Vies Secondes

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L 'dition origina/e de cet ouvrage

a ltl publie par Oxford Univmity Pms


Titre original :
DREAM, CREAT IVITY, ANO MAONESS
I N NI NETEENTH-CENTURY FRANCE
A.R. W James, 1995.
.ditiom Gal/imard, 1997. pour la traduction franfaiu.
Le paradoxe et le paradigme
En 1769, parait le rcit d'un reve qui deviendra clebre. Le
reveur, le violoniste italien Giuseppe Tartini (1692-1770)
conclut un pacte avec le diable. En change de son ame, le
diable exaucera chacun de ses vreux. Tartini lu tend son vio-
Ion, curieux de voir si son nouveau serviteur sera capable
de jouer quelques airs agrables : Quel fut mon tonnement,
lorsque j'entendis une sonate si singuliere et si belle, excute
avec tant de supriorit et d'intelligence, queje n'avais meme
ren conc;u qui put entrer en parallele
1
La surprise et le ravis-
sement lui coupent le souffie, et l'intensit de cette sensation
le rveille. Prenant son violon, il essaie en vain de retrouver
les accords qu'il vient juste d' entendre. La Sonate du diable
( Il Trillo del Diavolo ) restera, selon lui, sa meilleure reuvre.
Au dix-neuvieme siede, cet pisode est souvent mentionn
et embelli. Deux autres cas, moins pittoresques mais tout
aussi souvent rapports, sont cits par Cabanis : J' ai connu
un homme tres sage et tres dair [Benjamn Franklin] qui
croyait avoir t plusieurs fois instruit en songe, de l'issue des
affaires qui 1' occupaient dans le moment. Sa tete forte, et
d'ailleurs entierement libre de prjugs, n'avait puse garan-
tir de toute ide superstitieuse, par rapport a ces avertisse-
ments intrieurs. Il ne faisait pas attention que sa profonde
l. De La Lande, Voyage en ltafie, 2' d., 9 vol., Desaine, 1786, IX, p. 55-56.
8 Ves secondes
prudence et sa rare sagacit dirigeaient encore 1' action de son
cerveau pendant le sommeil, comme on peut 1' observer,
meme pendant le dlire, chez les hommes d' un moral
exerc
1
Cabanis cite galement Condillac, qui lui a confi
personnellement qu' en travaillant a ses cours d' tude, il tait
souvent oblig de quitter pour dormir un travail dja prpar
mais incomplet, et qu'a son rveil, ill'avait trouv plus d'une
fois termin dans sa tete. Cabanis poursuit : En effet, l' es-
prit peur continuer ses recherches dans les songes; il peut erre
concluir par une certaine suite de raisonnemens, a des ides
qu'il n'avait pas; il peut faire, a son insu, comme ille fait a
chaque instant durant la veille, des calculs rapides, qui lui
dvoilent l'avenir
2
Meme s'ils sont rares, de tels exemples
suggerent que l'esprit qui reve est capable de crer.
Mais, a la fin du dix-huitieme siecle, une telle hypothese
ne s' accorde pas avec le point de vue dominant sur les reves,
point de vue que Voltaire rsume ainsi : Le plus sage des
hommes veur-il conna1tre la folie? qu' il rflchisse sur la
marche de ses ides pendant les reves. [ ... ] Les reves inquiets
sont rellement une folie passagere
3
Cette notion- reves
et folie sont analogues, voire identiques - traverse tout le
dix-neuvieme siecle, et persiste encore au vingtieme. Freud,
par exemple, consacre la fin du premier chapitre de Die
Traumdeutung (1900) aux Rapports entre le reve et les
maladies mentales
4
et, dans Une note sur l'inconscient
(1912), il crit: <di existe un produit psychique qu'on peut
rencontrer chez les personnes les plus normales, qui pourtant
prsente une analogie frappante avec les productions les plus
sauvages de la folie et qui est demeur aussi peu intelligible
aux philosophes que la folie elle-meme. Il s'agit des reves
5

l. CEuvres philosophiques de Cabanis, C. Lehec et J. Cazeneuve d., Corpus
gnral des philosophes f r a n ~ s PUF, 1956, XLIV, p. 587.
2. !bid., p. 597-598.
3. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Folie, CEuvres completes (72 vol.,
Kehl, 1785-1801), LI, p. 418.
4. L 'lnterprtation des reves, PUF, 1967, p. 83-87.
5. Mtapsychologie, Folio Essais, Gallimard, 1968, p. 182-183.
Le paradoxe et le paradigme 9
11 y a done un paradoxe : l' tat mental appel reve corres-
pond a la folie, il est par consquent l' antithese de la raison
et de la beaut ; et pourtant il peut venir en aide a la raison
(la rsolution de problemes) ou contribuer a la naissance
d'une ceuvre d'art ( Il Trillo del Diavolo ). Dans cet
ouvrage, je m'intresserai aux nombreuses ramifications de ce
theme.
Le paradoxe tient a la vision classique de la nature de 1' ex-
pression artistique, laquelle repose sur une certaine notion du
moi. Dans son essence, 1' ceuvre d' art est d' abord cons:ue,
avant d'etre excute par un artiste dou de raison. La
conception prcede l' excution, m eme si un certain enthou-
siasme peut accompagner le processus. Chaque dsordre
doit possder sa propre beaut et correspondre a un effet
voulu : Un beau dsordre est un effet de l'art. L' imagi-
nation , au sens que lui donne le dix-septieme siecle, est
avant tout la capacit de !'esprit a se reprsenter des images.
Ce point de vue classique prsuppose un moi conscient consi-
dr comme une unir. Ce modele, d' essence cartsienne,
encore fondamental au dix-neuvieme (meme si, aux alentours
de 1870, il est remis en question), se compose de deux l-
ments principaux : la conscience de soi et la mmoire. Des-
cartes a pu dire ]e doure, done je suis
1
, et aurait certaine-
ment t dispos a dire ]e reve, done je suis. Le moi dpend
de la conscience prsente, qui le constitue. Quant a la
mmoire, elle n' est pas fiable et n' a pas le caractere certain de
l'intuition, e' est-a-dire 1' apprhension immdiate, actuelle,
de ce qui est vrai. Tourefois, lorsque Descartes, a la fin des
Mditations, se demande une nouvelle fois comment distin-
guer entre la ralit extrieure et les illusions produites par
les reves, le critere voqu est la mmoire: A prsent j'y ren-
contre une tres notable diffrence, en ce que notre mmoire
ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres
l. La recherche de la vrit , CEuvres et lettres, Bibliotheque de la Pliade,
Gallimard, 1953, p. 898.
10 Vies secondes
et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu' elle a de coutume
de joindre les choses qui nous arrivent tant veills
1
Les
images des reves n' ont jamais la cohrence o u la stabilit des
images de la vie veille; la mmoire ne peut sans aucune
interruption, lier le sentiment que j'en ai, avec la suite du
reste de ma vie . Descartes laisse entendre que le moi est
constitu par la conscience prsente et par le souvenir des per-
ceptions et des actes passs.
Meme chez Descartes, ce moi est implicitement distinct
du moi des reves. Un reveur qui a conscience de rever (e' est
1' exception) peut affirmer cogito ergo sum o u m eme percevoir
la vrit d'une dmonstration gomtrique
2
Mais ce reveur
est priv de la mmoire squentielle qui, conjointement a la
conscience, constitue le moi veill, et done il ne possede
qu'un seul des deux lments ncessaires. Un reveur qui n'a
pas conscience de rever (c'est la regle) ne possede aucun de
ces lments. Une fois veill, il peut se souvenir du reve,
mais tour comme, pour Descartes, le souvenir d'une intui-
tion n'a pas le meme statut que l'intuition elle-meme, le sou-
venir prsent d'un revene saurait faire que le reveur ait pos-
sd, dans le reve, un moi. La chose qui pense du moi
cartsien peut ventuellement rester prsente aussi bien dans
1' tat veill que dans 1' tat de reve, mais elle peut aussi etre
absente du sommeil, meme si elle est indirectement recou-
vre par le souvenir.
Lire ici quelque prsage de la scission du sujet chere au
vingtieme siecle serait anachronique, car la proccupation de
Descartes est la certitude, et non la nature du sujet. On peut
toutefois dire que l'unit du moi est normalement associe a
l' tat de veille, puisqu' elle dpend d'une forme de conscience
rarement prsente dans les reves. Ainsi le sommeil, le reve et
leurs relations avec la mmoire entralnent-ils des anomalies;
ils reprsentent un rsidu imparfaitement assimil.
l. Mditation sixieme >>, ibid, p. 334.
2. Discours de la mthode , ibid., p. 152.
Le paradoxe et le paradigme 11
Ces anomalies expliquent l'emploi par l'Encyclopdie du
mot bizarre >> : Le songe est un tat bizarre en apparence,
ou !'ame a des ides sans y avoir de connaissance rflchie. >>
Bizarre, non paree que le contenu des reves est incohrent ou
trange, ni paree qu'il existe des perceptions sans objet que
1' esprit ne maltrise pas. Ce qui est considr comme bizarre
est que !'esprit puisse avoir des ides, alors qu'il n'a pas
conscience de lui-meme. Au milieu du dix-huitieme siede,
on est toujours dans la tradition cartsienne et 1' on sait peu
de choses encore sur la nature du sommeil
1

Au dbut du dix-neuvieme siecle, des physiologistes
comme Bichat et Cabanis donnent des descriptions orga-
niques cohremes de la nature du sommeil et de ses degrs.
La question mtaphysique de la nature du moi ne les int-
resse pas, et leur dmarche est pour ainsi dire oppose a celle
de Descartes: Observons les phnomenes, analysons les rap-
ports qui les unissem les uns aux autres, sans remonter a leurs
causes premieres
2
)) Cependant, un dictionnaire mdica! voit
toujours dans le reve un tat anormal : Les songes sont,
comme le somnambulisme, le produit d'un exercice incom-
plet des facults intellectuelles pendant un sommeil peu pro-
fond; ce sont de vritables anomalies de cet tat
3
, et des
philosophes, comme Maine de Biran, continuent de s'int-
resser aux problemes mtaphysiques qui sous-tendent ces
themes. Enfin, il devient plus urgent de s' occuper de l' en-
semble de ces questions lorsque, apres Mesmer, des formes
tranges de sommeil appeles somnambulisme naturel >> o u
magntique sont portes a 1' attention du public. En quoi
ces sommeils sont-ils tranges? Et pourquoi d'autres phno-
menes telle l'hallucination, souvent associe au sommeil,
sont-ils tenus pour pathologiques?
l. L'article de !'Encyclopdie reprend, en le modifiant, le critere cartsien de la
cohrence pour distinguer entre le reve et la ralit.
2. F.-X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, d. L. Cerise,
Masson, 1866, p. 55.
3. Encyclopdie mthodique. Mdecine, XIII, 1830, p. 73, article sign Bricheteau.
12
Vies secondes
Une premiere bauche de rponse dairera d'emble les
relations entre les phnomenes du sommeil, du rve, de la
veille, de la mmoire, de la crativit, et de la folie. Elle pren-
dra la forme d'une description du paradigme du sommeil
et de la veille qui prdomine au dix-neuvieme siede
1

T out d' abord, le sommeil et la veille sont poss comme
deux tats distincts qui alternent, dans un cyde quotidien.
Les rves appartiennent au sommeil, bien que cet tat puisse
galement tre profond et par consquent sans rve. L' tat de
veille se caractrise par la conscience et par la possibilit de
se souvenir volontairement d' tats veills antrieurs, que ce
soit avant ou apres la derniere priode de sommeil. Le som-
meil, lu, se caractrise normalement par 1' absence de la
pleine conscience et 1' absence de souvenir volontaire. Les
liens entre ces deux tats distincts sont peu nombreux : dans
les rves, les gens, les lieux ou les objets qui ont t pen;:us
dans la vie veille peuvent appara'tre de maniere involon-
taire; dans la vie veille, les rves sont le plus souvent oublis
et considrs comme incohrents o u bizarres. En d' autres
mots, lorsqu'une quelconque relation existe entre les deux
tats, elle dpend de la mmoire, bien qu'il y ait de grandes
diffrences entre les formes de remmoration qui peuvent
exister d'un tat a I'autre. Se souvenir, nanmoins, n'entame
aucunement le caractere fondamentalement distinct des deux
tats.
La distinction entre les deux tats et leur alternance tant
toutes deux fondamentales, il s' ensuit que tout tat qui
implique soit la ccexistence de la veille et du sommeil, soit la
persistance excessive de I'un des tats, est pers:u comme anor-
mal, voire pathologique. Le somnambulisme naturel, par
exemple, ou la transe hypnotique ressemblent a I' tat de so m-
l. Par paradigme , j' entends ici un ensemble de relations entre des concepts
nommant des expriences; si la description de ces relations est vraie pour 1' es-
sentid, alors le paradigme aura un pouvoir explicatif. Pour le terme, je suis bien
sur redevable a Kuhn (The Structure ofScientific Revolutions, 1962), meme si je
ne l' emploie pas id selon sa dfinition.
Le paradoxe et le paradigme 13
meil en ceci que les vnements qui ont eu lieu sont habi-
tuellement oublis a u rveil. Mais ils ressemblent aussi a 1' tat
de veille, par le fait qu'une mmoire squentielle existe, d'un
pisode somnambulique a l'autre ou d'une transe a l'autre.
L'hallucination, selon Esquirol, est un rve a 1' tat de veille.
Un alin qui dlire peut tre considr comme dans un tat
permanent de sommeil. Dans les cas dnomms double
conscience ou ddoublement de personnalit , une per-
sonne peut ne pas avoir conscience de son autre existence,
laquelle, oublie, ressemble a un rve. T ous ces tats boule-
versent la distinction o u 1' alternan ce, poses comme la
norme.
Enfin, la veille, l' activit consciente sont lies a la raison et
a la matrise; a ce titre, on leur accorde de la valeur. Le som-
meil et le rve sont peut-tre ncessaires, mais ils sont vg-
tatifs et automatiques , ce qui leur enleve toute valeur. Le
sommeil est tenu pour un tat intellectuellement strile. Les
exemples d'activit apparemment cratrice, ou la rsolution
de problemes pendant le sommeil, sont des curiosits, des
exceptions qui ne sont la que pour confirmer la regle.
Ce paradigme sert a expliquer le regroupement, au dix-
neuvieme siecle, de tout un ensemble de phnomenes du
sommeil qui comprend les images hypnagogiques, le som-
nambulisme naturel ou magntique, la catalepsie et I'hallu-
cination. La psychiatrie aurait peut-tre du mal, de nos jours,
a se retrouver dans une telle classification, mais ce sont la les
phnomenes du sommeil (pour reprendre une expression
utilise par Maine de Biran, puis par Balzac et Nodier) que
de nombreux travaux ne cessent de traiter ensemble. 11 en va
ainsi, par exemple, de 1' ouvrage sur le rve le plus lu, sans
doute, avant Freud (qui y fait souvent allusion dans Die
Traumdeutung) : Le Sommeil et les reves
1
du polygraphe Alfred
l. Alfred Maury, Le Sommeil et les reves, tudes psychologiques sur ces phno-
melles et sur les divers tats qui sy rattachent, suivi de Recherches sur le dveloppe-
ment de l'instinct et de l'intelligence dans leurs rapports avec le phnomene du som-
meil, Didier, 1861.
14 Vies secondes
Maury. Publi en 1861, ce livre conna:tra trois rditions
(1862, 1865 et 1878). Orles tats qui Se rattachent au
reve sont l'hallucination, l'alination mentale et notamment
le dlire, le somnambulisme, l'extase, l'hypnotisme, la cata-
lepsie, le mesmrisme. Except le somnambulisme, la plupart
de ces phnomenes ne sont guere aujourd'hui relis au som-
meil (l'hallucination ne 1' est que pour les hallucinations hyp-
nagogiques). Mais l'ouvrage de Maury est loin d'etre le seul
ou ces phnomenes se trouvent rassembls
1
, et jusqu'a la
these de Pierre Janet, L'Automatisme psychologique, essai de
psychologie exprimentale sur les formes infrieures de l'activit
humaine (1889), ou le meme groupement se retrouve, moins
centr sur les reves et augment des phnomenes de mdium-
nit. Ce que Maine de Biran, en 1809, appelle les phno-
menes du sommeil recouvre un ensemble qui varie peu pen-
dant tout le dix-neuvieme siecle. Il nous arrivera, dans les
pages qui suivent, de dsigner tout cet ensemble par le seul
mot de reve, qui ne dsignera done pas uniquement les reves
nocturnes.
A l'intrieur de cet ensemble, l'accent est mis sur l'un ou
1' autre de ces phnomenes, selon les priodes. Le somnam-
bulisme sous une forme ou sous une autre, occupe le siecle
entier, et restera un terme d pour Flournoy en 1900. Mais
a partir de 1830 environ, ce sont les tudes sur l'hallucina-
tion qui prennent la premiere place, avant de la cder a
nouveau au somnambulisme, devenu hypnotisme , et au
ddoublement de la personnalit . Ces variations sont par-
ticulierement sensibles quand on lit des tudes portant sur
des personnages historiques : en 1825, Jeanne d'Arc est cen-
se etre sujette a u somnambulisme o u a 1' ex tase; dans les
l. L'ouvrage de Brierre de Boismont (1 845) sera rdir en 1852 er 1862. Le
riere de cene rroisieme di rion esr Des hallucinations o u Histoire raisonne des appa-
ritions, des visions, des songes, de l'extase, des reves, du magntisme et du somnam-
bulisme (Bailliere, 1862) ; cf. galement : M. Simon, Le Monde des rves: Le Reve,
l 'hallucination, le somnambulisme et /'hypnotisme, l'illusion, les paradis artificiels, le
ragle, le cerveau et le rve, Bailliere, 1888.
Le paradoxe et le paradigme 15
annes 1830, elle souffre d'hallucinations; dans les annes
1890, elle est devenue hystrique
1
De meme, Pinel en 1818
met l'hypothese que Socrate souffrait de catalepsie et, en
1836, Llut cherche a dmontrer qu'il tait victime d'hallu-
cinations. Dans notre travail, les intituls des parties et des
chapines reflereront, dans la mesure du possible, ces varia-
tions. Mais ni ces titres, ni les dates donnes ne tmoignent
de la prdominance exclusive du sujet voqu. Un certain
chevauchement est invitable.
Notre point de dpart chronologique n'est pas une date
prcise, mais se situe fin dix-huitieme, dbut dix-neuvieme.
Les textes du dix-huitieme restent des points de repere pour
les mdecins et les philosophes qui crivent au tournant du
siecle. Ainsi, l'exemple d'un clerc somnambule, qui appara:t
pour la premiere fois dans l'Encyclopdie, est repris par Pinel,
Maine de Biran, Deleuze et Bertrand. Le terminus ad quem,
cependant, est Die Traumdeutung, publi en 1900. Non seu-
lement a cause de la date, mais paree que cet ouvrage pose
une question diffrente. Les mdecins et penseurs, de Maine
de Biran a Hervey de Saint Denys (1867) et au-dela, ont tous
la meme proccupation : Comment les reves se forment-ils ?
De quoi sont-ils faits? Les questions : Que signifient-ils?
Comment peuvent-ils etre interprts? >> ne sont guere
poses que dans les Clefs des Songes >> populaires.
Les phnomenes du sommeil >> o u les tats seconds dcrits
ici ont en commun 1' clipse total e o u partielle du m o
conscient, quelquefois en faveur de ce qui semble etre un
second >> moi. O u, pour 1' exprimer autrement, ils impli-
quent tous une partie du moi dont le moi veill, normal,
celui de la vie de tous les jours, n'a pas forcment conscience.
Entrer en contact avec cette partie du moi peut etre inoffen-
l. Un aurre exemple serair celui des ursulines de Loudun. Cf. F. P. Bowman,
Les possds de Loudun au XIX' siecle Srphane Michaud d., Du visible a !'in-
visible : Pour Max Milner, 2 vol., Corti, 1988, 1, p. 123-136.
16
Vies secondes
sif, comme dans les reves nocturnes, ou indsirable, lors-
qu' elle conduit a 1' alination et clipse plus o u moins la
conscience, mais on peut galement la tenir pour cratrice.
Une question fondamentale est de savoir si le reve implique
un processus (( infrieur )) o u (( automatique , a garder bien
spar des facults suprieures , qui, elles, sont diriges par
la volont consciente et l'intelligence. Un tel point de vue
sera aussi bien celui de Maine de Biran au dbut du si?xle
que celui de Janet a la fin, et il restera celui de presque tous
les philosophes et mdecins. Certains crivains par contre, a
commencer par Charles Nodier, accordent a l'activic oni-
rique une valeur dpassant celle de la conscience normale .
Et bien que, parfois, de nombreux themes soient communs
a la mdecine et a la littrature, cette question semble avoir
t aborde par chaque groupe de maniere spare, sans que
1' on ait tent une synthese.
Si je n'ai pas employ, jusqu'a prsent, les termes d'in-
conscient, de prconscient ou de subconscient, et si je les
vite aussi dans bien des chapitres de ce livre, ce n' ese pas
paree que je erais a une lecture (( innocente )) qui effaeerait
comme par magie les apports du vingtieme siecle. Mais, si
l'on veut que les textes du dix-neuvieme nous parlent de leur
temps qui, a de nombreux points de vue, est le berceau du
ntre, il faut s' efforcer de les lire dans leur contexte, ce qui
veut dire viter de reeourir a des notions et a un vocabulaire
du vingtieme siecle, lorsqu'ils peuvent preter a confusion.
Explorer les corrlations entre les perceptions obscures , les
facults passives de Maine de Biran, et 1' ineonscient
serait 1' objet d' une tout aune tude; mon souci ici ese de pr-
senter sa pense sur le sommeil et le reve aussi clairement que
possible dans son contexte historique. Les outils d'investiga-
tion, e' est-a-dire les mthodes de lecture, seront cependant
ceux d'aujourd'hui. A supposer que cela fut possible, il serait
absurde de lire les textes mdicaux, littraires ou philoso-
phiques du dix-neuvieme avec les yeux d'un Sainte-Beuve ou
d'un Faguet. Mes lectures sont forcment personnelles, et de
Le paradoxe et le paradigme
17
mon temps, mais elles tenteront de laisser parler les textes
sans faire un usage excessif des eatgories du vingtieme siecle.
Les doeuments examins, se ramifiant dans l'oeeultisme et
la mystique, traversant les frontieres entre psychologie, mde-
cine, philosophie et littrature, ont une qualit tres centri-
fuge. Certaines lacunes sont invitables. Je n'ai pas tent
d' erire une histoire complete du sommeil o u du reve a u dix-
neuvieme siecle
1
, mais de suivre un fil directeur a travers les
champs de la mdecine, de la philosophie et de la littrature.
]'espere avoir apport assez d'lments nouveaux, ou bien
avoir trait les anciens de maniere suffisamment diffrente,
pour que ce livre puisse veiller un cho chez ceux dont le
champ est autre. J'ai crit un ouvrage qui s'efforce d'etre
interdisciplinaire, en partie paree que j'ai souvent t stimul
par des paroles ou des lectures sans lien vident avec mes pr-
oecupations du moment : un reve s' emparant des restes
diurnes apparemment insignifiants peut les intgrer a son tra-
vail crateur. Ces Vies secondes deviendront-elles a leur tour
un reste diurne pour d' a u tres ?
l. Ma dette envers H. Ellenberger, Histoire de l dcouverte de l'inconscient
(Fayard, 1994) est grande. Voir aussi : de L. L. Whyre, L 7nconscient avant Freud
(Bibliotheque scientifique, Sciences de I'Homme, Payot, 1971); de P. Pachet,
Nuits troitement surveillles (Le Chemin, Gallimard, 1980) ; La Force de dormir
(NRF Essais, Gallimard, 1988) et de Y. Ripa, Histoire du rve: regards sur l'ima-
ginaire des r ~ a i s au XIX' siecle (Oiivier Orban, 1988).
1
LES YEUX FERMS
Somnambulisme magntique,
somnambulisme naturel
- Je vous affirme que Sraphita exerce sur
moi des pouvoirs si extraordinaires que je ne
sais aucune expression qui puisse en donner
une ide. Elle m'a rvl des choses que moi
seul je puis connaitre.
- Somnambulisme! dit le vieillard.
BALZAC
Sraphtta
Somnambulisme : ce mot a lui seul semble une explica-
tion suffisante aux pouvoirs tranges de Sraph1ta, et les lec-
teurs de Balzac sont censs le comprendre sans peine. Il
couvre dja bien plus que son acception premiere marcher
pendant le sommeil . Le locus classicus des tout premiers crits
sur le somnambulisme est 1' artide de 1' Encyclopdie , en 17 64 :
L' on a donn le no m gnrique de somnambulisme a une
espece de maladie, d'affection, ou incommodit singuliere,
qui consiste en ce que les personnes qui en sont atteintes,
plonges dans un profond sommeil, se promenent, parlent,
crivent, et font diffrentes actions, comme si elles taient
bien veilles, quelquefois meme avec plus d'intelligence et
d' exactitud e; e' est cette facult et cette habitude d' agir
endormi comme veill, qui est le caractere distinctif du som-
nambulisme '.
l. Encyc/opdJ.e (1751-1780), a. Somnambulisme , 1764.
22
vtes secondes
A ir endormi comme veili : deux des points du para-
d. dflni -la sparation du sommeil et de la veilie, 1' al-
Ig d , d. '
ternance de ces eux etats- sont contre Jts par cette espece
de maladie .Bien que l'Encyclopdie le range dans la rubrique
Mdecine , Pinel n'indut pas le somnambulisme parmi les
maladies recenses, en 1798, dans sa Nosographie philoso-
phique
1
- chose curieuse, car il s'intressait aux reves
2
Il ne
le ctera que dans la seconde dition, en 1803, ou il le dfi-
nit comme une nvrose des fonctions crbrales , une ver-
sion plus intense du reve :
L'imagination, durant les songes ordinaires, peut rappeler
avec plus ou moins de force les objets qui l'ont vivement frap-
pe; mais si, dans cet tat, 1' excitation est assez vive pour
qu'on se livre au mouvement meme dont on a I'habitude, que
les musdes soient soumis a l'influence de la volont, qu'on
sorte de son lit, qu'on marche, qu'on parle ou qu'on renou-
velle m eme les fonctions qu' on a coutume de remplir durant
la veille, on est alors ou noctambule
3

-
l. Nosographie philosophique ou La Mthode de l'analyse applique a la mide-
cine, Maradon, 1798.
2. Il a traduit l'ouvrage de William Cullen, Noso!ogy 0775), dans lequelle
somnambulisme apparait ( Ordre IV. Vesaniae, Genre L VIV SOMNIUM ,
incluanr ; Somnambulismus ... Hypnobatasis ... Noctambulatio ... Ephialtes ...
Incubus) ; Apparatus ad nosologiam methodicam seu synopsis nosologiae methodi-
cae in usum studiorum, Amsterdam, 1775, p. 221. Dans les ditions suivanres,
SOMNIUM est devenu NEIRODYNIA. In so m no imaginario vehementior vel
molesta et le somnambulisme est oneirodynia (activa) excitans ad ambulatio-
nem, et motus varios G. Thompson, Noso!ogica methodica: Auctore Guliefmo
Cu!fen, dimbourg, Carfrae, 1820, p. 124). Une autre Noso!ogie clebre au dix-
huitieme siecle ese celle de Sauvage, qui range le somnambulisme dans la classe
Vlii Vesaniae , Ordre I Hallucinations ; Nosofogia methodica sistens Morbo-
rum c!asses, Amsterdam, 1768, II, p. 150.
Pinel a crit sur les reves dans la Gazette de San t, 30 ( 1 787) ; ses points de vue
sonr essenriellemenr hippocratiques. ). Poste! (Genese de la psychiatrie: Les Pre-
miers crits de Phi!ippe Le Sycomore, 1981, p. 177-180) suggere que l'ab-
sence du somnambulisme dans la premiere dition peut s'expliquer par la brie-
vet du texte (due a la pnurie de papier sous le Direcroire et a la ncessit pour
Pinel de publier rapidemenr), par son dsir de ne pas sembler plagier Cullen, et
par sa tenrative de lier la nosographie du dix-huitieme siecle a son exprience asi-
laire (lettre a l'auteur, 8 sept. 1 993).
3. Nosographie philosophique ... , !803, III, p. 140-148.
D
l
0 \) l...t_to.
-/'. AJ <...\ L.;
Les yeux ferrns 23
11 note aussi un certain rapport entre un acces de manie
sans dlire, et l' es pece d' excitation nerveuse que le somnam-
bule prouve pendant la nuit , et donne 1' exemple d'un jeune
homme su jet a des atraques de somnambulisme :
[Il] avait un regard vif et anim [ ... ], la plus grande agilit
dans les membres, des reparties saillantes dans les entretiens
qu'on se faisait un jeu d'avoir avec lui. Dans la journe et
durant 1' tat de veille, il tait, en gnral, morne, taciturne,
et paraissait bien infrieur, pour les facults de 1' entendement,
a ce qu'il tait dans ses illusions nocturnes
1

.. cet
exemple ressemble dja au ddoublement de la personna-
lit , avant que le concept n' existe. Pour Pinel, cette sorte de
(( reve est li a la folie m eme si, parfois, l' acces de somnam-
bulisme est crateur :
homme [ ... ] s'tait exerc en vain un certain
jour a rendre plus corrects plusieurs vers qu'il avait
composs. Il se leve pendant la nuit, ouvre son secrtaire,
crit et rpere souvent a haute voix ce qu'il venait d'crire,
en s'applaudissant lui-meme et en poussant des clats de rire,
exhortant meme un de ses amis qui tait prsent d'applaudir
avec lui; il ferme ensuite son secrtaire, se remet dans son lit,
et prolonge son sommeil jusqu'au moment ou on vient
1' veiller, ignorant pleinement ce qui s' tait pass. Le lende-
main, i1 se rappelle avec inquitude I'incorrection des vers du
jour prcdent; il visite son manuscrit, et il trouve remplies
les !acunes qu'il avait laisses: plein de surprise, et ne sachant
si e' tait l' effet de son bon o u de son mauvais gnie, il
demanda a ses amis, qui poussaient des clats de rire, de lui
dvoiler ce mystere: ils ne parvinrent qu'avec peine a lui per-
suader que c'tait durant son sommeil qu'il avait rempli cette
tache difficile
2

l. !bid., p. 141.
2. !bid., p. 142.
24
Vies secondes
Pinel observe bien, mais explique peu. Que la manie et
le rravail de cration se trouvent paradoxalement runis dans
une seule et meme maladie ne l'intresse pas. Quand il en
vent, apres 1' expos des cas, a une description gnrale du
somnambulisme, i1 se contente de noter :
La plupart [des somnambules] rpetent les actions fami-
lieres dom ils ont I'habirude; d'autres exercem plus spciale-
ment leurs facults sur des objers du domaine de l'intelli-
tels que la posie, la musique, les marieres sciemifiques
\,.::: font leur occuparion dans 1' tat de veille '.
La volont serait capable de faire se mouvoir les musdes
pendant le sommeil : cene contradiction implicite ne lu ins-
pire qu'un dbut d'explication : dans le somnambulisme,
1'imagination est stimule a un degr plus fort que dans les
reves ordinaires; les habitudes peuvent alors reprendre le des-
sus. Que le somnambule puisse accomplir certaines actions
les yeux ferms ne le proccupe pas davantage.
En 1821, le Dictionnaire des sciences mdica/es se propose,
lu, d'expliquer ce phnomene. L'auteur de l'artide s'arrete a
des points de terminologie (prfrant le terme: so,.mno-vigil),
._mis dfinit le somnambulisme comme un.jtat !J!.t:un-
u
diaire entre la veille et le sommeil, dans lequel la mmoire,
t.magination et les sens sont dans une sorte d'exercice impar-
ait o u d' activit part elle
2
. L'imagination et la mmoire-
U'tot que la perception directe- prsentent des objets au
somnambule, lequel agita la maniere d'un pilote qui dirige-
rait un bateau en se contentant de lire une carte. Certaines
actions peuvent alors sembler mal a propos. Le reve et le som-
nambulisme sont tous deux anormaux : puisque le sommeil
est une fonction ngative particuliere a la vie de relation , il
l. !bid, 146-147.
2. Dictionnaire des sciences mdica/es, 1821, LII, p. 117. Article sign Louyer-
Willermay.
Les yeux ferms
Sc/x
25
met tous les organes ayant trait a cette vi e de relation (les
relations avec le monde, par l'intermdiaire des sens) en tat
d'intermittence. Tout phnomene qui rompt cette intermit-
tence - reve ou somnambulisme- enfreint du meme coup
les lois physiologiques et par consquent releve de la
pathologie.
De ces phnomenes relevant de la pathologie , nul ne
sera plus discut que celui du somnambulisme magn-
tique , issu du mesmrisme. En 1825, l'Acadmie de Mde-
cine de Pars s'interroge : convient-il, oui ou non, de se pen-
cher a nouveau sur le magntisme animal? En demandant
une nouvelle Commission (la Commission Royale de 1784 '
avait examin et condamn le mesmrisme), le docteur Bus-
son met 1' accent sur les diffrences entre le mesmrisme
d' alors et le somnambulisme de maintenant : ni les pro-
cdures, ni les effets, ni les thories avances ne sont les
memes
2
L' volution de ces diffrences peut se lire dans
deux ouvrages du marquis de Puysgur. Le premier, Mmoi-
res pour servir a l'histoire et a l'tablissement du magntisme
animal
3
(1786), porte encore la trace de l'influence directe
de Mesmer, influence beaucoup plus discrere dans le second,
Recherches, expriences et observations physiologiques sur
l'homme dans l'tat de somnambulisme naturel et dans le som-
nambulisme provoqu par l'acte magntique
4
(1811) . L'ex-
pression meme de magntisme animal est remplace par
somnambulisme .
Le parallele avec le fluide de Mesmer est vident dans
l'une des premieres expriences menes par Puysgur. Pour
dterminer si les sujets magntiss sont influencs par ce
qu'il appelle l' lectricit artificielle , illes place sur une dalle
l. Cf. Ellenberger, Hisroire de la dcouverre de l'inconscienr, op. cit., p. 96-
97.
2. Le G/obe, 17 dc. 1825, p. 1029.
3. Armand Marie-Jacques de Chasrener, marquis de Puysgur, Londres, 1786.
(Reproduir en fac-simil: Rhadamanrhe, Toulouse, Privar, 1986.)
4. Denru, 1811.
"
26
Vies secondes
de rsine, le gatea u, et utilise sa machine pour les charger
d' lectricit. Ils prouvent comme a 1' accoutume une sensa-
tion de chaleur dans la tete; il tire d' eux des tincelles et, s'il
utili,se.... ne uteille de Leyde pour leur administrer des
, ils se plaignent de douleurs et, des lors, ne
se avec peine a de nouvelles expriences. Un des
sujets, qui a malgr tout accept d'etre connect a la machine
sans erre isol, ressent alors le fluide circuler a l'intrieur de
lui, sans douleur.
Un autre accessoire est rest clebre: l'arbre magntis, sur
la place du petit village de Buzancy :
Au centre de la place se dressait un immense et tres bel
orme [ ... ]. Les paysans venaiem s'asseoir sur les bancs de
pierre emouram l'arbre. Autour du tronc et des ma!tresses
branches taiem fixes des cordes dom les malades enrou-
laiem les extrmits aux endroits douloureux de leur corps.
Au dbut de la sance les malades formaient une cha!ne en se
tenam par le pouce. lis semaiem alors, plus ou moins imen-
smem, le fluide circuler a travers leurs corps. Au bout d'un
certain temps, le ma!tre ordonnait de rompre la chalne et
demandait aux malades de se frotter les mains. 11 en choisis-
sait alors quelques-uns chez qui il provoquait la crise par-
faite en les touchant avec sa baguette de fer. Ces sujets, pro-
mus au rang de mdecins , faisaiem le diagnostic des
maladies des autres et prescrivaiem les traitemems. Pour les
dsenchanter , Puysgur leur ordonnait d' embrasser l' arbre,
ce qui les rveillait aussitot, sans leur laisser aucun souvenir
de ce qui s'tait pass
1

Plus tard, Puysgur abandonne tous ces instruments (le
dernier utilis tant une rige de verre avec laquelle il tou-
chai t}) les patien ts), et se limite a u toucher et a la paro le. Il
affirme qu' aucun appareil n' est ncessaire, et que la d pour
induire le sommeil magntique est la volont du magnti-
l. Ellenberger, op. cit., p. 102.
Les yeux ferms
27
seur
1
Un pas est franchi, de la confiance accorde aux
mthodes physiques vers le contact de personne a personne.
Le phnomene le plus souvent associ aux cures de Mes-
mer est celui des convulsions (prfiguration, peut-etre, des
dmonstrations publiques de l'hystrie par Charcot, un siecle
plus tard). Ceux qui souffraient de convulsions taient
conduits dans une chambre de crises , que Puysgur,
oppos a cet aspect de la pratique de Mesmer, appelle un
enfer a convulsions . La distinction faite ici, entre crise et
convulsion, est la d de la diffrence fondamentale dans la
dmarche des deux hommes. Le mot crise , en mdecine,
s' emploie pour un moment de changement dcisif, pour le
meilleur ou pour le pire, dans l'volution d'une maladie. Des
symptmes plus o u moins intenses 1' accompagnent. Les
convulsions sont des mouvements musculaires violents et
incontrls, souvent spasmodiques. Selon Puysgur, elles ne
devraient appara!tre que pendant que le magntiseur opere,
etre breves, et ne pas se rpter trop souvent. Abandonner
des patients convulsifs a leur sort est dangereux :
Je n'entends pas par crise un tat convulsifni dsordonn:
j' entends a u comraire un tat de sommeil physique, dont la vue
seule peut donner une ide : je redoute autant que personne
l'tat de convulsions, et crois que le vritable but d'un magn-
tiseur doit etre de les faire cesser, quand elles existent
2

Ailleurs, il dcrit une crise comme un tat calme et
tranquille, qui n' offre aux regards sensibles que le tableau du
bonheur et du travail paisible de la nature pour rappeler la
san t. Ce qui n' exclut pas la souffrance physique, ncessaire
pour la gurison et quelquefois douloureuse au possible, mais
le corps souffre sans que l'esprit en soit affect.
L' tat de sommeil physique qui sera appel somnam-
l. Recherches . .. , p. Il, XII et 105.
2. !bid., p. 50.
/'A o ()J\ N'-"0
1
28
Vies secondes
bulisme magntique s' accompagne de phnomenes nou-
veaux : les patients plongs daos cet tat sont capables d' ta-
blir un diagnostic, et meme de prdire 1' volution de leur
propre maladie (c'est la pressensation). Le cas suivant est
dcrit dans une lettre res;ue par Puysgur. Il s'agit d'une
atraque de folie, qui prsente les memes caractristiques
que les cures magntiques :
tant ali d'ner chez M***, il me pria de magntiser une
jeune femme, filie de son cuisinier, qui avair des atraques de
folie; il me dir que dernierement elle avair couru la ville, a
une heure du matin, un sabre d'une main, et une pe de
1' a u ere; qu' elle tair daos une fureur telle que persono e ne
pouvait l'approcher, et que, revenue a elle, il ne lui tait rest
aucun so u venir de ce qu' elle avait fait. A peine 1' eus-je tou-
che, qu'elle s'endormit paisiblement. Ses premieres paroles
furent :fe suis perdue, je n 'ai plus qu 'un an et quelques jours a
vivre ... Lui ayant alors demand la cause de sa maladie, elle
die : ce sont quatre gros vers qui me rongent vers le CtEUr. Elle
rpta encare qu'elle tait perdue. Sans me laisser effrayer de
ses alarmes, je la pressai de chercher un remede; aussitt elle
s'cria : j'en vois un. Mettez dam un verre, un doigt d'eau, tei-
gnez-la avec du vinaigre rouge, jetez-y une pince de cendre, rem-
plissez le vierre [sic} de vin veux [sic}, et foites-moi avaler cela
pendant quinze jours: cela Jera mourir les vers [ ... ]. Avanr de
la rveiller, je lu ai demand si elle serait quelque temps
encare susceptible d' prouver les effets du magntisme : elle
m'a rpondu qu'elle conserverait toujours la facult de s'en-
dormir, a cause de la dlicatesse de ses nerfs
1

