Le Monde Animal
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naud de Moniauban (8), le cheval/ae Bayait au service des quatre fils Aymon.
Un rle analogue est jou, dans Macaire (9), non par un cheval, mais
par un chien. Le lvrier d'Aubry reste longtemps prs du corps de son mat
re, tu par le tratre Macaire, puis se rend au palais, o il mord le coupable
jusqu' ce que l'empereur ordonne un duel judiciaire entre le chien et
l'homme, qui, pris la gorge, est contraint d'avouer son crime.
On le voit, la place faite aux animaux augmente avec le temps, mesure
que la chanson de geste devient plus romanesque, accumule les pripties,
fait davantage appel aux ressorts de l'affectivit.
Dans le roman, la situation est un peu diffrente. Certes, le Roman
d'Alexandre (10) montre le conqurant plein d'attentions pour son cheval
Bucphale, dont il couvre la tte d'une toffe pour le protger des chouans
qui attaquent une nuit l'arme dans le dsert; sa colre est sans bornes lors
que Porus tue Bucphale et il fonde sur l'emplacement et sa tombe une ville
qui porte son nom. Mais le Roman d'Alexandre est une uvre hybride, t
enant
de la chanson de geste, du roman, de la chronique fabuleuse. C'est de
la fable aussi, en mme temps que des mirabilia, que relve Bucphale, et
ce titre sa place est plutt dans le cortge des animaux tranges que l'on fera
dfiler plus loin. Il en va de mme, dans le Roman de Thbes (1 1), de laguivre apprivoise d'Etocle, que les cuyers de Polynice tuent, la croyant sau
vage,
et, dans Enas (12), du cerf de Silvia, tu dans les mmes conditions
par les compagnons d'Ene. Dans ce dernier cas, il est clair que l'auteur
mdival s'est beaucoup plus intress au merveilleux animal que Virgile,
auquel il emprunte l'pisode.
Mais, d'une faon gnrale, le roman, au moins partir de Chrtien de
Troyes, campe ses personnages et organise ses pisodes de faon faire ap
paratre
la senefiance de l'uvre. Les animaux sont, comme tous ses autres
lments, soumis aux exigences du sens, et leur rle varie en fonction de
celui-ci (13). Pour Lancelot dmont, n'importe quel cheval fait l'affaire,
pourvu qu'il lui permette de rejoindre la reine et de la dlivrer. Non seulement
n'importe quel cheval, mais mme n'importe quel moyen de transport, puis
que, faute de monture, il accepte de voyager dans la charrette infamante (14).
De mme, le chaceor de Perceval, symbole de son enfance sauvageonne,
8. H. Michelant d. Renaut de Montuuban, Stuttgart, 1862; F. Castets d. La Chanson
des Quatre Fils Aymon, Montpellier, 1909. Micheline de Combarieu du Grs et Jean Subrnat trad. Les Quatre Fils Aymon ou Renaud de Montauban, Paris, Gallimard, Folio, 1983.
9. Ed. F. Guessard, Pans, 1866.
10. Ed. C. Armstrong et collab., Princeton Univ. Press, 1937-55, 7 vol.
11. Ed. Guy RayauddeLage, Pans, CFMA, 1966-1968, 2 vol.
12. Ed. J.-J. Salverda de Grave, Pans, CFMA, 1925-1931 , 2 vol.
13. Voir par exemple Gertrud Jaron Lewis, Das Tier und seme dichtensche Funktion in
Erec, Iwein, Parzival und "Tristan-, Berne, Lange, 1974.
14. Ed. Mario Roques, Chrtien de Troyes. Le Chevalier de la Charrete, Pans, CFMA, 1958.
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15. Flix Lecoy d., Chrtien de Troyes. Le Conte du Graal, Paris, CFMA, 1973-1975, 2 vol.
16. Ed. Mario Roques, Paris, CFMA, 1952.
17. Ed. William Roach, The Continuations of the Old French Perceval, Philadelphie,
1971, vol. IV.
18. Ed. M. Friedwagner, Raoul de Houdenc, Smtliche Werke, Halle, 1909, t. II.
19. Ed. Ch. Potvin, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, Mons, 1 87 1 , t. 5 et 6.
20. Ed. Prudence Mary O'Hara Tobin, Les Lais anonymes des XII" et XIIIe sicles,
Genve, Droz, 1976, p. 96-120.
2 1 . Ed. Mario Roques, Chrtien de Troyes. Le Chevalier au Lion, Paris, CFMA, 1960.
