Libre Pour Le Vérité Et La Justice
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www.maxmilo.com
ISBN : 978-2-315-00873-5
LE PARFUM DE LA LIBERTÉ
La nuit, pendant toutes ces années, sa cellule est toujours restée allumée
jusqu’au petit jour. Fidèle à ses habitudes, Laurent Gbagbo lit ou regarde
la télévision la nuit jusqu’à tomber de sommeil.
Ce samedi 13 octobre 2018, il a revêtu la chemise africaine que son fils
Michel lui a portée d’Abidjan, quelques jours auparavant, au parloir de la
prison de Scheveningen. Une première visite et des retrouvailles entre le
fils aîné et le père qui ne s’étaient pas vus depuis sept ans : arrêté, détenu
pendant de nombreux mois, puis interdit de quitter le territoire ivoirien,
Michel a enfin pu se rendre aux Pays-Bas pour une visite au pénitencier
de la Cour pénale internationale.
Quand je le revois à mon tour, nous reprenons le fil de notre conver-
sation, commencée en 2005, et jamais interrompue. Au fond de la pièce,
Charles Blé Goudé, ex-leader des Patriotes, reçoit des visiteurs venus de
Belgique. Il lui arrive de préparer des plats africains, dont il fait profiter
son célèbre codétenu, et ses visiteurs.
Les dernières évolutions du procès ne semblent pas bouleverser
Gbagbo outre mesure – il s’est toujours dit serein – même si cette
fois, elles viennent lui redonner l’espoir d’une issue favorable.
À l’heure de l’échéance à La Haye, il revient sur ce violent épisode
de sa vie politique :
— Ce qui m’a amené ici, dit-il, c’est le vieux débat pour l’émancipation
du cadre ancien imposé en Afrique par la Constitution française de 1958.
En fait, la bataille pour l’indépendance réelle… Reprenant l’article 8 de
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Le parfum de la liberté
la Constitution de la IVe République, l’article 12 de la Constitution de
la Ve a attribué aux anciennes colonies de la France un statut de fausse
indépendance, où les Affaires étrangères, la Défense, la Monnaie ainsi que
l’Enseignement supérieur restaient entre les mains de Paris. C’est ainsi que
notre statut, pour ne pas dire notre destinée, est gravé dans le marbre de
la Constitution française ! En ce qui concerne l’Enseignement supérieur,
il a été décidé un jour d’installer des universités en Afrique pour limiter
l’immigration en France, en fixant les étudiants sur place… Les accords de
1962 ont fini de coudre la camisole qui nous a tenus dans l’infantilisme et
la dépendance, en attribuant la priorité de l’accès aux richesses du sous-sol
de nos pays à la France. Il faut dire qu’ Houphouët-Boigny croyait que le
devoir des Africains, c’était de travailler à la grandeur de la France…
— Les textes et l’esprit sont toujours là, mais le temps des tueurs
est passé. Thomas Sankara au Burkina, Modibo Keita au Mali,
Sylvanus Olympio au Togo, assassinés par des soldats aux ordres, ce n’est
plus possible… Il y a aujourd’hui une opinion publique en Afrique.
Au Burkina Faso, Blaise Compaoré a été chassé par son peuple…
Le temps est venu de construire, enfin, nos indépendances dans nos
pays d’Afrique francophone. Je ne parle pas ici du Cameroun, qui a une
histoire particulière, et qui suit son chemin… Ma formation d’histo-
rien et de militant politique m’a préparé à cette tâche. Elle m’a occupé
toute ma vie, et c’est ce qui s’est joué ici, à la CPI, depuis le début
de mon procès. Je ne l’ai jamais vécu comme une affaire judiciaire,
mais comme une situation particulière dans le combat politique que je
mène pour mon pays, pour l’Afrique, depuis mon entrée en politique.
Même enfermé dans les quinze mètres carrés de ma cellule… je n’ai pas
tourné en rond… j’ai continué de regarder et de marcher dans la même
direction. Oui, l’Afrique change : Il y a maintenant des pays africains
qui osent demander conseil aux Russes pour leur Défense, et même
Ouattara, qui est de fabrication française, connaît le chemin de Pékin…
Pour ma part, je souhaite qu’on sorte vraiment de cet article 12 et qu’on
s’occupe nous-mêmes de notre Défense, de notre monnaie.
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— Bien sûr, puisque c’est là qu’a été posé le piège pour m’amener ici.
C’est le premier point que j’ai abordé lors de la première audience au
tribunal, le 5 décembre 2011. J’ai dit à la Procureur qu’il était primordial de
savoir qui avait gagné les élections de 2010 en Côte d’Ivoire. Sans réponse
à cette question, comment déterminer qui était le premier responsable des
troubles et des crimes qui se sont ensuivis ? On m’a dit que là n’était pas la
question ; alors que c’est la question fondamentale. En vérité, en octobre
2010, dès le premier tour, je savais que Ouattara était arrivé troisième, et
qu’il ne pourrait donc pas participer au second tour. Des gens du PDCI, le
parti d’Henri Konan Bédié – qui était donc deuxième – venaient me voir
et passaient des messages. J’ai appelé Bernard Ehni, un proche de Bédié,
qui est depuis devenu ambassadeur au Ghana. Il y avait eu beaucoup de
fraudes et d’irrégularités. Ehni m’a dit : « J’étais avec Bédié toute la soirée,
on a travaillé. Je t’appelle demain. » Bien sûr, il était question que Bédié
conteste officiellement. Il ne l’a finalement fait que le cinquième jour.
Trop tard, la réclamation n’était plus recevable. C’était volontaire ; Bédié
est non seulement économiste, il est aussi juriste. Il savait ce qu’il faisait.
Il a cédé aux pressions de la France, et à son portefeuille… Après, tout
n’a été qu’une mise en scène pour justifier mon éviction violente. J’avais
demandé le recomptage des voix sous contrôle international mais le maté-
riel électoral avait été détruit pour rendre impossible toute vérification.
De toute façon Barack Obama m’a envoyé à Abidjan Raila Odinga, le
Premier ministre du Kenya, qui est de la même ethnie que le père d’Obama.
Le message consistait à me demander de me retirer… Il n’y a jamais eu que
cette volonté là : me chasser.
— Depuis les années 1990, la France n’a plus les moyens financiers et
militaires de gérer l’Afrique, ou de jouer les Zorro sur le continent. Elle
doit reconsidérer le modèle de sa relation avec ses anciennes colonies.
Les besoins de l’Afrique augmentent très vite, et la France n’est plus en
capacité de les satisfaire. D’autre part, on devrait comprendre à Paris,
et se méfier : les nouvelles générations ne ressemblent pas à la mienne,
enseignée de la maternelle au baccalauréat par des Français, et des Blancs.
Alors que je n’étais pas encore président, et que je n’avais même pas les
moyens de les aider, mes grandes filles sont parties aux États-Unis, à
Atlanta, pour faire leurs études. Elles n’avaient déjà plus la fascination
exclusive pour la France. Les jeunes Africains savent qu’ils n’y sont pas
attendus avec bienveillance. Ce n’est plus un rêve pour eux. Ils sont donc
moins bien disposés que nous envers la France et les Français, et tout à
fait imperméables aux arguments employés pour justifier leur pouvoir sur
nos affaires… Il y a toujours, sous-jacent, le même procès d’intention :
nous ne sommes pas capables de nous gouverner seuls, et nous ne savons
pas ce qu’est la démocratie…
Quand j’entends par exemple les critiques françaises vis–à–vis du
pouvoir de Kagame au Rwanda, jugé trop autoritaire, je me dis que
décidément, oui, les élites parisiennes ont la mémoire courte, et la
morgue facile : Habib Bourguiba, en Tunisie, en accord avec Paris, a
réformé son pays en se basant sur le pouvoir de fer de son parti unique…
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« JE VOULAIS DONNER UN SENSAU MOT “INDÉPENDANCE” »
étudiants, réclament la démocratie. Gbagbo, le combattant de la démo-
cratie, devient le chef incontesté des manifestants. Il crée le FPI en 1982,
qui milite pour la fin du parti unique et l’instauration d’une véritable
démocratie en Côte d’Ivoire. Pour échapper à la répression qui touche les
démocrates, il doit s’exiler en France en 1985, pendant trois ans. Revenu
à Abidjan, il est nommé à la direction de l’IHAAA, et fait campagne
pour le multipartisme. En octobre 1990, il se dresse devant la statue du
commandeur lors des premières élections présidentielles libres. Il y gagne
le statut de chef de l’opposition. Gbagbo est élu député de la région de
Ouaraghio, aux législatives de novembre, la même année. En février 1992,
il est arrêté, en tant que leader de l’opposition, après des manifestations
étudiantes réclamant l’instauration de la démocratie. Il est condamné à
deux ans d’emprisonnement. « Ado », comme on l’appelle déjà, avait fait
signer une loi anti-casseur par le président Houphouët-Boigny, la veille
de l’arrestation de Gbagbo, pour pouvoir embastiller le trublion de la
République.
Ouattara, ancien haut fonctionnaire du FMI, a été nommé Premier
ministre sous pression de la France pour organiser la dévaluation du franc
CFA et restructurer, en la privatisant, l’économie ivoirienne.
Définitivement, les termes du problème sont posés. Gbagbo n’a pas été
choisi, ni par Houphouët, ni par la France, ni par les institutions inter-
nationales. Il n’est redevable de rien. De là à conclure qu’il est dangereux,
ou anti-français… Pourtant, en dix ans, je suis allé trois fois en France et
une fois en Chine, sur invitation. Où est le problème ?
Il répond à sa propre question, celle du péché originel : Je voulais
seulement donner un sens au mot « indépendance ».
Depuis 1960, et le règne de Houphouët-Boigny, inventeur, dit-on, du
terme « Françafrique », ce système d’emprise financière, économique, et
politique – né sous une décolonisation de façade – fonctionne toujours,
sans dire son nom. En dépit d’annonces régulières de sa fin prochaine,
plus de cinquante ans après l’accession à l’indépendance des pays franco-
phones d’Afrique noire.
En 1991, c’est encore le temps d’Houphouët, homme fort de la France
en Afrique depuis les indépendances de 1960 – Laurent Gbagbo l’ana-
lyse, dans Agir pour les libertés : « En Côte d’Ivoire, les plus hautes autorités
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C’est par le Ghana que les Américains sont entrés sur nos marchés
pétroliers. J’avais vu John Atta-Mills, le président ghanéen, pour que
nous nous mettions d’accord sur le partage à 50/50, parce que c’est
la même nappe.
Vers la ville de San Pedro, à la frontière du Libéria, qui est notre
deuxième grand port, il y a aussi du pétrole. La première société de
pétrole en Côte d’Ivoire a été une société américano-canadienne.
On vendait des « carrés » pour l’exploration, puis pour l’exploita-
tion. Au stade de l’exploration, je n’ai jamais vu de Français. Un jour,
Pierre Fakhoury, qui avait acheté des carrés, vient me voir, très heureux,
pour m’annoncer que Total voulait tout lui racheter. J’ai compris qu’il
y avait beaucoup de pétrole, et j’ai vendu les carrés restant trois fois le
prix initial.
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« MON PÈRE A DÉBARQUÉ EN FRANCE EN JANVIER 1940 »
peu glorieuse aventure furent, paraît-il, rapatriés par Omar Bongo en
France, pour financer la répression des manifestations de Mai 68, à Paris.
Ces épisodes passés du roman noir de la France sur le continent
africain ne sont que quelques illustrations de centaines d’affaires ou d’épi-
sodes connus, ou moins connus, qui ont paradoxalement tissé un lien
très fort entre la France et ses anciennes colonies : la fameuse « histoire
commune », dont on ne raconte pas volontiers les pages les plus sombres.
En raison de la politique d’assimilation, linguistique, culturelle, et admi-
nistrative des Africains avant 1960 – qui n’apparut jamais aussi bien qu’au
moment de leur engagement dans les combats pour la libération de la France –,
les Africains se sentirent toujours partagés entre les deux patries qu’ils croyaient
avoir. Ils se sont rendus compte par la suite qu’il s’agissait d’une illusion.
Chez nous, ils n’étaient pas chez eux, et chez eux, ils étaient encore un peu chez
nous. Trop tard. L’Afrique subsaharienne avait fourni son lot de combattants,
qui avaient, à leur tour, transmis leur fibre francophile à leurs fils.
Mon père est né l’année où les Français sont entrés pour la première
fois dans notre région, en 1912. Nous étions la seule région qui n’était
pas encore colonisée. Mon grand-père est mort, on ne sait pas
comment, mais il y avait eu de la résistance, des affrontements contre
l’armée coloniale. Ma grand-mère est partie, elle était enceinte. Elle a
accouché de mon père, Koudou Paul, dans un village qui est devenu
la ville de Gagnoa. En 1924, les prêtres sont arrivés. Ils ont fondé une
église. Mon père est allé à l’école chez eux. Le deuxième mari de ma
grand-mère l’y a envoyé parce ce que ce n’était pas son vrai fils : à
l’époque, on se méfiait de l’école des Blancs. Mon père est devenu
catholique. Il a été envoyé à Dabou, près d’Abidjan. Il y a rencontré
des prêtres qui ont eu plus tard des fonctions importantes : l’abbé
Daniel, l’abbé Noël, le cardinal Yago. En 1932, à l’âge de vingt ans, il
était en deuxième année de cours élémentaire. Il savait lire et écrire.
Il est allé à Tabou, près de la frontière du Nigéria, il a travaillé sur les
bateaux comme cacatois. Il surveillait les comptes, les chargements et
déchargements, l’intendance... Les navires faisaient du cabotage. Il est
allé jusqu’à Matadi, au Congo. Quand il est revenu, il a quitté son travail,
et s’est engagé volontaire pour le service militaire, qui durait deux ou
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« MON PÈRE A DÉBARQUÉ EN FRANCE EN JANVIER 1940 »
Trente ans plus tard, la France officielle ne voyait toujours dans l’Afrique
que son apport économique, ayant quelque peu oublié le sacrifice imposé
à ses peuples. Ainsi, après l’intervention militaire française à Kolwezi,
une ville du Sud de la République démocratique du Congo, en 1978,
Valery Giscard d’Estaing, alors président de la République, expliquait dès
le lendemain, à la télévision : « La France agit en Afrique pour son compte.
[…] L’Afrique, c’est un continent d’où viennent traditionnellement un certain
nombre de nos ressources et de nos matières premières. Un changement de la
situation de l’Afrique, une situation générale d’insécurité ou de subversion
[en République démocratique du Congo] auraient des conséquences pour
la France et l’Europe. »
Cette nécessité vitale de l’enracinement français en Afrique, Giscard
savait aussi, personnellement, en apprécier tous les charmes. À peine élu
président de la République, en 1974, ce n’est pas à Washington, ni à
Londres, ni à Bonn, ni à Moscou qu’il réserve l’honneur de son premier
voyage officiel, mais à Bangui, capitale de la Centrafrique, où règnent
Jean-Bedel Bokassa, futur empereur, et la trop jolie Catherine, son impé-
ratrice… On le sait, il multipliera par la suite les voyages d’agrément chez
son ami Jean Bedel, jusqu’à ce qu’une misérable histoire de diamants,
sortie par Le Canard Enchaîné, vienne interrompre sa lune de miel avec
l’Afrique.
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« VEULENT-ILS LA MORT DE LA CÔTE D’IVOIRE ? »
Le problème du Mali, où vous avez vu se développer la crise, jusqu’à
l’intervention française, ne date pas d’hier. J’en ai pris connaissance
avec Edgar Pisani, qui y était venu en 1992. Il y a vingt ans qu’on
aurait dû régler le problème, d’autant qu’on connaissait la présence
de gisements de pétrole et d’uranium. Ni la CDEAO, ni l’Union afri-
caine, ni la France n’ont pris la peine pendant toutes ces années de
réunir les gens pour trouver une vraie solution à un vrai problème.
Au Mali, les Touaregs – les Blancs – expriment depuis longtemps leurs
revendications : quand Pisani est venu, ils voulaient déjà créer un État
indépendant sur le Nord Mali, le Nord Niger, l’Est mauritanien, et une
fraction du Sud libyen. Dans les pays de la zone, comme au Soudan
ou en Mauritanie, il existe des frustrations des Noirs par rapport aux
Arabes, dont ils subissent la loi.
Aujourd’hui, la question du Mali peut sembler réglée. Mais elle se
reposera. De plus, le problème va renaître au Niger, au Nigéria, puis au
Tchad. Parce que, les Occidentaux l’ignorent peut-être, ils ont perdu
beaucoup avec la disparition de Kadhafi, qui stabilisait cette région.
Il intervenait beaucoup auprès des Touaregs. On ne peut pas compter
sur les Algériens pour le faire. Ils se sont repliés sur eux-mêmes, et ne se
mêlent plus de rien en Afrique, sauf un peu au Sahara, pour bousculer le
Maroc et disposer une zone d’intervention au Nord du Mali et au Niger.
Ils poussent parfois à la création de foyers de tensions chez leurs voisins
en soutenant tel ou tel groupe, arabes ou touaregs, mais toujours d’un
peu loin. Et puis, ils téléphonent aux pays voisins en disant : « Ça pue
chez toi. »
De toute façon, la Communauté internationale, c’est-à-dire la
France, la GrandeBretagne et les États-Unis, a des méthodes d’inter-
vention qui ne permettent pas de résoudre les problèmes, et n’ap-
portent pas de solution durable dans les conflits. En Syrie, une confé-
rence aurait dû avoir lieu bien plus tôt. Alors que le gouvernement
français était prêt à monter une expédition militaire ! Les Occidentaux
s’étonnent que les Chinois et les Russes s’opposent maintenant à
leurs interventions, fussent-elles couvertes par l’ONU. Mais c’est tout
simplement parce qu’ils ont vu comment ils outrepassent leurs droits,
et vont au-delà des mandats qui leur sont confiés. L’ONU ne leur
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Le franc CFA4 prive les pays auxquels il a été imposé dès 1945 de
pouvoir battre monnaie : les billets sont imprimés à Chamalières, dans le
Puy-de-Dôme, en France, amputant les pays d’Afrique francophone de
la marque de leur souveraineté. Ces jeunes États ont été condamnés, dès
avant leur naissance, à rester captifs, mineurs, et soumis au bon vouloir
de leurs bailleurs de fonds ; au premier rang desquels, évidemment, la
France. Leur accession progressive à une réelle conscience politique, à
4. « Franc des colonies françaises d’Afrique », devenu franc de la communauté financière africaine.
