Cavagna - Enfer Et Purgatoire Dans Le Pelerinage de L'âme PDF
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2. Le Songe dEnfer de RAOUL DE HOUDENC (vers 1210) est le premier voyage allgorique en langue franaise,
cf. Raoul de Houdenc, Le Songe dEnfer suivi de La Voie de Paradis : pomes du XIII e sicle, d. Ph. Lebesgue
(1908), rd. Genve, Stlatkine, 1974. Le texte de Rutebeuf se lit dans ldition de M. Zink, RUTEBEUF,
uvres compltes, Paris, Garnier, 1990 [Lettres gothiques, 4560], p. 63-69, celui de JEAN DE LA MOTE dans
ldition de la Sur M. A. Pety, La Voie dEnfer et de Paradis. An unpublished poem of the fourtheenth century,
by Jean de la Mote, Washington, The Catholic University of America Press, 1940. propos des autres voyages
allgoriques anonymes, nous renvoyons A. MICHA, F. BAR, G. HASENOHR, Voies de Paradis , dans le
Dictionnaire des Lettres Franaises, Paris, Fayard, 1964, pp 1489-1491.
3. Comme le suggre Genevive Hasenohr, ce texte repose sur dexcellentes bases thoriques et a constitu un
ple de rfrence oblig, en milieu lac comme en milieu ecclsiastique, dans la propagation de la doctrine
chrtienne. Cf. G. HASENOHR, La Littrature religieuse , dans La littrature franaise aux XIV e et XV e sicles,
GRLMA VIII/1, d. D. Poirion, Heidelberg, Winter, 1988, p. 266-305 (cf. p. 271-272).
4. Les justices de lau-del. Les reprsentations de lenfer en France et en Italie (XIIe-XVe sicle), Rome, cole Franaise
de Rome, 1981, p. 467-471. La doctrine des sept pchs capitaux trouve son origine dans luvre de Cassian
qui propose lnumration suivante : gula, luxuria, avaritia, ira, tristitia, acedia, vana gloria, superbia. Comme
on la suggr, cette liste a t ensuite revue et corrige : les deux couplets tristitia et acedia et vana gloria et
superbia ont t considrs comme des synonymes, ce qui rduit la liste six pchs, auxquels il faut ajouter
linvidia. On obtient ainsi la liste des sept pchs capitaux telle quelle a t propose par GRGOIRE LE GRAND,
Moralia in Job, (PL 76, col. 621) : Septem nimirum principalia vitia, de hac virulenta radice proferuntur, scilicet
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 133
direntes rgions de lespace infernal en menant une enqute, dans une approche
diachronique, sur les sources utilises par Guillaume de Digulleville. Cela nous
permettra de mieux situer ce texte lintrieur du dveloppement de lhistoire
des croyances en revenant notamment sur un dbat historiographique qui nous
intresse particulirement : lorigine du purgatoire.
Lenfer quadriparti
Guillaume rve quil quitte son corps et quil assiste larontement dun ange
et dun dmon se disputant son me. Cette confrontation, violente mais purement
verbale, cde la place un vritable procs plac sous lautorit dun vritable
tribunal cleste, compos par Justice, Raison et Vrit, en prsence de plusieurs
tmoins rpartis en deux groupes. Saint Michel, le juge suprme, a recours une
balance, afin de peser les uvres de limput. Le poids des pchs dpasse dabord
celui de ses bienfaits, mais Misricorde propose une grce supplmentaire qui
sauve le plerin de la damnation : il est condamn passer mille ans au purgatoire
et part aussitt la suite de son ange gardien. Cette scne initiale rcupre certains
lments qui ont t labors dans la tradition visionnaire, notamment lide du
jugement individuel, sous la forme dun arontement entre un ange et un dmon,
qui a lieu juste aprs la mort 5 ; mais en mme temps on note la mise en place
dune scnographie solennelle, calque sur limage de la cour judiciaire et sur celle,
dorigine biblique, de la balance, qui est dveloppe surtout par les arts figuratifs
dans liconographie du Jugement Universel 6.
