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L 'dition origina/e de cet ouvrage
a ltl publie par Oxford Univmity Pms
Titre original : DREAM, CREAT IVITY, ANO MAONESS I N NI NETEENTH-CENTURY FRANCE A.R. W James, 1995. .ditiom Gal/imard, 1997. pour la traduction franfaiu. Le paradoxe et le paradigme En 1769, parait le rcit d'un reve qui deviendra clebre. Le reveur, le violoniste italien Giuseppe Tartini (1692-1770) conclut un pacte avec le diable. En change de son ame, le diable exaucera chacun de ses vreux. Tartini lu tend son vio- Ion, curieux de voir si son nouveau serviteur sera capable de jouer quelques airs agrables : Quel fut mon tonnement, lorsque j'entendis une sonate si singuliere et si belle, excute avec tant de supriorit et d'intelligence, queje n'avais meme ren conc;u qui put entrer en parallele 1 La surprise et le ravis- sement lui coupent le souffie, et l'intensit de cette sensation le rveille. Prenant son violon, il essaie en vain de retrouver les accords qu'il vient juste d' entendre. La Sonate du diable ( Il Trillo del Diavolo ) restera, selon lui, sa meilleure reuvre. Au dix-neuvieme siede, cet pisode est souvent mentionn et embelli. Deux autres cas, moins pittoresques mais tout aussi souvent rapports, sont cits par Cabanis : J' ai connu un homme tres sage et tres dair [Benjamn Franklin] qui croyait avoir t plusieurs fois instruit en songe, de l'issue des affaires qui 1' occupaient dans le moment. Sa tete forte, et d'ailleurs entierement libre de prjugs, n'avait puse garan- tir de toute ide superstitieuse, par rapport a ces avertisse- ments intrieurs. Il ne faisait pas attention que sa profonde l. De La Lande, Voyage en ltafie, 2' d., 9 vol., Desaine, 1786, IX, p. 55-56. 8 Ves secondes prudence et sa rare sagacit dirigeaient encore 1' action de son cerveau pendant le sommeil, comme on peut 1' observer, meme pendant le dlire, chez les hommes d' un moral exerc 1 Cabanis cite galement Condillac, qui lui a confi personnellement qu' en travaillant a ses cours d' tude, il tait souvent oblig de quitter pour dormir un travail dja prpar mais incomplet, et qu'a son rveil, ill'avait trouv plus d'une fois termin dans sa tete. Cabanis poursuit : En effet, l' es- prit peur continuer ses recherches dans les songes; il peut erre concluir par une certaine suite de raisonnemens, a des ides qu'il n'avait pas; il peut faire, a son insu, comme ille fait a chaque instant durant la veille, des calculs rapides, qui lui dvoilent l'avenir 2 Meme s'ils sont rares, de tels exemples suggerent que l'esprit qui reve est capable de crer. Mais, a la fin du dix-huitieme siecle, une telle hypothese ne s' accorde pas avec le point de vue dominant sur les reves, point de vue que Voltaire rsume ainsi : Le plus sage des hommes veur-il conna1tre la folie? qu' il rflchisse sur la marche de ses ides pendant les reves. [ ... ] Les reves inquiets sont rellement une folie passagere 3 Cette notion- reves et folie sont analogues, voire identiques - traverse tout le dix-neuvieme siecle, et persiste encore au vingtieme. Freud, par exemple, consacre la fin du premier chapitre de Die Traumdeutung (1900) aux Rapports entre le reve et les maladies mentales 4 et, dans Une note sur l'inconscient (1912), il crit: <di existe un produit psychique qu'on peut rencontrer chez les personnes les plus normales, qui pourtant prsente une analogie frappante avec les productions les plus sauvages de la folie et qui est demeur aussi peu intelligible aux philosophes que la folie elle-meme. Il s'agit des reves 5
l. CEuvres philosophiques de Cabanis, C. Lehec et J. Cazeneuve d., Corpus gnral des philosophes f r a n ~ s PUF, 1956, XLIV, p. 587. 2. !bid., p. 597-598. 3. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Folie, CEuvres completes (72 vol., Kehl, 1785-1801), LI, p. 418. 4. L 'lnterprtation des reves, PUF, 1967, p. 83-87. 5. Mtapsychologie, Folio Essais, Gallimard, 1968, p. 182-183. Le paradoxe et le paradigme 9 11 y a done un paradoxe : l' tat mental appel reve corres- pond a la folie, il est par consquent l' antithese de la raison et de la beaut ; et pourtant il peut venir en aide a la raison (la rsolution de problemes) ou contribuer a la naissance d'une ceuvre d'art ( Il Trillo del Diavolo ). Dans cet ouvrage, je m'intresserai aux nombreuses ramifications de ce theme. Le paradoxe tient a la vision classique de la nature de 1' ex- pression artistique, laquelle repose sur une certaine notion du moi. Dans son essence, 1' ceuvre d' art est d' abord cons:ue, avant d'etre excute par un artiste dou de raison. La conception prcede l' excution, m eme si un certain enthou- siasme peut accompagner le processus. Chaque dsordre doit possder sa propre beaut et correspondre a un effet voulu : Un beau dsordre est un effet de l'art. L' imagi- nation , au sens que lui donne le dix-septieme siecle, est avant tout la capacit de !'esprit a se reprsenter des images. Ce point de vue classique prsuppose un moi conscient consi- dr comme une unir. Ce modele, d' essence cartsienne, encore fondamental au dix-neuvieme (meme si, aux alentours de 1870, il est remis en question), se compose de deux l- ments principaux : la conscience de soi et la mmoire. Des- cartes a pu dire ]e doure, done je suis 1 , et aurait certaine- ment t dispos a dire ]e reve, done je suis. Le moi dpend de la conscience prsente, qui le constitue. Quant a la mmoire, elle n' est pas fiable et n' a pas le caractere certain de l'intuition, e' est-a-dire 1' apprhension immdiate, actuelle, de ce qui est vrai. Tourefois, lorsque Descartes, a la fin des Mditations, se demande une nouvelle fois comment distin- guer entre la ralit extrieure et les illusions produites par les reves, le critere voqu est la mmoire: A prsent j'y ren- contre une tres notable diffrence, en ce que notre mmoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres l. La recherche de la vrit , CEuvres et lettres, Bibliotheque de la Pliade, Gallimard, 1953, p. 898. 10 Vies secondes et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu' elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent tant veills 1 Les images des reves n' ont jamais la cohrence o u la stabilit des images de la vie veille; la mmoire ne peut sans aucune interruption, lier le sentiment que j'en ai, avec la suite du reste de ma vie . Descartes laisse entendre que le moi est constitu par la conscience prsente et par le souvenir des per- ceptions et des actes passs. Meme chez Descartes, ce moi est implicitement distinct du moi des reves. Un reveur qui a conscience de rever (e' est 1' exception) peut affirmer cogito ergo sum o u m eme percevoir la vrit d'une dmonstration gomtrique 2 Mais ce reveur est priv de la mmoire squentielle qui, conjointement a la conscience, constitue le moi veill, et done il ne possede qu'un seul des deux lments ncessaires. Un reveur qui n'a pas conscience de rever (c'est la regle) ne possede aucun de ces lments. Une fois veill, il peut se souvenir du reve, mais tour comme, pour Descartes, le souvenir d'une intui- tion n'a pas le meme statut que l'intuition elle-meme, le sou- venir prsent d'un revene saurait faire que le reveur ait pos- sd, dans le reve, un moi. La chose qui pense du moi cartsien peut ventuellement rester prsente aussi bien dans 1' tat veill que dans 1' tat de reve, mais elle peut aussi etre absente du sommeil, meme si elle est indirectement recou- vre par le souvenir. Lire ici quelque prsage de la scission du sujet chere au vingtieme siecle serait anachronique, car la proccupation de Descartes est la certitude, et non la nature du sujet. On peut toutefois dire que l'unit du moi est normalement associe a l' tat de veille, puisqu' elle dpend d'une forme de conscience rarement prsente dans les reves. Ainsi le sommeil, le reve et leurs relations avec la mmoire entralnent-ils des anomalies; ils reprsentent un rsidu imparfaitement assimil. l. Mditation sixieme >>, ibid, p. 334. 2. Discours de la mthode , ibid., p. 152. Le paradoxe et le paradigme 11 Ces anomalies expliquent l'emploi par l'Encyclopdie du mot bizarre >> : Le songe est un tat bizarre en apparence, ou !'ame a des ides sans y avoir de connaissance rflchie. >> Bizarre, non paree que le contenu des reves est incohrent ou trange, ni paree qu'il existe des perceptions sans objet que 1' esprit ne maltrise pas. Ce qui est considr comme bizarre est que !'esprit puisse avoir des ides, alors qu'il n'a pas conscience de lui-meme. Au milieu du dix-huitieme siede, on est toujours dans la tradition cartsienne et 1' on sait peu de choses encore sur la nature du sommeil 1
Au dbut du dix-neuvieme siecle, des physiologistes comme Bichat et Cabanis donnent des descriptions orga- niques cohremes de la nature du sommeil et de ses degrs. La question mtaphysique de la nature du moi ne les int- resse pas, et leur dmarche est pour ainsi dire oppose a celle de Descartes: Observons les phnomenes, analysons les rap- ports qui les unissem les uns aux autres, sans remonter a leurs causes premieres 2 )) Cependant, un dictionnaire mdica! voit toujours dans le reve un tat anormal : Les songes sont, comme le somnambulisme, le produit d'un exercice incom- plet des facults intellectuelles pendant un sommeil peu pro- fond; ce sont de vritables anomalies de cet tat 3 , et des philosophes, comme Maine de Biran, continuent de s'int- resser aux problemes mtaphysiques qui sous-tendent ces themes. Enfin, il devient plus urgent de s' occuper de l' en- semble de ces questions lorsque, apres Mesmer, des formes tranges de sommeil appeles somnambulisme naturel >> o u magntique sont portes a 1' attention du public. En quoi ces sommeils sont-ils tranges? Et pourquoi d'autres phno- menes telle l'hallucination, souvent associe au sommeil, sont-ils tenus pour pathologiques? l. L'article de !'Encyclopdie reprend, en le modifiant, le critere cartsien de la cohrence pour distinguer entre le reve et la ralit. 2. F.-X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, d. L. Cerise, Masson, 1866, p. 55. 3. Encyclopdie mthodique. Mdecine, XIII, 1830, p. 73, article sign Bricheteau. 12 Vies secondes Une premiere bauche de rponse dairera d'emble les relations entre les phnomenes du sommeil, du rve, de la veille, de la mmoire, de la crativit, et de la folie. Elle pren- dra la forme d'une description du paradigme du sommeil et de la veille qui prdomine au dix-neuvieme siede 1
T out d' abord, le sommeil et la veille sont poss comme deux tats distincts qui alternent, dans un cyde quotidien. Les rves appartiennent au sommeil, bien que cet tat puisse galement tre profond et par consquent sans rve. L' tat de veille se caractrise par la conscience et par la possibilit de se souvenir volontairement d' tats veills antrieurs, que ce soit avant ou apres la derniere priode de sommeil. Le som- meil, lu, se caractrise normalement par 1' absence de la pleine conscience et 1' absence de souvenir volontaire. Les liens entre ces deux tats distincts sont peu nombreux : dans les rves, les gens, les lieux ou les objets qui ont t pen;:us dans la vie veille peuvent appara'tre de maniere involon- taire; dans la vie veille, les rves sont le plus souvent oublis et considrs comme incohrents o u bizarres. En d' autres mots, lorsqu'une quelconque relation existe entre les deux tats, elle dpend de la mmoire, bien qu'il y ait de grandes diffrences entre les formes de remmoration qui peuvent exister d'un tat a I'autre. Se souvenir, nanmoins, n'entame aucunement le caractere fondamentalement distinct des deux tats. La distinction entre les deux tats et leur alternance tant toutes deux fondamentales, il s' ensuit que tout tat qui implique soit la ccexistence de la veille et du sommeil, soit la persistance excessive de I'un des tats, est pers:u comme anor- mal, voire pathologique. Le somnambulisme naturel, par exemple, ou la transe hypnotique ressemblent a I' tat de so m- l. Par paradigme , j' entends ici un ensemble de relations entre des concepts nommant des expriences; si la description de ces relations est vraie pour 1' es- sentid, alors le paradigme aura un pouvoir explicatif. Pour le terme, je suis bien sur redevable a Kuhn (The Structure ofScientific Revolutions, 1962), meme si je ne l' emploie pas id selon sa dfinition. Le paradoxe et le paradigme 13 meil en ceci que les vnements qui ont eu lieu sont habi- tuellement oublis a u rveil. Mais ils ressemblent aussi a 1' tat de veille, par le fait qu'une mmoire squentielle existe, d'un pisode somnambulique a l'autre ou d'une transe a l'autre. L'hallucination, selon Esquirol, est un rve a 1' tat de veille. Un alin qui dlire peut tre considr comme dans un tat permanent de sommeil. Dans les cas dnomms double conscience ou ddoublement de personnalit , une per- sonne peut ne pas avoir conscience de son autre existence, laquelle, oublie, ressemble a un rve. T ous ces tats boule- versent la distinction o u 1' alternan ce, poses comme la norme. Enfin, la veille, l' activit consciente sont lies a la raison et a la matrise; a ce titre, on leur accorde de la valeur. Le som- meil et le rve sont peut-tre ncessaires, mais ils sont vg- tatifs et automatiques , ce qui leur enleve toute valeur. Le sommeil est tenu pour un tat intellectuellement strile. Les exemples d'activit apparemment cratrice, ou la rsolution de problemes pendant le sommeil, sont des curiosits, des exceptions qui ne sont la que pour confirmer la regle. Ce paradigme sert a expliquer le regroupement, au dix- neuvieme siecle, de tout un ensemble de phnomenes du sommeil qui comprend les images hypnagogiques, le som- nambulisme naturel ou magntique, la catalepsie et I'hallu- cination. La psychiatrie aurait peut-tre du mal, de nos jours, a se retrouver dans une telle classification, mais ce sont la les phnomenes du sommeil (pour reprendre une expression utilise par Maine de Biran, puis par Balzac et Nodier) que de nombreux travaux ne cessent de traiter ensemble. 11 en va ainsi, par exemple, de 1' ouvrage sur le rve le plus lu, sans doute, avant Freud (qui y fait souvent allusion dans Die Traumdeutung) : Le Sommeil et les reves 1 du polygraphe Alfred l. Alfred Maury, Le Sommeil et les reves, tudes psychologiques sur ces phno- melles et sur les divers tats qui sy rattachent, suivi de Recherches sur le dveloppe- ment de l'instinct et de l'intelligence dans leurs rapports avec le phnomene du som- meil, Didier, 1861. 14 Vies secondes Maury. Publi en 1861, ce livre conna:tra trois rditions (1862, 1865 et 1878). Orles tats qui Se rattachent au reve sont l'hallucination, l'alination mentale et notamment le dlire, le somnambulisme, l'extase, l'hypnotisme, la cata- lepsie, le mesmrisme. Except le somnambulisme, la plupart de ces phnomenes ne sont guere aujourd'hui relis au som- meil (l'hallucination ne 1' est que pour les hallucinations hyp- nagogiques). Mais l'ouvrage de Maury est loin d'etre le seul ou ces phnomenes se trouvent rassembls 1 , et jusqu'a la these de Pierre Janet, L'Automatisme psychologique, essai de psychologie exprimentale sur les formes infrieures de l'activit humaine (1889), ou le meme groupement se retrouve, moins centr sur les reves et augment des phnomenes de mdium- nit. Ce que Maine de Biran, en 1809, appelle les phno- menes du sommeil recouvre un ensemble qui varie peu pen- dant tout le dix-neuvieme siecle. Il nous arrivera, dans les pages qui suivent, de dsigner tout cet ensemble par le seul mot de reve, qui ne dsignera done pas uniquement les reves nocturnes. A l'intrieur de cet ensemble, l'accent est mis sur l'un ou 1' autre de ces phnomenes, selon les priodes. Le somnam- bulisme sous une forme ou sous une autre, occupe le siecle entier, et restera un terme d pour Flournoy en 1900. Mais a partir de 1830 environ, ce sont les tudes sur l'hallucina- tion qui prennent la premiere place, avant de la cder a nouveau au somnambulisme, devenu hypnotisme , et au ddoublement de la personnalit . Ces variations sont par- ticulierement sensibles quand on lit des tudes portant sur des personnages historiques : en 1825, Jeanne d'Arc est cen- se etre sujette a u somnambulisme o u a 1' ex tase; dans les l. L'ouvrage de Brierre de Boismont (1 845) sera rdir en 1852 er 1862. Le riere de cene rroisieme di rion esr Des hallucinations o u Histoire raisonne des appa- ritions, des visions, des songes, de l'extase, des reves, du magntisme et du somnam- bulisme (Bailliere, 1862) ; cf. galement : M. Simon, Le Monde des rves: Le Reve, l 'hallucination, le somnambulisme et /'hypnotisme, l'illusion, les paradis artificiels, le ragle, le cerveau et le rve, Bailliere, 1888. Le paradoxe et le paradigme 15 annes 1830, elle souffre d'hallucinations; dans les annes 1890, elle est devenue hystrique 1 De meme, Pinel en 1818 met l'hypothese que Socrate souffrait de catalepsie et, en 1836, Llut cherche a dmontrer qu'il tait victime d'hallu- cinations. Dans notre travail, les intituls des parties et des chapines reflereront, dans la mesure du possible, ces varia- tions. Mais ni ces titres, ni les dates donnes ne tmoignent de la prdominance exclusive du sujet voqu. Un certain chevauchement est invitable. Notre point de dpart chronologique n'est pas une date prcise, mais se situe fin dix-huitieme, dbut dix-neuvieme. Les textes du dix-huitieme restent des points de repere pour les mdecins et les philosophes qui crivent au tournant du siecle. Ainsi, l'exemple d'un clerc somnambule, qui appara:t pour la premiere fois dans l'Encyclopdie, est repris par Pinel, Maine de Biran, Deleuze et Bertrand. Le terminus ad quem, cependant, est Die Traumdeutung, publi en 1900. Non seu- lement a cause de la date, mais paree que cet ouvrage pose une question diffrente. Les mdecins et penseurs, de Maine de Biran a Hervey de Saint Denys (1867) et au-dela, ont tous la meme proccupation : Comment les reves se forment-ils ? De quoi sont-ils faits? Les questions : Que signifient-ils? Comment peuvent-ils etre interprts? >> ne sont guere poses que dans les Clefs des Songes >> populaires. Les phnomenes du sommeil >> o u les tats seconds dcrits ici ont en commun 1' clipse total e o u partielle du m o conscient, quelquefois en faveur de ce qui semble etre un second >> moi. O u, pour 1' exprimer autrement, ils impli- quent tous une partie du moi dont le moi veill, normal, celui de la vie de tous les jours, n'a pas forcment conscience. Entrer en contact avec cette partie du moi peut etre inoffen- l. Un aurre exemple serair celui des ursulines de Loudun. Cf. F. P. Bowman, Les possds de Loudun au XIX' siecle Srphane Michaud d., Du visible a !'in- visible : Pour Max Milner, 2 vol., Corti, 1988, 1, p. 123-136. 16 Vies secondes sif, comme dans les reves nocturnes, ou indsirable, lors- qu' elle conduit a 1' alination et clipse plus o u moins la conscience, mais on peut galement la tenir pour cratrice. Une question fondamentale est de savoir si le reve implique un processus (( infrieur )) o u (( automatique , a garder bien spar des facults suprieures , qui, elles, sont diriges par la volont consciente et l'intelligence. Un tel point de vue sera aussi bien celui de Maine de Biran au dbut du si?xle que celui de Janet a la fin, et il restera celui de presque tous les philosophes et mdecins. Certains crivains par contre, a commencer par Charles Nodier, accordent a l'activic oni- rique une valeur dpassant celle de la conscience normale . Et bien que, parfois, de nombreux themes soient communs a la mdecine et a la littrature, cette question semble avoir t aborde par chaque groupe de maniere spare, sans que 1' on ait tent une synthese. Si je n'ai pas employ, jusqu'a prsent, les termes d'in- conscient, de prconscient ou de subconscient, et si je les vite aussi dans bien des chapitres de ce livre, ce n' ese pas paree que je erais a une lecture (( innocente )) qui effaeerait comme par magie les apports du vingtieme siecle. Mais, si l'on veut que les textes du dix-neuvieme nous parlent de leur temps qui, a de nombreux points de vue, est le berceau du ntre, il faut s' efforcer de les lire dans leur contexte, ce qui veut dire viter de reeourir a des notions et a un vocabulaire du vingtieme siecle, lorsqu'ils peuvent preter a confusion. Explorer les corrlations entre les perceptions obscures , les facults passives de Maine de Biran, et 1' ineonscient serait 1' objet d' une tout aune tude; mon souci ici ese de pr- senter sa pense sur le sommeil et le reve aussi clairement que possible dans son contexte historique. Les outils d'investiga- tion, e' est-a-dire les mthodes de lecture, seront cependant ceux d'aujourd'hui. A supposer que cela fut possible, il serait absurde de lire les textes mdicaux, littraires ou philoso- phiques du dix-neuvieme avec les yeux d'un Sainte-Beuve ou d'un Faguet. Mes lectures sont forcment personnelles, et de Le paradoxe et le paradigme 17 mon temps, mais elles tenteront de laisser parler les textes sans faire un usage excessif des eatgories du vingtieme siecle. Les doeuments examins, se ramifiant dans l'oeeultisme et la mystique, traversant les frontieres entre psychologie, mde- cine, philosophie et littrature, ont une qualit tres centri- fuge. Certaines lacunes sont invitables. Je n'ai pas tent d' erire une histoire complete du sommeil o u du reve a u dix- neuvieme siecle 1 , mais de suivre un fil directeur a travers les champs de la mdecine, de la philosophie et de la littrature. ]'espere avoir apport assez d'lments nouveaux, ou bien avoir trait les anciens de maniere suffisamment diffrente, pour que ce livre puisse veiller un cho chez ceux dont le champ est autre. J'ai crit un ouvrage qui s'efforce d'etre interdisciplinaire, en partie paree que j'ai souvent t stimul par des paroles ou des lectures sans lien vident avec mes pr- oecupations du moment : un reve s' emparant des restes diurnes apparemment insignifiants peut les intgrer a son tra- vail crateur. Ces Vies secondes deviendront-elles a leur tour un reste diurne pour d' a u tres ? l. Ma dette envers H. Ellenberger, Histoire de l dcouverte de l'inconscient (Fayard, 1994) est grande. Voir aussi : de L. L. Whyre, L 7nconscient avant Freud (Bibliotheque scientifique, Sciences de I'Homme, Payot, 1971); de P. Pachet, Nuits troitement surveillles (Le Chemin, Gallimard, 1980) ; La Force de dormir (NRF Essais, Gallimard, 1988) et de Y. Ripa, Histoire du rve: regards sur l'ima- ginaire des r ~ a i s au XIX' siecle (Oiivier Orban, 1988). 1 LES YEUX FERMS Somnambulisme magntique, somnambulisme naturel - Je vous affirme que Sraphita exerce sur moi des pouvoirs si extraordinaires que je ne sais aucune expression qui puisse en donner une ide. Elle m'a rvl des choses que moi seul je puis connaitre. - Somnambulisme! dit le vieillard. BALZAC Sraphtta Somnambulisme : ce mot a lui seul semble une explica- tion suffisante aux pouvoirs tranges de Sraph1ta, et les lec- teurs de Balzac sont censs le comprendre sans peine. Il couvre dja bien plus que son acception premiere marcher pendant le sommeil . Le locus classicus des tout premiers crits sur le somnambulisme est 1' artide de 1' Encyclopdie , en 17 64 : L' on a donn le no m gnrique de somnambulisme a une espece de maladie, d'affection, ou incommodit singuliere, qui consiste en ce que les personnes qui en sont atteintes, plonges dans un profond sommeil, se promenent, parlent, crivent, et font diffrentes actions, comme si elles taient bien veilles, quelquefois meme avec plus d'intelligence et d' exactitud e; e' est cette facult et cette habitude d' agir endormi comme veill, qui est le caractere distinctif du som- nambulisme '. l. Encyc/opdJ.e (1751-1780), a. Somnambulisme , 1764. 22 vtes secondes A ir endormi comme veili : deux des points du para- d. dflni -la sparation du sommeil et de la veilie, 1' al- Ig d , d. ' ternance de ces eux etats- sont contre Jts par cette espece de maladie .Bien que l'Encyclopdie le range dans la rubrique Mdecine , Pinel n'indut pas le somnambulisme parmi les maladies recenses, en 1798, dans sa Nosographie philoso- phique 1 - chose curieuse, car il s'intressait aux reves 2 Il ne le ctera que dans la seconde dition, en 1803, ou il le dfi- nit comme une nvrose des fonctions crbrales , une ver- sion plus intense du reve : L'imagination, durant les songes ordinaires, peut rappeler avec plus ou moins de force les objets qui l'ont vivement frap- pe; mais si, dans cet tat, 1' excitation est assez vive pour qu'on se livre au mouvement meme dont on a I'habitude, que les musdes soient soumis a l'influence de la volont, qu'on sorte de son lit, qu'on marche, qu'on parle ou qu'on renou- velle m eme les fonctions qu' on a coutume de remplir durant la veille, on est alors ou noctambule 3
- l. Nosographie philosophique ou La Mthode de l'analyse applique a la mide- cine, Maradon, 1798. 2. Il a traduit l'ouvrage de William Cullen, Noso!ogy 0775), dans lequelle somnambulisme apparait ( Ordre IV. Vesaniae, Genre L VIV SOMNIUM , incluanr ; Somnambulismus ... Hypnobatasis ... Noctambulatio ... Ephialtes ... Incubus) ; Apparatus ad nosologiam methodicam seu synopsis nosologiae methodi- cae in usum studiorum, Amsterdam, 1775, p. 221. Dans les ditions suivanres, SOMNIUM est devenu NEIRODYNIA. In so m no imaginario vehementior vel molesta et le somnambulisme est oneirodynia (activa) excitans ad ambulatio- nem, et motus varios G. Thompson, Noso!ogica methodica: Auctore Guliefmo Cu!fen, dimbourg, Carfrae, 1820, p. 124). Une autre Noso!ogie clebre au dix- huitieme siecle ese celle de Sauvage, qui range le somnambulisme dans la classe Vlii Vesaniae , Ordre I Hallucinations ; Nosofogia methodica sistens Morbo- rum c!asses, Amsterdam, 1768, II, p. 150. Pinel a crit sur les reves dans la Gazette de San t, 30 ( 1 787) ; ses points de vue sonr essenriellemenr hippocratiques. ). Poste! (Genese de la psychiatrie: Les Pre- miers crits de Phi!ippe Le Sycomore, 1981, p. 177-180) suggere que l'ab- sence du somnambulisme dans la premiere dition peut s'expliquer par la brie- vet du texte (due a la pnurie de papier sous le Direcroire et a la ncessit pour Pinel de publier rapidemenr), par son dsir de ne pas sembler plagier Cullen, et par sa tenrative de lier la nosographie du dix-huitieme siecle a son exprience asi- laire (lettre a l'auteur, 8 sept. 1 993). 3. Nosographie philosophique ... , !803, III, p. 140-148. D l 0 \) l...t_to. -/'. AJ <...\ L.; Les yeux ferrns 23 11 note aussi un certain rapport entre un acces de manie sans dlire, et l' es pece d' excitation nerveuse que le somnam- bule prouve pendant la nuit , et donne 1' exemple d'un jeune homme su jet a des atraques de somnambulisme : [Il] avait un regard vif et anim [ ... ], la plus grande agilit dans les membres, des reparties saillantes dans les entretiens qu'on se faisait un jeu d'avoir avec lui. Dans la journe et durant 1' tat de veille, il tait, en gnral, morne, taciturne, et paraissait bien infrieur, pour les facults de 1' entendement, a ce qu'il tait dans ses illusions nocturnes 1
.. cet exemple ressemble dja au ddoublement de la personna- lit , avant que le concept n' existe. Pour Pinel, cette sorte de (( reve est li a la folie m eme si, parfois, l' acces de somnam- bulisme est crateur : homme [ ... ] s'tait exerc en vain un certain jour a rendre plus corrects plusieurs vers qu'il avait composs. Il se leve pendant la nuit, ouvre son secrtaire, crit et rpere souvent a haute voix ce qu'il venait d'crire, en s'applaudissant lui-meme et en poussant des clats de rire, exhortant meme un de ses amis qui tait prsent d'applaudir avec lui; il ferme ensuite son secrtaire, se remet dans son lit, et prolonge son sommeil jusqu'au moment ou on vient 1' veiller, ignorant pleinement ce qui s' tait pass. Le lende- main, i1 se rappelle avec inquitude I'incorrection des vers du jour prcdent; il visite son manuscrit, et il trouve remplies les !acunes qu'il avait laisses: plein de surprise, et ne sachant si e' tait l' effet de son bon o u de son mauvais gnie, il demanda a ses amis, qui poussaient des clats de rire, de lui dvoiler ce mystere: ils ne parvinrent qu'avec peine a lui per- suader que c'tait durant son sommeil qu'il avait rempli cette tache difficile 2
l. !bid., p. 141. 2. !bid., p. 142. 24 Vies secondes Pinel observe bien, mais explique peu. Que la manie et le rravail de cration se trouvent paradoxalement runis dans une seule et meme maladie ne l'intresse pas. Quand il en vent, apres 1' expos des cas, a une description gnrale du somnambulisme, i1 se contente de noter : La plupart [des somnambules] rpetent les actions fami- lieres dom ils ont I'habirude; d'autres exercem plus spciale- ment leurs facults sur des objers du domaine de l'intelli- tels que la posie, la musique, les marieres sciemifiques \,.::: font leur occuparion dans 1' tat de veille '. La volont serait capable de faire se mouvoir les musdes pendant le sommeil : cene contradiction implicite ne lu ins- pire qu'un dbut d'explication : dans le somnambulisme, 1'imagination est stimule a un degr plus fort que dans les reves ordinaires; les habitudes peuvent alors reprendre le des- sus. Que le somnambule puisse accomplir certaines actions les yeux ferms ne le proccupe pas davantage. En 1821, le Dictionnaire des sciences mdica/es se propose, lu, d'expliquer ce phnomene. L'auteur de l'artide s'arrete a des points de terminologie (prfrant le terme: so,.mno-vigil), ._mis dfinit le somnambulisme comme un.jtat !J!.t:un- u diaire entre la veille et le sommeil, dans lequel la mmoire, t.magination et les sens sont dans une sorte d'exercice impar- ait o u d' activit part elle 2 . L'imagination et la mmoire- U'tot que la perception directe- prsentent des objets au somnambule, lequel agita la maniere d'un pilote qui dirige- rait un bateau en se contentant de lire une carte. Certaines actions peuvent alors sembler mal a propos. Le reve et le som- nambulisme sont tous deux anormaux : puisque le sommeil est une fonction ngative particuliere a la vie de relation , il l. !bid, 146-147. 2. Dictionnaire des sciences mdica/es, 1821, LII, p. 117. Article sign Louyer- Willermay. Les yeux ferms Sc/x 25 met tous les organes ayant trait a cette vi e de relation (les relations avec le monde, par l'intermdiaire des sens) en tat d'intermittence. Tout phnomene qui rompt cette intermit- tence - reve ou somnambulisme- enfreint du meme coup les lois physiologiques et par consquent releve de la pathologie. De ces phnomenes relevant de la pathologie , nul ne sera plus discut que celui du somnambulisme magn- tique , issu du mesmrisme. En 1825, l'Acadmie de Mde- cine de Pars s'interroge : convient-il, oui ou non, de se pen- cher a nouveau sur le magntisme animal? En demandant une nouvelle Commission (la Commission Royale de 1784 ' avait examin et condamn le mesmrisme), le docteur Bus- son met 1' accent sur les diffrences entre le mesmrisme d' alors et le somnambulisme de maintenant : ni les pro- cdures, ni les effets, ni les thories avances ne sont les memes 2 L' volution de ces diffrences peut se lire dans deux ouvrages du marquis de Puysgur. Le premier, Mmoi- res pour servir a l'histoire et a l'tablissement du magntisme animal 3 (1786), porte encore la trace de l'influence directe de Mesmer, influence beaucoup plus discrere dans le second, Recherches, expriences et observations physiologiques sur l'homme dans l'tat de somnambulisme naturel et dans le som- nambulisme provoqu par l'acte magntique 4 (1811) . L'ex- pression meme de magntisme animal est remplace par somnambulisme . Le parallele avec le fluide de Mesmer est vident dans l'une des premieres expriences menes par Puysgur. Pour dterminer si les sujets magntiss sont influencs par ce qu'il appelle l' lectricit artificielle , illes place sur une dalle l. Cf. Ellenberger, Hisroire de la dcouverre de l'inconscienr, op. cit., p. 96- 97. 2. Le G/obe, 17 dc. 1825, p. 1029. 3. Armand Marie-Jacques de Chasrener, marquis de Puysgur, Londres, 1786. (Reproduir en fac-simil: Rhadamanrhe, Toulouse, Privar, 1986.) 4. Denru, 1811. " 26 Vies secondes de rsine, le gatea u, et utilise sa machine pour les charger d' lectricit. Ils prouvent comme a 1' accoutume une sensa- tion de chaleur dans la tete; il tire d' eux des tincelles et, s'il utili,se.... ne uteille de Leyde pour leur administrer des , ils se plaignent de douleurs et, des lors, ne se avec peine a de nouvelles expriences. Un des sujets, qui a malgr tout accept d'etre connect a la machine sans erre isol, ressent alors le fluide circuler a l'intrieur de lui, sans douleur. Un autre accessoire est rest clebre: l'arbre magntis, sur la place du petit village de Buzancy : Au centre de la place se dressait un immense et tres bel orme [ ... ]. Les paysans venaiem s'asseoir sur les bancs de pierre emouram l'arbre. Autour du tronc et des ma!tresses branches taiem fixes des cordes dom les malades enrou- laiem les extrmits aux endroits douloureux de leur corps. Au dbut de la sance les malades formaient une cha!ne en se tenam par le pouce. lis semaiem alors, plus ou moins imen- smem, le fluide circuler a travers leurs corps. Au bout d'un certain temps, le ma!tre ordonnait de rompre la chalne et demandait aux malades de se frotter les mains. 11 en choisis- sait alors quelques-uns chez qui il provoquait la crise par- faite en les touchant avec sa baguette de fer. Ces sujets, pro- mus au rang de mdecins , faisaiem le diagnostic des maladies des autres et prescrivaiem les traitemems. Pour les dsenchanter , Puysgur leur ordonnait d' embrasser l' arbre, ce qui les rveillait aussitot, sans leur laisser aucun souvenir de ce qui s'tait pass 1
Plus tard, Puysgur abandonne tous ces instruments (le dernier utilis tant une rige de verre avec laquelle il tou- chai t}) les patien ts), et se limite a u toucher et a la paro le. Il affirme qu' aucun appareil n' est ncessaire, et que la d pour induire le sommeil magntique est la volont du magnti- l. Ellenberger, op. cit., p. 102. Les yeux ferms 27 seur 1 Un pas est franchi, de la confiance accorde aux mthodes physiques vers le contact de personne a personne. Le phnomene le plus souvent associ aux cures de Mes- mer est celui des convulsions (prfiguration, peut-etre, des dmonstrations publiques de l'hystrie par Charcot, un siecle plus tard). Ceux qui souffraient de convulsions taient conduits dans une chambre de crises , que Puysgur, oppos a cet aspect de la pratique de Mesmer, appelle un enfer a convulsions . La distinction faite ici, entre crise et convulsion, est la d de la diffrence fondamentale dans la dmarche des deux hommes. Le mot crise , en mdecine, s' emploie pour un moment de changement dcisif, pour le meilleur ou pour le pire, dans l'volution d'une maladie. Des symptmes plus o u moins intenses 1' accompagnent. Les convulsions sont des mouvements musculaires violents et incontrls, souvent spasmodiques. Selon Puysgur, elles ne devraient appara!tre que pendant que le magntiseur opere, etre breves, et ne pas se rpter trop souvent. Abandonner des patients convulsifs a leur sort est dangereux : Je n'entends pas par crise un tat convulsifni dsordonn: j' entends a u comraire un tat de sommeil physique, dont la vue seule peut donner une ide : je redoute autant que personne l'tat de convulsions, et crois que le vritable but d'un magn- tiseur doit etre de les faire cesser, quand elles existent 2
Ailleurs, il dcrit une crise comme un tat calme et tranquille, qui n' offre aux regards sensibles que le tableau du bonheur et du travail paisible de la nature pour rappeler la san t. Ce qui n' exclut pas la souffrance physique, ncessaire pour la gurison et quelquefois douloureuse au possible, mais le corps souffre sans que l'esprit en soit affect. L' tat de sommeil physique qui sera appel somnam- l. Recherches . .. , p. Il, XII et 105. 2. !bid., p. 50. /'A o ()J\ N'-"0 1 28 Vies secondes bulisme magntique s' accompagne de phnomenes nou- veaux : les patients plongs daos cet tat sont capables d' ta- blir un diagnostic, et meme de prdire 1' volution de leur propre maladie (c'est la pressensation). Le cas suivant est dcrit dans une lettre res;ue par Puysgur. Il s'agit d'une atraque de folie, qui prsente les memes caractristiques que les cures magntiques : tant ali d'ner chez M***, il me pria de magntiser une jeune femme, filie de son cuisinier, qui avair des atraques de folie; il me dir que dernierement elle avair couru la ville, a une heure du matin, un sabre d'une main, et une pe de 1' a u ere; qu' elle tair daos une fureur telle que persono e ne pouvait l'approcher, et que, revenue a elle, il ne lui tait rest aucun so u venir de ce qu' elle avait fait. A peine 1' eus-je tou- che, qu'elle s'endormit paisiblement. Ses premieres paroles furent :fe suis perdue, je n 'ai plus qu 'un an et quelques jours a vivre ... Lui ayant alors demand la cause de sa maladie, elle die : ce sont quatre gros vers qui me rongent vers le CtEUr. Elle rpta encare qu'elle tait perdue. Sans me laisser effrayer de ses alarmes, je la pressai de chercher un remede; aussitt elle s'cria : j'en vois un. Mettez dam un verre, un doigt d'eau, tei- gnez-la avec du vinaigre rouge, jetez-y une pince de cendre, rem- plissez le vierre [sic} de vin veux [sic}, et foites-moi avaler cela pendant quinze jours: cela Jera mourir les vers [ ... ]. Avanr de la rveiller, je lu ai demand si elle serait quelque temps encare susceptible d' prouver les effets du magntisme : elle m'a rpondu qu'elle conserverait toujours la facult de s'en- dormir, a cause de la dlicatesse de ses nerfs 1
