Le Limogeage Politique D'ahmadou Ahidjo-1

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La démission surprise d’Ahmadou Ahidjo,


premier président de la République du Ca-
meroun, est demeurée, jusqu’à ce jour – et,
peut-être, le sera encore pour longtemps –
une véritable énigme. Comment cela se peut-
il qu’un homme qui tient le pays d’une main
de fer, a réduit à néant la contestation de son
régime, si forte au début de son règne, et qui
n’est âgé que de cinquante-huit ans décide,
tout d’un coup, de se retirer du pouvoir ?
Ce livre apporte un éclairage nouveau sur
cette page importante de l’histoire du Came-
roun, en se basant sur la vision française de
l’Afrique, et les liens étroits tissés entre Paris
et Yaoundé, dès la naissance du régime
d’Ahmadou Ahidjo le 18 février 1958, et qui
ont fait que, tout au long de son règne, le pre-
mier président du Cameroun s’est trouvé dans
l’incapacité de refuser, quoi que ce soit, à la
France…y compris le désir de l’Elysée de le
voir abandonner le pouvoir.

Ecrivain, journaliste, homme politique,


Enoh Meyomesse est né à Ebolowa en 1954.
Il est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques
de Strasbourg et Maître es Science Politique
de l’Université de Paris II.
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LES EDITIONS DU KAMERUN


Courriel : [email protected]
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© LES EDITIONS DU KAMERUN


Yaoundé, mars 2010
Seconde édition
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Introduction
La démission surprise d’Ahmadou Ahidjo, premier prési-
dent de la République, au Cameroun, est demeurée, jusqu’à
ce jour – et, peut-être, le sera encore pour longtemps – une
véritable énigme. Comment cela se peut-il qu’un homme qui
tient le pays d’une main de fer, a réduit à néant la
contestation de son régime, si forte au début de son règne, et
qui n’est âgé que de cinquante-huit ans, décide, tout d’un
coup, de se retirer du pouvoir ?
L’explication qui a prévalu, tout au début, a été celle de
son retrait pour cause de maladie. Toutefois, nul n’a jamais
su de quelle maladie souffrait-il. Mais, bien vite, cette thèse a
rapidement été délaissée, au vu du regain de santé et
d’activité qui a caractérisé Ahmadou Ahidjo, dès le mois de
janvier 1983, soit, deux mois à peine, après sa démission
spectaculaire. On se souvient qu’il avait entrepris une
tournée nationale « d’explication », au cours de laquelle, il
avait continué à inviter les Camerounais à apporter leur
soutien sans réserve au nouveau président de la République,
Paul Biya, confirmant ses propos du jeudi 4 novembre 1982,
lorsqu’il annonçait sa démission. Par ailleurs, il avait accordé
une longue interview au quotidien Cameroon Tribune, en date
du 31 janvier 1983, dans laquelle il répondait, narquois, à
ceux qu’il désignait comme des « aigris », des « profes-
sionnels de l’intoxication » et autres « pêcheurs en eau trou-
ble », qui, selon lui, se réjouissaient de son départ du pou-
voir, en ces termes :
7

« certains souhaiteraient ne plus me voir à Yaoundé. Il


faut, cependant, qu’ils s’accommodent de ma présence et
se résignent à me voir (…) je suis, pour ma part, vacciné
et immunisé depuis longtemps contre les calomnies… ».

Tout ceci montrait bien une chose, Ahmadou Ahidjo


n’était pas au chapitre de la mort, et ne pouvait pas, en con-
séquence, avoir renoncé au pouvoir pour cette raison.
Des années plus tard, quelque analyste politique entre-
prendra de démontrer, en se basant sur les nombreuses dis-
positions prises par Ahmadou Ahidjo pour s’assurer une
confortable retraite de chef d’Etat, que ce dernier avait, vo-
lontairement, quitté le pouvoir. Mais, cette démonstration
comporte une faiblesse monumentale. Elle n’explique pas la
tentative de reconquête du pouvoir par ce dernier, qui a at-
teint son point culminant le 18 juin 1983, à travers ce que
l’histoire du Cameroun a retenu sous l’appellation « réunion
du lac ». Cette rencontre, rappelons-le, visait à exiger la dé-
mission, en bloc, du gouvernement, de la totalité des minis-
tres du Nord, tout comme il l’avait fait, le 11 février 1958,
pour renverser le Premier ministre de l’époque et son pa-
tron, André-Marie Mbida. Ahmadou Ahidjo s’était, tout
bonnement, comporté en récidiviste. Pour cette raison fon-
damentale, il ne pouvait pas avoir renoncé au pouvoir, huit
mois seulement auparavant, de son propre chef, autrement,
il n’aurait pas tenté de rééditer son exploit de 1958.
Pour quelle raison, Ahmadou Ahidjo, a-t-il décidé de dé-
missionner de ses fonctions de président de la République ?
Il nous reste une dernière explication. Celle-ci porte sur sa
relation particulière avec la France, en sa qualité de chef
d’Etat hissé et maintenu au pouvoir, par l’ex-puissance colo-
niale.
Dans les pages qui suivent, nous nous efforçons d’étayer
cette thèse, et offrons, aux Camerounais, la conclusion à la-
8

quelle nous avons abouti : Ahmadou Ahidjo, en protégé de


la France, a été limogé, par celle-ci, lorsque la défense des
intérêts de l’ex-puissance coloniale, au Cameroun, ne passait
plus par lui. Cela est révoltant, au plus haut point, nous en
convenons, mais nullement surprenant, dès lors que les cho-
ses se sont maintes fois déroulées, ainsi, dans d’autres an-
ciennes colonies françaises d’Afrique Noire, qui nous entou-
rent.
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Chapitre I
Les plans de l’Elysée
Les ex-colonies françaises d’Afrique Noire constituaient,
il y a quelques années encore, pour la France, une zone d’in-
fluence de premier plan, qui contribuait à son rayonnement,
à sa grandeur, au même titre que l’arme nucléaire, ou son
siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, à
New York. A preuve, les régimes se succédaient en France,
mais, sa politique africaine demeurait identique : la prédo-
minance des intérêts français, dans cette partie du monde.
Mieux encore, le Cameroun, de par sa position géogra-
phique, au fond du Golfe de Guinée, qui en fait le débouché
maritime de la République du Tchad et de la Centrafrique, et
par la richesse de son sous-sol en minerais divers dont le
pétrole, à laquelle vient s’ajouter le gros investissement que
le groupe Péchiney Ugine Kulmann a réalisé à Edéa en 1956,
dans le but d’approvisionner la métropole en aluminium,
occupait une place hautement importante, pour la France, en
Afrique Centrale. En conséquence, quel que soit le régime
qui prévaut en France, le gouvernement en place au Ca-
meroun, se devait, impérativement, d’être vassal de ce der-
nier, faute de quoi, le gouvernement français estimerait, en
danger, les intérêts de son pays, non seulement au Came-
roun, mais dans toute l’Afrique Centrale. C’est pourquoi, au
nom de cette logique, l’Upc, qui était accusée de vouloir
rompre avec la France, a été combattue, férocement, et mise
hors-jeu, par le gouvernement français de l’époque, afin de
ne pouvoir accéder au pouvoir et gérer le Cameroun indé-
pendant
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Charles de Gaulle, président de la République française,


de 1958 à 1969, puis Georges Pompidou, de 1969 à 1974,
ont appliqué cette politique, d’une part, en maintenant en
place les régimes que la France avait hissés au pouvoir en
1960, en Afrique Noire, et, d’autre part, en renversant, pu-
rement et simplement, ceux qui tentaient de remettre celle-ci
en cause. Jacques Foccart, secrétaire général de Charles de
Gaulle pour les Affaires Africaines et Malgaches nous relate,
dans son livre intitulé, Tous les soirs avec Charles de Gaulle, Jour-
nal de l’Elysée, tome I, 1965-1967, comment le sort de Bernard
Bongo, le remplaçant de Léon Mba, premier président du
Gabon, atteint de cancer, a été réglé depuis Paris :

« Mercredi 3 février 1965.


Foccart : j’ai eu connaissance d’un diagnostic tout à fait
précis, qui doit rester ultra secret pour le moment : Léon
Mba a bien un cancer du poumon. Les médecins me di-
sent que l’issue fatale peut être attendue dans deux mois
ou, si Dieu le veut, dans six mois.
De Gaulle : Comment ? Une évolution aussi rapide ? Ne
peut-on pas l’opérer ?
Foccart : Il paraît que non, que le mal est trop avancé.
Manifestement, le général (De Gaulle) est très peiné pour
Léon Mba, qu’il aime bien, au fond. Il me demande : A-
lors, que va-t-on faire ?
Foccart : le Gabon est un pays où personne n’émerge. On
parle bien du président de l’Assemblée, mais il est d’une
ethnie qui ne compte que quelques milliers de membres.
De Gaulle : Quelle est l’ethnie de Léon Mba ?
Foccart : C’est un Fang. Bongo, son directeur de ca-
binet, est un jeune autoritaire, qui sait ce qu’il veut, qui
aurait de la fermeté, mais pas la capacité de gouverner.
De Gaulle : on va être obligé d’aller chercher Aubame.
Où est-il Aubame ? En prison ?
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Foccart : Oui, mais, de toute façon, on ne peut pas en-


visager cela. Aubame n’oubliera pas que nous avons prêté
main-forte à Léon Mba pour l’arrêter ; il nous serait
systématiquement hostile. De plus, il avait partie liée avec
les Américains, qui portent un intérêt considérable au Ga-
bon du fait des mines de fer de Mekambo, et qui lorgnent
aussi sur les gisements d’uranium et de manganèse.
De Gaulle : en définitive, il y a qui ?
Foccart : il reste Yembit, le vice-président, mais c’est un
personnage sans relief. Je vais étudier la question et je
vous ferai des propositions.
(Jean Hilaire Aubame, ancien député à l’Assemblée nationale
française, avait été porté à la présidence de la République gabonaise
par les auteurs du coup d’Etat de février 1964, puis évincé à la suite
de l’intervention des parachutistes français qui avaient replacé Léon
Mba au pouvoir)

Lundi 29 mars 1965.


Foccart : le président Léon Mba m’a longuement parlé de
sa succession. Il a abordé le sujet, lui-même, passant en
revue tous ses ministres, me montrant qu’ils étaient in-
capables ou, surtout, qu’ils manquaient de courage et qu
aucun d’eux ne semblait en mesure d’exercer la fonction
de chef d’Etat, c’est-à-dire de prendre une décision, en fin
de compte, tout seul, et de s’y en tenir.

Vendredi 24 septembre 1965.


Nous étions soucieux au sujet de la succession de Léon
Mba.(…) Léon Mba, qui y avait réfléchi, m’a dit qu’il ne
voyait que Bongo, son directeur de cabinet, un homme
courageux, le seul qui sache prendre ses responsabilités et
qui ne s’abrite pas toujours derrière lui. C’est très bien, lui
avais-je répondu, (…) il faut trouver, maintenant, le mo-
yen de le mettre en selle, de le pousser (…) j’ai rappelé
tout cela au général (De Gaulle) (…) Léon Mba a donc
suivi la ligne que je lui ai tracée, que nous avions fixée en-
semble…
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Lundi 7 novembre 1966.


Foccart : je remets au général (De Gaulle) le message de
Léon Mba au peuple gabonais, dont j’ai fait faire l’enre-
gistrement. Dans toutes ces affaires gabonaises, lorsqu’on
me reproche de m’être occupé des affaires internes, c’est
assez vrai, puisque Léon Mba me demande conseil sur
tout. Le texte a été réalisé à partir d’un scénario mis au
point par moi. L’enregistrement a été fait par deux amis
que j’ai à la télévision, et ensuite envoyé directement au
Gabon, ce qui fait que personne n’est au courant. (Ledit
message a été diffusé le 14 novembre 1966. Celui-ci annonce que
Bongo remplace Yembit à la vice-présidence. Ce dernier, quelque
temps après, sera jeté en prison, sans ménagement, parce qu’il avait
voulu « faire la tête »).

Jeudi 16 février 1967.


Foccart : les élections législatives et présidentielles au
Gabon vont être décidées, et annoncées pour le 19 mars.
La dissolution de l’Assemblée et la démission du président
Léon Mba vont donc intervenir dans un délai très court.
Je suis bien placé pour savoir tout cela, puisque c’est à ma
demande et à mon instigation que Léon Mba a effectué
cette manœuvre qui a pour but, étant donné son état de
santé, de mettre en place Albert-Bernard Bongo en qualité
de vice-président élu, appelé à succéder, automatique-
ment, au président en cas de décès. Je n’ai jamais commu-
niqué au général le détail de ce que j’avais accompli en la
matière(…) Ce détail va de l’étude de la constitution, étu-
de que j’ai fait faire par Journiac et Jouhaud, à la fixation
de la date de l’élection, en passant par la composition des
listes, les thèmes de propagande, les thèmes de la télévi-
sion. Dans tout cela, Léon Mba me suit aveuglément au
point que, lorsque Bongo est venu prendre connaissance
de la constitution, Léon Mba m’a demandé de passer le
voir et n’a voulu donner son accord sur rien à Bongo
avant que j’aie donné moi-même mon accord. »
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Lundi 27 février 1967.


Foccart : je parle de la réouverture de l’université au Con-
go-Kinshasa et de la santé de Léon Mba , qui s’est aggra-
vée : il aurait une pleurésie. Mais, le bon Léon est un
trompe-la-mort qui, espérons-le, va encore tenir le coup.
En effet, il est important qu’il puisse être élu le 19, prêter
serment, et, ensuite, mon Dieu, qu’il résiste le plus long-
temps possible ; enfin, cela a moins d’importance, puisque
de toute façon, le pauvre est condamné… »

Lundi 20 mars.
Foccart : au Gabon, les résultats de l’élection présidentiel-
le ont donné entre 95% et 98%. J’ai envoyé le télégramme
(de félicitations) au président Léon Mba

Vendredi 7 avril 1967.


Foccart : la prestation de serment de Léon Mba aura lieu
comme prévu mercredi, (à Paris !) en présence de Bour-
ges(ministre français). Léon Mba sera reçu en audience
(par De Gaulle) avec Bongo le 13 à 15 heures 30 ou 15
heures 45. J’ajoute : je tiens à vous signaler que, d’après
les découvertes que nous venons de faire, il y a beaucoup
plus d’uranium au Gabon que prévu. Par conséquent, cet
Etat présente encore plus d’intérêt pour nous.. »

Mercredi 12 avril 1967.


Foccart : l’audience de Léon Mba aura lieu demain. Il
sera accompagné de Bongo. Je demande au général si je
dois prévoir un photographe. Là, réaction vive :
De Gaulle : Mais, pourquoi ? Il n’y a aucune espèce de
raison. Si vous faites venir les photographes, cela aura l’air
de je ne sais quelle intronisation. Ce serait tout à fait ma-
ladroit (…) il ne faut surtout pas donner l’impression que
nous avons préparé cette affaire. Et puis, comme je le
raccompagnerai jusqu’au perron, les photographes pour-
ront me prendre avec lui(…)
Foccart : c’est cela que je cherche pour la population
gabonaise. C’est important.
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A – Valéry Giscard d’Estaing et la


nouvelle politique africaine de la
France en 1974
Lorsque Valéry Giscard d’Estaing accède à la présidence
de la République en 1974, en France, il trouve des dirigeants
africains qui président aux destinées de leurs pays respectifs
depuis déjà quatorze ans, pour la plupart. Il s’en inquiète, au
nom de l’usure du pouvoir, et redoute que ceux-ci ne soient,
les uns après les autres, renversés par des militaires qui vien-
draient mettre en place des régimes que Paris ne contrôlerait
plus, voire même, qui lui seraient carrément hostiles. Il est
d’autant plus fondé de le penser que, les populations afri-
caines, depuis les indépendances, en 1960, sont très remon-
tées contre la France qui soutient, parfois militairement, les
dictateurs africains, prévaricateurs et très impopulaires, et
sont, dans plusieurs cas, attirés par l’Union Soviétique et son
régime socialiste.
Au regard de cette situation, et dans le but de préserver
les intérêts de la France, dans ces pays, ce qui, selon lui, pas-
se par le maintien, dans ceux-ci, de régimes pro-français, il
opte pour l’inauguration d’une politique de remplacement
des fameux « pères de l’indépendance », déjà détestés par
leurs peuples respectifs, par des personnages plus jeunes et
identifiés comme particulièrement francophiles. Il dispose
d’ores et déjà, pour cette nouvelle politique, du schéma mis
au point par Charles de Gaulle, lors de la désignation d’O-
mar Bongo Ondimba, et que nous venons de présenter ci-
dessus. Il en tire simplement les règles, qui peuvent se résu-
mer ainsi :
1/- choisir un personnage ayant déjà été directeur de ca-
binet du président à remplacer ;
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2/- ce personnage doit être nettement plus jeune que le


président à remplacer ;
3/- ce personnage doit n’avoir jamais flirté avec les mi-
lieux anti-français, et plus précisément, n’avoir pas parti-
cipé aux luttes pour l’indépendance dans le camp des nati-
onalistes ;
4/- ce personnage doit être un francophile actif ;
5/- ce personnage doit avoir exercé des fonctions élevées,
vice-président de la République, Premier ministre ;
6/- la constitution doit être modifiée en vue de faire du
Premier ministre (ou du vice-président lorsqu’il en existe
un) le « successeur constitutionnel » du président à rem-
placer ;
7/- le président à remplacer doit démissionner « vo-
lontairement » au cours de son mandat, alors qu’il reste
encore plusieurs années ;

Ces règles, Valéry Giscard d’Estaing va entreprendre de


les mettre en application dans le cadre de sa politique de
remplacement des « pères de la nation ».
Comme terrain d’essai de cette nouvelle politique de la
France à l’endroit de ses anciennes colonies d’Afrique Noire,
il choisit trois pays : le Sénégal et la Côte d’Ivoire, en Afrique
de l’Ouest, et le Cameroun, en Afrique Centrale. Si cette
politique aboutit à des résultats satisfaisants dans ces trois
pays, c’est alors qu’il la généralisera, et l’appliquera à la
totalité des anciennes colonies françaises d’Afrique Noire,
confrontées à des régimes usés, corrompus et impopulaires.
Le choix de ces trois pays n’est pas, lui-même, fortuit. Il
correspond, en fait, à la vision de l’Afrique francophone par
l’Elysée. Jacques Foccart nous révèle que Charles de Gaulle
déclarait à Ahmadou Ahidjo, le 22 septembre 1966 en le re-
cevant :
« vous êtes les leaders (Senghor, Houphouët Boigny et
Ahidjo) de l’Afrique qui avance … »
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Traduction, selon les stratèges élyséens, ces trois pays


sont les plus importants à leurs yeux.

Comment cette politique nouvelle a-t-elle été appliquée au Sénégal ?


