Alain Propos Sur L Esthetique
Alain Propos Sur L Esthetique
Alain Propos Sur L Esthetique
Propos sur
lesthtique
Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole
Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec
et collaboratrice bnvole
Courriel: mailto:[email protected]
Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin
partir de :
1. Profil grec
2. De la Mtaphore
3. Temple grec
4. Idoles
5. L'Immobile
6. L'cole du jugement
7. Le Pape
8. Mnmosyne
9. Tombeaux
10. Matire et forme
11. Visages
12. Le Vert de Houx
13. Le lecteur
14. Du Got
15. Le Romanesque
16. Marcel Proust
17. Faux dieux
18. Le Corps humain
19. Shakespeare
20. Musique
21. Bruits
22. Le Rossignol
23. Le Potier
24. Signes
25. Le Beau et le Vrai
26. Crmonies
27. Du style
28. Hamlet
29. Artisans
30. Dessiner
31. La soupe de cailloux
32. Des Mots
33. Dante et Virgile
34. Pques
35. Nol
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 4
Note de lditeur
4e trimestre 1948
I
Profil grec
Dans le profil animal le nez, comme dit Hegel, est au service de la bou-
che ; ce double systme, qui a pour fonction de flairer, de saisir et de dtruire,
avance en ambassade ; le front et les yeux se retirent.
Les statuaires de la bonne poque nont pas mal dessin leur dieu, choisis-
sant cette structure du visage o le nez est comme suspendu au front et spar
de la bouche. Au sujet de la bouche, le mme auteur fait cette remarque que
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 7
deux mouvements s'y peuvent inscrire par la forme, ceux du langage articul,
qui sont volontaires, et d'autres que j'oserai appeler intestinaux. Il faut que le
rflexe viscral y domine, ou bien l'action gymnastique. Dans le fait, un
menton retir et comme branlant, une lvre pendante ralisent aussitt quelque
ressemblance animale. D'o je tire la raison qui fait qu'un menton architec-
tural, articul et muscl selon la puissance, signifie l'esprit gouvernant ; ce
qu'il y a de l'invertbr dans la bouche se trouve ainsi ramen au modle
athltique ; aussi la forme expressive de la bouche est toujours soutenue par
quelque menton, herculen. La plus profonde amiti, qui veut instruire, se
trouve jointe la force. L'clat des yeux, langage d'une me prisonnire, est
comme dplac dans ces puissantes formes ; aussi bien toute politesse conduit
modrer ces signaux ambigus que prodigue l'il d'un chien ou d'une gazelle.
Ainsi le hros de marbre conduit trs loin ses leons muettes.
II
De la Mtaphore
Il est vraisemblable que les signes les plus anciens sont sans paroles, et
ainsi absolument mtaphoriques ;bien mieux, qu'ils sont mtaphoriques invo-
lontairement, si je puis ainsi dire. Par exemple un tombeau dans les temps
anciens, ce ne fut qu'un tas de pierres qui protgeait le cadavre contre les
loups. Plus le dfunt avait d'amis, et plus le tas de pierres tait gros. Telles
furent les premires Pyramides ; et sans doute la pesanteur et la forme des
pierres, donnrent une premire ide de ces formes cristallines, que la pit
des amis ne fit qu'achever. Mais, achevs ou non, ces tombeaux furent aussitt
des signes puissants ; ces caractres d'criture, qui sont parmi les plus anciens,
furent donc tracs avant qu'on st les lire ; mais chaque fois qu'un homme
essayait de les lire, une pense nouvelle s'y enfermait avec le mort ; ainsi
naquit le culte, d'o devait sortir plus tard la religion qui brise les tombeaux,
et, en dlivrant l'ide, croit dlivrer l'me ; ainsi la mtaphore renat de ses
cendres, comme Phnix, roi des mtaphores.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 10
III
Temple grec
La Pyramide est le signe de la mort. Bien clairement par sa forme qui est
celle des montagnes. Laissez agir la pesanteur, et le tas de pierres se disposera
selon la forme pyramidale. Cette forme est donc le tombeau de tout difice ;
mais l'effrayant est que l'architecte a bti volontairement selon la mort, cher-
chant la dure par l, comme si la vie tait une courte perturbation ; ce que
reprsentent aussi ces statues enchanes ; mais la Pyramide est une image
bien plus parfaite de l'ternelle inaction ; ainsi elle annonce au spectateur
l'imperceptible et introuvable momie. Cet accord entre l'ide et l'image frappe
en mme temps toutes les parties de l'homme et les fait rsonner en parfait
accord ds la premire vue ; on m'a dit que la Pyramide est parmi les plus
belles choses que l'on peut voir, et je le crois bien.
Le Temple grec est le signe de la vie. Tout est entrepris et dress contre la
pesanteur. La colonne, par ses proportions, et par toutes ses parties, signifie
qu'elle supporte ; et l'angle droit rgne ici, qui est le signe du maon ; rien ne
s'croule ; toute la masse refuse de se joindre la terre par ces lignes de pente
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 11
IV
Idoles
dsire enfin quelque chose ; mais les statues n'ont pas besoin de nous, ni de
rien. Ainsi la statue fut un dieu. Je dois appeler prire cette mditation devant
le signe, cette offrande qui est due, et dont le dieu n'a pas besoin, ce muet
dialogue o, d'un ct, toutes les rponses sont faites d'avance, et toutes les
demandes devines. Ainsi la pense sait o elle va, et le vrai se montre dans
l'immobile.
On voudrait dire que l'homme a fait des idoles parce qu'il tait religieux ;
c'est comme si l'on disait qu'il a fait des outils parce qu'il tait savant ; mais au
contraire la science n'est que l'observation des outils et du travail par les
outils. De mme je dirais plutt que la premire contemplation eut pour objet
l'idole, et que l'homme fut religieux parce qu'il fit des idoles. Il fallait rendre
compte de cette puissance du signe, et inventer la mythologie pour expliquer
le beau. L'Imitation de Jsus-Christ n'est que la traduction abstraite de cette
imitation du signe, qui est crmonie. La rflexion sur l'idole arrive nier
l'idole, par les perfections mmes que l'on y devine ; mais c'est dj impit.
L'Iconoclaste doit se trouver sans dieu finalement. De ce ct est la perfection
sans objet ; ce nant nous renvoie l'idole, objet alors d'une adoration
purifie ; tel est l'art en notre temps, moment dpass et conserv, comme dit
Hegel.
V
L'Immobile
Ce que l'on conte des anciens mimes, et qui est peine croyable, fait voir
qu'ils remurent les foules par le repos, non par le mouvement. Et chacun, en
observant quelque puissant acteur, mme comique, s'apercevra que le mouve-
ment, dans son jeu, n'est qu'un passage d'une immobilit une autre. La scne
ne reoit point le tumulte, mais plutt, et encore plus videmment dans les
foules, une suite de tableaux d'o le mouvement mme est effac par la puis-
sance de quelque loi chorgraphique. De quoi l'art de l'cran fournit une
preuve par le contraire, et sans la chercher ; car le mouvement perptuel est la
loi de ses productions ; non pas seulement parce que la parole manque radica-
lement ; et l'on comprend qu'tre muet de naissance ce n'est point se taire ;
mais surtout parce que l'acteur se croit oblig de s'agiter sans repos, comme
pour faire hommage l'invention mcanique.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 16
VI
L'cole du Jugement
Ce paradoxe est frappant dans les Beaux-Arts ; et peut-tre n'y a-t-il que le
Beau qui nous humanise. Dans toute recherche, et malgr les apparences, que
ce soit Politique, Physique, ou mme Gomtrie, il faut savoir se mettre
l'cole et s'y remettre, et ne point se jeter dans la premire objection venue ;
mais toujours dans l'humain se chercher soi-mme ; enfin se conformer selon
la Grandeur. picurien si je lis Lucrce ; Stocien avec Marc-Aurle, et
copiant la physique de Descartes. Les erreurs de Descartes sont bonnes ; elles
sont sur le bon chemin. Leibniz n'a pas, ce qu'ils disent, tout fait compris
ses Infiniment Petits ; c'est justement l que je m'instruirai, imitant ce mouve-
ment humain, juste compromis entre le suprieur et l'infrieur. Cette grce du
corps et de l'esprit ensemble et qui invente avant les preuves, je la conquiers
par l'obissance. Et j'ai trouv sublime ce mot de Michel-Ange, presque au
terme de sa vie, comme on lui demandait : O vas-tu si vite, par cette
neige ? l'cole, rpondit-il, pour essayer d'apprendre quelque chose .
