RFP 732 0349
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Vassilis Kapsambelis
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Vassilis KAPSAMBELIS
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quand les symptômes ont disparu », et que cette maladie touche au plus pro-
fond des assises existentielles de l’être humain et pose des questions qui laissent
souvent l’interlocuteur sans réponse, et même sans voix.
Bien que sans doute inquiet ou attristé par une position de psychanalystes
qui laisserait la schizophrénie à la seule compétence des neurosciences, le psy-
chanalyste qui s’intéresse à cette pathologie n’en sera certainement pas surpris,
pour peu qu’il connaisse son histoire. Car la compréhension de la schizophrénie
en termes de lésion et de déficit a toujours été présente dans l’évolution psychia-
trique du concept, dès les origines, et l’accompagne avec une remarquable téna-
cité depuis plus de cent cinquante ans, malgré les habits régulièrement renouve-
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retrouvons pas chez notre malade, abstraction faite de ses fugues, le maintien
bizarre et la façon d’être toute particulière à la démence précoce. »
On voit ici, malgré le poids du verdict déficitaire, que la finesse clinique de
ces aliénistes ne manque pas de signaler déjà des différences entre la future schi-
zophrénie et l’idiotie ou la démence sénile. Ainsi, Morel évoque une « immobili-
sation » des facultés. Certes, il n’utilise pas le terme d’ « inhibition » qui, de
toute façon, n’existait pas encore à l’époque en sémiologie médicale et psychia-
trique. Mais le terme lui-même, immobilisation, comporte le sens d’un mouve-
ment arrêté, d’un freinage plus que d’un défaut. De même, si Kraepelin parle
d’ « affaiblissement psychique », il relève aussi la « bizarrerie », point de diver-
gence avec les « imbécillités » qui deviendra capital par la suite. Dans un autre
texte du même volume de leçons cliniques, son analyse différentielle sera encore
plus poussée. Kraepelin remarque que la démence précoce n’est pas tant carac-
térisée par les troubles de la mémoire (et, en partie, de l’intelligence) que par les
troubles du jugement, de la volonté et de l’affectivité :
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soi n’est pas un effet d’appauvrissement, mais un mécanisme actif, que Bleuler
appelle autisme (en contractant en un néologisme qui deviendra célèbre l’auto-
érotisme freudien). De nombreuses failles, ruptures, étrangetés, actions bizarres
ou avortées de la vie psychique et relationnelle du schizophrène cessent d’ap-
partenir à la catégorie du défaut pour entrer potentiellement dans une catégorie
dynamique de conflit (ou de conflit impossible), de clivage et de désintrication.
On peut décrire l’échec de la rencontre entre Freud et Bleuler comme une
grande occasion manquée pour une psychopathologie psychanalytique spéci-
fique de la schizophrénie. Freud était manifestement irrité par l’inaptitude de
Bleuler à saisir l’esprit de la psychanalyse, comme en témoigne le malentendu sur
le sens du terme de « dissociation » (Kapsambelis, 2008). De ce fait, il réfute le
concept de schizophrénie de Bleuler et garde finalement comme référence psy-
chiatrique l’œuvre de Kraepelin, considérant sans doute qu’il vaut mieux quel-
qu’un qui n’a aucun rapport avec la psychanalyse, plutôt que quelqu’un qui en a
un d’erroné. Ainsi, dans Le Président Schreber (Freud, 1911), l’expression même
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1. En fait, c’est quelques années plus tard que Freud se résoudra à utiliser, et encore non sans
critique, le terme de « schizophrénie », lorsque son succès en aura généralisé l’utilisation et éclipsé la
« démence précoce » de Kraepelin.