Dans ce pays phare de la politique africaine de la France
en Afrique de l’Ouest, se trouve, au pouvoir, un personnage
des plus Français qui soit, Léopold Sédar Senghor. Grand
chantre du « métissage culturel », ce dernier n’avait consenti
à parler de l’indépendance de son pays, qu’en 1959, c’est-à-
dire lorsque Charles de Gaulle, devenu président de la Ré-
publique française, avait estimé que le maintien de colonies
françaises en Afrique Noire, allait finalement être préjudi-
ciable à la France. Léopold Sédar Senghor, pour sa part,
étant déjà ministre en France et marié à une française, était le
modèle parfait de personnage à hisser au pouvoir dans les
territoires coloniaux à qui Charles de Gaulle avait décidé
d’octroyer l’indépendance.
Lorsque Valéry Giscard d’Estaing délègue René Journiac,
son conseiller aux affaires africaines, et en même temps ex-
collaborateur de Jacques Foccart au Secrétariat Général aux
Affaires Africaines et Malgaches de Charles de Gaulle, auprès de
Léopold Sédar Senghor, en 1974, pour lui exposer la nou-
velle politique africaine de la France, le président sénégalais
n’y trouve rien à redire. Il accepte, de gaieté de cœur, cette
politique, d’autant qu’il reconnaît que son pouvoir est déjà
fortement contesté par ses compatriotes. Le 22 mars 1967, il
avait échappé, de justesse, à un attentat, qui lui aurait coûté
la vie. Bien qu’il eut condamné à mort et exécuté l’auteur de
celui-ci, il n’avait pas le cœur tranquille. Une année plus tard,
en 1968, les étudiants et les fonctionnaires s’étaient mis en
grève, et son régime avait failli être renversé. Il en avait tiré,
pour enseignement, la nécessité d’effectuer des réformes, et,
surtout, de partager le pouvoir.
17

Il était, toutefois, hors de question de le faire avec un


anti-français, ou simplement, un personnage que Paris n’au-
rait pas agréé. Il se trouvait, parmi ses collaborateurs, un per-
sonnage qui comblait d’aise l’Elysée, pour n’avoir, en aucun
jour, traîné ses pieds du côté des innombrables gauchistes
sénégalais, qui excellaient dans l’art d’invectiver la France.
Même lorsqu’il était élève à l’Ecole Nationale de la France
d’Outre-Mer, ENFOM , à Paris, celui-ci ne fréquentait, nulle-
ment, les étudiants africains membres de la Fédération des
Etudiants d’Afrique Noire en France, FEANF, cette association
de « têtes brûlées » qui abominaient, plus que tout, la France,
vilipendaient « l’indépendance fictive » qu’elle était en train
d’octroyer à l’Afrique Noire. Il militait, sagement, dans les
rangs du Bloc Démocratique Sénégalais, BDS, que dirigeait Léo-
pold Sédar Senghor, le fac-similé sénégalais du Bloc Démocra-
tique Camerounais, BDC, du colon Louis-Paul Aujoulat, au Ca-
meroun, autrement dit, un parti anti-indépendance. Ce per-
sonnage était Abdou Diouf.
De retour au Sénégal, après avoir obtenu son diplôme de
l’ENFOM en 1960, et ayant été identifié comme un grand
francophile, Léopold Sédar Senghor en a fait, en 1963, son
directeur de cabinet, puis le secrétaire général de la prési-
dence, un an plus tard, en 1964, et son Premier ministre en
1970. Paris avait été d’accord.
En 1974, lorsque René Journiac s’entretient avec Sen-
ghor, il est question, simplement, d’étudier les modalités de
succession à la présidence de la République, par Abdou Di-
ouf. La constitution est modifiée, quelque temps après, à cet
effet, en y introduisant une clause selon laquelle, en cas de
vacance du pouvoir, le Premier ministre achève le mandat
présidentiel, peut former un nouveau gouvernement, révo-
quer les ministres, pour tout dire, il devient président de la
République, à part entière, sans toutefois passer par les ur-
nes. Au mois de décembre 1980, Léopold Sédar Senghor se
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retire, « volontairement » du pouvoir, et, le 1er janvier 1981,


Abdou Diouf lui succède « constitutionnellement », alors que
son mandat court encore pour une durée de trois ans. Ce
n’est qu’en 1983, que Abdou Diouf se fera élire par les Séné-
galais, à la présidence de la République, alors qu’il est déjà
président depuis plus de deux ans.
Mais, pour l’intelligence du texte, il importe de révéler cet
entretien du mardi 4 janvier 1966, entre Jacques Foccart et
Charles de Gaulle, au sujet de Léopold Sédar Senghor, dans
lequel Foccart le considère comme un trouillard :

« De Gaulle : mais enfin, à quoi tient ce comportement des


chefs d’Etats (africains) qui reculent à la première mena-
ce ?
Foccart : ils manquent de courage. Dacko (Centrafrique) a
signé sa démission, dès qu’il a vu Bokassa. Maga (Daho-
mey, aujourd’hui Bénin) n’a pas plus résisté. Yaméogo
(Haute-Volta, aujourd’hui Burkina Faso) a craqué sans
avoir été menacé en aucune façon.
De Gaulle : que pensez-vous que feraient les autres ?
Foccart : ce ne serait guère mieux. Ce sont des hommes
tout à fait valables et courageux politiquement, mais phy-
siquement peu entraînés à réagir à une menace immédiate
et, par conséquent, enclin à céder rapidement.
De Gaulle : même des gens comme Senghor ?
Foccart : Senghor ne ferait pas ouf ! Il signerait tout de
suite avec l’unique souci de partir aussitôt avec sa femme
et son fils pour le Calvados (région française). Il deman-
derait ensuite un poste de professeur dans une université
française… »

Léopold Sédar Senghor est parti, effectivement, s’installer


en France, après avoir démissionné « volontairement » de la
présidence de la République, où, quelques temps après – en
guise de récompense pour les bons services rendus à ce
pays ? – il a été coopté, au mois de janvier 1983, à l’Aca-
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démie Française, pour défendre, cette fois-ci, non pas le Sérè-


re, sa langue natale, mais, plutôt, le Français, sa langue colo-
niale…
Au sujet de Foccart, voyons comment, de son côté, Léo-
pold Sédar Senghor, quant à lui, le considérait :

« Foccart : mardi 8 au samedi 12 mars 1966. J’ai passé une


petite semaine en Afrique. Je suis parti le 8 pour Abidjan,
d’où je suis allé à Dakar. Les Africains me marquent des
égards extraordinaires (…). A mon arrivée à Abidjan, tout
le gouvernement était là, pour m’accueillir. J’ai eu, pen-
dant ces deux jours et demi, sept heures de conversation
avec le président, neuf heures, si l’on compte le dîner(…)
A Dakar, Senghor à tenu à me loger au Palais… »

Comment cette politique nouvelle de la France a-t-elle été appliquée


en Côte d’Ivoire ?
Autant le projet de Giscard est passé comme une lettre à
la poste à Dakar, autant, en revanche, à Abidjan, celui-ci s’est
heurté au refus catégorique de Félix Houphouët Boigny. Pis
encore, ce dernier s’en était même offusqué et avait deman-
dé, à René Journiac, de porter le message suivant à son pa-
tron :
« …lorsque moi, Houphouët Boigny, j’étais ministre dans
son pays, c’est-à-dire en France, lui, Valéry Giscard d’Es-
taing, il n’était même pas encore un simple conseiller mu-
nicipal ; alors, je n’ai pas d’ordre à recevoir de lui… »

En effet, Félix Houphouët Boigny avait été ministre, en


France, de 1956 à 1961. Il avait été, successivement, ministre
délégué à la présidence du conseil du gouvernement Guy
Mollet, 1er février 1956-13 juin 1957, ministre d’Etat du gou-
vernement Maurice Bourgès-Maunoury, 13 juin-6 novem-
bre 1957, ministre de la Santé Publique et de la Population
du gouvernement Félix Gaillard, 6 novembre 1957-14 mai
20

1958, ministre d’Etat du gouvernement Charles de Gaulle,


1er juin 1958-8 janvier 1959, ministre d’Etat du gouverne-
ment Michel Debré, 8 janvier-20 mai 1959, ministre con-
seiller du gouvernement Michel Debré, 23 juillet 1959-19
mai 1961, cumulativement avec ses fonctions de président de
la République de Côte d’Ivoire, à partir du 7 août 1960, date
de la proclamation de l’indépendance de son pays, après en
avoir été désigné Premier ministre le 30 avril 1959.
Bien avant cela, il avait créé, en 1944, le syndicat agricole
africain, qu’il transformera en parti politique en 1946, le Parti
Démocratique de Côte d’Ivoire, PDCI, peu avant la fondation du
parti interterritorial, le Rassemblement Démocratique Africain,
RDA, à Bamako, le 21 octobre 1946, en compagnie de Ga-
briel Darboussier, Ouedraogo, Modibo Keita, etc, dont Ru-
ben Um Nyobè est devenu un des vice-présidents en 1949,
lors du 2nd congrès tenu à Abidjan. De 1946 à 1950, il avait
véritablement milité pour l’indépendance des colonies fran-
çaises d’Afrique Noire. Son action avait été si puissante que,
tout comme en 1955 au Cameroun, l’armée coloniale fran-
çaise avait procédé à un massacre à Abidjan, en 1950, qui
s’était soldé, selon les chiffres officiels, par 52 morts et 3.000
arrestations. Au lendemain de ces événements, Félix Hou-
phouët-Boigny, qui ne pouvait, pour sa part, être arrêté parce
qu’il était député à l’Assemblée Nationale à Paris et jouissait,
de ce fait, de l’immunité parlementaire, avait changé du tout
au tout, et était devenu aussi pro-français que Léopold Sédar
Senghor. Bien mieux, il avait entraîné, dans son virage à 180
degrés, tout le RDA, contre l’avis de quelques sections terri-
toriales, dont l’Upc, au Cameroun, le Sawaba, au Niger. En
conséquence, il s’était mis à combattre, avec acharnement,
ces partis, jusqu’à obtenir l’exclusion de l’Upc du RDA, au
congrès de Conakry, au mois de juillet 1955, ce qui avait fa-
cilité l’interdiction de l’Upc par le gouvernement français, le
13 juillet 1955. Ce n’est pas tout, il avait figuré, par trois fois
21

de suite, dans la délégation française à l’ONU, pour com-


battre les positions de l’Upc. Ce fut le cas en 1956, en 1957,
et en 1958. La troisième fois, il était assisté de Léopold Sédar
Senghor, et de Philibert Tsiranana, qui deviendra – en guise
de récompense ? – tout comme Senghor au Sénégal, premier
président de Madagascar. Djibo Bakary, le leader de Sawaba,
au Niger, avait été emprisonné pendant dix ans, tandis que
Ruben Um Nyobè, au Cameroun, avait été assassiné le 13
septembre 1958.
Par ailleurs, une fois président de la République, Félix
Houphouët Boigny avait grandement ouvert les portes de
son pays à la France. La colonie française en Côte d’Ivoire,
n’avait pratiquement pas diminué avec l’indépendance. Elle
s’était même, plutôt, accrue. Toute l’économie nationale était
ainsi entre les mains des Français. Quiconque avait visité
Abidjan, du temps d’Houphouët Boigny, n’avait pas man-
qué d’être frappé par le nombre impressionnant de Blancs,
pour la plupart Français, qui y étaient installés, parfois depuis
plus de cinquante ans. Le directeur de cabinet qu’il avait
choisi, était, tout naturellement, un Français, du nom de Guy
Nairay, laissant de côté, tous les Ivoiriens qui pouvaient vala-
blement exercer cette fonction…
Pour tout dire, Félix Houphouët Boigny était un docile
serviteur de la France. Valéry Giscard d’Estaing avait donc
pensé que sa docilité allait se poursuivre au point d’accepter
de se retirer, « volontairement », du pouvoir. Erreur monu-
mentale. René Journiac était retourné, en France, la queue
entre les jambes.
En fait, Giscard ne s’était pas rendu compte que Hou-
phouët estimait qu’il méritait un traitement spécial, de la part
du chaque président français, ainsi que l’avait prescrit, en son
temps, Charles de Gaulle, à Moktar Ould Dada, président de
la Mauritanie :
22

«…Vous savez bien que Houphouët (…) est un per-


sonnage important, un ancien ministre de la République
française, qu’il a été mon ministre, qu’il est chef d’un Etat
considéré, d’un grand Etat, qu’il est un personnage de
grande notoriété internationale … » (Jacques Foccart, ouvrage
cité, mardi 14 septembre 1965).

Au Sénégal, la nouvelle politique africaine de la France n’avait


posé aucun problème. En Côte d’Ivoire, refus total de se plier aux
injonctions de Paris. Qu’en a-t-il été du Cameroun ?

Au Cameroun, se trouvait également au pouvoir, un fran-


cophile bon teint. Bien mieux, celui-ci n’était pas simplement
un francophile, il était même beaucoup plus, une créature
politique, pure et simple, de la France. En effet, Ahmadou
Ahidjo, sur le plan politique, devait tout à la France.
Tout avait commencé en 1946. Il était alors âgé de 22
ans. Il avait été repéré par l’administration coloniale comme
pouvant être un « élu » idéal de celle-ci, dans le Nord-Ca-
meroun féodal et musulman. Une fois approché par le Haut-
commissaire de la République française au Cameroun,
Robert Delavignette (qui a officié du 16 mars 1946 au 25
mars 1947) pour être nommé représentant du Nord à l’As-
semblée Représentative du Cameroun, ARCAM, en création, (le
Haut-commissaire était chargé de désigner six (6) personnes,
tout comme Paul Biya s’est octroyé, dans la constitution de
1996, le droit de désigner dix (10) sénateurs au Cameroun
sur les cent) il avait, tout d’abord, décliné l’offre. Mais, le
Haut-commissaire avait insisté. Les réticences d’Ahmadou
Ahidjo provenaient, en partie de son jeune âge, et en partie
de ses origines. Il se savait considérablement défavorisé par
le fait qu’il était de père inconnu (en réalité Malien), dans une
société où cela était une infamie. En plus, il allait devoir
affronter les Lamibé, ces tout-puissants chefs féodaux et
esclavagistes du Nord-Cameroun, qui n’avaient que mépris
23

pour des gens de sa condition. Ayant été assuré, du soutien


de l’administration coloniale en la personne du Haut-
commissaire lui-même, il finit par donner son accord Il
s’était donc retrouvé délégué du Nord-Cameroun, à l’AR-
CAM, à 22 ans, pour une durée de cinq ans, sans avoir livré
bataille. Il fut, en 1952, cette fois-ci « élu », grâce à l’in-
tervention hardie du chef de région de la Bénoué, Guy
Georgy (il décrit cette action dans son livre intitulé Le petit
soldat de l’empire, Flammarion, Paris, 1992), à la nouvelle
assemblée, l’Assemblée Territoriale du Cameroun, ATCAM.
En sa qualité de candidat, non pas de la population, mais,
plutôt, de l’administration coloniale, en conséquence protégé
et obligé de celle-ci, c’est tout naturellement qu’il avait adhé-
ré, en 1951, au Bloc Démocratique Camerounais, BDC – les dé-
tracteurs de ce parti l’appelaient « Bande De Cons » - du Dr
Aujoulat, pédé devant Dieu le Père, et dont le programme
politique se résumait ainsi que suit :
« …le Cameroun doit renoncer à l’indépendance (op-
position ouverte à l’Upc) car il ne dispose ni de cadres, ni
de ressources financières, ni d’une population suffisante
pour cela, et se fondre, plutôt, dans l’Union Française… »

Louis-Paul Aujoulat déclarait à Yaoundé, au mois de


février 1953, au cours d’une conférence de presse tenue au
stade de l’hippodrome, ce qui suit :
« …le Cameroun se trouve à la croisée des chemins, il lui
faut choisir entre une indépendance qui ne lui apportera
que ruines, chaos et misère, et une autonomie au sein de
la communauté française dans laquelle son évolution se
ferait sans heurts et dans laquelle il ne risque pas de tom-
ber sous le joug d’un quelconque impérialisme… »
(Les grands combats de la Fédération des Etudiants d’Afrique
Noire, par Amady Aly Dieng, L’Harmattan, Paris, mai
2009)
24

Ahmadou Ahidjo s’était retrouvé, au sein de ce parti


politique anti-indépendance et basé, essentiellement, dans
l’actuelle province du centre, avec pour camarades politi-
ques, Charles Onana Awana, Bindzi Benoît, Dr Essougou
Benoît, Etendé Marc, Dr Tsoungui Simon-Pierre, Fouda An-
dré, etc.
Au mois de janvier 1956, il avait cru qu’il pouvait déjà se
faire élire, de lui-même, au Nord-Cameroun, et s’était, en
conséquence, porté candidat à l’élection des députés à l’As-
semblée Nationale à Paris. Il s’était retrouvé en train d’af-
fronter l’Antillais Jules Ninine. Ahmadou Ahidjo avait connu
une véritable débâcle. Celui-ci l’avait écrasé avec une diffé-
rence de 26.000 voix. La défaite avait été si cuisante pour
Ahmadou Ahidjo, qu’il en avait été, des mois durant, boule-
versé. Ses congénères du Nord Cameroun, avaient préféré
un étranger à lui. L’affront était de taille. Cela voulait dire
que ceux-ci le méprisaient véritablement.
Au mois de juin 1956, fut voté la loi-cadre Deferre, qui
prévoyait l’autonomie interne en Afrique Noire. Le mandat
des Conseillers Territoriaux – appellation des élus de l’AT-
CAM – avait, en conséquence, été écourté de six mois, et les
élections furent organisées le 23 décembre 1956.
Quelques temps avant le scrutin, le chef de région de la
Bénoué (préfet) avait informé ses supérieurs hiérarchiques à
Yaoundé, que leur protégé allait de nouveau se faire écraser,
non plus par Jules Ninine, mais, plutôt, cette fois-ci, par
Mahondé, un Peul pur sang, en même temps fils de lamido.
Ce dernier menait une campagne vigoureuse sur le thè-
me suivant :

« ...un digne peuple tel que celui des Peuls, ne saurait con-
tinuer à être représenté, au parlement, par un individu de
sang impur, en l’occurrence, Ahmadou Ahidjo, dont le
père est un inconnu, ou, plus exactement, un aventurier
25

malien de passage au Cameroun, qui avait vécu à Garoua,


en concubinage, avec une fille peul de mauvaise com-
pagnie , à savoir la mère d’Ahidjo… »

Cet argument, naturellement, faisait énormément mou-


che, et la mobilisation anti-Ahidjo par rapport au scrutin du
mois de janvier, avait été quintuplée. Le chef de région avait
recommandé, en conséquence, des mesures autres que le
bourrage classique des urnes, qui avait été utilisé, en 1952,
pour faire élire Ahmadou Ahidjo.
Une fois le Haut-commissaire, Pierre Messmer, en pos-
session de ce rapport, il avait procédé à des consultations
pour voir quelle attitude adopter. En fait, l’administration
coloniale redoutait les personnages populaires, pour la sim-
ple raison que ceux-ci étaient en mesure de s’opposer à elle.
Elle avait déjà André-Marie Mbida entre les bras, qui, au
cours de ce même scrutin du mois de janvier 1956, avait,
quant à lui, battu à plate couture, Louis-Paul Aujoulat, le
colon le plus influent du Cameroun. Le bourrage des urnes,
en faveur de ce dernier, n’avait pu rien y faire. Voilà qu’un
second Mbida, cette fois-ci au Nord, se pointait à l’horizon,
en la personne de Mahondé. Ironie du sort, parmi les per-
sonnes que consulte Pierre Messmer, figure, justement, An-
dré-Marie Mbida. Son avis avait été sollicité parce que, une
fois élu député à l’Assemblée Nationale à Paris, en déve-
loppant, à quelques variantes près, le discours de l’Upc qui
venait d’être interdite le 13 juillet 1955, il avait considéra-
blement mis de l’eau dans son vin, et avait abandonné ce
discours, pour tenir, désormais, celui d’une nécessaire col-
laboration avec la France. Ce qui avait produit pour effet de
tempérer le courroux de l’administration coloniale, à son
égard, et lui avait permis de se faire « agréer », par celle-ci,
comme futur Premier ministre du Cameroun. Réponse de
Mbida : Ahmadou Ahidjo. Lui aussi redoutait Mahondé,
pour la simple raison qu’il le connaissait, depuis l’ARCAM,
26

comme une relative forte tête. Or, Ahmadou Ahidjo, au sein


de l’ARCAM, ne s’était guère illustré par des prises de po-
sition hardies. C’est à peine s’il y levait son doigt. Bien
mieux, il avait la réputation de ne jamais ouvrir la bouche au
sein de l’Assemblée de l’Union Française à Paris, où il
représentait l’ATCAM en sa qualité d’élu du Nord. Jacques
Kouoh Moukoury, dans son livre autobiographique « Les
doigts noirs » paru en 1963, avait révélé comment le personnel
de l’Hôtel Lutécia, où aimait descendre Ahmadou Ahidjo à
Paris, décrivait ce dernier :
« …le parlementaire camerounais le plus jeune et le plus
paresseux ; il ne lit même pas son courrier… »