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« VILLEPIN ET BOURGI M’ONT DEMANDÉ DE CRACHER AU BASSINET EN 2002 »
une véritable indépendance, à la dignité, en a évidemment été retardée.
L’infantilisme financier, l’irresponsabilité dans lesquels ils sont encore
tenus ont engendré des peuples d’assistés chroniques. Leurs chefs d’États
sont devenus des mendiants et des voleurs, pratiquant d’un côté une
politique de révérence envers la puissance étrangère qui les protège, et qui
détient leur porte-monnaie, et spoliant de l’autre leurs populations. Sans
entrer dans les détails techniques d’un système complexe, il faut savoir
que la quantité de monnaie délivrée à chacun des pays africains de la zone
franc est contingentée et, dans l’absolu, la France peut à tout moment
diminuer, ou arrêter sa livraison de billets. Comme elle peut prendre la
décision de dévaluer cette monnaie. Ce qu’elle fit en 1994 avec le FMI et
les États-Unis, générant des conséquences très dures pour les États et les
populations d’Afrique. Par ailleurs, pour se garantir, la France est habi-
litée à stocker et à gérer à Paris, pour les pays de la zone franc, 50 % des
devises provenant de leurs exportations sur des « comptes d’opération ».
Elle en ponctionnait la totalité jusqu’en 1973 et l’équivalent de 65 %
jusqu’en 2005 ; Les recettes en devises du cacao, du café, de l’hévéa, du
pétrole, du coton, de l’uranium, de l’or, du diamant, du manganèse, des
métaux rares, etc., vendus dans le monde entrent donc pour une bonne
part à la Banque de France, et non dans les pays africains de la zone
franc qui ont généré les exportations. Un flux en dollars, livres sterling,
yen, euros dont le Trésor français a la garde et place à son profit sur les
marchés financiers internationaux. Le système du Franc CFA oxygène en
permanence l’économie française, grâce aux bénéfices et intérêts, directs
et indirects, qu’il rapporte. Nicolas Agbohou, professeur d’économie ivoi-
rien à la Sorbonne, estime à 17 milliards d’euros le montant des devises
provenant de la zone franc bloquées en France, alors qu’elles devraient
travailler dans les Banques centrales des États de l’Afrique de l’Ouest
(BCEAO) et centre (BCEA) de la zone franc, ainsi que dans les pays
qu’elles desservent. Après beaucoup d’autres, trois intellectuels africains
ont lancé une pétition désespérée contre un anachronisme colonial histo-
rique, qui plombe les quatorze pays de la zone franc. Au point même
d’interdire à ces pays de se doter d’un marché ou d’une monnaie unique,
puisque le franc CFA de l’un n’a pas cours dans les pays voisins. Cerise sur
le gâteau, Il y a deux Francs CFA différents, non convertibles entre eux.
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« VILLEPIN ET BOURGI M’ONT DEMANDÉ DE CRACHER AU BASSINET EN 2002 »
Cette emprise directe sur huit pays de l’Afrique de l’Ouest, ceux de
l’UEMOA [l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest
comprend la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Togo, le Sénégal,
la GuinéeBissau, le Bénin, le Niger] a toujours étonné les chefs d’États
africains anglophones. Ils me disaient : « Pourquoi la France a-t-elle
encore les mains dans toutes vos affaires ? Les Anglais eux-mêmes ont
changé après l’indépendance américaine. Il n’y a qu’en Inde où ils ont
été surpris, en 1947, et dépassés par le phénomène Gandhi. Sinon, ils
ont su faire une vraie décolonisation. »
D’ailleurs, leurs anciennes colonies d’Afrique, comme le Ghana,
le Kenya, le Nigéria, l’Inde, le Pakistan, ont des monnaies nationales.
L’Algérie, la Tunisie, le Maroc ne sont pas, comme nous, dépendants
de la Banque de France.
« We prefer trade to domination », ont-ils dit en substance. C’est
aussi mon credo. Ce n’est pas celui de la France, qui a continué à
traire sa vache africaine, au lieu d’évoluer vers une coopération
digne de notre époque, et certainement plus rentable pour tous.
Il y avait une formidable carte à jouer. Je ne suis pas, je n’ai jamais été
anti-français. Est-ce ma faute si c’est la France qui n’a pas voulu solder
le pacte colonial, et se tourner vers l’avenir pour envisager d’autres
relations ? Nous y étions prêts, j’y étais prêt. Ils n’ont pas voulu. C’est
le nœud du problème.
Le problème n’a jamais été notre relation avec les entreprises
et les sociétés françaises, ni avec les Français, mais avec l’État, avec
l’Élysée. Sarkozy a eu beau jeu, en 2007, de dire dans son discours de
Dakar : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » Sans
remonter à la traite négrière et à la colonisation – c’est du passé – il
a feint d’ignorer le rôle que joue encore la tutelle française comme
frein à notre émancipation, à la construction de nos nations. Est-ce
vraiment de l’ignorance ? Ce serait de l’incompétence. Par charité
chrétienne, je préfère opter pour la mauvaise foi.
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« VILLEPIN ET BOURGI M’ONT DEMANDÉ DE CRACHER AU BASSINET EN 2002 »
Mystères de la dichotomie entre la pensée et les actes, quintessence de
la politique : pendant les quatorze ans qu’il passa à l’Élysée, Mitterrand
a maintenu en place le système gaulliste, jusqu’à nommer son fils Jean-
Christophe à la tête de la très opaque cellule africaine de l’Élysée. Tiers-
mondiste et humaniste, peut-être, jusqu’à ce qu’on lui ait sans doute
expliqué le trou dans la caisse que provoquerait la perte de l’Afrique ?
Jacques Chirac a dit la vérité à sa manière, après cependant qu’il
se fut retiré des affaires, dans Africaphonie, un documentaire de
Michaël Gosselin, réalisé en 2008. L’ancien Président dévoile le pot aux
roses avec la fausse bonhommie qu’on lui connaît : « […] Une partie, pas
tout, mais beaucoup de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient de
l’exploitation, depuis des siècles, de l’Afrique. Il faut avoir un peu de bon sens,
je ne dis pas de générosité, et de justice, pour rendre aux Africains ce qu’on
leur a pris, d’autant que c’est nécessaire si on veut éviter les pires convulsions
ou difficultés avec les conséquences politiques que ça comporte. »
En parlant du porte-monnaie des Français, l’ancien Président a
oublié celui des partis, dont le sien, et des hommes politiques : l’avocat
Robert Bourgi, l’un de ses conseillers africains occultes, qui passa au service
de Nicolas Sarkozy ensuite, a raconté dans Le Journal du Dimanche, le
11 septembre 2011, comment des mallettes de billets ont circulé entre les
capitales africaines et l’Élysée de Jacques Chirac. Il s’agissait d’alimenter les
élections en France, en particulier celle de 2002 : « Par mon intermédiaire
cinq chefs d’État africains – Abdoulaye Wade (Sénégal), Blaise Compaoré
(Burkina Faso), Laurent Gbagbo (Côte d’Ivoire), Denis Sassou-Nguesso
(Congo-Brazzaville) et, bien sûr, Omar Bongo (Gabon) – ont versé environ
10 millions de dollars pour la campagne de 2002 », accuse l’avocat. Il se
lâche pendant plusieurs jours dans des interviews où il dit « avoir vu
Chirac et Villepin compter les billets ».
Le livre La République des mallettes8, de Pierre Péan, paru au même
moment, viendra alimenter des révélations similaires. Laurent Gbagbo laisse
entendre que les pratiques que dénonce Pierre Péan étaient monnaie courante.
Il m’a raconté avoir été fortement sollicité par Villepin et Bourgi en
2001 pour financer la campagne électorale de Jacques Chirac lors des
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Plus qu’un bonus pour notre économie, davantage qu’un secret d’État,
la richesse de l’Afrique constitue le bas de laine et le secret de famille
que se transmettent les successeurs de De Gaulle depuis cinquante ans.
Sans oublier que les dettes dont nous sommes en partie la cause, dans
ces pays sous notre coupe, sont transformées régulièrement en juteux
bénéfices pour nos grandes entreprises. L’opinion publique s’irrite
souvent d’entendre l’annonce de « l’annulation de la dette » de tel ou
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« VILLEPIN ET BOURGI M’ONT DEMANDÉ DE CRACHER AU BASSINET EN 2002 »
tel pays africain. Encore un cadeau ! pense-t-on. En réalité, la dette de
l’État africain en question envers l’État français n’est jamais annulée, mais
« privatisée ». Elle sera payée, à terme, à hauteur des sommes dues, à des
entreprises françaises, qui réaliseront dans le pays concerné des travaux
d’intérêt général. Le choix de ces chantiers et des entreprises étant effectué
non pas en Afrique, mais en France… Dans le cochon, tout est bon, et en
Afrique, tout est source de fric, même les dettes.
Le fil conducteur de la politique française sur le continent réside ici :
l’Afrique s’avère peut-être un souci, c’est toujours une bonne affaire.
Mieux encore, notre position africaine est une valeur d’échange inesti-
mable sur le plan international, qui participe à nous faire reconnaître
comme un partenaire précieux et influent. Les États-Unis ont trouvé, dès
notre retour dans le commandement intégré de l’Otan, le poisson pilote
idéal pour pénétrer un continent qu’ils connaissent mal, où ils n’ont pas
eu besoin, pour une fois, de s’engager militairement à découvert.
Ceux qui, dans les milieux politiques français, ou en Afrique, ont osé
s’attaquer la fleur au fusil à cet État dans l’État n’ont pas fait carrière.
Il leur a suffi de déplacer une allumette, et la maison leur est tombée sur
la tête.
Jean-Pierre Cot, éphémère ministre de la Coopération, démissionne
en 1982, le jour où il confronte son éthique à la réalité du néo-colo-
nialisme africain de la France. Plus tard, sous Nicolas Sarkozy, les
mauvaises manières de Jean-Marie Bockel, l’un des successeurs de Cot
à la Coopération, qui a la fâcheuse idée de réclamer publiquement la
fin de la Françafrique, lui vaudront de quitter son poste rapidement
sous la pression de deux barons qu’il avait indisposés, et qui craignaient
pour leurs rentes : Denis Sassou-Nguesso, et Omar Bongo. Ce dernier
téléphone à Robert Bourgi, tam-tam patenté entre les présidents africains
et l’Élysée, pour qu’il fasse passer la consigne : Bockel dehors ! Vœux
exaucés ! Jean-Marie Bockel change d’affectation dans le gouvernement
Fillon, pour rejoindre un placard, au secrétariat d’État à la Défense et aux
Anciens Combattants. Il travaille aujourd’hui à un projet de réorganisa-
tion des relations de la France et de l’Afrique pour le gouvernement. Ses
idées qui ont, paraît-il, reçu avec François Hollande un meilleur accueil,
sans se traduire par l’acte de décès de la Françafrique. En qualité de
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Pour l’instant, il n’y a que des discours. Tant que les piliers seront
debout : la présence de l’armée française, le franc CFA, et le choix des
présidents, la souveraineté des pays d’Afrique ne sera qu’un leurre, et
la Françafrique, la réalité. C’est un anachronisme, un scandale telle-
ment énorme, cette dépendance, qu’il a vraiment fallu organiser un
mensonge à grande échelle pour tenter de l’occulter...
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« NOUS NE SOMMES LIBRES QU’EN APPARENCE, À L’INTÉRIEUR DE LA CAGE OÙ L’ON NOUS A MIS »
Soyons sérieux, Il serait temps que les Français comprennent
pourquoi leurs dirigeants, qu’ils soient de droite ou de gauche,
sont si attachés à l’Afrique depuis des décennies ! Pourquoi ils y
entretiennent des garnisons, et y envoient des expéditions militaires
coûteuses, alors qu’ils disent qu’ils n’ont plus le sou. Il leur est même
arrivé de faire croire que nous leur coûtons cher...
J’ai eu raison trop tôt. Il serait temps que d’autres, en Afrique,
acceptent de mener le combat contre la Françafrique. Il en vaut
la peine, aussi bien pour l’Afrique que pour la France. La fin de
ce système ouvrirait une ère de progrès commun, dans la dignité.
Nous avons besoin de vous, parce que nous sommes sous-développés,
et vous avez besoin de nous, parce que nous détenons ce dont vous
avez besoin, parce que vous êtes en crise.
Nous avons besoin de notre souveraineté, nous y avons droit, et
ne pas nous la laisser conquérir ne pourra que faire naître sans cesse
des frustrations au sein des nouvelles générations, et des drames.
Sans cela, comment nous demander de bâtir nos démocraties ? Il
est arrivé à Kadhafi de me dire : « Laurent, pourquoi tu te fatigues
avec le Nord ? Coupe le pays en deux. Garde le Sud, et laisse leur
le Nord, tu auras la paix. » Kadhafi, c’était un haut-parleur : il me
répétait ce qu’il avait entendu, ou ce qu’on lui avait suggéré de me
dire. J’ai pensé que cette partition était un plan envisagé. Cela me
faisait sourire. J’ai toujours défendu l’intégrité du territoire national,
et je n’ai jamais accepté qu’on y ait porté atteinte. Ça, c’est une idée
venue d’ailleurs : elle était déjà apparue dans les années 90, quand
Ouattara était Premier ministre d’Houphouët, avec cette histoire de
« Charte du Nord ». Un document qui circulait partout, et qui prônait
le démembrement du pays. Houphouët s’en était irrité.
Les responsables africains doivent prendre leur vie en main.
Quand on voit les conférences internationales en Afrique, celles qui
concernaient la crise ivoirienne en ont été l’exemple flagrant, que ce
soit à l’Union africaine ou à la CDEAO, il y a parfois dans les couloirs
plus d’Occidentaux et de Blancs, bailleurs de fonds ou représentants
des puissances, pour faire pression. C’est pourquoi je ne juge pas mes
collègues, même quand il leur est arrivé de me faire défaut. Il y en a
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« NOUS NE SOMMES LIBRES QU’EN APPARENCE, À L’INTÉRIEUR DE LA CAGE OÙ L’ON NOUS A MIS »
cathédrale Françafrique. Les clauses économiques secrètes qu’ils comportent,
en compensation de la protection de la France, donnent à celle-ci un accès
privilégié aux richesses du sous-sol. Ces accords justifient non seulement
l’intervention sur demande, mais aussi la présence de troupes françaises sur le
continent. Une garantie de sécurité pour les gouvernements africains, militai-
rement sous-équipés, mais aussi, un moyen de pression subliminal pour Paris.
Une ingérence institutionnalisée, en quelque sorte, dont Laurent Gbagbo ne
voulait plus. C’est ce qui l’a perdu. « Il n’y a pas un mètre carré où tu poses le pied
qui n’appartienne pas à la France », me confie un officier de l’armée de terre ivoi-
rien, en 2005, à Abidjan. Ce titre de propriété est la conséquence de la présence
d’un contingent militaire français, le troisième pilier de la Françafrique.
À l’instar de tout ce qui pousse sur le sol ivoirien, le sous-sol regorge
de ressources à forte valeur ajoutée, sans même comptabiliser le pétrole.
On a, d’ailleurs, souvent employé, pour l’Afrique, l’expression de
« scandale géologique ».
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« NOUS NE SOMMES LIBRES QU’EN APPARENCE, À L’INTÉRIEUR DE LA CAGE OÙ L’ON NOUS A MIS »
fait pas de réformes aussi fondamentales dans une période troublée
par la guerre. Je le répète, il fallait d’abord maintenir l’État. C’est une
ardente obligation partout, et plus encore en Afrique, où tout est
encore à faire...
L’Afrique, elle n’a pas trouvé sa voie, comme l’Asie, l’Amérique du
Sud. Il serait temps de s’y mettre, et de faire en sorte qu’on puisse se
faire soigner aussi bien à Dakar, à Abidjan, à Lomé, etc. Autrefois, c’était
le cas, on pouvait aller à Kinshasa. Aujourd’hui, on s’en va en Europe,
ou au Cap, en Afrique du Sud : c’est cela l’échec de l’Afrique noire.
11. Ils sont nés le même jour de la même année : le 31 mai 1945.
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« QU’ON S’OCCUPE DE VÉRIFIER LES FAITS ! »
Michèle Alliot-Marie est alors ministre de la Défense du gouver-
nement Chirac. Questionnée sur la passivité française face à ces
événements, pour justifier officiellement le non-respect des accords
de défense signés en 1961 entre les deux pays, qui obligent la France
à porter militairement secours au pouvoir légal en cas d’agression
extérieure, elle répond, avec la plus grande mauvaise foi : « C’est une
affaire ivoiro-ivoirienne. Bien entendu, il est n’est pas question que la
France s’immisce dans ses affaires. »
Pour elle, ces accords étaient caducs. C’est ce qu’elle a osé me dire
quand je lui ai demandé d’intervenir dans le cadre des accords de
défense. C’est le genre de personne qui parle d’abord, et qui essaye
ensuite de justifier ses propos. Souvent, c’est grotesque.
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« QU’ON S’OCCUPE DE VÉRIFIER LES FAITS ! »
d’Abobo et bombardement du marché de Sarajevo. Il s’agissait de
parler aux consciences occidentales et de les convaincre de laisser
les français déclencher une offensive militaire. Dès le vote de la
résolution 1975, l’armée française lançait du Nord du pays vers le
Sud des groupes rebelles dont elle avait organisé le plan de marche
et assuré la logistique. Ils commettaient des crimes abominables
dans leur progression avant de s’attaquer aux populations civiles à
Abidjan. Comme en 2000 et 2002, c’est nous qui en 2010 avons été
agressés, et si il y a eu des morts, trop de morts, c’est bien parce
qu’une guerre a été déclenchée de l’étranger, qui s’est traduite
par une invasion de mercenaires recrutés dans les pays alentours,
appuyés par les forces françaises. Il s’agissait de faire tomber le
gouvernement d’un pays souverain et de s’emparer de ses insti-
tutions. Veut-on faire la liste des victimes des attaques menées
par les rebelles en 2000, 2001, 2002, 2010 et 2011 ? La vérité ne
me fait pas peur, je l’ai toujours demandée. La vérité apparaît
dans les documents échangés devant la CPI, en particulier dans
les synthèses qu’on faites mes avocats en réponse aux accusations
du procureur. En face, mes adversaires fuient la vérité, ils refusent
toujours les moyens de la mettre au jour. Ils ont poussé à un
affrontement entre Ivoiriens, eux savent pourquoi. On a essayé de
me faire porter à tort la responsabilité des combats. On est allé
plus loin en parlant d’exactions qui auraient été commises par les
forces gouvernementales. Mais comme je vous l’ai dit les accusa-
tions ne résistent pas à l’examen. Quel que soit l’accusateur, en
particulier le procureur, il ne parvient jamais à imputer aux FDS un
grand nombre de victimes. Or, des victimes il y en a eu beaucoup
pendant la crise post-électorale en 2010 et 2011. Qui sont alors les
responsables ? Les groupes armés rebelles infiltrés à Abidjan avant
les élections ; le Commando invisible, qui s’en prenait à la popula-
tion et tuait au cœur d’Abidjan ; les forces françaises qui ont mené
de nombreuses attaques contre les forces gouvernementales et ont
causé de nombreux « dommages collatéraux » ; les forces rebelles
qui ont envahi le Sud du pays en mars 2011, laissant derrière elles
un sillage d’horreurs et de sang. Combien de victimes innocentes ?
