Mythes Et Erotismes Dans Les Litteratures Et Les Cultures Francophones de L'extreme Contemporain - Rodopi

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Mythes et rotismes dans les littratures et les cultures

francophones de lextrme contemporain


FAUX TITRE

388

Etudes de langue et littrature franaises


publies sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Mythes et rotismes dans les littratures et les cultures
francophones de lextrme contemporain

Sous la direction de
Efstratia Oktapoda

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2013


Maquette couverture : peinture de Cezar Secrieru, artiste peintre, conseiller
artistique, Moldavie (Chisinau).
www.cezar-secrieru.net

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ISBN: 978-90-420-3762-5
E-Book ISBN: 978-94-012-1012-6
Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2013
Printed in The Netherlands
Remerciements

Jaimerais remercier de cette place tous les collgues, universitaires et


critiques qui ont rpondu chaleureusement cet appel excitant, litt-
raire, mythique, rotique, sexuel, critique, psychologique, anthropolo-
gique, culturel, et ont particip ce projet qui nous tenait cur
depuis longtemps et qui sinscrit la suite dun premier volume publi
sur les Mythes et exotismes dans les littratures francophones. En
effet, le fait littraire est vaste et inpuisable, et le Mythe aussi que
jtudie depuis des annes auprs du grand spcialiste quest Pierre
Brunel, Professeur de Littrature compare la Sorbonne (Paris IV),
pour qui jai une grande admiration, je lui dois beaucoup.

Je tiens remercier vivement et sincrement pour leur collaboration,


leur patience, le srieux et la rigueur dans leur travail, les collgues
suivants : Safoi Babana-Hampton, Gatan Brulotte, Murielle Lucie
Clment, Arzu Etensel Ildem, Julie Monty, Susan Mooney, Najib
Redouane, Rabia Redouane, Alison Rice, Karin Schwerdtner, Christa
Stevens, Metka Zupani.
Ce fut une collaboration enrichissante, stimulante, passionnante
comme louvrage que nous avons aujourdhui entre les mains, fruit
dun travail de recherche approfondi qui englobe de nombreux cri-
vains et cinastes et qui stend dans plusieurs aires de la gographie
francophone. Dautres crivains et cinastes, des acteurs aussi,
pourraient tre aussi tudis, mais on ne peut jamais conclure ce vaste
chapitre qui sappelle Francophonie, et une littrature et une culture
vivante en pleine expansion. Cela dit, ce travail sur le Mythe, sur la
littrature, sur la culture, et sur la Francophonie, est un travail
rigoureux de recherche qui pose les jalons dune rflexion neuve et
profonde, sans prtendre bien sr lexhaustivit du sujet. Cet
ouvrage est le premier dans son genre sur les Mythes et lrotisme en
littrature, et en culture, la plus moderne quelle soit, celle de
lextrme contemporain. Un procs paradoxal humain et littraire et
un projet contemporain. Un sujet dactualit et un livre scientifique
qui diabolise la sexualit et lrotisme dans les littratures et les
cultures postmodernes. Enfin, jespre que cet ouvrage sera aussi une
contribution la Francophonie et aux tudes franaises que nous
dfendons tous, depuis des annes, avec amour et passion.

Efstratia Oktapoda
Introduction

Efstratia Oktapoda

UNIVERSIT DE PARIS-SORBONNE (PARIS IV)

La littrature nest-elle pas un mythe dgrad ? Tout comme le


mythe, qui est un genre narratif mobilisable comme thme et comme
matrice smio-narrative dans une littrature dj constitue, sinter-
rogent sciemment les historiens de la littrature dont Jean-Yves Tadi.
Et Pierre Brunel daffirmer : [] le mythe est essentiellement nar-
ratif. Et prcisment il va communiquer la littrature ce grand lan
de narrativit qui la propulse jusqu nous []1.
Mythe et littrature, logos et muthos, autant de questions dactua-
lit dans le champ des tudes littraires, culturelles et compares. Loin
de prtendre lexhaustivit des tudes et des thories littraires, je
reprends le terme mythopotique telle quelle est propose par
Pierre Brunel2 comme un prolongement de mythocritique , afin
denvisager trs brivement, et de manire globale, la rception et
linvention des mythes. Retenant de lui les termes cls de mytho-
critique et de mythopotique des genres, on passe lantipode du
mythe qui est celui de la fiction narrative et de la littrature. Entre
les deux termes, il y a une interactivit immuable : le mythe gnre le
texte littraire et il ny aurait pas de littrature sans mythe. Les potes
fabriquent les mythes (Platon, Rpublique) et les mythes faonnent les
hommes (plattein).

Dans ce glissement des frontires des territoires mythiques et fabu-


leux, une notion subtile et controverse, y est troitement associe :
celle de lros et du pathos qui vient droit des philosophes, dAristote
1
Pierre Brunel (d.), Mythes et littrature, Paris, Presses de lUniversit de Paris-
Sorbonne, coll. Prsentation , 1994, p. 10.
2
Pierre Brunel, Mythocritique. Thorie et parcours, Paris, PUF, coll. Littrature ,
1992, pp. 46-47.
8 Efstratia Oktapoda

et de Platon, et de la tradition grco-latine. Plus que le sentiment, cest


le corps dans toute sa beaut qui est mis ici en valeur.
Sil parat indcent dtudier les littratures francophones sous
laxe de lrotisme et de la sexualit, on peut envisager le texte franco-
phone comme un corps de toutes les souffrances et de toutes les pro-
jections. Corps en souffrance, mutil, ou bien entirement tourn
vers la reconstruction, le corps francophone se cherche en tout aspect,
en toute cause. Il nest plus simplement un corps imprgn dcres
odeurs sexuelles, il devient lui-mme le sexe. Entre revendication, dis-
persion, dissonance, le corps-sexe francophone prend des allures ana-
morphiques de sujets en crise, en drive, en rminiscence (Meslet)3.

Lextrme contemporain

Lextrme contemporain ou laprs post-moderne est une priode


dhistoire et de critique littraire peu connue encore par la critique
universitaire. Pas plus que celle de contemporain, lextrme contem-
porain est une notion composite et bien ambigu, quivalent peu
prs de lavant-garde agonisant qui ne satisfaisait plus les crivains ni
les chercheurs et critiques du second XXe sicle4 .
Forg par Michel Chaillou, le terme de lextrme contemporain se
veut un concept contemporain englobant les extrmes et labellisant

3
Sandrine Meslet, Sexualit : projection de linstance sensorielle en terres litt-
raires , Dossier n 4, Littrature et sexualit. Dans La Plume francophone.com :
http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-5127942.html
4
Sur la problmatisation de lextrme contemporain, plusieurs critiques ont entour le
sujet sans pour autant reprendre tous la mme terminologie. On peut lire profit les
ouvrages suivants : Murielle Lucie Clment (d.), Le Malaise existentiel dans le ro-
man franais de lextrme contemporain, Sarrebruck, ditions Universitaires Euro-
pennes, 2011 ; Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau (ds), Le
Roman franais de lextrme contemporain. critures, engagements, noncia-
tions, Qubec, ditions Nota bene, coll. Contemporanits , 2010 ; Dominique
Viart, Bruno Vercier, Franck Evrard, La Littrature franaise au prsent. Hritage,
modernit, mutation, Paris, Bordas, 2008 ; Bibliographie. tudes sur la prose fran-
aise de lextrme contemporain en Italie et en France (1984-2006), Bari, B. A. Gra-
phis, 2007 ; Matteo Majorano (d.), Le Jeu des arts, Bari, B. A. Graphis, 2005 ; Bruno
Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (ds), Le Roman franais au
tournant du XXIe sicle, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004 ; Rosa Galli Pellegrini
(ds), Trois tudes sur le roman de lextrme contemporain : Marie Ndiaye, Sylvie
Germain, Michel Chaillou, Paris/ Fasano, PU de Paris-Sorbonne, 2004 ; Matteo
Majorano (d.), Le Got du roman, Bari, B.A. Graphies, 2002 ; Dominique Viart, Le
Roman franais au XXe sicle, Paris, Hachette, 1999.
Introduction 9

une plateforme dcritures nouvelles, diffrentes et exigeantes qui ne


pouvaient plus se contenir dans le modle ancien de lavant-garde.
Le nouveau terme de lextrme contemporain pose dsormais la
non-identit du contemporain au moderne selon Fourcade qui
souligne : Il me semble que le moderne a t ralis [...]. Il ny a
donc surtout pas, surtout plus, tre absolument ni rsolument moder-
ne. Mais il serait beau dtre contemporain, il serait beau et juste de
ltre, selon une forme inventer dans la mesure mme o le contem-
porain, qui est une nuit, sinvente 5.
Lextrme contemporain nest pas un mouvement littraire, mais
une reprsentation mentale rassemblant des caractristiques du mme
genre pour les critiques littraires, mais qui ne caractrise pas les
crivains eux-mmes.
Pour ce qui concerne ses limites chronologiques, il ne peut pas
avoir de vraies dlimitations temporelles, puisquil sagit dun concept
en constante volution. Lextrme contemporain dsigne, dans la litt-
rature franaise, la production littraire franaise publie en France,
dans les dernires annes, cest--dire ce qui sinscrit aujourdhui,
normalement en ce dbut du XXIe sicle.
Dans la fluidit des frontires et des matires, et sans trop dgards
pour la priodisation, toujours alatoire, laquelle recourent les histo-
riens de la littrature, jappelle extrme contemporain ce qui vient
aprs la modernit littraire des annes 1980 et notamment ce qui
vient aprs 1986, puisque cest ce moment-l quest apparu aussi le
terme de lextrme contemporain, par Michel Chaillou, loccasion
initialement dun Colloque, repris ensuite dans Posie6.
La production des trente dernires annes, donc celle daprs 1980,
dsigne mieux le projet de lextrme contemporain dans sa globalit et
dans sa complexit identitaire et narrative, tant dans la production
franaise que francophone. Les annes daprs 1980 connaissent un
chaotique corpus de textes plus htrognes et de tendances spcifi-
ques dans la recherche de lcriture (courte, brise, fragmentaire)
(Pascal Quignard, Franois Bon, Pierre Bergounioux, Jean-Patrick
Manchette, Didier Daeninckx, Maurice G. Dantec, Annie Ernaux) que

5
Dominique Fourcade, Outrance, Utterrance et autres lgies, Paris, P.O.L., 1990,
p. 12.
6
Revue Posie, n 41, Belin, 1987. signaler aussi qu la suite de cette publication
sur lextrme contemporain dans la Revue Posie en 1987, nat chez le mme diteur
Belin la collection du mme nom, qui compte aujourdhui prs de soixante-dix titres.
10 Efstratia Oktapoda

dans la recherche de lidentit des crivains de cette priode, marque


par une criture intime et confessionnelle, une criture de soi en mme
temps qucriture du je(u). ajouter cela une aura dcrivains fem-
mes qui sont lorigine dune criture nouvelle, lcriture fminine
qui saffirme en France avec les mouvements fministes des annes
1980. Cette priode constitue en effet une phase transitive dans la
nouvelle criture contemporaine, une dynamique nouvelle dcriture
et une mutation esthtique.
Notre rflexion rejoint celle de Dominique Viart qui note : De-
puis le dbut des annes 1980, la littrature sloigne des esthtiques
des dcennies prcdentes . Les annes 80 mett[ent] en uvre les
expriences individuelles et les questions collectives . Aussi ces
objets se sont-ils nouveau imposs aux crivains, quil sagisse
dcrivains confirms dont on a vu luvre sinflchir vers ces ques-
tions, ou dautres, plus jeunes, qui semblent ntre venus la littra-
ture quavec le dsir dcrire autour du sujet, du rel, de la mmoire
historique ou personnelle 7.
Toutefois, si lextrme contemporain dfinit parfaitement la littra-
ture contemporaine, cest aussi un trait qui engage le dialogue et re-
noue avec le dpt culturel des sicles et des civilisations. En tant que
tel, il soffre comme un paradigme idal pour explorer les mythes dans
la littrature la plus moderne ayant en ceci le privilge de se pencher
aussi sur des ruptures modernes littraires et artistiques et interprter
le grand bouleversement, et des critures singulires, sidrantes,
comme la production littraire et rotique au tournant du XXIe sicle.

La force de lrotisme

Dans la littrature et la culture francophone de lextrme contem-


porain, de la dernire dcennie du XXe et de la premire du XXIe
sicles, la sexualit et le dsarroi savrent tre les objets dune qute
existentielle, celle de lidentit et du sens de la vie. La recherche iden-
titaire passe par la sexualit, et son expression se retrouve aisment
dans la littrature, les arts plastiques et les arts du spectacle, la
tlvision et le cinma. La sexualit est aux sources de toute forme de
vie, en alliant la jouissance du corps aux perturbations de lme. Cest

7
Bruno Vercier, Dominique Viart, La Littrature franaise au prsent. Hritage,
modernit, mutation, Paris, Bordas, 2008.
Introduction 11

lessence mme de la vie et de la mort qui est exprime dans les textes
et dans les films.
Les images damour cdent la place aux scnes sexuelles qui
simposent par leur rptition obsessionnelle. Le regard pornographi-
que, linstrumentalisation des corps et la reprsentation de lintimit
sont des thmes rcurrents, dont la signification est beaucoup plus
importante que lon ne pense, car toutes ces scnes sexuelles sont
sous-jacentes dune ralit et dune vrit autres. Voici une nouvelle
perspective dtude pour les littratures et les cultures francophones
de lextrme contemporain.
Si pour Barthes la littrature daujourdhui est ptrie de mythes, le
mythe constitue un outil de lidologie, des croyances de la socit, un
discours.
Dans Mythologies (1957) Barthes dmystifie le mythe et parle de
mythe de sensation, mythe de valeur (59) ou encore mythe dex-
pression et mythe de projection (111), mais il parle aussi de fan-
tasmes et dapaisements, de dlires et de fantaisies8, de dsirs pervers.
Livres de plaisir ou livres de la mort, plaisirs du texte ou pas, pour
faire ainsi rfrence son ouvrage Le Plaisir du texte (1973), Barthes
vante le discours amoureux et tout ce qui a trait limaginaire en
terme psychanalytique.
Et si le mythe est un discours, dit Barthes, la mythocritique prend
pour postulat de base une image obsdante , un symbole moyen
pour tre intgr une uvre, mais qui va organiser aussi luvre de

8
En anglais, on utilise le mot fantaisie (fantasy), alors quen franais, cest ordinai-
rement, le mot fantasme. En franais, le sens premier du mot est tomb en dsutude,
et il dsigne quelque chose dexcentrique. Lagache (1964) est lun des rares psychana-
lystes franais utiliser le mot fantaisie dans son sens classique. En grec, fantaisie
correspond lactivit cratrice de lesprit (imagination), et fantasme sa production.
Notons quen franais, les mots fantasme et phantasme sont quivalents. Crpault
(2007) utilise la notion de fantaisie pour dsigner un fantasme qui procure un plaisir et
un simple amusement, sans pour autant que le sujet veuille le raliser. La notion de
fantasme rotique veill peut marquer une distinction par rapport au fantasme ro-
tique lors du sommeil, cest--dire le rve rotique. Par dfinition, le fantasme veill
est conscient. La notion de fantasme sexuel est beaucoup plus large et renvoie len-
semble des mentalisations sexuelles plus ou moins dformes par les processus dfen-
sifs. Entrent dans cette catgorie aussi bien les conceptions que lindividu se fait du
sexe oppos ou de son propre sexe que les constructions mentales conscientes et
inconscientes par rapport la fonction reproductrice et aux conduites sexuelles pro-
prement dites. Voir Claude Crpault, Les Fantasmes, lrotisme et la sexualit. Lton-
nante tranget dros, Paris, ditions Odile Jacob, 2007, note 2 et 3, p. 224.
12 Efstratia Oktapoda

lauteur en sancrant dans un fond anthropologique plus profond que


laventure personnelle enregistre dans les strates de linconscient
biologique 9, crit Gilbert Durand.

Ltonnante tranget de lros.


Thorisation de lros et rotisation du Mythe

Lrotisme est fait de fantasmes, de rves et de rveries, des dsirs


et des plaisirs, ingrdients multiples, ingrdients piquants qui se
contournent et sopposent, mais qui font tous partie du plus profond de
lhomme.
Mais qui est ros ? Cest lune des divinits les plus littraires du
panthon grec. Dans la cosmogonie grecque, il dsigne un dieu
dunion, de laffinit universelle. Selon Hsiode, cest le plus beau des
dieux immortels. Il a une puissance primordiale, il assure la cohsion
de lunivers naissant. Son statut change dans la mythologie grecque.
Produit de linfidlit dAphrodite, lpouse lgitime dHphastos, et
dArs, le dieu de la guerre, ros devient le dieu de lamour, et son
frre Antros le contraire.
Pour Aristophane, comme pour Hsiode, le pouvoir dros est li
son extrme beaut. Le premier lappelle ros le dsir au dos tince-
lant dailes dor, le second le nomme kallistos, le plus beau parmi
les immortels. Le lien entre beaut et pouvoir offre sans doute lat-
trait irrsistible du dsir dsir dsir, selon lexpression dAristo-
phane.
Les Romains lappellent Cupidon, fils de Mars et de Vnus. Il est
le serviteur de sa mre, Aphrodite, la desse de lamour, de la beaut,
de la sduction, du plaisir charnel, de la jouissance, la desse qui
multiplie les aventures sexuelles, mais en provoque aussi chez les
dieux et les mortels. Figure redoutable, au visage double et trange,
malgr ses ailes dores, ros prsente une singulire duplicit.
Limage du jeune dieu de lamour a succd un aspect plus ancien
qui, conformment au sens du substantif ros, reprsentait la force
abstraite du dsir. Cest lros-dsir qui est voqu dans des mythes
de la cration du monde10.

9
Gilbert Durand, Le voyage et la chambre dans luvre de Xavier de Maistre ,
Romantisme, vol. 2, n 4, 1972, p. 84.
10
Ann-Dborah Lvy-Bertherat, ros , Dictionnaire des mythes littraires, Pierre
Brunel (d.), nouvelle dition augmente, Paris, ditions du Rocher, 1988, p. 565.
Introduction 13

Le parcours dros travers les sicles fut riche en histoire et en


culture, dans les lettres, les arts, ainsi que dans limaginaire populaire.
Je laisse aux historiens lvolution historique de lros. Mon intrt se
porte sur lros contemporain, de lextrme contemporain, ses expres-
sions littraires, ses fantasmes littraires et artistiques. Lros envo-
tant, nigmatique, lros de la jouissance et du pouvoir. Un ros tout-
puissant qui mne le monde, qui nourrit la fois la crativit et la
destruction. Un ros lorigine de la cration, mais qui marque aussi
la fin de lexistence humaine. ros et son versus Thanatos se rejoi-
gnent invitablement. Si lros est synonyme de dsir et de plaisir,
lros entrane aussi Thanatos, figure chthonienne lie la mort.
Pour ce qui est de la thorie de la sexualit, tout est analys par
Freud, dont jadopterai ici la mthodologie et le point de vue. Dj en
1905, la sexualit, sous toutes ses formes et aspects, mme les plus
vicieux, navait pas de secret pour Freud qui a rvl au grand jour,
dans une socit ngative et pseudo-puritaine des constats, qui
ntaient pas des ides de son imagination, mais les rsultats de la
psychanalyse. Trois essais sur la thorie sexuelle est un essai ma-
gistral pour les socits venir et pour la considration de la sexualit
de tout temps et dans tous les champs des sciences humaines et
sociales. Freud explore les pulsions sexuelles et ses prdispositions
originelles et universelles dans la dviation de la vie sexuelle normale.
Tout est dj dit. Freud donne les termes conceptuels de toute sexua-
lit : vie sexuelle normale et dviation, perversion, jy reviendrai. Ce
qua connu la fin du XXe sicle avec ses mouvements et les libra-
tions sexuelles ntait pas inconnu Freud qui a tout envisag et
analys au dbut du sicle. Paradoxe ou pas, scandalon ou pas, en
analysant la pulsion sexuelle et la ralit psychique, Freud met au jour
une ralit qui sera celle de tout le XXe sicle.
La sexualit appelle au dbat : sexual et thorie, sexual theory,
sexual et rapports, rapports sexuels, liaisons, amoureuses ou pas,
paradoxes de toute sorte, dviations aussi, tout est sexuel. La pense
aussi qui rencontre, palpe, touche, frle avant toute liaison. La thorie
freudienne est ducative. La base de toute civilisation et de toute
thorie sexuelle.
La sexualit est un concept-frontire, concept-contact entre lme
et le corps. Dans le grand nigme qui est celui de la sexualit, il y a
perplexit, garement. Puis, retrouvailles, bonheur. Quel bonheur ?
Bonheur de soi ou bonheur de lautre ? Freud avance la thorie des
14 Efstratia Oktapoda

plaisirs prliminaires, une sensation inverse, ivresse, dsir et plaisir.


Voil lrotisme tel quil est dfini par Freud.
Toutefois, Il y a des hommes pour qui lobjet sexuel nest pas
reprsent par la femme, mais par lhomme, et des femmes pour qui il
nest pas reprsent par lhomme, mais par la femme 11.
Freud a parl le premier de linversion dans la sexualit et des
sexuels contraires , beau terme pour dsigner la dmarche inverse
de lhtrosexualit normative. Invertis ou pervertis, homme et fem-
mes dclinent, pour plusieurs raisons, personnelles ou sociales, anato-
miques ou psychiques.
Ce qui est frappant, cest que les grands thoriciens, cliniciens, cri-
tiques et philosophes ont tous accord une grande place la sexualit
de lhomme. Il a fallu des mouvements fministes dans les annes 70,
aux tats-Unis dabord, et plus tardivement dans les annes 80 et 90
en France et en Europe pour commencer sintresser aussi aux
besoins sexuels des femmes. Toutefois, Freud revendique encore la
paternit de lrotisme, non seulement masculin, mais aussi fminin.
Il a bien distingu la sexualit fminine quasi-absente. Il dit : la sur-
estimation sexuelle peut tre mieux tudie chez lhomme, dont la vie
amoureuse a seule pu faire lobjet de recherches, alors que celle de la
femme du fait, dune part, de ltiolement que lui impose la civili-
sation, dautre part en raison de la discrtion et de linscurit conven-
tionnelles des femmes est voile dune obscurit encore impn-
trable 12. Mme si la sexualit des femmes est impntrable, en disant
cela, Freud a pos le problme de lrotique et de lautorotique
fminins. Au XXe sicle, les mouvements fministes ont rclam
lgalit des hommes et des femmes et proclam les mmes plaisirs
sexuels, mais Freud avait dj devanc en parlant des plaisirs prlimi-
naires et des excitations sexuelles. Tous les sujets tabous qui ont fait
polmique la fin du XXe sicle, Freud les a prvalus, les a cits, les a
analyss. Lintime et le profond sont dterminants pour le dvelop-
pement psychosexuel de lindividu.
Sexose (terme de Crpault)13, ou psychose, le milieu des annes

11
Sigmund Freud [1905], Trois essais sur la thorie sexuelle, traduit de lallemand
par Philippe Koeppel, Prface de Michel Gribinski, Paris, Gallimard, coll. folio
essais , 1987, p. 38.
12
Ibidem, p. 59.
13
Claude Crpault, Les Fantasmes, lrotisme et la sexualit. Ltonnante tranget
dros, op. cit., p. 199.
Introduction 15

1970 et surtout les annes aprs 1980 a connu une grande vague de
perturbations rotiques et un dysfonctionnement sexuel qui renvoyait
la conception mcanique de la sexualit.
Ces trente dernires annes, les rles se sont peu peu inverss et
le dsir fminin, de plus en plus exprim, a entran une crise
masculine , souligne Willy Pasini14.

Pour un discours rotico-mythique aux XXe et XXIe sicles

Dans la seconde moiti du XXe sicle, Bataille a accord la plus


grande importance au marquis de Sade en dfinissant lrotisme
comme la prsence de la vie dans la mort ou de la mort dans la vie.
Pour Bataille, il existe deux forces dans la nature. Lune tend
lindividualisation, et lindividu lutte pour survivre, lautre tend la
fusion et la destruction de lindividu et sa mort. Cette seconde
force est la violence et toutes les deux sont luvre dans lrotisme.
Lrotisme est alors transgression, violence, profanation, volont dan-
nulation de soi-mme et de lautre. Une thse effrayante qui ne peut
pas tre lie mon avis lamour et la vie.
Le couple amoureux est une formation sociale dote dune nergie
colossale. Elle fait engendrer des valeurs et se propose des buts. Elle
est renaissance et mergence dune nouvelle forme de vie charge
despoir et de dsir.
Pour Boris Cyrulnik15, spcialiste du coup de foudre, le regard
entre deux amants potentiels renverrait des ractions archaques o
lautre est souvent le porte-manteau dune histoire passe.
Si rotisme et transgression sont les termes rvlateurs de lunivers
thorique de Bataille, il faut dire que le thoricien se distingue de ses
condisciples en matire de thorisation de lrotisme, en le concevant
dans la fascination de la cruaut. De perspective minemment anthro-
pologique, Bataille fait lloge de Sade et de son blasphme dans la
volupt de lrotisme, rotisme sacr. Car le sacr a une grande place
dans lrotisation de Bataille. Fondateur de lathologie et du mysti-
cisme athe, influenc par Heidegger, Hegel et Nietzsche, Bataille sera
salu par Foucault pour ses propos. Ce que prne Bataille, cest
lrotisme du mal.

14
Willy Pasini [1997], La Force du dsir, traduit de litalien par Jacqueline Henry,
Paris, ditions Odile Jacob, 1999, p. 10.
15
Boris Cyrulnik, LEnsorcellement du monde, Paris, Odile Jacob, 1997.
16 Efstratia Oktapoda

Pour Bataille, le dtour par le pch est essentiel pour lpanouis-


sement de lrotisme. Il fait un amalgame et un rapprochement des
plus curieux de lhistoire des religions et de la ralit sexuelle, entre
religion chrtienne et vie rotique. Laxe dominant de son travail est
lhumain et le sexuel. Bataille parle de linterdit et de la transgression
et cherche la cohsion dans la diversit. Il diffrencie reproduction et
rotisme et distingue trois formes de lrotisme : lrotisme des corps,
lrotisme des curs et lrotisme sacr. En introduisant la notion phi-
losophique de la continuit, Bataille labore sa thorie de la disconti-
nuit des tres et de lobscurit de lrotisme. Un homme et une
femme chaste sont sans plaisir. En ceci, la reproduction reprsente le
ct obscur de lrotisme. Toute la mise en uvre de lrotisme, la
mise nu du corps a pour fin datteindre ltre au plus intime 16, le
cur.
Mais ce qui caractrise lrotisation de Bataille cest la mort et la
mise mort. Lrotisme des corps a [] quelque chose de lourd, de
sinistre . la base, la passion des amants prolonge dans le domaine
de la sympathie morale la fusion des corps entre eux. Elle la prolonge
ou elle est lintroduction. Mais pour celui qui lprouve, la passion
peut avoir un sens plus violent que le dsir des corps. Jamais nous ne
devons oublier quen dpit des promesses de flicit qui laccom-
pagnent, elle introduit dabord le trouble et le drangement. La pas-
sion heureuse elle-mme engage un dsordre si violent que le bonheur
dont il sagit, avant dtre un bonheur dont il est possible de jouir, est
si grand quil est comparable son contraire, la souffrance 17.
Tout devient alors souffrance pour Bataille, et plus on souffre, plus
le plaisir est grand. Le plaisir par le mal. Cest la jouissance sadienne
hors mesure, pangyrique. Lrotisme ouvre la violence. Lrotisme
ouvre la mort. Lrotisme ouvre la ngation, la limite de toute
limite, au draisonnablement, lexcs. Lrotisme de Bataille est
linterdit et la transgression.
Plus rvlateur et plus pointu encore sur lrotisme, Les Larmes
dros, une srie des lettres crites par lauteur, dans lesquelles
Bataille fait distinction entre activit sexuelle et rotisme18. Dans Les

16
Georges Bataille, Lrotisme, Paris, Les ditions de Minuit, 1957, p. 24.
17
Ibidem, p. 6.
18
Georges Bataille [1961], Les Larmes dros, Prface de J.-M. Lo Duca, Paris,
Jean-Jacques Pauvert, coll. 10/18 , 1971, p. 55.
Introduction 17

Larmes dros, Bataille conoit labsurdit des rapports de lrotisme


et de la morale.
Jen viens maintenant Foucault et LHistoire de la sexualit,
vritable pistmologie historique. Une French Theory en mme
temps que philosophie hellnistique, principalement stoque. Influenc
par Bataille, Foucault influence son tour Gilles Deleuze, Judith
Butler, Edward Sad19.
Foucault puise chez les philosophes grecs, Socrate et le Platon de
Socrate pour parler de lros et de lAntros. Lros nest pas forc-
ment homosexuel, et on entre l dans une nouvelle problmatique qui
nest pas celle de lros mais de lrotisme ; lraste et lromne. On
est dans une nouvelle conomie des plaisirs et du comportement
sexuel comme dchiffrement de soi.
Dans une archologie philosophique du savoir, la sexualit consti-
tue pour Foucault une problmatisation permanente des identits col-
lectives et des dynamiques politiques de mouvement en particulier
du mouvement de libration gay. Dans LUsage des plaisirs, plus qu
une identit, Foucault sintresse aux modes de vie et aux proces-
sus de subjectivation et parle de lhomosexualit. Pour Foucault, le
problme est la fois politique, thique, social et philosophique.
Foucault parle de lindividu de ltat et dindividualisation et suggre
de promouvoir de nouvelles formes de subjectivit. Pour expliquer les
conduites de la sexualit, ses variations et ses comportements, surtout
rpressives, sceptique quant la porte relle de la libration sexuelle,
mais attir par les tats-Unis (sjours Berkeley) o il a dcouvert
des formes relationnelles indites, Foucault parle de lhomosexualit
en gnral et distingue amour et passion.
Le thme du dsir et du plaisir et son triomphe social, sont lis
pour lui la culture et au fait civilisationniste : [U]ne sexualit qui
ouvre sur des domaines de connaissance trs divers et qui sarticule
sur un systme de rgles et de contraintes. Le projet tait donc dune
histoire de la sexualit comme exprience, si on entend par exp-
rience la corrlation, dans une culture, entre domaines de savoir, types
de normativit et formes de subjectivit 20. Foucault parle ainsi de

19
Edward Sad, LOrientalisme: lOrient cr par lOccident, traduit de langlais par
Catherine Malamoud et prfac par Tzvetan Todorov, Paris, ditions du Seuil, 2005.
[Orientalism: Western conceptions of the Orient, New York, Pantheon, 1978].
20
Michel Foucault, Histoire de la sexualit 2. LUsage des plaisirs, Paris, ditions
Gallimard, 1984, p. 10.
18 Efstratia Oktapoda

lhomme du dsir, de sujets de dsir et dune hermneutique du dsir


comme manifestations du pouvoir de point de vue pragmatique.
Foucault crit le Mythe de la sexualit. Il fait lhistoriographie des
activits sexuelles et des plaisirs et affirme quils taient toujours une
proccupation de la socit, de la religion et de lthique. Loin de faire
la morale, il pose la problmatique littraire et culturelle de lros et
de ses activits dans une perspective transnationale, des techniques de
soi et du retour une vie en soi aussi bien individuelle quintime.
LUsage des plaisirs est un ouvrage pistmologique contemporain
sur le dsir et lhomme du dsir. Il est compos de textes oprateurs
dans le but de nous inciter nous interroger sur lros et ses dlires,
sa conduite et sa mouvance au XXIe sicle. Pas tant comme sujet
thique, mais comme sujet potique, mtaphorique, visionnaire.
Lusage des plaisirs (aphrodisia) fait le rapport au corps, le rapport
lpouse, le rapport aux garons et le rapport la vrit.
Foucault soutient qu la fin du XXe sicle, les usages des plaisirs
ne sont pas nuisibles, on les pratique volont et sans mesure, et il
transcrit un schma de comportement chez lindividu dans la socit.
Un premier modle se retrouverait dans le schma ancien grec qui
prnait fidlit, monogamie, vertu. Dans sa cit idale, Aristote veut
que soit considre comme action dshonorante la relation du mari
avec une autre femme ou celle de lpouse avec un autre homme21. Le
deuxime modle serait celui de linterversion des rles sexuels et de
la relation entre individus du mme sexe. Or cette image ngative avec
laura impulsive qui lentoure a parcouru des sicles, affirme Fou-
cault22. Les beaux athltes grecs de lAntiquit paenne savaient
renoncer au plaisir sexuel comme aussi le Socrate du Banquet dont
tous taient amoureux mais qui lui-mme savait sabstenir de la beaut
provocatrice dAlcibiade23. La thmatique entre labstinence sexuelle
et laccs la vrit tait acquise par les Grecs de lAntiquit.
La rflexion morale des Grecs sur le comportement sexuel na
pas cherch justifier des interdits, mais styliser une libert : celle
quexerce, dans son activit, lhomme libre. De l, ce qui peut pas-
ser, au premier regard, pour un paradoxe : les Grecs ont pratiqu,
accept et valoris les rapports entre hommes et garons ; et leurs

21
Aristote, Politique, VII, 16, 1 335 b ; cit dans Michel Foucault, LUsage des plai-
sirs, op. cit., p. 24.
22
Michel Foucault, LUsage des plaisirs, op. cit., p. 25.
23
Platon, Le Banquet, 217 a-219 e.
Introduction 19

philosophes ont pourtant conu et difi ce sujet une morale de


labstention. Ils ont parfaitement admis quun homme mari puisse
aller chercher ses plaisirs sexuels en dehors du mariage, et pourtant
leurs moralistes ont conu le principe dune vie matrimoniale o le
mari naurait de rapport quavec sa propre pouse. Ils nont jamais
conu que le plaisir sexuel tait en lui-mme un mal ou quil pouvait
faire partie des stigmates naturels dune faute ; et pourtant leurs
mdecins se sont inquits des rapports de lactivit sexuelle avec la
sant et ont dvelopp toute une rflexion sur les dangers de sa
pratique. Hippocrate propose alors un rgime : nul ne doit faire
usage frquent et continu du cot 24 ; quil convient mieux aux gens
froids, humides, atrabilaires et flatulents et plus ceux qui sont
maigres ; quil y a des priodes de la vie o il est plus nocif, comme
chez les gens gs ou dans la priode qui conduit de lenfance
ladolescence 25.
Dans une perspective autre, linguistique et philosophique, et dans
le sillage de Kristeva, Lacan et Derrida, Barthes, plus rcemment,
sadonne lrotisme du langage et rvle les mcanismes de lamour
et du plaisir du... lecteur.
Si lamoureux est un artiste , crit Barthes dans sa Prface dans
Le Discours amoureux, ce nest pas vulgairement parce quil est
amoureux de lamour ou quil cre de toutes pices une aventure
raconter ou un sentiment esthtiser. Lamoureux est un artiste, au
moins potentiel, parce quil jouit la fois de la puissance de laffect et
de la force de recul qui caractrisent toute conscience concidant avec
le langage 26.
Inventaire des systmes de signification contemporaine, et dans
une dmarche nettement philosophique, Barthes part connatre le dsir
par ttonnement et dresse avec ses Fragments dun discours amoureux
un portrait non pas psychologique mais structural dune rflexion
philosophique de dimension rotique. Pour Barthes, le discours roti-
que est discours politique. Dsir, imaginaire et dclarations entrent
dans le texte comme des codes pour dire lhistoire. Cest comme sil

24
Michel Foucault, LUsage des plaisirs, op. cit., p. 111.
25
Oribase, Collection mdicale, III, pp. 168-178 ; cit dans Foucault, LUsage des
plaisirs, op. cit., p. 129.
26
Roland Barthes, Le Discours amoureux. Suivi de Fragments dun discours amou-
reux: indits, Paris, ditions du Seuil, coll. traces crites , 2007, pp. 43-44.
20 Efstratia Oktapoda

y avait une Topique amoureuse, dont la figure fut un lieu (topos) 27.
Toutefois, Barthes fait distinction et parle damour et non pas dros
comme Bataille.
Barthes parle aussi de souffrance, dangoisse et de deuil, de
castration et de frustration. Il smiotise le discours afin de lui promul-
guer une image nouvelle damour. Mais il y a aussi dans ses propos
thoriques fascination et rotisation (sans rotisme) et des sentiments
contraires. Dans lerrance, damour en amour, Barthes est tour tour
heureux et malheureux.
Dans le sillage de nouveaux critiques de lrotisme, Pascal
Bruckner et Alain Finkielkraut (1977) sen prennent aux schmas
prtablis du discours sur la sexualit et construisent leur thorie sur le
nouvel ros du XXIe sicle, ce quils appellent le nouveau dsordre
amoureux. Toutefois, ce nouveau dsordre na rien de nouveau, si
ce nest que lcriture trs littraire, criture de couteau, et o du reste,
dans un style pre et profondment provocateur, on retrouve les
mmes notions philosophiques et psychanalytiques interchanges ici
avec le littraire. Les auteurs sen prennent aux notions de linversion
sexuelle du sujet et parlent de tendances normalisatrices et donc
totalitaires, et aux censeurs du savoir. Belle dmarche du reste qui
fait figure neuve pour reparler et replacer lrotisme sous le signe du
plaisir et de la jouissance sentimentale.
Le titre est dj rvlateur, peut-tre pas dune angoisse, comme
chez Bataille, mais certainement dune souffrance.
Il faut dire aussi que les auteurs prnent lrotisme masculin, en
dmultipliant ainsi les sujets et motifs qui ont proccup les critiques
et thoriciens avant eux, chacun sous une perspective disciplinaire
diffrente.
Lengouement pour lrotisme masculin aux XXe et XXIe sicles,
semble marquer les tendances et dsigner une littrature rotique parti-
culire tout comme un nouvel rotisme.
Pour Bruckner et Finkielkraut, lrotisme est plaisir et volupt de
deux corps et de ce quils appellent connivence 28. Mais pour eux,
lrotisme ne peut tre que viril. Et voil les limites et les strotypes

27
Roland Barthes, Fragments dun discours amoureux, Paris, ditions du Seuil, 1977,
p. 8.
28
Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le Nouveau Dsordre amoureux, Paris,
ditions du Seuil, 1977, p. 7. Il est significatif de signaler que la premire dition de
cet ouvrage a paru dans la collection Fiction & Cie .
Introduction 21

poss ds le dpart, dun rotisme dlimit et fractionn, mais qui


montre bien lampleur dun nouveau discours sur la sexualit et de
nouvelles pratiques sexuelles. Nouveau dsordre amoureux ou nou-
velle sexualit accepte et officialise, on prend conscience en ce
XXIe sicle que lros est vou la jouissance pure, au plaisir pour le
plaisir, faisant abstraction de tout le contexte socio-culturel dun ros
humain vou lamour, la reproduction et la famille.
Certes tout cela est bon, et pas du tout neuf, puisquil nous vient
droit de lAntiquit grecque et romaine, comme si la Modernit avait
besoin dun retour aux origines pour se ressourcer et pour remettre
tout en question.
Le nouvel ros de lextrme contemporain parat tre un ante-ros,
un ros anti-moderne et anti-socital.
Bruckner et Finkielkraut parlent mme de nouveau corps ro-
tique viril 29, comme si lros devait tre toujours viril pour imposer
et soumettre par plaisir et o le masculin ne saffirme comme Un
qu la condition de compter le fminin pour Zro 30. Dans ce pam-
phlet de perversion corporelle et mentale, les auteurs prnent le pou-
voir de lhomme, dtermins de faire du gnital masculin le nouveau
standard des changes rotiques et affectifs 31, dune nouvelle lib-
ration sexuelle 32.
Pour Bruckner et Finkielkraut, le nouveau dsordre amoureux est
le rsultat de lrosion des trois modles qui encombraient tradition-
nellement le champ amoureux : modle conjugal pour le sentiment,
modle androgynal pour le cot, modle gnital pour le sexe 33. Pour
eux, la sexualit na plus de sens ni de transgression, ni daccomplis-
sement ni dhygine ni de subversion. Lamour est mconnaissable et
sans repres : cest peut-tre cela le dsarroi 34. Mais de quel dsarroi
peuvent parler les auteurs, si ce nest que de leur propre dsarroi et
leur inaccomplissement profond dans un dlire de hantise suprme et
dorgasme verbal qui rvle sans doute une souffrance aige.
Il ny a aucune crdibilit et aucun mrite lire des aberrations qui
ne relvent que du personnel soutenant que lon vit dans un monde qui

29
Ibidem, p. 7.
30
Ibidem, p. 8.
31
Ibid.
32
Ibidem, p. 9.
33
Ibidem, p. 11.
34
Ibid.
22 Efstratia Oktapoda

nest pas amoureux mais dans un monde effondr, o seule la


sexualit masculine est possible.
Les auteurs sont mme contre la diffrence des sexes, ce qui est
compltement aberrant35. Fiction peut-tre ce nouveau dsordre amou-
reux, mais certainement pas un ouvrage thse sur lamour moderne.

Pour en conclure avec les thories apport et perspectives

Lrotisme et sa prsence dans le temps fait de lui un Mythe.


Plusieurs mouvements, interprtations, librations ont eu lieu au cours
du XXe sicle, rvlant une crise profonde dans la socit des femmes
et des hommes. Freud et Foucault ont prn la sexualit libre et lib-
re, pas une sexualit de procration. Ce qui rejoint Bataille et son
idologie de lusage du plaisir, le plaisir pour le plaisir. Pour Bataille,
lactivit sexuelle utilitaire soppose lrotisme 36, et donc la
reproduction. Dgnrescence ou pas, il est lgitime en ce dbut du
XXIe sicle de se poser la question : est-ce que lros agonise ?
Labsence de toute morale entranerait-elle la perte de lindividu et de
son identit ? Et jusquo le plaisir est le seul Matre ? Je ne veux sur-
tout pas me taxer daucun discours moral ou de prceptes. Je ne sug-
gre gure la renonciation aux plaisirs, mais la rflexion la vrit,
la ralit, et la problmatisation des rapports de symtrie pour ce
XXIe sicle qui se voit tout permis.
Objets et jeux sexuels, dviations, inversions, intimit projete, d-
voile, lros sest dot de nouveaux visages et usages. Nombreuses
sont les transgressions la norme admise qui mritent un examen
approfondi.
La transgression (terme qui revient Freud) a beaucoup proccup
critiques et thoriciens au cours du XXe sicle. Lhomme sera tour
tour cannibale, homosexuel et incestueux. Sublimation ou pas, tout est
possible. Toutes les voies sont ouvertes au plaisir et au dsir. Lro-
tisme nest plus conventionnel, il s'inscrit comme un choix dlibr
la recherche du bonheur individuel.

35
Ibidem, p. 230.
36
Georges Bataille, Les Larmes dros, op. cit., p. 51.
Introduction 23

Les multiples visages de lros dans la littrature


et la culture francophones

Dans le fait littraire, cest la scne qui est ralit, ici le texte
rotique est mythe, rve, merveilleux, mais il peut tre aussi comme
dans le cas de Despentes , cauchemar et descente aux enfers, la
volupt dans la cruaut.
De Sade Bataille en passant par Pierre Klossowski, chez les cri-
vains, lrotisme est associ souvent la honte et au mal. Le secret de
lrotisme tient cette relation confuse entre le dchanement rotique
de la pulsion de vie (ros) et les forces de haine et de mort de la
pulsion de mort (Thanatos), et la hantise des perversions dont Michel
Foucault a magistralement signal le dploiement. Limage de lros
oscille toujours entre une reprsentation solaire et vitale et une vision
nigmatique et malfique. La littrature et les films (Romance (1999),
Trouble Every Day (2000), Proposition indcente (1993), et encore
plus Fatal attraction (1988) ou Baise-moi (2000)) lont bien montr.
Alination ou structure profonde de la pense ? Lhomme semble
aimer user de sexe de plus en plus. Le sexe entre en scne, dans les
textes aussi. Dferlement potique, mtaphorique, multiplication tex-
tuelle, sans cesse en vogue. Mensonge ou artifice, le mythe vient en
effet constituer le monde en thtre 37 et faire de lhomme moderne
un acteur particulier. Paradoxe du monde, paradoxe de lcriture,
plasticit des corps et des textes, une libido sciendi, lacte procrateur
fait prouver aux textes des sensations dlectables, cet attrait irr-
sistible des plaisirs sexuels dans les textes littraires qui subliment
lros et percent ses mystres. Lusage des plaisirs de Foucault trouve
toute son essence dans la reconnaissance des hommes et des femmes
comme sujet du dsir.
Il va de mme pour la pornographie, qui tout en ne sembarrassant
pas des interdits (masturbation, adultre), dveloppe aussi un ventail
de volupts conformes. La banalisation de lobscne dans lexplosion
ditoriale va dans le mme sens de lanalyse historique des plaisirs et
sinscrit inexorablement la rvolution de murs et la rvolution
sexuelle. Les textes pornographiques se donnent comme une vritable
esthtique de la chair o le but est la jouissance par lart.

37
Jean-Jacques Pauvert, La Littrature rotique, Paris, Flammarion, Dominos, 2000,
p. 127.
24 Efstratia Oktapoda

Point nest besoin de faux-semblant, de sentiment, de fantasme. La


littrature contemporaine est traverse de lros et des expriences
sensuelles et crbrales.

Fantasmes, rotisme et sexualit

Notre socit semble aujourdhui envahie par le dsir. Certains


vivent des unions dsexues, dautres plongent dans le monde des
dsirs incontrlables et incontrls qui conduisent des aberrations et
des abus sexuels. Entre le dsir irrpressible et labsence de dsir, les
envies de consommation ont fini par rduire en silence le plus
essentiel de tout, le rapport humain.
Aux XXe et XXIe sicles, lrotisme est distill partout. Mon inten-
tion nest pas de dcrypter toutes les formes de lrotisme prsentes
dans la socit et dans la littrature, mais de combler la lacune au
niveau thorique et mthodologique sur la constitution dune nouvelle
criture rotique et la reprsentation contemporaine de lros travers
des textes crits et des films, dans la dernire dcennie du XXe et en
ce dbut du XXIe sicle.
Le sexe est partout, et on ne peut gure lui chapper. Cette dsubli-
mation de lros (terme de Marcuse), ne fait qulargir le foss entre
limaginaire et le rel. Lhomme contemporain est surstimul rotique-
ment, ce qui cre une surcharge mentale et un tat de frustration. Dun
ct, on donne lillusion que les dsirs sont sans limite, de lautre, on
rappelle que seul un nombre rduit des dsirs peut tre satisfait dans la
ralit.
Qute du dsir personnel, qute du dsir de lautre, le dsir, et son
corolaire le plaisir est un besoin essentiel de vie et du mystrieux
univers de lrotisme.
On repre plusieurs phases dans le dsir. Le dsir comme variante
de la religion, du sexe et de lge qui prconisent une morale du dsir,
des valeurs et des rles sociaux. partir surtout du XIXe sicle, les
femmes sont tenues la chastet et condamnes la ngation du dsir
et du plaisir sexuels. On recommence parler de la sexualit fminine
partir du dbut du XXe sicle. Dans les pays occidentaux et chr-
tiens, le dsir a t diabolis, ce qui a conduit vivre le dsir sexuel
comme un danger et non comme une ressource. Vient ensuite lalchi-
mie de lros et les moteurs du dsir : le mystre de la sduction et de
lattirance dont les racines sont enfouies dans linconscient et le vcu
Introduction 25

de chacun. En troisime position on distingue les complices du dsir :


notre imaginaire et aussi le poids de linterdit et le sens des limites.
Puis, en dernier lieu, il y a lexcs, la perversion et labsence de dsir.
Si ros est un tre de dsir, il est aussi un tre de plaisir. Claude
Crpault, spcialiste en sexoanalyse, fait la distinction entre lrotisme
dexcitation et lrotisme de dcharge, un rotisme qui remplit
versus un rotisme qui vide 38. Cest la recherche de la volupt
excitatrice qui prdomine dans lrotisme fminin, et la dcharge
orgastique dans lrotisme masculin 39.
Dans le dsir, il y a dsir vivifi et dsir ralis. Rien ne risque
autant de seffondrer quun dsir ralis 40. Le rel banalise le dsir.
Il le vide de sa magie (34). Le fantasme par contre rsiste beaucoup
mieux lpreuve du temps. Il peut tre rpt maintes fois, sans trop
se faner 41. Le fantasme tient lieu despoir rotis ; il est nourri par
lillusion du ralisable 42.
Pour Crpault, lhomme masculin se distingue fondamentalement
de la femme fminine par sa propension tre un sujet dsirant et
pntrant 43. Et il ajoute : Daucuns pourront prtendre quil sagit
l dun modle rvolu, que les femmes modernes sont aussi dsirantes
que les hommes, et que les hommes se complaisent autant que les
femmes tre objet de dsir 44. Crpault, comme les autres thori-
ciens aussi, ajoute au modle masculin-fminin traditionnel dautres
ralits, existantes ou latentes, rclames et acceptes la fin du XXe
sicle.
Le mythe de lrotisme est forcment de texture double, masculin
et fminin. Chacun a son propre imaginaire, possde ses propres my-
thes et se nourrit dimages et de fantasmes spcifiques.
Tandis que les femmes ont un rotisme cutan extraordinaire, lil
chez les hommes est tout puissant. Alors que les parfums, la lingerie,
corsets et talons aiguilles constituent un ensemble de stimuli dous
dune charge auto-rotique, les hommes se sont toujours intresss
aux zones rognes dfinies par lil masculin (seins, fesses).

38
Claude Crpault, Les Fantasmes, lrotisme et la sexualit, op. cit., p. 33.
39
Ibid.
40
Ibidem, p. 34.
41
Ibidem, pp. 34-35.
42
Ibidem, p. 35.
43
Ibidem, p. 136.
44
Ibid.
26 Efstratia Oktapoda

Lrotisme masculin est visuel et gnital, lrotisme fminin est [...]


plus tactile, musculaire, auditif, li lodorat, la peau, au contact 45.
Toutefois, le mythe de lrotisme a volu faisant une large part
la socit, aux rles distribus et lidologie prgnante. Ces diff-
rences, de nos jours, nettement moins sensibles, rsulteraient [] de
la division sculaire des rles entre les sexes et, en particulier, de la
prdominance masculine. [...] Les diffrences entre les hommes et les
femmes sont lexpression des inhibitions que les deux sexes ont subies
sous cette emprise 46.

Pratiques de lintime et criture fminine :


crire et filmer la sexualit

Au lendemain de la guerre, parat un texte fondateur, Le Deuxime


Sexe de Simone de Beauvoir47. Dans une dmarche galitaire, matria-
liste et universaliste, louvrage critique la position faite aux femmes
dans la socit et dans la culture au nom de leur infriorit, montre
leur infriorisation au nom de la diffrence.
Plus de vingt ans plus tard, apparat, dans sa filiation et dans une
prise de distance la fois, tout un courant qui se cristallise autour de la
question de l criture fminine au moment de lessor des mouve-
ments de femmes dans les annes 1970 aux tats-Unis et dans les
annes 1980 en France. Ce courant se veut significatif sur laffirma-
tion et la valorisation de la diffrence contre toute exigence dgalit,
en la dnonant comme pige, comme un triomphe du mme, de lUn
qui nie laltrit48, souligne Christine Plant. Transform en mouve-
ment social, il est devenu aussi mouvement littraire49.
Dans ce mouvement fministe, on compte de nombreuses crations
et textes littraires crits par des femmes. Des crivaines, nouvelle
appellation outre-Atlantique pour dsigner les crivains femmes qui

45
Francesco Alberoni, Lrotisme, Paris, Ramsay, Pocket, 1987, p. 10.
46
Ibid.
47
Simone de Beauvoir, Le Deuxime Sexe, vol. 2, Paris, Gallimard, 1949.
48
Voir Christine Plant, dans Atelier de thorie littraire : Genre- Gender , Table
ronde avec Catherine Nesci et Martine Reid, anime par Audrey Lasserre. URL :
http://www.fabula.org/atelier.php?Genre_-_Gender
49
Il se caractrise par des revues spcialises, par des maisons ddition, comme la
cration des ditions des femmes, mais aussi de collections Femmes chez des
grands diteurs, comme par exemple la Collection Bibliothque du fminisme
chez LHarmattan.
Introduction 27

investissent de plus en plus le terrain de la littrature et qui sengagent


expressment en tant qucrivaines sous une nouvelle impulsion, de
crativit, dnergie. Ces femmes crivains peuvent enfin publier leurs
crits, et peuvent tre entendues. Tout cela en condition de sinscrire
dans lcriture du fminin compltement redfinie, une criture pas
normative selon lancrage de celle du XIXe sicle, mais un fminin qui
procde par inversion des valeurs et de la polarit des signes. Une
criture qui rclame son indpendance lappartenance au genre et au
sexe et dont Hlne Cixous50 est une figure phare.
Cette criture fminine de lextrme contemporain privilgie et
rhabilite les anciens prceptes et idologies qui fustigeaient le corps,
le dsir, le rapport la mre et du complexe prdipien si lon veut se
rfrer dautres schmas thoriques. Ce courant, qui ntait pas
forcment dogmatique ses dbuts, allait prendre une grande ampleur
travers des mcanismes ditoriaux, travers des dbats lintrieur
des mouvements fministes et de toute la mouvance culturelle qui les
accompagne. Il sagit dun champ pluridisciplinaire littraire et cultu-
rel qui offre de nouvelles perspectives danalyse dans la mouvance
fminine et fministe.
Lcriture fminine ouvre sans conteste de nouvelles possibilits
critiques et thoriques dans la littrature de lextrme contemporain51.
En 1990, parat louvrage de Susan Suleiman, Subversive Intent:
Gender, Politics, and the Avant-Garde52, ouvrage essentiel pour les
tudes fministes littraires et pour les tudes dans la littrature du
XXe sicle que Suleiman explore partir des crivains et thoriciens
franais. Dans son livre, Suleiman soutient que les mouvements
davant-garde du XXe sicle sont souvent une chasse garde des

50
Voir notamment Hlne Cixous, Le rire de la mduse , LArc, Simone de
Beauvoir et la lutte des femmes , n 61, 1975, pp. 39-54.
51
Avec Hlne Cixous, il faut mentionner aussi Derrida et tout un dbat qui a eu lieu
sur la libert de se positionner lgard des contraintes des genres et le choix dtre
dun sexe plutt que dun autre. Dautre part la thorie de Bourdieu est indispensable
pour analyser le problme de domination des sexes masculin-fminin dans les textes
littraires. Voir Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998. Voir
galement ldition de 2002, La Domination masculine suivie de Quelques questions
sur le mouvement gay et lesbien, augmente dune prface. Les Rgles de lart :
gense et structure du champ littraire, Paris, Seuil, 1992.
52
Susan Rubin Suleiman, Subversive Intent: Gender, Politics, and the Avant-Garde,
Cambridge, Massachusetts, London, England, Harvard University Press, 1990. Lou-
vrage de Suleiman est une contribution majeure pour les tudes fministes littraires
et pour les tudes dans la littrature du XXe sicle.
28 Efstratia Oktapoda

hommes. Ce nest que dans les annes 1970, avec lcriture fminine,
que lon peut finalement parler dun projet avant-gardiste dans lequel
les femmes jouent le premier rle. Plus que les hommes, il est caract-
ristique que les femmes crivains de la fin du XXe sicle, de 1990 au
prsent, comme Christine Angot, Virginie Despentes ou encore Marie
Darrieussecq, revendiquent une nouvelle criture autofictionnelle
associe la souffrance, voire au traumatisme, sexuel ou autre. Elles
innovent ainsi en matire de forme et dcriture, en empruntant et
transformant les techniques scripturales. Mais plus que les techniques
narratives, ce qui est trs significatif chez les femmes crivains de la
fin du XXe et du dbut du XXIe sicle, cest quen traitant des thma-
tiques inavouables dans une fiction qui se veut une autobiographie,
elles sinscrivent dans un mouvement de rforme et de revendication
sociale et politique.
travers la fictionnalisation de lexprience fminine de la sexua-
lit, ces crivaines sinscrivent dans un contexte socio-culturel globa-
lement propice lexpression de lego, aux panchements personnels
et lexhibition de lintriorit. Elles simposent ainsi sur le devant de
la scne en explorant le fil intimiste, souvent avec crudit, quon
dcle dans lcriture des hommes.
Dans la littrature de lextrme contemporain, les femmes cri-
vains sont de plus en plus nombreuses dcrire lexprience de linti-
me et donnent une place prpondrante aux descriptions dune sexua-
lit active. On a ainsi des crivains comme Anna Rozen, Catherine
Cusset, Catherine Millet, Christine Angot, Anne Garrta, Nelly Arcan.
Dans dautres domaines de la cration, on peut citer la photographe
Nan Goldin (photographe amricaine qui vit depuis 2007 entre Lon-
dres et Paris), lartiste Sophie Calle et la cinaste Catherine Breillat,
qui puisent la matire de leur travail dans les dtails les plus intimes
de leurs vies sexuelles.
Dans le mme sens de lexprience fminine de la sexualit, sins-
crit la dmarche des thoriciennes du cinma qui ont orient une partie
de leur recherche sur les genres vers le cinma pornographique
(Virginie Despentes) ou qui se sont investies dans une pratique subjec-
tive de la thorie mlant sensations et sexualit.
Dans le domaine littraire, lhybridation des discours, critique,
thorique et intime, est aussi trs en vogue, cest le cas de Nancy
Huston entre autres, provoquant un ramnagement et un dbat de
taille autour des genres et du genre.
Introduction 29

Au tournant des XXe et XXIe sicles, le discours de la sexualit


devient un mtadiscours critique. Les pratiques de lintime dans le
discours critique littraire et culturel ne sont plus en marge, mais au
centre des productions littraires et artistiques de lextrme contem-
porain.

Des sexes et des textes.


Masculin-fminin, Gender studies et pratiques sexuelles des textes

Dans la convergence de nouveaux courants et modes, les travaux


universitaires relevant du domaine des gender studies interrogent les
processus de catgorisation lis aux identits et aux pratiques
sexuelles et met en vidence lintrication des questions sexuelles et
des questions politiques.
Spcialiste du transsexualisme, Robert J. Stoller aborde dans Sex
and Gender: on the development of masculinity and femininity
(1968)53 les diffrences entre genre et sexe partir dune perspective
qui remet en question lapproche freudienne de la bisexualit hu-
maine. Selon Christine Nesci, partir des annes 1970, se met en
place le binme bien connu : dun ct, le sexe biologique et les don-
nes physiologiques des individus, de lautre, lidentification psycho-
logique dun individu donn un sexe (masculin ou fminin), fonde
le plus souvent sur des rles sociaux et des constructions culturelles
tablis. Depuis cet usage initial, dans le champ nord-amricain, le
terme de genre est devenu un concept philosophique, voire un concept
thorique, qui a trouv des applications en sociologie, en anthropo-
logie et en histoire, puis dans certains courants du fminisme amri-
cain. Les applications du terme dans les tudes littraires ont ouvert de
multiples champs de recherche et redynamis les rapports entre litt-
rature, fminisme, linguistique, philosophie et psychanalyse54.

53
Robert Jesse Stoller, Sex and Gender: on the development of masculinity and
femininity, New York, Science House, 1968. Recherches sur lidentit sexuelle
partir du transsexualisme, traduit de langlais par Monique Novodorsqui, Paris,
Gallimard, 1978.
54
Voir Catherine Nesci, Christine Plant et Martine Reid, Atelier de thorie
littraire : Genre-Gender , Table ronde anime par Audrey Lasserre. URL :
http://www.fabula.org/atelier.php?Genre_-_Gender. Voir aussi louvrage de Andrea
Del Lungo et Brigitte Louichon (ds.), La Littrature en bas-bleus. Romancires sous
la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848), Paris, classiques Garnier,
coll. Masculin/fminin dans lEurope moderne , 1, 2010.
30 Efstratia Oktapoda

Au dbut des annes 1990, lopposition entre sexe biologique et


genre social est remise en cause, notamment par Judith Butler dans
Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity (1990)55.
linstar de Butler, de nombreux philosophes confirment limportance
du terme gender, mais relvent que ses usages posent de nombreux
problmes pistmologiques. En particulier, si lon prend le cas nord-
amricain, on diffrencie bien sex et gender. Lexpression sexual
difference (diffrence sexuelle), quant elle, reste dun emploi limit.
On la trouve tout de mme dans louvrage dirig par Nancy K. Miller,
The Poetics of Gender (1986), notamment dans larticle de Naomi
Schor sur Sand56 (1993). Aux tats-Unis, on parle plutt de sex dif-
ferences (diffrences des sexes) et de sexual differentiation (diffren-
tiation sexuelle)57. En revanche, dans les usages historiques ou litt-
raires que lon fait du terme en France, on se trouve devant des nomi-
nations plus diversifies : sexe, identit sexue, genre, genres, rap-
ports sociaux de sexe, autant de termes qui reoivent des dfinitions
diffrentes. De plus, deux termes ont t au cur de beaucoup de
dbats dans les approches fministes en France : ceux de diffrence
sexuelle, que lon oppose diffrence des sexes. Langlais, quant lui,
dmarque le gender du sex. Pour les psychologues, les concepts
importants sont ceux de sexual identity (identit sexuelle), gender

55
Judith, Butler, Gender Trouble: feminism and the subversion of identity, New York,
Routledge, [1990] 2006. Trouble dans le genre: pour un fminisme de la subversion,
prface dric Fassin, traduit de langlais par Cynthia Kraus, Paris, La Dcouverte,
2005. Voir aussi Judith Butler, Laclau Ernesto et iek Slavoj, Contingency, Hegem-
ony, Universality: contemporary dialogues on the left, London, New York, Verso,
2000.
56
Naomi Schor, George Sand and Idealism, New York, Columbia University Press,
1993.
57
Pour ce qui concerne les tudes dix-neuvimistes sur le genre, parmi les ouvrages
marquants, signaler ceux de Dorothy Kelly (1989), Margaret Waller (1993), Naomi
Schor (1993), Jann Matlock (1994), Janet Beizer (1994), Franoise Massardier-
Kenney (2000) et le volume dirig par Dominique D. Fischer et Lawrence R. Schehr,
Articulations of Difference: Gender Studies and writing in French (1997).
Les tudes rcentes sur le genre aux tats-Unis portent plutt sur la construction des
sexualits et des masculinits, et la reprsentation de lhomosexualit. On na qu
noter les nombreux ouvrages qui ont ouvert la voie ds 1995 : Lawrence R. Schehr,
The Shock of Men: homosexual hermeneutics in French writing, Stanford, Stanford
University Press, 1995 ; Lawrence R. Schehr, Alcibiades at the Door: gay discourses
in French literature, Stanford, Stanford University Press, 1995 ; Dominique D.
Fischer et Lawrence, R. Schehr (eds), Articulations of Difference: Gender Studies and
writing in French, Stanford, Stanford University Press, 1997.
Introduction 31

identity (identit genre) et sexual orientation (orientation sexuelle).


Dans les annes 1980, les Gender Studies ont pris beaucoup dimpor-
tance aux tats-Unis et ont permis de dvelopper davantage la nature
interdisciplinaire des tudes fminines, en favorisant des transferts
fructueux, des changes intressants entre anthropologie, linguistique,
histoire, tude littraire, sociologie. Mais la fin des annes 1980, on
constate une crise du fminisme, de ses dfinitions, de ses buts. Luni-
t du mouvement fministe a dfinitivement clat, sous la pression
dautres facteurs didentification tels que lappartenance raciale et les
diffrences de classe, souligne Catherine Nesci58.
Cest dans ce moment de crise du fminisme aux tats-Unis que
parat le livre de Judith Butler, Gender Trouble, dont la rflexion passe
par la pense franaise, de Simone de Beauvoir Monique Wittig59,
Julia Kristeva, Luce Irigaray60 et Michel Foucault. Ds le premier
chapitre, Butler dmontre que les oppositions quon a voulu faire, en
prenant le concept de genre, entre nature dun ct, et culture de
lautre, entre dtermination biologique dun ct et construction so-
ciale de lautre, sont bien trop simplistes. Selon Butler, la nature nest
pas une donne brute, cest un construit. Anthropologues et philoso-
phes nous ont appris quil y avait dans la manire de regarder la cul-
ture une construction sociale et culturelle. Pour Butler, ce sont donc de
faux dualismes (Nesci)61. Le cur de louvrage de Butler est toutefois
consacr la psychanalyse. Elle veut dmontrer que la psychanalyse
repose sur un diktat htrosexuel, afin de remettre en cause cette
matrice htrosexuelle62. On voit dj le rapport entre Gender Studies
et Queer Studies qui est en train de se nouer et va bouleverser les
tudes fminines aux tats-Unis63. Dans les tudes littraires, les
Queer Studies64 peuvent paratre offrir le modle de la libert, de la

58
Voir Catherine Nesci, Christine Plant et Martine Reid, Atelier de thorie litt-
raire : Genre- Gender , op. cit.
59
Monique Wittig, The Straight Mind and Other essays, introduction par Louise
Turcotte, Boston, Beacon Press, 1992. Voir aussi : La Pense straight, traduit de
langlais et prfac par Marie-Hlne Bourcier, introduction rvise par Monique
Wittig, introduction rvise par Louise Turcotte, Paris, Balland, coll. Modernes ,
2001.
60
Voir Luce Irigaray, thique de la diffrence sexuelle, Paris, Minuit, 1984.
61
Voir Catherine Nesci, Atelier de thorie littraire : Genre-Gender , op. cit.
62
Ibid.
63
Ibid.
64
Voir propos, Franois Cusset, Queer Critics: la Littrature franaise dshabille
32 Efstratia Oktapoda

diffrence et des identits multiples (Nesci)65.


Selon Judith Butler, le sujet fministe est une femme blanche,
urbaine, de classe moyenne ou aise, htrosexuelle. Ds lors, il ny a
pas de place pour les autres. Sont-elles pour autant moins femmes ?
Voil tout le problme dclatement des identits qui a amen aux
Queer Studies qui sont pour autant des tudes qui cherchent une
position qui dfie toutes les catgorisations et la notion mme diden-
tit sans quelle soit rgie ni par le genre sexuel ni par une orientation
homosexuelle ou htrosexuelle.
Mais surtout, dans Gender Trouble, Butler prconise une d-
sexuation des tres humains. Pour elle, le fminin nest pas ncessai-
rement rattach la femme et le masculin nest pas ncessairement
rattach lhomme. Butler neutralise la diffrence des sexes, et met en
uvre lide de performativit du genre. Elle repense ainsi le genre en
dehors de toute fixit, de tout essentialisme. Pour rsumer, un double
transfert sest effectu, de sexe genre et de femme gender, notion
qui comprend la fois les femmes et les hommes66, souligne Catherine
Nesci, ce qui est vraiment troublant67. Car si chacun peut avancer sa
propre thorie et sa propre conception sur les sexes et les genres, nul
ne peut changer le sexe des hommes et des femmes et renverser la
nature. Mais toutes ces thories de la fin du XXe sicle sont rvla-
trices de la rvolution sociale et sociologique qui se passe et lenvie
des gens, hommes et femmes, de renverser les systmes tablis. Elles
montrent aussi, clairement, quil y a une crise profonde, psychique et
psychologique qui traverse et torture lhomme moderne de la fin du
XXe sicle. On est dans le domaine du psychoculturel.

par ses homo-lecteurs, Paris, Presses universitaires de France, 2002.


65
Catherine Nesci, dans Atelier de thorie littraire : Genre- Gender , op. cit.
66
Ibid.
67
Les tudes de Drucilla Cornel et Genevive Fraisse dans Masculin-fminin : pour
un dialogue entre les cultures (2004) ou encore larticle de Genevive Fraisse,
Sexe/Genre, Diffrence des sexes, Diffrence sexuelle (2004) vont dans le mme
sens. Voir Genevive Fraisse, Sexe/Genre, Diffrence des sexes, Diffrence
sexuelle , dans Vocabulaire europen des philosophie: dictionnaire des intradui-
sibles, Barbara Cassin (d.), Paris, Seuil-Le Robert, 2004, pp. 1154-1158. ct du
genre , dans Masculin-fminin: pour un dialogue entre les cultures, Nadia Tazi (d.),
Paris, La Dcouverte, 2004.
Introduction 33

crire le fminin, crire le masculin. Exorciser la diffrence

Les hommes sont excits par la nudit de la femme et cest cette


nudit que saccrochent leurs fantasmes sexuels. Le roman a jou ce
rle, le cinma aussi. La pornographie masculine telle quelle a t
dcrite par Bruckner et Finkielkraut prsente les femmes comme des
tres assoiffs de sexe. Pousses par une pulsion irrsistible, elles ne
pensent qu se jeter sur le sexe de lhomme. Ce qui les caractrise,
cest la frnsie sexuelle. Elles sont endiables, offertes, insatiables,
sexuellement voraces. Toutes les barrires sociales tombent, ni raison
ni convention, tout disparat devant la pulsion. On reconnat la figure
de la prostitue qui appte son client. Elle nattend pas quil lappro-
che et la sduise. Cest elle qui prend linitiative et sduit lhomme.
Le rapport rotique est aussi un rapport intellectuel et affectif et
une continuation. La structure de continu-discontinu connote la diff-
rence fminin-masculin. La femme confond investissement rotique et
amour alors que lhomme tend marquer les diffrences et
distinguer les affects.
Lrotisme nest pas annulation, perte de soi, clatement infini.
Cest un processus dialectique entre continu et discontinu 68.
Lhomme rve des femmes multiples, alors que la femme a de
multiples amours-passions avec un homme hors du commun. Mais la
masculinit est un attribut physique et social. Cest un regard, un geste
dautorit.
Dans la mythologie sexuelle contemporaine, Marilyn Monroe,
symbole rotique, se voulait ingnue, fragile et excitable, elle ne
voulait rien en change, ni mariage, ni continuit, ni engagement, ni
argent. En revanche, Brigitte Bardot, cest un sex-symbol : celle dune
adolescente sans inhibitions et un peu en marge. Elle a un rle de fille
facile que lon peut prendre et laisser sans consquences.
La sduction fminine appelle lexcitation rotique chez lhomme.
Mais la sduction fminine veut quon se souvienne. Alors que
lhomme ne pense qu la conqute, la femme pense lmotion
rotique, de garder son dsir en veil. Sur le versant masculin de
lrotisme, ce qui compte au contraire, cest lclat du rapport sexuel.
La relation rotique est pour lhomme un temps magique qui larrache
la vie quotidienne. Une exprience rgnratrice do il sort plus

68
Francesco Alberoni, Lrotisme, op. cit., pp. 30-31.
34 Efstratia Oktapoda

fort, heureux et avec un sentiment daccomplissement. Lamour-


passion est une suite de rapports merveilleux. Il y a aussi lhomme
amoureux qui, comme la femme amoureuse, continue penser celle
quil aime en son absence. Il la dsire mme parfois de faon
obsdante. Il imagine lavoir perdue et en prouve une douloureuse
nostalgie. Lorsquil la retrouve, il se sent plein dardeur. La rencontre
lumineuse le rend plus audacieux. En la quittant, il est sr de la
retrouver et chercher seulement mriter son amour. Son souvenir
reste en lui, le stimule et lencourage. Il pense elle lorsquil agit. Il la
sent en lui, elle est en lui, elle le soutient, elle lenchante. Pour lhom-
me, la mmoire vient combler la discontinuit de la prsence 69.

Pour profonde, extatique et lumineuse quelle soit, lexprience rotique ne suffit


pas llaboration dune relation permanente. Seul le sceau miraculeux de
lamour provoque lirrversible. La sduction fminine en est en qute, mais
lamour profond demeure rare et improbable70.

La sduction fminine est oblige de se renouveler sans cesse pour


exorciser la discontinuit qui caractrise lhomme.

Lextrme contemporain. Une nouvelle re rotique ?

Depuis une vingtaine dannes, linscription de lrotisme dans le


texte littraire est devenue construction littraire part entire dans un
contexte culturel. Il intgre le texte et le langage des lments physi-
ques et biologiques, mais se prte des interprtations psychologi-
ques, sociologiques et autres. Il spiritualise le corps et renouvelle les
manires de penser, lies particulirement aux cultural studies et aux
gender studies, aussi bien qu la rflexion sur la thorie et les pra-
tiques queer.
Les travaux issus des traditions extra-europennes et outre-Atlan-
tique ont depuis longtemps pris en compte les donnes extrieures la
conscience et travaill sur des thmatiques encore peu lgitimes en
France, en faisant, dans la littrature, une large place lrotisme et
la sexualit, au corps et la matrialit71. Si les enjeux sont sans doute

69
Ibidem, p. 47.
70
Ibid.
71
Voir entre autres les travaux de Toril Moi, Sexual/Textual Politics: feminist literary
theory, London, New York, Methuen, 1985 [London, New York, Routledge, 1993 et
2002] et le rcent ouvrage philosophique de Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualits.
Introduction 35

politiques et sociaux, cest la production littraire et artistique de


lrotisme qui nous proccupe. Cest cet rotisme que nous essaierons
de dmystifier, avec ses modalits et mcanismes, ses schmas et
discours. Lrotisme voque tout un univers de rfrences : photogra-
phiques, picturales, filmiques, mais aussi littraires. La littrature
apparat comme un florilge dimages, de scnes et de fantasmes ro-
tiques. Elle dgorge dun discours sur la sexualit, image ou imagi-
ne, et projette le texte sur les corps.
Une nouvelle cartographie rotique se dessine, une gographie de
lrotisme, de la sduction et du dsir et une invitation pour (re)penser
lrotisme et la sexualit littraires et les productions culturelles (litt-
rature, cinma, arts visuels, photographies) dans la perspective de
lextrme contemporain, et tout ce qui y est associ, instances sociales
et instances narratives, ainsi que lintriorisation des normes, des
discours et des schmas dominants sous le grand axe de la franco-
phonie qui sera le cadre et le contexte essentiel de cet ouvrage.
Texte et textualit, sexe et sexualit, voici le nouvel enjeu que cet
ouvrage se propose dexplorer dans les littratures et les cultures
francophones de lextrme contemporain.
La thorie du genre et de la diffrence des sexes peut tre un
paradigme danalyse pour la potique du texte littraire. Elle peut
offrir des interprtations nouvelles sur le masculin et sur le fminin
comme normes transcendantes.
La perspective du genre peut tre aussi intressante pour les textes
qui relvent dune politique sexuelle. Le roman est un terrain fertile
par excellence pour explorer les diffrences des sexes, le lien entre les
sexes, mais aussi la guerre des sexes qui constituent souvent lintrigue
romanesque.
Le roman rvle aussi des formes de reprsentation masculin-
fminin qui sont indpendantes du genre de lauteur. La notion de
gender peut tre employe comme grille danalyse pour penser non
seulement la fminit dans les textes, mais aussi la masculinit
comme dialectique entre les sexes.
Si dans les annes 1970, les travaux thoriques passaient par la
psychanalyse et la philosophie, partir des annes 1990, on note
plutt un retour aux tudes culturelles. Dans la foule de la pense de
Michel Foucault, qui a jou un rle absolument fondamental dans le

Introduction la thorie fministe, Paris, PUF, coll. philosophies , 2008.


36 Efstratia Oktapoda

versant littraire et culturel des Gender Studies, il sest dvelopp une


nouvelle analyse interprtative des romans et des travaux sur le corps,
la famille, les champs de vision, les disciplines.
Certes, lrotisme nest pas un sujet nouveau, cest mme un sujet
millnaire de tout temps et dans toutes les civilisations et les
littratures, mais la faon dont il est abord aux XXe et XXIe sicles
tmoigne de lvolution des murs et des mentalits. On y associe
lamour charnel des scnes crues. Lrotisme nest pas nouveau, il
existe de mille et une manires. On na qu rappeler Sade, et pas
seulement dont les descriptions firent scandale lpoque mais dont
lcriture a fini par tre salue.
Ce qui change la fin du XXe et au dbut du XXIe sicle, la
priode de lextrme contemporain, les trois dernires dcennies,
cest--dire les annes qui vont de 1980 jusque aujourdhui, cest la
multiplicit des romans o les scnes rotiques, voire trs rotiques,
abondent, quelles choquent ou pas. ct de lrotisme ou des
scnes damour, cest aussi la sexualit qui est voque, comme
identit intime, insolite du personnage et de sa psychologie. Il sagit
de la vraie littrature et pas des romans dits commerciaux qui ne
sont pas des textes littraires. La sexualit est lobjet de scnes de plus
en plus ralistes dans un grand nombre de romans. Lapport des
sciences humaines, la psychologie, la sexologie, la psychanalyse mais
surtout lvolution des mentalits sont sans doute lorigine de
labolition des tabous.
Quon le veuille ou non, le sexe est partout. Tous les crivains de
lextrme contemporain, voire mme avant, aurolent leurs textes avec
des scnes damour. Le sexe est prsent dans la littrature et cela nest
certes pas anodin. Car si lcriture de lamour existe dans diffrents
niveaux et registres, on na qu prendre Sylvie Germain (Chanson
des mal-aimants), Jean Echenoz (Au piano), ou la psychanalyste Lydie
Salvayre (Passage lennemie).
nos jours o le sexe est encore camoufl dans le non-dit, on
trouve des scnes rotiques beaucoup plus explicites et triviales chez
beaucoup dautres crivains. Ainsi Christian Oster dans Les Rendez-
vous, o les bats sexuels sont voqus sans aucun dtour. Tout
comme chez des crivains femmes : Christine Angot, Catherine
Millet, Annie Ernaux, Chantal Chawaf, Sylvie Germain, Marie Nimier
ou Marie Ndiaye.
Le langage rotique nest plus un tabou et les termes familiers
Introduction 37

foisonnent sans choquer. Sans doute la littrature rotique de


lextrme contemporain refuse lhypocrisie, les simulacres, et si elle
se veut crue, cest quelle traduit une certaine volution des murs et
des manires. De vivre, aussi. Parce que la littrature, cest la vie.
Cest le miroir de la vie. Les faits quelle transporte et les ralits
sexuelles quelle dcrit et dont elle rend compte, ce sont celles quon
rencontre plus ou moins dans la vie. Parce que la littrature de lextr-
me contemporain est une littrature extrmement raliste et moins
fictionnelle quelle ne ltait au dbut du sicle dernier. Elle rend
compte des faits de la Guerre et des feux de lAmour qui ont secou
notre plante la fin du sicle dernier, et au dbut de notre sicle.
Un autre aspect de la littrature rotique contemporaine est celui de
lhomosexualit. Certes, pas un sujet nouveau, on na qu se rfrer
Proust ou Gide. Ce qui est pourtant nouveau, cest le nombre plus
consquent des allusions, des allusions encore une fois sans tabous.
On a affaire ainsi lmergence dune littrature trs contemporaine
homosexuelle, gay ou lesbienne. On na qu signaler Un garon
dItalie (2003) ou Son frre (2001) de Philippe Besson (ralis au
cinma par Patrice Chreau, 2003), Le Renard dans le nom (2004) de
Richard Millet, Garon manqu (2000) de Nina Bouraoui, et bien
dautres.
La littrature rotique abolit les tabous et reflte une volution de
la conception des rapports sociaux et affectifs dans notre socit.
Sexualit et rotismes vont occuper une place de plus en plus
grande dans le roman contemporain. Aprs la Seconde Guerre mon-
diale, lre du soupon aura marqu de son sceau la littrature con-
temporaine en perptuelle gestation, en perptuelle mtamorphose,
une littrature qui se cherche et qui se met parfois en scne et qui
tmoigne, mme indirectement de lvolution et des mtamorphoses
des murs de la socit 72.
Dans le monde en perptuelle mutation o nous vivons, si
lcrivain aujourdhui hrite du soupon des gnrations antrieures,
cest peut-tre parce quil na pas fini de se trouver 73. Lcrivain con-
temporain de la fin du XXe et du dbut du XXIe sicle est la recher-
che de son identit ou des identits multiples et dsormais avouables.
Lcriture rotique contribue aussi la recherche identitaire de

72
Roger Godard, Itinraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006,
p. 258.
73
Ibid.
38 Efstratia Oktapoda

certains crivains, qui crivent, qui dcrivent, qui choquent ou qui


provoquent. La sexualit dmasque et le sexe tout nu seraient peut-
tre un moyen dsespr de donner un message. Le message de
lhomme et de la femme moderne , et du vide dans lequel il vit.
Si le sexe est devenu un mythe aux XXe et XXIe sicles port son
paroxysme, la littrature rotique tente de dmystifier, de dsacraliser
la sexualit. Quoi quil en soit, le soupon tmoigne de la partie
trouble, de leffort pour se situer dans un monde instable [...], sur des
formes dcriture significatives 74 favorises par la psychanalyse de
Freud et de Lacan, tout comme les scnes humaines de Bataille et de
Barthes, dont rend compte dans une certaine mesure, la littrature
daujourdhui.
Bruno Blanckeman crit : La fiction du sexe sest ainsi pose,
tout au long du vingtime sicle, comme un discours surdtermin de
la connaissance intime. Elle atteint sa toute-puissance avec la
littrature de lhomosexualit 75.
Crise identitaire et affirmation de soi, la littrature contemporaine
et plus encore celle de lextrme contemporain dmasque la lettre. Les
auteurs crivent Je , sans pour autant crire leur biographie, tout en
saffirmant explicitement. Le Je se donne voir dans le jeu de
lcriture, et se donne mme parfois de faon crue dans une littrature
exhibitionniste. Une littrature rotique qui donne ncessairement
voir souvent plus qu suggrer et nous assistons dsormais, plus que
jamais, un retour du libertinage et de la littrature libertine et
sexuellement libre.
La littrature rotique francophone de lextrme contemporain est
plus que prolifique. Des crivains comme Patrick Chamoiseau
(Biblique des derniers gestes), Assia Djebar (Nuits de Strasbourg),
Nina Bouraoui (Mes mauvaises penses, Avant les hommes), Christine
Angot (LInceste), Calixthe Beyala (Femme nue, femme noire), Nelly
Arcan (Putain), Paul Marchand (Jabandonne aux chiens lexploit de
nous juger), Milan Kundera (LIgnorance), Nancy Huston (LEm-
preinte de lange), Philippe Sollers (Les Folies franaises), Violaine
Brot (Lo et Lola), Jean-Yves Soucy (La Buse et laraigne), Roger
Des Roches, (La Jeune femme et la pornographie) et beaucoup plus
Michel Houellebecq (Les Particules lmentaires, Plateforme), Sophie

74
Ibidem, p. 259.
75
Bruno Blanckeman, Les Fictions singulires. tudes sur le roman franais
contemporain, Paris, Prtexte diteur, 2002, pp. 123-124.
Introduction 39

Jabs (Clitomotrice), Catherine Millet (Vie sexuelle de Catherine M.)


et Virginie Despentes (Baise-moi, Les Chiennes savantes), subliment
la sexualit.
La sexualit nest au demeurant que lobjet par excellence du dsir,
elle incarne dans le champ de la littrature limpossible dtour vers le
lieu du corps devenu point charnel et textuel. Le sexe et la sexualit
sont bien plus que des motifs transgressifs au sein du texte, ils se
dclinent pour mieux approcher lidentit du corps textuel, ils
permettent la littrature de se reprsenter charnellement pour mieux
senvisager textuellement.

Littrature rotique, littrature pornographique.


Des maisons ddition qui osent

Difficile de dessiner une carte des ouvrages rotiques : tous les


auteurs voquent le sexe dune manire ou dune autre. Si certains se
vendent parce quils semblent rotiques, dautres savrent galement
du mme genre, alors que, de prime abord, ils sannoncent plus
discrets sur ce point.
La littrature rotique est de nos jours remarquable en ce sens
quelle nest plus limite aux romans. En effet, si ceux-ci existent
encore et restent trs prsents, certaines maisons ddition se dotent de
rubriques sexe assez oses.
Dune part, on assiste lapparition dun florilge de guides
pratiques. Ainsi, chez Marabout, le sens pratique au fminin a
dornavant une sous-rubrique sexualit . De mme, Fitway, pre-
mier diteur international de lhomme moderne a dot ses collec-
tions de quelques ouvrages tels que Nu et Nue , ou Un rien
mhabille . Ils utilisent des sujets rotiques sans vraiment les traiter
de cette faon. Leur parti pris est plus historique, humoristique et
artistique. En tout cas, ils souhaitent montrer une facette de lhomme
sous un angle novateur, sans occulter ni mettre sur un pidestal la
sexualit. Plutt que de senfermer dans une seule manire de repr-
senter le sexe, ces maisons ddition ont dcid de conseiller, de diver-
tir et de sublimer la beaut de la sexualit.
Dautre part, certaines maisons ddition revendiquent leur littra-
ture rotique et provocante. Cest le cas notamment des ditions Blan-
che, maison qui a fait parler delle en publiant des ouvrages polmi-
ques tels que Serial Fucker, journal dun barebacker dErik Rms.
40 Efstratia Oktapoda

En revanche, ce nest gure la provocation qui intresse la


Musardine, mais la tentation. En effet, son but est clairement de
rveiller le corps des hommes : la ligne ditoriale de cette maison
ddition va de lrotisme une pornographie extrme. En tmoignent
les thmes : ftichisme, voyeurisme, perversions et autres pratiques.
Un genre qui simmisce dans la littrature gnrale.
Au-del des romans clairement estampills comme rotiques ,
ou des guides pour mieux vivre sa sexualit, on assiste aujourdhui
une invasion du sexe, mme quand on ne sy attend pas ncessai-
rement.
Aujourdhui, le sexe est omniprsent : dans la publicit, avec le
concept de porno chic notamment, les scnes sexuelles sont lgion au
cinma et la tlvision, une source intarissable dinspiration dans les
arts. Les auteurs actuels savrent facilement ports sur la chose et ils
hsitent de moins en moins faire partager au lecteur les dtails les
plus intimes. Il suffit de voir les succs douvrages tels que Baise-moi
de Virginie Despentes (1999), la Vie sexuelle de Catherine M. de
Catherine Millet (2002), Un rien mhabille dlodie Piveteau et
Philippe Vaurs Santamaria, Clitomotrice de Sophie Jabs ou encore
Elles, une affaire de Christophe Renauld. La littrature homosexuelle
foisonne, elle aussi, de rfrences rotiques, pour ne citer que Retour
linfme dAlexandre Bergamini. Quant J. M. Coetzee, prix Nobel
de littrature 2003, il parle de sexe de manire subtile : la sexualit de
ses personnages et leur intimit paraissent exhibes.

