Cécile Grenier - Carnets
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Carnets
Six mois d’enquête au cœur
du génocide français
Je suis venue dans les collines pour récolter des témoignages sur la pré-
sence française au Rwanda, de 1990 à 1994. Je veux connaître le rôle de
mon pays dans le génocide des Tutsi au Rwanda. Je sais que la vérité va
bousculer mon éducation ; je sais... je crois savoir.
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Te rappelles-tu, Vénuste ? Nous sommes dans la voiture, sur le parking
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MuraMbi
Nous sommes dans un taxi collectif qui doit nous déposer à Gikongoro,
la ville qui hébergea le commandement de l’opération Turquoise, la grande
intervention humanitaire de la France en juin 1994. Je suis seule blanche.
Comme il y a beaucoup de monde dans ce taxi nous sommes séparés,
t’en rappelles-tu Vénuste ? Tu as trouvé une place devant, je suis assise sur
l’avant-dernière banquette. Nous sommes cinq par rangée.
Nous allons à Murambi. J’ai vu des images de ce site. J’ai lu des lignes sur
la présence française dans la région. Même si nous avions été l’un à côté de
l’autre nous n’aurions pas parlé, j’ai les tripes nouées, je suis enfermée, je
ne vois ni ne ressens rien de ce qui se passe autour.
Mais je suis blanche, les Rwandais s’amusent de ma présence au milieu
d’eux, nous sommes serrés comme dans les transports en commun pari-
siens aux heures de pointe. À ma gauche deux écolières jouent à se pousser
contre moi, l’une bousculant l’autre qui me percute gentiment à chaque
assaut. À ma droite une autre écolière m’observe, elle veut me parler, elle
me parle, me demande en français d’où je viens.
Et puis je me retourne.
au milieu des cadavres momifiés, près de l’entrée, est couchée une fil-
lette en robe rouge ; rougeâtre plutôt car la chaux vieillit le vif. C’est elle qui
appelle. au milieu des corps c’est elle qui crie le plus fort.
Je m’approche et j’entends : ne me laisse pas.
alors je reste à ses côtés un moment ; je la filme. Quel âge a-t-elle ? Trois
ans ? Quatre ans ?
ibuka.
***
sans les images j’oublierais les formes… est-ce que bientôt j’oublierai
l’odeur ?
***
Lorsque les soldats français sont arrivés, ils se sont installés dans les bâti-
ments de l’école. ils y avaient l’eau, l’électricité, de l’espace. un simple petit
nettoyage pour ne pas subir les détails nauséabonds du génocide comme les
fèces, l’urine, le sang, les effets personnels souillés des morts... et tout fut
en ordre. C’est là, entre deux rangées de bâtiments, qu’ils ont planté le dra-
peau français. Et là, juste à côté, ils ont fait venir des bulldozers pour apla-
nir le terrain, qui deviendra leur terrain de sport, gonflé par les milliers de
corps en putréfaction dans la fosse commune.
***
À l’endroit où flottait le drapeau français dans le camp en 1994, j’enre-
gistre les voix de rescapés qui nous racontent leur histoire. Ce sont eux qui
ont choisi d’être filmés au pied d’un drapeau virtuel matérialisé par un
socle pieusement entretenu pour que tous se souviennent de ce que les sol-
dats français ont fait.
***
Lorsque nous nous sommes revus, quelques jours après avoir quitté
Murambi, tu m’as posé cette question :
– Tu as senti l’odeur ?
…
sous les mots qui tombent sur le papier, elle se réveille aujourd’hui
comme si elle ne devait plus s’échapper. Cette odeur de morts sous la
chaux. Cette vague de particules âcres qui pénètre les bronches, violente les
cellules du goût, imprègne les tissus, s’incruste dans la peau et les fibres
capillaires. inutile de se laver, elle a envahi la mémoire des sens, elle s’est
insinuée dans le réseau sanguin et a colonisé tout mon corps.
sur place rien à voir, ou plutôt est-ce la vision qui a tué l’odeur ? sur place,
le nez n’existe que parce qu’il fut persécuté. La légende raciste veut que le
Tutsi porte un nez long et fin tandis que le Hutu l’a court et épaté. alors des
nez tranchés défigurent l’odeur du lieu et je ne sens rien, rien que la douleur
de ce que je vois, de ce que je sais, ce que j’ai lu, écouté, rassemblé.
Contre toute attente Méliana est encore en vie à l’heure où j’écris ces
lignes et jamais je n’oublierai ses mains entourant la mienne ni son regard
après qu’elle m’ait confié son témoignage.
***
afin de soutenir les populations rwandaises fragilisées (en premier lieu
les rescapés), une association vient de se créer : « Rwanda main dans la
main ». Rejoignez-nous !
notes