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 18
VII
Le Pape
Je vois qu'on juge mal du pape dfunt. Le moins qu'on dise, c'est qu'il ne
sut point dominer du regard ni juger du haut du ciel les immenses vnements
qui marqurent son rgne. Essayant de mditer sur ce grand sujet, je suis
arrt aussitt devant la Doctrine austre et cohrente, que je puis bien dcrire
du dehors, mais dans laquelle je ne puis entrer. Il faut avoir rcit des milliers
de chapelets, il faut avoir lu mille et mille fois la lettre du brviaire, en pro-
nonant chaque mot, si l'on veut penser la manire d'un prtre catholique.
Que l'esprit d'un Humaniste se forme non seulement lire et comprendre,
mais encore relire les Humanits, c'est ce qui est vident. Mais qui donc sait
relire ?
J'ai donc repris L'Otage de Paul Claudel, qui est un de mes brviaires ; et
j'y trouvai une fois de plus l'occasion de comprendre ce que c'est que relire ;
car j'en puis rciter des passages, mais, faute sans doute de cet objet solide
qu'est l'uvre elle-mme, je suis renvoy d'une ide l'autre ; j'explique, je
rflchis, je ne mdite pas. Il en est tout autrement si je m'astreins lire le
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 19
texte lui-mme ; je suis tenu alors et ramen ; je pense comme il veut, et non
comme je veux. Les dveloppements et les rapprochements, c'est lui qui sen
charge. Et la puissance du Beau, qui me dtourne d'abrger, de transposer,
d'arranger ma mode, me met en prsence comme d'une chose de nature, qu'il
me faut prendre comme elle est. Cet aspect monumental me fait reconnatre
les grands livres ; et, en mme temps, relire lettre lettre un grand livre que
j'ai lu plus de vingt fois, je me fais quelque ide de ce que c'est que Doctrine.
VIII
Mnmosyne
Quand les anciens disaient que Mnmosyne est la mre des Muses, peut-
tre ne pensaient-ils pas au del de cette relation simple qui subordonne tous
les travaux de l'esprit l'infrieure Mmoire. Et cette ide, si simple qu'elle
paraisse, nous clairerait encore sur les relles conditions du savoir, si nous
prenions le temps de la considrer. Certainement la Mmoire est trop mpri-
se. Et, sans doute, il n'y a que les belles mtaphores pour nous forcer
rflchir sur ce que nous jugeons trop connu. Mais sous ce texte, comme dans
les vieux parchemins, j'en dcouvre un autre. Car les chants piques, source de
tous les arts parls, sont par eux-mmes Mmoire ; tout rcit vieillit en mme
temps que les hommes, perdant bientt ses fermes lignes de jeunesse, s'il n'a
d'abord une forme rythme et belle. Il fallait oublier la guerre de Troie, ou la
chanter. La posie fut-effort de mmoire et victoire de mmoire. Encore
aujourd'hui toute posie est des choses passes. Tel est le second texte. Mais
l'antique mtaphore nous donne encore mieux comprendre ; car tous les arts
se souviennent. Il nexiste point d'architecte qui puisse dire : je vais oublier
ce que les, hommes ont construit . Ce qu'il inventerait serait bien laid ; mais,
pour mieux dire, s'il tenait sa promesse la rigueur, il n'inventerait rien du
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 21
Il n'y a point d'ide neuve. Ce thme est connu, et lui-mme aussi ancien
que les hommes. Tout est dit et l'on vient trop tard ; mais La Bruyre n'est
point rest sur ce moment de l'ironie ; il s'est livr au plaisir de penser. Cette
ide que tout est dit n'est point dprimante, mais au contraire tonique. Le
paradoxe humain, c'est que tout est dit et que rien n'est compris. Tout est dit
sur la guerre ; tout sur les passions. L'Humanit relle se compose de ces
belles formes pleines de sens, que le culte a conserves. Mais il faut frapper
dessus comme sur des cloches ; car la forme se referme toujours sur le sens,
parlant seulement par la beaut. Telle est l'attention. Si l'on ne se rveille de
cette manire-l, l'on ne se rveille point du tout. Mais un Signe nous renvoie
un autre Signe. Et nos premiers instituteurs sont les mots, qui sont monu-
ments.
La chose inhumaine n'a rien dire ; d'o ce grand scandale, que les scien-
ces n'instruisent pas du tout. Aussi n'est-ce point par l qu'il faut commencer ;
mais tout enfant commence heureusement par rciter ce qu'il ne peut
comprendre et veut comprendre, pensant toujours au-dessus de lui ; c'est ainsi,
et non autrement, que l'homme peut se voir au miroir, je dis l'homme pensant.
Dans une fable, bien cache, bien humaine aussi, ou seulement s'il retrouve
Muse dans Musique. Allant dont de la forme au contenu, il rflchit sans
jamais se perdre, retenu par cette invincible forme, qu'il ne dsire point chan-
ger. Si les signes humains taient effacs de la terre, tous les hommes se
perdraient au travail, faute de mtaphores ; et les premires danses et com-
dies iraient la fureur, sans souvenir aucun, tant que les pieds n'auraient pas
creus le sentier vnrable, premire esquisse du temple. Mais ds que le
danseur se soumettrait au signe humain, ce serait de nouveau lecture, et les
Humanits commenceraient refleurir.
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IX
Tombeaux
Une tombe, une grossire image, des marques reconnues sur l'arc ou sur la
hache changent soudain les penses. L'air natal, le jardin de la premire enfan-
ce et des premiers jeux, la maison paternelle, les rues de la ville et les bonnes
femmes au march, toutes ces choses reconnues font bien mieux encore que
verser des souvenirs, des regrets, des affections ; elles disposent le corps selon
la confiance purile, depuis longtemps oublie ; c'est une douceur et une grce
que l'on sent et que l'on touche ; les passions amres sont aussitt dlies ;
c'est l'heure des espoirs et des serments ; c'est un retour de force et de jeunes-
se. Ainsi nos nafs anctres, touchs par la beaut des choses, adorrent une
invisible prsence ; d'abord des morts familiers, puis des morts illustres,
mesure que les vivants se runissaient pour prouver de nouveau, et bien plus
fortes, ces motions dlicieuses. Les temples, par la masse, l'cho, les souve-
nirs accumuls, grandirent le Dieu. Le retour des crmonies, les rcits qu'on
en faisait, les chants et les danses portrent les sentiments esthtiques jusqu'
une sorte de dlire. Les malheureux furent consols ; bientt ils furent conso-
ls en espoir, et, par la prire, ils voqurent l'assemble dans la solitude. C'est
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 23
pourquoi il ne faut point dire que l'on leva d'abord des temples en l'honneur
des dieux ; mais il y eut des monuments, des maisons plus grandes et plus
solides, des reliques de lhomme, des pierres et des nuds de bois sa res-
semblance, bientt sculpts par le tmoignage des mains. Le dieu vint habiter
l'idole et le temple.
Il faut admirer comment les plus sages, toujours ramens au positif par la
pratique des mtiers, parvinrent mettre un peu d'ordre et de raison dans les
inventions thologiques. Il est vrai que les guerres formaient de grandes units
politiques, et qu'il fallait tablir la paix aussi chez les Dieux. La parent des
dieux, et le pouvoir patriarcal transport dans lOlympe, furent des inventions
comparables celles de Copernic et de Newton. Les thogonies, dont nous
voulons rire, marqurent un immense progrs de la raison commune. La
Sagesse, fille de la Beaut, trouva asile chez les Dieux ; et les philosophes
commencrent rflchir leur tour sur les mythes populaires, souponnant
dj que l'homme juste dictait ses lois Jupiter.
X
Matire et forme
J'insiste sur un paradoxe tonnant. On se sent fort ici, quoique sans preuve.
Un homme de got, qui aura pass trente ans de sa vie contempler les belles
formes de l'architecture, est tout fait incapable d'inventer une belle forme,
qu'il tourne son crayon comme il voudra. Or, il y a des centaines d'glises de
village dont toutes les formes sont belles.