Sexoses, psychoses et autres dlectations.


Le dferlement de lros dans lextrme contemporain.
En guise de conclusion

Le prsent ouvrage propose une inflexion neuve sur lrotisme et


ce qui sinduit dans les littratures et les cultures francophones.
Rapprochant deux notions composites, lrotique et le mythe, explors
dans la production littraire et culturelle de lextrme contemporain,
louvrage innove par son approche mthodologique dans le domaine
des tudes compares et les tudes franaises et francophones.
Par la diversit des thmes et des crivains analyss, la multitude
des approches et des points de vue thoriques, mthodologiques et
textuels proposs, louvrage se veut une exploration profonde de la
littrature rotique, une cartographie moderne des nouvelles tendances
Introduction 41

dcriture, masculine et fminine, et des mariages des genres de lex-


trme contemporain. Une prcieuse anthologie littraire illustre de
dsirs et des figures, des strotypes du monde contemporain et de ses
interdits, les schmes et les archtypes qui forment notre culture et les
modles qui ordonnent notre apprentissage.
Dans le fait littraire, la fonction du mythe est employe dans le
but de donner une signification dans le dveloppement et le continuum
de lrotisme. La force du livre cest de ne pas sen tenir un tat des
lieux contingent, mais de rapprocher la littrature contemporaine
lhistoire et la mythologie, lantiquit aussi, et dapprhender
depuis le grand pass o elle senracine pour tudier ce qui a merg.
En inscrivant le Mythe dans le mme registre paradigmatique que
lros, louvrage innove aussi par son approche mythique et mythocri-
tique, mais surtout mythopotique dans la manire globale du fait
littraire et culturel et des genres. Le mythe de lrotisme constitue un
outil de lidologie, des croyances de la socit, un discours et un
mtadiscours.
Le prsent ouvrage a lambition de dmystifier lros dans ses
aspects les plus varis et les plus intimes. Il arpente et rvle ses
nombreux visages, voluptueux et dlectables, sensuels et suaves,
charnels et libertins, mais aussi obscurs, primitifs et dangereux, vio-
lents et redoutables, lros tant toujours tiraill par ses forces antino-
miques entre le bien et le mal.
Par sa double approche pistmologique, du Mythe et de lrotis-
me, du littraire et du culturel, louvrage se veut dores et dj une
contribution importante dans la recherche et les tudes de lrotisme,
les tudes fminines et les tudes de genre dans les littratures et les
cultures franaises et francophones. Une invitation fascinante au pays
de lrotisme et du complexe quil pose encore aujourdhui dans nos
socits modernes.
Au XXIe sicle, au-del des prceptes et des morales, des symboles
et des institutions, sexuelles, asexuelles, homosexuelles ou dsexua-
liss, laffrontement de deux rotismes, masculin et fminin, continue.
Lrotisme de lextrme contemporain est marqu par lopposition et
le fragment. Lrotisme fond sur le fragment (masculin) et lrotisme
fond sur la continuit (fminin) sont toujours dactualit et ne cessent
dalimenter le dbat. Le dsir sexuel que lhomme prouve est inpui-
sable, infini. Pour lhomme le plaisir sexuel est une fin en soi. En
revanche, la sduction fminine fait preuve dune cration renouvele
42 Efstratia Oktapoda

de charme et de nouveaut afin de maintenir lintrt rotique. La


femme rclame la continuit, qui bouleverse apparemment encore
nos jours lrotisme masculin qui prend ses yeux les traits de la
quotidiennet, de la rptition et du devoir. Mais la composante
ambigu de lrotisme ne nat-elle pas de la lutte interne qui lagite et
du rapport entre les deux ples ?
Lamour est magie, lamour est posie, irradiation des sens et des
esprits, fivre irrmdiable et vitale. Il faut garder de lamour et de
lrotisme le sublime, la synergie, la fusion et la renaissance. Peu im-
porte les convictions qui transpercent de temps autre ltre humain.
Lamour est gloire, elle est force et puissance. Possession et d-posses-
sion, sduction et pouvoir qui ne sachve jamais. Un pouvoir magi-
que qui renouvelle les tres et le monde dans lequel on vit.
Le dsir cest la posie, le rve, limpalpable. [C]est le petit
creux la base du cou de la femme aime qui devient lessence mme
dune folle passion 76.
Dans la socit permissive de la fin du XXe et du dbut du XXIe
sicle, lros semble parfois rduit en pur objet de plaisir. La socit
de masse et de sexe le prouve. Faut-il pour autant banaliser lros ?
Aussi, observe-t-on un recul et une bascule en valeur humaine et
sexuelle. Aprs la rvolution sexuelle qua connue lAmrique des
annes 70, se dessine actuellement aux tats-Unis un mouvement
conservateur en matire de sexualit. On y valorise la chastet
prmaritale et on condamne les relations extraconjugales et lavorte-
ment. On nose pas encore proscrire lhomosexualit, mais on veut
interdire les mariages entre personnes du mme sexe 77, remarque
Claude Crpault. Et il ajoute : nouveau, les sexualits atypiques
sont perues comme des aberrations, des conduites contre nature, et
lon croit que seule labstinence peut librer les dviants sexuels 78.
En raction contre le puritanisme du XIXe sicle, les socits
occidentales dans le second XXe sicle ont aboli toute forme de
censure. Par le biais de la pornographie notamment, elles ont dshu-
manis la sexualit, elles ont perverti lamour. Objet ou sujet, lro-
tisme envahit lespace et prend de nouvelles dimensions, incommen-
surables dans des strates peu orthodoxes et dans une socit travestie
et namoure. On dplore lamour des sentiments et la perte des

76
Willy Pasini, La Force du dsir, op. cit., p. 11.
77
Claude Crpault, Les Fantasmes, lrotisme et la sexualit, op. cit., p. 218.
78
Ibid.
Introduction 43

valeurs qui ne peut que conduire un gouffre sentimental et humain.


Si les Grecs avaient fait de lros un dieu de lunion assurant la
cohsion de lunivers naissant, la mythologie en a fait ensuite un dieu
de lamour, un dieu permettant lunion des curs et des corps. Un dieu
solaire, un dieu de la vie.
De nos jours, lros a perdu sa notion premire et est rduit une
simple force pulsionnelle responsable du plaisir gnital et de la
jouissance orgastique. Il na plus grand-chose voir avec lamour79.
Lros priv daffect est un ros estropi, malade, socialement vain, et
humainement narcissique, gotiste, creux.

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79
Voir Claude Crpault, op. cit., p. 221.
44 Efstratia Oktapoda

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La crise de lternel fminin :
la littrature rotique fminine
dans la francophonie contemporaine

Gatan Brulotte

UNIVERSITY OF SOUTH FLORIDA

Rsum : Depuis une vingtaine dannes on assiste, dans le monde fran-


cophone, une explosion sans prcdent de confessions sexuelles crites
par des femmes. Aprs des sicles de refoulement, elles deviennent sujets
lucides du dsir et ne parlent plus mots couverts. Bien que ces crits
explicites soient trs divers, cet article tente den faire ressortir quelques
traits communs en analysant une quarantaine duvres fminines
contemporaines. Au total, mme si cette littrature subversive vhicule
encore certains strotypes, elle nen contribue pas moins renouveler la
longue tradition du genre et faire bouger les choses sur le plan
historique, moral, social et littraire.

Le monde francophone contemporain a connu au cours du dernier


quart de sicle une explosion sans prcdent duvres de femmes qui
traitent du dsir et de la sexualit. Sans prtendre faire le tour de la
question, je vais me limiter un chantillon de lrographie1 fminine
publie en franais depuis une vingtaine dannes.
Aprs quelques dcennies dune grande libert sexuelle dans les
annes 1960 et 1970 avec linvention de la pilule anticonceptionnelle,
lapparition du sida dans les annes 1980 et surtout sa rapide progres-
sion pidmique dans les annes 1990 ont transform la sexualit. Ce
1
Terme fdrateur employ dans mon livre uvres de chair : Figures du discours
rotique (Qubec/Paris, Presses de lUniversit Laval/LHarmattan, 1998) pour dsi-
gner les uvres contenu sexuel explicite et pour contourner la distinction subjective,
souvent moralisante et trs relative travers lhistoire, entre lrotique et le pornogra-
phique. Le prsent texte est une version fortement remanie dun article paru dans
Champs du signe Toulouse (2008) et les grandes lignes en sont reprises, ici, avec la
permission de lditeur.
48 Gatan Brulotte

flau semble en partie responsable, avec linfluence conjugue du


fminisme, de lmergence dune nouvelle littrature compensatrice
qui apparat en mme temps et qui sintresse plus que jamais aux
questions sexuelles, aux dsirs, aux rencontres, la passion et aux
redfinitions du couple. Il est possible que, faute de pouvoir faire
lamour comme avant, on en parle plus ouvertement dans des confes-
sions souvent exhibitionnistes et parfois trs brutes. Cest dans ce
contexte que les femmes francophones reprennent la parole avec
force, aprs le dbroussaillage effectu par les fministes des annes
1970-80, pour dire et penser leur sexualit, pour en explorer les
variantes et les possibles.
Afin de situer cette vague duvres explicites, on a pu voquer la
cration dun nouvel ordre sexuel (Authier) qui aurait son origine
chez Ernaux au dbut des annes 1990 avec Passion simple. Le
concept est intressant, mais la date est assurment discutable, puisque
des auteurs comme Duras dans les annes 1980 (avec LHomme assis
dans le couloir, notamment) avaient dj largement contribu cet
essor. Plus tt en 1974, Duras disait Xavire Gautier dans Les
Parleuses : La femme, cest le dsir . Et ce dsir reprsentait pour
elle une subversion de lordre tabli, ce quelle a bien dmontr en
particulier dans LAmant, laurat du Prix Goncourt en 1984. Duras
elle seule a inspir plusieurs gnrations dcriture fminine. Que dire
aussi du Boucher dAlina Reyes qui a connu en 1988 un succs
mondial retentissant et qui reprsente un nouveau discours sur les
joies de la sensualit revue au fminin o la femme occupe un rle
actif dans son auto-ducation et o le corps rotique de lhomme
accde aussi, par elle, au regard fminin. Javancerais plutt comme
anne charnire lanne 1975, dclare Anne de la Femme, et date du
manifeste de la nouvelle criture fminine Le Rire de la mduse
dHlne Cixous, ainsi que de ladaptation cinmatographique contes-
te dHistoire dO, un an aprs celle dEmmanuelle, uvres qui ont
marqu un tournant dans lexpression de lrotisme au fminin.
Cette vague densemble accompagne aussi un vent dautonomie
personnelle, ainsi que la monte de la vie en solo et du clibat qui
caractrise la socit occidentale. Lordre social a longtemps contraint
les femmes refouler le trop plein de leurs dsirs et en dvaluer
lexpression. Dsormais dans leurs crits, elles ne parlent plus mots
couverts, leur univers nest plus celui du non-dit : elles occupent tous
les trous du discours en autant de mtaphores des ouvertures de leur
La crise de lternel fminin 49

corps. Si ces livres sont gnralement tous assez explicites, les rsul-
tats de ces explorations de lrotisme au fminin sont cependant extr-
mement varis. Quest-ce qui relient Virginie Despentes et la sexualit
meurtrire de ses hrones en dsarroi dans un monde oppressant et
alinant, aux duos sensuels dAnnie Ernaux o dominent des relations
personnelles trs intenses et auxquelles beaucoup de femmes peuvent
sidentifier ? Quont en commun les masturbations frntiques ou les
rencontres passagres de Catherine Cusset et lmancipation sexuelle
de la musulmane marocaine dans LAmande de Nedjma, libration
culturellement audacieuse et qui brise une conspiration du silence ?
Quest-ce qui rapproche encore le sadomasochisme polic fantasm
par la Belge Caroline Lamarche de la froideur prostitutionnelle
dsabuse de la Qubcoise Nelly Arcan ? Quels liens existe-t-il entre
lascse sexuelle labore dans Dolorosa soror de Florence Dugas en
une sorte de refonte dHistoire dO qui conduit la mort dune des
protagonistes, et le gros portefeuille de liaisons et dorgies de
Catherine Millet, pour ne retenir que ces quelques exemples ?2 Il ny a
pas quune sexualit fminine, nous rptent ces uvres lenvie au
cas o on ne le saurait pas, il y en a une multitude. Pas de type
fdrateur, pas de mode demploi de la femme, mais pluralisation des
modles et dispersion. Cependant, par-del lextrme diversit des
dsirs et des univers, essayons de faire ressortir quelques points
communs.
cette fin, cette enqute porte sur une quarantaine duvres fran-
cophones contemporaines et passe trs rapidement en revue ce qui
parat tre nouveau dans ce discours par rapport la tradition rogra-
phique. On en relvera ensuite quelques dimensions qui le sont peut-
tre moins ou qui peuvent prter plus discussion.
Ce qui, bien sr, saute aux yeux avant tout, cest que la femme
contemporaine se veut la souveraine de son corps, revendique le libre
accs au plaisir, clame haut et fort son droit dexprimenter et dexplo-
rer la sexualit sans culpabilit et en toute libert, ainsi que celui den
parler sans censure. Dj lisabeth Barill dans Corps de jeune fille en
1986 insistait sur ce droit. Au tournant du millnaire, la Belge lisa
Brune dans Petite Rvision du ciel parle mme de pratique sensuelle
quitable , de sexe quitable , comme on le dit du caf. La libert

2
Sans parler de lcriture dont les formes sont, bien sr, extrmement varies et qui
mriterait une analyse littraire part.
50 Gatan Brulotte

sexuelle reprsente pour les femmes une des concrtisations les plus
fortes de leur autonomie en rupture avec des sicles o les seules pri-
vauts tolres taient masculines. La femme quon voulait anglique
nest plus. Lternel fminin, avec ses connotations transcendantales et
mystiques depuis Goethe, est aujourdhui en berne. Les femmes sont
devenues trs actives sexuellement et aiment ltre sans pudeur. Elles
affirment le plus souvent leur ouverture au ludisme rotique sous de
multiples formes : plaisir solitaire ou de groupe, varit des postures,
des situations, en public, en priv, change de partenaires, fellations,
sodomie, pratiques s-m, etc. Franoise Rey, par exemple, dans La
Femme de papier dcrit les aventures dune hrone en compagnie de
lhomme de sa vie et dvoile comment son couple soffre une sexua-
lit diversifie et complexe, avec parties triangulaires, ligotement du
mle, zoophilie, amours publiques, jeux pour vieillards, dviations
excentriques, transvestisme, rapports interraciaux. Catherine Millet,
quant elle, montre que sa vie sexuelle intense est galement compa-
tible avec une vie professionnelle russie. La femme donne delle-
mme une image trs incarne. La plus extravagante caricature en est
peut-tre la femme porcine dont Truismes de Darrieussecq a bross le
portrait, cest--dire celle qui apprcie tous les plaisirs sensuels et
sexuels, loin des normes ambiantes de puret et de puritanisme. Il
faut vivre, aimer, se salir , dit la romancire dans un entretien au
Figaro Magazine3. En levant ainsi le lourd rideau sculaire qui lenfer-
mait dans la discrtion et la pruderie la femme se veut moins interdite
ou difficile daccs, Elle sintresse plus la permissivit qu la
transgression. Dans la plupart de ces crits, le dsir nest pas mort,
ainsi quon a pu lannoncer comme une caractristique du temps
prsent. Tout au contraire, on dirait mme que cest la seule grande
valeur qui reste.
Mais ce qui est encore plus frappant, cest que la femme nest plus
lobjet du discours rotique, elle en est dsormais le sujet. Elle ne
subit plus le dsir, elle lincarne, le vit, lexprime, en tudie les voies
et les apories sans restrictions. Dans ces uvres, se dploie un net
effort pour creuser la conscience du dsir et du plaisir au fminin. On
navait, par exemple, jamais eu le point de vue de la fellatrice sur sa
pratique ni une description dtaille du plaisir quelle-mme en tire.

3
quoi rvent les jeunes femmes ? , Le Figaro Magazine, 21 sept. 1996.
La crise de lternel fminin 51

Catherine Millet produit justement cette analyse4. Dailleurs, ici, le


discours sur la sexualit est trs rationnel. Lauteur applique mme les
principes du management sa gestion du sexuel avec ses penchants
comptables, sriels et organisationnels visant lefficacit. Cette
confession sexuelle slabore dans la plus grande distance davec soi
et accompagne la description des pratiques dune tude continue de
soi. Ce texte va loin dans lanalyse du dsir de susciter le dsir et
lclaire en tant que dsir du dsir de lautre.
Ici et l, on privilgie dans quelques uvres ce quon appelle en
sociologie les liens faibles , cest--dire ponctuels, pisodiques,
sans obligation ni globalisation de lengagement. Cest alors proche
dune certaine rotique masculine reue. On cherche, dans ce cas, un
autre art de vivre le relationnel et laffectif, la carte celui-l. Ces
femmes refusent de vivre dans une normalit touffante. Le cas le plus
extrme est sans doute celui de Nelly Arcan dont la pripatticienne
utilise le sexe et largent quil lui apporte pour dpasser la vie larvaire
de sa mre et scarter dun quotidien prvisible engonc dans des
horaires. Elle refuse frocement le couple : il ny a pas dendroit
dans ma tte pour concevoir la paire 5.
Il en rsulte que les frontires entre les sexes sont parfois assez
brouilles sur le plan comportemental dans ces confessions fminines.
Catherine Cusset dans Jouir donne une image du dsir fminin qui est
similaire ce quelle peroit des comportements masculins : lhrone
drague ostensiblement dans les espaces publics la recherche de
lautre pour une nuit damour. Ses modles littraires sont dailleurs
des homosexuels comme Herv Guibert et Renaud Camus dont elle
convoite laudace. Ils ont envie dun corps et le prennent , dit-elle.
Ils lcrivent avec la mme simplicit, sans motion, sans angoisse,
sans culpabilit 6. Pour elle, faire lamour comme elle le dit un de
ses amants, ce nest que la poursuite dune bonne conversation7. On
croirait entendre Casanova. On semble souhaiter que lamour physi-
que se banalise comme pratique. Mme la prostitue dArcan, malgr
son mpris des dgnrs qui la dsirent, souhaiterait aimer dun
amour dhomme et pouvoir bander en perdre la vue devant la

4
Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., prcd de Pourquoi et comment,
Paris, Seuil, Points, 2001-2002, pp. 185 sqq.
5
Nelly Arcan, Putain, Paris, Seuil, 2001, p. 172.
6
Catherine Cusset, Jouir, Paris, Gallimard, coll. folio , 1997, p. 23.
7
Ibidem, p. 108.
52 Gatan Brulotte

jeunesse et la beaut8. Il est intressant de remarquer que si lrogra-


phie traditionnelle a pu crer des personnages fminins dont la
sexualit ressemblait celle des mles, une part de lrographie fmi-
nine actuelle envisage la sexualit masculine (ou limage quelle sen
fait) comme modle, ce qui est assez inattendu.
Aussi les crits fminins contemporains ont-ils tendance, dans le
sillage de LAmant, inverser les strotypes associs chacun des
sexes. Dans les Carnets dune soumise de province de la Belge
Caroline Lamarche, la femme boit de la bire, lamant du coca, au
point que le garon de caf, reprsentant les habitudes des strotypes,
se trompe en les servant. Elle urine aussi debout comme un homme et
a des poignets dune solidit masculine, alors que son amant souffre
dune inscurit foncire. Lhomme du roman Petite Rvision du ciel
de la Belge lisa Brune est passif, de sorte que ce sont les femmes qui
le draguent, font les premiers pas et se montrent directes avec lui : il
ne fait que leur laisser son numro de tlphone. Dans Un couple
dEmmanule Bernheim, Hlne offrait des fleurs son ancien amant.
Lamoureuse qubcoise de Sourdes amours chez Claire D est active
avec son partenaire en lui donnant du plaisir dans lavion et le rveil-
lant la nuit pour le prendre dans sa bouche ou en elle. La narratrice de
Corps de jeune fille dlisabeth Barill apprcie les fesses fminines
dun amant et manifeste une vie fantasmatique mue par des pulsions
plus physiques quaffectives, fonde moins sur le besoin de scurit
sentimentale que sur la poursuite du plaisir. Jaime lamour facile,
tourdi, inconsquent ; les brves treintes, les corps qui basculent. Je
me passe de preuves. La sueur suffit. Odeur de la passion. Il sue donc
il maime. Quand les corps sont secs, on se quitte. Je hais les
croissants du rveil, les promesses 9. La narratrice de Dans ces bras-
l de Camille Laurens a t leve comme un garon par son pre et a
souvent limpression dtre un homme avec les attributs de la puis-
sance que confrent lactivit professionnelle, lcriture, la publica-
tion, lautonomie. Endossant une attitude souvent masculine, elle
aimerait mme pouvoir briser les tapes reues de la rencontre (cest-
-dire la fameuse linarit amoureuse hrite de la haute antiquit :
visus, allocutio, tactus, osculum, cotus) et se passer du baratin sduc-
teur ou du flirt : elle dit avoir connu son mari dans une soire pari-

8
Nelly Arcan, op. cit., p. 123.
9
Elisabeth Barill, Corps de jeune fille, Paris, Gallimard, 1986, p. 166.
La crise de lternel fminin 53

sienne en le regardant quelques secondes et en se jetant aussitt son


cou : Toute parole est en trop quand on a du dsir 10. Ils ne conver-
seront que plusieurs heures plus tard dans une chambre. Lucrce, la
narratrice de L dIsabelle Sorente, est reue chez un homme qui lui
offre poliment le th, mais elle insiste plutt pour lui faire illico une
fellation surprise. Les choses ont ainsi tendance sinverser et aller
vite. On cherche entrer en relation sans trop se poser de questions,
sans longs dtours, sans complications et sans grandes dclarations.
Laccs lintimit tend devenir instantan, ce qui relve, bien
videmment, dun dsir utopique lre du sida.
Mme lorsque certaines hrones cdent parfois au strotype de la
soumission, cest par jeu rotique, par envie de jouer tous les rles, ce
qui est une faon daffirmer leur souverainet. Ainsi que lexprime
Alina Reyes dans Sept nuits : [] je nai peur de magenouiller ni
devant toi ni devant les hommes, puisque je suis la reine 11. La
poupe amre dArcan, tout en rpondant docilement aux demandes
des clients, nen rve pas moins de faire scrouler les empires dun
coup de rein. Mme dans la soumission ludique et ironique de la
femme chez Lamarche, il y a rvolte et matrise des donnes relation-
nelles. Lesclave est la plus forte , dit-elle12, car cest elle qui mne
le jeu au fond. On nest plus dans la surestimation de lamour crbral
et dsexualis qui accompagnait les tendances masochistes des
femmes inhrentes leur condition sociale dassujettissement. Le
dsir gagne ainsi en incarnation et en complexit.
linstar de bon nombre dhommes, la femme contemporaine ne
connat pas toujours le succs dans ses qutes sexuelles et se heurte,
son tour, au refus damour. Elle dcouvre ainsi des blessures qui sont
si familires aux hommes. Cusset, par exemple, stonne des difficul-
ts de trouver de la rciprocit immdiate dans le dsir, elle se rend
compte que les hommes ne sont pas ncessairement des biens de
consommation ou des tres toujours disposs la sexualit, ce quoi
nous avait pourtant habitus la doxa de lrographie ou un certain
discours fministe qui voulait faire croire en une nature masculine
surexcite en permanence. LAmande de Nedjma propose mme
linverse de lamour courtois quand un ventuel amant demande

10
Camille Laurens, Dans ces bras-l, Paris, P.O.L., 2000, p. 35.
11
Alina Reyes, Sept nuits, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 60.
12
Caroline Lamarche, Carnets dune soumise de province, Paris, Gallimard, 2004,
p. 95.
54 Gatan Brulotte

lhrone Badra de ralentir ses lans rotiques et de patienter. La


femme peut aussi vivre labsence de dsir de la part dun partenaire
convoit. La fille dArcan, malheureuse dans le plus vieux mtier du
monde, tombe amoureuse de son psychanalyste qui lui rsistera et qui
lui fait reconnatre quelle naime que ce quelle ne peut pas avoir.
Dans Le Vol de Jacques Braise , nouvelle de la Qubcoise Anne
Dandurand, la narratrice de quarante-cinq ans doit recourir un strata-
gme trs compliqu pour forcer le jeune blond de vingt-cinq ans qui
lui rsiste devenir un zombi amoureux. Chez Millet, encore, la
privation temporaire du dsir masculin son endroit et linsatisfaction
sexuelle qui en rsulte la plongent dans un autisme bnin 13 qui la
fait dpendre dun regard dsirant et des caresses dautrui. tre objet
de dsir dissipe langoisse et rend le monde plus supportable, moins
hostile. La narratrice de Dans ces bras-l de Camille Laurens se sent
vide quand elle na plus dhomme dans sa vie. Elle prcise bien
quelle attend de lautre du dsir et de lamour, et non simplement de
lamiti ou de la camaraderie. Elle dteste dailleurs les relations de
travail lamricaine, soi-disant galitaires et neutres (imposes dail-
leurs par les fministes), o il est interdit lhomme et la femme de
sortir de leur rle social ou professionnel et o ils doivent sans cesse
faire abstraction de leurs ventuelles affinits. Dans cette littrature
fminine, nous sommes ainsi mille lieux des rgles du politically
correct qui refroidissent les rapports humains dans la socit contem-
poraine.
Ce qui est davantage original, cependant, par rapport la tradition
de lrographie, cest le lien qui est redfini entre le discours amou-
reux et le discours rotique, mme sil nest pas toujours russi. En
Occident, lars erotica sest construite en opposition lars amatoria,
de sorte que les deux discours sont devenus relativement exclusifs lun
de lautre14. Dans lrographie, cest un lieu commun que de voir les
personnages lutter contre lamour, de sorte que lart daimer y est
souvent, en fait, un art de ne pas aimer, un art dviter les piges de la
fixation amoureuse. Lrotisme sy confond avec le libertinage. Ovide
avec son Art daimer (qui est en ralit, comme on sait, un Art de
sduire) et ses Remdes lamour a donn le ton il y a deux millnai-

13
Catherine Millet, op. cit., p. 179.
14
Jai dvelopp cet aspect dans mon article LArs erotica de lOccident , dans
Gerald Prince (ed.), Eroticisms/rotismes. Sites. The Journal of 20th Century/Contem-
porary Studies, n 6.1, 2002, pp. 133-153.
La crise de lternel fminin 55

res. On en retrouve la marque jusque dans les Liaisons dangereuses,


pour prendre un exemple que tout le monde connat.
Or, plus que dans lrographie classique, les crits fminins
contemporains cherchent souvent recombiner les deux, ars erotica et
ars amatoria, ce qui ne va pas sans mrite. Ce mariage tait dj ex-
plor dune certaine manire dans Histoire dO en 1954 ou dans
Emmanuelle en 1968, quoique dans des registres fort disparates. Les
femmes actuelles, elles, veulent les rassembler davantage et de diff-
rentes manires dans leurs expriences et leurs rflexions sur la
sexualit. Lrotisme au fminin reste surtout relationnel, fond quil
est sur la slection qualitative plus que sur la quantit, sauf quelques
exceptions dont la plus spectaculaire est Catherine Millet. Marie
Nimier dans La Nouvelle pornographie en 2000 parcourt diverses
sexualits sur le mode de lexploration et de la curiosit avant de
conclure : Aimer, voil laudace. Mais cest plus vite dit que fait.
Cet effort de rapprochement entre amour et rotisme rencontre bien
des difficults et rejoint le conflit que connat le sujet contemporain
entre, dune part, le dsir dintimit avec les joies quapporte la
connaissance de lautre et, dautre part, le besoin dindpendance. Les
femmes proposent des compromis pour satisfaire ces deux urgences,
moyen terme que la littrature masculine ne semble pas tre parvenue
avoir trouv. Au cur du discours actuel sur lrotisme, apparat une
contradiction singulire que les crits fminins explorent et quon
pourrait appeler, en une sorte doxymore, le dtachement amou-
reux avec les acrobaties intrieures quune telle contradiction peut
impliquer. Il faudrait examiner les degrs de ce dtachement senti-
mental o les discours rotique et amoureux cherchent sharmo-
niser. Un rcit comme Passion simple dAnnie Ernaux en met en
scne les tourments, o la passion est forte mais sur fond de distance,
dinstabilit et de prcarit : elle analyse comment le plaisir physique
dbouche sur la souffrance affective, voire la terreur et la panique
quand lamant sloigne delle, mais elle aime un homme mari qui vit
dans un autre pays et quelle sait tre simplement de passage dans sa
vie. De cette situation elle sarrange. Dans le journal qui a prsid ce
rcit, elle parle dailleurs d attachement sensuel de la part des deux
pour dcrire leur liaison15. Dans LUsage de la photo, la narratrice dit
appartenir la premire gnration de femmes qui connaissent

15
Annie Ernaux, Se perdre, Paris, Gallimard, 2001, p. 36.
56 Gatan Brulotte

davantage ltonnement renouvel des lits alatoires que lhabitude du


lit conjugal16. Ernaux reprsente bien cette nouvelle sorte de femmes
autonomes accompagnes que la sociologie a tudies et quon
pourrait appeler aussi des clibattantes (des clibataires par choix).
Aprs la crise de linstitution du mariage, cest celle, moderne, du
vivre ensemble qui se voit incarne travers elles. Le modle du
couple intime, ici, nest plus ncessairement fond sur linvestisse-
ment long terme, sur la stabilit, ni sur le partage dun mme terri-
toire, ni mme sur un engagement total et exclusif. Ce quErnaux
dcrit ne relve pas vraiment dune conjugalit par squences (coha-
biter le temps que la liaison dure, puis recommencer avec la suivante),
mais de ce quon pourrait appeler lamour sriel : les pisodes de
passion duelle avec diffrents partenaires senchanent sans partage
territorial.
Malgr la succession des amants, le propos tient davantage du
discours amoureux chez Ernaux, alors quil tient plus du discours
rotique chez Catherine Millet, par exemple. En effet, dans lunivers
de cette dernire, sur fond dassurance affective cette fois (la narra-
trice est solidement marie), lamour se juxtapose dune manire
pacifie au plaisir rotique, mais sen distingue : la relation amour-
ros est de contigut. Millet revendique avec fiert comme un trait
original du couple mancip quelle forme avec son mari, Jacques
Henric, le fait davoir russi vivre une sexualit dbordante sans
implication affective avec de trs nombreux partenaires et davoir crit
sa confession sexuelle avec lapprobation de son conjoint. Le mari a
mme crit dautres livres en rponse-hommage sa femme : Lgen-
des de Catherine M., o il commente des photos quil a prises delle
nue ; ou Comme si notre amour tait une ordure o il dcrit ses
ractions en regardant des vidos rotiques de sa femme. Toutefois,
lamour et lrotisme restent parallles chez Millet, puisquelle mne
deux vies et ne mlange pas les registres. Elle diffrencie mme,
comme dans la tradition prostitutionnelle, sexualit et dsir, deux
activits spares 17, desquelles elle isole lamour qui reste implicite
dans son esquisse autobiographique. Un seul lieu reste significati-
vement interdit aux hommes de passage dans la vie de Millet : la
chambre commune et le lit conjugal, par respect pour le mari. Lrotis-

16
Annie Ernaux et Marc Marie, LUsage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 131.
17
Catherine Millet, op. cit., p. 127.
La crise de lternel fminin 57

me a ses lieux, lamour a aussi le sien propre.


Si lamalgame du discours rotique et amoureux est impossible
pour la prostitue dArcan qui voque le dsastre de se retrouver
lun sur lautre 18 et ne peut pas concevoir lassociation du plaisir
mutuel lamour, si laventurire qubcoise de LUnivers Gulliver ne
tient pas voir rapparatre une brosse dents ct de la sienne dans
sa salle de bain, lintgration parat en revanche plus totale chez
Caroline Lamarche dans Carnets dune soumise de province, avec la
prsence de la jalousie, figure centrale du discours amoureux. Ces
amants ont des liens trs troits quils nont pas la libert de rompre,
mme si un moment ils croient lavoir. Chez Florence Dugas,
lamour surgit au sein de la violence et de la scatologie : la narratrice
de Dolorosa soror couvre toute la gamme de ses dsirs avec JP et
Nathalie, mais elle prfre les femmes aux hommes parce quelle
trouve auprs delles une intimit entire et libratrice. Pour Camille
Laurens, le dsir nat de la diffrence et il revient lamour de suppri-
mer ces diffrences, car ce qui rend heureux, cest la fusion des
amants aprs le plaisir. Ici, lamour est tout ce qui a encore du sens
face la mort. Pour elle cependant, les hommes sont ncessairement
pris ailleurs (maris ou en concubinage) et ce qui lintresse chez eux,
cest prcisment cela, ce quoi ils tiennent : elle ne sen dsole pas et
ne cherche pas se les accaparer pour elle seule. La structure triangu-
laire du dsir y est forte et soutient sans cesse le discours passionnel.
Tandis que la femme semble souhaiter plus dindpendance sur le plan
affectif, lhomme, lui, semble chercher plus dancrage. En apparence
distant et quelque peu indiffrent, Loc, lamant dHlne dans Un
Couple de Bernheim, exprime finalement son dsir dattachement
durable en perforant linsu de sa matresse son diaphragme pour
crer une famille avec elle. Dans LOrage de Rgine Deforges,
lamour est toujours lhorizon de la sexualit la plus dbride : rap-
pelant la situation du Mort de Bataille dont lauteur reconnat
linfluence dans son texte mme, une femme perd son mari aim et se
lance dans la dbauche avant de le rejoindre dans la mort en se
suicidant, provoquant ainsi un autre suicide, celui dun idiot qui tait
secrtement amoureux delle.
Lquilibre amour-ros est davantage russi chez Alina Reyes dans
Sept nuits o la narratrice retrace le dtail de ses rencontres succes-

18
Nelly Arcan, op. cit., p. 161.
58 Gatan Brulotte

sives lhtel avec un homme aim : elle sintresse apparemment


surtout la progression quils ont tablie dans leur crmonial sensuel
(passer la premire nuit sans se toucher, la deuxime se caresser sauf
les parties gnitales, etc., jusquau cot de la septime nuit) mais, plus
profondment, le propos porte sur le dsir amoureux, sur la joie
daimer et dtre aime dans un contexte qui redfinit le sentiment sur
de nouvelles bases : Lamour vrai est une question dart, cest la
personne en tant quuvre dart []. Et lart na de cesse de dtruire
son objet pour le transformer en perptuelle source de vie 19. Aprs
avoir connu le comble avec son amant, la narratrice se donne la fin
un autre avec la mme ferveur. Il ny a pas de rupture, mais une sorte
de polyfidlit , continuit dun sentiment qui nest plus exclusive-
ment duel et qui mnage la femme une part de libert, quitte ce
quelle lemploie pour trahir. En bref, par rapport aux sicles passs, le
parcours de lamour la sexualit sest invers puisque la dcouverte
sexuelle est pralable lventuel engagement sentimental. Peut-tre
quIsabelle Sorente rsumerait assez bien cette articulation du discours
rotique au discours amoureux quand sa narratrice dans L scrit : Je
veux jouir. Je veux aimer 20.
Parfois on sent dans ces uvres un effort pour se dfaire dune
certaine mythologie de lamour et des strotypes du discours amou-
reux comme les a analyss Barthes. Christine Angot, par exemple,
prtend en faire table rase, enlever les pilotis et garder seulement les
fondations du sentiment. Lamour ne repose plus sur labsence comme
il la fait depuis au moins deux mille ans dans le sillage des Hrodes
dOvide o vingt et une hrones fictives crivent des lettres sentimen-
tales leur partenaire parti la guerre pour la gloire de lempire
romain. Cest plutt la prsence qui dfinit lamour au fminin de nos
jours, mais une prsence intermittente, lintermittence garantissant
lintensit, la fois celle du sentiment amoureux et celle du dsir
rotique. Ernaux ne souhaite pas vivre avec ses amants successifs,
mais les voir de temps autre, une fois par semaine lui suffisant,
prcise-t-elle dans Se perdre.
Dans tout ce nouveau discours, le dsir reste toujours primordial. Il
faudrait sans doute laisser Alina Reyes la conclusion sur le sujet,
pour qui, dans Le Carnet de Rrose, linterdpendance du sentimental

19
Alina Reyes, op. cit., p. 51.
20
Isabelle Sorente, L, Paris, Latts, 2001, p. 25.
La crise de lternel fminin 59

et de lrotique est essentielle. Si en 69 fragments et sur autant de


pages (chiffre symbolique, bien sr) les amants y sont nombreux et si
la narratrice ne se souvient deux qu travers les seuls jeux sexuels
quelle a vcus avec eux, elle ne sen remet pas moins lamour com-
me ultime valeur la condition quil soit nourri de dsir : Lamour
sans dsir est la plus grande insulte 21. Le platonisme semble bien
pass de mode dans ces uvres. Dailleurs, lamante, ici, prfre
entendre je ne taime plus que je ne te dsire plus . Au pire,
mieux vaut le dsir sans amour que lamour sans dsir. Certes, une
folie amoureuse habite la narratrice de la Qubcoise Claire D dans
Sourdes Amours, folie dont les soubresauts se refltent dans la syntaxe
heurte des phrases incompltes, mais elle nen arrive pas moins
quitter son amant franais parce que les nombreuses tromperies de ce
dernier, si elles nont pas russi diminuer son amour pour lui, ont
fini par tuer le dsir en elle : [] jamais le dsir assassin ne res-
suscite , conclut-elle22. Lamour cependant garde le pouvoir dengen-
drer le dsir l o, seul, ce dernier aurait peut-tre du mal natre et
cest donc dire que lamour rend tous les dsirs possibles.
Autre trait majeur des crits fminins rcents : on les dirait appar-
tenir quelque nouvelle cole du regard. Le regard, quon a long-
temps cru tre une prrogative masculine, est appropri par les
femmes et grce lui le corps masculin accde la reprsentation
littraire dune manire sans prcdent dans lhistoire. Ce corps est
dcrit en gros plan dans tous ses dtails, un peu comme celui de la
femme ltait dans lrographie des hommes. On y dcouvre comment
le corps mle est fantasm et peru du point de vue fminin dans le
monde daujourdhui : lattention porte sur le sexe bien sr, ses attri-
buts particuliers de taille, dapparence, de circoncision ou non, et ses
effets sur la sexualit fminine, mais le dsir sintresse aussi la
tonalit musculaire, la complexion, en fait la totalit du corps de
lautre. La jouissance masculine elle-mme quitte ses dimensions st-
rotypes pour devenir singulire : Nimier voque, par exemple, les
rituels minuscules indispensables dun amant, le got particulier de
chaque sperme, sa texture unique, son dbit variable selon les person-
nes et mme selon les moments de la journe. Elle clbre le sexe
masculin sans complexe et sans arrire-pense. Si en 1986, lisabeth

21
Alina Reyes, Le Carnet de Rrose, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 68.
22
Claire D, Sourdes Amours, Montral, XYZ diteur, coll. Romanichels , 1993,
p. 198.
60 Gatan Brulotte

Barill dans Corps de jeune fille soumettait la tradition phallo-


centrique un humour caustique, de nos jours la vexation castratrice
semble connatre un rpit, sauf quelques exceptions comme chez la
travailleuse sexuelle dArcan en 2001 qui sattarde aux corps vieux,
laids, infirmes, rpugnants de ses clients et tient toujours humilier
davantage ces derniers en les ramenant des mouchoirs souills
entasss dans une poubelle sous lvier quelle appelle la grande
dcharge 23. En gnral le ton est plus accueillant. Au tournant du
millnaire, Camille Laurens propose, par exemple, avec Dans ces
bras-l un livre sur lamour fou des hommes o la sexualit devient
un moyen de connaissance : on y dcouvre un regard fminin fascin
par tout ce qui est masculin : pre, grand-pre, professeur, amants,
mari, la narratrice dcline lhomme dans toutes ses diffrences. Je
suis pleine dhommes , avoue-t-elle24. La clbration masculine
devient adoration chez Alina Reyes dans Sept nuits en 2005 et dans Le
Carnet de Rrose en 2006. Dj dans Le Boucher, le corps rotique de
lhomme accdait au langage et lobjectification. Il tait dsir dans
toute son paisseur charnelle, mme si le corps en question ne cor-
respondait en rien aux canons esthtiques de lpoque ni ceux du
machisme. Son roman Sept nuits va plus loin encore dans cette cons-
truction du masculin par le dsir fminin. Le corps de lhomme ne
cesse de faire saliver lamante, il est chri dans toutes ses parties, non
seulement dans sa mcanique sexuelle, mais aussi jusque dans ses
fonctions biologiques. Lamante lui baise les pieds autant quelle lui
lche les fesses. Rien de ce qui est lui ne la repousse et elle na peur
de rien. Dans Le Carnet de Rrose, le corps de lamant continue dtre
une source infinie de fantasmes, de plaisirs, de jouissances et on le
peroit comme un bonbon-phnix . Est-ce la fin de la guerre des
sexes quon annonce ou dont on rve? Cest du moins peut-tre un
nouveau fminisme qui semble merger de ces textes et qui invite le
lecteur (et la lectrice surtout) confronter le dsir masculin un dsir
fminin plus opulent que jamais auparavant. Et cette confrontation
seffectue sans lhostilit destructrice qui tait un moment ncessaire
en raction loppression sculaire des femmes et qui a caractris la
littrature inspire par le fminisme des annes 1970-1980.

23
Nelly Arcan, op. cit., p. 129.
24
Camille Laurens, op. cit., p. 182.
La crise de lternel fminin 61

Dans La Femme de papier de Franoise Rey, le corps masculin est


clbr et il affiche sa fminit autant que sa virilit. Sa passivit est
recherche et apprcie autant que ses initiatives, la femme jouit de
son spectacle, elle prouve du plaisir le dpuceler. Lintrt des
uvres de Bernheim, en particulier de Sa Femme (Prix Mdicis 1993),
tient galement la reprsentation du masculin. Ici, sous le regard
mdical de Claire, lhomme acquiert une prsence corporelle singu-
lire. Ce nest pas tant sa belle apparence qui lintresse que sa sant
physique25. Claire a une vision organique de lautre : lorsque Thomas
boit un whisky, elle en suit le trajet dans le pharynx, dans lsophage
jusqu lestomac, ce qui lui donne lenvie de lembrasser. Tout, en
lui, devient tendresse et ravissement. Claire en investit les parties de
ses fantasmes (dont le ventre lisse, les pieds et lintimit buccale) et en
vnre les marques pidermiques. Et, mis part quelques cas comme
chez Gulliver o ils incarnent la beaut, llgance, largent et la
classe, ces hommes passionnment aims ne semblent pas correspon-
dre limage strotype du Prince charmant, surtout si lon en croit
en particulier Annie Ernaux dont lamant du journal intime Se perdre
ainsi que celui de sa version romance (Passion simple) est timide,
goste, rustre, ivrogne, profiteur, arriviste, intellectuellement indigent.
Stalinien en cravate Cerutti et costume Lapidus, il a non seulement les
ongles sales et garde toujours ses chaussettes en faisant lamour, mais
est rarement disponible. Et pourtant, il russit maintenir en elle
cette faim absolue que jai de lui 26. La narratrice dIsabelle
Sorente, qui affirme que la femme actuelle ne croit plus au Prince
charmant et se rsigne trouver son compte dans la pluralit, rve de
faire lamour un homme aux pieds nus mais en costume trois pices
qui ne lcherait pas son attach-case. Dans Un Couple de Bernheim,
lamant dHlne, plus petit quelle, se montre brusque et maladroit
dans ses gestes amoureux, sans parler du fait que souvent il ne se pr-
sente pas quand elle linvite dner. Catherine Millet va plus loin
peut-tre encore quand elle smeut du physique ingrat et de la vuln-
rabilit : Oui, je trouve agrable de serrer dans ses bras un corps tout
entier dur comme une bite bien astique, mais oui, me faufiler sous la
bedaine pendante dun homme qui attend, dans une position de

25
Jai analys cette dimension dans mon livre sur la littrature franaise contempo-
raine : Les Cahiers de Limentinus : Lectures fin de sicle, Montral, XYZ diteur,
1998. Je nen reprends ici que les grands traits.
26
Annie Ernaux, op. cit., p. 23.
62 Gatan Brulotte

femelle, que je vienne le traire avec la bouche, cela me plat tout


autant 27. La ralit fantasmatique de ces femmes peut surprendre
dans sa diversit et son non-conformisme, mais leurs crits ajoutent un
chapitre qui manquait lhistoire de la beaut physique (quon
devrait plutt appeler pulchritude , ici, en un terme plus intgrateur
des pluralits esthtiques28), chapitre consacr lhomme tel que vu
par lautre sexe.
Mais le corps masculin est aussi loccasion violent, en particu-
lier chez Virginie Despentes, comme si ses assassines anarchistes
cherchaient retourner contre lhomme et le pouvoir quil reprsente
la violence dont elles sont ou ont t lobjet dans leur milieu. Cette
violence sexerce cependant contre tout le monde, y compris les
femmes, les vieillards et les enfants. Le meurtre y est bon comme de
la baise 29 et y est commis pour de largent ou des biens matriels
aussi bien que gratuitement. Ces losers au fminin sclatent en
sachant quelles sexcluent du monde, elles dtruisent et se dtruisent.
Leur sexualit est haineuse, vengeresse et nihiliste. La violence exa-
cerbe, caractristique ultime de la guerre des sexes, constituait encore
le programme froid dune Catherine Breillat, par exemple. Mais ce
romantisme de la destruction devient assez marginal, au point que ce
discours est promptement dclass dans sa rception en porno, trash
ou hard crad, et reprsente peut-tre le chant du cygne des forces
tnbreuses, chtoniennes, dernier avatar, hlas littral, de la femme
fatale.
En gnral, la femme se donne le droit daimer la prsence de
lhomme dans sa diffrence et de le dire ; de dsirer son corps et de le
vivre ; de sabandonner au sentiment pour lui et de le communiquer.
Lhomme advient au langage dans une vision humaine, non-idalise
et pas ncessairement toujours attachante. Une relative sant morale
sen dgage. Aprs le terrorisme de la chasse aux phallophores, aprs
la droute des sexes et les discours revanchards ou dsenchants,
aprs le dsir noir et limpasse du couple, la femme francophone
semble chercher, si lon en juge par la majorit de ces rcits, quitter
son lit soi et vouloir offrir lhomme une place renouvele ses
cts.
Espace et sexuation se conjuguent aussi dans une dynamique

27
Catherine Millet, op. cit., p. 207.
28
Ainsi que je le suggre dans uvres de chair, op. cit., la section Beaut .
29
Virginie Despentes, Baise-moi, Paris, Grasset, 1993, p. 127.
La crise de lternel fminin 63

diffrente : le dsir incite sortir de la maison, et en particulier de la


cuisine o la femme a longtemps t confine. Chez la Reyes de Sept
nuits, toutes les rencontres nocturnes de lamant ont lieu lhtel.
Quant lisabeth Herrgott dans Transports amoureux, les lieux de
plaisir vont de la gondole lavion, en passant par le train, le bus, le
voilier, la voiture, lascenseur, les toilettes publiques. Avec Millet, le
locus amoenus originel est un local poubelles que lui rappellera plus
tard le taudis infect dun amant particulirement ngligent de sa
personne et de son domicile. Dans sa qute du Graal sexuel tous les
lieux imaginables sont exploits pour les activits rotiques, les
espaces publics comme les espaces privs: voiture, muse, bureau,
restaurant, bois, chemin dsert, salle de bain, pour nen nommer que
quelques-uns. Ils le sont pour leur attrait ludique, esthtique ou trans-
gressif, mais le romantisme nest plus, ici, lordre du jour. Cepen-
dant, et pourrait-on ajouter : heureusement, certaines femmes comme
Ernaux maintiennent le romantisme ou en laborent une nouvelle
forme au sein de leur rotisme solaire et revendicateur.
Le rapport au narcissisme semble changer galement dans ces con-
fessions. Les femmes, en gnral, ne sont pas obsdes par lentretien
de leur corps ou par leur correspondance des modles de beaut
prtablis, comme dans une certaine rographie traditionnelle. La nu-
dit est plutt hroque et elle nest pas un outil de dgradation ou
dhumiliation comme elle a pu ltre dans des uvres antrieures
marques par une culpabilit dorigine religieuse (pensons Histoire
dO, notamment). Les femmes se regardent peu dans le miroir et
portent, quand elles le font, un regard valuatif sur elles-mmes, sur
leur propre corps et qui nest pas toujours de complaisance. La
narratrice dArcan, qui est pourtant trs soucieuse de son apparence,
mtier oblige, se sent physiquement infrieure aux autres femmes et
souffre dtre plus belle en rve que dans la ralit, et cela mme si
elle incarne la beaut aux yeux des hommes qui acceptent de payer
pour coucher avec elle. Dans Dolorosa soror, Florence se juge grotes-
que et pitoyable en position de louve romaine. Si Cusset, quant elle,
dteste son odeur, Millet, elle, naime pas sa silhouette et la juge
svrement tout au long de son autofiction : on sent dailleurs quelle
a fond sa sexualit frntique et compensatoire sur cette fragilit
foncire. Elle ne se reconnat mme pas dans les vidos delle en
action et o elle se voit comme un reptile souple, ce qui fait ainsi
remonter une forte animalit dans la perception de soi. Le discours de
64 Gatan Brulotte

ce que lon pourrait appeler, avec le psychiatre et psychanalyste Serge


Tisseron30, lextimit, lexposition publique de son intimit, contraint
au regard distant de la conscience qui se retourne vers sa source.
Cependant, lexception de Millet, le je de ces narrations contem-
poraines ne sent plus, en gnral, le besoin de se distancier de lui-
mme et de se scinder pour se voir en objet. Voil qui reprsente un
grand changement par rapport au pass. Dans Histoire dO, linstance
narrative dit je pour prsenter O en alter ego dtach delle-mme,
de sorte quelle ne sait pas tout sur O par moments, alors qu dautres
elle en sait plus quelle. Le sujet de la narration se dmarquait ainsi de
lobjet assujetti dont pourtant il adoptait le point de vue et se montrait
solidaire. la fin, lobjectification dO est totale et linstance narra-
tive na plus du tout accs sa conscience. Le je de Duras dans
LAmant passe au elle pour se dcrire, mais cest seulement occa-
sionnel et significativement limit aux pisodes sexuels o elle se sent
objet. Avec lvolution des crits fminins, le je sassume davan-
tage dans son intgrit, sans avoir se diviser pour se dire dans sa
sexualit. La raison en est sans doute que la femme se peroit moins
comme un objet que comme un sujet sexuel pleinement assum com-
me tel, quoique des degrs divers selon les histoires personnelles de
chacune. Ces uvres rpondent aussi une nouvelle dfinition de la
beaut qui lassimile, non un objet passif et silencieux, mais un
corps actif qui parle, un corps qui sexprime dans la langue de son
dsir singulier. Comme la bien vu Vigarello dans son histoire du
concept, cette beaut contemporaine correspond une vrit int-
rieure : [] faire exister un corps matrialisant la part la plus
profonde de soi, travailler sur lui pour mieux travailler sur soi 31.
Les femmes intgrent aussi lamour sexuel dautres tabous que
lrographie a toujours plus ou moins vits dans ses reprsentations,
comme les rgles ou la maladie. Quand par exemple, Loc, dans Un
Couple de Bernheim, est gripp, il nen attire pas moins les baisers
dHlne qui, bien sr, attrape sa fivre. Dune faon mouvante,
LUsage de la photo dErnaux associe lrotisme langoisse de la
mort, puisque lauteur vit sa passion alors quelle est atteinte dun
cancer. Elle a plac en exergue la clbre dfinition de Bataille :
lrotisme est lapprobation de la vie jusque dans la mort. Rien

30
Serge Tisseron, LIntimit surexpose, Paris, Ramsay, 2001.
31
Georges Vigarello, Histoire de la beaut : le corps et lart dembellir de la Renais-
sance nos jours, Paris, Seuil, 2004, p. 241.
La crise de lternel fminin 65

cependant, ici, de lrotisme morbide bataillien. Ernaux a crit ce livre


avec son amant du moment, Marc Marie, et le texte comporte quatorze
photos de scnes aprs lamour, montrant leurs vtements laisss en
dsordre au sol ou les vestiges dun repas abandonn sous leffet dun
dsir pressant. Comme les deux ont comment ces photos, nous avons
leurs points de vue respectifs sur ce quvoquent pour chacun ces
traces de leur liaison. Ce livre reprsente leur effort pour sauvegarder
ces moments de passion, dautant plus prcieux quils saccompagnent
constamment de la menace de la mort. Tout en rveillant le sens de la
finitude de tout, la maladie devient memento vivere et intensifie
lamour. Bien qualtr par la chimiothrapie le corps fminin sent
lurgence, plus que jamais, de rester dsirant et dsir.
La sexualit de la femme mre a galement toujours intress la
littrature : de nos jours, on continue de sen proccuper mais dune
manire plus pressante. Dj dans les annes 1960, le roman Le
Laurat de Charles Webb port lcran en 1967 connut le triomphe
en abordant la sduction dun jeune homme par une femme plus ge.
Le thme attira diversement bien dautres auteurs sur le plan
international, comme Maud Sacquard de Belleroche en 1968-69 (dans
ses Mmoires dune femme de quarante ans en deux volumes), ou
Harold Pinter dans Harold et Maude en 1971 (qui clbre lamour
entre un jeune homme dans la vingtaine pour une ane au delta de sa
vie quatre-vingts ans), ou Mario Vargas Llosa avec loge de la
martre (1990) qui voque la sexualit furtive dun gamin pour sa
belle-mre six fois plus ge, ou encore, plus prs de nous, Nolle
Chtelet dans La Femme coquelicot (1997) qui fait revivre les mois
de lamour une dame du troisime ge. Dans le contexte dune popu-
lation de baby boomers vieillissants, le succs mondial du roman de
lcrivain hongrois Stephen Vizinczey, loge des femmes mres
(1965, traduit de langlais en franais en 2001) est un signe des temps.
Voil une autofiction masculine qui raconte les aventures sexuelles
dun jeune homme avec des femmes en gnral plus ges, seules
dsirables ses yeux, dans une Budapest daprs-guerre sur fond de
communisme. La fuite du hros en Italie, puis au Canada lui donne
loccasion danalyser la sexualit htroculturelle (aux prises avec les
diffrences culturelles), devenue de nos jours un problme dominant
des relations amoureuses lre plantaire. Les crits fminins actuels
en franais sintressent, dailleurs, ce dernier phnomne et prolon-
gent cet gard la tradition de lrographie qui a toujours encourag
66 Gatan Brulotte

les relations interraciales et interculturelles : pensons seulement, par


exemple, la liaison sino-franaise dans LAmant de Duras, ou la
franco-russe dErnaux dans Passion simple, chez qui les amants ne
parlent mme pas une langue commune et se comprennent tout de
mme ou encore lexploration rotique plantaire de Lili Gulliver.
Le vieillissement de la population qui a connu la libration sexuelle
des annes 1960 et 1970 entrane des angoisses nouvelles face la
sexualit, dont les uvres rendent compte. Lessentiel de Passion
simple et du journal qui a servi ce livre, Se perdre, porte sur les tour-
ments dune femme proche de la cinquantaine qui se sent revivre
auprs dun amant plus jeune dune douzaine dannes. Malgr les
souffrances de lamour, lrotisme y est une fte pour elle et du coup,
on sort du canon de la jeunesse comme paradis sexuel. La diffrence
dge constitue galement le thme de LOurs de Caroline Lamarche
o la narratrice marie avec deux enfants tombe amoureuse dun
prtre qui pourrait tre son pre. Dans Dolorosa soror de Florence
Dugas, lamant de la narratrice a le double de son ge. Chez Isabelle
Sorente, Lucrce est fascine par un homme deux fois plus ge
quelle soixante-quatre ans, attire quelle est par sa peau ride et
son corps vieillissant. Parfois dailleurs cet amant est impuissant avec
elle et elle ne len apprcie que davantage. Mais elle lui prfrera tout
de mme quelquun de son ge. la fin de Sept nuits, la narratrice de
Reyes quitte son amant elle aussi pour un homme plus jeune. Le
strotype du jeunisme a la vie longue, peut-tre mme est-il
ternel, mais la jeunesse et la beaut canonique, ou mme la sant et la
performance sexuelle ne sont plus ncessaires au dsir fminin.
Certaines femmes interrogent encore la maternit, ses mythes et ses
difficults pour le sujet moderne. Le portrait quen livrent, par
exemple, en 1999, Darrieussecq dans Le Mal de mer (jeu de mots
significatif, bien sr, quAnnie Leclerc avait dj exploit pour un
recueil de nouvelles, Mal de mre en 1986) ou Angot dans Lonore,
toujours (1994) nest pas conventionnel. Lhrone du premier roman
se montre une mauvaise mre qui fuit en Espagne un mariage en tat
de crise et qui finit par abandonner sa fillette derrire elle avant daller
sinstaller en Australie. Angot voque, elle, les difficults dcrire tout
en levant un enfant qui exige une attention constante. Sa fillette
meurt la fin quand elle tombe par accident. Ces uvres invitent
rflchir sur les dfis que reprsente la maternit aujourdhui :
comment vivre le fait dtre mre sans culpabilit et mener une vie
La crise de lternel fminin 67

amoureuse ou professionnelle part entire. Cependant, ainsi que


laffirme Lamarche32, la vie dune femme dpasse la maternit, ce
pourquoi les femmes se tournent davantage vers limaginaire intime
pour bousculer les strotypes et, en particulier, manifester leur refus
de la morale reue : cet gard, lrotisme constitue un territoire
limite et un lieu de rsistance, il rgle en permanence des comptes
plus vastes avec la mort autant quavec la vie.
Bref, les femmes ont chang la notion de ce qui est reprsentable
en revendiquant le droit de parler de leur corps, de leur dsir et de leur
sexualit dune manire plus largie et plus libre, en sujets lucides.
Elles tiennent un discours moins censur et monolithique que les
hommes et elles prennent la parole en dpassant souvent lalternative
quErnaux posait au dbut de Passion simple entre le magazine
fminin Nous deux et Sade, entre le discours sentimental et ltalage
qualifi par plusieurs de porno, peut-tre en une nouvelle criture
fminine contestataire qui non seulement propose une rvision des
valeurs mais aussi dfie les genres existants et bafoue les frontires.
Aprs avoir pass en revue ces avances du discours fminin
autour de la sexualit, procdons maintenant quelques observations
critiques rapides des strotypes que semblent encore vhiculer ces
rcits.
Dabord, le rle de lhomme reste tout de mme dominant dans ces
reprsentations qui se veulent de femmes dites libres. De Nathalie
Perreau dans LAmour de soi (1990) jusqu Alina Reyes (2005 et
2006), en passant par Franoise Rey (1993), Rgine Deforges (1999),
Marie Nimier (2000), Catherine Millet (2001), Nelly Arcan (2001) ou
Caroline Lamarche (2004), cest lhomme qui tend encore penser et
mme dicter les scnarios rotiques ou susciter le discours fminin
sur le sexe. Lamant de Florence dans Dolorosa soror de Dugas est le
principe actif de lvolution sadomasochiste de la jeune femme et
commente son rcit en notes, en le rectifiant ou le nuanant. Lhomme
que fantasme Laurens reste autoritaire et prend les initiatives, mme si
elle rve de les prendre sans y parvenir. Chez Nimier, lditeur dsir
agit comme une figure paternelle qui contrle et dcide. Pour la narra-
trice dArcan, cest le dsir du pre, ml de rpulsion, qui semble
avoir mobilis son fantasme prostitutionnel, tandis que cest son

32
Dans Jeannine Paque, LOutil le plus raffin est limagination : le dernier livre de
Caroline Lamarche , Nouvelles tudes Francophones, n 19.2, Automne 2004, p. 94.
68 Gatan Brulotte

psychanalyste qui lincite la confession et lui en fera ultimement


publier le texte. Malgr le fait que Millet aime les aventures en grand
nombre, elle ne les apprcie qu la condition davoir un intermdiaire
masculin qui fasse quun homme lui soit prsent par un autre33. Cest
lhomme qui la conduit ses partouzes, cest lui qui sert de catalyseur
des rencontres, lui qui agit en guide dans lexcs, lui qui dcrit
lorgasme au fminin. Les crits de femmes campent souvent des
figures fminines qui ont dj un homme dans leur vie et qui les
pousse lexprience rotique (du moins en dehors du couple). La
sexualit vient gnralement sous la dicte du masculin, comme
ctait dj le cas dans lrographie traditionnelle. Tout a encore lieu
linitiative du mle, sous sa surveillance, quelques exceptions prs
(dont Cusset, mais elle vit aux tats-Unis, dans une culture o les
femmes ont des initiatives). La femme semble toujours faire de la pas-
sivit une sorte de programme : ne rien entreprendre et rester totale-
ment passive , crit Nimier, de peur dtre juge quand elle envisage
de sduire lhomme quelle dsire34. Peu de premiers pas effectus par
les femmes dans la rencontre ou dans lexpression du dsir, cest
encore lhomme qui souvent propose et la femme attend quil le fasse,
quoiquelle se dise intrieurement disponible tout. Dans Un Homme
est une rose dlisa Brune en 2005, Michel conoit les scnarios de la
rencontre et Marianne les subit, sen rvolte intrieurement et les
excute avec froideur et cynisme. Mais quand il se montre passif, elle
sen irrite tout autant et attend quil passe laction. Une fois dispose
au dsir, elle sen veut dtre empote et accuse son ducation de lui
avoir trop enseign la retenue. Cependant, voici la leon ultime et
implicite de Marie Nimier lheure de la concurrence affective effr-
ne : lamour revient celle qui fait les premiers pas (ici, son amie
Aline a t plus vite quelle et lui vole lhomme quelle dsirait trop
timidement). Celle qui passe la sduction active de lhomme dsir
sort gagnante en amour. Il ne faut sans doute pas stonner si, dans la
majorit des uvres recenses, la dominante passive de la femme dans
lentre en matire rejoint le rle traditionnel auquel les manuels de
sduction contemporain confinent encore celle-ci, soit lattente ou la
provocation discrte35.

33
Catherine Millet, op. cit., p. 127.
34
Marie Nimier, La Nouvelle Pornographie, Paris, Gallimard, 2000, p. 169.
35
Jean-Claude Bologne, Histoire de la conqute amoureuse de lAntiquit nos jours,
Paris, Seuil, 2007, pp. 322-327.
La crise de lternel fminin 69

De lensemble de ces crits il se dgage tout de mme une image


un peu strotype et monolithique du comportement masculin que
lrographie traditionnelle a contribu construire et qui ne corres-
pond plus tellement la ralit moderne : lhomme est, en effet, en-
core souvent vu par les femmes comme rationnel face aux motions,
lui quelles imaginent allant droit au but et recherchant les rapports
rapides. Lhomme y reste trop un aventurier fervent de lphmre,
foncirement infidle selon un portrait bien convenu, impermable
la sentimentalit, et qui aime consommer les femmes objets. Cette re-
prsentation va relativement dans le sens des comportements mascu-
lins que des manuels de drague contemporains conseillent dadopter36,
mais est trs loin de la fminisation progressive des hommes que
certains scientifiques observent, comme Lucy Vincent qui, dans O est
pass lamour ?, lattribue des altrations hormonales lies aux
pressions sociales et lenvironnement.
Autre question quon pourrait se poser : est-ce que cette libration
affiche nenferme pas la femme dans le ghetto de la vie intime et
prive, l o elle a toujours t confine, laissant lespace public et
politique lhomme ? Oui, sans doute, jusqu un certain point, mais
un contre-argument survient aussitt : nest-il pas crucial que la
femme dise ses dsirs et ses envies plutt que de les laisser interprter
par les hommes ? Cette explosion de dsirs au fminin qui occupe la
place publique plus que jamais, nest-ce pas dj une forme de
discours politique qui influence la morale ?
Ajoutons aux observations critiques le fait que la femme soit tou-
jours campe dans le mythos (enferme dans son image de Vnus,
oppose celle de Mars) et reste exclue du logos, apanage de lunivers
masculin. Je me fais lcho de cette critique formule par Christine
Dtrez et Anne Simon37. Mais dans la mesure o les diffrences st-
rotypes des sexes, y compris leurs relations lespace, sont remises
en question dans beaucoup de ces textes, dans la mesure aussi o la
rationalit analytique tend en imprgner le discours, est-on si sr
quun tel reproche puisse tenir la route ? En outre, on pourrait se
demander si le logos est vraiment un idal poursuivre, tous sexes
confondus. On pouvait croire quun Breton, par exemple, dans Nadja

36
Ibidem, pp. 328 sqq. Bologne relve mme une monte du machisme dans certains
manuels.
37
Christine Dtrez et Anne Simon, leur corps dfendant : les femmes lpreuve du
nouvel ordre moral, Paris, Seuil, coll. La Couleur des ides , 2006.
70 Gatan Brulotte

en 1928 ou dans dautres textes sur la draison amoureuse comme


LAmour fou dans les annes trente ou Arcane 17 dans les annes
quarante, nous avait quelque peu loigns de ce pseudo-idal du logos,
lamour relevant pour lui dune irrationalit libratrice. Ces leons,
sans doute contestables sur dautres points ainsi que certaines fmi-
nistes nont pas manqu de le souligner, ne semblent pas avoir port
fruits pour ce qui a trait la relativisation du logos.
On pourrait reprocher encore ces crits que le point dancrage de
la femme reste invariablement lorganique. Dans le sillage des reven-
dications fministes des annes 1970, le corps, en effet, domine les
reprsentations fminines au point que la femme semble ntre que
corps. Il y a cette veille ide (chez Despentes, en particulier) qucar-
ter les cuisses, cest scarter les ides, se dilater lesprit, et quen
slargissant lanus, lesprit suit38. Millet ouvre les yeux en mme
temps que les jambes, parce que le plaisir accrot la conscience chez
elle au lieu de la faire perdre (comme quoi elle cherche bien intgrer
le logos dans lros). Et on a pu aussi attaquer la dominante des
registres aquatiques et humoraux dans la reprsentation du corps fmi-
nin, ce qui renverrait au caractre suppose fluide de la femme et
quelque incapacit de se contrler. Mais, pourrait-on ajouter, lhomme
aussi est reprsent sous ces mmes registres par les femmes travers
ses propres eaux du plaisir. Il faudrait replacer limagerie amoureuse
dans un contexte historique pour voir comment elle a volu39 : des
images mtaphoriques de feu qui ont longtemps prvalu dans le
langage amoureux vers une imagerie plus matrialiste pour les deux
sexes, dans la mesure o ces confessions contemporaines ont, en gn-
ral, un degr de vraisemblance accru en comparaison avec lrogra-
phie du pass. Cela dit, comment la sexualit peut-elle chapper lor-
ganique ? Est-ce quelle le peut seulement autrement que par le biais
esthtique ? Albert Cohen dans Belle du seigneur (1968) a pu montrer
avec clat le cheminement dune ascse amoureuse fonde sur une
idalisation esthtique qui cherche nier les contingences de lorga-
nique et on en sait les sinistres aboutissements.
Enfin, on ne peut manquer de soulever la gnante question com-
merciale, car le succs de ces publications peut avoir un effet dentra-
nement corrupteur, do les rserves exprimes sur la gratuit littraire

38
Virginie Despentes, op. cit., p. 51.
39
Je le fais un peu dans mon livre uvres de chair, op. cit., au chapitre sur les mots
de lamour.
La crise de lternel fminin 71

de certaines femmes qui publient des livres sur leur vie sexuelle et
dont les motivations mercantiles paraissent videntes. crire pour
faire de largent brouille-t-il le message ? Est-ce que cela peut crer
des distorsions dans la configuration de la sexualit fminine qui sy
reprsente ?
Terminons sur un autre point : est-ce que cette littrature a une
mission sociale qui serait de subvertir tout contrle idologique des
dsirs et de la sexualit par un groupe donn, quil soit politique,
religieux, phallocentrique, voire fministe ? Cest une ide mise par
John Phillips et qui parat digne de mditation. Ouvrons le dbat sur
une pense quAnnie Ernaux voque dans LUsage de la photo : Est-
ce qucrire spare ou runit ? 40 Sur le plan de la rception, est-ce
que cette rographie des femmes dans sa grande varit rapproche
vraiment les sexes ou les loigne davantage ?
Quoiquil en soit, ces romans sous forme de tranches de vie
sexuelle composent une littrature de lextimit, o on pressent quune
nouvelle forme du dsir apparat dont les contours sont encore flous
mais qui se dmarque des anciennes conceptions. On nest plus telle-
ment dans une perception du dsir comme manque. Dj les surralis-
tes avaient pu lui donner une impulsion diffrente en concevant le
dsir comme force positive, active, cratrice, expressive. Duras, quant
elle, en a accentu la force subversive et les effets de dissolution de
soi et de lautre. Or, dans nombre de confessions sexuelles rcentes, le
dsir nintresse plus tant pour sa puissance de transgression ou dan-
nihilation que pour sa fonction exploratoire : il procde de la ncessit
de vivre lexprience de la passion jusquaux limites du possible, je
suis mange de dsir en pleurer , dit Ernaux dans Se perdre. Je
veux la perfection de lamour []. Elle ne peut tre que dans le don,
la perte de toute prudence 41. Comme cette dernire, les femmes
cherchent mettre au jour ce quelle nomme lessentiel : la bte
enfouie 42, et comme elle, elles rptent sur divers tons : ce qui
compte pour moi, cest davoir et de donner du plaisir, cest le dsir,
lrotisme rel 43, cest linvention perptuelle du dsir. Ce que
Sorente appelle le QE, le quotient motionnel44, par opposition au

40
Annie Ernaux et Marc Marie, op. cit., p. 151.
41
Annie Ernaux, op. cit., p. 21.
42
Ibidem, p. 40.
43
Ibidem, p. 61.
44
Isabelle Sorente, op. cit., p. 19.
72 Gatan Brulotte

QI : Je ne crois pas avoir appris ailleurs quentre les draps 45. Cet
rotisme exploratoire dpasse le seul plaisir : il devient, ici, un instru-
ment de discernement, un outil dinvestigation de soi et de lautre, une
sonde dans labysse des sens et de la psych, cest--dire un moyen de
connaissance.
Cest en investissant publiquement de toutes les faons le champ
de la sexualit que les femmes peuvent ainsi changer la donne sur le
sujet et non en se billonnant, comme lont bien vu Nathalie Collard et
Pascale Navarro dans leur ouvrage Interdit aux femmes, lun des plus
intressants sur le sujet. Lerreur, cest le silence, non la licence. Est-
ce que ces uvres sont fministes ? Certes, rpondraient justement ces
dernires puisque le principe du mouvement est de promouvoir la
parole des femmes, leurs visions des choses, en particulier quand elles
ont des modes de vie diffrents et quelles veulent transformer les
rgles du jeu46. Dj dans les annes 1980, la fministe Franoise
Collin rclamait la constitution dun imaginaire rotique fminin :
Le dveloppement dune fantasmatique fminine sera un signe non
encore prsent de la libration des femmes. [] La jouissance des
femmes a t dvolue aux choses. Elle a envahir les mots 47.
Depuis, cest ce qui sest produit massivement. Du coup, leffet de ces
confessions relativise les reprsentations dominantes en matire de
sexualit, banalise les uvres masculines qui leur sont contempo-
raines et leur fait ombrage dans les mdias. Cest en occupant lespace
public de leurs productions que les femmes peuvent renouveler le
discours sur lamour, sur la sexualit, sur lengagement social et la
morale (quitte ce quil y ait des rats sur le plan esthtique), et non
en prnant la censure, comme certaines fministes ont pu proposer de
le faire. Autofiction ou pas, tmoignage vcu, fabulation de soi ou
pure imagination, ces uvres dmontrent dj lenvi linventivit
fminine dans lcriture de soi et surtout le renouvellement du genre
littraire le plus ancien de lhumanit, lrographie.

45
Ibidem, p. 92.
46
Nathalie Collard et Pascale Navarro, Interdit aux femmes, Le Fminisme et la
censure de la pornographie, Montral, Boral, 1996, p. 124.
47
Franoise Collin, Les bords , Les Cahiers du GRIF, Jouir, n 26, mars 1983,
pp. 134 et 136.
La crise de lternel fminin 73

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Pour en finir avec lobscnit fminine :
mythes sexuels et politiques rotiques dans
Pornocratie de Catherine Breillat

Christa Stevens

AMSTERDAM UNIVERSITY COLLEGE

Rsum : Dans Pornocratie, rcit-pamphlet inspir par La Maladie de la


mort de Marguerite Duras, Catherine Breillat met un homme lpreuve
de la sexualit et du corps fminins pour lucider un certain nombre de
vrits et de tabous sexuels, commencer par linterdit de regarder le
sexe fminin. En passant par une critique de la notion de lobscne,
larticle analyse les rfrences, explicites ou non, aux figures mytholo-
giques de femmes associes lobscne, savoir Mduse, Lilith et Baub
et la faon dont, selon Breillat, ces figures continuent nourrir limagi-
naire contemporain.

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.


Franois de la Rochefoucauld

Le soleil, la mort et le sexe de la femme ne se peuvent regarder en face.


Sigmund Freud

Mortifre, interdit, obscne : voici trois notions censes expliquer


pourquoi il est difficile regarder ce que tout le monde pourtant a
envie de voir : le sexe dune femme. De nombreux mythes sur les
femmes en tmoignent. Quil transforme le voyeur en bte (Diane),
suscite lhorreur et la mort (Mduse) ou provoque le rire fou (Baub),
le sexe fminin est par excellence ce qui ne se regarde pas. Dans son
rcit au titre provocateur Pornocratie1 (2001), Catherine Breillat cher-
che lucider ce tabou. Largement inspir par La Maladie de la mort

1
Catherine Breillat, Pornocratie, Paris, Denol, 2001.
78 Christa Stevens

de Marguerite Duras2, ce livre nous amne dans le huis-clos entre un


homme et une femme dans une chambre dnude dune ancienne
maison. Comme dans le texte de Duras, un contrat lie les deux amants,
mais chez Breillat cest la femme qui paie : abandonne par son
fianc, ne comprenant plus rien ce qui lie les deux sexes ou les
deux espces (25, 31) comme elle prfre les dsigner , elle veut
savoir ce que cela signifie tre une femme aux yeux de lautre, mle.
Ce regard masculin est prendre littralement, car le contrat stipule
que lhomme lexamine par l o elle est le plus intimement femme,
cest--dire par l o [elle] nest pas regardable (28), afin quil lui
dise la vrit de ce quil voit. La vrit pouvantable aux hommes
(26). Lhomosexualit de lhomme, loin dentraver ce projet extraordi-
naire, constitue un atout majeur : vu quil navait jamais regard une
femme (21), quil tait vierge de cela (21), il pourra la considrer
avec impartialit (28) et lui renvoyer un regard honnte et franc,
intouch par la mchancet des hommes, les pires, ceux qui aiment
les femmes (10).
Avec un sujet pareil, Catherine Breillat semble en rajouter sa
rputation dcrivain et de cinaste controvers. Depuis son premier
livre LHomme facile (1968)3, crit lge de 17 ans (et aussitt inter-
dit aux moins de 18 ans), en passant par ses romans et ses premiers
longs mtrages des annes 70-90, jusqu ceux qui inaugurent les
annes 2000 les romans Une vraie jeune fille4 (2000) et Porno-
cratie ; les films ma sur (2001), Sex is comedy (2002) et Anatomie
de lenfer (2004), ladaptation de Pornocratie , Breillat voue la
totalit de son travail l nigme du corps amoureux 5, plus particu-
lirement le corps amoureux fminin, ce quelle fait dune manire si
explicite quune certaine critique nhsite pas traiter son uvre de
pornographique. Rien pourtant nest moins vrai : lunivers insolite
cr par Breillat correspond un dsir de transgression morale et
esthtique si pouss quil cherche refonder lessence humaine sur le
dsir et la sexualit mmes :

2
Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Paris, Minuit, 1982.
3
Catherine Breillat, LHomme facile, Paris, Christian Bourgois, coll. 10/18 , 1968.
4
Une premire version de ce roman est parue en 1974 sous le titre Le Soupirail aux
Editions Guy Authier.
5
Selon la quatrime de couverture de son livre dentretiens avec Claire Vass, Corps
amoureux, Paris, Denol, 2006.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 79

Lessentiel, cest--dire llmentaire.


Lamour physique pur et simple6.

Appeler lamour physique lessentiel, cest dj se rfrer au my-


thique : dans les lgendes de lAntiquit, mais aussi dans les rcits,
notamment psychanalytiques, qui inaugurent notre modernit, lacte
sexuel est investi dune importance primaire, non en dernier lieu parce
quil constitue un facteur important dans la mobilisation de lhumeur
interrogeante 7 de ltre humain confront aux grands mystres
de la vie : lorigine humaine, les liens de famille, les passions sexuel-
les, la diffrence entre les sexes. Catherine Breillat, son tour, inter-
roge la culture et les mythes fondateurs de la sexualit et, plus particu-
lirement, de la fminit : en tmoigne son travail sur les concepts de
limpur et de la virginit et sur les rites de passage, amplement analys
par David Vasse dans son livre sur le cinma breillattien8.
Si Breillat prolonge les proccupations dune certaine criture
fminine des annes 70 et 80, qui prnait la libration du dsir des
femmes et travaillait la mise en valeur du corps fminin, elle montre
avec ses personnages prfrs des adolescentes dgotes de leur
fminit naissante, des jeunes filles dvergondes qui inventent leur
identit de femme dans les marges de la morale sexuelle que le
corps constitue le roc incontournable dans lapprhension du soi fmi-
nin. Lanatomie, cest le destin , dclara Freud en renvoyant au
concept de lidentit fminine, invitable, mais Breillat, dans son
anthologie de textes rotiques Le Livre du plaisir, fulmine contre ce
quelle appelle notre pornographique identit 9, celle qui, ds le
moment de notre naissance, nous est assigne et dfinit le sexe fmi-
nin toujours en ngatif, comme lhroque absence de lautre 10.
Son travail consiste ds lors dnoncer ce que Georges Devereux,
dans un autre contexte, appelle la ngation mythifiante des deux

6
De la femme et la morale au cinma, de lexploitation de son aspect physique, de
sa place dans le cinma : comme auteur, comme actrice ou comme sujet , prface
Romance (scnario), Paris, Petite bibliothque des Cahiers du cinma, 2001, p. 20.
7
Pierre Brunel, Mythocritique. Thorie et parcours, Paris, P.U.F., 1992, p. 18.
8
David Vasse, Catherine Breillat. Un cinma du rite et de la transgression, Paris,
ditions Complexe et Arte ditions, 2004.
9
Catherine Breillat (d.), Le Livre du plaisir, Paris, ditions 1, coll. livre de
poche , 1999, p. 15.
10
Ibid.
80 Christa Stevens

sexes 11, cest--dire le dni mythologique et culturel de la dualit


sexuelle selon laquelle les deux sexes sont spcifiques et irrductibles
lun lautre. Car Breillat est davis que lanatomie, loin de consolider
le destin fminin comme le pensait Freud, nest quun point de dpart
et que la fminit doit encore saffirmer, dans les termes de Vasse,
dans lpreuve du sexe 12, celle qui est assume seule, en priv,
hors du monde, afin de se comprendre de facto dans une totalit
fbrile dtre-femme 13.
Si ses romans prcdents racontent ces expriences fminines,
Pornocratie, en revanche, montre comment un homme est mis
lpreuve de la sexualit fminine, avec la femme comme guide. Car
le contrat a beau stipuler que lhomme soit le possesseur nocturne de
son corps [de la femme], celui qui a le pouvoir sur ses postures et sur
la narration de ce qui est (81), y compris sa fin incertaine : en ralit,
tout dans Pornocratie provient du je de la narration14. Ce je
certes double la femme celle qui est moi (14, 92) et se soumet
donc avec elle au regard de lhomme, mais elle dirige et domine ce
regard et le discours misogyne qui en dcoule. Cette spcificit narra-
tive explique aussi le titre du livre : avec ce terme, driv du grec
porn (prostitue, courtisane) et forg au XIXe sicle pour dsigner
l influence prpondrante des courtisanes, des prostitues sur un
gouvernement 15, Breillat, qui aime travailler dans lpure et la
conscience des mots 16, veut montrer ce que ce terme signifie en-dea
de ces connotations pjoratives, savoir la force ou la puissance des
femmes et de leur sexualit, une porn tant toujours, en premier lieu,
une femme qui sassume.
Profondment mythoclaste en ce qui concerne les images des
femmes, Breillat se sert rgulirement du mythologique mme, non

11
Georges Devereux, Femme et mythe, Paris, Flammarion, coll. nouvelle biblioth-
que scientifique , 1982, p. 5.
12
David Vasse, Catherine Breillat, op. cit., p. 18.
13
Ibid.
14
Ici aussi, Pornocratie est limage du texte de Duras qui, dans les termes de
Blanchot, est un texte dclaratif o tout est dcid davance par la voix narrative
fminine qui est plus quautoritaire, qui interpelle et dtermine ce qui arrivera ou
pourrait arriver (Maurice Blanchot, La Communaut inavouable, Paris, Minuit,
1983, p. 59).
15
Trsor de la langue franaise.
16
Catherine Breillat dans sa prface au livre de David Vasse, Catherine Breillat, op.
cit., p. 13.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 81

seulement pour dnoncer les vrits et les tabous qui motivent les
diffrents mythes fminins, mais encore pour situer son rcit dans ces
zones-limites o sopre le passage du tabou 17, passage ncessaire
pour pouvoir reprendre les choses zro, primitivement, mythique-
ment 18. Dans Pornocratie, elle le fait en se penchant sur une srie de
femmes mythiques19, quelle mentionne explicitement ou voque par
simple allusion. Nous allons-en considrer quelques-unes qui se rap-
portent toutes une notion qui motive la qute de la femme du rcit,
savoir la soi-disant obscnit du sexe fminin.

Gnalogies de lobscne

Pornocratie est hant par cette obscnit fminine. Omnipr-


sente, elle se trouve mise en scne travers le scnario stipul dans le
contrat, mise en texte travers une rcurrence obsessionnelle du terme
et dautres qui lui sont associs, et dramatise travers la mise en acte
progressive de dgradation et daltration de la femme du couple. En
outre, elle accapare le regard dans le texte en faisant du sexe le lieu
quasiment unique de la focalisation.
Mais quest-ce quen fait lobscnit et, puisque cette notion est
intimement lie au domaine du regard, voire de la scne et du
spectacle, quel genre de vision tombe sous le qualificatif dobscne ?
Constatons au pralable que lobscnit est un fait de socit et de
culture : est obscne seulement ce qui est peru tel quel, et comme
lusage actuel du terme le montre, il relve en premier lieu du domai-
ne sexuel, tant ce qui offense ouvertement la pudeur dans le
domaine de la sexualit 20. Ce nest que par son deuxime sens que la

17
Catherine Breillat, De la femme et la morale au cinma , Romance, op. cit.,
p. 17.
18
David Vasse, Catherine Breillat, op. cit., p. 17. Italiques dans le texte.
19
Dans un entretien, lauteur explique cette prsence mythique dans le cadre de la
gense de son livre, qui tait initialement conu comme un texte pour la voix-off dun
film prvu effectivement une adaptation de La Maladie de la mort, qui a chou
parce que la cinaste na pas obtenu les droits. Les rfrences mythologiques staient
imposes pour donner un contexte littraire et mythique ncessaire aux images
autrement difficiles et drangeantes. Voir Catherine Breillat dans un entretien avec
Geoffrey Macnab, Catherine Breillat, Written on the Body , Sight and Sound, vol.
14, no 12, dcembre 2004, p. 22.
20
Le Trsor de la langue franaise. Voir Le Petit Robert : ce qui blesse la pudeur en
suscitant des reprsentations dordre sexuel .
82 Christa Stevens

notion dobscne ressort aussi du domaine de la morale sociale : ce


qui offense le bon got, qui est choquant par son caractre inconve-
nant, son manque de pudeur, sa trivialit, sa crudit 21. Ltymologie,
de son ct, nous apprend que le terme est emprunt du latin obsce-
nus, qui signifie de mauvais augure , sinistre termes par ail-
leurs relevs dans le texte breillattien , et cest partir de cette
dfinition quil est arriv dsigner ce qui ne doit pas tre montr sur
scne. En effet, le prfixe ob- a pour premire signification en
face de , lencontre de , au-devant de : est donc obscenus
non pas ce qui est sur la scne, bien en vue, mais ce qui en est devant
et, par consquent, chappe au regard. Ltymologie expliquerait lob-
scnit du sexe fminin donc dans la mesure o celui-ci est ob-
scne , labri des regards. Encore lest-il seulement par contraste
avec le sexe masculin, qui est le sexe dit visible ou, comme Pascal
Quignard le rappelle, le fascinus, le membre qui arrte le regard au
point quil ne peut sen dtacher 22. Mais cette tymologie nexplique
gure pourquoi le sexe fminin est devenu obscne au sens o il ne
doit pas se montrer, a fortiori pourquoi il est sinistrement obscne,
indcent (41) et impudique (84), comme la narratrice de
Pornocratie ne cesse dimiter et dironiser le discours misogyne.
Breillat se propose dlucider cette problmatique en exploitant
ltymologie du terme obscne . Ils ne savent pas lire les augu-
res (56), dit la femme propos des hommes et de leurs discours
dvalorisants et elle donne de nombreux exemples pour montrer quel
point ils peroivent l ob-scnit du sexe fminin comme obsc-
ne . Par rapport la constatation, faite lors dune scne qui se passe
dans un bar dhomosexuels, que le paquet suppos des couilles et
des bites qui gonflent les braguettes [] nest pas obscne puisque
cela se voit (16), le sexe fminin ne saurait tre que le sexe fourbe
et cach (52), soustrait au regard comme il lest par dfinition. Cette
ob-scnit du sexe fminin commence dj se revtir dune autre
signification quand, dans loptique des hommes voyeurs, la position
visible du sexe masculin se confond avec ses lments offerts au
regard, glissement qui fait du sexe non-visible des femmes celui qui
[manque] tout du sexe visible (46-47) et constitue par rapport
celui-ci une absence (47), un vide (72), rien vous ne
21
Le Trsor de la langue franaise. Le Petit Robert noffre pas de signification
morale.
22
Pascal Quignard, Le Sexe et leffroi, Paris, Gallimard, coll. folio , 1994, p. 11.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 83

voyez rien (59). La dichotomie prsence-absence est relaye par


dautres, elles aussi associes lobscne. Ainsi, il y a cette passivit
frmissante. Cette attente indicible [] insupportable lhomme
(43) qui, lui, reprsente le principe actif ; il y a la mollesse et la
douceur curante de tout a (62), son ct informe (62), qui
contrastent avec la duret et la forme rige mles, ou encore ltat
souill (67) et impur (98) des femmes, qui soppose au propre,
entendre au double sens de propret et de proprit23, de lhomme ;
enfin il y a les associations infernales ou dmoniaques bacchanale
infernale (50), sa puissance inadmissible que corrobore le sceau
dmoniaque (51) qui soustraient la femme au divin qui, lui,
sassocie au masculin. Dans cette perspective phallocentrique, une
femme ne saurait tre que la maladie de lhomme (64), une
dviance monstrueuse qui provoque le dgot, sinon lpouvante.

