Rouland Rome Democratie

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Norbert ROULAND

(1981)

ROME,
DÉMOCRATIE
IMPOSSIBLE ?
LES ACTEURS DU POUVOIR
DANS LA CITÉ ROMAINE

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole


Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec
Courriel: [email protected]
Page web

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 3

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,


professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec.
courriel : mailto : [email protected]; [email protected]

NORBERT ROULAND

Rome, démocratie impossible ?


Les acteurs du pouvoir dans la cité romaine.
Le Paradou : Éditions Actes Sud, 1981, 360 pp.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 11 janvier 2011 de diffuser cette


œuvre dans Les Classiques des sciences sociales et autorisation confirmée par
l’éditeur le 14 janvier 2011.]

Courriel : [email protected]

Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 21 juin 2011 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 4

Norbert Rouland
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 5

DU MÊME AUTEUR,
CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS :

Le Conseil Municipal marseillais et sa politique, de la IIe à la IIIe République


(1848-1875).
Aix-en-Provence, Edisud, 1974.

Les esclaves romains en temps de guerre


Bruxelles, éditions Latomus, 1977.

Les Inuit du Nouveau-Québec et la Convention de la Baie James.


Association Inuksiutiit, Katimajiit et Centre d'Études Nordiques, Université
Laval, Québec, 1978.

Les modes juridiques de solution des conflits chez les Inuit.


Études Inuit, vol. 3, n° hors-série, Association Inuksiutiit Katimaiiit, Université
Laval, Québec, 1979.

Pouvoir politique et dépendance personnelle dans l'Antiquité romaine : genèse et


rôle des relations de clientèle.
Bruxelles, éditions Latomus, 1979.
© ÉDITIONS ACTES SUD 1981
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 6

[p. 359]

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS : QUELLE HISTOIRE ?

CHAPITRE I – LES TROUPEAUX ET LA VILLE

L'univers mental des pasteurs. Des marécages à la cité des Quirites. La naissance de
la Ville et les Étrusques. L'assainissement du terroir. Les nouveaux venus. Plèbe,
peuple et prolétaires. Luttes politiques et réformes des institutions : la démocratie
manquée. L'invention des rapports de clientèle. Problématique de la démocratisation :
la Rome des rois et l'Athènes du peuple.

CHAPITRE II – LA RÉPUBLIQUE, RÉVOLUTION DE DROITE

Retour aux sources. Les signes du déclin. La colère des ventres-creux. Les initiatives
plébéiennes, ou la preuve contraire. Les réponses patriciennes. Les nouveaux liens de
clientèle. Les mesures des années 450 : révolution ou duperie ? Un bilan décevant.

CHAPITRE III – LA NOUVELLE CLASSE DIRIGEANTE

La sortie du tunnel. Le "printemps de Rome" ? L'illusion démocratique.

CHAPITRE IV – L'IMPÉRIALISME ET LA RÉVOLUTION

Le cauchemar d'Hannibal. L'après-guerre et le débat sur l'impérialisme. Les


instruments de la colonisation. Les boulevards de l'Empire. L'hellénisation et les idées
démocratiques. Une certaine soif de justice. Tibérius et la Révolution. Caius et le
clivage des groupes dirigeants. La société bloquée.

CHAPITRE V – LES MASSES DANGEREUSES

L'exode rural. Une ville inquiétante. La guerre, les affaires et la politique. Les fêtes et
la politique. Rome et le désert italien ? Le cadre matériel des assemblées politiques et
son influence sur les débats. Copains et coquins. Les succès du "parti populaire".
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 7

L'offensive clientélaire. Les avantages d'être client. Menaechme ou les embarras d'un
patron. Le barreau, la clientèle et la politique. La clientèle dans la course au pouvoir.
Au bonheur des patrons. Comment l'on vote bien.

CHAPITRE VI – LES SEIGNEURS DE LA GUERRE


Les portes du temple de Janus. L'armée a-t-elle trahi ? Des soldats perdus ? La toge et
les armes. Les soldats aux urnes. Clients ou soldats ?

[p. 360]

CHAPITRE VII – L'AGONIE DE LA RÉPUBLIQUE

Le souffle de la guerre. Le mur d'argent. La ville des riches. Vacances à la campagne.


Un autre Calcutta. Marchands de sommeil, cités-dortoirs et spéculation immobilière.
Les embarras de Rome. L'amour, le mariage et l'union libre. Machisme et
romantisme. Les mains avides de la mort. Un autre au-delà. La mort des pauvres. Les
revendications du "parti populaire" et la réponse des antidémocrates. Les solutions
des démocrates athéniens. La contre-culture politique. Le déclin des liens clientélaires
entre particuliers. Les fidèles de la clientèle. La clientélisation de la conquête. "Tu es
mon hôte". L'amitié politique. Une justice en lambeaux. Des politiciens généreux. La
corruption électorale. La montée de la violence. Les suicides et la violence. La
violence politique.

CHAPITRE VIII – LA RÉVOLUTION IMPÉRIALE

Les fossoyeurs de la République. L'empereur anonyme. La liberté dans la soumission.


La ville du Prince. Un urbaniste nommé Auguste. Le trône et l'autel. Ordre politique
et ordre conjugal. Classes moyennes et noblesse d'Empire. Les clients : éléments du
train de vie. La clientèle et la politique. Une justice toujours imparfaite. Clients ou
parasites ? La dialectique clientélaire et le refus de la démocratie.

CHAPITRE IX – LA CUISINIÈRE ET LE CONSUL

Qui n'est pas démocrate ? La démocratie antique dans la mémoire française. La


République contre la démocratie.

CHAPITRE X – LE CLIENTÉLISME POLITIQUE CONTEMPORAIN

Le clientélisme politique dans les sociétés archaïques et en voie de développement.


La clientèle entre la ville et la campagne. Un notable français de 1981. Les
dimensions religieuses des rapports clientélaires. Clientèle à l'italienne. La "Machine"
américaine et le clientélisme. Le clientélisme politique dans la France contemporaine.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 8

Clientélisme et administration. Deux terres clientélistes : Nice et la Corse. La Ve


République et le clientélisme de parti. Clientélisme antique et clientélisme moderne.

ANNEXE : LE MANUEL DE CAMPAGNE ÉLECTORALE DE Q. CICERON

TABLEAUX
1. L'organisation des assemblées populaires sous la République romaine
2. Points de repère chronologiques
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 9

Quatrième de couverture

LE POINT DE VUE DE L'ÉDITEUR

Ce n'est pas pour sacrifier à la mode de l'histoire que nous publions ce livre,
mais parce qu'il est singulièrement révélateur de mœurs politiques qui prévalent
encore dans nos sociétés.
Cette vaste sociologie du pouvoir républicain montre comment, au cours d'un
millénaire, les descendants de bergers ignorés créèrent la cité romaine et
l'étendirent au-delà des frontières du monde connu. L'auteur entend surtout
prouver que le prix à payer pour l'édification de cet empire fût le rejet de la
démocratie. Une démocratie que l'évolution des circonstances socio-économiques
eût pourtant plusieurs fois permise. Car l'histoire de la République romaine est
celle du paradoxe que constitue la domination pluri-séculaire de quelques familles
sur tout un peuple qu'elles prétendent représenter.
Ce livre n'est pas seulement neuf par son sujet, et l'auteur ne se limite pas à
l'analyse des institutions et de l'économie. Il attribue une part privilégiée à l'étude
des mentalités. L'attitude des Romains à l'égard du suicide ou de la sexualité est
inséparable de leurs luttes politiques. Nous pénétrons ainsi dans l'inconscient
d'une société. Et l'auteur nous montre à tout propos combien les Romains de la
République sont proches de nous dans leurs luttes, leurs angoisses et leurs espoirs.
Le livre se clôt d'ailleurs par une évocation de ces permanences à l'époque
contemporaine.
HUBERT NYSSE

Né en 1948, Norbert ROULAND est maître-


assistant à l'Université d'Aix-Marseille III, où il
enseigne l'histoire du droit et des faits sociaux.
Sa thèse de doctorat sur les rapports de
clientèle dans la Rome antique a fait l'objet
d'une récente publication, remarquée par les
milieux scientifiques. Également anthropologue
et chargé de conférences à l'École des Hautes
Études en Sciences Sociales, il a publié,
plusieurs ouvrages sur les Esquimaux à la suite
de ses missions au Groënland et dans l'Arctique
canadien.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 10

[p. 6]

À mon maître, L.R. Ménager


et à toutes celles et ceux dont
l'affection m'a aidé à écrire ce livre.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 11

[p. 7]

AVANT-PROPOS : QUELLE HISTOIRE ?

Retour à la table des matières


"L'objet propre de l'histoire est
premièrement de connaître les discours
véritables, dans leur teneur réelle,
secondement de se demander pour quelle
cause a échoué ou réussi ce qui a été dit ou
ce qui a été fait, puisque la narration brute
des événements est quelque chose de
séduisant, mais d'inutile, et le commerce de
l'histoire ne devient fructueux que si l'on y
joint l'étude des causes ; car les cas
analogues transposés dans le temps présent
procurent des données et des anticipations
qui permettent de prévoir l'avenir et, tantôt
de prendre des précautions, tantôt, en se
réglant sur le passé, de faire face aux suites
avec plus d'assurance ; mais si l'on néglige
les discours véritables et leurs causes et
qu'on y substitue des argumentations
mensongères et des amplifications
oratoires, on supprime l'objet de
l'histoire..."
POLYBE, Histoire, XII, 25 b, 1-4
(Second siècle avant Jésus-Christ)

L'Histoire est en crise, l'Histoire se meurt, l'Histoire est-elle morte ?


Aujourd'hui plus encore qu'hier le fossé se creuse entre l'histoire enseignée, et
celle que l'on lit. Si la première semble aller de rémissions en diagnostics fatals
dont la malveillance n'est pas toujours absente, la seconde, heureusement, se porte
bien. Ce décalage entre le savoir officiel et la quête du public me paraît être un
des signes les plus encourageants à persévérer dans le métier d'historien. Quel
regard celui-ci porte-t-il sur le passé, mais aussi sur le monde qui l'entoure ?
Demandons-nous tout d'abord si nous avons encore besoin de ce regard. En
fait, la vraie question n'est pas "à quoi sert l'Histoire ?", mais plutôt : "qu'est-ce
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 12

qui est utile ?". Suppo-[p. 8] sons que ce soient uniquement les sciences qui
touchent à la maîtrise des phénomènes physiques, à la production des richesses et
à leur multiplication. Je crois bien me souvenir que jusqu'à une date récente nous
vivions dans une société dite de consommation. Celle-ci devait délivrer l'homme
du fardeau millénaire dont l'avaient chargé la soumission ignorante à des dieux
lointains plus souvent menaçants que salvateurs, et les rigueurs d'économies de
pénurie. Mais alors pourquoi parle-t-on (le thème est antérieur à la crise de
l'énergie) de crise des valeurs, d'angoisse du monde moderne,
d'incommunicabilité, etc. ? Répondre "c'est le monde moderne" est une absurdité.
La modernité ne signifie rien en soi : elle peut engendrer une société heureuse ou
conflictuelle. Tout dépend des choix politiques et humains : la machine et la
technique n'ont pas de finalité morale propre, elles ne fonctionnent que dans le
sens qu'on leur assigne. Or ces choix humains, aucune mathématique ne nous
dispensera de l'effort de réflexion sur nous-mêmes qui nous porte à les formuler.
Que faisons-nous, pourquoi le faisons-nous, pourrions-nous faire autrement, qui
sommes-nous, pouvons-nous donner un sens à notre vie ? Telles sont les
véritables questions, auxquelles aucun chiffre de P.N.B. ne contribuera jamais à
donner la réponse. Je n'entends pas par là qu'il faille mépriser les activités
économiques et revenir à un archaïsme primitif, qui ne serait que la version
moderne du thème séculaire du "retour à l'âge d'or". Mais il s'agit de savoir quelle
finalité nous leur donnons, en quoi elles peuvent nous servir. Fixer des taux de
croissance à l'ambition nationale, c'est prendre les moyens pour la fin. Je ne veux
pas dire non plus que l'Histoire fournisse des réponses à tout. Mais elle est un des
moyens qui nous sont offerts pour prendre de la hauteur. Se situer.
Apparemment, là sont nos racines. Ce qui ne veut pas dire grand-chose.
D'abord parce que la contemplation du passé n'est pas en elle-même gage de
progrès. Des racines, oui, mais à condition qu'elles ne nous empêchent pas
d'avancer : ne confondons pas l'Histoire et la reconstitution propitiatoire d'un
passé conçu comme doux à tous alors qu'il ne fut heureux que pour quelques-uns,
ne faisons pas d'elle un musée des consolations. Le passé en lui-même ne justifie
rien : c'est la réflexion que nous opérons sur lui qui seule est prometteuse. Par
exemple, celle qui porte sur les mouvements de "longue durée", chers à F.
Braudel, qui par glissements imperceptibles ou par saccades ont porté les
communautés humaines à subir le destin qui est aujourd'hui le leur. Car c'est une
singulière erreur que de confondre le passé et le révolu. Avec lucidité Malraux
disait : "Ceux qui prétendent ignorer le passé se condamnent à le revivre". Nous
savons maintenant que les structures essentielles du psychisme humain sont
acquises au cours des six premières années de la vie : toute notre existence se
déroule sur les bases de la petite enfance. D'où une inclination à faire retour à
l'époque (Ve-1er siècles av. J.-C.) durant laquelle ont été élaborées les
substructions des thèmes cardinaux dominant jusqu'ici [p. 9] le concept d’"homme
urbain" zoon politikon). Dans ce qu'il est convenu d'appeler la civilisation
occidentale, porteuse des valeurs discriminées à cette époque dans le monde
gréco-romain, peut-on être assuré qu'une fracture s'est opérée dans le discours issu
de ces valeurs ? Et quand ? Hormis la faim, le froid (partout et toujours ?), la
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 13

souffrance physique – ce qui n'est certes pas peu – de quelles interrogations


fondamentales sur son destin et sa condition, la prétendue "révolution
industrielle" a-t-elle délivré l'homme ? Les superstitions nouvelles qui se sont
substituées à celles du passé l'ont-elles pour l'essentiel changé au point de le
rendre inaccessible ou incompréhensible dans ses démarches d'alors ? En fait,
nous verrons que sur bien des points, un citoyen de la Rome antique ne raisonnait
pas autrement que nous.
Peut-on dire que ses pulsions ont changé ou que seules varient les formes
suivant lesquelles elles s'expriment, elles-mêmes tributaires des contingences
d'une époque donnée ? La richesse de l'Histoire et l'ampleur des remises en
question qu'elle peut susciter résident dans ce paradoxe : elle n'est ni la science
d'irréductibles différences, ni l'étude de mornes répétitions.
L'Histoire n'est donc pas vaine, puisqu'elle débouche sur la constatation d'une
certaine identité de l'homme. Il existe entre nous et ceux qui nous ont précédés
une communauté de destin, de questions, de bonheurs et de peines. Cette
solidarité verticale, qui se déploie le long du temps, il faut lui donner sa
dimension présente. Celle du respect des différences, non plus érigées en barrières
d'où sourdent peurs et haines, mais acceptées et valorisées, de même qu'en
musique les accords les plus harmonieux se forment par le chant de notes toutes
distinctes et cependant unies. De ces écarts, l'espace et le sexe sont de nos jours
encore largement porteurs. Mais aussi le temps. Car l'étude du passé montre
souvent le caractère superficiel ou enrichissant de ces différences trop vite jugées
irréductibles ou insignifiantes. Elle nous permet donc de mieux comprendre et
respecter ceux qui nous entourent.
L'Ethnologie vient ici à la rencontre de l'Histoire, dans cette quête simultanée
de la différence et de l'identité. Toutes deux nous apprennent qu'être autre n'est
pas forcément être hostile, et que les conflits naissent justement de cette méprise,
et de la peur qui en est la base. Toutes deux également nous renvoient nos propres
questions. Car on demande d'abord "qui êtes-vous ?", puis on se dit "qui suis-
je ?". Pour celui qui est "parti" (que ce soit dans les lointains de l'Histoire ou ceux
des sociétés archaïques de notre temps), ce qu'il trouve à son retour n'est plus tout
à fait le monde qu'il a quitté. Il le voit d'un autre œil, se pose des questions au
sujet de mœurs ou d'institutions qui auparavant lui semblaient "aller de soi" :
l'exotique est devenu quotidien. Cette remise en question de soi-même à laquelle
aboutit le travail de l'historien et de l'ethnologue peut déboucher sur ce qui n'est
plus seulement une vertu de l'esprit, mais une qualité humaine : la tolérance, [p.
10] source d'enrichissement parce qu'à la différence de la permissivité elle n'est
pas fondée sur un abandon, mais est un humanisme.
Cet entrecroisement du passé et du présent, le lecteur le constatera souvent
dans les lignes qui suivent. Quelques comparaisons pourront même paraître osées
et choquer certains historiens. Je persiste cependant à les croire nécessaires, car
c'est un des moyens les moins imparfaits dont nous disposions pour effacer les
préjugés dont je parlais plus haut. La majorité des Romains ne furent ni consuls,
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 14

ni généraux, ni empereurs. C'est à la rencontre de cette foule anonyme qui parfois


sort de son obscurité que nous devons aller : il suffit souvent d'un léger effort de
transposition pour qu'elle nous devienne familière, et le lecteur sera plusieurs fois
sollicité en ce sens.
Ce livre présente aussi d'autres partis pris. Le premier est d'utiliser toutes les
sources d'informations dont nous disposons. Tout d'abord, certes, les textes
littéraires et juridiques. Mais les textes ne disent pas tout. D'abord parce que seule
une infime minorité d'individus pouvait écrire et être lue : souvent, même
inconsciemment, les points de vue exprimés sont ceux d'un groupe, celui qui a le
pouvoir ou se situe dans son orbite. Mais ce n'est point le cas de 98% de la
population : songeons qu'on a pu dire qu'au second siècle av. J.-C., vingt familles
"faisaient" la politique à Rome... D'autre part les textes ne sont pas distribués avec
une égale fréquence tout au long des huit premiers siècles de l'Histoire de Rome.
Abondants pour la fin de la République, ils sont rares ou inexistants à ses débuts,
et d'interprétation difficile et aléatoire aux temps de la royauté. Pour cet ensemble
de raisons, il faut donc recourir à des sources dites auxiliaires : principalement les
données archéologiques. D'abord parce que les découvertes récentes sont riches
d'enseignement et renouvellent profondément l'histoire originelle de Rome.
Ensuite parce que, paradoxalement, cette science dont l'objet est le plus concret
qui soit, puisqu'elle consiste dans l'étude des vestiges matériels souvent les plus
humbles, nous permet d'incarner ce qui jusque-là n'était que discours, et de tenter
de faire une histoire des mentalités. Car tel est aussi un des axes essentiels de ce
livre : essayer de nous restituer la façon dont les Romains percevaient un certain
nombre de problèmes, les vivaient, avant d'étudier comment ils tentèrent de les
résoudre. Un des grands tournants de la science historique a été pris à la fin du
siècle dernier, quand Marx a montré l'importance déterminante des facteurs
économiques dans le développement des sociétés. Un champ non moins étendu
s'offre de nos jours à notre réflexion : celui des faits mentaux. Je dis bien des
faits : les mentalités ont beau être des abstractions collectives, un ensemble de
rapports immatériels qui s'établissent entre l'observateur, les objets et les individus
qui l'entourent, elles n'en constituent pas moins des faits. Comme le dit G. Duby,
la trace d'un rêve n'est pas moins réelle que celle d'un pas. Car nous ne nous
déterminons pas forcément [p. 11] d'après ce que le monde et les hommes sont,
mais en fonction de ce que nous croyons qu'ils sont. Un historien ne peut donc
négliger ni la sociologie de la connaissance (comment perçoit-on le même objet
de façon différente suivant son statut social), ni l'inconscient collectif (quels sont
les véritables mobiles qui déterminent tel ou tel groupe social) et sa formation
historique. On sait depuis Freud et Jung que l'inconscient s'exprime de façon
allusive, masquée, et le plus souvent symbolique. Il m'a semblé que le peuple
romain, et tout particulièrement ses dirigeants, nous ont livré beaucoup d'eux-
mêmes dans l'histoire de leur urbanisme. N'est-il d'ailleurs pas frappant qu'ils
désignent la cité de Rome, le centre du pouvoir, par le terme Urbs, c'est-à-dire la
Ville par excellence, beaucoup plus souvent que par le mot Roma ? Nous
tenterons donc de lire aussi les luttes politiques et sociales dans l'histoire des
monuments et de l'urbanisme. Ce livre de pierre vaut bien souvent les textes
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 15

littéraires, et nous servira de guide dans cette exploration des mentalités. Mais ce
parti pris exige également que nous adaptions une optique anthropologique : le
terme est à la mode, mais tant pis. Je veux dire par là que souvent il nous faudra
aller au-delà de ce qui est dit. L'ethnologue sait bien que fréquemment l'important
commence quand on s'arrête de parler : un geste, un regard, une démarche, en
disent plus long que des discours. C'est pourquoi nous nous arrêterons souvent sur
d'humbles détails, qui sont en réalité capitaux : la nature du sol, celle de
l'alimentation, le prix des loyers, l'évolution de l'art, la forme des bâtiments qui
abritaient les assemblées politiques, les inscriptions gravées sur les tombes, etc.
Rien, a priori, ne peut être exclu de notre quête.
Il a fallu cependant choisir un thème directeur : la démocratie, le pire des
régimes à l'exclusion de tous les autres, selon le mot d'Aristote dont W. Churchill
s'est laissé prêter la paternité, m'a paru un sujet digne d'intérêt. Encore que
paradoxal. D'une part parce qu'en somme ce livre est l'histoire d'un régime qui à
Rome n'a jamais existé. Pourtant, nous verrons qu'à la façon d'un fleuve souterrain
les courants démocratiques se sont manifestés, mais leur jaillissement fut trop
éphémère pour fertiliser le sol politique romain. Ensuite parce que le terme est
trompeur : il serait bien naïf de croire que dans l'Antiquité les Athéniens eux-
mêmes mettaient sous le mot de "démocratie" la même chose que nous. Pourtant,
par d'autres traits, la démocratie antique correspond bien à l'image que nous nous
faisons de ce régime. Ici encore, nous ne pourrions rien y comprendre en faisant
l'économie d'une histoire des mentalités. Après en avoir suivi les méandres tout au
long de l'histoire de Rome et effectué des comparaisons entre les droits du peuple
à Athènes et à Rome, nous consacrerons un chapitre à l'étude des permanences à
l'époque contemporaine d'un mode de dépendance personnelle dont l'efficacité fut
grande dans la lutte menée contre la démocratie par les élites romaines : les
relations de clientèle. Cet avant-dernier chapitre sera aussi le symbole d'une
certaine vision de l'Histoire, qui se refuse à identifier passé et révolu. Un ultime
chapitre sera con-[p. 12] sacré à l'analyse des rapports entre démocratie antique et
démocratie moderne.
Un dernier point, et j'en aurai fini. À l'heure actuelle, la science elle aussi doit
être démocratique. C'est-à-dire qu'elle doit profiter au plus grand nombre. Le
temps se clôt où le snobisme d'une certaine élite consistait à n'être lue que par un
cercle restreint d'initiés. Sait-on assez que des centaines de thèses aux résultats
souvent remarquables sont condamnées à s'empoussiérer dans les rayons de
bibliothèques universitaires où ne viendront les déranger que quelques dizaines
(tout au plus...) de spécialistes intéressés par le sujet traité ? Il y a là un véritable
scandale, un gaspillage de sources d'énergie égal à ceux que l'on connaît. Ce
scandale procède bien sûr d'une vision élitiste, aristocratique – politique pour tout
dire – du monde, qui nous ramène à notre sujet. Contrairement à ce qu'on entend
si souvent dire au sein de l'aristocratie du savoir, le public des lecteurs "moyens"
peut très bien comprendre et s'intéresser aux problèmes dont discutent les érudits :
encore faut-il que ceux-ci présentent leur exposé et leur discussion sous une forme
accessible sinon à tous, du moins au plus grand nombre. Quand Platon condamne
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 16

la démocratie au motif que les artisans et le petit peuple ne sont pas capables de
gouverner l'État par manque d'instruction, il n'oublie qu'une chose : c'est que la
clarté, la simplicité et l'honnêteté du discours tenu par le pouvoir procèdent d'un
choix politique délibéré et que l'éducation populaire est une des bases
fondamentales du choix démocratique.
L'espoir de l'auteur est que ce livre sur la démocratie soit également
démocratique. J'ai donc essayé de le dépouiller de la rigueur parfois un peu sèche
et pointilleuse qui est celle des travaux universitaires. Non par mépris pour la
technicité et l'érudition : elles demeurent absolument indispensables au stade de la
recherche, qui doit précéder la diffusion (je préfère ce terme à celui de
"vulgarisation" qui en dit long sur les mentalités de ceux qui l'inventèrent...) des
résultats. Prenons une image : la quasi-totalité des ménages français se servent de
l'électricité et jouissent de ses bienfaits. Combien d'entre-eux seraient capables
d'expliquer précisément ce qu'est l'énergie électrique ? Bien peu assurément, ce
qui ne les empêche pas de savoir fort bien utiliser ses avantages. Il en va ainsi de
l'Histoire : il faudra toujours des chercheurs et des érudits, mais il faut aussi savoir
sortir du laboratoire. Je ne vois pas pourquoi la distinction entre recherche
fondamentale et recherche appliquée ne s'imposerait pas aussi aux sciences
humaines. C'est là la principale justification de la discipline.
C'est pourquoi ce livre ne comporte qu'un appareil scientifique réduit au
minimum. Pour la même raison, j'ai choisi d'épargner au lecteur les détails
laborieux des démonstrations pour lui en livrer plutôt les résultats, tout en laissant
subsister doutes et interrogations là où nous n'avons point encore de certitude.
[p. 13] Si en fermant ce livre le lecteur a envie d'en savoir plus, j’aurai gagné
mon pari et apporté ma modeste contribution au grand espoir des historiens avec
qui je partage la même foi, celle d'être des hommes contribuant à la
compréhension de notre temps.

NORBERT ROULAND

Aix-en-Provence, janvier 1981.


N.B. : Je renvoie les lecteurs plus exigeants au livre que j'ai publié sous une forme universitaire
qui traite des sujets formant l'armature du présent ouvrage : N. ROULAND, Pouvoir politique et
dépendance personnelle dans l’Antiquité romaine : genèse et rôle des rapports de clientèle
(Bruxelles, éditions Latomus, 1979).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 17

[p. 15]

CHAPITRE 1
– LES TROUPEAUX ET LA VILLE

"Dieu a voulu confier le bétail de la Terre


à nous autres Masaï, car les Masaï sont
les meilleurs et les plus forts. Seuls les
Masaï peuvent vivre du bétail, qui est la
plus grande richesse, et les autres ont dû
se contenter pour vivre des fruits de la
Terre, car ils ne sont pas en mesure
d'élever le bétail comme les Masaï.
Cultiver la Terre est péché, c'est offenser
Dieu, qui sur la Terre fait croître l'herbe
pour le bétail, et le bétail est la vie des
Masaï."
(Chant traditionnel des Masai, peuple
pasteur du Kenya.)

L'UNIVERS MENTAL DES PASTEURS

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Le long des rives du fleuve cheminent les pasteurs. Marcher devant les vaches,
c'est donner un sens plein à sa vie. Comme l'eau, la terre et le feu, le troupeau est
à l'origine du monde. Toute bête a son nom, qu'elle partage à chaque naissance
d'un enfant d'homme avec le nouveau-né. L'alliance scellée aux sources de la vie
durera autant que la marche sur les chemins où la poussière se mêle aux
meuglements. Le troupeau est Lumière et Vie. Les gravures rupestres des Tassili
sahariens nous le disent comme un poème de pierre, celui des bœufs solaires :
l'astre brûlant rayonne entre les cornes qui l'ornent et l'enserrent, et leur dessin
contraste avec l'esquisse plus légère du corps de l'animal. Dans ces savanes
oubliées qu'a enfouies la solitude minérale du sable et du roc, la pierre témoigne
de l'antique alliance.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 18

Rome n'entre pas dans l'Histoire sous les traits de la Louve Capitoline, et
encore moins comme une cité puissante, bardée de ses légions et promise par les
dieux à la domination du monde. Neuf cent ans avant que ne naisse le Christ,
quatre siècles [p 16] avant que n'apparaisse sur d'autres rivages un régime nommé
"démocratie", Rome n'est rien, ou si peu. Ceux qui vivent sur son site pestilentiel
sont proches de nos Masaï.
Les premiers Romains sont des pasteurs, et les prières qu'ils lancent à des
dieux mal connus les implorent de protéger leurs bœufs. Nous savons par de très
vieilles lois que tuer un bœuf est plus grave que d'attenter à la vie d'un homme. La
puissance des traditions pastorales est si forte que l'image du bœuf, leur symbole,
continue à s'imposer longtemps après que la ville ait eu raison des troupeaux.
Dans la symbolique de la fondation, la Ville naît d'ailleurs du bœuf 1 . L'espace
humain urbain s'oriente à partir d'une fosse, le mundus, voie de communication
entre le monde des morts, celui des vivants, et les dieux souterrains. Chaque
homme présent y jette un peu de la terre qu'il a ramassée avant de quitter son pays
natal pour aller chercher fortune ailleurs. Il s'affirme maintenant de cette ville que
l'on fonde en disant "où est la terre des mes pères, là sera ma patrie". Sur cette
terre nouvelle, on jette des grains, du vin, mais aussi du petit bétail. Puis le
mundus est refermé à jamais. Un autel en forme de ruche le coiffe, sur lequel
brûlera le feu sacré, associant une fois encore le bétail au feu et aux dieux. On
attelle ensuite des bœufs, blancs comme les victimes offertes en sacrifice à
Jupiter. Ils creusent dans le sol un sillon formant un cercle magique, le
pomoerium. À l'intérieur de ses limites s'édifiera la Ville, bénie par Jupiter et
protégée par une série de tabous rejetant la souillure de la mort hors de son
enceinte. Il est interdit d'ensevelir ou incinérer un mort à l'intérieur du
pomoerium ; le bourreau doit résider hors de la ville. Aucun soldat en armes ne
peut en passer les portes, car c'est la mort que porte le glaive : le prêtre de Jupiter,
qui vit dans l'espace intrapomérial, ne doit jamais voir défiler une troupe en armes
ni toucher un mort, ni approcher une tombe. Nul besoin de souligner l'importance
du bétail dans ces rites de fondation. C'est lui qui est offert en geste propitiatoire
aux ancêtres et aux dieux infernaux du mundus, c'est avec des bœufs que sont
tracées les limites entre la ville et le monde extérieur, et plus encore entre la vie et
la mort. Disposons-nous d'éléments concrets nous permettant de les dénombrer ?
La taille de cent troupeaux peut nous sembler relativement modeste. On
estime qu'au début du VIIe siècle av. J.-C., le territoire romain est d'une superficie
d'environ 17 000 ha (soit un espace légèrement inférieur à celui de dix communes
de la France contemporaine). À notre époque, il faut dans les régions
méditerranéennes cinq hectares pour assurer les besoins vitaux d'un bœuf, un pour
un mouton. On peut supposer qu'il s'agit là de données relativement invariables.
Appliquées à la Rome originelle, elles nous permettent d'évaluer
approximativement à 17 000 moutons ou 3 400 bœufs l'importance des troupeaux
archaïques, auxquels il convient d'ajouter quelques centaines de bergers, que les
1
Sur les rites de fondation, cf. M. MESLIN, L'homme romain (Paris, Hachette, 1978), 35-40.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 19

maîtres des bœufs classent dans le "bétail moyen" jusqu'à la fin de la


République... Relativement peu nombreux, bœufs et moutons n'en sont que plus
chers aux Romains.
[p. 17]
Cela explique, que, plusieurs siècles après, alors que la société archaïque et
pastorale romaine a fait place à la République triomphante, les références
mentales au bœuf persistent. Quand, au second siècle avant notre ère, Caton
implore Mars, il le fait en s'aidant de son bétail : "Mars Pater, je te prie et te
demande d'être bienveillant, propice envers moi, ma maison et mes gens. C'est
pour cela que j'ai ordonné de promener un porc, une brebis et un taureau autour de
mes champs, terres et domaine. Afin que tu arrêtes, repousses et chasses toutes les
maladies visibles et invisibles, la disette et la désolation, les calamités et les
intempéries, et afin que tu permettes aux blés, aux jeunes pousses de grandir et
d'arriver à bonne issue, que tu gardes les bergers et les troupeaux sains et saufs et
que tu me donnes ainsi qu'à ma maison et à mes gens, une bonne santé. Ainsi,
pour purifier mes champs, terres et domaine, sois honoré par le sacrifice de ce
porcelet, de cet agneau et de ce veau... 1 " Les juristes romains eux-mêmes
n'échappent pas à cette influence. Lorsqu'ils classent les biens, ils emploient le
terme de res pecuniae pour désigner les choses de valeur économique importante.
Or, troupeau en latin, se dit pecus 2 . Le mythe originel de Rome porte lui aussi
témoignage de la culture pastorale originelle. On sait qu'une louve y tient le beau
rôle, car elle est la mère nourricière des fondateurs de la Ville, Romulus et
Remus. La faveur qui lui est donnée est d'ordre apotropaïque. Le loup est vénéré
parce que craint : les troupeaux peuvent souffrir de ses atteintes. C'est pourquoi
on cherche à se le concilier, ce qui explique la place d'honneur que lui réserve le
mythe. Un dernier argument, peut-être le plus fort. Certains jours sont réservés
aux dieux : toute action humaine est déconseillée, et des tabous sanctionnent ceux
qui violent ce temps sacralisé. Certains de ces tabous se réfèrent à un passé
mythiquement transfiguré en âge d'or 3 . Seules sont permises les activités de
cueillette et de chasse, toute activité agricole est bannie, car il est interdit "d'ouvrir
le sol, de semer, faucher le foin, vendanger, irriguer les champs et les enclore,
laver les moutons et tondre les brebis, d'atteler au joug les mulets, de toucher la
terre avec du fer". Dans cet âge d'or, la richesse ne passait pas par la culture du
sol : pour l'évoquer, il faut donc interdire tout ce qui se rapportait à l'agriculture.
Preuve qu'à une époque où la ville n'existait pas encore, seul l'élevage pouvait
compter, et que l'agriculture, comme nous le verrons, ne naquit vraiment à Rome
que lorsque plus tard les Étrusques en firent une cité.
Pourquoi, à la suite des Romains, s'attarder si longuement sur le bœuf ? La
réponse est simple. Pour chercher à comprendre la société archaïque romaine, et
1
Cité par M. MESLIN, op. cit., 40-41.
2
PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, XVIII, 2-3, témoigne encore au 1er, siècle de notre ère
des références mentales des Romains au bœuf.
3
Cf. M. MESLIN, op. cit, 63-64.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 20

plus encore les raisons pour lesquelles l'instauration du régime républicain fut le
contraire de l'avènement d'une démocratie (qui naissait au même moment sur les
rivages grecs), tout effort demeure vain si on ne se pénètre profondément de l'idée
que les premiers Romains sont des pasteurs semi-nomades, pour lesquels la vie et
les valeurs urbaines seront des phénomènes importés et imposés.
[p. 18]
Car les sociétés pastorales ont des traditions, forgées par de séculaires besoins,
et renforcées par une économie de subsistance. À commencer par le mépris envers
les sédentaires et les commerçants. De ce mépris des pasteurs patriciens
témoignent les conditions dans lesquelles naquit la Cité romaine.

