Intervention Anne Vibert Lecture VF 20-11-13
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Novembre 2013
© MEN/DGESCO-IGEN http://eduscol.education.fr
Sommaire
Introduction .............................................................................................................................................. 2
1. De nouveaux fondements théoriques......................................................................................... 4
A. La (re)découverte du lecteur ...................................................................................................... 4
B. Du lecteur modèle au lecteur réel .............................................................................................. 5
1. Le lecteur triple de Michel Picard........................................................................................... 5
2. Les « postures de lecture » d’après l’expérience conduite par Dominique Bucheton ........... 6
C. Lecture littéraire et sujet lecteur ................................................................................................. 7
1. La notion de « lecture littéraire »............................................................................................ 7
2. Le sujet lecteur....................................................................................................................... 7
2. Une didactique de l’implication du lecteur est-elle possible dans le cadre de la classe ? ....... 10
A. Les difficultés à surmonter ....................................................................................................... 10
1. Une tradition scolaire vouée à la construction d’une posture experte et distanciée............ 10
2. Conjuguer lectures individuelles et lecture collective : ........................................................ 11
3. Recueillir la trace des lectures subjectives et les textes de lecteurs des élèves :............... 11
4. Prendre le temps de faire place à la lecture subjective des élèves : ................................... 11
5. Repenser les corpus pour favoriser l’investissement subjectif des élèves :........................ 11
B. Pourquoi il faut malgré tout faire place au sujet lecteur dans la classe ................................... 12
1. Reconnaître le sujet lecteur qu’est l’élève, condition de sa motivation : ............................. 12
2. Prendre en compte le texte du lecteur pour s’assurer que la lecture « fonctionne » :......... 13
3. Accepter la pluralité des lectures comme constitutives du texte littéraire : ......................... 13
3. Quelles pratiques pour faire place au sujet lecteur ? ............................................................... 14
A. Deux préalables........................................................................................................................ 14
1. Un préalable pour l’enseignant : construire son identité de lecteur ........................................... 14
2. Un autre préalable : partir de la réception des textes par les élèves......................................... 15
B. Proposer d’autres modes de questionnement sur les textes ................................................... 15
C. Le carnet de lecture.................................................................................................................. 17
1. Principe et modalités............................................................................................................ 18
2. Limites et difficultés.............................................................................................................. 21
D. Du carnet de lecture à l’écriture d’invention ............................................................................. 22
E. La lecture à haute voix ............................................................................................................. 22
4. Du sujet lecteur à la lecture experte......................................................................................... 24
A. Du carnet de lecture au cercle de lecture................................................................................. 24
B. Conjuguer lecture subjective et communauté interprétative : le débat interprétatif .................... 25
C. De l’écriture d’invention au commentaire ................................................................................. 28
Annexe................................................................................................................................................... 31
Le point de départ en est une conviction forte : celle de l’importance de la littérature, importance à
réaffirmer plus que jamais aujourd’hui comme antidote à bien des maux de nos sociétés actuelles et
surtout, en ce qui nous concerne, comme essentielle à la construction de soi pour nos élèves 1 . Si je le
rappelle, c’est parce que la didactique du français a pu choisir d’autres voies à d’autres moments de
son histoire. Mais les programmes défendent cette place et il y a là sans doute une spécificité
française, exigeantes certes, mais à laquelle il ne faut pas renoncer.
Une fois qu’on a dit cela, malgré tout, on n’a pas beaucoup avancé et la question qui subsiste est celle
du « comment » : comment enseigner la littérature à l’école et comment défendre cet enseignement ?
Sur ce point, la prise de conscience des dérives des approches formalistes est réelle et n’est pas
nouvelle. Les programmes de collège affirment notamment :
Les diverses démarches d’analyse critique ainsi qu’un nécessaire vocabulaire technique, qui doit
rester limité, ne constituent pas des objets d’étude en eux-mêmes ; ils sont au service de la
compréhension et de la réflexion sur le sens.
Mais sommes-nous sûrs que la lecture analytique a réussi sa conversion et qu’elle est parvenue à
construire un nouveau rapport au texte ? 3
Rien n’est moins certain, et en tout cas, les différentes enquêtes sur la lecture des jeunes générations
font plutôt état d’un échec de l’école à susciter le goût et l’intérêt pour la lecture en général et celle de
la littérature en particulier. Ce n’est pas tant la baisse quantitative du nombre de lecteurs et en
particulier de forts lecteurs qui doit nous arrêter ici 4 : elle est réelle mais elle a aussi des causes qui
1
T. Todorov La littérature en péril (2007) ;A. Compagnon La littérature pour quoi faire ? (2007) ; Dominique
Maingueneau, Contre Saint-Proust. La fin de la Littérature (2008) ; Yves Citton Lire, interpréter, actualiser.
Pourquoi les études littéraires ?, Éditions Amsterdam, 2007, ou L’Avenir des humanités, La Découverte, 2010 ;
Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ?, Armand Colin, 2010 ; Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des
études littéraires; Pourquoi et comment étudier la littérature, Éditions Thierry Marchaisse, 2011.
2
Déjà, en 1986, Michel Picard constatait dans La Lecture comme jeu que « pour bon nombre d’élèves et
d’étudiants, une dénégation craintive leur interdit d’envisager qu’un texte puisse déterminer autre chose qu’un
décodage rationalisant plus ou moins compliqué » alors que « d’autres textes, par exemple lus hors programme,
déclenchent chez eux des émotions sans commune mesure apparente avec le dit explicite » (p. 96). Plus
récemment, Tzvetan Todorov accuse dans La littérature en péril : « Une conception étriquée de la littérature, qui la
coupe du monde dans lequel on vit, s'est imposée dans l'enseignement, dans la critique et même chez nombre
d'écrivains. Le lecteur, lui, cherche dans les œuvres de quoi donner sens à son existence. Et c'est lui qui a raison ».
3
J.-M. Schaeffer insiste sur la nécessité d’une évolution des pratiques d’enseignement, à ses yeux trop centrées
sur l’analyse de textes du patrimoine : en minorant les pratiques de production et de lecture des élèves, elles
entravent l’accès à une expérience personnelle de la littérature. Schaeffer insiste en particulier sur l’importance
de la fiction et de la poésie : « seule une activation de la littérature comme mode d’accès propre au monde, c’est-
à-dire seule l’entrée de l’enfant ou du jeune dans l’expérience personnelle que constitue la lecture des œuvres,
peut garantir que cette transmission soit autre chose qu’un savoir mort. Guider les élèves vers cette expérience
devrait donc, en toute logique, constituer le cœur même de l’apprentissage littéraire. » (p. 117)
4
L’enquête 2009 (dont les résultats concernent le livre ne portent que sur la lecture qualifiée de loisir) montre que
chez les 15-24 ans, la part des Français lisant un quotidien payant est passé de 70 % à 58 % et que la part de
ceux ayant lu au moins un livre au cours des douze derniers mois est passée de 83 à 78 %. 26 % des garçons de
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dépassent largement l’école. C’est surtout la vision négative, ou en tout cas contreproductive en ce
qui concerne l’incitation à la lecture, qui se dégage de certaines de ces enquêtes : celles de Christian
Baudelot à la fin des années 1990 faisaient apparaître la lecture au collège et au lycée comme « une
pratique sans croyance » 5 ; Sylvie Octobre, dans son enquête de 2006 sur les loisirs des 6-14 ans,
note la baisse de l’attachement à la lecture entre l’école et le collège, passée du statut de « lecture-
plaisir » à celui d’outil de travail 6 et note également une tendance à la désaffection des catégories
favorisées à l’égard de la lecture : « les fils et filles de cadres ne fournissent plus systématiquement
des contingents de lecteurs assidus » et « la mécanique sociale de recrutement des publics des
pratiques légitimes semble enrayée » 7 . En outre, la question de la lecture n’est plus seulement celle
des publics défavorisés : réussite scolaire et appétit de lecture peuvent être des phénomènes
partiellement disjoints. Les « nouveaux bons élèves » sont des lecteurs efficaces, mais certains
avouent ne pas aimer lire.
Il faudrait sans doute aller beaucoup plus loin dans ces enquêtes mais elles rencontrent aussi une forme
d’insatisfaction que nous sommes nombreux à éprouver devant la difficulté à susciter l’investissement
des élèves dans la lecture littéraire et à en faire autre chose que le rituel d’un exercice.
Faire place au sujet lecteur dans la lecture littéraire pourrait donc être un moyen de redonner du sens,
personnel et social, à un enseignement littéraire encore insuffisamment dégagé du formalisme, de
provoquer un investissement subjectif, intellectuel et émotif des élèves et surtout de (re)créer un
« rapport heureux à la lecture et à la littérature » 8 , quelle que soit l’hétérogénéité culturelle, sociale et
cognitive es élèves.
Mais il ne s’agit pas pour autant, on va le voir, d’un retour du balancier qui reviendrait à considérer le
texte littéraire comme un simple support de l’épanchement subjectif. Le défi est de construire ce rapport
sans perdre de vue l’objectif de formation d’un lecteur expert, capable aussi d’une analyse distanciée.
Cette question du sujet lecteur en didactique est relativement récente. Son acte de naissance est le
colloque de Rennes en 2004 : Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature 9 .
Mais les expériences, depuis, se sont multipliées et on peut commencer à en tirer quelques
enseignements qui pourraient être généralisés.
Cette question est à la fois liée au développement d’une recherche spécifique en didactique de la
littérature (depuis la fin des années 90) et à la rupture épistémologique que constituent les théories de
la réception.
Je vais donc, dans un premier temps, rappeler à grands traits les principaux fondements théoriques
sur lesquels prennent appui les propositions didactiques issues de la notion de sujet lecteur.
J’envisagerai, dans un deuxième temps, les conséquences de la prise en compte du sujet lecteur pour
l’enseignement de la littérature. Quels dispositifs didactiques ? Mais aussi quelles difficultés et
comment les surmonter ? L’objectif est bien désormais de sortir des expériences ponctuelles et de
passer à une phase d’application plus générales de ces propositions pour voir dans quelle mesure
elles répondent à nos préoccupations et sont conciliables avec les objectifs des programmes.
cette tranche d'âge n'ont ainsi lu aucun livre au cours des douze derniers mois, contre 15 % des filles. De
manière générale, c’est surtout la part des forts lecteurs qui diminue (voir Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles
des Français à l’ère du numérique. Enquête 2008, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication,
2009, p. 141-262). Ces résultats sont corroborés par l’enquête internationale PISA qui porte sur les élèves de 15
ans des pays de l’OCDE : en moyenne, dans les pays de l’OCDE, 37 % des élèves disent ne pas lire par plaisir et
30% disent lire moins de 30 minutes par jour (la France se situe dans cette moyenne). La lecture a perdu de
l’intérêt aux yeux des élèves entre 2000 et 2009. Toutefois, le pourcentage d’élèves lisant par plaisir a diminué
davantage chez les garçons que chez les filles (OCDE, Résultats du PISA 2009 : Apprendre à apprendre : Les
pratiques, les stratégies et l’engagement des élèves, Volume III, PISA, Éditions OCDE, 2011, p. 32 et suivantes)
5
"Lire au collège et au lycée, de la foi du charbonnier à une pratique sans croyance", (avec M. Cartier), Genèse
de la croyance littéraire, Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 123, Juin 1998, Seuil.
6
S. Octobre, « Les loisirs culturels des 6-14 ans. Contribution à une sociologie de l’enfance et de la prime
adolescence », Enfances, Familles, Générations, n° 4, 2006, p. 155.
7
« Les horizons culturels des jeunes », Revue française de pédagogie, n° 163, avril-mai-juin 2008, p. 33.
8
Pour reprendre une expression d’Annie Rouxel dans son introduction au colloque des chercheurs en didactique
de la littérature d’avril 2011 à Rabat.
9
A.Rouxel, G. Langlade (dir.), P. U. Rennes, 2004.
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« Faire place au sujet lecteur en classe »
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1. De nouveaux fondements théoriques
A. La (re)découverte du lecteur
Avec les théories dites « de la réception » qui s’imposent à la fin des années 70 et au début des
années 80, le lecteur (et non plus le texte) est replacé au centre de l’activité critique.
Jusque là, les théories dominantes sont caractérisées par la priorité accordée au texte comme objet
déjà-là :
• qu’il s’agisse d’y chercher un sens canonique et définitif (celui voulu par l’auteur)
• ou qu’il s’agisse, comme dans l’analyse structurale, de restituer par une analyse qui se veut
objective, les rapports de sens internes à l’énoncé, sans référence à des savoirs extérieures
(texte comme système de signes clos sur lui-même).
La rupture théorique s’est traduite par un glissement de l’intérêt des chercheurs du texte au lecteur,
véritable révolution conceptuelle, elle-même à la source d’un renouveau des études littéraires.
Différents travaux affirment en effet que la source productrice de sens n’est pas vraiment ou pas
seulement dans le texte, mais aussi et peut-être d’abord dans le récepteur, le sujet lisant qui actualise
le texte 10 . Deux idées sont à retenir dans cette mise en avant du rôle du lecteur :
• tant qu’il n’est pas concrétisé dans une lecture donnée, le texte est un produit inachevé, un
message purement virtuel ;
• considéré en lui-même, le texte est un ensemble d’indéterminations, d’ouvertures de sens que
seule la collaboration active d’un lecteur peut transformer en système organisé de signes.