Mduse et lobscnit castratrice

Il revient Freud davoir offert une explication mythologique


cette frayeur masculine tout en la rangeant dans la logique de la
castration. Dans La Tte de Mduse 24, il lie lhorreur que suscite la
vision de la tte de la Mduse horreur consolide par la ptrification
mortelle du voyeur , lexprience que fait le petit garon quand il
entrevoit pour la premire fois une femme nue et associe labsence
dun sexe comme le sien limage effrayante dun pnis tranch. Pour
appuyer sa thse, Freud se sert dautres lments encore du mythe de
la Mduse. La chevelure serpentine du monstre fminin renvoie au
toison pubien fminin, doublement terrifiant par son manque dordre
comme par sa position hors de lordre phallique. En outre, la tignasse
de serpents grouillants soffre comme une multiplication, toujours
significative selon Freud, du symbole du pnis et donc aussi, dans la
logique du garonnet, de son absence. Dautre part, la dcapitation de
cette tte couronne de phallus constitue une prfiguration du danger
de castration, danger qui, son tour, se trouve conjur par son corol-
laire mythique, la mort par ptrification, qui annonce cette autre

23
Voir sur cette double signification du propre dans le discours phallocentrique :
Hlne Cixous, La Jeune Ne, Paris, Bourgois, 1976.
24
La Tte de Mduse (trad. J. Laplanche), dans Sigmund Freud, Rsultats, ides,
problmes II, 1921-1938, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Bibliothque
de psychanalyse , 1985, pp. 49-50.
84 Christa Stevens

rigidification , laffect inverse, quest lrection, consolatrice et


rassurante, que le petit garon, malgr tout, subirait lors de cette
premire scne primitive.
Cette interprtation freudienne tant devenue, son tour, une
mythologie moderne, il va presque de soi que Pornocratie commence
par lhonorer : lhomme du rcit, en effet, peroit le sexe de la femme
comme la plaie (37), larticle dfinitif signalant le poids de la
rfrence, tandis que du corps nu et beau de la femme son regard ne
retient que le fanion noir et abominablement crpu du sexe (47). En
fait, il est tellement fascin par la toison pubienne quil la voit se
rpter dans les poils des aisselles, voire stendre, travers la
rminiscence des deux touffes frises et sombres sous les aisselles
(47-48), au corps entier, corps, notons-le, sans tte, cul de jatte et
doublement manchot (48), ainsi que la narratrice le souligne comme
pour consolider lallusion doublement freudienne et mdusienne.
Mme le durcissement consolateur du pnis est voqu : plusieurs
reprises, la vision du sexe fminin provoque une rection chez
lhomme qui, excit malgr lui, prend la femme dans une treinte
brutale et se dcharge comme on vomit dune ivresse de dgot
total (74).

Lilith et lobscnit de lintriorit

Tout en tant dtectables, ces allusions freudiennes restent impli-


cites. Breillat leur en prfre dautres, dont en premier lieu une rf-
rence qui, emprunte la mythologie juive, explique la peur mascu-
line comme une peur autrement primitive, hrite des temps primor-
diaux. Ainsi, se demandant, toujours propos des poils pubiens, si
ce noir triangle [nest] pas le triangle mphitique de Lilith ? (48),
la narratrice voque le souvenir, toujours effrayant dans la tradition
juive, de la premire femme dAdam, celle que Dieu a cre avant
Eve. Personnage connu des textes rabbiniques et de la mystique juive,
Lilith a des origines bien plus anciennes, qui remontent jusquaux
temps sumriens et babyloniens. Dans les mythes de cette re, elle
figure comme un dmon femelle, aux connotations ariennes et
chtoniennes, dot dune sexualit et dune fcondit sans limites.
Associe donc ds le dpart au fminin archaque dans sa dimension
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 85

ngative 25, Lilith subit dans les textes juifs un sort qui fait delle une
diablesse dangereuse, mangeuse denfants et violeuse dhommes. Son
histoire veut que, maltraite par Adam qui elle refuse dobir se
considrant comme son gale, comme elle ltait en fait de par sa
cration, elle est rfractaire prendre la position infrieure lors de
leurs bats amoureux , elle senfuit du jardin dEden et se soustrait
mme lordre divin de rejoindre son compagnon. Cette insubordina-
tion lui cotera cher : Dieu la bannira du monde humain et la livrera
pour toujours des sentiments de jalousie et de vengeance envers les
hommes.
Une partie du discours misogyne de Pornocratie exploite le mythe
de cette premire femme mal fame, qui a seulement refus de se
soumettre lhomme. Apprenez-leur nous servir. nous donner
dfrence (65) sont des mots qui prennent en cho ce quAdam, et
Dieu, auraient pu avoir dit la compagne rebelle. De mme, lhomme
du rcit na de cesse de raffirmer sa position suprieure, voire de
sattribuer le pouvoir dachever la punition divine, par exemple quand
il peroit le sexe de la femme servile comme la nuque courbe de
lesclave et qui donc appelle la punition et les coups (47), ou encore
quand il estime que cette goule matrice suceuse de lternit (68)
doit tre combattue par un pnis- dague senfonant dans les flancs
ennemis pour vaincre par la sentence de mort (68).
Cette goule matrice suceuse rappelle trs prcisment limage
dmoniaque de Lilith comme voleuse de la semence des hommes
elle serait notamment responsable de leurs jaculations nocturnes et
pratiques masturbatoires. Dans le rcit elle est voque au moment o
lhomme, touchant du doigt le vagin de la femme, croit dceler dans
une spasmodique succion la prsence inexorable de la goule (50).
Lallusion la diablesse Lilith devient encore plus explicite dans la
description du liquide dont la goule est dite se nourrir : il sagit certes
de sang, mais dun sang limage de la semence, ce sang [tant]
plus prcieux que le sang puisquil contient toutes les vies ternelles
de lhomme (50). Un vocabulaire lilithien est galement de rigueur
quand la narratrice, toujours dans la perspective de lhomme apeur,
dcrit la femme de la chambre comme une bacchanale infernale
(50), au destin marcageux et diabolique (50), au sexe ouvert au

25
Mireille Dottin-Orsini, Lilith , dans Pierre Brunel (d.), Dictionnaire des mythes
fminins, Paris, ditions du Rocher, 2002, p. 1152.
86 Christa Stevens

vent ( nous tout prend le vent affirme la femme, 24), le vent tant
lun des attributs du spectre de nuit ainsi que la plupart des
traductions de la Bible dsignent Lilith lunique endroit o elle est
voque26.
Il est significatif que ces rfrences lilithiennes soient associes
la problmatique de lob-scnit du sexe fminin. En effet, la narra-
trice dit explicitement que ce qui rend les femmes obscnes , au
sens dimpudiques, ouvertes, insatiables, ce nest pas ce quon voit
(49, 50) et dont on les culpabilise par exemple, pour rester dans le
discours mphitique : une peau qui sue, qui suppure, une peau
infecte comme celle des grenouilles qui ont au moins la dcence dtre
vertes (49-50) , mais cest ce qui se drobe (50) et pourtant se
laisse deviner travers cette mme apparence putride (50) : une
chair intrieure, obscure et inconnue. Lob-scnit de cette intriorit
tant un fait incontournable, lhomme exprime son dgot devant ce
quil peroit comme les signes extrieurs de cette intriorit, savoir
les scrtions et les odeurs, ces exhalaisons mmes qui rendent la
femme mphitique . Mais ce qui le droute le plus et lattire en
mme temps est lob-scnit de cette chair, son intriorit, celle qui
est donne comme un mystre. / Et par ce mystre elles se jouent de
nous, et nous attirent dans leur obscnit (65).
Associe au mystre, linvisibilit de cette intriorit rend ce corps
redoutablement fantasmatique (83), un cran sur lequel viennent
se projeter des fantasmes mles. Pornocratie en fait tout un inventaire.
Ainsi il y a le fantasme de la profondeur de la cavit, profondeur que
les hommes dsirent et craignent infinie (49), sy perdre, et
qui, en signe de sa puissance inadmissible que corrobore le sceau
dmoniaque (51), devient une profondeur que vous envient les
garons qui ne vous aiment pas et que hassent ceux qui vous aiment
(49). Il y a aussi la peur de la cavit aspirante, dvorante, dont la
femme du rcit, au moyen dun tampon puis dune pierre, montre
lhomme que lide du vagin engloutissant , qui rappelle le mythe
de la vagina dentata, est anatomiquement incorrecte et que le sexe
fminin constitue, dans sa ralit physique, un nant (111) qui ne
ressent pas ce qui sy introduit et ne le possde encore moins (110).
Enfin, il y a aussi le dsir et la crainte de voir en quoi consiste
cette intriorit fminine infinie, de considrer ce qui la rend si tran-

26
Es. 34 : 14, dans la traduction de Louis Segond.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 87

gre, si drangeante que, en juger le discours violent, il faut la conju-


rer par une viscration comme la mise nu du problme fminin
(50), par une ventration comme suite normale de la bance gante
(50). Il est significatif que cette violence lgard du corps fminin
pargne, peine il est vrai, le corps maternel. Lhomme du rcit,
parlant au nom du genre masculin, souligne que notre unique souci
est de prserver en notre cur un tant soit peu de respect humain
celle qui on doit la vie (84). Mais ce respect d est entrav non
seulement par lide que le corps maternel constitue lui-mme
lobscnit primordiale , mais encore que les hommes en portent,
comme grav au centre de leur propre corps, le souvenir hideux sous
la forme de la blessure cicatrise en creux aussi patente quun anus
artificiel (84). Confrontant le geste lgant et preste du semeur
(84) au corps de la gnitrice rduit toute son horreur de corps
matriciel, lhomme du rcit montre que laltrit effrayante de ce
corps provient dun amalgame inacceptable dintriorit les ftides
chairs intrieures (84) , douverture la charogne mre, impu-
dique comme une cervelle dans le crne ouvert dun singe (84) et
djections les morves, les urines et les matires fcales, sans
compter les sueurs, les salives [] (84). Si lenfantement montre
dj le ct sauvage, animal et primaire de la fminit, horrifique aux
yeux des hommes qui tournent lil comme des femmelettes (85),
le scandale le plus grand quil constitue se trouve dans le fait quil a
couv les hommes, quil a fait un avec eux et que cette origine
commune continue les attirer vers le bas, dans la confusion, dans
lhorreur du chaos originel organique (85). Voil ce que nous ne
pouvons vous pardonner (85).

Baub et lobscne du grotesque et de la besogne

Sexhibant, sollicitant le regard de lhomme, la femme dans Porno-


cratie est le metteur en scne, sur scne, de sa propre obscnit . La
mythologie grecque connat dans la figure de Baub galement
lexemple dune femme qui exhibe ses parties gnitales. Baub tait
une vieille prtresse dEleusis, une sage-femme dont le conte dit
quelle a russi rompre le deuil de la desse Dmter, inconsolable
cause de la perte de sa fille Persphone, par une action inoue : elle a
relev sa robe pour montrer son intimit, action qui dclencha un rire
chez la desse. Les quelques statuettes connues qui reprsentent
88 Christa Stevens

Baub sont rvlatrices quant ce que la desse a vu : elles reprsen-


tent un personnage fminin rduit un visage qui, directement pos
sur une paire de jambes, se confond avec le sexe. A quel point cette
figure gastrocphale, dont les deux bouches du haut et du bas
fusionnent 27, constitue une rfrence dans Pornocratie, montre une
scne o lhomme, au moyen dun bton de rouge lvres, trace sur le
corps de la femme des lignes autour de ses plvres (73)
contraction volontairement impropre de plaie et de lvres ,
puis rpte ce geste sur les lvres de sa bouche ainsi que let voulu
lusage premier (74). Quil opre ainsi une fusion entre les deux
bouches devient clair quand lhomme, troubl par la rminiscence
sexuelle, met trop de rouge sur les lvres du visage, barbouille celui-ci
en entier, puis crase la tte de la femme dans loreiller pour pouvoir
la prendre dans un dsir non pas de fusion mais de meurtre (74).
Pour pouvoir interprter cette rfrence mythologique dans Porno-
cratie, il est ncessaire de considrer le geste, profondment ambiva-
lent, de Baub de plus prs. Si le retroussement, indcent, de la robe
constitue le tout du mythe, sa signification dpend entirement de
lidentit du voyeur. Dans le monde grec ancien, le sexe dune femme
montr une femme constituait une provocation au rire. Ctait un
ludibrium comme lexplique Pascal Quignard28, une indcence rituelle
qui, dans le contexte particulier des mystres leusins, se rfrait la
sexualit et la fcondit. Le sexe dune femme montr un homme,
par contre, tait un geste redoutable : il violait le tabou de reprsenter
les femmes nues et avait donc une proprit apotropaque, conjura-
toire, qui rappelle celle de la tte de Mduse, dont il confirme en pas-
sant la connotation sexuelle. Quand par exemple Plutarque raconte
que les femmes relvent leurs robes pour dfier leurs fils et leurs
poux sans courage au combat29, il entend ce geste non pas comme
une insulte ou une provocation, mais comme une action destine
chasser le mauvais dmon qui rend les hommes impuissants. Ceci vaut
aussi pour les figures de Sheila-Na-Gog britanniques qui, tailles en
bas-relief sur les parois des glises, montrent leur vulve pour protger
le lieu du mauvais il30. Pareillement, si Baub drida la desse, cest

27
Patrick Quignard, Le Sexe et leffroi, op. cit., p. 116.
28
Ibidem, p. 117.
29
Plutarque, Trait de la vertu des femmes, V, 246, cit par Emmanuel Vernadakis,
Baub , Pierre Brunel (d.), Dictionnaire des mythes fminins, op. cit., p. 231.
30
Voir Emmanuel Vernadakis, Baub , op. cit., p. 231.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 89

que son geste effrayant, la manire du faux rire de la Mduse, russit


chasser le dmon qui rendait la desse strile.
Le geste dexhibition la fois brutale et rigolarde du mythe le sug-
gre dj : voir le sexe fminin produit le double effet dune terreur
sacre et dun rire librateur, signe ds lors de son obscnit. Parlant
du fminin monstrueux, Jean-Pierre Vernant confirme ceci en rangeant
la Mduse du ct de lhorreur et Baub du ct du grotesque,
ensemble avec les Satyres, dont le phallos exhib souligne par un de
ses noms, baubon, le rapport avec Baub31. Pourtant les dtails du
mythe font fondre ces deux catgories symtriques : Baub est, certes,
une espce dogresse, mais avant tout elle est une vieille bonne
femme, aux facties joyeuses, qui montre, cach sous sa robe, la
place du sexe et tenant lieu de lui, un visage maquill ou, selon une
autre version du mythe encore, un jeune enfant32. La terreur que le
geste dexhibition aurait normalement inspire se trouve ainsi neutra-
lise, dautant plus que le visage et lenfant mis au jour se font clat
de rire. Dans le registre mythique du fminin monstrueux, la grimace
de ces faux sexes a pour fonction de provoquer le rire, librateur, du
voyeur terrifi par le spectacle, mais pour la voyeuse en question,
Dmeter, le rire la libre autrement : Baub et ses jupes releves lui
rappellent ses devoirs concernant la sexualit et la fcondit. Servant
de miroir la divinit elle-mme, le sexe de Baub ne saurait tre
obscne : il ne montre rien qui, dans les codes de la morale, puisse
violer un tabou ou provoquer une terreur sacre. Au contraire mme,
dfiant la peur strilisante et mortifre, le sexe de Baub constitue une
affirmation de la vie et du fminin33.
Retrousser ses jupes pour montrer ce quil y a dessous peut
cependant constituer un geste autrement redoutable : il menace de
dvoiler quelque chose qui doit son attirance justement au fait quil est
voil, et devrait le rester. Dans son analyse de la notion de vrit-
femme chez Nietzsche, Sarah Kofman souligne que le dsir
ftichiste du voile et du simulacre et son corollaire, la peur

31
Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux. Figures de lAutre en Grce ancienne.
Artmis, Gorg, Paris, Hachette, coll. textes du XXe sicle , 1985, pp. 31-38.
32
Selon lune des versions du mythe de Baub, la prtresse tire de dessous ses jupes
le fils de Dmter, Iacchos.
33
Voir pour la notion de la femme affirmative Sarah Kofman, Baub. Perversion
thologique et Ftichisme , dans idem, Nietzsche et la scne philosophique, Paris,
Union gnrale dditeurs, coll. 10/18 , 1979, pp. 263-304.
90 Christa Stevens

mythique de lever le voile voile des mystres de la Nature ; voile de


la femme qui a son secret elle cacher mconnaissent la fois la
vrit et la femme , quils voient la tte en bas 34. Selon
Kofman, le ftichiste du voile ignore la vrit comme absence de
vrit, abme sans fond et mconnat la vie dans son caractre
flin, froce, mensonger, protiforme 35. Craignant davoir
constater que la femme noffre rien voir, non seulement il la tient
prisonnire de la dichotomie de la castration, concept dj dsuet dans
la perspective fminine, mais encore il dnie sa peur la plus grande :
admettre que, l o il pensait rsider le secret du mystre, en vrit il
ny a rien voir du tout comme le savent les femmes elles-
mmes. Car cest le rien voir , en fin de compte, qui peut faire
reculer deffroi celui qui regarde, le ptrifier dans sa dception tout
comme il le peut aussi faire fondre dans un clat de rire librateur.
Ensemble avec la figure mythique dArtmis, voque dans Porno-
cratie travers un nous sommes chasseresses (38) et sassociant
au motif de lobscnit par lhistoire dActon qui, en punition davoir
guett la desse lors de son bain est chang en cerf au moment o il
allait entrevoir ses lvres infernales 36, Baub et la Mduse mettent
en relief que la position cache, voile du sexe fminin se trouve,
certes, la base du dsir masculin, mais que cette ob-scnit, en
ralit, nest quun leurre : non seulement elle noffre rien voir
qui, mme sous forme de manque, aimanterait le regard dsireux, mais
encore elle offre le spectacle paradoxal dun rien voir , dun non-
lieu absolu qui confronte le dsir de (a)voir avec son propre manque,
cest--dire le rien quil cherche suppler et qui est le rien inaccep-
table sur lequel repose la vie elle-mme. Dans Pornocratie, Breillat ne
laisse pas de doute quant au taedium vitae (74) qui dtermine les
actions de lhomme du rcit, quil se perde dans des rencontres homo-
sexuelles ou se dcharge autrement dans son dgot du sexe fminin.
Sil considre celui-ci comme obscne, en ralit il le prfre comme
ob-scne , comme la scne fantasmagorique sur laquelle il peut
projeter, bien quen ngatif, les ides qui lui tiennent lieu de vrit et
sans lesquelles il ne saurait vivre. Ainsi le prouve sa faon de voiler le
corps de son partenaire par tous les moyens : avec des yeux embus de
dgot, avec des paroles blessantes, avec des actions violentes
34
Ibidem, p. 286. Kofman cite ici Nietzsche dans Le Crpuscule des idoles.
35
Ibid.
36
Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, Paris, Gallimard, 1956, p. 84.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 91

destines cacher linsignifiance de son sexe (45). Ainsi le montre


aussi sa proposition de faire une bouillie sanglante du sexe fminin
pour voir apparatre le visage de Dieu (56) : par ce dfi ultime, qui
frle la tentation mystique fusionnelle, il avoue son sentiment
dimpuissance, mais aussi de dsespoir profonds.
Or, comme dit la femme du rcit propos des hommes, ils ne
verront jamais rien, ils nen sont pas capables , atteints quils sont de
lirrmdiable ccit humaine (59). Cet homme, les hommes, sont
de lespce qui peroivent la ralit comme un insulte du dsir et
prfrent se leurrer dillusions et daveuglements, donc dob-scnits
aussi. Mais la mythologie nous apprend que la ralit est une vieille
femme qui, de par son sexe exhib, nous rappelle la vie et ses
besognes, sexe et sexualit inclus. La femme dans Pornocratie semble
prendre cette leon mythologique cur, car elle sapplique faire
connatre lhomme, ce grand alin du corporel, la ralit du corps
fminin (comme du sien aussi). Elle lui montre lanatomie du vagin, la
consistance du sang menstruel, la rsistance du tissu vaginal et linvite
la toucher, la tourner et la pntrer par tous les moyens main, sexe,
bton. Elle linitie aussi une sexualit qui se passe de larrogance
du membre rig (118), o il pourra faire lexprience dune jouis-
sance qui ne se vit pas comme une sommaire et brutale jaculation
(115), mais dans le temps et limmanence de lacte sexuel.

En guise dpilogue : apologie dune rotique de limmanence

part des rfrences et allusions ces figures de femmes


mythiques, Breillat se sert dune autre rfrence mythologique encore
qui, reprise et labore dans la philosophie grecque et chrtienne, a
jou un rle majeur dans lapprhension du fminin en lOccident :
lros platonicien. On se rappelle que Platon distingue deux types
dros : lros vulgaire, qui pousse les hommes assouvir leurs dsirs
dans la sexualit, notamment htrosexuelle, et lros cleste qui, loin
de sidentifier au seul acte sexuel, est la voie par laquelle lme
humaine aspire atteindre le monde cleste, celui des Ides. Chez
Platon, lros nest pas une fonction autonome : il est veill par la
beaut du monde, plus prcisment par la beaut du corps de laim
dans le cas du philosophe, celui du jeune phbe, vu par ladulte mle.
Dans ce contexte mle idalis, le fminin na pas de place ; a fortiori,
92 Christa Stevens

trop li au physique et la matire, il entraverait lascension de


lhomme vers le monde divin.
Dans Pornocratie, ds les premires pages, la rfrence platoni-
cienne est patente. Ils sont , syntagme qui constitue lincipit,
confre au genre masculin, et plus spcifiquement aux clients dune
bote pour homosexuels, un statut ontologique qui manque au gyn-
ce (8), terme emprunt de lAntiquit grecque, avec sa terrible et
secrte confination (8), les termes de terrible et de secrte
exprimant une perspective masculine. Dans le bar, les clients se jugent
et se sollicitent du regard, jeu rotique qui rappelle limportance de la
beaut du corps dans le scnario amoureux platonicien. Une autre
allusion platonicienne se trouve dans la description du membre viril
comme un rayon ou comme un vecteur, pour joindre la dit
humaine (11-12), bien que dans le discours narratif, guid par la
femme, cette qualit presque mtaphysique se transforme aussitt en
une dague pour assassiner limmensit inverse de lui (12), cest--
dire le genre fminin.
Vers la fin du livre, quand le rcit, depuis longtemps dj, se
droule dans la chambre des faux amants, le discours de la femme,
bien moins cynique quau dbut, emprunte au vocabulaire platonicien
de lidalit. Rduit au fracas des chairs corruptibles (118) et la
bestialit de la chair (117), lacte sexuel est maintenant dcrit
comme le rpugnant et obligatoire passage (119) vers ce que la
femme considre comme lobjectif vritable de la sexualit, qui est de
dpasser lalination au corps (118) et dlever les partenaires vers
le corps et le cur arien (119), o ils peuvent jouir de lim-
mense invisibilit de [leur] tre, de la dilatation transparente de [leur]
existence (120). quel point ce discours rotique est familier de
lros des philosophes grecs vient affirmer une dfinition de lauteure,
faite dans Corps amoureux, du transport amoureux comme quelque
chose qui vous lve vers un idal [] qui est de lordre de lme 37.
Pareillement, dans Pornocratie, le corps physique est dcrit comme
le fardeau quon nous a donn pour vivre (123) et la vie elle-mme
comme l horreur de devoir sincarner dans notre monde (123).
Seul le transport amoureux, quand la chair, consomme et consume,
fait place au corps incandescent 38, nous permet de dpasser ces

37
Corps amoureux, op. cit., p. 117.
38
Ibidem, pp. 113 et 133.
Pour en finir avec lobscnit fminine : Pornocratie de Breillat 93

limites physiques et datteindre la lgret de lessence (117), de


respirer le souffle court de limmatrialit infinie (121).
lencontre du scnario platonicien, homosexuel quant aux condi-
tions rotiques et transcendant quant ses aspirations clestes, celui
de Breillat sappuie sur la participation des deux sexes et la prsence,
au niveau symbolique, de leurs reprsentants respectifs, cest--dire le
phallus et la vulve, (re)valorise comme le hiroglyphe [] qui
signifiait ternit celui qui le regardant tait baign de son sens
(121). Loin de crer un contre-mythe fminin aux rsonances essentia-
listes, Breillat se propose de redonner aux femmes leur part
dhumanit, y compris leur identit sexuelle [], consciente et re-
trouve 39, celle que justement la culture occidentale leur a refuse,
entre autres, en qualifiant sa reprsentation, et donc son essence,
comme obscne .
Avec sa pornographie [] Verbe (lcriture) de la femme rv-
le (121), Breillat pose le principe mme de la Pornocratie (121),
quelle entend la fois comme une stratgie discursive destine
librer la notion du fminin de ses connotations pjoratives, une poli-
tique sexuelle qui cherche librer hommes et femmes de leurs peurs
et hontes respectifs et une philosophie rotique qui veut sauver le dsir
daspirations transcendantes qui ne sauraient tre qualinantes. Con-
vaincue que lamour physique pur et simple (voir supra) constitue
lessence humaine, Breillat donne entendre, dans ce texte valeur
pamphltaire, quil est impratif de retravailler nos conceptions du
corporel et de la sexualit, en commenant par lapprhension cultu-
relle et symbolique du sexe fminin, trop longtemps rabaiss au
niveau dun organique primitif et ds lors inacceptable. Dautre part, il
lui importe aussi de r-valuer les aspirations transcendantes qui,
hrites du platonisme et du christianisme, dterminent la sexualit.
En dpit de ses vocations platoniciennes, la femme du rcit ne laisse
pas de doute que lamour physique pur et simple est le point de
dpart et le lieu mmes du dsir et que la jouissance, ds lors, est
toujours immanente (118), a fortiori, que linclusion de la sexualit
fminine, indispensable, sert nous le rappeler, car la Jouissance (en
tout cas en celle des filles) est immanente (118).
La dconstruction de la notion de lobscnit fminine, vhicule
travers des mythologies anciennes et modernes, sest, tout au long de

39
Ibidem, p. 107.
94 Christa Stevens

Pornocratie, rvle comme un exercice discursif, narratif, philoso-


phique et thico-politique indispensable. Aussi la femme du rcit peut-
elle conclure :

Nous avons rsolu le secret ftide de lobscnit :


Simplement ce qui est, est.
Ce nest ni beau ni laid.
Ni mal ni bien.
Cest. (133)

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Dsir et relation.
LUsage de la photo,
Annie Ernaux/Marc Marie

Karin Schwerdtner

UNIVERSITY OF WESTERN ONTARIO

Rsum : Se rfrant aux mythes de la passivit fminine, et particu-


lirement la pense dichotomique selon laquelle labandon de son dsir
serait de lordre du devoir fminin, tandis que le pouvoir dassouvir sa
curiosit et sa sexualit se prsenterait comme un privilge masculin, cet
article se propose danalyser la relation femme-homme dans le premier
texte dAnnie Ernaux crit en collaboration avec Marc Marie : LUsage
de la photo. Nous verrons, dune part, comment le dsir intgre ce qui
produit la souffrance (la sparation, la perte, la maladie) et, dautre part,
comment cette dimension de sparation le dynamise de manire
brouiller les valeurs lies la dichotomie sexuelle.

Longtemps, comme nous le rappelle Isabelle Boisclair et Lori


Saint-Martin, on a pens les relations entre hommes et femmes, entre
masculin et fminin, suivant un modle dinspiration aristotlicienne
qui repose sur une vision binaire et hirarchise 1 : le masculin est li
lesprit, laction et la cration, et le fminin, au corps, laffect et
la procration. Cette pense dichotomique a servi confirmer les
mythes de la passivit fminine 2 et justifier un ordre social ingal
o, par exemple, la fidlit en amour et le renoncement, ou labandon
de son dsir personnel, en faveur du plaisir3 de lhomme, sont de
1
Isabelle Boisclair et Lori Saint-Martin, Fminin/masculin. Jeux et transforma-
tions , Voix et images, vol. 32, n 2, 2007, p. 11.
2
Elissa Gelfand dsigne ces mythes dans son tude des crits de femmes en prison :
Imagination in Confinement: Womens Writings from French Prisons, Ithaca, Cornell
University Press, 1983.
3
En relation la confusion plaisir/jouissance (p. 10), Roland Barthes affirme : ces
expressions sont ambigus parce quil ny a pas de mot franais pour couvrir la fois
98 Karin Schwerdtner

lordre du devoir fminin4. Le pouvoir de satisfaire sa sexualit et sa


curiosit reste surtout un privilge masculin, conception qui sous-tend
la reprsentation de lpouse fidle dans la fiction franaise et franco-
phone traditionnelle. Rduite ses fonctions biologique et conjugale,
soit son corps devenu simple objet du fantasme masculin5, la femme
est alors situe loppos de ce que viseraient les hommes6.
Selon la mme logique, la course laventure au fminin, ou la
poursuite du plaisir, pour le plaisir, est typiquement dpeinte sous des
traits pjoratifs. Du moins trs peu de personnages fminins dans la
littrature de sicles passs ne parviennent explorer leur curiosit
sexuelle, sentimentale et intellectuelle, sans endommager leur rputa-
tion de femme vertueuse. Cest ce que nous pouvons aisment consta-
ter, aprs Catherine Cusset, en fonction de lhypothse pose par le
roman au XVIIIe sicle : Et si lerrance tait fminine ? 7. Scar-
tant de la tradition qui prsupposait la femme idalise une constan-
ce absolue, plusieurs romans (dont ceux sur lesquels Cusset se
penche : Manon Lescaut et Les Amours du chevalier de Faublas)
sinterrogent sur le dsir de la femme et postulent la possibilit dun
libertinage fminin ; cela, pour rvler que la recherche du plaisir ou
lerrance ne correspond pas au dsir proprement fminin, celui-ci
devant finalement tre pens plutt comme un dsir de fixation 8.
Au cours du XXe sicle, et surtout depuis les annes 1980, nombre
dcrivains dexpression franaise remettent en cause les mythes de

le plaisir (le contentement) et la jouissance (lvanouissement). Le plaisir est donc


ici (et sans pouvoir prvenir) tantt extensive la jouissance, tantt il lui est oppos .
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 33.
4
Selon Simone de Beauvoir, la vocation dpouse fidle et de mre a t
imprieusement dicte aux femmes ( on ne nat pas femme, on le devient ). Simone
de Beauvoir, Le Deuxime Sexe II, Paris, Gallimard, 1947, p. 33.
5
Sur la tendance renvoyer la femme la mort ou son corps devenu objet des
fantasmes de lhomme, voir, par exemple, deux textes darticles parus un an dinter-
valle : Chantal Chawaf, crire partir du corps vivant , Lendemains, n 30, 1983,
pp. 118-126 ; et Lori Saint-Martin, Mise mort de la femme et libration de
lhomme : Godbout, Aquin, Beaulieu , Voix et images, vol. 10, n 1, 1984, pp. 107-
117.
6
Selon le criminologue, Maurice Cusson, la plupart des hommes visent : lexcitation,
la possession, la dfense de ses intrts, la domination. Voir Maurice Cusson, Dlin-
quants pourquoi ? [Montral/Paris, Hurtubise HMH/Armand Colin, 1981], Rdition :
Montral, Bibliothque qubcoise, 1989, p. 16.
7
Catherine Cusset, Errance et fminit au 18e sicle , Elseneur, n 7, juin 1992,
p. 89.
8
Ibidem, p. 108.
Dsir et relation: LUsage de la photo 99

passivit fminine9, en voquant le fond commun de lhumanit ou en


runissant des valeurs polarises dans un mme personnage. Nous
pensons surtout ces auteurs contemporains publiant en France
(mentionnons, titre dexemples : Nina Bouraoui, Chantal Chawaf,
Annie Ernaux, Sylvie Germain, et Marie Nimier) qui ont fait accder
le sujet fminin ce qui serait, selon la tradition, lapanage des hom-
mes : lexpression artistique, lexploration de son dsir, et lassouvis-
sement de sa sexualit. Dans Passion simple et Fragments autour de
Philippe V. , deux textes qui, comme le fait noter Elizabeth Richard-
son Viti, tournent chacun autour du dsir amoureux10, Ernaux accorde
un traitement distinctif la passion sexuelle entre adultes 11 en met-
tant en scne voire en favorisant une perspective de femme (sur le d-
sir, la sexualit)12. Ce traitement de la relation femme-homme se pour-
suit dans LUsage de la photo13, avec cela de plus que lamour
physique, auquel sajoute une avidit la fois photographique et
scripturale, fait lobjet du discours non seulement de la narratrice,
mais plutt des deux voix (fminine et masculine) selon les termes

9
Cest ce que nous avons voulu dmontrer partir dune tude de lerrance dans des
crits de femmes au Qubec : Karin Schwerdtner, Entre ltre et laction. Errances
au fminin chez Monique LaRue , Voix et images, vol. 32, n 2, 2007, pp. 63-75 ;
Fever, fever, forever. La course laventure au fminin dans Le Dsert mauve de
Nicole Brossard , Jean Morency, Jeanette den Toonder et Jaap Lintvelt (ds), Romans
de la route et voyages identitaires, Qubec, Nota bene, 2006, pp. 87-110. Sur la
remise en cause du rapport binaire fminin/masculin dans sa dimension systmique,
voir, outre le dossier dj cit de Boisclair et Saint-Martin ( Fminin/masculin ),
Les conceptions de lidentit sexuelle, le postmodernisme et les textes littraires ,
Recherches fministes, vol. 19, n 2, 2006, pp. 5-27.
10
Elizabeth Richardson Viti, Passion simple, Fragments Autour de Philippe V., and
LUsage de la Photo: The Many Stages of Annie Ernauxs Desire , Women in French
Studies, vol. 14, 2006, p. 76.
11
Sylvie Ramanowski, Passion simple dAnnie Ernaux: le trajet dune fministe ,
French Forum, vol. 27, n 3, automne 2002, p. 99.
12
Entretien avec Serge Cannasse, Carnets de sant, juin 2008 : http://www.carnets
desante.fr/Ernaux-Annie. Cette dmarche consistant offrir (exposer) une perspective
de femme sur le dsir charnel aurait souvent t juge impudique : On a souvent
parl dimpudeur mon sujet et on a voulu faire de moi lanctre de Catherine Millet
ou de Christine Angot alors que nous navons entre nous rien de commun. Mais cest
toujours ainsi lorsquon parle des crivains femmes. Et dune femme, on attend
lmotion, les signes de lmotion comme aurait dit Barthes, des sentiments, la
consolation. Ce que je ne cherche pas . Entretien avec Serge Cannasse, Carnets de
sant, juin 2008 : http://www.carnetsdesante.fr/Ernaux-Annie.
13
Annie Ernaux et Marc Marie, LUsage de la photo, Paris, Gallimard, coll. folio ,
2005.
100 Karin Schwerdtner

dune collaboration. Visant mettre en vidence les enjeux cette rela-


tion littraire, notre tude examinera, dune part, comment, dans
LUsage de la photo, le dsir sous ses diffrentes formes intgre cela
mme qui produit la souffrance (la sparation, la perte, la maladie) et,
dautre part, comment cette dimension de sparation le dynamise14 de
manire rappeler les valeurs lies la dichotomie sexuelle et, en
mme temps, les brouiller.

Du dsir deux au mnage trois

LUsage de la photo offre, en alternance, selon la formule la


parole de lune contre la parole de lautre (she said/he said)15, les
compositions 16 respectives de deux amants, A. et M. (selon les
abrviations textuelles), partir de quatorze photos prises depuis le
dbut de leur relation. lorigine de cette relation, et notamment lors
dun premier repas commun, A. annonce celui qui deviendra son
compagnon quelle est atteinte dun cancer du sein et doit bientt tre
opre. Brisant le silence sur ce que la biensance traditionnelle lui
ferait subir en secret17, comme si elle tentait de gcher le repas (et de
chasser M.) par la violence dun aveu importun, elle se confie lui
de la mme faon brutale que, dans les annes soixante, [elle avait]
dit un garon catholique Je suis enceinte et je veux avorter . Or,
au lieu de sloigner delle, M. lui fait une proposition, aussi brutale
que son aveu elle, de passer la nuit dans sa chambre dhtel. Refu-
sant cette proposition pour des raisons pratiques, A. sapproprie lini-
tiative et le dsir qui la sous-tend (djouant ainsi, comme lobserve
Elizabeth Richardson Viti18 le mythe de la femme/sexagnaire sans

14
Notre argument sinspire de ce que Sylvie Germain conoit comme le paradoxe et
la force du dsir. Sylvie Germain, La morsure de lenvie : une contrefaon du
dsir , Marie de Solemne, Entre dsir et renoncement. Dialogues avec Julia Kristeva,
Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo Rimpoch, Paris, Albin Michel, 2005, p. 50.
15
Elizabeth Richardson Viti, op. cit., p. 76.
16
Les compositions crites (Ernaux et Marie, op. cit., p. 16) prennent appui sur celles
que forment les vtements et objets abandonns aprs lamour. Nora Cottille-Foley les
conoit en termes de tmoignages. Voir Nora Cottille-Foley, LUsage de la
photographie chez Annie Ernaux , French Studies, vol. 62, n 4, 2008, p. 180.
17
Longtemps, comme Marie Nimier nous le rappelle, la femme a d tenir dans la
souffrance, en silence : La dignit, la tenue. Ne pas se rpandre. Ne pas sapitoyer.
Ne pas se plaindre surtout, ah non, voil qui serait le comble du mauvais got .
Marie Nimier, La Reine du silence, Paris, Gallimard, 2004, p. 114.
18
Elizabeth Richardson Viti, op. cit.
Dsir et relation: LUsage de la photo 101

libido), en lui offrant la place de venir chez elle. Or, si la brutalit


qualifie les propos de chacun, et si lavidit sous-jacente nivelle toute
hirarchie sexuelle prtendue (toute diffrence ou ingalit suppose
entre les sexes), on notera ici toutefois la valeur de rfrence accorde
A. (ce qui reprend et rvise les valeurs attribuables au ple fminin) :
un moment, aussi brutalement que je lui avais avou mon cancer,
il ma dit Jai une proposition honnte vous faire [] 19 (22).
Depuis cette premire rencontre, ce qui aurait pu les sparer
dentre de jeu devient plutt partie intgrante de leur relation physi-
que. Selon M., la maladie nest non seulement pas exclue mais,
demble, intgre. Durant plusieurs mois, nous ferons mnage trois,
la mort, A. et moi. Notre compagne tait envahissante. Elle sarrogeait
en permanence le droit dtre l 20 (103). En ralit, la mort, et en
particulier la perte et labsence, les accompagnent, chacun de son cot,
depuis un temps antrieur la relation. Comme le fait remarquer
Martine Delvaux21, leur exprience respective de la perte est ce qui
occasionne leur rencontre dans la mesure o M. compose une lettre
A. sur du papier en-tte de lhtel o celle-ci a elle-mme rsid
peu de temps avant dapprendre la mort de sa propre mre. Dans cette
lettre M. fait part de tout ce quil se dit incapable de confier ses
amis : la perte, la sensation de vide et la disparition du sens de tout
chose. Depuis la rencontre laquelle donne lieu la lettre, leur dsir
lun/e de lautre soppose aux ruptures qui prcdent leur rencontre
ainsi quaux incertitudes concernant leur ventuelle survie22 pour
former ensemble ce que M. nomme les bases accidentelles de leur
relation : La rupture qui prcde ma rencontre avec A., bien quelle
ait plomb les premiers mois de notre relation, apparat aujourdhui
comme une forme de prhistoire, les bases accidentelles de ce qui ma

19
Nous soulignons.
20
Soulign dans le texte original.
21
Non seulement A. et M. ont-ils d affronter, chacun de son ct, la mort dun
parent, mais aussi le dcs de la mre de M. devient-il, pour A., le lieu dune ven-
tuelle confusion : jai limpression qu force de trier et rassembler dans des cartons,
aux cts de M., les choses qui appartenaient sa mre [...] sans lavoir jamais ren-
contre je lai tout de mme connue (Ernaux et Marie, 73). Martine Delvaux, Des
images malgr tout. Annie Ernaux/Marc Marie, LUsage de la photo , French
Forum, vol. 31, n 3, 2006, p. 154 (note 8 en fin darticle).
http://muse.jhu.edu/journals/french_forum/v031/31.3delvaux.html
22
Pour improbable quait t notre rencontre, notre survie ne le fut pas moins .
Ernaux et Marie, op. cit., p. 104.
102 Karin Schwerdtner

men elle, son lit (82).


En plus dinciter leur rencontre, la mort est aussi, en quelque sorte,
ce qui dynamise leur dsir. Sans sen douter, la fragilit de lexistence,
et surtout la conscience de celle du dsir, explique lurgence des
prparatifs lamour que laissent deviner les scnes de vtements
empils que fixent les photos dcrites dans LUsage de la photo. Ces
scnes rendent sensible la volont de ne pas retarder le plaisir. Ne pas
interrompre le libre cours de leur dsir, prcisment parce quil fait
provisoirement table rase de ce qui, sur le moment, n[a] plus
aucune valeur (91) et quelle provoque ce que dans La morsure de
lenvie Sylvie Germain conoit comme louverture vers un
ailleurs23.
En vrit, leur quotidien partag et leur amour physique prennent
respectivement un caractre dchappatoire ou de barrire contre la
mort. Dune part, comme le prtend M., Cergy, sa cuisine, ses pices
surchauffes, son isolement, [est] un micro-univers qui [le tient]
loign la fois dune actualit perue comme minuscule la guerre
en Irak , et des derniers soubresauts de lexistence [quil vient] de
quitter (81-82) (celle mene auprs dune autre femme et durant
laquelle il perd sa mre). Dautre part, leurs amours servent clipser,
pour un temps, leurs soucis individuels et niveler ce qui les spare
lun de lautre. Elle permet M. de se sentir sur un pied dgalit
(128) doublier et de faire oublier, outre leurs douleurs, ce pour
quoi [A.] est socialement reconnue (91).
Pour la cancreuse, nos gestes, notre jouissance 24, comme elle
les dsigne, font tamiser la violence (160) des interventions chirur-
gicales, et en mme temps celle des nouvelles qui lui parviennent sur
la guerre en Irak. Ni le diagnostic pronostic incertain, ni le protocole
de chimio lobligeant porter une sorte de harnachement, ni les
horreurs entendues la radio ne lempchent de faire lamour et den
jouir. Au contraire, il semble que les oprations dites violentes, la
radiothrapie et les priodes de chimiothrapie participent dynamiser
et fortifier sa relation avec M. (elle qualifie de heureux son
sjour accompagn lInstitut Curie). De la mme manire, la douleur

23
Sylvie Germain, op. cit., p. 41.
24
Cest A. qui, le plus souvent, prfre larticle dfini le pronom possessif inclusif
( notre jouissance, notre amour ). Comme si elle cherchait montrer combien
femmes et hommes peuvent avoir en commun, ou encore partager : la sexualit, le
got du sexe, du plaisir et de lamplification du dsir.
Dsir et relation: LUsage de la photo 103

que provoquent en elle les occasionnelles absences inexpliques de M.


(elle redoute son infidlit) a pour effet de stimuler son dsir de lui et
sa jalousie amoureuse. Dans ce sens, et selon les dires de A., son dsir,
sa libido, la fait vivre au-dessus du cancer (87)25. Au-dessus, ga-
lement, des mythes de passivit fminine et de sexualit masculine.
De mme, le fait de jongler tacitement, en amour, avec des postu-
res a priori fortement connotes (fminine et masculine), situe les
deux sujets, chacun de son cot, hors du registre des comportements
sexus. Si nous prenons lexemple de M., celui-ci se dit habitu par
les femmes [] devoir adopter la dfroque du Mle, chemise car-
reaux pour faire bcheron, casquette de base-ball pour faire amricain,
barbe de trois jours pour faire viril (66)26. Voil qui dnote sa subor-
dination ou sa dpendance dans la relation alors ostensiblement
mene, chaque fois, par la femme. Si, en effet, la tentative de [s]e
faire passer pour ce qu[il] n[est] pas (66) consiste en partie27
rpondre aux attentes de la femme ( lui faire plaisir), elle suggre
chez M. une part de soumission ou dacquiescence qui remet en cause
les assignations lies la dichotomie sexuelle. Cela donne voir, tout
au moins, limportance quil a lhabitude daccorder aux dsirs inti-
mes de sa compagne, suivant ce qui met en valeur lchange et le
partage plutt que la division et la hirarchie. Or selon une toute autre
attitude, dsigne en termes dun mlange de lubricit et de machisme,
M. accepte dassumer dplucher des patates dans la cuisine Cergy
afin de mieux regarder les fesses de A. lorsquelle saffaire aux four-
neaux. Cette posture du voyeur, de mme que celle, adopte en public,
consistant encercler sa campagne dun bras protecteur, paraissent
confirmer ensemble la thorie de lordre naturel (181) et la pense
selon laquelle la plupart des hommes viseraient lexcitation, la posses-
sion et la dfense de ses intrts. En mme temps, si nous nous fions
la complaisance avoue de la part de M., sa posture de voyeur peut
bien indiquer combien A. dsire tre vue et dsire enfin, convoite,
ne serait-ce que pour se prouver lexistence de son amour [ lui]
(159). Le dsir de la narratrice, qui avoue appartenir la premire

25
Soulign dans le texte original.
26
Nous soulignons.
27
Comme M. le montre de lamour sexuel, ce travestissement peut galement servir
lui faire oublier son adolescence et tout ce qui lui reste du dgot et des sentiments
dinsuffisance et de doute que lui inspirait alors son apparence. Sentiments qui
seraient connots fminins, selon les schmes traditionnels.
104 Karin Schwerdtner

gnration de femmes osant jouir de la mme sexualit que les


hommes, devient alors, dans ces circonstances, celui du dsir de
lhomme28. Par la mme occasion, le dsir de son compagnon narra-
teur se transforme en dsir, ou en devoir, de plaire. Paradoxalement, ce
jeu autour des strotypes ou anciennes attentes sociales participe sans
doute stimuler la relation.

Lavidit photographique,
ou pour une nouvelle pratique rotique

Depuis le dbut de leur liaison, A. et M. en viennent priser leurs


moments de dsir, plus forte raison quils en reconnaissant le
caractre fugace, ou encore, quils ressentent la violence du temps, qui
creuse des pertes irrmdiables. Voil ce que suggre leur sensation de
douleur et de beaut observer, la lumire du jour, la scne des
objets renverss, la veille au soir, en faisant lamour la scne des
habits enlevs la hte, selon une sorte de course contre la montre.
Pour A., comme pour M. qui dsesp[re] de ne pouvoir retenir le
bonheur (190), retrouver ces traces objectives, et les concevoir
comme des corps amasss sur la scne dun meurtre, c[es]t ressentir
le temps (12). Les deux amants se mettent alors photographier
cet arrangement n du dsir et du hasard, vou la disparition .
Tacitement, comme si faire lamour ne suffisait pas, quil faille en
conserver une reprsentation matrielle (12), ils en ajoutent la
scne, bientt perdue, et au dsir quelle suppose, un peu de
permanence enfin, une dimension mdiatique qui peut contrecarrer
la perte. En mme temps, par le choix de ne fixer sur pellicule que
ce quil reste de nous, aprs que nos corps, pour une raison
inexplique, se sont volatiliss (124)29, ils intgrent la fuite du temps
enfin, cela qui voue les dpouilles dun moment amoureux la
disparition, et le moment lui-mme loubli.

28
Quand, dans dautres circonstances, A. na vraisemblablement plus envie de
demeurer objet du regard de son homme, ni de corroborer tacitement les mythes de
passivit fminine, il lui arrive de sapproprier lappareil photo et, au moins une
reprise, selon un reversement de la convention qui fait du corps fminin lobjet
privilgi du regard photographique, de fixer sur pellicule le pnis en rection de M.
Sur LUsage de la photographie chez Annie Ernaux , voir par exemple larticle de
Nora Cottille-Foley.
29
Nous soulignons.
Dsir et relation: LUsage de la photo 105

Cest dabord A. qui ralise des prises de vue sur le paysage de


leurs amours, exprimentant alors cela dont M. aurait dj eu lenvie
lui aussi (32) et, par l mme, faisant montre de la crativit et de
laudace que la pense traditionnelle aurait rserves aux hommes. Ce
faisant, elle se demande pourquoi lide de le photographier ne lui est
pas venue plus tt. Ni pourquoi elle na jamais propos cela aucun
homme (sans doute dans un esprit de complicit qui la poserait hors
des assignations lies la dichotomie sexuelle). Il semble que le souci
de la dcence (connote fminine) soit lorigine de ses rticences
initiales face lide dexposer (selon ce qui serait trs contraire la
biensance traditionnelle) les sous-vtements et les draps ouverts,
froisss, avec les taches et lempreinte des corps ( Seules les pu-
tains et les femmes de mauvaise vie le faisaient ; 170-171) : peut-
tre considrais-je quil y avait l quelque chose de vaguement
honteuse, ou dindigne. En un sens, il tait moins obscne pour moi
ou plus admissible actuellement de photographier le sexe de M.
Peut-tre aussi ne pouvais-je le faire quavec cet homme-l et qu
cette priode de ma vie (32). Nous le savons, par ailleurs : la canc-
reuse prouve de la difficult se dvoiler elle se montre rticente
montrer le crne chauve et le sein cicatris, bien quelle admire la
transparence (112) tente par dautres femmes et quelle y aspire
toujours, au moment de lcriture : Il faudra bien oser les montrer
[les seins] un jour. [crire sur le mien participe de ce dvoilement]
(113). Faisant montre dune valeur suppose fminine (la pudeur
ou le conservatisme), M. prouve, lui aussi, une certaine mfiance
lgard de la transparence ; il ressent, tout au moins, la nature
proprement prive et ireprsentable de leurs moments amoureux.
Puisquils demeurent pourtant persuads doublier un jour les
particularits de leurs amours, ils continuent photographier, plutt
que leurs corps entrelacs, les accessoires de leur thtre rotique
intime (178), dont le sexe en rection semble faire partie au mme
titre que le soutien-gorge, la culotte et le caleon boxer.
Trs rapidement, le projet consistant prendre en photo les traces
de leurs moments amoureux veille en eux une curiosit, de lexcita-
tion mme (12-13). Chaque dclic de lappareil argentique suscite en
eux une trange stimulation du dsir (123), les fait tressaillir le
cerveau de plaisir , et les pousse aussi bien faire lamour qu
106 Karin Schwerdtner

multiplier les prises de vue. Pour rappeler le lien entre crire et jouir30,
le geste de photographier rejoint ainsi le fait de dsirer ( la fois faire
lamour et photographier). Pour A., en particulier, la manipulation de
la camra (le rglage du zoom) est une excitation particulire qui lui
donne la sensation davoir un sexe masculin, image qui renforce
quel point elle jouit dune sexualit et dune nergie connotes
masculines.
Or, si le dlai ncessaire au dveloppement des pellicules fait
repousser le plaisir final et, par la mme occasion, fait accrotre ce que
A. nomme un dsir de savoir (88) ou de dcouvrir, la dcouverte
des photos est chaque fois cause de dsenchantement : la scne
daprs lamour ne leur semble plus celle qui les a bouleverss dans
un premier temps, celle qui les a pousss la sauver matriellement :
Paradoxe de cette photo destine donner plus de ralit notre
amour et qui le dralise. Elle nveille rien en moi. Il ny a plus ici ni
la vie ni le temps (188). Chose curieuse, cette sensation de perte ou
de vide prouve regarder les photos dveloppes, ou encore
attendre la ralisation dun projet photographique qui ne parvient pas
saccomplir comme prvu, ne leur empche pas de continuer avec les
prises de vue. Au contraire, elle est plutt cela qui invite aller plus
loin : Cest comme une perte qui sacclre. La multiplication des
photos, destine la conjurer, donne au contraire le sentiment de la
creuser (122-123).
Avec le temps, force leur est dprouver combien leur entreprise ne
suffit pas. Comme sil leur fallait encore quelque chose de plus pour
combattre la perte, A. et M. ajoutent leur dsir physique et photogra-
phique une troisime dimension scripturale. Abandonnant la pra-
tique historique de la collaboration littraire conjugale31, selon laquelle
lhomme (lpoux) joue, au moins publiquement, le rle de collabo-
rateur dominant et, en mme temps, refusant la conception tradition-
nelle du couple , A., auteur reconnu, et son compagnon, se

30
Critiques et thoriciens (en particulier, Roland Barthes, Le Plaisir du texte) ont dj
beaucoup insist sur le lien qui peut exister entre texte et jouissance entre criture,
plaisir et acte sexuel. Sur ce lien chez Ernaux, voir, par exemple, Monique Saigal,
Lcriture : lien de mre fille chez Jeanne Hyvrard, Chantal Chawaf, et Annie
Ernaux, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000, p. 137.
31
Margot Irvine, Pour suivre un poux : Les Rcits de voyages des couples au dix-
neuvime sicle, Qubec, ditions Nota bene, 2008. Voir aussi : Irvine, Spousal
Collaborations in Naturalist Fiction and in Practice , Nineteenth Century French
Studies, vol. 37, n 1-2, automne/hiver 2008, pp. 67-80.
Dsir et relation: LUsage de la photo 107

consacrent, chacun sa faon, au travail de cration et de transcription


qui, dans le temps, dsignait le plus souvent lhomme desprit. Selon
une entente pralable, leur dmarche consiste crire concurremment,
mais sparment, en prenant les quatorze photos reproduites dans
LUsage de la photo comme moyen de mettre en mouvement la
pense, de faire parvenir et de sauvegarder des souvenirs dans une
sorte de remmoration diffre (32). Il est question pour eux de
dcrire, non pas les particularits de leurs moments amoureux ni celles
des traitements subis par A., mais plutt cela mme que la photo-
graphie et la mmoire ont travaill prserver. Ils crivent librement,
mais sans se parler propos de leurs crits respectifs, sans non plus les
changer avant de les avoir termins. une exception prs : trs tt A.
fait part M. son besoin dvoquer son combat contre le cancer. Lui
non plus ne peut occulter cela. Alors si, dans ce texte, on peut parler
de collaboration, cest strictement dans le sens o A. et M. donnent
forme, sparment, un mme dsir dcrire.
Selon ses revendications en fin de rdaction, A. naurait pas pens
son compagnon la lisant. Autrement dit, elle naurait pas cherch
crire par rapport lui, ni pour lui. Cela tant dit, en se livrant
lcriture, la narratrice ne peut pas sempcher dimaginer son compa-
gnon crivant, lui aussi, sur les traces de leur amour, ni non plus dy
prendre son plaisir. Penser lui en train de regarder leurs photos et de
composer partir delles, cela lui semble une sorte de nouvelle
pratique rotique qui la remplit dun sentiment inconnu jusquici,
dune excitation autant intellectuelle que physique. Cest un secret que
nous partageons (62). Dailleurs, depuis quils se sont mis crire
sur leurs clichs (par un dfaut de mmoire qui situe linitiative hors
de toute opposition sexuelle, ils ne se souviennent pas qui, entre eux,
en a eu lide en premier), ils ont constamment envie de [se]
prendre lun lautre (122-123) dans les bras, et en photo.
Ds lors, ils ne ressentent plus de la mme faon la dvastation
observe aprs lamour, ni non plus, vraisemblablement, les angoisses
et les douleurs lies la perte et la maladie. Comme on peut bien le
croire, A. craint pourtant une reprise de la surprise dsagrable qua
suscite en eux le dveloppement des pellicules. Elle a peur de ce que
lchange et la dcouverte de leurs crits risquent dexposer : les diff-
rences que recouvre leur dsir, ou les ventuelles preuves de leur
altrit profonde. Voil qui lui fait dire : Ouvrir son espace dcriture
est plus violent que douvrir son sexe (62).
108 Karin Schwerdtner

Contrairement ce que la socit, selon Ernaux, attend des fem-


mes32, A. ne se laisse pas emporter par ses doutes. Elle ne verse pas
dans la confession motionnelle, bien quelle souhaite, un jour,
ose[r] la transparence . Comme on le notera dans le passage qui
suit, elle se donne plutt, sur la sensation (jouissance/souffrance) et la
vie, une prise rationnelle : Jaccomplissais ma tche de cancreuse
avec application et je regardais comme une exprience tout ce qui
arrivait mon corps. [Je me demande si, comme je le fais, ne pas
sparer sa vie de lcriture ne consiste pas transformer spontanment
lexprience en description] (112). De mme, en favorisant un
langage simple et dsensibilis en vitant la langue du sentiment
(159) la narratrice chappe non seulement la transparence quelle
risque elle-mme en crivant sur son dsir, mais aussi, et plus
pertinemment pour notre propos, la rpartition des qualits selon
laquelle la rigueur et le raisonnement seraient connots masculins.
Enfin, rendre les mots et les phrases inbranlables, les paragraphes
impossibles bouger, comme la pierre que devenait mon corps,
parfois, quand jtais enfant, et les murs de la chambre sloignaient
interminablement (62), A. parvient ne pas faire de place sa peur,
celle de la violence qui qualifie, pour elle, le geste dcrire en
collaboration. Par ce fait, elle russit faire durer le dsir qui la relie
son compagnon et, tacitement, aux hommes auxquels les
configurations dinspiration aristotlicienne assignent lesprit et la
cration, linitiative et la possibilit daccomplissement : Il me
semble que nous ne pouvons rien faire de mieux ensemble que cela,
un acte, la fois uni et disjoint, dcriture (62).

De la relation la rvlation

Cest A. qui sattend explicitement ce que sa relation avec M. soit


le moyen dune rvlation . Dans la perspective de cette dcou-
verte, elle affirme : La difficult que jai me passer dun homme
vient moins dune ncessit purement sexuelle que dun dsir de
savoir. Quoi, cest ce que je ne peux pas dire. Je ne sais pas encore
pour quelle rvlation jai rencontr M. (88). En fait, ni lune ni
lautre ne se sent en mesure de spculer sur que peut apporter leur
relation, ni en particulier ce que peut tre la valeur de leur usage de la

32
Entretien avec Serge Cannasse, op. cit.
Dsir et relation: LUsage de la photo 109

photo et de la description quils font dun pan de leur histoire. Or si


dcouvrir les scnes daprs lamour, les pellicules dveloppes et
peut-tre mme leurs textes achevs, cest ressentir la perte, toujours
et encore, il nous semble que la valeur de leur relation se trouve tout
spcialement dans le processus mme de dsirer.
Nous lavons vu : le dsir physique sinscrit, au mme titre que
lavidit photographique, dans un rapport relationnel avec tout ce qui
produit la souffrance (la maladie, la perte, la mort). Pour reprendre la
formule de A., la passion entre elle et M. est tout entier condition-
n[e] par lventualit de la mort (152). En effet, les compagnons
apprcient leur vie et leurs moments de dsir encore davantage pour la
raison quils en reconnaissent la nature fragile. Dans ce mme sens,
mais sur le plan de lcriture, ils prisent leur relation de collaboration
du fait mme den entrevoir la fin. De manire gnrale, plus la mort
menace, et plus la fin se fait sentir, plus le dsir (de faire lamour
et den fixer la scne) fonctionne, en contrepoint la sparation, en
termes d un mouvement pour exister, un mouvement pour combler
ses manques, un mouvement pour accder la satisfaction 33. En
rflchissant sur sa maladie, ou sur ce qui constitue pour elle une des
priodes les plus incertaines de sa vie, la narratrice a ainsi loccasion
dobserver : je naurai peut-tre plus jamais loccasion de se sentir
aussi fort et, dans le mme moment, que je suis mortelle et que je suis
vivante (195).
La rvlation interroge par A., pour le mieux ou pour le pire,
serait essentiellement une fonction de sa collaboration avec M. Il est
clair que la cancreuse aspire la transparence ose par celles qui
ont accept de se faire photographier, les seins peine voils, et de se
faire exposer sur la premire de couverture dun magazine pour
femmes. Selon un dsir semblable, A. voudrait que ses compositions
acheves exposent certaines vrits, aussi bien sur le cancer et la scne
de ses traitements que sur lautre scne, de sa relation avec M. Or, le
risque de dvoilement, qui fait partie intgrante de leur acte, uni et
disjoint, dcriture, la stimule et lexcite la mesure quelle leffraie.
Do le soulagement que lui apporte sans doute la possibilit dune
mise en rcit minimale : lcriture sous les photos, en multiples
fragments qui seront eux-mmes briss par ceux, encore inconnus en

33
Robert Misrahi, Le libre dsir : un mouvement vers la joie , Marie de Solemne,
Entre dsir et renoncement, Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo
Rimpoch, Paris, Albin Michel, coll. espaces libres , 2005, p. 14.
110 Karin Schwerdtner

ce moment, de M. , moffre, entre autres choses, lopportunit dune


mise en rcit minimale de cette ralit 34 (76-77).
Lessentiel de notre argument se rsume alors de la manire
suivante. crire deux, cest, dans LUsage de la photo, risquer de
rendre manifeste ce que recouvrirait la passion sous ses diffrentes
formes : savoir, une altrit irrductible entre les deux sujets et en
mme temps, un niveau tacite, entre les sexes. Mais cest aussi
faciliter une exposition (sur le cancer et lrotisme) qui naurait sans
doute pas t possible sans le concours de M. Sans non plus lexcita-
tion intellectuelle qua su stimuler la dimension de disjonction.
Comme A. le postule pour leur projet photographique, peut-tre
quelle ne pouvait collaborer quavec cet homme-l et qu cette
priode de [s]a vie (32).

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34
Soulign dans le texte.
Dsir et relation: LUsage de la photo 111

Delvaux, Martine, Des images malgr tout. Annie Ernaux/Marc


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Marie-Sissi Labrche
et lexploration des limites (rotiques) de ltre

Metka Zupani
UNIVERSITY OF ALABAMA, TUSCALOOSA

Rsum : Les romans de Marie-Sissi Labrche (ne au Qubec en 1969)


mettent souvent en scne lrotisme problmatique, voire autodestructeur,
en troite relation avec des comportement archtypaux rattachs la
maladie mentale. Les deux premiers, Borderline (2000) et La Brche
(2003), sont la base du film Borderline (2008), ralis par Lyne
Charlebois. Le troisime, La Lune dans un HLM (2006), est une mise en
abyme des deux prcdents, avec des archtypes qui sous-tendent lacti-
vit rotique du personnage fminin central. Le rapport initial patholo-
gique avec la mre relve du manque fondamental, voire de labsence du
pre et de toute figure masculine positive.

Si on saccorde que le mythe gnre le texte littraire et [qu]il


ny aurait pas de littrature sans mythe 1, comme laffirme Efstratia
Oktapoda, quelles positions mytho-fabuleuses faut-il chercher dans les
rcits d'extrme souffrance produite par limagination dbordante se
nourrissant de plusieurs formes de dpendance motive et rotique ?
Dans les interprtations littraires rcentes de ce que nous appelons
gnralement lamour ou la passion amoureuse, la dimension de
lamour tronqu, douloureux, impossible savre en soi un mythe trs
prolifique, avec des ramifications nombreuses et des variations infi-
nies sur le malheur qui en dcoule.
Le constat initial dEfstratia Oktapoda sur la corrlation indisso-
ciable entre mythe et littrature rejoint certainement de trs prs mes

1
Efstratia Oktapoda, Appel contribution. Mythes et rotismes dans les littratures
et les cultures francophones de lextrme contemporain , document compos en vue
de la prparation de ce volume. Voir supra, Efstratia Oktapoda, Introduction , pp. 7
et 8.
114 Metka Zupani

propres positions. Je me permets de linterprter avec une certaine


libert, en stipulant que derrire tout texte littraire, il y a un systme
de valeurs, un systme de croyances (et ce serait l justement une des
dfinitions du mythe, de la dimension mythique dans une uvre
littraire), un systme souvent non explicite, souvent non rationalis
par la personne qui crit. De ce systme de relations voiles ou
caches, avec soi et avec le monde, quon peut mettre sur le compte
des archtypes quon porte en soi ou auxquels on souscrit plus ou
moins consciemment, la littrature ne peut savrer que le miroir en
profondeur, savoir une mise en abyme perptuelle. Cest le miroir
dans lequel la lecture, surtout celle qui cherche identifier les para-
digmes les plus profonds, voire des schmes mythiques ou encore des
archtypes, parvient apercevoir, dcoder lorientation de base, ainsi
que les positions fondamentales des auteur(e)s surtout lorsquil
sagit des textes tendance autobiographique ou autofictive . En
dautres termes, il est du moins possible dobserver lagencement des
forces, en quelque sorte souterraines, qui aident la formation des
personnages et leur permettent de se profiler devant nous.
Cest par rapport lrotisme que se manifeste le plus frquem-
ment ce glissement des frontires des territoires mythiques et fabu-
leux2 voqu par Efstratia Oktapoda, glissement pratiquement
obligatoire, ce dont tmoignent de nombreux livres de notre extrme
contemporain. Cest par ailleurs ce quavaient soulign dj des
auteurs dans la foule de Lautramont, les disciples toujours un
peu plus oss que le matre , pour ne citer que lexemple de
Georges Bataille. Et il semblerait que lros li au pathos, savoir un
rotisme assez souvent pathologique, passe aussi par une certaine
perception du corps du corps qui nous isole de lautre, malgr la
peau nue, malgr leffort (constant, inou, incommensurable des
personnages) de briser ce carcan, cet enfermement dans le soi
quon espre anantir dans lacte rotique (un acte quon sefforce
souvent de considrer du moins comme amoureux sinon comme
conditionn par une entente profonde des partenaires).
Marie-Sissi Labrche, ne Montral en 1969, une des auteures
qubcoises trs prometteuses, sinscrit parfaitement dans cette
orientation de pense, dans cette approche lrotisme, avec ses deux

2
Ibid.
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 115

premiers romans, Borderline (20003) et La Brche (20034), ainsi que le


film qui en a t tir, Borderline (20085), ralis par Lyne Charlebois
(le scnario construit par les deux collaboratrices, la romancire et la
cinaste). Chez Labrche, lros-Thanatos freudien prend une large
place autant dans les thmes labors que dans la langue utilise,
directe, coupante, sans compromis, brisant de nombreux tabous quil
ne paraissait pas toujours ncessaire, possible ou appropri de trans-
gresser, dans le cas des gnrations antrieures dauteurs qubcois.
Ceci mme aprs la Rvolution tranquille dans les annes soixante qui
reprsente le tournant majeur dans la conscience qubcoise et qui a
largement libr les standards artistiques ; il est clair que de telles
transgressions auraient t pratiquement impensables avant cette
priode.
ces deux romans, Marie-Sissi Labrche a ajout en 2006 un
troisime6, La Lune dans un HLM, une certaine mise en abyme des
deux prcdents et la reprise des thmes majeurs qui mintressent ici.
Cest donc principalement partir de cette uvre, mais aussi en vo-
quant le film Borderline, que jtablirai les liens avec les mythes et
lrotisme, autrement dit, les archtypes qui sous-tendent lactivit
rotique des personnages, toujours en fonction du rapport initial
davec la mre. Le roman dont le titre contient dj une allusion la
fminit, avec la lune comme lment mythique fminin de base7,

3
Marie-Sissi Labrche, Borderline, Montral, ditions Boral, 2000.
4
Marie-Sissi Labrche, La Brche, Montral, ditions Boral, 2003.
5
Lyne Charlebois (ral. et scnario, avec Marie-Sissi Labrche), Borderline, film sorti
en fvrier 2008. Prix du meilleur premier film, pour la ralisatrice, au Festival
International du Cinma de Toronto, septembre 2008.
6
Marie-Sissi Labrche, La Lune dans un HLM, Montral, ditions Boral, 2006.
Sigles utiliss : B (Borderline) ; LB (La Brche) ; LL (La Lune dans un HLM).
7
Ainsi, le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Paris,
Laffont, 1969) signale que la traverse des phases diffrentes et le changement
rgulier de sa forme relie la lune au principe fminin , avec la priodicit et le
renouvellement ; elle est symbole de transformation et de croissance (590). Chez
Labrche, La pense donner le titre ponyme du livre un tableau qui serait centr sur
son rapport avec la mre (LL 128). La lune peut en effet tre vue comme le symbole
de la mre (meilleure, saine, transforme) vers laquelle aspire ce personnage alors
que sa mre reste une lunatique. La possibilit de lassociation entre la lune et la mre
est mentionne vers la fin du rcit de La, par la protectrice nomme Paloma (228) ;
faudrait-il mentionner que cest le prnom de la plus jeune fille de Picasso dont la
peinture joue un certain rle dans ce livre ?). La lune est aussi la promesse de la
transformation possible par les arts ; tout comme lcriture dans laquelle est lance la
narratrice assure la possibilit de voir plus clair en soi, pour grandir et changer. Parmi
116 Metka Zupani

suggre en soi la conjonction des opposs, entre la vie dans un HLM


et les aspirations dmesures, soit de la narratrice la premire
personne soit des autres personnages. Le thme central quon y
discerne est dabord le dtachement de la fille face une mre folle et
incapable de soccuper delle-mme, alors que la fille est tiraille
entre la malade et la tche dcrire le scnario pour le film bas sur ses
deux autres uvres droutantes. Dans ce troisime roman, autant que
dans les deux prcdents, le pathos inclut ncessairement le corps en
souffrance. En plus, dans les trois romans, le corps savre insatiable ;
cest un corps qui demande dtre nourri sur de nombreux plans qui
dpassent le plus souvent lentendement de celle qui lhabite (ce qui
vaut pour tous les personnages fminins) un corps constamment
pouss vers des preuves plutt extrmes, mais qui namnent ni la
paix ni le rconfort.
On pourrait avancer que les textes de Marie-Sissi Labrche (au
nom significatif dont elle a su jouer pour le titre de son deuxime
roman, La Brche, liant limage sexuelle celle de la brisure, de la
flure) sinscrivent dans un courant de pense, voire de vision du
monde typique de lextrme contemporain, par exemple dans la foule
des romans de Christine Angot. La question initiale et en mme temps
centrale se poser serait alors celle de la perception contemporaine de
lrotisme et sa place dans les rapports humains tels que manifests
dans les uvres dart, que ce soit au Qubec, dans la francophonie
gnrale ou dans les parties plutt occidentales de notre monde. Il est
vident que la prsente rflexion ne pourra se concentrer que sur un
exemple concret mais qui permettra ventuellement des conclusions
dordre plus gnral. Toujours est-il que dans les romans de Marie-
Sissi Labrche, la connexion est claire et amplement souligne : le
rapport quune enfant tablit avec sa mre, et partant avec le fminin

les modles littraires du pass (avec des livres crits par des femmes) o labsence de
la mre est compense par lintervention de la lune comme porteuse de conseil, on
peut penser principalement Jane Eyre de Charlotte Bront (1847), surtout au
moment o la lune vient apaiser Jane qui est tiraille entre le dsir et lamour pour
Rochester et ses doutes et apprhensions la suite des menaces par la folle du
logis , la lunatique, la femme lgitime de Rochester enferme sous les combles et
rduite la non-existence cause de sa folie. Ce livre propose alors dj la situation
archtypale en triangle, entre la jeune femme amoureuse et confiante, lhomme
reprsentant la passion rotique dangereuse et une autre femme plus ge incarnant
les principes de dmesure et de folie. Cest par ce dtour aussi quon peut mieux
comprendre la lune en tant que signe de folie chez Marie-Sissi Labrche.
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 117

au sens plus large, sous-tend indubitablement les rapports avec les


hommes, voire le masculin, avec toutes les incertitudes et les perversi-
ts possibles. Dans ce sens, mon essai soulignera justement limpact
quune relation pathologique avec les femmes aura sur la difficult,
voire limpossibilit dtablir des relations saines avec les hommes8.
Un certain nombre de traits archtypaux seront ainsi mis en vidence
lors de lanalyse des comportements des personnages, surtout sur le
plan de lrotisme problmatique ou plutt (auto)-destructeur.
Ainsi, Marie-Sissi Labrche prte volontiers ses propres exp-
riences la narratrice intradigtique pour lui permettre de baigner
dans les excs langagiers (labondance, la parole directe sans toute
rserve), en lui faisant aussi exprimer sa propre perplexit face la
matire aborde, la dmesure dont est empreinte toute cette prose.
La Lune dans un HLM conjugue de manire efficace deux perspecti-
ves qui se combinent et se rpondent, toutes deux modifiant la matire
autobiographique vers l autofiction que semble prfrer
lcrivaine9. La narratrice la premire personne (la plus directement

8
Il faut prciser que chez Marie-Sissi Labrche, cest vers les hommes que se dirige
le plus souvent le dsir rotique des narratrices dans tous ses romans. La tendance
prdominante htrosexuelle nexclut cependant pas les relations avec les femmes,
souvent tout aussi ngatives et blessantes. Ds le premier roman de Labrche,
Borderline, ces caractristiques sont dj amplement prsentes. Sissi, la jeune femme
qui cherche lintimit autant quelle la dtruit, se voit mme comme castratrice. Une
cantatrice de la castration. Je fais un chant de mon corps pour mieux leur couper les
bijoux de famille avec mes dents acrs (LB 50). Une sorcire, voire une Mnade
dans cette situation, mais qui est consciente de son pouvoir ngatif consciente aussi
quil faut en chercher les origines dans son rapport avec la mre, lors dun retour
(visiblement pnible) lenfance : Cest de ta faute, ce qui marrive ! Cest de ta
faute ! (B 66). Le trouble motif (li ventuellement une instance de pdophilie
peine suggre, double des soins et dattention que voue la petite Sissi son profes-
seur barbu) se dverse en crise dasthme (LB 69). Ces problmes de sant (plutt
physique) revtent assez rapidement des caractristiques dun cas psychiatrique in-
cluant la difficult, voire limpossibilit de sengager dans un couple : je ne suis une
fille pour personne. Je ne suis mme pas une fille du tout. Je suis un cas pour le DSM-
IV [un des codes mdicaux en Amrique du Nord, pour les troubles mentaux]. Je suis
un cas tudier, dissquer comme une souris de laboratoire. Dailleurs, le psy du
CLSC la compris et il veut que jaille me faire traiter (LB 51). Problmes didentit,
problmes de stabilit mentale, problmes de perception de soi : langage encore trs
direct et qui fouille dans les profondeurs de ltre.
9
Dans plusieurs interventions publiques rpertories dans les sites dinternet, surtout
aprs la sortie du film Borderline qui a repos la question du rapport entre le vcu et
sa transformation en littrature ou au cinma, Marie-Sissi Labrche insistait souvent
sur sa prfrence pour lautofiction ; voir par exemple lentrevue publie par Karl
118 Metka Zupani

associe lcrivaine elle-mme) aligne une douzaine de lettres


(toutes en italiques dans le roman, pour marquer la diffrence davec
le reste du rcit) quelle adresse sa mre, malade mentale qui aurait
pu vivre une vie assez dcente et pratiquement normale mais qui
choisit de se lover dans son handicap, pour se soustraire tout
engagement social et aussi motif. Ces lettres visent dfinitivement un
objectif thrapeutique, napportant cependant pas toujours de repos ou
une plus grande clart dmotions : Comment me fier mes senti-
ments qui oscillent constamment entre ladoration et le dcoura-
gement ? Car cest trange, mais plus je tcris et plus je constate que
cest dans la fiction que je te tmoigne le plus daffection (LL 116-
117).
Entre ces lettres sintercale un rcit la troisime personne, avec
un personnage fminin, La, dont on suit les rflexions, les crises, le
vide motif et son obsession de se trouver elle-mme, de devenir quel-
quun, savoir la plus grande peintre du monde10, en acceptant trop

Filion le 8 fvrier 2008 sur cinoche.com. Dailleurs, la narratrice de La Lune dans un


HLM voque plusieurs reprises son processus dcriture et les raisons qui la
poussent sexprimer par les mots. Elle indique clairement que le rcit de La, ce
roman dans le roman, est bas sur ses propres expriences ; cette narratrice est dj
une tape dans la transformation autofictionnelle de la vie de lcrivaine elle-
mme : Je ne sais plus ce que jai conserv de moi pour crer La, mon sentiment
de culpabilit, a oui, mais je ne lui ai pas donn ma grande gueule, ma bouche
immense, dforme, incapable de runir ses dents pour empcher les secrets de
schapper, ma faon pouvantable de tout rvler (LL 115). Et dans la mme partie
du livre, la tirade suivante : Mon histoire familiale est tellement emberlificote, cest
en devenir dingue, cest en devenir autofictionnaire et samuser perdre tout le
monde dans le labyrinthe de mon pass. Je ne sais mme plus si mes souvenirs sont
vraiment les miens. Peut-tre que tout ce que jcris nest que pure invention (LL
116). Cest dans cette invention trs probable quon peut cependant dcoder une
vrit plus profonde, la dimension mythique ou archtypale dune manifestation
particulire du fminin fragile, branl, manquant de stabilit et dassurance en soi
qui marque les circonfrences de limaginaire, dans le cas de Labrche ou dautres
crivain(e)s.
10
Il faut signaler que chacun des chapitres rservs La porte en sous-titre le
descriptif complet dun tableau de Picasso, sans que le peintre ne soit nomm ; dans le
rcit, Picasso est cependant mentionn comme le plus grand modle de la jeune
peintre en verve ; ainsi, une des protectrices de La lui suggre mme de prendre le
nom artistique de Guernica (LL 229). On passe ainsi de La femme qui pleure ,
allusion significative, qui introduit le premier chapitre (LL 17 ; plac aprs la premire
lettre de la narratrice sa mre), jusquau onzime, La joie de vivre (LL 219) ; la
suggestion que La pourra se sortir de ses marasmes) et mme lpilogue qui suit la
dernire lettre de la narratrice, avec le tableau Deux personnages (LL 247) qui
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 119

souvent de se faire humilier ou de se faire entraner dans des situations


dangereuses et douloureuses dont elle ne mesure ni lampleur ni les
consquences. Dailleurs, la narratrice compare constamment ses
expriences avec les comportements quelle prte son personnage,
La : La ddie sa vie sa mre. Elle laide du mieux quelle peut
alors que moi, jessaie de me dbarrasser de toi (LL 117).
Si les deux romans prcdents ainsi que le film qui en a t tir
abondent dj en situations sexuelles explicites et plutt dgradantes,
lrotisme pervers dans La Lune dans un HLM, plac principalement
dans le rcit de La (dans cette sorte de roman dans le roman) aide
mieux saisir les scnes dcrites dans les deux autres textes. Comme on
la vu, ce rcit la troisime personne permet deffacer un rapport trop
troit entre La et lcrivaine, malgr les liens que la narratrice la
premire personne tablit entre ses propres expriences avec celles de
son personnage fminin (de mme que de nombreux lments dans les
deux autres romans ont trait la vie de lauteure). Dans la partie du
rcit qui lui est consacre, La accepte une srie de dviations qui lui
permettent de nourrir ses illusions et de croire son importance, un
certain rle quelle pourrait jouer dans la vie si elle se soumettait la
volont de ceux (et de celles) dont attend laide ; cette soumission,
avec linstabilit et le dsir de se faire accepter, voire aimer (malgr
toute la rsistance souvrir lautre, pouvoir communiquer effica-
cement avec les autres)11, sinscrit par ailleurs tout fait dans la
logique de lcriture de Labrche. Le fminin bless, branl dans les
soubassements de son tre, qui attendrait dtre mis en valeur par les
autres mais qui, cause de ses souffrances, est capable de blesser les
gens dans son entourage : peu de mythes en provenance du pass
pourraient expliquer cette situation contemporaine assez frquente et
assez alarmante ; cependant, le rappel des dimensions varies conte-
nues dans larchtype gnral fminin permettrait de percevoir la
combinatoire que dploie lcrivaine, entre les aspects dombre et des
cts plus lumineux de ses personnages.

suggre le dialogue dabord entre la mre et la fille et ensuite avec dautres personnes
quon souhaite aimer (LL 247).
11
Souvent dans le rcit, la narratrice la premire personne essaie de se prouver
elle-mme quelle est capable des relations saines (avec un mari en Suisse quon ne
rencontre qu travers ses mots elle), aprs tous les dchirements du pass : plus
dhistoires de folies amoureuses, de passion dvastatrice o on oublie jusqu notre
identit pour ltre quon dsire plus quon ne laime vraiment (LL 147).
120 Metka Zupani

La Lune dans un HLM prsente une de ces situations


problmatiques o La rencontre un homme plus g dont elle ne sait
pratiquement rien et dont elle accepte linvitation de venir le retrouver
son domicile12 aprs avoir choisi au hasard dans lannuaire
tlphonique le nom de ce dernier, comme elle le fait dailleurs
souvent, dans sa solitude, dans son enfermement auprs dune mre
psychotique, pour avoir au moins un semblant de relations avec le
monde extrieur ; dailleurs, son rapport avec un garon un peu
retard d peu prs son ge qui la poursuit assidment oscille entre
ennui, dgot, rejet et mme des fantasmes de viol (voir en
particulier : elle commence tre envahie par des ides de viol avec
Midi et Quart (LL 157). On verra quel point un regard psychana-
lytique et mythique simpose ici ; il sagit dabord de prciser que
dans lunivers de Marie-Sissi Labrche, les rapports mis au premier
plans sont ceux de la jeune femme avec non seulement sa mre
malade mais aussi avec sa grand-mre, elle aussi frlant de trs prs la
folie, pour des raisons qui sexpliquent progressivement et qui trans-
paraissent de manire synthtique la lecture de tous les textes.
prendre en considration, il y a le pass tragique de la grand-mre,
avec un mari alcoolique quelle repousse, surtout aprs la mort
accidentelle de ses deux enfants, glantine et Constance, perdues
dans leau bouillante (LL 115). Face aux difficults que La prouve
avec les femmes de sa famille, cest comme si son mobile pour le
contact avec un homme plus g13 venait de ce manque fondamental,
labsence du pre, attribuable au rejet, par la mre et la grand-mre
(toutes deux dun comportement pathologique), de toute figure
masculine (positive). Ce manque est ritr explicitement dans la
Septime lettre que la narratrice crit sa mre (en faisant
constamment allusion aux pripties de La) : la mre, belle comme
une actrice hollywoodienne aurait pu devenir une reine du
porno (LL 145) ; elle a empch que sa fille ait un pre qui

12
Cet homme, appel de manire assez sarcastique Fred Riche, qui ne demande
dabord qu tre cout et admir, lors de ses logorrhes frlant la folie des
grandeurs, prsente bientt la jeune femme la perspective de lextase sublime qui
savre ntre quune dviation sexuelle, o son plaisir masochiste vient de la torture
quil se laisse infliger par sa jeune compagne encore bien nave.
13
Cette relation rappelle fortement lattachement pervers et souvent pathologique de
Kiki son professeur, bien plus g quelle, dans La Brche, ce qui sert de base pour
lintrigue du film Borderline.
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 121

maurait permis enfin de vivre ma coupure avec toi (LL 145), en


prtextant celui dont elle sest trouve enceinte que sa fille tait la
chose sortie tout droit des testicules de [son] frre (LL 145), donc
ne dun inceste.
Le paradigme de base du pre manquant, dans limpossibilit de
concilier dans son for intrieur lanimus et lanima (pour utiliser la
terminologie jungienne) et devenir une personne quilibre, sassocie
aux difficults majeures dont la jeune femme fait lexprience face
sa mre. Lexclusion des hommes fait tout naturellement penser un
mythe primordial dans ce contexte. Il sagit de la conviction, de la
croyance rinterprte davantage par la grand-mre que la mre, dans
lautosuffisance de la ligne maternelle, problmatise dailleurs par
lcrivaine, grce la rflexion que lui permet son criture, sur les
relations entre ces femmes. Il parat utile de rappeler qu partir des
annes soixante-dix ou quatre-vingts, les fministes telles Luce
Irigaray14 en France, ou, entre autres, Barbara G. Walker15 aux tats-
Unis, se sont penches sur la revalorisation des paradigmes mythiques
fminins. Elles considraient en gnral comme hautement positive et
inspiratrice, pour les changements ncessaires des mentalits, la
gnalogie fminine (en remplacement de la filiation masculine), en
citant le plus souvent la triade des desses compose par exemple de
Dmter, Kor et Hcate16. Sur un plan plus directement archtypal,
cette triade serait donc associe aux trois ges majeurs de la femme (la
virginit, la maternit, la sagesse aprs la mnopause), avec la
possibilit dattribuer chacune une identit mythique apparente
dautres cultures que la grco-romaine. Chez Marie-Sissi Labrche, on
voit toutefois quil sagit plutt de lchec de ces constructions
mythiques (souvent utopiques).