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« QU’ON S’OCCUPE DE VÉRIFIER LES FAITS ! »
notre territoire, on triche : je suis né dans un pays sous domination
française, je suis devenu président de la République dans un pays
où l’on avait pris soin, avant moi, de ne pas construire d’armée,
et où nous avions ces accords de défense. Ce n’était pas mon
choix, je devais faire avec ce qui existait. En politique, il ne faut pas
surestimer ses capacités, et il faut tenir compte des réalités pour
les faire évoluer.
À peine trois mois après mon élection du 22 octobre 2000, en
janvier 2001, une première tentative de putsch menée contre moi
par des proches de Ouattara a échoué. C’est l’affaire dite de la
« Mercedes noire », la voiture d’IB, le chef des mutins, ancien garde
du corps d’Alassane Ouattara. Ceux qui ont mené cette opération
sont restés des proches d’Alassane Ouattara.
En septembre 2002, j’étais en visite en Italie quand il y eut un
nouveau coup d’État. Celui qui a débouché sur la partition du pays, et
a ouvert la crise politico-militaire qui devait durer dix ans.
Je me souviens que nous venions de faire voter la loi sur l’assu-
rance maladie, l’attaque a eu lieu peu après. J’y ai vu une relation
de cause à effet : il fallait casser ce projet en particulier. Si nous arri-
vions à la mettre en place, avec deux caisses – une pour les paysans,
une pour tous les autres travailleurs – la vie des Ivoiriens aurait été
changée. Pour les paysans, c’était facile à financer, avec le cacao,
le café, l’hévéa. Pour l’autre caisse, c’était plus difficile, mais nous
avions prévu une alimentation financière par des prélèvements sur
les mines : or, diamants, etc. Nous avions déjà acheté le bâtiment qui
allait abriter les bureaux de cette assurance maladie.
Nous avions commencé la décentralisation, avec la création de
conseils généraux qui fonctionnent encore aujourd’hui. Lycées,
dispensaires, routes ont été construits par ces conseils généraux.
Mais on ne nous a pas laissés aller jusqu’au bout : la fiscalité régio-
nale, avec la création de dix grandes régions, et de départements,
allait assurer le développement. L’accès gratuit à l’école primaire
et aux collèges et lycées, nous l’avons fait tout de suite, et si tout le
territoire n’a pas pu en profiter, c’est à cause de la guerre, et de la
séparation en deux du pays.
À Paris, cette politique les a effrayés. Ils se sont rendu compte que
la Côte d’Ivoire avait les moyens de faire tout cela seule : au bout du
compte, en dix ans, j’ai électrifié plus de villages que cela n’avait été
fait pendant quarante ans. Nous n’avons pas eu le temps de faire ce
que nous envisagions avec le solaire. On a brisé notre envol.
Nous étions autosuffisants, et nous avons continué de l’être
après l’attaque de 2002, alors même que nous ne contrôlions plus
que 40 % du territoire national : les salaires des agents de l’État
ont toujours été payés, et nous n’avons eu que deux fois quelques
difficultés pour des remboursements : une fois 100 millions à la
BAD, une autre fois à la Banque mondiale. Mais nous y sommes
arrivés. Économiquement, en dépit des dettes énormes que nous
avait laissées le précédent gouvernement de Bédié, nous avons
toujours réussi à être autosuffisants, et finalement, par une gestion
très prudente, à satisfaire aux critères du PPTE [Pays pauvres très
endettés]. Nous étions en position de demander l’annulation de la
dette de la Côte d’Ivoire, et j’ai initié la négociation du dossier. Encore
faut-il savoir ce que signifie « annulation de la dette », ce qu’ignorent
beaucoup de Français qui croient qu’ils font des « cadeaux » aux
Africains. Personne ne fait de cadeau à personne en ce bas monde :
les dettes d’État que l’on annonce comme étant « annulées » sont
en réalités privatisées : c’est-à-dire que les sommes dues sont fina-
lement payées à des entreprises privées des pays créanciers, pour
réaliser des travaux dans nos pays. C’est une manne dorée pour les
entreprises occidentales, françaises en particulier. La pauvreté des
uns rend beaucoup d’autres plus riches. C’est le système.
Les 18 et 19 septembre 2002, j’étais en voyage officiel à Rome.
À peine arrivé, qui est-ce que je vois, à l’hôtel ? Robert Bourgi. Bien
sûr, j’ai trouvé la coïncidence curieuse, et pour tout dire, ça ne pouvait
pas en être une. Nous avons dîné ensemble.
J’ai rencontré le président de la République, puis j’ai rencontré
Silvio Berlusconi, qui était à l’époque président du Conseil. On parle
politique, projets : il m’a brillamment entretenu sur « l’E-gouverne-
ment », en me proposant la collaboration de son pays pour l’informa-
tisation de notre administration. Il m’a dit qu’il avait perdu beaucoup
77
« QU’ON S’OCCUPE DE VÉRIFIER LES FAITS ! »
d’argent en France. Il m’a raccompagné à la voiture en me tenant le
bras, et quand nous avons été seuls, qu’il a été certain que personne
ne l’entendrait, il m’a dit : « Tu me plais, toi. Si je peux te donner un
conseil : méfie-toi de Chirac. Il est très sympathique, comme ça, mais
il poignarde dans le dos. »
Après cela, j’ai vu le maire de Rome, et je devais voir le pape, le
lendemain. Je suis rentré à l’hôtel. Vers 3 ou 4 heures du matin – il
était 2 heures à Abidjan – j’ai été informé par un coup de fil de
l’attaque militaire massive déclenchée dans tout le pays. Je décide
de rentrer immédiatement. Robert Bourgi apparaît à ce moment et
insiste : « Passe à Paris voir ton grand frère [Chirac] ». Sur le moment,
j’ai pensé à tous ces chefs d’États, en Afrique, qui étaient partis en
voyage, et n’avaient jamais pu rentrer... Je n’avais pas vu le pape, je ne
suis pas allé à Paris, voir Chirac. Je suis rentré à Abidjan.
Il y a eu un problème avec le plan de vol, les pilotes n’ayant pas
été prévenus assez tôt. Je n’ai pas pu quitter Rome le jour même.
Je suis rentré le 20 septembre. Le ministre de la Défense et le Premier
ministre m’attendaient à l’aéroport. Ce sont eux qui m’ont appris la
mort d’Émile Boga Doudou, le ministre de l’Intérieur assassiné alors
qu’il tentait de fuir son domicile, seul et sans arme.
J’ai fait une intervention à la télévision ivoirienne, le jour même
de mon arrivée. J’ai appelé au rassemblement face au coup d’État.
J’ai rappelé nos objectifs de progrès. J’ai souligné que nous étions
passés, du jour où j’avais prêté serment, le 26 octobre 2000, d’un taux
de croissance négatif à moins 2,3 % à moins 0,9 % à la fin de 2001,
et que nous allions vers les 5 à 6 %, selon les prévisions des experts.
Notre place dans les institutions internationales était rétablie.
Il n’était pas question que l’on vienne nous voler le fruit de nos efforts,
et que l’on remette en cause l’avenir du pays pour le seul bénéfice de
quelques-uns. J’ai évidemment condamné l’action des putschistes.
Chirac m’a téléphoné pour me reprocher d’avoir été trop dur
dans mes propos : « Tu les as traités de terroristes ! » « Mais enfin,
lui ai-je dit, si vous vous réveillez et qu’on vous dit que des rebelles
viennent d’attaquer la capitale, qu’est-ce que vous dites ? » Il m’a dit :
« Il faut négocier avec eux. » Je me doutais que les rebelles avaient
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« UN COUP D’ÉTAT EN GANTS BLANCS »
en France, puis à Ouagadougou, au Burkina Faso... Sans compter
toutes les réunions à Abidjan, le Forum de la réconciliation de 2001,
les élections régionales que j’ai organisées en dépit des obstacles,
et les rencontres informelles consacrées à la recherche de solutions
pacifiques et négociées.
Je suis historien, je n’ai jamais vu dans l’histoire un « dictateur »
négocier avec ses adversaires, et mieux, leur faire autant de concessions.
Dans mon propre camp, tout le monde n’a pas toujours compris
que j’aille aussi loin dans le dialogue, après la guerre qu’on nous a faite
en 2002. Est-ce la marque d’une dictature ? Eh bien ! à Marcoussis,
la France m’a fabriqué une opposition armée... avec laquelle on m’a
demandé de gouverner. Dominique de Villepin et Pierre Mazeaud
ont même essayé de donner le ministère de l’Intérieur et celui de
la Défense aux rebelles ! Alors qu’ils venaient de faire un putsch
militaire contre le Président élu, et tué des centaines d’Ivoiriens !
Ils avaient perdu la partie et la France les a remis en selle sur le même
plan que le pouvoir légitime... Villepin appelait ça « la diplomatie de
mouvement », moi, j’y vois plutôt un coup d’État en gants blancs.
83
« UN COUP D’ÉTAT EN GANTS BLANCS »
les Ivoiriens, cela apparaîtrait comme une prime donnée aux rebelles,
parce que Ouattara était notoirement considéré comme l’organisateur
et l’auteur de l’agression de septembre 2002 contre la Côte d’Ivoire.
Chirac l’a admis. Je leur ai demandé de trouver un autre nom. J’en ai moi
aussi proposé plusieurs. Chirac a demandé à Villepin de faire siennes les
propositions que je lui ferais à la prochaine réunion. Galouzeau m’a dit
qu’on se revoyait à 19 heures, au Quai d’Orsay : « Vous y serez reçu avec
les honneurs qui sont dus à votre rang, par la grande porte », m’a-t-il dit.
À 17 heures, quand j’entre en salle de réunion, Ouattara et Bédié sont
déjà là, installés. Soro n’est pas là. Villepin lui téléphone. Quand il arrive,
enfin, on le fait entrer par la grande porte, avec les huissiers. Comme les
deux autres avant moi, évidemment. Villepin m’a ainsi clairement signifié
le peu de respect qu’il avait pour moi, et pour ma fonction.
Villepin, Soro et Ouattara ont repris en chœur la rengaine
Henriette Diabaté. On aurait dit une chorale qui avait répété ensemble
son concert. J’ai dit à Villepin : « Vous n’écoutez donc même pas votre
président ? » Il semblait se prendre un peu pour Jacques Foccart, un peu
pour Jacques Chirac, et je me demande s’il ne se croyait pas supérieur
aux deux, en se prenant pour Dominique de Villepin. Il voulait aussi
se venger de l’accueil tumultueux de quelques centaines d’Ivoiriens,
quelques semaines auparavant, à Abidjan, qui avaient voulu l’empêcher
de gagner la résidence de l’ambassade de France, mitoyenne de celle
de la présidence, où je venais de le recevoir. Ses marques de sympathie
aux rebelles, sa poignée de main à Guillaume Soro, leur chef pendant
sa visite dans leur fief de Bouaké, le 4 janvier, lui avaient valu la colère
des Ivoiriens d’Abidjan, encore traumatisés par la tentative de coup
d’État du 19 septembre précédent. La France n’a jamais été un simple
arbitre en Afrique. Elle s’est toujours trouvé toutes les raisons de rester
un acteur très directif dans la vie intérieure des pays qu’elle contrôle.
13. Guy Labertit, Adieu, Abidjan-sur-Seine ! Les coulisses du conflit ivoirien, Autres Temps
Éditions, 2008.
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« UN COUP D’ÉTAT EN GANTS BLANCS »
et mon statut, de leur contenu, c’est cela que recherchait Chirac.
Et c’est cela que je lui ai reproché. Je ne lui reconnaissais pas le droit
d’affaiblir l’État. Quant à Villepin, il voulait m’écarter.
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« CES GENS N’ONT PEUR D’AUCUNE IGNOMINIE »
Claude Guéant à JeanDavid Levitte, conseiller diplomatique, en passant
par André Parant, le conseiller pour l’Afrique, le général Benoît Puga, chef
d’état major particulier du président de la République, et tous les membres
du Quai d’Orsay, du Trésor public, de l’armée, etc., qui ont participé à
l’offensive anti-Gbagbo. Signé à la pointe de l’épée, « un “S” qui veut dire
Sarkozy » apparaît en filigrane derrière le nom de l’auteur. L’État français
est entièrement mobilisé, comme s’il s’agissait de la « Grande Guerre ».
Dans l’exaltation de ce récit épique, un officier de Licorne va même jusqu’à
comparer le courage de ses soldats lors de l’assaut de la résidence de Gbagbo,
à celui des poilus de 1914 ! Une allusion incongrue, insultante pour le
million et demi de morts français de la Grande Guerre dont on célèbre
en 2014 le centenaire. Nos héros sont tous revenus sains et saufs de leur
assaut d’Abidjan, en 2010. « Zéro mort ! » lance un officier, en fin d’opé-
ration. Dans un plan de communication millimétré, cette épopée de la
crise ivoirienne a été visiblement conçue en haut lieu, dans l’optique d’une
victoire à l’élection présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012. Justification
a posteriori de l’intervention française, notamment militaire, explication
des liens étroits tissés à cette occasion par les responsables français civils
et militaires avec les nouveaux maîtres d’Abidjan, mémoire en défense
contre d’éventuelles poursuites judiciaires, mais surtout première véritable
tentative de construction d’un récit global destiné à asseoir les accusations
portées contre le président Gbagbo à La Haye. Le livre Le Crocodile et le
Scorpion est tout cela à la fois.
Abidjan méritait autrefois le surnom de « Petit Paris ». La ville s’étend
du boulevard Mitterrand au pont Charles-de-Gaulle, du boulevard
Valéry Giscard d’Estaing, au boulevard Angoulvant (un administrateur
colonial français), jusqu’à la commune de Port-Bouët (le commandant
Bouët-Villaumez fut envoyé par le roi de France en 1837 pour négocier
des accords avec les autorités locales). La toponymie de la capitale est
truffée de noms français. On en rencontre partout, en zone 4 en particu-
lier. On comprend qu’un Français s’y sente un peu chez lui. Pendant ses
dix années à la présidence, Laurent Gbagbo n’a pas débaptisé une seule
rue, une seule place, un seul pont, pour en remplacer le nom, comme
ce fut fait partout ailleurs après les indépendances, par un nom africain.
Le noter au passage eût sans doute adouci le caractère anti-Français
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« CES GENS N’ONT PEUR D’AUCUNE IGNOMINIE »
millions, pour d’autres à 200 millions d’euros. L’auteur reste malheu-
reusement discret sur le moment de la facture et son détail en ce qui
concerne l’intervention des services spéciaux.
Enfin, le récit par Notin d’une conversation téléphonique tenue
entre Laurent Gbagbo et Robert Bourgi installé dans le bureau de
Claude Guéant à l’Élysée en présence de ce dernier, me laisse perplexe.
L’avocat et intermédiaire franco-africain m’a confirmé l’existence de
cette conversation. Mais contrairement à Notin, il ne dit pas que
Laurent Gbagbo aurait adopté un ton ou des propos menaçants.
Notin, peut-être pour crédibiliser le portrait sans nuance qu’il fait de
Laurent Gbagbo, lui attribue les propos suivants : « Tu diras à Sarkozy que
je serai son Mugabé ! Je ne laisserai jamais la Côte d’Ivoire à Ouattara, je la
baignerai dans le sang ! »
Après l’alcool, la drogue, le « bain de sang ». Robert Bourgi, intermé-
diaire influent dans les relations entre la France et « son » Afrique, m’a reçu
dans son cabinet de la rue Pierre-1er-de-Serbie, à Paris, le 29 novembre
2012. Entouré de dessins de sa fille Clarence, filleule de Laurent Gbagbo,
des reliques napoléoniennes qui font ressembler son bureau à un musée
impérial, de photos encadrées d’Omar Bongo, De Gaulle, et d’une de
lui avec Gbagbo en chemise blanche, il me relate ce fameux entretien
téléphonique. Il a appelé Laurent Gbagbo, début décembre 2010, à la
demande de Nicolas Sarkozy. Acteur consommé, il reproduit le dialogue
qu’il a eu pendant quelques secondes avec Gbagbo, haut-parleur ouvert,
alors qu’il se trouve à l’Élysée, avec le président de la République française,
et son secrétaire général, Claude Guéant.
« “Je t’en supplie Laurent, laisse la place. Cinq ans, c’est vite passé. Tu te
représenteras, et tu gagneras haut la main. Tu auras un statut de chef d’État,
une chaire d’enseignement, tu pourras aller et venir entre Paris et Abidjan, et
voyager dans le monde où bon te semblera. Écoute-moi, tu sais, nous avons le
même âge !” “Non, tu es plus âgé que moi d’un mois”, m’a répondu en riant
Laurent Gbagbo. J’ai argumenté, supplié. Il m’a dit qu’il ne flancherait pas.
Il a fini par me raccrocher au nez… J’ai fondu en larmes. Le Président m’a
raccompagné jusqu’à l’escalier d’honneur. “Nicolas, tu ne peux pas faire ça,
tu ne peux pas”, lui ai-je dit. “Si Bongo était encore vivant, tu n’oserais pas !”
ai-je ajouté sur un ton plein de sous-entendus. Nicolas m’a regardé et m’a dit,
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« LA BAVURE ÉTAIT FRANÇAISE »
grands chemins. Il faut comprendre qu’à cette époque les groupes
rebelles étaient assimilables aux grandes compagnies qui dévastèrent
l’Europe au XVIe siècle. C’est plus tard, notamment en 2010, que des
mercenaires seront recrutés en masse, formés au Burkina par des
conseillers étrangers, équipés avec du matériel dernier cri, transférés
dans le Nord de la Côte d’Ivoire. Ces unités de mercenaires seront
lâchées en 2011 sur le Sud du pays avec l’aide et sous la direction des
forces françaises.