Guillaume se trouve plong dans un espace indfini et tnbreux, mais le
processus de purification lui permet de recouvrir progressivement la vue : au fur
et mesure quil se purifie de ses pchs, le pnitent arrive distinguer plus claire-
ment le contexte o il est projet et ore, pour la premire fois dans la production
allgorique, une description de la structure de lenfer. Lespace infernal est compar
une noix, constitue de quatre sphres concentriques : le lieu de la damnation
inanis gloria, invidia, ira, tristitia, avaritia, ventris ingluvies, luxuria. Cf. M. W. BLOOMFIELD, The Seven Deadly
Sins, Michigan, State College Press, 1952 (cf. p. 69-70) et C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, I sette peccati
capitali. Storia dei peccati nel Medioevo, Turin, Einaudi, 2000 ; version franaise : Histoire des pchs capitaux
au Moyen ge, Paris, Aubier, 2002.
5. propos de la tradition du jugement individuel, nous renvoyons aux tudes de C. VIOLA, Jugements de Dieu
et jugement dernier. Saint Augustin et la scolastique naissance (fin XIe milieu XIIIe sicles) , dans The Use and
Abuse of eschatology in the Middle Ages, d. W. Verbeke, D. Verhelst, A. Welkenhuysen, Louvain, Mediaevalia
Lovaniensia Series I / Studia XV, 1988, p. 242-298, et de J. BASCHET, Jugement de lme, Jugement dernier :
contradiction, complmentarit, chevauchement ? , Revue Mabillon, n.s. 6 (1995), p. 159-203.
6. Limage de la balance qui mesure le poids des bonnes et des mauvaises actions se retrouve dans lApocalypse
(Ap. VI, 5) : Et ecce equus niger et qui sedebat super eum habebat stateram in manu sua.
134 UNE CRITURE DU SALUT
ternelle constitue le noyau central ; il est entour par le limbe des enfants non
baptiss, par le purgatoire et par le limbe des saints pres.
Enfer ainsi comme nois est,
De III couvertures couvert est.
Il est le noyel du milieu,
Du quel trouver nest point de gieu.
Une pelace a entour li
Qui est dite lourl de li,
Qui tout ainsi lenvironne
Com pelace fait la pome.
L sont les enans non purgs,
Non lavs et non baptiss
Et qui doriginel pech
Tant seulement sont entach,
En tenebres tousjours y sont
Et jamais goute ny verront.
Paine leur est que Dieu voir
Il nont et naront ja pouoir.
Sus ceste pelace mise
Pres est lescaille et assise,
Cest le purgatoire present
O du feu tu sens le tourment.
Sus ceste escaile lescorce est
Qui toute la nois dehors vest,
Cest o Jhesucrist descendi
Et le lieu o enfer mordi.
Le mors fu grant quant en sacha
Ses amis et les emmena. (v. 3693-3718 7)
Aprs un long sjour dans le feu du purgatoire, lme de Guillaume est amene
sur terre, dans les lieux o le plerin avait commis pchs 8. Au cours de ce voyage,
elle rencontre les mes de plusieurs personnes qui, comme lui, subissent des peines
particulires dans les lieux les plus disparates (Aucuns en murs ou maisieres / Ou en
mer ou en rivieres / Aucuns en terre, aucuns en air 9). Guillaume dcrit en parti-
culier un pcheur enferm dans la glace : sa faute est davoir trop aim les bains,
les tuves et les aventures amoureuses pour faire plaisir son corps 10. Lange
7. Toutes les citations du Plerinage de lme sont tires de ldition de F. DUVAL, Descente aux enfers avec
Guillaume de Digulleville. Edition et traduction commentes dun extrait du Plerinage de lme, Saint-L,
Archives dpartementales de la Manche, 2006 (ici, p. 82-84).
8. Or vous di ne demoura pas / que en tous les liex et les pas / O javoie fait folie / Ou men mauvaise vie / Ou fait
aucun vice ou pech. Ibid, p. 88.
9. Ibid. p. 90
10. Se jai aim baigneries, / Estuves et druries, / Ce fu pour le corps aisier, / Qui ore nest qu un fumier. Ibidem.
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 135
explique Guillaume que la pnitence sur terre concerne les pchs vniels qui
nont pas t eacs travers une pnitence susante. Les pchs mortels, par
contre, doivent tre expis en enfer 11.
Guillaume voit ensuite son propre corps, puant et corrompu, et entretient
avec lui un dialogue, en lui reprochant de lavoir fourvoy et davoir mis en danger
son salut ternel. Finalement, lange amne Guillaume dans lenfer proprement
dit, mais le rassure : sa peine ne sera pas augmente, il sagira seulement de visiter
les lieux des tourments ternels.
