Construction de La Reference Et Strategies de Designation PDF
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CONSTRUCTION DE LA REFERENCE ET
STRATEGIES DE DESIGNATION 1
Denis Apothloz
Universit de Fribourg
Marie-Jos Reichler-Bguelin
Universits de Fribourg et de Neuchtel
Bien que les mots soient des noms des choses, nous utilisons
nanmoins les mots non en vue de signifier les choses, mais de
signifier ces modifications mentales qui sont causes en nous
par les choses.
Boce, Commentaire du De Interpretatione. 2
Rsum
Introduction
1.3.2.4.
3
5 En ralit, dans leur ouvrage de 1983, Brown & Yule argumentent en faveur dune
conception non substitutive de la valeur du pronom de troisime personne. Pour illustrer cette
thse au demeurant incontestable ils se servent dune recette de cuisine, bien connue des
initis sous le nom dexemple du poulet :
Tuez un poulet actif et bien gras. Prparez-le pour le four. Coupez-le en quatre
morceaux et faites-le rtir avec du thym pendant une heure.
Dans cette squence, les auteurs observent que les trois pronoms le successifs ne sauraient
tre interprts comme des substituts purs et simples dun antcdent textuel un poulet actif
et bien gras. Le phnomne peut tre attribu pour le dire vite aux effets smantiques des
prdicats transformationnels tuer et couper, par rapport auxquels le rfrent discursif
occupe le rle smantique de patient.
4
123). Dans le premier, ces auteurs imaginent une situation dans laquelle ont t
mlangs de leau (nom fminin) et du whisky (nom masculin), et se posent la
question de savoir quel type de pronom (fminin ou masculin) serait le plus
probable dans des verbalisations dcrivant cette situation, selon : (a) lordre
dans lequel les deux rfrents (leau et le whisky) ont t introduits dans le
discours, et (b) la proportion de lune et lautre substances dans le verre. Ils
constatent alors que (nous mettons constatent entre guillemets, car cest l
prcisment que se prsente une difficult) :
Le premier rfrent avoir t dsign dans le discours (i.e. le premier
des deux liquides avoir t introduit dans le verre) confre en quelque sorte au
mlange sa catgorisation linguistique la plus fondamentale, la plus prgnante,
de sorte que cest lui qui tend slectionner un pronom ultrieur dsignant le
mlange.
(1) Il versa du whisky dans un verre. Il y ajouta de leau... et il le but. (Leur exemple
14)
(2) Il versa de leau dans un verre. Il y ajouta du whisky... et il la but. (Leur exemple
15)
Cette tendance est renforce si, cet ordre de prsentation, sajoute une
indication signalant que la proportion des deux liquides est clairement en faveur
du premier lment vers.
(3a) Il versa trois doigts de whisky dans un verre. Il y ajouta un tout petit peu deau...
et il le but. (Leur exemple 16)
(3b) Il versa trois doigts deau dans un verre. Il y ajouta un tout petit peu de whisky...
et il la but. (Leur exemple 17)
Dans (3a), dclarent les auteurs, on ne peut carrment plus enchaner sur
et il la but, pas plus que dans (3b), sur et il le but. La raison en serait que
lidentit de la chose dsigne par la dnomination de eau dans (3a) et par celle
de whisky dans (3b) est affecte un point tel que le mlange ne peut plus tre
appel eau dans les conditions dcrites par (3a) et whisky dans celles dcrites
par (3b) 6 .
Le second exemple est le suivant :
(4) Prenez quatre morceaux de sucre. Faites-les fondre dans de leau et portez-les
bullition. (Leur exemple 13)
Selon les auteurs, aprs un prdicat comme faire fondre, il nest plus
possible de rappeler anaphoriquement les quatre morceaux de sucre au moyen
6 Nous nentrerons pas en matire ici sur la conception de laccord qui prside ce type de
rflexion : sur cette question, bien moins simple quil ny parat, on se reportera
Berrendonner & Reichler-Bguelin (1995).
5
du pronom les. La raison en serait que, une fois dissous dans leau, les morceaux
de sucre ne sont plus perceptibles.
(5a) Sophie broya deux morceaux de sucre puis les mit dans son caf. (Leur exemple
79)
(5b) ?? Sophie broya deux morceaux de sucre puis le mit dans son caf.
...crivent que
le pronom peut parfaitement renvoyer aux entits dans leur tat
comptable initial mais beaucoup plus difficilement leur contrepartie
massive obtenue lissue du procs (p. 42).
De lavis mme des auteurs, broyer comme faire fondre de lexemple (4) sont
pourtant tous deux des prdicats qui transforment une entit comptable en une
entit massive 7 . Dans le cadre logique de leur dmonstration, on pourrait ds
lors sattendre, dans (4) et dans (5), ce que les mmes causes produisent les
mmes effets.