La réponse de Mbida avait rempli d’aise le Haut-com-


missaire, d’autant que, tout au long de ses dix années passées
au parlement, Ahmadou Ahidjo n’avait jamais ouvert la bou-
che, en aucun jour, pour remettre en cause la domination
française au Cameroun. Il était donc, aux yeux de l’admi-
nistration coloniale, un bon élu, un élu comme il en fallait au
Cameroun.
Messmer avait, aussitôt, donné des instructions fermes
pour que le chef de région de la Bénoué entre en pourparlers
avec les lamibé, afin que ceux-ci taisent leurs récriminations
envers Ahmadou Ahidjo, et se détournent de Mahondé. Le
chef de région n’avait pas eu la tâche facile du tout. Ceux-ci
étaient réfractaires à toute idée de préférer un sang impur à
celui d’un fils de lamido. Le suspens avait été ainsi total, jus-
qu’au jour du scrutin. Ahmadou Ahidjo, lui-même, en avait
perdu le sommeil. Le 23 décembre 1956, au jour dit, le bour-
rage des urnes avait été sans précédant dans la circonscrip-
tion électorale du Nord. Et, ce qui devait arriver, arriva : Ah-
madou Ahidjo se retrouva réélu. Des témoins oculaires ra-
content qu’il avait festoyé toute la nuit, tellement il n’y cro-
yait plus. Cette victoire électorale avait sonné le glas pour le
27

pauvre Mahondé. Son existence s’était carrément transfor-


mée en enfer, lorsque, deux années plus tard, son concur-
rent élu malgré lui, s’était retrouvé Premier ministre, le 18 fé-
vrier 1958. Selon de sources concordantes, un beau jour, la
concession de Mahondé avait été rasée au bulldozer …
Une fois élu, Ahmadou Ahidjo s’était retrouvé, quelques
temps après, président de l’ATCAM, succédant à Paul Soppo
Priso, qui venait de l’être de 1954 à 1956. La baraka se
poursuivait. Après l’adoption du statut du Cameroun, sorte
de constitution avant la lettre, le 16 avril 1957, il s’est agi de
former le premier gouvernement camerounais. André-Marie
Mbida étant devenu plus plat que jamais devant
l’administration coloniale, et bénéficiant de son statut de
député du Cameroun à l’Assemblée Nationale Française à
Paris, Pierre Messmer n’avait pas renoncé à la promesse qu’il
lui avait faite, quelques mois auparavant, de le désigner
Premier ministre. Il l’avait, effectivement, nommé à ce poste.
Pierre Messmer ne s’était pas arrêté là. Il lui avait recom-
mandé Ahmadou Ahidjo comme vice-premier ministre et
ministre de l’intérieur, car, selon la logique coloniale, ce
poste devait revenir à un Nordiste musulman, Mbida étant,
pour sa part, un Sudiste chrétien. Pierre Messmer le préférait
aux autres élus du Nord, parce que, d’une part, il devait la
totalité de sa carrière politique à l’administration coloniale,
d’autre part, son handicap social, en sa qualité de père
inconnu, dans le Nord, était le genre de faiblesse qu’adorait
exploiter l’administration coloniale, car elle savait qu’un tel
individu ne pouvait être, pour elle, qu’un serviteur docile.
Talba Malla et Haman Adama, entre autres, qui avaient été
élus en même temps qu’Ahmadou Ahidjo, furent ainsi
éliminés de la course aux fonctions de vice-premier ministre,
ministre de l’intérieur, réservé, selon l’administration colo-
niale, à un élu du Nord.
28

André-Marie Mbida Premier ministre, entrera bien vite en


conflit avec, non seulement les Camerounais, mais aussi, plus
grave pour lui, avec les Français. Ceux-ci lui annoncent, en
effet, qu’ils sont favorables à une « certaine indépendance »,
pour le Cameroun. Ce que n’accepte guère Mbida. Pour lui,
soit c’est l’indépendance, soit ça ne l’est pas. Pas de demi-
indépendance. Par ailleurs, les Français veulent accorder
celle-ci, sous peu de temps, au Cameroun. Ce que Mbida
n’accepte pas non plus. Il reproche aux Français de repren-
dre les thèses démagogiques de l’Upc, et préconise plutôt
une indépendance à moyen terme. Devant cette divergence
de points de vue, les Français décident de se débarrasser, pu-
rement et simplement, de Mbida.
De passage à Paris le 25 janvier 1958, Ahmadou Ahidjo a
un entretien avec le futur Haut-commissaire de la France au
Cameroun, Jean Ramadier. Ce dernier l’informe clairement
de la mission qui lui est assignée à travers son affectation au
Cameroun : renverser André-Marie Mbida, et le faire rempla-
cer par … lui, son vice-premier ministre. Ahmadou Ahidjo,
plutôt que d’accueillir favorablement cette nouvelle, en est
plutôt épouvanté. Manifestement, il redoute un affrontement
avec Mbida. Il refuse catégoriquement l’offre qui lui est faite.
Jean Ramadier insiste. Rien à faire. C’est alors qu’il s’en
ouvre au gouvernement français. Celui-ci lui réitère son sou-
tien à Ahmadou Ahidjo dans ce coup d’Etat. Il en informe le
concerné. Enfin, ce dernier donne, du bout des lèvres, son
accord.
Le 03 février 1958, Jean Ramadier prend ses fonctions à
Yaoundé, pendant que Pierre Messmer est affecté à Brazza-
ville, comme gouverneur général de l’Afrique Equatoriale Fran-
çaise, AEF. On connaît la suite. Le 11 février, Ahmadou Ahi-
djo et les ministres du Nord, sur instigation de Jean Rama-
dier, conformément à la mission qui lui est assignée au Ca-
meroun et à son entretien avec Ahmadou Ahidjo à Paris, se
29

retirent de la coalition gouvernementale. Le 16 février 1958,


Mbida démissionne de ses fonctions. Le 17 février, Ahma-
dou Ahidjo est consulté pour la forme, et le 18, le gouver-
nement qu’il forme est investi par l’Assemblée législative.
Le 30 décembre 1958, Ahmadou Ahidjo offre le pétrole
camerounais, découvert depuis 1954 dans la banlieue de
Douala, à la France. En effet, il signe avec le gouvernement
français, les premières « conventions de coopération fran-
co-camerounaises ». Attardons-nous sur la « convention
franco-camerounaise relative à la défense, à l’ordre public et
à l’emploi de la gendarmerie », en son article 5 :
Art.5. – Le Haut-commissaire de la République française au
Cameroun est consulté par le gouvernement camerounais sur
les demandes d’autorisation personnelle de permis de recher-
che, d’acquisition ou d’amodiation de permis ou de con-
cession concernant les substances minérales classées maté-
riaux de défense et sur les autorisations de mise en circulation
de telles substances. (…)
Sont dès à présent classés matériaux de défense :
- les hydrocarbures solides, liquides ou gazeux ;
- les minerais d’uranium, de thorium, de lithium, de béryl-
lium, d’hélium et leurs composés.
Cette liste n’est pas limitative ; elle pourrait être modifiée d’un
commun accord compte tenu des circonstances.

Par « hydrocarbures liquides », c’est du pétrole qu’il s’a-


git…Traduction, Ahmadou Ahidjo était l’homme qu’il fal-
lait, à la place qu’il fallait, pour le bonheur de la France, pas
forcément pour celui des Camerounais et du Cameroun.

B – Le retour du Premier ministère


au Cameroun
Le retour du Premier ministère au Cameroun, constitue le
début de mise en application, dans notre pays, du schéma de
30

succession élaboré par Charles de Gaulle et Jacques Foccart,


au bénéfice de Albert-Bernard Bongo :

1/- choisir un personnage ayant déjà été directeur de cabi-


net du président à remplacer ;
2/- ce personnage doit être nettement plus jeune que le
président à remplacer ;
3/- ce personnage doit n’avoir jamais flirté avec les mi-
ieux anti-français, et plus précisément, n’avoir pas par-
ticipé aux luttes pour l’indépendance dans le camp des na-
tionalistes ;
4/- ce personnage doit être un francophile actif ;
5/- ce personnage doit avoir exercé des fonctions élevées,
vice-président de la République, Premier ministre ;
6/- la constitution doit être modifiée en vue de faire du
Premier ministre (ou du vice-président lorsqu’il en existe
un) le « successeur constitutionnel » du président à rem-
placer ;
7/- le président à remplacer doit démissionner « volon-
tairement » au cours de son mandat, alors qu’il reste enco-
re plusieurs années ;

Etant donné qu’il n’existait pas de poste de Premier mi-


nistre au Cameroun, il fallait donc en créer un. Les propa-
gandistes du régime, de leur côté, n’y voyant que du feu, se
sont mis à raconter des choses inexactes. Ahmadou Ahidjo,
pour ce qui le concerne, avait habillé cet ordre de l’Elysée à
sa manière. On se souvient qu’à l’occasion du « Congrès de
la maturité » de l’UNC à Douala, tenu au mois d’avril 1975, il
avait annoncé le retour du poste de Premier ministre au
Cameroun. Son annonce avait été suivie d’applaudissements
assourdissants pendant de longues minutes. Il avait, malgré
tout, tenu à préciser que le nouveau Premier ministre ne
saurait, en aucune manière, être considéré comme son dau-
phin à la fonction présidentielle. Sur ce point, c’est le peuple
qui, à son tour, n’avait vu que du feu.
31

Au lendemain de ce congrès de l’UNC, les supputations


pour la désignation du futur Premier ministre avaient com-
mencé. Parmi les noms qui circulaient le plus, se trouvaient
ceux de Victor Ayissi Mvodo et de Biya Paul. Pour quelle
raison ? La population était acquise à la logique coloniale
selon laquelle, le président de la République étant du Nord et
musulman, il fallait automatiquement que le Premier minis-
tre fut du sud et chrétien.
Quoi qu’il en soit, le 9 mai 1975, le poste de Premier mi-
nistre est rétabli à la suite d’une modification de la cons-
titution du Cameroun (loi n°75-1 du 9 mai 1975).
Mais, il importe de rappeler que cette modification de la
constitution avait été consentie par Ahmadou Ahidjo véri-
tablement à contre-cœur. Tout d’abord, elle laissait entendre
qu’il allait, dans un avenir plutôt proche, devoir quitter le
pouvoir. C’était une perspective des plus embarrassantes
pour lui. Il avait déjà totalement anéanti l’opposition. Ses pri-
sons étaient pleines des sympathisants de celle-ci. D’autres
s’étaient réfugiés à l’étranger, d’où ils l’abreuvaient d’injures.
Mais, de cela, il n’en avait cure. Jean Fochivé, le tout-puis-
sant patron de la police politique, ouvrait systématiquement
les lettres en provenance ou de partance pour l’étranger. Les
journaux « subversifs » n’entraient pas au Cameroun. Pour
que le magazine progressiste et anti-impérialiste Africasie soit
autorisé à se vendre au Cameroun, Simon Malley, son direc-
teur, avait dû, à la demande de Victor Ayissi Mvodo, alors
ministre de l’Administration territoriale, expulser de sa
rédaction, Abel Eyinga, opposant au régime d’Ahmadou
Ahidjo, qui avait commis le crime de se porter candidat, à
l’élection présidentielle, contre le « père de la nation », en
1970. Donc, côté opposition camerounaise, il avait déjà le
cœur tranquille. Mais, voilà que c’est plutôt l’Elysée qui en-
treprenait d’inquiéter son régime. « Badlock ! » Or, que n’
avait-il pas entrepris pour demeurer en bons termes avec lui.
32

Sa plus grosse concession à l’Elysée, remontait à, à peine,


trois ans. Il venait d’abolir l’Etat fédéral, au Cameroun, à la
demande de l’Elysée, qui avait décidé d’entamer l’exploita-
tion du pétrole camerounais, suite à la nationalisation des
avoirs pétroliers français en Algérie, par Houari Boume-
diene. Les Français redoutaient une sécession à la Biafra, la
nappe de pétrole qu’ils désiraient exploiter étant située au
Cameroun occidental, c’est-à-dire dans l’ancien British Came-
roons. Il fallait, impérativement, barrer, d’avance, la voie à
tout projet de ce genre. Seule solution, mettre fin à ce baratin
d’Ahmadou Ahidjo sur le « fédéralisme à la camerounaise qui
est une réussite exemplaire et unique en Afrique ». Le prési-
dent camerounais avait été convoqué, dare-dare, à Paris, au
début du mois de mai 1972, pour se laisser signifier qu’il
devait se dépêcher de mettre fin à ses histoires à dormir de-
bout de fédéralisme. Que le temps pressait. D’ailleurs, Char-
les de Gaulle le lui avait déjà suggéré, le 19 juin 1965, au
cours d’une audience qu’il lui avait accordée :

« …pourquoi ne faites-vous pas systématiquement ap-


prendre le Français à vos jeunes compatriotes anglo-
phones ? Si vous continuez à faire enseigner l’Anglais,
vous aurez toujours un pays divisé… » (Jacques Foccart,
ouvrage cité).

Ahmadou Ahidjo, de retour au Cameroun, avait pris tout


le monde de court. Il avait réuni le comité central de l’UNC,
l’ordre du jour « communiqué séance tenante », c’est-à-dire,
sans que les membres de cette instance de son parti ne
sachent pourquoi il les convoquait. « Séance tenante », effec-
tivement, il leur avait annoncé la nouvelle : plus de fédéra-
lisme. Inutile de dire qu’il y avait eu de nombreux grince-
ments de dents de la part des ressortissants de la com-
munauté anglophone. Mais, qui pouvait broncher à haute
33

voix ? Tous ces « mécontents » se sont contentés de rou-


coulements au fond de leurs gorges et sous les tables. Puis
Ahmadou Ahidjo, avec tout son monde, s’était déporté à
l’Assemblée Nationale. Même chose : fini le fédéralisme.
Applaudissements à se détruire les mains. Exécution de l’hy-
mne national, tous les députés debout. Enfin, pas tous. Mais,
en même temps, très nombreux roucoulements… au fond
des gorges et sous les tables, de nouveau. Comme, quelque
temps auparavant, au siège du comité central. Et puis, Ah-
madou Ahidjo avait lancé la campagne électorale, le réfé-
rendum étant fixé au 20 mai, soit tout juste quinze jours plus
tard. Au jour dit, les Camerounais n’avaient trouvé, dans les
bureaux de vote, que deux types de bulletins : le « oui », et le
« yes » ! Rien d’autre. Au moment du dépouillement, le
« oui » l’avait emporté de « manière écrasante ». Le gouver-
nement français pouvait, désormais, ordonner tranquille-
ment le démarrage de l’exploitation du pétrole camerounais,
l’hypothèque anglophone étant balayée. Et malgré cela, la
France n’était pas contente de lui...

C – Paul Biya : élu de la France


Mais, au vrai, l’opinion publique se trompait totalement
dans ses supputations, pour le cas Victor Ayissi Mvodo. En
effet, ce personnage ne remplissait guère la totalité des cri-
tères arrêtés par les stratèges de l’Elysée.
Qui est Victor Ayissi Mvodo ?
Celui qui était, à l’époque, ministre de l’Administration
territoriale, est né le 15 août 1933, dans l’arrondissement de
Mfou, département de la Mefou. Il est donc le cadet de neuf
ans d’Ahmadou Ahidjo qui, lui, est né en 1924. Sur ce plan,
par conséquent, pas de problème.
Il est marié à une Française, ce qui fait de lui un fran-
cophile, en tout cas un personnage qui ne saurait être, en soi,
34

hostile à la France, sa belle famille. Bien mieux, il ne fait


l’ombre d’aucun doute qu’il a bénéficié, dans son ascension,
de l’appui de l’ambassade de France au Cameroun. Celle-ci,
dans le but de garantir le bien-être des ressortissantes fran-
çaises mariées à des Camerounais, exerçait d’énormes pres-
sions sur le gouvernement camerounais pour que ces der-
niers occupent d’importants postes administratifs, voire po-
litiques, sur le plan national. C’est grâce à ce piston, qu’il
avait pu être recruté, en 1963, en qualité de fonctionnaire
international, au Bureau International du Travail à Genève,
après avoir été, successivement, substitut général près la
Cour d’appel de Yaoundé, en 1961, puis procureur de la Ré-
publique, à Douala, de 1962 à 1963. De retour au Cameroun,
au mois d’août 1967, il est directement nommé secrétaire
général du ministère du travail et des lois sociales. Une année
plus tard, mois pour mois, il est nommé secrétaire général
adjoint à la présidence de la République Fédérale, avec rang
et prérogatives de ministre adjoint fédéral. Le 14 juin 1969, il
est nommé ministre chargé de missions à la présidence de la
République Fédérale. Après quoi, il est nommé ministre de
l’Administration Territoriale.
Sur le plan de l’engagement politique, il n’y a pas trace de
lui, ni dans les rangs de l’Union Nationale des Etudiants du Ka-
merun, UNEK, ni dans ceux de la Fédération des Etudiants
d’Afrique Noire en France, FEANF, les syndicats d’étu-
diants qui revendiquaient l’indépendance du Cameroun, et
qui avaient été créés, pour ce qui est de l’UNEK, par Marcel
Bebey Eyidi, patriote s’il en est, et pour la FEANF, par
Cheick Anta Diop, qu’il n’est plus nécessaire de présenter.
Or, Victor Ayissi Mvodo a été étudiant en France, de 1956 à
1961, justement pendant la période chaude de la lutte pour
l’indépendance du Cameroun.
En conséquence, aux yeux du gouvernement français, il
était un bon Camerounais, qui méritait d’exercer de hautes
35

fonctions au Cameroun. Les stratèges élyséens, via l’ambas-


sade de France, à Yaoundé, ne s’étaient pas trompés à son
sujet. Ayissi Mvodo, en sa qualité de ministre de l’Adminis-
tration Territoriale, aura envoyé un nombre incalculable de
Camerounais en déportation à Mantoum, Tcholliré, Mokolo
et Yoko, pour cause de « subversion », où ceux-ci ont subi,
des années durant, la torture, c’est-à-dire des sévices corpo-
rels inouïs. Du temps où il avait officié en qualité de pro-
cureur de la République à Douala, il avait condamné, sans
état d’âme, d’innombrables upécistes à de lourdes peines de
prison.
Dès son retour au Cameroun, au mois d’août 1967, il
s’est empressé d’adhérer à l’Union Nationale Camerounaise,
UNC, et s’était rapidement retrouvé au Comité Central de ce
parti politique. En 1975, il en était devenu membre du bu-
reau politique, en plus de l’appartenance à son comité cen-
tral.
Mais, tout ceci n’était pas suffisant, aux yeux des stratèges
élyséens. Il lui manquait un élément clé pour être agréé par
ceux-ci en qualité de Premier ministre, donc de remplaçant, à
brève échéance, d’Ahmadou Ahidjo : l’exercice de la fonc-
tion de directeur de cabinet du président de la République.
C’est une condition à laquelle l’Elysée tenait plus que tout.
C’est de cette manière que Victor Ayissi Mvodo avait été
éliminé de la course à la succession d’Ahmadou Ahidjo.
En revanche, il existait un autre personnage qui, à n’en
pas douter, avait retenu l’attention de la cellule africaine du
palais de l’Elysée : Philémon Beb a Don.
Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse, tout
comme de l’Institut des Hautes Etudes Internationales de Paris,
avocat à Paris, de 1954 à 1957, il avait exercé les fonctions de
chef de cabinet du ministre des affaires économiques, Pierre
Kotouo (personnage qui l’avait fait renter au Came-roun) en
1957, chef de bureau des affaires juridiques et con-tentieuses
36

du ministre de l’intérieur, en 1958, chef adjoint de division


au ministère des affaires étrangères, en 1960, dont le ministre
n’était rien d’autre que Ahmadou Ahidjo, cumula-tivement
avec ses fonctions de Premier ministre jusqu’au 5 mai 1960,
date à laquelle il devient président de la Républi-que. Ce
dernier en fait son conseiller diplomatique au mois de juillet
1960, une fois chef de l’Etat, puis le nomme con-seiller à
l’ambassade du Cameroun à Paris, au mois de février 1961,
ambassadeur du Cameroun en France, au mois de juil-let
1962, en Italie et en Espagne, la même année, en Répu-
blique Fédérale d’Allemagne, au mois de décembre 1967, en
Suisse, en Yougoslavie, et auprès de l’Ordre Souverain de
Malte, en 1968, et, finalement, directeur du cabinet civil à la
présidence de la République, avec rang et prérogatives de
ministre, le 3 juillet 1972.
Traduction, par son expérience dans l’administration na-
tionale, comme dans la diplomatie, et par son séjour au ca-
binet du président de la République, il était tout indiqué pour
devenir Premier ministre, conformément aux critères énon-
cés par Paris. Par ailleurs, étant donné qu’il était marié à une
Française, sa désignation ne posait, à priori, aucun problème
à la France. En outre, homme plus qu’effacé, pour ne pas
dire timide, personne, parmi ses camarades camerounais étu-
diants à Toulouse, où existait une importante cellule de l’U-
pc, (c’est dans cette ville qu’Osendé Afana poursuivait ses
études supérieures et c’est lui qui avait créé cete cellule de
l’Upc) comme ceux avec qui il avait été à Paris, ne se sou-
vient de l’avoir vu traîner ses pieds dans les amphithéâtres
surchauffés, où les étudiants camerounais, militants de l’U-
NEK et de la FEANF, débattaient de l’indépendance du
Cameroun. Il a été un étudiant carriériste, sans plus, qui ne
voulait pas se mêler de politique. Cela, la cellule africaine de
l’Elysée, qui ne fait rien au hasard, l’avait noté avec satis-
faction. Il avait été un bon étudiant, un étudiant africain
37

comme la France les aimait, ceux qui étaient indifférents à


toutes ces histoires d’indépendance, de la libération des peu-
ples opprimés, de dignité des Noirs, et préparaient sagement
leurs examens.
Mais, pour son malheur, Philémon Beb a Don ne rem-
plissait pas une condition majeure : il avait, à une année près,
le même âge qu’Ahmadou Ahidjo. Il était né le 15 août 1925,
tandis qu’Ahmadou Ahidjo, pour sa part, est né en 1924. Im-
possible d’en faire son successeur.
Finalement, l’homme qui aura emporté le choix de l’Ely-
sée a été Paul Biya. Qui est-il ?

