoignent aussi dans ce qui constitue ces objets spcifiques. Chez Ponge, le texte
fabrique ses propres rgles de fonctionnement au fur et mesure de l'nonciation; les trois
dimensions des mots sont sollicites d'une faon singulire dans chaque texte. Les uvres
chez Judd ne naissent pas non plus
de principes premiers ni des rgles d'un mouvement structur. La tridimensionnalit ne
peut gure prtendre au simple rle du contenant [... ] Aprs tout, il existe des formes
spcifiques et bien dfinies qui produisent des effets relativement prcis [... ] ['utilisation
des trois dimensions est une solution vidente. Elle ouvre vers tous les possibles 144.
Ces uvres n'obissent pas une loi nonce a priori, car il ne s'agit pas d'analyser
chaque partie de l'uvre d'une faon individuelle pour tester leur adquation une quation
plus grande. Leurs diffrentes parties, qui s'articulent entre elles, fonnent la rgle de
fonctionnement de l'objet et se prsentent comme un tout qui agit sur les divers plans. Les
uvres trois dimensions basent leur fonctionnement sur un systme d'chos et d'vocations
arbitraires et diverses o les fonnes, rgulires ou irrgulires, peuvent tre disposes de
n'importe quelle faon. Or, il est davantage question d'un arrangement qui fluctue que de la
fonnation d'un ordre rigide. Pour Judd, l'objet global est construit en fentres de desseins
complexes, qui ne sont pas parpilles mais qui s'affinnent dans une fonne unique
145
. De
son ct, Ponge se demande [q]'est-ce donc ici que la rgle, sinon l'agencement des parties
et leur soumission au tout? Puisque enfin il ne s'agit que du tout et qu'il fonctionne
'46
.
D'une certaine faon, les uvres de Judd s'agencent d'une faon similaire celles de Ponge
tout en ayant des effets tout fait diffrents; toutes deux sont construites par l'accumulation
142 Jean-Marie Gleize, A noir. Posie et littralit, op.cit., p.189.
143 Francis Ponge, Le Verre d'eau dans Oc., TI. p.591.
144 Donald Judd, op. cit., p.9.
145 Ibid., p.l7.
146 Francis Ponge, Braque-dessins in Oc., TIl, p.587.
85
et par la disposition d'une chose aprs l'autre
l47
; des espaces vides contribuent fournir
une unit de sens, chez Judd, au mme titre que la rupture et le saut chez Ponge. Dans les
uvres de Judd, les vides sont disposs selon un rapport gomtrique rgulier et ils
accentuent l'unit de l'uvre tout en mettant de l'avant la tension entre la rptition et la
diffrence des solides gomtriques. Par une dynamique forme de pulsations positives et
ngatives, ils concrtisent leur littralit dans l'espace; or cette littralit participe aux
qualits spcifiques de l'uvre.
L'absence de qualits, qui constitue le potentiel inattendu d'vnementialit
l48
,
confere aux uvres de Ponge et Judd un recul par rapport au principe d'identit dj remis en
cause par le collage cubiste ainsi que par rapport au statut de l'expression subjective avec
laquelle l'esthtique de Ponge et de Judd semble vouloir rompre. Chez Judd, les oeuvres
dnues de toute trace plastique d'expressivit et la proccupation pour le travail en trois
dimensions affichent une insistance par rapport l'extriorit comme moteur de sens. Mis en
contexte dans un espace conunun et rejetant une conception de l'espace comme prmisse
idale la lecture, dfinie comme paradigme de la conscience organisant la perception, le
specific object ne peut dployer son sens qu' partir de conditions conununes prcises.
Comme l'explique Krauss, c'est le refus tout la fois d'un espace prcdant l'exprience,
qui attendrait passivement d'tre occup, et d'un modle psychologique dans lequel le Moi se
trouve dj pourvu de significations avant tout contact avec le monde extrieur
l49
. De cette
manire, ni l'artiste, ni le spectateur ne peuvent fonctionner d'aprs un protocole qui est celui
des impressions sensorielles, des images mentales, et des sensations prives 150 .