Avoir la vision de sa maladie, etre capable a la fois d' en
prdire 1' volution et de se prescrire un remede : ces capad-
ts, prsentes dans le somnambulisme magntique }}' ne le
so m pas daos 1' tat de veille normal; de plus, ce dernier tat
comporte toujours l'oubli de ce qui s'est pass durant le som-
meil magntique. Cette << vision }} ou pressensation atteint
l. !bid., p. 111-113.
Les yeux ferms 29
parfois un degr surprenant de prcision; pour un ceil et
une oreille non mdicaux - et Puysgur n' tait pas mde-
cin -,le malade semble avoir la capacit de regarder a l'in-
trieur de son corps, et de dcrire ce qu'il y a vu }} de maniere
dtaille. Certains mdecins ont fait remarquer que les des-
criptions anatomiques taient inexactes, pour ne pas dire fan-
taisistes, et ont ni que les patients pussent (( voir }} a l'int-
rieur d' eux-memes
1
La question de 1' autoprescription ne
semble pas dpendre d'un savoir mdica!, mais d'une plus
large culture populaire, laquelle a du etre prsente, bien
qu'oublie (ou inavoue), a l'tat de veille dans l'esprit des
patients
2
Le plus surprenant dans les gurisons magntiques
est peut-etre la prdiction par les patients des moments cls :
la aussi, on atteint dans la plupart des cas un degr de prci-
sion saisissant. A lire Puysgur, les patients sont capables, en
tat de sommeil magntique, de puiser daos un rservoir de
connaissances sur leur tat, rservoir qui, en temps normal,
demeure parfaitement inaccessible; une fois le sommeil
induit, aucune suggestion n'est faite - la vrit sort de la
bouche du patient.
Certains malades, daos l'tat de sommeil magntique, sont
galement capables d' agir comme mdecins pour d' autres
malades, de voir leur maladie et d' en prescrire les remedes.
Puysgur les appelle des mdecins somnambules }}, et ils sont
souvent consults. Leurs pressensations }>, moins prcises
que celles qu'ils auraient pour eux-memes, n' en sont pas
moins acceptables, sous certaines conditions. Cependant, une
fois guris, leur pouvoir de diagnostiquer et de prescrire
cesse : leur don de gurisseur ne provenait que de leur mala-
die.
Les phnomenes observs daos les gurisons magntiques
l. A. Bertrand, Trait du somnambulisme et des diffrentes modifications qu 'i/
prsente, Dentu, 1823, p. 66.
2. Un mdecin, Georget, dira: Mes somo ambules ne se sont jamais ordonn
que des remedes qu' elles voyaient journellement employer (De la physiologie du
systmze nerveux, 2 vol., Bailliere, 1821, p. 286).
30
Vies secondes
illustrent la transformation qui s' opere : les mouvements phy-
siques violents cedent la place a certaines formes d'intros-
pection, qui ont pour effet de souligner davantage l'impor-
tance du langage. Un meme dplacement du physique au
psychologique se retrouve dans les ides mises en avant pour
expliquer ces phnomenes. Ainsi, en dpit de tout 1' attirail
occulte entourant les thories de Mesmer, il ne fait aucun
doute qu' en parlant de magntisme animal il postulait
l'existence d'une force physique. Il ne faut pas oublier que le
magntisme lui-meme n'tait pas totalement compris
1
, et ses
relations avec 1' lectricit ne commenceront a etre lucides
qu'autour de 1820, en France comme ailleurs
2
Le fluide
universel postul est cenes subtil, mais il est aussi physique;
il peut etre ma!tris et vhicul par des moyens physiques.
Puysgur, tout en acceptant l'existence d'un fluide, sou-
ligne dans ses travaux ultrieurs une distinction capitale :
l'agent est physique, mais ce qui le met en mouvement, ce
qui lui permet de produire ses effets, c'est la pense, et plus
prcisment encore, e' est la volont humaine :
Si done le magntisme de l'homme, en produisant de la
chaleur, rend les corps soumis a son action et saturs de son
influence, susceptibles de manifester des phnomenes sem-
blables a ceux de l'aimant, de la chaleur et de l'lectricit, ne
pourrait-on pasen tirer l'induction que l'aimant, l'lectricit,
le feu, et l'lectro-magntisme de l'homme, pourraient bien
n'etre que des rsultats divers provenant d' une meme cause?
Mais quelle est cette cause tellement identique avec ses effets,
dans les phnomenes de l'aimant, de la chaleur et de l'lec-
tricit, qu'on ne peut physiquement l'en distinguer ni l'en
l. Les phnomenes de l'aimant sont vraisemblablement produits par une
mariere subrile, diffrente de 1' air; nous disons diffirente de /'air, paree que ces
phnomenes ont galement lieu dans le vuide; mais nous ignorons absolument
la maniere dont cene machine agit. Encyclopdie, art. magntisme .
2. Cf. Le Globe, 24 ao'it 1826, Nouveaux faits d'lectricit, rapport sur une
note de l'Acadmie des Sciences sur la dviarion de l'aiguille aimante cause
par l' influence du courant d'une machine lectrique ou par l'lectricit des
nuages , p. 22.
Les yeux ferms 31
distraire? Ce n'est que dans l'acte magntique queje puis
l'apercevoir : cette cause dans l'homme est sa pense
1

Puysgur n'est nullement un scientifique. Cette transition,
de 1' explication physique a 1' explication physiologique o u
psychologique, correspond cependant a la maniere dont, aux
yeux d'un scientifique, le docteur Husson, le sujeta volu.
En 1825, dans son rapport a l'Acadmie de Mdecine, Hus-
son explique que, dans la thorie prcdente, on parlait d'un
fluide universel, cause des influences mutuelles entre les corps
clestes, la terre, les corps vivants; reten u grace a certains pro-
cds a l'intrieur des corps vivants, il pouvait erre considr
comme un remede universel, pour empecher ou gurir toutes
les maladies. A. prsent, ce fluide n' est plus considr comme
universel :
Presque tous se bornent a attribuer les phnomenes qu'ils
observent et les gurisons qu'ils disent obtenir a un fluide par-
ticulier, qui existe dans tous les individus, mais qui ne se
screte et n' en mane que sous l'influence de la volont de
celui qui veut en imprgner, pour ainsi dire, un autre indi-
vidu; e' est par cet acte de sa volont qu'il met ce fluide en
mouvement, le dirige, le fixe a son grl.
A.l'appui de cette thorie, qui peut elle aussi nous sembler
tire par les cheveux, Husson cite de rcents travaux de phy-
siologie qui paraissent rendre vraisemblables non seulement
la notion de circulation nerveuse mais aussi l'ide qu'une
telle circulation produit un champ nergtique identique a
celui cr par les objets lectrifis
3

Qu'il y ait fluide ou non, le somnambulisme souleve des
questions d'ordre psychologique : quels sont les liens entre
l. Recherches ... , Avant-propos, p. X-XI.
2. Le Globe, 17 dc. 1825, p. 1029.
3. Cabanis avait dja attir 1' attention sur les proprits animales particulieres
a l'lectricit nerveuse, irrductibles a celles du fluide lectrique ordinaire.
32 Ves secondes
somnambulisme et reve, comment une action rflchie est-
elle possible pendant le sommeil, quelle forme de conscience
est compatible avec la perte de mmoire? Questions qui tour-
nent toutes autour d'un meme phnomene- l'apparente
division du moi : la part endormie du moi apparait par-
fois plus cratrice que la part veille, ayant acces a une
connaissance dnie a u moi veill, o u procurant dans 1' tat
second des apers:us que le moi veill peut alors utiliser.
2
PHILOSOPHES ET MDECINS
L'alination consiste dans la privation abso-
lue o u la suspension de libre activit : e' est
comme le sommeil.
MAINE DE BIRAN
Familier du Cercle des Idologues que dirige Cabanis,
consult par Royer-Collard pour la prparation de ses conf-
rences, cit par Pierre Janet comme un important prcur-
seur, Maine de Biran est l'un des rares philosophes, avec
Thodore de Jouffroy, a avoir crit sur le sommeil avant
1830. Si J ouffroy s'intresse plus a la persistan ce de la
conscience pendant le sommeil, Biran se proccupe de tous
les phnomenes qui la modifient ou la suppriment : les reves,
les effets si surprenants du somnambulisme et les divers ,.
cas d'alination mentale: L'alnaton e.st cet .tat de l'ame J
et du corps ou le moi devient trt!JZger ))
Une des taches essentielles de la philosophie est, pour lui, de
circonscrire clairement les domaines de la physiologie et de
la psychologie, et les phnomenes du sommeil )) ont un rle
important a jouer dans le trac des frontieres entre les deux . ........
T out a u long de sa vi e, Maine de Biran s' est interrog sur
l. Maine de Biran, Nouvelles considrations sur les rapports du physique et
du moral _chez l'homme, CEuvres, IX, Vrin, 1990.
J
I.J;."
... 1
34
Vies secondes

' 1
la nature du moi . Le moi ne peut etre apprhend imm-
diatement, comme chez Descartes, par une pure intuition,
mais plutot par la conscience d'un effort- la sensation de
rsistance rencontre quand un mouvement est fait, que 1' ef-
fort soit musculaire ou intellectuel. La conscience de soi n'est
pas un processus semblable a 1' observation dans un miro ir o u
a une certaine distance, laquelle implique une sorte de
ddoublement interne (1' observateur et 1' esprit observ),
mais un processus analogue au sens du toucher. Le << sens
intime permet en quelque sorte de toucher le moi de l' in-
trieur.
Biran reprend sa division des fonctions de l'ame (actives,
passives) pour illustrer le contraste entre la veille et le som-
meil. Le sommeil est dfini par la cessation de la volont. Or,
en 1' absence de la volont, les processus mentaux sont des
impressions automatiques re<:ues par les sens o u par les
organes corporels (les exemples les plus vidents tant les
organes sexuels ou l'estomac), qui stimulent l'imagination,
laquelle produit alors des images lies aux stimuli varis
qu' elle re<:oit. C' est un processus purement passif - il se
droule en l' absence du moi volontaire et aucun je ne
peut lui etre rattach.
Une telle suspension de la volont, entra!nant a son tour
1' absence du moi, est caractristique des reves
1
comme du
somnambulisme. Elle est galement le principal signe dis-
tinctif de la folie. Maine de Biran propose une classification
des rves parallele a celle des maladies mentales, reprenant
trois des quatre grandes classes de 1' alination selon Pinel :
- idiotie, dmence, manie avec dlire
2

La premiere catgorie est celle des reves organiques ou
l. Les reves sont attribus a des causes organiques, plus prcisment aux sites
organiques o u il naissent, et dans lesquels se trouve une concentrarion de forces
sensirives .
2. l. Manie ou dlire gnral... II. Mlancolie ou dlire exclusif... III.
Dmence o u abolirion de la pense . . . IV. Idiorisme, ou oblirration des faculrs
intellecruelles et affecrives (Trait mdico-physique sur i'aiination mentaie, 2' d.,
Brosson, 1809, p. 493-494.
,/.
)
Philosophes et mdecins 35
affectifs . Des exemples vidents en sont les rves rotiques,
o u les rves de nourriture quand on se couche 1' estomac vide,
mais Maine de Biran place aussi le cauchemar dans cette cat-
gorie. Cette sorte de rve correspond a 1' idiotie, lorsque le moi
est endormi et que les organes sensitifs seuls sont actifs.
La deuxieme catgorie est celle des rves intuitifs ou
visions . Le mot intuitif, ici, est pris dans le sens particu-
lier a Biran, en rfrence au fait de voir, ou de croire qu'on
voit. Dans ces rves, le cerveau a t directement stimul au
moyen des nerfs correspondant a !' un ou a plusieurs des cinq
sens, et le rveur voit des fantomes de toutes couleurs o u
toutes formes, ou bien entend divers sons, ou touche des
objets, selon le sens stimul spontanment, sans qu'il y ait
perception relle. De tels rves se produisent gnralement
tot le matin, avant 1' veil, quand les sens externes se sont
reposs de la fatigue du jour prcdent et se prparent a agir
a nouveau. La vue est le sens le plus frquemment stimul,
car 1' reil se trouve etre le plus pro che du centre de l'imagi-
nation du cerveau. L' odorat et le gout sont peu sollicits.
Dans quelques rares cas, les reves de la deuxieme catgorie se
produisent a 1' tat veill, ce sont alors ((a proprement par-
ler des visions . Biran n'utilise pas encore le mot hallucina-
tion, qui prendra de l'importance plus tard. Cette sorte de ?
rve s' apparente a la dmence, quand le cerveau produit des
images incohrentes; la pense est et ne
-
Dans certains cas encore plus rares, la concentration des
forces, au lieu de rester pres des parties du cerveau en rela-
tion avec les sens externes, pnetre plus profondment pour
ainsi dire, jusqu'a l'organe meme de !'ame, toutes les sympa-
thies actives avec les organes sensitifs et locomobiles se trou-
vant suspendues avec la volont mme, les songes prendront
un caractere plus intellectuel et plus profond, et e' est alors
[ ... ] que les inventions les plus extraordinaires, les penses les
plus sublimes, les rsolutions de problemes les plus difficiles,
peuvent se prsenter a !'esprit dans un sommeil qui n'est

36 Vies secondes
cependant pas complet, puisqu'il en reste quelques traces,
mais toujours avec cette spontanit d'intuition qui exclut ou
prvient toute recherche, et qui se concilie avec 1' absence de
la volont o u suspension de tout effort
1
.
Ces reves intellectuels sont rares, et forment a eux seuls
une catgorie. Cabanis en avait donn des exemples, dont les
propres reves de Franklin et Condillac
2
, et Biran se rfere ici
a ce texte. Ces inventions les plus extraordinaires, ces pen-
ses les plus sublimes, ces rsolutions de problemes IeS'f;'lus
difficiles)) s' accompagnent toutes de spontanit d'intui-
tion : les facults d'attention, de perception et de jugement
qui caractrisent le moi n'entrent pasen jeu; si ces reves sont
remmors, c'est uniquement paree que !'esprit n'est pas
completement endormi.
Ces reves correspondent a la manie avec dlire, quand
cette force qui constitue la personne n' a aucune influence
sur l'imagination, ce qui fait que les images possedent leurs
propres vivacit, persistance, et profondeur. Le len entre
crativit, reve et folie ne saurait etre plus clairement affirm.
T ous trois rsultent de la reprsentation spontane, la seule
1
diffrence entre eux tant la frontiere entre veille et sommeil.
La folie (dans cecas prcis, la manie avec dlire ) rompt le
paradigme, puisqu' en elle coexistent 1' tat de veille, 1' absence
du moi conscient et la prsence d'images qui, en temps nor-
mal, n' apparaissent que dans le sommeil.
La quatrieme catgorie de reve est le somnambulisme.
Dans ce texte de 1809, Maine de Biran ne traite que du som-
nambulisme naturel, mais il est clair, a la maniere dont il en
parle, que le sujet a dja suscit de nombreuses discussions.
Biran fait tout d'abord quelques remarques sur la crdulit,
le charlatanisme, et fustige autant ceux dont les rcits ne
visent qu'a impressionner que certains somnambules qu'il a
l. Maine de Biran, Nouvelles considrations sur le sommeil, les songes et le
somnambulisme, CEuvres, V, Vrin, 1984, p. 111.
2. << Du sommeil en particulier, par. 5, in Rapports dtt physique et du moral
de f'homme, p. 597-598.
!
.\

...
l ;
Philosophes et mdecins 37
lui-meme observs, et qui apparemment avaient soigneuse-
ment rpt la scene a l' avance. Cependant il ne met pas en
doute 1' existen ce du phnomene, et done le beso in de lu
trouver une explication.
L'explication organique du somnambulisme est que,
comme dans la deuxieme classe des reves, celle des reves
intuitifs , il y a stimulation des centres nerveux les plus
proches des sens externes, ce qui peut provoquer, par
exemple, une apparence de vision, tandis que le cerveau est
en communicatioh sympathique avec les organes de la
locomotion et du langage. Ce qui est surprenant, toutefois,
est que l' action semble rflchie. Faut-il postuler 1' existen ce
de deux moi et, puisque les vnements de la nuit sont
oublis le matin, faur-il conclure que ces deux moi >> sont
distincts et ne communiquent pas entre eux? Mais, s'il y a
volont et sommeil dans le meme temps, alors la dfinition
thlme du sommeil ne saurait etre conserve. La rponse de
Biran a ce dilemme est d' analyser les actions des somnam-
bules, et de montrer que leur caractere est essentiellement
automatique. En cela, elles ressemblent a un grand nombre
de nos habitudes de la vie quotidienne; la conscience de soi
et la volont en sont absentes.
Bien que Maine de Biran soit parvenu a l'expliquer philo-
sophiquement en se rfrant a des phnomenes et a des prn-
cipes connus, le somnambulisme reste une anomalie dans son
classement. A l' encontre des autres catgories de reves,
a u cune forme particuliere d' alination ne lu correspond.
Dans les trois premieres classes de reves, le paradigme de la \
veille et du sommeil est boulevers quand les processus du
reve se produise.cu..aA.-!tatveill, et on peut alors parler de
avec le somnambulisme, le parallele ne peut
erre fait : le paradigme est dja boulevers, a l'intrieur meme
du phnomene. Pour Biran cependant, aucune explication
supplmentaire n' est ncessaire; analyss avec attention, les
phnomenes se montrent dpendre des facults passives de
l'a.me, comme dans les reves intuitifs . Il modifiera quelque
- 1 ,_....._, -
38 Vies secondes
peu cette position dans une discussion ultrieure sur le som-
nambulisme magntique.
Maine de Biran s'y est intress en lisant I'Histoire critique
du magntisme animal, de Deleuze (18'13). Cet auteur aborde
les phnomenes associs au somnambulisme magntique
d'une maniere assez pragmatique; illes limite a cinq : la capa-
cit de voir les yeux ferms, de ne plus entendre d'autre voix
que celle du magntiseur, de percevoir le fluide magntique,
de conna!tre la cause de la mala die prsente, d' avoir des pres-
sentiments ( pressensations )de la maladie a venir. Ces ph-
nomenes sont peut-etre incomprhensibles, mais ils n' en exis-
tent pas moins. Deleuze les dcrit de maniere dtaille, et
note qu'un trait essentiel se retrouve toujours :
Lorsqu'il rentre dans l' tat naturel, il perd absolument le
souvenir de toutes les sensations et de toutes les ides qu'il a
eues dans l' tat de somnambulisme; tellement que ces deux
tats sont aussi trangers !'un a l'autre, que si le somnambule
et l'homme veill taient deux erres diffrents
1

Selon lui, aucun cas n' a t observ o u la mmoire ait t
conserve. Ce critere tablit done une diffrence entre le som-
meil et le somnambulisme, entre les expriences sensorielles
du somnambule et les reves.
Comment expliquer de tels phnomenes? Deleuze pro-
pose une explication qui, si elle n'est pas exacte, n'a pas du
moins l'inconvnient d'etre oppose aux lois de la physiolo-
gie . Les impressions sensorielles normales sont transmises
au cerveau par l' intermdiaire des organes externes, les yeux
par exemple, et les nerfs; cependant :
ans l'tat de somnambulisme l'impression est communique
au cerveau par le fluide magntique. Ce fluide, d'une extreme
tnuit, pnetre tous les corps, lorsqu'il est pouss par une
. Deleuze, Histoire critique du animal, 2' d., Mame, 1819,
p. 1-&6-187.
Philosophes et mdecins 39
force suffisante, et il n'a pas besoin de passer par le canal des
nerfs, pour parvenir au cerveau.
Ainsi le somnambule, au lieu de recevoir la sensation desQ
objets visibles par l'action de la lut;nieresur les yeux, la rec;:oit
immdiatement par cetle du fluiae mag'etique, qui agit sur
l'organe interne de la vision . ,
La facult que semblent avoir les somnambules de savoir
une infinit de choses qu'ils ignorent dans 1' tat de veille a
t explique par l'instinct, note Deleuze, mais c'est une qua-
lit occulte dont il prfere se passer :
Il n' est nullement prouv que dans l' tat de somnambu-)
lisme on ait des connaissances qu'on n'avait point dans l'tat
de veille : on a seulement des sensations infiniment plus dli-
cates, un souvenir distinct de tout ce qu'on a su et de tout ce
dont on a t affect, et une grande facilit a faire des com-
binaisons; e' en est assez pour produire des rsultats tres sin-
guliers2.
A l'tat de veille, les sensations prsentes nous empechent
d' avoir acces a ces souvenirs, aux traces laisses par tous les
vnements de notre vie. Dans le somnambulisme, cet acces
est rendu possbTe. - "'-- -----
Si'1\1a'ie de Biran semble s'accorder avec Deleuze au sujet
de la mmoire, il n' accepte pas sa thorie du fluide. Postuler
que le fluide magntique transporte les impressions direc-
tement aux organes internes ne permet pas de rpondre a la
question : comment l'me pourrait-elle etre trangere a ce
qu' elle fait et pense? Maine de Biran reprend les exemples,
dcrits par Deleuze, de somnambules qui parlent d' eux-
memes comme si leur moi veill tait quelqu'un de tout a
fait diffrent de leur moi somnambule.
Ainsi une certaine Madame N***, ayant perdu toute sa for-
l. !bid, p. 189-190.
2. Jbid., p. 190-191.
40
Ves secondes
tune, dcide de faire du thatre, pour lequel elle manifeste
un certain talent. Mais, en se prparant a ce projet, elle est
tombe malade, et dans l' tat somnambulique elle le dnigre :
- Pourquo done vou1ez-vous entrer au thatre?
- Ce n'est pas mo, c'est elle.
- Mais pourquo done ne !'en dtournez-vous pas?
- Que voulez-vous que je lu dse : e' est une folle '.
T outes deux se connaissent, communiquent entre elles,
savent ce que 1' autre pense mais n' en sont pas moins deux per-
sonnes spares. Si nous adoptons 1' argument que la m eme
substance ou la meme ame les constitue toutes les deux, conti-
nue Biran, alors autant admettre la position de Spinoza selon
laquelle il existe une seule substance pensante, dont toutes les
,_ penses individuelles, spares, ne sont que des modes ou des
attributs. Dans ce type d' exemples, il y a autant de diffrence
J entre Pierre et Jean et moi, qu'entre le moi veill et le moi
somnambule . Cette sparation de personnes rfute l'hypo-
d'un fluide transportant directement les impressions,
mais ne fait que soulever de nouveaux problemes : le moi som-
nambule connalt l'autre personne et la juge, comme il juge-
rait un tranger, tandis que le moi veill n'a aucune connais-
sance du moi somnambule, qui lu demeure tour a fait
inconnu, ce qui est en opposition totale avec la vie ordinaire.
A part la rfutation de la notion de flu de et l' attention
porte a ce qui sera plus tard appel (( ddoublement de la
personnalit , tour ce qu' avance Biran peut s' appliquer
autant au somnambulisme naturel qu'au somnambulisme
magntique. Cependant, Deleuze aborde la question de l'in-
fluence du magntiseur et de sa volont sur le somnambule,
et Maine de Biran s'interroge a son tour sur ce pouvoir inex-
pliqu : Que certains individus soient dous de cette sorte
de puissance magique, c'est ce que l'exprience semble
l. !bid, p. 188-189.
Philosophes et mdecins
41
annoncer. Meme en supposant que la plupart des phno-
menes du somnambulisme s' expliquent par une action
interne de !'ame, le probleme reste entier. Comment conce-
voir que la volont d'un individu puisse etre (( magntise))
au point que des ides, des dsirs puissent lui erre suggrs,
ou qu'on puisse lu demander d'excuter des mouvements?
C' est dans son dernier ouvrage philosophique, Nouveaux
essais d'anthropologie, rdig en grande partie en 1823, unan
avant sa mort, qu'il voque cette sorte de vertu qu' on pour-
rait dire magntique , dans un chapitre sur la diffrence du
vouloir et du dsir .
La volont tant le plus souvent incapable d' agir sur la plu-
part de nos organes internes, il est absurde d' affirmer qu' elle
puisse influencer ceux d' a u tres personnes, comme le croient
certains magntiseurs. Aucun pouvoir ne saurait remplacer
celui du moi individue!, agissant et conscient de lui-meme
comme cause de ses propres actions. Mais il n' est pas impos-
sible qu'un dsir vif et soutenu puisse produire certains
effets organiques sur quelqu'un d'autre. Ces effets ne sont pas
forcment directs; le plus souvent ils agissent par l'interm-
diaire de l'imagiP..Mion :
.,.---
La plupart des phnomenes extraordinaires, relatifs a l'in-
fluenee magntique dont on nous parle, me sembleraient
pouvoir se rapporter naturellement aux sympathies orga-
niques ordinaires, exerees par l'intermdiaire de l'imagina-
tion du magntis qui, a l'aide de certains signes connus [ou]
ineonnus, se mettrait en eommunication sympathique pr-
sente avee celle du magntiseur, par exemple par le dsir ou
l'ntention fixe sur lui
1

Est-il besoin d'une autre explication a l'influence des
magntiseurs sur leurs sujets? Ce n'est pas tant une question
de volont que de dsir. ..
l. Maine de Biran, CEuvres, XI, III, p. 185-186.
42 Vies secondes
Biran trouve une confirmation de ses vues dans un livre
publi alors qu'il vient d' crire ce chapitre : le Trait du som-
nambulisme ( 1823) d' Alexandre Bertrand. Dans cet ouvrage,
le fluide est rejet et la volont du magntiseur voit son role
tres restreint. Biran ajoute alors une longue note a son texte,
approuvant Berrrand, ce jeune auteur, le plus sage a mon
avis de ceux qui ont crit sur ce sujet encore si obscur
1
. Ber-
trand soutient que, si la volont du somnambule n'explique
pas l'influence qu'il semble avoir sur sa propre organisa-
tion , ce n' est pas une raison pour en rechercher la cause a
l'extrieur de lui-meme. Une influence autre que la volont
rend compte de phnomenes comme trembler de peur, avoir
des sueurs froides, palir, ou avoir une rection. Ce dernier
exemple montre le pouvoir de l'imagination, alors que la
volont reste sans action. L'influence des somnambules sur
leur propre nature est du m eme ordre : e' est le rsultat direct
de l'impression produite sur eux par l'ide qu'ils se font de
la puissance de leur magntiseur.
Biran reprend Bertrand sur une subtile distinction concer-
nant la volont du magntiseur: c'est la pense ou l'imagi-
nation du magntiseur qui se communique et non point la
volont proprement dite - sinon comment serait-il pos-
sible qu'un ordre puisse etre donn, avec la volont silen-
cieuse qu'il ne soit pas obi, ce qui jette alors le sujet som-
nambule dans la confusion, selon un cas rapport par
Bertrand. Ainsi, a la fin d'une sance, Bertrand dit a une
femme : Rveillez-vous , alors qu'en meme temps il a la
ferme intention de ne pas la rveiller. La pariente semble
trouble, rougit, a quelques mouvements convulsifs, mais ne
se rveille pas. Apres l'avoir calme, ill'interroge sur la cause
de ses convulsions : Comment, me rpondit-elle, vous me
dites de m 'veiller, et vous ne voulez pas queje m 'veille
2
!
Biran condut : Ce ne peut etre la volont meme qui est
l. !bid, p. 188-189.
2. Bemand, Trait du somnambulisme ... , p. 247.
Philosophes et mdecins 43
sentie, mais bien 1' objet de la pense o u du dsir du magn-
tiseur, quise reprsente sympathiquement a l'imagination du
magntis, et c'est par l'influence de cette imagination que
s'effectuent tous les phnomenes subsquents, indpendam-
ment de la volont du magntis comme du magntiseur
1

Ce sera la derniere ddaration de Biran sur un probleme
qui 1' a proccup pendant de nombreuses annes. Il s' est tou-
jours oppos, de maniere inbranlable, a toutes les explica-
tions du reve ou du somnambulisme qui auraient impliqu
des lments irrationnels ou merveilleux. Meme s'il a jou un
court moment avec l'ide de deux moi , le reve comme le
somnambulisme, naturel et magntique, appartiennent au
domaine de la passivit. L'imagination fonctionne parfois de
maniere automatique, sans le consentement volontaire du
moi, mais si le moi conscient est absent dans d' a u tres cas que
le sommeil, laissant alors les fonctions passives prendre le des-
sus, le rsultat est 1' alination.
!. Biran, <Euvres, XI, III, p. 189 n.
54 Vies secondes
posent minemment , il se produit dans des circonstances
particulieres, par exemple lorsque l'intensit de l' exaltation
moral e est excessive ; et enfin cet tat n' a point cess de se
manifester apres les siecles d'ignorance, [ ... ] il s'est prolong
dans tout le cours du dix-huitieme siecle, et [ ... ] il ne cesse
de se reproduire journellement sous nos yeux, mconnu par
ceux qui 1' observent et ignor de nos savants, toujours iden-
tique quant a sa nature quoique modifi dans sa forme
1
.
Dans un sens, les points de vue de Bertrand ont t vite
prims. S a tentative de faire de 1' extase une catgore
embrassant et unifiant un certain nombre de phnomenes
diffrents n'a pas abouti, et lorsque le cas de Jeanne d'Arc
sera a nouveau discut par des mdecns, ce sera dans le
contexte plus prcis de l'hallucination. A d' a u tres gards
cependant, il peut etre considr comme prophtique. T out
d'abord, en insistant sur l'importance de l'tude historique,
aussi bien pour la mdecine que pour l'histoire, il est un pr-
curseur de ce qui sera plus tard appel mdecine rtrospec-
tive. Ensuite, en suggrant que l'tude de l'homme doit
entrainer 1' tude des anomalies du fonctionnement mental,
il annonce l'intret passionn du dix-neuvieme siecle pour les
tats anormaux de la conscience. Enfin, quelques-unes de ses
remarques prcises, comme la tendance des extatiques a
situer les visions et les voix a l'extrieur d'eux-memes, et
l' analogie de ce processus avec le reve ordinaire, prfigurent
les investigations ultrieures du ddoublement de la
conscience . Et bien qu'une influence prcise soit impossible
a prouver, son insistan ce a tudier et a rwmmer 1' (( extase ,
dans les pages d'une revue lue par bien des crivains et des
intellectuels, aide peut-etre a comprendre l'mportance prise
par ce mot chez un romancier comme Balzac.
l. !bid.
4
LES
DU SOMMEIL
Nodier et Balzac
Comment les hommes ont-ils si peu rfl-
chi jusqu'alors aux accidents du sommeil qui
accusent en l'homme une double vie? N' y
aurait-il pas une nouvelle science dans ce ph-
nomene?
BALZAC
Louis Lambert
En 1831, Nodier publie l'article De quelques phno-
menes du sommeil
1
et 1' anne suivante, dans Louis Lam-
bert, Balzac reprend cette expression au sujet d'un reve pr-
monitore. Les phnomenes du sommeil et les tats seconds
occupent une place importante dans 1' reuvre de ces deux
crivains.
De quelques phnomenes du sommeil est a premiere
vue un compas bizarre, melant la rflexion philosophique et
mdicale au conte fantastique. Nodier n'hsite pas a se
contredire : il nie tout d' abord possder la moindre connais-
sance mdicale, physiologique ou philosophique
2
, prtend
l. Revue de Pars, 23 fvrier 1831, p. 31-46.
2. Je ne suis ni mdecin, ni physiologiste, ni philosophe; et tour ce que je
sais de ces hautes sciences peut se rduire a quelques impressions communes,.
(De quelques phnomenes ... , p. 31). Selon R. Pearson, l'intret de Nodier
pour le sommeil et les reves vient de son gout pour la littrature sur les vampires;
Nodier parle du vampirisme comme d' une combinaison assez naturelle, mais
heureusement tres rare du somnambulisme et du cochemar (Themes and
56
Vies secondes
n' avoir jamais lu un livre de mdecine moderne , mais parle
un peu plus loin, a double reprise, de sa propre observation
de monomaniaques. L'utilisation meme de ce mot, rcem-
ment propos par Esquirol
1
, suggere une certaine connais-
sance de la mdecine contemporaine. Mais, dsirant propo-
ser sa propre explication de la monomanie, Nodier a de
bonnes raisons de vouloir se dmarquer de la mdecine offi-
cielle :
La plupart des monomanies [ ... ] ne sont probablement
que la perception prolonge d'une sensation acquise dans
cette vie fantastique dont se compose la moiti de la neme, la
vie de l'homme [ ... ] Si le monomane rentrait, en
s'elliiormant, dans les ralits de sa vie matrielle, il serait,
relativement a l'exercice de sa pense, aussi raisonnable que
le mdecin qui le soigne, si celui-ci reve toutes les nuits
2

Ide confirme un peu plus loin : ]e n'ai jamais vu de
monomane veill subitement dont la premiere impression
ne fut parfaitement lucide. Reve et folie sont lis, non seu-
lement par une vague similitude, mais par un renversement
prcis du paradigme : le monomane reve a 1' tat veill mais,
en dorm, vit une vie ordinaire. Le reve et la raison sont nces-
saires en proportions gales, les plateaux de la balance doi-
vent etre quilibrs, aussi bien chez le san d'esprit que chez
le fou. Ce qui permet a Nodier d'attribuer au sommeil une
valeur exceptionnelle :
(
I1 peut para!tre extraordinaire, mais il est certain, que le
sommeil est non seulement l'tat le plus puissant, mais encore
le plus lucide de la pense, sinon dans les illusions passageres
l
Techniques in the Narrative Works ofCharles Nodier, D. Phi!., Oxford, 1976,
p. 157).
l. Cf. P. Guiraud, Psychiatrie gnrale, Le Fran.:ois, 1950, p. 19 et J. Gold-
stein, Como/e and Classif: The French Psychiatric Proftssion in the Nineteenth Cen-
tury, Cambridge University Press, 1987, p. 152-196.
2. "De quelques phnomenes ... ,p. 37-38.
Les phnomenes du sommeil
57
dont il l'enveloppe, du moins dans les perceptions qui en
drivent et qu'il fait jaillir a son gr de la trame confuse des
songes
1
- -
Le propos de Nodier est loin d'etre transparent. Le terme
lucide a longtemps dsign les somnambules ayant des
intuitions particulieres. Ces intuitions sont-elles identiques
aux perceptions jaillies du sommeil? Le contexte ne se
prete guere a cette interprtation. Ce qui est clair, en
revanche, est la contradiction avec le troisieme point de notre
paradigme, a savoir 1' absence de valeur intellectuelle attribue
au sommeil. Ce dernier, au contraire, est source de concep-
tions artistiques - Hsiode, Homere et Milton- ainsi que
de mythes et de religions :
La carte de l'univers imaginable n'est trace que dans les -. j
songes. L'univers sensible est infiniment petit
2
__ 1
- ----
Nodier est le premier crivain fran<;ais a preter corps a ces
ides dans une ceuvre littraire; il donne un caractere onirique
a des fictions comme Smarra ou Les Dmom de la nuit (1821)
ou La Fe aux miettes
3
(1832). Dans Smarra, Apule, l'auteur
de L'Ane d'or, est rendu responsable des cauchemars du nar-
rateur. Le lecteur est sans cesse drout par une structure faus-
sement ordonne : un reve se glisse a l'intrieur d'un autre
reve, la causalit narrative traditionnelle s' esto m pe o u dispa-
rait, l'identit du narrateur change, de Lorenzo)) deviene
Lucius . Polmon, d' abord mentionn comme mort, rap-
parait dans l'pisode; les fantmes issus de son imagination
sont vus par un autre que lui: le lecteur hsite constamment
entre le statut rel )) ou onirique de ce personnage. Seules lesJ
scenes du dbut et de la fin, reprsentant une vi e veille ))
fictive, constituent un point de rfrence sur.
l. !bid., p. 31.
2. !bid., p. 32.
3. La Fe aux miettes, S marra, T rilby, P. Berthier d., Folio, Gallimard, 1982.
58
Vies secondes
Dans La Fe aux miettes, construir sur un modele sem-
blable (scenes au dbut et a lafm le caractere
du 1, dnoueme9e sera pas un
retour a la v1e ve1llee. Le roman commence, avec des
accents qui voquent S terne, par 1' loge de l'imagination
et de la fantaisie, loge qui conduit le narrateur, emport
par le jeu des associations d'ides, a dcider de se rendre a
Glasgow pour visiter la maison des lunatiques. La, il ren-
contre un certain Michel, qui commence le rcit de sa vie.
Son histoire tour d'abord semble relle puis, par paliers
presque imperceptibles, glisse dans le reve et la folie. La
difficult que 1' on prouve a rsumer le rcit de Michel res-
semble de fort pres a celle qui surgir quand on veut racon-
ter un reve.
Michel vivait a Granville lorsqu'il a rencontr la Fe aux
miettes . La Fe aux miettes ese une vieille mendiante qui
couche sous le porche de 1' glise, et prtend etre Belkiss, reine
de Saba. Michellui fera la promesse inconsidre de 1' pou-
ser, et de naufrages en sauvetages, de hasards en coups de
thatre, il deviendra le mari diurne de la vieille Fe aux
miettes, et l'amant nocturne (en songe seulement) de Belkiss.
La Fe aux miettes lui rvele qu' elle est condamne a mou-
rir avant une anne, a moins qu'il ne lu rapporre une man-
dragore qui chante, ce qui non seulement la sauvera mais lu
permettra de redevenir complecement Belkiss.
Dans ce rsum, d'innombrables dtails, done une tude
plus pousse ne laisserait pas de montrer la signification, ont
t sacrifis, la plupart d'entre eux relevant d'associations qui
font fi de toute logique. Par exemple, le texte contient un
rseau d' associations relatives aux noms propres et le batea u
avec lequel Michel fait naufrage s'appelle La reine de Saba.
Comme pour un reve, n'importe quel lment du texte peut
servir de point de dpart a l'interprtation.
Dans la conclusion, le premier narrateur rappara1t et ren-
contre un homme habill de no ir, a l' expression solennelle,
qui cherche a le retenir. Cet homme entame un long discours
Les phnomenes du sommeil 59
pompeux sur l'histoire et la botanique des mandragores, la
nature de la monomanie de Michel et le traitement qui pour-
rait convenir (a commencer par lui mettre de 1' ea u glace sur
la tete et l'estomac). Le narrateur se libere, demande au
concierge pourquoi cet homme des plus dangereux n'est pas
surveill plus strictement. La rponse, on s' en doute, est que
ce personnage illustre est un-mdecin distingu.
Nodier est peut-etre ici un prcurseur lointain de 1' anti-
psychiatrie. Mais la conclusion est plus qu' un commentaire
sur les alinistes de 1' poque, leurs diagnostics et leurs traite-
menes. La Fe aux miettes a commenc par 1' exaspration du
narrateur, lanc;ant a travers sa chambre un exemplaire de
Tite-Live (trap positif et sans imagination), et posant la
question: ne trouve-t-on pas autant de vrit dans les Contes
de Perrault o u Les Mille et Une Nuits, que dans les livres d'his-
toire? T out a la fin du livre, le m eme narrateur, ven u se repo-
ser a Venise, rencontre un personnage srieux et concentr
qui se rvele erre un membre de l'Acadmie des lunatici de
Sienne. Leur savante discussion est interrompue par les cris
d'un colporteur de livres, qui vante les superbes aventures
de La Fe aux miettes, et comment Michel le charpentier a
t enlev de sa prison par la princesse Mandragore; com-
ment il a pous la reine de Saba et comment il est devenu
empereur des sept planeres . Le narrateur se prcipite pour
acheter ce livre (dont il serait l'auteur ?), quittant l'Acadmi-
cien rprobateur. Ce livre lui sera quelque temps plus tard
vol par une bande de Zingari, pendant qu'il dormait comme
un enfant, plong dans un doux reve au fond de sa caleche,
sur les bords du lac de Come. Au-dela de 1' autodrision, la
fiction incarne ici certaines des ides de l'article De quelques
phnomenes du sommeil : les << mono manes ne doivent pas
etre traits avec condescendance mais, surtout, le reve et la
folie ne sont pas de simples rsidus qui ne mritent guere
qu' on leur prete attention, ils sont la matiere m eme dont la
littrature peut naitre.
Balzac a presque certainement lu les articles de Nodier
60
llies secondes
dans La Revue de Pars
1
, et parlera a son tour des phno-
menes du sommeil dans Lous Lambert (1832-1835). Dans
ce roman- rcit, par la voix de son seul ami, des jours mal-
heureux vcus par un gnie prcoce dans un coW:ge de
province -,un reve prmonitoire sert d'lment dcisif dans
la << destine scientifique de Louis Lambert. Apres avoir
pass une part e de leur soire a parler de 1' excursion prvue
le jour suivant au chateau de Rochambeau, les deux amis arri-
vent sur une colline d' o u ils peuvent contempler le cha.teau.
Louis Lambert s'exclame: <<Mais j'ai vu cela cetre nuit en
reve! Il <<consulte ses souvenirs , s' assure qu'il n' est jamais
venu a Rochambeau pendant son enfance.
Cet vnement, dont 1' analogue peut se retro u ver dans les
phnomenes du sommeil de beaucoup d'hommes, fera com-
prendre les premiers talents de Lambert; en effet, il sut en
dduire tour un systeme, en s'emparant, comme fit Cuvier
dans un autre ordre de choses, d'un fragment de pense pour
reconstruire toute une cration
2