Pour en revenir aux débuts de la rébellion, lorsqu’on a proposé au
ministre de la Défense quelques équipements de l’Europe de l’Est, il
a accepté pour éviter de laisser le pays désarmé. Inutile de vous dire
que cela a été mal pris par les Français.
En 2004, la situation avait changé : la réconciliation était en marche,
le gouvernement central était reconnu par tous, y compris certains
anciens rebelles, comme le gouvernement légitime. Au Nord du pays,
occupé par les rebelles, les populations souffraient de plus en plus,
victimes de rackets, d’extorsions, de séquestrations arbitraires, de
meurtres. Elles appelaient régulièrement à l’aide les autorités. Nous
avons donc pensé qu’il était temps de mettre un terme à ces crimes
pour, dans un second temps, réunifier le pays. L’état-major a préparé
une opération militaire limitée dont l’écho seul a suffi à faire fuir les
rebelles au Burkina. Il s’agissait de détruire les stocks d’armes que la
rébellion avait amassées au centre du pays, à Bouaké. Permettez-moi
de vous rappeler que, si j’avais fait ma part en intégrant des anciens
rebelles au gouvernement, les rebelles, eux, n’avaient jamais rempli
leur engagement de désarmer. Bien au contraire. Ils s’étaient enrichis
par les armes, ils ne voulaient pas y renoncer. À cette époque-là, si les
rebelles avaient tenu leur promesse, le pays aurait été réunifié et tous
les groupes armés dissous. Nous étions donc doublement dans notre
droit puisqu’il s’agissait de faire régner l’ordre républicain d’une part
et d’empêcher de nuire des groupes armés illégaux se livrant à des
activités criminelles d’autre part.
Le 6 novembre 2004, on m’apprend que neuf militaires français
sont morts et que ce serait à la suite d’un bombardement qui aurait
eu lieu à Bouaké, effectué par nos deux avions. Nous étions stupéfaits.
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« LA BAVURE ÉTAIT FRANÇAISE »
persistant de se plier à la légalité républicaine et de respecter leurs
engagements écrits, nous n’avions d’autre choix que de lancer une
opération militaire ciblée. Nous étions assez liés, et en confiance l’un
avec l’autre, pour que je comprenne qu’il n’était pas contre, loin de
là... Deux jours plus tard, c’était le mardi 2 novembre je crois, je le
reçois avec le général Poncet.
Poncet me dit de ne pas agir, de ne pas lancer l’attaque. Le Lidec
regarde ailleurs, en tirant sur sa cigarette, rêveur. J’ai écouté le général
mais j’ai fini par répliquer :
« Je ne vous ai pas appelé pour vous demander votre avis, mais
pour vous informer. La France est un pays ami, qui a des troupes sur
le terrain. Le but est de détruire les infrastructures militaires de la
rébellion à Bouaké. »
Le mercredi 3 novembre, le téléphone sonne : c’est Chirac. Il hurle :
« Seydou Diarra (le Premier ministre que j’avais nommé à la suite de
Marcoussis qui dirigeait le gouvernement d’union nationale compor-
tant des rebelles) n’est pas au courant ! c’est invraisemblable ! » Patin
couffin.
« Seydou Diarra n’a même pas été élu conseiller municipal, lui
ai-je répondu. Je suis le chef d’un État républicain qui fonctionne de
manière républicaine, constitutionnelle. La légalité républicaine doit
s’appliquer et les rebelles cesser leurs exactions, sans compter qu’ils
avaient promis de désarmer. »
Le jeudi 4, nous avons lancé l’opération. Elle devait durer deux
jours. L’ONUCI a fait un communiqué ce jour-là pour souligner le
professionnalisme de l’intervention, qui n’avait pas provoqué de
dégâts collatéraux. Nous avions procédé auparavant à un relevé
minutieux des installations rebelles dans ce but précis. Pour rien au
monde je n’aurais voulu gâcher ce succès.
Nos objectifs étaient atteints. J’ai annoncé que j’allais faire une
déclaration à la télévision : pour annoncer la fin prochaine des
combats, pour dire que nos soldats étaient à Bouaké, et pour tendre
la main aux adversaires en vue de négocier la fin des hostilités, et
les projets pour l’avenir. C’était la traduction politique de l’opération
militaire.
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« LA BAVURE ÉTAIT FRANÇAISE »
de Ouattara. Nous nous attendions au pire. Nous avons appelé
l’Élysée pour les sonder et les mettre en garde contre toute attaque
inconsidérée. Nous avons prévenu aussi les missions diplomatiques
étrangères. Peut-être est-ce cela qui nous a sauvés. Au bout d’un
certain temps, les Français se sont repliés à quelques centaines de
mètres de là, à l’Hôtel Ivoire.
Les Français ont dit après coup « qu’ils avaient fait une erreur
de trajet ». Quand on connaît Abidjan, c’est impossible à croire.
Ils venaient donc pour me faire fuir, ou me faire tuer par quelqu’un
pour me remplacer : le plan était de mettre Doué à ma place, « en
intérim », mais il s’est dégonflé. C’est aussi ce qui a fait rater l’affaire.
La destruction de notre petite aviation, la menace d’attaque contre
la résidence présidentielle, ont jeté les Ivoiriens dans la rue. Ils ont
manifesté contre la présence de Licorne. Il y a eu des réactions et
même des pillages en ville contre les biens de Français, parce qu’il y
a toujours des voleurs et des pillards prêts à profiter de ce genre de
situation. Et aussi parce que la tension et l’exaspération étaient à leur
comble. L’armée française a tiré sur les foules qui se dirigeaient à pied
vers le casernement du 43e Bima en traversant la lagune par le pont
Charles-de-Gaulle pour demander son départ. Ils ont tiré depuis des
hélicoptères, faisant des dizaines de morts, des centaines de blessés,
d’handicapés. Autour de l’Hôtel Ivoire, la tension montait. Après un
certain temps, les troupes françaises ont reçu l’ordre de rompre les
rangs de la foule qui encerclait l’Hôtel. Le convoi militaire s’est frayé
un chemin sanglant laissant derrière lui des dizaines, peut-être des
centaines de morts et de blessés. Tous des civils. Puis, ils ont encore
tiré sur des civils qui manifestaient autour de l’Hôtel Ivoire, où Licorne
avait pris ses quartiers. Là aussi ils ont tué, et blessé gravement beau-
coup de civils sans armes, parce qu’ils ont eu peur de la foule.
Le dimanche, au lendemain de la mort des militaires français,
Le Lidec m’a dit que les services français avaient les pilotes respon-
sables du bombardement, des Biélorusses, et l’équipe de mainte-
nance des deux avions. Les Français savaient exactement qui étaient
les pilotes, les membres de l’équipe de maintenance et ce qu’ils
faisaient à chaque instant. La sécurité militaire ne les lâchait pas d’une
100
101
« LA BAVURE ÉTAIT FRANÇAISE »
le général Camille Lohoues, ont été très chaleureusement accueillis aux
cérémonies d’anniversaire de l’armistice de la guerre de 14, à Paris,
par Jacques Chirac, et par leurs homologues militaires : s’ils avaient été
persuadés de notre culpabilité, il est évident que nous n’aurions même
pas été invités. En France, il y a des gens qui savent très exactement ce
qui s’est passé… Un coup de billard à trois bandes qui a mal tourné…
La bavure était française… C’est la raison pour laquelle ils ont toujours
trouvé mieux à faire que de mener des enquêtes.
Nous avons été privés de notre supériorité aérienne sur les rebelles,
et mis dans l’incapacité de gagner enfin la guerre et de réunifier le
pays : si c’était le but recherché, il a été atteint.
Pas d’autopsie, aucune enquête. Des corps ramassés sur le sol, dans
leurs vêtements ensanglantés, avec la poussière et les pierres, comme si on
avait voulu tout faire disparaître immédiatement. Plus tard, grâce à l’in-
sistance de deux familles qui voulaient voir une dernière fois leur garçon
disparu, et qui en avaient obtenu l’exhumation, on s’apercevra que deux
corps avaient même été intervertis. Ils avaient été enterrés chacun sous
l’identité de l’autre, dans l’état où ils avaient été trouvés. Quant aux acteurs
directs du raid de Bouaké, notamment les deux pilotes, Yuri Sushkin et
Barys Smahin, ils se sont volatilisés. Pour certains, ils auraient été tués.
Le secret défense ayant été opposé aux investigations de la justice, demeure
le mystère. Jean Balan, l’avocat des familles des militaires français tués ou
blessés – il y en eut trente huit – ce jour-là, déclare qu’il s’agit d’« une
affaire d’État ». Tout au long de l’instruction, qui dure désormais depuis
presque dix ans, en dépit des difficultés qui lui ont été opposées, et grâce
au courage de quelques magistrats – comme Brigitte Raynaud, qui s’est
plainte des entraves mises à son enquête, ou Sabine Kheris, actuellement
en charge du dossier – Jean Balan a fait apparaître les incohérences
des explications de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense de
l’époque. Sans toutefois réussir à la faire traduire en cour de justice de
la République. Cela lui a été refusé fin 2013. La très suspecte attitude
des autorités françaises vis-à-vis des supplétifs biélorusses, responsables
du bombardement, que l’on aida à fuir sans les avoir interrogés, puis
que l’on se refusa à récupérer alors qu’ils avaient été arrêtés au Togo,
102
J’ai toujours été persuadé de cela. D’un plan monté par deux ou
trois personnes à Paris, en petit comité, et relayé par une complicité
dans mon armée.
105
« LA BAVURE ÉTAIT FRANÇAISE »
Il n’était pas nécessaire de sortir de l’école de Guerre pour renifler,
même à chaud, au moment du drame de Bouaké, que quelque chose
ne collait pas dans la version officielle véhiculée en France. Je me
souviens qu’à France-Soir, où je travaillais à ce moment-là, et alors
que je n’avais encore jamais mis un pied en Côte d’Ivoire, une rapide
enquête nous avait amenés à titrer en une, le 8 novembre 2004 :
« Comment la France a dérapé ». Sans connaître tous les éléments,
il nous apparaissait justement que trop de pièces manquaient au
puzzle, qu’on avait trop vite dispersées, visiblement pour en éviter la
reconstitution. Depuis, toutes les supputations se sont données libre
cours, sans aboutir à une évidence judiciaire, même si la reconstitution
factuelle de Jean Balan, et les déclarations des protagonistes devant les
successifs juges d’instruction sont convaincants. Il manque toujours
l’étincelle qui fera sauter la chape de plomb qui protège ceux qui ont
menti dans cette affaire, où neuf jeunes soldats français ont perdu la
vie. Fin avril 2014, Sabine Kheris s’est déplacée jusqu’à Scheveningen
pour entendre Laurent Gbagbo dans sa prison. Elle y était accompa-
gnée par Jean Balan, l’avocat des familles des militaires français tués
à Bouaké.
108
Le sort qui est fait à mon fils Michel pose de vraies questions : il est
gardé en otage. Aujourd’hui, on lui refuse l’accès à la justice, après ce
qu’il a subi. C’est à la France de l’aider à faire valoir ses droits en tant
que citoyen français. Sinon, comment faut-il interpréter cette entrave
à la justice ?
123
UN TRAQUENARD PRÉPARÉ DE LONGUE DATE
autour de moi, entre autres à François Loncle, député socialiste, du
fait que je savais qu’on préparait des fraudes et des embrouilles.
125
UN TRAQUENARD PRÉPARÉ DE LONGUE DATE
dans ce secteur […] Mohamed Sidi Kagnassi avait récupéré le contrat (160
milliards de francs CFA) de la rénovation et de la réhabilitation des univer-
sités publiques de Côte d’Ivoire. Depuis, il a fondé la SIMDCI (Société pour
la modernisation et le développement des infrastructures en Côte d’Ivoire). »
Il faut dire que les rebelles et les troupes de la Force Licorne et de
l’ONUCI ont commis d’énormes dégâts pendant les événements de
2011. Le professeur Jérôme Balou Bi Toto, secrétaire général de l’uni-
versité de Cocody, arrêté le 19 avril, torturé, puis emprisonné à Bouna,
en témoigne18 : « Des obus sont tombés pendant les bombardements. […]
L’université a été attaquée à l’arme lourde. Ils ont détruit des logements
d’étudiants, ils ont tué des étudiants, et poursuivi des étudiants blessés qu’ils
ont achevés dans les chambres du CHU. J’ai vu des convois de l’ONUCI et de
Licorne sur le campus. Ils ont participé aux exactions. Je comprends pourquoi
on a réhabilité aussi vite l’université. On a mis de la peinture sur des corps.
[…] Il faut qu’il y ait une enquête. »
Il ne sera jamais convoqué et entendu par le procureur...
Fatou Bensouda à La Haye, qui déclarait à Jeune Afrique19, fin février
2013 : « notre ambition est que tous les auteurs de crimes, quel que soit leur
camp, soient poursuivis » ? Au fil du temps et même si personne n’y a jamais
cru, cela paraît de plus en plus improbable. Contrairement à ce qu’affirme
madame Bensouda, la CPI ne s’est jamais préoccupée de neutralité. Pendant
la crise post-électorale, qui a généré les troubles, il n’y a pas eu une seule
tentative de prise de contact de Luis Moreno Ocampo, alors en charge,
avec Laurent Gbagbo ou avec son gouvernement. Le procureur de la CPI
était donc, d’emblée, et a priori, tout acquis au camp Ouattara. Il avait
déterminé un camp du bien, celui qui lui avait été indiqué par les grandes
puissances, au premier rang desquelles les Autorités françaises, et un camp
du mal, celui du prétendu nationalisme étroit, avant même d’enquêter.
Par conséquent, il semble logique qu’il n’y ait ensuite jamais eu d’enquête.
18. Dans une interview diffusée le 27 août 2013 sur le blog de René Kimbassa.
19. Jeune Afrique, no2720, février 2013.
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127
UN TRAQUENARD PRÉPARÉ DE LONGUE DATE
à mes yeux de garantir l’exercice des libertés civiques et individuelles.
C’était la condition d’un débat apaisé. À mes yeux, il n’y avait pas
d’autre voie à suivre que d’instaurer un débat démocratique et de
donner une place à tous les opposants si l’on voulait parvenir à une
véritable restauration de l’État républicain sur tout le territoire et à ce
que toutes les populations bénéficient dès lors de la sûreté, de la sécu-
rité, d’une éducation, de soins, d’un travail, toutes choses auxquelles
elles avaient droit, qu’il fallait absolument leur donner. C’était là mon
objectif. C’était là mon ambition. J’avais pensé que donner des gages
à l’opposition, lui permettre d’établir des places fortes rassurerait
ses chefs et rassurerait la Communauté internationale. J’ai eu tort.
Le chef des rebelles dirigeait le gouvernement, les unités rebelles
avaient été intégrées aux forces gouvernementales dans une struc-
ture commune. Laisser à des opposants prêts à tout la Commission
électorale s’est révélé une erreur : cela leur a permis de manipuler les
résultats électoraux et, sur ce fondement, d’organiser des manœuvres
dont je suspecte les Français d’avoir été à l’origine. Car ce que j’avais
sous-estimé, c’était la volonté irrévocable de Nicolas Sarkozy de
tout faire pour placer au pouvoir son ami intime Alassane Ouattara.
J’ai eu plus que des doutes sur la sincérité des Français quand j’ai su
qu’ils avaient nommé Emmanuel Beth, un militaire, ancien patron de
Licorne, qu’on disait anti-Gbagbo, et dont le frère dirigeait le COS,
chargé des« opérations spéciales », ambassadeur à Ouagadougou, au
Burkina, quelques semaines avant le premier tour de notre élection.
Il n’arrive jamais qu’un général français soit nommé ambassadeur.
Et là, trois mois avant les élections présidentielles, voilà un général,
proche de Sarkozy, frère de celui qui a organisé les coups tordus des
services français, qui est nommé ambassadeur au moment même où
dans ce pays des mercenaires provenant aussi bien du Burkina que
des pays limitrophes sont recrutés, formés, entraînés, armés dans les
camps de l’armée burkinabé avant d’être transférés dans le Nord de
la Côte d’Ivoire puis, pour certains, infiltrés à Abidjan avant même
les élections et, pour d’autres, organisés sous les ordres des chefs
rebelles, prêts à déferler vers le Sud du pays ; ce qu’ils feront en mars
2011 grâce à l’aide logistique et opérationnelle des services spéciaux
128
129
UN TRAQUENARD PRÉPARÉ DE LONGUE DATE
soient des acquis collectifs (santé, éducation, etc.) ou individuels
(hausse du niveau de la vie, etc.). Mes soutiens se trouvaient dans
toutes les couches de la population, dans tous les groupes. Les
sondages de la Sofres, il y a en a eu huit dans les derniers mois
précédant les élections de 2010, m’ont toujours donné gagnant. Je
sais qu’ils reflétaient la réalité. Jean-Marc Simon, l’ambassadeur de
France, prétend qu’ils avaient été arrangés par leurs auteurs pour
endormir ma vigilance et m’empêcher de voir les manœuvres en
cours. Ils plaçaient en tout cas Ouattara chaque fois en troisième
position. Si les sondages avaient été truqués, les truqueurs auraient
sûrement placé Ouattara en deuxième position, non en troisième.
Quoi qu’il en soit, cela donne à voir la vérité des choses et les forces
qui étaient à l’œuvre pour me faire tomber. Cela montre aussi à
quel point des responsables politiques soi-disant respectables ou
les représentants d’une grande puissance ne sont en réalité que des
escrocs de petite envergure et qui aujourd’hui, en plus, se vantent de
leur escroquerie ! Si Jean-Marc Simon et les autres disent vrai, cela
signifie qu’ils avouent avoir tout organisé pour tricher, alors qu’ils
ont prétendu le contraire... Je crois plutôt qu’ils ont pipé les dés
parce qu’ils savaient que j’étais en passe de gagner. Il suffit de jeter
un coup d’œil sur une carte des résultats : dans presque toutes les
régions, d’Est en Ouest, et au Sud, je suis devant, alors que Ouattara
n’est devant que dans le Nord. C’est là que tout s’est passé, sous la
menace des milices rebelles en armes.
Ce qui poussera sans doute Gbagbo, trop habitué aux tempêtes et aux
dangers – mais il ne le dira pas – à un excès de confiance. Il insiste :
130
135
UN TRAQUENARD PRÉPARÉ DE LONGUE DATE
listes d’émargement, qui sont loin des 81 % obtenus sur la base des PV ».