Cette critique du subjectivisme est clairement expose chez Ponge, car il choisit les
objets qui sont la fois une contrepartie l'expression de soi et l'anthropocentrisme ainsi
qu'un prtexte pour l'exercice des possibilits du langage conunun qui se constituera son
tour en objet-textuel et occupera l'espace et le temps. Ponge affirme d'ailleurs qu'il tend
147 Donald Judd, cit par Rosalind Krauss , Sens et sensibilit dans L'originalit de l'avant-garde et
autres mythes modernistes, op. cil., p,35.
148 Jean-Pierre Cometti, L'art sans qualits, op. cil., p.39.
149 Rosalind Krauss, Au nom de Picasso , op. cil., pAO.
150 Ibid., p,38.
86
plutt la conviction qu'aux charmes, qu'il s'agit pour [lui] d'aboutir des formules claires,
et impersonnelles [... ]151 qui sont valables par leur aspect concret et leur diffrence. Ce
caractre impersonnel des uvres, qui invalide leur caractre essentiel et stable, actualise
un rseau de relations tablies - ou rtablies - entre le symbole et l'environnement,
forcment contingent et variable, avec lequel il conununique
l52
. Chez Ponge conune chez
Judd, la dynamique symbolique s'articule autour de matriaux qui augmentent l'cart avec
l'expression personnelle. Reconnaissant de part et d'autre l'impersonnalit des moyens
d'expression, c'est vers l'utilisation et la reconduction de matriaux ordinaires , qui ne
sont pas ncessairement artistiques , que les deux artistes dirigent leur travail, refusant
l'appropriation prive des signes et des formes symboliques. En voulant dplacer, voire
outrepasser les limites de la peinture et de la sculpture, Judd doit effectuer un changement au
niveau des mdiums; l'huile et la toile, le bronze et le marbre sont donc remplacs par des
matriaux issus de l'industrialisation, dont la varit offre de nouvelles possibilits de
composition, qui reposent sur l'utilisation de leurs qualits triviales. Judd confiait par
exemple la fabrication des uvres aux industries, se dtachant alors d'une ncessaire
implication personnelle. Selon Judd
les matriaux sont trs varis et conservent leurs qualits de matriaux [... ] Ils ont une
spcificit. Qui est encore accentue s'ils sont utiliss tels quels [... ] Il Ya une qualit
objective dans l'identit intangible du matriau. Ils peuvent aussi, bien sr, tre utiliss de
faon non objective [... ] ils existe[nt] comme objet[s], mais il[s] [sont] aussi
mallable[s]et peu[vent] tre cousu[s], gonfl[s] [... ] La plupart des nouveaux matriaux
[... ] ne relvent pas de faon vidente de l'art
153
.
C'est donc l'usage spcifique des matriaux, ainsi que la pratique de la varit des
procds qui feront de l'art ce qu'il est. Ceci transgresse videnunent l'ide que l'art s'en
tient des balises techniques strictes qui auraient la capacit d'exprimer la totalit de
l'intriorit de l'artiste. Ici, au contraire, la littralit et les modifications des matriaux
entrent dans le processus significatif de l'uvre, empchent la stigmatisation des symboles et
tmoignent de la disponibilit et de l'vidence des lments significatifs.