Or, si lon y regarde de plus prs, on saperoit que les caractristiques
transformationnelles des prdicats broyer ou faire fondre ne sont pas lunique
paramtre qui intervient dans le jugement dacceptabilit port sur la forme du
pronom subsquent. De toute vidence, la perplexit que peut ventuellement
susciter lexemple (4) ne rsulte pas de la premire prdication (faire fondre);
elle a pour origine la seconde prdication (porter bullition), qui tend
slectionner comme argument objet un lment reprsent comme
prototypiquement liquide, ce qui nest pas le cas du sucre. Comme la langue
fournit dautres possibilits danaphore que le pronom (anaphore zro : portez
bullition, ou anaphore lexicale : portez le tout bullition), on comprend que le
7 Notons quil y a une constante oscillation, dans les textes que nous avons cits, entre entit
massive ou comptable, et nom massif ou comptable. Or, il est bon de rappeler ici que la
qualit massif ou comptable nest pas un attribut du rel, mais de la saisie du rel par
lhomme (elle est dj un fait anthropologique). Voir ce propos les observations de Whorf
(1969 : 83-86) sur les langues amrindiennes, en particulier le hopi.
6
pronom soit plutt vit dans ce cas, du moins dans des conditions de
communication relativement contrles. Il suffirait toutefois de modifier la
seconde prdication pour rendre lanaphorique les tout fait acceptable :
(4a) Prenez quatre morceaux de sucre. Faites-les fondre dans de leau et, feu vif,
rduisez-les ltat de caramel.
(5c) Sophie broya deux morceaux de sucre puis ltala sur le gteau.
(5d) Sophie broya deux morceaux de sucre puis les tala sur le gteau.
8 La question du nombre de sucres que lon met dans le caf est, comme on sait,
mondainement et dittiquement pertinente...
9 Mme quand il idalise radicalement ses donnes, comme le font Charolles et Franois.
7
pour le rfrent, et sans tenir compte des prdications ultrieures qui incluent
lanaphorique lui-mme.
10 Pour des considrations plus dveloppes sur ces questions, voir Reichler-Bguelin
(1993b) et (1994).
8
1.3.2.2. A cet gard, nous nous sentons nettement plus en accord avec le
volet empirique des travaux sur les rfrents volutifs, tel quon peut le trouver
dans Schnedecker & Charolles (1993) et Schnedecker ( paratre). Dans ces
deux tudes, les auteurs sont conduits mettre laccent, dans une perspective
narratologique, sur les variations dinstance focale ou de point de vue qui
conditionnent la forme prise par les anaphores pronominales dans des textes
racontant des mtamorphoses 11 . Toutefois, malgr lintrt du propos et des
exemples analyss, certains commentaires nous paraissent marqus, encore une
fois, par une prsance indue accorde au paramtre ontologique, au dtriment
de tous les autres. Reprenons un exemple analys par Schnedecker ( paratre, p.
5) :
(6a) [...] La jeune femme leva les yeux. Orlando les vit briller dun clat qui
resplendit parfois sur les thires mais rarement sur un visage humain. A travers
ce glacis dargent, la jeune femme laissa monter vers lui (car il tait un homme
pour elle), un regard dappel, despoir, dapprhension, de crainte. (V. Woolf,
Orlando, IV, biblio/poche: 234) (Son exemple (6), les italiques sont de nous. Le
personnage dnomm Orlando est une femme dguise en homme, ce qui a t
prcis dans le contexte prcdent)
Pour Schnedecker, le rfrent dsign par Orlando est rappel par lui en
fonction du point de vue born du personnage dsign comme la jeune femme,
qui ne sait pas quOrlando est dguis; un anaphorique au fminin (vers *elle)
mriterait lastrisque dans le contexte en question. Schnedecker attribue
lemploi du genre masculin dans la chane rfrentielle au fait suivant :
les anaphores pronominales qui entrent dans la porte du compte rendu de
perception ne peuvent saisir que lontologie (au sens quinien de ce quil y
11 Notons quen ralit, les problmes de point de vue se posent pour tous les rfrents, quils
soient pris ou non dans un processus dvolution. Cf. Reichler-Bguelin ( paratre), qui
examine lemploi des pronoms dans les contextes dhtrognit nonciative.