Mme travers un rsum trs succinct, la complexit de ce texte saute aux
yeux. Guillaume de Digulleville seorce dinsrer dans la structure narrative du
voyage allgorique un certain nombre de topo tirs de plusieurs traditions litt-
raires direntes. Dun ct, on reconnat le motif de la purification individuelle
des pchs vniels qui seectue sur terre. Il sagit dun motif bien connu dans les
rcits de miracles et de revenants de la tradition mdiolatine qui remonte au moins
aux Dialogues de Grgoire le Grand. Lallusion aux bains et aux tuves est assez
emblmatique en ce sens puisque, dans la tradition des miracles, les tablissements
thermaux sont les lieux les plus frquents par les mes du purgatoire 12. Dun
autre ct, on reconnat la tradition allgorique du dbat du corps et de lme, une
tradition qui se dveloppe, en langue franaise, partir du dbut du XIIIe sicle.
Une enqute sur les sources de ces passages apporterait sans doutes des rsul-
tats intressants, mais la question qui nous intresse davantage ici concerne la
structure de lenfer et larticulation des quatre rgions infernales : les limbes des
enfants non baptiss et des saints Pres, le purgatoire et lenfer proprement dit.
11. Des pechs mortex autrement / Vueil dire, car chascun descent / En enfer, actendant celui / Qui la fait jusquil est
feni. / L lassaut il et envast / Et contre li forment sasprist / Selon la qualit quil est. Ibid, p. 98.
12. Voir par exemple le tmoignage relat par GRGOIRE LE GRAND, Dialogues IV, chap. 57, d. A. de Vog,
Paris, Cerf, 1980 [Sources Chrtiennes, 265], p. 184-188.
13. Cette distinction entre les deux parties de lenfer a t arme lorigine par saint Augustin dans ses
commentaires sur les Psaumes, notamment partir du passage eruisti animam meam ex inferno inferiori
(Ps. LXXXV, 13). Saint Augustin considre le terme latin inferior en tant que comparatif de ladjectif inferus,
ce qui implique justement lexistence dun terme de comparaison, constitu, videmment par ladjectif
superius. Il sagit pourtant dune question problmatique, dans la mesure o le latin tardif avait neutralis
lopposition entre le comparatif et le superlatif si bien que le terme inferior traduisait tout simplement lide
de trs profond .
136 UNE CRITURE DU SALUT
VIIIe sicle), sur lesquelles nous reviendrons plus loin, lenfer suprieur remplit
donc la mme fonction que le purgatoire. partir de la fin du XIIe sicle, le terme
purgatorium fait son apparition dans le milieu de la spculation thologique et
dsigne, justement, la partie suprieure de lespace infernal, laquelle sajoutent
galement les deux limbes : celui des enfants non baptiss et celui des saints
pres.
Cette conception quadripartite de lespace infernal a t probablement labo-
re dans lentourage dAlbert le Grand, cest--dire au moment de lessor de la
thologie scolastique du XIIIe sicle. Dans son trait De Resurrectione (III, 5-8),
Albert le Grand aborde la question des lieux de chtiment (loci poenarum), en
expliquant que lespace infernal est compos de quatre rgions, savoir : le goure
infrieur, les limbes des enfants, le purgatoire, les limbes des saints pres 14. Voici la
rubrique qui introduit la partie en question : Et primo quaeritur de inferno, secundo
de purgatorio, tertio de limbo puerorum, quarto de limbo patrum. Pour chacune de
ces quatre rgions, Albert le Grand propose une srie de considrations, exposes
de faon assez complexe, selon les procds de la disputation scolastique, concer-
nant la nature des peines : dans lenfer proprement dit, les mes sourent le tour-
ment du feu (aictio) et la damnation ternelle (damnatio) ; dans le purgatoire,
elles sourent seulement le tourment du feu (aictio) et bnficient en outre de
lespoir du salut ; dans le limbe des enfants, il ny a point de tourment, mais leur
condition est ternelle et ils nont aucun espoir de voir le Crateur ; le limbe des
saints pres, quant lui, a t vid par Jsus-Christ au moment o il est descendu
pour amener les saints pres au paradis. Albert le Grand ne propose pas une
vision spatiale de lespace infernal mais sinterroge en revanche sur les rapports de
proximit entre les direntes rgions. Il conclut que le limbe des enfants est plus
proche du goure infernal que le purgatoire, car les enfants non baptiss sont plus
loigns de Dieu par rapport aux saintes mes du purgatoire (quod pueri in limbo
magis elognati sunt a Deo quam sanctae anime, quae sunt in purgatorio 15).