Dans la conversation, ou plutt dans le monologue qui
suit, Louis Lambert considere toutes les implications de cet
vnement. Une des hypotheses est la possibilit d'une spa-
ration complete entre l' etre intrieur et le corps : Or, si
mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le som-
meil, pourquoi ne les ferais-je pas galement divorcer pen-
dant la veille? >> Le reve prmonitoire sera la d de volite du
systeme labor par Larnbert dans son Trat de la volont.
Louis Lambert, gnie compar par son ami a Pascal, Lavoi-
sier et Laplace, perdra la raison et manifestera des signes de
folie lis a d'autres (( phnomenes du sommeil.
Quelques annes plus tard, le narrateur apprendra, par
}
l. L'anicle de Nodier Du fantascique en lirtrature prd:de immdiatement
Sarrasine (Rroue de Paris, 20, 1830).
2. La Comdie humaine, VII, Louis Lambert, P. Cirron d., 7 vol., L'Intgrale,
Le Seuil, 1966, p. 298.
Les phnomenes du sommeil>>
61
l'oncle de Lambert, que son ancien ami est devenu fou >>.
Un des premiers signes alarmants a t un acces de cacalep-
sie
1
, pendant lequel Lambert est <<rest pendant cinquante-
neuf heures immobile, les yeux fixes . Il s'tonne : << S'il y
avait quelque eh ose d' extraordinaire, e' est que Louis n' eut pas
dja eu plusieurs acces de cette maladie, a laquelle le prdis-
posaient son habitude de 1' extase et la nature de ses ides. >>
Il se souvient comment Larnbert et lui, a la lecture d'un
ouvrage mdica!, s' taient merveills devant <<ce phnomene
humain dans lequel Lambert voyait la sparation fortuite de
nos deux natures, et les symptmes d'une absence complete
de 1' etre intrieur usant de ses facults inconnues sous 1' em-
pire d'une cause inobserve. Cette maladie, ab1me tout aussi
profond que le sommeil, se ratrachait au systeme de preuves
que Larnbert avait donnes dans son Trait de la volont.
Lambert avait galement suggr qu'une mditation pro-
fonde, une extase pouvaient etre les prmices de la catalep-
sie, et les deux amis s' taient efforcs en vain de provoquer
une crise : Mais, malgr ces folles tentatives, nous n' eumes
aucun acces de catalepsie. >> Au souvenir de ces pisodes pas-
ss, le narrateur reste sceptique quant a la folie de son ami;
ses doutes se dissipent quand 1' oncle explique comment son
neveu est tomb dans une terreur profonde, dans une
mlancolie que rien ne put dissiper. Il se crut impuissant >>.
L'oncle le surprend a temps, au moment ou il allait se cas-
trer, et 1' emmene consulter Esquirol, a Paris, o u les mdecins
le dclarent incurable. Il existe done une similitude entre le
phnomene du sommeil >> qui dcide de la destine scienti-
fique de Lambert, et celui qui la clt. Dans les deux cas,
1' etre intrieur >> est suppos spar du corps.
La tentative de castration, toutefois, attire brutalement
1' attention sur un autre facteur essentiel, aussi bien dans la
folie de Larnbert que dans la vision qu'a Balzac de la cra-
l. Le G/Qbe fait mention d'un cas de catalepsie partielle ayant dur dix-huit
mois, et commente: La caralepsie est la plus ronnante des maladies dont !'es-
pece humaine puisse etre affiige (I, 1825, p. 238-239).
62
Vies secondes
tion
1
Dans d'autres textes de cette priode, notamment Le
Chefd'ceuvre nconnu, et La Peau de chagrn, la sexualit est
so urce de mtaphores pour le travail crateur : 1' art o u 1' tude
sont des ma!tresses . Ce travail crateur tient lieu et place
d'une sexualit reilement vcue (Max Jacob n'attribue-t-il
pasa Balzac le propos: Une nuit d'amour, c'est un livre de
moins
2
?). Le dilemme qui en rsulte conduit a la folie ou
a la mort de 1' artiste
3
, et a la destruction, o u a la fragmenta-
tion, de son reuvre.
Dans Lous Lambert, les lettres de Louis a son oncle au sujet
de ses tudes sont juxtaposes a ses lettres d' amour a Pauline
de Villenoix; la transition du travail inteilectuel a la passion
est souligne par le narrateur, qui s'interroge sur la catalepsie :
L' exaltation a laqueile dut le faire arriver 1' attente du plus
grand plaisir physique, encore agrandie chez lu par la chastet
du corps et par la puissance de I'ame, avait bien pu dtermi-
ner cette crise dont les rsultats ne sont pas plus connus que
la cause
4
De plus, les mots de I'oncle, la veille de son
mariage i1 est devenu fou , indiquent clairement que, chro-
nologiquement, la folie prend la place de la satisfaction
sexuelle. Si on revient sur la tentative de castration, appele
1' opration a laqueile Origen e crut devoir son talent , un tel
acte peut alors etre compris comme une tentative de prserver
1. Dans Mtdecine et psychiatrie balzaciennes: La Science dans le roman (Corti,
1971, p. 102-110), J. Borel soutient que Balzac a dcrit la schizophrnie avant
qu'elle ne devienne une entit clinique identifiable. Reconnaissant, semble-t-il,
une relation entre la schizophrnie et I'amour (chagrins d'amour ), il met I'hy-
pothese, concernant la tentative de castration de Louis Lambert, que le schizo-
phrene est indiffrent au dsir sexuel (p. 106), point de vue qui ne tient compre
ni de la structure narrarive ni des liens prciss par le narrareur.
2. Max Jacob, Conseils a un jeune poete, Gallimard, 1945, rd. 1994, p. 41.
3. Le mot artiste dsigne a l'poque n'importe quelle forme d'activit crative.
Balzac dit de Napolon, Gutemberg, entre autres : tous taient artistes, car ils
craient (Des artistes, CEuvres diverses, 3 vol., Conard, 1956, I, p. 135-144).
Cf. G. Matar, Les notions d'art et d'artiste a l'poque romantique, Revue des
scienm humaines, avril-sept. 1951, p. 120-136, et mon La Revue L'Artiste et la
"fraternic des arts" , Gazette des beaux-arts (mars 1965), p. 169-180.
4. Louis Lambert, p. 319. tgalement: Enfin, peut-etre a-t-il vu dans les plai-
sirs de son mariage un obstacle a la perfection de ses sens intrieurs et a son vol
a travers les Mondes Spirituels >> (ibid.).
Les phnomenes du sommel 63
sa crativit face aux menaces orageuses de la sexualit vcue.
Dans La Peau de chagrn, aussi longtemps que Raphael, dans
sa mansarde, travaille a son magnum opus, i1 est un chaste
tudiant; une fois attach a une femme, fO.t-eile sans creur,
sa crativit se dissipe, et quand i1 essaie de retourner a ses
tudes il est assailli par des fantasmes voluptueux, a I'instar des
peres du dsert dans leurs retraites solitaires. Une image lo-
quente illustre la lthargie et la destruction rsultant de cette
dissipation sexueile: Au milieu de la chemine [nous sommes
dans l'appartement de Rastignac], s'levait une pendule sur-
monte d'une V nus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre
ses bras un cigare a demi consum
1
Cette image voque a la
fois la sexualit (Vnus, le cigare), l'coulement du temps (la
pendule, la tortue), et la lente destruction (a demi consum).
Elle prfigure la derniere scene du livre, quand Raphael, qui a
essay de vivre sans aucun dsir, pour prserver sa vie qui dimi-
nue avec la peau de chagrn a chacun de ses souhaits, rec;oit la
visite de Pauline. Et e' est le dsir qu'il prouve pour elle, pr-
sent dans un langage violemment sexuel, qui finit par le tuer :
I1 mordit Pauline au sein. Jonathas [le vieux serviteur] tenta
d' arracher a la jeune filie le cadavre sur lequel eile s' tait
accroupie dans un coin. Dans ces deux romans, la prsence
du dsir pour une femme reile, et non simplement imagine,
prlude a la folie et a la mort.
Dans Le Chefd'ceuvre nconnu, le parallele entre la sexua-
lit et 1' art apparait des les premieres lignes : un jeune
homme (Nicolas Poussin) hsite a franchir le seuil de maitre
Porbus, avec l'irrsolution d'un amant qui n'ose se prsen-
ter devant sa premiere maitresse, quelque facile qu'eile soit.
Le jeune peintre se retrouve bientot en compagnie de Porbus
et du vieux maitre Frenhofer. La comparaison est reprise au
sujet de Frenhofer et de sa propension a confondre la femme
reile et la femme cre sur la toile :
l. La Comdie humaine, VII, La Peau de chagrn, p. 483.
/"'
64 Vies secondes
Comment! ... montrer ma crature, mon pouse? dchirer
le voile sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur?
Mais ce serait une horrible prostitution! Voila dix ans que je
vis avec cette femme, elle esta moi, a moi seul, elle m'aime .
A la fin de son long monologue sur les mysteres de 1' art et
de l'amour, Frenhofer semble etre redevenu jeune , et Por-
bus s' tonne de la violence passionne du vieillard: tait-
il raisonnable ou fou? Se trouvait-il sub jugu par une
fantaisie d' artiste, o u les ides qu'il avait exprimes proc-
daient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par
le long enfantement d'une grande ceuvre? (je souligne).
L'hypothese de la folie gagne en force. Frenhofer est montr
dans un tat qui ressemble a 1' extase : <<Le vieillard tomba
dans une reverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant
machinalement avec son couteau. "Le voila en conversation
avec son esprit', mais c'est un peu plus loin seulement que
le mot apparait, lorsque le vieillard ouvre enfin la porte de
son atelier pour faire admirer son chef-d'ceuvre. Extase
tout d' abord incomprhensible et suspecte, puisque les deux
tmoins ne voient ren : "Apercevez-vous quelque chose?
demanda Poussin a Porbus. - Non, et vous? - Rien." Les
deux peintres laisserent le vieillard a son extase. Un peu plus
loin, les deux peintres se tournent vers Frenhofer, en com-
mens;ant a s'expliquer, mais vaguement, l'extase dans laquelle
il vivait >>. Le vieux maitre semble un instant gagn par la
dsillusion : J e suis done un imbcil e, un fou! mais il raf-
firme vi te la ralit de sa vision : Moi, je la vois! cria-t-il,
elle est merveilleusement belle.
Un des moments les plus nigmatiques du texte est la pre-
miere apparition de Gillette dans l'atelier de Frenhofer. Pous-
sin, voyant alors 1' ceil rajeuni du vieillard, qui, par une habi-
tude de peintre, dshabilla pour ainsi dire cette jeune fille en
en devinant les formes les plus secretes, est gagn par la
l. La Comdie humaine, VII, Le Chefd'teuvre inconnu, p. 584.
Les phnomenes du sommeil 65
froce jalousie du vritable amour . Il voudrait la soustrare
a ce regard, mais le vieux peintre a raison de lu : Oh, lais-
sez-la-mo pendant un moment [ ... ] et vous la comparerez a
ma Catherine. 11 semble jouir par avance du triomphe que
la beaut de sa vierge allait remporter sur celle d'une vrae
jeune filie. Frenhofer et Gillette s' enferment seuls dans 1' ate-
lier, et la jalousie de Poussin atteint son paroxysme, lorsque
enfin le vieillard, rayonnant de bonheur , leur ouvre la
porte, pret a leur dvoiler son chef-d'ceuvre : Entrez,
entrez ... Mon ceuvre est parfate, et maintenant je pus la
montrer avec orgueil. A ce moment capital du rcit, Gillette
semble avoir mystrieusement dsparu (elle ne rapparaitra
que tout a la fin, en pleurs, oublie dans un coin ) alors
que Frenhofer, lu, est montr les cheveux en dsordre, le
visage enflamm par une excitation surnaturelle , les yeux
ptillant, haletant comme un jeune homme ivre d' amour .
Les connotations sexuelles abondent dans ses paroles comme
dans celles de Porbus : 1' accouplement du jour et des
objets , combien de jouissances sur ce morceau de toile .
Ce qui reste ngmatique dans ce texte est non seulement le
tableau de Frenhofer, mais aussi ce qui s'est pass entre le
vieux peintre et Gillette. Quelle que soit la maniere dont
nous le comprenons- viol symbolique? (Gillette dit a Pous-
sin qu'elle serait infame de l'aimer encore ) -, l'important
est que le point culminant correspond au moment ou le
tableau est achev , termin et dtruit en un seul mouve-
ment, et o u 1' artiste devient fou, en 1' occurrence su jet a l'illu-
sion et au dlire de perscution. Entre la vierge peinte et Gil-
lette, l'apparition du dsir sexuel pour une femme relle signe
1' arret de mort de 1' artiste comme de sa cration.
La fascination qu' prouvait Balzac pour les phnomenes
occultes ou mystiques ne s'est pas limite au somnambulisme
naturel (Maitre Cornlius) et aux phnomenes comme 1' ex-
tase o u la catalepsie. Apres 1820, il s' est intress au som-
nambulisme artificiel et, un peu plus tard, sa correspondance
/
66
Vies secondes
nous le montre consulter des somnambules prtendument
lucides , et meme temer des expriences avec eux
1
Dans
des reuvres tardives, notamment Le Cousin Pons et Ursule
Mirouet, il mentionne l'histoire de Mesmer, le magntisme
animal, et la transition, que nous avons dcrite, du mesm-
risme au somnambulisme artificiel (sans utiliser cet adjectif).
Si, dans Maitre Cornlius, il ne s'agit que d'allusions, dans les
deux romans, ce sont deux longs passages : un Trait sur les
sciences occultes et un Prcis de magntisme .
Dans Ursule Mirouet, ce Prcis prpare 1' pisode dans
lequelle docteur Bouvard essaie de convaincre 1' antimesm-
rien Minoret de la ralit du magntisme. Une rencontre est
organise avec un Swedenborgien et sa somnambule .
Celle-ci donne a Minoret de troublants dtails concernant sa
filleule, lu dcrit ce qu' elle est en train de faire et de dire a
Nemours en ce moment meme. Minoret meta l'preuve la
somnambule, lu impose des expriences dcisives , vrifie
chacun de ses dires. Ses convictions matrialistes sont bran-
les, et cet pisode sera a !'origine de sa conversion (ou plu-
tt, pour citer le titre du chapitre suivant, de sa double
conversion ).Le saut est grand, de l'acquiescement aux ph-
nomenes du magntisme, a 1' adhsion sans rserve a la
croyance et aux pratiques catholiques, mais ce saut n' est pas
prsent comme l'reuvre d'un seul jour. En un premier
temps, les croyances matrialistes de Minoret, bases sur
Locke et Condillac, sont remises en question. Dans le com-
bat qui s' ensuit, Minoret ne veut pas capituler trop rapide-
ment, mais il se met a lire Pascal, Bonald et Bossuet, et a
interroger le pretre local, son ami, au su jet des apparitions .
La dvotion de la jeune Ursule, en particulier sa rsolution a
continuer de prier pour lui apres sa mort, aura raison de ses
derniers domes.
Le Prcis prpare galement le dernier pisode, Appa-
l. Cf. M. Ambriere-Fargeaud, dntroducrion (a Ursule Mirouet), La Coml-
die humaine, III, Bibliorheque de la Pliade, Gallimard, 1976, p. 735-768.
Les phnomenes du sommeil 67
ritions . Apres la mort de Minoret, et suite a des perscu-
tions anonymes dont les raisons lui demeurent obscures,
Ursule reve, a plusieurs reprises, de son parrain mort. Cene
sont pas des reves ordinaires. Le mort lui rvele, avec force
dtails, comment son testament a t vol et dtruit au
moment de son dces. Ursule se confie au pretre, et ces reves
seront l'un des moyens qui permettront la confrontation du
coupable a son crime et sa conversion morale. Le Prcis de
magntisme est lo in, on le voit, d' etre une simple digres-
sion. Qu'en est-il de son contenu? Le magntisme a t
la science favorite de J sus, et 1' une des puissances divines
remises aux aptres et pourtant il est rejet aussi bien par
l'Encyclopdie que par le clerg, qui ne veulent pas reconnaitre
l'existence de fluides intangibles, invisibles et impond-
rables - aux yeux du dix-huitieme siecle, ces adjectifs ne
pouvaient s'appliquer qu'a la notion de vide. Les phno-
menes du somnambulisme, dvoils par Deleuze et Puys-
gur - plus intresss par les faits que par les systemes -
divisent galement le corps respectable des mdecins de
Pars. Le narrateur se place clairement du ct de la science
des fluides impondrables , le seul no m qui convienne au
magntisme si troitement li par la nature de ses phno-
menes a la lumiere et a 1' lectricit . Cette dclaration aurait
pu se trouver sous la plume d'un crivain scientifique du
Globe. C' est un peu plus lo in que le caractere tres balzacien
du passage appara!t :
La phrnologie et la physiognomonie, la science de Gall et
celle de Lavater, qui sont jumelles [ ... ] dmontraient aux
yeux de plus d'un des physiologistes les traces du fluide insai-
sissable, base des phnomenes de la volont humaine, et d'ou
rsultent les passions, les habitudes, les formes du visage et
celles du crane. Enfin, les faits magntiques, les miracles du
somnambulisme, ceux de la divination et de 1' extase, qui per-
mettent de pntrer dans le monde spirituel, s'accumulaient.
L'histoire trange des apparitions du fermier Martin, si bien
constates, et 1' entrevue de ce paysan avec Louis XVIII; la
/'
68
Vies secondes
connaissance des relations de Swedenborg avec les morts, si
srieusement tablie en Allemagne; les rcits de Walter Scott
sur les effets de la seconde vue; l'exercice des prodigieuses
facults de quelques diseurs de bonne aventure qui confondent
en une seule science la chiromancie, la cartomancie et l'ho-
roscopie; les faits de catalepsie et ceux de la mise en ceuvre
des proprits du diaphragme par certaines affections mor-
bides; ces phnomenes a u moins curieux, tous mans de la
mme source, sapaient bien des doutes, emmenaient les plus
indiffrents sur le terrain des expriences
1

Ici, Balzac se dmarque clairement de son personnage, le
docteur Minoret, qui tait devenu trop vieux pour rattacher
ces phnomenes a un systeme, pour les comparer a ceux du
sommeil, de la vision, de la lumiere. Une fois convert, il
accepte Dieu pour diteur responsable des choses inexpli-
cables, et n' prouve plus le beso in de poursuivre leur tude.
Ces choses inexplicables, aussi varies que les traits du
visage, la divination, certains caracteres pathologiques, et les
apparitions, manent toutes de la meme so urce : le fluide
insaisissable.
Que les apparitions , elles aussi, manent du fluide est
significatif. Le terme, bien sur, a dja une histoire; dans
son Dictionnaire philosophique, Voltaire donne quelques
exemples historiques et religieux et propose une dfinition
approximative : Ce n'est point du tout rare qu'une per-
sonne, vivement mue, voie ce qui n'est point [ .. . ] Ce n'est
point imaginer voir, e' est voir en effet. Le fantme existe pour
celui qui en a la perception
2
Le mot hallucination s' est
impos pour dsigner ce qui, en fait, reprsente le meme ph-
nomene. En choisissant daos Ursule Mirouer- coman crit
en 1840-1841 mais dont 1' action se droule entre 1829 et
183 7 -, le mot apparition , Balzac veut utiliser un terme
qui n'ait pas de connotation mdicale (pour mettre l'accent,
l. Ursule Mirouet, p. 480.
2. Dictionnaire philosophique, art. Apparirions .
Les phnomenes du sommeil 69
peut-tre, sur le fait que le docteur Minoret appartient fon-
damentalement au dix-huitieme siecle).
L' allusion a u fermier Martn
1
en est une confirmation.
Alors qu'il travaille aux champs, daos l'apres-midi du 15 jan-
vier 1816, un inconnu appara1t et lui demande de se
rendre aupres du roi pour l'avertir des dangers qui le mena-
cent. Martn refuse, finit par se laisser convaincre, et se
retrouve a !'asile de Charenton, bien que personne n'ait
observ le moindre signe de dmence daos son comporte-
mene. Royer-Collard, mdecin-chef de Charenton, et Pinel
lui-mme 1' examinen t. Daos leur rapport, dat du 6 mai
18162, ils estiment que Martn a du rellement exprimen-
ter les sensations qu'il dcrit, ce qui ne laisse pas de soulever
certaines questions : Comment faut-il caractriser cet tat
de fonctions intellectuelles? Quelle est sa nature? Et peut-
on la rapporter a quelques-unes des especes d'alination
connues? Les deux alinistes hsitent : 11 est certain qu'a
ces sortes d'illusions des seos qui font voir des tres famas-
tiques, ou entendre des sons imaginaires, on donne le nom
d'hallucinations quise rencontrent assez souvent chez les ali-
ns , or Martn ne ressemble pas a un alin ordinaire . Ses
facults intellectuelles ne sont pas troubles par une ide fixe,
obsdante : s'il est religieux, e' est sans exces. De plus, les ali-
ns ne racontent pas leurs visions avec calme, ils ont tendance
au contraire a etre exalts et a se croire inspirs. Rien de tel
chez Martn. Les hallucinations des alins sont souvent
bizarres: On est sur d'y rencontrer des disparates, des bizar-
reries, des ides extravagantes : le dlire y perce invitable-
ment par quelques cts; il n'en est pas de meme des visions
de Martn. Qu' on admette avec lui la vrit du personnage
qui lui a apparu, alors tout devient rgulier dans son histoire,
tous les vnements s'y encha1nent naturellement; tous les
discours y sont raisonnables. Pinel et Royer-Collard, en
l. Cf. P. Boutry et J. Nassif, Martn l'Archange, Connaissance de l'Incons-
ciem, Gallimard, 1985.
2. !bid:! p. 287-315.
70 Vies secondes
notant a la fin de leur rapport : Ce qui caractrise essen-
tiellement les sensations prouves par Martn, e' est qu' elles
ont exist dans un tat de sant parfote , mettent 1' accent, a
leur insu, sur une question qui sera au creur de nombreux
dbats dans le siecle : les hallucinations sont-elles forcment
pathologiques ?
/-
II
Hallucinations et hallucins
1830-1860
5
AURLIA
Le statut du reve
]e voulus avoir un signe matriel de
l'apparition qui m'avait consol, et j'crivis
sur le mur ces mots : Tu m' as visit cette
nuit. >>
GRARD DE NERVAL
Grard de Nerval reprsente un cas tout a fait a part- et
difficile - pour notre sujet. Spectateur, et peut-etre partici-
pant, des fantasas de l'Htel Pimodan, il n' est pas un
simple ami des mdecins, mais leur patient, situation bien
diffrente de celles de Gautier et Moreau de T ours. Comme
ce dernier, Nerval voit un lien troit, sinon une identit, entre
la folie et le reve
1
, lien prsent dans toute son ceuvre, et par-
ticulierement dans Aurlia.
Aurlia est le texte de la dualit et de 1' ambivalence :
dualit entre celui que nous appellerons Nerval ,
et des vnements raconts, et le narrateur ,
capable d'interprter, d' valuer les expriences
meme si ces interprtations a leur tour sont ambivalentes,
et sans cesse mises en doute. Des les premieres lignes, le
rcit est plac sous la tutelle de modeles potiques , Vir-
l. Cf. M. Jeanneret, La Folie est un reve : Nerval et le docteur Moreau de
Tours , Romantisme, 27, 1980, p. 59-75.
Aurlia 135
gile et les deux portes d'ivoire et de come
1
, Swedenborg,
Dante, Apule :
Je vais essayer, a leur exemple, de transcrire les impressions
d'une longue maladie qui s'est passe tout entiere dans les
mysteres de - et je ne sais pourquoi je me sers
de ce terme maaie, car jamais, quant a ce qui est de moi-
meme, je ne me suis semi mieux portant. Parfois, je croyais
ma force et mon activit doubles; il me semblait tout savoir,
tout comprendre; l'imagination m'apportait des dlices infi-
nies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison,
faudra-t-il regretter de les avoir perdues
2
?
Double ambivalence : des grandes figures du pass - dix-
huitieme siecle, Moyen ge, Antiquit - tant cites, il est
trange d' enchaner sur la maladie et, a peine crit, le mot
maladie est remis en question. L' exprience vcue est juge
selon deux criteres : l'un, personnel, lui accorde de la valeur,
et 1' autre, conforme a ce que les hommes appellent la ra-
son, semble mettre en doute cette valeur. Tout ce qui va
etre cont est plac sous le signe de cette dualit, et ceci jus-
qu' aux tout derniers mots :
Je pouvais juger plus sainement le monde d'illusions ou
j'avais quelque temps vcu. Toutefois, jeme sens heureux des
convictions que j' ai acquises, et je compare cette srie
d'preuves que j'ai traverses a ce qui, pour les anciens, repr-
sentait l'ide d' une descente aux enfers
3

La maladie se caractrise par 1' dll4longe
dans la vi e relle . L' ambivalence du narrateur donne
une partictiliere: on ne-sa urait l'carter comme une
sorte de folle dur ; gi?., car il possede valeur et significa-
l. Enide, VI.
2. CEuvres, III, nouv. d. de J. Guillaume et C. Pichois, Bibliotheque de la
Pliade, Gallimard, 1993, p. 695.
3. !bid, p. 750.
/'
!11
136
Vies secondes
tion ; mais le surestimer risque de faire perdre au reveur 1' af-
fection de ses proches, et de 1' obliger a sacrifier sa libert.
C' est cette ambivalence qui donne a Aurlia sa position
unique dans la littrature du dix-neuvieme siecle. Jamais,
avant Nerval, le reve n'avait sembl un chemin si plein a la
fois de promesses et de prils.
Deux reves se voient attribuer une fonction de confir-
mation . Pour le premier, la nature exacte de ce qui doit etre
confirm n'est pas prcise. Nerval remarque le numro
d'une maison, clair par un rverbere, et voit devant lui
une femme a u teint bleme, aux yeux caves, qui lui semble
avoir les traits d'Aurlia. Pour lui, ce sont des prsages de la
mort d'Aurlia, ou de la sienne. Il choisit cecee derniere sup-
position, se persuade qu'il mourra le lendemain a cette heure
prcise. Le reve qui va entriner cecee hypothese a lieu la nuit
suivante, reve en trois tapes, dont la derniere est cette
trange vision ;
]e me perdis plusieurs fois daos les longs corridors, et en
traversant une des galeries centrale-s, je fus frapp d'un spec-
tacle trange. Un erre d' une grandeur dmesure,- homme
ou femme, je ne sais, - voltigeait pniblement au-dessus de
!'es pace et semblait se dbattre parmi des nuages pais. [ ... ]
]e pus le contempler un instant [ ... ] Vetu d'une robe longue
a plis antiques, il ressemblait a l'Ange de la Mlancolie d'Al-
brecht Drer.- Je ne pus m'empecher de pousser des cris
d'effroi, qui me rveillerent en sursaut '.
Au niveau du contenu manifeste, ren dans ce reve ne
semble confirmer la pense de la mort imminente du poete.
La confirmation n' a de sens que si 1' ange reprsente en
quelque fas:on le poece lui-meme, lecture allant de soi aujour-
d'hui pour qui a lu Freud et se souvient du poeme El Desdi-
chado:
l. !bid, p. 698.
Aurlia
Ma seule toile est morte, - et m<;>n luthlconstell
Porte le Soleil no ir de la Mlancolie '.
137
Mais, a cette date, cet exemple de dplacement et d'inter-
prtation cratrice de sens est un procd nouveau dans la lit-
trature du reve. Ce revese produit avant 1' panchement du
songe dans la vi e relle ; le len entre reve et vi e veille est
des lors tabli, mais la nature de ce len demeure incertaine.
Nerval se sent oblig d'interprter son reve d'une certaine
fas:on, mais cecee interprtation n' est pas la bonne, puisqu'il
n' est pas mort le lendemain a la m eme heure .
Le second reve de confirmation (Un reve queje fis encore
me confirma dans cette pense ) fait suite a une srie de reves
et de visions, apres lesquels Nerval est, pour ainsi dire,
ramen a u rel :
L'tat cataleptique ou je m'tais trouv pendant plusieurs
jours me fut expliqu sciemifiquement, et les rcits de ceux
qui m'avaient vu ainsi me causaient une sorte d'irritation
quand je voyais qu'on attribuait a l'aberration d'esprit les
mouvements ou les paroles colncidant avec les diverses phases
de ce qui constituait pour moi une srie d' vnements
logiques
2

Quelques-uns de ses amis cependant le prennent au
srieux. L'un d'eux, tres touch, lui dit en pleurant:
N' est-ce pas que e' est vrai qu'il y a un Dieu? - Oui ,
lui dis-je avec emhousiasme. Et nous nous embrassames
comme deux freres [ ... ] Quel bonheur je trouvai d'abord
daos cette conviccion! Ainsi ce doute ternel de l'immortalit
de l'ame qui affecte les meilleurs esprits se trouvait rsolu
pour moi .. plus d'in9uitude.
Ceux que J atmats, parents, amts me aonnaterrrdes Signes cer-
tains de leur existence ternelle, et je n' tais plus spar d' eux
l. !bid, p. 645.
2. !bid, p. 708.
/'
138 Vies secondes
que par les heures du jour. J'attendais celles de la nuit dans
une [Fin du chapitre v]
Un ieve queje fis encore me confirma dans cene pense
1

Dans ce reve, Nerval se retrouve chez son a!eul, ou trois
femmes travaillent dans une piece. L'une d'elles se leve et se
dirige vers le jardn, le reveur la suit. Elle se met a grandir,
((de telle sorte que peu a peu le jardn prenait sa forme [ ... ]
Je la perdais de vue a mesure qu'elle se transfigurait, car elle
semblait s' vanouir dans sa propre grandeur. "Oh! ne fuis
pas! m' criai-je . . . car la nature meurt avec toi !" . Il marche
pniblement a travers les ronces; a terre git un buste de
femme : En le relevan e, j' eus la persuasion que e' tait le
sien ... Je reconnus des craics chris, et portant les yeux autour
de moi, je vis que le jardn avait pris l'aspect d'un cimetiere.
Des voix disaient : "L'Univers est dans la nuit!"
La confirmation ici, meme si elle est plus explicite que
pour le premier reve, reste ambivalente. Le dbut concerne
bien la survie (qui n'est pas prcisment individuelle) des
amis et parents . Mais la fin est en contradiction flagrante
avec 1' optimisme de plus de mort, plus de cristesse, plus
d'inquitude ; la mort et l'inquitude sont au contraire bien
prsentes. Un peu plus loin, le narrateur interprete d'une
nouvelle maniere le reve : Ce reve si heureux a son dbut
me jeta dans une grande perplexit. Que signifiait-il? Je ne
le sus que plus tard. Aurlia tait morte.
D' abord lu comme 1' affirmation de bonnes nouvelles ,
ce reve devient objet de perplexit et, rtrospectivement, une
prdiction de mauvais augure. Mais sa richesse symbolique
excede, visiblement, ces deux interprtations. Le choc ressenti
a Aurlia tait m orce ne tient pas seulement a u caractere
irrvocable de l'nonc et a l'identification implicite du lec-
teur au narrateur, sa participation a son chagrn. La com-
plexit et la subtilit du contenu du reve, que le narrateur,
l. !bid.

Aurlia 139
fidele a son ide de la mission de 1' crivain ( analyser since-
rement ce qu'il prouve dans les graves circonstances de la
vie), s'est efforc de consigner, semblent annules par une
interprtation simple et grossiere.
Entre ces deux reves de confirmation, s'intercale 1' pan-
chement du songe dans la vie relle :
A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect
double,- et cela, sans que le raisonnement manquat jamais
de logique, sans que la mmoire perdt les plus lgers dtails
de ce qui m'arrivait. Seulement mes actions, insenses en
apparence, taient soumises a ce que 1' on appelle illusion,
selon la raison humaine
1

Nerval marche, les yeux fixs sur l'toile qu'il s'est choi-
sie, chante un hymne mystrieux, quitte ses habits ter-
restres . Les bras tendus, il attend le moment ou !'ame va
se sparer du corps, attire magntiquement dans le rayon
de l'toile . Mais le regret de la terre le saisit au creur, il
redescend parmi les hommes , et des soldats en ronde de
nuit le recueillent :
Couch sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'en-
tretenaient d'un inconnu arret comme moi et dont la voix
avait retenti dans la meme salle. Par un singulier effet de
vibration, il me semblait que cene voix rsonnait dans ma
poitrine et que mon ame se ddoublait pour ainsi dire, -
distinctement partage entre la vision et la ralit. Un instant
j' eus l'ide de me retourner avec efforr vers celui dont il tait
question, puis je frmis en me rappelant une tradition bien
connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un
double, et que lorsqu'ille voit, la mort est proche
2

Par une curieuse prmonition, il voit une silhouette
( quelqu'un de ma taille ) s'loigner, partir avec ses deux
l. !bid., p. 699.
2. !bid., p. 701.
[
140 Vies secondes
amis qu'il rappelle en vain: Mais on se trompe! [ ... ] c'est
moi qu'ils sont venus chercher et e' est un autre qui sort! Il
fait tant de bruit qu' on le met a u cachot, o u il reste plusieurs
heures, avant que les deux amis qu'il avait cru voir viennent
rellement le chercher. D'autres incidents semblables se
reproduisent. A la fin il est << transport dans une maison de
san t; son tat est tel qu'il ne reconnait pas les proches
venus lu rendre visite :
r La seule diffrence pour moi de la veille au sommeil tait
que, dans la premiere, tout se transfigurait a mes yeux;
chaque personne qui m'approchait seinblait c.!;aJ?:G,. les
objets matriels avaient comme une .. qui en modi-
fii!lt la forme, et les jeux de la lumiere, les combinaisons des
couleurs se Cl.composaient
1

.
A un vnement de la vie relle -l'arrestation de Nerval
par les soldats, ou la dlivrance par ses amis - correspond
un vnement vu en vision, comme un double, une copie
lgerement diffrente, dcale, se produisant a un niveau dif-
frent, celui que Nerval appelle le monde des esprits . Le
narrateur raconte son exprience vce simultan-
ment a ces deux niveaux, dans les deux mondes. Mais cet
aspect double se retrouve galement dans le regard port sur
cette exprience : a la distinction entre (( reve)) et (( ralit ,
fait pendant celle entre illusion et vision . Les deux mots
sont utiliss, et les nombreux << je crus voir , il me semblait
accentuent encore note depuis le dbut entre
constat de maladie et exprience fconde. Enfin, le double
est aussi l'apparition d'un alter ego, dont la rencontre peut
signifier la mort, et qui semble s'etre chapp asa place avec
ses am1s.
La seconde vi e est vcue en parallele avec la vi e veille.:.
Certains vnements semblent spars de la vie veille (les
visions de la cration primordiale par exemple) ; d' a u tres lui
l. !bid, p. 701-702.
Aurlia
141
ressemblent, mais il n'est pas toujours facile de dire en quoi.
Les ressemblances sont dvoiles par l'interprtation, et le
meme reve peut donner lieu a plusieurs interprtations, dont
a u cune n' est dfinitive : une nouvelle peut toujours prendre
le pas sur la prcdente. L'hsitation du narrateur rejoint a
de nombreuses reprises 1' ambivalence essentielle du texte :
ainsi le cri de femme, qui le rveille et termine la premiere
partie, est provoqu par un geste magique accompli dans son
reve mais, selon lu, c'est aussi la voix d'une personne relle,
du monde extrieur. Bien que personne ne semble l'avoir
entendu, il est encore certain que le cri tait rel et que 1' air
des vivants en avait retenti >>. A 1' objection possi.ble qu'il ne
s'agit la que d'un hasard, il rpond : Selon ma pense, les"
vnements terrestres taient lis a ceux du monde invisible.
La premiere partie se termine done par un vnement au sta-
tut incertain, lequel demande a nouveau une interprtation:
Qu' avais-je fait? J' avais troubl l'harmonie de l'univers
magique ou mon ame puisait la certitude d'une existence
immortelle [ ... ] J' tais maudit peut-etre ... Dans cette auto-
accusation, cette peur d'etre maudit, se trouve en germe le
dlire qui, dans la deuxieme part e, 1' emportera sur 1' exp-
rience du reve.
Une seconde fois perdue ... >>Des les premiers mots de la
seconde partie d'Aurlia, le lecteur est confront aux mo-
tions immdiates du narrateur : C'est moi maintenant qui
dois mourir et mourir sans espoir , motions qui tournent a
la spculation religieuse. Que le rcit soit fragment ou
linaire, la multiplicit des vnements et 1' tat psycholo-
gique de Nerval different totalement de 1' panchement du
songe . Le lieu de 1' action tait alors 1' esprit (les mysteres
de mon esp_lit), mais ici, ou les reves rels sont
brlix,-le lieu de 1' action est surtout le monde extrieur : le
cimetiere, la campagne, la place de la Concorde, la maison
de san t ... En fin, lorsque le narrateur veut consigner un cer-
tain nombre d'impressions de reves, sous le titre swedenbor-
1 1
1
142 Vies secondes
gien de Mmorables
1
, il ne fait aucune tentative pour les
encha!ner en un rcit. Quel est, ici, le role du rve?
Michel J eanneret suggere que si les rves, a u sens propre,
se font moins nombreux dans la deuxieme partie d'Aurlia,
.., e' est que 1' tat de rve se gnralise et maintient le su jet dans
une zone indcise ou tout peut appartenir, indiffremment,
a la fantasmagorie du songe o u a 1' vidence du rel
2
. Inter-
prtation que semblent dmentir les criteres propres au texte
lui-mme : quand 1' panchement du songe dans la vie
relle commence, il prend la forme d' expriences vcues a
1' tat veill, appeles visions, et quand les ides se mat-
rialisent, elles sont le plus souvent traduites dans une sorce
d' quivalent visuel ( Cette ide me devine aussitot sensible).
Mais, dans la deuxieme partie, le mouvement tend a tre
inverse : une image vue (par exemple 1' ouvrier pris pour saine
Christophe) ou une vision (]e croyais voir un soleil noir
dans le ciel dsert et un globe rouge de sang au-dessus des
Tuileries ) conduisent Nerval a des ides, ou plutot a des
convictions dlirantes (Je crus que les temps taient accom-
plis, et que nous touchions a la fin du monde annonce dans
l'Apocalypse de saine J ean ) et amenent un tat de dsespoir.
L'affirmation de la premiere page, car jamais, quant a ce qui
est de moi-mme, je ne me suis semi mieux portant , n' est
plus a propos. Il souffre de dlire d'interprtation (le prtre
fit un discours qui me semblait faire allusion a moi seul ) et
de dlire de grandeur (11 me semble que ce soir j'ai en moi
!'ame de Napolon qui m'inspire et me commande de
grandes choses ). Dans la premiere partie, une fois libr du
corps de garde par ses amis, il ne reste plus que deux liens
prcis avec le monde extrieur : la conversation avec son ami
et le cri, qui semble appartenir a la fois au rve et a la ralit.
Mais, dans cette seconde partie, les relations de N erval avec
le monde extrieur sont bien plus complexes et perturbes.
l. Les Mtmorabilia : La vraic Religion Chrtienne ( T rue Christian Religion,
2 vol., New York, Swedenborg Foundarion, 1981).
2. M. Jeanneret, La Folie est un reve ... >>, op. cit., p. 68.
lp
Aurlia >>
143
Son tat veill, tel qu'ille dcrit une fois guri , est incon-
cestablement psychotique. Si nous adoptions la thorie de
Moreau, nous dirions que 1' tat de rve a pris le dessus. Si a u
contraire, nous demeurons fideles aux criteres proposs par
le narrateur, nous verrons que, mme aux pires moments
d'abattement (ou d'euphorie), le rve reste presque entiere-
ment de l'autre cot des portes du sommeil.
Mme apres un rve terrifiant, qu'il considere tre le
reflet du jour prcdent, il continue a voir dans le rve une
so urce possible d' espoir :
Je suis all promener mes peines et mes remords tardifs
dans la campagne, cherchant dans la marche et dans la fatigue
l'engourdissement de la pense, la certitude peut-etre pour la
nuit suivante d'un sommeil moins funeste. Avec cette ide
que je m' tais faite du reve comme ouvrant a l'homme une
communicatio11. avec le monde des esprits, j'esprais ... j'es-
prais encare
1
!
L' espoir pourtant est vain. Malgr une tentative, dans la
vie veille, de flchir Dieu en brulant des papiers lis a
l'amour et la mort d'Aurlia, le rve suivant ritere l'avertis-
sement desamore prochaine. ]e me levai plein de terreur,
me disant : C' est mon dernier jour! A dix ans d'intervalle, la
mme ide que j' ai trace dans la premiere partie de ce rcit
me revenait plus positive encore et plus menas;ante. Dieu
m' avait laiss ce temps pour me repentir, et je n' en avais point
profit. Suivra un dsespoir incense : Les visions qui
s' taient succd pendant mon sommeil m' avaient rduit a
un tel dsespoir, que je pouvais a peine parler>>, dsespoir
accompagn des ides dlirantes qui, lo in d' effacer la dis-
tinction entre rve et vie veille, contribuent a la maintenir,
car le sommeil suivant apporte une vision qui ne leur res-
semble en rien :
l. (Euvres, op. cit., III, p. 728-729.
/ -
144 Vies secondes
Pendant mon sommeil, j'eus une vision merveilleuse. 11 me
semblait que la desse m'apparaissait, me disant: ]e suis la
meme que Marie, la meme que ta mere, la meme aussi que
sous toutes les formes tu as toujours aime. A chacune de tes
preuves, j'ai quitt l'un des masques dont je voile mes traits,
et bientt tu me verras telle queje suis. Un verger dlicieux
sortait des nuages derriere elle, une lumiere douce et pn-
trante clairait ce paradis, et cependant je n' entendais que sa
voix, mais je me sentais plong dans une ivresse charmante
1

Ce revene provoque pas de changement immdiat dans la
vie veille - au contraire, l'tat de Nerval est tel qu'ille
mene a 1' asile et a la camisole de force -, mais il place une
nouvelle fois le narrateur a u centre de 1' ambiguit du rcit :
Je compris, en me voyant parmi les alins, que tout n'avait
t pour moi qu'illusions jusque-la. Toutefois les promesses
que j'attribuais a la desse Isis me semblaient se raliser par
une srie d'preuves que j'tais destin a subir. Je les acceptai
done avec rsignation
2

La nature exacte de ces preuves n'est jamais prcise; ne
s'agirait-il pas de demeurer fidele au reve en refusant, juste-
ment, la tentation du dlire et de l'interprtation menson-
gere? C'est ainsi qu'il arrive a Nerval de prononcer des mots
qui vont a l'encontre de l'exprience du reve :
Je me sentais plong dans une eau froide, et une eau plus
froide encare ruisselait sur mon front. Je reportai ma pense
a 1' ternelle Isis, la mere et l' pouse sacre; toutes mes aspi-
rations, toutes mes prieres se confondaient dans ce nom
magique, jeme sentais revivre en elle, et parfois elle m'appa-
raissait sous la figure de la V nus antique, parfois aussi sous
les traits de la Vierge des chrtiens. La nuit me ramena plus
distinctement cette apparition chrie, et pourtant je me
l. !bid., p. 736.
2. !bid., p. 738.
Aurlia 145
disais : Que peut-elle, vaincue, opprime peut-etre, pour ses
pauvres enfants
1
?
Ce et pourtant trahit le dsespoir de N erval, 1' empor-
tant sur la promesse du reve prcdent. De m eme, apres 1' pi-
sode dcisif du jeune soldat- dernier avatar du double dans
le rcit_-=-:_qyi refuse de se nourrir, c'est le reve qui est la
pierre de touch';permettant d'identifier le dlire. La desse
apparaftde nouveau et lui dit :
L' preuve a laquelle tu tais soumis est venue a son terme;
ces escaliers saos nombre, que tu te fatiguais a descendre ou
a gravir, taient les liens memes des anciennes illusions qui
embarrassaient ta pense, et maintenant rappelle-toi le jour
ou tu as implor la Vierge sainte et ou, la croyant morte, le
dlire s'est empar de ton esprit
2

