Rouland Rome Democratie
Rouland Rome Democratie
Rouland Rome Democratie
(1981)
ROME,
DÉMOCRATIE
IMPOSSIBLE ?
LES ACTEURS DU POUVOIR
DANS LA CITÉ ROMAINE
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NORBERT ROULAND
Courriel : [email protected]
Norbert Rouland
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 5
DU MÊME AUTEUR,
CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS :
[p. 359]
L'univers mental des pasteurs. Des marécages à la cité des Quirites. La naissance de
la Ville et les Étrusques. L'assainissement du terroir. Les nouveaux venus. Plèbe,
peuple et prolétaires. Luttes politiques et réformes des institutions : la démocratie
manquée. L'invention des rapports de clientèle. Problématique de la démocratisation :
la Rome des rois et l'Athènes du peuple.
Retour aux sources. Les signes du déclin. La colère des ventres-creux. Les initiatives
plébéiennes, ou la preuve contraire. Les réponses patriciennes. Les nouveaux liens de
clientèle. Les mesures des années 450 : révolution ou duperie ? Un bilan décevant.
L'exode rural. Une ville inquiétante. La guerre, les affaires et la politique. Les fêtes et
la politique. Rome et le désert italien ? Le cadre matériel des assemblées politiques et
son influence sur les débats. Copains et coquins. Les succès du "parti populaire".
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 7
L'offensive clientélaire. Les avantages d'être client. Menaechme ou les embarras d'un
patron. Le barreau, la clientèle et la politique. La clientèle dans la course au pouvoir.
Au bonheur des patrons. Comment l'on vote bien.
[p. 360]
TABLEAUX
1. L'organisation des assemblées populaires sous la République romaine
2. Points de repère chronologiques
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 9
Quatrième de couverture
Ce n'est pas pour sacrifier à la mode de l'histoire que nous publions ce livre,
mais parce qu'il est singulièrement révélateur de mœurs politiques qui prévalent
encore dans nos sociétés.
Cette vaste sociologie du pouvoir républicain montre comment, au cours d'un
millénaire, les descendants de bergers ignorés créèrent la cité romaine et
l'étendirent au-delà des frontières du monde connu. L'auteur entend surtout
prouver que le prix à payer pour l'édification de cet empire fût le rejet de la
démocratie. Une démocratie que l'évolution des circonstances socio-économiques
eût pourtant plusieurs fois permise. Car l'histoire de la République romaine est
celle du paradoxe que constitue la domination pluri-séculaire de quelques familles
sur tout un peuple qu'elles prétendent représenter.
Ce livre n'est pas seulement neuf par son sujet, et l'auteur ne se limite pas à
l'analyse des institutions et de l'économie. Il attribue une part privilégiée à l'étude
des mentalités. L'attitude des Romains à l'égard du suicide ou de la sexualité est
inséparable de leurs luttes politiques. Nous pénétrons ainsi dans l'inconscient
d'une société. Et l'auteur nous montre à tout propos combien les Romains de la
République sont proches de nous dans leurs luttes, leurs angoisses et leurs espoirs.
Le livre se clôt d'ailleurs par une évocation de ces permanences à l'époque
contemporaine.
HUBERT NYSSE
[p. 6]
[p. 7]
qui est utile ?". Suppo-[p. 8] sons que ce soient uniquement les sciences qui
touchent à la maîtrise des phénomènes physiques, à la production des richesses et
à leur multiplication. Je crois bien me souvenir que jusqu'à une date récente nous
vivions dans une société dite de consommation. Celle-ci devait délivrer l'homme
du fardeau millénaire dont l'avaient chargé la soumission ignorante à des dieux
lointains plus souvent menaçants que salvateurs, et les rigueurs d'économies de
pénurie. Mais alors pourquoi parle-t-on (le thème est antérieur à la crise de
l'énergie) de crise des valeurs, d'angoisse du monde moderne,
d'incommunicabilité, etc. ? Répondre "c'est le monde moderne" est une absurdité.
La modernité ne signifie rien en soi : elle peut engendrer une société heureuse ou
conflictuelle. Tout dépend des choix politiques et humains : la machine et la
technique n'ont pas de finalité morale propre, elles ne fonctionnent que dans le
sens qu'on leur assigne. Or ces choix humains, aucune mathématique ne nous
dispensera de l'effort de réflexion sur nous-mêmes qui nous porte à les formuler.
Que faisons-nous, pourquoi le faisons-nous, pourrions-nous faire autrement, qui
sommes-nous, pouvons-nous donner un sens à notre vie ? Telles sont les
véritables questions, auxquelles aucun chiffre de P.N.B. ne contribuera jamais à
donner la réponse. Je n'entends pas par là qu'il faille mépriser les activités
économiques et revenir à un archaïsme primitif, qui ne serait que la version
moderne du thème séculaire du "retour à l'âge d'or". Mais il s'agit de savoir quelle
finalité nous leur donnons, en quoi elles peuvent nous servir. Fixer des taux de
croissance à l'ambition nationale, c'est prendre les moyens pour la fin. Je ne veux
pas dire non plus que l'Histoire fournisse des réponses à tout. Mais elle est un des
moyens qui nous sont offerts pour prendre de la hauteur. Se situer.
Apparemment, là sont nos racines. Ce qui ne veut pas dire grand-chose.
D'abord parce que la contemplation du passé n'est pas en elle-même gage de
progrès. Des racines, oui, mais à condition qu'elles ne nous empêchent pas
d'avancer : ne confondons pas l'Histoire et la reconstitution propitiatoire d'un
passé conçu comme doux à tous alors qu'il ne fut heureux que pour quelques-uns,
ne faisons pas d'elle un musée des consolations. Le passé en lui-même ne justifie
rien : c'est la réflexion que nous opérons sur lui qui seule est prometteuse. Par
exemple, celle qui porte sur les mouvements de "longue durée", chers à F.
Braudel, qui par glissements imperceptibles ou par saccades ont porté les
communautés humaines à subir le destin qui est aujourd'hui le leur. Car c'est une
singulière erreur que de confondre le passé et le révolu. Avec lucidité Malraux
disait : "Ceux qui prétendent ignorer le passé se condamnent à le revivre". Nous
savons maintenant que les structures essentielles du psychisme humain sont
acquises au cours des six premières années de la vie : toute notre existence se
déroule sur les bases de la petite enfance. D'où une inclination à faire retour à
l'époque (Ve-1er siècles av. J.-C.) durant laquelle ont été élaborées les
substructions des thèmes cardinaux dominant jusqu'ici [p. 9] le concept d’"homme
urbain" zoon politikon). Dans ce qu'il est convenu d'appeler la civilisation
occidentale, porteuse des valeurs discriminées à cette époque dans le monde
gréco-romain, peut-on être assuré qu'une fracture s'est opérée dans le discours issu
de ces valeurs ? Et quand ? Hormis la faim, le froid (partout et toujours ?), la
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 13
littéraires, et nous servira de guide dans cette exploration des mentalités. Mais ce
parti pris exige également que nous adaptions une optique anthropologique : le
terme est à la mode, mais tant pis. Je veux dire par là que souvent il nous faudra
aller au-delà de ce qui est dit. L'ethnologue sait bien que fréquemment l'important
commence quand on s'arrête de parler : un geste, un regard, une démarche, en
disent plus long que des discours. C'est pourquoi nous nous arrêterons souvent sur
d'humbles détails, qui sont en réalité capitaux : la nature du sol, celle de
l'alimentation, le prix des loyers, l'évolution de l'art, la forme des bâtiments qui
abritaient les assemblées politiques, les inscriptions gravées sur les tombes, etc.
Rien, a priori, ne peut être exclu de notre quête.
Il a fallu cependant choisir un thème directeur : la démocratie, le pire des
régimes à l'exclusion de tous les autres, selon le mot d'Aristote dont W. Churchill
s'est laissé prêter la paternité, m'a paru un sujet digne d'intérêt. Encore que
paradoxal. D'une part parce qu'en somme ce livre est l'histoire d'un régime qui à
Rome n'a jamais existé. Pourtant, nous verrons qu'à la façon d'un fleuve souterrain
les courants démocratiques se sont manifestés, mais leur jaillissement fut trop
éphémère pour fertiliser le sol politique romain. Ensuite parce que le terme est
trompeur : il serait bien naïf de croire que dans l'Antiquité les Athéniens eux-
mêmes mettaient sous le mot de "démocratie" la même chose que nous. Pourtant,
par d'autres traits, la démocratie antique correspond bien à l'image que nous nous
faisons de ce régime. Ici encore, nous ne pourrions rien y comprendre en faisant
l'économie d'une histoire des mentalités. Après en avoir suivi les méandres tout au
long de l'histoire de Rome et effectué des comparaisons entre les droits du peuple
à Athènes et à Rome, nous consacrerons un chapitre à l'étude des permanences à
l'époque contemporaine d'un mode de dépendance personnelle dont l'efficacité fut
grande dans la lutte menée contre la démocratie par les élites romaines : les
relations de clientèle. Cet avant-dernier chapitre sera aussi le symbole d'une
certaine vision de l'Histoire, qui se refuse à identifier passé et révolu. Un ultime
chapitre sera con-[p. 12] sacré à l'analyse des rapports entre démocratie antique et
démocratie moderne.
Un dernier point, et j'en aurai fini. À l'heure actuelle, la science elle aussi doit
être démocratique. C'est-à-dire qu'elle doit profiter au plus grand nombre. Le
temps se clôt où le snobisme d'une certaine élite consistait à n'être lue que par un
cercle restreint d'initiés. Sait-on assez que des centaines de thèses aux résultats
souvent remarquables sont condamnées à s'empoussiérer dans les rayons de
bibliothèques universitaires où ne viendront les déranger que quelques dizaines
(tout au plus...) de spécialistes intéressés par le sujet traité ? Il y a là un véritable
scandale, un gaspillage de sources d'énergie égal à ceux que l'on connaît. Ce
scandale procède bien sûr d'une vision élitiste, aristocratique – politique pour tout
dire – du monde, qui nous ramène à notre sujet. Contrairement à ce qu'on entend
si souvent dire au sein de l'aristocratie du savoir, le public des lecteurs "moyens"
peut très bien comprendre et s'intéresser aux problèmes dont discutent les érudits :
encore faut-il que ceux-ci présentent leur exposé et leur discussion sous une forme
accessible sinon à tous, du moins au plus grand nombre. Quand Platon condamne
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 16
la démocratie au motif que les artisans et le petit peuple ne sont pas capables de
gouverner l'État par manque d'instruction, il n'oublie qu'une chose : c'est que la
clarté, la simplicité et l'honnêteté du discours tenu par le pouvoir procèdent d'un
choix politique délibéré et que l'éducation populaire est une des bases
fondamentales du choix démocratique.
L'espoir de l'auteur est que ce livre sur la démocratie soit également
démocratique. J'ai donc essayé de le dépouiller de la rigueur parfois un peu sèche
et pointilleuse qui est celle des travaux universitaires. Non par mépris pour la
technicité et l'érudition : elles demeurent absolument indispensables au stade de la
recherche, qui doit précéder la diffusion (je préfère ce terme à celui de
"vulgarisation" qui en dit long sur les mentalités de ceux qui l'inventèrent...) des
résultats. Prenons une image : la quasi-totalité des ménages français se servent de
l'électricité et jouissent de ses bienfaits. Combien d'entre-eux seraient capables
d'expliquer précisément ce qu'est l'énergie électrique ? Bien peu assurément, ce
qui ne les empêche pas de savoir fort bien utiliser ses avantages. Il en va ainsi de
l'Histoire : il faudra toujours des chercheurs et des érudits, mais il faut aussi savoir
sortir du laboratoire. Je ne vois pas pourquoi la distinction entre recherche
fondamentale et recherche appliquée ne s'imposerait pas aussi aux sciences
humaines. C'est là la principale justification de la discipline.
C'est pourquoi ce livre ne comporte qu'un appareil scientifique réduit au
minimum. Pour la même raison, j'ai choisi d'épargner au lecteur les détails
laborieux des démonstrations pour lui en livrer plutôt les résultats, tout en laissant
subsister doutes et interrogations là où nous n'avons point encore de certitude.
[p. 13] Si en fermant ce livre le lecteur a envie d'en savoir plus, j’aurai gagné
mon pari et apporté ma modeste contribution au grand espoir des historiens avec
qui je partage la même foi, celle d'être des hommes contribuant à la
compréhension de notre temps.
NORBERT ROULAND
[p. 15]
CHAPITRE 1
– LES TROUPEAUX ET LA VILLE
Rome n'entre pas dans l'Histoire sous les traits de la Louve Capitoline, et
encore moins comme une cité puissante, bardée de ses légions et promise par les
dieux à la domination du monde. Neuf cent ans avant que ne naisse le Christ,
quatre siècles [p 16] avant que n'apparaisse sur d'autres rivages un régime nommé
"démocratie", Rome n'est rien, ou si peu. Ceux qui vivent sur son site pestilentiel
sont proches de nos Masaï.
Les premiers Romains sont des pasteurs, et les prières qu'ils lancent à des
dieux mal connus les implorent de protéger leurs bœufs. Nous savons par de très
vieilles lois que tuer un bœuf est plus grave que d'attenter à la vie d'un homme. La
puissance des traditions pastorales est si forte que l'image du bœuf, leur symbole,
continue à s'imposer longtemps après que la ville ait eu raison des troupeaux.
Dans la symbolique de la fondation, la Ville naît d'ailleurs du bœuf 1 . L'espace
humain urbain s'oriente à partir d'une fosse, le mundus, voie de communication
entre le monde des morts, celui des vivants, et les dieux souterrains. Chaque
homme présent y jette un peu de la terre qu'il a ramassée avant de quitter son pays
natal pour aller chercher fortune ailleurs. Il s'affirme maintenant de cette ville que
l'on fonde en disant "où est la terre des mes pères, là sera ma patrie". Sur cette
terre nouvelle, on jette des grains, du vin, mais aussi du petit bétail. Puis le
mundus est refermé à jamais. Un autel en forme de ruche le coiffe, sur lequel
brûlera le feu sacré, associant une fois encore le bétail au feu et aux dieux. On
attelle ensuite des bœufs, blancs comme les victimes offertes en sacrifice à
Jupiter. Ils creusent dans le sol un sillon formant un cercle magique, le
pomoerium. À l'intérieur de ses limites s'édifiera la Ville, bénie par Jupiter et
protégée par une série de tabous rejetant la souillure de la mort hors de son
enceinte. Il est interdit d'ensevelir ou incinérer un mort à l'intérieur du
pomoerium ; le bourreau doit résider hors de la ville. Aucun soldat en armes ne
peut en passer les portes, car c'est la mort que porte le glaive : le prêtre de Jupiter,
qui vit dans l'espace intrapomérial, ne doit jamais voir défiler une troupe en armes
ni toucher un mort, ni approcher une tombe. Nul besoin de souligner l'importance
du bétail dans ces rites de fondation. C'est lui qui est offert en geste propitiatoire
aux ancêtres et aux dieux infernaux du mundus, c'est avec des bœufs que sont
tracées les limites entre la ville et le monde extérieur, et plus encore entre la vie et
la mort. Disposons-nous d'éléments concrets nous permettant de les dénombrer ?
La taille de cent troupeaux peut nous sembler relativement modeste. On
estime qu'au début du VIIe siècle av. J.-C., le territoire romain est d'une superficie
d'environ 17 000 ha (soit un espace légèrement inférieur à celui de dix communes
de la France contemporaine). À notre époque, il faut dans les régions
méditerranéennes cinq hectares pour assurer les besoins vitaux d'un bœuf, un pour
un mouton. On peut supposer qu'il s'agit là de données relativement invariables.
Appliquées à la Rome originelle, elles nous permettent d'évaluer
approximativement à 17 000 moutons ou 3 400 bœufs l'importance des troupeaux
archaïques, auxquels il convient d'ajouter quelques centaines de bergers, que les
1
Sur les rites de fondation, cf. M. MESLIN, L'homme romain (Paris, Hachette, 1978), 35-40.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 19
plus encore les raisons pour lesquelles l'instauration du régime républicain fut le
contraire de l'avènement d'une démocratie (qui naissait au même moment sur les
rivages grecs), tout effort demeure vain si on ne se pénètre profondément de l'idée
que les premiers Romains sont des pasteurs semi-nomades, pour lesquels la vie et
les valeurs urbaines seront des phénomènes importés et imposés.
[p. 18]
Car les sociétés pastorales ont des traditions, forgées par de séculaires besoins,
et renforcées par une économie de subsistance. À commencer par le mépris envers
les sédentaires et les commerçants. De ce mépris des pasteurs patriciens
témoignent les conditions dans lesquelles naquit la Cité romaine.
DES MARÉCAGES
À LA CITÉ DES QUIRITES
Des marécages dont le sol spongieux ne laisse maigrement végéter que saules
et roseaux chétifs ; un fleuve limoneux aux eaux troubles, qui envahit parfois au
sortir des forêts en des crues tumultueuses ces rivages désolés et déserts ; le calme
revenu, dans le triste apaisement gris, une brume si épaisse que les Romains
donneront à la vallée qui allait devenir le cœur de la Cité le nom de Velabre
(velarium signifie : voile) ; quelques collines dont les pentes escarpées hissent à
grand-peine des bois noirs et humides au dessus du cloaque. En haut de ces
collines, des hommes. Des hommes qui n'évoquent en rien pour nous Rome et les
Romains. Des bergers, menant leurs troupeaux en un semi-nomadisme dont seules
les variations du climat altèrent les itinéraires. Point de palais, de monuments,
d'arcs de triomphe – ces bergers sont aussi éloignés de la Rome d'Auguste que les
paysans mérovingiens du Paris de Voltaire. Mais des cabanes primitives, aux
parois de roseaux et d'argile dont huit siècles plus tard le souvenir n'est pas encore
totalement effacé 1 . Les troupeaux sont révérés 2 par ceux qui y habitent.
Constituent-ils la seule ressource des habitants du site de Rome en ce lointain IXe
siècle ? Les fouilles archéologiques ont mis à jour quelques grains. L'agriculture
n'en est pas moins inexistante ou très pauvre.
Presque toute la campagne romaine (ager romanus) y est géologiquement
impropre 3 . L'activité de la ceinture volcanique d'Italie centrale recouvrit le sol
originel de profondes couches de tufo. Ces matériaux issus des cratères en
éruption étaient très perméables. Mais les éruptions n'étaient point continues :
1
PROPERCE, Élégies, IV, I, 1-30.
2
VIRGILE, Énéide, VIII, 360.
3
Cf. L.R. MENAGER, "Nature et mobiles de l'opposition entre la plèbe et le patriciat" dans :
Revue internationale des droits de l’Antiquité, XIX (1972), 367-397.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 21
dans les intervalles de calme, le sol avait subi l'influence des agents
atmosphériques et devenait imperméable, avant d'être de nouveau recouvert de
tufo lors des nouvelles éruptions. Cet amalgame stratifié de terres perméables et
imperméables empêche la circulation de l'eau. En effet, la terre brune et argileuse
de la surface, durcie par l'ensoleillement, absorbe bien l'eau des pluies d'automne.
Mais, souffrant généralement d'une absence de fixation, elle se ravine lors des
pluies de la mauvaise saison, toujours très fortes en Méditerranée. L'eau pénètre
alors en profondeur dans le tufo qui l'absorbe. La surface argileuse redevient vite
compacte et desséchée, décourageant tout effort d'agriculture. D'autant plus que
l'eau y remplissant les tufi, ne pouvant s'écouler au travers des couches les plus
dures, entretient une humidité sous-jacente et malsaine. Ce mélange paradoxal de
sécheresse superficielle et d'humidité souterraine constitue un singulier obstacle
sinon à la vie, du moins à son enracinement et son extension. Si un lieu paraît
moins prédes-[p. 19] tiné que tout autre à un destin glorieux, c'est bien celui-ci.
Aussi ceux qui les premiers le peuplent sont-ils avant tout des éleveurs. Les
nombreux ossements exhumés par les archéologues le prouvent : bovins, chèvres,
porcs, moutons, sont sur ces collines non seulement les compagnons de l'homme,
mais les moyens de sa survie. Nul doute qu'ils ont dans son psychisme la même
importance que les aurochs fixés dans la pierre des cavernes par les mains
préhistoriques. Les troupeaux ne sont en effet point liés en permanence à ce sol
ingrat. De juin à octobre, leurs pasteurs les mènent s'engraisser sur les hauteurs de
l'Apennin central, d'où les chassent les premiers frimas. Ils disposent alors des
réserves nécessaires pour passer les mauvais mois dans l'atmosphère délétère des
sept collines surplombant le Tibre.
Ce milieu paraît fortement marqué par la vigueur des traditions et la force
d'imprégnation que recèle l'éducation. Dans les sociétés qui ne changent que
lentement, au rythme des variations climatiques, et où les biens sont assez rares
pour qu'aucun accaparement majeur ne soit possible, la tradition est pour
l'individu le reflet dans le monde des humains de la quasi immobilité du temps.
L'intelligence de ce phénomène est indispensable à qui veut comprendre la
ténacité de l'aristocratie de la Rome républicaine et son refus de tout partage réel
du pouvoir, et donc de la démocratie. L'anthropologie des sociétés pastorales et
semi-nomades nous montre en effet que leurs structures politiques demeurent le
plus souvent a-étatiques. Les besoins de ces sociétés et leurs modes de vie sont
tels que l'État ne peut exister, car il n'y posséderait aucune assise sociologique ou
économique. En effet, même s'il y a des forts et des faibles, la rareté des biens est
telle qu'elle ne peut entraîner la formation de groupes sociaux spécifiques aux
intérêts divergents, et donc l'invention d'une entité investie d'une mission
d'organisation : l'État. Certains ethnologues sont même allés jusqu'à dire que les
sociétés primitives ne créent pas l'État parce qu'elles pressentent le danger virtuel
que recèle sa naissance. La vérité est plus simple : si elles ne l'inventent pas, c'est
parce qu'elles n'en ont pas besoin. Moins naïve aussi : ce n'est pas l'État qui crée
les antagonismes socio-économiques, tel un moderne démiurge, mais ceux qui
l'engendrent. C'est bien en tout cas ce que semble montrer l'histoire des origines
de Rome.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 22
LA NAISSANCE DE LA VILLE
ET LES ÉTRUSQUES
Vers 700 av. J.-C., tandis que les bergers latins conduisent en un immuable
trajet leurs troupeaux de bœuf des hauteurs de l'Apennin aux pestilences tibérines,
une civilisation incomparablement plus évoluée s'apprête à prendre possession de
l'Italie. Les Étrusques, puisque c'est d'eux qu'il s'agit, sont avant tout des
commerçants et des artisans. Leurs relations avec la Grèce et l'Orient, évidentes
1
Cf. M. LIDOVE, "Rome : réhabilitation de la légende ?", dans : L’Histoire I (mai 1978), 66-
68.
∗
Localité située à une trentaine de kilomètres de la ville de Rome.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 23
dans les formes d'art qu'ils importent à Rome dans le courant du VIe siècle, sont
profondes et durables. Ils vivent dans des villes dotées de structures étatiques.
C'est le régime de la cité-état, qu'ils partagent avec les Grecs. Leur société est
beaucoup plus différenciée que celle des pasteurs latins, divisée en classes de
maîtres, dépendants et esclaves. Les bergers des hauteurs du Tibre et les
Étrusques appartiennent donc à deux mondes opposés. Rome naît quand la main
des dieux les fait se rencontrer.
Au cours du VIIIe siècle, le dynamisme marchand des métropoles de l'Étrurie
interne s'oriente vers le Sud de l'Italie, visant les marchés de la riche Campanie.
Les convois des négociants ne font pas que traverser la campagne romaine. Ils
l'animent aussi, apportant aux populations voisines de leurs gîtes d'étape les
nouvelles de mondes d'abord étrangers qu'ils apprennent peu à peu à connaître : la
Grèce et le lointain Orient. Des communautés urbaines naissent de ces rencontres.
Fines vaisselles, bijoux, tissus luxueux, œuvres d'art, monnaies : autant de
richesses inconnues de nos bergers rudes et [p. 21] démunis. Nous savons qu'elles
les fascinent. À partir de la fin du VIIIe siècle, le contenu de leurs tombes change
en effet radicalement. Les tombeaux sont jusqu'alors peu différenciés et ne
contiennent que des objets pauvres et rudimentaires. Mais dans les années 700,
l'art sépulcral témoigne des prémisses de l'inégalité sociale, et donc de la richesse
de quelques-uns, assez habiles pour avoir accaparé terres et troupeaux. Ceux-ci
jugent utile de s'entourer sur leur ultime couche d'objets nombreux et précieux.
Les auteurs anciens attestent à leur manière ces mutations quand ils datent la
fondation de Rome du milieu de ce VIIIe siècle, et attribuent à Romulus la
division des Romains en une aristocratie (les patriciens) et une masse populaire
(la plèbe). Toutefois, ce ne sont là que signes annonciateurs d'un traumatisme
profond et encore à venir. Les convois des marchands ignorent alors le site de
Rome proprement dit, qu'ils contournent à une distance de cinq à sept kilomètres
au Nord et à l'Est. Le bac de Fidènes leur permet de franchir l'obstacle du Tibre.
Mais dans les dernières années du VIIe siècle, leur itinéraire se modifie. Deux
villes étrusques, Vulci et Cerveteri, ont alors devancé leurs rivales, Chiusi et
Orvieto, dans le leadership des influx commerciaux vers la Campagnie. Le centre
de gravité de l'économie étrusque se déplace vers l'Ouest. Une évidence s'impose
aux caravanes et aux marchands qui les commanditent : le franchissement du
Tibre s'effectuerait plus facilement en délaissant le vieux bac de Fidènes,
maintenant trop à l'Est et de toute façon peu commode. Une île providentielle
contrôle le Tibre en son cours inférieur, permettant de le franchir par un pont.
Cette particularité géographique scelle le destin de ce que nous pouvons
dorénavant appeler Rome. Ce pont, qui permet la création de la Ville, ne doit pas
la livrer aux ennemis. Pour pouvoir le démonter rapidement en cas d'attaque, il est
construit en éléments de bois assemblés par des chevilles. Un tabou religieux
interdit d'ailleurs très longtemps qu'on le consolide au moyen de clous
métalliques, qui n'auraient plus permis le démontage de la partie articulée.
Comme le bœuf, le pont possède une valeur symbolique dont nous n'apprécions
qu'imparfaitement la portée. Un rite pour nous obscur prescrit de précipiter
chaque printemps du haut du pont vingt-sept mannequins d'hommes en osier.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 24
doit sa naissance en tant que ville. La première révolution romaine est urbaine 1 .
Les Romains s'en souviendront toujours. Au lieu de Roma, ils emploient souvent
le terme d'Urbs, la ville. Rome, c'est la Ville par excellence et par définition. Car
les habitations ne sont pas seules à se modifier. Apparaissent également les signes
matériels d'une appropriation collective de l'espace, les références à une
communauté de destin et de décision. La vie s'organise pour la première fois à
hauteur du Tibre et non sur les collines, grâce au creusement d'un canal de
drainage. Ainsi naît le Forum, symbole de la vocation commerciale de la nouvelle
ville. Tous les neuf jours s'y tient le marché : les produits de la terre sont échangés
contre des objets [p. 23] fabriqués par les artisans de la ville ou apportés par les
marchands venus du Nord, du Sud et de l'Orient. Mais la ville vit aussi par les
organes qui élaborent sa politique et auxquels des lieux précis sont affectés.
Toujours au Forum, le Comitium est l'endroit où se tiennent les assemblées
populaires, les comices. Il reçoit un pavage de pierre dans ces mêmes années
décisives de la fin du VIIe siècle. L'assemblée aristocratique, le Sénat, se réunit
non loin de là, dans un bâtiment nommé Curie. Enfin, la résidence du rex
sacrorum, la Regia, dont le caractère religieux garde la trace de l'époque où Rome
vivait sous des rois "sorciers", gardiens de fétiches, et interprètes auprès des
hommes de la volonté des dieux. En effet, la Regia comporte une petite chapelle
où l'on conserve des boucliers sacrés, dont au moins l'un d'eux est censé venir du
ciel, et qui garantissent le salut de Rome. Cette chapelle est consacrée à Mars,
dieu de la jeunesse et du printemps. Autre signe du caractère sacral de la royauté
primitive, la proximité de la Regia et du temple de Vesta, où brûle le feu sacré de
Rome. La forme circulaire du temple perpétue celle de l'autel primitif qui coiffait
le mundus originel. Toutefois, ce n'est que dans un reflet que l'homme perçoit les
dieux dans l'intermédiaire royal. La résidence du plus grand d'entre eux se trouve
sur la colline qui domine le Forum, le Capitole. C'est là que trône "Jupiter Très
secourable et Très grand", dieu-lumière indo-européen. Il domine la ville, qu'il
unit sous sa protection et son autorité. Le temple qui l'abrite (dit de "Jupiter
Capitolin") est de facture résolument étrusque, et ses motifs empruntés à l'art
ionien témoignent des liens des Étrusques avec la Grèce. Son faite porte un char à
quatre chevaux ; à l'intérieur, des ornements de terre cuite. La statue du dieu est
d'argile rouge, et revêtue de la toge brodée du triomphateur. Mais à la protection
des dieux il convient d'adjoindre la prudence des hommes.
Au cours du VIe siècle av. J.-C., Rome connaît une expansion démographique
et économique sans précédent : au propre comme au figuré, c'est son premier âge
d'or. Des richesses jusqu'alors insoupçonnées s'accumulent en son sein, vers
lequel convergent six voies destinées à supporter un trafic considérable. Car le
commerce romain est rien moins que local. De 625 à 580, les importations de
céramique grecque croissent nettement. Entre 530 et 500, la cité importe autant de
ces céramiques que les plus grandes places commerciales italiennes. Mais la
1
Le lecteur intéressé par l'évolution de l'urbanisme romain lira le passionnant et récent ouvrage
de P. GRIMAL, Italie retrouvée (Paris, P.U.F., 1979).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 26
richesse attire les convoitises. C'est pourquoi, au milieu du VIe siècle, la Ville se
ceint de murailles qui la protègent et la bornent géographiquement : c'est le "mur
servien", dont les Anciens attribuent la construction au roi Servius Tullius. En
moins d'un siècle, une ville de tout premier plan est donc née là où paissaient
quelques troupeaux sur des collines dominant une vallée noyée de marécages et
recouverte de brumes. Non seulement une ville, mais un état, car la cité s'est dotée
d'institutions politiques dont la pierre et la brique gardent les traces. Les dieux
enfin habitent en son sein, et la portent vers un immense destin.
[p. 24]
L'ASSAINISSEMENT
DU TERROIR
1
Sur les origines de la plèbe, la synthèse la plus récente est due à : J.C. RICHARD, Les
origines de la plèbe romaine (Rome-Paris, 1978), dont nous ne partageons que partiellement
les vues.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 28
romaines. Ce qui ne peut à mon sens s'expliquer que par l'expansion économique,
stimulée par cet afflux démographique. Mais laissons la parole aux Anciens.
Ceux d'entre eux qui ont le plus étudié les origines de leur cité concordent sur
un point. Les premiers dirigeants de Rome auraient institué un véritable droit
d'asile, ce qui signifie bien que Rome attire alors vers elle une foule d'individus de
toute condition :
population (...) sont devenus très peu nombreux, squelettiques, par rapport
aux nouveaux arrivants de race étrangère (...) vous ne pouvez même pas
dire entre vous que vous n'avez pas permis à cette foule d'immigrants
d'exercer un contrôle sur les affaires publiques et que vous, qui êtes nés
dans la cité, êtes vous-mêmes les maîtres et les conseillers de cette cité 1
(...) Votre cité est encore sans ordre et sans discipline, car elle est
nouvellement fondée, et elle est le siège d'un conglomérat de plusieurs
races 2 ."
Que retenir de toutes ces opinions ? Un fait fondamental pour tout le reste de
l'histoire romaine, qui révèle combien dès l'origine les couches aristocratiques
sont rebelles à toute idée de démocratie. Cette plèbe, qui afflue vers Rome dans
l'espoir de participer au pactole comporte sans doute en son sein ces aventuriers
dont nous parlent les textes. De là à prétendre qu'elle n'est toute entière qu'un
ramassis de brigands, il y a un pas impossible à franchir. Mais surtout, les auteurs,
influencés par les préjugés aristocratiques, oublient de nous dire que cette plèbe
n'est nullement une population d'assistés profitant passivement de la nouvelle
manne. Les bonheurs de la Ville, le pain et le cirque, cela ne sera que pour
beaucoup plus tard. Pour l'heure, c'est très largement la plèbe qui crée les
richesses dont Rome peut s'enorgueillir, même si l'impulsion originelle provient
des Étrusques. En effet, la tradition attribue au roi Numa 3 l'organisation de cette
plèbe en métiers. Peu importe que ce soit lui ou un autre roi qui en soit l'auteur.
Ce qui compte, c'est que cette énumération nous montre une plèbe qui n'est
nullement faite de disoccupati, mais de travailleurs : orfèvres, charpentiers,
teinturiers, cordonniers, tanneurs, forgerons, potiers, flûtistes. Le mépris dans
lequel les tient l'aristocratie pastorale [p. 27] n’est que le reflet des traumatismes
que lui a infligés la naissance de la Ville et d'un État. De ce mépris et de la
volonté déterminée de domination qui l'accompagne, nous avons plusieurs
preuves indubitables. C'est ce dossier que nous devons maintenant instruire.
Les facteurs économiques n'expliquent pas tout. Même abstraites, les attitudes
mentales n'en sont pas moins des faits avec lesquels il faut compter. Les fils des
pasteurs latins ne partagent pas avec la plèbe et la minorité étrusque la même
vision de l'univers et de la vie. Ils ne disposent pas des moyens propres à refuser
dans son entier le monde nouveau-né à leurs pieds. La Ville et la plèbe sont là, il
convient d'atténuer les effets les plus nocifs de leur naissance, en attendant les
jours meilleurs où l'on pourra retourner à la stricte observance des traditions
pastorales. Préserver son intégrité mentale, acquérir un rôle directeur dans le
gouvernement de la nouvelle communauté établie sur les rives du Tibre, recueillir
sa part de la richesse née dans les murs de la Cité sans se confondre avec les
1
DENYS, III, 10, 4-5.
2
DENYS, III, 10, 6.
3
PLUTARQUE, Vie de Numa, 17, 1-4. Cf. J. MACQUERON, le travail des hommes libres
dans l’Antiquité romaine. (Aix-en-Provence, 1964) p. 35 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 30
vagabonds qui l'engendrent : tels sont les buts que s'assigne sans tarder
l'aristocratie patricienne.
Pour servir de guide dans la psychanalyse des mentalités pastorales, point de
meilleur fil d'Ariane que l'étude de la langue politique originelle 1 . J'ai parlé des
patriciens et de la plèbe. Qu'en est-il exactement ?
l'œuvre. Pas plus qu'il n'existe de famille plébéienne, il ne peut y avoir pour ces
immigrés de métiers honorables 1 . Nous trouverons sous la plume de Cicéron,
bien des siècles plus tard, un mépris à peine moins fort des activités liées au
commerce, signe de l'exceptionnelle longévité de ces attitudes mentales.
Remarquons bien qu'il ne nous est pas dit que ces activités professionnelles ne
sont source d'aucun profit matériel appréciable : c'est plutôt leur nature qu'on
incrimine. Elles sont trop ostensiblement liées au profit et au commerce, trop
éloignées de la terre, et surtout de l'élevage. Les gains qu'elles procurent sont si
méprisables, la souillure si profonde qu'il devient impossible de reconnaître
jusqu'à l'existence même d'une fortune plébéienne. Une fois de plus, les patriciens
poussent effectivement jusqu'à l'absurde la logique de leur raisonnement, et
inventent la notion de prolétaires, promise au bel avenir que l'on sait. De ces
prolétaires, "... on semblait n'attendre (...) en quelque sorte, que leurs enfants
(proles), c'est-à-dire la progéniture de la Cité". Il va de soi que l'image est
objectivement absurde : si la plèbe n'avait eu pour fortune que ses enfants,
personne ne parlerait de Rome de nos jours. En revanche, cette vision singulière
est parfaitement cohérente avec le mépris dont les patriciens entourent la plèbe.
Ne les taxons pas trop vite de cécité. À l'heure actuelle, certains ne disent-ils pas
des catégories sociales modestes ou des peuples en voie de développement qu’"ils
ne sont bons qu'à faire des enfants" ? La réflexion vaut bien les proletarii des
premiers Romains.
Dégénérescence morale, infériorité sociale, indignité sinon inexistence de leur
fortune et de leur famille, tels sont les traits dont la plèbe se voit accablée. Il ne
reste qu'à couronner ce peu glorieux édifice par sa résultante politique,
l'incapacité civique. Ce qui est fait sans aucun scrupule et dans une parfaite
logique.
Contrairement à ce que l'on pense en général, les Romains sont loin de
considérer le métier des armes seulement comme un honneur moral : si l'on
accepte de risquer sa vie, c'est aussi pour protéger ses biens. Mais quels biens ?
Nous venons de voir que ceux des plébéiens sont tenus pour nuls par les
patriciens. D'ailleurs en cas d'attaque, il leur est relativement facile de mettre ce
qu'ils ont de plus précieux sur un chariot et de s'enfuir. Choix refusé aux pasteurs :
comment pourraient-ils abandonner pâturages et troupeaux, et pourquoi les
plébéiens se battraient-ils pour eux ? Et puisqu'on ne peut compter sur les
plébéiens pour défendre la cité, pensent les patriciens, il ne [p. 29] saurait être
question de leur reconnaître les droits politiques attachés au statut de citoyen.
C'est parce qu'on peut être soldat qu'on est citoyen 2 , et non l'inverse, comme on le
1
DENYS, II, 28, 1.
2
Cf. les réflexions de L. R. MENAGER, dans : N. ROULAND, Les esclaves romains en temps
de guerre (Bruxelles, Latomus, 1977), 12-77.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 32
dit trop souvent 1 ... Point de spéculations ici : les textes attestent ce
raisonnement 2 .
La même référence aux activités militaires nous donne la clef d’une distinction
dont la portée fut immense : celle du peuple (populus) et de la plèbe.
Contrairement à ce que l'on croit, les cités antiques ne confondirent jamais peuple
et population. Même dans l'Athènes démocratique, le premier n'était qu'une
fraction minoritaire de la seconde. A fortiori la Rome primitive, fortement
inégalitaire, n'allait pas mélanger les deux notions. L'étymologie de populus
réside dans le verbe populor, qui signifie "ravager, dévaster", et fait donc allusion
à des activités militaires. De plus, la formule officielle dont usent les actes
juridiques les plus anciens pour désigner le populus est celle de : populus
Romanus Quiritium, c'est-à-dire le peuple romain des Quirites. Que signifie
Quirites ? Le mot indoeuropéen servant à désigner le mâle combattant est "viro".
Ces derniers s'assemblent en co-viria, ce qui donna curie et Quirites. Le populus,
c'est donc le contraire de la plèbe. Il se compose exclusivement de l'aristocratie
patricienne, pour qui seule la guerre a un sens : seuls ses membres doivent le
service militaire.
Si l'on ajoute à tout ce qui précède la prohibition faite aux plébéiens d'épouser
les enfants des patriciens, on saisira mieux encore l'ampleur du refus de
l'aristocratie. Cette négation constitue sa réponse aux bouleversements que lui
impose la naissance de la Ville. Elle rejette hors du droit privé et public la masse
de tous ceux qui, les premiers, bâtissent Rome.
À vrai dire, les patriciens sont moins aveugles qu'il ne pourrait le sembler
jusqu'ici. Leur refus ne se confond pas avec une attitude sommaire de rejet. Tout
en affirmant la supériorité de leur culture par tout ce qui précède, ils n'entendent
point laisser le gouvernement de la cité aux souverains étrusques et à la plèbe,
flattée par ces monarques. D'autre part, ils ne dédaignent pas non plus vraiment
les gains que laisse espérer la nouvelle richesse de Rome. Le principal, au nom
d'une éthique séculaire, est seulement qu'ils ne participent en aucune manière à la
production de ces richesses. Quant à en profiter, c'est tout autre chose. À ces
préoccupations répondent des luttes sociopolitiques et leur expression
institutionnelle, ainsi que l'invention de nouveaux types de dépendance
personnelle, les rapports de clientèle. Essayons de voir de plus près ce dont il
s'agit.
1
DENYS, IV, 19, 3.
2
Cité par AULU-GELLE, Nuits attiques, XVI, 10- 11 et 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 33
LUTTES POLITIQUES
ET RÉFORMES DES INSTITUTIONS :
LA DÉMOCRATIE MANQUÉE
Les luttes politiques engendrent les réformes. Le VIe siècle av. J.-C. en
abonde. Durant toute la période de la royauté étrusque (616-509 av. J.-C.),
l'aristocratie pastorale va tenter dans une atmosphère résolument conflictuelle de
retenir le pouvoir que tentent de lui ravir la plèbe et les nouveaux monarques. Le
premier roi étrusque, Tarquin l'Ancien, transforme ces craintes en certitudes. Il
introduit au Sénat, temple des traditions ancestrales, les leaders de la fraction
aisée de la nouvelle bourgeoisie suscitée par le développement économique de [p.
32] Rome. Ces nouveaux-riches sont nommés d'un euphémisme sans doute dur
aux oreilles des pasteurs, "les pères des gentes mineures". D'abord ébranlée par ce
choc sans précédent, la vieille aristocratie parvient à une formule de compromis
avec le second roi étrusque, Servius Tullius. Ce dernier règne de 578 à 534,
période durant laquelle Rome connaît un important développement économique.
L'afflux d'immigrants est donc considérable, et leur rôle dans cette expansion
déterminant. Continuer à les exclure totalement des assemblées politiques irait à
l'encontre de la plus élémentaire prudence. L'aristocratie des pasteurs est encore
assez puissante pour que les réformes royales n'aient que l'apparence d'une
démocratisation du régime. Pour intégrer ces masses dangereuses, Servius choisit
de créer une nouvelle assemblée populaire, les comices dits "centuriates". Ses
attributions sont adaptées au nouveau régime de la cité-état, et concurrencent
celles des vieux comices curiates : participation aux décisions en matière de
déclaration de guerre et de conclusion de traités, vote des lois, etc. Cette nouvelle
assemblée possède une nature fortement militaire : les citoyens doivent s'y
présenter en armes, la convocation se fait au son de la corne. Conformément aux
vieux tabous, ces comices doivent se réunir hors de l'espace sacré du pomoerium,
en un lieu consacré au dieu de la guerre : le Champ de Mars. Soldats, les membres
des nouveaux comices sont donc du même coup citoyens en vertu du
raisonnement que nous avons déjà constaté. Cette incorporation est rendue
possible par une concession qu'ont dû faire les pasteurs en échange d'autres
avantages : la prise en considération des fortunes plébéiennes, dont il devient
impossible de nier l'existence. Car les comices centuriates sont formés sur une
base censitaire, c'est-à-dire sur le fondement d'une évaluation de la fortune de
chaque citoyen. Cette innovation pourrait marquer le début de la démocratie
romaine. S'il n'en est rien, c'est parce qu'on s'emploie à en limiter sévèrement les
effets. Apparemment, pourtant, le coup porté à l'aristocratie pastorale paraît
irrémédiable. L'estimation de la fortune des citoyens qui sert à déterminer leur
rang dans l'assemblée censitaire n'est pas faite en têtes de bœufs ou de moutons,
mais en poids de métal. Il n'est plus nécessaire de posséder des troupeaux pour
avoir des droits politiques. Les pasteurs ont-ils donc décidé d'abandonner le
pouvoir à ces va-nu-pieds sans famille qu'ils exècrent ? Nullement : plusieurs
trucages et limitations empêchent le nouveau régime de dégénérer en démocratie
ou en une sorte de monarchie constitutionnelle tempérée. L'artifice essentiel
réside dans les mécanismes de vote. À l'instar des États Généraux de la France
d'Ancien Régime, le vote se fait par groupe, et non par tête. Souvenons-nous
qu'en 1789 on réclamait le doublement du Tiers-État et le vote par tête... On avait
alors compris que seules ces réformes pourraient démocratiser l'assemblée des
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 36
trois ordres. Car le vote par groupe, tel que l'établit la réforme servienne,
transforme la majorité numérique en minorité électorale. Les comices centuriates
sont divisés en cinq classes : à chaque classe correspond un chiffre minimum de X
milliers d'as déterminé [p. 33] d'après la fortune de ses membres. Tous les
membres des comices sont regroupés en 193 centuries, unités de 100 hommes
chacune. Chaque citoyen vote individuellement, à l'intérieur de sa centurie, mais
l'unité de vote dans le décompte global des suffrages effectué au niveau des
comices tout entiers est non l'individu, mais la centurie. Le vote de la centurie est
évidemment celui de la majorité des suffrages individuels qui se sont exprimés en
son sein. Le système jusque-là n'a rien en soi d'antidémocratique. Tout change en
revanche quand on s'aperçoit de la façon dont on coordonne classes et centuries.
C'est-là que réside le trucage destiné à neutraliser les votes des plus nombreux,
assurer la domination des riches, et donc se prémunir contre la démocratie. Car
chaque classe n'est pas pourvue également en centuries, c'est-à-dire en suffrages
exprimés. La première classe comprend 80 centuries, plus les 18 centuries
équestres ; la seconde, la troisième et la quatrième, chacune 20 ; la cinquième, 30,
à laquelle, au bas de l'échelle, il faut enfin ajouter 5 centuries hors-classe. Pour
atteindre la majorité absolue (98 centuries sur 193), il suffit donc aux citoyens les
plus riches (ceux des deux premières classes) d'additionner leurs suffrages.
Minoritaires par le nombre, détenant les plus grosses fortunes, ils bénéficient
d'une majorité électorale due à un habile tour de passe-passe.
Deux points importants méritent de surcroît d'être précisés. Le premier
concerne l'évaluation de la fortune. Nous ignorons qui la contrôle, même si l'on
admet qu'elle est le fait de chaque citoyen, menacé de grosses sanctions si sa
déclaration s'avère inexacte. Nous constatons d'autre part que l'indication des
fortunes minimales de chaque classe varie de 1 à 10, de la 5e à la 1ère classe ; ceux
qui n'ont pas le minimum (important) requis pour appartenir à la 5e classe sont
exclus du corps civique et ainsi privés de tout droit.
De telles supercheries n'ont rien à voir avec le fonctionnement de l’ecclesia,
l'assemblée populaire de la démocratie athénienne, où les suffrages restent
individuels, et que n'oblitère aucun classement censitaire. Le système est parfait
par une série de raffinements techniques. Les Romains sont bien conscients du
fait que la jeunesse est plus facilement hardie et généreuse que les gens d'âge mûr.
Pour garantir le succès d'une politique conservatrice, il faut donc sur-représenter
les individus âgés. On y parvient très simplement. Les centuries dont dispose
chaque classe sont réparties par moitié en centuries de gens âgés et en centuries
d'individus jeunes. Grâce au même principe de vote par groupe, la minorité de
gens âgés est donc sur-représentée par rapport à la jeunesse avec laquelle elle se
trouve à égalité. Généralisé aux cinq classes, ce système permet de tempérer par
le scepticisme et la résignation courants dans la vieillesse l'impatience qui pourrait
se développer chez les éléments les plus dynamiques des classes inférieures
devant la permanence de la domination des riches. Non seulement ces classes
n'ont pas les moyens électoraux de faire triompher leur choix, mais la plupart du
temps elles ne peuvent même pas l'exprimer. Car l'on a coutume d'arrêter les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 37
opérations de vote [p. 34] dès que la majorité est atteinte. Chose faite, nous
l'avons vu, quand la première classe a voté. Inspirée sans doute par des
considérations d'ordre pratique dues à la longueur des opérations de vote, cette
habitude n'en témoigne pas moins d'un parfait mépris envers les moins riches. Je
dis les moins riches à dessein, car de toute façon, les plus pauvres – et sans doute
les plus nombreux – habitants de Rome (ceux dont le cens est inférieur à 11 000
as) ne font même pas partie des comices. Même la cinquième classe leur demeure
fermée. Sans doute la peur qu'ils inspirent à la fois à l'aristocratie patricienne et à
la grande et petite bourgeoisie plébéienne explique-t-elle cette mesure d'exclusion.
On conviendra que la "démocratisation" servienne est en réalité un compromis
tout à fait acceptable pour nos pasteurs. En concluant une alliance mesurée avec la
partie de la plèbe la plus disposée à la collaboration, ils s'assurent par de savants
découpages électoraux et grâce au maintien hors du corps civique des plus
défavorisés un rôle éminent dans la direction de la Cité. Nous verrons bientôt
qu'ils vont de surcroît utiliser les liens de clientèle pour adjoindre à cette alliance
politique avec la bourgeoisie plébéienne des profits plus matériels. Le roi lui-
même entend bien exercer un droit de contrôle sur l'assemblée, car il ne suffit pas
de posséder la fortune minimale fixée par la Constitution, il faut aussi être agréé
par le roi. Ce dernier choisit parmi les membres d'une classe ceux qui
appartiendront aux contingents limités destinés à composer l'assemblée
centuriate 1 . Tite-Live résume parfaitement la philosophie du système en
écrivant :
"La hiérarchie (des classes) fut établie de telle sorte que nul ne
paraisse exclu du vote, mais que toute la puissance soit entre les mains des
personnages les plus importants de la cité 2 ".
Habile système, trop habile sans doute, dont la mise en œuvre fait surgir un
obstacle inattendu : la coalition contre la vieille aristocratie de la bourgeoisie
plébéienne qu'elle avait cru domestiquer, de ceux qu'elle avait exclus de l'alliance,
et de l'action royale :
Le roi Servius meurt en effet assassiné. Son successeur Tarquin le Superbe,
pour obtenir la collaboration indispensable du Sénat dans la procédure
d'investiture royale, promet à la haute bourgeoisie plébéienne de lui concéder des
avantages plus grands encore que ceux qu'elle avait obtenus de Servius. Et pour
parer à toute réaction hostile de la vieille aristocratie à ce qu'elle considère comme
un empiètement sur ses privilèges, il fait exécuter ses principaux leaders. Il est
probable que ces mesures ne déplurent pas à la masse de ceux que les victimes de
la purge avaient entendu maintenir à l'écart de toute vie politique. Tarquin
1
PLUTARQUE, Mor., 322, 10
2
TITE-LIVE, I, 43, 10.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 38
situer les obligations en découlant au sein des luttes culturelles et politiques dont
nous avons dessiné les lignes de force.
Nous avons vu que la vieille aristocratie ne possède pas les moyens d'aller
jusqu'au bout de la négation de la Ville et de ses nouveaux habitants, à laquelle
l'incitent ses pulsions mentales profondes. Dès que les premières maisons de
pierre du Forum remplacent les cabanes de roseaux du Palatin, elle commence
sous Tarquin l'Ancien et poursuit sous Servius Tullius la réalisation d'un
compromis historique très chichement mesuré aux bénéfices qu'elle compte tirer
du ralliement de la minorité aisée de la plèbe. La création des comices centuriates
en témoigne. Mais toute bonne alliance politique se doit de posséder une assise
économique. Cueillir les fruits de l'expansion économique sans se salir les mains
dans des activités que leur morale [p. 36] réprouve, telle est la fonction
qu'assignent les patriciens aux liens de clientèle qu'ils nouent avec une partie de la
plèbe. Certes pas avec les plus démunis d'entre elle : qu'auraient-ils pu leur
apporter, les petits artisans et boutiquiers aux revenus trop modestes pour
échapper tant soit peu à la honte maculant leurs origines ? Au contraire, un pacte
conclu avec la bourgeoisie d'affaires qui s'est constituée dans les strates
supérieures de la plèbe, et vers laquelle conflue la plus grande partie des richesses
de Rome, est gros de promesses plus avantageuses. Les motifs des patriciens sont
donc clairs. Penser dominer politiquement une cité commerçante en ne possédant
que des troupeaux d'une valeur économique de plus en plus illusoire par rapport
au flux croissant des richesses mobilières qui fondent l'expansion de cette ville
procéderait d'une naïveté dont tout montre par ailleurs qu'elle leur est totalement
étrangère. La richesse conduit immanquablement au pouvoir : pour le conserver,
les patriciens ne doivent plus compter uniquement sur les bœufs et les moutons.
Mais quelles raisons peuvent donc pousser un bourgeois plébéien à se mettre dans
la dépendance d'un patricien ? Après tout, le mépris si ouvertement affiché dans
lequel les pasteurs tiennent la plèbe en général n'est point fait pour les rapprocher.
L'appât du gain ne peut non plus guider notre bourgeois, puisque c'est lui au
contraire qui secourt son orgueilleux patron. En réalité, seule l'infériorité de son
statut civique peut expliquer son entrée dans la clientèle d'un patricien. En quoi
consiste-t-elle ?
Tout laisse donc supposer que jusqu'à la moitié du VIe siècle av. J.-C., date de
la création des comices centuriates, aucun plébéien, qu'il soit riche ou pauvre, ne
jouit du droit de citoyenneté. L'entrée en clientèle est alors une nécessité absolue
pour la bourgeoisie plébéienne : grâce aux patriciens, elle a accès à la
connaissance du droit et de la procédure, et peut recourir à l'appui de ses patrons
devant le tribunal. Car on ne peut douter que la pratique du commerce à une
échelle inconnue jusqu'alors ne suscite de fréquents litiges. Mais la concession du
droit de cité à une partie de la plèbe ne la délivre pas pour autant toute entière de
cette sujétion. Certains remparts édifiés par les patriciens contre le dynamisme
conquérant des nouveaux venus tiennent encore bon. Pour les contourner, point
d'autre voie que la clientèle. Le premier obstacle consiste encore une fois dans le
dévoiement de la religion. Même citoyens, les plébéiens ne sont probablement pas
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 40
associés au culte de la cité, ce qui leur interdit l'usage de certains actes juridiques
à fondement religieux et très formalistes. Entendons-nous bien : les patriciens
n'ont pas donné aux plus anciens actes juridiques un caractère religieux et très
formaliste pour en écarter les plébéiens. Ce trait est pré-existant. Le droit est
religieux parce que séparer le bien du mal suppose qu'on soit en relation avec le
monde des dieux. Ce sont les prêtres qui seuls connaissent les lois et la procédure.
La Genèse ne se situe-t-elle pas au Paradis, c'est-à-dire dans un lieu où l'homme
vivait dans la proximité directe de Dieu, l'arbre de la connaissance du [p. 37] Bien
et du Mal ? Ici encore, ne sourions pas trop vite : tout l'appareil protocolaire dont
se décore aujourd'hui la fonction judiciaire n'évoque-t-il pas une certaine idée de
transcendance ? Le principe de l'autorité de la chose jugée, l'indépendance du
pouvoir judiciaire ne sont-ils pas des signes que nous continuons à donner une
place particulière à l'acte qui consiste à dire le droit ? La preuve en est qu'il y a
moins d'un siècle, un crucifix placé au-dessus des juges sur le mur du prétoire
manifestait que la justice humaine n'était que le reflet imparfait de celle de Dieu.
La séparation de l'Église et de l'État n'a rompu qu'imparfaitement ce lien dont
notre inconscient porte encore la trace. Le droit romain, lui aussi, finit par se
laïciser. Mais il ne parvint pas immédiatement à se libérer de cette idée qu'il fallait
accomplir des rites pour obtenir des effets juridiques. Rituel, le droit était de
surcroît formaliste, pour des raisons qui ne nous sont pas immédiatement
perceptibles 1 . À l'heure actuelle nous disposons en abondance de textes législatifs
et réglementaires qu'appliquent des magistrats de carrière habitués à interpréter les
multiples contrats que peuvent imaginer les particuliers. Tel ne fut pas le cas de
Rome pendant longtemps, depuis les premiers rois jusqu'à une époque avancée de
la République. Un demi-siècle après le renversement de la monarchie, les
premières lois à être portées à la connaissance de tous sont assez peu nombreuses
pour être gravées sur douze tables de bronze dressées sur le Forum (d'où leur nom
de Loi des XII Tables). Il faudra encore beaucoup plus longtemps pour que
s'élabore une véritable science du droit. De plus, à l'époque républicaine, les juges
sont soit des simples citoyens, soit des magistrats élus, plus hommes politiques
que juristes. Quant aux avocats, nous verrons qu'à une date aussi tardive que la fin
de la République, Cicéron leur reproche amèrement de ne rien comprendre au
droit, et de plaider seulement en orateurs. Dans de telles conditions, le formalisme
est indispensable. Il permet de n'attacher de sanction juridique qu'aux conventions
conclues dans des formes connues, sur le sens desquelles aucun doute n'est
possible. De plus, les solennités rendent l'acte facile à prouver et précisent le
moment où il a été conclu. Rien jusque là qui s'apparente à la politique. Mais les
patriciens savent user à leur avantage de ces caractéristiques de leur droit, et se
réservent le monopole de sa connaissance. Pour la bourgeoisie plébéienne
commerçante, il est extrêmement précieux dans la pratique des affaires de savoir
que les engagements pris seront indiscutables. Il faut donc les faire naître d'actes
juridiques dont seuls les patriciens connaissent les rites et les formes. Par exemple
1
Cf. J. MACQUERON, Histoire des obligations (Aix-en-Provence, Association A. Dumas,
1975), 39-40.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 41
la stipulatio, contrat très fréquent dérivé d'un acte plus archaïque encore (la
sponsio). Pour exprimer leur accord, les parties doivent se servir exclusivement de
certains mots, ceux auxquels le droit reconnaît le pouvoir d'engendrer les liens
contraignants. Car le contrat est oral, et se déroule sous la forme d'un dialogue
entre les parties, où les réponses doivent correspondre, point par point, aux
questions posées. Les termes eux-mêmes doivent être identiques. Enfin, il ne doit
pas exister de temps mort dans cet échange : questions [p. 38] et réponses doivent
se succéder immédiatement. On comprend facilement qu'avant de se risquer à
conclure un tel acte, il faut être doté de connaissances juridiques précises : la
simple volonté de contracter est ici insuffisamment opérante. Dans un souci
supplémentaire d'efficacité, le rituel de la sponsio prévoit un serment et un
sacrifice aux dieux : celui qui le rompt devient sacer, et de ce fait voué à la mort
et aux dieux infernaux. Il convient donc de ne pas s'engager à la légère. À tous les
niveaux, l'assistance du patron est indispensable. Dans un tel système, le plébéien
sans patron est livré à l'arbitraire des patriciens 1 .
Ce rapport de forces très inégal paraît bien éloigné de l'image idéale que nous
nous faisons d'un droit romain juste et équilibré. "Attribuer à chacun son dû (suun
cuique tribuere)", diront plus tard les juristes de l'époque classique... Pour l'heure,
il n'en est guère question. Un exemple, particulièrement frappant, pris dans le
domaine du droit des obligations. Dans le très ancien droit romain, un contrat où
l'une des parties force l'autre à s'engager en recourant à la violence, ou en
l'abusant par la tromperie, demeure parfaitement valable. "J'ai été contraint de
vouloir, mais j'ai cependant voulu (coactus volui, tamen volui)" font dire
cyniquement les juristes à la partie lésée, entendant par là qu'en cédant à la
violence, la victime a malgré tout fait son choix. Quant à celui qui a été assez
stupide pour se laisser tromper, il n'a qu'à s'en prendre à lui-même de sa propre
naïveté. On voit évidemment bien à qui profitent de tels principes juridiques, de
quel côté se situent et la force, et le savoir...
Les moyens de pression des patriciens ne se bornent d'ailleurs pas à la
connaissance des actes propres à faire naître des droits. Eux seuls savent aussi
comment les sanctionner. Les procédures judiciaires sont entre leurs mains. Ils
conservent jalousement les formules juridiques nécessaires à tout acte procédural,
sous peine de l'inefficacité de l'acte. Eux seuls connaissent les jours durant
lesquels l'homme peut réclamer justice. Car le temps des dieux investit le temps
humain : certains jours leur appartiennent exclusivement (dies festi), et sont donc
néfastes (ne-fas= contraires au droit religieux) pour toute action humaine. Mais
les jours laissés à l'homme (dies profesti) ne sont pas tous fastes, car l'action des
dieux peut encore en perturber le déroulement. Certains jours dits "religieux", le
mariage, la tenue des assemblées politiques comme le début de toute action
nouvelle sont interdits : inutile de songer à intenter une action devant un tribunal.
Ces jours sont mauvais, car ils ont fait la preuve de leur hostilité envers Rome :
anniversaires de défaites militaires, mais aussi jours où les morts peuvent revenir
1
DENYS, IV, 43, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 42
parmi les vivants. Trois fois par an, on bascule la pierre qui couvre une fosse
sacrée, porte de communication avec le monde souterrain des morts et des
divinités infernales. Si les morts ont quelque motif de se venger des vivants, ils
sortent alors pour les tourmenter (il est intéressant de noter que cette fosse se
trouve près du temple consacré à Cérès, divinité des moissons. C'est le signe qu'à
l'instar de nombreuses sociétés primitives, les Romains font de la terre la mère de
la vie et [p. 39] l'antre de la mort). On comprendra aisément que durant ces jours,
mieux vaut ne rien entreprendre. Il faut donc connaître leur date, privilège que
partagent les patriciens, qui seuls forment la caste des prêtres. Ces derniers fixent
ces jours dans le calendrier romain et les annoncent aux patriciens rassemblés
dans les comices curiates. Restent environ deux cent trente-cinq jours fastes dont
quatre-vingt-douze consacrés à l'activité politique. L'accès à la justice est donc
impossible en moyenne un jour sur trois. C'est assez pour que les plaideurs soient
dans l'obligation de s'adresser à ceux qui connaissent ces jours.
On comprend en conclusion que l'assistance judiciaire due par le patron soit
considérée par les clients comme le plus puissant motif pouvant inspirer l'entrée
en clientèle. Ce devoir patronal est celui qui se maintient avec le plus de vigueur à
travers les siècles. Preuve que malgré les différentes réformes législatives et les
conquêtes successives de la plèbe, la justice à Rome demeurera toujours en
grande partie aux mains des puissants. Dès le début il est vrai, la nouvelle cité
s'inscrit dans une tradition résolument anti-démocratique.
PROBLÉMATIQUE
DE LA DÉMOCRATISATION :
LA ROME DES ROIS
ET L'ATHÈNES DU PEUPLE
Hormis l'accident sanglant que constitue pour elle le règne du dernier Tarquin,
l'aristocratie patricienne a donc gagné son pari. Le trucage des institutions,
l'alliance intéressée avec la fraction intéressée de la plèbe lui permettent de
dominer la cité et de profiter de ses richesses. Elle ne sort pas tout à fait indemne
de son isolement pastoral. La Ville et l'état sont là. Ils lui ravissent le décor qui
forgea son paysage mental : la culture pastorale dont elle est l'expression est
atteinte d'un déclin que seul le sursaut initial de la République empêchera d'être
immédiatement irrémédiable. À long terme, l'arrivée des monarques et
commerçants étrusques sonnait bien son glas, comme l'avait pressenti son
inconscient collectif avec toute la violence que contenait son refus de la
démocratisation du régime. Car bien des conditions nécessaires à l'éclosion d'un
régime démocratique sont implicitement contenues dans les bouleversements du
VIe siècle : afflux d'individus étrangers aux traditions des indigènes, expansion
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 43
[p. 42]
CHAPITRE II –
LA RÉPUBLIQUE,
RÉVOLUTION DE DROITE
"Pour les patriciens, ce fut une joie insolente ; les plébéiens, pour qui
on avait jusque-là toutes les complaisances, commen-[p. 43] çèrent dès
lors à être en butte aux injustices des grands 1 .
Les monarques étrusques ne furent pas, comme nous l'avons vu, les
champions de la plèbe contre la vieille aristocratie. Du moins posèrent-ils des
bornes à la volonté sans limite de domination des patriciens. D'autre part, les liens
de l'économie étrusque avec la Grèce et l'Orient animaient le commerce et
l'artisanat, sources exclusives de la fortune plébéienne. À ce niveau plus encore
que sur le terrain strictement politique, l'avènement de la République représente
pour la plèbe une véritable catastrophe. D'abord par rapport au niveau quantitatif
des activités d'échange. Les quelques chiffres dont nous disposons traduisent leur
net infléchissement vers le bas, d'autant plus durement ressenti que les années 530
à 500 avaient été celles de l'expansion commerciale maximale de la Cité. Les
importations de vases grecs décroissent. Bientôt – après le milieu du Ve siècle – le
flux déjà réduit se tarit brusquement. Frappé de plein fouet par cette réduction en
termes de volume, l'avoir plébéien l'est aussi au niveau des mentalités
économiques. Grâce à la plèbe et aux monarques étrusques, on s'était habitué à
Rome à penser la richesse en termes de profit, et à accorder aux activités
d'échange une part fondamentale dans le mécanisme de production des richesses.
Or, dans les sociétés archaïques, l'économie n'est nullement déterminée par le
souci de la productivité : l'homme "primitif" ne cherche pas systématiquement à
rentabiliser son activité (certains auteurs soutiennent même que cette attitude
procède d'un choix délibéré, et non d'une carence technologique ou
intellectuelle 2 ). Les pasteurs latins, comme nous l'avons vu, se situent dans cette
aire mentale archaïque, d'où leur mépris pour la forme d'économie chrématistique
propre à la plèbe. L'expulsion des rois étrusques leur permet de satisfaire leur
désir de retour à la seule forme d'activité qu'ils jugent digne : une économie à
prédominance pastorale. Ne concernerait-il que les seules personnes des
patriciens, ce retour aux sources s'effectuerait sans doute sans être accompagné de
traumatismes majeurs. Mais les rois étrusques partis, la plèbe, elle, reste. Ni ses
compétences – d'ordre principalement commercial et artisanal – ni son trop grand
nombre ne lui permettent de se livrer à une reconversion de ce type. Aussi est-ce
dans un véritable drame que la plonge l'avènement de la République.
La fin de la prospérité économique n'est à vrai dire pas simultanée de celle des
monarques étrusques. Si en 509 av. J.C. la seule plèbe se retrouve nue face à une
aristocratie avide de revanches, elle bénéficie d'un moratoire. Il faut en effet
attendre 474 pour que l'odeur fade des défaites plane sur les débris de la flotte
1
TITE-LIVE, II, 21, 6-7.
2
Cf. MARSHALL SAHLINS, Âge de pierre - Âge d'abondance (Paris, Gallimard, 1976).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 47
étrusque, mise en déroute par Cumes et Syracuse. C'est le début pour la plèbe de
la faim et de la pauvreté. Mais aussi du combat ouvert contre les patriciens.
Le déclin de l'activité Militaire, tout d'abord. Celle-ci con-[p. 44] tinue sur sa
lancée après le renversement de la monarchie, mais se tarit pour longtemps, peu
de temps avant la défaite des Étrusques devant Cumes. De 509 à 484, on érige six
temples importants, dont au moins un, celui de Castor et Pollux, glorifie les
nouveaux maîtres de Rome. La construction du temple d'Apollon, en 433, est un
ultime sursaut de désespoir de la ville qui, en proie aux famines et aux épidémies,
offre au dieu ses dernières ressources. L'affaiblissement des activités urbaines
entraîne la flexion des courbes du négoce. J'ai fait plus haut allusion à la
diminution des importations. On imaginera facilement ce qu'elle cache :
cessations de commerce, chômage, etc. Aux tourments nés de la peur du
lendemain s'ajoutent pour la plèbe ceux de la faim. Car c'est aussi le terme de
l'impulsion agricole dont les Étrusques ont animé une partie du terroir romain.