La thorie dAlbert le Grand est reprise et approfondie par lun de ses lves,
Hugues de Strasbourg, dans son trait intitul Compendium Theologicae Veritatis
(IV, 22 16). Par rapport son matre, ce thologien manifeste dexcellentes quali-
ts de synthse et propose une description claire et succincte des quatre rgions
infernales :
14. ALBERT LE GRAND, De Resurrectione, d. W. Kbel, dans Alberti Magni Opera Omnia, t. XXVI, Mnster,
Aschendor, 1958, p. 312-320.
15 Ibid. p. 318.
16 De descensus Christi ad inferos, d A. Borgnet, Alberti Magni Opera, t. XXXIV, Paris, L. Vivs, 1895, p. 146-
148.
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 137
17. Le texte latin, accompagn de la traduction de Jean Milot, se lit dans ldition de J. Lutz et P. Perdrizet,
Speculum humanae salvationis, texte critique, traduction indite de Jean Mielot (1448), Mulhouse Carl Beck,
Meininger Leipzig, 1907 (tome I). Le tome II (1909) prsente le fac-simile du manuscrit de Munich,
Clm 146.
138 UNE CRITURE DU SALUT
Le premier lieu est des dampnetz, et au pourpoz, ou est paine de sens cest de
sentir et de dommage, avecques tenebres interieures et exterieures, cest assavoir
carence cest absence et defaillance de grace et de gloire.
Sur cestui est le lymbe des enfans, cest dessus le premier lieu des infimes et le plus baz,
voire qui sont mors sans baptesme, la ou est paine de dommage et non de sens.
Et sur cestuy est purgatoire, auquel lieu sont paines et de sens et de dommage, mes
ce a temps ; la ou sont tenebres exterieures et non pas interieures, car par grace ceuz
qui la sont ont lumiere interieure.
Le plus hault lieu des quatre les le lymbe des saints peres, ou fut paine de dommage et
non pas de sens ; et la furent tenebres exterieures et non pas privation de grace 20.
Contrairement son habitude, Regnaud le Queux ne cite pas la source de cet
extrait, et le titre du paragraphe renvoie, de faon gnrale, la Bible : Des quatre
estages denfer selon la sainte Escripture. Pourtant, le passage concide parfaitement
avec le texte dHugues de Strasbourg qui devra donc tre compt parmi les trs
nombreuses sources du Baratre Infernal 21.
La conception quadripartite de lenfer se retrouve, telle quelle, dans un autre
texte qui a connu une grande popularit la fin du Moyen ge : le Mystre de
la Passion dArnoul Grban. Dans le passage suivant, le pauvre Lazare explique
Marthe que lenfer est divis en quatre parties :
Et en la plus haulte partie
Qui le limbe des peres est
Sont de prophetes grant partie,
Et dautres a qui moult desplaist
Que len diere leur procest.
Eulx qui sont de floire actentifz
Mais espoir repaist les chetifz.
[]
En lautre lieu qui est notoire
Et bien ordonn par raison,
Est lenfer quon dit purgatoire
Ou il y a dames grant foison,
Pugnies par vive achoison
Comme chascun a desservy :
Nul mal ne demeure impugny.
[]
Lautre enfer qui plus bas descend,
Pu les sieges sont mal ournz
20. Ms. Paris, BNF, fr. 450, fol. 127-127v.
21. Parmi les rares rfrences bibliographiques concernant ce texte, voir surtout D. LESOURD, Le Baratre infernal
de Regnaud le Queux , Positions des thses de lcole des Chartes, 1969, p. 87-95.
140 UNE CRITURE DU SALUT
22. Le Mystre de la Passion dArnoul Grban, d. O. Jodogne, Bruxelles, Palais des Acadmies, 1965, tome I,
p. 210 (v. 15745-17803 avec coupures). Je tiens remercier Darwin Smith de mavoir signal ce passage.
23. Speculum humanae salvationis, texte critique, traduction indite de Jean Mielot (1448), d. cit., p. 145.
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 141
Entendu et estroictement.