Qu'il puisse reconna1tre a l'intrieur du reve ses
anciennes illusions , et identifier le moment m eme o u le
dlire a commenc, montre bien que l'hypothese d'un tat
de reve gnralis dans la seconde partie d'Aurlia n' ese pas
recevable. Au contraire, ce sont les reves, et notamment les
derniers cits, qui permettent a 1' crivain de distinguer entre
convictions et illusions .
Les moments les plus psychotiques du rcit (par exemple
lorsque, a !'asile, Nerval se croit capable d'influencer la lune,
et attribue un sens mystique aux conversations des gardiens
et des malades) sont raconts sous 1' angle de la gurison.
Constamment modaliss (j'attribuais, il me semblait, pour
moi, etc.), ils montrent que le narrateur est conscient que
Nerval a plus tendance a imposer du sens qu'a en recevoir.
Ren n'indique que le narrateur soit sous l'influence de ces
ides dont il parle comme le monde d'illusions ou j'avais
quelque temps vcu . Mais ses convictions sont toujours
1. !bid., p. 741.
2. !bid.!_ p. 745.
/ '
146 Vies secondes
prsentes : La conscience que dsormais j' tais purifi des
fautes de ma vie passe me donnait des jouissances morales
infinies; la certitude de l'immorralit et de la coexistence de
toutes les personnes que j'avais aimes m'tait arrive mat-
riellement, pour ainsi dire. Bien que provenant du reve, ces
propos suggerent, par leur formulation, une apprhension
immdiate de la vrit bien diffrente des tentatives d'inter-
prtation (dlirante) fondes sur la lecture de signes.
L).robiY.i!Jence du statut du reve ne sera leve, ou plutot
modifie, qu'au tout dernier paragraphe. Bien que le narra-
teur identifie clairement apres coup les aspects illusoires de
son exprience, il cherche en meme temps a garder la valeur
de cette exprience et des convictions qu' elle lu a apportes.
Mais une dissonance subsiste, entre reve aboutissant a la
maladie, et reve source de connaissance. Le seul cadre d'in-
terprtation propas par la socit est le modele psychia-
trique, contre lequel Grard de Nerval proteste vigoureuse-
ment, dans une lettre a Mme Alexandre Dumas:
Au fond j'ai fait un reve tres amusant et je le regrette [ ... ].
Mais, comme il y a ici des mdecins et des commissaires qui
veillent a ce qu'on n'tende pas le champ de la posie aux
dpens de la voie publique, on ne m'a laiss sortir et vaquer
dfinitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis
convenu bien formellement d'avoir t malade, ce qui coutait
beaucoup a mon amour-propre et meme a ma vracit.
Avoue! avoue! me criait-on, comme on faisait jadis aux sor-
ciers et aux hrtiques, et pour en finir, je suis convenu de
me laisser classer dans une ajfection dfinie par les docteurs et
appele indiffremment Thomanie ou Dmonomanie dans
le Dictionnaire Mdical
1

On retrouve d{s chos e cette protestation dans Aurlia,
quand une explic < scientifique est impose a Nerval
( 1' tat cataleptique ... me fut expliqu scientifiquement ). Il
l. CEuvres, op. cit., 1, p. 1383. Lettre du [9 ?] novembre [1841].
....
Aurlia 147
se trouve dans une p9s!tion p.,atadoxale: oblig d'attribuer de \
la valeur a ses reves, il ne peut ni intgrer cette valeur parmi
les catgories proposes par la socit, ni proposer une
meilleure voie
1
Et pourtant les allusions des premieres lignes
a Apule et a Dante, la dcision a leur exemple, de trans-
crire ses impressions, et 1' existen ce m eme du texte tmoi-
gnent de l'e'5_istence _d'une autre voie : la cration d'un
pace transitionnel))) celui de la fiction, o u de 1' criture sur
reve. re mene pas une rflexion systmatique
sur 1' acte d' crire, mais le dsigne par 1' expression fixer le
reve . La desse a fait sa derniere apparition nocturne. Le
jour commence a poindre : ]e voulus avoir un signe mat-
riel de 1' apparition qui m' avait consol, et j' crivis sur le mur
ces mots : "Tu m' as visit cette nuit." Ce geste dit la maniere
dont le texte donne corps a l'exprience du reve. Ayant une
existen ce matrielle il n' appartient ni aux convictions per-
sonnelles, ni aux catgories que la science voudrait imposer.
Le reve n' est plus dsormais un lment intressant parmi
d'autres, une curiosit- il est devenu l'impulsion premiere
et la substance meme du rcit.
l. Un document capital, rcemment c'icouvert et publi, souligne avec force
ce dilemme: Pour le mdecin c'tait cela [la folie] sans doute bien qu'on m'ait
toujours trouv des synonymes plus polis; pour mes amis cela n' a guere pu avoir
d'autre sens; pour moi seul, cela n'a t qu'une sorte de transfiguration de mes
penses habituelles, un reve veill, une srie d'illusions grotesques ou sublimes,
qui avaient tant de chrffies queje ne cherchais qu'a m'y replonger sans cesse, car
je n'ai pas souffert physiquement un seul instant, hormis du traitement qu'on a
cru devoir m'infligen (lettre a Victor Loubens [fin 1841 ?), CEuvres, III, o p. cit.,
p.1487.
172 Vies secondes
un sentiment d'attente avec douleur, comme il arrive avant
l'inspiration potique, o u l' on sent qu'il va venir quelque
chose >> [Flaubert compare alors cet tat a u moment qui pr-
cede un orgasme].
2) Puis, tout a coup, comme la foudre, envahissement ou
plutot irruption instantane de la mmoire car l'hallucination
proprement dite n'est pas autre chose, - pour moi, du
moins. C' est une maladie de la mmoire, un relachement de
ce qu' elle recele
1

Intuition artistique )), image artistique )), vision int-
rieure de 1' artiste )), vis ion potique)) : dans sa premiere
rponse, Flaubert tourne autour de ces mots, et ce n' est
qu'aux toutes dernieres lignes de sa seconde lettre a Taine,
quelques jours plus tard, qu'il va plus loin et crit halluci-
nation artistique)).
l. !bid, p. 572.
3
LES OBSERVATEURS
DU SOMMEIL
Voila qui est bien singulier, me disais-je, il
n'est vraiment pas prsumable que mon ima-
gination invente absolument tant de dtails.
H ERVEY DE SAINT-DENYS
]e m'observe tantt dans mon lit, tantt dans mo;; a ~ )
teuil, au momem ou le sommeil me gagne. >> Alfred Maury,
en publiant en 1861 Le Sommeil et les reves
1
, devient le pre-
mier observateur des rev"es;"'blentot suivi par le marquis Her-
vey de Saint-Denys qui, apres avoir hsit pendant des annes
a dvoiler au public son travail, publie anonymement, en
1867, Les Rves et les moyens de les diriger
2
Meme s'il n'ap-
partient pas au principal courant de pense du dix-neuvieme
siOcle sur le rCve, Hervey en esr l'observateur le plus pn- ']
tranr avant F reud '. 11 atcire l' attention sur le rve dit auj our-
d'hui lucid e)), e' est-a-dire pendant lequel le reveur a plei-
nement conscience qu'il est en train de rever, et aussi sur le
~ -
l. Oidier, 1865, 3< d.
2. Amyot, 1867. Les citations sont extraites de la rimpression, avec prface
de Robert Desoille, Les Introuvables, ditions d'Aujourd'hui, 1977.
3. Hervey tait un oriemaliste, et ce livre sur les reves tient une place a pan
dans sa production ; il n' est pas mentionn daos la notice ncrologique rdige
par H. Cordier, Ncrologie: Le Marquis d'Hervey Saint-Denys (1892), Sarane
Alexandrian prsente les recherches d'Hervey dans Le Su"alisme et le reve
(Connaissance de l'Inconscient, Gallimard, 1984, p. 36-46).
..
174
Vief secondes
reve dont on peut diriger le cours
1
Fait important, ces obser-
vations ne dpendent pas d'un souvenir qui va s'affaiblissant,
mais sont faites au moment meme ou le reve se produit. Ce
qui lui permet de nommer- sans preter attention a ce qui
les motive- deux mcanismes identifis et analyss plus tard
par Freud: la superposition dcrite par Hervey n'est pas
sans rappeler la condensation, et son abstraction , le dpla-
cement.
Sur de nombreux points, les observations et les expriences
de Hervey colncident avec celles de Maury, notamment en
ce qui con cerne la mmoire. T ous deux ont apport a 1' tude
des reves la persvrance et 1' esprit de mthode qui man-
quaient a leurs prdcesseurs, notant leurs reves, minutieuse-
ment, rgulierement, pendant de longues priodes de temps
2

Hervey raconte comment un jour, a quatorze ans, il dcide
de dessiner les souvenirs d' un reve singulier qui 1' avait
impressionn. Bientot, il a rempli un album entier de ces des-
sins, accompagns d'une glose explicative, relatant soigneu-
sement les circonstances qui avaient amen o u suivi 1' appari-
tion de ses reves. Il note : J e m' accoutumais a retenir de
plus en plus souvent les fantasques lments de mes narra-
tions illustres. A mesure que j'avans;ais dans le quotidien de
mes nuits, les !acunes y devenaient plus rares. Il est vite
l. Les familiers du reve lucide ont expriment que la <ducidir er le
ne se produisenr pas ncessairemenr de simulrane, mais peu-
vent apparairre tour a fait sparment. Les recherches rcenres sont rcapirules
par J. Gackenbach, Frameworks for Understanding Lucid Dreaming : A
Review, Dreaming, 1/2 (1991), p. 109-128.
2. Ils font galement appel a l'aide d'aurres personnes pour certaines exp-
riences. Ainsi, Hervey: Un intime ami [ ... ] soutenait en homme convaincu que
jamais il n'avair de reve dans son premier sommeil. Un soir qu'il dormait depuis
une demi-heure environ, je m'approche de son lit, je prononce a mi-voix quelques
commandemenrs miliraires: "Porrez arme!" et je l'veille doucement. "Eh bien,
lu dis-je, cerre fois encore n'as-tu ren re..? - Ren absolument rieu, que je
sache. - Cherche bien dans ra tete. -]'y cherche bien et je n'y trouve qu'une
priode d'ananrissemenr tres compler.- Es-tu sur, demandai-je encore, que tu
n'as vu ni soldar ... " A ce mor de soldar, il m'inrerrompit comme frapp d'une
rminiscence subite. "C'est vrai! C'est vrai! me dir-il, oui, je m'en souviens main-
tenanr; j' ai rev que j' assisrais a une revue. Mais commenr as-tu devin cela?"
(Les reves .. . , op. cit., p. 227-228).
Les observateurs du sommeil
175
convaincu que ces !acunes ne sont dues qu'a un dfaut de
mmoire et non pas a une interruption relle dans les
tableaux qui avaient occup mon esprit. Au moment de la
publication de son ouvrage, il a not 1 946 nuits. Maury, de
son cot, dcrit longuement sa (( mthode d'observation)) :
Je note exactement dans quelles dispositions je me trou-
vais avant de m'endormir, et je prie la personne qui est pres
de moi de m' veiller, a des instants plus o u moins loigns
du moment ou je me suis assoupi. Rveill en sursaut, la
mmoire du reve auquel on m'a soudainement arrach est
encore prsente a mon esprit, dans la frakheur meme de l'im-
pression. Il m' est alors facile de rapprocher les dtails de ce
reve des circonstances o u je me suis plac pour m' endormir.
Je consigne sur un cahier ces observations, comme le fait un
mdecin dans son journal pour les cas qu'il observe
1

Les deux auteurs ont montr la continuit entre les images
hyE_nagogiques et les reves qui suivront, mais la conclusion
qu'ils tirent ele cetre continuit est diffrente. Pour Maury,
le sommeil profond est sans reves; pour Hervey, il ne sau-
rait exister de sommeil sans reves
2
, opinion dja mise par
Jouffroy. Maury et Hervey clairent galement d'un jour
nouveau le role de la mmoire dans les reves. En retrouvant
la so urce de certaines hminiscences
3
1, habituellement non
dcele, ils claircissent l'un des phnomenes
du somnambulisme.
l. Le Sommei/ et les reves, op. cit., p. 1-2.
2. Tous deux semblent avoir pressenti, aussi prcisment qu'il tait possible
avant l'lectroencphalographie, les dcouvertes plus sophistiques du vingrieme
siecle en la mariere. Les modificarions des ondes crbrales pendant le sommeil
ont t remarques entre 1930 et 1940, mais c'est seulement en 1953 que Ase-
rinsky et Kleitman ont not les mouvemenrs oculaires rapides associs au reve,
qui onr conduit a la dfinition des cinq phases du sommeil. Les sujets rveills
pendant le sommeil paradoxal disenr avoir rev; ceux rveills pendant des phases
plus profondCS" ont rendancr1rdif qu"n processus analogue a la pense rair en
cours. Selon le sens prcis donn au mor rever, ceci pourrair correspondre aux
observations d'Hervey, sans invalider celles de Maury.
3. Mor employ ici non dans le sens traditionnel, arisrorlicien, de rappel
volonraire d'un souvenir (sens que lui donne souvenr Maury), mais dans le sens
de rerour a la mmoire d'une perception anrrieure non reconnue pour relle.
176 Vies secondes
Maury donne l' exemple d'une nuit o u il s' est imagin en
songe voir la ville de New York, et en parcourir les rues, de
compagnie avec un ami. A son rveil, il a encore comme
devant les yeux l'aspect gnral de la ville et celui d'une de
ses places )), 11 se souvient avoir vu, quelques semaines aupa-
ravant, une vue de cette grande cit amricaine ))' expose a
l'talage d'un marchand de gravures. 11 retourne devant cette
vitrine: ]e retrouvai la l'image de mon reve, mais la taille
trop rduite de la gravure ne lui permet pas de reconnaitre la
grande place ou il croyait s'etre promen avec son ami. Cher-
chant longuement dans ses souvenirs, il pense finalement que
la place en question doit erre la grand-place de Mexico, dont
il a un jour, a Berlin, remarqu un magnifique dessin. Peu
de temps apres, il en a la preuve positive, en tombant par
hasard sur la planche d'un ouvrage ou elle tait reprsente )),
Le dcor visuel de son reve tait done une combinaison de
deux images : Croyant me trouver a New York, ou je ne
suis jamais ali, je me reprsentais en partie Mexico
1
)) S'il
avait t dispos a amibuer un caractere (( intuitif a ses reves,
il aurait imagin avoir en..pense)) a New York. De
pareilles mprises sont frquentes chez les et
leurs visions seraient vi te dmystifies si de telles vrifications
taient toujours possibles. 11 cite 1' exemple rcent d'un som-
nambule qui, se trouvant loin de Paris, est magntis et
conduit en pense au Thatre-Fran<;ais. 11 dcrit non seule-
ment la salle mais aussi la piece qui, selon lui, est en ce
moment reprsente. Mais plus tard, vrification faite, il se
trouva qu'il y avait eu prcisment ce jour-la relache au Fran-
<;ais ; la description de la salle tait d' ailleurs inexacte.
Hervey de Saint-Denys donne un exemple encore plus
frappant du role de la rminiscence. On retrouve, comme
chez Maury, des sources v1suelles (gravures) et des villes. Pour
Hervey, cependant, le fait d'etre conscient et attentif pendant
le reve modifie la qualir des observarions. A 1' poque du reve
l. Le Sommeil et les reves, op. cit., p. 307-308.
Les observateurs du sommeil 177
qui suit, il traverse une priode o u il ne reve quasiment jamais
sans en erre pleinement conscient :
Je fis un songe tres clair, tres suivi, tres prcis, pendant
lequel je me figurais etre a Bruxelles (ou je n'tais jamais
ali). Je me promenais tranquillement, parcourant une rue
des plus vivames, borde de nombreuses boutiques dont les
enseignes bigarres allongeaient leurs grands bras au-dessus
des passants. Voila qui est bien singulier, me disais-je, il
n'estvraiment pas prsumable que mon imagination invente
absolument tant de dtails. Supposer comme les Orientaux
que 1' esprit voyage tout seul, tandis que le co.rps sommeille,
ne me- semble pas davamage une hypothese a laquelle on
puisse s'arreter. Et cependant je n'ai jamais visit Bruxelles,
et cependant voila bien en perspective cette fameuse glise
de Sainte-Gudule queje connais pour en avoir vu des gra-
vures. Cene rue, je n'ai nullement le sentiment de l'avoir
jamais parcourue, dans quelque ville que ce soit. Si ma
mmoire peut garder, a l'insu meme de mon esprit, des
impressions si minutieuses, le fait mrite d'etre constat; il
y aura la tres cerrainement le sujet d'une vrification
curieuse. L' essentiel est d' oprer sur des donnes bien posi-
tives, et par consquent de bien observer. Aussitt je me
mis a observer l'une des boutiques avec une attention
extreme, de telle sorce que, si je venais un jour a la recon-
naltre, le moindre doute ne put me rester. Ce fut celle d'un
bonnetier [ ... ] qui devint le poim de mire des yeux de mon
esprit ouverts sur ce monde imaginaire. J'y remarquai
d'abord, pour enseigne, deux bras croiss, l'un rouge et
l' autre blanc, faisant saillie sur la rue, et surmonts en guise
de couronne d'un norme bonnet de coton ray. Je lus plu-
sieurs fois le nom du marchand afin de le bien retenir; je
remarquai le numro de la maison, ainsi que la forme ogi-
vale d'une perite porte, orne a son sommet d'un chiffre
enlac. Puis je secouai le sommeil par ce violent effort de
volont qu'on peut toujours faire quand on a le sentiment
d'etre endormi, et, sans laisser le temps de s'effacer a ces
impressions si vives, je me hatai d' en consigner et d' en des-
siner rous les dtails avec un grand soin. Quelques mois plus
je devais avoir 1' occasion de visiter Bruxelles, et je
178
Vies secondes
n' pargnerais aucune peine pour claircir un fait qui, de
prime abord, sans queje m' en pusse dfendre, m'inspirait les
plus fantastiques suppositions. J'attendis l'poque ou ma
famille devait se rendre en Belgique avec une indicible impa-
tience. Elle arriva. Je courus a l'glise de Sainte-Gudule, qui
me parut une vieille connaissance; mais, quand je cherchais
la ruedes enseignes multiformes et de la boutique reve, je
ne vis ren, absolument rien qui s' en rapprocht. En vain je
parcourus mthodiquement tous les quartiers marchands de
cette ville coquette; il fallut reconna!tre l'inutilit de mes
recherches et me rsigner a y renoncer. A dire vrai, j'aurais
t plus effray qu'enchant d'une russite inespre, qui
m' eut jet ncessairement dans les rgions de la fantaisie et
du merveilleux. Je savais dsormais queje n'avais a faire qu'a
un phnomene psychologique, probablement explicable; et,
sans prvoir qu'il me serait jamais donn d' en saisir 1' expli-
cation prcise, je reprenais avec plus de calme l'analyse
consciencieuse des phnomenes accessibles a l'investigation
humaine. Plusieurs annes s'coulerent. J'avais presque
oubli cet pisode de mes proccupations d'adolescent,
lorsque je fus appel a pareourir diverses parties de l'Alle-
magne, ou j'tais ali dja durant mes plus jeunes ans. Jeme
trouvais done a Francfort, fumant tranquillement une ciga-
rette apres mon djeuner, marchant devane moi sans m'etre
trac aueun itinraire. ]' entrai dans la rue J udengasse, et tout
un ensemble d'indfinissables rminiseences
vaguement a s'emparer de mon esprit. Je de
deouvrir la cause de cette impression singuliere; tour a eoup
[
je me rappelai le but de mes inutiles promenades a travers
Bruxelles. Sainte-Gudule assmment ne se montrait plus en
perspective; mais e' tait bien la rue dessine dans le journal
de mes reves; e' taient bien les m emes enseignes caprieieuses,
le meme public, le meme mouvement qui m'avaient jadis si
vivement frapp pendant mon sommeil. Une maison, je l'ai
dit, avait t surtout de ma part l'objet d'un examen minu-
tieux. Son aspect et son numro s' taient fortement gravs
dans ma mmoire. Je courus done asa recherehe, non sans
une motion vritable. Allais-je reneontrer une dception
nouvelle, ou bien au contraire saisir le dernier mor de l'un
des problemes les plus inrressants que je me fusse poss?
Les observateurs du sommeil
179
Qu'on juge de mon tonnement, et tout a la fois de ma joie,
quand jeme vis en face d'une maison si exactement pareille
a eelle de mon ancien reve, qu'il me semblait presque avoir
fait un retour en arriere et ne m' erre point encore veill [ ... ]
videmment, j'avais parcouru dja eette rue la premiere fois
que j' tais ali a Francfort, e' est-a-dire trois o u quatre ans
avant l'poque de mon reve, et, sans queje m'en doutasse,
sans queje puisse expliquer de quelles dispositions particu-
lieres cela dpendit, tous les objets exposs a ma vue se pho-
tographierent instantanment dans ma mmoire avec une
admirable prcision. Mon attention, cependant, suivant l'ac-
ception qu'on donne habituellement a ce mot, devait rester
roystrieux qui s'oprait spontanment,
puisque je n' en a vais pas meme gard le moindre souvenir
sensible. Il y a la matiere a rflexion srieuse pour quiconque
voudra sonder les forces secretes de l' entendement humain
1

La mmoire consciente a done fourni les gravures de
Sainte-Gudule et la mmoire involontaire o u rminiscence
la surprenante profusion de dtails sur la boutique du bon-
netier. Lorsque Hervey, dans son reve, examine la boutique,
il inspecte ce qu'il appelle un clich-souvenir . Les thories
psychologiques utilisent souvent des mtaphores provenant
des dernieres techniques, et Hervey, dans ce texte, fait appel
a 1' art de la photographie, tout juste naissant. Hervey adapte
un adage scolastique clebre, et le transforme en Nihil est in
visionibus somniorum, quod non prius foerit in visu : << Nous
ne voyons ren en reve que nous n'ayons vu auparavant
2
.
Mais, tout comme un photographe peut accumuler des mil-
liers de clichs, et oublier dans quelles circonstances ils ont
t pris, chaque image vue en reve est en fait un souvenir
oubli, ou bien modifi par le travail de l'imagination (par
exemple les personnages d'un tableau peuvent devenir vivants
dans un reve). Les images seront plus ou moins nettes, selon
la perfection plus ou moins grande avec laquelle le clich-
l. Les Reves ... , op. cit., p. 78-81.
2. !bid., p. 74.
,
f\/V'
f
..;J -.. '>.
. .. ' 1
Vies secondes 180
so u venir s' est originairement form, et la nature de nos cli-
chs-souvenirs exercera une tres grande influence sur notre
. . .
vte onmque.
T out en faisant appel a un vocabulaire diffrent, Maury et
Hervey considerent tous deux que nous possdons une
rserve d'impressions mmorises qui ne sont pas ncessaire-
ment a la disposition de 1' esprit pendant la vie quotidienne,
mais peuvent ressurgir dans les reves. Ce que
clichs-souvenirs est, plus classiquement, appel"' ides-images
par Maury. Dans un mlange de physiologie
.t..de philosophie du siecle prcdent, Maury explique com-
ment ces ides-images peuvent etre ravives
1
Une des parti-
cularits du reve - et une prtendue merveille du som-
nambulisme -, peut done s' expliquer par la mmoire o u la
rminiscence .
Mais il est un sujet sur lequel les positions de Maury et
Hervey cessent de s'accorder: la crativit. L'attention qu'ils
lui portent, les rponses qu'ils proposent seront tres diff-
rentes. Comment les reves combinent-i!s les images? Com-
ment, par exemple, New York et Mexico, Bruxelles et Franc-
fort, deviennent-elles dans le reve une seule et meme ville?
Maury se contentera, pour aborder cette question, d'une
note en bas de page, dans le chapitre Des analogies du reve
et de 1' alination mental e. Il vient juste d' expliquer les
deux phnomenes principaux qui rsument presqu'a eux
seuls toutes les causes du dlire : 1) une action spontane et
comme automatique de 1' esprit; 2) une association vicieuse
et irrguliere des ides)) et cherche a montrer que ((des ph-
nomenes du meme genre se passent dans le reve; ce qui
explique, en partie, l'incohrence et la bizarrerie des images
. - qui le composent . Dans les hallucinatl,ons
il distingue les images qui sont dans 1' esprit sansqe ce ui-ci
ait gard le souvenir du moment ou elles ont t pen;:ues, et
l. Le Sommeil et les reves, o p. cit., p. 121-130, et note J : <<De la thorie de
David Hardey sur l'associarion des ides (ibid., p. 467-481).
r
..
Les observateurs du sommeil 181
les autres, qui sont tres certainement une comb.fnaiso-n:J
d'images (9u de ontfrapp les sens veilte. V
C'est ici qu'il ajoute la note : Il y aurait a examiner laques-
1
tion difficile de 1' origine et de la gnration de ces ides-
images, qui ne sont pas toujours de simples rappels de sen-
sations perc;:ues, mais des combinaisons nouvelles d' lments
de sensations antrieures. 11 reconna1t que << 1' reil interne
voit alors dS'Oojefs qu'il n' a jamais contempls ,
interne peut entendre des airs, des m l odies qui 1' ont,.
jamais frappe , mais selon lui 1' explication de ce phnomene
(du a ((la force cratrice de l'imagination ) (( rclamerait de
nombreuses et tres diverses recherches . En attendant, il pro-
pose une analogie optique pour ce qui doit se passer dans
le cerveau et le systeme nerveux : si 1' on fait tourner suffi-
samment rapidement un cercle sur lequel sont places, en
proportions gales, les couleurs du spectre, ce cercle semblera
gris (ou blanc si les couleurs sont completement homogenes).
Le gris ne rsulte pas de la superposition des couleurs, mais
de la succession rapide des impressions sur la rtine. Une
nouvelle image est done produite par 1' association d' lments
perc;:us sparment. Lorsque notre reil interne perc;:oit une
figure de fantaisie , il s'agit d'un meme assemblage de dif-
frents lments prcdemment perc;:us, du a une surexcita-
tion, ndice d'un mouvement tres rapide de la force ner-
veuse.
Maury formule sa tentative d' explication en termes phy-
siologiques plutt que psychologiques. Hervey, pour qui la
physiologie n' est pas encore assez a u point pour etre un outil
utilisable, cherche a aller plus lo in, par 1' observation dtaille
et par l'introspection. Ce qui le conduit a dcrire les trois
manieres fondamentales dont le reve combine les images.
La premiere est une variante de la mtaphore photogra-
phique, les clichs-souvenirs deviennent des verres de lan-
terne magique : Si vous vous avisez de faire passer un second
verre dans la lanterne avant que le premier ne soit retir, deux
choses pourront galement advenir : ou bien les figures
)
182
Vies secondes
peimes sur les deux verres [ ... ] formeront un ensemble ht-
rogene dans lequel Barbe-Bleue se trouvera face a face avec
le Petit-Poucet; ou bien elles para!tront juxtaposes, auquel
cas Barbe-Bleue aura deux tetes disparates, quatre jambes, ou
un bras qui lu sortira de 1' oreille. De m eme
deux ides, avec leurs images, pourront aussi se prsemer,
pour ainsi di re, de front, appeles en m eme temps par 1' en-
cha.lnement des souvenirs :
]e songe, par exemple, aux sphinx rapports de Sbasto-
pol, qui ornent la grille des Tuileries. L'association des ides
voque immdiatement et simultanment I'image de I'un de
mes amis tus a la guerre de Crime, et le tableau des ruines
de Memphis ou d'autres sphinx sont figurs. ]'apen;:ois aus-
sitt cet ami dfunt depuis plusieurs annes, et je crois le voir
en gypte visitant avec moi ces vestiges d'une grandiose ami-
quit
1

La seconde maniere de combiner des images sera pour
Hervey 1' abstracrion : la disposition de notre esprit a
reporter d'un su jet sur quelque qualit ou quelque
maniere d'etre . Si la <fun cheval tique le frappe
particulierement dans l'attehrge d'une pauvre carriole qu'il
apers:oit en reve, et si cette carriole le fait songer a quelque
mtayer pourvu d'un attelage a peu pres semblable, il repor-
tera peut-etre l'ide abstraite de maigreur et de dprissement
sur ce mtayer qui surgir a son tour au milieu du songe, et il
le verra pret a rendre !'ame. O u bien a u comraire, si e' est
...,
l'ide de l'qttellement qui l'a davantage, il verra
le mtayer lui-meme sous le harnais, sans en prouver le
moindre tonnement. >>
La troisieme maniere est la similitude de forme. Tour
comme le dessinateur Grandville nous montrait une srie
gradue de silhouettes commens:am par celle d'une danseuse
et finissam par celle d'une bobine aux mouvements furieux ,
l. Les Reves .. . , op. cit., p. 89.
\ ---
e,_,, S. J ;,v

(1 J
Les observateurs du sommeil 183
les reves- surtout lorsque l'ame est extremement passive ou
distraite - peuvent voquer des rminiscences assembles
par leur similitude visuelle. \
La seule vocation des souvenirs emmagasins dans les ...>
archives de la mmoire suffit done pour produire les reves les
plus tonnants, selon la maniere dont ces souvenirs se pr-
sentent et se combinent. Et encore ne s'agit-il ici que du reve
o u les ides s' enchalnent et se droulent d' elles-memes, sans
qu'aucune cause physique, interne ou externe, n'en vienne
compliquer, interrompre ou modifier le cours , comme les
bruits, les changemems de temprature, les sensations d' op-
pression, ou les mouvements nerveux. Cette thorie repose
sur une notion psychologique classique : l' association des
ides. Pour Hervey (contrairement a Maury), il n'est pas
ncessaire de faire appel a ce qui se passe, ou est cens se pas-
ser, dans les du cerveau. Selon lui, il suffit d' obser-
ver les diffrentes manieres dont les ides se lient entre elles.
Les reves naturels, si bizarres ou complexes soient-ils, proce-
dent tous de l'un ou l'autre des phnomenes suivants: << 1) Le
droulement naturel et spontan d'une cha!ne cominue de
rminiscences; 2) L'intervention subite d'une ide trangere
a celles qui formaient la cha!ne, par suite de quelque cause
physique accidentelle
1

La chai,u_e de rminiscences sera forme par la superpo- "
sition, l'abstraction et la similitude des formes. Analyser un )
reve, pour Hervey, signifie dmeler les maillons de cette
chalne. Si on 1' observe assez soigneusement, le caractere
bizarre de n'importe quel reve trouvera son explication
rationnelle.
Hervey dcrit de nombreux reves ou des portraits pren-
nent vie, des scenes se composent. Dans l'un d'eux, i1 croit
voir ((une jeune fille vetue a l' antique, qui jouait sans se faire
aucun mal avec plusieurs morceaux de fer rougis au feu.
Chaque fois qu' elle y touchait, de longues flammeches
l. !bid, p. 91.

184
Vies secondes
demeuraient un instant suspendues a ses doigts, et quand elle
frottait ensuite ses mains l'une contre l'autre, il en jaillissait
une pluie d' tincelles qui s' parpillaient avec bruit >>. De toute
vidence il n' a jamais rien vu de semblable dans la vi e relle
mais il a pu voir d'un cot une jeune filie vetue de cette
maniere et de 1' autre, des tincelles. Ce reve compos)) ne
suffit pasa prouver la (( puissance cratrice de l'imagination )),
Le reve suivant n' est pas sans posie, mais Hervey, proccup
avant tout de sa dmonstration, demande a ses lecteurs d' en
oublier la purilit)) :
Un appareil en verre d'une forme bizarre est pos devant
moi, sur une table tres basse. I1 parait rempli d' eau, et je ne
sais que! personnage m'apprend que ce liquide a le pouvoir
de rendre transparents, sans pour cela leur ter la vie, tous
les animaux qu'on y plonge pendant quelques instants. Je
m'tonne et j'mets des doutes; chose assez naturelle. Un
chat miaulait, en ce moment, dans un coin de la chambre;
je le prends, je le jette dans 1' appareil et j' examine le rsultat.
Or je vois !'animal perdre peu a peu son premier aspect pour
devenir lumineux, translucide, diaphane, enfin, comme le
cristal meme. II semble tout a fait a son aise au milieu du
rcipient; il nage, il s'allonge, il attrape bientt une souris
transparente comme lui, queje n' a vais point encore aperc;:ue;
et, grace a la transmutation singuliere opre chez ces deux
erres, je distingue les dbris du malheureux rongeur qui des-
cendent dans 1' estomac de son froce ennemi
1

A supposer meme, dit-il, qu'il ait gard le souvenir d'avoir
observ un infusorium au microscope, son imagination a
(( pris a ce reve une part bien caractrise, puisque c'est un
chat tres distinct et non pas un animalcule infusoire >> qu' elle
a su produire, dans ces conditions si curieuses. Les person-
nages peuvent possder l'usage de la parole, et des souvenirs
ou des connaissances que le reveur semble ne pas partager.
Hervey reve d'une jeune femme tres belle : En songe,
l. !bid., p. 274-275.
Les observateurs du sommeil 185
je crois parfaitement la reconna:tre; j'ai meme le sentiment
de l'avoir rencontre dja bien des fois. Cependant je
rn'veille et ce visage, encore prsent ama pense, me semble
des lors absolument inconnu. J e me rendors ; la m eme vision
se reproduit. )) Cette fois-ci, il a la prsence d' esprit de lui
demander s'il n'a pas dja eu le plaisir de la rencontrer.
Assurment, me rpond-elle, souvenez-vous des bains de
mer de Pornic
1
>> Il se rveille pour de bon, et : J e me rap-
pelle alors parfaitement les circonstances dans lesquelles
j'avais recueilli, sans m'en douter, ce gracieux clich-souve-
nir. >> Cet exemple montre, comme celui de Bruxelles-Franc-
fort, que la puissance de la mmoire [ .. . ] est infiniment plus p.
grande a 1' tat de rve qu'a l' tat de veille )), Dans le reve des ... ..J
villes, le souvenir est rest inaccessible jusqu'a ce qu'une co'in-
cidence dans la vie relle le fasse ressurgir, et dans 1' exemple
des bains de mer, ce souvenir est attribu a un personnage
du rve.
Hervey consacre plusieurs pages a la cration de person-
nages. Il dit etre frapp par la (( disposition constante qu'a
notre esprit de procder par voie de dialogue [ ... ] des qu'il
raisonne ou rflchit )), A peine le reve commence-t-il que
dja la conversation para:t engage avec quelque personnage
imaginaire. Or, ces dialogues nous fournissent bien souvent
la mesure de 1' tonnante suret avec laquelle notre mmoire
sait grouper ensemble tous les traits distinctifs des person-
nages qu'elle a jug a propos d'voquer. )) Bien sur, certains
reves sont incohrents, et les personnages sans consistance,
mais souvent nos interlocuteurs, dans les reves, gardent les
opinions qu'ils soutiendraient, les paroles qu'ils diraient, et
jusqu'aux accents qu'ils prendraient dans leurs discours )), Un
auteur dramatique, dit-il, obtiene rarement des portraits aussi
finement dessins.
Hervey donne l'exemple d'une note qui devait etre lue a
l. !bid., p. 265. Freud cite ce reve ( d'apres Vaschide) dans L 'lnterprtation
des r__es, p. 21.
186 Vies secondes
un conseil compos de trois personnes avant d'etre adop-
te. Pendant la nuit qui prd:de cette runion, il reve qu'il
viene de lire la note, et que la dscussion s' engage. L'une des
trois personnes approuve sans rserve, la seconde demande
quelques modifications mineures, et motive cette demande.
La troisieme aurait prfr des changements plus importants,
mais semble commencer a se rendre a 1' opinion des deux
autres. Une circonstance fortuite rveille alors le reveur.
Lorsque la discussion a effectivement lieu, les choses se pas-
sent comme dans son reve : Aux expressions pres, la dis-
cussion fue presque identique. Hervey prcise: ]ene vis la
rien de surnaturel; mais je dus admirer la puissance d'in-
duction dont mon imagination avait fait preuve, grace au
recueillement du sommeil.
Une variante de cette forme de reves ese celle ou nous
trouvons en nous-memes, et par une sorce de ddoublement
moral, tous les lments d' une controverse anime. Tantt
nous discutons avec des interlocuteurs imaginaires, tantt
nous sommes le tmoin, plus ou moins imparcial, d'un dbat
engag par d'autres. L'un de ses amis, hsitant avant de s'en-
gager dans le mariage, entend en reve les conseils de deux
femmes (qu'il ne conna1t pas dans la vie relle) : l'une, jeune,
blonde, lgante, insiste sur le bonheur exceptionnel qu'il est
permis d'esprer, si l'on se marie par amour, et sur les regrets
qui peuvent suivre une union dpourvue de vritable sym-
pathie. L'autre, grave, moins jeune, vetue de noir, rfute
avec un sourire triste ces arguments passionns , montre le
danger de certains enthousiasmes. A son rveil, 1' ami de Her-
vey est plus irrsolu que jamais, mais finit par se dcider pour
le mariage. Pour Hervey, ces deux femmes sont l' imagina-
tion et la raison personnifies , et ces personnifications ont
souvent leur posie .
L' esprit qui reve peut done, selon Hervey, reproduire,
combiner, crer. Ce pouvor crateur est-il si exalt par le
sommeil qu'une vritable reuvre de cration puisse s'en-
suivre? Hervey cite certains exemples convenus (Tartini, Vol-
Les observateurs du sommeil 187
taire, Condillac, Cardan), ains que celui d'un ami person-
nel, le savant J.-B. Biot, qui lui rapporte avoir souvent tra-
vaill utilement en revant. Il distingue cependant les
savants, mathmaticiens, musiciens et artistes des littra-
teurs et poeces . Tandis que les premiers ont pu tirer partie
des inspirations de leurs reves, les crivains ont tendance a
oublier ce dont ils ont rev : La Sonate de T artini nous est
reste, nul fragment de cette variante de La Henriade reve
par Voltaire ne fut reconstruir. Et meme s'ils parvenaient a
se souvenir, leur dception serait complete, affirme Hervey,
citant l'exemple de l'un de ses amis, un auteur apprci du
public , qui avait rev que des vers charmants naissaent
pour ains dire d'eux-memes sous sa plume, qu'il venait sur-
tour d'mprovser une perite piece qui lu semblait un chef-
d' reuvre . Il s' veille, et note, les yeux a demi ouverts, les
deux dernieres strophes. Selon Hervey, le rsultat ese inco-
hrent; qui plus ese, deux vers, sur huit, ne riment pas! Bien
que le poeme ne soit pas un chef-d' reuvre, le lecteur
moderne, habitu a de nouvelles formes de cohrence ,
peut apprcier un alexandrin : L' air tait parfum de sable
aux couleurs vives qui, en dpit des critiques que formule
Hervey, n' aurait pas paru dplac, soixante ans plus tard,
dans un poeme surraliste. Pour Hervey toutefois, lorsqu'il
est question d' reuvre littraire, ou tme saine critique [ ... ]
une inspiration contenue et [ ... ] un jugement rflchi sont
ncessaires, les reves se rvleront rarement utilisables.
En formulant cette conclusion, il semble oublier certaines
de ses propres observations sur la capacit des reves a forger
des personnages d' apres la mmoire, o u d' apres des souvenirs
relis a des parties inconnues du moi. N'a-t-il pas lui-meme
voqu l'analogie avec un auteur dramatique, et affirm que
certaines personnifications des reves ont leur posie? Mais ces ....
petsonnages restent a Tintrieur du reve et ne prennent pas
corps, ni sur scene ni sur papier.
Ces deux observateurs du sommeil ont renouvel la tradi-
tion psychologique en cours depuis le dbut du dix-neuvieme
188 Vies secondes
siecle. L'innovation la plus radicale est l'utilisation de leurs
propres reves comme matriau de base, ce qui les conduit a
un degr de prcision jamais atteint auparavant, notamment
en ce qui concerne le role de la mmoire et de la rminis-
cence . Tous deux, par leur mthode d' observation et d' ex-
primentation, annoncent les recherches du vingtieme siecle
sur le reve. Chez Maury toutefois, un paradoxe demeure non
-rsolu : d'un cot les reves, comme l'alination, sont expli-
qus par l'automatisme et d'absurdes associations d'ides; de
l' autre, ils peuvent donner lieu a des visions et des sons tota-
lement nouveaux, par le pouvoir crateur de l'imagination .
e Et meme, parfois, une perception interne ralise (comme la
Sonate de T artini) peut donner une reuvre de valeur durable.
Mais il n'en reste pas moins une opposition entre automa-
tisme et crativit. Hervey de Saint-Denys, lui, ne s'est guere
intress al' alination, et son livre, fa u te d' etre largement dif-
fus et connu
1
, est rest en marge de la pense du dix-neu-
vieme siecle sur les reves.
l. Freud n'avait pu se le procurer : Le marquis d'Hervey, centre Jeque!
Maury a engag une violente polmique, et dont, en dpit de tous mes efforts,
je n'ai pu me procurer l'ouvrage, parait avoir t le plus nergique dfenseur du
rendement intellectuel du reve ,, L 1nterprtation des reves, p. 61. Le livre d'Her-
vey n'est mentionn ni dans Le Sommeil et les reves de J. Delbceuf (1885), ni dans
la bibliographie tablie par A.-P. Chabaneix dans sa these de mdecine: Essai sur
le subcomcient dans les a:uvres de /'esprit et chez leurs auteurs (Imprimerie du Midi,
Bordeaux, 1897).
4
LE R ~ V
ET LE DDOUBLEMENT
DE LA PERSONNALIT
Je lis dans la pense de mes fantmes, c'est-
a-dire dans la mienne.
ALBERT LEMOINE
En 1879, Joseph Delbreuf (1831-1896), philosophe et
psychologue beige, propose trois anides a La Revue philoso-
phique
1
de Ribot. Dans le premier, il rend compte d'une
publication rcente de Radestock
2
et attire 1' attention sur le
phnomene connu sous le nom de division ou de ddouble-
ment du moi , quand le reveur attribue a une autre personne
ses propres penses et sensations. Radestock explique ce ph-
nomene par un affaiblissement de l'attention et de la
conscience de soi (1' aperception active), les autres lments
compris dans la notion du moi - les ides, les sentiments,
les volitions, les souvenirs- restant intacts : L'homme alors
ne sent plus son moi que d'une maniere restreinte, il ne se
l. <<Le Sommeil et les reves>>, Revue philosophique, 8, 1879, << Apero;u critique
de quelques ouvrages rcents >> (p. 329-356); << Leurs rapports avec la thorie de
la certitude >> (p. 494-520) ; <<Sur le ddoublement du moi dans les reves (p. 616-
618). Plus tard Delbceuf publiera son propre livre sur les reves: Le Sommeil et
les reves, comidrs principalement dans leurs rapports avec les thories de la certitude
et de la mmoire, Questions de Philosophie et de Science, Alean, 1885. Sur
Delbceuf voir F. Duyckaerts, Sigmund Freud : Lecceur de Joseph Delbceuf>>,
Frnsie: Histoire, psychiatrie, psychanalyse, 8, p. 71-88.
2. Paul Radestock, Schlaf und Traum, eine physiologisch-psychologische Unter-
suchung, Breitkopf & Harte!, Leipzig, 1879.
~ ~ r
11
190 Vies secondes
regarde plus comme l'unique soutien de ses ides, et il en rap-
porte une partie a des tres trangers
1
>> Pour Delbreuf, il
s'agit la d'une description, et non d'une explication. Ce ph-
nomene est tout simplement une dramatisation de cette habi-
tude de la pense de se manifester sous forme de dialogue :
Au momem o u j' cris, je cause avec un lecteur fictif et je
lui attribue les objections et les doutes, lorsque je ne me crois
pas clair, ou que je doute moi-meme. Or je pourrais tout
aussi bien prendre son role, et mettre dans sa bouche les
rponses et les solutions
2