22. Ernest Muret d., Broul. Le Roman de Tristan, 4me dit. revue par L.M. Defourques, Paris, CFMA, 1946.
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vages, prend le parti de l'animal noble, le lion, contre celui de l'animal vil,
le serpent. Le premier justifie ce choix en manifestant un sens naturel de la
reconnaisance et de la fidlit. Il secondera de toute sa force animale le che
valier
qui, de son ct, ne lui mnage pas son affection et se dsole, par
exemple, de le voir bless (v. 4646-54). L'instinct de Husdent et sa fidlit
son matre lui permettent de le retrouver au fond de la fort du Morrois.
Tristan, en le dressant et en lui inculquant un comportement contraire sa
nature - il lui apprend chasser sans aboyer - met par cette ducation la na
ture animale au service d'un adoucissement de la vie sauvage. Plus tard, en
le donnant Iseut lors de leur sparation, il lui laisse vraiment une part de
lui-mme.
La relation Nature-Norreture voque videmment les rcits dans lesquels
des enfants abandonns dans la fort sont levs par une bte sauvage, comme
Martin et Brice dans le Roman de la Belle Hlne de Constantinople (23) ou
comme Ourson dans Valentin et Ourson (24). De mme, le dressage d'un
animal pour une mission particulire fait penser au petit chienet afeti de
la chtelaine de Vergi (25) ou au cygne de Milon (26), mais ces animaux
sont de pures utilits et ne jouent aucun rle pour eux-mmes. L'auteur du
Chevalier l'pe (27) montre avec humour des lvriers plus fidles que
leur matresse, qui abandonne Gauvain, son ami, pour le premier venu, tan
dis que ses chiens refusent obstinment de quitter le neveu du roi Arthur.
Quant Petit-Cr, le second chien de Tristan, qui apparat, on le sait, dans
la version de Gottfried de Strasbourg, sa nature de chien est moins impor
tanteque sa taille minuscule et surtout que sa clochette magique.
Dans ce domaine comme dans d'autres, les romans de la fin du Moyen
Age s'attachent au pittoresque, au surprenant, au plaisant. Ainsi, le perro
quet, compagnon du jeune roi Arthur dans le Chevalier au papegau (28),
joue le rle de valet fidle et impertinent, de komische Person, comme
l'crit l'diteur allemand de ce petit roman en prose du XVe sicle, et an
nonce
tour tour Sganarelle et Panurge. Rabelais a d'ailleurs pu s'inspirer
de ce roman, o l'on voit le perroquet, demi mort de peur pendant une
tempte, faire l'important et le matamore sitt le calme revenu.
D'autre part, le thme de la conversation entre le pote et son cheval, qui
apparat dans le Plait Renart de Dammartin contre Vairon son Roncin (29), at23. Edit, partielle dans Henry Bussmann, Grammatische Studien uber den Roman de la belle
Helaine nebst einer Textprobe aus Hs. A... undHs. L., Greifswald, 1907.
24. Incunable, chez Jacques Maillet, Lyon, 1489.
25. Ed. Gaston Raynaud, 3medit. revue par Lucien Foulet, Paris, CFMA, 1921.
26. Ed. Jean Rychner , Les Lais de Marie de France, Paris, CFMA, 1968, p. 1 26-142.
27. Ed. R.C. Johnston et D.D.R. Owen, Two Old French Gauvain Romances, Edimbourg et
Londres, 1972, p. 30-60.
28. Ed. Ferdinand Heuckenkamp, Halle, 1896.
29. Ed. Rita Lejeune, L'uvre de Jean Renart, contribution l'tude du genre romanesque au
Moyen Age, Paris-Lige, 1935.
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tribu Jean Renat, est repris et modifi de faon charmante dans le Dbat du
cheval et du lvrier de Froissait (30), o le pote, en cheminant vers l'tape,
surprend la discussion de sa monture et de son chien.
La peinture des vilains, paysans ou bergers, vivant au contact quotidien des
btes, pourrait tre l'occasion de s'attacher aux rapports qu'ils entretiennent
avec elles. C'est assez rarement le cas. Du vilain monstrueux et lui-mme pres
que bestial que Calogrenant, puis Yvain rencontrent dans l'essart qui borde la
fort o les attend l'aventure de la fontaine enchante, Chrtien nous dit seule
ment qu'il tait seul capable de venir bout de taureaux sauvages qu'il gardait.
A deux reprises, dans la branche IX du Roman de Renard (31) et dans Au
cassin
et Nicolette (32), nous est prsent un vilain qui s'inquite des menac
es
qui psent sur un de ses bufs ou qui se dsole de l'avoir perdu. Dans
les deux cas le buf se nomme Roger ou Rogel, sans doute par allusion la
couleur rougetre de sa robe. Bien entendu, son matre lui est attach par in
trt,
et non par affection. A Aucassin qui lui dit pleurer la perte d'un l
vrier
blanc (en ralit il pleure, sans vouloir l'avouer, la disparition de Ni
colette),
le vilain rplique qu'il est bien sot de pleurer pour un chien
puant, lui qui a les moyens de s'offrir autant de chiens qu'il en veut, tandis
que lui-mme, qui tait dj dans la misre, est dfinitivement ruin par la
perte de son buf Roger, le meilleur de sa charrue, dont il ne pourra ja
mais
rembourser le prix son matre. Les vilains de la littrature se recom
mandent par leur esprit positif. Celui que rencontre Aucassin ne gaspille pas
ses sentiments sur un buf et rserve sa piti pour sa vieille mre. Litard,
celui du Roman de Renard, est d'une pret retorse qui finit par se retourner
contre lui. Quant la bergre des pastourelles, la diffrence de celle de la
pastorale qui lui succdera, elle ne s'attendrit pas sur ses moutons et garde
les trsors de son cur pour Robin ou pour le brillant cavalier qui passe.
Dans les fabliaux, l'animal domestique n'est qu'un objet de convoitise, au
mme titre que la nourriture, l'argent ou la femme (Blrain, la vache au
prtre) ou un ressort du comique (Estula) (23).
Dans la littrature hagiographique, certains solitaires s'attachent un
animal familier. La pit populaire fera plus tard ses dlices du cochon de
saint Antoine et du chien de saint Roch. Nous savons au demeurant, grce
Jean-Claude Schmitt, qu'il y avait non seulement des saints chien, mais
aussi des saints chiens (34). Pour rester dans le domaine de la littrature et
dans celui de l'attachement d'un homme pour un animal, celui de saint Gil-
30. Ed. Anthime Fourrier, Jean Froissart. Dits- et Dbats-, Genve, Droz, 1979, p.
171-174.
31. Ed. Mario Roques (br. IX Martin, X Roques), Paris, CFMA, 1958.
32. Ed. Mario Roques, Pans, CFMA, 2e dit. revue, 1936.
33. A. de Montaiglon et G. Raynaud, Recueil gnral et complet des fabliaux, 6 vol., Pa
ns, 1872-1890.
34. J.C. Schmitt, Le saint lvrier, Pans, Flammarion, 1979.
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les pour une biche laquelle il parle et qu'il redoute de voir tue par les chas
seurs, est mentionn par la Vie de saint Gilles de Guillaume de Berneville (vers
1 170) (35). La Vie de saint Grgoire par Frre Anger (vers 1214) (36) parle
d'un ermite qui portait sa chatte un amour excessif. Ce genre de pture
pour psychanalystes apparat toute mche, si l'on peut dire, dans l'trange
pope romanesque franco-italienne du XIVe sicle qu'est la Guerre d'Att
ila de Niccolo da Casola (37) : la fille d'un roi paen aime tellement son
chien qu'elle le prend la nuit dans son lit. Cette habitude reprehensible a
pour consquence la naissance d'un enfant, qui n'est autre qu'Attila. Le
flau de Dieu tait donc au sens propre un fils de chien.
Enfin, l'effroi devant les btes sauvages n'est pas non plus un thme
aussi frquent qu'on pourrait le penser. Les loups semblent plus dangereux
pour les btes que pour les gens. N'est-ce pas un loup qui protge contre les
autres btes la tte de saint Edmond? Le chevalier errant par les forts ne
semble pas avoir redouter de rencontre animale, en dehors des monstres,
au demeurant assez rares, qu'il doit combattre. Tout au plus prend-il des
prcautions s'il doit passer la nuit dans la fort : Enide veille tandis qu'Erec
repose; dans la Vengeance Raguidel, on allume du feu pour loigner les b
tes. Certes, Yvain, bien qu'il soit videmment inacessible la peur, est per
suad
que le lion se retournera contre lui ds qu'il l'aura aid triompher du
serpent. Un lche, comme l'est le snchal Keu dans la Mule sans frein (38),
redoute, d'ailleurs tort, les btes sauvages qu'il rencontre dans la fort.
Mais Tristan et Iseut sont aussi en scurit dans la fort du Morrois que der
rire les murs d'un chteau (Broul, v. 1277-8); leur vie sauvage est pni
ble, non dangereuse. Toutefois, les tres faibles, isols dans des lieux d
serts
- ermites de la littrature hagiographique, enfants exposs, hrones
perscutes - peuvent craindre d'tre dvors par des btes sauvages, telle la
Berthe au grand pied d'Adenet le Roi dans la fort du Mans.