L’élu de la France, est né le 13 février 1933. Il est licencié


en Droit public, diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
et de l’Institut des Hautes Etudes d’Outre-Mer, auparavant appelé
Ecole Coloniale, d’où étaient sortis les André Soucadaux,
Jean Ramadier, Xavier Torré, tous hauts-commissaires de la
République française dans notre pays.
Rentré au Cameroun en 1962, il est chargé de missions à
la présidence de la République, puis directeur de cabinet du
ministre de l’Education Nationale, de la Jeunesse et de la
Culture, en 1964, puis secrétaire général de ce ministère en
1965, lorsque les postes de directeurs de cabinet avaient été
abolis, directeur du cabinet civil à la présidence de la Républ-
que en 1967, puis cumulativement avec les fonctions de
secrétaire général, en 1968, et en 1972, après le référendum,
secrétaire général de la présidence de la République tout
court, à la suite de la désignation de Philémon Beb a Don au
poste de directeur du cabinet civil.
Pour sa part, il n’est pas marié à une française. N’empê-
che, l’Elysée a malgré tout le cœur tranquille avec lui. En ef-
fet, tout comme Abdou Diouf, il avait été un étudiant plutôt
hostile à tous ceux qui s’égosillaient, dans les meetings pa-
risiens, à dénoncer « l’indépendance fictive » qui était en train
38

d’être accordée au Cameroun, surtout après qu’Ahmadou A-


hidjo eut signé les conventions franco-camerounaises de dé-
cembre 1958 évoquées plus haut. Ce n’est pas tout, il n’avait
jamais pris la tête de quelque mouvement estudiantin que ce
soit, pour revendiquer la moindre chose. A ce titre, il était le
genre d’étudiants africains que la France adorait, ceux qui ne
la critiquaient pas, ne s’engageaient dans aucune cause, ne
s’offusquaient pas de l’exploitation de l’Afrique. Bien mieux,
il fréquentait même carrément, Louis Paul Aujoulat, déjà
présenté plus haut, cet homme qui s’était distingué, au
Cameroun, par son opposition farouche à l’indépendance de
notre pays. Il était très lié à ce personnage. Un de ses anciens
camarades de la cité universitaire d’Antony, dans la banlieue
Sud de Paris, nous a décrit comment Louis Paul Aujoulat lui
avait rendu visite, alors qu’il était hospitalisé.
« …il était couché dans le lit, enfoncé sous les draps, et
moi, j’étais assis sur un tabouret à ses côtés, quand un
Blanc, de taille moyenne, lunettes médicales aux yeux,
avait fait son entrée dans la chambre d’hospitalisation.
Aussitôt, après nous avoir serré la main, il avait posé sa
main sur son visage, puis avait consulté, pendant un mo-
ment, la fiche médicale accrochée au bout du lit, et avait
finalement déclaré : ça va aller. Après avoir parlé de la
pluie et du beau temps, pendant quelque temps, le mon-
sieur nous avait dit qu’il allait prendre congé de nous.
C’est alors que Paul avait ôté les draps de son corps, s’é-
tait levé, et avait décidé de le raccompagner dans le cou-
loir. J’en avais été surpris. Lorsqu’il avait été de retour, je
lui avais demandé qui était ce Blanc qui semblait tant se
préoccuper de son état de santé. Il avait alors écarquillé
les yeux d’étonnement, et m’avait demandé : mais, tu es
quel genre de Camerounais, tu ne connais pas le Dr Au-
joulat ? »
39

En retournant au Cameroun en 1962, à la fin de ses étu-


des, il était, de sources concordantes, porteur d’une lettre de
recommandation à l’adresse d’Ahmadou Ahidjo, de la part
de ce Louis Paul Aujoulat. C’était une pratique à laquelle a-
vaient recours de nombreux étudiants camerounais qui ren-
traient au pays, et qui cherchaient à se faire parachuter au
sommet d’une administration. Ahmadou Ahidjo ayant figuré,
en 1951, parmi les « intellectuels du BDC » de Louis Paul
Aujoulat, et ce dernier ayant considérablement œuvré à ses
succès électoraux, il ne pouvait que se mettre, au garde-à-
vous, chaque fois qu’il recevait une recommandation de lui.
Paul Biya, pour sa part, s’est donc retrouvé chargé de mis-
sions à la présidence de la République.

Sur quels critères est-il devenu, cinq années plus tard,


directeur du cabinet civil à la présidence de la République ?
Un élu malheureux à ce poste, qui a tenu à garder l’anonymat
raconte :
« …j’étais premier secrétaire à l’ambassade du Cameroun
à Lagos. Un beau jour, en fin d’année 1967, mon patron,
l’ambassadeur Haman Dicko, proche parent du président
Ahidjo, me convoque dans son bureau :
- vous allez vous rendre à Yaoundé, pour remettre un pli,
en mains propres, au chef de l’Etat.
Mon cœur avait pris feu. J’étais excité à l’idée d’être reçu
par le président de la République, moi un petit secrétaire
des affaires étrangères, en poste à l’étranger. Mon ordre
de mission avait été aussitôt été établi, mon billet d’avion
acheté. Départ le lendemain matin. Avant de me rendre à
l’aéroport, j’étais passé récupérer le fameux pli chez l’am-
bassadeur. J’étais arrivé à Douala vers 10 h, et à Yaoundé,
vers 11 h 30. J’avais été reçu, par le chef de l’Etat, aussitôt
que je m’étais annoncé.
- Comment va Dicko ?
- Très bien excellence.
40

- Que pensez-vous de l’issue de la guerre du Biafra ?


(Celle-ci faisait rage) ; bla-bla-bla bla-bla-bla…
Puis, l’audience s’était achevée. Le chef de l’Etat avait été
très amical envers moi. J’en étais émerveillé, moi qui ne
l’avais jamais rencontré, en tête-à-tête, et qui étais bourré
de préjugés à son endroit.
A la sortie du palais, je m’étais rendu dans ma belle-
famille, lui remettre des colis que mon épouse lui avait
envoyés. J’y avais déjeuné. Après quoi, j’avais passé mon
après-midi à rendre visite, à gauche, à droite, à mes co-
pains. Le soir, j’étais allé en boite, et j’étais allé coucher, à
l’hôtel des députés, avec une nana que j’avais racolée. Le
matin, j’étais passé dire au revoir à ma belle-famille et
avais pris mon avion pour Douala à 11 h. Je devais y
passer la nuit, mon vol pour Lagos étant prévu pour le
lendemain après-midi. A Douala, de nouveau, j’avais passé
l’après-midi à rendre visite à des copains, à gauche, à droi-
te, puis le soir, j’avais été de nouveau en boite. Sur le coup
de 2 h du matin, je suis allé au lit, à l’hôtel Akwa Palace,
avec, également, une nana que j’avais aussi racolée en boi-
te. Le lendemain, en milieu d’après-midi, j’avais pris mon
vol pour Lagos.
Le surlendemain, en arrivant au bureau, ma secrétaire
m’avait informé que l’ambassadeur était dans un grand
courroux contre moi, et qu’il avait demandé que je sois
introduit auprès de lui aussitôt que je serai là. Lorsqu’il me
vit, je crus qu’il allait tomber fou, tellement il était en colè-
re. Je ne l’avais jamais vu dans cet état.
Assieds-toi ! (il ne me vouvoyait plus) qu’est-ce que tu es
allé faire au Cameroun ? Remettre un pli au chef de l’Etat,
ou faire le tour des boites de nuit et ramener des pros-
tituées partout ? Tu as raté ! Tu as raté ! Tu as raté ! Le
chef de l’Etat m’avait demandé si je ne connaissais pas un
jeune Bulu travailleur, compétent, qui ne se mêle pas de
politique, en tout cas, qui ne s’est pas engagé dans ces
histoires de l’Upc avant l’indépendance, pour en faire son
directeur de cabinet. Aussitôt, j’ai pensé à toi. Le pli que
tu lui as remis ne contenait rien d’important, sinon que,
41

voici le jeune Bulu que tu m’as demandé. Le président t’a


apprécié, à l’issue de votre entretien. Mais, bon Dieu !
Qu’es-tu allé chercher dans les boites de nuit ! Tu étais
suivi. Tu as perdu…
J’étais sorti, bouleversé du bureau de l’ambassadeur.
Quinze jours plus tard, nous étions informés que le pré-
sident de la République venait de nommer un directeur de
cabinet. Quelqu’un que je connaissais, Biya Paul ..»
L’ambassadeur Haman Dicko avait, ainsi, dessiné le por-
trait-robot du directeur de cabinet à la convenance d’Ahma-
dou Ahidjo. Deux points doivent retenir l’attention du lec-
teur :
« … Le chef de l’Etat m’avait demandé si je ne connais-
sais pas un jeune Bulu travailleur, compétent, qui ne se
mêle pas de politique, en tout cas, qui ne s’est pas engagé
dans ces histoires de l’Upc avant l’indépendance, pour en
faire son directeur de cabinet.
Question que l’on devrait se poser : pour quelle raison le
président Ahidjo avait-il jeté son dévolu sur les Bulu, pour ce
poste à pourvoir ? Un haut fonctionnaire de l’époque ré-
pond :
« Le président Ahidjo, c’était son grand défaut, avait une
lecture essentiellement tribale de la société camerounaise,
et cela n’était pas bien. Il ne voyait les Camerounais qu’à
travers leurs tribus. S’il avait accordé sa préférence à un
Bulu pour diriger son cabinet, c’est parce qu’il estimait
qu’à ce poste très important, pour ne pas dire stratégique,
il fallait nommer une personne issue d’un groupe ethnique
minoritaire. Ainsi, si celle-ci venait à se lancer dans du
clientélisme, cela ne pouvait pas être gênant. C’est la rai-
son pour laquelle, après Paul Biya, il a choisi Beb a Don,
une autre personne issue d’un groupe minoritaire. Les Bu-
lu, il ne faut pas l’oublier, ne représentent qu’à peine 2%
de la population du Cameroun. Ahidjo le savait… »
42

Un autre renchérit :
« … Ahidjo n’avait eu que de bons rapports avec les
fonctionnaires Bulu, ceux-ci, dans leur ensemble, ne l’a-
vaient pas combattu. Bien mieux, ils ont même soutenu
son régime. Le premier directeur de la sûreté nationale, à
l’indépendance, était un Bulu : Evina Edjo’o. Par la suite,
il y a eu deux autres Bulu Délégués généraux à la sûreté
nationale, Samuel Enam Mba’a, et Ngwa Samuel. Les
Bulu ont servi comme préfet dans les zones du maquis.
Samuel Enam Mba’a était préfet à Nkongsamba, c’est mê-
me lui qui, dans une certaine mesure, a coordonné l’arres-
tation d’Ernest Ouandié, en 1970. Par ailleurs, tout le Sud
Cameroun, avait voté NON au référendum constitution-
nel du 21 février 1960 qui faisait d’Ahmadou Ahidjo un
monarque, excepté les Bulu d’Ebolowa, qui avaient voté
OUI. De même, il ne faut pas oublier que le premier
congrès de son parti, l’UC, dans le Sud Cameroun, s’est
tenu en pays Bulu, dans la ville d’Ebolowa. C’était au mois
de juillet 1962. Enfin, par l’influence de la mission pres-
bytérienne américaine, qui a donné naissance à l’EPC, les
Bulu sont essentiellement individualistes, ainsi que le
sont les Américains, pas du tout solidaires entre eux.
Donc, un Bulu directeur du cabinet, Ahmadou Ahidjo
avait le cœur tranquille. Il était assuré qu’il n’allait favo-
riser aucun de ses congénères… »

Charles Assale, Premier ministre d’Ahmadou Ahidjo, de


mai 1960 à juin 1965, avait, pour sa part, déclaré un jour, de-
vant nous, au domicile de Pierre Désiré Engo, en pleine réu-
nion de lancement de la fondation Martin Paul Samba :

« …si vous désirez refuser quelque chose aux Bulu, con-


fiez-en le partage, justement, à un Bulu… »
43

Deuxième question : pourquoi un personnage supposé


apolitique ? Jacques Foccart nous en fournit l’explication.
Apparemment, c’est ce que demandait Charles de Gaulle aux
chefs d’Etats « modérés » de faire, ainsi que nous le révèle
cet entretien avec le jeune colonel Etienne Eyadéma, qui ve-
nait de renverser le second président de la République du
Togo, Nicolas Grunitzky, après avoir assassiné le premier,
Sylvanius Olympio :
« Lundi 4 septembre 1967.
Charles de Gaulle : Alors, vous avez zigouillé Sylvanius
Olympio. Cela, tout le monde le sait ; je n’ai pas de
commentaire à vous faire, mais, enfin, il est manifeste que
vous avez eu tort. Quand on croit nécessaire de faire la
révolution, il n’est pas pour autant nécessaire de tuer.
Ensuite, vous avez pris la place de Grunitzky (…) Mais, à
partir de maintenant, il faut que vous dirigiez votre pays
sans faire appel à tous les politiciens anciens qui, en fin de
compte, ne pourrons que remettre le Togo dans une très
mauvaise situation. Croyez-moi, pas de politiciens. Dans
votre cabinet, vous devez avoir de jeunes gens tout de
même assez expérimentés qui ne fassent pas de politi-
que… »

Le 30 juin 1975, Paul Biya était désigné Premier ministre


de la République Unie du Cameroun. Il avait, en quelque
sorte, raflé la mise, devant Victor Ayissi Mvodo, et Philémon
Beb a Don. Il était « un jeune homme expérimenté qui ne
faisait pas de politique ».
Cette nomination, à dire vrai, avait quelque peu surpris le
grand public. Nous avons recueilli ce témoignage :

« …nombreux avaient été les Camerounais qui s’atten-


daient plutôt à la désignation d’Ayissi Mvodo comme
Premier ministre. En effet, celui-ci semblait d’avantage
plus proche du chef de l’Etat que Paul Biya. Il était très
44

engagé, politiquement, en faveur du régime. Il était un


membre éminent du parti, et, en plus, en sa qualité de mi-
nistre de l’Administration Territoriale, il était en charge
des élections. C’est lui, notamment, qui avait organisé et
réussi le référendum du 20 mai 1972. Il avait, par ailleurs,
la haute main sur les préfets et les gouverneurs. Mais, là
n’était pas le plus important. Ce qui l’était, véritablement,
c’est qu’il était le plus Foulbé des Beti, et semblait être
adopté par l’ensemble de la province du Nord (Adama-
oua, Nord et Extrême Nord actuels) comme tel. Lui-mê-
me, du reste, n’arborait plus que les vêtements foulbé :
gandoura et chéchia. Il avait pratiquement abandonné le
costume occidental. Enfin, il existait une véritable compli-
cité entre le président Ahidjo et lui. Il semblerait même
que le président Ahidjo lui rendait visite, en week-end, à
son domicile, parfois venait le rejoindre dans sa résidence
de campagne à Mfou, les dimanches, pour parler de la
pluie et du beau temps. Paul Biya, de son côté, semblait
n’avoir que des rapports très administratifs avec le prési-
dent Ahidjo, en tout cas, moins intimistes, avec lui. Fait
particulièrement important à relever, il n’était pas mem-
bre, par lui-même, du parti, mais de par sa fonction. Il
était membre de droit du comité central. Par ailleurs, il
faudrait noter que Paul Biya était particulièrement réticent
à se travestir en Foulbé. Il n’avait jamais, en aucun jour,
revêtu la gandoura, contrairement à l’écrasante majorité
des dignitaires du régime à l’époque. En conséquence,
lorsque la radio avait annoncé sa désignation au poste de
Premier ministre, nombreux avaient été les Camerounais
qui avaient accueilli cette nouvelle avec étonnement, telle-
ment il semblait évident que c’était Ayissi Mvodo qui al-
lait le devenir …»

En guise de lot de consolation, Ahmadou Ahidjo, en


nommant Paul Biya Premier ministre, fera de Victor Ayissi
Mvodo, ministre d’Etat, toujours en charge de l’Adminis-
tration territoriale.
45

Chapitre II
La première tentative

Paul Biya Premier ministre le 30 juin 1975, les Camerou-


nais étaient loin de s’imaginer le rôle de la France dans cette
désignation. Nombreux avaient été, par conséquent, les
membres du gouvernement qui, ne s’en tenant qu’aux dispo-
sitions de l’article 7 de la constitution de 2 juin 1972, trai-
taient de haut le Premier ministre. Cet article stipulait, en ef-
fet, que :

« b/- En cas de vacance de la présidence de la Répu-


blique (…) les pouvoirs du président de la République
sont exercés, de plein droit, jusqu’à l’élection du nouveau
président de la République, par le président de l’Assem-
blée Nationale et, si ce dernier est, à son tour, empêché
d’exercer ces pouvoirs, par le Premier ministre ».

Traduction : les chances du Premier ministre de devenir


président de la République, étaient des plus minimes. Les
ministres étaient d’autant plus fondé à le penser que le prési-
dent Ahidjo avait tenu à mettre en garde, les uns les autres,
au congrès de l’UNC au mois d’avril à Douala, que le Pre-
mier ministre ne devait, en aucune manière, être considéré
comme son dauphin.
Pour tout dire, ils étaient dans le brouillard total. Ils
étaient, comme d’innombrables Camerounais, victimes du
46

discours ambiant, qui prétendait que le pouvoir de décision


suprême, au Cameroun, appartenait, depuis le 1er janvier 19-
60, date de la proclamation de l’indépendance, au président
de la République. Ils ne se rendaient pas compte que Paris
continuait à décider, comme avant 1960, et n’avait consenti à
n’octroyer à Ahmadou Ahidjo que la décision que nous pou-
vons qualifier de secondaire : nomination des autres mem-
bres du gouvernement, des gouverneurs, des ambassadeurs,
des préfets, des secrétaires généraux de ministères, des direc-
teurs généraux de sociétés parapubliques, des directeurs des
administrations centrales, etc. En dehors de ça, c’est Paris
qui continuait à décider des choses capitales.
Ahmadou Ahidjo n’était pas tout seul dans cette situa-
tion. La quasi-totalité des chefs d’Etats « modérés », c’est-à-
dire, ceux qui avaient accédé au pouvoir dans les mêmes
conditions que lui, à savoir grâce au concours actif de la
France, se trouvaient également dans la même situation. Jac-
ques Foccart nous relate l’embarras de Félix Houphouët-
Boigny, face au désir de l’Union Soviétique d’ouvrir une re-
présentation diplomatique à Abidjan :

« Mercredi 30 novembre 1966 (…) Les Russes souhai-


tent depuis longtemps, ouvrir des relations diplomatiques
avec la Côte d’Ivoire. Houphouët-Boigny y consent à
condition qu’ils prennent l’engagement de ne s’occuper,
en aucune façon, des problèmes internes. Le général
pourra ajouter que, si Houphouët prend cette décision,
d’autres pays africains suivront. C’est donc une impor-
tante affaire pour les Russes. En quelque sorte, dis-je,
c’est sous votre caution qu’Houphouët-Boigny voudrait
placer cette affaire… »

En d’autres termes, Félix Houphouët-Boigny demandait


l’autorisation de la France pour accorder une suite favorable
à l’ouverture d’une ambassade de l’Union Soviétique en Côte
47

d’Ivoire. Bien mieux, il se comportait, en quelque sorte, en


porte-parole de tous les autres chefs d’Etats « modérés » aux
pays indépendants depuis six ans, et qui désiraient établir des
relations diplomatiques avec l’Union Soviétique, mais redou-
taient le courroux de Paris.
Même les déplacements des chefs d’Etats « modérés »
d’Afrique, ailleurs qu’en Afrique et en France, étaient soumis
à l’approbation de l’Elysée. Jacques Foccart.
« Lundi 28 juin 1965. J’informe le général qu’Houphouët-
Boigny (…) allait se rendre en Belgique, à l’invitation du
roi. Baudouin (…) l’avait convié à un voyage officiel.
Mais, il avait refusé. Par contre, il a pensé pouvoir ac-
cepter un voyage privé et il passera deux jours en Bel-
gique, le 7 et le 8 juillet… »

Ahmadou Ahidjo avait été invité au Canada, en 1972,


pour une visite officielle. En s’y rendant, il était passé par Pa-
ris, ainsi qu’il était de règle, pour prendre des consignes de
l’Elysée. C’était Georges Pompidou qui s’y trouvait désor-
mais. Au cours de son audience, il avait révélé, à son inter-
locuteur, que le Canada avait décidé d’octroyer, en guise de
présent pour cette visite, un réseau téléphonique moderne au
Cameroun. Séance tenante, Georges Pompidou n’y avait fait
aucune objection. Mais, le lendemain matin, alors que Ah-
madou Ahidjo était déjà dans son avion et sur le point de
prendre l’envol, la tour de contrôle de l’aéroport d’Orly, dans
le Sud de Paris, avait informé le commandant de bord que
l’Elysée demandait de retarder quelque peu le décollage, un
émissaire, porteur d’un pli de Georges Pompidou, était en
route. Le vol fut donc retardé. Quel était le contenu du pli ?
Pompidou informait Ahmadou Ahidjo que la France était
disposée à offrir au Cameroun un réseau téléphonique « der-
nier cri ». En conséquence, il était « invité » à renoncer à l’of-
fre canadienne. Quelques mois plus tard, lors de l’inaugura-
48

tion de ce réseau français « dernier cri », les auditeurs de Ra-


dio-Cameroun, avaient eu l’infime privilège de suivre, en dif-
féré, aux informations de 13 h, l’appel téléphonique que Ah-
madou Ahidjo avait adressé à Georges Pompidou. Conver-
sation entre un vassal et son suzerain que, lycéens, mes ca-
marades et moi récitions pour imiter les deux interlocu-
teurs :

« Ahmadou Ahidjo : Bonjour excellence !