Dans ce premier article, Delbreuf se contentait de men-
tionner l'ide sans la dvelopper, mais dans le troisieme
Sur le ddoublement du moi dans les rves , il ajoute une
observation: ]e suis en possession d'un fait rcent [ ... ] qui
donne un tres haut degr de probabilit a cette maniere de
VOlf. >>
Un excellent bourgeois >> de ses amis, qui connait l'int-
ret de Delbreuf pour la psychologie, lui raconte de temps en
temps ses reves. Cet ami, qui ne connait absolument ren a
l'architecture, dresse les plans d'une maison qu'il se propose
de construire; son ingniosit et son originalit lui procurent
un plaisir infini; il aime s'imaginer aller et venir dans cette
maison. Un jour, dans son fauteuil, pres de la chemine, ses
reveries tournent autour de cette merveilleuse maison, qu'il
veut faire admirer a des amis. Dans cette reverie, commence
alors un petit drame : des revers de fortune 1' obligent a
vendre cette maison qui, pourtant, n' est pas encore sortie
de terre ; il accompagne un acheteur imaginaire mais
enthousiaste dans la visite des nombreuses pieces. A ce
moment, il s' assoupit. Et, dans le rve qui s' ensuit, les roles
sont inverss :
l. Revue philosophique, 8, p. 343.
2. !bid
Le reve et le ddoublement de la personnalit
191
C' est lui maintenant qui se trouve devant un propritaire
oblig de louer ou de vendre, c'est lui qui est enchant des
agrments sans nombre de cette savante habitation et qui
marche de surprise en surprise et passe de 1' tonnemem a
l'admiration, de l'admirarion a l'extase. Et il ne faut pas
oublier un dernier dtail. Notre bourgeois transform en visi-
teur ne connaissait nullement la maison qu' on lui montrait,
et nanmoins e' tait bien celle do m il avait dress les plans
et dont un autre lui expliquait les avantages
1

Ce rve, qui succede a une rverie veille, permet d' entre-
vo ir ce qui ne s' appelle pas encore le travail du rve >> et pro-
duit ici l'inversion des roles. Delbreuf sait que, dans le reve, le
propritaire est un alter ego, puisque le bourgeois >> occupait
lui-mme ce role dans la rverie qui prcdait. On peut voir
que le processus est extensible: d'un cot, le moi qui est le pro-
tagoniste de la rverie et du rve est dja le double du moi assis
pres de la chemine ; et de 1' autre, la reverie o u le reve peuvent,
dlibrment o u non, voquer d' autres personnages, lesquels
ne peuvent etre, eux aussi, que des manations )) du moi.
Delbreuf invente un nologisme pour dsigner le proces-
sus de devenir un autre >> dans le fantasme o u le rve : 1' al-
truisation2. Selon lui, ce processus fonctionne meme dans la
mmoire ordinaire : Quand je me rappelle mon enfance, je
m' altruise en un enfant; quand jeme rappelle mon ignorance
d' alors, je m' altruise en un ignoran t. >> Et puis, dans la toute
derniere phrase, Delbreuf mnage une surprise a l'intention
de ses lecteurs : Et tenez- car tour psychologiste est oblig
de faire l'aveu mme de ses faiblesses s'il croit par la jeter du
jour sur quelque probleme obscur- je viens encore de m' al-
truiser : le bon bourgeois, c'est moi
3
>> Son rcit devient
done, implicitement, une reuvre de fiction, peuple de per-
l. !bid., p. 617.
2. Le mot altruisme, forg par Auguste Comte, tait lui-meme relativement
rcent. Le Dictionnaire tymologique de Dauzat le date de 1830; la premiere
occurrence releve par le TLF est de 1852.
3. Revue philosophique, 8, p. 618.
)
192 Vies secondes
sonnages qui tous sont des versions de lui-meme. Ainsi, a son
insu sans doute, il unir trois courants de pense de la pre-
miere moiri du siecle et met en lumiere un point commun
au reve, a la folie et a la crativit.
Lemoine, Baillarger et Maury ont tous not que les reves
impliquent souvent une forme de ddoublement -meme
si le mot n' est pas forcment urilis
1
- o u de scission de
la personnalir. Lemoine y fait allusion une premiere fois
dans une discussion sur le somnambulisme, l'extase et l'ex-
prience mystique. Il cherche a montrer que le (( mystique))
ou le somnambule ne possede pas le don particulier de lire
les penses des autres, ou de communiquer en silence, sans
aucun signe pour l' aider. Dans ce contexte, les reves lui four-
nissent un parallele :
Lorsqu'un rve prsente a mon imagination plusieurs per-
sonnages, je les entends rous parler comme je les vois agir,
o u plurt je les fais moi-mme agir et parler; je lis dans la
pense de mes fantmes, e' est-a-dire dans la mienne qui leur
attribue des sentiments et des ides conformes a leurs roles.
Ainsi fait 1' extatique dans ses rves
2

Ainsi J akob Bcehme et d' a u tres visionnaires ont des conver-
sations silencieuses avec l'Esprit-Saint qui leur rvele de
sublimes penses. Mais, lorsqu'ils essaient d'.exprimer ces pen-
ses en mots, le mlange ridicule et pompeux qui en rsulte
prouve, selon Lemoine, que leur raison est atteinte. A propos
de la persistance de l'identit personnelle durant le somnam-
bulisme, il explique que la perte- ou le changement - de
la personnalit dans la folie est plus apparente que relle. Le
fou ou le somnambule est victime d'une illusion :
l. Le TLF date l'expression ddoublement du moi de 1870, avec une rfrence
a Taine (De l'intelligence) ; ddoublement de la personnalit est utilis par Baillar-
ger en 1861 et 1862, et par Thophile Gautier en 1858.
2. Du sommeil . . . , op. cit., p. 31 1.
Le reve et le ddoublement de la personnalit 193
Le fou, le somnambule se fait illusion sur lui-mme, sur sa
personne, s'attribue dans son dlire des actions qu'il n'a pas
faites et renie ses actes passs. 11 ne fait cependant que s'iden-
tifier avec l'auteur historique ou imaginaire des actions qu'il
rve, plus intimement, mais de la mme fac;:on que l'homme
veill avec le personnage auquel il pense, l' acteur avec son role,
le poete o u le lecteur avec le hros de son roman. Si j' tais
un tel! >> et aussit6t une imagination vive nous transporte a
cette place et nous nous attribuons dans nos rveries comme
dans nos rves le pass d' un personnage rel o u fabuleux
1

En niant toute diffrence essentielle entre le fou, le reveur
et le poete, Lemoine raffirme son postular fondamental : la
personnalit est une unit. Bien qu'il ne parle pas prcis-
ment de ddoublement , le processus d' identification en
rsulte.
Maury, selon son habitude, fournit des exemples prcis.
Dans l'un des reves les plus clairs et les plus rarionnels qu'il
ait jamais eus, il dbat la question de l'immorralit de l'fune.
Les arguments de son contradicteur ne sont autres, nous dit-
il, que les objections qu'il se fait a lui-meme. Une autre fois,
le mot Mussidan lui vient a !'esprit, alors qu'il est veill. 11
sait que c'est le nom d'une ville franc;:aise, mais ignore ou elle
se rrouve, o u plutt 1' a oubli. Plus tard, dans un reve, il ren-
contre une personne qui vient de Mussidan. Il lui demande
done ou se trouve cette ville. On lui rpond qu'il s'agit d'un
chef-lieu de canton, en Dordogne. A son rveil, il se souvient
du reve, mais doute de 1' exactitude du renseignement. 11
consulte done un dictionnaire gographique et : a mon
grand tonnement, je constate que l'interlocuteur de mon
reve savait mieux la gographie que moi, c'est-a-dire, bien
entendu, que je m' tais rappel en reve un fait oubli a 1' tat
de veille, et que j'avais mis dans la bouche d'autrui ce qui
n'tait qu'une mienne rminiscence
2
.
l. !bid., p. 357.
2. Le Sommeil et les reves, op. cit., p. 120-121. Freud cite ce reve dans I'Inter-
tJrtation, p. 20.
194 Vies secondes
Les autres exemples donns par Maury mettent tous en
valeur le rle de la mmoire, ou plutt d'un certain type d'ou-
bli dans lequell'information oublie ese fournie par un per-
sonnage du Il s' agit la de 1' attriburion a des individus
distincts de penses qui sont pourtant l'ceuvre d'une seule et
meme intelligence . Ces observations sont notes dans le
chapitre Des analogies du reve et de 1' alination mental e,
dans lequel Maury parle de ce phnomene qu'on peur appe-
ler la scission de la personnalit :
Le fou attribue alors a des interlocuteurs diffrents, par-
fois meme a toute une assemble qui siege dans sa tete, les
penses qui lu viennent a !'esprit, les paroles qu'il prononce.
Un alin que j'ai connu se disait incommod par les dis-
putes de plusieurs dmons qui l'entouraient. Il m'a cit les
invectives qu'a son grand scandale, s'adressaient entre eux ces
esprits malins. Or, ce colloque diabolique n' tait autre que
les paroles que l'alin prononc;:ait lui-meme, mentalement
ou vocalement, paroles qu'il rapportait tantt a un dmon,
tantt a un autre
1

11 n' est guere d' ouvrage sur 1' alination mental e o u ne se
trouvent rapports des faits analogues, nous dit Maury.
Baillarger, par exemple, dans ses premieres recherches sur
l'hallucination (1845), a mentionn des malades qui s'en-
tendent interpeller a la deuxieme personne : (( C' est le fait de
la dualit intellectuelle qu' on retro uve chez les inspirs, et
aussi chez quelques alins qui n'ont point d'hallucina-
tions
2
Maury explique ce fractionnement de la personna-
lit qui s' opere dans l'imagination du fou par les diffrents
ordres d'ides dont il est alternativement agit. Assailli par
des penses contradictoires, (( entrain ou reten u tour a tour
par des motifs diffrents , le fou suppose que ces ides et ces
l. !bid.
2. Baillarger, Recherches sur les maladies mentales, 1, Masson, 1890 [1844),
p. 278. Le rexre cit se rfere aux conversarions de Lurher et du Tasse avec les
dmons.
Le rve et le ddoublement de la personnalit 195
motifs ne procedent pas tous de son propre esprit. Les objec-
tions sont attribues a des ennemis extrieurs a lui-meme,
comme des dmons, ou bien, ventuellement, ces ennemis
s' expriment par sa bouche et agissent asa place. Des concep-
tions dlirantes)) identiques peuvent etre prsentes dans les
reves, et Maury en a fait l'exprience lui-meme. Lorsque
Baillarger analyse le livre de Maury pour les Annales mdico-
psychologiques, il admet cette analogie entre le reve et la folie :
Il [Maury] a surrout insist sur ce fait curieux de ddou-
blement de la personnalit qu' on observe, en effet, si souvent
dans les deux tats.
On voit alors l'intelligence se fractionner pour ainsi dire
en deux parties. L'homme qui reve continue a reconna.ltre
comme siennes certaines ides, et il attribue les autres a un
etre tranger; de la, les conversations que nous avons si sou-
vent pendant le sommeil. Cette perte de conscience, de
l'unit intellectuelle, s' observe aussi tres souvent chez les ali-
ns [ ... ] ]'observe dans ce moment une pauvre femme qui
toute la journe s' accable d'injures, avec la conviction que ces
injures sont dites par le diable
1

Le phnomene de ddoublement de la personnalit se
produit done dans les reves et la maladie mentale, et se pr-
sente sous deux formes fondamentales : 1' attribution de pen-
ses et de mots (Maury, Baillarger) \ de sentiments (Del-
bceuf) a un ou plusieurs personnages, sans savoir, pour
l. Annales mdico-psychologiques, 3' srie, 8, 1862, p. 357.
2. Baillarger (Annales mdico-psychologiques, 3' srie, 7, 1861, p. 93) momee
qu'au cours de cerraines sances de spiritisme, de tels phnomenes peuvem se pro-
duire; il donne l'exemple d'une femme do m la filie morte, voque tour d'abord
par un mdium, se rrouve dsormais elle de fas;on permanente, dirigeam
ses actions et pouvam erre questionne a tour momem. 11 commeme : Il y a la
un ddoublement de la personnalit analogue a celui qui se produit dans le reve;
une fraction appartiem a l'individu, une aurre lui semble en dehors de lu. Il y a
quelques jours, dans un reve, j'ai prouv ce phnomene du ddoublemem de la
personnalit. Jeme figurais avoir t compromis dans une meute; amen devant
un magistrat, je lu demandai si mon affaire tait grave? Non, me rpondair-il,
vous en aurez pour cinq a six mois de prison.
196 Vies secondes
l'instant, qu'ils appartiennent a soi-meme; l'identification a
l'autre personnage (Delbceuf, Lemoine) et, pouss a !'ex-
treme, l'oubli de sa propre identit.
Les crivains se retrouvent parfois dans une position ana-
legue. Alexandre Dumas, en 1853, affirme que Grard de
Nerval s'identifie aux personnages de ses histoires. Dans son
introduction au poeme El Desdichado pour sa revue Le Mous-
quetaire, il fait allusion aux acces de folie du poete. Dans cet
esprit charmant et distingu , un certain phnomene se
produit de temps en temps :
Lorsqu'un travail quelconque l'a fort proccup, l'imagi-
nation, cette folle du logis, en chasse la raison, qui n'en est
que la mal'tresse; alors la premiere reste seule, toute-puis-
sante, dans ce cerveau nourri de reves et d'hallucinations, ni
plus ni moins qu'un fumeur d'opium du Caire, ou qu' un
mangeur de haschisch d'Alger [ ... ] Tantot il est le roi
d'Orient, Saloman, il a retrouv le sceau qui voque les
esprits, il attend la reine de S aba; et alors, croyez-le bien, il
n'est cante de fe, ou des Mille et Une Nuits, qui vaille ce
qu'il raconte a ses amis [ ... ] tantot il est sultan de Crime,
comte d'Abyssinie, duc d'gypte, baron de Smyrne. Un autre
jour il se croit fou, et il raconte comment ill' est devenu
1

Mettant l'accent sur le len entre la folie de Nerval- ces
moments ou la raison est chasse par l'imagination- et son
talent de conteur, Dumas fait presque du second une fonc-
tion de la premiere. Dans un passage que Nerval n'a pas
reproduit, lorsqu'il cite ce texte dans sa prface aux Pilles du
feu, Dumas avait crit: Alors notre pauvre Grard, pour les
hommes de science, est malade et a besoin de traitement,
tandis que pour nous il est tout simplement plus conteur,
plus reveur, plus spirituel, plus gai ou plus triste que
jamais. Nerval rpond : ]e vais vous expliquer, mon cher
l. Repris dans Nerval, CEuvres completes, III, Gallimard, 1993, p. 449-450.
Le reve et le ddoublement de la personnalit 197
Dumas, le phnomene dont vous avez parl plus haut. Il est,
vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans
s'identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez
avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait com-
ment il avait e u le malheur d' etre guillotin a 1' poque de la
Rvolution; on en devenait tellement persuad que l' on se
demandait comment il tait parvenu a se faire recoller la
tete
1
L'identification peut se produire de la meme maniere
pour une histoire crite : H bien, comprenez-vous que
l' entra1nement d'un rcit puisse produire un effet semblable,
que l'on arrive pour ainsi dire a s'incarner dans le hros de
son imagination, si bien que sa vi e devienne la votre et qu' on
brule des flammes factices de ses ambitions et de ses
amours.
le nous touchons un autre theme implicite chez Del-
bceuf : la fiction. Le bourgeois de son histoire tait un
double de lui-meme (brulant des flammes de l'ambition),
tout comme l'acheteur potentiel de la maison dans sa reve-
rie, et le propritaire dans son reve. Ainsi qu'ille fait remar-
quer, un nombre indfini de personnages auraient pu etre
invents, et tous auraient t des manations de lui-meme.
Les romanciers crent-ils toujours leurs personnages, sciem-
ment o u non, a partir de cette sorte de reverie? Bien qu'il
soit difficile de gnraliser - et je ne connais pas d' tude
approfondie sur ce sujet -, le texte de Nerval et d'autres
exemples dja rencontrs, comme celui de Balzac, semblent
tayer cette hypothese. Pour Laure Surville, nous l'avons vu,
Louis Lambert et lu ne font qu'un, c'est Balzac en deux
personnes
2
et pour Gautier, le narrateur, le compagnon de
classe de Louis, est un autre double de Balzac. Gautier voque
d' ailleurs la notion de ddoublement : Ddoublant sa
personnalit, il s'y peint comme ancien condisciple de Louis
Lambert, tantot parlant en son nom, et tantot pretant ses
l. !bid, p. 450.
2. Cf. supra, chap.ll, note 1, p. 163.
'\
198 Vies secondes
propres sentiments a ce personnage imaginaire
1
>> Gautier et
Brierre de Boismont citent tous deux le dbut de Facino
Cane, dans lequel Balzac >> dcrit le processus d'identifica-
tion avec des personnes observes dans la rue. Que ce texte
soit ou non autobiographique {le narrateur vit bien dans une
rue ou Balzac a rellement habit, et sa femme de mnage,
comme celle de Balzac, s'appelle la mere Vaillant), i1 s'agit
sans conteste de la descriprion d' un processus de transfor-
mation de 1' observation >> en intuition >> : Chez moi, 1' ob-
servation tait dja devenue intuitive [ .. . ] elle saisissait si bien
les dtails extrieurs, qu'elle allait sur-le-champ au-dela [ ... ].
En entendant ces gens, je pouvais pouser leur vie, je me sen-
tais leurs guenilles sur le dos. >> Le narrateur se demande si
cette facult de devenir autre que soi-meme n'est pas dange-
reuse : C' tait le reve d' un homme veill [ ... ] A quoi dois-
je ce don? [ ... ] est-ce une de ces qualits dont l'abus mene-
rait a la folie
2
? Un semblable glissement d'un point de vue
extrieur (les personnages imaginaires [ .. . ] me poursui-
vent) a un point de vue intrieur (ou plutt c'est moi qui
suis dans leur peau ) se trouve dans la rponse de Flaubert a
Taine, au sujet de l'hallucination artistique. L'identification
- la facult de partager les sensations des personnages ( je
marchais les pieds dans leurs souliers percs , le gout de 1' ar-
senic), leurs dsirs, besoins, ambitions et amours- semble
etre a tout le moins une phase possible du processus de
ddoublement. H ugo 1' voque en d' a u tres mots : Quand un
monde se meut dans le cerveau d'un homme
3
>>Un monde,
mais aussi, du monde, image reprise dans un poeme de La
Lgende des siecles : Un poete est un monde enferm dans un
homme:
1. Gaurier, Le Moniteur (23 mars 1858), p. 371.
2. La Comdie humaine, IV, Le Seuil, 1966, p. 257-258.
3. Toute la lyre, Posie, IV, op. cit., p. 352.
Le reve et le ddoublement de la personnalit
Mlsigene, aveugle et voyant souverain
Dont la nuit obstine attristait 1' reil serein,
Avait en lui Calchas, Hector, Patrocle, Achille;
Promthe encha!n remuait dans Eschyle
1

199
La mtaphore de la maternic suggre par remuait dans >>
se poursuit avec Leur fruit cro!t sous leur front comme au
sein de la femme >> puis se transforme en un mlange d' exp-
rience visionnaire et de dialogue entre des personnages :
Cervantes pale et doux cause avec don Quichotte. >> A la fin
du poeme, chacun des poetes voqus converse avec un de
ses doubles >> : Shakespeare et Macbeth, Moliere et don
Juan, Dante et Batrice, et tous deviennent au dernier vers
Ces grands esprits parlant avec ces grands fantmes >> - mot
significatif, a la date de la composition du poeme (1854), et
qui fait cho a 1' trange climat de terreur mele d' enthou-
siasme et de rticence qui caractrise la priode des tables par-
lantes
2
Ce contexte, et en particulier le theme du crane
contenant une population entiere ( Plaute en son crane obs-
cur sentait fourmiller Ro me), est plus prcisment celui de
la cration potique, et le mot fantme >> appara!t a nouveau
dans William Shakespeare (1864). Hugo y dcrit la cration
divine indirecte, e' est-a-dire la cration hu maine>> - la cra-
tion de personnages. Un type >> pour Hugo n' est ni un indi-
vidu, ni une abstraction, mais condense la ralit d'une
famille de caracteres et d'esprits. S'il n'tait qu'une pure
abstraction, il serait une ombre sans vie. S'il tait un indi-
vidu, il serait limit :
Alcibiade n'est qu'Alcibiade, Pcrone n'est que Ptrone,
Bassompire n' est que Bassompire, Buckingham n' est que
Buckingham, Fronsac n' est que Fronsac, Lauzun n'est que
l. Ugende des siecles, Nouvelle srie, 20; Posie, III, p. 475.
2. La meilleure tude de cette priode demeure celle de Jean Gaudon : La
Saison en enfer de 1854, Le Temps de la contemplation, Flammarion, 1969,
p. 192-240.
200 llies secondes
Lauzun; mais saisissez Lauzun, Fronsac, Buckingham, Bas-
sompire, Ptrone et Alcibiade, et pilez-les dans le mortier du
reve, il en son un fantome, plus rel qu' eux tous, donJuan
1

De tels fantmes ont plus de densit que l'homme , ils
sont une conception psychique qui a le relief du fait, et qui,
si elle saigne, saigne du vrai sang
2
. Dans Promontorium som-
nii, Hugo dit de ces personnages : C' est le monde qui n' est
pas et qui est [ ... ] Cette cime du reve est sous le crane de
tout poete comme la montagne sous le ciel
3

Pour Hugo, le processus de cration prend racine dans le
reve; a l' encontre de Balzac et de Flaubert, les personnages
pour lui existent d'abord a l'intrieur du (( crane)} du poete
et, plus tard seulement, a 1' extrieur. A 1' extrieur , cepen-
dant, ne signifie pas qu'ils apparaissent au poete, ou, selon
l'image de Flaubert, qu'ils le poursuivent , mais plutt
qu'une fois crs, ils existent dans l'reuvre, et, partant, dans
!'esprit des lecteurs. Hugo ne parle pas seulement du proces-
sus, mais aussi du rsultat, c'est-a-dire la cration d'une troi-
sieme ralit, intermdiaire entre le reve et le rel.
l. CEuvres completes, Critique, p. 355; c'est moi qui souligne.
2. !bid., p. 356.
3. !bid., p. 644.
5
LE PROMONTOIRE DU SONGE
Vctor Hugo
Une vie autre que la notre s)grege et se
dsagreg<;.compose de nous-memes et ct'autre
chose ...
Les Travailleurs de la mer
En dehors de Nerval, Vctor Hugo est l'crivain de
l'poque le plus familier du reve et de la folie. La folie, illa
conna!t dans sa propre famille : son frere Eugene, dont 1' tat
mental ne cesse de se dtriorer depuis 1818, est intern a
Charenton o u il restera jusqu'a sa mort en 1838
1
; on conna1t
I'histoire de sa fille Adele, dont la vie se termine en 1915 a
la maison de sant de Saint-Mand fonde par Brierre de
Boismont
2
Hugo est conscient du danger qui menace celui
qui s' approche trop des contres du reve : Il faut que le son-
geur soit.plus

Dans ses carnets intimes,


surtout entre 1855 et 1875, il note ses reves
4
De nombreux
poemes et plusieurs romans, comme Les Travailleurs de la mer
l. Cf. M. et D. Gourevitch, <<La folie d'Eugene Hugo, dans Victor Hugo,
Comspondance familia/e et crits intimes, II, Bouquins, Laffont, 1991, p. 755-783.
2. Cf. H. Guillemin, L 'Engloutie. Adele, filie de Vctor Hugo, 1830-1915, Le
Seuil, 1985, et N. Gauffeny, Hugo, filie indigne, Frnsie: Histoire, Psy-
chiatrie, Psychanalyse, I, op. cit., p. 9-25.
3. CEuvres completes, Critique: Promotorium somnii, Bouquins, Laffont, 1985.
p. 652.
4. Cf. H. Guillemin, Victor Hugo et!e Mercurede France, 312 (1951)
p. 5-32.
,
202 Vies secondes
(1866) et L 'homme qui rit (1869), puisent dans le reve leur
substance. Ses crits de rflexion et de critique publis apres
1862 abordent galement le lien entre reve et cration.
A la diffrence de Nerval, pour qui reve et vie relle SOnt
deux domaines spars bien que paralleles (les portes de
come et d'ivoire , <d' panchement du songe dans la vi e
relle ), Hugo les voir comme un continuum."\La frontiere
entre I'un et l'autre n'escpasprcise, a t'star de la grada-
tion de la lumiere a l'obscurit. Un poeme de 1831, La pente
de fa rverie, admir par Baudelaire
1
, contient dja cette ide.
Le poere, a sa fenetre, commence par regarder au loin un
paysage extrieur, avant d'etre plong dans une vision int-
Fieure, peuple de ses amis absents, ses amis disparus. Puis ce
sont des foules qui apparaissent, des voix, des villes, des
peuples ... l'humanit entiere. Cette vision, qui n'est pas sans
rappeler celle de Raphael dans le magasin d' antiquits (La
Peau de chagrn), aboutit a l'vocation de la tour de Babel:
[ ... ] c'tait comme un grand difice
Form d' entassements de siecles et de lieux;
On n'en pouvait trouver les bords ni les milieux
A toutes les hauteurs, nations, peuples, races
Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces,
Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas,
Parlant chacun leur langue et ne s' entendant pas;
Et moi je parcourais, cherchant qui me rponde,
De degrs en degrs cette Babel du monde
2
_ Le vers suivant qualifie cette vision de ;
le poete y est venu progressivement (une pente insensible/
Va du monde rel a la invisible)--; mais nulle part il
-
l. Qui ne se souvient de La Pente de la reverie, dja si vieille de date? Une
... "' _. grande partie de ses ceuvres rcemes semble le dveloppement aussi rgulier
qu'norme de la facult qui a prsid a la gnration de ce poeme nivrant. ,, Bau-
delaire, CEuvres completes, Rjkxiom sur quelques-uns de mes contemporam, l.
Vctor Hugo , Bibliotheque de la Pliade, Gallimard, II, 1976, p. 137. la Pente
de la reverie, : Les Feuil!es d'automne, CEuvres completes, Pose, 1, p. 631-634.
'-----r.- !bid., p. 634.
Le Promontoire du Songe >>
203
n'est question de sommeil. Tout a la fin du poeme, quand il J1J
n'y a plus que tnebres, que toute forme a disparu et qu'il ne
<< voit plus guere que des archtypes ou des abstractions
( Dans 1' es pace et le temps les nombres entasss ) , le poete
cherc_he a plonger plus loin, mais revient pouvant :
il a enirevu l' ternit. moment reprsente bien une rup-
ture afors-que, jusqu'a prsent, on tait pass sans solution de
continuit du verdoiement du mois de mai a Pars au cau-
chemar d'une gigantesque et foisonnante tour de Babel ou
ren ni personne ne se comprend.
Le continuum de la lumiere a 1' obscurit, si souvent vo-
qu pa;-Hugo, perrriet de mieux apprhender celui du reve '
au rel (ou vice versa). Des tnebres absolues a la lumiere l
ave"Ugknte, le continuum existe, mais il est pos par 1' esprit, 1
plutt que rencontr dans la ralit. Dans la ralit, nous
sommes en prsence soit d'alternances, soit de mlanges
d' ombre et de lumiere. La Pente iefa rverie permet de par- '
courir de ce contiuum du rel au reve. Le plus \
souvent, nous- ou tout au moins les personnages de Vc-
tor Hugo - devons nous contenter de simples alternances
ou composs. Lorsque Pierre Gringoire est pris comme mari
par la Esmralda, il se croit encore dans le reve: Gringoire
ici crut fermement qu'il n'avait fait qu'un reve depuis le
matin, et que ceci tait la suite
1
Un peu plus tard, craignant
de perdre pied, il attache obstinment son regard aux trous
de son pourpoint, afin de se cramponner a la ralit et de ne
pas perdre terre tout-a-fait . Lorsque l'heure de se coucher
finit par arriver, cette prcaution n' est plus ncessaire; la ra-
lit s' en charge : Il n'y avait de meuble propre a u sommeil
qu'un assez long coffre de bois; et encore le couvercle en tait-
il sculpt; ce qui procura a Gringoire, quand il s'y tendit,
une sensation a peu pres pareille a celle qu'prouverait Micro-
mgas en se couchant de tout son long sur les Alpes.>> Ici le
narrateur joue, de maniere ironique et anachronique, avec la
l. CEuvres completes, Roman, I, p. 561.
'\
111
111

1
111
204 Vies secondes
fiction (Micromgas), le reve, le sommeil eda..r_alit. L'iro-
'est pa'Stocrjours- prserte, mais le mlange de ces l-
mems se retro uve souvent. Ainsi la Esmralda, dans 1' obscu-
rit de sa prison, se sent perdue elle aussi : Depuis qu' elle
tait la, elle ne veillait ni ne dormait. Dans cette infortune,
dans ce cachet, elle ne pouvait pas plus distinguer la veille du
_Jg.Inrneil, le reve de Taralite, que le jour de la nuit.
Le mlange du reve et de 1' veil est parfois teim d'hu-
mour. Ainsi, dans Promontorium somnii (1863), ou Hugo
juxtapose d'innombrables exemples de somnambulisme :
Souvent 1' tat de reve gagne les hommes graves, les savants,
les thologiens [ ... ] En 1516, l'official de Troyes rend cet
arret : "[ . .. ] admonestons les chenilles de se retirer dans six
jours, et a dfaut de ce faire, Id ddarons maudites et excom-
munies '" , et diverses superstitions et fantaisies potiques:
Tout le monde sait qu' on voit dans la lune un homme suivi
d'un chien et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme
sera chang en loup-garou. Pourquoi? C'est que cet homme
est Ca1n.
Le poete reviene sur la particularic de cet tat :
Ce sont la les songes. Promontorium somnii.
Songes debout. Car, insistons-y, dormir n'est pas une for-
malit ncessaire. Les bestiom qu 'on voit pendant le sommeil,
pour employer 1' expression d'un vieux livre, l'homme les voit
volontiers hors du sommeil. Le satyre est naturel au bois
payen et le farfadet au marais chrtien. Berbiguier de Terre-
neuve du Thym passait son temps a prendre des dmons
entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre brus-
quement2.
l. CEuvres completes, Critique : Promontorium somnii, Bouquins, Laffont,
1985, p. 646.
2. !bid, p. 662. Berbiguier est l'auteur de l'ouvrage Les Farfadets ou tous les
dlmons ne sont pas de l'autre monde (1821) dont Journet et Roben ont pu dire
qu'il tait videmment l'a:uvre d' un anormah: cf. Vctor Hugo, Promonto-
rium somnii>>, Annales littraires de l' Universit de 42, Les Belles
Lettres, 1961, p. 136.
Le Promontoire du Songe
205
Le sommeil n' est pas une formalic ncessaire : e' est dire
son peu d'importance dans le cominuum ...
Les personnages de Hugo dorment pourtant, et revent par-
fois ', mais le plus souvent, ils vivent leur vision-
naire tout en tant veills, o u dans tat imermdiair<0Sa
rflexion sur le reve se poursuit dans ses text's et "rOis des
annes 1860; dans Les Misrables, on note quelques exemples
d'hallucinations et des commentaires sur la reverie, mais e' est
dans Les Travailleurs de la- mer-(lBG6) etL 'h'omme qui rit
(1869) que le theme du continuum s'incarne de maniere sui-
vie chez les protagonistes. Dans Les Travailleurs de la mer,
le reve est li a la question de la cration entiere, et done
a 1' existence du mal. Ce reman appartient a toute une
nbuleuse d'crits sur la crativit et les problemes mtaphy-
siques, comme William Shakespeare (1864) et d'autres textes,
contemporains mais publis plus tard
2

Dans Les Travailleurs de la mer, Gilliat est prsent comme
1' homme du songe . Dans le chapitre qui le nomme ainsi
(A maison visionne, habitant visionnaire
3
), trois tats de
conscience (hilluci.atiO, reverie et reve) sont compars.
L'hallucinatio, ou 1'-:'etat""Vtsionnair-e, est la premiere vo-
que : elle hante tout aussi bien un paysan comme Martn
qu'un roi comme Henri IV, et peut transformer celui qui
la subit: Ces visions sont quelquefois elles
fom d'un chamelier Mahomet et d'u'e cevriere Jeanne
d'Arc. Elles peuvent aussi rendre imbcile ( L'abrutisse-
ment sacr existe). Gilliat ne rentre dans aucune de ces cat-
gories : C' tait un pensif. Ren de plus. Il voit la nature
un : observan t des cratures du genre des
mduses, qui ressemblem a du cristal mou et qui, replon-
ges dans l'eau, s'y confondent, l'ide lui vient que l'air pour-
l. Par exemple, Jean Valjean (CEuvres completes, Roman, II, Les Misrables,
p. 188-189) et Mess Lethierry (Roman, III, Les Travailleurs de lamer, p. 300).
2. Proses philosophiques de 1860-1865, textes runis dans CEuvres com-
pletes, Critique, p. 467-712.
3. CEuvres completes, Roman, III, p. 66-67.
1
206 Vies secondes
rait bien etre habit par de semblables (( transparences
vivantes : Gilliat imaginait que si 1' on pouvait mettre la
terre a sec d' atmosphere, et que si 1' on pechait 1' air comme
on peche un tang, on y trouverait une foule d'etres surpre-
"' nants. Et, ajoutait-il dans sa reverie, bien des choses s' expli-
(
queraient. Cette forme de reverie, que le narrateur nomme
((la pense a 1' qat de "'ebuleuse !> fait dja surgir une certaine
forme de ce qui n' est pas encore connu : Ce serait le com-
t. mencement de l'inconnu; mais au:.dela i offrt lavaste ouver-
du pQssible. Sorte de sommeil
est reli a une nouvelle forme de continuum : Aucun sur-
naturalisme, mais la continuation occulte de la nature infi-
nie. Gilliat, dans ce dsreuvrement laborieux qui tait son
existence, tait un bizarre observateur. 11 allait jusqu'a obser-
ver le sommeil. Aller jusqu'a observer le sommeil est
bizarre , sans doute, mais on devine la complicit du nar-
rateur. Hugo ne dit-il pas ailleurs : Le probleme de la chair
au repos a de tout temps sollicit et tourment les mtaphy-
siciens srieux
1
?
Qui dit observation du sommeil dit observation du reve,
mais ici le reve a un sens assez particulier :
[
Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nom-
mons aussi l'invraisemblable. Le monde nocturne est un
. monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L' organisme
matriel humain, sur lequel pese une colonne atmosphrique
de quinze lieues de haut, est fatigu le soir, il tombe de las-
situde, il se couche, il se repose; les y,s_ux de chair se
alors dans cette tete assoupie, moins inerte qu' on ne croit,
d'autres yeux s'ouvrent; l'lnconnu apparait. Les choses
sombres du monde ignor deviennent voisines de l'homme,
soit qu' il y ait communication vritable, soit que les lointains
de l'abime aient un visionnaire; il semble que
les vivants indistincss de l'espace viennent nous regarder et
qu'ils aient une curiosit de nous, les vivants terrestres; une
l. CEuvres completes, Critique, p. 645.


rr:


( f.
t v.