Ainsi, pour Jauss 11 l’œuvre littéraire n’est rien indépendamment de sa réception. Le sens et le succès
de l’œuvre changent en fonction de sa réception par un public puisque le lecteur lui-même est inscrit
dans l’histoire. Etudier le destin d’une œuvre, c’est voir quels ont été ses rapports avec les différents
« horizons d’attente » dans lesquels elle a été insérée.
Pour Iser 12 « l’auteur et le lecteur prennent […] une part égale au jeu de l’imagination, lequel n’aurait
pas lieu si le texte prétendait être plus qu’une règle du jeu ». Iser recherche la manière dont s’affirme
dans le texte l’existence virtuelle du lecteur – le lecteur implicite – et montre que le lecteur réagit
d’abord aux sollicitations inscrites dans le texte. Ainsi, toute œuvre met en place une représentation
de son lecteur et préoriente sa réception ; elle organise et dirige la lecture ; le lecteur réagit aux
parcours qu’elle lui impose. L’activité du lecteur est sollicitée par les « lieux d’indétermination » du
texte, les « blancs » autorisant des interprétations divergentes. C’est dans la mesure où il colmate ces
blancs que le lecteur fait advenir l’œuvre à la conscience. Il aboutit en fin de compte à un nouveau
modèle de réalité qu’il aura activement contribué à élaborer.
Umberto Eco 13 conçoit l’acte de lire conçu comme “coopération interprétative”. Comme ses
prédécesseurs, il souligne l’incomplétude du texte, « tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir […]
qui vit sur la plus-value de sens qui est introduite par le destinataire. » Le texte est destiné à être
actualisé : l’auteur prévoit un « Lecteur Modèle capable de coopérer » à cette actualisation 14 .
« L’auteur présuppose la compétence de son « Lecteur Modèle » et, en même temps, il l’institue » 15 .
10
Voir pour un exposé de ces théories Annie Rouxel, Enseigner la lecture littéraire, Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 1996, à qui je reprends l’essentiel de cette présentation.
11
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, 1972 ; Pour une herméneutique littéraire, 1982.
12
Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique (1976).
13
Lector in fabula, 1979
14
Ce qui suppose à la fois des compétences textuelles et des compétences encyclopédiques (extra-textuelles)
qui permettent d’interpréter les énoncés à la fois en fonction des éléments de connaissance auxquels ils
renvoient (allusivement) et du « scénario » conventionnel dans lequel ils s’inscrivent.
15
Dans son chapitre 3, Eco montre comment, à l’aide d’indices glissés dans le texte, l’auteur construit la
compétence encyclopédique du lecteur pour que la communication soit réussie. Il précise en effet qu’en général,
un auteur souhaite le succès de la coopération. Rares sont les cas où il organise la déroute du lecteur (l’échec
interprétatif programmé est le cas, justement, d’Un drame bien parisien d’Alphonse Allais où le lecteur fait de
fausses inférences en s’appuyant sur un scénario intertextuel stéréotypé et en prêtant aux personnages des
savoirs que lui seul détient : la coopération interprétative mise en œuvre par Allais mobilise ces scénarios pour
piéger le lecteur).
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Umberto Eco distingue également les textes « fermés » qui programment strictement l’interprétation et
les textes « ouverts » qui laissent un certain champ au jeu de la semiosis illimitée. Et l’interprétation,
processus pragmatique de rationalisation du programme textuel, se distingue des diverses formes
d’utilisations, dans lesquelles le lecteur exerce librement son imagination.
La pluralité des sens et donc des interprétations n’est pas nouvelle. Mais jusqu’ici, la polysémie était
considérée comme le fait du texte lui-même, et non de la lecture. Avec la notion de « coopération
interprétative », elle se trouve aussi pleinement du côté de la lecture.
Je ne vais pas entrer trop avant dans l’ouvrage de Michel Picard mais retenir surtout ce qui a
intéressé les didacticiens de la littérature, à savoir l’idée que tout individu conjugue en fait plusieurs
identités lorsqu’il lit.
Michel Picard considère le lecteur réel, empirique, dans une perspective psychanalytique. « Le vrai
lecteur a un corps, il lit avec ». Picard souligne les réactions sensibles du lecteur aux sollicitations du
texte. Pour décrire la réception des textes, il se réfère au modèle du jeu qui peut se présenter sous
deux formes, en reprenant la distinction du psychanalyste Winnicott entre « play » et « game » :
• le « playing » : jeux de rôle ou de simulacre, d’imagination, de fiction, fondés sur l’identification
à une figure imaginaire
• le « game » : jeux de règles, de stratégie, à caractère réflexif, comme le jeu d’échecs.
Le playing « s’enracine dans l’imaginaire du sujet » ; le game réclame la mise à distance. La lecture
implique ces deux types de jeu, identification et distanciation, toutes deux requises et cadrées par le texte.
Dans La Lecture comme jeu, il distingue, au cœur de l’acte de lire, l’existence de trois instances
lectrices dans le lecteur, trois identités qui se superposent et interagissent :
• le liseur : personne physique qui maintient sourdement le contact avec le monde extérieur,
corps lisant.
• le lu, qui renvoie à l’inconscient du lecteur qui réagit au texte et s’abandonne aux émotions, si
bien qu’on peut dire que la personnalité du lecteur est « lue », révélée, par le texte. C’est le
lecteur pris au jeu, sujet à l’illusion référentielle, l’instance sollicitée par le « play »,
l’investissement imaginaire.
• le lectant : instance intellectuelle capable de prendre du recul pour interpréter le texte. C’est le
lecteur critique, conscient qu’il joue, qui met le texte à distance et s’intéresse à la complexité
de l’œuvre.
Dans l’activité de lecture, ces trois instances interfèrent en un jeu subtil de participation et de
distanciation, le liseur et le lu fondant la participation et l’investissement fantasmatique du sujet
lecteur, et le lectant instaurant une distance avec le texte. La lecture est ce jeu, ce va-et-vient, ce
rapport dialectique entre les diverses instances du sujet lecteur. L’oscillation participation-distanciation
nourrit le plaisir du lecteur. En définitive, pour Picard, c’est néanmoins la posture distanciée qui permet
le plaisir esthétique.
Le but n’est pas de discuter ici ce modèle, qui a d’ailleurs été repris et revu par Vincent Jouve 16 . Mais
il nous permet de mieux comprendre ce que nous sommes comme lecteurs. D. Bucheton, en se
16
V. Jouve renonce au liseur, reprend le lu comme élément passif pour renvoyer aux effets de la lecture sur
l’inconscient du lecteur et à la satisfaction dans la lecture de certaines pulsions inconscientes, et affine le lectant
en se fondant sur l’idée que le texte est d’abord une construction qui suppose un architecte : l’auteur qui guide le
lecteur dans sa relation au texte. Il distingue donc le lectant jouant qui s’essaye à deviner la stratégie narrative du
texte et le lectant interprétant, qui vise à déchiffrer le sens global de l’œuvre ; et il invente le lisant, instance qui se
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fondant également sur la notion d’habitus, en a tiré une expérience fort intéressante qui nous donne
un cadre d’analyse plus opérationnel pour décrire les instances de lecteurs à l’œuvre chez les élèves.
L’intérêt de l’expérience est d’apprendre à repérer chez les élèves des postures de lecture dans
différents écrits Les catégories de postures sont très utiles, nous le verrons, pour analyser les carnets
de lecture des élèves et construire des dispositifs didactiques pour les faire évoluer.
L’expérience montrait en outre que, d’une part, la posture experte était encore très peu employée à la
fin du collège, que, d’autre part, les élèves du collège le plus favorisé de son échantillon étaient ceux
qui étaient capables, justement, de conjuguer plusieurs postures de lecture. Les modes de lecture des
élèves socialement favorisés sont donc, à la sortie du collège, beaucoup plus flexibles. Ils sont prêts
pour le travail au lycée, ils ont construit l'objet littérature sur lequel ils vont travailler, en ont
globalement compris la spécificité et ont établi avec lui des rapports privés et scolaires.
Qu’il s’agisse du modèle de Picard, de celui de Jouve ou de la notion de posture, ces approches ont
nourri la réflexion sur la notion de « lecture littéraire ».
laisse piéger par l’illusion référentielle et accepte de croire au monde fictif le temps de la lecture. Voir L’Effet
personnage dans le roman (1992) et La Lecture, Hachette (Contours littéraires), 1993.
17
Dominique Bucheton, « Les postures du lecteur ", in Demougin (Patrick) et Massol (Jean-François), coord.,
Lecture privée et lecture scolaire, CRDP de Grenoble, 1999.
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C. Lecture littéraire et sujet lecteur
1. La notion de « lecture littéraire »
Il ne faut pas entendre la lecture littéraire simplement comme la lecture de la littérature, lecture qui a connu
et connaît différentes formes scolaires : explication de texte, lecture méthodique, lecture analytique.
Employée d’abord par Michel Picard, la notion prend une réelle importance dans le champ didactique
dans les années 90 et permet d’interroger l’acte de lecture (scolaire notamment) et de concevoir un
enseignement qui ne soit pas seulement centré sur le texte, mais sur la relation texte-lecteur.
Il s’agit d’une conception de la lecture fondée sur une tension entre lecture investie, impliquée (lecture
vécue intimement dans l’identification et/ou la projection du lecteur dans les espaces fantasmatiques
que propose le texte) et lecture distanciée, plus objectivée, appuyée sur des outils d’analyse,
élaborant des significations rationnelles.
Cette définition prend acte du fait que, lorsqu’il s'intéresse à un texte qu'il est en train de lire, le lecteur
n'adopte pas seulement la « posture lettrée », rationnelle et savante, qui est celle que construit
l'enseignement littéraire à travers ses exercices classiques (commentaire littéraire en particulier) : il
s’implique dans l’œuvre et on va préciser plus loin de quelle façon. C’est donc bien l’ensemble des
postures de lecture qu’il faut prendre en compte dans l’enseignement en commençant par
l’investissement du sujet dans sa lecture, nécessaire à l’actualisation de l’œuvre ou du texte.
2. Le sujet lecteur 18
La question de la subjectivité du lecteur a d’abord été abordée de manière théorique dans la réflexion
critique sur la littérature : il s’agissait d’étudier à la fois les stratégies de sollicitation des lecteurs qui
animent les œuvres et les reconfigurations des œuvres par l’activité des lecteurs. La réflexion
didactique ne s’en est emparée qu’ensuite.
En formation d’enseignants, avant d’expliquer de manière théorique ce qu’est le sujet lecteur, il est
intéressant de soumettre le groupe à une expérience de lecture pour confronter les façons différentes
dont chacun actualise l’œuvre. On pourrait demander, comme D. Bucheton, d’écrire une page libre de
commentaire à partir d’un texte 19 . Mais avec une assemblée de professeurs de lettres qui ont appris à
taire leur subjectivité dans le commentaire, on retrouve généralement et presque uniquement la
posture dominante de la lecture experte qui analyse le texte de manière distanciée. C’est pourquoi,
après la lecture du texte, il est préférable de recourir à un questionnaire qui oblige chacun à un autre
type de réaction et de commentaire :
1. Ce texte a-t-il produit en vous des images, des sons ou d’autres sensations ? Si oui,
lesquel(le)s ? Vous renvoie-t-il à des réalités connues ? Si oui, lesquelles ?
2. Ce texte a-t-il suscité en vous des associations d’idées, des souvenirs personnels ? A quels
moments ? Quelles associations ? Quels souvenirs ?
3. Ce texte vous a-t-il évoqué d’autres livres ? des films ? des tableaux ou photos ? Si oui
lesquels ? À propos de quels passages ? Quels souvenirs ?
4. Certaines expressions, certains passages, certains faits vous ont-ils touché ? Si oui,
lesquels ? Pourquoi ?
5. Avez-vous partagé les attitudes, pensées, valeurs de certains personnages ou de l'auteur ?
Êtes-vous rebuté par certains aspects ? Le texte vous laisse-t-il indifférent ?
6. Quelle réaction d'ensemble pourriez-vous écrire ?
18
En 2004, la notion de sujet lecteur est ouvertement questionnée au colloque de didactique de Rennes : Annie
Rouxel et Gérard Langlade dir., Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature, P. U. R.,
2004. En 2007, Le Français aujourd'hui lui consacre un numéro : « Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux
pour le didactique ? » (n°157, juin 2007).
19
Il est intéressant de donner à lire soit un texte dont le contenu devrait faire réagir (pour les émotions qu’il
suscite ou pour des raisons morales, ou encore pour le conflit de valeur qu’il met en jeu), soit au contraire un
texte dont on sait qu’il « parle » à certains publics et en laisse d’autres indifférents. Exemples de textes utilisés en
formation : pour la première catégorie, une nouvelle d’Annie Saumont « Il revenait de Chicago, papa », pour la
deuxième, les premières pages du roman de Michel Pical, Matantemma (édition Buchet-Chastel).
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Les échanges qui ont lieu ensuite pour confronter les réponses à ces questions mettent en évidence
le caractère subjectif de chaque lecture. C’est une expérience qu’on peut faire facilement et utilement
pour mieux approcher la notion de sujet lecteur.
Car, comme l’écrit Pierre Bayard, « le monde que produit le texte littéraire est un monde incomplet […]
où des pans entiers de la réalité font défaut » 20 et « Le texte se constitu[e] pour une part non
négligeable des réactions individuelles de tous ceux qui le rencontrent et l’animent de leur
présence » 21 . Ainsi, à partir de failles fictionnelles, voire de détails minuscules, des pans entiers de la
vie d’un personnage peuvent être « complétés ». La réflexion théorique a montré qu’une part de
lecture investie existe chez des lecteurs experts, savants, en particulier chez les grands lecteurs que
sont les écrivains (Balzac lecteur de La Chartreuse de Parme, Journal de Gide, Journées de lecture
de Proust, Journal de lectures d’Alberto Manguel, P. Dumayet, Autobiographie d’un lecteur, Michel
Tremblay, Un ange cornu avec des ailes de tôle…) 22 .