Georges Pompidou : Bonjour M. le président, comment allez-
vous ?
AA : Très bien, merci. J’ai l’honneur d’inaugurer, à travers
cet appel, le téléphone que la France vient d’installer, au
Cameroun.
GP : C’est très bien, c’est très bien, M. le président.
AA : Et j’en profite pour vous informer que j’entends me
rendre en France dans les prochains jours, et je désirerais
vous rencontrer.
GP : Volontiers, M. le président, volontiers, j’en serai très
honoré.
AA : J’en profite, également, excellence, pour adresser les
amitiés du peuple camerounais au peuple français, et pour
saluer la coopération exemplaire qui existe, sous votre
conduite éclairée, entre la France et le Cameroun. Bla-bla-
bla-bla-bla… »

A la fin de la retransmission de l’entretien, tous les Ca-


merounais étaient tombés en extase : Ahmadou Ahidjo avait
téléphoné à Georges Pompidou, et tous les deux avaient
causé, « d’égal à égal ». Quel grand homme que ce Ahidjo !
Quant au fameux téléphone « dernier cri », il s’agit de ce
réseau quasi-moyenâgeux, plus que défectueux, dont les Ca-
merounais ont gardé un bien mauvais souvenir, et pour le-
quel il fallait, après avoir décroché le combiné téléphonique,
attendre la tonalité, parfois pendant … 30 minutes ! Bref,
c’était un réseau téléphonique pour nègres…
49

A – La modification de l’article 7 de la
constitution.
En 1979, soit quatre années après le déclenchement du
processus de remplacement d’Ahmadou Ahidjo, Valéry Gis-
card d’Estaing avait mis à exécution la troisième étape, et
avant dernière, de celui-ci. Il s’agissait de la modification de
la constitution, en vue de faire de l’homme que l’Elysée avait
choisi, à savoir Biya Paul, le successeur d’Ahmadou Ahidjo,
par le biais de cette dernière. Cela s’est produit le 29 juin
1979, à la faveur de la loi n°79-02 modifiant les articles 5 et 7
de la constitution du 2 juin 1972. Mais, c’est le second de ces
deux articles, qui nous intéresse.

Tout d’abord, l’article 7 ancien :


« b/- En cas de vacance de la présidence de la Répu-
blique (…) les pouvoirs du président de la République
sont exercés, de plein droit, jusqu’à l’élection du nouveau
président de la République, par le président de l’Assem-
blée Nationale et, si ce dernier est à son tour empêché
d’exercer ces pouvoirs, par le Premier ministre. Le pré-
sident de la République par intérim ne peut modifier, ni la
constitution, ni la composition du gouvernement…. »

L’article 7 nouveau :
« b/- En cas de vacance de la présidence de la Répu-
blique pour cause de décès, démission ou empêchement
définitif constaté par la Cour Suprême, le Premier minis-
tre est immédiatement investi des fonctions de président
de la République pour la période qui reste du mandat
présidentiel en cours. Il nomme un nouveau Premier
50

ministre, et peut modifier la composition du gouver-


nement… »

Inutile de dire que cette modification de la constitution


avait fait couler, non pas de l’encre, le Cameroun vivant sous
la dictature, et la presse n’étant pas encore libre, mais, plutôt,
énormément de salive. Mais, en même temps, Paul Biya
n’était toujours pas considéré comme le futur président de la
République, tellement Ahmadou Ahidjo semblait « péter » la
forme. Nul ne le voyait mourir de si tôt. Et puis, tout le
monde était convaincu que, si jamais il se sentait au seuil de
la mort, il allait, tout bonnement, procéder au remplacement
de Paul Biya, au poste de Premier ministre. Les gens étaient
d’autant plus fondés à le penser que, Ahmadou Ahidjo
traitait son Premier ministre plutôt comme une sorte de
planton de luxe. Ce dernier n’était pas chef du gouver-
nement. Il n’occupait pas de véritable place dans la consti-
tution du 21 juin 1972, en dépit des deux modifications
successives, celle du 9 mai 1975, et celle du 29 juin 1979. En
effet, on peut y lire, Titre premier, « de la souveraineté », Titre
II, « du président de la République », Titre III, « de
l’Assemblée Nationale », Titre IV, « des rapports entre l’exé-
cutif et le législatif », etc. Le Premier ministre n’apparaît,
subrepticement, qu’à l’article 5, dans le Titre II, consacré au
président de la République :
« … Il (le président de la République) nomme un Premier
ministre qui l’assiste dans l’accomplissement de sa mis-
sion. Celui-ci reçoit, à cet effet, délégation de pouvoirs en
vue d’assurer l’animation, la coordination et le contrôle de
l’activité gouvernementale dans des domaines détermi-
nés ».

Dans le même article, le Premier ministre est rabaissé au


même rang que tous les autres membres du gouvernement :
51

« le président de la République peut également déléguer


certains de ses pouvoirs aux autres membres du gouver-
nement et à certains responsables de l’administration de
l’Etat, dans le cadre de leurs attributions respectives… »

Le Premier ministre réapparaît à l’article 7 déjà cité, puis à


l’article 8 :

« ...le président de la République nomme le Premier minis-


tre, les ministres et les vice-ministres et fixe leurs attri-
butions. Il met fin à leurs fonctions (…) Le Premier mi-
nistre et les autres membres du gouvernement sont res-
ponsables devant lui. »

A présent, posons-nous la question suivante : pourquoi


cette modification de la constitution en ce mois de juin
1979 ? Celle-ci aurait bien pu survenir avant, ou après, plus
tôt ou plus tard. Quelle en a été la raison profonde ? Autre
énigme de l’histoire politique du Cameroun. Enigme, toute-
fois, pour certains, mais pas pour tout le monde, même si
ceux qui sont au courant des dessous de l’affaire sont peu
nombreux, et ont opté pour le silence, ne serait-ce que pour
préserver leurs postes.

Dimanche 22 avril 1979, Ahmadou Ahidjo s’envole pour


la France. Il y effectue une visite privée. En clair, il prend ses
vacances. Ce n’est un secret pour personne, il dispose d’une
somptueuse propriété dans la banlieue de la ville de Nice,
dans la commune de Grasse, au Sud de la France. Le climat,
dans cette région, est doux, parce que méditerranéen. Rien à
voir avec la rigueur des hivers de l’Est de la France, ou mê-
me de la région parisienne. Ce séjour privé en terre française,
est annoncé par le quotidien gouvernemental Cameroon Tri-
bune, n°145, en date du lundi 23 avril 1979. Le président Ahi-
52

djo ne s’est pas fait accompagner par son ministre des affai-
res étrangères, Jean Keutcha. Ce dernier s’envole plutôt le
vendredi 27 avril 1979 pour la Corée du Sud. Mais, au
courant du week-end du 28 au 29 mai 1979, panique géné-
rale : Ahmadou Ahidjo tombe dans le coma. (Les mauvaises
langues racontent qu’une fois de plus, il avait ingurgité trop
de Dimple, la marque de whisky dont il raffolait, en consé-
quence, il était tombé dans un coma éthylique). Le palais de
l’Elysée en est aussitôt informé. Une escouade de médecins
est dépêchée, dare-dare, au chevet d’Ahmadou Ahidjo. Son
corps est criblé de perfusions. Un masque à oxygène est
placé sur sa bouche, il ne respire plus que grâce à celui-ci.
Les heures passent. Il ne revient toujours pas à lui. La situa-
tion est critique … pour l’Elysée. Conformément à la cons-
titution, si Ahmadou Ahidjo vient à disparaître :
« les pouvoirs du président de la République sont exercés,
de plein droit, jusqu’à l’élection du nouveau président de
la République, par le président de l’Assemblée Nationale
et, si ce dernier est à son tour empêché d’exercer ces pou-
voirs, par le Premier ministre. Le président de la Répu-
blique par intérim ne peut modifier, ni la constitution, ni
la composition du gouvernement…. »

Traduction : d’une part, un membre de la communauté


anglophone, en la personne de Salomon Tandeng Muna,
président de l’Assemblée Nationale, va assurer l’intérim de la
présidence, au Cameroun, ce dont la France ne veut surtout
pas entendre parler, d’autre part, des élections vont être or-
ganisées, autre abomination pour la France, car, elle ne peut
s’assurer de la même docilité, qu’Ahmadou Ahidjo, de la part
du nouvel élu. Paris redoute, en effet en ce temps-là, la libre
expression populaire dans ses anciennes colonies d’Afrique
Noire. Il sait, sur la base des rapports de ses représentations
diplomatiques sur le continent noir, que les populations
53

africaines sont fondamentalement anti-françaises. Pis encore,


dans le cas du Cameroun, la population a livré une lutte
armée pour se libérer du joug colonial français. Elle n’y est
simplement pas parvenue parce que le rapport des forces lui
était, tant diplomatiquement que militairement, défavorable.
Même les étudiants camerounais, en France, sont ceux, par-
mi les étudiants africains, qui donnent le plus de fil à
retordre à la police française. Ils sont les plus remuants, les
plus vindicatifs, les plus prolixes. Une vendeuse de la librairie
Présence Africaine à Paris - une Française - s’est ainsi exclamée,
un jour, alors que nous lui demandions l’autorisation de
déposer des tracts que nous avions rédigés :

« ...sacrés Camerounais ! voici plus de vingt ans que je tra-


vaille ici, il n’y a pas étudiants plus prolixes que vous ; à
tout moment vous avez des tracts, des pétitions, des jour-
naux, des manifestes, des brochures diverses à déposer ;
incroyable … »

Bref, l’Elysée est aux abois. Inutile de dire que, en un


rien, la nouvelle a fait le tour de la communauté camerou-
naise en France, même si, à l’époque, il n’existait pas de cel-
lulaire : « Ahidjo est dans le coma ». Aussi loin de Paris et de
Nice que nous étions, à savoir à Strasbourg, la nouvelle nous
est parvenue. Par bonheur pour Paris, probablement lundi
30 avril ou mardi 1er mai 1979, le président Ahidjo est revenu
dans ce bas monde. Et l’Elysée a poussé un immense OUF !
de soulagement. Valéry Giscard d’Estaing a aussitôt « prié »
Ahmadou Ahidjo de venir le rencontrer, à Paris, d’extrême
urgence, pour discuter de l’ « amitié franco-camerounaise ».
Le mercredi 9 mai 1979, Ahmadou Ahidjo a ainsi été reçu
par lui. Le quotidien Cameroon Tribune du jeudi 10 mai 1979,
s’est alors lancé dans son charabia habituel : « le ciel de la
coopération franco-camerounaise est sans nuage ». Que se
sont, au cours de cet entretien, dits les deux chefs d’Etat ?
54

Toujours est-il que, c’est à l’issue de ce coma et de cet


entretien avec Valéry Giscard d’Estaing, que la constitution
de notre pays a, de nouveau, été modifiée.
Ahmadou Ahidjo est retourné au Cameroun mardi 15
mai 1979, « après des vacances méritées au cours desquelles
il a eu des entretiens fructueux avec son homologue français,
Valéry Giscard d’Estaing », conformément aux propos de
ses propagandistes. Le jeudi 1er juin 1979, soit quinze jours
plus tard, il tient un conseil des ministres, au cours duquel il
annonce le dépôt, au Parlement, d’un projet de loi modifiant
les articles 5 et 7 de la constitution.
A l’Assemblée nationale, la séance est présidée par Thé-
odore Mayi Matip, 1er vice-président de la chambre. L’hémi-
cycle est plein comme un œuf. A l’évidence, la question de la
modification des deux articles de la constitution passionne
les députés. Au banc du gouvernement, on note la présence
de Victor Ayissi Mvodo, ministre de l’Administration Terri-
toriale, Joseph Charles Doumba, ministre de la Justice, Maï-
kano Abdoulaye, ministre de la Fonction publique, Yondo
marcel, ministre des Finances, Nkengong Monie, ministre
des Transports, Ayang Luc, ministre de l’Elevage, Christian
Songwe Bongwa, ministre des relations avec les Assemblées,
et Yang Philémon, vice-ministre de l’Administration Terri-
toriale. De nombreux membres du corps diplomatiques sont
également présents dans l’hémicycle.
Le député Din Same Richard est appelé à présenter les
conclusions de la Commission des lois constitutionnelles.
Voici son intervention, selon Cameroon Tribune du lundi 11
juin 1979 :
« …le projet de loi vise à assurer d’une part une continuité
dans le vie constitutionnelle de la nation, et d’autre part,
une efficacité permanente dans la conduite des affaires de
l’Etat. (…) Il est bon que les responsables qui guident les
destinées d’une nation puissent, à tout moment, être en
55

mesure de faire face à toute éventualité, et, plus particu-


lièrement, de trouver une solution immédiate à tout évé-
nement qui pourrait se présenter. C’est dans ce contexte
que le projet de loi vise à assurer la pérennité du poste de
Premier ministre au sein de nos institutions, et à confier,
au Premier ministre, en cas de vacance, le soin de diriger
le pays jusqu’à l’expiration du mandat présidentiel en
cours » (Applaudissements).

Il se réfère, ensuite, à l’exposé des motifs présenté les 7 et


8 juin 1979, par le ministre de l’Administration Territoriale
qui expliquait, à la Commission, que l’Exécutif avait soumis
ce texte au Parlement pour qu’il existe, auprès du chef de
l’Etat, une personnalité qui suive, au jour le jour, la direc-tion
des affaires du pays, et soit capable de prendre le relais,
immédiatement, s’il se produisait un élément susceptible
d’entraîner un changement de direction du pays. Puis, avant
que le projet de loi ne soit soumis au vote, Mayi Matip
accorde la parole à l’assemblée. Monsieur Ngantchou, dépu-
té du Wouri, monte à la tribune :

« …le projet de loi déposé par le gouvernement est le


fruit d’une mûre réflexion de notre grand parti national
qui l’a conçu au plus haut niveau conceptuel de notre
parti. C’est-à-dire, au niveau du Bureau Politique. Ce tex-
te a été examiné, par la suite, de façon approfondie, au
Conseil des ministres. Ce texte permet, au père de la na-
tion camerounaise, gardien avisé de notre loi fondamen-
tale, de préserver nos institutions politiques. Notre acquis
est trop précieux pour être laissé, sans protection, au
hasard des conjonctures. J’espère que les cas extrêmes ser-
vant de justification au projet de loi ne se produiront ja-
mais. Mais il est juste de prendre des dispositions légales
dans le cadre constitutionnel… » (Tonnerre d’applaudisse-
ments)
56

Le député Ngantchou ment quelque peu. Le bureau poli-


tique de l’UNC ne s’était réuni, ni avant le départ en vacan-
ces d’Ahmadou Ahidjo, ni après son retour. Monsieur Nsa-
kwa Peter, député du Nord-Ouest, lui succède au podium.
« … ce projet de loi reflète les vœux de tous les Came-
rounais qui souhaitaient que le poste de Premier ministre
soit institutionnalisé, pour assurer la continuité d’une vie
constitutionnelle normale en cas de vacance de la prési-
dence de la République. Le gouvernement a été inspiré
par l’expérience des autres pays. L’Histoire est jonchée
d’imprévus, et si nous voulons que le travail du chef de
l’Etat soit convenablement fait en son absence, nous
devons lui adjoindre un proche collaborateur qui dirige,
avec efficacité, les affaires de l’Etat. Le gouvernement est
convaincu que le Premier ministre, dont le poste sera
institutionnalisé dans la constitution et qui suivrait, de
près, les activités du chef de l’Etat, est la meilleure per-
sonne pour assurer cette responsabilité. (Applaudissements
nourris) En votant en faveur du texte comme il les y en-
gage, les députés seront certains que le chef de l’Etat ne
démissionnera pas comme président. Les dirigeants de sa
stature, ne démissionnent jamais. » (Tonnerre d’applaudisse-
ments).

Il n’y a pas d’autres interventions notoires, de la part des


députés, et, finalement, l’ensemble du projet de loi est adop-
té dans les minutes qui suivent. Le Premier ministre, c’est-à-
dire Paul Biya, se retrouve, par conséquent, à l’issue de ce
vote, en scelle, conformément au plan de l’Elysée.
En fait, en lisant, attentivement, entre les lignes, les inter-
ventions de ces trois députés, on se rend bien compte que
ceux-ci sont bel et bien au courant du coma d’Ahmadou A-
hidjo, survenu, quelques jours auparavant, en terre françai-
se. Et, au vrai, Ahmadou Ahidjo, lui-même, n’a consenti à
céder à cette modification de la constitution, que probable-
57

ment parce qu’il était encore sous le choc de son expérience


d’homme venant de frôler la mort. L’écrasante majorité des
Camerounais, pour sa part, n’y a, une fois de plus, vu que du
feu…

B – Le massacre de Dolle, comme celui


de Bangui
Le vendredi 26 octobre 1979, une bien funeste affaire se
déroule dans le village de Dolle, arrondissement de Makary,
département du Logone et Chari (actuellement dans la pro-
vince de l’Extrême-Nord). De quoi s’agit-il ?
De sources concordantes, des villageois se seraient coti-
sés pour se faire construire une école primaire dans leur vil-
lage, et auraient remis le pactole collecté au délégué départe-
mental de l’Education Nationale. Mal lui en a pris, ce dernier
aurait, purement et simplement, empoché cet argent. Les vil-
lageois voyant la date de la rentrée scolaire approcher, s’en
seraient inquiétés auprès des autorités administratives. En
guise de réponse, ces dernières se seraient lancées dans du
dilatoire. Les villageois se seraient alors mis en colère et les
auraient molestées. Le sous-préfet, informé de l’incident, au-
rait dépêché, auprès de ceux-ci, quelques gendarmes, pour
rétablir l’ordre. Les villageois les auraient également moles-
tés. Pis encore, il y aurait eu un gendarme tué. Le sous-préfet
en aurait alors informé ses supérieurs hiérarchiques, pour
leur demander la conduite à tenir. Un ou deux jours plus
tard, une compagnie de gendarmerie a atterri sur les lieux,
pour une expédition punitive, et aurait rasé, purement et
simplement, le village, tuant tout, chèvres, coqs, poulets,
bœufs, etc, et, naturellement, les habitants de ce dernier.
Cet incident, on ne sait trop comment, s’est ébruité hors
des frontières nationales. Aussitôt, Radio France Internationale,
RFI, au courant de l’affaire, en parle. L’émoi est grand au
58

Cameroun, tout comme en France, au point où le quotidien


parisien, Libération, reprend l’information et titre, à la Une :
« Massacre ordinaire à Dolle ». Panique dans les cercles du
pouvoir à Yaoundé. Le quotidien gouvernemental Cameroon
Tribune du samedi 27 octobre 1979, publie, à son tour, à la
Une, un « billet » intitulé « Retour au calme à Dolle », pour
tenter de minimiser l’incident. On peut, en effet, y lire :
« De sources généralement bien informées, on a appris
hier, à Yaoundé, qu’un affrontement a opposé les ha-
bitants du village de Dolle, dans l’arrondissement de Ma-
kary (département du Logone et Chari dans la province
du Nord). Les gendarmes de la compagnie du Logone et
Chari ont dû intervenir. Il y a eu des morts de part et
d’autre. Le calme total est revenu dans cette localité.
Nous souhaitons que cette information claire et pré-
cise mette un terme aux rumeurs de tout genre qui circu-
laient ces derniers temps sur cette malheureuse affaire et
lui donnaient des proportions sans commune mesure avec
la réalité.
Il n’échappe à personne qu’au Cameroun, la paix est
un bien précieux qu’il convient de garder jalousement. Et
les Camerounais à tous les niveaux, ne ménagent aucun
effort pour la préserver. Dans un tel contexte, ce mal-
heureux incident ne peut susciter qu’indignation et cons-
ternation.
Connaissant le prix que le peuple camerounais attache
à la paix, nous sommes convaincus que cette triste affaire
suscitée par quelques égarés sera vite oubliée. Il est d’ores
et déjà réconfortant de constater que toutes les mesures
ont été prises pour que le calme revienne rapidement ».