151 Francis Ponge, My Creative Method )} dans Oc., T.I, p.536.
152 Jean-Pierre Cometti, L'art sans qualits, op. cil., p.49.
153 Donald Judd, op. cit., p. 18.
87
L'impersonnalit des textes que revendique Ponge repose aussi sur le choix et
l'utilisation qu'il fait de la matireverbale. Savolontde rompre avec la prdominanced'un
vocabulaire potiquequi insistesur l'affectdu sujet le conduit refuser toute catgorisation
du lexique afin d'exploiter la varit du langage et, surtout, de franchir les lieux conununs
potiques. Or, Pongeimpliqueradans sapotiqueun lexiqueprovenantdediversespratiques,
liminantlafrontirestricteentrecelles-cietrepoussantles limites des contenustraditionnels
de laposie. Parexemple, Pongeseservirades vocabulairestechniqueouscientifique
l54
pour
les recontextualiser dans un cadre esthtique. Par ce changement de cadre, les mots et les
propositions spcialiss, auxquels ne correspond qu'un seul champ d'utilisation, perdent
leur exclusivit rfrentielle ; par leur utilisation dans des contextes divers et par leur
participation une structure significative spcifique, ces formes verbales tmoignent d'une
pratique de la signification plurielle. Le dpt de dfinitions copies du Littr constitue un
autre exemplede ce procd. Les premires pagesdu Verre d'eausontainsi consacres
ces dpts de dfinitions et de citations qui prennent part au processus textuel. En plus de
constituer un agencement textuel et significatif, celte accumulation montre l'aspect
pragmatique,concretetarbitrairedel'criture. Decettesuite, Pongediraqu'il yabeaucoup
prendre, conune il yeut d'abord beaucoup dejoie trouver...prcisment o l'on pensait
trouver. Voil la posie des mots
155
. Ici, Pongesouligne l'aspect ludique et plaisant de la
posie;mais il indiqueaussi qu'ils'acconunodedecequ'iltrouveetqu'ilconstruitsontexte
partir de ces donnes relatives. Ponge ne cherche donc pas atteindre un sens particulier
que les mots dvoileraient; son travail s'carte ainsi d'un modle psychologique dans
lequel le Moi se trouve dj pourvu de significations avant tout contact avec le monde
extrieur
'56
. C'estdonc par une accumulation de faits smantiques divers et par alternance
deperspectives etde procdsque Pongefabrique sapotiquede latransparence. C'estsans
volont de rendre l'objet intgralement qu'il le reprsente mais plutt pour le remplir afin
qu'il rafrachisse: LeVerre d'eau n'existantpas, crez-le aujourd'hui en paroles surcette
154 Notammentdans Le textesurl'lectricitetLa Seine.
155 FrancisPonge,Le Verred'eaudans Oc.. T.l, p.581.
156 Rosalind Krauss, Au nom de Picasso, op.cil., pAO.
88
page [... ] Tout pour un verre d'eau! Ma vie pour un verre d'eau! [... ] Un verre d'eau. - Ainsi
soit-il
157
.
157 Francis Ponge, Le Verre d'eau dans Oc., TI, p.593-596.
CONCLUSION
En proposantune rhtorique unique parobjet Ponge fait l'loge de l'expression
de la varit, de la diffrence d'usages des mots etdes choses; la multiplicit des rapports
s'oppose la fixit des significations etaux lieux communs des habitudes langagires o il
faut trouver le mot propre [... ] une tournure de syntaxepour chaque ide claire ou non
claire, et mme pourchaque nuance desentimene. Il s'agitdu passage d'unencessit et
d'unerecherchedelajustessedel'expressionun bonheurd'expressionquiseconcrtise
dans lesuccsrelatifetl'effortcontinu
2
.
S'il n'ya pas matireclassifier les noncs etpas de manireadquate pourparler
des objets, il n'y a donc pas de vrit logique atteindre. L'objet doit tre la cible d'une
exubrance langagire: la langue tant [... ] [la] faon privilgie de faire jubiler Autre
Choseetd'enjouir[... ] [t]elleest[ ... llalittrature). Eneffet,pourPonge, les limitesde la
littrature, et de la posie, doivent tre dpasses ; leur dfinition gnrique ne doit pas
contraindre des modes d'criturestrotyps etbalisspardes rgles fixes. Ainsi, la posie
est une entit floue, un lieu d'exprimentations, une pratique o s'assemblent des donnes
bigarres et qui forment des objets singuliersdontle sensprovisoireestpropre uncontexte
prcis d'nonciation. Selon uneperspectivequiseveutun manifeste indirect, Jean-Marie
Gleize fait du dpassement des rgles de laposie une vidence, l'atteinted'une forme plus
souplemais concrte : La prose en prose serait littralement littrale elle voudrait dire ce
qu'ellediten ledisanten l'ayantditet la proseenprosecommeposieaprs laposiesi elle
existaitn'auraitlittralement,proprement,aucunsensquelesens idiotdedirecequi est
4
.