Car estroictement est cellui
Ou dampns sont et est emmi,
Mes appell est largement
Pour les peines que chascun sent
Dedens le cercle o il et mis
En quel degr quil soit assis. (v. 3721-3730)
Ce passage nous invite reconsidrer le sens du mot enfer , tel quil a t
utilis dans la langue mdivale, en proposant des considrations quil faudrait
analyser avec attention et quil faudrait appliquer lhistoire des croyances tout
entire : le mot enfer peut tre compris et utilis, au Moyen ge, tantt au
sens large, tantt au sens strict. Les deux emplois du terme ne concident gure et
ne doivent surtout pas tre confondus : au sens strict, le mot enfer dsigne le
goure o sont enferms les damns pour lternit ; au sens large, le mot enfer
dsigne un espace complexe lintrieur duquel il existe plusieurs rgions o les
pcheurs sont tourments des degrs dirents, dans des conditions direntes,
pour une dure dirente. Nous sommes habitus identifier le terme enfer
avec le goure qui enferme les damns. Il sagit dune interprtation univoque qui
entrane des erreurs dinterprtation assez importantes et qui ne considre le terme
que dans son sens strict. Mais le terme enfer est employ bien plus souvent au
sens large, pour dsigner lespace qui accueille les pcheurs aprs leur mort et qui
se compose, comme on la vu, de quatre rgions concentriques ou superposes.
Lambigut du terme ne concerne pas seulement la langue franaise, mais
galement le latin, comme en tmoigne, une fois encore, luvre dHugues de
Strasbourg. Dans le passage que nous avons cit, Hugues de Strasbourg donne une
dfinition cohrente et prcise du mot enfer , en armant quil dsigne gnra-
lement le lieu des tourments (infernus sumitur pro loco poenae ). Par la suite,
aprs avoir expliqu la structure quadripartite de lespace infernal, il propose des
observations plus articules, en tirant son inspiration dun passage de la liturgie :
Ex jam dictis patet quare cantamus Libera animas omnium fidelium defunctorum
de poenis inferni, et de profundo lacu : quia infernus ibi sumitur pro purgatorio,
sicut et ibi sumitur pro limbo, quando dicitur Christus ad inferos descendisse vel
infernum destruxisse 24.
De ces observations, on comprend bien pourquoi on chante Dlivre les
mes de tous les dfunts fidles des peines de lenfer et de la fosse profonde :
parce que le terme enfer est employ pour dsigner le purgatoire, de mme
24. De descensus Christi ad inferos, op. cit., p. 151. La traduction est personnelle.
142 UNE CRITURE DU SALUT
quil dsigne les limbes lorsque lont dit que le Christ est descendu aux enfers ou
quil a dtruit lenfer.
28. Il ny a ni oeuvre, ni pense, ni science, ni sagesse, dans le sjour des morts, o tu vas.
29. Car on ne se souvient point de toi dans la mort ; dans le shol, qui te clbrera ?
30. Et la fume de leurs tourments montera dans les sicles des sicles, et il ny aura repos ni jour ni nuit pour
ceux qui auront ador la bte et son image.
31. Alors il scria : Pre Abraham, aie piti de moi et envoie Lazare tremper dans leau le bout de son doigt
pour me rafrachir la langue, car je suis tourment dans cette flamme. Mais Abraham dit : Mon enfant,
souviens-toi que tu as reu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est
consol, et toi, tu es tourment.
144 UNE CRITURE DU SALUT
Melius erat nobis si non fuissemus nati, nos omnes qui sumus peccatores 35 !
Ensuite il prie Dieu pour quil octroie aux pcheurs en enfer un refrigerium. Devant
la prire de lAptre, le Christ annonce :
32. Frdric Duval considre ce texte, juste titre, comme lune des sources du Plerinage de lme (op. cit.,
p. 125).
33. Dans les rdactions courtes, et notamment dans la version IV, date du XIIe sicle, les lieux infernaux
connaissent une diversification et certains lments structuraux font leur apparition, notamment des portes,
qui suggrent un modle architectural, tranger au texte original. Pour les rdactions courtes du texte,
cf. ldition dH. Brandes, Visio Sancti Pauli. Ein Betrag zur visions litteratur mit einem deutschen und zwei
lateinischen Texten, Halle, Niemeyer, 1885, p. 65-71 (rd. I) et p. 75-80 (rd. IV). La version longue L1 se
lit dans ld. de Cl, Carozzi, Eschatologie et Au-del. Recherches sur lApocalypse de Paul, Aix-en-Provence, PU,
1994 qui est notre dition de rfrence.
