RFP 732 0349

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L'OPPOSITION INHIBITION/DÉFICIT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE.

ÉLÉMENTS POUR UNE DISCUSSION HISTORIQUE, ÉPISTÉMOLOGIQUE,


CLINIQUE

Vassilis Kapsambelis

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2009/2 Vol. 73 | pages 349 à 367


ISSN 0035-2942
ISBN 9782130573043
DOI 10.3917/rfp.732.0349
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2009-2-page-349.htm
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L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie.
Éléments pour une discussion historique, épistémologique,
clinique

Vassilis KAPSAMBELIS
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Il y a quelques années, un débat s’est engagé dans les pages de l’Internatio-
nal Journal of Psycho-analysis (vol. 84, 2003) à propos de la schizophrénie.
Richard Lucas, un collègue britannique qui intervient auprès de patients schi-
zophrènes dans un service psychiatrique public, a rendu compte du type de tra-
vail qu’il y effectuait et des élaborations théoriques, et de théorie de la pratique,
que ce travail permettait. Dans un langage parfois quelque peu différent de
celui des travaux psychanalytiques français sur les psychoses, son texte résumait
plusieurs points, soit ayant trait à l’approche relationnelle du patient schizo-
phrène, soit relatifs au cadre institutionnel, soit en rapport avec sa psychopa-
thologie générale, dans lesquels les praticiens français de ces pathologies pour-
raient aisément se reconnaître.
Ce texte a suscité une réaction inhabituellement vive de la part d’un autre
analyste, Robert Michels. Pour lui, les rapports entre psychanalyse et schizo-
phrénie sont l’exemple même d’une défaite qu’il faut étudier « pour éviter de
nouvelles mésaventures de ce genre ». Dans la schizophrénie, la psychanalyse
ne serait pas plus utile « qu’en matière de sclérose en plaques, de cancer ou des
sans-abri ». Si la psychanalyse peut être utile pour accompagner les patients et
leurs proches dans cette maladie, si elle peut éventuellement contribuer à com-
prendre comment les patients font face à leur mal, son intervention « n’affecte
nullement la maladie primaire », parce que « les problèmes fondamentaux [des
patients schizophrènes] ne sont pas la conséquence de conflits psychiques ». La
schizophrénie relèverait de certains « processus neuropsychologiques » de
Rev. franç. Psychanal., 2/2009
350 Vassilis Kapsambelis

mieux en mieux connus, sur lesquels seules les médications neuroleptiques


apporteraient une réponse relativement spécifique.
Voilà donc à nouveau posée, en ce début du XXIe siècle, la question du
caractère « lésionnel », et de ce fait n’appartenant pas fondamentalement à la
catégorie des troubles psychiques, de la schizophrénie.
Oublié, le fait que la psychanalyse n’a jamais été selon Freud un traitement
pour des « troubles psychiques », mais un traitement psychique, pouvant
concerner potentiellement toutes sortes de troubles, ne serait-ce que parce que,
dans sa conception fondamentale, la métapsychologie n’est pas une théorie psy-
chologique – sinon, pourquoi serait-elle « méta » ? –, mais une théorie tradui-
sant en termes psychologiques un certain nombre d’hypothèses biologiques.
Oubliées aussi, les leçons de bon sens et d’expérience psychanalytiques des
années 1970 et 1980 qui ont vu l’apogée, du moins en France, de la réflexion
psychanalytique sur les psychoses. La leçon d’une Piera Aulagnier, par
exemple : « Analyse d’adultes et analyse d’enfants nous confirment que nous ne
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pourrions rien dire, dans une perspective analytique, sur le fonctionnement psy-
chique, quel qu’il soit, si nous n’avions pas la certitude que tout acte psychique,
et je dis bien tout acte, a une fonction relationnelle : le silence le plus massif
n’est tel que parce qu’existent des “écoutants”, le retrait le plus profond n’est tel
que parce qu’on tente par là de se protéger de l’envahissement, tout aussi déme-
suré ou perçu comme tel, d’un extérieur qui vous cerne, vous menace de toutes
parts » (Aulagnier, 1985). Ou d’un René Diatkine : « Si la vésanie du dément
précoce, l’impénétrabilité du schizophrène sont aujourd’hui des souvenirs histo-
riques liés aux asiles de jadis, la lutte contre la chronicité n’est pas gagnée pour
autant, l’incurabilité a changé de forme, les patients ne deviennent pas déments
mais se stabilisent dans une situation de dépendance d’autant plus insatisfai-
sante que rien ne paraît détruit de façon irréversible dans leur psychisme »
(Diatkine, 1988).
Oublié encore le fait que, après au moins trois décennies d’intenses travaux
de recherche ayant mobilisé des moyens colossaux, les données dites biologi-
ques concernant la schizophrénie restent toujours aussi incertains, et ce, malgré
le concours plus récent d’une théorie, la psychologie cognitive, qui ne manque
ni de subtilité ni l’élégance, bien que toujours dans l’incapacité à concevoir le
psychisme en termes de forces contraires et de conflits, c’est-à-dire en termes de
vivant.
Oublié, enfin, le quotidien des expériences d’accompagnement et de soins
aux patients schizophrènes, qui montrent que, une fois les neuroleptiques admi-
nistrés, presque tout reste à faire, non pas parce que ces médicaments ne sont
pas efficaces – bien au contraire, ils rendent d’immenses services –, mais parce
que la maladie n’est pas les symptômes, parce que « la maladie est ce qui reste
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 351

quand les symptômes ont disparu », et que cette maladie touche au plus pro-
fond des assises existentielles de l’être humain et pose des questions qui laissent
souvent l’interlocuteur sans réponse, et même sans voix.