9
(6b) [...] Le jeune garon leva les yeux. Orlando les vit briller dun clat qui
resplendit parfois sur les thires mais rarement sur un visage humain. A travers
ce glacis dargent, le jeune garon laissa monter vers lui (car il tait un homme
pour lui), un regard dappel, despoir, dapprhension, de crainte. (Exemple
modifi par nous)
12 Ce que reconnat dailleurs Schnedecker dans une autre partie de son tude, o elle
constate que mme dans les contextes qualifis dopaques, le narrateur a le droit de faire
prvaloir... son point de vue sur celui des instances focales.(p. 17)
13 Dans la typologie de Charolles & Franois ( paratre, p. 28), lidentit qualitative
entit X est tel particulier parmi les tres appartenant la classe des X (remplacer affecte
lidentit individuelle de lampoule dans remplacer une ampoule); lidentit sortale, la plus
profonde, concerne la catgorisation lexicale (le prdicat dmolir dans dmolir une cloison
atteint lidentit sortale de la cloison, car les gravats qui en rsultent ne sont pas
catgorisables comme une cloison). Les auteurs font lhypothse que les pronoms ne sont
parfaitement acceptables que lorsque la prdication transformatrice naffecte que lidentit
qualitative du rfrent de leur antcdent, et risquent de devenir problmatiques lorsque la
transformation porte atteinte lidentit sortale.
14 Mme si le mot nest pas utilis par les auteurs prcits qui utilisent en revanche souvent
lexpression de trait sortal cest bien de cela quil sagit ! L est bien dailleurs la
principale difficult : peut-on faire une exploitation linguistique dune interrogation sur les
essences ?
12
2.1. Il est en effet bien connu que le lexique des langues naturelles est un
instrument complexe, la fois fondamentalement polysmique et vou aux
phnomnes de parasynonymie. Il reprsente pour les sujets parlants un
ensemble de ressources pour des oprations finalises de dsignation, et non un
stock dtiquettes qui seraient une manation des realia. Aussi faut-il voir dans
le lexique moins une donne contraignante, dont lemploi serait soumis au seul
principe dadquation rfrentielle, quun ensemble de dispositifs extrmement
mallables, continuellement travaills dans et par les discours.
Lhistoire des catgorisations du monde botanique ou animal montre que
les dsignations, mme dans un discours vise scientifique, ne sont pas
acquises une fois pour toutes. Elles sont soumises priodiquement discussion
et rvision : chaque changement de perspective sur les objets entrane une
refonte des classifications, donc des tiquetages lexicaux (Tassy 1986). Les
pratiques culturelles donnent lieu des enjeux analogues. Au Moyen Age, il
tait licite de manger des ctelettes de castor en temps de carme, parce que les
thologiens considraient cet animal comme un poisson : cet exemple montre
bien quel point pratiques sociales et catgorisation lexicale sont corrles.
Dans le mme sens, on observera que le discours juridique naurait pas dicter
(7) Les viandes de vache et de gnisse sont des viandes de buf. (Note du Ministre
de lEconomie)
(8) Est nu, aux fins du prsent article, quiconque est vtu de faon offenser la
dcence ou lordre public. (Code criminel du Canada, art. 170, alina 2; corpus
A. Berrendonner)
(10) [A propos du cerveau] Je ne crois pas que les neurosciences nous permettront un
jour de comprendre comment cette masse glatineuse fabrique de la pense.
(Radio, mars 1992)
(11) Evoquer un souvenir parat simple comme bonjour, pourtant quand il ne revient
pas en tte ou quand on a souvent le sentiment davoir un mot sur le bout de la
langue, on mesure soudain la profondeur et les mystres des courbes
glatineuses que lon transporte au-dessus des paules. (Hebdo, 6.1.1994,
article sur le cerveau)
16 Quoique raliss dans des cadres thoriques trs varis, les travaux de Sacks & Schegloff
(1979) et de Fornel (1987), sur la dnomination des personnes, ainsi que ceux de Conte
(1990), Reichler-Bguelin (1994), Kleiber (communication au Colloque dAnvers, dc. 1994)
aboutissent ou permettent daboutir cette mme conclusion.
15
184 et 181). Lusage de la mtalepse montre bien que dans lactivit langagire
normale, le statut ontologique du rfrent au moment To de la parole
nentrane pas ipso facto lusage dune dsignation dtermine; celle-ci peut fort
bien tre rtrospective (par exemple quand Chateaubriand dit ce ver pour
rappeler un objet-de-discours introduit sous ltiquette lexicale de papillon
(Bonhomme 1987b : 92)), ou encore anticipante (quand Claudel crit : La vache
dans lherbage pais / Se remplit de beurre frais (ibid. : 102)). On trouvera un
autre cas de mtalepse anticipante dans la rplique suivante :
(12) lise. Je me tuerai plutt que dpouser un tel mari. (Molire, LAvare, I, 4)
2.5. On pourra objecter que les sujets parlants se posent souvent la question
de ladquation ou de la lgitimit des dsignations quils utilisent, ce qui
apparat tantt dans des phnomnes de rature et de reprogrammation, comme
dans (13), tantt dans des prcautions mtadiscursives du type de (14), tantt
encore dans des ngociations dont (15) fournit la trace :
(13) des condamnations o le dtenu pas le dtenu mais le condamn est condamn
autre chose (corpus Cl. Blanche-Benveniste, 1990, p. 26)
(14) It had grown dusk when the fly the rate of whose progress greatly belied
its name after climbing up four or five perpendicular hills, stopped before the
door of a dusty house [...]. (C. Dickens, The Tuggses at Ramsgate, 53)
La nuit tait presque tombe lorsque le fiacre sa la lenteur dmentait
fortement ce nom aprs avoir gravi quatre ou cinq ctes rapides, sarrta
devant la porte dune maison poussireuse [...].