L'aristocratie maîtresse du pouvoir entend bien revenir à ses antiques traditions
pastorales. Peu lui importe la culture du sol. Le savant réseau de drainage dû au
génie hydrotechnique des Étrusques est laissé à l'abandon, et le sol connaît de
nouveau l'adversité délétère dont un temps l'homme avait eu raison. Il faudra
attendre vingt-quatre siècles pour que Mussolini assainisse définitivement les
marais pontins... En rendant le sol à sa désolation originelle, les nouveaux maîtres
de Rome ouvrent les portes de la cité au spectre de la famine qui va la hanter un
siècle durant. Car les habitudes alimentaires des pasteurs ne sont point celles de la
plèbe. Les premiers affectionnent une alimentation à base de lait et de viande que
leur fournissent leurs troupeaux. La plèbe au contraire se nourrit essentiellement
de céréales. Du temps des Étrusques, importations et production locale suffisaient
à ses besoins. Mais l'abandon du drainage et l'isolement économique de Rome
auxquels s'ajoute l'hostilité des cités voisines encore soumises aux Étrusques la
plongent dans une dramatique carence. Durant tout le Ve siècle, au moins dix
graves famines se succèdent à Rome, avec leur cortège habituel d'épidémies. La
situation est telle que les ruraux recourent à la magie 1 .
1
Loi des XII Tables, VIII, 8, a-b.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 48
En même temps que le Sénat trouvait cet avis trop cruel, la plèbe était sur le
point de saisir les armes sous l'effet de la colère : "C'est par la famine qu'on
essayait maintenant de les atteindre, tout comme des ennemis ! On les frustrait de
nourriture et de vivres ; ce blé de l'étranger, le seul aliment qu'un coup inespéré de
la fortune leur livrait, on le leur arrachait de la bouche, à moins qu'ils ne livrassent
à Cnaeus Marcius leurs tribuns enchaînés, à moins que la plèbe ne prêtât
obligeamment son dos. Ils avaient en lui un nouveau bourreau dont la naissance
équivalait pour eux à un ordre de vie ou de mort 2 ".
Décidés à tirer un profit maximum des maux dont souffre la plèbe, les
patriciens ne se contentent pas de l'affamer. Certains signes nous montrent qu'ils
entendent bien préserver leur propre pureté culturelle qu'ont menacée la Ville et la
plèbe. Une loi de 452 atteste une permanence : celle de l'antique usage de
sanctions pénales fixées en têtes d'ovins et de bovins. Elle fixe le montant
minimum des amendes à un mouton, le maximum à trente bœufs et deux moutons
par jour. On voit bien qui désavantage ce système conçu pour et par une société
de pasteurs. Les plébéiens doivent recourir pour acquitter ces montants – qui
peuvent être énormes – aux propriétaires de bestiaux qui occupent le marché aux
bœufs (forum boarium). Au milieu du Ve siècle, l'aristocratie parvient à faire
1
DENYS, IX, 25, 2 (en 478 av. J.C.).
2
TITE-LIVE, II, 34-35.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 49
1
PLUTARQUE, Questions romaines, 1.
2
DION CASSIUS, Histoire romaine, IV, 16, 17, 1-4 ; 6-13.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 50
1
Cf. J. ELLUL, Histoire des Institutions (Paris, P.U.F., 1972), 272.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 51
1
TITE-LIVE, II, 32, 9-12.
2
TITE-LIVE, IV, 2, 11.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 52
Les dangers que fait courir au patriciat le séparatisme plébéien sont trop
grands pour que celui-ci n'allie pas la ruse et l'intrigue à la violence dans le
combat qui s'ouvre avec la plèbe.
Puisque celle-ci s'est dotée de protecteurs attitrés (les tribuns de la plèbe), il
faut en limiter l'efficacité. Leur collégialité et les pouvoirs de blocage qu'ils
possèdent les uns à l'encontre des autres offrent des possibilités intéressantes. En
476 av. J.C., moins de vingt ans après la création du tribunat, le patricien Appius
Claudius explique parfaitement comment il convient de s'y prendre pour que les
tribuns ne fassent plus obstacle à l'enrôlement des plébéiens dans l'armée. Denys
résume encore mieux que Tite-Live la tactique suivie :
"... Il n'y pas d'autre moyen de mettre fin au pouvoir d'un tribun (...)
que de lui opposer les autres personnages de rang égal et possédant le
même pouvoir, et de leur ordonner ce qu'il essaye d'empêcher. Il conseilla
aux futurs consuls de faire ainsi et de faire en sorte d'avoir toujours
quelques tribuns bien disposés [p. 49] à leur égard et dans des sentiments
amicaux, disant que le seul moyen de détruire le pouvoir de leur corps
était de semer la division parmi ses membres 1 ".
1
TITE-LIVE, II, 44, 4-5 (voir aussi DENYS, IX, 1, 5).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 53
dettes. Certains se rendent à ces arguments 1 . Il ne s'agit toute-[p. 50] fois que de
solutions de pis-aller, car, aux dires des contemporains eux-mêmes, il ne faut voir
là qu'une "... armée réduite et inadaptée" 2 .
Ni la corruption des tribuns de la plèbe, ni le recours à la guerre ne sont en
effet des réponses aux problèmes suscités par l'ampleur du défi plébéien. Mais
l'aristocratie républicaine sait montrer autant d'intelligence et de pragmatisme que
ses pères de la Rome royale en redonnant vie à une institution que le déclin
économique de la plèbe aurait dû reléguer au rang d'accessoire démodé : les liens
de clientèle. Leur extension et leur politisation constituent la vraie réplique des
patriciens à la combativité plébéienne.
Il n'y a que peu de rapports entre les liens unissant patrons et clients de la
Rome royale et les dimensions et les finalités qu'ils acquièrent dès le début du Ve
siècle pour les garder durant toute la durée de la République. La surprise ne se
situe au demeurant point là : Rome elle-même a presque totalement changé de
visage. Ni la politique, ni l'économie n'obéissent plus aux mêmes conditions.
L'étonnant, c'est plutôt que les liens de clientèle survivent à ces bouleversements.
Ce prodige n'est possible que grâce à leur multiplication au sein de la plèbe à un
niveau jusqu'alors jamais atteint, ainsi que par un remodelage dans le sens d'une
politisation accrue que leur impose l'aristocratie. Nous savons que tel n'était point
le cas un siècle auparavant 3 : la clientèle était une relation plus économique et
privée que politique, et limitée à la minorité de plébéiens assez riches pour que
leur fortune attirât les convoitises patriciennes. À partir de là, comment en arrive-
t-on à ces nouveaux liens de clientèle que les sources sont unanimes à nous
dépeindre ? Essayons de nouer les fils de l'intrigue.
Une première constatation s'impose, d'ordre numérique. Tout porte à croire
que les clients sont devenus fort nombreux. Nous venons de voir qu'ils le sont
déjà assez pour former des armées que les maîtres de la Cité opposent aux troupes
ennemies. Diverses données chiffrées dont nous disposons incitent à penser que
chacune des plus grandes gentes aristocratiques peut disposer d'un ou deux
milliers de ces individus. Enfin de nombreux textes affirment que les clients des
patriciens sont très nombreux, et même peuvent former une "immense armée" 4 .
De quelle source coulent donc ces flots de clients, si utiles aux patriciens ?
1
DENYS, VI, 47, 1.
2
DENYS, VI, 51, 1.
3
Cf. supra, p. 36.
4
LIV., III, 14-4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 55
Comme le dit le bon sens populaire, le malheur des uns fait le bonheur des autres.
En l'occurrence, les maux qui frappent la plèbe incitent les plus démunis ou les
moins combatifs de ses membres à préférer la protection d'un puissant clan
patricien aux rigueurs et aux incertitudes de la lutte politique contre les nouveaux
maîtres de la Cité. Personne n'entre dans une relation de dépendance autrement
que sollicité par des besoins pressants. Au début du Ve siècle, nous savons que les
conditions nécessaires à leur naissance ne man-[p. 51] quent point. La seule
nécessité impérative de manger chaque jour incite plus d'un de ces plébéiens
abandonnés par Cérès et Mercure à accepter une provende comme monnaie de
leur ralliement politique aux visées de l'aristocratie. Mais parallèlement à la faim,
on peut penser que l'endettement croissant est une des causes qui conduiront le
plus fréquemment les plébéiens sur les chemins de l'entrée en clientèle. La
fréquence des revendications plébéiennes demandant des moratoires ou la remise
des dettes témoigne de l'ampleur du fléau. Par un mécanisme parfaitement
logique, le plébéien se retrouve à la merci de son créancier patricien. Contraint de
chercher ailleurs que dans une activité commerciale ou artisanale déclinante les
fonds qui lui manquent, il est la plupart du temps incapable de rembourser les
emprunts qu'il a dû contracter. Le droit romain ne s'y trompe pas, qui appelle le
débiteur un nexus, c'est-à-dire un "homme pris dans des liens". Les chaînes de
l'esclave peuvent en effet ne pas tarder à remplacer les liens juridiques. La
procédure vaut qu'on s'y arrête. Le créancier insatisfait peut naturellement se
rembourser en saisissant les biens de son débiteur. Mais tout porte à croire que
l'indigence de ce dernier ne permet au mieux à son prêteur de ne jouir que d'une
maigre compensation. Il lui reste encore heureusement à se venger sur la personne
même de son débiteur. Chargé de chaînes, incarcéré dans la prison privée de son
créancier, le malheureux est promené comme un animal sur la place publique, les
jours où l'affluence est à son comble, c'est-à-dire lors des marchés. Si au bout de
trois de ces sordides processions personne ne se présente pour payer ses dettes, le
créancier peut le faire travailler pour son compte jusqu'à ce qu'il s'estime
remboursé de sa créance. Ou bien encore le vendre comme esclave, mais au-delà
du Tibre, comme l'exige la coutume, pour que la ville ne soit pas endeuillée par le
spectacle d'un de ses anciens citoyens plongé dans les rigueurs et le néant de la
condition servile. Mais il existe pire encore, au point que Dion Cassius, qui écrit à
la fin du second siècle de notre ère, ne peut croire à l'horreur de la coutume qu'il
nous rapporte :
"Il est donc certain que la plupart des malheurs qui fondirent sur les
Romains eurent pour cause la rigueur manifestée par les plus riches à
l'égard des plus pauvres. En fait, nombreux étaient les moyens mis à la
disposition des créanciers contre ceux qui dépassaient les délais de
remboursement de leurs dettes, celui-ci entre autres : au cas où quelqu'un
se trouvait avoir plusieurs créanciers, dépecer le corps du débiteur
morceau par morceau et en distribuer les parts au prorata de ce qu'il
devait, telle était la liberté reconnue. En dépit du caractère tout à fait
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 56
[p. 52]
Soumis à ces diverses menaces, depuis l'enchaînement jusqu'au dépeçage, qui
n'aurait préféré l'entrée en clientèle ? Rien d'étonnant à ce qu'ils soient des milliers
à faire ce choix, comme cet ancien militaire, criblé de dettes, qui, en 385, est
sauvé par Manlius Capitolinus. Ce dernier rembourse son créancier au moment où
ce dernier le promenait enchaîné sur le forum 2 .
Les plus avisés des patriciens ont rapidement compris qu'ils peuvent tirer un
meilleur avantage du dénuement matériel et de la détresse psychologique de leurs
débiteurs en faisant d'eux leurs clients, plutôt qu'en les emprisonnant ou en les
coupant en morceaux. Appius Claudius, que nous commençons à connaître, dit en
parlant de ses débiteurs :
"... je n'ai jamais porté atteinte à la liberté de ceux qui m'ont causé du
tort, ni ne les ai privés de leurs droits civiques, mais tous sont libres, et
tous m'en sont reconnaissants et figurent parmi mes amis intimes et mes
clients. 3 "
1
DION CASSIUS, IV, 16, 17, 6-13.
2
TITE-LIVE, VI, 11, 14.
3
DENYS, VI, 59,3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 57
patriciens qu'ils mobilisent tous leurs moyens. Ils s'empressent donc de politiser
les services qu'ils exigent de leurs clients.
Une remarque préliminaire s'impose, d'ordre chronologique. Les textes faisant
état des activités politiques des clients s'inscrivent dans une période qui va de 494
jusqu'en 448. Ce qui signifie qu'immédiatement les patriciens engagent leurs
clients dans la lutte contre la plèbe. En effet, les premiers textes dont nous
disposons correspondent très exactement à la création des premiers organes
propres à la plèbe (tribunat de la plèbe et assemblées de la plèbe). Quant aux
derniers, ils se situent en 448, seulement deux ans après la création en 450 du
premier "code" juridique révélant les mystères du droit, la loi des XII Tables.
Nous verrons plus loin que c'est la première grande concession que la plèbe
parvient à arracher au patriciat, après un demi-siècle de luttes. Cette
correspondance n'est rien moins qu'un hasard, et démontre bien le sens avant tout
politi-[p. 53] que qu'assignent maintenant les patriciens aux relations nouées avec
leurs clients.
C'est au sein des assemblées que se déroule une grande partie des luttes
politiques. Mais les patriciens ne dispersent pas leurs forces sans discernement au
sein du système complexe formé par l'entassement d'institutions d'âges, d'origines
et de fonctions divers. Les clients ne peuvent être que d'une utilité très mince dans
les vieux comices curiates, concurrencés par des assemblées plus dynamiques, et
les comices centuriates où les divers trucages que nous avons étudiés assurent aux
riches une majorité confortable gagnée sans coup férir. Mais ailleurs la partie est
plus serrée. Dans les réunions pré-électorales (contiones), tout d'abord. Les
contiones sont des assemblées où l'on discute des mesures législatives ou
électorales qui seront prochainement soumises aux divers comices. Leurs débats,
uniquement préparatoires, n'ont aucune valeur légale, ni liante, ni consultative. Ce
sont seulement des réunions d'information. Mais s'y forment cependant les
grandes options qui vont ensuite animer les débats dans les comices officiels. De
plus, elles présentent une particularité absente de tout le reste du système
politique romain : tous peuvent y participer, non seulement les citoyens, mais
aussi les esclaves, les affranchis, les femmes, les plus démunis d'entre les
plébéiens, et éventuellement les autres (plébéiens plus aisés et patriciens), s'ils le
désirent. On comprend que ces contiones sont un des lieux où s'exercent des
influences de toute sorte afin de modeler les intentions de vote. Plusieurs textes
nous y montrent d'ailleurs des clients essayant de rallier les électeurs aux intérêts
de leurs patrons. Les patriciens s'intéressent également aux assemblées
plébéiennes, où la plèbe prétend voter ses propres lois 1 : un succès dans leur
contrôle serait décisif. Le fait est que là aussi ils mettent leurs clients à
contribution.
Restent les comices tributes, dont je n'ai pas encore parlé. Marquons un temps
d'arrêt pour expliquer leur fonctionnement, car cette nouvelle assemblée est un
1
DENYS, IX, 41, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 58
∗
C'est-à-dire les comices centuriates.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 59
1
DENYS, IX, 44, 7.
2
DENYS, VII, 54, 3.
3
DENYS, IX, 41, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 60
lesquelles était évaluée la rente foncière servant à apprécier les divers degrés de la
puissance des propriétaires terriens. Cette frappante similitude est-elle un signe
avant-coureur de changements plus profonds ? La compénétration des fortunes ne
suffit pas. Il faut aussi que la communauté de destin des patriciens et des
plébéiens puisse s'exprimer par le mélange des sangs.
La revendication des mariages mixtes est une des exigences qui touche de plus
près l'honneur plébéien, depuis qu'en 451-450 l'aristocratie a réussi à en faire
prononcer la prohibition légale qui consacre une pratique sans doute préconisée
depuis longtemps par les patriciens.
Toute une série de textes extraordinaires témoignent de la force de leurs
préjugés. Ils nous montrent à quel point le mépris patricien est demeuré entier, et
à quel niveau d'impatience en est parvenue la plèbe. Laissons-leur la parole :
∗
Le projet de loi tendant à autoriser les mariages mixtes.
1
TITE-LIVE, IV, 1, 2 ; 2, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 62
forum ? (...) Par ces mariages entre vous et nous, nous ne poursuivons
qu'un seul but : compter pour des hommes, pour des citoyens. Vous, à
moins de vouloir nous outrager et nous déshonorer à plaisir, vous n'avez
pas le droit de vous y opposer. 1 "
Ces textes sont précieux, car ils dépassent leur objet propre, celui des mariages
mixtes. Même si ceux-ci finissent par être autorisés en 445, la violence des
diatribes auxquelles leur adoption donne lieu laisse mal augurer des chances de la
démocratie. Car, du côté patricien, c'est le refus et le mépris persistants de la plèbe
que cette violence cache, intacts depuis près de deux siècles. Si dans la pratique
concessions il y a, c'est sous la seule pression des circonstances, et dans l'unique
espoir d'éviter des renoncements plus grands 2 . Car la plèbe enhardie par ses
premiers succès entend bien ne pas s'en tenir là. Elle ressent aussi durement
l'inégalité politique que l'infériorité sociale ou la misère quotidienne. Pour pouvoir
s'intégrer à la classe dirigeante, ses membres doivent pouvoir être élus aux
magistratures, où sont concentrés tout le pouvoir exécutif et même, en partie, le
pouvoir judiciaire. Il faut aussi investir un bastion patricien : les sacerdoces. On
s'est trop souvent servi de la religion pour écarter la plèbe du pouvoir et la priver
de garanties juridiques et judiciaires. Écoutons encore Canuleius revendiquer pour
les plébéiens le droit d'être élus consuls :
1
TITE-LIVE, IV, 4, 5-12.
2
TITE-LIVE, IV, 6, 3-4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 63
∗
Allusion aux deux sécessions de la plèbe, en 494 et 449.
1
TITE-LIVE, IV, 3-4-5.
2
TITE-LIVE, III, 31, 7 ; 34, 3 ; 34, 6 ; CICERON, De l'orateur, I, 43.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 64
pour tous, grands et petits, l'égalité devant la loi". Sans le nier, il convient de
tempérer son optimisme 1 .
On sait que les fortune plébéiennes sont de taille diverse, et déterminent le
rang de leurs propriétaires dans les comices centuriates. Tout en bas de l'échelle
du classement comitial figurent les prolétaires (proletarii). Les capite censi (ceux
dont la fortune est tellement dérisoire que seule leur tête – caput – compte...) ne
sont même pas admis à figurer dans l'assemblée. Ce sont donc les prolétaires et
les capite censi qui souffrent le plus de l'inégalité civique. Ils sont sans doute
aussi les plus nombreux à s'engager dans les rets de la clientèle. Car toute la
procédure civile romaine de cette époque est faite pour les individus bénéficiant
de la protection d'un clan, tel que la gens patricienne. L'individu démuni d'appui
part perdant. Le proletarius et le capite census n'étant pas citoyens, ne peuvent
être demandeurs ou défendeurs à un procès : ils ont besoin d'un patron. Seul ce
dernier peut introduire leur action devant un tribunal, obtenir des délais... et
exécuter la décision de justice, car en droit romain, c'est aux parties, et non à
l'autorité publique, d'y procéder. Même gagnant, que pourrait faire un homme seul
contre un puissant clan patricien ? Or la Loi des XII Tables marque une véritable
révolution. Car elle permet au prolétaire, qu'elle affirme désormais citoyen (iam
civi), de prendre pour garant n'importe quel autre citoyen, aussi bien un plébéien
qu'un patricien. Le prolétaire bénéficie donc désormais de l'égalité civique et
judiciaire. La réforme est sans contestation possible démocratique. Peut-on dire
pour autant qu'elle établit la démocratie et met fin à la nécessité des relations de
clientèle ? Ce que nous savons de la permanence des préjugés patriciens
s'accommoderait mal d'une réponse affirmative que démentent par ailleurs
plusieurs faits. Les lois sont affichées au Forum, les prolétaires peuvent agir en
justice de leur propre chef, mais les prêtres gardent toujours les secrets de la
procédure : formules rituelles, calendrier judiciaire, etc. Ces mystères ne seront
révélés à tous que beaucoup plus tard, en 304. C'est pourquoi on est bien obligé de
convenir qu'en définitive les libertés judiciaires offertes par la loi des XII Tables
ne possèdent qu'un caractère largement formel. Dans la pratique, l'assistance d'un
patron patricien reste quasi obligatoire, assurant encore un bel avenir aux relations
de clientèle. D'autre part, la Loi laisse de toute façon de côté tous les capite censi,
toujours exclus de l"'égalité" civique et juridique. Or on peut [p. 60] penser que la
crise économique n'a fait que gonfler les effectifs de ce sous-prolétariat, au sens
exact du terme... La réalité reste donc bien en-deçà de ce que semble promettre la
Loi des XII Tables.
1
Cf. supra, n. 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 65
UN BILAN DÉCEVANT
Au moment du bilan, c'est surtout d'espoirs déçus qu'il s'agit. Les chances de
la démocratie, initialement réelles, ont été étouffées par de faux compromis et des
concessions partielles, que leur étalement plusieurs fois séculaire a rendus
illusoires. Les institutions révolutionnaires dont la plèbe s'est dotée au début du
siècle vont progressivement être intégrées aux carrières et assemblées politiques
"normales" ; et son accès aux postes de direction retardé pour longtemps. Les
liens de clientèle, loin de dépérir, survivent à des réformes qui auraient pu les
rendre inutiles. Or ces liens furent une des armes les plus sûres de l'aristocratie
contre la démocratisation du régime. Il n'y a donc eu ni révolution, ni démocratie.
Tout est-il donc duperie, rien n'a-t-il changé ? Si, et sur des points importants.
L'aristocratie a été contrainte par la combativité plébéienne à des concessions
auxquelles son intransigeance ne la prédisposait pas. Elle réussit à les limiter de
telle façon qu'elle s'évita une défaite : celle qu'aurait représentée l'instauration
d'un régime démocratique, où la majorité du peuple aurait disposé des moyens de
s'exprimer et faire valoir ses droits. Mais l'impossible retour aux sources n'a pu
s'effectuer. Ces privilèges sociaux et politiques dont elle est si jalouse, il va
malgré tout falloir les partager, même si ce n'est que lentement, et avec une
minorité de partenaires. Ce à quoi elle vient de se résoudre, c'est à la formation
d'une nouvelle classe dirigeante.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 66
[p. 61]
Chapitre III –
LA NOUVELLE CLASSE
DIRIGEANTE
LA SORTIE DU TUNNEL
pontifes dans l'exercice de leurs fonctions. S'il n'obtient pas satisfaction, il revient
à Rome pour convaincre le Sénat"... de faire une guerre juste et sainte pour
obtenir notre dû". Son accord obtenu, il retourne à la fron-[p. 64] tière, portant un
javelot armé de fer, ou une lance de cornouiller à la pointe durcie au feu. Il
déclare alors solennellement la guerre et lance le javelot en territoire ennemi.
Avec l'éloignement des théâtres d'opération, l'exécution concrète de ces rites va
poser des problèmes pratiques, les féciaux ne pouvant envisager d'entreprendre de
trop longs voyages. Mais à l'époque des premières conquêtes, il n'est pas question
d'offenser des dieux qui semblent bien disposés à l'égard de Rome en
abandonnant cet antique usage. La solution de ce dilemme est trouvée au début du
IIIe siècle. Un prisonnier ennemi est contraint d'acheter symboliquement le terrain
où est érigée la Colonne de la Guerre. Cette portion de sol devient ainsi terre
étrangère, ce qui permet aux féciaux d'y déclarer la guerre et de lancer la pique
symbolique sans avoir à s'éloigner de Rome.
Après la chute de Tarente, les censeurs reprennent leur activité édilitaire. Un
nouvel aqueduc est construit, signe de l'expansion urbaine. En 221, le censeur C.
Flaminius construit le cirque qui prit son nom. Il restera longtemps le cadre des
Jeux de la plèbe et sert de marché les jours ordinaires.
Au début du IVe siècle, les plébéiens sont encore victimes du fléau de
l'endettement, auquel nous les avons vus en proie déjà un siècle auparavant. En
385, il est toujours possible aux puissants de recruter des clients en acquittant les
dettes de débiteurs réduits aux abois. Manlius Capitolinus, que nous avons déjà
rencontré, libère ainsi quatre cents débiteurs... Ceux-ci témoignent par la suite en
sa faveur lors du procès où il a à répondre d'une accusation de complot contre
l'état. Ne s'enorgueillit-il pas d'ailleurs du titre de "patron de la plèbe", que lui a
décerné cette dernière ? 1
Cependant, un certain nombre de signes laissent à penser que ce dernier
exemple est plus une conclusion que la répétition indéfinie du malheur plébéien.
Tout au long des IVe et IIIe siècles, le sort de la plèbe paraît s'améliorer.
LE "PRINTEMPS DE ROME" ?
1
TITE-LIVE, VI, 18, 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 70
du vote de la loi sont relâchés à la seule condition de jurer qu'ils sont trop pauvres
pour rembourser leur créancier. Puis cède un bastion séculaire de l'aristocratie. En
304, l'édile plébéien Gnaeus Flavius, élu grâce aux voix populaires, fait scandale
en divulguant les règles qui commandent le déroulement des procédures
judiciaires. Ce sont ensuite les fonctions clefs de l'état que la plèbe est reconnue
capable d'exercer 1 : de 445 à 300, diverses lois lui [p. 65] ouvrent l'accès aux
sacerdoces et aux magistratures. Enfin les assemblées politiques elles-mêmes
semblent gagnées par ce qu'on pourrait appeler "le printemps de Rome". Un vent
de libéralisation paraît souffler sur les comices centuriates, alignés en 241 sur le
régime beaucoup plus égalitaire des comices tributes. Denys n'hésite d'ailleurs pas
à qualifier cette dernière réforme de "démocratique 2 ". De tels abandons de la part
de l'aristocratie ont de quoi surprendre. Il paraît nécessaire pour y voir plus clair
d'étudier de près d'où souffle ce vent censé apporter le printemps.
Tout le problème est de savoir si la croissance économique dont nous avons
relevé de multiples indices n'est pas sélective. Qui s'enrichit, et à quel rythme ?
Quant aux réformes juridiques, on sait bien que proclamer l'égalité des chances ne
sert à rien si on ne crée simultanément les conditions concrètes propres à assurer
la promotion de ceux que jusque là l'exclusivisme juridique tenait dans la
pénombre. L'ouverture juridique des magistratures à la plèbe s'accompagne-t-elle
en pratique d'une démocratisation du recrutement des dirigeants ? La même
interrogation pèse sur le sort des assemblées populaires. En quoi consiste la
réforme "démocratique" des comices centuriates dont nous parle Denys ? Pour
être réelle, la démocratisation du régime devrait d'ailleurs s'étendre à toutes les
assemblées. Il faut donc savoir si les patriciens vont décider de mettre fin aux
divers procédés qui leur permettent de les contrôler.
Tentons de répondre à ces questions.
L'ILLUSION DÉMOCRATIQUE
Les lois que nous avons citées témoignent de l'adoucissement du sort réservé
aux débiteurs. On parle moins, maintenant, de les dépecer... Mais loin de s'inscrire
dans un processus de démocratisation économique, cette amélioration ne fait que
prouver la multiplication de leur nombre et la dégradation de leur condition. Mise
à part la satisfaction d'un simple désir de vengeance, à quoi servirait de continuer
à emprisonner des individus dont de toute façon l'insolvabilité ne donne aucun
espoir de remboursement prochain à leurs créanciers ? Mieux vaut s'en faire des
clients. Ce n'est que lorsque la misère des plébéiens atteint un point véritablement
critique que cette évidence s'impose à la majorité des patriciens. Il est alors facile
1
Cf. supra, p. 46.
2
DENYS, IV, 21, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 71
pour eux de jouer aux démocrates en supprimant une contrainte par corps devenue
inutile. L'investissement politique représenté par la création de nouveaux liens de
clientèle est beaucoup plus rentable.
La proclamation du libre accès à la justice pour presque tous n'est qu'un type
similaire de dévoiement démagogique. Éligibles aux sacerdoces en 300 (on sait
que seules les fonctions sacerdotales donnent la connaissance réelle du droit et de
la procédure), les plébéiens n'y accèdent dans les faits qu'un demi-siècle plus tard.
La justice reste de toute façon aux mains des puissants. Comme le dit Tite-Live :
"... la prépondérance [p. 66] de quelques grands parvenait toujours à triompher de
la liberté du peuple 1 ". Le même décalage s'inscrit au niveau de l'exercice des
magistratures 2 , auxquelles les plébéiens ne parviennent que fort longtemps après
que le droit leur en eût été concédé. Il ne faut pas voir dans ce retard la seule
manœuvre consistant à freiner le plus longtemps possible l'accès de la plèbe aux
postes clefs. Le trucage est beaucoup plus subtil. On doit relier cette volonté
d'obstruction à la fondation de la nouvelle classe dirigeante que nous connaissons.
Pendant que s'écoule le moratoire que s'accordait la vieille aristocratie, la
croissance économique suscite l'apparition d'une nouvelle bourgeoisie plébéienne
dont les intérêts s'accommoderaient fort mal d'une réelle démocratisation du
régime (on peut penser aux aspirations "libérales" des bourgeoisies européennes
de la fin du XIXe : les régimes monarchiques anciens les gênaient dans leur
expansion économique en raison de leur autoritarisme et de l’archaïsme des
classes aristocratiques. Elles réclamaient donc aux classes aristocratiques des
aménagements constitutionnels, un suffrage censitaire, des parlements élus où
leurs membres seraient sur-représentés. Elles n'étaient pour autant rien moins que
de "gauche" et s'opposèrent à tout aventurisme, aussi bien en France – souvenons-
nous des journées de juin 1848 – qu'en Allemagne et en Italie). Ce régime doit
être réformé pour qu'elle puisse participer aux décisions politiques, mais l'ordre
social et son expression politique doivent demeurer inégalitaires. Élargissement
de la classe dominante, soit. Mais le processus ne doit souffrir d'aucun
débordement démocratique. À ce compromis l'aristocratie dans son ensemble s'est
résignée. Encore faut-il laisser le temps faire son œuvre et permettre l'ascension
de cette bourgeoisie et sa séduction par l'exercice privilégié du pouvoir. Tel est le
sens de la lenteur que mettent les réformes à entrer dans les faits. Toutefois quand
les premiers plébéiens accèdent aux magistratures, il ne s'agit certes plus des
tribuns révolutionnaires du temps des sécessions, mais bien au contraire d'une
bourgeoisie nantie à laquelle seule la nouveauté de sa richesse rappelle que ses
pères étaient de cette plèbe que les dirigeants continuent à tenir dans un mépris
hautain. Petit à petit, elle oubliera jusqu'à sa condition de parvenue, et se fondra
dans cette nouvelle classe dirigeante, l'aristocratie patricio-plébéienne, dont seule
l'illusoire binomie peut entretenir l'apparence du caractère démocratique.
1
TITE-LIVE, X, 9, 2-4.
2
Cf. J. GAUDEMET, Institutions de l’Antiquité (Paris, Sirey, 1967), 296-298.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 72
Dans ce contexte, les réformes des comices et les pratiques politiques qui y
règnent s'éclairent d'un jour nouveau.
En 241, seulement treize ans après que le premier grand pontife plébéien ait
commencé à donner en public des consultations juridiques, intervient une réforme
des comices centuriates qui les aligne sur les comices tributes. A-t-elle pour effet
de les démocratiser, en abattant les privilèges dont l'organisation centuriate
entourait jusqu'alors le vote des riches ? Pour répondre à cette question, nous
devons revenir sur le mode de formation de cette nouvelle classe dirigeante.
L'amalgame qui finit par se réaliser entre la vieille aristocratie et la nouvelle [p.
67] bourgeoisie n'est ni immédiat, ni harmonieux, ni complet. Si la nécessité d'un
front commun face à la détermination de la majorité de la plèbe s'impose à elles,
ce n'est pas sans heurts ni rancœurs. Car tous leurs intérêts ne sont pas
convergents, et il faut se garder en ce domaine d'analyses trop simplistes ou
dogmatiques. Un simple regard sur les soubresauts partisans qui agitent les
alliances de droite et de gauche de la France de 1980 convaincra l'observateur de
la force des pesanteurs sociologiques sur les alliances politiques, les premières
déchirant les secondes lorsqu'entre les deux l'écart se révèle trop grand. Le
regroupement de couches sociales aux origines et intérêts que l'évolution des
forces économiques travailla dans le sens d'une divergence accrue, base du succès
initial du gaullisme, n'est-il pas aujourd'hui la cause de son éclatement et de sa
dégénérescence ? L'alliance entre les patriciens et les plébéiens n'échappe pas à
ces vibrations dont l'ampleur toutefois n'ira jamais jusqu'à ébranler l'édifice
complexe bâti par les groupes dirigeants. L'aristocratie traditionnelle conçoit
comme un moindre mal l'alliance avec la fraction nantie de la plèbe. Elle n'oublie
pour autant ni ses origines, ni ses visées, car les mentalités nobiliaires sont lentes
à pardonner une naissance inférieure. La description d'une antique coutume
propre à l'aristocratie romaine permet de bien saisir à quel point elle est
imprégnée de traditions conservatrices. Laissons l'historien grec Polybe, qui vit au
second siècle av. J.-C., nous la raconter :
obtenus de son vivant dans la cité, et, une fois parvenus aux rostres 1 , ils
s'assoient sur des sièges d'ivoire (...) Qui resterait insensible en voyant
réunies toutes ces effigies d'hommes que leur mérite a rendu illustres et
qui semblent vivantes et animées ? Pourrait-il exister plus beau
spectacle ? 2 "
1
Tribune dominant le Forum, d'où les orateurs s'adressaient au peuple.
2
POLYBE, Histoires, VI, 53.
3
SÉNÈQUE, Lettres, 44, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 74
1
TITE-LIVE, IV, 48, 16.
2
TITE-LIVE, X, 37, 11.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 77
[p. 72]
CHAPITRE IV –
L'IMPÉRIALISME ET LA RÉVOLUTION
LE CAUCHEMAR D'HANNIBAL
Carthage ne sont pas les [p. 73] mêmes. La puissance romaine est fondée sur son
étendue territoriale défendue par une armée formée des citoyens dont les plus
pauvres sont exclus. Alors que l'objectif essentiel de Carthage reste la richesse,
plutôt que le rêve impérialiste. Mis à part le terrain des environs immédiats de la
cité de Carthage, l'empire ne dispose que de comptoirs commerciaux. L'armée
carthaginoise est rien moins que civique, mais mercenaire. Les Carthaginois
investissent dans les services de mercenaires de la même manière qu'ils placent
des capitaux. Face à l'ennemi romain, c'est-là un désavantage. Alors qu'à Rome
carrières civiles et militaires s'interpénètrent dans la vie des grands hommes
politiques, l'oligarchie d'argent carthaginoise tient en continuelle suspicion ses
propres généraux. Dans les années 260, à la veille de la première guerre contre
Rome, le poste de général en chef carthaginois est devenu un honneur
positivement fatal. La moindre défaillance sur le champ de bataille peut
promptement conduire à la crucifixion. La famille des Barcides, dont est issu
Hannibal, rompt avec cette tradition. Le premier, Hamilcar Barca comprend qu'il
lui faut quitter la ville, sous peine de succomber à ses intrigues vénéneuses. Fort
de l'appui de ses soldats, il se taille un large fief personnel englobant près de la
moitié méridionale de l'Espagne. Son fils Hannibal reçoit le pouvoir à 25 ans. Ses
rêves impériaux sont à la hauteur de ceux d'Alexandre. Il projette de soumettre à
partir de son bastion espagnol les tribus celtes divisées en bandes rivales qui
peuplent l'Italie du Nord et la Gaule. À la tête de cette coalition, il entend vaincre
Rome et fonder un empire méditerranéen qu'il gouvernerait de Carthage.
L'influence des Barcides transforme donc Carthage en une puissance dotée tout
comme Rome d'ambitions impérialistes. La politique de détente et de coexistence
pacifique ponctuée par la conclusion de traités de commerce ne dure qu'un temps.
En 264, la première guerre punique éclate, chacun des protagonistes voulant
s'assurer le contrôle de la Sicile. Les Romains sont initialement désavantagés, car
fort peu experts en matière de combats maritimes. Leur pragmatisme leur permet
de remonter ce handicap : la première galère carthaginoise capturée, ils en copient
le modèle pour construire leurs propres escadres. Au terme d'un conflit de plus de
vingt ans, la victoire leur est acquise. Ce succès initial dissimule à Rome que le
pire est encore à venir. Car c'est en 237 qu'Hamilcar Barca s'embarque pour
l'Espagne... Ses ambitions personnelles coïncident avec le désir de revanche de sa
cité. Quant à Rome, elle ne peut tolérer à long terme l'expansion punique en
Espagne. Les gisements de métaux précieux de la péninsule ibérique permettent à
Hannibal de solder ses troupes sans aucune difficulté. De plus les intérêts de
Marseille, l'alliée de Rome, se trouvent contrariés par ce formidable voisin. Enfin
le Sénat pressent bien qu'Hannibal ne s'en tiendra pas là. La guerre devient
inévitable. Carthage y est prête, plus forte que jamais grâce aux initiatives hardies
des Barcides. Rome aussi, dont l'armée soudée par l'esprit civique s'est aguerrie
depuis la conquête de la péninsule italienne. Le siège de Sagonte par Hannibal
constitue le casus belli néces-[p. 74] saire : en 218, les hostilités commencent
officiellement. À Rome, on ouvre les portes du temple de la guerre, consacré au
dieu Janus. Les premières batailles sont autant de désastres pour la cité, à laquelle
ses long succès avaient fait oublier l'odeur des défaites.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 79
"Il semblait qu'on eût tout à coup changé les hommes ou les dieux.
Ce n'était plus seulement en secret, entre les murs des maisons, qu'on
abolissait les rites romains : en public même, au Forum ou sur le Capitole,
une foule de femmes n'observaient plus, ni pour les sacrifices, ni pour les
prières aux dieux, la coutume des ancêtres."
Pour éviter que la panique ne gagne, le Sénat interdit ces manifestations et fait
détruire les recueils d'oracles. Il pense calmer les esprits en multipliant fêtes et
jeux : rien n'y fait. Les Romains continuent leur fuite dans l'irrationnel, associant
l'exotisme au mysticisme et au dérèglement des sens. Un signe frappant en est
l'introduction du culte de Cybèle. Une pierre noire venue d'Asie mineure est
l'objet des dévotions que les Romains adressent à la déesse. Alors qu'Apollon est
encore relégué au Champ de Mars, la pierre en question est adorée sur le Palatin
même, en face du Capitole qui abrite les plus vieux et plus puissants dieux
romains. Quant au culte lui-même, il est franchement orgiaque, et dirigé par un
collège de prêtres eunuques. De tels dérèglements tranchent par rapport aux
habitudes traditionnelles des Romains.
Il faut reconnaître qu'un bref examen des conséquences militaires des
premiers désastres devant les troupes carthaginoises légitime le sentiment éprouvé
par les Romains que leurs dieux les ont abandonnés.
Le Sénat doit mobiliser 108 000 citoyens, soit 10% de la population totale,
près de 35 mâles adultes sur 100. La moitié à peu près périssent. Il faut attendre
les performances atteintes par les boucheries des guerres modernes pour
rencontrer de telles proportions. Plus précisément, on estime que les "pertes [p.
75] nettes" de la guerre, compte tenu des morts naturelles qui se seraient de toute
façon produites, s'élèvent à 50 000 citoyens, soit 6% de la population, c'est-à-dire
plus que les morts français de la guerre de 1914-1918 (moins de deux millions de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 80
morts pour une population totale de quarante millions) 1 . On sait que le conflit
suffit à faire changer l'Europe de siècle. On ne s'étonnera donc pas de l'ampleur du
traumatisme que subit Rome lors de la deuxième guerre punique. Pour rester dans
le domaine militaire, elle doit se résoudre à des mesures tout simplement
scandaleuses. L'enrôlement des esclaves, tout d'abord, sur une échelle dont nous
ne trouvons par la suite aucun exemple dans toute l'histoire de Rome 2 . Deux
légions sont formées à partir des 8 000 esclaves auxquels on promet la liberté s'ils
s'offrent au sort des armes. La peur inconsciente qu'ont les Romains de leurs
esclaves les a pourtant toujours incités à ne les autoriser en aucun cas à porter les
armes. Trois siècles plus tard, Appien témoigne encore de cette peur, quand il
définit les esclaves comme une " ... race infidèle, toujours ennemie, et pour cela
exclue des devoirs militaires 3 ". Il faut dire qu'un second principe fondamental est
lui aussi violé : l'idée selon laquelle seule la fortune est une garantie de
l'accomplissement des devoirs militaires 4 . On doit cependant aller encore plus
loin dans la transgression de l'éthique militaire. Le service militaire reposant à
l'origine principalement sur les riches et les classes moyennes à l'exclusion des
pauvres, la ponction démographique est d'autant plus lourde pour les groupes
supérieurs. Les premières défaites les laissent plus que décimés. Il faut se
résoudre à mobiliser les pauvres. Dès 214, on abaisse la capacité financière
minimale pour être recruté de 11 000 à 4 000 as. Les effectifs s'en trouvent
renforcés, et 80 000 hommes sont sous les armes en 212. Mais l'armée romaine ne
voit point changer seulement sa configuration au niveau des troupes.
L'organisation du commandement est également affectée par les conditions du
conflit. Le système romain prévoyait une rotation annuelle des commandants en
chef, puis parmi les hommes politiques. On évitait ainsi les risques de
personnalisation du pouvoir. Mais les dimensions géographiques et la durée du
conflit avec Hannibal transforment cet avantage en inconvénient. Aussi le Sénat
est-il contraint d'allonger la durée des commandements de Scipion, qui finit par
remporter la victoire. Mais le danger représenté par la constitution d'un pouvoir
personnel à caractère militaire est né. Latent durant le second siècle avant J.-C., il
se manifestera lors du siècle suivant, quand les grands généraux putschistes se
disputeront le pouvoir en piétinant allègrement le cadavre de la République. Pour
l'heure, ce n'est pas en siècles, mais en années que le destin du régime semble
compté. Mais petit à petit, grâce à la ténacité des Romains, aux transgressions des
vieux principes de recrutement auxquelles ils se résolvent, et à la personnalité
éminente de Publius Cornelius Scipion, Rome prend l'avantage sur Carthage.
Bêtes de guerre plus qu'hommes, Scipion et ses hommes conquièrent l'Espagne,
puis passent en Afrique où en écrasant Hannibal à Zama en 202, ils donnent à
Rome les clefs de la [p. 76] conquête du monde connu. Deux ans seulement après
1
Cf. C. NICOLET, Le métier de citoyen (Paris, Gallimard, 1976), 151.
2
Cf. N. ROULAND, Les esclaves romains en temps de guerre (Bruxelles, Latomus, 1977), 45-
58.
3
APPIEN, Guerres civiles, 1, 10.
4
Cf. supra, p. 28-29.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 81
L'APRÈS-GUERRE ET LE DÉBAT
SUR L'IMPÉRIALISME
"... ce n'est pas sans une certaine honte que je viens de traverser une
troupe de femmes pour arriver au Forum (...) je leur aurais adressé la
parole. "Quelle est cette façon de vous précipiter hors de chez vous et
d'investir les rues, et de faire appel à des hommes qui vous sont étrangers ?
Cette démarche même, ne pouviez-vous, chacune en ce qui la concerne,
l'adresser chez vous à des hommes qui soient les vôtres ?" (...) D'ailleurs,
même à l'intérieur de leurs demeures, à supposer que la retenue enferme
les épouses dans les limites correspondant à leur pouvoir réel,
conviendrait-il qu'elles se préoccupent de savoir si telle loi est bonne ici à
proposer ou à abroger ? (...) il s'en faut de peu que le forum et les
assemblées (électorales ou non) ne s'ouvrent à elles. 2 "
1
VIRGILE, Énéide, VI, 852-854.
2
TITE-LIVE, XXXIV, 2-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 83
Puis, allant plus loin dans son analyse, Caton montre combien la conquête, par
le luxe oriental qu'elle communique à [p. 78] Rome, fait dégénérer les mœurs.
Son anti-impérialisme est donc essentiellement basé sur la revendication d'un
ordre moral à usage interne :
"Souvent vous avez entendu mes plaintes au sujet des dépenses des
femmes autant que celles des hommes (...) Et aussi mes doléances à
propos des deux infirmités opposées, avarice et luxe, qui accablent la cité.
Ce sont-là des fléaux qui ont amené la perte de tous les grands empires.
Ces infirmités, plus s'améliore et s'épanouit la fortune de la République,
plus notre empire se développe (déjà nous avons franchi l'espace qui nous
séparait de la Grèce et de l’Asie, ces terres comblées de tous les attraits
des plaisirs, et nos mains se sont posées sur les trésors des grands rois), et
plus je les redoute : ma crainte, c'est que ces richesses ne s'emparent de
nous, au lieu que nous ne nous emparions d'elles. Elles sont nos ennemies,
croyez-moi, les statues transportées de Syracuse dans cette ville. Trop
nombreux sont ceux par qui j'entends proclamer la louange admirative des
embellissements de Corinthe et d’Athènes, tournant en dérision les
antéfixes d'argile qui représentent nos dieux. Pour moi, ce sont ces dieux-
là que je préfère : ils ont été nos protecteurs et le seront encore, je l'espère,
si nous souffrons qu'ils demeurent à leur place. 1 "
Les espoirs de Caton vont être cruellement déçus. Les lois somptuaires ne
constituent que des barrages insignifiants totalement incapables de résister devant
les bouleversements économiques et mentaux entraînés par une politique
finalement expansionniste. Quant aux dieux étrangers, ils sont de plus en plus
nombreux à envahir le Panthéon romain, où figure, pour faire bonne mesure, une
stèle dédiée "au dieu ou à la déesse inconnus".
Faut-il croire pour autant les films hollywoodiens qui nous montrent Rome
telle une hydre veillant sur le Mare nostrum, hérissée de légions romaines qui
seraient autant de hordes fascistes ? Car c'est bien ainsi qu'une certaine tradition
commerciale modèle dans l'esprit des contemporains le visage de l'Antiquité.
1
Ibid., 4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 84
LES INTRUMENTS
DE LA COLONISATION
1
Cf. J. GAUDEMET, op. cit., 370-379.
2
Cf. infra, p. 215-217.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 85
Cicéron appelle les villes nouvelles créées dans les territoires conquis "les
boulevards de l'Empire". L'urbanisation est un des instruments les plus efficaces
de cette intégration : loin de se borner à son aspect purement matériel, celui de la
répétition monotone de types monumentaux, la diffusion de l'urbanisme romain
possède un aspect éminemment politique. Elle conduit en effet à une
imprégnation des mentalités locales par les valeurs romaines que symbolisent ces
différents édifices. Le touriste qui aujourd'hui visite les ruines des différentes
villes romaines bâties dans tout le monde méditerranéen peut le percevoir
aisément. Partout où le relief le permet, la ville est ordonnée suivant un plan
perpendiculaire, les rues se coupant à angle droit. L'agencement interne des
édifices urbains répond à une logique de répétition, qui conduit à reproduire
Rome, la cité-mère, à une échelle réduite 2 . On retrouve ainsi indéfiniment un
forum ; un capitole abritant Jupiter, Junon et Minerve, les divinités typiques du
∗
Les municipes sont des cités préexistantes conquises par Rome, jouissant de leur autonomie
interne.
∗∗
Cicéron est originaire d'Arpinum, en Italie centrale.
1
CICÉRON, Des lois, II, 2, 5.
2
Cf. F. COARELLI, Rome (Paris, F. Nathan, 1979) ,45.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 86
culte de l'État romain ; une curie pour les réunions du Sénat local ; une basilique,
édifice couvert pour les séances du tribunal et les réunions publiques. Ce
mimétisme architectural contribue au ralliement politique des populations
soumises. Il est facile d'imaginer l'efficacité de ce procédé de propagande original
et intelligent. Sous l'Empire, l'habitant de ces villes nouvelles passe chaque jour
devant les mêmes statues de magistrats romains, les mêmes devises à la gloire de
Rome gravées au fronton des temples élevés aux mêmes dieux romains, les
mêmes bâtiments où se trouvent des assemblées politiques calquées sur le modèle
romain. Cette répétition quotidienne produit ce que les sociologues appellent
aujourd'hui "l'intériorisation des contraintes". Au lieu de paraître imposée de
l'extérieur et d'engendrer des attitudes de rejet et de résistance à la colonisation, la
domination romaine devient un élément naturel, constitutif du paysage mental et
matériel du colonisé. Plus subtil, le procédé est également plus durable que la
seule contrainte armée des premières troupes d'occupation. Imagine-t-on d'ailleurs
un empire si étendu, doté d'une si grande longévité, qui ne se serait appuyé que
sur la force des légions ? Une autre preuve de cet aspect psychologique de la
conquête nous est donnée par le libéralisme du conquérant qui laisse subsister les
mœurs et institutions locales, comme nous le disions plus haut. Si les Romains
agissent ainsi, c'est parce qu'ils savent fort bien n'avoir rien à en craindre :
l'intégration à la cité romaine est assurée par des moyens suffisamment efficaces
pour que l'autonomie locale ne dégénère point en revendications d'indépendance
politique.
D'ailleurs l'urbanisation conduit au ralliement politique par d'autres voies que
la seule imprégnation mentale des citadins. L'érection de ces divers édifices est
financée en grande partie par des fonds privés : la part de l'état dans le budget des
[p. 81] collectivités locales se réduit à des dimensions fort exiguës. Les sommes
dépensées sont par ailleurs très importantes, et seuls les titulaires de grandes
fortunes peuvent y faire face. Ce mécénat, on s'en doute, n'est point inspiré par la
seule philanthropie. Ceux qui s'y livrent le font avec l'espoir d'encaisser de
substantiels dividendes d'ordre politique. Qui sont-ils ? D'abord les politiciens
romains qui s'attachent ainsi des populations entières dont ils peuvent par la suite
attendre des services non-négligeables tout au long de leur carrière politique.
L'urbanisation rejoint par là un phénomène cardinal que nous étudierons plus loin,
celui de la "clientélisation" de la conquête. Ensuite, une bourgeoisie locale que ses
intérêts bien compris portent à une profitable collaboration avec les autorités
romaines. Les Romains ont en effet compris que la réussite du processus colonial
implique le ralliement des couches dirigeantes des populations conquises. Selon
un processus typique d'imitation duquel l'histoire sociale nous a rendus familiers,
cette bourgeoisie imite ses maîtres romains, et se comporte à son tour en mécène.
Elle gagne par là sur les deux tableaux. D'une part elle aussi peut se tailler une
clientèle au sein du milieu indigène dont elle est issue. D'autre part en étendant
leur influence sur le plan local, ses membres peuvent espérer se faire remarquer
par les autorités locales romaines, et même parvenir pour les plus brillants d'entre-
eux à des postes de responsabilité à Rome même en se mettant sous la protection
de familles appartenant aux groupes dirigeants romains. L'octroi du droit de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 87
L'HELLÉNISATION
ET LES IDÉES DÉMOCRATIQUES
Personne ne songe à nier que la Grèce exerce à partir du second siècle av. J.-
C. une profonde influence sur la pensée et les mœurs romaines. Le phénomène est
d'ailleurs moins radicalement nouveau que ne le pensent les détracteurs romains
"old-fashion" (tel Caton) de l'hellénisme. Nous savons que dès le VIIe siècle, la
Grèce était présente à Rome par l'intermédiaire des Étrusques. Quant à la
péninsule italienne, nous savons également que toute sa partie méridionale (la
"Grande Grèce") était noyautée par les colonies grecques. Les Étrusques expulsés,
et passées les années noires du milieu du Ve siècle, la Grèce reste présente au sein
de la communauté culturelle italique qui s'élabore aux IVe et IIIe siècles au fur et à
mesure que l'Italie devient romaine. Mais l'influence grecque n'est pas alors
perçue par les Romains comme un phénomène étranger, importé d'outre-mer : elle
fait partie d'un patrimoine commun. Or cette culture se corrompt rapidement et
disparaît entre 300 et 200. Car la conquête prend maintenant d'autres dimensions :
nous avons vu qu'elle déborde largement le cadre italique. Dilatant son champ à
l'extérieur, elle impose une centralisation du pouvoir économique et politique à
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 88
1
Ibid., 37-38, 53-54.
∗
Comme le montrent bien les emprunts faits à la Grèce dans le domaine des formes
architecturales urbaines.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 89
le centre du problème qui nous occupe. S'il y a hellénisation, elle ne se fait qu'à
travers un prudent processus de filtration, qui rend nettement exagérée
l'apostrophe d'Horace. Les chances des idées démocratiques de passer à travers ce
tamis sont quasiment inexistantes, d'autant plus qu'elles proviennent de Grèce. Or
les Romains ont de bonnes raisons de se méfier des Grecs...
En 155 av. J.-C., un des plus brillants conférenciers grecs de l'époque,
Carnéade, arrive à Rome, député d'Athènes devant le Sénat romain. Il a l'intention
de donner une leçon de philosophie aux Romains, tout en s'en moquant un peu.
Carnéade annonce qu'il va faire une série de conférences sur le thème de la
Justice. Le premier jour, il prononce un éloge vibrant de cette vertu, soutenant
qu'elle seule fonde les cités et les lois. Mais le lendemain, devant le même
auditoire, il démontre que la justice est une utopie, car si les Romains étaient
justes, ils renonceraient à leurs conquêtes et restitueraient les territoires occupés.
Ils se comporteraient ainsi de façon peut-être juste, mais en tout cas stupide, ce
qui prouve que la Justice n'est pas une vertu, puisqu'elle n'est pas conforme à la
Sagesse, critère de toute vertu. L'allusion à l'impérialisme romain et surtout la
facilité avec laquelle Carnéade prouvait tout et son contraire causent un scandale
immense. Les Romains ne prisent guère le sophisme ou l'ironie, et le Sénat
s'empresse de renvoyer Carnéade déployer à Athènes son habileté dialectique. Les
milieux défavorables à l'hellénisme se souviendront longtemps de cet épisode et
l'utiliseront comme argument. Comme le dira plus tard Cicéron, il est vraiment [p.
94] impossible de faire confiance à ces Graeculi, ces "petits Grecs". En français
moderne nous dirions des "moins que rien". La finesse de la philosophie grecque,
la causticité de certains de ses représentants déconcertent l'aristocratie romaine
empreinte de traditions et de pragmatisme. Les milieux dirigeants craignent que
ces mœurs qu'ils jugent dégénérées ne viennent corrompre la vie politique
romaine. Un curieux mais très instructif exemple nous en est donné par la
polémique qui s'élève entre mœurs grecques et romaines au sujet de la tenue qu'il
convient d'avoir dans les assemblées politiques. Faut-il céder à la mode grecque et
permettre aux citoyens romains de s'asseoir, ou au contraire, restant fidèle aux
traditions, doit-on continuer à leur imposer de se tenir debout des heures durant
sous un soleil souvent brûlant ? Le débat va beaucoup plus loin que la simple
étiquette. Il illustre en réalité combien la classe dirigeante romaine est a priori
opposée à tout fonctionnement réellement démocratique des institutions. Pour le
comprendre, comme en toute bonne anthropologie, essayons de saisir derrière
cette question apparemment futile tout ce qui n'est pas dit. Un fait est certain : les
dirigeants de Rome, jusqu'à la fin de la République, désirent toujours éviter que le
peuple ne puisse se rassembler en grand nombre en des endroits où il pourrait
disposer d'assez de confort, c'est-à-dire au moins être assis. Contrairement à ce
que diront les auteurs de l'Empire, il ne s'agit pas là de préserver la virilité civique
des dangers d'un laxisme oriental... Peut-on d'ailleurs soutenir raisonnablement
que la disposition d'un siège conduit au relâchement des mœurs ? C'est pourtant la
raison donnée par Tacite de l'interdit qui empêche jusqu'à la fin de la République
la construction de théâtres en pierre à Rome :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 90
Les installations destinées à accueillir les spectateurs lors des jeux et combats
de gladiateurs sont donc volontairement provisoires. Massé autour du Forum, où
se déroule le spectacle, le public se juche tant bien que mal sur des gradins
temporaires, le toit des basiliques ou celui des temples. Alors que depuis
longtemps se multiplient les édifices urbains de tous ordres destinés aux citadins,
le caractère délibéré de cette organisation rudimentaire procède de motifs
hautement politiques. La classe dirigeante veut tout simplement éviter de créer ne
[p. 85] serait-ce que le commencement des conditions concrètes susceptibles de
favoriser des débats et des prises de conscience de type démocratique : ce n'est
pas pour rien qu'à Athènes, justement, les membres de l'assemblée populaire sont
assis. Il faut donc veiller particulièrement aux rassemblements publics. La
population ne doit pas prendre l'habitude d'être réunie toujours au même endroit,
qui pourrait devenir un centre de ralliement. On doit y veiller tout
particulièrement dans le cas des spectacles de masse. D'abord parce que
l'échauffement des esprits y est prompt et peut dégénérer en un déchaînement des
passions politiques que l'augmentation des masses urbaines et les progrès du parti
"populaire" pourraient rendre incontrôlable. Ensuite parce que la foule des jeux
est beaucoup plus composite que le corps civique des comices : tout le monde
peut venir aux jeux, y compris les non-citoyens. Il est loisible de supposer que les
éléments incontrôlés, les "casseurs", y sont plus nombreux. C'est pourquoi les
installations matérielles doivent toujours être provisoires et inconfortables : le
public n'est pas tenté d'y rester. (La nature politique de ces mesures est d'ailleurs
prouvée par le fait que dans le reste de l'Italie, où la concentration des masses
urbaines est moindre et les problèmes politiques mineurs par rapport à ceux
débattus dans la capitale, de tels théâtres de pierre permanents existent dès le
second siècle av. J.-C.). Le raisonnement suivi au sujet des assemblées politiques
proprement dites obéit aux mêmes impératifs. On ne peut évidemment pousser sa
logique trop loin et convoquer les comices en des lieux chaque fois différents, ce
qui poserait des problèmes d'organisation concrète insurmontables. En général, les
∗
Celle où Pompée construisit un théâtre en dur, en 52 av. J.-C.
1
TACITE, Annales, XIV, 20.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 91
lieux de réunion sont donc les mêmes, encore que chaque type de comices ait le
sien 1 . Mais il n'est pas question de permettre aux électeurs de s'asseoir, par peur
d'une-transformation non seulement de l'architecture matérielle, mais également
politique du système de gouvernement romain. Quand il construira un édifice
destiné à abriter les votants au Champ de Mars, César lui-même prendra garde de
ne pas enfreindre cette règle sacro-sainte : en les couvrant d'un toit, il épargne aux
électeurs les ardeurs du soleil estival, mais ceux-ci restent debout, parqués en de
longues files de 260m de long sur 2,50m de large 2 . Il y avait deux hommes au
mètre, et pas plus de quatre individus ne pouvaient se tenir de front dans chaque
travée. Par son étroitesse, ce mode d'alignement rendait pratiquement impossible
toute instauration d'un débat populaire au sein de l'assemblée, de type
démocratique (il serait à vrai dire caricatural de réduire à si peu la participation
civique : un mode de scrutin ne se confond pas avec un système d'assemblées
politiques, et le vote lui-même est précédé de réunions. L'image demeure
cependant significative de la passivité civique que les cercles dirigeants
s'efforcent de favoriser). N'oublions d'ailleurs pas qu'à la différence d'Athènes, le
citoyen romain n'eut jamais dans les comices l'initiative de la loi, ce qui témoigne
bien de l'inexistence de tels débats. À la lumière de ce qui précède, on comprend
facilement la portée de l'absence de sièges dans les assemblées romaines. En 154
av. J.-C., le Sénat fait [p. 86] détruire un théâtre de pierre qui vient tout juste
d'être construit à Rome, au motif que les sièges ne conviennent pas à un peuple
guerrier, qui se doit de repousser la mollesse et l'indolence grecques. À la même
époque, l'écrivain Appien dit nettement que les sièges mènent à la sédition. Mais
c'est Cicéron qui, plus tard, se fait le meilleur interprète des visées de
l'aristocratie :
1
Cf. L. ROSS TAYLOR, Roman Voting Assemblies (University of Michigan Press, 1966), 34-
58.
2
Cf. R.T. SCOTT et L. ROSS TAYLOR, "Seating Space in the Roman Senate and the
Senatores Pedarii", dans : Proceedings of American philological Association, 100 (1969),
529-582 ; et la préface d'E. DENIAUX au livre de L. ROSS TAYLOR (Les partis
politiques...), 24-29.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 92
citoyens qui avaient le mieux servi la patrie (...) Nos assemblées sont
souvent troublées par des hommes de ces pays. 1 "
On ne peut être plus clair que notre auteur. La station assise permet à des
individus incompétents de pouvoir discuter longuement d'affaires dont la gravité
devrait les réserver au seul examen de la minorité dirigeante, "les hommes de plus
grand mérite". Pour les Athéniens, le régime démocratique est justement basé sur
cette participation de chaque citoyen, même de condition modeste, auquel il est
fait devoir de prendre la parole de délibérer. Écoutons une partie du discours que
fait tenir Thucydide à l'homme qui veilla sur la démocratie grecque, Périclès :
"... la pauvreté n'a pas pour effet qu'un homme, pourtant capable de
rendre service à l’État, en soit empêché par l'obscurité de sa situation (...)
l'avouer tout haut (sa pauvreté) n'est jamais une honte : c'en est une plutôt
de ne pas s'employer en fait à en sortir. Une même personne peut à la fois
s'occuper de ses affaires et de celles de l’État; et, quand des occupations
diverses retiennent des gens divers, ils peuvent pourtant juger des affaires
publiques sans rien qui laisse à désirer. Seuls, en effet, nous considérons
l'homme qui n'y prend aucune part comme un citoyen non pas tranquille ∗ ,
mais inutile ; et, par nous-mêmes, nous jugeons ou raisonnons comme il
faut sur les questions ; car la parole n'est pas à nos yeux un obstacle à
l'action : c'en est un, au contraire, de ne pas s’être d'abord éclairé par la
parole avant d'aborder l'action à mener 2 ".
1
CICÉRON, Pour Flaccus, 15-17.
∗
Comment ne pas noter cette condamnation avant la lettre de la majorité silencieuse ?
2
THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, livre II.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 93
"... s'il est des citoyens, repris-je, qui sont soumis aux magistrats, on
les bafoue et on les traite d'hommes serviles et sans caractère ; mais les
gouvernements qui ont l'air de gouvernés, et les gouvernés qui ont l'air de
gouvernants, voilà les gens qu'on vante et qu'on prise, et en particulier, en
public. N'est-il pas inévitable que dans un pareil État l’esprit de liberté
s'étende à tout ? (...) le père s'accoutume à traiter son fils en égal et à
craindre ses enfants, le fils s'égale à son père et n'a [p. 88] plus ni respect
ni crainte pour ses enfants parce qu'il veut être libre ; le métèque devient
l'égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l'étranger du même (...) le
dernier excès où atteint l'abus de la liberté dans un pareil gouvernement,
c'est quand les hommes et les femmes ne sont pas moins libres que ceux
qui les ont achetés. J'allais oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la
liberté dans les rapports des hommes et des femmes (...) Les bêtes mêmes
qui sont à l'usage de l'homme sont ici beaucoup plus libres qu'ailleurs, à tel
point qu'il faut l'avoir vu pour le croire. C'est vraiment là que les chiennes,
comme dit le proverbe, ressemblent à leurs maîtresses ; c'est là qu'on voit
les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans
la rue tous les passants qui ne leur cèdent point le pas et c'est partout de
même un débordement de liberté 1 ".
1
PLATON, La République, VIII, 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 94
Les outrances de la fin du texte nous font sourire, mais soyons sûrs de
l'approbation sans réserves qu'accorde l'aristocratie romaine à ce genre de
discours, tenu par celui en qui certains – est-il utile de les dénoncer ? – ont
longtemps vu l'un des plus grands esprits de la Grèce.
Tout ce que nous venons de dire montre donc clairement que les idées
démocratiques n'ont aucune chance de gagner Rome même à partir du moment où
celle-ci subit l'influence croissante de la Grèce. Mais l'hellénisation ne va pas pour
autant sans modifier la pensée et le comportement d'une partie de la classe
politique dans les années 150. L'idéalisme de certains des philosophes grecs, les
méthodes de raisonnement de la plupart d'entre-eux, leurs références constantes à
des valeurs morales supérieures, contribuent à donner aux esprits les plus ouverts
qui les lisent une certaine idée de la justice politique et sociale très différente des
conceptions traditionnelles. Les tentatives d'application qu'en font certains,
comme les frères Gracques, vont jalonner de façon sanglante et indélébile
l'histoire de Rome, susciter l'hostilité des milieux conservateurs et leur crispation
sur leurs privilèges, servir de base aux revendications – elles "démocratiques" –
d'un "parti populaire", et marquer en fait le début de l'agonie de la République,
régime mort de son incapacité permanente à se réformer en profondeur.
La lecture d'Aristote incite en effet à penser les conditions morales de la vie
des états. Les fils des dirigeants romains cherchent des justifications théoriques à
l'ensemble des pratiques du pouvoir et de la politique qui leur sont enseignées.
Sans doute jugent-ils avec plus d'impatience qu'autrefois les lois qui retardent
l'accès aux magistratures en posant une limite d'âge minimale, dont le chiffre croît
avec l'importance des fonctions. Il serait sans doute exagéré de parler de "crise
des valeurs", car ces aspirations ne sont en définitive le lot que d'une minorité,
dont le poids politique sera toujours à long terme inférieur à celui du parti
conservateur. Mais les entreprises des Gracques – puisque c'est d'eux
principalement qu'il s'agit – mêmes avortées, et reniées par leurs successeurs,
donneront à la vie politique un aspect et des finalités qu'elle ne possède pas
jusque-là. [p. 89] Nous dirions aujourd'hui qu'il se produit dans ces années 150
une "poussée à gauche". Le terme peut paraître inexact, il est en tout cas certain
que cette impulsion ne s'exerce pas dans le sens souhaité par le parti conservateur,
et que les leaders populaires du siècle suivant s'en inspireront. C'est bien une ère
nouvelle qui s'ouvre, faite de déchirements dont on ne trouve l'équivalent qu'au
cours des premières décennies de la République, lors de l'affrontement patricio-
plébéien. Écrivant dans la tranquillité retrouvée de l'Empire, Denys témoigne
encore de l'ampleur du traumatisme infligé par les Gracques à une classe politique
habituée à un exercice du pouvoir de moins en moins contrôlable par les
techniques traditionnelles de la clientèle, des relations personnelles et des trucages
des institutions :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 95
1
DENYS, II, 11, 3.
2
Cf. l'excellent livre de C. NICOLET, Les Gracques - Crise agraire et révolution à Rome
(Paris, Julliard, 1967).
3
APPIEN, La Guerre Civile, I, 9, 35-36.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 96
"Les bêtes sauvages elles-mêmes qui errent en Italie ont leurs trous
et leurs tanières où se réfugier ; et ceux qui combattent [p. 91] pour l’Italie
et lui sacrifient leurs vies n'ont en propriété que l'air qu'ils respirent et la
lumière ; sans maisons ni foyers, ils errent, accompagnés de leurs femmes
et de leurs enfants. Ils leur mentent, en vérité, les généraux qui haranguent
les soldats dans les combats lorsqu'ils leur disent qu'ils combattent
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 97
"Il y avait dans toutes ces propositions une apparence d'équité. Quoi
de plus juste, en effet, que le fait que la plèbe voie reconnaître ses droits
par les Sénateurs (...) Quoi de plus équitable que le fait qu'un peuple sans
ressource trouve un moyen de subsistance dans son trésor public ? 2 "
Les pauvres ne s'y trompent d'ailleurs pas et estiment qu'ils ont servi assez
longtemps dans l'armée et ainsi contribué à la grandeur de Rome. Leurs
revendications expriment une soif de justice, non la quête de faveurs :
"Les pauvres de leur côté rétorquaient que d'une situation aisée ils
étaient tombés dans la pire des misères et que cette misère les avait
condamnés à la stérilité, n'ayant pas les moyens de nourrir des enfants.