INHIBITION ET DÉFICIT DANS LA CLINIQUE PSYCHIATRIQUE TRADITIONNELLE

Bien que sans doute inquiet ou attristé par une position de psychanalystes
qui laisserait la schizophrénie à la seule compétence des neurosciences, le psy-
chanalyste qui s’intéresse à cette pathologie n’en sera certainement pas surpris,
pour peu qu’il connaisse son histoire. Car la compréhension de la schizophrénie
en termes de lésion et de déficit a toujours été présente dans l’évolution psychia-
trique du concept, dès les origines, et l’accompagne avec une remarquable téna-
cité depuis plus de cent cinquante ans, malgré les habits régulièrement renouve-
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lés des théories anciennes. Un bref rappel de l’histoire de la constitution du
champ de la schizophrénie permet en effet de s’apercevoir que celle-ci a cons-
tamment cheminé entre deux modèles, celui de la déficience intellectuelle (de
l’enfance) et celui de la démence (de la sénescence).
On sait que certaines entités cliniques (catatonie, hébéphrénie...) qui ont été
progressivement décrites de façon indépendante dans la seconde moitié du
XIXe siècle ont été regroupées par Émile Kraepelin en 1899 sous le terme général
de « démence précoce », première appellation de ce qui deviendra quelques
années plus tard, sous la plume d’Eugen Bleuler, « le groupe des schizophré-
nies ». En fait, l’utilisation du terme de « démence » pour caractériser ces jeunes
patients se rencontre déjà dans la littérature des aliénistes de l’époque. En
France, Bénédict Augustin Morel décrit dans les années 1850 ces « aliénés jeu-
nes encore qui se présentent à l’observateur avec toutes les chances de guérison.
Mais, après un examen attentif, on reste convaincu que la terminaison par
l’idiotisme et la démence stupide est le triste couronnement de l’évolution ».
Approche confirmée dans son Traité de 1860, où il sera le premier à utiliser
l’expression de « démence précoce » pour caractériser un jeune homme présen-
tant une « immobilisation soudaine de toutes les facultés ». Dans la leçon
consacrée à l’ « Imbécillité - Idiotie » de son Introduction à la psychiatrie cli-
nique, Kraepelin (1905) discute le diagnostic différentiel d’un des cas présentés
(un garçon de 12 ans) en le comparant à la démence précoce : « L’affaiblisse-
ment psychique revêt dans ce cas une allure particulière qui par plus d’un point
pourrait rappeler la démence précoce. Dans celle-ci, et surtout à sa période ter-
minale, on constate en effet l’absence complète d’émotivité et de jugement con-
trastant avec la conservation presque parfaite de la mémoire. Mais nous ne
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retrouvons pas chez notre malade, abstraction faite de ses fugues, le maintien
bizarre et la façon d’être toute particulière à la démence précoce. »
On voit ici, malgré le poids du verdict déficitaire, que la finesse clinique de
ces aliénistes ne manque pas de signaler déjà des différences entre la future schi-
zophrénie et l’idiotie ou la démence sénile. Ainsi, Morel évoque une « immobili-
sation » des facultés. Certes, il n’utilise pas le terme d’ « inhibition » qui, de
toute façon, n’existait pas encore à l’époque en sémiologie médicale et psychia-
trique. Mais le terme lui-même, immobilisation, comporte le sens d’un mouve-
ment arrêté, d’un freinage plus que d’un défaut. De même, si Kraepelin parle
d’ « affaiblissement psychique », il relève aussi la « bizarrerie », point de diver-
gence avec les « imbécillités » qui deviendra capital par la suite. Dans un autre
texte du même volume de leçons cliniques, son analyse différentielle sera encore
plus poussée. Kraepelin remarque que la démence précoce n’est pas tant carac-
térisée par les troubles de la mémoire (et, en partie, de l’intelligence) que par les
troubles du jugement, de la volonté et de l’affectivité :
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« Nous sommes en face d’un état pathologique portant plutôt sur le jugement que sur
la mémoire [...]. Bien plus atteinte encore est l’émotivité, et par suite sont altérées
toutes les manifestations volontaires qui sont sous sa dépendance. Il y a donc ana-
logie indubitable entre les deux malades que vous avez vus aujourd’hui, bien que le
processus évolue différemment chez chacun d’eux. C’est notamment la même absence
de toute activité intellectuelle, le même détachement de toute chose, la même impossi-
bilité de se livrer à tout acte spontané [...]. Ces symptômes représentent, avec l’affai-
blissement du jugement, les caractères fondamentaux et permanents de la démence
précoce ; ils se retrouvent pendant toute l’évolution de l’affection. »

Cette amorce d’un détachement de la schizophrénie de sa conception


« défectologique », malgré le maintien du terme de « démence », sera confirmée
quelques années plus tard par le vaste travail de refondation psychopatholo-
gique de la « démence précoce » proposé par Eugen Bleuler (1911) sous l’in-
fluence de la psychanalyse. Ici, la grande nouveauté réside dans le fait de placer
la « dissociation » (Spaltung) au cœur de la clinique, ce qu’exprime le néolo-
gisme de « schizophrénie », la « schize » représentant désormais l’épicentre du
processus psychopathologique, en lieu et place du principe décliniste et défici-
taire. Il ne s’agit pas d’ignorer les défaillances cognitives, affectives ou volition-
nelles de la schizophrénie, mais de les considérer comme des manifestations
secondaires d’un mécanisme central désorganisateur, véritable préfiguration de
l’ « attaque des liens », qui en rend compte de façon totalement différente par
rapport à la psychopathologie d’un simple retard ou déficience mentale. La dis-
sociation ainsi conçue fonctionne comme une puissante inhibition, et même
destruction, de toute opération de mise en lien : aussi bien du lien entre soi-
même et l’autre (la stupeur catatonique n’est pas la stupidité) que du lien intra-
psychique (la schizophasie n’est pas l’aphasie de la démence sénile) ; le repli sur
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 353

soi n’est pas un effet d’appauvrissement, mais un mécanisme actif, que Bleuler
appelle autisme (en contractant en un néologisme qui deviendra célèbre l’auto-
érotisme freudien). De nombreuses failles, ruptures, étrangetés, actions bizarres
ou avortées de la vie psychique et relationnelle du schizophrène cessent d’ap-
partenir à la catégorie du défaut pour entrer potentiellement dans une catégorie
dynamique de conflit (ou de conflit impossible), de clivage et de désintrication.
On peut décrire l’échec de la rencontre entre Freud et Bleuler comme une
grande occasion manquée pour une psychopathologie psychanalytique spéci-
fique de la schizophrénie. Freud était manifestement irrité par l’inaptitude de
Bleuler à saisir l’esprit de la psychanalyse, comme en témoigne le malentendu sur
le sens du terme de « dissociation » (Kapsambelis, 2008). De ce fait, il réfute le
concept de schizophrénie de Bleuler et garde finalement comme référence psy-
chiatrique l’œuvre de Kraepelin, considérant sans doute qu’il vaut mieux quel-
qu’un qui n’a aucun rapport avec la psychanalyse, plutôt que quelqu’un qui en a
un d’erroné. Ainsi, dans Le Président Schreber (Freud, 1911), l’expression même
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qu’il choisit pour qualifier d’un point de vue diagnostique le cas clinique qu’il
commente est celle de dementia paranoïdes – à savoir, l’une des formes cliniques
de la démence précoce, telle que décrite par Kraepelin1. Du coup, l’idée d’un
principe désorganisateur, entropique (la schize), qui ouvrirait la porte à une com-
préhension de la destructivité bien des années avant la seconde théorie des pul-
sions, est laissée de côté. Du même coup, toute différenciation entre les schizo-
phrénies et les autres psychoses (notamment les psychoses délirantes) devient
impossible à établir – d’ailleurs, dans Le Président Schreber, Freud énonce dès le
titre du texte l’équivalence entre paranoïa et dementia paranoïdes. Aussi, par la
suite, la psychopathologie psychanalytique parlera toujours en termes de « psy-
chose » au sens générique, schizophrénie incluse, à l’exception d’une partie de la
littérature française où, du fait notamment de l’influence d’Henri Ey, qui a pour-
suivi et amplifié les élaborations de Bleuler, mais aussi de Lacan, cette distinc-
tion reste partiellement respectée. De ce fait, toute perspective de différenciation
entre ce qui relève des mécanismes de défense psychotiques et ce qui représente le
propre du travail de la schizophrénie restera assez largement inexploitée.
De son côté, Bleuler abandonne progressivement, au cours des
années 1920, sa première conception, au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la psy-
chanalyse. Sa dissociation (la Spaltung) cesse d’être le cœur de sa psychopatho-
logie de la schizophrénie, pour en devenir une simple composante parmi
d’autres. Ses travaux renoncent donc à l’idée d’un mécanisme psychopatholo-