14
Luce Irigaray, Et lune ne bouge pas sans lautre, Paris, ditions de Minuit, 1979 ;
Le Temps de la diffrence, Paris, Librairie Gnrale Franaise, 1989.
15
Barbara G. Walker, Restoring the Goddess. Equal Rites for Modern Women,
Amherst, NY, Prometheus Books, 2000 ; The Womans Encyclopedia of Myths and
Secrets, San Francisco, Harper & Row, 1983.
16
Le recours aux figures mythiques en provenance de la Grce ancienne constitue les
bases de lapproche post-jungienne telle que pratique surtout aux tats-Unis. Les
trois desses symbolisent la fcondit et la maternit possessive dans le cas de
Dmter, la virginit et la navet de Kor quelle perdra une fois devenue
Persphone, la suite du rapt par Hads et la dcouverte du monde souterrain, alors
que la figure moins souvent voque est celle dHcate gardienne des secrets les plus
profonds (enfouis sous terre) et de la sagesse fminine.
122 Metka Zupani

Par rapport aux uvres de Labrche, il est intressant de citer la


position de deux auteurs post-jungiens, Jennifer Barker Woolger et
Roger J. Woolger17, sur les forces archtypales fminines non-quili-
bres : si une femme dont la nature se rapproche du mythe de Pers-
phone ignore les avertissements dHcate et ne cesse pas dexercer ses
pouvoirs (de sorcire) sur les autres et ne comprend pas son rapport
avec Hads, elle risque la maladie physique, ou alors elle attirera les
partenaires aux tendances destructrices et mmes perverses18.
Dailleurs, selon la perspective archtypale dAnn et Barry Ulanov,
dans leur livre The Witch and the Clown19, la sorcire est troitement
lie a la figure du clown : ils reprsentent deux aspects archtypaux
majeurs de la sexualit humaine, souvent pervertie. Les narratrices
dans les trois romans de Labrche ainsi que le personnage central du
film Borderline, Kiki, illustrent ces aspects du psychisme humain : le
film surtout souligne linterdpendance de la sorcire (Kiki, mais aussi
sa mre et sa grand-mre) et du clown (figure partage entre Kiki et
dautres personnages)20.

17
Jennifer Barker Woolger et Roger J. Woolger, The Goddess Within, New York,
Fawcette Columbine, 1987.
18
Cest moi qui paraphrase et traduis, The Goddess Within, p. 254.
19
Ann et Barry Ulanov, The Witch and the Clown, Wilmette, Illinois, Chiron
Publications, 1987.
20
Dans le roman La Brche, Kiki dessine un visage de clown son amant, le
professeur Tchky, souvent impuissant, lors de leurs bats rotiques dans des
chambres dhtels bon march (126-127). Dans ce livre, Tchky meurt dans un
accident de voiture dont la narratrice se sort handicape ; dans sa folie, elle se croit
mettre au monde des enfants tant dsirs de cet homme, des jumelles qui ont mon
visage, un visage de clown qui sourit tristement (157 ; faut-il y voir le retour des
jumelles qua perdues la mm ?). Les cratrices du film Borderline ont choisi un sort
moins tragique leurs personnages, tout en maintenant la figure du clown : la
premire scne est celle de Kiki et Tchky, allongs, nus, aprs leur dernier rendez-
vous rotique, sur un matelas nu, barbouills tous deux (ce qui est aussi la scne
finale, dans ce retour cyclique qui en souligne limportance), puisque Kiki a dessin
cet homme un visage de clown, comme pour se venger davoir t, elle, pendant toute
une anne, un clown de chambre dhtel. Lors de la visite de la grand-mre sa fille
folle, cette dernire (montre toujours comme une sorcire) dessine un visage de
clown sa gnitrice, comme en signe annonciateur de la mort qui ne tardera pas
demporter laeule. dix ans dj, Kiki, voulant faire le clown avec un chapeau
conique rouge, observe avec dsarroi sa mre et sa grand-mre se soutenir dans des
comportements bizarres, voire pathologiques. Limage en clown de Kiki vingt ans,
dans le film, qui devant des miroirs sautomutile et utilise son propre sang pour se
faire un visage plus gai, correspond la fin du roman Borderline, avec la narratrice
Sissi restant un clown triste (153).
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 123

Lincapacit des femmes dans ces romans de cohabiter avec les


autres, en fonction aussi de la maladie mentale qui en fait des margi-
nales, dans un contexte qui reste trs patriarcal, pousse lcrivaine
ramener au grand jour la question de ce qui est dcent ou acceptable
dexprimer par la parole et les images. Elle-mme semble incarner
surtout le principe mythique dune Persphone qui a vcu en enfer
(symbolique, celui des femmes de sa famille) mais qui, grce
lcriture, a russi sen sortir (tant bien que mal, vu la ncessit de
revenir aux mmes thmes dun livre lautre). Comme tant dautres
Persphone qui ont frl la maladie mentale21, elle est capable de
montrer le chemin aux personnes qui ont vcu dans des situations
semblables. Ce faisant, elle nhsite nullement endosser soit son
masque de clown qui fait rire en pleurant soit de sorcire qui menace
et peut dtruire les faux semblants en alignant les mots, en construi-
sant un rcit potentiellement transformateur des ides reues et des
prjuges qui font tant de mal.
Dans le contexte des rapports souvent renverss entre les femmes
que met en scne Marie-Sissi Labrche, avec la fille qui ds son
enfance doit soccuper de sa mre, la mre pourtant si faible et dpen-
dante est capable de la dimension mythique, dans sa fonction de sor-
cire face sa propre enfant, castratrice par anticipation des rapports
que celle-ci pourrait avoir avec les hommes. Souvent, dans les trois
livres, la mre (qui ne ralise pas son potentiel positif)22 revt des
aspects physiques et psychiques dune sorcire (ou dune Mduse),
dans son abandon dhygine personnelle et de la propret de son logis
(infest de cancrelats, appels coquerelles au Qubec, qui envahis-
sent tout et que picore une poule dcharne, compagne insolite de la
21
Au sujet des figures mythiques qui nous permettent dvoluer dans notre chemine-
ment psychique et spirituel, dans leurs aspects positifs et ngatifs, je renvoie principa-
lement louvrage Goddesses in Everywoman, par lanalyste post-jungienne Jean
Shinoda Bolen (San Francisco, Harper & Row, 1984). Elle y voque plusieurs aspects
du mythe de la jeune fille, Persphone, qui est la plus fragile face la maladie
psychique, mais qui peut trouver sa force dans ses rencontres avec les profondeurs de
lme, pour devenir thrapeute elle-mme (dans le cas de Labrche, la thrapie se
ferait plutt par le biais de lcriture).
22
Le dsir imptueux de la fille de pouvoir admirer sa mre est trahi par laffirmation
suivante : jai dj t cette fille qui regardait sa mre comme une desse (LL
117) ; son affection est vidente : Quand jtais enfant, maman, je taimais
follement (LL 169). Paradoxalement, dans le film Borderline, la fillette de dix ans
exorcise en quelque sorte son angoisse face sa mre, en la dessinant comme une
sorcire pleureuse, une Mduse dont le regard branle et transperce.
124 Metka Zupani

mre). Par le biais de sa narratrice dans La Lune dans un HLM, lcri-


vaine associe les dviations rotiques non-censures des personnages
au contact pathologique que la mre impose sa fille depuis le plus
jeune ge. Dans une des lettres de la narratrice sa mre, le dsir de la
mre de se rapproprier la fille est voqu, de la rintgrer dans sa
vulve, lors dun enfantement lenvers, pour que la fille ne la quitte
jamais ; ce type de comportement sassocie dhabitude au paradigme
mythique dune Dmter malade, exhibant son ct ombre. Dans une
naissance lenvers, lacte suivant trahit une sexualit (maternelle)
extrmement problmatique : avec tes supplications de mre en
manque de progniture [] tu me poursuis en levant ta jupe pour me
montrer par o je dois entrer pour rester toi pour toujours (LL 98).
Mais dans le lien inextricable entre la mre et la fille, avec leurs rles
qui peuvent se renverser tout moment, comme cest souvent le cas
entre Persphone et Dmter, selon la psychanalyse post-jungienne, la
rappropriation de la fille par la mre ( Tu veux tellement que jentre
nouveau en toi (LL 98) reprsente lanantissement de la jeune
femme et correspond au dsir de la fille de se dbarrasser de sa mre.
Ainsi, la grand-mre, mme aprs sa mort, continue critiquer sa
petite-fille : Je lentends mme me semoncer parce que jcris ce
livre sur toi. Elle ne veut pas que les choses changent, elle sait
qucrire sur toi quivaut te tuer symboliquement (LL 97-98).
crire sur la mre, cest dcouvrir une autre sorcire derrire elle, la
grand-mre, celle qui empche la narratrice davancer et essaie de
la noyer dans un lac de larmes quelle verse, l attirant inlassablement
vers le fond (LL 98) ; dailleurs, dans le texte, la diffrence entre la
mre et la grand-mre est presque gomme grce lutilisation du
pronom personnel tu pour les deux. Lamour, laversion, la mort :
la dpendance impose, la ncessit profonde de sen librer, voici les
dimensions dans la relation malsaine entre les femmes qui ressurgit
ncessairement dans les extravagances rotiques de la narratrice (et
des personnages tels La, dans La Lune dans un HLM).
Faut-il commettre le matricide23 pour pouvoir vivre sa vie et

23
Le mot utilis dans La Lune dans un HLM est dailleurs infanticide (240), dans
le sens o le rapport entre la mre et la fille est dj invers et que la fille est devenue
mre de sa gnitrice, comme on la vu plus haut. Dans le film Borderline, Kiki
sobstine maintenir sa relation malsaine avec Tchky, en lui affirmant quelle aime
jouer dans son complexe ddipe ; dans la perception des scnaristes, ce mythe est
dj renvers, avec Kiki se voyant en dipe et Tchky qui doit jouer un double rle,
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 125

finalement respirer pleins poumons, sans restrictions ? Dans le


mythe ddipe, le parricide parat ncessaire pour que le hros puisse
sunir larchtype fondamental fminin, celui de la mre. Chez
Labrche, on a vu que le langage utilis pour dcrire les rapports avec
la mre est plac dans un contexte rotique. Le matricide symbolique
opr par le biais de la littrature24 assurera-t-il la narratrice la
possibilit dune relation normale avec un homme ? Il semblerait
que le besoin de soigner le fminin en soi, dans son rapport avec la
mre, reste prioritaire, comme la narratrice laffirme dans sa douzime
lettre, voire la dernire quelle adresse sa mre, dans La Lune dans
un HLM : Tu mas transmis tout ce quil y avait de meilleur en toi
[...], et surtout la capacit de crer. Par ta folie, tu mas permis
davoir accs mon inconscient facilement, et cet inconscient ne me
sert qu te faire du mal (LL 98) le mal est-il fait travers
lcriture ? La culpabilit25 semble ici la cause premire qui amne la
dcision de la narratrice de ne pas retourner auprs dun prtendu mari
suisse et son chien (LL 217) : Je dois me faire pardonner, me
racheter en prenant soin de toi, maman. Je ne prendrai pas lavion
(LL 245) la dernire ligne du rcit de la narratrice.
Si la narratrice nest pas capable de se soustraire lobligation de
veiller sur sa mre, elle prvoit un sort diffrent pour son personnage
La. Dans le rcit de celle-ci la fin de La Lune dans un HLM, La ne
se fera pas manger par sa mre. Le roman se termine sur une note
symbolique place dans le domaine du fantastique : Des ailes
poussent dans leur dos et elles senvolent vers la lune (LL 251). La
mre et la fille ont ainsi la possibilit de retrouver ensemble le
principe fminin dans lespoir, peut-tre, de pouvoir amener la paix
et la gurison dans leur relation.
Nous avons vu que le troisime roman de Marie-Sissi Labrche
revient aux incarnations de larchtype fminin, pour rvaluer les
bases qui serviront ventuellement des relations amoureuses plus
saines des personnages. Dans le film de Lyne Charlebois qui a

celui dun pre incestueux dans cette relation quil taxe de toxique et celui dune
mre incapable dtre l pour sa fille.
24
Comme on la vu dans les citations de la p. 98.
25
La culpabilit (envers la mre, mais non pas lgard des extravagances sexuelles)
traverse tout le roman, malgr les injonctions frquentes du genre : tu nas pas le
droit de me faire porter ta maladie ; tu nas pas le droit de me faire sentir
coupable (LL 216).
126 Metka Zupani

rutilis, en ladoucissant, le matriel des deux premiers romans de


lcrivaine, Borderline et La Brche, la scne dadieu entre les amants
illicites, Kiki et Tchky, avec leurs corps nus barbouills de couleurs,
annonce trs clairement le recours constant larchtype du clown qui
sera utilis autant pour la femme que pour lhomme. En outre, le choix
du titre Borderline pour luvre cinmatographique souligne ample-
ment que le film exploitera de nombreuses dimensions de la psychose
associe un rotisme problmatique et souvent au bord de la
perversit26. Vu limportance des images dans limaginaire contempo-
rain, il y a de fortes chances que ce soit le film dont les motions et les
couleurs risqueront deffacer les effets plus perturbants des deux livres
dont il sest inspir. Dans le contexte de la cinmatographie
qubcoise, malgr des scnes assez oses, ce film ne reprsente pas
une vraie exception ; sa beaut visuelle, son rythme prenant et le jeu
convaincant des actrices et des acteurs27 ne lui feront cependant pas
pardonner, chez un public plus puritain, plus au sud sur le continent
nord-amricain, laudace dans la mise lcran de lrotisme ou du
corps nu expos dans des situations dgradantes, surtout dans le cas du
personnage fminin.
La littrature de Marie-Sissi Labrche est cependant bien plus
ose que la cinmatographie de Lyne Charlebois, les effets visuels
et lunit esthtique du film lemportant sur ce qui, dans les deux
romans dont il est tir, reste du domaine du senti, de laffect.
Comment montrer au grand cran toute la haine, la cruaut mentale et
les tendances castratrices et meurtrires exprimes le plus crment
lgard dun jeune homme ingnu qui ne se doute nullement de la
violence que leur treinte produit chez elle (LB 24 et 26) ? Comment
souligner la toxicit extrme du rapport sadomasochiste dans La
Brche, avec Tchky, que la narratrice compte transformer en

26
Un grand nombre douvrages psychologiques ou psychiatriques se penchent avec
comptence sur les maladies mentales quon identifie communment avec le terme
borderline . Vu limpossibilit pistmologique de faire la psychanalyse des
personnages romanesques ou filmiques, je nvoquerai pas plus fond les questions
concernant ces troubles psychiques.
27
Isabelle Blais joue magistralement Kiki vingt et trente ans ; Jean-Hugues
Anglade dans le rle de Tchky incarne un Franais, avec laccent qui marque son
tranget dans la socit qubcoise, alors que son nom livresque (Tchky K.)
indique son origine tchque. Le site qui semble donner le plus dinformations sur les
films canadiens permet didentifier les autres comdiens dans cette production :
http://www.northernstars.ca/ titles/2007/borderline.html
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 127

littrature : juste avant quil insre sa queue dans ma brche, je lui


avais dit que javais envie dcrire notre histoire, [...] en cannibale de
lme, en timbre qui samuse mlanger la ralit la fiction (LB
22). Du point de vue de lautofiction que vise lcrivaine, laffirmation
(intraduisible cinmatographiquement) au point de ne plus savoir ce
qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est bien et ce qui est mal (LB
22) est pourtant hautement rvlatrice de toutes les proses qui mettent
en scne lrotisme fantasm et visiblement transform par lcri-
ture. Lobjectif de lcrivaine, dans les romans, pouvait tre une sorte
de nettoyage fond de ses propres pulsions subconscientes. Le film,
mme sil suggre la dtresse, voire labme psychique dans lequel se
trouve le personnage central, se situe dans dautres sphres, avec Kiki,
souvent peinte en sorcire, malheureuse et destructrice, prise entre les
histoires de famille, la grand-mre, la mre institutionnalise et muette
qui ne sexprime plus que par la peinture, et ses expriences rotiques
(avec hommes et femmes). Lorganisation circulaire, avec le dbut et
la fin montrant le dernier accouplement de Kiki et Tchky, suggre
que le film tourne autour de cet amour impossible dont Kiki parvient
finalement se librer, mme si ce nest pas en schappant vraiment
dans une relation normale , saine. Le personnage de Mikal, jeune
homme trs positif et quilibr, na pas dquivalent parmi les amants
dans le roman La Brche dont Kiki cherche la compagnie pour
exorciser sa dpendance de Tchky. Dans le film, les glissements
analogiques et les recoupements entre les trois ges de la protagoniste
Kiki ( dix, vingt et trente ans) peuvent tre associs aux trois gnra-
tions, celles de la grand-mre, la mre et la fille, Kiki, et partant, aux
mythes voqus prcdemment, mais qui relvent aussi des archtypes
de base du fminin. Le rapport problmatique avec la mre tant en
relation intime avec limage de la sorcire. Kiki dans le film incarne
cet archtype surtout dans sa phase la plus pathologique, vingt ans.
La scne de la fte pour le vingtime anniversaire de Kiki est une
parmi les deux qui se droulent assez longuement et sans tre coupes
par lvocation des vnements parallles (la deuxime scne montre
la nuit passe avec Mikal). Ivre, dsireuse dattirer lattention des
invits (et lamour qui continue lui faire dfaut), Kiki, en sorcire
incontrlable et en mme temps un clown piteux et ridicule, se dnude
et se laisse porter par des milliers des mains comme sur une mer
pour rentrer dans le ventre de sa mre, comme le raconte la voix off.
128 Metka Zupani

Selon Ann et Barry Ulanov28, les archtypes de sorcire et de


clown sont rvlateurs des troubles psychologiques : le clown chez
une femme marque sa difficult de souvrir aux autres, de montrer ses
vrais sentiments ; chez lhomme, il sagit de la tristesse masque en
rire, ainsi que de la faiblesse travestie. Entre la sorcire et le clown,
Sissi-Kiki des livres et du film semble offrir au regard et la lecture
toute sa vulnrabilit que les mots exposent autant quils allgent ou
masquent dans un acte de fanfaronnerie feinte. Celle qui dans le film
dclare tre une accro motive et sexuelle, fuyant ce qui la conforte et
saccrochant ce qui fait mal, utilise son pouvoir sur les hommes pour
augmenter sa dtresse ; son malheur profite les autres et les fait rire.
Les prouesses et les audaces rotiques continuent cependant
transmettre un appel des plus tristes, dans lequel on ne peroit pas
dapitoiement, mais plutt une tendresse naissante pour soi ou le Soi,
dans un sens plus vaste, surtout dans La Lune dans un HLM, avec
lespoir de la conciliation et du dialogue avec ce qui est le plus
difficile aborder.

Bibliographie

Bolen, Jean Shinoda, Goddesses in Everywoman, San Francisco,


Harper & Row, 1984.
Bront, Charlotte, Jane Eyre, London, Smith, Elder & Co, 1847.
Charlebois, Lyne (real. et scnario, avec Marie-Sissi Labrche),
Borderline, fvrier 2008. Prix du meilleur premier film, pour la
ralisatrice, au Festival International du Cinma de Toronto,
septembre 2008. Voir aussi URL : http://www.northernstars.ca/ti
tles/2007/borderline.htmlhttp://www.northenstars.ca/titles/2007/bor
derline.
Chevalier, Jean et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris,
Laffont, 1969.
Filion, Karl, Entrevues : Borderline , publi le vendredi 8 fvrier
2008. URL : http://www.cinoche.com.dossiers/114. Consult le 10
octobre 2009.

28
Je paraphrase daprs leur ouvrage The Witch and the Clown, op. cit., surtout le
chapitre XV, p. 289 sqq.
Marie-Sissi Labrche et lexploration des limites (rotiques) de ltre 129

Irigaray, Luce, Et lune ne bouge pas sans lautre, Paris, ditions de


Minuit, 1979.
, Le Temps de la diffrence, Paris, Librairie Gnrale Franaise,
1989.
Labrche, Marie-Sissi, Borderline, Montral, ditions Boral, 2000.
, La Brche, Montral, ditions Boral, 2003.
, La Lune dans un HLM, Montral, ditions Boral, 2006.
Ulanov, Ann et Barry, The Witch and the Clown, Wilmette, Illinois,
Chiron Publications, 1987.
Walker, Barbara G., Womans Encyclopedia of Myths and Secrets, San
Francisco, Harper & Row, 1983.
, Restoring the Goddess: Equal Rites for Modern Women,
Amherst, NY, Prometheus Books, 2000.
Woolger, Jennifer Barker et Roger J. Woolger, The Goddess Within,
New York, Fawcette Columbine, 1987.
Michel Houellebecq
Entre reprsentation obsessionnelle
de scnes de sexe et dni de lamour

Efstratia Oktapoda

UNIVERSIT DE PARIS-SORBONNE (PARIS IV)

Rsum : Avec Houellebecq, les deux conceptions traditionnelles de


lamour, lamour idal et lamour physique, savrent totalement inop-
rantes, car amour semble pour lui un mot vide de sens. Lauteur
dpotise le sentiment, quil semble navoir jamais prouv, et il dprcie
lamour physique, dont il semble aussi quil nait pas tir le plus souvent
de grandes jouissances. En cela, son uvre constitue une rupture par
rapport la double tradition dominante dans la littrature franaise. Dans
un jeu de dconstruction multiple de ltre, de dchance et de dgn-
rescence, Houellebecq construit sa thorie de lrotisation autour des
thmes qui le hantent et lobsdent : sexualit, vieillesse et mort, plaisir et
dsir.

La maladie de lme nomme amour.


Stendhal

La littrature franaise a toujours oscill entre deux ples, celui de


lidalisation de lamour, vcu comme un absolu et donc irralisable
dans la dure sur terre, do la mort inluctable des hros, et celui de
la dpotisation, lamour se limitant un acte physique qui nengage
nullement la totalit de ltre et de la vie. Dans ce dernier cas, la fid-
lit parat incomprhensible sinon absurde, seule comptant la satis-
faction de dsirs avivs par le constant changement de leur objet.
Depuis le roman fondateur que constitue Tristan et Iseut, la
premire tendance place volontiers lamour sous le signe de la fatalit
de la passion. Les transgressions sociales et morales auxquelles sont
conduits les amants en perdent leur aspect scandaleux. Ainsi, dans
132 Efstratia Oktapoda

Manon Lescaut (1731), par le jeu de la fatalit, labb Prvost inno-


cente en quelque sorte le chevalier des Grieux qui, par amour, en vient
tricher au jeu, indiffrent quil est devenu sa rputation person-
nelle, lhonneur, lamour paternel. Le seul code auquel il reste
attach, celui de la fidlit en amour, est prcisment celui qui le fait
souffrir. La mort comme seul moyen pour les amants daccomplir
pleinement leur destin permet en outre de jouer sur les motions, ros
et Thanatos tant pour jamais indissociables. Cest ce qui explique la
fortune littraire du mythe, sous de multiples avatars, encore au XXe
et au XXIe sicle, mais cette tude constitue un autre propos. Nous
nous contentons de poser quelques jalons, afin de situer Michel
Houellebecq.
Si, dans la premire moiti du XVIIIe sicle, en raffinant sur
lanalyse de la naissance de lamour et sur celle du sentiment amou-
reux, tant de ses comdies : Surprise de lamour ou lpreuve de
lamour par exemple, que dans ses romans La Vie de Marianne (1731-
1741) et Le Paysan parvenu (1735-1736), au point quest jamais
associe son uvre la notion de marivaudage 1, Marivaux sins-
crit dans le premier courant, la seconde moiti du sicle voit apparatre
des crivains qui battent totalement en brche cette conception ida-
lise et idalisante de lamour. Il nest que de lire Choderlos de Laclos
ou le marquis de Sade.
Les Liaisons dangereuses du premier auteur suscitrent, ds leur
publication en 1782, un vritable scandale, tant le contenu du roman
parut scabreux. La socit dans laquelle se droule laction est, certes,
corrompue, mais pas autant quon limagine cependant ; sinon les
sductions voques ne prsenteraient aucun danger ni pour celui qui
les tente, ni pour les femmes qui en sont les victimes. Au contraire, de
tels agissements entranent des sanctions extrmement graves pour le
romancier : dshonneur, exil, mort mondaine, et aussi mort physique.
Car Valmont est tu lors dun duel.
Perdre des femmes est donc un jeu passionnant qui a ses rgles et
ses hasards excitants, comme la chasse, les checs ou la guerre, mais
cest aussi un jeu srieux. Toutefois, il peut perdre de son piment
au fil du temps, mme pour un rou. En effet, us moralement par le
jeu quil joue, Valmont est las de son rle. Sans vouloir se lavouer
1
Littr dfinit ainsi le marivaudage dans son dictionnaire : un style o on raffine sur
le sentiment et lexpression . Toutefois, le marivaudage nest en fait quun
moyen de parvenir la sincrit.
Michel Houellebecq 133

lui-mme, il aspire la fracheur dun amour sincre. Madame de


Tourvel a fait natre chez lui cet amour inespr. Je croyais mon
cur fltri, dit-il ; et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais
dune vieillesse prmature. Madame de Tourvel ma rendu les char-
mantes illusions de la jeunesse. Auprs delle, je nai pas besoin de
jouir pour tre heureux 2. Cet aveu inattendu donne au roman toute sa
complexit, puisquil met implicitement en concurrence les deux
conceptions de lamour initialement voques.
Avec un auteur contemporain comme Houellebecq, celles-ci sav-
rent totalement inoprantes, car amour semble pour lui un mot
vide de sens. la fois, il dpotise le sentiment, quil semble navoir
jamais prouv, et il dprcie lamour physique, dont il semble aussi
quil nait pas tir le plus souvent de grandes jouissances. En cela, son
uvre constitue une rupture par rapport la double tradition esquisse
grands traits prcdemment. Ce constat conduit sinterroger sur la
place de son uvre dans la littrature contemporaine. Peut-on en
particulier prtendre lexistence dune criture houellebecquienne et
quels seraient ses thmes constructeurs ?

Houellebecq et la littrature rotique

Lrotisme et la pornographie ont parfois une seule et mme


dfinition dans limaginaire. Mais il convient de bien les diffrencier.
En effet, alors que la pornographie qui na dautre fin quelle-mme
, est directe, et exhibe sans pudeur avec pour seule intention dattiser
les dsirs sexuels, la littrature rotique est plus voile, plus suggre.
Sous-tendue par des aspirations esthtiques, elle a pour but de subli-
mer la sexualit. Lune des figures marquantes de la littrature
rotique est sans conteste le marquis de Sade que certains nont pas
hsit qualifier de divin marquis pour laudace de ses romans.
Si au XIXe sicle la littrature oscille entre puritanisme bourgeois
et revendication libertaire, lapparition de la psychanalyse et la
libration des murs, au XXe sicle, donnent la sexualit une place
considrable, dont la production littraire porte la marque. Depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la naissance du mythe du
Grand Amour , la publication du rapport Kinsey, le fminisme et

2
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, prface dAndr Malraux, Paris,
ditions Gallimard, Le Livre de poche, 1952, p. 37.
134 Efstratia Oktapoda

lpidmie du sida, notre manire de penser et de reprsenter la


sexualit sest modifie. En effet, elle saffiche partout, et notamment
dans la publicit ou au cinma, au point que lon a pu crire : Le
sexe a longtemps t tabou, il est aujourdhui obsessionnel 3.
Certes, la censure subie par Henry Miller il y a quelques dcennies
nexiste plus, lhomosexualit ayant dsormais acquis droit de cit.
Cependant, la littrature contemporaine prsente de multiples auteurs
et uvres controverss. Mais il faut en fait tre capable de lire, dans
lvocation dune consommation sexuelle outrance, la profon-
deur et le mal-tre exprims dans les relations entre les personnages.
En fait, le dsarroi prouv savre tre une qute existentielle, celle
de lidentit et du sens de la vie. La recherche identitaire passe par la
sexualit, et son expression se retrouve aisment dans la littrature. La
sexualit est aux sources de toute forme de vie et allie la jouissance du
corps aux perturbations de lme. Cest lessence mme de la vie et de
la mort qui est exprime dans les textes.
Michel Houellebecq sinscrit dans ce courant dauteurs exprimant
leur mal-tre dans des romans rotiques, objets de scandale. Car il a
fait du tourisme sexuel son fonds de commerce , que ce soit dans
Plateforme ou dans Les Particules lmentaires, ouvrages recourant
au voyeurisme le plus cru qui ont valu lauteur une sulfureuse
rputation internationale de provocateur, mais galement souvent
considrs comme apportant un ton nouveau dans la littrature
franaise. Les romans de lcrivain, lun des plus controverss du
paysage littraire franais 4, peuvent-ils tre qualifis de porno-
graphiques ou bien relvent-ils de lrotisme pur ? Telles sont les
questions que lon peut se poser en mme temps que Murielle Lucie
Clment qui souligne quil existe depuis plusieurs annes un cas
Houellebecq 5.

3
Tropique du Cancer a t interdit pendant vingt-sept ans aprs sa premire
publication en 1961.
4
Murielle Lucie Clment, Michel Houellebecq revisit, Paris, LHarmattan, 2007,
p. 11.
5
Ibid.
Michel Houellebecq 135

La sexualit dans luvre de Houellebecq

Comme les romanciers du XVIIIe sicle que nous avons rapi-


dement voqus : Marivaux, labb Prvost, Choderlos de Laclos,
Houellebecq fait la satire morale de ses contemporains. Provoquant et
caustique, il met en jeu cette socit o lon parle de plus en plus
ouvertement de sexe et de sexualit et il a scandalis la chronique lit-
traire en ouvrant un dbat qui a occup les mdias pendant des mois.
Si lExtension du domaine de la lutte a impos son auteur comme
raciste et pornographe entre autres, la publication de sa seconde uvre
Les Particules lmentaires fut le grand vnement littraire franais
de lautomne 1998. Houellebecq, qui a eu dj du succs, a t tax
danti-fministe, de misanthrope et dhomophobe, reproches qui lont
fait exclure de la direction ditoriale de Perpendiculaire, revue de
gauche fonde en 1995. Cela constitua une bonne publicit pour Les
Particules, ouvrage publi chez le mme diteur, qui a t au top
des meilleures ventes de lanne et rcompens par le Prix Novembre.
Les Particules lmentaires est un roman qui aborde les grands
thmes de la plante : la chute de lOccident dans une orgie de con-
sumrisme, le dclin du christianisme, le potentiel du clonage humain,
la nature destructrice des valeurs librales et la permissivit sexuelle
des annes soixante, qui ont, daprs lauteur, atomis la socit6.
Dans le roman, Michel Djerzinski, le hros, a tout pour ressembler
lauteur. Il est comme lui chercheur en biologie molculaire et
travaille au prestigieux Centre National de la Recherche Scientifique,
Paris, tout comme Houellebecq qui a travaill lInstitut National
Agronomique, lINRA de Paris-Grignon.
Lhistoire commence en juillet 1998, moment o Djerzinski est g
de quarante ans. Chercheur rput, il vient juste de donner son cong,
aprs quinze annes passes au CNRS Paris. Il ne fournit dautre
explication ses suprieurs que celle exprimant le besoin de temps
pour penser . Il a peur de la vie, et trouve refuge derrire un cran
de certitudes positivistes et dans la relecture de lautobiographie de
Heisenberg.
Clibataire et indpendant, Michel qui a perdu sa virginit
trente ans se sent incapable daimer. Il a peu de libido sexuelle, con-
6
Pour ce qui concerne Les Particules lmentaires, voir Adrian Tahourdin, Michel
Houellebecq : Les Particules lmentaires , 30 mars 1999 : http://www.republique-
des-lettres.fr/26-michel-houellebecq.php.
136 Efstratia Oktapoda

trairement son demi-frre de quarante-deux ans, Bruno, qui est


obsd par le sexe. Bruno Clment enseigne dans un lyce et aspire
toujours devenir crivain. Aux yeux de Michel, Bruno approche de
la crise de la quarantaine7. Michel, lui, souffre de quelque chose de
pire, le manque denvie de vivre, le manque damour, le vide total.
Sa vie dhomme il lavait vcue seul, dans un vide sidral 8.
Leur mre, Janine, vcut totalement les idaux de la socit
permissive. Ne en 1920, elle grandit en Algrie, o son pre tait
venu travailler comme ingnieur, et elle gagna Paris pour complter
ses tudes ; elle dansa le be-bop avec Jean-Paul Sartre quelle trouvait
remarquablement laid, eut beaucoup damants car elle tait trs belle
et se maria avec un jeune chirurgien viril qui faisait alors fortune
dans le domaine relativement nouveau de la chirurgie plastique pro-
fession qui doit sans doute incarner la superficialit de lpoque. Le
couple divora deux ans aprs la naissance de Bruno, puis lui et son
frre Michel furent confis des grands-parents trs patients, Janine
qui sest fait rebaptiser Jane, partant vivre dans une communaut en
Californie. Dans dprouvants flash-back, on constate la ngligence
qui rgnait la maison et la brutalit lcole o Bruno et Michel
taient inscrits. Aucun des deux frres na jamais vraiment rcupr de
ses dbuts dans lexistence.
Deux frres, deux cas, trs diffrents lun de lautre, libidinal et
exhibitionniste le premier, rserv et sans libido aucune le deuxime,
le sperme pour lun, le sang pour lautre, pour reprendre les
termes de Muriel Lucie Clment, est une stratgie forte de lauteur
pour traduire le mal, le malaise, lchec et la mise en question de
lhomme, de la fragilit et de linexistence des relations humaines. Et
un appel au secours.
Des pisodes significatifs de leur vie sont soigneusement relis
des vnements sociaux plus gnraux : la souffrance de Bruno
lcole est aggrave par le relchement dlibr de lautorit scolaire
la suite des protestations de mai 68, laccent tant dsormais mis sur
lauto-discipline. Les dates sont galement employes dans des juxta-

7
Il est significatif de noter que tous les hros de Houellebecq, hommes ou femmes,
ont la quarantaine. Peut-tre une excuse ? Jtais dans la quarantaine, enfin dans le
dbut de la quarantaine , avoue Michel, le hros de Plateforme. Voir Michel Houelle-
becq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 91.
8
Michel Houellebecq, Les Particules lmentaires, Paris, Flammarion, France
Loisirs, 1998, p. 356.
Michel Houellebecq 137

positions ironiques, technique caractristique de Houellebecq, selon


qui lanne 1970 vit une extension rapide de la consommation
rotique ; ctait durant la mme anne que Michel rencontra son
premier amour denfance, Annabelle. Linnocente romance de Michel
et dAnnabelle est lun des pisodes les plus touchants dun livre o
lamour oppos au sexe est largement absent. Cependant, Michel
voyait Annabelle se dtacher de lui pour le fils dun des amants
californiens de Janine, lequel se voulait une rock star. Annabelle et
Michel ne se rencontreront plus avant de se revoir par hasard
lorsquils ont tous deux quarante ans. Durant ces annes, elle a pris
part des orgies et sest fait deux fois avorter, alors que Michel sest
plong dans la recherche. Leur tentative pour rebtir ce quils ont
perdu est gche par la froideur motionnelle de Michel qui ressent de
la compassion pour son amie, mais pas damour.

Il prouvait de la compassion et ctait peut-tre le seul sentiment humain


qui puisse encore latteindre. Pour le reste, une rserve glaciale avait envahi
son corps ; rellement, il ne pouvait plus aimer. (296)

Il avait contribu au progrs des connaissances ; ctait sa vocation, ctait


la manire dont il avait trouv exprimer ses dons naturels ; mais lamour,
il ne lavait pas connu. (357)

Alors que le placide Michel inspire la piti, Bruno est un person-


nage troublant, un vritable pornographe dont les activits sont
tayes par dinterminables discours et une sexualit essentiellement
consumriste. Les dbris de sa vie sont largement cousus ensemble
durant les sessions de confessions avec Michel : Jtais un salaud ;
je savais que jtais un salaud (232) et avec divers psychiatres. On
apprend que, adolescent, Bruno avait lhabitude de se masturber secr-
tement alors quil tait assis prs dune jolie fillette dans le train qui le
ramenait de lcole. Mal intgr dans lappartement bohme de sa
mre durant les vacances dt, ple et dj trop gros pour ses dix-huit
ans, il se sentait embarrass et dplac en prsence des amants hip-
pies, barbus et bronzs de sa mre, et face limpatiente insistance de
celle-ci pour discuter de ses inhibitions sexuelles. La haine que nourrit
Bruno pour Janine trouva son expression des annes plus tard lorsquil
lui cracha des insultes la figure, alors quelle tait couche sur son lit
de mort.
138 Efstratia Oktapoda

Tu nes quune vieille pute [] Tu mrites de crever. []


Tas voulu tre incinre ? [] la bonne heure, tu seras incinre. Je
mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au rveil, je
pisserai sur tes cendres. (319)

Bruno ne se mnage pas en prsentant son catalogue diniquits :


enseignant quadragnaire dans un lyce de Dijon, au bord du divorce
et avec un bb, dans une qute sexuelle sans espoir, il sort dans les
night-clubs lorsquil est suppos surveiller leur fils ; il cherche des
nuits entires au Minitel rose, il frquente les sex-shops et les peep-
shows, les salons de massage tha, il bandait en permanence
(192) ; Dangereusement attir par ses lves adolescentes, il provoque
le petit ami noir de lune dentre-elles, au point de sattirer des
reprsailles et des railleries. En un moment de jalousie rageuse, il se
lance dans un tract raciste envoy LInfini, une revue publie par le
sulfureux crivain davant-garde Philippe Sollers. Les deux se ren-
contrent dans un caf parisien, Sollers brandissant son porte-ciga-
rettes. Houellebecq en fait un portrait peu flatteur et insolent ; Sollers
revient sur sa dcision de publier cet article, mais Bruno le jette la
poubelle en reconnaissant quil sagissait dune absurdit 9.
Cet pisode, qui a nourri laccusation de racisme contre lauteur,
est clairement conu pour montrer que Bruno est en train de perdre le
sens de la ralit ; un incident ultrieur avec une lve le conduit
chercher une aide psychologique. Bruno est prs de dcouvrir lamour
lorsquil rencontre Christiane dans un camping nomm le Lieu du
Changement10. Ce lieu est gr par danciens soixante-huitards , et
ses prtentions Cte Ouest sont cruellement satirises : latelier de
dveloppement personnel, Dansez votre job ; les panneaux accro-
chs aux arbres avec la lgende Respect mutuel . Bruno est sans
honte quant aux raisons qui le font passer deux semaines dans un
environnement dont il mprise lthique ; comme Christiane, mre
divorce dun garon denviron dix-sept ans, qui a une quarantaine

9
Les Particules lmentaires attaque galement lcrivain Philippe Sollers. Le livre
obtient le Prix Novembre, dcern par un jury dans lequel est prsent le mme
Philippe Sollers qui vient galement tmoigner en faveur de Houellebecq dans son
procs caus de ses dclarations sur lislam. Houellebecq a partag avec son
traducteur Frank Wynne le prix IMPAC 2002 pour Atomised, la traduction des
Particules lmentaires.
10
Nom dun authentique camp dont le propritaire a essay, sans succs, de
poursuivre Houellebecq en justice.
Michel Houellebecq 139

dannes, il est venu l pour le sexe. Pour elle, les ravages de la gn-
ration de 68 sont vidents sur les femmes qui participent aux ateliers :
Elles vieillissent dans la solitude et leur vagin est virtuellement mort
[] latelier termin[], elles se redcouvrent seules, vieillissantes et
moches. En gnral elles ont fait une analyse, a les a compltement
sches (183-184).
Dans la recherche dun bonheur possible, le bonheur par le plaisir,
Christiane emmne Bruno dans un implacable voyage de sexe en
groupe avec des touristes allemands et dorgie en botes de nuit
parisienne mal fames. Selon Freud lamour sexuel (gnital) procure
ltre humain les plus fortes satisfactions de son existence et
constitue pour lui vrai dire le prototype de tout bonheur 11. Mais
dans ce vampirisme de la qute sexuelle 12, une sexualit dbride
et hors mesure, en qute du fantasme de la culture officielle du
systme sadien 13 dpourvu totalement de morale, et dans le rythme
frntique de la dmesure et dans un lent processus de dconstruction,
lindividu, acteur et actant du systme, ne fait que courir son
dprissement.
Cela parat dailleurs curieusement assez paradoxal que le livre
qui se prsente comme une attaque contre la permissivit des annes
soixante , puisse tre autant rempli de descriptions aussi lourdement
charges de sexe. Cela fait sans doute partie de la stratgie de Houel-
lebecq. Il y a en effet un sombre dterminisme dans le fait que Chris-
tiane, comme Annabelle, ne survivra pas lhistoire Annabelle
meurt, et Christiane se suicide. Aprs une vie sexuelle dbride sans
vergogne et aprs deux avortements, la belle Anabelle meurt dun
cancer dutrus au moment o elle dcide enfin davoir un enfant. De
mme, Christiane qui a utilis tant ses jambes toute sa vie durant dans
les clubs changistes et les sectes, finira les jambes paralyses.
Dans la partie finale du roman, on retrouve Michel dans un Centre
de Recherche de Gntique Galway, en Irlande ; sa vie a reu un
nouvel lan grce une thorie rvolutionnaire quil a dveloppe :
convaincu que la race humaine sest puise dans une poursuite de
lindividualisme et de la gratification sexuelle, il travaille un projet
de race gntiquement modifie, de personnalit uniforme et dpour-

11
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. de lallemand par Ch. et J. Odier,
Paris, PUF, 1971, p. 52.
12
Ibidem, p. 131.
13
Ibidem, p. 304.
140 Efstratia Oktapoda

vue de dsir sexuel. Son travail, qui est poursuivi aprs sa mort en
2009, conduit rien moins qu la cration, en 2029, dune race gn-
tiquement contrle, et finalement lextinction de la race humaine.
La plupart des critiques littraires ne sont gure assez qualifis pour
commenter les thories de Houellebecq sur la mutation des gnes,
mais il faut relever que lauteur sest senti suffisamment en confiance
pour envoyer des copies de son livre des experts dans ce domaine. Il
apparat que lhistoire est crite par un clone, en hommage limpar-
faite race humaine.
Dans Les Particules lmentaires, lhomme nest pas plus capable
daimer. Il recherche alors une reconnaissance sexuelle. Mais est-ce le
dsir permanent de pntration de lhomme qui est en cause, ou plutt
lmancipation de la femme qui ne veut plus rpondre servilement la
satisfaction du dsir de lhomme ? Le nouvel tre humain prn dans
Les Particules lmentaires est asexu. Selon Houellebecq, il est
possible darriver un sentiment de dsir tout fait nouveau, un dsir
qui pourrait tre ressenti par tous les pores.
Nous en sommes maintenant la fin de lvolution culturelle,
affirme lauteur. Il est donc invitable quune nouvelle volution gn-
tique prenne le relais. Proche des ides de progrs, de lathisme et de
la mtaphysique, lauteur pense que ltre humain nest pas encore
arriv lre scientifique. Il continue se poser la question du sens.
Ce nest pas une question scientifique, linstar de la recherche de
Dieu, mais une question simpliste. En posant la main sur la cuisse et
non sur le bras de Caroline, Bruno paie cher son erreur. Sil avait agi
de manire plus rflchie, sa vie serait peut-tre tout fait diffrente.
Cherchant comprendre ce que peut tre lamour pour Houelle-
becq, cest peut-tre cette sorte de tendresse qui constitue la plus forte
preuve damour. Michel narrive pas embrasser Annabelle, son
amour denfance. Il prfre toucher Annabelle lorsquelle dort. La
sexualit est de la partie, mais Michel ne la recherche pas expres-
sment. Il fait des cauchemars et veut se calmer en ayant ct de lui,
dans son lit, un corps chaud, rond et doux. Pour lauteur, si lon veut
augmenter le dsir, il ne faut pas quil y ait de plaisir. Au contraire, si
lon prouve du plaisir, le dsir diminue. Il faut donc augmenter sans
cesse la stimulation. Pour rester comptitif dans notre socit sexiste,
il faut stimuler sans cesse le dsir, mais sans atteindre le plaisir, prne
lauteur.
Les Particules lmentaires ont provoqu une avalanche de pol-
Michel Houellebecq 141

miques et de prises de position en sa faveur et contre lui. Depuis le


Roi des Aulnes de Michel Tournier (1970) la fiction franaise navait
pas produit de livre la fois aussi inquitant et aussi riche en ides que
Les Particules lmentaires. Cest un roman qui a pour objet de
provoquer et dagacer lecteurs et critiques 14.
Plutt que de limiter lapproche de luvre ltude de sa
rception, dy analyser lamalgame de mise entre lauteur et ses per-
sonnages, puis le marketing ditorial et de conclure par le succs de
llaboration mdiatique 15, Murielle Lucie Clment propose une
tude de lintrieur des romans de Houellebecq, dans leur spcificit
littraire et autour des particularits de son criture.
Tandis que certains ont port aux nues cette uvre, y voyant le
roman tant attendu de cette poque de crise, et ont considr la provo-
cation ncessaire pour faire bouger une socit trop consensuelle,
dautres, en revanche lont dnigr, en le jugeant semi-pornogra-
phique, cynique et ractionnaire. Mais plutt que provoquer, ce qui
intressait lauteur, ctait de parler du thme de la sexualit, de la
crise du couple et de la socit, et de la libration des murs dans les
annes 60. tiquet dsormais comme provocateur social et politique,
lauteur nie et rpond tout simplement quil pourrait tre beaucoup
plus, et que la vrit est souvent scandaleuse.
Toutefois, llment de polmique dans luvre houellebecquienne
est la prsence de nombreuses scnes rotiques, au point que certains
critiques parlent de pornographie. Accusation injustifie, selon
lauteur, parce que dans le roman, il y a beaucoup moins de sexe que
dans bien dautres livres qui circulent librement sans provoquer de
scandale. Et il ajoute :

Mon tort, cest en fait davoir dcrit des scnes sexuelles peu satisfaisantes
pour les partenaires ; cela a caus des ractions trs violentes dans le public,
parce que dhabitude, les scnes rotiques sont toujours positives, tout le
monde jouit, tout le monde est content, alors que dans mon livre, il y a
souvent un malaise vident li la sexualit, que par ailleurs, je dcris froi-
dement, sans participation et sans passion. Tout cela a dconcert les
lecteurs, ce qui prouve que dans le domaine de la sexualit, le ralisme nest
pas permis. Je me retrouve donc dans une situation paradoxale, puisque
dun ct, je suis accus dtre un pornographe, tandis que de lautre parce

14
Voir Adrian Tahourdin, Michel Houellebecq : Les Particules lmentaires , 30
mars 1999 : http://www.republique-des-lettres.fr/26-michel-houellebecq.php
15
Murielle Lucie Clment, Michel Houellebecq revisit, op. cit., p. 13.
142 Efstratia Oktapoda

que je montre sous un clairage ngatif la rvolution sexuelle des annes 60


je suis considr comme un moraliste puritain. Personnellement, je ne suis
ni contre la sexualit, ni pour, je voulais seulement tre raliste, en montrant
que parfois a fonctionne bien, mais pas toujours.
(cit par Gambaro, 1999)16.

Dans luvre houellebecquienne, les images damour sont absen-


tes ; elles cdent la place aux scnes sexuelles qui dominent et qui
simposent par leur rptition obsessionnelle. Le regard porno-
graphique, linstrumentalisation des corps et la reprsentation de
lintimit sont des thmes rcurrents, dont la signification est beau-
coup plus importante que lon ne pense, car toutes ces scnes sexuel-
les sont sous-jacentes dune ralit et dune vrit autres. Elles fasci-
nent par leur crudit et aveuglent tout autant le lecteur qui est, de ce
fait, habilement manipul vers lacceptation de lintolrable. Le sexe
chez Michel Houellebecq est une sauce onctueuse, savoureuse,
voluptueuse qui enveloppe la pice de rsistance o surnage des parti-
cules innommes 17. La Possibilit dune le (2005), son roman
suivant, est un pur loge du sexe. Celui-ci est omniprsent, prsent de
faon crue et clinique. Tout y passe dans le roman : y compris la
pdophilie.
Mais cette vision crue et nue du sexe nest quun filtre pour
camoufler sa philosophie profondment pessimiste. Lauteur tire le
signal dalarme pour une socit sans morale et sans valeurs. Dans sa
qute du bonheur, lhomme confond bonheur et jouissance imm-
diate ; un de moyens rapides pour latteindre cest la sublimation de sa
libido avec tout ce quelle entrane des impulsions diverses, et peut-
tre lattrait dun fruit dfendu 18, souligne Freud.
Aussi existe paralllement le dni de la sexualit. Dans LExten-
sion du domaine de la lutte, Tisserand est puceau et le narrateur tente
de smasculer ; de mme, le narrateur de Lanzarote annihile lidentit
lesbienne de Pam et Barbara. Ce dni du sexe est connotatif dun
discours autre, profond et dissimul. Il va de soi que le dni de
lamour va de pair avec le dni de lamiti, de la pense, de la vie. Car

16
Fabio Gambaro, Le romancier qui divise la France , (trad. de litalien par
Michelle Levy), 1999.
http://www.houellebecq.info/popmedia.php3?id=17. Mise en ligne le 17/05/99.
17
Murielle Lucie Clment, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, LHarmattan, 2003, p.
192.
18
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 24.
Michel Houellebecq 143

les hros houellebecquiens sont incapables daimer, de se retrouver


avec et grce lAutre. Le concept du tourisme sexuel organis,
imag par Michel, est une vritable instrumentalisation de lAutre et le
Michel de Plateforme lalter ego de lauteur rduit les habitants du
Tiers-monde en esclavage sexuel.

Ce que nous essayons de crer cest une humanit factice, frivole, qui ne
sera plus jamais accessible au srieux ni lhumour, qui vivra jusqu sa
mort dans une qute de plus en plus dsespre du fun et du sexe ; une
gnration de kids dfinitifs19.

ct de lvolution humaine, autre thme cher Houellebecq,


labsence de lamour symbolise pour Houellebecq la dshumanisation
et la perte des sentiments. La nouvelle socit des humains sera une
nouvelle espce, les no-humains, crs artificiellement, incapables de
sentiments, vivant isols et dont la seule socialit sera virtuelle, par
courriel. La possibilit dune le apparat ainsi la fois comme le
spectre du pass, du prsent et du futur.
Lauteur parle de souffrance. La violence est partout, la mort
guette, lamour est devenu impossible 20. Et lauteur de conclure :

Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumire des toiles,


et je ne ressentais rien dautre quune lgre sensation obscure et nutritive.
Le bonheur ntait pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps
mappartenait pour un bref laps de temps ; je natteindrais jamais lobjectif
assign. Le futur tait vide ; il tait la montagne. Mes rves taient peupls
de prsences motives. Jtais, je ntais plus. La vie tait relle21.

La rflexion profonde de Michel Houellebecq sur les sentiments, la


vie et lamour occupent incontestablement une grande place dans ses
romans. Dangereuses ou pas, les liaisons sentimentales sont vcues de
faon plus spontane par les femmes, parce quelles ont dvelopp
une culture des sentiments amoureux laquelle les hommes restent
encore en grande partie trangers. Les hommes sont dans linscurit,
ils sont en crise, et Houellebecq raconte dans ses livres la crise du
couple et de la famille, et montre comment les possibilits dentente
entre les deux sexes se rduisent au minimum.
19
Michel Houellebecq, La Possibilit dune le, Paris, Fayard, 2005, p. 37.
20
Denis Demonpion, Houellebecq non autoris, enqute sur un phnomne, Paris,
Maren Sell diteurs, 2005, p. 12.
21
Michel Houellebecq, La Possibilit dune le, op. cit., p. 485.
144 Efstratia Oktapoda

[J]e ne ressentais plus en moi aucun dsir, et surtout pas celui, dcrit par
Spinoza, de persvrer dans mon tre ; je regrettais, pourtant, que le monde
me survive [] je ny voyais plus quun lieu terne, dnu de potentialits,
dont la lumire tait absente22.

Enfin Prix Goncourt 2010 pour son roman La Carte et le territoire,


aprs lavoir manqu plusieurs fois, notamment pour les Particules
lmentaires (1998) puis pour La Possibilit dune le (2005), et aprs
tant de tapages, controverses et polmiques, l enfant terrible de la
littrature franaise a t enfin rtabli au plus haut du rang des
crivains franais contemporains.
Houellebecq fait de lhomme moderne lpicentre de son uvre,
tout en le dsacralisant dun bonheur possible. Dans notre socit
consumriste et goste, ltre humain est souffrant, vritablement
malade. Lauteur fait lendoscopie de la souffrance humaine en pleine
(r)volution culturelle, sexuelle ou autre. Le malaise de notre civili-
sation est profond et le vide existentiel certainement grand. Ce nest
pas par hasard quil y a tant de scnes de sexe, des scnes fortes, des
scnes hardcore, des scnes-choc, des scnes non permissives. Avec le
sexe en surface, Houellebecq montre les dessous de la socit, une
socit puritaine dont il fait le strip-tease philosophique. Observateur
des Temps Modernes, lauteur plonge en profondeur dans le cosmos
du XXe sicle finissant, pntre lme humaine et opre la
psychanalyse clinique de lhomme qui a tout mais qui est en manque
du don primordial de la vie : de lamour.
Amour ou dsamour, et dans un jeu de dconstruction multiple de
ltre, de dchance et de dgnrescence, lauteur construit sa thorie
de lrotisation autour des thmes qui le hantent et lobsdent :
sexualit, vieillesse et mort, plaisir et dsir, mieux plaisir sans dsir,
qui constituent les topoi de tous ses romans.
Mais qui est enfin Houellebecq : crivain, philosophe ou thra-
peute ? gnie du sicle ou provocateur frustr ? en tout tat de cause,
un crivain pas comme les autres. Auteur prolifique et novateur qui
choque ou sduit, il est sans aucun doute un symbole de la littrature
postmoderne, dfaut dtre pour tous lauteur culte du deuxime
millnaire.

22
Ibidem, pp. 482-483.
Michel Houellebecq 145

Prsentation de lauteur

De son vrai nom Michel Thomas, Michel Houellebecq est un crivain


franais n le 26 fvrier 1958 la Runion. Ses romans Les Particules
lmentaires et Plateforme lui ont valu une sulfureuse rputation
internationale de provocateur, mais sont galement souvent considrs
comme un ton nouveau dans la littrature franaise. Son enfance fut
trs perturbe. Son pre, guide de haute montagne, et sa mre,
mdecin anesthsiste, se dsintressent trs vite de lui, tandis que nat
une demi-sur. Dans un premier temps, ce sont ses grands-parents
maternels, en Algrie qui le prennent en charge. six ans, il est
ensuite confi sa grand-mre paternelle Henriette, dont il a adopt le
nom comme pseudonyme. Il dcouvre Lovecraft seize ans. Au lyce
Chaptal Paris, il suit les classes prparatoires aux grandes coles,
avant dintgrer, en 1975, lInstitut national agronomique Paris-
Grignon. (INRA). lAgronomie, il fonde lphmre revue littraire
Karamazov pour laquelle il crit quelques pomes, et entame le
tournage dun film intitul Cristal de souffrance. En 1978, il sort de
lInstitut diplm avec une spcialisation de Mise en valeur du
milieu naturel et cologie . Il sera ensuite lve de lcole Nationale
suprieure Louis Lumire, en section cinmatographe, option prise de
vues, mais en sort avant dobtenir son diplme en 1981. Cette mme
anne nat son fils tienne. Une priode de chmage et un divorce
entraneront une profonde dpression nerveuse. En 1983, il commence
une carrire en informatique chez Unilog, travaille ensuite dabord au
Ministre de lAgriculture o il restera trois ans (cette priode sera
raconte dans Extensions du domaine de la lutte), puis lAssemble
Nationale. En 1985, il rencontre Michel Bulteau, directeur de la
Nouvelle Revue de Paris, qui, le premier, publie ses pomes ; cest le
dbut dune amiti indfectible. Ce dernier lui propose galement de
participer la collection des Infrquentables quil a cr aux
ditions du Rocher. Ses deux premiers recueils de pomes, parus en
1991, passent inaperus. Lensemble des thmes des livres venir y
sont dj traits : solitude existentielle, dnonciation du libralisme
luvre jusque dans lintimit des individus. Toutefois, cest la prose
qui rvlera lauteur. La mme anne parat Rester vivant aux ditions
de la Diffrence, puis chez le mme diteur, en 1992, le premier
recueil de pomes : La Poursuite du bonheur qui obtient le prix
Tristan Tzara. Lauteur fait la connaissance de Marie-Pierre Gauthier.
146 Efstratia Oktapoda

En 1994, Maurice Nadeau dite Extension du domaine de la lutte, son


premier roman, actuellement traduit en plusieurs langues, qui le fait
connatre un public plus large. Il collabore de nombreuses revues :
LAtelier du roman, Perpendiculaires, dont il est ensuite exclu, Les
Inrockuptibles. Depuis 1996, Michel Houellebecq est publi par
Flammarion, et Raphal Sorin est son diteur. Son deuxime recueil
de pomes Le Sens du combat obtient le prix de Flore 1996. Rester
vivant et La Poursuite du bonheur, remani pour loccasion, sont
rdits en un seul volume en 1997. En 1998, il reoit le Grand Prix
national des Lettres Jeunes Talents pour lensemble de son uvre.
Interventions, recueil de textes critiques et de chroniques et Les
Particules lmentaires, son second roman traduit en plus de vingt-
cinq langues et qui a reu le prix Novembre, paraissent simultan-
ment. Il pouse Marie-Pierre la mme anne. En 1999, il co-adapte au
cinma Extension du domaine de la lutte avec Philippe Harel, que ce
dernier met en scne. Il publie un nouveau recueil de pomes,
Renaissance. Au printemps 2000, sort sous le label Tricatel un disque,
Prsence humaine, et ses pomes, lus par lui-mme, sont mis en
musique par Bertrand Burgalat. Lanzarote, un recueil-coffret de textes
et de photographies, parat chez Flammarion au printemps 2000.
Michel Houellebecq rside pendant quelques annes en Irlande, dans
une maison appele The White House , dans le comt de Cork, o
il a crit en grande partie son troisime roman, Plateforme (2001). Il
sinstalle ensuite en Espagne. La Possibilit dune le parat le 31 aot
2005 en France et presque simultanment en Allemagne, en Italie et en
Espagne. Le roman obtient le Prix Interalli 2005. La Carte et le
territoire (2010) est son dernier roman en date, publi chez
Flammarion pour lequel lauteur sest vu dcerner le prestigieux prix
Goncourt 2010.
Michel Houellebecq 147

Bibliographie

Casta-Rosaz, Fabienne, Histoire de la sexualit en Occident, Paris,


ditions la Martinire, 2004.
Clment, Murielle Lucie, Michel Houellebecq revisit, Paris,
LHarmattan, 2007.
, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, LHarmattan, prix Asca
Book Award, 2003.
Demonpion, Denis, Houellebecq non autoris, enqute sur un
phnomne, Paris, Maren Sell diteurs, 2005.
Freud, Sigmund, Malaise dans la civilisation, trad. de lallemand par
Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1971.
Houellebecq, Michel, La Possibilit dune le, prix Interalli, Paris,
Fayard, 2005.
, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
, Les Particules lmentaires, Paris, Flammarion, France Loisirs,
1998.
, Extension du domaine de la lutte, Paris, ditions Maurice
Nadeau, coll. Jai lu , 1994.
Gambaro, Fabio, Le romancier qui divise la France , (trad. de
litalien par Michelle Levy), (1999).
http://www.houellebecq.info/popmedia.php3?id=17. Mise en ligne
le 17/05/99.
Laclos, Choderlos (de), Les Liaisons dangereuses, prface dAndr
Malraux, ditions Gallimard, Le Livre de poche, 1952.
Tahourdin, Adrian, Michel Houellebecq : Les Particules lmen-
taires (30 mars 1999) :
http://www.republique-des-lettres.fr/26-michel-houellebecq.php
Expressions sexuelles
dans le texte fminin au Maroc

Najib Redouane

CALIFORNIA STATE UNIVERSITY, LONG BEACH

Rsum : Dans la socit marocaine, la parole fminine qui aborde la


sexualit, lintimit et lrotisme est bannie. Or, suivant les traces de leurs
anes, Badia El Hadj Nasser et Rita El Khayat, deux crivaines
contemporaines, Bahaa Trabelsi et Nedjma ont refus toute forme de
censure. Leurs crits respectifs sont audacieux et traitent de thmes
tabous. Ce sujet prsente les procds dcriture qui distinguent chacune
de ces crivaines dans lcriture fminine au Maroc.

Une certaine libert toute restreinte commence se manifester


rcemment dans le champ littraire marocain, avec la publication de
romans de jeunes crivains qui nont plus ni peur ni honte dtaler
leurs orientations sexuelles les plus oses, voire les plus choquantes.
Cette production romanesque qui apporte un souffle nouveau, est
revendique au nom de lvolution des mentalits et de la libert
sexuelle. Elle souligne la ncessit de briser les tabous attribus
lrotisme et aux expressions intimes. Mais surtout, elle transcende
toutes les voix de censeurs qui ont impos une norme en matire de
sexualit tolre et accepte dans les formes dcriture. Cette nouvelle
vague nest pas un domaine rserv exclusivement quelques cri-
vains masculins (Rachid O., Karim Nasseri et Abdellah Taa) qui ont
bris le silence pesant sur les dsirs humains dans la socit patriar-
cale domine par des valeurs islamiques. Des voix fminines ont elles
aussi rejet les foudres de la censure, les contraintes socitales et les
peurs disolement et de marginalisation, pour dpasser les concepts de
passivit, de rserve et de pudeur et inscrire la sexualit dans leurs
crits. Le but poursuivi dans cette tude sera de prsenter deux cri-
vaines marocaines qui ont transgress ce tabou, lune en traitant un
sujet trs grave, drangeant dans la socit marocaine et, lautre en
150 Najib Redouane

rvlant clairement sa sexualit, surtout en lassumant pleinement. Ces


crivaines sont Bahaa Trabelsi et Nedjma.
En effet, dans la socit marocaine rpressive incapable dendiguer
les assauts de la sexualit et de la vie, une femme qui avoue publi-
quement son intrt pour le corps et le sexe signe sa perte. Lcrire
lexpose davantage aux contraintes morales et religieuses, et la
maintient dans une situation distincte de subversion de lautorit et de
rejet dtre prise au srieux. Ce qui est surprenant, cest que malgr
toutes les pressions socitales, deux crivaines, considres comme
pionnires, ont refus la marginalisation de lcriture et ont affich
dans lespace romanesque de leurs crits une identit sexuelle
fminine. Il sagit de Badia Hadj Nasser et de Rita El Kayat. Ceci dit,
il nous semble intressant de prsenter brivement ces deux crivaines
et les traits majeurs de leurs uvres respectives qui ont libr la parole
fminine et ont valeur de rvolution. Cest grce ces pionnires que
dautres voix, encore mineures, se sont leves contre les interdits et
les rejets de lacceptation de lintime, du sexuel ou encore du sensuel
qui, de tout temps, nont pas cess denserrer, dtouffer, de rprimer
et de rprimander ltre fminin en perptuant la tradition de la
domination masculine.
Le mrite davoir dnonc lhypocrisie pesante dans une socit
arabo-musulmane o ltre se cache derrire le paratre, le je
derrire le nous , revient Badia Hadj Nasser, psychothrapeute,
qui fait paratre Le Voile mis nu en 19851. Aux dires de Jean Djeux
dans La Littrature fminine de langue franaise au Maghreb, cest
bien le roman le plus audacieux de la littrature fminine maro-
caine 2. En fait, cest une uvre matresse sur ce quaucune femme
maghrbine na jamais os dire par lcrit, dpassant ainsi largement
les audaces dAssia Djebar qui revendiquait la dcouverte du corps
dans La Soif en 1957. Roman le plus audacieux parce que dans la
socit marocaine o le rle de la femme est gnralement passif, la
dcision de prendre la plume apparat provocatrice. Non seulement
crire cest agir, saffirmer, mais cest surtout le contenu de cet crit
caractris par une violence du texte et par un langage explicite qui
peut tre dangereux ; il risque de perturber les schmes de valeurs du
pouvoir patriarcal. En multipliant les drives sexuelles de ses protago-
1
Badia Hadj Nasser, Le Voile mis nu, Paris, d. de lArcantre, 1985.
2
Jean Djeux, La Littrature fminine de langue franaise au Maghreb, Paris,
Karthala, 1994.
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 151

nistes, en posant sur le monde, sur les tres, sur lamour, sur la
sexualit, le regard de femmes sexprimant travers leurs valeurs et
leurs dsirs, Badia Hadj Nasser, crivaine marocaine, saffiche
diffrente et en quelque sorte hors normes. Cette perspective fminine
librale avance dans lcriture provoque la peur et lincomprhen-
sion, et suscite le blme voire le rejet car, pour une femme, lacte
dcrire est considr comme une effraction subversive, surtout quand
il touche des zones interdites.
Avec Le Voile mis nu, Badia Hadj Nasser donne naissance une
uvre clate qui dtruit les normes de toutes les conventions sociales
et sexuelles. Cest un roman qui prend en charge lcriture de la
violence, du Je contestataire quil cherche transmettre, susciter.
Un roman contre le pouvoir suprme et par extension contre toute
autorit individuelle ou sociale. Il rvle un mcanisme de frustration
dont lorigine se situe dans les barrires qulve le pouvoir religieux
et politique ainsi que dans les limites imposes la qute rotique des
femmes. Par la force de la parole, la voix fminine trop longtemps
censure rompt avec le silence. Laffirmation dune criture de
lextrme dsir, de la libre expression est une qute sans fin : cest sa
raison dtre dans un univers touffant et opprimant lui permettant
dassumer son choix et de mieux vivre avec elle-mme3.
Par les thmes quil aborde, les rflexions quil suscite, les vrits
quil soulve et latmosphre qui sen dgage, La Liaison4 de Lyne
Tywa (Rita El Khayat) se prsente comme lun des crits les plus durs

3
Voir Errance sexuelle et contestation dans Le Voile mis nu de Badia Hadj
Nasser , Yvette Bnayoun-Szmidt et Najib Redouane, Parcours fminin dans la
littrature marocaine dexpression franaise, Toronto, ditions La Source, 1990, pp.
77-96.
4
Lyne Tywa, La Liaison, Paris, LHarmattan, 1994. Rita El Khayat, psychologue
prolixe et libre penseur sur la question fminine, dont laudace littraire a t plus
prononce mais est longtemps passe inaperue, est lauteure de La Liaison, mais
tant donn le ton trs os de ce livre et la date de sa publication, on comprend quelle
nait pas pu dvoiler sa vritable identit lpoque. Quand elle sest sentie plus sre
delle et que sa notorit pouvait la protger, elle a rvl son identit. Voil ce quelle
rapporte propos de ce roman : En 1995, jai t marque par LAmant de Mar-
guerite Duras. Je voulais en faire un pastiche et jai fini par crire franchement sur le
corps de la femme. Je lai crit comme un psychiatre, introduisant toutes formes de
perversion. lpoque, javais une fille sur le point de se marier. Pour la mnager, je
lai sign Tywalyn (mes prunelles, en berbre) . Aujourdhui, dbarrasse de toute
raison de sauto-censurer, elle rdite La Liaison (titre original du roman) en lassu-
mant de bout en bout.
152 Najib Redouane

et les plus oss dans lcriture fminine au Maroc. Son originalit et sa


force tiennent quelque chose qui dpasse lautobiographie dguise
ou le journal intime maquill. Quelque chose de particulier qui se
manifeste travers la voix dune femme blesse aussi bien dans son
corps que dans son esprit et qui avance une parole puissante pour
livrer un cri/crit intense, ombrageux et imprvisible sur les forces et
les faiblesses dune relation humaine entre deux tres de ce monde
que tout spare et qui tentent de saisir les multiples instants dune
passion tumultueuse et dun amour impossible.
Le roman prsente donc lhistoire dune passion amoureuse
foudroyante, cest--dire dune lvation, trop brve, puis dune chute,
trop longue, rapporte avec sensibilit et lyrisme par une narratrice
anonyme qui tmoigne de ltat de dvastation dans lequel elle sest
retrouve la suite de sa fougue avec le nomm X. Par le caractre
profondment humain de lexprience quelle rapporte, mais surtout
par la distance quelle tente de prendre avec ce quelle a vcu, la
narratrice cherche dsesprment se soustraire aux sentiments qui
lont si profondment bouleverse et tente, en somme, de recoller les
morceaux de sa vie clate.
Si crire, cest se rvler soi dabord, aux autres peut-tre, pour
produire lmotion, Rita El Khayat (Lyne Tywa) atteint son but dans le
bouleversant dvoilement quelle est apte donner pour assurer la
vracit de son rcit. Et si le dsir de dire ne peut sactualiser pleine-
ment que dans la surprise et mme la subversion, alors, ltonnement
que procure son roman apparat comme une rvlation pathtique. En
fait, la force de cet crit rside dans le fonctionnement subtil du
langage pour avancer une critique virulente des normes sociales et
sexuelles ainsi que des rapports de force entre les sexes dans une
socit fige o ltre fminin est sujet linfriorisation et la
marginalisation.
Par ce rcit saisissant, El Khayat ne confirme-t-elle pas sa volont
de sapproprier une voix fminine, mais surtout la place essentielle
quelle rserve aux mots, lamour, aux sensations et aux dsirs ? Son
style prcis et dense qui se distingue par une langue vivante et
modulable, ainsi que par une parole percutante et un enchantement de
la phrase, est une nouveaut exceptionnelle dans lcriture fminine au
Maroc. Il rvle son talent et surtout son engagement de dpasser les
normes conventionnelles, les rgles tablies par la doxa, pour sriger
en une dcouverte vraie qui rejette ces procds canoniques dans
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 153

la littrature marocaine dexpression franaise. De cette ncessaire


transformation, surgit la valeur esthtique de cet crit qui est envisag
comme une prise de conscience, une criture part, une sorte de
grandeur de (d)-voilement5.
De son ct, le premier roman de Bahaa Trabelsi6 Une femme tout
simplement7 parcourt des lieux et sinfiltre dans le temps pour nous
transporter dans lunivers de diffrents personnages qui ont tous un
point en commun : une tendance vers une mtamorphose humaine.
travers ce passage de la tradition la modernit, un monde clate dans
lequel trois personnages principaux8 sentremlent dans une ncessit
poignante, chacun prenant possession de son moi, pour cultiver sa
bonne conscience, ou mme pour se rver un avenir ne serait-ce que
meilleur et prometteur. Il sagit de Lala, lhrone du roman, de son
pre et de sa belle-mre, Mama , qui composent une tragdie
mouvante. Ainsi, travers trois voix narratives, une mme ralit
surgit : linluctable devenir dune socit en pleine mutation et lvo-
lution de chaque personnage qui trouve sa voie dans la qute de son
bonheur.
Arme de ses souvenirs proches et lointains, Lala dcide de faire
le bilan de sa vie. Cette mise en scne de soi dans le roman, qui
assume directement lacte de parler, consolide la vracit et lauthen-
ticit du rcit. En effet, ce qui motive la narratrice dans son action,
cest de se plonger dans son vcu pour tmoigner de son exprience de
manire chronologique et linaire en vue de la partager avec dautres
femmes. Ceci dit, elle ralise un roman qui claire autrement que par
la mtamorphose humaine. En fait, on dcouvre un rcit dynamique
qui dcline dans une criture vive, la complexit de ce mal de la
modernit dans une socit rgie par des valeurs sculaires et des

5
Voir Najib Redouane, criture fminine au Maroc, Continuit et volution, Paris,
LHarmattan, 2006.
6
Ne Rabat, lcrivaine Bahaa Trabelsi est journaliste et membre dune association
de lutte contre le SIDA. Elle vit actuellement Casablanca. Avec Une femme tout
simplement, elle signe son premier roman qui a eu un grand succs. Elle a galement
publi deux autres romans : Une vie trois, Casablanca, EDDIF, 2000 et Slim les
femmes, la mort, Casablanca, EDDIF, 2004.
7
Bahaa Trabelsi, Une femme tout simplement, Casablanca, EDDIF, 1995.
8
Voir Bouchra Salhi, Thmes et personnages dans : Une femme tout simplement de
Bahaa Trabelsi, Mmoire de Licence s-Lettres, Universit Sidi Mohammed Ben
Abdellah, Facult des lettres et des sciences humaines, Fs, Anne universitaire 1998-
1999.
154 Najib Redouane

traditions arabo-musulmanes fortement ancres dans les mentalits.


Cest une manire trs personnelle de dcrire la condition de person-
nages qui, loin de se tasser et de se dcomposer, agissent, chacun sa
faon, pour apprhender le changement socital dans un pays en
pleine volution. Ainsi lacte dcrire pour Bahaa Trabelsi est par
essence un acte mixte, les modes de reprsentation du moi tant nces-
sairement tributaires des faons de penser ou dagir collectives. Cela
dit, avec un certain dtachement apport son texte qui lui permet de
ne pas sombrer dans le mlodrame, elle a russi son pari de tenir le
lecteur riv au rcit dune ambivalence, de mener jusquau bout des
situations inextricables et de faire vivre des personnages travers le
temps et les espaces au cur dune relle mtamorphose humaine9.
Dans son deuxime roman Une vie trois10, elle change de registre
dcriture et ose transgresser le tabou sexuel et les interdits religieux
en abordant le thme de lhomosexualit masculine. Elle offre une
savoureuse prsentation de trois tres qui, travers une rencontre peu
commune, vont vivre des liaisons passionnes et fulgurantes. Malgr
les rejets, les rsistances, les risques et les contraintes, ils vont saimer
et partager un curieux quotidien sordide.
Aprs des tudes en France, Adam, fils unique dune famille
nantie, rentre Casablanca o lattend un avenir brillant. lev dans
les traditions rigides dune socit patriarcales, il trane avec lui un
chagrin damour et lespoir utopique dy exister tel quil est.

Paris me manque. Jai beaucoup voyag mais Paris demeure unique et


splendide. Jy ai connu lamour. Christophe aurait aim mon cadre de vie. Il
y a des moments o son absence me donne envie de hurler (19).

Cest que durant son sjour Paris, il sest connect avec son tre
au plus profond de lui-mme, vivant pleinement ses dsirs.

Jai vcu une passion dans un monde o je me suis senti libre. Le Paris gay
ma combl. Je me suis dcouvert motionnellement et sexuellement, avec
la sensation dappartenir une communaut dote dune culture, dun syst-
me de valeurs qui lui est propre, au-del des frontires et des problmes

9
Voir Au cur de la mtamorphose humaine dans Une femme tout simplement de
Bahaa Trabelsi , Najib Redouane, criture fminine au Maroc, Continuit et volu-
tion, Paris, LHarmattan, 2006, pp. 251-273.
10
Bahaa Trabelsi, Une vie trois, Casablanca, EDDIF, 2000.
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 155

raciaux. Dcal, dvoy, heureux. Le sida ne me faisait pas peur. Christophe


et moi avons t fidles lun lautre (21).

Assumant pleinement son identit sexuelle ailleurs, il est conscient


que ds le retour au pays natal, il devra choisir entre ses pulsations
intimes et les convenances socitales. Le regard de son pre, de sa
famille et des autres ne peut lui consentir cet cart de conduite et la
continuit des privilges vcus ltranger. En dirigeant les socits
de son pre, il occupe une place importante dans son pays et il doit,
par consquent, prsenter une image parfaite et un comportement
irrprochable. Renferm dans ses souvenirs et isol dans un apparte-
ment cossu du boulevard Moulay Youssef, il rencontre un jeune
homme nomm Jamal, extrmement beau. Cest un enfant de la rue,
prostitu de son tat dans diffrents lieux et notamment au Parc de la
ligue arabe11.

Avant de me prostituer, jai dabord t un enfant de la rue. Elle ma adopt


et lav de mes blessures. Je me suis frott sa poussire, jai pataug dans
sa boue, avanc, la main tendue et le regard implorant. Elle a t tour tour
velours et rocaille, mimposant sa violence et sa loi. Jai partag sa joie les
jours de fte et sa tristesse les jours de pluie. Entre elle et moi il ny a pas eu
de dialogues, juste lacceptation de nos deux vies mles et laccord tacite
que je devrais me battre pour subsister. Malheureusement elle ne pouvait
moffrir que labri de son corps ouvert toutes les corchures. Jai d errer,
hurler, gmir et exister. Elle a partag ma douleur. Je me suis rveill la nuit
dans ses flancs sombres, la peur au ventre. En elle, jai compris la
signification des mots injustice, faim, viol. Aucune mre naurait pu
mapprendre la vie mieux quelle (29-30).

Une rencontre dvorante, voire tourdissante, lie les deux hommes.


Mais leurs milieux sociaux les sparent totalement. Lun accabl par
des valeurs puritaines est oblig de suivre la tradition et dobir aux
devoirs, tandis que lautre est un tre sans ducation ni famille qui uti-
lise son visage dange pour vivre une sexualit ouverte lors de msa-
ventures crasseuses dans des zones dites basses et mme obscnes.

Une histoire damour. Dmente. De celles dont ne revient pas ou alors avec
une dchirure qui jamais ne cicatrise, bante pour lternit. Un amour im-

11
Le Parc de la ligue arabe est le lieu de la prostitution masculine Casablanca. En se
rfrant lui, lcrivaine veut non seulement situer le lieu o se droule la prostitution
masculine dans cette ville mais aussi illustrer le phnomne de la violence. Cest l o
Jamal se fait violer par un flic parce quil na pas donn son bakchich.
156 Najib Redouane

possible. Celui dun jeune dor, lev dans les traditions et qui sen dpartit
le temps dun voyage dans un autre monde. Pour un autre jeune homme
argent de trop aimer le dsamour (27).

En plus, les parents dAdam veulent voir leur fils mari pour se
reconstruire dans son propre contexte. Ainsi, pour sauver les appa-
rences et rpondre leur attente, il va se marier malgr lui. Il choisit
pour pouse Rim, une gamine, candide et docile, esprant pouvoir la
manipuler sa guise. Sa nuit de noces est un choc terrible pour lui :

Adam sapproche delle, hsitant. Il sait quil va falloir coucher avec elle. Il
nest pas excit. Tout juste attendri par cette gamine au regard effarouch
qui est maintenant sa femme. Dans la salle de bain, il se masturbe en pen-
sant Jamal. Il revient, teint les lumires, sallonge ct delle, ferme les
yeux en pensant trs fort son amant et la prend sans ses bras. [...] Dans
lobscurit, le corps chaud et menu de Rim soffre aux mains dAdam. Con-
centr sur ses fantasmes, il finit par la pntrer brutalement. Ses mouve-
ments de va et vient dans la chair de Rim sont violents. Son rection dure
peu de temps. Il se retire et scroule sur le lit abattu par son effort Quand
Rim entend le souffle dAdam devenir rgulier, elle se lve pour essuyer les
perles de sang de son hymen avec le sroual et len imprgner. Est-ce
suffisant ? sinterroge-t-elle panique lide de dcevoir sa famille (88).

En fait, en tant qupouse soumise et obissante, Rim est dvoue


et amoureuse, remplissant les devoirs que lui ordonne son mari. Elle
accepte linstallation chez eux de Jamal, prsent comme un ami de
son poux la recherche dun appartement. Prisonnier de sa passion et
de sa responsabilit conjugale, Adam runit les lments dun plan
machiavlique. Son partenaire habite avec lui sous le mme toit et
tous ensemble, ils forment ainsi un Mnage trois .
Cette drle de cohabitation, le trio dlictueux va la vivre dune
faon bien curieuse. Jamal, ami de passage attentif et gentil sera
lamant clandestin. Les deux hommes vont rattraper les rves jamais
dlaisss et dguster la passion avec gourmandise. Mais combien de
temps durera cette fivre excessive dAdam et cette sordide mascarade
qui ne tient qu un fil ?

Je ne me rassasierai jamais du corps de Jamal. Cest ma drogue moi.


Son odeur ne me quitte plus. Elle emplit mes narines du matin au soir,
envahit ma tte, enveloppe mon sexe, me tient par sa tideur dans une
batitude bienfaisante. Qui a dit que lamour est sublimation ? Il est chair
vivante. Sexes en rection.
Corps, sexes et volupt ! (77)
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 157

Force est de prciser quaucun des trois personnages ne cde sur


ses sentiments, ne donne sa place pour inflchir leur destin tragique.
En fait, chacun veut vivre ses pulsions en toute impunit comme si
leur passion tait tolre, voire accepte dans lordre des hommes et
des choses. Hlas, tel nest pas le cas, tant lintolrance, le rejet, la
condamnation de part et dautre auront tt fait de faire uvre de
destruction. Il faut aussi souligner que cette histoire serait somme
toute insignifiante sil ny avait ce troisime personnage, Rim, une
pouse-couverture, poupe fragile, amoureuse et docile, emporte
malgr elle dans un tourbillon diabolique. Pourtant cest elle qui se
rvlera tre la plus adulte de ce trio infernal.

Je ne me suis jamais sentie aussi petite. Non pas parce quAdam et


Jamal mont menti, ou parce quils se sont aims. Mais parce quon ne ma
pas laiss voir venir les choses. Ma vulnrabilit vient de l. Et donc de mon
impuissance comprendre.
Quant ma souffrance, vous pouvez imaginer son tendue. Je ne me
laisserai pas envahir par elle. En vivant avec Adam et Jamal, jai appris
deux choses : ne jamais cataloguer les tres, comme le font les personnes
qui mentourent, et endurer (144).

Il convient dadmettre quil nest pas facile, dans une socit rgie
par des valeurs sculaires et une thique pesante, voire touffante,
daborder un tel sujet. Bahaa Trabelsi russit le faire de faon cla-
tante, dpassant la curiosit malsaine ou encore la provocation gratuite
pour raliser une tonnante fiction. Elle aborde sans mnagement la
profonde passion amoureuse de deux hommes et dresse des portraits,
rares, mais saisissants de vrit, dtres dlicats et sensibles, inadapts
dans une socit hypocrite et forcment drangeants. Son style
limpide et clair peut parfois paratre cru et sans enrobage, mais
aucun moment il nest vulgaire.
En fait, ce roman est crit dune faon rsonnante, et quelque peu
contre-courant. Il est la fois local et universel. Au fur et mesure
quon tourne les pages, suivant lessoufflement, les mouvements
frntiques des personnages, on est, de plus en plus, choqu par linto-
lrance des gens et par la rigidit des valeurs socitales. Laction est
soutenue, cohrente et on est happ du dbut la fin par une ralit
tenue en haleine par les passions humaines. Dans la prsentation
quelle donne lUniversit de Rennes propos de ce roman, elle
sest dite concerne par ce sujet, farouche dfenseur des droits des
opprims et des marginaliss, militante active dans les Associations.
158 Najib Redouane

Elle estime tout simplement que son criture est un miroir qui reflte
une ralit prsente qui ronge la socit marocaine :

Quand jai crit ce roman, je faisais de la lutte contre le SIDA, jtais dans
le milieu de lhomosexualit masculine, pour faire de la prvention sur luti-
lisation des prservatifs et cest comme a que jai rencontr des person-
nages qui ressemblent Jamal. Quand jai crit le roman Une vie trois, je
lai senti tellement fidle cette ralit mme au niveau du cadre. Par exem-
ple quand je parle de Casablanca ou des lieux de Casablanca, je nai mme
pas chang les noms des lieux ni des quartiers. Mme chose en ce qui con-
cerne Marrakech. Cest un peu comme si on se baladait dans une ralit, je
savais que ce roman allait avoir un effet miroir et que beaucoup de gens
allaient sy reconnatre. Cest un peu une provocation car cest la premire
fois quun romancier parle dhomosexualit au Maroc de bout en bout et je
savais quil allait tre lu12.

Bahaa Trabelsi nest pas complaisante. Elle dnonce un fait, une


ralit trs prsente. Toutefois, elle reste neutre, objective, et en simple
observatrice, jette un regard qui se garde de lapologie et du dnigre-
ment. Ce quoi elle aspire, cest plus de franchise et dengagement,
une pratique de lcriture avec plus de conviction et de dtermi-
nation afin de remdier aux maux qui rongent la socit.
Comme on peut le constater, cest un acte courageux de lcri-
vaine. Lintrt quelle prsente dans ce roman a voir avec la diff-
rence trs marque avec son premier crit. Selon elle, il faut nommer
les maux afin de les liminer, les exposer au lieu de les cacher.
Dailleurs, tant donn le thme choisi, elle choque et rveille tout
lecteur qui se demande comment on peut continuer nier une ralit
existante. En prenant conscience du mal que peuvent provoquer les
impitoyables et archaques jugements sociaux, elle aborde son mtier
avec beaucoup de srieux, de rigueur, allant jusqu la provocation
mme si elle se dfend de ne pas tre une engage.