C'étaient leurs campagnes, toutes celles qu'ils avaient menées, dont cette
terre représentait la transposition : ils en dressaient la liste et se désolaient
de ne pas avoir la moindre part de ces biens communs... 3 "
L'opposition des riches est aussi forte que la rancœur et l'espoir des pauvres.
Aussi le vote de la loi instituant la réforme agraire se déroule-t-il dans une
ambiance d'exaspération des passions. Quelques instants avant que les premiers
électeurs ne déposent dans l'urne leurs bulletins de vote, Tibérius en appelle
encore à la justice – "Au moment du vote, après avoir présenté beaucoup d'autres
arguments persuasifs, il demanda à la foule s'il n'était pas juste que les biens
communs fussent divisés entre tous ... 4 "
Le moment est venu de se demander quel est le contenu de cette fameuse loi
agraire qui fait si peur aux riches... Désormais, aucune famille ne devrait posséder
plus de cinquante hectares de terres conquises (25 hectares par chef de famille,
auxquels s'ajouteraient éventuellement les parts – 12,5 ha par part – de deux
enfants). Le coup est rude pour les grands détenteurs qui occupent des portions de
∗
Dieux de la maisonnée révérés à l'intérieur des foyers romains.
1
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, 9, 5-6.
2
FLORUS, Histoire, II, 1 (= III, 13).
3
APPIEN, ibid., I, 38-42.
4
Ibid., I, 11, 43.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 98
terre conquises de superficie [p. 92] infiniment plus grande. Les quantités de
terres excédant les limites posées par le projet de loi de Tibérius seraient
redistribuées aux pauvres par lots d'un maximum d'un hectare et demi (à titre de
comparaison, cette superficie est celle de la moyenne des propriétés exploitées par
les paysans chinois avant la Révolution de 1949). Il est indéniable que cette
réforme entame sérieusement les privilèges des riches. Est-elle pour autant aussi
radicale qu'ils veulent bien le dire ? Plusieurs indices inclinent à penser que non.
Constatons d'abord qu'il n'y a là nulle "collectivisation" des terres, et remarquons
ensuite l'exiguïté des lots concédés aux pauvres : 1,5 ha par individu au
maximum, alors que les riches peuvent encore posséder 50 ha, soit 33 fois plus...
La réforme reste démocratique, car elle modifie néanmoins considérablement un
rapport de forces antérieur plus défavorable aux pauvres. Mais on conviendra
qu'elle ne fait que réduire les inégalités, sans les supprimer... Elle offre d'autre
part aux riches toute une série de compensations. La première est d'ordre
juridique, et donne un caractère beaucoup plus fort au titre d'occupation du sol. Il
est bien entendu que chacun jouit maintenant d'un droit de propriété pleine et
entière sur son lot, alors qu'en principe, les riches détenaient jusqu'alors sur leurs
terres une simple maîtrise de fait, un droit de possession, car les terres conquises
étaient censées demeurer propriété de l'état. Compensation financière, ensuite :
bien que les textes à ce sujet ne concordent pas, il semble que les terres
excédentaires ne leur soient pas purement et simplement confisquées, mais que
soit prévu le versement d'indemnités représentant la valeur des dépenses faites
pour la mise en culture de ces terres. Enfin, à long terme, les mesures de Tibérius
ont pour objet d'éviter une véritable révolution, qui pourrait se déclencher au sein
des masses de plus en plus nombreuses à affluer dans la capitale, victimes de
l'exode rural.
La réforme de Tibérius est donc démocratique, mais très modérément
égalitaire. Les lectures faites chez les auteurs grecs lui ont enseigné que la justice
ne passe pas forcément par une égalité absolue, qu'il ne peut de toute façon avoir
aucun espoir raisonnable d'instaurer à Rome : il mourra pour beaucoup moins. Car
chez les auteurs grecs, les appels formels à l'égalité sociale et au véritable partage
des fortunes demeurent très rares 1 . Athènes elle-même ne fit qu'ébaucher la
démocratie économique 2 . Quand ils envisagent les options égalitaires, les
philosophes les qualifient au mieux d'utopies, ou, comme Aristote, de
"constitutions démocratiques extrêmes". Comme les théoriciens des premières
années de la Révolution française 3 , les Romains préfèrent de beaucoup méditer
sur Sparte qu'Athènes, dont ils comparent les institutions aux leurs. Ils y voient
enfin réunis les avantages d'un gouvernement aristocratique, la stabilité du
1
Cf. C. NICOLET, op. cit., 155-163.
2
Cf. infra, p. 208-209.
3
Cf. infra, p. 92-280-283.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 99
TIBERIUS ET LA RÉVOLUTION
Mais à vrai dire l'action de Tibérius ne se borne pas à son [p. 93] seul projet de
réforme agraire. Sans peut-être avoir l'exacte conscience de la portée de son acte,
il ébranle à l'occasion du vote de sa loi l'équilibre aristocratique de la constitution
romaine, acquis de ce que nous avons nommé le "compromis patricio-plébéien".
On ne peut à vrai dire parler d'une réforme : Tibérius n'institue aucune assemblée
nouvelle, ne modifie pas la carte électorale. Mais en s'attaquant à Octavius, tribun
de la plèbe devenu une marionnette des riches, il affirme avec une force sans
précédent le primat de la souveraineté du peuple, que celui-ci peut déléguer, mais
également reprendre en cas de faute des ses mandataires. Les plans de Tibérius
risquent en effet d'être déjoués par Octavius, son collègue au tribunat de la plèbe.
Comme on le sait, chaque tribun peut préventivement bloquer les initiatives de ses
collègues. Octavius, suborné par les riches propriétaires fait obstruction au projet
de réforme agraire. Tibérius ne dispose d'aucune échappatoire juridique. Pour se
débarrasser d'Octavius, il lui faut porter atteinte à la sacro-sainte inviolabilité
tribunicienne, et le démettre de ses fonctions. Seul le recours aux notions de
volonté et mandat populaires peuvent légitimer son acte. C'est ce discours qui est
à la foi démocratique et révolutionnaire :
D'autres textes nous apprennent également que Tibérius veut étendre le droit
de contrôle du peuple sur les sentences judiciaires 3 .
1
POLYBE, VI, 48.
2
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, XV.
3
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, XVI.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 100
Ces idées n'ont rien de romain : elles sont typiquement grecques. À Athènes,
l'assemblée populaire pouvait tous les mois, par un vote à main levée, relever de
ses fonctions tout magistrat qu'elle suspectait. Jamais les citoyens romains ne
purent aussi massivement et directement exprimer leur avis. Les magistrats
romains ne sont responsables qu'à leur sortie de charge, et jamais devant le
peuple, mais devant le Sénat, composé lui-même d'anciens magistrats. Ce qui
rend la mise en jeu de cette responsabilité toute théorique. Or la possibilité
reconnue au peuple de contrôler la gestion des affaires publiques par ceux qui
sont censés agir en son nom constitue bien l'un des critères les plus authentiques
de la démocratie. L'acte de Tibérius déposant son collègue au nom du peuple
modifie donc radicalement la nature du régime politique romain, en y introduisant
des notions étrangères à son fonctionnement. Car si le magistrat athénien n'était
que l'agent d'exécution des décisions du [p. 94] peuple, son collègue romain
apparaît plus comme le fils de la royauté que l'enfant de la République. Il exerce
certes une fonction et non un pouvoir arbitraire, et doit agir au nom de l'intérêt
public. Mais la définition de ce qu'est l'intérêt public échappe largement au peuple
et demeure confinée dans les cercles dirigeants... Car même s'il est désigné par
l'élection populaire, le magistrat n'en tire pas toute sa légitimité : s'il gouverne,
c'est parce que de naissance et par choix des dieux, il appartient à l'ordre – nous
dirions "classe" – auquel revient l'exercice du pouvoir. Source du pouvoir des
magistrats supérieurs à Athènes ∗ , l'élection populaire n'est à Rome qu'un de ses
éléments. C'est pourquoi le magistrat romain n'est pas un simple agent de
l'assemblée qui l'a élu, mais le titulaire du pouvoir étatique. Rome ne connaît
d'ailleurs pas la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu. Le magistrat
dispose certes de pouvoirs exécutifs, mais il est également juge et législateur.
La déposition d'Octavius remet tout en question en faisant du peuple la source
du pouvoir et le garant de son exercice. Le châtiment de Tibérius sera à la mesure
de son crime. Il intervient alors que Tibérius sollicite sa réélection au tribunat.
Que pense Caïus au soir de cette tuerie, lui qui n'a même pas pu obtenir la
permission d'enterrer la nuit, comme un voleur, le corps disloqué de son frère ?
Sans doute à poursuivre son action. Car si la journée sanglante dut rester à tout
jamais dans sa mémoire, il recueille néanmoins l'héritage politique de son frère.
Mais la mort ignominieuse de Tibérius lui montre ce qu'il en coûte d'en appeler
directement au peuple contre les groupes dirigeants. Afin de rendre la société
romaine plus juste, il cherche donc d'autres voies. Plutôt que de heurter de front
les groupes dirigeants, il préfère profiter de leurs divisions en les accentuant.
CAÏUS ET LE CLIVAGE
DES GROUPES DIRIGEANTS
Que l'appareil judiciaire, en dépit de toutes les réformes, reste en grande partie
aux mains des puissants, l'examen des causes de l'engagement clientélaire nous l'a
déjà amplement montré. Mais après la seconde guerre punique, l'extension de la
conquête donne une dimension supplémentaire au scandale que constitue
fréquemment le fonctionnement des institutions judiciaires. Trop souvent, les
gouverneurs nommés dans les pays conquis s'y livrent à des véritables razzias,
1
Ibid., XVIII-XX.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 102
non seulement au profit du Trésor Public, mais aussi pour satisfaire leurs propres
appétits. Nombreux sont les provinciaux, pressurés au-delà des limites du
supportable, qui, comme les Espagnols, viennent à Rome se plaindre "... de la
cupidité et de l'orgueil des magistrats romains, se jetèrent aux pieds des sénateurs,
et les supplièrent de ne pas souffrir que des alliés de Rome fussent persécutés et
dépouillés plus que des ennemis 1 ". Car les sénateurs sont les juges exclusifs de
ces affaires, pour lesquelles ont été créés en 149 av. J.-C. des tribunaux spéciaux
(les quaestiones perpetuae). Ceci pour le malheur des provinciaux, car ces
tribunaux d'exception ne peuvent être impartiaux, dans la mesure où ceux qu'ils
jugent sont leurs collègues, tout ancien magistrat supérieur entrant au Sénat. Caïus
va mettre fin à ce monopole sénatorial, au moins dans deux buts.
Tout d'abord pour rendre la Justice plus juste. Comme son frère, il se réfère là
à des exemples grecs, comme lui aussi il pense à une réforme d'ordre
démocratique puisqu'elle diminue l'arbitraire des puissants, auxquels il est
désormais interdit d'être juge et partie. Car Caïus enlève aux sénateurs ces
juridictions pour les remettre aux chevaliers. Nous nous pencherons tout à l'heure
sur ces derniers. Soulignons pour le moment le lien de cette réforme diminuant les
pouvoirs du Sénat avec une loi, à vrai dire incertaine, mais que certains auteurs
attribuent à [p. 96] Caïus. Cette loi aurait pour objet de mettre fin au trucage des
comices centuriates en confiant au hasard, et non à un ordre préétabli avantageant
systématiquement les riches, la détermination de l'ordre de vote des centuries.
Dans les deux cas, au niveau des tribunaux comme à celui des assemblées
électorales, il s'agit de diminuer les prérogatives du Sénat. Ici encore, on ne peut
nier l'influence grecque. À Athènes, la justice était véritablement aux mains du
peuple. Les membres de l'Héliée, le tribunal populaire, étaient tirés au sort parmi
les citoyens âgés de trente ans au moins qui se portaient candidats. Leur
compétence était très large et s'exerçait en premier et dernier ressort. À l'époque
des Gracques, c'est plus à Rhodes qu'à Athènes que pensent les Romains. Car six
ans avant la mort de Tibérius, Scipion, descendant de l'Africain, conduit dans tout
l'Orient une grande mission d'information. Il en revient en déclarant son
admiration pour la cité de Rhodes, où la justice est elle aussi aux mains du peuple.
À Rhodes en effet les membres de l'assemblée populaire, par rotation de leurs
effectifs, forment également le tribunal populaire 2 . Un texte attribué à l'historien
Salluste suggère nettement que Caïus s'inspire de l'exemple rhodien 3 .
De même que la réforme agraire de Tibérius ne fait que réduire les inégalités
sans les supprimer, la réforme judiciaire de Caïus ne remet pas directement le
pouvoir judiciaire du Sénat au peuple. Mais elle réduit l'emprise de l'aristocratie.
Car cette réforme est plus que judiciaire, et nettement politique. Les individus
susceptibles d'être jugés sont tous des personnages importants, des hommes
politiques connus. En enlevant la juridiction de leur cause à leurs pairs, non
1
TITE-LIVE, XLIII, 2, 1-3.
2
CICÉRON, La République, III, 48.
3
PSEUDO-SALLUSTE, Ep. ad Caes., II, 8.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 103
LA SOCIÉTÉ BLOQUÉE
personne, soit, à l'époque des Gracques, environ 1 500 tonnes par jour. Ce
problème fut capital pour toutes les cités antiques : à Athènes, l'ordre du jour des
assemblées les plus importantes portait "sur le blé et la défense du territoire 1 ". La
situation à Rome est compliquée par l'éloignement de la capitale des terres
céréalières. Le ravitaillement des masses urbaines de Rome n'est plus assuré par
l'Italie. Les céréales viennent de Sicile, d'Espagne et d'Afrique. Il suffit d'une
révolte d'esclaves ou de mauvaises récoltes pour qu'on se trouve vite en rupture de
stocks, et que la situation dans la capitale devienne catastrophique. Le blé des
Romains était un peu notre pétrole... À ce problème capital, le régime républicain
n'apporte que des solutions partielles et aléatoires. Des magistrats inférieurs, les
édiles, sont chargés de les mettre en œuvre. Ils peuvent forcer la main à des
marchands en les incitant à venir vendre à Rome, faire acheter du blé par des
courtiers sur crédit ouvert par décret du Sénat, ou encore mettre sur le marché une
partie du blé que perçoit l'État à titre d'impôt ou de butin. Le premier moyen reste
incertain, les deux autres n'enthousiasment guère le Sénat qui n'entend pas risquer
de dépenser ainsi une trop grande partie des deniers publics. Tant que la
population urbaine de Rome est circonscrite dans des limites raisonnables, le mal
n'est pas trop grand : les bonnes années succèdent aux mauvaises. Mais au temps
des Gracques, la surpopulation déjà sensible depuis le début du siècle peut
transformer une disette en révolte difficilement contrôlable. Tibérius avait
proposé sa réforme agraire à la fois pour diminuer les injustices et sauver à long
terme l'État de l'anarchie et peut-être de la révolution (qui se produisit, on le sait,
[p. 100] avec l'instauration du régime impérial). Caïus avec sa loi frumentaire
raisonne de même : en assurant le ravitaillement en blé de Rome, il permet à tous
d'acheter de quoi manger, et évite les troubles. Cette loi oblige l'État à mettre en
vente du blé en permanence, à un prix au plus égal au cours normal, soit environ 6
as (environ 4,50 F.F.) pour 9 l. de blé (à titre de comparaison, trente ans plus tard,
les soldats de Sylla toucheront une solde de 8 as par jour). Tout le monde peut
donc avoir du blé... à condition de pouvoir le payer ! D'autre part, ce droit
d'acheter n'est pas sans limites. Pour éviter à la fois la spéculation et de trop
lourdes dépenses à l'état, chaque citoyen ne peut recevoir qu'un certain nombre de
litres de blé par mois. Tout ceci mérite d'être précisé. Car nous voyons bien qu'il
ne s'agit pas d'assistance, ni de largesses, mais seulement d'assurer un
approvisionnement régulier à des cours "normaux" et plafonnés de la denrée qui
constitue la base de l'alimentation populaire. Somme toute, aussi bien la loi
agraire de Tibérius que la loi frumentaire de Caïus nous paraissent mesurées et
peut-être même timides. Rien en tout cas qui autorise à crier à la Révolution : les
Gracques ne sont pas des "partageux", encore moins des "communistes" avant la
lettre, bien que, lors de la Révolution, Babeuf ait pris leur nom. Pour nous, leurs
mesures concrètes ne relèvent que d'un réformisme prudent et raisonnable. Et
pourtant, leurs contemporains – a priori évidemment, les riches, dont elles
menacent les intérêts – les perçoivent comme authentiquement révolutionnaires.
Le tollé qu'elles suscitent près d'un siècle après chez les nantis en témoigne.
1
ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 43,4. Cf. P. VEYNE, op. cit., 446 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 107
Cicéron condamne aussi bien la loi agraire que la loi frumentaire, et caricature la
loi frumentaire 1 :
Nous savons que la loi de Caïus n'a qu'un objectif limité permettre aux
citoyens d'acheter du blé s'ils ont de l'argent, et encore en quantités rationnées. On
est loin de la corne d'abondance, prime à l'oisiveté, décrite par Cicéron. Quant aux
menaces pesant sur le budget de l'État, l'excuse est de tout temps. Comment ne
pas penser aux protestations qui se sont élevées chez les possédants lors de
l'adoption des lois sociales, depuis les congés payés jusqu'au SMIG en passant par
la Sécurité Sociale et les accords Matignon en mai 1968 ? Toutes ces mesures
devaient non seulement et immanquablement conduire à la banqueroute les
trésoreries des entreprises privées, mais épuiser les deniers publics... Une fois de
plus la comparaison n'est pas si vaine : Caïus entend instaurer un régime de
minimum vital sinon garanti, du moins possible, au niveau du pain quotidien. La
loi de Caïus menace-t-elle vraiment l'équilibre du budget ? Notons d'abord que
l'épouvantail du vide du Trésor est agité par les cercles dirigeants chaque fois
qu'une mesure [p. 101] leur déplaît. On sait aussi que l'État comme les individus
trouve toujours de l'argent lorsqu'il s'agit de faire une dépense jugée "bonne" et
prioritaire... De toute façon, des calculs précis ont été faits montrant que la loi de
Caïus ne risquait pas de rendre exsangues les caisses publiques 3 . Quand l'État
perd-il de l'argent ? Uniquement quand le prix du marché est supérieur au prix
légal, puisque, répétons-le, il n'est pas question de distributions gratuites. Or le
Trésor est surtout alimenté par les tributs payés par les provinciaux. Ce sont ces
derniers qui en réalité font les frais des appétits plébéiens, en particulier les
habitants de la richissime Asie Mineure, conquise une dizaine d'années avant la
loi de Caïus. Sans peut-être vraiment le savoir, la plèbe romaine était impérialiste.
La démocratie athénienne elle aussi ne put s'épanouir que par ses annexions
territoriales, et mérite bien qu'on la qualifie également d'impérialiste.
Dans ces conditions, on est de plus en plus étonné de l'opposition farouche des
nantis aux mesures des Gracques, et de la mise à mort de ces derniers par les
spadassins du clan adverse. Reposons la question : pourquoi ce que nous
n'appellerions que des "réformettes" sont-elles assimilées à un souffle
révolutionnaire précipitant la République dans l'abîme ? Plusieurs raisons
s'additionnent. La première tient au fait qu'après les tourmentes du Ve siècle, la
1
CICÉRON, Pour Sestius, XLVIII, 103.
2
Ibid.
3
Cf. P. VEYNE, op. cit., p. 451, n (344).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 108
"Rien de plus funeste que d'enlever aux uns pour donner aux
autres... 1 Le tribun Marcius Philippus se comportait de façon funeste
quand il eut le tort de déclarer que, parmi les citoyens, il n'y en avait pas
deux mille qui eussent du bien ; phrase catastrophique : elle tendait à
l'égalisation des fortunes, le pire fléau qui soit ; car c'est avant tout pour
conserver leurs biens que les hommes ont fondé des États ; la nature a
1
CICERON, Des Devoirs, 2, XXIV, 85.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 109
1
Ibid., 2, XXI, 73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 110
son frère d'être lynché. Il doit aux dieux de ne point périr assommé à coups de
banc comme Tibérius, mais plus noblement, par le fer :
"Comme il (Caïus) sortait de chez lui, sa femme tomba à ses genoux devant la
porte ; et, mettant un bras autour de lui, tandis qu'elle tenait de l'autre leur petit
enfant, elle lui dit : "tu ne me quittes pas, Caïus, pour monter à la tribune (...)
non ! tu vas t'exposer toi-même aux coups des assassins de Tibérius (...) Déjà le
parti du pire est maître de la situation ; c'est par la violence et le fer qu'on règle les
procès. Si ton frère était tombé à Numance, une trêve nous aurait rendu son
cadavre ; mais à présent, peut-être, moi aussi, devrai-je me faire la suppliante d'un
fleuve ou de la mer, pour entrevoir ton corps, jusque là gardé par les flots. Car
quelle confiance avoir encore dans les lois ou dans les dieux, après le meurtre de
Tibérius ?" Malgré ces gémissements de Licinia, Caïus s'arracha doucement à son
étreinte et partit en silence avec ses amis. Elle, en s'efforçant de le retenir par un
pan de sa toge, se laissa glisser sur le seuil, où elle resta longtemps étendue sans
rien dire (...) Quant à Caïus, personne ne le vit combattre. Affligé de ce qui se
passait, il se retira dans le temple de Diane ; et là, comme il voulait se tuer, il en
fut empêché par ses amis les plus fidèles (...) Dans sa fuite, Caïus fut rejoint par
ses ennemis, qui l'atteignirent près du pont du bois (...) Avec Caïus fuyait un seul
de ses esclaves, du nom de Philocrate ; car tous les autres l'encourageaient,
comme dans une compétition ; mais nul ne le secourait, ni n'avait voulu lui fournir
le cheval qu'il demandait ; car les ennemis le talonnaient. Il les gagna pourtant de
vitesse et se [p. 104] réfugia dans un petit bois consacré aux Furies ∗ , où il
mourut, Philocrate l'ayant tué avant de s'égorger lui-même. Pourtant, à ce
qu'affirment quelques-uns, tous deux furent pris vivants par les ennemis ; mais le
serviteur étreignait si fortement son maître que nul ne put frapper Caïus avant que
Philocrate n'eût succombé à de nombreux coups. La tête de Caïus, dit-on, fut
coupée et emportée par un homme (...) car on avait proclamé, au début du combat,
que la tête de Caïus et celle de Fulvius seraient payées leur pesant d'or à ceux qui
les apporteraient. Septimuleius apporta donc à Opimius ∗∗ la tête de Caïus au bout
d'une pique. On prit une balance, et on constata qu'elle pesait dix-sept livres et
demie, Septimuleius ayant aggravé son crime par une autre scélératesse ; car il
avait ôté la cervelle pour couler à la place du plomb fondu (....) Les corps de
Caïus, de Fulvius et de leurs amis furent jetés au fleuve ; on en avait tué trois
mille. Leurs fortunes furent confisquées au profit de l'État. On défendit à leurs
femmes de porter le deuil, et celle de Caïus, Licinia, perdit même sa dot (...)
Cependant, ce qui exaspéra la masse plus encore que ce crime et tous les autres,
ce fut l'édification par Opimius d'un temple à la Concorde ; car il paraissait ainsi
se vanter et s'enorgueillir de tous ces assassinats de citoyens, et s'en faire, en
quelque sorte, un sujet de triomphe. Aussi, la nuit, après la dédicace du sanctuaire,
∗
Divinités des enfers.
∗∗
Opimius était le consul en titre, leader des adversaires de Caïus.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 111
des inconnus écrivirent sous l'inscription ce vers : "La discorde élève un temple à
la Concorde 1 "."
En noyant une seconde fois dans le sang les velléités de réformes éprouvées
par les plus intelligents de ses fils, l'aristocratie vient à long terme de signer son
propre arrêt de mort.
1
PLUTARQUE, T. et C. Gracchus, XXXVI-XXXVIII.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 112
[p. 105]
CHAPITRE V –
LES MASSES DANGEREUSES
ceux promis par les dieux à l'exercice du pouvoir. Si bien qu'elle reçoit le nom
d"'oligarchie", c'est-à-dire le "gouvernement de quelques-uns".
[p. 106]
Qu'un ensemble territorial et humain déjà si vaste soit gouverné par des clans
familiaux de nombre fort réduit pourrait nous surprendre. Afin de mieux
comprendre ce mécanisme, illustrons-le une fois de plus par un exemple
contemporain. Celui de l'Union Soviétique. Il n'est pas dans mon propos d'entrer
dans une polémique (déjà largement nourrie) dont ce livre n'est pas le lieu. Mais il
faut bien reconnaître l'existence d'un certain nombre de traits communs à ces deux
régimes, qu'on peut sans risque théorique qualifier d'oligarchies ∗ , au destin peut-
être identique, dans sa grandeur comme dans sa fin. Dans l'U.R.S.S. actuelle,
gouvernants et gouvernés constituent deux mondes à part. Comme les oligarques
romains, les premiers prétendent représenter le peuple, et même lui être
consubstantiels : ces dernières années, l'état soviétique ne s'est-il pas proclamé
"l'État du peuple tout entier" ? ∗∗ En fait, ils appartiennent à une caste
extrêmement minoritaire, qui se renouvelle par cooptation au sein du Parti, dont
les membres occupent les fonctions supérieures de l'état. Fortement concentré, le
pouvoir soviétique n'est pas pour autant strictement homogène : le secrétaire
général constitue un point d'équilibre (parfois instable) entre différents clans dont
il arbitre les prétentions et privilèges. Ces clans ne sont évidemment pas définis
par des critères parentaux comme dans la République romaine : leur principe
classificatoire est d'ordre fonctionnel et politique. Il reste que, comme à Rome, ils
ne regroupent qu'une infime minorité de la population qui ne dispose sur eux que
de moyens de contrôle institutionnels quasi inexistants. Est-il par ailleurs encore
nécessaire de dénoncer le caractère expansionniste et conservateur des politiques
qu'ils poursuivent ? Les deux régimes connaissent certes des difficultés internes.
À Rome comme à Moscou, on se montre résolu à y faire front. Car les premières
tentatives de résistance auxquelles se heurte l'oligarchie romaine n'entament
nullement sa détermination à se servir de moyens d'action encore puissants et
efficaces.
Le second siècle avant notre ère voit donc se conjuguer deux phénomènes
essentiels : la surpopulation urbaine, génératrice du péril représenté par des
masses que leur ampleur et leur disponibilité rendent politiquement dangereuses ;
l'apogée du système clientélaire, employé par les dirigeants pour prévenir la
∗
On lira avec intérêt deux ouvrages récents sur l'U.R.S.S. qui décrivent les mécanismes du
pouvoir et les privilèges des gouvernants :
M. Voslensky, La Nomenklatura (Paris, Belfond, 1980), et surtout H. Carrère d'Encausse, Le
pouvoir confisqué : gouvernants et gouvernés en U.R.S.S., (Paris, Flammarion, 1980).
∗∗
La Constitution de l'U.R.S.S., en date du 7 octobre 1977, dispose que : ... "l'État soviétique est
devenu l'État du peuple entier. Le rôle du dirigeant du Parti Communiste, avant-garde de tout
le peuple, s'est accru. C'est une société (la société socialiste avancée) de démocratie
authentique, dont le système politique assure une gestion efficace de toutes les affaires
sociales, une participation toujours plus active des travailleurs à la vie de l'État."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 114
[p. 107]
L'EXODE RURAL
1
Cf. supra, p. 74-75.
2
TITE-LIVE, XLII, 31-35.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 115
étaient attirés à Rome par les largesses privées 1 ". Mais avant de s'entasser dans
les quartiers populaires insalubres de Rome, ces paysans ne pourraient-ils louer
leur force de travail sur les grands domaines voisins, et rester ainsi à la terre ? Le
Moyen-Âge français offre après tout de multiples exemples de ruraux cédant leurs
terres aux seigneurs ecclésiastiques ou laïcs du cru, et continuant à travailler sur
leurs anciennes propriétés, dont le nouveau maître leur abandonne la jouissance,
moyennant certaines charges et prestations... Un tel mécanisme n'est point
possible dans l'Italie du second siècle av. J.-C. Car en soumettant les nations
ennemies, Rome fait des prisonniers de guerre, aussitôt réduits en esclavage et
emmenés sur les terres de leurs vainqueurs. En cent trente ans (de 218 à 88 av. J.-
C.) on estime qu'un demi-million d'esclaves arrivent sur les marchés. Là, le droit
romain protège les acquéreurs : comme pour tout objet, [p. 109] le vendeur leur
doit des garanties, notamment celle des vices cachés. Ainsi le marchand
dissimulant que l'esclave qu'il vend a déjà tenté de s'enfuir commet une faute
justifiant l'annulation de la vente. De même, cette marchandise humaine est
soumise aux lois de l'offre et de la demande : les esclaves devenant de plus en
plus nombreux, leur prix baisse. Mis à part les esclaves de "prestige" (précepteurs,
cuisiniers, etc.) et les domestiques, l'essentiel de cette main-d’œuvre part vers la
campagne. Dans les manufactures italiennes – nous dirions aujourd'hui :
l"'industrie" – l'esclave est loin d'être prépondérant (sauf pour la boulangerie, où il
est introduit de bonne heure). Il travaille avec des hommes libres, dans les mêmes
conditions, et perçoit sans doute la même paie. Il en va de même pour les activités
du bâtiment. À la campagne, le tableau change complètement. L'homme libre n'y
apparaît que comme journalier, embauché à très court terme pour des travaux
déterminés. Ceux nécessités par un surcroît de labeur, en période de moissons ou
de vendanges, par exemple. Ou encore ceux qui s'effectuent dans des conditions
particulièrement dangereuses ou insalubres : dans ce cas, si l'ouvrier meurt, le
maître ne perd que quelques jours de salaire. Ces conseils sont d'ailleurs
scrupuleusement donnés par les très honorables auteurs des traités d'agronomie.
Mais pour tout le reste, le recours à la main-d’œuvre servile est la règle : c'est sur
eux que repose l'économie du grand domaine. Leur prix relativement peu élevé
permet d'en acquérir beaucoup, et comme ils sont exclus du service militaire, ils
offrent les avantages d’une main-d'œuvre stable. Les auteurs anciens eux-mêmes
sont assez lucides pour bien voir tous les rouages de ce mécanisme. Laissons la
parole à Appien :
1
SALLUSTE, Catilina, 37.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 117
À la fin de la seconde guerre punique, Rome est une ville encore marquée par
certains traits d'archaïsme : les 28 temples construits entre 264 et 173 av. J.-C. ne
sont après tout que de rudimentaires chapelles de tuf et de bois, revêtues de stuc et
de [p. 111] terre cuite. Il faut donc hausser l'Urbs au niveau de son destin celui de
la capitale d'un territoire devenu empire.
Dans la première moitié du second siècle débutent des grands travaux qui vont
moderniser son infrastructure, et permettre d'encaisser le premier choc de l'exode
en créant des emplois. Car pendant cinquante ans, le travail ne manque pas. Le
niveau du vieux port du Marché aux Bœufs est rehaussé de sept mètres ; en 179
on construit le premier pont de pierre ; on édifie un énorme emporium à un
kilomètre en aval de l'ancien. Au milieu du siècle, le censeur C. Cassius Longinus
élève sur les pentes du Palatin le premier théâtre de pierre (démoli très rapidement
pour les raisons politiques qui conduisent à refuser des sièges au peuple, et que
nous connaissons 2 ). Entre 184 et 170, on aménage le centre de la ville : trois
basiliques se dressent autour du Forum.
Les années 150 inaugurent une période éphémère, mais brillante. Rome
s'ouvre à l'hellénisme et fait ses premières armes dans l'urbanisme de prestige. Les
grands travaux d'infrastructure terminés, on se consacre maintenant surtout à la
construction de temples, où interviennent de nombreux artistes et architectes
grecs. Déjà les grands généraux rivalisent pour offrir à la cité l'édifice le plus
grandiose. Les matériaux que l'on emploie alors sont d'un luxe qui stupéfie les
Romains, plus habitués au bois et à la terre cuite. Nous connaissons certains de
1
Cf. H.C. BOREN, "The Urban Side of the Gracchan Economic Crisis", dans : American
Historical Review, 63, (1957-1958) ; cf. P. GROS, Architecture et société à Rome et en Italie
centro-méridionale aux deux derniers siècles de la République (Bruxelles, 1978), 11-40.
2
Cf. supra, p. 84-86.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 119
ces temples par une des plus importantes découvertes archéologiques de ce siècle.
En 1914, des projets d'aménagement urbain de la zone comprise entre le Capitole
et la Via Arenula aboutissent treize ans plus tard au dégagement de vestiges si
importants que Mussolini déclare qu'il serait sacrilège de recouvrir ces
monuments d'édifices modernes. Quatre temples (dits du Largo Argentina) sont
ainsi exhumés et sauvés. Le visiteur peut toujours les contempler : ils se situent
dans une large fosse autour de laquelle circulent des flots d'automobiles. Leur
construction, d'époque différente pour chacun d'entre-eux, s'échelonne entre les
années 300 et 100.
Parallèlement, au Champ de Mars, dans le secteur du cirque Flaminius,
surgissent portiques, jardins, sanctuaires. Sur cet espace consacré au dieu de la
guerre, un architecte grec bâtit deux temples à partir de 142, ainsi que le
sanctuaire destiné à Hercule au Marché aux Bœufs.
Mais ce déploiement de faste architectural tourne court. Après la crise
gracchienne, l'argent manque, et surtout le parti conservateur est revenu en force
après avoir liquidé ses adversaires "progressistes". Il entend bien réagir contre
toutes ces nouveautés, et retourner aux antiques traditions. Aussi, lorsque le
consul L. Opimius, responsable de l'assassinat de Caïus Gracchus, entend célébrer
cet événement en restaurant en 121 le temple de la Concorde, on emploie de
nouveau les anciens matériaux : tuf, stuc, bois et terre cuite. Quant aux modèles
grecs, on les utilise après quelques années d'éclipse, mais prudemment, en les
altérant.
Cependant, répétons qu'au début du siècle, rien ne laisse [p. 112] supposer une
telle reprise en main. Au contraire, cette expansion urbaine engendre un
accroissement des offres d'emploi et une hausse générale du niveau de vie urbain.
On comprend que les paysans qui végètent sur leurs terres préfèrent les quitter. (À
tel point qu'en 178, des colonies latines proches de Rome se plaignent de
l'ampleur de l'exode rural qui les frappe 1 ).
En 155, Rome est devenue assez riche pour se permettre de supprimer l'impôt
direct. La conjoncture est donc satisfaisante, et le reclassement urbain des paysans
semble s'opérer dans des conditions satisfaisantes.
Mais la ville subit d'autres changements, d'une nature à laquelle nous ne
sommes pas habitués. Rien de plus classique, somme toute, que ces constructions
de temples et avenues. Si le rythme en devient plus rapide, c'est seulement parce
que les moyens financiers existent à une échelle inconnue jusqu'alors. La
nouveauté n'est pas là. Elle réside plutôt dans le fait que la ville commence à
révéler dans sa texture même les divisions profondes qui séparent les riches des
masses populaires. Des quartiers nettement différenciés s'organisent. La colline
aristocratique par excellence est le Palatin, jouxtant le Capitole et dominant le
Forum. Mais l'espace y est rare, et donc très cher. D'autres quartiers résidentiels
1
TITE-LIVE, XLI, 8, 7-12.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 120
"Je vais vous expliquer à quel endroit vous mettrez aisément la main
sur telle personne, en vous évitant trop de recherches, au cas où vous
voudriez la rencontrer, que ce soit l'espèce vicieuse ou sans vice, l'espèce
honnête ou malhonnête. Quiconque veut rencontrer un faussaire, qu'il aille
au Comice a . Un menteur, un vantard, auprès du sanctuaire de Cloacine b ...
Des maris opulents, prodigues, c'est au pied de la Basilique qu'il ira les
1
Ibid., XXI, 62.
2
Cf. P. GRIMAL, op. cit. (Rome ...), 64-65.
3
Cf. supra, p. 111. n. 1.
a
Partie du Forum où se rendait la justice.
b
Sanctuaire de Vénus situé près du grand égout, la Cloaca Maxima.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 121
c
Situé près du Forum.
d
C'est-à-dire le ruisseau traversant le Forum.
e
Le Lac Curtius, petite mare sacrée de dimensions symboliques.
f
Situées au sud du Forum.
g
Rue permettant d'accéder au Forum à partir du Marché aux Bœufs.
h
Quartier bas, situé entre le Capitole et le Palatin, et peuplé de commerçants et d'artisans.
i
Le devin, en l'occurrence plutôt le diseur de bonne aventure...
1
PLAUTE, Charançon, 467-486.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 122
prix, que vient aggraver le chômage : à partir des années 140-130, l'État restreint
ses dépenses édilitaires, provoquant une baisse de l'offre d'emplois, tandis que
l'exode rural ne se ralentit pas. À cette aggravation de la situation économique et
sociale correspond une agitation qu'il est bien difficile de ne pas qualifier de
révolutionnaire. C'est d'ailleurs à ce moment que les Gracques tentent de remédier
à la crise. Les dirigeants doivent également consentir à modifier les lois
électorales dans un sens plus démocratique : nous y reviendrons plus loin 1 .
D'autres soucis les assaillent, issus du gonflement de la masse servile. Les
esclaves se multipliant et leur prix baissant, il est probable que le nombre des
affranchis s'accroît lui aussi. Certains auteurs estiment qu'à Rome et dans les cités
voisines, il y avait même moins d'hommes libres que d'affranchis. Or ces anciens
esclaves menacent autant que la plèbe urbaine la stabilité du pouvoir de
l'oligarchie. Beaucoup d'entre eux appartiennent aux groupes paupérisés et
mécontents. Il est relativement facile de les neutraliser du point de vue de la seule
mécanique électorale. La plupart du temps, les censeurs les inscrivent tous dans
les quatre tribus urbaines, là où leurs suffrages ont le moins de poids. Reste
cependant la minorité qui a pu accéder à une certaine aisance, et dont les relations
avec les milieux d'affaires engendrent une suspicion très forte de la part de
l'aristocratie.
Car beaucoup de ces anciens esclaves proviennent des territoires de Grèce et
d'Orient, en parlent les langues, et sont plus rompus aux pratiques commerciales
et financières que les Romains : comme plus tard les Juifs en Occident, ils se
révèlent de très utiles auxiliaires de ces milieux d'affaires dont l'importance allait
croissant. Leur cas mérite qu'on s'y arrête quelque peu.
Il est en effet temps de voir si les craintes éprouvées par l'aristocratie 2 et qui
l'ont amenée à se séparer des chevaliers, [p. 115] sont ou non fondées 3 . Quelle est
la stature de ces milieux d'affaires, et influent-ils sur la politique ?
Force est de remonter une fois de plus à la guerre, notamment à la seconde
guerre punique. Les grands conflits sont souvent générateurs de bourgeoisies. Les
héros bourgeois de Balzac sont nés des carnages napoléoniens. Quant débute la
guerre contre Hannibal, l'État romain est incapable de faire face à tous ses
besoins, surtout ceux d'ordre militaire. En 217, l'impôt foncier réapparaît, et
1
Cf. infra, p. 138 sq.
2
Cf. supra, p. 96-98.
3
Sur ces problèmes, cf. L. HARMAND, op. cit. (Société et économie...95-112.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 123
double deux ans plus tard, s'enflant au moyen de taxes surajoutées, procédé
qu'affectionnent les ministres des finances modernes. La taxe de 5% sur les
affranchissements d'esclaves voit ses revenus progresser au rythme de
l'augmentation du bétail humain. Mais les sénateurs romains se trouvent en face
d'un conflit dont les exigences dépassent les niveaux habituels. Pour le résoudre
ils doivent accepter la naissance d'une sorte de "complexe militaro-industriel", qui
va empoisonner pour deux siècles les relations internes des groupes dirigeants.
L'État doit emprunter, à plusieurs reprises, et seule une petite minorité de
personnages sont assez fortunés pour répondre à cet appel de détresse. La victoire
acquise, il remboursera, parfois sous forme de portions de terres conquises, ce qui
accélèrera le processus de formation des grands domaines. Mais s'organise
parallèlement un véritable "marché militaire", dont bénéficient ces marchands de
canons avant la lettre. Les armes, à vrai dire, ne sont pas seules visées : à côté des
fournitures pour la flotte, il faut aussi trouver du grain et des vêtements, de
l'argent pour la solde. Ces hommes d'affaires les fournissent bien volontiers,
moyennant, accessoirement, de jouir d'un rang prioritaire dans le remboursement
des créances, d'assurances contre les risques... et de l'exemption du service
militaire. Telles sont les conditions qu'ils posent à l'État en 215, alors que la
situation militaire paraît désespérée. Racontant cet épisode, Tite-Live nous dit que
"...c'est ainsi que la fortune des particuliers s'ingéra dans les affaires de l'État 1 ".
L'ampleur des profits réalisés nous est suggérée par celle des taux d'intérêts :
48% pour les prêts consentis aux cités vaincues d'Asie, 20 à 30% dans les affaires
des négociants du grand marché aux esclaves de Délos... Ampleur, également, des
marchés, qui nécessitent la réunion en sociétés de plusieurs de ces hommes
d'affaires. Nées à l'occasion de la guerre, ces sociétés trouvent vite à s'employer
en temps de paix. Hannibal défait, nous les voyons adjudicataires des-travaux
publics, des fermes, des impôts. Elles excellent en province : à partir des années
200, elles interviennent entre les gouverneurs et les cités indigènes. Aux uns elles
vendent les fournitures nécessaires aux troupes d'occupation, aux autres elles
accordent les crédits nécessaires à la réunion des énormes tributs exigés par le
vainqueur. L'Orient surtout, est riche de ces promesses. En Occident, l'aristocratie
sénatoriale s'efforce de limiter leur rôle, car elle s'inquiète de leurs progrès. En
195, Caton expulse d'Espagne les compagnies de publicains sans aménité, leur
lançant : "La guerre trouvera en elle-même ses propres victuailles !". [p. 116] Les
richesses d'Asie combleront plus que largement ce temporaire manque à gagner.
Un seul exemple : à Délos, on vend et achète plus de 10 000 esclaves chaque
jour... À l'extension des marchés correspond un perfectionnement de ces
institutions financières que sont les sociétés. Elles ne groupent au début que
quelques-uns de ceux qu'il faut bien nommer des "capitalistes" : dix-neuf en tout
lors de la conclusion des marchés de 215. Ces premiers essais relativement
timides débouchent sur une organisation beaucoup plus poussée. Nous trouvons
d'abord des "adjudicataires", c'est-à-dire les principaux souscripteurs, mandatés
1
TITE-LIVE, XXIII, 48-49.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 124
par les groupes commanditaires de l'affaire envisagée. Puis les "associés", très
voisins des actionnaires de nos sociétés modernes, acheteurs de parts de
dimensions très variées. Viennent ensuite des "garants", cautions répondant sur
leurs biens des engagements pris par leurs protégés. Enfin, des épargnants qui
déposent leurs économies, et perçoivent un intérêt fixe, et non pas un dividende,
que touchent eux les associés : quelque chose de comparable, en somme, à nos
obligations et actions. Certains auteurs ont calculé à propos de l'exploitation des
mines espagnoles, qu'elle réunirait 500 actionnaires et 1200 prêteurs obligataires.
Parmi ces derniers, y a-t-il beaucoup de gens modestes ? Le montant des dépôts
effectués (5 000 deniers par prêteur) incline à un certain scepticisme. Mais
l'historien grec Polybe, contemporain des événements, est lui beaucoup plus
enthousiaste, et s'extasie sur le caractère "populaire" de ce qu'il nomme
contribution, et que nous appellerions capitalisme. Nous ne disposons pas des
éléments nécessaires pour trancher catégoriquement. En tout cas, on constatera
que les banquiers n'ont pas bonne presse dans les milieux populaires. Dans une
comédie jouée en 193, Plaute met en scène un banquier, Lycon, qui sert
d'intermédiaire dans l'acquisition d'une esclave par un soldat 1 . Il se dépeint ainsi
lui-même :
"J'ai l'air d'un homme comblé par la fortune ; je viens de faire mon
petit compte, ce que je possède d'argent, à combien se montent mes dettes.
Je suis riche, à condition de ne pas rembourser ceux à qui je dois : si je
leur rends ce que je leur dois, la dette l'emporte (...) L'habitude, chez la
plupart des banquiers, c'est de se montrer exigeants les uns vis à vis des
autres et de ne rendre à personne : c'est à coups de poing qu'ils
s'acquittent, si l'on est trop clair dans ses exigences."
1
PLAUTE, Charançon, vv. 380-392, 512-518.
∗
Le "vous" désigne les banquiers, réduits au même rang que les marchands d'esclaves et
proxénètes.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 125
joint. Une eau bouillante qui finit par être froide : c'est ainsi que vous
considérez les lois 1 ".
On est évidemment frappé par le caractère incisif des traits décochés contre les
milieux d'affaires. De plus, on aura remarqué que plusieurs passages font allusion
à leur influence sur la vie politique. Que faut-il penser ? Notons d'abord qu'il est
impossible qu'une partie de ces milieux au moins ne soit pas belliciste : la guerre
comme la victoire apportent de trop gros profits pour qu'ils y renoncent. Une
phrase de Polybe le laisse entendre à propos des guerres contre Carthage.
L'historien nous parle de la plèbe qui presse le Sénat d'entrer en guerre "poussée à
la fois par les raisons déjà données, relatives à l'intérêt national, et par les consuls
qui faisaient entrevoir à chaque particulier des profits évidents et considérables 2 ".
Quant au temps de paix, il semble que dès les années 200, les scandales financiers
dus à ces milieux s'y multiplient. Si d'ailleurs le public rit si fort aux pièces qui les
brocardent, c'est bien qu'ils y sont pour quelque chose... Quelquefois d'ailleurs, la
plèbe rit jaune. Car souvent ils spéculent sur la famine : en 188, on accuse les
marchands de blé en gros de raréfier les arrivages pour faire monter les cours. Ils
sont lourdement condamnés la même année. Mais parfois, dans des affaires
similaires, banquiers ou grossistes sortent du prétoire scandaleusement acquittés...
Car il est évident que des collusions existent entre le monde des affaires et celui
de la politique : les intérêts des généraux et des capitalistes sont trop liés dans le
processus de la conquête pour qu'il en soit autrement. Mais il serait pour autant
simpliste de croire qu'en quelques décennies l'État se vend aux marchands.
D'abord, parce que financièrement il n'est plus aux abois, comme au début de la
seconde guerre punique. Au premier abord, le budget de l'État semble réduit :
cinquante millions de sesterces (150 millions de F.F.) de revenus pour l'année
168 3 , par exemple, ce qui correspond à un chiffre des dizaines de fois inférieur à
celui du budget de la France sous la Monarchie de Juillet. Le traitement des
fonctionnaires n'entraîne que des dépenses minimes : les magistratures ne sont pas
rémunérées, ce qui présente l'avantage d'en barrer l'accès aux pauvres. Quant aux
employés de l'État, ils sont fort peu nombreux. Ce n'est que sous l'Empire que
naîtra une authentique fonction publique. Durant ses deux derniers siècles, la
République, qui est devenue en fait un empire, est gouvernée avec les effectifs
administratifs correspondant à une cité... Mais revenons au budget. Celui-ci va
voir en réalité ses possibilités décupler au lendemain de Zama. Entre la fin de la
seconde guerre punique et l'année 167, le butin versé dans les caisses publiques se
monte à 440 millions de sesterces (1320 millions de F.F.), plus de dix fois le
montant des revenus de l'année 168. Encore convient-il d'y ajouter celui des
tributs, levés chaque année sur les cités vaincues : au moins vingt millions de [p.
118] sesterces par an (60 millions de F.F.).
1
Dans le même sens : PLAUTE, Amphitryon, Prologue, vv. 1-16.
2
POLYBE, I, 11.
3
Cf. P. VEYNE, op. cit., p.432.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 126
C'est ce qui permet plusieurs fois aux dirigeants de lutter contre les pressions
exercées par les milieux d'affaires. L'État cherche à se passer de leurs services en
matière de ravitaillement, créant une flotte et prenant directement en main les
démarches. La loi frumentaire de C. Gracchus s'inscrit aussi dans cette
perspective. L'État préfère fermer les mines d'or et d'argent de Macédoine que de
concéder leur exploitation aux sociétés de publicains 1 . Toutes les mesures que
nous avons déjà étudiées 2 concernant le divorce entre les chevaliers et les
sénateurs s'inscrivent également dans cette perspective. L'hostilité de l'oligarchie
envers ces milieux d'affaires n'est pas réductible au seul mouvement de fermeture
d'une classe dirigeante menacée dans ses privilèges par la montée de groupes
sociaux d'intérêts divergents. Elle traduit également une réaction de défense de
l'État contre les intérêts privés trop avides de profit. Le pari de Caïus consistait
justement à utiliser les rapports de force entre ces deux groupes dont aucun n'est
animé de la moindre intention démocratique en vue d'un changement qui lui,
l'était. On sait ce qu'il en advint.
Quelles que soient les exactes limites qu'on choisit d'assigner au rôle
grandissant de l'argent, et plus exactement de la minorité entre les mains de qui il
est amassé de manière impressionnante, il est certain que son influence va devenir
de plus en plus déterminante dans la vie sociale et politique, faisant éclater les
limites que s'efforcent encore de dresser dans les années 200 des hommes tels que
Caton. Plusieurs auteurs en témoignent à leur manière. Nous connaissons 3 déjà
les sentiments de Caton à ce sujet. Tite-Live insiste lui aussi sur l'introduction du
luxe. Bien entendu sa description ne vaut que pour les milieux aisés, mais elle
n'en témoigne pas moins de profondes modifications dans leur style de vie :
"En effet, le luxe des nations étrangères n'entra dans Rome qu'avec
l'armée d’Asie ; ce fut elle qui introduisit dans la ville des lits ornés de
bronze, les tapis précieux, les voiles et tissus déliés en fil, ces guéridons et
ces buffets, qu'on regardait alors comme une grande élégance dans
l'ameublement. Ce fut à cette époque qu'on fit paraître dans les festins des
chanteuses, des joueuses de harpe et des baladins pour égayer les
convives, que l'on mit plus de recherche et de magnificence dans les
apprêts même des festins, que les cuisiniers, qui n'étaient pour nos aïeux
que les derniers et les moins utiles de leurs esclaves, commencèrent à
devenir très chers, et qu'un vil métier passa pour un art. Et pourtant, toutes
ces innovations étaient à peine le germe du luxe à venir. 4 "
1
TITE-LIVE, XLV, 18, 4.
2
Cf. supra, p. 96-98.
3
Cf. supra, p. 78.
4
TITE-LIVE, XXXIX, 6, 7-9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 127
Polybe tire quant à lui ce qu'il croit être les conséquences politiques de cette
évolution :
L'argumentation 2 n'est pas si naïve que certains le croient. Bien sûr, le point
de vue de Polybe reste approximatif, et beaucoup trop mécanique : la richesse
n'entraîne pas automatiquement la décadence, qui a d'autres sources, et s'opère à
des rythmes très différents suivant les sociétés et les époques. Mais ce que veut
aussi dire Polybe, et qui reste vrai, c'est que la perspective de plus grands profits
excite les appétits de richesse... mais également de pouvoir : les luttes politiques
tout à la fois s'exacerbent et deviennent plus vulnérables à la corruption et la
violence (l'exemple offert par le dernier siècle de la République est à cet égard
irréfutable). Les tensions sont par ailleurs d'autant plus vives lorsque l'afflux de
richesses ne concerne qu'une minorité. Le mécontentement populaire se manifeste
alors, nouveau foyer de crise. C'est pourquoi à partir des années 140, et malgré
l'échec des Gracques, ce qu'on peut appeler un "parti populaire" intervient de plus
en plus dans la politique romaine. Les fêtes ne suffisent plus à distraire le peuple.
Car depuis des temps très anciens, un certain nombre de fêtes et de rituels,
revenant périodiquement chaque année, jouent un rôle de soupapes de sécurité,
donnant à chacun l'illusion que pour un temps au moins cèdent les contraintes de
la vie sociale. Durant ces fêtes, il y a inversion des valeurs sociales, mais
seulement pour quelques jours dont le nombre et la fréquence sont soigneusement
préétablis 3 . Notons que mascarades et travestis abondent durant ces temps
privilégiés. En se masquant, chacun peut refuser sa condition, et persuader celui
qui le regarde qu'il est autre. C'est le règne de l'illusion, inlusio, c'est-à-dire
1
POLYBE, 6, 9.
2
Cf. P. VEYNE, op. cit., 472 sq.
3
Cf. M. MESLIN, op. cit., 164-180.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 128
1
SUETONE, César, 51.
2
Loi des XII Tables, VIII, 1, b.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 129
à l'issue de la fête. Mais à notre époque, la caricature l'a emporté sur le symbole.
Le temps de Noël a de même perdu sa signification religieuse, mais garde la
valeur de ce que les ethnologues appellent le potlatch. Même si ceux qui s'y
livrent n'en ont pas conscience, les échanges de cadeaux sont vécus pour un temps
limité comme une dilatation des communications sociales normales, une
suspension des contraintes économiques qu'interdiraient en temps normal de telles
dépenses. Car l'intérêt des enfants n'est pas ici primordial : qui n'a entendu des
parents se plaindre des dépenses nécessitées par l'achat des jouets, reconnaître que
les enfants s'amuseraient aussi bien avec des objets de moindre prix, et cependant
persister dans ces dépenses ? Parallèlement, les fêtes de Noël manifestent un
retour temporaire à la famille d'avant l'éclatement, celle qui au-delà du noyau des
parents et de leurs enfants, regroupait collatéraux et grands-parents : ce sont les
"réunions de famille". Ici aussi un temps mythique traduit le désir de retour aux
origines. Quant au temps nouveau, nous continuons à en célébrer l'orée : témoin la
pratique [p. 122] un peu désuète des cartes de vœux, ou, en Asie, la fête du Têt,
qui marqua parfois des armistices temporaires lors de la guerre du Vietnam.
De telles fêtes ne sont donc point spécifiques aux Romains. Mais en ritualisant
et limitant les aspirations à une société autre, elles permettent de mieux faire
supporter la société réelle, de même que le Carnaval de Rio réunit dans une joie
éphémère les miséreux des favellas. C'est bien pourquoi ces débordements sont
parfaitement tolérés et légaux. Ce n'est pas un hasard si vingt ans après la victoire
de Zama quelque chose se détraque dans ce mécanisme. Ces "bonheurs de
transgression" parfaitement codifiés ne suffisent plus à épuiser l'angoisse
collective, à tarir les idées de revanche. La fête se politise, tend à la conjuration, et
devient un moyen de protestation sociale pour les marginaux et ceux que ne
satisfait plus l'ordre politique et social. Cette rupture apparaît nettement en 186
lors de l'affaire des Bacchanales, qui causera un véritable scandale chez les
dirigeants, bientôt suivi d'une répression très dure dans toute l'Italie. Car à
l'occasion de ces fêtes de Bacchus, le dieu du vin, se constituent des communautés
secrètes, regroupant hommes et femmes, maîtres et esclaves, artisans et paysans
fraîchement installés à Rome. Y règnent des rapports égalitaires, de fraternité et
d'amour, où la recherche d'un état supérieur, autre que celui de la réalité, et où les
participants communiquent directement avec le dieu, s'effectue par la voie de
l'ivresse sacrée et culmine dans l'accomplissement du désir érotique. Pour mieux
comprendre ces phénomènes, pensons à la floraison des sectes et à leur emprise
croissante sur la jeunesse des pays occidentaux en quête de valeurs qu'elle ne
trouve pas dans les sociétés où elle vit... Car en dehors de leur aspect mystique,
ces communautés sont un refuge contre le désarroi et la solitude. Or, comment ne
pas penser que les ruraux qui arrivent à Rome, désorientés, en quête d'un
logement souvent précaire et d'un emploi, brutalement transplantés dans une ville
dont ils n'ont pu soupçonner l'ampleur, ne sont pas en proie à ces deux maux de
nos sociétés modernes ? La preuve en est que ces sociétés secrètes sont surtout
agissantes lors des grandes crises de la fin de la République : lors des grandes
mutations du début du second siècle qui suivent la fin de la seconde guerre
punique ; au moment des grandes révoltes serviles qui font trembler la capitale ;
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 131
enfin dans la période des guerres civiles du dernier siècle avant notre ère. Or il n'y
a plus rien de commun entre ces sociétés secrètes et les rassemblements
communautaires des Saturnales et autres Lupercales, d'où l'effroi des autorités
politiques. D'abord parce que ce n'est plus un jeu, et que leurs activités ne sont
plus limitées dans le temps. Ces communautés ont leur vie propre, et bien
qu'occultes, sont permanentes, et se réunissent souvent. De plus, dans les
Saturnales, même s'il joue le rôle de l'esclave, le maître sait bien qu'il reste maître,
et l'esclave, esclave. Tandis que celui qui se livre à la possession divine devient
réellement un autre être : c'est ce que diront tous les mystiques chrétiens en
parlant de leur dieu. Or cette transcendance remet en question toute l'organisation
civique et [p. 123] sociale traditionnelle, plus radicalement encore que les anciens
combats de la plèbe contre le patriciat. Seul compte le degré d'union avec le dieu
auquel sont parvenus les participants. Ce qui explique que des esclaves, des
affranchis, des femmes d'humble condition puissent en tant qu'initiateurs aux
mystères jouer un rôle directeur dans ces communautés. La quête divine et le désir
de revanche sociale peuvent donc aller de pair. Ces nouveaux cultes vont même
encore plus loin, et remettent en question une des bases les plus fondamentales de
la société romaine : la domination de l'homme sur la femme 1 . Au cours des
rituels orgiaques, les femmes demeurent telles quelles : aucune modification de
leur état n'est nécessaire pour que s'accomplisse l'union érotique avec le dieu. Car
la possession divine est vécue comme un orgasme sexuel, et c'est un fait que la
majorité des initiés sont des femmes. Si l'analyse de certains auteurs est exacte 2 ,
le plaisir féminin n'est pas chez les Romains l'objectif prioritaire des relations
sexuelles. Elles prennent ici leur revanche... Cela d'autant plus que les hommes
doivent se travestir en femmes pour accéder au chemin conduisant à la
possession : il y a donc une véritable inversion des rapports "normaux". Femmes
et esclaves vivent dans les cultes orgiaques une libération de leur propre
condition, au sein de communautés unies sous la foi d'un serment exigé de chaque
candidat, aux termes duquel ils promettent de garder le secret sur l'organisation de
ces mystères. Tout ne peut être réduit à un marxisme vulgaire qui ne verrait
d'autre explication aux phénomènes sociaux que les déterminants économiques. Je
suis pour ma part convaincu que les faits mentaux existent, qu'ils peuvent avoir
une certaine autonomie vis-à-vis des facteurs concrets qui les entourent, et que
même le rêve est une des plus importantes réalités de la vie. Dans cette catégorie
de faits mentaux, je pense que le sentiment religieux occupe une place essentielle,
et même privilégiée. Je ne peux sur ce point que faire miens les aveux auxquels se
livre P. Veyne quand il étudie le culte impérial :
1
Cf. M. MESLIN, op. cit., 173.
2
Cf. P. VEYNE, La famille et l'amour... (op. cit. infra, n. 43), 52-54.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 132
On comprend donc que pour moi, les sociétés secrètes des Bacchantes
demeurent centrées autour de ce qui reste un mystère, au sens religieux du terme.
Mais il est indéniable que leur naissance et leur développement obéissent aussi à
des causes politiques et sociales (nous avons suffisamment signalé les facteurs de
désarroi au début de ce second siècle), et ont des conséquences de même nature.
L'oligarchie dirigeante juge d'ailleurs que l'affaire est suffisamment grave sur le
plan politique pour entamer un vaste mouvement de répression de ces sectes, qui
va secouer l'Italie entière : plusieurs milliers de personnes sont arrêtées et
exécutées.
Ces mutations dans l'expression du sentiment religieux et les finalités qu'il se
propose doivent donc être référées aux changements rapides qui affectent Rome et
la République après la seconde guerre punique. À l'angoisse née du déracinement
pour des cohortes de paysans s'ajoutent les premiers effets de l'inhumanité des
trop grandes villes. Quant aux groupes dirigeants, ils ne sortent pas intacts de
cette crise, mais au contraire profondément divisés entre conservateurs et
"progressistes", et soumis à l'influence croissante de milieux d'affaires se
constituant en groupes de pression. Ils doivent par ailleurs faire face aux progrès
du parti "populaire".
Pour mieux en apprécier la portée, il est indispensable de faire d'abord le point
sur le cadre politique dans lequel s'exercent ces revendications.
1
P. VEYNE, Le pain et le cirque... (op. cit.), 586.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 133
Cadre institutionnel, tout d'abord. Nous avons vu que les masses dangereuses
sont celles qui, nourries par un exode rural constant, peuplent la capitale. Or, on
peut au premier abord s'étonner de voir attribuer à la multitude urbaine un
quelconque poids politique. Le système des tribus, où une majorité écrasante
appartient toujours aux tribus rurales (31 sur 35) n'est-il pas le garant de sa
neutralisation ? Il est certain que la majorité appartient toujours aux ruraux.
Encore faut-il bien comprendre ce que le système recouvre, et constater que son
contenu s'est considérablement modifié. L'état de tutelle dans lequel leur
inscription dans les quatre tribus urbaines tient les citadins n'a pas la même
signification au second siècle qu'aux Ve et au IVe. Car la Ville exerce maintenant
un effet majeur d'entraînement sur la campagne. Le citoyen français du XXe siècle
sait bien qu'entre la capitale et la province, même si l'arithmétique penche en
faveur de la dernière, c'est la première qui la plupart du temps décide, fait et défait
les révolutions... Même si les masses urbaines ne disposent pas d'un pouvoir
électoral proportionnel à leur importance réelle, leur seule présence à Rome fait
d'elles un élément essentiel du jeu politique. Car c'est à Rome que tout se fait : les
sociétés de publi-[p. 125] cains y ont leur siège, les comices s'y tiennent, les
principaux leaders politiques ne résident plus sur leurs domaines fonciers et
habitent la capitale, ce qui explique le développement des quartiers riches dont
nous avons déjà parlé. De plus il serait faux de croire que tous les ruraux
régulièrement inscrits votent. Car toutes les élections se déroulent à Rome même,
et le vote par procuration n'existe pas : étant donné l'ampleur des distances, il
serait d'ailleurs fort difficile de le mettre en œuvre. La Grèce avait choisi une voie
radicalement différente pour résoudre ce problème en donnant l'autonomie à ses
territoires coloniaux, qui possédaient des assemblées politiques propres. Pour la
plupart des paysans, un voyage à Rome est inenvisageable (sauf pour ceux situés
le plus près de l'agglomération). D'abord parce qu'ils ne sont guère informés des
méandres de la vie politique : il n'y a à cette époque ni journaux, ni radios, ni
télévision. Ensuite parce que le déplacement vers Rome est long, fatigant (pas de
transport en commun...) et coûteux. Il nécessite surtout que le paysan abandonne
son exploitation, ce à quoi il répugne, et ce que certains travaux saisonniers
(moissons, vendanges, semailles) lui interdisent de toute façon durant des mois
entiers. Croit-on à l'heure actuelle que beaucoup de paysans auraient fait le
voyage à Paris si on avait requis leurs votes sur un sujet pourtant aussi polémique
que l'interruption volontaire de grossesse ? N'oublions pas non plus que le rôle de
l'électeur, dans le système romain est réduit au geste le plus élémentaire : le dépôt
de la tablette de vote dans l'urne. Il ne dispose pas de l'initiative de la loi, ni d'un
droit d'amendement... Ajoutons à tout cela que par suite de l'exode rural, les
campagnes se vident progressivement de leurs petits et moyens paysans libres, qui
sont remplacés par des cohortes d'esclaves, qui, elles, de toute façon ne votent
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 134
poids. Nous y reviendrons plus loin, mais gageons que les censeurs – responsables
des inscriptions électorales – ont dû fermer souvent les yeux sur ce genre
d'irrégularités.
Ajoutons enfin que la ville elle-même n'est pas coupée de tous contacts avec le
monde rural. Souvent la transition est insensible entre la cité et la campagne :
dans les Esquilies, quartier populaire situé à l'est de la ville, les maisons ont toutes
des jardinets bordés de murs, comparables à de petites exploitations maraîchères,
comme ce sera souvent le cas dans les villes du Moyen-Âge. De plus, toutes les
trois semaines se tient le marché (nundinae) : les paysans viennent à Rome vendre
leurs produits. C'est sans doute en partie grâce à eux que les idées de la Ville
finirent par gagner certains milieux ruraux. Grâce aussi aux notables ruraux : dans
la France de la fin du XIXe, les campagnes étaient tenues par les notables
(notaires, médecins, châtelains, etc.). Ceux-ci allaient régulièrement à la
préfecture de la région, parfois même à Paris, et en ramenaient des nouvelles
fraîches. Au temps des Romains, la bourgeoisie locale est très sollicitée par les
nobles pour les élections, car sa fortune la [p. 127] situe dans les premières classes
des comices centuriates. Après avoir fréquenté quelque temps les cercles
dirigeants et vécu les journées souvent agitées des consultations électorales, ces
notables repartent vers leurs petites villes de province. Eux aussi jouent un rôle de
lien entre ville et campagne.
La prééminence de la Ville sur la campagne, mais aussi les liens subtils
qu'entretiennent ruraux et citadins sont donc valorisés par toute une série
d'échanges, de relations personnelles, de découpages électoraux, où la carte des
circonscriptions joue un rôle moins déterminant qu'il ne pourrait y paraître de
prime abord. L'absentéisme des ruraux, quant à lui, contrebalance ce que conserve
d'excessif leur sur-représentation électorale. Mais pour les électeurs qui habitent
Rome et la minorité qui fait le voyage, comment et dans quels lieux se déroulent
concrètement les opérations électorales ?
vouloir les ignorer. Le problème est d'autant plus crucial dans les assemblées
politiques, où comptent avant tout le geste et la parole, la liberté de mouvement
des orateurs et des intervenants, l'intérêt ou la lassitude des électeurs, la liberté qui
leur est donnée ou refusée de se regrouper. Si les termes de "droite" et de
"gauche" ont la portée que l'on sait dans notre langage politique, c'est parce que
modérés et extrémistes s'étaient regroupés dans certaines parties de l'hémicycle
lors des premières assemblées révolutionnaires. Nous avons déjà vu par ailleurs 1
que si les dirigeants romains tiennent tant à ce que les électeurs ne puissent
s'asseoir, ils ont pour cela de bonnes raisons.
Commençons par les assemblées populaires proprement dites, c'est-à-dire les
comices 2 .