Mme la tourelle o est log l'escalier fait ornement. D'o l'on viendrait
copier toujours. Mais voici quelque chose qui est encore plus tonnant. Si l'on
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 25
copie en ciment arm le plus beau des modles, la copie sera laide. Vous
rsistez ; vous dites que je n'en puis rien savoir. Mais les uvres nous instrui-
sent assez. Le fer forg est beau ; la fonte est laide. Les ornements fondus qui
sont sous l'appui-main de nos fentres sont copis sur de bons modles, et tous
laids. Il y manque la marque de l'artisan, la marque du travail et de l'invention
ensemble. Peut-tre faudrait-il dire que le beau est toujours de rencontre, et
qu'il est reconnu aprs qu'il est fait. Mme d'un chandelier de cuivre, vous
vous dtournez, si vous apercevez seulement la ligne du moule, les petites
soufflures, enfin les marques de la reproduction mcanique.
Claudel a dit quelque chose, sur les cathdrales, qui vaut bien qu'on lise
l'Annonce faite Marie, quoique je ne voie rien comprendre dans ce drame.
Son naf architecte de cathdrales dit bien qu'il ne s'en forme aucune ide
d'avance ; mais il se met dedans, et il construit comme on construit ; c'est la
pierre d'attente qui donne l'ide. Comme il est clair que Shakespeare ne pr-
mditait rien que de mettre en scne l'aventure d'Hamlet, vengeur de son pre.
C'est par les rencontres d'improvisation qu'il est grand ; mais aussi la matire
rsistait. Un acteur petit ou grand, gras ou maigre, des fleurets au magasin
d'accessoires, un bel escrimeur montrer, des comiques employer dans la
pice tragique, un figurant par hasard ivre, une actrice qui chante bien, voil
des pierres de toute forme. Mais nos dramaturges ont d'abord une ide et des
personnages ; d'o ces tragdies en ciment arm.
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XI
Visages
Cela est senti par les effets ; aussi la vraie coquetterie va-t-elle toujours
se garder de plaire; et son mouvement le plus juste est toujours un refus d'tre
belle, comme l'esprit enferme toujours que l'on refuse de comprendre trop. Au
fond, c'est rabaisser ce qui est de nature et relever le prix du consentement. Je
crois crire ici les conseils d'une mre sa fille ; mais je les entends autre-
ment. Je ne considre pas seulement l'effet produit sur le spectateur ; ce qui
m'intresse, c'est ce retour des signes qui agit si puissamment sur le signaleur.
La beaut mme devient laide si elle s'offre l'admiration ; vous trouverez
aussitt des preuves de ce que je dis l. La beaut non enveloppe exprime
aussitt un peu d'aigreur et d'inquitude et quelquefois une sorte de stupidit
agressive. De mme les signes de l'attention tuent l'attention. L'observateur,
ses meilleurs moments, semble distrait.
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XII
Le Vert de Houx
Une beaut sre d'elle-mme, sre de plaire quand elle voudra, va-t-elle se
cacher ou se montrer ? Mais un capitaine va-t-il montrer l'ennemi toutes les
troupes qu'il a ? Tout au contraire, c'est quand il manque de troupes qu'il veut
faire croire quil en a. La force n'a pas besoin de montre. Mais la beaut
invincible gagne encore plus que la force se cacher. D'abord parce que les
amoureux faibles et vulgaires font encombrement ; aussi parce que les
hommages de qualit infrieure rabaissent la beaut ; c'est un don de peu de
prix que celui que l'on fait tout venant, et malgr soi. Mais il y a mieux
dire. Quand l'expression indiscrte du visage se montre la premire, l'esprit est
comme engag et esclave. J'ai remarqu que l'expression de l'intelligence la
plus vive, quand elle se montre sur un visage, annonce presque toujours la
sottise ; or, ce serait un hasard tonnant si de tels signes taient toujours
trompeurs. Je crois plutt qu'un esprit ainsi annonc au dehors se trouve tou-
jours au-dessous de la promesse, et en retard d'une ide ; c'est cette ncessit
et prcipitation qui rend sot ; il faudrait donc prendre lair d'un niais, si on ne
l'a de nature.
XIII
Le lecteur
Pourquoi ? Sans doute par cette bonne foi tonnante qu'ils font voir en
leurs jugements. Car il est faible de dire qu'ils consultent d'abord le voisin.
C'est vrai en un sens ; chacun est en qute de ce qui est bon lire, car
personne n'entreprend de tout lire. J'entends souvent des conversations sur ce
sujet-l, et j'admire deux choses, d'abord quel point le liseur aime esprer
quelque chose de beau, et aussi comme celui qui a lu est heureux de louer s'il
peut louer. Les envieux mis part, et je ne pourrais pas en citer un, la disposi-
tion commune l'gard des uvres est une sorte d'impartialit favorable, en
sorte qu'un seul jugement favorable doit finalement courir d'homme en
homme, les mouvoir tous, et faire avec le temps une rumeur de gloire. Une
uvre n'a donc pas se dfendre, en somme, si ce n'est contre une gloire trop
lourde qu'elle ne peut porter. Le lecteur est gnreux ; il distribue par prjug
n'importe quel crivain un capital suffisant. Bref, les seules erreurs que l'on
connaisse, dans le monde littraire, consistent en des loges excessifs ; et cette
condition, si l'on y pense bien, n'est pas de nature rassurer un auteur.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 32
XIV
Du Got
Le jugement humain est errant et comme gar s'il n'est form par les
uvres. Un esprit tout neuf et sans aucune pit passera ct des uvres
sans les interroger. Un proltaire que j'ai connu courait au muse du Louvre,
ds qu'il pouvait drober une heure, et faisait sommation aux tableaux ; mais il
ne reut pas la grce. Je ne sais ce que Napolon put faire sortir de Gthe
lorsqu'il se porta vers lui de son pas press et imprieux. Mais Gthe tait
vivant, poli, prompt, plus assur dans le mtier de courtisan que l'autre dans le
mtier de roi. Empereur ou non, qui lira comme il faut le Wilhelm Meister s'il
ne fait serment de s'y plaire ? Et le serment serait encore peu de chose si l'on
n'a cette exprience du Liseur qui dcouvre la vingtime lecture ce qu'il
s'tonne de n'avoir pas remarqu la premire. Mais qui donnera cette pa-
tience ? On ne peut lire vingt fois tout ce qui parat. Il faut ici de puissants
tmoignages. La gloire de Platon est crite dans presque tous les livres. Toute
l'Humanit ici nous prvient. C'est bien vite fait de se moquer de cette volont
d'admirer ; mais il est vite fait aussi de jeter un livre par terre, comme
Napolon sur son lit Sainte-Hlne. L'humeur dcide alors. Si Beethoven
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 33
naissait maintenant, son gnie ne paratrait qu' ceux qui pourraient l'enten-
dre ; il n'aurait point de ces pieux interprtes, forms eux-mmes par d'autres,
qui forment le public et que le public forme. Ce progrs de la gloire, fille du
temps, est plus sensible encore pour les uvres musicales que pour les autres.
Une excution sans foi dfait une uvre ; la plus belle est celle qui perd le
plus.
Il en va pour les ides comme pour les uvres, quoique cela soit plus
cach. On ne voudrait point qu'il soit parl de got lorsqu'il s'agit de vrit.
Mais cette recherche de l'vidence, sans aucun gard l'autorit, est peut-tre
toute la sottise. Ici tout est confusion et pige. Car, d'un ct, il n'est pas
d'auteur que je doive croire sur le tmoignage de ceux qui l'ont cru. Puis-
qu'Aristote le dit, il le faut croire , c'est le ridicule mme. Mais, d'un autre
ct, il y a toutes, chances pour que l'humeur dcide trop vite, et nous
dtourne de ces penses d'enfance qui sont le premier tat de toute ide. Aussi,
par mpris des Anciens, nous serons rduits ce chaos d'ides claires qui
miette l'assentiment ; comme ces uvres de charit, toutes bonnes, et qui
assigent le philanthrope. Ainsi l'esprit moderne est promptement dpouill et
comme dvor par des preuves effrontes. Citez-moi quelque opinion qui ne
soit pas vraie ?