La littralit n'est ni un tat du sens particulier, ni exclusive la posie. Au
contraire, la littralit s'oppose tout modle duel de la signification. Elle est tout
simplementce qui seditproposdes chosesdontlesens estindtermin etquisespcifie
1 FrancisPonge, Hors dessignificationsdans Oc.. T JI, op. cit., p.l 004.
2 FrancisPonge,Aprs lecturede "L'Anxit"de Lucrcedans Oc., TIl, op.cit., p.l009.
3FrancisPonge, LasocitdugniedansOc., TI, op.cit., p.635.
4 Jean-MarieGleize,A noir. Posie et littralit, Seuil,coll. Fiction&Cie, 1992,p.228.
90
mme la pratique langagire, excluantdonc l'existenced'unsens de base. Or, le sens littral
n'est pas une sorte de degr 0, smantiquement plus pur ou rfrentiellement plus sr,
auquel viendraient s'ajouter au gr des locuteurs [... ] des ncessits ornementales ou
cognitives de la posie - les diffrents "sens figurs"S . La littralit est aussi la
considration du langage comme faits du monde, comme fonne de vie comparable
n'importe quelle autre pratique, qui n'explique pas les choses mais qui construit du sens
relatif. La posie n'est donc pas exclue de ce nivellement de l'importance des pratiques et
n'impliqueen rien un tat fondamental oude sublimation. Onpeutainsi associer la littralit
ce que Pongeentendait par posiecomme fait objectif, c'est--dire comme fait opposable,
singulieretdiffrentiel, commeobjets d'originehumaine [...]qui atteignent l'extriorit
et lacomplexit, en mmetempsqu'la prsenceet l'videncedesobjetsnaturels
6
.
Mais ce moyen de considrer la part arbitraire des reprsentations et de la
signification semble se distinguer radicalement de certaines postures trs ancres dans nos
lectures des oeuvres. cet gard, Michel Collot discrdite la littralit, qu'il associe une
objectivit positiviste, pour lui opposer l'motion et le lyrisme subjectif; selon lui, la
potiquede Ponge fait aussi uneplaceaujeetses affects; c'est la partgrandissante faite
ces derniers qu'exprime lanotiond'objoie, qui met l'accentsurlajouissanceprocure par
la conjonction en acte du moi, du monde et des mots? . Collot semble adhrer cette ide
quiattribuel'expriencepriveetlasubjectivitunepartde lasignification;cependant, il
refuse la littralit toute possibilit d'motion. Mme si Collot soutient que l'motion
n'estpas un tat intrieur, mais un mouvementqui met le sujethors de soi, pours'ouvrir
l'extrioritet l'altritde l'objetS, il reste que l'intention personnelle, c'est--dire une
sorte d'vnement mental prexistant [... ] dont l'uvre tmoigne aprs COUp9 , conserve
une place dtenninante dans sa conception des processus esthtiques. Ainsi , il affinne
propos de Ponge que la chose recle un horizon intrieur qui reste nommer et
5 Jean-Pierre Bobillot, Notes pourunPonge, ou D'uns/alvoirqui ne seraitpas de m1trise , Action
potique, 153-154, 1999,p.25.
6 Francis Ponge, Mycreativemethod dansOc., T.l, op. cil., p.520.
1 MichelCollot,D'unlyrisme objectifin Potiques de ['objet, op.cif., p.454.
8 MichelCollot, D'unlyrismeobjectif, Potiques de ['objet, in FranoisRougetetJohnCameron
Stout, Potiques de l'objet, Paris,Champion,2001"p.449.
9 Rosalind Krauss,L'originalit de ['avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula,coll.
Vues, 1993,p.39.