Il ne faut pas s'tonner que les relations entre l'homme et l'animal ne
soient que modrment exploites sur le mode de l'affectivit et sur celui de
l'vocation raliste par la littrature du Moyen Age. Cette rserve n'est
qu'un aspect particulier de la mfiance marque par les principales formes
littraires du temps pour la littralit et de leur souci de faire jouer les reflets
du sens. L'attachement de l'homme de Dieu pour un animal est l'image de
l'amour universel, mais qui ne doit pas tre exclusif, que mritent toutes les
cratures : c'est ce qu'expriment les pomes de saint Franois. Le destrier
est l'image de l'identit chevaleresque; le lion apprivois, le chien dress,
l'image des rencontres de la nature et de la culture; la bte blanche, cygne
35. Ed. G. Paris et A. Bos, Paris, SATF, 1881.
36. Ed. P. Meyer, dans flwnama, t. 12, 1883, p. 145-208.
37. Ed. G. Stendardo, Modne, 1941 , 2 vol.
38. Ed. R.C. Johnston et D.D.R. Owen, Two Old French Gauvain Romances, Edimbourg
et Londres, 1972, p. 61-89.
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ou biche, l'image de l'autre monde; l'oie sauvage, saignant sur la neige aux
pieds de Perceval, l'image de Blanchefleur; le lvrier imaginaire d'Aucassin, celle de Nicolette; l'oiseau de chasse, celle de l'amant, qui part sans
cesse vers son destin violent et qui un jour ne revient pas vers celle dont il
portait les couleurs et qui l'attend en vain, comme dans la chanson du se
igneur
de Krenberg (39); la licorne, l'image du dsir masculin. C'est dans
cet univers du sens que nous les retrouverons.
L'ANIMAL COMME OBJET DE CONNAISSANCE
C'est la logique d'un esprit moderne qui spare la connaissance du sens
et qui exige que la premire prcde le second. Au Moyen Age, le sens est
premier et il est partout. C'est pourquoi, cette partie de l'expos se conten
tera
d'indiquer les directions dans lesquelles s'est porte la curiosit
l'gard du monde animal et les formes littraires qu'elle a revtues. Mais
seule l'attention au sens permettra de nouer les fils rests pendants.
Il arrive, il est vrai, que des animaux et leurs murs soient dcrits par
seul got pour les mirabilia, indpendamment des ncessits digtiques ou
didactiques. C'est le cas, par exemple, dans les romans antiques, dont les au
teurs
sont prompts substituer des relations sur les merveilles de la nature aux
dvelopppements mythologiques qu'ils trouvaient dans leurs modles (40). Au
dbut du Roman d'Enas, la description de Carthage suit en gros le texte de
Virgile. Mais l'auteur la termine en dcrivant les deux animaux que l'on
trouve dans la mer qui borde cette ville et qui fournissent respectivement,
dit-il, la pourpre rouge et la pourpre noire : le petit poisson conciliun
(conchylium) et le crocodile, sur le curieux systme digestif duquel il
n'pargne aucun dtail (v. 471-96). Le coussin plac dans la bire de Ca
mille
pour soutenir la tte de la jeune morte est rempli de plumes de l'oiseau
caladre, dont on nous rappelle les proprits (v. 7467 sq.). Vivante, elle
portait un manteau dont la bordure tait faite des plumes d'un oiseau si
chaud qu'il couve en flottant la surface de la mer ses ufs qu'il a pondus
au fond : s'il s'en approchait davantage, il les brlerait (v. 4035-42). Son
cheval a un pelage de toutes les couleurs, blanc, noir, fauve, vert, violet,
rouge (v. 4049-68) : l'auteur renchrit sur la description du cheval d' Anti
gone dans le Roman de Thbes (v. 3825-40). Vulcain fabrique l'cu d'Ene
avec la cte du grand poisson cetus (la baleine) (v. 4445-7). Le Roman de
Troie (41) et surtout le Roman d' Alexandre ne sont pas en reste pour la des39. Ed. Otto Gunter, Walther von der Vogelweide, mit einer Auswahl aus Mmnesang und
Spruchdichtung, Berlin et Leipzig, 1932, p. 18.
40. Voir Reto R. Bezzola, Les origines et la formation de la littrature courtoise en Occi
dent (500-1200), 3me partie, I, Paris, 1963, p. 148-149; Robert Marichal, Naissance du r
oman, dans Entretiens sur la renaissance du XII' sicle. Paris, La Haye, 1968, p. 467.