(;>eJ._.. t .... ':r..-.
\A
t-. 1
t..."; t.>
!.)
207

Le Promontoire du Songe
' '
cration fantme monte ou descend vers nous et nous ctoie
dans un ,.:rpuscule; devant notre s..e.ectrale,
une vie autre que la ntre s'agrege et se compose
: ,ttr'\ de nous-memes et d' autre chose; et le dormeur, pas tout a
fait voyant, pas tout a fait inconscient, entrevoit ces anima-
lits tranges, ces vgtations extraordinaires, ces lividits ter-
ribles ou souriantes, ces larves., ces tf....
hydres, ces confusions, ce. clair, de lune sans !une} ces obs- V
cures dcompositions du prodige, "'ces croissances et ces
dcroissances dans une paisseur trouble, ces flottaisons de
formes dans les tnebres, tout ce mystere que nous appelons
le songe et qui n'est aurre chose que-l'approche d'une ralit
Le..f.eve est l'aquarium de la Uit:=-
Ainsi songeait Gilliat
1

En dpit du nous , de tels songes sont tres loigns de
l'exprience nocturne habituelle, et il serait difficile d'en tirer
un rcit, meme fragmentaire. Ce qui frappe, en revanche, ce
sont les numrations qui ressemblent a des tentatives rp-
tes d' pingler ce qui ne saurait s' pingler; ce so m l' es pece
de demi-perception ( pas tout a fait voyant, pas tout a fait '
inconscient ) et la ambigue de la lumiere (ce clair
de lune sans lune ); ce sont enfin les mots indiquant un flux
et un reflux, des entits observes qui ne prennent pas iOUt
a fait corps (animalits, lividits), qui s'approchent de
1' existen ce puis se dfont ( s' agrege et se dsagrege ;
dcompositions du prodige ; et dcrois-
sances ). La cration divine, pour Hugo - et plus prcis-
ment dans Les Travailleurs de la mer la cration de la
est 1' entre dans la matiere de ces entits flottantes.
-L' ordre m eme du rcit mime ce processus. En effet, le
monstre est entrevu d' abord, sans erre nomm, et ne
devient rel que plus loin. Sa premiere apparition suit la
description de la grotte sous-marine, nouvel aquarium de la
nuit , dans laquelle Gilliat arrive inopinment en cherchant
l. CEuvres completes, Roman, III. p. 67.
(. :ro- (p-.
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p
1

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208 Vies secondes
de quoi manger. Une lumiere trange, provenant de dessous
l'eau ( on ne sait quel resplendissement tnbreux) baigne
galement cette caverne. A une extrmit il y a une pierre a
pans carrs ayant une ressemblance d' autel , qui inspire au
narrateur, et peut-etre a Gilliat, car les deux sont quasiment
indissociables ici, une sorte de reverie mythologiqi.Je ( 11 sem-
blait qu'une desse v!nt d'en L'blouissement
rsultant de la disparition de cette figure fminine meut le
personnage : Gilliat, qui tait une espece de voyant de la
nature, songeait, confusment mu. Cette divinit [ .. . ]
prsente , cependant, cede vi te la place a tout autre chose :
Tour a coup, a quelques pieds au-dessous de lui, dans la
transparence charmante de cette eau qui tait comme de la
pierrerie dissoute, il quelque chose
Une espece de long hailloh se mouvait dans l'o,2cillarion des
lames. Ce haillon ne flottait pas, il voguait; il avait un but,
il allait quelque part, il tait rapide. Cette guenille avait la
forme d'une marotte de bouffon avec des pointes; ces
pointes, flasques, O_!.J.doyaient; elle semblait couverte d'une
poussiere impossible a mouiller. C' tait plus qu'horrible,
e' tait sale. 11 y avait de la chimere dans cette chose; e' tait
un erre, a moins que ce ne ft une apparence. Elle semblait
se diriger vers le cot le plus obscur de la cave, et s'y enfon-
Les paisseurs d'eau devinrent sombres sur elle. Cette
silhouette glissa et disparut, sinistre
1

Ce haillon sinistre semble d'un monde autre que
celui de l'eau ( impossible a mouiller); il pas prcis-
mais participe a la nature du reve ( Il y avait
de lafhimere cette eh ose). On n' est m eme pas sur qu'il
existe?" rellement (e' tait un etre, a moins que ce ne fUt une
apparence >>). A ce stade, le lecteur ne peut attacher aucun
noma cette crature- a supposer que e' en soit une- qui
n'a pas encore pris vritablement forme. On ne dispose, pour
l. !bid.. p. 225.
/')L . , \
<.(...1\A \ ,:_.,.
Le Promontoire du Songe 209
l'instant, que d'une { entrevision -q correspondant bien au
titre du chapitre, Cequ'on y vitet ce qu'on y entrevoit>>.
Plus tard, quand Gilliat se trouve face a face avec la pieuvre
et emmel dans des tentacules dsormais bien rels, le rcit
cede la place a une digression sur Le monstre . Apres avoir
dclar Pour croire a la pieuvre, il faut 1' avoir vue , le nar-
rateur formule une premiere hypothese sur la maniere dont
elle a pu venir a 1' existen ce :
A de cerrains moments, on serait tent de le penser, l'in-
saisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le possible
des aimants auxquels ses linaments se prennent, et de ces
obscures fixations du reve il sort des erres. L'Inconnu dispose.
du prodige, et il s' en sert pour composer le monstre. Orphe,
Homere et Hsiode n' ont pu faire que la Chimere; Dieu a
fait la pieuvre
1
--..
L'hsitation et l' affirmation directe se ctoient, a l' avenant
de 1' entrevision et de la nature lin:ite de ce
Plus lon;-learrateur fait une nouvellentative pour rendre
compte de la cration du monstre :
\ G matric; formidabk'le mystere se
concrete en monstres. Des morceaux d' ombre sortent de ce
bloc, l'immanence, se dchirent, se dtachent, roulent, flot-
tent, se condensent, font des emprunts a la noirceur
ambiante, subissent des polarisations inconnues, prennent
vie, se composent on ne sait quelle forme avec l'obscurit et
on ne sait quelle ame avec le miasme, et s' en vont, larves, al
travers la vitalit. C'est quelque chose comme les tnebres
faites beres
2
...1
le le Possible a acquis une majuscule et 1' nonc a la
forme d'une affirmation, mais l'numration des verbes, la
rptition de on ne sait quelle , 1' expression quelque chose
l. !bid., p. 278.
2. !bid., p. 282.
210 Vies secondes
comme , et le simple fait d'une deuxieme tentative, suivant
de si pres la premiere, de dcrire le meme processus, mon-
trent qu'il n'est pas question ici d'une pense organise. 11
s'agit au contraire d'une criture potique qui tente de
...... mimer, de rendre par sa forme meme l'entrevision d'un autre
monde, le mystere du processus qui aboutit a la concrtion,
et le caractere hybride, fantasmagorique, des monstres qui
en rsultent
1

Que le reve soit source de cration est le theme majeur du
texte presque contemporain Promontorium somnii. Ce nom
d'un promontoire sur la lune, que Hugo avait pu observer en
1831, devient vite une mtaphore:
Ce promontoire du Songe, dont nous venons de parler, il
est dans Shakespeare. Il est daos tous les grands poetes.
.--... Daos le monde mystrieux de l'art, comme daos cette lune
{ OU notre regard abordait toUt a l'heure, il y a la cime du reve
2

Hugo imagine l'chelle de Jacob appuye a cette cime du
reve; Jacob, alors, devient le poece observant ce qui se passe
en lui:
Jacob couch au pied de l'chelle, c'est le poete, ce dor-
meur qui a les yeux de !'ame ouverts. En haut, ce firmament,
c'est l'idal. Les formes blanches ou tnbreuses, ailes ou
comme enleves par une toile qu' elles ont a u front, qui gra-
vissent l'chelle, ce sont les propres crations du poete qu'il
voit dans la pnombre de son cerveau faisant leur ascension
vers la lumiere
3

Cette cime du reve a deux versants, correspondant a
deux types de posie, le fantastique et le fantasque, qui n'est
l. Sur le caractere mimtique de l'criture de Vicror Hugo dans ce roman,
cf. Jacques Neefs, Penser par la fiction (Lts Travai/leurs de la mer) , Hugo le
fobuleux, Colloque de Cerisy, Seghers, 1985, p. 98-107.
2. CEuvm completes, Critique, p. 644. Voir galement Vctor Hugo, Pro-
montorium somnii, R. Journet er G. Roberr d., op. cit., p. 16.
3. CEuvres completes, Critique, p. 644.
Le Promontoire du Songe 211
autre chose que le fantastique riant . On ne la frquente pas
toujours impunment :
Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son
ombre tour un gnie, Apule jadis, Hoffmann de nos jours .
Il emplit une reuvre entiere, et alors cela est redoutable, c'est
l'Apocalypse. Les vertiges habitent cette hauteur. Elle a un
prcipice, la folie. n des versants est farouche, l'autre est
radieux. Sur l'un est Jean de Pathmos, sur l'autre Rabelais.
Car il y a la tragdie reve et il y a la comdie songe
1

Danger de la folic_reprsent par le tableau d'un scara-
be dvorant de mai : Il y a des songeurs qui
sont ce pauvre qui n'a point su voler et qui ne peut
marcher; le reve, blouissant et pouvantable, se jette sur
eux et les vide et les dvore et les dtruit. Comme dans
La Pente de la reverie, des images de surface, de profondeur, J
de spirales, apparaissent pour mettre en garde centre les
prils : -
La reverie est un creusement [ ... ] Le moi, c'est la la spi-
rale vertigineuse. Y pntrer trop avant effare le songeur [ ... ]
Ces .. empitements sur l'ombre ne sont pas saos danger. La
reverie a ses morts, les fous. On rencontre s:a et la daos ces
obscurits des d'intelligences, Tasse, Pascal, Swe-
denborg. c { fouilleurs de l'ame sont des mineurs tres ex.r.o-
ss
2

On peut, raison de ralit, mais le garde-
fou essentiel reste la constance du je observateur. Garder
son libre arbitre dans les largissements sans bords de la
mditation infinie , dit Hugo ailleurs 3, e' est etre gran d.
L'image emblmatique de ce je observateur, qui ne se perd
pas dans les spirales verrigineuses de la vision, est le regard_j
l. !bid
2. !bid, p. 652-653.
3. !bid., William Shakespeare , p. 332.
212
Vies secondes
fixe ou tranquille >> du poere, image frquente dans la
posie de 1850-1856
1
. Ce regard permet au poete d'obser-
ver ou d'entrevoir ce qui flotte ou s'bauche dans le monde
....du reve; par la suite, certains de ces etres peuvent prendre
corps dans son reuvre. La cration divine se fait de la meme
fa<_;:on.
_f:n effet, Dieu cre dans l'intuition; l'homme cre dans
l'inspiration, complique d' observation
2
. C' est ce que Hugo
appelte"(da cration divine in di recte. L' analogie des deux le
ramene, a la fin de Promontorium somnii, a la cration des
monstres, et a leurs rapports avec le rel et le possible. La
nature, jadis, n'a-t-elle pas rev aussi? se demande-t-il. Dans
les monstres prhistoriqucs n'y a-t-il pas toute l'incohrence
du reve))?
Nier ces etres est difficile. Les ossements songes sont
dans nos muses. Quelle extravagance fougere de cinq
cents pieds de haut! les houilleres la constatent. L'impossible \
d'aujourd'hui a t le possible d'autrefois
3
D
Ainsi pourraient s' expliquer certaines betes fabuleuses.
Quoi qu'il en soit, le reve est troitement mel aux dbuts de
la cration :
Oui, selon notre optique humaine, le tatonnement ter-
rible du reve est mel au commencement des choses, la cra-
tion, avant de prendre son quilibre, a oscill de !'informe
C
au difforme, elle a t nue, elle a t monstre, et aujour-
d'hui encare, 1' lphant, la girafe, le kangourou, le rhinoc-
ros, l'hippopotame, nous montrent, fixe et vivante, la figure
de ces songes qui ont travers l'immense cerveau inconnu.
Tu reves done aussi, Toi! Pardonne-nous nos songes
alors
4

l. Cf. Jean Gaudon, Le Temps de 14 contempkltion, op. cit. , p. 316-318.
2. CEuvres completes, Critique, William Shakespeare, p. 353.
3. !bid., p. 668.
4. !bid.
Le Promontoire du Songe 213
Qu'il soit humain ou divin, un processus de cration cor-
respond toujours a une sorte de solidification, de coalescence
ou de concrtion du reve. Plus encore que chez Nodier ou
Nerval, le reve est la d de la cration, amenant a l'existence
et dotant de vie des etres qui ne possdaient auparavant
qu'une existence potentielle. Hugo formule plus clairement
aussi le statut de l'reuvre d'art, sa position
doxale: \
4 production, c'est l'entre de la matiere dans l'ide, lui '
donnant corps, la rendant palpable et visible, la dotant de la
forme, du son et de la couleur, lui fabriquant une bouche
pour parler, des pieds pour marcher et des ailes pour s' envo-
ler, en un mot, faisant l'ide extrieure au poete en meme
temps qu' elle lui reste intrieure et adhrente par l'idiosyn-
crasie, ce cordon ombilical qui rattache les crations au cra-
teur1.
L' reuvre existe dans le monde, elle est extrieure a u poete,
mais continue d' appartenir a sa substance intime. A lire un
peu vite, on pourrait croire que l'reuvre ressemble a un nou-
veau-n dont on n' aurait pas coup le cordon ombilical. A
regarder de plus pres, on s'aper<_;:oit qu'elle est rellement
extrieure au poete , tout en demeurant intrieure et que
le texte ne dsigne pas seulement un lieu spatio-temporel,
mais voque l' ide d'un amalgame quasi-physique, une
adhrence
2
. Cette position paradoxale de 1' reuvre n' est pas
sans ressembler a u statut d'Aurla, un SJ).tr:.e-deux : ni ralit\
psychique, ni catgorisation psychiatrique ou sociale. Hugo,
l. CEuvres completes, Critique, Les T raducteurs (1863-1864 ?), p. 620.
2. Cf. Notre-Dame de Pars : Il y avait entre la vieille glise et lui [Quasi-
modo] une sympathie insrincrive si profonde, tant d'affinits magntiques, tant
d'affinits matrielles, qu'il y adhrait en quelque sorte comme la tortue a son
caille " CEuvres completes, Roman, I, p. 600; et Ainsi, chez les grands poetes,
ren de plus insparable, ren de plus adhrent, ren de plus consubstantiel que
I/J l'ide et l'expression de l'ide >>, CEuvres completes, Critique, Littrature et philo-
f' sophie meles (1834), p. 52.
e-Y
214
Vies secondes
cependant, semble vouloir enlever la ngation et dire que
1' reuvre continue dans un sens a subsister dans les deux lieux
a la fois. Cette mtaphore spatiale, bien entendu, a des
limites, mais le paradoxe de la localisation de 1' reuvre entrane
le paradoxe de sa ralit. L'espace transitio)lDel ou se situe
1' reuvre d' art, adhrant a u monde intime de son crateur et
pourtant existant rellement dans le monde matriel, lui
donne une ralit d'un ordre a part. Elle est plus relle que
, le rel et pourtant toujours songe. Ce qui ne veut pas dire
f que dans 1' reuvre il y ait un mlange o u une srie de juxta-
positions du reve et du rel, ni m eme que 1' reuvre appartienne
aux deux mondes a la fois. Hugo soutient que l'reuvre d'art
est pleinement rel et pleinement reve; opposs en appa-
rence, les deux extremes du continuum s'y rejoignem et
deviennent identiques. JYunis, ils ralisent une plnitude que
leur sparation interdisait.
IV
A l'horizon du siecle: Freud
"
1
CHANGEMENTS DE PAYSAGE
Sur la nature du travail inconscient, on ne
trouve que dsaccord et obscurit.
THJOODULE RIBOT
En philosophie, le tournant de 1870 est marqu par De
l'intellgence de T aine; par ailleurs, les ides de Hartmann -
La Phlosophe de l'inconscent avait vu le jour en Allemagne
1' anne prcdente - , ne vont pas tarder a circuler en
France. En littrature, 1869 ese l'anne des Chants de Mal-
doror de Lautramont et deL 'homme qu rt de Victor Hugo,
reuvres qui toutes deux branlent les positions de l'auteur et
du lecteur. Rimbaud, en 1870, a seize ans. Aussi inou!s que
soient La lettre du Voyant (1871), Une sason en enfer et
Les Illuminatons, ils restent en rsonance avec les textes
mdicaux et philosophiques de 1' poque. Il est difficile de
parler d'influences prcises car, a 1' exception peut-tre de
Brierre de Boismont, elles ne sont pas vrifiables, mais il est
cercain que Rimbaud donne une forme potique indite aux
themes de la pathologie mentale qui stimulent la rflexion
philosophique dans les annes qui suivent 1870. Des liens
plus explicites entre psychopathologie et littrature apparais-
sent chez Maupassant, tant dans des texres courts (Fou?,
Lu?, Unfou, Fou, Qu sat? ... ) que dans Le Horla (1887).
Bien averci, o ~ m e le tout-Paris, des modes mdicales, de la
218 Vies secondes
vogue de Charcot et de l'hypnotisme, Maupassant dose
savamment ces themes, la question des limites de nos sens et
l'angoisse devant l'invasion croissante, apparente ou relle, de
ce qui peut les outrepasser. Cette angoisse, ces tats seconds,
Maupassant les connalt. La proccupation des erres invi-
sibles, nos successeurs , nous parait cependant moins fon-
damentale, en cette fin de siecle, que les questions de 1' ou-
bli, de l'identit et du ddoublement. En effet, ce que nous
appelons le reve - 1' ensemble des phnomenes du som-
meil- garde son importance, mais les questions que l'on se
pose a son propos changent. La mdecine rtrospective a vo-
lu, et la notion d' inconscient commence a se frayer un
chemin.
Si, en 1856, Llut rdite son Dmon de Socrate, par la
suite le len entre reve et mdecine rtrospective tend a s' af-
faiblir. En 1859, Moreau publie son deuxieme livre, La Psy-
chologie morbide
1
, ou il continue de poser l'identit entre
1' tat de reve et 1' tat de folie. A prsent, il a lu Aurlia, et se
flicite d'avoir dcouvert dans l'reuvre de Nervalla confir-
mation de thories qu'il avait avances des 1845
2
Mais sa
these principale n' est plus la meme. Il soutient a prsent que
les dispositions d' esprit qui font qu'un homme se distingue
des autres hommes par 1' originalit de ses penses et de ses
conceptions [ ... ] prennent leur source dans les memes condi-
tions organiques dont la folie et 1' idiotie sont 1' expression la
plus complete
3
.Son livre reprsente, en France, le point cul-
minant du courant de pense n avec Llut
4
Moreau conclut
par une longue liste htroclite d'hommes ou de femmes
l. Moreau de Tours, La Psychologie morbide dam ses rapports avec 1 philoso-
phie de l'histoire, ou De l'influence des nvropathies sur le dynamisme intelfectuel,
Masson, 1959.
2. !bid., p. 429-431. La citation L' panchement du songe dans la vi e relle
est en majuscules et une longue note attire l'attemion sur le fait que Moreau a
utilis presque les memes t r m s ~ en 1845.
3. Argument, plac en tete du livre.
4. A noter que, lorsque le premier livre de Llut est rdit, en 1887 ou 1888,
son titre a chang : Le Gnie, 1 raison et 1 folie : Le Dmon de Socrate , Biblio-
theque sciemifique comemporaine, Bailliere, s.d.
Changements de paysage
219
illustres qui ont souffert d'hallucinations ou qui ont eu des
alins dans leur proche famille. La liste vite de citer des per-
sonnages bibliques, mais comprend Lucrece, Jules Csar,
Dante, Cromwell, Mirabeau, Chateaubriand, Balzac, et
George Sand, sans oublier Shelley, curieusement ddoubl en
Shelly et Percy Bishee
1
. En 1861, dans De la raison, du
gnie et de la folie, le physiologiste Pierre Flourens cherche a
rfuter cette these : Du jour ou il serait tabli que le gnie
n'est qu'un cas donn de l'idiotie, de la folie, tout, en fait de
dignit humaine, serait perdu
2
Quant a Hugo, qui aurait
pu figurer sur la liste mais a t pargn, e' est certainement
a Moreau qu'il fait allusion quand il remarque ironiquement,
dans William Shakespeare : Un mdecin a rcemment
dcouvert que le gnie est une varit de la folie
3

La psychiatrie doit dsormais compter avec une nouvelle
notion, l'hrdit. En 1857, More! avait publi son Trait des
dgnrescences, terme auquel il donne un nouveau sens. Pour
les naturalistes, la dgnrescence n' tait que le retour des
varits, obtenues par slection, au rype ancien, en somme
une dviation naturelle de 1' es pece. Pour More!, elle est une
dviation maladive d'un type primitif rransmissible hr-
ditairement et conduisant a une dchance toujours accrue.
Les ides de More! ont t reprises et systmatises, entre
autres, par Magnan et, a la fin du dix-neuvieme siecle, la
dgnrescence >> est devenue un concept fondamental,
cens clairer non seulement la folie mais aussi la criminalit
et le gnie
4
A l'heure ou le crminologiste italien Cesare
Lombroso devient une clbrit (son L 'uomo di genio [1888]
l. La Psycholcgie morbide, op. cit., p. 518-565. Les deux notations sur Shelley
SOnt p. 539.
2. P. Flourens, De 1 raison, du gnie et de 1 folie, Garnier, 1861, p. 6.
3. Op. cit., p. 375.
4. Cf. F. Bing, La Thorie de la Dgnrescence, J. Poste! etC. Qutel d.,
Nouvelle histoire de 1 psychiatrie (Toulouse, Privar, 1883), p. 351-356. A. Maury
a rendu compre du livre de Moreau, par mi d' autres, sous le titre Des dgn-
rescences de I'espece humaine , Revue des Deux Mondes, 1" janv. 1860, p. 75-
101.
220 Vies secondes
est traduit en frans;ais en 1889
1
) , Moreau de Tours est encore
tres influent. Un auteur aujourd'hui oubli, Regnard, crira
meme : <<En dpit de Platon, d'Aulu-Gelle et de Schopen-
hauer [ ... ] Moreau (de Tours) est bien l'inventeur de la tho-
rie du gnie-nvrose : c'est lui le Dieu et Lombroso est son
prophete
2

Ces discussions ne concernent plus directement le reve.
Moreau garde un certain intret pour le travail crateur mais,
chez ses successeurs, cet intret semble peu vident. Ce n' esr
plus le processus crateur proprement dit ni le role du reve
dans ce processus qui les proccupent, mais plutt comment
bien intgrer le gnie dans les schmas de classificarion d'une
psychiatrie toujours plus influente
3
En 1884, lorsque
Moreau de Tours meurt, a l'age de quatre-vingts ans, sa
notice ncrologique dans les Annales mdico-psychologiques ne
fait meme pas mention de sa rflexion sur le reve
4

Le substantif l'inconscient n' apparait en frans;ais
qu'apres la publication, en 1869, de la Philosophie des Unbe-
wussten de Hartmann 5. Cette notion, ne de la physiologie,
remonte a la dcouverte de l'action rflexe (1833) : une
l. L 'uomo di genio in rapporto alfa psichiatria, alfa storia td all'estetica (Bocea,
Turin, 1888) - cinquieme dirion, roralement rvise, de Genio e follia - est
traduit en frans;ais par Colonna d'Istria, L 'Homme de gnie, en 1889 (Alean), avec
une prface de C. Richet.
2. Annales mdico-psychologiques, 8 srie, 7 (1898), p. 195. Regnard cherche
a rfurer I'ide selon laquelle folie et gnie auraient la meme origine.
3. Cf. l. Dowbiggin, Inheriting Madness : Professionalization and Psychiatric
Knowledge in Nineteenth-Century France, Universiry of California Press, Oxford,
1991, p 73-75.
4. A. Ritti, loge de Moreau de Tours , Annales mdico-psychologiques,
6 srie, 12 (1884), p. 188-191.
5. Cet ouvrage a t traduit en frans;ais en 1877, mais ses ides commencent
a circuler bien avant. Hartmann lui-mme donne un article a La Revue scienti-
fique en 1876 ( L'Origine de la conscience , La Revue scientifique, 21, p. 481-
492) et des aureurs comme Dumont, Renouvier et Paul Janet participent a la dif-
fusion de ses ides. Celles-ci sont d'ordre mtaphysique : l'inconscient est pour
Hartmann ce que la volont est pour Schopenhauer. Voir, par exemple, P. Janet,
La Mraphysique en Europe depuis Hegel, III. La Philosophie de la volonr et
la philosophie de l'inconscient , Revue des Deux Mondes, 21, 1877, p. 615-635;
L. Dumont, Conscience et lnconscience , Revue scientifiqut, 28 dc. 1872,
p. 601-606.
Changements de paysage 221
impulsion nerveuse, transmise a la mrelle piniere, dclenche
une action immdiate que le cerveau n' a ni choisie ni approu-
ve. C' est la premiere tape importante dans la dcouverte
que le moi conscient n' est pas toujours le maitre chez lui
1

Hartmann mentionne les manifestations physiologiques de
l'inconscient: par exemple, la larve d'un cerf-volant ma.Ie, de
la meme taille que la femelle, se creuse pourtant une cavit
plus grande en entrant dans la phase chrysalide, prvoyant
ainsi la place ncessaire pour ses futures mandibules. Puisque
rien dans les circonstances immdiates ne laisse prsager que
ces mandibules vont pousser, cette action doit etre le rsul-
tat d'une ide inconsciente. Puis il traite de 1' esprit
humain, sous le titre de La phnomnologie de l' incons-
cient
2
>>. Hartmann est a u courant des travaux rcents sur la
physiologie du systeme nerveux : un appendice a la sixieme
dition actualise l'ouvrage en discutant Maudsley et Wundt.
La physiologie et la psychologie se rencontrent lorsque le
su jet sait qu'un travail inconscient >> a eu lieu. Ce phno-
mene, frquemment rencontr dans la rsolution de pro-
blemes, a t nomm crbration inconsciente>> par un
mdecin anglais, Carpenter
3
L'ide que le cerveau puisse la-
borer des rsultats intellectuels, dit Carpenter, sans aucune
conscience de notre part, est considre par de nombreux
Mtaphysiciens, et surtout en Grande-Bretagne, comme une
doctrine tout a fait indfendable et meme hautement rpr-
l. La porte de cette dcouverte, et de ceiies qui ont suivi, sur la conception
contemporaine du su jet est souligne avec clart dans le court ouvrage de
M. Gauchet, L1nconscient crbral (Le Seuil, 1992).
2. La division de 1' ouvrage en << Phnomnologie de l'inconscient>> et << Mta-
physique de l'inconscient apparait dans la 7' d. (1876); les ditions prcdenres
comporraient trois parties : A. Die Erscheinung des Unbewussten in der Leib-
lichkeit ; B. Das Unbewusste im menschlichen Geiste ; <<C. Metaphysik des
Unbewussten "
3. Dans Principies o[ Mental Physiology (1874), le chap. XIII a pour titre De
la crbration inconsciente. Une note (p. 516) prcise que Carpenter a voqu
cene thorie des 1852, dans la quauieme dition de son livre Human Physiology.
11 revendique la priori t sur Laycock, se basant sur l'argument que, dans son essai
sur 1' Action rflexe du cerveau , Laycock ne prcise pas que cette action rflexe
peut erre inconsciente.
222
Vies secondes
hensible
1
. C'est pounant cette meme doctrine qu'il pro-
pose, dclarant poser ainsi un fondement physiologique ame
phnomenes observs par de nombreux mtaphysiciens alle-
mands depuis Leibniz, et par Sir William Hamilton. Ceder-
nier, dans un passage clebre, avait attir l'attention sur le fait
qu' une ide A peut suggrer directement une ide C, sans
que celle-ci ait de rapport avec elle : une ide intermdiaire
B, prsente antrieurement, a complerement disparu de la
conscience. Il est difficile toutefois de proposer une analyse
prcise de ce qui se passe dans 1' esprit; d' o u la prfrence
manifeste par Carpenter pour une explication physiolo-
gtque:
Mais si l'on considere les oprations automatiques de !'es-
prit a la lumiere des actions rflexes du cerveau, il n' est
pas plus difficile de comprendre que de telles actions rflexes
puissent se produire a notre insu [ . .. ] que de comprendre
que des impressions puissent provoquer des mouvements
musculaires grace a 1' acrion rflexe de la moelle piniere
sans l'intervention ncessaire de la sensarion
2

Ribot, en France, synthtisant tous les courants prcdents
(Taine, Hanmann, Hamilton, Carpenter), adoptera l'ide de
la crbration inconsciente. Elle lui servira d'un cot a tayer
son ide que la conscience n'est pas une instance fondatrice,
mais un piphnomene, et de l'autre a discuter le fonction-
nement de l'imagination cratrice.
l. Principies, p. 515, c'est Carpenter qui souligne.
2. !bid., p. 517.
2
MMOIRE ET IDENTIT
L 'homme qui rit
L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste.
Qu'un accident survienne, er tous les efface-
ments revivent dans les interlignes de la
mmoire tonne.
VICTOR HUGO
L 'homme qui rit est un roman profondment onirique. Cet
onirisme tient aux paysages et aux dcors gothiques ou
baroques, mais il fait aussi panie intgrante de la mta-
morphose de Gwynplaine car, dans la transformation qui
fait d' un saltimbanque un pair d'Angleterre, toutes sones
d'hsitations sur ce qui est reve ou ce qui est veil viennent
a la fois tramer le rcit et troubler la conscience du protago-
niste. Cet enfant dfigur, recueilli par Ursus et lev avec la
jeune aveugle Dea et le loup Horno, doit sa mtamorphose
a des circonstances extrieures, a sa propre psychologie et aux
ambigu'its lies au reve.
Le Commencement de la felure , qui co'incide avec la
visite de la duchesse J osiane a la Green-Box pour assister
au spectacle Chaos vaincu, releve du hasard, cenes, mais aussi
des machinations humaines. Le vocabulaire employ est celui
du reve et de l'hallucination :
'
224
vtes secondes
Quel que fllt son air de reve, pour ceux: qui taient pres
d'elle, elle tait relle. C'tait une femme. C'tait peut-etre
meme trop une femme [ ... ] Et [ ... ] une implacable volonr
d'etre belle. Elle l'tait au point d'etre farouche. C'tait la
panthere, pouvant erre chatte, et caresser. Un de ses yewc
tait bleu, l'autre tait noir.
Gwynplaine, comme Ursus, considrait cette femme. [ ... ]
Pour eux [ ... ] dans la brume lumineuse que fait la
pnombre thatrale, les dtails s' effac;:aient; et e' tait comme
une hallucination. C' tait une femme sans doute, mais
n'tait-ce pas aussi une chimere
1
?
Josiane est la seule a ne pas rire a l'apparition du visage de
Gwynplaine, a la fin de Chaos vaincu. Son statut ambigu-
ralit et pourtant vision- est raffirm lorsqu'elle revient
dans les penses de Gwynplaine. D'un cot, il a vu la
Femme, bien relle plutt que 1' ame>> de la femme dans
Dea. De l'autre, 1' ame esta sa porte, et la femme relle
hors de sa porte, a une distan ce infinie. Ses penses sont per-
turbes quelque temps par cette visite, qu'il croit ensuite avoir
oublie meme si, plus tard, ayant devant les yeux la lettre que
Josiane lui a crite, il devient dair que cet oubli tait super-
ficie!. L'agitation revient, et lui fait passer une nuit sans sorn-
meil. La se clt la premiere srie d' vnements, rels rnais
ernpreints d' ambigu!t.
Une deuxieme srie d'vnements s'ouvre avec l'arrive
d'un officier, le wapentake . Ils sont marqus par des dpla-
cements physiques. Gwynplaine est oblig de quitter son
foyer de fortune -la Green-Box, hberge par l'auberge de
T adcaster - et se retro uve dans les profondeurs de la gele
de Southwark; plus tard il revient a lu, apres un vanouis-
sement, dans le palais de Corleone-Lodge. La encore la ra-
lit cede peu a peu la place a des scnarios de reve ou de cau-
chemar.
Une troisieme suite d'vnements surviennent a l'insu de
l. CEuvres completes, Roman, III, op. cit., p. 589.
Mmoire et identit 225
Gwynplaine : tout d' abord 1' arrive par hasard de la bou-
teille contenant le parchemin o u son histoire vritable est ins-
crite. Ensuite, la bouteille est ouverte par le sinistre Barkil-
phedro, dsireux de voir s' accomplir la mtamorphose de
Gwynplaine en Lord Clancharlie. T out cela dclenchera la
premiere visite du Wapentake a la Green-Box.
Les dispositions psychologiques de Gwynplaine sont pr-
sentes par un narrateur qui est souvent a peine distinct du
protagoniste. L' veil de sa sexualit, son dsir physique, le fait
que son amour pour Dea devienne de moins en rnoins
thr)) le rendent vulnrable a la visite de la duchesse
Josiane et, plus tard, a l'impression faite par l'tonnante lettre
qu'elle lui adresse. Mais, parallelement a cette agitation, le
narrateur note de plus subtiles modulations psychologiques,
lies a ce qu' on pourrait appeler la (( rnmoire inconsciente.
Lorsque Josiane assiste au spectacle Chaos vaincu, son mousse
se tient derriere elle, dans une derni-obscurit. Le narrateur
remarque:
La mmoire prend des notes souvent a notre insu; et, sans
que Gwynplaine s' en doutat, les joues rondes, la mine
srieuse, la calotte galonne et le bouquet de plumes du
mousse de la dame laisserent une trace quelconque dans son
esprit
1

Quand le rnousse apporte la lettre de Josiane, une nuit ou
Gwynplaine se pro mene dehors, il apparat comme une sil-
houette de reve , rnais Gwynplaine le reconnat irnmdiate-
rnent. Une fois la lettre ouverte et lue, il devient dair que
1' oubli de la visite de J osiane tait illusoire.
Le pcillement de l'incendie commenc;:ant clatait en lu de
toutes pares [ ... ] Et ses premieres penses tumultueuses sur
cette femme reparaissaient, comme chauffes a tour ce feu
sombre. L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un
l. !bid., p. 590.
226 Vies secondes
accident survienne, et tous les effacements revivent daos les
interlignes de la mmoire tonne
1

Le dsir de Gwynplaine n' a pas t oubli, mais enseveli.
La mmoire peut prendre des notes sans que nous en ayons
conscience et la strate d' criture que nous croyons avoir
oublie peut revivre . Ces strates d' criture ensevelies peu-
vent s' tendre aussi au-dela du pass rcent.
Cette lettre et les rflexions sur la mmoire et 1' oubli qui
en dcoulent sont pour Gwynplaine la premiere vague de
l'inattendu. Ils prludent aussi a trois nuits d'insomnie. Le
sommeil est remplac par des vnements oniriques, et par la
perte de connaissance que subit Gwynplaine, au point cul-
minant de la scene dans la gele de Southwark. Quand il
revienta lui et se rveille dans une salle immense, claire par
deux candlabres, l'attention est concentre sur ses percep-
tions et ses sensations. La scene est dcrite presque entiere-
ment d'un point de vue visuel et tactile. Daos une descrip-
tion qui rappelle ceUe de la caverne sous-marine des
Travailleurs de la mer, le narrateur et Gwynplaine sont tan-
tt confondus, tantt distincts : Gwynplaine tait daos un
fauteuil au milieu d'une vaste chambre toute tendue de
velours pourpre, murs, plafond et plancher. On marchait sur
du velours. La premiere impression est surtout visuelle, mais
une sensation tactile suit : De son fauteuil, en tendant le
bras, il pouvait toucher deux tables, portant chacune une
girandole de six chandelles de cire a1lumes. Comme Gwyn-
plaine est encore mal veill , les sensations s'imposent a
l. !bid., p. 604. Le palimpseste est selon toute vraisemblance un cho de Sus-
piria de profondis (1845) de De Quincey, repris et partiellement traduit par Bau-
delaire. Hugo crit a Baudelaire en 1860 pour le remercier de lui avoir envoy
Les Paradis artificiels : ]' ai done en fin lu, grace a vous, ce fameux mangeur
d'opium. Vous faites revivre puissammem cene ceuvre, CEuvres completes, d.
chronologique, XIII, Club Fran,.ais du Livre, 1969, p. XXIX. Cf. Les Paradis arti-
ficiels , Folio, Gallimard, 1961, p. 221-224. Le mot lui-meme n'apparait que deux
fois dans L 'homme qui rit, mais la figure du palimpseste est dissmine a travers
tout le roman.
Mmoire et identit 227
lui avant toute tentative pour saisir leur seos et, lorsqu'il
demande ou il se trouve, Barkilphedro, qui pendant tout ce
cemps se tenait pres de lu, rpond Vous etes daos votre mai-
son, mylord .
Ces mots marquent un temps d' arret. Le narrateur se met
a distan ce et rflchit a l'impact sur le psychisme d' vnements
aussi inattendus et lourds de porte : Le plus difficile, e' tait
de parvenir a mettre un certain espacement entre tant de sen-
sations accumules. Meme lorsque les mots seront rpts,
e' est la sensation qui permettra a Gwynplaine de prendre
conscience qu'il a chang: sa premiere raction est de se pin-
cer, et le narrateur ritere l'alternance entre la vue et le tou-
cher : Daos la surprise, on regarde, pour s' assurer que les
eh oses existent, puis on se tate, pour s' assurer qu' on existe soi-
meme. C'tait bien a lui qu'on parlait, mais lui-meme tait
autre [ ... ] on lui avait chang ses vetements. Toutes les sen-
sations de Gwynplaine tant autres, lu aussi doit l'etre. Et,
alors qu'il vient d'etre en proie a un bouleversement, compos
d'un mlange d'acceptation, d'orgueil, de dsir de vengeance
et de lurte avec l'ide que son moi est double, c'est a nouveau
par la sensation qu'il retro uve 1' assurance de son identit, a
travers le somnambulisme ou il tait comme ananti :
11 allait, venait, regardait le plafond, examinait les cou-
ronnes, tudiait vaguement les hiroglyphes du blason, pal-
pait le velours du mur [ ... ] constatait les statues, comptait
avec une patience de somnambule les colonnes de marbre, et
disait : Cela est.
Et il touchait son habit de satin, et il s'interrogeait :
- Est-ce que c'est moi? Oui
1

La vue et le toucher viennent avant les mots, comme dja
pour 1' enfant Gwynplaine traversant la plaine et apercevant
le gibet. \__
Les mots jouent tout de meme un role crucial dans le rta-
l. CEuvres completes, Roman, III, p. 649-650.
228 Vies secondes
blissement de 1' autre identit de Gwynplaine. Le palimp-
seste est une mtaphore de l'oubli et ce qui est recouvr par
Gwynplaine, e' est avant tout la mmoire des mots. Lorsque
Hardquanonne, le chirurgien qui l'avait dfigur dans son
enfance, s' crie C' est lu! C' est lu!, Gwynplaine, qui
jusque-la n'avait ren compris a ce qui se passait, prononce
un discours incohrent pour se dfendre, se terminant par :
Vous avez devant vous un pauvre saltimbanque. .A quoi
le shriff rpond: J'ai devant moi [ ... ] lord Fermain Clan-
charlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Cor-
leone en Sicile, pair d'Angleterre. Se levant, et montrant son
fauteuil a Gwynplaine, le shriff ajouta : Mylord, que votre
seigneurie daigne s'asseoir. Fin du chapitre. Le suivant com-
mence ainsi : La destine nous tend parfois un verre de folie
a boire [ ... ] Gwynlaine ne comprit pas. >> Lorsqu'il prend
place dans le fauteuil du shriff, le parchemin trouv dans la
bouteille est lu a voix haute, et comble les !acunes impor-
tantes de la vie de Gwynplaine. Le narrateur note alors : Un
homme a qui il vient de tomber sur la tete une tuile du palais
des reves, e' tait la Gwynplaine. Du reste, la liste de signa-
cures graves sur le parchemin rveille d' obscurs souvenirs;
Gwynplaine rpete cette suite de noms, se souvient d'une
bouteille sur laquelle il y avait un no m crit en rouge -
celle-la meme dans laquelle le parchemin a t trouv.
Une autre srie de mots est tout aussi importante. Dans sa
cahute, Ursus avait crit deux placards : Seules choses qu'il
importe de savoir - les privileges et les coutumes de 1' aris-
tocratie - et Satisfactions qui doivent suffire a ceux qui
n' ont ren - les revenus et proprits des Lords - se ter-
minant par ceux de Lord Clancharlie. Lorsque Barkilphedro
rpete a Gwynplaine qu'il est dans sa propre demeure, il nu-
mere les autres proprits qui sont en sa possession :
Pendant que Barkilphedro parlait, Gwynplaine, dans un
crescendo de stupeur, se souvenait. Le souvenir est un
engloutissement qu' un mot peut remuer jusqu'au fond. Tous
Mmoire et identit 229
ces noms prononcs par Barkilphedro, Gwynplaine les
connaissait. lis taient inscrits aux dernieres lignes de ces
deux placards qui tapissaient la cahute o u s' tait coule son
enfance, et, a force d'y avoir laiss machinalement errer ses
yeux, illes savait par ca:ur
1

Les lments cls de la seconde identit de Gwynplaine
sont dja prsents dans sa mmoire, attendant, comme les
mots effacs du palimpseste, qu'un accident les fasse
rev1vre.
Dans la mtamorphose de Gwynplaine, les mtaphores du
sommeil et de l'veil tiennent une place importante. Il est
souvent fait allusion au reve, mais il est rare que les frontieres
entre le reve et la ralit soient clairement poses. Dans la
gele de Southwark, apres la lecture du parchemin, tous les
officiers s' agenouillent, J comme un seul homme, devant
Gwynplaine, alias Lord Clancharlie. S'ensuit ce dialogue:
- Ah, '?, cria Gwynplaine, rveillez-moi!
Et il se dressa debout, tout paJe.
- ]e viens vous rveiller en effet, dit une voix qu'il n'avait
pas encore entendue.
Un homme sonit de derriere un des piliers [ ... ].
- Oui, dit-il, je viens vous rveiller. Depuis vingt-cinq
ans, vous dormez. Vous faites un songe, et il faut en sortir.
Vous vous croyez Gwynplaine, vous etes Clancharlie [ ... ]
Vous vous croyez pauvre, vous etes opulent. Vous VOUS
croyez petit, VOUS etes gran d. Rveillez-vous, mylord
2
!
Barkilphedro, car e' tait lui, cach dans 1' ombre, ajoute de
nouvelles explications : la bouteille lu a t apporte, la reine
a ordonn que toutes les formalits ncessaires soient accom-
plies avec discrtion, Gwynplaine est un pair du royaume,
destin a pouser une duchesse, filie d'un ro. Le chapitre se
l. !bid., p. 653.
2. !bid., p. 641.
../
230
Vies secondes
termine : Sous cette transfiguration croulant sur lui a coups
de tonnerre, Gwynplaine s' vanouit.
Le verre de folie dont il a t question est d'une pan le
retournement de sa position sociale et son incapacit stup-
faite a saisir ce qui lui arrive. Mais aussi, a un niveau plus
profond, l'impossibilit d'etre deux personnes en meme
temps, la dngation par Barkilphedro que Gwynplaine est
cclui qu'il croit etre, l'assimilation de tout le pass connu a
un reve, et 1' lvation a la ralit d' un destin qui lui est rest
cach pendant des annes et que la liste de signatures lui
remet obscurment en mmoire. Les notions de reve et
d' veil restent ambivalentes : pour Gwynplaine, ce qui se
passe maintenant est un reve; pour Barkilphedro, le prsent
est rel, e' est le pass de Gwynplaine qui est un reve. En ra-
lit, les explications de Barkilphedro prolongent le reve dont
Gwynplaine voudrait etre rveill. Ainsi la transfiguraran
du dfigur - restitution mtaphorique de son visage
d' avant 1' opration ? - conduit non pas a un rveil mais a
1' oblitration de toute ralit comme de tout reve : la
pene total e de connaissance. Gwynplaine n' est plus ni lui-
meme ni Clancharlie. Les mots- ceux des officiers, ceux lus
sur le parchemin, ceux prononcs par Barkilphedro - sont
si insenss, en apparence, que la seule rponse possible est de
perdre connaissance.
Dans la scene ou Gwynplaine se rveille, et ou Barkilphe-
dro lui annonce qu'il est dans sa propre maison, les images
sont celles de 1' parpillement, de la dispersion : On se sent
en quelque sorte pars. On assiste a une bizarre dissipation
de soi-meme ; celle-ci devient nuage de poussiere : Il per-
cevait tour a travers ce brouillard qu'une commotion pro-
fonde laisse dans l'intelligence comme la poussiere d'un
croulement et ensuite, quelque chose qui ressemble a un
reve:
Gwynplaine tair comme quelqu' un qui aurair l'ceil ouvert
er fixe dans un songe, er qui tacherait de voir ce qu'il y a
Mmoire et identit 231
dedans. 11 dcomposait ce nuage, puis le recomposait. 11 avait
des inrermittences d' garemenr
1