(15) Jacques retourne Varela, quil a contribu librer (ou envahir, cest
selon) en 1945. (Canard enchan, cit par Cheong 1988 : 80)
Les exemples (14) et (15) ont ceci dintressant quils contiennent non
seulement un commentaire mtadiscursif, mais aussi des guillemets de
connotation autonymique; ceux-ci ont prcisment pour fonction, selon Authier
(1981 : 136), de retir[er] aux mots leur vidence dadquation. Ainsi,
lorsquun lexme est ressenti comme donnant du rfrent une description
insuffisante ou insatisfaisante, la dsignation peut perdre son caractre
instantan et donner lieu un dveloppement syntagmatique plus ou moins
long. La progression discursive est alors directement influence par le sentiment
dinadquation du lexique quprouve lusager vis--vis des objets dsigner et
des significations produire (cf. Mondada 1994 : 430).
Lexistence, dans certaines circonstances, dune vidence dadquation
du vocabulaire (chaque fois quun rfrent parat bien mriter son nom), la
qute de normes de dnomination et dun consensus social toujours
conjoncturel ! sur le fait que telle ou telle dnomination soit ou non adquate
tel objet extra-linguistique, existent bien videmment, et cest sans doute elles
16
que les auteurs mentionns dans notre premire partie cherchent mettre en
lumire. Mais lexistence de telles normes ne doit pourtant jamais masquer le
fait que les dsignations sont des fonctions variables multiples : parmi les
facteurs qui les conditionnent interviennent non seulement le degr dexpertise
du locuteur et le degr de typicalit de la dsignation, mais aussi, parfois, le
sous-code et les reprsentations attribus linterlocuteur, ainsi que le contrle
des connotations associes au lexique :
(16) Des carreaux de cramique des catelles en parler local (...) taient sertis
dans la partie suprieure de ces panneaux (...). (La Libert, 30.11.94; catelle est
un rgionalisme de Suisse romande)
(17) Louise Chaque fois que je trouve un bolet, cest une russule.
Mathilde Moi aussi, quand jtais petite, mes bolets ctait des russules 17 .
(23.10.1992)
Cet exemple met en vidence le fait que les dsignations ne se font jamais
indpendamment dune instance de prise en charge, et mettent crucialement en
jeu des phnomnes de polyphonie 18 . Il est question ici dun objet dont la
dsignation par bolet, vraie pour un locuteur L un moment T1 est
incompatible avec sa dsignation mycologiquement conforme de russule 19 . Si,
pour des raisons pratiques videntes, les jeunes champignonneuses sont bien
forces de se rallier la dsignation scientifiquement valide, la deuxime
rplique montre toutefois que rien ninterdit, langagirement, de dsigner par
mes bolets un objet dont lnonciateur sait pourtant, au moment To de la parole,
quil ne mrite pas lgalement ce dsignateur; il est mme possible de prdiquer
son propos : tre des russules, sans que cela soit reu comme un non-sens (au
dcodage, linterprtation polyphonique est, justement, un des moyens de
rparer une contradiction).
Nous allons maintenant illustrer et prolonger ce qui vient dtre dit en nous
centrant exclusivement sur les cas o lexpression rfrentielle est anaphorique.
Trois situations seront successivement examines.
Dans la premire (3.1.), lobjet-de-discours subit une transformation au
moment mme de sa dsignation anaphorique, et sans que cette modification
reprenne un attribut prdiqu antrieurement sur lobjet, ou ait une quelconque
relation avec des modifications subies antrieurement par cet objet. Cest donc
ici lanaphorique qui opre ou marque sa transformation.
Dans la deuxime situation (3.2.), lobjet-de-discours, bien quayant t
modifi par la prdication dun ou de plusieurs attributs, se voit dsign par un
anaphorique qui ne tient pas compte de ces modifications. Cest le cas
rciproque du prcdent.
Enfin, dans une troisime situation (3.3.), lobjet-de-discours subit diverses
modifications par voie de prdication dun ou de plusieurs attributs, et une
expression anaphorique ultrieure homologue ces modifications. Cest ce type
de situation quest habituellement rserve lappellation de rfrents volutifs,
mais, nos yeux, elle ne prend tout son sens quune fois confronte aux deux
premires.