Avoir la vision de sa maladie, etre capable a la fois d' en prdire 1' volution et de se prescrire un remede : ces capad- ts, prsentes dans le somnambulisme magntique }}' ne le so m pas daos 1' tat de veille normal; de plus, ce dernier tat comporte toujours l'oubli de ce qui s'est pass durant le som- meil magntique. Cette << vision }} ou pressensation atteint l. !bid., p. 111-113. Les yeux ferms 29 parfois un degr surprenant de prcision; pour un ceil et une oreille non mdicaux - et Puysgur n' tait pas mde- cin -,le malade semble avoir la capacit de regarder a l'in- trieur de son corps, et de dcrire ce qu'il y a vu }} de maniere dtaille. Certains mdecins ont fait remarquer que les des- criptions anatomiques taient inexactes, pour ne pas dire fan- taisistes, et ont ni que les patients pussent (( voir }} a l'int- rieur d' eux-memes 1 La question de 1' autoprescription ne semble pas dpendre d'un savoir mdica!, mais d'une plus large culture populaire, laquelle a du etre prsente, bien qu'oublie (ou inavoue), a l'tat de veille dans l'esprit des patients 2 Le plus surprenant dans les gurisons magntiques est peut-etre la prdiction par les patients des moments cls : la aussi, on atteint dans la plupart des cas un degr de prci- sion saisissant. A lire Puysgur, les patients sont capables, en tat de sommeil magntique, de puiser daos un rservoir de connaissances sur leur tat, rservoir qui, en temps normal, demeure parfaitement inaccessible; une fois le sommeil induit, aucune suggestion n'est faite - la vrit sort de la bouche du patient. Certains malades, daos l'tat de sommeil magntique, sont galement capables d' agir comme mdecins pour d' autres malades, de voir leur maladie et d' en prescrire les remedes. Puysgur les appelle des mdecins somnambules }}, et ils sont souvent consults. Leurs pressensations }>, moins prcises que celles qu'ils auraient pour eux-memes, n' en sont pas moins acceptables, sous certaines conditions. Cependant, une fois guris, leur pouvoir de diagnostiquer et de prescrire cesse : leur don de gurisseur ne provenait que de leur mala- die. Les phnomenes observs daos les gurisons magntiques l. A. Bertrand, Trait du somnambulisme et des diffrentes modifications qu 'i/ prsente, Dentu, 1823, p. 66. 2. Un mdecin, Georget, dira: Mes somo ambules ne se sont jamais ordonn que des remedes qu' elles voyaient journellement employer (De la physiologie du systmze nerveux, 2 vol., Bailliere, 1821, p. 286). 30 Vies secondes illustrent la transformation qui s' opere : les mouvements phy- siques violents cedent la place a certaines formes d'intros- pection, qui ont pour effet de souligner davantage l'impor- tance du langage. Un meme dplacement du physique au psychologique se retrouve dans les ides mises en avant pour expliquer ces phnomenes. Ainsi, en dpit de tout 1' attirail occulte entourant les thories de Mesmer, il ne fait aucun doute qu' en parlant de magntisme animal il postulait l'existence d'une force physique. Il ne faut pas oublier que le magntisme lui-meme n'tait pas totalement compris 1 , et ses relations avec 1' lectricit ne commenceront a etre lucides qu'autour de 1820, en France comme ailleurs 2 Le fluide universel postul est cenes subtil, mais il est aussi physique; il peut etre ma!tris et vhicul par des moyens physiques. Puysgur, tout en acceptant l'existence d'un fluide, sou- ligne dans ses travaux ultrieurs une distinction capitale : l'agent est physique, mais ce qui le met en mouvement, ce qui lui permet de produire ses effets, c'est la pense, et plus prcisment encore, e' est la volont humaine : Si done le magntisme de l'homme, en produisant de la chaleur, rend les corps soumis a son action et saturs de son influence, susceptibles de manifester des phnomenes sem- blables a ceux de l'aimant, de la chaleur et de l'lectricit, ne pourrait-on pasen tirer l'induction que l'aimant, l'lectricit, le feu, et l'lectro-magntisme de l'homme, pourraient bien n'etre que des rsultats divers provenant d' une meme cause? Mais quelle est cette cause tellement identique avec ses effets, dans les phnomenes de l'aimant, de la chaleur et de l'lec- tricit, qu'on ne peut physiquement l'en distinguer ni l'en l. Les phnomenes de l'aimant sont vraisemblablement produits par une mariere subrile, diffrente de 1' air; nous disons diffirente de /'air, paree que ces phnomenes ont galement lieu dans le vuide; mais nous ignorons absolument la maniere dont cene machine agit. Encyclopdie, art. magntisme . 2. Cf. Le Globe, 24 ao'it 1826, Nouveaux faits d'lectricit, rapport sur une note de l'Acadmie des Sciences sur la dviarion de l'aiguille aimante cause par l' influence du courant d'une machine lectrique ou par l'lectricit des nuages , p. 22. Les yeux ferms 31 distraire? Ce n'est que dans l'acte magntique queje puis l'apercevoir : cette cause dans l'homme est sa pense 1
Puysgur n'est nullement un scientifique. Cette transition, de 1' explication physique a 1' explication physiologique o u psychologique, correspond cependant a la maniere dont, aux yeux d'un scientifique, le docteur Husson, le sujeta volu. En 1825, dans son rapport a l'Acadmie de Mdecine, Hus- son explique que, dans la thorie prcdente, on parlait d'un fluide universel, cause des influences mutuelles entre les corps clestes, la terre, les corps vivants; reten u grace a certains pro- cds a l'intrieur des corps vivants, il pouvait erre considr comme un remede universel, pour empecher ou gurir toutes les maladies. A. prsent, ce fluide n' est plus considr comme universel : Presque tous se bornent a attribuer les phnomenes qu'ils observent et les gurisons qu'ils disent obtenir a un fluide par- ticulier, qui existe dans tous les individus, mais qui ne se screte et n' en mane que sous l'influence de la volont de celui qui veut en imprgner, pour ainsi dire, un autre indi- vidu; e' est par cet acte de sa volont qu'il met ce fluide en mouvement, le dirige, le fixe a son grl. A.l'appui de cette thorie, qui peut elle aussi nous sembler tire par les cheveux, Husson cite de rcents travaux de phy- siologie qui paraissent rendre vraisemblables non seulement la notion de circulation nerveuse mais aussi l'ide qu'une telle circulation produit un champ nergtique identique a celui cr par les objets lectrifis 3
Qu'il y ait fluide ou non, le somnambulisme souleve des questions d'ordre psychologique : quels sont les liens entre l. Recherches ... , Avant-propos, p. X-XI. 2. Le Globe, 17 dc. 1825, p. 1029. 3. Cabanis avait dja attir 1' attention sur les proprits animales particulieres a l'lectricit nerveuse, irrductibles a celles du fluide lectrique ordinaire. 32 Ves secondes somnambulisme et reve, comment une action rflchie est- elle possible pendant le sommeil, quelle forme de conscience est compatible avec la perte de mmoire? Questions qui tour- nent toutes autour d'un meme phnomene- l'apparente division du moi : la part endormie du moi apparait par- fois plus cratrice que la part veille, ayant acces a une connaissance dnie a u moi veill, o u procurant dans 1' tat second des apers:us que le moi veill peut alors utiliser. 2 PHILOSOPHES ET MDECINS L'alination consiste dans la privation abso- lue o u la suspension de libre activit : e' est comme le sommeil. MAINE DE BIRAN Familier du Cercle des Idologues que dirige Cabanis, consult par Royer-Collard pour la prparation de ses conf- rences, cit par Pierre Janet comme un important prcur- seur, Maine de Biran est l'un des rares philosophes, avec Thodore de Jouffroy, a avoir crit sur le sommeil avant 1830. Si J ouffroy s'intresse plus a la persistan ce de la conscience pendant le sommeil, Biran se proccupe de tous les phnomenes qui la modifient ou la suppriment : les reves, les effets si surprenants du somnambulisme et les divers ,. cas d'alination mentale: L'alnaton e.st cet .tat de l'ame J et du corps ou le moi devient trt!JZger )) Une des taches essentielles de la philosophie est, pour lui, de circonscrire clairement les domaines de la physiologie et de la psychologie, et les phnomenes du sommeil )) ont un rle important a jouer dans le trac des frontieres entre les deux . ........ T out a u long de sa vi e, Maine de Biran s' est interrog sur l. Maine de Biran, Nouvelles considrations sur les rapports du physique et du moral _chez l'homme, CEuvres, IX, Vrin, 1990. J I.J;." ... 1 34 Vies secondes
' 1 la nature du moi . Le moi ne peut etre apprhend imm- diatement, comme chez Descartes, par une pure intuition, mais plutot par la conscience d'un effort- la sensation de rsistance rencontre quand un mouvement est fait, que 1' ef- fort soit musculaire ou intellectuel. La conscience de soi n'est pas un processus semblable a 1' observation dans un miro ir o u a une certaine distance, laquelle implique une sorte de ddoublement interne (1' observateur et 1' esprit observ), mais un processus analogue au sens du toucher. Le << sens intime permet en quelque sorte de toucher le moi de l' in- trieur. Biran reprend sa division des fonctions de l'ame (actives, passives) pour illustrer le contraste entre la veille et le som- meil. Le sommeil est dfini par la cessation de la volont. Or, en 1' absence de la volont, les processus mentaux sont des impressions automatiques re<:ues par les sens o u par les organes corporels (les exemples les plus vidents tant les organes sexuels ou l'estomac), qui stimulent l'imagination, laquelle produit alors des images lies aux stimuli varis qu' elle re<:oit. C' est un processus purement passif - il se droule en l' absence du moi volontaire et aucun je ne peut lui etre rattach. Une telle suspension de la volont, entra!nant a son tour 1' absence du moi, est caractristique des reves 1 comme du somnambulisme. Elle est galement le principal signe dis- tinctif de la folie. Maine de Biran propose une classification des rves parallele a celle des maladies mentales, reprenant trois des quatre grandes classes de 1' alination selon Pinel : - idiotie, dmence, manie avec dlire 2
La premiere catgorie est celle des reves organiques ou l. Les reves sont attribus a des causes organiques, plus prcisment aux sites organiques o u il naissent, et dans lesquels se trouve une concentrarion de forces sensirives . 2. l. Manie ou dlire gnral... II. Mlancolie ou dlire exclusif... III. Dmence o u abolirion de la pense . . . IV. Idiorisme, ou oblirration des faculrs intellecruelles et affecrives (Trait mdico-physique sur i'aiination mentaie, 2' d., Brosson, 1809, p. 493-494. ,/. ) Philosophes et mdecins 35 affectifs . Des exemples vidents en sont les rves rotiques, o u les rves de nourriture quand on se couche 1' estomac vide, mais Maine de Biran place aussi le cauchemar dans cette cat- gorie. Cette sorte de rve correspond a 1' idiotie, lorsque le moi est endormi et que les organes sensitifs seuls sont actifs. La deuxieme catgorie est celle des rves intuitifs ou visions . Le mot intuitif, ici, est pris dans le sens particu- lier a Biran, en rfrence au fait de voir, ou de croire qu'on voit. Dans ces rves, le cerveau a t directement stimul au moyen des nerfs correspondant a !' un ou a plusieurs des cinq sens, et le rveur voit des fantomes de toutes couleurs o u toutes formes, ou bien entend divers sons, ou touche des objets, selon le sens stimul spontanment, sans qu'il y ait perception relle. De tels rves se produisent gnralement tot le matin, avant 1' veil, quand les sens externes se sont reposs de la fatigue du jour prcdent et se prparent a agir a nouveau. La vue est le sens le plus frquemment stimul, car 1' reil se trouve etre le plus pro che du centre de l'imagi- nation du cerveau. L' odorat et le gout sont peu sollicits. Dans quelques rares cas, les reves de la deuxieme catgorie se produisent a 1' tat veill, ce sont alors ((a proprement par- ler des visions . Biran n'utilise pas encore le mot hallucina- tion, qui prendra de l'importance plus tard. Cette sorte de ? rve s' apparente a la dmence, quand le cerveau produit des images incohrentes; la pense est et ne - Dans certains cas encore plus rares, la concentration des forces, au lieu de rester pres des parties du cerveau en rela- tion avec les sens externes, pnetre plus profondment pour ainsi dire, jusqu'a l'organe meme de !'ame, toutes les sympa- thies actives avec les organes sensitifs et locomobiles se trou- vant suspendues avec la volont mme, les songes prendront un caractere plus intellectuel et plus profond, et e' est alors [ ... ] que les inventions les plus extraordinaires, les penses les plus sublimes, les rsolutions de problemes les plus difficiles, peuvent se prsenter a !'esprit dans un sommeil qui n'est
36 Vies secondes cependant pas complet, puisqu'il en reste quelques traces, mais toujours avec cette spontanit d'intuition qui exclut ou prvient toute recherche, et qui se concilie avec 1' absence de la volont o u suspension de tout effort 1 . Ces reves intellectuels sont rares, et forment a eux seuls une catgorie. Cabanis en avait donn des exemples, dont les propres reves de Franklin et Condillac 2 , et Biran se rfere ici a ce texte. Ces inventions les plus extraordinaires, ces pen- ses les plus sublimes, ces rsolutions de problemes IeS'f;'lus difficiles)) s' accompagnent toutes de spontanit d'intui- tion : les facults d'attention, de perception et de jugement qui caractrisent le moi n'entrent pasen jeu; si ces reves sont remmors, c'est uniquement paree que !'esprit n'est pas completement endormi. Ces reves correspondent a la manie avec dlire, quand cette force qui constitue la personne n' a aucune influence sur l'imagination, ce qui fait que les images possedent leurs propres vivacit, persistance, et profondeur. Le len entre crativit, reve et folie ne saurait etre plus clairement affirm. T ous trois rsultent de la reprsentation spontane, la seule 1 diffrence entre eux tant la frontiere entre veille et sommeil. La folie (dans cecas prcis, la manie avec dlire ) rompt le paradigme, puisqu' en elle coexistent 1' tat de veille, 1' absence du moi conscient et la prsence d'images qui, en temps nor- mal, n' apparaissent que dans le sommeil. La quatrieme catgorie de reve est le somnambulisme. Dans ce texte de 1809, Maine de Biran ne traite que du som- nambulisme naturel, mais il est clair, a la maniere dont il en parle, que le sujet a dja suscit de nombreuses discussions. Biran fait tout d'abord quelques remarques sur la crdulit, le charlatanisme, et fustige autant ceux dont les rcits ne visent qu'a impressionner que certains somnambules qu'il a l. Maine de Biran, Nouvelles considrations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme, CEuvres, V, Vrin, 1984, p. 111. 2. << Du sommeil en particulier, par. 5, in Rapports dtt physique et du moral de f'homme, p. 597-598. ! .\
... l ; Philosophes et mdecins 37 lui-meme observs, et qui apparemment avaient soigneuse- ment rpt la scene a l' avance. Cependant il ne met pas en doute 1' existen ce du phnomene, et done le beso in de lu trouver une explication. L'explication organique du somnambulisme est que, comme dans la deuxieme classe des reves, celle des reves intuitifs , il y a stimulation des centres nerveux les plus proches des sens externes, ce qui peut provoquer, par exemple, une apparence de vision, tandis que le cerveau est en communicatioh sympathique avec les organes de la locomotion et du langage. Ce qui est surprenant, toutefois, est que l' action semble rflchie. Faut-il postuler 1' existen ce de deux moi et, puisque les vnements de la nuit sont oublis le matin, faur-il conclure que ces deux moi >> sont distincts et ne communiquent pas entre eux? Mais, s'il y a volont et sommeil dans le meme temps, alors la dfinition thlme du sommeil ne saurait etre conserve. La rponse de Biran a ce dilemme est d' analyser les actions des somnam- bules, et de montrer que leur caractere est essentiellement automatique. En cela, elles ressemblent a un grand nombre de nos habitudes de la vie quotidienne; la conscience de soi et la volont en sont absentes. Bien que Maine de Biran soit parvenu a l'expliquer philo- sophiquement en se rfrant a des phnomenes et a des prn- cipes connus, le somnambulisme reste une anomalie dans son classement. A l' encontre des autres catgories de reves, a u cune forme particuliere d' alination ne lu correspond. Dans les trois premieres classes de reves, le paradigme de la \ veille et du sommeil est boulevers quand les processus du reve se produise.cu..aA.-!tatveill, et on peut alors parler de avec le somnambulisme, le parallele ne peut erre fait : le paradigme est dja boulevers, a l'intrieur meme du phnomene. Pour Biran cependant, aucune explication supplmentaire n' est ncessaire; analyss avec attention, les phnomenes se montrent dpendre des facults passives de l'a.me, comme dans les reves intuitifs . Il modifiera quelque - 1 ,_....._, - 38 Vies secondes peu cette position dans une discussion ultrieure sur le som- nambulisme magntique. Maine de Biran s'y est intress en lisant I'Histoire critique du magntisme animal, de Deleuze (18'13). Cet auteur aborde les phnomenes associs au somnambulisme magntique d'une maniere assez pragmatique; illes limite a cinq : la capa- cit de voir les yeux ferms, de ne plus entendre d'autre voix que celle du magntiseur, de percevoir le fluide magntique, de conna!tre la cause de la mala die prsente, d' avoir des pres- sentiments ( pressensations )de la maladie a venir. Ces ph- nomenes sont peut-etre incomprhensibles, mais ils n' en exis- tent pas moins. Deleuze les dcrit de maniere dtaille, et note qu'un trait essentiel se retrouve toujours : Lorsqu'il rentre dans l' tat naturel, il perd absolument le souvenir de toutes les sensations et de toutes les ides qu'il a eues dans l' tat de somnambulisme; tellement que ces deux tats sont aussi trangers !'un a l'autre, que si le somnambule et l'homme veill taient deux erres diffrents 1
Selon lui, aucun cas n' a t observ o u la mmoire ait t conserve. Ce critere tablit done une diffrence entre le som- meil et le somnambulisme, entre les expriences sensorielles du somnambule et les reves. Comment expliquer de tels phnomenes? Deleuze pro- pose une explication qui, si elle n'est pas exacte, n'a pas du moins l'inconvnient d'etre oppose aux lois de la physiolo- gie . Les impressions sensorielles normales sont transmises au cerveau par l' intermdiaire des organes externes, les yeux par exemple, et les nerfs; cependant : ans l'tat de somnambulisme l'impression est communique au cerveau par le fluide magntique. Ce fluide, d'une extreme tnuit, pnetre tous les corps, lorsqu'il est pouss par une . Deleuze, Histoire critique du animal, 2' d., Mame, 1819, p. 1-&6-187. Philosophes et mdecins 39 force suffisante, et il n'a pas besoin de passer par le canal des nerfs, pour parvenir au cerveau. Ainsi le somnambule, au lieu de recevoir la sensation desQ objets visibles par l'action de la lut;nieresur les yeux, la rec;:oit immdiatement par cetle du fluiae mag'etique, qui agit sur l'organe interne de la vision . , La facult que semblent avoir les somnambules de savoir une infinit de choses qu'ils ignorent dans 1' tat de veille a t explique par l'instinct, note Deleuze, mais c'est une qua- lit occulte dont il prfere se passer : Il n' est nullement prouv que dans l' tat de somnambu-) lisme on ait des connaissances qu'on n'avait point dans l'tat de veille : on a seulement des sensations infiniment plus dli- cates, un souvenir distinct de tout ce qu'on a su et de tout ce dont on a t affect, et une grande facilit a faire des com- binaisons; e' en est assez pour produire des rsultats tres sin- guliers2. A l'tat de veille, les sensations prsentes nous empechent d' avoir acces a ces souvenirs, aux traces laisses par tous les vnements de notre vie. Dans le somnambulisme, cet acces est rendu possbTe. - "'-- ----- Si'1\1a'ie de Biran semble s'accorder avec Deleuze au sujet de la mmoire, il n' accepte pas sa thorie du fluide. Postuler que le fluide magntique transporte les impressions direc- tement aux organes internes ne permet pas de rpondre a la question : comment l'me pourrait-elle etre trangere a ce qu' elle fait et pense? Maine de Biran reprend les exemples, dcrits par Deleuze, de somnambules qui parlent d' eux- memes comme si leur moi veill tait quelqu'un de tout a fait diffrent de leur moi somnambule. Ainsi une certaine Madame N***, ayant perdu toute sa for- l. !bid, p. 189-190. 2. Jbid., p. 190-191. 40 Ves secondes tune, dcide de faire du thatre, pour lequel elle manifeste un certain talent. Mais, en se prparant a ce projet, elle est tombe malade, et dans l' tat somnambulique elle le dnigre : - Pourquo done vou1ez-vous entrer au thatre? - Ce n'est pas mo, c'est elle. - Mais pourquo done ne !'en dtournez-vous pas? - Que voulez-vous que je lu dse : e' est une folle '. T outes deux se connaissent, communiquent entre elles, savent ce que 1' autre pense mais n' en sont pas moins deux per- sonnes spares. Si nous adoptons 1' argument que la m eme substance ou la meme ame les constitue toutes les deux, conti- nue Biran, alors autant admettre la position de Spinoza selon laquelle il existe une seule substance pensante, dont toutes les ,_ penses individuelles, spares, ne sont que des modes ou des attributs. Dans ce type d' exemples, il y a autant de diffrence J entre Pierre et Jean et moi, qu'entre le moi veill et le moi somnambule . Cette sparation de personnes rfute l'hypo- d'un fluide transportant directement les impressions, mais ne fait que soulever de nouveaux problemes : le moi som- nambule connalt l'autre personne et la juge, comme il juge- rait un tranger, tandis que le moi veill n'a aucune connais- sance du moi somnambule, qui lu demeure tour a fait inconnu, ce qui est en opposition totale avec la vie ordinaire. A part la rfutation de la notion de flu de et l' attention porte a ce qui sera plus tard appel (( ddoublement de la personnalit , tour ce qu' avance Biran peut s' appliquer autant au somnambulisme naturel qu'au somnambulisme magntique. Cependant, Deleuze aborde la question de l'in- fluence du magntiseur et de sa volont sur le somnambule, et Maine de Biran s'interroge a son tour sur ce pouvoir inex- pliqu : Que certains individus soient dous de cette sorte de puissance magique, c'est ce que l'exprience semble l. !bid, p. 188-189. Philosophes et mdecins 41 annoncer. Meme en supposant que la plupart des phno- menes du somnambulisme s' expliquent par une action interne de !'ame, le probleme reste entier. Comment conce- voir que la volont d'un individu puisse etre (( magntise)) au point que des ides, des dsirs puissent lui erre suggrs, ou qu'on puisse lu demander d'excuter des mouvements? C' est dans son dernier ouvrage philosophique, Nouveaux essais d'anthropologie, rdig en grande partie en 1823, unan avant sa mort, qu'il voque cette sorte de vertu qu' on pour- rait dire magntique , dans un chapitre sur la diffrence du vouloir et du dsir . La volont tant le plus souvent incapable d' agir sur la plu- part de nos organes internes, il est absurde d' affirmer qu' elle puisse influencer ceux d' a u tres personnes, comme le croient certains magntiseurs. Aucun pouvoir ne saurait remplacer celui du moi individue!, agissant et conscient de lui-meme comme cause de ses propres actions. Mais il n' est pas impos- sible qu'un dsir vif et soutenu puisse produire certains effets organiques sur quelqu'un d'autre. Ces effets ne sont pas forcment directs; le plus souvent ils agissent par l'interm- diaire de l'imagiP..Mion : .,.--- La plupart des phnomenes extraordinaires, relatifs a l'in- fluenee magntique dont on nous parle, me sembleraient pouvoir se rapporter naturellement aux sympathies orga- niques ordinaires, exerees par l'intermdiaire de l'imagina- tion du magntis qui, a l'aide de certains signes connus [ou] ineonnus, se mettrait en eommunication sympathique pr- sente avee celle du magntiseur, par exemple par le dsir ou l'ntention fixe sur lui 1
Est-il besoin d'une autre explication a l'influence des magntiseurs sur leurs sujets? Ce n'est pas tant une question de volont que de dsir. .. l. Maine de Biran, CEuvres, XI, III, p. 185-186. 42 Vies secondes Biran trouve une confirmation de ses vues dans un livre publi alors qu'il vient d' crire ce chapitre : le Trait du som- nambulisme ( 1823) d' Alexandre Bertrand. Dans cet ouvrage, le fluide est rejet et la volont du magntiseur voit son role tres restreint. Biran ajoute alors une longue note a son texte, approuvant Berrrand, ce jeune auteur, le plus sage a mon avis de ceux qui ont crit sur ce sujet encore si obscur 1 . Ber- trand soutient que, si la volont du somnambule n'explique pas l'influence qu'il semble avoir sur sa propre organisa- tion , ce n' est pas une raison pour en rechercher la cause a l'extrieur de lui-meme. Une influence autre que la volont rend compte de phnomenes comme trembler de peur, avoir des sueurs froides, palir, ou avoir une rection. Ce dernier exemple montre le pouvoir de l'imagination, alors que la volont reste sans action. L'influence des somnambules sur leur propre nature est du m eme ordre : e' est le rsultat direct de l'impression produite sur eux par l'ide qu'ils se font de la puissance de leur magntiseur. Biran reprend Bertrand sur une subtile distinction concer- nant la volont du magntiseur: c'est la pense ou l'imagi- nation du magntiseur qui se communique et non point la volont proprement dite - sinon comment serait-il pos- sible qu'un ordre puisse etre donn, avec la volont silen- cieuse qu'il ne soit pas obi, ce qui jette alors le sujet som- nambule dans la confusion, selon un cas rapport par Bertrand. Ainsi, a la fin d'une sance, Bertrand dit a une femme : Rveillez-vous , alors qu'en meme temps il a la ferme intention de ne pas la rveiller. La pariente semble trouble, rougit, a quelques mouvements convulsifs, mais ne se rveille pas. Apres l'avoir calme, ill'interroge sur la cause de ses convulsions : Comment, me rpondit-elle, vous me dites de m 'veiller, et vous ne voulez pas queje m 'veille 2 ! Biran condut : Ce ne peut etre la volont meme qui est l. !bid, p. 188-189. 2. Bemand, Trait du somnambulisme ... , p. 247. Philosophes et mdecins 43 sentie, mais bien 1' objet de la pense o u du dsir du magn- tiseur, quise reprsente sympathiquement a l'imagination du magntis, et c'est par l'influence de cette imagination que s'effectuent tous les phnomenes subsquents, indpendam- ment de la volont du magntis comme du magntiseur 1
Ce sera la derniere ddaration de Biran sur un probleme qui 1' a proccup pendant de nombreuses annes. Il s' est tou- jours oppos, de maniere inbranlable, a toutes les explica- tions du reve ou du somnambulisme qui auraient impliqu des lments irrationnels ou merveilleux. Meme s'il a jou un court moment avec l'ide de deux moi , le reve comme le somnambulisme, naturel et magntique, appartiennent au domaine de la passivit. L'imagination fonctionne parfois de maniere automatique, sans le consentement volontaire du moi, mais si le moi conscient est absent dans d' a u tres cas que le sommeil, laissant alors les fonctions passives prendre le des- sus, le rsultat est 1' alination. !. Biran, <Euvres, XI, III, p. 189 n. 54 Vies secondes posent minemment , il se produit dans des circonstances particulieres, par exemple lorsque l'intensit de l' exaltation moral e est excessive ; et enfin cet tat n' a point cess de se manifester apres les siecles d'ignorance, [ ... ] il s'est prolong dans tout le cours du dix-huitieme siecle, et [ ... ] il ne cesse de se reproduire journellement sous nos yeux, mconnu par ceux qui 1' observent et ignor de nos savants, toujours iden- tique quant a sa nature quoique modifi dans sa forme 1 . Dans un sens, les points de vue de Bertrand ont t vite prims. S a tentative de faire de 1' extase une catgore embrassant et unifiant un certain nombre de phnomenes diffrents n'a pas abouti, et lorsque le cas de Jeanne d'Arc sera a nouveau discut par des mdecns, ce sera dans le contexte plus prcis de l'hallucination. A d' a u tres gards cependant, il peut etre considr comme prophtique. T out d'abord, en insistant sur l'importance de l'tude historique, aussi bien pour la mdecine que pour l'histoire, il est un pr- curseur de ce qui sera plus tard appel mdecine rtrospec- tive. Ensuite, en suggrant que l'tude de l'homme doit entrainer 1' tude des anomalies du fonctionnement mental, il annonce l'intret passionn du dix-neuvieme siecle pour les tats anormaux de la conscience. Enfin, quelques-unes de ses remarques prcises, comme la tendance des extatiques a situer les visions et les voix a l'extrieur d'eux-memes, et l' analogie de ce processus avec le reve ordinaire, prfigurent les investigations ultrieures du ddoublement de la conscience . Et bien qu'une influence prcise soit impossible a prouver, son insistan ce a tudier et a rwmmer 1' (( extase , dans les pages d'une revue lue par bien des crivains et des intellectuels, aide peut-etre a comprendre l'mportance prise par ce mot chez un romancier comme Balzac. l. !bid. 4 LES DU SOMMEIL Nodier et Balzac Comment les hommes ont-ils si peu rfl- chi jusqu'alors aux accidents du sommeil qui accusent en l'homme une double vie? N' y aurait-il pas une nouvelle science dans ce ph- nomene? BALZAC Louis Lambert En 1831, Nodier publie l'article De quelques phno- menes du sommeil 1 et 1' anne suivante, dans Louis Lam- bert, Balzac reprend cette expression au sujet d'un reve pr- monitore. Les phnomenes du sommeil et les tats seconds occupent une place importante dans 1' reuvre de ces deux crivains. De quelques phnomenes du sommeil est a premiere vue un compas bizarre, melant la rflexion philosophique et mdicale au conte fantastique. Nodier n'hsite pas a se contredire : il nie tout d' abord possder la moindre connais- sance mdicale, physiologique ou philosophique 2 , prtend l. Revue de Pars, 23 fvrier 1831, p. 31-46. 2. Je ne suis ni mdecin, ni physiologiste, ni philosophe; et tour ce que je sais de ces hautes sciences peut se rduire a quelques impressions communes,. (De quelques phnomenes ... , p. 31). Selon R. Pearson, l'intret de Nodier pour le sommeil et les reves vient de son gout pour la littrature sur les vampires; Nodier parle du vampirisme comme d' une combinaison assez naturelle, mais heureusement tres rare du somnambulisme et du cochemar (Themes and 56 Vies secondes n' avoir jamais lu un livre de mdecine moderne , mais parle un peu plus loin, a double reprise, de sa propre observation de monomaniaques. L'utilisation meme de ce mot, rcem- ment propos par Esquirol 1 , suggere une certaine connais- sance de la mdecine contemporaine. Mais, dsirant propo- ser sa propre explication de la monomanie, Nodier a de bonnes raisons de vouloir se dmarquer de la mdecine offi- cielle : La plupart des monomanies [ ... ] ne sont probablement que la perception prolonge d'une sensation acquise dans cette vie fantastique dont se compose la moiti de la neme, la vie de l'homme [ ... ] Si le monomane rentrait, en s'elliiormant, dans les ralits de sa vie matrielle, il serait, relativement a l'exercice de sa pense, aussi raisonnable que le mdecin qui le soigne, si celui-ci reve toutes les nuits 2
Ide confirme un peu plus loin : ]e n'ai jamais vu de monomane veill subitement dont la premiere impression ne fut parfaitement lucide. Reve et folie sont lis, non seu- lement par une vague similitude, mais par un renversement prcis du paradigme : le monomane reve a 1' tat veill mais, en dorm, vit une vie ordinaire. Le reve et la raison sont nces- saires en proportions gales, les plateaux de la balance doi- vent etre quilibrs, aussi bien chez le san d'esprit que chez le fou. Ce qui permet a Nodier d'attribuer au sommeil une valeur exceptionnelle : ( I1 peut para!tre extraordinaire, mais il est certain, que le sommeil est non seulement l'tat le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pense, sinon dans les illusions passageres l Techniques in the Narrative Works ofCharles Nodier, D. Phi!., Oxford, 1976, p. 157). l. Cf. P. Guiraud, Psychiatrie gnrale, Le Fran.:ois, 1950, p. 19 et J. Gold- stein, Como/e and Classif: The French Psychiatric Proftssion in the Nineteenth Cen- tury, Cambridge University Press, 1987, p. 152-196. 2. "De quelques phnomenes ... ,p. 37-38. Les phnomenes du sommeil 57 dont il l'enveloppe, du moins dans les perceptions qui en drivent et qu'il fait jaillir a son gr de la trame confuse des songes 1 - - Le propos de Nodier est loin d'etre transparent. Le terme lucide a longtemps dsign les somnambules ayant des intuitions particulieres. Ces intuitions sont-elles identiques aux perceptions jaillies du sommeil? Le contexte ne se prete guere a cette interprtation. Ce qui est clair, en revanche, est la contradiction avec le troisieme point de notre paradigme, a savoir 1' absence de valeur intellectuelle attribue au sommeil. Ce dernier, au contraire, est source de concep- tions artistiques - Hsiode, Homere et Milton- ainsi que de mythes et de religions : La carte de l'univers imaginable n'est trace que dans les -. j songes. L'univers sensible est infiniment petit 2 __ 1 - ---- Nodier est le premier crivain fran<;ais a preter corps a ces ides dans une ceuvre littraire; il donne un caractere onirique a des fictions comme Smarra ou Les Dmom de la nuit (1821) ou La Fe aux miettes 3 (1832). Dans Smarra, Apule, l'auteur de L'Ane d'or, est rendu responsable des cauchemars du nar- rateur. Le lecteur est sans cesse drout par une structure faus- sement ordonne : un reve se glisse a l'intrieur d'un autre reve, la causalit narrative traditionnelle s' esto m pe o u dispa- rait, l'identit du narrateur change, de Lorenzo)) deviene Lucius . Polmon, d' abord mentionn comme mort, rap- parait dans l'pisode; les fantmes issus de son imagination sont vus par un autre que lui: le lecteur hsite constamment entre le statut rel )) ou onirique de ce personnage. Seules lesJ scenes du dbut et de la fin, reprsentant une vi e veille )) fictive, constituent un point de rfrence sur. l. !bid., p. 31. 2. !bid., p. 32. 3. La Fe aux miettes, S marra, T rilby, P. Berthier d., Folio, Gallimard, 1982. 58 Vies secondes Dans La Fe aux miettes, construir sur un modele sem- blable (scenes au dbut et a lafm le caractere du 1, dnoueme9e sera pas un retour a la v1e ve1llee. Le roman commence, avec des accents qui voquent S terne, par 1' loge de l'imagination et de la fantaisie, loge qui conduit le narrateur, emport par le jeu des associations d'ides, a dcider de se rendre a Glasgow pour visiter la maison des lunatiques. La, il ren- contre un certain Michel, qui commence le rcit de sa vie. Son histoire tour d'abord semble relle puis, par paliers presque imperceptibles, glisse dans le reve et la folie. La difficult que 1' on prouve a rsumer le rcit de Michel res- semble de fort pres a celle qui surgir quand on veut racon- ter un reve. Michel vivait a Granville lorsqu'il a rencontr la Fe aux miettes . La Fe aux miettes ese une vieille mendiante qui couche sous le porche de 1' glise, et prtend etre Belkiss, reine de Saba. Michellui fera la promesse inconsidre de 1' pou- ser, et de naufrages en sauvetages, de hasards en coups de thatre, il deviendra le mari diurne de la vieille Fe aux miettes, et l'amant nocturne (en songe seulement) de Belkiss. La Fe aux miettes lui rvele qu' elle est condamne a mou- rir avant une anne, a moins qu'il ne lu rapporre une man- dragore qui chante, ce qui non seulement la sauvera mais lu permettra de redevenir complecement Belkiss. Dans ce rsum, d'innombrables dtails, done une tude plus pousse ne laisserait pas de montrer la signification, ont t sacrifis, la plupart d'entre eux relevant d'associations qui font fi de toute logique. Par exemple, le texte contient un rseau d' associations relatives aux noms propres et le batea u avec lequel Michel fait naufrage s'appelle La reine de Saba. Comme pour un reve, n'importe quel lment du texte peut servir de point de dpart a l'interprtation. Dans la conclusion, le premier narrateur rappara1t et ren- contre un homme habill de no ir, a l' expression solennelle, qui cherche a le retenir. Cet homme entame un long discours Les phnomenes du sommeil 59 pompeux sur l'histoire et la botanique des mandragores, la nature de la monomanie de Michel et le traitement qui pour- rait convenir (a commencer par lui mettre de 1' ea u glace sur la tete et l'estomac). Le narrateur se libere, demande au concierge pourquoi cet homme des plus dangereux n'est pas surveill plus strictement. La rponse, on s' en doute, est que ce personnage illustre est un-mdecin distingu. Nodier est peut-etre ici un prcurseur lointain de 1' anti- psychiatrie. Mais la conclusion est plus qu' un commentaire sur les alinistes de 1' poque, leurs diagnostics et leurs traite- menes. La Fe aux miettes a commenc par 1' exaspration du narrateur, lanc;ant a travers sa chambre un exemplaire de Tite-Live (trap positif et sans imagination), et posant la question: ne trouve-t-on pas autant de vrit dans les Contes de Perrault o u Les Mille et Une Nuits, que dans les livres d'his- toire? T out a la fin du livre, le m eme narrateur, ven u se repo- ser a Venise, rencontre un personnage srieux et concentr qui se rvele erre un membre de l'Acadmie des lunatici de Sienne. Leur savante discussion est interrompue par les cris d'un colporteur de livres, qui vante les superbes aventures de La Fe aux miettes, et comment Michel le charpentier a t enlev de sa prison par la princesse Mandragore; com- ment il a pous la reine de Saba et comment il est devenu empereur des sept planeres . Le narrateur se prcipite pour acheter ce livre (dont il serait l'auteur ?), quittant l'Acadmi- cien rprobateur. Ce livre lui sera quelque temps plus tard vol par une bande de Zingari, pendant qu'il dormait comme un enfant, plong dans un doux reve au fond de sa caleche, sur les bords du lac de Come. Au-dela de 1' autodrision, la fiction incarne ici certaines des ides de l'article De quelques phnomenes du sommeil : les << mono manes ne doivent pas etre traits avec condescendance mais, surtout, le reve et la folie ne sont pas de simples rsidus qui ne mritent guere qu' on leur prete attention, ils sont la matiere m eme dont la littrature peut naitre. Balzac a presque certainement lu les articles de Nodier 60 llies secondes dans La Revue de Pars 1 , et parlera a son tour des phno- menes du sommeil dans Lous Lambert (1832-1835). Dans ce roman- rcit, par la voix de son seul ami, des jours mal- heureux vcus par un gnie prcoce dans un coW:ge de province -,un reve prmonitoire sert d'lment dcisif dans la << destine scientifique de Louis Lambert. Apres avoir pass une part e de leur soire a parler de 1' excursion prvue le jour suivant au chateau de Rochambeau, les deux amis arri- vent sur une colline d' o u ils peuvent contempler le cha.teau. Louis Lambert s'exclame: <<Mais j'ai vu cela cetre nuit en reve! Il <<consulte ses souvenirs , s' assure qu'il n' est jamais venu a Rochambeau pendant son enfance. Cet vnement, dont 1' analogue peut se retro u ver dans les phnomenes du sommeil de beaucoup d'hommes, fera com- prendre les premiers talents de Lambert; en effet, il sut en dduire tour un systeme, en s'emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d'un fragment de pense pour reconstruire toute une cration 2