C' est ici que Gwynplaine fait 1' exprience d' etre autre :
la seule prise sur la ralit est celle que lui offrent les sensa-
tions prsentes; le pass ne sera voqu qu'au moment ou il
se souviendra des inscriptions.
Enfin, dans un chapitre intitul Rveil , la situation
semble se renverser. A. l'aube, la pense de Dea vient a !'es-
prit de Gwynplaine; il se rend compre qu'il n'avait encare
jamais t s par d' elle; a prsent, e' est le pass immdiat qui
est vu comme un reve. La parole de Barkilphedro : une
porte qui s' ouvre signifie qu'une autre porte se ferme -
autrement dit : pas de retour possible vers Ursus et Dea-
lui avait t dite trap tt : Il me disait cela pendant que je
n'tais pas encare rveill [ ... ] Il me parlait avec le sombre
sourire du reve. Ah! voici que je redeviens moi! A prsent,
redevenir lui-meme signifie etre d'une certaine maniere ind-
pendant de sa nouvelle identit, tout en 1' acceptant. Le mot
d est libert : J e ne suis pas lord pour etre es clave. J' entre
libre dans la puissance , et son pro jet utopique est de faire
entrer Ursus et Dea dans sa nouvelle existence. Gwynplaine
tente de refuser l' assimilation faite par Barkilphedro de son
pass a un reve dont il doit s' veiller; il est veill a prsent.
Et pourtant, lorsqu'il ne retrouve plus ren ni personne, la ou
la Green-Box aurait du se trouver, ce sont les mots crits
par Barkilphedro dans son esprit - Le destin n' ouvre pas
une porte sans en fermer une autre -qui reviennent le han-
ter. Ils sont devenus vrais paree que, alors qu'il n' tait pas
encare veill, il a accept 1' offre qui lui tait faite, au lieu de
la refuser.
La position du narrateur, qui s'identifie soit au protago-
niste soit au lecteur, nous fait prouver la maniere dont le
moi , apparemment stable, peut etre branl, secou jus-
l. !bid. , p. 652 .
./
232 Vies secondes
qu'a la racine, et transform. La transformation rsulte de
sensations nouvelles, de reviviscence de traces mnsiques
ensevelies, de circonstances et de choix. V cue comme une
sorte de reve, elle aboutit a des ambigu"its fondamentales, a
l'impossibilit de discerner si l'on est rellement veill. Phi-
losophes et mdecins vont tenter a leur tour d' clairer ces
ambigu"its.
3
LES AVATARS DU MOl
_., 1;1-v \()
Ca..?
Je vais raconter l'histoire d'une jeune femme
done l'existence est tourmente par une alrra-
tion de la mmoire qui n'offre pas d'analogue
dans la science; cette altration est telle qu'il
est permis de se demander si cette jeune femme
n'a pas deux vies.
DOCTEUR AZAM
La rflexion philosophique sur la nature du moi a t sus-
cite autant par la pathologie mentale que par la physiologie
de la crbration inconsciente. Des 1826, Bertrand avait
mis l'ide que les cas anormaux pouvaient aider a la com-
prhension des processus normaux, ide chere a Taine. Une
maladie particuW:re, la nvropathie crbro-cardiaque ,
dans laquelle la sensation et la mmoire sont perturbes, vien-
dra a 1' appui de sa thorie de la formation du moi; certains
troubles de la mmoire, qui n' entra1nent pas d' altration de
la sensation, vont poser de maniere aigue un probleme dja
soulev par le somnambulisme au dbut du siecle. Un cas
clebre d' amnsie priodique ou de ddoublement de la
personnalit , rapport par le docteur Azam, deviendra das-
si que a la fin du siecle. Enfin, le dernier avatar du som-
nambulisme artificiel -lequel, grace a Braid et Azam, avait
retrouv ses lettres de noblesse - ouvrira la voie aux
exprieyces de Charles Richet : des personnalits suggres
234 Vies secondes
sont extriorises par des sujets en transe hypnotique. En
dpit de leurs diffrences, tous ces cas ont en commun le
theme de la mmoire, et quand Ribot formulera sa thorie
de la personnalit, non seulement il prendra en compte la
notion contemporaine de l'inconscient, mais il fera appel aux
exemples dcrits par Taine, Azam et Richet.
En 1873, un certain Krishaber publie un trait intitul
De la nvropathie crbro-cardiaque
1
qui serait demeur
obscur si Taine ne l'avait pris comme point de dpart pour
son article : Sur les lments et sur la formation de l'ide
du moi
2
publi en 1876 dans La Revue philosophique, et
ajout en 1878 en appendice a la version rvise de De l'in-
telligence. Krishaber a recens trente-huit cas d'une maladie
qu'il appelle nvropathie crbro-cardiaque. Selon lui, elle est
cause par une contracture des vaisseaux qui nourrissent la
rgion sensitive crbrale ou se produisent les sensations
brutes
3
. Ce qui conduit a d'importantes perturbations de la
sensation : par exemple, les objets sont vus comme a travers
le mauvais bout d'un tlescope; les patients ne reconnaissent
pas leur propre voix; un journal a la main, ils constatent
qu'ils n' en comprennent pas le sens; ils ne trouvent plus le
chemin pour rentrer chez eux; certains ont la sensation
qu'une atmosphere obscure, paisse, les coupe du reste du
monde. Ces patients ont tendance a tirer deux conclusions :
dans un premier temps ]ene suis plus, et dans un second
temps ]e suis un autre.
T aine ne se contente pas de lire Krishaber : il lui rend
visite, consulte le manuscrit original des observations, et
questionne un patient guri. Il compare la situation repr-
sente par cette maladie a celle (( d'une chenille qui, gardant
l. Masson, 1873.
2. La Revue philosophique, 1, 1876, p. 289-294. De l'intel!igence, Hachette,
1878, 11, p. 461-470.
3. La Revue philosophique, p. 289. Les recherches sur le cerveau ont fait un
bond entre les deux ditions. Taine cite deux hypotheses (celles de Luys et Four-
ni) concernant cette rgion crbrale; dans De l'intel!igence, il se rfhe aux Lerons
sur les localisatons crbra!es de Charcot (u, p. 46, note 2).
Les avatars du moi 235
toutes ses ides et tous ses souvenirs de chenille, deviendrait
tout d'un coup papillon. Entre l'tat ancien et l'tat nouveau,
entre le premier moi, celui de la chenille, et le second moi,
celui du papillon, il y a scission profonde, rupture com-
plete
1
.
La maladie dcrite par Krishaber illustre a la fois la maniere
dont la pathologie peut etre utile a la psychologie, et l'ide
que Taine se fait de la nature du moi. Le moi nait de la
rptition des sensations, qui commencent a former des
ensembles cohrents ou des sries dans la mmoire. Ainsi,
dans la premiere phase de la maladie, il y a souvenir d'un tat
prcdent, mais les impressions sensorielles ne correspondent
plus a cet tat et les nouvelles sensations n' ont pas encare t
assez souvent rptes. D' o u la conclusion Je ne suis plus.
Le second stade est souvent compar au reve : Quelque-
fois il me semble n'etre pas moi-meme ou bien je me crois
plonge dans un reve continuel. Il m' a sembl rever et ne
plus etre la m eme personne; il m' a littralement sembl que
je n'tais plus moi-meme. Un patient dcrit en dtail com-
ment un second moi s' est dvelopp : Lorsque par un
long usage j' eus appris a me servir de mes sensations nou-
velles, j'avais moins l'effroi d'etre seul et dans un pays queje
ne connaissais pas; je pouvais, quoique avec difficult, me
conduire; j'avais reform un moi; je me sentais exister,
quoique autre
2

T aine commente : Il faut du temps pour que la chenille
s'habitue a etre papillon; et, si la chenille garde, comme
e' tait le cas, tous ses souvenirs de chenille, il y a dsormais
un conflit perptuel et horriblement pnible entre [ ... ] l'an-
cien moi qui est celui de la chenille, et le nouveau moi qui
est celui du papillon. Ce qui vient a 1' appui de sa these :
Ainsi le moi [ ... ] est un produit dont les sensations sont les
premiers facteurs; et ce produit, considr a diffrents
_)
l. La Revue philosophique, p. 289.
2. !bid., p. 293.
illl
236 Vies secondes
) 1 A ) A 1 A
moments, n est e meme et ne s apparatt comme e meme que
paree que ses sensations constituantes demeurent toujours les
m emes. L' exprience est venue conforter la thorie dja
exprime dans De l'intelligence
1
, et reprise plus tard par
d'autres psychologues comme Ribot
2
Taine dcoche une
fleche a 1' adresse de la psychologie classique, en terminant sa
Note par l'affirmation que le petit trait de Krishaber est
plus instructif qu'un volume mtaphysique sur la substance
du moi.
Dans le paradigme du sommeil et de la veille qui sous-tend
les conceptions du dix-neuvieme siecle, la mmoire fonc-
tionne de maniere asymtrique. Pendant le sommeil, il peut
y avoir so u venir involontaire o u rminiscence, comme 1' ont
montr Maury et Hervey, mais il y a rarement souvenir
volontaire. Dans 1' tat veill, le rappel volontaire de nom-
breux vnements vcus a 1' tat de veille et de certains reves
est possible et normal. Le somnambulisme est une perturba-
tion de ce paradigme. Les vnements survenant pendant le
somnambulisme sont certes oublis, normalement, a !'instar
des reves nocturnes; par contre, d'un pisode somnambu-
lique a l'autre, il y a souvenir. De plus, les sujets soumis au
somnambulisme artificiel , ou hypnose, non seulement se
souviennent des transes passes, mais aussi des vnements
de leur vi e veille. L' anomalie reprsente par le somnam-
bulisme est done la co"incidence, o u 1' apparente co"incidence,
des deux tats supposs distincts et alternatifs du reve et de
1' veil; mais le somnambulisme est aussi le m oyen d' acces a
une gamme de souvenirs bien plus tendue que celle qui est
normalement accessible a l'tat de veille.
Les cas de ddoublement de la personnalit sont comme
le prolongement de ces anomalies de la mmoire. L'un des
cas les plus clebres est celui de Flida.
Le rapport du docteur Azam sur Flida a t publi en
l. Livre III, chap. 1, ~ L a connaissance de !'esprit , De l'intel!igence, II, p. 221-
245.
2. Les Mabulies de la personna!it, Alean, 1888. Cf. infra, p. 247.
Les avatars du moi 237
1876
1
, la meme anne que l'article de Taine, mais Azam a
continu, jusqu'en 1893, a tenir la chronique des vnements
de la vie de Flida et de ses hypotheses a son propos. Il pr-
sente tout d' abord le cas comme une altration de la
mmoire qui n' offre pas d' analogue dans la science . Le su jet,
qui est presque ou meme entierement nouveau , justifie son
hsitation au sujet du titre (Amnsie priodique ou Ddouble-
ment de la vie
2
) et Azam prfere laisser le choix au lecteur. n
se veut avant tout observateur et narrateur : ]e raconte de
mon mieux une observation qui appartient plus a la psycho-
logie qu'a la mdecine [ ... ] je borne mon ambition a porter
ma faible contribution a la connaissance de l'homme. En
1859, il s'est retenu de publier l'observation de cecas, paree
que tous ses collegues ou presque avaient cru qu'il avait t
mystifi
3
Au dbut de l'anne 1873 pourtant, le docteur
Warlomont, dans un rapport a l'Acadmie de Mdecine de
Belgique, a insist sur la ralit scientifique du phnomene
dit doublement de la vie, double conscience, condition seconde
4
,
l. Amnsie priodique ou ddoublement de la vie, publi une premiere fois
dans La Revue scientifique, 47, mai 1876, p. 481-489, ensuite dans les Annales
mdico-psychologiques, 5' srie, juillet 1876, p. 1-35. Ce dernier texte contient ga-
lement (p. 264-271 et 448-462) une correspondance relative a cecas, reprise de
La Revue scientifique, 3 (15 juillet 1876, p. 69-71) et 50 (10 juin 1876, p. 574-
575).
2. Il est intressant de no ter que le mot personnalit remplacera celui de
vie dans l'dition de l'anne suivante: Amnsie priodique ou Ddoublement de
la personnalit (extrait du compre rendu de l'Acadmie des Sciences morales et
politiques, Fret, Bordeaux, 1877).
3. !bid., p. 12. Les exceptions sont le clebre aliniste Parchappe, Bazin, pro-
fesseur a la Facult des Sciences de Bordeaux et consultant a !'asile public des
femmes, et M Gintrac, pere, directeur de l'cole de mdecine et correspondant
de l'Institut
4. !bid., p. 16. Le rapport de Warlomont concerne une stigmatise, Louise
Lateau, examine par une commission de l'Acadmie Royale de Mdecine de Bel-
gique. Ayant tour d'abord t tent de rejeter entierement les phnomenes d'hyp-
nose, son opinion change et il crit, dans un chapitre intitul : Doublement de
la vie sous l'influence de certaines manceuvres (magntisme, hypnotisme) :
Reconnaissons [ . . . qu'] il est une puissance susceptible de se dvelopper soit
spontanment, soit par des moyens d'une grande simplicit, et qu'il appartenait
a notre poque de prciser, en vertu de laquelle un erre huma in peut erre momen-
tanment amen dans l'tat de condition seconde>> (Louise Lateau. Rapport mdi-
ca! sur la stigmatise de Bois-d'Haine, Muquarde, Bruxelles, 1875, p. 98).
238 Vies secondes
et c'est en prenant connaissance de ce rapport qu'Azam a
dcid de reprendre contact avec sa pariente et de prsenter
ses propres observations .
Ne a Bordeaux en 1843, Flida a t leve par sa mere
seule, son pere tant mon pendant son enfance. Vers l'age de
treize ans, apres la puben, elle a prsent divers symptmes
physiques sans cause apparente, qui dnotent, pour Azam,
une hystrie commens;ante . C' est un an plus tard que le
phnomene apparat : apres une vive douleur aux tempes, elle
tombe dans un accablement profond, semblable au sommeil.
Quelques minutes plus tard, elle se rveille spontanment, et
commence alors le deuxieme tat qu' on est con ven u de
nommer condition seconde . Cet tat dure une heure ou
deux, puis 1' accablement et le sommeil reparaissent, et Flida
rentre dans 1' tat ordinaire. Lorsque les symptmes hyst-
riques s' aggravent, et que Flida est sujette a des convulsions,
Azam, alors mdecin adjoint de 1' asile public des femmes ali-
nes, est consult.
Il la trouve intelligente, travailleuse, assez instruite pour
son tat social; d'un caractere triste, meme morose, sa
conversation est srieuse et elle parle peu , ses sentiments
affectifs paraissent peu dvelopps. Son tat maladif la pr-
occupe: presque chaque jour elle est prise de ce qu'on appelle
sa crise, phnomene dontAzam dit avoir t tmoin des cen-
taines de fois . Il est sunout frapp par le fait que lorsqu' elle
s' veille , son tat est profondment modifi : elle sourit
aux nouveaux venus, sa physionomie s' daire et respire la
sant [ ... ] Son caractere est complecement chang: de triste
elle est devenue gaie; d'indiffrente a tout, elle est devenue
sensible a 1' exces
2
.
Les moments de transition d'un tat a l'autre deviennent
au fil des annes si courts qu'ils sont presque imperceptibles,
l. Il prsente des observarions directes (1858-1859); indirectes, provenant du
rnari de Flida (pour les seize annes suivames); et de nouvelles observations
directes, de 1875 au rnornent de la rdaction de son rapport.
2. Annales mdico-psychologiques, 5' srie, 16, 1876, p. 8.
Les avatars du moi 239
sauf pour ceux qui la connaissent bien, et 1' tat normal se
fait de moins en moins frquent. Flida vit dsormais presque
entierement dans 1' tat second . Les retours a 1' tat premier
peuvent etre fort genants : un jour, dans sa (( condition
seconde , elle se rend a des funrailles, s' assoupit un instant,
et se rveille dans 1' autre tat, sans que personne autour d' elle
ne s'apers;oive de ren, ignorant absolument pourquoi elle
tait dans une voiture de deuil, avec des personnes qui, selon
l'usage, vantaient les qualits d'une dfunte dont elle ne savait
pas le nom.
L' exemple de Flida est rest, jusqu'a la fin du siede, le
prototype des cas de double conscience , de plus en plus
nombreux a partir de 187 6 . Ainsi Binet, dans Les Altrations
de la personnalit (1892), reprend, presque intgralement, le
rappon d'Azam et considere le cas comme typique
2
. Mais
il pose aussi une nouvelle question de psychologie: que signi-
fie avoir deux personnalits diffrentes? et que devient
alors 1' unit du moi? L' diteur de La Revue scientifique, mile
Alglave, juge bon de demander a Paul Janet un anide sur le
cas Flida. Janet (1823-1899), philosophe de l'cole spiri-
tualiste et dectique, membre depuis 1858 de la Socit
mdico-psychologique
3
, est alors professeur de philosophie a
la Sorbonne. D' a u tres engagements 1' empechent d' crire cet
anide, mais il rdige une lettre, publie dans La Revue scien-
tifique, puis dans les Annales mdico-psychologiques, sous le
titre La notion de la personnalit .
Janet soutient d'abord que, aussi frappant soit-il, le cas de
l. Tour de suite apres 1' anide d'Azarn, un cerrain Dufay crit a La Revue scien-
tifique pour cirer un cas. De nombreux cas sont cits dans les Annales mdico-psy-
chologiques et ailleurs entre 1876 et la fin du siecle, rnais celui de Flida esr indis-
cutablement un focus cfassicus.
2. Breuer et Freud parlent a leur tour de "division de la conscience et font allu-
sion a Binet, Pierre et Jules Janet dans les Etudes sur f'hystrie (PUF, 1956, p. 8).
3. Dans son loge funebre, A. Rirti (Annales mdico-psychowgiques, 8' srie, 10,
1899, p. 508-509) dira que Paul Janet a rejoim la Socit en 1858 et jou un
role imporram dans cerrains des dbats. En 1867, il en deviene le prsidem.
Cependant, a partir de 1870, il participe peu aux runions de la Socir, la pra-
tique clinique ayam pris le pas sur les questions gnrales .
240 Vies secondes
Flida n'offre pasen dfinitive une difficult de plus que le
reve ou le somnambulisme, dont il n'est qu'une extension .
Le fait de la double personnalit , cependant, se trouve mis
en relief dans un cas comme celui-ci et prsente une diffi-
cult qu'il rsume ainsi : Si le moi peut se sentir double, en
quoi consiste son unit, que les psychologues spiritualistes
considerent comme la base fondamentale de leur doctrine' ?
En rflchissant a cette difficult, il est conduit a dcompo-
ser le fait de la conscience en deux lments : Il y aurait,
dans la conscience, deux affirmations distinctes : 1) Je suis
moi; 2) Je suis un tel moi [ ... ] Lorsque Descartes dit: Cogito,
ergo sum, il n'ajoute pas: sum Cartesius. Peu lui importe, qu'il
soit Descartes ou un autre. C'est son existence pure qu'il
affirme et rien de plus. Nous pouvons done distinguer entre
le sentiment fondamental de l'existence, qui est indivisible,
et ne peut varier que par l'intensit, et le sentiment de l'in-
dividualit, lequel est un fait complexe et peut varier dans ses
lments, sans que le sentiment fondamental soit atteint. Il
dtermine le sentiment du moi, mais ne le constitue pas.
Ainsi mon nom peut etre pens comme une partie intgrante
de moi, mais peut en etre spar; de meme mon corps, mes
vetements, ma position sociale. Janet revient a Descartes :
Dans l' abstraction que faisait Descartes du monde extrieur,
il comprenait tout cet ensemble de choses; il citait par
exemple ceux qui croient avoir un corps de verre
2

Le sentiment de l'individualit peut varier : Qui etes-
vous? disait M. de Ferrus a une aline. - Vous savez bien
queje suis Marie-Louise.- Oui, mais auparavant?- Mar-
chancle de poissons
3
Pourtant, c'est de toute vidence le
meme moi qui croit etre Marie-Louise, et se souvient avoir
t marchande de poissons. Cette distinction peut se produire
l. Annales mdico-psychologiques, 5' srie, 16, 1876, p. 448.
2. Janet cite ce passage tres clebre sans donner la rfrence: Descartes, CEuvres
et Lettres, Premiere mditation Bibliotheque de la Pliade, Gallimard, 1953,
p. 268. Le contexte est celui du lien entre reve, folie et vrit.
3. Annales mdico-psychologiques, 5' srie, 16, 1876, p. 449.
Les avatars du moi 241
dans la vie normale : si je me concentre sur les proprits du
carr de l'hypotnuse, j' oublie completement qui je suis en
tant qu'individu. Lorsque les psychologues parlent de l'iden-
tit du moi, ils parlent du moi fondamental, hrit de Des-
cartes.
Dans sa rponse, Azam ne rfute pas directement les argu-
ments de J anet, mais en choisissant le mot subtil , il donne
a son loge un sens tout relatif: J e n' ai pas a m' tendre sur
cette explication ingnieuse et subtile. T outefois, comme
Taine le laissait entendre dans sa remarque finale sur le trait
de Krishaber, ces arguments reprsentent une tradition qui est
en train d'etre supplante. En demandant son opinion aJanet,
Alglave, en tant qu' diteur de La Revue scientifique, indique
que cette tradition est encore tenue en estime, attitude embl-
matique du moment de transition que reprsentent les annes
1870. La substance pensante - le moi de la philoso-
phie cartsienne, le fondement du pronom personnel dans le
cogito - est en passe de devenir un piphnomene : un agr-
gat d'associations bases sur la sensation et la mmoire. Le dis-
tinguer de la personnalit n' a plus guere de sens.
Le cas Flida se distingue par un fonctionnement tout a
fait particulier de la mmoire, et on voit que le somnambu-
lisme est devenu une variation tellement classique du para-
digme du sommeil et de la veille qu'il sert de critere pour
dterminer ce qui est normal et ne 1' est pas. Dans son tat
second, Flida non seulement semble fonctionner normale-
ment, mais elle se souvient de ce qui a eu lieu dans son tat
premier. Dans son tat premier, pour rare qu'il soit vers la
fin, Felida oublie tout des vnements ou des circonstances
de 1' tat second. Ce qui aboutit a un curieux paradoxe. Pour-
quoi Azam persiste-t-i! a appeler ((normal)) un tat qui, bien
que premier chronologiquement, montre une Flida aussi
diminue? Sa personnalit normale ne serait-elle pas plutt
1' tat second ~ lorsqu' elle est agrable, efficace, et sans
amnsie? Azam rpond brievement et die pouvoir affirmer
I'identit entre 1' tat accidente! d' autrefois et celui dans lequel
242 Vies secondes
Flida passe aujourd'hui la plus grande partie de sa vie. De
plus, continue-t-il, 1' absence de so u venir est un mince cri-
trium de l'intgrit des fonctions intellectuelles - ne pas
se so u venir n' est pas li a un tat pathologique de 1' esprit :
On n' oublie pas, paree qu' on ne peut pas se souvenir; on
oublie paree que le fait oubli n'a fait qu'une impression
insuffisante. Ainsi un homme qui a travers un tat de dlire
peut, une fois guri, n' en avoir aucun so u venir. Et cela sim-
plement paree que le dlire a pour effet de rendre le cerveau
incapable de recevoir des impressions durables. Ce parallele
avec le dlire souligne a quel point Azam considere 1' tat
second de Flida comme anormal. En conclusion, a !'instar
de Krishaber, il essaie d' expliquer la condition de sa patiente
en se rfrant aux travaux rcents sur la localisation des fonc-
tions crbrales : Cette altration de la mmoire et les ph-
nomenes qui 1' accompagnent ont pour cause une diminution
dans 1' apport du sang a la part e du cerveau encare inconnue
ou doit etre localise la mmoire
1
.))
Conclusion qui provoque la raction d'un mdecin anglais,
Robertson
2
: une telle diminution dans l' apport du sang au
cerveau tant un phnomene morbide , comment alors
admettre que 1' tat qui le caractrise soit normal? Azam rpond
qu'il ne 1' a nomm normal que par comparaison avec le
second, et que Flida doit etre considre comme malade dans
ses deux tats. 11 dveloppe longuement cette ide, utilisant les
exemples du reve et du somnambulisme, deux tats ou les v-
nements qui ont eu lieu sont plus tard oublis (dans la vie
normale ). Les diffrences, comme Paul Janet l'avait dja
not, ne sont que de degr. De nombreux somnambules jouis-
sent d'une acuit exceptionnelle d'un sens ou d'un autre.
Flida est exceptionnelle car sa vue reste fonctionnelle et ses
yeux sont ouverts - elle offre un exemple de somnambu-
lisme total, impossible a distinguer de la vie ordinaire :
l. !bid, p. 35.
2. !bid, p. 451. (Cf. Prof. Robertson, Mind, juillet 1876, p. 414.)
Les avatars du moi
243
J'y insiste malgr la singularic d'une assertion qui renverse
l'ide qu' on se fait d' ordinaire des somnambules, lesquels
sont des gens qui marchent les yeux ferms [ ... ] Flida n'en
ese pas moins une somnambule, mais done tous les seos et
toutes les facults fonctionnent d'une fa<;on normale. Pour
tout le monde elle est veille, car elle a tous les caracteres de
la veille. Cependant, en fait, elle ne veille point : e' est, je le
rpece, une somnambule parfaite, o u mieux, totale
1

Un point de vue aussi paradoxal illustre bien aquel point
les themes combins du somnambulisme et de 1' amnsie en
sont arrivs a influencer de maniere puissante les jugements
sur ce qui est ou n'est pas normal.
Cette influence se manifestera a nouveau en 1887. Cette
anne-la, Azam publie un ouvrage, prfac par Charcot, ou
il fait le point sur le cas Flida: Hypnotisme, double conscience
et altrations de la personnalit
2
Il exprime 1' opinion selon
laquelle Flida pourrait tres bien vivre et meme mourir dans
le second tat et pourrait etre considre, dans un certain
sens, comme gurie . Pour le philosophe Vctor Egger, qui
rend compte de ce livre dans La Revue phlosophque, Azam
enleve du poids a son principal argument. Egger crit ces
lignes stupfiantes :
L'age qui, chez les femmes, gurit tant de nvroses, gu-
rira Flida du mal dont elle ne souffre pas, et le retour a la
sane amenera chez elle de terribles souffrances morales, car
avec son mal elle aura perdu le souvenir de la plus grande
partie de sa vie; elle commencera, pour ainsi dire, vers l'age
de cinquante ans, une existence nouvelle; gurison purement
thorique, qui, par ses effets pnibles, semblera condamner
les dfinitions des mdecins, mais qui, au point de vue de la
science pure, sera l'clatante confirmation de leurs chories
3

l. !bid., p. 455.
2. Bibliotheque scientifique contemporaine, Bailliere, 1887.
3. La Revue phi/osophique, 24, 1887, p. 308.
244 Vies secondes
Un tel ensemble de paradoxes et !'incapacit apparente de
ces mdecins et de ce philosophe a admettre la sant d'une
personne vivant normalement
1
montrent a nouveau quel
modele puissant le somnambulisme, avec les tats d' oubli
normal qui lui sont associs, est devenu pour les tats men-
taux. Oublier est normal, trop se souvenir est patholo-
gique.
Oublier est normal galement dans l'hypnotisme, dernier
avatar du somnambulisme artificiel . Depuis les annes
1820, le magntisme animal et son rejeton le somnambu-
lisme artificiel ont subsist sous des formes varies, mais ne
font plus en gnral l'objet d'un intret mdica! srieux.
L'Acadmie des Sciences morales et politiques, les partici-
pants a son concours en 1856, et Llut dans son mmoire
avaient pris soin de montrer qu'ils n'accordaient pas le
moindre crdit aux ides magntiques ; le su jet tait
devenu tellement synonyme de charlatanisme que les esprits
srieux devaient s' abstenir d'y porter un quelconque intret.
Mais cette situation bientt se transforme, et les principaux
responsables de ce changement sont un chirurgien de Man-
chester, James Braid, Azam et Charcot.
En novembre 1841, James Braid, qui a tudi la mdecine
a dimbourg et exerce a Manchester, se rend a une dmons-
tration publique de mesmrisme , donne par un r a n ~ s
itinrant, Lafontaine, disciple du marquis de Puysgur. La
dmonstration ne convainc pas Braid; nanmoins il essaie la
mthode sur un ami et sur sa femme. Les rsultats obtenus
l'enthousiasment a tel point qu'il forge un nouveau mot-
hypnotisme - et crit un livre : Neurypnology or the Ratio-
na/e of nervous Sleep considered in relation with Animal Magne-
tism (1843). 11 modifie lgerement la technique traditionnelle
en demandant au sujet de fixer son regard sur un objet
brillant qu'il tient au-dessus des yeux, a un pied de distance.
l. Egger dira en 1887 que personne n'avait contest le point de vue d'Azam
sur ce cas (ibid) .
Les avatars du moi
245
Le strabisme convergent qui en rsulte est ten u pour un
facteur important dans le changement de 1' tat mental et de
fait, remplace a la fois le fluide magntique et le pouvoir de
la volont des thories prcdentes. Le livre de Braid n' a t
traduit en franc;ais qu' en 1883, mais le terme braidisme est
devenu courant en France aux alentours de 1860
1
Azam
affirmera : Le premier, en France, j' ai rpt les expriences
de Braid, et j'ai ainsi arrach l'hypnotisme a la crdulit et au
charlatanisme
2

L'hypnotisme donne lieu a de nouvelles observations qui
permettent de reproduire le ddoublement , et d' a u tres
phnomenes, dans des conditions de laboratoire. Charles
Richet, en 1883, publie un article important sur ce sujet dans
La Revue philosophique
3
Sous le titre La personnalit et la
mmoire dans le somnambulisme , il dcrit des exemples
d'un phnomene pour lequel il cre un nologisme : objec-
tivation des types
4
. Certains sujets, sous hypnose, sont
capables d'assumer des personnalits suggres, et cela d'une
maniere si complete qu'ils oublient leur identit de tous les
jours. Pour croire a de telles transformations, il faut les voir;
elles ne ressemblent aucunement aux formes ordinaires du
jeu thtral ou de la simulation. Pour temer de faire com-
prendre ce phnomene - encore que le rcit de ces scenes
soit tout a fait terne et incolore compar a ce que donne le
spectacle de ces subites et tonnantes transformations . 11
rapporte les discours tenus par deux femmes, qui sont deve-
l. JI existe, par exemple, un Cours thorique et pratique de braidisme, par
Durand de Gros (Bailliere, 1860).
2. Hypnotisme et double conscience (Alean, 1893, p. 3). Il avait !u et utilis le
livre de Braid en 1858, alors qu'il cherchait des moyens de soulager l' tat singu-
lier de Ftida, et fait ses premieres expriences d'hypnotisme avec !'une des amies
de Ftida.
3. La Revue philosophique, mars 1883, p. 225-242. (Binet cite de longs pas-
sages de cet arricle dans Les Altrations de la personnalit, Alean, 1902, p. 225-
231.)
4. C' est un phnomene curieux et complexe, que j' appellerais volontiers
objectivation des types, si je ne redoutais ce mot barbare (ibid., p. 226). Ce mot
n'apparalt pas dans le TLF.
246 Vies secondes
nues successivement une petite filie, une paysanne, une
actrice, un gnral, un pretre et une religieuse :
Voici quelques-unes des objectivatiom de M.
En paysanne. Elle se frotte les yeux, s' tire. Quelle heure
est-il? quatre heures du matin! (Elle marche comme si elle
faisait tra1ner ses sabots ... ) Voyons, il faut queje me leve!
Allons a l' table. Hu e! la rousse! allons, tourne-toi ... (Elle
fait semblant de traire une vache ... ) Laisse-moi tranquille,
Gros-Jean. Voyons, Gros-Jean, laisse-moi tranquille, queje
te dis! ... Quand j'aurai fini mon ouvrage. Tu sais bien que
je n'ai pas fini mon ouvrage. Ah! oui, oui! plus tard ...
En actrice. Sa figure prend un aspect souriant, au lieu de
l'air dur et ennuy qu'elle avait tout a l'heure. Vous voyez
bien ma jupe. Eh bien! e' est mon directeur qui l' a fait ral-
longer ... Ils sont assommants, ces directeurs. Moi je trouve
que plus la jupe est courte, mieux <;a vaut. Il y en a toujours
trop. Simple feuille de vigne. Mon Dieu, c'est assez! [Une
note prcise :] C' est une femme, tres respectable mere de
famille, et tres religieuse de sentiments, qui parle '.
Entrer ainsi dans la peau d'un personnage suggr suppose
de toute vidence que l'on puise dans sa mmoire, dans ses
rserves de clichs au su jet d' a u tres professions o u classes
sociales, mais implique aussi un processus d' association (par
exemple, de la jupe courte a la feuille de vigne). En meme
temps, l'identit normale, quotidienne, est laisse au vestiaire
et l'incarnation du personnage suggr est, tout au moins
pour les spectateurs, d'une vitalit remarquable. Ces objec-
tivations ressemblent beaucoup aux altruisations de
Delbreuf, mais elles ne sont plus limites au monde onirique,
et Richet dira a leur su jet : Ce n' est pas un simple reve :
c'est un reve vcu
2
.))
l. !bid., p. 228-229.
2. !bid., p. 230.
Les avatars du moi 247
Dans Les Maladies de la personnalit (1888), Ribot s'ins-
pire de T aine, Azam et Richet, et fait galement rfrence a
Hartmann et Carpenter: ]e voudrais essayer de rechercher
ce que les cas tratologiques et morbides [ ... ] peuvent nous
apprendre sur la formation et la dsorganisation de la per-
sonnalit
1
Il refuse la psychologie mtaphysique [ qui] se
contente de supposer un moi parfaitement un, simple et
identique [ ... ] Malheureusement, ce n'est la qu'une fausse
clart et qu'un semblant de solution. A moins de confrer a
ce moi une origine surnaturelle, il faut bien expliquer com-
ment il nait et de quelle forme infrieure il sort. Cette
ancienne thorie mtaphysique rencontre plusieurs objec-
tions : elle n' est capable d' expliquer ni la vi e inconsciente de
l' esprit, ni l'intermittence de la conscience, a moins de faire
appel a des expressions confuses comme ides latentes o u
tats inconscients . Mettant de cot des tats tels que le
coma ou le vertige pileptique, Ribot mentionne l'exemple
le plus frquent, l'tat psychique pendant le sommeil. Fai-
sant indirectement rfrence a Jouffroy, il affirme que l'as-
sertion selon laquelle il n' existe pas de sommeil sans reve
est purement thorique et base sur la prsupposition que
l'ame est toujours en train de penser >>. On a rcemment
induit le sommeil de maniere exprimentale, par l' adminis-
tration de substances drives du cerveau, comme le lactate
de soude. Le sommeil sans reve est peut-etre une exception,
mais un seul exemple suffit pour tablir la nature intermit-
tente de la conscience, et certains auteurs ont observ des cas
ou une personne qui s'est endormie n'a pas conscience qu'un
temps s' est coul et relie directement le moment de son
rveil a celui prcdant son sommeil, comme si aucune inter-
ruption n'avait eu lieu. L'hypothese physiologique rend
mieux compte de ces phnomenes que l' hypothese mtaphy-
sique. L'inconscient est en relation avec des tats du systeme
nerveux, plutt qu'avec des ides latentes ou des sensations
l. Les Maladies de la personnalit, 2' d., Alean, 1888, p. 2.
248
Vies secondes
non semi es, et la donne fondamentale est 1' tat du systeme
nerveux:
11 faut considrer que tout tat de conscience est un v-
nement complexe qui suppose un tat particulier du systeme
nerveux; que ce processus nerveux n' est pas un accessoire,
mais une partie intgrante de 1' vnement; bien plus, qu'il
en est la base, la condition fondamentale; que, des qu'il se
produit 1' vnement existe en lui-meme ; que, des que la
conscience s'y ajoute, 1' vnement existe pour lui-meme; que
la conscience le complete, l'acheve, mais ne le constitue pas.
Dans cette hypothese, il est facile de comprendre com-
ment tomes les manifestations de la vie psychique, sensa-
tions, dsirs, sentiments, volitions, souvenirs, raisonnements,
inventions, etc., peuvent etre tour a tour conscientes et
inconscientes
1

Ribot tente une dfinition du mot inconscient : Le
terme inconscient peut toujours etre traduit par cette pri-
phrase: un tat physiologique qui, tant quelquefois et meme
le plus souvent accompagn de conscience ou l'ayant t a
!'origine, ne I'est pas actuellement. II est impossible, admet-
il, de spcifier les conditions dans lesqueiles la conscience
peut ainsi accompagner , mais cela n' empeche pas cette
these physiologique d' avoir un plus grand pouvoir explicatif
que les autres
2

Cette these est ensuite applique a un certain nombre de
troubles, pour dmontrer que k moi, autrefois suppos
simple, est en fait une organisation complexe. Les cas cits
par Krishaber sont repris, avec rfrence a l'article de Taine.
Ils tendent a montrer que les sens (a I'exception du toucher)
dterminent, circonscrivent la personnalit, mais ne la
l. !bid., p. 6-7.
2. Dans ces pages, cerraines rflexions peuvenc erre lues comme annonc;:ant
Freud: par exemple, Ribot met l'accenc sur le fait que la conscience n'est qu'une
partie de norre vie psychique, et que nos volitions plongenc dans les profondeurs
de notre etre; les motivations qui les accompagnenc et qui les expliquent en appa-
rence n'tant qu'une infime partie de leurs causes relles (ibid., p. 14).
Les avatars du moi 249
constituent pas . Cependant, des modifications de l' un des
sens dsorganisent reilement la personnalit :
Nous voyons surgir, brusquement et d'un bloc, un groupe
de sensations internes et externes marques d'un caractere
nouveau, lies entre elles par leur simultanit dans le temps
et plus profondment encore par l' tat morbide qui en est la
source commune. 11 y a la tous les lments d'un nouveau
moi : aussi, parfois il se forme
1

Ce n' est cependant pas toujours le cas et, de plus, ce nou-
veau moi disparait avec le trouble sensoriel. Le moi normal
n' est jamais totalement vinc; en gnral il y a alternance,
de la I'illusion qu'a le patient d'etre double .Le mcanisme
psychologique en jeu ici est la mmoire, non pas la mmoire
que Ribot appeiie intellectuelle ou objective (la remmora-
tion des perceptions, des images, des informations dont nous
nous souvenons), mais plutot la mmoire subjective, celle
de nous-meme, de notre vie physiologique et des sensations
o u sentiments qui 1' accompagnent
2
. C' est cette mmoire
subjective qui nous procure l'ide de notre personnalit:
La personnalit relle, avec sa masse norme d' tats sub-
conscients et consciems, se rsume dans notre esprit en une
image o u ten dance fondamentale que nous appelons l' ide de
notre personnalit. Ce schma vague qui reprsente la per-
sonnalit relle a peu pres comme [ ... ] le plan d'une ville
reprsente cette ville, suffit aux besoins ordinaires de notre
vie mentale
3

Chez certains patients, il peut y avoir alternance de deux
images; selon 1' tat physiologique, ce sera 1' ancienne o u la
nouvelle personnalit qui prdominera. Le patient se croira
l. !bid., p. 107.
2. !bid., p. 126. Distinction artificielle, Ribot le sait, mais illa juge utile.
3. !bid., p. 109.
250 Vies secondes
double pendant la transition d'un tat a 1' autre. Le (( cas
d'Azam >> en est un excellent exemple.
Les haHucinations galement sont instructives. Ribot
considere qu'un grand nombre d'entre elles sont des troubles
de la raison, plutt que de la personnalit. Il ne considere que
celles qui affectent la personnalit et qui sont plutt des ali-
nations: Presque toujours tout se borne a une alination (au
sens tymologique) de certains tats de conscience que le moi
ne considere pas comme siens, qu'il objective, qu'il place en
dehors de lui et a qui il finit par attribuer une existence
propre, mais indpendante de la sienne. Les voix , dans la
manie religieuse, en sont le principal exemple, bien que le
sens visuel puisse aussi intervenir et crer de toutes pieces
un personnage imaginaire . Par exemple, un Amricain, rest
sans connaissance un mois entier a la suite d'une insolation,
a tout d' abord entendu une voix lui demander comment il
se sentait, sans voir personne. Plus tard, il a vu quelqu'un,
qui s' est prsent comme un Mr Gabbage, dont 1' aspect et
les vetements taient chaque fois les memes. Mr Gabbage
petit a petit est devenu tyrannique, et a fini par lui ordonner
de sauter par la fenetre du troisieme tage.
Pourquoi ces voix et ces visions, qui manent du malade,
ne sont-elles pas siennes pour lui? . Ribot suppose des
causes anatomiques ou physiologiques, malheureusement
inconnues. Il propose une explication provisoire : cet tat de
conscience n' a que des connexions rares et prcaires avec le
reste de l'individu : il est en dehors, a la maniere d'un corps
tranger, log dans l'organisme, qui ne participe pasa sa vie
[ ... ]. C'est un phnomene crbral presque sans soutien, ana-
logue aux ides imposes par suggestion dans l'hypno-
tisme
1
.
Somnambulisme artificiel, sommeil et reve, ddoublement
de la personnalit, hallucination : Ribot aborde tous ces
themes, mais dans un contexte nouveau. 11 ne s' occupe pas
l. !bid, p. 116.
Les avatars du moi 251
de personnages historiques, ne se pose pas la question de
savoir si l'hallucination est pathologique, ne s'intresse pas
aux processus de rminiscence ou de combinaison qui font
les reves, mais il insiste sur la nature complexe de la per-
sonnalit et ses fondements dans le systeme nerveux. La
conscience n' est plus considre comme une donne : elle est
ajoute , sous certaines conditions encore mystrieuses.
260 Ves secondes
autre. On vite difficilement la tentation d'associer ce pro-
cessus a u clebre J E est un autre de la Lettre du voyant .
I1 faut dire, cependant, qu' aussi bien le est que le contexte
vont a l'encontre d'une telle interprtation. Dans la Lettre
du voyant, Rimbaud parle d'une pense qui nait d'un
ailleurs (J'assiste a l'closion de ma pense) et cette forme
d' observation ressemble davantage a une hallucination
simple qu'a un ddoublement. Ces deux processus, appa-
rents au reve et a la folie, font partie intgrante de la posie
de Rimbaud : dans l'hallucination, provoque ou subie, le
poete est spectateur; dans le ddoublement, il est a lu seul
plusieurs acteurs sur une sd:ne peuple de voix.
5
LE LABORATOIRE OBSCUR
Ribot et Flournoy
En jaillissant de notre fond cach, en met-
tant en lumiere la nature intrinseque de nos
motions subconscientes et la pente instinctive
de nos associations d'ides, le reve est souvent
un instructif coup de sonde dans les couches
inconnues qui supportent notre personnalit
ordinaire.
T H ~ O O O R FLOURNOY
En 1900, Freud publie Die Traumdeutung. Mais 1900 est
galement l'anne de parution de l'lmagination cratrice
1
, de
Ribot, et Des Indes a la planete Mars
2
, de Flournoy. Ces
deux ouvrages sont en quelque sorte 1' aboutissement des
recherches psychologiques du dix-neuvieme siecle. Le travail
de Flournoy, consacr a l'observation d'un mdium particu-
lierement inventif, esta la fois retour au dbut du dix-neu-
vieme, et passerelle vers le vingtieme; quant a Ribot, il est le
premier philosophe franc_;:ais a consacrer un livre entier aux
questions de la crativit
3
Mais l'Imagination cratrice n'a pas
l. T. Ribot, Essai sur l'imagination cratrice, Alean, 1900. Les citations pro-
viennent de la troisieme dition (1908).
2. T. Flournoy, Des !mies lJ 14 pf<lnete Mars : tude sur un cas de somnambu-
lisme avec g/osso/4/ie, Alean, 1900. Cet ouvrage a t rdit avec une introduc-
tion et des remarques de M. Yaguello et M. Cifali (Le Seuil, 1983).
3. Cf. A.-P. Chabaneix, Essai sur le subconscient dans les amvres de !'esprit et chez
leun auteurs, Bordeaux, lmprimerie du Midi, 1897 ouvrage qui ne tient pas les
promesses de son titre.
il
11
262 Vies secondes
les qualits incisives de son livre prcdent, Les Malades de
la personnalt. Ribot se contente de classifier : il distingue
sept types d'imagination - de l'imagination mystique a
l'imagination commercie
1
. L'intret est ailleurs : Ribot
tablit un lien entre travail cratif et inconscient, et dgage
deux mcanismes propres a l'inconscient
2