41. Ed. Leopold Constans, Paris S ATF, 1904-1912, 6 vol.
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chasse et leurs remdes). Les traits de fauconnerie semblent les plus nomb
reux.
Mais la grande poque des traits de chasse est le XIVe sicle. C'est
l'poque des Livres du Roy Modus et de la Royne Ratio de Henri de Ferrires (47), composs entre 1354 et 1376, du Roman des Dduis de Gace de la
deBuigne (48), crit entre 1359 et 1377, du Livre de la chasse de Gaston
Phbus (49), commenc le 1er mai 1387, termin en 1391 , la mort de son
auteur dans un accident de chasse, du Livre du trsor de vnerie de Hardouin de Fontaine Gurin (1394) (50). Pourquoi cet engouement, qui parat
retomber un peu au sicle suivant, malgr des ouvrages comme le Dbat de
deux dames sur le passetemps de la chasse des chiens et oyseaulx de Guil
laume Cretin? (51). Est-ce la consquence d'une familiarit croissante avec
la lecture, qui permet aux nobles chasseurs d'utiliser des manuels pour se
perfectionner dans leur art? Est-ce le signe d'une perception plus aigu de la
chasse comme divertissement aristocratique et d'une faon gnrale, des
privilges et des charmes de la vie noble, bien qu'Henri de Ferrires consa
cre
la fin de son trait la chasse des pauvres, l'aide de piges et d'autres
engins? Tous les romans, pour signifier la perfection aristocratique de leur
hros n'affirment-ils pas qu'il s'entendait mieux que personne en dduit
d'oiseaux et de chiens? On pourrait alors rapprocher cette mode des livres
de dduit de la chasse de la tendance des crivains de cour clbrer les
agrments des chteaux de plaisance, dont la proximit de forts giboyeuses
n'est pas le moindre, comme le font Watriquet de Couvin dans le premier
tiers du sicle, Froissait dans le dernier tiers. Ces ouvrages, fonds sur l'ob
servation
et sur la pratique technique, la diffrence des bestiaires de l'po
queprcdente, tmoignent-ils, leur place modeste, du succs d'un empi
risme positiviste, dont l'averrhosme et l'ockamisme seraient la manifestat
ion
spculative?
Il est vrai - et c'est la seconde remarque qu'appellent ces traits - qu'ils
sont le plus souvent d'une extrme prcision touchant l'aspect, le comporte
ment,
les murs des btes, qu'il s'agisse des diverses sortes de gibier ou
des races de chiens et des oiseaux de chasse. On conoit qu'un esprit pris
de sciences exactes et naturelles comme Adlard de Bath n'ait pas ddaign,
en son temps, d'crire un ouvrage de fauconnerie. Les conditions de chaque
sorte de chasse, poque de l'anne, heure du jour, prparatifs, armes requi
ses,race des chiens employs, nombre des chasseurs, tactique suivre se
lon la nature du terrain ou les ruses de l'animal, tout est minutieusement d
crit. Les illustrations, parfois nombreuses et superbes, comme dans Modus
et Ratio et dans La Chasse de Gaston Phbus, ont une valeur didactique au
tant qu'esthtique. Les auteurs ne commettent gure d'erreurs que quand ils
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53. L'ouvrage de base sur les bestiaires est celui de F. Me CuIIoch, Medieval Latin and
French Bestiaries, Chapel Hill, Univ. of North Carolina Press, 1960. Sur l'utilisation litt
raire du Physiologus, voir Hans Robert Jauss. Rezeption und Poetisierung des Physiologus,
dans Grundrises der romanischen Literaturen des Mittelalters VI, Heidelberg, Carl Winter,
1968, t. 1, p. 170-181 (partie historique), t. 2, p. 219-230 (partie documentaire). Une antho
logie des bestiaires franais du Moyen Age traduits en franais moderne a t publie par Gab
riel Bianciotto : Bestiaires du Moyen Age, Paris, Stock Plus Moyen Age, 1980.
54. Ed. Sbordone, Rome, 1936; Carmody (Physiol. lat. xerswB.), Pans, 1939.
55. Brunetto Latini, Le Livres dou Trsor, d. F.J. Carmody, Berkeley - Los Angeles,
1948.
56. Ed. Ch. Cahier (version longue), dans Mlanges d'archologie, d'histoire et de littra
ture,Paris, 1847-1856, 4 vol.; Guy R. Mermier (version courte). Pans, 1977.