Dans la conversation, ou plutt dans le monologue qui suit, Louis Lambert considere toutes les implications de cet vnement. Une des hypotheses est la possibilit d'une spa- ration complete entre l' etre intrieur et le corps : Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le som- meil, pourquoi ne les ferais-je pas galement divorcer pen- dant la veille? >> Le reve prmonitoire sera la d de volite du systeme labor par Larnbert dans son Trat de la volont. Louis Lambert, gnie compar par son ami a Pascal, Lavoi- sier et Laplace, perdra la raison et manifestera des signes de folie lis a d'autres (( phnomenes du sommeil. Quelques annes plus tard, le narrateur apprendra, par } l. L'anicle de Nodier Du fantascique en lirtrature prd:de immdiatement Sarrasine (Rroue de Paris, 20, 1830). 2. La Comdie humaine, VII, Louis Lambert, P. Cirron d., 7 vol., L'Intgrale, Le Seuil, 1966, p. 298. Les phnomenes du sommeil>> 61 l'oncle de Lambert, que son ancien ami est devenu fou >>. Un des premiers signes alarmants a t un acces de cacalep- sie 1 , pendant lequel Lambert est <<rest pendant cinquante- neuf heures immobile, les yeux fixes . Il s'tonne : << S'il y avait quelque eh ose d' extraordinaire, e' est que Louis n' eut pas dja eu plusieurs acces de cette maladie, a laquelle le prdis- posaient son habitude de 1' extase et la nature de ses ides. >> Il se souvient comment Larnbert et lui, a la lecture d'un ouvrage mdica!, s' taient merveills devant <<ce phnomene humain dans lequel Lambert voyait la sparation fortuite de nos deux natures, et les symptmes d'une absence complete de 1' etre intrieur usant de ses facults inconnues sous 1' em- pire d'une cause inobserve. Cette maladie, ab1me tout aussi profond que le sommeil, se ratrachait au systeme de preuves que Larnbert avait donnes dans son Trait de la volont. Lambert avait galement suggr qu'une mditation pro- fonde, une extase pouvaient etre les prmices de la catalep- sie, et les deux amis s' taient efforcs en vain de provoquer une crise : Mais, malgr ces folles tentatives, nous n' eumes aucun acces de catalepsie. >> Au souvenir de ces pisodes pas- ss, le narrateur reste sceptique quant a la folie de son ami; ses doutes se dissipent quand 1' oncle explique comment son neveu est tomb dans une terreur profonde, dans une mlancolie que rien ne put dissiper. Il se crut impuissant >>. L'oncle le surprend a temps, au moment ou il allait se cas- trer, et 1' emmene consulter Esquirol, a Paris, o u les mdecins le dclarent incurable. Il existe done une similitude entre le phnomene du sommeil >> qui dcide de la destine scienti- fique de Lambert, et celui qui la clt. Dans les deux cas, 1' etre intrieur >> est suppos spar du corps. La tentative de castration, toutefois, attire brutalement 1' attention sur un autre facteur essentiel, aussi bien dans la folie de Larnbert que dans la vision qu'a Balzac de la cra- l. Le G/Qbe fait mention d'un cas de catalepsie partielle ayant dur dix-huit mois, et commente: La caralepsie est la plus ronnante des maladies dont !'es- pece humaine puisse etre affiige (I, 1825, p. 238-239). 62 Vies secondes tion 1 Dans d'autres textes de cette priode, notamment Le Chefd'ceuvre nconnu, et La Peau de chagrn, la sexualit est so urce de mtaphores pour le travail crateur : 1' art o u 1' tude sont des ma!tresses . Ce travail crateur tient lieu et place d'une sexualit reilement vcue (Max Jacob n'attribue-t-il pasa Balzac le propos: Une nuit d'amour, c'est un livre de moins 2 ?). Le dilemme qui en rsulte conduit a la folie ou a la mort de 1' artiste 3 , et a la destruction, o u a la fragmenta- tion, de son reuvre. Dans Lous Lambert, les lettres de Louis a son oncle au sujet de ses tudes sont juxtaposes a ses lettres d' amour a Pauline de Villenoix; la transition du travail inteilectuel a la passion est souligne par le narrateur, qui s'interroge sur la catalepsie : L' exaltation a laqueile dut le faire arriver 1' attente du plus grand plaisir physique, encore agrandie chez lu par la chastet du corps et par la puissance de I'ame, avait bien pu dtermi- ner cette crise dont les rsultats ne sont pas plus connus que la cause 4 De plus, les mots de I'oncle, la veille de son mariage i1 est devenu fou , indiquent clairement que, chro- nologiquement, la folie prend la place de la satisfaction sexuelle. Si on revient sur la tentative de castration, appele 1' opration a laqueile Origen e crut devoir son talent , un tel acte peut alors etre compris comme une tentative de prserver 1. Dans Mtdecine et psychiatrie balzaciennes: La Science dans le roman (Corti, 1971, p. 102-110), J. Borel soutient que Balzac a dcrit la schizophrnie avant qu'elle ne devienne une entit clinique identifiable. Reconnaissant, semble-t-il, une relation entre la schizophrnie et I'amour (chagrins d'amour ), il met I'hy- pothese, concernant la tentative de castration de Louis Lambert, que le schizo- phrene est indiffrent au dsir sexuel (p. 106), point de vue qui ne tient compre ni de la structure narrarive ni des liens prciss par le narrareur. 2. Max Jacob, Conseils a un jeune poete, Gallimard, 1945, rd. 1994, p. 41. 3. Le mot artiste dsigne a l'poque n'importe quelle forme d'activit crative. Balzac dit de Napolon, Gutemberg, entre autres : tous taient artistes, car ils craient (Des artistes, CEuvres diverses, 3 vol., Conard, 1956, I, p. 135-144). Cf. G. Matar, Les notions d'art et d'artiste a l'poque romantique, Revue des scienm humaines, avril-sept. 1951, p. 120-136, et mon La Revue L'Artiste et la "fraternic des arts" , Gazette des beaux-arts (mars 1965), p. 169-180. 4. Louis Lambert, p. 319. tgalement: Enfin, peut-etre a-t-il vu dans les plai- sirs de son mariage un obstacle a la perfection de ses sens intrieurs et a son vol a travers les Mondes Spirituels >> (ibid.). Les phnomenes du sommel 63 sa crativit face aux menaces orageuses de la sexualit vcue. Dans La Peau de chagrn, aussi longtemps que Raphael, dans sa mansarde, travaille a son magnum opus, i1 est un chaste tudiant; une fois attach a une femme, fO.t-eile sans creur, sa crativit se dissipe, et quand i1 essaie de retourner a ses tudes il est assailli par des fantasmes voluptueux, a I'instar des peres du dsert dans leurs retraites solitaires. Une image lo- quente illustre la lthargie et la destruction rsultant de cette dissipation sexueile: Au milieu de la chemine [nous sommes dans l'appartement de Rastignac], s'levait une pendule sur- monte d'une V nus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare a demi consum 1 Cette image voque a la fois la sexualit (Vnus, le cigare), l'coulement du temps (la pendule, la tortue), et la lente destruction (a demi consum). Elle prfigure la derniere scene du livre, quand Raphael, qui a essay de vivre sans aucun dsir, pour prserver sa vie qui dimi- nue avec la peau de chagrn a chacun de ses souhaits, rec;oit la visite de Pauline. Et e' est le dsir qu'il prouve pour elle, pr- sent dans un langage violemment sexuel, qui finit par le tuer : I1 mordit Pauline au sein. Jonathas [le vieux serviteur] tenta d' arracher a la jeune filie le cadavre sur lequel eile s' tait accroupie dans un coin. Dans ces deux romans, la prsence du dsir pour une femme reile, et non simplement imagine, prlude a la folie et a la mort. Dans Le Chefd'ceuvre nconnu, le parallele entre la sexua- lit et 1' art apparait des les premieres lignes : un jeune homme (Nicolas Poussin) hsite a franchir le seuil de maitre Porbus, avec l'irrsolution d'un amant qui n'ose se prsen- ter devant sa premiere maitresse, quelque facile qu'eile soit. Le jeune peintre se retrouve bientot en compagnie de Porbus et du vieux maitre Frenhofer. La comparaison est reprise au sujet de Frenhofer et de sa propension a confondre la femme reile et la femme cre sur la toile : l. La Comdie humaine, VII, La Peau de chagrn, p. 483. /"' 64 Vies secondes Comment! ... montrer ma crature, mon pouse? dchirer le voile sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur? Mais ce serait une horrible prostitution! Voila dix ans que je vis avec cette femme, elle esta moi, a moi seul, elle m'aime . A la fin de son long monologue sur les mysteres de 1' art et de l'amour, Frenhofer semble etre redevenu jeune , et Por- bus s' tonne de la violence passionne du vieillard: tait- il raisonnable ou fou? Se trouvait-il sub jugu par une fantaisie d' artiste, o u les ides qu'il avait exprimes proc- daient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d'une grande ceuvre? (je souligne). L'hypothese de la folie gagne en force. Frenhofer est montr dans un tat qui ressemble a 1' extase : <<Le vieillard tomba dans une reverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau. "Le voila en conversation avec son esprit', mais c'est un peu plus loin seulement que le mot apparait, lorsque le vieillard ouvre enfin la porte de son atelier pour faire admirer son chef-d'ceuvre. Extase tout d' abord incomprhensible et suspecte, puisque les deux tmoins ne voient ren : "Apercevez-vous quelque chose? demanda Poussin a Porbus. - Non, et vous? - Rien." Les deux peintres laisserent le vieillard a son extase. Un peu plus loin, les deux peintres se tournent vers Frenhofer, en com- mens;ant a s'expliquer, mais vaguement, l'extase dans laquelle il vivait >>. Le vieux maitre semble un instant gagn par la dsillusion : J e suis done un imbcil e, un fou! mais il raf- firme vi te la ralit de sa vision : Moi, je la vois! cria-t-il, elle est merveilleusement belle. Un des moments les plus nigmatiques du texte est la pre- miere apparition de Gillette dans l'atelier de Frenhofer. Pous- sin, voyant alors 1' ceil rajeuni du vieillard, qui, par une habi- tude de peintre, dshabilla pour ainsi dire cette jeune fille en en devinant les formes les plus secretes, est gagn par la l. La Comdie humaine, VII, Le Chefd'teuvre inconnu, p. 584. Les phnomenes du sommeil 65 froce jalousie du vritable amour . Il voudrait la soustrare a ce regard, mais le vieux peintre a raison de lu : Oh, lais- sez-la-mo pendant un moment [ ... ] et vous la comparerez a ma Catherine. 11 semble jouir par avance du triomphe que la beaut de sa vierge allait remporter sur celle d'une vrae jeune filie. Frenhofer et Gillette s' enferment seuls dans 1' ate- lier, et la jalousie de Poussin atteint son paroxysme, lorsque enfin le vieillard, rayonnant de bonheur , leur ouvre la porte, pret a leur dvoiler son chef-d'ceuvre : Entrez, entrez ... Mon ceuvre est parfate, et maintenant je pus la montrer avec orgueil. A ce moment capital du rcit, Gillette semble avoir mystrieusement dsparu (elle ne rapparaitra que tout a la fin, en pleurs, oublie dans un coin ) alors que Frenhofer, lu, est montr les cheveux en dsordre, le visage enflamm par une excitation surnaturelle , les yeux ptillant, haletant comme un jeune homme ivre d' amour . Les connotations sexuelles abondent dans ses paroles comme dans celles de Porbus : 1' accouplement du jour et des objets , combien de jouissances sur ce morceau de toile . Ce qui reste ngmatique dans ce texte est non seulement le tableau de Frenhofer, mais aussi ce qui s'est pass entre le vieux peintre et Gillette. Quelle que soit la maniere dont nous le comprenons- viol symbolique? (Gillette dit a Pous- sin qu'elle serait infame de l'aimer encore ) -, l'important est que le point culminant correspond au moment ou le tableau est achev , termin et dtruit en un seul mouve- ment, et o u 1' artiste devient fou, en 1' occurrence su jet a l'illu- sion et au dlire de perscution. Entre la vierge peinte et Gil- lette, l'apparition du dsir sexuel pour une femme relle signe 1' arret de mort de 1' artiste comme de sa cration. La fascination qu' prouvait Balzac pour les phnomenes occultes ou mystiques ne s'est pas limite au somnambulisme naturel (Maitre Cornlius) et aux phnomenes comme 1' ex- tase o u la catalepsie. Apres 1820, il s' est intress au som- nambulisme artificiel et, un peu plus tard, sa correspondance / 66 Vies secondes nous le montre consulter des somnambules prtendument lucides , et meme temer des expriences avec eux 1 Dans des reuvres tardives, notamment Le Cousin Pons et Ursule Mirouet, il mentionne l'histoire de Mesmer, le magntisme animal, et la transition, que nous avons dcrite, du mesm- risme au somnambulisme artificiel (sans utiliser cet adjectif). Si, dans Maitre Cornlius, il ne s'agit que d'allusions, dans les deux romans, ce sont deux longs passages : un Trait sur les sciences occultes et un Prcis de magntisme . Dans Ursule Mirouet, ce Prcis prpare 1' pisode dans lequelle docteur Bouvard essaie de convaincre 1' antimesm- rien Minoret de la ralit du magntisme. Une rencontre est organise avec un Swedenborgien et sa somnambule . Celle-ci donne a Minoret de troublants dtails concernant sa filleule, lu dcrit ce qu' elle est en train de faire et de dire a Nemours en ce moment meme. Minoret meta l'preuve la somnambule, lu impose des expriences dcisives , vrifie chacun de ses dires. Ses convictions matrialistes sont bran- les, et cet pisode sera a !'origine de sa conversion (ou plu- tt, pour citer le titre du chapitre suivant, de sa double conversion ).Le saut est grand, de l'acquiescement aux ph- nomenes du magntisme, a 1' adhsion sans rserve a la croyance et aux pratiques catholiques, mais ce saut n' est pas prsent comme l'reuvre d'un seul jour. En un premier temps, les croyances matrialistes de Minoret, bases sur Locke et Condillac, sont remises en question. Dans le com- bat qui s' ensuit, Minoret ne veut pas capituler trop rapide- ment, mais il se met a lire Pascal, Bonald et Bossuet, et a interroger le pretre local, son ami, au su jet des apparitions . La dvotion de la jeune Ursule, en particulier sa rsolution a continuer de prier pour lui apres sa mort, aura raison de ses derniers domes. Le Prcis prpare galement le dernier pisode, Appa- l. Cf. M. Ambriere-Fargeaud, dntroducrion (a Ursule Mirouet), La Coml- die humaine, III, Bibliorheque de la Pliade, Gallimard, 1976, p. 735-768. Les phnomenes du sommeil 67 ritions . Apres la mort de Minoret, et suite a des perscu- tions anonymes dont les raisons lui demeurent obscures, Ursule reve, a plusieurs reprises, de son parrain mort. Cene sont pas des reves ordinaires. Le mort lui rvele, avec force dtails, comment son testament a t vol et dtruit au moment de son dces. Ursule se confie au pretre, et ces reves seront l'un des moyens qui permettront la confrontation du coupable a son crime et sa conversion morale. Le Prcis de magntisme est lo in, on le voit, d' etre une simple digres- sion. Qu'en est-il de son contenu? Le magntisme a t la science favorite de J sus, et 1' une des puissances divines remises aux aptres et pourtant il est rejet aussi bien par l'Encyclopdie que par le clerg, qui ne veulent pas reconnaitre l'existence de fluides intangibles, invisibles et impond- rables - aux yeux du dix-huitieme siecle, ces adjectifs ne pouvaient s'appliquer qu'a la notion de vide. Les phno- menes du somnambulisme, dvoils par Deleuze et Puys- gur - plus intresss par les faits que par les systemes - divisent galement le corps respectable des mdecins de Pars. Le narrateur se place clairement du ct de la science des fluides impondrables , le seul no m qui convienne au magntisme si troitement li par la nature de ses phno- menes a la lumiere et a 1' lectricit . Cette dclaration aurait pu se trouver sous la plume d'un crivain scientifique du Globe. C' est un peu plus lo in que le caractere tres balzacien du passage appara!t : La phrnologie et la physiognomonie, la science de Gall et celle de Lavater, qui sont jumelles [ ... ] dmontraient aux yeux de plus d'un des physiologistes les traces du fluide insai- sissable, base des phnomenes de la volont humaine, et d'ou rsultent les passions, les habitudes, les formes du visage et celles du crane. Enfin, les faits magntiques, les miracles du somnambulisme, ceux de la divination et de 1' extase, qui per- mettent de pntrer dans le monde spirituel, s'accumulaient. L'histoire trange des apparitions du fermier Martin, si bien constates, et 1' entrevue de ce paysan avec Louis XVIII; la /' 68 Vies secondes connaissance des relations de Swedenborg avec les morts, si srieusement tablie en Allemagne; les rcits de Walter Scott sur les effets de la seconde vue; l'exercice des prodigieuses facults de quelques diseurs de bonne aventure qui confondent en une seule science la chiromancie, la cartomancie et l'ho- roscopie; les faits de catalepsie et ceux de la mise en ceuvre des proprits du diaphragme par certaines affections mor- bides; ces phnomenes a u moins curieux, tous mans de la mme source, sapaient bien des doutes, emmenaient les plus indiffrents sur le terrain des expriences 1
Ici, Balzac se dmarque clairement de son personnage, le docteur Minoret, qui tait devenu trop vieux pour rattacher ces phnomenes a un systeme, pour les comparer a ceux du sommeil, de la vision, de la lumiere. Une fois convert, il accepte Dieu pour diteur responsable des choses inexpli- cables, et n' prouve plus le beso in de poursuivre leur tude. Ces choses inexplicables, aussi varies que les traits du visage, la divination, certains caracteres pathologiques, et les apparitions, manent toutes de la meme so urce : le fluide insaisissable. Que les apparitions , elles aussi, manent du fluide est significatif. Le terme, bien sur, a dja une histoire; dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire donne quelques exemples historiques et religieux et propose une dfinition approximative : Ce n'est point du tout rare qu'une per- sonne, vivement mue, voie ce qui n'est point [ .. . ] Ce n'est point imaginer voir, e' est voir en effet. Le fantme existe pour celui qui en a la perception 2 Le mot hallucination s' est impos pour dsigner ce qui, en fait, reprsente le meme ph- nomene. En choisissant daos Ursule Mirouer- coman crit en 1840-1841 mais dont 1' action se droule entre 1829 et 183 7 -, le mot apparition , Balzac veut utiliser un terme qui n'ait pas de connotation mdicale (pour mettre l'accent, l. Ursule Mirouet, p. 480. 2. Dictionnaire philosophique, art. Apparirions . Les phnomenes du sommeil 69 peut-tre, sur le fait que le docteur Minoret appartient fon- damentalement au dix-huitieme siecle). L' allusion a u fermier Martn 1 en est une confirmation. Alors qu'il travaille aux champs, daos l'apres-midi du 15 jan- vier 1816, un inconnu appara1t et lui demande de se rendre aupres du roi pour l'avertir des dangers qui le mena- cent. Martn refuse, finit par se laisser convaincre, et se retrouve a !'asile de Charenton, bien que personne n'ait observ le moindre signe de dmence daos son comporte- mene. Royer-Collard, mdecin-chef de Charenton, et Pinel lui-mme 1' examinen t. Daos leur rapport, dat du 6 mai 18162, ils estiment que Martn a du rellement exprimen- ter les sensations qu'il dcrit, ce qui ne laisse pas de soulever certaines questions : Comment faut-il caractriser cet tat de fonctions intellectuelles? Quelle est sa nature? Et peut- on la rapporter a quelques-unes des especes d'alination connues? Les deux alinistes hsitent : 11 est certain qu'a ces sortes d'illusions des seos qui font voir des tres famas- tiques, ou entendre des sons imaginaires, on donne le nom d'hallucinations quise rencontrent assez souvent chez les ali- ns , or Martn ne ressemble pas a un alin ordinaire . Ses facults intellectuelles ne sont pas troubles par une ide fixe, obsdante : s'il est religieux, e' est sans exces. De plus, les ali- ns ne racontent pas leurs visions avec calme, ils ont tendance au contraire a etre exalts et a se croire inspirs. Rien de tel chez Martn. Les hallucinations des alins sont souvent bizarres: On est sur d'y rencontrer des disparates, des bizar- reries, des ides extravagantes : le dlire y perce invitable- ment par quelques cts; il n'en est pas de meme des visions de Martn. Qu' on admette avec lui la vrit du personnage qui lui a apparu, alors tout devient rgulier dans son histoire, tous les vnements s'y encha1nent naturellement; tous les discours y sont raisonnables. Pinel et Royer-Collard, en l. Cf. P. Boutry et J. Nassif, Martn l'Archange, Connaissance de l'Incons- ciem, Gallimard, 1985. 2. !bid:! p. 287-315. 70 Vies secondes notant a la fin de leur rapport : Ce qui caractrise essen- tiellement les sensations prouves par Martn, e' est qu' elles ont exist dans un tat de sant parfote , mettent 1' accent, a leur insu, sur une question qui sera au creur de nombreux dbats dans le siecle : les hallucinations sont-elles forcment pathologiques ? /- II Hallucinations et hallucins 1830-1860 5 AURLIA Le statut du reve ]e voulus avoir un signe matriel de l'apparition qui m'avait consol, et j'crivis sur le mur ces mots : Tu m' as visit cette nuit. >> GRARD DE NERVAL Grard de Nerval reprsente un cas tout a fait a part- et difficile - pour notre sujet. Spectateur, et peut-etre partici- pant, des fantasas de l'Htel Pimodan, il n' est pas un simple ami des mdecins, mais leur patient, situation bien diffrente de celles de Gautier et Moreau de T ours. Comme ce dernier, Nerval voit un lien troit, sinon une identit, entre la folie et le reve 1 , lien prsent dans toute son ceuvre, et par- ticulierement dans Aurlia. Aurlia est le texte de la dualit et de 1' ambivalence : dualit entre celui que nous appellerons Nerval , et des vnements raconts, et le narrateur , capable d'interprter, d' valuer les expriences meme si ces interprtations a leur tour sont ambivalentes, et sans cesse mises en doute. Des les premieres lignes, le rcit est plac sous la tutelle de modeles potiques , Vir- l. Cf. M. Jeanneret, La Folie est un reve : Nerval et le docteur Moreau de Tours , Romantisme, 27, 1980, p. 59-75. Aurlia 135 gile et les deux portes d'ivoire et de come 1 , Swedenborg, Dante, Apule : Je vais essayer, a leur exemple, de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passe tout entiere dans les mysteres de - et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maaie, car jamais, quant a ce qui est de moi- meme, je ne me suis semi mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activit doubles; il me semblait tout savoir, tout comprendre; l'imagination m'apportait des dlices infi- nies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues 2 ? Double ambivalence : des grandes figures du pass - dix- huitieme siecle, Moyen ge, Antiquit - tant cites, il est trange d' enchaner sur la maladie et, a peine crit, le mot maladie est remis en question. L' exprience vcue est juge selon deux criteres : l'un, personnel, lui accorde de la valeur, et 1' autre, conforme a ce que les hommes appellent la ra- son, semble mettre en doute cette valeur. Tout ce qui va etre cont est plac sous le signe de cette dualit, et ceci jus- qu' aux tout derniers mots : Je pouvais juger plus sainement le monde d'illusions ou j'avais quelque temps vcu. Toutefois, jeme sens heureux des convictions que j' ai acquises, et je compare cette srie d'preuves que j'ai traverses a ce qui, pour les anciens, repr- sentait l'ide d' une descente aux enfers 3
La maladie se caractrise par 1' dll4longe dans la vi e relle . L' ambivalence du narrateur donne une partictiliere: on ne-sa urait l'carter comme une sorte de folle dur ; gi?., car il possede valeur et significa- l. Enide, VI. 2. CEuvres, III, nouv. d. de J. Guillaume et C. Pichois, Bibliotheque de la Pliade, Gallimard, 1993, p. 695. 3. !bid, p. 750. /' !11 136 Vies secondes tion ; mais le surestimer risque de faire perdre au reveur 1' af- fection de ses proches, et de 1' obliger a sacrifier sa libert. C' est cette ambivalence qui donne a Aurlia sa position unique dans la littrature du dix-neuvieme siecle. Jamais, avant Nerval, le reve n'avait sembl un chemin si plein a la fois de promesses et de prils. Deux reves se voient attribuer une fonction de confir- mation . Pour le premier, la nature exacte de ce qui doit etre confirm n'est pas prcise. Nerval remarque le numro d'une maison, clair par un rverbere, et voit devant lui une femme a u teint bleme, aux yeux caves, qui lui semble avoir les traits d'Aurlia. Pour lui, ce sont des prsages de la mort d'Aurlia, ou de la sienne. Il choisit cecee derniere sup- position, se persuade qu'il mourra le lendemain a cette heure prcise. Le reve qui va entriner cecee hypothese a lieu la nuit suivante, reve en trois tapes, dont la derniere est cette trange vision ; ]e me perdis plusieurs fois daos les longs corridors, et en traversant une des galeries centrale-s, je fus frapp d'un spec- tacle trange. Un erre d' une grandeur dmesure,- homme ou femme, je ne sais, - voltigeait pniblement au-dessus de !'es pace et semblait se dbattre parmi des nuages pais. [ ... ] ]e pus le contempler un instant [ ... ] Vetu d'une robe longue a plis antiques, il ressemblait a l'Ange de la Mlancolie d'Al- brecht Drer.- Je ne pus m'empecher de pousser des cris d'effroi, qui me rveillerent en sursaut '. Au niveau du contenu manifeste, ren dans ce reve ne semble confirmer la pense de la mort imminente du poete. La confirmation n' a de sens que si 1' ange reprsente en quelque fas:on le poece lui-meme, lecture allant de soi aujour- d'hui pour qui a lu Freud et se souvient du poeme El Desdi- chado: l. !bid, p. 698. Aurlia Ma seule toile est morte, - et m<;>n luthlconstell Porte le Soleil no ir de la Mlancolie '. 137 Mais, a cette date, cet exemple de dplacement et d'inter- prtation cratrice de sens est un procd nouveau dans la lit- trature du reve. Ce revese produit avant 1' panchement du songe dans la vi e relle ; le len entre reve et vi e veille est des lors tabli, mais la nature de ce len demeure incertaine. Nerval se sent oblig d'interprter son reve d'une certaine fas:on, mais cecee interprtation n' est pas la bonne, puisqu'il n' est pas mort le lendemain a la m eme heure . Le second reve de confirmation (Un reve queje fis encore me confirma dans cette pense ) fait suite a une srie de reves et de visions, apres lesquels Nerval est, pour ainsi dire, ramen a u rel : L'tat cataleptique ou je m'tais trouv pendant plusieurs jours me fut expliqu sciemifiquement, et les rcits de ceux qui m'avaient vu ainsi me causaient une sorte d'irritation quand je voyais qu'on attribuait a l'aberration d'esprit les mouvements ou les paroles colncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une srie d' vnements logiques 2
Quelques-uns de ses amis cependant le prennent au srieux. L'un d'eux, tres touch, lui dit en pleurant: N' est-ce pas que e' est vrai qu'il y a un Dieu? - Oui , lui dis-je avec emhousiasme. Et nous nous embrassames comme deux freres [ ... ] Quel bonheur je trouvai d'abord daos cette conviccion! Ainsi ce doute ternel de l'immortalit de l'ame qui affecte les meilleurs esprits se trouvait rsolu pour moi .. plus d'in9uitude. Ceux que J atmats, parents, amts me aonnaterrrdes Signes cer- tains de leur existence ternelle, et je n' tais plus spar d' eux l. !bid, p. 645. 2. !bid, p. 708. /' 138 Vies secondes que par les heures du jour. J'attendais celles de la nuit dans une [Fin du chapitre v] Un ieve queje fis encore me confirma dans cene pense 1
Dans ce reve, Nerval se retrouve chez son a!eul, ou trois femmes travaillent dans une piece. L'une d'elles se leve et se dirige vers le jardn, le reveur la suit. Elle se met a grandir, ((de telle sorte que peu a peu le jardn prenait sa forme [ ... ] Je la perdais de vue a mesure qu'elle se transfigurait, car elle semblait s' vanouir dans sa propre grandeur. "Oh! ne fuis pas! m' criai-je . . . car la nature meurt avec toi !" . Il marche pniblement a travers les ronces; a terre git un buste de femme : En le relevan e, j' eus la persuasion que e' tait le sien ... Je reconnus des craics chris, et portant les yeux autour de moi, je vis que le jardn avait pris l'aspect d'un cimetiere. Des voix disaient : "L'Univers est dans la nuit!" La confirmation ici, meme si elle est plus explicite que pour le premier reve, reste ambivalente. Le dbut concerne bien la survie (qui n'est pas prcisment individuelle) des amis et parents . Mais la fin est en contradiction flagrante avec 1' optimisme de plus de mort, plus de cristesse, plus d'inquitude ; la mort et l'inquitude sont au contraire bien prsentes. Un peu plus loin, le narrateur interprete d'une nouvelle maniere le reve : Ce reve si heureux a son dbut me jeta dans une grande perplexit. Que signifiait-il? Je ne le sus que plus tard. Aurlia tait morte. D' abord lu comme 1' affirmation de bonnes nouvelles , ce reve devient objet de perplexit et, rtrospectivement, une prdiction de mauvais augure. Mais sa richesse symbolique excede, visiblement, ces deux interprtations. Le choc ressenti a Aurlia tait m orce ne tient pas seulement a u caractere irrvocable de l'nonc et a l'identification implicite du lec- teur au narrateur, sa participation a son chagrn. La com- plexit et la subtilit du contenu du reve, que le narrateur, l. !bid.
Aurlia 139 fidele a son ide de la mission de 1' crivain ( analyser since- rement ce qu'il prouve dans les graves circonstances de la vie), s'est efforc de consigner, semblent annules par une interprtation simple et grossiere. Entre ces deux reves de confirmation, s'intercale 1' pan- chement du songe dans la vie relle : A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double,- et cela, sans que le raisonnement manquat jamais de logique, sans que la mmoire perdt les plus lgers dtails de ce qui m'arrivait. Seulement mes actions, insenses en apparence, taient soumises a ce que 1' on appelle illusion, selon la raison humaine 1
Nerval marche, les yeux fixs sur l'toile qu'il s'est choi- sie, chante un hymne mystrieux, quitte ses habits ter- restres . Les bras tendus, il attend le moment ou !'ame va se sparer du corps, attire magntiquement dans le rayon de l'toile . Mais le regret de la terre le saisit au creur, il redescend parmi les hommes , et des soldats en ronde de nuit le recueillent : Couch sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'en- tretenaient d'un inconnu arret comme moi et dont la voix avait retenti dans la meme salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cene voix rsonnait dans ma poitrine et que mon ame se ddoublait pour ainsi dire, - distinctement partage entre la vision et la ralit. Un instant j' eus l'ide de me retourner avec efforr vers celui dont il tait question, puis je frmis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que lorsqu'ille voit, la mort est proche 2
Par une curieuse prmonition, il voit une silhouette ( quelqu'un de ma taille ) s'loigner, partir avec ses deux l. !bid., p. 699. 2. !bid., p. 701. [ 140 Vies secondes amis qu'il rappelle en vain: Mais on se trompe! [ ... ] c'est moi qu'ils sont venus chercher et e' est un autre qui sort! Il fait tant de bruit qu' on le met a u cachot, o u il reste plusieurs heures, avant que les deux amis qu'il avait cru voir viennent rellement le chercher. D'autres incidents semblables se reproduisent. A la fin il est << transport dans une maison de san t; son tat est tel qu'il ne reconnait pas les proches venus lu rendre visite : r La seule diffrence pour moi de la veille au sommeil tait que, dans la premiere, tout se transfigurait a mes yeux; chaque personne qui m'approchait seinblait c.!;aJ?:G,. les objets matriels avaient comme une .. qui en modi- fii!lt la forme, et les jeux de la lumiere, les combinaisons des couleurs se Cl.composaient 1