1. En fait, c’est quelques années plus tard que Freud se résoudra à utiliser, et encore non sans
critique, le terme de « schizophrénie », lorsque son succès en aura généralisé l’utilisation et éclipsé la
« démence précoce » de Kraepelin.
354 Vassilis Kapsambelis

gique fondamental, et ses descriptions se rapprochent d’une forme de critéro-


logie plus classique (quels sont les principaux symptômes qui caractérisent une
entité clinique donnée) qui préfigure la clinique psychiatrique contemporaine,
fort éloignée de la pensée psychanalytique.

LA DICHOTOMIE POSITIF-NÉGATIF
DANS LA PSYCHOPATHOLOGIE PSYCHIATRIQUE CONTEMPORAINE

Telle est la situation lorsque, au début des années 1980, une équipe améri-
caine dirigée par Nancy Andreasen vient proposer, sur l’argument d’études sta-
tistiques à partir d’échelles d’évaluation, une nouvelle conception d’ensemble de
la clinique schizophrénique selon deux dimensions majeures, la positive et la
négative. Le succès est immédiat et n’a été démenti, presque trente ans plus tard,
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ni par des études ultérieures, montrant à partir des mêmes épreuves statistiques
que les deux dimensions ne sont pas aussi solidement étayées (il serait statistique-
ment licite, par exemple, d’en isoler trois, voire quatre), ni par l’échec à éta-
blir des corrélations fiables entre ces deux dimensions et des anomalies neuro-
anatomiques correspondantes. Toute une génération de psychiatres sera formée
selon cette conception de la schizophrénie en deux dimensions, positive et néga-
tive, oubliant presque que la schizophrénie continue par ailleurs, selon tous les
systèmes de classifications internationaux, américain compris, à comporter les
formes cliniques traditionnellement décrites (car le « positif » et le « négatif » ne
sont pas, selon leurs concepteurs, des « formes cliniques », mais des « dimen-
sions » qui théoriquement se rencontrent à des degrés variables dans toutes les
formes cliniques). C’est à partir de la dimension négative que la recherche cli-
nique en psychiatrie tentera d’isoler un noyau dur de déficit dit « primaire »,
dont on espère trouver les corrélations neurophysiologiques, et qui, selon les étu-
des, peut comporter plusieurs aspects différents (déficit cognitif, déficit en
« fonctionnement social » et même « déficit en accès au plaisir »).
On peut se demander comment une vision aussi simplifiée, pour ne pas dire
simpliste, a-t-elle pu gagner une telle notoriété et diffusion. Une première
réponse pourrait être que, avec le recul de la pensée psychanalytique dans la
recherche psychiatrique, la psychiatrie des psychoses s’est trouvée avec une cli-
nique sans psychopathologie ; elle était donc prête à accueillir toute nouvelle
vision d’ensemble, la première, à vrai dire, depuis la Spaltung de Bleuler. Une
deuxième raison pourrait être la suivante. La conception de la clinique en termes
de « positif » et de « négatif », loin d’être une nouveauté, produit en fait des réso-
nances puissantes, solidement ancrées dans l’histoire et la tradition psychopa-
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 355

thologiques. On la rencontre par exemple... chez Freud : précisément à propos


de l’inhibition. En effet, dans les premières lignes de Inhibition, symptôme,
angoisse, Freud (1926) explique que la description des phénomènes patholo-
giques comporte généralement deux catégories de manifestations, les symptômes
et les inhibitions, les premiers signalant une modification inhabituelle d’une
fonction, les secondes son abaissement, et que choisir entre les deux a peu d’inté-
rêt, puisque c’est l’arbitraire qui décide, le plus souvent, « si l’on veut mettre l’ac-
cent sur le côté positif ou sur le côté négatif du processus pathologique », c’est-à-
dire désigner son résultat en termes de symptôme ou en termes d’inhibition. Plus
proche de nous, Racamier (1971) avait utilisé les termes de « versant chaud » et
de « versant froid » de la schizophrénie pour désigner deux « courants cli-
niques » de cette pathologie : le premier, caractérisé par « la violence intrusive, la
tendance au rapport de transfusion psychique, la symptomatologie expansive et
variable » ; le second, caractérisé par « la défense réfrigérante contre les affects,
l’établissement de distances rigides, les symptômes à prédominance stéréoty-
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pique ». Conception qui exprime en termes cliniques l’idée freudienne de la cons-
titution des états psychotiques, telle que développée dans le texte sur le narcis-
sisme (Freud, 1914), et qui suppose deux étapes constamment actives, l’une
marquée par une négativation du rapport à l’objet ( « retrait de la réalité » ),
l’autre par la positivité de la création d’une néo-réalité délirante.
En fait, la dichotomie entre positif et négatif est encore plus ancienne. Elle
remonte au moins jusqu’au neurologue anglais John Hughlings Jackson (1835-
1911), dont Freud connaissait bien l’œuvre, et qui a été l’inspirateur du modèle
organo-dynamique d’Henri Ey. Jackson avait élaboré une conception de la
pathologie neurologique et, par extension, mentale à partir d’un modèle qui
était nettement en rupture avec les idées de son temps. Au lieu de considérer que
chaque ensemble symptomatique correspond à une lésion cérébrale déterminée
(théorie des localisations et modèle anatomo-clinique des maladies nerveuses,
très en vogue dans la neuropsychiatrie du XIXe siècle), il a proposé une concep-
tion originale, dont les principaux traits sont les suivants.
Les fonctions cérébrales sont hiérarchisées en niveaux successivement
superposables selon une logique évolutive. Chaque niveau supérieur intègre et
contrôle les niveaux inférieurs, l’intégration se faisant du plus simple, partiel et
« automatique » (au sens du non-volontaire), vers le plus élaboré, synthétique
et global (au sens du volontaire et conscient). Une atteinte pathologique donnée
provoquera une « dissolution » du niveau d’impact et par conséquent elle don-
nera lieu à une activité désordonnée et non maîtrisée des niveaux inférieurs.
Ainsi, chaque tableau clinique comporte deux composantes : une négative, cor-
respondant à l’effet direct de l’atteinte – à savoir, le déficit d’un niveau supé-
rieur (qui se traduit cliniquement par une symptomatologie souvent discrète et
356 Vassilis Kapsambelis