Le Comitium, où se tiennent les comices curiates et tributes jusqu'aux années
150, est un espace fermé, pourvu d'un escalier menant au bâtiment distant de
quelques dizaines de mètres où se réunit le Sénat, la Curie. Cette proximité
symbolise l'union officiellement proclamée entre le peuple romain et ses
dirigeants : senatus populusque romanus. La tribune sur laquelle siège le
magistrat présidant les séances est construite de telle façon qu'il n'ait qu'à se
retourner pour faire face soit au Forum, soit au Comitium. C'est dans le Forum
que se réunit l'assemblée préliminaire (contio) ouverte aux femmes, escla-[p. 128]
ves, et non-citoyens ; et au Comitium que les seuls citoyens votent. L'urne
électorale est disposée sur la tribune, donc en contre-haut par rapport aux
électeurs. Pour leur permettre d'y accéder, des passerelles (pontes) posées depuis
le niveau du sol montent en pente douce vers la tribune. Pour éviter les fraudes et
les votes multiples, le votant redescend par un autre chemin (des escaliers) qui
l'isole de ceux qui doivent encore voter. Nous verrons que sur ces passerelles se
juchent souvent des hommes de main qui intimident l'électeur juste avant qu'il ne
vote.
Mais en 145, la surpopulation urbaine commence à se faire sentir : l'espace
clos du Comitium devenu trop petit, on vote maintenant dans le Forum, ce qui
accroît les occasions d'intimidation des votants et les possibilités de fraude. Au
premier siècle av. J.-C., les comices doivent quitter le centre de la ville.
Jusqu'alors en effet, les différentes tribus votaient les unes après les autres.
L'augmentation du nombre des votants dans les tribus urbaines, l'inflation du
corps civique pris dans son ensemble (394 336 citoyens en 115 av. J.-C., 910 000
en 70...) expliquent que pour éviter une perte de temps considérable, on décide de
faire voter les 35 tribus simultanément. Encore faut-il trouver la place nécessaire
pour rassembler les électeurs. On choisit le Champ de Mars, où se tenaient de tous
temps les comices centuriates, pour des motifs religieux et militaires que nous
avons déjà signalés. Malgré tout, les opérations de vote continuent à exiger
beaucoup de temps, et les politiciens profitent de ces longues attentes pour tenter
de séduire in extremis les électeurs, déjà en proie à des pressions diverses. On voit
1
Cf. supra, p. 84-86.
2
Cf. L. ROSS TAYLOR, op. cit. (Roman Voting Assemblies ...). 107-113.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 137
1
Cf. supra, p. 85.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 138
théoriquement le droit d'y assister. L'ensemble de ces détails concrets réduit donc
à peu de chose les fameux "droits du peuple romain" dont nous parlent avec tant
d'emphase les textes anciens, rédigés il est vrai par les membres des cercles
dirigeants ou ceux qui en sont proches. Ce degré très réduit de participation
populaire est confirmé par le niveau de culture élevé que requiert la pratique du
système électoral dans les assemblées. Le citoyen doit être très habitué au
maniement de l'écrit : déclaration auprès des censeurs suivie d'une inscription sur
un registre, affichage des projets de loi et des noms des candidats ; nécessité
d'écrire sur les tablettes de vote dans un temps très bref, puisque c'est sur la
passerelle électorale qu'a lieu cette opération. À l'heure actuelle, certains jeunes
états n'en sont pas encore à ce stade : on distribue aux électeurs des bulletins de
couleurs différentes, ce qui permet bien des trucages (on sait qu'en Algérie, lors
du referendum sur l'autodétermination, les bulletins "oui" étaient verts, couleurs
de l'Islam...). Même dans l'Athènes démocratique de l'Antiquité, où environ 75%
(au IVe siècle av. J.-C.) des électeurs étaient alphabétisés, le citoyen a parfois des
difficultés : Plutarque rapporte qu'un paysan dut demander à Aristide d'écrire son
propre nom sur le tesson qui servait à voter les décisions d'ostracisme. Or, rien de
tel à Rome : au contraire, un silence étonnant, alors que les paysans récemment
installés dans la cité devraient être nombreux à avoir les mêmes problèmes. Ce [p.
130] silence ne s'explique que par le caractère minoritaire du groupe de ceux qui
vont vraiment aux comices : il ne s'agit là que d'une faible partie de la population,
celle qui sait lire et écrire. Une sorte d'électeurs professionnels. Système qui
comporte évidemment les avantages que l'on devine pour les dirigeants ce sont
eux qui filtrent les entrées.
Ces dirigeants, quant à eux, se réunissent au Sénat, qui siège dans la Curie.
L'importance de leur rôle politique exige que nous les soumettions eux aussi au
même type d'investigation.
COPAINS ET COQUINS
1
Sur cette coutume, cf. supra, p. 67.
2
Cf. P. VEYNE, "La famille et l'amour sous le Haut-Empire romain", dans Annales E.S.C.
(Paris, Armand Colin), I (janvier-février 1978), 36, 39-40.
3
HORACE, Satires, I, 6, 34-37.
4
Cf. P. VEYNE, op. cit., 36.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 140
devenir Auguste. L'enfant adopté ne rompt évidemment pas ses liens avec sa
famille d'origine : il appartient aux deux familles, est en quelque sorte l'instrument
de leur mariage.
D'autres indices mettent en lumière le caractère éminemment personnel de la
politique romaine. Qui dit alliances dit aussi moyens de liaisons. Or ceux-ci
appartiennent totalement à l'initiative privée : il n'y a sous la République ni
service postal, ni transports publics. Les hommes politiques ne doivent également
compter que sur eux-mêmes pour assurer leur protection : à part quelques
dérisoires appariteurs, aucune force de police n'existe. On se tromperait
complètement en qualifiant ces étranges inexistences de déficiences ou de
lacunes. Si de tels services n'existent pas, c'est tout simplement parce que le
système politique romain n'en a pas besoin... Articulé sur des relations
personnelles, c'est à partir de ces mêmes relations qu'il organise ses moyens
d'actions. Les hommes politiques ont des messagers personnels qui portent leur
correspondance, souvent des esclaves ou des affranchis. Lesquels sont organisés
en de véritables relais, quand il faut informer le magistrat en poste dans une
lointaine province de l'activité politique quotidienne de la capitale. D'où l'intérêt
d'avoir des relations – hôtes-amis-clients – dans le plus grand nombre de villes
possible. Quant à leur protection physique, les nobles l'assurent en recourant à des
milices privées pouvant atteindre plusieurs centaines d'hommes : on comprend
que la police n'existe pas, elle n'aurait été qu'un trouble-fête.
Mais la meilleure preuve du caractère personnel de la politique réside dans le
langage de ceux qui recherchent le pouvoir 1 . Il [p. 132] n'existe aucun mot latin
correspondant au terme de "parti politique". Il y a bien des partes, mais le terme
qualifie l'ensemble des partisans de personnalités importantes, non les membres
d'une organisation unie sur un programme. Quant à la factio, le mot est péjoratif
et désigne dans la bouche de ses adversaires l'aristocratie corrompue qui continue
à diriger l'état tout en ayant perdu le sens de sa mission. C'est ce que dit Cicéron,
quand la jalousie le pousse à faire le bon apôtre et critiquer la vieille noblesse
dont il aimerait tant faire partie : "... quand un certain nombre de gens, par la vertu
de l'argent, de la famille, ou de quelque autre avantage, a le contrôle de l'État, c'est
une factio, mais ils s'appellent eux-mêmes les excellents (optimates) 2 ".
Car, autre fait remarquable, ces groupes politiques reposent tellement plus sur
des hommes que sur leurs programmes que leurs membres éprouvent les plus
grandes difficultés à se donner un nom. Dans la France contemporaine, les partis
axés sur l'idéologie portent le nom de leur doctrine, ce qui est le cas du P.C. et du
P.S. Chez les Romains, les appellations – car il faut bien quand même en trouver
– sont vagues et sommaires. Les partisans du Sénat se décernent sans excès de
modestie le titre d"'excellents" (optimates), qualifient leurs adversaires de
populares, dans le sens péjoratif de "démagogues". Ces derniers leur dénient le
1
Cf. L. ROSS TAYLOR, La politique et les partis à Rome au temps de César (Paris, Maspéro,
1977), 35-73, et la préface d'E. DENIAUX, 16-19.
2
CICÉRON, La République, 3, 23.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 141
"Il faut encore, dans cette candidature, avoir le plus grand soin que
l'on attende beaucoup de ta politique et que l'on fonde sur toi de flatteuses
espérances (...) Tu garderas pour toi tes desseins politiques, laissant le
Sénat juger d'après ta conduite antérieure que tu seras un défenseur de son
autorité, les chevaliers romains, les gens de la bonne société et riches
attendre de toi, d'après ton passé, la défense de leur repos et de la tranquil-
[p. 133] lité publique, la masse, d'après le seul témoignage des discours
favorables au peuple que tu as prononcés dans les assemblées populaires
et devant les tribunaux, espérer que tu ne seras pas contraire à ses
intérêts 2 ".
rappelle à son frère que "... d'une façon générale, tous les propos qui forment
notre réputation d'homme public ont leur source dans notre entourage familier 1 ".
On parlera de notions si générales où tout le monde peut trouver son compte :
l'intérêt de la République, la nécessité d'observer les lois, etc. Parallèlement, en se
faisant accompagner d'une escorte de clients et d'obligés sur le Forum, on
montrera que ce ne sont pas de vains mots, et que l'on est effectivement un
personnage puissant et considéré... Un récent livre 2 a soutenu que notre temps
avait inventé dans le domaine des mœurs politiques "l'État-spectacle" dont les
divers "face-à-face" télévisés ont autant de rapports avec la véritable politique
qu’"Au théâtre ce soir" avec les pièces de Corneille... N'est-ce pas là être bien
injuste envers les Romains et une fois de plus, confondre passé et révolu ? Et si
"État-spectacle" il y a de nos jours, n'est-ce pas aussi parce que se développe
parallèlement un certain scepticisme envers les idéologies ? Si nous franchissons
l'Atlantique, nous verrons d'ailleurs que les élections primaires sont aux U.S.A.
étrangement semblables à celles qui se déroulaient à Rome. Ces groupes qui
soutiennent un candidat à l'investiture du parti parlent beaucoup plus de sa
personnalité que de son programme, et l'issue de l'élection dépend en grande
partie de l'efficacité des "amis" que se sont choisis les candidats.
Car les services remplacent les convictions, dans la mesure où jusqu'aux
Gracques, tous ceux qui ont ou approchent le pouvoir sont à peu près d'accord sur
l'essentiel : leurs conflits ne portent que sur l'attribution des postes. N'en faisons
pas pour autant des enfants en quête de hochets. Les honneurs les intéressent
beaucoup moins qu'ils ne le disent. S'ils cherchent à être consuls, censeurs, édiles,
ce n'est pas pour l'escorte de licteurs et les titres ronflants. Si la voiture avec le
drapeau national et l'escouade de motards fait partie des attraits de la fonction
ministérielle, ils n'en constituent cependant pas l'avantage [p. 134] essentiel... Ce
qu'ils guignent, derrière les magistratures, ce sont les possibilités d'enrichissement
offertes par l'étendue et la puissance de cette République devenue un Empire, c'est
la faculté de se livrer aux découpages électoraux qui les favoriseront, eux et leurs
amis. Il arrive à Cicéron de parler avec dédain de "l'éloge de portraits en cire
noircis", qui a permis à un de ses ennemis de se faire élire, ou de se moquer du
candidat vaincu qui demande stupidement : "Que vais-je dire aux portraits de mes
ancêtres ? 3 ". En réalité, il rit jaune... Car c'est par envie, qu'il caricature, lui,
parvenu de la politique, qui ne peut exhiber ces portraits d'ancêtres illustres, pour
la bonne raison qu'il n'en a pas. Mais il a en partie raison : la dignité de la fonction
est accessoire, l'essentiel, c'est ce qu'elle permet. Et comme il y a au fond très peu
de magistratures (environ une trentaine de places disponibles...) pour un si grand
empire, les luttes seront dures et nombreuses, même si elles restent
essentiellement d'ordre personnel.
1
Ibid., V, 16, 17.
2
Cf. R.G. SCHWARTZENBERG, L’État-spectacle (Paris, Flammarion, 1977).
3
CICÉRON, Pour Plancius, 51.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 143
"le premier point est qu'elle (la future Chambre des Communes)
devra être rectangulaire (...) L'assemblée de forme semi-circulaire permet
à chaque individu ou chaque groupe d'osciller à partir du centre, donnant à
ses effets des caractères aussi changeants que ceux du temps (...) Il est
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 144
Tout concourait donc à ce que les débats se passent au sein d'un monde clos,
entre "gens de qualité" comme on le dira plus tard dans la France de l'Ancien
Régime, ce qui correspond assez bien à l'expression optimates. Mais à la fin du
second siècle, ces mécanismes commencent à fonctionner de moins en moins
bien : la crise des Gracques n'a pas été un accident conjoncturel, elle doit être
tenue pour le signe d'une crise structurelle et séculaire.
Car l'urgence et l'ampleur des problèmes tels que l'exode rural, la
surpopulation urbaine, le chômage, donnent un caractère dérisoire à ces luttes de
clans dont l'ardeur polémique ne débouche que sur un renforcement de
l'immobilisme. Songeons que les élections n'aboutissent, chaque année, qu'à
modifier de 3% environ la composition du Sénat 2 ... Car le bon peuple, ou du
moins celui qu'on laisse entrer dans les comices [p. 136] et qu'on intimide ou
violente ensuite, joue le jeu, même si les cartes sont truquées. C'est le frère, le
cousin, le beau-père de tel ou tel consul qu'on élit, ou l'homme montant que
recommande un groupe de sénateurs bien connus... Ce jeu, du moins le joue-t-il
jusqu'à une certaine époque, tant que la crise est inexistante, ou, dans ses débuts,
ne se fait pas trop sentir. Mais à partir des années 140, on sent bien que le régime
oligarchique est incapable d'apporter une solution aux problèmes d'un type
nouveau qui se posent à lui. Car, plus que d'une crise, c'est d'une révolution qu'il
s'agit, et à cette époque, le choix est encore possible : s'orienter vers une
démocratie des institutions, ou en ne voulant rien céder, livrer la République à un
pouvoir autocratique. Car le mécontentement s'enfle, et les jeux électoraux des
oligarques ne peuvent l'apaiser. Le facteur personnel continue à dominer la vie
politique, mais il prend une tout autre forme. Les sénateurs et leurs satellites
continuent certes à utiliser leurs clientèles et conclure le type d'alliances
1
Cf. L. ROSS TAYLOR, "Seating Space in the Roman Senate and the Senatores Pedarii",
dans : Proceeding of American Philological Association, 100 (1969), 529-582.
2
Cf. P. VEYNE, op. cit., 422.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 145
auxquelles ils sont habitués. Mais certains hommes politiques faussent le jeu. Ils
deviennent des populares. Le mot est difficile à traduire : démocrates, ils ne le
sont certes pas. Démagogues n'est pas parfait non plus, car le terme est péjoratif
(il ne viendrait à l'esprit de personne aujourd'hui d'adhérer à un parti qui
s'intitulerait officiellement "parti des démagogues" ...). Il ne s'agit pas non plus
vraiment d'un "parti" au sens moderne du terme : il n'y a pas d'organisation à
grande échelle, de comité électoral, de programme détaillé, de "projet global de
société". Tout au plus quelques revendications, dont certaines ne sont pas
nouvelles : la fin du règne sans partage de l'oligarchie sur les institutions, de
meilleures conditions de logement, une réforme agraire, le secret du vote... Ses
espoirs, la plèbe continue en effet plus à les confier à des hommes qu'à des
programmes. Mais il y a des faits nouveaux. Le prestige dont vont jouir certains
leaders populares (Marius, Pompée, César, etc.) est sans commune mesure avec
l'estime dont les électeurs entouraient jusqu'alors ceux qu'ils élisaient, et dont ils
sentaient bien qu'ils n'étaient pas de leur monde. De la dévotion à la politesse, il y
a une grande marge... Quand un paysan français, il y a seulement quelques
décennies, s'adressait au propriétaire des terres sur lesquelles il travaillait en lui
disant "Notre Maître", on peut être sûr qu'il le respectait, mais ne lui était pas
attaché de la même manière que les grognards de Napoléon au "petit tondu". La
différence est du même ordre entre l'électeur du parti sénatorial et celui des
populares, même si tous deux appartiennent au peuple. C'est pourquoi Cicéron, si
attaché aux traditions et aux privilèges de l'élite, parle avec dédain de ces
populares : "Ceux qui, dans leurs actes et dans leurs paroles, voulaient être
agréables à la masse, étaient tenus pour populares... 1 ". Le fait nouveau se situe
bien là où le dit Cicéron. Pour plaire au peuple, ces nouveaux hommes politiques
ne font pas comme les anciens : ils ne se targuent plus de leurs longues lignées
d'ancêtres, du soutien dont ils jouissent dans l'establishment. Au contraire, ils
rejettent ces moyens d'action traditionnels, se glorifient d'être des [p. 137] self-
made-men, quitte à forcer un peu le trait. À leur auditoire populaire, ils promettent
les réformes souhaitées et la fin du règne des caciques du Sénat. C'est bien ainsi
que s'exprime Marius, l'un des plus connus des populares. Issu de la classe
équestre (il n'est donc pas "du peuple"), Caïus Marius est né en 158 av. J.-C. Très
bon soldat, il est à l'origine d'une nouvelle armée, formée de soldats de métier
issus de milieux pauvres, ce dont nous reparlerons plus tard. Marius tente de faire
de la politique en recourant aux moyens traditionnels : il se fait le client des
Metelli, famille influente à Rome. Mais Marius vise haut, c'est-à-dire le consulat,
magistrature à laquelle il est fort difficile à un non-noble de parvenir. Aussi les
Metelli ne l'autorisent-ils pas à se présenter aux élections. Humilié et furieux,
Marius choisit alors de rompre avec ses patrons, et avec la politique traditionnelle.
S'adressant au peuple lors d'une contio, il lance alors ces mots vengeurs :
1
CICÉRON, Pour Sestius, 96.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 146
"Ajoutez que si les autres (les notables) viennent à faiblir, leur vieille
noblesse, les hauts faits de leurs ancêtres, le crédit de leurs parents par le
sang ou par l'alliance, leurs nombreuses clientèles, tout cela vient à leur
aide ; moi, toutes mes espérances sont en moi-même, et je n'ai pour les
défendre que ma valeur et mon intégrité, car le reste ne compte pas 1 ".
Pour Salluste, populares et optimates sont donc à mettre dans le même sac :
tous se soucient en réalité fort peu du peuple, ce qu'ils veulent c'est le pouvoir.
Mais le fait nouveau, c'est qu'à partir de là les projets diffèrent. Pour les
optimates, il s'agit seulement de revenir aux saines traditions d'un gouvernement
aristocratique, où l'alternance au pouvoir ne concerne qu'un certain nombre de
personnalités jouant sur leur réputation, leurs alliances et leurs clientèles. En
revanche pour les leaders des populares, c'est bien d'une révolution qu'il s'agit,
mais sous la forme d'une monarchie populaire luttant contre les privilégiés de
l'ancien régime, et empruntant à la fois aux tyrannies grecques et aux monarchies
hellénistiques. Salluste a raison : si chacun des grands chefs des populares
prétend prendre en charge les intérêts du peuple contre la noblesse sénatoriale,
c'est toujours dans le but d'instaurer et renforcer son pouvoir personnel : César a
ses mérites, qui ne sont pas ceux d'un Périclès. Car à aucun moment les grands
généraux du 1er siècle n'ont pensé à instaurer un régime démocratique : au
contraire, arrivé au pouvoir, César s'empresse de réduire presque totalement le
rôle des comices, guère mieux traités que le Sénat. [p. 138] Lui et ses
prédécesseurs savent mieux en effet que ces assemblées dégénérées et
impuissantes, ce que veut le peuple et ce dont il a besoin. Le peuple, ils le portent
en eux, et exercent le pouvoir en son nom. Plus tard, les monarques absolus
français ne s'exprimeront pas autrement.
Car il faut toujours que l'autorité, lorsqu'elle se concentre, se justifie : la
France connut le droit divin, l'Antiquité inventa les monarchies de droit populaire.
Les dictatures modernes sont du second type : plus l'exercice du pouvoir y est
solitaire, plus il est censé appartenir au peuple. Évidemment, nous sommes là aux
antipodes de la démocratie. C'est pourquoi les populares, s'ils ne sont pas des
1
SALLUSTE, La guerre contre Jugurtha, 85, 4.
2
SALLUSTE, Catilina, 38.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 147
conservateurs, n'ont rien non plus de démocrates : leur succès est justement dû à
la faillite du régime oligarchique, et au refus obstiné de ses membres de tout
élargissement du pouvoir. Toutefois, ce succès est aussi pour un temps celui de ce
que nous appellerons avec prudence le "parti populaire" : dans la mesure où il se
traduit par la réalisation de certaines des réformes désirées par le peuple, certains
de ses aspects peuvent être qualifiés de "démocratiques".
LES SUCCÈS
DU "PARTI POPULAIRE"
Les plus importants consistent dans le vote des lois dites "tabellaires", qui
instituent le suffrage secret. Leur adoption coïncide avec le début de la crise
urbaine, puisqu'elle s'inscrit entre 139 et 131. Désormais, les citoyens ne voteront
plus oralement. Ils ont à leur disposition une petite tablette en cire (tabella) sur
laquelle ils inscrivent le nom de leurs candidats lors des sessions électorales, et le
mot "oui" ou "non" lors des assemblées législatives. Le caractère démocratique de
ces lois est indéniable. Le vote oral rendait très aisé le contrôle des électeurs : il
suffisait de se tenir près d'eux, ou de payer des hommes de main pour le faire,
pour connaître le sens de leur suffrage. Le caractère public du suffrage était
d'ailleurs un des fondements des relations de clientèle, car il permettait au patron
de s'assurer que son client suivait ses consignes de vote. Avec le vote écrit, le
suffrage devient en principe secret. La réaction des milieux dirigeants prouve bien
qu'il s'agit là d'une victoire du parti populaire. Cicéron regrette le vote oral : pour
lui, "... rien ne fut meilleur en matière de suffrages que la voix... 1 " la tablette de
cire permet aux électeurs de cacher aux gens de bien le sens de leurs suffrages, et
ainsi de "mal voter" (vitiosum suffragium), cette loi a décidément sapé l'autorité
des optimates. C'est pourquoi Cicéron se propose d'y remédier. Non pas en
l'abrogeant, car la mesure serait impopulaire. Mais en la vidant de son contenu. Le
peuple romain n'a qu'une liberté, celle d'obéir aux gens de bien, car eux seuls sont
indépendants et compétents. Si le peuple veut garder sa tablette comme un enfant
son hochet, eh bien, qu'on la lui laisse, pourvu qu'avant de la mettre dans l'urne il
la fasse lire par les dirigeants et leurs comparses... Je n'exagère pas, ce sont là les
mots mêmes de Cicéron :
[p. 139]
1
CICÉRON, Les Lois, III, 15-18 (33).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 148
client. Il est donc anormal qu'il le fasse payer. Mais ici encore, les rigueurs de la
[p. 140] seconde guerre punique expliquent que les patrons aient été de plus en
plus nombreux à faire des entorses à celles des traditions qui les gênaient, et à
faire payer chèrement leur intervention. À en croire Cicéron, cette lex Cincia est
elle aussi accueillie avec des grincements de dents par l'aristocratie 1 .
Ces diverses lois contraignent les puissants à modérer pour un temps leur
rapacité. Il est vrai que la victoire prochaine de Rome doit donner à leur appétit de
richesse les moyens de s’exercer sur une tout autre échelle. Les gains réalisés sur
les territoires conquis excèdent largement les tributs perçus sur une plèbe urbaine
désargentée.
Temporairement bridée à ce niveau, l'oligarchie en revanche tient bon devant
tous les projets de réforme agraire et les propositions de lois frumentaires
déposées postérieurement aux Gracques. Ces diverses mesures qui s'échelonnent
au cours de la première décennie du 1er siècle visent la réduction du prix des
distributions de blé et le partage des territoires conquis. Toutes sont rapidement
abrogées par le Sénat, et seule la loi de C. Gracchus fait figure de rescapée...
L'oligarchie s'emploie enfin à prévenir un danger de plus en plus préoccupant,
celui qui résulte de l'augmentation du nombre des affranchis. Car ces anciens
esclaves peuvent maintenant voter, et leur appui à l'oligarchie est fort improbable.
La minorité d'entre eux parvenue à un certain degré de richesse possède beaucoup
plus d'affinités avec les milieux d'affaires qu'avec la vieille aristocratie foncière.
Quant aux autres, leurs conditions de vie difficile les rapprochent de la plèbe
urbaine. Certains textes laissent entendre assez nettement que les opposants à
l'oligarchie, nobles "éclairés" tel Scipion, ou les publicains, utilisent les services
des affranchis. (Ainsi de l'élection à la censure 2 , en 142, de Scipion Émilien,
petit-fils du vainqueur d'Hannibal 3 ).
Or l'oligarchie a déjà assez à faire avec la plèbe urbaine pour ne pas
s'embarrasser de surcroît de ces derniers. Mais les affranchis réussissent plusieurs
fois à se faire inscrire dans les tribus rurales, ce qui augmente leur pouvoir de
vote. Des mesures draconiennes s'imposent. Comme l'écrit Tite-Live, il faut "...
couper dans sa racine un mal sans cesse renaissant 4 ". Le mérite en revient aux
censeurs de 169. Tibérius Sempronius Gracchus (le père des Gracques) veut
purement et simplement priver les affranchis du droit de vote. Son collègue, C.
Claudius Pulcher trouve ce projet un peu excessif 5 , et T.S. Gracchus finit par se
ranger à l'avis de son collègue. Un remède très simple et maintes fois éprouvé au
sujet de la plèbe permet de dénouer la situation sans prendre de mesures trop
scandaleuses : il suffit d'obliger tous les affranchis à s'inscrire dans les quatre
tribus urbaines. Le poids de leurs suffrages, quel que soit leur nombre, devient
1
CICÉRON, De l'orateur, II, 71, 286.
2
PLUTARQUE, Praec. ger. reip., XIV, 12 (810 B).
3
PLUTARQUE, Scipion Émilien, XXXVIII, 2-6
4
TITE-LIVE, XLV, 14.
5
TITE-LIVE, XLV, 15, 3-7.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 150
dérisoire... Cicéron, qui vit à une époque où le nombre des affranchis est devenu
beaucoup plus important qu'au début du second siècle, prodigue d'ailleurs ses
louanges au père des Gracques, et témoigne de la gravité du péril qu'il sut
conjurer 1 .
[p. 141]
Maigres succès, en fin de compte, que ceux du "parti populaire", serait-on
tenté de conclure. Il est vrai que la seule réforme d'importance qui demeure est
celle du vote secret. Encore allons-nous voir que, dans la pratique, ce secret est
largement violé. Par ailleurs, de plus en plus le pouvoir sera dans la rue, non
dans les urnes. Mais au niveau du jeu des forces politiques, une évolution
considérable s'est produite dans les dernières décennies du second siècle :
l'oligarchie, au tournant des années 100, est sur le point d'en perdre le contrôle.
Car les règles traditionnelles de ce jeu sont contestées : s'appuyant sur le
mécontentement populaire qu'ils utilisent à des fins personnelles, une nouvelle
génération de généraux et d'hommes politiques se lève, dont les membres aspirent
au pouvoir absolu. César et Octave en jetteront les bases un demi-siècle plus tard.
Comme nous l'avons vu, l'oligarchie ne reste pas inactive devant ces graves
menaces de déstabilisation de son pouvoir. De toutes ses forces, et avec
l'ingéniosité qu'on lui connaît, elle tentera de les maîtriser. Elle ne pourra modifier
l'issue fatale, car il ne s'agit pas seulement d'une crise : le monde a changé, et elle
ne le reconnaît plus. Mais elle saura un temps conjurer le péril. Son acharnement à
défendre ses privilèges et sa conception du pouvoir lui permettront de gagner un
siècle. C'est pourquoi le second siècle est celui de l'apogée du système
clientélaire.
La montée des candidats au pouvoir personnel n'aurait sans doute pas pu
s'accomplir si ceux-ci n'avaient joué contre l'oligarchie du poids des masses
urbaines auprès desquelles ils recherchaient la popularité en prétendant s'en faire
les champions. C'est pourquoi l'oligarchie va utiliser les liens de clientèle pour
brider l'activisme politique de la plèbe urbaine, source et condition du pouvoir.
Étendre ses réseaux de dépendants au sein des masses urbaines constituera donc
son premier but. Mais il en est un autre, parallèle. Car la plèbe urbaine n'est pas
seule à la menacer : les milieux d'affaires, eux aussi, contribuent par leur action à
saper les bases de son pouvoir. L'aristocratie s'attachera donc également à les
noyauter, en y multipliant le nombre de ses affidés. On peut donc légitimement
parler d'une offensive clientélaire.
1
CICÉRON, De l'orateur, I, 9, 38.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 151
L'OFFENSIVE CLIENTÉLAIRE
Commençons par les clients riches. Un texte de Plaute les fait sortir de
l'ombre. Menaechme, l'un des personnages qu'il met en scène au début du second
siècle, est le fils d'un marchand sicilien, et vit à Epidamne, petite ville proche de
l'actuelle Brindisi. Ses affaires sont prospères, puisqu'il peut affréter un bateau
tout entier pour le transport de ses marchandises. Il possède par ailleurs "...
esclaves, mobilier, terres, maison 1 ". Bref, un grand bourgeois. C'est d'ailleurs
seulement d'un homme important que peut émaner le discours que nous rapporte
Plaute. Menaechme s'y lamente sur la perte de temps et d'énergie que lui font
éprouver ses clients à l'occasion d'un [p. 142] mauvais procès ∗ .
1
PLAUTE, Les Menaechmes, II 59.
∗
Nous mettons en romaines les passages les plus importants de sa diatribe.
2
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 152
À croire Menaechme, le rôle de patron n'est vraiment pas une sinécure ! Pour
notre homme, il existe deux sortes de clients. Les pauvres, guère prisés, mais dont
l'existence montre qu'ils demeurent nécessaires, et les riches, objets des soins et
convoitises des patrons. Dans les deux cas, ces derniers sont obnubilés par l'idée
d’"... augmenter sans cesse le nombre de leurs clients" (nous avons vu dans le
chapitre précédent quelles étaient les raisons de cette attitude). Les clients riches
offrent un certain nombre d'avantages, même si Menaechme est excédé de devoir
plaider leurs mauvais dossiers : leur fortune permet d'escompter les cadeaux et
honoraires importants que diverses lois ont essayé de supprimer 1 , leurs suffrages
sont utiles dans les comices centuriates. Il faut bien, en contre partie, les aider
dans leurs affaires, surtout lorsqu'elles sont comme ici litigieuses.
Mais ces clients riches ne constituent pas le gros des effectifs clientélaires,
puisque les riches ne sont qu'une minorité, face à une masse urbaine qui croît tout
au long du second siècle. Déracinés, bientôt chômeurs, mal logés, ceux qui
composent le gros de la population citadine doivent être nombreux à se laisser
tenter par les avantages du lien de clientèle 2 .
Quels sont-ils ?
[p. 143]
1
Cf. supra, p. 139.
2
SÉNÈQUE, Des bienfaits, VI, 34, 1-3 : ce texte semble témoigner indirectement de
l'affluence des indigents et quémandeurs dont il devient nécessaire à l'époque de Caïus
Gracchus de canaliser le flot par une véritable "étiquette".
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 153
lui qui invitait, non pas ceux qui le recevaient. Mais revenons à nos clients. Si
l'homme politique distribue ainsi à des électeurs dont les suffrages ne lui sont pas
a priori acquis les moyens de se nourrir par l'intermédiaire de banquets publics, a
fortiori le fera-t-il pour ses clients dont il utilise les services, afin de les conserver,
ou d'en gagner de nouveaux. Ces pratiques sont encore actuelles dans bon nombre
de pays en voie de développement. On a pu les observer, pratiquement inchangées
depuis l'Antiquité, lors des élections brésiliennes de 1958 : "À l'occasion des
élections, le candidat offre à sa clientèle des cadeaux en nature ou en espèces,
mais ce qui serait corruption dans une société évoluée n'est ici que l'effet légitime
des rapports de solidarité personnelle qui unissent le chef et sa clientèle : le chef
n'achète pas les voix : elles lui étaient acquises 1 ".
À côté de l'assistance économique se perpétue le devoir patronal le plus ancien :
l'assistance judiciaire, qu'illustre le cas de Menaechme, auquel il nous faut
revenir.
MENAECHME,
OU LES EMBARRAS D'UN PATRON
1
J. LAMBERT, Amérique Latine : structures sociales et institutions politiques (Paris, 1963),
211-213.
2
PLAUTE, Les Menaechmes, 571-598.
3
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le métier...), 446-455, 494-499.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 155
des sociétés secrètes des Bacchanales 1 , en 186. Ces juridictions jugent sans appel.
Or les juges sont pris parmi les sénateurs, jusqu'en 123 av. J.-C., année où Caïus
Gracchus y introduit les chevaliers. Les uns et les autres ont plus que tendance à
rendre une "justice de classe", blanchissant facilement ceux qui appartiennent à
leur milieu. Au dernier siècle de la République, certains exemples laissent
entrevoir une corruption presque systématique. Ainsi en 76, Hortensius, un ténor
du barreau, fait distribuer aux juges qu'il a achetés des bulletins de vote de
couleurs différentes afin de pouvoir contrôler s'ils ont respecté le "marché"...
Point n'est besoin, dans ces conditions, d'insister sur la nécessité pratique de se
présenter devant ces juridictions assisté d'un patron efficace, sénateur ou chevalier
suivant les époques.
Le cas des procès privés est encore plus intéressant. Ce type de procès est le
plus répandu, et concerne les grandes matières du droit civil : droit des personnes,
patrimoine, créances, obligations, etc. À Rome, le procès civil se déroule suivant
un schéma qui peut nous surprendre. Dans une première phase dite "de
détermination du droit" (in iure), les parties se présentent devant un magistrat et
exposent leurs prétentions. Le magistrat situe leurs demandes dans la matière
juridique à laquelle elles se réfèrent, détermine le type de procédure suivant
laquelle l'affaire va être jugée, et au terme de ce processus, donne une "action"
aux parties, c'est-à-dire leur permet de se présenter devant un juge qu'il va
nommer. Déjà à ce niveau, le risque d'arbitraire existe : le magistrat est libre de
décider d'accorder tel ou tel type d'action, peut-être même de refuser de donner
suite au procès. De toute façon, ce personnage, par sa fonction et les règles
d'accès qui la caractérisent, appartient toujours aux milieux dirigeants. Les risques
ne disparaissent pas lors de la seconde phase de l'instance, dite "devant le juge"
(apud iudicem). Le juge est choisi par le magistrat sur une liste de citoyens. C'est
un vir bonus, un "homme de bien". C'est-à-dire un homme estimé, connu... et
riche. Ces qualités sont nécessaires pour qu'il rende une bonne justice. Sans doute
tous ne sont-ils pas corrompus ou de parti-pris. Mais il faut bien convenir que le
portrait que nous en trace C. Titius, un orateur populaire du début du second
siècle, est assez inquiétant.
Pour dépeindre ces hommes prodigues, allant ivres au Forum, afin d'y juger, et
rapportant leurs entretiens ordinaires, Titius s'exprime ainsi :
1
Cf. supra, p. 122-123.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 156
urine ; car ils ont toujours la vessie pleine, par suite de la quantité de vin
qu'ils boivent. Ils arrivent d'un air ennuyé dans le Comitium : ils ordonnent
de commencer à plaider, les parties exposent leur affaire, le juge réclame
les témoins, et va uriner ; au retour, il prétend avoir tout entendu, et
demande les dépositions écrites, il y jette les yeux, mais à peine peut-il
tenir les paupières soulevées, tant il est accablé par le vin. En allant
délibérer, voici quels sont ses propos : qu'ai-je affaire de ces sottises ? Que
ne buvons-nous plutôt du vin grec, mêlé avec du miel ? Mangeons une
grive grasse, un bon poisson, un loup du pays, pêché entre les deux
ponts 1 ".
Le lecteur objectera que la charge est un peu grosse, et que ce portrait sent la
caricature... Gageons en effet que tous les juges n'étaient pas forcément avinés. Il
reste que leur impartialité est sujette à caution. Car dans la pratique, tous sont
recrutés dans l'ordre sénatorial (jusqu'à la fin du second siècle) ou parmi les
chevaliers 2 (durant le premier siècle). D'ailleurs à la fin de la République,
Cicéron estime toujours nécessaire de rappeler au juge ses devoirs... 3
Tout ceci concorde et prouve la nécessité pour le justiciable de jouir de la
protection et de l'assistance d'un patron, qui appartient, lui, au milieu d'hommes
puissants et fortunés dont font partie juges et magistrats. Ajoutons y que, comme
auparavant, la partie victorieuse ne peut réclamer l'appui de la force publique –
elle n'existe pas – pour exécuter la sentence, et doit compter sur ses propres
moyens, qui sont nuls si elle se trouve seule, opposée au membre d'une grande
famille.
Ce tableau assez désolant de la justice romaine laissera sceptique ou consterné
le lecteur habitué à entendre parler du droit romain comme d'un modèle presque
inimitable, en tous cas la source inspirée et supérieure de nos législations
modernes. Encore faut-il savoir quand s'est formé ce fameux droit... Les premiers
grands juristes (Manilius, Junius Brutus, Mucius Scaevola) n'apparaissent que
dans les dernières décennies du IIe siècle. Le premier grand traité de droit civil ne
date que des années 100 av. J.-C. Les très grands noms du droit romain (Papinien,
Paul, Ulpien, Modestin, Pomponien, Gaïus) vivent au milieu du IIe siècle et au
début du IIIe siècle après J.-C. Ce sont des professeurs de droit, qui élaborent des
règles juridiques très savantes. Mais dans la pratique on applique un droit plus
simple, qualifié de "vulgaire" (même à l'heure actuelle, il n'est que d'entrer dans
n'importe quelle salle de tribunal pour constater que le droit dont il est question
n'est pas tout à fait le même que celui mis en jeu par les controverses [p. 147]
doctrinales contenues dans les revues et ouvrages spécialisés, ou exposé dans les
amphithéâtres des facultés) .
1
MACROBE, Saturnales, 11, 12.
2
POLYBE, VI, 77.
3
CICÉRON, Pour Quinctius, I, 1-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 157
D'autre part, le droit n'est pas la justice : si parfaitement soit-elle énoncée, une
règle juridique n'en est pas pour autant correctement appliquée. Les Romains ont
beau dire "les engagements doivent être tenus " (pacta sunt servanda), cela ne
suffit pas à assurer qu'en pratique ils le soient. À cet égard, Rome semble avoir
toujours possédé une justice très largement au-dessous du niveau de son droit,
tout particulièrement durant la période républicaine.
Cet épisode mis en scène par Plaute nous montre donc combien l'activité
judiciaire du patron est un des services les plus importants que peuvent attendre
de lui ses clients. Un patron qui y faillirait perdrait certainement ses clients.
Parfois même, ses talents d'avocat lui permettent non seulement de maintenir,
mais d'étendre ses liens de clientèle.
LE BARREAU, LA CLIENTÈLE
ET LA POLITIQUE
1
CICÉRON, Brutus, XXV, 97.
2
PLAUTE, Asinaria, 870-872.
3
CICÉRON, La vieillesse, X, 32.
4
CF. supra.
5
PLUTARQUE, Marius, V, 4-5. Cf. E. DENIAUX, "Un problème de clientèle : Marius et les
Herennii", dans : Philologus, 117 (1973), 191.
6
Cf. supra, p. 142.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 158
Cicéron, dont la réputation n’est plus à faire, rapporte qu'aux IIIe et IIe siècles
plusieurs magistrats les plus hauts placés – notamment les grands pontifes ∗ –
utilisaient leurs connaissances juridiques pour étendre le cercle de leurs obligés 1 .
L'activité judiciaire s'intègre donc dans un ensemble de services demandés à
des personnages qui jouent exactement le rôle de ceux que nous appellerions des
notables (nous verrons d'ailleurs à la fin de ce livre que le milieu des notables est
très propice à la manifestation de liens clientélaires).
[p. 148]
Mais elle s'inscrit dans un contexte d'ordre politique. D'abord parce qu'en
échange de ces services, le patron attend de son client qu'il lui accorde ses
suffrages. Ensuite parce que ce que nous appelions tout à l'heure les procès
publics sont en réalité la plupart du temps des procès politiques. Quelques
explications s'imposent à ce sujet. Les chefs d'accusation les plus fréquents sont
les crimes commis contre le peuple : exactions dans les provinces, détournements
de fonds publics, trahison, corruption lors d'une élection à une magistrature,
violence ou meurtre. Il n'est nullement exceptionnel pour un homme politique de
devoir répondre de ses actes devant ces tribunaux d'exception : c'est plutôt le
contraire qui est fort rare. L'austère Caton lui-même doit s'y soumettre quarante-
quatre fois et est toujours acquitté. Ces procès concernent donc au premier chef
les membres de la classe dirigeante. Les accusés sont fréquemment des anciens
magistrats, les juges, des sénateurs ou des chevaliers, et les avocats comptent dans
leurs rangs les plus brillantes personnalités du barreau, souvent eux aussi hommes
politiques, comme Cicéron. À l'heure actuelle, la mise en cause d'un homme
politique devant une juridiction demeure exceptionnelle et cause de scandale. À
Rome, elle est courante, mais l'auditoire ne s'en lasse pas non plus : ces procès
font partie de l’"état-spectacle" romain. Ils constituent aussi la contrepartie d'une
vie politique réduite dans ses possibilités d'expression. Les plaidoiries des
orateurs remplacent les débats qui ne peuvent s'ouvrir aux comices ; même les
non-citoyens, les femmes et les esclaves peuvent y assister. Enfin c'est un des très
rares moments où la responsabilité d'un magistrat pour les actes qu'il a accomplis
durant son temps de fonction peut être mise en œuvre autrement que de façon
théorique. Les juridictions dont nous parlons n'ont donc rien à voir avec notre
Cour de Sûreté de l'État : leur existence et leur activité s'explique par la forme
particulière du système de gouvernement romain.
Politiques, ces procès sont donc aussi un spectacle. Chaque magistrat est libre
d'ériger son tribunal où il veut dans l'enceinte du Comitium et du Forum 2 .
Conformément aux vieux principes, c'est d'une installation rudimentaire et
provisoire qu'il s'agit. Une estrade de bois dressée en plein air où prennent place le
∗
Ce n'est qu'à la fin de la République que se rompent les liens entre les juristes et les collèges
de prêtres.
1
CICÉRON, L'orateur, III, 33, 133-134.
2
Cf. supra, p. 84-85.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 159
magistrat, ses assesseurs, scribes et huissiers ; puis des bancs où s'assoient les
jurés, et de chaque côté du tribunal d'autres bancs pour la défense, l'accusation, les
témoins. Le public se tient debout, ce qui lui permet de circuler d'un tribunal à
l'autre, car les jours d'affluence, une dizaine de juridictions peuvent fonctionner en
même temps. Remarquons bien la parenté évidente, au niveau de l'agencement et
de la nature des installations, qui existe entre ces tribunaux et les jeux de
gladiateurs qu'on donne sur ce même forum... 1 Car il s'agit bien d'un spectacle.
Les accusés portent le deuil et sont entourés de leur famille, amis et clients.
Quand Cicéron termine son plaidoyer pour un de ses clients, c'est vraiment sur la
corde sensible qu'il joue en suppliant les juges de ne pas rester insensibles à
l'affliction du fils de l'accusé 2 .
[p. 149]
Nous sommes réellement au théâtre. Les magistrats et les juges, qui sont
souvent de très importants personnages, arrivent eux aussi soutenus par leur
public. Les avocats ont leur claque et leurs inconditionnels. On appelle le cercle
qui les entoure lorsqu'ils plaident la "couronne" (corona) ... Tels des divas, la
parole leur manque si cette couronne se restreint : Cicéron nous le dit du moins de
Brutus 3 . C'est bien plus du public que des jurés qu'ils s'occupent.
Ces procès à grand spectacle dont rêveraient nos chroniqueurs judiciaires sont
un point de passage quasi obligatoire pour ceux que tentent les carrières
politiques. Les jeunes nobles d'abord, qui font leurs premières armes en essayant
de provoquer la chute d'un homme politique célèbre, adversaire de leur clan. Ils se
font ainsi connaître du peuple et des milieux dirigeants 4 : bien des jeunes gens
commencent leur carrière politique en dirigeant une accusation vers l'âge de vingt
ans 5 .
On voit par là combien sont étroits les liens entre l'activité judiciaire et la
compétition politique. L'orateur victorieux devient populaire. Il augmente aussi
son crédit personnel, ce qui est fondamental dans un système politique où tout
repose sur la personnalité des hommes politiques. Il peut en effet espérer attirer à
lui de nombreux clients, qui ont constaté son talent, et misent sur lui. Il peut aussi
s'être fait remarquer par des hommes puissants, vieux routiers de la politique, et
bénéficier de leur patronage.
Ce genre d'exercice oratoire est encore plus important pour les parvenus de la
politique, ceux qui n'appartiennent pas de naissance 6 aux cercles dirigeants, et
pour lesquels tout reste à faire 7 .
1
Ibid.
2
CICÉRON, Pour Flaccus, 106.
3
CICÉRON, Brutus, 192.
4
POLYBE, XXXI, 29, 8-10
5
POLYBE, XXXI, 23-11.
6
TITE-LIVE, XXII, 26, 2-4.
7
CICÉRON, L'orateur, III, 33, 1351.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 160
Mais pour certains, l'utilité des liens de clientèle peut se situer à un autre
niveau : celui du service politique proprement dit, le patron servant d'appui
efficace dans la course aux magistratures supérieures. Plus le poste convoité est
élevé, plus il faut bénéficier de recommandations de poids émanant de
personnalités importantes. Répétons-le, la part du prestige personnel et des appuis
est déterminante.
LA CLIENTÈLE
DANS LA COURSE AU POUVOIR
Nous savons que n'entrent pas seulement dans les liens clientélaires de
pauvres hères en quête de leur pain quotidien. Ceux qui ne possèdent pas de
naissance un grand nom et des appuis sûrs doivent y recourir : être client n'est pas
un titre, mais peut constituer un tremplin politique, à condition de bien choisir son
patron. Disons que les rapports de clientèle jouent alors le rôle tenu aujourd'hui
par la propagande électorale et ses divers supports publicitaires.
Tel est par exemple le cas de Marius. Avant de devenir un des chefs de file du
parti populaire et de rompre avec les règles du jeu traditionnel, il suit les filières
classiques. En 119, son patron Caecilius Metellus est élu consul. Il fait aussitôt
élire son protégé au tribunat de la plèbe, conformément à la tactique [p. 150] bien
connue chère aux patriciens, qui consistait à disposer d'hommes sûrs parmi les
tribuns de la plèbe 1 .
Mais contre toute attente, la situation va se gâter rapidement entre Marius et
son patron. Marius en effet se met en tête de faire respecter les lois qui avaient
institué le secret du vote. Ce secret n'était guère respecté. Les hommes de main
des nobles montaient sur les passerelles conduisant les votants de l'enclos
électoral à la tribune où se trouvait l'urne, et contrôlaient leurs tablettes de vote.
Aussi Marius propose-t-il une loi ordonnant le rétrécissement de ces passerelles,
de façon à ce que seul l'électeur puisse s'y tenir, et ne soit influencé par personne.
Naturellement, le consul Cotta, collègue de Metellus, s'oppose au projet de
Marius, qui n'hésite pas... et le fait mettre en prison, afin de pouvoir faire voter sa
loi. Cette conduite scandaleuse conduit à la rupture des liens qui l'unissent à
Metellus 2 .
Mais Marius va payer cher ses velléités d'indépendance. Car la suite des
événements montre a contrario combien la protection d'un patron est utile dans la
vie politique. Marius est battu deux fois de suite aux élections à l'édilité, et en
1
"Il (Marius) obtint le tribunat grâce à l'appui de Caecilius Metellus, à la famille de qui il était
attaché depuis toujours, comme ses ancêtres" (PLUTARQUE, Marius, IV, 1.).
2
Ibid., 4, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 161
116, trois ans après la rupture avec son patron, il est accusé devant les tribunaux
d'avoir pratiqué la corruption électorale lors de son élection à la préture. Nous
apprenons à l'occasion de son procès que les liens de clientèle se dissolvent à
partir du moment où le client est nommé à une magistrature supérieure 1 .
Les travaux des historiens confirment ces dires 2 : à une exception près, l'étude
de l'usage que font les textes du mot cliens permet de constater que ce terme
n'était pas employé sous la République pour qualifier un magistrat qui avait
exercé la préture. Inversement, le magistrat qui n'est pas parvenu à ce degré n'est
pas dégagé des liens de clientèle dans lesquels il peut éventuellement se trouver.
Cette précision est importante, car elle permet de mesurer la promotion qu'un
homme politique est en droit d'attendre de la clientèle. Pour mieux le saisir, nous
pouvons tenter une comparaison avec les carrières politiques actuelles. Les postes
auxquels l'influence d'un patron peut conduire correspondraient à peu près à ce
que sont pour nous les secrétariats d'État et les portefeuilles ministériels mineurs :
anciens combattants, affaires culturelles, etc. Au-delà commencent les fonctions
de tout premier plan. Celui qui y est candidat doit avoir atteint une envergure
suffisante pour ne plus se reposer sur les relations de supérieur à inférieur que
sont les rapports de clientèle. Les patrons sont alors remplacés par les "amis", ce
qui est tout différent : on traite avec des amis sur le pied d'une relative égalité, on
conclut des alliances, qui ne sont point définitives, et n'entraînent pas la sujétion.
En politique, s'affranchir des liens de clientèle, c'est devenir adulte. Mais sans
eux, il est bien difficile d'atteindre au point où l'on devient capable de voler de ses
propres ailes, et d'avoir soi-même ses propres clients...
On voit donc que la relation de clientèle offre un champ très [p. 151] large
d'avantages pour celui qui décide d'y entrer : depuis l'humble nourriture
quotidienne jusqu'au seuil des premières charges de l'État. Il n'est point étonnant
qu'y correspondent un certain nombre d'obligations vis-à-vis des patrons.
Comme les clients, les patrons peuvent attendre de ces liens la satisfaction de
certains intérêts d'ordre économique ou judiciaire. A priori, cela peut nous
surprendre, car la puissance et la richesse ne sont-elles pas du côté du patron ?
Force est de constater que même si ces avantages demeurent relativement
accessoires, ils existent néanmoins. Nous avons vu qu'à la fin du IIIe siècle,
plusieurs lois interviennent pour limiter ou supprimer les sommes d'argent ou les
"cadeaux" que les patrons exigeaient de leurs clients 3 . Nous avons aussi quelques
1
Ibid., 5, 8-9.
2
Cf. E. DENIAUX, op. cit., 1897.
3
Cf. supra, p. 139.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 162
exemples de situation où les clients, comme ceux de Scipion en 187, aident leur
patron à réunir le montant des amendes auxquelles le tribunal les a condamnés.
Dans le domaine judiciaire, nous savons par ailleurs que les clients doivent
s'abstenir de porter témoignage contre leurs patrons ou de les accuser, ce qui est
bien la moindre des choses.
Ce n'est évidemment pas là que l'essentiel se situe. Ce que le patron attend
avant tout de son client, ce sont des services d'ordre politique, de nature et de
niveaux très variés. Car il est évident qu'on ne peut demander la même chose à un
pauvre plébéien ou à ceux que nous nommerons des bourgeois.
Dans ce système politique romain où l'apparence compte tant, il n'est pas rare,
dès le second siècle, de voir les clients utilisés à titre purement psychologique,
nous dirons comme "poudre aux yeux". L'homme politique engagé dans une
affaire délicate, ou dont l'honnêteté est mise en cause, va les appeler à sa
rescousse pour que leur nombre impressionne le bon peuple, et aussi ses
adversaires. Le procédé sera habituel à l'époque de Cicéron. Mais nous voyons
déjà Scipion l'Africain l'employer. Le vainqueur de Zama doit faire face à une
accusation de vénalité portée contre lui à l'initiative de la fraction conservatrice du
Sénat, inquiète du trop grand prestige dont jouissait Scipion après qu'il eût écrasé
Hannibal. Or, que fait Scipion au moment où il va devoir se défendre devant
l’assemblée :
parlé 1 Plaute doivent bénéficier d'un classement avantageux. C'est aussi le cas de
la minorité d'affranchis parvenus à une certaine aisance : jusqu'à la réforme de
169 qui les contraint à tous s'inscrire dans les tribus urbaines, ceux qui possèdent
une propriété foncière ont pu s'inscrire dans une tribu rurale.
Mais c'est surtout dans les assemblées tributes que les clients sont utiles.
D'abord parce que les clients pauvres sont les plus nombreux : ils ne servent donc
guère dans les comices centuriates, où les suffrages des riches sont surévalués.
Ensuite parce que les comices tributes sont de plus en plus dominés par des
intérêts urbains (nous avons déjà mesuré le poids de la Ville sur la campagne 2 ),
ce qui fait le jeu de la noblesse qui les contrôle de mieux en mieux en y étendant
ses clientèles. Il existe à vrai dire d'autres moyens que la clientèle pour peser sur
ces assemblées, qui annoncent l'influence déterminante qu'auront au siècle suivant
les grands chefs militaires sur le déroulement de la vie politique. Des signes
certains montrent que les généraux peuvent jouer de l'influence de leurs soldats
démobilisés au sein des comices, et en vertu de la solidarité née sur les champs de
bataille, s'estimer en droit de leur dicter leurs votes. Ce qui, semble-t-il, ne va pas
automatiquement de soi pour les soldats lorsqu'ils n'ont pas gardé un très bon
souvenir de leur général. Un exemple concret nous permet de bien saisir la portée
du principe... et ses limites. En 167, Paul Émile entend faire voter par les comices
la loi qui va lui décerner le triomphe, consécration honorifique d'une victoire
militaire, qui ajoute au prestige de l'homme politique à cette époque où carrières
politiques et militaires sont extrêmement liées. Paul Émile n'est pas en
l'occurrence présomptueux : sa campagne de Macédoine vaut bien cela. Mais il a
fait régner dans ses légions une dure discipline, et il n'y dispose pas que
d'électeurs bienveillants. Parmi les mécontents, un tribun de la seconde légion,
Ser. Sulpicius Galba n'hésite pas à s'opposer à son ancien commandant en chef et
à haranguer en ce sens les comices :
[p. 153]
Impressionnés, les premiers électeurs commencent à voter contre le triomphe.
Les grands personnages se mettent alors à sermonner les tribuns pour qu'ils se
montrent plus coopératifs. Et surtout Paul Émile, furieux, tance vigoureusement
ses soldats, venus en si grand nombre voter dans la cour du Capitole qu’aucun
1
Cf. supra, p. 142.
2
Cf. supra, p. 110 sq.
3
TITE-LIVE, XLV, 35, 8-9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 164
autre électeur ne peut y pénétrer : tout est donc entre leurs mains. Aussi Paul
Émile ne lésine-t-il pas sur les moyens :
∗
Nous sommes encore à l'époque du suffrage oral.
∗∗
Admirons l'euphémisme...
1
Ibid., 39-20.
2
Cf. infra, p. 167.
3
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 165
A B C D
Quels sont donc ces procédés qui font que l'institution du suffrage écrit n'a pas
pour corollaire celle du vote secret ? Pour le comprendre, nous devons essayer de
nous représenter au mieux la façon dont se déroulent les opérations de vote.
Les données dont nous disposons sont à vrai dire fort maigres. Une pièce de
monnaie de la fin du IIe siècle (le denier de Licinius Nerva) nous fournit une
micro-image, qui ne prétend sans doute pas rendre compte de l'opération de vote
avec toute l'exactitude voulue. Nous sommes cependant forcés de nous en
contenter, aidés par quelques textes. Ce dernier nous montre trois personnages
représentés schématiquement par le croquis ci-dessous :
[p. 155]
Le déroulement des opérations, qui apparaît uniquement ici sous sa forme
spatiale, correspond en réalité à une succession chronologique. A est un votant qui
s'engage sur la passerelle le conduisant de l'enclos électoral où sont regroupés
tous les électeurs jusqu'à l'urne où il déposera sa tablette de vote. Parvenu au
milieu de la passerelle, il reçoit cette tablette de B, qui est un personnage situé en
contrebas, au niveau du sol, ce qui oblige à se pencher. Il s'agit là d'une précaution
destinée à éviter les fraudes. B est un "gardien" (custos), sorte de scrutateur dont
le rôle est de présenter sa tablette à chaque votant. Car si chacun disposait de son
bulletin avant de monter sur la passerelle, qui joue le rôle d'isoloir, il se trouverait
dans la foule des électeurs, et beaucoup plus vulnérable aux pressions : on
pourrait craindre qu'il n'exprime son suffrage sous la contrainte. Grâce à
l'intervention du custos notre votant ne rédige sa tablette qu'une fois sur la
passerelle. Après quoi, parvenu dans la position illustrée par le personnage C, il la
dépose dans l'urne posée sur l'estrade où siège le président de l'assemblée, entouré
de ses assesseurs. Cette description convient parfaitement aux assemblées
judiciaires ou législatives, où le votant n'a qu'à écrire "oui" ou "non" sur sa
tablette. Mais ce système est impraticable pour les comices électoraux, où il est
nécessaire d'écrire plusieurs noms sur la tablette. Ce qui prendrait trop de temps à
notre votant juché sur sa passerelle, et ne serait de toute façon guère commode. Il
faut bien dire que nous ne savons pas exactement comment les choses se passaient
dans ce type de consultations électorales. Supposer que le votant reçoit sa tablette
toute rédigée du custos serait aller à l'encontre de la logique du système tabellaire,
qui se proposait d'instituer le secret du vote. Dans l'incertitude à laquelle nous
contraint le silence des textes, nous sommes réduits à extrapoler. Nous possédons
le règlement électoral de la colonie de Heba (Tabula Hebana, la Table de Heba),
située en pays étrusque, au sud de Vetulonia. Il date de 19 ap. J.-C. D'après ce
document, le personnel du bureau électoral doit disposer à l'endroit où il est le
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 167
plus commode de les lire autant de tablettes que nécessaire où sont inscrits les
noms des candidats. L'électeur n'a qu'à choisir parmi ces tablettes celle qui
correspond au choix qu'il entend faire. Le secret du vote n'est évidemment guère
garanti dans un tel système, car les tablettes sont visiblement situées à un endroit
où tout le monde peut les lire, et donc connaître les noms inscrits sur celle choisie
par l'électeur, sauf à supposer que les bulletins portant le nom des candidats
étaient mélangés dans le tas mis à la disposition du votant. Nous ne savons pas si
l'on vote à Rome comme dans cette petite bourgade. Ce n'est toutefois pas
impossible, dans la mesure où la Table de Heba fait à diverses reprises référence
aux normes instituées par les consuls romains : on peut raisonnablement penser,
sans être en mesure de le prouver, que le règlement de Heba s'en inspirait.
De toute façon, les électeurs qui participent aux assemblées judiciaires et
législatives restent exposés à de nombreuses pressions.
[p. 156]
Un texte de Cicéron nous donne quelques détails sur les pratiques qui tournent
le secret du vote 1 .
Il fait nettement allusion aux divers moyens dont disposent les hommes
politiques pour faire connaître ce que les votants ont inscrit sur leurs tablettes :
coup d'œil jeté sur le bulletin de vote, questions posées aux électeurs sur leur
suffrage, interpellation. Ces pratiques semblent être devenues si courantes que le
suffrage écrit n'est plus secret, d'où le vote des lois auxquelles fait allusion
Cicéron qui s'efforcent de rendre sa cohérence au système tabellaire. Nous savons
aussi que Marius intervient contre ce dévoiement : la loi dont le vote lui vaut la
rupture avec ses patrons ordonne le rétrécissement des passerelles. En limitant
leur accès à une seule file de votants, Marius tente d'empêcher que des individus
se trouvent à côté des votants au moment où ils écrivent leurs suffrages, et tentent
de les solliciter ou de les intimider. Qui sont ces personnages susceptibles de
contrôler les bulletins de vote ? Cicéron parle des "gens de bien" et des
"personnages très puissants" (boni gravissimi cives 2 ). Ils n'ont sans doute rien à
voir avec les rabatteurs dont se servait Scipion 3 , et leurs méthodes doivent mettre
en jeu plus l'intimidation que la violence physique, laissée à la canaille 4 .
Il s'agit sans doute des nobles les plus en vue. La coutume est que chacun
d'entre eux doit avoir assez de crédit personnel pour disposer sans aide
supplémentaire des suffrages des membres de sa propre tribu. Ils sont simplement
aidés par un personnel d'élite, les curateurs et les diviseurs (curatores et divisores
tribuum) qui contrôlent la répartition des citoyens dans les classes censitaires des
tribus... et distribuent tout à fait officiellement les "cadeaux" faits par les hommes
politiques aux électeurs de leur tribu. Ces individus appartiennent eux aussi aux
1
CICÉRON, Les lois, III, 38-39.
2
CICÉRON, Les lois, III, 15, 33 ; 34 ; 39 ; 17, 38.
3
Cf. supra.
4
CICÉRON, Les lois, III, 17, 39.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 168
1
CICÉRON, La loi agraire, II, 70, 71.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 169
Or au même moment où notre bon apôtre fait patte douce aux comices, il écrit
aussi à son vieil ami Atticus, et lui dit textuellement (car il est sûr que là personne
ne l'écoute) qu'il est d'avis qu'il faut effectivement "vider cet égout de la ville
(sentinam urbis exhaurire) 1 ". Les mots sont rigoureusement les mêmes que ceux
qu'il dénonce au Forum... Celui qui se vante, en privé, de son "armée de riches 2 "
ne peut, il est vrai, éprouver que mépris pour la "misérable populace, à demi
affamée, qui assiste aux grandes assemblées et qui, tel un vampire, se nourrit du
sang du trésor ∗ 3 ". Comment pourrait-il être démocrate ? Ce que nous appelons le
"peuple" n'est pour lui que la populace, des "artisans et des boutiquiers et toute
racaille semblable 4 ". Les démocraties grecques n'ont-elles pas été minées par "la
licence et la liberté sans frein des assemblées" ? Cicéron condamne le fondement
même du régime démocratique, le principe majoritaire (seule une élite a le "sens
du peuple" et de ce qui lui convient) : "... la plus grande puissance ne doit pas être
aux mains du plus grand peuple 5 ".
[p. 158] Ne nous étonnons donc pas que le milieu dont Cicéron a constamment
fait effort pour forcer l'entrée n'hésite pas à violer délibérément les lois votées par
ce peuple qu'il affecte de chérir. Le détournement des lois tabellaires n'est que la
suite de la longue série de trucages des institutions dont dès l'époque royale leurs
ancêtres se montrèrent familiers. Les relations de clientèle sont elles aussi une de
leurs meilleures armes dans le combat presque toujours victorieux que les
dirigeants romains menèrent contre les tentatives de démocratisation de la vie
politique. Comme les étoiles qui meurent, elles brillent au second siècle d'un éclat
particulièrement vif, dernier défi d'une aristocratie entrée en agonie.
Le siècle de fer des Sylla, Pompée et César, est celui de ses ultimes
soubresauts face aux nouveaux seigneurs de la guerre.
1
CICÉRON, A Atticus, I, 19, 4.
2
Ibid.
∗
Allusion caricaturale aux distributions de nourriture à la plèbe.
3
Ibid., 16, 11.
4
CICÉRON, Pour Flaccus, 15-18.
5
CICÉRON, La République, I, 43 ; II, 39, 57.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 170
[p. 159]
CHAPITRE VI –
LES SEIGNEURS DE LA GUERRE
La question est d'importance 1 , car a priori rien ne laisse supposer que Rome
doive se méfier de ses soldats, qui l'ont portée au faîte de sa puissance. Les
groupes de pression contre lesquels luttent les oligarques rassemblent plus les
banquiers et trafiquants prospérant à l'ombre des sociétés financières, qu'ils
n'agitent le peuple des casernes. Pourtant, une pléiade d'auteurs modernes ont
soutenu qu'au dernier siècle de la République, les armées se sont muées en vastes
clientèles collectives de leurs généraux : au soldat-citoyen se serait
mystérieusement substitué un soldat-client. Toute une série d'arguments montrent
qu'en réalité le lien – effectivement nouveau – qui se forge à cette époque entre le
soldat et son chef ne peut être réduit à un rapport de "clientèle militaire". Il reste à
se demander ce qui a changé dans ce monde militaire mis en accusation. La
fidélité au commandant en chef est loin de constituer en elle-même une
nouveauté. Le simple bon sens l'indique. Prendrait-on pour des insoumis les
légionnaires qui ont conquis le monde ? L'extension dans l'espace des champs de
bataille et leur éloignement de la capitale ne font qu'accentuer cette nécessité.
Coupé des organes détenteurs de l'autorité civile dont messages et nouvelles
mettent de plus en plus de temps à lui parvenir, le soldat est livré à celui qui
représente pour lui cette autorité : son commandant en chef. Il prête bien un
serment de fidélité, mais celui-ci l'engage vis-à-vis de l'État comme de son
général. Nous avons sur sa teneur (au cours de la seconde guerre punique 2 ) des
renseignements assez précis 3 .
Les modalités de prestation du serment peuvent différer suivant les
circonstances, mais l'essentiel demeure que c'est bien là le minimum qu'on puisse
demander à un soldat. Rien n'évoque des soldats perdus dévoués corps et âmes à
un quarteron de généraux rebelles. Or rien n'autorise à penser que le contenu du
serment prêté par les soldats du dernier siècle de la République se soit beaucoup
modifié.
En revanche, il est vrai qu'apparaît à cette époque un autre genre de serment,
beaucoup plus inquiétant, car il peut servir de base à de véritables rébellions
contre le gouvernement de la République.
1
CF. N. ROULAND, op. cit. (Pouvoir politique...), 348-383.
2
TITE-LIVE, XXII, 38, 3.
3
POLYBE, VI, 21, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 172
"... les généraux de cette époque, qui durent leur autorité à la force et
non au mérite, et qui avaient besoin de leur armée pour s'entre-déchirer
plutôt que de combattre l'ennemi de tous, furent forcés de transformer le
général en un démagogue, et donc, dans la mesure où ils obtenaient les
services de leurs soldats en leur donnant des sommes immodérées,
destinées à être dépensées dans un train de vie luxueux, faisaient sans le
vouloir de leur pays une chose à vendre, et d'eux-mêmes les esclaves des
hommes les plus bas, afin de l'emporter sur les meilleurs. 5 "
1
DIODORE DE SICILE, 37, 11 D (17 B).
2
APPIEN, Les guerres civiles, V, 2, 17.
3
Ibid., V, 2, 13.
4
Ibid., 17.
5
PLUTARQUE, Sylla, XII, 7, 8.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 173
N'accusons pas trop vite les soldats de succomber aux démons de l'époque et
de faire passer l'argent avant la défense du régime. Car la solde est devenue
dérisoire : 5 as (environ 1,50 F.F.) au temps de Marius, alors qu'un esclave
employé comme manœuvre en gagne plus du double en un jour... La troupe attend
donc du général ce que ne lui donne pas la République : gratifications, en argent
ou en nature, terres, butins. Car en principe, le soldat n'a aucun droit à se servir
lui-même. Le général seul décide de partager le butin entre ses hommes ou de le
remettre au Trésor de l'État, ce à quoi l'incite évidemment le Sénat. Or c'est un fait
que les généraux du 1er siècle av. J.-C. font preuve d'une prodigalité croissante
envers leurs troupes. À la fin du second siècle déjà, les soldats de Marius
s'enrôlent lors de la guerre contre Jugurtha avec des idées bien arrêtées :
1
SALLUSTE, La guerre contre Jugurtha, LXXXIV, 3-4.
2
Ibid., LXXXVI, 1.