. A un vnement de la vie relle -l'arrestation de Nerval par les soldats, ou la dlivrance par ses amis - correspond un vnement vu en vision, comme un double, une copie lgerement diffrente, dcale, se produisant a un niveau dif- frent, celui que Nerval appelle le monde des esprits . Le narrateur raconte son exprience vce simultan- ment a ces deux niveaux, dans les deux mondes. Mais cet aspect double se retrouve galement dans le regard port sur cette exprience : a la distinction entre (( reve)) et (( ralit , fait pendant celle entre illusion et vision . Les deux mots sont utiliss, et les nombreux << je crus voir , il me semblait accentuent encore note depuis le dbut entre constat de maladie et exprience fconde. Enfin, le double est aussi l'apparition d'un alter ego, dont la rencontre peut signifier la mort, et qui semble s'etre chapp asa place avec ses am1s. La seconde vi e est vcue en parallele avec la vi e veille.:. Certains vnements semblent spars de la vie veille (les visions de la cration primordiale par exemple) ; d' a u tres lui l. !bid, p. 701-702. Aurlia 141 ressemblent, mais il n'est pas toujours facile de dire en quoi. Les ressemblances sont dvoiles par l'interprtation, et le meme reve peut donner lieu a plusieurs interprtations, dont a u cune n' est dfinitive : une nouvelle peut toujours prendre le pas sur la prcdente. L'hsitation du narrateur rejoint a de nombreuses reprises 1' ambivalence essentielle du texte : ainsi le cri de femme, qui le rveille et termine la premiere partie, est provoqu par un geste magique accompli dans son reve mais, selon lu, c'est aussi la voix d'une personne relle, du monde extrieur. Bien que personne ne semble l'avoir entendu, il est encore certain que le cri tait rel et que 1' air des vivants en avait retenti >>. A 1' objection possi.ble qu'il ne s'agit la que d'un hasard, il rpond : Selon ma pense, les" vnements terrestres taient lis a ceux du monde invisible. La premiere partie se termine done par un vnement au sta- tut incertain, lequel demande a nouveau une interprtation: Qu' avais-je fait? J' avais troubl l'harmonie de l'univers magique ou mon ame puisait la certitude d'une existence immortelle [ ... ] J' tais maudit peut-etre ... Dans cette auto- accusation, cette peur d'etre maudit, se trouve en germe le dlire qui, dans la deuxieme part e, 1' emportera sur 1' exp- rience du reve. Une seconde fois perdue ... >>Des les premiers mots de la seconde partie d'Aurlia, le lecteur est confront aux mo- tions immdiates du narrateur : C'est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir , motions qui tournent a la spculation religieuse. Que le rcit soit fragment ou linaire, la multiplicit des vnements et 1' tat psycholo- gique de Nerval different totalement de 1' panchement du songe . Le lieu de 1' action tait alors 1' esprit (les mysteres de mon esp_lit), mais ici, ou les reves rels sont brlix,-le lieu de 1' action est surtout le monde extrieur : le cimetiere, la campagne, la place de la Concorde, la maison de san t ... En fin, lorsque le narrateur veut consigner un cer- tain nombre d'impressions de reves, sous le titre swedenbor- 1 1 1 142 Vies secondes gien de Mmorables 1 , il ne fait aucune tentative pour les encha!ner en un rcit. Quel est, ici, le role du rve? Michel J eanneret suggere que si les rves, a u sens propre, se font moins nombreux dans la deuxieme partie d'Aurlia, .., e' est que 1' tat de rve se gnralise et maintient le su jet dans une zone indcise ou tout peut appartenir, indiffremment, a la fantasmagorie du songe o u a 1' vidence du rel 2 . Inter- prtation que semblent dmentir les criteres propres au texte lui-mme : quand 1' panchement du songe dans la vie relle commence, il prend la forme d' expriences vcues a 1' tat veill, appeles visions, et quand les ides se mat- rialisent, elles sont le plus souvent traduites dans une sorce d' quivalent visuel ( Cette ide me devine aussitot sensible). Mais, dans la deuxieme partie, le mouvement tend a tre inverse : une image vue (par exemple 1' ouvrier pris pour saine Christophe) ou une vision (]e croyais voir un soleil noir dans le ciel dsert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries ) conduisent Nerval a des ides, ou plutot a des convictions dlirantes (Je crus que les temps taient accom- plis, et que nous touchions a la fin du monde annonce dans l'Apocalypse de saine J ean ) et amenent un tat de dsespoir. L'affirmation de la premiere page, car jamais, quant a ce qui est de moi-mme, je ne me suis semi mieux portant , n' est plus a propos. Il souffre de dlire d'interprtation (le prtre fit un discours qui me semblait faire allusion a moi seul ) et de dlire de grandeur (11 me semble que ce soir j'ai en moi !'ame de Napolon qui m'inspire et me commande de grandes choses ). Dans la premiere partie, une fois libr du corps de garde par ses amis, il ne reste plus que deux liens prcis avec le monde extrieur : la conversation avec son ami et le cri, qui semble appartenir a la fois au rve et a la ralit. Mais, dans cette seconde partie, les relations de N erval avec le monde extrieur sont bien plus complexes et perturbes. l. Les Mtmorabilia : La vraic Religion Chrtienne ( T rue Christian Religion, 2 vol., New York, Swedenborg Foundarion, 1981). 2. M. Jeanneret, La Folie est un reve ... >>, op. cit., p. 68. lp Aurlia >> 143 Son tat veill, tel qu'ille dcrit une fois guri , est incon- cestablement psychotique. Si nous adoptions la thorie de Moreau, nous dirions que 1' tat de rve a pris le dessus. Si a u contraire, nous demeurons fideles aux criteres proposs par le narrateur, nous verrons que, mme aux pires moments d'abattement (ou d'euphorie), le rve reste presque entiere- ment de l'autre cot des portes du sommeil. Mme apres un rve terrifiant, qu'il considere tre le reflet du jour prcdent, il continue a voir dans le rve une so urce possible d' espoir : Je suis all promener mes peines et mes remords tardifs dans la campagne, cherchant dans la marche et dans la fatigue l'engourdissement de la pense, la certitude peut-etre pour la nuit suivante d'un sommeil moins funeste. Avec cette ide que je m' tais faite du reve comme ouvrant a l'homme une communicatio11. avec le monde des esprits, j'esprais ... j'es- prais encare 1 ! L' espoir pourtant est vain. Malgr une tentative, dans la vie veille, de flchir Dieu en brulant des papiers lis a l'amour et la mort d'Aurlia, le rve suivant ritere l'avertis- sement desamore prochaine. ]e me levai plein de terreur, me disant : C' est mon dernier jour! A dix ans d'intervalle, la mme ide que j' ai trace dans la premiere partie de ce rcit me revenait plus positive encore et plus menas;ante. Dieu m' avait laiss ce temps pour me repentir, et je n' en avais point profit. Suivra un dsespoir incense : Les visions qui s' taient succd pendant mon sommeil m' avaient rduit a un tel dsespoir, que je pouvais a peine parler>>, dsespoir accompagn des ides dlirantes qui, lo in d' effacer la dis- tinction entre rve et vie veille, contribuent a la maintenir, car le sommeil suivant apporte une vision qui ne leur res- semble en rien : l. (Euvres, op. cit., III, p. 728-729. / - 144 Vies secondes Pendant mon sommeil, j'eus une vision merveilleuse. 11 me semblait que la desse m'apparaissait, me disant: ]e suis la meme que Marie, la meme que ta mere, la meme aussi que sous toutes les formes tu as toujours aime. A chacune de tes preuves, j'ai quitt l'un des masques dont je voile mes traits, et bientt tu me verras telle queje suis. Un verger dlicieux sortait des nuages derriere elle, une lumiere douce et pn- trante clairait ce paradis, et cependant je n' entendais que sa voix, mais je me sentais plong dans une ivresse charmante 1
Ce revene provoque pas de changement immdiat dans la vie veille - au contraire, l'tat de Nerval est tel qu'ille mene a 1' asile et a la camisole de force -, mais il place une nouvelle fois le narrateur a u centre de 1' ambiguit du rcit : Je compris, en me voyant parmi les alins, que tout n'avait t pour moi qu'illusions jusque-la. Toutefois les promesses que j'attribuais a la desse Isis me semblaient se raliser par une srie d'preuves que j'tais destin a subir. Je les acceptai done avec rsignation 2
La nature exacte de ces preuves n'est jamais prcise; ne s'agirait-il pas de demeurer fidele au reve en refusant, juste- ment, la tentation du dlire et de l'interprtation menson- gere? C'est ainsi qu'il arrive a Nerval de prononcer des mots qui vont a l'encontre de l'exprience du reve : Je me sentais plong dans une eau froide, et une eau plus froide encare ruisselait sur mon front. Je reportai ma pense a 1' ternelle Isis, la mere et l' pouse sacre; toutes mes aspi- rations, toutes mes prieres se confondaient dans ce nom magique, jeme sentais revivre en elle, et parfois elle m'appa- raissait sous la figure de la V nus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrtiens. La nuit me ramena plus distinctement cette apparition chrie, et pourtant je me l. !bid., p. 736. 2. !bid., p. 738. Aurlia 145 disais : Que peut-elle, vaincue, opprime peut-etre, pour ses pauvres enfants 1 ? Ce et pourtant trahit le dsespoir de N erval, 1' empor- tant sur la promesse du reve prcdent. De m eme, apres 1' pi- sode dcisif du jeune soldat- dernier avatar du double dans le rcit_-=-:_qyi refuse de se nourrir, c'est le reve qui est la pierre de touch';permettant d'identifier le dlire. La desse apparaftde nouveau et lui dit : L' preuve a laquelle tu tais soumis est venue a son terme; ces escaliers saos nombre, que tu te fatiguais a descendre ou a gravir, taient les liens memes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pense, et maintenant rappelle-toi le jour ou tu as implor la Vierge sainte et ou, la croyant morte, le dlire s'est empar de ton esprit 2
Qu'il puisse reconna1tre a l'intrieur du reve ses anciennes illusions , et identifier le moment m eme o u le dlire a commenc, montre bien que l'hypothese d'un tat de reve gnralis dans la seconde partie d'Aurlia n' ese pas recevable. Au contraire, ce sont les reves, et notamment les derniers cits, qui permettent a 1' crivain de distinguer entre convictions et illusions . Les moments les plus psychotiques du rcit (par exemple lorsque, a !'asile, Nerval se croit capable d'influencer la lune, et attribue un sens mystique aux conversations des gardiens et des malades) sont raconts sous 1' angle de la gurison. Constamment modaliss (j'attribuais, il me semblait, pour moi, etc.), ils montrent que le narrateur est conscient que Nerval a plus tendance a imposer du sens qu'a en recevoir. Ren n'indique que le narrateur soit sous l'influence de ces ides dont il parle comme le monde d'illusions ou j'avais quelque temps vcu . Mais ses convictions sont toujours 1. !bid., p. 741. 2. !bid.!_ p. 745. / ' 146 Vies secondes prsentes : La conscience que dsormais j' tais purifi des fautes de ma vie passe me donnait des jouissances morales infinies; la certitude de l'immorralit et de la coexistence de toutes les personnes que j'avais aimes m'tait arrive mat- riellement, pour ainsi dire. Bien que provenant du reve, ces propos suggerent, par leur formulation, une apprhension immdiate de la vrit bien diffrente des tentatives d'inter- prtation (dlirante) fondes sur la lecture de signes. L).robiY.i!Jence du statut du reve ne sera leve, ou plutot modifie, qu'au tout dernier paragraphe. Bien que le narra- teur identifie clairement apres coup les aspects illusoires de son exprience, il cherche en meme temps a garder la valeur de cette exprience et des convictions qu' elle lu a apportes. Mais une dissonance subsiste, entre reve aboutissant a la maladie, et reve source de connaissance. Le seul cadre d'in- terprtation propas par la socit est le modele psychia- trique, contre lequel Grard de Nerval proteste vigoureuse- ment, dans une lettre a Mme Alexandre Dumas: Au fond j'ai fait un reve tres amusant et je le regrette [ ... ]. Mais, comme il y a ici des mdecins et des commissaires qui veillent a ce qu'on n'tende pas le champ de la posie aux dpens de la voie publique, on ne m'a laiss sortir et vaquer dfinitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d'avoir t malade, ce qui coutait beaucoup a mon amour-propre et meme a ma vracit. Avoue! avoue! me criait-on, comme on faisait jadis aux sor- ciers et aux hrtiques, et pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une ajfection dfinie par les docteurs et appele indiffremment Thomanie ou Dmonomanie dans le Dictionnaire Mdical 1
On retrouve d{s chos e cette protestation dans Aurlia, quand une explic < scientifique est impose a Nerval ( 1' tat cataleptique ... me fut expliqu scientifiquement ). Il l. CEuvres, op. cit., 1, p. 1383. Lettre du [9 ?] novembre [1841]. .... Aurlia 147 se trouve dans une p9s!tion p.,atadoxale: oblig d'attribuer de \ la valeur a ses reves, il ne peut ni intgrer cette valeur parmi les catgories proposes par la socit, ni proposer une meilleure voie 1 Et pourtant les allusions des premieres lignes a Apule et a Dante, la dcision a leur exemple, de trans- crire ses impressions, et 1' existen ce m eme du texte tmoi- gnent de l'e'5_istence _d'une autre voie : la cration d'un pace transitionnel))) celui de la fiction, o u de 1' criture sur reve. re mene pas une rflexion systmatique sur 1' acte d' crire, mais le dsigne par 1' expression fixer le reve . La desse a fait sa derniere apparition nocturne. Le jour commence a poindre : ]e voulus avoir un signe mat- riel de 1' apparition qui m' avait consol, et j' crivis sur le mur ces mots : "Tu m' as visit cette nuit." Ce geste dit la maniere dont le texte donne corps a l'exprience du reve. Ayant une existen ce matrielle il n' appartient ni aux convictions per- sonnelles, ni aux catgories que la science voudrait imposer. Le reve n' est plus dsormais un lment intressant parmi d'autres, une curiosit- il est devenu l'impulsion premiere et la substance meme du rcit. l. Un document capital, rcemment c'icouvert et publi, souligne avec force ce dilemme: Pour le mdecin c'tait cela [la folie] sans doute bien qu'on m'ait toujours trouv des synonymes plus polis; pour mes amis cela n' a guere pu avoir d'autre sens; pour moi seul, cela n'a t qu'une sorte de transfiguration de mes penses habituelles, un reve veill, une srie d'illusions grotesques ou sublimes, qui avaient tant de chrffies queje ne cherchais qu'a m'y replonger sans cesse, car je n'ai pas souffert physiquement un seul instant, hormis du traitement qu'on a cru devoir m'infligen (lettre a Victor Loubens [fin 1841 ?), CEuvres, III, o p. cit., p.1487. 172 Vies secondes un sentiment d'attente avec douleur, comme il arrive avant l'inspiration potique, o u l' on sent qu'il va venir quelque chose >> [Flaubert compare alors cet tat a u moment qui pr- cede un orgasme]. 2) Puis, tout a coup, comme la foudre, envahissement ou plutot irruption instantane de la mmoire car l'hallucination proprement dite n'est pas autre chose, - pour moi, du moins. C' est une maladie de la mmoire, un relachement de ce qu' elle recele 1
Intuition artistique )), image artistique )), vision int- rieure de 1' artiste )), vis ion potique)) : dans sa premiere rponse, Flaubert tourne autour de ces mots, et ce n' est qu'aux toutes dernieres lignes de sa seconde lettre a Taine, quelques jours plus tard, qu'il va plus loin et crit halluci- nation artistique)). l. !bid, p. 572. 3 LES OBSERVATEURS DU SOMMEIL Voila qui est bien singulier, me disais-je, il n'est vraiment pas prsumable que mon ima- gination invente absolument tant de dtails. H ERVEY DE SAINT-DENYS ]e m'observe tantt dans mon lit, tantt dans mo;; a ~ ) teuil, au momem ou le sommeil me gagne. >> Alfred Maury, en publiant en 1861 Le Sommeil et les reves 1 , devient le pre- mier observateur des rev"es;"'blentot suivi par le marquis Her- vey de Saint-Denys qui, apres avoir hsit pendant des annes a dvoiler au public son travail, publie anonymement, en 1867, Les Rves et les moyens de les diriger 2 Meme s'il n'ap- partient pas au principal courant de pense du dix-neuvieme siOcle sur le rCve, Hervey en esr l'observateur le plus pn- '] tranr avant F reud '. 11 atcire l' attention sur le rve dit auj our- d'hui lucid e)), e' est-a-dire pendant lequel le reveur a plei- nement conscience qu'il est en train de rever, et aussi sur le ~ - l. Oidier, 1865, 3< d. 2. Amyot, 1867. Les citations sont extraites de la rimpression, avec prface de Robert Desoille, Les Introuvables, ditions d'Aujourd'hui, 1977. 3. Hervey tait un oriemaliste, et ce livre sur les reves tient une place a pan dans sa production ; il n' est pas mentionn daos la notice ncrologique rdige par H. Cordier, Ncrologie: Le Marquis d'Hervey Saint-Denys (1892), Sarane Alexandrian prsente les recherches d'Hervey dans Le Su"alisme et le reve (Connaissance de l'Inconscient, Gallimard, 1984, p. 36-46). .. 174 Vief secondes reve dont on peut diriger le cours 1 Fait important, ces obser- vations ne dpendent pas d'un souvenir qui va s'affaiblissant, mais sont faites au moment meme ou le reve se produit. Ce qui lui permet de nommer- sans preter attention a ce qui les motive- deux mcanismes identifis et analyss plus tard par Freud: la superposition dcrite par Hervey n'est pas sans rappeler la condensation, et son abstraction , le dpla- cement. Sur de nombreux points, les observations et les expriences de Hervey colncident avec celles de Maury, notamment en ce qui con cerne la mmoire. T ous deux ont apport a 1' tude des reves la persvrance et 1' esprit de mthode qui man- quaient a leurs prdcesseurs, notant leurs reves, minutieuse- ment, rgulierement, pendant de longues priodes de temps 2
Hervey raconte comment un jour, a quatorze ans, il dcide de dessiner les souvenirs d' un reve singulier qui 1' avait impressionn. Bientot, il a rempli un album entier de ces des- sins, accompagns d'une glose explicative, relatant soigneu- sement les circonstances qui avaient amen o u suivi 1' appari- tion de ses reves. Il note : J e m' accoutumais a retenir de plus en plus souvent les fantasques lments de mes narra- tions illustres. A mesure que j'avans;ais dans le quotidien de mes nuits, les !acunes y devenaient plus rares. Il est vite l. Les familiers du reve lucide ont expriment que la <ducidir er le ne se produisenr pas ncessairemenr de simulrane, mais peu- vent apparairre tour a fait sparment. Les recherches rcenres sont rcapirules par J. Gackenbach, Frameworks for Understanding Lucid Dreaming : A Review, Dreaming, 1/2 (1991), p. 109-128. 2. Ils font galement appel a l'aide d'aurres personnes pour certaines exp- riences. Ainsi, Hervey: Un intime ami [ ... ] soutenait en homme convaincu que jamais il n'avair de reve dans son premier sommeil. Un soir qu'il dormait depuis une demi-heure environ, je m'approche de son lit, je prononce a mi-voix quelques commandemenrs miliraires: "Porrez arme!" et je l'veille doucement. "Eh bien, lu dis-je, cerre fois encore n'as-tu ren re..? - Ren absolument rieu, que je sache. - Cherche bien dans ra tete. -]'y cherche bien et je n'y trouve qu'une priode d'ananrissemenr tres compler.- Es-tu sur, demandai-je encore, que tu n'as vu ni soldar ... " A ce mor de soldar, il m'inrerrompit comme frapp d'une rminiscence subite. "C'est vrai! C'est vrai! me dir-il, oui, je m'en souviens main- tenanr; j' ai rev que j' assisrais a une revue. Mais commenr as-tu devin cela?" (Les reves .. . , op. cit., p. 227-228). Les observateurs du sommeil 175 convaincu que ces !acunes ne sont dues qu'a un dfaut de mmoire et non pas a une interruption relle dans les tableaux qui avaient occup mon esprit. Au moment de la publication de son ouvrage, il a not 1 946 nuits. Maury, de son cot, dcrit longuement sa (( mthode d'observation)) : Je note exactement dans quelles dispositions je me trou- vais avant de m'endormir, et je prie la personne qui est pres de moi de m' veiller, a des instants plus o u moins loigns du moment ou je me suis assoupi. Rveill en sursaut, la mmoire du reve auquel on m'a soudainement arrach est encore prsente a mon esprit, dans la frakheur meme de l'im- pression. Il m' est alors facile de rapprocher les dtails de ce reve des circonstances o u je me suis plac pour m' endormir. Je consigne sur un cahier ces observations, comme le fait un mdecin dans son journal pour les cas qu'il observe 1
Les deux auteurs ont montr la continuit entre les images hyE_nagogiques et les reves qui suivront, mais la conclusion qu'ils tirent ele cetre continuit est diffrente. Pour Maury, le sommeil profond est sans reves; pour Hervey, il ne sau- rait exister de sommeil sans reves 2 , opinion dja mise par Jouffroy. Maury et Hervey clairent galement d'un jour nouveau le role de la mmoire dans les reves. En retrouvant la so urce de certaines hminiscences 3 1, habituellement non dcele, ils claircissent l'un des phnomenes du somnambulisme. l. Le Sommei/ et les reves, op. cit., p. 1-2. 2. Tous deux semblent avoir pressenti, aussi prcisment qu'il tait possible avant l'lectroencphalographie, les dcouvertes plus sophistiques du vingrieme siecle en la mariere. Les modificarions des ondes crbrales pendant le sommeil ont t remarques entre 1930 et 1940, mais c'est seulement en 1953 que Ase- rinsky et Kleitman ont not les mouvemenrs oculaires rapides associs au reve, qui onr conduit a la dfinition des cinq phases du sommeil. Les sujets rveills pendant le sommeil paradoxal disenr avoir rev; ceux rveills pendant des phases plus profondCS" ont rendancr1rdif qu"n processus analogue a la pense rair en cours. Selon le sens prcis donn au mor rever, ceci pourrair correspondre aux observations d'Hervey, sans invalider celles de Maury. 3. Mor employ ici non dans le sens traditionnel, arisrorlicien, de rappel volonraire d'un souvenir (sens que lui donne souvenr Maury), mais dans le sens de rerour a la mmoire d'une perception anrrieure non reconnue pour relle. 176 Vies secondes Maury donne l' exemple d'une nuit o u il s' est imagin en songe voir la ville de New York, et en parcourir les rues, de compagnie avec un ami. A son rveil, il a encore comme devant les yeux l'aspect gnral de la ville et celui d'une de ses places )), 11 se souvient avoir vu, quelques semaines aupa- ravant, une vue de cette grande cit amricaine ))' expose a l'talage d'un marchand de gravures. 11 retourne devant cette vitrine: ]e retrouvai la l'image de mon reve, mais la taille trop rduite de la gravure ne lui permet pas de reconnaitre la grande place ou il croyait s'etre promen avec son ami. Cher- chant longuement dans ses souvenirs, il pense finalement que la place en question doit erre la grand-place de Mexico, dont il a un jour, a Berlin, remarqu un magnifique dessin. Peu de temps apres, il en a la preuve positive, en tombant par hasard sur la planche d'un ouvrage ou elle tait reprsente )), Le dcor visuel de son reve tait done une combinaison de deux images : Croyant me trouver a New York, ou je ne suis jamais ali, je me reprsentais en partie Mexico 1 )) S'il avait t dispos a amibuer un caractere (( intuitif a ses reves, il aurait imagin avoir en..pense)) a New York. De pareilles mprises sont frquentes chez les et leurs visions seraient vi te dmystifies si de telles vrifications taient toujours possibles. 11 cite 1' exemple rcent d'un som- nambule qui, se trouvant loin de Paris, est magntis et conduit en pense au Thatre-Fran<;ais. 11 dcrit non seule- ment la salle mais aussi la piece qui, selon lui, est en ce moment reprsente. Mais plus tard, vrification faite, il se trouva qu'il y avait eu prcisment ce jour-la relache au Fran- <;ais ; la description de la salle tait d' ailleurs inexacte. Hervey de Saint-Denys donne un exemple encore plus frappant du role de la rminiscence. On retrouve, comme chez Maury, des sources v1suelles (gravures) et des villes. Pour Hervey, cependant, le fait d'etre conscient et attentif pendant le reve modifie la qualir des observarions. A 1' poque du reve l. Le Sommeil et les reves, op. cit., p. 307-308. Les observateurs du sommeil 177 qui suit, il traverse une priode o u il ne reve quasiment jamais sans en erre pleinement conscient : Je fis un songe tres clair, tres suivi, tres prcis, pendant lequel je me figurais etre a Bruxelles (ou je n'tais jamais ali). Je me promenais tranquillement, parcourant une rue des plus vivames, borde de nombreuses boutiques dont les enseignes bigarres allongeaient leurs grands bras au-dessus des passants. Voila qui est bien singulier, me disais-je, il n'estvraiment pas prsumable que mon imagination invente absolument tant de dtails. Supposer comme les Orientaux que 1' esprit voyage tout seul, tandis que le co.rps sommeille, ne me- semble pas davamage une hypothese a laquelle on puisse s'arreter. Et cependant je n'ai jamais visit Bruxelles, et cependant voila bien en perspective cette fameuse glise de Sainte-Gudule queje connais pour en avoir vu des gra- vures. Cene rue, je n'ai nullement le sentiment de l'avoir jamais parcourue, dans quelque ville que ce soit. Si ma mmoire peut garder, a l'insu meme de mon esprit, des impressions si minutieuses, le fait mrite d'etre constat; il y aura la tres cerrainement le sujet d'une vrification curieuse. L' essentiel est d' oprer sur des donnes bien posi- tives, et par consquent de bien observer. Aussitt je me mis a observer l'une des boutiques avec une attention extreme, de telle sorce que, si je venais un jour a la recon- naltre, le moindre doute ne put me rester. Ce fut celle d'un bonnetier [ ... ] qui devint le poim de mire des yeux de mon esprit ouverts sur ce monde imaginaire. J'y remarquai d'abord, pour enseigne, deux bras croiss, l'un rouge et l' autre blanc, faisant saillie sur la rue, et surmonts en guise de couronne d'un norme bonnet de coton ray. Je lus plu- sieurs fois le nom du marchand afin de le bien retenir; je remarquai le numro de la maison, ainsi que la forme ogi- vale d'une perite porte, orne a son sommet d'un chiffre enlac. Puis je secouai le sommeil par ce violent effort de volont qu'on peut toujours faire quand on a le sentiment d'etre endormi, et, sans laisser le temps de s'effacer a ces impressions si vives, je me hatai d' en consigner et d' en des- siner rous les dtails avec un grand soin. Quelques mois plus je devais avoir 1' occasion de visiter Bruxelles, et je 178 Vies secondes n' pargnerais aucune peine pour claircir un fait qui, de prime abord, sans queje m' en pusse dfendre, m'inspirait les plus fantastiques suppositions. J'attendis l'poque ou ma famille devait se rendre en Belgique avec une indicible impa- tience. Elle arriva. Je courus a l'glise de Sainte-Gudule, qui me parut une vieille connaissance; mais, quand je cherchais la ruedes enseignes multiformes et de la boutique reve, je ne vis ren, absolument rien qui s' en rapprocht. En vain je parcourus mthodiquement tous les quartiers marchands de cette ville coquette; il fallut reconna!tre l'inutilit de mes recherches et me rsigner a y renoncer. A dire vrai, j'aurais t plus effray qu'enchant d'une russite inespre, qui m' eut jet ncessairement dans les rgions de la fantaisie et du merveilleux. Je savais dsormais queje n'avais a faire qu'a un phnomene psychologique, probablement explicable; et, sans prvoir qu'il me serait jamais donn d' en saisir 1' expli- cation prcise, je reprenais avec plus de calme l'analyse consciencieuse des phnomenes accessibles a l'investigation humaine. Plusieurs annes s'coulerent. J'avais presque oubli cet pisode de mes proccupations d'adolescent, lorsque je fus appel a pareourir diverses parties de l'Alle- magne, ou j'tais ali dja durant mes plus jeunes ans. Jeme trouvais done a Francfort, fumant tranquillement une ciga- rette apres mon djeuner, marchant devane moi sans m'etre trac aueun itinraire. ]' entrai dans la rue J udengasse, et tout un ensemble d'indfinissables rminiseences vaguement a s'emparer de mon esprit. Je de deouvrir la cause de cette impression singuliere; tour a eoup [ je me rappelai le but de mes inutiles promenades a travers Bruxelles. Sainte-Gudule assmment ne se montrait plus en perspective; mais e' tait bien la rue dessine dans le journal de mes reves; e' taient bien les m emes enseignes caprieieuses, le meme public, le meme mouvement qui m'avaient jadis si vivement frapp pendant mon sommeil. Une maison, je l'ai dit, avait t surtout de ma part l'objet d'un examen minu- tieux. Son aspect et son numro s' taient fortement gravs dans ma mmoire. Je courus done asa recherehe, non sans une motion vritable. Allais-je reneontrer une dception nouvelle, ou bien au contraire saisir le dernier mor de l'un des problemes les plus inrressants que je me fusse poss? Les observateurs du sommeil 179 Qu'on juge de mon tonnement, et tout a la fois de ma joie, quand jeme vis en face d'une maison si exactement pareille a eelle de mon ancien reve, qu'il me semblait presque avoir fait un retour en arriere et ne m' erre point encore veill [ ... ] videmment, j'avais parcouru dja eette rue la premiere fois que j' tais ali a Francfort, e' est-a-dire trois o u quatre ans avant l'poque de mon reve, et, sans queje m'en doutasse, sans queje puisse expliquer de quelles dispositions particu- lieres cela dpendit, tous les objets exposs a ma vue se pho- tographierent instantanment dans ma mmoire avec une admirable prcision. Mon attention, cependant, suivant l'ac- ception qu'on donne habituellement a ce mot, devait rester roystrieux qui s'oprait spontanment, puisque je n' en a vais pas meme gard le moindre souvenir sensible. Il y a la matiere a rflexion srieuse pour quiconque voudra sonder les forces secretes de l' entendement humain 1
La mmoire consciente a done fourni les gravures de Sainte-Gudule et la mmoire involontaire o u rminiscence la surprenante profusion de dtails sur la boutique du bon- netier. Lorsque Hervey, dans son reve, examine la boutique, il inspecte ce qu'il appelle un clich-souvenir . Les thories psychologiques utilisent souvent des mtaphores provenant des dernieres techniques, et Hervey, dans ce texte, fait appel a 1' art de la photographie, tout juste naissant. Hervey adapte un adage scolastique clebre, et le transforme en Nihil est in visionibus somniorum, quod non prius foerit in visu : << Nous ne voyons ren en reve que nous n'ayons vu auparavant 2 . Mais, tout comme un photographe peut accumuler des mil- liers de clichs, et oublier dans quelles circonstances ils ont t pris, chaque image vue en reve est en fait un souvenir oubli, ou bien modifi par le travail de l'imagination (par exemple les personnages d'un tableau peuvent devenir vivants dans un reve). Les images seront plus ou moins nettes, selon la perfection plus ou moins grande avec laquelle le clich- l. Les Reves ... , op. cit., p. 78-81. 2. !bid., p. 74. , f\/V' f ..;J -.. '>. . .. ' 1 Vies secondes 180 so u venir s' est originairement form, et la nature de nos cli- chs-souvenirs exercera une tres grande influence sur notre . . . vte onmque. T out en faisant appel a un vocabulaire diffrent, Maury et Hervey considerent tous deux que nous possdons une rserve d'impressions mmorises qui ne sont pas ncessaire- ment a la disposition de 1' esprit pendant la vie quotidienne, mais peuvent ressurgir dans les reves. Ce que clichs-souvenirs est, plus classiquement, appel"' ides-images par Maury. Dans un mlange de physiologie .t..de philosophie du siecle prcdent, Maury explique com- ment ces ides-images peuvent etre ravives 1 Une des parti- cularits du reve - et une prtendue merveille du som- nambulisme -, peut done s' expliquer par la mmoire o u la rminiscence . Mais il est un sujet sur lequel les positions de Maury et Hervey cessent de s'accorder: la crativit. L'attention qu'ils lui portent, les rponses qu'ils proposent seront tres diff- rentes. Comment les reves combinent-i!s les images? Com- ment, par exemple, New York et Mexico, Bruxelles et Franc- fort, deviennent-elles dans le reve une seule et meme ville? Maury se contentera, pour aborder cette question, d'une note en bas de page, dans le chapitre Des analogies du reve et de 1' alination mental e. Il vient juste d' expliquer les deux phnomenes principaux qui rsument presqu'a eux seuls toutes les causes du dlire : 1) une action spontane et comme automatique de 1' esprit; 2) une association vicieuse et irrguliere des ides)) et cherche a montrer que ((des ph- nomenes du meme genre se passent dans le reve; ce qui explique, en partie, l'incohrence et la bizarrerie des images . - qui le composent . Dans les hallucinatl,ons il distingue les images qui sont dans 1' esprit sansqe ce ui-ci ait gard le souvenir du moment ou elles ont t pen;:ues, et l. Le Sommeil et les reves, o p. cit., p. 121-130, et note J : <<De la thorie de David Hardey sur l'associarion des ides (ibid., p. 467-481). r .. Les observateurs du sommeil 181 les autres, qui sont tres certainement une comb.fnaiso-n:J d'images (9u de ontfrapp les sens veilte. V C'est ici qu'il ajoute la note : Il y aurait a examiner laques- 1 tion difficile de 1' origine et de la gnration de ces ides- images, qui ne sont pas toujours de simples rappels de sen- sations perc;:ues, mais des combinaisons nouvelles d' lments de sensations antrieures. 11 reconna1t que << 1' reil interne voit alors dS'Oojefs qu'il n' a jamais contempls , interne peut entendre des airs, des m l odies qui 1' ont,. jamais frappe , mais selon lui 1' explication de ce phnomene (du a ((la force cratrice de l'imagination ) (( rclamerait de nombreuses et tres diverses recherches . En attendant, il pro- pose une analogie optique pour ce qui doit se passer dans le cerveau et le systeme nerveux : si 1' on fait tourner suffi- samment rapidement un cercle sur lequel sont places, en proportions gales, les couleurs du spectre, ce cercle semblera gris (ou blanc si les couleurs sont completement homogenes). Le gris ne rsulte pas de la superposition des couleurs, mais de la succession rapide des impressions sur la rtine. Une nouvelle image est done produite par 1' association d' lments perc;:us sparment. Lorsque notre reil interne perc;:oit une figure de fantaisie , il s'agit d'un meme assemblage de dif- frents lments prcdemment perc;:us, du a une surexcita- tion, ndice d'un mouvement tres rapide de la force ner- veuse. Maury formule sa tentative d' explication en termes phy- siologiques plutt que psychologiques. Hervey, pour qui la physiologie n' est pas encore assez a u point pour etre un outil utilisable, cherche a aller plus lo in, par 1' observation dtaille et par l'introspection. Ce qui le conduit a dcrire les trois manieres fondamentales dont le reve combine les images. La premiere est une variante de la mtaphore photogra- phique, les clichs-souvenirs deviennent des verres de lan- terne magique : Si vous vous avisez de faire passer un second verre dans la lanterne avant que le premier ne soit retir, deux choses pourront galement advenir : ou bien les figures ) 182 Vies secondes peimes sur les deux verres [ ... ] formeront un ensemble ht- rogene dans lequel Barbe-Bleue se trouvera face a face avec le Petit-Poucet; ou bien elles para!tront juxtaposes, auquel cas Barbe-Bleue aura deux tetes disparates, quatre jambes, ou un bras qui lu sortira de 1' oreille. De m eme deux ides, avec leurs images, pourront aussi se prsemer, pour ainsi di re, de front, appeles en m eme temps par 1' en- cha.lnement des souvenirs : ]e songe, par exemple, aux sphinx rapports de Sbasto- pol, qui ornent la grille des Tuileries. L'association des ides voque immdiatement et simultanment I'image de I'un de mes amis tus a la guerre de Crime, et le tableau des ruines de Memphis ou d'autres sphinx sont figurs. ]'apen;:ois aus- sitt cet ami dfunt depuis plusieurs annes, et je crois le voir en gypte visitant avec moi ces vestiges d'une grandiose ami- quit 1
La seconde maniere de combiner des images sera pour Hervey 1' abstracrion : la disposition de notre esprit a reporter d'un su jet sur quelque qualit ou quelque maniere d'etre . Si la <fun cheval tique le frappe particulierement dans l'attehrge d'une pauvre carriole qu'il apers:oit en reve, et si cette carriole le fait songer a quelque mtayer pourvu d'un attelage a peu pres semblable, il repor- tera peut-etre l'ide abstraite de maigreur et de dprissement sur ce mtayer qui surgir a son tour au milieu du songe, et il le verra pret a rendre !'ame. O u bien a u comraire, si e' est ..., l'ide de l'qttellement qui l'a davantage, il verra le mtayer lui-meme sous le harnais, sans en prouver le moindre tonnement. >> La troisieme maniere est la similitude de forme. Tour comme le dessinateur Grandville nous montrait une srie gradue de silhouettes commens:am par celle d'une danseuse et finissam par celle d'une bobine aux mouvements furieux , l. Les Reves .. . , op. cit., p. 89. \ --- e,_,, S. J ;,v
(1 J Les observateurs du sommeil 183 les reves- surtout lorsque l'ame est extremement passive ou distraite - peuvent voquer des rminiscences assembles par leur similitude visuelle. \ La seule vocation des souvenirs emmagasins dans les ...> archives de la mmoire suffit done pour produire les reves les plus tonnants, selon la maniere dont ces souvenirs se pr- sentent et se combinent. Et encore ne s'agit-il ici que du reve o u les ides s' enchalnent et se droulent d' elles-memes, sans qu'aucune cause physique, interne ou externe, n'en vienne compliquer, interrompre ou modifier le cours , comme les bruits, les changemems de temprature, les sensations d' op- pression, ou les mouvements nerveux. Cette thorie repose sur une notion psychologique classique : l' association des ides. Pour Hervey (contrairement a Maury), il n'est pas ncessaire de faire appel a ce qui se passe, ou est cens se pas- ser, dans les du cerveau. Selon lui, il suffit d' obser- ver les diffrentes manieres dont les ides se lient entre elles. Les reves naturels, si bizarres ou complexes soient-ils, proce- dent tous de l'un ou l'autre des phnomenes suivants: << 1) Le droulement naturel et spontan d'une cha!ne cominue de rminiscences; 2) L'intervention subite d'une ide trangere a celles qui formaient la cha!ne, par suite de quelque cause physique accidentelle 1
La chai,u_e de rminiscences sera forme par la superpo- " sition, l'abstraction et la similitude des formes. Analyser un ) reve, pour Hervey, signifie dmeler les maillons de cette chalne. Si on 1' observe assez soigneusement, le caractere bizarre de n'importe quel reve trouvera son explication rationnelle. Hervey dcrit de nombreux reves ou des portraits pren- nent vie, des scenes se composent. Dans l'un d'eux, i1 croit voir ((une jeune fille vetue a l' antique, qui jouait sans se faire aucun mal avec plusieurs morceaux de fer rougis au feu. Chaque fois qu' elle y touchait, de longues flammeches l. !bid, p. 91.