Mais, cette sorte de mise au point ne convainc pas grand


monde. Au sein de la communauté africaine, en France, des
tracts se mettent à circuler :
59

« Le bourreau du peuple camerounais Ahmadou Ahidjo,


comme le 24 avril 1960, en incendiant le quartier congo à
Douala, comme le 1er février 1962, en tuant 52 opposants
dans le train de la mort, comme en 1966, en rasant le
village de Tombel, a encore frappé. Cette fois-ci, c’est tout
un village qui a été, de nouveau, rasé, dans le Nord du
pays. Il n’a même pas laissé en vie un seul coq, etc. ».

Nous en avons, personnellement, tout comme d’autres


Camerounais de la ville, découvert un dans notre boite aux
lettres à Strasbourg, avec pour mention :
« Cher compatriote, veuillez assurer, à votre niveau, la
plus grande diffusion possible du présent document. Il
s’agit d’une action patriotique. Nous tenons, peut-être en-
fin, l’occasion d’obtenir le renversement du maudit ré-
gime d’Ahmadou Ahidjo, comme celui de Bokassa vient
d’être renversé à l’issue d’un massacre également… ».

Deux jours plus tard, un de mes professeurs à l’Institut


d’Etudes Politiques m’interpelle sur ce sujet :
« … alors, M. Enoh, on massacre tranquillement dans
votre pays ? ».

Pour tout dire, l’affaire fait grand bruit. Elle se transfor-


me même en tintamarre. Le gouvernement camerounais est
obligé, de nouveau, de réagir. Cameroon Tribune est, une fois
de plus, appelé à la rescousse. Il publie, à la Une, le mardi 6
novembre 1979, le document qui suit, intitulé « Aucun vil-
lage n’a été rasé » :
« Informé par le gouvernement, nous avons, dans notre
édition du 27 octobre dernier, fait état de l’incident surve-
nu dans le village de Dolle, arrondissement de Makary,
dans le Logone et Chari, province du Nord.
60

Il y a lieu d’apporter les précisions ci-après sur cet inci-


dent. La présence d’un marabout escroc, d’origine came-
rounaise, mais ayant vécu longtemps au Tchad, a été signa-
lée dans le village. L’intéressé droguait les jeunes, leur ven-
dait des amulettes, prétendant ainsi les rendre invulné-
rables. C’est dans ces conditions que trois gendarmes dé-
pêchés sur les lieux pour enquête, ont été gravement
battus et sont hospitalisés. Les autorités administratives
ont dû dépêcher sur les lieux, une cinquantaine de gendar-
mes. Les drogués se sont jetés sur eux, tuant et blessant
plusieurs gendarmes. Les forces de l’ordre ont dû faire ap-
pel à un renfort pour rétablir la paix dans le village. Bilan,
une trentaine de morts au total des deux côtés.
Aucun village n’a été rasé comme le signalent certaines
dépêches mal informées. Les villageois qui s’étaient enfuis
regagnent leurs domiciles. Un calme total règne à Dolle et
dans l’arrondissement ».

Cette affaire tombe bien mal pour le gouvernement ca-


merounais, car, Valéry Giscard d’Estaing, le chef de l’Etat
français, est critiqué de toutes part pour le soutien qu’il ap-
porte à des « régimes assassins » sur le continent africain.
Son imprudent copinage avec Jean-Bedel Bokassa, l’empe-
reur centrafricain, secoue l’opinion publique française. Ce
dernier, au mois de janvier de l’année en cours, a procédé au
massacre d’élèves de l’enseignement secondaire, qui refu-
saient d’acquérir des uniformes scolaires au prix qui leur était
proposé, et qu’ils jugeaient prohibitif. Selon des correspon-
dants de presse français, l’empereur Bokassa aurait, person-
nellement, pris part aux interrogatoires musclés des jeunes
lycéens, et en aurait froidement abattus plusieurs avec son
revolver. Pis encore, il est accusé, par la presse française, de
cannibalisme. Il se livrerait, régulièrement, dans son palais, à
des festins de viande humaine. Il en aurait même offert
quelques morceaux à Valéry Giscard d’Estaing, de passage à
Bangui. Celui-ci les aurait dégustés en se léchant les doigts,
61

tellement il avait trouvé succulente, cette viande d’un gibier


africain inconnu. La classe politique française en était dans
tous ses états.
En fait, Valéry Giscard d’Estaing, avant de s’acoquiner
avec l’empereur des tropiques Jean-Bedel Bokassa, aurait
mieux fait de tenir compte de cette opinion de Charles de
Gaulle sur ce sinistre personnage :
« Lundi 10 janvier 1966.
Jacques Foccart : le général a lu une lettre qui lui a envo-
yée Bokassa. Il me la rend sans cacher un certain mépris.
Il est très hostile à ce coup d’Etat en Centrafrique (Bo-
kassa venait de renverser David Dacko). Il avait une
certaine sympathie pour Dacko, qu’il considérait comme
un homme raisonnable et travailleur, tandis que Bokassa
lui semble un hurluberlu. Ce Bokassa, bien sûr, a eu tort,
dis-je, mais c’est un brave type, c’est un francophile. C’est
même plus qu’un francophile, il se considère comme
Français
Charles de Gaulle : oui, mais, c’est également un couillon,
et on ne pourra jamais rien faire avec lui.. »

Pour se rattraper, Valéry Giscard d’Estaing avait décidé


de renverser, purement et simplement, le clown-empereur,
en même temps « couillon ». Dans un premier temps, il avait
chargé René Journiac, son conseiller aux affaires africaines,
de négocier la démission, en douceur, de Jean-Bedel
Bokassa. Tous les deux s’étaient accordés pour une ren-
contre à Libreville, en présence du président gabonais, Omar
Bongo. Malheureusement pour René Journiac, dès qu’il avait
ouvert la bouche pour tenter de faire comprendre à Bokassa
qu’il était temps pour lui de quitter le pouvoir, ce dernier
s’était, aussitôt, jeté sur lui, tel un fauve sur sa proie, et l’avait
copieusement rossé avec ses poings et sa canne impériale. Le
pauvre Bongo qui avait entrepris de s’interposer entre les
62

deux protagonistes, en avait, également, reçu plusieurs


coups. Il avait alors dû faire appel à ses gardes, qui étaient
finalement parvenus à maîtriser, non sans mal, l’empereur en
furie. Lorsque ceux-ci avaient relevé René Journiac étalé au
sol et groggy, les lunettes médicales du conseiller de Giscard
étaient complètement brisées, tellement la bastonnade que
Bokassa lui avait infligée avait été rude.
Bokassa ne s’était pas contenté d’infliger une raclée à l’en-
voyé de la France. Il avait, dans la foulée, décidé de sevrer ce
pays dont il se réclamait citoyen, de l’uranium que ce dernier
puisait, gracieusement, en Centrafrique, depuis 1965. Il s’é-
tait alors tourné, vers la Libye, à cet effet.
Valéry Giscard d’Estaing, pour sa part, humilié du fait qu’
un vulgaire « couillon » se soit permis de tabasser son con-
seiller, avait alors décidé de destituer, par la force, l’empe-
reur-clown. Il avait alors conçu et lancé l’opération « bar-
racuda », qui consistait à évincer Bokassa du pouvoir, lors-
qu’il se rendrait en Libye, histoire de bien montrer aux chefs
d’Etats africains « modérés », que l’on ne rompt pas, sans
conséquences, avec la France. Dans la nuit du 20 septembre
1979, alors que Bokassa 1er se trouve en Libye, un com-
mando du Service Action accueille un Transall de l’armée fran-
çaise, commandé par un colonel du nom de Brancion-Rou-
ge, à l’aéroport de Bangui Mpoko. Après avoir neutralisé ce
dernier, des renforts atterrissent, et le chef des Forces Spéciales
contacte un autre colonel français, du nom de Degenne, basé
à Ndjaména, au Tchad, afin qu’il mette en route ses « bar-
racuda », c’est-à-dire, huit hélicoptères Puma et d’autres
avions Transall, bourrés de militaires français, au nombre de
800. Ceux-ci, une fois à Bangui, occupent toute la ville.
L’ancien président David Dacko, destitué, le 31 décembre
1965 par Bokassa, se trouve dans l’un des avions. Il avait été
contacté, quelques jours auparavant, par Paris, pour être
réinstallé au pouvoir. Le lendemain matin, 21 septembre
63

1979, David Dacko, redevenu président de la République,


proclame la chute de l’empire centrafricain, et le retour de la
République, dans ce pays voisin du Cameroun.
Jean-Bedel Bokassa, naturellement, a gardé un souvenir
amer de son éviction du pouvoir en 1979. Une interview fil-
mée qu’il avait accordée, en 1983, à des journalistes français,
est désormais disponible sur internet. Tout le monde peut en
prendre connaissance. En voici le résumé réalisé par l’un des
journalistes l’ayant interviewé :

« Bokassa n’y va pas avec le dos de la cuillère. Il accuse,


ouvertement, l’ancien chef de l’Etat français, Valéry Gis-
card d’Estaing, qu’il croyait son allié, d’avoir orchestré son
départ. Sa destitution aurait été précipitée par son rap-
prochement avec la Libye. Mise au courant par ses ser-
vices de renseignement, Paris n’a pas tardé à réagir, ra-
conte Bokassa. A peine avait-il négocié un contrat à Ben-
ghazi, qu’on lui a appris que la France avait déployé 30.
000 hommes à Bangui, et toutes les villes de provinces,
pour l’empêcher de rentrer au pays. Il s’agissait de la fa-
meuse opération Barracuda, qui permettra à David Dacko
d’accéder de nouveau au pouvoir.
Le lendemain du coup de force français, Bokassa
prend l’avion pour la France où il est maintenu en séques-
tration illégale, arbitraire, sur la base militaire d’Evreux,
alors qu’il devait atterrir à l’aéroport de Roissy. Pour finir,
il a été envoyé à Abidjan, où il a été confié au président
Houphouët Boigny. Il se retrouve dans une résidence sur-
veillée, d’où il a accordé la présente interview. Un exil for-
cé que la France a cautionné, de même que le premier
président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, selon les
confidences que lui aurait faites feu Félix Houphouët Boi-
gny.
Bokassa, très à l’aise pendant l’entretien, martèle que,
pendant les douze années de son règne, la France, ainsi
que la Suisse, s’est copieusement servie en uranium, sans
64

jamais payer à l’Etat centrafricain. Il parle de « cargos »


entiers chargés du précieux minerai. Giscard d’Estaing, en
plus d’être qualifié de radin et coureur de jupons, est pré-
senté comme un croqueur de diamants insatiable. Un
appétit que Bokassa tentait d’apaiser à chaque déplace-
ment du président français. En contrepartie, Bokassa in-
sise sur le fait que la France n’a même pas voulu aider la
Centrafrique à exploiter le fer de son sol, qu’elle n’a même
pas envoyé un tracteur et qu’il valait mieux ne pas se
plaindre, au risque d’être maté. En somme, résume Bo-
kassa, l’indépendance du pays n’était qu’un jeu de mots,
car il restait une propriété presque privée de la France… »

Paroles de « couillon ». Quoi qu’il en soit, lorsque l’affaire


du massacre de Dolle éclate, Giscard est bien embarrassé.
Voilà un autre « couillon », en la personne du président ca-
merounais, qui va lui créer de nouveaux problèmes.

C – L’accident d’avion de René Journiac


à Ngaoundéré
Le 06 février 1980, en pleins préparatifs du congrès de
l’Unc de Bafoussam, prévu du 12 au 17 février 1980, le Pre-
mier ministre, Paul Biya, reçoit à dîner, l’ambassadeur du Ni-
ger en fin de séjour au Cameroun. Habituellement, c’est le
président de la République qui se charge des au revoirs des
diplomates en fin de séjour au Cameroun. Le Premier
ministre ne le fait que lorsque le président de la République
est absent du pays, ou « empêché ». Or, Ahmadou Ahidjo
n’est pas en voyage à l’étranger. Il n’est pas non plus à Ba-
foussam, où les préparatifs du prochain congrès de l’Unc
battent leur plein. Où se trouve-t-il donc ?
Ahmadou Ahidjo est à Ngaoundéré pour accueillir …
René Journiac, la victime malheureuse de Bokassa à Libre-
65

ville, quelques mois auparavant. Il s’y est rendu, incognito.


Pas grand monde ne sait qu’il se trouve même hors de la
capitale. Le 06 février, alors que l’avion de René Journiac est
déjà sur le point d’atterrir, le train d’atterrissage étant déjà
entièrement sorti, et que Ahmadou Ahidjo est debout, sur le
tarmac de l’aéroport en train de suivre, du regard, les ma-
nœuvres d’approche de l’avion, tous phares allumés, voilà
que subitement, celui-ci disparaît derrière la broussaille en
bout de piste. Il s’en suit un énorme bruit sourd, semblable à
une explosion. Puis, une épaisse fumée noirâtre se met à s’é-
lever du sol. Que s’est-il passé ? L’avion transportant le con-
seiller aux affaires africaines de Valéry Giscard d’Estaing,
vient de s’écraser au sol, sous le regard médusé du président
camerounais, de son escorte, ainsi que de l’ambassadeur de
France. Pourquoi cette rencontre, incognito, à Ngaoundéré ?
Pourquoi prendre rendez-vous dans cette ville de province,
et pas à Yaoundé, la capitale du pays ? Pourquoi ce rendez-
vous, tout juste six jours avant l’ouverture du 3ème congrès
ordinaire de l’Unc, baptisé Congrès de la maîtrise du développe-
ment ? Faudrait-il établir une corrélation entre cette rencon-
tre, secrète, et les fortes rumeurs d’abandon du pouvoir, par
Ahmadou Ahidjo, à l’issue de ce congrès de l’Unc, qui circu-
lent ?
Cette grand-messe de l’Unc, en effet, a pour principale
particularité, qu’elle repose sur la question de savoir si Ah-
madou Ahidjo acceptera, encore, d’exercer les fonctions pré-
sidentielles, ou non. L’Unc en est totalement mobilisée. C’est
de toutes les sections du territoire qu’émanent, en un flot
ininterrompu, des appels pressants et désespérés de mi-
litants, qui supplient le « Grand camarade » Ahmadou Ahi-
djo, de ne pas laisser le bateau Cameroun au beau milieu de
l’océan, autrement dit, de ne pas abandonner le pouvoir. A la
fin du congrès, une motion particulière a été rédigée, à cet
effet, et a été lue par Victor Ayissi Mvodo :
66

« …Le troisième congrès ordinaire de l’Unc, réuni à Ba-


foussam, du 12 au 17 février 1980 :
(…) considérant l’impérieuse nécessité de poursuivre,
résolument, la consolidation des institutions du nouvel
Etat unitaire ; considérant que l’appel spontané que toutes
les couches de la population ont adressé, soit directement,
soit par l’intermédiaire de leurs délégués au 3ème congrès,
au Grand camarade Ahmadou Ahidjo, pour un nouveau
mandat à la magistrature suprême du pays, est incontes-
tablement l’expression d’un accord total, unanime et en-
thousiaste du peuple camerounais qui juge notre président
national digne de continuer à remplir les nobles et lourdes
tâches de la construction nationale ; félicite le président
national de l’Unc, président de la République Unie du Ca-
meroun, pour la rare clairvoyance et le sens politique éle-
vé dont il a toujours fait preuve dans la définition et la
poursuite des objectifs supérieurs de la nation ; l’exhorte
et l’encourage à persévérer avec toujours plus de détermi-
nation et de sagesse dans la voie désormais irréversible qui
a conduit, le Cameroun, dans l’unité, la paix et la justice, à
des résultats spectaculaires dans les domaines politiques,
économiques, social et culturel, et dans le domaine des re-
lations internationales ;
Et prenant en considération la décision par laquelle le
comité a, en séance de ce jour, investi le Grand camarade
Ahmadou Ahidjo à la magistrature suprême :
- prie le Grand camarade Ahmadou Ahidjo, d’accepter
cette investiture… »

Quoi qu’il soit, René Journiac meurt au cours de ce crash


aérien, sous les yeux d’Ahmadou Ahdjo. Fait curieux, per-
sonne n’en fait état, de manière officielle, au Cameroun. Ce
n’est que le quotidien gouvernemental, Cameroon Tribune, qui,
dans son édition du samedi 09 février, publie, en page 15,
soit à la fin du journal, le communiqué ci-après :
67

« France : les obsèques de M. Journiac auront lieu lundi à


Paris.
Les obsèques de M. René Journiac, ancien conseiller du
président de la République française pour les affaires afri-
caines, qui a trouvé la mort dans un accident d’avion, au
Cameroun, auront lieu à 10 h 30 à Paris, dans l’église St
Honoré d’Eylan, a indiqué, vendredi, le porte-parole de
l’Elysée, M. Jean-Marie Poirier. »

Lorsque l’on sait la place importante, pour ne pas dire


spéciale, qu’occupe, la France, dans la politique extérieure du
Cameroun, il y a lieu d’en être considérablement surpris. On
se serait attendu à ce que cet accident occupât la Une de Ca-
meroon Tribune. Mais, tel n’a pas été le cas. C’est comme s’il
fallait, à tout prix, maintenir, dans le secret, cette rencontre
avortée entre le président camerounais et le conseiller fran-
çais. Pour quelle raison ?
Ceci nous amène alors, tout naturellement, à nous poser
la question suivante : qui était René Journiac dont on a tenu,
à tout prix, à taire la présence au Cameroun ?

René Journiac était un juriste qui a exercé de hautes fonc-


tions judiciaires au Cameroun, dans les années 50 et 60. A ce
titre, il fait partie des « conseillers techniques français », qui
ont mis en scelle Ahmadou Ahidjo. Il est l’un des auteurs de
la constitution du 21 février 1960, qui faisait d’Ahmadou
Ahidjo le roi du Cameroun, en lui octroyant d’énormes pou-
voirs. Il est, également, l’un des auteurs de toute la législation
d’exception, dont la fameuse ordonnance de mars 1962 con-
tre la subversion, qu’a utilisée Ahmadou Ahidjo pour instau-
rer la dictature au Cameroun. Enfin, il est l’auteur de l’astuce
qu’aura utilisée Ahmadou Ahidjo, en 1959, pour écarter le
peuple camerounais de l’élaboration d’une constitution qui
corresponde à ses aspirations, à savoir la loi n°59-56 du 31
octobre 1959, et, en même temps, pour commencer à mettre
68

en place son pouvoir absolu. L’article 1er de cette loi est ainsi
libellé :
« Le gouvernement camerounais investi le 18 février 1958,
est autorisé à prendre, à compter du 1er novembre 1959,
par décrets dénommés ordonnances, toutes dispositions
de caractère législatif jugées nécessaires à la bonne marche
des affaires de la nation (…)

Traduction : la mise en veilleuse du Parlement, son ané-


antissement, au profit du gouvernement.