Le doute ne loge point en ces esprits agits, mais plutt le flottement, qui
vient d'vidences successives et comme ariennes. O ne loge point le doute,
les passions rgnent, qui sont l'humeur arme. Dont la raison cache est sans
doute que la pense n'a point alors ses racines dans l'imagination, et ne
discipline point le corps. Qui a rejet tous les Dieux n'a pourtant pas rejet son
propre corps, o ils dorment tous. Au contraire, il faut lever le songe jusqu'
l'ide, et faire vrit de toute religion, ce qu'a fait l'Humanit relle, et ce qu'il
faut refaire avec elle. Par o l'on acquiert, l'gard de soi et des autres, l'art de
persuader et non pas seulement de prouver ; car en leurs ides on aperoit la
vrit mme qu'ils cherchent. Ainsi se fait une unit de sentiment entre des
hommes qui semblent aux deux ples ; au lieu que la division nat toujours de
l'accord abstrait, comme on voit chez les doctrinaires. C'est l'Humanit qui
rsoudra, non seulement pense, mais pensante.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 34
XV
Le Romanesque
Ce qui fait le Roman et ce qui le tient debout, c'est sans doute ce passage
d'enfance maturit, qui est comme l'histoire intime de tous nos sentiments et
de toutes nos penses. Comme on voit bien en Tolsto, matre du genre par ce
dsaccord entre le tumulte de l'attente et la ralit de la chose. Le mouvement
d'un timide qui imagine des conflits, des obstacles, et qui trouve l'objet
humain dans un fauteuil, produisant par sa forme un genre de penses sans
aucune consquence, et termin l comme une chose, ce mouvement et cette
rencontre, qui fait massacre de fausses suppositions, est proprement romanes-
que. C'est ainsi que les immenses rveries de Lvine se terminent sa femme,
ses enfants, sa ferme ; et celles de Besoukov marcher sous la pluie, sans
penser rien d'autre ; et la peur d'avoir peur est efface par le mtier de soldat,
ce qui fait que le jeune Rostov apprend bien vite suivre, les ordres et ne
plus penser en avant de l'action. Napolon vu de loin est un homme qui sans
doute pense, souffre, espre et se trompe ; mais il se montre et il est impn-
trable ; le bruit de son pas vif termine toutes nos conjectures et nen veille
point d'autres. Et le roman nous plat par ce mouvement juste qui va des
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 35
apparences a l'objet ; car c'est ainsi que toutes nos penses mrissent. Tous les
pisodes d'un roman commencent par la confidence et se terminent par la
description. peine l'enfant est n qu'il faut le nourrir, le laver, le brosser, le
bercer ; nous voil forcs de contourner cette nature inflexible, sans la conna-
tre. Il faut tre sage , comme dit Fabrice je ne sais quel politique, et peut-
tre Mosca ; mais nul n'est sage pour longtemps. Devant chaque objet qui se
montre, il faut recommencer; et Mosca lui-mme ne sait pas toujours se munir
de ses plaques et cordons lorsqu'il veut persuader ; en quoi il est romanesque.
Il faut en rabattre, et toutes les minutes. Quand Tolsto en vint ne plus rien
rabattre de ses penses, il avait pass l'poque du roman. Au contraire, ses
Souvenirs sont un roman, par le passage d'un ge l'autre et par la maturit
chaque moment conquise. Les folles penses et les fausses suppositions tant
continuellement refoules, le temps se met vivre de nouveau entre hier et
demain. Dans l'histoire on ne sent point ce cours du temps, parce que tout y
est gal ; on passe d'un rel un autre, mais on n'y vieillit point.
XVI
Marcel Proust
Il n'est pas facile de dire ce que c'est quun bon Roman. Les mauvais
romans, en revanche, sont tous peu prs du mme modle ; ce sont des
objets qui portent la marque du moule. Tout y est rassembl pour plaire, pour
tonner, pour toucher ; tableaux de murs et de travaux ; attitudes, mouve-
ments, costumes, couleur et forme des lieux, patois, archasmes. talage de
mtaphores ; incantation vaine. Rien napparat. C'est un monde d'images, et
limage n'est rien.
Mais voici un enfant qui n'a point fini de natre toujours retournant la
pulpe maternelle, comme le petit de la sarigue. Vtu et envelopp de ses
parents chris ; qui voit hommes et choses en ombres sur sa fentre ; qui
mdite d'abord sur les mots, selon la loi de l'enfance ; qui pense par les dieux
du foyer ; qui croit tout de ce monde proche, et ne croira jamais rien d'autre ;
qui dcouvre toutes choses travers ce milieu fluide. Semblable ces peintres
qui regardent les choses dans un miroir noir, afin de retrouver leur premire
apparence; mais sans aucun artifice, et par la grce de l'enfance. Toutefois
cette comparaison, tire de la peinture, peut faire comprendre ce que c'est que
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 37
XVII
Faux dieux
L'hrdit est une doctrine qui a fondu. Mais les romanciers n'en sont pas
encore avertis. Mme en ceux qui analysent le mieux les actions et les
passions d'aprs la structure, l'attitude et l'occasion, souvent l'hrdit, se
montre encore comme les anciens dieux l'Opra. L'Inconscient est aussi un
personnage tout faire ; et je crois que ces deux divinits ne sont qu'une sous
deux noms. Ces fantmes d'ides se voient encore dans Marcel Proust,
d'ailleurs physiologiste incomparable, et dont la mort certainement nous prive
au moins de deux ou trois volumes dont personne ne nous donnera l'quiva-
lent. Ceux qui veulent s'instruire de la psychologie relle doivent la chercher
dans ces puissantes analyses, auxquelles l'tat prsent suffit toujours. D'autres
lisent les signes, mais lui les reconstruit partir des lments ; je ne crois pas
que sur le sommeil, sur les rves, et sur les perceptions dformes, jamais
aucun homme ait mieux dcrit cette mythologie l'tat naissant et ces dieux
jeunes que le corps humain produit et dtruit sans cesse, par ses affections
humeurs et pulsations. L'me se montre neuve chaque dtour, et aussitt se
nettoie et oublie, inventant ces perceptions mouvantes que nous voulons
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 39
appeler souvenirs. Un feu de bois qui se tasse derrire une porte anime la
pice vide. Le corps attentif et impatient s'entretient avec le fantme momen-
tan. Prsence de toutes choses ainsi, et continuel prsent. Ainsi se nourrit, se
continue et se transforme l'amour sans mmoire de Swann, tonnante et
admirable chose, je dis bien chose et non point fiction. De mme le mtier du
vrai peintre n'est nullement le souvenir du portrait qu'il a fait la veille. C'est
pourquoi ce peintre de l'me n'avait nullement besoin de l'Inconscient il n'en
pouvait rien faire ; aussi n'en fait-il rien ; il le nomme pourtant.
XVIII
Le Corps humain
XIX
Shakespeare
Ne retire point la valeur d'un homme. C'est dans ces termes qu'un
charbonnier livreur parlait un autre charbonnier livreur. Sortant de la gare
avec des centaines d'autres ombres, et imitant comme elles le pas de la
civilisation mcanique, j'avais pourtant remarqu de loin ce groupe de Dieux
Olympiens sur le bord du trottoir. L'un grand, l'autre petit, tous deux forts et
bien plants sur la plante, comme des tres qui, ayant leur vie gagne,
exercent leur pense souverainement. On ne voit point de ces visages aux
juges, parce que nos juges sont sans doute, parmi les ombres, ceux qui jugent
le moins. Il n'est pas permis d'pier l'homme, et cela n'est point ncessaire ;
ds qu'on le voit, on le voit tout ; je passai, heureux, ayant repris corps parmi
les ombres. J'avais vu l'Homme.
Je souponne que les dieux forme humaine taient seulement des hom-
mes, mais soudainement clairs dans leur fonction d'homme ; c'est pourquoi
il y eut toutes sortes de dieux, les uns labourant, les autres combattant, tous
rendant par leur tre une sorte de justice ; par leur tre, dis-je, et non par leur
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 43
vtement ; une sorte de justice par leur puissance, et non par leur impuissance,
comme il semble. Il n'est point d'enfant qui ne mette aussitt sa main dans la
forte main d'Hercule ; c'est pourquoi ces petits vivent sans peur au milieu des
hommes. Mais aussi ils n'y font point rflexion. Le beau est partout, mais il est
rare que la mmoire le garde ; la mmoire garde l'apparence et le reflet ; la
mmoire se moque. Dont l'cran est le symbole, en son agitation mcanique ;
semblant de semblant, moqueur moqu.
Shakespeare n'a point de prcaution, ni aucune malice. Son uvre est faite
de dbris ; une jambe ici, un poing l, un il ouvert, un mot que rien n'an-
nonce et que rien ne suit. Mais tout est de prsence relle. C'est ainsi que
l'Homme se montre, et cela suffit ; que ce soit l'homme de la rue, le portier ou
Csar ; Cloptre, Juliette, Jessica ; Falstaff, Autolycus, Henri VIII, tout est
gal ; c'est dans le non-tre qu'il y a des rangs ; le non-tre est bien compos.