DES MARÉCAGES
À LA CITÉ DES QUIRITES

Des marécages dont le sol spongieux ne laisse maigrement végéter que saules
et roseaux chétifs ; un fleuve limoneux aux eaux troubles, qui envahit parfois au
sortir des forêts en des crues tumultueuses ces rivages désolés et déserts ; le calme
revenu, dans le triste apaisement gris, une brume si épaisse que les Romains
donneront à la vallée qui allait devenir le cœur de la Cité le nom de Velabre
(velarium signifie : voile) ; quelques collines dont les pentes escarpées hissent à
grand-peine des bois noirs et humides au dessus du cloaque. En haut de ces
collines, des hommes. Des hommes qui n'évoquent en rien pour nous Rome et les
Romains. Des bergers, menant leurs troupeaux en un semi-nomadisme dont seules
les variations du climat altèrent les itinéraires. Point de palais, de monuments,
d'arcs de triomphe – ces bergers sont aussi éloignés de la Rome d'Auguste que les
paysans mérovingiens du Paris de Voltaire. Mais des cabanes primitives, aux
parois de roseaux et d'argile dont huit siècles plus tard le souvenir n'est pas encore
totalement effacé 1 . Les troupeaux sont révérés 2 par ceux qui y habitent.
Constituent-ils la seule ressource des habitants du site de Rome en ce lointain IXe
siècle ? Les fouilles archéologiques ont mis à jour quelques grains. L'agriculture
n'en est pas moins inexistante ou très pauvre.
Presque toute la campagne romaine (ager romanus) y est géologiquement
impropre 3 . L'activité de la ceinture volcanique d'Italie centrale recouvrit le sol
originel de profondes couches de tufo. Ces matériaux issus des cratères en
éruption étaient très perméables. Mais les éruptions n'étaient point continues :

1
PROPERCE, Élégies, IV, I, 1-30.
2
VIRGILE, Énéide, VIII, 360.
3
Cf. L.R. MENAGER, "Nature et mobiles de l'opposition entre la plèbe et le patriciat" dans :
Revue internationale des droits de l’Antiquité, XIX (1972), 367-397.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 21

dans les intervalles de calme, le sol avait subi l'influence des agents
atmosphériques et devenait imperméable, avant d'être de nouveau recouvert de
tufo lors des nouvelles éruptions. Cet amalgame stratifié de terres perméables et
imperméables empêche la circulation de l'eau. En effet, la terre brune et argileuse
de la surface, durcie par l'ensoleillement, absorbe bien l'eau des pluies d'automne.
Mais, souffrant généralement d'une absence de fixation, elle se ravine lors des
pluies de la mauvaise saison, toujours très fortes en Méditerranée. L'eau pénètre
alors en profondeur dans le tufo qui l'absorbe. La surface argileuse redevient vite
compacte et desséchée, décourageant tout effort d'agriculture. D'autant plus que
l'eau y remplissant les tufi, ne pouvant s'écouler au travers des couches les plus
dures, entretient une humidité sous-jacente et malsaine. Ce mélange paradoxal de
sécheresse superficielle et d'humidité souterraine constitue un singulier obstacle
sinon à la vie, du moins à son enracinement et son extension. Si un lieu paraît
moins prédes-[p. 19] tiné que tout autre à un destin glorieux, c'est bien celui-ci.
Aussi ceux qui les premiers le peuplent sont-ils avant tout des éleveurs. Les
nombreux ossements exhumés par les archéologues le prouvent : bovins, chèvres,
porcs, moutons, sont sur ces collines non seulement les compagnons de l'homme,
mais les moyens de sa survie. Nul doute qu'ils ont dans son psychisme la même
importance que les aurochs fixés dans la pierre des cavernes par les mains
préhistoriques. Les troupeaux ne sont en effet point liés en permanence à ce sol
ingrat. De juin à octobre, leurs pasteurs les mènent s'engraisser sur les hauteurs de
l'Apennin central, d'où les chassent les premiers frimas. Ils disposent alors des
réserves nécessaires pour passer les mauvais mois dans l'atmosphère délétère des
sept collines surplombant le Tibre.
Ce milieu paraît fortement marqué par la vigueur des traditions et la force
d'imprégnation que recèle l'éducation. Dans les sociétés qui ne changent que
lentement, au rythme des variations climatiques, et où les biens sont assez rares
pour qu'aucun accaparement majeur ne soit possible, la tradition est pour
l'individu le reflet dans le monde des humains de la quasi immobilité du temps.
L'intelligence de ce phénomène est indispensable à qui veut comprendre la
ténacité de l'aristocratie de la Rome républicaine et son refus de tout partage réel
du pouvoir, et donc de la démocratie. L'anthropologie des sociétés pastorales et
semi-nomades nous montre en effet que leurs structures politiques demeurent le
plus souvent a-étatiques. Les besoins de ces sociétés et leurs modes de vie sont
tels que l'État ne peut exister, car il n'y posséderait aucune assise sociologique ou
économique. En effet, même s'il y a des forts et des faibles, la rareté des biens est
telle qu'elle ne peut entraîner la formation de groupes sociaux spécifiques aux
intérêts divergents, et donc l'invention d'une entité investie d'une mission
d'organisation : l'État. Certains ethnologues sont même allés jusqu'à dire que les
sociétés primitives ne créent pas l'État parce qu'elles pressentent le danger virtuel
que recèle sa naissance. La vérité est plus simple : si elles ne l'inventent pas, c'est
parce qu'elles n'en ont pas besoin. Moins naïve aussi : ce n'est pas l'État qui crée
les antagonismes socio-économiques, tel un moderne démiurge, mais ceux qui
l'engendrent. C'est bien en tout cas ce que semble montrer l'histoire des origines
de Rome.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 22

Les auteurs antiques considéraient le Palatin comme la colline sacrée par


excellence. D'après eux, Romulus avait fondé Rome en y établissant son premier
village de bergers, en 754 av. J-C. Les fouilles ont en effet mis à nu des vestiges
de cabane et de tombes. On a longtemps taxé de menteurs ces auteurs anciens. Les
découvertes effectuées au début du XXe siècle les disculpent. Les fouilles très
récentes entreprises sur le Palatin et dans le Forum font encore mieux en reculant
d'un siècle les bornes qu'ils posaient 1 . Au IXe siècle les tombes d'adultes sont
nombreuses, mais au siècle suivant nous ne disposons plus que de sépultures
enfantines. Il semble logique d'en déduire que le VIIIe siècle (gardons en mémoire
la date de 754 chère aux Anciens) connaît un phénomène d'expansion
démographique. [p. 20] La place devient chère, au point qu'on la dispute aux
morts, ne gardant auprès de soi que ceux dont la fin a été particulièrement cruelle
parce que prématurée. C'est bien à cette époque que les certitudes et les rites
immuables des pasteurs commencent à être ébranlés par des forces dont l'ampleur
dépasse singulièrement le cadre étriqué des sept collines et des marécages qui
baignent leurs pieds.
Jusqu'alors, les villages établis sur les collines n'ont point jugé utile de s'unir,
comme l'atteste la permanence de cimetières séparés. Mais le danger sabin va les
contraindre à fonder non une cité, ni un état, mais une association défensive, la
Ligue des Sept Collines. L'archéologie paraît réhabiliter une fois encore les
auteurs anciens au sujet de la réalité de la présence sabine à proximité du site de
Rome. On a exhumé récemment à Tivoli ∗ une nécropole dont les quatre-vingts
sépultures, qui s'échelonnent sur tout le VIIIe siècle, sont édifiées selon le type des
tombes à fosse, inconnu dans le Latium, mais fréquent aussi bien dans la zone
osco-ombrienne qu'en pays étrusque et falisque. Ce peuple étranger au Latium
semble bien être les Sabins, contre lesquels est formée la Ligue des Sept Collines.
Mais ce n'est point seulement aux Sabins que nous devons Rome. Elle est aussi
l'œuvre des Étrusques.

LA NAISSANCE DE LA VILLE
ET LES ÉTRUSQUES

Vers 700 av. J.-C., tandis que les bergers latins conduisent en un immuable
trajet leurs troupeaux de bœuf des hauteurs de l'Apennin aux pestilences tibérines,
une civilisation incomparablement plus évoluée s'apprête à prendre possession de
l'Italie. Les Étrusques, puisque c'est d'eux qu'il s'agit, sont avant tout des
commerçants et des artisans. Leurs relations avec la Grèce et l'Orient, évidentes
1
Cf. M. LIDOVE, "Rome : réhabilitation de la légende ?", dans : L’Histoire I (mai 1978), 66-
68.

Localité située à une trentaine de kilomètres de la ville de Rome.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 23

dans les formes d'art qu'ils importent à Rome dans le courant du VIe siècle, sont
profondes et durables. Ils vivent dans des villes dotées de structures étatiques.
C'est le régime de la cité-état, qu'ils partagent avec les Grecs. Leur société est
beaucoup plus différenciée que celle des pasteurs latins, divisée en classes de
maîtres, dépendants et esclaves. Les bergers des hauteurs du Tibre et les
Étrusques appartiennent donc à deux mondes opposés. Rome naît quand la main
des dieux les fait se rencontrer.
Au cours du VIIIe siècle, le dynamisme marchand des métropoles de l'Étrurie
interne s'oriente vers le Sud de l'Italie, visant les marchés de la riche Campanie.
Les convois des négociants ne font pas que traverser la campagne romaine. Ils
l'animent aussi, apportant aux populations voisines de leurs gîtes d'étape les
nouvelles de mondes d'abord étrangers qu'ils apprennent peu à peu à connaître : la
Grèce et le lointain Orient. Des communautés urbaines naissent de ces rencontres.
Fines vaisselles, bijoux, tissus luxueux, œuvres d'art, monnaies : autant de
richesses inconnues de nos bergers rudes et [p. 21] démunis. Nous savons qu'elles
les fascinent. À partir de la fin du VIIIe siècle, le contenu de leurs tombes change
en effet radicalement. Les tombeaux sont jusqu'alors peu différenciés et ne
contiennent que des objets pauvres et rudimentaires. Mais dans les années 700,
l'art sépulcral témoigne des prémisses de l'inégalité sociale, et donc de la richesse
de quelques-uns, assez habiles pour avoir accaparé terres et troupeaux. Ceux-ci
jugent utile de s'entourer sur leur ultime couche d'objets nombreux et précieux.
Les auteurs anciens attestent à leur manière ces mutations quand ils datent la
fondation de Rome du milieu de ce VIIIe siècle, et attribuent à Romulus la
division des Romains en une aristocratie (les patriciens) et une masse populaire
(la plèbe). Toutefois, ce ne sont là que signes annonciateurs d'un traumatisme
profond et encore à venir. Les convois des marchands ignorent alors le site de
Rome proprement dit, qu'ils contournent à une distance de cinq à sept kilomètres
au Nord et à l'Est. Le bac de Fidènes leur permet de franchir l'obstacle du Tibre.
Mais dans les dernières années du VIIe siècle, leur itinéraire se modifie. Deux
villes étrusques, Vulci et Cerveteri, ont alors devancé leurs rivales, Chiusi et
Orvieto, dans le leadership des influx commerciaux vers la Campagnie. Le centre
de gravité de l'économie étrusque se déplace vers l'Ouest. Une évidence s'impose
aux caravanes et aux marchands qui les commanditent : le franchissement du
Tibre s'effectuerait plus facilement en délaissant le vieux bac de Fidènes,
maintenant trop à l'Est et de toute façon peu commode. Une île providentielle
contrôle le Tibre en son cours inférieur, permettant de le franchir par un pont.
Cette particularité géographique scelle le destin de ce que nous pouvons
dorénavant appeler Rome. Ce pont, qui permet la création de la Ville, ne doit pas
la livrer aux ennemis. Pour pouvoir le démonter rapidement en cas d'attaque, il est
construit en éléments de bois assemblés par des chevilles. Un tabou religieux
interdit d'ailleurs très longtemps qu'on le consolide au moyen de clous
métalliques, qui n'auraient plus permis le démontage de la partie articulée.
Comme le bœuf, le pont possède une valeur symbolique dont nous n'apprécions
qu'imparfaitement la portée. Un rite pour nous obscur prescrit de précipiter
chaque printemps du haut du pont vingt-sept mannequins d'hommes en osier.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 24

Peut-être s'agit-il là du souvenir de très antiques sacrifices humains. Le pont


possède en tout cas une valeur religieuse : le mot latin pour désigner le prêtre,
pontifex, ne signifie-t-il pas étymologiquement faiseur de pont ? Le nom de Rome
lui-même s'y rapporte, car il provient de l'étrusque rumon, fleuve.
Quoi qu'il en soit, sa construction marque pour nos pasteurs le début d'une
longue série de tribulations, et de ce que les anthropologues nomment
l'acculturation. Contraints de côtoyer des formes de vie et de développement
économique qui se manifestent avec une vigueur et dans une proximité inconnues
jusqu'alors, les bergers latins doivent accepter certaines transformations radicales
tout en tentant de protéger leurs traditions contre les conséquences les plus graves
de ces mutations. Peu de peuples dans l'histoire offrent l'exemple d'une [p. 22]
résistance si déterminée, durable, et intelligente à une culture étrangère dotée
d'attraits matériels et d'une technicité incomparablement supérieurs aux leurs.
Nous verrons que cette fidélité à des valeurs qu'ils auraient voulues immuables
explique que les descendants de l'aristocratie gentilice aient toujours repoussé
avec vigueur le régime démocratique qu'aurait peut-être pu leur apporter la Grèce
par l'intermédiaire des Étrusques.
Ces derniers, en tout cas, sont indubitablement présents à Rome dans le
dernier quart du VIIe siècle. Inférieurs en nombre aux Latins, et plus préoccupés
de commerce que d'aventures militaires, ils ne cherchent pas à détruire
physiquement les premiers habitants du site qu'ils ont choisi comme relais vers la
Campanie. Rome n'a en effet pour eux que cette importance relative : s'ils
transforment un hasard en destin, c'est à leur insu. Il leur est commode de disposer
d'une communauté urbaine semblable à celles qu'ils ont déjà fondées dans la
région, sans que leurs ambitions ne fixent à Rome un sort plus glorieux. Tout va
dès lors aller très vite. En quelques décennies l'agglomération urbaine s'accroît, la
vie descend des collines le long des berges du Tibre amendées par un patient et
ingénieux labeur.
La ville remplace les villages. La pierre et la brique transforment les cabanes
en maisons. La pierre assure un soubassement plus stable, puis gagne la
superstructure. Les murs protègent mieux l'intérieur des habitations, car les
branchages entrelacés et recouverts de terre font place à des briques crues
maintenues par des montants de chêne. Le toit se couvre de tuiles, et l'intérieur se
pare d'un luxe nouveau, que représente le stuc peint.
Cette véritable révolution s'effectue en moins de deux générations, entre 625
et 575 av. J.-C., alors que la période des cabanes avait duré plusieurs siècles.
Comment nier que l'archéologie confirme une fois encore les récits des auteurs
anciens ? Elle assigne en effet à ces modifications une date située autour des
années 600. Or les Anciens nous rapportent que le premier roi gréco-étrusque,
Tarquin l'Ancien, règne sur Rome de 579 à 617 av. J.-C. Cette coïncidence
chronologique incline à penser que c'est bien au dynamisme étrusque que Rome
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 25

doit sa naissance en tant que ville. La première révolution romaine est urbaine 1 .
Les Romains s'en souviendront toujours. Au lieu de Roma, ils emploient souvent
le terme d'Urbs, la ville. Rome, c'est la Ville par excellence et par définition. Car
les habitations ne sont pas seules à se modifier. Apparaissent également les signes
matériels d'une appropriation collective de l'espace, les références à une
communauté de destin et de décision. La vie s'organise pour la première fois à
hauteur du Tibre et non sur les collines, grâce au creusement d'un canal de
drainage. Ainsi naît le Forum, symbole de la vocation commerciale de la nouvelle
ville. Tous les neuf jours s'y tient le marché : les produits de la terre sont échangés
contre des objets [p. 23] fabriqués par les artisans de la ville ou apportés par les
marchands venus du Nord, du Sud et de l'Orient. Mais la ville vit aussi par les
organes qui élaborent sa politique et auxquels des lieux précis sont affectés.
Toujours au Forum, le Comitium est l'endroit où se tiennent les assemblées
populaires, les comices. Il reçoit un pavage de pierre dans ces mêmes années
décisives de la fin du VIIe siècle. L'assemblée aristocratique, le Sénat, se réunit
non loin de là, dans un bâtiment nommé Curie. Enfin, la résidence du rex
sacrorum, la Regia, dont le caractère religieux garde la trace de l'époque où Rome
vivait sous des rois "sorciers", gardiens de fétiches, et interprètes auprès des
hommes de la volonté des dieux. En effet, la Regia comporte une petite chapelle
où l'on conserve des boucliers sacrés, dont au moins l'un d'eux est censé venir du
ciel, et qui garantissent le salut de Rome. Cette chapelle est consacrée à Mars,
dieu de la jeunesse et du printemps. Autre signe du caractère sacral de la royauté
primitive, la proximité de la Regia et du temple de Vesta, où brûle le feu sacré de
Rome. La forme circulaire du temple perpétue celle de l'autel primitif qui coiffait
le mundus originel. Toutefois, ce n'est que dans un reflet que l'homme perçoit les
dieux dans l'intermédiaire royal. La résidence du plus grand d'entre eux se trouve
sur la colline qui domine le Forum, le Capitole. C'est là que trône "Jupiter Très
secourable et Très grand", dieu-lumière indo-européen. Il domine la ville, qu'il
unit sous sa protection et son autorité. Le temple qui l'abrite (dit de "Jupiter
Capitolin") est de facture résolument étrusque, et ses motifs empruntés à l'art
ionien témoignent des liens des Étrusques avec la Grèce. Son faite porte un char à
quatre chevaux ; à l'intérieur, des ornements de terre cuite. La statue du dieu est
d'argile rouge, et revêtue de la toge brodée du triomphateur. Mais à la protection
des dieux il convient d'adjoindre la prudence des hommes.
Au cours du VIe siècle av. J.-C., Rome connaît une expansion démographique
et économique sans précédent : au propre comme au figuré, c'est son premier âge
d'or. Des richesses jusqu'alors insoupçonnées s'accumulent en son sein, vers
lequel convergent six voies destinées à supporter un trafic considérable. Car le
commerce romain est rien moins que local. De 625 à 580, les importations de
céramique grecque croissent nettement. Entre 530 et 500, la cité importe autant de
ces céramiques que les plus grandes places commerciales italiennes. Mais la

1
Le lecteur intéressé par l'évolution de l'urbanisme romain lira le passionnant et récent ouvrage
de P. GRIMAL, Italie retrouvée (Paris, P.U.F., 1979).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 26

richesse attire les convoitises. C'est pourquoi, au milieu du VIe siècle, la Ville se
ceint de murailles qui la protègent et la bornent géographiquement : c'est le "mur
servien", dont les Anciens attribuent la construction au roi Servius Tullius. En
moins d'un siècle, une ville de tout premier plan est donc née là où paissaient
quelques troupeaux sur des collines dominant une vallée noyée de marécages et
recouverte de brumes. Non seulement une ville, mais un état, car la cité s'est dotée
d'institutions politiques dont la pierre et la brique gardent les traces. Les dieux
enfin habitent en son sein, et la portent vers un immense destin.
[p. 24]

L'ASSAINISSEMENT
DU TERROIR

Mais l'apparition de la Ville se double d'autres phénomènes. Car les Étrusques


réussissent à vaincre en partie l'adversité du sol. Seule la mise en œuvre d'une
technologie avancée peut résoudre ce problème. En effet, les drainages doivent
être profonds, sous peine que le remède soit pire que le mal : le percement de
canaux à ciel ouvert ne pourrait capter qu'une partie des eaux sans diminuer
l'humidité du sous-sol et ravinerait un peu plus le terrain en favorisant
l'écoulement superficiel. Le creusement de galeries profondes assécherait au
contraire les tufs gorgés d'eau et produirait une circulation d'air. Le remarquable
travail des ingénieurs étrusques nous a été pleinement révélé à partir de 1957 par
les fouilles de l'École britannique de Rome. Les galeries ont été creusées à partir
de puits verticaux distants d'une trentaine de mètres, à une profondeur moyenne
de 5 mètres, sur un tracé continu dépassant parfois quatre kilomètres. Les maîtres
d'œuvre étrusques excellent dans ces grands travaux. Creusées par deux hommes
travaillant en direction l'un de l'autre, les galeries coïncident presque parfaitement
à leur point de rencontre. La difficulté en est d'autant plus grande du fait qu'aucun
tunnel n'est horizontal : la pente nécessaire pour assurer l'écoulement des eaux
varie de 1,2 à 2, 6% selon les nécessités du profil drainé. Pour la première fois
l'agriculture devient possible sur une partie du terroir romain. Ici encore, les
pasteurs doivent accepter des changements que jamais ils n'envisagent comme
inéluctables.
Car l'essentiel n'a pas encore été dit. Je n'ai parlé jusqu'ici que des
modifications économiques et architecturales qui ont bouleversé le site de Rome
en moins d'un siècle. Mais la scène ne s'anime que si on lui donne toute sa
dimension humaine. La naissance de cette ville n'est possible que grâce à un
afflux de population, qui constitue sans nul doute pour les pasteurs le plus grand
traumatisme qu'ils doivent subir, avec l'immédiate et ferme volonté de le dominer.
Nous verrons plus loin que le grand conflit politique et social qui opposera la
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 27

plèbe et le patriciat durant les premiers siècles de la République en est


directement issu. Qui sont donc ces nouveaux arrivants ?

LES NOUVEAUX VENUS

On peut en effet se demander quels sont les habitants de ces maisons où la


pierre le dispute à l'argile, qui foulent les dalles du Forum, et ouvrent des sillons
dans une terre neuve. En dépit du rôle directeur qu'ils jouent dans la fondation de
Rome, les Étrusques ne constituent jamais une ethnie numériquement dominante.
On a encore plus de mal à croire que les familles archaïques des villages de
bergers établis sur les collines de Rome ont déserté en bloc leur ancien habitat et
suffi à peupler la ville. Nous verrons au contraire que tout montre qu'ils ne se
convertissent nullement aux valeurs urbaines, aux nouveaux dieux du commerce,
et qu'ils ne concèdent le labour de leurs anciens pâturages qu'à un titre qu'ils
entendent bien éphémère. [p. 25 Si les Étrusques fondent la Ville et les pasteurs
latins doivent s'en accommoder, ni les uns ni les autres ne suffisent à la peupler.
La plèbe 1 , enfant de la fortune de Rome vient donc d'ailleurs.
Progressivement confluent vers Rome des groupes d'hommes de plus en plus
nombreux en quête sinon de la richesse, du moins de la relative aisance qu'ils
n'ont pu trouver sur leur sol ou dans leurs villes natales. De plus en plus, en raison
de l'intensité croissante des liens commerciaux unissant les grandes métropoles
étrusques de l'Italie du Nord à la Campanie et aux colonies grecques nombreuses
et florissantes des régions situées au sud (ne portent-elles pas le nom de "grande
Grèce" ?), l'Italie centrale devient un lieu de passage et d'établissement, jalousé
par les communautés urbaines fondées par les Étrusques. Les possibilités de gains
rapides abondent. Le développement du commerce, le dynamisme de la
construction sont pourvoyeurs en emplois, chances, espoirs... et risques. À une
époque ou n'existe aucun type de protection "sociale" des risques de la vie
professionnelle, il ne doit pas être rare qu'un individu ait à refaire plusieurs fois sa
vie. D'autre part, toute ville naissante à la fortune si rapide que celle que connaît
Rome apparaît comme un miroir aux alouettes dont les reflets prometteurs tentent
plus d'un. Pour mieux le comprendre, pourquoi ne pas penser aux
bouleversements de New York, qui attira à elle les flots d'immigrants que l'on
sait ?
Les témoignages des auteurs anciens ne démentent pas en tout cas ce
rapprochement et insistent bien sur l'origine étrangère des premières masses

1
Sur les origines de la plèbe, la synthèse la plus récente est due à : J.C. RICHARD, Les
origines de la plèbe romaine (Rome-Paris, 1978), dont nous ne partageons que partiellement
les vues.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 28

romaines. Ce qui ne peut à mon sens s'expliquer que par l'expansion économique,
stimulée par cet afflux démographique. Mais laissons la parole aux Anciens.
Ceux d'entre eux qui ont le plus étudié les origines de leur cité concordent sur
un point. Les premiers dirigeants de Rome auraient institué un véritable droit
d'asile, ce qui signifie bien que Rome attire alors vers elle une foule d'individus de
toute condition :

"... trouvant que beaucoup de cités en Italie étaient mal gouvernées, à la


fois par des tyrans et des oligarques, il (Romulus) s'appliqua à accueillir
avec bienveillance et à attirer les individus désireux de quitter ces cités,
individus qui étaient très nombreux, n'accordant aucune importance à leurs
infortunes ni à leur degré de richesse, veillant seulement à ce qu'il s'agisse
bien d'hommes libres. 1 "

Denys d'Halicarnasse poursuit en nous disant qu'afin d'attirer plus d'émigrants,


Romulus promet de leur accorder le droit de cité et de partager avec eux les terres
conquises, ce qui produit l'effet escompté 2 . Tite-Live fait lui aussi allusion à cet
afflux d'étrangers 3 . Pour notre auteur, un tel conglomérat d'individus plus ou
moins douteux n'est d'ailleurs pas mûr pour un régime républicain, encore moins
démocratique, et il [p. 26] se félicite que le gouvernement de Rome soit à cette
époque confié à des rois 4 .
Le fait doit être souligné : cette plèbe est a priori suspecte. Dans sa plus
grande part, elle n'est pas composée d'individus honorables, mais plutôt de
vagabonds sans foi ni loi. (C'est du moins ce que disent les sources dont disposent
sous Auguste Denys et Tite-Live pour écrire l'histoire de leur cité... Or ces
sources émanent pour la plupart des vieilles familles aristocratiques, des gentes, et
reflètent évidemment d'abord le point de vue des milieux traditionalistes et
conservateurs. Dans ses efforts pour prouver que Rome est d'origine grecque,
Denys fait indirectement allusion à cet état d'esprit 5 ). Le discours que Denys 6
place dans la bouche de Mettius Fufetius ∗ s'adressant au roi de Rome Tullus
incrimine sans nuance ce genre d'individus sans merci :

"Vous avez altéré la pureté de votre corps politique en admettant des


étrangers, des Sabins, et d'autres individus sans patrie, des vagabonds et
des barbares, et cela en si grand nombre que les éléments bien nés de la
1
DENYS D'HALICARNASSE, Antiquités romaines, II, 15, 3-4.
2
Ibid.
3
TITE-LIVE, Histoire romaine, I, 8, 1.
4
TITE-LIVE, II, 1, 4.
5
DENYS, I, 4, 2.
6
DENYS, I, 89, 1.

Mettius Fufetius est le chef de la communauté albaine, en conflit avec Rome.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 29

population (...) sont devenus très peu nombreux, squelettiques, par rapport
aux nouveaux arrivants de race étrangère (...) vous ne pouvez même pas
dire entre vous que vous n'avez pas permis à cette foule d'immigrants
d'exercer un contrôle sur les affaires publiques et que vous, qui êtes nés
dans la cité, êtes vous-mêmes les maîtres et les conseillers de cette cité 1
(...) Votre cité est encore sans ordre et sans discipline, car elle est
nouvellement fondée, et elle est le siège d'un conglomérat de plusieurs
races 2 ."

Que retenir de toutes ces opinions ? Un fait fondamental pour tout le reste de
l'histoire romaine, qui révèle combien dès l'origine les couches aristocratiques
sont rebelles à toute idée de démocratie. Cette plèbe, qui afflue vers Rome dans
l'espoir de participer au pactole comporte sans doute en son sein ces aventuriers
dont nous parlent les textes. De là à prétendre qu'elle n'est toute entière qu'un
ramassis de brigands, il y a un pas impossible à franchir. Mais surtout, les auteurs,
influencés par les préjugés aristocratiques, oublient de nous dire que cette plèbe
n'est nullement une population d'assistés profitant passivement de la nouvelle
manne. Les bonheurs de la Ville, le pain et le cirque, cela ne sera que pour
beaucoup plus tard. Pour l'heure, c'est très largement la plèbe qui crée les
richesses dont Rome peut s'enorgueillir, même si l'impulsion originelle provient
des Étrusques. En effet, la tradition attribue au roi Numa 3 l'organisation de cette
plèbe en métiers. Peu importe que ce soit lui ou un autre roi qui en soit l'auteur.
Ce qui compte, c'est que cette énumération nous montre une plèbe qui n'est
nullement faite de disoccupati, mais de travailleurs : orfèvres, charpentiers,
teinturiers, cordonniers, tanneurs, forgerons, potiers, flûtistes. Le mépris dans
lequel les tient l'aristocratie pastorale [p. 27] n’est que le reflet des traumatismes
que lui a infligés la naissance de la Ville et d'un État. De ce mépris et de la
volonté déterminée de domination qui l'accompagne, nous avons plusieurs
preuves indubitables. C'est ce dossier que nous devons maintenant instruire.
Les facteurs économiques n'expliquent pas tout. Même abstraites, les attitudes
mentales n'en sont pas moins des faits avec lesquels il faut compter. Les fils des
pasteurs latins ne partagent pas avec la plèbe et la minorité étrusque la même
vision de l'univers et de la vie. Ils ne disposent pas des moyens propres à refuser
dans son entier le monde nouveau-né à leurs pieds. La Ville et la plèbe sont là, il
convient d'atténuer les effets les plus nocifs de leur naissance, en attendant les
jours meilleurs où l'on pourra retourner à la stricte observance des traditions
pastorales. Préserver son intégrité mentale, acquérir un rôle directeur dans le
gouvernement de la nouvelle communauté établie sur les rives du Tibre, recueillir
sa part de la richesse née dans les murs de la Cité sans se confondre avec les
1
DENYS, III, 10, 4-5.
2
DENYS, III, 10, 6.
3
PLUTARQUE, Vie de Numa, 17, 1-4. Cf. J. MACQUERON, le travail des hommes libres
dans l’Antiquité romaine. (Aix-en-Provence, 1964) p. 35 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 30

vagabonds qui l'engendrent : tels sont les buts que s'assigne sans tarder
l'aristocratie patricienne.
Pour servir de guide dans la psychanalyse des mentalités pastorales, point de
meilleur fil d'Ariane que l'étude de la langue politique originelle 1 . J'ai parlé des
patriciens et de la plèbe. Qu'en est-il exactement ?

PLÈBE, PEUPLE ET PROLÉTAIRES

Quand les historiens de la fin de la République essaient de définir l'origine du


groupe aristocratique des patriciens, ils nous fournissent une explication pour le
moins obscure : le terme "patriciens" (Patricii) viendrait de patrem ciere
(désigner un père 2 ). Faut-il imaginer que, a contrario, les membres de la plèbe
romaine sont dans l'ignorance de l'identité de leurs auteurs ? L'hypothèse n'est
évidemment pas sérieuse. En réalité, cette affirmation constitue un témoignage
précieux du prix qu'attache l'aristocratie pastorale à la perpétuation de ses
habitudes mentales. Le patricien, ce n'est pas celui qui peut désigner son père : la
plupart des plébéiens en sont également capables. C'est plutôt l'individu qui peut
invoquer son rattachement à une gens, à la famille "large". La familia, groupe plus
restreint constituant le cadre de vie des plébéiens, n'existe même pas aux yeux des
patriciens : c'est pourquoi eux seuls sont censés pouvoir "désigner leur père" (ce
raisonnement n'est pas unique en son genre. Il a toujours cours à l'heure actuelle
chez les bédouins pasteurs de Cyrénaïque. Les nobles y sont ceux qui peuvent
prouver qu'ils descendent d'un des ancêtres fondateurs des grandes tribus
cyrénaïques ; ceux qui n'y parviennent pas sont leurs clients 3 ).
Pour la plèbe donc, pas de famille. Comme son nom l'indique (le grec plêthos
signifie masse, populace), elle n'est qu'une foule inorganisée, le ramassis de
vagabonds et de brigands dont nous parlent les récits transmis par la mémoire
aristocratique. [p. 28] Cet intense jugement de valeurs a des conséquences
pratiques. Ceux qui le portent s'estiment fondés à exercer le rôle de ce qu'il faut
bien appeler une classe dirigeante 4 .
Ainsi que l'apprennent la psychologie et l'histoire sociale, on ne cherche à
dominer que ce dont on a peur, plus ou moins inconsciemment. L'aristocratie a
d'ailleurs autre chose à reprocher à la plèbe que l'étrangeté de son genre de vie. Sa
masse est menaçante, car elle atteint un chiffre triple de celui des citoyens 5 . Le
raisonnement patricien est du même type que celui que nous avons déjà vu à
1
Cf. L.R. MENAGER, op. cit., supra n. 7.
2
PLUTARQUE, Romulus, XIII, 3.
3
Cf. E.L. PETERS, "The tied and the free", dans : Contributions to Mediterranean Sociology
(Peristiany édit., Paris, 1968), 170.
4
DENYS, II, 9, 1.
5
DENYS, IX, 25, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 31

l'œuvre. Pas plus qu'il n'existe de famille plébéienne, il ne peut y avoir pour ces
immigrés de métiers honorables 1 . Nous trouverons sous la plume de Cicéron,
bien des siècles plus tard, un mépris à peine moins fort des activités liées au
commerce, signe de l'exceptionnelle longévité de ces attitudes mentales.
Remarquons bien qu'il ne nous est pas dit que ces activités professionnelles ne
sont source d'aucun profit matériel appréciable : c'est plutôt leur nature qu'on
incrimine. Elles sont trop ostensiblement liées au profit et au commerce, trop
éloignées de la terre, et surtout de l'élevage. Les gains qu'elles procurent sont si
méprisables, la souillure si profonde qu'il devient impossible de reconnaître
jusqu'à l'existence même d'une fortune plébéienne. Une fois de plus, les patriciens
poussent effectivement jusqu'à l'absurde la logique de leur raisonnement, et
inventent la notion de prolétaires, promise au bel avenir que l'on sait. De ces
prolétaires, "... on semblait n'attendre (...) en quelque sorte, que leurs enfants
(proles), c'est-à-dire la progéniture de la Cité". Il va de soi que l'image est
objectivement absurde : si la plèbe n'avait eu pour fortune que ses enfants,
personne ne parlerait de Rome de nos jours. En revanche, cette vision singulière
est parfaitement cohérente avec le mépris dont les patriciens entourent la plèbe.
Ne les taxons pas trop vite de cécité. À l'heure actuelle, certains ne disent-ils pas
des catégories sociales modestes ou des peuples en voie de développement qu’"ils
ne sont bons qu'à faire des enfants" ? La réflexion vaut bien les proletarii des
premiers Romains.
Dégénérescence morale, infériorité sociale, indignité sinon inexistence de leur
fortune et de leur famille, tels sont les traits dont la plèbe se voit accablée. Il ne
reste qu'à couronner ce peu glorieux édifice par sa résultante politique,
l'incapacité civique. Ce qui est fait sans aucun scrupule et dans une parfaite
logique.
Contrairement à ce que l'on pense en général, les Romains sont loin de
considérer le métier des armes seulement comme un honneur moral : si l'on
accepte de risquer sa vie, c'est aussi pour protéger ses biens. Mais quels biens ?
Nous venons de voir que ceux des plébéiens sont tenus pour nuls par les
patriciens. D'ailleurs en cas d'attaque, il leur est relativement facile de mettre ce
qu'ils ont de plus précieux sur un chariot et de s'enfuir. Choix refusé aux pasteurs :
comment pourraient-ils abandonner pâturages et troupeaux, et pourquoi les
plébéiens se battraient-ils pour eux ? Et puisqu'on ne peut compter sur les
plébéiens pour défendre la cité, pensent les patriciens, il ne [p. 29] saurait être
question de leur reconnaître les droits politiques attachés au statut de citoyen.
C'est parce qu'on peut être soldat qu'on est citoyen 2 , et non l'inverse, comme on le

1
DENYS, II, 28, 1.
2
Cf. les réflexions de L. R. MENAGER, dans : N. ROULAND, Les esclaves romains en temps
de guerre (Bruxelles, Latomus, 1977), 12-77.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 32

dit trop souvent 1 ... Point de spéculations ici : les textes attestent ce
raisonnement 2 .
La même référence aux activités militaires nous donne la clef d’une distinction
dont la portée fut immense : celle du peuple (populus) et de la plèbe.
Contrairement à ce que l'on croit, les cités antiques ne confondirent jamais peuple
et population. Même dans l'Athènes démocratique, le premier n'était qu'une
fraction minoritaire de la seconde. A fortiori la Rome primitive, fortement
inégalitaire, n'allait pas mélanger les deux notions. L'étymologie de populus
réside dans le verbe populor, qui signifie "ravager, dévaster", et fait donc allusion
à des activités militaires. De plus, la formule officielle dont usent les actes
juridiques les plus anciens pour désigner le populus est celle de : populus
Romanus Quiritium, c'est-à-dire le peuple romain des Quirites. Que signifie
Quirites ? Le mot indoeuropéen servant à désigner le mâle combattant est "viro".
Ces derniers s'assemblent en co-viria, ce qui donna curie et Quirites. Le populus,
c'est donc le contraire de la plèbe. Il se compose exclusivement de l'aristocratie
patricienne, pour qui seule la guerre a un sens : seuls ses membres doivent le
service militaire.
Si l'on ajoute à tout ce qui précède la prohibition faite aux plébéiens d'épouser
les enfants des patriciens, on saisira mieux encore l'ampleur du refus de
l'aristocratie. Cette négation constitue sa réponse aux bouleversements que lui
impose la naissance de la Ville. Elle rejette hors du droit privé et public la masse
de tous ceux qui, les premiers, bâtissent Rome.
À vrai dire, les patriciens sont moins aveugles qu'il ne pourrait le sembler
jusqu'ici. Leur refus ne se confond pas avec une attitude sommaire de rejet. Tout
en affirmant la supériorité de leur culture par tout ce qui précède, ils n'entendent
point laisser le gouvernement de la cité aux souverains étrusques et à la plèbe,
flattée par ces monarques. D'autre part, ils ne dédaignent pas non plus vraiment
les gains que laisse espérer la nouvelle richesse de Rome. Le principal, au nom
d'une éthique séculaire, est seulement qu'ils ne participent en aucune manière à la
production de ces richesses. Quant à en profiter, c'est tout autre chose. À ces
préoccupations répondent des luttes sociopolitiques et leur expression
institutionnelle, ainsi que l'invention de nouveaux types de dépendance
personnelle, les rapports de clientèle. Essayons de voir de plus près ce dont il
s'agit.