Quant aux résultats, ils placent, selon Don Mello, Laurent Gbagbo, avec
52,45 % des voix, devant Alassane Ouattara, avec 47,55 % des suffrages.
Pour mémoire, le président ivoirien sortant avait été proclamé le vendredi
3 décembre 2010 vainqueur de l’élection présidentielle du 28 novembre
par le Conseil constitutionnel, avec 51,45 % des voix, contre 48,55 %
à son adversaire. Alors que les résultats provisoires de la Commission
électorale avaient donné la victoire à Alassane Dramane Ouattara avec
54,1 % contre 45,9 % au président sortant.
Après les contestations déposées par Laurent Gbagbo, le Conseil
constitutionnel annule les votes de sept départements du Nord, sous
contrôle rebelle, pour des raisons expliquées par Paul Yao N’Dré, à qui
on fait immédiatement le mauvais procès d’avoir été nommé par Gbagbo.
Les raisons de cette annulation massive évoquent l’absence de représen-
tants de l’opposition dans certains bureaux de vote, de bourrages d’urnes
manifestes, à l’absence d’isoloirs, la majoration de suffrages – dépassant
parfois celui des électeurs inscrits ou celui des votants – et le transport de
bulletins par des personnes non autorisées. Personne n’a relevé le défi, qui
valait d’être proposé.
141
« LES OUATTARA, CE N’EST PAS UN COUPLE, C’EST UNE ENTREPRISE »
le roman vrai des Premières dames22 : « […] il se peut que Dominique ait
mis la main sur une partie du grisbi d’Houphouët. C’est du moins ce qu’af-
firment certains héritiers qui se disent spoliés. » Il est vrai que, en 1993, à
la mort de Houphouët, on ne parlait pas encore de biens mal acquis.
Seule une biographie complète de Dominique et Alassane Ouattara
pourrait démêler les fils dorés tissant leur histoire commune, et dire
l’origine de leur fortune et de leur success-story. Les éléments qui existent
permettent cependant d’en dessiner quelques contours.
Sur les liaisons prêtées à Dominique Nouvion-Folloroux après le décès
de son mari, on a tout dit. Elle a tout nié. Que la jeune veuve blonde se
soit retrouvée propulsée à la tête d’une affaire immobilière dotée du patri-
moine du chef de l’État n’étonnait pas les proches du président ivoirien.
Selon Michel de Bonnecorse, conseiller Afrique de l’Élysée, Houphouët
fut très affecté quand Dominique jeta son dévolu sur Alassane Ouattara,
puis l’épousa : « Jacques Chirac l’a vu pleurer. […] De là vient sans doute
la méfiance que lui inspira toujours Ouattara, tenu pour celui qui a piqué
la femme d’Houphouët. » Dominique Ouattara jure que ces ragots « l’ont
tuée », et qu’elle « aimait beaucoup Houphouët », qui la considérait comme
« sa fille ».
Avec habileté, les Ouattara sauront se faire des amis utiles : de
Michel Camdessus, directeur général du FMI pendant quinze ans, à
Martin Bouygues, ou George Soros, célèbre milliardaire et spéculateur :
Dominique Ouattara m’a dit elle-même que c’était un de leurs amis
proches. Le statut de haut fonctionnaire du Fonds monétaire interna-
tional d’Alassane Ouattara lui permet de disposer d’un cercle d’amis puis-
sants, optimisé par le travail intense de relations publiques de Madame.
Cette alchimie donne au couple tous les atouts. Dominique Ouattara
communique beaucoup à travers sa fondation Children Of Africa,
dont la marraine, la princesse Ira von Fürstenberg, et les invités, tous
bénévoles, prétend la fondation, comme par exemple Alain Delon,
Adriana Karembeu ou MC Solaar, se sont déplacés jusqu’à Abidjan, pour
un dîner de charité, le 24 février 2012 à l’Hôtel Ivoire. Le 14 mars 2014,
on s’éclate encore à Abidjan. « Maman Dominique », comme l’appelle un
22. Vincent Hugeux, Reines d’Afrique : le roman vrai des Premières dames, Perrin, 2014.
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143
« LES OUATTARA, CE N’EST PAS UN COUPLE, C’EST UNE ENTREPRISE »
ni Simone Gbagbo, les trois précédentes Premières dames, n’ont eu
l’honneur et l’avantage de recevoir la plus haute distinction du pays. Par
ailleurs, l’implantation de bureaux de Children Of Africa dans un grand
nombre de capitales, avec ses bases à Paris et Abidjan, représente bien
évidemment un circuit parallèle de flux financiers privés, tout en étant
relié au budget de l’État.
Tous les connaisseurs s’accordent à reconnaître à Dominique Ouattara
un rôle central dans l’ascension de son mari, et dans son accession au
pouvoir, obtenant la nomination de ce dernier à la direction de BCEAO,
puis à la Primature. Elle contribue à lui construire un glamour propre à
lui attirer toutes les sympathies, qu’elle véhicule dans les médias français.
Son continuel travail de relations publiques donne au début de règne de son
époux en Côte d’Ivoire un ton très international, bien qu’un peu clinquant.
Par ailleurs, classée parmi les vingt-cinq business women les plus influentes
du continent par le magazine Jeune Afrique en 2013, l’actuelle Première
dame a fondé un groupe très puissant de salons de coiffure, et produits
aux États-Unis, géré sous licence de la marque Dessange. Sa sœur, sa fille,
son fils sont dans les affaires familiales. Rappelons que Loïc Folloroux fut
aussi directeur Afrique du groupe anglo-saxon Armajaro, spécialisé dans le
commerce du cacao, jusqu’à fin 2013. À ce titre, il eût son mot à dire lors
de la nouvelle répartition des bénéfices du cacao à la chute du président
Gbagbo. Quant à Ibrahima, véritable sosie de son frère Alassane (d’où
son surnom de « Photocopie »), il s’apparente à une sorte de président bis,
affecté à la gestion des budgets, et à leur répartition. Les Ouattara, ce n’est
pas un couple, c’est une entreprise, commente Gbagbo avec un sourire.
Dominique Ouattara, comme son mari, manie assez bien un langage
très policé aux accents de vérité. Un discours qui dit à peu près le contraire
des réalités qu’il véhicule. Elle affirme, par exemple, avoir consenti à
un grand sacrifice en abandonnant ses affaires dès qu’elle est devenue
Première dame. La confusion des genres, très peu pour elle ! Il faut
naturellement relativiser son sacrifice, en précisant qu’à travers quelques
inconditionnels et historiques collaborateurs, et surtout les membres de
sa famille, elle reste au centre d’un dispositif tentaculaire, qu’elle peut
surveiller de son cabinet de Première dame, où elle dispose d’une quaran-
taine de collaborateurs.
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145
« LES OUATTARA, CE N’EST PAS UN COUPLE, C’EST UNE ENTREPRISE »
d’Ado qui coïncide avec les Koras (célébrations de la musique africaine).
La jolie chanteuse accompagne son fiancé d’alors, Chris Brown, qui vient
chanter au stade Houphouët-Boigny ; lequel restera à moitié vide, les
places trop coûteuses ayant découragé les Ivoiriens. Même l’annonce de
la distribution de places gratuites, tard dans la soirée, n’attirera pas foule.
Et pendant que les deux stars américaines se produisent pour la soirée
privée donnée en l’honneur d’Ado, une bousculade occasionne 60 morts
et 200 blessés parmi les spectateurs. Un feu d’artifice tiré au-dessus du
plateau de Cocody. On dit que l’organisation et les mesures de sécurité
furent insuffisantes, et qu’Hamed Bakayoko, le ministre de l’Intérieur,
est le responsable du fiasco. Chris Brown ne se rendra pas à l’Hôtel
Ivoire comme prévu pour remettre les trophées des Koras, il s’éclipsera
avec sa chérie, tous deux un peu plus riches qu’en arrivant. L’opération
était destinée à « repositionner » Abidjan dans le concert des capitales
mondiales…
François Loncle, ancien ministre socialiste, député de l’Eure, s’est
exprimé sur les « manœuvres » qui ont contribué à semer le trouble
au sein du Parti socialiste sur le dossier de la Côte d’Ivoire, et l’ont
fait basculer contre Laurent Gbagbo. Un autre aspect de l’action des
Ouattara avant son arrivée au pouvoir. Selon lui, le lobbying intense de
Dominique Ouattara, « parvenue à ses fins grâce à sa fortune colossale »,
dit-il dans une série d’entretiens enregistrée et diffusée sur Internet par la
documentariste Nicoletta Fagiolo, aura fait la différence.
François Loncle mentionne le nom de socialistes pro-Ouattara notoires.
Par exemple, l’actuel ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius,
ou Dominique Strauss-Kahn. Ces réseaux amicaux qu’on su tisser les
Ouattara expliquent peut-être les refus réitérés, opposés aux tentatives
de constitution d’une commission d’enquête sur les agissements de la
France en Côte d’Ivoire proposée par le communiste Alain Bocquet. Ou
bien encore Jean-Marc Ayrault. Il s’agissait alors d’éclaircir le rôle de
la France et de son armée dans le coup d’État lancé contre Gbagbo en
septembre 2002. Ne rêvons pas : la transparence dans les relations entre
la France et l’Afrique est encore une vue de l’esprit.
« Sarkozy a surtout connu Ouattara en 1993 au moment de la dévaluation
du franc CFA », raconte Antoine Glaser. Le chef du gouvernement ivoirien
146
147
« LES OUATTARA, CE N’EST PAS UN COUPLE, C’EST UNE ENTREPRISE »
une visite privée à Sarkozy au lendemain de sa défaite, serait reparti avec
150 millions ». Le président guinéen ne sera démenti par personne. De
la même façon, les deux hommes laissent libre cours aux déclarations
incendiaires d’El Hadj Abou Cissé, régulièrement reproduites par la
presse ivoirienne. Dans son pays, cet homme intenable a la réputation de
tout savoir de l’intimité de Ouattara. Comme il l’a souvent raconté, tel le
griot de la saga Ado, il est son oncle, non par le sang, mais « à l’africaine ».
Sa sœur, Nabintou Cissé, mariée à un Burkinabé – l’oncle biologique
de Ouattara – vivait à Dimbroko, en Côte d’Ivoire, et elle se serait vue
confier le petit Alassane Dramane lorsqu’il était devenu orphelin de
mère. D’après lui, Il serait venu au monde, dans le village de Sindou,
au Burkina, en décembre 1941 – et non à Dimbroko, ou à Konk, en
Côte d’Ivoire, comme il est porté sur un second acte de naissance, falsifié
pour les besoins de l’élection de 1995 – où il a été élevé jusqu’à ce que son
père vienne le récupérer, à l’âge de six ans. Ce qui expliquerait qu’il n’y
ait pas trace de la jeunesse de Ouattara en Côte d’Ivoire, puisqu’il a suivi
sa scolarité et ses études à Ouagadougou, au Burkina, puis, grâce à une
bourse, aux États-Unis, ainsi que ses débuts professionnels, sous nationa-
lité burkinabé, loin de la Côte d’Ivoire. « Tout Ivoirien fait en permanence
référence à son village, y retourne souvent, et y construit sa maison », disent
les adversaires de Ouattara. « Lui ne le fait pas, parce qu’il ne le peut pas. »
El Hadj Abou Cissé a été mêlé dès l’origine à l’histoire de Ouattara, et
prétend en connaître tous les détails. Personne ne se permet ouvertement
d’en douter en Côte d’Ivoire. D’autant qu’il est aussi l’un des membres
fondateurs du RDR, le parti d’Ado, et qu’il a souvent été présenté dans
le passé comme un « vieux sage » : « J’ai vendu deux maisons pour lui
venir en aide, a-t-il déclaré un jour, quand il a eu des problèmes avec
Bédié, dans les années 90. » Cette grande gueule reproche publiquement à
Alassane Ouattara d’avoir envoyé Gbagbo « à qui il doit tout » à La Haye,
comme « d’avoir caché 14 milliards dans les îles Caïman », ainsi que « trois
bateaux » acquis au temps de sa gouvernance, dans les années 90. Il le
désigne aussi récemment, alimentant le fleuve de rumeurs invérifiables
qui inonde en permanence l’Afrique, comme étant le « banquier » de
son ami Sarkozy. Il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches : « […] le pactole
dont l’ancien chef de l’État français est le détenteur est sous le gardiennage de
148
Nous nous sommes vus à la fin des années 90. Il était au RDR, qui
avait été créé en 1994 par Djeni Kobina, qui était un ami. Nous avions
en ce temps-là de bonnes relations avec ce parti, jusqu’à ce qu’à la mort
de Kobina, en 1998, Ouattara en prenne le contrôle, et le colonise avec
ses gens. Abou Cissé m’a vu, dans la période troublée, où nous allions
les uns et les autres en prison, m’occuper personnellement des gens du
RDR, leur porter assistance et leur manifester de l’amitié. Ensuite, j’ai
gardé avec lui, et certains d’entre eux, des relations régulières, souvent
par téléphone. Ce qui le fait réagir contre Ouattara, ce n’est pas la poli-
tique, c’est un sentiment d’injustice sur le plan humain. Il m’a vu agir, il
sait que je n’ai jamais porté tort à Alassane Ouattara, bien au contraire,
puisque je lui ai permis d’accéder à l’éligibilité, et que j’ai toujours
pris soin de sa sécurité. Alors il ne comprend pas pourquoi autant de
méchanceté a été développée contre moi. C’est un homme libre, que
personne n’ose contredire. Peut-être parce qu’il y a certainement une
part de vérité dans ce qu’il dit ?
27. Lecridabidjan.net
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« LES OUATTARA, CE N’EST PAS UN COUPLE, C’EST UNE ENTREPRISE »
passivité donne du poids à ses accusations dans l’opinion africaine. Dans
Le Quotidien d’Abidjan du 16 mai 2014, il a encore frappé très fort, accu-
sant le clan Ouattara d’être responsable de la disparition du journaliste
Guy André Kieffer en 2004.
Essayons de répondre au Post, qui se demandait si cette amitié de longue
date entre Sarkozy et Ouattara a « favorisé la chute de Gbagbo », loin des
rumeurs africaines, fantasmes et réalités mêlées, sur un continent où les
contes courent plus vite que le vent. On peut s’interroger sur l’incidence
d’une relation personnelle aussi forte. D’autant qu’aucun des contrats
passés entre les grands groupes français et la Côte d’Ivoire n’ayant été
rompu, ou même menacé par Gbagbo, la raison du parti pris de la France
contre Gbagbo n’était pas nourrie par les patrons de ces grands groupes,
même si Martin Bouygues est un ami de Ouattara. On dit même que
Vincent Bolloré, qui s’entendait bien avec Gbagbo, n’aurait pas vu d’un
si mauvais œil sa réélection.
151
« LES OUATTARA, CE N’EST PAS UN COUPLE, C’EST UNE ENTREPRISE »
14 Juillet « pour fêter le cinquantenaire des indépendances » (quelles
indépendances ?) africaines, avec défilé des troupes africaines sur
les Champs-Élysées. Je suis le seul président africain qui manquait
à l’appel. Il s’est vexé. C’est qu’il ne prend pas le temps de réfléchir.
J’avais mes raisons : comment se fait-il que soient invitées des troupes
ivoiriennes et un président qui sont accusés par les Autorités fran-
çaises d’avoir à Bouaké, en novembre 2004, provoqué la mort de neuf
soldats français dans un bombardement. Qu’on m’explique ! L’armée
française, elle, a massacré des dizaines de manifestants civils dans les
heures qui ont suivi dans les rues d’Abidjan. Nous avions donc à avoir
quelques discussions, et à faire quelques mises au point, avant d’aller
parader à Paris. L’incohérence de Sarkozy m’a étonné. C’était une
raison supplémentaire d’avoir ma peau.
16
« MA CONVICTION, C’EST QU’IL FAUT
BÂTIR DES INSTITUTIONS EN AFRIQUE »
155
« MA CONVICTION, C’EST QU’IL FAUT BÂTIR DES INSTITUTIONS EN AFRIQUE »
démocratie en Afrique”, je lui disais : “Nous avons besoin de la démocratie
non pas parce que vous, vous le dites, mais parce que nous-mêmes, nous en
avons effectivement besoin pour construire nos États.”
« Madame, regardez la Côte d’Ivoire, si nous n’employons pas la démo-
cratie, comment nous allons choisir le chef de l’État ?
« Il y a à l’Est, adossés à la frontière ghanéenne, les Akan qui ont un mode
à eux pour choisir leurs chefs de village ou de canton ou leurs rois. Nous avons
à l’Ouest un pouvoir éparpillé. Nous avons au Nord des Malinké islamisés
qui se regroupent autour des mosquées et à côté d’eux, des Senoufo qui se
retrouvent dans les bois sacrés.
« Quel mode électoral allons-nous prendre ?
« Donc la démocratie nous aide. Parce qu’elle fait table rase de tout cela
et elle donne à chaque individu, considéré comme citoyen, une voix. C’est
pourquoi je me suis engagé dans la lutte pour la démocratie. […]
« Mais la démocratie ce n’est pas seulement le vote, c’est qui […] dit le
résultat du vote. C’est ça aussi la démocratie.
« Quand on s’en va prendre, une nuit, le président du groupement électoral
(la Commission électorale indépendante), qu’on l’amène dans le QG électoral
d’un candidat, qu’on invite une télévision étrangère, pour lui dire de parler
et qu’on le filme et qu’on diffuse ça dès le lendemain matin. Ce n’est pas très
démocratique ça, c’est pas la démocratie.
« La démocratie, c’est le respect des textes, à commencer par la plus grande
des normes en droit qui est la Constitution. Qui ne respecte pas le Constitution
n’est pas démocrate.
« Madame, c’est parce que j’ai respecté la Constitution qu’on m’a dit de
venir ici. Alors je suis là, mais je compte sur vous. Je compte sur vous parce
que je souhaite que tous les Africains qui me soutiennent et qui sont tout le
temps ici devant la Cour, devant la prison, qui sont dans leurs pays en train
de manifester, en train de marcher, tous ces Africains-là, qu’ils comprennent
que le salut pour les États africains, c’est le respect des Constitutions que nous
nous donnons et des lois qui en découlent. »
Qui a entendu Laurent Gbagbo ? À part Jeune Afrique, dont c’est
évidemment le fonds de commerce, peu de rédactions parisiennes
ont jugé utile d’envoyer un journaliste assister à l’audience du 28
février 2013.