pouvant passer inaperçue), et une positive, correspondant à l’activité des


niveaux inférieurs, activité saine en soi, mais restée désormais sans contrôle (qui
se traduit cliniquement par ce que l’observateur considère en général comme le
tableau clinique de l’affection en question). Pour Jackson, « seule la dissolution
est due à la lésion au sens du processus pathologique. Elle constitue un état
fonctionnel négatif causé par un processus pathologique ; seuls les symptômes
négatifs de la maladie mentale d’un patient donné correspondent à elle. Les
symptômes mentaux positifs correspondent, dans tous les cas de maladie men-
tale, à des activités d’arrangements nerveux sains au niveau subsistant de l’évo-
lution ». Ainsi, « la maladie ne produit que des symptômes négatifs répondant à
la dissolution, et tous les symptômes mentaux positifs complexes (illusions, hal-
lucinations, délire et conduite extravagante) sont le résultat de l’activité d’élé-
ments nerveux non affectés par le processus [...]. Les idées les plus absurdes et
les actions les plus extravagantes des aliénés sont des survivances de leurs états
les mieux adaptés » (Jackson, 1932).
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Il n’est pas difficile de déceler des analogies formelles entre la pensée de
Freud et celle de Jackson (et les rapports des deux avec l’évolutionnisme darwi-
nien). On y retrouve une certaine conception de l’appareil psychique en strates
successives, dont chacune intègre la précédente ; l’idée qu’une « atteinte » à un
niveau « supérieur » conduit à une « régression », c’est-à-dire à l’activation de
niveaux inférieurs ; la prédominance de l’étape « négative » sur la prolifération
« positive » (c’est un retrait de la libido, souvent silencieux ou s’effectuant à bas
bruit, sur une période relativement longue, qui rend compte de l’éclosion déli-
rante) ; et même l’idée que le versant « positif » ne traduit qu’une activité
« saine », mais rendue incontrôlable par l’effet négatif de la lésion supérieure (le
délire comme tentative de guérison).
Mais il y a un autre élément qui, d’un point de vue épistémologique, rap-
proche les conceptions freudiennes des conceptions jacksoniennes : les deux
versants, « négatif » et « positif », sont liés. Pour Jackson, cette liaison repose
sur un système sophistiqué de hiérarchies, dont on peut discuter la pertinence
en psychopathologie, mais qui reste étonnamment novateur pour son époque
dans le domaine de la neurologie. Pour Freud, cette liaison apparaît dans le jeu
de l’expression pulsionnelle et de la défense, dans le développement et l’inhibi-
tion de la fonction, et dans l’originalité de leur compromis sous forme de symp-
tôme. Mais, en tout état de cause, Freud et Jackson baignent dans l’ambiance
intellectuelle non seulement de la science de la seconde moitié du XIXe siècle,
mais aussi de la révolution psychiatrique du début de leur siècle qui, avec le trai-
tement moral de Pinel, introduit non seulement une autre façon de traiter la
folie, mais aussi un autre regard sur elle (Gauchet, Swain, 1980). La dialectique
hégélienne a déjà fourni l’essentiel de sa pensée sur le négatif, et elle a des inci-
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 357

dences directes sur la conception de la psychopathologie, d’autant plus qu’elle


s’en réclame, comme en témoigne le passage suivant, § 409 de la Philosophie de
l’esprit (Hegel, 1830) :
« Le véritable traitement psychique de la folie fait entrer en ligne de compte cette
considération que la folie n’est pas la perte absolue de la raison, ni par le côté de l’in-
telligence, ni par le côté de la volonté et de son aptitude à la responsabilité, mais un
simple dérangement, une simple contradiction dans la raison qui ne cesse pas d’exister
dans celui qui en est atteint. C’est comme la maladie qui n’est pas la perte abstraite,
c’est-à-dire absolue de la santé (une telle maladie serait la mort), mais une contradic-
tion qui s’introduit dans la santé. Ce traitement humain, c’est-à-dire tout aussi bien-
faisant que rationnel de la folie (Pinel mérite, à cet égard, la plus haute reconnais-
sance), présuppose le malade comme un être rationnel, et trouve ainsi un point
d’appui où il peut le saisir par ce côté, de même qu’il peut le saisir par le côté du
corps dans la vitalité qui, comme elle, contient encore la santé. »

On pourrait avancer l’hypothèse suivante : c’est probablement l’opération


d’une déconnexion, sur le plan théorique, entre le versant positif et le versant néga-
tif des manifestations psychopathologiques qui fait basculer la conception du
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« défaut » du côté du « déficit » plutôt que du côté de l’ « inhibition ». Une négati-
vité qui ne renvoie jamais à sa positivité n’est que lésion, « pure perte » (pour
paraphraser Hegel), vide sans absence ; du point de vue médical, elle signe le
passage de la maladie au handicap, et du traitement à la prothèse. C’est en cela
que la dichotomie « positif-négatif » qui domine la pensée psychopathologique
de la schizophrénie ces trente dernières années représente un formidable bond
en arrière, et ne peut déboucher que sur la recherche d’un « noyau dur défici-
taire », lui-même forcément en rapport avec une anatomie déterminée : éton-
nant retour aux localisations cérébrales, effaçant d’un trait plus d’un siècle
d’avancées en psychopathologie.

LA DESTRUCTIVITÉ, POINT AVEUGLE


DE LA PSYCHOPATHOLOGIE PSYCHANALYTIQUE DE LA SCHIZOPHRÉNIE ?