57. Ed. CasareSegre, Milan - Naples, 1957.
58. Ed. Emmanuel Walberg, Lundet Paris, 1900.
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(vers 1210) (59), celui de Gervaise (milieu du XIIIe sicle) (60), ainsi que le
De Bestiis de Hugues de Saint-Victor sont moins directement dpendants du
Physiologus, qui reste cependant toujours une source essentielle.
Les bestiaires n'numrent pas tous les animaux de la cration. Ils s'en
tiennent tous, peu de chose prs, la mme liste d'une quarantaine d'esp
ces,
o les animaux exotiques et fabuleux sont en majorit. Tous tirent de
l'aspect et des murs de ces btes un enseignement spirituel, qui est lui
aussi peu prs toujours le mme. Chaque animal reprsente le Christ ou le
diable, l'homme vertueux ou l'homme pcheur, tel comportement salutaire
ou tel vice. On chasse le castor pour ses gnitoires, dont les vertus curatives
sont trs apprcies. Plutt que de se laisser tuer ou capturer, le castor se les
tranche avec les dents et sauve ainsi sa vie en abondonnant au chasseur la
partie de son corps qui seule l'intresse. Cet animal reprsente donc
l'homme de Dieu qui fuit la luxure pour ne pas mourir la vie ternelle :
Castor en ceste vie
Saint une signefie
Ki luxure guerpist
E le pechi qu'il fist,
Al diable le lait
Ki pur o mal li fait.
Quant diable at tempt
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port avec son amour et avec la cruaut de la belle. Ainsi, il prte au castor le
mme comportement que les autres bestiaires, mais il en tire une toute autre
leon :
Aussi, ble trs doce amie, se ma proiere vos anuie tant com vos dites,
vous vos poez molt beau dlivrer par vostre cuer doner. Car jou ne vous sui
mie, se por ce non. Mes por quoi vos sivroie jou, se por ce non, quant autre
chose n'a mestier a moi recovrer de la mort d'amors, ains est la soveraine
mdecine de moi aidier, si com il a est devant dit? Mais il est enferms en
une fort sierure que jou n'en poroie finer; car la cls n'est mie en ma baillie, et vous ne la volez ovrir, qui la clef en avez (62).
Le caractre vaguement scabreux de cet exemple, dans lequel le membre
du castor reprsente le cur de la dame - pour ne rien dire de la serrure -,
montre assez l'audace plaisante avec laquelle Richard dtourne la pieuse
moralisation qui est la rgle du genre. Le vertueux Guillaume le Clerc, la
suite des vers cits plus hauts, se croyait oblig de donner en introduction
son bestiaire un rsum de l'Histoire Sainte, de la chute d'Adam la rsur
rection du Christ, en une centaine de vers. Richard, quant lui, consacre
son prologue disserter avec esprit sur l'oue, la vue et la mmoire, la pein
ture et la parole; en effet, son bestiaire est illustr, et il glose sur les rapports
du texte et de l'image.
Pourtant, il n'est pas le premier mettre la leon des bestiaires au ser
vice de l'amour. Certains troubadours, certains trouvres l'avaient dj fait.
La plupart des bestiaires rapportent que l'lphant est une bte chaste, qui
s'accouple rarement sa femelle, et qui ne le fait que sur l'emplacement du
paradis terrestre, aprs avoir mang la mandragore. La femelle va mettre
bas dans une eau profonde qui lui arrive jusqu'au ventre, de peur que le dra
gon, son mortel ennemi, ne dvore l'lphanteau peine n. Notons que
nous sommes loin des lpants de Zanzibar tels que les dcrit Marco Polo.
La gymnastique amoureuse qu'il prte ces grosses btes s'accorde au de
meurant
tout aussi mal avec une autre tradition touchant l'lphant, qui f
igure
dans le Physiologus. L'lphant n'a pas d'articulations aux pattes et ne
peut donc se coucher. Pour dormir, il s'appuie seulement un arbre. Les
chasseurs scient l'arbre demi, si bien que, lorsque l'lphant vient s'y ap
puyer,
il tombe, l'entranant dans sa chute. Incapable de se relever cause
de ses pattes raides, l'lphant barrit et ameute ses congnres, qui restent
cependant impuissants l'aider jusqu' ce que le plus petit d'entre eux, en
se glissant sous lui, russisse le remettre sur pieds. Cette histoire est trs
utilise par les prdicateurs, l'lphant reprsentant l'homme abattu par le
pch et incapable de se racheter par ses propres forces jusqu' ce que le
Christ, sous la forme d'un tout petit enfant, vienne le relever. Mais lorsque
62. On regrette de reproduire ici, pour des raisons d'accessibilit, non l'dition Segre, mais
celle de Clestin Hippeau (Caen, 1852, p. 31-32).