1
DENYS, IV, 19, 3.
2
Cité par AULU-GELLE, Nuits attiques, XVI, 10- 11 et 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 33

LUTTES POLITIQUES
ET RÉFORMES DES INSTITUTIONS :
LA DÉMOCRATIE MANQUÉE

La période pendant laquelle la Ville s'est pour la première fois démesurément


développée est la charnière autour de laquelle s'articulent les luttes politiques de
cette époque. La preuve en est que les Anciens datent de 616 le début des règnes
[p. 30] des rois étrusques. Or nous savons que la ville est née autour des années
600. Jusqu'à l'arrivée des rois étrusques, il est donc permis de parler de Quirites :
les pasteurs règnent en maîtres, les premiers rois sont latins. Les assemblées
quiritaires sont au nombre de deux : les comices curiates et le Sénat. Les comices
regroupent en "curies" les guerriers, jusqu'à l'âge limite de quarante-cinq ans. Ils
se prononcent dans tous les actes qui intéressent au premier chef la vie collective
des familles de l'aristocratie indigène. Dans les sociétés archaïques aux structures
étatiques faibles ou inexistantes, on sait que les groupes familiaux jouent le rôle
d'organes politiques. Ce qui explique que des actes qui pour nous s'inscrivent dans
le cadre du seul droit privé sont dans ces systèmes des faits politiques. Ainsi de
l'adoption, du testament, qui peuvent modifier l'équilibre de ces groupes. C'est
pourquoi les comices curiates sont compétents pour en décider. Les rapports qu'ils
entretiennent avec le roi sont subtils. La royauté romaine désoriente quelque peu
le lecteur habitué aux procédés de transmission du pouvoir dans l'histoire des
monarchies européennes. Ici, pas d'appropriation familiale du trône, ni même
ethnique : latins, sabins et étrusques s'y remplacent au fil des siècles. Rome en
effet n'a pas fait la synthèse entre le droit divin et le lien dynastique. Le terme de
rex et le vocabulaire se rapportant à la fonction royale évoquent l'idée d'une
direction assurée en ligne droite : le roi, avant de mettre en œuvre son pouvoir,
doit d'abord déterminer ce qui est droit. À lui de délimiter l'espace sacré de la
Ville, de proclamer le droit. Seule l'existence d'un lien privilégié avec les dieux lui
permet de jouer ce rôle. Lors du triomphe, comme la statue de Jupiter, il circule
en char, vêtu de rouge, le visage barbouillé de sang et le sceptre d'ivoire à la main.
L'évocation des rois carolingiens n'est pas ici dénuée de sens. Souvenons-nous
d'une de leurs particularités : ils sont rois et prêtres à la fois. Cette tradition est née
d'un courant biblique, par imitation des rois hébreux de l'Ancien Testament. Mais
on peut aussi y déceler les traces d'un autre héritage. Car le roi romain, comme les
prêtres, est augure : pour dire ce qui est droit, il doit pouvoir interroger les dieux,
leur demander des signes et les interpréter. De telles similitudes, à plus d'un
millénaire de distance, ne sont pas des hasards. La conception de la royauté en
Occident est fille d'un legs commun, celui de la culture indo-européenne. Au rex
latin et chrétien correspondent le sanscrit raj, le rix celtique, et le rig irlandais.
Ces similitudes terminologiques ne sont que le reflet d'une vision cosmique
commune à tous les indo-européens. Mais s'il jouit de la faveur des dieux, le roi
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 34

romain dépend aussi des hommes. En particulier de l'aristocratie pastorale, qui


n'est pas sans pouvoir sur lui. Elle siège notamment au Sénat, assemblée plus
conservatrice encore que les comices. Ses membres sont âgés : certainement plus
que dans les comices où l'âge limite est, nous l'avons vu, de quarante-cinq ans.
Être sénateur pourrait déjà représenter une performance physique, puisque d'après
certains archéologues 1 , l'espérance de vie n'aurait pas dépassé quarante ans.
Estimation, il est vrai, sujette à caution, car elle repose sur l'analyse [p. 31] de
vestiges humains extrêmement fragmentaires (une trentaine seulement), sans
doute insuffisants pour constituer un échantillon représentatif. Relativement âgés,
les sénateurs sont donc des hommes encore verts, ce qui contribue à expliquer la
vigueur de la résistance qu'ils opposent aux changements. Parmi leurs importantes
prérogatives, celle de leur intervention dans le choix du roi par la creatio doit
retenir notre attention. Où cet acte s'insère-t-il dans la complexe procédure de
désignation du roi ? Quand le trône est vacant, chaque sénateur, pendant cinq
jours, assure les pouvoir de l'interrègne, et prend les auspices pour que les dieux
fassent connaître leur choix. Il "crée" ensuite le roi, lui conférant un pouvoir
premier qui n’appartenait jusque là à personne. Après quoi les comices se
réunissent pour voter la loi sur l'imperium. Les dieux interviennent une dernière
fois pour sceller la procédure et le destin du roi, au cours de la cérémonie finale
de l’inauguratio. Un augure place la main droite sur la tête du roi, invoque Jupiter
pour qu'il ratifie le choix effectué, puis le roi lui-même prend les auspices qui
doivent le confirmer dans sa fonction.
Tout ceci nous montre que le pouvoir royal dépend largement de la volonté
des pasteurs. Ils sont seuls à figurer dans les assemblées où sont opérés les actes
religieux et civils présidant à la formation de ce pouvoir. Ils sont les maîtres des
procédures d'investiture, découpées en séquences suffisamment nombreuses pour
que le candidat choisi ne soit pas investi en une seule fois d'un pouvoir trop
absolu. Enfin, on peut penser qu'ils savent utiliser suivant leurs intérêts la marge
de manœuvre implicitement recélée par la part réservée officiellement aux dieux,
mais de fait au hasard et à l'incertitude, résidant dans les diverses cérémonies de
prise d'auspices.
Une fois installé sur le trône, le roi n'échappe d'ailleurs pas pour autant au
pouvoir des pasteurs. Le Sénat est consulté sur toutes les questions que le roi lui
soumet ; les coutumes des gentes ont valeur juridique, et le roi ne peut les
transgresser ; le Sénat enfin doit approuver les déclarations de guerre. Cette
aristocratie pastorale pèse donc de tout son poids sur les structures politiques de la
Rome d'avant la Ville, utilisant à son profit la définition religieuse du pouvoir
royal. Regroupés en deux assemblées basées sur une distinction en classes d'âge,
les pasteurs détiennent l'essentiel des pouvoirs. La naissance de la Ville et
l'arrivée des rois étrusques vont les faire entrer dans un période de turbulences
politiques qu'ils marqueront de leur détermination à conserver intacts leurs
privilèges.
1
Cf. J. RICHARD, Les origines de la plèbe romaine (Paris-Rome 1978), p. 180 n. 63.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 35

Les luttes politiques engendrent les réformes. Le VIe siècle av. J.-C. en
abonde. Durant toute la période de la royauté étrusque (616-509 av. J.-C.),
l'aristocratie pastorale va tenter dans une atmosphère résolument conflictuelle de
retenir le pouvoir que tentent de lui ravir la plèbe et les nouveaux monarques. Le
premier roi étrusque, Tarquin l'Ancien, transforme ces craintes en certitudes. Il
introduit au Sénat, temple des traditions ancestrales, les leaders de la fraction
aisée de la nouvelle bourgeoisie suscitée par le développement économique de [p.
32] Rome. Ces nouveaux-riches sont nommés d'un euphémisme sans doute dur
aux oreilles des pasteurs, "les pères des gentes mineures". D'abord ébranlée par ce
choc sans précédent, la vieille aristocratie parvient à une formule de compromis
avec le second roi étrusque, Servius Tullius. Ce dernier règne de 578 à 534,
période durant laquelle Rome connaît un important développement économique.
L'afflux d'immigrants est donc considérable, et leur rôle dans cette expansion
déterminant. Continuer à les exclure totalement des assemblées politiques irait à
l'encontre de la plus élémentaire prudence. L'aristocratie des pasteurs est encore
assez puissante pour que les réformes royales n'aient que l'apparence d'une
démocratisation du régime. Pour intégrer ces masses dangereuses, Servius choisit
de créer une nouvelle assemblée populaire, les comices dits "centuriates". Ses
attributions sont adaptées au nouveau régime de la cité-état, et concurrencent
celles des vieux comices curiates : participation aux décisions en matière de
déclaration de guerre et de conclusion de traités, vote des lois, etc. Cette nouvelle
assemblée possède une nature fortement militaire : les citoyens doivent s'y
présenter en armes, la convocation se fait au son de la corne. Conformément aux
vieux tabous, ces comices doivent se réunir hors de l'espace sacré du pomoerium,
en un lieu consacré au dieu de la guerre : le Champ de Mars. Soldats, les membres
des nouveaux comices sont donc du même coup citoyens en vertu du
raisonnement que nous avons déjà constaté. Cette incorporation est rendue
possible par une concession qu'ont dû faire les pasteurs en échange d'autres
avantages : la prise en considération des fortunes plébéiennes, dont il devient
impossible de nier l'existence. Car les comices centuriates sont formés sur une
base censitaire, c'est-à-dire sur le fondement d'une évaluation de la fortune de
chaque citoyen. Cette innovation pourrait marquer le début de la démocratie
romaine. S'il n'en est rien, c'est parce qu'on s'emploie à en limiter sévèrement les
effets. Apparemment, pourtant, le coup porté à l'aristocratie pastorale paraît
irrémédiable. L'estimation de la fortune des citoyens qui sert à déterminer leur
rang dans l'assemblée censitaire n'est pas faite en têtes de bœufs ou de moutons,
mais en poids de métal. Il n'est plus nécessaire de posséder des troupeaux pour
avoir des droits politiques. Les pasteurs ont-ils donc décidé d'abandonner le
pouvoir à ces va-nu-pieds sans famille qu'ils exècrent ? Nullement : plusieurs
trucages et limitations empêchent le nouveau régime de dégénérer en démocratie
ou en une sorte de monarchie constitutionnelle tempérée. L'artifice essentiel
réside dans les mécanismes de vote. À l'instar des États Généraux de la France
d'Ancien Régime, le vote se fait par groupe, et non par tête. Souvenons-nous
qu'en 1789 on réclamait le doublement du Tiers-État et le vote par tête... On avait
alors compris que seules ces réformes pourraient démocratiser l'assemblée des
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 36

trois ordres. Car le vote par groupe, tel que l'établit la réforme servienne,
transforme la majorité numérique en minorité électorale. Les comices centuriates
sont divisés en cinq classes : à chaque classe correspond un chiffre minimum de X
milliers d'as déterminé [p. 33] d'après la fortune de ses membres. Tous les
membres des comices sont regroupés en 193 centuries, unités de 100 hommes
chacune. Chaque citoyen vote individuellement, à l'intérieur de sa centurie, mais
l'unité de vote dans le décompte global des suffrages effectué au niveau des
comices tout entiers est non l'individu, mais la centurie. Le vote de la centurie est
évidemment celui de la majorité des suffrages individuels qui se sont exprimés en
son sein. Le système jusque-là n'a rien en soi d'antidémocratique. Tout change en
revanche quand on s'aperçoit de la façon dont on coordonne classes et centuries.
C'est-là que réside le trucage destiné à neutraliser les votes des plus nombreux,
assurer la domination des riches, et donc se prémunir contre la démocratie. Car
chaque classe n'est pas pourvue également en centuries, c'est-à-dire en suffrages
exprimés. La première classe comprend 80 centuries, plus les 18 centuries
équestres ; la seconde, la troisième et la quatrième, chacune 20 ; la cinquième, 30,
à laquelle, au bas de l'échelle, il faut enfin ajouter 5 centuries hors-classe. Pour
atteindre la majorité absolue (98 centuries sur 193), il suffit donc aux citoyens les
plus riches (ceux des deux premières classes) d'additionner leurs suffrages.
Minoritaires par le nombre, détenant les plus grosses fortunes, ils bénéficient
d'une majorité électorale due à un habile tour de passe-passe.
Deux points importants méritent de surcroît d'être précisés. Le premier
concerne l'évaluation de la fortune. Nous ignorons qui la contrôle, même si l'on
admet qu'elle est le fait de chaque citoyen, menacé de grosses sanctions si sa
déclaration s'avère inexacte. Nous constatons d'autre part que l'indication des
fortunes minimales de chaque classe varie de 1 à 10, de la 5e à la 1ère classe ; ceux
qui n'ont pas le minimum (important) requis pour appartenir à la 5e classe sont
exclus du corps civique et ainsi privés de tout droit.
De telles supercheries n'ont rien à voir avec le fonctionnement de l’ecclesia,
l'assemblée populaire de la démocratie athénienne, où les suffrages restent
individuels, et que n'oblitère aucun classement censitaire. Le système est parfait
par une série de raffinements techniques. Les Romains sont bien conscients du
fait que la jeunesse est plus facilement hardie et généreuse que les gens d'âge mûr.
Pour garantir le succès d'une politique conservatrice, il faut donc sur-représenter
les individus âgés. On y parvient très simplement. Les centuries dont dispose
chaque classe sont réparties par moitié en centuries de gens âgés et en centuries
d'individus jeunes. Grâce au même principe de vote par groupe, la minorité de
gens âgés est donc sur-représentée par rapport à la jeunesse avec laquelle elle se
trouve à égalité. Généralisé aux cinq classes, ce système permet de tempérer par
le scepticisme et la résignation courants dans la vieillesse l'impatience qui pourrait
se développer chez les éléments les plus dynamiques des classes inférieures
devant la permanence de la domination des riches. Non seulement ces classes
n'ont pas les moyens électoraux de faire triompher leur choix, mais la plupart du
temps elles ne peuvent même pas l'exprimer. Car l'on a coutume d'arrêter les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 37

opérations de vote [p. 34] dès que la majorité est atteinte. Chose faite, nous
l'avons vu, quand la première classe a voté. Inspirée sans doute par des
considérations d'ordre pratique dues à la longueur des opérations de vote, cette
habitude n'en témoigne pas moins d'un parfait mépris envers les moins riches. Je
dis les moins riches à dessein, car de toute façon, les plus pauvres – et sans doute
les plus nombreux – habitants de Rome (ceux dont le cens est inférieur à 11 000
as) ne font même pas partie des comices. Même la cinquième classe leur demeure
fermée. Sans doute la peur qu'ils inspirent à la fois à l'aristocratie patricienne et à
la grande et petite bourgeoisie plébéienne explique-t-elle cette mesure d'exclusion.
On conviendra que la "démocratisation" servienne est en réalité un compromis
tout à fait acceptable pour nos pasteurs. En concluant une alliance mesurée avec la
partie de la plèbe la plus disposée à la collaboration, ils s'assurent par de savants
découpages électoraux et grâce au maintien hors du corps civique des plus
défavorisés un rôle éminent dans la direction de la Cité. Nous verrons bientôt
qu'ils vont de surcroît utiliser les liens de clientèle pour adjoindre à cette alliance
politique avec la bourgeoisie plébéienne des profits plus matériels. Le roi lui-
même entend bien exercer un droit de contrôle sur l'assemblée, car il ne suffit pas
de posséder la fortune minimale fixée par la Constitution, il faut aussi être agréé
par le roi. Ce dernier choisit parmi les membres d'une classe ceux qui
appartiendront aux contingents limités destinés à composer l'assemblée
centuriate 1 . Tite-Live résume parfaitement la philosophie du système en
écrivant :

"La hiérarchie (des classes) fut établie de telle sorte que nul ne
paraisse exclu du vote, mais que toute la puissance soit entre les mains des
personnages les plus importants de la cité 2 ".

Habile système, trop habile sans doute, dont la mise en œuvre fait surgir un
obstacle inattendu : la coalition contre la vieille aristocratie de la bourgeoisie
plébéienne qu'elle avait cru domestiquer, de ceux qu'elle avait exclus de l'alliance,
et de l'action royale :
Le roi Servius meurt en effet assassiné. Son successeur Tarquin le Superbe,
pour obtenir la collaboration indispensable du Sénat dans la procédure
d'investiture royale, promet à la haute bourgeoisie plébéienne de lui concéder des
avantages plus grands encore que ceux qu'elle avait obtenus de Servius. Et pour
parer à toute réaction hostile de la vieille aristocratie à ce qu'elle considère comme
un empiètement sur ses privilèges, il fait exécuter ses principaux leaders. Il est
probable que ces mesures ne déplurent pas à la masse de ceux que les victimes de
la purge avaient entendu maintenir à l'écart de toute vie politique. Tarquin

1
PLUTARQUE, Mor., 322, 10
2
TITE-LIVE, I, 43, 10.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 38

s'empresse en tout cas d'instaurer un régime policier, exécutant les opposants ou


les exilant, et confisquant leurs biens. De toute façon, les conditions économiques
sont favorables à un certain oubli par l'homme de la rue des affaires politi-[p. 35]
ques. Les activités d'échange se multiplient, la modernisation de l'habitat urbain
écarte tout chômage. Politiquement déchirée, Rome n'en est pas moins à son
zénith. Avant de subir la répression de Tarquin, l'aristocratie patricienne a
cependant eu le temps d'établir sur le plan social un compromis lui permettant de
toucher sa part de ces fabuleuses richesses suscitées par le travail de la plèbe.
Ainsi naissent les liens de clientèle.

L'INVENTION DES RAPPORTS


DE CLIENTÈLE

Je n'ai jusqu'à maintenant parlé que de deux grandes catégories sociales : le


patriciat et la plèbe. Les esclaves ne sont pas absents certes, mais tout porte à
croire qu'ils sont peu nombreux à cette époque. C'est des guerres de conquête que
Rome tirera l'essentiel de sa main-d'œuvre servile. Or ces guerres ne se produiront
que beaucoup plus tard... Bien qu'ils soient en situation de dépendance, les clients
ne peuvent d'ailleurs être assimilés à des esclaves. Ce sont des hommes
juridiquement libres, mais les incapacités civiques dont ils sont affligés les
incitent à se placer sous la protection d'un plus puissant qu'eux, le patron, qui leur
rendra de multiples services en compensation de certains avantages. Relation de
dépendance, donc, mais cependant bilatérale : il y a échange de prestations entre
le client et son patron 1 . Ce type de rapport n'est en rien l'exclusive de Rome : il
existe dans nombre de sociétés antiques et médiévales (le dernier chapitre de ce
livre sera d'ailleurs consacré à l'étude du clientélisme politique dans les sociétés
contemporaines). Mais ce qui demeure unique, c'est l'utilisation qu'en a faite
l'aristocratie patricienne dans la lutte qui fut la sienne.
Les textes nous sont ici de peu de secours. Il faut les lire au second degré. Car
le long témoignage de Denys sur l'origine 2 de l'institution nous renseigne surtout
sur la mentalité des Romains du début de l'Empire, parant leur lointain passé 3 des
vertus de l'âge d'or pour mieux décrire leur époque 4 . L'image très saint-
sulpicienne des rapports de clientèle figurant dans cette description ne saurait
nous satisfaire. Pour étudier leur naissance avec plus de sérieux, il convient de
1
Sur la définition sociologique du rapport de clientèle, cf. J.F. MEDARD, "Le rapport de
clientèle", dans Revue française de Science Politique, XXVI-1 (février 1976) pp. 103-131.
2
DENYS, II, 9, 2-3 ; 10, 1-4 10,4. Voir aussi : PLUTARQUE, Romulus, XIII, 2-6 ; 5-6 ; et
AULU-GELLE, Nuits attiques, XX, 1-40 ; V, 13, 2-6. Pour une analyse détaillée de ces
textes, cf. N. ROULAND, op. cit., ("Pouvoir politique") p. 46-111.
3
OVIDE, Métamorphoses, 1, 89-93.
4
TITE-LIVE, Histoire romaine, "Préface", 9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 39

situer les obligations en découlant au sein des luttes culturelles et politiques dont
nous avons dessiné les lignes de force.
Nous avons vu que la vieille aristocratie ne possède pas les moyens d'aller
jusqu'au bout de la négation de la Ville et de ses nouveaux habitants, à laquelle
l'incitent ses pulsions mentales profondes. Dès que les premières maisons de
pierre du Forum remplacent les cabanes de roseaux du Palatin, elle commence
sous Tarquin l'Ancien et poursuit sous Servius Tullius la réalisation d'un
compromis historique très chichement mesuré aux bénéfices qu'elle compte tirer
du ralliement de la minorité aisée de la plèbe. La création des comices centuriates
en témoigne. Mais toute bonne alliance politique se doit de posséder une assise
économique. Cueillir les fruits de l'expansion économique sans se salir les mains
dans des activités que leur morale [p. 36] réprouve, telle est la fonction
qu'assignent les patriciens aux liens de clientèle qu'ils nouent avec une partie de la
plèbe. Certes pas avec les plus démunis d'entre elle : qu'auraient-ils pu leur
apporter, les petits artisans et boutiquiers aux revenus trop modestes pour
échapper tant soit peu à la honte maculant leurs origines ? Au contraire, un pacte
conclu avec la bourgeoisie d'affaires qui s'est constituée dans les strates
supérieures de la plèbe, et vers laquelle conflue la plus grande partie des richesses
de Rome, est gros de promesses plus avantageuses. Les motifs des patriciens sont
donc clairs. Penser dominer politiquement une cité commerçante en ne possédant
que des troupeaux d'une valeur économique de plus en plus illusoire par rapport
au flux croissant des richesses mobilières qui fondent l'expansion de cette ville
procéderait d'une naïveté dont tout montre par ailleurs qu'elle leur est totalement
étrangère. La richesse conduit immanquablement au pouvoir : pour le conserver,
les patriciens ne doivent plus compter uniquement sur les bœufs et les moutons.
Mais quelles raisons peuvent donc pousser un bourgeois plébéien à se mettre dans
la dépendance d'un patricien ? Après tout, le mépris si ouvertement affiché dans
lequel les pasteurs tiennent la plèbe en général n'est point fait pour les rapprocher.
L'appât du gain ne peut non plus guider notre bourgeois, puisque c'est lui au
contraire qui secourt son orgueilleux patron. En réalité, seule l'infériorité de son
statut civique peut expliquer son entrée dans la clientèle d'un patricien. En quoi
consiste-t-elle ?
Tout laisse donc supposer que jusqu'à la moitié du VIe siècle av. J.-C., date de
la création des comices centuriates, aucun plébéien, qu'il soit riche ou pauvre, ne
jouit du droit de citoyenneté. L'entrée en clientèle est alors une nécessité absolue
pour la bourgeoisie plébéienne : grâce aux patriciens, elle a accès à la
connaissance du droit et de la procédure, et peut recourir à l'appui de ses patrons
devant le tribunal. Car on ne peut douter que la pratique du commerce à une
échelle inconnue jusqu'alors ne suscite de fréquents litiges. Mais la concession du
droit de cité à une partie de la plèbe ne la délivre pas pour autant toute entière de
cette sujétion. Certains remparts édifiés par les patriciens contre le dynamisme
conquérant des nouveaux venus tiennent encore bon. Pour les contourner, point
d'autre voie que la clientèle. Le premier obstacle consiste encore une fois dans le
dévoiement de la religion. Même citoyens, les plébéiens ne sont probablement pas
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 40

associés au culte de la cité, ce qui leur interdit l'usage de certains actes juridiques
à fondement religieux et très formalistes. Entendons-nous bien : les patriciens
n'ont pas donné aux plus anciens actes juridiques un caractère religieux et très
formaliste pour en écarter les plébéiens. Ce trait est pré-existant. Le droit est
religieux parce que séparer le bien du mal suppose qu'on soit en relation avec le
monde des dieux. Ce sont les prêtres qui seuls connaissent les lois et la procédure.
La Genèse ne se situe-t-elle pas au Paradis, c'est-à-dire dans un lieu où l'homme
vivait dans la proximité directe de Dieu, l'arbre de la connaissance du [p. 37] Bien
et du Mal ? Ici encore, ne sourions pas trop vite : tout l'appareil protocolaire dont
se décore aujourd'hui la fonction judiciaire n'évoque-t-il pas une certaine idée de
transcendance ? Le principe de l'autorité de la chose jugée, l'indépendance du
pouvoir judiciaire ne sont-ils pas des signes que nous continuons à donner une
place particulière à l'acte qui consiste à dire le droit ? La preuve en est qu'il y a
moins d'un siècle, un crucifix placé au-dessus des juges sur le mur du prétoire
manifestait que la justice humaine n'était que le reflet imparfait de celle de Dieu.
La séparation de l'Église et de l'État n'a rompu qu'imparfaitement ce lien dont
notre inconscient porte encore la trace. Le droit romain, lui aussi, finit par se
laïciser. Mais il ne parvint pas immédiatement à se libérer de cette idée qu'il fallait
accomplir des rites pour obtenir des effets juridiques. Rituel, le droit était de
surcroît formaliste, pour des raisons qui ne nous sont pas immédiatement
perceptibles 1 . À l'heure actuelle nous disposons en abondance de textes législatifs
et réglementaires qu'appliquent des magistrats de carrière habitués à interpréter les
multiples contrats que peuvent imaginer les particuliers. Tel ne fut pas le cas de
Rome pendant longtemps, depuis les premiers rois jusqu'à une époque avancée de
la République. Un demi-siècle après le renversement de la monarchie, les
premières lois à être portées à la connaissance de tous sont assez peu nombreuses
pour être gravées sur douze tables de bronze dressées sur le Forum (d'où leur nom
de Loi des XII Tables). Il faudra encore beaucoup plus longtemps pour que
s'élabore une véritable science du droit. De plus, à l'époque républicaine, les juges
sont soit des simples citoyens, soit des magistrats élus, plus hommes politiques
que juristes. Quant aux avocats, nous verrons qu'à une date aussi tardive que la fin
de la République, Cicéron leur reproche amèrement de ne rien comprendre au
droit, et de plaider seulement en orateurs. Dans de telles conditions, le formalisme
est indispensable. Il permet de n'attacher de sanction juridique qu'aux conventions
conclues dans des formes connues, sur le sens desquelles aucun doute n'est
possible. De plus, les solennités rendent l'acte facile à prouver et précisent le
moment où il a été conclu. Rien jusque là qui s'apparente à la politique. Mais les
patriciens savent user à leur avantage de ces caractéristiques de leur droit, et se
réservent le monopole de sa connaissance. Pour la bourgeoisie plébéienne
commerçante, il est extrêmement précieux dans la pratique des affaires de savoir
que les engagements pris seront indiscutables. Il faut donc les faire naître d'actes
juridiques dont seuls les patriciens connaissent les rites et les formes. Par exemple
1
Cf. J. MACQUERON, Histoire des obligations (Aix-en-Provence, Association A. Dumas,
1975), 39-40.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 41

la stipulatio, contrat très fréquent dérivé d'un acte plus archaïque encore (la
sponsio). Pour exprimer leur accord, les parties doivent se servir exclusivement de
certains mots, ceux auxquels le droit reconnaît le pouvoir d'engendrer les liens
contraignants. Car le contrat est oral, et se déroule sous la forme d'un dialogue
entre les parties, où les réponses doivent correspondre, point par point, aux
questions posées. Les termes eux-mêmes doivent être identiques. Enfin, il ne doit
pas exister de temps mort dans cet échange : questions [p. 38] et réponses doivent
se succéder immédiatement. On comprend facilement qu'avant de se risquer à
conclure un tel acte, il faut être doté de connaissances juridiques précises : la
simple volonté de contracter est ici insuffisamment opérante. Dans un souci
supplémentaire d'efficacité, le rituel de la sponsio prévoit un serment et un
sacrifice aux dieux : celui qui le rompt devient sacer, et de ce fait voué à la mort
et aux dieux infernaux. Il convient donc de ne pas s'engager à la légère. À tous les
niveaux, l'assistance du patron est indispensable. Dans un tel système, le plébéien
sans patron est livré à l'arbitraire des patriciens 1 .
Ce rapport de forces très inégal paraît bien éloigné de l'image idéale que nous
nous faisons d'un droit romain juste et équilibré. "Attribuer à chacun son dû (suun
cuique tribuere)", diront plus tard les juristes de l'époque classique... Pour l'heure,
il n'en est guère question. Un exemple, particulièrement frappant, pris dans le
domaine du droit des obligations. Dans le très ancien droit romain, un contrat où
l'une des parties force l'autre à s'engager en recourant à la violence, ou en
l'abusant par la tromperie, demeure parfaitement valable. "J'ai été contraint de
vouloir, mais j'ai cependant voulu (coactus volui, tamen volui)" font dire
cyniquement les juristes à la partie lésée, entendant par là qu'en cédant à la
violence, la victime a malgré tout fait son choix. Quant à celui qui a été assez
stupide pour se laisser tromper, il n'a qu'à s'en prendre à lui-même de sa propre
naïveté. On voit évidemment bien à qui profitent de tels principes juridiques, de
quel côté se situent et la force, et le savoir...
Les moyens de pression des patriciens ne se bornent d'ailleurs pas à la
connaissance des actes propres à faire naître des droits. Eux seuls savent aussi
comment les sanctionner. Les procédures judiciaires sont entre leurs mains. Ils
conservent jalousement les formules juridiques nécessaires à tout acte procédural,
sous peine de l'inefficacité de l'acte. Eux seuls connaissent les jours durant
lesquels l'homme peut réclamer justice. Car le temps des dieux investit le temps
humain : certains jours leur appartiennent exclusivement (dies festi), et sont donc
néfastes (ne-fas= contraires au droit religieux) pour toute action humaine. Mais
les jours laissés à l'homme (dies profesti) ne sont pas tous fastes, car l'action des
dieux peut encore en perturber le déroulement. Certains jours dits "religieux", le
mariage, la tenue des assemblées politiques comme le début de toute action
nouvelle sont interdits : inutile de songer à intenter une action devant un tribunal.
Ces jours sont mauvais, car ils ont fait la preuve de leur hostilité envers Rome :
anniversaires de défaites militaires, mais aussi jours où les morts peuvent revenir
1
DENYS, IV, 43, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 42

parmi les vivants. Trois fois par an, on bascule la pierre qui couvre une fosse
sacrée, porte de communication avec le monde souterrain des morts et des
divinités infernales. Si les morts ont quelque motif de se venger des vivants, ils
sortent alors pour les tourmenter (il est intéressant de noter que cette fosse se
trouve près du temple consacré à Cérès, divinité des moissons. C'est le signe qu'à
l'instar de nombreuses sociétés primitives, les Romains font de la terre la mère de
la vie et [p. 39] l'antre de la mort). On comprendra aisément que durant ces jours,
mieux vaut ne rien entreprendre. Il faut donc connaître leur date, privilège que
partagent les patriciens, qui seuls forment la caste des prêtres. Ces derniers fixent
ces jours dans le calendrier romain et les annoncent aux patriciens rassemblés
dans les comices curiates. Restent environ deux cent trente-cinq jours fastes dont
quatre-vingt-douze consacrés à l'activité politique. L'accès à la justice est donc
impossible en moyenne un jour sur trois. C'est assez pour que les plaideurs soient
dans l'obligation de s'adresser à ceux qui connaissent ces jours.
On comprend en conclusion que l'assistance judiciaire due par le patron soit
considérée par les clients comme le plus puissant motif pouvant inspirer l'entrée
en clientèle. Ce devoir patronal est celui qui se maintient avec le plus de vigueur à
travers les siècles. Preuve que malgré les différentes réformes législatives et les
conquêtes successives de la plèbe, la justice à Rome demeurera toujours en
grande partie aux mains des puissants. Dès le début il est vrai, la nouvelle cité
s'inscrit dans une tradition résolument anti-démocratique.

PROBLÉMATIQUE
DE LA DÉMOCRATISATION :
LA ROME DES ROIS
ET L'ATHÈNES DU PEUPLE

Hormis l'accident sanglant que constitue pour elle le règne du dernier Tarquin,
l'aristocratie patricienne a donc gagné son pari. Le trucage des institutions,
l'alliance intéressée avec la fraction intéressée de la plèbe lui permettent de
dominer la cité et de profiter de ses richesses. Elle ne sort pas tout à fait indemne
de son isolement pastoral. La Ville et l'état sont là. Ils lui ravissent le décor qui
forgea son paysage mental : la culture pastorale dont elle est l'expression est
atteinte d'un déclin que seul le sursaut initial de la République empêchera d'être
immédiatement irrémédiable. À long terme, l'arrivée des monarques et
commerçants étrusques sonnait bien son glas, comme l'avait pressenti son
inconscient collectif avec toute la violence que contenait son refus de la
démocratisation du régime. Car bien des conditions nécessaires à l'éclosion d'un
régime démocratique sont implicitement contenues dans les bouleversements du
VIe siècle : afflux d'individus étrangers aux traditions des indigènes, expansion
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 43

économique allégeant les pesanteurs immuables régnant dans toutes les


hiérarchies sociales liées aux économies archaïques, fondation d'une cité et d'un
état, monarques enclins à donner de nouveaux droits à la plèbe, diffusion par
l'intermédiaire des Étrusques des idées venues de Grèce. Sur ce dernier point, la
comparaison entre la Rome royale et l'Athènes démocratique est prodigieusement
intéressante. Car on oublie trop souvent qu'à la même époque où s'amorce le
processus de naissance de la Ville, Athènes s'engage dans la voie des réformes qui
vont la conduire à la démocratie.
À la fin du VIIe siècle, au moment où les Étrusques viennent d'arriver à Rome,
la Grèce connaît plusieurs transformations. La métallurgie courante du fer se
répand, et ce métal peu [p. 40] coûteux remplace le bronze que seuls pouvaient
acquérir les riches pour payer leur équipement militaire. Ceux qui peuvent
maintenant entrer dans l'armée vont revendiquer l'égalité des droits. À la même
époque, la monétarisation des échanges donne une impulsion considérable au
commerce, favorise la naissance d'une bourgeoisie détachée de la vieille
aristocratie foncière, et aggrave les conditions de vie des paysans habitués à
rembourser leurs dettes en nature. Cette expansion commerciale s'accompagne
naturellement du développement de l'industrie, qui draine vers la ville les petits
paysans. Les villes croissent, et avec elles le nombre des travailleurs les plus
modestes, et donc les plus enclins à une démocratisation du régime. Mais les gros
propriétaires terriens eux-mêmes ne sont pas hostiles à la "reconversion" à
laquelle se refuseront toujours en leur for intérieur les pasteurs latins. Constatant
que la rentabilité de leurs domaines est très inférieure à celle des capitaux engagés
dans le commerce, l'armement naval, ou l'industrie, beaucoup d'entre-eux
n'hésitent pas à vendre leurs terres et à placer les produits obtenus dans ces
nouveaux secteurs d'activité. On s'aperçoit que nombre de ces transformations
sont communes à la Grèce et à Rome : nécessité d'intégrer à l'armée des nouveaux
venus, expansion commerciale, croissance des villes, naissance d'une bourgeoisie
commerçante. Mais Athènes et Rome n'en tirent pas les mêmes conséquences. La
première commence dès la fin du VIIe siècle à démocratiser ses institutions. De
624 à 620, Dracon s'attaque au monopole judiciaire de l'aristocratie foncière (les
eupatrides) en substituant à la vengeance privée – où la puissante solidarité des
grandes familles eupatrides ne laissait aucune chance au citoyen du petit peuple –
des tribunaux d'état. Quelques années plus tard (594-591 av. J.-C.), Solon, un
noble enrichi par le commerce, entreprend tout un train de réformes. Elles sont
mues par les principes affichés quelques décennies plus tard à Rome par la
"constitution servienne". Solon divise en effet les citoyens en quatre classes
censitaires – avec il est vrai une fortune minimale pour être inscrit au nombre des
citoyens – dont tous les membres, réunis dans l'assemblée populaire (l’ecclesia)
élisent les magistrats. Mais les mécanismes du vote n'y sont soumis à aucun des
trucages que nous avons constatés à Rome. De plus Solon crée un conseil (la
Boulè) dont les membres sont tirés au sort sans discrimination censitaire et
chargés de contrôler les magistrats, ainsi qu'un tribunal populaire suprême aux
membres également tirés au sort (l’Héliée). Ce tribunal est une garantie contre les
sentences iniques, car il connaît essentiellement des appels formés contre les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 44

jugements des magistrats. On voit par là combien divergent les solutions


apportées par Rome et Athènes à des problèmes dont de nombreux termes sont
communs. L'ecclesia athénienne est réellement démocratique, alors que la
classification censitaire des comices centuriates et leurs mécanismes de vote ne
servent qu'à conforter un régime de gérontes et d'aristocrates. Quant à la justice,
entourée à Athènes de garanties démocratiques, nous savons combien à Rome la
main des puissants pèse sur elle de tout son [p. 41] poids et y perpétue les liens de
clientèle. Comment ne pas s'interroger sur les raisons de ces divergences ? Il
semble qu'à Rome, les transformations aient été plus brutales qu'à Athènes,
sollicitant peut-être abusivement des indigènes que leur culture pastorale
prédisposait peu aux changements rapides. Car l'aristocratie athénienne, à la
différence des bergers latins, est faite d'agriculteurs sédentaires, par nature moins
belliqueux et plus ouverts que les rudes peuples pastoraux semi-nomades. C'est
pourquoi nous voyons des grands propriétaires fonciers ne pas hésiter à se
convertir au commerce. De plus à Rome, le choc entre la Ville et les troupeaux ne
fut nullement amorti par la présence de paysans que le sol ingrat était dans
l'incapacité de nourrir. Alors qu'à Athènes, durant le VIe siècle, la petite et
moyenne propriété augmente, comblant les vides creusés par le départ vers la ville
de certains grands propriétaires. La vigueur du refus opposé par les patriciens à
tout processus de démocratisation n'est donc pas à Rome le fruit d'une réaction
irraisonnée et épidermique : elle répond à la brutalité du défi auquel ils furent
soumis. Contraints de s'incliner sous le règne du dernier roi étrusque, ils ne vont
pas tarder à prendre une éclatante revanche. En 508 av. J.-C., Clisthène instaure
pour deux siècles la démocratie à Athènes. Un an auparavant, les patriciens
romains ont fait une révolution de droite, et créé la République.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 45

[p. 42]

CHAPITRE II –
LA RÉPUBLIQUE,
RÉVOLUTION DE DROITE

RETOUR AUX SOURCES


Retour à la table des matières
La naissance de la République donne à l'aristocratie indigène l'exercice d'un
pouvoir retrouvé. Les prières adressées par les Quirites à leurs dieux tutélaires ne
sont pas demeurées vaines. Le temps de la domination étrusque, source pour eux
de tous les maux, approche de son terme lorsque Rome connaît le crépuscule des
années 500. Pourtant, la dernière moitié du VIe siècle voit l'apogée de la puissance
étrusque. L'Étrurie domine la péninsule italienne, mais la splendeur de son règne
est illusoire. Les liens fédéraux unissant les villes étrusques sont trop lâches pour
résister à la coalition de ses ennemis, qui se forme à la fin de ce siècle d'or. En
Campanie, la cité de Cumes, soutenue par les Grecs inquiets des dangers que font
courir à ses comptoirs établis sur les côtes italiennes les projets d'unification des
Étrusques, se dresse contre eux. Des soulèvements éclatent dans les cités latines
soumises par les Étrusques. Rome n'échappe pas à la règle, et, en 508,
l'aristocratie que Tarquin le Superbe a cru museler profite des difficultés de
l'Étrurie pour expulser le monarque et proclamer la République.
Une tradition aussi forte que récente – elle remonte à la Révolution française –
nous a habitués à assimiler République et démocratie, et à voir dans la monarchie
un régime peu sensible aux revendications et droits du peuple. Le raisonnement
est peut-être valable pour le passé européen récent. Les événements sur lesquels il
prend appui ne possèdent pour autant aucune exemplarité d'ordre universel. Car
une monarchie peut fort bien être populaire. La République quant à elle
n'appartient pas au peuple par prédestination : les ducs aussi ont eu la leur. De
quel côté se situe celle qui naquit à Rome après l'expulsion des souverains
étrusques ? Les propos de Tite-Live ne laissent aucun doute sur sa coloration
politique :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 46

"Pour les patriciens, ce fut une joie insolente ; les plébéiens, pour qui
on avait jusque-là toutes les complaisances, commen-[p. 43] çèrent dès
lors à être en butte aux injustices des grands 1 .