Si la psychopathologie de l’inhibition dans la schizophrénie se heurte,


auprès des conceptions psychiatriques actuelles, à une fin de non-recevoir, tota-
lement remplacée par une conception fixiste de déficit, son destin dans la psy-
chopathologie psychanalytique est plus riche, mais pas toujours exempt d’ambi-
guïté. Ici, la notion clinique qui domine est le plus souvent celle de la
destructivité, situé entre désintrication pulsionnelle, agressivité, haine et pulsion
de mort.
Sans reprendre la discussion sur ces concepts, dont certains sont toujours
controversés quant à leur situation dans l’édifice métapsychologique, force est
358 Vassilis Kapsambelis

de constater que les chemins d’une hypothétique pulsion de mort, à l’œuvre en


particulier dans la schizophrénie, empruntent très typiquement ceux-là mêmes
que Freud avaient décrits pour cette pulsion dans son texte princeps (Freud,
1920). Le mouvement premier est bien celui d’une attaque de soi, avec en pre-
mier lieu une attaque de la pensée : « attaque des liens » (Bion) qui déjoue les
enchaînements associatifs, « paradoxalité » (Racamier) qui piège le fonction-
nement des contraires, « équations symboliques » (Segal) qui condensent
le déploiement des représentations, « phobie du fonctionnement mental »
(Kestemberg) qui arrête le mouvement réflexif, tout un travail de progressive
désanimation se met en place pour figer représentations et affects dans une
immobilité minérale. À cela s’associe une attaque de grande envergure, bien que
souvent méconnue, du corps propre, de mille façons directes et indirectes, de la
négligence grave de soi aux multiples addictions, du déni des maladies soma-
tiques aux attaques automutilatoires les plus diverses. Sans oublier l’attaque de
l’environnement – le formidable champ de ruines que donne à voir une chambre
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de schizophrène, par exemple – et, bien sûr, les relations d’amour-haine totales,
exigeantes, rejetantes, violentes, avec les personnes de l’entourage.
La valeur phénoménologique du concept de destructivité ne fait donc point
de doute, tant l’attaque de soi, l’attaque de l’environnement et l’attaque de l’ob-
jet font partie du quotidien de l’existence de ces patients. Deux questions
se posent dès lors à nous. Que savons-nous de son déclenchement, des circons-
tances dans lesquelles cette destructivité devient une force dominante, parfois
emportant tout sur son passage, au point de conduire précisément à ces états
que la psychiatrie traditionnelle appelle, depuis cent cinquante ans, « défici-
taires » ? Et comment sommes-nous confrontés à elle dans les pathologies
schizophréniques, c’est-à-dire de quelle façon la rencontre avec elles réactive et
entretient ces circonstances initiales, qui ont amené le patient à une existence
psychique sous la suprématie de la destructivité ?
À la première de ces questions, la réponse la plus fréquemment attestée par
l’observation clinique est celle de l’adolescence. Une adolescence prise au sens
large du terme, c’est-à-dire allant du début de la puberté jusqu’à un âge (qui
peut varier selon les individus, et qui peut être plus ou moins tardif, selon les
civilisations), où le sujet humain finit par se doter d’une certaine organisation
moïque, sinon stable, du moins intégrant une limite relativement ferme entre
Soi et non-Soi, une identité sexuée, un choix d’objet, une place réservée, bien
qu’évolutive, aux imagos parentales, incluant les identifications à elles, et enfin
une certaine position au sein d’un ou plusieurs groupes de ses congénères. L’ex-
périence montre que le début de la schizophrénie se situe dans cette période-là,
qui s’étale schématiquement entre la deuxième et la troisième décennie de la vie.
L’expérience montre aussi que, lorsqu’un état psychotique se déclenche après
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 359

cette période, il est d’habitude dépourvu de ces éléments de destructivité qui


caractérisent en propre la schizophrénie, et que ses mouvements de domination,
d’emprise, de haine, de rage, d’envie ou de rancune épousent globalement les
contours des passions humaines. Des passions certes vécues avec des intensités
inhabituellement élevées, basées souvent sur des scénarios qui réécrivent à leur
façon, que nous qualifions de délire, l’histoire des aventures du sujet et de l’ob-
jet, mais passions humaines quand même – loin, très loin du naufrage de la
pensée et de la vie relationnelle schizophréniques.
Sur cette question de l’adolescence, les idées que développe Freud (1905)
dans les Trois essais sont d’un grand intérêt pour notre propos. Freud envisage
d’abord l’objet de la satisfaction du besoin – l’objet de l’autoconservation –
comme un objet extérieur, qui reconnaît la signification du cri du bébé et y
répond par l’action appropriée d’apport de nourriture. Puis il décrit la nais-
sance de la pulsion sexuelle, en étayage sur la précédente : l’objet de l’autocon-
servation est perdu, et sur la trace mnésique de celui-ci naît l’objet libidinal, au
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moment même où la pulsion elle-même, devenant auto-érotique, se découvre
sexuelle. Cette situation va durer jusqu’à la puberté. Cela ne signifie pas, bien
entendu, que l’être humain vivra de la première enfance jusqu’à la puberté sous
un régime « anobjectal », mais que, au moment de la puberté, il se retrouve à
nouveau dans une situation où un mouvement pulsionnel nécessite pour sa
satisfaction un objet « en dehors du corps propre », extérieur à lui (« objet
externe », dans la terminologie le plus souvent utilisée). Il se retrouve donc dans
une situation qu’il n’avait plus rencontrée depuis l’aube de la vie, lorsqu’il lui
avait fallu un objet tout aussi extérieur pour satisfaire le mouvement instinctuel
dominant à l’époque, celui de la faim. C’est sans doute ce que signifie l’idée
freudienne selon laquelle à l’adolescence l’enjeu est de « retrouver » l’objet. Il ne
s’agit pas tant de revenir au premier objet, mais bien plutôt de retrouver une
fonction d’objectalisation, celle-là même qui lui avait permis de ne pas mourir
de faim en parvenant à faire appel hors de soi ; et, ce faisant, de gagner une
modalité de fonctionnement supplémentaire, et une nouvelle capacité à pro-
duire du libidinal à partir de l’instinctuel. L’objet apparaît ici, comme Green
(1990) l’a souligné, comme « un agent inducteur, ou catalyseur, de la liaison », à
la fois nécessaire pour que l’opération puisse avoir lieu et « contingent » quant
à sa physionomie ou identité particulières, car l’essentiel reste l’ « opération »,
l’investissement, et non pas l’objet.
Or c’est exactement là que se situe l’enjeu de la schizophrénie. Pour des rai-
sons que nous ne comprenons pas toujours très bien, ce « hors-de-soi » qui est
inauguré par la poussée pulsionnelle de la puberté est vécu par ces patients
comme une angoisse augurant une terrible catastrophe, comme une menace
vitale pour leur Moi, comme un péril narcissique majeur. Freud semble penser
360 Vassilis Kapsambelis