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II faut noter que le Roman de Renart n'est pas en lui-mme une uvre de
satire sociale ou politique, mais qu'il a t utilis dans ce sens. Renart le
Bestourn de Rutebeuf (73) et, de faon, beaucoup plus ample, Renan le
Nouvel de Jacquemart Gile (74) et Renart le Contrefait (75) reprennent le
personnage de Renard et le cadre de ses aventures pour introduire une revue
polmique des tats et de l'tat du monde. Philippe de Novare insre dans
ses Mmoires cinq pomes politiques et polmiques qu'il a composs pen
dant la guerre entre les Ibelins et les seigneurs chypriotes favorables Fr
dric II. Trois de ces pomes sont la manire du Roman de Renard. Toutes
ces uvres sont intressantes en ce qu'elles nous montrent comment taient
perus les personnages du Roman de Renard. A nos yeux, Renard est malin
et odieux, ses adversaires le plus souvent odieux et stupides. Nous n'prou
vons
le besoin de nous identifier ni l'un ni aux autres. S'il fallait absolu
mentchoisir, nous serions plutt du ct du goupil. Or, tous les textes que
l'on vient de citer voient en Renard l'incarnation du mal. Passe encore.
Mais Philippe de Novare tire jusqu'au bout les consquences de ce choix en
rservant sa sympathie Isengrin et ses amis et en s'identifiant eux. R
fugi,
aprs avoir chapp de peu ses ennemis, dans le couvent des Hospit
aliers de Nicosie, o il est assig en compagnie de femmes et d'enfants, il
envoie une longue lettre en vers Balian d'Ibelin, le fils de son suzerain
Jean d'Ibelin, seigneur de Beyrouth, pour demander du secours. Voici les
lignes qui prcdent la citation de cette lettre-pome dans ses Mmoires :
Phelipe de Nevaire vost faire assaver cestfait tout premirement a monseignor Balian d'Ybelin, son compere, et puys qu'il ot comenci a escrire
les letres, H prist talant de faire les en rime. Et por ce que sire Heimery
Barlais estoit plus malvais que tous les autres, il le vorra contrefaire a Re
nart,
et por ce que, au romans de Renart, Grimbert le taisson est son cousin
germain, il apela messire Amaury de Betsan Grinbert, et por ce que sire
Hue de Giblet avoit la bouche torte, et il faisoit semblant que il fest tous
fors la moe, Phelippe i apela singe (76).
Plus tard, bless au sige du chteau de Dieudamour (Saint-Hilarion),
Philippe dment le bruit de sa mort qui courait parmi les assigs en compos
ant
le soir mme une chanson o il assimile une fois de plus son ennemi Aimery Barlais Renard et le chteau assig Maupertuis (qu'il appelle
Maucreux). Enfin, pendant les ngociations de paix, il crit une nouvelle
branche du Roman de Renard, longue de 216 vers, dans laquelle ses enne
missont figurs par Renard et ses partisans, tandis que Jean d'Ibelin est r
eprsent
par Isengrin et lui-mme par Chanteclerc le coq. Voil donc un lec
teur du Roman de Renard qui jugeait flatteur d'tre compar Isengrin.
73. Edmond Faral et Julia Bastin, uxres compltes de Rutebeuf, Pans, 1969, t. 1, p.
537-544.
74. Ed. Henri Roussel, Paris, SATF, 1961.
75. Ed. G. RaynaudetH. Lematre, Pans, 1914,2 vol.
76. Ed. Charles Kohier, Paris, CFMA, 1913, p. 29.
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77. Ed. Armand Llinars (version franaise du XV sicle), Pans, Klincksieck, 1964.
78. J'ay bien nourry sept ans ung joly gay (Gaston Paris, Chansons du XV sicle. Pans,
SATF, 1875, p 29).
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chevaux dmonts, dont les matres gisent au revers des fosss. Le chat des
htesses complaisantes de Guillaume IX (En Alvernhe) est l'instrument
d'une douloureuse preuve de discrtion et peut-tre d'initiation.
Marie de France, quant elle, dveloppe sous la forme narrative du lai,
sans toutefois l'expliciter lourdement, le symbolisme diffus que recle le
motif de l'oiseau d'amour dans le lai du Lastic (79), o le rossignol est la
fois l'adjuvant, le substitut et l'image de l'amour : Saint-Malo, une jeune
femme et un jeune chevalier s'aiment en secret. La nuit, la dame va sa fe
ntre
et parle son ami, dont la maison est voisine de la sienne. A son mari
qui lui demande pourquoi elle se lve ainsi la nuit, elle rpond que c'est
pour couter le rossignol.