Mais l'tre repousse la composition, qui est combinaison. Gthe le courtisan
se moquait des ombres, ombre lui-mme en cela ; mais il a vu l'ternel aussi.
Tout homme, dit-il, est ternel sa place . L'art est cette mmoire qui ne se
moque point. Faust existe ternellement par soi, vieux en ce matin jeune.
Mignon chante et danse ternellement loin du soleil et des orangers. Ces
puissants dbris de l'ternel sauvent encore deux Opras ; le ridicule n'a point
de prise sur ces ruines augustes. On fait crdit ces jardins de papier ; on fait
crdit au tnor, la basse profonde, et l'toile de la danse. Qui n'attendra, qui
n'aura patience, s'il est assur qu'il verra les Dieux ?
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 44
XX
Musique
On dit souvent que Chopin a clbr, dans ses Polonaises ou ses Valses,
les malheurs de sa patrie ou les tourments de son propre cur. Mais le
musicien chappe ces jugements littraires par cette modestie en action qui
est l'me de la musique. L-dessus, vous pensez peut-tre quelque musicien
emphatique, mais je vous propose cette ide, que la moindre trace d'emphase
ou d'enflure, comme on voudra dire, dshonore aussi bien la musique que la
statuaire ; encore plus clairement la musique, parce que la musique, comme
une banderole dans l'air, se dforme par le plus faible remous de colre,
d'orgueil ou de vanit. Le chanteur tmoigne comme il faut l-dessus, car, ds
qu'il manque la modestie si peu que ce soit, le son devient cri et offense les
oreilles ; en mme temps le rythme est dplac et la phrase est rompue. La
vertu du violoniste et du pianiste est de mme qualit. Toute la puissance du
quatuor cordes, quand il fait revivre quelque uvre immense de Beethoven,
vient de ce que les artistes se font serviteurs de la musique et n'expriment plus
alors autre chose que la nature humaine purifie. Chopin l'avouait ingnu-
ment, lorsqu'il publiait, sous le nom de Prludes et d'tudes, des compositions
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 45
J'ai observ en son action un puissant pianiste, assez connu par ce privi-
lge d'galer, autant qu'on peut l'attendre, le Beethoven des trois dernires
sonates. Il me donnait quelque ide de Beethoven lui-mme improvisant au
clavier. C'tait le masque sourd et aveugle. En cette forme humaine toute
volont de plaire ou d'mouvoir tait efface. Alors naissait le chant, sous la
seule loi de se rpondre lui-mme, de se continuer lui-mme, et de s'achever
selon sa loi interne, sans aucune perturbation extrieure. Ainsi improvisait le
Matre du Temps, se donnant d'abord une matire par une sorte de tumulte
riche de commencements et disciplin par un rythme fort, et puis dveloppant
cette richesse selon toute attente, reprenant et mettant en place toutes les
sonorits suspendues, jusqu'au triomphe du mouvement retenu, o les silences
mmes sont compts, le rythme dfait, la sonorit surmonte, le temps dlivr
et soumis. C'est l'entretien de la puissance avec elle-mme. Le signe est la
ngation des signes ; ainsi cette puissance s'exerce en tous, dans ces prcieux
moments, sans aucune supercherie. Peut-tre faut-il avoir suspendu en quel-
que sorte par son milieu, avoir pes et mesur un moment ce silence auguste,
pour retrouver ensuite le Temps dans les jeux et variations, objets soumis,
penses transparentes.
XXI
Bruits
XXII
Le Rossignol
Cet oiseau de belle forme et sans parure, au dos brun, au ventre gris,
l'il noir, l'aile tranante un peu, que vous voyez courir sur le sable de
l'alle, portant la tte en avant la manire des merles, et soudain poursuivre,
de branche en branche, ses amours lgants, modestes et vifs autant que lui,
c'est le Rossignol lui-mme. Silencieux maintenant ou presque ; reconnu
pourtant sa voix forte, brve, un peu rauque. Le souvenir le suit. Le soleil a
mont de jour en jour jusque vers le sommet du ciel, o il est maintenant
suspendu et hsitant. t souffle son haleine de four ; l'herbe est poudreuse et
les feuillages ont dj les signes de l'ge. Dj le jour dcrot un peu ; il reste
peine quelques roses de la fte des roses. Les fruits ont rempli les corbeilles.
Du haut en bas du chne, les couves bavardent, assurent leurs ailes et cher-
chent leur proie. On pense aux nuits d'aot, plus promptes tomber. Vga,
l'toile bleue, est en haut dans le ciel ; Arcturus va descendre. Nous vivons
moins en espoir. Rossignol se montre.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 49
Aux rares nuits tides de Mai, aprs que la journe avait t bruyante des
appels du Loriot, du Merle et du Coucou, le silence occupait le dessous du
bois, et l'air vibrait comme une cloche aux derniers bruits. Mais, quand la
vote sonore reposait enfin sur ses noirs piliers, la voix du Rossignol, comme
un archet, heurtait la coupe nocturne et la faisait sonner toute. Depuis les
hautes branches jusqu'aux racines enfonces dans le sol sylvestre, tout tait
chant. Cette puissance tonne toujours ; on n'y peut croire ; elle dpasse
toujours l'attente. On voudrait croire que rien n'est plus doux que la flte du
Merle ; et qui dpasserait l'ambitieux Loriot, sur la plus haute branche de
l'arbre le plus haut perch ? Mais ces chants ne sont rien encore. Comme ces
beauts de second ordre, dont la seule image plat ; mais la beaut souveraine
n'existe nullement en image. Et le grand pote si connu, si familier en ses
prparations, tonne toujours par le trait sublime, qui n'existe jamais qu'un
moment par la voix, et ne laisse point de sillage. Ainsi le printemps ne parle
jamais qu'une fois ; plusieurs fois, c'est toujours une fois. L'oreille n'est
nullement prpare, ni habitue. Comme la cathdrale, au tournant de la rue,
tonne toujours et toujours de la mme manire ; ou plutt il n'y a point de
manire, mais une chose infatigable et un sentiment neuf. Ainsi le miracle du
Rossignol sonne comme Virgile. La beaut n'est jamais connue.
XXIII
Le Potier
Le grand secret des arts, et aussi le plus cach, c'est que l'homme n'invente
qu'autant qu'il fait et qu'autant qu'il peroit ce qu'il fait. Par exemple, le potier
invente quand il fait ; et ce qui lui apparat plaisant dans ce qu'il fait, il le
continue. Le chanteur aussi. Et celui qui dessine, aussi. Au contraire ceux qui
portent un grand projet dans leur rverie seulement, et qui attendent qu'il
s'achve dans la pense seulement ne font jamais rien. L'crivain aussi est
soumis cette loi de n'inventer que ce qu'il crit ; ds que ce qu'il a crit a
valeur d'objet, il est amen crire encore et encore autre chose ; aussi c'est
un grand art de ne pas raturer, mais au contraire de sauver tout. Cette ide
offre des perspectives.
Ce que nous faisons et ensuite percevons est de trois espces. L'action est
la premire, qui change le solide et y enfonce le pouce ou l'outil. C'est l'art
rude, qui modle, qui taille et qui construit. De mes mains je ptris un peu de
glaise et j'y imprime les mouvements de la fantaisie en mme temps que la
forme de mes doigts ; ds que je remarque quelque forme en cette glaise et
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 51
La voix est la seconde espce, soit qu'elle crie, qu'elle chante, qu'elle
dclame ou qu'elle parle. Ici l'objet, qui est ce que je perois, est d'un instant ;
et la mmoire est l'instrument de l'artiste ; car, de quelque faon que je com-
mence, il faut que je continue, ce qui est recommencer ou imiter, en changeant
un peu. D'un ct mon propre modle, qui est ce que j'ai chant, m'chappe ;
mais en revanche il ne se prte point la rature, et il faut que je le sauve tout ;
d'o nat la phrase musicale, la moins libre de toutes les inventions, si elle est
belle. Un beau chant ne pourrait tre continu autrement, ni tre termin
autrement. Au lieu que la mauvaise musique recommence toujours. Tel est
lart de l'ade, qui est comme la mmoire des guerriers.