les choses à peu près de cette façon lorsqu’il évoque (dans « Pour introduire le
narcissisme », 1914) l’incompatibilité qui semble s’installer, chez ces patients,
entre l’investissement de la réalité et l’investissement narcissique. Ici, « réalité »
et « objet » se confondent, car c’est précisément d’un objet « en dehors du corps
propre » qu’il s’agit, au moment de la manifestation de la pulsion génitale. C’est
aussi la raison pour laquelle la compréhension de la destructivité et la problé-
matique de la pulsion de mort gagnent en cohérence et en intelligibilité si l’on
tient compte de la place et du rôle de l’objet, sur quoi les travaux d’André
Green insistent depuis de nombreuses années. La désobjectalisation apparaît
alors comme le processus par lequel c’est l’investissement lui-même qui est atta-
qué (« la manifestation propre à la destructivité de la pulsion de mort est le
désinvestissement », écrit Green, 1986). Or ce désinvestissement se présente à l’é-
vidence, du moins dans la schizophrénie, comme une opération défensive contre
une angoisse de désagrégation du Moi. Par conséquent, il correspond à une
puissante inhibition de l’objectalisation, en dépit du mouvement pulsionnel lui-
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même qui constitue une contrainte non négligeable vers l’objectalisation. Dès
lors, la pulsion ne peut guère trouver d’autre solution que d’envahir les fonc-
tions du Moi lui-même (« sexualisation de la pensée », Kestemberg) et, en défi-
nitive, de « noyauter » et d’étouffer son fonctionnement – à moins que le Moi
ne mène une attaque à grande échelle contre tout mouvement pulsionnel, et
finalement contre toute manifestation somato-biologique, jusqu’à cette sorte
d’extinction pulsionnelle finale que la psychiatrie traditionnelle exprimait par le
terme d’athymhormie (« a » privatif, thymie et hormé, « pulsion »).
On peut maintenant répondre à la deuxième de nos questions. La destructi-
vité du patient schizophrène se réactive dans la rencontre avec nous, parce que
précisément, pour le soigner, nous sommes bien obligés de nous proposer à lui,
et même de nous imposer à lui, comme objet à investir – et on sait que ce « s’im-
poser », il faut parfois l’entendre au sens fort du terme : violence de l’interne-
ment, brutalité du traitement contraint. Traiter un patient schizophrène, c’est
assumer cette place d’objet « hors du corps propre », et a fortiori hors psychisme,
vers lequel le pousse la pulsion génitale, et contre lequel il lutte avec la dernière
énergie ; c’est aussi opposer au désinvestissement auquel il soumet tout objet,
l’insistance de l’ « appel objectal » que nous représentons pour lui (et auquel il
oppose ses « appels hallucinatoires »). C’est donc à nous en tant qu’objets que
s’adresse son négativisme, ce « parler à personne » si particulier de son discours
(alors qu’il est si prolixe en « dialogues hallucinatoires »), et aussi ce « silence
anidéique » qui nous envahit dans les séances, ou encore ce sentiment de déses-
poir devant les impasses de nos échanges ; pour ne pas parler de l’agressivité
plus directe, plus rare mais non moins impressionnante, ou enfin de l’incroyable
mise à sac à bas bruit de son environnement – de notre environnement
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 361

(chambre d’hôpital, unité d’hospitalisation, chambre de foyer ou domicile


propre que nous avons contribué à mettre en place pour lui).
De ce constat clinique découle une conséquence majeure, que les auteurs
kleiniens ont eu le mérite de souligner, en mettant l’accent sur le transfert néga-
tif dans le traitement des patients psychotiques : la destructivité dans la schizo-
phrénie, pour autant qu’elle devient pour nous un fait clinique, est avant tout un
fait contre-transférentiel. Elle se manifeste dans la mesure où nous persistons à
nous occuper d’eux, et elle dure jusqu’à ce que soit nous trouvions un moyen
pour l’élaborer, soit nous abandonnions la partie. Or c’est uniquement dans ce
deuxième cas de figure qu’elle se confirme. On sait en effet, depuis Winnicott
(1971), que la destructivité se situe du côté de l’objet, pour autant qu’il n’arrive
pas à survivre aux attaques du sujet ; il n’y a destructivité que lorsque l’objet y
succombe. Or cette « survie » de l’objet est nécessaire à ce que le sujet puisse
accéder à ce que la terminologie winnicottienne appelle l’utilisation de l’objet, et
qui nous semble bien correspondre au déploiement d’une fonction objectalisante
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sans crainte pour le Moi. Bien que tenant à son concept de pulsion de mort,
Freud n’a jamais voulu d’une « destrudo » ou d’une « mortido », symétriques à
la libido ! La destructivité du schizophrène ne se manifeste que parce que sa
libido est sollicitée (ce qui équivaut pour lui à un danger mortel), et d’ailleurs
elle se réduit lorsque cette sollicitation cesse : dans ce silence de toute libido qu’a
toujours été l’asile psychiatrique traditionnel.
On pourrait remarquer ici qu’il y a peut-être une certaine contradiction
entre le fait de considérer la désobjectalisation comme une opération défensive
(une inhibition de la fonction objectalisante inhérente à la puberté) qui semble
avoir un caractère vital pour le Moi de ces patients, et le fait de la mettre sur le
compte de la destructivité, voire de la pulsion de mort. Mais cette discussion
nous conduirait loin du propos du présent texte. Admettons que nous n’avons
pas pour l’instant de meilleure expression que celle de « pulsion de mort » pour
qualifier les phénomènes que nous observons, et contentons-nous de la
conclusion suivante.
Dans une pensée psychopathologique essentiellement basée sur une logique
dynamique, nous avons besoin de penser la désobjectalisation comme une
forme d’inhibition, parce que l’inhibition est le terme, comme on l’a vu, qui
s’applique à l’ « affaiblissement d’une fonction » selon Freud, et que l’objectali-
sation est bel et bien la fonction entre toutes qui se met en place à partir de la
puberté. Or cette « inhibition » – certes très différente de celles décrites dans les
pathologies non psychotiques, et nécessitant d’autres outils pour la com-
prendre, et d’autres moyens pour la mobiliser – se manifeste comme destructi-
vité essentiellement parce que notre « offre objectale » vient la bousculer ; elle
est donc à comprendre dans la dynamique du contre-transfert. Si cette dimen-
362 Vassilis Kapsambelis

sion contre-transférentielle n’est pas prise en compte dans la définition même de


la destructivité, celle-ci, et tous les concepts qui lui sont associés, risque de tom-
ber dans un point aveugle de notre psychopathologie psychanalytique. De
devenir donc à nouveau concept fixe, « perte pure », parce que fait d’observa-
tion et non pas fait d’expérience relationnelle. Et, alors, elle n’aura que peu de
différences, en tant que concept, avec ceux de l’approche défectologique de la
psychiatrie traditionnelle. Autrement dit : une certaine conception de la destruc-
tivité dans la schizophrénie (et de l’activité de la pulsion de mort) risque d’occu-
per, épistémologiquement parlant, une place tout à fait symétrique aux concep-
tions neurocognitives du déficit schizophrénique, si la dimension du « travail de
l’objet » – la dimension du contre-transfert – est escamotée. Et l’on pourrait ajou-
ter que ce risque pour la pensée psychanalytique des psychoses devient encore
plus évident lorsque leur problématique est appréhendée en termes de « rejet
primordial d’un signifiant fondamental hors du champ symbolique », notion
qui, dans un certain esprit d’utilisation, peut constituer un véritable ana-
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logon à, par exemple, une hypothèse biologique d’anomalie génétique dans la
schizophrénie.