L’implication du lecteur dans l’œuvre est une nécessité fonctionnelle de la lecture littéraire. Le lecteur,
quel qu’il soit, réalise un investissement fictionnel dans l’œuvre tout en affirmant la cohérence
« objective » de sa lecture. En quoi consiste cet investissement ?
Gérard Langlade et Marie-José Fourtanier ont distingué cinq formes de cette reconfiguration de
l’œuvre lue par le lecteur qu’ils nomment « activité fictionnalisante » :
• la concrétion imageante et auditive : le lecteur produit des images et des sons en complément
de l’œuvre
• l’impact esthétique : le lecteur réagit à ses caractéristiques formelles
• la cohérence mimétique : le lecteur établit des liens de causalité entre les événements ou les
actions des personnages pour donner de la vraisemblance et de la cohérence à ce qui peut
paraître incompréhensible aux yeux du lecteur.
• l’activité fantasmatique : le lecteur (re)scénarise des éléments d’intrigue à partir de son propre
imaginaire.
Exemple tiré d’un carnet de lecture d’élève de seconde sur Madame Bovary 23 :
Charles me fait penser à mon grand père ; oui, parce que je sais qu’il aime ma grand-mère mais tout
comme Charles, il passe son temps à travailler avec les animaux, dans les champs, c’est-à-dire qu’il
n’est pas souvent présent près de ma grand-mère. Il pense que ce n’est pas nécessaire, mais si ça
l’est. En fait, Charles me fait un peu penser à une personne âgée qui croit déjà qu’il n’a déjà plus rien
à vivre, alors que Emma elle, c’est tout le contraire. (Alizé)
• la réaction axiologique : le lecteur porte des jugements sur l’action et la motivation des
personnages
Emma m’énerve ! Comment peut-on être « girouette » à ce point ! C’est, pour moi, inimaginable d’être
comme elle ! On ne peut pas changer de sentiment du jour au lendemain. Elle est lunatique. Elle
représente le genre de personne que je ne porte pas dans mon cœur. (Grégory)
Charles a beau être un homme gentil, il reste néanmoins quelqu’un d’inintéressant ! Il ne sait rien
faire ! Il faut dire qu’il a eu des parents indignes. Il est vraiment naïf de croire qu’Emma est heureuse !
(Marion)
20
Qui a tué Roger Ackroyd ? 1998, p. 127.
21
Ibid. p. 130.
22
Pierre Bayard montre dans son Enquête sur Hamlet que même les analyses critiques qui se donnent pour les
plus objectives témoignent des effets de transformation des données fictionnelles de l’œuvre (selon les modes
opératoires de l’ajout, de la suppression ou de la recomposition). Ainsi est-il « difficile, quand on lit certaines des
lectures d’Hamlet, de croire que les critiques parlent du même texte. Mais c’est qu’effectivement ils parlent, à
partir d’une œuvre commune, d’un texte devenu pour chacun différent. » (Bayard, 2002, p. 162).
23
Extrait du mémoire professionnel de Céline Billouard, Réhabiliter la subjectivité de l’élève : le « moi » au cœur
de la démarche interprétative, IUFM de Grenoble – Université Joseph Fourier, année universitaire 2007-2008.
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Arrêtons-nous sur la concrétion imageante : il est intéressant de faire manifester ces images qui
naissent en nous à la lecture, par exemple à propos des personnages. Elles se révèlent indirectement
quand, par exemple, une adaptation cinématographique donne au personnage un physique tout autre
que celui que nous avions imaginé.
J’ai donc découvert comment Claude Chabrol avait réinterprété le roman dans son film mais j’ai été
plutôt déçue. Par exemple, je n’ai pas aimé le jeu des personnages : ils ne correspondaient pas à
l’image que je m’en faisais. Je voyais Emma brune, plus jeune et plus naïve, plus passionnée et
surtout moins froide. Lheureux et Charles tenaient en revanche assez bien leur rôle même si encore
une fois Charles ne colle pas vraiment à l’image que j’avais de lui. (Camille) 24
Voir aussi comment Pierre Bayard, dans sa préface au colloque sur Le Texte du lecteur, joue à
imaginer Julien Sorel noir 25 .
On peut aussi mettre cette activité imageante du lecteur au service de l’interprétation comme l’a fait
Bénédicte Shawky-Milcent dans une classe de seconde à Compiègne 26 . Elle fait lire et étudier à ses
élèves Le Chef d’œuvre inconnu. Cette lecture est accompagnée d’un carnet de lecture (j’y reviendrai)
que les élèves sont invités à enrichir après les séances en classe. A propos du personnage de
Frenhofer, voici le premier écrit d’A., lycéen à la limite de l’abandon de ses études :
Un vieillard arrive, on décrit son physique longtemps, puis il frappe à la porte. Porbus ouvre et il entre
avec le jeune homme. Je me demande qui est cet homme, et je ris intérieurement en voyant son
physique.
Frenhofer est présenté ici comme un vieil homme, ayant l’air bizarre, mais qui se comporte toutefois
comme un gentleman. Il a l’air vieux et fatigué par la vie, tout en laissant apparaître une certaine
jeunesse. Il me fait penser à un monsieur que je connais, pas dans le style vestimentaire, mais sur le
premier jugement que l’on peut porter sur quelqu’un. Il a tellement d’assurance qu’on croirait presque
que cet homme cache de grandes choses qui peuvent choquer des vies. C’est comme ça que je vois
cet homme et la première lecture ne laissait pas paraître un tel jugement.
Enfin, il est prévu une lecture analytique du portrait. Le professeur décide de s’appuyer sur son propre
texte intérieur pour proposer un nouveau questionnement sur le portrait de Frenhofer avant son étude
en classe. Constatant qu’elle ne parvient pas à « voir » Frenhofer (surgit à la place, lorsqu’elle lit ce
texte, un portrait de Rembrandt ou d’autres portraits balzaciens), elle demande aux élèves :
Au moment de l’échange oral, elle dévoile elle-même quelques-unes de ses impressions de lecture,
ce qui libère la parole d’élèves souvent silencieux. Surtout, les impressions de lecture des uns et des
autres ont fourni une clé pour l’interprétation du texte : la difficulté à voir Frenhofer, l’appel à
24
Ibid.
25
« Julien Sorel était-il noir ? », dans Le texte du lecteur, C. Mazauric, M.-J. Fourtanier, G. Langlade (dir.), P.I.E.
Peter Lang, Bruxelles, 2011.
26
Pour une présentation plus complète du dispositif, voir J.-F. Massol, B. Shawky-Milcent, « Texte du lecteur et
commentaire de texte : relations, évolutions, modalités d’apprentissage », dans Textes de lecteurs en formation,
C. Mazauric, M.-J. Fourtanier, G. Langlade (dir.), P.I.E. Peter Lang, Bruxelles, 2011.
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l’imagination du lecteur pour compléter l’image imparfaite du peintre offerte par le romancier était l’un
des procédés balzaciens pour créer un effet de mystère et souligner la complexité du personnage 27 .
Cette activité imageante n’est sans doute pas assez sollicitée actuellement et surtout pas mise
au service de la compréhension et de l’interprétation comme le montre cet exemple récent dans une
classe de 5e : après l’étude d’un extrait de Chrétien de Troyes (la première rencontre de Perceval
avec des chevaliers), le professeur demande aux élèves comment ils dessineraient Perceval,
l’échange oral sur cette représentation du personnage précédant une lecture d’image. Mais une telle
question, et mieux encore la demande de dessiner le personnage, aurait été beaucoup plus
intéressante après la lecture du texte pour voir ce que les élèves avaient « vu » au cours de leur
lecture et pour construire l’analyse du texte à partir de ces représentations.
Nous l’avons vu, l’activité du lecteur conduit à une reconfiguration de l’œuvre lue et à l’établissement
du texte singulier du lecteur. Comment partir de ce texte singulier et subjectif pour aller vers une
lecture plus collective et apprendre d’autres postures qui permettent aussi un regard plus distancié sur
le texte, sans nier pour autant l’investissement subjectif ? Nous en avons donné un premier exemple
et nous allons maintenant essayer de voir plus précisément comment on pourrait placer le texte du
lecteur au cœur de notre enseignement.
Accepter de faire sa place à la lecture subjective est en soi un défi. En effet, la lecture impliquée est
considérée a priori comme dévaluée : traditionnellement, elle est rapportée aux lectures crédules,
immédiates, c’est-à-dire enfantines, populaires, non savantes… Tout l’effort de l’école a été d’endiguer
l’implication affective des élèves pour les amener à la lecture distanciée de l’expert et du lettré. Et il s’agit
là d’une tendance de longue durée puisque, pour Lanson déjà, il importait avant tout d’échapper aux
caprices du lecteur en atteignant « une connaissance impersonnelle vérifiée » des œuvres 28 .
Or, on voudrait maintenant faire place en classe à la lecture subjective des élèves, c'est-à-dire à leurs
émotions, à leur possible identification ou projection, à leurs jugements sur les personnages, sur les
valeurs mises en jeu, à toutes les formes de réactions, y compris négatives, à tout ce qu’apporte leur
imaginaire dans les blancs du texte, même s’ils peuvent sembler s’égarer loin des intentions du texte.
Jean-François Massol et Bénédicte Shawky-Milcent ont mis en évidence, au colloque sur « Le texte
du lecteur » (Toulouse, 2008), les relations, souvent d'opposition, qui existent entre la posture lettrée
telle que l'exige le commentaire actuel et la subjectivité lectrice 29 . Ainsi on peut opposer selon eux :
1. la « concrétisation imageante et auditive » 30 versus la méfiance de la lecture lettrée pour les
ajouts personnels ;
2. les recompositions auxquelles procède le sujet lecteur versus le respect des « droits du
texte » dont la découverte est guidée par le lecteur modèle ; la « cohérence mimétique » 31
27
Le troisième écrit d’A., après la lecture analytique, évoque un personnage « plein de génie et de synthèses
mentales très poussées », et revenant sur l’âge de Frenhofer, signale que « c’est son génie qui l’a fait vieillir »,
montrant comment il s’est approprié l’une des clés interprétatives du texte.
28
« Avant-propos », Textes français et histoires littéraires, Nathan, 1965, cité par G. Langlade et M-J. Fourtanier
(op. cit., p 102).
29
Voir J.-F. Massol, B. Shawky-Milcent, « Texte du lecteur et commentaire de texte : relations, évolutions,
modalités d’apprentissage », article cité, p. 233-234.
30
Production d'images et des sons en complément de l'œuvre. Le lecteur donne une certaine consistance aux
décors en accrochant à ceux-ci des visions et des souvenirs qui lui sont personnels.
31
Pour G. Langlade et M.-J. Fourtanier, l’activité fictionnalisante du lecteur donne de la vraisemblance et de la
cohérence à ce qui, sans cela, apparaitrait incompréhensible aux yeux du lecteur. Celui-ci entre dans la fiction
mimétique en puisant dans ses représentations du réel des enchainements de causalité qu’il investit dans le
déroulement de l’intrigue.
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qui établit des liens de causalité entre les événements ou les actions des personnages
s’oppose de fait à une conception de l'œuvre considérée dans une intégralité qui suppose
d'emblée une pleine cohérence.
3. la « réaction axiologique » qui amène le lecteur à porter des jugements sur l'action et la
motivation des personnages versus l'habitude récente de l'objectivité du regard sur le texte,
laquelle empêche de s'intéresser aux personnages comme personnes.
Les deux postures ne sont pas fondamentalement antithétiques, cependant. Sur un certain nombre
d’aspects, Jean-François Massol et Bénédicte Shawky-Milcent envisagent des évolutions du lecteur,
des changements plus faciles de posture, des articulations aussi :
1. Si le lecteur subjectif ressent le problème moral ou idéologique qui est celui des
personnages, le professeur peut en tirer profit pour analyser la question morale ou
idéologique posée dans le texte en suscitant un changement de point de vue.
2. « Les plaisirs d’un lecteur privé sont d’ordre affectif dans la participation, ou d’ordre
esthétique quand l’émotion ressentie est rapportée aux constructions textuelles et
stylistiques ; c’est, en revanche, un plaisir intellectuel que peut procurer la construction et
l’écriture d’un commentaire. » Là encore, le professeur peut faire percevoir cette
« augmentation des plaisirs par ajout » qui peut être un élément facilitateur.
3. Si la lecture subjective peut faire courir le risque d’un obscurcissement du texte, la quête
d’une certaine clarté dans la lecture collective d’un texte en classe peut être une réponse à
une lecture personnelle difficile « dans un mouvement dynamique d’interrogations sur le texte
et sur soi ». (Nous verrons en quoi la pratique du débat interprétatif constitue une proposition
didactique particulièrement intéressante pour cette lecture collective.)
Si donc, lecture lettrée et lecture subjective sont éloignées sur un certain nombre de plans, des
passages paraissent possibles entre les deux. L’enjeu n’est pas de toute façon, on l’a dit, de
remplacer une posture de lecture par une ou plusieurs autres, mais bien d’apprendre à reconnaître
ces postures et à savoir passer de l’une à l’autre en fonction des besoins.