Nous tenterons dans nos analyses de mettre au jour les motivations qui ont,
en discours, guid ces diffrentes stratgies rfrentielles.
(19) Lendroit o je me trouvais donnait, dun ct, sur le vaste ocan; de lautre, il
tait ferm par un promontoire escarp. Contournant ce cap, soudain arriva un
vaisseau pouss par le vent. (Mary Shelley, Transformation, 72, trad. frse)
(21) [...] si nul ne doute de la pit de la reine Isabelle, beaucoup estiment que les
moyens mis en uvre pour imposer sa foi nont pas t trs catholiques. Cest
elle, en effet, qui signa ldit de bannissement de 150000 juifs dEspagne et fit
perscuter, espionner, dpouiller, torturer ces infidles. (LHebdo, 28.12.90)
(22) Dans les cologies prcaires et les structures sociales fragiles de lEurope
prmoderne et moderne, un couple qui pouvait engendrer huit quinze enfants
en dix vingt ans de mariage se trouvait confront de rudes ralits. Certes, la
mortalit infantile enlevait un bon tiers de ces bouches nourrir, mais
labandon apportait une solution vidente. (Le Monde, 29.10.1993)
(24) Au dbut du XXe sicle, certains potes ont supprim la ponctuation de leurs
uvres, estimant que ces repres de lanalyse grammaticale ne
correspondaient plus la nouvelle forme de diction potique. (Grammaire
Larousse du franais contemporain, 1989, 39)
(25) Swissair se sent des ailes. Sa filiale Gate Gourmet, spcialise dans la
restauration arienne, a achet hier son concurrent scandinave SAS Service
Partner. Grce cette acquisition, la socit de la compagnie suisse renforce sa
position dans la hirarchie mondiale. Elle passe de la cinquime la troisime
place, derrire les entreprises amricaines Cateware et Depbs. Elle double sa
taille. Le montant de la transaction est tenu secret.
Lopration a t rondement mene. (Le Matin, 7.6.1994)
(26) Les Franais et la plupart des francophones ont une relation trs forte leur
langue. Plus quun systme de communication, elle est pour eux un patrimoine,
comme toutes les grandes langues de civilisation. Ils salarment pour elle et
imaginent parfois le pire : le franais serait une langue menace, langlicisation
permanente quelle subit viendrait de son appauvrissement lexical et de son
manque de crativit.
Eh bien non ! le franais est une langue vivante qui volue et senrichit. Comme
toutes les langues bien portantes, il emprunte et cre des mots, et cette crativit
sest nettement accentue pendant les vingt dernires annes. (Texte dune
dicte, daprs J. Rey-Debove, prsentation du Nouveau Petit Robert I, ex.
transmis par Thrse Jeanneret)
(27) [aprs le dcs dune recrue] Notamment grce aux excellents contacts quil
avait avec ses camarades de section, la recrue avait dclar au psychologue que
le cadre militaire lui fournissait une aide morale certaine, note le DMF
[=Dpartement Militaire Fdral].
La recrue avait eu avec son commandant de compagnie un long entretien
loccasion duquel elle stait confie lui. Depuis il stait avr une recrue
exemplaire, ne posant plus de problme sur quelque point que ce soit, constate
le DMF.
Ses suprieurs et ses camarades ont t extrmement surpris de son geste
quils ne sexpliquent pas du tout, tant lattitude de la recrue et son expression
laissaient prsager quil navait pas de problmes importants [...]. (LImpartial,
10.10.1990; repris de Reichler-Bguelin 1993a : 375)
homme) est vraisemblablement motiv ici par le souci dviter une ambigut
rfrentielle, que susciterait en la circonstance lemploi du pronom masculin il :
La recrue avait eu avec son commandant de compagnie un long entretien
loccasion duquel il stait confi lui. On voit que cette divergence entre le
genre grammatical et le genre naturel, loin dtre toujours la source de
difficults et dhsitations, peut tre mise profit pour rsoudre des problmes
locaux dambigut et de gestion de la rfrence.
Il arrive aussi que lobjet ait dj reu explicitement dans le discours deux
dnominations, lune masculine, lautre fminine (type : la langue franaise... le
franais, le chat... la bte, le vlo... la bicyclette). Si lune des deux formes
pronominales, masculine ou fminine, se trouve tre dans un certain contexte
rfrentiellement ambigu, lautre permet gnralement de lever lambigut.