UNE FIGURE PARTICULIÈRE DE L’INHIBITION DANS LA SCHIZOPHRÉNIE :


L’INHIBITION DE L’AGIR

Nous terminerons ce texte en décrivant brièvement et à titre d’exemple une


forme très fréquente, et pourtant relativement méconnue, de l’inhibition dans la
schizophrénie : l’inhibition de l’agir, de la mise en acte.
Cette affirmation peut surprendre. Les patients schizophrènes ont la répu-
tation de passer facilement à l’acte, d’exprimer par de brusques mouvements
non dépourvus de violence la tempête de leurs sentiments, de pouvoir même se
montrer particulièrement agressifs. Il n’en est rien. Cette clinique du « passage à
l’acte », bien qu’effective, ne représente qu’une partie relativement restreinte de
leur vie relationnelle, et certainement pas la plus intéressante, surtout depuis
que les médicaments en ont réduit l’ampleur. Dans la schizophrénie, il en est du
passage à l’acte comme du délire, dont Racamier disait qu’il est peu intéres-
sant ; il est vrai que les éléments délirants de ces patients se prêtent peu au tra-
vail qui peut être fait sur les élaborations délirantes des patients psychotiques
non schizophrènes. De même, leurs passages à l’acte, qui parfois dominent les
descriptions cliniques, tout comme les récits des psychiatres et des soignants,
sont assez répétitifs, assez pauvres en signification et peu élaborables. En
revanche, en dehors de ces moments qui frappent les esprits, mais qui restent
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 363

marginaux en considérant toute une vie, leur existence est dominée par un
« apragmatisme » de grande ampleur, une inadaptation militante aux milliers
des petits « riens » qui composent le quotidien de la vie et qui constituent
souvent l’essentiel du travail des équipes soignantes avec eux.
Une vignette clinique illustrera cette inhibition de l’agir. Séjournant depuis
deux ans dans une unité de post-cure spécialement conçue pour patients psy-
chotiques à évolution particulièrement sévère, Pierre, la petite cinquantaine, ne
cesse de réclamer sa sortie et le retour chez lui. « Est-ce que je peux rentrer chez
moi ? Je veux rentrer chez moi » est sa phrase préférée, qui ponctue à intervalles
réguliers tous nos entretiens. En réalité, nous sommes d’accord pour qu’il rentre
chez lui. Jusqu’à son admission, il vivait dans son studio avec un homme qu’il
avait rencontré dans la rue, dans une relation parasitaire réciproque ; l’homme
en question prenait plus ou moins soin de lui et de leur ménage, et il avait un
toit en échange. Pendant ce temps, Pierre ne fréquentait que très épisodique-
ment les services de soins, où il était connu depuis l’âge de 20 ans pour une schi-
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zophrénie paranoïde répondant mal aux traitements et n’ayant permis aucune
approche suffisamment confiante pour déboucher sur un travail de dialogue
thérapeutique à peu près suivi. Toutefois, il ne présentait plus de symptomato-
logie très bruyante, il n’y avait ni troubles de la pensée prononcés, ni idées déli-
rantes, ni autres écarts de conduite pouvant le mettre en danger. On pouvait
donc considérer qu’il menait une existence certes marginale, mais assez tran-
quille, et surtout différente de la radicale solitude dans laquelle se retrouvent
nombre de patients schizophrènes après deux ou trois décennies d’évolution. Or
l’homme avec qui il vivait a été arrêté et incarcéré pour un délit qui augure une
longue peine. C’est dans ce contexte que Pierre a été retrouvé errant dans la rue
et hospitalisé dans un état d’épuisement et de dénutrition.
Nous sommes donc d’accord pour qu’il rentre chez lui. Mais comment
faire ? La dernière fois qu’on a accepté qu’il y aille, nous l’avons retrouvé, qua-
rante-huit heures plus tard, allongé dans son lit, des restes de mégots et de pou-
let rôti sur des draps sales et troués de brûlures, le sol jonché de journaux, de
vêtements et d’ordures. Cela s’est terminé de la même façon, et avec la même
rapidité, les quelques fois où il est parti sans autorisation pour retourner chez
lui. Du reste, il ne peut plus y aller : sa curatrice garde désormais les clés, de
peur d’un incendie, et lorsque Pierre fugue (toujours « pour rentrer chez lui »),
il erre dans les rues, dort un jour ou deux dehors, puis est ramassé par les pom-
piers et adressé à nouveau à l’hôpital dans un état physique inquiétant.
L’équipe soignante pense donc qu’il faut l’aider à préparer sa sortie. Mais com-
ment ? Il faut d’abord téléphoner à la curatrice pour convenir d’un rendez-vous,
et de la somme hebdomadaire qui lui sera versée. Pierre semble tout content : il
va l’appeler aussitôt notre entretien terminé. Un mois passe. Le même dialogue
364 Vassilis Kapsambelis