184 Vies secondes demeuraient un instant suspendues a ses doigts, et quand elle frottait ensuite ses mains l'une contre l'autre, il en jaillissait une pluie d' tincelles qui s' parpillaient avec bruit >>. De toute vidence il n' a jamais rien vu de semblable dans la vi e relle mais il a pu voir d'un cot une jeune filie vetue de cette maniere et de 1' autre, des tincelles. Ce reve compos)) ne suffit pasa prouver la (( puissance cratrice de l'imagination )), Le reve suivant n' est pas sans posie, mais Hervey, proccup avant tout de sa dmonstration, demande a ses lecteurs d' en oublier la purilit)) : Un appareil en verre d'une forme bizarre est pos devant moi, sur une table tres basse. I1 parait rempli d' eau, et je ne sais que! personnage m'apprend que ce liquide a le pouvoir de rendre transparents, sans pour cela leur ter la vie, tous les animaux qu'on y plonge pendant quelques instants. Je m'tonne et j'mets des doutes; chose assez naturelle. Un chat miaulait, en ce moment, dans un coin de la chambre; je le prends, je le jette dans 1' appareil et j' examine le rsultat. Or je vois !'animal perdre peu a peu son premier aspect pour devenir lumineux, translucide, diaphane, enfin, comme le cristal meme. II semble tout a fait a son aise au milieu du rcipient; il nage, il s'allonge, il attrape bientt une souris transparente comme lui, queje n' a vais point encore aperc;:ue; et, grace a la transmutation singuliere opre chez ces deux erres, je distingue les dbris du malheureux rongeur qui des- cendent dans 1' estomac de son froce ennemi 1
A supposer meme, dit-il, qu'il ait gard le souvenir d'avoir observ un infusorium au microscope, son imagination a (( pris a ce reve une part bien caractrise, puisque c'est un chat tres distinct et non pas un animalcule infusoire >> qu' elle a su produire, dans ces conditions si curieuses. Les person- nages peuvent possder l'usage de la parole, et des souvenirs ou des connaissances que le reveur semble ne pas partager. Hervey reve d'une jeune femme tres belle : En songe, l. !bid., p. 274-275. Les observateurs du sommeil 185 je crois parfaitement la reconna:tre; j'ai meme le sentiment de l'avoir rencontre dja bien des fois. Cependant je rn'veille et ce visage, encore prsent ama pense, me semble des lors absolument inconnu. J e me rendors ; la m eme vision se reproduit. )) Cette fois-ci, il a la prsence d' esprit de lui demander s'il n'a pas dja eu le plaisir de la rencontrer. Assurment, me rpond-elle, souvenez-vous des bains de mer de Pornic 1 >> Il se rveille pour de bon, et : J e me rap- pelle alors parfaitement les circonstances dans lesquelles j'avais recueilli, sans m'en douter, ce gracieux clich-souve- nir. >> Cet exemple montre, comme celui de Bruxelles-Franc- fort, que la puissance de la mmoire [ .. . ] est infiniment plus p. grande a 1' tat de rve qu'a l' tat de veille )), Dans le reve des ... ..J villes, le souvenir est rest inaccessible jusqu'a ce qu'une co'in- cidence dans la vie relle le fasse ressurgir, et dans 1' exemple des bains de mer, ce souvenir est attribu a un personnage du rve. Hervey consacre plusieurs pages a la cration de person- nages. Il dit etre frapp par la (( disposition constante qu'a notre esprit de procder par voie de dialogue [ ... ] des qu'il raisonne ou rflchit )), A peine le reve commence-t-il que dja la conversation para:t engage avec quelque personnage imaginaire. Or, ces dialogues nous fournissent bien souvent la mesure de 1' tonnante suret avec laquelle notre mmoire sait grouper ensemble tous les traits distinctifs des person- nages qu'elle a jug a propos d'voquer. )) Bien sur, certains reves sont incohrents, et les personnages sans consistance, mais souvent nos interlocuteurs, dans les reves, gardent les opinions qu'ils soutiendraient, les paroles qu'ils diraient, et jusqu'aux accents qu'ils prendraient dans leurs discours )), Un auteur dramatique, dit-il, obtiene rarement des portraits aussi finement dessins. Hervey donne l'exemple d'une note qui devait etre lue a l. !bid., p. 265. Freud cite ce reve ( d'apres Vaschide) dans L 'lnterprtation des r__es, p. 21. 186 Vies secondes un conseil compos de trois personnes avant d'etre adop- te. Pendant la nuit qui prd:de cette runion, il reve qu'il viene de lire la note, et que la dscussion s' engage. L'une des trois personnes approuve sans rserve, la seconde demande quelques modifications mineures, et motive cette demande. La troisieme aurait prfr des changements plus importants, mais semble commencer a se rendre a 1' opinion des deux autres. Une circonstance fortuite rveille alors le reveur. Lorsque la discussion a effectivement lieu, les choses se pas- sent comme dans son reve : Aux expressions pres, la dis- cussion fue presque identique. Hervey prcise: ]ene vis la rien de surnaturel; mais je dus admirer la puissance d'in- duction dont mon imagination avait fait preuve, grace au recueillement du sommeil. Une variante de cette forme de reves ese celle ou nous trouvons en nous-memes, et par une sorce de ddoublement moral, tous les lments d' une controverse anime. Tantt nous discutons avec des interlocuteurs imaginaires, tantt nous sommes le tmoin, plus ou moins imparcial, d'un dbat engag par d'autres. L'un de ses amis, hsitant avant de s'en- gager dans le mariage, entend en reve les conseils de deux femmes (qu'il ne conna1t pas dans la vie relle) : l'une, jeune, blonde, lgante, insiste sur le bonheur exceptionnel qu'il est permis d'esprer, si l'on se marie par amour, et sur les regrets qui peuvent suivre une union dpourvue de vritable sym- pathie. L'autre, grave, moins jeune, vetue de noir, rfute avec un sourire triste ces arguments passionns , montre le danger de certains enthousiasmes. A son rveil, 1' ami de Her- vey est plus irrsolu que jamais, mais finit par se dcider pour le mariage. Pour Hervey, ces deux femmes sont l' imagina- tion et la raison personnifies , et ces personnifications ont souvent leur posie . L' esprit qui reve peut done, selon Hervey, reproduire, combiner, crer. Ce pouvor crateur est-il si exalt par le sommeil qu'une vritable reuvre de cration puisse s'en- suivre? Hervey cite certains exemples convenus (Tartini, Vol- Les observateurs du sommeil 187 taire, Condillac, Cardan), ains que celui d'un ami person- nel, le savant J.-B. Biot, qui lui rapporte avoir souvent tra- vaill utilement en revant. Il distingue cependant les savants, mathmaticiens, musiciens et artistes des littra- teurs et poeces . Tandis que les premiers ont pu tirer partie des inspirations de leurs reves, les crivains ont tendance a oublier ce dont ils ont rev : La Sonate de T artini nous est reste, nul fragment de cette variante de La Henriade reve par Voltaire ne fut reconstruir. Et meme s'ils parvenaient a se souvenir, leur dception serait complete, affirme Hervey, citant l'exemple de l'un de ses amis, un auteur apprci du public , qui avait rev que des vers charmants naissaent pour ains dire d'eux-memes sous sa plume, qu'il venait sur- tour d'mprovser une perite piece qui lu semblait un chef- d' reuvre . Il s' veille, et note, les yeux a demi ouverts, les deux dernieres strophes. Selon Hervey, le rsultat ese inco- hrent; qui plus ese, deux vers, sur huit, ne riment pas! Bien que le poeme ne soit pas un chef-d' reuvre, le lecteur moderne, habitu a de nouvelles formes de cohrence , peut apprcier un alexandrin : L' air tait parfum de sable aux couleurs vives qui, en dpit des critiques que formule Hervey, n' aurait pas paru dplac, soixante ans plus tard, dans un poeme surraliste. Pour Hervey toutefois, lorsqu'il est question d' reuvre littraire, ou tme saine critique [ ... ] une inspiration contenue et [ ... ] un jugement rflchi sont ncessaires, les reves se rvleront rarement utilisables. En formulant cette conclusion, il semble oublier certaines de ses propres observations sur la capacit des reves a forger des personnages d' apres la mmoire, o u d' apres des souvenirs relis a des parties inconnues du moi. N'a-t-il pas lui-meme voqu l'analogie avec un auteur dramatique, et affirm que certaines personnifications des reves ont leur posie? Mais ces .... petsonnages restent a Tintrieur du reve et ne prennent pas corps, ni sur scene ni sur papier. Ces deux observateurs du sommeil ont renouvel la tradi- tion psychologique en cours depuis le dbut du dix-neuvieme 188 Vies secondes siecle. L'innovation la plus radicale est l'utilisation de leurs propres reves comme matriau de base, ce qui les conduit a un degr de prcision jamais atteint auparavant, notamment en ce qui concerne le role de la mmoire et de la rminis- cence . Tous deux, par leur mthode d' observation et d' ex- primentation, annoncent les recherches du vingtieme siecle sur le reve. Chez Maury toutefois, un paradoxe demeure non -rsolu : d'un cot les reves, comme l'alination, sont expli- qus par l'automatisme et d'absurdes associations d'ides; de l' autre, ils peuvent donner lieu a des visions et des sons tota- lement nouveaux, par le pouvoir crateur de l'imagination . e Et meme, parfois, une perception interne ralise (comme la Sonate de T artini) peut donner une reuvre de valeur durable. Mais il n'en reste pas moins une opposition entre automa- tisme et crativit. Hervey de Saint-Denys, lui, ne s'est guere intress al' alination, et son livre, fa u te d' etre largement dif- fus et connu 1 , est rest en marge de la pense du dix-neu- vieme siecle sur les reves. l. Freud n'avait pu se le procurer : Le marquis d'Hervey, centre Jeque! Maury a engag une violente polmique, et dont, en dpit de tous mes efforts, je n'ai pu me procurer l'ouvrage, parait avoir t le plus nergique dfenseur du rendement intellectuel du reve ,, L 1nterprtation des reves, p. 61. Le livre d'Her- vey n'est mentionn ni dans Le Sommeil et les reves de J. Delbceuf (1885), ni dans la bibliographie tablie par A.-P. Chabaneix dans sa these de mdecine: Essai sur le subcomcient dans les a:uvres de /'esprit et chez leurs auteurs (Imprimerie du Midi, Bordeaux, 1897). 4 LE R ~ V ET LE DDOUBLEMENT DE LA PERSONNALIT Je lis dans la pense de mes fantmes, c'est- a-dire dans la mienne. ALBERT LEMOINE En 1879, Joseph Delbreuf (1831-1896), philosophe et psychologue beige, propose trois anides a La Revue philoso- phique 1 de Ribot. Dans le premier, il rend compte d'une publication rcente de Radestock 2 et attire 1' attention sur le phnomene connu sous le nom de division ou de ddouble- ment du moi , quand le reveur attribue a une autre personne ses propres penses et sensations. Radestock explique ce ph- nomene par un affaiblissement de l'attention et de la conscience de soi (1' aperception active), les autres lments compris dans la notion du moi - les ides, les sentiments, les volitions, les souvenirs- restant intacts : L'homme alors ne sent plus son moi que d'une maniere restreinte, il ne se l. <<Le Sommeil et les reves>>, Revue philosophique, 8, 1879, << Apero;u critique de quelques ouvrages rcents >> (p. 329-356); << Leurs rapports avec la thorie de la certitude >> (p. 494-520) ; <<Sur le ddoublement du moi dans les reves (p. 616- 618). Plus tard Delbceuf publiera son propre livre sur les reves: Le Sommeil et les reves, comidrs principalement dans leurs rapports avec les thories de la certitude et de la mmoire, Questions de Philosophie et de Science, Alean, 1885. Sur Delbceuf voir F. Duyckaerts, Sigmund Freud : Lecceur de Joseph Delbceuf>>, Frnsie: Histoire, psychiatrie, psychanalyse, 8, p. 71-88. 2. Paul Radestock, Schlaf und Traum, eine physiologisch-psychologische Unter- suchung, Breitkopf & Harte!, Leipzig, 1879. ~ ~ r 11 190 Vies secondes regarde plus comme l'unique soutien de ses ides, et il en rap- porte une partie a des tres trangers 1 >> Pour Delbreuf, il s'agit la d'une description, et non d'une explication. Ce ph- nomene est tout simplement une dramatisation de cette habi- tude de la pense de se manifester sous forme de dialogue : Au momem o u j' cris, je cause avec un lecteur fictif et je lui attribue les objections et les doutes, lorsque je ne me crois pas clair, ou que je doute moi-meme. Or je pourrais tout aussi bien prendre son role, et mettre dans sa bouche les rponses et les solutions 2
Dans ce premier article, Delbreuf se contentait de men- tionner l'ide sans la dvelopper, mais dans le troisieme Sur le ddoublement du moi dans les rves , il ajoute une observation: ]e suis en possession d'un fait rcent [ ... ] qui donne un tres haut degr de probabilit a cette maniere de VOlf. >> Un excellent bourgeois >> de ses amis, qui connait l'int- ret de Delbreuf pour la psychologie, lui raconte de temps en temps ses reves. Cet ami, qui ne connait absolument ren a l'architecture, dresse les plans d'une maison qu'il se propose de construire; son ingniosit et son originalit lui procurent un plaisir infini; il aime s'imaginer aller et venir dans cette maison. Un jour, dans son fauteuil, pres de la chemine, ses reveries tournent autour de cette merveilleuse maison, qu'il veut faire admirer a des amis. Dans cette reverie, commence alors un petit drame : des revers de fortune 1' obligent a vendre cette maison qui, pourtant, n' est pas encore sortie de terre ; il accompagne un acheteur imaginaire mais enthousiaste dans la visite des nombreuses pieces. A ce moment, il s' assoupit. Et, dans le rve qui s' ensuit, les roles sont inverss : l. Revue philosophique, 8, p. 343. 2. !bid Le reve et le ddoublement de la personnalit 191 C' est lui maintenant qui se trouve devant un propritaire oblig de louer ou de vendre, c'est lui qui est enchant des agrments sans nombre de cette savante habitation et qui marche de surprise en surprise et passe de 1' tonnemem a l'admiration, de l'admirarion a l'extase. Et il ne faut pas oublier un dernier dtail. Notre bourgeois transform en visi- teur ne connaissait nullement la maison qu' on lui montrait, et nanmoins e' tait bien celle do m il avait dress les plans et dont un autre lui expliquait les avantages 1
Ce rve, qui succede a une rverie veille, permet d' entre- vo ir ce qui ne s' appelle pas encore le travail du rve >> et pro- duit ici l'inversion des roles. Delbreuf sait que, dans le reve, le propritaire est un alter ego, puisque le bourgeois >> occupait lui-mme ce role dans la rverie qui prcdait. On peut voir que le processus est extensible: d'un cot, le moi qui est le pro- tagoniste de la rverie et du rve est dja le double du moi assis pres de la chemine ; et de 1' autre, la reverie o u le reve peuvent, dlibrment o u non, voquer d' autres personnages, lesquels ne peuvent etre, eux aussi, que des manations )) du moi. Delbreuf invente un nologisme pour dsigner le proces- sus de devenir un autre >> dans le fantasme o u le rve : 1' al- truisation2. Selon lui, ce processus fonctionne meme dans la mmoire ordinaire : Quand je me rappelle mon enfance, je m' altruise en un enfant; quand jeme rappelle mon ignorance d' alors, je m' altruise en un ignoran t. >> Et puis, dans la toute derniere phrase, Delbreuf mnage une surprise a l'intention de ses lecteurs : Et tenez- car tour psychologiste est oblig de faire l'aveu mme de ses faiblesses s'il croit par la jeter du jour sur quelque probleme obscur- je viens encore de m' al- truiser : le bon bourgeois, c'est moi 3 >> Son rcit devient done, implicitement, une reuvre de fiction, peuple de per- l. !bid., p. 617. 2. Le mot altruisme, forg par Auguste Comte, tait lui-meme relativement rcent. Le Dictionnaire tymologique de Dauzat le date de 1830; la premiere occurrence releve par le TLF est de 1852. 3. Revue philosophique, 8, p. 618. ) 192 Vies secondes sonnages qui tous sont des versions de lui-meme. Ainsi, a son insu sans doute, il unir trois courants de pense de la pre- miere moiri du siecle et met en lumiere un point commun au reve, a la folie et a la crativit. Lemoine, Baillarger et Maury ont tous not que les reves impliquent souvent une forme de ddoublement -meme si le mot n' est pas forcment urilis 1 - o u de scission de la personnalir. Lemoine y fait allusion une premiere fois dans une discussion sur le somnambulisme, l'extase et l'ex- prience mystique. Il cherche a montrer que le (( mystique)) ou le somnambule ne possede pas le don particulier de lire les penses des autres, ou de communiquer en silence, sans aucun signe pour l' aider. Dans ce contexte, les reves lui four- nissent un parallele : Lorsqu'un rve prsente a mon imagination plusieurs per- sonnages, je les entends rous parler comme je les vois agir, o u plurt je les fais moi-mme agir et parler; je lis dans la pense de mes fantmes, e' est-a-dire dans la mienne qui leur attribue des sentiments et des ides conformes a leurs roles. Ainsi fait 1' extatique dans ses rves 2
Ainsi J akob Bcehme et d' a u tres visionnaires ont des conver- sations silencieuses avec l'Esprit-Saint qui leur rvele de sublimes penses. Mais, lorsqu'ils essaient d'.exprimer ces pen- ses en mots, le mlange ridicule et pompeux qui en rsulte prouve, selon Lemoine, que leur raison est atteinte. A propos de la persistance de l'identit personnelle durant le somnam- bulisme, il explique que la perte- ou le changement - de la personnalit dans la folie est plus apparente que relle. Le fou ou le somnambule est victime d'une illusion : l. Le TLF date l'expression ddoublement du moi de 1870, avec une rfrence a Taine (De l'intelligence) ; ddoublement de la personnalit est utilis par Baillar- ger en 1861 et 1862, et par Thophile Gautier en 1858. 2. Du sommeil . . . , op. cit., p. 31 1. Le reve et le ddoublement de la personnalit 193 Le fou, le somnambule se fait illusion sur lui-mme, sur sa personne, s'attribue dans son dlire des actions qu'il n'a pas faites et renie ses actes passs. 11 ne fait cependant que s'iden- tifier avec l'auteur historique ou imaginaire des actions qu'il rve, plus intimement, mais de la mme fac;:on que l'homme veill avec le personnage auquel il pense, l' acteur avec son role, le poete o u le lecteur avec le hros de son roman. Si j' tais un tel! >> et aussit6t une imagination vive nous transporte a cette place et nous nous attribuons dans nos rveries comme dans nos rves le pass d' un personnage rel o u fabuleux 1
En niant toute diffrence essentielle entre le fou, le reveur et le poete, Lemoine raffirme son postular fondamental : la personnalit est une unit. Bien qu'il ne parle pas prcis- ment de ddoublement , le processus d' identification en rsulte. Maury, selon son habitude, fournit des exemples prcis. Dans l'un des reves les plus clairs et les plus rarionnels qu'il ait jamais eus, il dbat la question de l'immorralit de l'fune. Les arguments de son contradicteur ne sont autres, nous dit- il, que les objections qu'il se fait a lui-meme. Une autre fois, le mot Mussidan lui vient a !'esprit, alors qu'il est veill. 11 sait que c'est le nom d'une ville franc;:aise, mais ignore ou elle se rrouve, o u plutt 1' a oubli. Plus tard, dans un reve, il ren- contre une personne qui vient de Mussidan. Il lui demande done ou se trouve cette ville. On lui rpond qu'il s'agit d'un chef-lieu de canton, en Dordogne. A son rveil, il se souvient du reve, mais doute de 1' exactitude du renseignement. 11 consulte done un dictionnaire gographique et : a mon grand tonnement, je constate que l'interlocuteur de mon reve savait mieux la gographie que moi, c'est-a-dire, bien entendu, que je m' tais rappel en reve un fait oubli a 1' tat de veille, et que j'avais mis dans la bouche d'autrui ce qui n'tait qu'une mienne rminiscence 2 . l. !bid., p. 357. 2. Le Sommeil et les reves, op. cit., p. 120-121. Freud cite ce reve dans I'Inter- tJrtation, p. 20. 194 Vies secondes Les autres exemples donns par Maury mettent tous en valeur le rle de la mmoire, ou plutt d'un certain type d'ou- bli dans lequell'information oublie ese fournie par un per- sonnage du Il s' agit la de 1' attriburion a des individus distincts de penses qui sont pourtant l'ceuvre d'une seule et meme intelligence . Ces observations sont notes dans le chapitre Des analogies du reve et de 1' alination mental e, dans lequel Maury parle de ce phnomene qu'on peur appe- ler la scission de la personnalit : Le fou attribue alors a des interlocuteurs diffrents, par- fois meme a toute une assemble qui siege dans sa tete, les penses qui lu viennent a !'esprit, les paroles qu'il prononce. Un alin que j'ai connu se disait incommod par les dis- putes de plusieurs dmons qui l'entouraient. Il m'a cit les invectives qu'a son grand scandale, s'adressaient entre eux ces esprits malins. Or, ce colloque diabolique n' tait autre que les paroles que l'alin prononc;:ait lui-meme, mentalement ou vocalement, paroles qu'il rapportait tantt a un dmon, tantt a un autre 1
11 n' est guere d' ouvrage sur 1' alination mental e o u ne se trouvent rapports des faits analogues, nous dit Maury. Baillarger, par exemple, dans ses premieres recherches sur l'hallucination (1845), a mentionn des malades qui s'en- tendent interpeller a la deuxieme personne : (( C' est le fait de la dualit intellectuelle qu' on retro uve chez les inspirs, et aussi chez quelques alins qui n'ont point d'hallucina- tions 2 Maury explique ce fractionnement de la personna- lit qui s' opere dans l'imagination du fou par les diffrents ordres d'ides dont il est alternativement agit. Assailli par des penses contradictoires, (( entrain ou reten u tour a tour par des motifs diffrents , le fou suppose que ces ides et ces l. !bid. 2. Baillarger, Recherches sur les maladies mentales, 1, Masson, 1890 [1844), p. 278. Le rexre cit se rfere aux conversarions de Lurher et du Tasse avec les dmons. Le rve et le ddoublement de la personnalit 195 motifs ne procedent pas tous de son propre esprit. Les objec- tions sont attribues a des ennemis extrieurs a lui-meme, comme des dmons, ou bien, ventuellement, ces ennemis s' expriment par sa bouche et agissent asa place. Des concep- tions dlirantes)) identiques peuvent etre prsentes dans les reves, et Maury en a fait l'exprience lui-meme. Lorsque Baillarger analyse le livre de Maury pour les Annales mdico- psychologiques, il admet cette analogie entre le reve et la folie : Il [Maury] a surrout insist sur ce fait curieux de ddou- blement de la personnalit qu' on observe, en effet, si souvent dans les deux tats. On voit alors l'intelligence se fractionner pour ainsi dire en deux parties. L'homme qui reve continue a reconna.ltre comme siennes certaines ides, et il attribue les autres a un etre tranger; de la, les conversations que nous avons si sou- vent pendant le sommeil. Cette perte de conscience, de l'unit intellectuelle, s' observe aussi tres souvent chez les ali- ns [ ... ] ]'observe dans ce moment une pauvre femme qui toute la journe s' accable d'injures, avec la conviction que ces injures sont dites par le diable 1
Le phnomene de ddoublement de la personnalit se produit done dans les reves et la maladie mentale, et se pr- sente sous deux formes fondamentales : 1' attribution de pen- ses et de mots (Maury, Baillarger) \ de sentiments (Del- bceuf) a un ou plusieurs personnages, sans savoir, pour l. Annales mdico-psychologiques, 3' srie, 8, 1862, p. 357. 2. Baillarger (Annales mdico-psychologiques, 3' srie, 7, 1861, p. 93) momee qu'au cours de cerraines sances de spiritisme, de tels phnomenes peuvem se pro- duire; il donne l'exemple d'une femme do m la filie morte, voque tour d'abord par un mdium, se rrouve dsormais elle de fas;on permanente, dirigeam ses actions et pouvam erre questionne a tour momem. 11 commeme : Il y a la un ddoublement de la personnalit analogue a celui qui se produit dans le reve; une fraction appartiem a l'individu, une aurre lui semble en dehors de lu. Il y a quelques jours, dans un reve, j'ai prouv ce phnomene du ddoublemem de la personnalit. Jeme figurais avoir t compromis dans une meute; amen devant un magistrat, je lu demandai si mon affaire tait grave? Non, me rpondair-il, vous en aurez pour cinq a six mois de prison. 196 Vies secondes l'instant, qu'ils appartiennent a soi-meme; l'identification a l'autre personnage (Delbceuf, Lemoine) et, pouss a !'ex- treme, l'oubli de sa propre identit. Les crivains se retrouvent parfois dans une position ana- legue. Alexandre Dumas, en 1853, affirme que Grard de Nerval s'identifie aux personnages de ses histoires. Dans son introduction au poeme El Desdichado pour sa revue Le Mous- quetaire, il fait allusion aux acces de folie du poete. Dans cet esprit charmant et distingu , un certain phnomene se produit de temps en temps : Lorsqu'un travail quelconque l'a fort proccup, l'imagi- nation, cette folle du logis, en chasse la raison, qui n'en est que la mal'tresse; alors la premiere reste seule, toute-puis- sante, dans ce cerveau nourri de reves et d'hallucinations, ni plus ni moins qu'un fumeur d'opium du Caire, ou qu' un mangeur de haschisch d'Alger [ ... ] Tantot il est le roi d'Orient, Saloman, il a retrouv le sceau qui voque les esprits, il attend la reine de S aba; et alors, croyez-le bien, il n'est cante de fe, ou des Mille et Une Nuits, qui vaille ce qu'il raconte a ses amis [ ... ] tantot il est sultan de Crime, comte d'Abyssinie, duc d'gypte, baron de Smyrne. Un autre jour il se croit fou, et il raconte comment ill' est devenu 1
Mettant l'accent sur le len entre la folie de Nerval- ces moments ou la raison est chasse par l'imagination- et son talent de conteur, Dumas fait presque du second une fonc- tion de la premiere. Dans un passage que Nerval n'a pas reproduit, lorsqu'il cite ce texte dans sa prface aux Pilles du feu, Dumas avait crit: Alors notre pauvre Grard, pour les hommes de science, est malade et a besoin de traitement, tandis que pour nous il est tout simplement plus conteur, plus reveur, plus spirituel, plus gai ou plus triste que jamais. Nerval rpond : ]e vais vous expliquer, mon cher l. Repris dans Nerval, CEuvres completes, III, Gallimard, 1993, p. 449-450. Le reve et le ddoublement de la personnalit 197 Dumas, le phnomene dont vous avez parl plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait com- ment il avait e u le malheur d' etre guillotin a 1' poque de la Rvolution; on en devenait tellement persuad que l' on se demandait comment il tait parvenu a se faire recoller la tete 1 L'identification peut se produire de la meme maniere pour une histoire crite : H bien, comprenez-vous que l' entra1nement d'un rcit puisse produire un effet semblable, que l'on arrive pour ainsi dire a s'incarner dans le hros de son imagination, si bien que sa vi e devienne la votre et qu' on brule des flammes factices de ses ambitions et de ses amours. le nous touchons un autre theme implicite chez Del- bceuf : la fiction. Le bourgeois de son histoire tait un double de lui-meme (brulant des flammes de l'ambition), tout comme l'acheteur potentiel de la maison dans sa reve- rie, et le propritaire dans son reve. Ainsi qu'ille fait remar- quer, un nombre indfini de personnages auraient pu etre invents, et tous auraient t des manations de lui-meme. Les romanciers crent-ils toujours leurs personnages, sciem- ment o u non, a partir de cette sorte de reverie? Bien qu'il soit difficile de gnraliser - et je ne connais pas d' tude approfondie sur ce sujet -, le texte de Nerval et d'autres exemples dja rencontrs, comme celui de Balzac, semblent tayer cette hypothese. Pour Laure Surville, nous l'avons vu, Louis Lambert et lu ne font qu'un, c'est Balzac en deux personnes 2 et pour Gautier, le narrateur, le compagnon de classe de Louis, est un autre double de Balzac. Gautier voque d' ailleurs la notion de ddoublement : Ddoublant sa personnalit, il s'y peint comme ancien condisciple de Louis Lambert, tantot parlant en son nom, et tantot pretant ses l. !bid, p. 450. 2. Cf. supra, chap.ll, note 1, p. 163. '\ 198 Vies secondes propres sentiments a ce personnage imaginaire 1 >> Gautier et Brierre de Boismont citent tous deux le dbut de Facino Cane, dans lequel Balzac >> dcrit le processus d'identifica- tion avec des personnes observes dans la rue. Que ce texte soit ou non autobiographique {le narrateur vit bien dans une rue ou Balzac a rellement habit, et sa femme de mnage, comme celle de Balzac, s'appelle la mere Vaillant), i1 s'agit sans conteste de la descriprion d' un processus de transfor- mation de 1' observation >> en intuition >> : Chez moi, 1' ob- servation tait dja devenue intuitive [ .. . ] elle saisissait si bien les dtails extrieurs, qu'elle allait sur-le-champ au-dela [ ... ]. En entendant ces gens, je pouvais pouser leur vie, je me sen- tais leurs guenilles sur le dos. >> Le narrateur se demande si cette facult de devenir autre que soi-meme n'est pas dange- reuse : C' tait le reve d' un homme veill [ ... ] A quoi dois- je ce don? [ ... ] est-ce une de ces qualits dont l'abus mene- rait a la folie 2 ? Un semblable glissement d'un point de vue extrieur (les personnages imaginaires [ .. . ] me poursui- vent) a un point de vue intrieur (ou plutt c'est moi qui suis dans leur peau ) se trouve dans la rponse de Flaubert a Taine, au sujet de l'hallucination artistique. L'identification - la facult de partager les sensations des personnages ( je marchais les pieds dans leurs souliers percs , le gout de 1' ar- senic), leurs dsirs, besoins, ambitions et amours- semble etre a tout le moins une phase possible du processus de ddoublement. H ugo 1' voque en d' a u tres mots : Quand un monde se meut dans le cerveau d'un homme 3 >>Un monde, mais aussi, du monde, image reprise dans un poeme de La Lgende des siecles : Un poete est un monde enferm dans un homme: 1. Gaurier, Le Moniteur (23 mars 1858), p. 371. 2. La Comdie humaine, IV, Le Seuil, 1966, p. 257-258. 3. Toute la lyre, Posie, IV, op. cit., p. 352. Le reve et le ddoublement de la personnalit Mlsigene, aveugle et voyant souverain Dont la nuit obstine attristait 1' reil serein, Avait en lui Calchas, Hector, Patrocle, Achille; Promthe encha!n remuait dans Eschyle 1
199 La mtaphore de la maternic suggre par remuait dans >> se poursuit avec Leur fruit cro!t sous leur front comme au sein de la femme >> puis se transforme en un mlange d' exp- rience visionnaire et de dialogue entre des personnages : Cervantes pale et doux cause avec don Quichotte. >> A la fin du poeme, chacun des poetes voqus converse avec un de ses doubles >> : Shakespeare et Macbeth, Moliere et don Juan, Dante et Batrice, et tous deviennent au dernier vers Ces grands esprits parlant avec ces grands fantmes >> - mot significatif, a la date de la composition du poeme (1854), et qui fait cho a 1' trange climat de terreur mele d' enthou- siasme et de rticence qui caractrise la priode des tables par- lantes 2 Ce contexte, et en particulier le theme du crane contenant une population entiere ( Plaute en son crane obs- cur sentait fourmiller Ro me), est plus prcisment celui de la cration potique, et le mot fantme >> appara!t a nouveau dans William Shakespeare (1864). Hugo y dcrit la cration divine indirecte, e' est-a-dire la cration hu maine>> - la cra- tion de personnages. Un type >> pour Hugo n' est ni un indi- vidu, ni une abstraction, mais condense la ralit d'une famille de caracteres et d'esprits. S'il n'tait qu'une pure abstraction, il serait une ombre sans vie. S'il tait un indi- vidu, il serait limit : Alcibiade n'est qu'Alcibiade, Pcrone n'est que Ptrone, Bassompire n' est que Bassompire, Buckingham n' est que Buckingham, Fronsac n' est que Fronsac, Lauzun n'est que l. Ugende des siecles, Nouvelle srie, 20; Posie, III, p. 475. 2. La meilleure tude de cette priode demeure celle de Jean Gaudon : La Saison en enfer de 1854, Le Temps de la contemplation, Flammarion, 1969, p. 192-240. 200 llies secondes Lauzun; mais saisissez Lauzun, Fronsac, Buckingham, Bas- sompire, Ptrone et Alcibiade, et pilez-les dans le mortier du reve, il en son un fantome, plus rel qu' eux tous, donJuan 1
De tels fantmes ont plus de densit que l'homme , ils sont une conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne, saigne du vrai sang 2 . Dans Promontorium som- nii, Hugo dit de ces personnages : C' est le monde qui n' est pas et qui est [ ... ] Cette cime du reve est sous le crane de tout poete comme la montagne sous le ciel 3
Pour Hugo, le processus de cration prend racine dans le reve; a l' encontre de Balzac et de Flaubert, les personnages pour lui existent d'abord a l'intrieur du (( crane)} du poete et, plus tard seulement, a 1' extrieur. A 1' extrieur , cepen- dant, ne signifie pas qu'ils apparaissent au poete, ou, selon l'image de Flaubert, qu'ils le poursuivent , mais plutt qu'une fois crs, ils existent dans l'reuvre, et, partant, dans !'esprit des lecteurs. Hugo ne parle pas seulement du proces- sus, mais aussi du rsultat, c'est-a-dire la cration d'une troi- sieme ralit, intermdiaire entre le reve et le rel. l. CEuvres completes, Critique, p. 355; c'est moi qui souligne. 2. !bid., p. 356. 3. !bid., p. 644. 5 LE PROMONTOIRE DU SONGE Vctor Hugo Une vie autre que la notre s)grege et se dsagreg<;.compose de nous-memes et ct'autre chose ... Les Travailleurs de la mer En dehors de Nerval, Vctor Hugo est l'crivain de l'poque le plus familier du reve et de la folie. La folie, illa conna!t dans sa propre famille : son frere Eugene, dont 1' tat mental ne cesse de se dtriorer depuis 1818, est intern a Charenton o u il restera jusqu'a sa mort en 1838 1 ; on conna1t I'histoire de sa fille Adele, dont la vie se termine en 1915 a la maison de sant de Saint-Mand fonde par Brierre de Boismont 2 Hugo est conscient du danger qui menace celui qui s' approche trop des contres du reve : Il faut que le son- geur soit.plus
Dans ses carnets intimes,
surtout entre 1855 et 1875, il note ses reves 4 De nombreux poemes et plusieurs romans, comme Les Travailleurs de la mer l. Cf. M. et D. Gourevitch, <<La folie d'Eugene Hugo, dans Victor Hugo, Comspondance familia/e et crits intimes, II, Bouquins, Laffont, 1991, p. 755-783. 2. Cf. H. Guillemin, L 'Engloutie. Adele, filie de Vctor Hugo, 1830-1915, Le Seuil, 1985, et N. Gauffeny, Hugo, filie indigne, Frnsie: Histoire, Psy- chiatrie, Psychanalyse, I, op. cit., p. 9-25. 3. CEuvres completes, Critique: Promotorium somnii, Bouquins, Laffont, 1985. p. 652. 4. Cf. H. Guillemin, Victor Hugo et!e Mercurede France, 312 (1951) p. 5-32. , 202 Vies secondes (1866) et L 'homme qui rit (1869), puisent dans le reve leur substance. Ses crits de rflexion et de critique publis apres 1862 abordent galement le lien entre reve et cration. A la diffrence de Nerval, pour qui reve et vie relle SOnt deux domaines spars bien que paralleles (les portes de come et d'ivoire , <d' panchement du songe dans la vi e relle ), Hugo les voir comme un continuum."\La frontiere entre I'un et l'autre n'escpasprcise, a t'star de la grada- tion de la lumiere a l'obscurit. Un poeme de 1831, La pente de fa rverie, admir par Baudelaire 1 , contient dja cette ide. Le poere, a sa fenetre, commence par regarder au loin un paysage extrieur, avant d'etre plong dans une vision int- Fieure, peuple de ses amis absents, ses amis disparus. Puis ce sont des foules qui apparaissent, des voix, des villes, des peuples ... l'humanit entiere. Cette vision, qui n'est pas sans rappeler celle de Raphael dans le magasin d' antiquits (La Peau de chagrn), aboutit a l'vocation de la tour de Babel: [ ... ] c'tait comme un grand difice Form d' entassements de siecles et de lieux; On n'en pouvait trouver les bords ni les milieux A toutes les hauteurs, nations, peuples, races Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces, Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas, Parlant chacun leur langue et ne s' entendant pas; Et moi je parcourais, cherchant qui me rponde, De degrs en degrs cette Babel du monde 2 _ Le vers suivant qualifie cette vision de ; le poete y est venu progressivement (une pente insensible/ Va du monde rel a la invisible)--; mais nulle part il - l. Qui ne se souvient de La Pente de la reverie, dja si vieille de date? Une ... "' _. grande partie de ses ceuvres rcemes semble le dveloppement aussi rgulier qu'norme de la facult qui a prsid a la gnration de ce poeme nivrant. ,, Bau- delaire, CEuvres completes, Rjkxiom sur quelques-uns de mes contemporam, l. Vctor Hugo , Bibliotheque de la Pliade, Gallimard, II, 1976, p. 137. la Pente de la reverie, : Les Feuil!es d'automne, CEuvres completes, Pose, 1, p. 631-634. '-----r.- !bid., p. 634. Le Promontoire du Songe >> 203 n'est question de sommeil. Tout a la fin du poeme, quand il J1J n'y a plus que tnebres, que toute forme a disparu et qu'il ne << voit plus guere que des archtypes ou des abstractions ( Dans 1' es pace et le temps les nombres entasss ) , le poete cherc_he a plonger plus loin, mais revient pouvant : il a enirevu l' ternit. moment reprsente bien une rup- ture afors-que, jusqu'a prsent, on tait pass sans solution de continuit du verdoiement du mois de mai a Pars au cau- chemar d'une gigantesque et foisonnante tour de Babel ou ren ni personne ne se comprend. Le continuum de la lumiere a 1' obscurit, si souvent vo- qu pa;-Hugo, perrriet de mieux apprhender celui du reve ' au rel (ou vice versa). Des tnebres absolues a la lumiere l ave"Ugknte, le continuum existe, mais il est pos par 1' esprit, 1 plutt que rencontr dans la ralit. Dans la ralit, nous sommes en prsence soit d'alternances, soit de mlanges d' ombre et de lumiere. La Pente iefa rverie permet de par- ' courir de ce contiuum du rel au reve. Le plus \ souvent, nous- ou tout au moins les personnages de Vc- tor Hugo - devons nous contenter de simples alternances ou composs. Lorsque Pierre Gringoire est pris comme mari par la Esmralda, il se croit encore dans le reve: Gringoire ici crut fermement qu'il n'avait fait qu'un reve depuis le matin, et que ceci tait la suite 1 Un peu plus tard, craignant de perdre pied, il attache obstinment son regard aux trous de son pourpoint, afin de se cramponner a la ralit et de ne pas perdre terre tout-a-fait . Lorsque l'heure de se coucher finit par arriver, cette prcaution n' est plus ncessaire; la ra- lit s' en charge : Il n'y avait de meuble propre a u sommeil qu'un assez long coffre de bois; et encore le couvercle en tait- il sculpt; ce qui procura a Gringoire, quand il s'y tendit, une sensation a peu pres pareille a celle qu'prouverait Micro- mgas en se couchant de tout son long sur les Alpes.>> Ici le narrateur joue, de maniere ironique et anachronique, avec la l. CEuvres completes, Roman, I, p. 561. '\ 111 111
1 111 204 Vies secondes fiction (Micromgas), le reve, le sommeil eda..r_alit. L'iro- 'est pa'Stocrjours- prserte, mais le mlange de ces l- mems se retro uve souvent. Ainsi la Esmralda, dans 1' obscu- rit de sa prison, se sent perdue elle aussi : Depuis qu' elle tait la, elle ne veillait ni ne dormait. Dans cette infortune, dans ce cachet, elle ne pouvait pas plus distinguer la veille du _Jg.Inrneil, le reve de Taralite, que le jour de la nuit. Le mlange du reve et de 1' veil est parfois teim d'hu- mour. Ainsi, dans Promontorium somnii (1863), ou Hugo juxtapose d'innombrables exemples de somnambulisme : Souvent 1' tat de reve gagne les hommes graves, les savants, les thologiens [ ... ] En 1516, l'official de Troyes rend cet arret : "[ . .. ] admonestons les chenilles de se retirer dans six jours, et a dfaut de ce faire, Id ddarons maudites et excom- munies '" , et diverses superstitions et fantaisies potiques: Tout le monde sait qu' on voit dans la lune un homme suivi d'un chien et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera chang en loup-garou. Pourquoi? C'est que cet homme est Ca1n. Le poete reviene sur la particularic de cet tat : Ce sont la les songes. Promontorium somnii. Songes debout. Car, insistons-y, dormir n'est pas une for- malit ncessaire. Les bestiom qu 'on voit pendant le sommeil, pour employer 1' expression d'un vieux livre, l'homme les voit volontiers hors du sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et le farfadet au marais chrtien. Berbiguier de Terre- neuve du Thym passait son temps a prendre des dmons entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre brus- quement2. l. CEuvres completes, Critique : Promontorium somnii, Bouquins, Laffont, 1985, p. 646. 2. !bid, p. 662. Berbiguier est l'auteur de l'ouvrage Les Farfadets ou tous les dlmons ne sont pas de l'autre monde (1821) dont Journet et Roben ont pu dire qu'il tait videmment l'a:uvre d' un anormah: cf. Vctor Hugo, Promonto- rium somnii>>, Annales littraires de l' Universit de 42, Les Belles Lettres, 1961, p. 136. Le Promontoire du Songe 205 Le sommeil n' est pas une formalic ncessaire : e' est dire son peu d'importance dans le cominuum ... Les personnages de Hugo dorment pourtant, et revent par- fois ', mais le plus souvent, ils vivent leur vision- naire tout en tant veills, o u dans tat imermdiair<0Sa rflexion sur le reve se poursuit dans ses text's et "rOis des annes 1860; dans Les Misrables, on note quelques exemples d'hallucinations et des commentaires sur la reverie, mais e' est dans Les Travailleurs de la- mer-(lBG6) etL 'h'omme qui rit (1869) que le theme du continuum s'incarne de maniere sui- vie chez les protagonistes. Dans Les Travailleurs de la mer, le reve est li a la question de la cration entiere, et done a 1' existence du mal. Ce reman appartient a toute une nbuleuse d'crits sur la crativit et les problemes mtaphy- siques, comme William Shakespeare (1864) et d'autres textes, contemporains mais publis plus tard 2
Dans Les Travailleurs de la mer, Gilliat est prsent comme 1' homme du songe . Dans le chapitre qui le nomme ainsi (A maison visionne, habitant visionnaire 3 ), trois tats de conscience (hilluci.atiO, reverie et reve) sont compars. L'hallucinatio, ou 1'-:'etat""Vtsionnair-e, est la premiere vo- que : elle hante tout aussi bien un paysan comme Martn qu'un roi comme Henri IV, et peut transformer celui qui la subit: Ces visions sont quelquefois elles fom d'un chamelier Mahomet et d'u'e cevriere Jeanne d'Arc. Elles peuvent aussi rendre imbcile ( L'abrutisse- ment sacr existe). Gilliat ne rentre dans aucune de ces cat- gories : C' tait un pensif. Ren de plus. Il voit la nature un : observan t des cratures du genre des mduses, qui ressemblem a du cristal mou et qui, replon- ges dans l'eau, s'y confondent, l'ide lui vient que l'air pour- l. Par exemple, Jean Valjean (CEuvres completes, Roman, II, Les Misrables, p. 188-189) et Mess Lethierry (Roman, III, Les Travailleurs de lamer, p. 300). 2. Proses philosophiques de 1860-1865, textes runis dans CEuvres com- pletes, Critique, p. 467-712. 3. CEuvres completes, Roman, III, p. 66-67. 1 206 Vies secondes rait bien etre habit par de semblables (( transparences vivantes : Gilliat imaginait que si 1' on pouvait mettre la terre a sec d' atmosphere, et que si 1' on pechait 1' air comme on peche un tang, on y trouverait une foule d'etres surpre- "' nants. Et, ajoutait-il dans sa reverie, bien des choses s' expli- ( queraient. Cette forme de reverie, que le narrateur nomme ((la pense a 1' qat de "'ebuleuse !> fait dja surgir une certaine forme de ce qui n' est pas encore connu : Ce serait le com- t. mencement de l'inconnu; mais au:.dela i offrt lavaste ouver- du pQssible. Sorte de sommeil est reli a une nouvelle forme de continuum : Aucun sur- naturalisme, mais la continuation occulte de la nature infi- nie. Gilliat, dans ce dsreuvrement laborieux qui tait son existence, tait un bizarre observateur. 11 allait jusqu'a obser- ver le sommeil. Aller jusqu'a observer le sommeil est bizarre , sans doute, mais on devine la complicit du nar- rateur. Hugo ne dit-il pas ailleurs : Le probleme de la chair au repos a de tout temps sollicit et tourment les mtaphy- siciens srieux 1 ? Qui dit observation du sommeil dit observation du reve, mais ici le reve a un sens assez particulier : [ Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nom- mons aussi l'invraisemblable. Le monde nocturne est un . monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L' organisme matriel humain, sur lequel pese une colonne atmosphrique de quinze lieues de haut, est fatigu le soir, il tombe de las- situde, il se couche, il se repose; les y,s_ux de chair se alors dans cette tete assoupie, moins inerte qu' on ne croit, d'autres yeux s'ouvrent; l'lnconnu apparait. Les choses sombres du monde ignor deviennent voisines de l'homme, soit qu' il y ait communication vritable, soit que les lointains de l'abime aient un visionnaire; il semble que les vivants indistincss de l'espace viennent nous regarder et qu'ils aient une curiosit de nous, les vivants terrestres; une l. CEuvres completes, Critique, p. 645.