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« FRANÇOIS HOLLANDE VENAIT ME VOIR À MON HÔTEL À CHAQUE FOIS QUE J’ÉTAIS À PARIS »
Les socialistes français ont un complexe… Ils veulent faire croire
qu’ils gouvernent comme la droite. Au début des années 2000, Villepin
les a tous manipulés, en leur disant le monstre que j’étais… Ils ont
eu peur d’être éclaboussés, ils m’ont lâché. « Gbagbo est infréquen-
table », a dit Hollande à ce moment-là… Parce que je n’organisais pas
d’élection… dans un pays occupé par des hommes en armes, en état
de guerre permanente, avec un corps électoral non défini du fait de
l’absence de recensement à cause de la guerre. Pour parvenir à un
véritable recensement, il me fallait la coopération des rebelles et ils
ne s’y sont engagés qu’en 2010. Mais alors c’était un piège puisque
que la société organisant le recensement a « couvert » l’inscription
de dizaines de milliers de faux électeurs. C’était une société française
obéissant aux Autorités françaises.
Les procès d’intention j’ai l’habitude, pour moi, rien ne change :
en 1990, quand j’ai osé me présenter contre Houphouët, après mes
années d’exil à Paris, dans les premières élections pluralistes, les plus
gentils parmi « mes amis socialistes » me donnaient 1 %… J’ai eu
18,3 %… Après, ils m’ont tous invité.
Il y en a, pourtant, dont je ne dirai rien de mal, même si ils ne
m’étaient pas favorables, comme Dominique Strauss-Kahn. Il connais-
sait mieux Ouattara que moi, à cause du FMI. Je l’ai rencontré deux
fois pour résoudre des problèmes quand il était président du FMI.
Une fois à Ouagadougou avec les dirigeants de l’Ouest africain de la
zone CFA. Une autre fois, je lui ai téléphoné pour lui demander de
venir pour parler de la crise de l’endettement, et de la Côte d’Ivoire.
Il est venu. Nous avons eu une excellente séance de travail avec les
ministres de mon gouvernement. Il est brillant, bosseur. Il maîtrisait
bien les dossiers, et ça s’est bien passé avec lui. Il n’était ni arrogant,
ni interventionniste dans nos dossiers africains. Je lui ai parlé avant
les élections présidentielles françaises de 2012. Je lui ai demandé « s’il
y allait ». Il m’a répondu qu’il devait en parler avec Martine Aubry,
qu’il voulait son avis. Il écoutait, entendait, même s’il n’était pas pour
moi. Tout comme Jean-Louis Borloo, que j’ai rencontré à Yaoundé
où je m’étais rendu pour le cinquantenaire de la réunification du
Cameroun, à l’invitation de Paul Biya, le 20 mai 2010. Il m’a proposé
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« FRANÇOIS HOLLANDE VENAIT ME VOIR À MON HÔTEL À CHAQUE FOIS QUE J’ÉTAIS À PARIS »
l’abaissement du niveau de la culture générale et de la pédagogie :
le mariage pour tous ? Mais l’empereur César ne disait-il pas être
« l’homme de toutes les femmes et la femme de tous les hommes » ?
L’Occident s’effraye du djihad musulman, mais il y eu un djihad chré-
tien, au temps des ordres de moines guerriers, comme les Templiers,
et les Amériques ont été conquises et colonisées au nom des rois
catholiques et au nom du Christ...
Le dernier véritable homme politique en France, parmi ceux que
j’ai eu à connaître au pouvoir, c’était Jospin. Il avait une pensée poli-
tique, une éthique. Chirac se contentait de gagner les élections, il ne
gouvernait pas.
J’ai connu Lionel Jospin quand il a été Premier ministre. Il a refusé
l’intervention militaire française quand Bédié a été renversé, et il a
bien fait. Il nous a laissés gérer seuls nos affaires, mettre en place notre
Constitution, avancer. Ni indifférence, ni ingérence, disait-il, je crois.
Il mettait en pratique ses idées, ses principes, et il était intègre. Lui,
au moins, on ne l’imagine pas téléphoner en Afrique pour demander
du fric...
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« JE VOULAIS MARQUER L’HISTOIRE »
Français connaissent : cet article 12 existe toujours dans les textes
de votre Constitution...
En 1959, Félix Houphouët-Boigny est devenu Premier ministre de
notre pays, puis chef de l’État, en 1960, au moment des indépendances,
sans élection. De Gaulle a dû lui forcer la main pour qu’il accepte l’in-
dépendance de la Côte d’Ivoire préparée en même temps que celle de
la Haute-Volta, le Bénin, le Niger. Houphouët n’en voulait pas pour la
Côte d’Ivoire. Il faut dire que la France n’avait plus le choix : les pres-
sions américaines et soviétiques, les désastres indochinois et algérien,
avaient placé la France dans une position de faiblesse extrême. C’est
dans conditions que les Autorités françaises se sont résolues à proclamer
l’indépendance des colonies. Mais cette indépendance n’était que de
pure forme. Houphouët est devenu Président au sein d’un système de
dépendance totale vis-à-vis de la France, dont il était l’un des piliers. Il
avait collaboré à la rédaction du Plan cadre de Defferre, et à celle de
la Constitution de 1958… À partir de là, il n’y a plus eu d’élection en
Côte d’Ivoire pendant trente-trois ans !
En octobre 1990, qui rompt cela ? Gbagbo ! Je me présente contre
Houphouët, qui est contraint d’autoriser le pluralisme, pour lequel je
militais, comme responsable de l’opposition démocratique, depuis
longtemps, ce qui m’avait d’ailleurs valu de la prison. Les bouleverse-
ments internationaux, le démantèlement du Rideau de Fer vont nous
aider et l’opposition intérieure, incarnée en particulier par mon parti,
le FPI, finit par obtenir l’organisation d’élections. Mais ces élections,
le pouvoir tient à les contrôler. On me dit de me retirer. Tous les autres
candidats le font, moi non. Je maintiens ma candidature. On me dit
que l’élection sera pipée – et elle l’a été – mais je voulais marquer
l’histoire. C’est mon péché originel, la raison pour laquelle je suis ici,
à La Haye. En obtenant plus de 18 % des voix contre Houphouët, je
devenais incontournable, à la tête de l’opposition. Je dérangeais déjà
les plans établis pour la continuité de la Françafrique...
En décembre 1993, quand Houphouët meurt, c’est pourtant cette conti-
nuité, organisée par lui et par la France pour placer Bédié, qui s’impose.
Pas d’élection. Grâce à une réforme de la Constitution, le président de
l’Assemblée nationale, Konan Bédié, devient automatiquement président.
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« JE VOULAIS MARQUER L’HISTOIRE »
alors à la Banque centrale, commune aux sept États d’Afrique de l’Ouest.
Un passeport diplomatique, vous savez, n’est pas une pièce d’état civil.
Il avait tout de même été Premier ministre et à ce titre le chef du gouver-
nement. […] Ce n’était pas la première fois dans son histoire que le président
Houphouët-Boigny faisait appel à des compétences techniques extérieures.
[…] De toute façon, il était Burkinabé par son père et il possédait toujours la
nationalité du Burkina Faso, il n’avait donc pas à se mêler de nos affaires de
succession […]. »
177
« JE VOULAIS MARQUER L’HISTOIRE »
C’est à cette période qu’a été créé [en août 1994] et installé le
Conseil constitutionnel ivoirien avec pour mission d’arbitrer d’éven-
tuels litiges électoraux. Il était présidé par Noël Némin, ancien
ministre de la Justice d’Houphouët, et ancien directeur de cabinet de
Bédié. Six des neuf personnalités du Conseil avaient été nommées par
le même Bédié, trois autres par son ami Charles Donwahi, président
de l’Assemblée nationale. Il est bon de le rappeler aujourd’hui.
Le Conseil a eu dès lors la charge, en tant que juridiction suprême,
de contrôler les élections : la régularité des candidatures, bien sûr,
mais aussi de proclamer les résultats des scrutins, d’évaluer les
recours, et de se prononcer. Je l’ai dit et je le répète, nous avons
besoin, en Afrique, que nos institutions soient respectées, même si
l’on peut avoir des réserves quant à ceux qui les incarnent et à leur
mode de fonctionnement. Sinon, c’est l’affaissement de l’État, et
tout ce qui vise à le provoquer est néfaste. Je l’avais déjà reproché à
Jacques Chirac, qui a toujours tout fait pour me contourner, et vider
de son contenu notre Constitution adoptée lors d’un référendum par
86 % du peuple ivoirien en 2000, lorsqu’il tentait dans les années 2003-
2004 de faire pression pour que nous laissions la place aux rebelles,
vidant de leur sens les institutions ivoiriennes. Mais le sans-gêne des
Français lorsqu’il s’agit de l’Afrique est patent. L’ambassadeur de
la France à l’ONU, Rochereau de la Sablière, a même osé écrire en
octobre 2006, dans un projet de résolution, que « les décisions du
Conseil de sécurité prévalent sur la Constitution ivoirienne et la légis-
lation du pays ». La Chine, la Russie, mais aussi les États-Unis s’oppo-
sèrent au sein du Conseil de sécurité à cette mise entre parenthèses
de notre Constitution. Vous comprenez, que ce soit par la force ou
par les pressions diplomatiques, toute tentative de remettre en cause
l’expression démocratique d’un peuple et toute tentative de nier la
représentativité des titulaires des institutions conduit nécessairement
à remettre en cause l’existence même des institutions et à défaire la
structure des États. Les Français n’ont-ils pas compris qu’une victoire
des pro-Ouattara, à l’issue de la tentative violente de coup d’État en
septembre 2002 ou après les menaces diplomatiques et politiques
que nous avions subies à Marcoussis en 2003, conduisait au même
178
181
LES COUPS D’ÉTAT
en 1994 par Bédié, puisqu’il n’est pas né Ivoirien. Le fameux concept
« d’ivoirité » inventé par Bédié. Ouattara a laissé croire qu’il se désinté-
ressait du pouvoir. Il préparait déjà autre chose. Quant à Bédié, en exil à
Paris à la suite du coup d’État, il préfère ne pas rentrer en Côte d’Ivoire.
Or la Constitution prévoit que les candidats doivent se prêter à une
visite médicale ayant lieu en Côte d’Ivoire. Bédié a passé la sienne
en France, il est donc exclu. Je suis resté face à Guéï, avec trois autres
candidats. Ouattara a dit : « Guéï va gagner. » J’ai gagné au premier
tour, avec 59 % des voix, Guéï en a eu 32 %. Ils ont tous été surpris, ils
n’avaient préparé aucun argument contre moi tellement ils étaient sûrs
d’eux. Robert Guéï a tenté de s’opposer au résultat par les armes, mais
il n’a pas été suivi. C’est la seule élection vraiment démocratique qui
ait eu lieu jusque ici en Côte d’Ivoire. Il y a eu des troubles dans la rue
provoqués par les partisans de Ouattara, qui voulaient recommencer
les élections, puis lorsque Bédié à son tour les a contestées. Il en est
pourtant sorti un vrai consensus des élus et du peuple.
183
LES COUPS D’ÉTAT
Ouattara a crié au « hold-up » parce que la Constitution qu’il avait
lui-même approuvée quelques semaines auparavant lui avait interdit
de se présenter. Il a réclamé publiquement la tenue d’une nouvelle
élection, et a jeté ses partisans dans la rue. Je lui ai d’abord permis de
rentrer en Côte d’Ivoire en levant le mandat d’arrêt lancé contre lui
par Bédié pour faux et usage de faux. Ensuite je l’ai réintégré dans la
vie politique en lui donnant la possibilité de briguer le poste suprême
en 2010, et il refuse un simple recomptage des voix !
Ouattara est encensé par la Communauté internationale sous
prétexte qu’il a mis fin à la crise. Mais c’est lui qui l’a provoquée,
la crise, il y a douze ans. C’est lui qui l’a entretenue pendant dix
ans. C’est lui qui a plongé la Côte d’Ivoire dans le chaos. C’est lui
qui, aujourd’hui, tribalise la vie politique, en choisissant au nom du
« rattrapage ethnique », comme il dit, des gens du Nord pour occuper
tous les postes. C’est lui qui appauvrit les populations, alors que,
comme il dit, « l’argent travaille, mais ne circule pas ». C’est lui qui
veut naturaliser d’un coup des centaines de milliers de Burkinabés et
d’étrangers – nous avons plus de 30 % d’étrangers sur notre sol – qui
vivent en Côte d’Ivoire, pour en faire des électeurs acquis à sa cause.
Ils débarquent des pays avoisinants, par camions entiers.
21
« GBAGBO SERA ÉCRASÉ,
PARCE QU’EN FACE, ILS VONT LANCER
LE ROULEAU COMPRESSEUR34 »
185
« GBAGBO SERA ÉCRASÉ, PARCE QU’EN FACE, ILS VONT LANCER LE ROULEAU COMPRESSEUR »
rien arrangé. Il semble souffrir physiquement. Huit mois sans voir le jour,
sans savoir ce qu’il se passe à l’extérieur de la petite maison où il était
détenu par les hommes du commandant Fofié, un chef de guerre proche
de Soro, accusé par les Nations unies d’avoir laissé faire rôtir des oppo-
sants exposés dans des conteneurs pendant des heures jusqu’à que ce que
mort s’ensuive. D’une certaine manière, si le président Gbagbo est en face
de moi, il le doit à son courage, à sa force intérieure. Un autre homme y
serait resté. Gbagbo, comme à chaque fois qu’il défend ses idées, fait face
et résiste.
189
« GBAGBO SERA ÉCRASÉ, PARCE QU’EN FACE, ILS VONT LANCER LE ROULEAU COMPRESSEUR »
dans l’Ouest ivoirien », décrit la noria incessante de véhicules remplis
d’immigrants venus du Burkina et les conséquences de cette substitution
d’une population à une autre.
Revenons à la possible mise en liberté du président Gbagbo.
Le 24 novembre suivant, nouveau parasitage. Deux jours avant, le 22, le
secret sur le mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo est levé. Jusque-là,
Fatou Bensouda niait même l’existence de ce mandat alors qu’il existe
depuis le 29 février 2012. La presse, qui s’empare de l’information,
reparle donc, à point nommé, des prétendus « escadrons de la mort ».
Quand on s’en prend à Simone Gbagbo, pour refuser la liberté condi-
tionnelle à Laurent Gbagbo, c’est pour rappeler que le monstre a deux
têtes. Outre le battage médiatique que cela peut créer, le procureur y voit
sans doute aussi un moyen d’affaiblir la Défense, avant l’éventuel procès.
Pas un mot sur les décisions des tribunaux français qui avaient considéré
dans les années 2006 qu’accuser la présidence ivoirienne d’avoir mis en
place des escadrons de la mort était diffamatoire. Le procureur fait peu
de cas aussi de ce que les avocats du Président avaient démontré devant
les juges en février 2013, à savoir la mise en œuvre depuis 2002 par des
groupes de pression franco-ivoirien d’une campagne de diffamation
contre Laurent Gbagbo, qui était destinée à légitimer la prise du pouvoir
violente par les rebelles. Exactement ce qu’il se passera à nouveau en
2010 : mêmes hommes à la manœuvre côté français, mêmes exécutants
sur le terrain côté ivoirien.
Tous les prétextes justifient des mesures de défiance. Ou l’apparition
de mines posées à dessein sur le chemin de Gbagbo pour le détruire.
Ce type de procédé a émaillé la crise ivoirienne depuis son début, et
continue à peser sur la procédure en cours.
Fin 2013, un journaliste camerounais, Saïd Penda, un ancien de la
BBC, fait un film de deux fois cinquante-deux minutes : Laurent Gbagbo
ou l’anti-néocolonialiste, le verbe et le sang. Quelle est la motivation de l’au-
teur-réalisateur ? L’opinion publique et les médias camerounais étaient
majoritairement favorables à Gbagbo pendant la crise post-électorale,
et majoritairement opposés à son transfert a la CPI. Mais Saïd Penda,
lui, déclare dans une interview accordée au quotidien Le Patriote proche
d’Alassane Ouattara : « Je ne comprends pas moi aussi pourquoi la CPI aurait
190
193
L’AVEUGLEMENT VOLONTAIRE DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
les infos pour contrer l’intox. Il aurait pu les trouver dans l’ouvrage de
Georges Neyrac (le nom de plume de Georges Peillon, ancien chargé de
Presse de l’armée française en Côte d’Ivoire) Ivoire Nue37, paru en mars
2005, tandis que celui de Soro a été publié au mois d’avril. Sur le même
sujet, le livre du rebelle eut les honneurs des médias, celui du militaire
français, récit vécu au plus près, rempli d’informations inédites, mais en
dissonance avec la politique française, et au demeurant magnifiquement
écrit, resta dans l’ombre. Que doit-on y voir ?
Dans France-Soir, le 13 mai, Guillaume Soro justifie le refus de
désarmer ses hommes alors que les accords de Marcoussis de 2003, l’ac-
cord de Pretoria de 2005, ou encore l’accord de paix qu’il avait signé avec
Gbagbo en 2007, à Ouagadougou l’y obligeaient. Il maintiendra cette
position jusqu’en 2010, sans respecter aucun de ces accords ni aucune des
résolutions des Nations unies exigeant le désarmement des rebelles pour
équilibrer les concessions faites par le président Gbagbo. Ces dernières
imposaient cette contrepartie aux concessions faites par le président
Gbagbo (majorité accordée à l’opposition dans la composition de la future
commission électorale, admission à l’éligibilité, contre la Constitution,
et l’avis de ses propres partisans, de Bédié et Ouattara, participation
au gouvernement des rebelles, avec Soro comme Premier ministre)…
Le désarmement « c’est un sujet extrêmement sensible et délicat, pour lequel
il faut donner du temps », répond Soro au journaliste de France-Soir.
Sensible, et délicat, en effet, puisque la rébellion ne désarmera jamais.
J’ai commis deux erreurs : aller aux élections sans que le désarme-
ment promis par les rebelles ait été effectué, et avoir cédé la majorité
à l’opposition dans la composition de la CEI. Mes partisans me l’ont
reproché. Je voulais aller vite pour que les élections se tiennent rapi-
dement, dès 2005, et que la réconciliation ait lieu au plus tôt. Je l’ai
fait de bonne foi, en avril et mai 2004, dans les réunions de Pretoria
pour chercher une sortie de crise. En Afrique du Sud, l’ambiance était
à la réconciliation, du moins je le pensais.