Les monarques étrusques ne furent pas, comme nous l'avons vu, les
champions de la plèbe contre la vieille aristocratie. Du moins posèrent-ils des
bornes à la volonté sans limite de domination des patriciens. D'autre part, les liens
de l'économie étrusque avec la Grèce et l'Orient animaient le commerce et
l'artisanat, sources exclusives de la fortune plébéienne. À ce niveau plus encore
que sur le terrain strictement politique, l'avènement de la République représente
pour la plèbe une véritable catastrophe. D'abord par rapport au niveau quantitatif
des activités d'échange. Les quelques chiffres dont nous disposons traduisent leur
net infléchissement vers le bas, d'autant plus durement ressenti que les années 530
à 500 avaient été celles de l'expansion commerciale maximale de la Cité. Les
importations de vases grecs décroissent. Bientôt – après le milieu du Ve siècle – le
flux déjà réduit se tarit brusquement. Frappé de plein fouet par cette réduction en
termes de volume, l'avoir plébéien l'est aussi au niveau des mentalités
économiques. Grâce à la plèbe et aux monarques étrusques, on s'était habitué à
Rome à penser la richesse en termes de profit, et à accorder aux activités
d'échange une part fondamentale dans le mécanisme de production des richesses.
Or, dans les sociétés archaïques, l'économie n'est nullement déterminée par le
souci de la productivité : l'homme "primitif" ne cherche pas systématiquement à
rentabiliser son activité (certains auteurs soutiennent même que cette attitude
procède d'un choix délibéré, et non d'une carence technologique ou
intellectuelle 2 ). Les pasteurs latins, comme nous l'avons vu, se situent dans cette
aire mentale archaïque, d'où leur mépris pour la forme d'économie chrématistique
propre à la plèbe. L'expulsion des rois étrusques leur permet de satisfaire leur
désir de retour à la seule forme d'activité qu'ils jugent digne : une économie à
prédominance pastorale. Ne concernerait-il que les seules personnes des
patriciens, ce retour aux sources s'effectuerait sans doute sans être accompagné de
traumatismes majeurs. Mais les rois étrusques partis, la plèbe, elle, reste. Ni ses
compétences – d'ordre principalement commercial et artisanal – ni son trop grand
nombre ne lui permettent de se livrer à une reconversion de ce type. Aussi est-ce
dans un véritable drame que la plonge l'avènement de la République.
La fin de la prospérité économique n'est à vrai dire pas simultanée de celle des
monarques étrusques. Si en 509 av. J.C. la seule plèbe se retrouve nue face à une
aristocratie avide de revanches, elle bénéficie d'un moratoire. Il faut en effet
attendre 474 pour que l'odeur fade des défaites plane sur les débris de la flotte

1
TITE-LIVE, II, 21, 6-7.
2
Cf. MARSHALL SAHLINS, Âge de pierre - Âge d'abondance (Paris, Gallimard, 1976).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 47

étrusque, mise en déroute par Cumes et Syracuse. C'est le début pour la plèbe de
la faim et de la pauvreté. Mais aussi du combat ouvert contre les patriciens.

LES SIGNES DU DÉCLIN

Le déclin de l'activité Militaire, tout d'abord. Celle-ci con-[p. 44] tinue sur sa
lancée après le renversement de la monarchie, mais se tarit pour longtemps, peu
de temps avant la défaite des Étrusques devant Cumes. De 509 à 484, on érige six
temples importants, dont au moins un, celui de Castor et Pollux, glorifie les
nouveaux maîtres de Rome. La construction du temple d'Apollon, en 433, est un
ultime sursaut de désespoir de la ville qui, en proie aux famines et aux épidémies,
offre au dieu ses dernières ressources. L'affaiblissement des activités urbaines
entraîne la flexion des courbes du négoce. J'ai fait plus haut allusion à la
diminution des importations. On imaginera facilement ce qu'elle cache :
cessations de commerce, chômage, etc. Aux tourments nés de la peur du
lendemain s'ajoutent pour la plèbe ceux de la faim. Car c'est aussi le terme de
l'impulsion agricole dont les Étrusques ont animé une partie du terroir romain.
L'aristocratie maîtresse du pouvoir entend bien revenir à ses antiques traditions
pastorales. Peu lui importe la culture du sol. Le savant réseau de drainage dû au
génie hydrotechnique des Étrusques est laissé à l'abandon, et le sol connaît de
nouveau l'adversité délétère dont un temps l'homme avait eu raison. Il faudra
attendre vingt-quatre siècles pour que Mussolini assainisse définitivement les
marais pontins... En rendant le sol à sa désolation originelle, les nouveaux maîtres
de Rome ouvrent les portes de la cité au spectre de la famine qui va la hanter un
siècle durant. Car les habitudes alimentaires des pasteurs ne sont point celles de la
plèbe. Les premiers affectionnent une alimentation à base de lait et de viande que
leur fournissent leurs troupeaux. La plèbe au contraire se nourrit essentiellement
de céréales. Du temps des Étrusques, importations et production locale suffisaient
à ses besoins. Mais l'abandon du drainage et l'isolement économique de Rome
auxquels s'ajoute l'hostilité des cités voisines encore soumises aux Étrusques la
plongent dans une dramatique carence. Durant tout le Ve siècle, au moins dix
graves famines se succèdent à Rome, avec leur cortège habituel d'épidémies. La
situation est telle que les ruraux recourent à la magie 1 .

1
Loi des XII Tables, VIII, 8, a-b.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 48

LA COLÈRE DES VENTRES-CREUX

La gravité de la situation rend compréhensible l'utilisation de sortilèges. Nous


savons que des émeutes de ventres-creux ravagent la cité : "Cette multitude (la
plèbe) était difficile à calmer : ils étaient désespérés par leur infortune,
s'emportaient contre les magistrats, envahissaient les maisons des riches pour
s'efforcer d'emporter leurs provisions sans les payer 1 ". Mais la nouvelle classe
dirigeante entend bien utiliser le chômage et la famine pour soumettre la plèbe en
lui arrachant les quelques droits dont elle jouit encore, et en écrasant dans l'œuf
toute tentative de révolte. En 491 av. J.-C., le patricien Marcius Coriolan ne
mâche pas ses mots :

"S'ils (les plébéiens) veulent le maintien du ravitaillement antérieur,


qu'ils rendent leurs anciens droits aux sénateurs... J’ose le dire : en les
domptant, l'épreuve les obligera à devenir eux [p. 45] mêmes cultivateurs
au lieu de recourir aux armes pour empêcher la culture par leur sécession
......

En même temps que le Sénat trouvait cet avis trop cruel, la plèbe était sur le
point de saisir les armes sous l'effet de la colère : "C'est par la famine qu'on
essayait maintenant de les atteindre, tout comme des ennemis ! On les frustrait de
nourriture et de vivres ; ce blé de l'étranger, le seul aliment qu'un coup inespéré de
la fortune leur livrait, on le leur arrachait de la bouche, à moins qu'ils ne livrassent
à Cnaeus Marcius leurs tribuns enchaînés, à moins que la plèbe ne prêtât
obligeamment son dos. Ils avaient en lui un nouveau bourreau dont la naissance
équivalait pour eux à un ordre de vie ou de mort 2 ".
Décidés à tirer un profit maximum des maux dont souffre la plèbe, les
patriciens ne se contentent pas de l'affamer. Certains signes nous montrent qu'ils
entendent bien préserver leur propre pureté culturelle qu'ont menacée la Ville et la
plèbe. Une loi de 452 atteste une permanence : celle de l'antique usage de
sanctions pénales fixées en têtes d'ovins et de bovins. Elle fixe le montant
minimum des amendes à un mouton, le maximum à trente bœufs et deux moutons
par jour. On voit bien qui désavantage ce système conçu pour et par une société
de pasteurs. Les plébéiens doivent recourir pour acquitter ces montants – qui
peuvent être énormes – aux propriétaires de bestiaux qui occupent le marché aux
bœufs (forum boarium). Au milieu du Ve siècle, l'aristocratie parvient à faire
1
DENYS, IX, 25, 2 (en 478 av. J.C.).
2
TITE-LIVE, II, 34-35.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 49

confirmer législativement son exclusivisme matrimonial : tout mariage patricio-


plébéien est prohibé. La hiérarchie des formes de mariage est d'ailleurs un signe
de plus du mépris dans lequel l'aristocratie tenait la plèbe. Le mariage patricien
est un acte religieux et rituel. Dix témoins y assistent, ainsi que le Grand Pontife
et le flamine de Jupiter. Un gâteau sacré est confectionné à cette occasion, à base
de "far" ou épeautre (d'où le nom de confarreatio donné à ce type de mariage),
céréale fort rare sur un sol rebelle à l'agriculture. Un prêtre le consacre, puis le
partage entre les époux. Le caractère sacramentel de ce mariage explique la honte
dont s'entoure sa dissolution, qui rappelle la condition que l'Église catholique
réservait aux divorcés. Plutarque nous dit en effet de la cérémonie de difarreatio
qui détruit par un sacrifice les effets de la précédente, qu'elle est "... terrible,
étrange et lugubre 1 ". Rien de tel dans le mariage plébéien, dénué de toute forme
d'une religion dont la plèbe était exclue. La femme s'acquiert par un achat simulé,
souvenir d'une opération ouvertement vénale, ou comme un simple bien meuble,
par prescription acquisitive : la seule cohabitation, l'usage, pendant un an (à
condition que la femme n'ait pas découché pendant plus de trois nuits), débouche
sur le mariage légitime sans formalité supplémentaire. La divergence de ces règles
juridiques est celle de deux mondes qui se côtoient. Le refus patricien n'est point
partagé par la plèbe. Les membres les plus aisés de celle-ci ne demandent qu'à
fonder avec l'aristocratie une communauté mixte lui reconnaissant des droits
qu'elle estime légitimes.
[p. 46]
Mais ni l'assimilation, et encore moins l'égalité sociale et civique ne font partie
des concessions que l'aristocratie triomphante des années 500 serait disposée à
faire. La plèbe ne parviendra à lui faire accepter un compromis historique que par
une suite de durs combats. Car le retour aux sources, à la pureté originelle d'avant
la Ville dont rêvent les patriciens n'est plus possible. Les Étrusques partis, la plèbe
demeure. À défaut de pouvoir l'éliminer, il faut trouver avec elle un modus
vivendi. Ici encore, une chance est manquée. De tels impératifs ne pourraient sans
doute pas présager l'installation immédiate d'une démocratie de type athénien : le
passé est trop proche et son poids trop lourd. Mais un processus de
démocratisation serait possible. Car si l'aristocratie doit à long terme accepter un
partage de ses privilèges avec les éléments les plus sûrs de la plèbe, ce n'est qu'au
prix d'un long et violent combat contre elle. Les conditions de vie chaque jour
plus difficiles et l'obstination patricienne confèrent l'énergie du désespoir à cette
lutte 2 .
Voyons les armes dont chacun dispose dans ce combat ouvert dès le début du
e
V siècle.

1
PLUTARQUE, Questions romaines, 1.
2
DION CASSIUS, Histoire romaine, IV, 16, 17, 1-4 ; 6-13.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 50

LES INITIATIVES PLÉBÉIENNES


OU LA PREUVE CONTRAIRE

Les réactions de la plèbe ne se limitent pas au pillage de quelques greniers des


maisons cossues. Elle est assez intelligente pour faire saisir aux patriciens que,
puisque les dieux ont voulu qu'elle vienne dans ces terres autrefois désertiques, le
destin de Rome ne peut désormais plus se faire sans elle. Si les patriciens ne
veulent pas de la plèbe, on va les prendre au mot en leur montrant ce que
deviendrait Rome sans elle. Quant aux institutions, à défaut d'y trouver la place
que lui refusait l'aristocratie, elle en créera qui lui seront propres. La plèbe va faire
ainsi la preuve contraire de sa nécessité.
La cité elle-même porte deux villes en son sein. Le Palatin est le domaine du
patriciat, qui a seul accès aux cultes des dieux suprêmes du Capitole. Les
plébéiens se regroupent autour de l'Aventin, de l'Esquilin et dans la vallée du
Forum. Ils prient Cérès, déesse de l'abondance, et Mercure, dieu du commerce,
meilleurs interprètes de leurs aspirations que Jupiter capitolin. Le mouvement
plébéien est donc exclusivement urbain 1 . Point de révolte paysanne possible, tout
simplement par insuffisance du nombre des ruraux. D'autre part, quand les
plébéiens se soulèvent, outre les droits politiques, ils demandent surtout deux
choses : un système de prêt d'argent moins ruineux pour les débiteurs, la
participation au butin lors des victoires militaires. Or le prêt d'argent ne servirait à
rien pour des ruraux du Ve siècle av. J.-C., mais se comprend parfaitement pour
une plèbe habituée au commerce et à l'artisanat. De même, la plèbe veut avoir sa
part des terres conquises, car la vie urbaine est de moins en moins tenable. Mais
les patriciens ne veulent rien céder. Ni la remise des dettes, parce que ce sont eux
les créanciers des plébéiens, ni la terre, car ils ont besoin de vastes espa-[p. 47]
ces pour faire paître leurs troupeaux, que gêneraient les champs cultivés et clos
des plébéiens. Dans ces conditions, il ne reste plus aux plébéiens qu'à déchirer
l'étoffe dont est tissée la ville. Dès 494 (et à deux reprises par la suite), la plèbe
fait sécession en se regroupant sur l'Aventin, et démontre au patriciat qu'il ne
saurait se passer d'elle. L'importance de l'événement mérite qu'on le souligne.
Cette sécession est un des tous premiers mouvements de masse que connaît
l'histoire sociale. Elle témoigne – disons le mot – d'une conscience de classe tout à
fait exceptionnelle. L'efficacité de ce soulèvement est à la mesure des ardeurs qui
l'inspirent. Les patriciens comprennent immédiatement qu'il met en péril la cité
toute entière. Un des leurs, Ménénius Agrippa, parvient à entrer dans le camp
plébéien et s'efforce de ramener les plébéiens à la raison en plaidant pour l'unité

1
Cf. J. ELLUL, Histoire des Institutions (Paris, P.U.F., 1972), 272.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 51

de la cité. L'allégorie qu'il emploie insiste sur l'interdépendance de la plèbe et du


patriciat 1 .
Quels sont les dangers inspirant l'émissaire des patriciens ? Les pressions que
la plèbe exerce ne sont pas d'ordre économique : les patriciens s'accommoderaient
fort bien du retour au seul pastoralisme et aux traditions qu'ils affectionnent. C'est
pour d'autres raisons que la sécession est une arme décisive, qui viendra à bout de
l'obstination patricienne. Elle est grosse de dangers sur le terrain politique et
militaire. Car la situation extérieure est tendue : plusieurs cités (dont Veiès)
encore sous domination étrusque entourent Rome et la menacent. Or une plèbe
indépendante aurait de fort bonnes raisons de s'allier avec les Étrusques pour ôter
toute idée de revanche à l'aristocratie patricienne. Des concessions lentes et
partielles valent encore mieux pour elle que ce grave danger immédiat. La
situation est d'autant plus sérieuse qu'en faisant sécession, la plèbe se soustrait au
service militaire. Même aidés par leurs clients et les esclaves qu'ils vont jusqu'à
envisager de libérer, les patriciens ne peuvent accepter qu'une telle ponction
désorganise les armées romaines. Mais dans ses ultimes conséquences, la
sécession va encore plus loin. Puisque les patriciens refusent les droits politiques
à la partie la plus nombreuse de la plèbe, celle-ci créera elle-même ses propres
institutions, appelées à devenir les organes de la cité plébéienne qui naîtrait au cas
où persisterait le refus patricien d'intégration. Dans l'immédiat, par une série
d'innovations hardies, celle-ci crée un véritable état dans l'état. Un processus de
démocratisation des institutions est en marche, le plus authentique sans doute que
connaîtra Rome. Il vise à remettre au peuple sans trucages ni ambiguïtés les
pouvoirs qui lui sont nécessaires pour déterminer lui-même son propre destin, au
besoin contre les monopoles exercés par la classe aristocratique dirigeante. Car
c'est d'elle que viennent pour l'heure les dangers les plus immédiats. La plèbe
obtient que soit créé un magistrat dont le rôle est de protéger tout plébéien menacé
par un patricien, le "tribun de la plèbe"... Il est lui-même intangible. Car, institué
par les hommes, il jouit de la protection des dieux : sa personne est sacro-sainte,
inviolable. Celui qui lèverait la main sur lui deviendrait sacer, voué aux dieux
infernaux, et au bras vengeur de tout individu désireux [p. 48] de le tuer. Ses biens
seraient dévolus au temple de Cérès, la divinité plébéienne. Le tribun de la plèbe
est donc son rempart contre les abus de l'aristocratie. Les patriciens ne s'y
trompent pas ; la situation ainsi créée leur paraît intolérable : "Il est impossible
que dans un même État il y ait des sénateurs et des tribuns de la plèbe : ou cet
ordre ou cette magistrature doivent disparaître. Qu'on s'oppose à leur folle
audace : mieux vaut tard que jamais". Telle est la thèse soutenue en 445 par la
faction la plus dure du sénat 2 .
Mais cela ne suffit pas : isolée, cette institution court le danger de tourner en
une tyrannie aux mains d'un individu démagogue et sans scrupules, flattant les
plébéiens dans le seul but d'étendre son pouvoir personnel. C'est pourquoi le

1
TITE-LIVE, II, 32, 9-12.
2
TITE-LIVE, IV, 2, 11.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 52

tribunat est collégial : plusieurs tribuns exercent leurs fonctions simultanément, et


peuvent neutraliser leurs actes respectifs. Même borné par ces sages garde-fous, le
régime n'est pas encore vraiment démocratique. Il faut que la plèbe, délivrée de
l'emprise patricienne, puisse discuter des lois qu'elle entend se donner et dispose
d'une assemblée à même de les voter. Ainsi naissent les "assemblées de la plèbe"
(concilia plebis), d'où seront toujours exclus les patriciens. Ces assemblées
obtiendront après de longues luttes de voter les lois propres à la plèbe, d'élire ses
magistrats, les tribuns et les édiles, plus spécialement chargés de l'entretien des
temples des divinités favorables à la plèbe, et de la gestion du trésor plébéien,
déposé dans le temple de Cérès.
Pour la première fois, aiguisée par le chômage, la misère et la faim, la
détermination plébéienne s'affirme, à la mesure de l'obstination patricienne. Du
choc de ces volontés naît un conflit dont la phase initiale, la plus violente, va
durer près d'un demi-siècle.

LES RÉPONSES PATRICIENNES

Les dangers que fait courir au patriciat le séparatisme plébéien sont trop
grands pour que celui-ci n'allie pas la ruse et l'intrigue à la violence dans le
combat qui s'ouvre avec la plèbe.
Puisque celle-ci s'est dotée de protecteurs attitrés (les tribuns de la plèbe), il
faut en limiter l'efficacité. Leur collégialité et les pouvoirs de blocage qu'ils
possèdent les uns à l'encontre des autres offrent des possibilités intéressantes. En
476 av. J.C., moins de vingt ans après la création du tribunat, le patricien Appius
Claudius explique parfaitement comment il convient de s'y prendre pour que les
tribuns ne fassent plus obstacle à l'enrôlement des plébéiens dans l'armée. Denys
résume encore mieux que Tite-Live la tactique suivie :

"... Il n'y pas d'autre moyen de mettre fin au pouvoir d'un tribun (...)
que de lui opposer les autres personnages de rang égal et possédant le
même pouvoir, et de leur ordonner ce qu'il essaye d'empêcher. Il conseilla
aux futurs consuls de faire ainsi et de faire en sorte d'avoir toujours
quelques tribuns bien disposés [p. 49] à leur égard et dans des sentiments
amicaux, disant que le seul moyen de détruire le pouvoir de leur corps
était de semer la division parmi ses membres 1 ".

1
TITE-LIVE, II, 44, 4-5 (voir aussi DENYS, IX, 1, 5).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 53

Tactique cynique, mais efficace, dont nous avons plusieurs exemples de


succès. Les patriciens vont même jusqu'à accueillir avec plaisir l'augmentation des
effectifs des tribuns, qui passent de 5 à 10 en 455, car "... c'était l'intérêt du Sénat
qu'il y ait beaucoup de champions de la populace. Car il était plus difficile d'être
uni lorsqu'on est beaucoup que lorsqu'on se trouve en petit nombre (...) il y aurait
alors dissension et manque d'unanimité dans le collège des tribuns" 1 .
Parfois cependant, la ruse ne suffit pas. Les patriciens prônent alors l'usage de
la force brutale, en dépit de l'inviolabilité tribunicienne. Quelquefois l'emploi de
la violence va jusqu'au meurtre, et de tels exemples sont souvent propres à
tempérer l'ardeur des tribuns.
Mais pour écarter le danger plébéien, les patriciens peuvent tout aussi bien
diriger la violence vers l'extérieur de la cité. La guerre fournit en effet une
occasion providentielle pour occuper les bras plébéiens. Un texte de Denys
résume parfaitement la situation comme la tactique :

"C'était devenu une chose régulière et coutumière pour la cité que


d'être en paix en temps de guerre, et livrée aux querelles en temps de paix.
Tous les consuls en étaient bien avertis, et si une guerre extérieure
survenait, accueillaient ce conflit comme le résultat de leurs prières ; et
quand les ennemis se tenaient tranquilles, eux-mêmes cherchaient à
susciter des motifs et des prétextes pour que la guerre se déclenche" 2 .

À ce prix, la plus grande partie du Latium sera conquise avant la fin du Ve


siècle. Ces conflits ne sont pas tous des inventions patriciennes destinées à juguler
les mouvements de la plèbe. Mais la part de supercherie et de calcul qu'ils recèlent
n'en est pas moins réelle, au point que les tribuns de la plèbe l'éventent vite et
poussent les plébéiens à déserter les rangs de l'armée. Dans le cas où échouent les
manœuvres patriciennes tendant à suborner les tribuns, l'aristocratie en est réduite
à mobiliser ses clients. Mais le canevas suivi demeure le même. Pour différer des
revendications plébéiennes (réforme agraire) ou remédier à une situation de crise
(sécession, famine), les patriciens suscitent un conflit à l'extérieur, décrètent
l'enrôlement auquel refusent de se rendre les plébéiens ; la guerre est alors menée
par les patriciens et leurs dépendants, clients, amis, affidés, parfois même
esclaves 3 . C'est ainsi que se passent les choses lors de la première sécession de la
plèbe, en 494. Un des chefs de l'aristocratie que nous avons déjà vu à l'œuvre
contre les tribuns de la plèbe, Appius Claudius, conseille d'armer les clients et les
quelques plébéiens encore hésitants pour remédier à l'abstention de la majeure
partie de la plèbe. Il suffirait pour les rallier de leur promettre l'abolition de leurs
1
DENYS, IX, 1, 5.
2
DENYS, X, 33, 2.
3
Pour une analyse détaillée de ces cas, cf. N. ROULAND, op. cit. ("Pouvoir politique..."), p.
117, 150-155.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 54

dettes. Certains se rendent à ces arguments 1 . Il ne s'agit toute-[p. 50] fois que de
solutions de pis-aller, car, aux dires des contemporains eux-mêmes, il ne faut voir
là qu'une "... armée réduite et inadaptée" 2 .
Ni la corruption des tribuns de la plèbe, ni le recours à la guerre ne sont en
effet des réponses aux problèmes suscités par l'ampleur du défi plébéien. Mais
l'aristocratie républicaine sait montrer autant d'intelligence et de pragmatisme que
ses pères de la Rome royale en redonnant vie à une institution que le déclin
économique de la plèbe aurait dû reléguer au rang d'accessoire démodé : les liens
de clientèle. Leur extension et leur politisation constituent la vraie réplique des
patriciens à la combativité plébéienne.

LES NOUVEAUX LIENS


DE CLIENTÈLE

Il n'y a que peu de rapports entre les liens unissant patrons et clients de la
Rome royale et les dimensions et les finalités qu'ils acquièrent dès le début du Ve
siècle pour les garder durant toute la durée de la République. La surprise ne se
situe au demeurant point là : Rome elle-même a presque totalement changé de
visage. Ni la politique, ni l'économie n'obéissent plus aux mêmes conditions.
L'étonnant, c'est plutôt que les liens de clientèle survivent à ces bouleversements.
Ce prodige n'est possible que grâce à leur multiplication au sein de la plèbe à un
niveau jusqu'alors jamais atteint, ainsi que par un remodelage dans le sens d'une
politisation accrue que leur impose l'aristocratie. Nous savons que tel n'était point
le cas un siècle auparavant 3 : la clientèle était une relation plus économique et
privée que politique, et limitée à la minorité de plébéiens assez riches pour que
leur fortune attirât les convoitises patriciennes. À partir de là, comment en arrive-
t-on à ces nouveaux liens de clientèle que les sources sont unanimes à nous
dépeindre ? Essayons de nouer les fils de l'intrigue.
Une première constatation s'impose, d'ordre numérique. Tout porte à croire
que les clients sont devenus fort nombreux. Nous venons de voir qu'ils le sont
déjà assez pour former des armées que les maîtres de la Cité opposent aux troupes
ennemies. Diverses données chiffrées dont nous disposons incitent à penser que
chacune des plus grandes gentes aristocratiques peut disposer d'un ou deux
milliers de ces individus. Enfin de nombreux textes affirment que les clients des
patriciens sont très nombreux, et même peuvent former une "immense armée" 4 .
De quelle source coulent donc ces flots de clients, si utiles aux patriciens ?
1
DENYS, VI, 47, 1.
2
DENYS, VI, 51, 1.
3
Cf. supra, p. 36.
4
LIV., III, 14-4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 55

Comme le dit le bon sens populaire, le malheur des uns fait le bonheur des autres.
En l'occurrence, les maux qui frappent la plèbe incitent les plus démunis ou les
moins combatifs de ses membres à préférer la protection d'un puissant clan
patricien aux rigueurs et aux incertitudes de la lutte politique contre les nouveaux
maîtres de la Cité. Personne n'entre dans une relation de dépendance autrement
que sollicité par des besoins pressants. Au début du Ve siècle, nous savons que les
conditions nécessaires à leur naissance ne man-[p. 51] quent point. La seule
nécessité impérative de manger chaque jour incite plus d'un de ces plébéiens
abandonnés par Cérès et Mercure à accepter une provende comme monnaie de
leur ralliement politique aux visées de l'aristocratie. Mais parallèlement à la faim,
on peut penser que l'endettement croissant est une des causes qui conduiront le
plus fréquemment les plébéiens sur les chemins de l'entrée en clientèle. La
fréquence des revendications plébéiennes demandant des moratoires ou la remise
des dettes témoigne de l'ampleur du fléau. Par un mécanisme parfaitement
logique, le plébéien se retrouve à la merci de son créancier patricien. Contraint de
chercher ailleurs que dans une activité commerciale ou artisanale déclinante les
fonds qui lui manquent, il est la plupart du temps incapable de rembourser les
emprunts qu'il a dû contracter. Le droit romain ne s'y trompe pas, qui appelle le
débiteur un nexus, c'est-à-dire un "homme pris dans des liens". Les chaînes de
l'esclave peuvent en effet ne pas tarder à remplacer les liens juridiques. La
procédure vaut qu'on s'y arrête. Le créancier insatisfait peut naturellement se
rembourser en saisissant les biens de son débiteur. Mais tout porte à croire que
l'indigence de ce dernier ne permet au mieux à son prêteur de ne jouir que d'une
maigre compensation. Il lui reste encore heureusement à se venger sur la personne
même de son débiteur. Chargé de chaînes, incarcéré dans la prison privée de son
créancier, le malheureux est promené comme un animal sur la place publique, les
jours où l'affluence est à son comble, c'est-à-dire lors des marchés. Si au bout de
trois de ces sordides processions personne ne se présente pour payer ses dettes, le
créancier peut le faire travailler pour son compte jusqu'à ce qu'il s'estime
remboursé de sa créance. Ou bien encore le vendre comme esclave, mais au-delà
du Tibre, comme l'exige la coutume, pour que la ville ne soit pas endeuillée par le
spectacle d'un de ses anciens citoyens plongé dans les rigueurs et le néant de la
condition servile. Mais il existe pire encore, au point que Dion Cassius, qui écrit à
la fin du second siècle de notre ère, ne peut croire à l'horreur de la coutume qu'il
nous rapporte :

"Il est donc certain que la plupart des malheurs qui fondirent sur les
Romains eurent pour cause la rigueur manifestée par les plus riches à
l'égard des plus pauvres. En fait, nombreux étaient les moyens mis à la
disposition des créanciers contre ceux qui dépassaient les délais de
remboursement de leurs dettes, celui-ci entre autres : au cas où quelqu'un
se trouvait avoir plusieurs créanciers, dépecer le corps du débiteur
morceau par morceau et en distribuer les parts au prorata de ce qu'il
devait, telle était la liberté reconnue. En dépit du caractère tout à fait
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 56

légitime de ce principe, du moins n'est-il jamais passé dans la pratique.


Comment donc supposer qu'un peuple ait atteint à ce point de cruauté,
alors que n'importe quel criminel reçoit bien souvent de lui toute latitude
pour assurer son salut par la fuite, et que les condamnés poussés en avant
du haut des rochers du Capitole sont autorisés à vivre s'ils en
réchappent ?" 1

[p. 52]
Soumis à ces diverses menaces, depuis l'enchaînement jusqu'au dépeçage, qui
n'aurait préféré l'entrée en clientèle ? Rien d'étonnant à ce qu'ils soient des milliers
à faire ce choix, comme cet ancien militaire, criblé de dettes, qui, en 385, est
sauvé par Manlius Capitolinus. Ce dernier rembourse son créancier au moment où
ce dernier le promenait enchaîné sur le forum 2 .
Les plus avisés des patriciens ont rapidement compris qu'ils peuvent tirer un
meilleur avantage du dénuement matériel et de la détresse psychologique de leurs
débiteurs en faisant d'eux leurs clients, plutôt qu'en les emprisonnant ou en les
coupant en morceaux. Appius Claudius, que nous commençons à connaître, dit en
parlant de ses débiteurs :

"... je n'ai jamais porté atteinte à la liberté de ceux qui m'ont causé du
tort, ni ne les ai privés de leurs droits civiques, mais tous sont libres, et
tous m'en sont reconnaissants et figurent parmi mes amis intimes et mes
clients. 3 "

De quelle liberté s'agit-il ? Il faut comprendre tout simplement qu'Appius, au


lieu d'incarcérer ses débiteurs, en a fait ses obligés. Ainsi l'exigibilité toujours
possible de la dette du nexus devenu client demeure-t-elle comme une épée de
Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.
Il paraît donc hautement probable que l'augmentation du nombre des clients
s'explique en grande partie par la fréquence croissante de l'endettement. Chacun
sait où de tous temps se recrutent les hommes de main et où s'achètent les
consciences. Moins chez les nantis que parmi ceux dont les possibilités de choix
ou de reconversion deviennent chaque jour un peu plus illusoires. De quel prix ces
nouveaux clients vont-ils devoir payer la protection que leur accordaient leurs
patrons ? À l'évidence, ce qu'on peut attendre d'eux se situe hors du domaine
financier. Restent les luttes politiques, dont le rapide développement exige des

1
DION CASSIUS, IV, 16, 17, 6-13.
2
TITE-LIVE, VI, 11, 14.
3
DENYS, VI, 59,3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 57

patriciens qu'ils mobilisent tous leurs moyens. Ils s'empressent donc de politiser
les services qu'ils exigent de leurs clients.
Une remarque préliminaire s'impose, d'ordre chronologique. Les textes faisant
état des activités politiques des clients s'inscrivent dans une période qui va de 494
jusqu'en 448. Ce qui signifie qu'immédiatement les patriciens engagent leurs
clients dans la lutte contre la plèbe. En effet, les premiers textes dont nous
disposons correspondent très exactement à la création des premiers organes
propres à la plèbe (tribunat de la plèbe et assemblées de la plèbe). Quant aux
derniers, ils se situent en 448, seulement deux ans après la création en 450 du
premier "code" juridique révélant les mystères du droit, la loi des XII Tables.
Nous verrons plus loin que c'est la première grande concession que la plèbe
parvient à arracher au patriciat, après un demi-siècle de luttes. Cette
correspondance n'est rien moins qu'un hasard, et démontre bien le sens avant tout
politi-[p. 53] que qu'assignent maintenant les patriciens aux relations nouées avec
leurs clients.
C'est au sein des assemblées que se déroule une grande partie des luttes
politiques. Mais les patriciens ne dispersent pas leurs forces sans discernement au
sein du système complexe formé par l'entassement d'institutions d'âges, d'origines
et de fonctions divers. Les clients ne peuvent être que d'une utilité très mince dans
les vieux comices curiates, concurrencés par des assemblées plus dynamiques, et
les comices centuriates où les divers trucages que nous avons étudiés assurent aux
riches une majorité confortable gagnée sans coup férir. Mais ailleurs la partie est
plus serrée. Dans les réunions pré-électorales (contiones), tout d'abord. Les
contiones sont des assemblées où l'on discute des mesures législatives ou
électorales qui seront prochainement soumises aux divers comices. Leurs débats,
uniquement préparatoires, n'ont aucune valeur légale, ni liante, ni consultative. Ce
sont seulement des réunions d'information. Mais s'y forment cependant les
grandes options qui vont ensuite animer les débats dans les comices officiels. De
plus, elles présentent une particularité absente de tout le reste du système
politique romain : tous peuvent y participer, non seulement les citoyens, mais
aussi les esclaves, les affranchis, les femmes, les plus démunis d'entre les
plébéiens, et éventuellement les autres (plébéiens plus aisés et patriciens), s'ils le
désirent. On comprend que ces contiones sont un des lieux où s'exercent des
influences de toute sorte afin de modeler les intentions de vote. Plusieurs textes
nous y montrent d'ailleurs des clients essayant de rallier les électeurs aux intérêts
de leurs patrons. Les patriciens s'intéressent également aux assemblées
plébéiennes, où la plèbe prétend voter ses propres lois 1 : un succès dans leur
contrôle serait décisif. Le fait est que là aussi ils mettent leurs clients à
contribution.
Restent les comices tributes, dont je n'ai pas encore parlé. Marquons un temps
d'arrêt pour expliquer leur fonctionnement, car cette nouvelle assemblée est un

1
DENYS, IX, 41, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 58

élément de démocratisation du régime dont l'action, en ce sens, s'ajoute à la


poussée réformatrice issue de la création des institutions plébéiennes au début du
siècle. Les érudits discutent encore de l'origine de ces comices et de leur fonction
originelle. Bornons-nous pour notre part à constater qu'au début du Ve siècle,
certains votes s'effectuent non plus seulement par curies et centuries, mais par
tribus. C'est notamment le cas des assemblées plébéiennes à partir de 471. En quoi
ceci modifie-t-il les équilibres complexes que les patriciens s'efforcent de
maîtriser ? Les tribus sont des circonscriptions territoriales incluant et divisant
tous les territoires soumis à la domination romaine. Les comices dont elles sont la
base fonctionnent suivant les mêmes principes du vote par groupe que nous avons
déjà examinés à propos des comices centuriates. L'unité de vote est ici la tribu, ce
qui offre encore toutes les possibilités de découpage électoral que l'on devine. En
495, on compte 21 tribus, 17 sur le territoire rural, 4 en milieu urbain. Les ruraux
ont donc l'avantage sur les citadins dans ces assemblées, puisqu'ils disposent
d'unités de vote [p. 54] quatre fois plus nombreuses. Le déséquilibre s'accentuera
par la suite, puisque l'extension des territoires conquis entraîne la création d'un
nombre supplémentaire de circonscriptions. En 241 av. J.-C., on atteint le chiffre
total de 35 tribus, qui ne sera plus dépassé par la suite, les territoires annexés
après cette date étant rattachés aux tribus déjà existantes. Mais ce n'est pas là que
réside le caractère démocratique de ces comices. Si le principe du vote par groupe
est commun aux comices centuriates et tributes, la classification en niveaux de
fortune déterminés par les cens dans les premiers est en revanche absente des
seconds. Pour voter dans les comices tributes, il suffit de pouvoir justifier d'une
résidence dans une des tribus, ce qui n'en exclut donc "que" les femmes, les
esclaves, les vagabonds et les étrangers. Ces comices détiennent le même type
d'attributions que les comices centuriates, mais à un niveau moindre : élection des
magistrats inférieurs, jugement des sentences pénales les moins graves, vote des
lois. Ces pouvoirs sont cependant importants et nous verrons qu'ils
concurrenceront de plus en plus ceux des comices centuriates tout au long de la
République.
Une telle assemblée, à moins d'inventer les mécanismes propres à la juguler,
est fort dangereuse pour les patriciens, car elle ajoute son influence à l'action
corrosive de l'ordre patricien inaugurée par les créations plébéiennes du début du
siècle. Les textes dont nous disposons montrent d'ailleurs que l'introduction dans
les mœurs politiques romaines du vote par tribus est fort mal ressentie par les
patriciens, habitués au contrôle aisé de l'assemblée centuriate. Un des leurs porte
en 471 un jugement dépourvu d'ambiguïté sur la nouvelle assemblée :

"... ils (les plébéiens) transféraient les tribunaux légitimes, auxquels


la cité avait auparavant confié le jugement des causes mettant enjeu la
peine capitale ou l'exil, de l'assemblée la plus incorruptible ∗ à la plus vile


C'est-à-dire les comices centuriates.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 59

populace ; des salariés et des vagabonds introduisaient des lois tyranniques


et impures contre les hommes de noble naissance. 1 "

Des invectives haineuses de ce genre s'échelonnent de 491 à 459. Leur


répétition semble montrer que les patriciens échouent dans leurs tentatives de
contrôle de l'assemblée tribute. Puisque le système des tribus donne la majorité
aux ruraux, l'inefficacité des rapports de clientèle dans ces comices confirme que
les clients sont essentiellement des citadins. Mais dans les autres assemblées, ils
savent profiter de toutes les occasions pour utiliser leurs nouveaux protégés. Que
leur demandent-ils ?
Tout d'abord leurs suffrages, ce qui à l'époque constitue une nouveauté. Ainsi,
en 492, lors du procès de M. Coriolan, un des ennemis les plus acharnés de la
plèbe 2 .
Mais à ce sujet une question se pose, à laquelle nous [p. 55] n'avons pas de
réponse claire. Comment les patriciens arrivent-ils à vérifier que leurs clients
votent bien dans le sens désiré ? Certains auteurs ont pensé que tous les électeurs
se connaissant, le contrôle est aisé, ce qui me paraît une hypothèse
particulièrement absurde. En effet, le nombre de citoyens oscille de 150 000 à
110 000 individus entre 509 et 478 av. J.-C. Même en tenant compte de
l'absentéisme, il va de soi que l'ampleur de la population civique dont témoignent
ces chiffres ôte toute vraisemblance à cette théorie. Il est plus probable que le
patron lui-même, aidé par les très nombreux membres de sa gens, contrôle les
suffrages de ses clients d'autant plus facilement que, jusqu'au second siècle av. J.-
C., chacun exprime son vote à voix haute.
Mais les patriciens n'hésitent pas à aller plus loin en constituant de véritable
milices privées à l'aide desquelles ils font régner la violence dans les comices. De
très nombreux textes nous les montrent disposant leurs bandes de clients dans les
points stratégiques des assemblées et s'opposant ensuite au vote des lois qui les
gênent 3 .
Parfois ces affrontements débordent le cadre des comices et dégénèrent en
véritables combats de rue. Les chefs du patriciat prennent pour eux-mêmes les
précautions d'usage, car ils disposent de gardes personnelles formées de ces
mêmes clients.
La fréquence des témoignages que nous livrent les textes sur ces épisodes de
violence n'est guère un symptôme rassurant en ce qui concerne le bilan des
entreprises patriciennes. Sauf dans les comices centuriates, ils semblent éprouver
les plus grandes peines à juguler les initiatives plébéiennes. Les injures, l'emploi
répété de la violence, conçu certainement comme un ultime recours, prouvent que

1
DENYS, IX, 44, 7.
2
DENYS, VII, 54, 3.
3
DENYS, IX, 41, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 60

la maîtrise du système institutionnel leur échappe. D'ailleurs, peuvent-ils faire à


leurs clients une confiance illimitée, surtout dans les périodes d'affrontements
aigus avec cette plèbe dont leurs protégés sont malgré tout issus ? Nous savons
que si les Romains refusent presque toujours d'armer leurs esclaves, c'est parce
qu'ils en ont peur 1 . Or la méfiance transparaît aussi dans leurs rapports avec leurs
clients. Ainsi, lors de la première sécession de la plèbe, le sénateur Ménénius
Agrippa paraît nourrir peu d'illusions sur le loyalisme des clients et des quelques
plébéiens demeurés fidèles à l'aristocratie 2 .
Ce dernier indice clôt une série de signes inquiétants pour le patriciat. La
combativité plébéienne aurait-elle eu raison de l'obstination séculaire des
patriciens ? En d'autres termes, après un combat violent d'un demi-siècle dont les
premières années sont marquées par des initiatives et innovations plébéiennes que
nous qualifierions aujourd'hui d'ultragauchistes, allons-nous assister à la mise en
place d'un régime démocratique ? Après l'épisode brillant du VIe siècle, les dieux,
pour la seconde fois, et par des chemins différents où la lutte et la misère
remplacent l'expansion et l'opulence, offrent à Rome cette chance. Car la situation
paraît assez favorable à [p. 56] l'adoption d'une telle solution. Le pouvoir semble
échapper progressivement à l'aristocratie. En face d'elle, la plèbe fait preuve d'une
vitalité remarquable. Loin d'être animée d'un esprit d'opposition systématique, son
ardeur revendicative n'a d'autre but que celui de l'assimilation par l'égalité des
droits civiques. Rien moins que tranquille, la révolution désirée est cependant fort
raisonnable. Et, de fait, les années 450 sont marquées par des réformes
importantes, qui clôturent ce demi-siècle de déchirements. Rome va-t-elle
accroître les quelques décennies de retard qu'elle a prises sur Athènes ? Seule
l'étude de ces réformes nous dira s'il s'agit là d'un point d'orgue ou d'une page
tournée avant que ne montent des chants nouveaux.