(28) Un bon exemple en est lhistoire du chat et de lentrecte. Cest une histoire
quil [lcrivain Philip K. Dick] racontera plus tard aux filles dune de ses
pouses, Anne. Lors dun dner, lentrecte a disparu. On accuse le chat, et on a
lide de peser la bte. Elle fait juste cinq livres, le poids de la viande qui a
disparu. Cest donc lui le coupable. Mais, dit alors quelquun, o est le chat ?
(Le Monde, 1.10.1993)
(29) [Aprs une information faisant tat dune hospitalisation de Mre Thrsa]
Le prix Nobel de la paix devrait rentrer chez elle ds ce week-end. (Radio,
21.8.1993)
Lanaphorique qui nous intresse ici est le pronom fminin elle, au moyen
duquel le second prisonnier rfre lobjet prcdemment catgoris par le
gardien comme potage (nom masc.). Ce pronom renvoie de toute vidence au
substantif soupe. Il constitue donc une recatgorisation implicite de lobjet
dsign par le gardien. Or, les substantifs potage et soupe nont pas la mme
valeur dnotative ni connotative : le premier dsigne un mets plus ou moins
raffin, tandis que le second peut avoir des emplois pjoratifs. Le choix mme
du pronom effectu par le second prisonnier est ainsi tout fait cohrent avec ce
21 Une situation de plus en plus frquente de motivation du genre grammatical des pronoms
est celle quon trouve dans le style politically correct. :
Dans la quatrime partie, je prsenterai un survol de quelques types de ractions de la
part de diffrents groupes dlves face aux conditions pdagogico-linguistiques quils
et elles rencontrent en salle de classe. (art. scient., 1995)
Le lecteur trouvera dautres exemples dun tel investissement smantique du genre
grammatical, mais sur des pronoms non lis syntaxiquement, dans Reichler-Bguelin
(1993a). Sur cette question, voir aussi Tasmowski & Verluyten (1985), Kleiber (1990), et,
pour une modlisation des phnomnes de dsaccord, conus en pareil cas comme retours
une dnomination sous-jacente prototypique, Berrendonner et Reichler-Bguelin (1995).
22 Nous nous inspirons dailleurs du commentaire de Cornish (1994) dans notre analyse de
cet exemple.
25
quil asserte par ailleurs propos du mets quapporte le gardien : quil nest pas
mangeable.
Ce dialogue est une trs bonne illustration de lexploitation qui peut tre
faite de la proprit des pronoms de renvoyer allusivement une dnomination
par le truchement du genre grammatical.
(31) Dans ce cadre, les entretiens effectus durant lenqute prennent une importance
particulire et dplace par rapport leur rle habituel. (Art. scient., 1993)
(32) Le temps de rverbration optimal dune salle de concert moderne est fix entre
0,7 seconde et 2,4 secondes. Mais il descend jusqu 0,2 seconde dans les tout
petits studios de travail, et monte jusqu 6 secondes dans les grandes glises
italiennes, type San-Marco de Venise, o taient donnes au seizime sicle de
grandes polyphonies spatialises deux churs. (Le Monde, 12.3.1992)
Dans (31), le pronom amalgam dans le possessif 24 rfre non pas lobjet
/les entretiens effectus durant lenqute/, mais /les entretiens/ tout court. Dans
(32), le pronom il dsigne un objet qui est /le temps de rverbration/, et non /le
temps de rverbration optimal dune salle de concert moderne/ ni /le temps de
rverbration optimal/. Le mouvement de la rfrence consiste donc ici
dsigner un rfrent extensionnellement plus tendu que celui dsign par le
SN introducteur, en oblitrant certaines dterminations de ce dernier.
De fait, on peut considrer ces expressions rfrentielles comme un genre
un peu particulier danaphores associatives, la principale de leurs particularits
consistant dans le maintien de la catgorisation lexicale donne par le nom-tte
du SN antcdent.
23 On entend ici, par modification du statut logique de lobjet, des transformations consistant
par exemple passer, aprs rfrence un objet gnrique, cest--dire un type, la
rfrence la classe des objets associs ce type. Comme dans lexemple suivant :
Entre deux repas, le gorille consacre plusieurs heures une sieste digestive. Couchs
dans lherbe, ils somnolent sous la caresse du sommeil. (Repris de Reichler-Bguelin
1993a : 338).
24 Etant entendu que le dterminant possessif (ou adjectif possessif) est une expression qui,
(33) Jai sous les yeux un article sign Claude Terreaux, paru dans LAide
soignante de septembre dernier et consacr tout entier au CUR, son
tymologie et ses significations. (Bulletin officiel de la ville de Neuchtel,
6.1.1994, rubrique Causons un brin... et parlons bien)
25 Cest prcisment parce quils sont jugs coteux pour le dcodeur que ces faits sont
frquemment stigmatiss par le discours normatif.