L’article 2 :
« Le gouvernement du Cameroun investi le 18 février
1958 est habilité à établir un projet de constitution (…) Le
projet de constitution arrêté en conseil des ministres sera
soumis à la nation, par voie de référendum, et sera pro-
mulgué par le Premier ministre, dans les huit jours de son
adoption. »

Traduction : pas d’assemblée constituante, ainsi que cela


se fait, de manière classique, et comme cela s’est toujours
passé dans le propre pays de René Journiac.

Pour tout dire, Ahmadou Ahidjo et ce personnage se


connaissent de longue date ; mieux encore, compte tenu du
rôle essentiel que ce dernier a joué, ainsi que nous venons de
le montrer, celui-ci jouit d’une forte ascendance sur le pré-
sident camerounais. Le gouvernement français ne faisant
rien au hasard, Valéry Giscard d’Estaing le sait. Ahmadou A-
hidjo, à la différence de Bokassa, ne peut, en aucun instant,
songer à lui porter la main dessus. Bien au contraire, c’est un
tapis rouge écarlate qu’il ne peut que s’empresser de lui dé-
rouler lorsqu’il apprend que René Journiac, un de ses anciens
bienfaiteurs, lui fait le grand honneur de lui rendre visite. En
69

conséquence, la rencontre entre Ahmadou Ahidjo et lui, en


cette veille de congrès de l’Unc, dont rappelons-le, une forte
rumeur, selon laquelle, le « Grand camarade », désirait se
retirer du pouvoir circule, ne visait-elle pas à arrêter, jus-
tement, les modalités de ce retrait « volontaire » d’Ahmadou
Ahidjo, des affaires ? Et cette opération n’aurait-elle pas
échoué, cette fois-là, uniquement parce que René Journiac
avait trouvé la mort au cours de sa mission secrète auprès du
président camerounais ? A supposer que l’entretien, entre les
deux hommes, eut lieu, n’aurait-on pas probablement assisté
à une issue différente du congrès de l’Unc en préparation ?
Cette mine épuisée qu’arborait Ahmadou Ahidjo, à la veille
du congrès, comme tout au long de celui-ci, et qu’avait notée
tout le monde, n’était-elle pas la conséquence du pathétique
débat interne, et solitaire, auquel était en proie le président
camerounais ? Céder ou pas, aux injonctions de l’Elysée ? En
cas de refus, une nouvelle opération Barracuda ne serait-elle
pas alors envisagée par Paris pour l’évincer du pouvoir ? De
même, cette mobilisation, sans précédent, de l’Unc, en fa-
veur de son maintien à la présidence de la République,
n’était-elle pas une manœuvre qu’il avait commanditée dans
le but de démontrer, à Valéry Giscard d’Estaing, que le peu-
ple camerounais, pour ce qui le concerne, avait encore gran-
dement besoin de lui et n’était pas du tout d’accord pour
qu’il se retire, en ce moment-là, du pouvoir ? En tout cas,
des questions, on le voit, il en existe d’innombrables…
70

Chapitre III

La réussite de la « démission »
d’Ahmadou Ahidjo

René Journiac décédé, le dossier Ahmadou Ahidjo, de


toute évidence, semble plutôt avoir été mis en veilleuse, par
Valéry Giscard d’Estaing, probablement le temps de trouver
un autre conseiller disposant du même ascendant que Jour-
niac, sur le président camerounais. Mais, où le trouver, la
plupart des personnes présentant le profil de l’emploi étant
gaullistes, en conséquence, d’un bord politique différent,
pour ne pas dire adverse au sien ? Par ailleurs, Jean-Bedel
Bokassa, de son exil ivoirien, ne cesse, par le Canard En-
chaîné interposé, hebdomadaire satirique français, de l’écla-
bousser, considérablement, avec cette histoire de diamants
qu’il lui offrait à chacun de ses séjours en RCA. Valéry Gis-
card d’Estaing se retrouve, ainsi, obligé de prendre du recul,
par rapport à toutes ces « nègreries ». Ahidjo, pour sa part,
ne peut que profondément s’en réjouir. Mais, pas pour long-
temps. Car, les hostilités reprennent, de plus belle, avec
François Mitterrand.
71

A – L’arrivée de François Mitterrand au


pouvoir en France
Le gouvernement du Cameroun fait partie de ceux qui
ont boudé l’élection de François Mitterrand à la présidence
de la République française. Alors que le vote s’était déroulé
le 10 mai 1981, et que les résultats avaient été proclamés à 20
h, heure française, ce n’est que le 16 mai 1981, que Radio Ca-
meroun pour sa part, a informé les auditeurs camerounais du
changement de pouvoir en France. Pourquoi cette attitude
pour le moins curieuse de la part du gouvernement d’un pays
« ami » de la France ?
Tout part de loin. François Mitterrand, tout au long des
vingt-trois années qu’il a passées à l’opposition, n’a pas hési-
té à critiquer la politique africaine de la droite française, à sa-
voir, de De Gaulle à Giscard d’Estaing, en passant par Geor-
ges Pompidou. Il lui reprochait son caractère inadapté aux
réalités du moment. Sa thèse, développée au début de l’an-
née 1958, alors que l’opinion publique française était déchi-
rée sur la question de l’octroi de l’indépendance aux colo-
nies françaises d’Afrique, était carrément iconoclaste. Selon
lui :
« ...en Afrique Noire, plus qu’en Indochine et au Ma-
ghreb, une contribution positive de la métropole à l’éman-
cipation des colonisés peut permettre d’établir, avec ceux-
ci, un système de libre et durable coopération… »

En d’autres termes, il prônait l’application d’une politique


de souplesse envers les mouvements politiques qui récla-
maient, de la France, l’octroi de l’indépendance aux pays
auxquels ils appartenaient. Puis, une fois cette indépendance
72

obtenue, le PS, Parti Socialiste français, s’était toujours montré


plus ouvert envers les exilés politiques africains, que ne l’é-
taient les partis politiques de la droite française : Unr, Udr,
Rpr, Ri, Udf, etc. Au sein du parti socialiste se trouvaient
même, carrément, des militants influents qui ne mâchaient
pas leurs mots pour dénoncer les dictateurs africains. Au
nombre de ceux-ci, on peut citer Jean-Pierre Cot, qui sera le
tout premier ministre de la coopération de François Mitter-
rand, Lionel Jospin, qui deviendra premier secrétaire du PS,
etc. Et pour ce qui est du Cameroun, il existait un vieux
contentieux entre un militant de poids, du PS, et le régime
d’Ahmadou Ahidjo : Robert Badinter. Ce personnage, avocat
talentueux et de renom, avait été jeté en cellule, pendant 24
heures, à l’aéroport de Yaoundé, en 1970, alors qu’il était ve-
nu défendre Ernest Ouandié, lors du procès de ce dernier. A
peine avait-il décliné son identité, qu’il lui avait été passé des
menottes, et il avait immédiatement été placé en garde à vue,
dans le noir, au fond de la cellule du commissariat de l’aéro-
port. Devant ses protestations, le policier de garde avait sorti
sa matraque, et lui avait dit, vertement : « encore un mot !»
Ce séjour mouvementé était, tout naturellement, resté en tra-
vers de la gorge de l’avocat parisien de gauche. Tout au long
de la campagne présidentielle, Ahmadou Ahidjo avait vu Ro-
bert Badinter aux côtés de François Mitterrand, et en avait,
légitimement, pris peur.

B – L’inauguration du palais d’Etoudi


Lorsque François Mitterrand accède au pouvoir en Fran-
ce, Ahmadou Ahidjo est déjà en train d’achever la construc-
tion de son château pharaonique au quartier Etoudi, à Ya-
oundé. Beaucoup de salive et d’encre coulent au sujet de la
réalisation de cette œuvre qui, à l’époque, au Cameroun, est
gigantesque. Son coût est exorbitant. Celui-ci, de sources di-
73

gnes de foi et concordantes, est évalué à 250 milliards de


francs cfa. Les matériaux ayant servi à la construction de ce
palais, ont été, aux dires des Camerounais, tous importés.
Pour notre part, nous avons, au mois de mars 1982, voyagé,
entre Paris et Yaoundé, avec un Français, dont il importe, ici,
de reproduire la conversation que nous avons eue avec lui.
Nous venions de décoller de Genève, en provenance de Pa-
ris, pour Douala.
« Le Français : jeune homme, vous savez, nous autres, Eu-
ropéens, avons causé un immense tort à l’Afrique, pen-
dant la colonisation.
Nous : euh … oui …
Le Français : si, si, jeune homme, n’en doutez pas.
Nous : c’est vrai…
Le Français : mais, en même temps, jeune homme, qu’est-
ce que vous-mêmes vous en faites ! Ouh la la ! Ce n’est
pas vrai…
Nous : euh ..
Le Français : si, si, vous nous avez surpassés en conneries.
Nous : euh … c’est possible…
Le Français : si, si, n’en doutez pas, jeune homme, n’en
doutez pas. Savez-vous ce que je m’en vais faire dans
votre pays ?
Nous : euh … non …
(Il demeure silencieux, un moment. Se met à contempler
les nuages à travers le hublot car il était assis tout près de
celui-ci, pendant que nous, nous étions assis du côté du
couloir, il y avait un siège inoccupé entre nous deux.)
Le Français : eh bien, je vais vous le dire. Je m’en vais reti-
rer, à la présidence de la République, un bon de com-
mande d’un Boeing 747 tel que celui-ci (nous étions à
bord du Combi), savez-vous de quoi ?
Nous : euh … non …
Le Français : (s’enflamme) de gravier ! Pardi ! De gravier !
Vous en rendez-vous compte ? Il n’existe pas de gravier
chez vous ? Jeune homme ? Je vous le redemande, il
74

n’existe pas de gravier chez vous ? Bon Dieu ! C’est pas


vrai ça ! Vous exagérez, vous les Africains ! Vous
exagérez ! Du gravier c’est du gravier. Point ! Qu’il
provienne de St Tropez ou de Yaoundé, le gravier c’est le
gravier ! Vous exagérez ! Vous exagérez ! Vous ne vous
développerez jamais en vous comportant ainsi ! C’est pas
croyable ça ! Bon Dieu de bon Dieu !

Sans commentaire. Une fois à l’aéroport de Yaoundé,


lorsque nous retirions nos bagages, il avait, en nous regar-
dant, plaqué son doigt sur ses lèvres : « chuuuuuuttt !!!! »
Puis, il nous avait fait un clin d’œil…

Le président Ahidjo avait décidé d’inaugurer son palais le


20 mai 1982. Pour cela, il avait invité un grand nombre de
chefs d’Etats africains. Ce n’est pas tout, il avait voulu faire
honneur à François Mitterrand, en plaçant cette cérémonie...
sous son haut patronage ! Erreur monumentale. Ce dernier,
semble-t-il, lorsqu’il avait reçu l’invitation en provenance du
Cameroun, avait piqué une immense colère et se serait ex-
clamé :
« il me prend pour qui ce tyranneau ? De toute façon, ça
commence à bien faire, je pense qu’il est véritablement
temps qu’il débarrasse le plancher, celui-là … »

Pour tout dire, Ahmadou Ahidjo, croyait bien faire, en


conviant le président français à sa cérémonie mégalomania-
que ; il ne s’était pas rendu compte que François Mitterrand
n’était pas Valéry Giscard d’Estaing qui dégustait de la chair
humaine avec Jean-Bedel Bokassa, se « débrouillait » avec
des petites négresses de Bangui, et remplissait, à chaque vo-
yage en Centrafrique, son cartable de petits diamants. Ceci
prouve bien qu’Ahmadou Ahidjo ne comprenait pas très
bien la profondeur du changement qui s’était produit, en
75

France, avec l’arrivée de la gauche aux affaires. Il ne s’était


pas rendu compte que les choses avaient considérablement
changé. C’est ainsi que, par exemple, alors qu’aucun chef
d’Etat français, que ce soit Charles de Gaulle, Georges Pom-
pidou ou Valéry Giscard d’Estaing, n’avait reçu Ahmed
Sekou Touré, en visite officielle en France - tous le détes-
taient parce qu’il avait osé dire NON à de Gaulle en 1958 -
François Mitterrand, pour ce qui le concerne, l’a invité en
visite officielle à Paris, le 16 septembre 1982, au plus grand
courroux de la droite française. De même, François Mit-
terrand a été le premier chef d’Etat français à se rendre, en
visite officielle, dans le Congo Brazzaville marxiste. C’était le
10 octobre 1982. Valéry Giscard d’Estaing n’aurait jamais
reçu Obiang Nguema, tellement la Guinée Equatoriale était
un petit pays qui ne comptait pas du tout sur l’échiquier po-
litique africain. François Mitterrand l’a reçu, en visite offici-
elle, le 24 septembre 1982.
A supposer que François Mitterrand eut accepté l’invita-
tion d’Ahmadou Ahidjo, que se serait-il passé ? Le lende-
main de l’inauguration du palais des mille et une nuits d’E-
toudi, la presse française se serait mise à le brocarder, avec
des titres du genre : « François Mitterrand : complice des
despotes africains », ou bien « François Mitterrand ou la
caution française à un mégalomane des tropiques qui s’offre
un palais de Maharaja, pendant que son peuple croupit dans
la misère… »
En fait, la question qui se pose, à travers cette invitation
d’Ahmadou Ahidjo adressée au président français, est la
suivante : était-il simplement conscient du caractère scanda-
leux de son projet de construction d’un nouveau palais, alors
que, d’une part, l’ancien était toujours en excellent état,
d’autre part, les sommes colossales d’argent investies dans ce
nouveau palais, 250 milliards de francs CFA, auraient pu
goudronner environ mille kilomètres de route, et désenclaver
plusieurs régions du Cameroun ?
76

Quoi qu’il en soit, devant le refus de François Mitterrand


à se prêter à une telle extravagance, Ahmadou Ahidjo, la
mort dans l’âme, a annulé, purement et simplement, toutes
les invitations adressées aux chefs d’Etats africains, pour la
cérémonie d’inauguration de sa nouvelle demeure. Celle-ci,
finalement, s’est déroulée entre Camerounais, dans la moro-
sité la plus totale…
Du 20 au 22 septembre 1982, Ahmadou Ahidjo se rend
en visite officielle à Madrid, en Espagne. Il y est reçu en
grade pompe, par le roi Juan Carlos. Pourquoi ce voyage
officiel, dans un pays européen, alors que le ciel n’est pas des
plus ensoleillé entre Paris et Yaoundé ? Etait-il opportun de
l’entreprendre ? Quelle interprétation en fait l’Elysée ? N’est-
ce pas, de nouveau, une démarche à la Bokassa, qui avait
choisi de vendre l’uranium centrafricain à la Libye, alors qu’il
était en conflit ouvert avec Paris ? Mitterrand a beau être de
gauche, est-ce, pour autant, que cela signifie qu’il entend lais-
ser un pays « ami » de la France, en l’occurrence le Came-
roun, se tourner vers un autre, fut-il européen ? N’avons-
nous pas vu ce que cela avait failli coûter, au régime du re-
nouveau, quelques années plus tard, de s’être tourné vers
l’Allemagne, au nom des liens historiques entre ce pays et le
nôtre ? Ahmadou Ahidjo, le moins que l’on puisse dire, aura
commis une bien grande maladresse, en effectuant cette vi-
site officielle.

C – Ahmadou Ahidjo : out !


Jeudi 4 novembre 1982, au soir, les Camerounais, comme
à l’accoutumée, attendent tranquillement le journal parlé du
poste national de Radio Cameroun. Mais, quelle n’est pas leur
surprise d’apprendre que le speaker de ce soir-là, n’est rien
moins que le président de la République, en personne. Que
leur dit-il ?
77

“Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes,


j’ai décidé de démissionner de mes fonctions de président
de la République Unie du Cameroun. Cette décision pren-
dra effet le samedi 6 novembre à 10 heures. En cette cir-
constance capitale, je voudrais, du fond du cœur, remer-
cier toutes celles et tous ceux qui, depuis 25 ans, m’ont
accordé leur confiance et apporté leur aide dans l’accom-
plissement de mes lourdes tâches à le tête de l’Etat.
Je voudrais, tout particulièrement, remercier les militantes
et les militants de notre grand parti national, l’Unc, de leur
soutien total, constant et inébranlable. S’il reste beaucoup
à faire dans la grande et longue œuvre de construction de
notre cher et beau pays, nous avons, ensemble, accompli,
après l’indépendance, la réunification et l’unification, des
progrès considérables dans tous les domaines.
Notre pays dispose d’atouts importants. L’unité nationa-
le consolidée, des ressources nombreuses, variées et com-
plémentaires, une économie en expansion continue, des
finances saines, une justice sociale en amélioration, une
population laborieuse et une jeunesse dynamique, de so-
lides et fructueuses relations d’amitié et de coopération en
Afrique et dans le monde.
J’invite toutes les Camerounaises et tous les Camerou-
nais à accorder, sans réserve, leur confiance et à apporter
leurs concours à mon successeur constitutionnel M. Paul
Biya. Il mérite la confiance de tous à l’intérieur et à l’exté-
rieur.
Je vous exhorte à demeurer un peuple uni, patriote, tra-
vailleur, digne et respecté.
Je prie Dieu tout puissant afin qu’il continue à assurer au
peuple camerounais, la protection et l’aide nécessaire à
son développement, dans la paix, l’unité et la justice.

Aussitôt qu’Ahmadou Ahidjo finit de prononcer ces pa-


roles, la ville de Yaoundé, dans les trente minutes qui sui-
vent, se retrouve avec des rues totalement désertes. La popu-
78

lation est prise d’une panique générale. Son comportement


est justifié par le fait que, tout au long de ses vingt quatre
années de pouvoir, Ahmadou Ahidjo n’a eu de cesse de lui
raconter que le jour où il viendrait à quitter le pouvoir, le
pays allait inévitablement et immédiatement sombrer dans
une interminable guerre civile. Il allait connaître le déluge
dont on parle tant dans la Bible. Alors, après avoir entendu
ce discours, la population, pour sa part, en a conclu que, « ça
y est ! ». Plus un chat dehors. Toute la nuit, et naturellement,
le lendemain, la grosse question qui se retrouve sur toutes les
lèvres est la suivante : qu’est-ce qui se passe ?