3
Ibid., XCII, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 174
[p. 163]
Plutarque exagère. Marius n'enrôle pas d'esclaves, et la "foule" en question se
limite à 5 ou 6 000 hommes. De toute façon il n'a guère le choix, car la guerre
contre Jugurtha dure déjà depuis quatre ans sans beaucoup de résultats : les
légions ont besoin d'hommes pour le défaire, ce qui se produit deux ans plus tard.
1
Cf. supra, p. 28-29.
2
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le métier...), 173-199.
3
PLUTARQUE, Marius, IX, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 175
Mais l'initiative de Marius brise de vieux tabous, même si elle ne concerne que
des effectifs réduits. Car il fait appel à des volontaires : vétérans qu'il persuade de
rempiler, mais aussi ceux que Plutarque nomme les "indigents". C'est-à-dire les
individus dont les moyens sont trop faibles pour être recrutés dans l'armée
censitaire traditionnelle. Or ils s'engagent pour longtemps : huit ou dix ans en
moyenne. Pourquoi le font-ils ? Il y a peu de chances que ce soit par patriotisme :
nous allons voir que souvent les nouvelles recrues proviennent de régions rurales
peu romanisées. Le prestige du général joue sans doute. Mais surtout l'espoir du
butin et des récompenses 1 . Ce n'est donc pas parce que l'armée civique se
transforme peu à peu en armée de métier qu'elle va trahir la République. Car une
armée professionnelle n'est en soi ni un danger, ni une garantie pour l'État qui
l'emploie (nous connaissons bien la dette contractée envers la Légion par la
France lorsqu'elle pensait encore à garder ses colonies : c'est plus sur elle que sur
les appelés de l'armée "nationale" qu'elle put se reposer. Même à l'heure actuelle,
quand la France intervient en Afrique, ce n'est pas le contingent qu'elle y envoie.
Mais à Rome, la pente suivie dès le début sera fatale au gouvernement).
S'ajoutent parfois à ces préoccupations contingentes des motifs plus abstraits.
Quand les généraux le méritent, leurs soldats sont sensibles à leur charisme
personnel : se mêle alors à la reconnaissance du ventre une part non négligeable
d'estime, d'amour même, authentiquement personnels. Il n'y a rien là qui nous
surprenne : toutes les armées du monde ont eu des chefs qui étaient
particulièrement adulés par leurs troupes. Napoléon, digne annonciateur des
carnages guerriers du XXe siècle, n'était-il pas une sorte de dieu pour ses
hommes : ils ne savaient guère pourquoi ils partaient mourir sous la neige russe,
défense des idées de la République, construction d'un Empire ? Mais ils se
vouaient à Napoléon, qui pour les en remercier saigna une France qui était depuis
Louis XIV la nation la plus peuplée d'Europe. À Rome, César est le seigneur de la
guerre qui suscite le plus grand attachement parmi ses troupes : d'une générosité
jusqu'alors jamais égalée avec elles, il sait de surcroît en même temps les enivrer
de la victoire, et ne jamais avoir recours à une discipline trop sévère. Leur chef
assassiné, ces troupes vengeront sa mémoire en donnant leur appui à son héritier,
le jeune Octave.
L'armée n'a donc pas trahi : on ne trahit que celui à qui on s'est promis. Or tel
n'est pas le cas de nos nouveaux soldats : ils entrent dans l'armée par besoin
matériel, pas pour la République. Ce sont les chefs qui trahissent : car jamais
durant le dernier siècle de la République, même au plus fort des guerres civiles,
un mouvement insurrectionnel n'est parti de la troupe ou [p. 164] de ses cadres.
Elle suit seulement celui qui a su à la fois l'enrichir et se faire aimer d'elle. César
raconte dans ses mémoires comment il réussit à entraîner ses troupes à sa suite au
moment où il se transforme en général rebelle, et va franchir le Rubicon pour
entamer sa marche sur Rome. D'après lui, il a fait appel au sens civique élevé de
ses troupes pour leur montrer qu'en faisant ainsi, ils ne renversaient pas la
1
PLUTARQUE, Pompée, II.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 176
Le premier à tourner son armée contre le gouvernement civil est Sylla, en 88.
Il entend déloger de la capitale les partisans de Marius, son ennemi. Il donne
l'ordre à ses troupes de marcher : les officiers refusent, horrifiés à l'idée de ce
geste sans précédent, mais les soldats obtempèrent. La ville est prise comme "une
ville ennemie 3 ", dira Appien. Tout va se passer comme au théâtre ; et Sylla
procède à une parodie d'élection : sous la pression de ses soldats, les comices se
réunissent, déclarent Marius et ses partisans "ennemis publics", et votent une série
de lois favorables à l'aristocratie sénatoriale, dont Sylla est l'allié. Celui-ci aura de
nombreux imitateurs. Au milieu du premier siècle, la liberté de vote des électeurs
devient une fiction : les pressions exercées par la troupe sont d'une toute autre
ampleur que les trucages auxquels se livrait l'aristocratie.
De 70 à 49, ce sont les vétérans de Pompée qui permettent au triumvirat
(Pompée, César, Crassus) d'appliquer sa politique. Les opposants sont réduits au
silence, qu'ils se situent au Sénat, dans les comices ou au Forum. Comme le dit
Plutarque : "... le peuple, pris au piège, devint tout de suite un instrument docile
entre leurs mains, prêt à soutenir n'importe quel projet, ne se livrant à aucune
discussion, mais votant en silence ce qui lui était proposé 4 ". Quand les opposants
cependant se manifestent, les soldats les dispersent, blessent leurs leaders ou les
emprisonnent. Les triumvirs font voter des lois distribuant des terres à leurs
soldats. César prend de surcroît la précaution de se concilier la plèbe urbaine en
cautionnant les mesures qui défendent ses intérêts. La classe politique
traditionnelle possède encore de nombreux clients, mais, pour la première fois, ils
ne lui sont guère utiles : pour le client, il est à l'extrême moins dangereux de
1
CICÉRON, Adjamiliares, XI, 7, 2.
2
CICÉRON, Philippiques, VIII, 9 ; X, 22.
3
APPIEN, La guerre civile, I, 60.
4
PLUTARQUE, Pompée, XLVIII, 2-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 178
désobéir au patron qu'aux soldats et à leurs maîtres (quant au Sénat, nous savons
qu'il est aux mains des généraux factieux). C'est pourquoi les comices votent sans
discuter ce que leur demandent les seigneurs de la guerre. Après la mort de César,
Octave reprendra ses méthodes. En 43, il [p. 166] forme avec Antoine et Lépide le
second triumvirat. Mais respectueux des formes, il entend bien aller chercher à
Rome des apparences de légalité. Les conditions dans lesquelles il les obtient
montrent combien les comices sont devenues des assemblées fantoches, réunies
sous la pression des troupes 1 .
On est loin du temps où les soldats devaient déposer leurs armes aux portes de
la cité. Au plus fort des guerres civiles, il est relativement fréquent de les voir
participer aux purges qui accompagnent les conclusions et revirements d'alliances.
De véritables Terreurs, analogues à celle que connut la Révolution française (et
avec elle toutes les révolutions...) s'instaurent alors. On placarde partout des listes
de proscription, où figurent les noms des condamnés à mort. Leurs biens sont
confisqués, et ils sont exécutés. Seule la fuite peut les sauver. C'est là
qu'interviennent les soldats, "gardiens" de la révolution d'autant plus efficients et
maîtres du terrain qu'il n'y a pas de police d'État, comme nous le savons. Appien
nous décrit leur rôle de façon très nette :
Les proscrits ont peu de chance de leur échapper. C'est sans doute à la faveur
des dieux que Minucius Reginus, qui tente de fuir déguisé en charbonnier, doit
d'être contrôlé aux portes de Rome par un des soldats qui a servi sous ses ordres
en Syrie. Ce dernier s'écarte en lui disant : "passez tranquillement mon général,
car il est de mon devoir de vous donner encore ce nom 3 ". Tous ne s'en tirent pas à
si bon compte, comme en témoigne la fin dramatique de Cicéron. Car notre vieux
routier de la politique a fini par se faire prendre au jeu de ses propres intrigues.
Marcus Tullius Cicéron n'a jamais péché par excès de témérité ni par goût du
risque. Le grand Pompée lui-même a fait l'amère expérience de sa toute relative
fidélité. Après que César ait défait ce dernier à Pharsale, Cicéron vient se jeter à
ses genoux pour implorer son pardon. Sa grâce obtenue, il se met aussitôt à
intriguer dans l'ombre de son nouveau protecteur. César assassiné aux Ides de
Mars en 44 par le cicéronien Brutus, notre politicien croit habile de pousser sur le
devant de la scène le fils adoptif de César, le jeune Octave, et s'en prend
1
APPIEN, Les guerres civiles, IV, 7.
2
lbid., 40.
3
Ibid., IV, 22.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 179
Écrire sur la mort dans le silence de son cabinet est une chose. Rendons justice
à Cicéron. Si souvent nous l'avons pris en flagrant délit de mensonge et
d'hypocrisie, il meurt avec courage, comme en témoigne le récit de Plutarque 2 .
C'est sur un petit chemin de la campagne napolitaine que finit Cicéron, dont le
corps mutilé gît dans la poussière : sa toge ne l'a point protégé des armes des
tueurs d'Antoine. L'intervention des soldats ne revêt heureusement pas forcement
un aspect aussi tragique. Leur bras n'est pas toujours armé : démobilisés, ils
redeviennent des électeurs.
1
CICÉRON, Pro Murena, 37-38.
2
SALLUSTE, La guerre contre Jugurtha, LXV, 4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 181
CLIENTS OU SOLDATS ?
1
Cf. supra.
2
Cf. infra, p. 215 sq.
3
CICÉRON, Familiares, IX, 9, 2.
4
CÉSAR, La guerre d’Afrique, XXII, 4.
∗
Le Picenum est situé dans la partie orientale de l'Italie.
5
AULU-GELLE, Nuits Attiques, V, 13, 6.
6
SUETONE, Jules César, LXXI.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 182
S'il n'est point favorisé initialement, César saura se rattraper en créant, par
l'installation de ses vétérans dans des "colonies" ∗∗ , les clientèles qui lui
manquaient. Car les colonies de vétérans constituent le second type de clientèles
civiles intervenant dans le domaine militaire et politique. À la différence des
premières, elles sont postérieures au service armé, puisque leur noyau est formé
par des vétérans démobilisés.
Pour comprendre leur constitution, il faut nous souvenir des caractéristiques
des "nouveaux soldats" du dernier siècle de la République : ils proviennent pour
la plupart de milieux ruraux et modestes, cherchent à s'enrichir en s'enrôlant. Pour
eux, les assignations de terre sont la récompense la plus attendue, car la terre ne se
dissipe pas aussi facilement que les deniers dont les gratifient par ailleurs leurs
chefs. Un exemple le montre bien. En 36, Octave doit faire face à une mutinerie
dans son armée, qui réclame des récompenses pour ses faits d'armes. Il croit
pouvoir maîtriser la situation en proposant de distribuer diverses distinctions
honorifiques : couronnes, ornements de pourpre, etc. Mal lui en prend, car ce n'est
pas des fourragères qu'attendent les soldats. Un de leurs tribuns, Ofillius, est
catégorique :
"... les couronnes et les vêtements de pourpre étaient des jouets pour
enfants, "les récompenses propres à satisfaire les soldats étaient la terre et
l'argent." La foule cria alors : "Bien dit !" Là-dessus, Octave descendit de
la tribune en proie à la colère. 1 "
∗∗
Les "colonies" ne sont pas obligatoirement des territoires situés outre-mer, mais des villes
nouvelles créées en territoire conquis à partir d'implantations de garnisons militaires. Leurs
institutions sont calquées sur celles de Rome. Elles sont des instruments essentiels de
l'intégration des populations conquises. Cicéron les appelle d'ailleurs "les boulevards de
l'Empire".
1
APPIEN, La guerre civile, V, 13, 128.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 183
"... le besoin qu'ils avaient les uns des autres devenait pour eux un
lien de sécurité commune ; pour les triumvirs afin de se perpétuer dans le
triumvirat à la faveur de l'armée ; pour l'armée, afin de se perpétuer dans la
1
PLUTARQUE, Crassus, II, 9.
2
APPIEN, La guerre civile, I, 96.
3
Ibid., 104.
4
DION CASSIUS, XXXVIII, 5, 1-2.
5
Cf. supra.
6
APPIEN, La guerre civile, II, 125.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 184
Octave comprendra fort bien le parti qu'il peut tirer de ce type de relation.
Quelques mois après la mort de César, c'est dans les colonies fondées par ce
dernier qu'en quelques jours il lève une armée pour lutter contre ses rivaux. Après
avoir vaincu le dernier d'entre eux, Antoine, à Actium (31 av. J-C.), il fait
bénéficier 57 000 vétérans de distributions de terres.
La fondation de colonies est donc plus qu'une simple récompense. En y
procédant, les généraux s'assurent aussi pour l'avenir de l'appui renouvelé de leurs
vétérans. Peu d'entre eux (essentiellement les plus grands : Sylla, Pompée, César,
Octave) sont assez puissants pour mettre en œuvre ces mesures, car il leur faut
être les maîtres du Sénat et des comices. Mais les résultats sont à la mesure des
efforts déployés, car les colonies constituent à la fois un support politique et une
réserve militaire pour les généraux fondateurs dont elles sont les clientes 2 .
Bien que les divers éléments que nous venons d'envisager semblent rendre la
question tout à fait vaine, demandons-nous encore une fois si la démocratie a
quelque chose à voir dans tout cela. Le bilan semble a priori tout à fait
décourageant. Si les généraux parlent du peuple, c'est en démagogues : quand ils
combattent l'aristocratie, ce n'est par pour rendre ses droits au peuple, mais pour
établir un pouvoir purement personnel. N'oublions pas que 23 ans seulement après
la mort d'Auguste, monte sur le trône Caligula qui déclare bientôt : "Je peux tout,
et sur tous 3 "... D'ailleurs sous leur règne, les comices ne sont pas mieux traités
que le Sénat : les soldats dictent au peuple ce qu'il doit voter, la situation est pire
encore qu'aux temps de la prééminence de l'oligarchie. Les soldats eux-mêmes
n'obéissent qu'à leur chef, et sont guidés par l'appât du gain. Cependant, bien
involontairement, les seigneurs de la guerre ont partiellement réussi là où les
Gracques avaient échoué. Non seulement ils ont démocratisé l'armée en y
intégrant un nombre croissant d'indigents, mais ils leur ont permis de vivre mieux
qu'auparavant grâce aux avantages de tous ordres qu'ils leur distribuaient. Quant
aux assignations de terre, même si comme nous l'avons vu leur finalité politique
est à l'opposé de l'établissement d'un régime démocratique, elles ont néanmoins
opéré une sorte de réforme agraire, et permis à des centaines de milliers
d'attributaires de bénéficier d'un petit capital foncier qui leur serait demeuré à tout
jamais inaccessible au siècle précédent. Mais faute de se référer à une vision
réellement démocratique de la société et du pouvoir, ces mesures ne firent que
1
Ibid., V, 13.
2
TACITE, Annales, XIV, 2-4.
3
SUÉTONE, Caligula, 29, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 185
réduire certaines inégalités, sans que les conséquences politiques de ce qui aurait
pu être des réformes sociales puissent être tirées. La Révolution eut bien lieu,
mais ce fut celle des généraux, et non du peuple.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 186
[p. 172]
CHAPITRE VII –
L'AGONIE DE LA RÉPUBLIQUE
1
PLAUTE, Cist., III, 532.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 187
est roi ? 1 ". Nous avons constaté la place croissante des intérêts matériels dans le
domaine militaire. Mais la société tout entière n'échappe pas à ce phénomène. Un
texte célèbre de Salluste, contemporain de Cicéron, lie l'agonie de la République
au pouvoir croissant de l'argent :
[p. 173]
Ce discours pèche par omission. Car le flot d'argent auquel fait allusion
Salluste fut loin d'apaiser toutes les soifs : la vie difficile de la plèbe urbaine,
l'exode rural en témoignent. C'est donc des classes dirigeantes que nous parle
Salluste. Mais pour le reste, il est dans le juste. Face au glaive des militaires, à la
décadence des institutions, l'utilisation de richesses croissantes nées de la
conquête et du pillage des pays soumis, paraît un ultime moyen de maintenir sa
prééminence à une aristocratie divisée et décadente. La vie politique romaine n'a
jamais été un havre de paix : le fait nouveau est qu'au dernier siècle av. J-C., elle
est gangrenée par le pouvoir de l'argent, qui tend à remplacer les anciennes
solidarités d’"amis" et de clients. De là provient aussi l'emploi de plus en plus
fréquent de la violence. Salluste a raison de le souligner, nous y reviendrons plus
loin 3 . Tout le monde sait que lorsque les hommes n'arrivent pas à résoudre leurs
problèmes, ils se comportent comme des lemmings qui dans leur course aveugle
et suicidaire se jettent en masse du haut des falaises qui bordent l'océan. Mais de
1
PETRONE, Satiricon, XIV.
2
SALLUSTE, Conjuration de Catilina, 10-13.
3
Cf. infra, p. 225 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 188
LE SOUFFLE DE LÀ GUERRE
1
CICÉRON, Pour Fontéius, V, 9, 11.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 189
Car les tributs se paient aussi en hommes. Les chiffres dont nous disposons sont
éloquents :
Le nombre des esclaves augmente à une vitesse plus de dix fois supérieure à
celle des hommes libres. Grâce à l'apport servile, la population italienne double
entre 225 et 43. Cet énorme matériel humain mis à la disposition de Rome
constitue un phénomène d'une ampleur comparable à celle de la Révolution
industrielle du XIXe siècle européen. On doit donc le prendre en compte dans
l'inventaire de la richesse de la cité durant [p. 175] notre période, sans oublier que,
là encore, la répartition en est inégalitaire : tout au plus un ou deux esclaves pour
les humbles, une vingtaine pour les citoyens d'aisance moyenne, et plusieurs
centaines pour les membres de l'aristocratie, ne serait-ce que dans leurs palais
urbains. Quant aux esclaves lettrés, pédagogues, précepteurs... ou cuisiniers, ils
sont hors de prix et réservés aux riches.
LE MUR D'ARGENT
∗
On peut approximativement évaluer le sesterce à 3 francs français 1979 (cf. J. Andreau, Les
banquiers romains, dans L’Histoire, 18 (1979), 16) (un denier vaut 4 sesterces). Toutefois, il
convient de bien souligner ici que cette évaluation comporte une marge d'incertitude très
importante. À supposer qu'elle traduise correctement une réévaluation en francs constants, il
resterait encore à être sûr qu'elle corresponde au même pouvoir d'achat que de nos jours, ce
qui paraît assez improbable. Enfin, qui peut nous dire ce que représentera le franc français
1979 dans seulement dix ans ? Malgré toutes ces réserves, il me paraît indispensable de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 190
mais son train de vie est fastueux : il dépense 200 000 sesterces (600 000 F.F.)
pour son train de maison en cinq mois seulement, achète une table de bois de
thuya 500 000 sesterces (1,5 million de F) pour sacrifier à la mode, et donne
chaque mois à son fils Marcus qui est étudiant à Athènes la coquette somme de
66 000 sesterces (soit 200 000 francs français 1979) à titre d'argent de poche... En
principe, Cicéron, comme tous les avocats, n'a pas le droit de demander
d'honoraires pour ses plaidoiries. Mais il en tire cependant de substantiels
revenus, car il tourne la loi en se faisant désigner comme légataire par ses clients :
il reçoit à ce titre plus de 20 millions de sesterces (6 milliards de nos centimes) au
cours de son existence. Il peut donc mener grand train et choyer son fils. De toute
façon, répétons-le, sa fortune est seulement moyenne.
Le prix de denrées de consommation courante permet de mieux apprécier ces
chiffres. Au temps de Cicéron, un litre d'huile vendu à Rome vaut environ un
demi-denier, soit de 2 à 3 sesterces (environ 7 F.F.). À Pompéi, au début du siècle
suivant, 6,5 kg de blé valent 3 sesterces et 1 kg de pain 1,5 sesterce ; un litre
d'huile 3 sesterces, un mulet 520 sesterces, deux esclaves 5 048 sesterces (15 000
F.F.).
Mais ces diverses richesses ne s'expriment pas qu'en termes quantitatifs.
Jusqu'au siècle dernier, la mentalité des milieux dirigeants était encore empreinte
de ce vieux mépris patricien, [p. 176] remontant aux origines de Rome, envers les
activités commerciales : nous avons vu la responsabilité qu'eut ce sentiment dans
la consommation du divorce entre les sénateurs et les chevaliers 1 . Dans l'histoire
des sociétés, ce mépris est d'ailleurs universel. Les Grecs le partagent avec les
Romains : même Platon – qui n'est guère démocrate – s'étonne de sa virulence 2 .
Quant à l'Église médiévale, elle est officiellement très hostile au profit, aux
marchands et à tout ce qui annonce le capitalisme : il faut attendre la Révolution
française pour que le droit tienne compte de l'évolution des réalités en supprimant
la prohibition du prêt à intérêt qu'avaient déjà admis les protestants. En ce qui
concerne notre époque, il semblerait apparemment que les hommes d'argent y
règnent. Certainement pas, en tout cas, au niveau des mentalités populaires : le
héros des films et des romans est le plus souvent désintéressé, c'est un homme de
la nature (le cow-boy des westerns, qui a remplacé le "preux" chevalier lui aussi
idéalisé), ou une victime de la société des marchands (cadre en chômage). Parmi
cette galerie de héros positifs, nous n'avons jamais vu figurer un banquier ou un
président de multi-nationale : tout ce qui touche de trop près à l'argent (non à la
consommation : elle, au contraire, est signe de prestige social) sent encore le
soufre. Un récent sondage 3 (octobre 79) effectué en France le prouve bien. Les
enquêteurs énuméraient huit professions, en demandant à leurs interlocuteurs de
permettre au lecteur de disposer d'un ordre de grandeur, même si la "fourchette" dans laquelle
il convient de l'apprécier reste très large.
1
Cf. supra, p. 98.
2
PLATON, Les lois, 918 B.
3
Le Point, octobre 1979.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 191
leur indiquer celle qui était à leurs yeux "la plus prestigieuse". Les réponses
situent le financier presque au dernier rang, aux côtés de professions liées au
commerce.
Il faut s'interroger sur les raisons de cette remarquable permanence dans les
attitudes mentales. Comme certains l'ont fait remarquer, elles ne manquent pas 1 .
Dans les sociétés archaïques, l'explication est relativement simple. La plupart du
temps, il existe entre l'homme et la terre un lien quasi mystique : elle est une
déesse-mère, qui souvent ne peut être l'objet de propriété privée (tous doivent
avoir accès à elle, source de la vie). Les relations que l'on entretient avec elle, le
profit qu'on en tire (en la parcourant pour chasser, en l'ouvrant pour la cultiver
comme s'ouvre le ventre d'une femme pour être fertilisé) ne sauraient se réduire
au troc ou au profit : elles possèdent une dimension symbolique qui dépasse de
très loin sa réduction économique. Cette conception peut nous paraître lointaine et
archaïque. Mais elle revient à toute vitesse à notre époque, comme un ressac de la
crise de la "société de consommation". Le mythe du "retour à la campagne" (dont
l'écologisme primaire est un reflet) en témoigne : la terre y est de nouveau
sacralisée, mère de toutes les vertus qui règnent dans ces nouveaux phalanstères
que sont les communautés rurales.
Mais même lorsque la terre n'est par perçue symboliquement, les activités
économiques dont elle est le siège sont toujours les plus valorisées. Cicéron – qui
va pourtant faire des concessions à l'esprit de son temps – le réaffirme : "Il n'y a
rien de mieux que l'agriculture". De même, tout le vocabulaire latin de la richesse
fait référence à des activités rurales. Locu-[p. 177] ples signifie : celui qui est
riche en terres, pecuniosus : riche en troupeaux, opulentus et copiosus : ops
signifie abondance, et la déesse Ops est celle de l'abondance agricole. À quoi tient
ce prestige de l'activité agricole ? Plusieurs réponses se chevauchent.
Celui qui exploite la terre est seul avec elle : ses profits, il ne les tire pas
d'autrui (au niveau des mentalités, esclaves et journaliers sont transparents entre la
terre et celui qui la possède), comme le commerçant. L'agriculture n'est pas
forcément spéculative : on peut ne cultiver que pour l'auto-consommation. Ce fut
le cas de l'économie des premiers temps du Moyen-Âge. À notre époque, quand
on pense au paysan, l'image qui se forme spontanément est celle du "petit
paysan", non de l'exploitant agricole de type capitaliste : il rejoindrait plutôt le
banquier dans une certaine méfiance. Alors que le commerçant ne peut que
spéculer. De plus le commerçant exerce une activité qui n'a pas véritablement de
sens : il veut avant tout gagner de l'argent, ce qui est prendre les moyens pour la
fin. Les honoraires de l'avocat ou du chirurgien sont nobles parce qu'ils
correspondent à un service où l'argent n'intervient qu'à titre accessoire, même s'il
est nécessaire. En fait, dans l'Antiquité – mais encore de nos jours chez beaucoup
de gens – le commerçant est suspect : il faut peu de chose pour qu'il ne devienne
un voleur. D'après Ovide, si les commerçants ont coutume de se rendre à la
1
Cf. P. VEYNE, Le pain et le cirque, 125-126
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 192
Fontaine de Mercure, c'est parce qu'il leur faut se purifier de tous les faux
serments, passés, présents et futurs, inhérents à l'exercice de leur métier... Les
Romains ont des excuses, car leur formation économique est plus rudimentaire
que la nôtre. Ils croient que le commerçant gonfle les prix au passage en profitant
de sa qualité d'intermédiaire : c'est lui qui fait monter les prix, et donc trompe et
vole son client. Bien sûr, c'est lui faire trop d'honneur : en réalité, c'est la rareté et
le marché qui déterminent le niveau des prix. Aucun industriel ne produira un
bien dont il sait que son prix final le rendrait invendable. Donc le commerçant ne
bénéficie que de la différence entre le prix qu'est prêt à payer le consommateur, et
celui auquel il achète le bien qu'il va vendre. Mais ce n'est pas lui qui crée cette
différence, même s'il en profite, et peut dans certains cas en étendre un peu les
limites. Il n'est que le maillon intermédiaire d'une chaîne. Le commerçant souffre
aussi du caractère totalement abstrait de son travail : l'objet qu'il vend, il n'entre
pour rien dans sa fabrication, à la différence de l'agriculteur : c'est un peu par
miracle que ces marchandises se retrouvent dans son magasin, il n'y ajoute rien.
Enfin – et cela compte pour beaucoup – le marchand n'est pas un homme libre :
"être commerçant" signifie faire preuve tout à la fois d'habileté, de rouerie et de
servilité. Le commerçant est un démagogue de l'économie (on oublie bien entendu
que le petit exploitant, les professions libérales sont tout aussi dépendantes d'un
marché. Mais cela se voit moins... En principe, un notaire n'est pas un
commerçant : pourtant ne vend-il pas sa clientèle comme un boucher son fonds de
commerce ?). Il n'y a donc pas à s'étonner qu'à Rome il soit méprisé : il est dénué
de cette liberté qui [p. 178] est le fondement officiel de la dignité civique
(n'oublions pas que le citoyen romain ne peut être vendu comme esclave que
"passé le Tibre", c'est-à-dire hors de la cité). Nous comprenons mieux dès lors la
hargne persistante dont fait preuve Cicéron envers la racaille des artisans et des
boutiquiers : comment pourrait-il être partisan d'un régime – la démocratie – où
gouverneraient des individus qui ne sont même pas libres eux-mêmes ?
Pourtant, au dernier siècle de la République, ces barrières mentales élevées
contre l'envahissement mercantile commencent à s'abaisser ∗ . Car l'argent provient
maintenant en si grande quantité de ces activités mercantiles et financières qu'il
devient nécessaire d'assouplir la rigidité des règles de dérogeance. L'agriculture
continue certes à être encensée : c'est de loin l'activité la plus honorable. Mais
certains types de gains commerciaux ne sont plus l'objet d'opprobre... à condition
qu'ils soient le fait des membres des classes dirigeantes. Quant à la racaille des
petits boutiquiers et intermédiaires, aux vils petits détaillants qui vendent
directement aux consommateurs, c'est tout autre chose : ce commerce demeure
sordide. Ce sont ceux-là même, nous l'avons vu, auxquels Cicéron ne veut pas
confier le gouvernement de la cité quand il refuse la démocratie. Comment s'y
∗
Au début de l'Empire, il semblerait d'après certains témoignages que le mépris envers les
activités salariés et le commerce soit moins fort en province que dans la capitale.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 193
reconnaître ? Cicéron pose un critère 1 très simple : il n'y a de bons profits que les
gros 2 .
Ce revirement dans les mentalités n'est nullement le fruit d’une évolution
libérale : il consiste seulement à blanchir un argent dont l'odeur mercantile
pourrait encore indisposer l'odorat délicat de l'aristocratie... Ne critiquons pas trop
vite la facilité avec laquelle les dirigeants résolvent leurs hésitations morales. Du
moins le recours à ces contorsions doctrinales prouve-t-il qu'ils en ont. Point ne
semble être notre cas, car trop de scrupules nuisent quand on parle affaires. Le
petit actionnaire qui achète les valeurs mobilières des sociétés d'armement dont
les troubles de notre époque grossissent les dividendes en éprouve-t-il vraiment
mauvaise conscience ?
Cicéron lui-même n'exploite qu'avec discrétion la province de Cilicie ∗∗ .
Confiée en 50 à son administration, il est vrai ruinée par les pirates, elle ne lui
aurait procuré, d'après notre auteur, que 2,2 millions de sesterces (6 600 000 F.F.).
Son prédécesseur était plus gourmand, puisqu'il exigeait des cités chypriotes un
tribut annuel de 4,8 millions de sesterces (14,4 millions de F.F.) pour ordonner à
ses troupes d'occupation, de ne pas cantonner sur leurs territoires pendant l'hiver,
ce qui donne une idée du pillage auquel devaient se livrer les troupes
d'occupation, même en temps de paix. Quant à Verrès, il réunit pendant son temps
de gouvernorat en Sicile la somme fabuleuse de 40 millions de sesterces (12
milliards de nos centimes). Les [p. 179] hommes d'affaires de tout poil,
publicains, chevaliers, individus isolés ou groupes en société ne sont pas en reste
sur les gouverneurs. Car les sommes souvent énormes exigées à titre d'impôt
obligent leurs débiteurs à recourir à l'emprunt : les circuits financiers nés de la
conquête se renforcent les uns les autres.
La vie de Caïus Rabirius Postumus, fils de chevalier, témoigne des possibilités
offertes par ces pratiques, et aussi des risques qu'elles peuvent comporter.
Rabirius fait partie du milieu des sociétés de publicains et prête à de
nombreuses cités de diverses provinces. Un de ses plus illustres débiteurs est
Ptolémée Aulétès, roi d'Égypte. Ce dernier est chassé de son royaume en 59-58
av. J-C., mais Rabirius garde espoir : Rome le rétablira bien sur son trône... il
continue donc à lui octroyer des prêts, incite d'autres hommes d'affaires à en faire
autant. Mais à la fin de 56, Rome ne bronche toujours pas. Gabinius, gouverneur
de Syrie, prend alors sur lui d'envahir l'Égypte en se passant de l'avis du Sénat, car
Rabirius et ses amis exercent de fortes pressions sur lui. Rabirius parvient
d'ailleurs à se faire admettre au nombre des conseillers de Gabinius, et obtient le
poste d'intendant des revenus égyptiens, ce qui lui donne évidemment une place
de choix pour obtenir le remboursement de sa créance. Mais les choses vont se
gâter pour notre homme. Ptolémée finit par le faire chasser d'Égypte, et il est
1
CICÉRON, Les devoirs, I, 150.
2
Ibid., 151.
∗∗
Située au nord-est de la Syrie actuelle.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 194
"... Il y avait chez lui ∗ une extraordinaire bonté qui faisait penser
qu'en augmentant sa fortune, cet homme ne cherchait pas à satisfaire sa
cupidité, mais à exercer son obligeance. Né d'un tel père, et bien qu'il ne
l'eût jamais connu, Rabirius sut l'imiter à la perfection (...) Lui aussi, il a
dirigé de grandes entreprises, s'est occupé d'affaires importantes, a pris à
ferme une part considérable des impôts, prêté de l'argent à des nations
étrangères, eu des intérêts dans de nombreuses provinces ; il a même traité
avec des rois et a avancé une somme considérable à celui d'Alexandrie. Ce
faisant, il n'a jamais cessé d'enrichir ses amis, de les faire participer à ses
entreprises, de leur donner des parts rentables dans ses affaires et de les
favoriser de mille manières grâce à son argent et à son crédit. 1 "
∗
Le père de Rabirius, un des tout premiers chevaliers publicains de son époque.
1
CICÉRON, Pour Caïus Rabirius Postumus, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 195
Le Palatin reste le lieu d'élection des plus splendides demeures (plus tard, les
empereurs y édifieront leurs palais). Cicéron l'appelle "le plus beau quartier de la
ville 1 ". Le prix des terrains et des maisons y est très élevé. Cicéron achète la
maison de Crassus en 62 pour la somme de 3,5 millions de sesterces (environ 1
milliard de nos centimes 2 ). Pour lui, c'est "la plus noble maison au Palatin 3 "...,
exposée à la vue de presque toute la ville". Plus tard, au cours des guerres civiles,
son adversaire Clodius la fera détruire, et Cicéron consacrera à sa demeure tout un
discours tenu devant les comices à son retour d'exil, où il met en accusation son
ennemi.
Clodius paiera, lui, sa maison 14 800 000 sesterces (4,5 milliards de nos
centimes ∗ ). Nous avons la chance de disposer des vestiges en un état de
conservation relativement bon d'une autre maison seigneuriale construite sur le
Palatin vers la fin du siècle précédent. Des fouilles ont en effet mis à jour en 1910
la maison dite "des Griffons" (ainsi nommée à cause de deux sculptures
représentant ces animaux trouvées dans une pièce). Autour de l'atrium se groupent
plusieurs grandes salles richement décorées. Ses peintures annoncent déjà un style
plus sophistiqué, marqué par la tendance au trompe-l'œil. Ces riches demeures
sont fort près des quartiers populeux 4 .
C'est au seuil de ces palais princiers, dominant le Forum mais loin de la foule,
que nombre de pauvres plébéiens, après [p. 181] avoir gravi les pentes de la
colline dans la fraîcheur de l'aube, viennent s'acquitter des humbles devoirs de la
clientèle et recevoir leur obole. Cicéron les raille en les qualifiant de "petites
grenouilles", ce qui laisse supposer leur nombre et la fébrilité de leur attente,
tandis qu'un esclave chargé de leur dénombrement (le nomenclator) filtre ceux qui
ont le droit de pénétrer dans l'antichambre, et maintient les autres sur le porche...
Ce luxe ostentatoire est parfaitement conscient et voulu. Le grand architecte
Vitruve dit que les membres des groupes dirigeants doivent posséder des
demeures dont la magnificence rende évidente à tous leur puissance 5 . Il compare
leurs maisons à des palais de rois persans 6 . Nous verrons plus loin 7 que ce
langage forme un tout avec le discours politique : l'homme politique doit étaler sa
puissance.
1
CICÉRON, À propos de la maison, XXXVII, 103.
2
Ibid., XLIV, 116.
3
Ibid., XXXVII, 100.
∗
D'après Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXXVI, 103.
4
Ibid., LVII, 146.
5
VITRUVE, VI, 5, 2.
6
Ibid., V, 2, 5.
7
Cf. infra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 196
Plus il est entouré d'amis et d'obligés, mieux cela vaut pour sa campagne
électorale. Pourquoi ne montrerait-il pas aussi sa richesse ? En ce temps-là, ce
n'est point péché que d'avoir l'argent arrogant. La honte de la richesse est une
attitude relativement moderne. Le Moyen Âge ne la connaissait pas. Quant à notre
époque, ces attitudes ostentatoires y existent toujours, mais s'expriment de façon
codée, leurs objets évoluent, ou leurs manifestations sont localisées. La
possession d'une voiture trop importante ou le port de bijoux trop éclatants peut
déclencher la réprobation. Il n'en va pas de même pour les habits qui, même
luxueux, se rapprochent plus du "nécessaire". La différenciation socio-
économique peut aussi s'exprimer sous des formes plus neuves et plus subtiles :
les vacances passées dans des pays lointains, par exemple, qui situent ceux qui en
bénéficient nettement "au-dessus" des touristes cantonnés dans l'hexagone par la
modicité de leurs ressources. Mais l'arrogance de l'argent peut reprendre tous ses
droits dans des temps et lieux spéciaux. Citons un exemple qui nous fera sans
doute mieux comprendre les attitudes des riches Romains, et sans doute aussi de
la partie de la plèbe que le déploiement de leurs richesses parvenait à séduire tout
en la convainquant de son infériorité irrémédiable. L'été, sur la jetée du port de
plaisance de St-Tropez, c'est chaque soir le spectacle. Donné gratuitement, il
consiste dans l'étalage d'un luxe coûteux dont la liturgie se déroule à quelques
mètres des badauds, nombreux à passer en ces soirées d'été. Les propriétaires des
bateaux luxueux amarrés à la jetée reçoivent en effet leurs invités : tout est
illuminé, bijoux et toilettes étincellent, le champagne coule, servi par des garçons
en veste blanche. Personne ne songe à s'offusquer du spectacle, au moins
apparemment, et pourtant le bon peuple qui y assiste n'est pas uniquement
composé de milliardaires. Plus que le sentiment de l'injustice ou de l'envie, c'est le
rêve et la résignation qui dominent : ce n'est pas pour nous, mais c'est si beau... Et
puis la fausse familiarité avec les puissants qui provient de la proximité physique
nous rapproche d'eux, nous fait fictivement participer à leur richesse. Un dernier
exemple : celui des magazines (ils ne font nullement partie de la presse du cœur
ou des journaux à scandale) spécialisés dans les mariages princiers. Leurs [p. 182]
lecteurs les plus nombreux ne se recrutent pas parmi les descendants des familles
aristocratiques – le tirage serait alors bien faible – mais au sein des couches
populaires. Ces fastes dynastiques, si loin de la vie quotidienne, font rêver les
lecteurs qui les accueillent avec beaucoup de sympathie, et y communient à un
rythme hebdomadaire. Cet ordre de sentiment n'est pas à négliger : il est pour
beaucoup dans l'explication de la longue soumission du peuple à ceux qui le
dominent. L'étymologie confirme ces déductions. En latin, riche se dit dives, ce
qui vient de deus = dieu 1 : comme les protestants, les Romains croient donc que
le riche est celui qui jouit de la faveur divine. D'ailleurs, le peuple, ou du moins la
classe moyenne, reproduit ces fastes à son échelle : les membres des classes
moyennes ne peuvent évidemment habiller de marbre leurs demeures. Mais, à
défaut de mieux, ils peignent leurs murs de fresques en trompe-l’œil qui imitent
les palais des puissants en ouvrant les parois sur des architectures en perspective...
1
VARRON, La langue latine, V, 9L.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 197
Nostalgique, il ajoute :
"Il vaut la peine, quand on a fait connaissance avec nos mai-[p. 183]
sons et nos villas bâties à la façon des villes, d'aller voir les temples des
dieux qu'ont élevés nos ancêtres, ces hommes profondément religieux.
C'est leur piété qui faisait l'ornement des sanctuaires, la gloire celui des
maisons ; et l'on n'arrachait rien aux vaincus, sinon la liberté de nuire. 2 "
Salluste peut bien s'indigner, le rigorisme des Caton l'Ancien est maintenant
dépassé (cela lui va d'ailleurs assez mal car, bénéficiant de l'appui de César, il
1
SALLUSTE, Conjuration de Catilina, 10-13.
2
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 198
VACANCES À LA CAMPAGNE
1
Cf. F. COARELLI, op. cit., 67-80.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 200
exemple bien précis le prouve. La villa de Cornelia, fille de Scipion [p. 185]
l'Africain et mère des Gracques, fut parmi les premières à être construite. À la fin
du second siècle, elle est achetée 300 000 sesterces (900 000 F.F.) par Marius.
Quelques décennies plus tard, Lucullus doit la payer 10 millions de sesterces (30
millions de F.F.) : soit une plus-value de 3 333% en moins d'un demi siècle !
Lucullus est avec Hortensius le plus célèbre propriétaire de ce genre de petits
palais. Leur marotte consiste dans l'installation de splendides viviers. Cicéron,
jaloux, les raille en les nommant piscinarii, les "propriétaires de viviers". La
politique n'est pas étrangère à la création de ces retraites luxueuses. Les membres
les plus distingués de l'aristocratie qui a si longtemps régné sur Rome se bâtissent
loin de la capitale des petits paradis artificiels, tandis que César et Pompée luttent
pour le pouvoir. Dans ces édens, ils goûtent des plaisirs rares. Rares parce que
chers. Car les prix des denrées de luxe grimpent à une vitesse vertigineuse (les
prix du blé, ainsi que les salaires, restent relativement stables). Ainsi, au début du
second siècle 1 , un tapis de table de Babylone vaut 800 000 sesterces (240
millions de nos centimes), et 4 millions de sesterces en 60 après J.C. (12 millions
de F.F.). Le prix de la pourpre, quant à lui, décuple en cinquante ans...
Les classes populaires n'ont pas les moyens de se payer de tels plaisirs.
Cicéron, en effet, pour faire échouer les ultimes projets de réforme agraire, peut
bien énumérer à la plèbe urbaine les avantages de la vie en ville et les opposer au
dur travail des champs :
1
Cf. S. MROZEK, "L'évolution des prix en Italie au début de l'Empire romain", dans : La
parola del passato, CLXXX (1978) 276-279.
2
CICÉRON, Sur la loi agraire, II, 27.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 201
Car entre la plèbe urbaine, les Lucullus et les Cicéron, il existe la même
distance que celle qui sépare un cadre supérieur de la société française actuelle de
la population des bidonvilles de Calcutta ou des favélas de Rio. Le fameux
Populus romanus, celui de la Rome qui vient de conquérir le monde, a tout juste
le niveau de vie des peuples que nous nommons "sous-[p. 186] développés". Aux
palais du Palatin répondent à quelques centaines de mètres les immeubles de
rapport surpeuplés et misérables. Tentons de décrire maintenant la ville des
pauvres.
UN AUTRE CALCUTTA
À la fin de la République, Rome est devenue une ville monstrueuse, telle que
le monde n'en a jamais connue. Elle souffre déjà des maux qui affligent les
mégapoles modernes. Elle est aussi surpeuplée que les quartiers les plus bondés
de Calcutta ou de Hong-Kong, avec au moins un million d'habitants dont la plus
grande partie est entassée sur quatorze kilomètres carrés. La ville n'en est pas
moins très étendue, avec d'immenses banlieues. Les estimations de Denys 1
d'Halicarnasse et Pline 2 correspondent à une distance d'environ quatre-vingt neuf
kilomètres : la zone urbaine de Rome couvre donc une étendue dont la longueur
se monte à plus du quadruple de celle de l'île de Manhattan, à New-York. Si nous
prenons comme point de repère le chiffre d'un million d'habitants à la mort de
Cicéron et le transposons dans l'histoire démographique urbaine moderne, nous
pouvons citer quelques villes de taille semblable, à des dates allant du début du
XIXe siècle jusqu'aux années 1970.
La Rome de Cicéron possède une population comparable à celle d'une bonne
partie des capitales européennes contemporaines, même si elle ne peut
évidemment être comparée à celle des mégapoles nord-américaines et japonaises.
En revanche, c'est bien au niveau de ces dernières que la situe le rapport
capitale/province. On admet en général que la population de l'Empire se montait à
une vingtaine de millions d'individus. La ville de Rome regroupe donc au moins
5% de ce total. La proportion est identique pour New-York (11 410 000) et les
U.S.A. (203 216 000) en 1969, Rome (2 630 535) et l'Italie (52 750 000) (1969),
Rio-de-Janeiro (4 500 000) et le Brésil (90 840 000) (1969).
Mais, plus encore que ces totaux, c'est la densité urbaine qu'il faut tenter de
mesurer si l'on veut tenter de mieux cerner les conditions de vie matérielle de la
plèbe urbaine romaine.
1
DENYS, IV, 13, 4.
2
PLINE, Histoire naturelle, III, 5, 66.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 202
club et je paie un shilling tous les trois mois (...) Je suis quelquefois
fatigué de devoir vivre ici et de devoir acheter ma nourriture. Lorsque je
suis fatigué de travailler, je rentre à la maison, mais je reviens toujours. 1 "
Les problèmes rencontrés par le paysan italien s'installant à Rome sont les
mêmes : rupture avec les liens familiaux et les solidarités locales de sa tribu rurale
d'origine, difficulté à trouver du travail et un logement, nostalgie de devoir
acheter une nourriture qu'il tirait auparavant du travail de ses mains.
MARCHANDS DE SOMMEIL,
CITÉS-DORTOIRS ET SPÉCULATION
IMMOBILIÈRE
Le logement constitue d'ailleurs, après la quête d'un [p. 188] emploi, le souci
essentiel du plébéien. Les loyers sont élevés, et les appartements exigus,
insalubres et dangereux. Car ici aussi la spéculation foncière peut se donner libre
cours : ces foules de paysans constituent un marché aisément exploitable, et les
riches Romains entendent bien ne pas laisser passer cette aubaine. Les loyers sont
élevés : en moyenne 2 à 3 000 sesterces (= 6 à 9 000 F.F. 1979) par an. Ces
logements n'offrent à leurs habitants aucune garantie de sécurité, car les
propriétaires qui ne cherchent que la rentabilité construisent le moins cher
possible : nous ne sommes pas sur le Palatin... Aussi les incendies sont-ils
fréquents. Quant à l'entretien, il est réduit au minimum. Sa cupidité se retourne
parfois contre le propriétaire. Cicéron, qui fait partie de ces marchands de
sommeil, se lamente ainsi :
"Deux de mes immeubles se sont effondrés, dans les autres les murs
sont tous fendus, non seulement les locataires, mais même les souris les
ont quittés 2 ".
Mais notre auteur peut se consoler, le capital engagé lors de la construction est
relativement réduit, alors que les profits locatifs sont énormes (ses deux
immeubles en piteux état de l'Aventin et de l'Argilète lui rapportent quand même
80 000 sesterces (= 24 millions de nos centimes) par an. Un moyen de les
augmenter consiste à bâtir en hauteur, car le terrain est cher et de plus en plus
1
Cité par B. HABENSTETT, Villes et civilisation (Paris, Flammarion, 1973), 110.
2
. Ibid., 53.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 204
difficile à trouver. On construit donc des maisons de plusieurs étages, les plus
hautes possible, à la limite de ce que permettent les techniques architecturales.
Auguste sera obligé de fixer une limite maximale de sept étages aux constructions
nouvelles, ce qui prouve que promoteurs et capitalistes peuvent faire mieux
encore... La hauteur de ces immeubles locatifs et la rapidité avec laquelle on les
bâtit expliquent leurs fréquents effondrements. Les incendies y sont
particulièrement meurtriers, car les locataires des étages supérieurs n'ont guère le
temps de descendre au rez-de-chaussée avant que les escaliers de bois ne soient
consumés : Rome aussi a ses "tours infernales"... D'ailleurs la fréquence des
incendies devient telle qu'Auguste créera un corps de pompiers. On connaît
d'autre part l'ampleur du sinistre qui ravagea Rome sous Néron. La fréquence des
sinistres donne en tout cas l'occasion à certains spéculateurs de faire de bonnes
affaires. Le marché immobilier est très animé. Strabon le dit très nettement :
1
STRABON, V, 3, 7.
2
PLUTARQUE, Crassus, II, 5-6.
3
VITRUVE, II, 8, 19.
4
Cf. P. GROS, op. cit., 65.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 205
Mais nous sommes là à l'envers du décor. Quelle est la situation de l'autre côté
de la barrière, comment vivent les locataires ?
On aura deviné que, dangereux et insalubres, les appartements de ces grands
ensembles (en latin on les appelle des "îles" – insulae – ce qui correspond
parfaitement à notre expression de "grand ensemble") sont aussi exigus, toujours
pour les mêmes impératifs de rentabilité (tout le monde sait d'ailleurs qu'à l'heure
actuelle, pour des logements de qualité égale, le prix de location du mètre carré
est toujours plus élevé pour un studio que pour un grand appartement...). La
plupart des appartements des insulae comprennent une pièce unique ne dépassant
pas généralement 10 m2. On saisit par là que la famille plébéienne est de type
moderne, réduite au noyau constitué par les deux époux et leurs descendants
directs : les dimensions du logement interdisent les regroupements familiaux plus
amples, coutumiers aux sociétés paysannes dont sont justement fraîchement issus
les nouveaux arrivants à Rome. Cet éclatement de leur cellule familiale devait
constituer pour eux une difficulté d'adaptation supplémentaire (on la constate
aujourd'hui chez les travailleurs immigrés résidant dans les grandes villes, qui ne
peuvent se permettre d'amener avec eux leurs familles de dimensions souvent
importantes, dépassant les "normes" européennes : on sait que eux aussi sont
victimes des mêmes marchands de sommeil que la plèbe romaine...).
Ces grands immeubles locatifs se font face les uns aux autres de chaque côté
de rues étroites qui n'ont pas plus de trois mètres de large : presque aucun rayon
de soleil ne filtre dans les appartements inférieurs. Cicéron parle de rues étroites
de la capitale où certains appartements paraissent suspendus au-dessus du
promeneur, en de dangereux surplombs 1 . Ajoutons à [p. 190] ce tableau la
tristesse des cours intérieures : elles correspondent à l'espace délimité par les
quatre ailes élevées en bordure de chacune des quatre rues qui définissent une
"île". Dans ces conditions, ces logements représentent des abris, non des "foyers".
Ce n'est pas pécher par excès de modernisme que de parler à leur sujet de cités-
dortoirs et de marchands de sommeil. Les plébéiens n'y passent que la nuit, et
durant la journée font le tour des maisons de leurs patrons pour s'acquitter de la
salutatio, vont à leur travail, et se distraient au cirque ou dans les établissements
de bains.
Les vestiges de l'époque antique encore visibles dans la Rome actuelle ne
comportent malheureusement pas de ces insulae. Nous savons qu'elles
s'accrochaient sur les pentes abruptes du Capitole ou du Quirinal, à deux pas des
splendides demeures du Palatin où habitaient leurs propriétaires. Ou bien encore
sur les portions du Champ de Mars qui, malgré les antiques tabous, finissent par
être abandonnées ou cédées aux particuliers. Mais le visiteur dispose
heureusement de témoignages très éloquents à Ostie : là on peut se promener le
long de ces insulae dont les étages dominent encore les rues pavées. Même si
l'herbe folle pousse dans ce qui autrefois grouillait de vie, on n’a guère de peine à
1
CICÉRON, La loi agraire, II, 35, 96.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 206
imaginer les scènes qui se déroulaient il y a deux mille ans exactement aux
mêmes endroits, dans cette ville populeuse que fut le port de Rome. Il faut aussi
évoquer un petit immeuble qui se situe à Herculanum. La ville est de dimensions
beaucoup plus modestes que Rome ou Ostie. Aussi la maison d'Herculanum ne
possède-t-elle qu'un étage. Mais l'état de conservation en est remarquable. À
Herculanum en effet les matières volcaniques ont englouti la ville, mais l'ont
également protégée en formant une sorte de gangue (alors qu'à Pompéi les chutes
de pierres ont beaucoup plus endommagé les constructions). On peut donc
pénétrer à l'intérieur de ce petit immeuble de rapport en empruntant le même
escalier de bois et le couloir étroit par lequel passaient ses occupants. On parvient
à l'étage à une pièce assez étroite, où subsistent même quelques modestes
meubles. De telles visites sont nécessaires, car elles permettent de mieux saisir les
dimensions concrètes des spéculations politiques. Quand Cicéron qualifie la plèbe
urbaine de racaille, de populace à demi-affamée, quand lui et ses semblables
rejettent toute idée de démocratie et honnissent "le pouvoir sans frein de la
multitude", il faut scruter ces humbles vestiges matériels, ces meubles noircis, ces
pièces étroites et sombres pour comprendre ce qu'étaient ces petites gens, et
mesurer du même coup l'abîme qui séparait les occupants des demeures telles que
la Maison des Griffons ou la Villa Farnésine, avec leur dizaine de pièces, leurs
stucs et leurs peintures, leurs jardins ombragés, de ceux qui peuplaient ces
habitations plébéiennes. Autant comparer les hôtels du XVIe arrondissement avec
ce type de logement que le langage populaire nomme des 66 cages à lapins"...
Une telle différence dans les conditions de vie des dirigeants et de celles des
masses urbaines au milieu desquelles ils sont immergés tout en les dominant ne
peut que se [p. 191] reproduire au niveau du régime politique et du système des
valeurs : nul besoin d'être expert en sociologie de la connaissance pour
comprendre que le monde vu du haut du Palatin ou par les lucarnes des insulae
n'est pas forcément le même. Comment Cicéron pourrait-il admettre que la
République soit dirigée par ces gens-là ? C'est déjà faire preuve de beaucoup de
sollicitude que de reconnaître exercer le pouvoir en leur nom. Sans compter que
derrière ce mépris c'est en fait la peur qui transparaît : qu'il s'agisse des esclaves,
des affranchis, des femmes, des étrangers, c'est toujours, en tous lieux et à toutes
époques, ce dont on a peur qu'on méprise et qu'on s'efforce de dominer. À cet
égard, Rome ne fut ni plus ni moins raciste que nous.
Mais pour les plébéiens, les difficultés de la vie urbaine ne se limitent pas aux
seuls problèmes de logement. Car ce n'est pas en litière ou à cheval qu'ils se
déplacent : ils marchent à pied, et il n'y a pas de transports en commun. Or dans
une ville si étendue et bosselée de sept collines, ces déplacements sont fatigants.
C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles le centre ville est surpeuplé : tout le
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 207
monde veut réduire les trajets au minimum. Mais le prix du terrain augmente au
fur et à mesure qu'on se rapproche du Forum. Le problème des déplacements est
d'autant plus aigu que les embouteillages et le charroi sont continuels : à l'heure
actuelle, nous parlerions des "nuisances"... Comme les problèmes, les solutions se
ressemblent. Au dernier siècle de la République, César inaugure une politique de
création de "zones piétonnières". Il interdit toute circulation de véhicules attelés
pendant le jour dans le centre de la Cité. Mais la mesure ne fait que déplacer le
problème : le tapage nocturne décuple bientôt, car charrettes et carrioles
transportant les approvisionnements défilent alors pendant que les Romains
essaient sans succès de dormir. Encore ne s'agit-il là que des temps de paix.
Quand les guerres civiles se déchaînent, la ville est paralysée, car les
commerçants tirent les rideaux. Ainsi, en 41 av. J.-C., les habitants de la ville
"fermaient leurs boutiques et chassaient les magistrats, étant donné qu'on n'avait
nul besoin d'artisans ou de magistrats dans une ville accablée par la misère et le
pillage 1 ".
Mais, même une fois la paix revenue avec l'instauration de l'Empire, Rome
continue à souffrir de son surpeuplement, malgré les gigantesques efforts
déployés par les premiers empereurs en matière d'aménagement urbain. Nous
avons un témoin, Juvénal, dont l'expérience de Rome n'est par livresque : sa vie
durant, il arpenta la capitale. Il sait donc de quoi il parle. Or le tableau qu'il nous
fait de la vie à Rome au début du IIe siècle après J.-C. énumère exactement le
même genre de problèmes que connaissait déjà Rome à la fin de la République.
Écoutons-le, car sa description est aussi colorée et véridique qu'un tableau de
Breughel, et résume tout ce que nous venons de dire :
[p. 192]
1
Cité par P.A. BRUNT, Conflits sociaux en République romaine (Paris, Maspéro, 1979), 185.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 208
"À Rome, la plupart des malades meurent d'insomnie" (...) Dans quel
logement le sommeil est-il possible ? À Rome, seuls ceux qui ont
beaucoup d'argent peuvent dormir, car la cause principale de l'insomnie,
c'est le passage continuel des charrettes dans les ruelles étroites et
sinueuses, et le vacarme des troupeaux qui piétinent finirait par ôter le
sommeil même aux veaux marins et à Drusus. Si une affaire l'appelle à
l'extérieur, le riche se fait transporter au pas de course dans sa litière (...)
qui fend la foule (...) De toute façon, il arrivera le premier, tandis que
nous, qui avons la même hâte que lui, nous devons lutter contre le flot qui
nous empêche d'avancer et contre la foule qui nous suit en rangs serrés et
nous écrase les reins. L'un nous donne un coup de coude, l'autre nous
heurte rudement avec la planche qu'il porte ; celui-ci me cogne la tête avec
une poutre, cet autre avec un récipient. J'ai les jambes couvertes d'une
boue grasse, de tous côtés de gros pieds m'écrasent et des brodequins
militaires me plantent leurs clous dans les orteils (...) Et si l'un de ces
chariots qui transportent les pierres de Ligurie se renverse et laisse crouler
sur la cohue cette énorme masse, que reste-t-il des passants ? Comment
retrouver les morceaux et les os ? Le destin des pauvres gens est de finir
pulvérisés et de disparaître dans un souffle (...) Considère les autres
dangers qui te guettent durant la nuit ; la grande hauteur des toits d'où [p.
193] une tuile peut se détacher et te fendre le crâne (...) Tu cours sur ton
chemin autant de périls mortels que tu rencontres de fenêtres ouvertes sur
la nuit et où l'on ne dort pas. Fais donc des vœux et garde au cœur le
misérable espoir que les fenêtres se contenteront de verser sur toi le
contenu de leurs grands vases de nuit 1 ."
Les difficultés de la vie urbaine et les guerres civiles cumulent donc leurs
effets négatifs. Dès lors, comment s'étonner que les mentalités collectives des
hommes de la fin de la République paraissent marquées d'une grande instabilité
et, pour tout dire, frappées du sceau d'une angoisse que nous connaissons bien,
puisqu'elle est la compagne de notre temps ? L'amour et la mort sont les miroirs
1
JUVENAL, Satires, 1, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 209
qui nous renvoient notre propre image : nous y projetons nos craintes et désirs
inconscients. Scrutons maintenant ces miroirs.
L'AMOUR, LE MARIAGE,
ET L'UNION LIBRE.
Les relations entre l'amour et le mariage ne sont pas évidentes : l'un peut fort
bien se passer de l'autre, et inversement. Les sociétés traditionnelles voient dans le
mariage l'union entre des groupes. C'est aussi le cas des alliances des dynastes. Le
XIXe siècle a valorisé le rôle du sentiment (pas de bon mariage sans passion
amoureuse) et trouvé un appui inattendu dans la religion chrétienne qui de tout
temps, contre la famille, affirma la primauté du consentement des futurs époux.
Du même coup, le mariage est devenu plus fragile car, s'il existe des amours
heureuses, il n'est guère de passions extrêmes qui soient éternelles. Nous verrons
que les Romains de la République ne partagent pas notre point de vue : pour eux,
le mariage sert avant tout à faire des enfants.
Mais ils diffèrent de nous sur un second point 1 , car ils vont jusqu'au bout de la
logique de cette définition. Comme tout le monde sait qu'il n'est pas besoin d'être
marié pour faire l'amour, le mariage ne va servir qu'à établir des enfants, c'est-à-
dire à leur donner un statut qui permette de leur léguer ses biens si l'on n'a pas
décidé d'en faire profiter quelqu'un d'autre ou, à défaut d'adoption, (ces deux
derniers cas étant très fréquents 2 ). Comme la majorité des plébéiens ne disposent
que d'un patrimoine fort modeste, le concubinat est chez eux plus fréquent que le
mariage. Mais, même parmi les classes dirigeantes, il est moins courant que chez
nous. L'adoption et le legs y sont en revanche fréquents, car ils permettent
d'avantager les individus que l'on choisit, et non ceux que la nature vous donne.
En 18, Auguste en vient même à réprimer indirectement le concubinat chez les
sénateurs et les chevaliers en s'attaquant aux célibataires (le célibat n'étant
nullement ici synonyme de chasteté ...). Il limite justement à leur détriment la
liberté testamentaire : tout célibataire ne peut plus recevoir de succession par legs
en dehors de sa propre famille ; le Sénat va cependant rendre la loi inefficace en
arrachant à l'empereur toute une série d'amendements qui la dénatureront.
[p. 194]
Mais il arrive quand même qu'on se marie... Or, à la fin de la République, un
type de mariage domine, qui nous paraît étrange, car la femme mariée reste
juridiquement dans sa famille d'origine. C'est le mariage sine manu, "sans la
puissance" (sous-entendu : du mari – ou de son père de famille, s'il est vivant –
1
Cf. P. VEYNE, op. cit. (La famille et l'amour ...), 39-40.
2
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 210
sur sa femme), qui a supplanté son contraire, où existait une autorité maritale du
type de celle que nous connaissons. La femme reste donc sous l'autorité de son
père de famille : elle et sa dot ne sont en somme que "prêtées" au mari. Quand elle
commet l'adultère, c'est plus son père que son époux qui la châtie. Cette situation
n'est paradoxale qu'en apparence : le mariage est beaucoup moins fréquent qu'à
notre époque, et d'autre part il est très instable : en restant dans sa famille
d'origine, la femme prend une garantie sur l'avenir. Le formalisme antique ne
préside plus à sa naissance : il peut même être célébré en dehors de la présence du
mari. Quant au divorce, il est extrêmement facile à réaliser. Là aussi, aucun
formalisme : le mari qui quitte sa femme et se remarie est censé avoir divorcé par
le fait même ; ou bien, s'il est scrupuleux, il enverra un des ses affranchis notifier
à son ex-épouse que le mariage est rompu. Il n'existe pas non plus de causes
limitatives du divorce, et même il n'y a pas de causes du tout. Au dernier siècle de
la République on divorce vraiment pour un rien, comme le montrent quelques
exemples.
Le juriste Servius Sulpicius Gallus divorce parce qu'il rencontre sa femme tête
nue dans la rue ; un chevalier parce qu'il voit son épouse parler dans la rue à un
esclave ; un autre parce que sa femme est allée au théâtre. Tous les grands
personnages de cette époque divorcent plusieurs fois (Cicéron quatre fois). Et les
femmes en la matière agissent aussi librement que les hommes. En réalité, dans
les cas cités, les divorces ont sans doute d'autres raisons que ces prétextes futiles.
La cause fondamentale réside dans la "permissivité" des unions. Car le vrai
mariage, celui qui est assuré de durer, doit déboucher sur la procréation : si la
femme est stérile ou si son époux s'est choisi d'autres héritiers que ses enfants, le
mariage ne repose que sur du sable, et comme lui se délite au moindre souffle.
L'évolution de la notion juridique de patrimoine familial suit aussi la même
pente. Le patrimoine va cesser d'être considéré comme une co-propriété familiale.
Le tournant se situe au même niveau que la césure des années 140, début de la
crise gracchienne, et de la crise socio-économique urbaine : les deux évolutions
sont évidemment liées. Jusqu'aux dernières décennies du second siècle, la
conception familiale du patrimoine subsiste : il ne comprend que l'actif, puisque
les dettes sont supportées par la collectivité familiale. Mais au dernier siècle de la
République les solidarités familiales se dissolvent et la place de l'argent dans les
relations sociales augmente. On en vient donc à l'idée que les biens sont le gage
des créanciers. L'unité du patrimoine ne vient plus de ce que les biens sont à
l'intérieur d'une famille, mais d'une conception arithmétique et individuelle : les
biens d'un patrimoine sont un actif répondant d'un passif.
[p. 195]
La place de l'argent et de la femme dans la famille reflète donc bien
l'instabilité de l'époque. Il subsiste cependant un îlot de certitude, qui donne aux
relations entre l'homme et la femme des caractères moins éphémères : les enfants,
quand ils sont désirés et qu'on veut en faire des héritiers. Car la finalité du
mariage, c'est la procréation ; les Romains l'ont dit avant l'Église chrétienne à
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 211
1
Cité par M. MESLIN, op. cit., 153.
2
Ibid.
3
CICÉRON, Tusculanes, I, 14,31.
4
Cité par M. MESLIN, op. cit., 159.
∗
Un témoignage marqué par les déchirements de la guerre civile en apporte la preuve a
contrario. Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 212
MACHISME ET ROMANTISME
Tout le monde sait que la société romaine est centrée autour [p. 196] du mâle
et des valeurs considérées comme attachées à la virilité : la guerre, et les profits
qui en découlent. De plus, toute l'histoire sociale de la République, comme nous
l'avons vu, est dominée par de violents conflits de classe. Au sein même des
groupes dirigeants, les luttes sont acharnées. À partir des années 100, la violence
prendra une part croissante dans tous ces processus. Aussi le Romain se
comporte-t-il au lit comme dans la vie : le machisme règne dans la Rome
républicaine plus encore que chez nous. La place tenue par le plaisir féminin est
d'ailleurs radicalement différente dans cette société et dans la nôtre. À notre
époque 1 , l'aboutissement de ce plaisir est tenu par l'homme pour une preuve de sa
propre virilité. Non pas d'ailleurs par altruisme, mais le plus souvent simplement
parce que c'est un moyen subtil de domination de l'homme sur la femme : pendant
qu'elle jouit, la femme est à la merci de l'homme, elle "reçoit" de lui, elle devient
donc sa débitrice. Ne dit-il d'ailleurs pas qu'il "la prend" ? Partant de la même
exigence de domination, le mâle romain aboutit à des comportements sexuels
exactement inverses, car son raisonnement est plus fruste. Le meilleur moyen de
dominer la femme est de se faire donner du plaisir par elle, et non le contraire :
elle sert l'homme comme l'esclave le maître, et la plèbe ses magistrats. C'est
pourquoi les fresques et gravures érotiques nous représentent si souvent la femme
à califourchon sur l'homme, qui se laisse amener passivement jusqu'à la
jouissance. Et il ne s'agit pas là de raffinements réservés à des aristocrates,
puisque ces scènes figurent dans le bordel de Pompéi. Chercher consciemment le
plaisir de la femme serait inverser les rapports normaux, faire que le maître serve
l'esclave : or il semble bien que les Romains n'aient guère voulu étendre jusqu'au
lit le temps des Saturnales... (on se souvient 2 d'ailleurs du rôle tenu par cette
inversion des rapports entre hommes et femmes et maîtres et esclaves dans
l'affaire des Bacchanales 3 ). Car, quel est le plus grand objet de honte dans le
domaine des relations sexuelles ? L'orgasme féminin n'a pas d'importance. Quant
à l’"homosexualité" – ou plutôt la "bi-sexualité" – elle est fort courante chez les
Romains. César, entre autres s'y livra. Pour les Romains, l'équivalent dans
l'opprobre de notre "en être", c'est pratiquer le cunnilinguisme : car là, l'homme
"sert" sa partenaire, s'oublie. Certains cunnilinguistes honteux tentent même de
dissimuler la noirceur de leur forfait en se faisant passer pour des homophiles
passifs. Martial va jusqu'à dire que c'est là un sort pire que celui de l'esclave 4 .
1
Cf. P. VEYNE, op. cit., 52-53.
2
Cf. supra.
3
Cf. supra, p. 122-123.
4
MARTIAL, Épigrammes, IX, 92, 1-12.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 213
Si elle peut nous surprendre, cette attitude mentale possède sa propre logique :
d'ailleurs, répétons-le, les principes qui inspirent le machisme contemporain sont
identiques, même si les applications sont différentes. On ne peut en tout cas
séparer le domaine sexuel de l'ensemble des rapports sociaux qui l'englobent. En
ce sens, même si nous restons au niveau de l'inconscient, faire l'amour est un bien
un acte politique... Non parce qu'on exprimerait au lit des revendications
politiques, ce qui serait assurément grotesque, mais parce que dans cet acte où [p.