Je ne me considre pas comme une romancire engage. Je suis une


romancire, tout court Jcris mes romans assez bohme. Il ny a aucune
cause, aucune lutte, aucune revendication, il y a juste peut-tre une sorte de
thrapie et par la suite lexpression dun vcu de rencontres, quelque chose

12
Dans sa prsentation le 19 dcembre 2002 au Canal U de Rennes 2, Universit
Haute Bretagne, Bahaa disait alors sa raction lgard de lhomosexualit.
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 159

comme a. Je ne me considre pas comme une romancire engage. Je le


suis peut-tre par la force des choses ?13

Il y a toujours chez Trabelsi cette passion dcrire, la mise en jeu


dun talent rel dans la prose journalistique, dune dmarche originale
romanesque, qui apparat dj dans son premier roman et se confirme
dans le deuxime. Mais il y a surtout la grande habilit, la souplesse,
la vivacit avec lesquelles lcrivaine se promne dans laventure de la
cration littraire. Ce qui la motive, cest de faire connatre ce phno-
mne et dautres tabous, dinciter les discuter librement afin de se
dbarrasser de cette sorte de lacune quelle attribue lducation, au
vcu : pendant des sicles, les non-dits, les tabous taient de rigueur,
une espce de politesse socialement et politiquement correcte
laquelle tout le monde tait tenu.
De son ct, LAmande de Nedjma14 est prsent par lditeur
comme un livre choc, le premier livre rotique crit par une femme
arabe . Cest un vnement littraire15 puisque pour la premire fois,
une femme musulmane sexprime sur sa vie intime et ose dnoncer le
silence et les tabous sexuels en vigueur dans son pays pour raconter
son histoire. En fait, sous couvert de lanonymat en choisissant un
pseudonyme lgendaire de femme fatale dans la littrature alg-
rienne16, cette crivaine marocaine met en scne son intimit afin de
dlimiter son territoire et de dcouvrir son espace. Cest le point de
dpart du roman rotique qui traite de lmancipation, voire de la
libration sexuelle dune femme arabe.
Sappuyant sur la duret et la svrit de son pass, Badra, la
narratrice, voque ses souvenirs douloureux denfance et dadoles-
cence dans Imchouk. Dans ce village situ au Rif, elle vit linitiation
et la prparation son rle dpouse docile et soumise. La voie qui
mne au mariage est bien trace, seule issue pour la jeune fille quelle
tait devenue, se caractrisant par lenfermement et lengraissement,
lapprentissage de lobissance au mari, laccomplissement des

13
Ibid.
14
Nedjma, LAmande, Paris, Plon, 2004. Nedjma a choisi lanonymat, pour tenir
secrte sa vritable identit afin de se prserver des islamistes, mais elle a accept les
plateaux de tlvision.
15
peine publi, ce livre a connu un grand succs en France o, en deux mois et
demi, se sont vendus prs de 44 000 exemplaires. Il a aussi suscit lintrt de
plusieurs diteurs ltranger pour de nombreuses traductions.
16
Nedjma est le titre du roman clbre de lcrivain algrien Kateb Yacine.
160 Najib Redouane

responsabilits conjugales avec une soumission totale. Cest dans le


temps de linnocence quelle sent le fardeau qui pse sur ses paules
de par son statut de jeune fille :

Jen voulais Imchouk qui avait associ mon sexe au Mal, mavait interdit
de courir, de grimper aux arbres ou de masseoir les jambes cartes. Jen
voulais ces mres qui surveillent les filles, vrifient leur dmarche,
palpent leur bas-ventre et pient le bruit quelles font quand elles pissent
pour tre sres que leur hymen est intact. Jen voulais ma mre qui avait
failli me blinder le sexe et mavait marie Hmed (91).

La prise de conscience par ltre fminin de sa condition infrieure


dans cette socit complexe qui refoule le corps et le sexe est lie sa
diffrence. ladolescence, elle se rend compte que ce dont elle
dispose qui fait peur et terrorise aussi bien les hommes que les
femmes, symbolise aussi le pouvoir de la chair. Ainsi, au lieu de le
nier, elle en fait sa force et sa puissance, une arme efficace pour
exister et saffirmer dans sa fminit.

De retour la maison, jai mis la tte sous les couvertures, tir ma culotte
et regard le petit triangle, lisse et rond qui a reu lhommage dune main
inconnue mais que je savais aimante. Jai refait son parcours dun index
rveur. Paupires closes et narines palpitantes, jai jur davoir un jour le
plus beau sexe du monde et dimposer sa loi aux hommes et aux astres,
sans piti ni rpit. Simplement, je ne savais pas quoi pouvait ressembler
un tel objet une fois arriv maturit (93).

Il est vrai que dans cette socit rigide et archaque, la virginit est
un capital valorisant pour toute jeune fille. Le culte entourant la
sauvegarde de lhonneur familial en gardant lhymen intact montre
limportance de linstitution du mariage. Comme toute jeune fille,
grandie dans la peur et le trauma de ce poids socital, leve pour
honorer la relation normalise du couple, Badra est svrement sur-
veille. Aussi, pour se prparer au mariage, doit-elle subir tout un
cortge de traditions barbares et dhumiliations sexuelles. Du rituel au
hammam des noces jusqu la crmonie de la nuit de la dfloration,
elle est blesse et bafoue, assistant la conspiration de femmes
mres dj violes qui prparent des vierges pour subir le mme
traitement sculaire. La nuit de la dfloration est tragique et constitue
pour ladolescente de 16 ans un viol lgalis.
Aprs cinq ans de hideux mariage , o elle vivait sans amour et
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 161

sans passion, baise comme une morte, Badra dcide de mettre fin sa
vie de femme soumise. Ainsi, viole par Hmed le notaire, son vieux
mari quelle dteste, elle quitte au prix de sa vie sa famille qui la
sacrifie pour un mariage arrang. Elle fuit son village qui la humi-
lie, passe outre les menaces de mort de son frre Ali et trouve le
courage de tout planquer. Elle part Tanger chez sa tante Selma.

Jai dbarqu Tanger aprs huit heures de trajet et ce ntait pas un coup
de tte. Ma vie allait droit vers la catastrophe, tel un corbillard ivre, et pour
la sauver je navais dautre choix que de sauter dans le train qui quitte tous
les jours la gare dImchouk quatre heures du matin tapantes. Pendant cinq
ans, je lai entendu arriver, siffler et partir sans avoir le courage de traverser
la rue et denjamber la barrire basse de la gare pour en finir avec le mpris
et la gangrne (17).

Pour Badra, la fuite simpose comme une ncessit, voire une


question de survie. Il sagit de fuir une condition dhumiliation, de
frustration, de privation et doppression qui affecte srieusement
lintgrit physique du corps interdit de toute jouissance. Son action
est mrement rflchie parce quelle lavait bien compris, Imchouk,
elle morte depuis longtemps. Il faut donc quelle renaisse ailleurs de
ses cendres. Dans ce contexte, Tanger apparat le lieu de sa dlivrance
et de son dfi existentiel. Cest dans cette ville quelle va connatre les
jouissances les plus raffines, les plus cruelles aussi. Et cest l quelle
va rellement spanouir, sautorisant exister et dcouvrir que le
plaisir ne lui est pas interdit. La narratrice revendique sa libration
totale en cette priode de sa vie auprs de cette parente moderne et
comprhensive. Elle commence se raliser et dcouvrir la vraie
vie. En fait, jeune, belle et dsirable, elle tombe trs vite sous la coupe
dun brillant cardiologue qui va lentraner dans des aventures de plus
en plus libertines. Dans sa rencontre avec Driss, qui lui fait dcouvrir
les chemins du plaisir dfaut de ceux du cur, elle va se dcouvrir
elle-mme. Sa vie dadulte connat un point dterminant totalement
diffrent de sa vie dadolescente dans son village. Son matre et
bourreau lui rvle lamour, un amour total et passionn.

Driss ne ma ni viole ni violente. Il a attendu que je vienne lui, amou-


reuse, les pieds emptrs dans mes cheveux, comme la Jazia hilalienne,
vierge et neuve, sans espoir, sans mots. Il a attendu que je me livre lui et je
lai fait, contre tout bon sens (103).
162 Najib Redouane

Lintensit passionnelle avec Driss est marquante dans le corps du


texte et dtaille dans des pages et des pages17 travers une criture
rotique, excitante et lectrisante. En fait, cet homme raffin et cultiv
lui fait vivre une passion enflamme, profondment sensuelle. Il lui
apprend dcrypter les signes de son corps, se laisser envahir par
ses dsirs et surtout connatre la volupt. Aussi, linitie-t-il lro-
tisme et Badra, peu peu, devient matresse de son corps et de ses
sens. Cela apparat trop excessif ses yeux mais assoiffe, elle re-
prend sa libert. En mme temps, elle perd sa capacit daimer, sou-
bliant dornavant dans une jouissance frntique vide de sentiments.
Certes, mene par son con, le plus beau de la terre (10), Badra
arbore les dlices et les affres du plaisir sensuel et sexuel. Vivant
jusquau bout les aventures que lui propose ce cardio de renomm qui
lenivre lamour, son corps et son esprit subissent une vritable
transformation. Cest que tous les deux, ils vont exprimenter ce
quun couple enchan-dchan par le sexe peut vivre, deux, avec
deux lesbiennes, Najat et Saloua, ainsi quavec un homme-femme,
Hamil. Mais quand la rupture survient entre eux, Badra se trouve prise
dans le tourbillon du multiple , laissant libre cours son imagi-
nation rotique, sans se soucier des tabous et des interdits. Elle devient
dpendante du sexe puis de lalcool comme apaisement au sexe. Ses
aventures lamnent mler les dsirs ardents du corps aux blessures
du cur. Elle prouve jouissance, soumission, sadisme, jalousie, dsir
de possession et culpabilit. Au cours de cette libration totale, elle
sest lche et sest explose au vif de la chair jusqu la fivre, la
folie mme.

Quand jai quitt Driss, mon cur bris na pas tard devenir multiple. En
abjurant son visage, je suis devenue prosaque, le cul la porte du premier
venu, ou presque, refusant que mes amants partagent mon sommeil, mon
ultime citadelle, une fois la bagatelle expdie (235).

Livre elle-mme, Badra doit poursuivre son priple. Elle multi-


plie les aventures dans les nuits luxueuses et les ruelles sombres de
Tanger. Elle devient tributaire du temps et du lieu pour vivre dans un
dchanement sexuel qui apporte consolation son me brise et
vengeance son cur bless. Elle sefforce de ne plus sattacher pour

17
Le vif du sexe, de lrotisme et de lintimit dans ce roman se trouve aux pages 107
209.
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 163

ne plus souffrir et se lance dans des relations rapides et brves qui


constituent dsormais laxe moteur de sa vie. Saffirme alors la
volont de jouir de ses divers amants avant de sen dtacher. Cest
dans ces termes quelle dresse le bilan de cet tat de fait :

Il fut un temps o je variais les amants au rythme des saisons. Un tous les
trois mois. Jaurais voulu quun homme bloque le tourniquet, ralentisse mon
moteur trop puissant pour ma carcasse. Jaurais voulu rencontrer un homme
patient. Pour limpatiente que je suis, rien nest plus impressionnant que les
gens qui savent attendre. Mais personne na jamais attendu que je me calme,
que je me pose sur sa plus haute branche et commence ppier. Les
hommes sont trop presss, trop acclrs : bouffer, bouger, jaculer, oublier.
En cela, ils me ressemblent et je ne leur en veux pas (237).

Il est intressant de noter que la force de la parole dans ce roman


est celle dune femme mi-arabe mi-berbre, musulmane, qui, par son
audace et sa franchise, tale ce quelle a vcu avec son corps et son
cur. Elle fait part dune confession rotique sans pudeur, sans
retenue. vrai dire, sous sa plume, les actes sont troublants, parfois
mme crus parce quils dvoilent les fantasmes avous dune femme
arabe. Lusage dune parole libre et libratrice qui ralise un rcit des
plus sensuel et rotique, o la chair est brlante, le verbe saisissant et
o la jouissance communie avec la colre, la fait pointer comme une
femme scandaleuse, perverse et immorale, dpourvue de cette
hchouma qui est, dans les socits arabo-musulmanes, un enjeu
ducatif important pour tout tre fminin : Aucune crature de Dieu
ne supporterait dentendre tant dobscnits dans la bouche dune
femme (259). Or, dans ce double vocabulaire qui caractrise lcri-
ture de ce rcit la fois graveleuse et potique, maille de descrip-
tions sans allusions et dexpriences multiples directes, la prsentation
de lintime et du sexuel est savoureuse par les mots et les expressions
choisis. Badra nest jamais vulgaire. Ce quelle dcrit, cest un amour
qui dit son nom, parfois crment, dnonce lhypocrisie autour de la
question du sexe et dgage un sentiment de vrit jubilatoire. Pour
lever le voile sur la misre sentimentale dune socit livre la pire
des rigidits traditionnelles et des rigueurs religieuses, elle ne
sembarrasse daucune morale hormis celle du cur (7). Son rcit
tonnant qui conjugue volupt et colre, sensualit et posie avec une
finesse certaine est une histoire damour, celle dune passion
dvorante qui mle le corps et lme, lrotique et le mystique. Pour ce
faire, elle nhsite pas se rfrer Cheik O. M. Nefzaoui qui dit dans
164 Najib Redouane

Le Jardin parfum :

Louange Dieu qui cra les verges droites comme des lances, pour
guerroyer dans les vagins [...]. Louange Celui qui nous fit don de
mordiller et de sucer les lvres, de poser cuisse contre cuisse, et de dposer
nos bourses au seuil de la porte de la Clmence (9).

mancipe conomiquement grce Driss, elle ne sera pas ingrate,


saura laccueillir, atteint de cancer en phase terminale et lemmener
finir ses jours Imchouk, le bled do elle stait enfuie et o elle est
revenue, la cinquantaine atteinte, femme respecte, drague aussi sans
succs par son jeune ouvrier agricole, Safi. Driss enterr, Badra sent le
besoin de prolonger le lien qui lavait unie cet homme en relatant
son histoire dans laquelle il demeure le grand initiateur de sa
libration. La voix chappant toute forme de censure, raconte des
aventures sexuelles mais aussi de lamour. Elle voque avec nostalgie
lchec de cet amour passionn entre deux tres qui sont passs ct
de lessentiel et qui nont pas su se rencontrer vu les divergences de
leurs manires daimer.
Dans son cri de colre, de rvolte et damour, elle rvle linsoup-
onnable sensualit dcouverte et apprise avec un amant gnreux et
raffin, le dchanement sexuel qui se cache dans les secrets des mai-
sons closes tangroises et aussi le retour nostalgique une Arabie
oublie, lhritage des Anctres lgu par Driss, le matre-libertin. Ce
rappel dune certaine tradition, puis dans des volumes arabes pais
et trs anciens, o Driss allait prcher ses bons mots et ses quelques
sagesses (15) confre son rcit une certaine profondeur. Le dsir
de retourner aux anctres surtout au plus clbre dentre eux Cheikh
Nefzaoui , est un hommage la sagesse originelle de ces auteurs
musulmans et andalous qui ont fait lapologie du plaisir tout en priant
Dieu. Les propos de Badra qui incitent au retour lancienne civili-
sation des Arabes o le dsir se dclinait jusque dans larchitecture, o
lamour tait dbarrass du pch, ou jouir et faire jouir tait un devoir
du croyant (7), visent faire admettre les enjeux sexuels dans une
socit qui les refoule, ce que certains, se voilant la face, appellent
pudeur dsigne en arabe par hchouma . Lattention prte ce
point distingue ce rcit intime dans lcriture fminine marocaine par
une originalit toute particulire. cet gard, Marianne Payot
souligne ceci :
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 165

Lamande tire sa force de son criture, alchimie des contraires, tout la fois
crue et potique, lubrique et sensuelle, moderne et traditionnelle. Mais aussi
de la personnalit de son auteur. Jamais une femme, maghrbine de surcrot,
naura, avec une telle franchise, racont lrotisme des corps et des mes,
lev le voile sur les tabous sexuels dune socit brime par un islam
dfigur . Dans sa prface, Nedjma, lArabe berbre, annonce la couleur :
crire en rougir , rivaliser daudace avec les Anciens, librement, sans
chichis, la tte claire et le sexe frmissant 18.

Selon Alexandra Destais, LAmande est une reconqute dune


parole intime fminine longtemps touffe et qui reste perptuel-
lement menace par le contrle de la censure masculine 19. Mais elle
constitue galement une tentative de souligner lhritage des Anctres
surtout en matire de sexualit et se prsente comme acte dcriture
qui vise la valorisation du corps des femmes arabes et laffirmation de
leur parole. Ainsi, par son premier roman rotique, une dclaration
damour et de colre, Nedjma peut tre sensuelle ; mais elle possde
llan de la jeunesse, le mystre de lanonymat, lavidit des dbuts.
Nombre dcrivains en restent l, car la vritable preuve est la suite
et cest ce qui fait le partage entre lcrivaine rserve et celle dter-
mine dire et crire. Cest dans cette perspective que lcrivaine
continue sur sa lance en ralisant un second crit qui cherche dire la
libration des femmes. En fait, La Traverse des sens20 se prsente
comme une suite de cette forme de rsistance loppression de la
femme, son corps, sa parole, sa sexualit et sa libration.
Lintention de faire de ce roman un crit qui accorde une grande place
lexpression du corps et aux plaisirs charnels dans une socit reli-
gieusement et moralement rigide est annonce ds le dbut :

Dans cette vie, il est donn aux uns dapprendre les bonnes manires, aux
autres dduquer lesprit et de fortifier la foi. Je nai pas eu le privilge de
dispenser lun ou lautre enseignement, porte telle que Dieu ma faite sur
le plaisir, ne sachant ni lire ni crire, qui plus est. Il me restait un moyen
daccomplir bonne uvre avant de mourir : initier quelque jeune fille
lamour. Dans le plus grand secret ; bien sr. Ce pays a dcid de bannir le
sexe et de se voiler de fausse vertu. Si lon vient midentifier, on me
pendra (9).

18
Marianne Payot, Plaisirs amers , LExpress du 22/03/2004.
19
Alexandra Destais, Mode de reprsentation du corps rotique de la femme
musulmane dans LAmande de Nedjma : Du corps rotique au corps libertin ,
Nouvelles tudes Francophones, 21.1 Printemps 2006, pp. 63-78.
20
Nedjma, La Traverse des sens, Paris, Plon, 2009.
166 Najib Redouane

Comme Badra, lhrone de LAmande, Zobida est une picurienne


et une libertine qui croque le plaisir belles dents. Veuve dvore par
la haine et la volont de semer la Fitna (la discorde) l o elle dbar-
que, elle arrive Zbib, petit village sans problmes. Elle porte en elle
maintes blessures et dceptions de son union avec son ancien poux,
Sadek, qui, par un comportement barbare et inhumain, rvle
tristement une certaine conception du mariage, encore prsente dans
les socits arabo-musulmanes. Cest une brute qui, pour justifier le
svre traitement quil lui infligeait sans juste raison, se gargarisait de
versets et de hadiths :

Pour lui, jtais sa femme, son esclave, sa bte de somme, je devais suppor-
ter ses humeurs, ses coups, ses pets, ses rhumatismes, sa torture. Je le sup-
pliais, embrassais ses pieds, invoquais Allah. Il me tirait par les cheveux
jusquau lit : Ne salis pas de ta bouche de femelle le nom dAllah. Il nous
a prvenus des turpitudes des femmes et nous a bien recommand de les
battre jusqu ce quelles reviennent en rampant nos pieds. Fort de
sourates quil savait interprter son profit, il me ligotait et minfligeait
soigneusement trente coups de cravache (57-58).

Sa mort la libre mais, du mme souffle, elle anantit en elle tous


les espoirs de voir rgner une bonne communication dans les couples,
lment essentiel pour renforcer lamour et lentente entre les hommes
et les femmes. Limpossibilit de raliser une telle grce dans lunion
sacre du mariage conditionne son rejet des hommes porteurs de
signes malsains de lchet, de bigoterie et de machisme. Ayant vcu le
calvaire et la souffrance perptuelle, elle raconte son histoire sa
jeune protge Lela, quelle ne veut pas voir subir le mme sort.
En effet, sa rencontre avec Lela constitue llment central du rcit
qui justifie lhistoire de la traverse des sens dans lAlgrie coloniale.
Ayant au fil du temps gagn la confiance des habitants du village o
elle tait installe, Zobida devient ainsi une confidente, une conseil-
lre coute et respecte. Un jour, la famille Omran fait appel elle
pour trouver une solution au problme qui laccable : leur fille, Lela,
na pas saign la nuit de ses noces, et sa belle-famille la chasse,
couverte de honte. Scandale du corps parlant, cette transgression du
code de lhonneur est une ralit tragique de la condition de la femme
qui est sense assumer toutes les tares. Aucun mot nest souffl ni
mme une simple interrogation nest pose sur la virilit de son mari.
Toutes les tentatives demeurent centres sur Lela qui est rpudie le
jour de ses noces pour vice dhymen, ce qui est une affaire trs
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 167

srieuse. Il est ce capital prcieux, exhiber firement la nuit de ses


noces, dont dispose la jeune marie :

Tante, mon hymen nappartient pas qu mon mari. Il est le bien de


toute la famille et je me devais de le conserver. Mais voil, on va mdire de
moi et de lui. Je comprends leur colre... (51)

Alors pour attnuer la crise, lon pense la fameuse pratique du


tqaf, le blindage, o une jeune fille est ferme hermtiquement,
noue ladolescence et que sa famille a oubli d[e] [l] ouvrir
avant sa nuit de noces (36) pour recevoir la pntration masculine.
Cela est fait soit par un sort soit par une incantation afin de prserver
la virginit de la jeune fille ou de la faire souffrir. Cette pratique est
courante dans la culture populaire, et elle vise croire que seule la
personne qui a blind une femme serait capable de la sauver et de
la rouvrir. Cest ainsi quon fait appel Zoubida21, femme avise
porteuse dun grand savoir dans le fminin et ses divers mystres.
Mais Zobida comprend tout de suite le nud du problme de Lela. La
jeune marie nest pas lobjet dun sort ou dune maldiction
quelconque, elle est tout simplement la victime touffe et opprime
dune culture et dune socit o le plaisir est pch, lamour conjugal
un devoir, voire une contrainte, parfois mme une punition. Selon la
veuve, Lela est bloque par une svre ducation et une morale
restrictive et archaque :

leve sans aucune allusion au sexe. Elle navait pas entendu parler ni de
plaisir ni de volupt. Ni ne savait quelle partie de son corps pouvait spa-
nouir sous la caresse, saillir comme un bourgeon, juter comme un fruit. Elle
ne devait pas connatre ces tremblements qui secouent le ventre, montent
vertbre par vertbre, font resserrer les parois et allumer lincendie (69).

Les deux femmes dcident donc de partir la recherche de la


blindeuse de Lela, la femme qui la ensorcele pour quelle reste
vierge. Mais cette qute se transforme en un voyage sensuel au cours
duquel celle-ci dcouvre son pays, son propre corps et son intimit.
Ainsi, ce voyage, qui devient celui de linitiation o la jeune fille va
connatre la vrit sur elle-mme et les diffrentes pratiques de
lamour, emprunte-t-il au modle de laccompagnement mystique, o

21
signaler que dans lespace romanesque, ce prnom scrit de deux faons :
Zobida et Zoubida.
168 Najib Redouane

le disciple apprend sa vrit et le sens quil souhaite rellement donner


sa vie en suivant les traces de son matre. Zobida qui considre que
la libert et la recherche du plaisir sont essentielles au bonheur de
lindividu, homme ou femme, va exercer une grande influence sur sa
protge. Au cours de leur priple, la trame narrative suit louverture
et la transformation de Lela. Dbarrasse de toute rserve ou fausse
pudeur, la traverse des sens quelle entreprend va lui permettre de
dcouvrir le plaisir, lamour charnel, le vrai et lauthentique, le sexuel
et le sensuel. Au fil des rencontres, elle se libre des contraintes et du
poids des traditions crasantes. Zobida ne cesse de la secouer dans ses
convictions dpasses et arrtes dans un temps lointain. Quand Lela
se rappelle les conseils de sa mre, qui prescrit lunion sacre du
mariage comme but noble de la vie qui procure russite humaine,
comme ultime horizon et finalit de lexistence dune femme, peu im-
portent les dfauts et les tares du mari, Zobida lui crie toute sa colre.
Elle lexhorte voluer, se dbarrasser des carcans du pass et lui
rpte quil vaut mieux tre une vulgaire dbauche, une prostitue
indcente, que de subir la tyrannie dun mari abruti et de vivre dans
son ombre telle une esclave docile et obissante.
Ce rcit est domin par deux axes majeurs, savoir lmancipation
pour ne pas dire la perversion dune jeune innocente par une femme
libre et libre dans son corps et dans son esprit ainsi que les pisodes
picaresques de deux femmes soumises des sollicitations masculines
et des tentations sexuelles. Il nen demeure pas moins que cet crit
se moque de la socit algrienne et par extension, de toutes les soci-
ts arabo-musulmanes, sur les rserves entourant la sexualit touffe.
Il se moque des rites du mariage, avec le drame de la virginit et laffi-
chage du drap de noces, des pratiques superstitieuses et des comm-
rages qui causent ravages et perturbations profondes dans le tissu
familial et social. travers la prsentation de villes et de villages ima-
ginaires, apparat, en filigrane, comme le souligne Abdellah Tourabi,
la schizophrnie et le machisme inquitants des socits arabes et
musulmanes 22. Il ajoute que la description de la ville de Samara est
un portrait au vitriol de certains pays du Golfe 23 o la position de la
femme depuis la nuit des temps est celle dun constat amer et renou-
vel dans une trajectoire unique. Le destin de ltre fminin est bien

22
Abdellah Tourabi, LITTRATURE. Le conte est bon , Tel Quel, no 373, 2009.
23
Ibid.
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 169

trac dans une unit tragique et dramatique : sortir du ventre de la


mre pour aller au ventre de la terre . Le sort des femmes dans ces
socits fortement patriarcales et masculines est clairement circons-
crit. Elles sont des mres et des pouses qui ne veulent se tenir
occupes que par une vie compltement vide et oisive :

[...] elles taient si satisfaites de leur nouvelle existence quelles ne


lauraient pas change contre le paradis. Elles se promenaient incognito
sous le voile, lchaient les vitrines et dpensaient... Faire les boutiques tait
devenu leur raison dtre, la preuve quelles existaient. Elles achetaient du
tissu tranger, des mdicaments trangers, des ustensiles de cuisine
trangers, du savon tranger quelles dposaient dans des corbeilles
trangres sur des baignoires construites avec du marbre tranger (201).

Cependant, elles doivent rester dans leur propre monde, cantonnes


ailleurs, loin de celui des hommes qui sont unis par des comporte-
ments similaires transmis de gnration en gnration :

La bouche suant leur narguil, ils regardaient les toiles qui filaient entre
les ranges de boutiques, heureux dtre ainsi faits, remerciant Allah de leur
avoir permis dexister sans dsormais se fatiguer. Avant de rentrer chez eux,
pour monter leurs femmes (201).

Tout au long du roman, les dcouvertes se succdent avec amplifi-


cation, mettant en scne des hommes machistes, jaloux et possessifs,
des femmes lubriques et ruses, des pouses passives et consentantes
qui traversent le temps dans une dpersonnalisation totale, des concu-
bines qui complotent pour sattirer les faveurs dun mle dominant.
Zobida refuse le masochisme et rejette labjection. Elle se rvolte
contre la domination et la servilit des sentiments. Elle veut chapper
aux canons habituels qui consignent la femme son rle de sujet
passif et dobjet de plaisir pour lautre. Elle propose sa protge son
discours sur lamour quelle considre comme une offrande divine,
lment fondamental dans lexistence et le devenir de chaque tre
humain.

Lamour te fait mouvoir, respirer, parler autrement. Lamour, ma fille, est un


don du ciel, mme sil fait souffrir et pleurer, mme si le dsir de vivre y est
sans cesse expos la tentation de mourir (116).
170 Najib Redouane

Il ny a rien dtonnant donc de la voir couter son cur et laisser


son corps parler damour et de plaisir en choisissant son amant
susceptible de raliser ses rves les plus enfouis, de rpondre ses
dsirs, ses attentes et ses fantasmes.

Cest pour cette raison que jai dcid de prendre un amant lettr, aprs une
srie de bites analphabtes. Lui, linstituteur Ali, il vicieux et fesses
nerveuses, dur de caractre comme du tournevis, du panache et de la
distance ! Je lai deux fois par semaine entre les cuisses, sans que personne
sen doute, et il ne viendrait pas lide de ses crtins dlves que si sa
parole coule de source le jour, cest que sa bouche sabreuve abondamment
ma fontaine la nuit (9).

Cette relation qui se donne comme un vaste champ de libert


devient pour Zobida un lieu de jouissance et connaissance. Guide par
son amant, elle prend de plus en plus conscience de sa fminit et
manifeste le dsir de laisser sexprimer sa parole et son langage
intime.

Je mamuse quand Ali parle. Et il parle comme il fait lamour, avec des
chevauches spectaculaires et des rires rentrs. Il ignore quil ny a pas que
mon prnom pour varier les combinaisons. Ma vie aussi. Et que je rve de
lcrire, ma vie. Du moins ce que jen ai fait Zbib. Hlas ! Je ne suis que
Zobida. Experte du sexe, mais ignorante des choses de lesprit. Cantatrice
du dsir qui aurait voulu tre la matresse des mots ! (9)

Pour lui expliquer son prnom, la langue est mise en jeu. En le dcom-
posant, chaque fragment est dpositaire de signification rotique et
sexuelle. En fait, ce prnom quelle porte nest que le reflet delle-
mme et de sa relle identit.

On mappelle Zobida. Ce nest pas un prnom, susurre Ali en me mordant


les seins, cest un programme de baise ! Zobida, a sent le bon beurre et le
foutre chaud. a fond comme sucre sur lvres. Suffit de manier les syllabes.
Epelle-toi donc, ma chrie ! ZO-BI-DA ! Il y a dans ton prnom de quoi
mener en enfer tout bon croyant : zob, baise, bide, dans la langue des infi-
dles, et en bon arabe, zad, rserve de bonnes choses, bida, beau sacrilge,
zid, vas-y encore ! Que Dieu pardonne ceux qui tont ainsi nomme ! (9)

En plus de labondance des propos sur les pratiques sexuelles et la


vivacit des expressions en corrlation avec la vigueur des assauts
amoureux, La Traverse des sens dcrit quelques aspects du monde
arabe contemporain mais sen prend galement la religion. travers
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 171

la description que lauteure fait dun dnomm Taleb, cousin du calife


de Samara, qui gouverne loasis de Bandr, elle sattaque ouvertement
la face intgriste qui cache une dictature inhumaine :

Taleb voulait rtablir tous commandements de Dieu en y ajoutant les siens,


estimant que ses contemporains n'en faisaient pas assez pour satisfaire
lUnique. Il entendait remettre la mode lesclavage, lenterrement des
filles vivantes et la mort par cartlement pour les amateurs dalcool. Il avait
interdit le chant, la danse et le dessin si bien quon appelait son oasis le
Cimetire des vivants (196-197).

Mais quand elle attribue des paroles son pre propos du Dieu
des Musulmans, elle jette un regard des plus ironiques sur la religion
pour dnoncer lobscurantisme dominant et lintolrance affiche par
les islamistes qui ne supportent aucune allusion ni au Crateur
Suprme ni son Prophte :

Comme le disait mon pre, Allah, cest notre patron den haut, on peut
le chahuter, lui assner des reproches, lui retirer notre confiance, lui envoyer
une babouche la figure, a ne fera que du bien au monde. Mais il faut
sagenouiller pour qumander son pardon aussi, lamadouer avec une prire,
le hler au bout du cur . SIl nexistait pas, on se demanderait avec qui
faire causette et se chamailler ! Il ne nous en veut jamais. Nous le savons et
son silence est loquent, il ressemble la voix des colombes (194-195).

Encore une fois, Nedjma poursuit son criture de revendication de


la libration et de lmancipation de la femme arabe. La Traverse des
sens prolonge LAmande en ralisant un autre rcit rotique, crit par
une musulmane qui crie encore fortement sa colre, comme le sou-
ligne Tourabi, contre les notions de pch, de honte, de chastet
[qui] empchent les individus datteindre ce bonheur, que chaque
millimtre de leurs corps revendique pourtant. Mais quils ratent en
sobstinant voir le monde travers les lorgnettes de la morale et de
la tradition 24.
Il reste quune des caractristiques essentielles de ce roman, cest
sa richesse intratextuelle et intertextuelle. Fidle sa dmarche
dcriture dj marquante dans son premier roman, Nedjma puise les
formes et les origines de sa veine libertine non seulement dans la
tradition philosophique et littraire europenne, mais aussi musul-

24
Ibid.
172 Najib Redouane

mane. Elle met laccent sur linfluence de la littrature arabe et per-


siste vouloir indiquer lenrichissement des possibilits romanesques
par lunivers rotique de contes orientaux classiques, notamment Les
Mille et une nuits de Schhrazade.
Aprs analyse, nous pourrions prtendre que les modalits narra-
tives mises en place par ces deux auteures marocaines dans leurs crits
introduisent un effet dvolution trs singulier, un dpassement de
lacte dcrire. En fait, avec ces textes, un seuil est franchi, la norme
pudique jusque-l de rigueur est brise 25. Ainsi, de la prsentation de
la sexualit de faon rserve au dbut par Badia El Haj Nasser et Rita
El Khayat26, son expression de manire directe, voire ose par ces
Bahaa Trabelsi et Nedjma, un changement incontestable est rvl
dans lcriture fminine au Maroc. Si ces deux crivaines apparaissent
plus explicites, explicatives, cela montre bien le rejet et le refus par la
femme, marocaine en particulier et arabe en gnral, des formes de
censure suivant le mouvement de la vie et lvolution des mentalits.
Lnonciation romanesque se trouve affecte par le choix des sujets
qui influencent le style de ces deux crivaines et exposent leur spcifi-
cit dans le champ littraire marocain. Suivant chacun son propre
chemin, pour Trabelsi, le thme de lhomosexualit27 est une donne

25
Driss Ksikes, Littrature. Elles (d)crivent le corps , Tel Quel, no 166, 2005.
26
Cette crivaine qui a crit 37 livres, a une belle carrire pleine de combats, continue
lutter pour donner aux femmes arabes droit la parole et voix de chapitre dans des
socits encore bloques. Cest une militante fministe qui a des ides rvolution-
naires pour le Maghreb. Voir ce sujet lentrevue ralise par Lisa-Marie Gervais,
Cent fois sur le mtier , La Gazette des femmes, vol. 31, no 2, Septembre-Octobre
2009, pp. 22-23. Voir URL: http://www.placealegalite.gouv.q.ca/place_egalite_
insc.html
27
Dans son intervention luniversit de Rennes, lcrivaine rvle son intrt pour
toutes les formes de lhomosexualit. Aprs celle des hommes, sujet de son roman
Une vie trois, elle songe aborder celle des femmes : Lhomosexualit fminine
fera srement lobjet dun autre roman un jour. Je ne lai pas traite dans ce roman l
mais jai beaucoup dcrit l-dessus en tant que journaliste. Jai fait des dossiers sur
lhomosexualit au Maroc et de la mme manire que lhomosexualit masculine, cela
fait partie de lordre des choses et mme de moi . Elle prsente aussi sa position
lgard de ce phnomne : Lhomosexualit fait partie des tabous comme ailleurs.
En ce qui me concerne cest quelque chose que je narrive plus comprendre. Je veux
dire que cest quelque chose qui fait tellement partie de lordre des choses que je ne
peux mme pas comprendre que lon puisse encore en faire quelque chose de tabou
mais voil Il y a le poids de la religion, videmment il y a le poids des traditions
mais jai confiance en lavenir car je suis sre que cest quelque chose qui finira par
ne plus poser problme .
Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc 173

relle socitale quil faut exposer dans sa nudit et dans sa vrit.


Quant Nedjma, elle se sert du corps et de la sexualit pour se
construire une nouvelle forme de subjectivit. Par ses rcits intimes et
rotiques qui versent mme dans la subversion, elle cherche dire le
dsir de libration des femmes. Ceci dit, ces crivaines marocaines
tracent-elles par leurs crits diffrents, la voie dautres pour se
librer et leur concdent-elles le droit la parole fminine et la
capacit dimagination cratrice ?

Bibliographie

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Maghreb, Paris, Karthala, 1994.
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des sciences humaines, Fs, Anne universitaire 1998-1999.
Hybridits et sexualits
Le corps et la sensualit dans lcriture des
femmes dAlgrie

Alison Rice

UNIVERSITY OF NOTRE DAME

Rsum : Dans les crits des femmes algriennes, les hybridits sont
multiples, langagires et sexuelles : le corps devient un lieu dcriture,
marqu par de nombreux mouvements et histoires, et source dinnovation
littraire la fois stylistique et thmatique. Dans LAmour, la fantasia,
Assia Djebar voque les quatre langues la disposition des femmes
algriennes. La quatrime est celle du corps, et lauteur met en scne ce
langage dans son rapport lamour physique. Notre tude se concentre
sur le corps fminin dans son rapport au dsir et au plaisir sensuels dans
luvre de Massa Bey, dAssia Djebar et de Lela Sebbar.

Massa Bey, Assia Djebar, Malika Mokeddem et Lela Sebbar sont


des femmes nes en Algrie qui crivent et publient en franais
aujourdhui. Leurs uvres contiennent toutes des aspects autobiogra-
phiques qui rvlent la ralit des hybridits qui les constituent en
tant que femmes entre deux continents, entre deux langues, entre deux
cultures. Si lon se fie aux commentaires du critique Homi K. Bhabha,
cest cet entre , or inter , qui caractrise des tres post-coloniaux
qui tentent de traduire leur hybridit dans le texte littraire :

la reconnaissance thortique de lespace-fendu [split-space] de lnoncia-


tion peut ouvrir la voie la conceptualisation dune culture internationale,
base non sur lexotisme ou sur le multi-culturalisme de la diversit des cul-
tures, mais sur linscription et larticulation de lhybridit de la culture.
cette fin nous devrions nous souvenir que cest l inter le bord tran-
chant de la traduction et de la ngociation, lentre-deux, lespace de lentre
que Derrida a cr dans lcriture mme qui porte le fardeau de la signifi-
cation de la culture. Il rend possible denvisager [] des histoires antinatio-
nalistes du peuple . Cest dans cet espace que nous trouverons les mots
176 Alison Rice

avec lesquels nous pouvons parler de Nous-mmes et des Autres. Et grce


lexploration de cette hybridit, ce Tiers Espace , nous pouvons chapper
la politique de polarit et merger comme les autres de nous-mmes1.

Les quatre femmes dans cette tude font des explorations textuelles
personnelles des hybridits gographiques, linguistiques et corpo-
relles, ouvrant ainsi dans leurs traductions et leurs ngociations
littraires un tiers espace qui permet ces crivains dchapper
aux catgorisations strictes et hirarchiques. En effet, les mondes
romanesques quelles crent montrent que ces auteurs sont influencs
par des hybridits au pluriel, car ces femmes ne sont pas toujours dans
un entre-deux , mais plutt dans un entre qui se situent dans un
mouvement entre plusieurs pays, idiomes et modes de vie.
La notion d hybridit telle que nous la concevons dans cette
tude nest pas simple et uniforme. Nous ne cherchons pas une
dfinition troite et prcise. Nous tirons profit de lexplication de
Robert Young qui souligne laspect positif de ce mot :

Il ny a pas un concept unique ou correct de lhybridit : il change comme il


se rpte, mais il se rpte aussi comme il change. Il montre que nous som-
mes encore coincs dans un rseau idologique dune culture que nous pen-
sons et que nous supposons avoir surpasse Lhybridit ici est un terme
clef car, o quil merge, il suggre limpossibilit de lessentialisme2.

Dans leurs crits, Massa Bey, Assia Djebar, Malika Mokeddem et


Lela Sebbar vitent tout essentialisme en faisant surgir les hybridits
singulires qui les dfinissent, et qui dfinissent les hrones de leurs
fictions. Elles touchent toutes, de manire diffrente, la sensualit
charnelle, dans un geste textuel qui pourrait tre considr transgressif
dans leur pays dorigine. Elles parviennent dans leurs romans mettre
en scne le corps fminin, valorisant ainsi la femme en chair et en os,
sans pour autant la rduire laspect physique de son tre. Lors-
quelles abordent la sexualit dans divers passages du texte littraire,
ces crivains font un travail important qui transforme une conomie

1
Homi K. Bhabha, Cultural Diversity and Cultural Differences , dans Bill Ashcroft
et al. (eds.), The Post-Colonial Studies Reader, London, Routledge, 2006, p. 157.
Cest moi qui traduis ce passage et les autres de langlais au franais dans cet article.
2
Robert Young, The Cultural Politics of Hybridity , dans Bill Ashcroft et al. (eds.),
The Post-Colonial Studies Reader, London, Routledge, 2006, p. 159.
Hybridits et sexualits 177

coloniale en un change postcolonial rempli de possibilits


pour des relations de soi soi et de soi lautre.

Sexualits et postcolonialits

Robert Young nous rappelle quel point lchange sexuel est la


base des relations coloniales :

Car il est clair que les formes dchange sexuel engendres par le colonia-
lisme taient elles-mmes et les miroirs et les consquences des modes
dchange conomique qui constituaient la base des relations coloniales ;
lchange de proprit prolong qui commena avec les petits marchs de
troc et les bateaux desclaves en visite ont cr, certes, autant un change de
corps que de biens : comme dans ce paradigme de respectabilit, le mariage,
lchange conomique et sexuel taient intimement lis, accoupls, ds le
dbut. Lhistoire des significations du mot commerce inclut lchange et
de la marchandise et des corps dans lacte sexuel. Ctait donc entirement
appropri que lchange sexuel et son produit miscgn qui capte les
relations de pouvoir violentes et antagonistes de la diffusion sexuelle et
culturelle, qui devrait devenir le paradigme travers lequel le trafic cono-
mique et politique passionn du colonialisme fut conu. Ceci forme peut-
tre le dbut dune explication des raisons pour lesquelles nos propres
formes de racisme demeurent si intimement lies la sexualit et au dsir3.

Les crivains contemporains comme Assia Djebar et Malika Mo-


keddem dcrivent la sexualit et le dsir dans des textes qui mettent en
valeur ces termes, montrant que les femmes sont des tres sexus et
dsirants, possdent une sensualit saine qui permet des relations
amoureuses qui sexpriment dans plusieurs langues.
Dans Ces voix qui massigent, Assia Djebar tablit un lien entre
lcriture et lamour, entre les mots et le corps : Car mon thme prin-
cipal, trait en fiction, est quelle langue accompagne, suit, enveloppe
les tres, pendant lamour : dialogues ou monologues, ou soliloques,
mots chapps, aveux dabandon pendant les instants dintimit 4.
Dans LAmour, la fantasia, uvre inspire surtout par un dsir de
savoir pourquoi les mots damour lui chappent en franais, Assia
Djebar voque les quatre langues la disposition des femmes
algriennes. La quatrime est celle du corps, et lauteur met en scne
ce langage dans son rapport lamour physique :

3
Ibidem, pp. 161-162.
4
Assia Djebar, Ces voix qui massigent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 237.
178 Alison Rice

La quatrime langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, clotres ou demi


mancipes, demeure celle du corps que le regard des voisins, des cousins,
prtend rendre sourd et aveugle, puisquils ne peuvent plus tout fait
lincarcrer ; le corps qui, dans les transes, les danses ou les vocifrations,
par accs despoir ou de dsespoir, sinsurge, cherche en analphabte la
destination, sur quel rivage, de son message damour5.

Dans les crits dAssia Djebar, comme dans dautres livres de fem-
mes algriennes, les hybridits sont multiples, langagires et sexuel-
les : le corps devient un lieu dcriture, marqu par de nombreux mou-
vements et histoires, et source dinnovation littraire la fois stylis-
tique et thmatique. Cette tude se concentre sur le corps fminin tel
quil est reprsent dans luvre de Massa Bey et dAssia Djebar, en
sinspirant des commentaires de Robert Young sur la politique cultu-
relle de lhybridit et les relations entre le commerce et la sexualit,
entre lchange et le corps. Lorsque le corps singulier est dcrit dans
ces diffrents tats, il chappe aux tiquettes racistes qui cherchent
piger ltre selon son apparence. Les pulsions et les motions qui
influencent les femmes dans le texte dvoilent la complexit de ltre
hybride dont le corps est un terrain riche et complexe daffects et de
rflexions de son temps.

La figure du pre

Le rcent roman de Massa Bey, Surtout ne te retourne pas, met en


parallle la terre algrienne et le corps de la protagoniste principale ;
toutes les deux souffrent dun tremblement qui les secoue profond-
ment et douloureusement : La terre bouge. La terre tremble et je
vacille 6. la suite du dsastre naturel, la protagoniste perd sa m-
moire ; son amnsie nest pas seulement intellectuelle, mais aussi cor-
porelle, et elle fait nouveau la connaissance de son corps, dans un
sens, lorsquelle se voit dans un miroir. Le dsir qui nat quand elle se
dcouvre ainsi touche lhistoire inconnue : Se pourrait-il que
dautres mains maient caresse, aient parcouru mon corps ? Quelles
aient fait natre en moi, pareil pareil tremblement ? 7. La tentative
de lire son corps ne livre pas de rponses prcises : Je ne lis aucune
empreinte, aucune trace sur ce corps qui mapparat comme trange,

5
Assia Djebar, LAmour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1995, p. 203.
6
Massa Bey, Surtout ne te retourne pas, Paris, ditions de lAube, 2005, p. 53.
7
Ibidem, p. 182.
Hybridits et sexualits 179

tranger, depuis le jour o la terre a expuls ses entrailles8 . Ce per-


sonnage fminin est en fuite, et le rythme de son pas semble tre en
harmonie avec la terre quelle traverse la hte :

Je marche dans les rues de la ville. Javance, prcde ou suivie, je ne sais


pas, je ne sais pas, mais quelle importance, suivie ou prcde dun pais
nuage de poussire et de cendres intimement mles Javance et tout ce
qui soffre moi entaille profondment mon souffle et mon regard, pntre
dans ma chair9.

Ce voyage quelle entreprend de faon courageuse lui est interdit


par sa famille et par les coutumes du pays, ce qui rend sa fuite
dautant plus difficile. Elle nest pas cense marcher seule en dehors
du foyer ; des femmes en Algrie doivent tre accompagnes si elles
saventurent lextrieur.
LAmour, la fantasia dAssia Djebar souvre sur une scne de
marche o la protagoniste est accompagne de son pre sur la route
qui mne lcole :

Fillette arabe allant pour la premire fois lcole, un matin dautomne,


main dans la main du pre. Celui-ci, un fez sur la tte, la silhouette haute et
droite dans son costume europen, porte un cartable, il est instituteur
lcole franaise10.

Cette scne, souvent cite, est remarquable pour lhybridit quelle


contient. Le personnage du pre est habill de manire dmontrer
son double hritage, occidental et oriental , car il porte la fois un
costume europen et un fez. Il est instituteur de la langue franaise,
mais il est arabe. Cet hritage est le don quil fait sa fille qui se
dirige vers lcole franaise o elle recevra une ducation lui permet-
tant un vestimentaire et un vocabulaire tout autres que ceux rservs
aux autres fillettes arabes en Algrie.
Lauteur souligne limportance de cette scne du dbut du roman
lorsquelle revient la mme image plus tard dans ce premier volume
dun quatuor autobiographique :

Le pre, silhouette droite et le fez sur la tte, marche dans la rue du village ;
sa main me tire et moi qui longtemps me croyais si fire moi, la premire

8
Ibid.
9
Ibidem, p. 13.
10
Assia Djebar, op. cit., p. 11.
180 Alison Rice

de la famille laquelle on achetait des poupes franaises, moi qui, devant


le voile-suaire navais nul besoin de trpigner ou de baisser lchine comme
telle ou telle cousine, moi qui, suprme coquetterie, en me voilant lors
dune noce dt, mimaginais me dguiser, puisque, dfinitivement, javais
chapp lenfermement je marche, fillette, au-dehors, main dans la main
du pre. (239)

Cest ici, dans les prcisions du passage tardif, quAssia Djebar


attire de faon indniable lattention du lecteur sur le mouvement
indit de la fille qui a accs au monde, en dehors, tandis que les autres
seront enfermes lors de lge nubile. Elle jouit du privilge des Fran-
aises qui ne se rendent mme pas compte de cette exception :
lge o le corps aurait d se voiler, grce lcole franaise, je peux
davantage circuler [] Autour de moi, les corps des Franaises
virevoltent ; elles ne se doutent pas que le mien semptre dans des
lacs invisibles (202). Lcole franaise nest pas lunique lieu
dtude pour la fille ; elle frquente galement lcole coranique, dont
le savoir dans la progression de son acquisition, se liait au corps
(207), tout comme le corps qui apprend la langue franaise se trouve
en mouvement ds la pratique de lcriture trangre (204). Le fait
dapprendre ces deux langues et leurs traditions respectives dstabilise
lide prconue que lune est plus naturelle que lautre. La notion
dhybridit, en effet, veut abolir le prjug contre ce qui est sans
souillure en sappuyant sur le fait quaucune race et aucune culture
nest pure .
Pour la protagoniste de LAmour, la fantasia, un choix sopre
naturellement entre les deux formations quelle reoit comme petite
fille :

Ces apprentissages simultans, mais de mode si diffrent, minstallent, tan-


dis que japproche de lge nubile (le choix paternel tranchera pour moi : la
lumire plutt que lombre) dans une dichotomie de lespace. Je ne perois
pas que se joue loption dfinitive : le dehors et le risque, au lieu de la
prison de mes semblables. (208)

Le dehors et le risque sont les lments qui marquent et inspirent


luvre dAssia Djebar. Les essais regroups et publis sous le titre
Ces voix qui massigent en tmoignent : la source de lcriture
fminine est prserver. Car son ancrage est dans le corps, corps de
femme devenu mobile et, parce quil se trouve en terre arabe, entr
Hybridits et sexualits 181

ds lors en dissidence 11. Lorquelle affirme que la source de


lcriture fminine est prserver, lcrivain fait rfrence la place
primordiale quelle accorde aux voix de femmes de langue arabe et de
langue berbre qui se trouvent traduites dans le texte en franais : le
ct maternel se traduit donc dans le texte en franais : Ainsi ma
parole, pouvant tre double, et peut-tre mme triple, participe de
plusieurs cultures, alors que je nai quune seule criture : la
franaise 12. Le mouvement initial dans lespace, en dehors du harem,
qui a permis cette traduction littraire est d au pre, son statut
hybride entre deux cultures et son poste en Algrie. Il nest pas un
hasard si dautres femmes du Maghreb, notamment Massa Bey et
Lela Sebbar, possdent ce dtail personnel en commun. La venue
lcriture en franais doit pour ces trois femmes en grande partie au
pre arabe, instituteur du franais en Algrie pendant leur enfance.
Je ne parle pas la langue de mon pre est un bel ouvrage lyrique,
fragmentaire et rptitif, dans lequel Lela Sebbar voque des sou-
venirs de son pre arabe, homme digne, admirable et souvent
silencieux, dont lauteur cherche dcouvrir les secrets. La voix
narrative raconte les moments autobiographiques dune enfance
passe dans un pays dorigine qui lui est pourtant tranger :

Nous, ses enfants et sa femme, trangers, dans le quartier populaire, indi-


gne, musulman, o il tait le matre absolu de lcole et le bienfaiteur des
habitants, hommes, femmes, enfants, son peuple, pres, mres, fils et filles
de son peuple, de sa langue, de sa terre. Et nous ? Enferms dans la citadelle
de la langue franaise, de la rpublique coloniale []13.

la diffrence des autres femmes crivains dans cette tude, Lela


Sebbar a une mre franaise et un pre arabe ; elle incarne alors une
certaine hybridit dans sa personne qui rend encore plus flou le statut
dj ambigu dune jeune fille qui grandit dans une Algrie coloniale
bifurque. Selon un personnage fminin qui sexprime dans le livre, la
diffrence entre les Franaises et les Algriennes est nette : les
petites filles du journal, des Franaises, portaient, aussi courtes, les
robes et les jupes. Elles shabillaient ainsi et personne dans les mai-
sons europennes ne pensait quil aurait fallu les allonger de quelques

11
Assia Djebar, op. cit., p. 86.
12
Ibidem, p. 42.
13
Lela Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon pre, Paris, Julliard, 2003, p. 31.
182 Alison Rice

centimtres, pour couvrir la cuisse, au moins jusquau genou (61).


La jeune protagoniste principale a beau tre dans le pays du pre, ce
sont les murs du pays de la mre qui prennent le dessus chez elle :
il ne pouvait garder ses filles squestres, comme dautres pres qui
leur avaient interdit lcole, les coles, coranique et franaise (33).
Comme le titre de son ouvrage lindique, Lela Sebbar na pas eu
loccasion daller lcole coranique, la diffrence dAssia Djebar
qui a eu pendant un certain temps ce double apprentissage (lin-
guistique, culturel et religieux). Au contraire, cest le manque de
larabe, son ignorance de cette langue du pre, qui inspire la qute de
lauteur dans son uvre : Entendre la voix de ltranger bien-aim,
la voix de la terre et du corps de mon pre que jcris dans la langue
de ma mre (125). Comme elle ne connat pas la langue du pre, la
fille est loigne de lui jamais dans un sens mtaphorique, mme
aprs que la famille quitte lAlgrie pour la France :

Cest ce quil pense et, depuis que des enfants lui sont ns corps et langue
diviss, il en est ainsi, il doit en tre ainsi, jusqu la prochaine gnration
des enfants, trangers au-del des mers, hors de lui, qui il a parl dans la
langue de lexil, lunique dsormais, avec laccent et la voix et le rire ou la
colre de sa terre absente, abandonne. (23)

La narratrice souligne le silence de cet tre dont lhistoire reste


inconnue, et donc pour la plupart devine et invente : Mon pre
ne rpond pas mes questions (28). Sil garde le silence sur certains
lments de son pass, la narratrice fait de mme. Le pre ne soup-
onne pas le traitement auquel ses filles sont assujetties lorsquelles
marchent dans la rue.
Daprs le rcit de Lela Sebbar, cest lextrieur de la maison
quelle a pris conscience de la diffrence sexuelle et du statut de celles
qui vont dehors dans ce pays :

Ainsi mon pre ignorait, commandant la fragile forteresse de la langue colo-


niale, que ses filles, quil croyait labri de la furie sexuelle des garons,
jour aprs jour, et durant combien dannes, de quartier indigne en quartier
indigne, dun quartier ngre lautre, et parce que dans la maison dcole
il ne parlait pas la langue de sa mre, la langue de sa femme, ltrangre, la
Franaise, lavait choisi, lui, lenfant de la mer, exil sur les hauts plateaux,
enfant de la ville, dport dans le bled, revtu de la blouse grise taille sa
mesure, instituteur de la rpublique, mon pre naura jamais su que le
silence de sa langue, dans la maison de la Franaise, se muait en mots de
Hybridits et sexualits 183

lenfer, la porte franchie, et que ses filles seraient asphyxies, tourdies par
la violence rpte du verbe arabe, le verbe du sexe []. (42)

Le pre est pargn alors de la ralit des agressions verbales dont


souffrent ses filles. Son ignorance est une question de langue, en
partie, car comment la jeune fille peut-elle raconter ce quelle com-
prend sans comprendre ? Avec quels mots, et surtout dans quelle
langue, peut-elle relater ce qui lui arrive de faon rgulire lorsquelle
se trouve en dehors du foyer ? Mais lignorance du pre est aussi une
question de pudeur, et louvrage de Lela Sebbar nous dirige vers une
vrit qui caractrise les crits des femmes dans cette tude. Lcriture
de la sexualit, ainsi que lcriture du dsir et du plaisir sensuels, voire
charnels ncessite une certaine distance avec le pre. Lcriture en
franais est donc la fois un don du pre et quelque chose qui doit
tre rappropri par la fille qui la rend sienne en crivant le corps
fminin, en scrivant. Cest pour cela que le rapport la fois tendu et
librateur entre la langue et le corps est central lcriture franco-
phone des femmes dAlgrie.
Dans LAmour, la fantasia, Assia Djebar dcrit avec discrtion une
nuit de noces qui a lieu loin de son pays. Lors de ce jour dcisif, la
jeune marie a envie de joindre son pre pour lui communiquer ses
sentiments : Dans un Paris o les franges de linsoumission frlaient
ce logis provisoire des noces, je me laissais ainsi envahir par le
souvenir du pre : je dcidai de lui envoyer, par tlgramme, lassu-
rance crmonieuse de mon amour 14. Lexpression de son amour
pour son pre se fait dans la langue quil enseigne, la langue de lautre
qui est devenue sa seule langue dcriture : Peut-tre me fallait-il le
proclamer : je taime-en-la-langue franaise, ouvertement et sans
ncessit (122). Lorsquelle dclare son amour ouvertement, la fille
suit lexemple du pre, qui lui a eu le courage de briser des tabous de
sa tradition et dcrire des lettres directement sa femme : Ctait,
de fait, la plus audacieuse des manifestations damour. Sa pudeur en
souffrit cet instant mme (49). Chez Assia Djebar, la sensualit est
autant une question de langue que de corps, et la scne damour
quelle nous suggre nest pas fleurie prcisment cause du silence
dans lequel lunion charnelle baigne.
Lveil du corps fminin dans ce roman est tout sauf silencieux, car
la vierge ragit de manire vocale la douleur de la pntration : Et
14
Assia Djebar, op. cit., pp. 121-122.
184 Alison Rice

jen viens prcautionneusement au cri de la dfloration, [] cri affin,


allg en libration htive, puis abruptement cass. Long, infini pre-
mier cri du corps vivant (122). Mais le couple nchange pas de
mots lors de cet vnement qui runit pour la premire fois leurs
corps :

Comment transformer ce sang en clat despoir, sans quil se mette


souiller les deux corps ? [] Dans ces noces parisiennes, envahies de la
nostalgie du sol natal, voici que, sitt entr dans la pice au lit neuf, la
lampe rougetre pose mme le sol, le mari se dirige vers celle qui
lattend, voici quil la regarde et quil oublie. (123)

Le manque de parole entre mari et femme fait cho labsence de


discussion ce sujet entre femmes, comme la voix narrative la
premire personne lexplique :

Circulant dans le mtro, les jours suivants, je dvisage dun regard avide les
femmes, toutes les femmes. Une curiosit primitive me dvore : Pourquoi
ne disent-elles pas, pourquoi pas une ne le dira, pourquoi chacune le cache :
lamour, cest le cri, la douleur qui persiste et qui salimente, tandis que
sentrevoit lhorizon du bonheur. (124)

La fin affirmative de ce passage, cet aperu du bonheur possible,


indique quon peut spanouir dans les relations amoureuses si lon
arrive trouver les mots qui accompagnent les gestes affectueux.
Assia Djebar se rfre lcriture autobiographique comme une
mise nu , un acte sensuel et corporel qui ressemble alors lacte
damour. Cest un acte qui rappelle ainsi forcment la colonisa-
tion : Or cette mise nu, dploye dans la langue de lancien con-
qurant, lui qui, plus dun sicle durant, a pu semparer de tout, sauf
prcisment des corps fminins, cette mise nu renvoie trangement
la mise sac du sicle prcdent (178). Mme si elle avoue ailleurs
que la langue franaise est la langue des viols dautrefois, de ces
agressions sexuelles perptres par des Franais envahisseurs dans son
pays, Assia Djebar maintient que lancien conqurant na pas
russi possder des corps fminins. Le corps est quelque chose qui
lui chappe, malgr sa force et sa domination. Celle qui crit dans la
langue du colonisateur le fait avec son corps, travers son corps, dans
Hybridits et sexualits 185

un mouvement qui exige la participation de son corps : crire, retour


au corps, tout au moins la main mobile 15.

Greffes, races et sexes

Malika Mokeddem intercale des chapitres crits par un homme et


par une femme dans son roman intitul LInterdite. Vincent et Sultana
sont des noms des personnages principaux qui narrent lun aprs
lautre le texte en question, livrant leurs sentiments et leurs exp-
riences la premire personne. Sultana ressemble lauteur, ayant
pass une partie de sa vie dans son Algrie natale et une partie en
France o elle rside en tant quadulte. Mdecin, Sultana exerce une
profession peu commune parmi les femmes de son pays dorigine ;
elle retourne dans le dsert de son enfance lorsquelle apprend la mort
dun ami, ou plutt, dun amoureux, trs cher son cur. Cest la
terre o elle a pass des annes, mais elle nest pas pour autant chez
elle lors de ce retour :

Le dsert. Oran. Paris. Montpellier. Morcellement des terres et morcelle-


ment du paysage intrieur. Les terres qui vous sont chres, et que vous tes
contraint de quitter, vous gardent jamais. A force de partir, vous vous
dshabituez de vous-mme, vous vous dshabitez. Vous ntes plus quun
tranger partout. Impossible arrt et encore plus impossible retour16.

Le statut permanent dtrangre nest pas confortable pour Sultana,


qui reste fidle sa profession et dcrit sa douleur dexile en termes
mdicaux :

Jai fait un infarctus de mon Algrie. [] Mais une squelle de ncrose


reste : sceau de labandon la source du sang jamais scell. Jai fait une
hmiplgie de ma France. Peu peu, mon hmicorps a retrouv ses automa-
tismes, rcupr ses sensations. Cependant, une zone de mon cerveau me
demeure muette, comme dshabite17.

Ce nest pas pour gurir que Sultana est revenue dans son pays
dorigine, mais Vincent a fait le voyage en Algrie pour la premire
fois prcisment cause des maux dont il cherche le rtablissement.

15
Assia Djebar, Ces voix qui massigent, op. cit., p. 138.
16
Malika Mokeddem, LInterdite, Paris, Grasset, 1993, p. 151.
17
Ibidem, p. 116.
186 Alison Rice

Vincent, comme son prnom lindique, est franais, et na aucun


lien avec lAlgrie jusqu maintenant, lorsquil apprend lidentit de
celle qui lui a sauv la vie en donnant son organe. sa grande
surprise, le patient dcouvre quil doit son nouveau rein une femme
algrienne :

Assimilation et pacification mutuelle.Excellente tolrance du greffon. Nous


vous avons greff votre propre rein ! se gargarisait le mdical. Mais cette
tolrance ne pouvait empcher lide quavec cet organe, la chirurgie avait
incrust en moi deux germes dtranget, daltrit : lautre sexe et une
autre race. Et lenracinement dans mes penses du sentiment de ce double
mtissage de ma chair me poussait irrsistiblement vers les femmes et vers
cette autre culture, jusqualors superbement ignore18.

Vincent stonne continuellement de cette double altrit quil


porte en lui, de cette autre qui le porte, qui lhabite et qui le fait
vivre. Comme Sultana, mais dans un tout autre sens, Vincent est venu
en Algrie la recherche dun mort, de quelquun qui nest plus l,
mais dont la prsence est l, dont le corps vit encore dans les
mmoires.
La recherche queffectuent Vincent et Sultana en Algrie dans le
roman de Malika Mokeddem rappelle ce commentaire dAssia
Djebar :

Dcidment, il me semble que cest travers le corps des mres que la


parole des enfants du dracinement sest mise travailler, sest mise aussi
se taire, se terrer pour rechercher, autour de la perte du lieu dorigine []
Cest l le devenir dune greffe invitable19.

Greff du rein dune femme algrienne, Vincent est venu en Alg-


rie pour rechercher en quelque sorte la perte quil porte en lui, une
perte originaire et qui fait de lui un tre original, hybride. Il nest pas
du de ce statut ambigu ; au contraire, il sen extasie : Quelle
motion de savoir que javais la mme identit tissulaire quune
femme et une femme dailleurs, de surcrot ! Ceux qui tiennent des
propos mensongers sur les races feraient bien de jeter un il la
gntique ! 20. Lorsquil dnonce le racisme dans ces exclamations,
Vincent affirme sur un niveau gntique ce que Homi K. Bhabha
18
Ibidem, p. 42.
19
Assia Djebar, Ces voix qui massigent, op. cit., p. 201.
20
Malika Mokeddem, op. cit., p. 157.
Hybridits et sexualits 187

maintient quant la culture, savoir que la puret est un mythe,


elle nexiste pas ; lhybridit nous dfinit en tant qutres humains, et
nous navons que nous rfrer lhistoire (comme le fait lhistorienne
Assia Djebar dans son uvre) pour le confirmer :

Cest seulement lorsque nous comprenons que toutes les prononciations et


tous les systmes culturels sont construits dans cet espace dnonciation
contradictoire et ambivalent, que nous commenons comprendre pourquoi
les revendications hirarchiques loriginalit inhrente ou la puret des
cultures sont intenables, mme avant quon ne puise dans les instances
historiques empiriques pour montrer leur hybridit21.

Lela Sebbar, nous lavons dj constat, est le fruit dune union


mixte , dun pre algrien et dune mre franaise. Dans Je ne
parle pas la langue de mon pre, cet auteur met en question toute
notion de puret, pas quant sa propre identit, mais en voquant
lapparence de la famille de son pre. La mre franaise stonne
devant la clart des yeux de cette famille, et sa surprise donne au pre
loccasion de revisiter lhistoire de son peuple :

Voil pourquoi beaucoup de Tnsiens ont les yeux clairs. Un jour, un


bateau sest chou au cap Tns Ctait, je crois, en 1802. Les hommes
des tribus se sont battus avec les marins franais, il y a eu des mots des deux
cts, cinq femmes ont chapp au massacre. Tns on a retenu les
femmes vertueuses, mme chrtiennes, on a prfr pour anctres des
nonnes Ces Franaises naufrages avaient toutes des yeux clairs, les cinq,
elles taient belles, naturellement, blanches et blondes et voil Nous
descendons de ces femmes22.

La miscgnation existe alors en Algrie depuis trs longtemps ; il


y avait des unions franco-algriennes mme avant la conqute
franaise de lAlgrie en 1830. Mais, quoi quil arrive, ces mariages
mixtes ne sont pas sans lien avec la colonisation ; selon le rcit du
pre, le bateau en question se dirigeait vers Hati, terre qui essayaient
de se librer du joug colonial de la France.
LInterdite de Malika Mokeddem attire lattention sur le ct auda-
cieux des relations sexuelles entre les races lorsque Sultana revient
dans son pays. Tout comme les garons criaient les insultes aux jeunes
filles du livre de Lela Sebbar, les hommes hurlent des injures cette

21
Homi K. Bhabha, op. cit., pp. 156-157.
22
Lela Sebbar, op. cit., pp. 114-115.
188 Alison Rice

femme accomplie dans ce roman. Dans le passage qui suit, un homme


en particulier lui fait de rudes reproches, lui rappelant son pass :

Ce nest pas la peine de nous la jouer ! Tu nes que Sultana Medjahed.


Sultana, Sultana, ha, ha ! Sultana de quoi ? [] Toi, tu as fait ton chichi
avec moi, mais tu donnes au Kabyle et au roumi ! Plus jeune dj tu donnais
aux roumis. Qui ta eue le premier ?23.

Lacte priv damour est rendu public dans ce passage o une voix
dhomme se moque dune femme. Lemploi du mot pjoratif roumi, en
italiques dans le texte, souligne la provenance trangre des hommes
avec qui on allge que Sultana ait fait lamour. Non seulement elle a
os coucher avec quelquun dune autre race, mais elle a daign le
faire avec quelquun de la race de lennemi dhier. Elle est expose
aux jugements des autres, fusille de regard pour sa vie prive aussi
bien que pour sa vie publique. Les femmes quelle soigne lhpital
algrien linterrogent sur sa progniture : Je ne suis pas totalement
un monstre. Malgr mes fonctions et mon apparence, mon corps
appartient la confrrie des candidates la boursouflure du ventre,
aux fidles du culte de la matrice (126). Les hommes la scrutent
lorsquelle rentre de lhpital pied :

En sortant de lhpital, je flne sans but. Pas longtemps. Trs vite, la fivre
des yeux force mon indiffrence, minterroge et minterrompt. Foule
dyeux, vent noir, clairs et tonnerres. Je ne flne plus. Je fends une masse
dyeux. Je marche contre des yeux, entre leurs feux. Et pourtant, je nai plus
de corps. Je ne suis quune tension qui sgare entre pass et prsent, un
souvenir hagard qui ne se reconnat aucun repre. (172)

Ce passage affirme que les choses nont pas chang en Algrie


depuis lenfance dcrite dans les ouvrages dAssia Djebar et de Lela
Sebbar. Une femme adulte qui rentre dans le pays est encore assujettie
des condamnations si elle se promne dans les rues. Son corps est le
centre de lattention, mme si elle considre quelle nen a plus.
Sultana a beau dire quelle na plus de corps, la sensualit joue un
rle considrable dans son existence, quil sagisse de sa vie rve ou
relle. Le passage suivant montre comment la sexualit sexprime
dans cet ouvrage : Sa main sculpte mon visage. Sa main tremble un
peu. Je my abandonne toute. Le jaune de ses yeux, mouill, est un

23
Malika Mokeddem, op. cit., p. 172.
Hybridits et sexualits 189

trouble magnifique. De nos corps souds, de nos regards qui se son-


dent, monte un vertige (71). Le tourbillon des motions ressenties
dans ce moment textuel est rendu par des phrases courtes et saccades
qui laissent les lecteurs essouffls, comme la protagoniste. Le poten-
tiel positif de tels moments damour physique est voqu dans une
seule phrase de Vincent, qui rflchit au bien qui lui arrive grce ses
sentiments pour Sultana : Une femme, un amour, me dlivrent de
moi-mme, me soignent de ma greffe et du sentiment paradoxal du
remde par la mutilation (200). Quand ces deux tres sunissent
lhomme franais hybridis par la greffe venant dune femme
algrienne et la femme algrienne hybridise par sa vie de femme
occidentale en France , leur relation rend relles toutes sortes de
possibilits. Selon Assia Djebar, Le mtissage invitable, dont se
nourrit toute cration, se vit ds lors en dichotomie intrieure, en
amputation douloureuse, en reniement ou en oubli de sa diversit de
gnalogie 24.

Ngociations et identits

Lorsque Boniface Mongo-Mboussa interroge le critique littraire


Jean-Marc Moura sur le concept dhybridit, ce dernier sinspire des
crits de Homi K. Bhabha pour expliquer quune comprhension de la
souplesse des identits accompagne ce concept postcolonial :

Le monde hybride, cest un site de ngociation de deux parties. tant


entendu que, sur ce site de ngociation, chacun arrive avec une identit qui
nest pas clairement dfinie, avec une position qui est prte au compromis,
sallier avec lautre pour essayer de raliser quelque chose ensemble. []
lhybridit, ce nest donc pas la confrontation entre deux identits figes.
Cest la rencontre de deux identits qui sont en devenir et qui, par cette
ngociation, vont devenir et advenir25.

Dans LInterdite, Sultana doit jongler son retour en Algrie avec


une identit floue qui lui vient du pass et une identit fluctuante qui
caractrise son prsent. Vincent, qui saventure en Algrie pour la
premire fois, est en train de shabituer une nouvelle identit, fragile,
qui lui vient de la prsence dune autre en lui. Leur relation
amoureuse, loin dtre une confrontation entre deux identits
24
Assia Djebar, Ces voix qui massigent, op. cit., p. 56.
25
Boniface Mongo-Mboussa, Dsir dAfrique, Paris, Gallimard, 2002, pp. 301-302.
190 Alison Rice

figes , est plutt la runion de plusieurs identits en flux.


Lcriture dAssia Djebar illumine souvent le ct changeant de
toute identit. Dans ses romans, les rapports sexuels servent souvent
comme catalyseurs pour des transformations multiples dont les
individus font lexprience, et les divers couples mixtes et inattendus
qui peuplent Les Nuits de Strasbourg, notamment, montrent quel
point les hybridits sont des manifestations dun vif espoir pour
lavenir quand elles donnent lieu des changes remplis de sensualit
langagire et corporelle26.
Les personnages fminins que nous trouvons dans les crits
contemporains des femmes nes en Algrie doivent ngocier pour
avancer dans la vie et pour arriver leurs divers buts. Dans Vaste est
la prison, Assia Djebar prsente la figure dune mre arabe qui parat
europenne : Elle parlait maintenant sans accent ; ses cheveux
chtain clair, sa toilette de la boutique la plus lgante dAlger la
faisaient prendre [] pas tellement pour une Franaise, plutt pour
une bourgeoise dItalie du Nord, ou pour une espagnole qui serait
franise 27. Elle profite de son apparence et de sa matrise de la
langue franaise pour parvenir jusqu la prison en France o est
incarcr son fils. Elle emploie son intelligence et sa jeune allure pour
ngocier avec les hommes qui dtiennent son enfant chri, et elle finit
par les convaincre ; ils cdent son dsir de voir Slim, exception-
nellement 28. Il est clair dans ce poignant passage que les femmes
doivent souvent se servir de toute leur intelligence et de toute leur
sensualit pour parvenir des fins dsires. Des ngociations russies
sont sensibles des diffrences sexuelles sans entrer dans de violents
rapports de force physique.

26
Les couples dans Les Nuits de Strasbourg dAssia Djebar sont de diffrents ges et
nationalits. Le couple le plus inattendu est compos dve, une Maghrbine juive, et
Hans, un Allemand ; ces deux amoureux immigrs Strasbourg doivent surmonter un
pass historique et des diffrences linguistiques pour crer une relation stable malgr
la nature hybride et instable des cultures cres par le dbat actuel en France,
expliqu par Mamadou Diouf. Cest un dbat dont les acteurs sont forcs, selon
Diouf, transiger entre lici franais et lailleurs (anciennement imprial), lillusion
et les ralits, la mmoire et lassimilation , donnant lieu une nouvelle dfinition
d identit aujourdhui plurielle . Mamadou Diouf, Les tudes postcoloniales
lpreuve des traditions intellectuelles et des banlieues franaises , Contretemps,
n 16, 2006, p. 29.
27
Assia Djebar, Vaste est la prison, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 188-189.
28
Ibidem, p. 191.
Hybridits et sexualits 191

Massa Bey se penche sur son pre disparu dans Entendez-vous


dans les montagnes. Les rflexions personnelles et motionnelles que
contient ce livre sont voques dans le contexte dun train qui parcourt
la France. La protagoniste principale a fui lAlgrie pour ce pays o
elle est tonne par la sensualit qui se proclame en public : Les
affiches, partout, corps dnuds, offerts, enlacs, impudiques. Et tous
ces couples troitement serrs, le besoin quils ont de se toucher, de se
caresser, de sembrasser, partout, nimporte o 29. Alors quon voit
les corps des femmes passionnes dans tous les coins de rue, lAlg-
rienne est surprise que personne ne la voit, elle, mme pas lhomme
qui entre dans son compartiment o elle est seule : Il ne la regarde
pas. Depuis quelle est l, dans ce pays, elle a encore du mal shabi-
tuer ne pas exister dans le regard des autres (10). Celui qui partage
cette sorte de huis clos avec elle finit par la regarder et pour lui
dire quil connat son pays. Elle est dsoriente : cela se voit un tel
point quelle vient dailleurs ? Cest alors quelle se souvient de ces
bijoux kabyles qui annoncent son origine et qui lui rappelle quelle est
une trangre (28). Cette trangre quest aussi Massa Bey cher-
che connatre travers cet ouvrage, travers ce rcit, ce qui est
arriv au pre disparu lors de la Guerre dAlgrie.
Entendez-vous dans les montagnes est une publication hybride,
contenant des dialogues transcrits des mots changs qui cdent la
place des passages potiques entirement nots en italiques ; les
annexes la fin du texte montrent des documents appartenant au pre
tandis que la premire page affiche une photographie avec une
lgende qui indique que cette image est la seule qui reste de cet
homme. Selon Jean-Marc Moura, les textes postcoloniaux possdent
des qualits que les critiques littraires doivent savoir lire :

Cela revient traiter les uvres en tant quuvres hybrides o coexistent


deux cultures qui sont en ngociation constante. Ce qui fait lintrt de
luvre, cest justement cette ngociation plurielle qui se droule
lintrieur de chaque chapitre. (302)

Comme le livre de Lela Sebbar, cet ouvrage hybride met en


avance des questions sans rponses, explorant les diffrentes possibi-
lits souvent douloureuses du pass. Le scnario de lhomme franais

29
Massa Bey, Entendez-vous dans les montagnes, Paris, ditions de lAube, 2002,
p. 20.
192 Alison Rice

et de la femme algrienne dans le train souvre une prise de parole et


une conversation entre les deux cts du conflit dhier en Algrie30.
Dans ce rcit, les derniers mots, prononcs par cet autre qui tait
parmi les tortionnaires, rvlent une ressemblance physique entre ce
pre perdu et la fille qui cherche savoir les circonstances de sa fin :
Je voulais vous dire il me semble oui vous avez les mmes
yeux le mme regard que que votre pre. Vous lui ressemblez
beaucoup 31. La parole hsitante de lhomme dvoile beaucoup de
sentiments. Des annes aprs cette guerre perdue, il ressent un manque
de contrle, un regret vif davoir fait du mal lautre qutait le pre
de cette charmante femme et un dsir dclaircir une situation qui fait
mal aux deux personnes. Plutt que de fuir la vrit difficile, Massa
Bey va droit au but dans ce texte, mettant en avant une femme qui
cherche ses identits dans le pays de lautre, en face de lautre absolu,
une protagoniste qui na pas peur dchanger des mots qui blessent
pour sapproprier du pass, pour se retrouver et avancer vers un avenir
plus paisible. Les ngociations ne sont pas simples, mais elles mnent
des ralisations de la pluralit de chaque tre hybride dans un monde
postcolonial.

Bibliographie

Ashcroft, Bill, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Post-Colonial


Studies Reader, London, Routledge, 2006.
Bey, Massa, Entendez-vous dans les montagnes, Paris, ditions de
lAube, 2002.
, Surtout ne te retourne pas, Paris, ditions de lAube, 2005.
Bhabha, Homi K, Cultural Diversity and Cultural Differences ,
dans Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (eds.), The
Post-Colonial Studies Reader, London, Routledge, 2006, pp. 155-
157.

30
Ce genre de conversation est exemplaire des rencontres performatives dcrites
par Mireille Rosello dans son livre intitul Encontres mditerranennes. Rosello
soulve le travail affirmatif effectu par des rencontres entre (les reprsentants de) la
France et le Maghreb, soulignant le fait que mme les changes difficiles permettent
une meilleure comprhension entre ces deux entits.
31
Massa Bey, Entendez-vous dans les montagnes, op. cit., p. 72.
Hybridits et sexualits 193

Diouf, Mamadou, Les tudes postcoloniales lpreuve des


traditions intellectuelles et des banlieues franaises , Contretemps,
no 16, 2006, pp. 17-30.
Djebar, Assia, LAmour, la fantasia [1985], Paris, Albin Michel, 1995.
, Ces voix qui massigent en marge de ma francophonie,
Paris, Albin Michel, 1999.
, Vaste est la prison, Paris, Albin Michel, 1995.
, Les Nuits de Strasbourg, Arles, Actes Sud, 1997.
Mokeddem, Malika, LInterdite, Paris, Grasset, 1993.
Mongo-Mboussa, Boniface, Dsir dAfrique, Paris, Gallimard, 2002.
Rosello, Mireille, Encontres mditerranennes : Littratures et cul-
tures France-Maghreb, Paris, LHarmattan, 2006.
Sebbar, Lela, Je ne parle pas la langue de mon pre, Paris, Julliard,
2003.
Young, Robert, The Cultural Politics of Hybridity , dans Bill
Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (eds.), The Post-Colonial
Studies Reader, London, Routledge, 2006, pp. 158-162.
Empreintes paternelles sur la masculinit et
la fminit chez Nina Bouraoui
et Michel Houellebecq1

Susan Mooney

UNIVERSITY OF SOUTH FLORIDA, TAMPA

Rsum : Michel Houellebecq nous prsente un monde du dsir masculin


(Plateforme) et Nina Bouraoui rvle des secrets du dsir fminin (La
Voyeuse interdite). Mais leurs expressions de la sexualit partagent des
empreintes paternelles. En utilisant la thorie du regard matrixial de
Bracha Ettinger, cette tude rvle une surprenante similarit structurale
de la loi paternelle dans la sexualit masculine et fminine, mme dans
des orientations paternelles culturellement trs distinctes. Ces rcits qui
semblent promouvoir une fuite la ralit et la Loi, comptent sur celle-ci
pour sinterroger sur les bases de nos dsirs et de nos alliances et la
complicit avec les matres.

Dans la littrature contemporaine franaise, il y a une apparente


diversit dorientations sexuelles. crire sur la sexualit indiquerait
une libration, mme une rvolution contre les normes sociales, les
contraintes quotidiennes et surtout la loi paternelle. Nina Bouraoui et
Michel Houellebecq explorent les expriences masculines et fmi-
nines en crant des narrateurs qui nous divulguent des actes corporels,
des penses rotiques. Rvler leur sexualit nous suggre une rvolu-
tion contre le pre.
Leurs uvres semblent cependant oprer aux ples opposs.
Bouraoui se spcialise dans des secrets du dsir fminin, tandis que
Houellebecq est matre des passions masculines. En examinant La
Voyeuse interdite2 (1991) et Plateforme3 (2001), on note des sujets

1
Tous mes remerciements pour lattention gnreuse dAnnick Farina qui ma aide
corriger ce texte.
2
Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite, Paris, Gallimard, 1991.
196 Susan Mooney

physiquement et culturellement loigns. Fikria, la protagoniste de


Bouraoui, est une adolescente confine dans la maison familiale et tra-
ditionnelle en Algrie ; Michel Renault, le protagoniste de Houelle-
becq, est un homme mondain et dge moyen de la France contempo-
raine et urbaine.
Tandis que ces romans suggrent que par le moyen de la sexualit
charnelle et textuelle il y a une libert explosive et rvolutionnaire
(contre le pre et toute sa mythologie de puissance), cet tat cor-
respond une dette et une dpendance du pre. Le monde de ces
romans utopie et tats alternatifs sexuels inclus se base sur toute
une tradition paternelle symbolique de rgles, de structures, de
dominance, de violence et de matrise.

Aventures inventes

Ces romans posent lacte dcrire comme central. Les deux


narrateurs sont les protagonistes, uvrant dans un monde difficile,
contrl par les pres et dautres reprsentants de la Loi paternelle. Au
moyen de leurs textes, de leur acte dcrire la sexualit, les prota-
gonistes montrent leur dsir de nommer le sexe et de le possder pour
ainsi jouir hors des rgles normales et normatives4. Pour la jeune
Algrienne, enferme dans sa chambre, son regard et son imagination
offrent des moyens pour explorer son identit sexuelle et la vie
extrieure : Sans effort, jarrive extraire des trottoirs un geste, un
regard, une situation qui me donnent plus tard la sve de laventure.
Limagination part de presque rien, une fentre, un trolley, une petite
fille [] (9-10). Ainsi propose-t-elle que ses aventures ne se
fondent pas dans une ralit mais dans un monde fantasm et
parallle. Elle dclare : Relle, irrelle, quimporte ! Le rcit entoure
la chose dun nouvel clat, le temps y dpose un de ses attributs
privilgis, mmoire, souvenir ou rminiscence, le hasard peaufine
luvre et la chose prend forme (11). Elle imagine une communaut
de voyeuses, qui narguent les hommes, le dsir et la promiscuit
(11). Par la fentre, elle voit les hommes qui provoquent des scnes

3
Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Jai lu, 2001.
4
Dans La Voyeuse interdite on ne comprend pas clairement si Fikria crit un journal
ou un manuscrit (mais beaucoup de critiques prsument que cest le cas), tandis que
dans Plateforme la prmisse de crer un manuscrit comme trace confessionnelle est
vidente.
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 197

dans la rue, essaient dinterdire les mouvements des femmes.