Si la première difficulté est de consentir à accueillir, voire à encourager, les lectures effectives des
élèves, c’est-à-dire des lectures marquées par les « réactions personnelles, partielles et partiales,
entachées d’erreurs et embrouillées par le jeu multiple des connotations » (J. Bellemin-Noël cité par
G. Langlade), la deuxième, une fois qu’on les a accueillies, est de savoir comment parvenir à une
lecture collective malgré tout, sans se contenter de l’expression juxtaposée de ces lectures
subjectives. Cela nécessite forcément échange et confrontations pour dégager ce qui, dans une
lecture, est partageable par tous. Mais la classe n’est-elle pas le lieu par excellence qui permet ces
confrontations.
3. Recueillir la trace des lectures subjectives et les textes de lecteurs des élèves :
Travailler sur les lectures subjectives des élèves suppose de pouvoir porter un regard sur les
processus de lecture, soit pour identifier les postures mises en œuvre, soit pour les faire évoluer, soit
pour les confronter, soit encore pour voir comment la lecture évolue au fur et à mesure des activités
en classe. Pour cela, il faut pouvoir garder la trace de ce qui, le plus généralement, n’en laisse pas : il
faut donc inventer de nouveaux supports, de nouvelles formes pour les recueillir.
Donner du temps à des pratiques nouvelles lorsqu’on a en permanence le sentiment d’en manquer
peut sembler difficile. Mais on verra que dans bien des cas, cela permet d’en gagner.
Jusqu’ici, les textes sont souvent choisis pour illustrer des problématiques littéraires, pas forcément
pour leur charge émotive ou les valeurs qu’ils mettent en jeu. Ce qui ne veut pas dire pour autant faire
des choix de facilité, ou de chercher ce qui va plaire au plus grand nombre. Je donnerais ainsi
l’exemple du succès a priori inattendu rencontré par une jeune enseignante stagiaire avec Huis-clos,
œuvre avec laquelle elle a expérimenté un carnet de lecture et qui a intéressé la majorité de sa classe
de seconde, pourtant en difficulté avec le français. Un autre exemple nous est donné par Annie
Les commentaires des élèves témoignent de l’identification aux personnages et aux situations qui
favorise l’engagement dans la lecture : problème de l’autorité des pères et de la responsabilité des
adultes (« Dédale ne sait pas se faire obéir et son fils meurt »), problèmes de père absent, de parents
séparés (« Phébus cède tout à son fils… Oui, mais c’est parce qu’il ne vit pas avec lui, alors il ne peut
pas vraiment lui refuser. »). 32
B. Pourquoi il faut malgré tout faire place au sujet lecteur dans la classe
1. Reconnaître le sujet lecteur qu’est l’élève, condition de sa motivation :
Il s’agit donc de jeter désormais un regard positif sur ce qui apparaît comme la marque d’un
investissement personnel : identification et illusion référentielle appartiennent à l’expérience littéraire
et sont grandement préférables à la posture d’extériorité. Et il ne faut pas hésiter non plus à inviter les
élèves à s’exprimer sur leurs plaisirs ou déplaisirs de lecture. C’est une réponse possible à l’absence
d’engagement des élèves dans la lecture prescrite à l’école et en particulier dans la lecture analytique.
Ce manque d’engagement n’a rien d’étonnant : la lecture analytique entend former un lecteur habile à
répondre aux injonctions du texte et ce lecteur en tant que sujet n’a guère voix au chapitre. Du coup,
bien souvent, l’élève ne s’investit pas dans sa lecture. Et c’est encore plus vrai pour les élèves en
difficulté que les dispositifs qui font véritablement appel à l’investissement subjectif permettent à
l’inverse de remotiver.
Les programmes du lycée nous demandent d’ailleurs de « favoriser cet engagement des élèves dans
leur travail » :
L’appropriation par les élèves de ces connaissances et de ces capacités suppose que soient mises en
place des activités variées permettant une approche vivante des apprentissages. Le professeur vise,
dans la conception de son projet et dans sa réalisation pédagogique, à favoriser cet engagement des
élèves dans leur travail.
Voici le témoignage que livre Colette Buguet-Mélançon, professeure québecoise en cégep, dernière
année du cycle secondaire, qui accueille des élèves de niveau très hétérogène et pratique le carnet
de lecture :
Le prise de conscience de leur statut de lecteur donne généralement aux élèves un sentiment de
valorisation qui favorise leurs efforts et place la maîtrise des procédés d’analyse dans une perspective
plus amène et dynamique. Fiers de leur droit à la « liberté d’expression », ils se prêtent de meilleure
grâce au jeu de la coopération interprétative. 33
Dans un contexte français, Sylviane Ahr qui a expérimenté le carnet de lecteur au collège et en 6e,
confirme l’intérêt des élèves « qui apprécient de pouvoir témoigner de leur rencontre singulière avec
un texte » 34 .
32
Annie Portelette, « Des lecteurs de 6e à la rencontre des textes de l’Antiquité », Le Français aujourd’hui,
décembre 2007, n° 3236, p. 71.
33
Article disponible en ligne : http://correspo.ccdmd.qc.ca/Corr3-2/Journal.html
34
Sylviane Ahr, « Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée : un dispositif expérimental misant sur
une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture », dans Enseigner la langue et la littérature. Des dispositifs
pour penser leur articulation, collection Dyptique n°21, Presses universitaires de Namur, 2011, p. 171-172.
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2. Prendre en compte le texte du lecteur pour s’assurer que la lecture « fonctionne » :
L’œuvre ne peut véritablement exister que lorsqu’elle est « produite » par un lecteur. Il y a nécessité
fonctionnelle de l’intervention subjective dans l’œuvre. Or, que sait-on de « l’activité liseuse » (M. de
Certeau) des élèves ? De la manière dont ils complètent le texte pour lui donner sens ? des images
mentales qu’il provoque chez eux ? des scénarios que la lecture active (ou n’active pas) ? Avant
même d’engager une analyse littéraire, il faut savoir quel texte singulier chaque élève a élaboré. Des
projections fantasmatiques aberrantes peuvent empêcher d’autres postures de lecture, ou tout
simplement des compréhensions reconstruites à partir de lectures partielles raccrochées à des
scénarios connus. C’est ainsi que la première scène de Ruy Blas donnée à lire à des étudiants de
première année de lettres modernes au premier cours de cette année universitaire avec la consigne
d’écrire ensuite ce qu’ils avaient compris a révélé la recomposition singulière du texte opéré par un
certain nombre de ces étudiants : en difficulté pour comprendre le texte, par un effet de « cohérence
mimétique » qui fait appel à des scénarios qui leur sont plus familiers que celui proposé par Ruy Blas,
ils voient en Don Salluste le mari de la reine, un mari volage qui l’a trompée avec une servante, qu’elle
chasse en épouse outragée, et qui va même, pour certains, rejoindre la servante pour filer avec elle le
parfait amour en attendant de se venger. Une explication de texte engagée sans prendre le temps de
la paraphrase ou du résumé de la scène n’aurait pas révélé ces textes de lecteurs.
Les diverses démarches d’analyse critique ainsi qu’un nécessaire vocabulaire technique, qui doit
rester limité, ne constituent pas des objets en eux-mêmes ; ils sont au service de la compréhension et
de la réflexion sur le sens.
Programmes du lycée :
La lecture analytique vise la construction progressive et précise de la signification d’un texte, quelle
qu’en soit l’ampleur ;
Mais attention à ce singulier qui pourrait laisser croire qu’il y a un sens à trouver. Réagissant à un
propos de Todorov qui affirmait que le but de l’enseignement « est constitué par le sens des textes, à
travers lequel sont soulevées des questions essentielles concernant la structure du moi, la place de
l’homme dans le monde, les relations des hommes entre eux », François Quet écrit ainsi :
La nature de ce sens que les textes portent, les conditions de son élaboration ou de son épiphanie,
les types de connaissances ou de vérités que les lecteurs construisent dans leur relation avec le texte
ne semblent faire l’objet d’aucun débat, d’aucune complexité. 35
C’est d’autant plus écrasant pour l’élève que ce « sens », généralement caché à la première lecture,
est détenu par l’enseignant. Il faut donc le retrouver comme on retrouverait la clé d’une énigme, en
répondant aux questions-indices posées par l’enseignant. Ce jeu intellectuel n’est pas forcément sans
intérêt et certains élèves s’y prêtent volontiers, mais il ne permet pas de former un lecteur autonome
et confiant dans ses capacités de lecture et exclut nombre d’élèves.
Le sens ne va pas de soi, non parce qu’il serait caché quelque part au fond du texte, mais parce qu’il
requiert la coopération du lecteur et que le lecteur modèle n’existe pas.
Mais comment faire advenir ces lectures subjectives lorsque les élèves ont été très tôt habitués à
chercher la bonne lecture, à travers le jeu des questions posées sur le texte, et à taire toute forme
d’investissement personnel dans la lecture et de réaction subjective non autorisée ?
35
« Entre posture et imposture, notes sur le fonctionnement symbolique », dans Le texte du lecteur, C. Mazauric,
m.-J. Fourtanier, G. Langlade (dir.), Bruxelles, P.I.E Peter Lang, 2011, p. 130.
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3. Quelles pratiques pour faire place au sujet lecteur ?
A. Deux préalables
1. Un préalable pour l’enseignant : construire son identité de lecteur
Ce qui signifie :
• être conscient de ce qu’on est comme lecteur pour mieux comprendre et donc enseigner la
lecture littéraire ;
• se placer aussi comme sujet lecteur devant la classe (et notamment comme lecteur pluriel) et pas
seulement comme détenteur d’un savoir-lire qui peut sembler inaccessible pour certains élèves.
Il n’est pas inutile, en effet, qu’avant de susciter chez les élèves des expériences personnelles de
lecture, un futur enseignant se connaisse comme lecteur. Se connaître comme lecteur, c’est à la fois
être conscient de ses postures de lecture, de ce qu’on investit dans la lecture affectivement et
intellectuellement, des reconfigurations qu’opère son « activité fictionnalisante » 36 , des expériences de
lecture qui ont pu contribuer à former son identité. Et c’est aussi reconnaître ses goûts et ses choix de
lecture personnels et leur relation avec les choix faits pour les élèves… Lire des autobiographies de
lecteurs ou écrire sa propre autobiographie de lecteur peut donc se révéler particulièrement
éclairant 37 . Cette démarche préalable permet de retracer son itinéraire de lecteur en partant de celui
qu’on a été (ou croit avoir été) pour s’interroger sur ce qu’on est aujourd'hui et esquisser ainsi à
grands traits son autoportrait de lecteur. Ce retour sur soi ouvre naturellement à une projection de soi
dans son rôle de « maître de lecture » et amorce un décentrement et une prise de conscience de
discordances éventuelles entre ses goûts et ses pratiques réels de lecteur et ce qu’on suppose devoir
afficher ou enseigner. On découvre ainsi ce qui sépare (peut-être) son propre rapport à la lecture des
modes de lecture que l’on fait pratiquer en classe et on se découvre soi-même le plus souvent un
lecteur pluriel, capable d’adopter plusieurs postures au cours d’une même lecture38. Ainsi, une
lecture peut être vécue de manière impliquée tout en analysant les effets produits par le texte. Et on
peut également adopter des postures différentes selon les œuvres lues. Rien n’empêche également
de tenir son propre journal de lecture et de recueillir ses propres textes de lecteur.
Il s’agit aussi de s’interroger sur le rapport entre ses propres goûts et les œuvres données à lire en
classe. Puisque susciter le goût de lire est un des objectifs que doit se donner l’enseignant, doit-il ne
donner à lire que des textes qu’il aime ? Et dans ce cas, comment fait-il avec des œuvres au
programme avec lesquelles il ne se sent aucune affinité ? Susciter le plaisir de lire suppose-t-il un effet
de contagion du plaisir que l’enseignant ressent à sa lecture ? Ou peut-on le susciter autrement ?
Certes, si on ne croît pas à l’importance de la lecture pour se découvrir ou se construire, élaborer son
intériorité, sa subjectivité, si elle n’est pas une expérience essentielle de sa propre vie, il sera difficile
d’en convaincre des élèves. Mais il ne s’agit pas pour autant de proposer des textes qui ont eu pour
soi des résonances particulières ou des effets émotionnels forts. Comme le rappelle Michèle Petit, les
rencontres en lecture sont imprévisibles et il est vain de chercher a priori ce qui pourra toucher une
classe d’adolescents. S’il n’est pas question de prétendre renoncer à la subjectivité, il s’agit de la
situer dans un rapport plus large à la lecture. Et il faut faire confiance aux textes riches de la littérature
pour provoquer ces rencontres qui peuvent avoir un effet sur le lecteur. Ajoutons que le rapport de
l’enseignant à un texte n’est pas figé et seulement inscrit dans son passé de lecteur : il peut lui arriver
de découvrir la richesse d’une œuvre, pour laquelle il avait a priori peu de goût ou d’intérêt, à
l’occasion de son étude dans le cadre de la classe. Car l’enjeu affectif n’est pas le tout de la lecture : il
36
Expression reprise à Gérard Langlade, voir note précédente.