197] l'homme et la femme dévoilent leur intimité et laissent faire leurs pulsions
profondes à la formation desquelles la société a aussi sa part, transparaît la
conception du monde, des rapports de domination ou de solidarité, qu'ont les
partenaires à cet acte, ou celui des deux qui impose sa prééminence. Un livre
récent 1 fondé sur de sérieuses études ethnologiques confirme d'ailleurs ce point
de vue : si l'homme cherche à dominer la femme, ce n'est pas elle qui constitue le
but ultime de sa démonstration de force, mais les autres mâles. En dominant la
femme, l'homme se prouve sa force et la prouve aux autres hommes. Le fait est
d'ailleurs que les sociétés dominées par le modèle sexuel et affectif du machisme
sont souvent politiquement inégalitaires 2 , et inversement, comme semble le
montrer le cas des états scandinaves, où l'affirmation de l'égalité entre l'homme et
la femme va de pair avec la démocratie politique et économique. À Rome, le
machisme est donc une des conséquences de l'antidémocratisme du régime
politique.
Cependant la passion amoureuse existe à Rome comme ailleurs, et avec elle
l'idéalisation du partenaire, qu'il s'agisse de l'homme ou de la femme. Ce qui n'est
d'ailleurs pas contradictoire avec la tendance au machisme. Les choses se
déroulent seulement sur un autre plan, où il peut réapparaître masqué : le désir de
possession de l'être aimé, si fréquent dans la passion amoureuse, peut en être
l'expression, s'il n'est corrigé par l'altruisme, seul critère de l'authentique amour.
C'est de cet amour-là, et non seulement de sa composante sexuelle, que nous
parle une inscription gravée par une main anonyme sur les murs de Pompéi :
1
Cf. E. REED, Féminisme et anthropologie (Paris, DENOËL-GONTHIER, 1979), 60 sq.
2
Cf. E. BORNEMAN, Le patriarcat (Paris, P.U.F., 1979), 257-259.
3
Cité par M. MESLIN, op. cit., 161.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 214
elle une liaison orageuse et passionnée, qui dure environ quatre années. C'est le
type même de l'amour impossible : elle a déjà trente ans, il n'en a pas vingt ; c'est
un jeune provincial, elle appartient à l'illustre gens Clodia et elle est l'épouse du
gouverneur de la Gaule Cisalpine. Il nous parle de ses tourments 1 , mais aussi de
sa joie, et plus exactement du sentiment d'ineffable et d'éternité qui envahit les
amants comblés 2 :
"Les soleils pourront s'éteindre, les nuits succéder aux jours, mais
nous, une fois que s'est éteinte notre brève lumière, nous dormirons sans
fin dans une nuit perpétuelle. Donne-moi mille baisers, et cent, puis mille
encore, puis cent autres, et encore mille, et encore cent. Alors ces milliers
de baisers pris et rendus, brouillons-en le compte, pour qu'ignorés des
jaloux [p. 198] comme de nous-mêmes, un si grand nombre de baisers ne
puisse exciter l'envie".
Mais les étoiles qui brillent le plus sont celles qui sont en train de mourir.
Même le décès du mari de Clodia ne permet pas à Catulle de réaliser son rêve :
épouser sa bien-aimée. Peut-être fut-elle plus réaliste que lui, et apprécia-t-elle
mieux les distances insurmontables que mettaient entre eux l'âge et le rang
social... Peut être aussi ne vit-elle en lui que l'agréable passade que pouvait
représenter pour une femme déjà mûre et "libérée" une liaison avec un jeune
homme, poète de surcroît... Et puis les temps étaient durs : la lutte entre son frère
Clodius et Milon, le protégé de Cicéron, n'était pas une mince affaire. On sait que
Milon finira par tuer Clodius. Quant à Cicéron, il ne se privait pas d'attaquer la vie
privée de Clodia en dénonçant en elle une débauchée perverse. Aussi Catulle dut-
il se résigner 3 .
Comblé ou malheureux, l'amour n'est point cependant la seule aune qui
mesure les destinées humaines et leur donne un sens. La mort, dont les mains
avides saisissent les vivants, est le seuil du grand mystère qu'il n'est donné à
personne de connaître. Elle transforme une vie en destin, mais jusqu'à la fin
l'homme à une prise sur sa vie : quand la statue du Commandeur mène Don Juan
au seuil du gouffre infernal, elle le supplie de se repentir. Ce n'est qu'après avoir
refusé qu'il tombe dans les flammes. Pas plus que nous l'homme romain n'est
certain du destin qui l'attend dans le monde des morts. Mais la façon dont il voit la
Mort, comme à toute époque, est le reflet de celle dont il conçoit la vie. C'est à ce
titre que nous allons l'étudier, et y voir poindre l'angoisse de ce dernier siècle de la
République.
1
CATULLE, LXXXVI.
2
CATULLE, A Lesbie, V.
3
Cité par M. MESLIN, op. cit. 161
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 215
Comme les abîmes, la mort repousse et fascine tout à la fois. Tibulle (né en 60
av. J.-C.) exprime son angoisse à son approche :
Mais la mort de l'autre, s'il n'est pas un être cher, constitue un spectacle. C'est
le sens des jeux de gladiateurs 2 . Le duel lui-même n'est qu'un amuse-gueule : ce
qui compte se passe à partir du moment où l'un des adversaires fait signe qu'il se
déclare vaincu. Le public fait alors connaître son avis, et le magistrat présidant le
spectacle gracie ou fait le geste fatal. Dans le dernier cas la foule se penche pour
voir passer l'ombre de la mort sur le visage et dans les yeux du vaincu qu'on
égorge ∗ 3 .
[p. 199]
Comment expliquer l'attrait puissant qu'exerce sur les Romains le sable rougi
de l'arène ? Sans doute s'agit-il là d'un plaisir de conjuration, l'inverse exact du
voyeurisme dans le domaine érotique : la mort qui passe ne s'arrête pas devant
moi, elle est pour l'autre, pour celui dont la gorge se déchire sous le fer. Songeons
à l'un des misérables plaisirs de la vieillesse, la lecture des annonces
nécrologiques dans le journal... Les Romains conçoivent les choses sur une plus
grande échelle, et n'attendent pas la sénilité pour jouir de ces présages. Et puis il y
a aussi l'attrait du mystère, celui du moment du passage, quand les yeux chavirent
et que s'éteint la conscience. Que voit celui qui quitte la vie ? L'éternelle obscurité
du néant, ou d'autres mondes ineffables ? Ce mystère qu'il n'est donné à aucun de
nous de connaître par sa raison, c'est aussi l'espoir toujours déçu de commencer à
le percer qui fait scruter par les Romains le visage du gladiateur. Dans le bref
instant qui sépare le mourant du cadavre, tout peut arriver, et peut-être lira-t-on
dans ces yeux qui se voilent le reflet de l'ailleurs, au-delà de la mort. L'importance
de cet insaisissable instant est telle que le vocabulaire de la mort abonde en mots
le qualifiant : on dit de l'agonisant qu’"il passe", trépasse ; on parle des transis (de
trans-ire, aller au-delà).
1
TIBULLE, Élégies, I, 3.
2
Cf. P.VEYNE, "les gladiateurs, artistes maudits" dans : L'histoire, 2 (1978), 4-13
∗
Cicéron nous livre quelques informations sur la façon dont doit mourir le "bon" gladiateur.
3
CICÉRON, Tusculanes, cité par P. VEYNE, op. cit. supra, 9.Cité par M. MESLIN, op. cit.,
179.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 216
UN AUTRE AU-DELÀ
de la population urbaine pour la République. Dans les deux cas, cette fin
dramatique fait suite à une brillante période d'expansion économique et urbaine :
les mentalités collectives en sont d'autant plus perturbées. La vision de la mort est
donc altérée.
Mais les Romains distingués ne s'adonnent pas tous à la jouissance,
abandonnant au populaire ces satisfactions vulgaires. Car, plus encore que les
enfants 1 , la gloire permet de ne pas mourir vraiment. Cicéron et Sénèque 2
s'accordent sur ce point. Par définition, cette gloire posthume est le privilège d'une
minorité, celle qui exerce le pouvoir. Elle consiste dans l'accumulation des plus
hautes fonctions militaires et politiques. D'ailleurs, le texte des inscriptions
funéraires des plus grands personnages n'est que la sèche énumération des étapes
successives et datées de leurs carrières politiques et administratives, ainsi que de
celles de leurs campagnes militaires. Le souvenir des défunts sera d'autant plus
assuré de durer qu'il s'appuiera sur ce résumé de pierre, offert à la vue de tous les
passants. Car il ne faut pas oublier que les sépultures romaines se dressent tout au
long des routes. La Via Appia, dans les faubourgs de Rome en comporte
plusieurs. Mais la gravure de ces inscriptions – et plus encore l'érection de
mausolées – supposent des moyens financiers hors de mesure avec ceux dont
disposent les pauvres. D'ailleurs, de quelles brillantes carrières feraient-ils état ?
Il existe cependant un art funéraire plébéien, qui concerne à vrai dire les
classes moyennes, non les couches populaires. Or ici encore, il faut bien constater
de curieuses coïncidences chro-[p. 202] nologiques : c'est surtout à partir de la
seconde moitié du dernier siècle de la République que se développe cet art
funéraire... 3 Ce sont donc les troubles du temps qui poussent ces individus à
tenter d'atténuer leur angoisse croissante devant la mort par l'étalage de ces
témoignages lapidaires. Nous assistons ainsi au déploiement d'une émouvante
galerie des portraits de ceux qui ont pu économiser assez pour se faire représenter
pour la postérité : petits et moyens entrepreneurs, affranchis enrichis,
fonctionnaires municipaux, sous-officiers en retraite. Ces gens n'ont pas eu la
chance d'exercer des carrières de tout premier plan : leur gloire est un peu maigre.
Ils pallient ce défaut en se faisant représenter avec le plus de réalisme possible.
Puisque leur vie ne les impose pas à la postérité, c'est leur image qui doit la
frapper. Cette intention se traduit par l'abandon de certaines techniques et le
remploi d'autres artifices. On renonce à la perspective et aux proportions ; le
1
CICÉRON, Paradoxe des stoïciens, II, 18.
2
SÉNÈQUE, Lettre, 79, 14-17.
3
Cf. F.COARELLI, op. cit., 80.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 219
défunt est représenté debout, bien vivant. Ce qui compte, c'est le détail
significatif, le rappel de la profession du défunt, qu'entoure son épouse. Le
tombeau d'Eurysacès en témoigne. Eurysacès tenait boutique à Rome : sa
boulangerie fournissait en pain l'armée et l'administration. Il meurt en 40 ou 30
av. J.-C. Or son tombeau est un hymne... à la boulangerie : la figuration des
pétrins, élevés à la dignité de motifs architecturaux, tient lieu pour lui des
énumérations de consulats ou de victoires contre les Parthes. Juste sous le toit,
une frise continue reproduit avec soin les différentes étapes de la panification.
Cette ostentation peut nous faire sourire : elle est un peu naïve et sent le parvenu.
Mais les intentions d'Eurysacès et de Sénèque sont les mêmes : tous deux veulent
se perpétuer. Nous avons les écrits de Cicéron : mais des plus humbles, il ne nous
reste que les bribes de ces discours de pierre. Ils n’en méritent que plus notre
attention. Eurysacès est un de ces boutiquiers que méprise tant Cicéron, ceux
auxquels il dénie tout droit de participer à la direction de l'État. Or, en
construisant son tombeau, Eurysacès lui répond : il ne rougit pas de son métier,
même si ce n'est pas celui de la politique. Ses pétrins veillent sur sa dépouille
comme les faisceaux des licteurs protègent le magistrat : le boulanger vaut bien le
consul...
D'ailleurs, quand Cicéron va jusqu'au bout de lui-même, il est parfois sincère.
Un vertige le saisit alors devant l'abîme du temps et de la mort. Les défenses qu'il
a érigées contre elle cèdent, et cette fameuse gloire devient aussi périssable que
son corps. Écoutons-le, car la beauté de ce texte en rachète beaucoup d'autres de
sa plume :
"Quand même les races futures répéteraient sans trêve les louanges
de chacun de nous, quand même notre nom se transmettrait dans tout son
éclat de génération en génération, les déluges et les embrasements qui
doivent changer la face de la terre à des époques immuablement
déterminées ôteraient toujours à notre gloire d'être, je ne dis pas éternelle,
mais durable 1 ".
[p. 203]
Mais si l'esprit peut accepter cette dissolution, le cœur et la chair s'y résolvent
mal. Les convictions religieuses, lorsqu'elles sont solidement ancrées, peuvent
apporter une consolation en transfigurant la pourriture du tombeau : le sépulcre
n'est plus alors qu'un passage. Les Romains n'ont pas attendu le christianisme
pour y penser. Leur religion antique offrait certaines échappatoires. Les garanties
en étaient à vrai dire assez maigres. Car le Romain traditionnel n'arrive pas à
imaginer un au-delà vraiment différent de ce monde. Les trépassés parlent peu
entre eux. Le jour des morts, les vivants sacrifient à Tacita – la déesse muette – un
1
CICÉRON, La République, VI, 16.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 220
poisson à la bouche cousue, ce qui est une allusion au silence qui règne dans le
séjour des morts. Ce silence des morts, c'est en fait le mystère du tombeau. Mais
en revanche, les Romains pensent que les morts disposent de multiples moyens de
s'adresser à eux. D'abord, ils peuvent revenir, ce qui est perçu avec une inquiétude
certaine. Pendant trois jours, au mois de mai, les ancêtres, sous le nom de
Lémures, sortent de leurs tombes et reviennent hanter les lieux où ils ont vécu 1 .
Or cette hantise est menaçante : car si l'on n'accomplit pas certains rites, le mort
va entraîner avec lui un membre de la famille. Lors de ces dates fatidiques, le père
de famille se lève au milieu de la nuit, pieds nus, et fait un geste obscène avec le
pouce au milieu de ses doigts joints. En fait, le geste n'est obscène qu'en
apparence : il symbolise l'acte sexuel, donc la vie, qui doit conjurer la mort.
D'ailleurs, en l'accomplissant, l'homme prie qu'aucun revenant ne vienne à sa
rencontre. Puis il se lave les mains, prend des fèves noires, les crache derrière lui
tout en disant : "Je jette ces fèves et par elles je me rachète, moi et les miens". Il
répète neuf fois de suite ces gestes et ces paroles. Jamais il ne se retourne, car le
mort qui le suit ramasse les fèves. De nouveau il se lave les mains, fait du bruit
avec un objet de bronze pour effrayer les revenants, et leur dit par neuf fois :
"Mânes de mes pères, sortez". Il se retourne alors, protégé par le correct
accomplissement du rite : le mort a bien voulu le pardonner, lui et les siens, et s'en
est allé, après avoir accepté les fèves noires, offrandes réservées aux puissances
infernales.
Mais les contacts quotidiens, familiers, avec les morts, sont heureusement
moins effrayants. Ce sont ceux qui naissent le long des chemins bordés de
tombes. Par les inscriptions qui y sont gravées, le mort interpelle les vivants,
souvent gaiement, et en leur souhaitant chance. Citons quelques exemples :
"On a placé Lollius sur le bord de cette route pour que les passants
lui disent : "Bonjour Lollius 2 "."
"Salut, Fabianus ! – Que les dieux vous accordent leurs bienfaits, les
amis ! Et vous, voyageurs, que les dieux vous soient propices, à vous qui
vous arrêtez près de Fabianus. Allez, et revenez sains et saufs. Vous qui
me jetez des fleurs, vivez de nombreuses années ! 3 "
Pour le Romain, le mort, même s'il n'appartient plus à ce [p. 204] monde,
continue encore à se comporter comme un vivant. Or, à la fin de la République,
cette vision trop simpliste de l'au-delà ne satisfait plus les mentalités populaires :
les malheurs du temps ont précipité la crise de la religion ancienne. Car là aussi, il
y a concordance chronologique entre les déchirements des guerres civiles et
1
Cf. M. MESLIN, op. cit., 48-49.
2
DESSAU, 6746.
3
DESSAU, 1967.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 221
1
Corpus des inscriptions latines, VI, 21521.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 222
LES REVENDICATIONS
DU "PARTI POPULAIRE" ET LA RÉPONSE
DES ANTIDÉMOCRATES
Comme nous l'avons déjà dit 1 , il serait inutile de chercher à repérer dans ce
"parti populaire" l'équivalent de nos partis modernes. La comparaison avec les
courants d'opinions utilisés par des factions aristocratiques dans les deux derniers
siècles de l'Ancien Régime en France serait à tout prendre moins inexacte.
Les Gracques sont à l'origine du courant des idées "populaires". Celles-ci sont
certes "démocratiques" par rapport au contexte formé par la politique
traditionnelle romaine. D'ailleurs Cicéron décrit un adversaire de la démocratie
comme "hostile aux visées populaires 2 ". Mais, entendons-nous bien. Même pour
les populares, il ne s'agit pas de donner au peuple romain les droits que possédait
celui d'Athènes. Dans l'Athènes des VIe-IVe siècles av. J.-C. régnait une
démocratie directe, chaque citoyen disposant des moyens de contrôler les
décisions politiques, et même l'exécution des tâches d'administration quotidienne.
Le peuple romain "souverain" n'en demande pas tant. Ses éléments les plus "à
gauche" revendiquent seulement pour une fraction bien choisie le droit de décider
de l'ordre du jour, d'établir les priorités, et de participer aux grands débats
politiques. Ils s'opposent en ce sens aux "gens de bien" (optimates) qui veulent
tout soumettre au filtre de l'assentiment du Sénat.
Cette démarche n'aboutira pas. D'abord parce que militaires et sénateurs
préfèrent faire parler les armes que les citoyens. Ensuite parce que ceux qui se
1
Cf. supra.
2
CICÉRON, La République, III, 47.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 223
1
PLUTARQUE, César, 8, 4 ; Caton Mineur, 26, 1.
2
CICÉRON, A Atticus, I, 19, 4.
3
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le Métier...) 262-272.
∗
Unité de volume.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 224
biens privés (...) Discours fatal, qui tend à l'égalité des fortunes, et peut-il y avoir
fléau plus grand ? C'est avant tout, en effet, pour cette raison : conserver ses
biens, que l'on a établi les États et les Cités. 1 "
Sur ces sommets, nous évoluons très au-dessus de la démocratie telle que la
concevaient les Grecs. Écoutons encore une fois celui d'entre eux qui veilla sur
Athènes, Périclès :
[p. 208]
1
Ibid., XXI, 73.
2
THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, II.
3
ARISTOTE, Politique, 1279 b ; PLATON, La République, 557 a XENOPHON Mém., IV, 2,
37.
4
APPIEN, La guerre civile, II, 19, 141.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 226
LES SOLUTIONS
DES DÉMOCRATES ATHÉNIENS
romain est à cette époque saisi d'une angoisse globale : son attitude devant la
mort, sa désaffection envers ses dieux nous le prouvent. Il est inévitable que les
cadres traditionnels de la politique lui paraissent tout autant périmés. La confiance
accordée par une partie de la plèbe aux populares le montre mais il est d'autres
signes de cette contre-culture politique 1 .
LA CONTRE-CULTURE POLITIQUE
1
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le métier ...), 456-505
2
Cf. supra.
3
POLYBE, VI, 52-54.
4
Cf. P. VEYNE, op. cit. (les gladiateurs...), 9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 228
1
Cité par M. MESLIN, op. cit., 179.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 229
On ne peut dire plus clairement que les spectacles sont comme la loi
l'expression de la souveraineté populaire. Nous savons bien entendu de quelle
escroquerie il s'agit de la part des milieux dirigeants.
Toutefois, le théâtre est bien un des rares endroits où peut s'exprimer l'opinion
publique ; elle le fait souvent de façon politique. Très fréquemment, l'assistance
réagit à certaines phrases des pièces qui sont données devant elle 2 .
Le détournement politique des pièces de théâtre par le public est un
phénomène bien connu dans les états dictatoriaux contemporains. Le public se
passionne pour des tragédies dont les héros et l'action se situent à des époques ou
dans des pays très différents. Mais il en extrait des passages isolés qui lui
semblent correspondre à sa propre situation : lors de certains vers, la salle éclate
alors en applaudissements qui sont nettement politiques. L'explication est simple,
et la comparaison une fois de plus instructive. Dans ces dictatures
contemporaines, la souveraineté du peuple n'existe que dans la Constitution : au
choix des électeurs n'est présentée qu'une liste unique, et derrière toutes les
institutions légales on voit se dessiner l'énorme et contraignante présence du parti.
Enfin, les libertés publiques [p. 212] ne sont qu'un mot. Dans la Rome de la fin de
la République, la situation est largement similaire. Toute la rhétorique de Cicéron
et de ses semblables sur les pouvoirs du peuple dissimule le fait qu'il n'en a
pratiquement aucun. Au niveau électoral et législatif, on connaît tous les trucages
dont est affecté le système comitial. Quant à la liberté des citoyens, les violences
militaires – et la violence politique tout court – qui se déchaînent lors du siècle
des guerres civiles la suppriment presque totalement : les sénateurs se terrent chez
eux, et le peuple "vote" entouré de soldats. Dans ces conditions, on s'exprime où
l'on peut... C'est le triste apanage des régimes dictatoriaux que de réduire la liberté
de ce peuple qu'ils proclament toujours souverain à devoir s'exprimer par les
détours les plus subtils.
1
CICÉRON, Pour Sestius, 106.
2
Ibid., 115-126.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 230
À Rome, la disposition du public elle-même est d'ordre politique. Dès 194 av.
J.C. les dirigeants prennent des mesures pour que l'ordonnancement des places sur
les gradins corresponde à celui des hiérarchies sociales. Les sénateurs à l'orchestre
et aux premiers rangs ; puis des plus aisés aux moins riches, la distribution
s'effectue de bas en haut, le peuple étant au "poulailler". Ne nous indignons pas
trop vite, car nous connaissons toujours ce système, sous une forme à peine
édulcorée. Même dans les spectacles les plus populaires (cinémas et compétitions
sportives), il existe des places de catégorie différente. Dans les moyens de
transport collectifs il y a aussi des "classes". La différence avec Rome est que le
critère est seulement économique (le prix qu'on est décidé à payer) et ne tient plus
au statut (un ouvrier qui en a les moyens peut s'offrir un fauteuil d'orchestre à côté
de son PDG). Mais il faudrait être bien naïf pour ne pas percevoir que le critère
économique est encore largement dépendant de la classification statutaire...
En tout cas, il est très intéressant de noter que la plèbe paraît fort mécontente
des premières applications de ces mesures :
Ces mouvements valent bien un vote aux comices : ils sont certainement plus
spontanés, et nous renseignent mieux sur les mentalités populaires. Ici, il est
indéniable qu'elles expriment des revendications égalitaires : nous sommes en 194
av. J.C., mais la crise de la République s'annonce déjà... D'ailleurs, à l'époque de
Cicéron, la plèbe est toujours hostile à ces mesures [p. 213] de ségrégation, bien
qu'elle soit depuis longtemps forcée de les subir.
Elles possèdent au moins un avantage : celui de pouvoir localiser assez vite la
source des applaudissements ou des huées. Cicéron, sur ce point, n'a pas tort : les
gradins du cirque ressemblent un peu aux bancs d'un Parlement, où s'opposent
"droite" et "gauche". Notre auteur juge d'ailleurs que lorsque tous communient
dans les applaudissements il y a bien là manifestation de la souveraineté
populaire 2 .
1
TITE-LIVE, XXXIV, 54.
2
CICÉRON, Philippiques, I, 37.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 231
1
Ibid.
2
CICÉRON, Pour Sestius, 115.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 232
Le phénomène de déclin est donc largement attesté. Il reste [p. 215] cependant
des clients. Qui sont-ils ?
1
CICÉRON, La réforme agraire, II, 70-71.
2
CICERON, Les devoirs, II, 20, 69.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 234
LA CLIENTÉLISATION
DE LA CONQUÊTE
Un autre type de clientèle commence maintenant à peser de tout son poids sur
la vie politique. Elle unit à un puissant patron non plus des individus, mais des
collectivités locales, des cités tout entières situées dans les pays conquis 1 . Ce
patronat est essentiellement source de la conquête, dont il suit l'extension. C'est
donc surtout à partir de la fin du IIIe siècle que nous le voyons le plus souvent
utilisé comme arme politique. Comment devient-on patron d'une cité ? Tout
d'abord en s'assurant la maîtrise de son territoire : tout général conquérant est un
patron potentiel. Car la population vaincue a besoin d'un protecteur auprès de
l'État romain. Par un curieux tour de passe-passe, celui qui fut le bras armé de
Rome devient le garant des intérêts de ceux qu'il a soumis. Cet étonnant système
offre des avantages à chacune des parties. Le patron peut se prévaloir auprès de
ses rivaux romains – car les grands militaires sont aussi des hommes politiques –
du poids et du prestige que lui donnent les multiples liens privilégiés qu'il
entretient avec des cités disséminées dans tout le territoire (à l'heure actuelle, le
député qui est aussi le maire d'une grande ville ne voit-il pas accrue par ce fait
même son importance poli-[p. 216] tique 2 ?). Quant à l'État romain, l'activité
souvent importante que déploie le patron envers ses protégés représente pour lui
l'économie d'une administration dont le caractère squelettique sous la République
restera toujours incompréhensible à celui qui néglige la trame tissée par ces
patronats collectifs. Les populations et cités conquises n'y perdent pas non plus :
au lieu de souffrir d'un isolement absolu vis-à-vis de leurs vainqueurs, le patronat
leur permet de tempérer les rigueurs de la défaite par l'intervention d'un de leurs
nouveaux maîtres.
Elles sont d'autant plus enclines à contracter ces liens que sous la République,
les provinces sont l'objet d'un pillage systématique. Une des raisons de cette
attitude réside dans le fait que la durée des fonctions provinciales dépasse
rarement quelques années.
Il faut donc aller vite, quitte à laisser à son départ une population exsangue.
Nous connaissons par les plaidoyers de Cicéron contre Verrès la longue liste des
exactions auxquelles peut se livrer un gouverneur de province. Mais combien de
Verrès échappent aux tribunaux dont leurs rapines les rendent cent fois
justiciables ? Car des recours judiciaires sont en principe possibles. Pour les
exercer, les provinciaux envoient à Rome une délégation chargée de chercher
1
Cf. L. HARMAND, Le patronat sur les collectivités publiques (Paris, P.U.F. 1957), et E.
BADIAN, Foreign Clientelae (Oxford University Press, 1958).
2
Cf. infra, Ch. X.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 235
parmi les sénateurs quelqu'un qui veuille bien plaider leur cause. Or, les exemples
que nous possédons de telles instances nous montrent que l'avocat qui accepte
l'affaire reste souvent par la suite le défenseur attitré des plaignants, et devient
leur patron. Qu'elles en soient ou non la source, les activités judiciaires
constituent de toute façon un des services les plus étendus des relations
clientélaires 1 .
En ce domaine, tout se joue au Sénat. Car sans lui rien ne se règle de ce qui
concerne la paix ou la guerre, les provinces et les municipalités. Toute collectivité
locale a donc besoin de compter au minimum un patron parmi les sénateurs. Mais
le patron peut rendre d'autres services, surtout quand la cité conquise a la chance
que le magistrat qui l'administre soit non plus son bourreau, mais son protecteur.
Le meilleur moyen de prévenir les abus fréquents dont nous avons fait état
consiste en effet pour les provinciaux à se faire les clients du gouverneur ou de
ses agents. Dans le meilleur des cas, les populations vaincues peuvent espérer non
seulement une relative modération de la cupidité du gouverneur dans l'exercice de
ses fonctions, mais encore des faveurs et des interventions auprès de
l'administration centrale.
On comprend donc fort bien les motifs des candidats à la clientèle. Ceux des
patrons demandent à être précisés. Le simple désir de satisfactions honorifiques
n'explique pas tout, car l'homme politique contraint par la logique du système de
cumuler le plus de patronats possible doit consacrer à ses clients une part non
négligeable de son temps et mettre à contribution ses relations, s'obligeant par là
envers ses amis. De quel prix entend-il donc être payé ? L'intensification des
luttes politiques des deux derniers siècles de la République nous permet [p. 217]
de le saisir, car devant la crise des institutions l'homme politique s'appuie de façon
croissante sur la puissance de fait que représentent ses multiples patronats. Les
chances de triomphe augmentent avec leur nombre. Leur répartition compte
aussi : plus ces relations couvrent un nombre élevé de provinces, meilleure est la
situation du patron en cas d'extension du conflit à de nouveaux théâtres. Chacune
des collectivités clientes peut lui rendre des services non négligeables. D'ordre
militaire, tout d'abord, facteur capital à une époque où le poids des armes
l'emporte de plus en plus sur la toge. Le patron recrute ainsi chez ses affidés les
membres d'un corps d'élite, la garde personnelle, dont sont entourés tous les
grands noms des derniers siècles de la République. Mais il peut aussi enrôler de
véritables armées : une grande partie des combattants des guerres civiles du
dernier siècle de la République est prélevée sur les effectifs des diverses clientèles
municipales et provinciales.
Le patron peut d'autre part s'appuyer sur ses villes clientes lors de moments
critiques de sa carrière, notamment lorsque ses adversaires politiques parviennent
à le faire exiler, ce qui sera notamment le cas de Cicéron. Elles envoient alors à
Rome des délégués chargés de réclamer en leur nom le retour d'un patron dont
1
CICÉRON, Divinatio in Q. Caecilium, XX, 66.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 236
l'éloignement les laisse sans défenseur. Ou bien encore, elles offrent à leurs
patrons en fuite autant d'asiles sûrs jalonnant sa retraite : les listes de proscription
sont assez longues et fréquentes pour que plus d'un homme politique doive la vie
à des services de cet ordre.
Enfin, dans les circonstances moins dramatiques de la vie politique, la
possession de multiples patronats donne tout simplement du poids à celui qui en
jouit : comme à toute époque, on y regarde à deux fois avant de s'attaquer à un
homme dont l'ampleur des relations et le nombre des obligés sont suffisamment
connus de tous. On ajoutera à ce poids celui des suffrages. Car les clients
jouissant de la citoyenneté romaine ont le droit de vote, et les voix des riches
notables peuvent être déterminantes dans l'assemblée centuriate.
Ces clientèles collectives font donc partie des liens politiques nouveaux que
l'évolution de la vie publique a amené les hommes politiques à nouer autour d'eux
pour renforcer leurs moyens d'action. Mode nouveau d'action politique, elles ne le
sont à vrai dire pas, puisque nous les connaissons depuis le IIIe siècle av. J.-C.
Mais, mode soudain privilégié, elles le sont devenues.
Tel est aussi le cas des relations d'amitié et d'hospitalité, qui ont pour les
Romains un sens plus précis et possèdent une connotation plus nettement
politique que chez nous.
Dans la bouche d'un homme politique romain, l'expression "Tu es mon hôte"
va en effet beaucoup plus loin qu'une simple formule de politesse. Cicéron
affirme dans sa correspon-[p. 218] dance que le maintien des liens d'hospitalité
correspond à "une exigence sacrée 1 ". Toute une série de textes répètent la même
chose et comparent en même temps les relations d'hospitalité à d'autres genres de
liens : tutelle, amitié, clientèle, etc. Une conclusion s'impose : l'hospitalité du
dernier siècle de la République a pris à cette époque une importance qu'elle ne
possédait pas avant. À l'origine, l'hospitalité est un moyen pour des individus
habitant des cités et des états différents d'entretenir des relations et de disposer au
cours des voyages de facilités d'hébergement et de séjour. Car tout étranger est
par principe dénué de droits : avoir un hôte lui procure des garanties. Il ne peut
plus être expulsé ou arrêté arbitrairement, dispose d'un répondant en cas de litige
ou de délit. De plus, chacun dans sa cité peut faire bénéficier son hôte de ses
appuis et relations respectifs : l'hôte romain peut par exemple obtenir pour son
hôte athénien le droit de citoyenneté (quelque chose de beaucoup plus important
encore que ce que représentait chez nous il y a quelques décennies la légion
1
CICÉRON, Familiares, XIII, 19, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 237
d'honneur). Ce lien que l'on conclut comme un contrat est symbolisé par la remise
d'une figurine (tessera) coupée en deux, dont chaque partie garde une moitié. Sur
le plan social, les correspondants sont donc d'un statut comparable, puisque les
services qu'ils se rendent sont de même nature. Or, au dernier siècle de la
République, l'hospitalité perd ce caractère égalitaire et se dévalue, puisque
plusieurs textes la classent à un rang inférieur à la clientèle. Parallèlement, elles se
multiplient : on rencontre énormément d'hôtes dans la correspondance de Cicéron
(il fait cependant la fine bouche avec les Grecs et conseille à son frère de s'en
méfier, car ce peuple comporte "... une foule d'hommes fourbes, légers, et qu'une
longue servitude a façonnés aux excès de la flatterie 1 ").Cette soudaine
multiplication correspond au vide créé par le déclin des liens de clientèle : les
dirigeants cherchent à le compenser en recrutant davantage d'hôtes. Mais
évidemment il s'agit d'individus beaucoup plus modestes que les notables
étrangers d'autrefois : ils sont logés dans les mêmes pièces que les esclaves et les
affranchis. Ces nouveaux "hôtes" sont sans doute des provinciaux dépourvus du
droit de cité que les graves crises du 1er siècle av. J.-C. déversent sur le pavé de la
capitale, et que leurs maîtres romains utilisent au mieux de leurs intérêts. Leurs
milices privées durent probablement en absorber bon nombre.
Mais l'hospitalité n'est pas le seul type de relation à s'être ainsi dévaluée :
l’"amitié" a subi le même sort.
L'AMITIÉ POLITIQUE
1
CICÉRON, À mon frère Quintus, I, I, V, 16.
2
CICÉRON, L'amitié, XVIII, 65-66.
3
Ibid.
4
Ibid., XVII, 63-64.
5
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, V, 16-17.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 238
1
CICÉRON, Première action contre Verrès, I, XIV, 41.
2
Ibid., 40.
3
CICÉRON, L'orateur, I, LVI, 237.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 239
Dans ces conditions, mieux vaut choisir un patron appartenant à une grande
famille et rompu, selon les traditions ancestrales, à la pratique du droit, que ces
avocaillons à l'emphase superficielle 1 , dont l'ignorance n'est dépassée que par la
vantardise 2 .
Par exemple, un patron tel que Cicéron auquel son frère recommande
d'ailleurs de se servir de ses plaidoiries comme monnaie d'échange pour des
suffrages à gagner 3 .
Mais pour les plus démunis des clients, l'assistance judiciaire ne constitue pas
une préoccupation quotidienne. Ceux qui n'arrivent pas à subsister avec les seules
distributions alimentaires organisées aux frais de l'État, ou qui en sont exclus,
voient surtout dans la clientèle une sorte d'assistance économique.
Les auteurs du siècle d'Auguste nous donnent beaucoup de détails sur les
prestations qu'attendaient à ce titre les clients de leur patron. Malheureusement,
les textes nous manquent pour en faire une description précise à la fin de la
République. Il est probable que le tableau dressé plus tard par Martial et Juvénal 4
concorderait avec celui offert par l'époque de Cicéron. Certains textes juridiques
nous éclairent cependant sur ces besoins modestes – et essentiels – des clients les
plus déshérités, et la façon dont les patrons les satisfont.
Rappelons ce qui a été dit plus haut sur les logements populaires : chers et
insalubres, ils sont de surcroît difficiles à trouver. Le patron peut y suppléer, et
accorder un logement gratuit à ses clients, hébergés dans les mêmes conditions
que ses affranchis, ce qui donne une idée du peu de cas qu'il en fait... 5 De même
les juristes constatent – et confirment – la coutume qui consiste pour les patrons à
effectuer au profit de leurs clients des legs alimentaires 6 , pourvoyant ainsi à leur
nourriture et à leur boisson.
Que demande en échange le patron ? Une constatation s'impose : à la fin de la
République, les mœurs politiques se sont dégradées. Ce qui explique que les
exigences des patrons à ce niveau se soient également modifiées.
1
Ibid., I, 184.
2
CICÉRON, Pour Murena, XIV, 30.
3
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, V, 20.
4
Cf. infra, p. 265 sq.
5
ULPIEN, Digeste, IX, 3, 5, pr.
6
Ibid., XXXIII, 9, 3, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 240
Mais dans ses traités philosophiques, réservés à un petit cercle d'initiés, le ton
change. Ces spectacles sont des hochets pour le vulgaire, mais, puisqu'ils sont
nécessaires, essayons d'en atténuer le coût au maximum, au lieu de se lancer dans
des compétitions ruineuses et stupides entre gens du même monde :
1
Cf. supra.
2
CICÉRON, Pour Murena, XXXVI, 77.
3
Ibid., XXXV, 73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 241
D'ailleurs, quand les choses vont vraiment mal, on dit nettement aux candidats
que les affaires sérieuses de l'État ne se traitent pas au cirque 2 . Cicéron insiste
bien sur la vanité de principe de toutes ces distractions bonnes pour la populace 3 .
De ces "flambeurs" de la politique, il distingue les hommes avisés, ceux qui
font des "libéralités". Qu'entend-il par là ? Ce n'est nullement une façon élégante
de nommer des pots-de-vin : nous ne sommes toujours pas entrés dans le champ
de la corruption. La libéralité, c'est un service personnalisé, rendu à quelqu'un de
bien déterminé, et non des distributions grossières à des foules anonymes, qui en
perdent le souvenir avec la rapidité et l'ingratitude qui caractérisent la racaille sans
foi ni loi 4 .
Nous verrons que dans son manuel de campagne électorale, le frère de Cicéron
n'oublie pas de lui rappeler l'importance de ces "libéralités".
Quel que soit le nom dont on les qualifie, les hommes politiques romains
disposent donc d'une série de moyens parfaitement légaux d'utilisation de leur
fortune pour se gagner un électorat. Mais, dira-t-on, où commence alors la
corruption ? [p. 222] Quand cesse-t-on de gratifier l'électeur pour l’"arroser" ?
Ces questions, Cicéron les pose lui-même au tribunal chargé de juger son client
Muréna, justement accusé de corruption, et leur apporte les réponses formulées
par la coutume, sous l'autorité du Sénat 5 .
Il y a corruption lorsque le candidat paie des gens pour organiser des
manifestations "spontanées" en sa faveur, ou lorsqu'il étend trop loin le champ de
ses largesses, qui deviennent de ce fait coupables.
Nous verrons tout à l'heure l'énorme part du "bluff" dans l'organisation d'une
campagne électorale 6 . Il s'agit avant tout, conformément aux vieux principes, de
montrer à la foule que l'on a beaucoup d’"amis", de relations, d'obligés. Le
candidat s'exhibe donc en leur compagnie : on l'attend devant sa maison quand
l'aube n'est pas encore levée, on fait cortège autour de lui lorsqu'il se rend au
forum ou au Sénat... Ces formes ostentatoires remplacent à Rome la publicité
moderne, et constituent d'aussi efficaces "mass media" que la télévision, tout au
moins dans le cadre de la cité. Ces manifestations sont donc non seulement
1
CICÉRON, Les devoirs, 2, XVII, 60.
2
PLUTARQUE, Brutus, 10 ; Auteur (inconnu) du traité "Les hommes illustres", 82,4.
3
CICÉRON, Les devoirs, 2, XVI, 55.
4
Ibid., 2, XVIII, 63.
5
CICÉRON, Pour Murena, XXXV, 73.
6
Cf. supra, p. 223.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 242
légales, mais fréquentes et recherchées par tous les candidats. Elles sont une
conséquence de l'extrême personnalisation de la vie politique romaine.
De même, nous venons de voir que le candidat peut offrir à ses électeurs toute
une série de présents. Des distractions à grands spectacles, les jeux. Mais aussi
des petits cadeaux individuels : nous savons qu'il existe même un personnel
spécial chargé de les distribuer, les "diviseurs" des tribus. Ces présents peuvent
être de la nourriture ou de l'argent 1 . Mais les places de spectacle sont très
prisées 2 (imaginons le succès qu'aurait un homme politique distribuant par
centaines des places pour les grandes compétitions au Parc-des-Princes ou aux
Jeux Olympiques ...).
Il va de soi que tout ceci sert à gagner des voix, nul ne songe à s'en cacher :
"où est le mal ? " répond Cicéron à Caton, dont il raille la sévérité 3 .
De telles pratiques peuvent étonner, voire choquer. Nous les retrouvons
cependant, identiques, à l'époque contemporaine dans certains pays d'Amérique
latine. Nous avons vu que dans les provinces romaines, le notable se donne une
stature politique en pratiquant lui aussi des largesses 4 . Le plus souvent, elles
correspondent à la politique d'urbanisation voulue par Rome : le notable offre des
bâtiments urbains (thermes, bibliothèques, sièges de corporations, etc.), comme au
XIXe siècle les bourgeois offrent des vitraux à l'église paroissiale. Il remplit ainsi
une fonction d'assistance publique que n'assument ni l'État, ni la collectivité
locale. Or, dans le Brésil d'aujourd'hui...
"... outre les frais électoraux (le transport des électeurs au bureau de
vote enchérit beaucoup les élections), les caciques supportent la charge
permanente d'une clientèle électorale qu'ils assistent avant, pendant et
après l'élection ; en matière [p. 223] d'assistance publique, ils font eux-
mêmes beaucoup de ce qu'il devrait appartenir aux pouvoirs publics de
faire par des organismes d'assistance qui, dans beaucoup de municipios,
n'existent pas. 5 "
1
CICÉRON, Pour Murena, XXXV, 73.
2
Ibid., XXXIV, 72.
3
Ibid., XXXV, 74.
4
Cf. supra, p. 215 sq
5
Cf. J. LAMBERT, op. cit., 211-213.
6
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 243
"... il faut parler de cette autre part de l'activité d'un candidat qui
consiste à s'assurer la faveur du peuple. Cela exige que l'on connaisse les
électeurs par leur nom, qu'on sache les flatter, qu'on soit assidu, qu'on soit
généreux, qu'on excite l'opinion, qu'on éveille des espérances politiques.
D'abord le soin que tu prends de bien connaître les citoyens, fais-le
paraître à tous les yeux, et perfectionne cette connaissance chaque jour. Je
crois qu'il n'y a rien qui vous rende plus populaire, et dont on vous sache
plus gré. 1 "
Mais la tâche est immense : comment connaître les noms et les visages de
milliers d'individus ? Aussi, les hommes politiques s'adjoignent les services d'un
esclave, le "nomenclateur", chargé de leur souffler les noms de ceux dont ils
serrent la main. Cicéron fait mine de s'en indigner, mais admet que la banalité du
procédé le rend véniel. Il y a la morale d'un côté, la politique de l'autre 2 .
LA CORRUPTION ÉLECTORALE
1
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, XI, 41-42.
2
CICÉRON, Pour Murena, XXXVI, 77.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 244
Ajouté à celui que nous avons déjà cité, ce passage est très clair 2
Il est interdit d'acheter les formes extérieures de la considération dues à
l'homme politique : le respect se mérite, il ne se paie pas. Donc, s'il est
parfaitement légitime – et même recommandé – d'avoir un cortège, c'est agir en
coquin de payer des gens pour le former. Car on trompe l'électeur : ce n'est pas
par respect ou par reconnaissance que tant de gens entourent le candidat, mais
parce qu'on les a soudoyés. Dans le système politique romain où la personne du
candidat est tout, c'est le pire des mensonges. Le même raisonnement explique
que les cadeaux de toute forme ne soient autorisés de la part du candidat que dans
sa propre tribu : pas question, comme le dit le texte, de distribuer des places "par
tribus entières". Dans sa propre tribu, le candidat est connu et respecté : il est a
priori normal et admis de considérer que les voix lui sont par avance acquises.
Cicéron confie ainsi le soin à Philotime, son affranchi, de distribuer des places
pour les jeux aux gens de sa tribu 3 . Donc, les cadeaux qu'il y distribue sont tout,
sauf des marques de corruption électorale : au contraire, ils témoignent de
l'existence et de la solidité de ce lien quasi-affectif. Qui irait acheter des voix par
avance acquises ? Va-t-on reprocher à un époux de subvenir aux besoins de sa
femme ? Mais en revanche, s'il fait ces mêmes largesses dans les autres tribus que
la sienne, l'homme politique n'exprime plus un sentiment d'affection, il racole. Il
ne se livre plus à des largesses, il est coupable de corruption électorale.
Étonnant raisonnement, mais qui, avouons-le, est d'une rigoureuse logique.
Ainsi se dessine la frontière qui sépare l'estime accordée au candidat par l'électeur
en échange de ses faveurs, et la vénalité pure et simple.
L'important est de constater que dans les deux cas, le rôle de l'argent devient
prépondérant au dernier siècle de la République. Payer des jeux à grand spectacle,
offrir oboles et nourriture aux milliers d'électeurs de sa tribu coûte si cher que le
richissime Cicéron, comme nous l'avons vu, s'en inquiète. Car le public est
toujours plus exigeant, et au niveau de la classe dirigeante jouent les lois de la
concurrence : le candidat qui offre le plus a plus de chances de l'emporter... Quant
∗
Cicéron s'adresse à son détracteur rigoriste, Caton. N'oublions pas que Muréna est justement
accusé de corruption électorale.
1
Ibid., XXXII, 67.
2
Cf. supra, p. 221.
3
CICÉRON, A mon frère Quintus, III, 1, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 245
aux formes explicites de corruption telles que l'entendent les Romains, les
quelques exemples chiffrés dont nous disposons ne laissent aucun doute quant à
l'énormité des sommes qui y sont consacrées. Après le meurtre de son rival
Clodius, Milon, le protégé [p. 225] de Cicéron, distribue pour son élection au
consulat 1 000 as (= 750 F.F. 1979) par citoyen dans chaque tribu, ce qui, au total,
correspond à plusieurs milliards de nos centimes, au minimum 4 millions de
sesterces (= 12 millions de F.F. 1979) si on limite la corruption aux seuls
membres de la première classe. En 54, l'achat d'une centurie privilégiée dans
l'ordre de vote (la centurie prérogative) coûte des sommes du même ordre. César
n'est pas en reste : il achète de 10 à 60 millions de sesterces (= 30 à 180 millions
de F.F. 1979) l'appui du tribun Curio ; 36 millions (= 108 millions de F.F. 1979)
le soutien du consul L. Paullus. Il verse également d'énormes sommes à Cicéron
et à ceux qui rejoignent son parti en Gaule. On comprend mieux pourquoi les
hommes politiques nommés dans des charges en province en profitent pour y faire
ou refaire rapidement fortune... L'ampleur des sommes à distribuer – surtout
lorsqu'elles sont réparties entre des milliers de citoyens – exige la mise en place
d'une véritable administration occulte. On utilise d'abord les "diviseurs", auxquels
les candidats demandent de remettre de l'argent dans toutes les tribus. Cicéron
accuse Verrès d'y avoir recouru quand il s'est présenté aux élections à l'édilité 1 .
Ou bien encore, on constitue des sodalicia, associations qui distribuent de
l'argent aux tribus pour les faire voter pour certains candidats. La plupart des lois
votées pour sanctionner ces pratiques demeurent sans effet, car on ne peut enrayer
par une loi la désagrégation d'une société ni empêcher les possesseurs de fortunes
immenses de les employer dans les luttes politiques.
Car l'importance croissante de la corruption électorale est inévitable. D'une
part, répétons-le, l'accumulation des profits nés de la conquête par une très petite
minorité d'individus les rend capables de faire face à ces nouveaux
investissements. D’autre part, la corruption dans le système romain ne peut que
coûter très cher. Soit elle vise des milliers d'électeurs, et même si la somme versée
à chacun d'entre eux est relativement modique, les totaux sont obligatoirement
faramineux. De plus, tous les électeurs ne s'achètent pas au même prix. Dans le
système censitaire, plus on monte dans les classes électorales, plus les suffrages
ont du poids, plus ils sont chers : cela explique les milliards que coûte l'achat de la
centurie prérogative... Enfin, pour acheter des consuls ou des tribuns, il faut là
encore savoir ne pas lésiner sur les prix : ils valent plusieurs fois leur poids d'or...
Cicéron, dans une lettre adressée à son frère, souligne le rôle courant de l'argent
dans les élections 2 .
La corruption électorale se généralise donc au niveau de ses bénéficiaires,
mais l'ampleur des moyens qu'elle suppose réserve son exercice à une très petite
minorité. Tel est aussi le cas de la violence.
1
CICÉRON, Verrines, I, 22.
2
CICÉRON, Verrines, I, 23-25.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 246
LA MONTÉE DE LA VIOLENCE
1
Cf. E. TODD, "Beaucoup de bruit pour rien", dans : Le Monde, 23 février 1979, p.2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 247
1
Cf. E. TODD, op. cit.
2
Cf. A.W. LINTOTT, Violence in Republican Rome (Oxford, Clarendon Press, 1968), 4.
3
Ibid., 52-53.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 249
1
CICÉRON, Les lois, III, 42.
2
Cf. A.W. LINTOTT, op. cit., 62.
3
Cf. M. MESLIN, op. cit., 239-243.
4
PLINE, Lettres, I, 22.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 250
Mais, dès le temps de Cicéron, s'est développée une variété de suicide noble,
parfaitement admise, née des troubles politiques de l'époque : le suicide politique.
Le cas de Caton d'Utique en est parfaitement exemplaire. Très rigoriste, il refuse
la dégénérescence du siècle, et plus encore le régime autarcique que va instaurer
César. Son suicide n'est pas accidentel. Plutarque nous dit que...
Pour lui, cette mort n'est pas une fuite, car César l'aurait gracié, comme il le
dira en apprenant la nouvelle :
Pour Caton, ce suicide est un choix politique, en même [p. 230] temps que
l'acte d'un homme libre. Au cours de son dernier repas avec ses amis qu'il a
réunis, il répond à ceux d'entre eux qui le conjurent de profiter de la clémence de
César -
Quelques minutes plus tard, après s'être retiré, il se jette sur son épée. En
tombant, il heurte une table. Le bruit attire ses amis. Ils appellent un médecin qui
recoud la plaie. Mais Caton reprend conscience, arrache son pansement et meurt.
Cependant, dira-t-on, si édifiants qu'ils soient, ces suicides ne concernent
qu'une très petite minorité, toujours la même, celle des vedettes de la politique...
Tout porte à penser le contraire. D'abord parce que le peuple est lui aussi touché
par les désordres des guerres civiles, qui viennent s'ajouter aux difficultés qu'il
éprouve déjà à vivre dans cette ville surpeuplée. Ensuite parce que le droit
témoigne d'une évolution radicale des mentalités au sujet du suicide, évolution qui
serait inexplicable si son augmentation n'avait concerné que quelques dizaines
d'individus.
Aux premiers siècles de Rome, le suicide est tabou. Il n'existe d'ailleurs pas de
terme latin jour le désigner. Les Romains recourent à une périphrase : "choisir de
se donner la mort". Leur condamnation du suicide s'intègre dans une croyance
collective plus large : celle que les âmes de ceux qui ont péri par mort violente et
prématurée se transforment en esprits malfaisants qui reviennent hanter les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 251
"On doit savoir que d'après les dispositions des livres pontificaux,
quiconque avait mis fin à sa vie par la corde devait être abandonné sans
sépulture. D'où la justesse de l'expression "mort hideuse". car c'est en
quelque sorte la plus infamante des morts (...) Comme Tarquin le
Superbe... avait contraint le peuple à construire des égouts, et comme
beaucoup de gens, à cause de cette atteinte à leur honneur, s'étaient tués en
se pendant, il ordonna de clouer leurs cadavres à la croix : pour la
première fois, il était tenu pour infamant de se donner la mort. 2 ".
La mort par pendaison est sans doute d'autant plus "hideuse" que c'est ainsi
que se suicident les membres des classes inférieures de la société. C'est le moyen
le plus simple, qui ne requiert pas d'acolyte. Les grands personnages meurent,
eux, plutôt par le fer, le poison, ou en s'ouvrant les veines. D'ailleurs cette
distinction se maintiendra jusqu'à la Révolution française, et l'invention de la
démocratique guillotine : la honte du gibet pour les pauvres et les roturiers, la
1
Cf. P. ARIES, op. cit., 18-20.
2
SERVIUS HONORATUS, Commentaire de L’Énéide, XII, 603. Cf. J.L. VOISIN, "Pendus,
crucifiés, oscilla dans la Rome païenne", dans : Latomus, XXXVIII-2 (avril-juin 1979), 422-
450 Sur le suicide à Rome, cf. l'article récent de P. VEYNE, Rome antique : le suicide n'est
pas obscène, dans : L'histoire 27 (1980), 38-40.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 252
hache pour les nobles. À Rome, la mort par pendaison entraîne la nécessité d'un
rite d'expiation. On suspend dans la maison du pendu une petite poupée ou un
masque d'argile le représentant, afin que l'air qui l'entoure purifie son âme et lave
la souillure de cette mort. Le pendu ne peut non plus recevoir de sépulture, ce
qu'affirment avec insistance les juristes. La pratique se conforme d'ailleurs à cette
règle. Quand Horatius Balbuus, notable d'une ville d'Ombrie, fait don à la
municipalité d'un terrain pour usage de cimetière, c'est sous condition qu'en soient
exclus les pendus, assimilés aux gladiateurs qui vendent leur vie. Le pendu
n'intéresse que les forces du mal : comme au Moyen Âge, les magiciennes
s'empressent de récupérer la corde.
Au dernier siècle de la République, tout cela est en train de changer.
Juridiquement, le suicide est assimilé à une mort naturelle : il éteint l'action
judiciaire entamée, voire même la procédure pénale ; les biens ne sont plus
confisqués par l'État, mais laissés aux héritiers. À la fin du siècle d'Auguste, les
hommes qui se suicident pour des motifs politiques ont un droit tout à fait reconnu
à la sépulture traditionnelle. En revanche, celui qui attend le bourreau encourt les
mêmes peines que celles qui frappaient autrefois le suicidé. Sous l'effet des
troubles nés des guerres civiles, une véritable révolution s'est donc faite dans les
esprits. D'ailleurs, les juristes de l'Empire en témoignent : ils énumèrent pour les
hommes libres sept motifs légaux de suicide 1 . Sénèque (qui, condamné par
Néron, s'ouvre les veines en 65 ap. J.-C.) fait l'apologie de la mort volontaire, et
[p. 232] n'exclut même plus la corde pour y parvenir 2
Mais même le droit à la mort est hiérarchisé : le suicide est interdit à l'esclave,
qui ne s'appartient pas, car sa mort lèserait les intérêts du maître. D'ailleurs, le
vendeur d'un esclave qui a déjà tenté de se suicider doit, comme celui de l'esclave
fugitif, avertir l'acquéreur de ce vice, sous peine d'annulation de la vente, même si
ce défaut grave fait évidemment baisser le prix de l'objet vendu.
La violence est donc présente dans toute l'histoire de la République romaine.
Mais elle ne se développe pleinement sur le plan politique qu'à partir de la fin du
second siècle, mûrie par plusieurs siècles de violence légale. L'augmentation du
nombre des suicides, et surtout leur banalisation, qui s'oppose aux antiques
tabous, témoigne à la fois au niveau individuel et collectif du désarroi qui
s'empare des esprits. Suivant un mécanisme bien connu, cette angoisse fait le lit
de la violence. Les historiens psychanalystes ont d'ailleurs déjà mis en évidence le
pullulement des névroses et des psychoses latentes dans de nombreux systèmes
sociaux et politiques proches de leur chute 3 .
1
Cf. M. MESLIN, op. cit., 239-240.
2
SÉNÈQUE, La colère, III, XV, 3-4.
3
Cf. G. DEVEREUX, "La psychanalyse et l'histoire : une application à l'histoire de Sparte"
dans : A. BESANÇON, L'histoire psychanalytique (Paris, Mouton, 1974), 141.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 253
Étudions maintenant de plus près les formes que revêt cette violence politique
au temps de Cicéron 1 .
LA VIOLENCE POLITIQUE
Nous avons déjà étudié les diverses façons dont les politiciens peuvent influer
sur le déroulement des opérations de vote : hommes de main juchés sur les
passerelles électorales, ou disséminés dans les points stratégiques du forum ou du
comitium, manœuvres d'intimidation, manipulation des tablettes de vote, bourrage
et bris des urnes électorales. Reste l'aboutissement extrême du processus : la
liquidation physique des adversaires politiques et de leurs partisans. De véritables
conspirations peuvent se tramer, comme celles qui coûtèrent la vie aux Gracques
et à César. Mais il arrive assez fréquemment que le meurtre ne soit pas vraiment
prémédité. Plusieurs scènes de lynchage auquel se livre une foule excitée par les
mercenaires des hommes politiques en témoignent. Un des règlements de comptes
les plus célèbres est celui où Clodius périt sous les coups de Milon, dont Cicéron
défendra sans succès la cause douteuse.
Milon est téléguidé par Pompée, et commence en 57 à recruter mercenaires et
tueurs pour ôter à son rival le contrôle de la rue et des assemblées. Clodius
n'entend évidemment pas se laisser faire, et les échauffourées se multiplient. Le 3
novembre 57, émeutes sur le Palatin ; le 11, attaque contre Cicéron sur la Voie
Sacrée ; le 12, assaut contre la maison de Milon. Un an plus tard, le Sénat
prononce très officiellement la dissolution des bandes des deux personnages,
mesure d'une efficacité presque nulle. Clodius reprend les hostilités en faisant
incendier par ses hommes la maison que Cicéron, protecteur de Milon, possède
sur le Palatin. Pour ne pas demeurer en reste, [p. 233] les bandes de Milon
qu'accompagne Cicéron lui-même (l’incendie de sa maison l'a rendu furieux)
forcent les portes du Capitole et brisent les tables de bronze où étaient inscrites les
lois que Clodius avait fait voter. En 53, Milon est candidat à la plus haute charge,
le consulat. La campagne électorale est un modèle du genre. Au dire de Plutarque,
les candidats "procédaient non seulement par corruption (...) mais ouvertement
par armes, batteries et meurtres, tendant à la guerre civile".
Le conflit se dénoue le 20 janvier 52. Accompagnés de leur escorte composite
de mercenaires, esclaves et spadassins, Clodius et Milon se croisent ce matin-là
par le plus grand des hasards sur la Voie Appienne, dans la campagne romaine.
Dans le combat qui s'ensuit, Clodius reçoit un mauvais coup d'épée d'un
gladiateur de Milon. On le transporte agonisant dans une auberge voisine où
Milon et ses hommes viennent l'achever.
1
Cf. N. ROULAND, "La violence politique au temps de Cicéron", dans L'Histoire 10 (1979),
32-41.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 254
Milon ne vaut guère mieux que celui qu'il vient de tuer, mais Clodius trouve là
une mort méritée. Sa vie est, en effet, le symbole de l'extrême dégénérescence des
mœurs politiques républicaines et de leur envahissement par la violence. C'est lui
qui avait organisé l'emploi de la force en politique de la façon la plus
perfectionnée, qui avait mis au point les meilleures structures de recrutement et
d'entraînement des bandes de tueurs dont il s'entourait. C'est à lui que revient
également le mérite d'avoir le mieux compris tout le parti qu'un politicien peut
tirer du poids politique des masses urbaines. Tout cela explique la faveur que lui
accordait César et la peur panique qu'en avaient Pompée et Cicéron.
Jusqu'aux années soixante, en effet, le gangstérisme politique est affaire
d'amateurs, il est vrai très éclairés. Les protagonistes peuvent être, tout
simplement, ceux dont les intérêts sont en cause dans tel ou tel débat, et qui
décident d'en venir aux mains. Ou bien encore, l'homme politique pourra exiger
de ses clients la prestation de ces services un peu spéciaux. Il ne s'agit pas
vraiment là de professionnels, puisque le client doit aussi à son patron des
services de toute autre nature. Cicéron se déplace ainsi avec une garde du corps
composée de ses amis et de ses clients, et parle lui-même en termes imagés des
clients spécialisés dans ce genre de service en les nommant percussores, c'est-à-
dire les "cogneurs"...
Comme je l'ai déjà dit, c'est à Clodius que revient le mérite d'avoir
véritablement organisé de façon spécifique le recours à la violence. Il recrute ses
gorilles et ses tueurs à deux sources différentes : les collèges et le milieu des
gladiateurs. Les collèges sont des associations regroupant les membres d'une
même profession, ou les habitants d'un même quartier. L'État s'en est toujours
méfié et ne les tolère que lorsqu'ils n'ont que des finalités religieuses et
funéraires : assurer à leurs membres des funérailles décentes, et le renouvellement
périodique des rites en leur mémoire, un peu comme les chrétiens font dire des
messes à la mémoire de leurs disparus. Rien, en tout cas, qui ressemble à nos
syndicats : l'État ne l'aurait jamais toléré. Tous [p. 234] ces collèges ont une base
locale, qui les rapproche du peuple des "sections" de la Révolution française. Les
artisans habitent souvent les uns à côté des autres, dans les quartiers populaires et
honorent leurs dieux privilégiés au carrefour le plus proche. Quand l'État voudra
dissoudre ces collèges, il interdira "le culte des dieux des carrefours". Car Clodius
va transformer les collèges en "troupes de choc" révolutionnaires. Il les truffe de
ses partisans, les dirigeants deviennent ses acolytes. La maîtrise de ces
associations lui permet de réaliser un véritable quadrillage îlotier de la ville. Sous
le prétexte de fonder des collèges inoffensifs, il recrute en fait des tueurs 1 .
Son emprise sur les masses urbaines est donc assurée. Comme on le voit, il lui
est extrêmement facile de recruter des hommes de main, appartenant en général
aux couches pauvres de la population – membres du prolétariat et esclaves – mais
également à la petite bourgeoisie des artisans, boutiquiers, tenanciers d'auberges.
1
CICÉRON, Pour Sestius, 34.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 255
Mais, malgré tout, Rome n'est pas constamment livrée aux bandes de tueurs ou
aux troupes de soldats mercenaires, il y a bien des périodes d'accalmie pendant
lesquelles les organes constitutionnels pourraient reprendre la situation en main,
et commencer par abroger les lois que les électeurs ont votées sous la menace des
armes. Nous devons constater qu'à l'époque de Cicéron la violence ne constitue
pas en elle-même un motif d'annulation de la législation prise sous son empire.
Jusqu'au dernier siècle de la République, on n'a en effet guère eu besoin de faire
de la violence un motif suffisant d'annulation d'une loi. D'abord parce que la
violence politique est moins fréquente et se présente sous des formes beaucoup
plus atténuées ou subtiles. Ensuite parce qu'il existe d'autres moyens de se
débarrasser de lois gênantes : faire jouer le droit de véto de certains magistrats,
recourir à la censure du Sénat, invoquer de "mauvais" auspices – toute séance des
comices commençant par une cérémonie religieuse. Mais cela suppose un
contexte social et politique relativement stable, ce qui n'est plus du tout le cas à
notre époque.
Tout dépend maintenant du Sénat. Théoriquement, il est compétent pour
annuler des lois prises sous l'empire de la violence et contre les auspices (per vim
et contra auspicia). En pratique encore faut-il que son autorité soit suffisante pour
le faire. Or, le dernier siècle de la République nous fait assister à la paralysie
croissante et incurable de l'auguste assemblée. Les illustres Pères pourraient bien,
en principe, opposer à la violence des outlaws la violence d'État, c'est-à-dire voter
le fameux sénatus-consulte "ultime". Armé de ce décret d'état d'urgence, le Sénat
peut appeler aux armes les habitants de Rome et leur désigner le ou les ennemis
publics à abattre : ainsi est mort au siècle précédent Caïus Gracchus. Le remède
est à l'évidence aussi sanguinaire, violent et destructeur que le mal.
[p. 237]
Il suppose, en outre, le soutien de la majorité de la population au
gouvernement, la vigueur du Sénat, et l'absence d'une force trop bien armée et
entraînée du côté des opposants : conditions qui ont toutes disparu au temps de
Cicéron. L'État est donc désarmé face à la violence politique.
J'ai essayé, dans les lignes qui précèdent, de dégager les causes sociales,
économiques et mentales du déchaînement de cette violence. Il faut en ajouter une
autre, car le seul contraste entre la ploutocratie des dirigeants et les millions
d'indigents de Rome ne suffit pas à expliquer la violence. L'histoire montre en
effet que les masses ne prennent que fort rarement elles-mêmes l'initiative de la
violence : l'exemple vient d'ailleurs. Il est donné à Rome par ceux qu'un appétit
insatiable de richesse rend prêts à user de tous les moyens pour obtenir une part
encore plus grande du gâteau. Et puisque la richesse vient des pays conquis dont
l'administration dépend de l'État, c'est l'État qu'il faut contrôler, par la
mobilisation des masses et l'emploi des armes au besoin.
Une masse croissante de disoccupati indigents ; une classe dirigeante divisée,
corrompue et crispée sur ses privilèges abusifs ; des démagogues sans scrupules
décidés à utiliser le mécontentement de la populace pour parvenir au pouvoir ; un
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 258
État désarmé aux structures inadaptées : les conditions idéales sont réunies pour
que la violence se déchaîne.
Elle ne règne cependant pas de façon constante : les guerres civiles culminent
en trois ou quatre périodes particulièrement agitées au cours du dernier siècle de
la République. Entre ces interstices, une vie politique "normale", quoique
dévoyée, est encore possible. Quant à la corruption, tous les électeurs ne sont
quand même pas à vendre. Le frère de Cicéron lui écrit à ce sujet :
1
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, 56.
∗
Cité et analysé en annexe, à la fin de l'ouvrage p. 326.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 259
[p. 239]
CHAPITRE VIII –
LA RÉVOLUTION IMPÉRIALE
∗
Parvenu au faîte de sa puissance, Octave prendra le nom d'Auguste.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 260
Suétone a raison. Sous ce qu'il faut bien appeler son règne, sénat et comices se
transforment en chambres d'enregistrement. Les assemblées populaires votent les
lois qu'il élabore, investissent les candidats officiels désignés par lui. Dans une
mesure d'ailleurs limitée, car il se réserve le droit de nommer lui-même les
consuls et la moitié des autres magistrats. Le Sénat subit un sort analogue. César
le convoque pour la forme, mais prend en fait les décisions à sa place. Cicéron,
qui bien sûr en est membre, est ainsi tout surpris de recevoir des lettres de princes
étrangers qui le remercient de leur avoir voté des faveurs 2 , ce dont il n'est
absolument pas au courant... L'auguste assemblée se montre parfaitement docile :
il faut dire que César a usé de moyens efficaces, en y nommant en masse ses
partisans (le nombre des sénateurs passe de 600 à 900). Parallèlement, il
s'emploie, comme tous les candidats à la tyrannie, à étendre sa popularité, ce qui
n'est pas contradictoire avec sa politique d'étouffement des comices. C'est une
chose de donner au peuple les moyens de se gouverner, une autre de le flatter.
Nous savons que pour parvenir à ce dernier but, César procède à des distributions
de terre massives, et double le nombre des citoyens, accroissant d'autant celui de
ses partisans. Par ailleurs, ses vétérans constituent une garantie armée du régime.
La nouvelle orientation qu'il donne aux Rostres ∗ témoigne de cette recherche de
la popularité. Il fait déplacer cette tribune, de telle façon que les orateurs ne seront
plus tournés vers le Sénat et le Comitium, mais vers le forum, qui accueille la
population romaine tout entière. La Curie, où siège le Sénat, est également
remaniée. Car l'ancien bâtiment où se réunissaient les sénateurs depuis des siècles
1
SUÉTONE, Jules César, 77.