LES MESURES DES ANNÉES 450 :


RÉVOLUTION OU DUPERIE ?

Certains signes témoignent au tournant de ce demi-siècle du fléchissement des


volontés patriciennes.
La monétarisation des amendes, tout d'abord. Elle signifie l'abandon de
l'exclusive référence à l'économie pastorale : l'avoir plébéien conquiert droit de
cité. En 450 et 448, diverses lois donnent un équivalent en airain (métal dont est
faite la monnaie très primitive d'alors) du cheptel : un mouton vaut dix as, un
bœuf cent as. Ce phénomène est exactement le même que celui qu'avait connu
Athènes : les commerçants et artisans grecs avaient réussi à faire fixer par le
législateur une équivalence en drachmes aux mesures de contenance selon
1
Cf. N. ROULAND, op. cit. (Les esclaves romains en temps de guerre...), 97.
2
DENYS, VI, 51, 1-2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 61

lesquelles était évaluée la rente foncière servant à apprécier les divers degrés de la
puissance des propriétaires terriens. Cette frappante similitude est-elle un signe
avant-coureur de changements plus profonds ? La compénétration des fortunes ne
suffit pas. Il faut aussi que la communauté de destin des patriciens et des
plébéiens puisse s'exprimer par le mélange des sangs.
La revendication des mariages mixtes est une des exigences qui touche de plus
près l'honneur plébéien, depuis qu'en 451-450 l'aristocratie a réussi à en faire
prononcer la prohibition légale qui consacre une pratique sans doute préconisée
depuis longtemps par les patriciens.
Toute une série de textes extraordinaires témoignent de la force de leurs
préjugés. Ils nous montrent à quel point le mépris patricien est demeuré entier, et
à quel niveau d'impatience en est parvenue la plèbe. Laissons-leur la parole :

"... les patriciens trouvaient que ce projet ∗ souillait leur sang et


bouleversait le statut de leur famille (...) À quoi tendent en effet ces
mariages mixtes ? À vulgariser des sortes d'accouplements, comme chez
les bêtes, entre nobles et plébéiens. De sorte que celui qui en naîtra ne
saura plus à quel sang, à quel culte il appartient : moitié noble, moitié
plébéien, il ne sera pas même d'accord avec lui-même. 1 "
[p. 57]

À cette haine du mélange des sangs répondent les arguments du tribun


Canuleius, celui qui a déposé le projet de loi :

"N'est-ce pas le plus grand et le plus scandaleux des affronts que de


prendre une partie des citoyens pour des êtres tarés, qu'on n'épouse pas ?
(...) Défense d'entrer dans leur alliance, dans leur parenté, et de nous mêler
à leur sang. Mais alors, si c'est une souillure pour votre pauvre petite
noblesse (...) que ne lui conserviez-vous sa pureté par des mesures d'ordre
privé ? N'épousez pas de plébéiennes ! Ne mariez vos filles et vos sœurs
qu'à des patriciens ! Pas un plébéien ne prendrait de force une jeune
patricienne : ce sont là caprices de patriciens. Pas un ne vous aurait
contraints à conclure un mariage contre votre gré. Mais faire une loi pour
le défendre, abolir le mariage entre patriciens et plébéiens, c'est enfin de
compte un camouflet à la plèbe. Pourquoi, en effet, ne pas étendre
l'interdiction du mariage entre riches et pauvres ? (...) Pourquoi ne pas
interdire à un plébéien d'être le voisin d'un patricien, de prendre le même
chemin que lui, d'assister au même repas, de se trouver sur le même


Le projet de loi tendant à autoriser les mariages mixtes.
1
TITE-LIVE, IV, 1, 2 ; 2, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 62

forum ? (...) Par ces mariages entre vous et nous, nous ne poursuivons
qu'un seul but : compter pour des hommes, pour des citoyens. Vous, à
moins de vouloir nous outrager et nous déshonorer à plaisir, vous n'avez
pas le droit de vous y opposer. 1 "

Ces textes sont précieux, car ils dépassent leur objet propre, celui des mariages
mixtes. Même si ceux-ci finissent par être autorisés en 445, la violence des
diatribes auxquelles leur adoption donne lieu laisse mal augurer des chances de la
démocratie. Car, du côté patricien, c'est le refus et le mépris persistants de la plèbe
que cette violence cache, intacts depuis près de deux siècles. Si dans la pratique
concessions il y a, c'est sous la seule pression des circonstances, et dans l'unique
espoir d'éviter des renoncements plus grands 2 . Car la plèbe enhardie par ses
premiers succès entend bien ne pas s'en tenir là. Elle ressent aussi durement
l'inégalité politique que l'infériorité sociale ou la misère quotidienne. Pour pouvoir
s'intégrer à la classe dirigeante, ses membres doivent pouvoir être élus aux
magistratures, où sont concentrés tout le pouvoir exécutif et même, en partie, le
pouvoir judiciaire. Il faut aussi investir un bastion patricien : les sacerdoces. On
s'est trop souvent servi de la religion pour écarter la plèbe du pouvoir et la priver
de garanties juridiques et judiciaires. Écoutons encore Canuleius revendiquer pour
les plébéiens le droit d'être élus consuls :

"Quirites ! Le mépris des patriciens à votre égard, leur répugnance à


vous voir vivre avec eux dans une seule et même ville, à l'intérieur des
mêmes murs, je crois, pour ma part, les avoir souvent déjà constatés, mais
jamais si nettement qu'aujourd'hui (...) Ainsi donc, si on donne au peuple
romain la liberté du vote et le droit de confier à qui il veut le consulat (...)
l'existence de la ville sera compromise ? C'en est fait du pouvoir ? C'est
aussi grave de demander si un plébéien sera consul [p. 58] que de dire
qu'un esclave ou un affranchi pourra le devenir ? Sentez-vous bien dans
quel mépris vous vivez ? Ils voudraient pouvoir vous enlever votre part du
jour qui nous éclaire ! Que vous respiriez, que vous ayez le don de la
parole, que vous ayez figure humaine, cela les révolte ! Bien mieux : il
paraît que c'est un sacrilège, les dieux me pardonnent, de nommer consul
un plébéien (...) Mais, dira-t-on, en fait, jamais depuis l'expulsion des rois
un plébéien n'a été consul. Et après ? Toute innovation est-elle interdite ?
Ce qui ne s'est pas encore fait – et que de choses sont dans ce cas chez un
peuple neuf ! – doit-on, même si c'est utile, renoncer à le faire ? (...) Mais,
après tout, est-ce au peuple romain ou à vous seuls qu'appartient la
souveraineté ? L'expulsion des rois a-t-elle valu le pouvoir absolu à vous
seuls, ou la liberté et l'égalité à tous ? (...) Comme si vous n'aviez pas

1
TITE-LIVE, IV, 4, 5-12.
2
TITE-LIVE, IV, 6, 3-4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 63

éprouvé ce que valent vos menaces contre la volonté unanime de la plèbe,


et cela à deux reprises ∗ ! 1

L'implacable réquisitoire de Canuleius confirme nos jugements sur la


permanence de l'hostilité patricienne à la plèbe. Comme pour les mariages mixtes,
les patriciens vont céder. S'agissant du pouvoir politique, ils ne le feront que très
progressivement, en retardant le plus possible l'effet pratique de leurs
concessions. Le projet de loi déposé par Canuleius relatif au consulat n'est adopté
que plus d'un siècle plus tard, en 367, sous la forme des lois liciniennes. La
censure, qui donne à son titulaire d'inestimables possibilités dans de nombreux
domaines, en particulier dans celui du découpage électoral, n'est accessible aux
plébéiens qu'en 350. Mais ces mesures législatives sont longues à passer dans la
pratique : il faut attendre 131 av. J.-C. pour trouver deux censeurs plébéiens.
Quant aux sacerdoces, l'évolution est similaire : une loi de 300 en ouvre la plus
grande partie aux plébéiens, et en 254 un plébéien devient pour la première fois
Grand Pontife.
Autant de signes certains qu'une fois encore Rome s'est détournée de la voie
démocratique dont le choix s'est offert à elle au milieu du Ve siècle.
C'est pourtant à cette date précise que se situe la dernière grande réforme que
nous ayons à envisager, celle que plus encore que les précédentes les Romains
eux-mêmes considéraient comme le symbole d'un compromis patricio-plébéien,
assurant à tous la liberté et l'égalité : la fameuse Loi des XII Tables. À écouter
Cicéron et Tite-Live, on a l'impression que ce monument législatif établit enfin la
démocratie à Rome. Ce qui précède nous incite à plus de réserve.
Nous avons vu qu'une des sources du pouvoir que détient le patriciat sur la
plèbe et le plus puissant motif d'entrée en clientèle résident dans le monopole de
la connaissance du droit par la classe dirigeante 2 . Sur le point de la publication du
droit, la Loi des XII Tables semble apporter toute satisfaction à la plèbe : les lois
sont rédigées sur douze tables de bronze déposées au Forum. Théoriquement,
n'importe qui peut maintenant [p. 59] en prendre connaissance. À condition
toutefois de savoir lire... ce qui limite singulièrement la portée pratique de cette
mesure de publicité. Nous ne savons pas, à vrai dire, quelle proportion de la
population romaine en est capable au Ve siècle avant notre ère. Nous sommes en
revanche mieux renseignés sur le degré d'alphabétisation des Romains des siècles
suivants : il est déplorable. Ce qui permet au moins de supposer que leurs ancêtres
du premier siècle de la République ne sont en la matière guère plus cultivés. Mais
Tite-Live ajoute par ailleurs que la Loi avait pour but d'énoncer "les principes
utiles à la plèbe et au patriciat, et propres à assurer la liberté et l'égalité", "d'établir


Allusion aux deux sécessions de la plèbe, en 494 et 449.
1
TITE-LIVE, IV, 3-4-5.
2
TITE-LIVE, III, 31, 7 ; 34, 3 ; 34, 6 ; CICERON, De l'orateur, I, 43.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 64

pour tous, grands et petits, l'égalité devant la loi". Sans le nier, il convient de
tempérer son optimisme 1 .
On sait que les fortune plébéiennes sont de taille diverse, et déterminent le
rang de leurs propriétaires dans les comices centuriates. Tout en bas de l'échelle
du classement comitial figurent les prolétaires (proletarii). Les capite censi (ceux
dont la fortune est tellement dérisoire que seule leur tête – caput – compte...) ne
sont même pas admis à figurer dans l'assemblée. Ce sont donc les prolétaires et
les capite censi qui souffrent le plus de l'inégalité civique. Ils sont sans doute
aussi les plus nombreux à s'engager dans les rets de la clientèle. Car toute la
procédure civile romaine de cette époque est faite pour les individus bénéficiant
de la protection d'un clan, tel que la gens patricienne. L'individu démuni d'appui
part perdant. Le proletarius et le capite census n'étant pas citoyens, ne peuvent
être demandeurs ou défendeurs à un procès : ils ont besoin d'un patron. Seul ce
dernier peut introduire leur action devant un tribunal, obtenir des délais... et
exécuter la décision de justice, car en droit romain, c'est aux parties, et non à
l'autorité publique, d'y procéder. Même gagnant, que pourrait faire un homme seul
contre un puissant clan patricien ? Or la Loi des XII Tables marque une véritable
révolution. Car elle permet au prolétaire, qu'elle affirme désormais citoyen (iam
civi), de prendre pour garant n'importe quel autre citoyen, aussi bien un plébéien
qu'un patricien. Le prolétaire bénéficie donc désormais de l'égalité civique et
judiciaire. La réforme est sans contestation possible démocratique. Peut-on dire
pour autant qu'elle établit la démocratie et met fin à la nécessité des relations de
clientèle ? Ce que nous savons de la permanence des préjugés patriciens
s'accommoderait mal d'une réponse affirmative que démentent par ailleurs
plusieurs faits. Les lois sont affichées au Forum, les prolétaires peuvent agir en
justice de leur propre chef, mais les prêtres gardent toujours les secrets de la
procédure : formules rituelles, calendrier judiciaire, etc. Ces mystères ne seront
révélés à tous que beaucoup plus tard, en 304. C'est pourquoi on est bien obligé de
convenir qu'en définitive les libertés judiciaires offertes par la loi des XII Tables
ne possèdent qu'un caractère largement formel. Dans la pratique, l'assistance d'un
patron patricien reste quasi obligatoire, assurant encore un bel avenir aux relations
de clientèle. D'autre part, la Loi laisse de toute façon de côté tous les capite censi,
toujours exclus de l"'égalité" civique et juridique. Or on peut [p. 60] penser que la
crise économique n'a fait que gonfler les effectifs de ce sous-prolétariat, au sens
exact du terme... La réalité reste donc bien en-deçà de ce que semble promettre la
Loi des XII Tables.

1
Cf. supra, n. 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 65

UN BILAN DÉCEVANT

Au moment du bilan, c'est surtout d'espoirs déçus qu'il s'agit. Les chances de
la démocratie, initialement réelles, ont été étouffées par de faux compromis et des
concessions partielles, que leur étalement plusieurs fois séculaire a rendus
illusoires. Les institutions révolutionnaires dont la plèbe s'est dotée au début du
siècle vont progressivement être intégrées aux carrières et assemblées politiques
"normales" ; et son accès aux postes de direction retardé pour longtemps. Les
liens de clientèle, loin de dépérir, survivent à des réformes qui auraient pu les
rendre inutiles. Or ces liens furent une des armes les plus sûres de l'aristocratie
contre la démocratisation du régime. Il n'y a donc eu ni révolution, ni démocratie.
Tout est-il donc duperie, rien n'a-t-il changé ? Si, et sur des points importants.
L'aristocratie a été contrainte par la combativité plébéienne à des concessions
auxquelles son intransigeance ne la prédisposait pas. Elle réussit à les limiter de
telle façon qu'elle s'évita une défaite : celle qu'aurait représentée l'instauration
d'un régime démocratique, où la majorité du peuple aurait disposé des moyens de
s'exprimer et faire valoir ses droits. Mais l'impossible retour aux sources n'a pu
s'effectuer. Ces privilèges sociaux et politiques dont elle est si jalouse, il va
malgré tout falloir les partager, même si ce n'est que lentement, et avec une
minorité de partenaires. Ce à quoi elle vient de se résoudre, c'est à la formation
d'une nouvelle classe dirigeante.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 66

[p. 61]

Chapitre III –
LA NOUVELLE CLASSE
DIRIGEANTE

Retour à la table des matières


Les réformes des années 450 n'établissent point la démocratie à Rome. Mais
elles rendent possible pour l'avenir l'assimilation au patriciat de ceux des
plébéiens que tente plus un partage des privilèges que leur abolition au profit
d'une société plus fraternelle. Les historiens ont coutume d'appeler ce compromis
historique limité la "constitution patricio-plébéienne", régime de mixité fortement
tempérée dont l'élaboration tourmentée demandera plusieurs siècles sans jamais
déboucher sur un régime démocratique tel qu'avait pu le concevoir et pratiquer
Athènes.
La nouvelle classe dirigeante n'est cependant point issue de ce seul ralliement.
L'arrêt de la crise économique et la reprise de la croissance au cours du IIIe siècle
av. J.-C. créent un ensemble de conditions favorables à l'apparition de groupes
sociaux nouveaux : hommes d'affaires, marchands, transporteurs par mer, dont la
fortune mobilière concurrence la richesse foncière de la vieille aristocratie.
L'appétit de ces nouveaux riches ne se limite pas aux biens matériels, et ils
entendent bien participer au pouvoir, de façon plus ou moins directe. Strates
successives déposées au cours des siècles par le hasard des fluctuations
économiques et des pactes politiques, ces milieux forment un conglomérat
composite dont le mélange s'effectuera dans des conditions dont tout risque de
détonation n'est pas exclu. Le renouvellement des milieux dirigeants est donc
certain, mais il paraît moins sûr qu'il soit un gage de stabilité pour l'avenir. Ces
bouleversements ne concernent au demeurant directement qu'une minorité
d'individus, inclus ou satellisés par ceux qui détiennent et se disputent le pouvoir.
Ils ne sont pas non plus immédiats. Car en ces années 450 où nous avons marqué
un temps d'arrêt, la sortie du tunnel est encore longue à atteindre, et la plèbe, dont
les conditions de vie concrète continuent à se dégrader, continue la lutte.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 67

LA SORTIE DU TUNNEL

À partir de 450, les importations de vases grecs deviennent [p. 62]


pratiquement inexistantes : le commerce extérieur de Rome s'atrophie. Un lent
mouvement de redressement ne s'effectuera qu'à partir des années 350. Les
famines continuent à sévir, souvent provoquées par les ennemis de Rome qui
procèdent à son blocus économique. Mais les premières décennies du IVe siècle
sont celles d'un tournant. La cité sort de sa léthargie. Ayant surmonté les
tentatives d'étranglement que lui imposaient les villes voisines, elle commence à
se lancer dans les premières guerres de conquête. Aux buts purement défensifs se
substitue la notion de garantie de l'indépendance de Rome, notion, comme on le
sait, qui peut couvrir les entreprises les plus expansionnistes. Mais marchands et
diplomates suivent les soldats. Rome s'engage dans une politique de coexistence
pacifique avec des puissances qu'elle ne se sent pas encore en mesure d'affronter
sur le plan militaire. Jusqu'en 270, cette politique de détente sélective est jalonnée
par la conclusion de traités de commerce avec Carthage, l'Égypte, Rhodes et
Marseille. Plus jamais Rome ne sera close sur elle-même : ainsi ira s'amplifiant le
développement économique. Grâce au butin, elle peut de nouveau importer des
produits des pays lointains. L'extension territoriale, le pillage des villes vaincues
enrichissent la cité. Un signe certain de cette ouverture et de la renaissance des
activités commerciales réside dans le perfectionnement de l'instrument monétaire,
réalisé dans la seconde moitié du IVe siècle. On se satisfaisait auparavant de
lingots de cuivre qu'il convenait de peser à chaque transaction, car leur
estampillage approximatif ne donnait qu'une garantie très incertaine. Ce qui
explique le nom que donnait le droit romain à certains contrats de vente, conclus
"par l'airain et la balance". Cette monnaie très archaïque était radicalement
inadaptée à des échanges plus intensifs. Aussi, en 344, le lingot est-il plus
strictement étalonné, garantie à laquelle s'ajoute son fractionnement, qui permet
des transactions plus rapides et plus précises. La monnaie en argent apparaîtra
environ un siècle plus tard.
Progrès non moins significatif, la conquête permet à Rome de ne plus souffrir
de la faim. Les patriciens sont toujours rebelles à la mise en culture de leurs
domaines sur lesquels ils préfèrent faire errer leurs troupeaux, mais l'annexion de
la Campanie et de l'Étrurie tibérine donne à la cité la maîtrise des
approvisionnements céréaliers qui lui faisaient jusque-là si cruellement défaut.
Ranimée par cette conjoncture favorable, la vie urbaine reprend peu à peu.
Une fois encore, le meilleur gage nous en est donné par l'extension de l'habitat et
l'érection de nouveaux monuments. Le quartier de l'Aventin entre dans l'histoire
de la ville. C'est surtout la plèbe qui l'occupe, car depuis longtemps s'y dresse un
temple consacré à Cérès, sa divinité protectrice. Une vallée sépare ce quartier du
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 68

centre de la ville, où défilent les processions accompagnant les triomphes et


précédant les jeux solennels. Dans une ambiance de carnaval, on y porte sur des
brancards les statues des dieux et des déesses tandis que des officiants en longue
robe et des musiciens offrent aux dieux et aux hommes un spectacle plein de
fantaisie. Plus tard, on cons-[p. 63] truira le Grand Cirque à cet emplacement.
Située un peu plus loin, la zone du Champ de Mars commence elle aussi à
s'animer. À la différence de l'Aventin, cette plaine n'est pas occupée par les
particuliers. Consacrée à Mars, elle sert au rassemblement des armées, et tient lieu
de siège aux comices centuriates, que leur caractère militaire, en vertu d'un
antique tabou, exclut de l'enceinte de la ville. Pour séparer les groupes de votants,
rien d'autre que de simples barrières provisoires. Mais à la fin du Ve siècle est
construit un édifice pour abriter les services administratifs collaborant aux
activités dont le Champ de Mars est le siège. On y héberge également les
ambassadeurs étrangers pendant leur séjour à Rome. Une dizaine d'années plus
tard, un coup sévère est porté à la Ville par l'invasion gauloise : Rome est prise et
mise à sac en 390, les Gaulois allument un peu partout des incendies qui ravagent
la Cité. L'ampleur des destructions est telle qu'un moment on se demande s'il ne
vaut pas mieux la reconstruire ailleurs que sur le site ancestral. Ces doutes sont
vite dissipés, et les quartiers démolis rapidement relevés : "Pêle-mêle, on
commença à reconstruire la ville. L'État fournit les tuiles, et on put prendre les
pierres et le bois où l'on voulait, à condition de s'engager à terminer la
construction dans l'année. Cette hâte empêcha de se préoccuper de l'alignement
des rues, car on construisait là où le terrain était libre, sans distinguer le sien de
celui d'autrui 1 ". La rapidité et l'ardeur présidant à ces opérations sont les premiers
signes d'un dynamisme urbain qui s'affirmera pleinement à partir des années 300.
Commence alors une très sensible reprise économique. La cité dispose des
ressources nécessaires : c'est à cette époque que les censeurs s'occupent pour la
première fois de travaux publics. En 318, Caius Maenius fait bâtir au forum des
boutiques destinées aux changeurs de monnaie (ce qui est un signe des temps...) et
surmontées d'une terrasse permettant aux spectateurs de suivre les jeux publics.
Le premier aqueduc assurant à la cité une alimentation en eau régulière est bâti six
ans plus tard, tandis que le tracé de grandes voies relie Rome à l'Adriatique et la
Campanie. Les guerres contre les Samnites, Tarente et Pyrrhus suspendent pour
quelque temps cet élan en mobilisant toutes les ressources financières. Mais ce
n'est là qu'une pause. En 296 on érige au sud du Champ de Mars le temple de
Bellone : le Sénat s'y réunit pour accueillir et honorer les généraux de retour de
campagnes victorieuses avant qu'ils n'entrent dans la ville à la tête du cortège
triomphal. Devant lui se dresse la Colonne de la guerre, symbole d'une très
antique coutume. Lorsque Rome déclare la guerre, elle affirme préventivement
son bon droit et cherche à mettre les dieux de son côté. Un collège sacerdotal,
celui des féciaux, est chargé de l'accomplissement des rites. Son chef s'avance en
territoire ennemi et réclame par trois fois ce que le peuple romain estime être son
dû, prenant Jupiter à témoin en se couvrant la tête du voile de laine réservé aux
1
TITE-LIVE, V, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 69

pontifes dans l'exercice de leurs fonctions. S'il n'obtient pas satisfaction, il revient
à Rome pour convaincre le Sénat"... de faire une guerre juste et sainte pour
obtenir notre dû". Son accord obtenu, il retourne à la fron-[p. 64] tière, portant un
javelot armé de fer, ou une lance de cornouiller à la pointe durcie au feu. Il
déclare alors solennellement la guerre et lance le javelot en territoire ennemi.
Avec l'éloignement des théâtres d'opération, l'exécution concrète de ces rites va
poser des problèmes pratiques, les féciaux ne pouvant envisager d'entreprendre de
trop longs voyages. Mais à l'époque des premières conquêtes, il n'est pas question
d'offenser des dieux qui semblent bien disposés à l'égard de Rome en
abandonnant cet antique usage. La solution de ce dilemme est trouvée au début du
IIIe siècle. Un prisonnier ennemi est contraint d'acheter symboliquement le terrain
où est érigée la Colonne de la Guerre. Cette portion de sol devient ainsi terre
étrangère, ce qui permet aux féciaux d'y déclarer la guerre et de lancer la pique
symbolique sans avoir à s'éloigner de Rome.
Après la chute de Tarente, les censeurs reprennent leur activité édilitaire. Un
nouvel aqueduc est construit, signe de l'expansion urbaine. En 221, le censeur C.
Flaminius construit le cirque qui prit son nom. Il restera longtemps le cadre des
Jeux de la plèbe et sert de marché les jours ordinaires.
Au début du IVe siècle, les plébéiens sont encore victimes du fléau de
l'endettement, auquel nous les avons vus en proie déjà un siècle auparavant. En
385, il est toujours possible aux puissants de recruter des clients en acquittant les
dettes de débiteurs réduits aux abois. Manlius Capitolinus, que nous avons déjà
rencontré, libère ainsi quatre cents débiteurs... Ceux-ci témoignent par la suite en
sa faveur lors du procès où il a à répondre d'une accusation de complot contre
l'état. Ne s'enorgueillit-il pas d'ailleurs du titre de "patron de la plèbe", que lui a
décerné cette dernière ? 1
Cependant, un certain nombre de signes laissent à penser que ce dernier
exemple est plus une conclusion que la répétition indéfinie du malheur plébéien.
Tout au long des IVe et IIIe siècles, le sort de la plèbe paraît s'améliorer.

LE "PRINTEMPS DE ROME" ?

À partir du deuxième quart du quatrième siècle, les mesures favorables à la


plèbe se succèdent. Une série de lois adoucissent le sort des débiteurs : réduction
du taux d'intérêt à 4%, obtention de moratoires et de conditions de remboursement
beaucoup moins strictes. En 326, une loi Poetelia Papinia dépasse le cadre des
simples mesures de circonstance en supprimant la contrainte par corps et les
procédés barbares auxquels elle donnait lieu. Les débiteurs incarcérés au moment

1
TITE-LIVE, VI, 18, 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 70

du vote de la loi sont relâchés à la seule condition de jurer qu'ils sont trop pauvres
pour rembourser leur créancier. Puis cède un bastion séculaire de l'aristocratie. En
304, l'édile plébéien Gnaeus Flavius, élu grâce aux voix populaires, fait scandale
en divulguant les règles qui commandent le déroulement des procédures
judiciaires. Ce sont ensuite les fonctions clefs de l'état que la plèbe est reconnue
capable d'exercer 1 : de 445 à 300, diverses lois lui [p. 65] ouvrent l'accès aux
sacerdoces et aux magistratures. Enfin les assemblées politiques elles-mêmes
semblent gagnées par ce qu'on pourrait appeler "le printemps de Rome". Un vent
de libéralisation paraît souffler sur les comices centuriates, alignés en 241 sur le
régime beaucoup plus égalitaire des comices tributes. Denys n'hésite d'ailleurs pas
à qualifier cette dernière réforme de "démocratique 2 ". De tels abandons de la part
de l'aristocratie ont de quoi surprendre. Il paraît nécessaire pour y voir plus clair
d'étudier de près d'où souffle ce vent censé apporter le printemps.
Tout le problème est de savoir si la croissance économique dont nous avons
relevé de multiples indices n'est pas sélective. Qui s'enrichit, et à quel rythme ?
Quant aux réformes juridiques, on sait bien que proclamer l'égalité des chances ne
sert à rien si on ne crée simultanément les conditions concrètes propres à assurer
la promotion de ceux que jusque là l'exclusivisme juridique tenait dans la
pénombre. L'ouverture juridique des magistratures à la plèbe s'accompagne-t-elle
en pratique d'une démocratisation du recrutement des dirigeants ? La même
interrogation pèse sur le sort des assemblées populaires. En quoi consiste la
réforme "démocratique" des comices centuriates dont nous parle Denys ? Pour
être réelle, la démocratisation du régime devrait d'ailleurs s'étendre à toutes les
assemblées. Il faut donc savoir si les patriciens vont décider de mettre fin aux
divers procédés qui leur permettent de les contrôler.
Tentons de répondre à ces questions.

L'ILLUSION DÉMOCRATIQUE

Les lois que nous avons citées témoignent de l'adoucissement du sort réservé
aux débiteurs. On parle moins, maintenant, de les dépecer... Mais loin de s'inscrire
dans un processus de démocratisation économique, cette amélioration ne fait que
prouver la multiplication de leur nombre et la dégradation de leur condition. Mise
à part la satisfaction d'un simple désir de vengeance, à quoi servirait de continuer
à emprisonner des individus dont de toute façon l'insolvabilité ne donne aucun
espoir de remboursement prochain à leurs créanciers ? Mieux vaut s'en faire des
clients. Ce n'est que lorsque la misère des plébéiens atteint un point véritablement
critique que cette évidence s'impose à la majorité des patriciens. Il est alors facile
1
Cf. supra, p. 46.
2
DENYS, IV, 21, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 71

pour eux de jouer aux démocrates en supprimant une contrainte par corps devenue
inutile. L'investissement politique représenté par la création de nouveaux liens de
clientèle est beaucoup plus rentable.
La proclamation du libre accès à la justice pour presque tous n'est qu'un type
similaire de dévoiement démagogique. Éligibles aux sacerdoces en 300 (on sait
que seules les fonctions sacerdotales donnent la connaissance réelle du droit et de
la procédure), les plébéiens n'y accèdent dans les faits qu'un demi-siècle plus tard.
La justice reste de toute façon aux mains des puissants. Comme le dit Tite-Live :
"... la prépondérance [p. 66] de quelques grands parvenait toujours à triompher de
la liberté du peuple 1 ". Le même décalage s'inscrit au niveau de l'exercice des
magistratures 2 , auxquelles les plébéiens ne parviennent que fort longtemps après
que le droit leur en eût été concédé. Il ne faut pas voir dans ce retard la seule
manœuvre consistant à freiner le plus longtemps possible l'accès de la plèbe aux
postes clefs. Le trucage est beaucoup plus subtil. On doit relier cette volonté
d'obstruction à la fondation de la nouvelle classe dirigeante que nous connaissons.
Pendant que s'écoule le moratoire que s'accordait la vieille aristocratie, la
croissance économique suscite l'apparition d'une nouvelle bourgeoisie plébéienne
dont les intérêts s'accommoderaient fort mal d'une réelle démocratisation du
régime (on peut penser aux aspirations "libérales" des bourgeoisies européennes
de la fin du XIXe : les régimes monarchiques anciens les gênaient dans leur
expansion économique en raison de leur autoritarisme et de l’archaïsme des
classes aristocratiques. Elles réclamaient donc aux classes aristocratiques des
aménagements constitutionnels, un suffrage censitaire, des parlements élus où
leurs membres seraient sur-représentés. Elles n'étaient pour autant rien moins que
de "gauche" et s'opposèrent à tout aventurisme, aussi bien en France – souvenons-
nous des journées de juin 1848 – qu'en Allemagne et en Italie). Ce régime doit
être réformé pour qu'elle puisse participer aux décisions politiques, mais l'ordre
social et son expression politique doivent demeurer inégalitaires. Élargissement
de la classe dominante, soit. Mais le processus ne doit souffrir d'aucun
débordement démocratique. À ce compromis l'aristocratie dans son ensemble s'est
résignée. Encore faut-il laisser le temps faire son œuvre et permettre l'ascension
de cette bourgeoisie et sa séduction par l'exercice privilégié du pouvoir. Tel est le
sens de la lenteur que mettent les réformes à entrer dans les faits. Toutefois quand
les premiers plébéiens accèdent aux magistratures, il ne s'agit certes plus des
tribuns révolutionnaires du temps des sécessions, mais bien au contraire d'une
bourgeoisie nantie à laquelle seule la nouveauté de sa richesse rappelle que ses
pères étaient de cette plèbe que les dirigeants continuent à tenir dans un mépris
hautain. Petit à petit, elle oubliera jusqu'à sa condition de parvenue, et se fondra
dans cette nouvelle classe dirigeante, l'aristocratie patricio-plébéienne, dont seule
l'illusoire binomie peut entretenir l'apparence du caractère démocratique.

1
TITE-LIVE, X, 9, 2-4.
2
Cf. J. GAUDEMET, Institutions de l’Antiquité (Paris, Sirey, 1967), 296-298.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 72

Dans ce contexte, les réformes des comices et les pratiques politiques qui y
règnent s'éclairent d'un jour nouveau.
En 241, seulement treize ans après que le premier grand pontife plébéien ait
commencé à donner en public des consultations juridiques, intervient une réforme
des comices centuriates qui les aligne sur les comices tributes. A-t-elle pour effet
de les démocratiser, en abattant les privilèges dont l'organisation centuriate
entourait jusqu'alors le vote des riches ? Pour répondre à cette question, nous
devons revenir sur le mode de formation de cette nouvelle classe dirigeante.
L'amalgame qui finit par se réaliser entre la vieille aristocratie et la nouvelle [p.
67] bourgeoisie n'est ni immédiat, ni harmonieux, ni complet. Si la nécessité d'un
front commun face à la détermination de la majorité de la plèbe s'impose à elles,
ce n'est pas sans heurts ni rancœurs. Car tous leurs intérêts ne sont pas
convergents, et il faut se garder en ce domaine d'analyses trop simplistes ou
dogmatiques. Un simple regard sur les soubresauts partisans qui agitent les
alliances de droite et de gauche de la France de 1980 convaincra l'observateur de
la force des pesanteurs sociologiques sur les alliances politiques, les premières
déchirant les secondes lorsqu'entre les deux l'écart se révèle trop grand. Le
regroupement de couches sociales aux origines et intérêts que l'évolution des
forces économiques travailla dans le sens d'une divergence accrue, base du succès
initial du gaullisme, n'est-il pas aujourd'hui la cause de son éclatement et de sa
dégénérescence ? L'alliance entre les patriciens et les plébéiens n'échappe pas à
ces vibrations dont l'ampleur toutefois n'ira jamais jusqu'à ébranler l'édifice
complexe bâti par les groupes dirigeants. L'aristocratie traditionnelle conçoit
comme un moindre mal l'alliance avec la fraction nantie de la plèbe. Elle n'oublie
pour autant ni ses origines, ni ses visées, car les mentalités nobiliaires sont lentes
à pardonner une naissance inférieure. La description d'une antique coutume
propre à l'aristocratie romaine permet de bien saisir à quel point elle est
imprégnée de traditions conservatrices. Laissons l'historien grec Polybe, qui vit au
second siècle av. J.-C., nous la raconter :

"À Rome, quand un homme illustre disparaît, on le transporte en


grande pompe sur le Forum (...) où il est exposé debout aux regards du
public (...) Après l'enterrement et la célébration des rites habituels, on
place l'image du mort à l'endroit le plus en vue de la maison, dans un
reliquaire en bois ; cette image est un masque de cire dont la forme et la
couleur sont d'une ressemblance parfaite. Les jours de sacrifices publics,
on expose ces images et on les pare avec grand soin ; quand un membre
important de la famille vient à mourir, on fait porter ces images dans les
cortèges funèbres par des hommes qui ont une certaine ressemblance avec
les défunts par la taille et l'allure ; ils revêtent aussi la toge ourlée de
pourpre s'il s'agit d'un ancien consul, celle brodée d'or si le mort avait
obtenu le triomphe ou une distinction du même genre. Ils avancent alors
sur des chars, précédés par les faisceaux, les haches et les autres insignes
habituels des magistrats selon les charges et les honneurs que chacun a
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 73

obtenus de son vivant dans la cité, et, une fois parvenus aux rostres 1 , ils
s'assoient sur des sièges d'ivoire (...) Qui resterait insensible en voyant
réunies toutes ces effigies d'hommes que leur mérite a rendu illustres et
qui semblent vivantes et animées ? Pourrait-il exister plus beau
spectacle ? 2 "

(La coutume restera encore en vigueur sous l'Empire) 3 .


[p. 68]
Mais de quels ancêtres s'agit-il ? Des bons assurément. À vrai dire, les
ancêtres ne peuvent être qu'illustres. Les autres n'existent pas. Les rites dits "de
condamnation du souvenir" (damnatio memoriae) martèlent dans la mémoire
collective les traces de ces épisodes indignes. Point d'image d'un condamné dans
le cortège qui suit sa dépouille. Cette attitude mentale de négation de ce qui n'est
pas conforme, nous l'avons déjà constatée plusieurs fois à l'origine des rapports
entre la plèbe et le patriciat. Cette répétition l'élève à la hauteur permanente d'un
véritable archétype. Ces images sont en réalité des masques, expressions parfaites
de l'idéalisme patricien.
De tels rites symbolisent donc bien l'importance donnée à l'ancienneté de
l'appartenance aux milieux dirigeants. Avant que les images des plébéiens
puissent dans ces cortèges rivaliser avec les figures de cire de la vieille noblesse,
beaucoup de temps s'écoulera.
Cet antagonisme trouve une de ses expressions dans la réforme des comices
centuriates, à laquelle nous devons maintenant revenir. Son exacte appréciation
exige le recours à une certaine technicité qu'il nous est pour une fois impossible
d'éviter. La réforme consiste à faire de la tribu l'unité de vote des comices
centuriates, comme c'était déjà le cas dans les comices tributes. On met en rapport
le nombre de centuries de chacune des cinq classes censitaires avec celui des
tribus : soit trente-cinq centuries pour une classe, puisqu'il y a à cette époque
trente-cinq tribus. Ce système d'une ingéniosité remarquable combine donc deux
types d'avantages, profitant tous à une minorité de riches. D'une part les bénéfices
traditionnels résultant de l'organisation centuriate divisée suivant des niveaux de
fortune, d'autre part la prédominance au sein du système tribute des voix des
tribus rurales (trente et une tribus rurales contre seulement quatre urbaines), plus
nombreuses, moins peuplées, et surtout soumises à l'influence des propriétaires
fonciers, qui règnent en maîtres sur la plus grande partie des terres conquises.
Nous tenons dans ce dernier trait l'explication de la réforme, dont nous allons voir
qu'elle n'a rien à voir avec un quelconque souci de démocratisation.