Limagination de la voyeuse prend conscience de son dsir en voyant
le dsir des hommes montr dans la rue et en connaissant les
prohibitions de son pre. Elle dclare quelle et ses jeunes voisines
gardent une fausse puret . Mme si elles sont vierges physi-
quement, leurs corps exprimentent des dsirs, des changements, et
elles fantasment une corporalit plurielle et masculine. Elle avertit :
attrapez des fentres les rves des Mauresques qui simaginent sous
leurs couvertures un ballet de verges insatiables aussi cinglantes que le
fouet du pre, aussi coupantes que la faux de la mort (13). Dans cet
excs, on remarque la violence multiplie de la loi paternelle
( cinglantes , fouet , coupant ) ; les fantasmes embrassent les
mythes masculins du pouvoir, la supriorit masculine, les menaces de
castration. Si la narratrice connat dj le fouet du pre , dans son
aventure imagine elle donne ce fouet phallique une forme encore plus
dlirante et difficile. La clbration et la condamnation sont presque
gales.
Ainsi peut-on identifier selon moi une tentative pour crer un autre
monde dans limaginaire, mais celui-ci est toujours form par un ro-
tisme qui se rvle dans la masculinit et dans la structure patriarcale
contemporaine. Les deux mondes de Fikria, sa chambre avec la vue
sur la rue et son royaume intrieur, sont organiss par les regards et les
visions dsirantes des domaines mles et femelles. Tandis que Siobhan
McIlvanney propose que la double vision de Fikria indique une
possibilit de libert et dauto-dtermination, je vois cet effort plus
emptr dans le monde actuel dtermin par les hommes et surtout le
pre de Fikria et le fianc sans figure5.
Lacte dcrire pour le narrateur-protagoniste Michel de Plateforme
est aussi un acte de rvolte contre le nom du Pre et une soumission
son pouvoir. Michel crit dans une chambre, seul, en Thalande, aprs
lchec complet de son projet de tourisme sexuel, Aphrodite, et la
mort de son amour Valrie. Mme sil renonce la vie et aux entre-

5
Selon McIlvanney, les actes imaginaires de la protagoniste reprsentent le courage.
Elle la dcrit en effet ainsi : With the severely limited contestatory tools she has
available, Fikria succeeds in undermining, and in resisting on her own terms, the
sexual stereotypes to which patriarchal authority confines her (114). (Avec les outils
contestataires extrmement limits quelle a sa disposition, Fikria russit rompre et
rsister, ses conditions, devant les strotypes sexuels dans lesquels les autorits
patriarcales lenferment).
198 Susan Mooney

prises humaines, il se prte lexercice puissant dcrire : confesser et


aussi sexpliquer. Aprs la fin de lcriture, la fin de sa vie lattend. Il
explique quil a donn sa dmission au ministre de la Culture et
envoy son argent sa nouvelle adresse, et quil a achet, enfin, du
papier afin dessayer de mettre en ordre les lments de ma vie.
Cest une chose que les gens devraient faire plus souvent avant de
mourir (345). Il est donc ncessaire quil mette tout au clair, non
que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un
destinataire, ou un sens quelconque (345). Ses doutes sur le sens de
son rcit, mme sil est trs clair, indiquent la position abjecte et peut-
tre masochiste de Michel. La ville thalandaise o il se met labri
fut historiquement lendroit pour les sjours des soldats amricains
permissionnaires pendant la guerre du Vietnam ; plus rcemment, on
reconnat Pattaya comme la destination de la dernire chance, celle
aprs laquelle il ny a plus qu renoncer au dsir (342). Ce choix
indique encore une subversion du narrateur : se trouvant sa dernire
chance, il nexplore plus la vie ni lchange sexuel mais la possibilit
dcrire, de laisser une explication de ses actes qui conduisirent la
disparition de son amante.
Les narrateurs utilisent lcriture pour contrler les circonstances
de leurs vies ; lcriture, acte phallique et symbolique, offre un mode
de contester le statu quo tabli par les pouvoirs paternels. Mais cet
acte inclut paradoxalement la mme structure du pouvoir. Pour la
narratrice de Bouraoui, lcriture (ou sexprimer mentalement) lui
donne une faon dexaminer sa vie, les valeurs traditionnelles musul-
manes et algriennes qui la construisent, et de regarder et juger le
monde extrieur, hommes et femmes, enfants et animaux, et surtout
les membres de sa famille son pre, sa mre, sa sur aine Zohr, ses
tantes et dautres parents. Elle attend son mariage, moment o elle
perdra sa solitude, sa position dadolescente entre deux sphres, celle
de son enfance et celle de sa vie de femme marie. Le rcit se termine
sur la scne finale des noces quand la jeune marie est enleve dans
un camion qui la porte vers un avenir nant, terrifiant o elle ne
communiquera plus, soumise la volont de son mari. Lcriture ne la
protge pas de lavenir, mais elle peut au moins servir comme un
mode dexplorer ses circonstances, faire un acte et avancer une
subjectivit au lieu de se soumettre passivement comme, daprs elle,
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 199

sa mre6. Fikria imagine quelle deviendra sa mre et oubliera ce pas-


sage adolescent entre lenfance et le mariage. Mais son esprit clatant
seffacerait-il vraiment? Marina van Zuylen propose que lcriture de
Fikria se lamente sur un tat idyllique pas rencontr; son criture
constitue une douleur cratrice , une mlancolie thrapeutique7. En
quittant sa chambre denfant, Fikria la transforme en lieu respect :

Tire par lavenir, cartele par le rptitif et la tradition, je gisais dj dans


les regrets! Ces heures dennui, cette odeur dhpital, la serre poussireuse,
ces main invisibles qui me drangeaient la nuit, la fentre trompeuse, le
carrelage froid puis rchauff par le soleil de la premire aube, ma petite
nageuse [...] dans un tourbillon dimages banales tout revenait
mthodiquement et je pleurais dj mes ennemis ! (138-139)

Lennui enveloppe les dsirs, les fantaisies, les expriences sensuelles


quotidiennes (qui ne sont pas limites au champ visuel), le connu;
lennui peut tre une mort vivante. Les choses de sa chambre se
tlescopent dans une mmoire dj tratre, comme Fikria sen dtache,
en attendant un rle quelle connat dj par lobservation des
expriences de sa mre.
Le silence pour les deux narrateurs la fin de leurs rcits respectifs
indique une mort, au moins symbolique, qui dans le cas de Michel
peut tre relle. Fikria est prte pour tre la femme dun homme
musulman fondamentaliste, elle numre ses fonctions et ractions
futures, utilisant le temps futur avec une assurance surprenante. Sa
mort sera la mort de ladolescente que nous connaissons, non pas une
mort totale. Son utilisation du temps pass dans certaines parties du
rcit indique au contraire quelle contemple la vie qui vient de se
terminer dans sa famille paternelle. Le silence de Michel est plus
complet : aucune fonction ne lattend, il a termin ses liens et relations
avec tout le monde. Aprs la confession, il na pas despoir; la vie sans
amour lui est insupportable. En prvoyant son dcs, Michel explique
comment les Thas dcouvriront vite son cadavre puant dans son
6
Voir la discussion de Beda Chikhi : Lexcs chez Nina Bouraoui a pour objectif de
livrer ltat brut les effets destructeurs de lenfermement et de linterdit. Nommer
sans retenue le mal, bousculer les prjugs, abolir les frontires et rvler ce que la loi
protge et renforce de nfaste pour le sujet fminin. Rien de tel pour actionner les
processus et librer les prisonnires . Beda Chikhi, Algriades : dAssia Djebar
Nina Bouraoui , Bulletin of Francophone Africa, vol. 9, printemps 1996, p. 35.
7
Zuylen, Maghreb and Melancholy: A Reading of Nina Bouraoui , Research in
African Literatures, vol. 34, no 3, 2003, p. 85.
200 Susan Mooney

appartement, son argent se rendra ltat franais, [u]n acte de


dcs sera tabli, une case coche dans un fichier dtat civil, trs loin
de l, en France , son appartement sera lou : On moubliera. On
moubliera vite (350). Ici lidentit de Michel se transforme en une
petite fiche lointaine bureaucratique, signe dexistence en Europe. Si
Fikria accomplit une sorte de deuil pendant sa narration, Michel
nachve pas un deuil pour Valrie par son criture. Comme il
ladmet, Valrie me manque. Si par hasard javais eu lintention, en
entamant la rdaction de ces pages, dattnuer la sensation de la perte,
ou de la rendre plus supportable, je pourrais maintenant tre
convaincu de mon chec : labsence de Valrie ne ma jamais autant
fait souffrir (347). crire sur la perte opre comme un substitut peu
satisfaisant dtre avec la femme vivante.

La vision : La voyeuse et le voyeur

On discute la possibilit dengendrer le regard. Le regard de lhom-


me peut faire de la femme un objet, selon Laura Mulvey ( Visual
Pleasure and Narrative Cinema ), surtout dans le cinma hollywood-
ien o beaucoup drotisme se centre dans le regard du spectateur la
femme comme objet sexuel, vulnrable, et parfois dsirant, mme
narcissique, se sachant regarde (comme cest le cas aussi dans le film
franais, spcialement dans les uvres de Godard, vhicules de
Bardot). Bracha Ettinger suggre la possibilit du regard fminin ou
matrixial , ce qui indique un regard dsirant et transformant. Il est
possible de considrer les romans de Bouraoui et Houellebecq comme
des exemples de la reprsentation de ce regard qui se distingue du
regard traditionnel masculin. Celui-ci comprend aussi le dsir mais
non pas la transformation et la trans-subjectivit8.

8
La vision est souvent examine dans les uvres critiques sur Houellebecq et
Bouraoui. Par exemple, Baggesgaard suggre lexprience quune sexualit base
sur la visualit implique la suppression de soi chez Houellebecq. Voir Baggesgaard,
Le corps en vue : Trois images du corps chez Michel Houellebecq , dans Murielle
Lucie Clment et Sabine van Wesemael (ds), Michel Houellebecq sous la loupe,
Amsterdam, Rodopi, 2007, p. 244). En expliquant que cet crivain fait partie de la
tradition raliste franaise, il crit, Le ralisme, tout comme la pornographie, est
soumis un paradoxe insoluble, dans lequel le dsir dexplication soppose la
ncessit esthtique et sexuelle dune distanciation pour soutenir le dsir [...] (p.
245). Ce point de vue (dvelopp en vue du livre de Martin Jay, Downcast Eyes: The
Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought et Body Work par Peter
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 201

Chez Bouraoui et Houellebecq la vision et les modes visuels sont


multiples et compliqus. videmment, dans le rle de la voyeuse ,
on attend que la narratrice algrienne nous raconte les choses et
vnements dont elle tmoigne. Mais le fait dtre enferme dans sa
chambre implique labsence du pouvoir du voyeur masculin. Oui, elle
observe dehors sans tre aperue, avec le zle des voyeurs, mais elle
ne peut pas changer sa position ; elle est ancre dans un seul endroit
dtermin par son pre. Son rcit rvle que sa vision et son regard
sont ddoubls et doubls. Elle a recourt aux fantasmes, aux ides, aux
peurs et aux dsirs qui peuvent explorer les choses quelle ne
comprend pas.
Pour Michel, les barrires optiques sont diffrentes. Il offre une
plnitude pornographique pour les scnes sexuelles, mais dpourvu du
but dorgasme. Ses descriptions sont nettes, mais pas indulgentes ; et
il semble voir beaucoup plus quil ne serait possible. Par exemple,
dans la premire partie du roman, il y a une section consacre
lducation sexuelle de Valrie, qui inclut une rverie lesbienne qui
semble satisfaire tout simplement le dsir de lhomme9. Le petit rcit
mme est plein de dtails, comme si Michel pouvait observer les
amies adolescentes, leurs expressions, leurs cheveux, leurs vtements.
Cet interlude se trouve dans la trame avant que Michel et Valrie ne
deviennent amants ; ainsi la premire lecture on suppose quelle est
toujours lesbienne quand elle rencontre Michel en vacances. Tandis
que Michel la dcrit comme sductrice, ayant, par exemple, de beaux
seins, on suppose quil dsire une femme inaccessible. Le regard ne
contrle pas lobjet, mais lobjet de dsir devient plus dsirable quand
il ne se laisse pas attraper. Il y a un lien entre les expriences ado-
lescentes et la rencontre avec Michel la plage. Avec la jeune

Brooks) comprend lide du regard masculin distanci, mais explique seulement une
faon de dsirer.
Sara Kippur explore la rupture entre lil et le regard chez Houellebecq. Kippur nous
rappelle ladage de Jacques Lacan, Jamais tu ne me regardes l o je te vois (dans
Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse). Elle continue : Pour Lacan,
le regard provient de sites imprcis, multiples et externes, tandis que lil se situe
intrieurement, dun point fixe : ...je ne vois que dun point, mais dans mon
existence je suis regard de partout . Kippur, Le voyeurisme impossible chez
Houellebecq : Lil, le regard, et la disparition de lhumanit , dans Murielle Lucie
Clment et Sabine van Wesemael (ds), Michel Houellebecq sous la loupe, op. cit.,
p. 255.
9
Houellebecq, Plateforme, op. cit., pp. 57-62.
202 Susan Mooney

Brnice, Valrie enlve son haut de maillot pour offrir ses seins au
regard de Brnice (60) ; peu aprs, elles vont dans sa chambre pour
faire lamour encore. Dans le cas de Michel, la plage aussi, Valrie
dcouvre ses seins. Mais cette fois-ci leffet est retard. Peu peu,
lhtrosexualit de Valrie se fait vidente. Leur union ventuelle,
acheve leur retour Paris, marque le milieu du rcit (premier
chapitre de la deuxime partie, Avantage concurrentiel ) et un
climax artificiel avant le fait. On doit supposer que Michel saura
lhistoire lesbienne seulement aprs quil deviendra lamant de
Valrie.
Le regard dsirant de Michel se compare avec le regard de la jeune
Brnice ; il est possible que le regard ne compte pas sur le genre du
voyeur. Il est guid par le dsir du voyeur ou de la voyeuse. Dans les
deux cas lobjet de dsir, Valrie et sa synecdoque ses beaux seins,
reprsentent le phallus. Ou plus prcisment le dsir de la femme
reprsente le phallus. Valrie est un rve pornographique de lhomme
(et de la lesbienne masculine) : toujours prte faire lamour, soit
dtre pntre, soit suce. Tous les orifices sont disponibles ; elle est
toujours de bonne humeur, ouverte des expriences nouvelles
comme des mnages trois (la scne Cuba avec la fille de chambre ;
lpisode au spa franais avec la femme dge mr; dans ces deux cas
les femmes sont toutes dsirantes ; tandis que la fille est paye aprs le
rencontre. Elle nhsite pourtant pas participer au dbut avec la
motivation de samuser). Selon lhistoire juvnile sexuelle de Valrie,
Michel pense que : Ce qui lui manquait, au fond, ctait surtout le
dsir de sduire (62). Mais ce manque est peut-tre encore plus
sduisant pour le spectateur : elle dsire tout, point. Ainsi Houellebecq
offre un dvoilement du dsir ; mais il est peut-tre impossible de le
dnuder tout fait. Le supplment ou lexcs restera toujours, mme
avec lextrme disponibilit sexuelle des femmes belles et jeunes.
Valrie, la femme parfaite, aime Michel ; leur sexualit fait partie de
cet amour, mais il est prt avoir une famille et vieillir avec elle,
ide impossible au dbut de son rcit. Il est notable que dans la
premire partie du roman, sa phase mlancolique de clibataire, il
dispose des prostitues pour satisfaire ses apptits tandis que le
paradis se trouve et se perd en Valrie dans la deuxime partie, o
Michel na plus besoin des filles loues. Le couple cre un tourisme
sexuel utopique Aphrodite qui promet de satisfaire tous les dsirs ;
mais ironiquement Michel et Valrie sont dj satisfaits dans leur
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 203

relation. LAphrodite est un systme non pas pour cultiver lamour


mais pour gagner de largent (sur lequel nous reviendrons).
On voit un cas plus exagr dans le roman de Houellebecq La
Possibilit dune le o Esther, la jeune amante de Daniel1, offre des
jeux infatigables, portant des mini-jupes et jamais de culottes. Il
idalise son petit vagin, quil imagine en son absence. Dans cette
affaire, Esther ne partage pas lamour de Daniel. Comme il le
reconnat : Jerrais parmi eux [les jeunes gens] comme une sorte de
monstre prhistorique avec mes niaiseries romantiques, mes attache-
ments, mes chanes. Pour Esther, comme pour toutes les jeunes filles
de sa gnration, la sexualit ntait quun divertissement plaisant,
guid par la sduction et lrotisme, qui nimpliquait aucun engage-
ment sentimental particulier 10. Dans tous ces cas, Houellebecq
imagine une sexualit fminine alternative ; la femme qui soffre sans
ddain lhomme triste ; elle prvoit mme ses dsirs et sy prte sans
se plaindre.
Chez Bouraoui, les regards dsirants fminins de la narratrice sont
veills par le regard paternel. Elle cherche une rvolution de lordre
masculin, mais la plupart de ses efforts refltent un rotisme fond sur
le phallus. Pour Fikria, dans ses efforts de sduire son pre, regagner
lamour quil lui dmontrait quand elle tait enfant, elle trouve un
chec : Je sais quil ne me donnera jamais ce plaisir que jinvente
avec peine dans mes mutilations volontaires. Je ne demandais pas
grand-chose ! un baiser, une caresse, un sourire... Je me serais mme
contente dun soupir. Non. Il a prfr me laisser la solitude (95-
96). Dans cette maison, la fminit gale la salet, le pch. La
naissance de la narratrice et ses surs pose une dception grave pour
les parents ; dun regard, ils reconnaissent le manque du pnis et
interprtent larrive dune fille comme une honte. Aprs la pubert de
la narratrice pendant deux ans son pre ne lui adresse plus la parole.
La disgrce dtre femme se joint au fait dtre perue visuellement.
La sur ane Zohr essaie de dnier le corps fminin qui se dveloppe
en usant un corset pour cacher ses seins et en se contraignant un
rgime de martyr. La narratrice dclare : Zohr est en guerre contre sa
nature, nature fminine, pourriture pour notre pre, honte pour notre
fautive de mre, cest elle la tratresse qui pousse Zohr toujours plus
loin dans ses sacrifices, ses artifices et ses dissimulations grotesques

10
Houellebecq, La Possibilit dune le, Paris, Fayard, 2005, p. 341.
204 Susan Mooney

(27-28). Cette vision claire rvle comment la narratrice ne cde pas


un dsespoir total mais le comprend profondment.
Lordre paternel et ses valeurs pntrent lorientation visuelle des
surs et leurs conceptions delles-mmes. Zohr reprsente un
narcissisme fminin fatal en embrassant limage de la mort dans son
miroir. Fikria remarque : ... Zohr incarnait mes yeux toute la
misre de la nature humaine, je voyais en elle mon sombre destin et
mes larmes alors redoublaient [...] (29).
Ces regards ceux de la narratrice, de Zohr, et de la mre
suggrent un regard fminin envisag par Bracha Ettinger. Celle-ci
thorise un regard matrixial qui tmoigne et partage un tat dtre
entre le je et le non-je. Elle explique un concept dun besideness
ou tre ct (et non pas divis) des figures archaques des parents; le
regard matrixial implique un sens dtre ensemble avec diffrence
( jointness-in-differentiation ) au lieu de leur exclusion11. Dans La
Voyeuse interdite, la narratrice cherche maintenir ou tablir ce sens
dtre avec autrui au lieu daccepter la sparation extrme impose par
ses parents. Elle rsiste se concevoir comme tre tout fait spar de
ses parents; mme la marque du sexe fminin forme un lien important
pour elle. Avec la surveillance des parents et de la sur aine il est
possible dapercevoir un regard matrixial au-del de la narratrice. Elle
leur appartient ; son regard contient la comprhension et lempathie
mais aussi le jugement et le dsir.
Les rgimes visuels chez Houellebecq et Bouraoui comprennent la
photographie des femmes, des mannequins qui reprsentent ce que la
femme doit tre pour attirer un homme. Dans les deux romans, ces
images photographiques se trouvent chez les femmes. Dans la
premire partie de Plateforme, Michel vole le magazine Elle sur la
plage ; Valrie le trouve en train de le lire et commente : Je ne
comprends pas trs bien ce journal [...] a ne parle que de la mode,
des nouvelles tendances : ce quil faut aller voir, ce quil faut lire, les
causes pour lesquelles on doit militer [...]. Les lectrices ne peuvent pas
porter les mmes vtements que ces mannequins, et pourquoi sint-
resseraient-elles aux nouvelles tendances ? (95). Les images offrent
des possibilits et suggrent que la femme nest pas complte.
Larticle du magazine tes-vous programme pour laimer long-

11
Ettinger, The Matrixial Borderspace (Essays from 1994-1999), Minnesota, Univer-
sity of Minnesota Press, 2006.
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 205

temps ? fait ironiquement rejaillir lide dune femme-ordinateur ou


machine, ou la femme naturellement faite pour aimer lhomme. Ce
titre pose en quelque sorte la question de ce couple dans la trame du
roman, celui qui ne reconnat pas encore sa relation rotique et amou-
reuse qui va dominer la deuxime partie du roman. Valrie accepte et
rejette Elle en mme temps; ces magazines offrent la possibilit dune
auto-connaissance, mais cest une connaissance fonde sur les dsirs
masculins.
Pour Fikria dans La Voyeuse interdite, limage de la femme, la
nageuse peut symboliser un monde franais ou europen moderne,
un monde o la femme peut tre libre . En dcrivant sa chambre, la
narratrice indique limportance centrale de cette photographie : Au-
dessus de mon bureau, une nageuse en costume de bain dpoque est
plaque contre le mur. Un cadre de bois contourne la sculpture de
chair, des ptales cristalliss dorent ses pourtours mais, si on regarde
de plus prs, cest en fait leau dun dernier plongeon qui court sa
peau (24). La libert de cette nageuse reste ironique ; limage reste
sur le mur dans la chambre quand Fikria part pour sa nouvelle vie
comme marie (138). Encadre trois fois dans la chambre-prison,
dans le cadre, dans une poque inachevable, la nageuse offre un corps
fminin libre, capable de mouvement et dnergie, rvlant sa peau.
La narratrice sabsorbe dans le corps fminin pendant tout le rcit :
son corps adolescent, le corps maternel, le corps dni par Zohr. Les
valeurs paternelles quelles ont mises lintrieur contrastent parfois
avec dautres sentiments complexes; il ne leur est pas possible daimer
leurs corps tout simplement. Au comble de son confinement, Fikria
exprimente un rve-cauchemar qui explore son corps, surtout ses
organes reproducteurs de faon destructrice (105-114) : son dcs.
Dans le rve, une femme en noirpersonnification de la mort la
tourmente avec une tige de fer qui la pntre et semble faire un
avortement ; le langage devient de plus en plus potique et moins
concret tandis que le corps de Fikria se prsente comme une
machine et un cosystme , et elle se promne dans une
clairire, une fort, roulant sur lherbe, son corps clbr et caress par
les plantes. Mais aprs toutes les extases et les ravages, aprs le
passage dun flot de sang terrifiant, Fikria se lve, le matin, comme
dhabitude. Elle remarque :
206 Susan Mooney

Mon sexe intact apparat dans un nouvel clat : lIronie. Il nargue la pice,
les objets, ltonnement, la question. Est-ce le mme quhier, avant-hier,
est-ce celui du ventre de ma mre ? Oui, cest le mme. Pur, vierge. Un sexe
dadolescente sur un corps adolescent. Un sexe tratre, soign, prt ac-
cueillir un inconnu, prt satisfaire lorgueil, lespoir et lattente de la fa-
mille, un sexe obsdant qui drange la jeunesse des filles, les rves des
hommes, un sexe convoit, dsir, imagin mais rarement satisfait. Centre
de la silhouette, picentre du plaisir, il tale aujourdhui sa malice en bril-
lant de tous ses feux comme un emblme cousu que je ne peux arracher de
son plastron. (116)

Les deux auteurs offrent lillusion dun voyeurisme total , une


matrise impressionnante sur les autres tres et le monde ; mais leur
voyeurisme peut signaler aussi paradoxalement limpossibilit de la
vision. Comme McIlvanney le note, dans le rcit de Bouraoui, lil du
pre vigilant et son acte de privilgier le champ visuel indiquent lim-
possibilit de tout voir et son inscurit sexuelle12. Dans Plateforme, le
narrateur masculin semble tout voir, ou presque tout, et il jouit
visuellement (dabord avec les peep-shows Paris, mais aussi dans les
scnes o il nest pas prsent, comme par exemple les expriences
lesbiennes de Valrie adolescente). Plateforme imagine un rve visuel
qui libre la sexualit fminine de son obscurit avec lartiste qui
divise des modles de son clitoris reproduits de nombreuses fois.

Empreintes corporelles

Dans le corps fminin, le sexe devient traitre, impossible den jouir


sans sa ngation en face de la menace masculine. Le rve de Fikria de
dtruire sa machine est un stratagme pour viter le mariage et le
cot obligataire avec lhomme de la voiture, le mystrieux Siyid
Bachir. Avec cette ngation et la joie dun corps expriment hors des
relations et des termes normatifs. Mais le dsir et la jouissance
proviennent du pre et de son dsir, sa vision et son exprience du
corps fminin, cest--dire le corps maternel. Avec horreur et curiosit,
Fikria dcouvre ses parents dans une treinte sur le carrelage de la
cuisine : le corps maternel se prsente principalement comme chair et
but pour lhomme (34-38). Le corps se prsente comme rsistance :
ces deux grosses mamelles , les cuisses lourdes et peu agiles ,
beuglant comme un animal traqu (36-37) ; le pre sen dispose

12
McIlvanney, Double Vision , op. cit., p. 111.
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 207

brutalement et presque aveuglement : Il roulait, rebondissait, se


cognait contre ces formes quil avait lui-mme rendues inhumaines
[...]. Plein denvies inassouvies, il se vengeait sur le ventre de ma
mre en lui administrant des coups violents et rguliers avec une arme
cache dont il tait le seul dtenteur (37). Cette vue fascinante et
dgotante de leurs relations la scne originaire ou primitive
inspirera le dsir pour son corps masculin.
Dans une manuvre inspire par la vision de la scne primitive et
un attachement cr par le dsir de la fille davoir lamour du pre,
Fikria limagine comme son amant, remplaant la mre. Elle
rflchit : Je veux sentir ses doigts entre mes mches, ses ongles
dans mon crne, [...] je veux la marque de ses doigts sur mon front et
los des genoux dans mon ventre. [...] Je veux sentir son corps contre
mon corps, voir ses paules se baisser pour bnir le fruit de ses
efforts (94). Son dsir ne sarrte pas avec une identification avec le
corps maternel sinon aussi avec celui du pre, quand elle dclare :
Javais ses yeux pourtant (93). De plus, elle considre lisolation
paternelle, un tre domin par les exigences de son sexe : Affubl
dun pnis, il doit prouver. Toujours prouver ! Avant, il navait pas de
moustache, juste un lger duvet noir peine visible. Maintenant, des
boucles drues se dressent orgueilleusement au-dessus de la fente
muette pour bien montrer la diffrence ! (93).
Le corps paternel sexplore aussi dans Plateforme, et en fait il est
la pulsion de toute la trame du roman : la mort du pre. En apprenant
le meurtre de son pre, Michel visite sa maison en province. Ce corps
du pre fascine et dgote Michel : un homme g qui continuait
avoir des activits sportives et rotiques. Au premier chapitre, Michel
dcouvre quil dormait avec sa bonne Acha, une jeune nord-Africaine
dune famille musulmane. Il en rsulte que son frre a tu Monsieur
Renault, probablement en signe de protestation en raison des relations
sexuelles quil avait avec Acha. Bien que Michel parait indiffrent
ces nouvelles et quil semble poursuivre une vie hors du monde
paternel, ces faits sont centraux pour comprendre toute son orientation
dans le roman. Michel se compare avec son pre avec un sens
dpuisement physique et psychique. Il reconnat : soixante-dix
ans passs, mon pre jouissait dune condition physique bien sup-
rieure la mienne (10). En apprenant quAcha aimai[t] bien son
pre, Michel rflchit :
208 Susan Mooney

a me paraissait bizarre, mais aprs tout possible. Le vieil homme devait


avoir des histoires raconter : il avait voyag en Colombie, au Kenya, ou
je ne sais o ; il avait eu loccasion dobserver des rhinocros la jumelle.
Chaque fois quon se voyait il se bornait ironiser sur mon statut de
fonctionnaire, sur la scurit qui en dcoulait. Tas trouv la bonne
planque rptait-il sans dissimuler son mpris ; cest toujours un peu
difficile, dans les familles. (13)

Ce portrait du self-made man et aventurier reprsente un idal dont


le fils ne sapproche pas ; Michel va jusqu inventer le concept du
club Aphrodite et une faon de surpasser lindustrie traditionnelle
touristique. Avec lAphrodite, Michel devient un homme puissant
comme son pre.
Chez Houellebecq et Bouraoui, les pres actuels et mythologiques
des deux sujets gouvernent et guident leur vie, leurs dsirs et leurs
choix, leur orientation sexuelle. La mort du pre de Michel dtermine
les pas successifs du fils. La faon violente de terminer sa vie, tu par
le frre islamiste de son amante Acha, limine la ncessit de llimi-
ner ou de se rvolter en choisissant une carrire facile, suffisante et
bourgeoise, des pouvoirs franais tablis. Avec un hritage financier
gnreux, Michel est libre de poursuivre sa vie sans les jugements
apparents de M. Renault ni les restrictions de son travail. Cette libert
apparente cache un besoin de russir ou de conqurir dans la vie,
mme si Michel fait montre dune attitude ironique et dtache. De
fait, son amie Valrie est plonge dans le monde capitaliste du
tourisme o on cherche des faons de renouveler sans trop expri-
menter et pour gagner toujours le plus possible. Le succs commercial
de Michel pour lentreprise et le club Aphrodite indique sa consoli-
dation avec le pouvoir paternel : malgr les apparences audacieuses,
cest un produit conu pour le profit, le point extrme du capitalisme.
Quand le narrateur ouvre son rcit, il proclame : Je ne crois pas
cette thorie selon laquelle on devient rellement adulte la mort de
ses parents ; on ne devient jamais rellement adulte (9). Selon lanti-
thorie de Michel, son pre ntait pas adulte non plus ; nous sommes
tous des enfants ou adolescents jusqu la mort. Si nous comprenons
que Michel commence son rcit aprs la mort de Valrie et la dbcle
du club Aphrodite avec lattaque des islamistes, sa dclaration indique
que nos faibles renonciations aux pulsions nempchent pas les activi-
ts agressives et nocives.
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 209

Cohsions inattendues

Tandis que ces romans suggrent que par le moyen de la sexualit


charnelle et textuelle il y a une libert explosive et rvolutionnaire
(contre le pre), ce trajet est contraint par les pres influents et mythi-
ques. Il y a une surprenante similarit structurale de la loi paternelle
dans la sexualit masculine et fminine, mme dans des orientations
paternelles culturellement trs distinctes. Chez Houellebecq, le pre et
lamante tus par des islamistes en France et ltranger semblent
proposer une opposition entre un ordre mondial capitaliste europen et
un ordre islamiste ractionnaire, une collision entre deux pouvoirs
paternalistes. Mais ces oppositions sont peut tre plutt superficielles
et les forces sont lies. La raction islamiste provient du colonialisme
franais avec sa violence, ses injustices, sa xnophobie. Lgotisme du
pre Renault sa culture physique, sa trs jeune matresse nord-
Africaine, son histoire de laventurier indique une agressivit au
cur du capitalisme franais. Chez Bouraoui, dans une famille isla-
miste, une autre mentalit critique de la fille soppose au pre et les
mandats de sa socit algrienne qui perd son hritage franais en
dveloppant sa religiosit extrmiste. Mais la mentalit de Fikria nest
pas tout fait oppose au pre : elle fait siennes ses valeurs, dsire son
regard et se soumet au mariage arrang. Ces concessions font partie du
langage et des rcits que les deux narrateurs utilisent, le registre
symbolique. Sils cherchent la libert dans leurs histoires, ces liberts
contiennent des caractristiques du mme ordre paternel auquel ils
essaient dchapper. Pour Fikria, ses dsirs et ses rves sexuels auda-
cieux confirment en partie la pense paternaliste que la femme est un
corps sexu avant tout. Pour Michel, ses relations sont idylliques
plutt pour lui que pour Valrie : cest une partenaire toujours prte
faire lamour, la fellation. Avant de la connatre, Michel utilise des
masseuses; avec la disponibilit de Valrie, ses demandes sexuelles
sont toujours parfaitement satisfaites. Cette fantaisie masculine de la
femme toujours prte satisfaire lhomme et contente de le faire se
trouve non seulement dans Plateforme, mais aussi dans La Possibilit
dune le, o lamante est une libertine douce, Esther, qui offre une
rsolution pour un homme. Dans ce roman, Houellebecq explore les
possibilits des pouvoirs fminins ; le futur sera organis par un ordre
matriarcal et la sexualit rduite des rencontres par ordinateur o
masturbation et voyeurisme sont contrls ; mais cette utopie no-
210 Susan Mooney

humaine sans contact physique ne satisfait pas quelques habitants,


dont Daniel25 et Marie23, qui cherchent une vie hors du systme
lohimite.

Signes fministes

Houellebecq et Bouraoui explorent les corps et des relations


sexuelles concrtement (prsents souvent dans des dtails extrmes),
et leurs protagonistes dsirent une matrise sexuelle qui semble tou-
jours se baser sur le pouvoir paternel qui se forme sur le dsir.
Les deux romans proposent cependant aussi des visions fministes.
Dans La Voyeuse interdite, le personnage dOurdhia, la bonne, pr-
sente la diffrence radicale dans la vie limite de Fikria. Nomade du
dsert, Ourdhia est forte et source dimagination. Elle raconte des
histoires des Touaregs, enseignant Fikria le dsert, les forts et
fleurs, des contes traditionnels. Ces rcits rapparaissent transforms
dans ses rves et fantaisies. Ourdhia offre une faon dtre fminin
loin de lexemple maternel effac, brutalis, vaincu. Aprs le viol
dOurdhia par le pre de Fikria, Ourdhia disparat de la maison ; son
absence est immense pour ladolescente. Une femme idale impos-
sible, Ourdhia entre et sen va ; elle ne fonctionne pas dans lordre
islamiste de la ville, et Fikria ne pourrait pas lmuler parce quelle ne
partage pas son hritage nomade.
La facilit dOurdhia de mener sa vie contraste avec les mythes
fminins des islamistes qui soutiennent que les femmes dcentes
restent clotres dans la maison sans connatre le monde. Cette no-
made connait le dsert et divulgue Fikria son histoire, trahison des
prohibitions paternelles. Fikria rvle :

Grce elle jallais pntrer dans un monde irrel mais bienfaisant : le


monde de lImaginaire... [...] Elle sasseyait au bord de mon lit, une main
pose sur mon cur et me contait avec un accent tranger le curieux rcit du
dsert. Elle parlait calmement, sous sa main, mon cur lanait des petits
coups [...]. Une couleur ocre inondait ma chambre, joubliais linterrupteur
[...]. Deux rochers avaient surgi au pied de mon lit [...]. Le dsert tait bien
l. Mon cabinet de toilette touffait sous un bloc gnreux de sable : la
dune. (52-53)

Comme lexplique Marina van Zuylen, Ourdhia has found the


essence of experience in the absolute center of the world, which
coincides with the center of nothingness. The figure of the middle is
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 211

crucial in that it has a gathering effect; like a magnet, the center of the
universe provides reunification with the absolute; it counteracts the
unwavering commands personified in the paternal figure 13. Bouraoui
utilise Ourdhia comme cl fminine pour chapper ou viter les em-
preintes paternelles ; mais Fikria peut seulement observer et apprcier
cette possibilit.
Houellebecq nous propose aussi des visions fministes au moyen
dune jeune artiste, Sandra Heksjtovoian, qui fait des moulages de son
clitoris en rection ; elle monte ces petites pyramides en un ruban
mouvant pour produire une sculpture interactive. Ayant tudi cet art,
Michel contemple le clitoris de Valrie et peu aprs lui donne un
orgasme oralement presque tout de suite. Il se demande si cet art lui
enseigne quelque chose et proclame : son travail [de Heksjtovoian]
incitait porter un regard neuf sur le monde (293). Michel est
ouvert apprcier les regards diffrents des femmes ; nanmoins dans
ce roman Houellebecq leur assigne des emphases priphriques. Les
implications de la vision de Heksjtovoian restent inexplors, comme
des possibilits utopiques et alternatives : par exemple, au lieu dun
plaisir phallique, tlologique et normatif, lartiste propose un modle
de plaisirs qui se multiplient et se partagent et elle suggre notre
manque de perception de lanatomie fminine.
Un pouvoir fministe est suggr avec plus de dtails dans La
Possibilit dune le avec le systme futur de la Sur suprme et les
no-humains. Dans ce milieu, on essaie dchapper la mythologie du
pouvoir des organes sexuels, mais la nostalgie et peut-tre des traces
biologico-psychiques continuent troubler quelques-uns des habitants
futurs du monde. Daniel24 crit, Les femmes donnent une impres-
sion dternit, avec leur chatte branche sur les mystres [...] alors
quil ne sagit que dun trou nains tomb en dsutude ; et pour
Marie22 son vagin lenveloppe ; elle envoie des vers potiques : Je
suis seule comme une conne / Avec mon / con 14.

13
Zuylen, Maghreb and Melancholy: A Reading of Nina Bouraoui , op. cit., p. 91.
Ourdhia trouve lessence de lexprience dans le centre absolu du monde, qui
concide avec le centre du nant. La figure au milieu est cruciale parce quelle a un
effet de rassemblement ; comme un aimant, le centre de lunivers fournit la
runification avec labsolu ; elle contrebalance les ordres inbranlables personnifis
dans la figure paternelle .
14
Ibid., p. 12, p. 13. Quelques critiques (Clment ; van Wesemael ; Crowley ; Kippur ;
Sweet) de Houellebecq le trouvent trs svre envers les femmes, mais il faut recon-
natre que ses personnages masculins sont gostes, proccups par leurs dsirs. Dans
212 Susan Mooney

Chez Bouraoui et Houellebecq, il y a une certaine sympathie


contrainte pour les femmes et des visions dun monde post-fministe,
tant donnes les pressions paternalistes du champ contemporain de
lAlgrie et la France. Les deux reconnaissent les lourdes mythologies
sexuelles qui organisent les dsirs des hommes et des femmes15. Leur
utilisation du mode visuel offre un concept de lil rotis (la
scopophilie et lexhibitionnisme) qui implique des origines de la
cruaut et de lagression infantiles partages par filles et garons16.
Certainement la violence rgne dans les deux rcits : Michel perd
lamour (Valrie), la famille (pre et Valrie comme mre future), et
son projet massif dans les actes explosif du meurtre au dbut du roman
et lattaque la fin. La violence se trouve en dehors et lintrieur
dans le monde limit de Fikria et elle sapproche de la vie conjugale
comme dune mort mtaphorique.
Pour les deux protagonistes, lautodestruction (ne de la peur, de la
rage, et du dsir du Pre symbolique) semble souligner leurs actes,
mme si leurs manires diffrent. Comme le note Martine Fernandes,
Fikria voudrait se dfaire des dfinitions identitaires sur la femme,
comme dune premire peau 17 ; les narratrices de La Vie heureuse et
de Garon manqu voudraient devenir un homme pour tre invisible
et chapper aux dterminations lies lidentit fminine 18. Mais il
faut constater que Fikria et Nina (narratrice de Garon manqu)
comprennent lexploration des possibilits de lidentit fminine ;

des premiers romans comme Extension du domaine de la lutte (1994) et Les


Particules lmentaires (1998), on trouve des protagonistes misanthropiques. Il est
possible que dans les romans plus rcents comme Plateforme (2001) et Possibilit
(2005), le concept de la masculinit tienne plus en compte des points de vue multiples
des femmes.
Sweet voit la scne de lattaque islamiste sur le club Aphrodite comme a symbolic
exploding of female genitalia or, more precisely, of the supposedly feminizing
tendencies of modern societies, by frustrated and anachronistic patriarchal ideol-
ogies (171). (Une explosion symbolique de lappareil gnital femelle ou, plus prci-
sment, des tendances soi-disant fminisantes des socits modernes, par des idolo-
gies patriarcales frustres et anachroniques ).
15
Pour une analyse queer de luvre houellebecquien, voir, par exemple, Douglas
Morrey.
16
Cette ide est explore en dtail dans Trois essais sur la thorie sexuelle de Freud.
17
M. Fernandes, Confessions dune enfant du sicle : Nina Bouraoui ou la btarde
dans Garon manqu et La Vie heureuse , LEsprit crateur, vol. 45, no 1, 2005,
p. 72.
18
Ibidem, p. 73.
Empreintes paternelles chez Nina Bouraoui et Michel Houllebecq 213

leurs actes et paroles ne sont quun effort de seffacer. Cest cette


tension qui produit le sens de la violence qui pntre La Voyeuse
interdite. Le sujet parlant se soumet la violence jusqu un certain
point. Chikhi propose que dans ce roman,

le regard est accusateur, dsespr, sans illusion. Le rcit ne snonce qu


la premire personne, aucun partage possible de lespace subjectif nest
envisag, le discours est assertif, dmolisseur, provocateur, la narration
simpatiente ne saccorde aucune pause, les figures sont courtes, ramasses,
incisives, et visent un effet immdiat, la parole du dire et du faire est
lcoute de son propre dsordre, elle cherche cerner le pathos. Le sujet
merge brutalement et follement 19.

Sil est vrai que Fikria semble parfois en dsordre et mme


sauvage, cette nergie se combine souvent avec des relations trans-
subjectives : son pre, sa mre, ses surs, Ourdhia, la gurisseuse, les
filles voisines quelle peut seulement imaginer, les hommes dans la
rue, le mari futur. Une partie de son investissement dans le rcit se
trouve dans ces relations, dans la pulsion impatiente de savoir des
choses hors delle-mme, de se faire autre chose, de se faire autre
quune jeune fille clotre.
Le ton des narrateurs de Houellebecq est moins potique et lyrique
que la faon dlirante et haletante de narrer chez Bouraoui, mais
toujours passionnant, touchant les sources violentes de lidentit
masculine. La vision trans-subjective se trouve dans Plateforme dans
les pisodes o Michel narre les expriences des autres (comme son
rcit de ladolescence de Valrie), mais cette vision merge aussi au
dbut du roman quand il explore la maison et la vie de son pre ;
tandis quil professe une haine pour cet homme, cette motion change
quand il connat lextrme violence du meurtrier : Lexamen du
crne de la victime montrait lvidence un acharnement ; il y avait
des contusions multiples, probablement dues une srie de coups de
pied. Le visage de mon pre avait en outre t frott sur le sol, prati-
quement jusqu faire jaillir lil de lorbite (25). Pendant la
reconstitution du crime, Michel regarde fixement le meurtrier, adop-
tant la position de son pre pour le dfendre. Il explique : je me
laissais lentement envahir par la haine, je respirais plus facilement,
ctait un sentiment plaisant et fort. Si javais dispos dune arme, je

19
B. Chikhi, Algriades : dAssia Djebar Nina Bouraoui , Bulletin of Franco-
phone Africa, vol. 9, printemps 1996, p. 37.
214 Susan Mooney

laurais abattu sans hsitation. Tuer cette petite ordure ne mapparais-


sait pas seulement comme un acte indiffrent mais comme une
dmarche bienfaisante, positive (25). En occupant la position pater-
nelle, il exprimente le pouvoir de la loi symbolique; si on ne devient
pas adulte avec la mort de son pre, il est quand mme possible de
mieux connatre la subjectivit paternelle mythique qui autorise la
violence et installe une loi brutalement morale. Les visions trans-
subjectives se multiplient dans La Possibilit dune le o sentre-
lacent les points de vue multiples des narrateurs humains et no-
humains, et o ces futurs tres retiennent le mmoire des anctres de
notre monde contemporain. Ainsi Houellebecq offre deux sortes de
trans-subjectivit qui sapprochent curieusement de lidal du regard
matrixial examin par Ettinger, mais sans cder un idalisme impos-
sible. Ses personnages, comme ceux de Bouraoui, restent dans des
solitudes difficiles.
Chez Bouraoui et Houellebecq, ces visions masculines et fmi-
nines, parfois trans-subjectives, critiquent la paternit fondatrice
tandis quelles sont toujours enfermes dans celle-ci. Leurs narrations
suggrent une esthtique rotique qui, au lieu dchapper la ralit et
la Loi paternelle, les utilise pour interroger les bases de nos dsirs et
de nos alliances avec la Loi et les matres.

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Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi
et le (post)fminisme.
La Vengeance de viol dans (le film) Baise-moi1

Julie Monty

UNIVERSITY OF CENTRAL ARKANSAS

Rsum : Dans Baise-moi, un film de viol-vengeance, Despentes et Trinh


Thi fraient un nouveau chemin : elles remettent en question les hirar-
chies culturelles qui stigmatisent et dvaluent le corps fminin tout en
sefforant de combattre limage de la femme comme pur objet sexuel. En
exprimentant la thorie de Judith Butler suivant laquelle le genre sexuel
se dfinit par ce que lon fait et non par ce que lon est, et la thorie de la
mimesis de Luce Irigaray, selon laquelle le rle fminin doit tre assum
dlibrment pour pouvoir le contrecarrer, Despentes et Trinh Thi aident
les femmes librer leur corps des reprsentations existantes et
questionner les catgories.

La vengeance est le plaisir des dieux ; et, sils se la sont rserve,


comme nous le disent les prtres, cest parce quils la regardent
comme une jouissance trop prcieuse pour de simples mortels.
2
Walter Scott, Ivanho

On napprend pas aux filles se dfendre ni se venger.


Au contraire, elles doivent se taire.
Virginie Despentes, King Kong Thorie

Le film Baise-moi, daprs le roman ponyme de Virginie Despen-


tes, est aussi scandaleux que son titre, bien que son but, selon la
coralisatrice, ne soit pas de choquer mais de changer la faon dont la
sexualit fminine est projete sur le grand cran. Elle affirme, dans

1
Cet article est traduit de langlais par Sabrina Parent, qui est chaleureusement
remercie.
2
Traduction de langlais par Alexandre Dumas, 1820.
218 Julie Monty

un entretien avec Elizabeth Day de lObserver : Le but nest pas de


choquer, mais de changer la forme des choses 3. Despentes et son
associe, Coralie Trinh Thi, utilisent une stratgie de dfamiliari-
sation en montrant des images de femmes qui sortent de lordinaire.
Dans ce film de viol-vengeance, deux jeunes femmes se vengent dun
viol dont elles ont t victimes, de la violence des hommes leur
gard, et dun monde violent dans lequel les filles ne sont pas
prpares se dfendre. Au contraire, elles apprennent tre passives
et dociles, alors que les garons sont socialiss pour tre agressifs et
virils, au nom de ltat. Catherine Breillat, ralisatrice de films
abordant la sexualit des femmes, tels que Une vraie jeune fille
(1976), Romance (1999), ma sur (2001) et Anatomie de lenfer
(2004), remarque que les films extrmement violents et sexuellement
explicites raliss par des femmes cinastes sont en augmentation.
Elle dclare, dans un documentaire sur les femmes et la pornographie
intitul Bad Girl (2001) de Marielle Nitoslawska : Tout dun coup,
les femmes ont fait les films les plus pres, les plus violents et ont
montr les rapports humains sexuels dune manire quon navait pas
lhabitude de voir. Tout dun coup, il y a eu et maintenant se passe une
ide: le sexe et la sexualit vus par les femmes . Tout comme Breillat
et Claire Denis4, Coralie Trinh Thi et Virginie Despentes font partie de
ce groupe de femmes cinastes, qui propose un point de vue fminin
sur des sujets comme la sexualit des femmes, le viol et la vengeance :
sujets traditionnellement pris en charge par des ralisateurs masculins.
Trinh Thi, star de films pornos, et Despentes, ex-prostitue occasion-
nelle et ex-punk, offrent, dans Baise-moi, une perspective originale.
Dans cet article, jenvisagerai trois dimensions : laspect didactique du
film, sa thmatique et sa forme anti-bourgeoise, ainsi que sa critique
du systme binaire des genres, qui est prjudiciable tant aux hommes
quaux femmes.
En 2000, Baise-moi, luvre de deux femmes qui navaient jamais
encore collabor ensemble, eut un succs de scandale, tant donn
quil fut banni des principales salles de cinma franais. Cette censure,
soutenue par le groupe pro-famille, Promouvoir , proche de
lextrme-droite (du Front National) de Jean-Marie Le Pen, toucha
une corde sensible de la communaut artistique parisienne. Avec
3
The point is not to be shocking but to change the shape of things .
4
Elle est la ralisatrice du film dhorreur Trouble Every Day (2001), dans lequel une
femme anthropophage se repat des corps de ses amants.
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 219

Catherine Breillat sa tte, un groupe de ralisateurs clbres et


influents, incluant Jean-Luc Godard et Claire Denis, organisrent une
manifestation et obtinrent lattention des mdias internationaux. Leurs
efforts ne furent pas vains et le Conseil dtat leva linterdiction. Le
film devint alors lobjet dun dbat qui divisa critiques et cinphiles
travers le monde. Certains critiques lourent Despentes et Trinh Thi
pour avoir produit une forme hybride de cinma, en injectant un point
de vue idologique qui drange et dfie tant les spectateurs de cinma
dart et dessai que ceux de vidos pornographiques. En dautres
termes, elles remettent en question les notions prconues du cinma
mainstream en faisant de la pornographie un genre cinmatographique
en soi. Les dtracteurs du film cartent le film en le considrant
comme pure pornographie emballe sous le label de cinma franais
dart et dessai et sy rfrent comme un symptme du dclin moral de
la France. Ses partisans soulignent au contraire lintention politique
srieuse des ralisatrices qui visent subvertir les conventions com-
merciales et bourgeoises dHollywood, remettre en question
lattitude politiquement correcte de la gauche franaise, et sopposer
la popularit croissante de lextrme-droite. De part et dautres, les
critiques saccordent pour dire que Baise-moi appartient la tendance
montante du New French Extremism .
Lexpression New French Extremity fut tout dabord utilise
avec une connotation ngative en 2004 par le critique James Quandt
de la revue Artforum International, dans un article intitul Flesh &
Blood: Sex and Violence in Recent French Cinema . Il y dcrivait
cette nouvelle vague du cinma hardcore franais comme un moyen,
un vhicule pour barboter dans les rivires de viscres et les cumes
de sperme, pour remplir toutes les scnes avec de la chair, frache ou
ratatine, et sujette toutes les pntrations, mutilations et profana-
tions 5. Ces dernires annes, les critiques de cinma, comme les
universitaires, ont adopt lexpression, qui est ainsi devenue omni-
prsente dans les journaux, les revues, dans les classes de cours
luniversit ainsi que dans les missions radiophoniques et tlvises
du monde entier. Elle dsigne une tendance contemporaine en cinma
comme en littrature. Les uvres qui relvent de cette catgorie sont
gnralement des uvres dans lesquelles la violence est la seule com-
5
to wade in rivers of viscera and spumes of sperm, to fill each frame with flesh,
nubile or gnarled, and subject it to all manner of penetration, mutilation and
defilement .
220 Julie Monty

posante stable, dont le dcor est dystopique 6 et hyperrel, dont les


personnages principaux sont des sujets fragments et dans lesquelles
la technologie et la culture populaire sont deux autres ingrdients
majeurs. Gaspar No7, le dernier enfant terrible en date du cinma
franais, ralisateur dorigine argentine, commente cette rcente
tendance du cinma franais dans un entretien avec Emily Eakin du
New York Times. Il avance :

Peut-tre que les divers arts en France deviennent de plus en plus


provocateurs parce que lart aux tats-Unis le devient de moins en moins...
Tout ce qui ressemble de prs ou de loin une perception viscrale de la
guerre ou de la mort a t vinc des actualits tlvises, de CNN, et mme
des films. La faon dont les films traitent de ces sujets est si propre que lon
dirait quil sagit de viande : tout est fait pour faire oublier que cela vient dun
animal qui a t tu pour votre plaisir8.

Bien que des ralisateurs amricains, tels que Quentin Tarantino,


Martin Scorsese, and Oliver Stone, sont clbres pour leurs films
extrmement violents, ce sont les cinastes franais qui montrent le
lien intrinsque entre violence et sexualit.
Tandis que les ralisateurs masculins, tels que No et Patrice
Chreau9 perturbent la vision classique de la sexualit dans le cinma
mainstream, ce sont les ralisatrices, telles que Breillat, Denis,
Despentes et Trinh Thi, qui fraient un nouveau chemin : elles trans-
forment lapproche traditionnelle de la sexualit des femmes au sein
dun milieu rgi par les hommes, entranant fermement ces derniers
dans la sphre fminine. Linda Williams, professeure en tudes cin-
matographiques de lUniversit de Californie Berkeley et auteure

6
Cest--dire, un monde dans le futur proche qui ressemble plus un cauchemar qu
un rve des films traditionnels, Hollywoodiens o tout est pour le mieux .
7
Il est le metteur en scne de deux films extrmement violents, la sexualit trs
graphique : Seul contre tous (1998), un film qui explore la pauvret, la rage
pathologique et linceste, et Irrversible (2003), un film dramatique traitant de la
vengeance qui fait suite un viol.
8
Maybe the French arts are becoming more provocative because the American arts
are becoming less and less provocative... Anything that resembles a visceral
perception of war or death has been erased from TV news, CNN, even the movies.
The way movies deal with these subjects is so clean, its like meat: everything is done
to make you forget that it comes from an animal that has been killed for your
pleasure .
9
Il est le ralisateur du film Intimacy (2001) qui contient des scnes explicites et non-
simules des rapports sexuels.
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 221

dune tude dsormais classique sur la pornographie hardcore htro-


sexuelle10 observe, dans le documentaire Bad girl, que ce sont les
femmes, en France, qui sollicitent le retour de la sexualit dans le
cinma mainstream et quil est important pour les femmes de le faire
parce que cest prcisment le point de vue fminin qui a manqu
pendant si longtemps dans lindustrie du film. Historiquement, la
vision cinmatographique de la sexualit fminine a t prise en
charge par les hommes, ce qui la dforme. Dans le mme documen-
taire, Benote Groult, fministe franaise de premier plan et auteure du
best-seller partiellement autobiographique Les Vaisseaux du Cur,
souligne que le corps fminin sest effac des mdias, que les femmes
ont t prives des moyens dexprimer leur sexualit par le langage
ainsi que dprouver leur propre plaisir. Selon Groult, les femmes
rpliquent prsent contre ces privations qui ont perdur avec excs et
violence. Luce Irigaray, thoricienne fministe belge et philosophe de
renom, fait cho, dans son recueil darticles intitul Ce sexe qui nen
est pas un11, aux impressions de Groult suivant lesquelles les femmes
ont t forces de rprimer leur sexualit cause de la logique
occidentale (quelle fait remonter lantiquit grecque). Irigaray
ajoute que rclamer cette sexualit aura un norme effet librateur.
Dans cette tude, elle dbat du problme de la subordination de la
sexualit fminine celle des hommes, soutenant que lanatomie
fminine est conue partir de celle de lhomme et non linverse.
Despentes et Trinh Thi sinspirent de la thorie fministe dIrigaray en
imaginant, dans Baise-moi, des femmes qui se sentent libres aprs
stre rappropries leur propre sexualit.
Un rapport troit relie leffacement de la sexualit fminine et le
viol dans Baise-moi, ce qui est crucial puisque cela dclenche lqui-
pe meurtrire des principaux protagonistes. Despentes, dans son trs
clbre manifeste fministe consacr au viol, la prostitution et la
pornographie, intitul King Kong Thorie12, considre le viol comme
un moyen de rendre les femmes silencieuses et de leur supprimer leur
sexualit. Elle crit que cest une : jouissance de lannulation de

10
Cette tude, Hardcore: Power, Pleasure, and the Frenzy of the Visible, est une
rponse la deuxime vague de fminisme anti-pornographique qui prtendait que
cette pratique est une violence contre toutes les femmes.
11
Ce livre est une critique des conclusions de Freud et de Lacan sur la sexualit
fminine.
12
Je me rfrerai dsormais ce livre en utilisant labrviation KKT.
222 Julie Monty

lautre, de sa parole, de sa volont, de son intgrit (54). Le viol est


significatif la fois dans le texte et dans le film non seulement pour
dvidentes raisons personnelles (Despentes et une de ses proches
amies furent violes sous la menace dun revolver, alors quelles
taient adolescentes), mais aussi pour des raisons sociales et politiques
plus subtiles. Dans KKT, Despentes fait part de deux observations
convaincantes : tout dabord, que toutes les femmes sont susceptibles
dtre violes (jeunes ou ges, noires ou blanches, riches ou pauvres,
laides ou belles, extraverties ou timides) et ensuite, que le viol est un
acte essentiellement masculin, la seule proprit que les femmes ne se
soient pas appropries. Nous comprenons le viol comme une activit
sexuelle illgale, gnralement comme un acte sexuel forc entrepris
sous la menace de la blessure ou de la mort. Cependant, Despentes
prtend que cette dfinition est beaucoup plus problmatique quelle
nen a lair. Lauteure avance que le viol fait partie du cadre, du
squelette (53), ou de la structure de base du systme politique
capitaliste et hirarchique, organis par des rgles dfinies par des
hommes, dans lequel la position suprieure des hommes dpend de la
position infrieure des femmes. Elle utilise la mtaphore de la guerre
civile pour reprsenter le viol, une guerre que les hommes ont dclar
contre les femmes. Tout comme lhomicide est justifi en temps de
guerre (pour le bien des gens, pour lautodfense, pour la dmocratie,
pour un monde libre), le viol est non seulement tolr, mais invitable
dans une socit qui encourage les hommes tre fiers de leur bruta-
lit. Cette agression quest le viol nest pas inne, selon Despentes.
Elle ne condamne pas les hommes en soi mais elle critique bien plutt
les gouvernements qui condamnent la violence masculine et soutien-
nent lopinion errone suivant laquelle les hommes ne peuvent pas
contrler leurs dsirs sexuels cause de leur constitution biologique :

Derrire la toile du contrle de la sexualit fminine parat le but premier du


politique : former le caractre viril comme asocial, pulsionnel, brutal. Et le
viol sert dabord de vhicule cette constatation : le dsir de lhomme est plus
fort que lui, il est impuissant le dominer... Croyance politique construite, et
non lvidence naturelle pulsionnelle quon veut nous faire croire. (54-55)

Selon Despentes, sans lois adquates et sans mise en application


des lois, les femmes nont dautre recours que de se dfendre elles-
mmes. Elle comprend quel point cela est difficile dans une socit
qui enseigne aux jeunes filles tre des cratures dociles et passives.
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 223

Pour la plupart, les femmes violes sattendent ce quun mari, pre,


frre, ou ami masculin, enrag la nouvelle du viol, les dfende. En
plus, elle se plaint du fait quau lieu de parler ouvertement, les fem-
mes restent souvent muettes cause des stigmates ngatifs attachs
aux victimes qui ont comme instruction de garde[r] a pour [elles]
(42). Ce faisant, elles retournent la violence contre elles-mmes, dans
un mouvement de haine de soi, qui rsulte dans la prise de poids, lab-
stinence sexuelle et la mise entre parenthses de relations amoureuses,
tant donn quelles se considrent comme marchandise endomma-
ge (52). (Jexplorerai ultrieurement, dans cette tude, la raction
atypique de Manu contre ses assaillants dans la scne du viol de
Baise-moi.) La solution que Despentes propose ce problme est une
solution qui fait cho lappel aux jeunes femmes lanc par Camille
Paglia, savoir rejeter le rle de victimes et prendre leurs responsabi-
lits en ce qui concerne leur propre bien-tre physique. Despentes
attribue son changement dattitude (du viol comme sujet tabou)
Paglia, la dissidente fministe italo-amricaine trs controverse. Elle
sexclame Paglia nous permettait de nous imaginer en guerrires,
non plus responsables personnellement de ce quelles avaient bien
cherch, mais victimes ordinaires de ce quil faut sattendre endurer
si on est femme et quon veut saventurer lextrieur (45-46).
Paglia, comme Despentes, approuve la prostitution et la pornographie,
qui encourage lagentivit sexuelle fminine13. Et aux femmes qui
insistent de faon rpte sur le fait que la violence nest pas une
solution, Despentes rplique : Pourtant, le jour o les hommes
auront peur de se faire lacrer la bite coups de cutter quand ils ser-
rent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrler leurs
pulsions masculines, et comprendre ce que non veut dire (49).

Contester le point de vue masculin dform,


le fminisme pro-censure et le cinma bourgeois

Baise-moi est un film controvers parce quil transforme les


reprsentations normatives de la sexualit fminine telles que dfinies
par les ralisateurs masculins, les fministes pro-censure et lindustrie
bourgeoise du film. Despentes et Trinh Thi remettent en question les

13
Pour mieux comprendre les opinions de Paglia sur la sexualit voir ses livres Sex,
Art, and American Culture et Vamps & Tramps.
224 Julie Monty

hirarchies culturelles qui stigmatisent et dvaluent le corps fminin


tout en sefforant de combattre limage de la femme comme pur objet
sexuel. En dautres termes, elles ouvrent un espace o les femmes sont
valorises pour leur sexualit, sans tre oppresses par celle-ci. En ce
sens, elles obstruent le foss entre deux camps fministes diamtra-
lement opposs en ce qui concerne leurs vues de la sexualit fminine
et son rle dans la socit occidentale contemporaine. Dun ct, il y a
les fministes pro-sexe qui, craignant le conservatisme religieux
de droite, clbrent la sexualit fminine et loue lagentivit sexuelle
fminine ; dun autre, se trouvent les fministes anti-pornographie
et anti-prostitution qui proclament que toute pornographie (y com-
pris limage) est dgradante et constitue une violence pour toute
femme. Selon Vicki Funari, dans son tude Naked, Naughty, Nasty :
Peep Show Reflections publie dans le recueil de Jill Nagle, Whores
and Other Feminists, les femmes qui travaillent dans lindustrie du
sexe accusent souvent les fministes anti-pornographie dtre puri-
taines, litistes et frigides, tandis que celles-ci avancent que celles-l
sont des dupes rtrogrades du systme patriarcal qui rpandent lop-
pression sexiste en validant la rification de la femme en objet sexuel
(22). Ignorant la catgorisation rductrice de leur film comme film
pornographique, effectue par les opposants conservateurs, Despentes
et Trinh Thi faonnent une nouvelle voie pour mesurer la moralit.
Comment peut-on, dans une socit, atteindre un changement aussi
significatif dans la faon dont lon diffrencie ce qui est appropri,
acceptable et dcent de ce qui ne lest pas ? Despentes et Trinh Thi
familiarisent leur audience un corps fminin sexualis, une
sexualit qui donne des pouvoirs aux femmes. Mais, cette image de la
sexualit nest ni une simple copie fminine de celui de lhomme ni
une image traditionnelle qui rduit la femme un modeste complice
de la misogynie. Les principaux personnages de Baise-moi, Nadine et
Manu, ne sont pas des objets sexuels mais des sujets sexuels, comme
je lexpliquerai ultrieurement.
Les spectateurs ne sont pas habitus voir, dans des films de
vengeance de viol, des femmes la fois extrmement combatives et
intensment sexuelles. En principe, les viols sont vengs par des
maris, compagnons ou amants masculins (comme dans Irrversible de
No). Dans des circonstances plus rares, o les femmes se vengent
elles-mmes dun viol, les ralisateurs masculins injectent souvent
dans le jeu des actrices une raction typiquement masculine, tandis
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 225

que les films de ralisatrices, tels que Baise-moi, les personnages


fminins sont plus complexes, exhibant quelques rponses masculines
typiques tout en maintenant des ractions fminines. Dans KKT,
Despentes donne trois films comme exemples de films de vengeance
de viol, raliss par des hommes, o les femmes se vengent violem-
ment de leurs propres viols : La Dernire Maison sur la gauche de
Wes Craven, LAnge de la vengeance de Ferrara, et I Spit on your
Grave de Meir Zarchi. Elle critique les ralisateurs masculins pour
leur incapacit comprendre totalement les motions fminines :
Quand des hommes mettent en scne des personnages de femmes,
cest rarement dans le but dessayer de comprendre ce quelles vivent
et ressentent en tant que femmes. Cest plutt une faon de mettre en
scne leur sensibilit dhommes, dans un corps de femme (48-49).
Quentin Tarantino a aussi t accus dimposer sa vision masculine de
la vengeance dans ses personnages fminins. Maxime Cervulle
remarque, dans un article intitul Quentin Tarantino et le (post)fmi-
nisme. Politiques du genre dans Boulevard de la mort , que dans les
films de Tarantino, le dialogue cru, lorsquil est sexuellement orient,
des personnages fminins refltent les propres penses et propos de
Tarantino lui-mme, comme sil tait en train de parler travers ses
personnages fminins, plutt que de laisser penser et parler les jeunes
femmes typiques de la socit daujourdhui. Pour Tarantino, la
reprsentation de femmes fortes et indpendantes se limite la
reprsentation dhommes dans des corps fminins. Cervulle ajoute que
lappropriation de la voix fminine par les ralisateurs masculins
souligne quel point les concepts mmes de puissance et dauto-
nomie restent souvent cantonns la sphre culturelle du masculin
(37). Trinh Thi et Despentes visent changer compltement cette
conception masculine du pouvoir et de lautonomie dans la sphre
fminine. Si ce mouvement cre un dsquilibre de pouvoir par lequel
les femmes finissent par tre dans une position dominante, quil en
soit ainsi. Bien quingal, cela est ncessaire, selon Trinh Thi qui
dclare dans Bad Girl : Malheureusement pour les hommes et fina-
lement malheureusement pour les femmes aussi, il va falloir un
dsquilibre inverse et mon avis, les mecs vont chier Dans trois
ou quatre gnrations, il risque dy avoir quelque chose de la femme
de pouvoir vraiment .
Non seulement les coralisatrices de Baise-moi combattent-elles
une vision dforme de la sexualit et du pouvoir fminins, tels que
226 Julie Monty

conus travers les yeux des figures masculines autoritaires de


lindustrie du film, elles sopposent linfluence persistante des
fministes anti-pornographie de la seconde vague, menes par
Andrea Dworkin et Catherine MacKinnon14. Plutt que dradiquer
toute pornographie, Despentes et Trinh Thi revendiquent son appro-
priation par les femmes. Baise-moi est un film dystopique avec une
mise en scne cauchemardesque, qui soppose lidal utopique sui-
vant lequel les femmes seront finalement libres et la violence
fminine impose aux femmes finira, lorsque la pornographie sera
condamne. Trinh Thi et Despentes remettent en question la position
fministe pro-censure comme le fit lcrivaine canadienne Mar-
garet Atwood dans son fameux roman dystopique fministe (qui fut
adapt lcran) The Handmaids Tale. Son uvre teste la thorie
anti-pornographique en crant une socit thocratique dans laquelle
toute pornographie est bannie. Est-ce que les femmes sont mieux
loties dans un environnement semblable ? Du point de vue dAtwood,
les femmes vivant dans une socit aussi rprime sont, en fait, trai-
tes de faon pire encore. Bien quillgale, la pornographie de contre-
bande sacquiert aisment par les leaders masculins de ce monde
futuriste. Les prostitues existent encore, mais sont tenues caches,
comme des esclaves, et nont aucun droit. En outre, les femmes conti-
nuent dtre sauvagement violes et leurs corps continuent dtre
rifis et utiliss pour des buts de procration qui, selon les autorits
de cette socit ultraconservatrice et puritaine, visent lintrt de tous.
Atwood suggre, comme les metteurs en scne de Baise-moi, quune
socit o sexerce une censure forte et o la sexualit est rprime,
ne profite nullement aux femmes au final, ce que proclament les
fministes anti-pornographie de la seconde vague.
La branche fministe de Despentes et Trinh Thi est plus proche
dun troisime mouvement fministe, frquemment considr comme
postmoderne par ses emprunts des idologies fministes diffrentes
et souvent apparemment contradictoires. Les fministes de la troi-
sime vague rsistent la culture dominante en se retirant des discours
masculins et en crant leur propres langage et mdia, comme le faisait
Luce Irigaray, licne de la deuxime vague fministe. Elles remettent

14
Pour mieux comprendre les points de vues sur la pornographie de Dworkin et de
MacKinnon, voir leurs articles dans Feminism and Pornography, Part 1. Anti-
Pornography Feminism, Drucilla Cornell (ed.), Feminism and Pornography, New
York, Oxford UP, 2000.
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 227

en mme temps en question les normes sexuelles travers le drag ,


quelles empruntent la fministe post-moderne Judith Butler15. Elles
utilisent la robe comme moyen de miner les notions fixes de fminin
et de masculin, en portant des versions fminines du smoking (un
signe de pouvoir et dautorit) ou des robes de poupe qui deviennent
des symboles de la force lorsquelles sont associes une paire de
chaussures de combat16. Ces femmes peuvent enfin parler de sexe et
de sexualit fminine de manires qui ntaient pas permises aupara-
vant en France, dans les annes 70, pendant la deuxime vague de f-
minisme, et ce, cause de la popularit du mouvement et de la passion
de ses adhrents sympathisants. Si lon parlait de la sexualit fminine
dune faon diffrente, lon tait accus danti-fminisme. Heureu-
sement, le fminisme a volu dans diverses voies positives. La troi-
sime vague est en train de repenser les vieux arguments et dutiliser
de nouvelles stratgies pour combattre la domination masculine, le
patriarcat et le phallocentrisme. Les leaders fministes daujourdhui
sont plus laise avec les contradictions et sengagent tre flexibles.
Par exemple, lon peut se revendiquer fministe et aimer la porno-
graphie. Elles comprennent quaucun tmoignage doppression nest
vrai pour toutes les femmes dans toutes les situations et toutes les
poques. Dans Baise-moi, Despentes et Trinh Thi dconstruisent la
dichotomie Madone versus Prostitue et donnent aux femmes la per-
mission dtre mauvaises.
En plus de problmatiser la rhtorique du fminisme pro-
censure , Despentes et Trinh Thi dtruisent les barrires des classes
sociales, spcialement celles qui se maintiennent dans la communaut
de lindustrie cinmatographique mainstream. Elles combattent ainsi
les gots modrs de la classe moyenne et ceux du grand public, que
lon retrouve dans les films bourgeois. Cela est vident dans leur
choix du genre du film, dans leur choix des acteurs, et dans celui de se
baser sur leur propre exprience. Dans son article Cinema and the
Sex Act , Linda Williams avance quun nouveau groupe de films
franais, comprenant Baise-moi, transgresse les frontires la fois de

15
Dans Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Butler propose
quon utilise le drag pour dstabiliser lopposition extrieure/intrieure du systme
binaire, pour se moquer de la notion quun genre original existe, et pour dmon-
trer, travers lexagration, que le genre est rpt et perform.
16
Dans les annes 90, la chanteuse punk Courtney Love est licne de ce look appel
kinderwhore.
228 Julie Monty

la pornographie vulgaire (soft et hard core) et du cinma mainstream


de classe moyenne. Elle soutient ceci : [Despentes et Trinh Thi]
dfient le charme rotique flou, linterlude musical au contenu lyrique,
qui ont marqu la scne sexuelle mainstream hollywoodienne (20)17.
Au sujet de la classe sociale, Despentes crit dans KKT que la classe
sociale dtermine encore plus fort le statut dans la socit occidentale
que le genre sexuel. Pour montrer cela, elle utilise lexemple de la
transgression sexuelle (une vido de sexe qui circule abondamment)
de lhritire fortune dune chaine htelire et mondaine, Paris
Hilton. Despentes observe que Hilton appartient une classe sans re-
proche, qui nest pas tributaire des mmes contraintes sociales que
celles du commun. Lauteure affirme : Avant dtre une femme,
soumise un regard dhomme, elle est une dominante sociale, pouvant
occulter le jugement du moins nanti (115). Le genre choisi par
Despentes et Trinh Thi pour leur premier film refltent leur
philosophie anti-bourgeoise18 : le trash assorti dune esthtique punk.
Dans Bad Girl, Trinh Thi catgorise Baise-moi comme du cinma
trash : un genre qui se penche sur un matriau existant pour sen
dbarrasser, comme un dchet. Dans Baise-moi, ce sont des femmes
pauvres, dune classe sociale dfavorise, telles que Manu et Nadine,
qui sont traites comme des dchets. Elles reprsentent ce que la
socit rejette, non seulement sur base de leur genre sexuel, mais aussi
pour dautres raisons : elles ne sont pas belles (les actrices qui jouent
les rles de Manu et Nadine sont ostensiblement plus belles que les
personnages fminins dcrits dans le roman), Manu a t viole et est
en consquence abme (52), selon lexpression de Despentes dans
KKT, Manu est dorigine arabe, enfin, Manu et Nadine sont toutes
deux des travailleuses du sexe (Nadine est une call girl temps partiel
et Manu est une actrice porno). En dautres termes, elles appartiennent
une couche infrieure dont les membres sont la disposition de la
socit. Ces personnages sont quelque peu autobiographiques, puisque
Despentes et Trinh Thi sont aussi danciennes travailleuses du sexe.
Dans KKT, Despentes suggre que leur alination par rapport
lindustrie du film mainstream et la socit en gnral est

17
[Despentes and Trinh Thi] defy the soft-focus erotic prettiness, the contained
lyrical musical interlude, that has marked the sex scene of mainstream Hollywood .
18
Elles luttent contre les films bourgeois dans lesquels on trouve des scnarios
dignent dun conte de fes, des normes tablies douloureusement respectables et bor-
nes, et un snobisme critique.
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 229

prcisment due leur pass : Il faut donc interdire que trois


hardeuses et une ex-pute soccupent de faire un film sur le viol. Mme
petit budget, mme un film de genre, mme sur le mode parodique.
Cest important. croire quon menace la scurit de ltat (129).
En outre, elles ont choisi, pour jouer les rles de Manu et Nadine, des
stars du porno et non des actrices mainstream qui nont pas de
connaissance de la ralit vcue et ressentie par les travailleuses du
sexe. Linexprience de ces actrices est flagrante dans le film : le but
des ralisatrices ntait pas de promouvoir un jeu dacteur de premier
ordre, mais davantage lauthenticit et la sincrit19. Despentes lie
lesthtique punk rock du film, qui explore les codes tablis en matire
de civilit, au genre en argumentant que le fait que le mouvement
punk a permis aux films dtre librs de leur confinement en promou-
vant des manires dagir considres gnralement comme fminines
ou non-seyantes aux femmes dignes de ce nom. Au fond, Despentes
rinvente ce que cela signifie dtre une femme. Elle dclare : tre
keupone, cest forcment rinventer la fminit (124).

Baise-moi

Dans le film, deux femmes, Nadine qui vient juste dtrangler sa


colocataire, et Manu, qui vient de tuer son frre en lui tirant dessus, se
rencontrent par hasard dans une gare dserte. Elles se lient damiti au
cours dun voyage qui les amne la mer. Elles tirent sur une femme
prs dun distributeur dargent et volent son argent. Elles emmnent
deux hommes dans la mme chambre dhtel et couchent avec eux.
Manu et Nadine prennent soin lune de lautre, mais elles ne se
touchent pas. Elles volent la voiture dun homme et lui roulent dessus,
tirent sur un vendeur dun magasin darmes, ramassent un type dune
cinquantaine dannes et le battent mort parce quil a voulu utiliser
un prservatif. Elles tirent sur un homme dans la rue qui leur faisait
des propositions en utilisant un langage vulgaire. Nadine couche avec
un employ dhtel tandis que Manu couche avec un homme quelle a
choisi dans un bar. Elles sont arrtes par des policiers quelles
finissent par tuer et elles emmnent avec elles une jeune femme qui
tait avec eux. Elles tuent un homme chez lui et volent ses diamants

19
Trinh Thi explique dans Bad Girl : Ce nest pas du cinma bourgeois. Cest avec
des gens vraiment sincres... .
230 Julie Monty

cachs dans un coffre. Elles vont dans un night club, tirent sur tout le
monde, torturent un homme et lui tirent une balle dans lanus. Manu
est tue dans une station service, par un des employs. Nadine enve-
loppe son corps dans une couverture et y met le feu. Elle se met le
revolver sur la tempe, mais est arrte par la police avant quelle ne
puisse tirer.
Ces anti-hrones, Nadine et Manu, subvertissent lensemble des
mythes de la culture htronormative grce des mthodes qui, a
priori, paraissent promouvoir les caractristiques traditionnellement
attribues aux femmes telles que la passivit et la soumission, mais
qui, en dfinitive, clbrent lagentivit sexuelle fminine. Durant la
scne du viol, les deux femmes victimes, Manu et sa copine, ragis-
sent de faon oppose. Son amie soppose violemment son agresseur
en hurlant et frappant. Manu dboutonne calmement son pantalon et
se met quatre pattes comme son assaillant lui ordonne de le faire.
Cependant, ce dernier ne peut maintenir son rection parce que Manu
refuse de faire pivoter ses hanches. Son agentivit rsulte de sa passi-
vit. Sa force provient de son instinct de survie, de sa connaissance du
fait que, bien quil puisse abuser delle physiquement, son agresseur
ne pourra jamais lui enlever ce qui est prcieux. Elle dclare quelle
ne possde en elle rien de valeur quelle puisse offrir, sachant quen
tant que femme dans un monde satur de violence masculine, elle
prend un risque chaque fois quelle entre dans la sphre publique.
Manu reste en contrle de ses motions et ds lors, elle nest pas aussi
battue ni ensanglante que son amie20. Bien que Manu russisse
exprimer ses motions de sa propre faon, la scne du viol nen reste
pas moins drangeant pour laudience. Despentes dfend cette scne
dans un entretien : Nous navons pas invent le viol. Jai t viole
une fois et une de mes actrices aussi. Cest horrible et je ne vois pas
pourquoi je naurai pas trait le sujet de cette faon-l 21. Dans la
scne finale, qui rappelle le film de John Boorman, Dlivrance (1972)
et en particulier la scne du viol qui ouvre le film, Manu oblige un
homme, dans un club o sont organises des partouzes, se mettre
quatre pattes et crier comme un porc. Ici, les rles sinversent et

20
Dans le roman Baise-moi de Despentes, la copine de Manu est tue par leurs
agresseurs.
21
We didnt invent rape. Ive been raped and one of my actresses has been raped...
Its horrific, so I dont see why I shouldnt treat it that way dans Sick Sisters ,
Sight and Sound, vol. 11, n 7, 2001, pp. 28-29.
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 231

Manu est dominatrice tandis que lhomme est soumis. Cette scne de
fantasy symbolise lappropriation par les femmes de la position de
pouvoir que les coralisatrices revendiquent pour les femmes dans
notre socit contemporaine.
Dans toutes les scnes de sexe explicites, y compris la scne du
viol, Manu et Nadine exercent un certain contrle de leur sexualit.
Quand Nadine, qui fut prostitue pendant un moment, est avec un
micheton, elle refuse ses tentatives multiples de lembrasser sur la
bouche. Elle regarde la tlvision pendant quils font lamour, se
concentrant sur ce qui lui fait plaisir elle (elle est excite par des
images pornographiques) et non lui. Dans une autre scne, Manu et
Nadine font lamour, chacune un homme, dans des lits spars mais
dans la mme chambre. Toutes les deux prouvent du plaisir, non pas
des hommes, mais de se regarder lune lautre faire lamour. Au fur et
mesure que le film devient plus cauchemardesque, les femmes
deviennent galement plus violentes, leur domination sexuelle sur les
hommes plus ouverte galement. Elles couchent avec des hommes et
les tuent ensuite. Manu et Nadine font, dans le film, des choses
indicibles, linstar de Despentes et Trinh Thi, les ralisatrices, qui
ont instill des scnes dune extrme violence et des scnes de
sexualit fminine dans un cinma mainstream.
Trinh Thi et Despentes non seulement minent les conceptions
communes de la sexualit et de la violence fminines, mais elles
problmatisent aussi nos conceptions de ce quest le genre sexuel.
Irigaray et Butler remettent toutes deux en question la notion de genre,
mais de points de vue diffrents. Tandis quIrigaray, dans Ce sexe qui
nen est pas un, se focalise sur le dni de toute sexualit fminine dans
la thorie psychanalytique et sur la dfinition des genres sur base du
sexe biologique, Butler, dans Subversive Bodily Acts souhaite la
fin de la notion pr-tablie de deux genres distincts. Bien que leur
approche soient diffrentes, les deux thories de ces fministes
aboutissent la mme conclusion, savoir que la rsistance est
ncessaire. Baise-moi est un film qui dmontre la similarit sous-
jacente entre les conceptions dIrigaray et Butler. Nadine et Manu
dstabilisent le systme binaire des genres fminin et masculin, en
exhibant des comportements la fois hyper-fminins et hyper-
masculins. Dun ct, ce sont des femmes qui portent des armes feu,
qui boivent de la bire, qui sont amateurs de vidos pornos, qui se
masturbent de faon obsessionnelle et considrent les hommes comme
232 Julie Monty

des objets sexuels. Dun autre, elles portent des mini-jupes et des
soutiens-gorges pigeonnants, se maquillent ou polissent leurs ongles
dans presque toutes les scnes et elles sont soucieuses des autres et de
leur bien-tre. Cette instabilit en matire de performance des genres
sexuels se poursuit tout au long du film. Au dbut, Nadine prend soin
de son meilleur ami, Francis, une came, et Manu agisse comme une
figure maternelle envers Radouan, un dealer de drogue un peu naf.
Elles performent ou font leur genre, comme dirait Butler. Au
dpart, elles se comportent comme des femmes traditionnelles et pas-
sives, mais agissent beaucoup plus agressivement dans les scnes qui
suivent tandis quelles parcourent la France dans leur frnsie
destructrice et sanglante. Le film dmontre que les gens sont diffici-
lement catgorisables en termes de genre sexuel, mais quils se
meuvent dune identit sexuelle lautre. Dans une des scnes finales,
nous voyons Nadine pleurer la mort de Manu, performant encore une
fois un acte fminin traditionnel : prendre soin de quelquun. En exp-
rimentant la thorie de Butler suivant laquelle le genre sexuel se
dfinit par ce que lon fait et non par ce que lon est, et la thorie de la
mimesis dIrigaray, selon laquelle le rle fminin doit tre assum
dlibrment pour pouvoir le contrecarrer, Despentes et Trinh Thi
aident les femmes librer leur corps des reprsentations existantes et
questionner les catgories. Baise-moi pourrait en effet reconqurir
une voie pour les femmes.

Conclusion

Il est clair que dans Baise-moi, les vengeresses amorales que sont
Nadine et Manu se vengent non seulement des injustices quelles ont
subies, mais aussi des injustices dont les femmes en gnral sont
victimes. Leur vengeance concerne toute femme qui a souffert ou a t
rendue silencieuse dans une socit domine par les hommes. Elles se
vengent des sifflets, des assauts sexuels verbaux, des assauts physi-
ques, du viol et de linjustice quotidienne avec lesquelles les femmes
sont traites dans nos socits. Cela nest pas nouveau. Les fministes
ont dj attir lattention sur toutes ces problmatiques. Cependant, ce
qui est neuf, cest la manire dont elles reprsentent ces problma-
tiques. Cest ce film, extrme dun point de vue sexuel, gore et vio-
lent, qui est diffrent. Elles ne correspondent aucun modle
dauteurs ou de ralisateurs fministes du pass. Elles ouvrent une
Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi 233

nouvelle voie, une voie qui attire lattention sur des problmatiques
qui concernent la libration sexuelle des femmes, problmatiques qui
ont t enterres depuis le mouvement de libration de la femme dans
les annes 70. Elles font revivre ces problmatiques, entamant de nou-
velles batailles, les faisant voir sous un autre jour, avec un autre centre
dattention et un autre point de vue. Despentes dfinit un fminisme
nouveau, rvolutionnaire qui inclut les hommes et va bien au-del
dun salaire gal sur le lieu du travail. Dans KKT, elle dclare :

Le fminisme est une rvolution, pas un ramnagement des consignes


marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de lchangisme, il
nest pas seulement question damliorer les salaires dappoint. Le fminisme
est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les
autres. Une rvolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne
sagit pas dopposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des
hommes, mais bien de tout foutre en lair. (156)

Bibliographie

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Seul contre tous, ral. Gaspar No, FR, 1998.
Trouble Every Day, ral. Claire Denis, FR, 2001.
Une vraie jeune fille, ral. Catherine Breillat, FR, 1976.
Prgrinations mythiques et rotiques
chez Nancy Huston et Milan Kundera :
LEmpreinte de lange et LIgnorance

Safoi Babana-Hampton

MICHIGAN STATE UNIVERSITY

Rsum : pris du dsir dinsuffler dans lart romanesque une cl de


lecture de leur propre poque, Nancy Huston et Milan Kundera sont
passs moralistes contemporains dont le regard dcal transperce une
ralit en mutation, et une subjectivit tantt paralyse tantt libre par
le doute et langoisse quengendre cet tat de choses. Dans la prsente
tude, il sagira de discerner la manire dont le registre rotique et le
registre politique sentremlent afin dexprimer les effets contradictoires
de ce doute et de cette angoisse. Il sera montr que ce choix rhtorique
exprime les proccupations esthtiques propres au roman francophone de
lextrme contemporain, notamment le souci de comprendre une ralit
sociale changeante et de penser un monde qui se mtamorphose.

Le prsent article est une tude compare des deux romans


LEmpreinte de lange1 (1998) de Nancy Huston et LIgnorance2
(2000) de Milan Kundera, crivains francophones dont luvre
romanesque expansive et lenvergure intellectuelle non seulement ont
largi le champ esthtique de la littrature franaise, mais galement
lont-elles diversifi culturellement en y introduisant des voix et des
espaces qui se situent au-del des frontires nationales de lHexagone.
Il sera question avant tout de discerner la manire dont le registre
rotique et le registre politique se tissent non seulement pour
rinterprter les mythes tablis et rcrire lHistoire, mais surtout
exprimer les proccupations esthtiques propres au roman franco-

1
Nancy Huston, LEmpreinte de lange, Paris, Actes Sud, 1998
2
Nancy Huston, LIgnorance, Paris, Gallimard, 2000.
238 Safoi Babana-Hampton

phone de lextrme contemporain, notamment le souci de comprendre


une ralit sociale changeante et de penser un monde qui se
mtamorphose. Native du Canada, Huston nous plonge travers son
roman dans le tourbillon des vnements politiques qui secouent la
France de la fin des annes cinquante, alors en pleine guerre
dAlgrie, cest aussi le moment o lEurope voit ldification du mur
de Berlin, pendant que son confrre dorigine Tchque, Kundera,
inscrit son roman dans le tumulte des transitions sociales et
idologiques qui ont eu lieu dans lex-Rpublique tchcoslovaque
aprs leffondrement du mur de Berlin. Sur fond du chaos et de la
violence de la guerre dAlgrie, Huston sapplique scrupuleusement
suivre les itinraires singuliers dindividus spirituellement gars dont
la vie prive est inextricablement enchevtres avec les vnements de
la Grande Histoire qui se droulent littralement sous leurs nez.
Paralllement, en peignant lexprience communiste telle quelle fut
vcue par les personnages principaux, Kundera nous invite examiner
les raisons qui les poussent vouloir sarracher leur Histoire au
moment o se profile devant leurs yeux les contours dune nouvelle
socit postcommuniste. Ayant recours un discours qui simprgne
de motifs rotiques, en plus de leur investissement moderne dans le
mythe, Huston et Kundera crent une image kalidoscopique des
expriences personnelles vcues dans les contextes historiques
mouvements dont ils font tat. Leurs textes tracent le parcours
remuant de subjectivits dplaces, errantes, migrantes et disloques,
prises dans le mouvement de lternel devenir, au moment mme o
elles tentent daffronter les questions compliques de la mmoire et de
lexil mles dune nostalgie pour la vie. Les auteurs expriment un
souci pour la lecture contemporaine des mythes tablis et un besoin
dlaborer de nouveaux mythes, pour que de nouvelles subjectivits
puissent merger et quune interprtation adquate des ralits com-
plexes du monde contemporain puisse voir le jour. Lun des mca-
nismes mis en uvre vers llaboration dun savoir nouveau sur soi et
sur le monde est lexploitation mtaphorique des rencontres rotiques
comme moyen de dsengagement envers la tyrannie des discours
identitaires et de vaincre tout ce qui conspire la ngation de la vie.
Les perspectives thoriques dans lesquelles sinscrit lanalyse qui
suit sinspirent de la notion drotisme comme participant de laffir-
mation de la vie, telle quelle est articule par George Bataille, et
lide du mythe comme lieu o sinventent et se transforment nos
Nancy Huston et Milan Kundera 239

visions du monde car se greffant pour lessentiel sur la vie. Laccent


sera mis sur la place de lrotisme dans la dfinition du mythe
moderne dans les romans de Huston et de Kundera.
Si on sen remet au point de vue de Kundera sur le roman moderne
comme la sphre privilgie de lanalyse, de la lucidit, de liro-
nie 3, les romans de Huston et de Kundera soffrent comme un espace
qui orchestre un dialogue rflchi avec la modernit rappelant les
proccupations majeures de nombre de penseurs modernes du XXe
sicle cet gard. Pour beaucoup de critiques dart comme Gatan
Picon, lurgence dimaginer de nouveaux mythes simpose comme
tche primordiale de lcrivain contemporain. En faisant le bilan des
socits occidentales daprs les deux guerres mondiales et les guerres
coloniales, celui-ci constate que : Notre chec [] il ne se peut quil
natteste une certaine inadaptation de notre pense et de nos instincts
la nature des choses et aux exigences de lhomme 4. Dans son loge
du mythe comme articulation dun monde possible, Picon insiste sur
ses valeurs de transformation : Notre mythe est un mythe du deve-
nir propose-t-il5. Picon interpelle tout particulirement une civili-
sation o le ralisme et le rationalisme, comme fondements principaux
de lordre humain, ne valorisent pas limagination et lesprit libre, et
donc freinent la possibilit de transformation6.
En attirant lattention sur les cueils inhrents un ordre civilisa-
tionnel fond sur le ralisme ou le rationalisme, Picon considre que la
ngation de la volont de lhomme en est parmi les effets les plus
angoissants. Il lui oppose ainsi un ordre humain rv se constituant
dabord comme une affirmation de la vie pour mieux penser le
monde : notre espoir est de voir le mythe qui affirme lhomme lem-
porte sur celui qui le nie 7. Son point de vue sur lart du XXe sicle, y
compris les courants littraires qui avaient pour doctrine lart pour
lart, tendent le terrain de cette rflexion : rien nimporte
lhomme, sinon vivre, et savoir si lon peut, comment lon peut vivre.
Lart serait sans valeur si son objet tait autre chose que la vie 8.
Rver la vie et penser le monde comme objet ultime de lart, tel que

3
Milan Kundera, Le Rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, p. 64.
4
Gatan Picon, La Vrit et les mythes, Paris, Mercure de France, 1979, p. 179.
5
Ibidem, p. 220.
6
Ibidem, p. 200.
7
Ibidem, p. 209.
8
Ibidem, p. 260.
240 Safoi Babana-Hampton

lenvisage Picon, revient pour lart hberger dans son domaine la vie
dans son paisseur, sa complexit et sa plnitude :

Lart contemporain ne pouvait pas russir se vider du monde []. lart,


nous demandons quil nous parle des drames et des joies de notre vie, quil
nous montre ces objets, ces visages qui nous enchantent ou nous hantent :
quil nous rapproche de notre ralit, pour nous permettre de la matriser9.