Le troisime art est l'art du geste ; et c'est l'art du chef. Le geste dessine
l'action, mais n'est point l'action. Sous la forme de la danse, il ressemble la
musique en ce qu'il se continue en s'imitant lui-mme ; et s'il crit alors sur le
sol ce qui sera le chemin du chur, c'est sans le vouloir. Le geste trac, qui est
dessin ou criture, reste lger et effleurant selon son essence, et ne marque sa
forme qu'assez pour la pouvoir reconnatre et continuer ; assez et non pas
plus ; cette sobrit, qui est aussi clart, est la loi du chef. De l vient qu'un
beau dessin est souverain par la lgret, laissant mme intact le grain du
papier et n'y laissant qu'une fine trane, et mme interrompue. Un dessin n'est
nullement sculpt en creux dans le papier ; cette main n'appuie jamais. Les
plus belles critures, font voir aussi ce mpris des moyens, et cette conomie
de force. J'en parle impartialement, car ma plume veut toujours percer le pa-
pier et je n'y peux rien ; par quoi je me reconnais sculpteur et proltaire, peut-
tre ade la rigueur, mais nullement chef ; nullement traceur ni directeur ;
mais plutt crivant comme on sculpte dans du bois, et m'arrangeant du coup
de ciseau ; car comment le reprendre ?
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 52
XXIV
Signes
Les belles uvres sont des signes ; personne n'en doute ; ces matires qui
sont colonne, vase, statue, portrait, parlent l'esprit ; si nous y revenons, elles
parlent encore mieux ; mais elles ne signifient qu'elles-mmes ; c'est le propre
du beau qu'il ne nous renvoie jamais quelque autre chose, ni quelque ide
extrieure. Les machines parlent l'esprit ; il faut les comprendre ; mais elles
nous renvoient une ide extrieure, dont elles sont comme une copie ; c'est
pourquoi l'on peut copier une machine, et faire aussi bien, de mme qu'on peut
copier de nouveau l'ide, et faire aussi bien ; mais aussi les machines ne sont
point belles. Au contraire, une simple colonne, dbris d'un temple, nous jette
au visage son inpuisable ide ; mais son ide, c'est elle-mme ; son ide est
captive dans cette pierre. Comme La Tempte de Shakespeare ; cela est plein
d'ides et signifiera jusqu' la fin du Thtre ; mais toutes ces ides sont prises
dans la masse ; nul ne peut plus les exprimer autrement ; rien ne remplace
l'uvre. Ce que dit l'uvre, nul rsum, nulle imitation, nulle amplification ne
peut le dire. O est pourtant la masse ? Je ne trouve que des mots. Mais c'est
la disposition des mots qui fait l'uvre ; aussi ne saurais-je point dire ce qui
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 53
est important et ce qui ne l'est point ; tout importe. Chaque partie de statue est
un grain de marbre ou de pierre, qui par lui-mme n'a point d'importance, et
qui dans la statue a toute importance. Pour la statue chacun en conviendra ;
mais quand l'uvre est faite de mots, signes d'usage commun, et qui sont notre
bien, le critique voudrait en ter, disant que ces parties n'ont point d'impor-
tance ; et il est vrai que, comme parties, elles n'en ont point. Ds qu'on en juge
par l'ide extrieure, elles n'en ont point ; comme ce tissu conjonctif dont les
anatomistes ne savent ce qu'ils doivent en penser ; remplissage en quelque
sorte. De mme, on trouve, en toute uvre belle, ce que l'on voudrait appeler
remplissage ; mais ces choses qui en elles-mmes sont de peu, sont belles par
le tout. Ds que l'on a remarqu cela, on ne veut plus lire d'extraits ni de
morceaux choisis.
XXV
Le Beau et le Vrai
elles doivent tre. Et c'est ainsi que la belle musique s'affirme, sans laisser
aucun doute ; seulement la belle musique ne dit rien d'autre, et laisse l'esprit
presque sans pense ; et les beaux-arts, l'art d'crire mis part, posent certai-
nement l'esprit, mais ne le nourrissent point. Au lieu que les crivains disci-
plinent en mme temps cette fureur de parler soi qui est la pense. Ainsi la
forme belle nous dtourne de rompre d'abord les maximes et les traits pour en
faire monnaie selon l'humeur. Au contraire nous sommes ramens de nos
faibles rflexions la parole humaine, qui prend par l puissance de fait.
Que faisons-nous d'un fait humain ? Il est mis en pices aussitt, par la
manie discoureuse. Mais le beau est un fait humain qui ne se laisse pas chan-
ger ; le corps en quelque sorte le reconnat par cette attitude imitative dont le
sentiment nous avertit assez. C'est pourquoi je n'ai jamais mpris ces
hommes de l'autre gnration, qui parlaient par citations. Cela valait toujours
mieux que ce qu'ils auraient dit leur manire. Certainement il vaut mieux
rflchir et juger par soi ; mais le peut-on faire sans quelque pense rsis-
tante ? Montaigne fait bien voir le prix de ces manires de dire que des
milliers d'admirateurs nous apportent et qui sont comme des centres de
mditation. Le beau nous somme de penser. Devant un beau vers ou devant
une belle maxime, l'esprit est tenu de rendre compte de cet immense pouvoir ;
et, puisque le commentaire n'gale jamais le trait, c'est un signe qu'il faut
revenir et rassembler ses penses, comme des troupes, autour du Signe. Par
opposition, je comprends mieux un certain genre de mdiocrit raisonnable o
je reconnais des penses humaines, mais en quelque sorte dcomposes, ce
qui se voit une grande dpense de moyens logiques ; qui sont donc, parce
que, premirement et deuximement ; ce sont des cris de droute ; les preuves
s'en vont la drive. Qu'est-ce qui n'a pas t prouv ? Mais il y a heureuse-
ment des penses qui sont poses, parce qu'elles sont belles. Et celui qui n'a
pas admir avant de comprendre est dispos ces penses d'avocat, qui ne
sont point du tout des penses. Comme le vrai des choses nous tient par la
ncessit, le vrai de l'homme nous tient par la beaut. Comme l'homme est
fait, il danse.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 56
XXVI
Crmonies
Suivant donc l'affinit des mots Culture et Culte, j'y apercevrais ce trait
commun que, dans l'homme cultiv ainsi que dans l'homme pieux, la forme
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 57
extrieure rgle les penses. Prcaution, mon sens, contre cette rapidit et
instabilit des penses de rencontre. Essayez de rsumer une forte page ;
presque toujours l'ide s'enfuit ; il reste un abrg en style plat. Il y a des
hommes en qui de tels abrgs se battent ou se composent ; discuteurs, abon-
dants et secs ; ils ont tout lu, ils savent tout, ils ont tout jug ; ce sont des
libres penseurs au second degr ; mais le mpris de la forme, je voudrais dire
du geste, fait qu'ils laissent passer l'ide. Disons plus exactement que, par
mpris de relire, ils ne savent plus prendre l'attitude convenable ; ils ressem-
blent ceux qui voudraient penser i en ouvrant la bouche.
XXVII
Du style
Je vois dans les Mmoires de Tolsto qu' vingt ans il connaissait dj les
deux choses qui importent pour la formation de l'esprit, c'est--dire un emploi
du temps et un cahier. Les ides viendront ensuite, dit-il. L'action d'crire me
parat la plus favorable de toutes pour rgler nos folles penses et leur donner
consistance. La parole convient beaucoup moins ; et surtout la conversation
est directement contraire l'examen rflchi. Il faudrait prendre la conver-
sation peu prs comme le catholique prend la messe. Ce n'est qu'un change
de signes connus et un exercice de politesse. Il n'y faut point chercher d'ides,
et surtout il n'y en faut point mettre. J'ai observ souvent que l'interlocuteur
habille selon la politesse tout ce que vous lui proposez imprudemment ; c'est
sur un tel souvenir que vous travaillez, et bien vainement. La forme a scell le
contenu. En ces lgants rsums il n'y a plus que du style. Gardez-vous des
gens d'esprit ; ils feront tenir en trois lignes l'avenir de vos penses.
Me voil bien loin du cahier de Tolsto. Mais non pas si loin. Car les
penses, en leur premire confusion, sont un contenu aussi et une matire
rsistante. Rflchir sans projet, et en prenant l'criture comme moyen, est une
mthode pour vaincre le style. Car il faut que l'expression soit trouve, mais
non point cherche ; et la plus petite trace de recherche dans la forme est laide.
Ds que vous changez un mot pour plaire, cela se voit ; forme creuse alors,
comme l'tain repouss. Qui ne prfre un broc d'tain sans ornement aucun ?