34. Si quelquun est envoy dans ce puits de labme, et quil est scell sur lui, il nest jamais fait mmoire de lui
en prsence du Pre, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi que des saints anges. Ed. et trad. Cl. Carozzi, op. cit.,
p. 244-245.
35. Il aurait mieux valu pour nous que nous ne fussions pas ns, nous tous qui sommes pcheurs. Ibid. p. 246-
247.
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 145
In die enim qua resurrexi a mortuis, dono vobis omnibus qui estis in poenis noctem
et diem refrigerium in perpetuum 36.
Grce lintercession de saint Paul, Jsus-Christ octroie aux pcheurs tour-
ments en enfer un rpit le jour du dimanche. Ainsi ce texte apocryphe semble
littralement dmentir lApocalypse canonique, celle de saint Jean, qui comme on
la vu exclut explicitement lide du rpit (nec habent requiem die ac nocte). Une
telle dmarche ne manquera pas de nous tonner, dans la mesure o les textes
apocryphes, loin de vouloir corriger , voire mme contredire les critures, se
proposent gnralement comme des complments ou des supplments aux
textes canoniques.
Lapocalypse paulinienne devra alors tre soumise une interprtation
nouvelle, qui remet justement en perspective le concept d enfer . Les lieux de
tourments dcrits par saint Paul nappartiennent probablement pas lenfer au
sens strict. En relisant le texte, on saperoit en eet que saint Paul nvoque jamais
lide de damnation , sauf pour le puits infrieur, qui renferme les pcheurs dont
la mmoire est eace pour lternit. Le fait que le Christ octroie aux pcheurs un
jour de rpit signifie que ceux-ci sont soumis laction de la misricorde divine.
Notre interprtation pourra sembler, une premire vue, un peu trop opti-
miste. Cependant, elle est supporte par bien dautres textes qui reprennent lide
du rpit, introduite par la Vision de saint Paul, en lui confrant une signification
thologique plus prcise et explicite.
Selon notre interprtation, dans la division propose par ce texte entre les loci
penarum et le puteum abyssi, il faut reconnatre une premire bauche de la bipar-
tition de lenfer qui sera reprise et approfondie par toute la production visionnaire
mdivale et qui concide, au moins partir du VIIIe sicle, avec la distinction
entre lenfer et le purgatoire. Lide du refrigerium, qui ramne une large partie de
lespace infernal sous laction de la mmoire divine, et donc aussi de la misricorde,
constitue un concept-cl dans le dveloppement de lide du purgatoire.
36. Au jour o je suis ressuscit des morts, je vous accorde tous qui tes dans les peines une nuit et un jour de
rafrachissement, perpetuit. Ibid. p. 252-253.
37. Le texte est contenu dans une ptre date de 816 et adresse labbesse Eadburge. Cf. Monumenta Germaniae
Historica, Epistolae Merovingici et Karolini I, p. 252-264. Toutes les citations du texte sont tires de cette
dition.
146 UNE CRITURE DU SALUT
les profondeurs de la terre, qui jettent dehors dhorribles flammes 38. Les pcheurs
qui sont tourments dans ces flammes apparaissent sous la forme doiseaux noirs
gmissant avec des voix humaines 39. Ces oiseaux bnficient de temps autre
dun instant de repos : ils se posent sur le bord des puits o ils cessent de sourir
pour quelques instants, mais ils sont bientt replongs dans le feu. Lun des anges
qui accompagnent le visionnaire explique que ce petit moment de repos symbo-
lise la grce que Dieu leur accordera au moment du jugement : Parvissima haec
requies indicat quia omnipotens Deus in die futuri judicii his animabus refrigerium
supplicii et requiem perpetuam praestiturus est. Juste aprs, le visionnaire peroit
des cris et des gmissements encore plus terrifiants qui semblent provenir dun
lieu encore plus profond (in imo profundo), situ au-dessous des puits enflamms.
Lange lui explique que ces pleurs viennent des mes qui seront tourmentes pour
lternit.