Les rflexions humanistes de Picon font cho celles de beaucoup


dautres de ses contemporains. Dplorant laridit littraire de lpo-
que et les visions mcanistes et absolues du monde promues par les
doctrines scientifiques du XXe sicle, Simone Vierne affirme que le
mythe moderne demeure la fois un mode de connaissance une
manire de penser hors des cadres de la rationalit, sur un mode
potique, et un objet de connaissance qui nous claire sur des modes
de pense autres, que notre temps peut faire sien, sil veut tenter de
vivre 10. Dcrivant les proprits du mythe moderne daprs le
modle quen donne le philosophe Georges Sorel, Willy Gianinazzi
propose dans ce sens que lambigit en reprsente un trait
constitutif :

[Le mythe] est autant modelage de, que model par une identit fluide
mme de relier la vivacit dun pass filtr et assum avec laction prsente
en vue de projections dides cratrices sur le court terme. Il est tant
renforcement de, que renforc par une vitalit et une volont dbordantes
qui cooprent au renouvellement de la socit en en stimulant l esprit
dinvention 11.

La fascination de lart moderne pour le mythe a t souligne par


12
nombre de critiques dart, tels John Vickery ou Franoise Gaillard
qui associe le retour du mythe ou le renchantement du monde
dans lge de la modernit un malaise dans la culture occidentale,

9
Ibidem, p. 261.
10
Simone Vierne, Prface , dans Simone Vierne (d.), Le Retour du Mythe,
Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, p. 8.
11
Willy Gianinazzi, Naissance du mythe moderne : George Sorel et la crise de la
pense savante (1889-1914), Paris, ditions de la Maison des sciences de lhomme,
2006, p. 209.
12
John Vickery, Myths and Texts: Strategies of Incorporation and Displacement,
Baton Rouge/London, Louisiana State University Press, 1983, p. 54.
Nancy Huston et Milan Kundera 241

13
engendr par la crise de la raison . Sappuyant sur la dfinition
quen donne Paul Valry, Alain Deremetz remarque que le mythe,
prenant racine dans les valeurs de la vie humaine, est lhomme
inventant le monde []. Il est un jeu de langage, le jeu crateur du
14
langage . Lide du pouvoir crateur du mythe conduit considrer
avec Pierre Brunel que : [L]e mythe est un ensemble, qui ne saurait
15
se rduire ni une situation simple [] ni un type .
Compte tenu de lesthtique romanesque pratique par Huston et
Kundera, laquelle procde du dploiement dun langage fluide,
poreux, ambigu, densment intertextuel, et surtout conscient de son
pouvoir de cration, il est ais de constater que leur conception du
roman en tant quhistoire fictive saccorde plusieurs gards avec les
perceptions labores ci-dessus relativement au mythe ; car
[M]ythe et histoire se rangent tous deux dans la catgorie du
16
rcit . Se pencher sur la question du mode dorganisation du rcit
serait donc indispensable pour asseoir la construction des rapports
rotiques ainsi que la conception et la fonction du mythique dans
LEmpreinte de lange et LIgnorance.
LEmpreinte de lange offre un festin de rcits entrelacs o se
lovent des points de vue et des perceptions diverses de lexprience
humaine. Le roman raconte lhistoire de Saffie, une jeune allemande
qui, visiblement inexpressive, met les pieds sur le sol franais pour
faire le deuil du trauma dun pass indicible ou du moins le fuir. Elle
trouve un emploi chez Raphal, un fltiste de renom qui lengage
comme femme de mnage, mais tombant sous son charme mystrieux,
il lui demande un jour sa main en mariage. Aprs une grossesse
angoissante durant laquelle elle tente de se faire avorter, tant accable
par des rves dinfanticides associs aux crimes nazis, leur fils Emil
est n et accueilli par sa mre de manire trangement apathique.
Indiffrente aux tentatives successives de son mari pour mener une vie

13
Franoise Gaillard, Le Renchantement du monde , dans Antoine Faivre et
Frdrick Tristan (ds), Le Mythe et le mythique, Actes du colloque organis Cerisy
en juillet 1985, Paris, Albin Michel, 1987, p. 50.
14
Alain Deremetz, Petite histoire des dfinitions du mythe , dans Pierre Cazier
(d.), Mythe et cration, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 16.
15
Pierre Brunel, Mythocritique : Thorie et parcours, Paris, Presses Universitaires de
France, pp. 28-29.
16
Gilbert Durand, Permanence du mythe et changements de lhistoire , dans
Antoine Faivre et Frdrick Tristan (d.), Le Mythe et le mythique, op. cit., p. 17.
242 Safoi Babana-Hampton

de couple normale , Saffie sinstalle dans une vie bourgeoise sopo-


rifique, dnue de passion pour la vie, jusquau jour o elle rencontre
Andrs, un luthiste juif hongrois vers qui le hasard la mene pour
rparer la flute de Raphal, et qui porte sa part de la souffrance
inflige par les crimes nazis. Cest le moment tournant qui va tout
changer dans la vie de ces trois personnages pris simultanment dans
la tourmente de la violence politique qui traverse Paris lpoque.
On peut considrer ce roman comme traduisant lintrt port par
Huston lexploration du corps tranger dans la socit franaise.
Lanalyse quelle entreprend de la vie et de luvre de Romain Gary,
partir des mots de celui-ci qui se considra comme corps tranger
dans la littrature franaise , trouve plusieurs chos dans ce roman.
Huston prsente Gary comme un penseur nomade qui, toujours mal
dans sa peau , cherche augmenter la friction entre lui et le monde
autour, ainsi que la langue quil parlait. Par consquent, Gary voulut
exprimer une identit irrductible, inclassable et inassimilable 17.
Huston voit chez Gary la manifestation dune conscience tourmente
qui va la rencontre de lexprience humaine pour lenlacer dans son
ensemble, en rejetant tout ce qui, dans le quotidien, peut offrir un
ordre des choses rassurant18.
Cest prcisment limage dune craquelure dun ordre des choses
rconfortant lorsquil est confront au regard du corps tranger
quvoque Huston dans son roman. Raphal et Saffie forment un
couple trange du fait que limage dun musicien dont la vie bour-
geoise discipline et imperturbable (quoique excentrique), et les ides
sereines et notes musicales bien ordonnes, est contraste avec celle
dune femme vulnrable, tourmente et dsempare qui vit silencieu-
sement dans le vide, la terreur et la solitude. Pour Saffie, ce mariage
est une manire de protger son monde intrieur vulnrable et de ne
plus avoir le confronter. Si comme le maintient Georges Bataille
Lrotisme est lun des aspects de la vie intrieure de lhomme []
Lrotisme est dans la conscience de lhomme ce qui met en lui ltre
en question 19, la rencontre de Saffie avec Andrs a lieu au moment
o elle se croyait tre labri de tout ce qui peut lui rappeler la
dsintgration de son monde intrieur et de son tre encore hant par

17
Nancy Huston, Romain Gary: A Foreign Body in French Literature , Poetics
Today, vol. 17, n 4, Winter 1996, p. 556.
18
Ibidem, p. 565.
19
Georges Bataille, Lrotisme, Paris, Les ditions de Minuit, 1957, p. 35.
Nancy Huston et Milan Kundera 243

le pass, aprs avoir construit une nouvelle identit franaise et


bourgeoise. Succomber aux charmes dAndrs au dbut produit donc
chez elle leffet dun pige inattendu. Dans le curieux atelier
dAndrs, Saffie est sduite vers une rencontre rotique enveloppe
dambigit, qui la libre enfin des spectres du pass, mais aussi
dclenche-t-elle une raction en chane dangereuse qui bouleverse
demeure lunivers de tous les personnages et change leurs destins de
manire radicale.
On peut considrer que lattirance quexerce Andrs sur Saffie
mane du fait que, outre le fait dtre en mesure de comprendre son
trauma plus que tout autre, Andrs est un homme sans fards (drle et
grave, sensible et bourru, tendre et violent, tout la fois). Contraire-
ment lartifice qui entoure le mode de vie rassurant de Raphal (per-
sonnage nanmoins touchant), et qui souffre dune adhsion aveugle
aux conventions bourgeoises de lpoque, Andrs se sent profond-
ment concern par ce qui se passe ailleurs et ce qui arrive aux autres et
maintient, de ce fait, un contact plus profond avec le rel. La narra-
trice souligne de manire ludique lcart important entre la vie de
Raphal et celle dAndrs en dcrivant la faon dont chacun deux vit
lexprience dune perte : alors que pour Andrs la perte voque la
disparition tragique de sa famille sous leffroyable barbarie nazie,
pour Raphal elle voque lpisode o sa flte fut crase par les pieds
des Algriens qui manifestrent pacifiquement dans les rues de Paris,
alors quil se mit en route pour rentrer chez lui : quand jai senti que
je perdais ma flte dans le tumulte dit-il Saffie, ctait comme si
javais tout perdu (192). Andrs comprend que son identit est
indissociable de sa relation avec les autres et veut tre l o a se
passe. Pas coup, pas accroupi derrire un tas de charbon, dans une
cave, pas prfrant la facilit, le confort, la musique (188).
La fonction dAndrs en tant que personnage est double. Dune
part, ce rle consiste exposer la myopie culturelle ainsi que laveu-
glement historique sidrants dans lesquels patauge Saffie car elle ne
parvient pas apercevoir les liens qui unissent son destin celui des
autres, lorsquelle tient ce quAlexis Nouss appelle trs justement
la revendication dune exclusivit de la souffrance 20 qui nourrit les
rapports de mfiance, de tension et de conflit avec les autres. Le narra-
teur rsume ce problme en dcrivant sa raction aprs quAndrs lui

20
Nouss, Alexis, Plaidoyer pour un monde mtis, Paris, Textuel, 2005, pp. 35-36.
244 Safoi Babana-Hampton

a fait voir les malheurs des Algriens dans les banlieues de Paris :
devant le spectacle navrant de la misre des Algriens, elle ne trouve
encore qu lui parler de sa souffrance (179). Pour exposer la
situation de Saffie comme personnage se croyant non concern par la
vie des autres, mais dont la vie en ralit est profondment imbrique
dans celle dautrui, la narratrice recourt lintgration simultane de
deux niveaux de rcits enchanant ce quelle appelle la grande Histoire
(celle de la guerre et de la mort qui dciment des peuples entiers) aux
petites histoires des personnages (celle du triangle amoureux) : Lt
est chaud. En mtropole et outre-mer la violence prolifre [], trois
musulmans abattus par des policiers, bong ! OAS, bang bang ! FLN.
Atrocits et contre-atrocits []. Pendant ce temps, Saffie joue avec
Emil dans leau turquoise de la mer Mditerrane [] sendort sous
les palmiers (174). Ce genre de transitions brusques entre rcit de la
mort et rcit de lamour est frquent dans ce roman, pour souligner la
prise de conscience des personnages de leur place dans un monde o
se ctoient les contradictions, des histoires simultanes et htrognes,
en tmoignent les rfrences multiples la guerre dAlgrie et au
monde : O est le monde en ce dbut de dcennie ? (160), ou
encore Comment tant de mondes peuvent-ils coexister sur une seule
plante ? (162). Dans son traitement de lhistoire de la guerre
dAlgrie, le roman de Huston, paru un an avant ladoption par le
gouvernement franais de la loi du 18 octobre 1999 (162)21, rappelle
ainsi par sa juxtaposition de la vie banale dun couple bourgeois et
lHistoire sanglante de la guerre dAlgrie la reprsentation cinmato-
graphique de la guerre dAlgrie dans de tels films que Muriel
(dAlain Resnais, 1963), Diaboliquement votre (de Julien Duvivier,
1967), Cach (de Michael Haneke, 2005) o les vnements
dAlgrie sont refouls et relgus au domaine de linconscient collec-
tif de la bourgeoisie franaise. Le personnage principal de Diaboli-
quement votre, atteint damnsie la suite dun accident de la route,
devient victime des escroqueries de deux amants qui, pour faire
fortune, tentent de lui faire disparatre pour toujours ses souvenirs de
soldat pendant la guerre dAlgrie. Dans ces films, les vnements
dAlgrie ne refont surface que sous forme de rves ou de cauche-

21
Il sagit de la Loi no 99-882 du 18 octobre 1999 reconnaissant officiellement la
guerre dAlgrie, en substituant lexpression oprations effectues Afrique du
Nord , lexpression la guerre dAlgrie [] combats en Tunisie et au Maroc ,
paru dans le Journal Officiel, no 244 du 20 Octobre 1999.
Nancy Huston et Milan Kundera 245

mars, en tous cas, voquant ce qui dans lordre du conscient ou de


lordre social demeure reni, irreprsentable et indicible22.
Dautre part, Andrs voque un tre pour qui les frontires
nexistent pas ou ce que Nouss appelle, dans sa thorie du mtissage
culturel, la capacit de multi-appartenance 23, renforant lhumanit
commune des individus et leur participation un destin partag :
Latelier du luthier reoit beaucoup de visiteurs en hiver car il y fait
chaud [] chaleur du cur et de la musique (144). Aux yeux de
Saffie, le studio dAndrs, accueillant des jazzmen afro-amricains,
des violonistes yiddish, des rfugis dEurope centrale et des collabo-
rateurs du FLN, est un lieu revigorant et un ple positif assurant sa
propre renaissance : Malgr le landau, malgr le bb, elle a le droit
en venant ici de ntre que Saffie. Sa vie allemande nexiste plus, sa
vie rive gauche non plus ; elle peut dire, faire, tre nimporte quoi
elle est libre ! (107). Andrs reprsente une tincelle de vie qui jette
une rare lumire et un feu incandescent sur la vie parisienne inanime
de Saffie qui commence enfin ouvrir sa vie celles des autres depuis
latelier dAndrs : lAllemande donne boire lAlgrien dans la
cour du Hongrois, au milieu des riffs de jazz syncops des Afro-
Amricains (174).
Et pourtant, la narratrice nous empche de nous fier totalement
Andrs. Lorsque Saffie Apprend que lhomme dont elle est amou-
reuse croit au communisme, tout comme les Russes qui ont dvast
son corps denfant en 1945 (152), nous dcouvrons un autre ct
dAndrs, celui dont la souffrance et la colre latente constituent un
point de rapprochement mais galement de tension avec Saffie :
Andrs croit rver. Il le sait, depuis le premier jour il le sait, que le
pre de Saffie tait un bourreau, un nazi, un criminel, quil a particip
au pire (180). La vue de la souffrance des Algriens Paris suscite
de pareils sentiments : Il a la haine, Andrs. Veut lutter maintenant.
Y aller (188). La narratrice montre que la manifestation de cette

22
Il convient de noter lapparition grandissante en ces dernires annes de films tels
que Indignes (2006) et Hors-la-loi (2010) de Rachid Bouchared, et LEnnemi intime
(2007) de Florent Emilio Siri, remettant en question ce long silence et reconstituant
cette mmoire bafoue. Les mots de lpilogue de LEnnemi intime en disent long sur
linscription de ce film dans un projet de restauration dune mmoire oublie : Ce
nest quen octobre 1999 que ltat franais a reconnu officiellement quil y avait eu
la guerre en Algrie .
23
Alexis Nouss, op. cit., p. 35.
246 Safoi Babana-Hampton

relation complique se traduit par la violence rotique dAndrs et la


passivit de Saffie face cette violence : du cur mme de leur
treinte, qui nest plus une simple intrication de membres mais aussi
de noirs souvenirs, de haines et de pertes, surgit la violence : ils font
lamour et en mme temps, du plat de sa main gauche, avec lenteur,
avec dlibration, Andrs la frappe [] et Saffie ne se dbat pas []
au contraire, elle soffre et soffre sans rserve son amant (182).
Mme si la scne carte toute interprtation sans nuance grce la
reprsentation universelle de la souffrance, de la colre et du sens de
perte ressentis par les deux aussi bien que les autres personnages de
nationalits diffrentes, limage dun homme violent et dune femme
passive sinon complice, lassocie paradoxalement un imaginaire
masculin fond sur lrotisation des rapports de force destin
assujettir la femme. Il est paradoxal que Saffie ne puisse exprimer son
dsir qu lintrieur de ce schma de violence rotique associ
Andrs lui donnant accs ses propres motions : Andrs et Saffie
nont jamais t aussi proches [], ils se comportent comme si tout
diffrend entre eux avait fondu purg, catharsis si lon ose dire par
la violence rotique []. Saffie se sent dlest du poids de son
enfance []. Le monde qui lentoure commence enfin pntrer en
elle : par la vue, loue, lodorat, mais surtout par les paroles
dAndrs (184).
Cette passion rotique est dentre de jeu paradoxale. Dune part,
elle est prometteuse de vie, en ce quelle veille Saffie des plaisirs
physiques et des sentiments oublis qui la rappellent lordre de la
vie. Mais tout en laidant retrouver got la vie, cette passion est
aussi dvastatrice, car elle prend la forme dun acte doublement fatal
qui enchaine ladultre linfanticide (lorsque Raphal fait la
dcouverte malheureuse de ladultre de sa femme, il provoque la
mort de son fils un moment o il le force sadiquement lui dire
toute la vrit). Lenchevtrement dlments contradictoires dans
cette relation, notamment de la vie et la mort, est incarn par la vie
dEmil qui jette un pont entre les deux vies diffrentes de Saffie,
laccompagnant dans toutes ses visites clandestines du studio
dAndrs depuis sa naissance jusqu lge de cinq ans. travers une
perspective psychanalytique, Loraine Day considre que cette relation
rotique sinscrit dans un schma de comportements dlinquants dont
le plus dsastreux est linfidlit son mari. Pour Day, le comporte-
ment dlinquant de Saffie est autant un geste de protestation contre la
Nancy Huston et Milan Kundera 247

perte quelle subit quun signe despoir (quoique trahissant un gos-


me abusif) du fait quil souligne sa capacit de survivre malgr tout
obstacle. Pour Day, la rencontre rotique a pour effet positif damorcer
un comportement psychique o un rare sens dinitiative, de sponta-
nit et de vivacit regagne Saffie24.
La force du roman de Huston rside dans lexploration de thmes
o il ny a pas de place pour les visions manichennes de lexprience
humaine. En examinant lventail des motifs du comportement
humain ainsi que des malentendus qui constituent la racine des
problmes de conflits et de violences dans la vie humaine, Huston
prsente une palette de perspectives de tous les acteurs du mme
vnement. Cest ainsi que la passion rotique entre Saffie et Andrs
serait simultanment un acte perfide (vu par Raphal), une source de
renaissance (pour Saffie), une manifestation de luniversalit de
lamour face aux divisions idologiques (pour Andrs) et lheureuse
dcouverte dune figure parentale (pour Emil). Dautre part, vu les
sentiments de culpabilit la tenant en prisonnire cause des crimes
nazis perptrs par son pre, on peut supposer que Saffie prouve
leffet librateur de navoir de compte rendre personne, et
dcouvre, quoique dune manire fort couteuse, que lun des impra-
tifs ncessaires pour sa survie en tant qutre humain est dentre-
prendre le travail sur soi pour permettre lvolution de son me.
Lhistoire damour entre Andrs (un Juif) et Saffie (une Allemande)
est aussi celle de communauts divises par lHistoire mais runies
par leur hritage humain qui comprend les valeurs de la vie aussi bien
que les manifestations diverses de la cruaut. Andrs propose Saffie
que les souffrances prsentes des Algriens dans les banlieues de Paris
sapparentent, sy mprendre, celles passes des Juifs : Je dis les
gens ils ont laiss faire les nazis, ils ont pas remarqu les six millions
de morts []. Saffie ! Moi je sais ! Je sais ce qui se passe ! Autour de
Paris, dj, les camps de concentration pour les musulmans (186).
Cest par le biais de cette relation amoureuse avec Andrs que
Saffie parvient sortir de son isolement et dfaire sa propre
mythologie qui la gardait jusquici dans son emprise, tant construite
autour de la rduction de son destin au sentiment doppression inflige
par les criminels de guerre, tout en rclamant lexclusivit de ce

24
Loraine Day, Trauma and the bilingual subject in Nancy Hustons LEmpreinte de
lange , Dalhousie French Studies, n 81, 2007, pp. 6-8.
248 Safoi Babana-Hampton

destin. La description de ses promenades dans Paris serait-elle peut-


tre lexpression de son dsir. Ce besoin existentiel expliquerait son
indiffrence aux consquences ruineuses de ses actions, et aussi la
transformation remarquable quelle subit en tant que personnage dont
la vie exagrment mcanique devient compltement imprvisible et
fuyante la fin. Saffie chappe toute attente du lecteur, lil vigi-
lante de la concierge de limmeuble, Lisette Blanche, et de lhistoire
elle-mme, comme pour viter toute possibilit nouvelle de se faire
prisonnire de quelque chose ou de quelquun : Quant Saffie, elle a
disparu ; personne Paris ne la plus jamais revue. [] Elle stait
volatilise, tout simplement. Et la concierge, pour une fois, navait
rien vu. Mme moi je ne sais pas ce quest devenue mon hrone.
Nous savons si peu de choses les uns des autres Cest tellement
facile de se perdre de vue (215).
La fonction de la rencontre rotique chez Huston est dexposer les
personnages leurs contradictions, confirmant ce que Brunel pense du
texte littraire : Le texte est [], comme le mythe, le lieu de mul-
tiples contradictions 25. Dabord, ce qui frappe dans lorganisation
narrative cest laspect intermittent et inachev des histoires racontes
et le passage incessant de lune lautre, soulignant de la sorte leur
rapport de simultanit et dinterdpendance comme les pelures de
loignon. Ceci renforce limage dun monde multidimensionnel en tat
de flux, liminant toute implication dordre hirarchique comme
principe qui structure lhistoire et le sens des vnements. Il nest pas
tonnant que lespace de ce roman soit un endroit qui accueille
diverses langues : le franais, langlais, lallemand, lhongrois mais
aussi le franais approximatif de Saffie et dAndrs, et enfin le
langage de lenfant Emil. Le roman se soucie pour offrir toutes les
voix un accs gal la parole, sans chercher les rabattre sur la voix
unique dun narrateur extrieur et omniscient. Ce penchant pour la
multiplication des perspectives se voit aussi dans la cration finement
et irrductiblement complexe des personnages Saffie, Raphal et
Andrs. Aucun de ces personnages ne rpond aux attentes morales et
conventionnelles du lecteur : Saffie se prsente la fois comme
victime dun trauma dvastateur denfance, mais aussi est-elle asso-
cie la trahison perfide de son mari en plus de lindiffrence mater-
nelle ; Raphal se prsente la fois comme mari confiant et

25
Pierre Brunel, Mythocritique, op. cit., p. 71.
Nancy Huston et Milan Kundera 249

affectueux, mais aussi est-il associ linfanticide, sans mme parler


de sa complicit avec un ordre social brutalement dnonc par la
narratrice car volontairement insensible aux drames qui secouent le
monde autour ; et Andrs se prsente comme un humanitaire dont les
souffrances personnelles et lme trouble lui permettent de tter le
pouls de la souffrance humaine, mais aussi est-il associ la violence
rotique qui va en tandem avec la violence de ses ides rvolution-
naires.
Cet aspect dune pense remuante, dun point de vue narratif
toujours dcal, se voit dans la description changeante de lespace. Il
est clair que, quoique le contexte historique voqu soit celui de la
guerre dAlgrie, la narratrice ne tente nullement de fixer le cadre de
laction dans une lecture unique des actions et vnements. Dans le
roman, Paris est une ville qui change de cartographie sous nos yeux,
se convertissant dun espace bourgeois claustrophobe rappelant celui
du studio de Raphal, une ville tentaculaire dont les frontires relles
et imaginaires se dfont et se refont sans cesse, stendant au-del de
la vie bourgeoise que reprsente Raphal pour rendre compte de la
prsence de nouvelles populations migrantes. Ce Paris est un lieu o
se croisent, se forment et sinventent de nouvelles identits et o
slvent les voix des marginaux. travers la description de situations
bien prcises, Huston runit des personnages et des lieux que tout
spare en apparence (les frontires nationales, religieuses, linguisti-
ques, de classe et de genre) et svertue mettre en relief les liens qui
se forgent entre eux et qui rsultent de leur contact : la description
prolonge et minutieuse des voyages dvasion de Raphal, des
dplacements de Saffie dans Paris, en plus de son immigration envers
la France, et le dpart en exil dAndrs ponctuent cette atmosphre
gnrale de mobilit et de transmutation.
Toute la structure narrative confirme lide que les personnages
voluent dans un univers mobile et ttonnent sur un terrain dont les
repres sont instables et assument de nouvelles configurations. En
laissant la Grande Histoire et les petites histoires sinterpntrer sans
frontires, le roman ne met la Grande Histoire ni en arrire-plan ni en
premier plan, mais lui assigne la fonction daccompagner et de
fconder les petites histoires. Laffinit de Huston pour les cadres
desserrs qui ne fixent pas le sens de laction, et qui partent sur des
dtails dordres diffrents, a pour effet de laisser libre cours la
volont des personnages et limagination du lecteur pour ouvrir un
250 Safoi Babana-Hampton

espace constructif dinterrogations et dinterprtations. Leffet esth-


tique qui en rsulte est de peindre notre savoir comme fragmentaire et
incertain, et de dfinir le vrai non en termes de ce qui se case aisment
dans le cadre familier des mythes sacres, des vrits immuables et
des connaissances tablies, mais en termes de ce qui mine ce cadre, y
chappe et ne sy rduit pas : les anomalies, les nuances, les dcouver-
tes accidentelles et les expriences drangeantes. Le portrait de per-
sonnages qui surgit de cet univers est celui de ltre entier vu de tous
les angles et dont le parcours engage les gradations diverses de la
conscience lui permettant de se rinventer perptuellement : Notre
histoire nous sachve l o elle a commenc, l o Saffie a pos le
pied pour la premire fois sur le sol franais : la gare du Nord
(218). En choisissant un lieu de voyage, de dpart, comme lieu
dachvement de lhistoire, la narratrice met en relief la fin de
lhistoire comme recommencement dune nouvelle histoire, et donc
dune nouvelle vie qui reste crire.
Il est significatif que le commencement dune nouvelle vie pour
Saffie soit li la rupture dfinitive de tout lien avec la maternit.
Dabord, elle donne naissance un enfant quelle a tent de tuer
lorsquil tait encore un ftus ; aprs sa naissance, elle labandonne et
nglige son ducation et semporte avec sa passion amoureuse ; et
enfin elle provoque son meurtre par un pre rong par la jalousie. La
maternit est un thme souvent scrut par Huston et se rejoint sa
rflexion sur le rle du romancier et la fonction du roman. Lcriture
romanesque pour Huston est un lieu darrachement la mre, comme
symbole dattachement aux ides rconfortantes. Huston remarque
aussi que le renoncement la maternit est associ au regain du
pouvoir fminin26. Le portrait ngatif de la mre reflte donc son
scepticisme lgard des romans dont les auteurs cherchent, telle une
mre, peindre le monde sous des couleurs harmonieuses et nourrir
un faux sentiment de scurit chez le lecteur. Andrs agit dans ce sens
en porte-parole de Huston lorsque, face la personnalit enfantine et
frileuse de Saffie qui est curieuse de savoir plus sur sa famille (ne
sachant pas que tous taient partis la boucherie (121), il se
demande Faut-il le lui dire ? [] Pourquoi lui dire ces choses-l
plutt que dautres ? Sous prtexte quelles sont vraies ? (121). Or

26
Nancy Huston, The Matrix of War: Mothers and Heroes , Poetics Today, vol. 6,
n 1/2, The Female Body in Western Culture: Semiotic Perspectives, 1985, p. 164.
Nancy Huston et Milan Kundera 251

pour Huston, pour quun romancier puisse crire une histoire qui a du
sens, il devrait tre en mesure daccepter le non-sens, de faire face la
laideur, de dcrire lhorreur et de comprendre la trahison et la perte27.
Autrement dit, en soulevant des questions difficiles sur les lments
drangeants du rel, tels la cruaut, limpensable et la souffrance,
Huston souhaite exploiter lespace romanesque pour les exposer
comme tels afin davancer sur ces points notre connaissance de
lexistence humaine et la maitriser comme le propose Picon, sinon
changer la condition humaine avec responsabilit.
Par consquent, le portrait de ces personnages pris dans le cycle de
rptition permet la rflexion non seulement sur leur condition de
victimes de la souffrance mais aussi sur le rle quils jouent dans la
perptuation de cette souffrance qui entrave leur panouissement total,
car ils omettent de rflchir aux consquences de leurs actions sur les
autres. Huston sinterroge sur le rle que jouent ces personnages pour
transmettre leurs souffrances tel un hritage :

Faibles nous sommes, et craintifs, et surtout las, las. Aveugles et muets nous
sommes, les yeux bands par nos propres mains, la gorge obstrue par nos
cris. Nous ne savons gurir notre douleur, seulement la transmettre, la
donner en hritage. Tiens chri. (196)

Si ltre de ce que nous sommes est dabord hritage 28 comme


le propose Jacques Derrida, la vie des trois personnages est
ncessairement ptrie de leur lourd pass historique dont le prsent
constitue un prolongement, et dans ce cas, il revient au roman de
montrer que Cet hritage, il faut le raffirmer en le transformant
aussi radicalement que ce sera ncessaire 29 et surtout quil ny a
[p]as dhritage sans appel la responsabilit 30.
Ltablissement de parallles entre la grande Histoire et les petites
histoires comme mode de structuration du roman est un principe quon
rencontre galement chez Kundera. Se prsentant rsolument comme
un voyage dans le temps et lespace, LIgnorance raconte lhistoire de
deux compatriotes tchques, et Irena Josef, immigrs en France et au
Danemark respectivement, qui entreprennent, sous les pressions

27
Nancy Huston, Novels and Navels , Critical Inquiry, vol. 21, n 4, Summer
1995, p. 712.
28
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galile, 1993, p. 94.
29
Ibid.
30
Ibidem, p. 150.
252 Safoi Babana-Hampton

moralisantes des autres, un retour leur pays dorigine aprs la chute


du mur de Berlin : Sylvie, lamie franaise dIrena, ainsi que la femme
danoise de Josef (lorsquelle fut encore vivante), croient fermement
quils devraient rentrer chez eux par fidlit leur pays dorigine.
Partant tous les deux le mme jour, leurs chemins se croisent
laroport Charles de Gaulle o ils prennent le mme avion depuis
Paris. LorsquIrena croit avoir reconnu en Josef lamour de sa
jeunesse, un premier contact se produit entre les deux dans lavion.
Cette rencontre impromptue culminera en une aventure rotique in-
acheve qui rompra dfinitivement toutes leurs attaches avec leurs
pays dorigine et du mme coup avec une aventure sentimentale de
jeunesse.
travers cette conception de lexprience humaine, tressant vie
prive et publique, se dveloppe une critique draconienne de ce que
Jean-Pierre Sironneau dsigne comme les mythologies politiques
voquant un ordre social enracin dans des conceptions absolues de
lidentit, telles la nation, lHistoire, lorigine ou le sol, ptissant de
ce dsir spcifiquement religieux quest le dsir dAbsolu 31. Toute
la rflexion esthtique qulabore Kundera dans son essai sur lart du
roman est ancre dans lide du roman comme incarnant lesprit de
complexit qui soppose la tendance de la culture politique et des
mass mdia rduire la condition humaine une complexit quil
tudie souvent travers lexploration des affinits entre les mca-
nismes au cur des grands vnements historiques et ceux rgulant
des situations prives de la vie quotidienne32.
Lexprience rotique dIrena et de Josef se prsente comme
rencontre de deux tres aux destins croiss se recoupant leur tour
avec lHistoire de leurs pays dorigine, tout en se jouant delle comme
point dancrage absolu de leurs identits : Ce nest que dans notre
sicle que les dates historiques se sont empares avec une telle vora-
cit de la vie de tout un chacun. Impossible de comprendre lexistence
dIrena en France sans analyser dabord les dates (16). Cest dans
cette optique que le roman de Kundera met en relief lvolution
dIrena en tant que personnage alin de ses sentiments : Son dsir ;

31
Jean-Pierre Sironneau, Retour du mythe et imaginaire socio-politique , dans
Simone Vierne (d.), Le Retour du Mythe, Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, 1980, p. 25.
32
Milan Kundera, The Art of the Novel, New York, HarperPerennial, 2000 [1986], p.
109.
Nancy Huston et Milan Kundera 253

la triste histoire de son dsir. Elle navait connu aucun plaisir damour
avant de rencontrer Martin (35). La rencontre rotique dIrena et de
Josef permet leur renaissance leur humanit aprs avoir connu la
ngation de leur tre sous leffet de lHistoire, notamment le rgime
totalitaire. La rfrence lrotisme dans le roman est essentielle, car
dune scne lautre, le narrateur lexploite comme un microcosme
des relations humaines en gnral (comme lvoque Kundera ci-
dessus), pour dnoncer tout systme entranant la dgradation de la vie
humaine et exprimer la libration de ltre. De ce fait, crire
lamour, cest en dire le besoin lancinant, le manque tragique dans les
vies prisonnires de ce qui en est lenvers : lindiffrence, la voracit,
la fureur 33. Le narrateur dcrit leffet de cette exprience sur la vie
de Josef :

ltranger, Josef est tomb amoureux et lamour, cest lexaltation du


temps prsent. Son attachement au prsent a chass les souvenirs, la
protg contre leurs interventions ; sa mmoire nest pas devenue moins
malveillante mais, nglige, tenue lcart, elle a perdu son pouvoir sur lui.
(90)

Lexprience rotique reprsente symboliquement une rupture dans


le temps une rupture reconduite sans cesse. Elle signifie pour Josef
la volont de vivre dans le prsent, pour voluer et sarracher tout ce
qui peut lui imposer cantonnement, enracinement, appartenance et
encadrement, quil associe encore au pays communiste quil avait fui
(pareillement Irena) il y a vingt ans, et le retour auquel lui rappelle
lodysse mythique dUlysse.
Le souci de relire les mythes est clairement mis en valeur dans le
roman : Josef est en train de (re)lire LOdysse dHomre en danois et
Irena dclare y avoir pens aussi. Josef et Irena sinterrogent sur le
sens de leur retour et celui dUlysse. Non seulement considrent-ils le
mythe du retour dUlysse comme nayant pas de place dans le monde
contemporain, mais ils vont mme jusqu maintenir quUlysse ne ft
pas heureux de revenir comme si lodysse dUlysse tait la rflexion
mme de la leur. Car, contrairement limage strotype de limmi-
gr de lEurope de lEst comme victime qui souffre, bannie de son
pays (31), dont lexil serait un enfer et ne reprsenterait quune tape

33
Andr Ricard, crire lamour , crire lamour 2, Montral, ditions de lHexa-
gone, 1987, p. 50.
254 Safoi Babana-Hampton

douloureuse vers le Grand Retour au pays natal, Irena reconstruit sa


nouvelle vie en France sans peine, voire avec une immense satis-
faction et joie de vivre. La mise en relief de la nouvelle vie que sest
cre Irena en France sert problmatiser la notion d immigr et
la prsenter comme une construction historique inadapte une ralit
plus complique : Le communisme en Europe steignit exactement
deux cents ans aprs que se fut enflamme la Rvolution franaise
[]. La premire date a fait natre un grand personnage europen,
lmigr (le Grand Tratre, ou le Grand Souffrant, comme on veut) ; la
seconde a fait sortir lmigr de la scne de lHistoire des Euro-
pens (37-38). Irena rejette lappellation d immigr qui lui est
attribue par les Franais car elle ne sy reconnat pas. La vie en exil
lui pose un tout autre problme. Pour pouvoir rinventer son
existence, il va falloir veiller en elle et repenser le rapport soi, sans
tre entrave en cela par la peur dune mre autoritaire, les attentes
intellectuelles de ses amis franais bienveillants, et le jugement de ses
compatriotes qui par leur dsintrt total envers ce quelle a vcu
ltranger, elles lont ampute dune vingtaine dannes de vie (52).
Son souhait dornavant est de participer plus activement la cration
de son destin et doublier la vie o tout a t dcid pour elle, soit par
sa mre, ses amis franais, son conjoint sudois Gustaf, ou ses
compatriotes. Les scnes o elle contemple sa beaut physique dans le
miroir, marquant sa naissance comme sujet dsirant, sont signifi-
catives cet gard.
Oprant comme un prlude de leur rencontre rotique, lchange
intellectuel entre Irena et Josef autour de LOdysse est significatif du
fait quil souligne leur conscience que rien ne les retient plus dans leur
pays dorigine (191), ce qui leur fait sentir quils sont plutt trangers
dans leur propre pays et une ralit changeante. Cest ainsi que
lorsque Josef retourne Prague parmi les siens, le narrateur nous
dcrit son tat desprit : Il eut limpression de retrouver le monde
comme peut le retrouver un mort qui, au bout de vingt ans, sort de sa
tombe : il touche la terre dun pied timide qui a perdu lhabitude de
marcher ; il reconnat peine le monde o il a vcu (82-83).
Pareillement, rentre la maison, [Irena] devenait une trangre qui
se taisait (113). La reprsentation des rapports rotiques est
troitement lie la rflexion de Kundera sur le rapport la patrie ;
tous les deux semblent tre mis en tension, dans la mesure o le
dernier semble nier voire sacrifier la vie individuelle alors que le
Nancy Huston et Milan Kundera 255

premier laffirme. De plus, cet change met en relief leur dsir partag
de se librer de cet attachement au pays dorigine, qui leur est impos
par les autres : Les Franais confie Irena Josef ne sintres-
saient pas ce que nous pensions, ils sintressaient nous en tant que
preuves vivantes de ce quils pensaient, eux (194).
Comme chez Saffie, ce qui pousse Irena vers cette relation est le
fait de ne pas avoir t matresse de sa vie jusque-l : Depuis
toujours, jai eu limpression que ma vie tait rgie par dautres
(186). Le narrateur dcrit la manire dont lexprience rotique permet
Irena non seulement de sortir des confins des images rductrices de
limmigr qui collent son destin implacablement lHistoire, mais
galement de loppression que lui infligent ses liens de famille :
Sauvagement, lascivement, elle fait lamour et, en mme temps, le
rideau de loubli enveloppe ses lubricits dans une nuit qui efface
tout (207). Paradoxalement, Irena semble avoir remplac une forme
dattachement par une autre ; cest Josef qui remplace dornavant le
lien avec la patrie et les liens de familles dans son univers intrieur :
Irena sest donne lui avec tout le poids de sa vie, tandis que lui
dsirait vivre sans poids (216). Autrement dit, Josef dsire sarracher
toute forme dattachement au pass : ce pass, aujourdhui, tait
loin de lui. Il ne lhabitait plus (177). Le narrateur signale le
caractre illusoire de cette libert retrouve laquelle est engendre par
un grave malentendu : [Irena] a eu limpression que leur histoire
damour, commence vingt ans plus tt, avait seulement t reporte
au moment o ils seraient libres tous les deux (115). Le narrateur
nous exprime son scepticisme lgard des relations humaines qui
cherchent leur justification dans un attachement aux souvenirs :

Jimagine lmotion de deux tre qui se revoient aprs des annes. Jadis, ils
se sont frquents et pensent donc tre lis par la mme exprience, par les
mmes souvenirs. Les mmes souvenirs ? Cest l que le malentendu
commence : ils nont pas les mmes souvenirs ; tous deux gardent de leurs
rencontres deux ou trois petites situations, mais chacun a les siennes ; leurs
souvenirs ne se ressemblent pas ; ne se recoupent pas [] : lun se souvient
de lautre plus que celui-ci ne se souvient de lui. (145)

Irena dcouvre sa grande consternation que ses retrouvailles avec


Josef sont fondes sur un leurre qui entoure les souvenirs quelle gar-
de de son aventure sentimentale avec lui il y a vingt ans : Elle a tout
compris : ce nest pas seulement quil [Josef] a oubli leur rencontre
256 Safoi Babana-Hampton

dans le bar, la vrit est pire : il ne sait pas qui elle est ! il ne la connat
pas ! (213). Si sduisante que cette rencontre rotique puisse lui
paratre, Josef ne saurait lui sacrifier sa libert personnelle sans
rserve.
Alors que Josef et Irena semblent proccups par le sens de leur
retour au pays dorigine au moment prsent, cest lide de leur dpart
rpt qui est sonde par Kundera, o le retour ne serait pas du tout
un retour, seulement lun des nombreux dtours sur le long parcours
de son existence (139). Le roman sachve symboliquement par le
dcollage de lavion de Josef quittant dfinitivement, cette fois-ci, son
pays dorigine : Lavion senvola vers un ciel noir, puis senfona
dans les nuages. Aprs quelques minutes, le ciel souvrit (223).
Cest ainsi que, dans ce roman, lide du dpart continue de jeter son
ombre sur celle du retour. Le choix de laroport comme le lieu o se
situent le commencement et la fin de lhistoire a pour effet de
souligner la fin du roman comme un recommencement, ou le dbut
dune nouvelle histoire, comme chez Huston. Elle voque la
possibilit, pour Josef, dvoluer dabord en tant quindividu (et non
en tant que membre dune communaut nationale), ayant pris
conscience de sa participation laccomplissement de son propre
destin.
La mise en valeur despaces de transition, ouverts, fluides ou inter-
mdiaires notamment laroport et lhtel sites privilgis de
laction la plus importante du roman, celle de la rencontre de Josef et
dIrena, soulignent fermement cette ide. Sur limage de lhtel dans
lespace romanesque moderne, Peter Coulmas maintient : Lhtel est
un lieu de passage [], le client de lhtel est en voyage, loin des
contraintes de chez lui. Cela favorise les rapports sans engagements,
une ouverture lautre et des formes particulires dintimit [].
Lhtel international est lespace romanesque par excellence 34.
Dans ce roman, lrotisme, tout comme lironie et lhumour, remplis-
sent la fonction principale de miner, de transgresser et enfin de dmys-
tifier les dogmes esthtiques, les certitudes morales et politiques, ainsi
que les vidences pistmologiques relatifs la condition humaine.
Ceci est achev dabord travers les rfrences multiples une ralit
changeante, celle de la socit tchque daprs 1989 quand le pays a

34
Peter Coulmas, Les Citoyens du monde : Histoire du cosmopolitisme, Paris, Albin
Michel, Bibliothque Ides, p. 278.
Nancy Huston et Milan Kundera 257

adopt les slogans des temps nouveaux : fraternit de toutes les races ;
mlange de toutes les cultures ; unit de tout, unit de tous (86),
mais aussi par linsertion dune multiplicit de points de vue en
accentuant les divergences existant au niveau des perceptions quont
les personnages de leurs souvenirs et de leurs rapports prsents.
Leffet esthtique est la description dun monde se caractrisant par
lexistence dun maximum de densit et de diversit dans le
minimum despace comme effet de cette ouverture au monde35.
Kundera voit dans ce geste darrachement aux visions mystifiantes
lessence mme du roman trouvant ses sources dans le voyage de Don
Quichotte : un rideau magique, tiss de lgendes, tait suspendu
devant le monde. Cervantes envoya don Quichotte en voyage et
dchira le rideau []. [C]est en dchirant le rideau de la printer-
prtation que Cervantes a mis en route cet art nouveau ; son geste
destructeur se reflte et se prolonge dans chaque roman digne de ce
nom ; cest le signe didentit de lart du roman 36.
Pareillement au cas de Saffie, on assiste dans le parcours dIrena et
de Josef au priple de deux tres qui prouvent un besoin existentiel
de se librer du poids des modles identitaires hrits et qui entrent
dans un processus compliqu les menant vers cette libration. Ce
dcor historique et mythique quinfuse Kundera dans les petites
histoires est un ensemble de tableaux de la tyrannie, de labsurde et de
linjustice dont leffet est danantir la capacit de cultiver ou de
connatre des sentiments humains. La reprsentation du dsir rotique
fournit un contrepoint travers lequel la capacit de faire renatre des
sentiments humains redevient possible. Kundera estime que la
reprsentation de la sexualit dans son uvre lui permet de jeter une
lumire crue sur lessence des personnages et de leurs situations dans
la vie37. Pour contrer les mythologies politiques rappelant le totalita-
risme communiste qui touffe la vie de tous les points de vue,
Kundera, comme le propose Igor Webb, recourt une approche de la
sexualit et de lespace romanesque comme moyens de sinterroger
sur la vie et lexistence humaine, pour ainsi librer la pense du joug
du totalitarisme et offrir la possibilit de vivre38.

35
Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 45.
36
Ibidem, pp. 110-111.
37
Cit dans Igor Webb, Milan Kundera and the Limits of Scepticism , The
Massachusetts Review, vol. 31, n 3, Autumn 1990, p. 358.
38
Ibidem, p. 361.
258 Safoi Babana-Hampton

Ayant en commun le dsir de remettre en question les mythes


fondateurs de lidentit, ainsi que le souci dlaborer les contours
dune identit contemporaine, Kundera et Huston construisent des
rcits ancrs dans lexprience humaine vue dans sa diversit et sa
densit. Parmi ces aspects formels luvre, il y a le motif omni-
prsent du croisement de lexprience rotique avec la prise de
conscience de sa place dans un monde en pleine mobilit. Lexp-
rience rotique figure comme le moyen par lequel les auteurs sou-
lignent les relations sensiblement inextricables entre la vie personnelle
des personnages et lHistoire, pour figurer la vie de ltre humain
comme une srie de voyages ou une ralit en tat dvolution perp-
tuelle. Le motif du voyage, voquant une culture de nomadisme
lge de la mondialisation, sert voquer la fluidit des repres identi-
taires et du rapport avec lautre. Le portrait du sujet rotique est
destin dans ce sens prsenter un sujet qui renait des cendres du
pass et dune mythologie dsute.
Les deux romans convergent aussi en ce quils peignent la France
telle quelle est vue par les minorits culturelles ou ses communauts
migrantes, perues gnralement dans le territoire franais comme
corps tranger et quoi Kundera fait cho dans son compte rendu
de ltiquette un exil de lEurope de lEst 39 quon lui a coll lors-
quil a immigr en France. Les deux romans mettent en scne ce que
Kundera qualifie de provincialisme des grandes nations euro-
pennes ou lincapacit (ou le refus) denvisager sa culture dans le
grand contexte 40. Le compte rendu de leurs expriences de draci-
nement voulu permet de voir comment ces nouvelles identits fran-
aises participent la dmystification du mythe de lidentit nationale
et la rinvention des structures identitaires, travers le prisme des
rencontres transculturelles. Ayant pour points dappui des moments
phares de lhistoire du XXe sicle (la guerre dAlgrie chez Huston et
la chute du communisme chez Kundera), les deux romans mettent en
premier plan les relations humaines complexes qui se nouent travers
des rencontres transculturelles. En insistant sur le caractre multidi-
mensionnel des contacts transnationaux et le tlescopage dunivers
culturels distincts, les romans explorent les parcours identitaires ht-
rognes entrepris par des personnages en proie la souffrance

39
Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 58.
40
Ibidem, p. 54.
Nancy Huston et Milan Kundera 259

existentielle, pour cultiver bon escient leur humanit, mais aussi


confronter et donner sens aux discontinuits caractrisant la condition
humaine dans son ensemble, au-del de toutes les frontires. En privi-
lgiant la vie prive des personnages et lambigut quouvrent leurs
expriences rotiques comme site gnrateur du rcit, ces auteurs
problmatisent la manire dont lHistoire est prsente, remmore et
commmore aujourdhui dans la vie publique. La tche quils se
proposent daccomplir est celle dcrire des mythes toujours en train
de se faire et de se dfaire et dont il est impossible dassurer lachve-
ment ou la clture tant ils se greffent sur la vie et donc sur une matire
qui change par dfinition. Huston et Kundera refusent travers leurs
modes dcriture de rabattre lidentit personnelle sur des modes
didentification unitaires faussement considrs comme sexcluant
mutuellement. Le roman prn par eux souvre au monde au-del de
sa langue nationale 41. La nouvelle vision mythique de chacun de ces
auteurs est imbrique dans la structure mme de leur langage et de
leurs discours romanesques, laissant germer une conception spcifique
au roman de lextrme contemporain, dont tmoigne leur affinit pour
les techniques de composition musicale (le contrepoint, la polyphonie,
les variations sur le mme thme) tant voques dans lensemble de
leurs uvres.

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officiel et avouait tre Gabriel Osmonde. Vritable tour de force ditorial
prise en considration de la diffrence intrinsque des deux uvres. Cet
essai traite Makine et Osmonde comme deux crivains distincts. La qute
existentielle par la sexualit est exprime chez Gabriel Osmonde et plus
particulirement dans Luvre de lamour et, dune autre faon, dans
Alternaissance o la Troisime naissance en est lultime but. Une
mtaphysique exprime par des ekphraseis photographiques et filmiques
la fonction ontologique dans lesquelles des femmes aux formes amples et
gnreuses tiennent le haut du pav.

Andre Makine et Gabriel Osmonde

Au printemps 2011, Andre Makine faisait son coming out


officiel et avouait tre Gabriel Osmonde ce qui, dautre part, ntait
plus vraiment un secret1. Vritable tour de force ditorial prise en
considration la diffrence intrinsque des deux uvres quelques
mois dintervalle, lauteur publiait Le Livre des brves amours ter-
nelles (janvier)2, sous son nom dcrivain le plus connu, et Alternais-

1
Au cours dun entretien que nous avons eu avec lui, Andre Makine explique la
raison de ce retournement. Jai t trahi par mon diteur Albin Michel qui a com-
menc raconter cela tout le monde. Du coup, le fait a commenc tre trop connu
pour que je garde lanonymat et, surtout, il y a eu deux ou trois articles, quatre peut-
tre, dans le Figaro o ils divulguaient ce secret. Jai su par mon attache de presse
quils prparaient encore quelque chose. Je me suis dis, Il faut dire les choses claire-
ment. Mais ce ntait pas calcul. Si javais pu rester dans mon anonymat, jaurai
continu travailler tranquillement .
2
Andre Makine, Le Livre des brves amours ternelles, Paris, Seuil, 2011.
262 Murielle Lucie Clment

sance (mars)3, quatrime roman sign Osmonde. Dix ans auparavant,


paraissait Le Journal dune femme qui navait plus peur de vieillir4,
suivi par Les 20.000 Femmes de la vie dun homme5 et de Luvre de
lamour6. En ce qui nous concerne, nous choisissons de traiter Makine
et Osmonde comme deux crivains distincts. Non tant parce que cela
serait le souhait de lauteur, mais bien parce quil sagit de deux
critures totalement dissemblables, tant par les thmes traits que dans
la manire dont ils le sont7. Deux plumes singulires qui, sans
signorer comme peuvent le dmontrer certaines passerelles entre les
deux uvres8, nen sont pas moins trs diverses. Do la ncessit
pour Andre Makine de recourir un autre pseudonyme. Mais, dit-il :
Il sest impos. Ce ntait pas un dchirement. Ce ntait pas du tout
un choix stratgique ou tactique. Ctait un autre personnage, mon
double en moi. Pourquoi ne pas lui donner un nom qui le diff-
rentie 9.
Osmonde est nettement plus charnel, sensuel, rotique jusqu
lobsession, mtaphysique, philosophique aussi. Une mtaphysique
hante par les mamelles dbordantes, les hanches volumineuses, et les
corps voluptueux des femmes extrmes : Les femmes aux corps
extrmes incarnent lessence du temps. Leur beaut est fragile, elle
vacille au bord du ridicule et du monstrueux, la frontire entre la
somptuosit des formes et la difformit de la matire. Et, trs vite, elle
bascule du mauvais ct Seules les femmes aux trs gros seins
expriment vritablement la tragdie du vieillissement et de la mort...

3
Gabriel Osmonde, Alternaissance, Paris, Pygmalion, 2011.
4
Gabriel Osmonde, Le Voyage dune femme qui navait plus peur de mourir (2001)
Paris, Le Livre de poche, 2004.
5
Gabriel Osmonde, Les 20.000 Femmes de la vie dun homme (2004), Paris, Le Livre
de poche, 2007.
6
Gabriel Osmonde, Luvre de lamour, Paris, Pygmalion, 2006.
7
Ceci est loin de nous surprendre si nous observons Le Monde selon Gabriel
(premire mondiale le 15 mai 2009 Amsterdam dans une mise en scne de Murielle
Lucie Clment) o Andre Makine manie un tout autre registre que celui habituel de
ses romans.
8
Fait que nous voquions au colloque Le Monde selon Andre Makine en janvier
2009 dans notre communication : Andre Makine et Gabriel Osmonde : Passerel-
les , dans Murielle Lucie Clment et Marco Caratozzolo (ds), Le Monde selon
Andre Makine. Textes du Collectif de chercheurs autour de luvre dAndre Makine,
Sarrebruck, ditions Universitaires Europennes, 2011.
9
Dans lentretien susmentionn.
Gabriel Osmonde 263

Le livre avait pour titre Luvre de lamour 10. Le titre du livre


cit par Dora au narrateur dAlternaissance est celui du roman
prcdent dOsmonde chez qui les narrations sembotent comme des
poupes russes, se rflchissent dans un kalidoscope dintrigues et se
superposent en dcalcomanies ekphrasiques.
Par ailleurs, il y a une grande volution chez Osmonde. Le Voyage
dune femme qui navait plus peur de vieillir est dune facture assez
traditionnelle mme si lhrone, Laura Baroncelli, possde un regard
de philosophe ; Les 20.000 Femmes de la vie dun homme est dj une
ouverture vers un ailleurs avec le constat de la vie humaine ne durant
que quelque vingt mille jours ; Luvre de lamour prsente le
monde, du moins en prsente une certaine vision admissible et surtout
une critique de ce monde tel quil est et limpuissance de sy
soustraire, alors que Alternaissance offre une solution, une chappe
concevable.
Andre Makine en Gabriel Osmonde se compare aux bodhisattvas
et dsire, par la littrature, ouvrir une voie pour les pauvres humains
prisonniers de leur premire et deuxime naissances11. Osmonde
permettrait la sortie du cercle vicieux du Bien et du Mal. Il est, en
effet, impossible de connatre les destines humaines ou celle de
lhumanit comme lcrit dj Voltaire12, mais Osmonde propose de ne
pas se rduire aux deux premires naissances, organises au niveau
plantaire, mais de vivre selon la Troisime naissance. La Premire
naissance est donne lhomme, cest son enveloppe physique quil
peut difficilement changer contre une autre. La Deuxime naissance
est son moi form par les situations et positions sociales, les jeux
sociaux. La Troisime naissance, dj en nous , est le vritable
mystre au cur du roman. Le narrateur en prend conscience laide
dune scne que lui rappelle Ida :

[] un jeune officier qui suit une femme dans la fort. Les jeux sont faits, il
va laborder, lembobiner, coucher avec elle, loublier. cette femme, la vie
noffre que ce rle-l. Cest le contenu de sa Deuxime naissance. Lhomme
avance vers elle et soudain se fige, car il y a ce soleil bas dans le sous-bois
printanier, les taches claires de la dernire neige et la femme assise au milieu

10
Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., 2011, p. 313.
11
Au cours de lentretien susmentionn. Cf. aussi larticle dAstrid de Larminat,
Osmonde sort de lombre , dans Le Figaro du 30.03.2011.
12
Cf. entre autres, Zadig ou la destine , dans Voltaire, Romans et contes,
Gallimard, coll. La Pliade , 1979.
264 Murielle Lucie Clment

des fleurs pourpres dont elle caresse les ptales en pleurant Et ce brave
militaire se sent autre. Et ce nest pas une privation, car ce quil obtient est
infini, la femme lui appartient dans toute lternit de cet instant de beaut13.

En partant la recherche de ces instants de solitude o se dclare


une autre dimension, Osmonde se rapprocherait de Blanchot qui, dans
Espace littraire propose de passer dans un autre temps et prco-
nise dentrer dans la fascination et la solitude de labsence de
temps 14. Mais la solitude dOsmonde est peuple de femmes bien en
chair, en photo ou filmes lorsquelles ne sont pas les fantasmes
vanescents des narrateurs ou les mirages engendrs par lholopraxie
comme dans Alternaissance.

Lunivers de Gabriel Osmonde

La Troisime naissance est une lecture autre de lunivers au-del


du Bien et du Mal o la problmatique de la morale humaine ne se
pose plus. Avant darriver prsenter ces trois naissances, Osmonde a
d crer de toutes pices un univers nouveau avec les personnages
emprisonns dans leur Premire et Deuxime naissance. Pour Laura
Baroncelli, hrone du Voyage dune femme qui navait plus peur de
mourir, la vie est devenue fade et sans avenir valant dtre vcu : Un
soir, en surprenant Serge endormi devant lcran piquet de figurines
de footballeurs, en voyant surtout sa bouche entrouverte comme dans
une envie de mordre, elle trouva lune de ces formules et put rester
calme : La vie conjugale, pensa-t-elle, est une lente accumulation des
traits quon jugerait parfaitement insupportables avant le mariage et
auxquels on se rsigne de plus en plus facilement avec les annes 15.
Sur le point de souvrir les veines dans sa baignoire aprs le dcs de
cet tre insipide qutait devenu son poux, une empreinte de pied nu
luisant sur le carrelage attire son attention. Elle dcide de tirer
lnigme au clair et diffre son geste ltal. la fin dune longue qute,
elle surprendra un visiteur venant la nuit et la confrontation, se
rvlera lamour.
Les 20.000 Femmes de la vie dun homme, dcrit la dcouverte des

13
Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., 2011, p. 219.
14
Maurice Blanchot, Espace littraire, Gallimard, 1955, p. 31.
15
Gabriel Osmonde, Le Voyage dune femme qui navait plus peur de mourir, op. cit.,
p. 73.
Gabriel Osmonde 265

revues pornographiques de son pre par un adolescent, Alex Taraneau,


et les tribulations inattendues qui sensuivent. Les semaines succdant
sa trouvaille, Alex vit dans un monde dextase supputant le nombre
incalculable de femmes qui lattendent dans sa vie future. Tous les
jours, il serrera une nouvelle matresse dans ses bras, se dit-il,
jusquau jour o il dcide den prciser le nombre. Il pense que le
rsultat approchera le million, le milliard peut-tre. Quelle nest pas sa
stupfaction darriver au chiffre drisoire de vingt mille. La vie ne
dure que vingt mille jours. Lge adulte atteint, Alex part affronter son
destin durant une croisire entre Helsinki et les les Lofoten sur le
Queen of the Baltic, authentique paradis flottant du sexe.
Taraneau que le lecteur attentif retrouvera dans Alternaissance, non
plus en croisire sur la Baltique, mais en sance dholopraxie observ
par le narrateur : Je vois lcran de biais, le visage de la femme est
brouill par un reflet mais cest surtout son corps qui est en jeu. Elle
sagenouille, abandonne ses seins aux caresses de son amant, puis lui
offre sa croupe Je jette un coup dil sur Taraneau : des mouve-
ments lents, comme dans lapesanteur, puis des tressaillements fbri-
les, risibles et, de nouveau, des balancements rythmiques, des tire-
ments de mine 16.
Luvre de lamour, approfondit les thmes des romans prc-
dents. Son hros, Stanislas Godbarsky, un rengat de lintellectuali-
sation des hypocrisies de notre socit, se rvolte contre la mdiocrit
de lamour bien-pensant. Avec pour seules armes son appareil photo-
graphique et son rotomanie, au service des revues pornographiques,
il refuse le pardon au monde dans lequel nous vivons puisquil nous
transforme en rats gostes, solitaires, incapables daimer . God-
barsky, philosophe avant tout, rpond dans ses crits Corpus Mundi,
la socit ddition de romans-photos qui lemploie par La Mtaphysi-
que des femmes aux gros seins.
Godbarsky et ses ouvrages philosophiques reparat dans le
quatrime roman, Alternaissance, sous les traits de Godb, celui dont
les livres entranent le lecteur dans la qute dun monde autre, une
aventure initiatique qui dbute en Australie o le narrateur rejoint la
Fondation des Diggers, un centre de recherche sur lexistence hu-
maine17. Mi roman de science-fiction, mi roman dinitiation, la
16
Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 194.
17
Cf. http://www.diggers.org et http://fra.anarchopedia.org/Diggers_(San_Francisco).
Les Diggers de San Francisco, dans les annes soixante, avaient initialis un
266 Murielle Lucie Clment

narration dAlternaissance volue autour dune invention qui permet


de condenser plusieurs vies en une seule : lholopraxie. Une technique
nouvelle qui aide celui qui sy soumet toucher ses limites dans le
sens sensitif du terme. Alors, les capacits sensitives augmentent
rendant possible dexprimenter en quelques minutes des situations
qui exigeraient des annes vivre au quotidien.
Durant son initiation lholopraxie parmi les Diggers le narrateur
est confront des scnes de la vie sexuelle des animaux ce qui nous
amne penser LAvant-propos La Comdie humaine de Balzac :
Cette ide vient dune comparaison entre lHumanit et lAni-
malit , comparaison que le narrateur effectue plusieurs reprises :
Thomas memmne dans une serre remplie dune vgtation touffue,
au sol envahi de mousse. Vous voyez ces escargots, l, sous une
feuille. Ici, ils sont plusieurs et donc leur pariade se fait tout banale-
ment, entre mles et femelles. Mais si la grande solitude sabat sur
lun de ces gastropodes, il sera capable de saccoupler avec lui-
mme, oui, de sautofconder. Un hermaphrodite est considr par les
hommes comme une dviance. Les btes sont bien plus tolrantes
(182) et plus loin : Il y a mme ces bestioles quasi immortelles, me
dit-il en me montrant un aquarium dont leau est ponctue de
minuscules traits qui bougent lentement. Ce sont des rotifres, sorte de
vers marins qui peuvent devenir de vritables petites machines
remonter le temps. Ils entrent en anabiose, oui, presque une absence
de vie, ou plutt en anhydrobiose, ils se desschent puis, des sicles
plus tard, reviennent la vie. Les gens qui font congeler leurs
dpouilles mortelles, ont beaucoup moins despoir de renatre
(185).

De Osmonde Osmonde

Comme nous pouvons le constater, dans lunivers dOsmonde des


personnages et des situations ressurgissent dun roman lautre, vri-
table comdie humaine encore accentue par le rappel explicite du
narrateur dAlternaissance : La foule grossissait. Des personnes que
je connaissais ou non. Ces amants, dans une chambre dhtel. Lui,
plus jeune quelle, la bouche tordue par une grimace de ddain. Unis
dans un cot sans amour. Venant de limmeuble den face, des notes de

mouvement de contre-culture qui nest pas sans rappeler les Diggers dOsmonde.
Gabriel Osmonde 267

piano dans le vide ensoleill de septembre. Il aurait suffi quils aillent


dehors, sarrtent un instant, coutent, les yeux mis-clos (95) ;
Dans la puanteur sombre dun porche, une femme ge, la poitrine
nue, flasque. Un homme lobservait : sur lun des deux seins, cette
grosse veine noire, la mme qui marbrait le sein de la prostitue avec
laquelle il avait fait lamour trente ans auparavant (95) ; Je
labandonnais car une autre appelait mon regard. Une femme, un
rasoir la main, laissait couler un bain et chuchotait comme une
prire : Une coupure chaque poigne, leau chaude empchera le
sang de se coaguler (95), instantisations de situations que le
lecteur a pu distinguer dans les romans prcdents.
Authentique architecture scripturale o la vision soutenue par le
style cre les cintres dune nef o se clbre le dpassement de
lamour et de nos deux premires naissances, lamour charnel tant
prisonnier de notre Premire naissance dont le sexe, cette force
physique dcuple dans lacte, en est le couronnement avec pour
dessein et seul but : reproduire notre code gntique.
Les passerelles troites, telles des fulgurances transportent le
lecteur dun roman lautre. Parfois, un brasillement, si intense quil
en obscurcit la pense, le tient en arrt devant une seule phrase, un
seul mot dployant laccs un autre monde, celui dun autre roman.
Superstructures dlicates, mais consistantes, de luvre en devenir,
dj prsente en ce quarto dunivers18. Par exemple, une boutique
dappareils sanitaires, lieu principal du Voyage dune femme qui
navait plus peur de mourir, point en dtails dans Les 20.000 Femmes
de la vie dun homme dans la vision de Taraneau au cours dune
promenade nocturne.

Cest un magasin de salles de bains, il se souvient quun jour avec sa femme


ils ont achet des choses quils croyaient vitales pour leur bien-tre : des
robinets, des mitigeurs A prsent la maison a lair abandonne, les
fentres du premier sont noires, les volets mtalliques du rez-de-chausse
bien ferms. Non, pas tous. Il discerne soudain une troite faille claire
entre leurs pans de mtal, sapproche, colle son visage la feuille dacier. Il
ne voit dabord quun rai de lumire faible, le marbre clair dune chemine,
le dallage du sol. Et ce bras, cette main qui tient, incline vers le bas, une
lampe de table. Ensuite, cette femme qui observe avec attention les dalles
ses pieds. Lentement, elle dirige la lampe dun ct puis dun autre, comme

18
Andre Makine nous a confi plusieurs reprises vouloir crire un Heptamron
sign Osmonde.
268 Murielle Lucie Clment

si une trouvaille fabuleuse, ou une simple aiguille, allait briller dans la


jointure de ces carrs uss19.

Le magasin est celui de Laura du premier roman chez laquelle un


couple Alex et sa femme ? est venu sapprovisionner parfaire
linstallation de leur salle deau :

Les clients lui montrent le robinet sur lequel est tomb leur choix : un
mitigeur monocommande pour lavabo, bec extractible. Elle les accompagne
jusquau pas de la porte, les voit sloigner. Des gens qui vont, se dit-elle,
ouvrir et refermer ce robinet plusieurs fois par jour, pendant de longues
annes Jusqu leur mort peut-tre ! Lide lui parat si monstrueuse
quelle fait quelques pas en avant comme si elle pouvait encore rattraper le
couple qui traverse dj la rue du Faubourg-Poissonnire. Comme sil tait
possible de les appeler : Attendez, vous allez vous laisser piger par ce
robinet inusable que vous serez obligs de tourner toute votre vie ! Le test
dendurance la dmontr, il rsiste plus de deux cent mille manuvres.
Jetez-le et partez ! O vous voudrez, mais partez ! Ses clients hsitent un
instant au carrefour (ils sont nouveaux dans le quartier) puis prennent la rue
Hauteville20.

Lclat des robinets mitigeurs le dispute en nitescence la fente


des volets, ponceau intangible de lextrieur o se situe Taraneau
lintrieur o se tient la femme menant au cur des deux romans
fugacement runis par ce rai de lumire, impratif, catgorique,
excluant la part dombre enrobant la rue, cest--dire toute contin-
gence spatio-temporelle en dehors de ce faisceau qui se fait trajectoire.
Exprience individuelle de Taraneau rencontrant laltrit de Laura, la
passerelle lumineuse devient le contexte unificateur. Pntration
mtaphorique, viol de lintimit de lautre par celui dont le regard
dans un mouvement centrifuge, de la priphrie se dirige vers le
centre. Le regard de lun et de lautre, bien que divergents en leur
qute respective, se rejoignent en leur effet investigateur.
Alors que la lame du rasoir entame dj la peau tendre du poignet,
Laura Baroncelli vivant seule dans son appartement, aperoit sur le
dallage lempreinte frache dun pied nu. Cette apparition incongrue,
la fait sortir de leau tide o elle comptait se donner la mort. Arme
dune torche lectrique, elle inspecte le carrelage minutieusement :

19
Gabriel Osmonde, Les 20.000 Femmes de la vie dun homme, op. cit., p. 239.
20
Gabriel Osmonde, Le Voyage dune femme qui navait plus peur de mourir, op. cit.,
p. 185.
Gabriel Osmonde 269

Les dalles taient nettes, sans la moindre trace, juste ce vieux gant macul
de pltre qui tranait prs du fauteuil. Donc le rasoir, pensa-t-elle, une
coupure chaque poignet, leau chaude empchera le sang de coaguler.
Elle baissa la lampe, dune main lasse. Et cest dans cet angle de lumire ra-
sante que soudain, tout prs de la chemine, elle vit lempreinte un long
pied nu, aux courbes oblongues et lgantes. Madame Baroncelli se redressa
et, sentant en elle ltonnant regain dnergie que provoque un danger va-
guement surnaturel, elle pronona mi-voix : Et bien, il faudra que je tire
tout a au clair (28-29).

Plong dans le second roman, le lecteur comprend quAlex Taraneau


dans le passage voqu plus haut, aperoit lhrone du premier
roman, Laura, prospectant le carrelage.
De mme, la lecture du troisime roman, Luvre de lamour,
Sandra Cohen, tudiante de Godbarsky, par ses crits rappelle Laura
crivant sur la mtaphysique des corps : Lenfer cest les autres
serait une simple pirouette rhtorique, un racolage intellectuel bon
pater quelques bourgeois hypocondriaques si on ne le compltait pas
avec le paradis cest les autres, formul non pas dans une opposition
sophiste mais dans la synchronie du vcu. Lenfer et le paradis, ici et
maintenant, au mme moment, parfaitement interchangeables dans
chaque acte. Oui, chaque geste, regard, jugement de lautre est la
fois enfer et paradis. Consubstantiels et pourtant inconfusibles !
(84). Mais, Sandra Cohen ira plus loin, beaucoup plus loin, jusqu
lanantissement corporel, dans le vcu dune qute philosophique
absolue, inspire par son matre Godbarsky.
Sandra Cohen, que Kas, un personnage dAlternaissance, a
rencontr comme elle le relate au narrateur :

Je suis venue voir une amie, Anvers, il faisait chaud et la nuit, jai ouvert
ma fentre et travers les rideaux dun appartement den face jai devin les
fragments dun tournage. Ctait un film o la femme dote dune trs belle
corpulence se prtait la simulation des supplices et des viols. Le
lendemain, jai russi la rencontrer, elle sappelait Sanko, sans doute un
prnom de scne. Calmement, elle ma expliqu quil ne sagissait pas de
simulations et que depuis plusieurs annes dj elle poursuivait, trs
consciemment, cette atroce exprience de la descente aux enfers, pour voir,
disait-elle, si au-del de cette chair, de sa chair, dsire, exploite, torture
et bientt dfigure, oui, si au-del de ce que les hommes convoitaient en
elle, il y avait une possibilit de dpassement. Elle paraissait la fois saine
desprit et tout fait folle. La chair, disait-elle, est le condens de lunivers
humain, sa force motrice. En la poussant jusqu lextrme limite, jusqu
270 Murielle Lucie Clment

lanantissement, on pourrait peut-tre franchir la barrire21

Sanko que Godbarsky dans Luvre de lamour sait tre Sandra


Cohen qui rend lme sur un lit dhpital aprs avoir abandonn son
corps la perversit dgradante de la prostitution.

En qute de vrit ou au-del du quotidien

La qute existentielle par la sexualit est exprime chez Gabriel


Osmonde et plus particulirement dans Luvre de lamour et, dune
autre faon, dans Alternaissance. Stanislas Godbarsky, intellectuel d-
froqu, SDF, libre-penseur, accus de folie, devient par ncessit de
recherche identitaire et existentielle, photographe pour revues porno-
graphiques. Extraordinaire destin que le sien. Son tudiante, Sandra, le
suit jusque dans ses fantasmes et dlires les plus obsessionnels. Le
corps de la femme, synonyme de la temporalit, permet Osmonde
dexposer sa philosophie personnelle par des ekphraseis dans lesquel-
les lesthtisation de moments instantiss ressortissent au moi profond
de son personnage.
Enfant, bossu, descendant dune ligne de nobles polonais quil ne
perptuera pas, ses camarades de classe le harclent et se moquent de
lui. Aprs une racle particulirement svre, il perce lhypocrisie
socitale : Ainsi, ce jour de printemps, je fis mon premier pas der-
rire la toile que les hommes maculent de leurs mensonges (le Bien, le
Mal, lHistoire, lamour du prochain). Lide de pouvoir percer ce
barbouillage mexalta. Jobservais mes condisciples, ces futurs adultes
qui passeraient leur vie repeindre le dcor de leur bonheur familial,
de leur gagne-pain, de leur routine 22. Un destin fade auquel
chappera Godbarsky qui restera son corps dfendant libre, car
[] en sengageant dans cette voie on se rendait ainsi, et de la
manire la plus inquitante, dpendant dune partie du monde
extrieur, savoir de lobjet aim, et que lon tait expos une
douleur intense du fait de son ddain ou de sa perte sil tait infidle
ou venait mourir 23.

21
Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., pp. 258-259.
22
Gabriel Osmonde, Luvre de lamour, op. cit., p. 19. Une autre ekphrasis filmique
dcrit le viol dune femme enceinte par trois hommes et la mise mort de son ftus
pendant lacte, p. 290.
23
Sigmund Freud, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 35.
Gabriel Osmonde 271

Nonobstant, Godbarsky souffrira de linfidlit de Rosa, sa femme,


quoi quil essaie. Celle-ci travaille dans lhumanitaire et y racole ses
amants. Un contrat de bons changes sest install dans le couple :
Elle ne me demandait presque rien en retour : fermer les yeux sur
certaines failles de son engagement, mpriser la socit capitaliste, et
voir ce gros Africain, Isidore, souvent invit chez nous, un valeureux
combattant des causes du tiers-monde et non pas un ventuel amant,
un profiteur qui troquait la vigueur de sa verge contre le gte et le
couvert. Javais appris me montrer aveugle 24. Stanislas observe un
jour sa femme et Isidore dans leurs bats charnels alors quils le
croient absent et son infortune inspirera le narrateur dAlternaissance
laphorisme suivant : Lamour est tantt un scnario leau de rose,
la parodie dun rve de midinette, tantt le rictus aigre de cet homme
de petite taille qui observe une femme trs corpulente, son pouse, se
donner un grand Africain muscl 25.
Godbarsky, dans limpossibilit de communiquer avec sa femme,
tente sans succs de lui conter sa premire visite dcevante une
prostitue dans les bras de laquelle il avait espr trouver ce qui
sesquivait des treintes domestiques : Deux corps venaient de se
frotter et au lieu dune flamme, juste un peu de fume qui me piqua
les yeux 26. Il ne pourra pardonner Rosa davoir fltri la couche
conjugale car dit-il : Il y a dans la vie [] quelque chose quon na
pas le droit de souiller. Cest comme si tu frappais au visage un enfant
endormi ou poussais un aveugle sur un faux chemin (83). La
dpression le guette et devant sa classe de philo ahurie dont chaque
tudiant lui est pourtant cher, il prononce un discours o slance sa
pense, dlivre du carcan du politiquement correct, plus avant dans
labstraction.
Alors que les tudiants sbranlent vers la sortie, tentant dchap-
per celui dont ils prsument une dmence, Godbarsky profre des
paroles tchant de leur inculquer la temporalit existentielle la Pierre
de Ronsard revisite par la globalisation galopante des murs
adolescentes : Toi, pauvre crtine, vas-y, suce-le mais noublie pas
que le temps veille, la mort veille ! Bientt tu auras dans la bouche le
pnis pourrissant dun cadavre. Le Temps punit ceux qui renoncent
lamour, ils vieillissent vue dil. Oui, tu embrasseras la bite dun
24
Gabriel Osmonde, Luvre de lamour, op. cit., p. 293.
25
Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 318.
26
Gabriel Osmonde, Luvre de lamour, op. cit., p. 69.
272 Murielle Lucie Clment

macchabe ! (94) sans leur cacher lextrme pauvret combina-


toire du plaisir humain (90). Aprs cet clat classificatoire, le
Proviseur dcle ce quelle croit tre un accs de folie et lui conseille
une longue saison de repos. Cependant, dans lesprit de Godbarsky il
ne sagit pas de dmence, mais de la simple disparition de la
frontire entre le langage intrieur et la parole prononce. Et aussi
lextase presque orgastique de pouvoir tout dire (97). Il est
clairement victime dune inadaptation fondamentale. Une excessive
lucidit en est la finalit transactionnelle svasant en un gosme
profond, qui, al fine, sera sa sauvegarde.
Au sujet de lincapacit daimer et de lgosme salutaire, Freud a
dclar qu [u]n solide gosme prserve de la maladie, mais la fin
lon doit se mettre aimer pour ne pas tomber malade, et lon doit
tomber malade lorsquon ne peut aimer, par suite de frustration 27.
Godbarsky finira par aimer dun amour transcendant, mais autre et
certainement pas conjugal sans sajuster cette socit mensongre et
hypocrite qui transforme ses sujets en rats incapables daimer. Lucide,
il lest jusquau bout et reconnat : Linadapt ne saccommode
pas Au dpart de nombreux dsastres psychiques il y a une soif de
vrit forcement mconnue par la psychanalyse, une protestation
obscure mais radicale contre la violence et le mensonge insparables
de tout ordre humain 28. Linaccessible devient subsquemment pour
lui un but en soi.
la clinique psychiatrique o la direction le fait interner, son
acuit lui tient lieu de compagne : Aujourdhui, on a relcher la bte
et au lieu dcrire des sonnets et daimer dun amour courtois nous
baisons en bafouillant trois mots de vocabulaire de cul (103). Aprs
son sjour et labandon de Rosa, Godbarsky se rfugie dans une cave
chez des amis. Sa nouvelle domiciliation lui semble une invite au
suicide, mais [] son anxit de guetteur de femmes (174) le
mne de nombreuses visites chez les dames de la nuit. Toujours en
qute de vrit, il envisage la ralit du monde souvrir dfinitivement
lui aprs avoir vu une vieille prostitue staler dans lescalier :

27
Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme , dans Cline Masson, Laurent
Joseph et al. (ds), Rsum des uvres de Freud, tome III, (1914-1920), Hermann,
2008.
28
Cf. Ren Girard, La Violence et le sacr, Paris, Grasset, 1993, p. 246.
Gabriel Osmonde 273

La quintessence du monde tait l : un corps qui faisait jouir une vingtaine


de mles par jour, et a depuis trente ans peut-tre, la pulpe grasse des ma-
melles que mes mains, hypocritement, essayaient de ne pas presser car les
voisins, intrigus par le bruit, nous observaient, une masse organique qui,
jour aprs jour, se laissait ptrir par des doigts htifs, recevait des jacula-
tions plus ou moins copieuses, plus ou moins saines, dans lun des orifices
au choix du client, touchait largent qui permettait cette chair de se nourrir,
de se soigner, de se maquiller pour pouvoir, le lendemain, recommencer
sucer des pnis, les planter dans son vagin, offrir ses grands seins, ces
boues blanches, aux naufrags du plaisir. Afin de pouvoir se nourrir, se
vtir, se maquiller Et puis, un soir, un mauvais soir, staler, telle une
vache deux pis, en plein escalier et tre frappe, grce ce moment
clownesque, par la conscience aigu delle-mme : je suis cette masse de
chair vieillissante mais encore dsirable qui tente de se remettre debout pour
rejouer la comdie de la femme fatale. Une femelle fatale (56-57)

Le sens est ce qui sent, ou ressent, ce quon suit ou poursuit, enfin ce


quon comprend . En ce qui concerne le sens de la vie, Comte-
Sponville remarque aussi que limportant nest pas vraiment de com-
prendre le sens de la vie, mais son but et sa signification29. Godbarsky
narrivera peut-tre pas, comme chacun dentre nous, comprendre le
sens profond de la vie, mais il aura dornavant un but.
La mre de Stanislas Godbarsky se plaisait distraire ses invits
avec une histoire de pomme empoisonne symbole de la vie croque
pleine dents. Un leurre pour les tres humains, morts-vivants, morts en
attente dont la lucidit godbarskienne a perc les reflets mensongers
les enfermant dans la biensance fangeuse et nausabonde de laquel-
le ils nosent schapper dune socit prte tout pour quon ne
remarque pas que dans tout cela il ny a pas une ombre damour. Elle
est prte mme fermer les yeux sur un studio o lon filme les
hommes qui jaculent dans les seins fendus dune femme (293)
ou comme dans Alternaissance cautionner les viols rptitifs
denfants films et o le prdateur, Lemming, perptre ses crimes en
toute impunit grce sa position protge de riche homme daffaires
influent au sein de la socit allemande. Ainsi le narrateur sinterroge-
t-il : Que faire de ce seul Lemming, prt dfendre mort son droit
djaculer dans la bouche dune enfant dfigure par la peur ? 30. Un
homme qui, par ailleurs, mne une vie de famille exemplaire.