1
Tribune dominant le Forum, d'où les orateurs s'adressaient au peuple.
2
POLYBE, Histoires, VI, 53.
3
SÉNÈQUE, Lettres, 44, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 74

L'hostilité éprouvée par la vieille noblesse envers la bourgeoisie d'affaires ne


peut se cantonner au seul niveau des attitudes mentales. Il faut aussi prendre les
mesures politiques nécessaires pour contenir sa progression. L'aristocratie veut
bien de l'union, mais à condition qu'elle en reste maîtresse. Or les milieux
d'affaires risquent de prendre peu à peu le contrôle des comices centuriates,
puisque la taille de leur fortune peut atteindre et même dépasser celle de la
noblesse. Car on sait que dans cette assemblée, les plus riches disposent de plus
de voix. L'estimation monétaire des niveaux censitaires ne traduit point la
différence de nature des fortunes plébéienne et patricienne. Car les premières,
surtout mobilières, s'opposent aux secondes, consistant essentiellement en grands
domaines fonciers. Pour continuer à maîtriser les comices centuriates, les
patriciens doivent donc y introduire cette distinction qualitative, tout en
continuant à privilégier le vote des riches, puisqu'ils [p. 69] appartiennent à cette
catégorie. En surévaluant les voix des ruraux par rapport à celles des citadins,
l'alignement des centuries sur le découpage tribute réalise ce savant dosage. Une
touche finale parfait l'opération : le retrait de la "centurie prérogative" aux
chevaliers, et son tirage au sort dans la première classe censitaire. Quelques
explications s'imposent à ce sujet.
Au-dessus du cens de la première classe existent dix-huit centuries regroupant
les électeurs dont la fortune atteint des niveaux exceptionnels. Leurs moyens leur
permettent d'acquérir à leurs frais une monture et l'équipement de cavalier (le
combat à cheval fut toujours une prérogative de l'aristocratie). D'où leur nom de
centuries "équestres". Or la coutume veut que lors du vote, les suffrages initiaux,
ceux qu'exprime le vote de la première centurie, dite "prérogative", aient une
valeur propitiatoire. Y contrevenir serait imprudent : aussi les autres centuries ont-
elles tendance à voter dans le même sens que la centurie prérogative. Le
déclassement de cette centurie opéré par la réforme de 241 montre que
l'aristocratie veut éviter qu'elle constitue une arme pour les membres des milieux
d'affaires que l'importance grandissante de leur fortune range toujours plus
nombreux au sein de ces dix-huit centuries équestres. Ayant du même coup
neutralisé les inconvénients spécifiques de chacune des assemblées comitiales
(centuriates et tributes), les patriciens peuvent se donner le luxe de "démocratiser"
le système électoral et législatif en procédant rapidement à un transfert vers les
comices tributes des attributions supérieures jusque là réservées aux comices
centuriates : les premiers sont devenus à la fin du IIIe siècle la grande assemblée
législative républicaine, sans pour autant que le régime ait été en rien démocratisé.
Les manipulations des institutions auxquelles se livrent sans vergogne les
milieux dirigeants ne se bornent d'ailleurs pas à cet habile tour de passe-passe.
D'autres procédés de découpage électoral sont mis en œuvre, auxquels s'ajoutent
les effets des pressions que l'aristocratie exerce directement, ou par clients
interposés. La description de ces techniques achèvera de nous montrer à quel
point on s'attache à cette époque à supprimer les dernières maigres chances d'une
démocratisation du régime.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 75

La meilleure opportunité de découpages électoraux est fournie par


l'accroissement des terres conquises. L'organisation administrative de la conquête
s'exprime par la création continue à partir de 387 de nouvelles circonscriptions
territoriales et électorales, les tribus, qui atteignent en 241 leur nombre maximum,
trente-cinq. Les censeurs sont les maîtres de l'inscription des citoyens dans les
tribus. C'est eux qui décident de les inscrire dans une circonscription plutôt que
dans une autre, leurs pouvoirs exclusifs en la matière leur permettant à la limite et
suivant leurs besoins de ne pas tenir compte de la domiciliation réelle de
l'électeur. Or ce n'est qu'en 339 qu'une loi décide que l'un des deux censeurs doit
obligatoirement être plébéien... Jusque là, l'aristocratie peut combiner au mieux
les ressources de la clientèle et les opportunités de découpage élec-[p. 70] toral
dont disposent ceux de ses membres élus à la censure. Les censeurs peuvent grâce
à leurs clients, dont les suffrages leur sont par avance acquis, noyauter telle ou
telle circonscription en la truffant de leurs affidés. Sans parler du déclassement
électoral réalisé automatiquement par l'inscription d'un citoyen dans une des
quatre tribus urbaines, celles-ci étant en nette minorité par rapport aux trente et
une tribus rurales, dont la densité démographique est pourtant beaucoup moins
grande.
Maîtres des assemblées politiques dont ils parviennent à contrôler la
composition et le fonctionnement, les patriciens aspirent également à neutraliser
une des armes les plus redoutables de la plèbe : le tribunat. Leurs tentatives en la
matière sont souvent couronnées de succès, et on peut penser qu'une fois de plus,
la mise en jeu des liens de clientèle n'y est pas étrangère. Les très sérieuses
difficultés économiques dans lesquelles se trouve plongée la plèbe dans la
seconde moitié du Ve siècle leur permettent de lui porter des coups sévères. En
444, "... les nouveaux tribuns de la plèbe choisirent leurs collègues de manière à
flatter les désirs des patriciens : ils allèrent jusqu'à désigner deux patriciens
anciens consuls... 1 ". De telles outrances signifieraient la fin du tribunat si
l'aristocratie disposait des moyens d'en systématiser l'occasion. Comme le dit
Tite-Live : "... la plèbe ne comptait plus guère sur le tribunat (...) depuis deux ans,
il n'y avait plus de tribuns que de nom 2 ". Cependant, les patriciens agissent en
général de façon plus discrète, en cherchant à influencer les tribuns. Ils ne
reprennent d'ailleurs qu'une vieille tactique, dont leurs pères avaient déjà usé :
"...Appius Claudius a indiqué aux Patres ∗ la seule démarche à suivre pour rompre
la puissance tribunicienne : l'opposition entre collègues. Les hommes nouveaux se
laissent aisément influencer par les grands et changent facilement d'avis (...) Ils
n'ont que leur intérêt en tête (...) gagner ainsi la bienveillance de l'ordre tout
entier, et surtout des principaux Pères 3 ". Plusieurs fois l'aristocratie arrive à faire
ainsi échec aux projets tribuniciens. Les tribuns injurient leurs collègues subornés,
les traitant de "... traîtres aux intérêts de la plèbe, d'esclaves des personnages
1
TITE-LIVE, III, 65, 1.
2
TITE-LIVE, III, 65, 9.

Les sénateurs.
3
TITE-LIVE, IV, 48, 5-10.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 76

consulaires 1 de "vendus aux nobles", mais la règle de l'unanimité joue à leur


détriment sans que leurs injures n'y puissent rien changer 2 .
Grâce à un lent, ingénieux et implacable acharnement, l'aristocratie a donc
regagné à la fin du IIIe siècle le terrain qu'elle avait dû céder dans les premières
décennies de la République à l'ardeur revendicative de la plèbe. Elle dispose, par
le coup de maître que représente la réforme de 241, de la maîtrise du système
tribute, qui lui avait initialement échappé. Elle a pu retarder l'ouverture des
magistratures de telle façon qu'elles n'échoient qu'à ceux des plébéiens avec
lesquels un gentleman's agreement est pour elle envisageable. Son mérite est
d'autant plus grand qu'à l'orée des années 300, elle se [p. 71] trouve de nouveau
confrontée avec un danger dont elle a pu mesurer la gravité sous la domination
étrusque : l'ouverture de la cité aux influences extérieures et au dynamisme
commercial nés des premiers succès de la conquête. Un prudent compromis dans
lequel elle sait garder pour elle les meilleures cartes lui permet de transformer en
alliés les nouveaux riches dotés d'un croissant appétit de pouvoir. Ayant pour
l'heure neutralisé ses ennemis déclarés ou potentiels sur sa gauche et sur sa droite,
elle peut se payer le luxe de dissimuler la progression de son emprise sur le
pouvoir par un mensonge éhonté, celui de la démocratisation des institutions.
Nous avons vu ce qu'il fallait penser de cette démocratie-là : jamais en fait les
chances de la démocratie à Rome n'ont été à ce point réduites. Ces efforts et les
succès qui les récompensent n'ont point pour autant épuisé les capacités d'auto-
défense et le génie pragmatique de l'aristocratie. La période qui s'ouvre après la
victoire définitive sur Carthage à la fin du IIIe siècle lui donnera l'occasion d'en
fournir une nouvelle fois les preuves. Car Rome va maintenant accéder au rang de
première puissance méditerranéenne et se hausser au niveau du destin que la
Fortune a conçu pour elle. Mais si Jupiter trône dans les nuées, il y manie aussi la
foudre. Moins que jamais les dieux ne sont disposés à accorder à la République
une sérénité qu'ils lui ont refusée dès sa naissance.

1
TITE-LIVE, IV, 48, 16.
2
TITE-LIVE, X, 37, 11.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 77

[p. 72]

CHAPITRE IV –
L'IMPÉRIALISME ET LA RÉVOLUTION

LE CAUCHEMAR D'HANNIBAL

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Le sort de l'Europe s'est joué il y a deux mille ans sur les rivages
septentrionaux de l'actuelle Tunisie. Quel serait aujourd'hui son visage si en 202
av. J.-C. Scipion l'Africain n’avait écrasé, à Zama, les troupes de Carthage
conduites par Hannibal ? Nous ne le saurons évidemment jamais, mais il est
possible d'affirmer qu'il eut été fort différent. Carthage est profondément marquée
par ses contacts avec l'Orient, ayant eu à subir la domination des Perses de
Babylone. Pour les contemporains, elle apparaît comme une enclave orientale. Ses
habitants portent des robes brodées, aiment à se parer de bijoux, affectionnent les
lourds parfums. Comme tous les peuples commerçants, les Carthaginois font
preuve d'une déconcertante aptitude à parler toutes les langues. L'expansion
commerciale qu'a connue Rome à partir des années 300 est trop neuve pour avoir
porté les mœurs à un tel niveau de raffinement. D'ailleurs, à l'époque où la cité
naissait sur les rives du Tibre, il y avait déjà mille ans que le fait urbain était
connu par les Phéniciens. Des fouilles entreprises en 1970 à Sarepta ont montré
que, là où ne se trouvent plus que des champs de blé, vécut une cité en pleine
activité dès 1600 av. J.-C., couvrant plusieurs centaines d'hectares et abritant des
milliers d'habitants, résidant dans des quartiers séparés où se concentraient les
divers métiers et industries. Les liens entre l'argent et le pouvoir sont beaucoup
plus affirmés qu'à Rome. L'économie carthaginoise est avant tout basée sur le
commerce et les liaisons maritimes. Les riches négociants donnent peu à peu
naissance à des dynasties de familles nobles et opulentes qui constituent dans
toutes les cités une classe dirigeante. Celle-ci accapare par la corruption ou la
force toutes les fonctions publiques et religieuses. Situées à l'opposé des
mentalités aristocratiques romaines, les valeurs carthaginoises privilégient tout ce
qui touche au maniement de l'argent et des biens négociables. S'ils les conduisent
toutes deux vers la domination de la Méditerranée, les chemins de Rome et de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 78

Carthage ne sont pas les [p. 73] mêmes. La puissance romaine est fondée sur son
étendue territoriale défendue par une armée formée des citoyens dont les plus
pauvres sont exclus. Alors que l'objectif essentiel de Carthage reste la richesse,
plutôt que le rêve impérialiste. Mis à part le terrain des environs immédiats de la
cité de Carthage, l'empire ne dispose que de comptoirs commerciaux. L'armée
carthaginoise est rien moins que civique, mais mercenaire. Les Carthaginois
investissent dans les services de mercenaires de la même manière qu'ils placent
des capitaux. Face à l'ennemi romain, c'est-là un désavantage. Alors qu'à Rome
carrières civiles et militaires s'interpénètrent dans la vie des grands hommes
politiques, l'oligarchie d'argent carthaginoise tient en continuelle suspicion ses
propres généraux. Dans les années 260, à la veille de la première guerre contre
Rome, le poste de général en chef carthaginois est devenu un honneur
positivement fatal. La moindre défaillance sur le champ de bataille peut
promptement conduire à la crucifixion. La famille des Barcides, dont est issu
Hannibal, rompt avec cette tradition. Le premier, Hamilcar Barca comprend qu'il
lui faut quitter la ville, sous peine de succomber à ses intrigues vénéneuses. Fort
de l'appui de ses soldats, il se taille un large fief personnel englobant près de la
moitié méridionale de l'Espagne. Son fils Hannibal reçoit le pouvoir à 25 ans. Ses
rêves impériaux sont à la hauteur de ceux d'Alexandre. Il projette de soumettre à
partir de son bastion espagnol les tribus celtes divisées en bandes rivales qui
peuplent l'Italie du Nord et la Gaule. À la tête de cette coalition, il entend vaincre
Rome et fonder un empire méditerranéen qu'il gouvernerait de Carthage.
L'influence des Barcides transforme donc Carthage en une puissance dotée tout
comme Rome d'ambitions impérialistes. La politique de détente et de coexistence
pacifique ponctuée par la conclusion de traités de commerce ne dure qu'un temps.
En 264, la première guerre punique éclate, chacun des protagonistes voulant
s'assurer le contrôle de la Sicile. Les Romains sont initialement désavantagés, car
fort peu experts en matière de combats maritimes. Leur pragmatisme leur permet
de remonter ce handicap : la première galère carthaginoise capturée, ils en copient
le modèle pour construire leurs propres escadres. Au terme d'un conflit de plus de
vingt ans, la victoire leur est acquise. Ce succès initial dissimule à Rome que le
pire est encore à venir. Car c'est en 237 qu'Hamilcar Barca s'embarque pour
l'Espagne... Ses ambitions personnelles coïncident avec le désir de revanche de sa
cité. Quant à Rome, elle ne peut tolérer à long terme l'expansion punique en
Espagne. Les gisements de métaux précieux de la péninsule ibérique permettent à
Hannibal de solder ses troupes sans aucune difficulté. De plus les intérêts de
Marseille, l'alliée de Rome, se trouvent contrariés par ce formidable voisin. Enfin
le Sénat pressent bien qu'Hannibal ne s'en tiendra pas là. La guerre devient
inévitable. Carthage y est prête, plus forte que jamais grâce aux initiatives hardies
des Barcides. Rome aussi, dont l'armée soudée par l'esprit civique s'est aguerrie
depuis la conquête de la péninsule italienne. Le siège de Sagonte par Hannibal
constitue le casus belli néces-[p. 74] saire : en 218, les hostilités commencent
officiellement. À Rome, on ouvre les portes du temple de la guerre, consacré au
dieu Janus. Les premières batailles sont autant de désastres pour la cité, à laquelle
ses long succès avaient fait oublier l'odeur des défaites.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 79

Cette guerre dont on ne sait si Rome eut l'optimisme de la croire "fraîche et


joyeuse" tourne rapidement en un véritable cauchemar. Les outrances religieuses
auxquelles se livre alors la population témoignent du bouleversement des
mentalités et de leur désarroi. En un premier temps, les Romains se tournent vers
leurs plus antiques divinités et reprennent des rites primitifs, consultant les
recueils de prophéties à la moindre occasion. Après la défaite du Lac Trasimène,
on proclame un "printemps sacré", vieux rite italique exigeant le sacrifice aux
dieux de tout ce qui naîtrait dans l'année, quitte à limiter dans la pratique la portée
de cette expiation. Un nouveau désastre attend les Romains à Cannes. Aussi en
vient-on aux sacrifices humains : on ensevelit vivants deux Grecs et deux Gaulois.
Les dieux n'en sont cependant pas apaisés. Désespérant des idoles de leurs pères,
les gens du peuple se tournent alors vers les divinités étrangères. Tite-Live écrit :

"Il semblait qu'on eût tout à coup changé les hommes ou les dieux.
Ce n'était plus seulement en secret, entre les murs des maisons, qu'on
abolissait les rites romains : en public même, au Forum ou sur le Capitole,
une foule de femmes n'observaient plus, ni pour les sacrifices, ni pour les
prières aux dieux, la coutume des ancêtres."

Pour éviter que la panique ne gagne, le Sénat interdit ces manifestations et fait
détruire les recueils d'oracles. Il pense calmer les esprits en multipliant fêtes et
jeux : rien n'y fait. Les Romains continuent leur fuite dans l'irrationnel, associant
l'exotisme au mysticisme et au dérèglement des sens. Un signe frappant en est
l'introduction du culte de Cybèle. Une pierre noire venue d'Asie mineure est
l'objet des dévotions que les Romains adressent à la déesse. Alors qu'Apollon est
encore relégué au Champ de Mars, la pierre en question est adorée sur le Palatin
même, en face du Capitole qui abrite les plus vieux et plus puissants dieux
romains. Quant au culte lui-même, il est franchement orgiaque, et dirigé par un
collège de prêtres eunuques. De tels dérèglements tranchent par rapport aux
habitudes traditionnelles des Romains.
Il faut reconnaître qu'un bref examen des conséquences militaires des
premiers désastres devant les troupes carthaginoises légitime le sentiment éprouvé
par les Romains que leurs dieux les ont abandonnés.
Le Sénat doit mobiliser 108 000 citoyens, soit 10% de la population totale,
près de 35 mâles adultes sur 100. La moitié à peu près périssent. Il faut attendre
les performances atteintes par les boucheries des guerres modernes pour
rencontrer de telles proportions. Plus précisément, on estime que les "pertes [p.
75] nettes" de la guerre, compte tenu des morts naturelles qui se seraient de toute
façon produites, s'élèvent à 50 000 citoyens, soit 6% de la population, c'est-à-dire
plus que les morts français de la guerre de 1914-1918 (moins de deux millions de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 80

morts pour une population totale de quarante millions) 1 . On sait que le conflit
suffit à faire changer l'Europe de siècle. On ne s'étonnera donc pas de l'ampleur du
traumatisme que subit Rome lors de la deuxième guerre punique. Pour rester dans
le domaine militaire, elle doit se résoudre à des mesures tout simplement
scandaleuses. L'enrôlement des esclaves, tout d'abord, sur une échelle dont nous
ne trouvons par la suite aucun exemple dans toute l'histoire de Rome 2 . Deux
légions sont formées à partir des 8 000 esclaves auxquels on promet la liberté s'ils
s'offrent au sort des armes. La peur inconsciente qu'ont les Romains de leurs
esclaves les a pourtant toujours incités à ne les autoriser en aucun cas à porter les
armes. Trois siècles plus tard, Appien témoigne encore de cette peur, quand il
définit les esclaves comme une " ... race infidèle, toujours ennemie, et pour cela
exclue des devoirs militaires 3 ". Il faut dire qu'un second principe fondamental est
lui aussi violé : l'idée selon laquelle seule la fortune est une garantie de
l'accomplissement des devoirs militaires 4 . On doit cependant aller encore plus
loin dans la transgression de l'éthique militaire. Le service militaire reposant à
l'origine principalement sur les riches et les classes moyennes à l'exclusion des
pauvres, la ponction démographique est d'autant plus lourde pour les groupes
supérieurs. Les premières défaites les laissent plus que décimés. Il faut se
résoudre à mobiliser les pauvres. Dès 214, on abaisse la capacité financière
minimale pour être recruté de 11 000 à 4 000 as. Les effectifs s'en trouvent
renforcés, et 80 000 hommes sont sous les armes en 212. Mais l'armée romaine ne
voit point changer seulement sa configuration au niveau des troupes.
L'organisation du commandement est également affectée par les conditions du
conflit. Le système romain prévoyait une rotation annuelle des commandants en
chef, puis parmi les hommes politiques. On évitait ainsi les risques de
personnalisation du pouvoir. Mais les dimensions géographiques et la durée du
conflit avec Hannibal transforment cet avantage en inconvénient. Aussi le Sénat
est-il contraint d'allonger la durée des commandements de Scipion, qui finit par
remporter la victoire. Mais le danger représenté par la constitution d'un pouvoir
personnel à caractère militaire est né. Latent durant le second siècle avant J.-C., il
se manifestera lors du siècle suivant, quand les grands généraux putschistes se
disputeront le pouvoir en piétinant allègrement le cadavre de la République. Pour
l'heure, ce n'est pas en siècles, mais en années que le destin du régime semble
compté. Mais petit à petit, grâce à la ténacité des Romains, aux transgressions des
vieux principes de recrutement auxquelles ils se résolvent, et à la personnalité
éminente de Publius Cornelius Scipion, Rome prend l'avantage sur Carthage.
Bêtes de guerre plus qu'hommes, Scipion et ses hommes conquièrent l'Espagne,
puis passent en Afrique où en écrasant Hannibal à Zama en 202, ils donnent à
Rome les clefs de la [p. 76] conquête du monde connu. Deux ans seulement après

1
Cf. C. NICOLET, Le métier de citoyen (Paris, Gallimard, 1976), 151.
2
Cf. N. ROULAND, Les esclaves romains en temps de guerre (Bruxelles, Latomus, 1977), 45-
58.
3
APPIEN, Guerres civiles, 1, 10.
4
Cf. supra, p. 28-29.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 81

Zama, Rome déclare la guerre à Philippe V de Macédoine, et l'Orient grec connaît


alors la série des éclatantes victoires romaines. Un demi-siècle plus tard, la Grèce
est conquise et l'Orient hellénistique disloqué. La République est devenue assez
riche pour dispenser ses citoyens du paiement de l'impôt direct. Né dans les
années 300, l'impérialisme romain se manifeste maintenant avec toute la force
neuve que lui donne la faveur divine retrouvée.

L'APRÈS-GUERRE ET LE DÉBAT
SUR L'IMPÉRIALISME

On peut en effet dater sa naissance du troisième siècle, lorsque sûre de sa


supériorité en Italie, Rome se lance dans des opérations lointaines. Cet
impérialisme est initialement militaire : Rome veut neutraliser ses ennemis
potentiels de façon préventive, même lointains : ainsi des campagnes de
Macédoine. Mais assez vite les marchands emboîtent le pas aux soldats : au
second siècle av. J.-C., cet impérialisme devient également économique. À la
solution rudimentaire du pillage se substitue celle de l'exploitation économique
plus rationnelle, plus rentable et plus durable. Le marchand et le soldat ne peuvent
à eux seuls résumer l'histoire de Rome durant cette période. La fraction la plus
conservatrice de l'aristocratie hésite à se lancer dans des aventures extérieures au-
delà des mers. Le débat qui s'élève après Zama entre Caton l'Ancien et Scipion
l'Africain l'illustre bien. Le premier est un propriétaire de la région de Tusculum,
très attaché aux traditions ancestrales. Il monte cabales sur cabales afin de
déconsidérer dans l'opinion le clan des Scipions, accusant notamment le frère du
vainqueur d'Hannibal de détournement des fonds publics. Il parvient à écarter
l'Africain du pouvoir ; alors que la censure de Caton, en 194, marque le triomphe
des réactionnaires, Scipion meurt un an plus tard après s'être retiré sur ses terres.
Il connaît ainsi le sort fréquemment réservé aux généraux vainqueurs sur les
champs de bataille, et défaits dans l'arène politique. Mais pour lui, seule la mort
met un terme à la traversée du désert. Ce conflit qui l'oppose à Caton paraît à vrai
dire irréductible. Pour ce dernier, la politique extérieure de Rome ne doit plus
maintenant poursuivre que des fins défensives. S'engager plus loin, et surtout
s'abîmer dans le mirage oriental conduirait la cité à sa perte. Mieux vaut profiter
de la fin du cauchemar d'Hannibal pour panser les blessures de l'Italie. Scipion
vante aussi les mérite de la paix, mais il l'entend bien autrement : la paix, c'est
pour lui la pacification, ce qui est tout autre chose. Admirateur de la culture
grecque, dont se méfie Caton, il pense que la mission de Rome est d'unifier le
monde méditerranéen en proie à l'anarchie qui risque de l'engloutir, et avec lui les
vertus de l'hellénisme. Il s'agit donc d'un impérialisme, puisque l'on sait bien que
tout impérialisme se donne pour prétexte ou pour légitimité de "préserver la paix",
ou encore de l'étendre. Chacune des deux grandes puissances qui, à l'heure
actuelle, se déchirent [p. 77] le monde, le font bien entendu au nom des forces de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 82

la paix et de la liberté. Le poète lui-même prêtera à l'un de ses héros la formule


magique de la grandeur romaine :
"Souviens-toi Romain, de régir les peuples sous ton empire : tes arts à toi seront
d'imposer les conditions de la paix, d'épargner les vaincus et de dompter les
superbes. 1 "
Cette ivresse dont témoigne a posteriori Virgile dut saisir bien des Romains
dans l'immédiat après-guerre. Fierté et orgueil national s'y mêlent sans doute,
mais aussi le désir de souffler un peu, de profiter des richesses que donne à Rome
le sort des armes. Le luxe fait son apparition à Rome et s'y manifeste avec éclat. Il
devait régner dans le Forum cette ambiance un peu folle qui suit les moments de
grande tension psychologique (pour mieux le comprendre, souvenons-nous du
relâchement des mœurs qui, sous le Directoire, suivit les terribles secousses des
années 1790). Un épisode en témoigne, celui du débat qui s'élève en 195 av. J.-C.
autour d'une loi Oppia, qui prétend limiter les manifestations extérieures du luxe
et de l'indépendance féminins. L'affaire est moins anecdotique qu'il n'y paraît car
elle nous montre que même privées de droits politiques, les femmes peuvent
exercer une influence sur les affaires publiques. Mais mieux encore, les
arguments antiféministes de Caton nous renseignent sur l'effet déstabilisateur des
structures sociales et familiales qu'il attribue aux modifications nées de la
conquête. La loi Oppia, votée en 215 aux heures les plus sombres de la Guerre
Punique, interdit aux femmes de posséder plus d'une demi-once d'or (13,6 g), de
s'habiller de vêtements de plusieurs couleurs, et de se faire transporter en chariot
attelé. Celles-ci n'hésitent pas à faire le siège des magistrats et envahir les places
publiques et les rues de la ville pour réclamer son abrogation. Caton prend alors la
parole pour défendre la loi Oppia. Son premier argument est qu'en aucun cas les
revendications féminines ne doivent faire l'objet d'une politisation :

"... ce n'est pas sans une certaine honte que je viens de traverser une
troupe de femmes pour arriver au Forum (...) je leur aurais adressé la
parole. "Quelle est cette façon de vous précipiter hors de chez vous et
d'investir les rues, et de faire appel à des hommes qui vous sont étrangers ?
Cette démarche même, ne pouviez-vous, chacune en ce qui la concerne,
l'adresser chez vous à des hommes qui soient les vôtres ?" (...) D'ailleurs,
même à l'intérieur de leurs demeures, à supposer que la retenue enferme
les épouses dans les limites correspondant à leur pouvoir réel,
conviendrait-il qu'elles se préoccupent de savoir si telle loi est bonne ici à
proposer ou à abroger ? (...) il s'en faut de peu que le forum et les
assemblées (électorales ou non) ne s'ouvrent à elles. 2 "

1
VIRGILE, Énéide, VI, 852-854.
2
TITE-LIVE, XXXIV, 2-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 83

Puis, allant plus loin dans son analyse, Caton montre combien la conquête, par
le luxe oriental qu'elle communique à [p. 78] Rome, fait dégénérer les mœurs.
Son anti-impérialisme est donc essentiellement basé sur la revendication d'un
ordre moral à usage interne :

"Souvent vous avez entendu mes plaintes au sujet des dépenses des
femmes autant que celles des hommes (...) Et aussi mes doléances à
propos des deux infirmités opposées, avarice et luxe, qui accablent la cité.
Ce sont-là des fléaux qui ont amené la perte de tous les grands empires.
Ces infirmités, plus s'améliore et s'épanouit la fortune de la République,
plus notre empire se développe (déjà nous avons franchi l'espace qui nous
séparait de la Grèce et de l’Asie, ces terres comblées de tous les attraits
des plaisirs, et nos mains se sont posées sur les trésors des grands rois), et
plus je les redoute : ma crainte, c'est que ces richesses ne s'emparent de
nous, au lieu que nous ne nous emparions d'elles. Elles sont nos ennemies,
croyez-moi, les statues transportées de Syracuse dans cette ville. Trop
nombreux sont ceux par qui j'entends proclamer la louange admirative des
embellissements de Corinthe et d’Athènes, tournant en dérision les
antéfixes d'argile qui représentent nos dieux. Pour moi, ce sont ces dieux-
là que je préfère : ils ont été nos protecteurs et le seront encore, je l'espère,
si nous souffrons qu'ils demeurent à leur place. 1 "

Les espoirs de Caton vont être cruellement déçus. Les lois somptuaires ne
constituent que des barrages insignifiants totalement incapables de résister devant
les bouleversements économiques et mentaux entraînés par une politique
finalement expansionniste. Quant aux dieux étrangers, ils sont de plus en plus
nombreux à envahir le Panthéon romain, où figure, pour faire bonne mesure, une
stèle dédiée "au dieu ou à la déesse inconnus".
Faut-il croire pour autant les films hollywoodiens qui nous montrent Rome
telle une hydre veillant sur le Mare nostrum, hérissée de légions romaines qui
seraient autant de hordes fascistes ? Car c'est bien ainsi qu'une certaine tradition
commerciale modèle dans l'esprit des contemporains le visage de l'Antiquité.

1
Ibid., 4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 84

LES INTRUMENTS
DE LA COLONISATION

Tableau en vérité grossièrement inexact. La phase initiale de conquête est


évidemment d'ordre militaire. Mais le simple bon sens suffit pour comprendre
qu'un empire de cette taille n'eût pu durer si longtemps par la seule force du
glaive. En Italie, dans la majeure partie des cas, Rome passe avec les cités
vaincues des traités d'alliance qui leur laissent leur autonomie interne 1 . Leurs
habitants peuvent même parfois jouir à Rome de droits civils. En 90, les Italiens
se révoltent pour obtenir le droit de cité romaine, qui leur est progressivement
concédé dans les quarante ans qui suivent. Les territoires extra-italiques, du fait de
leur éloignement, posent d'autres problèmes. Au milieu du IIIe siècle, après la
première guerre contre Carthage, Rome crée [p. 79] un nouveau régime, celui de
la "province". Ici encore, les principes en sont relativement libéraux : les villes
conservent une certaine autonomie municipale ; les habitants des provinces
gardent leur statut et leurs lois. Il demeure vrai qu'il faudra attendre l'Empire pour
qu'on puisse vraiment parler d'un monde romain, joignant les steppes écossaises
aux déserts libyens. Il reste impossible à nier que sous la République les provinces
sont bien souvent pillées par leurs gouverneurs. Mais à partir du premier siècle av.
J.-C., un phénomène que nous étudierons plus loin prend toute son ampleur 2 :
celui de la "clientélisation" de la conquête, qui tempère ces dérèglements et
constitue un puissant facteur d'intégration des territoires conquis à la communauté
romaine. Non moins important dans le processus d'assimilation et d'acculturation
apparaît le rôle joué par l'urbanisation des pays conquis. Nous rencontrons ici
encore un thème fondamental : celui du caractère spécifiquement urbain de la
civilisation romaine. Beaucoup plus que le glaive, la ville est l'instrument de la
réussite de la colonisation romaine. Lorsque l'Empire est près de mourir, après la
mise à sac de Rome par les barbares d'Alaric en 410 ap. J.-C., le poète gaulois lui
adresse cette apostrophe qui est un hommage : "De ce qui jadis était l'Univers, tu
as fait la Ville". Rien n'est plus vrai. De ce cri du cœur, Cicéron a donné cinq
siècles plus tôt une version plus élaborée, qui témoigne très bien, au niveau des
mentalités, de ce processus simultané de colonisation-assimilation, qui est tout le
contraire d'un écrasement brutal des populations vaincues :

1
Cf. J. GAUDEMET, op. cit., 370-379.
2
Cf. infra, p. 215-217.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 85

"Tout habitant d'un municipe ∗ a deux patries, l'une naturelle, l'autre


politique. Nous regardons comme notre patrie le lieu où nous sommes nés
et la cité qui nous a conféré la qualité de membre. Cette dernière est
nécessairement l'objet d'un plus grand amour, car elle est la res publica, le
bien commun de toute la cité. Pour elle, nous devons savoir mourir, nous
devons nous donner à elle tout entiers. Tout ce qui est nôtre lui appartient,
il faut tout lui sacrifier. Mais la patrie qui nous a engendrés n'en a pas
moins une douceur presque égale et je ne la renierai jamais. Ce qui
n'empêche pas que Rome soit ma grande patrie où ma petite ∗∗ est tout
entière contenue. 1 "

Tout est magnifiquement dit : la double appartenance du colonisé, et la


supériorité des liens noués avec le conquérant laissant cependant subsister ses
attaches originelles. On verra au choix dans ce processus l'aboutissement positif
d'une colonisation réussie, ou l'expression particulièrement retorse d'une
aliénation impérialiste. Les deux sont sans doute vrais. On conviendra en tout cas
que si aliénation il y eut, les peuples conquis y furent largement consentants, car
des origines à la fin de l'empire, ils ne cessèrent de réclamer, au besoin par la
révolte [p. 80] armée, comme les Italiens, leur intégration dans la Cité romaine.

LES BOULEVARDS DE L'EMPIRE

Cicéron appelle les villes nouvelles créées dans les territoires conquis "les
boulevards de l'Empire". L'urbanisation est un des instruments les plus efficaces
de cette intégration : loin de se borner à son aspect purement matériel, celui de la
répétition monotone de types monumentaux, la diffusion de l'urbanisme romain
possède un aspect éminemment politique. Elle conduit en effet à une
imprégnation des mentalités locales par les valeurs romaines que symbolisent ces
différents édifices. Le touriste qui aujourd'hui visite les ruines des différentes
villes romaines bâties dans tout le monde méditerranéen peut le percevoir
aisément. Partout où le relief le permet, la ville est ordonnée suivant un plan
perpendiculaire, les rues se coupant à angle droit. L'agencement interne des
édifices urbains répond à une logique de répétition, qui conduit à reproduire
Rome, la cité-mère, à une échelle réduite 2 . On retrouve ainsi indéfiniment un
forum ; un capitole abritant Jupiter, Junon et Minerve, les divinités typiques du


Les municipes sont des cités préexistantes conquises par Rome, jouissant de leur autonomie
interne.
∗∗
Cicéron est originaire d'Arpinum, en Italie centrale.
1
CICÉRON, Des lois, II, 2, 5.
2
Cf. F. COARELLI, Rome (Paris, F. Nathan, 1979) ,45.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 86

culte de l'État romain ; une curie pour les réunions du Sénat local ; une basilique,
édifice couvert pour les séances du tribunal et les réunions publiques. Ce
mimétisme architectural contribue au ralliement politique des populations
soumises. Il est facile d'imaginer l'efficacité de ce procédé de propagande original
et intelligent. Sous l'Empire, l'habitant de ces villes nouvelles passe chaque jour
devant les mêmes statues de magistrats romains, les mêmes devises à la gloire de
Rome gravées au fronton des temples élevés aux mêmes dieux romains, les
mêmes bâtiments où se trouvent des assemblées politiques calquées sur le modèle
romain. Cette répétition quotidienne produit ce que les sociologues appellent
aujourd'hui "l'intériorisation des contraintes". Au lieu de paraître imposée de
l'extérieur et d'engendrer des attitudes de rejet et de résistance à la colonisation, la
domination romaine devient un élément naturel, constitutif du paysage mental et
matériel du colonisé. Plus subtil, le procédé est également plus durable que la
seule contrainte armée des premières troupes d'occupation. Imagine-t-on d'ailleurs
un empire si étendu, doté d'une si grande longévité, qui ne se serait appuyé que
sur la force des légions ? Une autre preuve de cet aspect psychologique de la
conquête nous est donnée par le libéralisme du conquérant qui laisse subsister les
mœurs et institutions locales, comme nous le disions plus haut. Si les Romains
agissent ainsi, c'est parce qu'ils savent fort bien n'avoir rien à en craindre :
l'intégration à la cité romaine est assurée par des moyens suffisamment efficaces
pour que l'autonomie locale ne dégénère point en revendications d'indépendance
politique.
D'ailleurs l'urbanisation conduit au ralliement politique par d'autres voies que
la seule imprégnation mentale des citadins. L'érection de ces divers édifices est
financée en grande partie par des fonds privés : la part de l'état dans le budget des
[p. 81] collectivités locales se réduit à des dimensions fort exiguës. Les sommes
dépensées sont par ailleurs très importantes, et seuls les titulaires de grandes
fortunes peuvent y faire face. Ce mécénat, on s'en doute, n'est point inspiré par la
seule philanthropie. Ceux qui s'y livrent le font avec l'espoir d'encaisser de
substantiels dividendes d'ordre politique. Qui sont-ils ? D'abord les politiciens
romains qui s'attachent ainsi des populations entières dont ils peuvent par la suite
attendre des services non-négligeables tout au long de leur carrière politique.
L'urbanisation rejoint par là un phénomène cardinal que nous étudierons plus loin,
celui de la "clientélisation" de la conquête. Ensuite, une bourgeoisie locale que ses
intérêts bien compris portent à une profitable collaboration avec les autorités
romaines. Les Romains ont en effet compris que la réussite du processus colonial
implique le ralliement des couches dirigeantes des populations conquises. Selon
un processus typique d'imitation duquel l'histoire sociale nous a rendus familiers,
cette bourgeoisie imite ses maîtres romains, et se comporte à son tour en mécène.
Elle gagne par là sur les deux tableaux. D'une part elle aussi peut se tailler une
clientèle au sein du milieu indigène dont elle est issue. D'autre part en étendant
leur influence sur le plan local, ses membres peuvent espérer se faire remarquer
par les autorités locales romaines, et même parvenir pour les plus brillants d'entre-
eux à des postes de responsabilité à Rome même en se mettant sous la protection
de familles appartenant aux groupes dirigeants romains. L'octroi du droit de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 87

citoyenneté et leur niveau de fortune leur permettent d'ailleurs de peser sur le


système électoral romain, tout au moins au sein des comices centuriates où ces
avantages les situent dans les premières classes. Ce qui explique que l'aristocratie
romaine a tout intérêt à s'attacher de pareils électeurs. Le libéralisme romain en
matière d'octroi du droit de cité s'oppose à l'excluvisisme athénien, justement
parce que Rome n'est pas démocratique : même les citoyens les plus pauvres ne
disposent en pratique que d'un poids électoral ténu, alors que la noblesse locale
des villes italiennes peut espérer l'entrée dans la classe dirigeante romaine dès lors
qu'elle a obtenu la citoyenneté.
On voit donc par tout ce qui précède que Rome dispose de bonnes cartes dans
le jeu de la conquête. Il serait faux pour autant de croire que les forces ainsi mises
en jeu ne s'exercent qu'unilatéralement. Rome à son tour subit l'influence des
peuples qu'elle a conquis, preuve supplémentaire qu'en matière d'interférences
culturelles, le jeu ne peut se réduire à celui des seules forces militaires. Parmi les
chocs en retour que Rome doit absorber, celui que représente l'influence de la
culture grecque sur les mœurs romaines nous intéresse particulièrement. Car le
régime démocratique athénien est bien né en Grèce, et les grands philosophes
grecs que vont lire de plus en plus les Romains ont leurs idées sur ce régime. On
connaît la phrase célèbre d'Horace : "La Grèce vainquit à son tour son farouche
vainqueur et introduisit les arts dans la campagne du Latium". Il faut donc nous
interroger sur les caractéristiques de l'hellénisation de Rome et ses conséquences
au niveau de la [p. 82] diffusion des théories démocratiques.