Le Promontoire du Songe ' ' cration fantme monte ou descend vers nous et nous ctoie dans un ,.:rpuscule; devant notre s..e.ectrale, une vie autre que la ntre s'agrege et se compose : ,ttr'\ de nous-memes et d' autre chose; et le dormeur, pas tout a fait voyant, pas tout a fait inconscient, entrevoit ces anima- lits tranges, ces vgtations extraordinaires, ces lividits ter- ribles ou souriantes, ces larves., ces tf.... hydres, ces confusions, ce. clair, de lune sans !une} ces obs- V cures dcompositions du prodige, "'ces croissances et ces dcroissances dans une paisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les tnebres, tout ce mystere que nous appelons le songe et qui n'est aurre chose que-l'approche d'une ralit Le..f.eve est l'aquarium de la Uit:=- Ainsi songeait Gilliat 1
En dpit du nous , de tels songes sont tres loigns de l'exprience nocturne habituelle, et il serait difficile d'en tirer un rcit, meme fragmentaire. Ce qui frappe, en revanche, ce sont les numrations qui ressemblent a des tentatives rp- tes d' pingler ce qui ne saurait s' pingler; ce so m l' es pece de demi-perception ( pas tout a fait voyant, pas tout a fait ' inconscient ) et la ambigue de la lumiere (ce clair de lune sans lune ); ce sont enfin les mots indiquant un flux et un reflux, des entits observes qui ne prennent pas iOUt a fait corps (animalits, lividits), qui s'approchent de 1' existen ce puis se dfont ( s' agrege et se dsagrege ; dcompositions du prodige ; et dcrois- sances ). La cration divine, pour Hugo - et plus prcis- ment dans Les Travailleurs de la mer la cration de la est 1' entre dans la matiere de ces entits flottantes. -L' ordre m eme du rcit mime ce processus. En effet, le monstre est entrevu d' abord, sans erre nomm, et ne devient rel que plus loin. Sa premiere apparition suit la description de la grotte sous-marine, nouvel aquarium de la nuit , dans laquelle Gilliat arrive inopinment en cherchant l. CEuvres completes, Roman, III. p. 67. (. :ro- (p-. '.1-
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1.'"- l ,:r, \ . ''1 .. 208 Vies secondes de quoi manger. Une lumiere trange, provenant de dessous l'eau ( on ne sait quel resplendissement tnbreux) baigne galement cette caverne. A une extrmit il y a une pierre a pans carrs ayant une ressemblance d' autel , qui inspire au narrateur, et peut-etre a Gilliat, car les deux sont quasiment indissociables ici, une sorte de reverie mythologiqi.Je ( 11 sem- blait qu'une desse v!nt d'en L'blouissement rsultant de la disparition de cette figure fminine meut le personnage : Gilliat, qui tait une espece de voyant de la nature, songeait, confusment mu. Cette divinit [ .. . ] prsente , cependant, cede vi te la place a tout autre chose : Tour a coup, a quelques pieds au-dessous de lui, dans la transparence charmante de cette eau qui tait comme de la pierrerie dissoute, il quelque chose Une espece de long hailloh se mouvait dans l'o,2cillarion des lames. Ce haillon ne flottait pas, il voguait; il avait un but, il allait quelque part, il tait rapide. Cette guenille avait la forme d'une marotte de bouffon avec des pointes; ces pointes, flasques, O_!.J.doyaient; elle semblait couverte d'une poussiere impossible a mouiller. C' tait plus qu'horrible, e' tait sale. 11 y avait de la chimere dans cette chose; e' tait un erre, a moins que ce ne ft une apparence. Elle semblait se diriger vers le cot le plus obscur de la cave, et s'y enfon- Les paisseurs d'eau devinrent sombres sur elle. Cette silhouette glissa et disparut, sinistre 1
Ce haillon sinistre semble d'un monde autre que celui de l'eau ( impossible a mouiller); il pas prcis- mais participe a la nature du reve ( Il y avait de lafhimere cette eh ose). On n' est m eme pas sur qu'il existe?" rellement (e' tait un etre, a moins que ce ne fUt une apparence >>). A ce stade, le lecteur ne peut attacher aucun noma cette crature- a supposer que e' en soit une- qui n'a pas encore pris vritablement forme. On ne dispose, pour l. !bid.. p. 225. /')L . , \ <.(...1\A \ ,:_.,. Le Promontoire du Songe 209 l'instant, que d'une { entrevision -q correspondant bien au titre du chapitre, Cequ'on y vitet ce qu'on y entrevoit>>. Plus tard, quand Gilliat se trouve face a face avec la pieuvre et emmel dans des tentacules dsormais bien rels, le rcit cede la place a une digression sur Le monstre . Apres avoir dclar Pour croire a la pieuvre, il faut 1' avoir vue , le nar- rateur formule une premiere hypothese sur la maniere dont elle a pu venir a 1' existen ce : A de cerrains moments, on serait tent de le penser, l'in- saisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le possible des aimants auxquels ses linaments se prennent, et de ces obscures fixations du reve il sort des erres. L'Inconnu dispose. du prodige, et il s' en sert pour composer le monstre. Orphe, Homere et Hsiode n' ont pu faire que la Chimere; Dieu a fait la pieuvre 1 --.. L'hsitation et l' affirmation directe se ctoient, a l' avenant de 1' entrevision et de la nature lin:ite de ce Plus lon;-learrateur fait une nouvellentative pour rendre compte de la cration du monstre : \ G matric; formidabk'le mystere se concrete en monstres. Des morceaux d' ombre sortent de ce bloc, l'immanence, se dchirent, se dtachent, roulent, flot- tent, se condensent, font des emprunts a la noirceur ambiante, subissent des polarisations inconnues, prennent vie, se composent on ne sait quelle forme avec l'obscurit et on ne sait quelle ame avec le miasme, et s' en vont, larves, al travers la vitalit. C'est quelque chose comme les tnebres faites beres 2 ...1 le le Possible a acquis une majuscule et 1' nonc a la forme d'une affirmation, mais l'numration des verbes, la rptition de on ne sait quelle , 1' expression quelque chose l. !bid., p. 278. 2. !bid., p. 282. 210 Vies secondes comme , et le simple fait d'une deuxieme tentative, suivant de si pres la premiere, de dcrire le meme processus, mon- trent qu'il n'est pas question ici d'une pense organise. 11 s'agit au contraire d'une criture potique qui tente de ...... mimer, de rendre par sa forme meme l'entrevision d'un autre monde, le mystere du processus qui aboutit a la concrtion, et le caractere hybride, fantasmagorique, des monstres qui en rsultent 1
Que le reve soit source de cration est le theme majeur du texte presque contemporain Promontorium somnii. Ce nom d'un promontoire sur la lune, que Hugo avait pu observer en 1831, devient vite une mtaphore: Ce promontoire du Songe, dont nous venons de parler, il est dans Shakespeare. Il est daos tous les grands poetes. .--... Daos le monde mystrieux de l'art, comme daos cette lune { OU notre regard abordait toUt a l'heure, il y a la cime du reve 2
Hugo imagine l'chelle de Jacob appuye a cette cime du reve; Jacob, alors, devient le poece observant ce qui se passe en lui: Jacob couch au pied de l'chelle, c'est le poete, ce dor- meur qui a les yeux de !'ame ouverts. En haut, ce firmament, c'est l'idal. Les formes blanches ou tnbreuses, ailes ou comme enleves par une toile qu' elles ont a u front, qui gra- vissent l'chelle, ce sont les propres crations du poete qu'il voit dans la pnombre de son cerveau faisant leur ascension vers la lumiere 3
Cette cime du reve a deux versants, correspondant a deux types de posie, le fantastique et le fantasque, qui n'est l. Sur le caractere mimtique de l'criture de Vicror Hugo dans ce roman, cf. Jacques Neefs, Penser par la fiction (Lts Travai/leurs de la mer) , Hugo le fobuleux, Colloque de Cerisy, Seghers, 1985, p. 98-107. 2. CEuvm completes, Critique, p. 644. Voir galement Vctor Hugo, Pro- montorium somnii, R. Journet er G. Roberr d., op. cit., p. 16. 3. CEuvres completes, Critique, p. 644. Le Promontoire du Songe 211 autre chose que le fantastique riant . On ne la frquente pas toujours impunment : Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son ombre tour un gnie, Apule jadis, Hoffmann de nos jours . Il emplit une reuvre entiere, et alors cela est redoutable, c'est l'Apocalypse. Les vertiges habitent cette hauteur. Elle a un prcipice, la folie. n des versants est farouche, l'autre est radieux. Sur l'un est Jean de Pathmos, sur l'autre Rabelais. Car il y a la tragdie reve et il y a la comdie songe 1
Danger de la folic_reprsent par le tableau d'un scara- be dvorant de mai : Il y a des songeurs qui sont ce pauvre qui n'a point su voler et qui ne peut marcher; le reve, blouissant et pouvantable, se jette sur eux et les vide et les dvore et les dtruit. Comme dans La Pente de la reverie, des images de surface, de profondeur, J de spirales, apparaissent pour mettre en garde centre les prils : - La reverie est un creusement [ ... ] Le moi, c'est la la spi- rale vertigineuse. Y pntrer trop avant effare le songeur [ ... ] Ces .. empitements sur l'ombre ne sont pas saos danger. La reverie a ses morts, les fous. On rencontre s:a et la daos ces obscurits des d'intelligences, Tasse, Pascal, Swe- denborg. c { fouilleurs de l'ame sont des mineurs tres ex.r.o- ss 2
On peut, raison de ralit, mais le garde- fou essentiel reste la constance du je observateur. Garder son libre arbitre dans les largissements sans bords de la mditation infinie , dit Hugo ailleurs 3, e' est etre gran d. L'image emblmatique de ce je observateur, qui ne se perd pas dans les spirales verrigineuses de la vision, est le regard_j l. !bid 2. !bid, p. 652-653. 3. !bid., William Shakespeare , p. 332. 212 Vies secondes fixe ou tranquille >> du poere, image frquente dans la posie de 1850-1856 1 . Ce regard permet au poete d'obser- ver ou d'entrevoir ce qui flotte ou s'bauche dans le monde ....du reve; par la suite, certains de ces etres peuvent prendre corps dans son reuvre. La cration divine se fait de la meme fa<_;:on. _f:n effet, Dieu cre dans l'intuition; l'homme cre dans l'inspiration, complique d' observation 2 . C' est ce que Hugo appelte"(da cration divine in di recte. L' analogie des deux le ramene, a la fin de Promontorium somnii, a la cration des monstres, et a leurs rapports avec le rel et le possible. La nature, jadis, n'a-t-elle pas rev aussi? se demande-t-il. Dans les monstres prhistoriqucs n'y a-t-il pas toute l'incohrence du reve))? Nier ces etres est difficile. Les ossements songes sont dans nos muses. Quelle extravagance fougere de cinq cents pieds de haut! les houilleres la constatent. L'impossible \ d'aujourd'hui a t le possible d'autrefois 3 D Ainsi pourraient s' expliquer certaines betes fabuleuses. Quoi qu'il en soit, le reve est troitement mel aux dbuts de la cration : Oui, selon notre optique humaine, le tatonnement ter- rible du reve est mel au commencement des choses, la cra- tion, avant de prendre son quilibre, a oscill de !'informe C au difforme, elle a t nue, elle a t monstre, et aujour- d'hui encare, 1' lphant, la girafe, le kangourou, le rhinoc- ros, l'hippopotame, nous montrent, fixe et vivante, la figure de ces songes qui ont travers l'immense cerveau inconnu. Tu reves done aussi, Toi! Pardonne-nous nos songes alors 4
l. Cf. Jean Gaudon, Le Temps de 14 contempkltion, op. cit. , p. 316-318. 2. CEuvres completes, Critique, William Shakespeare, p. 353. 3. !bid., p. 668. 4. !bid. Le Promontoire du Songe 213 Qu'il soit humain ou divin, un processus de cration cor- respond toujours a une sorte de solidification, de coalescence ou de concrtion du reve. Plus encore que chez Nodier ou Nerval, le reve est la d de la cration, amenant a l'existence et dotant de vie des etres qui ne possdaient auparavant qu'une existence potentielle. Hugo formule plus clairement aussi le statut de l'reuvre d'art, sa position doxale: \ 4 production, c'est l'entre de la matiere dans l'ide, lui ' donnant corps, la rendant palpable et visible, la dotant de la forme, du son et de la couleur, lui fabriquant une bouche pour parler, des pieds pour marcher et des ailes pour s' envo- ler, en un mot, faisant l'ide extrieure au poete en meme temps qu' elle lui reste intrieure et adhrente par l'idiosyn- crasie, ce cordon ombilical qui rattache les crations au cra- teur1. L' reuvre existe dans le monde, elle est extrieure a u poete, mais continue d' appartenir a sa substance intime. A lire un peu vite, on pourrait croire que l'reuvre ressemble a un nou- veau-n dont on n' aurait pas coup le cordon ombilical. A regarder de plus pres, on s'aper<_;:oit qu'elle est rellement extrieure au poete , tout en demeurant intrieure et que le texte ne dsigne pas seulement un lieu spatio-temporel, mais voque l' ide d'un amalgame quasi-physique, une adhrence 2 . Cette position paradoxale de 1' reuvre n' est pas sans ressembler a u statut d'Aurla, un SJ).tr:.e-deux : ni ralit\ psychique, ni catgorisation psychiatrique ou sociale. Hugo, l. CEuvres completes, Critique, Les T raducteurs (1863-1864 ?), p. 620. 2. Cf. Notre-Dame de Pars : Il y avait entre la vieille glise et lui [Quasi- modo] une sympathie insrincrive si profonde, tant d'affinits magntiques, tant d'affinits matrielles, qu'il y adhrait en quelque sorte comme la tortue a son caille " CEuvres completes, Roman, I, p. 600; et Ainsi, chez les grands poetes, ren de plus insparable, ren de plus adhrent, ren de plus consubstantiel que I/J l'ide et l'expression de l'ide >>, CEuvres completes, Critique, Littrature et philo- f' sophie meles (1834), p. 52. e-Y 214 Vies secondes cependant, semble vouloir enlever la ngation et dire que 1' reuvre continue dans un sens a subsister dans les deux lieux a la fois. Cette mtaphore spatiale, bien entendu, a des limites, mais le paradoxe de la localisation de 1' reuvre entrane le paradoxe de sa ralit. L'espace transitio)lDel ou se situe 1' reuvre d' art, adhrant a u monde intime de son crateur et pourtant existant rellement dans le monde matriel, lui donne une ralit d'un ordre a part. Elle est plus relle que , le rel et pourtant toujours songe. Ce qui ne veut pas dire f que dans 1' reuvre il y ait un mlange o u une srie de juxta- positions du reve et du rel, ni m eme que 1' reuvre appartienne aux deux mondes a la fois. Hugo soutient que l'reuvre d'art est pleinement rel et pleinement reve; opposs en appa- rence, les deux extremes du continuum s'y rejoignem et deviennent identiques. JYunis, ils ralisent une plnitude que leur sparation interdisait. IV A l'horizon du siecle: Freud " 1 CHANGEMENTS DE PAYSAGE Sur la nature du travail inconscient, on ne trouve que dsaccord et obscurit. THJOODULE RIBOT En philosophie, le tournant de 1870 est marqu par De l'intellgence de T aine; par ailleurs, les ides de Hartmann - La Phlosophe de l'inconscent avait vu le jour en Allemagne 1' anne prcdente - , ne vont pas tarder a circuler en France. En littrature, 1869 ese l'anne des Chants de Mal- doror de Lautramont et deL 'homme qu rt de Victor Hugo, reuvres qui toutes deux branlent les positions de l'auteur et du lecteur. Rimbaud, en 1870, a seize ans. Aussi inou!s que soient La lettre du Voyant (1871), Une sason en enfer et Les Illuminatons, ils restent en rsonance avec les textes mdicaux et philosophiques de 1' poque. Il est difficile de parler d'influences prcises car, a 1' exception peut-tre de Brierre de Boismont, elles ne sont pas vrifiables, mais il est cercain que Rimbaud donne une forme potique indite aux themes de la pathologie mentale qui stimulent la rflexion philosophique dans les annes qui suivent 1870. Des liens plus explicites entre psychopathologie et littrature apparais- sent chez Maupassant, tant dans des texres courts (Fou?, Lu?, Unfou, Fou, Qu sat? ... ) que dans Le Horla (1887). Bien averci, o ~ m e le tout-Paris, des modes mdicales, de la 218 Vies secondes vogue de Charcot et de l'hypnotisme, Maupassant dose savamment ces themes, la question des limites de nos sens et l'angoisse devant l'invasion croissante, apparente ou relle, de ce qui peut les outrepasser. Cette angoisse, ces tats seconds, Maupassant les connalt. La proccupation des erres invi- sibles, nos successeurs , nous parait cependant moins fon- damentale, en cette fin de siecle, que les questions de 1' ou- bli, de l'identit et du ddoublement. En effet, ce que nous appelons le reve - 1' ensemble des phnomenes du som- meil- garde son importance, mais les questions que l'on se pose a son propos changent. La mdecine rtrospective a vo- lu, et la notion d' inconscient commence a se frayer un chemin. Si, en 1856, Llut rdite son Dmon de Socrate, par la suite le len entre reve et mdecine rtrospective tend a s' af- faiblir. En 1859, Moreau publie son deuxieme livre, La Psy- chologie morbide 1 , ou il continue de poser l'identit entre 1' tat de reve et 1' tat de folie. A prsent, il a lu Aurlia, et se flicite d'avoir dcouvert dans l'reuvre de Nervalla confir- mation de thories qu'il avait avances des 1845 2 Mais sa these principale n' est plus la meme. Il soutient a prsent que les dispositions d' esprit qui font qu'un homme se distingue des autres hommes par 1' originalit de ses penses et de ses conceptions [ ... ] prennent leur source dans les memes condi- tions organiques dont la folie et 1' idiotie sont 1' expression la plus complete 3 .Son livre reprsente, en France, le point cul- minant du courant de pense n avec Llut 4 Moreau conclut par une longue liste htroclite d'hommes ou de femmes l. Moreau de Tours, La Psychologie morbide dam ses rapports avec 1 philoso- phie de l'histoire, ou De l'influence des nvropathies sur le dynamisme intelfectuel, Masson, 1959. 2. !bid., p. 429-431. La citation L' panchement du songe dans la vi e relle est en majuscules et une longue note attire l'attemion sur le fait que Moreau a utilis presque les memes t r m s ~ en 1845. 3. Argument, plac en tete du livre. 4. A noter que, lorsque le premier livre de Llut est rdit, en 1887 ou 1888, son titre a chang : Le Gnie, 1 raison et 1 folie : Le Dmon de Socrate , Biblio- theque sciemifique comemporaine, Bailliere, s.d. Changements de paysage 219 illustres qui ont souffert d'hallucinations ou qui ont eu des alins dans leur proche famille. La liste vite de citer des per- sonnages bibliques, mais comprend Lucrece, Jules Csar, Dante, Cromwell, Mirabeau, Chateaubriand, Balzac, et George Sand, sans oublier Shelley, curieusement ddoubl en Shelly et Percy Bishee 1 . En 1861, dans De la raison, du gnie et de la folie, le physiologiste Pierre Flourens cherche a rfuter cette these : Du jour ou il serait tabli que le gnie n'est qu'un cas donn de l'idiotie, de la folie, tout, en fait de dignit humaine, serait perdu 2 Quant a Hugo, qui aurait pu figurer sur la liste mais a t pargn, e' est certainement a Moreau qu'il fait allusion quand il remarque ironiquement, dans William Shakespeare : Un mdecin a rcemment dcouvert que le gnie est une varit de la folie 3
La psychiatrie doit dsormais compter avec une nouvelle notion, l'hrdit. En 1857, More! avait publi son Trait des dgnrescences, terme auquel il donne un nouveau sens. Pour les naturalistes, la dgnrescence n' tait que le retour des varits, obtenues par slection, au rype ancien, en somme une dviation naturelle de 1' es pece. Pour More!, elle est une dviation maladive d'un type primitif rransmissible hr- ditairement et conduisant a une dchance toujours accrue. Les ides de More! ont t reprises et systmatises, entre autres, par Magnan et, a la fin du dix-neuvieme siecle, la dgnrescence >> est devenue un concept fondamental, cens clairer non seulement la folie mais aussi la criminalit et le gnie 4 A l'heure ou le crminologiste italien Cesare Lombroso devient une clbrit (son L 'uomo di genio [1888] l. La Psycholcgie morbide, op. cit., p. 518-565. Les deux notations sur Shelley SOnt p. 539. 2. P. Flourens, De 1 raison, du gnie et de 1 folie, Garnier, 1861, p. 6. 3. Op. cit., p. 375. 4. Cf. F. Bing, La Thorie de la Dgnrescence, J. Poste! etC. Qutel d., Nouvelle histoire de 1 psychiatrie (Toulouse, Privar, 1883), p. 351-356. A. Maury a rendu compre du livre de Moreau, par mi d' autres, sous le titre Des dgn- rescences de I'espece humaine , Revue des Deux Mondes, 1" janv. 1860, p. 75- 101. 220 Vies secondes est traduit en frans;ais en 1889 1 ) , Moreau de Tours est encore tres influent. Un auteur aujourd'hui oubli, Regnard, crira meme : <<En dpit de Platon, d'Aulu-Gelle et de Schopen- hauer [ ... ] Moreau (de Tours) est bien l'inventeur de la tho- rie du gnie-nvrose : c'est lui le Dieu et Lombroso est son prophete 2
Ces discussions ne concernent plus directement le reve. Moreau garde un certain intret pour le travail crateur mais, chez ses successeurs, cet intret semble peu vident. Ce n' esr plus le processus crateur proprement dit ni le role du reve dans ce processus qui les proccupent, mais plutt comment bien intgrer le gnie dans les schmas de classificarion d'une psychiatrie toujours plus influente 3 En 1884, lorsque Moreau de Tours meurt, a l'age de quatre-vingts ans, sa notice ncrologique dans les Annales mdico-psychologiques ne fait meme pas mention de sa rflexion sur le reve 4
Le substantif l'inconscient n' apparait en frans;ais qu'apres la publication, en 1869, de la Philosophie des Unbe- wussten de Hartmann 5. Cette notion, ne de la physiologie, remonte a la dcouverte de l'action rflexe (1833) : une l. L 'uomo di genio in rapporto alfa psichiatria, alfa storia td all'estetica (Bocea, Turin, 1888) - cinquieme dirion, roralement rvise, de Genio e follia - est traduit en frans;ais par Colonna d'Istria, L 'Homme de gnie, en 1889 (Alean), avec une prface de C. Richet. 2. Annales mdico-psychologiques, 8 srie, 7 (1898), p. 195. Regnard cherche a rfurer I'ide selon laquelle folie et gnie auraient la meme origine. 3. Cf. l. Dowbiggin, Inheriting Madness : Professionalization and Psychiatric Knowledge in Nineteenth-Century France, Universiry of California Press, Oxford, 1991, p 73-75. 4. A. Ritti, loge de Moreau de Tours , Annales mdico-psychologiques, 6 srie, 12 (1884), p. 188-191. 5. Cet ouvrage a t traduit en frans;ais en 1877, mais ses ides commencent a circuler bien avant. Hartmann lui-mme donne un article a La Revue scienti- fique en 1876 ( L'Origine de la conscience , La Revue scientifique, 21, p. 481- 492) et des aureurs comme Dumont, Renouvier et Paul Janet participent a la dif- fusion de ses ides. Celles-ci sont d'ordre mtaphysique : l'inconscient est pour Hartmann ce que la volont est pour Schopenhauer. Voir, par exemple, P. Janet, La Mraphysique en Europe depuis Hegel, III. La Philosophie de la volonr et la philosophie de l'inconscient , Revue des Deux Mondes, 21, 1877, p. 615-635; L. Dumont, Conscience et lnconscience , Revue scientifiqut, 28 dc. 1872, p. 601-606. Changements de paysage 221 impulsion nerveuse, transmise a la mrelle piniere, dclenche une action immdiate que le cerveau n' a ni choisie ni approu- ve. C' est la premiere tape importante dans la dcouverte que le moi conscient n' est pas toujours le maitre chez lui 1
Hartmann mentionne les manifestations physiologiques de l'inconscient: par exemple, la larve d'un cerf-volant ma.Ie, de la meme taille que la femelle, se creuse pourtant une cavit plus grande en entrant dans la phase chrysalide, prvoyant ainsi la place ncessaire pour ses futures mandibules. Puisque rien dans les circonstances immdiates ne laisse prsager que ces mandibules vont pousser, cette action doit etre le rsul- tat d'une ide inconsciente. Puis il traite de 1' esprit humain, sous le titre de La phnomnologie de l' incons- cient 2 >>. Hartmann est a u courant des travaux rcents sur la physiologie du systeme nerveux : un appendice a la sixieme dition actualise l'ouvrage en discutant Maudsley et Wundt. La physiologie et la psychologie se rencontrent lorsque le su jet sait qu'un travail inconscient >> a eu lieu. Ce phno- mene, frquemment rencontr dans la rsolution de pro- blemes, a t nomm crbration inconsciente>> par un mdecin anglais, Carpenter 3 L'ide que le cerveau puisse la- borer des rsultats intellectuels, dit Carpenter, sans aucune conscience de notre part, est considre par de nombreux Mtaphysiciens, et surtout en Grande-Bretagne, comme une doctrine tout a fait indfendable et meme hautement rpr- l. La porte de cette dcouverte, et de ceiies qui ont suivi, sur la conception contemporaine du su jet est souligne avec clart dans le court ouvrage de M. Gauchet, L1nconscient crbral (Le Seuil, 1992). 2. La division de 1' ouvrage en << Phnomnologie de l'inconscient>> et << Mta- physique de l'inconscient apparait dans la 7' d. (1876); les ditions prcdenres comporraient trois parties : A. Die Erscheinung des Unbewussten in der Leib- lichkeit ; B. Das Unbewusste im menschlichen Geiste ; <<C. Metaphysik des Unbewussten " 3. Dans Principies o[ Mental Physiology (1874), le chap. XIII a pour titre De la crbration inconsciente. Une note (p. 516) prcise que Carpenter a voqu cene thorie des 1852, dans la quauieme dition de son livre Human Physiology. 11 revendique la priori t sur Laycock, se basant sur l'argument que, dans son essai sur 1' Action rflexe du cerveau , Laycock ne prcise pas que cette action rflexe peut erre inconsciente. 222 Vies secondes hensible 1 . C'est pounant cette meme doctrine qu'il pro- pose, dclarant poser ainsi un fondement physiologique ame phnomenes observs par de nombreux mtaphysiciens alle- mands depuis Leibniz, et par Sir William Hamilton. Ceder- nier, dans un passage clebre, avait attir l'attention sur le fait qu' une ide A peut suggrer directement une ide C, sans que celle-ci ait de rapport avec elle : une ide intermdiaire B, prsente antrieurement, a complerement disparu de la conscience. Il est difficile toutefois de proposer une analyse prcise de ce qui se passe dans 1' esprit; d' o u la prfrence manifeste par Carpenter pour une explication physiolo- gtque: Mais si l'on considere les oprations automatiques de !'es- prit a la lumiere des actions rflexes du cerveau, il n' est pas plus difficile de comprendre que de telles actions rflexes puissent se produire a notre insu [ . .. ] que de comprendre que des impressions puissent provoquer des mouvements musculaires grace a 1' acrion rflexe de la moelle piniere sans l'intervention ncessaire de la sensarion 2
Ribot, en France, synthtisant tous les courants prcdents (Taine, Hanmann, Hamilton, Carpenter), adoptera l'ide de la crbration inconsciente. Elle lui servira d'un cot a tayer son ide que la conscience n'est pas une instance fondatrice, mais un piphnomene, et de l'autre a discuter le fonction- nement de l'imagination cratrice. l. Principies, p. 515, c'est Carpenter qui souligne. 2. !bid., p. 517. 2 MMOIRE ET IDENTIT L 'homme qui rit L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un accident survienne, er tous les efface- ments revivent dans les interlignes de la mmoire tonne. VICTOR HUGO L 'homme qui rit est un roman profondment onirique. Cet onirisme tient aux paysages et aux dcors gothiques ou baroques, mais il fait aussi panie intgrante de la mta- morphose de Gwynplaine car, dans la transformation qui fait d' un saltimbanque un pair d'Angleterre, toutes sones d'hsitations sur ce qui est reve ou ce qui est veil viennent a la fois tramer le rcit et troubler la conscience du protago- niste. Cet enfant dfigur, recueilli par Ursus et lev avec la jeune aveugle Dea et le loup Horno, doit sa mtamorphose a des circonstances extrieures, a sa propre psychologie et aux ambigu'its lies au reve. Le Commencement de la felure , qui co'incide avec la visite de la duchesse J osiane a la Green-Box pour assister au spectacle Chaos vaincu, releve du hasard, cenes, mais aussi des machinations humaines. Le vocabulaire employ est celui du reve et de l'hallucination : ' 224 vtes secondes Quel que fllt son air de reve, pour ceux: qui taient pres d'elle, elle tait relle. C'tait une femme. C'tait peut-etre meme trop une femme [ ... ] Et [ ... ] une implacable volonr d'etre belle. Elle l'tait au point d'etre farouche. C'tait la panthere, pouvant erre chatte, et caresser. Un de ses yewc tait bleu, l'autre tait noir. Gwynplaine, comme Ursus, considrait cette femme. [ ... ] Pour eux [ ... ] dans la brume lumineuse que fait la pnombre thatrale, les dtails s' effac;:aient; et e' tait comme une hallucination. C' tait une femme sans doute, mais n'tait-ce pas aussi une chimere 1 ? Josiane est la seule a ne pas rire a l'apparition du visage de Gwynplaine, a la fin de Chaos vaincu. Son statut ambigu- ralit et pourtant vision- est raffirm lorsqu'elle revient dans les penses de Gwynplaine. D'un cot, il a vu la Femme, bien relle plutt que 1' ame>> de la femme dans Dea. De l'autre, 1' ame esta sa porte, et la femme relle hors de sa porte, a une distan ce infinie. Ses penses sont per- turbes quelque temps par cette visite, qu'il croit ensuite avoir oublie meme si, plus tard, ayant devant les yeux la lettre que Josiane lui a crite, il devient dair que cet oubli tait super- ficie!. L'agitation revient, et lui fait passer une nuit sans sorn- meil. La se clt la premiere srie d' vnements, rels rnais ernpreints d' ambigu!t. Une deuxieme srie d'vnements s'ouvre avec l'arrive d'un officier, le wapentake . Ils sont marqus par des dpla- cements physiques. Gwynplaine est oblig de quitter son foyer de fortune -la Green-Box, hberge par l'auberge de T adcaster - et se retro uve dans les profondeurs de la gele de Southwark; plus tard il revient a lu, apres un vanouis- sement, dans le palais de Corleone-Lodge. La encore la ra- lit cede peu a peu la place a des scnarios de reve ou de cau- chemar. Une troisieme suite d'vnements surviennent a l'insu de l. CEuvres completes, Roman, III, op. cit., p. 589. Mmoire et identit 225 Gwynplaine : tout d' abord 1' arrive par hasard de la bou- teille contenant le parchemin o u son histoire vritable est ins- crite. Ensuite, la bouteille est ouverte par le sinistre Barkil- phedro, dsireux de voir s' accomplir la mtamorphose de Gwynplaine en Lord Clancharlie. T out cela dclenchera la premiere visite du Wapentake a la Green-Box. Les dispositions psychologiques de Gwynplaine sont pr- sentes par un narrateur qui est souvent a peine distinct du protagoniste. L' veil de sa sexualit, son dsir physique, le fait que son amour pour Dea devienne de moins en rnoins thr)) le rendent vulnrable a la visite de la duchesse Josiane et, plus tard, a l'impression faite par l'tonnante lettre qu'elle lui adresse. Mais, parallelement a cette agitation, le narrateur note de plus subtiles modulations psychologiques, lies a ce qu' on pourrait appeler la (( rnmoire inconsciente. Lorsque Josiane assiste au spectacle Chaos vaincu, son mousse se tient derriere elle, dans une derni-obscurit. Le narrateur remarque: La mmoire prend des notes souvent a notre insu; et, sans que Gwynplaine s' en doutat, les joues rondes, la mine srieuse, la calotte galonne et le bouquet de plumes du mousse de la dame laisserent une trace quelconque dans son esprit 1
Quand le rnousse apporte la lettre de Josiane, une nuit ou Gwynplaine se pro mene dehors, il apparat comme une sil- houette de reve , rnais Gwynplaine le reconnat irnmdiate- rnent. Une fois la lettre ouverte et lue, il devient dair que 1' oubli de la visite de J osiane tait illusoire. Le pcillement de l'incendie commenc;:ant clatait en lu de toutes pares [ ... ] Et ses premieres penses tumultueuses sur cette femme reparaissaient, comme chauffes a tour ce feu sombre. L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un l. !bid., p. 590. 226 Vies secondes accident survienne, et tous les effacements revivent daos les interlignes de la mmoire tonne 1
Le dsir de Gwynplaine n' a pas t oubli, mais enseveli. La mmoire peut prendre des notes sans que nous en ayons conscience et la strate d' criture que nous croyons avoir oublie peut revivre . Ces strates d' criture ensevelies peu- vent s' tendre aussi au-dela du pass rcent. Cette lettre et les rflexions sur la mmoire et 1' oubli qui en dcoulent sont pour Gwynplaine la premiere vague de l'inattendu. Ils prludent aussi a trois nuits d'insomnie. Le sommeil est remplac par des vnements oniriques, et par la perte de connaissance que subit Gwynplaine, au point cul- minant de la scene dans la gele de Southwark. Quand il revienta lui et se rveille dans une salle immense, claire par deux candlabres, l'attention est concentre sur ses percep- tions et ses sensations. La scene est dcrite presque entiere- ment d'un point de vue visuel et tactile. Daos une descrip- tion qui rappelle ceUe de la caverne sous-marine des Travailleurs de la mer, le narrateur et Gwynplaine sont tan- tt confondus, tantt distincts : Gwynplaine tait daos un fauteuil au milieu d'une vaste chambre toute tendue de velours pourpre, murs, plafond et plancher. On marchait sur du velours. La premiere impression est surtout visuelle, mais une sensation tactile suit : De son fauteuil, en tendant le bras, il pouvait toucher deux tables, portant chacune une girandole de six chandelles de cire a1lumes. Comme Gwyn- plaine est encore mal veill , les sensations s'imposent a l. !bid., p. 604. Le palimpseste est selon toute vraisemblance un cho de Sus- piria de profondis (1845) de De Quincey, repris et partiellement traduit par Bau- delaire. Hugo crit a Baudelaire en 1860 pour le remercier de lui avoir envoy Les Paradis artificiels : ]' ai done en fin lu, grace a vous, ce fameux mangeur d'opium. Vous faites revivre puissammem cene ceuvre, CEuvres completes, d. chronologique, XIII, Club Fran,.ais du Livre, 1969, p. XXIX. Cf. Les Paradis arti- ficiels , Folio, Gallimard, 1961, p. 221-224. Le mot lui-meme n'apparait que deux fois dans L 'homme qui rit, mais la figure du palimpseste est dissmine a travers tout le roman. Mmoire et identit 227 lui avant toute tentative pour saisir leur seos et, lorsqu'il demande ou il se trouve, Barkilphedro, qui pendant tout ce cemps se tenait pres de lu, rpond Vous etes daos votre mai- son, mylord . Ces mots marquent un temps d' arret. Le narrateur se met a distan ce et rflchit a l'impact sur le psychisme d' vnements aussi inattendus et lourds de porte : Le plus difficile, e' tait de parvenir a mettre un certain espacement entre tant de sen- sations accumules. Meme lorsque les mots seront rpts, e' est la sensation qui permettra a Gwynplaine de prendre conscience qu'il a chang: sa premiere raction est de se pin- cer, et le narrateur ritere l'alternance entre la vue et le tou- cher : Daos la surprise, on regarde, pour s' assurer que les eh oses existent, puis on se tate, pour s' assurer qu' on existe soi- meme. C'tait bien a lui qu'on parlait, mais lui-meme tait autre [ ... ] on lui avait chang ses vetements. Toutes les sen- sations de Gwynplaine tant autres, lu aussi doit l'etre. Et, alors qu'il vient d'etre en proie a un bouleversement, compos d'un mlange d'acceptation, d'orgueil, de dsir de vengeance et de lurte avec l'ide que son moi est double, c'est a nouveau par la sensation qu'il retro uve 1' assurance de son identit, a travers le somnambulisme ou il tait comme ananti : 11 allait, venait, regardait le plafond, examinait les cou- ronnes, tudiait vaguement les hiroglyphes du blason, pal- pait le velours du mur [ ... ] constatait les statues, comptait avec une patience de somnambule les colonnes de marbre, et disait : Cela est. Et il touchait son habit de satin, et il s'interrogeait : - Est-ce que c'est moi? Oui 1
La vue et le toucher viennent avant les mots, comme dja pour 1' enfant Gwynplaine traversant la plaine et apercevant le gibet. \__ Les mots jouent tout de meme un role crucial dans le rta- l. CEuvres completes, Roman, III, p. 649-650. 228 Vies secondes blissement de 1' autre identit de Gwynplaine. Le palimp- seste est une mtaphore de l'oubli et ce qui est recouvr par Gwynplaine, e' est avant tout la mmoire des mots. Lorsque Hardquanonne, le chirurgien qui l'avait dfigur dans son enfance, s' crie C' est lu! C' est lu!, Gwynplaine, qui jusque-la n'avait ren compris a ce qui se passait, prononce un discours incohrent pour se dfendre, se terminant par : Vous avez devant vous un pauvre saltimbanque. .A quoi le shriff rpond: J'ai devant moi [ ... ] lord Fermain Clan- charlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Cor- leone en Sicile, pair d'Angleterre. Se levant, et montrant son fauteuil a Gwynplaine, le shriff ajouta : Mylord, que votre seigneurie daigne s'asseoir. Fin du chapitre. Le suivant com- mence ainsi : La destine nous tend parfois un verre de folie a boire [ ... ] Gwynlaine ne comprit pas. >> Lorsqu'il prend place dans le fauteuil du shriff, le parchemin trouv dans la bouteille est lu a voix haute, et comble les !acunes impor- tantes de la vie de Gwynplaine. Le narrateur note alors : Un homme a qui il vient de tomber sur la tete une tuile du palais des reves, e' tait la Gwynplaine. Du reste, la liste de signa- cures graves sur le parchemin rveille d' obscurs souvenirs; Gwynplaine rpete cette suite de noms, se souvient d'une bouteille sur laquelle il y avait un no m crit en rouge - celle-la meme dans laquelle le parchemin a t trouv. Une autre srie de mots est tout aussi importante. Dans sa cahute, Ursus avait crit deux placards : Seules choses qu'il importe de savoir - les privileges et les coutumes de 1' aris- tocratie - et Satisfactions qui doivent suffire a ceux qui n' ont ren - les revenus et proprits des Lords - se ter- minant par ceux de Lord Clancharlie. Lorsque Barkilphedro rpete a Gwynplaine qu'il est dans sa propre demeure, il nu- mere les autres proprits qui sont en sa possession : Pendant que Barkilphedro parlait, Gwynplaine, dans un crescendo de stupeur, se souvenait. Le souvenir est un engloutissement qu' un mot peut remuer jusqu'au fond. Tous Mmoire et identit 229 ces noms prononcs par Barkilphedro, Gwynplaine les connaissait. lis taient inscrits aux dernieres lignes de ces deux placards qui tapissaient la cahute o u s' tait coule son enfance, et, a force d'y avoir laiss machinalement errer ses yeux, illes savait par ca:ur 1
Les lments cls de la seconde identit de Gwynplaine sont dja prsents dans sa mmoire, attendant, comme les mots effacs du palimpseste, qu'un accident les fasse rev1vre. Dans la mtamorphose de Gwynplaine, les mtaphores du sommeil et de l'veil tiennent une place importante. Il est souvent fait allusion au reve, mais il est rare que les frontieres entre le reve et la ralit soient clairement poses. Dans la gele de Southwark, apres la lecture du parchemin, tous les officiers s' agenouillent, J comme un seul homme, devant Gwynplaine, alias Lord Clancharlie. S'ensuit ce dialogue: - Ah, '?, cria Gwynplaine, rveillez-moi! Et il se dressa debout, tout paJe. - ]e viens vous rveiller en effet, dit une voix qu'il n'avait pas encore entendue. Un homme sonit de derriere un des piliers [ ... ]. - Oui, dit-il, je viens vous rveiller. Depuis vingt-cinq ans, vous dormez. Vous faites un songe, et il faut en sortir. Vous vous croyez Gwynplaine, vous etes Clancharlie [ ... ] Vous vous croyez pauvre, vous etes opulent. Vous VOUS croyez petit, VOUS etes gran d. Rveillez-vous, mylord 2 ! Barkilphedro, car e' tait lui, cach dans 1' ombre, ajoute de nouvelles explications : la bouteille lu a t apporte, la reine a ordonn que toutes les formalits ncessaires soient accom- plies avec discrtion, Gwynplaine est un pair du royaume, destin a pouser une duchesse, filie d'un ro. Le chapitre se l. !bid., p. 653. 2. !bid., p. 641. ../ 230 Vies secondes termine : Sous cette transfiguration croulant sur lui a coups de tonnerre, Gwynplaine s' vanouit. Le verre de folie dont il a t question est d'une pan le retournement de sa position sociale et son incapacit stup- faite a saisir ce qui lui arrive. Mais aussi, a un niveau plus profond, l'impossibilit d'etre deux personnes en meme temps, la dngation par Barkilphedro que Gwynplaine est cclui qu'il croit etre, l'assimilation de tout le pass connu a un reve, et 1' lvation a la ralit d' un destin qui lui est rest cach pendant des annes et que la liste de signatures lui remet obscurment en mmoire. Les notions de reve et d' veil restent ambivalentes : pour Gwynplaine, ce qui se passe maintenant est un reve; pour Barkilphedro, le prsent est rel, e' est le pass de Gwynplaine qui est un reve. En ra- lit, les explications de Barkilphedro prolongent le reve dont Gwynplaine voudrait etre rveill. Ainsi la transfiguraran du dfigur - restitution mtaphorique de son visage d' avant 1' opration ? - conduit non pas a un rveil mais a 1' oblitration de toute ralit comme de tout reve : la pene total e de connaissance. Gwynplaine n' est plus ni lui- meme ni Clancharlie. Les mots- ceux des officiers, ceux lus sur le parchemin, ceux prononcs par Barkilphedro - sont si insenss, en apparence, que la seule rponse possible est de perdre connaissance. Dans la scene ou Gwynplaine se rveille, et ou Barkilphe- dro lui annonce qu'il est dans sa propre maison, les images sont celles de 1' parpillement, de la dispersion : On se sent en quelque sorte pars. On assiste a une bizarre dissipation de soi-meme ; celle-ci devient nuage de poussiere : Il per- cevait tour a travers ce brouillard qu'une commotion pro- fonde laisse dans l'intelligence comme la poussiere d'un croulement et ensuite, quelque chose qui ressemble a un reve: Gwynplaine tair comme quelqu' un qui aurair l'ceil ouvert er fixe dans un songe, er qui tacherait de voir ce qu'il y a Mmoire et identit 231 dedans. 11 dcomposait ce nuage, puis le recomposait. 11 avait des inrermittences d' garemenr 1