29
Andr Comte-Sponville, Luc Ferry, La Sagesse des modernes : Dix questions sur le
sens de la vie, Paris, Laffont, 1996, pp. 283-284.
30
Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 218.
274 Murielle Lucie Clment

Les non-aimants
Le Crtinisme dt, visualis sur les Sables-dOlonne et crit par
ltudiante attentive de Godbarsky, Sandra Cohen, offre une rflexion
philosophique hautement difiante et trs personnelle des relations de
couple dont les plaisirs sexuels sont invraisemblables et, probablement
inexistants :

Sur quelques kilomtres de la plage observe se rassemblent des femmes et


des hommes. Le plus souvent, des couples, accompagns denfants. Les
femmes, dans leur crasante majorit, sont mal faites. Le modle androgyne
prvaut : absence de seins et de hanches, maigreur dadolescentes, grande
vulgarit de postures et de mimiques. Les rares femmes corpulentes sont
affliges de cellulite, de seins pendants, de culotte de cheval hideuse. Les
hommes ont gnralement des jambes courtes, des ventres prominents ;
souvent encore jeunes, ils sont chauves. Eux, comme leurs pouses, fument
en enfonant les mgots dans le sable. Lide de les imaginer unis dans un
acte charnel provoque un spasme dincrdulit voire de rpulsion, tant leur
laideur, leur indiffrence rciproque et leur mdiocrit psychique sont
flagrantes. (120)

Cela nest nullement pour surprendre. Dans leurs expriences sur


la personnalit et les psychothrapies appliques, John Dollard et Neal
Elgar Miller ont maintes fois constat sur les rats de laboratoire que
lexcitation atteignait son maximum lorsque ladiance galait labian-
ce, cest--dire lorsque la menace dune dcharge lectrique squili-
brait en gale proportion la rcompense dune friandise. Hlas, lagi-
tation frntique dbouchait le plus souvent sur une totale paralysie,
incapables quils devenaient de choisir entre attirance et rpulsion,
espoir et crainte.
Les couples observs, avachis sur le sable possdent les particula-
rits des cobayes de Miller et Dollard en ceci que les hommes
nentreprennent plus de stratgie sductrices ne sachant plus choisir
entre les possibilits offertes par leurs pouses leur rservant soit un
refus catgorique, pnible et douloureux leurs avances, soit un cot
phmre, mais nanmoins dont la fulgurance pourrait se rapprocher
du bonheur.
Dans cette socit o toute satisfaction est rendue possible,
lhomme devient totalement incapable daimer car lamour mme est
sans valeur. Il sagit alors dune non-action, dun non-amour. La vie
sexuelle se droule sans saveur, pratiquement inexistante. Pour laisser
parler Freud : des poques o la satisfaction amoureuse ne ren-
Gabriel Osmonde 275

contrait pas de difficults, comme ce fut peut tre le cas pendant le


dclin de la civilisation antique, lamour devint sans valeur, la vie vide
et il fallu de fortes formations ractionnelles pour restaurer les indis-
pensables valeurs daffect 31. Le seul remde pour cet homme crti-
nis sera la compulsion des revues pornographiques et se prendre pour
un Jamacain qui enfourche une blonde aux trs gros seins, ou []
ce marin bronz dont le sexe disparat dans la bouche charnue dune
Africaine (205).
Selon Godbarsky, ce monde des non-aimants est sous lemprise
de la femme-adolescente qui permet doublier la mort . Cette
androgyne mante-religieuse forme lantithse de la femme aux gros
seins , affectionne par Godbarsky pour qui [l]es femmes char-
nelles rappellent un climat aux saisons tranches : un flamboyant
printemps, un torride t, un automne dont les couleurs violentes
luttent contre lapproche dun hiver funbre alors que [l]es
femmes-adolescentes ont pour saisons ce printemps incolore qui fond
imperceptiblement dans un t sans soleil, puis dans un automne
dteint quon ne distingue mme pas dun hiver tide et tout gris
(205). Le lecteur laura compris, Godbarsky est un adepte des femmes
majestueuses aux formes volumineuses, considrables aux fessiers
spacieux et aux seins copieux.
Selon Osmonde, la pornographie est un monde souterrain
[] caverne o survivent encore les femmes charnelles , profession
fournissant Godbarsky la possibilit de ctoyer et vivre ses obses-
sions de manire productive, satisfaisante et rmunratrice. Obses-
sions dont il est, par ailleurs, tout fait conscient :

[] la clinique psychiatrique de Gravelles, mon psychiatre noterait chez


moi, justement, ces retours obsessionnels sur un nombre de dtails extr-
mement rduit : deux ou trois femmes, la grosseur de leurs seins, la lumire
de lt finissant, la sance de reprisage, lillusion de la disparition du temps
astronomique et donc de la mort. Il voquerait la rduction semi-
volontaire du champ sensoriel , les fixations ftichisantes , un tat de
dlire messianique A moins que je naie lu ces formules dans un manuel
de psychiatrie. Jen ai parcouru plusieurs durant la brve priode o javais
la btise de vouloir prouver Rosa que je ntais pas fou. (70)

31
Sigmund Freud, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 7.
276 Murielle Lucie Clment

Lekphrasis chez Osmonde

La description de photographies dans le roman nest jamais


fortuite32. Pour les Anciens, la fonction premire dun discours tait de
montrer lenargia gnralement traduite par visibilit ou vi-
dence . Mme si le terme sinaugurait principalement dans le domai-
ne de la rhtorique, la caractristique metadiscursive de lekphrasis
reste particulirement notable dans la dfinition quen donnent les
rhtoriciens contemporains. William J. Thomas Mitchell ou Grard
Genette considrent lekphrasis comme la description dune uvre
dart imaginaire ou relle comprise dans un texte33. Lekphrasis est
donc la reprsentation verbale dune reprsentation visuelle dans le
cas de photographies34 et aussi dans celles de lholopraxie dcrite dans
Alternaissance, la description tant la forme la plus courante
dekphrasis35. Dautre part, la suite de Mieke Bal, nous estimons la
description tre un point de focalisation dans les textes36. La descrip-
tion est le foyer vers lequel converge la signification du texte, un point
de concentration.
Chez Osmonde les ekphraseis photographiques ont une fonction

32
ce sujet cf. Philippe Ortel, La Littrature lre de la photographie. Enqute sur
une rvolution invisible, Nmes, ditions Jacqueline Chambon, 2002.
33
Grard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59, William J. Thomas Mitchell,
Picture theory, op. cit., pp. 176-181.
34
Meschonnic reproche image de glisser surtout vers le visuel alors quil est
capital de noter que lanalogue ne comporte aucune prsence ncessaire du visuel, ne
se situe pas ou pas seulement dans le visuel . Henri Meschonnic, Pour la potique,
Paris, Gallimard, 1970, p. 102.
35
Mitchell note que la description est la forme la plus courante dekphrasis et rfre
Genette pour signifier labsence de diffrentiation smiologique entre la description et
la narration, plus prcisment que chaque narration et chaque description sont
uniquement diffrenties par le contenu et non le contenant et quil ny a rien
grammaticalement parlant qui distingue la description dun tableau de la description
dun kumquat ou dun jeu de baseball (cf. William J. Thomas Mitchell, Picture
theory, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 159). La lgre diffrence que
voit Genette entre description et narration est laccent temporel et dramatique mis par
la narration sur le rcit, alors que la description apporte plutt, selon lui, une contri-
bution ltalement spatial du rcit. Ceci en raison de lattachement de la narration
aux actions et vnements considrs comme de purs procs et du fait que la
description envisage des procs eux-mmes comme des spectacles (cf. Grard
Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59).
36
Mieke Bal, Narratology, Introduction to the Theory of Narrative, University of
Toronto Press, 2e dition, 1992.
Gabriel Osmonde 277

ontologique. Elles sont une symbolisation du sens mme de luvre et


nont pas un statut purement narratif. Dans les scenarii, ce seront
toujours des femmes aux formes amples et gnreuses, les femmes
dfendues par Godbarsky. Celles, dit-il, dont on aurait honte dtre vu
en leur compagnie. Pourtant, ce sont les seules capables doffrir
lhomme le refuge de la chair, le refuge de la beaut, la rflexion sur
la mort, lamour, sans laquelle il ne peut y avoir de vie.

Malheureusement, la psychanalyse a dailleurs moins que rien dire sur la


beaut. Un seul point semble assur : cest que la beaut drive du domaine
de la sensibilit sexuelle ; ce serait un modle exemplaire dune motion
inhibe quant au but. La beaut et lattrait sont originellement des
proprits de lobjet sexuel. Il est remarquable que les organes gnitaux
eux-mmes, dont la vue a toujours un effet excitant, ne sont pourtant
presque jamais jugs beaux, en revanche un caractre de beaut semble
sattacher certains signes distinctifs sexus secondaires37.

Mais sagit-il de la recherche de la beaut pour cet homme dont la


lucidit effraie ses contemporains au point de le faire interner ou bien
sagit-il de la recherche du bonheur pour celui qui veut aimer et qui
doit vivre parmi ceux qui naiment pas 38 ?
Les modles pour ses photos seront, cela va de soi, des femmes
aux formes plus que gnreuses : Sur un grand lit aux draps
damasss deux Noirs muscls taient en train de possder une blonde
la poitrine gnreuse, au fessier dune rotondit ample et savoureuse.
Lun des hommes, dont, agenouille, elle avalait le sperme, avait une
mine dsagrablement condescendante (219). Lhomme jette sur la
femme ce regard que la socit rserve aux corps tonitruants dans leur
excs de chairs. Ainsi cette ekphrasis mtaphorise-t-elle le comporte-
ment socital dans son refus des corps trop panouis rappelant la
temporalit et, par l, la mort prsente en chacun de nous, mais
uniquement visibles en certains ce qui les rend particulirement
effrayant. Seul un regard hautain, tentant de les anantir peut offrir
une protection contre ce quils reprsentent. Regard que Godbarsky
tentera de transformer, tentative reprise par le narrateur et les Diggers
dans Alternaissance.
La contemplation dune revue lui fournira le dclic par lequel il
accdera une griffe personnelle :

37
Cf. Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture (1929), Paris, PUF, 2004, p. 26.
38
Gabriel Osmonde, Luvre de lamour, op. cit., p. 50.
278 Murielle Lucie Clment

[] un homme muscl malaxait les gros seins dune femme blonde, tandis
que lautre plongeait son sexe dans une bouche grassement maquille. La
disposition des corps manquait de grce, la mise en scne devait tre trop
htive. Mais je dcouvris le dtail qui mavait frapp dj la premire fois.
Le reflet de cette fentre, dans un grand miroir, ces rideaux qui laissaient
voir ce que le photographe navait certainement pas remarqu : des arbres
nus aux branches alourdies de neige, un rverbre dans le crpuscule,
linstant suspendu dune vie. (180-181)

Le dtail, le punctum qui accroche et fait vivre la photo, le reflet,


lessentiel chappant au premier regard, la routine devient une
recherche de lindispensable39. Pour Godbarsky, faire entrer dans ses
photos un carr de ciel savre une fin en soi, sa signature, une
manire de donner sens son travail, rhabiliter lagressivit de ses
instantans o les femmes sont soumises au plaisir sans fantaisie des
hommes. Cest aussi laffirmation de sa volont de puissance au
sens nietzschen. Comme le dit Lorenz : Tous moyens sont bons
lhumanit pour dfendre son estime de soi 40.
Ces photos avec la vue dissimule dun coin de vie autre sont la
mtaphore du miroir refltant lautre vie car le monde est diffrent de
ce que nous le voyons : Lessentiel se passait non pas dans la routine
vcue par tous, mais dans la fulgurance des instants visibles pour
quelques-uns. Ou, plus exactement, ces instants formaient un monde
part entire, un univers fuyant, instable, souvent effac par notre
incapacit le voir ou par notre peur dy vivre (51)41. Reflet trans-
pos dans ses crations et rencontr au quotidien : Par un jour lumi-
neux de printemps, je repassai lentre du tunnel o sengouffrait le
priphrique qui longeait le bois de Vincennes. La jeune mtisse
drogue ny tait plus. Seul, cal contre un barreau de la grille, son
petit miroir refltait laveuglante limpidit du ciel (170). Pour God-
barsky, la photographie est une qute, celle dun langage nouveau :
Il me fallait trouver une tout autre langue. Je pensai que cette qute
guiderait dsormais chaque jour de ma vie 42. Une langue qui

39
Sur le punctum dans la photographie cf. Roland Barthes, La Chambre claire ,
dans uvres compltes, t. III, Paris, Seuil, 1994 ; Murielle Lucie Clment, Andre
Makine. Prsence de labsence : une potique de lart (photographie, cinema,
musique), (thse de doctorat), Amsterdam, Emelci, 2008.
40
Konrad Lorenz, LAgression, Paris, Flammarion, 1969, p. 217.
41
Dj peut se lire ici la dimension de la Troisime naissance explicite dans
Alternaissance.
42
Ibidem, p. 51. Dans ce passage peut dj se lire lannonce de la Troisime
Gabriel Osmonde 279

trouvera une de ses articulations dans les descriptions des sances de


lholopraxie.
Le bonheur, selon Freud, au sens le plus strict, dcoule de la
satisfaction plutt subite de besoins fortement mis en stase et, daprs
sa nature nest possible que comme phnomne pisodique 43. Le
plaisir sexuel serait le prototype de laspiration au bonheur qui nous
a fait prouver avec le plus dintensit un plaisir subjuguant . La
grande tragdie de lhomme est la nature phmre du bonheur. On ne
peut le prolonger. Lorgasme est une sensation forte et infime. La
tentative de prolongation de cette sensation ne fait aboutir qu un
rsultat dsillusionnant vu que [] toute persistance dune situation
dsire par le principe de plaisir ne donne quun sentiment daise
assez tide 44.
Godbarsky a trouv mieux. Il vite lorgasme, se contente de le
provoquer par ses photographies et scenarii dans les revues tales
jusque dans les salles dattente des services durologie puisque Les
mdecins savaient que les patients ne pouvaient pas bander en
contemplant les femmes quon croisait aux cocktails des maisons
ddition ou aux expositions dart non figuratif (220), ces fem-
mes-adolescentes aux corps informes. Mais Godbarsky se fait aussi le
pourfendeur du crtinisme plantaire. En cela, Osmonde dote ses
hros dune compassion illimite envers lhumain. Godbarsky ressent
un amour absolu pour cette humanit quil tente de sauver en
lamenant vers la lumire et la comprhension du combat
poursuivre. Combat loin dtre gagn car :

On peut sopposer un tyran et prir. Le crtin est mou, il vous englue dans
la mdiocrit de ses rves, vous impose la laideur de ses gots et vous ne
pouvez pas lattaquer, car le crtin a sacralis son mode de vie en lappelant
dmocratie, droits de lhomme, antiracisme, tolrance, lavant-garde artis-
tique Quiconque sen prend au crtin devient automatiquement un
ennemi du peuple, mieux, lennemi du genre humain ! (117)

Dans Alternaissance, les ekphraseis photographiques renferment la


mme fonction ontologique, mais ce sont aussi de nombreuses
descriptions de squences filmiques qui remplissent cette symboli-
sation du sens de luvre avec celles de sances dholopraxie. Ces

naissance, thme au cur dAlternaissance.


43
Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, op. cit., p. 18.
44
Ibid., pp. 18-19.
280 Murielle Lucie Clment

dernires dmontrent sans polmique et de faon plus brve et plus


dense quun dialogue pourrait faire la vacuit des deux premires
naissances. Par l, Osmonde possde une grande densit intellectuelle
dont les points de focalisation inscables restent les trois dimensions :
la Premire, la Deuxime et la Troisime naissance.

Bibliographie

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Chicago Press, 1994.
Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala :
Pour une mythologie de lrotisme africain

Rabia Redouane

MONTCLAIR STATE UNIVERSITY, NEW JERSEY

Rsum : Dans luvre de Calixthe Beyala, Femme nue, femme noire se


prsente comme un roman rotique trs audacieux. Il regorge de
descriptions de scnes sexuelles choquantes et droutantes. Le but de
cette tude est de montrer quen recourant dans ce roman une criture de
linsolite, du troublant et du drangeant, lcrivaine camerounaise met
aussi bien son imagination que son engagement dans lavancement dun
rotisme africain propre au continent noir, prsent dans une dmarche
librale et libratrice des rserves, de fausse pudeur, voire de la honte.

Le titre du roman de Calixthe Beyala1, Femme nue, femme noire,


publi en 2003 est un indice remarquable2. Il renvoie ce clbre
pome de Lopold Sdar Senghor qui exalte la beaut spcifique de la
femme noire dans son naturel et son dpouillement. En insrant un
1
Ne en 1961 Douala au Cameroun, Calixthe Beyala est sixime dune famille
modeste, compose de onze frres et surs. Elle passe son enfance au Cameroun, loin
de ses parents. Sa sur ane soccupe de son ducation. Calixthe prouve une forte
passion pour les mathmatiques. Elle tudie au Cameroun jusqu lge de 17 ans,
avant de senvoler pour Paris. Elle russit son baccalaurat, se marie et se consacre
des tudes de gestion et de lettres. Simprgnant de la culture qui lentoure, Calixthe
Beyala se sensibilise galement aux civilisations environnantes : lEurope, lAfrique...
Elle sinstalle avec son mari Malaga en Espagne, puis en Corse. Elle opte pour la
France en sinstallant Paris o elle rside actuellement avec ses deux enfants. En
1987, vingt trois ans, elle a crit son premier livre Cest le soleil qui ma brle.
Depuis, elle a ralis une uvre littraire considrable qui lui a valu plusieurs
distinctions, dont le Grand Prix du Roman de lAcadmie Franaise 1996, le Grand
Prix Littraire de lAfrique noire pour son roman Maman a un amant, le Grand prix
du roman de lAcadmie franaise pour Les Honneurs perdus, le Grand Prix de
lUnicef pour La Petite fille du rverbre. Calixthe Beyala cumule les titres et non les
moindres ; elle est consacre Chevalier des arts et des lettres, conscration ultime.
2
Calixthe Beyala. Femme nue, femme noire, Paris, Albin Michel, 2003.
284 Rabia Redouane

extrait3 tout au dbut de son rcit, lcrivaine camerounaise cherche


tablir une correspondance avec ce pome le plus connu et le plus
mdiatis du pote sngalais qui rend un vibrant hommage la
femme noire, sa beaut et sa sensualit. Dailleurs, la couverture
explicite reprsentant une femme noire nue sert montrer la nudit
dans son esthtique la plus visible comme un signe dlgance et
comme un canon de perfection. Mais linstar de cette entreprise
artistique et potique dans la pense Senghorienne, qui vise
revaloriser la splendeur noire, pour exprimer sa vision de lAfrique et
de sa culture par rapport luniversel, laudace de Beyala est de saisir
ce mythe de lrotisme africain et den invertir le signe pour le rendre
ngatif, voire choquant, en prsentant la nudit fminine comme une
charge grave et agressive, dtentrice de pch sculaire. Elle droge
la rgle dominante dans la prolifration de discours critiques sur la
condition de la femme en Afrique qui caractrise ses uvres. Elle cre
ici un livre rotique dont les mots, les situations et les descriptions
surprennent, voire choquent tout lecteur habitu sa production
littraire qui, dun roman un autre apparat dnonciatrice sans tre
provocatrice, intime sans tre sexuelle. proprement parler, cest un
roman insolite qui laisse perplexe, constituant ainsi dans son itinraire
dcriture une rupture et un renouveau idologique, thmatique et
ontologique. Ds les premires pages, elle prvient que ces vers de
Senghor ne font pas partie de son arsenal linguistique. Elle alerte et
annonce que ce quelle va prsenter et dcrire dans lespace roma-
nesque de son crit emmne la dcouverte des extrmes et risque de
choquer les sensibilits rserves et pudiques.

Vous verrez : mes mots moi tressautent et cliquettent comme des chanes.
Des mots qui dtonnent, dglinguent, dvissent, culbutent, dissquent,
torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! Que celui qui se
sent mal laise passe sa route... Parce que, ici, il ny aura pas de soutiens-
gorge en dentelle, de bas rsille, de petites culottes en soie prix excessif,
de parfums de roses ou de gardnias, et encore moins ces approches
rituelles de la femme fatale, empruntes aux films ou la tlvision. (11)

La lecture du roman droute par la prgnance du sexe et lamplifi-


cation de mots crus qui dcrivent des scnes sexuelles vcues
lextrme de la dpravation et de la dcadence par la narratrice, une
3
Lextrait de Femme nue, femme noire est tir de Chants dombre, Paris, Seuil,
1948.
Calixthe Beyala 285

jeune fille, kleptomane. En effet, outre le vol, seul le sexe procure


Irne Fofo un plaisir inou. Ds lge de quinze ans, son dsir de
libration est li celui de savoir comment les femmes font pour tre
enceintes, parce que dans son monde clos, certains mots nexistent
pas.

Quinze ans. Oui, jai attendu quinze ans pour lier connaissance avec le sexe
dans ces ruelles nausabondes aux senteurs de pot de chambre. Jai attendu
quinze ans dans ce bidonville o lhomme semble avoir plus de pass que
de futur quinze ans pour enfin connatre lamour. (12)

Elle saffranchit de la tutelle de sa mre qui reste concerne par la


mtamorphose trop prcoce de sa fille et trs soucieuse du sang qui
coule entre ses jambes. Celle-ci exprime son inquitude sachant
quelle ne peut rien faire pour attirer son attention sur le danger qui la
guette et se sent incapable de la retenir loin du gouffre dans lequel elle
risque de plonger. Elle se contente de lavertir : Ton me est trop
ouverte vers lextrieur, ma fille ! Fais comme bon te semble... Mais
sache que ce que tu ignores est plus fort que toi... Il tcrasera ! (13).
Le plan dIrne se trouve suscit et renforc une fois sur le quai, au
petit matin sous un ciel dune vive clart. Ainsi, en se voulant des
choses dont on lui a interdit laccs et en se dbarrassant de ses hsita-
tions, elle dsigne sa propre dmarche en tournant le dos aux avertis-
sements de sa mre. En dtectant lobjet de ses rves et de ses dsirs,
un sac pos entre les jambes dune femme , elle sen empare et
senfuit au milieu des voix et des cris dhommes, qui la dnoncent au
masculin Au voleur ! Au voleur ! (15). La police des murs la
poursuit et tente de lattraper parce quelle a commis un grave dlit.
Son acte est svrement punissable par la loi car, en volant un bb,
elle risque dtre envoye en prison ou la morgue pour le restant de
sa vie. En fait, par ce vol, toute son existence bascule. Son larcin dont
le butin nest rien dautre quun bb mort lui sera fatal. Elle sera
considre comme folle, une voleuse ou tueuse qui rejoint le rang des
femmes-flammes (15). Cette dsignation lenchane tout un
systme de croyances dominant dans cette socit africaine qui consi-
dre ces cratures comme des gurisseuses dotes de pouvoirs extraor-
dinaires et mme dvoratrices du plaisir charnel.
Elle sengouffre dans un quartier ngro-musulman o les femmes
se lancent des mots doux (16) malgr la violence et des ingalits
sociales criardes. Un univers vivant en ses tourments, son dsordre,
286 Rabia Redouane

ses contraintes et o lon autorise les pouses ne tromper leurs


maris qu lombre des persiennes baisses (16). Elle se fait reprer
par Ousmane qui elle se donne sous un manguier dans des bats
impensables. Dans cette fornication avec un inconnu, elle se fait chair
daccueil et douverture pour aller au-del des formes traditionnelles
qui rgissent la relation homme-femme dans une socit replie sur
ses propres rgles et valeurs religieusement rigides. Aussi, apprenant
son dlit de lse-paternit qui constitue un outrage, une offense
thique qui en fait une sorcire, Ousmane lengage-t-elle tre folle,
lexcs (28).
Tout en faisant mine davancer dans la fournaise de cette ville
siestante (22), la jeune fille se trouve ainsi prise dans lescalade
dune aventure trpidante. Elle accepte de suivre cet homme qui parat
dpass par sa capacit de transgresser les tabous qui enferment
femmes et hommes dans un certain destin sexuel trac et bien dli-
mit. Elle ne recule devant rien pour donner sens sa propre exp-
rience sexuelle mais reste sceptique vis--vis de lenvironnement
quelle pntre. Les ruines de la ville aux couleurs ternes coupeuses de
souffle quelle observe suscitent un certain recul. Cest que dans cet
endroit, la laideur, sublime par lintelligence humaine, explose sous
le ciel en un dsordre cataclysmique (27). Son regard embrasse une
atmosphre dcadente et rpugnante qui rveille son rejet de la salet
ainsi que du vice dans tous ses dtails. trangement, cela lui rappelle
ses aventures indcentes avec des tres envers qui elle tait reste
passive et froide, toute repoussante :

Jai dj couch avec des tas dhommes, dis-je. Des flics, souvent mes
trousses, des gros, des petits, des maigres, des poilus, des femmes jeunes ou
fltries. Dans toutes les positions : debout, allonge, sur des capots de voitu-
res. Les toilettes ont dj eu le plaisir daccueillir mes bats, les cabines
dessayage, tout... Mais jamais je nai ressenti de lmotion ! (27)

Au risque de surprendre dans ce bidonville marcageux, Irne


suscite panique et effroi chez les hommes du quartier quelle intgre
en compagnie dOusmane. Dcrte folle, elle drange un monde de
mles qui la prennent une fille des rues, une trane. En fait, ceux qui
la traitent de dingue ne cherchent en ralit qu prserver leur
suprmatie, pour que ne ressuscitent plus jamais les femmes rebelles,
mangeuses de sexe (30). Elle comprend les intentions des uns et des
autres, ce qui la rvolte parce quelle napprouve pas lhypocrisie, la
Calixthe Beyala 287

fausse moralit et la dmission par lindiffrence. Refusant cependant


de se laisser enfermer et ramener cette image ngative, elle leur crie
sa colre et son indignation :

a vous travaille, hein, bandes dhypocrites ! Vous cachez vos femmes,


derrire des voiles pour mieux les assujettir ! Espces de vicelards !
Assassins ! Enculs de donneurs de leons ! (30)

Et pour exposer ce qui drange, elle baisse sa culotte, leur montre


ses fesses. Cette charge subversive attaque lidologie patriarcale en
indiquant que le sexe est un pouvoir auquel elle attribue une porte
illimite :

Ces fesses, dis-je, sont capables de renverser le gouvernement de nimporte


quelle Rpublique ! Elles me permettent de faire des troues dans le ciel et
de faire tomber la pluie si je le dsire ! Elles sont capables de commander
au soleil et aux astres ! Cest a, une vraie femme, vous pigez ? Elles
dlivrent le monde de grandes calamits. (30)

La proposition dOusmane de laccueillir malgr son statut de


fugitive rsonne de faon particulire en elle puisquelle parat prte
intgrer le monde de Fatou, la matresse de la maisonne qui lac-
cueille avec civilit et courtoisie. Trs vite, une complicit sexuelle et
sensuelle se cre entre les deux femmes qui souvrent sur des
changes passionnels. Fatou lui fait lamour jusquau vertige et les
mots qui sortent de la poitrine dIrne crpitent avec une nergie
furieuse, comme ces stations de radio lointaines que lon capte au
hasard par des nuits profondes (34). la fois graves et tendres, les
deux femmes nigmatiques se dvoilent leurs frquences secrtes.
Ousmane les observe et prouve une excitation physique avec une
intensit telle quil se joint elles pour prendre part aux feux brlants
de leurs corps. Dans de telles situations, comme son habitude, Irne
oublie la hirarchisation des rles sexuels. Elle revendique une
morale de lexcs, de la luxure et de la dbauche (20). Ceci dit, le
trio vibre lunisson et sa beaut jette des flammches bleues dans la
chambre qui reoit une treinte commune. Une vole de sensations de
jouissance traverse le ventre dIrne et lui fait dcouvrir la source de
son bien-tre avec toutes les possibilits de plaisir rserves son
corps en grande offrande :
288 Rabia Redouane

Mes parois sont humides, cernes de toute part par le dsir. Je fonds de
plaisir et me perds dans la mare des sexes qui senvolent. Nos langues se
serpentent, senroulent, se cajolent. Jusqu extraire les derniers sucs
dinhibition. Quelquun me caresse, quelquun membrasse. Est-ce Fatou ?
Est-ce Ousmane ? Je lignore. Je veux ma part de ravissement. Je ne crois
pas au communisme des plaisirs, mais leur individualit. Je laisse le
vaisseau de la batitude me transporter vers les toiles. Je traverse les gros
nuages et une myriade de fleurs de coton sinfiltre dans mon cerveau. Il est
si ramolli quil se ratatine, sefface pour devenir une minuscule lueur au
lointain : le sexe est plus doux pour lme que lamour de Dieu. (36)

Si seules deux choses intressent Irne : voler et faire lamour


(55), elle se rend compte quelle nest pas lunique femme recourir
au sexe comme arme. Fatou, lpouse strile dOusmane, a aussi
choisi cela pour garder son mari et se faire pardonner de ne pas
pouvoir lui offrir de descendance.

Cest sa faon de maimer. Je nai pas pu lui donner un fils, alors je com-
pense. Je laide crer des situations rocambolesques qui augmentent sensi-
blement nos plaisirs. Ainsi, dans son esprit, il ny a plus de place pour pen-
ser une vie de famille avec les enfants et tout le tralala. Il a de charmantes
visions, des divertissements intrieurs qui remplacent, je lespre, les babil-
lages dun bb. (65)

Pour le retenir son mari, elle se contraint tre plus inventive en


amour, et pour ce faire, elle labore constamment des jeux sexuels
constitus dun rseau complexe de complicit et dagression.

Cest ce quelle fit car elle comprit que le thtre, le grotesque, la dpra-
vation, la lascivit sans me, ces jeux pervers, excitants mais dangereux,
sauveraient leur amour agonisant et donneraient un sens leur couple qui
navait dautre objectif que celui de vivre deux. (73)

Cet avilissement que Fatou accepte par amour reprsente une


vision ngative de la femme. Son drame stigmatise le tabou de
linfertilit, en Afrique, qui pousse les femmes tre de simples
victimes passives et dociles dun systme patriarcal alinant et cra-
sant. Pour Irne, il existe une diffrence de comportement chez elle
dans le sens o elle na pas besoin dun homme. Quant lamour, il
est le plus grand enchanement quelle veut viter et mme fuir pour
se sentir libre et tre perue comme telle : Que Dieu me prserve de
cette hystrie collective qui rend idiote la plus intelligente des
femmes (64).
Calixthe Beyala 289

Dans la maison dOusmane et de Fatou, Irne deviendra


gurisseuse, une trange messagre du sexe. Cest que forniquer avec
une folle aurait des pouvoirs thrapeutiques. Mme limam en
personne la visite parmi un groupe qui la prise de faon troublante,
incroyablement violente :

Ce jour-l, sept, peut-tre huit hommes mont fait lamour avec une avidit
abstraite. Deux mont pntre en mme temps. Lun comme si javais t
un garon, lautre stait content de la banalit restante. Ainsi cartele, jai
dcouvert dautres ocans. Jai travers des continents et des mers. Jai
compris la signification des distances. Jai expriment la grandeur. Et lors-
quun autre a cach ma tte sous un oreiller avant de fendre mon sexe avec
le dgot que lon a boire un mdicament, je me suis sentie incan-
descente !
puise, fatigue, je sombre dans un sommeil rparateur. Cette
dpravation me rjouit. En toute conscience, elle aurait pu tre qualifie de
perversit. Mais lexcs dans lequel je sombre saccomplit dans une zone
neutre de mon cerveau. Ma perversion est non vcue ou vcue seulement
dans une conscience inexprime. (58-59)

Irne manifeste une grande lucidit pour toutes les implications


que lui procure sa prsence dans cette maison toujours remplie et
anime par des pratiques subversives. Pas de limites pour elle dans les
aventures sexuelles qui forgent son individualit et correspondent sa
propre perception delle-mme :

Je suis quelque chose de nouveau. Quelque chose de dprav, de dissolu,


sans scrupules, qui dvore la vie do quelle vienne ! Quelque chose
construit avec trs peu de vertu, normment dabjections et de vices ! (63)

Une chose apparat certaine pour Irne : Fatou lui offre en mme
temps quun toit une place au cur dun espace intime ouvert lacti-
visme sexuel et la navigation de plusieurs fantasmes et spculations
dhommes qui y passent et repassent chacun voulant satisfaire, par
tous les moyens, ses pulsions inassouvies. Dans son univers rotique
et onirique, le sexe outrance avec des dmons de la dcadence se
transforme en foyer ardent do elle puise lnergie et la force
ncessaire pour sa ralisation personnelle. Une succession de scnes
orgiaques mlant acteurs de tous ges et de tous formats, sur fond de
misre et de salet consolide laspect subversif et dpravant dun
rotisme africain ouvert la violence et la cruaut. Irne est saoule
de sexualit htrogne par des expriences et des pratiques qui se
290 Rabia Redouane

dversent dans un lot de modes et de comportements qui tablissent


une rupture entre le cur et le corps. Cest ce que note Faten Kobrosly
au moment de traiter un des romans de Beyala :

Les scnes damour et de jouissance dvoilent constamment dents et griffes,


sang et blessures, viol et violence. Lamour perd son aspect humain et de-
vient uniquement affaire de chair . La relation traditionnelle dune
femme avec lhomme quelle aime se trouve ici transforme en relation de
bourreau avec sa victime consentante4.

Dautres personnages fminins et masculins intgrent le monde


intime dIrne inscrivant dans un mouvement collectif tout un lan de
rvolte sexuelle contre un ordre dominant oppressif, voire rpressif.
Labandon aux plaisirs de la chair dans des orgies extravagantes et
dconcertantes avec le couple Eva-Hayatou, et avec Diego, Irne et
dautres personnages anonymes constitue un rejet total du monopole
et de toutes formes de privations et de domestications serviles. Le
dclenchement des passions dchanes dans la soumission ou dans la
dmission relve de cette volont de marquer une rupture avec un
monde rserv et rigide, et ainsi de crer une atmosphre de renverse-
ment de lordre tabli. Toutes les contraintes sont brises et les tres
qui participent une union commune de corps assoiffs de dsirs et de
plaisirs existent en toute ralit dans la jouissance extrme des sens :

Puis, soudain, un cri de joie transperce lair et les oiseaux tonns arrtent
leur vol. L-haut dans le ciel une toile, curieuse de vivre lvnement, de le
raconter ensuite aux morts, apparat alors que le crpuscule na pas donn.
Dans la pice, les corps se figent dans leurs positions pornographiques.
(105)

Plus quune simple aventure passagre, la relation qui unit Irne et


va (femme dHayatou) revt une importance capitale dans leur deve-
nir humain. Deux femmes, deux gnrations, un pass commun bien
que diffrent, et un mme prsent source de malaise, de perte et de
dchance. Leur passion amoureuse promet une douceur de la vie
surgissant de partout pour transcender la menace de violence des
forces destructrices qui imposent des restrictions de tous ordres dans
4
Faten Kobrosly, Lamour dans les deux romans : Cest le soleil qui ma brle de
Calixthe Beyala et La Femme de mon mari de Ezza Agha Malak , dans Gilles Sicard
(Coordonn par), Ezza Agha Malak. Regards Croiss Francophones sur son uvre
narrative et potique, Paris, LHarmattan, 2005, p. 177.
Calixthe Beyala 291

le but de combattre, bloquer et arrter toute ouverture vers des aspira-


tions cratrices, mancipatoires et libres. Elles affichent leur union
homosexuelle en rejetant lasservissement, lalination et les prjugs
dominants, frmissant toutes les deux dans un dlire mystique
renforant le respect dune ligne de conduite quelles staient fixe.
Leurs sentiments propres se manifestent dans une sorte dabstinence,
de pudeur et de fidlit face leurs illusions perdues, jusqu ce que
naissent dans leurs corps de troublantes vibrations dont la grce
sensuelle leur fait atteindre le nirvana. Cest ainsi quIrne dcrit sa
fusion sublime et singulire avec va quelle considre comme
llixir contre la mort (105) car elle donne un cours nouveau ses
rves et ses fantasmes :

Soudain, une musique cleste slve que nous sommes seules entendre.
Cest un cadeau du Destin aux malades de lesprit. Nous jouissons de ce
dont les gens normaux ne souponnent pas lexistence. Mozart, Bach,
Beethoven nont jamais exist. Et nous nous dshabillons. Et nous nous
lanons, danseurs toiles perdus dans les confins du monde. Un regard
rpond un autre. Je sens les souffles sur les peaux. Je les respire, je les
engloutis et puise des atomes de vie travers lunivers. Je suis insouciante :
la terre, le ciel, les astres peuvent se dsagrger, se dissoudre, disparatre
dans les mandres de lhistoire humaine. Je suis ailleurs, accroche aux
cimes corporelles, dcouvrant des spasmes cosmiques. Mes doigts
senfoncent dans le sexe dva comme dans le sable mouvant. Elle se
tortille, se dlie et se rtracte. Et je suis si exalte par la beaut de son corps
quil memporte les sens avec la puissance dun fleuve en crue. (104-105)

Cette sensation dveil et de renaissance atteint son apoge lorsque


Irne affirme avoir trouv dans le libertinage, non seulement sa libert
mais un pouvoir quelle cherche dployer comme solution efficace
dans la lutte nationale. Gurir avec son sexe est une mission qui lui
parat tre sa porte pour redonner aux dshrits de sa terre le got
rel de lexistence :

Jy dploie des trsors de sophistication sexuelle pour anantir, moi seule,


tous les maux dont souffre le continent noir chmage, crises, guerres,
misres et auxquels, malgr leur savoir, les grands spcialistes de
lconomie et de la science nont pu trouver de solution. (78)

Il convient de noter que si le sexe traverse tout le roman avec une


charge froce contre les tabous et les prjugs de la socit tradition-
nelle africaine, cest que lcriture romanesque veut rompre avec le
292 Rabia Redouane

mutisme assign au corps des femmes et briser le sentiment touffant


de lenfermement des dsirs et fantasmes aussi bien fminins que
masculins dans la malveillance et dans la dchance. Les descriptions
prsentes grande chelle dclenchent une raction dvolution et de
rvolution qui libre la sexualit de ses orientations biaises et des
attentes figes. En fait, le sexe est dgag de toute relation de
dpendance entre les femmes et les hommes ; il est investi dune force
vitale et reprsente une source dpanouissement plus que de frustra-
tion. Sa particularit ne comporte aucune tendance de domination, car,
il nest pas une ide dbattre, une loi parlementer, un pouvantail
agiter, une insanit contester ou simuler sur les crans (124-
125). Les rapports entre les sexes, marqus par le conflit, et qui
gravitent autour de lide de vengeance se mtamorphosent. Cette
mtamorphose est visible mais pas encore totalement bnfique pour
les femmes qui continuent de souffrir, comme le souligne Faten
Kobrosly, dune triple oppression base sur la race, la classe et
lidentit sexuelle 5.
Cette ralit vidente qui soulve un problme crucial dans le
discours critique fminin africain a t largement traite dans la
production romanesque de lcrivaine camerounaise. Femme nue,
femme noire fait la preuve, encore une fois, que Beyala rcuse violem-
ment la soumission ternelle de la femme africaine son milieu
familial. En dnonant la passivit et la docilit de Fatou, elle sinsur-
ge contre la sujtion que les femmes perptuent entre elles, de
gnration en gnration, dterminant bien le statut du sujet fminin,
son identification, son rapport au lieu, aux responsabilits et aux
valeurs mythiques fondatrices de la division du travail dans des
socits patriarcales :

La voil rcurer, balayer, dj corrompue par la mmoire ancestrale des


affectations propres aux femmes. Comme les autres, Fatou a appris la
mesure et la dextrit qui permettent au sexe faible de ne jamais se
compromettre avec le vertige. Comme sa mre, elle sait que nous vivons
dans un univers o les chimres nexistent pas et o lon choue ds quon
sort du chemin trac !
Elle lave les assiettes, puis le seau dans lequel elle les a laves. Elle jette
leau sale et elle lave lendroit o elle a jet leau. Et a nen finit plus. Quel
imbcile a invent le savon ? Quel sot a cr les antiseptiques ? Quel idiot a
invent la brosse rcurer ? Quel bent a fait croire aux femmes qu mener

5
Ibidem, p. 182.
Calixthe Beyala 293

une guerre sans merci contre la salet, on acqurait le respect des hommes,
dfaut de leur amour ? (52-53)

Ce qui est dcri galement dans cet crit, tout comme dans
luvre de lcrivaine camerounaise, cest que la valorisation de la
femme noire doit passer par lhomme africain. Mais celui-ci, trs
souvent reprsent de manire strotype, continue de refuser
lentire dmocratisation de lespace public qui favorise louverture,
le partage, la communication, le respect et la tolrance. Lordre tabli
demeure encore solide et le sexe masculin rduit la femme un objet
sexuel qui doit toujours tre prt et obissant pour satisfaire ses
besoins intimes. Cet tat de fait affecte ngativement les reprsen-
tations de la femme en Afrique, de son corps et de sa sexualit. vrai
dire, son bien tre ainsi que ses plaisirs sont encore censurs dans un
continent marqu de fausse pudeur, telle une maison replie sur sa
moralit oppressante o lon ne supporte pas les cris de plaisir des
femmes (163).
Aprs une ducation sentimentale africaine trs varie qui lui
procure une riche connaissance des cent dix mille positions de la
fornication (154), Irne dcide de retourner chez elle. En effet, quels
que soient les changements et les bouleversements apports par sa
fugue, celle-ci doit se terminer, ce qui loblige rintgrer son monde
habituel et, surtout, composer avec sa ralit familiale.

Demain, me dis-je, je rentrerai chez moi. Jaffronterai les racines des


pulsions dont limptuosit me jette en qute daventures rocambolesques.
Je retrouverai ma mre et ses faons de manger du bout des lvres parce
quune femme ne doit, en aucun cas, montrer au soleil ses plaisirs. Demain,
je reverrai ma mre pour qui toute fminit se rsume cette phrase :
Une femme, une vraie, doit savoir faire la cuisine ! (158)

Il reste qu seize ans, une fois cette dcision prise, sa route


sachve (154) dans les regrets et dans lamertume, signe dune
grande dfaite et dun fort renoncement. En quittant la demeure
dOusmane pour retrouver sa mre, Irne sait quelle ne pourra plus
vivre de fortes sensations et quaprs cette libration de courte dure,
elle retombera dans lenfermement et dans la rsignation. Plus difficile
encore, il sagit dun engagement de calmer les appels de son corps et
dattnuer ses dsirs et ses rves :
294 Rabia Redouane

Je ne serai plus vorace. Je ne mordrai plus dans la vie telle une affame qui
a saut plusieurs repas. Je rentrerai dans le rang comme toutes les autres
avant moi. Je te le promets maman... Je te le promets... (189)

Consciente que ce retour au bercail ne va pas sans danger, Irne


veut malgr tout rester matresse de sa peau (198) car, son
exprience peut tre transforme en une force, une arme, un pouvoir
qui, remis aux mains des femmes, peut les aider combattre ladver-
sit. Elle veut briser le cercle vicieux de lhypocrisie, de lindiffrence
et de lintolrance. Labsence de lchange avec lautre aboutit un
chec de lacte communicatif et llaboration dune vritable ralit
du vide et du silence entre des tres humains submergs par des
proccupations immdiates imposes par des forces extrieures. Ce
qui fausse les rgles de la vie dans un systme de valeurs o les
sentiments tiennent si peu de place devant la matrialit des biens :

Je parviens mextraire de la mare humaine sans que personne se rende


compte de mon dsespoir, tant les restrictions conomiques imposes par la
Banque Mondiale ont assch notre capacit nous occuper les uns des
autres. (179)

Se croyant investie dune mission de transmission dune vision


nouvelle pour combattre cette fatalit qui crase les femmes, Irne
tente de repousser le poids des traditions, des conventions et de
lincomprhension du territoire intime qui drange et effraie. Elle est
anime dune grande passion pour entremler le visible et linvisible
dans cette terre envers laquelle elle prouve un amour absolu malgr
ses souffrances, ses contradictions, ses blessures et ses dchirures :

Jaime cette terre dAfrique, ce ventre violent du monde. Jaime son toffe
qui, par saison chaude, dchire la plante des pieds. Jaime la moiteur
corcheuse de ses cailloux. Jaime ses craquelures qui sont autant de
blessures de mon me. (182)

Le dfi que se donne Irne de faire sauter les boutons, les


fermetures, les ceintures, tout ce qui tient en effet lhomme et lui
donne un sentiment dautorit et de supriorit apparat difficilement
ralisable. Cette ralit de linachvement reproduit la violence qui
caractrise lespace africain complexe, encore dpourvu de scurit,
dharmonie et de tolrance o les sentiments de peur et de confusion
continuent dominer. Pour contrecarrer la monte des inscurits, des
Calixthe Beyala 295

ngations, des exclusions et des dominations, Irne propose une


solution construite dans lautonomie et la libert que ses amours
homosexuelles lui ont permis de dcouvrir. Il sagit datteindre le
plaisir partag (183) dans un espace pluriel et ouvert aux sensa-
tions fortes, plaisir qui implique une sexualit clate entre diffrents
partenaires. Cette mise labandon ne peut que procurer jouissance,
panouissement et satisfaction. Mais ce dsir de ralisation indivi-
duelle nest que vaine tentative pour une jeune femme qui cherche
saffranchir dans un monde dur qui dvalorise lexcs ltre fminin.
partir du moment o elle se rend compte que son destin est bien
trac et se joue entre les mains de ces hommes qui tiennent les
barres de fer (187), elle comprend quelle ne peut chapper au
chtiment qui lattend. Dans son action aventureuse, elle a commis un
dlit grave qui entranerait une svre punition. Les regards haineux
des femmes qui accueillent son retour dans son quartier lui indiquent
quelle court un grand danger. Elle choue entre les mains de bour-
reaux qui labattent cruellement et labandonnent au bord de la route
le corps nu et meurtri. Ensanglante et mourante, Irne achve son
dernier soupir dans les bras de sa mre qui crie de laide une foule
passive, dtache et indiffrente : Au secours ! Au secours ! Aidez-
moi, je vous en prie. Ne restez pas l sans bouger ! Aidez-moi, pour
lamour du ciel ! Ma fille se meurt ! (198).
travers la descente aux enfers dIrne, Beyala met en cause de
manire virulente le fonctionnement des socits africaines contempo-
raines. Celles-ci obissent une logique subversive du corporel et du
matriel qui dclenche des passions effrnes et alimente la dcadence
et le sous-dveloppement. Elle porte un regard critique sur la drive
du continent noir qui semble se complaire dans ses checs, en dnon-
ant la corruption gnralise, la dgradation continue et le gigantisme
des actions sociopolitiques, conomiques et culturelles qui renforcent
sa dchance morale. Pour lcrivaine, dans les pays dAfrique en
gnral, les malheurs sont accablants, marqus dun dsordre ritualis,
et les dviations sont insolites car elles font sombrer dans les abmes
de lenfer. La ralit ancre dans la pauvret et la misre provoque une
interrogation angoisse sur la construction-dconstruction de tout ce
qui essentiel et valorisant dans le modle traditionnel africain, au
profit dun prtendu modernisme et dun certain urbanisme.
Cest dans ce contexte que Femme nue, femme noire se prsente
comme une fable violente, sensuelle et provocante sur lAfrique noire,
296 Rabia Redouane

partage entre rvolte et rsignation. Lcriture, la fois dense, brutale


et grave aborde la question de la condition fminine et surtout lter-
nel combat de la femme pour plus de libert. Lcrivaine camerou-
naise dveloppe encore une fois lun de ses thmes privilgis :
lmancipation de la femme. Elle dploie une critique virulente qui va
au-del de lhistoire dIrne, pour slever contre cette mentalit rigide
et dpasse, qui incarne une image ngative qui continue agir
comme si toute femme devait rester terre--terre, dans lignorance et
dans leffacement, quel que soit son niveau dducation et dvolu-
tion. Elle ne doit pas pouser une doctrine quelconque de lOccident
en matire de dveloppement fminin, mais plutt soccuper de choses
futiles et matrielles, l o lhomme lattend et aime la voir. Tout
simplement comme un corps consommer et non pas comme une per-
sonne capable de penser, prendre des dcisions et agir.
Cest un roman lascif, certes, avec un style prenant qui parvient
rendre la succession rythme de dbauche en libertinage, mais il offre
nonobstant, une autre lecture : la manifestation dune volupt africaine
prsente dans une dmarche librale et libratrice de rserves, de
fausse pudeur, voire de honte. Beyala nhsite pas voquer une
sexualit explicite et drangeante pour prsenter une forme de sensua-
lit qui opte pour une esthtique de la transgression qui droge des
tabous dominants et bouscule les rgles tablies. Pour lcrivaine,
quil soit tatis ou globalis, lrotisme doit se dlester de toutes les
barrires de rejet et de refus, et se mettre nu violemment, courageu-
sement, dans sa simple vrit trop longtemps touffe et oppresse. En
recourant dans ce roman une criture de linsolite, du troublant et du
drangeant, elle met aussi bien son imagination que son engagement
dans lavancement dun rotisme africain propre au continent noir,
avec une dimension politique et politise, sinsurgeant contre toute
tentative den haut qui impose une forme dthique normalise, fausse
et dpasse. Une force prsente et dstabilisante rvle alors un
mcanisme fatal qui empche les femmes datteindre une vritable
mancipation et daccepter lensemble des attributs de leurs corps
comme une partie intgrante dune identit fminine multiple, riche et
enrichissante.
Calixthe Beyala 297

Bibliographie

Beyala, Calixthe, Femme nue, femme noire, Paris, Albin Michel, 2003.
Kobrosly, Faten, Lamour dans les deux romans : Cest le soleil qui
ma brle de Calixthe Beyala et La Femme de mon mari de Ezza
Agha Malak , dans Gilles Sicard (Coordonn par), Ezza Agha
Malak. Regards Croiss Francophones sur son uvre narrative et
potique, Paris, LHarmattan, 2005, pp. 165-188.
Senghor, Lopold Sdar, Femme nue, femme noire , Chants
dombre, Paris, Seuil, 1948.
Le manque et lexcs :
la sexualit dans la littrature antillaise

Arzu Etensel Ildem

UNIVERSIT DANKARA

Rsum : La sexualit et lrotisme ont de tout temps jou un rle impli-


cite ou explicite dans la littrature. La littrature antillaise de lextrme
contemporain offre un corpus o la sexualit se prsente sous forme de
manque et dexcs. La socit antillaise porte toujours les traces de
lesclavage. Au temps dantan le viol et labus sexuel taient le lot des
ngresses. Le matriarcat luttait sa faon contre le systme esclavagiste
et la violence des mles, quils soient blancs ou noirs. Le temps daprs
la libration , cest--dire le postcolonialisme, na pas apport un grand
changement la mentalit de la socit et lattitude des hommes et, par
consquent, les femmes ont continu de subir la sexualit dbride des
hommes. Cependant elles ont continu chercher le bonheur travers
lpanouissement sexuel.

La sensualit, la sexualit, lrotisme ne sont-ils pas des conditions


sine qua non de toute littrature contemporaine ? Autrefois, par
exemple au XVIIe sicle, ils taient exprims plus implicitement, les
crivains devaient obir des normes thiques et des rgles de
biensance. Dans une uvre aussi classique que la Princesse de
Clves de Madame de Lafayette, une scne de voyeurisme vhicule un
rotisme latent qui ne dtonnerait pas dans un ouvrage contemporain.
La Princesse est au salon de son manoir de campagne, les fentres
sont ouvertes et le Duc de Nemours, cach par les arbres du parc, pie
lintrieur du btiment. La Princesse est en dshabille, elle noue des
rubans sur une canne des Indes en regardant le portrait de Nemours.
La symbolique de cette scne relve du plus haut rotisme, dune
sexualit sans doute inexprimable par un auteur qui na jamais donn
dans la littrature rotique de lpoque.
Au moment o Madame de Lafayette et ses amis discutaient de
300 Arzu Etensel Ildem

lhonnte homme dans les salons littraires de Paris, de lautre ct de


lAtlantique, dans les colonies franaises des Antilles, on assistait la
mise en fonction du systme esclavagiste qui allait dominer les
colonies franaises jusqu labolition de lesclavage pendant la
Rvolution de 1848. Le Code noir qui rgissait le monde des esclaves
date de la mme priode que la parution et la discussion dans les
cercles littraires des Maximes de La Rochefoucauld.
Les anctres des crivains antillais contemporains taient des
esclaves. Le chemin qui a men de la plantation lcole, et de lcole
lcriture a t trs long. Les esclaves navaient pas accs
lducation. Ce nest quaprs labolition de lesclavage que les Noirs
ont connu lcole. Et encore, laccs lducation a t un privilge
jalousement gard par les anciens colonisateurs : [...] au sortir de
lesclavage, les Blancs navaient pas voulu recevoir nos enfants
lcole et ne condescendirent nous apprendre quun nombre fort
limit de mots de leur langue 1. En Hati les vnements ont t
lgrement diffrents. Hati est le seul pays au monde stre libr
de lesclavage par une rvolution noire. Tout de suite aprs la
libration de lle, lducation a t organise une large chelle mais
elle na pas toujours fonctionn dune faon efficace cause des
problmes conomiques du pays. En Martinique et en Guadeloupe,
ltat franais se chargea de lducation et apprit aux enfants des
Antilles quils avaient pour anctre les Gaulois.
La littrature caribenne prend son essor ds le dbut du XXe
sicle. En Hati, quoique la littrature apparaisse au XIXe sicle, les
crivains prfrent suivre les modes de lancienne mtropole. Le
premier courant qui domine les Antilles au XXe sicle est lafricanit.
Ce mouvement est guid par le martiniquais Aim Csaire. La
guadeloupenne Maryse Cond participe ce courant mais tmoigne
trs tt de sa dception. Elle ne retrouve pas lAfrique que ses anctres
ont d abandonner dans le pass. Lantillanit et la crolit sont les
mouvements qui suivent lafricanit dans les Antilles. douard
Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphal Confiant et Jean Barnab sont
les principaux crivains qui font partie de ces deux courants.
La littrature antillaise de lextrme contemporain est trs
florissante et dynamique. Elle contribue largement au rayonnement de
la langue franaise dans le monde. Le franais cariben doit sa

1
Raphal Confiant, Eau de Caf, Paris, Grasset, 1991, p. 94.
Le manque et lexcs 301

particularit aux apports de la langue crole. Entre esclavage et


crolit, la sexualit sexprime diffremment dans les Antilles. Nous
allons suivre les traces de cette sexualit, son manque et son excs,
dans plusieurs romans caribens : Moi, Tituba sorcire noire de Salem
(1986) et Traverse de la Mangrove (1989) de Maryse Cond, Le livre
dEmma (2001) de Marie-Clie Agnant, Eau de Caf (1991) et Ngre
marron (2006) de Raphal Confiant.

Le temps dantan

Au commencement il y avait lAfrique, un continent mythique o


le Noir vivait heureux. Ce bonheur fut bris par une capture brutale,
une attente pnible dans les forts de la cte guinenne et un voyage
en cale des bateaux ngriers dans des conditions atroces pendant
lequel mourait un grand nombre de captifs. Dans le premier rcit de
Ngre marron, intitul Lchappe belle, le hros se rappelle sa
premire nuit dans le baraquement, la prison o les esclaves taient
parqus en attendant le bateau qui allait les emporter vers le Nouveau
Monde. Il entend les hurlements dune jeune fille quils forcrent
tour de rle, stant probablement saouls au vin de palme car ils
navaient cess de vomir 2. La femme noire, ds quelle est capture,
subit la violence du mle esclavagiste quil soit blanc ou multre. Elle
est livre sans dfense et ses compagnons dinfortune nont pas la
possibilit de la sauver.
La saoulerie accompagne souvent le viol de la femme esclave. La
sexualit de lesclavagiste est accompagne par labus de lalcool.
Emma, lhrone de Marie-Clie Agnant que lon accuse davoir tu sa
petite fille de quelques mois, raconte Flore, son interprte, car elle
refuse de parler en franais, le voyage de ses anctres dans le ventre
des bateaux : Pendant la traverse qui durait on ne sait combien de
mois, les marins se saoulaient, puis descendaient dans les cales et
prenaient les femmes sans mme leur ter leurs lourdes chanes 3.
Dans ces bateaux ils nous volaient et notre corps et notre me 4,
cest le terrible constat dEmma qui dautre part dcrit la plantation
comme un monde o lamour et la sexualit sont exclus pour les

2
Raphal Confiant, Ngre marron, Paris, ditions criture, 2006, p. 20.
3
Marie-Clie Agnant, Le Livre dEmma, La Roque dAnthron, Vent dAilleurs,
2004, p. 150.
4
Ibidem, p. 25.
302 Arzu Etensel Ildem

femmes noires : Sitt quaccostaient les bateaux, peine avait-on


enlev les chanes aux pieds des Ngres et des Ngresses, quils
taient envoys aux champs. Et l, Blancs, Ngres, moins Blancs,
moins Ngres, tous se jetaient sur les femmes de couleur de nuit, sans
leur demander leur avis, comme sils puisaient leau la rivire pour
tancher leur soif 5. Dans le monde dcrit par Emma la sexualit est
conue comme un acte de violence subi par les femmes tandis
quaucun mle, mme leurs compagnons de misre, ne les pargne. La
sexualit brutale des mles en rut semble tre un besoin animal.
Moi, Tituba sorcire commence avec ces mots : Abena, ma
mre, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the King, un jour
de 16 ** alors que le navire faisait voile vers la Barbade. Cest de
cette agression que je suis ne. De cet acte de haine et de mpris 6.
Maryse Cond ne considre pas ce viol comme un acte sexuel. Abena
avait peine seize ans. Quand le Blanc qui lachte comprendra
quelle est enceinte, il la retirera du service de sa femme et la donnera
en guise de punition Yao, un ngre suicidaire. Yao a piti de la jeune
fille : il lui sembla que lhumiliation de cette enfant symbolisait celle
de tout son peuple, dfait, dispers, vendu lencan 7.
Le viol initial semblait invitable dans la mesure o le Blanc voyait
cette action comme un droit de cuissage sur sa proprit prive.
Belinda Tshibwabwa Mwa Bay mentionne le cas de Henrique Fereiras
Fontes qui a viol une petite esclave de douze ans quil vient dache-
ter. On lui ouvre, chose exceptionnelle, un procs dordre public mais
nous sommes au Brsil de la fin du XIXe sicle8. Ferreiras Fontes
gagne le procs et est acquitt sur les arguments quil avait avancs,
savoir le sacro-saint droit de proprit dun matre sur son esclave
est total et inattaquable 9.
Quand Kilima arrive la plantation, Ccile, une vieille ngresse
qui a de lautorit auprs du commandeur et du matre, la prend sous
sa protection. Cest la solidarit du matriarcat. Kilima est la premire
africaine de la ligne maternelle dEmma, celle avec laquelle la

5
Ibidem, p. 150.
6
Maryse Cond, Moi, Tituba sorcire noire de Salem, Paris, Mercure de France, coll.
folio , 1986, p. 13.
7
Ibidem, p. 16.
8
Lesclavage au Brsil a t aboli bien aprs les Antilles franaises, en 1888.
9
Belinda Tschibwbwa Mwa Bay, Les femmes en esclavage : Partie I dans le monde
des matres ; http://www.grioo.com/qui_sommes_Nous.php
Le manque et lexcs 303

maldiction du sang commence. Le matre blanc insiste pour que la


petite fille habite seule dans la case qui lui a t attribue. La menace
dans ces paroles est explicite. Dailleurs ce qui devait arriver arrive et
une nuit aprs stre saouls le bk et deux de ses amis violent la
petite fille.
Avec ce viol initial qui parat tre leur lot commun, les femmes
esclaves taient inities leur nouvelle vie. La jeune Abena, la mre
de Tituba, trouva un bonheur phmre avec Yao mais cet tat de
grce dura peu de temps. La brutalit du matre se manifeste encore
une fois : la sexualit de lhomme blanc est dbride. On savait dj
que le matre avait une ribambelle denfants multres, mais la vue
dune belle ngresse le trouble au point de vouloir la possder sur
place. Abena qui na pas oubli son premier viol, se dfend cette fois
et frappe le bk avec son couteau de travail. Le bk nest que bless,
mais Abena mrite quand mme la peine de mort. Elle est pendue le
lendemain. La phrase On pendit ma mre est rpte trois fois10.
Dans le troisime rcit de Ngre marron, intitul La Chappe, la
mre de Rose-Amlie, la compagne de Samson11 est viole elle aussi
en prsence de sa fille. Un soir de Nol, des bks ivres qui reviennent
de la cathdrale de Saint-Pierre rencontrent dans la nuit Rose-Amlie
et sa mre. La petite fille, de la branche de larbre o elle sest cache
la faveur de la nuit voit cette scne horrible. De ce jour elle avait
perdu lusage de la parole et on lavait affuble du surnom de Rose-
Amlie-Langue-Coupe 12.
Iphigne, le ngre marron de Moi, Tituba sorcire noire de Salem,
souffre dune histoire identique : sa mre fut remarque par le matre ;
il ordonna quelle vienne chez lui mais la jeune esclave lui a dsobi.
Le lendemain on rangea en cercle les esclaves de la plantation et on la
fouetta mort13. La femme esclave doit choisir la sexualit du matre
blanc ou la mort. Le systme esclavagiste ne lui donne pas le droit de
vivre dignement.
Il arrive aussi que lappel du matre trouve un cho favorable. La

10
Moi, Tituba sorcire noire de Salem, op. cit., p. 20.
11
Le livre est compos de cinq rcits ayant chacun pour hros un ngre marron dont
le prnom commence par la lettre s : Samuel, Samson, Simon et Simao. Le
premier ngre vient darriver du Congo et sest chapp avant de recevoir un nom de
baptme.
12
Raphal Confiant, Ngre marron, op. cit., p. 123.
13
Maryse Cond, Moi, Tituba sorcire noire de Salem, op. cit., p. 245.
304 Arzu Etensel Ildem

plupart des matres avaient plusieurs matresses, voire des concubines


noires ou multresses et les pouses blanches devaient accepter cette
situation. Madame, quant elle, ne prtait aucune attention ces
bougresses effrontes qui dfilaient en chaque dbut de mois aux
cuisines un bb au teint clair sur les bras, et qui Da Yvelise, la
nounou de la famille de Beauharnais depuis bientt trois gnrations,
remettait une bourse, les lvres pinces, lil furibond 14. La
plantation pouvait tre pour le matre une espce de harem o celles
qui recevaient sa faveur taient souvent acceptes lhabitation pour
faire des travaux moins pnibles que ceux de la canne. La mre dEau
de Caf est remarque par le matre pendant quelle travaille au
champ : Honor linterpelle dun ton si peu premptoire que tout un
chacun comprit sur-le-champ quil venait de llire dans son cur 15.
Le matre commence passer toutes ses nuits dans la case quil lui a
donne et il ne fait mme pas attention son pouse den-France qui
dprit vue dil. Les esclaves mles prennent la chose dune faon
philosophique et pragmatique. Ds le premier jour, nos femmes ont
partag la couche des matres blancs soit de force, soit par sduction,
et puis, il faut lavouer, on esprait en secret que de fouailler dans la
noirceur brlante dune coucoune crpue, ceux-ci en deviendraient
plus comprhensifs envers nous 16. Les commandeurs de plantation
partageaient les mmes privilges que les matres. Le ngre marron
Samuel constate sans tat dme les activits du commandeur de sa
plantation : Lautre chef blanc, Louvier [...] se rendait en secret la
rue Cases-Ngres et fornicait avec quelque ngresse sans que cela
soulevt la moindre rprobation de la part de quiconque 17.
lexemple des matres bks, les commandeurs de plantation
multres jouissaient des mmes privilges que les Blancs sur les
femmes esclaves. Et lore du soir, quand le commandeur fait sa
tourne pour compter les piles, il te rprimande moins que tu ne lui
aies ouvert dans toute sa longueur le plus secret de ta chair ou en tout
cas promis de le faire 18. Dans cet univers o chacun pense survivre
la sexualit des femmes peut aussi devenir un avantage.
Et le fruit de la violence ou de cette sexualit plus ou moins

14
Raphal Confiant, Ngre marron, op. cit., p. 95.
15
Raphal Confiant, Eau de Caf, op. cit., p. 228.
16
Ibidem, p. 320.
17
Raphal Confiant, Ngre marron, op. cit., p. 66.
18
Raphal Confiant, Eau de Caf, op. cit., p. 319.
Le manque et lexcs 305

consentie ? Au contraire du harem et de lesclavage dans le monde


oriental19 dans les colonies franaises on appliquait le principe romain
partus sequitur ventrem quon peut traduire par la condition du
ventre . Les enfants des esclaves taient des esclaves. Il tait rare que
le matre reconnaisse ses enfants. Il tait galement rare mais non
impossible que le matre poust sa concubine noire ou multresse.
Alors les femmes ne voulaient pas faire denfants. Je peux te relever
ceci mon garon, depuis le temps de lesclavage, nos femmes ont tu
leurs bbs dans leurs ventres afin de ne point fournir de bras aux
matres. Ne pas faire denfants pour lesclavage, tel tait le mot de
passe ! 20. Eau de Caf qui est la marraine du narrateur du roman
ponyme explique pourquoi les ngresses tuaient leurs bbs. Aprs la
libration elles auraient continu le faire par habitude si les curs ne
leur avaient pas dfendu la chose comme un pch des plus graves.
Tituba, lhrone de Maryse Cond hsite longtemps avant de savor-
ter elle-mme. Pourtant lenfant est de son compagnon John lIndien
quelle a suivi en Nouvelle Angleterre. Pour une esclave la maternit
nest pas un bonheur. Elle revient expulser dans un monde de
servitude et dabjection, un petit innocent dont il lui sera impossible
de changer la destine 21. Tituba a recours la science quelle a
apprise de la vieille femme qui la leve et qui passe pour sorcire et
cette nuit-l, un flot de sang noir charroya mon enfant au dehors de
ma matrice 22. Le refus de la maternit est, en quelque sorte, la
rvolte des ngresses qui refusent de collaborer avec le systme
esclavagiste. Celles qui jouent le jeu exhibent avec fiert leurs enfants
btards comme on la vu dans Eau de Caf. Les matres de plantation
voulaient tout prix encourager la procration des esclaves car avoir
des esclaves croles, cest--dire ns dans les colonies revenait moins
cher que dacheter des esclaves bossales frachement venus dAfrique.
Dans certaines plantations on utilisait des mles dont le travail tait
dengrosser les ngresses. La fille de Ccile dans Le livre dEmma a
trouv la mort un trs jeune ge cause dune brute qui la rendu

19
Dans le monde oriental lesclavage est une institution lgifie dune faon stricte et
selon le Coran, lenfant dune esclave conu par le matre doit tre reconnu par lui
comme un enfant lgitime. En principe le matre doit librer son esclave devenue la
mre de son enfant soit tout de suite, soit sa mort.
20
Raphal Confiant, Eau de Caf, op. cit., p. 327.
21
Maryse Cond, Moi, Tituba sorcire noire de Salem, op. cit., p. 82.
22
Ibidem, p. 86.
306 Arzu Etensel Ildem

enceinte et a provoqu sa mort23. Travailler dans les champs comme


une bte toute la journe et faire de nouveaux esclaves au matre pour
perptrer cet enfer! Cette pratique tait extrmement impopulaire
parmi les esclaves. Cest pourquoi la vieille de la Rvolution de
1789 la population des ngres bossales tait plus leve que celle des
ngres croles dans presque toutes les colonies franaises des
Antilles24.
Les femmes refusaient de perptrer lesclavage ; la mmoire de
lesclavage est une mmoire faite de souffrance, de violence et de
mpris et elles ne veulent pas tendre ce fil leurs descendance car
ce fil cest la maldiction du sang. Les ngresses ont t maudites par
lesclavage, ce fiel 25 ne doit pas passer dautres tres. Selon le
tmoignage de Nickolas Zankoffi, lamant dEmma, le comportement
dEmma a chang partir du moment o elle a dcouvert quelle
attendait un enfant et quelle en tait dj au troisime mois de gros-
sesse. Quand Emma sera interne lhpital psychiatrique, Zankoffi
apprendra quelle a voulu avoir un avortement mais ny est pas
parvenue. Aux Antilles le matriarcat se chargeait de ces choses-l. Les
quimboiseuses, cest--dire les sorcires, taient des personnages
redoutes mais aussi respectes de la socit des esclaves. Aprs la
mort de sa mre Tituba est initie au savoir traditionnelle qui vient de
lAfrique par Man Yaya qui est une quimboiseuse. Elle apprend le
secret des lments pour aider et gurir les esclaves. Elle apprend les
mystres de la vie et le dialogue avec les morts mais elle refusera de
faire le mal mme dans les jours sombres de Salem o elle sera
accuse de pactiser avec le diable.
Si le patriarcat est constitu par le matre blanc, le bk et ses
commandeurs, le matriarcat est constitue par ces matresses femmes,
les ngresses qui ont le savoir et qui perdurent les traditions tribales de
lAfrique. Lavortement cest leur domaine.
Entre les viols et la procration force existe-il une vie sexuelle
pour les ngresses et pour les ngres ? Dans lunivers des plantations

23
Ccile repense Tamu, sa douce enfant. Elle avait douze ans peine, sa Tamu, ses
petits seins comme deux fleurs de grenade, le mme ge que Kilima, lorsquils lont
force se mettre avec ce gros ngre dloi. Deux enfants quil lui fit dun coup, ce
vieux mastodonte ! , Le Livre dEmma, op. cit., p. 159.
24
Saint-Domingue plus de 50% de la population esclave tait bossale . Lon-
Franois Hoffmann, Littrature dHati, Paris, EDICEF/AUPELF, 1995, p. 12.
25
Marie-Clie Agnant, Le Livre dEmma, op. cit., p. 152.
Le manque et lexcs 307

lamour et la sexualit existaient leur faon. On ne permettait pas


aux ngres de se marier, sauf dans des cas exceptionnels mais le
concubinage tait tolr. Le manuel du planteur des Antilles disait
quil fallait accorder le droit de mariage aux plus dvous et aux
plus mritants 26 mais uniquement aux ngres de maison. Dailleurs,
vus comme du btail, les esclaves avaient-ils besoin dautre chose que
leur instinct pour saccoupler ? Samuel, le hros de Confiant, sest fait
marron aprs avoir travaill plusieurs annes sur une plantation. Il
retourne roder aux alentours de la plantation et rencontre la lessivire
Rose-Marie, une ngresse de haute mine. Un jour, sans rien dire elle
sallonge sur une roche plate qui se trouve au milieu de la rivire et
fait comprendre au ngre marron dun geste que ne souffrait aucune
contestation quelle dsirait que tu la coques sauvagement 27.
Linstinct sexuel des ngres se manifeste de la mme faon chez les
communauts marronnes : les mles de la communaut se partagent
les femelles sans faon et il suffit de faire signe une femme pour
quelle vienne offrir sa nature 28.
Malgr la mort horrible de sa mre cause de la tentative de viol
du matre, Tituba tombe amoureuse de John lIndien : Je voulais
quil me caresse. Je nattendais que le moment o les vannes de mon
corps souvriraient librant les eaux du plaisir 29. Pour Tituba faire
lamour : cest le plus bel acte du monde 30. Exprimer une telle
pense dans le monde des puritains relve pour le moins du dfi.
Tituba est toujours surprise de cette capacit damour quelle porte en
elle. En fait cest un instinct de survie. Aprs le dpart de John
lIndien et son long sjour en prison, elle retrouve le plaisir charnel et
laffection chez le juif Benjamin Cohen dAzevedo qui est devenu son
matre. la fois servante et amante, elle se fait cette vie ambigu.
Avec mon amant contrefait, je drivais tout aussi bien sur la mer des
dlices 31.
Lamour entre les esclaves se fait sans violence, avec le consentem-
ent des deux parties. Une jeune cpresse qui sintresse Samson, le
troisime marron de Confiant, le rejoint la nuit dans sa case et ils

26
Raphal Confiant, Ngre marron, op. cit., p. 86.
27
Ibidem, p. 85.
28
Ibidem, p. 42.
29
Maryse Cond, Moi, Tituba sorcire..., op. cit., p. 35.
30
Ibidem, p. 70.
31
Ibidem, p. 198.
308 Arzu Etensel Ildem

coquent 32 la nuit entire sans brocanter une seule parole. Mais


chercher refuge et panouissement dans lamour est impossible pour
les esclaves. Nos amours nous les Ngres esclaves, que nous
fussions croles ou dAfrique-Guine, se dveloppaient dans le provi-
soire. Le provisoire et le furtif. Nous ne les talions pas au grand jour
la manire des libres, chose qui pouvait nous tre une source
demmerdements infinissables 33. De toute faon la ngresse na
pas de temps perdre avec lamour, foutre ! Elle a bien trop faire,
se battre et se dbattre dans une existence au cours de laquelle elle na
cesse de supporter tracas, souffrances, mensonges et trahisons de
toutes sortes 34. Finalement lamour, la sexualit, la sensualit ne sont
pas trangers lunivers de la plantation mais la position de lhomme
blanc, du matre de cet univers et des ngres mles est plus avanta-
geuse que celle des femmes.

Le temps daprs la libration

Les conditions de la vie dans les colonies franaises des Antilles


ont-elles chang aprs labolition de lesclavage en 1848 ? Sans doute,
mais la mentalit esclavagiste a mis du temps disparatre. Le com-
portement du matre et des commandeurs ne parat pas avoir chang
beaucoup. Les esclaves sont maintenant les ouvriers du matre mais ils
sont toujours exploits. Les femmes subissent toujours un joug sexuel
pour subsister. Elles ne sont plus obliges dobir lapptit sexuel
des patrons ou des commandeurs mais trs souvent, elles le font. Les
Blancs profitent toujours de la couleur de leur peau pour sduire les
ngresses et les multresses. Les chabins qui sont des Noirs dont la
peau est claire devraient profiter de leurs privilges : Les chabins ne
savent pas utiliser leur claret pour intimer aux femmes, comme cest
lusage des greurs dhabitation, de se relever la robe par-dessus la
tte en moins de temps que la culbute dune puce et doffrir la bance
de leur matrice un sexe dune duret de morceau de fer. Tu vois, ils
ne savent rien faire les chabins 35. Les Noirs quant eux profitent de
la couleur claire des chabines car, tout le monde le sait, la coucoune
blanche est rserve aux Blancs depuis que le monde est monde et non

32
Raphal Confiant, Ngre marron, op. cit., p. 115.
33
Ibid.
34
Ibid.
35
Raphal Confiant, Eau de Caf, op. cit., p. 179.
Le manque et lexcs 309

pas la couleur 36. La mre et la tante dEmma sont des chabines et


tous les hommes de lle courent aprs leurs faveurs lesprit et les
mains de tous les ngres aux pieds poudrs de lle taient occups par
les corps de Grazie et de Fifie [...] alors elles offraient cette peau
tout venant, cette peau, enveloppe sans me37. La couleur de la peau
joue beaucoup au niveau de lattrait sexuel.
Nous avons vu que la famille ntait pas favorise parmi les
esclaves au temps des colonies. Aprs labolition, il semble que les
Noirs ne se marient toujours pas beaucoup. Les femmes tranent
derrire elles une marmaille dont le ou les pres ont souvent
disparu. La sur dEmma a t abandonne par son mari et elle doit
soccuper de ses deux enfants. Le matriarcat qui aidait les femmes
survivre autrefois est toujours sur place. Les hommes sont l pour les
amours mais pas pour prendre leur responsabilit. Ce nest plus
cause de la volont des matres quils partent sinon de leur libre choix.
Le sexe des hommes est sans mmoire, je me rpte, pour ne jamais
oublier. Pour eux lamour est un torrent, leau y coule avec fracas. Ils
sont sauvagement amoureux mais, comme les torrents, ne retiennent
rien 38.
Ltranger, hros de Traverse de la Mangrove qui vient sinstaller
dans la petite localit Rivire au Sel de la Martinique, devient le
centre dattraction des jeunes filles locales. Francis Sancher ne cher-
che aucunement voir, encore moins sduire ces jeunes filles mais
elles sont curieusement attires par lui. Dabord Mira, la fille mul-
tresse dun propritaire blanc, puis Vilma, la fille dun riche couli
(martiniquais dorigine indienne). Les deux jeunes filles sont engros-
ses par Francis Sancher qui en fait ne veut pas laisser de progniture
comme les esclaves dautrefois. Francis Sancher porte en lui une
maldiction mais cela nempche pas ces jeunes filles de venir lui. Il
dit la mre de Vilma : Pour donner, pour rendre lamour, il faut en
avoir reu beaucoup, beaucoup 39. Les descendants des esclaves ont-
ils reu de lamour pour en donner leur tour ? Dans lunivers de
Traverse de la mangrove aucune femme nest heureuse, elles sont
toutes mal maries comme les hrones du livre dEmma qui ne
connaissent pas le bonheur dans leur vie de couple.

36
Ibidem, p. 98.
37
Marie-Clie Agnant, Le Livre dEmma, op. cit., p.136.
38
Ibidem, p. 114.
39
Maryse Cond, Traverse de la mangrove, op. cit., p. 169.
310 Arzu Etensel Ildem

Dans ce monde o pse encore le poids du souvenir de lesclavage,


la sexualit est un refuge. Quand on a tout perdu, il reste lamour 40
dit Nickolas Zankoffi Emma. Comme les filles de Traverse de la
mangrove, Emma trouve lamour chez un tranger. Elle a du mal
rendre lamour de Zankoffi, le pass est toujours entre eux. La
maldiction du sang, la souffrance passe des ngresses la tenaille
sans cesse. Linterprte Flore est de couleur plus claire quEmma. En
contact avec Emma elle prend conscience de sa ngritude : elle com-
prend quelle est une ngresse malgr sa peau lenvers , malgr la
vie sans problme quelle mne chez les Blancs . la suite de sa
prise de conscience Flore se sent attire par lamant dEmma. Aprs le
dpart dEmma vers le pays originel, son retour en Afrique auprs de
toutes ses anctres mortes, Flore est si dsempare, si dsespre
quelle se jette dans les bras de Nickolas pour soublier dans lamour.
Cette nuit-l, comme on aime pour gurir lme et le corps, comme
un baume quon tale sur une plaie, Nickolas maima. Entre folie,
dsir et passion, je ne savais plus qui jtais, Nickolas ne savait plus
quel sexe il embrassait. Il buvait un sexe mal aim, celui de toute les
ngresses. Il leur faisait lamour. Plaisir brlant, humide et tide, mon
corps tait celui dEmma 41. Dans la chaleur de lamour charnel se
ralise la communion de toutes les ngresses.
On nous a toujours appris que lamour comme tout ce qui est bon
sur cette terre nest pas fait pour nous 42 disait Emma. Dans Grand-
Anse, le village martiniquais o se droule Eau de Caf, lamour et la
sexualit sont bien prsents dans la vie quotidienne des habitants
blancs, ngres, multres, chabins, coulis et syriens, en somme de toute
la crolit de lle. Cette population est galement prsente dans Tra-
verse de la Mangrove. La division en noir et blanc de lpoque
esclavagiste a laiss sa place une diversit moins tragique.
Dans Grand-Anse qui est sans doute le microcosme de la socit
martiniquaise, on rencontre des personnages masculins qui sont des
Don Juan sans complexe. Ali Tanin le fils mtisse du syrien la
Syrie est un fieff matre coqueur , le collectionneur le plus
invtr de mamzelles de tout le nord du pays 43. Autrefois on disait
mamzelle aux filles du bk, aujourdhui toutes les jeunes filles,

40
Marie-Clie Agnant, Le Livre dEmma, op. cit., p. 48.
41
Ibidem, p. 183.
42
Ibidem, p. 184.
43
Raphal Confiant, Eau de Caf, op. cit., p. 26.
Le manque et lexcs 311

peu importe la couleur de leur peau, sont des mamzelles. Ali Tanin
note les noms de ses conqutes dans la pure tradition donjuanesque et
dcline le nom de maintes jeunes filles qui on aurait baill le Bon
Dieu sans confession (26). Le succs dAli Tanin est un secret connu
de tous. Lors de laffaire de lincube, son pre la Syrie a vendu des
culottes noires toutes les femmes de Grand-Anse pour les protger.
Cest ainsi quAli Tanin a vu toutes les coucounes du village et par
la suite il a pu sduire toutes les femmes car, comme on dit dans le
pays : une fois que tes yeux ont pu se poser sur la chose, ma foi,
pourquoi continuer faire des macaqueries et minauderies ? Le mal
nest-il pas dj fait ? (97).
Thmistocle qui se fait passer pour un ngre marron, est un autre
Don Juan de la localit mais il a des tendances plutt agressives. Il a
viol dans les champs Franciane, la ngresse-aux-grandes-manires
qui est la mre dEau de Caf et qui en est morte. Thmistocle force
aussi Man Doris, mais le viol amorc tourne son avantage. Il avait
une verge dune longueur impressionnante, peut-tre deux mtres,
voire plus, quil enroulait avec une infinie prcaution autour de sa
taille (203). Man Doris est trs satisfaite de cette aventure et se met
immdiatement en mnage avec Thmistocle.
Dans cette socit o la sexualit est lordre du jour, les bats
dAntilia, la ngresse mystrieuse venue de la mer, et du chauffeur de
camion font la joie des enfants du village. Antilia remontait sa robe
son menton et stalait face en lair contre un sac de farine-France.
Ctaient des sacs blancs et donc les seuls dont on pouvait savoir
coup sr sils taient propres ou pas. Elle cartait largement les
cuisses, les bras replies sous la tte pendant que le chauffeur, qui
navait fait que baisser son pantalon aux genoux, la bourriquait de
toutes ses forces, ahanant dune faon comique (58). La mme
Antilia causa sans le vouloir la mort du bon abb Paul-Germain. Un
jour elle se mit courir une calenda dune rare obscnit sur la
place du village, autrement dit, elle se mit danser nue la danse
traditionnelle des Noirs dAfrique. Le bon abb se fraye un passage
parmi la foule et est frapp par la bellet de la jeune femme. Il en
tait tout bonnement statufi. Il lui avait donc fallu buter sur les seins
fermes, les hanches gnreuses et le sexe rutilant de sueur fine dune
ngresse pour sapercevoir que cette race-l tait aussi faite limage
de Dieu. Pire, cette bellet stait mue en un dsir brutal dans le
mitan de son ventre maigrichon et gagnait ses reins avec un ballant
312 Arzu Etensel Ildem

inarrtable, chose qui produisit chez lui un modle de bande quon


navait pas vu par ici depuis labolition de lesclavage (71). Pendant
lesclavage, les Blancs bandaient pendant certaines tortures
infliges aux esclaves. Le bon abb dont la circulation sanguine fut
coupe par ce dsir trop brutal mourut dune attaque cardiaque, tomba
la renverse et son verge creva sa soutane ! Situation extrme-
ment embarrassante narre dun ton humoristique et ironique. Finale-
ment, malgr le scandale, les habitants de Grand-Anse sont contents
davoir eu un abb si comprhensif envers notre lubricit naturelle
de croles (72).
Les pratiques qui remontent au temps de lesclavage continuent
trangement Grand-Anse. Autrefois les toute jeunes esclaves peine
nubiles taient la proie des patrons dhabitation ds leur arrive la
colonie. Eau de Caf sans mme tre nubile subit le viol dun vieux
commandeur. Ouvert mes cuisses. Mont sur moi. Dfonc ma cou-
coune pour faire le sang tiger sur lherbe (278). Le vieil homme,
comme labb Paul-Germain meurt dune attaque cardiaque en plein
acte charnel. La petite fille narrive se dgager de son treinte que
plusieurs heures aprs. Le vieux commandeur est amateur de viol ! Il
ne les gote ni avant, ni aprs, juste au moment o elles vont clore
en femelles (279). Selon le matre bk il me les ouvre ces
mamzelles, tonnerre de Brest ! Je naime pas lodeur de moule des
ngresses nubiles (279). Le vieux commandeur choisit toujours les
petites filles qui sont sur le point de devenir femmes. LIncube qui
oprait entre deux et quatre heures du matin et dflorait les jeunes
filles chez elles dans leur lit, les choisissait galement dans la fleur
de leur virginit (91). Cest croire que les ngres prennent pour
modle les Blancs dantan.
Eau de Caf qui a t viole brutalement par le vieux commandeur
est soigne par Man Doris. Des Messieurs blancs viennent visiter
la petite fille. Lun deux sattarde son chevet et caresse son sexe
jusqu ce que de lhuile sorte de son corps. La rencontre de la
viole et du Monsieur blanc est trs troublante. Le Blanc regrette-
t-il le pass o cette petite fille aurait t sa merci et vient-il
constater un dlit quil commet son tour symboliquement avec ses
doigts ? Quoi quil en soit, Man Doris prend lacte du blanc comme
une souillure et purifie la petite fille aprs son dpart.
Les hommes de Grand-Anse ressemblent aux hommes de lle
dEmma : ils sont des fantmes de malheur qui hantent notre le, se
Le manque et lexcs 313

promnent de maison en maison pour dposer leurs ufs dans les


entrailles des Ngresses et se sauver, le pantalon en bataille 44. Les
ngresses ne connaissent pas le bonheur, elles prfrent le mot heu-
reuset qui exprime mieux lphmret de leurs amours. Pour voir
la bellet de la ngresse il faut laimer, il faut commencer par lui
sucer sa coucoune 45. Il faut lui faire oublier toutes les mauv-
sets qui ont t faites par le Blanc. Ngresse ma bonne amie,
lternit cest quand tu sens monter dans ta matrice une sorte
draflure qui te fend en deux jusquau ras du cou et que tu tagrippes
au bras de lhomme en demandant pardon au Bon Dieu dempiter si
fort sur son territoire 46. Comme Flore qui se rfugie aprs la mort
dEmma dans les bras de Zankoffi, comme Vilma et Mira qui se don-
nent ltranger qui sait les aimer, la ngresse de Grand-Anse retrou-
ve Dieu dans lacte sexuel, son unique joie mme aprs la libration.

En conclusion nous pouvons dire que la sexualit manquait dans le


monde de lesclavage dans la mesure o la violence du mle blanc en
particulier et du mle en gnral, dominait ce monde. La femme
esclave subissait cette violence et il ne lui restait que peu de rpit pour
jouir de lamour. Aprs labolition de lesclavage les descendants des
esclaves ont accd plus librement la sexualit mais les mles noirs
ont repris la brutalit et la domination de lhomme blanc exerces sur
la femme noire. Pour lhomme noir lamour se consomme sans se
compromettre. La femme fait toujours les frais de la sexualit mais, au
moins, elle a des moments de heureuset .

44
Marie-Clie Agnant, Le Livre dEmma, op. cit., p. 123.
45
Raphal Confiant, Eau de Caf, op. cit., p. 333.
46
Ibidem, p. 334.
314 Arzu Etensel Ildem

Bibliographie

Agnant, Marie-Clie, Le Livre dEmma, La Roque dAnthron, Vents


dAilleurs, 2004.
Cond, Maryse, Moi, Tituba sorcire noire de Salem, Paris, Mercure
de France, coll. folio , 1986.
, Traverse de la Mangrove, Paris, Mercure de France, 1989.
Confiant, Raphal, Eau de Caf, Paris, Grasset, 1991.
, Ngre marron, Paris, ditions criture, 2006.
Hoffmann, Lon-Franois, Littrature dHati, Paris, EDICEF /
AUPELF, 1995.
Tshibwabwa Miva Bay, Belinda, Les femmes en esclavage : Partie I
dans le monde des matres . URL : http://www.grioo.com/qui_
sommes_nous.php. Mise en ligne le 18 octobre 2004.
Table des matires

Introduction
Efstratia OKTAPODA France 7

La crise de lternel fminin : la littrature rotique


fminine dans la francophonie contemporaine
Gatan BRULOTTE tats-Unis 47

Pour en finir avec lobscnit fminine :


mythes sexuels et politiques rotiques dans Pornocratie
de Catherine Breillat
Christa STEVENS Pays-Bas 77

Dsir et relation. LUsage de la photo,


Annie Ernaux/Marc Marie
Karin SCHWERDTNER Canada 97

Marie-Sissi Labrche et lexploration des


limites (rotiques) de ltre
Metka ZUPANI tats-Unis 113

Michel Houellebecq. Entre reprsentation obsessionnelle


de scnes de sexe et dni de lamour
Efstratia OKTAPODA France 131

Expressions sexuelles dans le texte fminin au Maroc


Najib REDOUANE tats-Unis 149
Hybridits et sexualits :
Le corps et la sensualit dans lcriture des femmes dAlgrie
Alison RICE tats-Unis 175

Empreintes paternelles sur la masculinit et la fminit


chez Nina Bouraoui et Michel Houellebecq
Susan MOONEY tats-Unis 195

Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi


et le (post)fminisme.
La Vengeance de viol dans (le film) Baise-moi
Julie MONTY tats-Unis 217

Prgrinations mythiques et rotiques chez Nancy Huston


et Milan Kundera : LEmpreinte de lange et LIgnorance
Safoi BABANA-HAMPTON tats-Unis 237

Gabriel Osmonde. Mtaphysique des gros seins


et Troisime naissance
Murielle Lucie CLMENT Pays-Bas 261

Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala :


Pour une mythologie de lrotisme africain
Rabia REDOUANE tats-Unis 283

Le manque et lexcs : la sexualit dans


la littrature antillaise
Arzu ETENSEL ILDEM Turquie 299

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