L'HELLÉNISATION
ET LES IDÉES DÉMOCRATIQUES

Personne ne songe à nier que la Grèce exerce à partir du second siècle av. J.-
C. une profonde influence sur la pensée et les mœurs romaines. Le phénomène est
d'ailleurs moins radicalement nouveau que ne le pensent les détracteurs romains
"old-fashion" (tel Caton) de l'hellénisme. Nous savons que dès le VIIe siècle, la
Grèce était présente à Rome par l'intermédiaire des Étrusques. Quant à la
péninsule italienne, nous savons également que toute sa partie méridionale (la
"Grande Grèce") était noyautée par les colonies grecques. Les Étrusques expulsés,
et passées les années noires du milieu du Ve siècle, la Grèce reste présente au sein
de la communauté culturelle italique qui s'élabore aux IVe et IIIe siècles au fur et à
mesure que l'Italie devient romaine. Mais l'influence grecque n'est pas alors
perçue par les Romains comme un phénomène étranger, importé d'outre-mer : elle
fait partie d'un patrimoine commun. Or cette culture se corrompt rapidement et
disparaît entre 300 et 200. Car la conquête prend maintenant d'autres dimensions :
nous avons vu qu'elle déborde largement le cadre italique. Dilatant son champ à
l'extérieur, elle impose une centralisation du pouvoir économique et politique à
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 88

l'intérieur de la péninsule. La majeure partie du territoire italien devient l'apanage


de quelques grandes familles qui l'exploitent sous la forme de grands domaines se
substituant à la petite et moyenne propriété. Ces mêmes familles accaparent le
pouvoir à Rome et continuent, en l'accentuant, la tradition oligarchique de son
exercice. Le fonds culturel italique traversé d'influences grecques va se
désagréger sous l'influence de ce processus de centralisation, particulièrement en
Grande Grèce et en Étrurie méridionale, où abondaient les foyers de cette
ancienne culture. L'exemple de Tarente est significatif 1 . Conquise en 209 durant
la seconde guerre punique, la cité est pillée, ses habitants tués ou réduits en
esclavage. Après avoir été l'un des plus grands centres de diffusion de l'hellénisme
en Italie, Tarente ne se relèvera plus jamais et végétera comme une simple
bourgade de province. La Grande-Grèce est atteinte d'un déclin fatal. Avec elle
s'éteint une première forme d'influence grecque sur le monde romain, celle des
cités coloniales détachées de l'Attique, dont la culture était essentiellement celle
du monde agricole et correspondait à la Grèce archaïque et classique. Le contenu
et les formes que revêt l'hellénisation de Rome au début du second siècle av. J.-C.
posent le problème de l'influence grecque d'une manière toute différente. La
Grèce que conquièrent les Romains n'est plus celle des cités-états, de type
athénien ou spartiate, mais se situe à l'époque des grandes monarchies
hellénistiques. Issues de la dislocation de l'empire d'Alexandre qui s'est substitué
aux cités-états dans le courant du IVe siècle, ces monarchies, dans leur idéologie
et leur mode de gouvernement axé autour d'un pouvoir personnel, sont
complètement étrangères à toute idée et traditions démocratiques. Ceci contribue
[p. 83] déjà à expliquer que l'hellénisation de Rome ne soit en rien synonyme
d'introduction d'un gouvernement démocratique, ce que justifie par ailleurs une
foule de raisons que nous étudierons plus loin. D'autre part, les Romains ne sont
de toute façon pas disposés, sous prétexte d'hellénisation, à tout accepter de
l'héritage grec, par ailleurs fort composite. Dans une première phase,
l'hellénisation est intense, mais superficielle, relevant plutôt de la mode. Suit une
violente réaction conservatrice dominée par la figure de Caton, dont nous
connaissons les positions au sujet de l'impérialisme. Entre ces deux extrêmes une
ligne médiane finit par s'imposer, qui n'est pas sans rappeler le sort que
réservèrent les premiers Romains à la culture étrusque, et dont témoigne par
ailleurs l'accueil favorable fait à certains apports de la culture carthaginoise elle-
même. N'en prenons pour exemples que la traduction du Traité sur l’Agriculture
de Magon, et la copie des galères puniques. C'est d'ailleurs dans les domaines
pratiques – agriculture et technique militaire – que les Romains, peuple
essentiellement pragmatique, se montrent les plus perméables aux influences
étrangères. Quant à l'idéologie et la politique, c'est tout autre chose. En fait Rome
ne tolère jamais l'influence d'une culture étrangère, mais favorise seulement
l'introduction de certains éléments culturels ∗ . La différence est de taille, et c'est là

1
Ibid., 37-38, 53-54.

Comme le montrent bien les emprunts faits à la Grèce dans le domaine des formes
architecturales urbaines.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 89

le centre du problème qui nous occupe. S'il y a hellénisation, elle ne se fait qu'à
travers un prudent processus de filtration, qui rend nettement exagérée
l'apostrophe d'Horace. Les chances des idées démocratiques de passer à travers ce
tamis sont quasiment inexistantes, d'autant plus qu'elles proviennent de Grèce. Or
les Romains ont de bonnes raisons de se méfier des Grecs...
En 155 av. J.-C., un des plus brillants conférenciers grecs de l'époque,
Carnéade, arrive à Rome, député d'Athènes devant le Sénat romain. Il a l'intention
de donner une leçon de philosophie aux Romains, tout en s'en moquant un peu.
Carnéade annonce qu'il va faire une série de conférences sur le thème de la
Justice. Le premier jour, il prononce un éloge vibrant de cette vertu, soutenant
qu'elle seule fonde les cités et les lois. Mais le lendemain, devant le même
auditoire, il démontre que la justice est une utopie, car si les Romains étaient
justes, ils renonceraient à leurs conquêtes et restitueraient les territoires occupés.
Ils se comporteraient ainsi de façon peut-être juste, mais en tout cas stupide, ce
qui prouve que la Justice n'est pas une vertu, puisqu'elle n'est pas conforme à la
Sagesse, critère de toute vertu. L'allusion à l'impérialisme romain et surtout la
facilité avec laquelle Carnéade prouvait tout et son contraire causent un scandale
immense. Les Romains ne prisent guère le sophisme ou l'ironie, et le Sénat
s'empresse de renvoyer Carnéade déployer à Athènes son habileté dialectique. Les
milieux défavorables à l'hellénisme se souviendront longtemps de cet épisode et
l'utiliseront comme argument. Comme le dira plus tard Cicéron, il est vraiment [p.
94] impossible de faire confiance à ces Graeculi, ces "petits Grecs". En français
moderne nous dirions des "moins que rien". La finesse de la philosophie grecque,
la causticité de certains de ses représentants déconcertent l'aristocratie romaine
empreinte de traditions et de pragmatisme. Les milieux dirigeants craignent que
ces mœurs qu'ils jugent dégénérées ne viennent corrompre la vie politique
romaine. Un curieux mais très instructif exemple nous en est donné par la
polémique qui s'élève entre mœurs grecques et romaines au sujet de la tenue qu'il
convient d'avoir dans les assemblées politiques. Faut-il céder à la mode grecque et
permettre aux citoyens romains de s'asseoir, ou au contraire, restant fidèle aux
traditions, doit-on continuer à leur imposer de se tenir debout des heures durant
sous un soleil souvent brûlant ? Le débat va beaucoup plus loin que la simple
étiquette. Il illustre en réalité combien la classe dirigeante romaine est a priori
opposée à tout fonctionnement réellement démocratique des institutions. Pour le
comprendre, comme en toute bonne anthropologie, essayons de saisir derrière
cette question apparemment futile tout ce qui n'est pas dit. Un fait est certain : les
dirigeants de Rome, jusqu'à la fin de la République, désirent toujours éviter que le
peuple ne puisse se rassembler en grand nombre en des endroits où il pourrait
disposer d'assez de confort, c'est-à-dire au moins être assis. Contrairement à ce
que diront les auteurs de l'Empire, il ne s'agit pas là de préserver la virilité civique
des dangers d'un laxisme oriental... Peut-on d'ailleurs soutenir raisonnablement
que la disposition d'un siège conduit au relâchement des mœurs ? C'est pourtant la
raison donnée par Tacite de l'interdit qui empêche jusqu'à la fin de la République
la construction de théâtres en pierre à Rome :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 90

"Jusqu'à cette époque ∗ , en effet, on avait eu l'habitude de donner des jeux


dans un théâtre construit à cette occasion et le public y assistait sur des
gradins improvisés ; et à une époque encore plus lointaine, le public restait
debout pour éviter que, commodément installé, il ne passât au théâtre des
journées entières dans l'oisiveté (...) Malheureusement, les mœurs antiques
qui se perdaient peu à peu furent profondément bouleversées par les
spectacles dissolus venus de l'étranger, de telle sorte que l'on pouvait voir
à Rome tout ce qui, dans d'autres pays, pouvait corrompre et être
corrompu 1 ".

Les installations destinées à accueillir les spectateurs lors des jeux et combats
de gladiateurs sont donc volontairement provisoires. Massé autour du Forum, où
se déroule le spectacle, le public se juche tant bien que mal sur des gradins
temporaires, le toit des basiliques ou celui des temples. Alors que depuis
longtemps se multiplient les édifices urbains de tous ordres destinés aux citadins,
le caractère délibéré de cette organisation rudimentaire procède de motifs
hautement politiques. La classe dirigeante veut tout simplement éviter de créer ne
[p. 85] serait-ce que le commencement des conditions concrètes susceptibles de
favoriser des débats et des prises de conscience de type démocratique : ce n'est
pas pour rien qu'à Athènes, justement, les membres de l'assemblée populaire sont
assis. Il faut donc veiller particulièrement aux rassemblements publics. La
population ne doit pas prendre l'habitude d'être réunie toujours au même endroit,
qui pourrait devenir un centre de ralliement. On doit y veiller tout
particulièrement dans le cas des spectacles de masse. D'abord parce que
l'échauffement des esprits y est prompt et peut dégénérer en un déchaînement des
passions politiques que l'augmentation des masses urbaines et les progrès du parti
"populaire" pourraient rendre incontrôlable. Ensuite parce que la foule des jeux
est beaucoup plus composite que le corps civique des comices : tout le monde
peut venir aux jeux, y compris les non-citoyens. Il est loisible de supposer que les
éléments incontrôlés, les "casseurs", y sont plus nombreux. C'est pourquoi les
installations matérielles doivent toujours être provisoires et inconfortables : le
public n'est pas tenté d'y rester. (La nature politique de ces mesures est d'ailleurs
prouvée par le fait que dans le reste de l'Italie, où la concentration des masses
urbaines est moindre et les problèmes politiques mineurs par rapport à ceux
débattus dans la capitale, de tels théâtres de pierre permanents existent dès le
second siècle av. J.-C.). Le raisonnement suivi au sujet des assemblées politiques
proprement dites obéit aux mêmes impératifs. On ne peut évidemment pousser sa
logique trop loin et convoquer les comices en des lieux chaque fois différents, ce
qui poserait des problèmes d'organisation concrète insurmontables. En général, les


Celle où Pompée construisit un théâtre en dur, en 52 av. J.-C.
1
TACITE, Annales, XIV, 20.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 91

lieux de réunion sont donc les mêmes, encore que chaque type de comices ait le
sien 1 . Mais il n'est pas question de permettre aux électeurs de s'asseoir, par peur
d'une-transformation non seulement de l'architecture matérielle, mais également
politique du système de gouvernement romain. Quand il construira un édifice
destiné à abriter les votants au Champ de Mars, César lui-même prendra garde de
ne pas enfreindre cette règle sacro-sainte : en les couvrant d'un toit, il épargne aux
électeurs les ardeurs du soleil estival, mais ceux-ci restent debout, parqués en de
longues files de 260m de long sur 2,50m de large 2 . Il y avait deux hommes au
mètre, et pas plus de quatre individus ne pouvaient se tenir de front dans chaque
travée. Par son étroitesse, ce mode d'alignement rendait pratiquement impossible
toute instauration d'un débat populaire au sein de l'assemblée, de type
démocratique (il serait à vrai dire caricatural de réduire à si peu la participation
civique : un mode de scrutin ne se confond pas avec un système d'assemblées
politiques, et le vote lui-même est précédé de réunions. L'image demeure
cependant significative de la passivité civique que les cercles dirigeants
s'efforcent de favoriser). N'oublions d'ailleurs pas qu'à la différence d'Athènes, le
citoyen romain n'eut jamais dans les comices l'initiative de la loi, ce qui témoigne
bien de l'inexistence de tels débats. À la lumière de ce qui précède, on comprend
facilement la portée de l'absence de sièges dans les assemblées romaines. En 154
av. J.-C., le Sénat fait [p. 86] détruire un théâtre de pierre qui vient tout juste
d'être construit à Rome, au motif que les sièges ne conviennent pas à un peuple
guerrier, qui se doit de repousser la mollesse et l'indolence grecques. À la même
époque, l'écrivain Appien dit nettement que les sièges mènent à la sédition. Mais
c'est Cicéron qui, plus tard, se fait le meilleur interprète des visées de
l'aristocratie :

"Ces Romains d'autrefois, si sages et si scrupuleux, ont refusé toute


souveraineté à l'assemblée populaire (...) les États sont gouvernés
uniquement par la volonté irréfléchie d'une assemblée siégeant sur des
gradins. Aussi, sans parler de la Grèce d'aujourd'hui, depuis longtemps
abattue et ruinée par ses délibérations, la Grèce d'autrefois qui brilla d'un
vif éclat par sa puissance, par l'étendue de sa domination et par sa gloire,
ne doit sa déchéance qu'à un vice : la liberté sans bornes et la licence de
ses assemblées. Des hommes universellement incompétents, frustres et
ignorants, se rassemblaient au théâtre ; ils décidaient des guerres inutiles ;
ils conféraient le gouvernement à des séditieux, ils bannissaient les

1
Cf. L. ROSS TAYLOR, Roman Voting Assemblies (University of Michigan Press, 1966), 34-
58.
2
Cf. R.T. SCOTT et L. ROSS TAYLOR, "Seating Space in the Roman Senate and the
Senatores Pedarii", dans : Proceedings of American philological Association, 100 (1969),
529-582 ; et la préface d'E. DENIAUX au livre de L. ROSS TAYLOR (Les partis
politiques...), 24-29.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 92

citoyens qui avaient le mieux servi la patrie (...) Nos assemblées sont
souvent troublées par des hommes de ces pays. 1 "

On ne peut être plus clair que notre auteur. La station assise permet à des
individus incompétents de pouvoir discuter longuement d'affaires dont la gravité
devrait les réserver au seul examen de la minorité dirigeante, "les hommes de plus
grand mérite". Pour les Athéniens, le régime démocratique est justement basé sur
cette participation de chaque citoyen, même de condition modeste, auquel il est
fait devoir de prendre la parole de délibérer. Écoutons une partie du discours que
fait tenir Thucydide à l'homme qui veilla sur la démocratie grecque, Périclès :

"... la pauvreté n'a pas pour effet qu'un homme, pourtant capable de
rendre service à l’État, en soit empêché par l'obscurité de sa situation (...)
l'avouer tout haut (sa pauvreté) n'est jamais une honte : c'en est une plutôt
de ne pas s'employer en fait à en sortir. Une même personne peut à la fois
s'occuper de ses affaires et de celles de l’État; et, quand des occupations
diverses retiennent des gens divers, ils peuvent pourtant juger des affaires
publiques sans rien qui laisse à désirer. Seuls, en effet, nous considérons
l'homme qui n'y prend aucune part comme un citoyen non pas tranquille ∗ ,
mais inutile ; et, par nous-mêmes, nous jugeons ou raisonnons comme il
faut sur les questions ; car la parole n'est pas à nos yeux un obstacle à
l'action : c'en est un, au contraire, de ne pas s’être d'abord éclairé par la
parole avant d'aborder l'action à mener 2 ".

On mesurera facilement, à la lecture de ces lignes, la distance énorme qui


sépare l'assemblée populaire athénienne des [p. 87] comices romains... Il n'est
point étonnant que, dans ces conditions, Cicéron veuille éviter qu’à la faveur de la
station assise, les électeurs romains ne subissent le risque d'une contagion
démocratique par le recours à la parole. Car si Cicéron ne prononce pas le mot de
démocratie, c'est bien ce régime qu'il nous dépeint en le caricaturant, à la façon de
Platon. Ce genre de palabres tenus par des ignorants aboutit à donner le pouvoir à
des hommes hostiles à l'aristocratie, des "révolutionnaires" et en fin de compte à
l'anarchie. C'est d'ailleurs à "ce démon" que la Grèce du temps de Cicéron doit sa
"décadence". On ne saurait tolérer à Rome de spectacles de ce genre : gageons
que celui offert par les longues files d'électeurs, parqués comme des troupeaux en
trente-cinq colonnes devait être en effet assez différent... L'hellénisation de Rome,
s'arrête-t-elle donc aux portes de comices, n'a-t-elle aucun effet sur la pensée et la
classe politiques ? La réponse dépend de la nette distinction qu'il faut établir entre

1
CICÉRON, Pour Flaccus, 15-17.

Comment ne pas noter cette condamnation avant la lettre de la majorité silencieuse ?
2
THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, livre II.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 93

hellénisation, percée éventuelle des idées démocratiques, et réflexion


philosophique sur la justice : ces divers phénomènes sont asymétriques.
Rappelons tout d'abord qu'à leur décharge les Romains ne peuvent avoir de la
démocratie grecque qu'une culture livresque. Dès le milieu du IVe siècle, à une
époque où Rome combat encore pour la maîtrise de la péninsule italienne,
Philippe de Macédoine, le père d'Alexandre, enterre la démocratie athénienne. Ce
n'est qu'en 210 que Rome entame la série des trois guerres de Macédoine, et les
régimes qu'elle découvre sont de nature profondément monarchique. Elle
connaîtra donc la démocratie athénienne surtout par les écrits des philosophes et
sans doute aussi par les récits des marchands grecs des Ve et IVe siècles. Nous
savons amplement que rien dans son passé ne la prédispose à apprécier ce type de
régime. Mais ce que lisent les dirigeants romains chez les auteurs grecs ne fait que
les confirmer dans leur inclination séculaire. Car ces derniers, à l'exception peut-
être d'Aristote, sont tous hostiles à la démocratie. Platon se distingue à cet égard
particulièrement. Il reproche essentiellement au régime démocratique de remettre
à une assemblée populaire composée d'ignorants et de métiers manuels le soin de
décider d'affaires graves et complexes. Dans un dialogue célèbre, il montre
comment le régime démocratique tourne à l'anarchie, allant jusqu'à remettre en
question les fondements de la société, c'est-à-dire la domination des hommes sur
les femmes, des maîtres sur les esclaves. Seule la prise du pouvoir par un tyran
mettra fin à ce chaos :

"... s'il est des citoyens, repris-je, qui sont soumis aux magistrats, on
les bafoue et on les traite d'hommes serviles et sans caractère ; mais les
gouvernements qui ont l'air de gouvernés, et les gouvernés qui ont l'air de
gouvernants, voilà les gens qu'on vante et qu'on prise, et en particulier, en
public. N'est-il pas inévitable que dans un pareil État l’esprit de liberté
s'étende à tout ? (...) le père s'accoutume à traiter son fils en égal et à
craindre ses enfants, le fils s'égale à son père et n'a [p. 88] plus ni respect
ni crainte pour ses enfants parce qu'il veut être libre ; le métèque devient
l'égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l'étranger du même (...) le
dernier excès où atteint l'abus de la liberté dans un pareil gouvernement,
c'est quand les hommes et les femmes ne sont pas moins libres que ceux
qui les ont achetés. J'allais oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la
liberté dans les rapports des hommes et des femmes (...) Les bêtes mêmes
qui sont à l'usage de l'homme sont ici beaucoup plus libres qu'ailleurs, à tel
point qu'il faut l'avoir vu pour le croire. C'est vraiment là que les chiennes,
comme dit le proverbe, ressemblent à leurs maîtresses ; c'est là qu'on voit
les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans
la rue tous les passants qui ne leur cèdent point le pas et c'est partout de
même un débordement de liberté 1 ".

1
PLATON, La République, VIII, 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 94

Les outrances de la fin du texte nous font sourire, mais soyons sûrs de
l'approbation sans réserves qu'accorde l'aristocratie romaine à ce genre de
discours, tenu par celui en qui certains – est-il utile de les dénoncer ? – ont
longtemps vu l'un des plus grands esprits de la Grèce.
Tout ce que nous venons de dire montre donc clairement que les idées
démocratiques n'ont aucune chance de gagner Rome même à partir du moment où
celle-ci subit l'influence croissante de la Grèce. Mais l'hellénisation ne va pas pour
autant sans modifier la pensée et le comportement d'une partie de la classe
politique dans les années 150. L'idéalisme de certains des philosophes grecs, les
méthodes de raisonnement de la plupart d'entre-eux, leurs références constantes à
des valeurs morales supérieures, contribuent à donner aux esprits les plus ouverts
qui les lisent une certaine idée de la justice politique et sociale très différente des
conceptions traditionnelles. Les tentatives d'application qu'en font certains,
comme les frères Gracques, vont jalonner de façon sanglante et indélébile
l'histoire de Rome, susciter l'hostilité des milieux conservateurs et leur crispation
sur leurs privilèges, servir de base aux revendications – elles "démocratiques" –
d'un "parti populaire", et marquer en fait le début de l'agonie de la République,
régime mort de son incapacité permanente à se réformer en profondeur.
La lecture d'Aristote incite en effet à penser les conditions morales de la vie
des états. Les fils des dirigeants romains cherchent des justifications théoriques à
l'ensemble des pratiques du pouvoir et de la politique qui leur sont enseignées.
Sans doute jugent-ils avec plus d'impatience qu'autrefois les lois qui retardent
l'accès aux magistratures en posant une limite d'âge minimale, dont le chiffre croît
avec l'importance des fonctions. Il serait sans doute exagéré de parler de "crise
des valeurs", car ces aspirations ne sont en définitive le lot que d'une minorité,
dont le poids politique sera toujours à long terme inférieur à celui du parti
conservateur. Mais les entreprises des Gracques – puisque c'est d'eux
principalement qu'il s'agit – mêmes avortées, et reniées par leurs successeurs,
donneront à la vie politique un aspect et des finalités qu'elle ne possède pas
jusque-là. [p. 89] Nous dirions aujourd'hui qu'il se produit dans ces années 150
une "poussée à gauche". Le terme peut paraître inexact, il est en tout cas certain
que cette impulsion ne s'exerce pas dans le sens souhaité par le parti conservateur,
et que les leaders populaires du siècle suivant s'en inspireront. C'est bien une ère
nouvelle qui s'ouvre, faite de déchirements dont on ne trouve l'équivalent qu'au
cours des premières décennies de la République, lors de l'affrontement patricio-
plébéien. Écrivant dans la tranquillité retrouvée de l'Empire, Denys témoigne
encore de l'ampleur du traumatisme infligé par les Gracques à une classe politique
habituée à un exercice du pouvoir de moins en moins contrôlable par les
techniques traditionnelles de la clientèle, des relations personnelles et des trucages
des institutions :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 95

"... depuis l'époque où Caïus Gracchus, alors qu'il détenait le pouvoir


tribunicien, a détruit l'harmonie du gouvernement, ils (les Romains) ont
passé leur temps à s'entre-tuer et à se bannir de la cité, n’hésitant pas pour
l'emporter à commettre même des actes irréparables. 1 "

Ce qu'exprime Denys à sa manière, c'est la radicalisation de la vie politique


engendrée par le mouvement gracchien, l'affirmation de l'existence d'intérêts
divergents de ceux de la minorité dirigeante. Ni les Grecs ni leurs partisans n'ont
emprunté tels quels aux philosophes grecs les thèmes de leurs campagnes et le
contenu de leurs projets de lois : Platon et Aristote n'étaient rien moins que
révolutionnaires. Mais le contact avec ces auteurs leur permet d'enrichir et
d'élargir le champ de leur réflexion, et de trouver les justifications morales qui
leur manquent. Car contrairement à Gramsci, on peut dire que plus que la vérité,
le doute est révolutionnaire... Forts de ce doute et des convictions qu'il leur
permet d'acquérir, les Gracques tentent d'apporter une solution aux problèmes
concrets de leur époque 2 .

UNE CERTAINE SOIF DE JUSTICE

Nous étudierons plus loin l'enchaînement de causes qui conduisent, à leur


époque, la République au bord du gouffre qu'elle ne cesse dès lors de côtoyer. Les
Gracques n'ont nullement en tête de transformer les institutions politiques
romaines dans leur ensemble, d'imposer à la cité un "modèle grec", pas plus qu'ils
n'envisagent jamais de libérer les esclaves 3 . Leur démarche demeure cependant
d'un modernisme évident, surtout celle qui guide l'action de l'aimé, Tibérius. La
réforme agraire qu'il défend passionnément, brûlant les étapes, est un
commencement de démocratie économique. En distribuant les terres accaparées
par les riches aux paysans pauvres et à ceux qu'une trop grande misère avait fait
quitter leurs terres pour aller s'entasser dans la capitale, il n'instaure aucune
dictature ni collectivisation, mais entend restreindre les inégalités aux limites du
supportable. Nous verrons qu'après son assassinat, son frère Caïus s'efforce
également par d'autres voies, d'ôter [p. 90] aux privilèges de l'aristocratie ce qu'ils
avaient d'excessif et de scandaleux, et paiera aussi de sa vie son audace. La fin
dramatique des deux frères prouve à quel point riches et puissants se sentent
menacés. Or, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que cette révolution manquée
trouve sa source dans la revendication sinon de la Justice, du moins d'une plus

1
DENYS, II, 11, 3.
2
Cf. l'excellent livre de C. NICOLET, Les Gracques - Crise agraire et révolution à Rome
(Paris, Julliard, 1967).
3
APPIEN, La Guerre Civile, I, 9, 35-36.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 96

grande Justice. Les révolutionnaires modernes objecteront que c'est là un principe


bien abstrait, que ne soutient aucune analyse posée en termes de "lutte des
classes". Mais comment croire en la possibilité d'un marxisme avant la lettre,
anticipé de près de deux mille ans ? Même si la référence à la Justice peut paraître
maintenant à certains bien naïve et insuffisante, il reste qu'elle est à l'époque qui
nous concerne un thème très mobilisateur. Inspirée de la lecture des philosophes
grecs, cette exigence choisit pour s'incarner d'autres voies que la revendication
d'un régime politique démocratique. On peut d'ailleurs penser que si les réformes
sociales voulues par les Gracques avaient été menées à leur terme, elles eussent
débouché sur l'instauration d'un régime de ce type. Quoi qu'il en soit, cette façon
de penser la vie politique et la société est éminemment démocratique, puisqu'elle
revient à diminuer le pouvoir des privilégiés et augmenter d'autant celui de la
majorité. Elle innove aussi considérablement par rapport aux anciennes mœurs
romaines en posant en des termes nouveaux le problème des rapports entre le
droit et la morale politique. Est-il juste que la morale puisse conduire à dépasser
la lettre du droit ? Au nom d'une répartition plus équitable, l'état, sous l'influence
de Tibérius, peut-il reprendre les terres sur lesquelles les grandes familles
justifient d'une prise de possession de pur fait mais très ancienne, qui leur assurait
la maîtrise de ce sol ? Ou bien doit-on admettre que même le droit ne peut
légitimer des inégalités trop scandaleuses ? De telles questions n'ont jamais été
posées auparavant. Les textes romains classiques ne distinguent nullement entre le
juste et l'équitable, entre la cité conçue comme une entité ou à l'inverse une simple
addition d'individus. Ces interrogations ne reçurent pas vraiment de réponses, et à
notre époque le débat n'est pas vraiment clos pour tous. Montesquieu et Rousseau
les reposèrent à leur manière, annonçant la Révolution française. De nos jours, les
polémiques sur l'entreprise montrent leur permanente actualité. L'entreprise est-
elle seulement ce que dit le droit, la propriété privée d'une ou plusieurs personnes
groupées en société, ou une entité dans laquelle ceux qui y travaillent sans en être
propriétaires peuvent légitimement prétendre à une participation dans la direction,
sans même parler du problème de l'autogestion ? On voit par là combien sont
actuels les problèmes posés par la révolution gracchienne, qui, au fond, est
culturelle avant de devenir politique.
Les textes ne manquent pas qui nous montrent combien les Gracques sont
préoccupés par cette notion de justice. Citons d'abord un discours fameux de
Tibérius :

"Les bêtes sauvages elles-mêmes qui errent en Italie ont leurs trous
et leurs tanières où se réfugier ; et ceux qui combattent [p. 91] pour l’Italie
et lui sacrifient leurs vies n'ont en propriété que l'air qu'ils respirent et la
lumière ; sans maisons ni foyers, ils errent, accompagnés de leurs femmes
et de leurs enfants. Ils leur mentent, en vérité, les généraux qui haranguent
les soldats dans les combats lorsqu'ils leur disent qu'ils combattent
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 97

l'ennemi pour défendre les tombeaux de leurs ancêtres et leurs pénates ∗ ,


car la foule du peuple romain ne possède plus ni tombeau paternel, ni
foyer. C'est pour le luxe d'autrui, pour sa richesse qu'ils combattent et
meurent, et eux, que l'on appelle les maîtres du monde, ils ne possèdent
même pas cette motte de terre. 1 "
C'est au nom de la justice et de l'équité que cette situation n'est plus tolérable :

"Il y avait dans toutes ces propositions une apparence d'équité. Quoi
de plus juste, en effet, que le fait que la plèbe voie reconnaître ses droits
par les Sénateurs (...) Quoi de plus équitable que le fait qu'un peuple sans
ressource trouve un moyen de subsistance dans son trésor public ? 2 "

Les pauvres ne s'y trompent d'ailleurs pas et estiment qu'ils ont servi assez
longtemps dans l'armée et ainsi contribué à la grandeur de Rome. Leurs
revendications expriment une soif de justice, non la quête de faveurs :

"Les pauvres de leur côté rétorquaient que d'une situation aisée ils
étaient tombés dans la pire des misères et que cette misère les avait
condamnés à la stérilité, n'ayant pas les moyens de nourrir des enfants.
C'étaient leurs campagnes, toutes celles qu'ils avaient menées, dont cette
terre représentait la transposition : ils en dressaient la liste et se désolaient
de ne pas avoir la moindre part de ces biens communs... 3 "

L'opposition des riches est aussi forte que la rancœur et l'espoir des pauvres.
Aussi le vote de la loi instituant la réforme agraire se déroule-t-il dans une
ambiance d'exaspération des passions. Quelques instants avant que les premiers
électeurs ne déposent dans l'urne leurs bulletins de vote, Tibérius en appelle
encore à la justice – "Au moment du vote, après avoir présenté beaucoup d'autres
arguments persuasifs, il demanda à la foule s'il n'était pas juste que les biens
communs fussent divisés entre tous ... 4 "
Le moment est venu de se demander quel est le contenu de cette fameuse loi
agraire qui fait si peur aux riches... Désormais, aucune famille ne devrait posséder
plus de cinquante hectares de terres conquises (25 hectares par chef de famille,
auxquels s'ajouteraient éventuellement les parts – 12,5 ha par part – de deux
enfants). Le coup est rude pour les grands détenteurs qui occupent des portions de


Dieux de la maisonnée révérés à l'intérieur des foyers romains.
1
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, 9, 5-6.
2
FLORUS, Histoire, II, 1 (= III, 13).
3
APPIEN, ibid., I, 38-42.
4
Ibid., I, 11, 43.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 98

terre conquises de superficie [p. 92] infiniment plus grande. Les quantités de
terres excédant les limites posées par le projet de loi de Tibérius seraient
redistribuées aux pauvres par lots d'un maximum d'un hectare et demi (à titre de
comparaison, cette superficie est celle de la moyenne des propriétés exploitées par
les paysans chinois avant la Révolution de 1949). Il est indéniable que cette
réforme entame sérieusement les privilèges des riches. Est-elle pour autant aussi
radicale qu'ils veulent bien le dire ? Plusieurs indices inclinent à penser que non.
Constatons d'abord qu'il n'y a là nulle "collectivisation" des terres, et remarquons
ensuite l'exiguïté des lots concédés aux pauvres : 1,5 ha par individu au
maximum, alors que les riches peuvent encore posséder 50 ha, soit 33 fois plus...
La réforme reste démocratique, car elle modifie néanmoins considérablement un
rapport de forces antérieur plus défavorable aux pauvres. Mais on conviendra
qu'elle ne fait que réduire les inégalités, sans les supprimer... Elle offre d'autre
part aux riches toute une série de compensations. La première est d'ordre
juridique, et donne un caractère beaucoup plus fort au titre d'occupation du sol. Il
est bien entendu que chacun jouit maintenant d'un droit de propriété pleine et
entière sur son lot, alors qu'en principe, les riches détenaient jusqu'alors sur leurs
terres une simple maîtrise de fait, un droit de possession, car les terres conquises
étaient censées demeurer propriété de l'état. Compensation financière, ensuite :
bien que les textes à ce sujet ne concordent pas, il semble que les terres
excédentaires ne leur soient pas purement et simplement confisquées, mais que
soit prévu le versement d'indemnités représentant la valeur des dépenses faites
pour la mise en culture de ces terres. Enfin, à long terme, les mesures de Tibérius
ont pour objet d'éviter une véritable révolution, qui pourrait se déclencher au sein
des masses de plus en plus nombreuses à affluer dans la capitale, victimes de
l'exode rural.
La réforme de Tibérius est donc démocratique, mais très modérément
égalitaire. Les lectures faites chez les auteurs grecs lui ont enseigné que la justice
ne passe pas forcément par une égalité absolue, qu'il ne peut de toute façon avoir
aucun espoir raisonnable d'instaurer à Rome : il mourra pour beaucoup moins. Car
chez les auteurs grecs, les appels formels à l'égalité sociale et au véritable partage
des fortunes demeurent très rares 1 . Athènes elle-même ne fit qu'ébaucher la
démocratie économique 2 . Quand ils envisagent les options égalitaires, les
philosophes les qualifient au mieux d'utopies, ou, comme Aristote, de
"constitutions démocratiques extrêmes". Comme les théoriciens des premières
années de la Révolution française 3 , les Romains préfèrent de beaucoup méditer
sur Sparte qu'Athènes, dont ils comparent les institutions aux leurs. Ils y voient
enfin réunis les avantages d'un gouvernement aristocratique, la stabilité du

1
Cf. C. NICOLET, op. cit., 155-163.
2
Cf. infra, p. 208-209.
3
Cf. infra, p. 92-280-283.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 99

pouvoir due à l'égalité des membres de la classe dirigeante, et la satisfaction d'un


idéal de justice 1 .

TIBERIUS ET LA RÉVOLUTION

Mais à vrai dire l'action de Tibérius ne se borne pas à son [p. 93] seul projet de
réforme agraire. Sans peut-être avoir l'exacte conscience de la portée de son acte,
il ébranle à l'occasion du vote de sa loi l'équilibre aristocratique de la constitution
romaine, acquis de ce que nous avons nommé le "compromis patricio-plébéien".
On ne peut à vrai dire parler d'une réforme : Tibérius n'institue aucune assemblée
nouvelle, ne modifie pas la carte électorale. Mais en s'attaquant à Octavius, tribun
de la plèbe devenu une marionnette des riches, il affirme avec une force sans
précédent le primat de la souveraineté du peuple, que celui-ci peut déléguer, mais
également reprendre en cas de faute des ses mandataires. Les plans de Tibérius
risquent en effet d'être déjoués par Octavius, son collègue au tribunat de la plèbe.
Comme on le sait, chaque tribun peut préventivement bloquer les initiatives de ses
collègues. Octavius, suborné par les riches propriétaires fait obstruction au projet
de réforme agraire. Tibérius ne dispose d'aucune échappatoire juridique. Pour se
débarrasser d'Octavius, il lui faut porter atteinte à la sacro-sainte inviolabilité
tribunicienne, et le démettre de ses fonctions. Seul le recours aux notions de
volonté et mandat populaires peuvent légitimer son acte. C'est ce discours qui est
à la foi démocratique et révolutionnaire :

"... un tribun, qui, changeant de conduite, fait tort au peuple,


amoindrit sa puissance, et lui enlève le droit de vote, se prive lui-même de
l'honneur qu'il a reçu à des conditions qu'il n'observe pas (...) Il n'est donc
pas juste non plus qu'un tribun, s'il fait tort au peuple, conserve
l'inviolabilité qu'il tient de lui, car il détruit de ses propres mains la
puissance populaire, qui fait sa force. Et cependant, si c'est justement que
les suffrages de la majorité des tribus lui ont conféré son autorité de tribun,
comment ne serait-il pas plus juste encore que le vote de toutes les tribus
sans exception l'en privât ? 2 "

D'autres textes nous apprennent également que Tibérius veut étendre le droit
de contrôle du peuple sur les sentences judiciaires 3 .