Ce qui se passe, c’est que, Ahmadou Ahidjo, après avoir


présidé le bureau politique de l’Unc le mardi 26 octobre,
dans la soirée, au palais d’Etoudi, pour parler du déroule-
ment des élections municipales en cours, et raccompagné,
dans la matinée du mercredi 27 octobre le président Obiang
Nguema de Guinée Equatoriale en visite de 24 heures au Ca-
meroun, s’est rendu, incognito, en France, sur convocation
de l’Elysée. Voyage secret, s’il en est, il n’y en a pas trace
dans le quotidien gouvernemental Cameroon Tribune. Ceci rap-
pelle, étrangement, le voyage de Ngaoundéré, à la veille du
congrès de Bafoussam, le 6 février 1980, pour rencontrer
secrètement, également, René Journiac, le conseiller aux af-
faires africaines du prédécesseur de François Mitterrand, Va-
léry Giscard d’Estaing. Il rentre, au Cameroun, mercredi 3
novembre 1982, toujours incognito. Et le jeudi 4 novembre
au soir, il s’adresse aux Camerounais, pour leur annoncer sa
démission de ses fonctions de chef de l’Etat du Cameroun.
Le 6 novembre, effectivement, Paul Biya, son Premier minis-
tre lui succède à la tête de l’Etat. Puis, il s’envole pour Ga-
roua. Il y passe le week-end. Lundi, il repart pour la France.
Son séjour à Garoua, toutefois, n’est pas des plus agréable.
La population de cette ville, ne lui pardonne, aucunement,
79

d’avoir quitté le pouvoir. Nous avons recueilli ce témoigna-


ge :
« La population était furieuse. Ahmadou Ahidjo avait ou-
vert, grandement, le portail de sa résidence. Il s’attendait,
certainement, aux mêmes scènes de détresse que celles
qu’il avait laissées à Yaoundé, en se rendant à l’aéroport. Il
semble que, là-bas, les gens voulaient même s’agripper au
train d’atterrissage de l’avion pour empêcher que celui-ci
ne décolle, et n’emporte le « père de la nation ». A Ga-
roua, rien de tel. Les gens s’engouffraient dans sa conces-
sion, pour l’abreuver des pires injures qui soient : « bira-
wandou ! » ; « kéféro baama ! » ; « mbassou baama » ;
« chéguié ! » En proférant ces injures, ils se dévêtissaient,
se retournaient, lui présentaient leurs derrières, en un ges-
te de mépris suprême, et s’en allaient. D’autres venaient
déverser, rageusement, des crachats, à ses pieds, et s’en al-
laient également. Au bout d’un moment, agacé, Ahma-
dou Ahidjo s’était levé, et s’était engouffré à l’intérieur de
son domicile, non sans avoir demandé aux forces de l’or-
dre de disperser ces voyous qui n’avaient plus aucun res-
pect pour lui… »

Il ne séjourne pas longtemps en France. Il est de retour,


au Cameroun, quelques temps après. Mais, pourquoi ce va-
et-vient entre la France et le Cameroun ? Un ancien cama-
rade de l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg, à l’époque
déjà, grand militant du PS, le parti de François Mitterrand,
nous apprendra, quelques années plus tard, alors qu’il avait
encore pris du galon dans la hiérarchie du PS, que Ahmadou
Ahidjo avait été, tout bonnement, roulé dans la farine par
l’Elysée. On l’avait forcé à démissionner. Il était tenu de le
faire aussitôt de retour au Cameroun. Il lui était garanti une
bonne situation après le pouvoir.
- Et s’il ne s’exécutait pas, avons-nous demandé ?
80

- On ne lui en a pas laissé le choix. Il était tenu de le faire, un


point c’est tout.
Mais, une fois Ahmadou Ahidjo de retour en France,
d’une part pour se remettre, loin du Cameroun, de ses émo-
tions, d’autre part, pour poursuivre ses pourparler avec ses
interlocuteurs élyséens : patatras ! Plus personne ne le prend
plus au téléphone, n’accepte plus désormais de rendez-vous
avec lui, n’a plus son temps. Il se retrouve tout malheureux,
en France, abandonné de tout le monde. Il ne fait pas de
doute que c’est, dans ces conditions et de cette manière, que
sa décision de reconquérir le pouvoir a été arrêtée…
Nous apprendrons plus tard que, pendant qu’Ahmadou
Ahidjo se trouvait en France, sur convocation de l’Elysée,
entre le 27 octobre et le 3 novembre 1982, il avait été rejoint,
toujours secrètement, par le Premier ministre, et que celui-ci
serait retourné, au Cameroun, probablement lundi le 1er
novembre 1982 ou, tout au plus, mardi 2 novembre 1982.
Autrement dit, la véritable passation de service entre Ah-
madou Ahidjo et Paul Biya se serait déroulée … en terre
française, tout comme cela avait été le cas, quinze ans au-
paravant, entre Léon Mba, agonisant, et Albert-Bernard
Bongo…
Nous nous sommes, dans le même temps, interrogé sur la
« bonne situation après le pouvoir » promise à Ahmadou A-
hidjo. Nous avons alors découvert que, tous les « amis » de la
France, c’est-à-dire, les chefs d’Etat africains qui, ainsi que
l’avait fait Ahmadou Ahidjo, ont docilement servi la France,
pas forcément au bénéfice de leurs propres pays, ont été ré-
compensés par la suite : Senghor, s’est retrouvé à l’académie
française, Abdou Diouf, au secrétariat général de l’Organisa-
tion Internationale de la Francophonie, Fulbert Youlou (ancien
président du Congo-Brazzaville, renversé en 1963 par Al-
phonse Massemba Debat) a bénéficié d’une dotation finan-
cière de la France, etc. Paris a exercé des pressions sur le
81

gouvernement dahoméen, pour que Apithy, le chef d’Etat


renversé, et emprisonné, soit relaxé. Il en a été de même
pour Yaméogo, en Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso)
Mais peut-être qu’Ahmadou Ahidjo avait été un peu pres-
sé. Senghor a dû attendre trois ans, pour se retrouver à l’aca-
démie française. « Démissionné » au mois de décembre 1980,
ce n’est qu’au mois de janvier 1983 qu’il y a accédé. De mê-
me, Abdou Diouf n’a pas été, aussitôt, secrétaire général de
l’Organisation Internationale de la Francophonie. Il a attendu quel-
que temps.
Toutefois, on peut se poser la question de savoir quelle
gratification aurait pu être accordée à Ahmadou Ahidjo,
pour ses bons et loyaux services rendus à la France. Per-
sonnage au bagage intellectuel quelque peu limité, traînant
derrière lui une réputation de tyran, il n’était guère aisé de le
caser, quelque part, sur le plan international.
82

Chapitre IV :

La nostalgie du pouvoir

Ahmadou Ahidjo n’avait pas connu de véritable vie, hors


du pouvoir. Il y avait accédé, très jeune, à l’âge de 22 ans, en
1946, en se faisant nommer à l’Assemblée Représentative du
Cameroun, ARCAM. Quatre années plus tôt, il était sorti de
l’Ecole Primaire Supérieure de Yaoundé, et avait été affecté à
Bertoua, en qualité de fonctionnaire des PTT. De 1946 à
1982, il avait ainsi passé, 36 ans à décider du sort des Came-
rounais, soit de manière directe, soit indirecte. Un homme
présentant un tel profil, ne peut ne pas vouloir retourner au
pouvoir, une fois celui-ci perdu.

A – Le chant du cygne d’Ahmadou Ahidjo


C’est connu, avant de rendre l’âme, le cygne chante une
dernière fois. C’est ce qu’entreprend, Ahmadou Ahidjo, une
fois de retour au Cameroun. Le 10 janvier 1983, il convoque
le bureau politique de l’Unc, et en préside la réunion. Natu-
rellement, les Camerounais n’apprécient guère. N’empêche.
Pour sa part, il procède à la modification de l’article 59 des
83

statuts de l’Unc, ainsi que de l’article 109 du règlement in-


térieur du parti. En fait, Ahmadou Ahidjo désire régler quel-
ques comptes. El Hadj Moussa Yaya Sarkifada, un de ses
plus fidèle lieutenant, rabatteur infatigable d’hommes, tout
au début, c’est-à-dire en 1958, lors de la création de l’Union
Camerounaise, la mère de l’Union Nationale Camerounaise, en fa-
veur du régime, n’a aucunement apprécié la démission d’Ah-
madou Ahidjo, du pouvoir. Il ne s’en cache pas. Il estime
que le président Ahidjo a dévoyé la lutte qu’ils ont menée,
tous les deux. De passage à Paris, au mois d’avril ou mai 19-
83, nous l’avons rencontré, et lui avons posé la question de
savoir pourquoi le président Ahidjo ne s’attelait-il pas, dé-
sormais, à rédiger ses mémoires ? Après avoir éclaté de rire,
il nous a répondu, tout de go :
« …mes enfants, beaucoup de chefs d’Etats africains ne
peuvent pas écrire leurs mémoires parce qu’ils vont men-
tir ôôô… »

Mensonge ou pas, Ahmadou Ahidjo, pour sa part, l’ex-


clut du parti à l’issue de cette réunion du bureau politique. Il
n’est toutefois pas le seul à l’avoir été. El Hadj Ibrahim Nin-
ga Songo, également, en a été exclu, tout comme Bienvenue
Atemengue, et Mbassi Prospère. Par ailleurs, les exclus le
sont également de l’Assemblée Nationale.
Ahmadou Ahidjo ne s’en tient pas là. Du dimanche 23
janvier 1983, au jeudi 27 janvier, il se lance dans une tournée
politique nationale, prétendument pour « rassurer » les Ca-
merounais, après sa démission. Il les estime en plein désar-
roi… Il se rend, ainsi, successivement à Bafoussam, Bamen-
da, Buea, Douala, et Bertoua. Fait curieux, il n’estime pas en
plein désarroi, les militants de sa province natale du Nord.
Peut-être a-t-il encore en souvenir, la scène désastreuse du
samedi 6 novembre, lorsque les habitants de Garoua étaient
venus l’abreuver d’injures.
84

Huit jours plus tard, à savoir le 31 janvier 1983, il accorde


une interview au quotidien Cameroon Tribune. C’est au cours
de celle-ci qu’il prononce sa fameuse phrase de défi aux Ca-
merounais :
« …certains souhaiteraient ne plus me voir à Yaoundé. Il
faut, cependant, qu’ils s’accommodent de ma présence et
se résignent à me voir (…) je suis, pour ma part, vacciné
et immunisé depuis longtemps contre les calomnies… ».

Inutile de dire que cette sortie médiatique a produit un


effet des plus désastreux pour son image, tant à l’intérieur
des frontières nationales, qu’à l’extérieur de celles-ci. De par-
tout, on n’entend plus que cette interrogation :
« …il nous fiche la paix quand ? »

Surviennent les investitures du parti, pour les législatives.


Deux thèses s’affrontent. Celle du nouveau président de la
République, et celle de l’ancien. Paul Biya, sans doute inspiré
par la pratique en cours au sein du PDCI en Côte d’Ivoire,
est favorable à une pluralité de candidatures au sein de l’Unc.
Il désire laisser la base opérer un choix, que viendrait enté-
riner, éventuellement, le sommet du parti. Ahmadou Ahidjo,
pour sa part, trouve saugrenue une telle proposition. Il la
rejette, sans état d’âme. Après tout, c’est lui le patron du par-
ti. D’ailleurs, depuis un moment, il se mène un combat feu-
tré sur la primauté de ce dernier, sur l’Etat, ou vice-versa. Il
convoque, du reste, à cet effet, une réunion dans le but d’ins-
titutionnaliser le parti, et de le placer au-dessus de l’Etat. En
clair, il désire reprendre le pouvoir se servant de l’Unc. Man-
que de chance pour lui, son « successeur constitutionnel »
n’étant pas tombé de la dernière pluie, remanie, brusque-
ment, le gouvernement. Ahmadou Ahidjo est pris de court.
Il ne lui reste plus qu’à convoquer sa réunion tribale à son
85

domicile au lac. Au cours de celle-ci, il demande à tous les


ministres natifs de la province du Nord, de démissionner, en
bloc, du gouvernement. En clair, il désire rééditer son mau-
vais coup du 11 février 1958, contre André-Marie Mbida.
Mais, cette-fois ci, il ne réussit pas. Certains ministres, nou-
vellement nommés, ne manquent pas de lui rire au nez :
« …ah bon ! pendant les 24 ans que tu as passés au pou-
voir, tu n’as pas songé à me nommer. C’est ce gadamayo
qui vient de le faire. A présent tu me demandes de poser
ma démission, alors que je n’ai même pas encore acheté
ma Mercedes. Pour qui te prends-tu ? Pas question. Je suis
désormais ministre, et je le demeure… »

Ibrahim Mbombo Njoya, pour sa part, attire l’attention


du président Ahidjo sur la violation de la loi qui est en train
de s’opérer, à travers la réunion qu’ils tiennent.
« …excellence, je me permets d’attirer votre attention sur
le fait que, nous nous trouvons tous, en ce moment, en
état d’arrestation, en vertu de l’article 2 de l’ordonnance
62-18-OF que vous-même avez signée ; alors je suggère
que cette réunion prenne fin dans les meilleurs délais… »

Que stipule l’article 2 de cette ordonnance ?


« Quiconque aura, par quelque moyen que ce soit, porté
atteinte au respect dû aux autorités publiques, ou inciter à
la haine contre le gouvernement de la République fédérale
ou des Etats fédérés, ou participé à une entreprise de
subversion dirigée contre les autorités et les lois de ladite
République ou des Etats fédérés, ou encouragé cette
subversion, sera puni d’un emprisonnement de un à cinq
ans et d’une amende de 200.000 à 2.000.000 francs ou
l’une de ces deux peines seulement, sans préjudice, s’il y a
lieu, des peines plus fortes prévues par les lois et décrets
en vigueur…. »
86

Lorsque Mbombo Njoya rappelle à Ahmadou Ahidjo cet-


te ordonnance qu’il a lui-même signée, ce dernier sursaute, et
découvre, pour la première fois depuis bien longtemps, qu’
une loi pourrait s’appliquer à lui. On raconte qu’il avait alors
allumé sa cigarette, et son regard s’était perdu dans le vide…
Bref, la réunion séditieuse se termine en queue de pois-
son.

B – L’intronisation de Paul Biya


Cette conspiration d’Ahmadou Ahidjo se déroule samedi
18 juin 1983, soit tout juste 48 heures avant l’arrivée de
François Mitterrand, au Cameroun. Le président français at-
territ, en effet, à Yaoundé, via Douala, le lundi 20 juin 1983,
pour une visite de 24 heures. Lui qui a refusé de répondre
favorablement à l’invitation d’Ahmadou Ahidjo, une année
auparavant, accepte celle de Paul Biya. Pour quelle raison ?
Il lui semble important de venir confirmer le président
Biya dans ses fonctions. C’est un peu comme si, ce denier,
une fois nommé président de la République, par Ahmadou
Ahidjo, sur le choix de la France, doit, afin de rendre son
pouvoir effectif et définitif, être installé par le président de la
République française. Si comparaison était raison, on peut
dire que, de même qu’un ministre est tenu de procéder à
l’installation d’un délégué provincial, après la nomination de
celui-ci, de même que François Mitterrand a effectué le vo-
yage de Yaoundé pour confirmer, aussi bien publiquement
qu’officiellement, aux yeux des Camerounais, Paul Biya dans
ses fonctions. A cet effet, il déclare, le 21 juin, au matin, de-
vant les députés, c’est-à-dire les représentants du peuple, à
l’adresse de son protégé :
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« La France se trouve à l’aise avec vous… »

Il se rend même à Garoua pour rappeler aux Camerou-


nais du Nord du pays, que c’est bien avec Paul Biya que la
France traite désormais. Ahmadou Ahidjo, aux yeux de l’Ely-
sée, ne compte plus…

C – Le départ pour l’exil d’Ahmadou Ahidjo


Le voyage de François Mitterrand au Cameroun, au mois
de juin 1983, constitue un véritable coup de grâce pour Ah-
madou Ahidjo. Il ne s’attendait sans doute pas à un revire-
ment de la position française en sa faveur. Mais, de là à venir
dire aux Camerounais qu’il ne compte plus, c’est l’enterrer
vivant. En conséquence, c’est la mort dans l’âme qu’il sou-
haite bon voyage au président Français au bas de la passe-
relle de l’avion de ce dernier, à 23 heures 15, en cette nuit du
mardi 21 juin 1983. Paul Biya, de son côté, ne désirant sans
doute plus se retrouver en tête à tête avec son « illustre
prédécesseur », ainsi qu’il qualifiait, quelques mois aupa-
ravant, Ahmadou Ahidjo, s’envole également, aussitôt, pour
Yaoundé. C’est à croire qu’il redoute même de passer la nuit
à Garoua. Tant de choses peuvent se produire au cours
d’une telle nuit…
Ahmadou Ahidjo, pour sa part, se retrouve, une nouvelle
fois, abandonné de tous, de la France, des Camerounais, et
même de Paul Biya qu’il avait recruté, en 1962, lorsque celui-
ci rentrait de France, après ses études. Quelques jours plus
tard, il embarque, à l’aéroport de Douala, avec plus de dix
tonnes d’effets personnels. C’est un déménagement en bon-
ne et due forme. Le régulier de la Camair effectue un détour
par Nice, où descend Ahmadou Ahidjo. Ce jour-là, nous
nous trouvions à l’aéroport d’Orly, où nous étions venu ac-
88

cueillir un parent en provenance du Cameroun. Le vol UY


71 de la Camair avait accusé un retard de plus de trois heures
d’horloge. Nous qui attendions des passagers, nous n’en sa-
vions pas la raison. Lorsque, aux environs de 19 heures,
nous avions, enfin, aperçu la grosse tête de notre Combi na-
tional, nous en avions, comme à l’accoutumée, ressenti une
immense fierté. Ce sont les passagers qui en descendaient
qui nous ont alors révélé que Ahmadou Ahidjo avait été dé-
posé à Nice. Le vol avait accusé un premier retard, au départ
de Douala. En effet, il avait fallu en attendre un autre de la
Camair en provenance de Garoua, à bord duquel se trouvait
Ahmadou Ahidjo et sa famille. Plus d’une heure de retard.
Puis, une fois l’ex-président camerounais à bord du Combi,
l’escale de Nice a également duré plus d’une heure d’horloge.
Les passagers en provenance du Cameroun étaient tout
émus en nous relatant le départ du Cameroun d’Ahmadou .
Ils nous racontaient qu’une foule bigarrée s’était amassée
dans le hall de l’aérogare de Douala, dans l’espoir
d’apercevoir, une dernière fois, celui qui se faisait appeler
« père de la nation ». Les Camerounais n’étaient pas dupes.
Ils comprenaient bien que ce départ était définitif…

*
* *
Ahmadou Ahidjo aura connu un bien triste destin. Vivre
dans la gloire, adulé tel un Dieu, et mourir dans l’indiffé-
rence, loin de sa terre natale, en fugitif.
Mais, le plus triste, dans le destin d’Ahmadou Ahidjo, au-
ra été, à n’en pas douter, son pari manqué. Il aura, de toute
évidence, fait le pari de « l’amitié » avec la France, afin que
celle-ci le maintienne au pouvoir, sans nul doute, à vie, pen-
dant qu’il développerait son pays. Ce faisant, de son côté, il
maintiendrait la population dans la terreur et l’obscurantis-
me (1), dans le but d’attirer et de rassurer les investisseurs
occidentaux. Il a perdu sur les deux plans.
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La France ne s’est servie de lui que comme instrument,


relais, gardien de sa fortune au Cameroun. Et, au bout du
compte, s’est débarrassée de lui, lorsqu’elle a estimé que la
préservation de ses intérêts, au Cameroun, ne passait plus
par lui. De même, de développement, il n’a pu en apporter à
notre pays, en étant le protégé et l’obligé de Paris. En
accédant au pouvoir le 18 février 1958, le Cameroun était un
pays agricole, pauvre et arriéré. En quittant le pouvoir 24
années plus tard, le 6 novembre 1982, le Cameroun l’était
demeuré. Ahmadou Ahidjo ne se sera contenté, uniquement,
en vérité, que de nourrir la population. Son slogan politique
le plus juste, aura été, ainsi, « l’autosuffisance alimentaire ».
Tous les autres qu’il a utilisés, n’auront été que des échecs :
« santé pour tous en l’an 2000 », échec ; « révolution verte »,
échec ; « développement autocentré et endogène », échec,
etc.
Malgré tout, l’expérience d’Ahmadou Ahidjo est riche
d’enseignement, non seulement pour nous Camerounais,
mais aussi, pour tous les Africains. Elle démontre l’impos-
sible sécurité, pour un chef d’Etat qui choisit, délibérément,
d’être le vassal d’une puissance étrangère, tout en en écrasant
son peuple, et en même temps, l’impossible développement
d’un pays, dans ces conditions.
(1) – Le Cameroun a été le dernier pays de la terre entière à se doter
d’une télévision. Le Gabon a eu la sienne en 1963. Même les Talibans
ont eu la télévision avant nous …
90

Annexe :
Florent Etoga :
« je m’y attendais depuis des mois »
(…) Pour vous dire la vérité, je ne suis pas très surpris par la
nouvelle (de la démission d’Ahmadou Ahidjo). C’est quelque
chose à laquelle je m’attendais pour des raisons que seule
l’histoire nous révélera plus tard. Je m’y attendais même
depuis des mois. Lui-même, le président Biya s’y attendait.
En ce qui me concerne personnellement, j’avais été mis au
parfum par des amis français, bien sûr je me suis réservé d’en
parler au futur président, encore moins à mon épouse ou à
qui que ce soit…
L’Action, Renouveau an XX, novembre 2002.
91

TABLE
Introduction …………………………………………….. 6
Chapitre I : Les plans de l’Elysée ……………………… 9
A – La nouvelle politique africaine de la France ….. 14
B – Le retour du Premier ministre au Cameroun ….. 29
C – Paul Biya : élu de la France …………………… 33

Chapitre II : La première tentative …………………… 45


A – La modification de l’article 7 de la constitution.. 49
B – Le massacre de Dolle comme celui de Bangui … 57
C – L’accident d’avion de René Journiac
à Ngaoundéré …………………………. ….. 64

Chapitre III : La réussite de la « démission » ………….. 70


A – L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir …. 71
B – L’inauguration du Palais d’Etoudi …………….. 72
C – Ahmadou Ahidjo : out ! ………………………. 76

Chapitre IV : La nostalgie du pouvoir ………….…….. 82


A – Le chant du cygne d’Ahmadou Ahidjo ……….. 82
B – L’intronisation de Paul Biya
par François Mitterrand ……………….……. 86
C – Le départ pour l’exil d’Ahmadou Ahidjo ……… 87

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