37. Georges Neyrac, Ivoire Nue : chroniques d’une Côte d’Ivoire perdue, Éditions Jacob-Duvernet, 2005
194
C’est mon fils Michel qui m’avait amené un jour à la maison, pour
déjeuner, son copain étudiant Guillaume Soro. C’est comme ça que
je l’ai connu.
201
L’AVEUGLEMENT VOLONTAIRE DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
leur mouvement, qui l’a financé et pourquoi tous, habitants du Nord, doivent
le soutenir. »
Extraits : « Tous ceux qui trahiront la politique d’Alassane Ouattara
auront une fin tragique et IB le sait très bien. Nous avons demandé à Kass de
se ressaisir. [Nous avons vu comment les deux ont été liquidés pour avoir
oublié ces avertissements.] Si vous supportez le MPCI, ne le faites pas pour
Zakaria ni pour IB [Ibrahim Coulibaly] ni pour quelqu’un d’autre, sinon
pour celui qui a acheté nos armes, c’est-à-dire Alassane Dramane Ouattara.
[…] Au nombre de soixante, nous avons dû nous exiler […]. Durant notre
exil, IB était notre chef de file. Nous nous sommes mis d’accord qu’il ne serait
pas candidat aux élections présidentielles. Même si Laurent Gbagbo était tué,
c’est quelqu’un qui pourrait arranger nos parents du Nord dont on a besoin.
Nous avions prévu la mise sur pied d’un conseil de sécurité présidé par IB
avec la participation de la France. Moi, Koné Zakaria, j’étais chargé du
recrutement des gendarmes, des policiers et des militaires pour le compte de
la rébellion […]. Nous avons pris les armes mais ce n’est pas IB qui les a
achetées. Que cette vérité soit sue de tous aujourd’hui. Lorsque nous étions
en exil, j’étais le tuteur de tout le groupe et j’étais prêt à mourir pour mes
frères. C’est moi qui ai fait entrer les combattants et les armes dans le pays, de
Korhogo à Abidjan. Si vous supportez le MPCI, ne le faites pas pour Zakaria,
ni pour IB, ni pour quelqu’un d’autre, sinon pour celui qui a acheté nos
armes, c’est-à-dire Alassane Dramane Ouattara. Lorsque nous étions en exil,
c’est Alassane Ouattara qui s’occupait de nous. Il nous apportait régulièrement
du riz et la somme de 25 millions de francs par mois. Soro, IB, Adam’s et
moi, nous quatre étions logés dans le même endroit. Dieu est notre force.
Nous étions en colère contre le RDR parce qu’IB nous a longtemps caché
que tout l’argent dont il disposait provenait d’Alassane Ouattara. IB et moi
sommes allés à Paris où nous avons été reçus par le richissime Zanga Ouattara
et Zoro Bi Ballo. Nous avons reçu chacun un million de francs. Zanga a
promis de nous envoyer régulièrement de l’argent. Mais nous ne savons pas où
est passé cet argent. Seul IB le sait. Zanga peut témoigner parce qu’il n’est pas
mort. Nous avons juré sur le Coran et nul n’avait donc le droit de trahir, que
ce soient les civils, les militaires et même les Dozos. C’est moi qui les ai recrutés.
Je sais donc de quoi je parle. Je vous demande de nous soutenir car c’est pour
Alassane que nous avons pris les armes. Ce n’est pas pour IB ni pour Soro. »
202
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L’AVEUGLEMENT VOLONTAIRE DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
En avril 2013, Salvatore Saguès, chercheur d’Amnesty International
sur l’Afrique de l’Ouest, constate : « […] malgré ses promesses de justice,
le gouvernement ivoirien n’a guère progressé dans les enquêtes sur les crimes
commis durant cette attaque. » Mais alors qui les fera aboutir ? Des inci-
dents ont opposé le procureur et les avocats de Gbagbo, accusés de vouloir
politiser l’affaire, quand ils ont décrit la nature, et les ramifications de la
rébellion pour démontrer qu’elles menaient à Alassane Ouattara. Pourtant,
la responsabilité première des atteintes aux droits de l’homme est d’abord
imputable à ceux qui ont déclenché le conflit, même si cela n’implique
l’absolution de personne quand des crimes ont été commis. Au bout du
compte, on constate néanmoins que la neutralité supposée des ONG avan-
tage objectivement le vainqueur, en mettant sur le même plan ses crimes et
ceux du vaincu. Même si ce dernier est l’agressé : il sera de toute façon le
seul à être poursuivi et éventuellement sanctionné en justice. Le vainqueur
n’encourt que des blâmes de pure forme, vite oubliés, de la part d’organisme
sans pouvoir coercitif, mais à fort pouvoir d’influence sur les médias, sur les
institutions internationales, et sur l’opinion publique.
Ces ONG ne sont pas toutes neutres, et peuvent orienter au bénéfice
de puissants intérêts la perception que le monde extérieur à des évène-
ments. Derrière leur action sur le terrain et la communication publique
qu’elles pratiquent, désignant les bons et les méchants, il y a parfois des
agendas cachés, une stratégie secrète. Ainsi de Human Rights Watch dont
le bailleur de fonds principal est George Soros.
« Ado, qui se prépare à cette échéance depuis quinze ans, a pu
compter sur sa fortune personnelle accumulée depuis plus de deux décen-
nies. En outre, le milliardaire américain George Soros aurait mis à sa
disposition un “Grumman 4”, rebaptisé “RHDP Solutions” », indique
La Lettre du Continent du 25 novembre 2010.
« George Soros a donné bien plus qu’un jet privé à Ouattara », commente
Nerrati Press, qui livre son analyse de l’action des objectifs de Soros en
Côte d’Ivoire, et donne à lire un article de Léandra Bernstein « La Guerre
secrète du misanthrope George Soros à travers le monde », dont les
premiers paragraphes sont édifiants. Les voici, tels que cités, in extenso.
« Pour George Soros dans The Deficiencies of Global Capitalism, in
On Globalization, 2002 : “La démocratie et la société ouverte ne peuvent
204
Je n’ai jamais eu d’arme dans les mains, à part pendant mon service
militaire. Et de l’or non plus : je ne porte, et n’ai jamais porté aucun
bijou : ni chaîne, ni bague, ni même une montre !
212
219
« J’AI ACCEPTÉ TOUS LES COMPROMIS »
les mesures que j’ai prises dans le souci du maintien de l’ordre. J’ai utilisé
un décret qui existe depuis 1961, et qui permet d’ouvrir la possibilité, ce
n’est pas une fatalité, de mettre en état d’alerte les forces de maintien de
l’ordre si la situation est telle que des incidents sont à craindre. Bref, je
faisais mon métier pour assurer la sécurité de l’État et des populations,
je gouvernais. C’est cela, qu’on veut faire passer pour un plan criminel…
Les rebelles avaient introduit des commandos armés au cœur d’Abidjan,
toute une armée. Ils devaient faire leur jonction avec les centaines de
soldats rebelles, des mercenaires burkinabés pour la plupart qui étaient
cantonnés à l’Hôtel du Golf, un vaste complexe situé au bord de la lagune,
où se trouvaient depuis septembre, les Ouattara et les chefs rebelles.
Dès le début du mois de décembre 2010, les attaques contre la
population et les forces de l’ordre ont commencé à Abidjan jusqu’à
ce que la stratégie de prise de pouvoir violente par Alassane Ouattara
et ses soutiens soit révélée lors de l’attaque générale et concertée,
lancée dans tout Abidjan le 16 décembre 2010.
Les hommes politiques de mon parti, de mon gouvernement, mon
fils même, et beaucoup d’autres, sont poursuivis en justice, et ont été
emprisonnés, pour « atteinte à la Défense nationale, attentat ou complot
contre l’autorité de l’État, constitution de bandes armées, direction ou
participation à une bande armée, participation à un mouvement insur-
rectionnel, atteinte à l’ordre public, coalition de fonctionnaires, rébel-
lion, usurpation de fonction, tribalisme et xénophobie ». Rien que ça…
Ce serait seulement grotesque si cela n’entraînait pas autant de souf-
frances, de privations de libertés, tant d’injustices. Nous, on nous pour-
chasse, on nous fait passer pour des criminels. C’est le monde à l’envers.
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« J’AI ACCEPTÉ TOUS LES COMPROMIS »
Pour revenir aux grandes manœuvres d’étouffement économique, en
2011, j’ai décidé de couper les ponts avec le siège de la BCEAO, à
Dakar. La technique du boa constrictor pour nous étouffer était mise
en œuvre par le patron du Trésor à Paris. [Rémy Rioux, sous-directeur
aux Affaires internationales, et représentant de la France au sein de
la BCEAO.]
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223
« J’AI ACCEPTÉ TOUS LES COMPROMIS »
et il m’a rasséréné. J’étais en train de parler au directeur de Petroci,
quand une bombe est venue frapper le bâtiment et exploser très
exactement au-dessus de ma tête. Sans doute un repérage grâce à ma
communication téléphonique. En tout cas, je n’ai jamais eu Longuet.
Les frappes étaient destinées à tuer. J’aurais été présenté comme un
dommage collatéral, pas comme une cible directe, sans doute.
Les forces gouvernementales se battaient. Elles reprenaient les
positions rebelles. Oui, l’armée ivoirienne avait le dessus, mais chaque
fois qu’elle obtenait un résultat, une avancée, l’aviation française
venait la bombarder. Mon ancien ministre des Affaires étrangères
s’est réfugié à ce moment-là à l’ambassade de France : ils ont cru que
je l’avais envoyé pour négocier…
Il n’y avait aucune arme lourde à la résidence de Cocody. C’est
pourtant la raison qui a été invoquée pour bombarder la résidence,
où s’étaient réfugiés une centaine de civils : tous ceux parmi mes
ministres ou amis qui croyaient être plus en sécurité chez moi que
chez eux, les pauvres ! En plus de ma famille, il y avait des gens
âgés, des enfants, des bébés, des adolescents. Parmi eux, la sœur du
footballeur Basile Boli, qui s’occupait d’une association caritative en
faveur des enfants de policiers. Il y en avait aussi au dehors, autour de
la résidence, et beaucoup ont été tués.
Des avions français gros porteurs sont arrivés à Abidjan avec des
chars, dans la nuit du 2 au 3 avril 2011 et ont débarqué des soldats
de la Légion étrangère, et du matériel de combat, dont des blindés.
Les soldats sont allés stationner dans le camp français proche de
l’aéroport. Des gens nous téléphonaient de leur portable pour nous
renseigner sur les mouvements des blindés. Le nombre des hélicop-
tères de combat français a lui aussi augmenté.
C’est en connaissance de toutes ces informations, et non pour
politiser le débat, ou me faire plaindre, que j’ai pu affirmer dans ma
dernière interview – je l’ai donnée par téléphone à la chaîne française
LCI, le mardi 5 avril – que la France venait d’entrer en guerre « direc-
tement » contre nous à Abidjan. Avant, elle l’était déjà, mais de façon
indirecte, en transportant les troupes rebelles d’un point à un autre
de la ville, en les armant, en leur donnant des munitions. J’ai dit au
224
225
« J’AI ACCEPTÉ TOUS LES COMPROMIS »
direction. Ils sont arrivés peu après, ont pris position autour de la
résidence. Les hélicoptères français ont mis le feu à l’intérieur de la
résidence en tirant des munitions incendiaires, des murs sont tombés,
la bibliothèque a été entièrement détruite. Ma collection de livres
classiques est partie en cendres. C’est devenu tout de suite intenable
pour les familles et les civils qui étaient regroupés là. Il n’y avait plus
aucun militaire. Nous sommes tous descendus en sous-sol dans des
abris plus sûrs, même si il y avait partout une fumée qui rendait l’air
irrespirable.
226
227
« J’AI ACCEPTÉ TOUS LES COMPROMIS »
Sur le chemin, j’ai pensé à tous ceux qui étaient morts et qui avaient
souffert, je priais pour eux. Je me demandais ce qu’allait devenir la
Côte d’Ivoire.
25
« ILS M’AURAIENT TUÉ À PETIT FEU »
Les véritables geôliers du Président sont les hommes de Fofié, pas les
soldats des Nations unies dont les responsables prétendent pourtant qu’ils
protègent et prennent soin du célèbre prisonnier. Pour ajouter à la confu-
sion, les soldats des Nations unies présents à Korhogo aussi bien que les
229
« ILS M’AURAIENT TUÉ À PETIT FEU »
rebelles possèdent des uniformes très semblables et sont originaires des
mêmes régions sahéliennes. D’après les avocats qui ont approché Gbagbo
lors de cette première détention, les premiers agissaient en supplétifs des
seconds, et non l’inverse. Les forces internationales avaient officiellement
la charge du prisonnier mais l’ont sciemment abandonné à ses bourreaux.
Elles ont couvert de facto implicitement les mauvais traitements dont il a
été l’objet. La fiction entretenue dans les médias d’un Gbagbo « protégé »
par l’ONU qui eût été dans son rôle et sa mission, est fausse, mais nul
n’est jamais allé vérifier.
Dès son premier voyage, en juin 2011, à Abidjan, Emmanuel Altit a
pu se forger une opinion de la situation. Il pronostique dès ce moment
que Gbagbo sera déféré à la CPI avant la fin de l’année. Ses confrères
ivoiriens n’y croient pas. En juin, à Abidjan, il rencontre avec son équipe
Jeannot Ahoussou, le ministre de la Justice d’Alassane Ouattara, puis les
responsables du Bureau des droits de l’homme de l’ONUCI.
Démarche obligatoire pour qui veut voir Gbagbo, d’autant
que l’ONUCI assure à l’époque la liaison aérienne avec Korhogo.
Les Nations unies ne l’aideront pas, alors qu’elles sont en principe les
garants des droits du détenu, au premier rang desquels, celui de recevoir
son avocat. Laurent Gbagbo en fera la remarque, pendant sa première
comparution à la CPI, en décembre de la même année.
L’ex-avocat des infirmières bulgares retenues en Libye de 1999 à 2007,
puis libérées spectaculairement sous escorte médiatique grâce – entre
autres – à Cécilia Sarkozy s’est rendu à Korhogo dans un petit avion privé,
comme un touriste. L’engin a eu des problèmes de moteur, et a failli s’écraser,
avec à son bord le pilote, Altit, et la collaboratrice qui l’accompagnait.
Altit reviendra en juillet et août. Le ministre de la Justice, le ministre
de l’Intérieur, les responsables des Nations unies, tous lui assurent
à chaque fois faire tout leur possible pour qu’il puisse voir son client
au plus tôt. Mais lorsqu’il s’agit d’organiser les modalités pratiques
de la visite, les interlocuteurs disparaissent ou se renvoient la balle les
uns les autres. Les services de l’ONUCI notamment ne semblent pas
inquiets des violations des droits du prisonnier pourtant détenu sans
mandat, au mépris des dispositions législatives ivoiriennes, et dans des
conditions de détention très difficiles. Pourtant, personne n’ignore que
230
233
LA CPI, UNE COUR AFRICAINE ?
le 28, par un juge d’instruction dans le cadre de la procédure pour
crimes économiques ouverte en toute illégalité, puisque ne respec-
tant ni la loi ni la Constitution ivoirienne. Le juge d’instruction
devait se rendre à Korhogo. Mes avocats ont immédiatement, toutes
affaires cessantes, sauté dans une voiture. D’Abidjan à Korhogo il
y a 600 kilomètres d’une route difficile, mal carrossée, infestée de
« coupeurs de route » [bandits de grands chemins]. Mes avocats ont
pris tous les risques.
À Korhogo, surprise, ils croisent dans les rues des greffiers et des juges
de la cour d’appel d’Abidjan. Au moment de l’interrogatoire mené par le
juge au palais de Justice, j’ai flairé le traquenard. Dans un premier temps,
j’ai refusé de répondre aux questions. J’ai souligné que tout cela était
illégal. Le juge a remis l’interrogatoire au lendemain, mardi.
Ce jour-là, mardi 29, alors que l’interrogatoire a repris un magistrat
se précipite dans la salle où nous nous trouvons et nous annonce
que la CPI demande mon transfert à La Haye. Mes avocats objectent
que seule la cour d’appel est habilitée à traiter d’une telle requête,
et que si audience il doit y avoir elle doit se tenir au siège de cette
cour à Abidjan. « Tous les magistrats de la cour d’appel sont là, nous
rétorque-t-on, inutile d’aller à Abidjan ! »
Le piège... Par e-mail, vu l’urgence, maître Altit transmet à ses
confrères un mémoire en défense qu’ils vont utiliser tout en deman-
dant un report légitime fondé sur les dispositions du Code de procé-
dure pénale et sur les standards internationaux. Les juges refusent.
Moi, je savais que les dés étaient pipés, et j’ai regardé toute cette
minable comédie d’un œil résigné. L’audience a commencé.
Mes avocats ivoiriens, ceux qui étaient présents, ont voulu s’ex-
primer. C’est à peine si les juges les ont écoutés. Mais ils ont été
courageux, ils ont insisté et ont fini par faire résonner la voix du droit
et de la raison. Cela n’a pas suffi.
Les juges de Korhogo étaient en contact permanent avec les
responsables de la CPI, à La Haye, leur communiquant à tout instant
les développements de l’audience. Koffi Fofié et ses hommes présents
dans la salle, armés de kalachnikovs, s’impatientent bruyamment
quand ils sentent que les juges perdaient de leur enthousiasme.
234
Ouattara a parfois déclaré dans des interviews que j’étais pour lui
plus qu’un ami, un frère ! Je ne crois pas… J’ai fait en sorte qu’il puisse
rentrer en Côte d’Ivoire après que Konan Bédié lui ait collé un mandat
235
LA CPI, UNE COUR AFRICAINE ?
d’arrêt international qui l’avait contraint à l’exil pour falsification de
documents d’identité. J’ai ensuite pris les dispositions pour qu’il
puisse se présenter à l’élection de 2010, alors que la Constitution,
qu’il avait lui-même votée en 2000, le lui interdisait. Je n’ai jamais
bloqué sa pension. Pendant les dix années où j’ai été au pouvoir, j’ai
continué à lui faire payer ses 8 millions de francs CFA au titre de son
ancien poste de Premier ministre, et de la même façon, Bédié et son
épouse, qui avaient été Président et Première dame, ont reçu pendant
dix ans, lui, 22 millions, et elle, 8 millions mensuels.