C' est ici que Gwynplaine fait 1' exprience d' etre autre : la seule prise sur la ralit est celle que lui offrent les sensa- tions prsentes; le pass ne sera voqu qu'au moment ou il se souviendra des inscriptions. Enfin, dans un chapitre intitul Rveil , la situation semble se renverser. A. l'aube, la pense de Dea vient a !'es- prit de Gwynplaine; il se rend compre qu'il n'avait encare jamais t s par d' elle; a prsent, e' est le pass immdiat qui est vu comme un reve. La parole de Barkilphedro : une porte qui s' ouvre signifie qu'une autre porte se ferme - autrement dit : pas de retour possible vers Ursus et Dea- lui avait t dite trap tt : Il me disait cela pendant que je n'tais pas encare rveill [ ... ] Il me parlait avec le sombre sourire du reve. Ah! voici que je redeviens moi! A prsent, redevenir lui-meme signifie etre d'une certaine maniere ind- pendant de sa nouvelle identit, tout en 1' acceptant. Le mot d est libert : J e ne suis pas lord pour etre es clave. J' entre libre dans la puissance , et son pro jet utopique est de faire entrer Ursus et Dea dans sa nouvelle existence. Gwynplaine tente de refuser l' assimilation faite par Barkilphedro de son pass a un reve dont il doit s' veiller; il est veill a prsent. Et pourtant, lorsqu'il ne retrouve plus ren ni personne, la ou la Green-Box aurait du se trouver, ce sont les mots crits par Barkilphedro dans son esprit - Le destin n' ouvre pas une porte sans en fermer une autre -qui reviennent le han- ter. Ils sont devenus vrais paree que, alors qu'il n' tait pas encare veill, il a accept 1' offre qui lui tait faite, au lieu de la refuser. La position du narrateur, qui s'identifie soit au protago- niste soit au lecteur, nous fait prouver la maniere dont le moi , apparemment stable, peut etre branl, secou jus- l. !bid. , p. 652 . ./ 232 Vies secondes qu'a la racine, et transform. La transformation rsulte de sensations nouvelles, de reviviscence de traces mnsiques ensevelies, de circonstances et de choix. V cue comme une sorte de reve, elle aboutit a des ambigu"its fondamentales, a l'impossibilit de discerner si l'on est rellement veill. Phi- losophes et mdecins vont tenter a leur tour d' clairer ces ambigu"its. 3 LES AVATARS DU MOl _., 1;1-v \() Ca..? Je vais raconter l'histoire d'une jeune femme done l'existence est tourmente par une alrra- tion de la mmoire qui n'offre pas d'analogue dans la science; cette altration est telle qu'il est permis de se demander si cette jeune femme n'a pas deux vies. DOCTEUR AZAM La rflexion philosophique sur la nature du moi a t sus- cite autant par la pathologie mentale que par la physiologie de la crbration inconsciente. Des 1826, Bertrand avait mis l'ide que les cas anormaux pouvaient aider a la com- prhension des processus normaux, ide chere a Taine. Une maladie particuW:re, la nvropathie crbro-cardiaque , dans laquelle la sensation et la mmoire sont perturbes, vien- dra a 1' appui de sa thorie de la formation du moi; certains troubles de la mmoire, qui n' entra1nent pas d' altration de la sensation, vont poser de maniere aigue un probleme dja soulev par le somnambulisme au dbut du siecle. Un cas clebre d' amnsie priodique ou de ddoublement de la personnalit , rapport par le docteur Azam, deviendra das- si que a la fin du siecle. Enfin, le dernier avatar du som- nambulisme artificiel -lequel, grace a Braid et Azam, avait retrouv ses lettres de noblesse - ouvrira la voie aux exprieyces de Charles Richet : des personnalits suggres 234 Vies secondes sont extriorises par des sujets en transe hypnotique. En dpit de leurs diffrences, tous ces cas ont en commun le theme de la mmoire, et quand Ribot formulera sa thorie de la personnalit, non seulement il prendra en compte la notion contemporaine de l'inconscient, mais il fera appel aux exemples dcrits par Taine, Azam et Richet. En 1873, un certain Krishaber publie un trait intitul De la nvropathie crbro-cardiaque 1 qui serait demeur obscur si Taine ne l'avait pris comme point de dpart pour son article : Sur les lments et sur la formation de l'ide du moi 2 publi en 1876 dans La Revue philosophique, et ajout en 1878 en appendice a la version rvise de De l'in- telligence. Krishaber a recens trente-huit cas d'une maladie qu'il appelle nvropathie crbro-cardiaque. Selon lui, elle est cause par une contracture des vaisseaux qui nourrissent la rgion sensitive crbrale ou se produisent les sensations brutes 3 . Ce qui conduit a d'importantes perturbations de la sensation : par exemple, les objets sont vus comme a travers le mauvais bout d'un tlescope; les patients ne reconnaissent pas leur propre voix; un journal a la main, ils constatent qu'ils n' en comprennent pas le sens; ils ne trouvent plus le chemin pour rentrer chez eux; certains ont la sensation qu'une atmosphere obscure, paisse, les coupe du reste du monde. Ces patients ont tendance a tirer deux conclusions : dans un premier temps ]ene suis plus, et dans un second temps ]e suis un autre. T aine ne se contente pas de lire Krishaber : il lui rend visite, consulte le manuscrit original des observations, et questionne un patient guri. Il compare la situation repr- sente par cette maladie a celle (( d'une chenille qui, gardant l. Masson, 1873. 2. La Revue philosophique, 1, 1876, p. 289-294. De l'intel!igence, Hachette, 1878, 11, p. 461-470. 3. La Revue philosophique, p. 289. Les recherches sur le cerveau ont fait un bond entre les deux ditions. Taine cite deux hypotheses (celles de Luys et Four- ni) concernant cette rgion crbrale; dans De l'intel!igence, il se rfhe aux Lerons sur les localisatons crbra!es de Charcot (u, p. 46, note 2). Les avatars du moi 235 toutes ses ides et tous ses souvenirs de chenille, deviendrait tout d'un coup papillon. Entre l'tat ancien et l'tat nouveau, entre le premier moi, celui de la chenille, et le second moi, celui du papillon, il y a scission profonde, rupture com- plete 1 . La maladie dcrite par Krishaber illustre a la fois la maniere dont la pathologie peut etre utile a la psychologie, et l'ide que Taine se fait de la nature du moi. Le moi nait de la rptition des sensations, qui commencent a former des ensembles cohrents ou des sries dans la mmoire. Ainsi, dans la premiere phase de la maladie, il y a souvenir d'un tat prcdent, mais les impressions sensorielles ne correspondent plus a cet tat et les nouvelles sensations n' ont pas encare t assez souvent rptes. D' o u la conclusion Je ne suis plus. Le second stade est souvent compar au reve : Quelque- fois il me semble n'etre pas moi-meme ou bien je me crois plonge dans un reve continuel. Il m' a sembl rever et ne plus etre la m eme personne; il m' a littralement sembl que je n'tais plus moi-meme. Un patient dcrit en dtail com- ment un second moi s' est dvelopp : Lorsque par un long usage j' eus appris a me servir de mes sensations nou- velles, j'avais moins l'effroi d'etre seul et dans un pays queje ne connaissais pas; je pouvais, quoique avec difficult, me conduire; j'avais reform un moi; je me sentais exister, quoique autre 2
T aine commente : Il faut du temps pour que la chenille s'habitue a etre papillon; et, si la chenille garde, comme e' tait le cas, tous ses souvenirs de chenille, il y a dsormais un conflit perptuel et horriblement pnible entre [ ... ] l'an- cien moi qui est celui de la chenille, et le nouveau moi qui est celui du papillon. Ce qui vient a 1' appui de sa these : Ainsi le moi [ ... ] est un produit dont les sensations sont les premiers facteurs; et ce produit, considr a diffrents _) l. La Revue philosophique, p. 289. 2. !bid., p. 293. illl 236 Vies secondes ) 1 A ) A 1 A moments, n est e meme et ne s apparatt comme e meme que paree que ses sensations constituantes demeurent toujours les m emes. L' exprience est venue conforter la thorie dja exprime dans De l'intelligence 1 , et reprise plus tard par d'autres psychologues comme Ribot 2 Taine dcoche une fleche a 1' adresse de la psychologie classique, en terminant sa Note par l'affirmation que le petit trait de Krishaber est plus instructif qu'un volume mtaphysique sur la substance du moi. Dans le paradigme du sommeil et de la veille qui sous-tend les conceptions du dix-neuvieme siecle, la mmoire fonc- tionne de maniere asymtrique. Pendant le sommeil, il peut y avoir so u venir involontaire o u rminiscence, comme 1' ont montr Maury et Hervey, mais il y a rarement souvenir volontaire. Dans 1' tat veill, le rappel volontaire de nom- breux vnements vcus a 1' tat de veille et de certains reves est possible et normal. Le somnambulisme est une perturba- tion de ce paradigme. Les vnements survenant pendant le somnambulisme sont certes oublis, normalement, a !'instar des reves nocturnes; par contre, d'un pisode somnambu- lique a l'autre, il y a souvenir. De plus, les sujets soumis au somnambulisme artificiel , ou hypnose, non seulement se souviennent des transes passes, mais aussi des vnements de leur vi e veille. L' anomalie reprsente par le somnam- bulisme est done la co"incidence, o u 1' apparente co"incidence, des deux tats supposs distincts et alternatifs du reve et de 1' veil; mais le somnambulisme est aussi le m oyen d' acces a une gamme de souvenirs bien plus tendue que celle qui est normalement accessible a l'tat de veille. Les cas de ddoublement de la personnalit sont comme le prolongement de ces anomalies de la mmoire. L'un des cas les plus clebres est celui de Flida. Le rapport du docteur Azam sur Flida a t publi en l. Livre III, chap. 1, ~ L a connaissance de !'esprit , De l'intel!igence, II, p. 221- 245. 2. Les Mabulies de la personna!it, Alean, 1888. Cf. infra, p. 247. Les avatars du moi 237 1876 1 , la meme anne que l'article de Taine, mais Azam a continu, jusqu'en 1893, a tenir la chronique des vnements de la vie de Flida et de ses hypotheses a son propos. Il pr- sente tout d' abord le cas comme une altration de la mmoire qui n' offre pas d' analogue dans la science . Le su jet, qui est presque ou meme entierement nouveau , justifie son hsitation au sujet du titre (Amnsie priodique ou Ddouble- ment de la vie 2 ) et Azam prfere laisser le choix au lecteur. n se veut avant tout observateur et narrateur : ]e raconte de mon mieux une observation qui appartient plus a la psycho- logie qu'a la mdecine [ ... ] je borne mon ambition a porter ma faible contribution a la connaissance de l'homme. En 1859, il s'est retenu de publier l'observation de cecas, paree que tous ses collegues ou presque avaient cru qu'il avait t mystifi 3 Au dbut de l'anne 1873 pourtant, le docteur Warlomont, dans un rapport a l'Acadmie de Mdecine de Belgique, a insist sur la ralit scientifique du phnomene dit doublement de la vie, double conscience, condition seconde 4 , l. Amnsie priodique ou ddoublement de la vie, publi une premiere fois dans La Revue scientifique, 47, mai 1876, p. 481-489, ensuite dans les Annales mdico-psychologiques, 5' srie, juillet 1876, p. 1-35. Ce dernier texte contient ga- lement (p. 264-271 et 448-462) une correspondance relative a cecas, reprise de La Revue scientifique, 3 (15 juillet 1876, p. 69-71) et 50 (10 juin 1876, p. 574- 575). 2. Il est intressant de no ter que le mot personnalit remplacera celui de vie dans l'dition de l'anne suivante: Amnsie priodique ou Ddoublement de la personnalit (extrait du compre rendu de l'Acadmie des Sciences morales et politiques, Fret, Bordeaux, 1877). 3. !bid., p. 12. Les exceptions sont le clebre aliniste Parchappe, Bazin, pro- fesseur a la Facult des Sciences de Bordeaux et consultant a !'asile public des femmes, et M Gintrac, pere, directeur de l'cole de mdecine et correspondant de l'Institut 4. !bid., p. 16. Le rapport de Warlomont concerne une stigmatise, Louise Lateau, examine par une commission de l'Acadmie Royale de Mdecine de Bel- gique. Ayant tour d'abord t tent de rejeter entierement les phnomenes d'hyp- nose, son opinion change et il crit, dans un chapitre intitul : Doublement de la vie sous l'influence de certaines manceuvres (magntisme, hypnotisme) : Reconnaissons [ . . . qu'] il est une puissance susceptible de se dvelopper soit spontanment, soit par des moyens d'une grande simplicit, et qu'il appartenait a notre poque de prciser, en vertu de laquelle un erre huma in peut erre momen- tanment amen dans l'tat de condition seconde>> (Louise Lateau. Rapport mdi- ca! sur la stigmatise de Bois-d'Haine, Muquarde, Bruxelles, 1875, p. 98). 238 Vies secondes et c'est en prenant connaissance de ce rapport qu'Azam a dcid de reprendre contact avec sa pariente et de prsenter ses propres observations . Ne a Bordeaux en 1843, Flida a t leve par sa mere seule, son pere tant mon pendant son enfance. Vers l'age de treize ans, apres la puben, elle a prsent divers symptmes physiques sans cause apparente, qui dnotent, pour Azam, une hystrie commens;ante . C' est un an plus tard que le phnomene apparat : apres une vive douleur aux tempes, elle tombe dans un accablement profond, semblable au sommeil. Quelques minutes plus tard, elle se rveille spontanment, et commence alors le deuxieme tat qu' on est con ven u de nommer condition seconde . Cet tat dure une heure ou deux, puis 1' accablement et le sommeil reparaissent, et Flida rentre dans 1' tat ordinaire. Lorsque les symptmes hyst- riques s' aggravent, et que Flida est sujette a des convulsions, Azam, alors mdecin adjoint de 1' asile public des femmes ali- nes, est consult. Il la trouve intelligente, travailleuse, assez instruite pour son tat social; d'un caractere triste, meme morose, sa conversation est srieuse et elle parle peu , ses sentiments affectifs paraissent peu dvelopps. Son tat maladif la pr- occupe: presque chaque jour elle est prise de ce qu'on appelle sa crise, phnomene dontAzam dit avoir t tmoin des cen- taines de fois . Il est sunout frapp par le fait que lorsqu' elle s' veille , son tat est profondment modifi : elle sourit aux nouveaux venus, sa physionomie s' daire et respire la sant [ ... ] Son caractere est complecement chang: de triste elle est devenue gaie; d'indiffrente a tout, elle est devenue sensible a 1' exces 2 . Les moments de transition d'un tat a l'autre deviennent au fil des annes si courts qu'ils sont presque imperceptibles, l. Il prsente des observarions directes (1858-1859); indirectes, provenant du rnari de Flida (pour les seize annes suivames); et de nouvelles observations directes, de 1875 au rnornent de la rdaction de son rapport. 2. Annales mdico-psychologiques, 5' srie, 16, 1876, p. 8. Les avatars du moi 239 sauf pour ceux qui la connaissent bien, et 1' tat normal se fait de moins en moins frquent. Flida vit dsormais presque entierement dans 1' tat second . Les retours a 1' tat premier peuvent etre fort genants : un jour, dans sa (( condition seconde , elle se rend a des funrailles, s' assoupit un instant, et se rveille dans 1' autre tat, sans que personne autour d' elle ne s'apers;oive de ren, ignorant absolument pourquoi elle tait dans une voiture de deuil, avec des personnes qui, selon l'usage, vantaient les qualits d'une dfunte dont elle ne savait pas le nom. L' exemple de Flida est rest, jusqu'a la fin du siede, le prototype des cas de double conscience , de plus en plus nombreux a partir de 187 6 . Ainsi Binet, dans Les Altrations de la personnalit (1892), reprend, presque intgralement, le rappon d'Azam et considere le cas comme typique 2 . Mais il pose aussi une nouvelle question de psychologie: que signi- fie avoir deux personnalits diffrentes? et que devient alors 1' unit du moi? L' diteur de La Revue scientifique, mile Alglave, juge bon de demander a Paul Janet un anide sur le cas Flida. Janet (1823-1899), philosophe de l'cole spiri- tualiste et dectique, membre depuis 1858 de la Socit mdico-psychologique 3 , est alors professeur de philosophie a la Sorbonne. D' a u tres engagements 1' empechent d' crire cet anide, mais il rdige une lettre, publie dans La Revue scien- tifique, puis dans les Annales mdico-psychologiques, sous le titre La notion de la personnalit . Janet soutient d'abord que, aussi frappant soit-il, le cas de l. Tour de suite apres 1' anide d'Azarn, un cerrain Dufay crit a La Revue scien- tifique pour cirer un cas. De nombreux cas sont cits dans les Annales mdico-psy- chologiques et ailleurs entre 1876 et la fin du siecle, rnais celui de Flida esr indis- cutablement un focus cfassicus. 2. Breuer et Freud parlent a leur tour de "division de la conscience et font allu- sion a Binet, Pierre et Jules Janet dans les Etudes sur f'hystrie (PUF, 1956, p. 8). 3. Dans son loge funebre, A. Rirti (Annales mdico-psychowgiques, 8' srie, 10, 1899, p. 508-509) dira que Paul Janet a rejoim la Socit en 1858 et jou un role imporram dans cerrains des dbats. En 1867, il en deviene le prsidem. Cependant, a partir de 1870, il participe peu aux runions de la Socir, la pra- tique clinique ayam pris le pas sur les questions gnrales . 240 Vies secondes Flida n'offre pasen dfinitive une difficult de plus que le reve ou le somnambulisme, dont il n'est qu'une extension . Le fait de la double personnalit , cependant, se trouve mis en relief dans un cas comme celui-ci et prsente une diffi- cult qu'il rsume ainsi : Si le moi peut se sentir double, en quoi consiste son unit, que les psychologues spiritualistes considerent comme la base fondamentale de leur doctrine' ? En rflchissant a cette difficult, il est conduit a dcompo- ser le fait de la conscience en deux lments : Il y aurait, dans la conscience, deux affirmations distinctes : 1) Je suis moi; 2) Je suis un tel moi [ ... ] Lorsque Descartes dit: Cogito, ergo sum, il n'ajoute pas: sum Cartesius. Peu lui importe, qu'il soit Descartes ou un autre. C'est son existence pure qu'il affirme et rien de plus. Nous pouvons done distinguer entre le sentiment fondamental de l'existence, qui est indivisible, et ne peut varier que par l'intensit, et le sentiment de l'in- dividualit, lequel est un fait complexe et peut varier dans ses lments, sans que le sentiment fondamental soit atteint. Il dtermine le sentiment du moi, mais ne le constitue pas. Ainsi mon nom peut etre pens comme une partie intgrante de moi, mais peut en etre spar; de meme mon corps, mes vetements, ma position sociale. Janet revient a Descartes : Dans l' abstraction que faisait Descartes du monde extrieur, il comprenait tout cet ensemble de choses; il citait par exemple ceux qui croient avoir un corps de verre 2
Le sentiment de l'individualit peut varier : Qui etes- vous? disait M. de Ferrus a une aline. - Vous savez bien queje suis Marie-Louise.- Oui, mais auparavant?- Mar- chancle de poissons 3 Pourtant, c'est de toute vidence le meme moi qui croit etre Marie-Louise, et se souvient avoir t marchande de poissons. Cette distinction peut se produire l. Annales mdico-psychologiques, 5' srie, 16, 1876, p. 448. 2. Janet cite ce passage tres clebre sans donner la rfrence: Descartes, CEuvres et Lettres, Premiere mditation Bibliotheque de la Pliade, Gallimard, 1953, p. 268. Le contexte est celui du lien entre reve, folie et vrit. 3. Annales mdico-psychologiques, 5' srie, 16, 1876, p. 449. Les avatars du moi 241 dans la vie normale : si je me concentre sur les proprits du carr de l'hypotnuse, j' oublie completement qui je suis en tant qu'individu. Lorsque les psychologues parlent de l'iden- tit du moi, ils parlent du moi fondamental, hrit de Des- cartes. Dans sa rponse, Azam ne rfute pas directement les argu- ments de J anet, mais en choisissant le mot subtil , il donne a son loge un sens tout relatif: J e n' ai pas a m' tendre sur cette explication ingnieuse et subtile. T outefois, comme Taine le laissait entendre dans sa remarque finale sur le trait de Krishaber, ces arguments reprsentent une tradition qui est en train d'etre supplante. En demandant son opinion aJanet, Alglave, en tant qu' diteur de La Revue scientifique, indique que cette tradition est encore tenue en estime, attitude embl- matique du moment de transition que reprsentent les annes 1870. La substance pensante - le moi de la philoso- phie cartsienne, le fondement du pronom personnel dans le cogito - est en passe de devenir un piphnomene : un agr- gat d'associations bases sur la sensation et la mmoire. Le dis- tinguer de la personnalit n' a plus guere de sens. Le cas Flida se distingue par un fonctionnement tout a fait particulier de la mmoire, et on voit que le somnambu- lisme est devenu une variation tellement classique du para- digme du sommeil et de la veille qu'il sert de critere pour dterminer ce qui est normal et ne 1' est pas. Dans son tat second, Flida non seulement semble fonctionner normale- ment, mais elle se souvient de ce qui a eu lieu dans son tat premier. Dans son tat premier, pour rare qu'il soit vers la fin, Felida oublie tout des vnements ou des circonstances de 1' tat second. Ce qui aboutit a un curieux paradoxe. Pour- quoi Azam persiste-t-i! a appeler ((normal)) un tat qui, bien que premier chronologiquement, montre une Flida aussi diminue? Sa personnalit normale ne serait-elle pas plutt 1' tat second ~ lorsqu' elle est agrable, efficace, et sans amnsie? Azam rpond brievement et die pouvoir affirmer I'identit entre 1' tat accidente! d' autrefois et celui dans lequel 242 Vies secondes Flida passe aujourd'hui la plus grande partie de sa vie. De plus, continue-t-il, 1' absence de so u venir est un mince cri- trium de l'intgrit des fonctions intellectuelles - ne pas se so u venir n' est pas li a un tat pathologique de 1' esprit : On n' oublie pas, paree qu' on ne peut pas se souvenir; on oublie paree que le fait oubli n'a fait qu'une impression insuffisante. Ainsi un homme qui a travers un tat de dlire peut, une fois guri, n' en avoir aucun so u venir. Et cela sim- plement paree que le dlire a pour effet de rendre le cerveau incapable de recevoir des impressions durables. Ce parallele avec le dlire souligne a quel point Azam considere 1' tat second de Flida comme anormal. En conclusion, a !'instar de Krishaber, il essaie d' expliquer la condition de sa patiente en se rfrant aux travaux rcents sur la localisation des fonc- tions crbrales : Cette altration de la mmoire et les ph- nomenes qui 1' accompagnent ont pour cause une diminution dans 1' apport du sang a la part e du cerveau encare inconnue ou doit etre localise la mmoire 1 .)) Conclusion qui provoque la raction d'un mdecin anglais, Robertson 2 : une telle diminution dans l' apport du sang au cerveau tant un phnomene morbide , comment alors admettre que 1' tat qui le caractrise soit normal? Azam rpond qu'il ne 1' a nomm normal que par comparaison avec le second, et que Flida doit etre considre comme malade dans ses deux tats. 11 dveloppe longuement cette ide, utilisant les exemples du reve et du somnambulisme, deux tats ou les v- nements qui ont eu lieu sont plus tard oublis (dans la vie normale ). Les diffrences, comme Paul Janet l'avait dja not, ne sont que de degr. De nombreux somnambules jouis- sent d'une acuit exceptionnelle d'un sens ou d'un autre. Flida est exceptionnelle car sa vue reste fonctionnelle et ses yeux sont ouverts - elle offre un exemple de somnambu- lisme total, impossible a distinguer de la vie ordinaire : l. !bid, p. 35. 2. !bid, p. 451. (Cf. Prof. Robertson, Mind, juillet 1876, p. 414.) Les avatars du moi 243 J'y insiste malgr la singularic d'une assertion qui renverse l'ide qu' on se fait d' ordinaire des somnambules, lesquels sont des gens qui marchent les yeux ferms [ ... ] Flida n'en ese pas moins une somnambule, mais done tous les seos et toutes les facults fonctionnent d'une fa<;on normale. Pour tout le monde elle est veille, car elle a tous les caracteres de la veille. Cependant, en fait, elle ne veille point : e' est, je le rpece, une somnambule parfaite, o u mieux, totale 1
Un point de vue aussi paradoxal illustre bien aquel point les themes combins du somnambulisme et de 1' amnsie en sont arrivs a influencer de maniere puissante les jugements sur ce qui est ou n'est pas normal. Cette influence se manifestera a nouveau en 1887. Cette anne-la, Azam publie un ouvrage, prfac par Charcot, ou il fait le point sur le cas Flida: Hypnotisme, double conscience et altrations de la personnalit 2 Il exprime 1' opinion selon laquelle Flida pourrait tres bien vivre et meme mourir dans le second tat et pourrait etre considre, dans un certain sens, comme gurie . Pour le philosophe Vctor Egger, qui rend compte de ce livre dans La Revue phlosophque, Azam enleve du poids a son principal argument. Egger crit ces lignes stupfiantes : L'age qui, chez les femmes, gurit tant de nvroses, gu- rira Flida du mal dont elle ne souffre pas, et le retour a la sane amenera chez elle de terribles souffrances morales, car avec son mal elle aura perdu le souvenir de la plus grande partie de sa vie; elle commencera, pour ainsi dire, vers l'age de cinquante ans, une existence nouvelle; gurison purement thorique, qui, par ses effets pnibles, semblera condamner les dfinitions des mdecins, mais qui, au point de vue de la science pure, sera l'clatante confirmation de leurs chories 3
l. !bid., p. 455. 2. Bibliotheque scientifique contemporaine, Bailliere, 1887. 3. La Revue phi/osophique, 24, 1887, p. 308. 244 Vies secondes Un tel ensemble de paradoxes et !'incapacit apparente de ces mdecins et de ce philosophe a admettre la sant d'une personne vivant normalement 1 montrent a nouveau quel modele puissant le somnambulisme, avec les tats d' oubli normal qui lui sont associs, est devenu pour les tats men- taux. Oublier est normal, trop se souvenir est patholo- gique. Oublier est normal galement dans l'hypnotisme, dernier avatar du somnambulisme artificiel . Depuis les annes 1820, le magntisme animal et son rejeton le somnambu- lisme artificiel ont subsist sous des formes varies, mais ne font plus en gnral l'objet d'un intret mdica! srieux. L'Acadmie des Sciences morales et politiques, les partici- pants a son concours en 1856, et Llut dans son mmoire avaient pris soin de montrer qu'ils n'accordaient pas le moindre crdit aux ides magntiques ; le su jet tait devenu tellement synonyme de charlatanisme que les esprits srieux devaient s' abstenir d'y porter un quelconque intret. Mais cette situation bientt se transforme, et les principaux responsables de ce changement sont un chirurgien de Man- chester, James Braid, Azam et Charcot. En novembre 1841, James Braid, qui a tudi la mdecine a dimbourg et exerce a Manchester, se rend a une dmons- tration publique de mesmrisme , donne par un r a n ~ s itinrant, Lafontaine, disciple du marquis de Puysgur. La dmonstration ne convainc pas Braid; nanmoins il essaie la mthode sur un ami et sur sa femme. Les rsultats obtenus l'enthousiasment a tel point qu'il forge un nouveau mot- hypnotisme - et crit un livre : Neurypnology or the Ratio- na/e of nervous Sleep considered in relation with Animal Magne- tism (1843). 11 modifie lgerement la technique traditionnelle en demandant au sujet de fixer son regard sur un objet brillant qu'il tient au-dessus des yeux, a un pied de distance. l. Egger dira en 1887 que personne n'avait contest le point de vue d'Azam sur ce cas (ibid) . Les avatars du moi 245 Le strabisme convergent qui en rsulte est ten u pour un facteur important dans le changement de 1' tat mental et de fait, remplace a la fois le fluide magntique et le pouvoir de la volont des thories prcdentes. Le livre de Braid n' a t traduit en franc;ais qu' en 1883, mais le terme braidisme est devenu courant en France aux alentours de 1860 1 Azam affirmera : Le premier, en France, j' ai rpt les expriences de Braid, et j'ai ainsi arrach l'hypnotisme a la crdulit et au charlatanisme 2
L'hypnotisme donne lieu a de nouvelles observations qui permettent de reproduire le ddoublement , et d' a u tres phnomenes, dans des conditions de laboratoire. Charles Richet, en 1883, publie un article important sur ce sujet dans La Revue philosophique 3 Sous le titre La personnalit et la mmoire dans le somnambulisme , il dcrit des exemples d'un phnomene pour lequel il cre un nologisme : objec- tivation des types 4 . Certains sujets, sous hypnose, sont capables d'assumer des personnalits suggres, et cela d'une maniere si complete qu'ils oublient leur identit de tous les jours. Pour croire a de telles transformations, il faut les voir; elles ne ressemblent aucunement aux formes ordinaires du jeu thtral ou de la simulation. Pour temer de faire com- prendre ce phnomene - encore que le rcit de ces scenes soit tout a fait terne et incolore compar a ce que donne le spectacle de ces subites et tonnantes transformations . 11 rapporte les discours tenus par deux femmes, qui sont deve- l. JI existe, par exemple, un Cours thorique et pratique de braidisme, par Durand de Gros (Bailliere, 1860). 2. Hypnotisme et double conscience (Alean, 1893, p. 3). Il avait !u et utilis le livre de Braid en 1858, alors qu'il cherchait des moyens de soulager l' tat singu- lier de Ftida, et fait ses premieres expriences d'hypnotisme avec !'une des amies de Ftida. 3. La Revue philosophique, mars 1883, p. 225-242. (Binet cite de longs pas- sages de cet arricle dans Les Altrations de la personnalit, Alean, 1902, p. 225- 231.) 4. C' est un phnomene curieux et complexe, que j' appellerais volontiers objectivation des types, si je ne redoutais ce mot barbare (ibid., p. 226). Ce mot n'apparalt pas dans le TLF. 246 Vies secondes nues successivement une petite filie, une paysanne, une actrice, un gnral, un pretre et une religieuse : Voici quelques-unes des objectivatiom de M. En paysanne. Elle se frotte les yeux, s' tire. Quelle heure est-il? quatre heures du matin! (Elle marche comme si elle faisait tra1ner ses sabots ... ) Voyons, il faut queje me leve! Allons a l' table. Hu e! la rousse! allons, tourne-toi ... (Elle fait semblant de traire une vache ... ) Laisse-moi tranquille, Gros-Jean. Voyons, Gros-Jean, laisse-moi tranquille, queje te dis! ... Quand j'aurai fini mon ouvrage. Tu sais bien que je n'ai pas fini mon ouvrage. Ah! oui, oui! plus tard ... En actrice. Sa figure prend un aspect souriant, au lieu de l'air dur et ennuy qu'elle avait tout a l'heure. Vous voyez bien ma jupe. Eh bien! e' est mon directeur qui l' a fait ral- longer ... Ils sont assommants, ces directeurs. Moi je trouve que plus la jupe est courte, mieux <;a vaut. Il y en a toujours trop. Simple feuille de vigne. Mon Dieu, c'est assez! [Une note prcise :] C' est une femme, tres respectable mere de famille, et tres religieuse de sentiments, qui parle '. Entrer ainsi dans la peau d'un personnage suggr suppose de toute vidence que l'on puise dans sa mmoire, dans ses rserves de clichs au su jet d' a u tres professions o u classes sociales, mais implique aussi un processus d' association (par exemple, de la jupe courte a la feuille de vigne). En meme temps, l'identit normale, quotidienne, est laisse au vestiaire et l'incarnation du personnage suggr est, tout au moins pour les spectateurs, d'une vitalit remarquable. Ces objec- tivations ressemblent beaucoup aux altruisations de Delbreuf, mais elles ne sont plus limites au monde onirique, et Richet dira a leur su jet : Ce n' est pas un simple reve : c'est un reve vcu 2 .)) l. !bid., p. 228-229. 2. !bid., p. 230. Les avatars du moi 247 Dans Les Maladies de la personnalit (1888), Ribot s'ins- pire de T aine, Azam et Richet, et fait galement rfrence a Hartmann et Carpenter: ]e voudrais essayer de rechercher ce que les cas tratologiques et morbides [ ... ] peuvent nous apprendre sur la formation et la dsorganisation de la per- sonnalit 1 Il refuse la psychologie mtaphysique [ qui] se contente de supposer un moi parfaitement un, simple et identique [ ... ] Malheureusement, ce n'est la qu'une fausse clart et qu'un semblant de solution. A moins de confrer a ce moi une origine surnaturelle, il faut bien expliquer com- ment il nait et de quelle forme infrieure il sort. Cette ancienne thorie mtaphysique rencontre plusieurs objec- tions : elle n' est capable d' expliquer ni la vi e inconsciente de l' esprit, ni l'intermittence de la conscience, a moins de faire appel a des expressions confuses comme ides latentes o u tats inconscients . Mettant de cot des tats tels que le coma ou le vertige pileptique, Ribot mentionne l'exemple le plus frquent, l'tat psychique pendant le sommeil. Fai- sant indirectement rfrence a Jouffroy, il affirme que l'as- sertion selon laquelle il n' existe pas de sommeil sans reve est purement thorique et base sur la prsupposition que l'ame est toujours en train de penser >>. On a rcemment induit le sommeil de maniere exprimentale, par l' adminis- tration de substances drives du cerveau, comme le lactate de soude. Le sommeil sans reve est peut-etre une exception, mais un seul exemple suffit pour tablir la nature intermit- tente de la conscience, et certains auteurs ont observ des cas ou une personne qui s'est endormie n'a pas conscience qu'un temps s' est coul et relie directement le moment de son rveil a celui prcdant son sommeil, comme si aucune inter- ruption n'avait eu lieu. L'hypothese physiologique rend mieux compte de ces phnomenes que l' hypothese mtaphy- sique. L'inconscient est en relation avec des tats du systeme nerveux, plutt qu'avec des ides latentes ou des sensations l. Les Maladies de la personnalit, 2' d., Alean, 1888, p. 2. 248 Vies secondes non semi es, et la donne fondamentale est 1' tat du systeme nerveux: 11 faut considrer que tout tat de conscience est un v- nement complexe qui suppose un tat particulier du systeme nerveux; que ce processus nerveux n' est pas un accessoire, mais une partie intgrante de 1' vnement; bien plus, qu'il en est la base, la condition fondamentale; que, des qu'il se produit 1' vnement existe en lui-meme ; que, des que la conscience s'y ajoute, 1' vnement existe pour lui-meme; que la conscience le complete, l'acheve, mais ne le constitue pas. Dans cette hypothese, il est facile de comprendre com- ment tomes les manifestations de la vie psychique, sensa- tions, dsirs, sentiments, volitions, souvenirs, raisonnements, inventions, etc., peuvent etre tour a tour conscientes et inconscientes 1
Ribot tente une dfinition du mot inconscient : Le terme inconscient peut toujours etre traduit par cette pri- phrase: un tat physiologique qui, tant quelquefois et meme le plus souvent accompagn de conscience ou l'ayant t a !'origine, ne I'est pas actuellement. II est impossible, admet- il, de spcifier les conditions dans lesqueiles la conscience peut ainsi accompagner , mais cela n' empeche pas cette these physiologique d' avoir un plus grand pouvoir explicatif que les autres 2
Cette these est ensuite applique a un certain nombre de troubles, pour dmontrer que k moi, autrefois suppos simple, est en fait une organisation complexe. Les cas cits par Krishaber sont repris, avec rfrence a l'article de Taine. Ils tendent a montrer que les sens (a I'exception du toucher) dterminent, circonscrivent la personnalit, mais ne la l. !bid., p. 6-7. 2. Dans ces pages, cerraines rflexions peuvenc erre lues comme annonc;:ant Freud: par exemple, Ribot met l'accenc sur le fait que la conscience n'est qu'une partie de norre vie psychique, et que nos volitions plongenc dans les profondeurs de notre etre; les motivations qui les accompagnenc et qui les expliquent en appa- rence n'tant qu'une infime partie de leurs causes relles (ibid., p. 14). Les avatars du moi 249 constituent pas . Cependant, des modifications de l' un des sens dsorganisent reilement la personnalit : Nous voyons surgir, brusquement et d'un bloc, un groupe de sensations internes et externes marques d'un caractere nouveau, lies entre elles par leur simultanit dans le temps et plus profondment encore par l' tat morbide qui en est la source commune. 11 y a la tous les lments d'un nouveau moi : aussi, parfois il se forme 1
Ce n' est cependant pas toujours le cas et, de plus, ce nou- veau moi disparait avec le trouble sensoriel. Le moi normal n' est jamais totalement vinc; en gnral il y a alternance, de la I'illusion qu'a le patient d'etre double .Le mcanisme psychologique en jeu ici est la mmoire, non pas la mmoire que Ribot appeiie intellectuelle ou objective (la remmora- tion des perceptions, des images, des informations dont nous nous souvenons), mais plutot la mmoire subjective, celle de nous-meme, de notre vie physiologique et des sensations o u sentiments qui 1' accompagnent 2 . C' est cette mmoire subjective qui nous procure l'ide de notre personnalit: La personnalit relle, avec sa masse norme d' tats sub- conscients et consciems, se rsume dans notre esprit en une image o u ten dance fondamentale que nous appelons l' ide de notre personnalit. Ce schma vague qui reprsente la per- sonnalit relle a peu pres comme [ ... ] le plan d'une ville reprsente cette ville, suffit aux besoins ordinaires de notre vie mentale 3