se répète lors des entretiens, la même satisfaction est manifestée à l’idée qu’il
peut appeler sa curatrice ; et toujours pas d’appel téléphonique. Nous essayons,
bien sûr, de comprendre : comment s’explique-t-il ce décalage entre ce qui est
dit et ce qui est fait ? « Je ne sais pas... J’ai dû oublier. » L’équipe soignante
décide alors de prendre les choses en main. Elle se propose d’imaginer avec lui
tous les gestes de la vie quotidienne et d’en faire une liste : combien d’argent
pour les menus besoins du quotidien ? Comment manger au mois dans un res-
taurant de collectivité ? Où laver ses affaires et ses draps ? Comment s’assurer
d’une aide ménagère de la mairie pour entretenir son studio ? L’établissement
de la liste dure plusieurs mois ; Pierre ne peut évoquer spontanément aucun élé-
ment concret de son quotidien. Chaque fois qu’une infirmière, excédée, finit par
« donner sa langue au chat », son visage s’illumine du même contentement :
« Ah oui ! Le linge... les repas... les cigarettes. » La liste finit par être établie.
Des rendez-vous doivent être pris, il y a des appels téléphoniques à donner, des
démarches à entreprendre. Mais le temps passe, rien ne se passe, et les entretiens
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où l’on l’essaie de comprendre se succèdent les uns aux autres. Pierre est tou-
jours à l’hôpital, il continue de fuguer de temps à autre pour « rentrer chez lui »,
revient dans les mêmes conditions et, à nos entretiens, il demande toujours sa
sortie.
Déficitaire, Pierre ? Il sort toutes les semaines pour acheter un magazine
d’actualité à la papeterie proche de l’hôpital, le plus souvent Le Nouvel Obser-
vateur, parce qu’ « il est plutôt de gauche », et il tient des discussions fort inté-
ressantes, et tout à fait informées, sur la vie politique française et internationale.
L’hypothèse du déficit n’est donc pas crédible (elle ne l’est jamais, lorsque l’on
se donne le temps de travailler avec ces patients). Le travail d’élaboration de
l’équipe soignante se déploie alors autour d’autres hypothèses. Pierre a envie de
rentrer chez lui, mais il sait que cela est très difficile pour lui ; néanmoins, il a
besoin de sauver la face, de demander sa sortie, et c’est à nous de la lui interdire
pour le protéger, plutôt que d’aller dans son sens. Pierre a envie de rentrer chez
lui, mais ne veut pas y rentrer sans son ami, il vivrait cela comme une forme de
trahison, et ses mouvements reflètent cette ambivalence. Pierre n’a pas réelle-
ment envie de rentrer chez lui ; au fond, il aime bien rester avec nous, même s’il
refuse la moindre participation aux activités thérapeutiques proposées, et même
s’il ne parle que d’une seule chose, l’envie de rentrer chez lui. Pierre pense que
son ami est toujours à la maison ; chaque fois qu’il parle de sortie, chaque fois
qu’il fugue, c’est pour le retrouver, puis pour redécouvrir la dure réalité de son
absence.
Il est intéressant d’observer que le progressif dégagement d’une hypothèse
de causalité psychique sur une séquence partagée avec un patient schizophrène
trace généralement un chemin qui suit nos propres capacités identificatoires au
L’opposition inhibition/déficit dans la schizophrénie 365

patient, et va donc graduellement des solutions les plus proches d’un conflit
relativement ordinaire, par exemple entre Moi et Moi idéal ou Surmoi, vers les
conjectures moins habituelles, par exemple celle d’un clivage, d’une hallucina-
tion silencieuse obstinément poursuivie, en passant par les difficultés d’une
ambivalence non assumée. Souvent, aucune de ces idées n’est réellement
appropriée (ou, en tout cas, utilisable dans l’échange présent avec le patient) ;
néanmoins, toutes gardent leur pertinence à venir, dans la suite des événements.
C’est alors qu’une infirmière remarque ce que nous voyons tous depuis le
début : le visage de contentement affiché par Pierre chaque fois que nous disons
que, bien sûr, on est tous d’accord pour qu’il rentre chez lui ; la satisfaction qui
est la sienne en sortant du bureau. Une idée émerge : « Il sort de l’entretien trop
content pour faire les choses derrière », c’est-à-dire pour aller téléphoner,
prendre les contacts nécessaires, organiser la mise en acte de ce qui apparaît
comme un projet. Une autre idée s’impose alors à nos efforts de compréhen-
sion. Avant de supposer que Pierre veut sortir mais ne le peut, ne veut pas sortir
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mais fait semblant de, ou veut sortir et ne le veut pas à la fois, constatons déjà
ce que nous avons chaque semaine devant nos yeux depuis des mois : Pierre
accueille chaque réaffirmation de notre acceptation de sortie avec la satisfaction
de la chose faite. Le dire équivaut le faire, et, comme pour toute chose déjà faite,
il n’y a aucune raison de la faire.
On voit ici une figure particulière de l’inhibition de l’agir, très éloignée,
bien sûr, de toutes celles que nous connaissons dans les pathologies névroti-
ques. On peut discuter de la pertinence du terme d’ « inhibition » dans ce
contexte ; mais on a déjà dit que l’inhibition dans la schizophrénie, notion indis-
pensable pour la sortir de la logique déficitaire, neurocognitive ou psychanaly-
tique, nécessite des outils théoriques et techniques bien différents pour être
comprise. Acceptons donc le terme dans sa dimension pragmatique : il y a
bien, pour reprendre les termes de Freud, un abaissement jusqu’à l’extinction
d’une fonction, celle-là même qui habituellement conduit de la pensée à l’acte.
Qu’est-ce qui rend alors, ici, ce passage si problématique ?
C’est ici que l’on retrouve les quelques trop rares indications données par
Freud sur le fonctionnement mental des patients schizophrènes, en particulier
dans ce passage de « L’inconscient » (1915) où il commente leur façon de traiter
les représentations de mot et celles de chose. Il s’agit de quelques pages très
importantes, qui traitent à la fois de la conception de Freud sur le retour de ces
patients à un « état primitif, sans objet, de narcissisme », de leur « complète
apathie » suite à l’ « abandon des investissements d’objet », et de leurs modifica-
tions au niveau du langage. Et, sur ce dernier point, Freud remarque que les
patients schizophrènes sont caractérisés par « la prédominance de la relation de
mot sur la relation de chose » : on dirait que la représentation de mot a récupéré
366 Vassilis Kapsambelis

la totalité de l’investissement qu’elle devrait partager avec la représentation de


chose. Or les investissements de chose des objets sont, dit Freud, les « premiers et
véritables investissements d’objet », car ils sont les tout premiers résultats, les
traces les plus primitives du travail d’une fonction qui a cherché « en dehors du
corps propre » la satisfaction de la pulsion. Résultat : alors même qu’une forme
de travail de représentation et de pensée est maintenue, le simple fait de désinves-
tir les représentations de chose au profit des seules représentations de mot assure
cette exigence d’irréalité qui garantit l’échec de toute objectalité. En tirant profit
de la complexité de l’appareil psychique humain, l’inhibition de la fonction
objectalisante peut parvenir à ses buts en se focalisant sur une opération très
simple, très subtile, peu coûteuse sur le plan économique, qui se situe bien en
amont de tout travail avec les objets « réels », et même en amont de toute con-
flictualité.
On pourrait ici remarquer, pour conclure, une conséquence indirecte de ces
développements. Il serait sans doute nécessaire, pour la compréhension de la
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psychopathologie des patients schizophrènes, de dissocier notre conception de
la fonction désobjectalisante de celle de la destructivité. En effet, alors que la
première semble intervenir chez ces patients comme une inhibition primaire,
potentiellement préventive de tout investissement d’objet, la seconde tiendrait
compte de cet investissement et s’attaquerait directement à lui. Elle travaillerait
donc, comme Freud le supposait déjà, en liaison avec l’investissement libidinal.
La discussion de cette nouvelle opposition entre désinvestissement et
destructivité nécessiterait un développement à part entière.
Vassilis Kapsambelis
40, boulevard du Montparnasse
75015 Paris

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© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.23)

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