37
Sur l’expérience des autobiographies de lecteur auprès de lycéens et d’étudiants, voir A. Rouxel,
« Autobiographies de lecteur et identité littéraire », dans A. Rouxel et G. Langlade (dir.), Le sujet lecteur, lecture
subjective et enseignement de la littérature, op. cit. Sur cette pratique en formation, voir D. Ledur et S. De Croix,
Ecrire son autobiographie de lecteur ou comment entrer en didactique de la lecture, dans Nouveaux cahiers de la
recherche en éducation, vol. 8 n°1, 2005 en ligne sur : http://ncre.educ.usherbrooke.ca/articles/v8n1/02_Ledur.pdf
38
Marie-José Fourtanier, après une enquête menée auprès d’enseignants, insiste sur leur forte tendance à se
replier sur l’intimité de leurs lectures et à les séparer de leur pratique d’enseignement : « le rapport à la littérature
est perçu comme un lieu d’intimité, soit qu’on exhibe, soit qu’on refuse de montrer, mais dans tous les cas situé
hors de la sphère d’activité professionnelle » (« La littérature est-elle soluble dans le cours de français ? Enquête
sur les représentations des enseignants et des élèves sur le rôle de la littérature dans le cours de français »,
e
Actes du 9 colloque de l’AIRDF, Québec, 26-28 août 2004, en ligne, p. 4).
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faut lui adjoindre par exemple le plaisir intellectuel de la compréhension, de la découverte de
significations nouvelles tout comme celui d’apprendre. Sans cette confiance dans la littérature, et si on
ne trouve pas sens soi-même ou intérêt à la lecture de ces textes, ils ne sont plus qu’un devoir
scolaire imposé par l’institution à l’enseignant comme aux élèves, privés de toute force agissante et ne
pouvant que susciter l’ennui. Plus profondément, il s’agit donc d’abord de redonner sens pour soi à
l’enseignement de la littérature et de ne pas s’engager dans cette « pratique sans croyance » qui est
peut-être aussi bien souvent celle de certains enseignants.
NB : les autobiographies de lecteur sont également intéressantes à faire pratiquer aux élèves, comme l’a
fait Annie Rouxel ; mais on voit bien le risque qu’il y aurait à les généraliser. On pourrait imaginer deux
moments de la scolarité où il serait utile de s’arrêter plus longuement sur ce qu’on est en tant que
lecteur : en classe de sixième, où on pourrait faire son portrait de lecteur à partir de la question « Quel
lecteur suis-je ? », comme nous y invite Annie Portelette 39 , et en seconde pour les autobiographies de
lecteurs, les élèves ayant déjà derrière eux une expérience relativement longue de lecture.
Les programmes, de collège comme de lycée, nous demandent de partir des réactions des élèves. Au
collège, il faut « s’appuyer sur une approche intuitive, sur les réactions spontanées de la classe, pour
aller vers une interprétation raisonnée ».
Au lycée, la lecture analytique « consiste donc en un travail d’interprétation que le professeur conduit
avec ses élèves, à partir de leurs réactions et de leurs propositions. »
C’est ainsi que la lecture de Molière au collège devient généralement le prétexte pour analyser les
différentes formes du comique sans que les textes ne fassent plus rire personne, y compris
l’enseignant qui se croit obligé à cette étude. Or il n’est pas sûr que Molière fasse rire ni même sourire
les élèves aujourd’hui, pour bien des raisons dont certaines tiennent à la distance temporelle marquée
aussi bien par la langue que par le fait qu’on ne rit pas des mêmes choses à toutes les époques. Mais
encore faudrait-il partir de la réception réelle du texte par les élèves, peut-être ratée du point de vue
de l’effet comique, mais qui ne fait pas semblant de croire à cet effet pour rentrer dans les cadres de
la lecture académique. C’est à ce prix qu’on pourra alors faire découvrir, par d’autres voies, la vis
comica de l’œuvre.
Mais il ne suffit pas pour autant de dire aux élèves de réagir à la lecture d’un texte : ils ne savent en
général que dire, faute de percevoir ce qu’on attend d’eux.
Il est donc préférable de modifier le type de questionnement pour susciter un engagement plus
important dans la lecture 40 .
On peut ainsi solliciter directement les imaginaires individuels en demandant aux élèves quelles images
ils associent à des lieux évoqués par une œuvre, comment ils imaginent le personnage, comment ils se
figurent les événements… Si on ne veut pas que tout passe par l’écriture, en particulier au collège, il ne
faut pas hésiter à utiliser le dessin ou les images. Sylviane Ahr donne l’exemple suivant : dans une
classe de 3e, les élèves ont été invités à choisir un tableau ou un œuvre d’art qui fasse écho à
« Comment Wang-Fô fut sauvé ». Les élèves, peu habitués à ce type de demande, ont eu tendance à
39
Dans « Lancer une année de lecture littéraire en 6e », Le Français aujourd’hui, mai 2005, n° 6104.
40
Ce que constate également Sylviane Ahr dans l’article déjà cité : « Des premières expérimentations a émergé
un constat qui relève de l’évidence : le professeur doit modifier le questionnement qui accompagne généralement
la lecture individuelle des textes et qui a pour vocation de lancer la lecture analytique, réalisée collectivement
selon une démarche inductive. » (p. 161).
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choisir une représentation qui figure l’univers de l’œuvre. Mais quelques élèves ont su faire un autre
choix et expliquer cette association subjective, par exemple celle d’un tableau religieux occidental du
xviie siècle ou la photographie d’un personnage féminin scrutant la mer 41 .
Voici comme autre exemple les questions posées par Bénédicte Shawky-Milcent en classe de
seconde dans le dispositif qu’elle a expérimenté pour travailler sur l’initiation au commentaire à partir
de la prise en compte du sujet lecteur :
Avant chaque lecture analytique, les élèves ont répondu, en classe ou chez eux, à un questionnaire
en deux volets. Le premier d’abord intitulé « à l’écoute de votre lecture », faisait appel à leurs
réactions subjectives :
Quelles sont vos premières impressions, réactions, émotions, peut-être difficultés ?
Certaines lignes vous parlent-elles plus que d’autres, si oui, lesquelles et pourquoi ?
Une ou plusieurs images vous viennent-elles à l’esprit lorsque vous lisez ce texte, si oui, lesquelles ?
Ce passage vous rappelle-t-il un autre texte ? une autre œuvre d’art (ou fragment d’œuvre d’art ?) :
film, photographie, musique, peinture…
Fait-il ressurgir un souvenir personnel ? (si c’est le cas, vous pouvez, mais vous n’êtes pas obligé de
le faire, préciser lequel et pourquoi).
Si vous deviez résumer ce texte en un mot, lequel choisiriez-vous et pourquoi ? 42
Il est possible aussi, comme le suggèrent Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade, de déplacer le
questionnement concernant les personnages : au lieu de « quel est le personnage principal ? » ou
« quelle est la fonction du personnage dans le schéma actanciel ? », on interroge les élèves sur les
personnages qui les touchent, qu’ils aiment, qu’ils détestent, sur le jugement moral qu’ils portent sur
leurs actions, sur l’attitude qu’ils auraient adoptée s’ils avaient été à leur place… 43
On notera que les programmes du lycée nous encouragent à aller dans cette direction :
Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant. On
prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent,
aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs.
Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe
non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en
évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au
texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel.
On peut encore imaginer d’autres formes de questionnement en fonction des textes donnés à lire. Voir
celui que propose Nathalie Brillant Rannou dans Textes de lecteur en formation pour la lecture de
haïkus 44 .
Je rajouterai un contre exemple : celui que me fournit un récent manuel de seconde. Il s’ouvre sur une
nouvelle de Maupassant Aux champs, donnée intégralement. Mais alors qu’on a là un texte capable
de susciter des réactions des élèves, notamment pour juger l’attitude des personnages, la première
question porte … sur le schéma narratif. Une seule question permet un début de réflexion sur les
41
Voir « Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée : un dispositif expérimental misant sur une
nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture », article cité, p. 164. S. Ahr donne un autre exemple
e
d’association subjective demandée à des élèves de 4 : préciser le son que la lecture du poème de Cocteau
« Les voleurs d’enfants » leur suggère et expliquer pourquoi (p. 165).
42
, « Texte du lecteur et commentaire de texte : relations, évolutions, modalités d’apprentissage », article cité,
p. 236-237.
43
« La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire », dans Eric Falardeau et al. (dir.), Les voies
actuelles de la recherche en didactique du français. Québec, Presses de l’Université de Laval, 2007, p. 110.
44
Op. cit., p. 144-147.
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valeurs : « Comparez les deux couples de paysans : quelles valeurs chaque couple défend-il ? ». Mais
tout de suite le questionnaire embraye sur leurs « traits de caractère » et « le rôle de l’homme et de la
femme dans chaque couple ». Il est bien question du « lecteur » : « Pour qui le lecteur prend-il parti ?
Cette position change-t-elle en cours de lecture ? Comment ? », mais ce lecteur n’est pas l’élève : tout
juste le lecteur modèle construit par les auteurs du manuel et dont l’élève doit retrouver l’itinéraire de
lecture qu’on a frayé pour lui au préalable.
Mais que sait-on avec ces questions de ce que les élèves ont ressenti à la lecture de cette nouvelle ? de
leur vision du monde ? de leurs valeurs ? Et si on n’est pas parti de là, à quoi peut-on les amener ? Que
ne leur demande-t-on plutôt ce qu’ils pensent de l’attitude du fils qui reproche à ses parents de ne pas
l’avoir vendu ? Ou plus simplement encore s’ils sont d’accord avec les reproches faits par le fils ? Et
pourquoi pas une lecture actualisante ? Ou encore une interrogation sur le prétendu réalisme de cette
nouvelle ? Quelque chose comme : « A votre avis, cela peut-il arriver, une histoire pareille » ? 45
Si nos élèves sont en difficulté dans les évaluations nationales comme PISA, c’est que les questions
qu’on leur pose les invitent rarement à prendre parti, à formuler et justifier une opinion, à réagir
personnellement aux textes : contrairement aux items relevant des compétences « s’informer » et
« interpréter », les items relevant de la compétence « réagir » renvoient à des opérations mentales
auxquelles ils semblent peu habitués. Ainsi, les questions relevant de cette compétence peuvent
prendre la forme suivante :« un des lecteurs de ce texte a déclaré : … Que pourrait ajouter ce lecteur
pour défendre son opinion ? ». Dans des unités rendues publiques de PISA 2009, on peut relever les
questions suivantes : « Êtes-vous d’accord avec le jugement final des gens de Macondo ? Expliquez
votre réponse en comparant votre attitude et la leur à l’égard des films ». Ou encore : « Destination
Buenos Aires a été écrit en 1931. Pensez-vous que Rivière aurait des inquiétudes semblables
aujourd’hui ? Justifiez votre réponse. ». On voit avec ces exemples quelles nouvelles formes de
questionnement on pourrait introduire pour inviter les élèves à s’impliquer davantage.
Mais il en est d’autres qui devraient être davantage explorées. Ainsi, il serait intéressant et
mobilisateur pour les élèves de leur proposer certaines fois de choisir le texte à étudier. Par exemple
leur soumettre trois poèmes en leur demandant lequel ils préfèrent pour une lecture analytique : les
élèves sont invités à formuler une préférence et à justifier leur choix ce qui les oblige tout à la fois à
s’engager, à formuler une préférence subjective, et à dire sur quoi elle repose. Au terme de cette
démarche, l’échange sur le choix du texte a en général permis de dégager les éléments à partir
desquels sera construite la lecture analytique. Le temps supplémentaire demandé pour cet échange
préalable est ainsi un temps gagné pour l’analyse du texte. L’expression d’une préférence subjective
et sa justification n’est d’ailleurs pas limitée à la lecture de textes entiers, voire de livres : elle peut
s’exercer sur le choix de vers ou de répliques de théâtre, ce qui lui permet de prendre place plus
fréquemment dans les pratiques de classe 46 .
C. Le carnet de lecture
J’ai choisi l’appellation « carnet de lecture » comme étant la plus générale : on trouve aussi « journal
de lecture », « carnet de bord ». Ou encore « cahier de littérature », « carnet de lecteur »…
Le carnet de lecture a été expérimenté assez largement dans l’enseignement primaire à la suite de
l’introduction de la littérature dans les programmes de 2002. Mais aussi dans le second degré et dans
le supérieur, notamment en formation d’enseignants, en France et au Québec. Il est aujourd’hui de
plus en plus pratiqué.
45
Autre exemple : une enseignante stagiaire, déstabilisée, rapporte les réactions de ses élèves de 4e à la lecture
du dénouement de Mateo Falcone. La majorité des élèves trouvent que le père a eu raison de tuer son fils. Que
faire avec cette réaction ? Une chose est sûre en tout cas : surtout, ne pas l’ignorer et ne pas esquiver le débat
sur les valeurs. Et prévoir de faire évoluer la réflexion des élèves, non par un discours magistral, mais par
d’autres lectures.
46
Elle peut trouver également place dans le carnet de lecture comme le propose Sylviane Ahr : « La sélection
d’un extrait, suivie de la justification de ce choix, est une entrée du carnet qui confirme l’idée que toute
interprétation passe par un travail de sélection et que la signification se trouve à l’interface "entre les indices
fournis par le texte et la sensibilité (subjective) " (Citton, 2007 :49) avec laquelle le lecteur réalise cette
sélection », art. cité, p. 166.
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Il peut être utilisé pour la lecture cursive mais également pour la lecture de l’œuvre intégrale.
1. Principe et modalités
Principe commun : demander aux élèves de consigner sur un support (papier, mais pourquoi pas
électronique) leurs impressions et réactions de lecture au fur et à mesure de la lecture.