2
CICÉRON, Familiares, 9, 15, 4.
∗
La tribune aux harangues des hommes politiques.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 261
fait place à un nouvel édifice. Or ce dernier ouvre bien par un de ses côtés sur le
Comitium, mais cela ne signifie plus grand-chose : les comices ne servent plus à
rien, et de toute façon, c'est maintenant au Champ de Mars qu'ils se réunissent. En
revanche, l'autre façade de la Curie regarde vers le vestibule du nouveau forum
que fait construire César au pied du Capitole, à l'ombre de [p. 241] Jupiter. Ces
aménagements traduisent bien un dessein politique : la subordination des
anciennes assemblées à un monarque populaire. D'ailleurs les coutumes
vestimentaires de César vont dans le même sens d'instauration de la monarchie : il
porte de façon permanente la couronne de laurier et les vêtements des
triomphateurs.
D'autres signes indubitables foisonnent. Il fait frapper des monnaies à son
effigie, s'érige des statues dans les temples, se fait prêter serment, transforme en
fêtes publiques les anniversaires de sa naissance ou de ses victoires, donne même
son nom à un mois du calendrier. En bref, il instaure un véritable culte de la
personnalité, à l'antithèse de la tradition républicaine (où le pouvoir est
personnalisé, mais très rarement au bénéfice d'un seul homme : c'est pourquoi les
magistratures républicaines étaient toujours collégiales).
Mais César va trop loin, trop vite. Car sur quatre ans de règne (de 49 à 44), il
ne passe que seize mois à Rome, guerroyant la plupart du temps à l'extérieur.
Aussi tombe-t-il aux ides de Mars sous le poignard des conjurés.
L'EMPEREUR ANONYME
1
TACITE, Annales, I, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 262
1
P. ROBRIEUX, "Pourquoi lui ?" (Staline), dans Le Monde (22 déc. 1979), 18.
2
AUGUSTE, Mon œuvre, 34.
3
TACITE, Annales, I, 9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 263
1
Cf. L.R. MENAGER, La chute de l'empire romain (Marseille, Centre régional de
documentation pédagogique, 1965), Ch. I, p. 69-73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 264
1
I. MINTZ, "Le problème du culte de la personnalité est depuis longtemps résolu", dans Le
Monde, 22 déc. 1979, p. 21.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 266
"... sa largeur était telle qu'on y trouvait trois portiques longs d'un
mille (1500 m) ; on y voyait une pièce d'eau imitant la mer et entourée
d'édifices qui faisaient songer à des villes ; il y avait aussi des villas avec
des champs, des vignobles, des pâturages, des forêts, du bétail en grand
nombre et du gibier 1 ".
1
SUÉTONE, Néron, 31.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 267
"Rien ne lui (Néron) coûta plus cher que ses constructions (...) Pour
décrire l'étendue et le faste de cette demeure, il suffira de dire que le
vestibule était si grand qu'il abritait une statue colossale de Néron, haute
de cent vingt pieds (35 m) (...) À l'intérieur tout était couvert d'or (d'où le
nom que donna Néron à sa demeure) et décoré de pierreries et de
coquillages à perles ; le plafond des salles à manger était fait de plaques
d'ivoire mobiles et percées d'ouvertures par lesquelles on pouvait faire
pleuvoir des fleurs et des parfums ; la plus grande de ces salles était ronde
et elle tournait jour et nuit pour imiter le mouvement de la Terre ; les bains
étaient alimentés par l'eau de mer et celle d’Albula : le jour où Néron
inaugura une pareille demeure, il se contenta de déclarer qu'il allait enfin
être logé comme un homme. 1 ".
1
Ibid.
2
Cf. P. GRIMAL, Rome..., 101.
3
SUÉTONE, Caligula, 14, 1.
4
Ibid., 29, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 268
surcroît le représente. Plutarque écrit à la fin du 1er siècle après J.-C., à une
époque où cette propagande a modelé les esprits. Il condamne ceux (les
"démagogues", une fois de plus...) pour lesquels la "liberté" suppose un minimum
d'égalité, conception qui serait celle de notre époque :
La liberté selon Plutarque, c'est de pouvoir parler sans crainte à son souverain.
Autrement dit, d'abord se soumettre, ensuite dialoguer. Plus tard Marc-Aurèle, qui
n'a pourtant rien d'un tyran, dira exactement la même chose :
LA VILLE DU PRINCE
1
PLUTARQUE, Dion., 37.
2
MARC-AURÈLE, I, 14, 2,
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 271
Auguste va suivre en matière d'urbanisme la voie tracée par son père adoptif.
Mais il agira là exactement comme nous l'avons vu faire dans le domaine de la
politique pure : il se conforme aux modèles césariens, mais évite de donner un
caractère trop ostentatoire à la personnalisation de son action. Un autre facteur
détermine l'art augustéen : la base sociologique du pouvoir. Nous verrons 5
qu'Auguste s'appuie sur les désirs des classes moyennes, et qu'il est socialement
conservateur. Cette assise, conjuguée avec sa tactique politique de trompe-l'œil, a
pour conséquence dans le domaine artistique le renoncement aux tentations de
l'hellénisme "baroque", et le retour au classicisme. Auguste revient deux siècles
en arrière, quand la Rome [p. 253] des Scipions découvrait et imitait l'art grec des
Ve et IVe siècles av. J.-C. C'est le premier exemple de classicisme officiel, dont
l'époque de Louis XIV est aussi une manifestation 6 .
1
SUÉTONE, Jules César, 78, 2.
2
P. GROS, op. cit., 72.
3
PLINE L'ANCIEN, Histoire Naturelle, XXXVI, 101-102.
4
Cf. supra.
5
Cf. infra, p. 262 sq.
6
Cf. F. COARELLI, op. cit., 90.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 274
Cette affluence s'explique : si l'on est malin et sans scrupules on peut toujours
faire fortune. Cela, même pour un esclave. La vie de Trimalcion, mise en scène
par Pétrone, en est bien la preuve :
la volonté des dieux, je suis devenu le maître dans la maison et j'ai eu alors
le maître complètement à ma main. Quoi d'autre ? Il m'a fait [p. 254]
cohéritier de l'empereur et j'ai reçu ainsi un patrimoine de sénateur. Mais
personne n'est jamais satisfait : j'ai voulu me lancer dans le commerce.
Bref, j'ai fait construire cinq navires, les ai chargés de vin – à ce moment
là il se vendait à prix d'or – et je les ai envoyés à Rome. Comme si je le
leur avais commandé, ils ont fait naufrage tous les cinq. Je ne vous raconte
pas d'histoires : en un jour, Neptune m'a dévoré trente millions de
sesterces. Vous croyez que j'ai été découragé ? Non, par Hercule, ce
malheur ne m'a fait ni chaud ni froid ! J'ai fait construire d'autres navires
plus grands, plus robustes et qui ont eu plus de chance : personne n'oserait
dire que je ne suis pas un homme courageux. Vous le savez, plus un
bateau est grand, plus il est solide. Je les ai à nouveau chargés de vin, de
lard, de fèves, de parfums, d'esclaves, et à cette occasion Fortunata, ma
femme, a eu un beau geste : elle a vendu tous ses bijoux et tous ses
vêtements et elle m'a mis dans la main cent pièces d'or. Ce fut là le levain
de mon patrimoine. Tout va bien et vite quand les dieux sont d'accord : en
un seul voyage je me suis alourdi de dix millions de sesterces. Alors je
rachète toutes les terres qui avaient appartenu à mon maître, je construis
une maison, j'achète des lots d'esclaves et des bêtes de somme. Tout ce
que je touchais grandissait entre mes mains comme un rayon de miel.
Quand je commence à posséder plus de bien que toute ma patrie réunie, je
quitte le jeu, je me retire des affaires et je me mets à prêter de l'argent aux
affranchis (...). En attendant, j'ai fait construire cette demeure : comme
vous le savez, c'était une masure, aujourd'hui c'est un temple. Il y a quatre
salles à manger, vingt chambres à coucher, deux Portiques de marbre ; à
l'étage supérieur se trouve un autre appartement, ma chambre à coucher et
le nid de cette vipère, une excellente chambre pour le portier ;
l'appartement pour les invités est suffisant pour loger tous mes amis (...).
Croyez-moi, vous valez ce que vous pesez ; vous avez du bien, vous serez
considéré. 1 "
1
PETRONE, Satiricon, 75-77.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 276
femmes, et ce désir sans frein qui tient les femmes de posséder des pierres
précieuses et qui fait passer notre argent entre les mains de l'étranger ou
même de l'ennemi ? (...). Pourquoi l'économie était-elle autrefois en
honneur ? C'est que chacun se gouvernait lui-même (...), c'est que notre
pouvoir se bornait à l’Italie qui n'offrait aucune occasion à nos passions.
Nos victoires sur les peuples étrangers nous ont appris à dilapider les
richesses [p. 255] d'autrui, et nos victoires dans les guerres civiles à
dissiper nos propres biens. Quelle misérable chose que cet abus dont vous
avertissent aujourd'hui les édiles, à côté de tout ce qui est méprisable
ailleurs ! En revanche, personne ne se soucie de vous dire à quel point
l’Italie a besoin des produits étrangers et combien tous les jours la vie du
peuple romain est à la merci des mers et des tempêtes. Si le ravitaillement
des provinces ne subvenait plus aux besoins des maîtres et des esclaves et
ne palliait plus l'insuffisance de nos champs, ce sont sans doute nos bois et
nos villas qui pourvoiraient à notre subsistance ! Sénateurs, c'est à cette
charge que l'empereur doit faire face, négliger ces préoccupations
signifierait conduire l’État à sa ruine. 1 "
Mais ce n'est pas un discours qui peut changer les structures économiques d'un
système qui s'est mis en place trois siècles auparavant. Quelle que soit leur
fragilité, les chances de faire fortune existent et chacun peut en rêver. D'ailleurs,
l'argent dont les empereurs se servent pour aménager la capitale provient aussi de
la conquête.
Plus qu'à César, dont l'œuvre fut interrompue par une mort brutale, Suétone
attribue à Auguste le mérite de l'embellissement de la ville 2 .
Les hommes de la génération suivant la mort de l'empereur confirment ces
dires. Sénèque décrit Rome comme la ville "la plus grande et la plus belle du
monde 3 ". Pline renchérit sur ce thème 4 , et lui donne une coloration politique.
Dans ce déploiement de superlatifs et cette abondance de marbres, on serait
curieux de savoir le lot réservé aux logements populaires. Après la misère de la
fin de la République, ont-ils eux aussi profité des diverses améliorations
impériales ? La réponse est malaisée. Certains indices incitent à lui donner un
caractère négatif. Nous savons par exemple par Tacite que l'incendie qui ravagea
Rome sous Néron ne put se propager que grâce à l'étroitesse des rues et la
proximité des immeubles. Les difficultés en la matière tiennent notamment au fait
que, comme je l'ai déjà dit, les insulae de Rome ont malheureusement toutes
disparu. Tel n'est pas le cas d'Ostie. Le port de Rome n'a rien d'une cité
aristocratique. À ce titre cette ville est donc un bon lieu de vérification. Nous y
1
TACITE, Annales, III, 53-54.
2
SUÉTONE, Auguste, 29.
3
Cf. supra.
4
PLINE L'ANCIEN, Histoire Naturelle, XXXVI, 101.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 277
Mais la criminalité n'est pas le seul mal qui affecte de façon privilégiée les
quartiers urbains pauvres. L'hygiène également y est souvent déplorable. Auguste
s'attelle aussi à la solution de ce problème. Son principe est simple : il faut
améliorer la distribution d'eau. Non seulement pour que les Romains puissent
1
Cf. P. GRIMAL, Italie retrouvée.... op. cit., 185.
2
Cf. supra, p. 188-189.
3
SUÉTONE, Auguste, 30.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 278
boire, mais au moins autant pour qu'ils soient en mesure de se laver, dans leurs
domiciles, ou en se rendant aux thermes. Auguste, en 33 av. J.-C. (deux ans avant
la victoire sur Antoine, ce qui témoigne à la fois de sa confiance en lui et de son
souci de plaire au peuple) charge son gendre, l'édile Agrippa, de rénover les
aqueducs. Ils en ont bien besoin. Sur les quatre existant, le plus ancien remonte à
312 av. J.C., le plus récent date d'un siècle ! Leur entretien laisse à désirer : les
canaux sont fissurés de toutes parts, le réseau de distribution n'atteint que les
points les plus bas de la ville. Les vols sont fréquents et les fontaines publiques
souvent à sec, car les particuliers situés trop loin des points de distribution
n'hésitent pas à détourner l'eau. Agrippa commence alors à réparer les aqueducs
existants, canalise de nouvelles sources, construit un autre aqueduc (nommé Aqua
Iulia, du nom de César ...). Il les surélève pour augmenter la pression à la
distribution. Celle-ci reste toutefois insuffisante pour amener l'eau dans les étages
des immeubles. Les particuliers doivent venir la puiser aux fontaines publiques.
[p. 257] Mais celles-ci se sont multipliées, donnant à Rome un nom qu'elle porte
toujours – "la ville des fontaines".
Plusieurs centaines de millions de litres d'eau arrivent maintenant
quotidiennement à Rome. (On attribue un mot cruel à Auguste – peut-être
apocryphe – qui aurait répondu au peuple qui demandait des distributions de vin
gratuites : "Mon gendre Agrippa vous a pourtant assez donné à boire !"). Auguste
peut donc faire construire les premiers thermes publics monumentaux au Champ
de Mars, près du Panthéon, qu'on vient tout juste d'édifier. Ceci est important, car
pour les Romains, les thermes sont beaucoup plus que des "bains publics". Ils
représentent en réalité un des centres principaux de loisirs et de vie sociale. Non
seulement on y fait soigner et laver son corps, mais on s'y rencontre, pour parler
philosophie ou politique ; c'est un lieu de promenade, de distractions, un peu
l'équivalent, en plus varié, de nos grands ensembles de commerces de luxe.
Auguste s'emploie donc à améliorer la vie de la plèbe urbaine, ce qui constitue
une importante innovation par rapport au siècle précédent. Ce n'est évidemment
pas sans arrière-pensée politique : il prétend exercer le pouvoir au nom du peuple.
C'était aussi la théorie de l'oligarchie, qui, elle, ne pensait qu'à s'enrichir en
bâtissant des immeubles de rapport totalement insalubres. Il est vrai qu'elle
montrait autrement sa générosité au bon peuple : distribution de nourriture,
parfois d'argent, et surtout l'organisation de jeux et de spectacles. Mais innovant
en la matière, Auguste prend bien soin de ne pas être concurrencé : le lien qui
l'unit à son peuple est direct. Il se réserve donc l'exclusive, dans la capitale, du
mécénat public 1 : seul l'empereur peut faire construire ou réparer les édifices
publics. Ce monopole édilitaire n'est évidemment que le reflet de l'autocratie
politique.
D'autres signes urbanistiques témoignent de la nature du régime politique du
principat augustéen.
1
Cf. P. VEYNE, Le pain et le cirque..., op. cit., 480.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 279
LE TRÔNE ET L'AUTEL
ORDRE POLITIQUE
ET ORDRE CONJUGAL
Ses intentions, en tout cas, ne font pas de doute. Les historiens et moralistes de
son temps dénoncent le goût de l'argent, selon eux responsable de l'agonie du
régime républicain et des difficultés de l'époque. Avec la même passion que
Caton l'Ancien et un insuccès du même ordre, Auguste va s'efforcer de réprimer
le luxe excessif. Il interdit de dépenser plus de 200 sesterces (600 F.F.) pour les
dépenses quotidiennes de la table, plus de 300 (900 F.F.) les jours fériés, plus de
1 000 (3 000 F.F.) par ménage. Nous savons que dans le domaine familial 1 , il
s'efforce d'augmenter la natalité des milieux dirigeants. La morale conjugale
reprend aussi ses droits, après l'instabilité du temps de Cicéron : l'épouse coupable
est reléguée, ses biens confisqués pour moitié et son complice exilé. [p. 260] Cette
nouvelle morale conjugale est assez semblable à celle qui avait officiellement
cours dans la société française il y a une trentaine d'années. Ses valeurs sont celles
de la morale sexuelle, chrétienne, qui ne fit en la matière (et contrairement à ce
que l'on croit communément) qu'emboîter le pas à l'Empire 2 . Il semble qu'en ce
domaine Auguste ait exercé une influence réelle, pas tant par des mesures
législatives ponctuelles que par un ricochet dû à la nature autoritaire du régime
politique qu'il a mis en place. Du politique, le principe d'autorité pénètre en effet
dans le domaine conjugal, de même que l'instabilité des temps précédents
expliquait le désordre des ménages. L'empereur et ses juristes enserrent toute la
vie sociale dans des hiérarchies les plus solides possible : chacun a un statut, et il
lui est difficile d'en sortir. Auguste n'accorde que très restrictivement le droit de
cité à des collectivités locales, car il les estime la plupart du temps insuffisamment
romanisées. Il limite les possibilités d'affranchissement : un maître ne peut
procéder à cet acte avant 18 ans, un esclave ne peut en bénéficier avant trente. La
répression de l'adultère de l'épouse (dont nous venons de parler) s'inscrit dans le
même sens : nous ne sommes plus à l'époque où on naturalisait les citoyens en
masse, et où la légèreté de la belle Clodia nourrissait les ragots colportés par
Cicéron. Le mariage est une de ces hiérarchies chères à Auguste. Il va donc se
généraliser : on en vient à l'idée qui était encore indiscutée chez nous il y a peu de
temps selon laquelle il devient le cadre "normal" pour des gens désirant vivre
ensemble. Une morale conjugale se forge : les époux doivent y obéir comme ses
1
Cf. supra.
2
Sur la transformation des mœurs conjugales et sexuelles sous l'Empire, cf. P. VEYNE, La
famille et l'amour..., op. cit., 37, 39, 48, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 282
sujets à l'empereur. L'idée est peu à peu admise officiellement – et valorisée à titre
de "vertu" – que les relations sexuelles doivent se limiter au cadre conjugal : en
affirmant que l'adultère est encore plus qu'une faute, un péché, le christianisme ne
fera que répéter ce jugement. Mais le mariage tranche aussi dans les classes d'âge.
Sous la République, l'activité sexuelle commençait officiellement avec la
puberté : quatorze ans, âge auquel le jeune homme changeait de vêtement, prenant
la "toge virile" en même temps qu'il commençait à se raser. Sous l'Empire, l'âge
de la majorité recule pour se situer à celui où l'on peut envisager de se marier :
l'activité sexuelle légitime est celle qui se déroule dans le lit conjugal. De même,
le couple conquiert une honorabilité nouvelle. Il va désormais de soi que ses
membres doivent "bien s'entendre" : quitte à masquer par convention sociale des
tiraillements qui en pratique continuent certainement à exister (comment pourrait-
il en être autrement ?), le ménage doit donner l'apparence d'être uni : le couple
"bourgeois" est né. Ses rites aussi : de plus en plus, mari et femme sont sensés
avoir une vie commune qui ne se limite pas à la seule cohabitation et à la
procréation. Les époux se montrent ensemble, sont invités ensemble. La passion
amoureuse, source d'instabilité, est condamnée : ce n'est plus l'époque de Catulle
et de ses déclarations enflammées à une femme mariée. Auguste s'efforce de
poser des conditions restrictives en matière de divorce. Notre époque porte encore
la trace de ces conceptions. Aux U.S.A., le candidat à la Présidence doit pos-[p
261] séder une famille unie, qu'il exhibe tout au long de sa campagne électorale.
Peu importe que la réalité soit tout autre. On sait maintenant que John Kennedy et
son épouse étaient loin de former le couple modèle dont ils devaient offrir
l'image. La femme de son jeune frère, Edward, dont la mésentente avec son mari
est notoire (ils vivent pratiquement séparés) s'est engagée à faire campagne à ses
côtés en jouant le rôle d'une compagne soumise, admirative et fidèle. Il faut
respecter les mythes, se conformer à l'exigence des mentalités collectives des
électeurs, qui attendent des dirigeants qu'ils leur donnent l'image qu'ils
souhaiteraient avoir d'eux-mêmes (je dis bien qu'ils souhaiteraient, puisque par
ailleurs nous savons combien grande et croissante est la part des divorces dans le
destin des couples de la société américaine).
À Rome, l'impératrice apparaît elle aussi sur la scène politique. Ainsi de
Faustine (104-141 ap. J.-C.), épouse d'Antonin : à sa mort l'empereur la met au
rang des déesses, donne son nom à de nouvelles institutions d'assistance
alimentaire aux indigents. Lui-même disparu, le Sénat leur consacre à tous deux
un temple qui se dresse encore en relativement bon état sur le forum.
L'époque contemporaine offre aussi des exemples convaincants des liens qui
existent entre l'ordre politique et l'ordre conjugal. On sait combien en U.R.S.S., la
liberté en matière matrimoniale fut de brève durée. La vogue du concubinat ne
dura que quelques années. Jusqu'en 1926, nous retrouverons la même absence de
formalisme qu'au temps de Cicéron : on peut se marier sans faire dresser d'acte
par l'officier d'état civil. Au contraire, toute l'évolution du droit soviétique
renforce les liens familiaux, car la famille doit être le micro-modèle de la nouvelle
société communiste : l'enfant doit y acquérir les notions et les réflexes qui feront
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 283
CLASSES MOYENNES
ET NOBLESSE D'EMPIRE
les outrances de leurs anciens leaders "populaires", et leur goût trop marqué pour
des religions venues d'ailleurs. Le salut ne peut être pour elles que réactionnaire :
il faut retourner aux antiques valeurs d'avant l'hellénisation.
Ce mouvement s'apparente à l'idéologie de l'État français, qui n'était nullement
à gauche, mais non plus fasciste, au moins dans sa théorie. Dans les deux cas, seul
le retour aux vraies valeurs, celles d'avant, permettrait la régénérescence.
Ce fut le génie d'Auguste de savoir conjuguer ces aspirations conservatrices à
l'instauration d'un régime politique nouveau et autoritaire. Cette alliance supposait
cependant que tout en conservant la même hiérarchie aristocratique de la société,
il enlevât tout goût à ceux qui en composaient les strates les plus élevées de
s'opposer à la toute-puissance de son pouvoir.
Reconnaissons que le problème n'est pas aisé à résoudre pour le Princeps.
Auguste entend restaurer les anciennes traditions. Mais qui en a toujours été le
gardien ? Le Sénat, où se concentre la vieille noblesse, à qui justement Auguste et
ses prédécesseurs ont arraché le pouvoir. Il va sans dire qu'il ne comporte pas que
des partisans entièrement dévoués envers le nouveau régime : une répétition de
l'assassinat de César n'est pas du tout un risque théorique. D'ailleurs, toutes les
précautions que prend Auguste pour maintenir l'apparence de la légalité
républicaine montrent bien qu'il en a fort conscience. Il ne saurait donc être
question pour lui, sous prétexte de retour aux sources, de restaurer cette noblesse
dans ses anciennes prérogatives. Il ne reste donc qu'une seule solution : garder le
cadre et le nom, mais en modifier le contenu. Le nouveau Sénat ne sera [p. 264]
plus composé des mêmes hommes que l'ancienne aristocratie républicaine.
Cette politique d'extinction de l'ancienne noblesse est fermement menée : les
exécutions sont fréquentes. D'une part, le faible taux des naissances y aide. Le
pourcentage de familles remontant à l'époque républicaine tombe de 16% sous
Auguste à moins de 1% en 117. En 110, la moitié des familles recensées en 65 ap.
J.-C. se sont éteintes. En 130, il ne survit plus qu'une seule des familles
patriciennes du temps de César. Au début du IIIe siècle, il n'existe pratiquement
plus de sénateurs dont l'origine noble remonte à plus d'une ou deux générations.
L'empereur comble ces vides en nommant un Sénat des "hommes nouveaux".
Or, ils proviennent justement de ces élites provinciales qui ont appelé de leurs
vœux le régime impérial. Entre 68 et 96, le pourcentage des sénateurs italiens
passe de 83 à 76%, celui des provinciaux progresse de 16,8 à 23%, parmi lesquels
on compte 75% d'Occidentaux et 15% d'Orientaux. Ces nouvelles recrues
constituent pour l'empereur un personnel politique dont il est beaucoup plus sûr :
le Sénat va devenir un intermédiaire docile à ses volontés. C'est dans ses rangs
qu'il choisit les gouverneurs de province, les légats de légion, les chefs des grands
services publics (curateurs).
Ces purges politiques comportent aussi pour les empereurs des avantages
économiques. La plupart des grandes villas situées sur les collines à l'est de Rome
(celles de Salluste, Pompée, Mécène, etc.) passent dans le domaine impérial. Le
processus est identique hors de Rome : les endroits où aimaient se reposer les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 286
En dépit de sa netteté, ce texte est moins décisif qu'il n'y paraît. Il faut tout
d'abord remarquer que Tacite, lui-même membre de cette nouvelle noblesse
sénatoriale, et son ardent défenseur, avait tendance à la décrire sous des traits
flatteurs. [p. 265] Mais surtout, le texte ne concerne stricto sensu que les
"hommes nouveaux" tirés de leur province par la faveur impériale, et ne dit rien
de la mentalité de leurs descendants... Or tout porte à croire que ces derniers ne
tardèrent guère à s'approprier les préjugés conservateurs de l'ancienne aristocratie
qu'ils remplaçaient. Une des meilleures preuves en réside dans le fait que Septime
Sévère doit décimer impitoyablement l'ordre sénatorial qui était devenu le noyau
de l'opposition au régime : la docilité politique n'a donc eu qu'un temps, celui
nécessaire à la reconstitution des mentalités de caste.
Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que cette nouvelle aristocratie ait
accepté et fait fructifier dans les conditions propres à son temps le legs
clientélaire. L'opportunité d'un emploi politique des liens clientélaires se
restreignant avec l'absolutisme du princeps, elle fut portée à en accentuer surtout
le caractère social, les clients apparaissant principalement comme un élément du
train de vie. C'est du moins ainsi que nous les présentent, comme nous le verrons,
Martial et Juvénal. Il semble en effet possible de supposer que les conditions
socio-politiques qui furent celles du 1er siècle ap. J.-C. ne pouvaient que confirmer
et accentuer l'évolution subie par les rapports de clientèle au dernier siècle de la
République. Tentons de vérifier cette hypothèse.
1
TACITE, Annales, III, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 287
LES CLIENTS :
ÉLÉMENTS DU TRAIN DE VIE
1
MARTIAL, III, 4, 6.
2
MARTIAL, XII, 68, 1.
3
MARTIAL, IX, 92, 1-92.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 288
rappellent celles des maîtres envers les esclaves : peur des bavardages indiscrets,
thème du patron qui aliène lui-même sa liberté en voulant s'entourer de clients
(comme le maître devient esclave de ses esclaves). On sait d'autre part de façon
précise que les clients étaient souvent traités de la même façon que les
affranchis 1 .
Quel jugement porter sur ce tableau ? Sans que cela atténue les griefs évoqués
ci-dessus, il est probable que le comportement du client n'est pas non plus exempt
de tout reproche : il se conduit souvent de façon indélicate à la table de son
patron, ses bavardages indiscrets peuvent nuire à son patron, il ne remplit ses
obligations que par pur intérêt 2 .
Si on fait le bilan de ces observations, on est donc tenté de conclure
qu'envisagée à ce niveau, la clientèle apparaît comme un nœud d'intérêts assez
sordides. Cependant, ces rapports ne se réduisent pas à une suite d'obséquiosités
hypocrites et à une accumulation de rancœurs mesquines de part et d'autre. On ne
fait pas antichambre que pour obtenir une invitation à dîner. D'autres intérêts
beaucoup plus importants peuvent être poursuivis au moyen de ces pratiques de
cour.
LA CLIENTÈLE ET LA POLITIQUE
Plusieurs auteurs font allusion aux clients qui font antichambre chez les
puissants de l'heure pour obtenir un poste ou une promotion 3 .
Épictète, aux environs de 118 ap. J.-C., rapporte que le candidat au consulat
doit sans cesse faire des visites, attendre aux portes des grandes maisons, envoyer
des cadeaux (parfois quotidiens) à de nombreux individus. Une fois en charge, ces
hauts personnages ne jugent pas inutile de continuer à se soumettre aux pratiques
de la clientèle pour obtenir de nouveaux services de leurs protecteurs.
Martial se plaint amèrement de la concurrence disproportionnée que font subir
ces consuls en exercice et autres sénateurs aux clients de modeste condition ;
Juvénal fait également figurer un préteur et un tribun au premier rang des
salutatores. [p. 267] En dépit de leur nécessité, ces démarches ne semblent pas
être agréables pour ceux qui choisissent de s'y livrer, puisqu'ils désirent par-
dessus tout éviter qu'on ne les prenne pour des clients. Elles paraissent en tout cas
fructueuses. Tacite évoque par exemple le cas de Séjan, tout puissant auprès de
l'empereur, qui augmente son emprise dans le Sénat en distribuant à ses clients
charges et provinces.
1
Cf. supra.
2
MARTIAL, X, 19 (18).
3
MARTIAL, XII, 29.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 289
Mais alors que Martial ne met en scène que des magistrats de haut rang,
Juvénal y ajoute la description d'un nouveau riche, un affranchi auquel les revenus
de ses activités commerciales ont permis d'atteindre le rang équestre et qui traite
de haut les magistrats :
∗
Crieur.
∗∗
C'est-à-dire les membres des grandes familles, d'ancienneté immémoriale.
1
JUVÉNAL, I, 102-110.
2
Ibid., 117-118.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 290
des préteurs [p. 268] qui rivalisent de vitesse pour être les premiers à présenter
leurs hommages à la salutatio d'une riche veuve sans enfants, ou encore de ceux
qui, comme cet affranchi, dans leurs cinq boutiques grapillent sur le moindre
produit, pour amasser en peu de temps une fortune équestre. À ces préoccupations
d'ordre économique s'ajoutent aussi sans nul doute les ambitions politiques : c'est
en tout cas ce que laisse penser un texte de Columelle qui confirme les
témoignages de Martial et de Juvénal. L'auteur nous y parle en effet de ceux qui,
même repoussés par les portiers enchaînés, rôdent jusqu'à une heure avancée de la
nuit devant les portes closes des puissants qu'ils courtisent et n'hésitent pas à
dépenser tous leurs biens pour obtenir d'eux l'honneur et la puissance des
faisceaux 1 .
Ces ambitions politiques ne sont toutefois pas exactement de la même nature
que celles qui animaient les candidats aux magistratures à l'époque républicaine.
Car le pouvoir politique passe avant tout par l'empereur : pas question d'être
nommé contre sa volonté. Mais, si l'on bénéficie de sa neutralité, on peut
s'engager dans la lutte pour les places qui ne sont pas pourvues d'avance par ses
candidats officiels. Pour le "candidat" victorieux, l'exercice de ses fonctions devra
encore s'accomplir dans le respect des ordres de l'empereur. Mais elles demeurent
très honorifiques, et source de profits avantageux. Les magistratures suscitent
donc encore des luttes, assez dérisoires quant à leur enjeu par rapport aux temps
républicains, mais qui restent âpres et passionnées.
Il reste cependant que ce genre de services ne concerne qu'une minorité de
clients haut placés. Les humbles recourent plus fréquemment à la protection de
leurs patrons dans le domaine judiciaire, et à leurs subsides sur le plan
économique.
Bien que les patrons éprouvent souvent des difficultés à trouver le temps et
l'énergie nécessaires pour défendre en justice les intérêts de leurs clients, il semble
que leur activité soit grande en ce domaine. Tacite rapporte ainsi que la présence
de Tibère dans les procès gênait les personnages puissants qui ne pouvaient alors
user de leur influence pour agir sur le cours de la justice. Pour notre auteur, fidèle
défenseur du groupe sénatorial, l'attitude du prince était une atteinte à leur
"liberté" :
"Ce n'était pas assez pour Tibère des procès instruits par les
sénateurs : il assistait aux séances des tribunaux, assis au coin de l'estrade,
1
COLUMELLE, Rej Rust., Praef., 40 (les faisceaux étaient les signes distinctifs des consuls).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 291
Il semble donc que les mesures prises par Domitien pour assainir le cours de la
justice n'ont guère modifié les mœurs sénatoriales :
1
TACITE, Annales, I, 75, 1-2.
2
FRONTON, Lettres aux amis, I, 1.
3
SUÉTONE, Tibère, 33, 1-2.
4
PLINE, Correspondance, IX, 13, 21.
5
SUÉTONE, Domitien, VIII, 1-2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 292
On les voit sans cesse harcelés par le client quémandeur (querulus cliens) et
les accusés livides de peur, venus leur demander d'assurer leur défense. Dans ces
conditions, il arrive que le patron abandonne son client qu'on traîne en prison, ou
qu'il renonce à le défendre par peur de s'attaquer à plus puissant que lui 1 .
Parmi les moyens dont use le patron pour défendre ses clients, la compétence
juridique n'est pas seule en cause. Le recours à des procédés plus violents n'est en
effet pas exclu : le patron bouscule les avocats et interrompt leurs plaidoiries ; les
riches se rendent au tribunal entourés par leur "foule de clients et de parasites", en
face de laquelle les pauvres et les individus sans protection se trouvent sans
défense. Cette meute intervient notamment en servant de "claque" à ses patrons
(l’auditoire est souvent assez maigre, ce qui indispose les patrons, d'autant plus
que, suivant les causes, l'appui fourni par l'assistance peut favorablement
impressionner les juges ou rendre moins sensibles les attaques de l'avocat de la
partie adverse). Ainsi, à très peu de frais, l'orateur médiocre s'offre un public des
plus complaisants. Naturellement, ce service est exigé par les patrons de la part de
leurs clients de modeste condition, les parasites toujours en quête d'une invitation
à dîner. Il faut croire que leur [p. 270] zèle – ou leur faim – sont grands car, aux
dires de Pline, Martial et Juvénal, ce ne sont plus des rumeurs d'approbation, mais
de véritables mugissements qui s'élèvent alors dans les prétoires...
L'assistance judiciaire, même si les formes qu'elle revêt ici témoignent d'une
certaine dégénérescence, apparaît donc comme une constante des relations
clientélaires. Arrêtons-nous un instant sur ce point pour constater que l'emploi
actuel du mot "client" en porte encore la trace. La signification du terme varie
suivant qu'on en cherche la définition dans des dictionnaires anciens ou récents. À
la fin du XIXe siècle, le LITTRÉ n'admet ainsi qu'un type de définition : "Toute
personne qui confie ses intérêts à un homme d'affaires" (ou encore à un avocat),
"... se dit aussi des parties à l'égard de leurs juges". On voit que ces définitions
"anciennes" correspondent assez à la clientèle antique : le client est l'individu qui
se met sous la protection d'un autre, qui lui confie ses intérêts, qui attend de lui un
jugement. Il y a dans une certaine mesure reconnaissance d'un rapport inégalitaire.
Mais peu à peu, la notion de client s'est élargie : le client est aussi celui qui achète
une marchandise ou un service. Le LITTRÉ n'admettait pas ce glissement : "Ce
néologisme n'est pas bon : un médecin a des malades, un marchand a des
pratiques et non des clients. C'est à tort que de clientèle on a conclu à client."
Malgré les réticences de LITTRÉ, il reste qu'à l'heure actuelle l'acception du
terme "client" est largement répandue dans ce dernier sens. Cette évolution
sémantique traduit évidemment la prise en compte de la rémunération comme
contrepartie du service fourni au client, mais également l'éloignement progressif
de la terminologie clientélaire de ce qui fut toujours une des obligations
principales du patron : l'assistance judiciaire. Les définitions données par les
dictionnaires modernes sont sur ce point très nettes : "Celui qui se place sous la
protection de quelqu'un (...) personne qui achète (...) personne qui se sert toujours
1
MARTIAL, II, 32.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 293
au même endroit" (PETIT ROBERT, Paris 1968, 292) ; "Personne qui confie ses
intérêts à un homme d'affaires, sa santé à un médecin. Personne qui se fournit
chez un commerçant" (PETIT LAROUSSE, Paris 1967, 219).
On peut donc penser qu'à l'heure actuelle c'est l'individu qui requiert les
services des auxiliaires de justice et officiers ministériels, qui possède la qualité le
rapprochant le plus du cliens antique.
Mais le client du temps d'Auguste n'est cependant pas appelé à comparaître
quotidiennement devant les tribunaux. Ses besoins économiques doivent en
revanche être satisfaits au jour le jour.
CLIENTS OU PARASITES ?
Hormis quelques petits cadeaux, c'est surtout par l'octroi de la sportule que se
manifeste l'assistance économique du patron. Elle revêt deux formes : en nature,
sous forme de nour-[p. 271] riture, le plus souvent en argent. Son montant
dérisoire, en général équivalent à dix sesterces par jour (30 F.F.), ne peut
absolument pas couvrir toutes les dépenses courantes de son récipiendaire.
Martial la qualifie d'ailleurs de "famine" (ista fames), d'aumône. Cette modicité
pose un problème essentiel. Toute une tradition littéraire nous a habitués à voir
dans la plèbe urbaine de l'époque impériale une masse d'oisifs anesthésiés
politiquement par "le pain et les jeux", vivant en parasites aux crochets des
puissants grâce à la clientèle, tout en continuant à être des assistés de l'État dont
ils touchent les distributions de nourriture. Or, les seules ressources que peut tirer
un plébéien de la fréquentation des maisons nobles, même additionnées aux
distributions publiques, sont insuffisantes pour lui permettre de vivre sans
travailler, même de façon médiocre. En effet, de quoi dispose-t-il concrètement ?
La ration moyenne des distributions est au 1er siècle ap. J.-C. de 43 litres de blé
par mois. Ceci ne peut en aucun cas subvenir aux besoins de deux personnes et
donc, a fortiori, d'une famille entière en comptant les enfants, d'autant plus que
les dépenses relatives à l'alimentation ne sont pas les seules, et que le loyer,
notamment, grève très lourdement le budget plébéien. La sportule (10 sesterces
par jour) peut-elle combler ce déficit ? Bien qu'il ne soit pas aisé d'évaluer le
pouvoir d'achat qu'elle représente, la somme paraît faible. On sait ainsi que, sous
Domitien, le légionnaire touche en quatre mois 300 deniers (= 4 800 as). Pendant
la même période, le client ne touche que 3 050 as (= 2 287 F.F.). Encore faut-il
tenir compte du fait que sans doute il doit lui arriver parfois de ne pouvoir se
rendre à la salutatio journalière, ce qui constitue pour lui un manque à gagner. De
plus, à la différence du client dont nous parlent Martial et Juvénal, le légionnaire
est nourri et logé. Que peut-il acheter ? Un renseignement intéressant nous est
fourni par Martial lui-même, qui nous apprend qu'à son époque une toge vaut 200
sesterces (600 F.F.) et trouve d'ailleurs qu'il ne s'agit pas là d'une grosse somme.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 294
Ce prix représente pourtant cinq fois le maximum des sportules – soit quarante
sesterces – que le client peut espérer toucher chaque jour... Le prix des immeubles
et le coût de leur entretien peuvent également fournir des points de référence.
Velleius Paterculus, contemporain de Martial, estime qu'un sénateur ne peut pas
habiter dans une maison dont les frais d'entretien ne se montent pas au moins à
6 000 sesterces (18 000 F. F.) par an. Une petite maison coûte facilement 100 000
sesterces (300 000 F.F.) et 200 000 sesterces (600 000 F.F.) ne suffisent pas pour
acquérir une demeure de belle apparence. On sait enfin qu'au premier siècle de
l'Empire, 8 litres de blé valent à Rome entre 8 et 10 sesterces (24 et 30 F.F.), et la
quantité de lait produite par une chèvre en une journée 4 sesterces (12 F.F.) 1 .
Bien que ces données ne nous permettent d'effectuer que des comparaisons
très approximatives, tout porte donc à croire que la sportule – 10 sesterces par
jour – ne représente qu'une fort maigre obole pour ses récipiendaires, d'autant plus
que les [p. 272] prix sont beaucoup plus élevés à Rome que dans le reste de
l'Empire. On comprend mieux dès lors les plaintes des clients au sujet de l'avarice
de leurs patrons. Cependant on doit noter que, malgré sa modicité, la sportule n'en
constitue pas moins une lourde charge pour le patron. À titre d'exemple, le patron
qui a une centaine de clients dépense en tout chaque année 365 000 sesterces
(1 095 000 F.F.), soit une somme voisine du cens équestre (400 000 sesterces), à
laquelle s'ajoute la valeur des cadeaux occasionnels faits par le patron à son client.
Il reste malgré tout que, pour le client, la sportule ne constitue pas un pactole,
même si, pour arrondir ses revenus, il visite plusieurs maisons par jour. En effet,
la salutatio a lieu à l'aube et ne dure qu'un temps limité : compte tenu des
embarras de la circulation, de la topographie de Rome et de la fatigue de notre
client, accrue par les attentes imposées à celui-ci par les nomenclateurs dans
l'atrium, il semble difficile qu'il puisse se rendre à plus de quatre salutations par
jour, ce qui constitue une évaluation maximale. Même ajoutée aux congiaires et
aux frumentationes, cette somme ne pouvait, quoi qu'on en dise, suffire à
l'alimentation, au logement et aux dépenses diverses d'une famille de dimensions
moyennes. La sportula n'est donc pas à Rome le salaire de l'oisiveté des pauvres.
D'autre part, le nombre total des clients et des récipiendaires des distributions
publiques comporte forcément des limites. Les bénéficiaires des secondes ne
peuvent dépasser 250 000 personnes. Quant au nombre des clients stricto sensu, il
est limité par celui des patrons susceptibles de supporter la lourde charge de près
de 365 000 sesterces par an que représente pour eux le versement de sportules à
une centaine de clients. On peut tenter de cerner les dimensions de leur groupe. Il
y a à l'époque qui nous intéresse environ 450 sénateurs. Mais les patrons
potentiels, ceux qui disposent d'assez de moyens financiers ou de relations pour
attirer des clients sont sans doute plus nombreux. Pour faire bonne mesure,
triplons ce chiffre : on arrive ainsi à 1 350 patrons. Une moyenne de 100 clients
1
Pour les sources de ces estimations chiffrées, cf. N. ROULAND, Pouvoir politique.... p. 546.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 295
par patron représente déjà une lourde charge financière pour chacun d'entre eux.
Les bénéficiaires de la sportule ne peuvent donc être plus de 135 000.
La conclusion de ces estimations est donc claire : ni les distributions publiques
ni la sportule, ni même ces deux ressources additionnées ne peuvent constituer à
elles seules une source de revenus suffisante pour dispenser ceux qui en
bénéficient de l'obligation de travailler : la clientèle ne peut être qu'un
complément de ressources.
Les clients ont besoin de travailler, ne serait-ce qu'occasionnellement ou à mi-
temps : l'appellation de "parasites" qu'on leur décerne si volontiers perd donc sa
signification. Il est par ailleurs probable que la politique de grands travaux
entreprise par Auguste absorbe une partie de la demande de travail, bien que la
concurrence servile soit toujours très forte. Cette politique est d'autant mieux
venue que Rome continue à [p. 273] drainer vers elle beaucoup d'individus en
quête d'une bonne fortune. Martial fait allusion à ces Rastignac avant la lettre qui
arrivent à Rome pleins d'espoir dans une réussite prochaine et dont à peine une
minorité a en fin de compte la chance de pouvoir accéder aux maigres profits de
la clientèle des grandes maisons. L'auteur met ainsi en scène 1 un certain Tuccius,
originaire d'Espagne, venu à Rome dans l'espoir d'y trouver un patron qui le
nourrisse 2 . Dans les deux cas, sa conclusion est nette : pas plus que chez eux ils
ne trouveront à Rome de quoi subsister, s'ils veulent rester honnêtes... Ceci
confirme encore nos conclusions : l'oisif démuni n'a que très peu de chances de
pouvoir vivre de façon licite à Rome, serait-ce au prix de la clientèle.
L'impression qui se dégage du rapide panorama des obligations clientélaires
est assez nette. La relation n'a plus de signification politique, sauf pour la minorité
de clients qui peuvent espérer briguer une magistrature. Du moins à Rome même.
Car dans les villes de province, les enjeux électoraux sont moins importants : ils
se réduisent à la gestion des affaires locales. Aussi l'empereur n'intervient-il que
de loin en loin. On assiste ainsi à Pompéi à la reproduction "en miniature" des
luttes romaines des temps républicains. La campagne est animée, on vante les
mérites personnels de tel ou tel candidat. Ceux-ci sollicitent les patronages des
notables : Loreius Tibertinus, le grand-prêtre d'Isis, qui peut mobiliser les
suffrages des adeptes de ce culte, soit 10% de la population ; Fabius Eupor,
homme d'affaires et chef de la communauté juive ; A. Trebius Valens, homme
politique très influent ; Vesonius Primus, un teinturier, etc. Les résultats de
l'enquête à laquelle je me suis livré à partir des graffiti électoraux
miraculeusement préservés sur les murs de Pompéi 3 plaident en faveur de
l'efficacité des soutiens clientélaires. La proportion des candidats soutenus par
leurs clients par rapport au total des candidats est légèrement inférieure ou égale à
un quart. Mais celle des candidats "à clients" élus par rapport aux candidats "sans
1
MARTIAL, III, 38.
2
Ibid., 14.
3
Cf. N. ROULAND, op. cit., 581-600.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 296
clients" eux aussi élus est de 3 contre 5 pour l'édilité, et 4 contre 1 pour le
duumvirat (la charge municipale la plus élevée).
Cependant il ne s'agit là que d'un microcosme : ces rivalités ne sont guère
comparables qu'à des élections municipales dans une sous-préfecture... Au niveau
des grandes décisions politiques intéressant l'Empire, la clientèle n'a presque plus
d'influence. En revanche, elle conserve toutes ses caractéristiques anciennes
d'ostentation sociale. Le riche a des clients de la même façon qu'un seigneur ou un
grand bourgeois ne saurait vivre sans domestiques : le client est un élément du
train de vie. Pour ce dernier, la clientèle n'est pas une panacée : elle l'aide
seulement à subsister, mais une activité professionnelle complémentaire demeure
le corollaire obligatoire d'une trop modeste sportule. Si la clientèle survit aux
vicissitudes des différents régimes, c'est parce qu'elle satisfait d'autres besoins que
ceux issus de la compétition purement politique. À la fin de l'Empire, elle sera
même récupérée par la pensée chrétienne.
[p. 274]
Écoutons ce qu'en dit Saint Augustin :
"Vous savez bien que chacun s'appuie sur son patron. Un homme
vous menace-t-il, vous êtes client d'un grand et vous dites à votre
adversaire : "Tant que mon seigneur vivra, tu ne me feras rien". Ainsi
nous, nous avons pour patron le Christ, et sans ce patron, nous n'avons
rien à craindre. Ceux qui se prévalent d'un patron sont ses clients et nous,
c'est le Christ qui est notre patron. 1 "
Cette vision chrétienne du patronat a traversé les siècles jusqu'à une date très
récente : le prénom de chaque chrétien est le nom d'un saint, qui le protège
particulièrement. C'est le "saint patron".
Au terme de ce long voyage à travers l'histoire de la République romaine, on
peut tenter de mieux analyser l'originalité et les raisons de la remarquable
permanence des rapports clientélaires : nous avons vu qu'ils furent pour beaucoup
dans l'échec de la démocratie, et ne serait-ce qu'à ce titre, ils méritent que nous
nous y arrêtions.
1
SAINT AUGUSTIN, Sermons, CXXX, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 297
LA DIALECTIQUE CLIENTÉLAIRE
ET LE REFUS DE LA DÉMOCRATIE
Rome n'invente pas les rapports clientélaires, pas plus que la désagrégation de
l'Empire ne signifie la fin de ces liens de dépendance qui unissent des hommes
juridiquement libres. L'histoire sociale et l'ethnologie offrent de multiples
exemples de rapports dits "de clientèle", qui placent dans une relation inégalitaire
deux ou plusieurs individus, dont l'un jouit d'une position privilégiée sur le plan
économique, politique ou religieux (ces divers facteurs se combinent dans la
majorité des cas) mais éprouve la nécessité de recourir aux services d'affidés. Le
génie de Rome n'en marque pas moins profondément le concept et la pratique de
la clientela, qu'il saura modeler en fonction des impulsions changeantes que les
grandes mutations socio-économiques donneront aux lignes de force de la vie
politique et à l'armature institutionnelle. Si la clientèle apparaît comme un type
sociologique à vocation universaliste, la clientela n'appartient qu'à Rome.
Aux origines de son histoire, Rome crée la clientela. Les patrons qui habitent
les collines dominant le site de Rome se voient imposer par l'implantation
étrusque le bouleversement de leurs pratiques économiques et des attitudes
mentales qui y sont liées. Le traumatisme auquel ils sont soumis par l'institution
progressive de la cité et de ses organes n'est pas moins réel. Le puissant et soudain
processus d'acculturation qui ébranle les fondements de leur vie sociale se heurte
de leur part à une résistance acharnée, dont nous ne trouvons que rarement
d'exemples aussi nets chez les peuples soumis à ce type de processus. La vitalité
de ces groupes gentilices et leur capacité d’adaptation trouve une de ses
expressions les plus nettes dans [p. 275] l'invention de la clientela au VIe siècle
avant notre ère. Ce rapport de dépendance ne doit rien en effet aux Grecs ni aux
Étrusques. Les obligations dont il était la source sont modelées suivant les
nécessités qui s'imposent à l'oligarchie pastorale pour attacher à elle une partie de
ceux qui, forts de la puissance que leur donne la maîtrise des nouveaux processus
économiques, pourraient lui ravir les privilèges sociaux, politiques et juridiques
dont elle dispose. Une solution à la contradiction éprouvée par des groupes
dirigeants hostiles à ceux qui font la fortune de Rome : telle nous apparaît la
clientèle primordiale.
L'élaboration de l'institution clientélaire procède donc d'un effort de synthèse
authentiquement romain. Mais son originalité ne s'arrête pas là. L'histoire des
rapports de clientèle à Rome suscite en effet un fascinant étonnement : celui de la
pérennité de la clientela. Permanence chronologique, tout d'abord : la clientela
durera aussi longtemps que Rome, même si elle perd sous l'Empire sa fonction
politique. Mais également, et surtout, persistance socio-politique : étroitement
dépendante de conditions historiques précises dans sa genèse, la clientela n'en
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 298
survit pas moins à toutes les mutations du régime républicain et de ses minorités
gouvernantes, avant que l'instauration du Principat ne laisse subsister en elle que
sa fonction sociale. Le schéma clientélaire ne change certes pas dans ses
structures essentielles : il s'agit toujours d'une relation de dépendance contractée
la plupart du temps librement par des individus juridiquement libres et donnant
naissance à des obligations dont le caractère synallagmatique empêche sa
réduction à un seul rapport d'aliénation. Mais le pragmatisme des élites romaines
sait modifier la nature des obligations qui en découlent en les modelant suivant les
nécessités imposées par un contexte sans cesse changeant.
Cette remarquable capacité d'adaptation des rapports clientélaires n'est pas due
seulement à l'ingéniosité de ceux qui les manipulent. Elle obéit à une dialectique
précise, née de l'interaction entre les forces économiques et la structure
sociologique de l'autorité politique. Chacun de ces deux facteurs a une part égale
dans son histoire, du moins dans la période où les relations de clientèle influent
directement sur la vie politique et qui se confond avec les cinq siècles que dure le
régime républicain.
Forces économiques tout d'abord. J'ai essayé de montrer tout au long de ce
livre la part déterminante des grandes crises économiques dans la mutation socio-
politique des liens clientélaires. La plus spectaculaire de ces transformations est
certainement celle qui se produit durant les premières années de la République. La
rupture profonde suscitée par la régression économique et l'instauration du régime
républicain au bénéfice de l'aristocratie gentilice vide de sa signification le lien
clientélaire dont la définition originaire est fonction des nécessités radicalement
différentes du VIe siècle av. J.-C. Le miracle est donc que la clientela survive. Cet
étonnant phénomène ne peut se réaliser qu'au prix d'une modification
fondamentale des [p. 276] obligations clientélaires qui obéissent dès lors aux
exigences du conflit patricio-plébéien. Cet ensemble d'obligations forme un
système qui possède sa plus parfaite cohérence et atteint son maximum
d'efficacité au IIIe siècle av. J.-C. et jusqu'aux dernières décennies du second
siècle av. J.-C. Cette période est sans doute l’"âge d'or" de la clientèle, et
correspond à un équilibre politique faisant suite au conflit patricio-plébéien et à
une expansion économique basée sur les guerres de conquête qui durent jusqu'à la
crise économique des années 140 et jusqu'à l'épisode gracchien. Le premier siècle
enfin voit le déclin de l'efficacité politique des relations de clientèle, déclin
qu'explique la crise du système oligarchique auquel elles sont liées, elle-même
provoquée par l'extension des conquêtes et l'afflux des richesses qui en résulte.
Cette crise sera fatale aux liens clientélaires envisagés sous leur aspect à la fois
social et politique, qui les distingue de la clientela à l'époque impériale : ces
rapports n'ont plus alors de fonction politique directe.
Le processus qui tend à priver les liens de clientèle de leur efficacité et de leur
fonction politiques au premier siècle de notre ère montre que les facteurs
économiques, si déterminants qu'ils apparaissent, ne peuvent être considérés
comme les seuls éléments dynamiques de la dialectique clientélaire.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 299
[p. 278]
CHAPITRE IX –
LA CUISINIÈRE ET LE CONSUL
1
Cf. sur ce thème l'excellent ouvrage de M. I. FINLEY, Démocratie antique et démocratie
moderne, précédé de : P. VIDAL-NAQUET, Tradition de la démocratie grecque (Paris,
Payot, 1977), auxquels les lignes qui suivent doivent de nombreuses idées et références. À
titre accessoire, on pourra également consulter : G. BRANCA, "Democrazia e republica
romana", dans Conferenze romanistiche (Milano, A. Giuffré ed., 1960), 201-222, P.
CATALANO, "Il principio democratico in Roma", dans : Studio et documenta historiae et
iuris, XXVIII (1962), 316-330.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 302
jeux que l'oligarchie offrait à la plèbe romaine, mais n'ont rien à voir avec la
démocratie. Quant à l'apathie politique généralisée, elle trouve sa meilleure
expression dans la notion célèbre de "majorité silencieuse", qui n'a pour elle que
la force attractive des espaces vides.
Et pourtant, de nos jours, qui n'est pas démocrate ? Du marais centriste aux
groupuscules extrémistes, chacun prétend lutter pour sa démocratie. Au
firmament des nébuleuses des idéologies politiques, le "peuple" a remplacé Dieu
et l'état de Nature. Pour en rester aux classifications connues de tous, on sait que
le monde actuel s'écartèle entre deux types de démocratie : "occidentale" et
"socialiste". Or, le moins qu'on en [p. 280] puisse dire, c'est que le même mot
recouvre des théories et des pratiques radicalement différentes, et même
antagonistes. On serait tenté de conclure que la démultiplication géométrique du
concept démocratique ne traduit que sa faillite. Son succès aurait donc été aussi
illusoire que bref.
Car la démocratie n'occupe qu'un espace minuscule dans l'histoire des sociétés
humaines. Peut-être applicable aux sociétés archaïques les moins différenciées
(par exemple les Esquimaux), ce régime n'est pas le fort des états antiques, le plus
souvent oligarchiques ou monarchiques, sans parler des royaumes médiévaux et
de leurs prolongations jusqu'au XIXe siècle. Quant au monde contemporain, peu
de régimes peuvent valablement se prévaloir de cette qualification.
LA DÉMOCRATIE ANTIQUE
DANS LA MÉMOIRE FRANÇAISE
C'est sans doute ce qui explique que la démocratie n'ait été élevée dans le ciel
des vertus politiques que depuis fort peu de temps : la vogue du concept ne doit
pas nous dissimuler sa jeunesse. Décriée dans l'Antiquité, la démocratie n'est
guère encensée que depuis la fin du XVIIIe siècle. L'exemple français le montre
bien.
C'est sous la Révolution française qu'on se met à reparler des systèmes
politiques antiques. On discute de l'application à la France des règles d'éducation
spartiates. Dans son discours d'accusation contre Danton, Saint-Just proclame :
"Le monde est vide depuis les Romains ; et leur mémoire le remplit et prophétise
encore la liberté". Les ennemis de la Révolution sont derechef qualifiés de
Catilina. Après la chute de Robespierre, l'Abbé Grégoire le critique en ces
termes :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 304
Même fausse, cette évocation du passé antique n'agit pas moins puissamment
sur les mentalités révolutionnaires. La [p. 281] démocratie athénienne n'est
pourtant pas le régime le plus couramment cité. À la Grèce on préfère Rome, et à
Athènes, Sparte. Parce que dans sa phase "pure et dure" la Révolution insiste plus
sur l'égalité que la liberté. Sparte, la "cité des Égaux", constitue donc un meilleur
modèle, de même que plus tard la démocratie bourgeoise libérale louera dans la
démocratie athénienne son culte de la liberté de l'individu. Robespierre fait de
Sparte un des phares de l'histoire humaine :
1
Cité par P. VIDAL-NAQUET, op. cit., 17-18.
2
Ibid., 28.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 305
du gouvernement (...) Il faut, pour ainsi dire, recréer le peuple qu'on veut
rendre à la liberté 1 ".
1
Ibid., 29.
2
Ibid.
3
Ibid., 30-31.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 306
joug affreux six cent mille serfs (...) qu'à Athènes, ce sanctuaire de toutes
les libertés, il y avait quatre têtes esclaves contre une tête libre... 1 "
1
Ibid., 33.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 307
LA RÉPUBLIQUE
CONTRE LA DÉMOCRATIE
Que Rome n'ait jamais été une démocratie, tous les chapitres de ce livre en
portent témoignage. Gardons-nous cependant d'une erreur d'appréciation. Il serait
utopique de critiquer la République romaine en fonction de ce qu'elle ne pouvait
pas être, et de ce qu'Athènes elle-même ne fut jamais : une société sans esclaves,
et où le "peuple" appelé à décider du destin de la cité se serait confondu avec la
majorité. Certes Rome a pratiqué l'esclavage sur une tout autre échelle que la
Grèce, et a poussé infiniment plus loin l'exploitation des bras serviles. Mais
l'institution esclavagiste elle-même ne pouvait être remise en question (l’Église
chrétienne, sous l'Empire, n'y songera jamais). Essentiellement parce que
l'esclavagisme fait partie inhérente du système romain. Sur le plan économique,
tout d'abord. Dans un texte célèbre, Aristote dit que si les métiers à tisser
pouvaient se mouvoir d'eux-mêmes, on n'aurait plus besoin d'esclaves. Les
esclaves remplaçaient donc les machines qui n'existaient pas. La preuve en est que
l'abolition de l'esclavagisme (ou plus exactement de son succédané, le servage)
n'est que relativement récente, et précède de très peu la naissance de la société
industrielle. Autre exemple, celui de la Guerre de Sécession aux U.S.A. : les états
du Nord étaient abolitionnistes sans doute par vertu, mais aussi parce que leur
économie ne reposait pas comme dans le Sud sur la culture du coton et l'emploi de
la main-d'œuvre servile. Ceci dit, il est vrai que l'hyper-esclavagisme romain
contribua à étouffer les innovations technologiques : sait-on qu'au début de notre
ère existaient à Rome à l'état de "prototypes" des faucheuses et des machines à
vapeur rudimentaires ? Ces inventions, et sans doute d'autres encore dont nous
avons perdu la trace, tombè [p. 284] rent dans l'oubli parce qu'on disposait
d'esclaves en surnombre et à bas prix, qui rendaient inutile le recours à ces
innovations. D'autre part, l'économie esclavagiste romaine fut le produit d'un
processus historique, l'impérialisme, dont les motivations ne reposaient pas a
priori sur le seul désir de réduire en servitude des peuples lointains, pour en
déporter en Italie les prisonniers de guerre. L'hyper-esclavagisme se situe au bout
de la chaîne, non en son début. D'ailleurs, Athènes elle-même fut profondément
impérialiste, soumettant de nombreuses cités aux ligues sur lesquelles elle régnait.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 308
1
Cf. L.R. MENAGER, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité (op. cit.), 125
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 309
différence d'Athènes, ces printemps romains furent sans lendemain, pour les
raisons que j'ai étudiées dans les chapitres précédents.
Le peuple romain n'est pas pour autant complètement bâillonné : dans les
moments de crise, les plus déshérités peuvent faire entendre leur voix ; les
électeurs peuvent jouer sur les rivalités de clans entre les membres de la classe
dirigeante et porter leurs suffrages sur ceux qu'ils estiment le mieux à même de
garantir leurs intérêts. Mais ces possibilités – très réduites dans la pratique par le
jeu des réseaux clientélaires – s'expriment sur un registre suffisamment dérisoire
par rapport aux pouvoirs du citoyen athénien pour que nous nous refusions à y
voir les symptômes d'une démocratie. Pourtant, les auteurs anciens nous parlent
sans cesse de la liberté (libertas) du peuple romain. Le peuple invoque la libertas
contre les sénateurs et les patriciens, la plèbe contre les membres des vieilles
gentes. Certains auteurs modernes ont voulu voir dans cette notion de libertas
l'équivalent pour Rome de ce qu'est la democratia pour Athènes. Rome ne peut
pas connaître la démocratie, puisque le pouvoir, à la différence d'Athènes, y est
"partagé" entre le Sénat, les assemblées populaires, et les magistrats : pour
compenser ce démembrement, le citoyen possède la liberté, c'est-à-dire "la
garantie que la loi s'appliquera à chacun", et "la certitude que le droit de
coercition des magistrats ne sera pas sans limite 1 ". D'après ces auteurs, "... ce qui
importe, en fin de compte, c'est moins de savoir si le peuple "gouverne" que de
savoir s'il est "libre", c'est-à-dire s'il peut faire plein usage de ses droits 2 ". La
distinction paraît un peu artificielle : le fait de pouvoir faire usage de ses droits
est-il vraiment une garantie et une "liberté", si la maîtrise des mécanismes
créateurs de ces droits échappe en tout ou en partie aux sujets de droit, ce qui est
bien le cas du peuple de la République romaine ? Mais supposons que seul ce
minimum de "démocratie" eût été possible dans le système romain. L'expression
concrète de cette libertas consisterait dans l'existence des tribuns de la plèbe,
garants de ses droits, et d'une voie de recours judiciaire pour les cas les plus
graves (mise en question de la liberté d'un individu ou de son existence physique)
devant les assemblées populaires, la provocatio ad populum (l’"appel au peuple").
Aucune de ces deux garanties ne me paraît, dans la pratique, avoir été un rempart
absolu érigé au bénéfice du peuple. Les tribuns de la plèbe sont originellement un
instrument de combat de la plèbe contre le patriciat. Mais par la suite, sauf en [p.
286] de brefs sursauts, ils perdent leur combativité. D'abord, comme nous l'avons
vu, en raison de l'habileté des nobles à les diviser et à truffer leur collège de leurs
partisans. Ensuite parce que la noblesse finit par annexer purement et simplement
cette fonction extraordinaire 3 : la plupart des tribuns de la plèbe sont d'origine
aristocratique et, à la fin de la République, le tribunat a perdu toute son originalité
puisqu'il est intégré au cursus honorum. On devient tribun comme on accède à
l'édilité ou à la préture. Ce n'est qu'un degré obligatoire à franchir dans le lent
cheminement vers les magistratures suprêmes. De toute façon, on ne peut qu'être
1
C. NICOLET, Le métier... (op. cit.), 430.
2
Ibid., 429.
3
Cf. G. BRANCA, op. cit., 212.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 310
sceptique sur l'efficacité des tribuns de la plèbe et de leur rôle dans une
hypothétique ébauche de "démocratie" romaine. Car c'est un fait que les tribuns
qui se sont risqués à proposer des lois tendant à briser ou diminuer les privilèges
de l'aristocratie (par exemple les Gracques) ont péri ou se sont vu menacer de
mort : un système politique qui connaît de telles pratiques peut-il être qualifié de
démocratique ? Quant à l’"appel au peuple", ses destinées ne sont guère plus
enthousiasmantes 1 . Dès le IIIe siècle av. J.-C., son mécanisme s'enraye. Dans les
périodes de crise, le Sénat, organe politique des privilégiés, instaure un état
d'urgence qui suspend son application : cette pratique devient de plus en plus
fréquente. D'autre part, comme cet appel est lié au bon fonctionnement et au
prestige des assemblées populaires, il subit au 1er siècle av. J.-C. le contre-coup de
leur déclin, en même temps que la réforme des juridictions pénales (quaestiones
avec leur jury) lui ôte une grande partie de son intérêt. Nous avons d'ailleurs assez
souvent constaté l'iniquité de la justice républicaine et le sort malheureux de ceux
qui prennent le risque de se présenter devant elle sans l'assistance d'un patron
influent, pour ne nous faire aucune illusion sur la réalité de ses pratiques.
Libre, le peuple romain ne l'est surtout que dans les discours de ses dirigeants.
Car il n'y a pas de peuple libre s'il ne peut pleinement participer à l'élaboration des
décisions qui le concernent. Or, le système politique romain est articulé autour
d’un certain nombre de traits exprimant la nature profondément antidémocratique
du régime. Citons les plus saillants.
Le caractère démocratique d'un régime politique se détermine par la réponse
qu'il apporte à quatre questions au moins : comment y est défini le peuple, de
quelle manière le peuple participe-t-il à la création du droit (au sens large) par
lequel il est régi, quelle est la chance de chaque citoyen d'accéder aux fonctions
de dirigeant, le principe de sa capacité à exercer des choix politiques est-il
admis ? Nous avons déjà répondu à la première de ces interrogations, tentons
d'élucider les autres.
À l'origine, Rome n'est point un Empire, mais une cité, comparable dans sa
superficie et celle de son terroir à beaucoup de villes grecques. Il va donc de soi
que pour voter chacun se rend en ville. Un système représentatif du type des
démocraties parlementaires modernes n'a aucune raison d'être. Quand Rome
s'étend aux dimensions de l'Italie, puis de la Méditerra-[p. 287] née, ce système
devient complètement inadapté : qui consentirait à couvrir des distances énormes
pour aller voter, qui, même, pourrait le faire, à part une minorité aisée ? La
permanence de cet archaïsme électoral bénéficie évidemment aux privilégiés et à
leurs clientèles, et explique le gigantesque absentéisme que nous avons déjà
souligné. Rome n'a pas inventé la démocratie représentative parce que ses
dirigeants ne l'ont pas voulue. Le fonctionnement concret des assemblées n'a
d'ailleurs rien qui puisse susciter l'initiative individuelle : au contraire d'Athènes,
le peuple romain vote, mais ne délibère point ; le citoyen n'a pas l'initiative de la
1
Cf. J. GAUDEMET, op. cit., 322-323.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 311
"Seuls, en effet, nous considérons l'homme qui n'y prend aucune part (aux
affaires publiques) comme un citoyen non pas tranquille, mais inutile ∗ ;
et, par nous-mêmes, nous jugeons ou [p. 288] raisonnons comme il faut
sur les questions ; car la parole n'est pas à nos yeux un obstacle à l'action :
c'en est un, au contraire, de ne pas s’être d'abord éclairé par la parole avant
d'aborder l'action à mener. 2 "
1
M.I. FINLEY, op. cit., 71-72.
∗
Serait-ce une définition avant la lettre de la "majorité silencieuse" ?
2
THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, II.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 312
1
M.I. FINLEY, op. cit., 77-78
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 313
1
Cf. G. BRANCA, op. cit.
2
Cf. P. CATALANO, op. cit., 322.