27
(34) Pierre Grosz [= un auteur de textes de chansons] explique ses relations avec ceux
qui le chantent. (LImpartial, 4.11.1993)
(35) [...] je lui proposai un jour de sortir de ce couvent, lui disant quelle pouvait
compter sur la protection de la Reine de Sude, et que Sa Majest mavait fait
esprer quelle la recevrait dans son palais. Elle gota cette proposition, et
ayant accept ce parti, je fus, ds le moment, donner ordre pour lexcution de
ce dessein. (Mmoires dHortense et de Marie Mancini, 154)
Les informations qui servent de support ces trois anaphoriques (ce que
Hawkins (1977) appelle trigger) ont ceci de particulier quelles consistent en
un procs (je lui proposai un jour de...). Une des caractristiques des procs, en
tant quobjets-de-discours, est que ce sont des configurations relationnelles
impliquant, de fait, plusieurs objets : le procs proprement dit, ses actants,
ventuellement les phases qui en marquent le droulement, le scnario dans
lequel il sinscrit, etc. Ce type dobjet est donc particulirement reprsentatif des
amalgames cognitifs auxquels nous venons de faire allusion (Apothloz &
Chanet, paratre). Lexemple (35) montre une exploitation de cette dimension
polymorphe des procs. Chacune des expressions anaphoriques rfre un objet
potentiellement extractible : la premire (cette proposition) identifie le procs
explicitement formul; la deuxime (ce parti), la dcision que le destinataire de
cette suggestion prendra sil se plie cette suggestion; la troisime (ce dessein),
le projet conscutif la dcision de suivre le conseil donn.
Mais ces fragmentations dobjets-de-discours sont possibles galement
quand lobjet nest pas un procs :
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(36) Il faut parler encore de lanimateur et de linfatigable moissonneur de matriaux.
Du Valais o il stait remarquablement intgr, travers toute la Suisse
romande o il tait lindispensable conseiller du mouvement patoisant et de tous
ceux qui, dune faon ou dune autre, semployaient sauvegarder ce qui
pouvait ltre des anciens parlers, jusquau Val dAoste o il fut non seulement
linitiateur de lAtlas des parlers valdtains mais aussi le cofondateur du
Centre dtudes francoprovenales Ren Willien, il faisait le lien entre
lamateur et le savant, entre la langue vivante et la recherche linguistique. Le
connaisseur des mots et des choses fournissait un apport original aux travaux
de la Socit suisse des traditions populaires, et le toponymiste prsidait avec
bonheur la Commission valaisanne de nomenclature, charge dtablir la graphie
des lieux-dits dans le cadastre. (Ernest Schle, 1912-1989, par Z. Marzys, Vox
romanica 48, 1989)
(37) Lonie Fischer tait une exquise jeune personne. [...] Son charme rsidait dans
lexpression de ses yeux et dans le demi-sourire de sa bouche. Un connaisseur
des tres humains, la voyant, se serait assurment dit quil ne sagissait pas l de
charmes phmres, mais quau contraire la femme aux cheveux blancs
retiendrait lattention de la mme faon que la jeune fille actuelle. (Frank
Wedekind, Le vieux prtendant, 35, trad. frse)
(38) Dans le mtro parisien depuis quelques mois, une affiche publicitaire. On y voit
un couple enlac, bouche bouche. Il la tient dans ses bras, renverse. (Marie
Claire, avril 1991. Repris de Reichler-Bguelin 1993a : 346)
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(39) Il nest pas rare de se rendre compte quand on lit un texte que ce rcit ou ce
pome nous est familier. (Radio, 6.3.1993)
Dans (38), lobjet de dpart est un objet collectif. Comme dans (29), le
genre grammatical y est trait comme une catgorie smantique. Mais il est
utilis ici comme ressource pour individuer deux objets-de-discours partir
dun seul. Dans (39), on est en prsence dune alternative dobjets.
(40) Une nuit il [le neveu] fait la connaissance Genve dune coiffeuse devenue
prostitue. Le neveu la persuade darrter ses activits de stupre et de lucre. Le
couple se marie mais le souteneur franais de la belle de nuit ne lche pas
facilement son ancienne proie (...) (Nouveau Quotidien, 14.12.94)
(41) Lhutre, de la grosseur dun galet moyen, est dune apparence plus rugueuse,
dune couleur moins unie, brillamment blanchtre. Cest un monde
opinitrement clos. Pourtant on peut louvrir : il faut alors la tenir au creux dun
torchon, se servir dun couteau brch et peu franc, sy reprendre plusieurs
fois. (Francis Ponge, Lhutre, dans Le parti pris des choses)
Dans ce texte, lobjet /lhutre/, dsign comme tel (fm.), reoit lattribut
dtre un monde opinitrement clos (dnomination masc.). Dans la suite, deux
pronoms anaphoriques dsignent nouveau cet objet. Sur le plan
morphologique, on ne peut rien dire du premier, en raison de llision de la
voyelle, qui neutralise lopposition masc./fm. Le second en revanche (la)
ignore la recatgorisation de lhutre comme monde : cela peut sexpliquer par
une adaptation au micro-contexte, puisque lanaphorique dsigne alors le
rfrent discursif en tant quactant-objet dun procs caractre minemment
concret (la tenir au creux dun torchon).