A partir de ce principe simple, de nombreuses variations sont possibles. Voir par exemple en annexe
le document de Colette Buguet-Mélançon : « Comment rédiger un journal de lecture » (qui n’est pas
fourni comme un modèle, mais peut donner une bonne idée du répertoire de consignes possible).
Demander aux élèves de réagir à la lecture des textes ou œuvres proposés risque de mener à un
échec, les élèves ne sachant pas ce qu’on attend d’eux et se contentant soit d’exprimer un goût ou
dégoût de lecture (j’aime/je n’aime pas), soit de raconter ou résumer ce qu’ils ont lu.
Cette difficulté est confirmée par Sylviane Ahr et Patrick Joole dans une expérimentation menée
conjointement dans des classes de cycle 3 et des classes de sixième :
Aux questions « qu’as-tu pensé… ? » ou « qu’as-tu ressenti… ? », les élèves ne savent la plupart du
temps pas quoi répondre, faute de moyens pour y parvenir. Ils se contentent, le plus souvent,
d’occuper le temps qui leur est dévolu à la décoration très soignée de la couverture du carnet, à
l’illustration de certains épisodes ou au recopiage de certains passages. Ces aspect n’est pas à
négliger car il manifeste l’intérêt des élèves pour cet outil et un désir d’entrer dans la lecture, mais il
est aussi aveu d’impuissance. 47
L’expérimentation de différentes formes de carnet de lecture les a conduits à la conclusion que les
carnets pouvaient comporter deux parties :
« Une partie anthologique permettant de se rappeler les œuvres littéraires et comportant les
passages recopiés, des dessins ou collages en relation avec ce que l’élève a compris du texte. La
justification du choix de tel passage ou de telle illustration peut faire l’objet d’une amorce pour un
débat.
Une partie consacrée aux écrits des élèves portant sur leur lecture : des redites du texte épisode
après épisode, une reformulation de l’ensemble du texte, un écrit intercalé entre deux extraits et une
rubrique « ce texte me fait penser à… » destinée à favoriser la constitution d’une bibliothèque
intérieure ordonnée. » (p. 76)
Outre les exemples déjà cités pour susciter des réactions et des traces subjectives de la lecture dans
le carnet (questionner, demander une illustration, sélectionner un extrait), Sylviane Ahr propose
également de dresser le portrait chinois d’un ou de plusieurs personnages en justifiant ainsi cette
entrée dans le carnet de lecture :
Cette écriture s’appuie sur la lecture participative que les élèves réalisent et leur univers de référence ;
elle favorise la lecture distanciée et le passage à la conceptualisation. Un professeur de l’équipe a par
exemple demandé à ses collégiens de 3e de dresser le portrait chinois de Thérèse et de Camille
Raquin ainsi que de Laurent. Le procédé de l’analogie a levé tout obstacle d’ordre lexical et facilité la
47
« Débats et carnets de lecteurs, de l’école au collège », Le Français aujourd’hui, 2010/1, n° 168, p. 73.
48
La reformulation est définie comme une activité de paraphrase « qui permet de s’approprier le texte en faisant
des liens avec son expérience du monde ou sa culture personnelle. L’écriture remplissage d’un « blanc » du texte
oblige l’élève à mobiliser son attention sur l’implicite du texte, à mettre en place des procédures lui permettant
d’émettre des hypothèses par rapport à un avant et un après, et à comprendre le caractère lacunaire du texte
littéraire. »
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mise à distance de la lecture référentielle du roman zolien : les élèves ont eu une perception plus fine
– moins manichéenne – de la psychologie des personnages. » 49
C’est pourquoi le journal de lecture ou le carnet de lecture, qui accompagne la lecture d’une
œuvre intégrale ou une lecture cursive pour garder trace des réactions du lecteur, gagnera au départ
à être accompagné de consignes qui explicitent ce qui est attendu de l’élève. Voici par exemple
comment a évolué le carnet de lecture demandé à des élèves de seconde au lycée d’Ugine
(Savoie) 50 :
Voici encore l’exemple de consignes données par Annette Buisson à sa classe de quatrième
(académie de Grenoble), dans le cadre d’une expérimentation conduite pour son mémoire
professionnel :
49
Article cité p. 168.
50
Document communiqué par Gersende Plissonneau, maître de conférences à l’IUFM de Grenoble puis de
Bordeaux, qui a travaillé avec deux professeurs de ce lycée dans le cadre d’une recherche INRP.
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avez pensé de tel ou tel personnage, si certains vous ont agacé(e) ou séduit(e), si vous les avez
aimés ou détestés ou s'ils vous ont laissé(e) indifférent(e)… ou encore ce à quoi vous a fait penser tel
ou tel passage : souvenir personnel, situation de la vie réelle, autre lecture ou film...)
Ce travail est libre et non noté, et peut prendre différentes formes.
Le carnet de lecture n’est d’ailleurs pas réservé aux romans : il convient tout aussi bien à la lecture de
pièces de théâtre (où on peut demander aux élèves d’imaginer les personnages, leurs costumes, les
lieux, les mises en espace possibles) et de recueils de poésie, trop rarement donnés à lire dans leur
intégralité, comme en témoigne l’exemple de consignes de Carnet de bord pour la lecture de
Mangeront-ils ? (Théâtre en liberté de V. Hugo) expérimentées par Chloé Melin avec sa classe de 4e
(académie de Grenoble) dans le cadre de son mémoire professionnel :
On peut aussi donner comme exemple les consignes données par Nicolas Manon, qui expérimentait
avec sa classe de 5e la lecture cursive de recueils de poésie :
Il est demandé aux élèves de répondre au « journal de lecture », à raison d’un poème par jour (ce qui
constitue douze poèmes en deux semaines). Chaque élève choisit, chaque jour de la semaine,
comme il le souhaite, un poème de son recueil.
Ce journal se divise en plusieurs questions :
Donner le titre du poème choisi.
« De quoi est-il question dans ce poème ? quels sont les principaux thèmes ? »
« Quel est mon avis sur le poème ? »
« Quels sont mes idées pour présenter ce poème (dessin/collage/découpage etc...) ».
Les élèves sont ensuite invités à présenter un poème devant la classe en expliquant leur choix puis
dans une autre séance à échanger à deux à partir de leur journal de lecture.
La production finale est une anthologie personnelle réalisée à partir d’un choix de poèmes dans le
recueil avec une illustration ou mise en image des poèmes choisis.
Enfin, retenons le dispositif intéressant proposé par Annette Buisson, toujours en 4e : le journal de
lecture tenu à deux :
Il faudrait également expérimenter des carnets de lecture numérique qui offrent d’autres possibilités et
facilitent en tout cas les carnets à plusieurs voix ou évoquer les expériences de blogs participatifs que
de nombreux enseignants pratiquent déjà et qui se rapprochent de la pratique des carnets de lecture.
Conçu comme préparation à la lecture analytique, dans le cas de l’étude d’une œuvre intégrale, le
carnet de lecture va permettre non seulement cet investissement personnel des élèves dans la lecture
mais, par la mise en commun des lectures, un travail sur l’articulation et le passage entre les
différentes postures de lecture, de la posture impliquée à la posture distancée et « l’interprétation
raisonnée » demandée par les programmes.
2. Limites et difficultés
L’exercice n’est pas simple : il suppose de s’interrompre régulièrement dans sa lecture, d’y ajouter en
outre l’écriture, de consentir à livrer certains réactions personnelles et relève de l’injonction paradoxale.
Mais des moments peuvent aussi être ménagés dans le cadre de la classe, aussi bien pour la lecture
que pour le carnet qui l’accompagne. Et les élèves restent libres de ce qu’ils souhaitent écrire dans leur
journal ou carnet. Pour les élèves qui ont des difficultés à écrire, on encouragera d’autres formes
d’expression : par le dessin, la photographie, l’association de musiques ou d’images. La lecture de la
poésie peut ainsi se prêter particulièrement bien à des choix d’illustration ou de mise en images qui
traduisent la lecture que l’élève en a faite. Voir par exemple le carnet de lecture sur un recueil de poésie
évoqué plus haut dont la production finale était une anthologie personnelle réalisée à partir d’un choix de
poèmes dans le recueil avec une illustration ou mise en image des poèmes choisis.
Exemple de difficultés rencontrées et d’évolution du dispositif : dans une classe de 5e d’un collège de
Gap, Caroline Esposito a introduit un carnet de lecture pour obtenir une implication subjective de ses
élèves dans leurs lectures. Le carnet est à la disposition des élèves ; il doit comporter obligatoirement
des notations concernant les livres donnés à lire par l’enseignante et étudiés en classe sous sa
direction, mais l’élève peut aussi consigner des notations sur ses lectures personnelles, pour les
lectures cursives qui lui sont demandées ou pour des lectures libres.
Lors d’une première expérience assez longue, cette enseignante a été confrontée à deux difficultés
principales auxquelles elle a répondu par des aménagements. La mise en place d’un carnet de lecture
a donné lieu à des moments de travail dirigés par le professeur, puis une fois le carnet introduit avec
des consignes, elle a laissé ses élèves l’utiliser de leur propre mouvement. Or, l’écriture des élèves
dans leurs carnets, loin de continuer, a eu tendance à se raréfier au fil de l’année. L’enseignante a
ainsi été amenée à faire évoluer le dispositif qu’elle avait mis en place. Pour une deuxième
expérience, l’écriture dans le carnet à propos des nouvelles et romans étudiés comme œuvres
intégrales ne se fait plus en dehors de la classe, sur le temps libre des élèves, mais est inscrit dans le
temps scolaire : les élèves écrivent systématiquement en classe, lors de séances spécifiques qui
conjuguent ainsi écriture et lecture.
François Le Goff, dans sa communication sur « Les malles du lecteur, ou la lecture en écrivant » 52 :
distingue trois catégories d’écrits :
• « écrire dans » : écrits qui fonctionnent sur le mode de la greffe. Le plus courant est la suite
de texte. Mais ce peut être aussi développer les pensées d’un personnage, décrire un lieu…
c'est-à-dire les expansions fictionnelles, latentes ou présentes dans le texte mais de façon
embryonnaire.
• « écrire à côté » : ces écrits n’ont pas nécessairement de parenté énonciative ou générique
avec le texte source mais on demeure dans le champ de la fiction. Par exemple rédiger
plusieurs fragments du journal intime d’un personnage à des moments différents d’un récit et
faire ainsi accéder un personnage au rang de narrateur. Idem pour un personnage de théâtre
commentant les actions des premières scènes.
• « écrire sur » : écrits en rupture discursive avec le texte lu, écrits métatextuels comme le
journal de lecture ou le commentaire littéraire.
Il fait le choix d’écrire « dans ». L’enjeu est alors de sélectionner un lieu ou un objet de la fiction qui
autorise l’implication effective du lecteur-scripteur, de sélectionner une propriété fictionnelle capable
non seulement d’engager l’élève dans une production, même réduite, mais qui soit en outre
susceptible de faire débat, c'est-à-dire qui offre à l’élève la possibilité de justifier des choix d’écriture
en relation avec le texte 53 .
51
Dans l’exemple évoqué plus haut de la séquence qu’Annie Portelette a consacrée à l’Odyssée en le centrant
sur les relations père-fils, les élèves ont eu à écrire « la lettre que Télémaque pourrait avoir envie d’écrire à son
père après ce qu’il a découvert sur lui pendant son voyage ». elle commente : « Cet écrit a eu dans l’ensemble
une valeur identificatoire en touchant un point sensible. » (art. cité, p. 71).
52
Textes de lecteur en formation, op. cit., p. 219-229.
53
Voir ses exemples p. 222-223. Dans le même volume, A. Rezzouk propose de jouer sur les fins des œuvres
et d’imaginer par exemple que Mme Bovary survit à son suicide.
54
Elle rappelle qu’en France, le poids des grands lecteurs est deux fois plus important parmi ceux qui ont
bénéficié d’une histoire contée par leurs parents chaque jour que parmi ceux qui n’en ont écouté aucune.
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arrière-pays de sensations et de rythmes » 55 . La lecture à haute voix est donc une façon de faire
entendre tout à la fois la voix du texte et celle du lecteur – qui y apporte sa sensibilité propre et une
proposition d’interprétation au sens musical du terme – ou elle peut tout simplement faire goûter le
plaisir sensoriel des sons et du rythme. Car on oublie trop que goûter la lecture et éprouver le plaisir
de lire peuvent être d’abord ce plaisir des sens et que le plaisir des mots et des phrases s’éprouve en
premier lieu dans leur mise en bouche, quand bien même la compréhension du sens ne serait que
partielle. C’est aussi la meilleure façon d’actualiser un texte ancien tout en faisant entendre son
étrangeté pour des oreilles contemporaines 56 .
Cela suppose, bien sûr, que cette lecture soit préparée et que cette préparation, qui gagnera souvent
à se faire en groupe, puisse remplacer les traditionnelles questions de lecture analytique, et ce pour
tout texte, qu’il s’agisse de théâtre, de poésie ou de prose narrative. Annoter un texte pour le lire,
s’interroger sur l’intention qu’il faut mettre dans tel passage ou sur ce qu’il faut mettre en relief,
préparent bien plus efficacement une lecture analytique que le questionnement qui a balisé ce qu’il
faut remarquer dans le texte et en a prémâché l’interprétation. Et il sera également enrichissant de
confronter plusieurs propositions de lecture afin de donner lieu à discussion sur les choix et de
montrer qu’il y a plusieurs interprétations possibles de la partition qu’est le texte.