Dans ce texte, saint Boniface distingue donc entre un enfer suprieur, consti-
tu par les puits enflamms, et un enfer infrieur situ dans les profondeurs les
plus extrmes, dont le visionnaire naperoit mme pas lentre. Lide dun repos
(requies) octroy aux pcheurs est inspire, de toute vidence, par la Vision de saint
Paul. Cependant ce repos assume ici une signification prcise : il symbolise le repos
ternel et indique donc clairement que la condition des pcheurs tourments est
une condition temporaire, et que les tourments quils subissent ont la fonction de
les purifier de leurs pchs. De ce point de vue, ce texte doit tre considr comme
une sorte de glose lapocalypse paulinienne.
La Vision de Drithelm, crite par Bde le Vnrable autour de 730, propose
une conception eschatologique trs similaire. Suite une maladie et un ravisse-
ment extatique, Drithelm, un pieu lac anglais, est conduit par son ange-guide en
direction du Nord-Est (contra ortum solis solstitialem 40) et parvient au bord dune
immense valle. Un ct de la valle est rempli de feu ardent et lautre de neige
et de grle : les pcheurs sont tourments en alternance dans la chaleur et dans
38. Igneos puteos horrendam eructantes flammam.
39. Lassimilation des mes des morts des oiseaux a des origines trs anciennes et a laiss des traces dans
limaginaire de plusieurs civilisations. Chez les Grecs, lme, psych, tait reprsente sous la forme dun
papillon ; dans la civilisation palochrtienne, des colombes blanches et des oiseaux noirs taient reprsents
sur les parois des catacombes ; chez les Celtes, les oiseaux taient communment assimils aux mes des
dfunts, comme dans lImmdam Ua Corra. Pour les traditions grecques et romanes, cf. C. NOIREAU, La lampe
de Psych, Paris, Flammarion, 1991, p.11-52 ; pour les traditions celtiques, cf. R. A. BARTOLI, La Navigatio
Sancti Brendani e la sua fortuna nella cultura romanza dellet di mezzo, Fasano (Br), Schena, 1993, p. 82-85
et W. STOKES, Souls in Form of Birds , Revue Celtique, 2 (1873-1875), p. 200.
40. La vision est insre dans lHistoria Ecclesiastica Gentis Anglorum, d. B. Colgrave et R. A. B. Mynors, Oxford,
Clarendon, (1969) 1991 (cf. livre V, p. 488-498). Toutes les citations du texte sont tires de cette dition.
Pour la traduction franaise, cf. Ph. DELAVEAU, Histoire ecclsiastique du peuple anglais, Paris, Gallimard,
1995.
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 147
en attente dtre admis en la compagnie des saints 43. Dans dautres traductions
lenfer suprieur est carrment appel purgatoire , ce qui confirme, une fois
encore, la continuit entre les deux concepts 44.
Pour terminer notre excursus, il convient de citer le Purgatoire de saint Patrice,
qui a t considr, tort, comme lacte de naissance littraire du purgatoire
et qui, en ralit, propose une conception eschatologique dans lexacte ligne de
la Vision de Drithelm et de la Vision de Tondale. A linstar de ces textes, lespace
infernal est divis en deux parties superposes. linstar de Tondale, le chevalier
Owein traverse dabord le purgatoire, parvient jusquen enfer et remonte ensuite
au paradis terrestre.
Pour revenir au Plerinage de lme, nous devons rappeler que, aprs avoir
eectu sa purification sur terre, Guillaume est finalement amen en enfer ici le
mot est employ, apparemment, au sens strict o il visite les lieux de chtiment
des damns. Lenfer travers par Guillaume de Digulleville prsente toutes les
caractristiques des enfers voqus par les textes visionnaires que nous venons de
prsenter. Il sagit dabord de toute une srie de lieux o les direntes catgories
de pcheurs sont soumises des tourments traditionnels (roues cloues, pendai-
sons, etc.). Finalement, aprs avoir travers en tant que spectateur ces
lieux de tourment, Guillaume se retrouve au bord dun goure immense, dont il
43. Cf. par exemple la version P (date de la fin du XIIIe sicle) : Tuit cil que tu as veu dessus en poine, atandent ancor
la misericorde Deu, mais cil que tu verras de ci en avant, sont ja jugi et dempn perpetuelment. Cette version
se lit dans ld. V. H. Friedel et K. Meyer, La Vision de Tondale (Tnudgal), texte franais, anglo-normand et
irlandais, Paris, Champion, 1907.
44. Vers 1250, Vincent de Beauvais reprend le texte sous une forme abrg et parle galement du purgatorium
a propos de lenfer suprieur. Dautres versions franaises tmoignent de la mme ide.