Cest que la matire alors dtermine la forme ; et il est vraisemblable que la
belle forme des anciennes poteries rsulte de cet quilibre qu'il faut trouver
pour la matire encore plastique avant la cuisson. Ainsi il y a une forme pour
la pense de chacun, qu'il doit trouver, mais non point chercher. Quand
lcrivain trouve sa forme et se plat lui-mme, c'est un beau moment et c'est
le trait. Et ce bonheur d'expression, comme on dit si bien, est, comme tout
bonheur, un effet et non une fin. Quand une ville est belle, elle est plus belle
qu'un temple. Mais aussi un beau temple fut toujours bti comme une ville,
pour une fin qui ntait pas le beau.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 60
XXVIII
Hamlet
Si Hamlet nous tombait du ciel tout nu, sans le long cortge des admira-
teurs, les critiques s'en moqueraient, non sans apparence de raison. Il ne se
trouverait peut-tre pas un homme de got pour prendre luvre comme elle
est. Chacun s'est form une ide du beau, d'aprs un grand nombre d'objets
vnrs. Mais, comme cette ide ne peut nullement produire une uvre nou-
velle, de mme elle ne convient nullement une uvre nouvelle. Car l'ide est
dans luvre, et nouvelle comme luvre mme. De tout temps les critiques
ont essay leurs rgles et toujours se sont tromps. L'autorit d'un chef de
troupe, un acteur aim, un auditoire de matelots qui tout spectacle plat,
voil les premiers soutiens des uvres mdiocres, et aussi des plus belles.
Alors commence le vritable travail de la critique, qui a pour fin de trouver
des ides dans luvre et non pas de retrouver ses ides dans luvre. Ce
travail se fait dj par l'acteur, sans qu'il y pense ; car, en accordant l'uvre
les mouvements de son corps et les inflexions de sa voix, comme un chanteur
qui accorde sa voix la forme d'une vote, il en cherche dj le sens cach. Et
l'auditeur de mme, qui y revient, qui se dveloppe selon la profondeur du
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 61
spectacle, et qui revoit chaque fois une pice nouvelle, nouveau lui-mme.
Mais ce plaisir de revoir, comme le plaisir de relire, chappe au critique.
L'erreur du critique est de chercher l'essence, et de nier l'existence.
Les uvres qui plaisent au critique sont justement celles qui n'existent
point. Non pas des forts o l'on va la dcouverte, non pas mme des jardins
rels, o la nature soutient l'ordre, et rend compte des escaliers et des tour-
nants autrement que par le plan du jardinier, mais des jardins d'opra o
chaque chose est sa place selon l'ide.. Ainsi se montre une pice bien faite
ou un roman bien fait, marchant par une ide extrieure comme font les
machines. De telles uvres ne se dveloppent point, et ne nous dveloppent
point. Elles susent par le temps ; les autres grandissent par le temps.
XXIX
Artisans
connue, et que chacun dessine d'avance. Et c'est l par que le gnie trouve son
chemin. Comme un beau bahut ; il ressemble tous les bahuts, mais il est
beau. O les autres bahuts sont sculpts, il est sculpt, mais par le gnie. La
ligne est selon la coutume ; mais inflchie ou releve un peu ; et cela suffit. Il
y a trs peu de diffrence entre une belle chose et une chose qui ne mrite
mme pas attention ; comme on voit souvent un visage qui ressemble un
beau visage, et qui est laid.
Tous les bahuts ne sont point beaux ; mais tous sont d'ouvrier. Un acteur,
et chef de troupe, c'est--dire ayant mtier et outils, ne fera pas toujours une
belle pice ; mais il fera une pice. Et toutes les pices sont peut-tre faites ;
non pas toutes belles ; mais il y a une beaut de toutes. Et si ce n'est pas
toujours un homme du mtier qui la dcouvre, c'est toujours un homme qui la
reoit du mtier, et qui l'excute selon les plans de l'artisan. Si les moyens
aussi sont imposs, ce n'en est que mieux. Si j'ai dans mon orchestre un
premier violon doubles cordes, c'est une occasion de tirer de lui toute son
me ; ou d'un orchestre, que l'on a form, que l'on connat bien, toute son me.
Wagner tait chef d'orchestre. Il suffirait de regarder une tte d'homme de
Michel-Ange pour comprendre que les plus tonnantes inventions sont trs
prs de la chose, et si voisines de l'ordinaire que c'est seulement l'artisan sans
gnie qui fait voir la diffrence. Et cela est vrai aussi des grands potes, qui
disent des choses tout fait communes, avec les mots de tout le monde, et
selon l'ordre le plus naturel. Il n'existe peut-tre pas d'exemple plus fort de ce
que je dis l que le groupe des musiciens, qui est un ornement de virtuose,
connu, prvu, us comme un carrefour. Mais coutez les groupes aux violons
dans la mort d'Yseult ; voil l'inimitable, qui ressemble tout. Quand je vois
que nos artistes se tortillent chercher du nouveau et de l'inou, je me permets
de rire.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 64
XXX
Dessiner
Un dessin peut tre laid en lui-mme, comme une criture est laide ; et le
dfaut le plus commun, en ceux qui observent bien, est que la ligne est juste,
et que le trait ne l'est pas. Dans les dessins que les enfants tracent pour leur
plaisir, tout est manqu ; mais on y voit en clair cette poursuite du mouvement
par la ligne. Et l'on sent bien quil faudrait partir de l. Seulement, on revient
d'abord, par prudence, Nron enfant, chose immobile jamais par dcret
sculptural.
XXXI
La soupe de cailloux
Gthe est fils d'Aot. Je ne puis mpriser tout fait l'antique ide qui veut
faire dpendre la destine de chaque homme de la situation astronomique qui
a domin sur ses premires heures. Il est aussi sot de rejeter que d'accepter ces
anticipations, qui furent sans doute les premires penses humaines ; il faut
que toute erreur trouve sa place parmi les vrits. Il est clair assez qu'un enfant
qui commence par s'tendre et s'taler la chaleur de l't n'aura pas les
mmes dispositions ni les mmes sentiments que l'enfant qui grandit d'abord
sous le manteau de la chemine ; ce dernier sera un vrai fils des hommes, et
s'attachera plutt au problme humain, du sommeil, du feu, des gardiens, de la
justice ; le premier sera plutt un fils du ciel, ami des vents migrateurs et des
eaux libres ; et s'ils sont potes, ce seront deux potes. Mais ces diffrences
sont tresses avec tant d'autres dans la nature de chacun, que le prjug
astrologique doit rester l'tat mtaphorique, et suspendu sur nos penses
comme ce ciel mme, qui laisse tout expliquer dans sa clart impntrable. Il
faut serrer de plus prs le puissant individu. Toutefois de ce tmraire dpart
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 67
On sait que des cailloux de silex, traits par l'alcool comme fit Gthe, ou
seulement refroidis brusquement dans l'eau, prsentent la silice sous la forme
d'une gele transparente. Gthe raconte, en ses mmoires, qu'il mdita intr-
pidement l-dessus, pensant avoir trouv, en cette forme d'apparence animale,
la terre vierge des alchimistes. Mais vainement il essaya tous les ractifs qu'il
put imaginer sur cette amorphe gele ; il ne put d'aucune faon, dit-il, faire
passer cette prtendue terre vierge l'tat de mre. Seulement, par cette ide
aventureuse, il fut jet dans des recherches de minralogie qui l'occuprent
toute sa vie. D'o l'on peut se faire quelque opinion de ce que c'est qu'une ide
vierge et mre. Car le sentiment potique, partir du moindre objet, ferme un
cercle immense qui va du ciel aux enfers, et le penseur ne cesse plus d'aimer
comme son propre tre cette unit mtaphorique. Qui ne commence par finir
ne sait plus commencer. Je ne puis croire que l'me voyageuse de Platon soit
fille de Novembre. Ses rves d'enfant, dont il fit pense, l'ont port loin en
avant de nous. En Gthe, je retrouve ce prcieux mouvement par lequel le
pote termine d'abord ses penses, comme d'un coup de filet o la nature
entire est prise. De l cette ampleur des moindres pomes, et, en revanche,
cette posie des moindres penses. Comme des arches de pont ; mille trou-
peaux, richesses humaines, passions, passeront dessous et dessus ; mais le
pont est jet d'abord, sans qu'on ait gard au dtail de ces choses.