Chez certains patients, il peut y avoir alternance de deux images; selon 1' tat physiologique, ce sera 1' ancienne o u la nouvelle personnalit qui prdominera. Le patient se croira l. !bid., p. 107. 2. !bid., p. 126. Distinction artificielle, Ribot le sait, mais illa juge utile. 3. !bid., p. 109. 250 Vies secondes double pendant la transition d'un tat a 1' autre. Le (( cas d'Azam >> en est un excellent exemple. Les haHucinations galement sont instructives. Ribot considere qu'un grand nombre d'entre elles sont des troubles de la raison, plutt que de la personnalit. Il ne considere que celles qui affectent la personnalit et qui sont plutt des ali- nations: Presque toujours tout se borne a une alination (au sens tymologique) de certains tats de conscience que le moi ne considere pas comme siens, qu'il objective, qu'il place en dehors de lui et a qui il finit par attribuer une existence propre, mais indpendante de la sienne. Les voix , dans la manie religieuse, en sont le principal exemple, bien que le sens visuel puisse aussi intervenir et crer de toutes pieces un personnage imaginaire . Par exemple, un Amricain, rest sans connaissance un mois entier a la suite d'une insolation, a tout d' abord entendu une voix lui demander comment il se sentait, sans voir personne. Plus tard, il a vu quelqu'un, qui s' est prsent comme un Mr Gabbage, dont 1' aspect et les vetements taient chaque fois les memes. Mr Gabbage petit a petit est devenu tyrannique, et a fini par lui ordonner de sauter par la fenetre du troisieme tage. Pourquoi ces voix et ces visions, qui manent du malade, ne sont-elles pas siennes pour lui? . Ribot suppose des causes anatomiques ou physiologiques, malheureusement inconnues. Il propose une explication provisoire : cet tat de conscience n' a que des connexions rares et prcaires avec le reste de l'individu : il est en dehors, a la maniere d'un corps tranger, log dans l'organisme, qui ne participe pasa sa vie [ ... ]. C'est un phnomene crbral presque sans soutien, ana- logue aux ides imposes par suggestion dans l'hypno- tisme 1 . Somnambulisme artificiel, sommeil et reve, ddoublement de la personnalit, hallucination : Ribot aborde tous ces themes, mais dans un contexte nouveau. 11 ne s' occupe pas l. !bid, p. 116. Les avatars du moi 251 de personnages historiques, ne se pose pas la question de savoir si l'hallucination est pathologique, ne s'intresse pas aux processus de rminiscence ou de combinaison qui font les reves, mais il insiste sur la nature complexe de la per- sonnalit et ses fondements dans le systeme nerveux. La conscience n' est plus considre comme une donne : elle est ajoute , sous certaines conditions encore mystrieuses. 260 Ves secondes autre. On vite difficilement la tentation d'associer ce pro- cessus a u clebre J E est un autre de la Lettre du voyant . I1 faut dire, cependant, qu' aussi bien le est que le contexte vont a l'encontre d'une telle interprtation. Dans la Lettre du voyant, Rimbaud parle d'une pense qui nait d'un ailleurs (J'assiste a l'closion de ma pense) et cette forme d' observation ressemble davantage a une hallucination simple qu'a un ddoublement. Ces deux processus, appa- rents au reve et a la folie, font partie intgrante de la posie de Rimbaud : dans l'hallucination, provoque ou subie, le poete est spectateur; dans le ddoublement, il est a lu seul plusieurs acteurs sur une sd:ne peuple de voix. 5 LE LABORATOIRE OBSCUR Ribot et Flournoy En jaillissant de notre fond cach, en met- tant en lumiere la nature intrinseque de nos motions subconscientes et la pente instinctive de nos associations d'ides, le reve est souvent un instructif coup de sonde dans les couches inconnues qui supportent notre personnalit ordinaire. T H ~ O O O R FLOURNOY En 1900, Freud publie Die Traumdeutung. Mais 1900 est galement l'anne de parution de l'lmagination cratrice 1 , de Ribot, et Des Indes a la planete Mars 2 , de Flournoy. Ces deux ouvrages sont en quelque sorte 1' aboutissement des recherches psychologiques du dix-neuvieme siecle. Le travail de Flournoy, consacr a l'observation d'un mdium particu- lierement inventif, esta la fois retour au dbut du dix-neu- vieme, et passerelle vers le vingtieme; quant a Ribot, il est le premier philosophe franc_;:ais a consacrer un livre entier aux questions de la crativit 3 Mais l'Imagination cratrice n'a pas l. T. Ribot, Essai sur l'imagination cratrice, Alean, 1900. Les citations pro- viennent de la troisieme dition (1908). 2. T. Flournoy, Des !mies lJ 14 pf<lnete Mars : tude sur un cas de somnambu- lisme avec g/osso/4/ie, Alean, 1900. Cet ouvrage a t rdit avec une introduc- tion et des remarques de M. Yaguello et M. Cifali (Le Seuil, 1983). 3. Cf. A.-P. Chabaneix, Essai sur le subconscient dans les amvres de !'esprit et chez leun auteurs, Bordeaux, lmprimerie du Midi, 1897 ouvrage qui ne tient pas les promesses de son titre. il 11 262 Vies secondes les qualits incisives de son livre prcdent, Les Malades de la personnalt. Ribot se contente de classifier : il distingue sept types d'imagination - de l'imagination mystique a l'imagination commercie 1 . L'intret est ailleurs : Ribot tablit un lien entre travail cratif et inconscient, et dgage deux mcanismes propres a l'inconscient 2
Ribot soutient a prsent que l'inconscient n'est autre que l'inspiration. Apres le facteur intellectuel et le facteur motionnel , il aborde le facteur inconscient et prcise : ]e dsigne sous ce nom [ ... ] ce que le langage ordinaire appelle l'inspiration 3 Il s'agit d'une manifestation parti- culiere de 1' esprit, un tat singulier, demi-inconscient, demi- conscient , qui ne dpend pas de la volont. Ses deux marques essentielles sont la soudainet - une irruption brusque dans la conscience, apres une priode de latence ou d'incubation- et l'impersonnalit, souvent exprime ainsi par 1' artiste : J e n'y suis pour rien. Cette pousse incons- ciente affecte les individus de maniere diffrente : Mais, quelques caracteres qu'elle revete, l'inspiration restant imper- sonnelle, dans son fond, ne pouvant venir de l'individu conscient, il faut (a moins de lui assigner une origine surna- turelle) admettre qu' elle drive de 1' activit inconsciente de !'esprit. Si sa nature est encare une nigme de la psychologie , Ribot pro pose de prendre l' insconscient comme un fait , et de se borner a rapprocher l'inspiration de quelques (( tats mentaux . L'hypermnsie, qui peut se produire sous hypnose et dans de nombreux tats maniaques, consiste en un afflux extraordinaire de souvenirs totalement dnu de la marque essentielle de la cration : les combinaisons nouvelles . Elle l. Dans l'ordre : !'imagination pzstique, l'imagination diffluente, l'imagination mystique, l'imagination scientifique, l'imagination pratique et mlcanique, l'imagi- nation commercie, l'imagination utopique. 2. L 'inconscient sera sans guillemers, ranr enrendu qu'il dsigne dans ce cha- pitre une sorce d' amalgame entre les dfinirions d'Harrmann er Carpemer, 1' inconscienr physiologique en relarion avec le cerveau plurt qu' avec 1' esprit. 3. Essai sur /'imagination cratrice, op. cit., p. 42. Le laboratoire obscur 263 ne peut done ren nous apprendre sur l'inspiration. Certains ont rapproch 1' inspiration de 1' tat d' excitation qui prcede l'ivresse : Cependant, combien cela est incolore compar a l'action des poisons imellectuels prcits, surrout du hachich! Les paradis artificiels de Quincey, Moreau de T ours, Th. Gau- tier, Baudelaire et autres ont fait connaitre a tous un prodi- gieux dbridement de l'imagination lance dans une course verrigineuse, sans limites quant au temps et a 1' es pace 1
Mais ces courses vertigineuses ne sont pas l'inspiration au sens propre; elles sont seulement instructives quant a cer- taines de ses conditions psychologiques . On peut les consi- drer comme un essai, un embryon, une bauche, analogues aux crations quise produisent dans les reves et se trouvent fort incohrentes au rveil >>. Il manque un lment essentiel: le prncipe directeur qui organise et impose l'unit . La comparaison de l'inspiration a certaines formes de som- nambulisme se justifie davantage. L'inspir ressemble a un dormeur veill, il vit dans son reve. . On observe ici un double retournement de 1' tat normal : tout d' abord, la conscience est monopolise par le nombre et l' intensit des reprsentations, et ferme aux actions du dehors; le monde extrieur est exclu, ou doit entrer dans la trame du reve; ensuite, l'activit inconsciente (ou subconsciente) passe au premier plan, joue le premier role, en conservant son carac- tere d'impersonnalit . L' existence d'un travail inconscient est hors de do u te, mais quelle est sa nature? Il est difficile de rpondre a cette question, et Ribot se voit oblig de retour- ner a la psychologie de 1' association des ides. Car la nature fondamentale de ce travail inconscient est la production de nouvelles combinaisons d'ides, production qui peut emprunter deux voies : la premiere est celle de 1' association l. !bid, p. 46. 264 Vies secondes mdiate , sur laquelle Sir William Hamilton avait attir 1' at- tention. Un exemple tir de son exprience personnelle est devenu clebre : le loch cossais Ben Lomond lu rappelle le systeme prussien d' ducation - une ide intermdiaire >> s'est forme entre les deux, car c'est en visitant ce loch qu'il a discut d' ducation avec un Prussien. Cette sorte d' asso- ciation, suggere Ribot, peut faire naitre de nouvelles combi- naisons, et i1 peut exister plus d'un intermdiaire latent au- dessous du seuil de la conscience. Nous voyons les << deux anneaux extremes d'une chaine, mais les maillons interm- diaires nous restent cachs. La seconde voie est celle de la constellation , terme emprunt au psychologue allemand Ziehen. L' vocation de toute image o u gro u pe d'images peut etre le rsultat d'une somme de tendances prdominantes. Les images sont tisses en lacis inextricables. Le mot Ro me, par exemple, peut susciter des centaines d'associations, dont certaines seront fondes sur la contigu'it, d' autres sur la res- semblance. Mais pourquoi certaines surgissent-elles a un moment donn, et pas les autres? C'est que chaque image est assimilable a une force de tension qui peut passer a 1' tat de force vive et, dans cette tendance, elle peut etre renforce ou entrave par d'autres images. La richesse dans l'inven- tion dpend plus de l' imagination subliminale 1 que de l'imagination superficielle, et Ribot attire l'attention sur un ouvrage qui, a ses yeux, illustre cette thorie : Des Indes a la planete Mars, de Flournoy : Son mdium, Hlene S. [ ... ] est l'auteur de trois ou quatre romans donr l'un au moins est invent de toutes pieces (rv- larions sur la planete Mars, ses paysages, ses habitants et habi- tations, etc.) [ ... ] il y a une richesse d'invention rare chez les mdiums; l'imagination cratrice sous sa forme subliminale (inconsciente) engloutit l'autre dans son clat. On sait coro- bien les cas de mdiumnit instruisent sur la vie inconsciente l. Le mot a t popularis par F. Myers, de la Society for Psy- chical Research (fonde en 1882). Le laboratoire obscur 265 de l' esprit. Ici, e' est dans le laboratoire obscur de l'invention romanesque qu'il est permis de pntrer par exceprion er l' on peut apprcier l'importance du travail qui s'y accomplit 1
Pntrons avec Ribot dans ce laboratoire obscur . Tho- dore Flournoy (1854-1920), mdecin, philosophe et psy- chologue, connait bien des travaux rcents, comme Les tudes sur l'hystrie (1895) de Breuer et Freud 2 En 1900, le som- nambulisme , pour lui comme pour beaucoup d' autres, est encore un terme d. Flournoy est, a bien des gards, com- plice de sa mdium de prdilection, Hlene Smith ( ma charmante visionnaire) et passe a cot des problemes de transfert et de contre-transfert qu'un lecteur moderne peut lire entre les lignes. Dans son tat de somnambule, Hlene Smith invente des pisodes situs en Inde et sur Mars - dans un langage cens correspondre a ces lieux - et a Versailles. Flournoy parlera de trois cycles ou romans : hindou , martien et royal. Son guide o u controle dans le monde des esprits, Lo- pold, est un exemple on ne peut plus accompli de ddou- blement de la personnalit. Avant lui, Hlene Smith avait comme guide Vctor Hugo , qui se contentait de campo- ser quelques vers mdiocres. Flournoy distingue trois phases dans la psychognese du guide de Mlle Smith : une phase initiale de cinq mois, ou V. Hugo regne seul; une phase de transition d' environ un an, o u 1' on voit la protection de V. Hugo impuissante a dfendre Hlene et son groupe spi- rite contre les invasions d'un intrus nomm Lopold, qui rclame et manifeste une autorit croissante sur le mdium ; enfin, la troisieme phase: l' intrus a dfinitivement vinc Vctor Hugo, et rvl que, derriere ce nom de Lopold, se cache en ralit la personnalit de Joseph Balsamo, alias Cagliostro. Au moment ou Flournoy rdige son livre, l. Ribot, Essai sur l'imagination cratrice, p. 287. 2. Son influence sur Freud a t discute; cf. M. Cefali, Les Chiffres de l'in- time in Des Indes ... , Le Seuil, 1983, p. 371-385. 266 Vies secondes Cagliostro-Lopold est le principal guide d'Hlene depuis env1ron s1x ans. Lopold n' est pas de commerce facile. Les conseils, o u meme les ordres qu'il donne parfois a Hlene vont souvent a 1' encontre des propres dsirs de la jeune femme. Il deviene facilement ombrageux et irritable des qu'elle engage une innocente et amicale conversation avec un homme. Il prend la dfense de gens qu'elle n'aime pas. Illui dicte de la posie qu'elle n'aurait pas pu crire elle-meme. Il appara!t dans les trois cycles, hindou, martien et royal, et entame de vigou- reuses discussions avec Flournoy, lequel reste souvent scep- tique, par exemple au sujet du langage des Martiens. De nature tres indpendante, Lopold a de nombreuses autres missions a remplir et ne peut etre toujours prsent, meme lorsqu' on !'invoque. Ses absences peuvent durer des mois. Il est sans conteste un personnage autonome et nergique, qui ne ressemble en rien a Hlene Smith. D' o u vient cette personnalit? Pour Flournoy, son origine est double : apparente et relle. L' origine apparente est la sance du 26 aout 1892, pendant laquelle !'esprit nomm Lopold fait sa premiere apparition. Mais 1' origine relle est a rechercher dans 1' enfance d'Hlene. A l'age de dix ans, elle a t attaque par un norme chien : On se reprsente la terreur de la pauvre enfant, qui fut heureusement dlivre par un personnage vetu d'une grande robe fonce a larges manches avec une croix blanche sur la poitrine, lequel se trouva la tout a coup et comme par miracle, chassa le chien, et disparut soudain avant qu'elle eut pule remercier 1
Dans une sance, le 6 octobre 1895, cette scene est rev- cue, alors qu'Hlene est dans un tat de somnambulisme. Lopold explique que e' tait alors la premiere fois qu'il se manifestait. Flournoy commente : l. Des Indes ... , op. cit., Alean, 1900, p. 85. Le laboratoire obscur 267 Il ne semble pas [ ... ] que [ ... ] la sphere des sentiments de pudeur ait du etre spcialement en jeu; mais si 1' on songe [ ... ] qu'il s'agit, en somme, d'une sorte d'attentat, et que la puissance dsagrgeante des chocs physiques et moraux chez les individus prdisposs est un fait aujourd'hui banal, on ne fera pas de difficult de souscrire a cette affirmarion de Lo- pold, en la prenant, il est vrai, en un autre sens que lui, et de voir dans cet pisode la premiere origine de la division de conscience et des manifestations hypnoides de Mlle Smith 1
Que le sauveur d'Hlene ait t un passant, en chair et en os, ou une vision imaginaire, Flournoy ne peut le dcider, mais il penche plutot pour la premiere supposition. Pendant 1' adolescence, son protecteur en robe noire se manifestera a plusieurs occasions. Flournoy suggere que 1' origine relle et primordiale de Lopold se trouve dans cette sphere dlicate et profonde o u 1' on a tant de fois rencontr les racines des phnomenes hypno!des . Que ces tendances motionnelles aient abo u ti a un produit aussi complexe et perfectionn que 1' est la personnalit de Lopold s' explique par un pur effet d'auto-suggestion . Il s'agit la d' une vrit empirique: les penses tendent a une forme personnelle - Flournoy cite ici William James 2 - et les lments subliminaux, chez une personne suggestible, auront tendance a se grouper, a s' ordonner, et a ressembler, enfin, a une vraie personnalit : Lopold n'existait pas ncessairement a titre de personna- lit latente avant qu'Hlene s' occupat de spiritisme , mais il s' est peu a peu form, jusqu'a devenir un etre en apparence indpendant. Une fois constitu, ce second moi ne fera que croltre, embellir, en s'assimilant une foule de nouvelles don- nes et il reconna!tra comme siens les faits subconscients tirs de la meme sphere fondamentale que lui, teints des memes dispositions , attirant a lui tour matriau, du pass ou du prsent. l. !bid., p. 85-86. 2. Flournoy se rfere, dans une note, aux Prncipes de psychologie, de W. James (1890). \.._ 268 Vies secondes Pourquoi cette personnalit une fois constitue s' est-elle crue Cagliostro plutot que de prendre un tel autre nom clebre o u de rester simplement 1' ange gardien anonyme de Mlle Smith ? Rpondre a cette question demanderait une connaissance tres complete des mille incidents extrieurs qui ont envelopp Hlene au dbut de sa mdiumit 1 et ont pu la suggestionner involontairement . Lopold parcourt toute la gamme qui va de l'hallucina- tion visuelle a l'incarnation complete. Ainsi, les apparitions du personnage protecteur semblent avoir t des hallucina- tions visuelles. Mais d' a u tres seront a la fois visuelles et auditives : un jour, alors que Flournoy souffre d'une infec- tion pulmonaire, Hlene consulte Cagliostro, qui rpond a ses questions, et dans une scene qui rappelle Puysgur, pres- crit un remede a base de plantes. Les moyens de commu- nication utiliss par Cagliostro voluent : mots entendus, mots dicts par la table, utilisation de la main de la jeune femme; il introduit des noms a 1' orthographe archa"ique, et son criture est diffrente de celle d'Hlene, mais aussi, comme le montre Flournoy, de celle du Cagliostro histo- rique. Cette volution ne s'accompagne d'aucune docilit de la part d'Hlene qui, au contraire, semble lutter contre cette invasion . Le climat de combat s'accentue encare lorsque Lopold cherche a utiliser sa voix. Il faut une anne a Lopold pour arriver a parler lui-meme, et tenir un dis- cours de son chef par la bouche de Mlle Smith qui, com- pletement intrance , ne garde au rveil aucun souvenir l. Flournoy prend la libert de modifier l'orthographe de ce mot et justifie cene libert ainsi : "En anendant qu' automatiste soit rec;:u en franc;ais, j' ai conserv le terme de mdium, mais abstraction faite de son sens tymologique et de toute hypothese spirite. A mdium se ranachent mdianimique, mdiani- misme, qui suggerent encore plus fortement cene ide d'ames intermdiaires (media anima) ayant la facult d'entrer en rapport avec les habitants de l'autre monde, et mdiumnit, mdiumnisme, etc. qui conservent jusque dans leur n un vestige tymologique de cene meme doctrine. Il m' a paru prfrable, puisque je prenais le mot de mdium en le dpouillant de son sens dogmatique, d'en for- mer directement (c'est-a-dire sans l'introduction de cene n grosse de sous-enten- dus spirites) les drivs mdiumique, mdiumit, etc. (ibid., p. XI). Le laboratoire obscur 269 de cette prise de possession. Lopold finit par s'incarner complerement. Flournoy fait rfrence a deux autres cas clebres : le mdium Mrs Piper, dont les deux personnalits semblent etre completement spares, et Flida, dont la seconde personna- lit enveloppe, en la dbordant 1 la premiere. Lopold, lui, est lo in de possder tous les souvenirs d'Hlene mais il connalt, prvoit, et se rappelle beaucoup de choses dont la personnalit normale de Mlle Smith ne sait absolument ren, soit qu'elle les ait simplement oublies, soit qu'elle n'en ait jamais eu conscience . Il est toujours prsent lorsque les int- rets vitaux d'Hlene - organiques, moraux, sociaux, reli- gieux- sont en jeu. De plus, Hlene a parfois l'impression de devenir ou d'etre momentanment Lopold; ce phno- mene se produit surtout la nuit o u le matin au rveil . Les relations entre Hlene et Lopold permettent d' ob- server l'hallucination, le ddoublement, et un certain nombre de degrs intermdiaires entre les deux. Uopold donne l'impression d'etre une personnalit nergique, avec ses ides a lui. Il entretiene avec Flournoy une relation par- ticuliere, et aurait pu sortir des pages d'un roman. A.lui seul, il est un abrg de nombreux processus crateurs du reve, et Flournoy termine le chapitre qu'il lui consacre en crivant que ces cas extremes, propres a certaines natures, ne sont apres tout que l'exagration de ce quise passe dans le simple reve nocturne du vulgum pecus . Les trois cycles d'histoires sont aussi, selon Flournoy, tres semblables aux reves. Flour- noy cherche a dmontrer que certains dtails du cycle hin- dou ne peuvent provenir que d' un livre prcis, qu' elle a du avoir un jour entre les mains, puis oublier. Sa mmoire sub- liminale l'a retenu et, par un mcanisme semblable a celui des reves, a rcupr, raviv et utilis des lments de ce sou- venir enfoui. La principale diffrence entre les communica- tions mdiumniques et les reves ordinaires est que les pre- l. !bid. ,'p. 114. 270 Vies secondes mieres sont tudies, scrutes pour alimenter les croyances spiritistes, alors que les reves sont le plus souvent considrs comme dpourvus de sens: Parfois elle [l'incohrence] retient un peu plus longtemps 1' attention du psychologue qui cherche a dmeler la trame embrouille de ses songes et a retrouver, dans les caprices de l' association o u les rencontres de la veille, l' origine de leurs fils enchevetrs. Mais, au total, cette incohrence reste sans influence sur le cours ultrieur de nos penses, paree que nous ne voyons dans nos reves que des effets du hasard, sans valeur en soi et sans signification objective 1
Il serait difficile de caractriser plus exactement 1' attitude du dix-neuvieme siecle vis-a-vis du reve : le psychologue peut dmontrer le role de la rminiscence et de la mmoire subli- minale, il peut voir la maniere dont ces rminiscences s' as- semblent; mais il s' arrete au seuil des portes du reve )). Comme le somnambulisme demeure un concept d, Flournoy rappelle a sa fa<;on les dbuts du dix-neuvieme siecle. Mais, alors que les somnambules de Puysgur s' occu- pent de gurisons, le mdium de Flournoy s' occupe de fic- tion. Le personnage de Lopold s' est form, construit par l'me subliminale qui progressivement s'approprie un mat- riau provenant de la mmoire (ou d'ailleurs), matriau qui s'accorde avec certaines tendances du mdium. Flournoy mentionne les ressemblances entre ce processus, les objecti- vations de Richet et le travail des reves ordinaires. Il dmontre aussi comment les trois cycles d'histoires, en par- tie du moins, sont recomposs, a partir de souvenirs qui ne sont pas reconnus comme tels, en de nouvelles combinaisons. Cependant, il se proccupe plus de rechercher les sources de ces souvenirs latents que de montrer comment ils en vien- nent a se combiner et a s'amalgamer. Comme la plupart de ceux quise sont intresss au reve au dix-neuvieme siecle, la l. !bid., p. 145. Le laboratoire obscur 271 question fondamentale pour Flournoy reste la relation du reve a la mmoire, et les mcanismes de son laboration mais, par 1' tonnante minutie de son analyse des matriaux du reve, il fait un pas vers le vingtieme siecle. e Conclusion Depuis ses commencements et tout au long, le dix-neu- vieme siecle s' est passionnment intress aux tats seconds. La connaissance du somnambulisme, rebaptis extase pen- dant un court moment dans les annes vingt, est ncessaire, dit Bertrand, pour que la psychologie, la pathologie et la phy- siologie atteignent le degr de perfectionnement que connais- sent dja les sciences physiques. Le temps est venu d'agran- dir le champ des observations et de considrer l'homme dans ces tats singuliers qui nous le montrent sous une face nouvelle . Taine reprendra cette exigen ce d' tude des cas singuliers et extremes observs par les physiologistes et les mdecins , lesquels permettent le grossissement que la conscience normale est incapable de raliser. Ces tats sin- guliers - somnambulisme, extase, hallucination, ddouble- ment de la personnalit - sont assurment htroclites. Si le dix-neuvieme siecle les regroupe, c'est qu'a ses yeux ils se rattachent tous au reve, tant en somme des tats de reve dplacs ou anormaux. Soit le reve est venu contaminer de quelque maniere la vie veille, soit une forme apparente d'veil vient se meler au sommeil. La mmoire fonctionne, dans ces tats, d'une maniere qui rappelle le reve : pendant la vie seconde on accede a ces souvenirs non reconnus appe- ls rminiscences ; revenu a 1' tat normal, a certaines excep- tions pd:s, on oublie la vie seconde. Une meme personne peut 274 Vies secondes se montrer sous un autre jour, tenir des propos diffrents ou meme contradictoires selon qu' elle se trouve dans sa condi- tion premiere ou dans une vie seconde. Pinel et Deleuze avaient dja fait cette constatation au dbut du siecle. Se pose en consquence la queston de l'unt du moi. D'ou vien- nent, dans l'hallucinaton, ces voix qui nous soufflent des remedes pour nos maux, nous poussent a des actions hro!ques ou suicidares, semblent parler par la bouche des disparus et pourtant, selon Maury ou Baillarger, ne peuvent que procder d'une seule et meme intelligence ? L'analo- gie- ou, pour Moreau de Tours, l'identt- de ces ph- nomenes avec ceux du reve aide a dmonter certains mca- nismes de part et d' autre, mais du m eme coup conserve a u reve le statut de folie passagere que lui avait accord Vol- taire. Rsultat de 1' automatisme de l'intelligence , sans l'in- tervention de ce que Pierre Janet appellera les formes plus leves de l' activit humaine 1 , le reve ne peut avoir ni sens ni valeur. A plus forte raison, il se distingue radicalement de toute actvit cratrice. Tartini ne peut erre qu'une exception ranss1me. T outefois la nature m eme de certains des processus dcrits semble en porte-a-faux avec cette dprciation du reve et des phnomenes du sommeil, leur assimilation, totale ou par- tielle, a l'alination mentale. Une chose est d'avoir acd:s a des rminiscences indisponibles a 1' tat d' veil - la situation gographique de Mussidan ou la vision d'une boutique de bonnetier a Francfort -, une autre de s' merveiller devant les capacits de juxtaposition, de combinaison ou d'amal- game dont l'imagination fait preuve. Ces objets jamais contempls , ces mlodies inouies, suffit-il de les cantonner dans le domaine de l'alination? Et l'acte crateur par excel- lence, celui qui consiste a insuffler la vie a un personnage - dramaturgie selon Hervey, hallucination artistique selon l. P. Janet, L'Automatisme psychologique, essai de psychologie exprimentale sur les fonnes infrieures de l'activit humaine, Bibliotheque de philosophie contem- poraine, Alean, 1889, p. 1-2. Conclusion 275 Flaubert -, doit-on le relguer avec la folie sous le prtexte que bien des fous entendent des voix ou subissent des ordres manant de personnages imaginaires? C' est le paradoxe do m un Maury, pour ne citer que lui, n' arrive pas a sortir. Et Flournoy, a la fin du siecle, tour en admirant la capacit cra- trice de l'imagination subliminale de sa charmante visionnaire , finira par 1' assimiler aux reves nocturnes dnus de sens. Moins encha!ns au paradigme que les mdecins ou les philosophes, certains crivains accordent un statut autre aux tats seconds. Nodier opere un renversement en dclarant que le sommeil est 1' tat le plus lucide de la pense , mais aussi par la mise en forme narrative de certains processus oni- riques et 1' utilisation de la folie comme matiere de 1' reuvre littraire: la vie seconde du fou, devenu protagoniste, occupe quasiment tout le rcit de La Fe aux miettes et les sympa- thies du narrateur sont vsiblement de son cot. La valeur accorde aux phnomenes du sommeil est plus ambigue chez Balzac car, s'ils sont responsables en grande partie du gnie d'un Louis Lambert, ce dernier devient incurable, et le nar- rateur de Facino Cane se demande si son don d'identification o u de ddoublement, ce reve d' un homme veill , ne serait pas susceptible de le mener a la folie. Inspir par le haschisch, Gautier fera co!ncider reve et fiction, tandis que la rflexion de Baudelaire sur les reves procurs par la confiture verte sera de la philosophie morale, sans pour autant cesser d'etre de la posie. L'ambiguir chez Nerval est d'un autre ordre : vic- time, pour ainsi dire, des catgorisations psychiatriques, se reconnaissant malade tout au moins par le pass, il ne sait que faire de la valeur certaine que le reve lui parait malgr tout avoir, si ce n'est l'crre. Vctor Hugo sat bien le dan- ger de la folie, attach pour lu a la perte du regard tranqulle sur les formes ou les vsions entrevues ou contemples, mas il ne reconnait aucun seuil entre reve et veil et fait du reve le modele tant de la craton divine que de la cration artis- tque. Rimbaud, enfin, fera ce travail extraordinaire qui 276 Vies secondes consiste a cultiver folie et hallucination en lui-meme jusqu'a tenir le systeme)) et a profrer une parole potique inou"ie qui en redise tous les sophismes . En dpit des diffrences que l'on a pu constater, chemin faisant, les deuxieme et troi- sieme points du paradigme (pathologie des tats mixtes et dni de toute valeur au reve) sont mis a mal par les memes crivains, bien souvent, qui ont marqu le surralisme et le reste du vingtieme siecle. Au seuil du vingt et unieme siecle, il est clair que nous vivons sous un paradigme tout autre. Ce changement est d en partie a des crivains et des artistes, mais il n' est pas sur qu'a eux seuls ils auraient pule produire. L'autre facteur capi- tal est venu du domaine qui, au dix-neuvieme siecle, avait t le plus rsistant, la mdecine, et surtout d'un mdecin tres ouvert a la littrature et aux beaux-arts, meme si son got tait plutt conservateur. Tous les germes du changement sont prsents en effet dans Die Traumdeutung, publi en 1900 (les Franc;ais, on le sait, ont du attendre quelques annes avant de pouvoir en prendre une connaissance directe). Un changement d' orientation se lit dans le choix du champ d'tude: ]usqu'a ces temps derniers, la plupart des auteurs tudiaient ensemble le sommeil, le reve et les tats psycho- pathologiques analogues au reve, comme les hallucinations, visions, etc., alors que Freud se propase, conformment aux travaux les plus rcents, de se limiter au reve 1 , Mais l'inno- vation la plus radicale se lit des les toutes premieres lignes : La recherche psychologique reconna!t [ ... ] dans le revele premier terme d' une srie de formations psychiques anor- males, parmi lesquelles la phobie hystrique, les reprsenta- tions obsessionnelles et dlirantes doivent, pour des motifs pratiques, intresser le mdecin. Le revene peut prtendre a une importance de cette sorte, mais sa valeur thorique comme paradigme n'en est que plus grande. Celui qui ne l. L 1nterprtation des rves, p. 15. \ Conclusion 277 peut expliquer l' origine des images du reve cherchera vaine- ment a comprendre les phobies, les obsessions, les ides dli- rantes et a exercer vemuellement sur elles une influence th- rapeutique 1
Avec Freud, e' est le reve lui-meme qui fait fonction de paradigme, et e' est de lui que viendra la comprhension des nvroses et des dlires; le troisieme point de l' ancien para- digme est renvers. Meme si son premier point (alternance du sommeil et de la veille) demeure, et meme si Freud conti- nue de soutenir l'analogie entre reve et folie, ce renversement bouleverse de fond en comble les relations entre tous les termes. Les tats mixtes ne seront plus une sorte d' alternan ce manque, ils seront expliqus par leur nature de reve, inter- prts de la meme maniere que 1' on interprete un reve. A leur origine il y aura des penses de reve ; le travail inconscient et la lutte avec la censure expliqueront la forme perceptible, o u mieux coutable, du mal. Le reve n' est plus a la priph- rie mais au centre. Du m eme coup s' croule la prima u t accorde a la conscience. L'inconscient est le psychique lui-meme et son essentielle ralit. T out fait conscient suppose un stade antrieur inconscient , un premier degr [ Vorstufi] incons- cient. En consquence, l'opposition que posait l'ancien paradigme entre la vie consciente et la vie du reve n'a plus COUrs; les tonnantes productions >> du reve SOnt a mettre au compte de la meme pense inconsciente qui ceuvre gale- ment pendant la veille : Quand le reve poursuit et acheve les travaux de la veille et dcouvre des ides de quelque valeur, nous n'avons qu'a reti- rer le dguisement du au reve, qui est le rsultat du travail du reve et la marque de l'assistance de forces obscures venues du fond de l'ame (cf. le diable dans le reve de la sonare de Tartini). Le travail intellectuel lui-meme est 1' ceuvre des l. !bid., p. l. 278 Vies secondes forces psychiques qui en accomplissent un semblable pen- dant le jour 1
Certes, 1' activit consciente collabore quand toutes les forces intellectuelles sont ncessaires pour rsoudre une ques- tion , mais elle a tendance a masquer toute autre activit que la sienne. Et quand il s'agit de crations artistiques et intel- lectuelles, il semble que nous soyons ports a trop suresti- mer [leur] caractere conscient . Le cot tant soit peu hsi- tant de cette derniere phrase cdera la place, dans la suite de son ceuvre, a l'tonnement de Freud devant les connaissances sur le dlire que possede 1' auteur de Gradiva et la constata- tion que l'analyste et l'crivain, meme si leurs mthodes dif- ferent, puisent a la meme source et travaillent sur le meme objet. Est-ce a dire que ce que nous avons nomm paradoxe n' en est plus un? Il n' est plus question d'une opposition allant de soi entre le reve et 1' ceuvre d' art. Mais que la m eme so urce nourrisse les deux, que les memes matriaux et le meme tra- vail servent aussi bien a la construction d'un reve nocturne qu'a celle d' un roman, ne laisse pas de poser la question du rapport entre ces deux formes de cration . Qu' est-ce qui les distingue? Baudelaire cite De Quincey disant que sous 1' effet de 1' opium un marchand de bceufs ne reverait que bceufs et paturages; Aragon dit : Si vous crivez, suivant une mthode surraliste, de tristes imbcillits, ce sont de tristes imbcillits. Que faut-il pour que le travail des forces obs- cures venues du fond de l'ame se transmue en ceuvre d'art? Rpondre a une telle question a 1' aide de trois crivains et de Freud ne pourra, bien entendu, que lever un coin du voile. l. Tour ce que nous disons ici renvoie au dernier chapirre de l'Interprtation, noramment p. 520-521. Conclusion 279 Un reve racont ou crit se situe dans un entre-deux qui n'est ni le monde interne du reveur, ni le monde des choses. Nous avons vu Nerval aux prises avec le probleme de la valeur intime du reve et de son rejet par des mdecins et des com- missaires qui ne tenaient pas a ce que la posie empiete sur la voie publique. Un de ses gestes -l'inscription sur le mur de sa cellule de Tu m'as visit cette nuit - est comme l'embleme du statut du reve, situ dans un espace tiers. Freud dira, en 1913, que l'art forme un royaume intermdiaire entre la ralit qui interdit le dsir et le monde imaginaire qui ralise le dsir, et dans lequel les aspirations de toute- puissance de l'humanit primitive sont restes pour ainsi dire en vigueur 1 . Winnicott, on le sait, fera plus amplement la thorie de cet es pace intermdiaire , royaume de 1' illu- sion o u 1' enfant joue, o u se joue le transfert ( cour de rcration 2 [Tummelplatz], dit Freud), et aussi, apres l'en- fance, 1' exprience des arts, de la religion et de la crativit scien tifiq u e. f.tre inscrit dans cet espace intermdiaire est une condi- tion ncessaire pour que le reve soit une ceuvre. Ncessaire, mais insuffisante. Tu m'as visit cette nuit n'est, en soi, ni poeme ni roman, car s'il y a matiere, il n'y a guere forme. Or, si pour beaucoup la forme demeure un accident et non une substance, les crivains savent qu' elle est essentielle. Vc- tor Hugo distinguait dja le prtexte d'un crit, sa surface, appele a tort le fond , de sa forme qui est le vritable fond, les deux ne pouvant etre disjoints. Ils arrivent ensemble au moment de la cration et ensuite on ne saurait changer un mot du texte sans 1' altrer; forme et fond ont atteint un point de fusion qui est en meme temps un point de non- retour. l . L 7ntret de la psychanalyse, d. Assoun, Les Classiques des Sciences Humaines, 1980, p. 91. (C'esr moi qui souligne.) 2. La Technique psychanalytique, Bibliorheque de psychanalyse, PUF, 1967, p. 113. Qe reu aduis.) 280 Vies secondes L' expression sort comme l'ide, d' autorit; non moins essentielle que l' ide, elle fait avec elle sa rencontre myst- rieuse dans les profondeurs, l'ide s'incarne, l'expression s'idalise, et elles arrivent toutes deux si pntres l'une de l'autre que leur accouplement est devenu adhrence. L'ide, c'est le style; le style, c'est l'ide. Essayez d'arracher le mot, c'est la pense que vous emporcez 1
Cependant, il est dair que l' crivain ne pourra pas comp- ter a chaque instant sur une telle rencontre dans les pro- fondeurs . L'inspiration, disait Baudelaire, est la sceur du travail journalier. )) Cela suppose, pour l' crivain comme pour tout artiste, une maitrise toujours accrue de l'instrument. Yvette Guilbert conseillait a un jeune chanteur de s' exercer a dire Prenez place, Madame , d'une vingtaine de fas;ons dif- frentes. Et elle tait persuade que, lorsqu' elle chantait, elle mettait sa propre personnalit a 1' cart a la faveur d'une per- sonnalit d'emprunt. En 1931, Freud a tent en vain de la convaincre que certains lments, par exemple des prdis- positions qui ne sont pas parvenues a se dvelopper ou des motions de dsirs rprims, sont utiliss pour composer le personnage choisi et parviennent ainsi a s' exprimer et a lui donner un caractere d'authenticit2. C'est ce que nous avons pu observer dans les objectivations de Richet, quand une respectable mere de famille , dans sa vie seconde, vou- lait remplacer sa jupe par une feuille de vigne. Qui oserait assurer cependant qu'il y a une situation d'enfance derriere chacune des intonations de ~ Prenez place, Madame , sauf dans la mesure o u l' exercice dans son entier peut, une fois de plus, s' apparenter a un jeu? F reud aurait reconnu la part du jeu et du travail technique, lui qui, en dpit de son incom- prhension du surralisme, reconnaissait 1' indniable mai- l. Victor Hugo, CEuvres completes, Critique, op. cit., p. 584. 2. Comspondance (1873-1939), lettre du 8 rnars 1931, Connaissance de l'In- conscient, Gallimard, 1966, p. 441. Conclusion 281 trise technique 1 )) de Salvador Dali. Cela nous aide a dire plus prcisment de quelle maniere 1' activit consciente colla- bore quand il s'agit d'une ralisation artistique. Non pasen portant sur l'ceuvre obscure le regard froid du jugement, de la raison, en un mot des formes plus leves de 1' activit humaine )) - ce qui quivaut a la (( corriger )) a la maniere d'un surmoi- mais bien plutot en affinant le jeu et la tech- nique du langage de maniere a combler les !acunes de l'ins- piration et a favoriser les (( mystrieuses rencontres dans les profondeurs . C' est de la dialectique entre cette maitrise et le travail inconscient que sortira 1' ceuvre. Freud accordera aussi une place essentielle a la forme, mais en se pla<;:ant du point de vue du lecteur. Dans le court essai qu'il consacre, en 1908, au Crateur littraire et [a] la fan- taisie , il apparente les phantasmes de la reverie aux jeux de l'enfant d'une part et aux crations littraires de l'autre. La fantaisie )) corresponda une exprience in tense dans le pr- sent et accomplit un dsir dans 1' ceuvre littraire; mais elle plonge aussi ses racines dans 1' enfance du crateur. Dans le tout dernier paragraphe il s'interroge sur !'origine du plaisir ressenti par le lecteur, et esquisse une explication. Un reveur diurne quelconque, dvoilant ses fantaisies, ne nous procu- rerait aucun plaisir. L'hypothese de Freud ( nous pouvons soup<;:onner ) est que le crateur littraire attnue le carac- tere du reve diurne go!ste par des modifications et des voiles )) et qu' en nous prsentant ses fantaisies il nous offre un gain de plaisir purement formel . Je pense que tout le plaisir esthtique que le crateur lit- traire nous procure, pone le caractere d'un tel plaisir prli- minaire, et que la jouissance propre de l' reuvre littraire est issue du relachement de tensions sigeant dans notre ame 2
l. Lettre a Stefan Zweig du 20 juillet 1938, ibid., p. 490. 2. L 1nquitante .Stranget et autres essais, Folio, Gallimard, 1985, p. 46. 282 Ves secondes Baudelaire avait parl de la magie suggestive o u de la sorcellerie vocatoire qui consiste a faire remonter des sou- venirs enfouis, nous faisant voir, par exemple, De Quincey sous l'influence de 1' opium allant couter la cantatrice Gras- sini : La musique entrait alors dans ses oreilles comme une srie de memoranda, comme les accents d'une sorcellerie qui voquait devant 1' ceil de son esprit toute sa vi e passe 1 Mais Freud ne parle pas seulement d'une monte de reprsenta- tions accompagne d' affects. L' avant-plaisir marque une res- semblance de structure entre le mot d'esprit d' un cot et l'acte sexuel de l'autre : l'acces a un certain plaisir est obs- tru; une prime de sduction - o u un avant-plaisir - est procure par la forme o u la technique; celle-ci permet 1' ou- verture d' une porte qui sans elle fut reste ferme et provoque une libration de plaisir profond. Il ne dveloppera pas lui- meme cette intuition (la plus audacieuse de toute 1' esth- tique psychanalytique 2 , selon Paul Ricceur), mais, rappro- che de Die Traumdeutung, elle nous permet de mieux comprendre a la fois la gen ese et la rception de 1' ceuvre d' art. Car e' est grace a la forme que les vi es secondes franchis- sent les portes d'ivoire et de come pour remonter dans ce royaume intermdiaire d' o u elles ne cesseront de nous ques- tionner : La carte de l'univers imaginable n' est trace que dans les songes. L'univers sensible est infiniment petit. /4 .::.-' ?- .\ \- u-'\! \:J /.. < li ? !; . .. .,.. 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Le roman de la rose
Par Guillaume de Lorris et Jean de Meung; Édition accompagnée d'une traduction en vers; Précédée d'une Introduction, Notices historiques et critiques; Tome I