45. ALBERT LE GRAND, De Resurrectione, d. cit. p. 315.
LENFER DANS LE PLERINAGE DE LME 149
naperoit quune petite partie, o tous les damns sont punis sans aucun ordre
et sans aucun critre :
L avoit une fosse grant,
Tres orrible et orde et puant
Plaine de vermine et horreur
De feu et soure grant ardeur. (v. 5433-5436)
Les pcheurs tourments prononcent une complainte qui semble tire direc-
tement des paroles de saint Paul :
Las chetis, pourquoi fusmes ns
Pour estre ci ainsi dampns ? (v. 5449-5450)
On voit apparatre ici le terme dampns qui renvoie justement lide dun
tourment ternel et inluctable. Guillaume voque donc dun ct ce que nous
appellerons lenfer suprieur, compos de lieux de peines particulires et de lautre
lenfer infrieur, le goure o les damns sont tourments sans distinction. Ce
puits est le rgne du chaos et se rattache de prs la tradition de lenfer biblique
et la tradition visionnaire de lenfer infrieur :
Ceux-ci et tous communement
Qui maintenus confusement
Se sont sont l dedens gets
Et sens ordre tousjours dampns.
Point ne retourne qui y va.
Nulle redempcion ny a.
Sens faillir tousjours y dure
Toute punaisie et ordure. (v. 5499-5506)
Les caractristiques traditionnelles de lenfer au sens strict sappliquent cette
fosse infernale plus qu tout autre lieu. On notera notamment ladverbe confuse-
ment, la locution sans ordre et les termes renvoyant lternit et linluctabilit
des peines (dampns, sans faillir, tousjours).
Dans ce passage du Plerinage de lme, il est facile de reconnatre la biparti-
tion infernale traditionnelle de la littrature visionnaire : la distinction entre les
lieux de tourments suprieurs , o les pcheurs sont punis selon leurs propres
fautes, et le goure infrieur, o tous les damns sont tourments confusment,
sans distinctions de sorte. De toute vidence, Guillaume de Digulleville na pas
retenu lun des enjeux fondamentaux de la bipartition traditionnelle de lespace
infernal, savoir que lenfer suprieur est le purgatoire. Il a donc essay de mettre
contribution en mme temps deux conceptions de lespace infernal la concep-
tion bipartite et la conception quadripartite qui, en ralit, sont lune dans la
150 UNE CRITURE DU SALUT
Conclusion
Le Plerinage de lme de Guillaume de Digulleville a le grand mrite dattirer
lattention sur un aspect fondamental de leschatologie chrtienne : la complexit
et lambigut du terme enfer qui est utilis, dans la langue mdivale, dans
deux acceptions direntes qui ne doivent pas tre confondues. Lenfer au sens
large du terme est donc compos, selon la conception que lauteur partage avec
bien des thologiens et des crivains de son poque, de quatre rgions concentri-
ques : lenfer infrieur, le limbe des enfants non baptiss, le purgatoire et le limbe
des saints pres. Lanalyse du texte et de ses sources nous a fourni loccasion de
revenir brivement sur la question de lorigine du purgatoire, et de souligner que,
contrairement la thorie avance par Jacques Le Go, celui-ci a t gnralement
considr, ds les origines du christianisme jusqu la fin du XVe sicle, comme une
partie de lenfer 46.
La distinction entre lenfer proprement dit et le purgatoire a t labore
au sein de la production visionnaire mdiolatine sous la forme dune distinction
entre un enfer infrieur , demeure ternelle des damns, et un enfer sup-
rieur , demeure temporelle des pcheurs qui attendent la misricorde divine. Au
XIIIe sicle, la spculation thologique accorde lenfer suprieur une nouvelle
dnomination, celle de purgatoire , et complte la gographie de lespace infer-
nal avec lajout de deux autres rgions : le limbe des enfants et le limbe des saints
pres. Les deux conceptions de lespace infernal, la conception bipartite et la
conception quadripartite, se situent donc dans une continuit parfaite et harmo-
nieuse, une continuit que Guillaume de Digulleville ne semble pas avoir assimile
de faon trs approfondie ; cest pourquoi il seorce de prsenter les deux modles
infernaux lun la suite de lautre 47.
46. La Divine Comdie de DANTE reprsente, bien videmment, la plus clbres des exceptions.
47. Nous tenons remercier plus de cinq cent fois maistre Silvre Menegaldo pour sa relecture.