Par ailleurs, je ne crois pas qu’un homme d’État légitimement élu,
et illégalement mis en difficulté par des gens en armes, se soit plus
prêté que moi à la négociation.
La CPI, qu’est-ce que c’est ? Trois des cinq pays qui composent
le conseil de sécurité et ont le droit de veto à l’ONU ne font pas
partie de la CPI. Seuls les Français et les Anglais ont ratifié le traité. Les
Russes, les Américains, les Chinois, eux, aucun risque qu’ils viennent
se perdre ici, dans le brouillard.
238
239
LA CPI, UNE COUR AFRICAINE ?
surnom de Gbagbo dans son pays – est un doux euphémisme. Minée
dès sa naissance par le fait qu’au nombre des 121 États qui ont ratifié
son existence (sur les 193 nations membres de l’ONU), ne figurent
ni les États-Unis, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Inde, ni Israël. Ce qui
lui retire toute compétence sur beaucoup d’affaires où seraient impli-
qués les ressortissants – et dirigeants – de ces pays. La Cour apparaît
comme un instrument partial du Conseil de sécurité de l’ONU, alors
même que trois de ses membres les plus éminents, États-Unis, Russie
et Chine, n’ont pas signé, ou ont refusé de ratifier le traité de Rome.
Quant aux Américains, s’ils ne participent pas au financement du fonc-
tionnement de la Cour – un budget de 100 millions d’euros, dont 10
versés par la France – ils sont présents à la réunion du bilan annuel :
l’œil de Whashington… Le juge danois Harhoff, du Tribunal interna-
tional pour l’ex-Yougoslavie appartient à cette nébuleuse de juridictions
pénales internationale. Il fait écho en juin 2013 aux chefs d’États africains
critiquant la CPI, en dénonçant lui-même de l’intérieur le fait que « des
pressions massives et assidues sont exercées sur les magistrats internationaux. »
« Ces tribunaux, déclare-t-il, ne sont pas neutres et obéissent aux ordres des
grandes puissances, les USA et Israël en particulier. » Les Américains ont
prévenu que jamais ils n’accepteront que l’un des leurs y soit déféré, en
se réservant de choisir ceux parmi les crimes commis par leurs troupes
en Irak, ou en Afghanistan qu’ils jugeront eux-mêmes. C’est le fond du
malaise. Une telle philosophie ruine l’ambition de la CPI. Rien d’étonnant
à ce que les Africains, et bien avant eux les Asiatiques, n’y voient que l’un
des bras du pouvoir politique occidental agitant le fouet judicaire contre
les faibles. Une tâche de naissance qui n’est plus un vice caché, et justifie à
son endroit toutes les critiques et une résistance grandissante. Cependant,
le projet de création d’un tribunal africain autonome, souvent évoqué,
mais difficile à construire, pour des raisons d’indépendance politiques
financières, a besoin de prendre du corps. Le traitement du dossier du
Tchadien Hissène Habré, dont le dossier a été confié à la justice séné-
galaise par l’Union africaine pour des crimes commis lorsqu’il dirigeait
son pays, entre 1982 et 1990, sera déterminant. Réfugié à Dakar, dans
l’impunité la plus totale, depuis vingt-trois ans, Hissène Habré a finale-
ment été arrêté le 30 juin dernier, et devrait être jugé en 2014. L’enjeu de
240
44. AEP, Projet de Budget-Programme pour 2014 de la CPI, 12e session, 29 juillet 2013
(ICCASP/12/10).
245
« MES AVOCATS ONT COINCÉ LES JUGES »
internationaux, et inverser totalement la situation, plaçant le procureur
sur la défensive et l’obligeant à se justifier auprès des États parties45.
Après plusieurs reports successifs, l’audience tant attendue se tient
finalement du 19 au 28 février 2013. Plus de 10 000 pages de rapports
d’enquêtes et d’annexes, de nombreuses vidéos, le tout rassemblé
en étroite collaboration avec les autorités ivoiriennes, pour aboutir
à un « DCC ou Document contenant les charges, c’est-à-dire un acte
d’accusation, qui se voulait implacable et insurmontable. Le procureur
prétendait décrire un Gbagbo, dirigeant des unités qui lui auraient été
fidèles dans le but de pratiquer la terreur entre novembre 2010 date du
second tour des élections présidentielles, et le 11 avril 2011, date de sa
chute, afin de se maintenir au pouvoir. Pour le procureur cette politique
dirigée contre les populations civiles aurait entrainé la mort de 1 080
opposants, et plus d’une trentaine de viols. La raison ? Des actions de
terreurs auraient été le seul moyen trouvé par le président Gbagbo et ses
proches pour se maintenir au pouvoir. Ces actions qui pour le procureur
seraient autant de crimes contre l’Humanité auraient été préméditées.
Gilles Dutertre, premier collaborateur de Fatou Bensouda, a ouvert
le feu, puis Eric Mac Donalds et Maria Belikova ont détaillé, à grand
renfort d’images et de vidéos, 41 événements criminels, dont les plus
importants, tels que la marche sur la RTI, la tuerie des femmes d’Abobo,
le bombardement du marché d’Abobo, et les massacres de Yopougon.
Une batterie de charges impressionnante. Bref, le futur procès « auquel
Gbagbo voudrait bien se soustraire », lit-on dans Jeune Afrique, le 26 mai
2012, est déjà présenté comme le triomphe annoncé du procureur. Selon
les journalistes, la condamnation ne doit pas faire un pli. La Défense
et son illustre client tremblent… Aujourd’hui, c’est plutôt l’institution
judiciaire internationale qui vacille.
Du côté de la Défense, tout a été préparé. Dès les premières minutes
de l’audience, il est demandé au procureur de rendre des comptes sur
nombre d’erreurs procédurales qu’il a commises. Le procureur se trouve
placé sur la défensive. Jamais, paraît-il, le procureur n’avait autant travaillé
45. Les États parties au statut de Rome, votent chaque année le budget de la Cour.
246
251
« MES AVOCATS ONT COINCÉ LES JUGES »
être parvenus à la donner à voir aux juges. Ils ont détruit la preuve du
procureur. Désormais, tout le monde sait que les éléments présentés
par le procureur au soutien de ses allégations ne résistent pas à
l’analyse. Enfin, ils ont montré le parti pris du procureur qui va avec
le vent que soufflent les grandes puissances. Pourquoi ne poursuit-il
pas ceux qui ont été dénoncés par des ONG comme des criminels de
masse ? Pourquoi même entretient-il avec eux des rapports semble-
t-il cordiaux ? Probablement parce qu’il ne les voit pas comme
des criminels. Parce qu’il fonctionne selon des présupposés, des
préjugés. Mes avocats ont montré que ces préjugés, véhiculés par les
médias, étaient le résultat d’une fabrication. Nous avons su utiliser le
processus judiciaire pour donner à voir la réalité. Toutes les accusa-
tions, politiques, destinées à préparer le terrain auprès de l’opinion
internationale pour permettre mon renversement, s’avèrent, après
débats véritablement contradictoires, fausses. Les débats devant la
Cour pénale auront permis de montrer que les accusations du camp
Ouattara, répondant à une stratégie conçue par ses communicants
français, n’était qu’un rideau de fumée destiné à cacher les tenta-
tives de prise de pouvoir par la violence qui ont eu lieu pendant dix
ans contre un gouvernement légitime. Et les élections ? Pourquoi le
procureur ne s’y intéresse-t-il pas ? Car après tout, c’est simple : si je
les ai perdues, on peut discuter. Mais si je les ai gagnées, alors tout
s’écroule : la Communauté internationale aura soutenu le perdant
des élections et l’aura mis – force Licorne et contingent de l’ONU
réunis – au pouvoir par la violence. Pourquoi le procureur n’a-t-il
pas envisagé l’hypothèse selon laquelle j’aurais gagné les élections,
alors que tout montre que je les ai gagnées. Pourquoi Ouattara et
ses soutiens français n’avaient-ils qu’une crainte pendant la crise, que
l’on parvienne à un accord qui prévoie le recomptage des votes, et
ont-ils tout fait pour faire capoter les tentatives de médiation ?
257
« MES AVOCATS ONT COINCÉ LES JUGES »
pour Bensouda, qui laisse imaginer les pressions auxquelles sera soumis
Blé Goudé pour rendre le service qu’on attend de lui : faire plonger
Gbagbo. À Abidjan, certains évoquent des négociations qu’aurait enga-
gées Blé Goudé – avec le ministre de l’Intérieur –, et ses liens amicaux
avec Wattao. D’autres ne doutent pas de sa fidélité envers le Woody de
Mama.
Au bout du compte, ceux qui ont cru ce qu’ils lisaient, ou entendaient
à propos de Laurent Gbagbo doivent s’y résoudre. Après quatre mois de
délibération des trois juges de la chambre préliminaire, les griefs présentés
contre lui sont estimés insuffisants, quasi inexistants, pour risquer la
décision de l’ouverture d’un procès tant il a été démontré par la Défense
qu’ils manquent de fond, de cohérence, de consistance, et qu’ils ne sont
étayés par aucune preuve… Le procureur aura beau faire appel de cette
décision, elle sera sèchement déboutée. Puis désavouée une deuxième fois
par l’institution, le 16 décembre 2013. La chambre d’appel, qui sanc-
tionne l’accusation est alors dirigée par l’actuel président de la CPI, le
Coréen Song Sang-hyun, laissant l’impression diffuse d’une scission entre
l’institution et Fatou Bensouda. Elle, c’est elle, semble-t-on lui signifier,
nous c’est nous. Comme s’il s’agissait de ne pas se laisser entraîner dans
son futur naufrage. Le « Nuremberg africain » annoncé tourne court.
On sait dès ce moment que l’un ou l’autre des protagonistes restera sur le
carreau. Le procureur Fatou Bensouda l’a bien compris.
Paradoxalement, dans son actuelle mise en échec, la CPI pourrait puiser
les ressources pour se hisser enfin au niveau où le traité de Rome l’avait
placée. Ne serait-ce que pour se sauver du désastre, et, finalement, fonder
définitivement sa crédibilité. Avec le transfert de Charles Blé Goudé, elle
n’en prend pas le chemin.
28
« ILS NE CHANGERONT JAMAIS »
259
« ILS NE CHANGERONT JAMAIS »
L’ambassadeur n’en revient pas de la tournure des événements.
Comme Jeune Afrique, miroir et rouage officieux de la relation incestueuse
entre la France et ses ex-colonies. Le changement du rapport de forces
opéré par la Défense à La Haye l’a pris de court. Réputé peu favorable
à Laurent Gbagbo, le magazine titre « Présumé coupable » avant la
fameuse audience de février. Le bureau du procureur devait, disait-on,
écraser Gbagbo sous une avalanche de faits irréfutables et l’envoyer sans
discussion au procès. Leitmotiv dominant à l’époque, directement issu de
la crise postélectorale, où le battage médiatique, majoritairement hostile à
Gbagbo prévaut. Toute appréciation différente, ne fût-ce que plus nuancée,
déclenche des réactions hystériques, ou sceptiques. Gbagbo coupable, en ce
temps-là, à Paris, cela ne se discute pas. Pas plus qu’aux pires moments de
la crise post-électorale, ou pendant la bataille d’Abidjan. Périodes pendant
lesquelles toute réserve émise sur le résultat des élections vous brouille immé-
diatement avec les petits princes de la planète média. Certains, sincères et
convaincus, alimentent ce qu’il faut bien appeler le consensus général anti-
Gbagbo. La plupart demeurent fermés à un quelconque examen critique
de l’ingérence militaire française dans la crise. Quelques-uns roulent déjà au
compteur. Je me souviens des insultes d’un confrère officiant dans l’équipe
de direction de la chaîne France 24 qui entrera dans une sorte d’hystérie,
et m’accusera avec élégance de vouloir « l’enfumer », alors que je lui parlais
d’informations sur les incidents qui avaient marqué le scrutin, que je voulais
confronter à ses sources et à son jugement. J’y avais vu un simple échange
d’infos entre journalistes. Je ne savais évidemment pas qu’il créerait en
2012 une société dont le premier contrat sera la restructuration de la RTI,
Radio Télévision ivoirienne, grâce à ses liens personnels avec des membres
éminents de l’équipe Ouattara. On a vu mieux, depuis. Une journaliste
politique d’un grand hebdomadaire, amie intime de Dominique Ouattara,
invitée et reçue à Abidjan comme une star, avec Mercedes 500 à l’aéroport
pour la conduire jusqu’à un hôtel cinq étoiles. Les Ouattara savent s’atta-
cher ceux dont ils ont besoin pour composer autour d’eux un aéropage
de journalistes et de people. On trouve, d’ailleurs, certains journalistes
français comme conseillers, jusque dans le conseil d’administration de la
Fondation Children Of Africa, où siège un ancien fondateur et patron d’un
des hebdomadaires français les plus pointus.
260
Pourquoi n’ai-je été pas été élu avec 80 % moi aussi, après avoir
fait un coup d’État ? C’est apparemment plus crédible pour vous en
Afrique qu’un score démocratique ! Au moment où il avait obtenu un
de ces scores soviétiques, en 2003, et alors que je ferraillais pour me
sortir des pattes de l’Élysée, Blaise me menaçait déjà de la CPI. J’avais
trouvé cela succulent. Il est vrai qu’il exprimait alors les vœux secrets
de ses maîtres français.
Qui a donné l’ordre de lancer l’attaque ? Ce qui est certain est que
l’opération a été préparée des mois auparavant : la nomination du général
Emmanuel Beth au poste d’ambassadeur au Burkina en est le signe
évident. Son frère, Frédéric Beth, dirigeait le Centre de Commandement
des opérations spéciales. Et ce sont les hommes du COS qui se sont
retrouvés en première ligne à chaque étape de l’offensive. Quant aux
275
« UNE PAREILLE OPÉRATION NE S’IMPROVISE PAS »
troupes des rebelles, elles étaient constituées de mercenaires recrutés et
armés au Burkina puis envoyés en Côte d’Ivoire. Qui a payé leurs armes ?
Qui les a formées ? Qui les a organisées ? Pendant tout ce temps, le
président Compaoré s’est dépensé sans compter au service de son « frère »
Ouattara.
Ce dossier n’est pas le fruit d’une enquête véritable, a expliqué
Emmanuel Altit à la Cour, mais une collection de pièces de seconde
main, communiquées par le pouvoir ivoirien, de coupures de presse, et
de rapports d’ONG, sans preuves formelles. Pendant la crise post-électo-
rale, et même après, Luis Moreno Ocampo n’a jamais pris contact avec
Gbagbo et les siens, et n’a travaillé qu’à charge, en rapport permanant
avec l’équipe d’Alassane Ouattara. Certains partisans de Gbagbo ne
verront peut-être aucun exploit dans le renversement du rapport de forces
réussi par l’équipe Altit, tellement ils sont convaincus que les raisons de la
présence de leur héros devant les juges de la CPI ne sont pas criminelles,
mais seulement politiques. Un juste pendant aux ennemis du même
Gbagbo qui, eux, l’avaient condamné d’avance. Les uns et les autres ont
fait peu de cas, pour des raisons diamétralement opposées du procès de
La Haye. D’une certaine façon, adversaires critiques, et supporters de la
CPI ont pris le même raccourci : ils minimisent l’importance de la bataille
qui s’y livre. Quel que soit l’inanité, pour les premiers, ou le bien-fondé
pour les seconds, de ce qui était conçu par la Communauté internationale
comme une grande cérémonie sacrificielle, célébrée par la grande prêtresse
Bensouda. Il fallait pourtant que les mécréants de la Défense dressent leur
bouclier, affrontent, déjouent les pièges, et livrent ce combat inégal.
30
L’ABIDJANAISE
291
« HIER N’EST PAS ENCORE LOIN »
population des campagnes a augmenté, d’où l’augmentation de la pauvreté
en milieu rural. La croissance se concentre uniquement dans le secteur du
BTP, et en plus, de manière artificielle. Le projet de 3e pont à Abidjan était
dimensionné à 60 millions d’euros sous Laurent Gbagbo, il passe à 180
millions d’euros sous Ouattara : cette surfacturation, c’est de la croissance
fictive. L’économie réelle est en chute libre : le cacao a vu sa production se
réduire de 10 % en 2012, le pétrole et le gaz et le gaz ont chuté de 22 %.
Pourquoi ? Non pas parce qu’il y a moins de cacao, ou moins de pétrole et de
gaz. Seulement parce que toutes ces matières premières sont volées, détournées,
et vendues “au noir.” »
En tout cas la croissance énoncée officiellement n’évite pas l’emprunt
de 75 milliards de francs CFA (114 millions d’euros) à l’Union euro-
péenne, la demande de l’annulation de sa dette à la France, l’emprunt, plus
étonnant encore, de 100 milliards de francs CFA (152 millions d’euros)
au Congo-Brazzaville, comme le révèle Jeune Afrique du 27 octobre 2013.
La France a débloqué d’urgence plus de 400 millions d’euros pour assurer
les payes des fonctionnaires et le fonctionnement de l’État. Depuis son
arrivée, Ado cherche 15 milliards, et passe plus de temps à Paris, dans sa
résidence de Mougins, ou dans son avion qu’en Côte d’Ivoire. Le prix
même de ces voyages, avec tout l’accompagnement du train de l’État,
dans une période difficile, paraît inadapté à la situation, quand la popu-
lation se serre la ceinture. Pour s’assurer de ne pas laisser dilapider par
d’autres les richesses du pays, Alassane Ouattara a tout de même pris soin
de placer sous sa coupe le ministère des Mines : le nerf de la guerre, le
coffre-fort du pouvoir.
Privé de parole publique depuis son arrestation à Abidjan le 11 avril
2011, et sa détention dans le Nord du pays, à Korhogo, Laurent Gbagbo ne
s’est depuis trois ans confié à personne, sauf à ses avocats et à deux ou trois
amis admis à le voir à la prison de La Haye, après son transfert à la CPI.
Certains ont cru pouvoir profiter de cette absence de la scène publique,
et de son empêchement à pouvoir communiquer, pour prétendre avoir
reçu quelques confidences de lui – alors qu’ils ne l’ont jamais vu et ne
lui ont jamais parlé – et enrichir tel ou tel livre. Des propos indirects,
propagés par des intermédiaires, ou carrément inventés. La Côte d’Ivoire
mérite mieux que ces bidouillages conjuguant charlatanisme et onanisme
292
48. Cité par Guy Labertit, Abidjan-sur-Seine, op. cit., d’après le griot Mamadou Kouyaté,
« passeur de légende »
IMPAIR ET PASSE
296