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(43) Une Japonaise a pu choisir la meilleure des 353 places dun Jumbo, stant
retrouve seule bord dun Boeing 747, a annonc British Airways. Nayant pas
pu la transfrer sur un autre vol, la compagnie sest retrouve oblige de
maintenir le vol pour cette unique passagre. (La Suisse, 27.10.1988)
(45) [Compte rendu dun rapport sur les crimes de guerre en Bosnie]
Cinq pages seulement mais elles sont accablantes. Elles tablissent que les
forces serbes ont viol 20000 femmes et fillettes musulmanes, et quelles ont
systmatiquement utilis le viol comme arme de guerre, continuant
aujourdhui de la pratiquer. (Libration, 8.1.1993)
(46) Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible,
complique.
Elle a une sorte de dignit particulire.
Loin de prendre plaisir (ou du moins de passer son temps) se faire rouler par
les forces de la nature, elle leur glisse entre les doigts; y fond vue dil, plutt
que de se laisser rouler unilatralement par les eaux. (Francis Ponge, Le savon,
Paris, Gallimard, 1967 : 20).
4. Epilogue
26 Au sens intuitif de ce dont parle le discours, quil sagisse des rfrents mondains ou des
objets-de-discours au sens dvelopp plus haut (1.3.2.4.)
27 Cest ainsi que le potentiel pragmatique de la mtalepse a t fort bien mis en lumire par
Marc Bonhomme dans ses travaux sur la mtonymie. Cet auteur montre que la vision
finaliste, rtroject[ant] le futur dans le prsent (1987a : 180), ou la vision originelle,
transfrant le pass dans le prsent (1987a : 183), peuvent servir diverses vises, narratives,
descriptives, polmiques, etc.
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4.2. Le propos de cet article tait de montrer que la rfrence est dabord
un problme qui concerne les oprations effectues par les sujets parlants au fur
et mesure que se dveloppe leur discours. Nous avons ainsi men une brve
exploration des moyens linguistiques et des stratgies mis en uvre par les
usagers de la langue pour faire voluer les objets de leur discours dans des
contextes concrets dutilisation, et analys les traitements quils font subir
smiotiquement ces objets. Il est entendu maintenant que ceux-ci sont avant
tout pour nous des reprsentations.
Notre point de dpart a donc t que le discours construit ce quoi il
renvoie tout autant quil est tributaire de ce quoi il renvoie; et que lventuelle
transformation, physique ou autre, subie mondainement ou prdicativement
par un rfrent, ninduit pas ncessairement en discours une recatgorisation
lexicale. Lnonciateur, en fonction de facteurs intra- ou extra-discursifs, peut
toujours choisir dentriner ou non par ses choix lexicaux une transformation ou
un changement dtat constat ou prdiqu. Symtriquement, il peut aussi
modifier la catgorisation dun objet indpendamment de toute transformation
asserte son propos. Le problme du choix des dnominations ne doit donc pas
tre pos dans le rapport entre le langage et le monde, mais lintrieur mme
du discours; des discours, faudrait-il dire, puisque les objets qui entrent titre de
rfrents dans nos pratiques langagires sont des construits culturels o
sentrecroisent et se font cho une multitude dautres discours.
La perspective que nous avons adopte revient donc renverser et en
mme temps resituer la problmatique des rfrents volutifs telle quelle est
a t pose par Charolles & Schnedecker (1993) et Charolles & Franois (
paratre). Ce qui nous a retenu, ce nest pas de faire subir des objets,
imaginaires ou rels, des manipulations susceptibles daltrer plus ou moins
profondment leurs proprits les plus essentielles et dexaminer quelles
seraient les consquences linguistiques de ces manipulations; nous avons
longuement expliqu pourquoi une telle dmarche nous parat contestable
(rduction des contraintes linguistiques une grammaire du rel, traitement de
ltiquetage lexical comme sil sagissait dune opration rgle
vriconditionnellement). La problmatique des rfrents volutifs ne trouve
nos yeux dintrt qu condition dtre replace au sein de celle, plus gnrale,
de lvolution de la rfrence et de la catgorisation; il sagit alors denvisager
la globalit des paramtres qui conditionnent la gestion de lacte rfrentiel par
un sujet plong dans une situation de communication concrte.
Bibliographie