Pour prolonger ce goût des textes, il faudrait aussi que toute lecture donne lieu à une mémorisation
d’un passage, même court, mémorisation régulièrement réactivée afin de faire durer le plaisir et de
créer des échos supplémentaires. Et il serait souhaitable, pour susciter davantage de plaisirs de
lecture, de faire appel à des lectures enregistrées des textes étudiés qui font goûter le plaisir sensoriel
donné par la voix et facilitent en outre l’entrée dans la lecture pour les élèves qui ont des difficultés. Il
est paradoxal que ces lectures enregistrées soient aussi peu utilisées alors qu’on en dispose
aujourd’hui en abondance et de très grande qualité. Et rien n’empêche d’y recourir aussi pour des
lectures cursives que certains élèves ont du mal à faire seuls, qu’ils soient dyslexiques ou simplement
faibles lecteurs.
Autre possibilité : faire lire sur un fond musical après avoir demandé aux élèves de choisir la musique
et de justifier leur choix.
Ces différents dispositifs de lecture doivent donc permettre tout à la fois d’impliquer les élèves dans la
lecture et de redonner à la lecture un goût qu’elle avait perdu. C’est aussi poser les bases d’une
lecture analytique susceptible d’être reçue comme porteuse de sens.
Car faire advenir les traces dans le discours des élèves d’un investissement personnel, imaginaire et
fantasmatique ou moral, n’est pas renoncer à l’étude de l’œuvre dans sa dimension formelle et
objectivable ni renoncer à l’évaluation des conduites interprétatives : « l’investissement subjectif du
lecteur vaut d’abord en tant que mode d’accès aux œuvres » 57 et « prendre en compte certaines
réalisations de lecteurs inexperts, voire malhabiles, ne revient pas pour autant […] à nier l’importance
et l’intérêt d’une lecture fondée sur la perception correcte des injonctions fournies par la "partition" […]
que constitue le texte… de l’auteur, à travers son contenu objectif ou tout du moins tel que les
institutions, littéraires, éditoriales, scolaires, etc. le livrent », ni à minorer « l’ensemble des "codes" et
des savoirs, en un mot « l’encyclopédie », au sens d’Umberto Eco, du lecteur, que ce dernier doit être
apte à déployer, afin d’accéder à la radicale et pleine altérité de l’œuvre » 58 . Et c’est en pensant la
55
Elle écrit : « en France plus encore que dans d’autres pays, peut-être, la cassure a été consommée de haute
date entre le monde de l’intelligence, de la raison, et celui de la sensibilité. A l’école, on a longtemps étudié la
littérature comme quelque chose d’extérieur à soi, qui n’est pas vécu, éprouvé, ressenti. Certaines approches se
sont même employées à maximiser la distance avec le corps, à répudier toute émotion, vue comme un
égarement dangereux. Et le corps a été, pendant un temps, l’oublié, l’impensé des recherches sur la lecture,
réduite à une activité mentale alors que c’est une activité psychique qui est à l’œuvre, engageant de façon
indissolublement liée corps et tête. » (L’Art de lire ou comment résister à l’adversité ? Belin, p. 46 et 48).
56
La notion de lecture actualisante est reprise à Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études
littéraires ?, éd. Amsterdam, 2007. Il la définit de la manière suivante : « une lecture d'un texte passé peut être dite
ACTUALISANTE dès lors que (a) elle s'attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, (b) afin
d'en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situation historique de l'interprète, (c)
sans viser à correspondre à la réalité historique de l'auteur, mais (d) en exploitant, lorsque cela est possible, la
différence entre les deux époques pour apporter un éclairage dépaysant sur le présent. » (Lexique, p. 344).
57
M.-J. Fourtanier, G. Langlade, op. cit., p. 117.
58
C. Mazauric, M.-J. Fourtanier, G. Langlade (dir.), Textes de lecteurs en formation, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang,
2011, p. 13-14.
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classe comme lieu d’émergence et de confrontation de lectures subjectives qu’on parviendra au
consensus qui permet de poser des bases interprétatives et de réfuter des interprétations
inacceptables.
C’est tout d’abord la confrontation des journaux ou carnets de lecture tenus à deux ou échangés qui
permettent au lecteur de prendre de la distance avec son « texte singulier ». Mieux encore : ils
peuvent préparer les « cercles de lecture ».
Le cercle de lecture est un dispositif didactique permettant aux élèves d’apprendre à interpréter et à
construire une lecture à partir de textes littéraires. Discussion de la classe, ou de groupes plus
restreints, disposé(e)(s) en cercle, et appuyé(e)(s) sur les journaux ou carnets de lecture d’élèves
volontaires, discussion qui peut précéder et préparer la lecture analytique du texte.
Céline Billouard présente ainsi le dispositif dans le mémoire qu’elle a consacré à l’étude de Madame
Bovary en classe de seconde 59 :
« Les cercles de lecture s’inscrivent dans la continuité de la réalisation des cahiers de bord. On
utilisera en effet la confrontation de ces notes de lecture dans la classe, pour que se constitue, avec le
groupe formé par les élèves, une forme de communauté interprétative. C’est donc un double
mouvement qui s’opère : si la lecture permet dans un premier temps l’expression d’une intimité, du
« moi », il s’agit dans un second temps, avec les cercles de lecture, d’aller vers une socialisation du
texte. On observe donc le passage d’une expérience solitaire à une expérience partagée. La finalité
étant d’organiser à partir des propositions formulées par cette communauté particulière une relecture
analytique de l’œuvre. La communauté interprétative se crée à partir d’un ensemble d’échanges qui
s’organisent autour des réactions subjectives. Ces réactions permettent de révéler, d’identifier mais
aussi de construire, un certain nombre de références communes au groupe ; celles-ci pouvant être de
nature esthétique, sentimentale, morale… La discussion entre les élèves, entre « pairs », permettra
alors d’enrichir, de transformer ou même de complètement renouveler les interprétations construites
individuellement. »
Dans son dispositif, les « cercles de lecture » ont eu lieu trois fois, dans la première heure de cours, la
deuxième étant consacrée à la lecture analytique d’un passage de l’œuvre, en relation directe avec le
débat qui venait d’avoir lieu.
Organisation :
• 1er cercle de lecture
Thème : Charles Bovary : enfance, études, premier mariage / Premier chapitre du roman
Étude analytique : tout le premier chapitre du roman
• 2ème cercle de lecture
Thème : Emma Bovary et la lecture
Étude analytique : enfance et éducation d’Emma au couvent, extrait pages 100-103.
• 3ème cercle de lecture
Thème : La fin du roman, le destin des personnages
Étude analytique : excipit du roman, extrait pages 499-501.
La salle de classe devait s’apparenter le plus possible à un salon, les chaises étant disposées en
cercle et les tables reléguées au fond de la classe. Pour chaque cercle de lecture, quatre ou cinq
élèves, inscrits au préalable, ont lu un extrait de leur cahier de bord en rapport avec les thèmes
59
Réhabiliter la subjectivité de l’élève : le « moi » au cœur de la démarche interprétative, IUFM de Grenoble –
Université Joseph Fourier, année universitaire 2007-2008.
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proposés. Les autres élèves ont ensuite été invités à réagir. C’est à l’élève qui a lu son cahier qu’il
revenait de donner la parole aux autres et d’apporter des précisions sur le point de vue qu’il avait
développé, le professeur intervenant le moins possible. D’autres élèves ont pu lire aussi de courts
extraits de leur cahier pour faire écho à ce qu’ils venaient d’entendre.
Les élèves ont particulièrement apprécié ces séances, s’y sont sentis à l’aise dans l’ensemble et n’ont
pas eu de mal à prendre la parole. Céline Billouard ne nie pas pour autant les difficultés de mise en
œuvre de ce dispositif : nécessité d’un fort investissement du professeur et d’une organisation
rigoureuse, gestion délicate de la classe, surtout avec un effectif nombreux 60 , et des clivages filles-
garçon qui ne doivent pas tourner à l’affrontement. Mais le bienfait de ces séances est justement
d’avoir finalement estompé les antagonismes, grâce notamment aux lectures analytiques qui ont
contribué à faire évoluer les positions des unes et des autres.
Les cercles de lecture organisés à partir des carnets de lecture ne sont pas la seule façon de
« socialiser » les lectures subjectives et de construire une communauté interprétative dans la classe. Il
y a aussi, on l’a dit plus haut, les propositions de lecture à haute voix préparées en groupe, ou
encore les propositions de mise en image (pour des poèmes), ou de mise en espace, pour des
textes de théâtre qui peuvent également donner lieu à des cercles de lecture ou autres formes de
discussions collectives préparées et organisées.
L’interprétation ne doit donc pas être séparée de la compréhension. Elle correspond à des points de
difficulté du texte pour le lecteur 62 . Ces difficultés ne seront évidemment pas les mêmes selon l’âge
des élèves et selon les textes. Ainsi, certains textes fournissent la réponse au problème
d’interprétation, la difficulté étant de la trouver dans le texte. D’autres sont des textes « ouverts »
(pour reprendre le qualificatif employé par U. Eco) et laissent le lecteur dans l’incertitude ou plutôt
libre de choisir une interprétation.
60
Mais les cercles de lecture peuvent aussi se pratiquer en sous-groupes, un rapporteur étant désigné pour
rendre compte des accords trouvés à l’intérieur de chaque cercle de lecture ou des désaccords qui subsistent.
61
Catherine Tauveron a identifié les différents types d’obstacle à la compréhension :
Problèmes de compréhension non programmés, dépendants du lecteur : Exemple : problèmes d’identification
des personnages, de synthèse des informations sur un personnage, de distinction but, quête secondaire/but,
quête principale, relations entre personnages… Dans la plupart des récits, il y a des risques cognitifs pour les
enfants et des risques culturels également : les récits les plus lisibles sont ceux qui véhiculent le plus grand
nombre de stéréotypes dont on suppose un peu vite qu’ils sont connus.
Problèmes de compréhension programmés, dépendants du texte : récits réticents (qui disent moins qu’ils ne
devraient).
Problèmes d’interprétation programmés délibérément par le texte : textes proliférants, ouverts à la pluralité des
interprétations.
Problèmes d’interprétation programmés délibérément par le lecteur.
62
L’interprétation est redéfinie comme un sous-processus (éventuel) de la compréhension (si le texte ouvre des
choix, invite à élaborer une ou plusieurs hypothèses de compréhension). Il est des cas où il n’y a qu’une manière
de comprendre et où il n’y a pas à interpréter.
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« Faire place au sujet lecteur en classe »
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Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d'un sang coupable et d'un sang pur lavés,
Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.
— Es-tu de ceux-là, toi ? — L'enfant dit : Nous en sommes.
— C'est bon, dit l'officier, on va te fusiller.
Attends ton tour. — L'enfant voit des éclairs briller,
Et tous ses compagnons tomber sous la muraille.
Il dit à l'officier : Permettez-vous que j'aille
Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?
— Tu veux t'enfuir ? — Je vais revenir. — Ces voyous
Ont peur ! Où loges-tu ? — Là, près de la fontaine.
Et je vais revenir, monsieur le capitaine.
— Va-t'en, drôle ! — L'enfant s'en va. — Piège grossier !
Et les soldats riaient avec leur officier,
Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ;
Mais le rire cessa, car soudain l'enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala,
Vint s'adosser au mur et leur dit : Me voilà.
Question posée :
• Que se passe-t-il dans le texte ? Racontez l’histoire avec vos propres mots.
Questions pour relancer le débat :
• Qu’est-ce qui fait rire les soldats, à votre avis ? Pourquoi l’officier fait-il grâce ? Que signifie le
dernier vers ?
Si le débat interprétatif permet de travailler sur la compréhension des textes et de corriger les lectures
subjectives aberrantes (voir l’exemple de 1re scène de Ruy Blas déjà évoqué), il peut aussi être une
alternative à la séance de lecture analytique lorsqu’il est nécessaire d’interpréter pour comprendre.
Exemple 63 : débat interprétatif sur le poème « Qu’il vive » de René Char
Question de départ, recherche individuelle écrite : que représente le pronom « il » figurant dans le titre
du poème ?
63
Exemple communiqué par Gersende Plissonneau, alors MCF à l’IUFM de Grenoble.
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Intérêt du débat interprétatif :
1. On comprend mieux à plusieurs que seuls :
◦ la confrontation de son interprétation du texte avec celle des autres nous oblige à la
réinterroger, et donc à réinterroger le texte.
◦ l'interprétation est au croisement des informations apportées par le texte et de nos
connaissances, valeurs, etc. personnelles. A plusieurs, et à condition d'accepter l'échange,
on lit plus d'informations du texte, on dispose de plus de connaissances du monde, on
relativise les valeurs comme filtres de lecture.
2. Le débat d'interprétation permet un travail approfondi sur le texte, parce qu'il oblige les
participants à argumenter leurs interprétations par des éléments du texte. Il permet de
mesurer ce que le texte autorise comme interprétation et ce qu'il interdit.
3. En mettant l'enseignant hors du jeu pour un moment, le débat autorise des lectures plurielles,
des itinéraires singuliers. Il permet à l'enseignant d'observer ces itinéraires, de repérer les
errements qu'ils peuvent entraîner, ou les directions auxquelles il n'aurait pas prêté attention.
Cela peut lui être utile pour des travaux ultérieurs de travail sur les stratégies de lecture
interprétative.
4. L'enseignant a un rôle à jouer dans la construction de l'interprétation. Il anime le débat, mais
pas passivement. Il peut demander des précisions, aider à sortir d'une impasse, suggérer un
indice, relancer un échange qui s'enlise.
5. Possibilité de synthèse (même écrite par les élèves !, moment de rédaction dans la séance
ou après).
Le débat peut aussi porter sur les valeurs du texte et le rapport des élèves-lecteurs à ces valeurs, bref
sur tout ce qui peut susciter leur intérêt de sujet lecteur. Il peut être le moment d’en discuter une
lecture actualisante, lecture qui ne remet pas en cause le travail de contextualisation historique
nécessaire à un moment de la lecture analytique, mais qui fait résonner le texte dans le présent et
rappelle aux élèves que des œuvres anciennes peuvent aussi nous parler de notre ici et maintenant.
Le débat, non plus interprétatif mais évaluatif, pourra également porter sur la valeur de l’œuvre ou des
œuvres, question rarement abordée puisque soit cette valeur est présentée comme incontestable, soit
on se contente de l’expression d’un plaisir ou déplaisir de lecture, difficilement argumenté. Cette
approche du jugement de valeur est un moyen d’aborder les derniers items de la compétence 5 réunis
sous le titre « Faire preuve de sensibilité, d’esprit critique, de curiosité », à savoir notamment « être
sensible aux enjeux esthétiques et humains d’un texte littéraire » et « être capable de porter un regard
critique sur un fait, un document, une œuvre ».
Le débat interprétatif est aussi un moyen de construire la compétence de lecture experte à partir du
carnet de lecture dans un dispositif similaire à celui évoqué pour les cercles de lecture : dans le
dispositif carnet de lecteur-débat interprétatif tel qu’expérimenté par Sylvian Ahr, les carnets sont
ramassés par le professeur qui part des lectures des élèves pour choisir la ou les questions à poser
pour le débat. Ainsi, à propos de Paroles de Jacques Prévert, les questions posées sont les
suivantes : « À qui les poèmes sont-ils adressés ? Qui parle dans Paroles ? » et « D’où vient
l’inspiration dans Paroles ? ». Le troisième temps du dispositif prévoit un retour sur le carnet à l’issue
des échanges : il permet aux élèves « d’objectiver leur lecture empirique du texte » et surtout de la
faire évoluer. Pour faciliter ce « retour distancié », la prise de notes des élèves au cours du débat est
réalisée « sous forme de tableau à triple entrée, sur lequel ils pourraient s’appuyer pour écrire leur
lecture subjective argumentée du texte : ce qui conforte ma lecture / ce qui contredit ma lecture / ce
que je ne situe pas (aucun lien avec ma lecture). » Les extraits de carnets suivants donnés par
Sylviane Ahr témoignent de l’évolution de la lecture des élèves :
Il [Prévert] décrit ce lieu universel (la fête foraine) comme étant un lieu de liberté et de bonheur. C’est
l’anaphore du mot « heureux » qui nous le fait comprendre.
La narrateur utilise des phrases non verbales « Heureux les amoureux sur les montagnes russes », ce
qui nous sort complètement de la notion du temps. On est emporté dans le poème et on ne se situe
plus dans le temps.
Néanmoins, de même que beaucoup de sujets d’invention sont en fait des sujets de dissertation
déguisés, il est arrivé que certains sujets de l’EAF demandent un commentaire sous couvert d’écriture
d’invention 65 . En voici trois exemples :
1. Après la lecture de ce corpus, un des poèmes vous paraît correspondre plus particulièrement
à ce que vous appréciez dans la poésie. Vous l'adressez à une revue de poésie et dans
votre lettre d'accompagnement vous en défendez l'intérêt par rapport à d'autres types de
poèmes. Vous rédigez cette lettre. (2002, série L)
2. À la réception de ce texte ["La Légende de l'homme à la cervelle d'or"], "la dame qui
demande des histoires gaies" décide de répondre à Alphonse Daudet. Dans sa lettre, elle
évoque les émotions et développe les réflexions que cette histoire lui a inspirées. (2006,
série ES-S)
3. Un metteur en scène s'adresse à l'ensemble de son équipe (acteurs, scénographe,
costumiers, éclairagistes...) pour définir ses choix d'interprétation de l'extrait d'Antigone (texte
B) et donner ses consignes pour qu'elle devienne, lors du spectacle, une grande scène
d'affrontement. Vous rédigerez son intervention. (2006, série L, Centres étrangers)
Le problème est qu’il s’agit plus, dans le cas de l’EAF, d’une façon d’éviter les difficultés de l’écriture
d’invention que d’un exercice pensé pour travailler le passage de l’écriture d’invention au
commentaire. Il ne faudrait donc pas remplacer les sujets qui demandent d’« écrire dans » par des
sujets en réalité métatextuels, mais il serait intéressant d’étudier dans quelle mesure le cadre
énonciatif proposé par les sujets 2 et 3 ci-dessus, qui mettent en scène un sujet-lecteur, peuvent
faciliter pour les élèves l’appropriation de l’exercice du commentaire.
Un autre travail consisterait à donner à faire sur un même texte à la fois un ou deux sujets d’invention
(l’insertion d’une description, des pensées d’un personnage, d’un épisode supplémentaire…) et un
commentaire : les élèves pourraient choisir entre deux sujets d’invention (pour explorer diverses
possibilités d’écriture) mais feraient aussi un commentaire, les deux exercices étant préparés par la
même lecture analytique. Cette expérience reste à mener mais elle amènerait à réfléchir plus
précisément sur les transferts possibles entre les deux activités, les difficultés rencontrées et les
moyens de les lever.
Afin de rendre compte d’une expérience qui amène à conjuguer écriture d’invention et commentaire, je
m’appuierai de nouveau pour finir sur les travaux que conduit Bénédicte Shawky-Milcent dans le cadre
de la thèse qu’elle a entreprise en didactique de la littérature. Certes, l’objectif de l’expérience dont je
vais rendre compte n’est pas ici le travail sur le commentaire 66 mais l’appropriation d’un texte
64
Voir son article pour le commentaire de ces extraits, p. 170-173.
65
Pour une analyse plus précise du caractère massivement métatextuel des sujets d’invention de l’EAF, je me
permets de renvoyer à mon article « Ecriture d’invention et argumentation », Recherches et travaux n°73, 2008/2,
revue disponible en ligne sur le site revues.org.
66
Sur l’apprentissage du commentaire, voir l’article déjà cité : J.-F. Massol, B. Shawky-Milcent, « Texte du lecteur
et commentaire de texte : relations, évolutions, modalités d’apprentissage », dans Textes de lecteurs en
formation, op. cit.
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classique (en l’occurrence Le Père Goriot) par les élèves 67 . Néanmoins, le sujet d’invention qu’elle
propose me paraît articuler justement l’« écrire dans », avec une transposition actualisante de la
situation du roman étudié, l’« écrire sur », puisqu’il s’agit de mettre en perspective l’œuvre lue, et le
sujet lecteur mis en scène dans l’énoncé et libre de se manifester s’il le souhaite.
Elle part d’un double constat : celui de la difficulté des lycéens à se poser comme sujets lecteurs d’une
œuvre classique, difficulté que traduisent leurs notes de lecture subjective au fil de leur découverte du
Père Goriot (informations sur la diégèse, ou doléances sur la longueur des descriptions) ; celui de la
difficulté des sujets d’écriture proposés à susciter une véritable appropriation de l’œuvre, tant pour les
sujets d’invention qui donnent parfois l’impression que ces jeunes lecteurs en restent à la superficie
des textes, que pour le commentaire littéraire et la dissertation qui, en dépit de leur indéniable intérêt,
accentuent, pour un trop grand nombre de lycéens, la rupture et la distance avec l’œuvre.
Un jeune homme (ou une jeune fille) est à un carrefour de sa vie et a une décision importante à
prendre. Plongé dans sa réflexion, il aperçoit par hasard un classique étudié au lycée quelque temps
auparavant : Le Père Goriot, de Balzac. Il se revoit en train de lire ce roman… il se souvient avec
précision des circonstances de sa lecture, des difficultés, plaisirs et déplaisirs, rencontrés. Des
souvenirs de l’histoire racontée par Balzac lui reviennent en mémoire : des impressions, des images,
certains passages, des phrases, des personnages…Puis il repense longuement à l’apprentissage
d’Eugène de Rastignac, à tout ce qu’il a compris et retenu de la lecture et de l’étude de ce
roman…Soudain, Le Père Goriot apporte une réponse à ses questions : il sait quelle est la bonne
décision à prendre.
Vous imaginez toutes les pensées de ce personnage, après avoir précisé dans quelle situation il se
trouve. Vous êtes libre de vous exprimer à la première ou à la troisième personne du singulier, au
passé ou au présent, et bien sûr, de puiser dans le souvenir de votre propre découverte du roman.
N’oubliez pas d’indiquer quelle est la décision prise par le personnage !
Vous serez évalué principalement sur :
La prise en compte des consignes.
Votre bonne connaissance du roman étudié, dont ce travail d’écriture doit témoigner.
Il ne s’agit pas de reprendre ici la passionnante analyse des résultats de cette expérience : je renvoie
pour cela à la communication de B. Shawky-Milcent qui montre notamment l’intérêt qu’il y a à solliciter
la subjectivité de l’élève dans « l’après-coup » de la lecture, d’une part pour mesurer s’il a fait sienne
cette lecture, et d’autre part pour offrir à sa culture littéraire en construction un ancrage mémoriel :
c’est une partie supplémentaire qu’il faudrait ajouter à mon intervention pour aborder cet autre apport
de la prise en compte du sujet lecteur dans la classe.
Je retiendrai ici de ce sujet la manière dont il fait appel à plusieurs postures de lecture, et donc
d’écriture, et est en cela d’une très grande richesse pour la formation des élèves. B. Shawky-Milcent
constate en effet que la posture éthique et pratique demandée aux élèves par le sujet n’exclut pas la
posture esthétique et formelle et que si les élèves ne prennent dans l’ensemble que très peu de
distance avec le texte, avec ses effets, émerge toutefois chez certains cette posture lettrée avec
laquelle ils se sont familiarisés au collège. Elle note que ces élèves réduisent ainsi dans leur copie la
distance qui a pu s’instaurer en classe avec le texte lors des lectures analytiques, en convertissant
des effets stylistiques mis en lumière collectivement, en sensations et en émotions :
67
Voir B. Shawky-Milcent « Quelle place pour la rencontre personnelle de l’élève avec l’œuvre "classique" lors de
l’étude en classe ? » dans Isabelle de Peretti et Béatrice Ferrier (dir.), Enseigner les "classiques" aujourd'hui.
Approches critiques et didactiques, Bruxelles, P.I.E Peter Lang, 2012, p. 247-257.
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« L’arrestation de Vautrin », écrit Manon, « était le meilleur passage du livre ; il était comparé à un
félin enragé, à la fois terrifiant et fascinant ». « Il disait : « Paris est comme un pot rempli
d’araignées » ; on ressentait dans cette phrase une sensation d’enfermement et de grouillement »,
remarque Mathilde. Ils sont plusieurs à « voir » l’arrestation de Vautrin. « L’accès de rage de Trompe
la Mort, puis son calme pour éviter de mourir était l’image la plus vive » écrit un Tom. De la même
manière, ils réentendent la longue plainte d’agonie du Père Goriot, longuement étudiée en classe. On
a ici la confirmation qu’un dialogue peut s’instaurer, dans le cadre scolaire, entre ces deux postures
opposées mais complémentaires requises par la lecture subjective et par la lecture analytique. »
L’exemple que nous fournit l’expérience de B. Shawky-Milcent est donc une invitation à imaginer des
sujets « mixtes » qui mêlent plusieurs formes d’écriture, hyper ou métatextuelles, et font appel dans le
même temps à diverses postures de lecture, afin de mieux réfléchir à leurs caractéristiques
réciproques et de favoriser le passage des unes aux autres, sans les concevoir de manière étanche.
Nous n’en sommes qu’au début de la réflexion et seules de nouvelles expériences nous permettront
de faire progresser la réflexion didactique en ce domaine.
Conclusion
Pour les besoins de l’exposé, les dispositifs pédagogiques présentés l’ont été séparément mais ils ont
tout à gagner à être combinés selon les besoins : on peut faire advenir le sujet lecteur en analysant
des scènes subjectives de lecture comme en faisant son autobiographie de lecteur ; on peut
manifester sa lecture subjective d’un texte dans un carnet de lecture comme dans une écriture
d’invention qui peut exiger un « je » personnel aussi bien qu’un « je » fictif. Quant à la mise en
commun à l’oral, c’est également une activité à utiliser en lien avec les précédentes. Mais dans tous
les cas, la prise en compte du sujet lecteur doit intervenir dans un cadre pensé dont les objectifs sont
à définir précisément dans chaque situation.
Si tout lecteur est triple ou quadruple, c’est peut-être la multiplicité des instances ou des postures que
l’on doit construire en classe, en ne laissant pas de côté le sujet lecteur, mais en lui donnant toute sa
place à coté, par exemple, du lecteur expert, analyste cultivé et habile interprète. L’objectif est
d’apprendre aux élèves à circuler de posture en posture en les empruntant selon les besoins. Reste à
convaincre les enseignants d’expérimenter ces propositions et de voir dans quelle mesure elles sont
généralisables, au-delà de l’effet maître toujours présent lorsque ces expériences sont menées par
des enseignants convaincus et passionnés. C’est à cette condition que nous parviendrons
véritablement à renouveler l’approche de la littérature au collège et au lycée.
À propos de l'énonciation.
L'auteur du JDL interpelle un personnage, un autre élève-lecteur ou un futur lecteur de l'œuvre,
l'auteur, ou … lui-même.