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LA DICHOTOMIE POSITIF-NÉGATIF
DANS LA PSYCHOPATHOLOGIE PSYCHIATRIQUE CONTEMPORAINE
Telle est la situation lorsque, au début des années 1980, une équipe améri-
caine dirigée par Nancy Andreasen vient proposer, sur l’argument d’études sta-
tistiques à partir d’échelles d’évaluation, une nouvelle conception d’ensemble de
la clinique schizophrénique selon deux dimensions majeures, la positive et la
négative. Le succès est immédiat et n’a été démenti, presque trente ans plus tard,
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les choses à peu près de cette façon lorsqu’il évoque (dans « Pour introduire le
narcissisme », 1914) l’incompatibilité qui semble s’installer, chez ces patients,
entre l’investissement de la réalité et l’investissement narcissique. Ici, « réalité »
et « objet » se confondent, car c’est précisément d’un objet « en dehors du corps
propre » qu’il s’agit, au moment de la manifestation de la pulsion génitale. C’est
aussi la raison pour laquelle la compréhension de la destructivité et la problé-
matique de la pulsion de mort gagnent en cohérence et en intelligibilité si l’on
tient compte de la place et du rôle de l’objet, sur quoi les travaux d’André
Green insistent depuis de nombreuses années. La désobjectalisation apparaît
alors comme le processus par lequel c’est l’investissement lui-même qui est atta-
qué (« la manifestation propre à la destructivité de la pulsion de mort est le
désinvestissement », écrit Green, 1986). Or ce désinvestissement se présente à l’é-
vidence, du moins dans la schizophrénie, comme une opération défensive contre
une angoisse de désagrégation du Moi. Par conséquent, il correspond à une
puissante inhibition de l’objectalisation, en dépit du mouvement pulsionnel lui-
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marginaux en considérant toute une vie, leur existence est dominée par un
« apragmatisme » de grande ampleur, une inadaptation militante aux milliers
des petits « riens » qui composent le quotidien de la vie et qui constituent
souvent l’essentiel du travail des équipes soignantes avec eux.
Une vignette clinique illustrera cette inhibition de l’agir. Séjournant depuis
deux ans dans une unité de post-cure spécialement conçue pour patients psy-
chotiques à évolution particulièrement sévère, Pierre, la petite cinquantaine, ne
cesse de réclamer sa sortie et le retour chez lui. « Est-ce que je peux rentrer chez
moi ? Je veux rentrer chez moi » est sa phrase préférée, qui ponctue à intervalles
réguliers tous nos entretiens. En réalité, nous sommes d’accord pour qu’il rentre
chez lui. Jusqu’à son admission, il vivait dans son studio avec un homme qu’il
avait rencontré dans la rue, dans une relation parasitaire réciproque ; l’homme
en question prenait plus ou moins soin de lui et de leur ménage, et il avait un
toit en échange. Pendant ce temps, Pierre ne fréquentait que très épisodique-
ment les services de soins, où il était connu depuis l’âge de 20 ans pour une schi-
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se répète lors des entretiens, la même satisfaction est manifestée à l’idée qu’il
peut appeler sa curatrice ; et toujours pas d’appel téléphonique. Nous essayons,
bien sûr, de comprendre : comment s’explique-t-il ce décalage entre ce qui est
dit et ce qui est fait ? « Je ne sais pas... J’ai dû oublier. » L’équipe soignante
décide alors de prendre les choses en main. Elle se propose d’imaginer avec lui
tous les gestes de la vie quotidienne et d’en faire une liste : combien d’argent
pour les menus besoins du quotidien ? Comment manger au mois dans un res-
taurant de collectivité ? Où laver ses affaires et ses draps ? Comment s’assurer
d’une aide ménagère de la mairie pour entretenir son studio ? L’établissement
de la liste dure plusieurs mois ; Pierre ne peut évoquer spontanément aucun élé-
ment concret de son quotidien. Chaque fois qu’une infirmière, excédée, finit par
« donner sa langue au chat », son visage s’illumine du même contentement :
« Ah oui ! Le linge... les repas... les cigarettes. » La liste finit par être établie.
Des rendez-vous doivent être pris, il y a des appels téléphoniques à donner, des
démarches à entreprendre. Mais le temps passe, rien ne se passe, et les entretiens
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patient, et va donc graduellement des solutions les plus proches d’un conflit
relativement ordinaire, par exemple entre Moi et Moi idéal ou Surmoi, vers les
conjectures moins habituelles, par exemple celle d’un clivage, d’une hallucina-
tion silencieuse obstinément poursuivie, en passant par les difficultés d’une
ambivalence non assumée. Souvent, aucune de ces idées n’est réellement
appropriée (ou, en tout cas, utilisable dans l’échange présent avec le patient) ;
néanmoins, toutes gardent leur pertinence à venir, dans la suite des événements.
C’est alors qu’une infirmière remarque ce que nous voyons tous depuis le
début : le visage de contentement affiché par Pierre chaque fois que nous disons
que, bien sûr, on est tous d’accord pour qu’il rentre chez lui ; la satisfaction qui
est la sienne en sortant du bureau. Une idée émerge : « Il sort de l’entretien trop
content pour faire les choses derrière », c’est-à-dire pour aller téléphoner,
prendre les contacts nécessaires, organiser la mise en acte de ce qui apparaît
comme un projet. Une autre idée s’impose alors à nos efforts de compréhen-
sion. Avant de supposer que Pierre veut sortir mais ne le peut, ne veut pas sortir
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES