Aboud Hichem - La Mafia Des Generaux PDF

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HICHEM ABOUD

, ,
DES GENERAUX

JC Lattès
LA MAFIA
DES GÉNÉRAUX
www.edldons-jclattes.fr
Hichem ABOUD

LA MAFIA
DES GÉNÉRAUX

JCLattès
C 2002, Mitions J.-C. Lattès.
À la mémoire de mon père, que je n'ai pu accompagner à sa
dernière demeure, puisqu'il m'est interdit de rentrer dans mon
paY..s.
A ma mère, qui souffre en silence de mon exil.
À Nora, pour le soutien qu'elle m'a toujours apporté.
À Abdelkrim, Djami/a, Narimène, Abderramahne, Houari Bou-
mediene, Kahina, Hayette et son époux Djamel.
À ma famille et à mes amis d'Oum El Bouaghi, Alger, Skikda, Sétif;
Constantine et partout en Algérie et en France.
À Tayeb Ouafi, pour l'aide désintéressée qu'il m'a apportée
dans les moments difficiles.
Aux journalistes qui ont donné leur vie pour la liberté d'expres-
sion.
À la mémoire du commandant Achouri Hammouda et aux offi-
ciers intègres qui m'ont inculqué le sens du devoir patriotique.
À tous les officiers, sous-officiers et soldats de 1'Armée Natio-
nale Populaire qui placent 1'Algérie au-dessus de leur propre inté-
rêt.
À tous les enfants du peuple qui ont assumé des responsabilités
au sein de l'appareil d 'État, sans succomber au vertige du pou-
voir.
À toutes les victimes de la barbarie qui s'est abattue sur notre
pays.
J'accuse!

« Toute attaque contre les généraux est assimilée à


une atteinte à 1'armée algérienne. » Depuis toujours, on
entretient soigneusement la confusion, aftn que 1' institu-
tion militaire algérienne serve de bouclier au gang des
onze généraux qui la salissent et bafouent son honneur.
Chaque fois qu'il est montré du doigt, ce clan mafteux se
pose en champion de la démocratie et en défenseur de la
République par le biais de ses relais médiatiques. Il crie
au « complot ourdi par l'intégrisme » et brandit la menace
du retour du Front islamique du salut sur la scène poli-
tique.

Je tiens à lever toute équivoque. Cet ouvrage n'est pas


une attaque, ni un« complot» contre l'armée algérienne. Il
ne fait pas de confusion entre les généraux mafteux et les
généraux honnêtes. Il dénonce le clan de ceux qui se sont
emparés du pouvoir en Algérie, et qui n'ont pas le droit
de s'identifier à une institution de la République, héritière
du long combat mené par le peuple algérien pour sa libéra-
tion du joug colonial, tandis que leurs mains ruissellent du
sang des innocents qu'ils ont condamnés à mort dans le
secret de leurs cabinets.
10 La mafia des généraux

J'accuse ces généraux de meurtre sur la personne du


président Mohammed Boudiaf.

Je les accuse de meurtre sur la personne du colonel


Kasdi Merbah.

Je les accuse d'avoir créé de toutes pièces la frange


des Groupes islamiques armés dirigée successivement par
Sayah Attia, Djamel Ziouni et Chérif Gousmi, afm de
plonger délibérément l'Algérie dans un bain de sang.

Je les accuse d'avoir réduit un pays riche à la misère


la plus noire tandis qu'ils amassaient des fortunes colos-
sales.

Je les accuse d'avoir tué l'espoir, désespéré la jeu-


nesse, et contraint des milliers d'intellectuels, qui consti-
tuent l'âme de l'Algérie, à choisir entre 1'exil et la mort.
Je les accuse de haute trahison envers la patrie.

En mon âme et conscience.


Introduction

Alger, octobre 1990.


Le général Mohammed Betchine, patron de la DGDS
(Délégation générale à la documentation et à la sécurité),
dont je suis le chef de cabinet, est démissionnaire. Au
moment de la passation des consignes à son successeur, le
colonel Mohammed Mediene, alias Tewfik, l'avion spécial
du patron des services de renseignements saoudiens s' ap-
prête à atterrir sur l'aéroport international Houari-Boume-
diene d'Alger. Je suis chargé de l' accueillir et d'organiser
une séance de travail avec lui.
Aux yeux des Arabes, les apparences sont très impor-
tantes. Jeune capitaine de trente-cinq ans, je ne fais pas
le poids aux yeux d'un général d'armée. Je me fais donc
accompagner par les deux officiers les plus anciens et les
plus élevés dans le grade, les lieutenants-colonels Moham-
med Tabar, chargé du dossier du Moyen-Orient, et Cherif,
inspecteur général des Services de sécurité.
Je ne sais absolument rien de l'objet de la visite de
notre hôte. Peu avant l'atterrissage de l'avion, j'appelle le
général Larbi Belkheir, directeur de cabinet du président
de la République, depuis le salon VIP de l'aéroport, pour
avoir plus de précisions. Il m'apprend que l'officier saou-
12 La mafia des généraux

dien est envoyé par le roi Fahd, à la suite de l'entretien


qu'a eu celui-ci avec le président Chadli. Il y était question
de l'aide qu'auraient apportée les Saoudiens au Front isla-
mique du salut. Nos services doivent maintenant fournir
les preuves des accusations portées contre le régime de
Riyad.
Il nous est impossible de le faire lors de la séance de
travail qui se tient à la résidence d'État, Djenane El
Mithak, et à laquelle prennent part les cadres de la division
de la sécurité intérieure. Nous ne pouvons avouer aux res-
ponsables des services saoudiens que nous avons obtenu
nos preuves à l'aide de méthodes qu'on n'emploie pas nor-
malement contre une représentation diplomatique. Nous
nous sommes donc limités à évoquer le rôle joué par
Abdallah Azzem dans 1'embrigadement de jeunes Algé-
riens envoyés en Afghanistan.
Dans la soirée, nos hôtes sont reçus par le général
Larbi Belkheir. J'assiste aux entretiens, qui portent beau-
coup plus sur les échanges d'informations et sur l'état de
santé de tel ou tel émir que sur les questions de sécurité.
Conversation de salon de bon aloi entre gens de bonne
compagnie.
Après avoir pris congé du général saoudien, Larbi
Belkheir tente de nous convaincre, les deux lieutenants-
colonels et moi, que les Saoudiens n'ont rien à voir avec
le financement des intégristes en Algérie, et que les infor-
mations rapportées par nos services sont dénuées de tout
fondement.
Je lui réplique que nous ne sommes pas les seuls à
accuser les Saoudiens d'apporter aide et assistance aux
mouvements intégristes. Les membres du Conseil maghré-
bin de sécurité qui s'est réuni à Alger en juin 1990 sous la
présidence du général Betchine, et dont j 'étais le secrétaire
général, ont été unanimes à dénoncer le régime wahabite.
Introduction 13

Devant 1' attitude du directeur de cabinet du président, qui


est en réalité le véritable chef de l'État, je comprends qu'il
est hors de question de s'attaquer de quelque manière que
ce soit aux dirigeants saoudiens, et qu'aux yeux des déci-
deurs l'intégrisme est loin de constituer une menace réelle
pour 1' Algérie.
Le 11 septembre 200 l , ces souvenirs remontent à la
surface. L'intégrisme religieux vient de frapper fort la pre-
mière puissance mondiale au travers de ces deux symboles
que représentent le World Trade Center et le Pentagone.
Derrière ces attentats, se profile 1' ombre de « 1'ami » saou-
dien. Oussama Ben Laden, disciple d'Abdallah Azzam, et
sa légion arabe sont les coupables désignés.
Les États-Unis qui, en 1995, ne s'étaient nullement
indignés des cent morts causés par l'attentat du boulevard
Amirouche, au centre d'Alger, sont frappés à leur tour par
l'hydre intégriste. À 1'époque, ils avaient même ouvert une
tribune médiatique à 1' un des chefs terroristes algériens,
Anouar Heddarn, qui revendiquait le carnage.
Les attentats de Washington et New York sont venus
à point nommé rappeler aux Occidentaux que plus de deux
cent mille Algériens sont morts en dix ans dans une guerre
que leur ont déclarée des barbus installés dans les capitales
européennes, sous la protection de leurs services secrets.
La mort de plus de trois mille citoyens américains ne
doit pas faire oublier la lutte acharnée que mène le peuple
algérien contre le monstre intégriste. Un phénomène
enfanté par un système monstrueux, tenu en main par un
clan de généraux mafieux. Car l'histoire de l'intégrisme
en Algérie est fortement liée à 1' existence de ce clan.

Pourquoi ce livre et pourquoi 1' avoir consacré unique-


ment à un groupe de généraux de 1' armée algérienne ?
Serait-il commis par un aigri? Serait-ce un règlement de
14 La mafia des généraux

comptes? L'auteur serait-il manipulé par un quelconque


clan du pouvoir ou un service de renseignements ? Autant
de questions que peuvent se poser de nombreux observa-
teurs algériens et étrangers.
Ce que je mets aujourd' hui entre les mains du lecteur,
ce ne sont pas les Mémoires d' un ancien officier de l'ar-
mée algérienne. C'est le fruit d'un travail d'investigation
journalistique. J'ai écrit ce livre pour apporter un témoi-
gnage objectif et sans complaisance sur l'entreprise de
rapine dont 1'Algérie est victime depuis vingt ans. Je 1' ai
commencé dès le début de mon exil forcé, en 1997, mais
je n'étais pas pressé de le publier. Je voulais travailler en
dehors de toute rancœur. Écrire le cœur chaud mais la tête
froide. Cela m'a permis de poursuivre mes investigations,
de recouper et vérifier mes informations.
Je soumets au lecteur, en plus de mon témoignage
personnel, forgé dans le cadre de mes fonctions exercées
dans 1'armée et dans la presse, des informations recueillies
auprès de sources dignes de confiance : des officiers supé-
rieurs en activité ou en retraite, des ministres et des cadres
de l'État, dont on ne peut mettre en doute l'intégrité, qui
ont, malgré 1'exil et 1'éloignement, gardé le contact avec
moi, me fournissant les nouvelles fraîches des coulisses du
pouvoir, tout en m'exprimant une totale confiance.
J'ai tenu à ne pas citer que des généraux véreux. Je
parle aussi de ceux qui ont fait preuve d'honnêteté, qui
n'ont aucun commerce apparent ou camouflé sous des
noms d'emprunt, des généraux et des officiers supérieurs
qui n'ont trempé dans aucune affaire scabreuse, même si,.
malheureusement, ils ne sont pas nombreux.
C'est ma façon de dire : non, l' armée algérienne n'est
pas entièrement pourrie. Non, l'armée algérienne ne se
reconnaît pas dans ces hauts dignitaires qui ont mis 1' Algé-
rie à sac. Il y a des généraux et des officiers supérieurs
Introduction 15

qui vivent honnêtement de leur solde mensuelle ou de leur


pension de retraite.
Ce livre n'est pas un réquisitoire, comme certains
pourraient le souhaiter, contre l'armée algérienne. C'est
plutôt un plaidoyer pour défendre son honneur souillé et
bafoué par une horde d'anciens mercenaires de 1' armée
coloniale et d'anciens voyous qui ont transmis aux égor-
geurs et violeurs du GIA leurs techniques et leurs pro-
cédés.
Le rôle néfaste que jouent ces généraux dans la vie
politique et économique du pays a fini par se révéler aux
yeux du monde à la faveur des derniers événements de
Kabylie.
À chaque manifestation de rue, aux quatre coins du
pays, des millions d'Algériens scandent haut et fort:« Gé-
néraux assassins! Y'en a marre du pouvoir!»
Qui sont-ils ces généraux, de plus en plus dénoncés
par la vox populi, et qualifiés d'assassins ? Qui est déten-
teur de ce pouvoir tant décrié, vomi et vilipendé par le
peuple algérien et devenu plus que douteux sur la scène
politique internationale ?
Tant qu'ils ne sont pas cités nommément, ils ne bron-
chent pas. Ils font comme s' ils n'étaient pas concernés. Ils
gouvernent l' Algérie dans 1' obscurité, d'où l 'appellation
de «cabinet noir».
En levant un pan du voile derrière lequel sont tapis
ces généraux mafieux, je ne peux être accusé de servir les
intérêts d'une quelconque puissance étrangère, notamment
la France, puisque je dénonce non seulement d'anciens
sous-officiers de son armée qui ont confisqué 1'indépen-
dance de 1' Algérie, mais aussi la complicité des services
français dont ils ont toujours bénéficié.
Je peux citer trois exemples parmi tant d'autres.
En 1986, lors du «complot de Montmorency», des
16 La mafia des généraux

armes ont été déposées dans la résidence d' Ahmed Ben


Bella par des agents de la DST, pour inviter ensuite l'an-
cien président à quitter le territoire français, sous le pré-
texte qu'il avait failli à ses obligations de réfugié politique.

En 1987, Abdelmalek Amellou, l'assassin d'Ali


Mecili (compagnon du leader du FFS, Hocine Aït Ahmed),
a bénéficié de l' assistance des services français pour ren-
trer en Algérie sans souci.

Au mois d'avril 2001, le général-major Khaled Nez-


zar a quitté précipitamment le territoire français sous la
protection de la DST, parce que des Algériens, victimes
du pouvoir des satrapes, avaient déposé une plainte contre
lui.

Il n'y a pas longtemps, Jean-Michel Saigon, officier


de 1'OFPRA (Office français de la protection des réfugiés
et apatrides), n'hésita pas à donner mon nom à un journa-
liste algérien en me présentant comme 1'homme fort du
Mouvement algérien des officiers libres, en échange d'in-
formations sur cette organisation clandestine. C'est dire
que les services français ne se feraient pas prier pour me
livrer à leurs homologues algériens si la demande s'en fai-
sait sentir.

Je n' ai pas de compte à régler. Je ne suis l' homme


d' aucun clan. Ma liberté est provisoire. Elle ne sera défini-
tive que lorsque 1'Algérie aura retrouvé la sienne.
1. Un enfant du peuple

Enfant de Bab El Oued, quartier populaire d'Alger, je


suis issu d'une famille originaire de la ville d'Oum El
Bouaghi, située dans le massif des Aurès, à cinq cents kilo-
mètres environ à l'est d'Alger. Nous sommes des Berbères
Chaouias dont la réputation n'est plus à faire depuis long-
temps. Si nos principales qualités sont la bravoure, l'hon-
nêteté et la loyauté, nous sonunes aussi têtus et fiers, ce
qui, dans le monde d'aujourd'hui, est souvent considéré
conune des défauts rédhibitoires.

Je me souviens de l'époque où j'ai décidé de m' enga-


ger comme élève officier d'active. Nous étions en juin
1975. Ce n'était ni pour faire carrière - je venais de termi-
ner ma première année à l'École nationale supérieure du
journalisme qui, en fusionnant un an plus tard avec l'Insti-
tut d'études politiques, allait devenir l'Institut supérieur
des sciences politiques et de l' information - , ni par intérêt,
puisque je collaborais déjà à l'hebdomadaire Jeunesse
Action pour un salaire mensuel de six cents dinars, qui
venait s'ajouter à ma bourse d'étudiant de trois cent
soixante dinars. C'était par idéal.
Le discours officiel de 1' époque tendait à briser la
18 La mafia des généraux

barrière entre militaires et civils. Les deux années de ser-


vice national obligatoire pour tous les Algériens, quelle
que soit leur origine sociale, rapprochait l'armée du
peuple. Aux Jeux méditerranéens de 1975, après la disso-
lution de l'équipe nationale de football, constellée de stars,
qui accumulait les échecs, c'est une équipe composée de
joueurs effectuant leur service militaire qui battait la
France en finale!
Les élèves officiers d' active pouvaient poursuivre
leurs études dans les universités et les grandes écoles algé-
riennes, avec un présalaire mensuel de neuf cents dinars.
On leur offrait même des bourses d'études à l'étranger. La
seule obligation consistait à remettre chaque année l'attes-
tation de succès aux examens. Après trois ans d'études
supérieures, on obtenait le grade de sous-lieutenant ; au-
delà, on était lieutenant. Tous étaient ensuite affectés dans
les différents corps de 1' armée en fonction de leur spé-
cialité.
L'Algérie était un vaste chantier. Le discours officiel
appelait toutes les forces vives à s'impliquer pour édifier
un État fort et prospère. n fallait investir tous les secteurs
de la vie économique et sociale. L'armée, l'une de ces
forces, aux côtés des paysans, des ouvriers et des étudiants,
avait un énorme besoin de sang neuf. « Jeunesse montante,
1' avenir réside en vous si vous êtes d'authentiques révolu-
tionnaires», déclarait le président Boumediene à l'adresse
des étudiants volontaires de la révolution agraire, dont le
nombre grossissait d'année en année. Un millier à peine
en 1972, ils étaient dix mille en 1977 à passer un mois de
leurs vacances d'été dans les campagnes.
Outre l'explication des textes de la charte de la révo-
lution agraire auprès des fellahs, qu'ils devaient
convaincre des bienfaits de cette révolution, les étudiants
découvraient les joies des travaux manuels. Ils apprenaient
Un enfant du peuple 19

à manier la tchappa (une petite pelle), planter les pommes


de terre et conduire le tracteur. Les étudiants en médecine
et professions paramédicales dispensaient des soins gra-
tuits. «C'est l'ouverture de l'université algérienne sur les
réalités du pays», comme Boumediene se plaisait à le
répéter.
Cette expérience permit de briser un certain nombre
de tabous, notamment en matière de relations hommes-
fenunes. La mixité était de règle, et les centaines de jeunes
filles autorisées par leurs parents à participer à ces actions
se retrouvaient souvent dans des brigades à majorité mas-
culine, sans que cela pose le moindre problème.
En décembre 1974, à Ouled Moussa, localité distante
d'Alger d'une cinquantaine de kilomètres, nous étions
quatre garçons et une fille à dormir en toute fraternité dans
la bâtisse que la mairie nous avait affectée. A El Ayoune,
dans l'ouest algérien, Farida, étudiante en droit âgée de
vingt ans, n'avait pas le moindre complexe face aux douze
garçons qui l'entouraient durant l'été 1975. Elle participait
à tout, exprimait librement ses idées, et n'hésitait pas à
faire des remontrances ou donner des ordres à certains
d'entre nous.
Quand, vingt ans plus tard, j'ai entendu des voix
s'élever pour décréter la mixité illicite et demander qu'on
sépare les femmes des hommes, jusque dans les transports
en commun, j 'ai cru rêver.
Un cauchemar, plutôt, quand on voit où ce genre
d'excès a conduit 1'Iran, puis 1'Afghanistan. Qui veut
recouvrir les Algériennes de ces tenues moyenâgeuses ?
Quel genre d'homme a envie que les femmes deviennent
des êtres de seconde zone ?
J'affichais mes convictions politiques sans la moindre
crainte. En 1976, lors du débat sur la charte nationale, j'ex-
primai tout haut mon soutien aux revendications de la
20 La mafia des généraux

cause berbère et la nécessité de son enseignement à l'école.


J'ai également participé activement aux affrontements
entre étudiants volontaires pour la révolution agraire et les
étudiants d'obédience baasiste, le mouvement panarabiste,
que nous considérions comme des réactionnaires.
Parallèlement à mes études universitaires, j 'ai colla-
boré à divers journaux, dont le magazine Jeunesse Action,
le quotidien de 1'Oranie, La République, pour les pages
sportives où officiaient les meilleurs spécialistes du genre,
et l'hebdomadaire sportif El Hadef(« Le but »).

En octobre 1978, à ma sortie de l'ISPI, j'ai rejoint


1'École de formation des officiers de réserve, à Blida, pour
neuf mois d'instruction. Les combats, les bivouacs, les
marches topographiques n'étaient pour nous que des jeux.
Quant à la discipline, nous en assouplissions la rigueur en
faisant régulièrement le mur. Pour moi, le prétexte était
tout trouvé : l'entraînement avec l'équipe de hand-ball,
dont j 'étais le gardien de but, mon poste préféré, que
j'avais occupé chez les minimes au football. Une carrière
sportive dont j'avais toujours rêvé, mais que mon père a
préféré sacrifier aux études. Cette année-là, notre équipe a
réussi le doublé Coupe et Championnat militaires d' Algé-
rie, en remportant tous ses matches ! Il faut dire que notre
rage de vaincre était décuplée par les deux ou trois jours
de permission que nous valait chaque victoire.
L'instruction terminée, je fus affecté à la rédaction
du mensuel El Djeich («L'armée»), au service presse du
Commissariat politique. Un mois plus tard, j'étais nommé
rédacteur en chef de 1'édition française.
J'étais régulièrement convoqué au Secrétariat général
du ministère de la Défense nationale pour m'expliquer sur
le contenu de nos articles. Puis, on rn' obligea à présenter
Un enfant du peuple 21

le sommaire au chef du service presse du ministère, le


capitaine Redouane. Heureusement pour moi, celui-ci était
un intellectuel qui trouvait autant de plaisir à lire le Coran
qu'à écouter Brassens.

En 1985, lorsque la pression du commandement s'in-


tensifia, je décidai de jeter l'éponge, cessai de mettre les
pieds à la caserne, et repris mes chroniques à El Hadef
sous le pseudonyme de S. Amine.
Entre-temps, j'avais demandé au commandant
Achouri Hammouda, qu'on venait de mettre à la retraite,
de rn' aider à obtenir ma radiation de 1' armée. J'étais
écœuré par le système.
- Tu es encore jeune. Dans l'armée, l'avenir t'ap-
partient. Essaie d'aller doucement, et tout fmira par rentrer
dans 1' ordre.
- Vous, mon commandant, qu'avez-vous gagné?
Vous êtes un ancien moudjahid, un universitaire honnête.
Vous êtes resté dix ans au grade de commandant, avant
qu'ils ne vous mettent à la retraite. Nous, les jeunes, qui
prenons exemple sur des hommes comme vous, n'avons
aucun avenir dans l'armée.

Quelques jours plus tard, nous nous retrouvions à Ben


Aknoun, où se trouve une caserne de la Sécurité militaire.
Il me reçut en compagnie du commandant Mohammed
Tahar Abdessalem, que je rencontrais pour la première
fois.
À mon grand étonnement, les deux hommes m'invitè-
rent à quitter le Commissariat politique pour intégrer la
Sécurité militaire. Je leur opposai un refus catégorique.
- Je suis allergique à l'uniforme. Tout ce que je
veux, c'est quitter l'armée.
22 La mafia des généraux

Le commandant Mohammed Tabar était un homme


d'une grande courtoisie.
- Tu vois bien que je ne porte pas la tenue. C'est
un détail. Le commandant Hammouda rn' a dit que tu étais
très politisé. Alors je te propose de faire de la politique.
Moi je m'occupe du Moyen-Orient. Ce n'est pas un travail
de flic. Je te propose de faire la même chose.
Je tentai de résister, mais le commandant Mohammed
Tabar ne céda pas.
- C'est vrai que tu es un Chaoui. Une forte tête.
J'aime les hommes comme toi. Ensemble, je suis sûr que
nous ferons une bonne équipe. Réfléchis. On se revoit dans
une semaine.
Devant son insistance, je finis par me ranger à ses
arguments. Conseiller, chargé du dossier du Moyen-
Orient, chef de bureau à la division de la sécurité exté-
rieure, sous-directeur à la division évaluation et analyse, et
enfm chef de cabinet. Les différents postes occupés rn' ont
pennis de mesurer l'étendue des dégâts causés par la
« pieuvre » et ses innombrables ramifications.
Après quatre années passées à la Sécurité militaire, je
ne pouvais plus cautionner un tel système. En 1990, je
quittai mon bureau et fonnulai ma première demande de
radiation. ll me faudra plus de deux ans et trois autres
tentatives, qui se heurtaient toutes à l'incompréhension de
ma hiérarchie, pour obtenir ma liberté.

Le 6 décembre 1992, je réalise enfin mon rêve en


voyant sortir le premier numéro de mon quotidien régional,
El A cil, «L'Authentique». Il paraîtra onze mois durant,
avant d'être confisqué par la mafia constantinoise.
Mais les Chaouis sont têtus et, en janvier 1994,
malgré toutes les entraves dressées sur son chemin, un
nouveau quotidien, Le Libre, voit le jour, avec l'aide de
Un enfant du peuple 23

jeunes journalistes courageux (Ibtissem Bejaoui, Lyès


Ftaïssa, Housse Abdelghani, entre autres) qui ont rejeté les
offres alléchantes des nouveaux propriétaires d'El Acil.
Le Libre résistera sept mois et demi. Le 15 août 1994,
ordre est intimé à la société d'impression de l'Est, orga-
nisme d'État, de ne plus tirer mon quotidien.
Cette suspension arbitraire était prévisible. Le Libre
dérangeait. Il était le premier à annoncer la nomination de
Liamine Zeroual au poste de président d'État en précisant
le jour et 1'heure de son investiture ; le seul à annoncer la
nomination du général Betchine comme ministre conseiller
auprès de Zeroual, vingt jours avant qu'elle ne soit offi-
cielle. Sous le titre« Zeroual choisit ses hommes» j'avais
écrit un brûlot révélant les malversations de Betchine et sa
participation aux tortures d'octobre 1988. Le Libre était
aussi le seul journal à tendre le micro à Nacer Boudiaf,
pour dénoncer les commanditaires de l'assassinat de son
père. Les scoops régionaux étaient légion et mettaient à nu
la manipulation des institutions de l'État au niveau de la
ville de Constantine par la mafia locale.
Début novembre 1994, Le Libre est transformé en
hebdomadaire, afin de pouvoir le faire tirer dans une
imprimerie d'Alger, qui me facturait le double du prix pra-
tiqué par les autres sociétés ! Quinze jours après la paru-
tion du premier numéro, je suis arrêté dans le bureau du
directeur de l'imprimerie par trois policiers des Renseigne-
ments généraux. C'est mon deuxième enlèvement de l'an-
née, après celui du mois d'avril, au cours duquel les sbires
du général Tewfik m'ont promis une balle dans la tête ...
Cette fois, j'ai le dos au mur. Dans mes cinq prières
quotidiennes, je ne cesse de demander à Allah de sortir
indemne de cette épreuve.
Au commissariat central d'Alger, je suis accueilli et
très bien traité par l'inspecteur Mohammed Santoudji et
24 La mafia des généraux

son équipe. La maturité de ces jeunes policiers m' a donné


la preuve que, dans la police algérienne, il n 'y avait pas
que des abrutis. Je suis placé en garde à vue, mais ils ne
me descendent pas dans les geôles du sous-sol. Santoudji
me cède le lit qui est dans son bureau, tandis que ses deux
collègues, Boubekeur et Ahmed, dorment à même le sol.
Au moment des repas, nous allons dans un restaurant en
ville, et ils me paient de leur poche le repas, le café, et
même les cigarettes. Mouloud, le chef de la police judi-
ciaire, qui m'a auditionné le lendemain soir avant que je
ne sois déféré devant le parquet, a agi de même. Il a passé
la nuit assis sur sa chaise pour que je puisse dormir dans
son lit. Le matin, il m'a offert un copieux petit déjeuner
dans un café proche du commissariat central.
Pourtant, les instructions de leur hiérarchie étaient
très différentes. Santoudji a pu le vérifier, le soir même de
mon arrestation. À minuit, alors qu'il n'avait pas encore
fini mon audition, il fut convoqué au siège de la DGSN,
où 1'attendait Mohammed Ouaddah, le patron de la police,
entouré d'officiers supérieurs du DRS, de la gendarmerie
et de la présidence de la République. Il voulaient tous lire
la première partie du procès-verbal de mon interrogatoire,
et lui suggéraient les questions qu'il fallait me poser.
À son retour, il me demanda : «Dis-moi, qui es-tu
vraiment ? Tout 1'État est mobilisé pour ton arrestation. »
Il avait suffisamment 1' habitude des cabales pour ne pas
être dupe. Je n 'étais pas arrêté pour mes écrits ou un quel-
conque délit de presse. On voulait me présenter comme un
dangereux terroriste. n me posa alors les questions qu'ils
lui avaient demandées : « Quelles sont tes relations avec
le Hezbollah libanais ? Quelles sont les mosquées que tu
fréquentes ?... » Et dire qu'au début, on prétendait retenir
contre moi une simple coquille, qui avait changé le sens
d'une phrase dans l'article d'un de mes journalistes. Pour
Un enfant du peuple 25

ne pas leur donner l'occasion de me piéger, j'avais passé


au pilon le numéro incriminé, après que Tayeb Belghiche,
rédacteur en chef du quotidien El Watan, eut attiré mon
attention sur le danger en lisant les premiers exemplaires
distribués aux confrères.

Le juge d'instruction Hadji, du tribunal d'Alger, s'est


vite aperçu lui aussi qu'il s'agissait d' une cabale. L'accu-
sation, «atteinte aux intérêts supérieurs de l'État, trouble
de l'ordre public et de la sécurité publique», était loin
de le convaincre. Malgré l'insistance du procureur général
adjoint, Benhamrnou, un larbin aux ordres, le juge d'ins-
truction refuse de signer le mandat de dépôt, et se contente
de me placer sous contrôle judiciaire.
La mafia avait échoué dans son entreprise. Malgré la
violation de cinq lois de la République, elle n'a pas réussi
à me faire incarcérer. Tout le mérite en revient aux poli-
ciers qui ont traité mon dossier et au juge d'instruction.
La présidente du tribunal, dont j'ai oublié le nom
- qu'elle veuille bien m'en excuser -, s'est distinguée à
son tour par une probité qui fait honneur au corps de la
magistrature algérienne. À l'audience du mois d'avrill996,
elle prononce ma relaxe sans la moindre hésitation. Mon
avocat, Khaled Bergheul, un ancien camarade de classe du
lycée El Idrissi, refuse de toucher ses honoraires. C'est la
preuve qu'en Algérie, avec des hommes et des femmes de
cette trempe, il y a encore de 1'espoir.
Mon père, qui souffrait énormément de ce que j'avais
subi en me battant contre une mafia qui ne lésine pas sur
les moyens pour briser ses adversaires, me supplie de quit-
ter le pays. Mais je ne suis pas homme à désarmer facile-
ment. Puisque je ne peux plus écrire dans les journaux
algériens, de crainte de leur attirer des ennuis, Le Quoti-
dien de Paris, que dirige Nicolas Miguet, m'engage
comme correspondant.
26 La mafia des généraux

Cette fois, la mafia tient le prétexte idéal pour me


faire taire une fois pour toutes. Ecrire dans un journal
étranger, c'est «intelligence avec une puissance étrangè-
re ». Devant une accusation aussi grave, aucune voix ne
s'élèvera pour me défendre.
Jusque-là, le seul journal à avoir manifesté une réelle
solidarité, c'est incontestablement le quotidien El Watan.
Il l'a payé par une suspension de quinze jours sans notifi-
cation, pour m'avoir consacré W1 article en novembre
1994.
Lorsqu'une relation, en qui j'ai toute confiance,
m'avise de mon arrestation imminente, la promesse de
Tewfik me revient en mémoire. Il ne me reste plus qu'à
prendre le chemin de l'exil en abandonnant tout derrière
moi. Mais sûrement pas le combat contre une pègre qui ne
recule devant rien pour faire taire la contestation. Un
combat que je suis déterminé à poursuivre jusqu'au bout,
et qui sera le but de ma vie.

Durant mes années de services, je n'ai jamais profité


du moindre privilège, comme le font certains gradés. Je
n'ai même pas bénéficié d'Wl logement social, comme
beaucoup d'Algériens. À Alger, j'ai acquis un appartement
en payant un pas de porte à un journaliste qui disposait de
deux logements. Il en fut de même pour celui que j'ai
occupé, plus tard, à Oum El Bouaghi. Pourtant les offres
ne m'ont pas manqué. Mais j'ai toujours tenu à préserver
mon intégrité.
Je n'ai pas été renvoyé de l'armée comme un mal-
propre. Je l'ai quittée de mon plein gré, par conviction, et
après avoir été décoré de la médaille du Mérite militaire.
2. Le fleuve détourné

L'histoire de notre pays n'est qu'un long et intermi·


nable mensonge qui a fait perdre au peuple tous ses repères
identitaires. Les prénoms originels tels Kahina, Dihya,
Syphax, Juba, etc., sont interdits par l'état·civil. Nulle part
on ne trouve trace de la civilisation amazighe, de la culture
en terrasses, et des tours de Baloul, hautes de huit et neuf
étages, construites il y a quinze siècles dans les Aurès.
Au vue siècle, alors que les troupes arabo·musul·
manes, parties de la presqu'île arabique, où s'était révélé
le saint Coran au prophète Mohammed, n'avaient mis que
dix ans à conquérir le Moyen·Orient, elles ont dû batailler
soixante.dix longues années pour s'emparer de l'Algérie.
On connaît les noms de deux héros de cette résistance
acharnée à l'envahisseur : Aksel (Koceila), un guerrier
redoutable, dont le nom signifiait« la panthère», et, après
lui, Dihya, reine berbère surnommée la Kahina ( « la sor-
cière ») par les Arabes, à cause de son habileté à deviner
et déjouer tous leurs pièges. Mais les historiens officiels
ont censuré leur épopée.
Quant aux deux grandes dynasties berbères, les
Almoravides, puis les Almohades, qui ont dominé le
28 La mafia des généraux

Maghreb et une partie de 1'Espagne aux ~ et x:ue siècles,


personne n'en a cure.
Dans les manuels scolaires, l'histoire de l'Algérie ne
commence quasiment qu'en 1830, avec le débarquement
des troupes françaises à Sidi Fredj, pour se terminer le
5 juillet 1962, date de « 1'indépendance conquise au nom
de la guerre sainte menée contre des Français impies »,
selon la formule consacrée.
Hadj Messali, le père du mouvement nationaliste, fon-
dateur du Parti du peuple algérien en 1937, le premier à
avoir réclamé l'indépendance, a longtemps été présenté
comme un «traître» parce qu'en 1954, il s'était opposé
au déclenchement de la guerre par les dissidents de sa for-
mation, partis créer le FLN.
Djamila Bouhired, héroïne de la guerre de libération,
notamment durant l'impitoyable bataille d'Alger, cinq fois
condamnée à mort par la France, est une quasi-inconnue,
alors que son nom a été donné à des écoles et des rues
dans de nombreux pays arabes,
Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf et Aït
Ahmed, les fondateurs du FLN, ont été longtemps interdits
de cité, leurs partisans arrêtés, torturés et emprisonnés.
Par la faute d'un enseignement dispensé dans une
école conçue par un régime d'incultes, l'Algérien a aujour-
d'hui horreur de ses héros et de ses origines. À défaut
d'être arabe, il préfère se découvrir des origines turques
ou italiennes, plutôt que de dire qu' il est berbère amazighe.
L'école algérienne a voulu faire de lui un Arabe à toute
force, même si sa langue maternelle est un mélange
d'arabe, de berbère et de français.
L'arabisation de l'Algérie, au lendemain de l'indé-
pendance, a été menée par des bataillons d'enseignants
venus d'Égypte, de Syrie et d'Irak. Des militants baasistes,
panarabistes, et des membres de l'internationale des Frères
Le fleuve détourné 29

musulmans ont semé l'islamo-baasisme dans un pays qui


a suffisamment prouvé son attachement à 1' islam durant
cent trente-deux ans de domination coloniale.
On a délibérément entretenu la confusion entre natio-
nalité et religion. Comme si les Algériens devaient obliga-
toirement être arabes pour être musulmans. Pourtant,
personne ne demande aux musulmans indonésiens, pakis-
tanais, africains ou indiens d'abdiquer leur nationalité pour
cause d'islam.
Des années plus tard, les Algériens s'entre-tuent parce
que les uns se permettent de douter de la foi des autres et
se proclament « ambassadeurs » d'Allah sur terre. Leur
rêve : enlever le pantalon à l'Algérien et le couvrir d'un
linceul en forme de kamiss saoudien. Alors que le Maro-
cain est fier de sa djellaba, costume traditionnel porté par
les officiels lors des cérémonies, et que le Tunisien arbore
sa djebba comme signe identitaire et culturel, l'Algérien a
honte de son burnous.
Les amnésiques malgré eux ne reconnaissent pas leurs
origines et interdisent aux autres de les revendiquer. Au
lieu de concentrer la lutte contre une mafia qui nous appau-
vrit au fil des jours, nous affame, nous ferme tous les hori-
zons et nous exile, nous nous attardons sur de supposées
appartenances idéologiques et identitaires.
Le drame de 1'Algérie a pris naissance dans cette
« bâtardisation » de 1'Algérien à qui on a écrit une histoire
faite d'intolérance, de haine et de mépris de son prochain.
Le Chaoui est présenté comme « un arriéré têtu et
dépourvu d'intelligence». Le Kabyle est «nauséabond et
séparatiste, inféodé aux chrétiens». Le Mozabite est «ra-
din et son islam n'est pas conforme au saint Coran ». Telle
est la culture inculquée à 1' Algérien par une école dite
fondamentale et fondamentaliste. Une école formatrice
d'incultes et de demeurés.
30 La mafia des généraux

L'histoire de la guerre de libération est rapportée dans


les manuels scolaires et les émissions télévisées sous
formes d'actions terroristes. « Deux enseignants français
sont tués le 1er novembre 1954... sabotage de la voie fer-
rée... destruction de pylônes... attentat à la bombe à l'hip-
podrome d'Alger... » Nos «historiens» officiels, croyant
donner des soldats de 1'Armée de libération nationale une
image positive, les décrivent comme des assassins sangui-
naires qui égorgeaient et mutilaient les Français et leurs
collaborateurs. Je me souviens encore du livre d'histoire
de la classe de terminale, en 1974, où des photos de civils
défigurés et mutilés illustraient les représailles du FLN
contre ceux qui n'avaient pas suivi les mots d'ordre de la
révolution.
Dans aucun manuel, on n'évoque le fond idéologique,
les injustices sociales et les inégalités entre colons et Algé-
riens, qui sont à l'origine de la révolution de novembre
1954, c'est-à-dire les véritables causes de son déclenche-
ment. Et pour cause : ceux qui ont pris les rênes du pouvoir
sont pires que les colons.
Le général Cheloufi, l'ancien secrétaire général du
ministère de la Défense, en est l'exemple type. Non
content d'hériter de la résidence du colon Borgeaud à Bou-
chaoui, il s'en est fait construire une autre, plus belle et
plus coûteuse, à quelques kilomètres de là. Mais comme il
a conservé la mentalité du colonisé, il va en Allemagne
bénéficier de 1' aide sociale et jouer au mendiant auprès du
personnel diplomatique accrédité à Bonn.
Un certain Benlahrèche, ancien commissaire national
du FLN à M'sila, préférait, lui, louer sa villa sur les hau-
teurs de Constantine à des étrangers plutôt qu'à des Algé-
riens!

Qu'on ne s'étonne pas, aujourd'hui, de voir des bar-


bares réciter les leçons de 1'Histoire telle qu'elle leur a été
Le fleuve détourné 31

apprise par cette fameuse école fondamentale qui a cloîtré


l'Algérien dans un univers marqué par la pensée unique.
C'est l' école du système politique algérien. Un système
monstrueux qui ne pouvait donner naissance qu'à des
monstres.
Comme si l'école algérienne ne suffisait pas à leur
formation, ils seront nombreux à être encouragés à
s'aguerrir dans les maquis afghans. Les services de sécu-
rité, qui interceptaient le courrier de ces maquisards d'un
genre nouveau, n'ont rien fait pour mener une quelconque
action préventive à leur retour en Algérie.
Lorsque le capitaine Allili, alors chef de la division
d'évaluation et d' analyse à la DGDS, nouvelle dénomina-
tion de la mythique Sécurité militaire sous le général Bef-
chine, envisage de constituer un fichier de ces
«Afghans», en vue de les localiser et les identifier «en
cas de. .. », son initiative est purement et simplement reje-
tée sous prétexte que, étant en démocratie, il n'y a pas lieu
de ficher de simples citoyens.
Tout comme sera rejetée l'idée d'infiltrer les premiers
groupes armés par des éléments du Hezbollah libanais et
du Jihad islamique palestinien qui bénéficiaient de bourses
d'études algériennes et de passeports algériens. C'est dire
que toute action préventive était interdite. Plus étonnant
encore, les premières actions terroristes menées contre le
château Holden à Douera, près d'Alger, et le vol de plu-
sieurs quintaux d'explosifs à Texana (Jijel), en 1990, n'ont
fait l' objet d'aucune enquête de la part des services de
sécurité.
En revanche, l'un de ceux qui veillaient sur la forma-
tion afghane des jeunes Algériens, Mahfoudh Nahnah, ter-
roriste intégriste non repenti, agent des services dirigés par
le général Tewfik, s'est miraculeusement retrouvé candidat
à la magistrature suprême sous la bénédiction de la mafia
32 La mafia des généraux

des généraux. Chef d'un parti intégriste siégeant au Parle-


ment, Nahnah, qui était proche d'Abdallah Azzem, le père
spirituel d'Oussama Ben Laden, est l'un des maillons de
l'organisation Al-Qaeda en Algérie. Il n'a jamais été
inquiété, même après avoir reconnu en public qu' il avait
organisé les groupes de jeunes Algériens partis se former
en Afghanistan.

Ahrned Merani, membre fondateur du FIS, qui écu-


mait les mosquées du pays pour endoctriner les jeunes et
les préparer au djihad contre leurs propres frères, a été
récupéré par ces mêmes services pour sévir à plus grande
échelle. Conseiller de Sid Ahmed Ghazali, chef du gouver-
nement, puis conseiller d'ambassade à Paris, il a fait le
tour des postes à responsabilité avant d'atterrir au Sénat,
désigné par ses parrains dans le tiers présidentiel, et ce
après avoir chauffé le fauteuil de ministre des Affaires reli-
gieuses pendant plus d'une année.
Parallèlement à toutes ces fonctions, il est toujours
conseiller du général Tewfik et fait dans le business en
revendant des logements sociaux. Sa première opération a
porté sur cinq logements à Bab Ezzouar, dans la banlieue
d'Alger, vendus pour douze millions et demi de dinars.
Certes, ce n'est là que du menu fretin, comparé à ces
généraux assis sur les barils de pétrole, qui confondent
leurs comptes bancaires personnels avec le Trésor public.
Une confusion qu'ils entretiennent à tous les niveaux.
C'est ce qui fait la force de la mafia algérienne. Une mafia
plus forte que toutes ses semblables dans le monde, au
point que les clans mafieux italien, chinois et albanais pas-
sent pour des enfants de chœur à côté de la nôtre.
«L'humour est la politesse du désespoir», paraît-il.
Si cette maxime est vraie, la blague qui circule à Alger
depuis quelques années en est la parfaite illustration.
Le fleuve détourné 33

«Un jour, le grand parrain de Cosa Nostra, agacé par


tes propos élogieux de son entourage sur la mafia algé-
rienne, ordonne à deux de ses lieutenants d' aller séjourner
quelque temps en Algérie, afm de lui faire un rapport
détaillé sur ses activités, et d'étudier les éventuelles possi-
bilités de coopération.
» A leur retour, les deux hommes se présentent au
parrain en triturant nerveusement leurs chapeaux, l'air
embarrassé.
- Alors, ces Algériens ?
- ... Ils sont trop forts.
- Comment ça, ils sont trop forts ?
- Ils ont tout. Un drapeau, une armée, une assem-
blée, des ambassadeurs dans tous les pays, et un siège à
l'ONU!
- Quoi ? Et le gouvernement, la police, la justice,
l'économie ?
- Ils les ont pris aussi. »
3. Le péché originel

Selon les criminologues et les spécialistes de la


grande délinquance, il existe peu de clans mafieux dans le
monde. Ne sont reconnus comme tels que la Cosa Nostra
sicilienne, la camorra napolitaine, les triades chinoises et
la mafia albanaise. Les autres organisations mafieuses sont
qualifiées de syndicat du crime organisé. La différence
entre une mafia et un syndicat du crime organisé, selon les
criminologues, réside dans les critères arrêtés par les par-
rains pour intégrer le clan, un cercle fermé et très restreint.
N'ayant vraisemblablement jamais mené d'investiga-
tions sérieuses sur ce qui se passe en Algérie, ces crimino-
logues accordent peu de crédit à la mafia algérienne. Ils
ne la classent même pas parmi les syndicats du crime orga-
nisé. Il ne leur est jamais venu à l'esprit qu'un clan
mafieux pouvait s'emparer d'un pays et de ses institutions
pour en disposer à sa guise, n'hésitant pas à tuer, empri-
sonner, faire disparaître des milliers d'hommes et de
femmes. A provoquer une guerre civile des plus rava-
geuses, tout en faisant régner la loi du silence sur ses
crimes. Le cas de la mafia algérienne n'a pas son pareil
dans le monde. Pour peu que les spécialistes de la grande
délinquance s'intéressent au cas algérien, ils découvri-
36 La mafia des généraux

raient que le gang des généraux qui impose sa volonté à


plus de trente millions d'Algériens remplit tous les critères
pour être reconnu comme clan mafieux.
Les membres de ce clan mafieux, au nombre de onze,
qui gouvernent 1' Algérie sont tous issus d'un même
milieu: celui de l'armée. À deux exceptions près, les géné-
raux-majors Tewfik et Smail Lamari, ce sont tous des
transfuges de l'armée coloniale qui ont rejoint l'armée
algérienne durant la guerre de libération entre 1958 et
1962. Certains d'entre eux se connaissent du temps où ils
étaient ensemble dans les enfants de troupe de l'armée
française, à l'âge de douze ans. Ils sont fils de retraités de
1'armée française, ou fils de caïds. Ce passé commun a
tissé entre eux des liens étroits et une solidarité sans faille.
Les généraux Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaizia, et
Larbi Belkheir, pour ne citer qu' eux, ne s'en cachent pas.
Ils ont tous rallié les rangs de 1'Armée de libération
nationale en empruntant le même circuit. Ils se sont tous
rendus, durant la même période, à la base FLN de Tunis,
avant d'être acheminés au centre d'El Mellegue à la fron-
tière tuniso-algérienne. Ou en se rendant au Maroc, comme
l'ont fait, à quelques mois de la proclamation de l'indépen-
dance, Mohammed Lamari et Mohammed Touati.
Ils ne pouvaient se rendre directement aux unités
combattantes de l'intérieur. À la suite de l'appel au rallie-
ment de toutes les couches de la population, notamment
les intellectuels, lancé par le FLN, le 19 mai 1956, le capi-
taine Petit avait mis en place une campagne d'intoxication
psychologique, 1' opération « bleuite », destinée à laisser
croire que de nombreux traîtres profiteraient de 1' occasion
pour infiltrer l' ALN. Cette opération avait finalement
échoué grâce à la vigilance du colonel Amirouche,
commandant la Ille wilaya, mais provoqué de nombreuses
liquidations et laissé des traces durables.
Le péché originel 37

Toutefois, ceux qui avaient déserté l' armée française


et rallié 1' ALN en toute loyauté, comme le commandant
Abderrahmane Bensalem qui avait rejoint une unité
combattante à Souk Ahrass, n'ont jamais été inquiétés. Ce
fut également le cas de l'aspirant Maillot, officier français
mort au combat en martyr de la cause algérienne, ainsi que
des nombreux militants français, tels Maurice Audin, mort
sous la torture, Henri Alleg, Jacqueline Guerroudj, et tant
d'autres qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes pour l'in-
dépendance de 1' Algérie.
Ces déserteurs très spéciaux, en revanche, n'ont
jamais inspiré confiance autour d'eux. Ils étaient suspects.
Même après leur intégration dans 1'ALN, leurs tentatives
de rejoindre les unités de l' intérieur ont provoqué l'insu-
bordination des maquisards qui voyaient en eux des
traîtres. Beaucoup d'entre eux, à 1' instar de Mohammed
Boutelia, alors lieutenant, ont été arrêtés, battus et humiliés
par les maquisards. Lorsque l'un d'eux était giflé en public
par un membre de l'état-major, les djounoud («soldats»)
se réjouissaient de l'affront subi par cet ancien de l'armée
française. Aucun d'entre eux n'a pris part aux combats
contre 1' armée coloniale. Ils étaient confmés à des tâches
administratives ou d'instruction. Larbi Belkheir, sous-lieu-
tenant très contesté au centre d'instruction de Oued Melliz,
a beaucoup souffert des vexations des djounoud de
l'ALN.
Leur objectif était de prendre en main le commande-
ment de l' ALN au lendemain de l' indépendance de l' Algé-
rie, en exploitant les divergences entre le GPRA
(Gouvernement provisoire de la République algérienne) et
l'état-major de l'armée.
Cette ambition s'est manifestée très tôt, lors d'une
réunion tenue en 1959 entre des officiers de l' ALN et un
groupe des transfuges de 1'armée coloniale, dont faisaient
38 La mafia des généraux

partie Larbi Belkheir et Abdelmalek Guenaïzia, aujour-


d'hui deux des membres les plus influents, de la mafia des
généraux. À l'ordre du jour de la réunion, arrêté par les
déserteurs, la répartition des tâches entre officiers formés
dans le maquis et dans les écoles militaires arabes, et les
transfuges de 1' année française. Cette réunion fut houleuse
et tourna court. Il fut signifié à Larbi Belkheir et à ses
compagnons que les hommes sincères ne savaient même
pas s'ils seraient vivants le jour de l'indépendance. Ce
n'était que partie remise. L'infiltration se fera doucement,
jusqu'à ce qu'elle porte ses fruits. Vingt-huit ans après la
conquête de l'indépendance de l'Algérie, le commande-
ment de l'armée algérienne passera intégralement sous leur
contrôle, ainsi que les rouages du pouvoir politique.

En 1990, le général Khaled Nezzar est nommé


ministre de la Défense nationale. Le général Cheloufi est
secrétaire général du même ministère depuis 1986. Le
général Abdehnalek Guenaïzia est nommé chef d'état-
major de l'armée. Le général Benabbes Gheziel est à la
tête de la gendarmerie nationale. Le général Mekhlouf Dib
contrôle la garde républicaine. Sans oublier le poste clé de
directeur de cabinet du président de la République occupé
depuis de longues années par le général Larbi Belkheir,
sous Chadli, puis sous Bouteflika, dont il est le sponsor.
Le travail de sape mené depuis 1958 a fmi par payer.
n suffisait d'exploiter la léthargie des officiers anciens
maquisards, dont un grand nombre a versé dans l'affai-
risme et la corruption, comme c'est le cas des généraux
Mostefa Benloucif, Mohammed Atailia, Abdallah Belhou-
chet, Ali Bouhadja et tant d'autres.
La Sécurité militaire, corps sensible ayant, de tout
temps, échappé au contrôle des transfuges de l'armée colo-
niale, sera confiée à un vieux compagnon de route et
Le péché originel 39

homme de confiance de Larbi Belkheir, le général Tewfik,


secondé par le général Smai1, Pinamovible interlocuteur
officiel des services secrets français.

Au milieu des années 90, tout est verrouillé avec la


nomination d'Ali Tounsi, ancien militaire français, à la tête
de la police, qui devient un appendice du DRS (la nouvelle
nomination de la Sécurité militaire). Les deux régions mili-
taires sensibles et stratégiques, la 1re pour le contrôle de la
capitale et de sa périphérie, et la 4e, où se trouvent les
richesses pétrolières, sont placées respectivement sous le
commandement du général Fodhil Cherif Brahim et du
général Saheb Abdelmadjid.
De 1' avis de nombreux anciens officiers issus de
l' ALN, les désertions des militaires algériens ont été orga-
nisées dans le but d'infiltrer la révolution algérienne. L'in-
capacité de l'armée française à anéantir l' ALN, malgré une
supériorité militaire évidente et une force de frappe incom-
parable, a amené les stratèges militaires français à mettre
en œuvre un plan susceptible de préserver les intérêts de
la France dans le cas où l'Algérie accéderait à l'indépen-
dance. Il fallait préparer l'avenir.

Parallèlement aux premières négociations ouvertes en


1958 entre le gouvernement français et le commandement
de l' ALN de la 4e wilaya, les premiers groupes de déser-
teurs commencent à arriver à la base de 1'Est, aux fron-
tières tuniso-algériennes.
Ces déserteurs ont tous le grade d'officier. En réalité
ce sont des sous-officiers qui ont bénéficié d'une promo-
tion spéciale dite «promotion Lacoste», du nom de l'an-
cien gouverneur d'Algérie, qui avait initié des mesures de
promotion sociale des« français musulmans», réservées à
une catégorie d'Algériens répondant à des critères
sélectifs.
40 La mafia des généraux

Cette promotion facilitait aux « déserteurs » la possi-


bilité d'accéder à des postes à responsabilité dans l'armée
algérienne. Le général Khaled Nezzar, le seul de ces déser-
teurs à publier ses Mémoires et à évoquer son passé dans
l'armée française, reconnaît avoir bénéficié de cette pro-
motion 1 et avoir fait une école de formation de sous-offi-
ciers, celle de Saint-Maixent. D'un niveau d'instruction
primaire, les Khaled Nezzar, Benabbes Gheziel et leurs
compagnons ne pouvaient accéder à Saint-Cyr ou d'autres
écoles d'officiers de l'armée française. Ils étaient tousser-
gents ou caporaux.

Les négociations de Melun, en 1960, et celles


d' Évian, en 1961, entre le gouvernement français et le
Front de libération nationale s'accompagnent d'un flux de
ralliement de transfuges de l'armée coloniale. Le gouver-
nement français, sentant l' indépendance de Algérie très
proche, voulait se débarrasser des vingt mille soldats algé-
riens que comptait son armée.
Ces transfuges vont s'appuyer sur un ancien compa-
gnon d'armes, le commandant Mouloud ldir, alors direc-
teur de cabinet de Krim Belkacem, ministre des forces
armées. La tentative de ces nouveaux venus de siéger à
l'instance suprême de la révolution, le Conseil national de
la révolution algérienne, est toutefois mise en échec par le
chef d'état-major de l' ALN, le colonel Houari Boume-
diene, qui les voit prendre position contre lui dans le
conflit 1'opposant à Krim.
Mais, une fois le conflit terminé au profit de Boume-
diene, les déserteurs se rallient à lui, tout en lui manifestant
fidélité et loyauté. Ils sont toujours du côté du plus fort.
Surtout à une période où ils avaient un besoin immense de
rachat.

1. In Les Mémoires du général Khaled Nezzar, Chihab éditions, 1999, p. 32.


Le péché originel 41

Avides de se refaire une virginité aux yeux des


maquisards, Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Abdelmalek
Guenaïzia et leurs camarades s'investissent autant qu'ils le
peuvent dans les tâches qui leur sont dévolues, en dépit de
1'hostilité manifeste affichée notamment par les officiers
formés dans les académies militaires des pays arabes.
Dès l'indépendance, de nombreuses voix s'élèvent
pour demander leur radiation de 1' armée. Mais, en sa qua-
lité de ministre de la Défense, Houari Boumediene,
1'homme qui avait fait des groupes de maquisards dispa-
rates une armée organisée et structurée, a une autre vision.
Au cours d'un rassemblement des cadres de l'armée algé-
rienne à 1' Académie militaire de Cherchell, il déclare :
«Pour construire notre armée, nous avons besoin d'ins-
tructeurs. Nous pouvons exploiter l'expérience acquise par
ces déserteurs dans une armée classique, et les utiliser
comme instructeurs, au lieu de faire appel à des coopérants
étrangers. »
Des « coopérants » qui prendront en charge la gestion
du très stratégique ministère de la Défense nationale. Le
commandant Chabou en devient le secrétaire général. Les
directions centrales du génie militaire, de la logistique, du
matériel et du personnel sont confiées respectivement aux
sous-lieutenants Rachid Midouni, Abdelaziz Djoghri,
Mohammed Bouzada et Khelil Habib.
Le capitaine Mohammed Boutella est nommé direc-
teur de 1' école des blindés de Batna, le capitaine Zerguini
chef de la 3e Région militaire dans le Sud-Ouest, le lieute-
nant Salim Saadi, directeur central du Train, avant de
prendre la place de Zerguini, à qui 1' on confie le porte-
feuille des Postes et Télécommunications. Enfin, le sous-
lieutenant Abdelmadjid Allahoum devient directeur de
l'instruction. Il sera chef du protocole de Boumediene,
après sa prise du pouvoir.
42 La mafia des généraux

En apparence, les officiers venus du maquis prennent


des postes importants. Ils sont nommés chefs des régions
militaires, des secteurs militaires et des unités de combat.
Mais, dans chaque région, ils auront un transfuge comme
chef d'état-major. La logistique, qui conditionne tous les
mouvements de troupe, est entre les mains d'hommes sûrs,
qui ne demandent qu'à faire preuve d'une fidélité aveugle,
pour peu qu'on ferme aussi les yeux sur leur passé.
C'est ainsi que la rébellion du jeune colonel Chabani
est neutralisée en 1964, de même que la tentative de putsch
du colonel Tahar Z'biri en 1967. Celui-ci, alors chef
d'état-major, voulait protester contre la présence des «dé-
serteurs» de l'armée française aux postes de responsabi-
lité. L'avancée de ses troupes sera stoppée à Blida par les
Boutella, Zerguini, Bouzada et Midouni.
Ainsi, ce sont les transfuges de l'armée française qui
ont sauvé Houari Boumediene, président du Conseil de la
révolution, instance suprême mise en place au lendemain
du coup d'État du 19 juin 1965 qui a destitué Ahmed Ben
Bella.
Le nouvel homme fort du pays leur en sera reconnais-
sant. En réunissant 1' ensemble des officiers au Club des
Pins, au début de l'année 1968, il met fm aux attaques
dont sont la cible les «déserteurs». D'un ton sec, il lance
un sérieux avertissement aux anciens de 1'ALN : « Doréna-
vant, celui qui osera parler des anciens de l'armée fran-
çaise, je lui mettrai un caillou dans sa bouche. » Ce qui,
dans le langage des natifs de 1'Est algérien, est une menace
de mort sans équivoque.
Houari Boumediene, dont l'amour de la patrie et l'in-
tégrité ne peuvent être mis en doute, avait agi de cette
manière dans le seul but d'assurer à l'Algérie une stabilité
dont elle avait grandement besoin au lendemain de la
reconquête de son indépendance.
Le péché originel 43

La décision de les maintenir au grade acquis dans


l'armée française sera, dès lors, levée. Ils vont, aussi, béné-
ficier de nouvelles promotions dans leurs fonctions. Ce
dont ils profiteront pour renforcer leurs positions. Ils facili-
teront l'intégration dans l'année algérienne des retarda-
taires qui n' avaient pas déserté à temps. Le plus étonnant,
c' est que tous les déserteurs ont rejoint l' Armée nationale
populaire avec le grade d'officier (sous-lieutenant, lieute-
nant, capitaine). Certains ont attendu jusqu'en 1968 (!)
pour rejoindre l' ANP. J'ai connu l'un d'eux, le comman-
dant Bouras, qui pleurait toutes les larmes de son corps
quand il a été mis à la retraite, en 1984. Il expliquait son
arrivée « tardive » par les ordres que lui aurait donnés le
commandement de la révolution de ne pas quitter l' année
française « pour les besoins de la cause». Il n' est pas le
seul à avoir tenté de se justifier ainsi.
Les transfuges vont renforcer leur pouvoir avec l'arri-
vée des anciens des SAS (Sections administratives spécia-
lisées) et des éléments de la « Force locale».
Conçue par les autorités françaises, et constituée de
supplétifs de l'armée coloniale, celle-ci avait pour mission
de veiller sur l'application des accords de cessez-le-feu du
19 mars 1962. Rejetée par la partie algérienne, la « Force
locale » a été dissoute, mais certains de ses éléments ont
intégré 1'ANP.
Comme si, dans l'armée française, tous les Algériens
étaient officiers. N'y avait-il pas parmi eux un seul homme
de troupe, caporal ou sergent ? Bizarre pour des hommes
dont le niveau d'instruction était à peine primaire.
Sachant que l'accès aux écoles d'officiers de l'armée
française n'est ouvert qu'aux bacheliers, j'ai du mal à ima-
giner qu'un homme comme le général-major Makhlouf
Dib, incapable de déchiffrer une note de service ou de
composer un numéro de téléphone jusqu'à la fin des
44 La mafia des généraux

années 60, ait pu y avoir accès. Quel crédit, dès lors, accor-
der au grade de lieutenant ou de sous-lieutenant arboré par
Nezzar et ses compagnons ?
J'aimerais bien connaître les Français camarades de
promotion de nos généraux. Que sont-ils devenus ? Y en
a-t-il un parmi eux qui soit parvenu au rang de ministre de
la Défense, ou de chef d'état-major de l'armée, ou même
commandant d'une arme quelconque?
4. Les hommes de l'ombre

Pour connaître la nature d' un système, il faut


connaître ses hommes. Ceux qui ont faç01mé le système
algérien actuel et font fonctionner ses rouages sont dans
l'ombre. On ne les voit jamais. Ou rarement. On entend
quelquefois parler de Larbi Belk:heir, Khaled Nezzar, Tew-
fik, Smai1 et Mohammed Lamari. Mais, à vrai dire, on ne
connaît rien d'eux.
Qui sont-ils ? Sont-ils les seuls à tenir les rênes du
pouvoir en Algérie ? Quel est leur passé ? Comment sont-
ils arrivés à ces postes de responsabilité qui leur octroient
le droit de vie et de mort sur tout un peuple ? Quel est leur
parcours dans l' institution militaire? Comment s'organi-
sent-ils pour se maintenir au pouvoir ?
Tant que ces questions restent sans réponse, il est dif-
ficile de comprendre le système et le pouvoir algériens.
Ce pouvoir a de tout temps été marqué par 1'existence
de clans antagonistes. Des divergences d'ordre idéologique
durant la guerre de Libération, devenues des querelles por-
tant sur des intérêts, en apparence mesquins, mais vitaux
pour les parrains, quarante ans après 1' indépendance du
pays.
Il fut un temps où le clan d'Oujda, dont le chef n'était
46 La mafia des généraux

autre que Houari Boumediene, tenait le devant de la scène


politique algérienne. Ce clan était composé des officiers
de l'état-major de l'ALN, fidèles de Boumediene. L'actuel
président de la République, Abdelaziz Bouteflika, en fai-
sait partie. Fort de la puissance des armes, ce clan s'est
débarrassé, sans opposition aucune, de son seul adversaire
de 1'époque, le Gouvernement provisoire de la République
algérienne, basé à Tunis. Le clan d'Oujda a fait cavalier
seul tout au long du règne de Houari Boumediene. Sa force
résidait dans le charisme de son chef. On disait : « Son
burnous est suffisamment ample pour couvrir tous ces
"nains" qui 1' entourent. »

Au lendemain de l' avènement de 1'ère Chadli en


1979, et en l'absence d'un véritable chef, les clans
commencèrent à proliférer. L'arrivée à la tête de l'État
d'un homme choisi pour son inculture et son ignorance de
la chose politique aiguisait les appétits des différents
cercles du pouvoir. Chacun voulait mettre ce président
qu'on qualifiait de« roi fainéant» sous son influence pour
mieux se placer et durer le plus longtemps possible dans
les hautes sphères du pouvoir.
Pour mieux affirmer sa puissance, chaque cercle s'ap-
puyait sur un officier supérieur de l'armée. Pour des rai-
sons historiques propres à l'Algérie, le militaire, ce
guerrier symbole de la force, a de tout temps été aimé et
courtisé.
Il faut remonter très loin dans l'Histoire pour
comprendre cette fascination qu'exerce le militaire sur la
population, une Histoire jalonnée de guerres et de résis-
tance aux envahisseurs.
En vingt-trois siècles, l'Algérie n'a connu, selon les
historiens, que six cents ans de paix. Même lorsque une
guerre se déroulait en dehors du territoire national, il se
Les hommes de 1'ombre 47

trouvait des milliers d'Algériens pour y participer. En 14-


18, cent cinquante mille Algériens avaient pris part aux
combats. Ils seront deux cent cinquante mille sur les
champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale.
De tous les pays africains qui ont subi la domination
coloniale, 1'Algérie est le seul à avoir livré une vraie
guerre à l'occupant en y sacrifiant le dixième de sa popula-
tion. L'indépendance de 1'Algérie est 1' œuvre de ces guer-
riers de 1'Armée de libération nationale. Benboulaïd, Si
L 'haoues, Si Lakhdar, Amirouche, Yazouren, Moh Oui
Hadj, Lotfi et tant d'autres sont de véritables légendes dans
toute 1' Algérie.
C'est donc naturellement que l'Algérien a un pen-
chant prononcé pour tout ce qui symbolise la force, la puis-
sance et le courage qui caractérisent le guerrier. C'est
pourquoi, au lendemain de la reconquête de l'indépen-
dance, les maquisards ont été accueillis en héros.
Les célibataires, et ils étaient nombreux, se voyaient
proposer des mariages prestigieux par les familles les plus
aisées. Ceux qui étaient déjà mariés abandonnaient volon-
tiers la modeste épouse de leur jeunesse pour un parti plus
attractif qui leur pennettait de grimper un ou deux bar-
reaux de l'échelle sociale. C'est ainsi que Chadli Ben Dje-
did a quitté sa première femme, une paysanne originaire
d'El Kala, pour épouser la surveillante générale d'un lycée
d'Oran, issue d'une famille bourgeoise de Mostaganem.
À vrai dire, ces femmes et leurs familles n'avaient
aucune culture bourgeoise. C'étaient des fortunées arri-
vistes, et surtout opportunistes, qui traînaient un sentiment
de culpabilité de n'avoir pas participé à la guerre de libéra-
tion et, pour certaines d'entre elles, d'avoir collaboré avec
les autorités coloniales. Leur alliance avec des anciens
maquisards leur offrait la possibilité de couvrir leur passé
et, pourquoi pas, de bénéficier d'une attestation de partici-
48 La mafia des généraux

pation à la révolution. La fameuse attestation communale


qu'on pouvait obtenir sur un simple témoignage de deux
anciens moudjahidine.
Quarante ans après 1' indépendance, le scandale de ces
attestations continue de faire couler beaucoup d'encre. On
sait que cinquante pour cent d'entre elles ont été établies
sur la base de faux témoignages, comme ne cessent de le
dénoncer, à ce jour, de nombreux moudjahidine à travers
la presse algérienne.

Les premiers clans ont commencé à se constituer


autour de ces alliances familiales. Au fil des ans les
alliances familiales ont cédé le pas aux alliances régiona-
listes. Leur dénominateur commun, dans tous les cas, a
toujours été la prise du pouvoir, à quelque échelon que ce
soit. Leur leitmotiv était« Cadrini ouen 'cadrik »(«Tu me
soutiens et je te soutiens»). Qu'ils soient militaires ou
cadres du parti ou de l'administration, ils se regroupaient
en lobbies régionaux : Kabyles, Chaouias, BTS (Batna/
Tebessa/Souk-Ahras), TNT (Tiaret/Nedroma!Tlemcen),
etc. Est contre Ouest. Anciens de 1' ALN contre anciens de
l'armée française. Ces clans avaient des visions étriquées
et étaient guidés par des intérêts mesquins : accéder à des
postes de décision pour se lancer dans les affaires ou faire
prospérer celles qui existaient déjà.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de voir les mêmes
hommes qui décrétaient hier « le socialisme comme option
révolutionnaire irréversible», nous faire aujourd'hui l'apo-
logie du libéralisme. Ils ont constitué et consolidé leurs
fortunes sur la perversion du socialisme « spécifique, à
l'algérienne». Ces clans familiaux composés de certains
anciens moudjahidine issus de l'ALN, des transfuges de
l'armée française, et d'opportunistes de tout poil, ont
grandi ensemble pour donner naissance à de véritables
Les hommes de l'ombre 49

clans mafieux dont la seule obsession reste le pouvoir. Un


pouvoir synonyme d' intérêts et de privilèges.

Le clan H'lima du nom de l'épouse du président


Chadli, fut le premier à émerger du lot au début des
années 80. Le docteur Amine Bourokba, frère de Halima,
y jouait un rôle pivot. Kaddour Lahouel intégrera ce cercle
en épousant la fille aînée du président.
Chez les militaires, ils considéraient bien sûr Abdel-
malek Bendjedid, frère du président de la République,
comme l'un des leurs, ainsi que Tewfik, même si l'actuel
patron du DRS (Département des renseignements et de
sécurité) s'est toujours gardé d'afficher son appartenance
à un clan quelconque. « Il se met au milieu des différents
cercles et il observe. Il tend la main à celui qui est en
position de force», me dit un jour un général très au fait
des luttes claniques. Il finira par se faire une place dans le
clan des transfuges de l'armée coloniale, grâce à sa posi-
tion à la tête des services de sécurité.
Abdallah Belhouchet, Mohanuned Attai1ia, Mostefa
Benloucif, et d'autres officiers issus du maquis, représen-
taient le clan des anciens de l' ALN. Mouloud Hamrouche,
alors secrétaire général du gouvernement, puis de la prési-
dence de la République, caracolait lui aussi à la tête d'un
clan composé de technocrates. Il s'appuyait sur des offi-
ciers supérieurs originaires de 1'est du pays. Des ministres,
des apparatchiks du FLN et des cadres promus par la
zaouia Belahouel de Mostaganem (la famille de H'lima),
jouaient les rôles de larbins, de rabatteurs et d'entremet-
teurs pour les différents clans.
D 'autres groupes se sont constitués au niveau des dif-
férentes institutions de 1'État. Ils avaient des appuis très
faibles dans l'institution militaire. Mais ils ont fmi par se
fondre dans les principaux clans.
50 La mafia des généraux

Derrière tous ces clans, il y avait celui des anciens


de l'armée française, animé par Khaled Nezzar, Benabbès
Gheziel et Larbi Belkheir. Ce dernier, le plus proche du
président par ses fonctions de directeur de cabinet et par la
relation qui liait les deux hommes depuis plusieurs années,
jouait le rôle de meneur. Ce clan, comme il sera démontré
plus loin, est le maître d'œuvre de 1' investiture de Chadli
Bendjedid. Ses membres vont infiltrer tous les autres clans.
Une infiltration facilitée par l'obsession de compter dans
le groupe un militaire, un homme fort qui soit influent sur
le président.
Tous ces clans ont un dénominateur commun : ce sont
tous des prédateurs. Ils ont imposé à 1' Algérie le pouvoir
des satrapes.
Mais, tant que le pétrole se vendait au prix fort et que
le régime n'était pas aux prises avec des revendications
sociales, il n'y avait pas de raison pour que tout ce beau
monde s'adonne à des guerres inutiles. Ils se limitaient à
quelques querelles vite étouffées. Chaque clan s'attachait
à placer ses hommes à des postes clés. Les alliances se
faisaient et se défaisaient au gré des événements et des
conjonctures. Mais, dès que « le bateau Algérie » a
commencé à tanguer, chaque clan a cherché à jeter l'autre
par-dessus bord. La guerre était déclarée. Elle ne manquera
pas de se répercuter négativement sur la vie politique, éco-
nomique et sociale du pays. La déliquescence de 1'État ne
fera que s'aggraver au fil des ans.

L'explosion d'octobre 1988 sonne l'ouverture de vio-


lentes hostilités. Faisant eau de toutes parts, le navire de
Chadli Bendjedid voit se relayer à sa barre plusieurs chefs
de clans. Il voit aussi la disparition de plusieurs autres.
Messaadia est le premier à faire les frais de cette tempête.
Hamrouche, appelé à succéder à Kasdi Merbah à la tête
Les hommes de l'ombre 51

du gouvernement, est sacrifié à son tour neuf mois plus


tard. Le clan de la belle-famille s'impose de nouveau en
plaçant 1'un des siens à la tête de 1'exécutif : Sid Ahmed
Ghozali, un ancien banni du système revenu au milieu des
années 80 comme ambassadeur à Bruxelles, avant de
reprendre du poil de la bête en retrouvant un siège dans
les gouvernements qui se sont succédé au lendemain des
événements d'octobre 1988.
L'affrontement ne se limitait pas aux nominations
gouvernementales ou au niveau des postes clés de l'admi-
nistration et des entreprises publiques, où chaque clan
cherchait à placer ses hommes.
L'ouverture du champ politique à de nouvelles forma-
tions d'opposition sera un nouveau terrain investi par ceux
qui ont échoué à imposer leurs choix dans les hautes
sphères. Les uns tentent de s'engouffrer dans les partis
existants en les noyautant. Les autres mettent tout leur
poids dans la création de nouveaux partis.
Cependant, la véritable bataille que doit mener le clan
des transfuges de l 'armée française se déroule au niveau
du commandement de l'armée. Khaled Nezzar et sa clique
passent à l'offensive au lendemain des événements d'oc-
tobre 1988, en procédant à la radiation de plusieurs offi-
ciers hostiles à leurs desseins macabres ou qui n'entrent
pas dans leur plan d'action. Ces officiers supérieurs sont
tous issus de 1'ALN.
Pour assurer leurs arrières, ceux qui deviendront
quelque temps plus tard les véritables décideurs envoient
1'un des leurs, le général Abdelmalek Guenaïzia, comme
ambassadeur en Suisse. Dans 1'Algérie des mafieux, la
diplomatie sert à couvrir les crimes des prédateurs, non
pas à soigner l' image du pays à l'étranger et défendre ses
intérêts. Nul ne saura expliquer la nomination au poste
d'ambassadeur d' un militaire qui a passé toute sa vie dans
52 La mafia des généraux

les casernes, si ce n'est par la volonté d'aller veiller sur


les comptes en banque de ses acolytes.

Lorsque Chadli, usé jusqu'à la corde, sera démis de


ses fonctions, il entraînera dans sa chute Amine Bourokba,
Kaddour Lahouel et toute la smala de Mostaganem.
Plus de civils pour prétendre jouer un rôle quelconque
dans une guerre de clans qui n'a plus de raison d'être.
Les anciens de 1' armée française s'emparent des leviers de
commande. Le travail de fourmi mené depuis plus de
trente ans fmit par payer.
«Entre anciens enfants de troupe et anciens sous-offi-
ciers de 1' armée coloniale on s'entend entre nous, se
seraient-ils dit. On a tous mangé à la même gamelle. On
s'est tous nourris à la même mamelle, celle de la mère
patrie : la France. » Place à la politique consensuelle qui
saura préserver les intérêts de tous. Après tout, la guerre
des clans n'a pas pour finalité la mise à mort de l'un ou
de 1'autre. Le but du jeu est de conduire les affaires au
profit de tous. Les autres clans ne seront ni poursuivis pour
les méfaits qu'ils ont commis, ni livrés à la vindicte popu-
laire. L'important, c'est que le pouvoir doit revenir à ceux
qui ont travaillé dans l'ombre depuis plusieurs années pour
le confisquer.

LE CLUB DES ONZE

C'est ainsi qu'est né le fameux club des onze déci-


deurs. Autrement dit, le clan mafieux qui gouverne l' Algé-
rie. Dans ce clan, les rôles sont répartis en fonction de la
puissance et des capacités de chacun des membres.
Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Benabbès Gheziel,
Les hommes de l'ombre 53

Tewfik et Abdelmalek Guenaïzia sont les scénaristes. Ils


sont assistés par les deux conseillers diaboliques de
l'ombre :Mohammed Touati et Aït Abdessalem. Les exé-
cutants sont les deux Lamari, Mohammed et Smai1,
accompagnés de Saheb Abdelmadjid et Fodhil Cherif.

Kbaled Nezzar
Son ambition envahissante lui a pennis de s'imposer
comme le parrain incontesté de la mafia des généraux et
son porte-parole. Effronté, il multiplie les conférences et
déclarations de presse pour combler le déficit de communi-
cation dont souffre son clan.
Évidemment, n'assistent à ses conférences de presse
que des journalistes tirés sur le volet. Pas de place pour
les contradicteurs.
Né en 1937 à Seriana dans les Aurès, le berceau de
la révolution algérienne d'où est parti le premier coup de
feu annonçant le déclenchement de la lutte armée pour la
reconquête de l' indépendance, Khaled Nezzar n' a pas jugé
bon de suivre les centaines de jeunes Chaouias de sa région
qui avaient pris les annes pour combattre 1'occupant. À
l'époque, il fallait être sourd et aveugle pour ne pas voir
la féroce répression qui s'abattait sur les populations des
Aurès. Une répression à laquelle était insensible l'élève
sous-officier Khaled Nezzar, fils d' un sous-officier retraité
de l'armée française.
Pourtant, il dit bien ne «jamais pouvoir oublier
l'image de deux frères dont les corps étaient criblés de
balles. C'était en août 1956, la veille de l'Aïd El Fitr. Je
revenais de Strasbourg, en France, où j'avais passé mes
vacances d'été 1 ».
Une année auparavant, il avait bien été témoin des
bombardements de sa région par ses collègues aviateurs.

l. Les Mémoires du général Kha/ed Nezzar, op. cit., p. 29.


54 La mafia des généraux

«En août 1955, j'étais en vacances, quand je vis, pour la


première fois des B29 - des bombardiers quadrimoteurs -
bombarder les montagnes avoisinantes 1• »
Il est vrai que le flls du sous-officier de l'armée col~
niale était déconnecté de la réalité algérienne, comme il
continue à l'être encore aujourd'hui. Dès l'enfance, il s'est
démarqué des autres Algériens en fréquentant « une école
réservée aux enfants de colons 2 ».
Il a attendu quatre années, de novembre 1954 à avril
1958, pour se décider à rejoindre l'ALN dans des condi-
tions douteuses.
Sa « désertion », ainsi que celle des autres officiers
algériens qui servaient dans l'armée française, continue de
susciter, à ce jour, beaucoup d'interrogations, comme ce
fut le cas à 1'époque.
Khaled Nezzar lui~même reconnaît : «À l'école des
cadres [...], nous eûmes la charge d'instruire les maqui-
sards dans une ambiance peu facile 3 • »
Ancien sergent de l'armée coloniale, Nezzar est
considéré, par de nombreux officiers qui l'ont côtoyé,
comme un fleffé menteur. «Il s'est toujours présenté
comme ancien sous~lieutenant de l'armée française, alors
qu'il n'a jamais accroché ce grade sur ses épaulettes. Dans
ses Mémoires, lorsqu'il évoque les lieux où il évoluait en
tant que militaire français, il ne parle que du mess des
sous~officiers », me fait remarquer un général à la retraite.
«Il y avait [...] urt capitaine dont j'ai perdu le nom
[...] qui nous avait concocté un dîner au mess des sous-
officiers pour tenter de nous convaincre [...] 4 • » Plus loin,
narrant son dernier jour sous le drapeau français, il écrit :
« Dimanche matin, nous prîmes notre petit déjeuner au
1. Les MéT11()ires du général Khaled Nezzar, op. cit., p. 29.
2. Idem, p. 23.
3. Idem, p. 41.
4. Idem, p. 34.
Les hommes de 1'ombre 55

IIless des sous-officiers [...] 1• » Tous les camarades qu'il


évoque étaient des sergents.
Il se trahit encore lorsqu'il écrit : «Après Saint-
Maixent, en mars 1957, j'étais aspirant à l'âge de dix-neuf
ans et demi » et, en dernière de couverture, on découvre
qu'il était sous-lieutenant une année plus tard, en 1958.
Non seulement, il n'explique pas cette fulgurante promo-
tion, mais il oublie surtout que Saint-Maixent est une école
de formation de sous-officiers! Non-bachelier et indigène
de surcroît, le voilà sous-lieutenant à l'âge de vingt ans et
demi. S'il avait poursuivi sa carrière dans l'armée fran-
çaise à ce rythme, il aurait fmi général à l'âge de trente
ans. Quel prodigieux officier la France a perdu !
Certes, il reconnaît 2 avoir fait partie de la « promo-
tion Lacoste», mais tout le monde sait que les sous-offi-
ciers qui ont bénéficié de cette promotion étaient préparés
par 1' armée française pour infiltrer l'ALN. Durant mes
années de service dans 1' armée algérienne, j'entendais sou-
vent mes aînés parler de cette fameuse promotion dès
qu'ils évoquaient les anciens de l'année française. C'était
une véritable insulte.
Ce passé, le général Nezzar a du mal à l'assumer.
Pour les officiers anciens maquisards, « N ezzar est un
traître, fils de traître». Ille confirme d'ailleurs lui-même :
« Alors que je passais quelques jours de vacances avant de
rejoindre ma nouvelle école en France, des moudjahidine
m'approchèrent [...] pour me demander de déserter les
rangs de l'armée française et rallier la révolution. J'eus
pour première réaction de me confier à mon père. [...] Il
me voyait mal monter au maquis à mon âge 3• »
Si lui ne pouvait pas rejoindre le maquis sous prétexte

1. Idem, p. 37.
2. Idem, p. 32.
3. Idem, p. 32.
56 La mafia des généraux

qu' il était jeune, son père Rahal a-t-il mis son expérience
de sous-officier au service de l'armée de libération? Pas
du tout. Et comment explique-t-il que le général Liamine
Zeroual, originaire de la même région que lui, soit monté
au maquis à l'âge de seize ans? Pourquoi n'a-t-il pas suivi
1'exemple de ses camarades de 1' école des enfants de
troupe qui ont répondu à l'appel du 19 mai 1956, comme
ille souligne dans ses Mémoires ? Son camarade de classe,
Benacer Abdelawahab, n'a-t-il pas rejoint les maquisards
à l'âge de quinze ans ?
Celui qui devait être un bon tireur de fusil-mitrailleur
a étonné tout son monde par sa promotion-éclair.
« Un jour, Si Abdennour, commandant de la 1re Région ·
de la Zone 1 activant dans les régions de Blandan et de
Annaba, m'avoua : "Lorsque je t'ai vu pour la première
fois accompagnant Chadli, j'ai dit à mon entourage en
plaisantant : qui est ce jeune homme ? n ferait un bon
tireur de fusil-mitrailleur 24/29. Mais je fus surpris d'ap-
prendre que tu allais être mon supérieur 1 !, »
Cet instructeur, rejeté par les soldats de l' ALN, sera
ministre de la Défense nationale en 1990, dépouillant le
président de la République d'un poste stratégique, convoité
depuis longtemps par de nombreux officiers supérieurs. Un
poste qu'il gagne après avoir dirigé le carnage du 5 octobre
1988, qui a coûté la vie à cinq cents jeunes manifestants.
Cet assoiffé du pouvoir et sinistre sanguinaire pense-t-il au
moins à ces jeunes victimes d'octobre? Sûrement pas. Lui
qui a tué sa propre épouse, mère de ses enfants, d'une balle
dans la tête, sous le grossier prétexte qu'elle collaborait
avec les terroristes, n'a aucun sens de la vie humaine.
Selon des officiers de la Sécurité militaire, le mobile de ce
crime, en réalité, c'était son désir d'épouser une femme
médecin, plus jeune que lui de trente ans, qui le soignait.
1. Les Mémoires du général Khaled Nezzar, op. cit., p. 47.
Les hommes de 1'ombre 57

Notre général étant au-dessus des lois ne répondra jamais


de ce crime devant la justice.
Parti de rien, l'ancien sous-officier de l'armée fran-
çaise siège, trente ~ns après l'indépendance de l'Algérie,
au Haut Comité d'Etat, aux côtés de l'un des plus vieux
animateurs du mouvement nationaliste et 1'un des fonda-
teurs du FLN, Mohammed Boudiaf, dont il n'hésitera pas
à ordonner l'assassinat.
Drogué à la morphine « pour calmer mes nerfs »,
disait-il à l'officier qui l'accueillait en Tchéquie où il pas-
sait quelques jours de convalescence, après une interven-
tion chirurgicales sur le cerveau, Nezzar, bien que
gravement malade, n'est pas près de lâcher le pouvoir. Sa
retraite est une fausse sortie.
Le pouvoir lui a tout donné, y compris la possibilité
de disposer des officiers de l'armée pour ses services per-
sonnels et ceux de ses enfants. C'est ainsi qu'au début des
années 80 le lieutenant Dinar, jeune officier du commissa-
riat politique de l' armée, fut détourné de sa mission et
chargé par Nezzar, alors chef de la se Région, d'assurer
des cours de soutien à ses enfants. Quelques mois plus
tard, Dinar découvre de vieilles archives dans un local
abandonné de l'armée et en avise le commandement. Le
groupe de jeunes officiers chargé de 1' exploitation de ces
archives va de surprise en surprise. Le premier document
fait état d'un viol commis par le capitaine Chadli Bendje-
did, chef de la se Région en 1964, sur une jeune fille
constantinoise. Le deuxième, puis le troisième document
se rapportent à de graves délits dont les auteurs n'étaient
autres que les chefs militaires de 1'époque. Nezzar donne
ordre de stopper l'opération et tente d'envoyer le lieute-
nant Dinar en prison, heureusement sans succès.
L'ancien enfant de troupe de 1'école de Koléa est
aujourd'hui à la tête d'une fortune évaluée à plusieurs mil-
58 La mafia des généraux

liards de francs. De nombreuses sources s'accordent à dire


qu'il dirige un important trafic d'armes. Ce n'est pas sans
raison qu'il est surnommé le général de 1' armement. Sans
pudeur aucune, il pleurniche devant les journalistes, au
mois d' août 2001 , sur le sort de ses enfants. «Ils sont au
chômage parce qu'ils sont les enfants d'un général», se
plaint-il.
L'un d'eux, Lotfi, qui écume les discothèques d'Al-
ger, où il s'exhibe avec un pistolet à la main sur les pistes
de danse, fera parler de lui en agressant Sid Ahmed
Semiane, chroniqueur au quotidien Le Matin. C'est sa
manière à lui d'user du droit de réponse contre ce jeune
journaliste qui a osé dénoncer son « papa » à travers ses
écrits. Évidemment, le fils de ce grand parrain, bénéficiant
de l'immunité mafieuse, ne sera pas arrêté.

Abdelmalek Guenaïzia
Vieux compagnon de K.haled Nezzar, il était avec lui
à l'école des enfants de troupe à l'âge de douze ans. Une
vieille amitié qui dépasse les intérêts communs. Il a occupé
différentes fonctions dans l'armée (chef de bataillon, chef
de groupement, adjoint chef de la 2e région militaire sous
Chadli Bendjedid, directeur central du matériel au minis-
tère de la Défense, commandant des forces aériennes et
chef d'état-major de l'armée) avant de se découvrir une
vocation de diplomate en 1990. Il occupera le poste d'am-
bassadeur d' Algérie, durant près de dix ans, en Suisse.
Guenaïzia est le chef comptable de la mafia des généraux.
Dans la capitale helvétique, il veille sur les comptes ban-
caires de ses compagnons tout en leur préparant une
retraite dorée en cas de coup dur. Sa radiation de 1'armée
ne l'a jamais exclu du cercle des décideurs. TI reste parmi
les hommes de 1' ombre les plus nocifs. Il est à 1'origine
du retour de Mohammed Cherif Messaadia sur la scène
Les hommes de l 'ombre 59

politique. En le plaçant à la présidence du Sénat, avec ses


acolytes du clan, ille prépare à la succession de Bouteflika
dans le cas où ce dernier n'irait pas au bout de son mandat
présidentiel.

Larbi Belkheir
Lui qui a toujours nié faire partie du club des décideurs,
ou d'un clan quelconque, est l'un des hommes clés de la mafia.
Fils de caïd, né à Frenda, dans l'ouest algérien, en 1937, ancien
enfant de troupe, il a rejoint 1'ALN en 1958 comme ses autres
acolytes en passant par la base du FLN à Tunis.
Dès son arrivée à Garn El Halfaya, à la frontière
tuniso-algérienne, et bien avant qu'il soit affecté à une
quelconque mission, il a tenu, en compagnie de Guenaïzia,
la fameuse réunion avec les officiers de 1' ALN destinée à
répartir les tâches à la tête du commandement de 1' armée
algérienne. À l'indépendance, il a fait l'essentiel de sa car-
rière à l'ombre de Chadli Bendjedid dont il était le chef
d'état-major à la 2e Région militaire durant une dizaine
d'années (1965-1975). Avant de retrouver Chadli comme
directeur de cabinet à la présidence de la République à
partir de 1979. Il dirige l'ENITA (École nationale des tech-
niciens et ingénieurs d' Algérie) de 1975 à 1979, où fut
tenu le conclave qui a décidé de l'intronisation de Chadli
Bendjedid à la tête de l'État algérien.
En 1991 , en prévision du coup d 'État du 12 janvier
1992, il quitte le siège de la présidence de la République
pour occuper le poste de ministre de l'Intérieur dans le
gouvernement Ghozali. Le décret d'état d 'urgence pondu
pour la circonstance met entre ses mains tous les pouvoirs
militaires en cas de troubles publics. Ce décret donne le
droit au wali (préfet), normalement sous l' autorité du
ministre de l' Intérieur, d 'ordonner le déploiement des
forces militaires dans les rues en cas d'urgence. C'est la
60 La mafia des généraux

première fois qu'une autorité civile dispose des forces


armées. Un décret jeté aux oubliettes dès que Belkheir a
quitté le ministère de 1'Intérieur.
Après l'assassinat du président Boudiaf, le général
Larbi Belkheir se retire de la scène politique. Mais pour
un homme qui entretient un réseau de relations des plus
denses tant en Algérie qu'à l'étranger, notamment en
France et dans les pays du golfe Arabique, il est impossible
de se mettre définitivement à 1'écart de l'activité publique.
Sa villa de Hydra, sur les hauteurs d'Alger, ne désem-
plit pas de visiteurs en tous genres. Ministres, généraux en
activité ou en retraite, hauts fonctionnaires et responsables
politiques se croisent chez lui à longueur de journée. Sa
résidence a été le théâtre des tractations entre les décideurs
et Bouteflika pour la désignation de celui-ci comme leur
candidat à la présidentielle de 1999.
Le général Larbi Belkheir est l 'un des hommes clés
du clan mafieux qui gouverne 1'Algérie. Outre ses réseaux
internes, tissés et entretenus durant de longues années, il a
ses entrées dans diverses capitales occidentales et arabes.
À 1'Élysée, il est considéré comme un interlocuteur privilé-
gié. À Rabat, à Riyad et dans les émirats du golfe Ara-
bique, il compte de solides relations avec les palais royaux.
De l'avis de nombreux connaisseurs du pouvoir algérien,
Larbi Belkheir, cet homme affable et courtois, est le chef
de 1'État occulte.
Mais c'est aussi un homme d'affaires qui détient le
monopole de l'importation du blé et possède l'une des
semouleries les plus modernes du pays, à Ghardaïa, au sud
de 1' Algérie.

Ait Abdessalem
Ce quasi-inconnu, dont le nom est très peu répandu
dans les milieux de la presse et chez les observateurs de
Les hommes de l'ombre 61

la scène algérienne, a toujours vécu à l'ombre du général


Nezzar. Il est le seul des généraux actuels à avoir fait
l'école d'application militaire de Cherchell, l'actuelle
AMIA (Académie militaire interarmes), avant de rejoindre
l' ALN.
Il a « déserté » les rangs de 1' armée française, en
compagnie du général Saheb Abdelmadjid, quelques mois
seulement avant l'indépendance, ce qui explique sa discré-
tion maladive.
Originaire de la Grande Kabylie, Aït Abdessalem est
officier du train. En 1973, il sera de l'expédition égyp-
tienne, sous les ordres de Khaled Nezzar, en qualité d'offi-
cier d'approvisionnement et de logistique. Comme tous les
officiers qui ont un bon niveau d'instruction, il sert de
scribouillard à des chefs analphabètes, avant de devenir
conseiller auprès du général Nezzar, alors chef des forces
terrestres. En récompense des services rendus, il sera
envoyé à Madrid comme attaché de défense pour trois ans,
le temps de se constituer une petite fortune en devises. Il
gravit les échelons de la hiérarchie à une vitesse vertigi-
neuse. Du grade de général à celui de général-major il ne
lui faut que deux années. C'est la tête pensante des géné-
raux Nezzar et Guenaïzia.

Mohammed Touati, dit« El mokh »(«Le cerveau»)


Autre lettré du club des onze, il a lui aussi rejoint
l'ALN en 1961, en se rendant à la base du FLN au Maroc.
Des sources concordantes assurent qu'il s'est distingué, en
1957 et 1958, alors qu'il était dans l'armée coloniale, en
commettant à Tademaït des massacres sanglants contre les
populations civiles. Ces massacres, selon des témoins ori-
ginaires de cette région, ont été perpétrés suite à des
embuscades ten4ues par les maquisards de 1'ALN aux
forces coloniales. Il n'aurait fait qu'exécuter les ordres de
62 La mafia des généraux

ses supérieurs, dira-t-on comme souvent. Pourquoi n'a-t-il


pas plutôt pris exemple sur le général Paris de la Bollar-
dière ?
À l'indépendance, il est successivement chef d'état-
major de la gendarmerie nationale, chef d'état-major de .
la 3c Région militaire sous le commandement de Nezzar, :
conseiller du ministre de la Défense nationale, toujours.
avec Nezzar, et conseiller du chef d'état-major, le général ·~
de corps d'armée, Mohammed Lamari. En 1994, il repré- ,
sentera l'armée dans la commission de dialogue national, ·~
chargée de suivre de près 1'exécution du plan de déstabili- .
sation des institutions de l'État. Originaire de la grande :
Kabylie, il tente de torpiller le RCD de Saïd Saadi. Il est·
aujourd'hui chef du Conseil national de la sécurité à la
présidence de la République.

Benabbes Gheziel
Ancien sergent de l'armée coloniale, comme ses
acolytes, il rejoint la base de 1'Est de 1' ALN en 1958.
Celui que les gendarmes ont surnommé « le sergent Gar-
cia» est originaire des Aurès. À l'indépendance, il a
dirigé 1'école des cadets de la révolution durant dix
années. Ce qui fait dire à un ancien maquisard : « Le
comble pour l'Algérie c'est que l'école qui accueillait
les enfants des martyrs de la révolution était dirigée par
un ancien de l'armée coloniale. Il ne serait pas étonnant
que, parmi les élèves de cette école, se trouve un enfant
dont le père aurait été tué par Gheziel. » Il commande
ensuite la gendarmerie nationale, après avoir occupé les
fonctions de chef du département des affaires de défense
et de sécurité à la présidence de la République sous
Chadli Bendjedid.
C'est l'un des hommes les plus dangereux de la
mafia. Il s'accroche au pouvoir. Toutes les tentatives
Les hommes de l'ombre 63

visant à le liquider au temps de la guerre des clans ont


échoué.
En 1994, alors qu'il était donné partant à la retraite
pour raisons de santé, il réussit à renverser la vapeur en
faisant appel à tous ses alliés, dont Larbi Belkheir, pour se
maintenir à son poste de chef de la gendannerie nationale.
Se déplaçant difficilement, Gheziel a quitté le
commandement de la gendarmerie nationale en 1999. Dis-
paru de la scène médiatique, il réapparaît le 1er novembre
2001 au côté de Mohammed Lamari, exposant son quintal
et demi de graisse aux yeux des téléspectateurs algériens
médusés.
Cet assoiffé du pouvoir ne consentira jamais à rentrer
chez lui et à s'occuper de ses nombreuses affaires. Il est
nommé conseiller militaire de Abdelaziz Bouteflika, lors-
que ce dernier devient président de la République. « Quels
conseils pourrait-il prodiguer au chef de l'État, à part la
nomination de son épouse Badra Amamra au Sénat, panni
le tiers présidentiel ? » ironise un ancien colonel de la gen-
darmerie.
Pour l'avoir connu en octobre 1980, lors du séisme de
la ville d'El Asnam (aujourd'hui Chief), où il était censé
organiser les secours, je peux affirmer que l' homme n'a
rien d'extraordinaire. L'image que je garde de lui est celle
d'un militaire qui avait du mal à entrer dans ses habits
tellement il était obèse. Alors que la ville sinistrée comp-
tait ses morts, il ne cessait de donner des ordres pour qu' on
lui apporte à manger et de quoi se distraire. Un jour, après
avoir passé plus de deux heures à table, il éprouva le
besoin de regarder la télévision. Il s'adressa alors à un
jeune lieutenant du commissariat politique, Siouda Aïssa,
en lui lançant de sa voix rocailleuse :
- Hé ! Toi,. le commissaire politique, va me cher-
cher une télé !
64 La mafia des généraux

Interloqué par cette demande, le lieutenant inter-


rogea:
- Où vais-je la trouver, mon commandant ?
- C'est à toi de voir. C'est ton rôle de commissaire
politique. Tu dois me trouver une télé. Y en a partout.
Toutes les habitations sont vides de leurs occupants.
Le lieutenant Siouda n'en revenait pas. Un officier
supérieur qui lui donnait ordre d'aller voler dans les habi-
tations des sinistrés !

Mohammed Lamari
Ce général avait la réputation de dégonfler les pneus
des voitures des officiers qui stationnaient devant sa villa
des Tagarins sur les hauteurs d'Alger, en face du ministère
de la Défense nationale. Il est aujourd'hui de ceux qui
décident du sort de tout un peuple.
Originaire de la ville de Biskra, mais né à Alger le
7 juin 1936, c'est un pur produit de l'armée française.
Avant de rejoindre 1'ALN en 1961 en se présentant à la
base marocaine du FLN, à quelques mois de la signature
des accords du cessez-le-feu, il avait suivi une formation
à l'école de cavalerie de Saumur. Complexé par son passé
peu glorieux durant les années de la guerre de libération,
il a toujours servi de bouclier à ses pairs du cabinet noir, au
point d'apparaître comme le véritable décideur en Algérie.
Comme tous ses compères transfuges, il a été officier
d' instruction au lendemain de l'indépendance, avant d'oc-
cuper le poste de chef d'état-major dans les différentes
unités opérationnelles qu'a eu à diriger Liamine Zeroual.
Ce dernier le retrouvera au même poste lorsqu'il sera
amené à prendre le ministère de la Défense nationale en
juillet 1993.
Un an plus tard, dans la foulée de cette nomination,
il sera promu général de corps d'armée. Il est le seul, à ce
Les hommes de 1'ombre 65

jour, à avoir ce grade, ce qui lui confere la « légitimité »


de se voir déléguer les pouvoirs de ministre de la Défense
par ceux qui sont appelés à exercer officiellement cette
fonction.
Le président Boudiaf, qui se méfiait de lui, a fini par
ordonner sa mise à la retraite, mais son ordre n'a jamais
été exécuté. Au contraire, ses pairs lui ont confié le
commandement des forces combinées - armée, police,
gendarmerie- chargées de la lutte antiterroriste. C'est là
qu'il a gagné sa réputation d'« éradicateur » et la sympa-
thie des démocrates, qui ont du mal à comprendre la
complicité entre la mafia des généraux et les groupes terro-
ristes. Il faut vraiment être naïf, ou méconnaître ces gens,
pour croire un seul instant qu'ils ont des convictions poli-
tiques ou idéologiques. Lamari se soucie peu de la ten-
dance politique du président de la République ou du
gouvernement. L'important, pour lui et ses complices,
c'est qu'on ne touche pas aux intérêts de la mafia. Qui l'a
entendu un jour protester contre la présence du Hamas de
Nahnah, ou du mouvement Ennahda d'Adami, ou du MRN
de Djaballah, qui ne sont pas moins intégristes que le FIS ?
Qui 1'a entendu contester la décision de ses pairs de négo-
cier, à travers Smai1 Lamari, avec 1'Armée islamique du
salut, le bras armé du FIS ? Qui 1' a vu réagir contre les
terroristes graciés qui se baladent dans les rues d'Alger et
d'autres villes du pays en narguant leurs victimes? Lui qui
a droit de regard sur les nominations des ministres, qui l'a
entendu dénoncer le retour des symboles de la décennie
noire et de l'intégrisme, Belkhadem, Amimour et Messaa-
dia ? Qui veut nous faire croire que le général Mohammed
Lamari est un démocrate et un républicain, à part ses lar-
bins?
66 La mafia des généraux

Smail Lamari
L tartisan des négociations avec 1tArmée islamique du
salut nt est en fait qu tun exécutant des décisions du club
des onze. Son entrée dans ce cercle, le général Smai1 la
doit à son appartenance à ces mythiques services de sécu-
rité. Tewfik et lui sont les seuls du groupe des décideurs à
n'avoir pas porté l'uniforme françaist bien que le général
Mohammed Betchine soutienne le contraire en les accusant
d'avoir fait partie des enfants de troupe.
Fils d'un chauffeur de taxit Smail Lamari est issu
d'une famille modeste originaire de Beni Slimane, dans la
région du Titteri, comme beaucoup d'habitants d'El Har-
rach, ce quartier populaire de la banlieue est d'Alger. Un
quartier où il était connu pour le soutien désintéressé qu'il
apportait, en tant que supporter, au deuxième club barra-
chi, le CREH.
En 1961, il s'est engagé très jeune dans l'ALN. A
l'indépendance, il a fait un passage d'une année dans la
police, avant de s'engager dans la marine nationale, où il
était officier de sécurité de son unité. Dans les années 70,
l'adjudant qu'il était a bénéficié d'une formation spéciale
destinée aux sous-officiers pour obtenir le grade de sous-
lieutenant. Technicien du renseignement, il a toujours évo-
lué dans les services opérationnels. C'est pourquoi il est
derrière tous les coups tordus et accomplit la sale besogne
au service d'un pouvoir qui tire sa force de la répression,
de l'infiltration et de la manipulation.
Même s'il veut se montrer proche de ses hommes,
nombre de ses collaborateurs, notamment les jeunes offi-
ciers politisés, lui vouent une haine sans limites. « Il a
beaucoup changé depuis les événements de 1992 », disent
beaucoup d'entre eux. D'autres, en revanche, ltapprécient
pour avoir toujours su les protéger.
Le cas de 1' assassinat du président Boudiaf en est la
Les hommes de l'ombre 67

parfaite illustration. Aucun des collègues ou des supérieurs


de 1' assassin n'a été inquiété. Ce ne sont pas les trente
jours qu'ils ont passés aux arrêts, pour les besoins du scé-
nario, qui me démentiront. Il est depuis longtemps l'inter-
locuteur officiel de la DST, et Betchine l'accuse
d'intelligence avec les services français.
Ceux qui 1'ont connu de près, et j'en suis, témoi-
gnent que le général Smaïl n'a jamais donné l'impression
d'être convaincu de la justesse des actions qu'il mène
contre les mouvements d'opposition. Il ne fait qu'exécu-
ter les ordres, en «bon militaire discipliné» qui tient à
son poste. Un poste qu'il a failli perdre, en 1989 et en
1990, lorsque Betchine sur instructions «venues d'en
haut» l'a démis de ses fonctions. Deux années plus tard,
il devenait numéro deux du Département du renseigne-
ment et de la sécurité.
Hormis une entreprise d'importation de médicaments
au nom de sa fille, Latifa, qui vit beaucoup plus en France
qu'en Algérie, on ne sait pas ce qu'il fait de l'argent qu'il
amasse. Il ne dépense même pas ses frais de mission quand
il se déplace à l'étranger. Il préfère racketter les officiers
en poste dans les pays où il se rend.
L'un d'eux m'a raconté que, lors de l'un de ses pas-
sages dans une capitale européenne, il fit preuve d'une
voracité jamais vue. Non content de s'être payé un cos-
tume d'une valeur de sept mille francs, des vêtements de
luxe pour lui et pour sa famille, et douze flacons de parfum
de grandes marques, il a demandé à un sous-officier de lui
acheter un pyjama qu'il avait vu en vitrine mais n'avait pu
prendre avec lui, le magasin étant fermé. Évidemment,
tous ses achats, qui s'élevaient à plus de vingt mille francs,
étaient réglés par 1'attaché militaire.
Gravement ·impliqué dans de nombreux crimes
mafieux, le général Smail a fmi par se faire une place dans
68 La mafia des généraux

le club des onze. Celui qu'on surnommait «colonel


schkouppi 1 »est, aujourd'hui, un homme fort du régime.

Mohammed Mediene, dit Tewfik


Cet énigmatique général-major, qui use beaucoup
plus de la malice que de ses facultés intellectuelles, très
limitées, du reste, occupe le rang de scénariste dans le club
des décideurs. Ses proches jurent qu'ils ne l'ont jamais vu
lire un livre.
Celui qu'on présente comme algérois du quartier de
Bologhine (ex-Saint-Eugène) est né en 1939 à Guenzet, en
petite Kabylie. Il s'est engagé, dans les rangs de l'ALN en
1961, dans l'est algérien, aux côtés de Ahmed Betchine
- frère cadet du général Mohammed Betchine - mort au
combat. A 1'indépendance, il a été récupéré par la Direc-
tion de la Sécurité militaire. Comme tous les officiers de
cette structure de l'armée, il a effectué un stage de fonna-
tion en URSS, au sein du KGB. ll doit son ascension à
Chadli Bendjedid, auprès duquel il a travaillé dans la
2e Région militaire en qualité de directeur régional de la
SM.
Il y a noué d'excellentes relations avec le futur prési-
dent de la République et son chef d'état-major, Larbi Belk-
heir. Au bout de trois années, selon les règles en vigueur,
le lieutenant-colonel Kasdi Merbah, alors directeur de la
Sécurité militaire, devait muter le lieutenant Tewflk dans
une autre région. À son grand étonnement, le colonel
Chadli Bendjedid est intervenu pour demander son main-
tien. Merbah n'a pu qu'accéder au souhait du chef de la
2e Région, membre du Conseil de la révolution.
Fin 1978, le président Boumediene décède et c'est le
colonel Chadli qui lui succède à la tête de l'État algérien.
1. Le général Smai1 utilise souvent le mot t'chkouppi, qui veut dire en algérois
«C'est du vent».
Les hommes de 1'ombre 69

Le lieutenant Tewfik, qui vient de passer capitaine, est


l'homme de confiance du président et de la belle-famille.
Il réintègre la direction centrale pour quelque temps, avant
de se voir nommé au poste d'attaché militaire en Libye en
1981. Quelques années plus tard, il prend du galon et la
tête de la sous-direction de la Sécurité de 1' armée, sous le
commandement du général Lakehal Ayat, directeur central
de la Sécurité militaire.
Encombrant et soupçonné d'être l'œil du clan Belk-
heir dans les services secrets, où de nombreux officiers
supérieurs commencent à envisager le départ en douce du
président Chadli, Tewfik est nommé directeur central du
génie militaire à la faveur de sa promotion au grade de
lieutenant-colonel, en 1987. Il est le seul directeur central
à ce grade au ministère de la Défense. Tous ses collègues
sont colonels ou généraux. Mais, très vite, il comprend que
sa promotion est destinée à 1' éloigner de la SM et, sous
l'influence de sa belle-famille, le président de la Répu-
blique signe, trois jours après cette nomination, un nou-
veau décret par lequel le lieutenant-colonel Tewfik est
désigné pour la succession du général Hocine Benmallem
à la tête du DADS (Département des affaires de défense
et de sécurité). Ainsi Tewfik aura-t-il à chapeauter tous les
services de sécurité (police, Sécurité militaire et gendarme-
rie nationale). À ce poste, il va sortir le grand jeu et s'im-
poser comme l'un des décideurs les plus influents du pays.
Après le départ du général Lakehal Ayat, il retrouve
les services de sécurité, en qualité de Directeur central de
la Sécurité de 1' armée en remplacement du général
Mohammed Betchine qui a lui-même succédé à Lakehal
Ayat à la tête de la DGPS (Délégation générale à la pré-
vention et à la sécurité), nouvelle dénomination des ser-
vices de renseignements algériens à la suite de la
restructuration de la Direction de la Sécurité militaire,
intervenue en septembre 1987.
70 La mafia des généraux

La démission de Betchine, en octobre 1990, lui per~


met de mettre sous sa coupe tous les services de sécurité
en créant le DRS (Département du renseignement et de
sécurité) qui chapeaute la DCE (Direction du contre~
espionnage), la DES (Direction de la sécurité extérieure)
et la DCSA (Direction centrale de la sécurité de 1' armée).
De tous les directeurs nommés en 1990 à la tête de ces
structures, seul Smaïl Lamari a été maintenu, à ce jour.
Patron des patrons des services de sécurité, le général~
major Tewfik est ainsi le chef du plus grand parti politique
du pays que constituent ces services. Pour mieux asseoir
sa suprématie sur l'appareil sécuritaire, il rappelle de sa
retraite Ali Tounsi, un ancien chef de la Sécurité militaire,
pour le placer à la tête de la DGSN (Direction générale de
la sûreté nationale), afin d'en faire un appendice du DRS.
Évitant le contact autant que possible avec les médias,
et même avec ses plus proches collaborateurs, voyageant
peu, Tewfik cultive le mythe autour de sa personne. La
seule photo de lui que 1'opinion publique connaît est celle
parue dans Les Mémoires du général Khaled Nezzar, où
on le voit avec un groupe d'officiers supérieurs. Il a fallu
que le site du Mouvement algérien des officiers libres
affiche sa photo d'identité pour que son visage se révèle
aux gens. Au mois d'avril 2001 , le quotidien El Wàtan a
publié cette photo à la une en annonçant son départ. C'était
la première fois qu'un organe de la presse algérienne osait
consacrer un article au tout-puissant patron du DRS.
De nombreux officiers supérieurs avouent ne l'avoir
jamais rencontré. Même les cadres des services de sécurité
le voient rarement, pour ne pas dire jamais. C'est pourquoi
nombre de mes anciens collègues furent plus qu'étonnés
lorsque le général me reçut quatre mercredis de suite dans
son bureau à 1' automne 1992 pour tenter de me convaincre
de rester dans l'armée. L'un d'eux me lança un jour: «Si
Les hommes de l'ombre 71

je ne t'avais pas vu de mes propres yeux entrer dans son


bureau, je ne l' aurais jamais cru. Et en plus tu te permets
de refuser toutes ses propositions... » Un autre m'interro-
gea, en plaisantant : « Comment est fait l' ogre ? Est-ce vrai
qu'il marche courbé ? »
«Il est à l'origine de tous les maux de l'Algérie»,
me dit un jour un de ses proches collaborateurs qui ne le
porte pas vraiment dans son cœur, comme beaucoup
d' autres officiers, d'ailleurs. n est soupçonné d'avoir
détourné des dizaines de milliards de dollars. On se
demande souvent à quoi pourrait lui servir tout cet argent
puisqu'il ne voyage pas, vit comme un rat, cloîtré entre son
bureau et sa résidence, toujours accompagné d'au moins
quatorze gardes du corps. Même ses cigares, il ne les paie
pas. Ce sont les officiers en poste à l'étranger qui les lui
«offrent». Évidemment, lui aussi fait dans le racket des
diplomates.

Saheb Abdelmadjid
Chef de la 4e Région militaire, c' est un homme de
confiance du club des décideurs. Il occupe toujours des
postes stratégiques.
Sa désignation à la tête de la 4e Région n'est pas for-
tuite. C'est là que se trouve tout l'enjeu du pouvoir : l'or
noir. «Il surveille ettiyou », disent les Algériens. Saheb
Abdelmadjid, originaire de la grande Kabylie, est lui aussi
un enfant de 1' armée française. Il a rejoint 1' ALN comme
beaucoup d'autres, en 1961, à quelques mois du cessez-le-
feu, en se rendant au centre d'El Mellegue. Après avoir
servi comme officier du train, il a émergé au milieu des
années 80, en occupant le poste de chef d'état-major de
la 4e Région militaire, sous le commandement du général
Hocine Benmallem. Il fut ensuite chef de département à
l'état-major de l'armée avant de retrouver la 4e Région,
72 La mafia des généraux

cette fois-ci comme patron, en remplacement du général


major Abdelhamid Saïdi, mort dans des circonstances dou-
teuses.

Fodhil Cherif Brahim


Au même titre que la 4e, la tre Région est elle aussi
d'une importance stratégique. Alger, la Kabylie et la
Mitidja constituent son territoire. Son commandement ne
peut être confié qu'à un membre du club des onze. C'est,
donc le général-major Fodhil Cherif, originaire de Sidi Bel
Abbes, dans l'Oranie, un ancien des SAS, qui veille sur la
capitale et sa périphérie. Le maintien de cet homme dans
l'armée algérienne est la preuve éclatante de la solidarité
agissante entre les anciens de l'armée française dans leur
entreprise de rapine.
Au moment où Fodhil Cherif effectuait un stage de
formation en France, vers la fm des années 80, le colonel
Boultif, alors directeur du personnel et de la justice mili-
taire au ministère de la Défense, découvrit, à la suite d'une
enquête menée par les services de sécurité, la collaboration
de Fodhil Cherif avec les forces coloniales en qualité d'of-
ficier des SAS.
Il proposa alors au général-major Abdallah Belhou-
chet la radiation de ce« traître» des rangs de l'armée. Une
proposition logique puisque cet officier avait dissimulé son
appartenance aux forces coloniales. L'intervention du
commandant des forces terrestres, le général Nezzar, sera
salutaire pour cette taupe. Non seulement Fodhil Cherif fut
maintenu à son poste, mais, comble du paradoxe, c'est le
colonel Boultif qui fut radié de l'armée algérienne,
quelques jours plus tard, à la veille de la célébration du
déclenchement de la révolution de novembre 1954!
C'est la preuve que le club des onze est homogène et
qu'en son sein la solidarité n'est pas un vain mot.
Les hommes de l'ombre 73

LES SOUS-TRAITANTS

Ce club très fermé des décideurs s'appuie sur un


cercle de sous-traitants qui font preuve d'obéissance et de
docilité. Les uns sont compromis dans des affaires sca-
breuses, ce qui facilite leur sacrifice en cas de pépin, les
autres sont obsédés par le pouvoir. « Tout ce qui leur
importe, c'est de se regarder le matin devant une glace en
tenue galonnée, ironise un officier supérieur en retraite. Ils
sont prêts à collaborer avec le premier venu, pourvu qu'ils
gardent leur poste. » Parmi ces sous-traitants, je me limite-
rai à citer les plus importants.

Ali Tounsi, dit « L 'ghouti », fait partie de ceux qui


sont à la fois compromis et obsédés par le pouvoir. Il a
connu une longue traversée du désert, depuis sa radiation
de l'armée, en 1983, jusqu'en 1995, où il fut rappelé pour
occuper le poste de Directeur général de la Sûreté natio-
nale. Une période durant laquelle il était très malheureux.
Je le croisais de temps en temps au club de tennis de
Bachadjarah, à Alger, où il se faisait tout petit.
Toute son histoire est marquée par des actes dont il
ne peut qu'avoir honte. Il a horreur de son passé. Comme
Khaled Nezzar, il est fils d'un retraité de l'armée française.
Né à Metz en 1934, il est parmi les responsables algériens
qui jouissent de la double nationalité française et algé-
rienne. Élevé à Meknes, au Maroc, où son père participa à
la répression des révoltes marocaines contre la présence
française, le parcours d'Ali Tounsi durant la guerre de
libération est trouble. Il s'est toujours gardé d'en parler.
Certaines sources affirment qu'il était goumier avant de
rejoindre l' ALN pour l'infiltrer. D'autres assurent qu'il n'a
tourné casaque qu'après son arrestation dans le maquis, en
74 La mafia des généraux

1960. Contrairement aux autres maquisards, celle-ci n'eut


pas de suites fâcheuses, bien au contraire, puisque Tounsi
intégra un commando spécial chargé de donner la chasse
aux moudjahidine. Son incorporation dans 1'armée algé-
rienne, au lendemain de l'indépendance, et plus particuliè-
rement dans les services de sécurité, a toujours été une
énigme pour de nombreux officiers qui voient en lui une
taupe des services de renseignements français.
Cette thèse est corroborée par sa radiation de l'armée
en 1984, alors qu'il était lieutenant-colonel, chef des ser-
vices centraux des sports militaires. D'autres expliquent sa
radiation pour des raisons morales. Il aurait été dénoncé
pour harcèlement sexuel par un jeune émigré qui effectuait
son service national. Quoi qu'il en soit, sa radiation a sus-
cité un certain nombre d'interrogations dans les couloirs
du ministère de la Défense. A-t-il été radié pour homo-
sexualité, interdite en Algérie, ou pour son passé trouble
durant la guerre de libération ?
Une chose est sûre« L 'ghouti »n'était pas un homme
qu'on pouvait écarter facilement. Ancien sous-directeur de
la sécurité de l'armée sous Kasdi Merbah, il était l'un des
hommes forts de la SM. Ses pairs, Ferhat et Yazid
Zerhouni, ont été nommés ambassadeurs, quand lui était
renvoyé comme un malpropre.
Mais la roue tourne toujours dans le bon sens pour
les complices des généraux. Alors que le ministre de la
Jeunesse et des Sports, Sid Ali Lebbib, menaçait d'envoyer
les forces de l'ordre pour lui faire évacuer les locaux de la
Fédération algérienne de tennis dont il était président
depuis quelques mois, Tounsi est nommé patron de la
police. Cette nomination, ilia doit au général Tewflk, l'un
de ses anciens subalternes dans les années 70. Le nouveau
« premier flic » d'Algérie se distinguera par des dépasse-
ments en tous genres. Des dépassements dénoncés réguliè-
Les hommes de l'ombre 75

rement par le quotidien El Watan. Mais, ses parrains


continuent de fermer les yeux. Tant qu'il assume sa mis-
sion de sous-traitant pour les décideurs, il peut continuer
à sévir. C'est la loi de la mafia.

Kamel Abderrahmane est lui aussi de ces sous-trai-


tants qui usent et abusent du pouvoir en toute impunité. Il
officie aujourd'hui à la tête de la 2c: Région militaire, l'Ora-
nie. Originaire de Sour El Ghozlane, dans le Titteri, il s'est
distingué lors des événements d'octobre 1988 en sautant
sur un char, l'empêchant d'exploser dans le quartier rési-
dentiel d'El Biar. Par cet acte «héroïque », il venait de
sauver la villa du général Saïd Bouhadja d'une destruction
certaine. Le général lui en sera reconnaissant en allant le
voir à l'hôpital militaire de Aïn Naadja pour l'embrasser
sur le front et lui promettre qu'il ferait tout son possible
afin qu'il reçoive les meilleurs soins. n faut dire qu'en
sautant sur le char pour s'emparer du cocktail Molotov,
Kamel Abderrahmane s'était grièvement blessé au visage
et aux mains. Commandant à l'époque, il n'avait pas hésité
à mettre sa vie en péril pour prouver sa fidélité à ses chefs.
Une fidélité qui, disons-le, n'est pas toujours constante.
Tout dépend de la position du chef sur l'échiquier de la
hiérarchie.
Ancien des SAS, il faisait partie de la « Force locale»
mise en place pour veiller au respect des accords de ces-
sez-le-feu. Au lendemain de l'indépendance, il s'est
engagé dans 1'armée avec le grade de sergent. Il a servi
comme sous-officier à 1'académie de Cherchell pendant
dix années. Sous-lieutenant en 1975, il a effectué un stage
dans la reconnaissance au sein d' une école militaire sovié-
tique. À l'issue de ce stage, il fut affecté à Tindouf où il a
fait la connaissance de Mohammed Betchine, qui était en
charge du secteur opérationnel du sud de Tindouf. Porté
76 La mafia des généraux

sur la bouteille et les femmes, il fait bon ménage avec


Betchine qui 1'emmène avec lui à Ouargla où il vient d'être
nommé chef de la 4e Région militaire. Le même Betchine
serait derrière sa nomination comme chef d'unité durant le
siège d'octobre 1988, et celle de chef d'infanterie à la
DAC (Direction des armes de combat).
Betchine renvoyé chez lui, Kamel Abderrahmane se
tourne vers le général Tewft.k, le puissant patron du DRS.
Cette alliance lui ouvre les portes d'une nouvelle promo-
tion : il sera Directeur central de la sécurité de 1' armée.
Un poste mythique dont il n'aurait jamais osé rêver.
L'homme est grisé par cette fulgurante ascension. À lui,
les missions à l'étranger, les femmes et l'alcool. Un de
ses proches collaborateurs, de l'époque, excédé par son
comportement, me disait : «C'est honteux. Toutes les
putes d'Alger se vantent de connaître le patron de la sécu-
rité dans son intimité tant le bonhomme se laisse aller avec
la première venue. Sa villa de fonction au Club des Pins
est un véritable bordel.» Par cette conduite indigne d'un
responsable de haut rang, il donne de lui l'image de l'arri-
viste qui a du mal à réaliser ce qui vient de lui arriver.
Ancien berger, analphabète et inculte, il se retrouve
aujourd'hui au grade de général-major au moment où des
dizaines d'officiers de niveau universitaire sont mis d'of-
fice à la retraite pour laisser le champ libre aux médiocres.

Hacene Tafer ne fait pas partie de ces médiocres, ni


des anciens sous-officiers de l'année française. Issu d'une
région, le nord Constantinois, fortement éprouvée par la
guerre de libération, l'enfant d' El Milia a dû interrompre
ses études pour s'engager très jeune dans l' ALN. Il ne
s'imaginait jamais arriver au sommet de la hiérarchie mili-
taire.
Les hommes de l 'ombre 77

A l'indépendance, Hacene Tafer a poursuivi de bril-


lantes études en sciences politiques. Il fut vite repéré pour
ses capacités intellectuelles, et appelé à servir dans 1' ombre
au secrétariat du général Larbi Belkheir, et auprès d' Ab-
delmadjid Allahoum. Il a gravi normalement les échelons
de la hiérarchie, de chef de bataillon à chef d'état-major
des forces terrestres, en passant par chef de division. Disci-
pliné et bon exécutant, il ne doit rien à personne. Il est de
ceux qui ont été parmi les premiers à avoir compris le
système et à l'accepter. S'il y a changement dans l'institu-
tion militaire un jour, il ne viendra pas de lui. C'est le
parfait « khobziste » 1• Chef de la 3e Région, dans le sud-
ouest algérien, le général-major Hacene Tafer n'est toute-
fois pas connu pour être un affairiste. Dans ce cas, quel
est l'intérêt pour lui de s'acoquiner avec la mafia ? « Le
plaisir de se regarder le matin devant une glace, arborant
1'uniforme galonné », répond un de ses proches.

Brahim Belguerdouh est de la même région que


Tafer. Cet ancien peintre en bâtiment est l'image type de
1' ancien maquisard qui brille par sa médiocrité. Au
moment où des anciens officiers de l' ALN, qui s'étaient
donné la peine de poursuivre des études dans les diffé-
rentes universités du pays, se faisaient renvoyer, Belguer-
douh poursuivait son ascension dans la hiérarchie militaire
en jouant au parfait larbin.
Titulaire d'un Certificat d'aptitude professionnelle de
peintre en bâtiment, obtenu à l'école de Kouba, à Alger,
cet homme n'a jamais rien su faire d'autre que peindre les
murs des casernes. Un officier qui a exercé sous ses ordres
raconte cette anecdote : « Juste après avoir accroché les
galons de général sur ses épaules, Brahim s'est précipité
vers la place d'armes de la garnison d' Alger, qui était sous
l. De Khobz, mot arabe signifiant « pain ».
78 La mafia des généraux

son commandement, pour passer un coup de peinture sur


les bordures du trottoir de la caserne, afm de démontrer
son savoir-faire aux soldats affectés à cette tâche. »
Même dans le monde des affaires, ses proches le trou-
vent naïf. Au moment où ses pairs contrôlent des circuits
entiers de l'import-export, Belguerdouh fait dans le petit
commerce. Il ouvre une boulangerie à Bouira et se
contente de la tchippa (« bakchich ») que lui versent les
contrebandiers contre lesquels il est censé lutter dans la
région de Tamanrasset. Il ne peut prétendre au commande-
ment d'une autre région, tant les critères sont rigoureux
pour ce genre de poste.

Saïd Bey est originaire de Tadmaït, en Grande Kaby-


lie. Cet ancien ouvrier émigré en France a rejoint 1' Année
de libération nationale en 1961, au centre d'El Mellegue.
Il a servi dans l'artillerie et suivi un stage de spécialisation
dans cette arme, à Tleghma, en 1964, aux côtés de
Mohammed Betchine, Liamine Zeroual et Tayeb Derradji.
Ses relations avec ses camarades de promotion se sont
détériorées au fil des ans, notamment après la mise à la
retraite des deux premiers nommés en 1990. Il a un point
commun avec les membres du club des onze: celui d'avoir
rejoint tardivement la révolution armée. Pour ces derniers,
Saïd Bey est un bon exécutant. Il a toujours fait preuve de
docilité envers ses chefs.
Alors qu'il était chef de la pe Région militaire au
milieu des années 90, et devant la recrudescence des atten-
tats terroristes dans la zone qu' il contrôlait, le président
Zeroual, le soupçonnant de complicité avec les GIA,
ordonna sa mise à la retraite. Le clan mafieux décida de
l'envoyer en poste à Bruxelles. Après le départ de Zeroual,
il est rentré en Algérie et a pris le commandement de la
se Région militaire, le Constantinois.
Les hommes de 1'ombre 79

Kbelifa Rablm est la parfaite illustration de ces


obsédés du pouvoir. Âgé de plus de soixante-dix ans, per-
sonne ne peut expliquer son maintien dans l'armée. Après
avoir perdu son poste de chef des forces terrestres il est
attaché militaire à l'étranger depuis une dizaine d'années.
Un poste qui, non seulement lui permet de renflouer son
compte bancaire en devises, mais aussi de se soigner aux
frais de l'État algérien au moment où des milliers d'Algé-
riens ont du mal à se procurer de 1' aspirine. Ses patrons
pourraient-ils nous expliquer en quoi cet homme vieillis-
sant est rentable pour l'Algérie, si ce n'est pour veiller sur
leurs investissements en Europe ?

Mohammed Djenoubat fait partie lui aussi de cette


catégorie de généraux qui se sont bien rempli les poches
grâce à la rente pétrolière. Dix ans comme attaché militaire
au Maroc, c'est le prix de la sous-traitance.

Abmed Senbadji a profité cinq années durant des


privilèges que procure le poste d'attaché militaire en
France. Cet ancien moudjahid, originaire de Nedroma,
était directeur central du génie militaire avant de faire par-
tie, aux côtés de Touati, de la Commission de dialogue
national en 1993.
Il était soupçonné de sympathie pour les islamistes et
proche de cheikh Sahnoun le prédicateur de la mosquée de
Chevaley, sur les hauteurs d'Alger, à la construction de
laquelle il aurait fortement contribué.

Mohammed Ghenim. L'ancien secrétaire général du


ministère de la Défense, lui aussi transfuge de 1' armée
coloniale, est un grand importateur de médicaments devant
l'éternel. ll faut dire qu'il n'avait aucun mal à écouler ses
produits. Ses clients étaient les hôpitaux militaires et les
80 La mafia des généraux

casernes de l'armée. C'est son fils, médecin, qui dirigeait


officiellement la société d'importation. Mais le général,
trop gourmand, ne payait pas de taxes douanières. Il a été
radié en catimini après un scandale qui a failli éclabousser
toute l'institution militaire.

Tels sont les principaux sous-traitants du club des


onze, dont un grand nombre est issu de l'armée coloniale.
Tragique destin que celui de 1' Algérie. En se libérant de
1'ancienne puissance coloniale, elle est tombée entre les
griffes des traîtres qui n'ont jamais cru en son indépen-
dance.
Si la France du troisième millénaire a renouvelé son
personnel politique, l'Algérie subit toujours l'oppression
des anciens sous-officiers que la puissance coloniale a
laissés derrière elle comme un poison mortel.
Ceux qui ont combattu l' Année de libération natio-
nale, les armes à la main, prennent aujourd'hui en otage
son héritière, l'Armée nationale populaire. Ils éliminent
des officiers intègres comme les généraux Rachid
Benyelles, Hocine Benhadid, Hachichi Zine El Abidine, El
Hachemi Hadjeres et tant d'autres.
Le général-major Tayeb Derradji est la dernière vic-
time en date de 1' ostracisme des transfuges. Licencié en
droit, il a dirigé l'Académie interarmes de Cherchell et la
3c: Région militaire. Il fut mis sur une voie de garage en
étant nommé inspecteur général de 1'armée, puis conseiller
militaire du président Zeroual. Le général Derradji ne pou-
vait faire une longue route avec ces mafieux pour deux
raisons essentielles : il est arabophone, universitaire et n'a
jamais appartenu à l'armée coloniale. Il a été radié au
début de 1' année 200 1.
En sera-t-il de même pour le général-major Khaled
Djemaï, autre ancien maquisard universitaire licencié en
Les hommes de l'ombre 81

droit, francophone, actuellement commandant de la garde


républicaine ? Ancien procureur du tribunal militaire de
Blida, il a dirigé l'état-major des 4e et 6e Régions mili-
taires, avant de se voir nommer chef de la 5e Région. On
ne lui connaît pas de relation avec le monde des affaires.
Il ne peut pas faire partie du cercle des décideurs.

De quel droit ces généraux, malades et séniles, s'im-


posent-ils à un peuple qui a payé si cher le prix de sa
liberté? Qu'est-ce qui peut bien les retenir à leurs postes?
L'amour de 1' Algérie ou la rente pétrolière ?
Ne leur a-t-il pas suffi de mettre à feu et à sang un
pays paradisiaque durant une décennie ? Ne leur a-t-il pas
suffi de faire du peuple de l'un des pays les plus riches de
la planète le peuple le plus pauvre ? Ne leur a-t-il pas suffi
d'exiler des millions d'Algériens, les livrant à la mendicité
devant les portes des églises des capitales occidentales ?
La présence de quelques moudjahidine ne peut leur
donner la légitimité de décider pour 1'Algérie. Ces sous-
traitants ont trahi le serment fait à leurs compagnons
d'armes tombés au champ d'honneur, en se mettant au ser-
vice de ceux qu'ils combattaient par le passé.

LE TROISIÈME CERCLE

À l'ombre des décideurs et de leurs sous-traitants vit


toute une faune. Opportunistes, insatiables, ils vivent des
retombées de la rente pétrolière. Ils sont ministres, ambas-
sadeurs, walis, officiers en activité ou en retraite, direc-
teurs des grandes entreprises publiques, industriels,
affairistes, etc. Ce sont les serviteurs d'un régime qu'ils
82 La mafia des généraux

n'hésitent pas à décrier dès qu'ils sont hors-circuit. En~


voici quelques-uns. :~

Hedi Khediri (ministre à la retraite). Ancien patron:


de la police des années Chadli, ce fils de caïd, originaire;
de Tebessa, dans 1'Est algérien, a bénéficié de la collabora-
tion de son père avec les autorités coloniales pour faire des.
études supérieures en France. Bachelier, section mathéma- ,
tiques, il a fréquenté l'école d'architecture durant trois ans
avant de rejoindre la base du FLN à Tunis, en 1960, après
deux années de vagabondage entre l'Allemagne et l'Italie.
A l'indépendance, son niveau d'instruction lui a permis
d'occuper le poste de secrétaire personnel de Tayebi Larbi,
alors directeur général de la Sûreté nationale. Ce dernier,
ancien joueur de flûte dans les souks de Relizane, une ville
de l'Ouest, était un vrai baroudeur durant la révolution.
Mais, comme beaucoup de ses concitoyens, il était victime
de la politique coloniale qui privait d'instruction des mil-
lions d'Algériens. C'est pourquoi, à l'indépendance, ces
guerriers étaient obligés de faire appel aux anciens colla-
borateurs et à leurs enfants pour pallier leur handicap.
Ahmed Draïa, receveur de bus sur la ligne Annaba -
Souk Ahrass avant le déclenchement de la révolution, qui
succéda à Tayebi Larbi, nommera Hedi Khediri directeur
de cabinet de la DGSN. Un poste que ce dernier ne quittera
plus jusqu'à se hisser au poste tant convoité de patron de
la police en 1977. Dix ans plus tard, il est ministre de
l'Intérieur. Une année à ce poste lui suffit afin d'acheter
pour un dinar symbolique de nombreuses villas, propriétés
de l'État, dans les quartiers résidentiels d'Alger. Il les loue
aujourd' hui à des représentations étrangères en Algérie
pour des sommes astronomiques. Évidemment, il n'a pas
manqué d'investir en Tunisie et ailleurs. Lui qui se prenait
pour le Ben Ali algérien en rêvant de faire le même par-
Les hommes de l'ombre 83

cours (ministre de l'Intérieur, Premier ministre, puis prési-


dent de la République), a vu son rêve s'effondrer après sa
nomination comme ministre des Transports dans le gou-
vernement Hamrouche. Il exprimait tout haut son mécon-
tentement dans son entourage : « Je ne peux pas être le
ministre de quelqu'un qui m'ouvrait la porte lorsque je me
rendais chez le Président. »
Grand opportuniste devant 1' éternel, il a servi sous
Boumediene, Chadli, et a beaucoup fait pour 1' élection de
Bouteflika. Selon ses proches, il aurait investi un million
de dinars à Tebessa dans la campagne électorale de celui-
ci, en échange d'un poste d'ambassadeur au Maroc. Pour-
quoi le Maroc ? Hedi Khediri connaît bien la famille royale
pour avoir accueilli, en 1987, le prince Sidi Mohammed,
actuel roi, et son frère Moulay Rachid, pendant les
vacances d'été. ll comptait mettre à profit cette relation
pour s'installer chez ses voisins et s'adonner à des affaires
juteuses. Mais, une fois élu, Bouteflika ne tint pas sa pro-
messe, et nomma Boualem Bessaïeh ambassadeur à Rabat,
proposant à Khediri le poste d'Athènes.
« La Grèce n'étant pas un pays de culture du haschich
source de bénéfices consistants, elle ne pouvait intéresser
Khediri », disent certaines mauvaises langues. L'ancien
directeur de la DGSN déclina l' offre en prétextant des rai-
sons de santé. Les cinquante cinq mille francs de salaire
d'un ambassadeur ne l'intéressaient pas.

Benguedda Ali, dit p'tit Smai1. Un nom qui ne dit


rien à beaucoup d'observateurs de la scène algérienne. Ori-
ginaire de Chief, ce spécialiste des interrogatoires musclés
est le protégé des généraux Smail Lamari et Abderrazak
Bendjelti, avec qui il partage le goût des soirées bien arro-
sées au whisky.
En 1986, il fut envoyé en Allemagne avec le grade
84 La mafia des généraux

de capitaine, afm d'ouvrir le premier bureau de sécurité à


1' ambassade, destiné à inaugurer la coopération avec le
BND, les services secrets allemands. Ce séjour germanique
lui a donné goût aux postes à l'étranger. ll sera remplacé,
quelques années plus tard, par le commandant Attafi,
aujourd'hui général et directeur de la sécurité extérieure.
Entre les deux hommes le courant n'est jamais passé.
Attafi est correct, compétent et sérieux - son seul défaut
étant son manque de courage devant ses supérieurs - alors
que« p'tit Smail »incarne parfaitement l'image du voyou
sans foi ni loi. Il compense son incompétence notoire par
sa soumission aux chefs et son sens de l'affairisme. Une
conduite qui n'a toutefois pas convaincu le général Saïdi
Fodhil, directeur de la sécurité extérieure, qui l'a mis sur
la touche de 1990 à 1992. Ses parrains ont fini par intercé-
der en sa faveur pour l'envoyer en Namibie. Rappelé en
1994, il a profité de la succession d' Abderrazak Bendjelti
à la tête de la Direction de la sécurité extérieure pour s'im-
poser comme l'un des hommes clés de cette structure.
L'ayant aperçu un jour en pleine conversation avec le
général Tewftk au siège de la direction à Dely Brahim, le
général Bendjelti a cru qu' il existait un lien sérieux entre
les deux hommes, et a fini par désigner « p'tit Smail »
comme son adjoint. Un poste qu'il mettra à profit pour
mieux racketter les officiers« diplomates», avant de s' ins-
taller à Paris, en remplacement du général Habib qui venait
de décéder. Un poste très convoité, car c'est le seul qui
dispose de fonds spéciaux pour les services de sécurité.
« P'tit Smail » en a profité sans vergogne. Du recrutement
d'agents fictifs, ce qui lui permettait de détourner leurs
supposées primes, à l'entretien d'un réseau de prostituées,
il n'a rien laissé passer. Il a étendu ses pouvoirs sur les
autres capitales occidentales en demandant aux officiers
en poste d'assurer des salaires à de prétendues agents qui
n'étaient en fait que les maîtresses de ses parrains.
Les hommes de l'ombre 85

Noureddine Benkortebi. Cet ancien commandant de


la base navale de Mers El Kebir du temps de Chadli,
aujourd'hui général à la retraite, est de ceux que l'ancien
chef de la 2e Région emmena dans ses bagages au palais
présidentiel d'El Mouradia, dès son élection à la magistra-
ture suprême en 1979.
Il a été directeur de 1' administration générale de la
présidence de la République, avant de devenir directeur
du protocole. Des postes clés qui facilitent la tâche pour
s'emparer de nombreuses résidences dans le cadre de la
fameuse loi de 1981 permettant à tous les barons du régime
d'accéder à la propriété des biens de l 'État pour des
sommes symboliques. Il a vendu la villa de Poirson à El
Biar, sur les hauteurs d'Alger, pour la somme de cent
soixante millions de dinars. Il loue les autres à des repré-
sentations étrangères pour plus de cinq cent mille dinars
par mois.
Benkortebi, alias le général de l'immobilier, coule,
aujourd'hui, des jours heureux au bord de la piscine d' un
hôtel cinq étoiles qu'il a fait construire sur cinq hectares à
Ouled Fayet, au sud d' Alger.

Mustapha Cherif. Un homme tellement dans


l'ombre qu'on n'entendjamais parler de lui. Sorti de l'ano-
nymat en 1989, cet enfant de Khemis Meliana s'est vu
propulser ministre de l' Enseignement supérieur. Quelques
mois plus tard, il disparaissait de la circulation, le temps
de reprendre son souffle après cette ascension vertigineuse,
et le voilà parti signer un long bail au Caire où il fut ambas-
sadeur durant dix années. Qui dit mieux ? Quel est le secret
de sa longévité à ce poste ? L'Algérie qui a consommé
quatre présidents de la République en dix ans a su faire
preuve de stabilité au niveau de sa représentation en
Égypte. Bravo, monsieur Mustapha Cherif !
86 La mafia des généraux

Pour lui, 1'explication est simple : ses parents ont prié


les marabouts de sa région natale. En revanche, ils ne les
ont pas entendus pour protéger leur fils du scandale pro-
voqué par le cuisinier de l'ambassade, à qui il ponctionnait ·
deux cents dollars par mois. Il lui a aussi retiré sa carte ·
consulaire pour effectuer un déménagement en profitant ;
des avantages que procure ce type de situation. Au bout :
du compte, le cuisinier a été renvoyé en Algérie, et cueilli
comme un terroriste à l'aéroport d'Alger. Une pratique à.:
laquelle notre ambassadeur se livre certainement avec les 1
autres membres du personnel. ·.·:

Mohammed Hanneche. Il fait partie de cette catégo-.'


rie d'ambassadeurs qui s'éternisent à leur poste. Quand iL
était premier secrétaire d'ambassade à Toronto, en 1986,\
c'est lui qui accueillait le général Benkortebi et le colonel
Sennouci, les deux maîtres d'œuvre de la première grande ·
affaire de corruption dans l'histoire de l'Algérie, l' affaire
du sanctuaire du martyr, et leur servait d'homme à tout
faire.
Hanneche doit une partie de son ascension à Moham-
med Salah Dembri, qui lui était redevable pour un faux
témoignage. Dembri, alors ambassadeur au Canada, avait
fait perdre un œil à un agent consulaire nommé Meki-
dèche, en le frappant d'un cendrier. Hannèche, appelé à
témoigner, s' est rangé du côté du plus fort. Il sera récom-
pensé en conséquence. Après cinq années au Canada, il ira
en passer trois autres à Oman. De retour en Algérie, il a
occupé le poste de Secrétaire général au ministère des
Affaires étrangères pour quelque temps, avant que Dembri,
nommé ministre des Affaires étrangères, ne 1' envoie en
Allemagne.
Mohammed Hanneche, profitant des différents postes
occupés, a noué de solides relations avec les parrains de
Les hommes de 1'ombre 87

la mafia au point de devenir intouchable. C'est ainsi qu'il


se permettait de se comporter en véritable nabab à l'am-
bassade d' Algérie à Bonn. En plus de son salaire mensuel
de seize mille marks, il disposait à sa guise de cent mille
marks annuels de fonds spéciaux. Pour justifier les
dépenses, il lui suffisait d'organiser une collation regrou-
pant une dizaine de diplomates, qu'il facturait pour vingt
fois son coût. Il ne négligeait pas non plus les petits profits.
Pas de recrutement de personnels algériens. « Ils sont
bavards. » Il préférait engager une Érythréenne comme
baby-sitter. Officiellement, son salaire était de deux mille
marks. En réalité, elle n'en touchait que quatre cents. Han-
neche empochait la différence. Il faisait de même avec le
cuisinier omanais, le jardinier et une femme de ménage,
tous deux philippins.
Il est vrai que 1' argent détourné ne profite pas seule-
ment à l'ambassadeur. Ses parrains sont les premiers à en
bénéficier. Mais ce ne sont pas des ingrats. Au début de
l'année 1996, la belle-mère de Hanneche, venue séjourner
en Allemagne, commet un vol à 1' étalage en compagnie
de sa fille. Les deux femmes sont arrêtées par la police
allemande. Elles écopent d'une amende de trois mille
marks. Alerté par le BND, le lieutenant-colonel Samraoui,
chef du bureau de sécurité de 1' ambassade, se doit à son
tour d'informer sa centrale. Pour toute réponse, il reçoit
un message urgent lui intimant l'ordre de rentrer dans les
quarante-huit heures, lui et toute sa famille. « On vous a
dit de ne pas vous intéresser aux ambassadeurs», lui rap-
pelle le général Bendjelti.
Il faut laisser les ambassadeurs tranquilles. Chacun
travaille pour son parrain. Peu importe que Mohammed
Hanneche, après le larcin commis par sa belle-mère, ne
soit plus représentatif. Peu importe si l'image de l'Algérie
en pâtit. L'essentiel est qu'il continue de servir ses
maîtres.
88 La mafia des généraux

L'un de ses sponsors, Dembri, ne s'en plaint pas,J.


aussi longtemps qu'il est pris en charge par son poulain ~
chaque fois qu'il passe à Bonn. Il ne rentre jamais les~~
mains vides en Algérie. Des dizaines de caisses de whisky':
font le voyage avec lui. Deux jours après sa nomination ài
la tête de l'exécutif, Ahmed Ouyahia, un autre de ses spon-·.:
sors, a envoyé son épouse passer quelques jours de·:
vacances aux frais de 'Mohanuned Hanneche. À quoi sert
un ambassadeur, si ce n'est pour accueillir dignement les
chefs, leurs épouses, leurs enfants, leurs amis et leurs mai- =)
tresses? :;

Mahieddine Ammimour. Ancien adjudant de la '


marine nationale, il a profité du lancement du magazine
mensuel de l'armée, El Djeïch, en 1964, pour attirer sur
lui l'attention des responsables à travers des chroniques
publiées dans 1' édition arabe sous le titre « Akher El
Kalem » ( « Le dernier mot »). Né à Gaza d'une mère
palestinienne, marié à une Égyptienne, il était, au lende-
main de l'indépendance, l'un des rares à exceller dans la
langue arabe. A la recherche d'un bon arabophone comme
rédacteur, le président Boumediene l'a fait entrer dans le
sérail par 1' entremise du colonel Yahyaoui. Celui qui se
présentait comme chirurgien dentiste en faisant précéder
son nom du titre pompeux de« Doktour »,sera chargé de
la communication de la présidence de la République durant
treize ans. Sous Boumediene et sous Chadli, il sera le
maître incontesté de la censure qu'il pratiquait sans
complexe.
Lors du congrès extraordinaire du FLN en juin 1980,
il répondit aux journalistes algériens qui protestaient contre
leur expulsion de la salle du congrès : « Après tout, que
vous assistiez ou pas, vous allez écrire ce que je vous dic-
terai. Attendez donc la dépêche de l' APS. » Kheireddine
Les hommes de l'ombre 89

Ameyar, journaliste à l'hebdomadaire Algérie Actualité,


lui rétorqua : « Oui, mais vous êtes journaliste et vous
savez que, même sous la dictée, on a besoin de s 'impré-
gner de l'ambiance. » Le « Doktour » répondit : « Je ne
suis pas journaliste. Je suis dentiste.» J'intervins alors
pour l'interroger sur l'application du slogan qui était en
vogue à l'époque:« Dans ce cas, qu'est-ce que vous faites
ici? Quand est-ce qu'on appliquera la devise : l'homme
qu'il faut à la place qu'il faut?»
Ammimour ne s'attendait pas à cette réflexion, venant
de 1' officier que j 'étais alors. Il bafouilla et finit par me
lancer:« Mais vous n'êtes pas concerné. Vous êtes rédac-
teur en chef d'El Djeïch, et vous avez le droit, en tant que
responsable, d'assister aux travaux du congrès. » Je lui fis
remarquer: «Avant d'être officier, je suis journaliste et à
ce titre solidaire de mes confrères.» Un accrochage verbal
m'opposa alors à cet homme que je n'avais jamais porté
dans mon cœur tant son comportement de fourbe m 'ex-
cédait.
Quelques heures plus tard, il vint me voir et, sur le
ton de la confidence, me dit :
- Mon lieutenant, tu n'aurais pas dû élever le ton
tout à 1'heure devant les journalistes.
- C'est parce que toi, tu avais élevé la voix, et tu
ne voulais pas reconnaître ton erreur en empêchant les
journalistes d'assister aux travaux
- Mais j'étais obligé d'élever la voix, sinon ils
auraient dit que j'avais peur de toi parce que tu es militaire.
Ils confondent le respect et la peur. Moi j'ai toujours res-
pecté 1'unifonne.
- Mais tu vois bien que je suis en jeans; je ne porte
pas de tenue.
- Pour moi, vous êtes un militaire, et je vous dois
le respect. Vous êtes jeune et vous ignorez encore beau-
90 La mafia des généraux

coup de choses. Ces gens sont des comploteurs. Ils veulent


déstabiliser la révolution.

En le voyant me servir le fameux discours du « corn·


plot ourdi contre la révolution »,je stoppai net la conversa-
tion et pris congé de lui.
Je ne rapporte cette anecdote que pour donner au lec-
teur une image de ce qu 'est ce personnage, qui veut se
faire passer aujourd'hui pour le chantre de la liberté de la
presse et de la liberté d'expression. D'ailleurs, il s'est vite
déjugé dès qu'il a retrouvé un strapontin au gouvernement
de Bouteflika pour quelques mois. S'il se comportait de la
sorte devant un jeune lieutenant de vingt-cinq ans, qu'en
est-il alors, devant un colonel ou un général? C'est ce
comportement qui explique que notre fameux« Doktour »
ès censure et larbinisme s'est toujours fait une place dans
un régime pollué par des véreux et des mafieux. Renvoyé
de la direction de la communication de la présidence au
milieu des années 80, il ne tarda pas à décrocher un poste
d'ambassadeur au Pakistan quelques années plus tard. Et,
au moment où on le croyait définitivement balayé par le
vent d'octobre 1988, le voilà de nouveau sur scène comme
sénateur désigné dans le tiers présidentiel.

Ahmed Ouyahia. Élève de Mahieddine Ammimour,


qu'il a côtoyé durant de longues années, il a dépassé le
maître pour devenir l'homme des sales besognes du sys-
tème. Je l'ai connu lorsqu'il effectuait son service national
à la direction de la communication de la présidence. Son
travail consistait à distribuer les badges pour les journa-
listes chargé3 de couvrir les activités du président de la
République. Parallèlement, il était pigiste à l'hebdoma-
daire sportif El Hadef et à l'hebdomadaire du FLN, Révo-
lution Africaine. Il signait ses articles sous le pseudonyme
Les hommes de l'ombre 91

de O. Mourad. À cette époque, il était très gentil et très


serviable avec tout le monde. Contrairement à certaines
rumeurs, cet énarque originaire de Kabylie n'a jamais fait
partie des effectifs de la Sécurité militaire.
Évidemment comme tous les larbins, il se plie en
quatre devant un sergent des services de sécurité, et n'hé-
site pas à exécuter n'importe quel ordre. Au sein duper-
sonnel politique, il est 1'un des sous-traitants les plus en
vue de la mafia.
L'ancien petit distributeur de badges est aujourd'hui
ministre d' État et candidat potentiel de la mafia à la prési-
dence de la République. Après avoir occupé diverses fonc-
tions au ministère des Affaires étrangères et occupé le
poste d'ambassadeur au Niger, il s'est rapproché des
cercles de décision et a fait une entrée timide au gouverne-
ment de Ghozali en 1991 comme ministre délégué aux
affaires maghrébines. Quelques années plus tard, il sera, à
quarante-deux ans, le plus jeune chef de gouvernement
depuis 1' indépendance de 1'Algérie. Il marquera son pas-
sage à la tête de 1'exécutif en excellant dans le mensonge
- c'est son fort - et par la fameuse ponction des salaires
des fonctionnaires et des travailleurs du secteur public,
ainsi que par 1'arrestation de nombreux cadres et dirigeants
d'entreprises publiques sous le fallacieux prétexte de «la
lutte contre la corruption>>. Comme si les corrompus et les
corrupteurs étaient ailleurs que dans les cercles mafieux
qui ont banalisé le système.
C'est le chef de gouvernement le plus impopulaire
que l'Algérie ait jamais connu. Au hit-parade des hommes
haïs, il se place incontestablement juste derrière Messaa-
dia, l'ancien boss du FLN des années Chadli. Lui aussi est
chef de l'actuel parti au pouvoir, le Rassemblement natio-
nal démocratique, ce parti fantoche qui a raflé la majorité
des sièges à 1' Assemblée nationale cinq mois après sa créa-
92 La mafia des généraux

tion. Un parti mis au monde par le général Mohammed


Betchine pour se constituer urie force politique et que vien-
nent de lui confisquer les décideurs pour le confier à leur
poulain, Ahmed Ouyahia.

Mohammed CberifMessaadia n'a jamais été popu-


laire. Et il ne semble pas en souffrir. Il a, dit-il, la carapace
dure. C'est l'islamo-baasiste numéro un du régime algé-
rien. Né en 1924 dans la région de Souk Ahras, dans l'Est
algérien, il a rejoint l'ALN en 1957, à l'âge de trente-trois
ans. Il en a mis du temps à se réveiller, le « maître ès
nationalisme » ! Il a combattu au côté de Abdelaziz Boute-
flika à la frontière algéro-malienne. Jouant à merveille la
carte de 1'opportunisme, il fut député et membre du comité
central du FLN sous Ben Bella. En 1965, il soutient Houari
Boumediene lors de son coup d'État. En 1979, il soutient
la candidature de Chadli contre Bouteflika et Yahyaoui.
Vingt ans plus tard, il soutient la candidature de Boute-
flika. Comme on le constate aisément, il s'est toujours
placé derrière le candidat des militaires.
Cela s'explique par le complexe que nourrit le pre-
mier barbu des dirigeants algériens devant l'uniforme.
D'ailleurs, son fils amé, Azeddine, s'est inscrit à l' Acadé-
mie militaire interarmes de Cherchell, d'où il est sorti
sous-lieutenant en 1983. Sera-t-il un jour général, comme
le souhaite son papa, ou a-t-il déjà été radié des effectifs
de 1'ANP durant la traversée du désert que connut son
père?
En 2001, Messaadia est toujours là, et pas n'importe
où. Président du Sénat. Pour l'installer à ce poste, la
mafia n'a pas hésité à user des méthodes qui lui sont
propres. Elle a envoyé deux députés de l'Ouest, accom-
pagnés d'un homme de l'ombre, un ancien colonel de
l'ALN, obliger à coups de poing Bachir Boumaaza, le
Les hommes de 1'ombre 93

président du Sénat en exercice, à signer sa démission.


C'est ainsi qu'on procède avec ceux qui ne comprennent
pas les règles du jeu. Installé par la mafia de manière
antidémocratique, Boumaaza a été relevé de la même
manière. A vis aux suivants.
Espérons que, cette fois-ci, notre ami Messaadia ne
délogera pas les occupants des immeubles voisins du
siège du Sénat et qu'il n'interdira pas le boulevard
Zighout Y oucef aux passants. Souvenons-nous qu'au
temps des belles années du FLN, il a renvoyé plusieurs
ministres et leurs équipes du palais du gouvernement
pour en faire le siège central du parti. Il a interdit aux
passants d'emprunter les escaliers qui mènent de la salle
Ibn Khaldoun au Telemly, les obligeant à faire un grand
détour. Même les autorités coloniales n'avaient pas osé
interdire ce passage aux piétons du temps de la guerre.
Messaadia avait aussi chassé les occupants des
immeubles faisant face au siège du parti pour offrir ces
beaux appartements à ses maîtresses et aux apparatchiks.
Il est beau le bilan de Si Mohammed Cherif !

Mabfoudb Nahnah. Le« cheikh en alpaga» est l'al-


lié islamiste le plus sûr des généraux mafieux. Suffisam-
ment compromis pour ne pas se rebeller.
Issu d'une famille blidéenne conservatrice, il a fré-
quenté les milieux islamistes dès son plus jeune âge. À
l'école primaire El Irchad, il a appris le saint Coran
dans son intégralité. Durant la guerre de libération, il a
pris part à quelques attentats contre des objectifs français
en qualité de fidaï. À l'indépendance, il fut parmi les
premiers à prêcher dans les mosquées les idées de l'in-
ternationale des Frères musulmans. Il n'a fréquenté
aucune université théologique, mais est titulaire d'une
licence en lettres arabes.
94 La mafia des généraux

En 1976, il manifestait son opposition au régime


socialiste de Houari Boumediene en distribuant un tract
intitulé : « Où vas-tu, Boumediene ? » Il ne s'arrêtera pas
là, puisqu'il sera le premier islamiste à s'adonner à des
actions terroristes, notamment scier des poteaux télépho·
mques.
Arrêté, il sera condamné à une peine de quinze années
de prison qu'il devait purger à la prison de Tazoult
(Batna). Quatre années plus tard, il est gracié par Chadli.
En 1982, il participe au grand rassemblement isla-
miste de l'université d'Alger et se lance de nouveau dans
l'activité politique. Soupçonné d'agir pour le compte des
services de sécurité, il est écarté par les fondateurs du FIS.
Effectivement, le cheikh Mahfoud Nahnah était déjà
recruté par la SM. La création du Hamas, son parti poli-
tique, s'est faite sur instructions des services de sécurité.
La veille de l'annonce de la création de ce parti, je l'ai vu
de mes propres yeux dans 1' enceinte du siège de la DGDS
(dénomination des services de sécurité entre 1989 et 1990).
Il ne peut pas le nier. Tout comme il ne peut pas nier non
plus ses voyages à l'étranger pris en charge par les bureaux
de sécurité des ambassades algériennes. Faut-il lui rappeler
ses voyages en Allemagne en 1993 et 1995, au cours des-
quels il fut pris en charge par le lieutenant-colonel
Lahbib?
En 1995, il a servi de lièvre pour l'élection de Zeroual
à la magistrature suprême. Mais, quatre ans plus tard, ses
parrains 1'ont empêché de se présenter contre Bouteflika,
sous prétexte qu'il n'avait pas participé à la guerre de libé-
ration. Le cheikh a obtempéré sans chercher à
comprendre.

Mohammed Djebbari. J'ai connu cet énarque, origi-


naire de Meskiana, dans l'Est algérien, dans le cadre d'une
Les hommes de 1'ombre 95

association dénommée «Aurès El Kahina ». Une associa-


tion qui devait donner un nouvel élan à la culture amazighe
dans les Aurès. De nombreux cadres issus de cette région
se disent convaincus de la nécessité de la réhabilitation de
l'identité amazighe dans une province longtemps margina-
lisée, et réputée à tort comme étant le vivier du pouvoir
algérien.
Les nombreux adhérents de cette association se mobi-
lisaient pour barrer le chemin à tous ceux qui ont fait de
l'appartenance à cette région un tremplin pour accéder à
des postes de responsabilité en souillant l'image des popu-
lations aurésiènnes.
Malheureusement, il existe des opportunistes partout,
même dans les cercles où 1'on compte leur faire la chasse.
Mohammed Djebbari est l'un d'eux. Je le cite comme
exemple de cette espèce qui a contribué à faire de 1'Algérie
ce qu'elle est aujourd'hui.
D 'emblée, Djebbari s'est montré partisan de la poli-
tique« Cadrini ouencadrik »,et n'a pas tardé à manifester
sa soumission à la casquette. Il n'y avait qu'à l'entendre
parler des relations qu'il entretenait avec les sous-officiers
agents de recherches de la SM, à 1' époque où il était chef
de daïra (sous-préfet) à Bab El Oued. Il se plaisait à chan-
ter sur tous les toits qu'il était un indicateur apprécié.
Issu d'une famille modeste, et ayant vécu une enfance
difficile, son accession au rang de responsable dans l'appa-
reil d'État lui procurait une belle revanche sur un passé
qu'il s'efforçait d'oublier. Ceux qui l'ont connu enfant à
Meskiana racontent qu'il était un garçon effacé et renfermé
sur lui-même, souffre-douleur de ses camarades de classe.
Comme tous les opportunistes, Djebbari, n'accorde d'im-
portance dans ses.relations qu'à ceux qui sont en position
de force. Ce qui lui a parfois fait commettre de graves
erreurs.
96 La mafia des généraux

Alors qu' Abderrahmane Meziane Cherif, ancien


wall à Alger, reconverti dans l'affairisme après son limo-
geage, lui demandait audience depuis longtemps, Djeb-
bari ne daignait même pas lui répondre. Un jour qu'il
avait finalement promis de le recevoir, il le fit même
attendre toute une journée devant son bureau pour finale-
ment faire annoncer par la secrétaire qu'il était sorti.
Quelques semaines plus tard, Abderrahmane Meziane
Cherif était nommé ministre de 1'Intérieur, devenant ainsi
le patron de Djebbari. Je vous laisse imaginer dans quel
état était notre wall. À 1' annonce de la nouvelle, le
téléphone ne cessait de sonner dans mon bureau. Per-
suadé que son limogeage était imminent, Djebbari m'ap-
pela plus d'une dizaine de fois pour me demander si je
ne connaissais pas «une casquette solide » et si j'accep-
terais de le prendre comme correspondant de mon jour-
nal à Meskiana, sa ville natale.
En faisant appel à des parrains, il réussit finalement
à sauver sa tête. En contrepartie, il lui fut demandé de
fermer le siège du Libre à Sétif. Sa nomination de wali
avait coïncidé avec le lancement de mon quotidien, dont
le siège social se trouvait dans cette ville. Alors que j'étais
empêché par la mafia constantinoise d'obtenir le registre
du commerce, de nombreux citoyens de la capitale des
hauts plateaux me proposèrent de faire du Libre un journal
sétifien, par défi envers cette mafia.
J'avais accompli toutes les démarches administra-
tives, sans en parler à Mohammed Djebbari. À la paru-
tion du premier numéro, il me fit des reproches
«amicaux» : «Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé? Je
t'aurais aidé... Nous sommes des amis... » Ma réponse
était toute prête : « J'ai préféré te laisser à 1' écart en
comptant sur le soutien de gens simples ; comme ça
personne ne pourra dire que j'ai bénéficié de 1' aide de
1'État ou de ses représentants. »
Les hommes de l'ombre 97

Plus tard, il m'invita à lui rendre visite dans son


bureau et entra sans préambule dans le vif du sujet.
- Tu sais, Hichem, ton journal dérange beaucoup.
Tu ne sais pas être diplomate dans tes écrits. Tu es un vrai
Chaoui. Tu fonces tout droit sans faire de calculs.
- Je n'ai de leçon à recevoir de personne. Il n'y a
que les journalistes qui travaillent avec moi qui ont le droit
de commenter notre ligne éditoriale ou de proposer une
orientation autre que celle que nous suivons.
- Mais tu sais que je suis responsable ici. On m'a
donné ordre d'en haut de fermer le siège du journal et je
suis obligé de le faire.
Je lui demandai de me montrer 1' ordre écrit et qui
l'avait signé.
- On m'a appelé d'en haut. Je ne peux pas t'en dire
plus.
Ne pouvant plus contenir le dégoût que m'inspirait ce
sinistre individu, je lui lâchai :
- Ce sont des pratiques mafieuses, n'est-ce pas?
Mohammed, tu es un pion entre les mains de la mafia et
tu vas tomber dans le piège qu'ils te tendent. Ils n'osent
pas s'attaquer directement à moi; ils t'utilisent comme
paravent et tu acceptes.
Il se leva et me dit avec un sourire jaune :
- Hichem, ne tiens pas ce langage devant moi. Je
représente l'État.
Je lui envoyai alors une bordée d'injures, histoire de
lui chauffer les oreilles. Sans perdre son sang-froid, il s'ap-
procha de moi et tapa sur les poches de ma veste pour
s'assurer que je n'avais pas d' enregistreur sur moi. Vil
et lâche comme il 1' était, il ne pouvait comprendre mon
attitude.
Une fois rassuré, il prit place à côté de moi et me
chuchota:
98 La mafia des généraux

- Qu'ils aillent au diable. Je sais, ce sont des pour.


ris, des fils de pute. Mais arrête, Hichem, de faire la forte
tête. Qu'est·ce que tu vas gagner? Demain, ils te ferme·
ront ton journal. Comment vas-tu rentrer à Oum El Boua·
gbi et quel regard porteront sur toi tes cousins ? Tu auras
tout perdu. Voilà pourquoi, les Chaouias, vous ne réussis·
sez jamais dans vos entreprises. Vous êtes trop secs. Vous
ne savez pas plier comme le roseau.
C'est le raisonnement des médiocres. On n'est bien
vu par ses proches que si on a un quelconque pouvoir.
Pour ne pas perdre ce pouvoir, ils n'hésiteraient pas à bais-
ser leur pantalon. Je quittai son bureau en lui envoyant une
deuxième bordée d' injures :
- Mohammed, tu es en train de vivre ton présent
sans penser à l'avenir. Plus tard ton fils baissera les yeux
devant le mien. Il ne sera jamais fier de toi.

Quelques mois plus tard, lorsque je le croisai chez un


ami commun, c'est lui qui n'osait pas lever les yeux et
me regarder en face. Mon journal venait d' être interdit de
parution. J'avais été arrêté et placé en garde à vue pendant
quarante·huit heures; je n'avais plus rien. Mais c ' était lui
qui supportait péniblement les moqueries que je lui assé-
nais indirectement en m' adressant à notre ami commun,
sans qu'il bronche.
Affecté par la suite à Batna, où il se considérait
comme le gardien de la ville du président Zeroual, il s'est
distingué lors de la présidentielle de 1995 en s'adonnant à
distance, avec le wali de Tissemsilt, à une véritable suren·
chère sur le taux de participation aux élections. Jusqu' à
une heure tardive de la nuit, la télévision algérienne n' arrê-
tait pas de réviser à la hausse le taux de participation, tan-
tôt à Tissemsilt, tantôt à Batna.
Dans la capitale des Aurès, il fera le rabatteur des
Les hommes de l'ombre 99

filles pour les proches de Zeroual. Ce n'était un secret pour


personne. Toute la ville en parlait. Mal lui en prit. Notre
ami fut renvoyé comme un malpropre. Il doit être, actuelle-
ment, à la recherche d'une« casquette solide».

Nous avons donc eu un aperçu des sous-traitants


civils qu'on rencontre dans les institutions de l'État. n y
en a aussi dans le monde des affaires, parmi ceux qui se
donnent le titre pompeux d'industriels et d'opérateurs éco-
nomiques. En réalité ce sont de grands « trabendistes »
comme on dit en Algérie. Des contrebandiers de grande
envergure. On compte dans cette catégorie des ministres
lâchés par leurs parrains, des anciens cadres du parti
unique et des affairistes civils.

De tous les généraux à la retraite qui se sont lancés


dans le monde des affaires, le général Mohammed Attailia,
dit« le rouget», dit« le manchot» parce qu'il a perdu son
bras droit durant la guerre de libération, est le premier à
avoir fait parler de lui. Il est même à l'origine d'une blague
qui a beaucoup circulé en Algérie : « Un jour, Chadli réu-
nit tous les responsables du pays et les invite à se faire
plus discrets quand ils piquent dans les caisses de l'État.
Tout le monde se tourne vers le général Attai1ia et le fou-
droie du regard. Après un long moment de silence, il leur
lance: qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça?
Vous oubliez que vous piquez avec vos deux mains, alors
que moi je n'en ai qu'une seule ? »
Attai1ia possède des biens en France et en Algérie,
difficiles à évaluer, une usine de céramique des plus
modernes. C'est aussi un spécialiste de l'importation de la
bière et du vin.
Comme ces deux produits sont appréciés sur une table
100 La mafia des généraux

garnie de poissons, le général Mohammed Bekhouche, mis


à la retraite en 1998, s'est chargé de l'importation de la
sardine d'Espagne. À 1' époque où il était chef de la
2e Région militaire, le plat quotidien dans les casernes
c'était la sardine. Il ne pouvait trouver meilleur client que
la région qu'il dirigeait. De la même manière, le général
Ali Bouhadja écoulait les produits de ses sociétés de tex-
tiles aux unités militaires.
Il est à souligner qu'aucun de ces généraux n'a vu
son hôtel, ses dépôts ou ses usines attaqués par les terro-
ristes. Toutes les entreprises publiques ont brûlé. Beaucoup
d'hôtels du secteur public ont été saccagés. Pas ceux des
généraux. Curieusement, les terroristes ne tuent pas les
généraux et ne s'attaquent pas à leurs biens.

À côté des généraux de la bière, de la sardine et du


médicament, il y a les affairistes de tout poil qui ne ratent
rien, comme le colonel à la retraite Hocine Senouci, établi
en France. À eux tous, ils doivent gérer le budget des
manifestations marquant 1' année de 1'Algérie en France en
2003. Ils vont se régaler, mais se méfieront certainement
de Ketfi et de ses acolytes.
Qui est ce Ketfi ? Voilà un autre nom sorti de
l'ombre. C'est le Zeggar 1 de Zeroual, mais en caricature,
vous diront les connaisseurs des arcanes. Ancien wali et
ancien directeur d'entreprise, il était le conseiller de
1' ombre du président Zeroual, et celui qui lui gérait ses
affaires. Il était ce qu'était Mohammed Redha Ben Boualia
pour Betchine. Sauf que Ketfi n 'avait pas affaire à un para-
noïaque schizophrène.
Si l'on voulait citer les noms de tous ceux qui
pullulent dans cette faune de serviteurs de la mafia, des
1. Homme d'affaires algérien lié aux services de renseignements et au prési-
dent Boumediene dans les années 70.
Les hommes de l'ombre 101

milliers de pages ne suffiraient pas. ll est malheureux


de constater que ce système, bâti sur 1'asservissement et
l'avilissement des hommes, a fait de la promotion des
médiocres une règle de conduite. Il n'y a qu'eux pour
accepter de baisser la tête devant des décideurs incompé-
tents et incultes.
5. L'avènement de l'imposture

Au lendemain de 1' indépendance, de nombreux chefs


militaires ont disparu de la scène. Krim Belkacem, en
désaccord avec le nouveau gouvernement algérien et le
colonel Houari Boumediene, devenu vice-président du
Conseil et ministre de la Défense, est entré dans 1'opposi-
tion. Les colonels Ali Kati, Ammar Benaouda, Hadj Lakh-
dar, Boubnider, Youcef El Khatib, Tahar Z'biri, Chabani,
Said Abid, Abbes et d'autres, ont été éliminés tour à tour.
Les uns démobilisés et reconvertis dans la diplomatie (Kati
et Benaouda), les autres exécutés ou «suicidés», ou tout
simplement écartés de la vie politique et militaire. À la fin
de l'année 1967, il ne reste plus un seul des ténors de
l'armée algérienne. «La révolution dévore ses hommes»,
selon la formule consacrée, et les coéquipiers de Khaled
Nezzar en profitent.
Les postes de responsabilité acquis dans l'administra-
tion leur seront d'une grande utilité dans la gestion de la
carrière des officiers de l'armée algérienne. Ils sont les
véritables décideurs en matière d'avancement dans le
grade, de nominations à certaines fonctions et de mise à la
retraite de ceux qui leur sont hostiles. Ils mènent une poli-
104 La mafia des généraux

tique de charme auprès des chefs de régions militaires,


presque tous analphabètes, pour les mettre sous influence.
Chadli Bendjedid, chef de la 2e Région, était l'un
d'eux. Il avait pour chef d'état-major le capitaine Larbi
Belkheir, et son adjoint n'était autre qu'Abdelmalek Gue-
naïzia. C'est dire qu'il était bien pris en charge.
Ancien caporal de l'armée française avant de rallier
l' ALN en 1956, Chadli Bendjedid, un paresseux qui aime
la belle vie, a trouvé en Belkheir un parfait complice sur
lequel se décharger de tous ses pouvoirs. Les deux
hommes constituent un duo hors pair. Un schéma qui se
reproduira plus tard, à un niveau bien plus élevé, avec l'in-
vestiture inattendue de Chadli à la tête de l'État algérien
en 1979. Cette date constitue un tournant dans l'histoire
de l'Algérie. Le pouvoir occulte des transfuges de l'armée
coloniale vient de frapper un grand coup en renversant
toutes les données de la succession.
À cette époque, les barons de 1' armée algérienne
avaient pour nom Abdallah Belhouchet, Chadli Bendjedid,
Saïd Bouhadja ou Mohammed Atai1ia. Tous analphabètes
et apolitiques. Personne n'osait parier un dinar dévalué sur
leurs chances d'accéder à la magistrature suprême. D'ail-
leurs, ils étaient inconnus de la population. Les noms des
militaires qui revenaient le plus souvent dans les chro-
niques des petites gens étaient ceux des colonels Ahmed
Abdelghani, Aluned Bencherif, Ahmed Draïa, Mohammed
Salah Yahyaoui. Ils avaient tous quitté l'armée et occu-
paient des fonctions civiles. Nos actuels généraux, Tewfik,
Smail, Nezzar, Lamari, Fodhil Chérif, Said Bey, Kamel
Abderrahmane, Ait Abdessalem, Gheziel, Saheb et autre
Guenaïzia, étaient sous-lieutenants ou, dans le meilleur des
cas, capitaines ou commandants. D'obscurs anonymes.
Cependant les fonctions occupées par certains d'entre eux
et leurs camarades de « la promotion Lacoste » étaient
L 'avènement de l'imposture 105

autant d'atouts non négligeables pour leur permettre d'in-


fluer sur le choix du successeur de Bownediene.
En l'absence d'une instance représentative pour défi-
nir les modalités de la succession, l'armée prit l'initiative
de l'organiser. Le parti du FLN, mis au frigo depuis le
19 juin 1965, n'avait pas son mot à dire. Il existait à l'état
d'appareil dont le responsable, Mohammed Salah
Yahyaoui, venait d'être désigné, à peine un an auparavant.
Avec la disparition de Bownediene, le Conseil de la révo-
lution, instance suprême du pays était, quant à lui, une
coquille vide.
Les hauts responsables de 1' armée (directeurs et sous-
directeurs centraux du ministère de la Défense nationale,
les chefs des six régions militaires et leurs chefs d'état-
major respectifs, ainsi que les directeurs régionaux), se
réunissent à 1'École nationale des ingénieurs et techniciens
d' Algérie de Bordj El Bahri, sur la côte est d' Alger. Pour-
quoi 1'ENITA et pas un autre lieu comme, par exemple,
l' Académie militaire de Cherchell ou tout simplement le
siège du ministère de la Défense ? Est-ce parce que Larbi
Belkheir en est le directeur ? Est-ce pour permettre aux
officiers de la promotion Lacoste une plus grande liberté
d'action et de réunions secrètes avec l'hôte de ces Lieux?
Qui est l'initiateur de ce conclave? Personne ne le sait.
Sûrement pas le colonel Abdallah Khalef dit Kasdi Mer-
bah, patron de la Sécurité militaire, comme tentent de le
faire croire ceux qui ignorent le jeu macabre du clan Nez-
zar. Jusqu'à son assassinat en août 1993, Kasdi Merbah
devra supporter cette étiquette infamante de parrain de
Chadli Bendjedid et du conclave de l'ENITA. Au cours
des nombreux entretiens que j 'ai eus avec lui, il s'en est
toujours défendu avec force. «Je n'ai fait que me plier aux
décisions du Conseil de la Révolution, dont je n' étais pas
membre », ne cesse-t-il de répéter à chaque occasion qui
lui est donnée de s'exprimer à travers la presse.
106 La mafia des généraux

«Je n'ai joué que mon rôle de coordonnateur de l'ar-


mée pour veiller à ce que la succession à la tête de l'État
algérien se déroule dans les meilleures conditions. Ce n'est
pas moi qui ai choisi ou imposé Chadli. Ce sont ses pairs
du Conseil de la révolution qui l'ont choisi sur le critère
de l'ancienneté dans le grade le plus élevé de la hiérarchie
militaire. »
D'où est venue cette idée de confier les rênes du pays
au militaire le plus ancien dans le grade le plus élevé ? Qui
voulait mettre coûte que coûte aux commandes de 1'Algé-
rie un militaire apolitique qui, de l'aveu de tous les obser-
vateurs, n'avait pas l'envergure d'un chef d'État? Alors
que Bownediene démilitarisait le Conseil de la révolution
et les rouages de 1'État, voilà que des esprits mal inten-
tionnés viennent remettre sur le tapis la militarisation du
pouvoir. De son vivant, jamais les Algériens n'ont vu le
colonel Houari Boumediene en tenue ou entendu un offi-
cielle présenter avec son grade militaire. C 'était l'expres-
sion de sa volonté de démilitariser le pouvoir. Comment
a-t-on pensé à organiser le congrès d'un FLN en profonde
léthargie depuis treize ans ? Qui sont les architectes de ce
plan diabolique qui a ressuscité le FLN pour placer à sa
tête un militaire complètement déconnecté des questions
politiques, et le présenter comme candidat unique à une
élection présidentielle dont le résultat était connu
d'avance?
À la mort de Houari Boumediene, de nombreux
observateurs voyaient en Yahyaoui son successeur poten-
tiel à la tête de l'État. Les parrains de 1' ombre, comme
dans les années de guerre, profitèrent de la rivalité que lui
opposait Bouteflika pour organiser un congrès bidon du
FLN dans les quarante jours qui suivaient le décès de Bou-
mediene, et désigner le colonel Chadli Bendjedid comme
Secrétaire général du parti et candidat unique à la prési-
dence de la République.
L'avènement de l'imposture 107

Des proches du sérail rapportent que Chadli, complè-


tement dépassé par les événements et ignorant totalement
ce qui se passait dans le pays, déclina l'offre et proposa à
sa place le colonel Abdallah Belhouchet. Une proposition
rejetée par les nouveaux décideurs. Chadli était bien plus
intéressant pour eux. Khaled Nezzar le connaissait depuis
son ralliement à l' ALN en 1958. Larbi Belkheir l'avait
côtoyé durant dix années et Abdelmalek Guenaïzia avait
été son adjoint à la 2eRégion militaire pendant quinze ans.
Une fois élu, découvrant l'énorme charge de la fonc-
tion présidentielle, Chadli abandonne son poste et va se
réfugier à Oran. Il est vite ramené à Alger avec la pro-
messe qu'il sera assisté dans sa mission. Durant tout son
mandat, Chadli ne cessera de répéter qu'il n'a jamais
demandé le fauteuil présidentiel. D'où une succulente
blague populaire : «C'est le fauteuil qui colle à Chadli et
il va falloir 1'opérer pour le libérer du fauteuil. » Il donnait
l'impression de rendre service au peuple en acceptant
d'être président de la République. Comme s'il n'y avait
pas d'autre homme compétent dans le pays. «Il est inca-
pable de tenir une discussion cohérente avec un chef d'État
étranger », disait de lui Abdelaziz Bouteflika, qui le
connaissait depuis de longues années.
Comme prévu, Chadli sera pris en charge par son
gourou et directeur de cabinet, Larbi Belkheir. La course
aux postes stratégiques est relancée. Au départ, elle est
rude. Et pour cause, le Secrétariat général du ministère
de la Défense est occupé par Mostefa Benloucif, vieille
connaissance et homme de confiance de Chadli. Des affi-
nités régionalistes ont scellé 1' amitié entre eux.
Méfiant à l'égard des transfuges de l'armée coloniale,
et n 'hésitant pas à leur exprimer son hostilité, Benloucif,
qui connaît sous Chadli une fulgurante ascension en pas-
sant du grade de commandant à celui de général-major en
108 La mafia des généraux

six ans (un record), se comporte en empereur au ministère.


Peu rompu aux luttes claniques, il roule en solo et entre
souvent en conflit avec certains anciens maquisards, dont
le général Rachid Benyelles. Le conflit qui 1' oppose à ce
dernier, qui lui a succédé au secrétariat général du minis·
tère de la Défense après que Benloucif eut été nommé chef
d'état-major de l'armée, profitera aux officiers de la pro-
motion Lacoste. En effet, pour trancher« équitablement»
la querelle entre les deux hommes, le président Chadli les
renvoie tous deux de l'armée en 1986. Benyelles est
nommé ministre des Transports, et Benloucif mis à la
retraite, à 1'âge de quarante-sept ans, « pour raison de san-
té », indique le communiqué officiel de la présidence.
Cette attitude était évidemment dictée à Chadli par
ses parrains. L'occasion était trop belle de se débarrasser
du général Benyelles, gênant par sa probité et son franc-
parler. Ancien commandant de la base navale de Mers El
Kebir, et chef des forces maritimes, on ne lui connaît pas
d'affaires, ni en son nom propre ni sous des noms d'em·
prunt. D habite à ce jour un appartement au centre d' Alger.
Ses capacités intellectuelles sont dix fois supérieures à
ceux qui 1' ont évincé de 1' armée. Son honnêteté et son
intégrité morale sont confirmées par tous ceux qui 1' ont
connu. Quant à Benloucif, selon des sources proches de la
Présidence, il aurait été limogé pour avoir tenté d'empê-
cher Larbi Belkheir d'assister à une réunion de l'état-major
présidée par le chef de l' État, en lui faisant remarquer que,
n'étant pas membre de l'état-major, Belkheir n'avait pas à
y assister. C'était la réflexion de trop.
Il faut rappeler que le général-major Benloucif était
en très mauvais termes avec le général Larbi Belkheir. Sa
présence au Secrétariat général du ministère de la Défense,
ou, par la suite, à la tête de 1'état-major, contrariait les
desseins du clan mafieux. Il s'était par exemple fermement
L'avènement de l'imposture 109

opposé à la conclusion d' un contrat de trente-six milliards


de francs, portant sur l'achat à la France d'équipements
militaires destinés à assurer la couverture aérienne du terri-
toire national, dont l'Algérie n'avait selon lui nullement
besoin. Plus tard, il paiera cher cette opinion en allant
séjourner à la prison militaire de Blida.
Avec le départ des généraux Benyelles et Benloucif,
le Secrétariat général du ministère de la Défense retombe
sous le contrôle des « déserteurs ». Le poste tant convoité
revient au général Mostefa Cheloufi. C'est l'occasion de
donner un grand coup de balai aux officiers maquisards.
Une opération qui avait commencé dès l'arrivée de Chadli
à la présidence, mais avait dû être arrêtée après que de
vives protestations eurent été exprimées par les anciens de
l'ALN. D'autant que la purge avait touché des officiers les
plus intègres.
Le commandant Achouri Hammouda, par exemple,
sous-directeur de l'information au commissariat politique,
et l' un des fondateurs de la revue El Djeich avec le prési-
dent Houari Boumediene. Originaire des Aurès, ancien
compagnon du colonel Si L'Haouès, une figure légendaire
de la révolution algérienne mort au combat en 1957,
ancien élève de la Zitouna de Tunis et licencié en Droit de
l'université d' Alger, il donnait aux jeunes officiers que
nous étions l'image du moudjahid propre et sincère. Dans
un milieu de pourris, sa probité a stoppé net sa promotion.
Après avoir passé dix ans au grade de commandant (un
record jamais égalé à ce jour), il découvre sur son bureau,
un matin de 1984, un avis de radiation de l'armée.
Il est invité à faire valoir ses droits à la retraite et à
emballer ses affaires dans un délai de quarante-huit heures.
Lui qui habite un modeste trois-pièces à Alger, et qui ne
s'est pas constitué de fortune durant sa carrière, s'inscrit
au barreau de la capitale et partage un cabinet d'avocats à
110 La mafia des généraux

Bab El Oued avec un de ses amis, maître Cherifi Lakhdar.


Une reconversion très provisoire, puisque Hammouda
trouvera la mort quelque temps plus tard dans un accident
de voiture, sur la route Alger-Batna, aux côtés de Naziha,
la fille du colonel Si L'Haouès.

Un autre cas de radiation qui demeure officiellement


inexplicable, c'est celui du colonel Badreddine, ancien ins-
pecteur général de la Direction de la Sécurité militaire. Fils
d'un vieux militant maghrébin (son père, réfugié en Tuni-
sie, avait activement participé au mouvement nationaliste
tunisien et était 1'un des proches compagnons du président
Bourguiba), il s'est engagé très jeune dans l'ALN.
Remarqué par Abdelhafid Boussouf, le fondateur des ser-
vices de renseignements algériens, il fut affecté au MALO,
l'ancêtre de la SM. Il fera toute sa carrière dans ce service
jusqu'au jour où il est mis sur une voie de garage en allant
occuper le poste d'ambassadeur en Tanzanie. Parfaitement
bilingue et maîtrisant à merveille la langue française, il
était la bête noire des officiers chargés de la rédaction du
bulletin de renseignements quotidiens, tant il était pointil-
leux sur les règles de grammaire, 1' orthographe et la ponc-
tuation. N'appartenant à aucun clan du pouvoir, il ne
pouvait prétendre au grade de général ou à une fonction
supérieure. Dans un État qui se respecte, c'est à lui qu'au-
rait dû être confiée la direction des services de renseigne-
ments, et non pas à une personne qui ne s'estjamais donné
la peine de lire un livre.
Après une brève interruption, la grande purge reprend
donc entre 1988 et 1990. Un premier groupe d'officiers
anciens maquisards, tous grades confondus, sont admis à
faire valoir leurs droits à la retraite. Beaucoup d'entre eux
ne savent même pas où loger leur famille en quittant leur
logement de fonction. Des lieutenants, des capitaines se
L'avènement de l'imposture 111

reconvertissent en chauffeurs de taxi, gargotiers ou mar-


chands ambulants pour compenser la perte des primes, for-
tement ressentie par les pères de familles nombreuses.
En deux vagues successives, les généraux Lakehal
Ayat Mejdoub, Mohammed Alleg, Ali Bouhadja, Larbi Si
Lahcene, El Hachemi Hadjeres, Zine El Abidine Hachichi,
Hocine Ben Maalem, Liamine Zeroual, Abdallah Belhou-
chet, Abdelmadjid Cherif, et Mohammed Attai1ia sont
invités à ranger leur casquette au rayon des souvenirs. Dix
généraux qui n'ont jamais porté l'uniforme français quit-
tent l'armée algérienne, laissant le champ libre à ceux qui
les ont combattus dans les djebels durant de longues
années.
Ajoutons à cette liste les généraux Benloucif et
Benyelles, le général Kamel Abderrahim, qui démissionne
en 1990 pour protester contre la nomination de Khaled
Nezzar au ministère de la Défense - « Je ne servirai jamais
sous les ordres d'un ancien soldat de l'armée française»,
clamait-il à qui voulait l'entendre - ainsi que le général
Mohammed Betchine, victime des luttes claniques après
avoir servi d'instrument consentant. Au total, ils sont qua-
torze à ranger leur uniforme au placard.

Pour faire passer la pilule, les décideurs ont parfois


su prendre des gants. Aux uns, ils ont alloué des lignes de
crédit bancaire pour monter des affaires industrielles.
À d'autres, ils ont accordé une retraite dorée pour
quelques années en les envoyant occuper une ambassade :
Bagdad pour Larbi Si Lahcene, Bucarest pour Zeroual et
Sofia pour Hachichi. Il fallait bien redistribuer quelques
miettes des recettes pétrolières pour acheter leur silence.
Le général Hachemi Hadjeres, 1'un des officiers les
plus intègres, a fait l'objet d'une éviction rocambolesque
en forme de mauvaise blague. Directeur de l'Académie
112 La mafia des généraux

interarmes de Cherchell, il a été nommé directeur du


département de l'information du FLN au moment où l'ar-
mée déclarait le retrait de ses membres du comité central
du parti, signifiant par là qu'elle n'allait plus s'impliquer
dans la vie politique du pays. N'ayant pas compris la ·
manœuvre, le général Hadjeres se rendait chaque jour en
uniforme à son bureau, au siège du FLN, étrennant sur
ses épaules ses galons tout neufs. Cette mascarade dura
plusieurs mois, jusqu'au jour où il reçut la fameuse notifi-
cation de sa radiation de 1' armée. Il convient de signaler
que cet officier de grande culture générale et de formation
arabophone était l'un des plus intègres de l'armée algé-
nenne.

La chasse aux généraux et officiers supérieurs issus


de 1'ALN se poursuivra tout au long de la décennie san-
glante. En cette période difficile, qui voit la mafia user de
tous les stratagèmes pour mettre le pays à feu et à sang,
uniquement afin de se maintenir au pouvoir et de préserver
ses intérêts, il n'y a de place que pour les complices et les
sous-traitants. Les autres sont dans l'ignorance totale de ce
qui se trame dans les arcanes du pouvoir. Ils apprennent
les nouvelles comme le commun des Algériens, soit par la
presse, soit par ouï-dire. Le général Yahia Rahal, ancien
directeur de l'Institut militaire de la documentation des
études et de prospectives, et ancien inspecteur général de
l'armée, l'a confirmé dans son témoignage paru aux édi-
tions Rahma en juillet 1997.
C'était le type même du militaire discipliné, qui ne
discute pas les ordres et qui ne cherche pas à comprendre ;
ce qu'on appelle dans le jargon algérois « h'chicha talba
mîcha » («une herbe qui ne demande qu'à vivre»). Mais
cela ne suffit pas pour faire partie de la mafia. Il fut alors
invité à prendre sa retraite.
L'avènement de l'imposture 113

TI en sera de même pour les généraux, Hocine Benha-


did et Tayeb Derradji, Rabah Boughaba, Abdelmadjid
Taghitet, et Chabane Ghodbane. C'est la saignée dans les
rangs des anciens officiers de l' ALN. Il faut dire que ces
officiers n'ont jamais fait preuve de solidarité entre eux
chaque fois que l'un des leurs était touché.
Ahmed Taleb El Ibrahimi, ancien ministre de l'Infor-
mation sous Boumediene, de l'Éducation nationale, puis
des Affaires étrangères sous Chadli, explique cette saignée
par la faiblesse de la personnalité de Chadli et sa mise sous
influence par le clan de Belkheir. Selon lui, Chadli ne se
sentait pas dans la peau d'un chef d'État en présence des
anciens officiers de l' ALN. En entrant dans son bureau,
les généraux Belhouchet, Bouhadja ou Attaïlia, ne se met-
taient pas au garde-à-vous. Ils s'effondraient dans le fau-
teuil et plongeaient la main dans la boîte de cigares sans
rien lui demander. Ils ne lui donnaient pas l'impression
qu'il était le président de la République. En revanche,
Larbi Belkheir ou Khaled Nezzar, outre le salut militaire
réglementaire, se mettaient au garde-à-vous jusqu'à ce que
Chadli les invite à s'asseoir. Ils faisaient preuve, devant
lui, d'une discipline irréprochable.
Larbi Belk:heir m'a lui-même confié que, pour s'excu-
ser auprès du président quand il lui faisait des remon-
trances, il baissait la tête, courbait l'échine vers l'avant et
demandait à être sanctionné pour avoir osé : « Mettez-moi
aux arrêts, monsieur le Président. Mettez-moi aux arrêts. »
Belkheir expliquait ce comportement par le fait qu'il
était d'abord «un militaire discipliné». Voilà pourquoi
Chadli n'a exprimé aucune opposition à la radiation d'une
douzaine d'officiers entre 1989 et 1991.
Nezzar, de son côté, justifiait cette purge par la néces-
sité de passer le relais à la nouvelle génération. Or cette
dernière est, elle aussi, touchée par la purge.
114 La mafia des généraux

En 1992, plus de cinq cents jeunes officiers ont été


mis à la retraite anticipée alors qu'ils n'avaient effectué
qu'une quinzaine d'années de service, ou à peine. La
chasse aux jeunes officiers universitaires se poursuit
encore aujourd'hui. Je citerai deux des cas les plus récents
et les plus significatifs. Celui du colonel Abdou, un ancien
collègue des services de la Sécurité militaire, et celui du
colonel Belkacem Boukhari, l'ancien procureur de la
République du tribunal militaire de Blida.
Le cercle des généraux ne pouvait être ouvert à des
officiers conune eux : universitaires, intègres et patriotes.
À force d'être marginalisé, le colonel Abdou a fmi par
demander sa radiation, sans attendre d'être renvoyé
comme un malpropre. Contestataire et doté d'une très forte
personnalité, ce n 'était pas le genre d'officier qui obéit
bêtement aux ordres. Titulaire d'une licence en Histoire et
d'une licence en Lettres, maîtrisant parfaitement les
langues arabe, française et russe, cet officier, que beaucoup
de ses collègues apprécient pour ses compétences et ses
qualités humaines, ne pouvait prétendre aller au-delà du
grade de colonel. Il était réfractaire au régime de la mafia
des généraux. D'ailleurs, il a toujours exercé au niveau de
la division de la sécurité extérieure. n ne pouvait faire par-
tie des exécutants des sales besognes.
Le colonel Boukhari Bellçacem fait partie lui aussi de
cette catégorie d'officiers qui n'ont pas leur langue dans
la poche. Lorsqu'il se trouvait en compagnie d'officiers
qui partageaient les mêmes convictions politiques que lui,
Boukhari ne ratait pas une occasion de vitupérer les trans-
fuges de 1'armée coloniale. Lors du procès du général Ben-
loucif en 1993, convaincu que l'accusé était victime du
clan mafieux, Boukhari, représentant le Ministère public,
ne prononça pas de réquisitoire contre le général déchu.
Au grand étonnement de l'assistance, c'est une plaidoirie
L'avènement de 1'imposture 115

qu'il prononça pour l'ancien secrétaire général du minis-


tère de la Défense. Issu de la génération de l'indépendance,
fils d'une famille qui a tout donné à la libération de l' Algé-
rie, il a été mis à la retraite à l'âge de cinquante-quatre
ans. Comme motif, le général Mohamed Lamari n'a rien
trouvé d'autre à lui dire que:« Les temps ont changé.» Il
a été invité à remettre les clés de sa voiture et à quitter sa
villa de fonction dans les vingt-quatre heures qui suivaient
sa radiation, sans aucune considération pour sa situation
familiale et la scolarité de ses enfants. Bien qu'occupant
de hautes fonctions, le colonel Boukhari n'avait même pas
droit à un logement dans les résidences du Club des Pins
ou de Sidi Fredj. Ces endroits sont réservés à la mafia, ses
sbires et ses courtisans.
La radiation du colonel Boukhari a fait grand bruit
chez les officiers de sa génération. Les décideurs ont alors
cherché à lui coller l'étiquette d'islamiste. Le «retraité»
Khaled Nezzar a déclaré à la presse : « Il a commis une
faute grave. Si j'étais en activité, je l'aurais sanctionné. Et
puis colonel, c'est beaucoup pour lui. Ce n'est pas tout le
monde qui fmit au grade de général.» Surtout lorsqu'on a
toujours clamé haut et fort sa haine des transfuges !
Après sa radiation, Boukhari a été nommé directeur
de recherches au ministère de la Justice. La proposition de
1' envoyer en France, en qualité de consul à Evry, a été
rejetée à la dernière minute, de crainte qu'il ne profite de
sa présence à 1' étranger pour dénoncer la mafia et révéler
ses crimes à l'opinion publique jntemationale.

Seuls les officiers protégés par la mafia ne sont pas


menacés de radiation. C'est le cas du colonel Sadek, chef
de la sécurité présidentielle. Bien que 1' ordre de le radier
ait été donné par le président Bouteflika à son retour d'un
voyage au Vietnam, il ne sera jamais inquiété. Au
116 La mafia des généraux

contraire. ll fut promu général et nommé chef-adjoint dans


une région militaire. Et dire qu'un chef d'État est constitu-
tionnellement le chef suprême des forces armées. Ses
ordres sont superbement ignorés par le clan des généraux
mafieux, qui n'en fait qu'à sa guise.
6. Octobre 1988 :
la grande manipulation

Fini le temps du PAP, le Programme anti-pénuries,


lancé par Chadli dès son arrivée au pouvoir. C'était la clé
de 1'ouverture des portes à la corruption et aux 10 et 20 %
de commissions sur tout marché conclu avec les opérateurs
algériens.
Fini le temps de l'allocation touristique et du dinar
qui valait un franc et quatre-vingts centimes. C'était la
ruée vers l'étranger, sans qu'un seul touriste algérien
cherche à s'installer définitivement en France ou ailleurs.
Qui aurait osé, à 1' époque, quitter 1'Eldorado algérien ?
Même si les apparatchiks du pouvoir, les membres du
comité central du FLN, les élus de l'Assemblée nationale et
les officiers supérieurs de l'armée jouissaient du privilège
de changer un mois de salaire pour partir en vacances à
l'étranger quand le simple citoyen n'avait droit qu'à mille
dinars, on fermait les yeux. Après tout, les Algériens ont des
familles nombreuses. On pouvait se pennettre de passer
quinze jours de vacances en France« chez la famille», ou
en Tunisie, les destinations préférées des Algériens, avec un
peu plus de dix mille francs, quand on était une famille
composée de six personnes. C'était la belle vie.
118 La mafia des généraux

Fini le temps des importations de véhicules touris-


tiques et du contre-remboursement. Le slogan « Pour une
vie meilleure», retenu pour le congrès extraordinaire du
FLN de juin 1980, a vécu. Le baril de pétrole, qui avait
atteint les quarante dollars, a connu une chute vertigineuse
en 1986. Le président Chadli, qui s'enorgueillissait d'une
Algérie à 1' abri de la crise économique mondiale, a vite
fait de changer de discours. Il appelle, désormais, au « tra-
vail et [à] la rigueur pour assurer l'avenir».
Son Premier ministre Abdelhamid Bralrimi, dit « Ha-
mid la science», vient d'apporter les dernières retouches
à son œuvre historique : la restructuration des entreprises,
qui n'est en fait qu'une déstructuration. L'homme qui
chantait les louanges de sa politique destructrice en annon-
çant fièrement dans ses discours : « ce que nous avons
réalisé en une année n 'a pas été réalisé en douze ans »
coule aujourd'hui des jours heureux, à Londres, après
avoir plongé le pays dans le chaos économique. Il est
parmi les rares que le vent d'octobre 1988 ait définitive-
ment emportés. Avant son départ d'Algérie, il expliquait
son échec par le phénomène des détournements des deniers
de l'État par les généraux et leurs sous-fifres. C'était le
fameux pavé des vingt-six milliards de dollars lancé un
jour à la face des étudiants de l'université d'Alger. Cette
fameuse affaire des vingt-six milliards fut un temps le sujet
de conversation préféré des Algériens. Plusieurs commis-
sions d'enquête furent chargées de faire toute la lumière
sur cette affaire. Mais les commissions d'enquête algé-
riennes sont toujours en panne d'électricité...

Après cinq années plutôt agréables, les Algériens


renouent donc de plus belle avec les pénuries, la crise du
logement, et découvrent le chômage, les déperditions sco-
laires, 1' exclusion et la marginalisation.
Octobre 1988: la grande manipulation 119

Les années d'embellie ont été l'occasion pour les


apparatchiks et les véreux de tous bords de s'enrichir très
vite. Cet enrichissement illicite est le fruit de l'affairisme,
de 1' activité parasitaire, de la corruption érigée en système
et du népotisme. Il a ouvert la voie aux passe-droits, aux
malversations et a précipité la déliquescence de l'État.
Les Algériens, lésés et victimes d'une politique fon-
dée sur l'injustice et le mépris, multiplient les cris de
détresse à l'adresse des gouvernants. Mais ces amateurs de
pêche sous-marine, à l'instar de Chadli, ne peuvent rien
entendre. Des manifestations de colère sont signalées de
temps à autre. À la Casbah d'Alger en 1985, à Oum El
Bouaghi, à Sétif, à Constantine et dans d'autres villes du
pays, en 1986. Chaque fois, le pouvoir répond par une
féroce répression et les manifestants sont accusés« d' intel-
ligence avec des forces étrangères dont le dessein n'est
autre que de déstabiliser l'Algérie et sa révolution». C'est
toujours la même rengaine : « le complot ourdi par les
ennemis de l' intérieur et de l'étranger». Le silence des
gouvernants est interprété comme du mépris par le peuple.
C'est la hogra.
Pour dénoncer ce mépris, les Algériens ont d'abord
transformé les gradins des stades de football en de véri-
tables tribunes politiques où ils déversent leur courroux
contre le pouvoir. Des chansonnettes sont composées pour
chaque événement. Chadli, son épouse Halima, et Messaa-
dia, le responsable du FLN, en prennent pour leur grade à
chaque grande rencontre. Ils sont vilipendés par des mil-
liers de supporters des clubs sportifs les plus populaires.
Des grèves sont déclenchées un peu partout. Les
blagues les plus loufoques circulent dans les milieux popu-
laires. Entre le peuple et ses gouvernants, la rupture
commence à se dessiner.
Autour de Chadli, dans les cercles du pouvoir, la
120 La mafia des généraux

guerre des clans fait rage. Les réformateurs contre les


conservateurs. Les caciques contre les jeunes. Et encore et
toujours, les officiers de 1' ALN contre les transfuges de
l'armée française.
Après cinq années (1979-1983) d'un premier mandat
marqué par d'inlassables efforts ~our comprendre le fonc-
tionnement des rouages de l'Etat et la gestion d'un
immense pays, riche et en plein développement, Chadli
n'arrive plus à suivre. Les premiers temps, il a beaucoup
écouté. Il a essayé de jouer le rôle de décisionnaire, mais
rien n'y a fait.« Chadli n' avait ni l'étoffe d'un chef d'État,
ni les capacités intellectuelles pour diriger un pays », dit
l'un de ses anciens ministres. Il a fmi par s'isoler en délé-
guant ses pouvoirs à ses proches collaborateurs et à ses
ministres. Dès le début de son second mandat, il s'est
coupé de ses ministres, du FLN dont il est le secrétaire
général, et des réalités du pays.
Enfermé dans sa tour d'ivoire, il s'est adonné à la
chasse, la pêche sous-marine, le tennis et à ses jeux de
société favoris : la belote et les dominos. À tout ministre
qui lui présentait un dossier compliqué, il répondait : « Tu
es responsable. Je t'ai donné les pleins pouvoirs dans ton
secteur. Prends la décision que tu juges utile. » Les clans
qui gravitent autour de lui s'en donnent à cœur joie. Ils
décident ce qu'ils veulent tout en réglant leurs comptes
entre eux.
Ces clans se partagent les nominations des ministres,
des ambassadeurs, des walis, des directeurs d'entreprises
publiques et de tous les cadres de l'administration.
Les deux hommes clés de cette guerre sournoise sont
Larbi Belkheir et Mouloud Hamrouche. Ils sont les plus
proches du président. L'un est son directeur de cabinet,
l'autre est secrétaire général de la présidence de la Répu-
blique. Chadli leur a délégué tous ses pouvoirs.
Octobre 1988: la grande manipulation 121

Larbi Belkheir, ayant eu à occuper les fonctions de


coordinateur des services de sécurité au début du premier
mandat de Chadli, a acquis un certain ascendant sur beau~
coup de chefs militaires. Il bénéficie aussi de la confiance
et de la complicité des anciens de 1' armée française. Son
clan. Il joue alors un rôle primordial dans leur prise de
pouvoir à la tête des directions sensibles de l'institution
militaire. Le poste de coordinateur des services de sécurité
sera occupé, par la suite, par un autre transfuge de 1' année
française, Benabbes Gheziel, au moment où Larbi Belkheir
sera appelé, en 1980, à succéder à Benhabyles au Secréta-
riat général de la présidence de la République. En 1986,
lorsqu' il est nommé directeur de cabinet du président de
la République, il laisse ce poste à Mouloud Hamrouche.
Larbi Belkheir et Benabbes Gheziel font preuve d'une dis-
cipline sans faille et manifestent une loyauté totale à la
personne du président. À leur tour, ils désignent à tous les
niveaux de responsabilité des hommes qui font preuve à
leur égard de fidélité et de soumission.
En 1988, ce clan tient pratiquement sous sa coupe les
ministères de l'Information, de l'Intérieur, de l'Énergie et
surtout celui de la Défense nationale, où le général Musta-
pha Cheloufi prend le poste de secrétaire général. Ancien
de 1' armée française, marié à une Allemande, ce qui
devrait, au regard des lois algériennes, lui interdire l'accès
à pareille fonction, il servira plus tard d' instrument effi-
cace pour dégommer de nombreux officiers issus de
l'ALN.

Le clan de Mouloud Hamrouche procède autrement.


Son parrain, qui a connu lui aussi une ascension-éclair, a
de l'ambition. Ancien sous-lieutenant de la gendarmerie
sous les ordres du colonel Bencherif, il a rejoint les ser-
vices du protocole de la présidence à 1' époque de Houari
122 La mafia des généraux

Boumediene, en succédant à leur tête à Abdelmadjid Alla-


boum. Il gardera ce poste jusqu'en janvier 1984, date de
sa nomination comme secrétaire général du gouvernement,
en attendant sa promotion au poste de secrétaire général
de la présidence en 1986. Auprès des militaires, Ham-
rouche fait valoir sa qualité d'ancien moudjahid ayant
rejoint le maquis à l'âge de quatorze ans, en 1958. Cepen-
dant, ceux qui l'ont connu durant les années de la lutte
année jurent qu'il n'a pas tiré une seule cartouche. Après
avoir fréquenté un centre de formation professionnelle, il
a été envoyé en Irak, où il a suivi une formation dans une
académie militaire, jusqu'à l'indépendance de l' Algérie. À
son retour, il a trouvé quelques sympathisants qui lui prê-
taient une oreille attentive. Rien de plus.
C'est Hedi Khediri, patron de la police qui fait
alliance avec lui. Le ralliement de Khediri au clan Ham-
rouche s'explique par 1'ambition de 1'ancien patron de la
police, une ambition qu'il ne peut concrétiser avec les
militaires. Jugeant le clan Hamrouche faible, et comptant
peu d'hommes rompus aux manigances des coulisses, il
l'infiltre pour mieux imposer, par la suite, sa domination.
L'apport de Khediri à ce clan est en réalité insignifiant,
en comparaison avec la force de frappe du clan Belk:heir,
renforcé par l'arrivée du lieutenant-colonel Tewfik,
nommé chef du département de défense et de sécurité à la
présidence de la République, tandis que Benabbes Gheziel
est allé prendre le commandement de la gendarmerie.
Hamrouche installe un gouvernement parallèle, composé
de conseillers dont les bureaux se trouvent au siège de la
présidence. Ces conseillers, il les a soufflés à Larbi Belk-
heir, leur recruteur, qui ne leur accordait pas une impor-
tance comparable à celle attribuée aux ministres et aux
officiers supérieurs de l'armée.
Dans la guerre des clans, il est de coutume qu'on se
Octobre 1988: la grande manipulation 123

vole des pions de différentes manières. Ainsi, les conseillers


que récupère Hamrouche sont associés à ses manœuvres, et
se voient promettre des postes de ministre. Certains d'entre
eux, tout contents de travailler au siège de la présidence, le
sommet de l'État, se font un malin plaisir de frimer devant
épouse, voisins et amis. Il est normal qu'ils soient fidèles à
leur sponsor. À une époque, il est très à la mode de se présen-
ter comme hamrouchien. Ils sont tellement nombreux que
c'est même devenu un courant politique !
Autre exemple de récupération, celui du général Smai1
Lamari. En 1989, il est lieutenant-colonel quand le général
Betchine, sur «instructions venues d'en haut», le limoge
sans raison. Ce dernier n'a pas à l'époque le poids qu'il pos-
sède aujourd'hui. Il va se plaindre au clan Belkheir. Surpris
par la rapidité d'exécution de Betchine, les décideurs lui
demandent de revenir sur sa décision en tenant compte de la
période difficile que traverse Smai1, qui vient de perdre son
père. Quelque temps plus tard, Betchine est relancé et réagit
au quart de tour. Il va jusqu'à lui coller une étiquette d'agent
des services français. On fait appel à moi pour témoigner
contre Smail Je refuse, en allant dire à Betchine qu'il n'a pas
à m'utiliser dans les querelles des chefs. Smail est soumis à
une stricte surveillance de la part des services de sécurité
(écoutes téléphoniques, filature, surveillance du domicile,
etc.). Quelques jours plus tard, il est nommé inspecteur géné-
ral de la Direction de la sécurité de 1' armée, passée sous le
contrôle de Tewfik. Une année plus tard, vingt-quatre heures
après le départ à la retraite de Betchine, il est nommé directeur
du contre-espionnage au sein du nouveau Département des
renseignements et de la sécurité. Un poste qu'il continue
d'occuper à ce jour.

Les clans se jouent de tout le monde, y compris du


président de la République. Pris dans 1'étau formé par le
124 La mafia des généraux

duo Belkheir-Hamrouche, le président Chadli est confiné


à des tâches secondaires. L'un 1'occupe par des voyages à
l'étranger, lui donnant l'impression qu'il fmira par acqué-
rir une stature internationale semblable à celle de feu Bou-
mediene. L'autre lui prépare des fiches détaillées sur les
mauvais secteurs de 1' économie, dont les ministres sont
ciblés pour laisser la place aux poulains hamrouchiens.
Ces fiches donnent de Chadli, dans les différentes
conférences nationales ou en Conseil des ministres,
l'image d'un chef qui connaît tous les problèmes du pays
sur le bout des doigts.
En somme, les décisions du chef de l'État sont élaborées
par Belkheir et Hamrouche. Ils sont ses seuls interlocuteurs,
avec les responsables des services de sécurité, durant sa retraite
oranaise de trois mois et demi, de juin à septembre 1988.
Chadli aime se payer de longues vacances. Cette année-là, il a
acquis deux nouveaux bateaux et cassé un nombre incalculable
de voitures de grandes marques en s'adonnant à des rodéos
automobiles avec ses enfants et ses beaux-frères. C'est la belle
vie! Personne n'ose déranger « le roi fainéant». Même son
Premier ministre, Abdelhamid Brahimi, est hors jeu. Non seu-
lement ce dernier, s'accrochant à son fauteuil, a laissé passer
les deux remarùements ministériels de 1987 et 1988, alors qu'il
était en voyage à 1'étranger, mais il n'arrive même pas à décro-
cher une audience auprès du président lorsque ce dernier est en
vacances à Oran. De toute façon, il ne peut pas le joindre par
téléphone. Marginalisé, ignoré et humilié, Abdelhamid Bra-
himi n'ose pas présenter sa démission. C'est dire à quel point
les responsables algériens tiennent à leurs postes. Pas par
amour de l'Algérie, comme ils le prétendent. Juste pour le pou-
voir et les privilèges qu'il garantit.

C'est dans ce climat, marqué par l'isolement du chef


de 1'État qui se pavane sur les plages de la côte oranaise,
Octobre 1988: la grande manipulation 125

et au milieu d'une guerre impitoyable entre les clans au


détriment des intérêts du pays, que se mettent en place les
ingrédients des événements du 5 octobre 1988.
De retour de ses longues vacances, le président
Chadli, reposé et bronzé, la mine radieuse, va mettre le feu
aux poudres, le 18 septembre, par un discours qui étonne
tout le monde. Un discours prononcé devant mille deux
cents cadres représentant le FLN, les ministères, les walis,
les organisations de masse satellites du parti unique, etc.,
dont un grand nombre d'universitaires, qui applaudissent
à tout rompre «des paroles sorties de la bouche d'un
homme qui n'est jamais allé à l'école», commente un
ancien haut responsable. Des paroles qui vont plonger le
pays dans une décennie sanglante. Dans ce discours,
retransmis en différé par la télévision algérienne, Chadli
s'attaque au gouvernement dont il est le chef, au FLN dont
il est le secrétaire général, et au peuple, à qui il reproche
son silence et son manque de réaction. n 1' appelle à se
soulever. N'oublions pas que Chadli ne fait que répéter ce
qu'on lui dit de dire. Et puis le constat qu'il expose reflète
bien la situation d'un pays qui a souffert, trois mois durant,
d'une mystérieuse vague de pénuries touchant tous les pro-
duits de première nécessité.
Au lendemain de ce discours, ces pénuries se font
sentir de plus en plus cruellement et atteignent leur point
culminant. Le pain vient à manquer dans les boulangeries,
faute de farine et de semoule. Pourtant, les produits ne
manquent pas dans les stocks et dans les hangars des entre-
prises chargées de leur distribution. Des tonnes de semoule
pourrissent dans les hangars de la SEMPAC, la société
d'État qui détient le monopole de la fabrication et de la
distribution de ce produit.
Qui n'a pas vu les jeunes de Bab El Oued brandir des
chaussures de marque « Stan Smith », après avoir saccagé
126 La mafia des généraux

le Monoprix du quartier? Qui n'a pas vu des jeunes bran-


dir, à Annaba, un sac de farine vide en guise de drapeau
après avoir vidé le hangar de la SEMPAC de son contenu ?
Qui n'a pas vu de jeunes enfants courir tout heureux avec
des boîtes de ·tomate en conserve une fois l'assaut donné
au souk el fellah de Ruisseau à Alger ? Mais il fallait affa-
mer le peuple pour l' inciter à manifester.
En cette rentrée sociale 1988, la situation est grave.
Des grèves sont déclenchées un peu partout à travers les
pays. La zone industrielle de Rouiba, dans la banlieue est
d'Alger, est la plus touchée par ces grèves pilotées par un
syndicat acquis aux militants du PAGS (Parti d'avant-
garde socialiste, ex-Parti communiste algérien). Ces grèves
mettent à malles desseins des conspirateurs. Ce qui devait
déboucher sur des émeutes, pour marquer un tournant poli-
tique dans la vie du pays, risque de devenir un véritable
mouvement populaire encadré par des forces politiques
organisées et structurées. La grève des ouvriers de Rouiba
tend à se généraliser à l'ensemble du pays. Fortement pré-
sent dans les zones industrielles du pays, plus particulière-
ment au complexe sidérurgique d'El Hadjar, à Annaba, et
au port d'Alger, le PAGS risque de damer le pion aux
partisans d'un libéralisme douteux dont la finalité n'est
que le blanchiment de 1' argent des détenteurs du pouvoir.
La rumeur annonçant la grande manifestation pour le
5 octobre se fait de plus en plus insistante dans les quinze
jours qui précèdent. Elle circule dans les couloirs des
ministères et de la présidence, colportée par de hauts res-
ponsables.
Mieux encore, le bulletin de renseignements quoti-
diens élaboré par la DGSN rapporte une information venue
de Tebessa, à sept cents kilomètres d' Alger, selon laquelle
des manifestations vont se produire dans la capitale. Sur
les murs d'Alger même, on tague la date du 5 octobre et
Octobre 1988: la grande manipulation 127

on appelle à la manifestation. Dès le début de la semaine,


des signes avant-coureurs laissent présager que la ville va
vivre un moment chaud.
En ce matin du 5 octobre 1988, tout est prêt. En me
rendant à mon bureau, j'ai déposé mon voisin Brahim,
policier, devant le commissariat central de la police. En
cours de route, nous discutons de ce que va être cette jour-
née, et constatons, étonnés, 1'absence de policiers devant
les édifices publics. Pas de policiers non plus dans les rues,
alors que, d'habitude, un impressionnant dispositif est mis
en place pour la moindre manifestation, même la sortie
d' un stade de football. Aujourd' hui, il n'y a pas l' ombre
d'un uniforme dans les rues de la capitale. Pas de gen-
darme non plus. Les brigades de gendarmerie urbaines ont
été fermées depuis plusieurs mois, les casernes militaires
évacuées et remises à des organismes civils.
«Pas de militaires à Alger», ont décrété les déci-
deurs. Il leur a même été interdit de s'attabler en tenue
dans un salon de thé. « Pas de militaires à Alger » : tel
semble être le souhait de Halima Bendjedid, l'épouse du
président. Un souhait qui colle parfaitement avec les plans
de Hedi Khediri, dont 1' objectif n'est autre que de copier
le régime tunisien: établir en Algérie un État policier.
Pourtant, la veille, dans les quartiers de Bachadjarah
et de Bab El Oued, des échauffourées ont opposé les forces
de l'ordre à de jeunes manifestants. Selon les rapports des
agents de la SM, ces échauffourées ont été provoquées par
des a~ents de la police.
A partir de 10 heures du matin les premiers groupes
de manifestants prennent d'assaut les bureaux de kasma du
FLN, les grandes surfaces (galeries algériennes et souks el
fellah ), les commissariats de police, les agences de
voyages, notamment les bureaux de la compagnie Air
Algérie de la place Maurice-Audin, les sièges de quelques
128 La mafia des généraux

ministères situés dans les grandes artères de la ville. Des


slogans hostiles à Chadli et Cherif Messaadia sont scandés.
Des policiers sont arrêtés, désarmés et malmenés par les
manifestants. Des ministres fuient par les portes de service.
Ils sont humiliés devant leurs subordonnés. Ce qui devait
être une manifestation pacifique exprimant le ras-le-bol
d'un régime corrompu tourne à l'émeute.
À ceux qui soutiennent la thèse de la spontanéité, je
pose la question : comment peut-on soulever les popula·
tions de plusieurs villes du pays en même temps, avec les
mêmes slogans et en s'attaquant aux même cibles ?
Comment expliquer le calme de la Kabylie, si prompte à
la révolte, en de pareilles circonstances ? À moins que
cette région ne soit trop difficile à manipuler, et qu'« on»
ait eu peur que le mouvement, une fois lancé, ne risque
d'échapper aux mains de ses commanditaires.
Le peuple en avait assez de ce régime dictatorial et
corrompu. II ne lui fallait qu'une étincelle pour s'enflam-
mer. Les conspirateurs le savaient. Ils tablaient sur cette
grogne populaire pour mettre à exécution leur plan diabo·
lique, c'est-à-dire détourner la revendication populaire à
leur profit.
Les manifestations, pour aussi spontanées qu'elles
paraissent, ont été soigneusement préparées avec des
ingrédients fournis par certains sorciers du système. Ce ne
sont pas des hypothèses ou des histoires en 1' air. Ce sont
des faits réels consignés dans les rapports de situation éta-
blis par les officiers de la SM au niveau des wilayas. Ils
relatent les faits tels qu'ils se sont déroulés.
En ce jour du 5 octobre, dans les hautes sphères du
pouvoir, les ponts sont coupés. Des ministres, livrés à eux-
mêmes, racontent qu'ils n'ont pas pu entrer en contact
avec les instances dirigeantes. La présidence de la Répu-
blique ne renvoie aucun écho aux structures qui 1' infor-
Octobre 1988 : la grande manipulation 129

ment du déroulement des événements. A la Direction


générale de la Sûreté nationale, le patron de la police,
Mohammed Bouzbid, un homme de Khediri, fait le mort
au moment où ses éléments se font tabasser par les mani-
festants. Seul ordre donné en début de journée : ne pas
faire usage des armes à feu; pas même des tirs de som-
mation.
À la Délégation générale à la prévention et à la sécu-
rité, le général Lakehal Ayat semble isolé et démission-
naire depuis quelque temps. Il est vrai que, depuis la
restructuration de la Direction centrale de la Sécurité mili-
taire, il a concentré l'essentiel de ses activités sur la sécu-
rité extérieure, notamment les mouvements de libération
nationale, le terrorisme international et le contre-espion-
nage extérieur. La sécurité de l'armée relève désormais de
la DCSA, que commande le colonel Mohamed Betchine.
La police politique est confiée aux renseignements géné-
raux de la police que dirige Bouzbid.

Que se passe-t-il derrière les lambris du palais prési-


dentiel ? Dès 10 heures du matin, Chadli réunit dans son
bureau une cellule de crise rassemblant Larbi Belkheir,
directeur de cabinet, Mouloud Hamrouche, secrétaire
général, Hedi K.hediri, ministre de l'Intérieur, Abdelhamid
Brahimi, Premier ministre, et Mohammed Cherif Messaa-
dia, responsable du secrétariat permanent du FLN. Peu
après, le colonel Tewfik, chef du département des affaires
de défense et de sécurité, se joint à la cellule de crise, en
compagnie du secrétaire général du gouvernement,
Mohammed Mohammedi. La présence de ce dernier à une
réunion de si haute importance reste énigmatique, puisque
le Premier ministre est présent.
Proche de Hamrouche, qui le nommera plus tard
ministre de l'Intérieur dans son gouvernement, Moham-
130 La mafia des généraux

medi sera présent à toutes les réunions qui se tiendront à


la présidence entre le 5 et le 10 octobre, tandis que le
Premier ministre, lui, en sera exclu. Comme on le constate
à la lecture de ces noms, ce sont les clans antagonistes qui
se réunissent. Il est à remarquer également que le général
Lakehal Ayat, patron des services de sécurité, ne sera
jamais convié.
Lorsqu'il est décidé de contacter Abassi Madani et
Ali Belhadj pour occuper la rue et encadrer les manifesta-
tions, il est fait appel à Mohammed Betchine. En agissant
ainsi, la cellule de crise pense maîtriser la situation. Bet-
chine évoquera, douze ans plus tard, à travers les colonnes
de journaux appartenant à son groupe, « le plan Potemki-
ne », qui serait le nom de code du déclenchement des évé-
nements d'octobre.
Le 5 au soir, l'état de siège est décrété. Chadli fait
appel au général Nezzar, commandant des forces terrestres,
et le désigne pour diriger la manœuvre. ll a pour adjoint
Mohammed Betchine, et comme chef d'état-major
Mohammed Lamari. Hocine Benhadid est chef de 1' opéra-
tionnel. Le général-major Abdallah Belhouchet est margi-
nalisé.
Hedi Khediri insiste auprès des membres de la cellule
pour intervenir à la télévision, mais son discours du
8 octobre est un fiasco. « L'homme qui parle aux avions
ne saurait parler à un peuple en colère», ironise-t-on dans
les milieux officiels, en faisant allusion au détournement
d'un avion koweïtien par le Hezbollah libanais sur Alger
en avril 1988. Après un premier contact avec les pirates,
Hedi Khediri avait annoncé à la presse qu'il venait de par-
ler à l'avion !
Alger est quadrillée par des chefs d' unités opération-
nelles fidèles à Nezzar: Saïdi Abdelhamid et Fodhil Cherif
Brahim, Abdelmalek Bennaceur, neveu du général Guenaï-
Octobre 1988 : la grande manipulation 131

zia, et Kamel Abderrahmane, qui prend à Blida le relais de


Bougherara Sadek à la tête du bataillon arrivé de Djelfa.
La DGPS, qui s'était tenue à l'écart des opérations de
police, finit par s'impliquer. Des universitaires militants du
PAGS sont arrêtés. Ces militants, ou supposés tels, seront
interrogés à Bouzareah par le capitaine Abderrahmane
Benmerzouga, chef du centre opérationnel.
Deux jeunes lieutenants, Azzouz et Madjid, viennent
me dire leur indignation. Ils ont vu les lieutenants Musta-
pha et Ziad, qui agissaient sous des pseudonymes, torturer
des intellectuels, dont une femme, répondant au nom de
Baba Ahmed, remarquable de courage, qui a tenu tête à
ses tortionnaires. Alerté, le général Lakehal Ayat donne
1'ordre de libérer les détenus. Le capitaine Benmerzouga
est suspendu sur-le-champ de ses fonctions, bien qu'il ait
pris la précaution de faire signer à ses victimes des attesta-
tions selon lesquelles elles ont été bien traitées. Il échap-
pera aux sanctions, en profitant du limogeage du général
Lakehal Ayat quelques jours plus tard.
Cependant, la torture massive, unique dans les
annales, a eu pour cadre la caserne de Sidi Fredj, lieu de
regroupement des forces spéciales placées sous le
commandement du colonel Betchine. Cette caserne sera
transformée, quatre jours durant, en une véritable usine à
sévices. Dans ses Mémoires, le général-major Nezzar
admet que la torture y a été pratiquée sur les manifestants
d'octobre. Il reconnaît même la présence de Kaddour
Lahouel, beau-fils du président Chadli, en tenue de para-
chutiste.
Étrangement, il garde le silence sur le rôle qu'a joué
le général Betchine. Pourtant tout le monde sait que la
caserne de Sidi Fredj relevait de la compétence de la
DCSA dont il était le patron. Que ce dernier cherche à
nier, aujourd' hui, des faits honteux, c' est normal. Je
132 La mafia des généraux

comprends aussi le silence de Nezzar qui se garde de le


citer. Il ne veut pas entrer en conflit ouvert avec Betchine.
Entre chiens, on ne se mord pas. Le général Betchine a
pourtant torturé de ses mains de jeunes manifestants, les
faisant ramper sur le gravier, les pantalons retroussés jus-
qu'aux genoux. En plein délire, et hurlant comme un fou,
il a ordonné à deux de ses victimes de se sodomiser en
public, sous la menace d'une baïonnette : «Je suis un
ancien boxeur. Je fracasserai vos figures. Je baiserai vos
mères, fils de putes ! » rapportent, indignés, des officiers
qui ont assisté à ce terrible spectacle.

À Dely Brahim, des bruits courent sur des diver-


gences entre les chefs militaires. Un groupe de généraux,
des anciens officiers maquisards isolés, s'est réuni chez le
général Lakehal Ayat au siège de la DGPS, tandis que les
hommes de confiance de Chadli, dont Nezzar et Betchine,
se trouvent au siège de l'état-major à Aïn Naadja.
Les deux hommes parviennent à surmonter leurs
divergences, et se mettent d'accord pour sauver le régime.
Betchine, pourtant hostile aux transfuges de 1' armée colo-
niale, se met à leur service dès qu'ils lui offrent une petite
portion de pouvoir. Leurs intérêts passent avant toute autre
considération. Ils se font un devoir de mater 1'émeute. On
tire à balles réelles sur les manifestants. Qui a donné
1' ordre d' ouvrir le feu ?
Un sous-officier des équipes volantes de la DGPS
rapporte que, sur la place du l er Mai, il a entendu Nezzar
ordonner à un tankiste de tirer au canon sur la foule. Bet-
chine le contredit en souplesse en ordonnant aux militaires
de tirer à ras de terre avec leurs Kalachnikov. Ce témoi-
gnage, Betchine me le confirmera cinq ans plus tard en
expliquant : «Je ne voulais pas qu'il y ait des massacres.
J'ai demandé aux militaires d'user de tirs de sommations
Octobre 1988: la grande manipulation 133

en l'air et à ras de terre.» Quoi qu'il en soit, on a fmi par


dénombrer plus de cinq cents morts à Alger. Nezzar et
Mohammed Betchine les ont sur la conscience.
Le 9 octobre, Chadli convoque les sept membres titu-
laires du bureau politique du FLN. C'est une réunion res-
treinte, néanmoins ouverte à Larbi Belkheir et Hedi
Khediri. Que viennent-ils faire dans cette réunion à
laquelle ne sont pas conviés les membres suppléants du
bureau politique? Sont-ils là pour représenter leurs clans
respectifs et défendre leurs intérêts ? Au cours de cette
réunion, le général Benyelles, le premier à prendre la
parole, demande sans détour au président d'assumer l'en-
tière responsabilité de ce qui arrive au pays, et d'intervenir
à la télévision pour annoncer sa démission.
Devant la gravité de ses propos, certains membres du
bureau politique tentent de lui couper la parole, mais
Chadli l'invite à poursuivre. Benyelles va se retrouver tout
seul. A l'instigation d'un Messaadia, plus élogieux que
jamais envers Chadli, les autres prient le président de res-
ter aux commandes du pays. Le plan de déstabilisation
peut continuer.
7. Cosa Nostra

Une fois Pordre rétabli, au prix de cinq cents morts


et de milliers de blessés, dont des dizaines trament aujour-
d'hui des séquelles, le régime de Chadli renaît de ses
cendres. Des manifestations « spontanées » de soutien au
président, une spécialité algérienne, sont organisées dans
les grandes villes du pays et retransmises sur la chame
unique de télévision, juste après la diffusion de son dis-
cours, prononcé le 10 octobre, dans lequel il reconnaît
avoir donné l'ordre à l'armée de tirer sur les manifestants.
Le premier qui osera demander qu'on traduise Chadli,
Betchine et Nezzar devant un tribunal populaire pour leurs
méfaits sera traité «d'agent à la solde des services fran-
çais» et passera pour un« traître à la nation». Ces crimes
sont couverts, comme le veut l'usage, par la loi du silence.
Au lendemain des émeutes, les choses reprennent leur
cours normal. À cette différence près que la rue continue
de faire pression sur le pouvoir en protestant contre les
abus et les tortures dont ont été victimes les manifestants.
L'occasion est parfaite pour se débarrasser du général
Lakehal Ayat, en le transformant en bouc émissaire. Pour-
tant, ils sont des milliers à dénoncer les tortures perpétrées
dans les commissariats de police. Bouzbid, directeur géné-
136 La mafia des généraux

rai de la sûreté nationale et Khediri, ministre de 1'Intérieur,


son supérieur direct, sont épargnés. Le général Betchine,
qui s'est spécialement distingué, n'est nullement inquiété.
Autre tête jetée en pâture à la colère populaire, celle
du responsable du secrétariat permanent du FLN, Moham-
med Cherif Messaadia. Le président Chadli le convoque et
lui dit : « Si Mohanuned Cherif, les temps sont difficiles ;
tu es fatigué. Tu dois partir. » Sans se laisser désarmer,
Messaadia utilise le même registre hypocrite. « Non, mon-
sieur le Président, je suis toujours à tes côtés. Je ne te
laisserai pas seul dans cette mauvaise passe. Je suis tou-
jours prêt à me sacrifier pour la révolution. » Mais il ne
peut convaincre Chadli, qui a déjà pris la décision de sacri-
fier ce symbole des forces rétrogrades, et qui fmit par lui
lâcher : « Si Mohammed Cherif, le peuple ne t'aime pas.
Va te cacher pour quelque temps ».
Et Messaadia ira se cacher... jusqu'à ce jour de 2001 où
son cousin du bled, Abdelmalek Guenaïzia, 1'un des
membres du club des onze, le rappelle pour lui confier la
présidence du Sénat. Douze ans après les événements d'oc-
tobre, Messaadia est de nouveau le numéro deux du régime.

Au gouvernement, la valse des Premiers ministres


commence. Les premières années de la nouvelle ère, mar-
quée par le pluralisme politique, ils sont une demi-dou-
zaine à faire neuf petits mois et puis s'en vont. Seul
Ahmed Ouyahia, 1' homme des sales besognes, et Mokdad
Sifi, le plus grand menteur des chefs de gouvernement
devant l' éternel, passeront le cap d'une année d' exercice.
Mais c'est sur le plan politique qu'est enregistrée la
grande nouveauté. Soucieux de donner de l'Algérie
1' image d'un pays démocratique, le clan des généraux
déclare ouverte la foire aux cabotins de la politique. Pas
moins de soixante partis politiques déposent leur dossier
d'agrément au ministère de l' Intérieur.
Cosa Nostra 137

Chacun y va de son programme. De celui qui veut


faire de 1'Algérie un appendice de Bagdad, à celui qui pro-
met de transformer le désert algérien en Eldorado califor-
nien, en passant par un parti qui n'a pas trouvé mieux
comme appellation que « Parti Algérien de 1'Homme Capi-
tal». Allez comprendre quelque chose dans ce charabia.
Aux premières élections pluralistes pour le renouvellement
des assemblées communales et wilayales, l'équivalent des
municipales et cantonales en France, c'est l'anarchie.
Au poste de commandement installé à Dely Brahim,
nous suivons le déroulement du scrutin heure par heure. Les
rapports transmis par les officiers de sécurité des différentes
wilayas du pays font état d'innombrables dépassements
commis par les militants du Front islamique du salut. Dans
tel bureau, les listes des candidats des autres partis ont été
retirées pour ne laisser que celle du FIS. Dans tel autre, les
électeurs votent sous la surveillance des militants du FIS
armés d'épées et de barres de fer, et j'en passe. Nous avons
recensé que, dans plus de 60 % des bureaux de vote, le scru-
tin était entaché d'irrégularités. Le pouvoir donne l'impres-
sion d'être soumis à la déferlante du FIS.
Des rapports sont envoyés toutes les heures à la prési-
dence de la République et au chef du gouvernement, Mou-
loud Hamrouche. Ce dernier, en guerre contre Betchine,
ignore tout bonnement les services de sécurité et leurs acti-
vités. Alors que nous nous attendons à 1'annulation des
résultats dans les bureaux où des irrégularités ont été
signalées, Mohammedi, ministre de 1'Intérieur, confirme
dans la soirée la validité du scrutin.
Betchine est sur le point d'user de la force pour rappe-
ler le ministre à 1' ordre. Encouragé par Hamrouche,
Mohammedi va se plaindre chez le président de la Répu-
blique. Selon Larbi Belkheir, il raconte que Betchine l'au-
rait menacé de son fusil à laser.
138 La mafia des généraux

Qu'on ne se méprenne pas. Pour ces gens, il n'est pas


question de barrer la route aux islamistes ou de la leur
ouvrir. Leurs calculs sont tout autres. Chaque clan parie
sur un parti pour renforcer sa position. Chacun veut avoir
à sa solde un parti politique malléable et docile. Ben Bella,
à la tête du Mouvement pour la démocratie en Algérie, et
Aït Ahmed, du Front des forces socialistes, ne font pas
l'affaire. Le PAGS est de gauche, et ses militants sont des
intellectuels ; il est donc hors de question de traiter avec
eux. Saïd Saadi, quant à lui, appartient à une génération
qui doit encore attendre son heure.
Le multipartisme ne doit en aucun cas générer un
nouveau système et déclencher une ère d'alternance au
pouvoir. D'où cette loi inique adoptée par l'assemblée du
parti unique en juillet 1989, qui donne à une quinzaine de
citoyens le droit de se constituer en Association à caractère
politique, le mot « parti » étant encore inacceptable dans .
les mœurs des décideurs, chaque ACP bénéficiant d'une
généreuse subvention qu'elle peut dépenser sans aucun
contrôle. C'est la porte ouverte à la prolifération des partis
d'opposition, dont un certain nombre sera d'ailleurs créé
par les services de sécurité.
En fait, c'est une manière de répliquer à un groupe
de généraux, dont faisaient partie Liamine Zeroual, Lake-
hal Ayat et Hocine Benrnaalem, qui auraient planifié en ·
1986 un coup d'État« propre» contre Chadli.
La manœuvre consistait à présenter, au cinquième
congrès du FLN prévu pour 1988, trois candidats au poste
de secrétaire général, représentant chacun trois sensibilités
différentes au sein du FLN. Connaissant la frilosité de
Chadli dès qu'il est question de concurrence, les« conspi-
rateurs» pensaient qu'il renoncerait à se présenter aux
élections. Ils auraient pu, dès lors, confier les rênes du
pouvoir à un homme qui aurait l'envergure et 1'étoffe d'un
Casa Nostra 139

chef d'État, afin de mettre un terme aux querelles des clans


et s'imposer comme les seuls décisionnaires. Ainsi, les
clans qui empoisonnaient la vie politique du pays auraient
fini par se dissoudre, puisqu'ils ne devaient leur force qu'à
la faiblesse du chef de 1'État.
Le général Lakehal Ayat, dont les prérogatives
venaient d'être rongées par la restructuration de la Direction
de la sécurité militaire, avait donc présenté au président de
la République une étude lui conseillant de légaliser les partis
d'opposition clandestins : le Mouvement pour la démocratie
en Algérie de l'ancien président Ahmed Ben Bella, le Front
des forces socialistes de Hocine Aït Ahmed et le Parti
d'avant-garde socialiste de Sadek Hadjerès. Avec le FLN,
ils seraient quatre à se disputer le pouvoir. Argument
avancé : ces partis existent déjà, et ils possèdent une base
militante composée de nombreux cadres. Mais cette concep-
tion du multipartisme dérangeait ceux qui s'accrochaient au
pouvoir à tout prix. Elle leur faisait courir le risque de se
faire éjecter des centres de décision et, pourquoi pas, de
devoir rendre des comptes de leur gabegie. Si 1'un de ces
trois partis d'opposition venait à s'emparer du pouvoir en
toute légalité, ce qui ne faisait aucun doute, qu'adviendrait-
il de ces vautours, une fois le bouclier du FLN disparu ?
Quel alibi trouveraient-ils pour arrêter le processus électoral
ou remettre en cause le choix du peuple ?
Comme on vient de le voir, cette manœuvre a donc été
mise en échec par la Cosa Nostra algérienne, qui a mis le
pays en ébullition dès l' été 1988. Une ébullition constatée
par de nombreux observateurs étrangers en visite en Algérie,
dont certains ont suggéré à Chadli de mettre en place un mul-
tipartisme de façade. Un multipartisme à la tunisienne.
Au lendemain des événements d'octobre 1988, les
décideurs s'entre-déchirent sauvagement. La guerre des
clans fait rage. Hamrouchiens contre partisans de Belkheir.
140 La mafia des généraux

À l'intérieur des deux clans, existent aussi des sous-clans


qui échangent des coups pour le compte des deux grands.
Comme nous 1' avons vu précédemment, le clan Belkheir
sort le grand jeu en radiant de 1' année une dizaine de géné-
raux anciens maquisards.
Ces clans se font et se défont au gré des conjonctures
et des intérêts. Le général Betchine, homme de confiance
des proches de Chadli, se voit retirer la direction de la .
sécurité de l'année, qui est confiée au colonel Tewfik.
Mouloud Hamrouche est évincé pour avoir eu plus d'in-
fluence sur Chadli que les autres. Pour se débarrasser de
lui, le clan adverse, manœuvrant intelligemment, limoge
Kasdi Merbah et le remplace par Hamrouche à la tête de
l'exécutif. Du coup, le secrétaire général de la présidence
de la République, victime de ses propres manœuvres, est
éloigné du palais présidentiel. Ses adversaires lui feront la
guerre à travers le général Betchine. Ce dernier ne
comprend plus rien à ce qui se passe. «C'est un régime
vacillant», me confie-t-il un jour, avec un grand désap-
pointement dans la voix. Il tape du poing sur la table, en
signe d'impuissance, tout en munnurant : «Oui, c'est la
vérité et il n'y a rien à faire. » ll me semble qu'il avait
compris que les services de sécurité, qu'on venait de lui
confier, ne servaient plus à rien.
Peu rompu à 1' art du renseignement et aux coups bas,
le général Betchine a passé l'essentiel de sa carrière mili-
taire dans les unités de combat. Il a profité de sa vieille
amitié avec Tewfik, l'homme le plus proche de Chadli,
pour prendre le commandement de la 4e Région militaire.
En 1987, à la faveur de la restructuration de la Direction
centrale de la sécurité militaire, il a été placé à la tête de
la Direction centrale de la sécurité de 1' armée, qui n'était
qu'une division de la DCSM. Un an plus tard, la prophétie
que lui faisait le général Lakehal Ayat à Moretti, une sta-
Cosa Nostra 141

tion balnéaire située à vingt kilomètres à 1' ouest d'Alger,


se réalisait : « Doucement, Si Mohamed, ne vide pas la
DGPS de sa substance ; dans une année, tu vas la pren-
dre. » Mais, vingt-deux mois après sa désignation à la tête
des services de sécurité, Betchine est poussé vers la sortie
par une manœuvre qu'il n'a pas comprise. Voulant se
débarrasser définitivement de Mouloud Hamrouche, alors
chef du gouvernement et initiateur des réformes politiques
et économiques, le clan de la belle-famille remonte Bet-
chine contre celui qu'on considérait conune l'homme le
plus influent sur Chadli. Les rapports défavorables au chef
du gouvernement inondent le bureau du président. Mais
celui-ci reste imperturbable. On incite alors Betchine à
menacer de démissionner de son poste. Dans un premier
temps, les menaces verbales restent sans effet. Il pousse
alors le bluff jusqu'à rédiger une lettre de démission qu'il
prend soin de remettre à Larbi Belkheir, directeur de cabi-
net de Chadli. Ce dernier invite Betchine à « reconsidérer
sa position » (ignore-t-il le jeu de la belle-famille ?), puis
lui demande de la remettre en mains propres au président.
N'ayant pas réellement la volonté de démissionner,
Betchine ne souhaite pas voir sa lettre atterrir sur le bureau
de Chadli. Tout ce qu'il veut, c'est que Belkheir en parle
au président, pour attirer son attention sur le différend qui
1' oppose à Hamrouche. Plus tard, Betchine me dira : « Je
n'avais pas de problème avec Chadli. Je voulais qu'il choi-
sisse entre son chef de gouvernement et son chef des ser-
vices de sécurité. »C'est un mauvais calcul. «À l'époque,
Hamrouche avait habité le cerveau de Chadli», me
confiera Larbi Belkheir.
Contrairement aux attentes de Betchine, le directeur
de cabinet remet la lettre au président. Ce dernier ne se
fait pas prier pour ordonner à Khaled Nezzar de mettre le
patron des services de sécurité à la retraite. Nezzar ne pou-
142 La mafia des généraux

vait rêver d'une telle aubaine. Un autre ancien de l' ALN


épinglé à son tableau de chasse ! Il prend néanmoins le
soin d'informer Betchine de la décision du président. Bet~
chine joue alors sa dernière carte. Il appelle en urgence
Kaddour Lahouel, le beau~fils de Chadli, alors préfet de
Tipaza. Quelques heures plus tard, Kaddour Lahouel
débarque au siège de la DGDS à Dely Brahim. Après une
longue discussion dans le bureau de Betchine, les deux
hommes se rendent au siège de la présidence. À 18 h 15,
Betchine revient seul. Je suis le premier à qui il annonce
sa démission : « Hichem, tu détruis tout. Tu passes tout à
la broyeuse. Plus de projets, plus rien du tout. Je ne suis
plus le patron, ici. Je viens de donner ma démission. Tu
informes tous les cadres de la direction pour la cérémonie
de passation des consignes demain à 10 heures. C'est Tew~
fik qui me remplacera. Il viendra demain. »
Betchine, qui ne s'attendait pas à une fm pareille, en
voudra longtemps, et en veut, encore aujourd'hui, à Larbi
Belkheir et Khaled Nezzar. «Avec Smail, Larbi et Nezzar
sont mes pires ennemis, me dira-t-il plus tard. Il n 'y a
aucun doute. Je suis victime du clan de l'armée françai~
se.>> En vérité, Betchine, qui s'était acoquiné avec le clan
de la belle-famille, a fait les frais, comme tous les larbins,
du grand nettoyage entrepris dans 1'entourage de Chadli.
Ces individus, souvent sortis de nulle part, essayaient
de se faire une place parmi les premiers rôles à grands
coups de coude. Je pense par exemple à celui qui s'est
retrouvé avec le titre pompeux de conseiller du président
de la République à la communication, alors qu'il était
bagagiste dans une société de transports. Celui que cer-
taines mauvaises langues présentent comme un rabatteur
de filles de joie pour les nababs du régime avait acquis
assurance et puissance au point qu' il se permettait d'inter~
peller du doigt le général Benabbes Gheziel, et de lui lan-
Cosa Nostra 143

cer devant le journaliste d'un quotidien arabe paraissant à


Londres : «Tes fesses ont pris des rondeurs, toi ! » C'est
dire à quel niveau était tombé le pouvoir algérien.
Cette anecdote en dit long sur la nature des « hom-
mes » qui gravitaient autour du président de la Répu-
blique : un général acceptant sans broncher ce genre de
plaisanterie venant d'un individu que tout le monde quali-
fiait de « bâtard » !.. .
Avec le départ de Betchine, le clan des Bourokba, la
belle-famille de Chadli, a fini par comprendre que les
alliances avec les autres généraux étaient construites sur
du sable.
Toutefois, eux et leurs acolytes sont à mille lieues de
s'imaginer que les parrains n'hésiteraient pas une seule
seconde à sacrifier Chadli. Les « déserteurs » ont tous
souffert de la discrimination dont ils ont fait 1'objet de la
part des anciens de l' ALN. Ils ont tous un passé commun
trouble et honteux. Ils ont tous besoin de se refaire une
virginité et de consolider leurs positions. Comme à leur
habitude, ils ont mis au point une manipulation diabolique
pour parvenir à leurs fins.
La destitution de Chadli était programmée bien avant
les résultats des élections législatives. Seule une victoire
du FIS pouvait permettre une redistribution des cartes. Exit
les petits clans parasitaires, et place à une politique consen-
suelle entre des hommes qui ont été à la même école :
celle de l'armée coloniale.

Les élections législatives de juin 1991 ont été annu-


lées à la suite de la grève générale décrétée par le Front
islamique du salut. Cette grève, qui a fini par tourner à
l'émeute et à l'insurrection civile, s'est terminée par l'ar-
restation des leaders du FIS, Abbassi Madani et Ali
Belhadj, et d'autres membres de sa direction. Ces empri-
144 La mafia des généraux

sonnements sont un mobile suffisant pour que le FIS


décide de s'abstenir de participer aux nouvelles législatives
fixées au mois de décembre de la même année, et que le
nouveau Premier ministre, Sid Ahmed Ghazali, successeur
d'Hamrouche, promet «propres et honnêtes». Il est à
noter que ce dernier, alors ministre des Affaires étrangères,
a été désigné chef de l'exécutif alors qu'il se trouvait en
mission à l'étranger, ce qui signifie qu'on n'a même pas
pris la peine de le consulter.
Le boycott du FIS dérange les plans du cabinet noir.
Outre Abdelaziz Belkhadem, alors président de 1'Assem-
blée nationale et son acolyte, Mohammed Cherif Messaa-
dia, qui souftlent de multiples astuces aux nouveaux
dirigeants du parti islamiste pour déposer les candidatures
des détenus et les faire échapper à une condamnation cer-
taine, les décideurs vont jouer une carte inattendue : celle
d'un agent des services du général Tewftk ayant infiltré la
direction du FIS. Ali Soufi, un proche de Abdelaziz Khel-
laf, secrétaire général de la présidence de la République,
servira de contact entre Abdelkader Hachani et la prési-
dence de la République. Le FIS revient alors sur sa déci-
sion de boycott.
Le 24 décembre, veille des élections, pour bien s'as-
surer de la participation du FIS, Chadli déclare, dans une
conférence de presse, qu'il est prêt à cohabiter avec la pre-
mière force islamiste. C'est suffisant pour mobiliser les
forces démocratiques contre lui. Dès le premier tour, le
FIS remporte cent quatre-vingt-huit sièges.
Une telle victoire est un alibi suffisant pour mettre un
terme à l'expérience démocratique. Elle va permettre de
reprendre les choses en main, avec 1'appui des forces
démocratiques qui ne sauraient s'accommoder d'un gou-
vernement intégriste. Le cabinet noir a gagné son pari.
Fausser le jeu démocratique en Algérie. Favoriser le FIS
Cosa Nostra 145

pour mieux se retourner contre lui en jouant le rôle de


sauveteur et en mettant les partis démocratiques en posi-
tion de faiblesse.
Nezzar va pouvoir impunément s'autoproclamer
tuteur de tous les Algériens.
Le 26 décembre, dès la proclamation de la victoire du
FIS, on fait circuler chez tous les officiers une pétition par
laquelle ils demandent au président de ne pas organiser le
second tour des législatives. La ficelle est un peu grosse.
Des lieutenants, des capitaines, qui mêlent leur signature à
celle des généraux mafieux, c'est difficile à faire admettre.
Cela sent le coup tordu. L'initiative avorte. Nezzar préfère
prendre les choses en main personnellement. Il va harceler
régulièrement le président de la République, qui lui
accorde quatre audiences. Au cours des entretiens qu'il a
avec Chadli, le général Nezzar, parlant au nom de l'armée,
lui suggère de démissionner.
Il est déjà décidé qu' il n'y aura pas de second tour
des législatives. Les commissions de préparation des élec-
tions au niveau des wilayas ont vite fait de remarquer l'ab-
sence des représentants du DRS. En Algérie, les services
de renseignements participent de manière officielle à 1'or-
ganisation de toutes les élections. Sinon, comment pour-
raient-ils manipuler et placer leurs hommes ?
Le cabinet noir, que Nezzar qualifie de «groupe
d'étude du ministère de la Défense nationale 1 », planche
sur différents scénarios. En multipliant les rencontres avec
le président, Nezzar ne fait que le sonder. En hésitant,
Chadli leur complique les choses. Il ne semble pas décidé
à la démission.
C'est que sa belle-famille n'est pas prête à lâcher
prise. Le départ du président signifierait pour ce clan para-
sitaire la fin de ses privilèges. Il lui suggère de rester et de
1. Les Mémoires du général Kha/ed Nezzar, op. cit. , p. 246.
146 La mafza des généraux

faire alliance avec le FIS. Les 3 et 8 janvier, Chadli reçoit


Abdelkader Hachani, le nouveau leader du FIS, et lui
donne l'assurance de« respecter la volonté du peuple».
Les généraux passent alors à la vitesse supérieure. Ils
vont lui annoncer que plus de cinq cent mille militants du
FIS s'apprêtent à marcher sur El Mouradia, le siège de la
présidence de la République, afin de le destituer. Pour des
«raisons sécuritaires », ils lui demandent d'aller se réfu-
gier à Zera.lda. Là, il sera isolé et pris en main. Le temps
de chauffer les forces démocratiques qui commencent à
paniquer à la seule idée de l'instauration d'un pouvoir à
l'iranienne en Algérie. Et ce d'autant plus que l'un des
chefs intégristes donne un avant-goût de ce que serait le
régime islamiste en déclarant : « Les Algériens doivent se
préparer à changer leurs habitudes culinaires et vestimen-
taires. » Voilà de quoi vous donner froid dans le dos. Le
temps, aussi, d'avertir la Maison Blanche, l'Élysée, les
amis saoudiens, les pays du bassin méditerranéen et les
voisins tunisiens et marocains, que Chadli sera démis-
sionné« sans heurts». L'assurance que le président déchu
ne sera nullement inquiété est donnée par Nezzar en per-
sonne à François Mitterrand, lors d'une conversation télé-
phonique, contrairement aux allégations mensongères du
général, qui prétend n'avoir pas avisé le président français,
afin d'éloigner tout soupçon sur ses accointances avec
1' ancienne puissance coloniale.

Le 11 janvier au matin, Chadli apprend que des


blindés de 1' année sont positionnés dans Alger et sa péri-
phérie. Étonné par ce déploiement de forces, et soupçon-
nant un mauvais coup de ces généraux auxquels il a
décerné, il y a quelques mois à peine, de nouveaux galons,
il téléphone au commandant de la garde républicaine, le
général-major Dib Makhlouf, qui a consacré toute sa car-
rière dans 1' armée algérienne à ses affaires.
Cosa Nostra 147

De la construction de villas à Alger et à Souk Ahras,


sa ville natale, à l'achat et à la revente d'appareils électro-
ménagers, il faisait du business de bas étage, tout en se
constituant une petite fortune. «S'il était resté dans l'ar-
mée française, il n'aurait jamais été au-delà du grade d'ad-
judant», m'a dit un officier qui l'avait longtemps côtoyé.
« Je viens de limoger Khaled Nezzar et je t'ai nommé
ministre de la Défense à sa place. Tu vas au ministère et tu
donnes ordre aux troupes de rentrer dans les casernes», lui
dit Chadli. À peine a-t-il raccroché que Dib Makhlouf
informe Nezzar de la décision du président. La réponse est
nette : « Reste à ta place, nous arrivons dans un petit
moment.»
Une course contre la montre est engagée. Le cabinet
noir risque d'être pris de court. Bien qu'il n'ait pas encore
écrit la seconde partie de son scénario, intitulée « celui qui
remplacera Chadli», il passe à l'action. La première partie,
qui met en scène la« démission du président», est réalisée
dans la précipitation.
Le général Touati rédige à la hâte la lettre de démis-
sion de Chadli. De retour du Maroc, où il est allé rencon-
trer Boudiaf, Ali Haroun, qu'on présente comme le chef
de la loge des francs-maçons de 1'Algérie, est associé, pour
la forme, à sa rédaction. On fait vite appel à Benhabyles,
le président du Conseil constitutionnel, qui doit recevoir
cette lettre des mains de Chadli. Une équipe de techniciens
de la télévision est déjà sur place pour enregistrer 1'événe-
ment. Pas question de faire du direct.
Quelques heures plus tard, les généraux Mohammed
Lamari, K.haled Nezzar, Dib Makhlouf et Benabbes Ghe-
ziel font irruption dans le bureau du président de la Répu-
blique, coupé de ses gardes du corps. Ils usent de méthodes
de voyous pour contraindre Chadli à la démission.
Lamari lui lance, sur un ton menaçant : « Alors, tu
148 La mafia des généraux

veux nous livrer à la potence ? Tu t'entends avec Hachani


sans nous aviser ? » Eberlué, ne comprenant rien à ce qui
lui arrive, Chadli balbutie quelques mots incompréhen-
sibles. Lamari le prend par le revers de sa veste et le colle
contre le mur : « Tiens, c'est ta lettre de démission. Tu vas
la lire maintenant devant les caméras, sinon tu connaîtras
le même sort que Ceausescu. »
Cette scène qu'on croirait sortie d'un film, Makhlouf
Dib, tout fier, la raconte depuis, à qui veut l'entendre.
Ainsi, il se prend pour une personnalité historique qui a
démis le président de la République de ses fonctions. Et
de quelle manière!
Khaled Nezzar, en revanche, a omis cet épisode dans
ses Mémoires. Évidemment, il devait en donner une ver-
sion qui présente ces bandits comme des sauveurs de la
république. À le lire, on dirait de cette bande de mafieux :
« Tout le monde, il est beau. Tout le monde, il est gentil. »
Tonton Nezzar et ses frères d'armes ont sauvé r Algérie.
Merci!
8. Meurtre sur commande

Hommes de l'ombre, souffrant d'un déficit chronique


en matière grise, et guère courageux pour affronter le
peuple et la réalité, nos généraux ont toujours eu recours à
un paravent civil. Pourtant, de nombreux Algériens étaient
favorables à une prise en charge directe des affaires
publiques par l'année. Ce scénario aurait au moins eu le
mérite de clarifier les choses.
Le paravent dont ils ont besoin doit répondre à cer-
tains critères : être analphabète, inculte, apolitique et mani-
pulable. C' est-à-dire un homme qui ne saura jamais
prendre une décision sans en référer à ses sponsors. En
somme, un Chadli bis.
Cependant, la conjoncture ne permettait pas au cabi-
net noir de puiser dans son vivier de militaires retraités, ni
dans le sérail politique qui était à sa solde. Le divorce entre
le peuple et le pouvoir était consommé depuis octobre
1988. Aucun homme ayant appartenu de près ou de loin à
ce système honni et rejeté par le peuple ne pouvait faire
l'affaire.
C'est ainsi que l' idée de faire appel à un nom histo-
rique de la révolution pour sauver les meubles a germé
dans le cerveau des parrains. Mais qui accepterait de servir
150 La mafia des généraux

de pantin entre les mains d'anciens sous-officiers de 1' ar-


mée coloniale ?
Deux candidats potentiels émergent du lot : Hocine
Ait Ahmed et Ben Bella. Deux hommes présents sur la
scène à la tête de deux mouvements d'opposition, le FFS
et le :MDA.
C'est le général Touati, «El Mokh », qui vend l'idée
de contacter Hocine Aït Ahmed, vieux militant nationa-
liste, membre fondateur du FLN qui a déclenché la révolu-
tion de novembre 1954, opposant au système depuis
l'indépendance du pays, leader du plus vieux parti d'oppo-
sition. «Et, en plus il est kabyle», leur aurait souffié
Touati. Alternance politique plus alternance régionaliste :
un cocktail idéal.
Aït Ahmed est approché deux fois par Nezzar entre
les deux tours des législatives, mais il ne cède pas aux
propositions du cabinet noir. Le général Touati tente à son
tour de le convaincre en se déplaçant à deux reprises à
Genève.
Ait Ahmed décline l'offre, non parce qu'il tenait à
voir le FIS s'emparer du pouvoir, mais, selon certains de
ses proches, parce qu'il avait compris les intentions des
décideurs. D'autres affirment que Ait Ahmed, en bon
démocrate, se voyait mal parachuté à la tête de l'État par
un groupe de généraux. Il aurait ainsi agi en contradiction
avec ce qu'il avait dénoncé sa vie durant. En un mot, «le
vieux lion refusait de se faire manipuler par des rats
d'égout», selon le commentaire d'un militant de base.
Ben Bella est également sondé par Khaled Nezzar.
Mais il n'inspire pas confiance aux décideurs.
L'un des participants à l'assemblée au cours de
laquelle il fut procédé à la désignation de Boudiaf résume
les débats : la réunion devait regrouper les membres du
Haut Conseil de sécurité, désignés selon la Constitution.
Meurtre sur commande 151

Étaient présents, Sid Ahmed Ghozali, chef du gouverne-


ment, Larbi Belkheir, ministre de l'Intérieur, Khaled Nez-
zar, ministre de la Défense, Benkhelil, ministre de la
Justice, Mohamed Teguia, président de la Cour suprême et
un invité surprise, Ali Haroun, président de l' Observatoire
national des droits de l'homme, qui n'avait aucun titre
pour assister à cette réunion. Nezzar explique sa présence
par « sa participation active au règlement de la crise et sa
qualité de juriste 1 ».Mais notre général, qui veut se mon-
trer légaliste jusqu' au bout des ongles, oublie-t-il que cette
présence était anticonstitutionnelle ? De quel droit peut-il
fouler aux pieds la Constitution en cautionnant la présence
d'un intrus? En vérité, Ali Haroun était là dans un but
précis : faire passer le scénario du cabinet noir aux autres
membres du HCE, notamment, à Ghozali, Benkhelil et
Teguia.
Un nouvel élément s'ajoute à la« démission» du pré-
sident de la République : la fm du mandat de l'Assemblée
nationale. Une manière d'éviter l'organisation d'une prési-
dentielle dans les quarante-cinq jours qui suivent le départ
du chef de 1'État. Abdelaziz Belkhadem, président de 1'As-
semblée nationale, marche dans la combine. Il en sera
récompensé quelques années plus tard, en revenant en
force sur la scène politique avec un poste de ministre
d'État, ministre des Affaires étrangères. Quel paradoxe
pour ces généraux« démocrates, républicains et anti-inté-
gristes »qui se font représenter à l'étranger par un« barbé-
félène », qualificatif désignant le courant islamiste du
FLN.
En annonçant la vacation du pouvoir, Nezzar invite
les participants à proposer des solutions. La première déci-
sion - créer un directoire de cinq personnalités - étant
entérinée, il reste à désigner de qui il s'agira. D'ailleurs,
pourquoi cinq ? Allez le demander à Nezzar !
1. Les Mémoires du général Khaled Nezzar, op. ctt., p. 236.
152 La mafia des généraux

Le ministre de la Défense (Khaled Nezzar, puisqu'il


faut un membre du cabinet noir pour contrôler de près tout
ce beau monde), un représentant des moudjahidine (Ali
Kafi, secrétaire général de l'Organisation nationale des
moudjahidine), une personnalité religieuse (Tedjini Rad-
dam, recteur de la mosquée de Paris). Là encore, pourquoi
lui, et pas le président du Haut Conseil islamique, par
exemple ? Le quatrième larron sera un représentant des
droits de l'homme, Ali Haroun, comme par hasard. Enfin
le cinquième homme, qui doit présider ce Haut Comité
d'État. Et c'est sur le choix de cette personnalité que le
débat s'anime.
Nezzar aurait proposé Ahmed Taleb El Ibrahimi. Sid
Ahmed Ghozali s'y serait opposé : « Ah non ! Surtout pas
lui. C'est un imam en costume cravate.» Nezzar, lui
demande alors d'avancer un nom. Ghozali aurait proposé
Ben Bella. Ali Haroun serait intervenu : « Avec ce revan-
chard, nous serons tous envoyés à la potence. » Sur ce, il
sort le nom swprise de sa poche : « Et si on faisait appel
à Boudiaf? » Le téléphone retentit. Boudiaf est au bout du
fil. Il annonce son arrivée pour le lendemain. Quel beau
scénario!
Il faut dire qu'avant de réunir le HCE le cabinet noir
avait tenu ses assises. Il avait demandé les services d'un
auxiliaire, Ali Haroun, le chargeant d'entrer en contact
avec Boudiaf. Comment était venue l'idée de Boudiaf?
Certaines sources affirment que c'est Ali Harûlm qui l'au-
rait eue. Comment? Pourquoi? C'est à lui de nous le dire.
Tout ce que je sais, c'est que le 9 janvier, Ali Haroun
appelle le fils de Boudiaf, Nacer, à son bureau de l'ONDH.
Après avoir pris des nouvelles de sa famille, attention tota-
lement inhabituelle de sa ,Part, il lui demande si son père
pourrait lui téléphoner. Etonné, Nacer lui dit : «Vous
savez, mon père n'est pas du genre à appeler les gens du
Meurtre sur commande 153

pouvoir. Si vous voulez lui parler, vous n'avez qu'à l'ap-


peler vous-même. » En donnant son numéro de téléphone,
il était loin de soupçonner que Si Tayeb El Watani (son
nom de guerre), disparu de la mémoire des Algériens après
trente-quatre ans d'exil, allait revenir au pays par la grande
porte. Mais Ali Haroun n'ose pas entrer directement en
contact avec l'exilé de Kenitra. Nacer accepte alors d'ap-
peler son père de chez Ali Haroun pour le mettre en rela-
tion avec lui.
Dans ses Mémoires, Nezzar se trahit encore une fois
en parlant d'une réunion au cours de laquelle Boudiaf,
contacté par téléphone, avait décliné leur offre. « Le géné-
ral Tewfik insista devant les compagnons pour que l'on ne
désespérât pas de le faire changer d'avis 1• » On était le
11 janvier, jour de la déposition de Chadli.
Qui sont-ils ces compagnons dont parle Nezzar? Que
vient faire Tewfik dans la désignation de Boudiaf? N'est
ce pas là une preuve supplémentaire, s'il en fallait encore,
de l' existence d'un cabinet noir ?
Effectivement, Tewftk, le spécialiste de la manipula-
tion, réussit à convaincre Boudiaf, en lui envoyant Ali
Haroun, et en le faisant venir secrètement en Algérie le
12 janvier, pour une nuit. Hassan II parachève l'entreprise
de charme et convainc Boudiaf de prendre les commandes
de l'Algérie. Une occasion rêvée pour le souverain maro-
cain de régler le problème du Sahara occidental.
En fin de parcours, c' est le général Smai1 qui ramè-
nera le vieux leader du Parti de la révolution socialiste de
son exil marocain.
En une semaine, l'affaire est bouclée. Le 16 janvier
1992, Boudiaf arrive à l'aéroport d'Alger. Il se voit tendre
un bout de papier sur lequel est écrit un discours dont il
n' a pas la moindre idée. Un avant-goût de ce que va être

1. Les Mémoires du général Khaled Nezzar, op. cit., p. 237.


154 La mafia des généraux

son rôle entre les mains des généraux. En vieux routier de


la politique, il plie le papier, le met dans sa poche et impro-
vise un discours simple avec la spontanéité des patriotes
sincères.

Pourquoi Boudiaf, puisque les décideurs voulaient un


homme analphabète, inculte et apolitique ? Si Tayeb El
Watani ne répond à aucun de ces critères. Mais il est
affligé d'un lourd handicap dont ils vont tirer grand profit:
sa méconnaissance de la réalité algérienne après tant d'an-
nées d'exil. Il ignore tout de la nature du pouvoir algérien..
Il ne sait pas qu'il va avoir affaire à des mafieux qui n'hé-
siteront pas à le liquider. Il est le premier à dénoncer la
mafia politico-fmancière. Mais il ne sait pas qu'il vise
ceux là mêmes qui l'ont tiré de son exil pour l'installer au
palais présidentiel. Un palais qu'il trouve vide. Il n'y avait
pas un seul papier, pas un dossier laissé par son prédé-
cesseur.
Il s'entoure d'une équipe de conseillers qui vivaient,
eux aussi en exil, coupés des réalités algériennes. Comme
directeur de cabinet, il désigne son beau-frère, Amine
Abderrahmane, qui n'a aucune expérience dans ce
domaine. Quant aux quatre autres membres du Haut
Comité d'État, ils ne lui seront d'aucun secours.
Tedjini Heddam arrive de Paris et n'a plus fréquenté
les hautes sphères du pouvoir depuis son départ du gouver-
nement, dans les années 70, où il occupait le poste de
ministre de la Santé. Après quelques années passées en
Tunisie comme ambassadeur, il a repris ses activités de
chirurgien en cardiologie à l'hôpital Mustapha d'Alger.
Ali Kati ne connaît pas mieux que Boudiaf le fonc-
tionnement de la présidence de la République. Même les
généraux qui l'ont amené à cette fonction, il les connaît
mal. Du temps où il était colonel de l'ALN, eux étaient
Meurtre sur commande 155

encore sergents dans les rangs de l'armée française.« Cer-


tains, comme Tewfik et Smai1, jouaient encore aux bil-
les. »
Ali Haroun est un sous-traitant de la mafia. Il a joué
le rôle qui lui était confié : contacter Boudiaf et se retrou-
ver dans la plus haute instance dirigeante du pays. Même
si cette structure n' est qu'une coquille vide, il n'empêche
que, pour la galerie, il est un« haut responsable». Cela lui
suffit amplement. Et sait-on jamais, cela peut ouvrir de
nouveaux horizons à un homme avide de pouvoir.
Khaled Nezzar, le grand parrain, est le véritable
détenteur du pouvoir avec ses acolytes de l'ombre. Ce
n'est pas sur lui que pourrait compter Boudiaf pour réfor-
mer le système et débarrasser le pays de la mafia qui
1' étrangle.
Que peut faire Boudiaf, dans ces conditions ? Rien
d'autre que s'encombrer davantage d'opportunistes de tout
poil.
Le Rassemblement populaire national qu'il met en
place voit affluer une horde de fourbes en tous genres. Dès
sa disparition, ceux qui ont été les premiers à se déclarer
partisans de ce rassemblement seront aussi les premiers à
le déserter.
Que reste-t-il, aujourd'hui, de ce RPN? Qu'ont-ils
fait, ceux qui se disaient « boudiafistes », lorsqu'on a mis
sous leurs yeux les preuves de l'implication de la mafia
des généraux dans son assassinat ? La sourde oreille. « À
quoi bon entrer en conflit avec des généraux puissants et
véritables maîtres du pays ? » Que pourrait leur offrir Bou-
diaf du fond de sa tombe ? Qui s'occupe des morts dans
un pays livré à la corruption et aux passe-droits ?

Intronisé président du Haut Comité d'État, Moham-


med Boudiaf est, d'entrée, dépouillé des prérogatives que
156 La mafia des généraux

confère la Constitution au chef de l'État. Le décret de l'état


d'urgence confère le pouvoir au ministre de l'Intérieur
(Larbi Belkheir) de donner ordre à l'armée, par le truche-
ment du wali, de se déployer dans les villes en cas de
troubles. Ne connaissant pas les chefs militaires, Boudiaf
ne peut procéder à un quelconque changement dans la hié-
rarchie de la «grande muette». Tout ce que peut faire le
nouveau président, c'est donner sa bénédiction à l' ouver-
ture des centres de concentration, dans le Sud, où seront
parqués plus d' une dizaine de milliers d'Algériens. Du
militant pur et dur du FIS, au simple citoyen qui, sur
dénonciation du voisin, s'est trouvé mêlé à des gens avec
qui il n'avait rien de commun.
Boudiaf, qui se plaignait de la dureté des conditions
de vie dans cette région, où il était assigné à résidence
sous le «règne» de Ben Bella, dit qu'il n'a pas d'états
d'âme à envoyer des milliers d'Algériens sous le soleil de
plomb du Sud. Ignorant tout de la réalité algérienne, il ne
fait que cautionner les décisions de ceux qui lui ont déroulé
le tapis rouge à son arrivée.
Au fil des jours, en vieux routier de la politique, il
découvre les rouages du système et ses hommes. n
commence à prendre certaines libertés et à s'entourer de
ses plus proches fidèles. Des fidèles qui, malheureusement,
sont eux aussi en décalage avec la réalité algérienne, car
ils vivaient tous à l'étranger, ce qui fait l'affaire des géné-
raux. Ces derniers n'arrêtent pas de le harceler et d'épier
tous ses mouvements. n va sans dire que de nombreuses
personnalités, écartées par les généraux, demandent à ren-
contrer Boudiaf. Il les écoute volontiers. Parmi ces person-
nalités, un ancien officier des services de sécurité qui
répond au pseudonyme de Kamel. Ce dernier le met au
courant d'un certain nombre d'affaires et lui recommande
quelques noms d'officiers des services dignes de
confiance, dont le commandant Mourad.
Meurtre sur commande 157

Les écoutes téléphoniques et les perquisitions secrètes


au siège de la présidence sont parmi les opérations princi-
pales que doit mener le colonel Smaïl Lamari. « Il est
imprévisible. Il faut le surveiller de près», ne cesse de
répéter le général Tewflk, lors des réunions nocturnes qui
se tiennent au complexe militaire touristique de Sidi Fredj.

Le discours de Boudiaf devient de plus en plus aga-


çant pour le cabinet noir. Il esquisse les grandes lignes
d'une politique de lutte contre la corruption. Pour la pre-
mière fois, le chef de 1'État dénonce publiquement la mafia
politico-financière. Sans être nommés, les généraux se sen-
tent visés. Ils dressent des barrages pour éviter autant que
possible une rencontre avec 1' ancien patron de la SM,
Kasdi Merbah, qui dirige un parti d' opposition, le MAJD,
Mouvement algérien pour la justice et la démocratie, Majd
signifiant« gloire» en arabe. Que Boudiaf s'entende avec
Merbah, et ce sont le général Benyelles et d' autres géné-
raux écartés qui risquent de renverser la situation.
Dans sa liberté de mouvement, Boudiaf va jusqu'à
limoger le général-major Mohamed Lamari. Grave erreur.
Il vient de toucher à 1'un des membres influents du club
des onze. Il est alors pris en charge par Nezzar et Tewftk.
L'un se montre disponible et à l'écoute du président, spé-
cialité des transfuges de 1' armée coloniale, afm de gagner
sa confiance. L'autre se montre sévère et intraitable, en
invoquant des mesures sécuritaires auxquelles il ne peut
déroger. Le général Tewflk va jusqu'à vouloir l'empêcher
de se rendre au Maroc, en visite privée, où Boudiaf doit
assister au mariage de l'un de ses fils, ce qui le fait sortir
de ses gonds. « En rentrant chez lui, le soir, il était rouge
de colère et répétait sans cesse : c'est qui ce Tewfik qui
veut m'empêcher de voyager?» m 'a raconté son fils,
Nacer.
158 La mafia des généraux

Boudiaf fmit par se rendre au Maroc, où il passe cinq


jours. Durant cette visite, il rencontre le roi Hassan Il
Selon des sources crédibles, le souverain marocain aurait
profité de 1'occasion pour montrer à son hôte quelques
dossiers, élaborés par ses services de renseignements, en
collaboration avec les services français et américains, sur
les chefs militaires algériens. Il lui aurait également
indiqué, preuves à l'appui, que le général Nezzar était à la
tête d'un gros trafic d'armes. Il utilisait un dénommé Hadj
Bettou comme homme lige pour vendre du matériel de
guerre au Polisario, alors qu'à cette époque, l'Algérie avait
cessé de fournir des armes au Front depuis plusieurs
années. ·
De retour à Alger, Boudiaf se souvient du comman·
dant Mourad dont lui a parlé Kamel. Ille charge de procé-
der à 1' arrestation de Hadj Bettou.
Ne connaissant pas le fonctionnement des services et
les impératifs d'une pareille opération, il lui demande de
le ramener «ligoté à la présidence». (D'autres sources
indiquent que c'est Mourad qui lui avait parlé de Hadj
Bettou avant son voyage au Maroc.) Le commandant Mou-
rad avait déjà le nom de Bettou sur sa liste d'éléments
suspects depuis qu'il était en poste à Dakar. Il mène l'opé-
ration sans difficulté, avec l'appui de la gendarmerie natio-
nale, dans 1'extrême sud du pays. À peine arrêté, Hadj
Bettou est pris en charge par le général Benabbes Gheziel,
commandant de la gendarmerie. Pour camoufler 1' affaire,
Bettou est traduit devant le tribunal militaire qui retient
contre lui le délit de port d'arme illégal ! Il écopera de huit
mois de prison.
L'épisode Bettou, que certains observateurs très
proches des arcanes du pouvoir algérien, lient à 1' assassi-
nat de Boudiaf, N ezzar le présente dans ses Mémoires
comme une banale affaire de « découverte d'une énorme
Meurtre sur commande 159

quantité de produits alimentaires et autres stocks dans des


hangars appartenant à Hadj Bettou 1 ». En fin de compte,
« la marchandise entreposée appartenait à différents
commerçants de la région 2 ». Nezzar conclut qu'on n'a
trouvé que deux Kalachnikov que « Hadj Bettou avait
acquises pour assurer sa sécurité et celle de ses camions,
la région étant infestée de bandits nigériens et maliens... »
L'affaire Bettou n'est pas aussi banale que veut nous
le faire croire Nezzar. Sinon, comment expliquer sa traduc-
tion devant un tribunal militaire, alors qu'à son arrestation,
il était livré à une juridiction civile ? Pourquoi le tribunal
de Tamanrasset, compétent territorialement, ne s'est-il pas
saisi de cette affaire? Comment expliquer l'assassinat,
quelques jours plus tard, du commandant Mourad, puis
celui des deux officiers qui l'assistaient?
Seule une enquête internationale sur le meurtre de
Mohammed Boudiaf pourra définitivement éclaircir cette
affaire.
Bien sftr, celle-ci n'est pas l'unique raison de l'assas-
sinat du président. Depuis son retour du Maroc, ce dernier
commence à prendre ses distances avec les généraux et les
anciennes figures du régime. Il refuse de s'afficher en leur
compagnie dans ses sorties en public. Il ne tient plus
compte de leurs « conseils », ni de leurs propositions.
Pour les généraux mafieux, la situation devient grave.
Ils ne peuvent plus le laisser agir en toute liberté. Sa Liqui-
dation est inéluctable. Il n'y a pas d'autres moyen de se
débarrasser de ce président devenu, en six mois, beaucoup
trop encombrant. Les visites qu'il multiplie sur le terrain
dans différentes régions du pays sont une opportunité à
saisir.
Juste après un voyage dans 1' ouest du pays, Boudiaf

1. Les Mémoires du général Khaled Nezzar, op. cit., p. 265.


2. Idem.
160 La mafia des généraux

en programme un autre dans l'est, où il doit rencontrer les


dix-sept walis de la région. Quel scénario mettre en place
pour son élimination ? La piste islamiste est vite écartée.
L'opération est trop importante pour qu'on mette des exé-
cutants étrangers dans le secret. Il est préférable de choisir
1'exécutant parmi les éléments du DRS, quitte à lui donner,
par la suite, une coloration islamiste.
Boudiaf se déplacera à Annaba le 29 juin, sans son
ministre de l'Intérieur, Larbi Belkheir. Il doit pourtant ren-
contrer les walis, qui sont sous 1'autorité de ce ministre.
Qui va les lui présenter ? Qui va lui fournir les informa-
tions sur la région dont a besoin tout chef d'État dans ce
genre de visite? L'absence du ministre demeure énigma-
tique à plus d'un titre.
Autre défection programmée, celle du responsable de
la sécurité, le général Tewfik. Le service de la sécurité
présidentielle, le Groupement d'intervention spécialisée,
les éléments des Centres de recherches et d'investigation,
qui sont tous impliqués dans la protection du président et
des bâtiments, sont pourtant sous 1'autorité du chef du
Département de renseignements et de sécurité.
Smai1 Lamari, qui n'est encore que colonel, respon-
sable de la sécurité intérieure et adjoint de Tewfik, n'est
pas, lui non plus, du voyage. Le général Benabbes Gheziel,
commandant de la gendarmerie, le corps auquel est confiée
la protection du parcours présidentiel, est absent. Le patron
de la police est également resté à Alger.
Bien qu'il préside une instance collégiale composée
de cinq membres, pas un des membres du Haut Comité
d'État n'accompagne Boudiaf. .
Dans son livre, Nezzar justifie ces absences, pour le
moins troublantes, par le souhait du président de ne pas
vouloir s'afficher avec les figures de l'ancien régime« qui,
pour lui, pouvaient être contestées 1 ».Va pour Larbi Belk·
l. Les Mémoires du général Khaled Nezza, op. cit., p. 262.
Meurtre sur commande 161

heir et les autres membres du HCE. Mais pour ce qui est du


commandant de la gendarmerie, du directeur de la police et
des deux patrons du DRS, rien à voir. Ce sont des hommes
de l'ombre. Ils n'ont pas à se montrer avec le président.
De tout temps, les responsables des services de sécurité
ont fait partie des voyages du chef de l'État, et on ne les
a jamais vus.
En leur absence, qui va veiller sur le dispositif de
sécurité ? Le chef de la se Région militaire, n'étant pas
rompu à cet exercice, ne peut assurer la coordination entre
le SSP, le GIS, les éléments du CRI, la gendarmerie et la
police. Les directeurs régionaux des services de sécurité
ne peuvent rien faire d'efficace en l'absence d'un chef. En
restant dans leurs bureaux à Alger, Tewflk, Smail et Ghe-
ziel signent leur culpabilité.
Qui va donc organiser le voyage ? « Une personne de
son entourage direct, en l'occurrence, Hocine Bendjoudi »,
répond Nezzar, tout en reconnaissant qu'il s'agit d'un pro-
fane. Comment ces spécialistes peuvent-ils laisser un ama-
teur en matière de sécurité s'occuper de la protection du
président à une période marquée par une vague d'attentats
terroristes?
Comme s'il n'était pas concerné par le volet sécuri-
taire, le général Tewflk téléphone au général Nezzar afm
de lui proposer que Larbi Belkheir s'occupe de l'organisa-
tion du voyage. Le ministre de 1'Intérieur se limite à tenir
une réunion informelle avec Bendjoudi, selon la version
de Nezzar. Une explication qui suffrrait à elle seule pour
démontrer la culpabilité de tous ces hommes.
Du reste, cette culpabilité est déjà prouvée à travers
le choix de l'exécutant : le sous-lieutenant Boumaarafl, un
élément du GIS. Issu d'une famille modeste de Meskiana,
dans les Aurès, entré très jeune à 1'école des Cadets de la
révolution, ces écoles militaires destinées à accueillir les
162 La mafia des généraux

enfants des martyrs de la révolution, et ouvertes par la


suite aux enfants des militaires et des familles modestes,
il a suivi une formation d'officier de trois ans à 1'Académie
interarmes de Cherchell. A sa sortie, il a été affecté à la
Direction de la sécurité militaire. Une affectation qui le
ravit et lui ouvre toutes grandes les portes d'un «avenir
en rose», car c' est le rêve de tous les jeunes officiers.
Mais, très vite, il déchante, comme beaucoup d'autres offi-
ciers de ce corps. Dans la caserne de Meftah, dans la péri-
phérie d'Alger, il va découvrir une vie à laquelle il ne
s'attendait guère.
Pas de logement, pas de voiture de service, pas de
carte à exhiber à chaque coin de rue, pas de colt à la cein-
ture dissimulé sous la veste. Rien de tout cela. Simplement
la vie de caserne, avec tous ses désagréments. Réveil mati-
nal, exercices physiques, entraînements militaires au quoti-
dien et opérations risquées. Mécontent de son sort,
Bournaarafi commence à jouer la forte tête, et fait preuve
d 'une indiscipline qui irrite ses chefs directs. Ces derniers
essaient de 1' éviter autant que possible dans les différentes
missions. C'est pour cette raison qu'ils ne le retiennent pas
dans le groupe des missionnaires d'Annaba.

ll faut préciser que la mission du GIS, créé en 1989


par le général Mohammed Betchine, est l'intervention dans
des situations difficiles, telles que les prises d'otages dans
un aéronef ou un bâtiment. Dans le dispositif de sécurité
présidentielle, son rôle est de se tenir prêt à intervenir dans
le cas où 1' enceinte dans laquelle se trouve le président
serait prise d'assaut par un groupe terroriste. Jamais le GIS
n'assure la protection rapprochée d'une personnalité. Ses
éléments n'ont reçu aucune formation dans ce domaine.
Cela relève des prérogatives du seul SSP. L'accès à ce
périmètre est strictement interdit à toute personne n' appar·
Meurtre sur commande 163

tenant pas à ce service. Pour avoir assisté, en tant que


journaliste ou en tant qu'officier des services de sécurité,
à des événements présidés par le chef de l'État, j e sais de
quoi je parle.

N'étant pas retenu dans le groupe en partance pour


Annaba, Boumaarafi ne sait pas que le cabinet noir 1'a choisi
pour une mission« historique». Alors que ses camarades
sont partis la veille, il est convoqué à la caserne Antar, siège
du centre d'investigations et de recherches d'Alger.
À son grand étonnement, il est reçu par le colonel
Smail en personne. C'est comme s' il se trouvait en pré~
sence de Dieu. Il apprend alors qu'il est chargé d'une mis-
sion de la plus haute importance : « Tuer le chef de
l'État.» Boumaarafi ne peut refuser l'exécution d'un ordre
venant de si haut. Un non ou une simple discussion 1' expo-
serait, à coup sûr, à la mort. Il ne serait pas sorti vivant du
bureau de Smail. Bien des officiers ont laissé leur vie dans
des attentats maquillés pour moins que ça. De plus, si on
l'investit d'une mission pareille, c'est que ses chefs placent
en lui une grande confiance. En l'accomplissant, il sera
sûrement quelqu' un de très important dans les services. La
promotion au grade de lieutenant ne tardera pas, et il sera
le protégé des grands patrons.
Un ordre de mission individuel lui est délivré pour
rejoindre le groupe. Il est signé par le commandant Hammou.
Smai1 ne pouvait choisir un homme au hasard et lui confier
une mission si périlleuse. C'est Hammou, le commandant du
GIS, qui a étudié le profil de l'assassin. Il est le seul à
connaître ses éléments. Sa complicité sera démontrée plus
loin, à travers les déclarations de Khaled Nezzar.

Le jour J, Boumaarafi a toute latitude pour se dépla-


cer dans les différents périmètres de sécurité sans être
164 La mafia des généraux

inquiété. D est armé d'un pistolet Beretta 9 mm parabel-


lum, comme tous les éléments du GIS. Il possède en plus
une grenade, qu'il va dégoupiller et faire rouler sous le
rideau, jusqu' aux pieds du président, avant d'entrer en
scène pour vider son chargeur sur lui.
Dès cet instant, les anomalies et dysfonctionnements
qui contredisent la thèse de l'acte isolé vont apparaître au
grand jour. C'est amplement suffisant pour débusquer les
commanditaires. n n'y a que leurs complices ou leurs
lèche-bottes qui font encore semblant d'y croire.
D'où vient la grenade de Boumaarafi ? Les partisans
de la thèse de l'acte isolé ne l'évoquent pas. Nezzar non
plus. Par voie de presse, on a laissé entendre que Boumaa-
rafi l'aurait gardée sur lui depuis l'opération du Telemly
menée contre un groupe terroriste, quelques jours avant le
déplacement d'Annaba. C'est absurde! Une grenade est
visible, surtout quand on porte une tenue moulante comme
celle du GIS. D'autre part, vivant dans une caserne, Bou-
maarafi n'aurait pu cacher une grenade pendant plusieurs
jours à l'insu de ses chefs et de ses camarades. Deux gre-
nades ont bien été récupérées lors de 1' opération du
Telemly. Elles ont été déposées dans le bureau du
commandant Lahbib, à Châteauneuf. À son retour du
Pakistan, où il était en mission, le commandant a constaté
leur disparition. Il a demandé qui les avait prises. On lui a
répondu que c' était le colonel SmaU.
Où était passée la protection rapprochée du prési-
dent ? Au moment de son entrée sur la scène de la maison
des jeunes d'Annaba, Boumaarafi a pris tout son temps
pour vider son chargeur sur Boudiaf et s'en aller tranquil-
lement. Le dernier des profanes sait très bien qu'un prési-
dent a une protection rapprochée qui réagit au moindre
geste suspect. Les gardes du corps, qui devaient être posi-
tionnés aux extrémités de la scène, les hommes « mate-
Meurtre sur commande 165

las», qui doivent être au nombre de trois et placés juste


derrière le président, ont subitement disparu. Il n'y avait
personne derrière le rideau d'où a surgi l'assassin. La
preuve en est qu'après avoir accompli son terrible forfait,
Boumaarafi s'est retiré tranquillement, sans essuyer le
moindre tir de la part des éléments du SSP.
Selon des témoins oculaires, le commandant Had-
jeres, chef du SSP, était occupé par le commandant Ham-
mou dans une banale conversation.
Aucun tir n'a fusé de la salle en direction de 1' assas-
sin. Pourtant, des tireurs d'élite sont postés aux quatre
coins de la salle et au milieu de l'assistance. Il est impos-
sible d'imaginer que, durant tout le temps que Boumaarafi
vidait son chargeur, il n'y ait pas eu la moindre réaction
des hommes de la protection rapprochée. Si abattre un pré-
sident avec une telle facilité pouvait se produire sans
complicité des hauts responsables, que de dictateurs
auraient péri sous les balles du premier venu.

Quelle fut la réaction du cabinet noir? Dès l'annonce


de la nouvelle, Khaled Nezzar ne juge pas utile de réunir
les membres du HCE, ni Pétat-major de l'année, ni les
cadres de l'institution militaire. Il se rend précipitamment
au siège du DRS à Dely Brahim, pour une réunion avec le
général Tewfik, le général Saïdi Fodhil, directeur de la
Sécurité extérieure, le colonel Smaïl Lamari, et le colonel
Kamel Abderrahmane, directeur central de la sécurité de
l'armée, c'est-à-dire les principaux chefs du Département
du renseignement et de la sécurité. Par le plus grand des
hasards, le commandant Mohammed Samraoui dit Lahbib
assiste également à cette réunion. Ils ne peuvent l'exclure,
car il se trouve là en tant que membre de la cellule de
gestion de l'état d'urgence (ils ont toujours besoin d'un
jeune universitaire). Manifestation d'une justice divine qui
166 La mafia des généraux

veut qu'à ce moment un officier étranger à la mafia soit


présent pour témoigner de ce crime, le jour venu.
La réunion est de courte durée. Nezzar demande aux
participants s'il peut compter sur leur soutien. «Affirma-
tif», lui répondent-ils. Sans prendre connaissance des
détails du déroulement de 1'assassinat, et sans entendre
aucun des témoins, il déclare : « Le commandant Hammou
est innocent. Nous le connaissons tous. Il n'y a rien à lui
reprocher.»
Il le disculpera encore dans ses Mémoires en écri-
vant : « Le commandant du GIS, à qui on impute à tort
une responsabilité dans l'assassinat de Boudiaf, n'avait fait
que son travail. À sa place, j'aurais agi exactement de la
même manière. J'ai eu à le connaître personnellement et
j'écarte absolument toute suspicion à son encontre 1• »
Pourquoi cet acharnement à défendre Hammou ? De quel
travail parle Nezzar? Quelle responsabilité lui a-t-on
imputée ? Pourquoi ce délire du général ?
Hammou n'a fait qu' exécuter les ordres de Smai1. ll
est connu pour être un bon exécutant, bête et discipliné.
Ambitieux comme il l'est, il ne pouvait refuser une mis-
sion qui le placerait dans le cercle restreint des sous-trai-
tants. Il n 'est en rien responsable de l'assassinat de
Boudiaf, comparativement aux commanditaires.
Ce n'est qu'après la réunion de Dely Brahim avec
Nezzar que Smaïl se déplace à Annaba afm de s'assurer
de l'exécution du plan de la mafia.
Comment expliquer la passivité des généraux à l'an-
nonce de 1' assassinat du président, alors que, le
24 décembre 2001, les mêmes se sont précipités, Tewfi.k,
Fodhil Cherif et Belkheir en tête, au siège de la télévision,
suite à l'interruption soudaine du journal télévisé pour
cause d'incendie?
t. Les Mémoires du général Khaled Nezzar, op. clt., p. 261.
Meurtre sur commande 167

Dans ses Mémoires, Nezzar n'évoque pas cette réu-


nion au siège du ORS à Dely Brahim. D'ailleurs, il ne fait
que survoler 1'assassinat de Boudiaf, et 1' évoque juste pour
accréditer la piste islamiste. Autre omission de taille, de
la part du général «tuteur de l'Algérie», celle du repas
empoisonné préparé pour le président au mess des officiers
d'Annaba. Des témoins sont encore en vie pour en parler.
Malgré 1'interdiction formelle de toucher au repas, un
soldat de service au mess n'a pu se retenir et a fini par
manger les restes du fond de la marmite. Quelques heures
plus tard, il se plaignait de maux d'estomac. Transporté à
l'hôpital, il est mort quelques heures plus tard.
Ainsi, dans le cas · où Boumaarafi aurait échoué, le
repas aurait eu raison de Boudiaf. Et, pour mieux assurer
leur coup, les commanditaires comptaient en finir avec lui
au complexe sidérurgique d'El Hadjar. De l'aveu de l'an-
cien directeur de la protection civile, Mohammed Tahar
Maameri, autre membre de la faune des fourbes, ses élé-
ments ont découvert une bombe sous l'estrade d'où le pré-
sident devait prononcer un discours.

Une fois son forfait accompli, Boumaarafi s'est livré


à la police. Il est aussitôt récupéré par les éléments du DRS
et débriefé par Smai1 Lamari, dès son arrivée à Annaba.
Ayant commis un délit dans l'exercice de ses fonc-
tions, 1'assassin devrait être traduit devant une cour mar-
tiale. On a le choix entre le tribunal militaire de
Constantine, le crime s'étant déroulé sur son territoire de
compétence, ou le tribunal militaire de Blida, Boumaarafi
appartenant à une unité siégeant dans la 1re Région mili-
taire. À la grande smprise de l'opinion publique, l'assassin
est livré au parquet d'Alger, où le général Tewfik peut
compter sur 1' un de ses agents, en l'occurrence le procu-
reur général Abdelmalek Sayah.
168 La mafia des généraux

Comble du paradoxe, alors que Hadj Bettou, un civil


arrêté pour une supposée affaire de port d'arme sans auto-
risation, a été livré à la justice militaire, un officier qui
assassine le chef de 1'État dans 1' exercice de ses fonctions ·
est ju~é par un tribunal civil !
A ma connaissance, le général-major Mostefa Ben-
loucif était en retraite, donc civil, quand il fut traduit
devant le tribunal militaire pour détournement de deniers
publics. Pourquoi ne 1'a-t-on pas jugé devant une juridic-
tion civile ? Avant sa libération par le président Zeroual,
il a bien purgé sa peine à la prison militaire de Blida.
Il ne faut pas être grand clerc pour deviner pourquoi
Boumaarafi est pris en charge par 1'appareil judiciaire
civil. Il suffit de suivre les nominations du personnel diplo-
matique dans les représentations algériennes à 1' étranger
au cours des semaines qui ont suivi la parodie de procès.
Le procureur général du tribunal d'Alger, Abdelama-
lek Sayah, a été nommé consul d'Algérie à Tunis. Trois
ans plus tard, au lieu de rentrer au pays comme tous les
diplomates ordinaires, il était affecté à Bordeaux. Qui a dit
que la justice est indépendante en Algérie ? Depuis quand,
un magistrat se convertit-il du jour au lendemain en diplo-
mate?

Dans un pays où le directeur de publication d'un jour-


nal indépendant est condamné à la prison pour la publica-
tion d'un article commis par un de ses journalistes ou par
un lecteur, aucun des responsables hiérarchiques de l'as-
sassin du président n'est inquiété. Aucun d'entre eux n'a
même songé à présenter sa démission, ne fût-ce que pour
la fonne.
Rencontré à son domicile quelques jours après le
meurtre, le général Mohammed Betchine, ancien patron
des services de sécurité, n'arrivait pas à expliquer toutes
Meurtre sur commande 169

les anomalies relevées dans le dispositif de sécurité. Il


conclut en me disant : «Si j'étais à la place de Tewfik, je
me serais tiré une balle dans la tête. »
La responsabilité du clan des décideurs est bel et bien
établie. Mais les généraux Nezzar, Tewftk, Smaïl, Gheziel,
Belkheir, leurs conseillers Mohammed Touati et Aït
Abdessalem, et leurs complices, Kamel Abderrahmane,
Mohammed Bouzbid, patron de la police à l'époque, et
Abdelamalek Sayah ne pourront être jugés que par une
juridiction totalement indépendante : le Tribunal pénal
international.
Devant cette instance, ils feront certainement appel à
leur avocat, maître Miloud Brahimi, l'un des ardents
défenseurs de la thèse de l'acte isolé, qui ne manque pas
une seule occasion de comparer 1' assassinat de Boudiaf à
celui de Kennedy ou d'Indira Gandhi, tuée par un membre
de sa garde, feignant, toutefois, d'oublier les éléments que
je viens de citer et que j'ai eu l'occasion de souligner dans
certains de mes écrits d'El Acil et du Libre.
Le professeur Bachir Ridouh, psychiatre, auteur d'un
livre consacré à 1' étude de la personnalité de Boumaarafi,
qui conclut lui aussi à« l'acte isolé commis par un illumi-
né», aura ainsi l'occasion de nous gaver d'un second
ouvrage dans lequel il étudiera la personnalité des
commanditaires et de leurs complices.

En dehors du TPI, ces assassins resteront impunis.


Cela ne fait guère honneur au peuple algérien qui se laisse
dominer par une poignée de mafieux au passé douteux, ni
à ceux qui ont entouré Boudiaf à la présidence durant son
trop court mandat.
Je sais que le général Tewfik a tout fait pour cor-
rompre l'épouse et les enfants du président assassiné. Lui,
qui rencontre peu les gens, a multiplié les visites chez
170 La mafia des généraux

Fatiha Boudiaf en lui promettant l'attribution de la superbe


villa « Si Mustapha », située sur les hauteurs d'Alger. Que
vaut une villa devant la vérité sur l'assassinat d'un
homme?
Nacer Boudiaf a bénéficié d'un poste à l'ambassade
d'Algérie à Bonn pour lui et son épouse. Avant son départ
d'Alger, Nacer me disait qu' il avait bien compris l 'inten-
tion de Tewftk : acheter son silence pour neuf mille marks
mensuels, pendant trois années. J'ai confiance en lui pour
qu'il ne passe pas sous silence l'implication de la mafia
des généraux dans l'assassinat de son père. Sinon, que
dira-t-il demain à son fils qui l'interrogera sûrement sur
les circonstances de l'assassinat de Si Tayeb El Watani?
Acceptera-t-il de se laisser manipuler et corrompre par les
assassins de son père ? Je ne le pense pas, même si la
manipulation est un jeu dans lequel la mafia des généraux
excelle. Au point que tout le monde, en Algérie, voit de la
manipulation partout.
9. Le règne du mensonge

Une équipe de football est conspuée par ses suppor-


ters? Les dirigeants, les joueurs et l'entraîneur ont tou-
jours une réponse toute prête : «Ce sont les ennemis du
club qui manipulent les supporters. » Ils ne reconnaîtront
jamais que leur équipe joue mal. Il en est de même pour
le maire d'une commune perdue dénoncé dans un article
de presse. Le correspondant local du journal, qui a publié
l'article et donné des preuves irréfutables de sa mauvaise
gestion est « un gars manipulé, ennemi juré de la ville et
de sa population». L'épicier du coin, si l'on met en cause
sa marchandise avariée, n'hésite pas à crier à la manipula-
tion. C'est normal. À court d'arguments, le voleur pris la
main dans le sac n'a, pour se défendre, que l'insulte à
proférer contre celui qui le dénonce. Cela fait malheureu-
sement partie de la culture algérienne. À force d'entendre
nos gouvernants traiter leurs dénonciateurs et leurs oppo-
sants« d'agents à la solde des forces ennemies», de « ma-
nipulés» et «d'exécutants de complots», tout le monde
fmit par apprendre et reprendre les mêmes arguments.
Dans les services de sécurité de l'armée ou de la
police, la première chose qu'on vous apprend à faire, dès
qu'on vous rapporte les déclarations suspectes d'un
172 La mafia des généraux

citoyen, quel que soit son niveau social, c'est de vous ren-
seigner sur ses fréquentations.
Si, par malheur, il a un voisin ou un collègue étranger,
il n'y a aucun doute : «C'est un agent des services de
renseignements du pays de ce voisin étranger. » Au début
des années 80, toutes les voix qui s'élevaient pour dénon-
cer la gabegie et les dérives politiques étaient systémati-
quement taxées de prosoviétiques. « Ce sont des
pagsistes »,vous disaient les« mortellement patriotes». Si
1' on se fie au fichier de la SM et des Renseignements géné-
raux de la police, le PAGS, un parti clandestin et très
fermé, regroupait deux fois plus de militants que le FLN,
parti unique au pouvoir.
De nos jours, dès qu'une personne dénonce le pou-
voir, on demande si elle se livre à la prière. Si elle est
pratiquante, pas besoin d'aller plus loin. C'est un intégriste
manipulé par l'Iran, le Pakistan ou le Soudan. Un terro-
riste.

Le général Nezzar n'a pas hésité, dans une déclaration


parue dans le quotidien Liberté, à accuser les personnes
qui avaient porté plainte contre lui, au mois d'avril 2000,
pour ses crimes contre le peuple algérien, d'être à la solde
des services secrets marocains, tunisiens, turcs et saou-
diens. Rien que ça! Ayant bénéficié de l'assistance des
services français pour quitter Paris dans la précipitation, il
s'est bien gardé de citer la France parmi les pays manipula-
teurs.

C'est la logique du pouvoir. Lorsque les dirigeants


sont mis à l'index pour des malversations et des abus
avérés, il n'y a rien d'autre à dire. Celui qui les dénonce
est forcément « manipulé par des officines étrangères, par
des forces occultes, par les ennemis de l'Algérie», quand
ce n' est pas tout simplement« de l'intox ».
Le règne du mensonge 173

Dénoncer un général du régime et étaler ses méfaits


en public, même preuves à l'appui, vous fait aussitôt cata-
loguer d'agent de la France, ou de n'importe quel pays
étranger. Accuser un général ou un ministre, si ce n'est
pas prévu dans un plan de la guerre des clans, vous fait
passer pour « un ennemi de la pire espèce de 1' Algérie, de
sa glorieuse révolution, de son héroïque peuple et de sa
clairvoyante direction».
Aux yeux de ses gouvernants, 1'Algérien, qui vit au
quotidien le mépris, la promiscuité, le chômage et la pau-
vreté est un éternel mineur, incapable de réfléchir, de réa-
gir et de se soulever contre la politique d'exclusion, sans
être manipulé. Bien qu'ils lui reconnaissent un côté révolu-
tionnaire et patriote quand il s'agit de le mobiliser pour
des actions qui arrangent les affaires du régime (élections,
référendums, ponctions sur les salaires, etc.), ils ne peu-
vent démordre de cette idée que l' Algérien n'a pas le droit
de se révolter contre leur politique et leurs méfaits. Il doit
toujours être docile, asservi et silencieux. La moindre
révolte contre 1' ordre établi est assimilée à « un complot
ourdi contre la nation >>.
En 1982, lorsque des manifestations ont éclaté à Sétif
contre les abus de Khelifa Bendjedid, frère du président
de la République, personne n'a osé remettre en cause la
mauvaise conduite du wali dénoncé par les manifestants.
Les rapports de la police et des services de sécurité s' échi-
naient à trouver la trace des « manipulateurs», à la suite
d'arrestations totalement arbitraires. Il en est allé de même
à Constantine, quand la population s'est soulevée contre
les agissements de l'un des enfants de l'ancien Premier
ministre, Abdelghani.
Combien d'honnêtes citoyens ont été arrêtés, torturés
et parfois jetés aux oubliettes de Bordj Driss pour avoir
exprimé, en public ou dans des réunions privées, leur senti-
174 La mafia des généraux

ment de révolte ? Leur interrogatoire, dans les commissa·


riats de police ou dans les locaux de la Sécurité militaire,
ne portait pas sur les raisons de leur mécontentement. Les
éléments chargés de les auditionner devaient leur soutirer
les noms de leurs «manipulateurs». Ce qui faisait dire à
un officier offusqué par ces procédures : «Même si l'on
tombait sur le manipulateur en personne, il fallait lui
demander qui le manipulait. »
Cette obsession de la manipulation et du complot ne
s'explique pas seulement par 1'aveuglement des hommes
du système qui refusent de voir la réalité telle qu'elle est.
Elle reflète parfaitement leur nature et leur niveau intellec-
tuel. Analphabètes et incapables de réfléchir, ils ne peuvent
imaginer un seul instant qu'il puisse y avoir des Algériens
capables de réfléchir, agir et réagir. Ils ne peuvent juger
les autres qu,à travers ce qu'ils sont.

À tous les échelons du système, le premier critère que


doit remplir le candidat à une promotion, c'est de faire
montre de souplesse. Autrement dit, il faut être manipu-
lable, que ce soit pour un poste de ministre, wali, chef de
daïra (sous-préfet), une candidature aux élections munici-
pales ou autre. Le manipulateur peut être le petit gendarme
du coin, le sergent exerçant au niveau du bureau de sécu-
rité du secteur militaire, le petit agent de recherche des
renseignements généraux de la police. Ce peut être aussi
un affairiste véreux, appuyé par un officier supérieur ou
proche d'un clan au pouvoir.
Durant mes quatre années d'exercice à la Direction
de la Sécurité militaire, je n'ai jamais entendu parler de
P existence d'un service de propagande ou d'un service
d'action psychologique qui ferait dans la manipulation des
foules ou mènerait des actions précises avec des objectifs
définis. Cette « terrible » Sécurité militaire, dont la seule
Le règne du mensonge 175

évocation terrorise le plus courageux des hommes, ne vit


en réalité que d'un mythe que ses propres officiers n'arri~
vent pas à expliquer.

En 1979, au lendemain de la disparition de Houari


Boumediene, Kasdi Merbah a cédé la DSM à 1'un de ses
hommes de confiance, Yazid Zerhouni, et gardé un œil
sur cette structure stratégique pour le pouvoir algérien en
changeant son statut, afm d'en faire une direction centrale
au même titre que les autres, rattachée au secrétaire général
qu'il était. En 1980, son limogeage, a été suivi de celui de
Yazid Zerhouni et de ses proches collaborateurs, notam~
ment Ferhat Zerhouni et Ali Tounsi.
C'est alors que fut désigné le colonel Lakehal Ayat
Mejdoub. Originaire de Oued Zenati, dans 1'Est algérien,
cet ancien officier de 1' ALN était, avec Kamel Ouartsi,
1'un des rares maquisards à s'être vu confier une direction
centrale du ministère de la Défense au lendemain de l'in~
dépendance. Il fut ensuite nommé chef de la 6e Région
militaire, avant d'arriver en 1981 au bâtiment C du minis-
tère de la Défense nationale, siège de la Direction centrale
de la Sécurité militaire. A ce poste, il devait impulser un
nouveau souffle aux services de sécurité qui venaient d'en-
registrer l'arrivée d'une vague de jeunes lieutenants, tous
fraîchement sortis des universités et des grandes écoles.
Cet officier, artilleur de formation, possédait un
énorme potentiel. « Il a un véritable ordinateur dans la
tête», disaient de lui ses jeunes collaborateurs. Il lisait tout
ce qui lui passait entre les mains. N'étant pas arabophone,
il me demandait souvent, lorsque je fus affecté à son cabi-
net, de lui préparer des synthèses en français de livres
parus en langue arabe. Parfois, il demandait la traduction
intégrale d'un texte ou d'un article d'analyse paru dans la
presse arabe.
176 La mafia des généraux

Je l'ai très bien connu. Plein d'humilité, il était très


respectueux de ses collaborateurs et de ses subordonnés, à
1' écoute de ses officiers et sous-officiers, issus des diffé-
rentes régions du pays et des couches sociales les plus
populaires. Je ne l'ai jamais entendu prononcer une gros-
sièreté, comme c'est le cas de nombreux officiers supé-
rieurs. Un homme de cette envergure ne pouvait s'abaisser
à participer au jeu des clans. Dès 1987, il s'est démarqué
de ceux qui se faisaient la guerre autour de Chadli. Une
année plus tard, il était limogé.
Les décideurs voulaient lui faire endosser la responsa-
bilité des événements d'octobre. Nezzar l'avoue dans ses
Mémoires. En réalité, le général Lakehal Ayat a payé son
refus de coopérer avec la DGSE française, comme cela lui
avait été recommandé par la présidence de la République.
Il préférait travailler avec la DST, puisque cette structure,
chargée du contre-espionnage sur le territoire français, ne
pouvait refuser d'accéder aux demandes algériennes. La
DOSE, en revanche, avait toute latitude de se placer en
position de demandeur, sans rien donner en échange aux
services algériens, sous prétexte que sa mission d'espion-
nage à 1'étranger ne lui pennettait pas de savoir ce qui se
passait en France.
Ce refus de coopérer n'affectera en rien la DOSE,
puisque la présidence de la République, tenue en laisse par
Larbi Belkheir, avait confié le dossier à un haut cadre de la
Sonatrach, la société pétrolière, marié à une ressortissante
française dont le père était un retraité de la DOSE. Les
services algériens le récupéreront après le départ de
Mohammed Betchine, successeur de Lakehal Ayat
Mejdoub.

Né en novembre 193 8 à Constantine, Betchine arrive


avec une réputation de fonceur. Nous l'avons surnommé
Le règne du mensonge 177

« casse tout », tant le bonhomme a fait de dégâts dans les


structures des services secrets algériens. Homme de terrain
et d'unités de combat, d'un niveau scolaire tout juste pri-
maire, il s'est retrouvé, par le jeu diabolique des clans, à la
tête de l' institution la plus sensible de l'État. Adversaire
déclaré des transfuges de l'année coloniale, il n'a jamais
eu le courage de les affronter de face. Il m'en parlait sou-
vent, et m' a même raconté l'un de ses rêves, hautement
symbolique, lors d 'un voyage à Tunis en 1990, en présence
du colonel Mohammed Tahar Abdessalem. Il avait vu le
général Nezzar lui barrer le chemin au moment où il vou-
lait s'approcher du président Boumediene.
Pour préserver son poste, il applique bêtement les ins-
tructions du clan des décideurs, bien qu'il les juge illo-
giques et nocives. Il n'hésite pas à décapiter les services
de sécurité et à les vider de leur encadrement « sur instruc-
tions venues d'en haut. Ils m'ont demandé d'assainir les
services, je l'ai fait», me répondit-il, lorsque je lui deman-
dai les raisons qui 1' avaient poussé à une telle aberration.
En effet, plusieurs officiers supérieurs ont été mis à
la retraite alors qu'ils avaient à peine la cinquantaine : les
commandants Staïfi, Kamel Zebboudj dit Chaib, Chaftk,
et tant d'autres cadres des services secrets algériens. Leur
tort, c'est qu'ils étaient tous issus de l'ALN.
L'œuvre destructrice de Betchine s'est soldée par une
situation telle que, dans la hiérarchie des grades, il ne res-
tait pas un seul colonel au sein des services de sécurité. Il
n'y avait plus, jusqu'enjuillet 1989, qu'un seul lieutenant-
colonel, Smail Lamari, qui sera renvoyé à son tour pour
être récupéré par le clan des généraux mafieux.
Ce sont quelques rares commandants et des capitaines
qui ont été désignés pour les postes de chef de division et
de sous-directeur. C'est avec ce grade que je fus nommé
sous-directeur à la division évaluation et analyse, de même
qu' Allili, le chef de division.
178 La mafia des généraux

À son départ, en août 1990, le général Betchine, après


avoir laminé les services de sécurité, laisse derrière lui,
deux lieutenants-colonels, Mohammed Tabar Abdessalem
et Cherif, qui seront radiés deux ans plus tard par Tewfik,
et moins d'une dizaine de commandants nouvellement pro-
mus. Un véritable séisme.
Ainsi, le général Tewflk trouve le terrain dégagé pour
mettre aux postes clés des hommes très soucieux de la
suite de leur carrière, qui obéissent au doigt et à l'œil.
Débarrassé des anciens de l' ALN, mis d'office à la retraite,
il éloigne de son entourage, et notamment des structures de
la sécurité intérieure, les officiers universitaires qui seront
affectés à la Direction de la sécurité extérieure. Ceux qu'il
soupçonne de ne pas adhérer à sa politique seront nommés
à des postes à 1'étranger. Parmi eux, le colonel Souames
Mourad dit Habib, les commandants Fawzi, Allili, Hakim,
Aziz, Abdou, Samraoui Mohammed dit Habib, aujourd'hui
colonels ou lieutenants-colonels, pour ceux qui sont encore
en activité.
Certains officiers ont fait défection et demandé l'asile
politique dans le pays hôte ; d'autres ont tout simplement
demander leur radiation après avoir accompli les vingt~
cinq ans de service actif.

Avec des hommes acquis à lui par opportunisme, le


général Tewftk peut mettre en œuvre une politique de
manipulation rarement égalée ailleurs.
La manipulation n'est pas un exercice nouveau pour
les services secrets algériens. Leur présence dans les divers
secteurs de l'activité socio-économique du pays a toujours
été une constante de leur politique. Des officiers sont
nommés conseillers à la sécurité au niveau des ministères
de souveraineté (Affaires étrangères, Intérieur, Justice) et
dans les ministères stratégiques (Énergie, Finances, PTI,
Le règne du mensonge 179

Commerce, Information). Le manque de cadres a fait que,


parfois, ce sont des civils ayant effectué leur service natio-
nal dans la périphérie des services de sécurité qui ont été
promus à ces postes.
Dans les entreprises publiques, ce sont également des
civils qui sont désignés comme Assistants de sécurité et
de prévention (ASP). Parfois, certains ASP se prennent au
jeu et se font passer pour des officiers de la Sécurité mili-
taire. Ils sont toujours en costume, cravatés, hiver comme
été, font gonfler leur veste au niveau de la ceinture par
n'importe quel objet pouvant faire croire qu'ils portent une
arme de poing, ne boivent que du whisky et fument le
cigare. Dès leur nomination, ils limitent leurs fréquenta-
tions aux seuls responsables de l'entreprise. Par le regard,
ils font savoir aux uns et aux autres qu'ils les ont à l'œil
et qu'ils risquent de faire l'objet d'un rapport aux services.
Il faut préciser que ces ASP ne sont ni rémunérés,
ni pris en charge par les services de sécurité·. Leur seule
motivation, c'est le plaisir de s'afficher devant leurs col-
lègues aux côtés d'un sous-officier de la SM. Évidemment,
ils ne donnent jamais le grade réel de cet officier traitant
devant eux. Qu'il soit sergent, adjudant ou lieutenant, il
est toujours présenté en qualité de commandant, le grade
le plus valorisant dans les années 80. Lorsque les orga-
nismes dans lesquels ils exercent possèdent des représenta-
tions à l'étranger, ils sont parfois récompensés par des
affectations dans ces postes très prisés. Les journalistes,
eux, convoitent les bureaux de l'Agence de presse offi-
cielle, l'ASP, même s'ils exercent dans d'autres organes
de la presse algérienne.
La mission de ces ASP consiste tout simplement à
servir d'indicateurs. En cas de grève dans 1' entreprise, ils
dénoncent les meneurs en précisant leur adresse pour faci-
liter leur arrestation. Ils dénoncent également les militants
180 La mafia des généraux

ou les sympathisants des mouvements clandestins d' oppo-


sition. Leur zèle les pousse souvent à dénoncer un collègue
pour avoir consommé une bière dans un bar ou avoir tenu
des propos critiques envers le régime dans une conversa-
tion privée.
Certains ASP vont plus loin et se présentent comme
cadres des services de sécurité. L'institution laisse faire et
ferme les yeux sur cette usurpation de fonction, tant que
cela ne lui nuit pas. Bien au contraire, cela permet de
camoufler ses véritables officiers qui, eux, sont obligés de
faire preuve de discrétion. Cela ouvre aussi aux officiers
traitants un certain nombre d'accès aux différentes entre-
prises publiques.
En période de pénurie, par exemple, quand il y a un
arrivage d'amandes, de tomates en conserve, de café ou de
raisins secs aux Galeries algériennes 1, il n'y a pas besoin
de faire la queue comme tout le monde. L' ASP se fait un
immense plaisir de rapporter la quantité voulue. À la
Société nationale des matériaux de construction, les offi-
ciers et sous-officiers traitants sont royalement servis en
ciment et en briques, toujours rares et rationnés. Ils arron-
dissent leurs fins de mois en les revendant deux fois leur
prix ou plus, sur le marché parallèle.
Cette complicité établie entre les officiers traitants de
la Sécurité militaire et leurs agents placés dans les entre-
prises publiques a été pour beaucoup dans la promotion
des médiocres. L'enquête d'habilitation menée par les ser-
vices de sécurité pour la nomination des cadres aux postes
de responsabilité dans 1' administration tient rarement
compte des compétences et des capacités du candidat. Ce
dernier doit, avant tout, faire montre d'un bon esprit de
collaboration. D'où une emprise réelle des services et, par
extension, de la mafia sur l'administration algérienne. n
1. Grande surface commerciale.
Le règne du mensonge 181

en est de même dans 1' appareil judiciaire et le corps diplo-


matique.
En 1990, les cadres du ministère des Affaires étran-
gères, encouragés par la période de récréation démocra-
tique qui s'est étalée de 1989 à 1991, se sont mis en grève
en signe de protestation contre les nominations de per-
sonnes étrangères au corps diplomatique à des postes à
l'étranger. En effet, des militaires, des policiers en retraite,
des médecins, étaient nommés à des postes de diplomates.
Ils étaient tous désignés par les services de sécurité, la
police ou un parrain bien placé.
La règle, toujours en vigueur à ce jour, est d'accepter
de se faire racketter par son parrain. Autrement dit, parta-
ger votre salaire avec celui qui vous aide à obtenir un poste
dans une ambassade ou une représentation algérienne à
l'étranger.
Évidemment, ce n'était pas le cas d'Amine Bourokba,
beau-frère du président Chadli et médecin, nommé en 1990
à la représentation algérienne de l'UNESCO à Paris, en
remplacement du commandant Mosbah, 1'un des plus bril-
lants officiers de la SM. Bourokba, qui n'avait aucune rela-
tion avec les services secrets au plan professionnel, avait
pour mission de gérer les affaires de la famille présiden-
tielle en France. Depuis sa nomination à ce poste, il n'a
jamais transmis le moindre rapport d'activité à la Déléga-
tion générale à la documentation et à la sécurité.

La manipulation ne s'arrête pas là. Depuis 1'ouverture


de l'ère sanglante, elle se fait à plus large échelle. C'est
tout un peuple qui en est l'objet. Pour cela, l'unique chaîne
de télévision est un outil redoutable dont usent et abusent
les généraux. Le meilleur exemple est sans doute celui des
« marches spontanées », soit pour soutenir le président de
la République, quand la mafia le veut, comme lorsqu'il
182 La mafia des généraux

fallut organiser le soutien à Zeroual, ou pour dénoncer une


action qui tend à discréditer le pouvoir des généraux
comme la rencontre de Saint-Egidio, par exemple. La télé-
vision algérienne peut leur consacrer une large demi-heure
quotidienne. Chaque jour, on enregistre cinq à dix marches
dans différentes villes du pays. Comme par hasard, les
caméras de la télévision n'en ratent pas une seule et se
trouvent « spontanément » sur les lieux elles aussi pour en
retransmettre les images.
1 O. Le syndicat du crime

De 1990 à 2000, l'Algérie a consommé cinq prési-


dents de la République (Chadli Bendjedid, Mohammed
Boudiaf, Ali Kati, Liamine Zeroual et Abdelaziz Boute-
flika), neuf Premiers ministres (Kasdi Merbah, Mouloud
Hamrouche, Sid Ahmed Ghozali, Belaid Abdessalem,
Redha Malek, Mokdad Sifi, Ahmed Ouyahia, Smai1 Harn-
dani, Ahmed Benbitour et Ali Benflis) et plus d'une cen-
taine de ministres. Les parrains eux, sont toujours là.
Larbi Belkheir, après une courte éclipse, est retourné
aux affaires et a retrouvé son poste de directeur de cabinet
du président de la République, Abdelaziz Bouteflika.
Autrement dit, c'est le chef occulte de l'État. Voilà un
homme qui réussit la prouesse de gérer le cabinet de deux
hommes aux antipodes l'un de l'autre.
Les inamovibles Mohammed Mediene, alias Tewfik,
et Smai1 Larnari sont depuis douze ans à la tête des ser-
vices de la Sécurité militaire.
Benabbes Gheziel, en dépit d'une grave maladie qui
le contraint régulièrement à garder le lit durant de longues
périodes, n'est pas près d'abdiquer. Il est conseiller mili-
taire auprès du président Bouteflika.
Mohammed Touati, Ait Abdessalem, Abdelmadjid
184 La mafia des généraux

Saheb, Mohammed Lamari et Fodhil Cherif sont toujours


à leurs postes. Les deux vieux compagnons et amis d'en-
fance, Khaled Nezzar et Abdelmalek Guenaïzia, officielle-
ment à la retraite, jouent le rôle de chefs occultes. Le
premier multiplie les sorties médiatiques et continue de
faire parler de lui. Davantage en mal qu'en bien.
Rien ne laisse présager leur départ. Ils justifient leur
maintien au pouvoir par la lutte antiterroriste. Dix ans ne
leur ont pourtant pas suffi pour éradiquer des groupes ter- .
roristes sans formation militaire aucune et dotés d'un
armement rudimentaire. Où sont passés ce professionna- ·
lisme et cette technicité dont ils se prévalaient devant les
maquisards de l'ALN, durant la guerre de libération, pour
s'emparer des postes de commandement ? Comment ces
généraux, qui disent sortir des grandes écoles de guerre .
françaises et russes, n'arrivent-ils pas en dix ans à éliminer
des bandes armées commandées par des tôliers, des mar-
chands de poulets et autres repris de justice? S'ils
menaient une vraie guerre contre les groupes terroristes, ne
serait-il pas temps de reconnaître leur faillite et de passer la
main à plus compétents qu'eux? Ne leur a-t-il pas suffi
d'avoir fait de P Algérie et des Algériens la risée du monde
entier quand il est question de lutte antiterroriste? Ce n'est
plus un secret pour personne : le terrorisme intégriste est
leur produit, leur instrument et leur allié le plus sûr pour
maintenir leur domination sur le peuple algérien.
La politique de l'infiltration et de la manipulation est
l'arme absolue utilisée par les services du général Tewflk.
Les groupes terroristes sont créés et dissous au gré des
conjonctures et des événements. Les accords passés entre
1'Armée islamique du salut et le Département des rensei·
gnements et de la sécurité, représenté par le général Smail
Lamari, sont une preuve édifiante de la complicité entre la
mafia des généraux et les groupes terroristes.
Le syndicat du crime 185

Où a-t-on vu un chef terroriste, dont la tête est mise


à prix cinq millions de francs, devenir du jour au lende-
main le protégé des services de sécurité ? Ahmed Benaï-
cha, puisque c'est de lui qu'il s'agit, a poussé le culot
jusqu'à poursuivre en justice El Khabar Hebdo pour avoir
publié une photo le représentant avec une Kalachnikov en
bandoulière. Le jour du procès, il est arrivé au tribunal
d'Alger sous la protection d' une importante escorte des
services de sécurité.
Les accords passés avec 1' AIS ont permis à des cen-
taines de terroristes de narguer leurs victimes en se faisant
indemniser grassement. La mafia des généraux n'a fait que
rémunérer ses complices pour services rendus.

Comment expliquer que l'un des membres fondateurs


du Front islamique du salut, Ahmed Merani, passe du rang
d'intégriste obscurantiste à celui de conseiller du Premier
ministre, Sid Ahmed Ghazali, puis du général Tewftk,
patron du ORS, avant de se retrouver ministre dans un
gouvernement censé combattre l' intégrisme islamiste?
Pourtant, Merani, ancien magasinier, n'a aucune compé-
tence à faire valoir pour occuper ces postes.
Précédemment, Saïd Guechi, autre membre fondateur
du FIS, avait occupé pendant un certain temps le poste de
ministre du Travail et des Affaires sociales dans le gouver-
nement de Sid Ahmed Ghazali, avant de se voir nommer
à un poste diplomatique en Arabie Saoudite.
Quelle différence y a-t-il entre ces deux favoris du
régime et Ali Belhadj ? Ce sont tous trois des intégristes
islamistes. La seule différence, c 'est que les deux premiers
sont des agents de la mafia, tandis que celui qui refuse de
composer avec elle la sert autrement et involontairement.
Quelle différence y a-t-il entre les chefs des deux par-
tis intégristes, Abbassi Madani, leader du FIS, et Mah-
186 La mafia des généraux

foudh Nahnah, patron du Ramas? Le premier s'est laissé


manipuler bêtement par un agent des services de sécurité,
nommé Bouazza, avant d'être pris directement en charge
par le général Sman, sans parvenir à ses fins et en suresti-
mant sa force, pour se retrouver par la suite derrière les
barreaux. L 'autre s'est laissé dicter la conduite à suivre,
depuis la création du parti jusqu'à sa candidature à la prési-
dentielle de 1995. Mais la différence de taille entre Madani
et Nalmah, c'est que le premier use seulement du discours
pour détruire la société et assurer une couverture politique
aux actes terroristes, tandis que le second joint le geste à
la parole. Il a commis des attentats, veillé sur la fonnation
des terroristes envoyés en Mghanistan et pratique l'en-
trisme dans les institutions de l'État. Il est plus dangereux
et plus pernicieux que tous les dirigeants du FIS réunis.
L'intégrisme n'a jamais constitué un ennemi pour la
mafia des généraux. Bien au contraire, ils s'en servent pour
perpétuer leur pouvoir, perpétrer leurs crimes et réprimer
toute opposition à leurs desseins.
Que d'assassinats, commis à la faveur de cette
ambiance marquée par la violence et le terrorisme, et mis
sur le compte des GIA, qui n'est en fait qu'un produit sorti
de leurs laboratoires.

Le colonel Kasdi Merbah, de son vrai nom Khalef


Abdallah, kabyle natif du Maroc, était inconnu de 1'opi-
nion publique durant son règne sur les services de rensei-
gnements. De nombreux militaires du ministère de la
Défense ne connaissaient pas le visage de cet homme. Je
l'ai rencontré pour la première fois au mois d'octobre
1979, alors que, rédacteur en chef d'El Djeich, j 'assurais
sa première sortie médiatique par une interview dans le
magazine de l'année.
Après avoir dirigé la Sécurité militaire d'une main de
Le syndicat du crime 187

maître, et dans l'anonymat absolu, de 1962 à 1978, il a


surgi sur la scène politique algérienne au lendemain de la
disparition du président Houari Boumediene, en occupant
le poste très convoité de secrétaire général du ministère de
la Défense et membre suppléant du bureau politique du
FLN. À l'époque, de nombreux observateurs expliquaient
cette brusque apparition au grand jour d'un homme habitué
à vivre dans l'ombre par son ambition de s'emparer du
pouvoir. On prêtait à Merbah l'intention de renverser
Chadli. En 1980, la rumeur devenait de plus en plus insis-
tante. Les événements de Kabylie d'avril1980, durant les-
quels il s'était opposé à l'envoi de troupes pour mater la
revendication identitaire, précipitèrent son limogeage. Il
sera tour à tour ministre des Industries lourdes, puis de
1'Agriculture, puis de la Santé avant de se voir nommer
chef du gouvernement au lendemain de la révolte popu-
laire d'octobre 1988.
Il n'ira pas au bout de son mandat. Grâce à une
machination diabolique montée par Hamrouche, secrétaire
général de la présidence et Belkheir, directeur de cabinet,
Merbah est limogé après une journée houleuse qui a vu
l'intervention du colonel Tewfik, chef du département des
affaires de défense et de sécurité à la présidence, le général
Betchine, patron des services de sécurité et son assistant
le lieutenant-colonel Smai1. Ces trois officiers sont allés
prier gentiment le chef du gouvernement d'accepter la
décision du président de la· République sans faire de
vagues.
En les voyant entrer dans son bureau, Merbah pensait
qu'ils allaient procéder à son arrestation. Il leur ordonna
de se mettre au garde-à-vous avant d'interroger Betchine :
- Qu'est-ce que tu fais là, toi? À quel titre tu es
venu?
- C'est en tant qu'ancien compagnon d'armes que
je suis venu vous voir.
188 La mafia des généraux

- Tu n'as jamais porté d'armes avec moi. Je ne te


connais pas. Dehors !
Betcbine s'exécuta sans un mot. Restaient Smaïl et
Tewfik. Après une courte discussion avec ses deux anciens
subalternes, Merbah les invita à déguerpir :
- Il vaut mieux que vous partiez, sinon Betchine ·
vous accusera de comploter avec moi.
Profitant de 1' ouverture du champ politique, il quitte
le FLN, qu' il pense inféodé à la mafia, et crée le MAJD.
Un mouvement qu'il sera difficile de noyauter, car
1'homme connaît toutes les ficelles de la manipulation et
de l'infiltration.
Malgré les instructions données à ses relais média·
tiques de frapper ce mouvement d'embargo, la mafia a du
mal à juguler les assauts de Merbah. ll lui est impossible
de trouver un compromis avec un homme qui les connaît
sur le bout des doigts. Et quand il parvient à prendre en
charge celui qu'elle comptait instrumentaliser pour exécu-
ter une partie de ses plans machiavéliques, il ne reste plus·
d 'autre solution que de l'éliminer.
En effet, ses relations avec Zeroual, nommé ministre
de la Défense nationale en juillet 1993, risquent de fausser
les plans de la mafia, tant il est vrai que celui-ci a une
grande confiance en Merbah, dont il admire les capacités
intellectuelles. Il compte beaucoup sur lui pour 1' aider dans
sa nouvelle mission. Merbah, de son côté, rn' avouait sa
satisfaction devant la nomination de Zeroual. « Moi, ça
m 'arrange. J'ai de bonnes relations avec lui. On se voit
chaque fois que je suis de passage à Batna. La dernière
fois, on s'est vu au salon du Cheval à Barika »,me dit-il.
Un mois plus tard, un commando du GIS est chargé
d'exécuter de manière professionnelle l'empêcheur de
magouiller en rond. Par une chaude journée du mois
d'août, alors qu' il s'apprête à rentrer chez lui, à Ain Taya,
Le syndicat du crime 189

où il passe ses vacances d'été, Kasdi Merbah est pris dans


une embuscade. Il est tué sur le coup, ainsi que son fils,
son chauffeur et son garde du corps. Évidemment, le crime
est attribué aux GIA et à Hassan Hattab, un obscur ano-
nyme présenté comme l'un des chefs terroristes.
Par la suite, les exécutants de ce crime politique, des
militaires d'active, seront liquidés à leur tour dans diverses
opérations. Souvent, ils sont tombés dans des guet-apens
alors qu'ils étaient désarmés par leurs chefs.
De nombreux officiers et sous-officiers du Centre de
recherches et d 'investigations d 'Alger témoignent qu'il
leur est arrivé d'être envoyés dans des missions de surveil-
lance d'éléments de groupes terroristes dépourvus d'arme-
ment, ce qui les exposait à une mort certaine. Les officiers
des services de sécurité qui ont participé ~ des coups tor-
dus, ou qui ont eu connaissance de dossiers sulfureux,
n' ont pas droit à une mise en garde ou une quelconque
menace. Ils se font systématiquement exécuter.
Le lieutenant-colonel Mohammed Samraoui, alias
Habib, qui connaît bien le commandant Ammar Guettou-
chi pour avoir partagé avec lui le même bureau à la caserne
Antar, et qui fut témoin de la création des GIA, a, quant à
lui, échappé miraculeusement à quatre attentats. Le dernier
en date devait avoir lieu la veille de son départ pour l'Alle-
magne ou il venait d 'être nommé attaché militaire à Bonn,
en février 1994.
Samraoui, ingénieur en biologie et maître internatio-
nal des jeux d'échecs, est un camarade de promotion de
l'EFOR. C'est un brillant officier qui a été témoin de beau-
coup de crimes de la mafia depuis son affectation au CRI
de la 1re Région militaire, et plus particulièrement depuis
son intégration à la cellule chargée de 1' administration de
l'état de siège en janvier 1992. Il a eu à gérer deux dossiers
sensibles : celui de la Chambre de commerce et celui de
190 La mafia des généraux

l'entreprise nationale qui avait le monopole de l'importa-


tion du sucre et des produits de première nécessité. Deux
dossiers dans lesquels sont impliqués plusieurs généraux
pour des affaires de corruption, qui lui seront dérobés lors
d'un simulacre de cambriolage.
Témoin gênant qui ne peut intégrer le cercle restreint
des sous-traitants, Samraoui est nommé en Allemagne,
comme attaché militaire et chef du bureau de sécurité à
1' ambassade. Mais pour vraiment se débarrasser de lui, le
général Smail planifie sa liquidation physique. Alors que
Samraoui s'affaire aux préparatifs de son départ, Smaillui
téléphone pour lui demander de se rendre le lendemain à
l'hôtel Mouflon d'Or, situé dans le parc zoologique d'Al-
ger, non loin de la caserne Antar, afin de récupérer des
documents que doit lui remettre Ahmed Merrah, un ancien
terroriste intégriste du groupe de Bouyali, devenu agent
des services de sécurité. Samraoui fait remarquer à Smail
qu'il ne connaît pas Merrah. Il est alors invité à se rendre
sur-le-champ à la caserne Antar pour faire sa connaissance.
Mais, en bon joueur d'échecs, Sarnraoui a flairé le piège.
« Puisque Merrah connaît la caserne et ses hommes, pour-
quoi ne remet-il pas directement les documents à Smail ? »
Il ne se rend donc pas au rendez-vous. Le lendemain après-
midi, le général Smaïl est étonné de le voir encore vivant,
mais, beau joueur, ne lui en veut pas de ce ratage. Pour
lui, ce n'est que partie remise. La défection de Samraoui,
quatre ans plus tard, fera échouer ce projet.

Le sous-lieutenant Foughal Azeddine, en revanche, ne


saura pas déjouer le plan de Smaïl. Fortement impliqué
dans la lutte antiterroriste, et ayant connu beaucoup de
secrets, il devenait gênant. Il est envoyé en formation en
France au début de l'année 2000. Il retournera en Algérie
dans un cercueil, tué d'une balle dans la tête, dans l'indif-
Le syndicat du crime 191

férence totale. Personne n'a entendu parler de lui. ll n'a


pas fait la une des journaux.
Pour parvenir à leurs fms, les généraux ne reculent
devant aucun sacrifice Dans une ambiance marquée par la
violence et les attentats les plus meurtriers, il est facile de
liquider tout adversaire potentiel.
Le commandant Mourad et ses deux officiers assis-
tants qui ont procédé à 1' arrestation de Hadj Bettou,
l'homme lige du général Khaled Nezzar dans le trafic
d'armes, ont été victimes d'attentats attribués aux GIA.
L'avocat Youcef Fathallah, président de la Ligue algé-
rienne des droits de 1'homme et membre de la commission
d'enquête sur l'assassinat du président Boudiaf, a été
abattu en plein centre d'Alger, quelques jours après la
publication du rapport de la dite commission. Un rapport
sur lequel il avait émis plusieurs réserves au point que
certaines sources indiquent qu'il avait refusé d'y apposer
sa signature.
Le Dr Saïd Saadi, qui a longtemps cru aux vertus
républicaines des généraux, a échappé de peu à 1' élimina-
tion physique. Au mois d'octobre 2001, l'un de ses
proches a été laissé pour mort pour avoir refusé d'exécuter
le plan mis en place par les services du général Tewflk, qui
consistait à assassiner le leader du Rassemblement pour la
culture et la démocratie. Le crime aurait été « signé » par
les GIA, comme le fut celui de Kasdi Merbah.
Évidemment, 1' énumération des assassinats commis
par la mafia des généraux ne peut absoudre les groupes
islamiques armés de leurs crimes. Cependant, il est utile
de rappeler qu'une fraction de ces groupes est la création
des services dirigés par le général-major Tewflk.
ll s'agissait de contrer l'Armée islamique du salut et
le Mouvement islamique armé, que dirigeait un ancien
officier du commissariat politique de l' ANP, Saïd Mekh-
192 La mafia des généraux

loufi, membre du conseil consultatif du FIS. ll y avait aussi


le Mouvement de 1' État islamique, un groupe armé dirigé
par Chebouti dans la région de Blida.
La prolifération des groupes intégristes armés ne pou-
vait que donner des idées aux scénaristes de la mafia. Les
GIA « made in Ben Aknoun » devaient mener des opéra-
tions contre les cibles que leur indiqueraient leurs créa-
teurs : les groupes cités plus haut et les populations civiles
qui les assistaient. La barbarie de leurs actes conférait de
la légitimité aux abus de la mafia, qui pouvait se draper
dans la couverture de la lutte antiterroriste. Provoquer une .
guerre entre civils, c 'est plus intéressant pour le pouvoir
que de continuer à enregistrer des attentats contre tout ce .
qui le symbolise. La confusion est telle qu'on ne sait plus
qui est contre qui. Et non pas « qui tue qui», comme veu- ·
lent l'imposer les relais médiatiques de la mafia pour élu-
der le fond du problème.
Ainsi, 1'on a d'un côté des fous sanguinaires qui ter-
rorisent le peuple au nom de l'islam, et de l'autre des cri-
minels qui légitiment leur forfait par la lutte contre ces
intégristes. Pris en étau, le peuple n'a plus qu'à prier pour
son salut.

En exécutant les ordres pour la création de ces


groupes parallèles, le commandant Ammar Guettouchi
considérait cette mission comme toutes les autres opéra-
tions de diversion. Il avait oublié que les parrains ne lais-
sent aucun témoin derrière eux. Touché à la jambe par un
policier lors d'une fusillade au cours d'une opération à
Telemly, il fut vidé de son sang avant d'être évacué vers
un hôpital parisien. En France, il ne restait plus qu'à
constater son décès.
Le commandant Mohammed Bouzit, dit Y oucef, alors
directeur régional de la Sécurité de l'année de la seRégion
Le syndicat du crime 193

militaire (le Constantinois), chargé d'accueillir la dépouille


du défunt, n'en revenait pas.« Comment peut-on succom-
ber à une blessure légère à la jambe ? » me demanda-t-il.
Pour expliquer cette mort mystérieuse, le général
Smail et ses acolytes ont fait circuler la rumeur selon
laquelle le commandant Guettouchi était diabétique. Pour
l'avoir bien cotu1u, puisqu'il était mon voisin à Réghaïa,
je peux certifier qu'il n'en était rien.

Tous les chefs des GIA sortent de l'anonymat. Aucun


d'eux n'a exercé comme imam, ni assumé des responsabi-
lités au sein du FIS. Les Abdelhak Layada, Djamel
Zitouni, Cherif Gousmi, Antar Zouabri, et autre Hacene
Hattab ne se sont illustrés que par des massacres et des
attentats plus monstrueux les uns que les autres. L'un était
tôlier mécanicien, 1' autre marchand de poulets, le troisième
coiffeur, etc.
Dans leurs premiers communiqués, les GIA se sont
attaqués au FIS et à ses leaders, Ali Belhadj et Abassi
Madani, en les qualifiant d'apostats. Ces mêmes GIA ont
exécuté Mohammedi Saïd et trois autres de ses compa-
gnons, membres de la direction du FIS, qui étaient allés
les voir au maquis en vue de leur proposer une fusion avec
1'AIS. Assoiffé de pouvoir et croyant trouver en ces GIA
une force sur laquelle il pouvait compter, le FIS tentait de
les récupérer pour son propre compte. Il est tombé dans le
piège en couvrant politiquement tous les crimes abomi-
nables commis par tous les GIA, que ce soit la frange créée
par les services de sécurité, ou les autres.
Il faut rappeler que les GIA se distinguent par l'ab-
sence d'un commandement unifié. Plusieurs bandes de cri-
minels repris de justice ont pris eux aussi l'étiquette GIA
pour perpétrer vols, racket, viols et assassinats.
Cependant, les GIA de Djamel Zitouni et de ses suc-
194 La mafia des généraux

cesseurs sont, sans le moindre doute, l' œuvre du duo Tew-


fik-Smai1. Un communiqué diffusé par ce groupe en 1995
révèle, on ne peut mieux, sa manipulation par les services
secrets algériens. Il y dénonce tous azimuts l'Arabie Saou-
dite, l' Iran, la Libye, le Soudan, les USA, la France et tous
les pays européens. n dénonce tous les activistes islamistes
algériens à l'étranger, en les citant nommément et en indi-
quant leurs pays d'asile. En me donnant à lire ce commu-
niqué, un officier des Renseignement généraux de la police
n'en revenait pas. Il me dit : «Si c'était nous qui avions
rédigé ce communiqué, il nous serait impossible de faire
mieux pour discréditer les GIA aux yeux de leurs éventuels
soutiens. Un mouvement qui se coupe volontairement de
tout soutien étranger, c'est vraiment bizarre.»
Des doutes commençaient déjà à peser sur cette organi-
sation, tellement son discours était incohérent et ses actions
aussi bizarres que ses sponsors. De nombreux observateurs
n' excluaient pas une manipulation de la part des services de
sécurité. D'autres voyaient la main du pouvoir derrière, ne
serait-ce qu'une partie, des actions des GIA. D'autres, par
contre avaient du mal à croire que les services de sécurité
puissent pousser l'ignominie aussi loin.
Faut-il rappeler que ce ne sont pas les services algériens
qui ont inventé la diversion ? L'affaire Greenpeace ou celle
des paillotes corses en disent long sur les actions terr<:~ristes
menées par ceux-là mêmes qui sont censés les combattre.
Seulement, la mafia des généraux en Algérie n'hésite pas à
pousser le bouchon beaucoup plus loin. Elle a accouché de
ce monstre dans le cloisonnement le plus total. De nombreux
officiers, ignorant tout de son origine, ont été victimes de ces
terroristes qui sortaient de leur propre caserne.

Arrêté en 1994, à l'Académie interarmes de Cher-


chell, où il avait constitué un noyau d'officiers islamistes
Le syndicat du crime 195

pour provoquer une mutinerie, le capitaine Chouchane fut


auditionné à la caserne de Benaknoun par le colonel Bachir
Tartag, de la Direction centrale de la Sécurité de l'année,
qui lui proposa alors de le relâcher et de 1'envoyer au
maquis pour infiltrer les groupes islamistes. Sa proposition
essuya un refus catégorique de la part des généraux
Mohammed Lamari et Tewfik en personne. Bachir, qui
ignorait tout de ce qui se tramait dans les autres structures
des services de sécurité fut étonné et déçu par ce refus. Il
ne pouvait pas savoir que les GIA ne devaient pas être
infiltrés, puisque certains d'entre eux étaient la création de
ces services. Plus tard, le général Kamel Abderrahmane
suggéra au capitaine Chouchane de monter au maquis et
d'aller seconder Djamel Zitouni. Une suggestion rejetée
par 1' officier rebelle.
En mars 1994, le colonel Bachir fut encore une fois
très étonné, lorsque la mort de Sayah Attia, chef des GIA,
fut officiellement démentie, alors que c'étaient ses
hommes qui 1' avaient abattu.
Les services secrets voulaient entretenir encore un
peu le mythe de ce chef terroriste, le temps de lui trouver
un successeur parmi leurs agents. Et c'est ainsi qu'apparaît
Djamel Zitouni, souvent aperçu dans l'enceinte de la
caserne Antar, un chef terroriste qui se singularise par la
revendication des attentats commis en France. C'est le
temps où le gouvernement français s'indigne de la passi-
vité des autorités algériennes devant les massacres dont
sont victimes les populations civiles en Algérie. Il faut
faire taire cette voix à laquelle nos mafieux ne sont jamais
insensibles. Ils peuvent tout se permettre, mais craignent
toujours ce qui vient de France.
Il n'y a donc rien d' étonnant à ce que le lieutenant-
colonel Mohammed Samraoui me confirme qu' une frange
des GIA est l'œuvre des services secrets algériens. D'au-
196 La mafia des généraux

tant plus qu'il atteste avoir été témoin de la conception de


ce monstre dans le bureau qu'il partageait avec le
commandant Ammar Guettouchi.

La mort mystérieuse de Guettouchi, le contenu inco-


hérent des communiqués, 1' assassinat de quatre respon-
sables du FIS, la guerre déclarée à l'AIS, l'assassinat de
dix-huit imams, l'attentat contre le cheikh Ahmed Sâh-
noune, l'absence de revendications politiques claires, l'ab-
sence d'un commandement unique, le démenti de la mort
d'un de leurs chefs et l'émergence de ses leaders du néant:
il faut être un farouche défenseur de la mafia ou un intrai-
table naïf pour refuser 1'évidence.
Faut-il attendre un communiqué officiel des généraux
Nezzar, Lamari ou Tewfik admettant leur paternité?
Avec la prolifération de groupes terroristes se récla-
mant des G~ il semble que les services du DRS aient
délaissé cette carte pour en jouer une autre. Ne remarque-
t-on pas que ces derniers temps on parle de moins en
moins d'eux? C'est une nouvelle organisation terroriste
qui occupe le devant de la scène sanglante : le GSPC
(Groupe salafiste de prédication et de combat).

Longtemps, le pouvoir des généraux a refusé de


reconnaître que le pays était ravagé par une guerre civile.
Les événements que vit 1' Algérie depuis maintenant une
décennie sont qualifiés de lutte. antiterroriste. Une lutte qui
perdure en dépit des communiqués officiels triomph~teurs
annonçant l'éradication proche de ce phénomène. Voilà
dix ans qu'on nous annonce que le terrorisme est à 1' état
résiduel.
Cette lutte antiterroriste a coûté cher au peuple algé-
rien : deux cent mille morts, quatre mille disparus, des
milliers de déplacés, d'orphelins et de familles endeuillées,
Le syndicat du crime 197

plus d'une cinquantaine de journalistes et d'intellectuels


morts, cinq cent mille exilés et vingt milliards de dollars
de dégâts, de l'aveu même du président Bouteflika. Et ce
n'est pas fini. Elle a nécessité la mobilisation de bataillons
et de brigades entières de l'année, de bombardiers et d'hé-
licoptères de combat. Elle est totalement différente de ce
que 1' on connaît de la lutte antiterroriste partout ailleurs
dans le monde. À ma connaissance, il n'a jamais été fait
appel à pareil arsenal militaire contre l'ETA, le FLNC ou
l'IRA, et on n'a jamais entendu parler d'accrochages dans
les maquis espagnols, corses ou irlandais. Le terrorisme
existait dans ces trois régions bien avant que 1'Algérie ne
sombre dans la violence. Mais il n'a pas causé le dixième
des dégâts humains et matériels subis par les Algériens.
L'Algérie aurait-elle, là aussi, un terrorisme spécifi-
que? Serait-elle le seul pays où il engendre quotidienne-
ment une moyenne de dix morts et autant de blessés ?
Même au Proche-Orient, au plus fort des affrontements
entre Palestiniens et Israéliens, on atteint rarement ces
chiffres.
À quoi bon se voiler la face ? Qui veut-on tromper ?
Que signifient des négociations avec 1'AIS, qu'on finit par
reconnaître comme une armée organisée ? Admettre l' exis-
tence d' une armée ennemie, n' est-ce pas une reconnais-
sance implicite de la guerre ?
Des usines brûlées, des écoles saccagées, des femmes
violées, des innocents égorgés ou mitraillés. Chaque jour
apporte son lot d'horreurs. Un pays frappé par un embargo
aérien, boudé par les touristes, fui par ses enfants. Que
veut-on de plus pour reconnaître que 1'Algérie vit une
guerre des plus dramatiques ? Une guerre unique dans les
annales de 1'histoire de l'humanité.
Cette guerre n'aurait aucune raison d'exister si le clan
mafieux n'en avait pas préparé tous les ingrédients. À
198 La mafia des généraux

commencer par 1' ouverture des camps dans le sud du pays,


au lendemain de 1'arrêt du processus électoral. Ces camps
ont accueilli plus d'une dizaine de milliers de citoyens.
Les uns pour avoir cru à la démocratie, en adhérant à un
parti politique islamiste créé en violation de la loi du
5 juillet 1989 avec la complicité du pouvoir, d'autres pour
avoir été dénoncés à tort par des voisins qui voulaient
régler un vieux compte, ou simplement pour avoir déplu à
un gendarme ou un policier lors d'un banal contrôle
routier.
Les cas d'injustice et d'abus de ce genre se comptent
par milliers. J'ai vu de mes propres yeux les victimes de
l'arbitraire. À l'époque où les rafles ont commencé, des
citoyens étaient arrêtés pour simple délit de faciès,
embarqués dans des camions et acheminés vers les centres
de tri avant d'être envoyés dans les camps du Sud, sans
même avoir la possibilité d'informer leur famille de leur
arrestation. Le plus célèbre de ces internés des camps du
Sud est 1' ancien international de football, Salah Assad
héros de 1' épopée footballistique algérienne au Mundial
espagnol de 1982, ancien joueur du Paris-Saint-Germain
et du FC Mulhouse, un exemple de loyauté et de bravoure.
Assad n'a jamais été un terroriste. En l'internant dans ces
camps administratifs, la mafia avait pour seul objectif de
frapper fort tout ce qui symbolise la fierté des Algériens.
Un militant marxiste, n'ayant absolument aucune affi-
nité avec le FIS, a failli se retrouver dans un de ces camps,
simplement parce qu'il portait une barbe! C'est dire la
légèreté avec laquelle de simples citoyens ont été arrêtés,
déportés et parfois portés disparus. Ces méthodes ont
poussé de nombreux jeunes, endoctrinés et encouragés par
les dirigeants du FIS, à monter au maquis. Certains 1'ont
été de peur d'être déportés. D'autres par inconscience et
par goût de l'aventure. Mais, quoi qu'il en soit, un grand
Le syndicat du crime 199

nombre de ceux qui l'ont fait sont les victimes d'un sys-
tème qui les a marginalisés et livrés à des monstres qui ont
fait de l'islam ce qu'il n'a jamais été. Nombreux sont ceux
qui vous diront qu'ils n'auraientjamais choisi de se couper
de leur famille et de sombrer dans une aventure sans fin,
s'ils n'y avaient été poussés par le mépris, l'injustice et
1' arbitraire.
Pour en donner une petite idée, je citerai quelques
exemples pris à Oum El Bouaghi, une ville paisible que je
connais bien, et qui n'a jamais connu la moindre tentative
d'action terroriste durant la décennie sanglante pour avoir
été régie par la sagesse des chefs de tribus. Là-bas, on a
toujours voté sur la base des alliances tribales, que ce soit
au temps du parti unique ou du multipartisme. La lutte
« idéologique » opposait Arch (la tribu) Ouled Amara à
celle des Ouled S'îd. Aux élections de mars 1990, les
Ouled S 'îd, s'étant alliés à l'un des plus importants clans
familiaux des Ouled Amara, celui des Ouled Sabeg, ont
remporté les élections sous l'étiquette du FIS. La prési-
dence de l'assemblée communale (la mairie) est revenue
au candidat des Ouled S'îd, et celle de l'assemblée de
wilaya à celui des Ouled Sabeg.
Les élus n'ont jamais tenu compte d'une quelconque
appartenance politique. C' est ce qu'ils feront connaître à
la direction du FIS en refusant de suivre le mot d'ordre de
la grève de juin 1991. D'ailleurs, après la dissolution des
assemblées dont les élus étaient à majorité FIS, le maire
d'Oum El Bouaghi est le seul de tout le pays à avoir été
maintenu à son poste en changeant seulement de titre. Il
est devenu, comme partout ailleurs, délégué exécutif
communal. Saïd Tounsi, honnête homme s'il en est, refu-
sait de verser dans la magouille, les passe-droits et la cor-
ruption, ce qui ne plaisait guère aux membres du bureau
de sécurité de la ville. Il fut accusé de terrorisme, arrêté,
200 La mafia des généraux

et resta onze mois en détention préventive jusqu'au juge-


ment de la cour spéciale qui le condamna à onze mois
de prison, «juste pour couvrir la période de sa détention
préventive », me dira plus tard le président de cette cour,
puisqu'il n'y avait rien dans son dossier.
Noureddine Dehnoun, le président de l'assemblée
wilayale, échappera lui, in extremis, aux camps du Sud. A
Aïn M'Lita, lieu de regroupement des candidats ·au
voyage, il fut sauvé par une intervention du wali, Hadj
Tahar Sekrane, un homme d' une probité extraordinaire.
Mais il n 'échappera pas à une autre mesure arbitraire. Pour
n'avoir pas attribué de logements aux petits nababs de la
ville, et avoir préféré loger les pauvres et les démunis, à
l'époque où il était président de l'assemblée de la wilaya,
il a perdu son poste à la direction des Postes et Télécom-
munications et s'est retrouvé au chômage.

Dans cette période de totale confusion, les petits


mafieux locaux ont trouvé leur compte. Au nom de la lutte
contre l'intégrisme religieux et le terrorisme, quiconque ne
se soumet pas à leur bon vouloir est étiqueté de terroriste
et jeté en prison.
C'est le sort qu'a connu Draïdi Mourad, professeur
de physique à l' université d' Oum El Bouaghi, ainsi qu'un
certain nombre de ses collègues. Lorsqu'il était directeur
pédagogique de cette université, il avait refusé l'inscription
d'étudiants, recommandés par des personnages haut
placés, qui ne remplissaient pas les critères leur permettant
1' accès à certaines filières. Ce sont les gendarmes de la
ville voisine de Khenchela qui l'ont arrêté, lui et huit
autres personnes, sous l'accusation de terrorisme. Durant
sa détention préventive de neuf mois, il a perdu son père
et sa mère, morts d'angoisse. Son affaire s'est terminée
par un non-lieu, mais il n'a jamais retrouvé son poste de
Le syndicat du crime 201

directeur pédagogique et n'a pas été indemnisé pour son


incarcération abusive.
Ammar Nassoh, un syndicaliste employé à l'Office
de la promotion et de la gestion immobilière, fut gardé à
vue pendant quinze jours à la brigade de gendannerie
d'Oum El Bouaghi en tant que terroriste suspect. Au cours
d'une réunion, il avait osé dénoncer la corruption qui sévit
à l'Office sous l'influence de son directeur. Ce dernier
s'est appuyé sur le commandant Sabri, chef du groupement
de la gendarmerie, pour lui régler son compte à sa manière.
Ce ne sont là que quelques exemples des abus dont
ont été victimes des citoyens honnêtes dans une ville qui
n'a jamais connu le phénomène du terrorisme. Que dire,
alors, de celles qui sont le théâtre d'affrontements quoti~
diens entre les forces du pouvoir et les terroristes ? Ce sont
ces abus qui ont poussé des milliers de jeunes à rejoindre
les rangs du maquis. Sans compter les désespérés, les
exclus et les démunis qui n'ont ni toit, ni logement, ni le
moindre espoir de survie. J'ai vu un jour une étudiante
pleurer à chaudes larmes et crier à qui voulait l'entendre:
«Ah! Si je savais où ils se trouvent ces terroristes, je les
rejoindrais dès maintenant.» La famille de cette jeune
fille, composée de treize personnes, devait être expulsée
du deux pièces qu'elle occupait.
Contrairement à ce que veut nous faire croire la mafia
des généraux, le terrorisme, comme l'intégrisme, n'est pas
tombé du ciel sur les Algériens. On ne naît pas terroriste
en Algérie. C'est le système mafieux fondé sur l'exclusion
qui a donné naissance à ce phénomène, dont il tire profit
pour s'éterniser, au grand dam d'un peuple qui ne demande
qu'à vivre heureux.
ll n'y a que les relais médiatiques de la mafia qui
refusent de s'interroger sur les causes et les origines du
terrorisme. Ainsi, ils ont la partie belle pour clouer au
202 La mafia des généraux

pilori toute personne qui dénonce les crimes de leurs par-


rains. Pour eux, il y a deux camps. Celui des intégristes
terroristes et celui des républicains. Évidemment, les géné-
raux mafieux sont classés dans le deuxième camp. Il n'y a
pas d'autre choix. Le matraquage médiatique finit par
avoir raison du peuple, même de ceux qui rejettent cette
thèse du plus profond d'eux-mêmes.

Thabet Hannachi, originaire d' Aïn Defia, une ville


durement frappée par le terrorisme, était journaliste à
l'hebdomadaire El Houria. Un jour, alors que nous débat-
tions des exactions des militaires et des abus du pouvoir,
il est allé jusqu'à dire qu'il préférait recevoir un coup de
pied au derrière, matin et soir, de la part d'un caporal,
plutôt que de vivre sous la menace quotidienne des terro-
ristes. Il ne pouvait croire que les militaires puissent arrêter
des innocents ou tuer quelqu' un sans mobile. Il lui a fallu
faire l'expérience de leur brutalité pour ouvrir les yeux. À
l'occasion d'un gala artistique non-stop organisé à la sta-
tion balnéaire de Sidi Fredj, les journalistes avaient été
regroupés dans un hôtel touristique qui leur servait de rési-
dence sécurisée. Aux environs de minuit, fatigué, Thabet
quitte le gala pour regagner l'hôtel, qui n'était qu'à
quelques dizaines de mètres. Il est arrêté par un groupe de
militaires qui montent la garde. Hors de question d~ quitter
les lieux. Tout le monde doit rester sur place jusqu'à
5 heures du matin. Thabet essaie de discuter, mais les mili-
taires ne 1' écoutent pas. Ils finissent par le bousculer et
l'insulter. Il commet alors l'erreur de leur répliquer dans
le même registre.
Il n'en fallait pas plus pour qu'ils l'embarquent et lui
donnent une bastonnade mémorable qui le laisse inanimé
plusieurs heures. À son réveil, de la cellule où il a été jeté,
il les entend appeler par radio un véhicule pour le jeter
Le syndicat du crime 203

quelque part, une fois achevé d'une balle. « Et demain,


dans les journaux, on lira: encore un journaliste assassiné
par les GIA ! »plaisantent-ils. Heureusement pour lui, l'in-
tervention de ses collègues, qui 1' ont vu embarqué par les
militaires et ont alerté les autorités, l'a sauvé de justesse.
Quand il nous raconte sa mésaventure, quelques jours plus
tard, il a fini par se rendre à 1'évidence.
Ces faits ne sont jamais portés à la connaissance de
l'opinion publique. Tout journaliste qui émet le moindre
doute sur la participation des militaires dans les assassinats
d'hommes politiques ou de simples citoyens est accusé de
trahison et frappé des mesures les plus coercitives. Omar
Belhouchet, le directeur de la publication du quotidien El
Watan, en sait quelque chose. Pour avoir laissé planer le
doute, dans une interview accordée à une chaîne de télévi-
sion française, sur la responsabilité des militaires dans cer-
tains assassinats, il a été taxé de « traître » par le président
Zeroual. Il lui fut interdit d'assister à une réunion à
laquelle étaient conviés tous les directeurs des organes de
la presse nationale avec le chef de 1'État. Il fut frappé
d'une interdiction de sortie du territoire national, et son
journal d'embargo par l'agence gouvernementale déten-
trice du monopole de la publicité du secteur public.

Pour que des policiers, des gendarmes ou des mili-


taires s'impliquent dans des assassinats, il faudrait que des
ordres leur soient donnés par leur hiérarchie. Ou qu'ils
soient, du moins, incités à le faire.
Certains s'efforceront d'éviter ce genre de situation.
D'autres, par contre, n'hésiteront pas à verser dans l'excès.
Un inspecteur de police témoigne qu'un grand nombre de
ses collègues impliqués dans des tueries ont fini dans les
services psychiatriques. Beaucoup d'éléments de ces corps
de sécurité, ne pouvant plus supporter la pression qui
204 La mafia des généraux

pesait sur eux, ont profité de la première occasion pour


quitter le pays et demander l'asile politique en Europe.
Diviser pour régner, telle est la devise de la mafia des
généraux. Dresser les enfants d'un même peuple les uns
contre les autres, cela ne peut que servir leurs desseins.
Cela s'est vérifié lors des événements de Kabylie, quand
la manifestation du 14 juin 2001 se transforma, du fait
d'une sournoise manipulation, en un affrontement entre
Kabyles et « Arabes » d'Alger. À Bejaïa, elle se traduisit
par une bataille rangée entre 1'équipe de football locale, la
JSMB, et une autre d'Alger, le CRB, dès l'ouverture de la
saison footballistique 2001 -2002. En s'attaquant aux
joueurs du CRB, les Bougiotes pensaient prendre leur
revanche contre les «Arabes», oubliant qu'ils faisaient le
jeu du pouvoir. Les victimes des manifestations du prin-
temps noir de 2001 sont bel et bien tombées sous les balles
des gendarmes. La répression qui s'est abattue sur la
Kabylie durant cette période est bien 1' œuvre du pouvoir
central. Pour justifier cette répression, le régime mafieux
n'a pas trouvé mieux que de traiter les Kabyles révoltés
de voyous et de séparatistes. Des gendarmes et des poli-
ciers ont perpétré des actes de vandalismes dignes des
groupes terroristes les plus extrémistes contre des popula-
tions civiles désarmées.
Que des hordes terroristes massacrent les habitants
d'un hameau ou d'un village qui ont refusé leur diktat,
cela ne peut que réjouir le clan mafieux. La preuve en est
que les unités militaires ne sont pas autorisées à faire le
moindre mouvement sans ordre du commandement. Entre-
temps, des dizaines de persmmes se font égorger et des
filles violer dans l'indifférence la plus totale.
Pour justifier la non-intervention de l'unité militaire
stationnée à un jet de pierre de Bentalha, un quartier popu- ·
laire situé non loin d'Alger, le général-major Nezzar n'a rien
Le syndicat du crime 205

trouvé d'autre à dire que : « L'armée ne pouvait intervenir


de crainte que le nombre des victimes soit plus élevé encore.
Les terroristes pouvaient tendre des embuscades aux unités
d'intervention.» Un raisonnement de caporal, indigne d'un
général, même s'il a gagné ses galons loin des champs de
bataille. Il était moins timoré lorsqu'il s'agissait de faire
manœuvrer ses blindés dans les rues d'Alger, en octobre
1988, pour tirer sur des manifestants désarmés. A-t-il oublié
que la base aérienne de Boufarik n'est qu'à cinq minutes de
Bentalha ? Une chose est sOre : si ces terroristes avaient
investi le complexe touristique militaire de Sidi Fredj ou les
résidences du Club des Pins, Nezzar et ses acolytes n'au-
raient pas hésité une seconde à sacrifier dix mille soldats
pour venir au secours des barons du régime.
Je ne peux affirmer que des massacres de paisibles
villageois aient été commis par des militaires. Je ne saurais
y croire. Je ne crois pas non plus aux allégations de cer-
tains journalistes occidentaux ou de pseudo-témoins qui
rapportent des histoires rocambolesques « de militaires
portant des fausses barbes déguisés en islamistes » afin de
perpétrer des massacres de civils.
En revanche, il est clairement établi que les militaires,
obéissant aux ordres de leur commandement, sont les
complices passifs de ces massacres en ne portant pas
secours aux victimes. Sinon, comment expliquer l'intru-
sion d' un groupe terroriste dans un périmètre de sécurité
comme celui de Beni Messous, qui compte pas moins
d'une demi-douzaine de casernes, dont l'école de forma-
tion des officiers de la Sécurité militaire, au milieu duquel
soixante personnes ont été égorgées ?

Il est vrai aussi que des opérations de représailles sont


menées par des militaires et des policiers. La première fois
que j'en ai entendu parler, c'était par le colonel Bachir
206 La mafia des généraux

Tartag, commandant à l'époque, qui venait de prendre en


charge le Centre militaire d' investigation de Ben Aknoun,
placé sous les ordres du général Kamel Abderrahmane,
alors directeur central de la Sécurité de l'armée. C'était au
mois de mai 1994. J'étais au siège du ministère de la
Défense, dans le bureau du commandant Hadj Zoubir à qui
j'étais allé rendre une visite de courtoisie. J'avais fondé Le
Libre cinq mois plus tôt. Mes rencontres avec mes anciens
collègues étaient franches et claires. Ils me connaissaient
parfaitement pour savoir que mon journal n'était pas mani-
pulable. Ce n' était pas à moi qu'on s'amusait à dicter des
papiers. Et ce d'autant plus que, contrairement aux autres
journalistes pour qui la SM était un mystère, elle n'avait
aucun secret pour moi. Ils ne pouvaient nullement m'im-
pressionner. Je profitais évidemment de ces rencontres
pour m'informer et suivre de près l'actualité des coulisses.
J'utilisais ces informations comme bon me semblait, mais
sans nuire à mes sources.
Ces relations ne m'assuraient ni protection contre le
harcèlement judiciaire et policier dont je faisais l' objet, ni
un soutien auprès de l' ANEP (Agence nationale d'édition
et de publicité) qui détenait le monopole de la publicité du
secteur étatique. Dois-je rappeler que je n'ai jamais reçu
un centime de cette agence, que ce soit lorsque je dirigeais
El Acil, ou lorsque j •étais à la tête du Libre ?
Je ne rencontrais plus que ceux de mes anciens col-
lègues qui partageaient les mêmes opinions que moi et
trouvaient un soulagement certain à s'ouvrir à moi en toute
confiance, sans calcul et sans crainte. C'était le cas avec
le commandant Hadj Zoubir. Dans ces bureaux, on ne
cherchait pas à me dissimuler des documents confidentiels.
Et l'on ne parlait pas en langage codé d'affaires qui rele-
vaient du secret. C'est ainsi que je découvris les premières
opérations de représailles.
Le syndicat du crime 207

Alors que nous étions en pleine conversation, un


sous-lieutenant entra dans le bureau pour informer le
commandant Zoubir que, le matin, en sortant de chez lui,
il avait appris qu'une dizaine de cadavres jonchaient les
rues du quartier de Bachadjarah. Zoubir l'interrogea :
- Tu as passé la nuit chez toi ?
- Oui, ça faisait longtemps que je n'avais pas vu
ma famille.
- Et qu'en pensent les gens ?
- Certains pensent que c'est les terroristes, et
d'autres disent que c'est l'œuvre de la SM.
Le laissant dans le doute, Hadj Zoubir lui conseilla
d'éviter de rentrer chez lui, et de se montrer très prudent
s'ille faisait.
L'officier sorti du bureau, le commandant Zoubir me
glissa, sur le ton de la confidence : «C'est une opération
de Bachir. » Sur-le-champ, je lui demandai d'appeler le
commandant Bachir pour prendre rendez-vous avec lui.
Sans hésitation aucune, Bachir m'invita à déjeuner avec
lui à la caserne de Ben Aknoun.

Une heure plus tard, j'arrive au CMI, où il m'atten-


dait. Comme d'habitude c'est parti pour une discussion
sans fin sur tous les sujets. Plus de cinq heures. Nous
avons toujours beaucoup de choses à nous raconter. Cette
fois-ci, nous parlons beaucoup moins de théâtre et de
musique. La situation politique et la sécurité du pays sont
les sujets dominants de notre conversation. Bachir n'a pas
changé. Il me parle des grandes opérations qu'il a menées
ces derniers temps. Même si cela risque d'étonner les ama-
teurs de sensationnel, il a horreur de la torture et des offi-
ciers qui ont recours à cette méthode pour obtenir des
renseignements. En homme intelligent, il sait très bien que
toute information obtenue de cette manière est douteuse
208 La mafia des généraux

et risque de le mettre sur de fausses pistes. Il privilégie


1' interrogatoire sous ses différentes facettes en pressant le
suspect par des questions répétitives, en cherchant le
moindre détail, en fouinant dans la mémoire, en évitant de
poser les questions auxquelles s'attend l'intéressé, pour les
mettre sur la table au moment le plus inattendu. C'est de
cette manière qu'il a réussi à remonter la piste des ravis-
seurs des trois diplomates français. En usant de la même
méthode d'interrogatoire, il a pu arrêter le commandant de
la marine qui avait déposé une bombe au mess des officiers
du ministère de la Défense, et les auteurs du premier atten-
tat commis contre la base navale d'Alger en 1992.
Au cours de notre conversation, j'interroge Bachir sur
les cadavres de Bachadjarah. Sans la moindre hésitation,
et avec beaucoup de conviction, il me dit : « C'est fmi,
maintenant. Ils ne pourront plus commettre leurs crimes
dans la journée et rentrer passer la nuit tranquillement chez
eux.» Il m'explique que «cette opération était destinée à
semer la peur dans les rangs des groupes terroristes». La
nuit, des hommes habillés en kachabia 1 et armés de
Kalachnikov frappent aux portes des maisons repérées et
identifiées comme étant les habitations d'éléments terro-
ristes. « Khouk Moudjahid 2 », répond-on à celui qui
demande qui est là. S'il ouvre, il est abattu d'une balle.
« Peu importe que ce soit 1'élément recherché, son frère
ou son père. L'important, c'est que le terroriste sait main-
tenant qu'il ne pourra plus se réfugier chez lui. Si c'est
son frère ou son père, il est forcément au courant des agis-
sements de son proche, donc c'est un complice.» Telle est
la logique du commandant Bachir. Une logique de guerre.
«La base logistique de l'ennemi doit être attaquée et neu-
tralisée.» En revanche, il n'a jamais été question pour lui
de perpétrer des massacres contre la population civile.
1. Robe de bure.
2. «Ton frère, moudjahid ».
Le syndicat du crime 209

Alors que je m'apprête à prendre congé, je vois sortir


les hommes du commando qui vont opérer ce soir-là dans
le quartier des Eucalyptus, non loin de Bachadjarah. Sur-
pris par la tournure des événements, je ne peux, à ce
moment précis, livrer à Bachir mon sentiment sur cette
méthode. Je n'ai pas les idées claires pour pouvoir en
débattre. Je n'aurai pas l'occasion de le revoir pour en
parler. Dommage. J'aurais bien aimé lui exprimer mon
désaccord, en toute franchise. Mais je suis sûr que, pris
dans le feu de 1' action, il n'a pas eu suffisamment de recul
pour mesurer l'ampleur des dégâts de ce type d'action, si
jamais elle se généralise.
Officier universitaire, diplômé en géographie de
l'université de Constantine, il s'est engagé dans l'armée
pour mieux servir son pays, comme de nombreux jeunes
de ma génération. Après six mois de stage au sein du
KGB, à Moscou, il a été choisi par le colonel Merbah
pour participer, avec d'autres officiers, à la formation des
éléments du Polisario, en 1975. Il a ensuite été affecté au
secteur militaire de la ville d'Oum El Bouaghi comme chef
de bureau de sécurité. Dans cette petite ville, où tout le
monde se connaît et tout se sait, Bachir, lieutenant à
1'époque, très proche de la population, donnait de la SM
une image très positive, tout à fait différente de celle qu'on
lui connaissait, très éloignée de l'affairisme des anciens
officiers. Il en sera de même à Jijel où je l'ai connu en
1981, alors que je réalisais un reportage sur la ville et sa
base navale pour El Djeich.
Sans parrain, il n'avait que ses compétences à faire
valoir. Cela ne suffit pas. C 'est ce qu'il apprendra à ses
dépens lorsqu'il dirigera le bureau de sécurité du secteur
militaire d'Alger. Ne tenant aucun compte des recomman-
dations des uns, ni des intinùdations des autres, Bachir
instruisait ses dossiers selon sa conscience. À Alger, nous
210 La mafia des généraux

nous voyions souvent. Partageant les mêmes affinités et


les mêmes opinions politiques, nous nous invitions mutuel-
lement pour écouter les chansons révolutionnaires du chan-
teur égyptien Cheikh Imam, ou regarder Wle cassette
racontant la vie de Che Guevara.
Pour avoir dérangé de gros bonnets dans la capitale,
Bachir a connu Wle courte mise à l'écart avant d'être
affecté à la tête du bureau de sécurité de la garnison mtli-
taire d'Alger. Une fonction qui répondait peu à son profil.
Il n'a pas tardé à faire reconnaître ses compétences et s'est
vu nommer à la tête de la direction régionale de la Sécurité
de 1'armée de la seRégion militaire.
Partout où il est passé, il a laissé Wle bonne impres-
sion, tant à ses subalternes qu'à son entourage. Quant à
ses supérieurs, il n'a jamais cherché à leur plaire. Il s'im-
posait à eux Wliquement par ses compétences et sa rigueur
dans le travail. D'une grande honnêteté, il n'a jamais pro-
fité de sa position pour faire fortune en s'attribuant des
appartements et des lotissements à bâtir. Il habitait Wl F3
dans Wle cité populaire d'Alger, comme n'importe quel
citoyen. Aux moments forts du terrorisme, il s'est contenté
d'Wl appartement dans Wle cité militaire, alors que des
civils et des larbins se pavanaient dans les résidences
d'État du Club des Pins.
Tel est le véritable visage d'un officier supérieur for-
tement impliqué dans la lutte antiterroriste, dont le nom a .
été cité chaque fois que 1' on voulait évoquer les exactions
de l'armée. Certains voulaient donner de lui l'image d' un
« Aussaresses algérien », alors que les véritables bour-
reaux sont nombreux et se cachent ailleurs qu'à Ben
AknoWl. Il est indéniable que cet homme n'a rien à voir
avec les officiers véreux qui ont sali 1'armée par leur
comportement mafieux. Je doute fort qu'il ait tiré Wl quel-
conque profit de ses fonctions ou qu'il ait un compte garni
dans Wle banque étrangère ou même en Algérie.
Le syndicat du crime 211

Dans l'exercice de ses fonctions, le colonel Bachir


n'était guidé que par ses convictions et sa conscience.
Lorsqu' il a mené les premières opérations de représailles
contre des civils dans les quartiers de Bachadjarah et des
Eucalyptus, il était convaincu de mener un juste combat
contre des hordes terroristes qui avaient fait beaucoup de
mal aux populations civiles. ll ne soupçonnait pas le jeu
macabre des généraux mafieux.
J'étais sûr qu'il finirait par découvrir la réalité, et je
doutais fort qu'il puisse aller au-delà du grade de colonel.
J'étais persuadé aussi qu'il connaîtrait le même sort que
ses collègues, les colonels Boukhari et Abdou. Il ne pour-
rait jamais faire partie des sous-traitants de la mafia.
J 'avais raison. Aux dernières nouvelles, il est sans
fonction.
Certes, il est vrai que les services de sécurité comp-
tent très peu d'hommes comme lui. Il y a bien évidemment
des tortionnaires dans 1'armée ou la police. Et ils sont
nombreux. Fiers de leur bêtise et de leur lâcheté. Ils
oublient qu'en disposant d'un homme ligoté pour le sou-
mettre à des sévices corporels, ces bourreaux ne font
qu'étaler leur faiblesse et leur lâcheté. Les tortionnaires
sont des cas pathologiques qui relèvent de la psychiatrie.
J 'en ai connu deux qui se sont particulièrement distingués
lors des événements d'octobre 1988. L'un était de forte
corpulence et souffrait d'impuissance sexuelle. L'autre
était un cocu notoire, marié à une fille de la bourgeoisie
algéroise, surnommée « sac à sperme». Incapable de
divorcer pour des raisons matérielles, il frimait devant ses
collègues qui riaient sous cape chaque fois qu'ils le
voyaient passer. Les deux agissaient bien entendu sous des
pseudonymes : Mustapha et Yazid.
Ces opérations de représailles n'ont pas manqué
d'exacerber la guerre civile. Policiers, forces spéciales,
212 La mafia des généraux

simples unités militaires, gardes communaux, groupes de


légitime défense, qualifiés de patriotes, comme si les
autres Algériens ne 1' étaient pas, sont souvent cités dans
les cas d'exactions.
Certains ont été traduits devant la justice. D'autres
ont joui de l'impunité. Il s'est même trouvé un membre du
Conseil national de transition, une assemblée désignée par
le pouvoir, qui usait de son arme à feu pour s'ouvrir un
passage quand il trouvait la route bloquée par un bouchon.
Quoi qu'il en soit, les généraux bien protégés, dans
leurs bunkers feutrés, par des soldats et des gen<iannes mal
nourris et mal logés, ne peuvent que se réjouir de ces tue-
ries de civils. lls ont réussi à renverser la tendance. On
ne parle plus d'actions années contre des policiers et des
militaires, symboles du régime. Fini, «le djihad pour
recouvrer un droit spolié». Place aux tueries sauvages et
aux descentes de bandes armées qui vont terroriser les
populations civiles. Les uns tuent «parce qu 'il y a des
mouchards parmi les populations». Les autres font de
même « parce que les populations apportent leur aide aux
terroristes ». Dans les deux cas ce sont des populations
civiles innocentes qui vont payer tandis que des esprits
malveillants vont débattre de l'inutile question : «Qui tue
qui? »
L'idée des représailles ne venait pas du colonel
Bachir. Elle émanait de l'un des cercles du cabinet noir.
Elle s'est concrétisée peu avant la fin de l'année 1993 à
travers l'OJAL, une obscure organisation qui a disparu
aussi vite qu'elle est apparue, non sans commettre
quelques massacres et laisser des traces indélébiles sur le
chemin de la guerre civile.
Aujourd'hui, on ne parle plus de cette organisation
terroriste à la solde du pouvoir qui n'avait rien à voir avec
la SM. Au lendemain de la publication du premier commu-
Le syndicat du crime 213

niqué annonçant sa naissance et ses objectifs, qui rn' a paru


bizarre, j'ai vite appelé le commandant Allili, de son vrai
nom Belaïd Ben Ali, l'un de ces brillants officiers que
comptait la SM, en qui j'avais toute confiance. Diplômé
de 1'université d'Alger en Sciences politiques, après avoir
terminé ses études en post-graduation dans une grande
école de Montréal, il a occupé, malgré son jeune âge, de
hautes fonctions au niveau du cabinet du général Lakehal
Ayat. Que ce soit au sein de ce cabinet, ou à la division
d'évaluation et d'analyse, nous nous sommes toujours bien
entendus.
Lorsque je lui demandai d'où sortait cette organisa-
tion annoncée en grande pompe à la une d'un journal gou-
vernemental arabophone du soir, El Massa, Allili me fit
part de sa surprise : « Cela doit être un coup des Bleus. »
Autrement dit, la police. On ne parle pas beaucoup d'elle.
Mais son .implication dans nombre d'assassinats et d'exac-
tions soulève l'indignation de beaucoup d'éléments
intègres de la DGSN.
À 1' époque, la police avait pour directeur général
Mohamed Ouaddah, un homme assoiffé de pouvoir, prêt à
marcher sur le cadavre de sa mère pour concrétiser ses
ambitions. Les clans du pouvoir qui avaient misé sur lui
ont fmi par l'éjecter en 1995, après avoir compris qu'il
était une véritable girouette. Croyant à tort à la puissance
du général Betchine, il avait tourné le dos à ses promoteurs
pour se jeter corps et âme au service du ministre conseiller
du président Zeroual en 1994. Pour s'imposer et plaire à
ses parrains, il ne reculait devant rien. Il n'avait qu'un mot
à la bouche pour justifier l'injustifiable : «C'est la raison
d'État. ))
Jamais la police n'a connu pareille crapule à sa tête.
Il ne cherchait pas à faire de l'infiltration des groupes ter-
roristes un moyen de recueillir des renseignements pour
214 La mafia des généraux

démanteler les réseaux. n incitait ses troupes à adopter les


mêmes méthodes que les terroristes en égorgeant et abat-
tant sans raison des civils. Lui était un vrai « Aussaresses
algérien». Son successeur, Ali Tounsi, l'est tout autant.

Le cas de Samir Fezzani, jeune militant du RCD, est


un exemple tragique, parmi des milliers d'autres, des
conséquences de cette politique de barbares. Samir,
farouche partisan de la démocratie et anti-intégriste
convaincu, ne se doutait pas un instant que la lutte anti-
terroriste, qu'il soutenait de tout son cœur, allait faire de
lui une victime enterrée à la sauvette.
Nous sommes en 1994. Mettant à profit le long week-
end qui coïncide avec la célébration de la fête du
ter novembre, date du déclenchement de la guerre d'indé-
pendance, il se rend à Alger pour passer quelques jours de
vacances chez ses cousins qui habitent le quartier popu-
laire « La glacière » à Hussein Dey. Le 30 octobre, après
avoir suivi le discours du président Zeroual à la télévision,
il étend le drapeau algérien dans un coin de la chambre et
allume quelques bougies pour commémorer l'événement.
Vers 22 heures, un peu agité, il quitte l'appartement de ses
cousins pour aller scander dans la rue quelques slogans
hostiles aux islamistes. Malgré le froid, il est habillé légè-
rement : un gilet de corps et un pantalon. Arrivé au niveau
d'une caserne de la logistique de l'armée, dite « Haouch
Hadda », il est arrêté par les militaires qui montent la
garde.
Une fois calmé, les militaires le confient à une
patrouille de police pour le raccompagner chez lui, en rai-
son du couvre-feu qui interdit tout déplacement à partir de
23 heures. Mais les « anges gardiens » de Samir lui font
prendre une tout autre destination : les geôles du commis-
sariat d' El Maqaria.
Le syndicat du crime 215

Malgré leur inquiétude en ne le voyant pas rentrer,


ses cousins ont dû attendre le lever du jour pour partir à
sa recherche. Ils se rendent d'abord à la caserne qui se
trouve à proximité de leur cité pour donner son signale-
ment. L'officier de permanence leur confirme son passage
de la veille, et leur recommande d'aller au commissariat
de police du quartier. Arrivés sur place, ils sont soulagés
d'apprendre qu'il est «en bonnes mains et en sécurité».
Un policier appelle : « Samir !... Il est là?
- Oui, je suis là ! », répond le jeune homme.
Ses cousins remettent au permanencier ses papiers et
ses habits et rentrent chez eux, rassurés par la promesse
des policiers de le libérer après son audition. «Une audi-
tion de routine, pour justifier la nuit passée au commissa-
riat», leur a-t-on dit. Ils attendent toute la journée. Toute
la soirée. Toute la nuit. En vain.
Le lendemain matin, ils se présentent au commissa-
riat, où on leur promet une nouvelle fois : « Il sera relâché
dans un petit moment. » Dans l'après-midi, ne le voyant
pas rentrer, ils retournent s'enquérir de son état. « Il n'y a
pas lieu de s'inquiéter. L'officier qui doit 1'auditionner
n'est pas encore arrivé. Il rentrera bientôt. » Les cousins
regagnent encore une fois leur domicile avec la certitude
de voir Samir les rejoindre dans un petit moment... lis 1' at-
tendront toute la nuit.
Au matin du troisième jour, ils sont de nouveau au
commissariat. Et là, un jeune officier leur répond sèche-
ment : «Non, on ne connaît pas de gars répondant à ce
nom.» Ses cousins s'accrochent, expliquent que, la veille,
on leur a dit qu'il était là. Imperturbable, le policier les
renvoie comme des malpropres en se faisant menaçant.
Devant leur insistance, un policier en civil apparaît et
lance : «Allez voir à la morgue de Bologhine s'il y est. »
Ses cousins n'en croient pas leurs oreilles. L'ordre, car
c'en est un, leur est répété avec aplomb.
216 La mafia des généraux

À la morgue de Bologhine, on leur confirme sa mort


par balles. Ils réclament son corps.« Pas question, c'est un
terroriste ! » Un de ses cousins a réussi à voir le cadavre.
Il est criblé de balles au niveau de l'abdomen. La famille
de Samir remue ciel et terre pour récupérer la dépouille du
garçon et prouver qu'il ne s'agit nullement d'un terroriste.
Malgré toutes les promesses des personnalités contac-
tées, il sera inhumé sous « X algérien » dans le carré
réservé aux terroristes du cimetière El Alia d'Alger.
Saisi de 1' affaire par la famille de la victime, le doc-
teur Saïd Saadi fait diffuser un communiqué qui met en
garde contre les bavures. Ce ne sera pas suffisant pour
rendre la vie à Samir. Une bavure? Non! Ils sont des
miUiers de Samir à avoir connu le même sort. Des milliers
de disparus, arrêtés, torturés et liquidés sans état d'âme par
les services de police, la gendarmerie, la Sécurité militaire
et les GLD.
Samir n'a pas été victime d'une erreur, mais d'une
folie furieuse qui s'est emparée d'un pays où presser la
détente est presque devenu un jeu d'enfant. C'est la folie
des généraux, qui ont totalement perdu la raison. Ils sont
prêts à tuer trente millions d'Algériens pour garder le
pouvoir.
Samir, militant démocrate, ·n'a jamais été un terro-
riste. La presse « démocratique » a ignoré sa mort, alors
que tous les journalistes de la maison de la presse de la
place du 1er Mai d'Alger savaient qu'il n'était qu'une vic-
time innocente de plus sur la longue liste des martyrs. Paix
à ton âme, Samir.
Des amis policiers, dont je ne peux mettre en doute
l'intégrité, m'ont avoué que des dizaines de leurs collègues
avaient sombré dans la drogue, l'alcool et la folie pour
avoir participé ou assisté à des massacres et des tortures.
Ils ont joué aux bouchers jusqu'au jour où, prenant
Le syndicat du crime 217

conscience de 1'horreur de leurs actes, ces policiers, tous


de jeunes recrues, ont développé un véritable syndrome
psychiatrique. Les bourreaux sont devenus victimes. Mais,
depuis le début, ils sont victimes d'un système mafieux
qui ne peut que s'abreuver du sang d'Algériens. Le sys-
tème des généraux frappés, eux, par « le syndrome de 1' im-
punité». Écœurés par les méfaits des généraux mafieux,
certains officiers se sont rebellés. Chacun à sa manière. À
tort ou à raison.
En 1994, un commandant de la marine a déposé une
bombe dans les toilettes du mess des officiers du ministère
de la Défense. Qui auraient été les victimes de sa bombe
si elle avait explosé ? Sûrement pas les généraux.
Le capitaine Zemani, pilote d'hélicoptère, s'est
rebellé lui aussi, en sacrifiant une carrière qui s'annonçait
brillante. Le 5 juillet 1993, jour de la célébration de la
Fête de l'indépendance, il a décollé à 6 heures du matin et
bombardé le poste de commandement de la base d' Aïn
Arnat, tirant soixante obus en signe d'adieu à ses cama-
rades.
Quelques jours plus tard, son appareil fut retrouvé
dans une ferme à Ramdane Djamel, du côté de Skikda.
Mais aucune trace de lui. Il devait passer commandant au
mois de novembre, et partir en stage aux États-Unis au
mois de décembre. ll n'avait aucun lien avec les inté-
gristes. Mais, d'après ses camarades d'escadron, il ne sup-
portait plus de bombarder des zones habitées par des
populations civiles. Il avait déjà refusé de le faire, dans
la région de Blida. Ce 5 juillet, il devait participer à un
bombardement dans la région de Jijel, dans l'est du pays.
Alors que lui a tout perdu en refusant de bombarder
une zone où se trouvaient des éléments de 1'AIS, ceux
qui devaient subir le déluge de feu de ses obus jouissent
aujourd'hui de l'impunité grâce aux accords passés avec
le général Smail.
218 La mafia des généraux

Le lieutenant Messaoud Allili était plus raisonnable.


À bord de son hélicoptère, il a déserté et s'est rendu en
Espagne, où il a demandé l'asile politique.
Beaucoup de militaires sont aussi hantés par certains
de leurs actes et dévorés par le remords.
À l'occasion du 27e jour du ramadan 1994, un paisible
citoyen de Cherarba, qui emmenait ses deux enfants chez
le médecin pour les faire circoncire, rebroussa chemin à la
vue d'un convoi militaire. Rattrapé par les soldats, il fut
tabassé et abattu d'une rafale de Kalachnikov. Le jeune
lieutenant qui avait fait usage de son arme se donna la
mort en se tirant une balle dans la tête, quelques jours plus
tard.
Parfois, militaires ou policiers se font passer pour des
terroristes et rackettent les commerçants. En rn' avouant ses
agissements, l'un d'eux se justifiait ainsi : «Vaut mieux
que ce soit la police qui prenne cet argent que les terro-
ristes. De toute façon, on sait bien qu'ils vont passer.»
Pour ce jeune policier, c'était une manière d'arrondir ses
fins de mois difficiles. « Ma paye de huit mille dinars ne
me suffit pas. » Voyant ses chefs rouler carrosse et se
pavaner dans de luxueuses villas, ce policier mobilisé
vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la lutte antiterro-
riste, victime de la crise du logement, trouvait dans le rac-
ket un moyen de tirer profit, à sa manière, de la guerre
civile.
La majorité des policiers et des militaires sont mal
payés. Leur salaire ne leur permet même pas de s'alimenter
correctement. « Sans le racket et la récupération du butin
des groupes terroristes que nous neutralisons, je ferais
mieux de faire du trabendo que de m'exposer à la mort à
toute heure.» Faut-il blâmer et condamner ces jeunes poli-
ciers et militaires qui sont eux aussi victimes de la mafia
qui régit le pays ? Ils sont pris entre deux feux. Celui de
Le syndicat du crime 219

leurs chefs, qui servent de relais aux parrains, et celui des


terroristes.
C'est pourquoi je me refuse à assimiler leur dévoue·
ment et leur engagement dans la lutte antiterroriste à la
lâcheté des généraux, à l'image d'un Khaled Nezzar rasant
les murs de Paris jusqu'au Bourget, et passant une nuit
blanche sous la surveillance de la DST en attendant le
décollage de l'avion privé qu'on lui a envoyé d'Alger pour
le rapatrier in extremis.

Si l'Algérien ne cesse de se plaindre de la hogra,


celle-ci n'est pas le fait du policier, du gendarme ou du
militaire. Eux aussi la subissent de la part de leur hiérar-
chie, et ne font que la répercuter. Ce sont des citoyens
comme les autres. Ils vivent les mêmes conditions de
misère et de pauvreté que le commun des Algériens.
Je me souviens de ce policier qui, en 1986, était
chargé de faire évacuer les habitants des bidonvilles de
Belcourt. Dans le cadre de l'éradication de l'habitat pré-
caire, le pouvoir avait décidé que tous les habitants des
bidonvilles de la périphérie d'Alger devaient retourner
dans leur région d'origine. En rentrant le soir dans son
bidonville de Zéralda, il a découvert que sa famille avait
été évacuée en son absence, dans les mêmes conditions
que celles qu'il venait de faire subir aux autres. Il s'est tiré
une balle dans la tête.
Dans le cadre de la lutte antiterroriste, policiers, mili-
taires et gendarmes vivent dans les mêmes conditions que
leurs ennemis. Eux non plus ne peuvent pas rentrer chez
eux le soir pour retrouver la chaleur familiale. Ceux qui
ratissent les maquis souffrent du froid, de la faim et des
mauvaises conditions de vie, et flirtent avec la mort sans
discontinuer.
Pendant que ces enfants du peuple se livrent bataille
220 La mafia des généraux

pour le compte d'un pouvoir dont ils ne seront jamais les


détenteurs, quel que soit le vainqueur, les généraux bai-
gnent dans le stupre, s'abreuvent de whisky et téléphonent
tranquillement à leurs rejetons installés dans les capitales
occidentales.
n est malheureux de constater que certains pseudo-
démocrates s'en prennent régulièrement à Bouteflika, 1' ac-
cusant d'islamisme et lui prêtant l'intention de vouloir
négocier avec le FIS. Mais lorsque Khaled Nezzar, à Paris,
dévoile que c'est le général Smail qui a négocié avec
l'AIS, autrement dit que les concepteurs de la loi de la
concorde ne sont autres que les généraux, les adversaires
de cette loi se taisent. Ils ne peuvent pas se permettre de ·
couvrir les généraux des mêmes insultes qu'ils déversent..
quotidiennement sur Bouteflika, otage consentant entre les ·
mains de la mafia.
11. Pendant les massacres,
les affaires continuent...

En s'emparant du pouvoir, le clan des généraux s'est


approprié tout un pays. L'économie algérienne, qui tire
toute sa force des richesses pétrolières et gazières, est entre
leurs mains. Les directeurs généraux de la Sonatrach,
Société nationale des hydrocarbures, et de la banque cen-
trale d'Algérie sont placés en permanence sous leur
contrôle. Prenant prétexte des mesures de sécurité, ils les
ont installés au centre militaire touristique de Sidi Fredj.
Pour le reste de l'activité économique, ce n'est un
secret pour personne qu'en Algérie c'est le système du
trabendo qui prime. n pennet aux grands pontes de l'im-
port-export, qui ne sont autres que les généraux véreux et
leurs acolytes, de mener leurs affaires à 1' ombre. Pas de
contrôle fiscal, pas de comptes bancaires en leur nom. Tout
se fait sous des noms d'emprunt.
Le groupe de presse Cirta-corn, par exemple, est au
nom d'une certaine Aicha Baya Guedidi. Qui est cette
brave dame qui gère une entreprise de diffusion, un groupe
propriétaire de deux titres, et est actionnaire de plusieurs
autres ? Elle est inconnue dans le monde des affaires et de
222 La mafia des généraux

la presse. Même son banquier ne l'a jamais vue. Elle est


tout simplement l'épouse du général Mohammed Betchine.
L'usine de céramique de ce même général est, au regard
de 1'administration, une SARL familiale dont les parts sont
réparties entre quatre personnes : l'épouse et les enfants
du général.
Profitant du climat de violence et de terrorisme qui
règne en Algérie, il a aussi créé, sous le nom de son beau-
fils, Ghalib Djebbour, dont il a fait 1'un des directeurs de
ses journaux, une société de sécurité. Cette société propose
ses services à des organismes étatiques qui ne peuvent pas
refuser de conclure des contrats évalués à des centaines de
millions de dinars. Betchine a suggéré l'idée à son ami, le
général à la retraite, Abdelmadjid Cherif, beau-frère du
président Zeroual. Les deux généraux se partagent Alger.
L'un sévit à l'est de la capitale, l'autre à l'ouest. Abdel-
madjid Chérif cherche même à créer une société d'impor-
tation d'armes pour les vendre aux sociétés de sécurité qui
prolifèrent.
Betchine n'est pas le seul à agir de la sorte. Non seu-
lement, ils usent tous de noms d'emprunt, mais, dans beau-
coup d'affaires, ils n'ont pas besoin de papiers, se
contentant de prendre leur part, la tchippa, sur les affaires
qu'ils protègent de leur autorité.
Un citoyen veut investir dans un secteur, le tourisme
par exemple. Avec le meilleur dossier du monde et de
solides garanties de succès, il se heurtera d'abord à la
machine bureaucratique. Sans appui, il ne peut obtenir ni
terrain, ni crédit bancaire. Des gens « qui lui veulent du
bien» vont lui conseiller de s'associer à une« casquette»,
autrement dit un général véreux. Bien entendu, il ne verra,
jamais 1'ombre du général. Il sera en contact avec lui par
le truchement d'intermédiaires. À l'investisseur d'apporter
le projet et les capitaux, au général d'apporter sa« caution
morale», qui représente sa participation au projet.
Pendant les massacres, les affaires continuent... 223

Cette caution facilite grandement les démarches


auprès de 1' administration et les opérateurs économiques
de 1'État. L'obtention du terrain est facilitée, la clientèle
de l'hôtel est assurée.
S'il s'agit de l'importation de produits de consomma-
tion, il n'y aura aucun problème pour leur dédouanement
et leur commercialisation. Et si d'aventure, un importateur
sans appuis s'amusait à importer le même produit, il serait
tout simplement bloqué au niveau du port. Parfois, on
n'hésite pas à provoquer une pénurie de sucre ou de café
pour accentuer la demande. Ainsi, dès son arrivée sur le
marché, le produit s'arrache.
Il va sans dire que le financement de ces produits
importés est assuré par une banque algérienne. L'importa-
teur n'a pas besoin d' investir un centime tant qu'il a la
«caution morale» d'un baron du régime. Chaque général
détient le monopole dans un secteur précis. Il y a le général
du médicament (Ghenim), de la bière (Atailia), de l'immo-
bilier (Benkortebi), de la sardine (Bekhouche), du blé
(Larbi Belkheir), etc.
Les créneaux porteurs, en Algérie, sont le domaine
réservé des associés de la mafia des généraux. Prenons
1'exemple du transport aérien. Qui pourrait se permettre
d'investir dans ce domaine? Ce ne sont pas en tout cas
des gens du métier ou des industriels connus.
Allez savoir à qui appartient vraiment la compagnie
aérienne Khalifa Aiiways. De création récente, elle se
lance dans un élan de « générosité » sans pareil en offrant
le double de leur salaire ou plus aux pilotes d'Air Algérie
pour les débaucher, et en sponsorisant tous azimuts un
nombre incalculable de clubs de football, dont l'Olym-
pique de Marseille.
Au moment où de grandes compagnies internationales
sont confrontées à d'énormes difficultés économiques, ou
224 La mafia des généraux

font faillite, Khalifa Aitways jette 1' argent par les fenêtres.
«C'est la blanchisserie de l'argent des généraux», n'hési~
tent pas à dire de nombreux observateurs. Dans une inter~
view accordée au Figaro au mois d'octobre 2001, son
Président~Directeur général, fùs d'un ancien ministre,
faute de pouvoir s'expliquer sur sa gestion, laisse planer
le doute sur 1'origine des fonds de sa compagnie. Quoi
qu'il en soit la compagnie aérienne, dont le budget publici~
taire est de loin supérieur à son chiffre d'affaires, cas
unique dans les annales de 1' économie, reflète parfaitement
l'image d'un pouvoir dont elle est l'émanation.
Attention! Lorsqu'on veut s'associer à un général en
affaires, il faut savoir conjuguer le verbe manger dix fois
plus à la deuxième personne du singulier qu'à la première.
« Tu manges, tu manges... (dix fois), et je mange (une
fois). » Cette règle est devenue une blague qui court les
rues des villes d'Algérie. C'est pour avoir oublié cette
règle que Mohammed Redha Ben Boualia, 1' associé princi~
pal du général Betchine, s'est retrouvé à 1' ombre.
Ancien pilote de chasse, radié de 1'armée pour pédé~
rastie selon le général Betchine, Ben Boualia servait de
nom d'emprunt au parrain de la mafia constantinoise, pour
toutes ses affaires véreuses. Il était l'homme le plus craint
de Constantine. Lors des visites ministérielles, le wali de
Constantine s'effaçait devant lui. Quand Betchine faisait
son hold-up sur mon journal, El Acil, c'est Ben Boualia
qui me faisait face devant le président du tribunal de
Constantine.
Le directeur du port de Skikda a été limogé de son
poste pour avoir exigé de Ben Boualia qu'il paye les taxes
portuaires. Le directeur de la Société d'impression de
1' Est, Lazhar Merad, s'est retrouvé du jour au lendemain
au chômage pour avoir réclamé à Ben Boualia le paiement
des frais d'impression de son journal. Le wali de Constan-
Pendant les massacres, les affaires continuent... 225

tine, Brahim Djeffal, a été renvoyé chez lui pour avoir reçu
un entrepreneur concurrent de Ben Boualia.
J'arrête là la liste des méfaits de ce larbin qui a fmi
par se retrouver durant trois années derrière les barreaux
de la prison du Coudiat de Constantine, grâce à un papier
rédigé vite fait chez Mohammed Kaddour, le faussaire du
4e kilomètre de la route du Khroub, toujours prêt à établir
les actes notariés que lui demande le général Betchine. Le
journal que Ben Boualia se partageait avec l'épouse du
général ne lui appartient plus. Tous ses biens ont été saisis
durant son séjour en prison. L 'argent est destiné à « dé-
dommager» Aicha Betchine, son ex-associée. Pourquoi ce
retournement de situation ?
Ayant servi d'homme lige à un mafieux, Ben Boualia
croyait vraiment qu'il était associé à Betchine. En investis-
sant des dizaines de millions dans la campagne électorale
de Zeroual (qui n'en avait pas besoin puisqu'il se servait
de l'argent du Trésor public), Ben Boualia se croyait asso-
cié au pouvoir politique. n refusait que quelqu'un d' autre
vienne le concurrencer dans son association avec « son »
général. Ce dernier devait lui être «fidèle ».
Malheureusement pour cet affairiste jaloux, Betchine
est polygame. Insatiable, il ne pouvait se contenter des
affaires que lui brassait Ben Boualia. Lorsque Abdelali
Blik:ez, autre affairiste de Constantine, a montré le bout du
nez, Ben Boualia s' est enflammé et a publié une lettre
ouverte, pour se plaindre des agissements de Blikez, au
président de la République, Liamine Zeroual, qui aurait dû
lui être reconnaissant de sa contribution à sa campagne
électorale.
Betchine s'est fâché, a envoyé son fùs Ahmed donner
une correction à coups de poing à l'associé déchaîné.
Avertie, la police a embarqué les deux bagarreurs. Au bout
de quelques minutes, le fils du général a bien entendu été
226 La mafia des généraux

relâché, et l'associé indélicat envoyé devant un juge d'ins-


truction. Là, toutes les affaires ont plu sur le « pauvre »
Ben Boualia. Fraude fiscale, vols et destruction de biens
d'autrui, outrage à magistrat, abus de biens sociaux, etc.
La note était salée. Trois années de prison, et saisie de tous
ses biens et de tous ses comptes bancaires.
Associés des généraux, retenez la leçon !

La politique de la « caution morale » est pratiquée


aujourd'hui à tous les niveaux de la société. Pour décro-
cher un marché portant sur la construction de quatre ou
dix logements, un petit entrepreneur en bâtiment a besoin
d'une intervention du commandant de groupement de la .
gendarmerie, ou du commissaire de police, ou du maire du.
village, auprès du directeur de l'OPGI (Office de promo-
tion et de gestion immobilière), organisme d'État. L'inter-
vention, bien entendu, n 'est pas gratuite. Il faut payer la ·
tchippa.
S'il s'agit d'un grand entrepreneur et d'un contrat ·.
portant sur plusieurs millions de dinars, avoir une « cau-
tion morale » est obligatoire. Sinon, le fisc, les assurances,
la caisse maladie et la « justice » se chargeront vite de
mettre en faillite l'imprudent ou le récalcitrant.
Comme je l'ai dit, le premier numéro d'El Acil était
sur le marché le 6 décembre 1992, deux mois et demi après
ma radiation des effectifs de l'armée. Il est vrai que j'avais
tout préparé durant l'été. Comme je démarrais sans grands
moyens financiers, rares étaient ceux qui pariaient sur les
chances de mon entreprise. Betchine, qui n 'y croyait pas
plus que les autres, m'a d'abord proposé de me louer le
sous-sol de la villa de sa mère, dans le centre-ville de
Constantine, pour dix mille dinars par mois, avec acte .
notarié. Comme recettes, je ne comptais que sur les ventes
et la publicité provenant du secteur privé et des militants
Pendant les massacres, les affaires continuent... 227

de la cause berbère dans les Aurès et plus particulièrement


dans la ville d'Oum El Bouaghi. L'ANEP (Agence natio·
nale de 1'édition et de la publicité), qui détient le monopole
de la publicité du secteur étatique, me boycottait. Quant à
la subvention de l'État, je ne pouvais espérer y prétendre.
Et pour cause... La publication d'un article mettant en
cause la mafia des généraux dans l'assassinat du président
Boudiaf (14 décembre 1992) et d'un autre dénonçant l'in-
curie du commandement militaire à la suite de 1'attaque
par un groupe terroriste de la caserne de Boughzoul (ter
avril 1993) avait mis le général Nezzar dans une colère
noire. Grâce à sa liberté de ton, la dénonciation du régime
des généraux et ses analyses pertinentes, le quotidien a vite
reçu l'adhésion d'un large lectorat.
Mais, il m'a aussi valu pas mal de soucis. Trois pro-
cès pour délit de presse sanctionnés par trois condamna-
tions à des peines de quatre, deux et trois mois de prison
avec sursis. Une convocation chez le procureur général du
tribunal de Constantine, une autre chez le directeur régio-
nal de la sécurité de l'armée de la se Région militaire. Et
dire qu'avec ce palmarès, il se trouve des mauvaises
langues pour prétendre qu'El A cil appartenait au général
Betchine. Si c'était le cas, pourquoi ces mêmes mauvaises
langues ne s'interrogent-elles pas sur l'impunité dont jouit
le titre depuis qu'il a été kidnappé par le général, et sur
l'ouverture du robinet publicitaire de l' ANEP, qui fait de
lui le premier bénéficiaire des achats d'espace de cette
agence d'État?
En effet, quelques mois après le lancement du premier
quotidien indépendant de l'est algérien, Betchine est venu
me féliciter du succès que rencontrait El Acil. « Mainte-
nant, il va falloir que tu penses à lancer une édition en
arabe et une société de diffusion pour mieux commerciali-
ser ton journal. »
228 La mafia des généraux

Je lui réponds que je réfléchis à ces deux projets, mais


que mon journal n'a que dix mois d'existence, et que je
dois le consolider avant de passer à la vitesse supérieure.
- Que te manque-t-il? Je te connais fonceur,
capable de tout faire, et maintenant tu semble frileux.
- Ce n'est pas une question de courage. Je ne suis
pas prêt financièrement.
Betchine n'attendait que ça. Pour les finances, il a la
solution toute prête.
- Ne t'en fais pas. Ben Boualia peut te financer. Tu
le prends comme associé, tu montes une grande entreprise
et tu seras le PDG.
- Non. Je n'ai pas envie de m'associer avec quel-
qu'un que je ne connais pas bien.
- Mais je serai associé avec vous. Tu me connais
bien. Je t'ai toujours considéré comme mon fils. Tu n'as
rien à craindre de Ben Boualia.
Je lui demande alors pourquoi il faut s'associer à Ben
Boualia si c'est lui, Betchine, qui apporte les finances:
Tout comme je ne manque pas de l'interroger sur la prove-
nance de l'argent, puisqu'il vit de sa pension de retraite,
vingt-deux mille dinars mensuels.
- Toi, tu as le journal et le savoir-faire. Ben Boualia
apporte les finances et moi, je suis la caution morale. Je
ne suis pas fortuné. L' usine de céramique, je 1' ai montée
avec un crédit bancaire, comme tout le monde. Pour la
garantie bancaire de ce crédit, j 'ai vendu la villa de fonc-
tion d'Alger pour six cents millions, la Peugeot 505 de
fonctions pour cinquante millions, le chalet d' Aïn El Bey
pour cent quatre-vingts millions. J'ai vendu aussi la villa
de Bellevue et le moteur d'un bateau. Ben Boualia me fait
les travaux de terrassement de l'usine pour trois milliards,
parce que je l'ai aidé à obtenir une ligne de crédit, et Bli-
kez m'a donné du fer pour quatre-vingts millions. Moi, je
Pendant les massacres, les affaires continuent... 229

n'ai rien volé. Ma villa de Sidi Mabrouk, c'est le génie


militaire qui me l'a construite, comme tout le monde. Je
peux tout justifier.

Voilà comment s'enrichissent les généraux en Algé-


rie. Vendre villa et voiture de service, qui sont des biens
de l'État, c'est normal. Obtenir des lignes de crédit ban-
caire et se faire construire une villa d'une valeur d'un mil-
liard, c'est faire comme « tout le monde ».
Comme si « tout le monde » pouvait bénéficier de ces
avantages acquis sur le dos du peuple. Je décline l'offre et
fais remarquer au général Betchine que ce sont là des pra-
tiques mafieuses dont je ne peux m'accommoder.
Le parrain de la mafia constantinoise ne me pardon-
nera pas ce refus. Il commence par me demander de libérer
la cave de la villa de sa mère dans les vingt-quatre heures.
Je dois donc suspendre la parution du journal à compter
du 3 novembre 1993 et chercher un nouveau local. Il pro-
fite de cette suspension pour approcher, par l'intermédiaire
de Ben Boualia, les journalistes et les employés des ser-
vices techniques en leur offrant le double du salaire qu'ils
touchaient. Certains d'entre eux acceptent. D'autres préfè-
rent me suivre dans une nouvelle aventure.
Le 27 novembre, El Acil reparaît. Ben Boualia en est
le gérant et Rahmani Aziz, le directeur de la publication.
Ce dernier, très porté sur la bouteille, sera renvoyé au bout
de quelques mois. Avec une administration aux ordres,
Betchine et Ben Boualia sont en possession de documents
officiels faisant de ce journal leur propriété commune. Le
journal est passé au nom de Mohammed Redha Ben Boua-
lia et Aïcha Baya Guedidi, l'épouse de Betchine. Deux
spécialistes de la presse, puisque 1'un est entrepreneur, et
1' autre, femme au foyer !
Ben Boualia était prêt à tout pour servir son protee-
230 La mafia des généraux

teur et parrain. Sous son parapluie, il savait que rien ne


pouvait l'inquiéter. Je l'ai fait condamner à deux mois de
prison fenne par le tribunal de Sétif. Il n'a pas fait appel
et n'a pas purgé la peine. Betchine est au-dessus des lois,
ses protégés aussi. Non seulement, il profite de la manne
publicitaire de l' ANEP, mais aussi de la gratuité de l'im-
pression.
Les généraux font des organismes et des entreprises
de l'État leur source d'enrichissement. Nul n'a le droit de
s'y opposer. Et ils n' hésitent pas à se servir jusque sur le
marché des logements sociaux.
Pour absorber la crise aiguë du logement en Algérie,
l'État en construit des milliers par an sur l'ensemble du
territoire national. À la réception, une partie des logements
neufs est distribuée, selon des conditions draconiennes, à
des citoyens qui ont attendu plus d'une dizaine d'années
dans la promiscuité ou les bidonvilles.
L'autre partie est affectée de droit aux walis 1 qui peu-
vent prétendre légalement à un quota de 10 % des loge-
ments réceptionnés sur leur territoire de compétence.
Enfin, le reste est distribué aux barons du régime qui en
disposent comme bon leur semble. Ces logements sont
destinés à satisfaire les caprices des maîtresses et des
enfants, ou bien vendus au prix fort.
Le foncier n'échappe pas non plus à la gourmandise
de la mafia et de ses sous-traitants. Il y a deux manières
d'en profiter. À chacun selon sa position dans la hié-
rarchie.
Le sous-fifre achète, par exemple, mille mètres carrés
dans une zone de seconde catégorie, pour un prix dérisoire.
Il en revend la moitié, pour dix fois son prix d'achat. Avec
l'argent gagné, il fait construire sa résidence tout en profi-
tant des largesses des organismes publics. n achète le
l. Préfets.
Pendant les massacres, les affaires continuent... 231

double de ses besoins en matériaux de construction, tou-


jours frappés de pénurie, à des entreprises publiques, et
écoule ensuite l'excédent sur le marché noir au double,
voire au triple, du prix d'achat.
Les barons, eux, s'approprient d ' abord les résidences
de l'État, sous couvert de la loi de cession de biens de
1'État, pondue spécialement pour les besoins de la cause
en 1981. Les généraux mafieux ont ainsi acquis des rési-
dences d' une valeur de plusieurs centaines de millions de
dinars, pour une bouchée de pain. Us en louent certaines à
des ambassades ou à des sociétés étrangères, et en reven-
dent d ' autres en multipliant le prix d'achat par cent. Évi-
demment, dans ces transactions immobilières, le fisc ne
voit que du feu. En effet, la règle veut qu'en Algérie,
quand on vend une maison pour cent millions, on n'en
déclare que vingt ou trente sur 1' acte de vente. De la même
façon, une villa louée cinquante millions est déclarée pour
deux ou trois au maximum.
Dans l'Algérie des généraux, il n'y a que les salariés
qui paient leurs impôts régulièrement, selon le barème offi-
ciel, car ils sont prélevés à la source. Les commerçants et
les professions libérales se débrouillent comme ils peu-
vent. « Tag aala men tag » («C'est la loi du plus fort»),
selon une expression populaire. Puisque nos généraux sont
au-dessus des lois, rien n'empêche les autres de les
contourner. Il suffit d'avoir ses entrées dans les différents
rouages du système. À chacun selon son pouvoir.
Le général-major Mostefa Benloucif en sait quelque
chose. En se rapprochant du président Boudiaf pour tenter
de déstabiliser les décideurs, il a fait tomber sur lui 1' épée
de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête depuis 1987.
Au début des années 80, Benloucif était l'homme fort
de 1' armée algérienne. Il en a profité pour s'approprier de
nombreuses villas et résidences à Alger et à Annaba, dans
le cadre de la fameuse loi de cession des biens de l'État.
232 La mafia des généraux

« Il a pris un peu plus que les autres, confie un ancien


officier supérieur, mais ce n'était pas ça le problème. Son
erreur, c'est d'avoir fonctionné en solo. Il n'avait pas
constitué de clan. Il comptait sur les anciens de 1'ALN
pour contrer les anciens de l'armée française, tout en ver-
sant dans 1' enrichissement rapide et illicite. »
Finalement, il a tout perdu. Le pouvoir et le soutien
des anciens maquisards. Les transfuges de l'armée colo-
niale vont lui faire payer cher son arrogance et son hos-
tilité.
Sous l'influence de Khaled Nezzar et Larbi Belkheir,
le président Chadli ordonne que Benloucif soit auditionné
par un groupe de généraux. Ces derniers sont choisis parmi
les anciens de 1'ALN : Lakehal Ayat Mejdoub, Hachemi
Hadjeres, Mohammed Atailia, Hocine Benmallem. Bien
sûr, Khaled Nezzar est là, comme toujours, pour suivre
l'affaire dont il est l'instigateur. Le rapport établi par les
cinq généraux demande la restitution des biens détournés,
mais Benloucif ne rend qu'une partie du butin. Pas la villa
S'tiha, tant convoitée par Belkheir et Nezzar. Acquise pour
une bouchée de pain, cette propriété de quatorze hectares
à El Biar, sur les hauteurs d'Alger, a été entièrement refaite
pour plus de quinze millions de francs, payés sur les fonds
de la présidence de la République. Ses adversaires multi-
plient alors les pressions. Ils lui coupent 1' eau et 1' électri-
cité. Benloucif va s'installer dans sa luxueuse résidence
d'Annaba, en attendant des jours meilleurs. Ils le menacent
de le traîner devant la justice militaire, mais rien n'y fait.
Un mercredi d'août 1990, alors que j'étais dans le
bureau du général Betchine, j'ai eu l'occasion d'assister à
une conversation téléphonique entre Benloucif et lui.
Nous nous apprêtions à partir en mission en Tunisie
dans le cadre de la coopération bilatérale, et Betchine invi-
tait Benloucif à se rendre à Alger le samedi. Benloucif
Pendant les massacres, les affaires continuent... 233

voulait connaître l'objet de cette invitation. Devant son


insistance, Betchine fmit par lâcher : « Frère, viens leur
rendre leur merde. Ils veulent présenter le dossier à la jus-
tice militaire. J'ai intercédé auprès du président pour qu'il
les empêche. Je t'en prie, Si Mostefa, viens leur rendre leur
merde. » À la fm de la communication, Betchine cacha son
visage dans ses mains et poussa un grand soupir : « Les
sales besognes, c'est toujours pour moi.»
Benloucif ne s'est pas rendu à Alger et a gardé la
villa. Mais Nezzar et Belkheir n'oublient jamais rien. À la
première occasion, ils vont le livrer à la vindicte populaire
comme symbole de la corruption et de l'abus des biens de
1'État. Un comble.
En 1992, le quotidien El Watan publie le rapport des
généraux qui ont auditionné Benloucif en 1987, document
classé «secret défense». Il n'en fallait pas plus pour arrê-
ter le général et le traduire devant la justice militaire. Le
procès fut largement médiatisé. Il révéla à 1' opinion
publique l'image de chefs militaires cupides, arrivistes et
voleurs sans vergogne. Condamné à quinze ans de prison,
Benloucif n'en purgera que trois, puisque Zéroual 1' élar-
gira discrètement, dès son arrivée au pouvoir. Solidarité de
l'uniforme oblige. Et puis le président et son conseiller
Betchine savaient mieux que quiconque que leur ami Ben-
loucif était victime d'un règlement de comptes.
Ils peuvent tout se permettre. Logements sociaux, voi-
tures, biens d'équipements, lots de terrains à bâtir, crédits
bancaires, tout est à prendre. Dans la précipitation, ils
oublient même de faire légaliser leurs vols par une Assem-
blée nationale aux ordres. Pour détourner 1' argent public,
on ne prend plus le temps de faire dans la dentelle. On
remplit une mallette en dollars à Alger, on prend l'avion
et une fois arrivé à Paris, on la vide dans un coffre-fort.
C'est aussi simple que ça. On est en Algérie, mais on se
234 La mafia des généraux

croirait dans une république bananière. Ceux qui en dou-


tent n'ont qu'à lire les comptes rendus du procès de Ben-
loucif, publiés par la presse algérienne en 1993. Au
président du tribunal, qui lui demandait s'il ne craignait
pas de passer la douane avec des valises bourrées d'argent,
le colonel Lehbiri, coaccusé de Benloucif, répondit avec
aplomb : « Mais je suis un officier supérieur ! Personne ne
peut me fouiller.»
Pour 1' opinion publique algérienne, tous les généraux
sont des voleurs. Tous dans le même sac, et tant pis pour
les officiers intègres. Il sont si peu nombreux.
Il n'y a qu'à voir leurs résidences, leurs affaires et le
luxe qu'ils étalent insolemment sous les yeux d'un peuple
qui s'enfonce de jour en jour dans la misère.
12. Le temps des marionnettes

Tous les présidents qui se sont succédé depuis le


décès de Houari Boumediene sont sortis d'une pochette
surprise et ont été proposés - imposés - au peuple dans un
suffrage aux forts accents de combine et de fraude. Ils sont
tous désignés par ce qu'on appelle pudiquement en Algérie
les décideurs. Autrement dit, les généraux du cabinet noir.
Mais quel pouvoir a donc un chef d'État dont la dési-
gnation est décidée par un clan mafieux? Qu'il soit candi-
dat unique, ou élu dans des élections pluralistes, le
président de la République algérienne est toujours l'otage
de ceux qui le parrainent. Dans 1'Algérie des généraux, nul
ne peut accéder à la magistrature suprême sans se sou-
mettre au club des onze.
Chadli Bendjedid n'y aurait même jamais songé. Son
inculture est de notoriété publique. Dès son accession au
pouvoir, les blagues les plus cruelles circulaient au sujet
de son analphabétisme, et notamment celle-là, qui illustre
le mieux l'image que se font les Algériens de leur pré-
sident:
« Étalé à plat ventre sur une plage de la côte oranaise,
le président Chadli offre son corps au soleil brûlant sous le
regard amusé de deux de ses gardes du corps. Ces derniers,
236 La mafia des généraux

apercevant deux fourmis circulant 1'une derrière 1' autre sur


le dos du président font un pari. L'un pronostique que la
fourmi placée en seconde position fmira par doubler sa
compagne avant d'arriver au niveau de la nuque. Le
second parie que, malgré ses efforts, elle n'y arrivera pas.
Il gagne. Étonné, son camarade lui demande comment il
savait que la deuxième fourmi ne réussirait pas son dépas-
sement. Et Pheureux gagnant de lui lancer : ces fourmis
connaissent bien le code de la route. ll est interdit de dou-
bler sur un dos-d' âne. »
Chadli, un président fainéant, illettré et apolitique, ce
n'était un secret pour personne. Nul n'a oublié ce fameux
discours dans lequel il affrrmait sans rire : «L'État qui n'a
pas de problèmes n'est pas un État; et Dieu merci, l'État
algérien n'a pas de problèmes. » Chadli était bel et bien
une marionnette entre les mains des généraux.
Nous avons vu que leur décision de rappeler Moham-
med Boudiaf, qui n'était lui ni apolitique ni inculte, était
dictée par le fait qu'il avait perdu de vue la réalité algé-
rienne après vingt-huit ans d'exil. Cette méconnaissance
devait faire de lui une marionnette idéale. Son intelligence
lui a coûté la vie.
Ali Kati s'est trouvé à la tête de l'État par « acci-
dent». Il a terminé le mandat du Haut Comité d'État, tota-
lement effacé par la mafia, qui se méfiait beaucoup de cet
ancien colonel chef de la wilaya II au temps de la guerre
de libération. Il était interdit d'assemblée publique. Ses
rares apparitions à la télévision étaient censurées sans
ménagement.
Cette censure, dont fait l'objet le chef de l'État, j 'ai
pu la vérifier dans le courant de l'année 1993, lors d'une
conférence de presse donnée par Kafi. Au cours de cette
réunion, j'avais posé deux questions au président. Leur
formulation et leur teneur n'étaient pas du goût des cen-
Le temps des marionnettes 237

seurs. Le soir, en diffusant la conférence de presse, la télé-


vision algérienne avait tout bonnement passé aux ciseaux
les deux questions pour ne présenter que la moitié de la
réponse de la première. Le lendemain, je titrai à la une
d'El Acil : «Qui censure Kafi? » Dans l'éditorial, je
demandais s'il y avait une autorité supérieure à celle du
chef de 1'État pour se permettre de le censurer.
Ali Kafi n'était pas facile à manipuler. Il connaissait
leur passé. Ils ont tout fait pour éviter 1' affrontement avec
lui en attendant 1'arrivée du prochain poulain.

Vivant paisiblement sa retraite dans sa ville natale de


Batna, le général Liamine Zeroual ne s'attendait nullement
à se retrouver un jour au sommet de l'État. Son élection
fut une supercherie sans pareille. Ce retour sur scène du
général en a surpris plus d'un. À commencer par...J:inté-
ressé lui-même.
Suspecté d'avoir «comploté», en 1986, avec quatre
autres généraux pour éjecter Chadli en douceur de la prési-
dence de la République, Zeroual avait été envoyé comme
ambassadeur en Roumanie en 1989, au moment où ce pays
était coupé du reste du monde. De retour à Alger, après
neuf mois passés à Bucarest, il demande à Chadli un poste
d'ambassadeur dans un pays où il fait bon vivre. Le prési-
dent dégage en touche : « Va voir avec le ministre des
Affaires étrangères », Sid Ahmed Ghozali à 1' époque.
Ce dernier savait très bien que, pour les généraux,
étrangers au corps de la diplomatie, sans recommandation
ou instruction du président de la République, aucune déci-
sion ne pouvait être prise. La demande de Zeroual est donc
tombée dans les oubliettes. Ce berbère aurèssien n'est pas
du genre à aimer les affrontements. Estimant avoir fait son
temps, il est parti mener une vie des plus ordinaires à
Batna, afin de s'occuper de ses affaires, loin du tumulte
238 La mafia des généraux

de la capitale. Pour atténuer son mécontentement, le pou-


voir lui a généreusement accordé deux lignes de crédit
bancaire afin de monter des affaires. Politiquement, il était
complètement hors du coup. Comme tous les citoyens, il
commentait les événements avec simplicité, n' hésitant pas
à afficher de la sympathie pour le FIS à ses débuts, par
rancune envers ses anciens pairs.
Écœuré par le bain de sang dans lequell 'Algérie était
plongée, il n' a rien entrepris pour jouer un rôle politique.
Sachant très bien que le pays était entre les mains des
transfuges de l'armée coloniale, il ne pensait pas un instant
se voir rappeler un jour par ceux qui l'avaient évincé du
milieu militaire dans lequel il baignait depuis qu'il s'était
engagé dans les rangs des maquisards à 1' âge de seize ans,
abandonnant son emploi d'ouvrier agricole chez un colon
de Khenchela. Il ne cachait pas son antipathie pour Nezzar,
Belkheir, Tewfik, Lamari, et mettait le drame de l'Algérie
sur le compte de« hizb fronça»(« le parti de La France»).
Il sait de quoi il parle. Mohammed Lamari Lui a collé aux
basques dans toutes les unités qu'il a commandées. Et c'est
sans grand étonnement qu'il le retrouve comme chef
d'état-major, nommé quelques jours avant son retour, lors-
que lui est confiée la Défense nationale. Il sera donc son
éternel adjoint. Théoriquement, Zeroual est le chef de l'ar-
mée. Mais il n'arrivera jamais à déboulonner le général
de corps d'armée Mohammed Lamari, qui est toujours en
place.
Les parrains se sont servis de son ami Betchine, qui
s'occupait du montage de son usine de céramique à Oued
Seguène, à quelques encablures de son fief constantinois
pour l'influencer et lui conseiller d'accepter la proposition.
Betchine, qui voyait s'ouvrir de nouveaux horizons avec
1'arrivée de Zeroual à la tête de 1' armée, rn' a raconté les
détails de 1'approche.
Le temps des marionnettes 239

En juillet 1993, Liamine Zeroual a été rappelé pour


succéder au général Nezzar au poste de ministre de la
Défense nationale. Cette démarche s'inscrivait dans le
cadre d'un plan minutieusement préparé, destiné à placer
Zeroual sur orbite pour en faire deux ans plus tard un pré-
sident de la République crédible. Bien que la date du
5 juillet pour les promotions aux grades supérieurs soit
dépassée, les généraux s' autoproclament, pour ceux qui ne
le sont pas encore, généraux-majors, le 14 juillet, date de
la tète nationale française. Ce que ne manquent pas de
relever les officiers issus de l'ALN qui, eux, n'ont pas
bénéficié de 1'avancement. « Voilà la promotion Lacoste
bis », ironisent-ils. C'est surtout une manière habile de pié-
ger Zeroual, dans le cas où il voudrait faire valoir son
grade de général. On veut de lui comme ministre civil.
Uniquement. «C' est dans la perspective de le désigner
président de la République, une fois le mandat du HCE
arrivé à terme», prévoit un général à la retraite, très au
fait du jeu des coulisses. «Oui, c'est lui le futur président
de la République. Il a le profil recherché par les déci-
deurs », insiste mon interlocuteur lorsque je lui demande
ce qu'il pense de la nomination de Zeroual à la Défense.
La mafia des généraux voulait un second Chadli.
Connaissant les hommes du système algérien, je ne
suis nullement étonné par ce que je viens d'entendre. Tou-
tefois, pour confirmer cette thèse, j'appelle Larbi Belkheir,
à son domicile. Avare de confidences, il me dit tout ignorer
de cette nomination. Néanmoins, à aucun moment il ne me
donne l'impression d'être surpris par la nouvelle.
Pendant qu'il était au ministère, la mafia a tout fait
pour donner à Zerouall'impression qu'il était associé aux
grandes décisions, notamment celle concernant la succes-
sion du Haut Comité d'État, présidé par Ali Kati. Quoi
qu'on dise de lui, Zeroual est un patriote qui avait une
240 La mafia des généraux

réelle volonté de sortir le pays de l'impasse dans laquelle


la mafia l'avait enlisé. Lors d'une réunion avec Abdelaziz
Bouteflika, en présence de quelques membres du clan
mafieux, il jouait à l'interlocuteur officiel qui parlait au
nom de l'institution militaire.
Bouteflika commença par décliner l'offre des déci-
deurs qui lui proposaient de prendre les rênes du pays.
Devant l'insistance de Zeroual, il lui dit : «Prends, toi, la
présidence, et je travaillerai avec toi comme conseiller.»
Zeroual lui répliqua, alors : « L'Algérie n'a pas besoin de
conseillers. Elle a besoin d'un chef. Et c'est pour cette
raison que nous avons fait appel à toi. » Flatté dans son
amour-propre, Bouteflika fait alors part de ses conditions.
Pas de direction collégiale, comme il était prévu. Il sera
seul président de l'État et c'est lui qui désignera un vice-
président, s'ille juge nécessaire. n veut jouir des préroga-
tives que confère la Constitution au président de la Répu-
blique élu au suffrage universel. Il veut que sa nomination
émane officiellement du Haut Conseil de sécurité, et non
de la Conférence de dialogue nationale, regroupant les par-
tis politiques compromis avec la mafia, réunie en janvier
1994 au Club des Pins.
Zeroual donne son aval à toutes ces conditions. Mais
la mafia n'est nullement de son avis. Elle brouille l'accord
en organisant des fuites à travers la presse. Ayant compris
la manœuvre, Bouteflika se retire à la dernière minute.
Cela répond aux objectifs de la clique de Nezzar, qui met
alors Zeroual au pied du mur. « Ou il accepte de prendre
ses responsabilités en accédant à la magistrature suprême,
ou c'est la crise politique et le chaos pour l'Algérie», lui
laisse-t-on entendre. Il est alors nommé président de 1'État
pour une période de trois ans, en attendant la tenue d'une
élection présidentielle démocratique.
Le 31 octobre 1994, après une année d'exercice, il
Le temps des marionnettes 241

annonce, sous Pinfluence de son ami et conseiller Moham~


med Betchine, la tenue prochaine d'une élection présiden-
tielle pluraliste.
Il aura ainsi le choix entre jeter l'éponge en cédant la
place à un président élu ou bien se libérer de la mafia
en obtenant la légitimité des urnes. C'est cette seconde
hypothèse qui été retenue par Betchine, afm de se renforcer
contre le clan mafieux qui ne voulait plus de lui.

En novembre 1995, se tient la première élection


présidentielle pluraliste en Algérie. À une semaine de
1'échéance du dépôt des candidatures, des dizaines de
candidats se sont lancés dans la course à la récolte des
soixante-quinze mille signatures nécessaires récoltées dans
les vingt-huit wilayas 1 du pays. La mafia n'a pas encore
fait connaître le nom de son candidat, dit « candidat de
l'armée». De conclave en conclave, et après de multiples
conciliabules, on annonce Liamine Zeroual « candidat
indépendant».
Sans parti politique, et<< sans le soutien de l'adminis-
tration», appelée à faire preuve d'impartialité, il réussit le
tour de force de récolter en une semaine plus du triple des
signatures exigées. Le bilan de ses deux années passées à
la tête de l'État n'a pourtant rien de brillant. Il se retrouve
candidat aux côtés du cheikh Mahfoudh Nahnah, leader
du mouvement islamiste Hamas, et agent des services de
sécurité, du docteur Saïd Saadi, leader du RCD, et de Nou-
reddine Boukrouh, chef du Parti du renouveau algérien.
Faute d'audience, ces deux derniers ont peiné à récolter
les signatures nécessaires. Le RCD, « ghettoïsé »en Kaby-
lie, a du mal à s'ancrer dans les autres régions du pays, et
le PRA, petit parti naissant, n'a pu, en un si court laps de
temps, faire connaître ses thèses aux Algériens.
1. Préfe<:ture.
242 La mafia des généraux

Les trois concurrents de Zeroual ont fait des études


supérieures. Ils ont chacun un programme politique qui
reflète la vision de leurs partis respectifs. Ils ont fait éta-
lage de leurs capacités intellectuelles tout au long de leurs
interventions télévisées et de leurs nombreux meetings.
Parti au maquis à l'âge de seize ans, Zeroual n'a
même pas fait d'études secondaires. Durant la campagne
électorale, il n'a pas jugé utile d'intervenir à la télévision,
laissant ce soin à ses« partisans», briefés par son directeur
de campagne occulte, le commandant Benmerabet, dit
Omar, secrétaire du général Smail. Dans ses rares mee-
tings, il s'est contenté de brasser des généralités et d'user
de la langue de bois. Les Algériens ont retenu cette phrase
qui les a beaucoup fait rire : « Les autres candidats n'ont
pas de programme. Moi seul, j'ai un programme. » Ce qui
faisait dire à beaucoup d'Algériens qu'ils étaient prêts à
parier dix ans de prison ferme par question se rapportant
à son programme, chaque fois que Zeroual serait capable
de répondre à l'une d'entre elles.
Pour donner plus de chances à son candidat, la mafia
fait fonctionner ses relais médiatiques, télévision en tête,
pour présenter Zeroual comme « L'homme du consen-
sus», le seul capable d'arrêter l'effusion de sang parce
qu'il a l'année derrière lui.
Au soir du premier tour, les résultats donnent Zeroual
vainqueur, avec 61 % des suffrages exprimés. Un résultat
guère étonnant pour celui qui connaît bien le fonctionne-
ment du système algérien. Ce résultat je l'avais annoncé
la veille dans Le Quotidien de Paris, dont j'étais devenu
le correspondant en Algérie. En faisant l'économie d'un
second tour, la mafia avait réussi le sien : manipuler le
peuple et son président.
Un président qui ne parviendra pas à se défaire de ses
parrains, malgré les tentatives de Betchine, et notamment
Le temps des marionnettes 243

celle de créer une force politique sur laquelle Zeroual


pourrait s'appuyer, le Rassemblement national démocra-
tique. Ce parti ne sera jamais rien d'autre qu'un refuge de
médiocres et d'opportunistes de tout poil.

Abdalhak Bemhammouda, secrétaire général de


l'UGTA (Union générale des travailleurs algériens), syndi-
cat inféodé au pouvoir, sur lequel reposaient les calculs de
Betchine, est assassiné peu avant la création du RND. Le
crime est, comme d'habitude, attribué aux GIA. Mais,
avant de rendre l'âme, Benhammouda a lancé à l'adresse
de ses compagnons : « Ils nous ont trahis. » Une phrase
rapportée par plusieurs journalistes de la presse algérienne
qui signifie beaucoup de choses. Le général Betchine lui-
même n'a aucun doute. En privé, il accuse le général Tew-
fik d ' avoir commandité le crime.
Son deuxième poulain, Tahar Benbaibeche, 1' exemple
type du parfait médiocre, secrétaire de l' Organisation des
enfants de martyrs de la révolution, est loin de faire le
poids devant celui que présente la mafia, Bensalah, prési-
dent de 1' Assemblée nationale, auquel succédera le favori
du clan, Ahmed Ouyahia.

Fin 1998, isolé, se sentant de plus en plus l'otage des


décideurs, Zeroual se brouille avec le clan mafieux. Il en
arrive à la démission au terme d'une réunion houleuse avec
le général Mohammed Lamari et sa bande. Pris de panique,
les décideurs appellent en urgence Bachir Boumaza, alors
président du Sénat, en voyage à Moscou, et lui annoncent
qu'il est président de la République par intérim. Mais l'in-
tervention d'autres membres du clan a fmi par calmer
l' ambiance.
Sans donner la moindre explication au peuple qui l'a
«élu», Zeroual, annonce qu'il écourte son mandat et
244 La mafia des généraux

appelle à l'organisation d'une élection présidentielle anti-


cipée.

Après le président démis de force et celui assassiné


en public, la mafia a encore perdu l'un de ses pantins. Son
problème, c'est qu'aucun de ses membres ne peut occuper
le devant de la scène. Elle a toujours besoin de la « légiti-
mité historique» d'un ancien maquisard. Seulement, ces
maquisards ne sont pas toujours faciles à manipuler. Cer-
tains finissent même par réagir.
Qui sera le nouveau poulain du clan ? Larbi Belkheir,
officiellement à la retraite, mais cheville ouvrière de
1' ombre, leur vend une idée a priori difficile à digérer :
«Jouons la carte Bouteflika. »
Le candidat n'a pas le profil auquel le clan est habi-
tué. Il est tout le contraire d'un analphabète apolitique,
inculte et manipulable. L'ancien chef de la diplomatie
algérienne des années Boumediene a disparu de la scène
politique algérienne depuis vingt ans. Sali par une accusa-
tion de détournements de fonds dès 1' avènement de Chadli,
il est allé se réfugier en Europe avant d'être accueilli par
des émirs du golfe Arabique qui l'employaient comme
conseiller.

En septembre 1989, je l'ai rencontré dans la villa


située à quelques mètres du palais présidentiel d'El Moura-
dia, qu'occupait 1' opposant marocain Letkih El Basri, réfu-
gié politique en Algérie. Laissant El Basri plongé dans une
conversation passionnante sur la question palestinienne
avec Atef Aboubakr, dit Abou Farah, ex porte-parole du
groupe Abou Nidal, j 'engageai de mon côté un non moins
intéressant entretien avec Bouteflika. Durant plus de deux
heures, mon interlocuteur fit le procès du régime en place.
Interrogé sur son éventuel retour aux affaires politiques, il
Le temps des marionnettes 245

me dit dans un arabe châtié : « J'ai exercé le pouvoir lors-


que il était idolâtré. Mais aujourd'hui, tu vois bien dans
quel état il se trouve. Que dire d'un pouvoir qui invite ses
ministres à ramasser leurs savates au bout de neuf mois ?
Aujourd'hui, je suis comme ce footballeur qui a fait son
temps et qui regarde les autres jouer depuis les tribunes. »
Bouteflika avait perdu toute ambition de revenir sur
le devant de la scène. Le choix de Belkheir a étonné plus
d'un observateur et suscité l'opposition de quelques
membres du club des onze.
Le général K.haled Nezzar est le premier à s'opposer
à ce choix. Il manifeste son désaccord publiquement en
traitant Bouteflika de «vieux canasson». Lui et certains
de ses compagnons voient resurgir leur passé de déserteurs
suspects. Un passé que connaît bien le candidat de Larbi
Belkheir. Mais ce dernier sait ce qu'il fait. Il a besoin d'un
homme crédible sur la scène internationale. Un homme qui
puisse ramener les capitaux dont a besoin l' Algérie saignée
à blanc par la mafia. Il les déchargera, ainsi, de la gestion
économique du pays.
Abdelaziz Bouteflika, malgré toute son expérience et
sa connaissance des rouages du pouvoir, s'est fait piéger
et transformer en otage consentant entre les mains de la
mafia. Il a beau expliquer qu'il n'est pas un président aux
trois quarts et qu'il n'est pas de la crème chantilly sur un
dessert, force lui est de reconnaître qu'il n'a aucun pouvoir
réel. Comme ses prédécesseurs, il n' a même pas le droit
de s'adresser au peuple en direct sur l'unique chaîne de la
télévision algérienne. Tous ses discours sont enregistrés au
préalable et passent par les mains des censeurs.
Bouteflilëci ne s'est pas retrouvé président malgré lui.
Il voulait ce poste. Il a une revanche à prendre sur l'his-
toire. Celui qui a dirigé la diplomatie algérienne de 1964
à 1978 va faire montre de son talent d'homme rompu aux
246 La mafia des généraux

négociations et aux compromis. n peut cohabiter avec la


mafia, pour peu qu'elle lui laisse les coudées franches sur
le terrain économique, par lequel il envisage de s'imposer
comme l'homme providentiel. Une ambition que n'ignore
pas le général Belkheir. ll invite ses acolytes chez lui pour
rencontrer le nouveau candidat. Néanmoins, des réticences
persistent chez certains membres du clan mafieux. Ils
jugent le pari risqué. Avec Bouteflika, il va falloir jouer
serré.
Dans la somptueuse villa de Belkheir, située dans le
quartier chic de Hydra où réside toute la nomenklatura
algérienne, le marché est conclu en ces termes : « À toi, la
gestion de l'économie et la politique internationale. A' nous
les affaires militaires et sécuritaires. Le pays est en état de
guerre, tu délègues tes pouvoirs de ministre de la Défense
et de chef suprême des forces armées au général Moham-
med Lamari, comme 1' ont fait tes prédécesseurs. »
À peine le marché conclu, Bouteflika se rend ·chez
Mohammed Salah Yahyaoui, son ancien compagnon dans
l'équipe de Houari Boumediene, accompagné de Moham-
med Cherif Messaadia, pour lui faire part de la proposition
des décideurs et des termes de l'accord. Yahyaoui lui
donne un avis très différent de ce qu'il attendait : «S'il y
a un changement dont le pays a besoin, c'est bien au
niveau du commandement de l'armée. C'est ce que
réclame le peuple. Si tu n'as aucun pouvoir sur l'armée
mieux vaut refuser leur proposition. » Bouteflika lui rap-
pelle qu'il s'est déjà engagé avec eux et demande à
Yahyaoui d'apporter son soutien à sa campagne électorale.
« Niet »,dit l'ancien membre du Conseil de la révolution.

De son côté, Messaadia, toujours de mèche avec le


clan mafieux, où il compte en Abdelmalek Guenaïzia un
parrain solide, encourage Bouteflika à s'engager à fond. Il
Le temps des marionnettes 247

y va de son intérêt, puisqu'il lui est promis un retour en


force sur la scène politique. Hedi Khediri, 1' ancien patron
de la police et homme clé du sérail de Chadli, exprime son
soutien à Bouteflika et promet une importante contribution
financière à sa campagne électorale, de l'ordre d'un mil-
lion de dinars. En contrepartie, il veut le poste d'ambassa-
deur au Maroc.
D'autres candidats entrent en course: Mouloud Ham-
rouche, Mokdad Sifi, Sid Ahmed Ghozali. Tous ces
anciens chefs de gouvernement ont de bonnes relations
avec certains membres du clan des décideurs et comptent
sur 1' appui de la mafia. En vain. Leur candidature sera
exploitée pour mieux affaiblir Bouteflika.
Son élection est brouillée par le retrait de tous les
candidats à la dernière minute, sous un prétexte tout
indiqué: il y a fraude et les résultats sont connus d'avance.
Comme si c'était nouveau en Algérie.
Ce retrait n'empêche pas la mafia de poursuivre sa
manœuvre et de porter Abdelaziz Bouteflika aux
commandes du pays, mais celui-ci est désormais dans un
sérieux état de dépendance. Il est totalement redevable à
ses sponsors qui n'ont pas annulé le scrutin malgré le
retrait des autres concurrents.
Le tribun qui a charmé les foules par ses discours de
campagne électorale, en dénonçant « la corruption et la
mainmise de quinze généraux sur réconomie du pays»,
se révèle en fin de compte incapable de passer aux actes.
Il est surveillé, contrôlé et ligoté par ceux-là mêmes qu'il
a dénoncés. Pour mieux verrouiller son environnement, ils
placent au siège de la présidence deux hommes influents
du clan, les généraux Mohammed Touati et Benabbes Ghe-
ziel, en tant que conseillers. Enfin, pour mieux le mettre
sous l'éteignoir, on rappelle son sponsor, le général Belk-
heir, pour diriger le cabinet présidentiel. « Occupe-toi de
ton poulain», lui est-il demandé. Bouteflika est neutralisé.
248 La mafia des généraux

Plus de deux ans se sont écoulés depuis le début de


son mandat sans qu'il puisse mettre à exécution un iota de
son programme électoral. Bien au contraire. Il prend même
à son compte les accords passés avec l'AIS, ce qui lui ·
vaut des critiques virulentes de la presse indépendante. Sa
politique de concorde civile, qui n'a pas su tenir compte
des complexités du drame algérien, des blessures et des
rancœurs accumulées, est un échec lamentable.
En juin 2001, les événements de Kabylie, qui se sont
élargis à d'autres régions du pays, ont failli l'emporter à
un moment où ses relations avec les décideurs étaient de
plus en plus tendues. Sa destitution serait passée comme
une lettre à la poste, sans la révélation à l'opinion publique
internationale du rôle joué par les généraux dans les hautes
sphères du pouvoir algérien.

Bouteflika ne sera pas chassé, cette fois-ci, du palais


présidentiel, mais la mafia a réussi un grand coup. Il aura
fait un mandat à blanc. Au même titre que ses prédéces-
seurs, il n'a rien fait pour l'Algérie, si ce n'est l'enfoncer
davantage dans la crise et le chaos. Malgré ses capacités
avérées, il n'a pu échapper à la manipulation. Pour avoir
été un otage consentant et éclairé, il est plus blâmable que
ses prédécesseurs, avec lesquels la mafia a abusé de la
fibre patriotique et du sens de la responsabilité, à un
moment où le pays s'enlisait dans une guerre civile qui ne
veut pas dire son nom.
13. Justice pour l 'Algérie

Le 15 février 1997, je débarque à Paris avec mille


cinq cents francs en poche. Le lendemain, je dépose ma
demande d'asile politique à l'OFPRA. Outre les copies de
mes propres articles et ceux des journaux algériens et
étrangers attestant de ma persécution par le régime algé-
rien, mon dossier contient deux de mes trois procès-ver-
baux de jugement - je n'avais pas eu le temps de récupérer
le troisième - faisant état de mes condamnations pour délit
de presse. À ces documents, j'ai ajouté un arrêté ministé-
riel signé par Abderrahrnane Meziane Cherif, ministre de
l'Intérieur, suspendant Le Libre, pour une durée indétermi-
née, en violation de la loi qui limite cette suspension à six
mois. Avec tous ces éléments, je pense que mon dossier
est solide. Pourtant, après six mois d'attente et de galère,
l'OFPRA juge que je ne suis pas persécuté par le pouvoir
algérien et rejette ma demande.
En recevant cette décision, au mois de juillet 1997,
j'ai l'impression que le ciel me tombe sur la tête. Que faut-
il de plus au pays des droits de l'homme? Une tentative
d'assassinat en bonne et due forme ?
Après une année d'attente, je serai fmalement entendu
par la commission de recours le 15 juin 1998, jour de mon
250 La mafia des généraux

anniversaire. Un mois plus tard, j'obtiens le droit à l'asile


politique, conformément aux accords de Genève de 1952.
Pour subvenir à mes besoins durant cette période, en
plus de quelques piges et traductions pour certains jour-
naux étrangers, j'ai trouvé en Tayeb Ouafi, un homme que
j'avais connu par hasard, lors d'un précédent voyage à
Paris, l'ami providentiel. En dépit de ses modestes moyens
financiers, il rn' a tout donné.

Au plan médiatique, la désillusion est grande. Mon


discours ne s'inscrivant pas dans la grille de lecture des
médias français, je n'intéresse personne. Dénoncer la pègre
des généraux transfuges de l'armée coloniale et leur main-
mise sur l' Algérie, c'est hors-sujet. Il faut parler de sang,
de violence, de massacres, d'intégrisme et toujours revenir
sur ce faux débat: «Qui tue qui?» Toutes mes tentatives
pour me faire entendre auprès des journaux français sont
vaines. Quand elles comprennent que mon discours n'est
pas celui qu'elles attendaient, les chaînes de télévision qui
m'ont contacté ne donnent pas suite. «La marche du siè-
cle» refuse de diffuser le reportage que m'a consacré la
journaliste Isabelle Billet au début de l'année 1998, sur le
thème des demandeurs d'asile dont le dossier a été rejeté
par l'OFPRA. Il faut attendre le mois de mai 2001 pour
que se brise l'embargo médiatique, au moment ou je déses-
pérais de voir la presse française s'intéresser au fond du
problème algérien.
Tout le mérite en revient au talentueux chroniqueur
et romancier Yassir Benmiloud, plus connu sous les ini-
tiales YB, qui a contacté Farid Aichoune et Jean-Baptiste
Naudet, journalistes au Nouvel Observateur. Après s'être
assurée de ma crédibilité, la direction du journal donne son
accord pour mon interview, et me fait les honneurs de la
couverture du numéro du 14 juin.
Justice pour 1'Algérie 251

C'est un succès retentissant. De nombreuses chaînes


de radio et de télévision m'ouvrent les portes. La presse
écrite, en revanche, hormis Le Monde qui a repris, en la
résumant, l'interview du Nouvel Obs, et France Soir, qui
m'a sollicité pour une déclaration sur les événements de
Kabylie, garde le silence.
L'écho de cette interview dépasse toutes mes espé-
rances. Dans les quartiers où la communauté algérienne est
importante, les kiosques épuisent leurs stocks en un clin
d'œil. Le plus étrange, pour moi, c'est de voir les pages
du Nouvel Observateur reproduisant mon interview placar-
dées sur les murs tout au long du boulevard Rochechouart,
jusqu'à la porte de Clignancourt. Ceux qui me reconnais-
sent dans la rue ou dans le métro me saluent et m'encoura-
gent. D'autres s'étonnent de me voir circuler sans
protection. Ils me disent : « Prends garde à ces chiens ; ils
peuvent te tuer. »
En Algérie, Le Nouvel Obs est évidemment interdit à
la vente. On demande aux passagers en provenance des
capitales européennes s'ils ne sont pas en possession du
journal. Mais à l'ère de l'Internet et de la parabole, plus
rien ne peut faire obstacle à l'information. Comme le rap-
porte El Watan dans une des ses éditions du mois de juin,
les pages publiées sur le site Internet du Nouvel Obs sont
largement tirées, photocopiées et diffusées.
De nombreux amis se sont procuré mon numéro de
portable et m'appellent pour me féliciter. Même les géné-
raux Belkheir et Tewfik me téléphonent pour me proposer
de m'établir un passeport. Ils m'assurent de leur compré-
hension et saluent mon combat. Larbi Belkheir va jusqu'à
me dire qu'il est mon allié! Quant à l'action en justice
pour diffamation qu'il compte intenter, il me dit:
«C'est une action que je suis obligé de mener car il
y va de mon honneur. Mais cela ne remet nullement en
cause l'affection et l'amitié que j'ai pour toi.»
252 La mafia des généraux

Dans la presse algérienne, les réactions à mes déclara-


tions sont des plus favorables. Comme à son habitude, El
Watan est le premier à publier un résumé de l'interview.
Il sera suivi, deux jours après, par le quotidien arabophone
El Youm. Quelques jours plus tard, Le Soir d'Algérie
publie à son tour un résumé très consistant de l'interview.
La mafia des généraux, qui espérait un tir groupé de la
presse contre moi, est déçue.
Seuls l'organe du FIS, La Rabita, et deux journaux
proches du pouvoir mafieux ont répondu par l'insulte et la
diffamation. Il est naturel que je dérange à la fois les inté-
gristes et les généraux. Ne sont-ils pas les deux faces d'une
même pièce?
Ces généraux n'avaient certainement jamais imaginé
qu'un jour un enfant du peuple pénétrerait le cœur du sys-
tème et étalerait leur macabre forfaiture aux yeux du
monde.
Mais ce livre ne doit pas faire croire que 1'histoire est
close. Il faut qu'il soit le prélude à un véritable change-
ment, tant de fois annoncé et jamais accompli.

L'Algérie est en danger. Le chiffon rouge qu'on bran-


dit à la face du peuple depuis plus de dix ans ressemble à
la muleta qu'on agite sous le nez du taureau dégoulinant
de sang. Un leurre, manipulé par un habile matador en
uniforme rutilant, pour faire tourner l'animal en rond et le
garder à sa merci.
Nul ne peut nier que des civils innocents ont été tués
par des militaires, des gendarmes, des policiers et les
milices des Groupes de légitime défense. Cela ne disculpe
nullement les terroristes qui se servent de 1'islam pour cou-
vrir leurs monstruosités. Et ce n'est nullement une atteinte
à 1'hormeur de 1'armée et de 1'Algérie que de reconnaître
que des crimes ont été commis par des membres des ser-
vices de sécurité.
Justice pour l'Algérie 253

L'honneur de l'Algérie a été bafoué par des généraux


véreux qui ont fait des Algériens la risée des autres au
point qu'ils ont honte de décliner leur nationalité.
Cet honneur a été bafoué par des politicards qui cour-
bent 1'échine devant un sergent, tellement est puissant leur
«complexe de la casquette».
Il a été bafoué dès 1' époque où, devant les consulats
des pays d'Europe, se formaient de longues files d'attente
d'hommes et de femmes en quête d'un visa sans retour.
Il a été bafoué lorsque la totalité des compagnies
aériennes a boycotté nos aéroports ; lorsque plus aucun
chef d'État étranger ne venait en visite en Algérie.
Il a été bafoué dès la fermeture des consulats de cer-
tains pays européens, obligeant le citoyen algérien à se
rendre en Tunisie ou au Maroc pour y déposer sa demande
de visa.
Il est foulé au pied depuis que des milliers d' Algé-
riens ont commencé à inonder les centres de transit des
demandeurs d'asile.

Qui est responsable de cette situation ? Sûrement pas


les hommes et les femmes qui dénoncent la mafia des
généraux.
Les responsables sont connus de tous. Ce sont ceux
qui imposent leur tutelle à l'Algérie. Ceux qui décident de
ses choix et de ses hommes politiques. Ceux qui ont
poussé Chadli sur le devant de la scène pour mieux se
cacher derrière lui, avant de le rejeter dans les coulisses.
Ceux qui sont allés chercher Boudiaf pour le tuer six mois
plus tard. Ceux qui ont sorti Zeroual de sa retraite pour le
manipuler. Ceux qui ont ressuscité Bouteflika pour faire
croire au retour de la démocratie.
Maintenant que vous avez lu ce livre, vous connaissez
leurs noms et leurs méthodes.
254 La mafia des généraux

Ces hommes n'ont pas le droit de s'abriter derrière


l'institution militaire. lis n'ont pas le droit de s'identifier
à l'Algérie, qu'ils ont réduite à la taille d' un nain dans le
concert des nations. Si petite soit-elle, elle sera toujours
trop grande pour eux.

Les militaires, les gendarmes et les policiers qui ont


perpétré des crimes n'ont fait qu'exécuter leurs ordres. Ils
ont été pris dans le tourbillon d'une guerre dont ils ne sont
pas les initiateurs et à laquelle ils ne comprennent plus
rien. On les a même vus sécuriser des camps de terroristes
à Jijel, et protéger leurs chefs, à 1' exemple de Benaïcha,
après les avoir traqués des années durant.
Quelle logique veut-on invoquer pour expliquer à
l'opinion publique qu'un homme dont la tête était mise à
prix plus de cinq millions de francs soit, du jour au lende-
main, sous la protection des services de sécurité et pour-
suivre en justice un journaliste qui a mis sa vie en péril
dix années durant en combattant par la plume ces hordes
terroristes ?
Comment expliquer que des terroristes soient blanchis
de leurs crimes, alors que des opposants, qui n'ont que les
mots pour combattre le pouvoir mafieux, sont interdits de
séjour dans leur pays?

Ces mafieux, qui justifient tous les abus et toutes les


exactions du pouvoir par la lutte contre l'intégrisme isla-
miste, sont les mêmes qui ordonnent l'arrestation des
couples qui se promènent dans les rues d'Alger.
Ce sont les mêmes qui font de la femme algérienne
une éternelle mineure ne disposant même pas du droit de
signer une autorisation parentale ou d'accompagner ses
enfants en voyage à l'étranger en l'absence du père. Rien
ne les différencie du régime des talibans en matière de
droits de la femme.
Justice pour 1'Algérie 255

Ce sont les mêmes qui ordonnent 1' arrestation des


journalistes, emprisonnent des cadres en violation de
toutes les lois, dénient au peuple algérien son identité, et
le plongent dans la misère en bâtissant un système dont
les fondements sont la corruption et la hogra.
Ces généraux mafieux n'ont rien de commun avec les
militaires qui souffrent de la crise du logement au même
titre que n'importe quel autre Algérien. Ils n'ont rien de
commun avec ces officiers et sous-officiers retraités,
expulsés à coups de bombes lacrymogènes et de matraques
des logements de service qu'ils ont occupés durant plus de
vingt ans. Ces mafieux n'ont rien à voir avec ces sous-
lieutenants, lieutenants, capitaines, commandants et lieute-
nants-colonels qui ont, dans le meilleur des cas, un loge-
ment de service dans une cité militaire, mais qui se
retrouvent, dès leur mise à la retraite, sans domicile fixe.
Des SDF qui ont sacrifié les plus belles années de leur vie
au service de la mafia alors qu'ils pensaient servir l'Al-
gérie.
De tous les pays qui ont vu souffler le vent du chan-
gement à la fin du XX: siècle, seule la malheureuse Algérie
a gardé les mêmes hommes. Dans l'armée, Tewfik,
Lamari, Touati, Smaïl, et ce vieux flic de Tounsi sont tou-
jours là. Belkheir, Nezzar, Guenaïzia, Gheziel, Touati,
Abdessalem and co. sont tapis dans l'ombre mais n'ont
pas disparu. Côté politique, Messaadia, Belkhadem, Boute-
flika, Khediri, Belkheir, Bessaieh et Ammimour, eux aussi,
sont toujours là.
À quand leur vraie retraite? Chut! Sujet tabou. Il n'y
a que les ennemis de 1'Algérie qui posent ce genre de ques-
tion « incongrue ». Passer le relais à plus jeune et plus
qualifié qu'eux? Il n'en est pas question. «Ils sont indis-
pensables», ne cesse-t-on de nous répéter. Indispensables
à eux-mêmes, surtout, pour préserver leurs biens mal
acquts.
256 La mafia des généraux

FLN ou FIS, en 1990. Caciques mafieux ou islamistes


barbares aujourd'hui. Nul n'a le droit d'imposer aux Algé-
riens de choisir entre la dictature de la pègre des généraux
et le péril intégriste. Choisir entre la peste ou le choléra,
c'est toujours choisir la mort.

Ce régime, incapable de réagir à une inondation cata-


strophique, n'est pas en mesure de sortir les Algériens du
tourbillon d'horreur et de désespoir dans lequel il les a
délibérément plongés.
De quel droit ces généraux mafieux s'érigent-ils en
tuteurs d'un peuple qui a su donner les meilleurs exemples
de bravoure et d'héroïsme à travers les siècles?
De quelle légitimité se prévalent-ils pour hypothéquer
1' avenir de toute une nation en pillant ses richesses sans
vergogne?
Tant qu'ils seront au pouvoir, le soleil ne se lèvera
pas sur 1' Algérie. La fin du terrorisme et la levée de 1' état
d'urgence, reconduit illégalement depuis dix ans, signifie-
raient leur mort. Ils entretiennent le premier afm de main-
tenir la seconde.
De quel droit nous interdisent-ils de crier «Assez!
Partez ! Laissez-nous en paix ! Cessez de confondre vos
misérables personnes avec notre pays et ses institutions » ?

La communauté internationale, qui se gargarise du


devoir d'ingérence, ne peut pas rester indéfiniment silen-
cieuse face au drame algérien. C'est de la non-assistance
à un peuple en danger.
Elle n'a pas à mettre l' Algérie sous un embargo qui
ne dit pas son nom. Elle n'a pas à humilier davantage le
peuple algérien en boycottant ses aéroports. Elle n'a pas à
mépriser, elle aussi, les Algériens en leur refusant des visas
de séjour tout en accueillant chaleureusement ceux qui
sont à 1' origine de leur misère.
Justice pour 1'Algérie 257

La seule solution pour se débarrasser de ces mafieux,


c'est de les traduire devant le Tribunal Pénal International.
C'est la seule issue pour le peuple algérien qui n'a aucune
possibilité de leur demander des comptes ou de les ren-
voyer.
Si le TPI refusait de prendre en charge le dossier des
généraux mafieux et de leurs complices, il n'aurait aucune
raison d'exister. Milosevic est un enfant de chœur face à
Nezzar et ses compagnons.
Je ne connais pas d'Algériens honnêtes qui s'oppose-
raient à l'arrestation des généraux mafieux et à leur
comparution devant le TPI. Même leurs larbins leur tour-
neraient le dos.
La France, pour sa part, doit se rendre à 1'évidence.
II ne sert à rien de continuer à protéger ses anciens sous-
officiers. Si elle veut, enfin, établir des relations saines et
durables avec un pays dont tant d'enfants vivent chez elle,
et apaiser les tensions sur son propre sol, elle n'a aucun
intérêt à ce que l'Algérie soit saignée à blanc par des mer-
cenaires assassins.

Si ce livre peut ouvrir les yeux de l'opinion publique


internationale, il n'aura pas été inutile.
S'il permet d'envoyer les onze généraux et leurs
complices répondre de leurs méfaits devant la justice inter-
nationale, je ne remercierai jamais assez Allah le tout-puis-
sant, en qui je crois profondément, de m'avoir donné la
force et le courage de l'écrire.
«On peut m'ôter la vie, maintenant que j'ai fini par
dire mon mot. »
Table des matières

Introduction................................................................... 11
1. Un enfant du peuple ...... .... .. .... ... ... .... ... ......... ........ 17
2. Le fleuve détourné................................................. 27
3. Le péché originel ................................................... 35
4. Les hommes de l'ombre........................................ 45
5. L'avènement de l'imposture ... ............................... 103
6. Octobre 1988 : la grande manipulation ............ .... 117
7. Cosa Nostra ............................................................ 135
8. Meurtre sur commande .......................................... 149
9. Le règne du mensonge ...... ... ..... .. .. .. ... ... ... ...... .. ... .. 171
1O. Le syndicat du crime............................................. 183
11. Pendant les massacres, les affaires continuent... .. 221
12. Le temps des marionnettes .................................... 235
13. Justice pour l'Algérie ............................................ 249
Impression réalisée sur CAMERON par
BRODARD ET TAUPIN
La Flèche
en mars 2002

Dépôt légal : mar.> 2002


W d'édition: 21274 - N° d'impression: 11990
Imprimé en France
, ,
LA MAFIA DES GENERAUX
Livre dissident, livre de témoignage et de révélation, livre
de mémoire, d'histoire et de justice, La Mafia des généraux
révèle la part d'ombre, les dix ans de guerre civile, les centai-
nes de milliers de victimes, et les milliards détournés qui font
la réalité de l'Algérie d'aujourd'hui. Voici, raconté de l'inté-
rieur, comment le « cabinet noir », par le crime et la corrup-
tion, puis la Terreur, a assis son pouvoir sans partage sur les
institutions, l'économie, les hommes, tout en manipulant
jusqu'à ses ennemis supposés. Voici, investigués auprès des
acteurs secrets, les dessous des massacres, des assassinats, des
répressions et des grandes affaires dont sont démontées, pièce
après pièce, les versions officielles. Voici la dénonciation,
nourrie de multiples voix, du seul système mafieux au monde
arrivé à la tête de l'État.
Brisant l'Omerta qui règne en
Algérie et à l'étranger, Hichem
Aboud, avec ce « J'accuse »,
entend placer la communauté
internationale face à sa conscience
et ses responsabilités.

Ancien officier de l'armée algé-


rienne, journaliste, longtemps en
butte à la répression du pouvoir,
Hichem Aboud vit aujourd'hui
réfogié en Europe.

ISBN : 2-7096-2337-4
© Gamma 1 J.M.Turpin
Atelier Didier Thimonier

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