Il nen ad joie en cest mund
Ki n'ot le lastic chanter. (v. 84-5)
Le mari jaloux fait tendre un pige o l'oiseau est pris. Il l'trangle de
vant sa femme et jette le petit corps contre elle avec tant de violence que sa
chemise en est tache de sang. La dame envoie le corps du rossignol son
ami, qui le fait sceller dans une chasse prcieuse qu'il portera toujours avec
lui. Le bref prologue insiste sur l'importance de l'oiseau, dont Marie cite le
nom en trois langues :
Une aventure vus dirai
Dunt li Bretun firent un lai.
Lastic a nun, ceo m'est vis,
Si l'apelent en lur pais;
Ceo est russignol en franais
E nihtegale en dreit engleis. (v. 1-6)
Dans la littrature narrative, laquelle cet exemple nous a amen, mis
part le traitement sur le mode affectif du thme de l'animal familier dont il a
dj t question, la rencontre de l'animal annonce et signifie celle de
l'aventure. La matire bretonne, hritire des traditions celtiques, attache
ainsi une importance particulire la chasse ou la vision de l'animal
blanc, cerf, biche ou sanglier, qui est toujours, de faon latente ou expli
cite, une manation de l'autre monde. C'est le cas dans les lais de Guigemar, de Guingamor, de Graelent et, de faon plus voile, dans celui de Tyolet et dans Erec et Enide (80). Une chasse au blanc cerf sans implication sur
naturelle
et mme sans mystre apparent figure dans la Vengeance Raguidel.
Inversement, dans le lai de Melion et dans Parthonopeus de Blois (81), la
chasse est le chemin de l'aventure et du surnaturel sans que la couleur de
l'animal, cerf dans un cas, sanglier dans l'autre, soit prcise. Dans le lai du
79. Jean Rychner, p. 120-125.
80. Voir Prudence Mary O'Hara Tobin, Les lais anonymes, p. 37-47.
81. Ed. Joseph Gildea, Villanova(Pa) Univ. Presse, 1967.
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H. Oesterley, Johannis de Aha Siha Dolopathos sne de rege et septem Sapientibus, Stras
1873.
Ed. G. Peme Williams, Pans, CFMA, 1929.
Ed. Louis Stouff, Dijon et Pans, 1932. Version en vers de Coudrette d. par Eleanor Roach,
Klincksieck, 1983.
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Toutes les histoires dormir debout qu'un esprit aussi clair et aussi cultiv
que Gervais de Tilbury accumule et discute gravement l'intention de son im
prial
lecteur, ces incubes, ces loups-garous, ces femmes-serpents, ces chevaux
trop savants pour tre des btes, ces corbeaux qui en savaient trop; tous ces
monstres exotiques que dcrit Thomas de Cantimpr et qui ornent chapiteaux et
tympans; toutes ces cratures incertaines dont parlent les voyageurs, tous ces
singes de Ceylan dont Marco Polo s'indigne qu'on les fasse passer pour de pe
tits hommes aprs les avoir teints en jaune pour l'exportation. Tous posent la
mme question : o s'arrte l'animal, o commence l'homme? C'est--dire :
qui doit tre converti, baptis? Qui peut tre sauv? Et encore : le non-humain
qui ressemble l'humain est-il animal ou est-il diabolique? Si les meilleurs tr
avaux rcents sur l'animal sont des travaux sur les monstres (89), ce n'est pas
seulement parce que se consacrer la littrature mdivale est la marque d'un
esprit immature, avide de rgression enfantine et d'histoires qui font peur (ce
qui est au demeurant indubitable). C'est aussi parce que le monstre pose l'es
prit mdival ces questions essentielles. Les allgories sentencieuses des bes
tiaires,
qui ne se font pas faute d'ailleurs d'exploiter le fabuleux, les caricatures
du Roman de Renard font de l'animal un enseignement pour l'homme en sup
posant
que, par des voies diverses, il le signifie. Mais c'est un bien autre trou
ble quand l'animal ne se distingue plus de l'homme, quand la bte chasse
parle, quand dans la fort sauvage, la nuit, nu, l'homme devient loup.
89. Claude Kappler, Monstres, dmons et merveilles a lajin du Moyen Age, Pans, Payot,
1980; Claude Lecouteux, Les monstres dans la littrature allemende du Moyen Age, Goppingen, Kummerle Verlag, 1982, et Mlusme et le chevalier au C\gne, prface de Jacques Le
Goff, Paris, Payot, 1982.