Pour douter, il faut d'abord tre sr ; il faut donc que le beau prcde le
vrai. C'est ce qui est rassembl dans l'antique lgende o l'on voit que les
pierres se rangeaient d'elles-mmes en murailles, palais et temples, aux sons
de la lyre.
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 68
XXXII
Des Mots
D'o vient qu'il est vain de vouloir penser d'abord, et exprimer ensuite sa
pense ; pense et expression vont du mme pas. Penser sans dire, c'est vou-
loir couter la musique avant de la chanter.
Mais faisons sonner encore notre beau mot. Il a deux genres, comme dit le
philosophe. C'est le cur masculin qui est surtout courage ; c'est le cur
fminin qui est surtout amour. Chacun des sens s'claire par l'autre. Car d'un
ct, il n'y a point de vrai courage si l'on ne sait aimer. La haine ne va donc
point avec la guerre dans le mme homme ; et l'esprit chevaleresque se montre
ainsi dans une manire de dire que nous avons reue, et non pas invente.
D'un autre ct, il n'y a pas d'amour plein non plus si l'on ne sait oser et
vouloir. La fidlit se montre ainsi en mme temps que l'amour. Et le pur
amour que l'on nomme charit est volontaire, et je dirais mme courageux.
C'est un triste amour que celui qui tient ses comptes, et attend que lon mrite.
Mais la mre n'attend pas que l'enfant mrite. Elle ose esprer, et oser esprer
de quelqu'un, c'est aimer. Le sentiment qui n'a point ce trsor de gnrosit
habite au-dessous du diaphragme, et ne jure jamais de rien. Nul ne supporte
d'tre aim pour sa beaut, ni pour ses mrites, ni pour ses services ; de l les
drames du cur, de ce cur si bien nomm.
Ces dveloppements sont bien faciles suivre ds que l'on est dans le bon
chemin. J'aime mieux rappeler d'autres exemples, et inviter le lecteur en
chercher lui-mme. Le mot ncessaire a un sens abstrait qui chappe ; mais le
sens usuel nous rappelle aussitt comment la ncessit nous tient ; Comte
mditait avec ravissement sur ce double sens. On dit un esprit juste, et on ne
peut le dire sans faire paratre la justice qui semble bien loin, et aussitt
l'injustice comme source de nos plus graves erreurs. On dit aussi un esprit
droit, et le Droit, sans pouvoir carter la droite des gomtres, que ce discours
appelle et retient. Aimer passionnment, cela voque aussitt esclavage et
souffrance ; la manire de dire est ici annonciatrice. Je veux citer encore affec-
tion, charit, culte, et culture, gnie, grce, noblesse, esprit, fortune, preuve,
irritation, foi et bonne foi, sentiment, ordre. J'insiste, comme fait Comte, sur le
double sens du mot peuple, qui enferme une leon de politique. Heureux qui
sait ce qu'il dit. Proudhon, homme inspir, trouvait dire, contre un philo-
sophe de son temps, qu'il n'crivait pas bien, et que ce signe suffisait. Bien
crire n'est-ce pas dvelopper selon l'affinit des mots, qui enferme science
profonde ? Aristote, en ses plus difficiles recherches, trouve souvent dire :
Cela ne sonne pas bien .
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 70
XXXIII
Dante et Virgile
chemin et passage. Qui se regarde se juge ; qui se juge se sauve. Tout examen
de conscience est ici enferm. Descendre pour remonter. Tout ce qui m'est si
prs, tout ce qui est moi, en spectacle et comme recul et spar. Par le se-
cours du pote. Dante suit Virgile, et je les suis l'un et l'autre, comme la
chvre suit la chanson du chevrier.
Ce monde des enfers et des ombres fut toujours l'image fidle des penses
humaines, et des passions sans consistance qui semblent dabord les porter.
Ulysse, ce festin qu'il offre aux mes, ne voyait accourir que des ombres
maigres et affames. C'tait le temps o l'homme passionn se dchargeait un
peu de fureur et de crainte par la fiction du dieu extrieur, tantt loin, tantt
prs et voyageant sur les nuages. Immense progrs dj. Car le peuple enfant
et ftichiste est doux, pieux, dvou, inhumain, bestial selon l'humeur et
l'occasion, sans aucun jugement sur soi ; aussi ne se. souvient-il point pro-
prement parler, mais plutt il recommence. Au lieu que les dieux d'Homre,
aux formes brillantes, talent assez bien au regard ces apparences sans corps
qui sont Jalousie, Vengeance et Gloire. L'ombre d'Achille ainsi considre sa
vie comme un vain mlange des lments. J'aimerais mieux tre un valet de
ferme sur la terre, qu'tre Achille parmi les ombres . Telle est la premire
thique, un peu au-dessus du dsespoir, quoique sans esprance ; car le vrai
dsespoir est sans aucune rflexion. Ici la Fatalit rgne encore ; elle est du
moins juge.
Quand Virgile descend aux enfers son tour, tenant en main le rameau
d'or, et conduit par la Sybille Italique, les Ombres, passions mortes, sont dj
autrement ranges. Politiquement, la Romaine. D'aprs un avenir de con-
qutes ; d'aprs le lien des causes et des effets. Non plus caprice extrieur,
selon les intrigues des dieux, mais inflexible dtermination, o l'esprance de
chaque tre se trouve prise et d'avance crase. Quelle revue que celle de ces
armes romaines non encore existantes, et dj mortes ! Et ce Marcellus,
espoir de l'empire, mort prmaturment, dj mort en sa fleur, avant mme
dtre n. Tu seras Marcellus ; mains pleines jetez des lis . C'est le plus
haut tragique, ce moment de la rflexion o, la Fatalit capricieuse tant
vaincue, l'inflexible Ncessit se montre. Ainsi Virgile peignait ses fresques
immobiles.
XXXIV
Pques
Nous croyons faire des mtaphores, mais bien plutt nous les dfaisons.
De ce premier tat de la pense, o les choses elles-mmes font nos danses,
Alain, Propos sur lesthtique (1923) 74
nos chants et nos pomes, tous les arts viennent porter tmoignage, chacun
selon son rang ; mais le langage commun est sans doute l'uvre la plus ton-
nante. J'ai mis un long temps reconnatre la parent que le langage signifie
entre l'homme cultiv et le culte ; mais que tout culte soit frre de culture au
sens ordinaire, cela passe toute profondeur. On devine des temps anciens o la
mimique pascale tait la mme chose que le travail. Qu'une chose en signifie
une autre, cela doit tre expliqu par la structure du corps humain, agissant
selon les choses, mais surtout selon sa propre forme, objet aussi pour chacun
dans la commune danse. Ainsi les dieux dansrent d'abord. Et, par ce dtour,
les animaux qui miment aussi selon leur corps les ftes de nature, devaient
tre objets aussi de ce culte des signes, comme on le vit aux temps passs. Et
il n'y eut point d'abord de diffrence entre le culte et l'levage. La religion fut
donc agreste, et le moindre ornement de nos temples en tmoigne encore.
Cet accord Sibyllin, comme parle Hegel, entre l'homme et la nature, est
ivresse par soi ; ivresse, encore un mot sens double que les potes recon-
naissent ; et, dans l'orgiaque, il y a ce double sens aussi, et la colre au fond.
D'aprs ces vues on comprend les Bacchantes, et les mystres de Crs
leusine. Le fanatisme est aussi ancien que la danse. Et il se peut, bien que
l'Homme Signe ait t anciennement sacrifi aux jours o l'on ftait ensemble
la mort et la rsurrection de toutes choses. Frazer sait bien dire que dans les
rites primitifs la victime tait le dieu lui-mme, ce qui nous approche de notre
thologie.
XXXV
Nol
La nuit de Nol nous invite surmonter quelque chose ; car sans aucun
doute cette fte n'est pas une fte de rsignation ; toutes ces lumires dans
l'arbre vert sont un dfi la nuit qui rgne sur la terre, et l'enfant en son
berceau reprsente notre espoir tout neuf Le destin est vaincu ; et le destin est
comme une nuit sur nos penses, car il ne se peut point que lon pense sous
l'ide que tout est rgl, et mme nos penses ; il vaut mieux alors ne penser
rien et jouer aux cartes.
famine ou peste ; tout cela tait attendu ; l'enfant naissait vieux. Quand
l'Orient nous enseigne que le salut teint la pense, il n'enseigne que ce qui
fut.
Fin du livre.