Ribot soutient a prsent que l'inconscient n'est autre que
l'inspiration. Apres le facteur intellectuel et le facteur
motionnel , il aborde le facteur inconscient et prcise :
]e dsigne sous ce nom [ ... ] ce que le langage ordinaire
appelle l'inspiration
3
Il s'agit d'une manifestation parti-
culiere de 1' esprit, un tat singulier, demi-inconscient, demi-
conscient , qui ne dpend pas de la volont. Ses deux
marques essentielles sont la soudainet - une irruption
brusque dans la conscience, apres une priode de latence ou
d'incubation- et l'impersonnalit, souvent exprime ainsi
par 1' artiste : J e n'y suis pour rien. Cette pousse incons-
ciente affecte les individus de maniere diffrente : Mais,
quelques caracteres qu'elle revete, l'inspiration restant imper-
sonnelle, dans son fond, ne pouvant venir de l'individu
conscient, il faut (a moins de lui assigner une origine surna-
turelle) admettre qu' elle drive de 1' activit inconsciente de
!'esprit.
Si sa nature est encare une nigme de la psychologie ,
Ribot pro pose de prendre l' insconscient comme un fait , et
de se borner a rapprocher l'inspiration de quelques (( tats
mentaux . L'hypermnsie, qui peut se produire sous hypnose
et dans de nombreux tats maniaques, consiste en un afflux
extraordinaire de souvenirs totalement dnu de la marque
essentielle de la cration : les combinaisons nouvelles . Elle
l. Dans l'ordre : !'imagination pzstique, l'imagination diffluente, l'imagination
mystique, l'imagination scientifique, l'imagination pratique et mlcanique, l'imagi-
nation commercie, l'imagination utopique.
2. L 'inconscient sera sans guillemers, ranr enrendu qu'il dsigne dans ce cha-
pitre une sorce d' amalgame entre les dfinirions d'Harrmann er Carpemer,
1' inconscienr physiologique en relarion avec le cerveau plurt qu' avec 1' esprit.
3. Essai sur /'imagination cratrice, op. cit., p. 42.
Le laboratoire obscur 263
ne peut done ren nous apprendre sur l'inspiration. Certains
ont rapproch 1' inspiration de 1' tat d' excitation qui prcede
l'ivresse :
Cependant, combien cela est incolore compar a l'action
des poisons imellectuels prcits, surrout du hachich! Les
paradis artificiels de Quincey, Moreau de T ours, Th. Gau-
tier, Baudelaire et autres ont fait connaitre a tous un prodi-
gieux dbridement de l'imagination lance dans une course
verrigineuse, sans limites quant au temps et a 1' es pace
1

Mais ces courses vertigineuses ne sont pas l'inspiration au
sens propre; elles sont seulement instructives quant a cer-
taines de ses conditions psychologiques . On peut les consi-
drer comme un essai, un embryon, une bauche, analogues
aux crations quise produisent dans les reves et se trouvent
fort incohrentes au rveil >>. Il manque un lment essentiel:
le prncipe directeur qui organise et impose l'unit .
La comparaison de l'inspiration a certaines formes de som-
nambulisme se justifie davantage. L'inspir ressemble a un
dormeur veill, il vit dans son reve. . On observe ici un
double retournement de 1' tat normal : tout d' abord, la
conscience est monopolise par le nombre et l' intensit des
reprsentations, et ferme aux actions du dehors; le monde
extrieur est exclu, ou doit entrer dans la trame du reve;
ensuite, l'activit inconsciente (ou subconsciente) passe au
premier plan, joue le premier role, en conservant son carac-
tere d'impersonnalit . L' existence d'un travail inconscient
est hors de do u te, mais quelle est sa nature? Il est difficile de
rpondre a cette question, et Ribot se voit oblig de retour-
ner a la psychologie de 1' association des ides. Car la nature
fondamentale de ce travail inconscient est la production
de nouvelles combinaisons d'ides, production qui peut
emprunter deux voies : la premiere est celle de 1' association
l. !bid, p. 46.
264 Vies secondes
mdiate , sur laquelle Sir William Hamilton avait attir 1' at-
tention. Un exemple tir de son exprience personnelle est
devenu clebre : le loch cossais Ben Lomond lu rappelle le
systeme prussien d' ducation - une ide intermdiaire >>
s'est forme entre les deux, car c'est en visitant ce loch qu'il
a discut d' ducation avec un Prussien. Cette sorte d' asso-
ciation, suggere Ribot, peut faire naitre de nouvelles combi-
naisons, et i1 peut exister plus d'un intermdiaire latent au-
dessous du seuil de la conscience. Nous voyons les << deux
anneaux extremes d'une chaine, mais les maillons interm-
diaires nous restent cachs. La seconde voie est celle de la
constellation , terme emprunt au psychologue allemand
Ziehen. L' vocation de toute image o u gro u pe d'images peut
etre le rsultat d'une somme de tendances prdominantes.
Les images sont tisses en lacis inextricables. Le mot Ro me,
par exemple, peut susciter des centaines d'associations, dont
certaines seront fondes sur la contigu'it, d' autres sur la res-
semblance. Mais pourquoi certaines surgissent-elles a un
moment donn, et pas les autres? C'est que chaque image
est assimilable a une force de tension qui peut passer a 1' tat
de force vive et, dans cette tendance, elle peut etre renforce
ou entrave par d'autres images. La richesse dans l'inven-
tion dpend plus de l' imagination subliminale
1
que de
l'imagination superficielle, et Ribot attire l'attention sur
un ouvrage qui, a ses yeux, illustre cette thorie : Des Indes a
la planete Mars, de Flournoy :
Son mdium, Hlene S. [ ... ] est l'auteur de trois ou quatre
romans donr l'un au moins est invent de toutes pieces (rv-
larions sur la planete Mars, ses paysages, ses habitants et habi-
tations, etc.) [ ... ] il y a une richesse d'invention rare chez les
mdiums; l'imagination cratrice sous sa forme subliminale
(inconsciente) engloutit l'autre dans son clat. On sait coro-
bien les cas de mdiumnit instruisent sur la vie inconsciente
l. Le mot a t popularis par F. Myers, de la Society for Psy-
chical Research (fonde en 1882).
Le laboratoire obscur
265
de l' esprit. Ici, e' est dans le laboratoire obscur de l'invention
romanesque qu'il est permis de pntrer par exceprion er l' on
peut apprcier l'importance du travail qui s'y accomplit
1

Pntrons avec Ribot dans ce laboratoire obscur . Tho-
dore Flournoy (1854-1920), mdecin, philosophe et psy-
chologue, connait bien des travaux rcents, comme Les tudes
sur l'hystrie (1895) de Breuer et Freud
2
En 1900, le som-
nambulisme , pour lui comme pour beaucoup d' autres, est
encore un terme d. Flournoy est, a bien des gards, com-
plice de sa mdium de prdilection, Hlene Smith ( ma
charmante visionnaire) et passe a cot des problemes de
transfert et de contre-transfert qu'un lecteur moderne peut
lire entre les lignes.
Dans son tat de somnambule, Hlene Smith invente des
pisodes situs en Inde et sur Mars - dans un langage cens
correspondre a ces lieux - et a Versailles. Flournoy parlera
de trois cycles ou romans : hindou , martien et royal.
Son guide o u controle dans le monde des esprits, Lo-
pold, est un exemple on ne peut plus accompli de ddou-
blement de la personnalit. Avant lui, Hlene Smith avait
comme guide Vctor Hugo , qui se contentait de campo-
ser quelques vers mdiocres. Flournoy distingue trois phases
dans la psychognese du guide de Mlle Smith : une phase
initiale de cinq mois, ou V. Hugo regne seul; une phase de
transition d' environ un an, o u 1' on voit la protection de
V. Hugo impuissante a dfendre Hlene et son groupe spi-
rite contre les invasions d'un intrus nomm Lopold, qui
rclame et manifeste une autorit croissante sur le mdium ;
enfin, la troisieme phase: l' intrus a dfinitivement vinc
Vctor Hugo, et rvl que, derriere ce nom de Lopold, se
cache en ralit la personnalit de Joseph Balsamo, alias
Cagliostro. Au moment ou Flournoy rdige son livre,
l. Ribot, Essai sur l'imagination cratrice, p. 287.
2. Son influence sur Freud a t discute; cf. M. Cefali, Les Chiffres de l'in-
time in Des Indes ... , Le Seuil, 1983, p. 371-385.
266
Vies secondes
Cagliostro-Lopold est le principal guide d'Hlene depuis
env1ron s1x ans.
Lopold n' est pas de commerce facile. Les conseils, o u
meme les ordres qu'il donne parfois a Hlene vont souvent
a 1' encontre des propres dsirs de la jeune femme. Il deviene
facilement ombrageux et irritable des qu'elle engage une
innocente et amicale conversation avec un homme. Il prend
la dfense de gens qu'elle n'aime pas. Illui dicte de la posie
qu'elle n'aurait pas pu crire elle-meme. Il appara!t dans les
trois cycles, hindou, martien et royal, et entame de vigou-
reuses discussions avec Flournoy, lequel reste souvent scep-
tique, par exemple au sujet du langage des Martiens. De
nature tres indpendante, Lopold a de nombreuses autres
missions a remplir et ne peut etre toujours prsent, meme
lorsqu' on !'invoque. Ses absences peuvent durer des mois. Il
est sans conteste un personnage autonome et nergique, qui
ne ressemble en rien a Hlene Smith.
D' o u vient cette personnalit? Pour Flournoy, son origine
est double : apparente et relle. L' origine apparente est la
sance du 26 aout 1892, pendant laquelle !'esprit nomm
Lopold fait sa premiere apparition. Mais 1' origine relle est
a rechercher dans 1' enfance d'Hlene. A l'age de dix ans, elle
a t attaque par un norme chien : On se reprsente la
terreur de la pauvre enfant, qui fut heureusement dlivre par
un personnage vetu d'une grande robe fonce a larges
manches avec une croix blanche sur la poitrine, lequel se
trouva la tout a coup et comme par miracle, chassa le chien,
et disparut soudain avant qu'elle eut pule remercier
1

Dans une sance, le 6 octobre 1895, cette scene est rev-
cue, alors qu'Hlene est dans un tat de somnambulisme.
Lopold explique que e' tait alors la premiere fois qu'il se
manifestait. Flournoy commente :
l. Des Indes ... , op. cit., Alean, 1900, p. 85.
Le laboratoire obscur 267
Il ne semble pas [ ... ] que [ ... ] la sphere des sentiments de
pudeur ait du etre spcialement en jeu; mais si 1' on songe
[ ... ] qu'il s'agit, en somme, d'une sorte d'attentat, et que la
puissance dsagrgeante des chocs physiques et moraux chez
les individus prdisposs est un fait aujourd'hui banal, on ne
fera pas de difficult de souscrire a cette affirmarion de Lo-
pold, en la prenant, il est vrai, en un autre sens que lui, et
de voir dans cet pisode la premiere origine de la division de
conscience et des manifestations hypnoides de Mlle Smith
1

Que le sauveur d'Hlene ait t un passant, en chair et en
os, ou une vision imaginaire, Flournoy ne peut le dcider,
mais il penche plutot pour la premiere supposition. Pendant
1' adolescence, son protecteur en robe noire se manifestera a
plusieurs occasions. Flournoy suggere que 1' origine relle et
primordiale de Lopold se trouve dans cette sphere dlicate
et profonde o u 1' on a tant de fois rencontr les racines des
phnomenes hypno!des . Que ces tendances motionnelles
aient abo u ti a un produit aussi complexe et perfectionn
que 1' est la personnalit de Lopold s' explique par un pur
effet d'auto-suggestion . Il s'agit la d' une vrit empirique:
les penses tendent a une forme personnelle - Flournoy
cite ici William James
2
- et les lments subliminaux, chez
une personne suggestible, auront tendance a se grouper, a
s' ordonner, et a ressembler, enfin, a une vraie personnalit :
Lopold n'existait pas ncessairement a titre de personna-
lit latente avant qu'Hlene s' occupat de spiritisme , mais il
s' est peu a peu form, jusqu'a devenir un etre en apparence
indpendant. Une fois constitu, ce second moi ne fera que
croltre, embellir, en s'assimilant une foule de nouvelles don-
nes et il reconna!tra comme siens les faits subconscients
tirs de la meme sphere fondamentale que lui, teints des
memes dispositions , attirant a lui tour matriau, du pass
ou du prsent.
l. !bid., p. 85-86.
2. Flournoy se rfere, dans une note, aux Prncipes de psychologie, de W. James
(1890). \.._
268 Vies secondes
Pourquoi cette personnalit une fois constitue s' est-elle
crue Cagliostro plutot que de prendre un tel autre nom
clebre o u de rester simplement 1' ange gardien anonyme de
Mlle Smith ? Rpondre a cette question demanderait une
connaissance tres complete des mille incidents extrieurs qui
ont envelopp Hlene au dbut de sa mdiumit
1
et ont pu
la suggestionner involontairement .
Lopold parcourt toute la gamme qui va de l'hallucina-
tion visuelle a l'incarnation complete. Ainsi, les apparitions
du personnage protecteur semblent avoir t des hallucina-
tions visuelles. Mais d' a u tres seront a la fois visuelles et
auditives : un jour, alors que Flournoy souffre d'une infec-
tion pulmonaire, Hlene consulte Cagliostro, qui rpond a
ses questions, et dans une scene qui rappelle Puysgur, pres-
crit un remede a base de plantes. Les moyens de commu-
nication utiliss par Cagliostro voluent : mots entendus,
mots dicts par la table, utilisation de la main de la jeune
femme; il introduit des noms a 1' orthographe archa"ique, et
son criture est diffrente de celle d'Hlene, mais aussi,
comme le montre Flournoy, de celle du Cagliostro histo-
rique. Cette volution ne s'accompagne d'aucune docilit
de la part d'Hlene qui, au contraire, semble lutter contre
cette invasion . Le climat de combat s'accentue encare
lorsque Lopold cherche a utiliser sa voix. Il faut une anne
a Lopold pour arriver a parler lui-meme, et tenir un dis-
cours de son chef par la bouche de Mlle Smith qui, com-
pletement intrance , ne garde au rveil aucun souvenir
l. Flournoy prend la libert de modifier l'orthographe de ce mot et justifie
cene libert ainsi : "En anendant qu' automatiste soit rec;:u en franc;ais, j' ai
conserv le terme de mdium, mais abstraction faite de son sens tymologique et
de toute hypothese spirite. A mdium se ranachent mdianimique, mdiani-
misme, qui suggerent encore plus fortement cene ide d'ames intermdiaires
(media anima) ayant la facult d'entrer en rapport avec les habitants de l'autre
monde, et mdiumnit, mdiumnisme, etc. qui conservent jusque dans leur n un
vestige tymologique de cene meme doctrine. Il m' a paru prfrable, puisque je
prenais le mot de mdium en le dpouillant de son sens dogmatique, d'en for-
mer directement (c'est-a-dire sans l'introduction de cene n grosse de sous-enten-
dus spirites) les drivs mdiumique, mdiumit, etc. (ibid., p. XI).
Le laboratoire obscur 269
de cette prise de possession. Lopold finit par s'incarner
complerement.
Flournoy fait rfrence a deux autres cas clebres : le
mdium Mrs Piper, dont les deux personnalits semblent etre
completement spares, et Flida, dont la seconde personna-
lit enveloppe, en la dbordant
1
la premiere. Lopold, lui,
est lo in de possder tous les souvenirs d'Hlene mais il
connalt, prvoit, et se rappelle beaucoup de choses dont la
personnalit normale de Mlle Smith ne sait absolument ren,
soit qu'elle les ait simplement oublies, soit qu'elle n'en ait
jamais eu conscience . Il est toujours prsent lorsque les int-
rets vitaux d'Hlene - organiques, moraux, sociaux, reli-
gieux- sont en jeu. De plus, Hlene a parfois l'impression
de devenir ou d'etre momentanment Lopold; ce phno-
mene se produit surtout la nuit o u le matin au rveil .
Les relations entre Hlene et Lopold permettent d' ob-
server l'hallucination, le ddoublement, et un certain
nombre de degrs intermdiaires entre les deux. Uopold
donne l'impression d'etre une personnalit nergique, avec
ses ides a lui. Il entretiene avec Flournoy une relation par-
ticuliere, et aurait pu sortir des pages d'un roman. A.lui seul,
il est un abrg de nombreux processus crateurs du reve, et
Flournoy termine le chapitre qu'il lui consacre en crivant
que ces cas extremes, propres a certaines natures, ne sont
apres tout que l'exagration de ce quise passe dans le simple
reve nocturne du vulgum pecus . Les trois cycles d'histoires
sont aussi, selon Flournoy, tres semblables aux reves. Flour-
noy cherche a dmontrer que certains dtails du cycle hin-
dou ne peuvent provenir que d' un livre prcis, qu' elle a du
avoir un jour entre les mains, puis oublier. Sa mmoire sub-
liminale l'a retenu et, par un mcanisme semblable a celui
des reves, a rcupr, raviv et utilis des lments de ce sou-
venir enfoui. La principale diffrence entre les communica-
tions mdiumniques et les reves ordinaires est que les pre-
l. !bid. ,'p. 114.
270 Vies secondes
mieres sont tudies, scrutes pour alimenter les croyances
spiritistes, alors que les reves sont le plus souvent considrs
comme dpourvus de sens:
Parfois elle [l'incohrence] retient un peu plus longtemps
1' attention du psychologue qui cherche a dmeler la trame
embrouille de ses songes et a retrouver, dans les caprices de
l' association o u les rencontres de la veille, l' origine de leurs
fils enchevetrs. Mais, au total, cette incohrence reste sans
influence sur le cours ultrieur de nos penses, paree que
nous ne voyons dans nos reves que des effets du hasard, sans
valeur en soi et sans signification objective
1

Il serait difficile de caractriser plus exactement 1' attitude
du dix-neuvieme siecle vis-a-vis du reve : le psychologue peut
dmontrer le role de la rminiscence et de la mmoire subli-
minale, il peut voir la maniere dont ces rminiscences s' as-
semblent; mais il s' arrete au seuil des portes du reve )).
Comme le somnambulisme demeure un concept d,
Flournoy rappelle a sa fa<;on les dbuts du dix-neuvieme
siecle. Mais, alors que les somnambules de Puysgur s' occu-
pent de gurisons, le mdium de Flournoy s' occupe de fic-
tion. Le personnage de Lopold s' est form, construit par
l'me subliminale qui progressivement s'approprie un mat-
riau provenant de la mmoire (ou d'ailleurs), matriau qui
s'accorde avec certaines tendances du mdium. Flournoy
mentionne les ressemblances entre ce processus, les objecti-
vations de Richet et le travail des reves ordinaires. Il
dmontre aussi comment les trois cycles d'histoires, en par-
tie du moins, sont recomposs, a partir de souvenirs qui ne
sont pas reconnus comme tels, en de nouvelles combinaisons.
Cependant, il se proccupe plus de rechercher les sources de
ces souvenirs latents que de montrer comment ils en vien-
nent a se combiner et a s'amalgamer. Comme la plupart de
ceux quise sont intresss au reve au dix-neuvieme siecle, la
l. !bid., p. 145.
Le laboratoire obscur
271
question fondamentale pour Flournoy reste la relation du
reve a la mmoire, et les mcanismes de son laboration mais,
par 1' tonnante minutie de son analyse des matriaux du reve,
il fait un pas vers le vingtieme siecle.
e
Conclusion
Depuis ses commencements et tout au long, le dix-neu-
vieme siecle s' est passionnment intress aux tats seconds.
La connaissance du somnambulisme, rebaptis extase pen-
dant un court moment dans les annes vingt, est ncessaire,
dit Bertrand, pour que la psychologie, la pathologie et la phy-
siologie atteignent le degr de perfectionnement que connais-
sent dja les sciences physiques. Le temps est venu d'agran-
dir le champ des observations et de considrer l'homme
dans ces tats singuliers qui nous le montrent sous une face
nouvelle . Taine reprendra cette exigen ce d' tude des cas
singuliers et extremes observs par les physiologistes et les
mdecins , lesquels permettent le grossissement que la
conscience normale est incapable de raliser. Ces tats sin-
guliers - somnambulisme, extase, hallucination, ddouble-
ment de la personnalit - sont assurment htroclites. Si
le dix-neuvieme siecle les regroupe, c'est qu'a ses yeux ils se
rattachent tous au reve, tant en somme des tats de reve
dplacs ou anormaux. Soit le reve est venu contaminer de
quelque maniere la vie veille, soit une forme apparente
d'veil vient se meler au sommeil. La mmoire fonctionne,
dans ces tats, d'une maniere qui rappelle le reve : pendant
la vie seconde on accede a ces souvenirs non reconnus appe-
ls rminiscences ; revenu a 1' tat normal, a certaines excep-
tions pd:s, on oublie la vie seconde. Une meme personne peut
274 Vies secondes
se montrer sous un autre jour, tenir des propos diffrents ou
meme contradictoires selon qu' elle se trouve dans sa condi-
tion premiere ou dans une vie seconde. Pinel et Deleuze
avaient dja fait cette constatation au dbut du siecle. Se pose
en consquence la queston de l'unt du moi. D'ou vien-
nent, dans l'hallucinaton, ces voix qui nous soufflent des
remedes pour nos maux, nous poussent a des actions
hro!ques ou suicidares, semblent parler par la bouche des
disparus et pourtant, selon Maury ou Baillarger, ne peuvent
que procder d'une seule et meme intelligence ? L'analo-
gie- ou, pour Moreau de Tours, l'identt- de ces ph-
nomenes avec ceux du reve aide a dmonter certains mca-
nismes de part et d' autre, mais du m eme coup conserve a u
reve le statut de folie passagere que lui avait accord Vol-
taire. Rsultat de 1' automatisme de l'intelligence , sans l'in-
tervention de ce que Pierre Janet appellera les formes plus
leves de l' activit humaine
1
, le reve ne peut avoir ni sens
ni valeur. A plus forte raison, il se distingue radicalement de
toute actvit cratrice. Tartini ne peut erre qu'une exception
ranss1me.
T outefois la nature m eme de certains des processus dcrits
semble en porte-a-faux avec cette dprciation du reve et des
phnomenes du sommeil, leur assimilation, totale ou par-
tielle, a l'alination mentale. Une chose est d'avoir acd:s a des
rminiscences indisponibles a 1' tat d' veil - la situation
gographique de Mussidan ou la vision d'une boutique de
bonnetier a Francfort -, une autre de s' merveiller devant
les capacits de juxtaposition, de combinaison ou d'amal-
game dont l'imagination fait preuve. Ces objets jamais
contempls , ces mlodies inouies, suffit-il de les cantonner
dans le domaine de l'alination? Et l'acte crateur par excel-
lence, celui qui consiste a insuffler la vie a un personnage -
dramaturgie selon Hervey, hallucination artistique selon
l. P. Janet, L'Automatisme psychologique, essai de psychologie exprimentale sur
les fonnes infrieures de l'activit humaine, Bibliotheque de philosophie contem-
poraine, Alean, 1889, p. 1-2.
Conclusion
275
Flaubert -, doit-on le relguer avec la folie sous le prtexte
que bien des fous entendent des voix ou subissent des ordres
manant de personnages imaginaires? C' est le paradoxe do m
un Maury, pour ne citer que lui, n' arrive pas a sortir. Et
Flournoy, a la fin du siecle, tour en admirant la capacit cra-
trice de l'imagination subliminale de sa charmante
visionnaire , finira par 1' assimiler aux reves nocturnes dnus
de sens.
Moins encha!ns au paradigme que les mdecins ou les
philosophes, certains crivains accordent un statut autre aux
tats seconds. Nodier opere un renversement en dclarant
que le sommeil est 1' tat le plus lucide de la pense , mais
aussi par la mise en forme narrative de certains processus oni-
riques et 1' utilisation de la folie comme matiere de 1' reuvre
littraire: la vie seconde du fou, devenu protagoniste, occupe
quasiment tout le rcit de La Fe aux miettes et les sympa-
thies du narrateur sont vsiblement de son cot. La valeur
accorde aux phnomenes du sommeil est plus ambigue chez
Balzac car, s'ils sont responsables en grande partie du gnie
d'un Louis Lambert, ce dernier devient incurable, et le nar-
rateur de Facino Cane se demande si son don d'identification
o u de ddoublement, ce reve d' un homme veill , ne serait
pas susceptible de le mener a la folie. Inspir par le haschisch,
Gautier fera co!ncider reve et fiction, tandis que la rflexion
de Baudelaire sur les reves procurs par la confiture verte sera
de la philosophie morale, sans pour autant cesser d'etre de la
posie. L'ambiguir chez Nerval est d'un autre ordre : vic-
time, pour ainsi dire, des catgorisations psychiatriques, se
reconnaissant malade tout au moins par le pass, il ne sait
que faire de la valeur certaine que le reve lui parait malgr
tout avoir, si ce n'est l'crre. Vctor Hugo sat bien le dan-
ger de la folie, attach pour lu a la perte du regard tranqulle
sur les formes ou les vsions entrevues ou contemples, mas
il ne reconnait aucun seuil entre reve et veil et fait du reve
le modele tant de la craton divine que de la cration artis-
tque. Rimbaud, enfin, fera ce travail extraordinaire qui
276 Vies secondes
consiste a cultiver folie et hallucination en lui-meme jusqu'a
tenir le systeme)) et a profrer une parole potique inou"ie
qui en redise tous les sophismes . En dpit des diffrences
que l'on a pu constater, chemin faisant, les deuxieme et troi-
sieme points du paradigme (pathologie des tats mixtes et
dni de toute valeur au reve) sont mis a mal par les memes
crivains, bien souvent, qui ont marqu le surralisme et le
reste du vingtieme siecle.
Au seuil du vingt et unieme siecle, il est clair que nous
vivons sous un paradigme tout autre. Ce changement est d
en partie a des crivains et des artistes, mais il n' est pas sur
qu'a eux seuls ils auraient pule produire. L'autre facteur capi-
tal est venu du domaine qui, au dix-neuvieme siecle, avait t
le plus rsistant, la mdecine, et surtout d'un mdecin tres
ouvert a la littrature et aux beaux-arts, meme si son got
tait plutt conservateur. Tous les germes du changement
sont prsents en effet dans Die Traumdeutung, publi en
1900 (les Franc;ais, on le sait, ont du attendre quelques annes
avant de pouvoir en prendre une connaissance directe). Un
changement d' orientation se lit dans le choix du champ
d'tude: ]usqu'a ces temps derniers, la plupart des auteurs
tudiaient ensemble le sommeil, le reve et les tats psycho-
pathologiques analogues au reve, comme les hallucinations,
visions, etc., alors que Freud se propase, conformment aux
travaux les plus rcents, de se limiter au reve
1
, Mais l'inno-
vation la plus radicale se lit des les toutes premieres lignes :
La recherche psychologique reconna!t [ ... ] dans le revele
premier terme d' une srie de formations psychiques anor-
males, parmi lesquelles la phobie hystrique, les reprsenta-
tions obsessionnelles et dlirantes doivent, pour des motifs
pratiques, intresser le mdecin. Le revene peut prtendre a
une importance de cette sorte, mais sa valeur thorique
comme paradigme n'en est que plus grande. Celui qui ne
l. L 1nterprtation des rves, p. 15.
\
Conclusion
277
peut expliquer l' origine des images du reve cherchera vaine-
ment a comprendre les phobies, les obsessions, les ides dli-
rantes et a exercer vemuellement sur elles une influence th-
rapeutique
1

Avec Freud, e' est le reve lui-meme qui fait fonction de
paradigme, et e' est de lui que viendra la comprhension des
nvroses et des dlires; le troisieme point de l' ancien para-
digme est renvers. Meme si son premier point (alternance
du sommeil et de la veille) demeure, et meme si Freud conti-
nue de soutenir l'analogie entre reve et folie, ce renversement
bouleverse de fond en comble les relations entre tous les
termes. Les tats mixtes ne seront plus une sorte d' alternan ce
manque, ils seront expliqus par leur nature de reve, inter-
prts de la meme maniere que 1' on interprete un reve. A leur
origine il y aura des penses de reve ; le travail inconscient
et la lutte avec la censure expliqueront la forme perceptible,
o u mieux coutable, du mal. Le reve n' est plus a la priph-
rie mais au centre.
Du m eme coup s' croule la prima u t accorde a la
conscience. L'inconscient est le psychique lui-meme et son
essentielle ralit. T out fait conscient suppose un stade
antrieur inconscient , un premier degr [ Vorstufi] incons-
cient. En consquence, l'opposition que posait l'ancien
paradigme entre la vie consciente et la vie du reve n'a plus
COUrs; les tonnantes productions >> du reve SOnt a mettre
au compte de la meme pense inconsciente qui ceuvre gale-
ment pendant la veille :
Quand le reve poursuit et acheve les travaux de la veille et
dcouvre des ides de quelque valeur, nous n'avons qu'a reti-
rer le dguisement du au reve, qui est le rsultat du travail
du reve et la marque de l'assistance de forces obscures venues
du fond de l'ame (cf. le diable dans le reve de la sonare de
Tartini). Le travail intellectuel lui-meme est 1' ceuvre des
l. !bid., p. l.
278 Vies secondes
forces psychiques qui en accomplissent un semblable pen-
dant le jour
1

Certes, 1' activit consciente collabore quand toutes les
forces intellectuelles sont ncessaires pour rsoudre une ques-
tion , mais elle a tendance a masquer toute autre activit que
la sienne. Et quand il s'agit de crations artistiques et intel-
lectuelles, il semble que nous soyons ports a trop suresti-
mer [leur] caractere conscient . Le cot tant soit peu hsi-
tant de cette derniere phrase cdera la place, dans la suite de
son ceuvre, a l'tonnement de Freud devant les connaissances
sur le dlire que possede 1' auteur de Gradiva et la constata-
tion que l'analyste et l'crivain, meme si leurs mthodes dif-
ferent, puisent a la meme source et travaillent sur le meme
objet.
Est-ce a dire que ce que nous avons nomm paradoxe n' en
est plus un? Il n' est plus question d'une opposition allant de
soi entre le reve et 1' ceuvre d' art. Mais que la m eme so urce
nourrisse les deux, que les memes matriaux et le meme tra-
vail servent aussi bien a la construction d'un reve nocturne
qu'a celle d' un roman, ne laisse pas de poser la question du
rapport entre ces deux formes de cration . Qu' est-ce qui
les distingue? Baudelaire cite De Quincey disant que sous
1' effet de 1' opium un marchand de bceufs ne reverait que
bceufs et paturages; Aragon dit : Si vous crivez, suivant une
mthode surraliste, de tristes imbcillits, ce sont de tristes
imbcillits. Que faut-il pour que le travail des forces obs-
cures venues du fond de l'ame se transmue en ceuvre d'art?
Rpondre a une telle question a 1' aide de trois crivains et de
Freud ne pourra, bien entendu, que lever un coin du voile.
l. Tour ce que nous disons ici renvoie au dernier chapirre de l'Interprtation,
noramment p. 520-521.
Conclusion 279
Un reve racont ou crit se situe dans un entre-deux qui
n'est ni le monde interne du reveur, ni le monde des choses.
Nous avons vu Nerval aux prises avec le probleme de la valeur
intime du reve et de son rejet par des mdecins et des com-
missaires qui ne tenaient pas a ce que la posie empiete sur
la voie publique. Un de ses gestes -l'inscription sur le mur
de sa cellule de Tu m'as visit cette nuit - est comme
l'embleme du statut du reve, situ dans un espace tiers. Freud
dira, en 1913, que l'art forme un royaume intermdiaire
entre la ralit qui interdit le dsir et le monde imaginaire
qui ralise le dsir, et dans lequel les aspirations de toute-
puissance de l'humanit primitive sont restes pour ainsi dire
en vigueur
1
. Winnicott, on le sait, fera plus amplement la
thorie de cet es pace intermdiaire , royaume de 1' illu-
sion o u 1' enfant joue, o u se joue le transfert ( cour de
rcration
2
[Tummelplatz], dit Freud), et aussi, apres l'en-
fance, 1' exprience des arts, de la religion et de la crativit
scien tifiq u e.
f.tre inscrit dans cet espace intermdiaire est une condi-
tion ncessaire pour que le reve soit une ceuvre. Ncessaire,
mais insuffisante. Tu m'as visit cette nuit n'est, en soi,
ni poeme ni roman, car s'il y a matiere, il n'y a guere forme.
Or, si pour beaucoup la forme demeure un accident et non
une substance, les crivains savent qu' elle est essentielle. Vc-
tor Hugo distinguait dja le prtexte d'un crit, sa surface,
appele a tort le fond , de sa forme qui est le vritable fond,
les deux ne pouvant etre disjoints. Ils arrivent ensemble au
moment de la cration et ensuite on ne saurait changer un
mot du texte sans 1' altrer; forme et fond ont atteint un
point de fusion qui est en meme temps un point de non-
retour.
l . L 7ntret de la psychanalyse, d. Assoun, Les Classiques des Sciences
Humaines, 1980, p. 91. (C'esr moi qui souligne.)
2. La Technique psychanalytique, Bibliorheque de psychanalyse, PUF, 1967,
p. 113. Qe reu aduis.)
280 Vies secondes
L' expression sort comme l'ide, d' autorit; non moins
essentielle que l' ide, elle fait avec elle sa rencontre myst-
rieuse dans les profondeurs, l'ide s'incarne, l'expression
s'idalise, et elles arrivent toutes deux si pntres l'une de
l'autre que leur accouplement est devenu adhrence. L'ide,
c'est le style; le style, c'est l'ide. Essayez d'arracher le mot,
c'est la pense que vous emporcez
1

Cependant, il est dair que l' crivain ne pourra pas comp-
ter a chaque instant sur une telle rencontre dans les pro-
fondeurs . L'inspiration, disait Baudelaire, est la sceur du
travail journalier. )) Cela suppose, pour l' crivain comme pour
tout artiste, une maitrise toujours accrue de l'instrument.
Yvette Guilbert conseillait a un jeune chanteur de s' exercer a
dire Prenez place, Madame , d'une vingtaine de fas;ons dif-
frentes. Et elle tait persuade que, lorsqu' elle chantait, elle
mettait sa propre personnalit a 1' cart a la faveur d'une per-
sonnalit d'emprunt. En 1931, Freud a tent en vain de la
convaincre que certains lments, par exemple des prdis-
positions qui ne sont pas parvenues a se dvelopper ou des
motions de dsirs rprims, sont utiliss pour composer le
personnage choisi et parviennent ainsi a s' exprimer et a lui
donner un caractere d'authenticit2. C'est ce que nous
avons pu observer dans les objectivations de Richet, quand
une respectable mere de famille , dans sa vie seconde, vou-
lait remplacer sa jupe par une feuille de vigne. Qui oserait
assurer cependant qu'il y a une situation d'enfance derriere
chacune des intonations de ~ Prenez place, Madame , sauf
dans la mesure o u l' exercice dans son entier peut, une fois de
plus, s' apparenter a un jeu? F reud aurait reconnu la part du
jeu et du travail technique, lui qui, en dpit de son incom-
prhension du surralisme, reconnaissait 1' indniable mai-
l. Victor Hugo, CEuvres completes, Critique, op. cit., p. 584.
2. Comspondance (1873-1939), lettre du 8 rnars 1931, Connaissance de l'In-
conscient, Gallimard, 1966, p. 441.
Conclusion 281
trise technique
1
)) de Salvador Dali. Cela nous aide a dire plus
prcisment de quelle maniere 1' activit consciente colla-
bore quand il s'agit d'une ralisation artistique. Non pasen
portant sur l'ceuvre obscure le regard froid du jugement, de
la raison, en un mot des formes plus leves de 1' activit
humaine )) - ce qui quivaut a la (( corriger )) a la maniere
d'un surmoi- mais bien plutot en affinant le jeu et la tech-
nique du langage de maniere a combler les !acunes de l'ins-
piration et a favoriser les (( mystrieuses rencontres dans les
profondeurs . C' est de la dialectique entre cette maitrise et
le travail inconscient que sortira 1' ceuvre.
Freud accordera aussi une place essentielle a la forme, mais
en se pla<;:ant du point de vue du lecteur. Dans le court essai
qu'il consacre, en 1908, au Crateur littraire et [a] la fan-
taisie , il apparente les phantasmes de la reverie aux jeux de
l'enfant d'une part et aux crations littraires de l'autre. La
fantaisie )) corresponda une exprience in tense dans le pr-
sent et accomplit un dsir dans 1' ceuvre littraire; mais elle
plonge aussi ses racines dans 1' enfance du crateur. Dans le
tout dernier paragraphe il s'interroge sur !'origine du plaisir
ressenti par le lecteur, et esquisse une explication. Un reveur
diurne quelconque, dvoilant ses fantaisies, ne nous procu-
rerait aucun plaisir. L'hypothese de Freud ( nous pouvons
soup<;:onner ) est que le crateur littraire attnue le carac-
tere du reve diurne go!ste par des modifications et des
voiles )) et qu' en nous prsentant ses fantaisies il nous offre
un gain de plaisir purement formel .
Je pense que tout le plaisir esthtique que le crateur lit-
traire nous procure, pone le caractere d'un tel plaisir prli-
minaire, et que la jouissance propre de l' reuvre littraire est
issue du relachement de tensions sigeant dans notre ame
2

l. Lettre a Stefan Zweig du 20 juillet 1938, ibid., p. 490.
2. L 1nquitante .Stranget et autres essais, Folio, Gallimard, 1985, p. 46.
282 Ves secondes
Baudelaire avait parl de la magie suggestive o u de la
sorcellerie vocatoire qui consiste a faire remonter des sou-
venirs enfouis, nous faisant voir, par exemple, De Quincey
sous l'influence de 1' opium allant couter la cantatrice Gras-
sini : La musique entrait alors dans ses oreilles comme une
srie de memoranda, comme les accents d'une sorcellerie qui
voquait devant 1' ceil de son esprit toute sa vi e passe
1
Mais
Freud ne parle pas seulement d'une monte de reprsenta-
tions accompagne d' affects. L' avant-plaisir marque une res-
semblance de structure entre le mot d'esprit d' un cot et
l'acte sexuel de l'autre : l'acces a un certain plaisir est obs-
tru; une prime de sduction - o u un avant-plaisir - est
procure par la forme o u la technique; celle-ci permet 1' ou-
verture d' une porte qui sans elle fut reste ferme et provoque
une libration de plaisir profond. Il ne dveloppera pas lui-
meme cette intuition (la plus audacieuse de toute 1' esth-
tique psychanalytique
2
, selon Paul Ricceur), mais, rappro-
che de Die Traumdeutung, elle nous permet de mieux
comprendre a la fois la gen ese et la rception de 1' ceuvre d' art.
Car e' est grace a la forme que les vi es secondes franchis-
sent les portes d'ivoire et de come pour remonter dans ce
royaume intermdiaire d' o u elles ne cesseront de nous ques-
tionner : La carte de l'univers imaginable n' est trace que
dans les songes. L'univers sensible est infiniment petit.
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