∗
Exception faite, cependant, de la dokimasie, examen civique auquel la Boulè soumettait les
candidats aux magistratures. Elle pouvait à son issue refuser leurs candidatures, mais sa
décision était susceptible d'appel devant le Tribunal populaire de l'Héliée.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 314
"... Il faut des magistrats : sans leur prudence et leur zèle, la cité ne
peut exister, et c'est dans le règlement de leurs compétences que réside
tout l'équilibre de la République 2 ".
À Athènes, les magistrats ne sont pas les pivots du régime. Leur recrutement
est très large. Ne sont électives que les charges importantes exigeant des
compétences affirmées dans les domaines financier et militaire. Mais le mode de
désignation de droit commun est le tirage au sort. Aristote pense d'ailleurs que ce
procédé est le seul véritablement démocratique, l'élection pouvant aller de pair
avec un régime oligarchique (sur ce dernier point, l'exemple romain lui donne
raison 3 ). Il suffisait donc à tout individu désireux de devenir magistrat de
s'inscrire sur la liste des candidats de sa circonscription, après quoi le tirage avait
lieu. Non seulement il n'existait aucune condition censitaire, mais les
magistratures athéniennes étaient rémunérées, par le versement de misthoi,
indemnités perçues en raison des journées passées à l'accomplissement de charges
politiques, judiciaires, ou administratives (les membres de l'assemblée populaire
eux-mêmes percevaient un misthos, mesure propre à inciter le citoyen à la
participation). Ces misthoi ne pouvaient à vrai dire être considérés comme des
pactoles : les plus bas salaires payés par l'État aux manœuvres non spécialisés
équivalaient à une somme journalière à peu près double de celle du misthos
quotidien alloué aux magistrats... 4 Mais c'était toujours mieux que la totale
gratuité du système romain. Par ailleurs, un certain nombre de règles soumettaient
ces magistrats au contrôle de l'assemblée populaire, véritable élément souverain
de la constitution athénienne. La plus spectaculaire consiste dans
l'apocheirotonia. Tous les mois, lors de la tenue de l'assemblée, tous les
magistrats dans l'exercice de leurs fonctions pouvaient faire l'objet d'une
déposition par vote à main levée à la suite d'une accusation argumentée de
1
Cf. C. NICOLET, op. cit., 426.
2
CICÉRON, Les lois, III, 5.
3
ARISTOTE, Politique, VI, 9.
4
Cf. les calculs de L. R. MENAGER, Institutions politiques et sociales de l'Antiquité (op. cit.),
119-120.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 315
1
Cf. supra, p. 285.
2
Cf. J. GAUDEMET, op. cit., 355-356.
3
CICÉRON, La République, I, 25, 39.
4
CICÉRON, sur la loi agraire, 2, 7, 17 ; APPIEN, pun., 112. cf. P. CATALANO, op. cit., 321.
5
Cf. supra, n.25.
6
Cf. J. TOUCHARD, Histoire des idées politiques, I (Paris, P. U. F., 1971), 20.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 316
Tout le problème, encore une fois, tient au fait que ces différents pouvoirs ne
s'équilibrent que sur le papier...
La preuve en est que les dirigeants romains se refusèrent toujours à
reconnaître en pratique la capacité du peuple romain à gouverner. D'où des a
priori maintes fois constatés au cours de ce livre : assimilation constante entre
démagogie, anarchie, et démocratie ; refus du principe majoritaire ; glissement du
respect du populus au mépris de la "populace" dès que les avis des dirigeants et
des électeurs diffèrent sur la définition de ce fameux intérêt public. On a écrit à
juste titre de Cicéron :
Certains de ses écrits méritent qu'une dernière fois nous leur accordions toute
notre attention. Ils sont exemplaires du caractère antidémocratique de la
République romaine. Dans son traité sur la République, Cicéron expose les
arguments des démocrates. Pour ceux-ci, la liberté se confond avec le pouvoir du
peuple, et ne peut régner que dans un état où l'égalité, à défaut d'être totale sur le
plan économique, doit au moins être juridique :
1
Cf. supra.
2
Cit. par J. TOUCHARD, op. cit., 21.
3
J. GAUDEMET, op cit., 357.
4
J. TOUCHARD, op. cit., 73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 317
"Ainsi n'y a-t-il que les cités où le peuple détient le pouvoir suprême
(populi potestas) qui connaissent la liberté ; la liberté, le plus doux de tous
les biens, qui n'existe pas si elle n'est répartie de façon égale (si aequa non
est) (...) dans un peuple libre, comme le sont les Rhodiens ou les
Athéniens, il n'y a pas un seul citoyen qui ne puisse exercer les fonctions
de l’État et prendre une part active au gouvernement 1 (...) Si les peuples
veulent préserver leurs droits (ius suum populi teneant), ils (les
démocrates) disent qu'il ne saurait être rien de plus éminent, de plus libre,
de plus heureux, que cet état où les peuples sont les maîtres (domini) des
lois, des tribunaux, de la guerre et de la paix, des traités, de la vie privée
de chacun ; ils disent que seul mérite le nom de République ce qui est la
chose du peuple (rem [p. 293] populi). Ils prétendent (...) que la concorde
est très facile à obtenir dans une république où chacun a les mêmes
intérêts, car la discorde naît de la divergence des intérêts, et de l'adoption
de mesures instituant des privilèges ; c'est pourquoi, lorsque les patres
(sénateurs) dominent, le gouvernement de la cité n'est jamais stable (...) Si
les fortunes ne peuvent être égales, s'il est impossible d'aboutir à l'égalité
des esprits, au moins doit-on donner des droits égaux à ceux qui, dans une
même République, sont citoyens 2 "
"Il ne peut y avoir de révolution quand chacun reste bien à sa place 4 ".
1
CICÉRON, La République.
2
Ibid., I, 32, 42-49.
3
Ibid., I, 34.
4
Ibid., I, 45.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 318
" (ils veillent) à ce que le peuple ne puisse penser que ses intérêts
sont négligés par les grands. 3 "
1
CICÉRON, Pour Murena, XVII, 36.
2
CICÉRON, La République, I, 35.
3
Ibid.
4
CICÉRON, La loi agraire.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 319
petits, qui sont au sein de chaque peuple, montre bien que cette égalité est
une iniquité. 1 "
une authentique démocratie était possible. Sans doute Rome eût-elle dû pour la
pratiquer inventer les formes représentatives que nécessitait l'étendue de son
empire et [p. 295] de sa population. Sans refaire l'histoire, ne sous-estimons pas
les capacités du pragmatisme politique des Romains. Ils nous en ont donné maints
exemples, et leur génie inventif eût pu se déployer aussi sur ce terrain. On ne peut
parler au sujet de Rome d'un déterminisme socio-économique si puissant qu'il eût
condamné a priori toute chance d'instauration d'une démocratie romaine. Nous
savons que plusieurs fois au cours de son histoire, cette opportunité se présenta.
Rome n'a pas été démocratique parce qu'elle ne l'a pas voulu. À chacun de
déterminer la part des dieux et celle des hommes dans ce refus.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 321
[p. 296]
CHAPITRE X
LE CLIENTÉLISME POLITIQUE
CONTEMPORAIN
1
Cf. J.A. PITT-RIVERS, People of the Sierra (Chicago, 1971), 159.
2
D'une façon générale, cf. l’ouvrage collectif : Friends, Followers and Factions. A Reader in
Political Clientelism (edited by S.W. SCHMIDT, L. GUASTI, C.H. LANDE, J.C. SCOTT ;
University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1977).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 322
LE CLIENTÉLISME
DANS LES SOCIÉTÉS ARCHAÏQUES
ET EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT
1
Cf. R.DUMONT, Paysans écrasés, terres massacrées (Paris, R. Laffont, 1978), qui cite de
nombreux exemples
2
Cf. P. LEON, Économies et sociétés de l’Amérique Latine (Paris, 1969), 36-38, 90-95, 104.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 323
patron de faire travailler ses débiteurs sur ses terres pour un salaire dérisoire :
l'endettement des petits paysans constitue pour lui un réservoir de main-d'œuvre.
Un des plus grands partis politiques du pays (le Parti du Congrès) est d'ailleurs de
type clientéliste : les déplacements de voix sont commandés par les notables sur
des bases purement personnelles. La situation du paysan thaïlandais n'est guère
meilleure. Il doit à son propriétaire la moitié de sa récolte. En 1968, 83% des
paysans étaient endettés, à des taux dépassant souvent 50%. En Thaïlande comme
en Inde, cet asservissement aboutit à l'exode rural et à la surpopulation urbaine,
exactement de la même façon qu'à Rome à la fin de la République. La population
de Bangkok croît de 300 000 habitants par an. Les jeunes filles s'emploient dans
les instituts de massage dont on connaît la réputation, les paysans pauvres dans les
travaux du bâtiment, ou s'orientent vers les "métiers" de coolies et de colporteurs.
Comme leurs ressources sont dérisoires, ils doivent s'installer dans des
bidonvilles : Calcutta compte trois millions d'individus disséminés dans les 3 000
bidonvilles qui prolifèrent autour de la capitale, et 300 000 sans-abris. Dans
d'autres villes, le phénomène de surpopulation peut avoir pour base une
émigration à caractère politique. C'est le cas de Hong-Kong, dont les trois quarts
des habitants (environ 3 millions) [p. 298] sont des réfugiés. Jusqu'à ces dernières
années, la Chine communiste y animait une guérilla urbaine contre les anglais, en
passant par le relais de la clientèle. Car ces réfugiés ont des patrons : personnalités
de la politique, de l'industrie de la chaussure, de la prostitution. Ces patrons sont
en cheville avec des chefs de gangs. Les agents de Pékin utilisaient ces solidarités
pour recruter des agitateurs, susciter des manifestations, organiser des cortèges 1 .
Mais les relations de clientèle ne sont pas automatiquement liées à des
phénomènes de violence ou d'hyper-urbanisation. Très souvent, elles jouent au
contraire un rôle de courroie de transmission entre les zones rurales, les
communautés urbaines et les services étatiques qui y sont implantés. Nous avons
vu que Rome avait connu elle aussi ce type de clientèle, par le biais du patronat
sur les collectivités locales, qui permettait aux habitants du plat pays et des villes
petites et moyennes d'établir des liens privilégiés entre eux et la toute-puissante
capitale par l'intermédiaire de notables locaux ou romains. Des relations similaires
existent encore dans de nombreux pays européens.
1
Cf. S. LABIN, La violence politique (Paris, éd. France-Empire, 1978), 9697.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 324
LA CLIENTÈLE ENTRE
LA VILLE ET LA CAMPAGNE
1
Cf. J. DUNCAN POWELL, "Peasant Society and Clientelist Politics", dans : American
Political Science Review, LXIV-2 (June 1970), 411-425 ; S.F. SILVERMAN, "Patronage and
Community-Nation-Relationships in Central Italy", dans : Friends, followers... (op. cit.), 293-
304 ; S.G. TARROW, Peasant Communism in Southern Italy, (London, 1967) ; L.
GRAZIANO, "Patron Client Relationship in Southern Italy", dans ; Friends, Followers... (op.
cit.), 360-378 ; J. BOISSEVAIN, "Patronage in Sicily", dans : Man (March 1960), I, 1, p. 18-
33.
2
Cf. S.F. SILVERMAN, op. cit. (Colleverde est un pseudonyme).
3
Cf. L. GRAZIANO, op. cit., 364.
4
Cf. J. BOISSEVAIN, op. cit.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 325
Il fallut cependant attendre 1957 pour que soit porté un coup sévère au
clientélisme politique colombien. À cette date, libéraux et conservateurs
décidèrent de créer un Front National, proposèrent que tous les emplois
administratifs soient partagés également entre les deux partis, et que la présidence
de la République alterne de l'un à l'autre, chaque candidat recevant l'appui
simultané des deux partis.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 327
Le lecteur objectera que jusqu'à maintenant, je n'ai cité que des cas
relativement anciens, ou des exemples mettant en jeu des populations marginales
par rapport au monde indus-[p. 301] trialisé. Je répondrai qu'il s'agit bien en tout
cas de sociétés contemporaines, même si l'on considère qu'elles connaissent des
formes de vie sociale partiellement archaïques. Ce type de rapports existe de toute
façon dans la France de 1981, et dans des régions qui n'ont rien d’"arriéré". On a
beaucoup dit – et écrit – que la France des notables était morte après la première
guerre mondiale. Je n'en suis, pas si sur. Pour étayer mon doute, je voudrais
rapporter dans les lignes qui suivent un témoignage qui, pour être strictement
personnel à l'auteur de ces lignes, n'en est pas moins authentique.
En raison de diverses circonstances, il m'a été donné de faire la connaissance
d'un de ces notables locaux (le lecteur voudra bien souffrir que je l'affuble d'un
pseudonyme) dont l'action très actuelle emprunte à la clientèle traditionnelle
nombre de ses traits.
Appelons ce notable F. de Saint-Clair. Le personnage appartient à une famille
implantée depuis longtemps dans la région, élément fort important comme nous le
verrons. Ses ancêtres sont maîtres de forges et font fortune dès le milieu du
XVIIIe, achetant en 1750 la propriété que F. de Saint-Clair possède toujours. Ils
acquièrent une charge au Parlement de Bordeaux, qui leur confère la qualité
nobiliaire. Notables, les Saint-Clair le sont donc depuis longtemps. Le domaine de
Saint-Clair se situe à l'heure actuelle au niveau inférieur des grandes propriétés de
la région. Il compte 70 ha de terres labourables et de prairies, 100 ha de bois et
terres incultes ; le mode d'exploitation est le fermage. Les grandes exploitations
avoisinantes couvrent une superficie moyenne de 200 ha, alors que la petite
propriété paysanne compte environ 20 ha. Le département où F. de Saint-Clair
exerce son activité se situe dans le Sud-Ouest. Le Plan a axé le développement de
façon prioritaire sur l'agriculture ; puis le tourisme ; enfin l'industrie, très
traditionnelle (vêtements, chaussures) et organisée en exploitations familiales très
vulnérables aux crises économiques, car possédant peu de fonds propres. Le
département compte 9 000 demandeurs d'emplois, chiffre en augmentation de
20% en 1979 par rapport à 1978. Depuis 1975, les effectifs salariés ont baissé
d'un tiers. La population sur laquelle F. de Saint-Clair exerce son influence est en
majorité installée dans la région depuis longtemps, ce qui permet à notre notable
de bénéficier d'un crédit important dû à l'ancienneté de sa famille, connue de tous.
La population de la petite ville près de laquelle il réside compte elle-même une
partie non négligeable de gens du pays : paysans de la région ayant migré vers la
ville, enfants du pays qui ont travaillé à Paris ou Bordeaux mais qui sont revenus
dans leur commune natale. Sur le plan politique, le département considéré est
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 328
marqué par une forte et ancienne tradition radicale, et vote à gauche depuis plus
d'un demi-siècle. Dans le cas des petits paysans, ce vote d'opposition est le signe
(paradoxal seulement en apparence) d'une résistance au changement, d'une peur
de l'avenir : la restructuration de l'agriculture de ces dernières décennies,
l'intégration au Mar-[p. 302] ché Commun européen leur paraissent trop rapides et
génératrices de certains désavantages qu'ils censurent en votant à gauche.
La famille de F. de Saint-Clair n'a jamais brigué ni exercé aucun mandat
politique, local ou national. F. de Saint-Clair a rompu avec cette tradition et est
devenu membre d'un des deux grands partis de l'ex-majorité. Il appartient au
bureau cantonal du parti, et possède des relations au niveau parisien, au siège
national, et au sein de l'École des cadres du Parti. À ce dernier titre, notre notable
s'est vu confier la responsabilité de la formation des cadres dans une partie
importante du Sud-Ouest. F. de Saint-Clair ne réside pas constamment sur ses
terres : environ une semaine tous les mois et demi. Dans l'intervalle il effectue des
séjours dans le Sud de la France où vit une partie de sa famille, ainsi qu'à Paris.
Loin de ternir son image, ces fréquents déplacements augmentent son prestige
local, car la population pense qu'ils servent à mettre en œuvre les puissantes
relations dont F. de Saint-Clair est crédité.
Officiellement, cependant, notre personnage a fait sienne la maxime de
Cicéron : "Tu garderas pour toi tes desseins politiques". Car bien que nourrissant
des ambitions nationales, F. de Saint-Clair se garde bien de faire état de ses
convictions et appartenances politiques. Les questions politiques ne sont que très
rarement abordées dans les conversations qu'il a avec ses obligés. Ceux-ci se
doutent bien qu’"il ne peut pas être à gauche", mais c'est avant tout le notable
qu'ils viennent voir. Sur ce point, F. de Saint-Clair est formel : il compte parmi
ses obligés aussi bien des électeurs du P.C. que du R.P.R. D'après lui, il est
sollicité en tout premier lieu en raison de l'ancienneté du rôle de notable joué par
sa famille, ensuite parce qu'il se situe économiquement dans la catégorie des
grands propriétaires (son château domine la petite ville) ; l'appartenance politique
qu'on lui prête vaguement se situe au dernier rang. Le caractère personnel des
allégeances est renforcé par le mode de suffrage. Le panachage est en effet en
vigueur, et les habitants de la région s'en servent sans retenue. La plupart du
temps, F. de Saint-Clair joue sur l'ancienneté de sa famille, notamment quand il
doit aborder des individus avec lesquels il n'a pas encore noué de relations.
L'interlocuteur répond alors par une phrase cent fois répétée : "On a bien connu
votre famille..." ou encore : "La famille de M. le Marquis habite ici depuis si
longtemps ..."
Mais la relation n'est vraiment nouée qu'à partir du moment où un service est
demandé à F. de Saint-Clair par un de ses futurs obligés. En général, ils "vont au
château" en personne, signalant au domestique qu'ils aimeraient rencontrer M. le
Marquis, mais n'écrivent, ni ne téléphonent. Les services demandés sont de trois
types, par ordre de fréquence : problèmes relatifs à l'emploi, demandes
d'interventions personnelles diverses auprès du député du département,
renseignements judiciaires ou administratifs. Pour l'essentiel, F. de Saint-Clair
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 329
joue donc le rôle que nous avons vu assigné au patron dans de [p. 303]
nombreuses autres sociétés : celui de médiateur entre le système étatique et
bureaucratique, et la société locale 1 . Pour répondre à ces demandes, F. de Saint-
Clair emploie deux filières. La première est celle du Parti, dont il use pour tous les
problèmes relatifs à l'emploi. Il transmet les demandes au secrétaire départemental
du Parti, en liaison avec le délégué du canton. En revanche il agit seul au niveau
des renseignements d'ordre judiciaire ou administratif : rédaction de lettres
officielles, mise en relations avec un avocat ou un notaire, contacts avec la
Sécurité Sociale, etc. F. de Saint-Clair insiste sur le fait que parmi les solliciteurs,
très nombreux sont ceux qui pensent que leur "patron" peut modifier par ses
interventions le cours des décisions judiciaires : nous reconnaissons là un trait
caractéristique des relations de clientèle.
Notre notable ne peut évidemment garantir le succès de toutes ses
interventions. Mais il s'efforce de toujours donner une "preuve" de son activité au
solliciteur : copie de la lettre où il a exercé son intervention, réponse fournie
directement au "client" par la personne sollicitée.
D'après F. de Saint-Clair, le recours à ces activités de type patronal est
indispensable à tout candidat à un mandat politique local. D'abord parce que les
personnes comptent plus pour les électeurs que les options idéologiques. Ensuite
parce que la répartition de l'électorat est telle que pour être élu, le candidat doit
bénéficier de voix "personnelles" venant s'ajouter à celles des sympathisants de la
tendance politique à laquelle il appartient.
C'est pourquoi F. de Saint-Clair s'efforce également, tel les évergètes antiques,
d'apparaître comme un mécène local : dons de terrains à la ville, prêt de locaux ou
de terrains pour des manifestations sportives ou culturelles, etc.
Même si elles se situent à un niveau relativement modeste, ces pratiques de
patronage et leur utilisation dans une finalité politique témoignent de la
permanence dans la France contemporaine de mentalités et comportements qui
n'appartiennent pas seulement à l'époque antique ou aux sociétés contemporaines
des pays en voie de développement. En histoire, le temps ne s'écoule jamais au
même rythme dans toutes les parties d'un même corps social, comme dans le ciel
les nuages ne passent pas tous aussi vite suivant leur altitude et le vent qui les
pousse. Il n'y a pas une évolution, mais des évolutions 2 . Il existe des zones de
temps long, où les changements sont lents, parfois insignifiants, et où les
traditions résistent longtemps à la modification des structures environnantes. Dans
d'autres secteurs, le temps s'écoule en revanche de façon plus fluide, le paysage
change plus vite. C'est dans la compréhension de l'ajustement ou des ruptures de
1
Cf. S.W. SCHMIDT, "Bureaucrats as Modernizing Brokers ?" dans Comparative Politics,
Vol. 6, N° 3 (April 1974), 426-436.
2
Cf. F. BRAUDEL, Civilisation matérielle – économie et capitalisme, t. I (Paris, A. Colin,
1979), 8.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 330
Très souvent l'univers surnaturel est traversé des mêmes relations clientélaires
qui animent le monde des vivants. J'ai déjà cité la coutume chrétienne du "saint-
patron", dont le nom devient le prénom du baptisé. Un proverbe sicilien dit :
"Sans l'aide des Saints, on ne peut gagner le Paradis". Il est très intéressant de
noter que dans les pays méditerranéens on constate l'existence simultanée d'un
culte des saints largement répandu, et d'un système social fortement influencé par
les liens de clientèle 2 . Les pays catholiques du Nord se présentent en revanche
dans une situation exactement inverse.
Les individus projettent donc dans le ciel un de leurs modèles de relation
sociale : le phénomène est attesté dans de nombreuses sociétés. Chez les bergers
grecs 3 dont j'ai déjà parlé, les Saints et la Vierge sont des patrons dont l'appui est
indispensable auprès de Dieu. À Malte, le même mot (qaddis) sert à désigner le
saint et le patron 4 . En Espagne, le modèle de la famille est la Sainte Famille, dont
le membre le plus accessible est réputé être la Vierge ; Dieu est le patron suprême,
et son clergé bénéficie d'un statut de patron intermédiaire 5 (on observe au
Mexique 6 des mécanismes analogues). Les fidèles "traitent" même avec les
personnages surnaturels comme avec des patrons terrestres 7 : ils font des
promesses aux Saints ou à la Vierge, mais ne les tiennent qu'après avoir été
exaucés. Toutefois certains signes extérieurs montrent que le "client-fidèle" est
disposé à faire une promesse, à nouer la relation : vêtements mauves (couleur de
pénitence) portés en public, marche pieds nus, port de la croix dans les
1
Cf. supra, p. 274.
2
Cf. J. BOISSEVAIN, op. cit. 31.
3
Cf. supra.
4
Cf. J. BOISSEVAIN, Saints and Fireworks (London, 1965), 121.
5
Cf. M. KENNY, "Patterns of Patronage in Spain", dans : Anthropological Quarterly, 33-1
(Jan. 1960), 14-17.
6
Cf. M.KENNY, op. cit., 21-22.
7
Cf. G.M. FOSTER, "The Dyadic Contact : a Model for the Social Structure", dans : Peasant
Society (edited by J.M. Potter, M.N. Diaz, G.M. Foster ; Boston, 1967), 222.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 331
processions de la Semaine Sainte, offrande d'un cierge, etc. Dans les petits
villages, la reconnaissance peut s'exprimer une fois la requête exaucée par la
confection d'un ex-voto : fac-similé miniature de la personne en cire, ou de la
partie de son corps qui a été guérie. Le signe de reconnaissance doit être exposé
dans un lieu public, car il montre à tous qu'on jouit de la faveur divine, qu'on
dispose dans le ciel de patrons puissants.
La clientèle se présente par ailleurs souvent comme une relation quasi-
parentale. Dans les populations africaines Bantu, la formule d'entrée en clientèle
est très nette. Le candidat client s'adresse ainsi à son futur patron :
1
Cf. L. MAIR, Primitive Government (Penguin Books, Harmondsworth, 1966), 169.
2
Cf. J. BOISSEVAIN, op. cit., 21.
3
Cf. J. PITT-RIVERS, "Ritual kinship in the Mediterranean : Spain and Balkans", dans :
Mediterranean Family Structures (Peristiany edit., Cambridge, 1976), 32,4.
4
Cf. M. KENNY, op. cit., 18.
5
Cf. L.W. MOSS – S.C. CAPPANNARI, Patterns of Kinship, Comparaggio and Community
in a South Italian Village, 30.
6
Cf. XWEINGROD, "Patrons-Patronage and Political Parties", dans Comparative Studies in
Society and History, X-4 (1968), 392.
7
Cf. J.K. CAMPBELL, op. cit., 223.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 332
CLIENTÈLE À L'ITALIENNE
1
Cf. N. ROULAND, Cours d'histoire politique et sociale contemporaine (cours polycopié,
Aix-en-Provence, 1980), 32-33, 44-46, 48.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 333
Comme je le disais plus haut, le Sud se présente dans cet ensemble avec des
traits clientélistes encore plus marqués 1 . Dans les années 1960, on a pu conclure
de l'analyse des votes dans 76 communes du Mezzogiorno :
Certains indices ne trompent pas : dans le Sud, 60% des individus refusent de
discuter politique en public, contre 46% dans le Nord ; le panachage (preferenza)
est deux fois plus fréquent dans le Sud que dans le Nord. Dans la petite ville
calabraise de Motta Nuova, les enjeux "politiques" consistent dans le contrôle des
postes tels que médecin de la ville, directeur du cimetière, gardiens de la paix,
éboueurs. Des emplois et des faveurs sont accordés en échange des votes. Comme
dans l'Antiquité, l'homme politique est entouré, durant la campagne électorale, de
clients qui applaudissent à ses discours. Les thèmes de la campagne sont
strictement personnels, chaque compétiteur cherchant à monter en épingle les
défauts supposés de son rival. Au niveau supérieur, celui des élections nationales,
la clientèle noyaute les partis politiques plus qu'elle ne s'y heurte. Les élections
parlementaires sont gagnées par ceux qui contrôlent les collectivités locales, c'est-
à-dire par les maîtres des réseaux clientélaires. Les députés du Sud interprètent
leur mandat dans le même sens clientéliste : ils usent beaucoup plus fréquemment
que leurs collègues du Nord des interrogazioni (question individuelle d'un député
à un ministre) ; d'une façon générale, ils recherchent toujours des avantages
personnels pour leurs mandataires (notamment l'obtention de tarifs de vente du
blé intéressants ménageant les intérêts des grands propriétaires fonciers) et
délaissent les problèmes d'intérêt national. Le corps préfectoral lui-même est
coopté dans les clientèles locales, alors que dans le Nord le préfet est un
authentique fonctionnaire. Après la seconde guerre mondiale, les groupes locaux
ont confisqué à leur profit de nombreuses et importantes subventions accordées au
titre des programmes de développement économique. À partir de 1950, il semble
cependant que grâce à l'influence du P.C. et à la réforme agraire, le système
clientélaire ait perdu de sa vigueur dans le Mezzogiorno. On ne peut toutefois
parler que d'atténuation de son influence, non de sa disparition. Le cas de
Castellamare di Stabia (l’antique Stabies), petite ville située à une trentaine de
kilomètres de Naples, montre bien le caractère très relatif de ce déclin 2 . En [p.
307] 1977, les communistes avaient perdu treize sièges aux élections municipales,
1
Cf. S. TARROW, op. cit., 71-90, 332.
2
Cf. R. SOLE, "Le sursaut des communistes dans une petite ville du Sud", dans : Le Monde (30
mai 1979), 7, col. 1-4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 334
1
Ibid., col. 1.
2
Cf. L. SCIASCIA. "Deux ou trois choses que je sais de la Mafia", dans Le Nouvel
Observateur, 756 (7-13 mai 1979), 108-150.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 335
LA "MACHINE" AMÉRICAINE
ET LE CLIENTÉLISME
1
Ibid., 135
2
Cf. J.L. SEURIN, La structure interne des partis politiques américains (Paris, 1953), 119-
216 ; R.K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologiques (Paris, 1965), 126-
132.
3
Cf. L. SCIASCIA, op. cit., 149.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 337
céder leurs voix ne leur coûtait pas grand-chose. Enfin, le clientélisme de la Mafia
se fondait harmonieusement avec celui de la "Machine" : les hommes politiques
s'adressaient aux chefs de la Mafia comme à des leaders et captains, leur
demandant des voix en échange d'emplois. Nourri par l'immigration, le
clientélisme politique lui survécut, car il correspondait à une tradition
spécifiquement américaine, et surtout à un consensus à peu près général : les
grands partis politiques étant d'accord sur l'essentiel, il fallait bien que la
répartition des postes et des voix se fît sur d'autres critères que les options
idéologiques. L'apolitisme clientélaire – bénéficiant en fait aux tendances
conservatrices du pays – combla ce vide.
Poursuivons plus avant dans la description de sa mécanique, qui rappelle sur
de nombreux points le fonctionnement des tribus romaines antiques.
À l'échelon de base, le capitaine de precinct dispose d'environ 75 à 100 votes
"sûrs" sur un total moyen de 400 électeurs. Il doit donc gagner au minimum 101
voix grâce à ses relations de clientèle. Il dispose pour cela de l'appui du ward
leader dans lequel est englobé son precinct. Celui-ci coordonne les activités des
capitaines, sur des bases strictement personnelles et apolitiques. Laissons la parole
à un des plus fameux ward leaders, G. Plunkitt, qui résume ainsi le contenu et la
philosophie de ses [p. 310] fonctions :
"S'il y a dans mon district une famille dans le besoin, je le sais avant
les sociétés charitables ; moi-même et mes hommes, nous sommes les
premiers à être sur les lieux. En conséquence, les pauvres lèvent les yeux
vers G. Plunkitt comme vers un père, viennent à lui quand ils sont dans le
besoin, et ne l'oublient pas le jour des élections... 1 "
Ces principes expliquent que le capitaine de precinct soit avant tout un homme
de terrain. Son action déborde largement le temps de la campagne électorale. En
fait, c'est grâce à la stature qu'il aura réussi à se donner en période non-électorale
qu'il pourra solliciter les suffrages le moment venu. Il doit en effet devenir – et
rester – l’"homme indispensable" de son quartier, un petit notable urbain, ce qui,
répétons-le, lui sera d'autant plus facile que ce quartier est pauvre et comporte une
1
Cité par D.C. COYLE, Le système politique des États-Unis (Paris, 1955), 72.
2
Cité par J.L. SEURIN, op. cit., 197.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 338
LE CLIENTÉLISME POLITIQUE
DANS LA FRANCE CONTEMPORAINE 1
1
L'essentiel des développements qui suivent sont inspirés par l'article de J.F. MEDARD,
"Political Clientelism in France : a re-Examination of the Relations between Center and
Periphery – (à paraître), que je remercie d'avoir bien voulu me communiquer son étude avant
publication. J'exprime également ma reconnaissance à M. PIVASSET, Professeur à la Faculté
de Droit d'Aix-en-Provence, pour les indications qu'il m'a fournies sur ce même sujet au cours
de nos conversations.
2
Cf. un autre article de J.F MEDARD : "Le rapport de clientèle", dans Revue Française de
Science Politique, XXVI-1 (1976), 103-131.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 340
et Foccart furent ainsi les patrons de certains chefs d'état africains 1 . Plus
récemment, les relations entre V. Giscard d'Estaing et Bokassa I, l'ex-empereur de
Centrafrique, relèvent de la même analyse : certaine affaire de diamants mériterait
d'être analysée dans ce contexte... On relèvera aussi combien le souverain déchu
aimait appeler "mon cousin" le Président de la République française : la référence
à une relation quasi-parentale confirme la nature clientélaire du lien qui existait
entre les deux hommes.
Mais le rôle international de la France n'est pas aussi grand que l'on choisisse
ce champ pour y étudier les rapports de clientélisme politique que connaît ce pays.
Le clientélisme politique français à usage interne bénéficie d'une longue
tradition. La structure du parti radical sous la IIIe République était régie par ce
type de lien : le parti noyautait les notables afin d'avoir leurs clients pour
électeurs 2 . Depuis cette époque, il est certain que le taux de clientélisation des
partis politiques français a baissé. Mieux que les constitutions, l'influence des
media, l'urbanisation des campagnes, ont atténué les particularismes locaux. Les
attitudes mentales collectives s'exercent de plus en plus dans un cadre national.
Cependant, comme nous allons le voir, le clientélisme n'a pas disparu. On
s'explique mal a priori le silence quasi-général 3 des spécialistes de science
politique à son sujet. Les auteurs américains n'éprouvent point de ces pudeurs
quand ils décrivent le fonctionnement de leur propre système. Mais en France, la
vertu politique ne peut s'exprimer que dans des choix idéologiques : le
pragmatisme anglo-saxon est vulgaire et terre-à-terre. Les relations de dépendance
personnelle doivent donc se camoufler derrière des rationalisations. L'ennui, c'est
que, comme disait Lénine, "les faits sont têtus".
CLIENTÉLISME ET ADMINISTRATION
L'étude des fonctions du maire mérite d'ailleurs que nous lui consacrions plus
que ces quelques lignes. Il est en effet le point de convergence de multiples
1
Cf. supra, p. 300-303.
∗
La prochaine disparition des préfets (remplacés par des "commissaires de la République") et
la mise en œuvre de la décentralisation, décidées par le gouvernement socialiste, priveront-
elles ce type de clientélisme de son principal moteur ?
2
Cf. J.C. THOENING, L’ère des technocrates, le cas des Ponts-et-Chaussées, (Paris, Ed.
d'Organisation, 1973).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 342
Les conditions de vie dans les communes urbaines sont, a priori moins
favorables au clientélisme, car les relations de type personnel y sont moins
fréquentes : qui ne connaît la paradoxale solitude des grandes villes ? Le maire ne
peut donc connaître aussi bien chaque famille qu'en milieu rural. Cependant,
même le maire d'une grande ville peut mener une politique de type clientéliste, à
condition de disposer d'un certain nombre [p. 315] d'atouts, et de savoir les
1
C. SCHMIDT, Le maire des communes rurales (Paris, Berger-Levrault, 1967), 30.
2
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 343
employer avec habileté. Les relations de J. Chaban-Delmas avec Bordeaux qui ont
débuté il y a presque trente-cinq ans (il est devenu maire de cette ville en 1947) en
témoignent. Cet homme politique a su jouer sur trois tableaux. Au niveau local, J.
Chaban-Delmas ne bénéficiait d'aucune filiation traditionnelle : c'était un
"parachuté". Mais il sut se concilier l'aristocratie et la bourgeoisie locales, et
gagner l'appui de l'Église catholique. Il apporta un soin tout particulier à se
concilier les faveurs des gens âgés (constructions de foyers sociaux à eux
réservés), particulièrement nombreux à Bordeaux.
D'autre part, notre homme sut donner constamment un aspect personnel à ses
initiatives en multipliant les visites chez les commerçants, en étant présent aux
manifestations locales.
Enfin, le maire de Bordeaux bénéficia d'atouts exceptionnels, dus au très haut
rang des fonctions qu'il occupa sur le plan national : député sous les IVe et Ve
Républiques, ministre sous la IVe, président de l'Assemblée Nationale, Premier
Ministre de G. Pompidou. À ce niveau, il est tout à fait comparable à ce que
furent des hommes tels que Pompée et Cicéron à la fin de la République romaine.
Mais son cas – comme celui des Médecin que j'étudierai plus loin 1 – est sans
doute trop exceptionnel pour être vraiment représentatif. Le maire n'est facilement
un patron que dans les communes rurales.
Il convient d'ajouter un troisième larron au duo préfet-maire : le conseiller
général. Son action s'exerce au niveau départemental. Elle est plus modeste que
celle du maire, car il dépend plus étroitement du préfet et contrôle moins de
ressources et moins directement que le maire.
Mais ses fonctions de médiateur le rangent au nombre des patrons :
1
Cf. infra, p. 318.
2
M.H. MARCHAND, Les Conseillers Généraux depuis 1945 (Paris, A. Colin, 1970), 151-152.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 344
1
Ibid., 119.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 345
politique", c'est encore soutenir activement un clan, plutôt que militer pour
un parti (...) Les clans, qui sont avant tout "des syndicats d'intérêts"
peuvent apparaître, vus du continent, comme des relais autochtones entre
les citoyens et les formations politiques à représentation nationale (...) "Un
élu corse n'a pas d'électeurs, il n'a que des clients", dit-on à Ajaccio. Le
citoyen qui a donné son suffrage – et ceux de sa famille – à tel ou tel,
acquiert en effet des droits sur l’élu. Il n'en attend pas forcément une
action civique intéressée au nom de la représentativité d'un mouvement
d'opinion, mais il en exige à coup sûr des services de toute sorte, allant de
l'obtention d'un permis de construire à une recommandation pour tel poste
d'instituteur ou de garde-forestier (...) Son rôle essentiel (du député),
comme celui des sénateurs, des conseillers généraux et des maires, est,
intra-muros, de servir d'intermédiaire entre les membres du clan qui l'ont
élu et une administration qui, hors de l’Hexagone, apparaît malgré elle
comme étant de type colonial (...) "Que voulez-vous ?" m'a dit un Corse de
la [p. 317] montagne... "chez nous tout le monde connaît tout le monde, et
l'on sait bien quel est l'homme qui fera le meilleur maire ou le meilleur
conseiller général. Se fier au hasard du suffrage universel pourrait amener
des déconvenues. Le suffrage universel, chez nous, on le corrige !"
(suivent des allusions au bourrage d'urnes, au vote des morts, etc.) 1 ".
Comme aux beaux jours de l'oligarchie romaine, les conflits se déroulent entre
des clans, et ne sont pas articulés autour de lignes de clivage idéologiques. Autre
trait commun, les rapports patron-client sont fortement hiérarchisés et
inégalitaires :
1
M. DENUZIERE, "Corsica Nostra" II : La fin des clans", dans : Le Monde, 12 septembre
1975, p. 1.
2
F. POMPONI, "Pouvoir et abus des maires corses au XIXe siècle", dans Études Rurales
Guillet-décembre 1976), 156-157.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 346
Les patrons font même référence à un des plus anciens devoirs clientélaires 2
que nous connaissions 3 dans la société romaine antique, le service militaire.
L'activité du patron obéit à deux finalités : règlement des affaires et
distributions des ressources purement locales (bassa politica) ; organisation de la
sollicitation et de l'obtention des avantages accordés par l'état français (alta
politica), notamment les emplois en faveur des Corses qui se sont installés sur le
continent. Toujours comme dans l'Antiquité, le patron obéit à des motivations
d'ordre symbolique et électoral plus qu'économique. Avoir des clients est un signe
de prestige, dont une des concrétisations réside dans le vote, qui est une
confirmation du rapport hiérarchique. C'est ce que dit à peu près un de ces
patrons :
"Un de mes frères gère nos propriétés ; moi, en qualité d'aîné, j'ai la
direction politique. Je donne ma vie et je pourrais dire ma fortune à nos
clients, et nos clients nous donnent leurs voix 4 ".
[p. 318]
Comme à Rome, les rapports de clientèle tendent à l'intégration sociale, car ils
dissimulent les oppositions d'intérêts de classe entre patrons et clients sous le
manteau des luttes de clans, dirigées par les patrons, qui appartiennent eux au
même milieu social. À l'heure actuelle, l'autonomisme corse remet fatalement en
question ces comportements clientélistes. Car le clientélisme corse joue en grande
partie (comme ailleurs) un rôle de médiation entre la "métropole" et l'île. Dans la
mesure où – à tort ou à raison – l'autonomisme réclame une refonte radicale des
rapports entre l'île et l'état français, il ne peut que s'opposer au modèle clientéliste.
Rien a priori ne prédisposait Nice à se soumettre elle aussi à ce modèle. Ville
capitaliste, centre touristique, aéroport international, siège de multinationales :
rien de tout cela ne semble favoriser la formation de liens s'apparentant de près ou
de loin à ceux dont nous venons de constater la force en Corse. Le nom des
1
Ibid., 158.
2
Cf. N. ROULAND, Pouvoir politique (op. cit.), 150-156.
3
Cf. G. RAVIS-GIORDANI, " L'alta politica et la bassa politica : valeurs et comportements
politiques dans les communautés villageoises corses (XIXe-XXe siècles), dans : Études
Rurales (op. cit.), 173.
4
Ibid., 172.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 347
Médecin est indissolublement attaché au clientélisme niçois. Jean Médecin fut élu
maire en 1928. Le style de son administration était très particulier, et était
assimilable à une privatisation des fonctions administratives locales :
Les cris que poussaient des femmes âgées lors de ses funérailles en 1965
témoignent de la nature du pouvoir qu'il sut bâtir. Elles pleuraient en disant : "Et
maintenant, qui va nous protéger ?". Ses féaux le remplacèrent par son fils,
instaurant une sorte de monarchie à la fois cooptative et héréditaire. Ici encore, les
choix idéologiques n'ont guère d'importance, autre que symbolique :
Cet apolitisme que nous avons très souvent constaté dans l'évocation des liens
de clientèle en divers lieux et époques ne doit évidemment pas nous tromper sur la
réalité de l'absence de neutralité politique des liens de clientèle. L'apolitisme ne
sert qu'à masquer les vrais enjeux en obscurcissant les choix idéologiques et les
lignes de césure des intérêts de classe : l'apolitisme [p. 319] clientélaire est un
mensonge, qui ne sert qu’à brouiller les cartes au profit des groupes (quels qu'ils
soient) installés au pouvoir. Aussi n'est-il pas en fin de compte surprenant de le
voir se manifester là où on l'attendrait le moins : au sein même des grands partis
politiques.
1
M. AMIOT et H. DE FONTMICHEL, "Nice, un exemple de monarchie élective au XXe
siècle", dans : Ethnologie Française, 2 (1971), 52.
2
Ibid., 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 348
LA Ve RÉPUBLIQUE
ET LE CLIENTÉLISME DE PARTI
Comme je l'ai déjà signalé, c'est sous la IIIe République 1 que le clientélisme
politique obtient en France 2 ses lettres de noblesse sous l'égide du parti radical,
très influent au niveau des notables 3 .
La IVe République en ses premières années allait rompre provisoirement avec
ces pratiques, et développer un type nouveau de clientélisme. Les différents partis
s'attachaient maintenant plus à coloniser l'administration elle-même, que les
provinciaux par l'intermédiaire de l'administration. C'est le clientélisme de parti,
qui succède au clientélisme de notables.
"Dès qu'ils furent au pouvoir, les partis se répartirent entre eux les
différents services publics ; chacun exploita son propre secteur. Pour
maintenir le contrôle du parti sur ce secteur, la suppléance des ministres
absents était assurée par un ministre du même parti et non par un ministre
dirigeant un département ministériel ayant des liens organiques avec celui
du ministre absent. Les nominations aux postes de direction se faisaient
ouvertement en fonction des intérêts des partis... La colonisation de
l'administration à laquelle se livrèrent ces deux partis fut donc dans une
certaine mesure la réplique au monopole dont avaient bénéficié pendant
des années leurs ennemis. De plus, beaucoup de fonctionnaires avaient été
épurés à cause de leur conduite sous l'occupation ; aussi, dans une période
de crise où les règles normales de recrutement et d'avancement ne
pouvaient être appliquées, il parut naturel de nommer des résistants
authentiques aux postes qui se trouvaient vacants. Mais en raison des liens
qui unissaient ces résistants à certains partis, comme par exemple ceux qui
existaient entre Libération-Nord et la S.F.I.O., leur entrée dans les services
correspondit à la mainmise des partis sur ces services. 4 "
1
C. ROIG, "L'administration locale et les changements sociaux", dans : QUERMONNE (éd.),
Administration traditionnelle et planification régionale (Paris, A. Colin, 1964), 13.
2
André SIEGFRIED, Tableau politique de la France de l'Ouest (Paris, A. Colin, 1913), 223.
3
M. FAURE, Les paysans dans la société française (Paris, A. Colin, 1966), 163.
4
P. WILLIAMS, La vie politique sous la IVe République (Paris A. Colin, 1971), 675-676.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 349
1
Ibid., 676-677.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 350
devant ses électeurs dans les meilleures conditions, en faisant la preuve qu'il peut
tenir ses promesses. La carrière de J. Chirac illustre parfaitement ce mécanisme.
Comme il se doit, J. Chirac est issu de l'E.N.A. D'abord épaulé par M. Dassault, il
doit sa véritable chance à G. Pompidou, qui le prend dans son cabinet alors qu'il
occupe les fonctions de Premier Ministre. Il devient véritablement son client :
Les liaisons dont dispose J. Chirac avec la haute administration sont aisément
perceptibles dans l'organisation concrète de sa campagne électorale :
1
Cf. C. CLESSIS, B. PREVOST, P. WASSMAN, J. Chirac ou la République des cadets
(Paris, Presses de la Cité, 1972), 12.
2
Ibid., 82.
3
H. DELIGNY, Chirac ou la fringale du pouvoir (Paris, Moreau, 1977), 84.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 352
"La tournée au café et la claque dans le dos ne suffisent pas pour que
se réparent les routes et que courent les lignes téléphoniques. Avec
l'autorité du ministre, M. Chirac dispose de l'administration. Le préfet ou
plus souvent le sous-préfet, l'accompagne dans ses déplacements. Une
doléance est-elle émise ? "Prenez note". Et M. le Sous-Préfet, s'empresse
de consigner. Dans le fief électoral, c'est le Sous-Préfet qui règle les
détails des déplacements. Il trace l'itinéraire, fixe les rendez-vous, apporte
les médailles, rédige les éléments de réponse aux questions qui seront
posées... 1 "
1
Ibid., 70.
2
Notamment au niveau de l'université, qui demeure le lieu de très anciennes traditions
clientélaires. L'étudiant qui s'attache à un maître le prend comme "patron" (le mot est
couramment employé de nos jours dans les milieux universitaires) et lui doit coutumièrement
une fidélité toute personnelle. Il cite ses œuvres dans ses travaux, le soutient au sein de
l'université, l'entoure de signes de déférence. En échange, le patron accorde à son étudiant-
client sa caution scientifique, et le protège dans son lent cheminement vers la consécration
que représente l'agrégation, terme à compter duquel l'ex-client peut à son tour devenir patron.
Dans l'intervalle, la soutenance de la thèse représente une étape importante. Elle ne rompt pas
le lien clientélaire, car le patron continue à être utile. Mais elle le modifie, allégeant quelque
peu la sujétion du disciple à son maître : il y a là quelque chose qui rappelle la pratique du
"chef-d'œuvre" imposée aux artisans du Moyen Âge pour rentrer dans la corporation des
maîtres. Le rôle du patron n'est toutefois pas borné au seul domaine scientifique : c'est aussi
un pourvoyeur d'emplois. Car l'insertion professionnelle du candidat à l'exercice de fonctions
enseignantes dans l'Université est longue et sinueuse. Dans bien des cas, l'obtention d'un poste
pourvu des garanties de l'emploi (titularisation) demande au moins une dizaine d'années. Au
cours de ce cheminement, le patron doit fournir son avis sur son disciple aux autorités qui ont
en charge son dossier, et le défendre contre ses rivaux dans la lutte très concurrentielle pour le
poste concerné. Parfois le patron figure dans les jurys chargés du recrutement. Les relations
de clientèle jouent alors à un haut degré, surtout dans la mesure où les candidats sont
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 353
"... par lui-même, il (le député) ne peut rien pour ses électeurs. Il se
présente en solliciteur devant un ministre tout puissant... le rapport de
force a changé ; le parlement ne siège plus en permanence. Le ministre
n'est plus à la merci d'un débat. 4 "
beaucoup plus nombreux que les postes à pourvoir (environ un poste pour dix postulants), et
lorsqu'ils sont de valeur scientifique à peu près égale. Dans la mesure où ces luttes concernent
l'attribution des fonctions les plus élevées dans une catégorie d'enseignement lui-même
supposé de plus haut degré (il est dit "supérieur"), on saisit l'importance du phénomène
clientélaire dans ce secteur particulier de l'administration française.
1
P. M. DENIS, "Piston : les petites faveurs du pouvoir", dans : Le Point, 328, 1-7 janvier
1979), 26.
2
R. BURON, Le plus beau des métiers (Paris, Plon, 1963), 32.
3
Cf. M.T. LANCELOT, "Le courrier d'un parlementaire", dans : "Revue Française de Science
politique, XII-2 (juin 1962) ; ESCARRAS-IMPERIALIPINI, Courrier parlementaire et
fonction parlementaire (Paris, P.U.F., 1971).
4
Cit. par J.P. MEDARD, Political Clientelism... (op. cit.), 52.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 354
1
E. SULEIMAN, "L'administrateur et le député en France", dans : Revue Française de Science
Politique, XXIII-4 (août 1973), 756.
2
Cf. supra, p. 215 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 355
CLIENTÉLISME ANTIQUE
ET CLIENTÉLISME MODERNE
1
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 356
priorité aux détenteurs du pouvoir. Qu'on le veuille ou non, et même si ceux qui
s'y soumettent n'en sont pas conscients, les relations de clientèle possèdent dans
leur finalité un aspect authentiquement politique, celui de la préservation et de
l'extension partielle et sélective de privilèges acquis. En ce sens, clientélisme et
démocratie authentique sont condamnés à un irréductible conflit.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 357
[p. 326]
ANNEXE :
LE MANUEL
DE CAMPAGNE ÉLECTORALE
DE Q. CICERON
"Je veux en effet qu'on ait dans ces pages-là un petit manuel de
campagne électorale à tout point de vue parfait".
Nous disposons donc d'un document unique en son genre, qui mérite toute
notre attention. Sa valeur est bien entendu relative. Nous sommes à une époque où
le jeu politique se déroule de moins en moins aux comices. D'autre part, bien que
rallié aux thèses de la classe dirigeante, Cicéron ne fait pas partie de la vieille
aristocratie. Comme on le dit alors, c'est un "homme nouveau (homo novus)" un
parvenu, après avoir été un "jeune loup", à la façon de ces Rastignac montant
comme lui de leurs bourgades provinciales vers la capitale. Il ne dispose donc pas
de clientèles préétablies, léguées par ses parents, et d'un réseau de relations
préexistant : il s'est fait sinon tout seul, en tout cas lui-même. Il entend imposer
une solution de compromis à l'homme providentiel de l'époque, qui est alors plus
Pompée que César. Ce compromis passe par la diminution de l'influence du parti
sénatorial conservateur. Pour le réaliser, Cicéron entend s'appuyer sur une
"troisième force", représentée par l'ordre équestre – depuis un siècle séparé de
l'ordre sénatorial – les publicains et les milieux de la finance, et enfin les notables
des municipes italiens. Grâce à cette bourgeoisie un peu hétéroclite, il espère
réaliser un compromis historique qui éviterait à la fois le danger d'une restauration
réactionnaire de l'autorité du Sénat, et surtout une tyrannie démagogique exercée
par un chef militaire. C'est pourquoi Quintus lui conseille de multiplier les appels
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 358
"Il faut se créer des amis de différentes sortes : pour l'apparence, des
hommes illustres par leurs charges et par leur nom, qui, même s'ils ne font
rien pour te recommander, apportent cependant au candidat un supplément
de considération pour avoir la protection de la loi, des magistrats, parmi
lesquels, au premier rang, les consuls, et après eux, les tribuns de la plèbe ;
pour obtenir le vote des centuries, des hommes jouissant d'une influence
particulière. Ceux qui ont ou espèrent avoir grâce à toi les suffrages d'une
tribu, ou d'une centurie, ou quelque avantage, voilà les gens qu'il faut
particulièrement t'efforcer de gagner et de t’assurer."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 359
Car en échange, poursuit Quintus, ils lui apporteront les [p. 328] suffrages de
leur propre centurie ou de leur propre tribu. Nous savons en effet qu'une des plus
grosses difficultés qui se présente à l'homme politique est de se gagner les tribus
autres que la sienne : ce genre d'alliance réciproque fondée sur des déplacements
de voix opérés à partir de pactes électoraux conclus entre leaders des groupes
considérés permet de résoudre le problème.
Mais il s'agit là de personnes de qualité. Au cours de l'action quotidienne de la
campagne, le candidat devra mobiliser autour de lui dès son lever et durant toute
la journée toute une foule de gens, dont l'ampleur et la permanence à ses côtés
montreront clairement à tous les badauds et électeurs potentiels l'importance de
l'homme qu'ils entourent. Nous sommes dans un pays méditerranéen, ne l'oublions
pas : le théâtre compte beaucoup, et presque tout se passe dans la rue. Quintus
subdivise précisément en trois groupes cet entourage dont il précise bien la
fonction politique :
"On doit veiller d'en avoir un (un cortège) où toutes les catégories,
tous les ordres, soient représentés. Car cette affluence pourra, à elle seule,
permettre d'évaluer ce que seront tes forces et tes moyens sur le Champ de
Mars (c'est-à-dire lors des élections aux comices centuriates, qui s'y
réunissent). Il faut distinguer, à ce point de vue, trois sortes de gens : ceux
qui viennent vous saluer chez vous – j'entends ceux qui viennent en
personne –, ceux qui vous conduisent au forum, ceux qui vous
accompagnent partout."-
Marcus est tout à fait conscient de l'importance des propos de son frère. Dans
un de ses discours, il cherche à ridiculiser son adversaire en soulignant la minceur
de son escorte :
"Mais à quoi bon énumérer les gens qui ne sont pas venus à ta
rencontre", demande Cicéron à Pison, "... si je te dis que presque personne
n'y est venu, même parmi cette race si prête à obliger que sont les
candidats, bien qu'ils aient à peu près tous été, ce jour-là, avertis et
priés. 1 "
Il faut dire que le candidat est exigeant. Le soleil n'est pas encore levé que ses
obligés doivent se presser à sa porte. Quintus dit à son frère que sa maison doit
être "pleine quand il fait encore nuit noire". Les plus malins, d'ailleurs, visitent
1
CICÉRON, Contre Pison, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 360
Quintus conseille en tout cas à son frère de faire comme si de rien n'était :
même s'il sait que celui qui vient le saluer va peut-être le trahir, il ne faut rien
laisser paraître, sous peine de perdre toute chance de le conserver.
Après la salutation matinale vient le trajet jusqu'au forum. C'est le moment-
clef de la journée :
C'est là qu'il faut avoir à ses côtés les gens de qualité : sénateurs et chevaliers,
comme le dit ailleurs Marcus lui-même 2 . Pour un homme nouveau comme lui,
c'est beaucoup :
1
CICÉRON, Pour Murena, XXI, 44-45.
2
CICÉRON, Pour Murena, XXXIV, 70.
3
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 361
suivre le candidat toute la journée. Les anciens clients le doivent bien à leur
défenseur : tout le monde n'a pas la chance d'avoir un Cicéron comme avocat.
Quant aux autres, ils sont pauvres : leurs suffrages ne comptent pas dans les
comices centuriates. On ne peut donc leur demander que ce genre de service.
Avec une certaine morgue, Marcus ajoute que dans l'obscurité de leur sort, ils
seront même tout contents, pour quelques heures, de graviter autour d'une "star"
de la politique (un peu comme ces petites gens qui, de nos jours, s'enorgueillissent
d'avoir une fois dans leur vie touché la main d'un ministre, ou d'un président, alors
qu'il prenait son "bain de foule").
En réalité, figurent sans doute parmi ces pseudo-amis bon nombre d'humbles
clients : la salutation matinale, nous le savons, est depuis C. Gracchus un de leurs
devoirs.
Mais, quel que soit leur rang social, tous ces amis et obligés n'ont pas les
mêmes motifs de prêter leur appui. Le candidat peut, selon les cas, jouer sur trois
tableaux : les "bienfaits, l'espérance, la sympathie désintéressée". Les premiers
sont surtout ceux que l'avocat a brillamment défendus ; aux seconds, le candidat
doit faire comprendre qu'il pourra leur être utile ; quant aux derniers, il faut les
renforcer dans leurs convictions. En bref :
Mais tout cela ne suffit pas, car ne sont visés jusqu'à présent que les "amis".
Or ...
Quand Quintus résume les moyens à employer pour gagner [p. 331] l'électorat
populaire, on comprend fort bien que son frère ait sans cesse confondu démocratie
et démagogie :
"Cela exige que l'on connaisse les électeurs par leur nom, qu'on
sache les flatter, qu'on soit assidu, qu'on soit généreux, qu'on excite
l'opinion, qu'on éveille des espérances politiques (...) tu dois savoir feindre
assez pour avoir l'air de le faire naturellement (...) la flatterie s'impose :
elle a beau être mauvaise et avilissante dans la vie ordinaire, elle n'en est
pas moins quand on est candidat, une nécessité (...) elle constitue vraiment
une nécessité pour le candidat, dont l'air, la physionomie, le langage
doivent être changeants et s'adapter aux façons de penser et de sentir de
tous ceux qu'il aborde (...) ce qu'il n'est pas possible de faire, ou bien
refuse-le aimablement, ou bien même ne le refuse pas du tout ; après tout,
la première attitude est d'un homme bon, la seconde d'un bon candidat...
tout le monde est ainsi : on aime mieux un mensonge qu'un refus..."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 363
Mais tout n’est pas affaire que de sentiments, même simulés. Le candidat doit
utiliser au mieux les possibilités que lui offrent les subtilités du découpage
électoral. Quintus insiste surtout sur la zone rurale et ses notables, car il sait bien
que son frère dispose là d'un terrain d'action privilégié (n'oublions pas que Marcus
a comme alliés privilégiés les élites municipales) :
Enfin, il convient de ne pas défaire tout ce beau travail réalisé par la mise en
œuvre des relations personnelles et l'utilisation sans scrupule de la plus basse
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 364
[p. 348-349]
TABLEAU 1 :
L'ORGANISATION DES ASSEMBLÉES POPULAIRES
SOUS LA RÉPUBLIQUE ROMAINE ∗
Le peuple absent. À la
fin de la République, Ouverts à tous les Ouverts à tous les Ouverts aux seuls
Citoyens présent chaque curie citoyens citoyens citoyens plébéiens
représentée par un
licteur
Au début de la
République, le
Votent la loi principal organe
Attributions
confirmant l'imperium législatif de l’état. Législation de toute sorte
législatives
des magistrats Décline après la
seconde guerre
punique (218 av. J.-C.
∗
Les éléments de ce tableau sont empruntés à C. Nicolet, Le Métier de citoyen (Paris,
Gallimard, 1976), 308-309.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 366
[p. 350-351]
TABLEAU 2 :
POINTS DE REPÈRE CHRONOLOGIQUES
Retour à la table des matières
67 Procès de Verrès
63 Consulat de Cicéron
31 Bataille d'Actium
30 Annexion de l'Égypte
27 Le sénat confirme les pouvoirs
d'Octave, qui devient Auguste.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 368
[p. 353]
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
révolté ; M. MESLIN, L'homme romain (Paris, Hachette, 1978) qui observe les
Romains de la République sous un angle anthropologique, neuf à bien des égards.
Sur le problème particulier – mais si important – des rapports de [p. 354]
clientèle, on lira, pour la période antique : N. ROULAND, Pouvoir politique et
dépendance personnelle dans l’Antiquité romaine – Genèse et rôle des rapports
de clientèle (Bruxelles, Latomus, 1979). Pour la période contemporaine, on est
dans l'obligation de se référer à un ouvrage rédigé en anglais : Friends, Followers
and Factions (éd. S.W. SCHMIDT, J.C. SCOTT, C. LANDE, L. GUASTI ;
University of California Press, 1977).
À côté des auteurs modernes, il est également indispensable de situer les
principaux auteurs anciens, grecs et romains, dont il est fait état dans ce livre ∗ :
APPIEN (d'Alexandrie) – Auteur grec, il vécut à Rome où il fut avocat et haut
fonctionnaire. Il composa vers 160 ap. J.-C. une Histoire romaine conçue selon
l'ordre géographique des pays conquis, depuis les origines jusqu'à la fin du règne
de Trajan. On le lit surtout pour sa description de la période des guerres civiles.
ARISTOTE (384-322 av. J.-C.) – Disciple de Platon surtout connu pour ses
œuvres de philosophie pure, Aristote eut une vie mouvementée et parcourut en
des sens divers les routes de la Grèce, au rythme des succès et des malheurs de
ceux des dirigeants politiques qui le protégeaient. Philosophe, physicien,
physiologue, historien, politologue, Aristote fut un savant universel. C'est
notamment le fondateur de la Science Politique, le premier à dégager le champ du
politique de la spéculation purement philosophique. Il est beaucoup plus réaliste
que son maître Platon. Ainsi, dit-il souvent, "celui qui ne sent pas, ne connaît pas
et ne comprend rien". C'est avant tout un observateur du monde concret. C'est
pourquoi sa théorie et ses réflexions politiques sont fondées sur l'analyse
minutieuse de dizaines de constitutions des cités grecques, et non seulement sur
des idées abstraites, dont il disait : "Dire que les idées sont des modèles et que
tout le reste participe d'elles ∗∗ , c'est parler pour ne rien dire et user de métaphores
poétiques". De telles opinions rendent encore plus précieux pour nous son avis sur
les régimes démocratiques, qu'avec fort peu d'auteurs il se refusait à condamner
formellement, exprimant toutefois ses préférences pour un régime mixte,
empruntant ses caractéristiques à la fois à la monarchie, l'aristocratie, et la
démocratie.
AUGUSTE (63 av. J.-C.-14 ap. J.-C.) – Premier empereur romain de fait,
Auguste, né Octave et adopté par César, ne nous a laissé comme œuvre littéraire
et politique que ses Mémoires (Res Gestae). Il n'échappe pas à la règle du genre,
et il faut y voir plus un ouvrage apologétique – il s'agissait d'un récit destiné à la
postérité – qu'une étude à caractère scientifique. Au moins les Res Gestae nous
éclairent-elles souvent sur la mentalité du fondateur de l'Empire, même s'il se
refusa toujours à y reconnaître la réalité monarchique de son pouvoir.
∗
Ils sont cités ci-dessous par ordre alphabétique.
∗∗
Allusion aux théories de Platon.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 370
des incapables. Pour lui, le meilleur régime est celui où les dirigeants
appartiennent à l'aristocratie du savoir, formée et sélectionnée par une longue,
austère et rigoureuse éducation. Sa méthode de raisonnement est beaucoup moins
moderne que celle de son élève Aristote : Platon reste avant tout un idéaliste.
PLAUTE (254-184 av. J.-C.) – Plaute ne doit pas sa célébrité à sa naissance :
d'humble origine provinciale, il est machiniste de théâtre, meunier, commerçant
failli. Mais la fréquentation du monde du spectacle l'incite à écrire des pièces de
théâtre : parvenu à la quarantaine, il est célèbre. Molière devait plus tard souvent
s'inspirer de cet auteur [p. 357] comique. Car c'est avant tout de comédies qu'il
s'agit : écrites dans un style vif et enlevé pour un public populaire, elles sont
pleines d'allusions aux mœurs romaines et concernent toutes les classes de la
société. Elles constituent à ce titre une mine de renseignements pour l'histoire
sociale de la République.
PLINE (l'Ancien) – Passionné de sciences naturelles, Pline l'Ancien meurt lors
de l'éruption du Vésuve qui ensevelit Pompéi et Herculanum en 70 ap. J.-C. pour
s'en être trop rapproché afin de l'observer et de porter secours aux sinistrés.
Chevalier, avocat, il fut aussi un haut fonctionnaire et homme de confiance de
l'empereur Vespasien.
PLUTARQUE (45-125 ap. J.-C.) – Auteur grec qui vécut à Rome, Plutarque
n'est pas un véritable historien, car ses objectifs sont surtout d'ordre moralisateur.
Ses Biographies parallèles, consistant à comparer l'histoire d'hommes célèbres
contiennent néanmoins nombre de renseignements... à utiliser seulement après les
avoir lus avec beaucoup de précautions.
POLYBE (200-125/120 av. J.-C.) – Est au contraire un historien de tout
premier plan : hélas nous ne possédons que les cinq premiers livres complets de
son Histoire (ils couvrent la période de 264 à 216 av. J.-C.), et des fragments des
trente-cinq autres livres. Né dans une illustre famille grecque d'Achaïe, il est
déporté à Rome après la conquête, mais a la chance de devenir le protégé et l'ami
du tout puissant clan des Scipion. Il acquiert ainsi de l'histoire romaine une
connaissance puisée aux meilleures sources. Comme Thucydide, il recherche les
causes, et, pour la première fois, établit une classification logique des lois de la
causalité appliquées à l'histoire. Malheureusement, c'est un isolé qui ne fit pas
école. Son œuvre marque sans doute le plus haut point atteint par l'esprit
scientifique grec.
SALLUSTE (87-35 av. J.-C.) – Avant de l'écrire, Salluste tente d'abord de
faire l'Histoire... sans succès. Démocrate, il s'oppose à Cicéron, et est exclu du
Sénat. Il choisit alors le parti de César, ce qui le condamne à l'inactivité politique
après la mort du dictateur, car il meurt trop tôt pour connaître le triomphe
d'Octave. Encore faut-il ajouter à ces aléas sa défaite militaire en Dalmatie et le
pillage qu'il effectue en Afrique après y avoir été nommé gouverneur. Acteur
malheureux de son temps, il l'a cependant bien compris et tente d'expliquer les
faits en profondeur. Attentif aux problèmes sociaux, bon psychologue, il dénonce
sans relâche les vices et l'égoïsme de l'oligarchie, fidèle en cela à ses engagements
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 373
politiques. Au moins eut-il la chance d'écrire son œuvre dans les splendides
jardins (horti Sallustiani) qu'il possédait sur le Quirinal.
TITE-LIVE (59 av. J.-C.-17 ap. J.-C.) – Les 142 livres de son Histoire de
Rome (Ab Urbe Condita) sont la bible des historiens de la République. Tite-Live
l'a voulue d'une ampleur exceptionnelle : depuis les origines jusqu'au siècle
d'Auguste. Hélas, comme pour Denys et Polybe, cette œuvre ne nous est parvenue
que gravement mutilée : après 167 av. J.-C., nous n'en avons que des abrégés
(Periochae). Elle est néanmoins irremplaçable par son étendue, et les données
dont font état les 10 premiers livres – heureusement intacts – qui couvrent la
période des origines jusqu'en 293, sur laquelle nous possédons par ailleurs si peu
de sources littéraires. On lui a longtemps repro-[p. 358] ché – à tort – de ne faire
état que de légendes sur l'origine de Rome. Nous ne pouvons aujourd'hui que nous
féliciter de son objectivité. Plutôt que d'inventer, Tite-Live préfère simplement
citer les documents qu'il a à sa disposition. Donnant une leçon d'honnêteté que
beaucoup d'historiens, par la suite, ne suivront pas, il s'en explique ainsi : "Je
ferais bien des recherches s'il y avait moyen d'atteindre la vérité, mais l'antiquité
des événements nous la dérobe, et il faut bien s'en tenir à la Tradition".
Nous savons maintenant, notamment grâce à l'archéologie, combien cette
Tradition a fidèlement préservé et transmis le "noyau dur" des faits. Dans la
même ligne, Tite-Live est toujours respectueux des idées des différents partis et
personnages : de façon quasi-systématique il expose toujours les arguments de
tous les protagonistes d'un conflit ou d'un débat, même ceux qu'à titre personnel il
désapprouve.
Profondément honnête et bien documentée, son œuvre s'inscrit cependant dans
une certaine ligne politique : il s'agit d'une histoire nationale et patriotique,
correspondant à l'idéal de rénovation prôné par Auguste. C'est d'ailleurs un
familier de l'Empereur, qui eut assez d'intelligence pour ne pas lui tenir rigueur de
ses anciennes sympathies pour le parti pompéien et de son attachement aux
valeurs républicaines, et le fit bénéficier de sa protection.