91
explorer
'o
. Mais pour Cometti, cette ncessit intrieure est un gage illusoire de
sublimit[auquel] rpondent les pratiques contextuelles
l1
. Or, uneinsistanceen faveur de
l'intrioritsemblengligerl'ideselon laquelle les reprsentationsdes affectssontdes faits
du langage commun et qu'elles fonctionnent d'une manire relative et spcifique un
contexte d'nonciation donn. Ce n'estni l'motion qui pousse la parole, ni la parole qui
reprsente et explique les sentiments d'une faon unilatrale, mais l'nonciation qui, par
certains jeuxde langage, proposeunusage deces affects et leurdonne un sens, selon les
rgles internes du texte. Ainsi, les affects ne sont pas des causes de la posie mais ils
suscitent plutt des effets relatifs. Il n'y a donc plus ici de dualit entre la sensibilit et la
pense (ou la raison) car l'expression et l'ide affleurent en mme temps, viennent en
mme tempsl2 . Que le langage commun reprsente certains affects ne donne pas au sujet
l'exclusivit de leur transmission ; le sens du texte ne tient donc pas un rapport
d'appartenanceetd'identitentrelesujetet la sensibilit. L'nonciation dborde l'intention
du sujetqui limite letexteunesignificationunidirectionnellepourseprteruneconstante
recontextualisationqui assure unevaleurplurielle.
En faisant de l'affect une exclusivit de la subjectivit, Michel Collot soutient que
priv de l'motion qui les porte et de l'horizon du monde, le souci de l'objet vire
l'objectivismeet l'exploration des ressources du langage au littralisme
13
. C'estainsi qu'il
considre le travail de certains auteurs (Emmanuel Hocquard, Anne-Marie Albiach ) qui,
selon lui, radicalise cette tendance objectiviste et littraliste qui viserait moins la
restitution d'une ralit l'tat brut, qu' la reprise et la gestion d'noncs antrieurs,
garantissant l'objectivit d'une criture toujours seconde, qui les rapporte et les redistribue
parcollageetmontage
l4
. CettecritiquedeCollotrvlesacroyanceen uneparolepotique
authentique base sur l'motion. Lorsqu'il affirme que l'criture objectiviste est toujours
seconde, il suggre que les noncs subjectifs et empreints d'motions sont premiers et
vridiques. Cettecatgorisationdesaffects actualise le retour du mmeetla formalisation du
fait potique. La ncessit que Michel Collot attribue la nomination de l'exprience
10 Michel Collot, D'unlyrismeobjectif,op. cit., p.4S0.
Il Jean-PierreCometti, L'art sans qualits,Tours, Farrago, 1999, 84 p., p.39.
12 FrancisPonge, TentativeoraledansOc., T.l, op.cit., p.667.
13 Michel Collot, D'Wj lyrismeobjectif,op. cit., p.4S4.
14/bid.
92
sensible dbouche sur une rduction des possibilits qu'offre la littralit. Quand Collot
discrdite la gestion des noncs antrieurs , le langage apparat comme une facult
d'identification unilatrale entre mots et objets. Or, il faut plutt considrer chaque
redistribution d'noncs en fonction d'une nouvelle situation, transgressant ainsi l'identit
d'un vocabulaire un champ de pratique
l5
et permettant la pluralit des significations par la
considration des diffrents usages des mots.
Si le brouillage identitaire des pratiques et des mthodes de cration permet de crer
des uvres esthtiques varies et spcifiques, il resterait tudier certaines uvres qui,
premire vue, n'ont rien de commun mais dont le rapprochement rehausserait le caractre
singulier de celles-ci. Par exemple, il pourrait tre intressant de comparer l'uvre de Ponge
et celle de Marcel Duchamp. En effet, les ready-made de ce dernier dmontrent une
diversit d'usages possibles des objets qui impliquent des considrations sur les aspects
rtinien et conceptuel de l'art. De plus, l'interaction du langage avec ces objets propose une
pratique de la signification qui s'loigne du nominalisme. Mais il faut aussi considrer les
nombreuses notes que Duchamp a crites et qui participent intgralement l'uvre. Ces
notes qui tmoignent des rflexions et des recherches effectues notamment pour Le Grand
verre , qui sont, tout comme les dossiers de Ponge, une accumulations de donnes qui
remettent en question l'identification des uvres une pratique prcise. C'est dans cet ordre
d'ide que, tout comme Ponge qui se mfiait de la posie, Duchamp soulve la question
suivante Peut-on faire des uvres qui ne soient pas Id'art"
16
.
15 Dans son texte, Collot critique la mthode de Charles Remikoff qui consiste choisir des propositions
~ r o v n n t de documents judiciaires pour les assembler en textes potiques.
6 Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, coB. champs , 1994, p.IOS.
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