1
POLYBE, VI, 48.
2
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, XV.
3
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, XVI.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 100

Ces idées n'ont rien de romain : elles sont typiquement grecques. À Athènes,
l'assemblée populaire pouvait tous les mois, par un vote à main levée, relever de
ses fonctions tout magistrat qu'elle suspectait. Jamais les citoyens romains ne
purent aussi massivement et directement exprimer leur avis. Les magistrats
romains ne sont responsables qu'à leur sortie de charge, et jamais devant le
peuple, mais devant le Sénat, composé lui-même d'anciens magistrats. Ce qui
rend la mise en jeu de cette responsabilité toute théorique. Or la possibilité
reconnue au peuple de contrôler la gestion des affaires publiques par ceux qui
sont censés agir en son nom constitue bien l'un des critères les plus authentiques
de la démocratie. L'acte de Tibérius déposant son collègue au nom du peuple
modifie donc radicalement la nature du régime politique romain, en y introduisant
des notions étrangères à son fonctionnement. Car si le magistrat athénien n'était
que l'agent d'exécution des décisions du [p. 94] peuple, son collègue romain
apparaît plus comme le fils de la royauté que l'enfant de la République. Il exerce
certes une fonction et non un pouvoir arbitraire, et doit agir au nom de l'intérêt
public. Mais la définition de ce qu'est l'intérêt public échappe largement au peuple
et demeure confinée dans les cercles dirigeants... Car même s'il est désigné par
l'élection populaire, le magistrat n'en tire pas toute sa légitimité : s'il gouverne,
c'est parce que de naissance et par choix des dieux, il appartient à l'ordre – nous
dirions "classe" – auquel revient l'exercice du pouvoir. Source du pouvoir des
magistrats supérieurs à Athènes ∗ , l'élection populaire n'est à Rome qu'un de ses
éléments. C'est pourquoi le magistrat romain n'est pas un simple agent de
l'assemblée qui l'a élu, mais le titulaire du pouvoir étatique. Rome ne connaît
d'ailleurs pas la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu. Le magistrat
dispose certes de pouvoirs exécutifs, mais il est également juge et législateur.
La déposition d'Octavius remet tout en question en faisant du peuple la source
du pouvoir et le garant de son exercice. Le châtiment de Tibérius sera à la mesure
de son crime. Il intervient alors que Tibérius sollicite sa réélection au tribunat.

"Le Tribun (Tibérius) ayant ordonné à la foule d'ouvrir ses rangs,


Flaccus ∗∗ put enfin l'approcher et lui apprit que, pendant la séance du
Sénat, les riches, ne parvenant pas à mettre le consul de leur côté, avaient
formé le projet de tuer Tibérius par leurs propres moyens ; et qu'ils
disposaient, à cette fin, de beaucoup d'esclaves et d'amis en armes. Quand
Tibérius eût révélé le complot à ceux qui l'entouraient, ils retroussèrent
aussitôt leurs toges, et, brisant les javelines des licteurs ∗∗∗ , dont ces agents
se servent pour écarter la foule, ils en prirent les tronçons dans l'intention
de s'en faire des armes contre les assaillants (...). Les hommes de la suite
des sénateurs apportaient de chez eux des gourdins et des bâtons ; eux-
mêmes, ramassant les éclats et les pieds de bancs brisés par la foule dans

Les magistrats inférieurs athéniens étaient tirés au sort.
∗∗
Sénateur favorable à Tibérius.
∗∗∗
Membres de l'escorte publique des magistrats.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 101

sa fuite, montaient vers Tibérius et frappaient ceux qui s'interposaient


entre eux et lui. Ce fut un sauve-qui-peut et un massacre ; et, comme
Tibérius lui-même fuyait, un homme le saisit par ses vêtements. Il lui
laissa sa toge et prit sa course en tunique ; mais il glissa et tomba sur
quelques-uns de ceux qui étaient renversés devant lui. Comme il se
relevait, le premier qui lui porta ostensiblement un coup à la tête avec un
pied de banc fut Publius Satureius, un de ses collègues ; l'honneur du
second coup était revendiqué par Lucius Rufus, qui s'en fit gloire comme
d'une belle action. Des partisans de Tibérius, il mourut plus de trois cents,
massacrés à coups de pierres et de bâtons, mais aucun parle fer. (...) On
peut croire que la colère et la haine des riches contre lui eurent plus de part
à leur complot que les belles raisons dont ils se targuaient ; et une bonne
preuve en est la cruauté et l'illégalité des outrages fait à son [p. 95]
cadavre. Car on ne permit pas au frère de Tibérius, malgré ses prières, de
recueillir le corps et l'ensevelir la nuit ; on le jeta au fleuve avec les autres
morts. Et on ne s'en tint pas là ; on bannit encore une partie de ses amis
sans jugement ; les autres, on les arrêta et on les fit mourir (...) On enferma
un certain Caïus Villius dans un tonneau où l'on avait jeté des vipères et
d'autres serpents, et il mourut ainsi. 1 "

Que pense Caïus au soir de cette tuerie, lui qui n'a même pas pu obtenir la
permission d'enterrer la nuit, comme un voleur, le corps disloqué de son frère ?
Sans doute à poursuivre son action. Car si la journée sanglante dut rester à tout
jamais dans sa mémoire, il recueille néanmoins l'héritage politique de son frère.
Mais la mort ignominieuse de Tibérius lui montre ce qu'il en coûte d'en appeler
directement au peuple contre les groupes dirigeants. Afin de rendre la société
romaine plus juste, il cherche donc d'autres voies. Plutôt que de heurter de front
les groupes dirigeants, il préfère profiter de leurs divisions en les accentuant.

CAÏUS ET LE CLIVAGE
DES GROUPES DIRIGEANTS

Que l'appareil judiciaire, en dépit de toutes les réformes, reste en grande partie
aux mains des puissants, l'examen des causes de l'engagement clientélaire nous l'a
déjà amplement montré. Mais après la seconde guerre punique, l'extension de la
conquête donne une dimension supplémentaire au scandale que constitue
fréquemment le fonctionnement des institutions judiciaires. Trop souvent, les
gouverneurs nommés dans les pays conquis s'y livrent à des véritables razzias,

1
Ibid., XVIII-XX.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 102

non seulement au profit du Trésor Public, mais aussi pour satisfaire leurs propres
appétits. Nombreux sont les provinciaux, pressurés au-delà des limites du
supportable, qui, comme les Espagnols, viennent à Rome se plaindre "... de la
cupidité et de l'orgueil des magistrats romains, se jetèrent aux pieds des sénateurs,
et les supplièrent de ne pas souffrir que des alliés de Rome fussent persécutés et
dépouillés plus que des ennemis 1 ". Car les sénateurs sont les juges exclusifs de
ces affaires, pour lesquelles ont été créés en 149 av. J.-C. des tribunaux spéciaux
(les quaestiones perpetuae). Ceci pour le malheur des provinciaux, car ces
tribunaux d'exception ne peuvent être impartiaux, dans la mesure où ceux qu'ils
jugent sont leurs collègues, tout ancien magistrat supérieur entrant au Sénat. Caïus
va mettre fin à ce monopole sénatorial, au moins dans deux buts.
Tout d'abord pour rendre la Justice plus juste. Comme son frère, il se réfère là
à des exemples grecs, comme lui aussi il pense à une réforme d'ordre
démocratique puisqu'elle diminue l'arbitraire des puissants, auxquels il est
désormais interdit d'être juge et partie. Car Caïus enlève aux sénateurs ces
juridictions pour les remettre aux chevaliers. Nous nous pencherons tout à l'heure
sur ces derniers. Soulignons pour le moment le lien de cette réforme diminuant les
pouvoirs du Sénat avec une loi, à vrai dire incertaine, mais que certains auteurs
attribuent à [p. 96] Caïus. Cette loi aurait pour objet de mettre fin au trucage des
comices centuriates en confiant au hasard, et non à un ordre préétabli avantageant
systématiquement les riches, la détermination de l'ordre de vote des centuries.
Dans les deux cas, au niveau des tribunaux comme à celui des assemblées
électorales, il s'agit de diminuer les prérogatives du Sénat. Ici encore, on ne peut
nier l'influence grecque. À Athènes, la justice était véritablement aux mains du
peuple. Les membres de l'Héliée, le tribunal populaire, étaient tirés au sort parmi
les citoyens âgés de trente ans au moins qui se portaient candidats. Leur
compétence était très large et s'exerçait en premier et dernier ressort. À l'époque
des Gracques, c'est plus à Rhodes qu'à Athènes que pensent les Romains. Car six
ans avant la mort de Tibérius, Scipion, descendant de l'Africain, conduit dans tout
l'Orient une grande mission d'information. Il en revient en déclarant son
admiration pour la cité de Rhodes, où la justice est elle aussi aux mains du peuple.
À Rhodes en effet les membres de l'assemblée populaire, par rotation de leurs
effectifs, forment également le tribunal populaire 2 . Un texte attribué à l'historien
Salluste suggère nettement que Caïus s'inspire de l'exemple rhodien 3 .
De même que la réforme agraire de Tibérius ne fait que réduire les inégalités
sans les supprimer, la réforme judiciaire de Caïus ne remet pas directement le
pouvoir judiciaire du Sénat au peuple. Mais elle réduit l'emprise de l'aristocratie.
Car cette réforme est plus que judiciaire, et nettement politique. Les individus
susceptibles d'être jugés sont tous des personnages importants, des hommes
politiques connus. En enlevant la juridiction de leur cause à leurs pairs, non

1
TITE-LIVE, XLIII, 2, 1-3.
2
CICÉRON, La République, III, 48.
3
PSEUDO-SALLUSTE, Ep. ad Caes., II, 8.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 103

seulement on augmente les garanties des plaignants, mais on intervient


directement dans l'organisation des carrières politiques, que d'éventuelles
condamnations compromettent. Tel est le second des buts poursuivis par Caïus,
sur lequel quelques explications sont nécessaires.

LA SOCIÉTÉ BLOQUÉE

Si le peuple n'est pas le bénéficiaire direct de la réforme judiciaire, dont


l'inspiration demeure néanmoins démocratique, qui donc remplace les sénateurs
dans ces juridictions ? Caïus choisit de les confier aux soins des membres de
l'ordre équestre. Ces derniers ne sont assurément pas pauvres, bien au contraire :
leur capital est obligatoirement, au moins égal à 400 000 sesterces (1 200 000
F.F.). Cette fortune leur permet de figurer dans le corps d'élite de l'armée, la
cavalerie, d'où leur nom de "chevaliers". Sociologiquement, les chevaliers
représentent un groupe d'environ 2 500 familles, initialement très lié au Sénat,
dont ils se rapprochent par le genre de vie, le prestige, le niveau de ressources.
Riches et distingués, les chevaliers le sont donc autant que la plupart des
sénateurs. C'est ailleurs qu'il faut chercher les motifs du clivage qui va aller
s'approfondissant entre les deux groupes.
Dès la fin du IIIe siècle, les sénateurs, inquiets de la montée [p. 97] des
milieux d'affaires dont nous avons déjà parlé, entendent préserver leur caste de
propriétaires fonciers de cette contagion. Une série de mesures instituent des cas
de "dérogeance". En 218, un plébiscite interdit aux sénateurs de posséder un
navire de commerce d'une capacité de 3 000 amphores. Au siècle suivant, ils sont
exclus des adjudications des "fermes générales" pratiquées par l'État pour le
recouvrement de ses revenus et pour certains travaux publics. Ces mesures
séparent les chevaliers désireux de se livrer à ces activités, sources de profit
considérables, des sénateurs. Elles sont graves, car elles rompent ainsi une vieille
solidarité. En effet, la voie normale pour devenir sénateur est l'élection aux
magistratures : soit l'élu appartient déjà par ses liens parentaux à une famille de
sénateurs, soit il s'agit d'un "homme nouveau". En ce dernier cas, le niveau de
fortune qu'exigent les campagnes électorales et l'organisation d'une carrière
politique situe d'emblée l'écrasante majorité de ces parvenus de la politique dans
le groupe privilégié des chevaliers. Enfin, dans des circonstances exceptionnelles,
comme la seconde guerre punique, où les défaites creusent les rangs du Sénat, les
censeurs nomment de nouveaux membres en choisissant ceux qu'ils estiment les
plus dignes d'entre les chevaliers. Cette connivence de fait entre sénateurs et
chevaliers s'achève avec les trois citées plus haut, et cette "majorité"
gouvernementale va dès lors être travaillée par des conflits fréquents, les
chevaliers jouant souvent un rôle charnière, s'alliant tantôt avec le parti populaire,
tantôt avec le clan sénatorial. Car la participation de certains de ces chevaliers aux
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 104

mécanismes financiers nés de la conquête en fait les détenteurs d'un pouvoir


économique dont les intérêts peuvent converger, mais aussi diverger de ceux des
titulaires du pouvoir légal, l'oligarchie sénatoriale, qui vient de se fermer à eux.
En effet, on trouve de plus en plus de chevaliers parmi les "publicains", c'est-à-
dire les membres des sociétés qui se constituent pour prendre en charge les fermes
publiques dont nous parlions plus haut (à la fin du second siècle, publicains et
hommes d'affaires représentent 20% des chevaliers connus de nous). Car ces
fermes nécessitent des moyens énormes de la part des candidats à leur
adjudication. Non seulement le prix de l'adjudication elle-même, mais encore le
dépôt de fortes garanties et la production de cautions exigées par l'État qui veut
être sûr de rentrer dans ses fonds constituent une série de conditions limitant les
fermiers à un cercle d'individus riches et dotés de relations influentes. Les
censeurs, qui dirigent les opérations d'adjudication, sont d'ailleurs satisfaits de
voir figurer parmi les fermiers un nombre non-négligeable de chevaliers. Ce sont
des gens connus, riches et solvables, auxquels l’État, qu'ils représentent, peut faire
confiance. Il y a donc un "créneau" à occuper. Certaines familles de l'ordre
équestre, attirées par les profits nés de la conquête des riches pays d'Orient, savent
en profiter, et se détournent de ce qui constituait jusqu'alors les seules valeurs
honorables aux yeux de l'aristocratie patricio-plébéienne traditionnelle : l'exercice
des magistratures, et la possession de domaines fonciers.
[p. 98]
Les routes choisies par les sénateurs et les chevaliers sont appelées à se
séparer. Les conflits naissent sur le terrain provincial, car chacun des deux
groupes a intérêt à ce que l'autre n'abuse pas des populations dont il a la charge,
sous peine de voir réduites à néant ses propres espérances de profit. Le Sénat ne
peut tolérer que les publicains pressurent trop immodérément les contribuables
provinciaux, dont ses futurs membres, alors en charge en province, risquent de ne
pouvoir rien tirer. Quant aux publicains, ils sont bien placés pour connaître des
abus de pouvoir et divers bakchichs exigés par les gouverneurs et généraux
romains, qui représentent pour eux autant de "manque-à-gagner" fiscaux certains.
La tension entre ces intérêts contradictoires au sein de la minorité appelée à se
partager le gâteau que lui ont apporté par la conquête les armées de paysans
romains va s'accentuant. Parfois, les mesures de rétorsion tournent à l'absurde.
Ainsi en 167, au lendemain de la conquête de la Macédoine, le Sénat décide de
fermer les mines d'argent et de fer plutôt que de les laisser aux publicains,
prétextant leur souci du sort des provinciaux. Hypocrisie qu'exprime bien Tite-
Live en disant : "... là où il y a des publicains, il n'y a plus droit ni liberté pour les
sujets de l'Empire 1 ". Il faut dire à la décharge des sénateurs que les chevaliers
publicains les gênent de plus en plus. Ces sociétés constituent un véritable
pouvoir parallèle, en marge des institutions constitutionnelles connues (la
comparaison avec le rôle politique joué de nos jours par les multinationales n'est
pas inexacte). Ces sociétés dénoncent les malversations, sont parties à des procès
1
TITE-LIVE, XLV, 18, 4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 105

ou y témoignent. Les chevaliers qui les président disposent du meilleur


classement censitaire dans les comices centuriates. Au début de la dernière moitié
du second siècle, avant que n'interviennent les réformes de Caïus Gracchus, un
processus essentiel de clivage au sein des groupes dirigeants se produit donc. En
123, au moment où Caïus est élu tribun de la plèbe, un plébiscite en tire la
conclusion légale en interdisant aux sénateurs de devenir chevaliers :
l'incompatibilité est devenue officielle. On comprend mieux maintenant à quel
point la réforme judiciaire de Caïus porte le fer dans la plaie, et revêt un aspect
hautement politique. En leur remettant la juridiction des procès de concussion en
province, Caïus donne aux chevaliers une arme inespérée qu'il retire des mains du
Sénat, d'autant plus que la loi précise qu'ils ne peuvent être poursuivis pour la
façon dont ils ont jugé. Les sénateurs ne peuvent même plus intervenir contre eux
a posteriori... Après le vote de cette réforme, Caïus aurait d'ailleurs dit : "Je viens
d'enterrer tout à fait le Sénat 1 ".
Les chevaliers deviennent désormais les vrais maîtres des provinces, sur
lesquelles ils règnent par l'impôt et le prétoire. Cette double perspective achève de
convertir beaucoup de ceux qui parmi eux hésitent encore entre les tentations de
la "carrière des honneurs" (l'exercice des magistratures) et les avantages des
présidences des sociétés de publicains 2 .
Caïus profite donc des circonstances pour accentuer le clivage entre les
groupes dirigeants et affaiblir les propriétaires fonciers dont l'hostilité à la réforme
agraire de son frère lui [p. 99] coûta la vie. Mais son entreprise législative ne se
limite pas à la seule réforme agraire. Ses initiatives en ce domaine sont
nombreuses, environ une quinzaine 3 . Certaines visent à limiter l'influence du
Sénat et à l'empêcher de saboter les lois proposées. Caïus propose ainsi de
nommer au Sénat une fournée de 300 ou 600 chevaliers, afin, en réalité, de
"diluer" l'ancien corps sénatorial dans une masse de nouveaux venus. Il se
propose également d'introduire dans les comices un sang neuf en donnant le droit
de cité romaine à tous les habitants du Latium, dont il espère bien qu'ils
deviendront des partisans de sa politique, et voteront ses réformes.
Toutes ces mesures ont donc pour objet d'affaiblir les anciens groupes
dirigeants que commencent à miner des contradictions internes.
Mais Caïus se soucie également d'intervenir plus directement en faveur des
pauvres. Dès son premier tribunat, il remet ainsi en vigueur la loi agraire de
Tibérius. Puis il se lance dans une campagne de travaux publics afin de remédier
au chômage dont souffre la population de la capitale. Enfin, il prend des mesures
pour diminuer les risques de disette, en faisant voter une "loi frumentaire".
Il faut en effet à Rome des quantités énormes de blé, sans commune mesure
avec celles des autres produits : à peu près un kilo de grain par jour et par
1
APPIEN, Les guerres civiles, I, 22.
2
CICÉRON, Pour Cluentius, 153-154.
3
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Les Gracques...), 168-169.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 106

personne, soit, à l'époque des Gracques, environ 1 500 tonnes par jour. Ce
problème fut capital pour toutes les cités antiques : à Athènes, l'ordre du jour des
assemblées les plus importantes portait "sur le blé et la défense du territoire 1 ". La
situation à Rome est compliquée par l'éloignement de la capitale des terres
céréalières. Le ravitaillement des masses urbaines de Rome n'est plus assuré par
l'Italie. Les céréales viennent de Sicile, d'Espagne et d'Afrique. Il suffit d'une
révolte d'esclaves ou de mauvaises récoltes pour qu'on se trouve vite en rupture de
stocks, et que la situation dans la capitale devienne catastrophique. Le blé des
Romains était un peu notre pétrole... À ce problème capital, le régime républicain
n'apporte que des solutions partielles et aléatoires. Des magistrats inférieurs, les
édiles, sont chargés de les mettre en œuvre. Ils peuvent forcer la main à des
marchands en les incitant à venir vendre à Rome, faire acheter du blé par des
courtiers sur crédit ouvert par décret du Sénat, ou encore mettre sur le marché une
partie du blé que perçoit l'État à titre d'impôt ou de butin. Le premier moyen reste
incertain, les deux autres n'enthousiasment guère le Sénat qui n'entend pas risquer
de dépenser ainsi une trop grande partie des deniers publics. Tant que la
population urbaine de Rome est circonscrite dans des limites raisonnables, le mal
n'est pas trop grand : les bonnes années succèdent aux mauvaises. Mais au temps
des Gracques, la surpopulation déjà sensible depuis le début du siècle peut
transformer une disette en révolte difficilement contrôlable. Tibérius avait
proposé sa réforme agraire à la fois pour diminuer les injustices et sauver à long
terme l'État de l'anarchie et peut-être de la révolution (qui se produisit, on le sait,
[p. 100] avec l'instauration du régime impérial). Caïus avec sa loi frumentaire
raisonne de même : en assurant le ravitaillement en blé de Rome, il permet à tous
d'acheter de quoi manger, et évite les troubles. Cette loi oblige l'État à mettre en
vente du blé en permanence, à un prix au plus égal au cours normal, soit environ 6
as (environ 4,50 F.F.) pour 9 l. de blé (à titre de comparaison, trente ans plus tard,
les soldats de Sylla toucheront une solde de 8 as par jour). Tout le monde peut
donc avoir du blé... à condition de pouvoir le payer ! D'autre part, ce droit
d'acheter n'est pas sans limites. Pour éviter à la fois la spéculation et de trop
lourdes dépenses à l'état, chaque citoyen ne peut recevoir qu'un certain nombre de
litres de blé par mois. Tout ceci mérite d'être précisé. Car nous voyons bien qu'il
ne s'agit pas d'assistance, ni de largesses, mais seulement d'assurer un
approvisionnement régulier à des cours "normaux" et plafonnés de la denrée qui
constitue la base de l'alimentation populaire. Somme toute, aussi bien la loi
agraire de Tibérius que la loi frumentaire de Caïus nous paraissent mesurées et
peut-être même timides. Rien en tout cas qui autorise à crier à la Révolution : les
Gracques ne sont pas des "partageux", encore moins des "communistes" avant la
lettre, bien que, lors de la Révolution, Babeuf ait pris leur nom. Pour nous, leurs
mesures concrètes ne relèvent que d'un réformisme prudent et raisonnable. Et
pourtant, leurs contemporains – a priori évidemment, les riches, dont elles
menacent les intérêts – les perçoivent comme authentiquement révolutionnaires.
Le tollé qu'elles suscitent près d'un siècle après chez les nantis en témoigne.
1
ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 43,4. Cf. P. VEYNE, op. cit., 446 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 107

Cicéron condamne aussi bien la loi agraire que la loi frumentaire, et caricature la
loi frumentaire 1 :

"Caïus Gracchus proposait sa loi sur le blé ; mesure agréable à la


plèbe, qui, sans travailler, recevrait des vivres en abondance ; les gens de
bien, eux, s'y opposaient, car ils estimaient que la loi détournerait la plèbe
du travail, la livrerait à la paresse, et épuiserait visiblement le Trésor 2 ".

Nous savons que la loi de Caïus n'a qu'un objectif limité permettre aux
citoyens d'acheter du blé s'ils ont de l'argent, et encore en quantités rationnées. On
est loin de la corne d'abondance, prime à l'oisiveté, décrite par Cicéron. Quant aux
menaces pesant sur le budget de l'État, l'excuse est de tout temps. Comment ne
pas penser aux protestations qui se sont élevées chez les possédants lors de
l'adoption des lois sociales, depuis les congés payés jusqu'au SMIG en passant par
la Sécurité Sociale et les accords Matignon en mai 1968 ? Toutes ces mesures
devaient non seulement et immanquablement conduire à la banqueroute les
trésoreries des entreprises privées, mais épuiser les deniers publics... Une fois de
plus la comparaison n'est pas si vaine : Caïus entend instaurer un régime de
minimum vital sinon garanti, du moins possible, au niveau du pain quotidien. La
loi de Caïus menace-t-elle vraiment l'équilibre du budget ? Notons d'abord que
l'épouvantail du vide du Trésor est agité par les cercles dirigeants chaque fois
qu'une mesure [p. 101] leur déplaît. On sait aussi que l'État comme les individus
trouve toujours de l'argent lorsqu'il s'agit de faire une dépense jugée "bonne" et
prioritaire... De toute façon, des calculs précis ont été faits montrant que la loi de
Caïus ne risquait pas de rendre exsangues les caisses publiques 3 . Quand l'État
perd-il de l'argent ? Uniquement quand le prix du marché est supérieur au prix
légal, puisque, répétons-le, il n'est pas question de distributions gratuites. Or le
Trésor est surtout alimenté par les tributs payés par les provinciaux. Ce sont ces
derniers qui en réalité font les frais des appétits plébéiens, en particulier les
habitants de la richissime Asie Mineure, conquise une dizaine d'années avant la
loi de Caïus. Sans peut-être vraiment le savoir, la plèbe romaine était impérialiste.
La démocratie athénienne elle aussi ne put s'épanouir que par ses annexions
territoriales, et mérite bien qu'on la qualifie également d'impérialiste.
Dans ces conditions, on est de plus en plus étonné de l'opposition farouche des
nantis aux mesures des Gracques, et de la mise à mort de ces derniers par les
spadassins du clan adverse. Reposons la question : pourquoi ce que nous
n'appellerions que des "réformettes" sont-elles assimilées à un souffle
révolutionnaire précipitant la République dans l'abîme ? Plusieurs raisons
s'additionnent. La première tient au fait qu'après les tourmentes du Ve siècle, la
1
CICÉRON, Pour Sestius, XLVIII, 103.
2
Ibid.
3
Cf. P. VEYNE, op. cit., p. 451, n (344).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 108

tension due à la succession des campagnes militaires et l'apaisement procuré par


le compromis patricio-plébéien au niveau gouvernemental ont fait perdre
l'habitude aux dirigeants des contestations de leur autorité. Ce dont ils se méfient
bien plus, c'est de pronunciamentos éventuels de la part des grands chefs
militaires. Cette crainte vaut au vainqueur d'Hannibal son semi-exil de Literne. La
suite des événements ponctuant le 1er siècle av. J. -C. montre d'ailleurs que
l'aristocratie n'a pas tort : elle anticipe seulement un peu le danger. Les réformes
des Gracques constituent donc pour elle une attaque surprise. D'autre part, les
dirigeants ne sont pas des despotes orientaux ou des dictateurs affameurs du
peuple. Quand ils gravent dans la pierre et sur les monnaies la devise "Au nom du
Sénat et du Peuple romain", ils pensent sincèrement déterminer leur action en
fonction de l'intérêt public. Ou plus exactement, de l'image qu'ils s'en font... Car
une bonne partie du problème est là. Si le régime républicain (res publica, la
chose publique...) ne fut jamais démocratique, c'est aussi parce que ses dirigeants
pensaient qu'agir au nom du peuple, ce n'est pas laisser le peuple agir à sa
guise... Ne sourions pas trop vite : la sincérité intervient peut-être au moins autant
que le calcul intéressé, du moins au début du raisonnement. Car par la suite,
comme le disent les Romains eux-mêmes, pour juger du motif d'un
comportement, il faut voir à qui il profite (is fecit cui prodest)... De telles attitudes
ne sont d'ailleurs pas exclusives. Combien de régimes, à notre époque, prétendent
exercer une dictature au nom d'un peuple qui, en fait, la subit, poussant même la
logique de l'absurde jusqu'à proclamer que c'est ce peuple lui-même qui est au
pouvoir ? De telles pitreries idéologiques ne prêteraient qu'à sourire si trop [p.
102] souvent elles ne faisaient écrire en lettres de sang l'histoire des peuples. Il est
bien connu que ces derniers ont toujours besoin de "guides" et de partis "d'avant-
garde" pour les aider à découvrir leurs besoins, et plus encore, les moyens de les
satisfaire. De Platon au Goulag en passant par Cicéron, il y a sans doute moins
loin qu'on ne le pense. Ce dernier en tout cas nous explique fort bien les
conséquences de cette attitude républicaine et anti-démocratique. L'intérêt public,
c'est un régime d'ordre qui l'assurera le mieux ; le changement ne mène qu'au
chaos. C'est bien ce que les Romains reprochent aux démocraties grecques :
l'opinion publique est fluctuante, si on la laisse gouverner, c'est à terme l'anarchie,
puis la tyrannie. Or l'ordre, c'est aussi le respect des droits acquis, précaution
économique élevée à la hauteur d'un principe de gouvernement, plus encore du
fondement de l'État. L'inimitable Cicéron est là-dessus fort clair :

"Rien de plus funeste que d'enlever aux uns pour donner aux
autres... 1 Le tribun Marcius Philippus se comportait de façon funeste
quand il eut le tort de déclarer que, parmi les citoyens, il n'y en avait pas
deux mille qui eussent du bien ; phrase catastrophique : elle tendait à
l'égalisation des fortunes, le pire fléau qui soit ; car c'est avant tout pour
conserver leurs biens que les hommes ont fondé des États ; la nature a
1
CICERON, Des Devoirs, 2, XXIV, 85.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 109

beau pousser les hommes à se rassembler, c'est néanmoins pour


sauvegarder leurs biens qu'ils recherchaient la protection des cités 1 ".

Ce qui est révolutionnaire dans la politique des Gracques, ce n'est point un


projet de renversement de la classe dirigeante par le peuple, spéculation
totalement absente de leurs programmes, mais les atteintes diverses à ces droits
acquis, fondement de l'État, qu'elle comporte. Nous comprenons maintenant
comment les dirigeants romains peuvent à bon droit voir le spectre de la
Révolution là où un regard actuel ne discerne que des réformes inspirées par une
conscience politique prudente. Lesquelles d'ailleurs ne vont pas sans innovations,
qui pour demeurer exceptionnelles n'en sont pas moins fort inquiétantes. Jusqu'où
peut par exemple mener l'appel à la souveraineté lancé par Tibérius lors de la
déposition d'Octavius ?
En y réfléchissant, on arrive donc bien à comprendre les arguments de
Cicéron. Dans la conception de l'État de ceux qu'il représente, il ne peut y avoir de
place pour des Gracques. Plus encore, d'ailleurs, à son époque, qu'au temps des
deux frères. Car conjurations et putschs militaires se succèdent, la violence règne
dans les comices : ces fameux droits acquis sont minés de toute part, ce qui
provoque un mouvement de crispation de leurs titulaires. N'oublions pas que ce
fut la "réaction féodale" des années 1775 qui précipita la Révolution française. Il
est bien connu par ailleurs qu'un régime autoritaire ne peut se libéraliser que dans
une période de stabilité : s'il procède à des réformes au cours d'une crise, ces
mesures sont assimilées à des signes de faiblesse par les opposants, qui redoublent
leurs [p. 103] coups. (La disparition récente de l'Empire iranien s'effectua
exactement suivant ce processus.) Pour Cicéron et ses amis, il n'est donc pas
question de lâcher d'un pouce sur les principes. Reconnaître le bien-fondé des
entreprises gracchiennes, c'est donner quitus à la sédition. D'autant plus que
l'aristocratie applique à la vie sociale et politique la "théorie des dominos",
pratiquée par les U.S.A. en politique internationale après le second conflit
mondial. Toute réforme en apparence inoffensive est en réalité le maillon d'une
chaîne : si on laisse céder le premier maillon, c'est toute la chaîne qui tombe. On
l'a d'ailleurs bien vu quand, après avoir fait voter sa réforme agraire, Tibérius a
commencé à s'en prendre à la constitution en profanant l'inviolabilité
tribunicienne... Platon lui-même avait averti les Romains du danger de ce
processus insidieux, quand il affirme quelque part que la corruption des peuples
commence par la décadence de la musique. Deux mille ans plus tard, l'ayatollah
Khomeiny lui fait écho, lorsqu'il prétend interdire la musique, qui trouble le
fonctionnement normal de l'esprit, et conduit ainsi au chaos. Poussé à l'extrême,
ce type de raisonnement empêche toute réforme et provoque les révolutions qu'il
entend éviter. Rome est devenue une société bloquée. Pour avoir préjugé des
forces dont il disposait pour en enrayer la fatale progression, Caïus mérite comme

1
Ibid., 2, XXI, 73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 110

son frère d'être lynché. Il doit aux dieux de ne point périr assommé à coups de
banc comme Tibérius, mais plus noblement, par le fer :
"Comme il (Caïus) sortait de chez lui, sa femme tomba à ses genoux devant la
porte ; et, mettant un bras autour de lui, tandis qu'elle tenait de l'autre leur petit
enfant, elle lui dit : "tu ne me quittes pas, Caïus, pour monter à la tribune (...)
non ! tu vas t'exposer toi-même aux coups des assassins de Tibérius (...) Déjà le
parti du pire est maître de la situation ; c'est par la violence et le fer qu'on règle les
procès. Si ton frère était tombé à Numance, une trêve nous aurait rendu son
cadavre ; mais à présent, peut-être, moi aussi, devrai-je me faire la suppliante d'un
fleuve ou de la mer, pour entrevoir ton corps, jusque là gardé par les flots. Car
quelle confiance avoir encore dans les lois ou dans les dieux, après le meurtre de
Tibérius ?" Malgré ces gémissements de Licinia, Caïus s'arracha doucement à son
étreinte et partit en silence avec ses amis. Elle, en s'efforçant de le retenir par un
pan de sa toge, se laissa glisser sur le seuil, où elle resta longtemps étendue sans
rien dire (...) Quant à Caïus, personne ne le vit combattre. Affligé de ce qui se
passait, il se retira dans le temple de Diane ; et là, comme il voulait se tuer, il en
fut empêché par ses amis les plus fidèles (...) Dans sa fuite, Caïus fut rejoint par
ses ennemis, qui l'atteignirent près du pont du bois (...) Avec Caïus fuyait un seul
de ses esclaves, du nom de Philocrate ; car tous les autres l'encourageaient,
comme dans une compétition ; mais nul ne le secourait, ni n'avait voulu lui fournir
le cheval qu'il demandait ; car les ennemis le talonnaient. Il les gagna pourtant de
vitesse et se [p. 104] réfugia dans un petit bois consacré aux Furies ∗ , où il
mourut, Philocrate l'ayant tué avant de s'égorger lui-même. Pourtant, à ce
qu'affirment quelques-uns, tous deux furent pris vivants par les ennemis ; mais le
serviteur étreignait si fortement son maître que nul ne put frapper Caïus avant que
Philocrate n'eût succombé à de nombreux coups. La tête de Caïus, dit-on, fut
coupée et emportée par un homme (...) car on avait proclamé, au début du combat,
que la tête de Caïus et celle de Fulvius seraient payées leur pesant d'or à ceux qui
les apporteraient. Septimuleius apporta donc à Opimius ∗∗ la tête de Caïus au bout
d'une pique. On prit une balance, et on constata qu'elle pesait dix-sept livres et
demie, Septimuleius ayant aggravé son crime par une autre scélératesse ; car il
avait ôté la cervelle pour couler à la place du plomb fondu (....) Les corps de
Caïus, de Fulvius et de leurs amis furent jetés au fleuve ; on en avait tué trois
mille. Leurs fortunes furent confisquées au profit de l'État. On défendit à leurs
femmes de porter le deuil, et celle de Caïus, Licinia, perdit même sa dot (...)
Cependant, ce qui exaspéra la masse plus encore que ce crime et tous les autres,
ce fut l'édification par Opimius d'un temple à la Concorde ; car il paraissait ainsi
se vanter et s'enorgueillir de tous ces assassinats de citoyens, et s'en faire, en
quelque sorte, un sujet de triomphe. Aussi, la nuit, après la dédicace du sanctuaire,


Divinités des enfers.
∗∗
Opimius était le consul en titre, leader des adversaires de Caïus.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 111

des inconnus écrivirent sous l'inscription ce vers : "La discorde élève un temple à
la Concorde 1 "."
En noyant une seconde fois dans le sang les velléités de réformes éprouvées
par les plus intelligents de ses fils, l'aristocratie vient à long terme de signer son
propre arrêt de mort.

1
PLUTARQUE, T. et C. Gracchus, XXXVI-XXXVIII.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 112

[p. 105]

CHAPITRE V –
LES MASSES DANGEREUSES

"Ceux qui, dans les campagnes, n'avaient


pour vivre que le salaire de leurs bras,
étaient attirés à Rome par les largesses
privées."
SALLUSTE, Catilina, 37.

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Close à la fin du second siècle av. J. -C., la tragique aventure des Gracques ne
trouve pas sa seule explication dans l'exigence d'une plus grande justice qui
animait ses inspirateurs. Elle résulte aussi d'une évolution à bien des égards
dramatique du contexte économique et social depuis la fin de la seconde guerre
punique. Pour comprendre comment se sont constituées ces masses dangereuses,
au sort desquelles les deux tribuns entendaient remédier, il nous faut donc revenir
en arrière, jusqu'au tournant que constituent les années 200 av. J.-C.
Aucun présage n'annonce au soir du IIIe siècle les sanglants déchirements des
années à venir. Au contraire, la victoire de Zama met fin au cauchemar d'Hannibal
et livre à Rome l'espace méditerranéen dont plusieurs campagnes militaires
victorieuses vont dans les décennies suivantes lui assurer la maîtrise. Pour ceux
qui la subissent, la conquête ne se limite évidemment pas à la seule occupation
militaire. Les pays soumis au joug romain doivent payer à l'Urbs triomphante le
prix de la défaite : argent, moissons, et force de travail des bras serviles. En Italie,
chassés de leurs campagnes ou séduits par l'espoir d'une fortune rapide, des
individus de plus en plus nombreux quittent leurs lieux d'origine pour se diriger
vers la capitale où trop souvent ne les attend que le mirage de leurs espoirs déçus.
Dans la nécessité de subsister, tout porte à croire que beaucoup succombent aux
tentations de la clientèle. Quant à l'aristocratie dirigeante, forte de la victoire sur
Carthage, elle se crispe sur ses privilèges, et restreint encore le petit cercle de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 113

ceux promis par les dieux à l'exercice du pouvoir. Si bien qu'elle reçoit le nom
d"'oligarchie", c'est-à-dire le "gouvernement de quelques-uns".
[p. 106]
Qu'un ensemble territorial et humain déjà si vaste soit gouverné par des clans
familiaux de nombre fort réduit pourrait nous surprendre. Afin de mieux
comprendre ce mécanisme, illustrons-le une fois de plus par un exemple
contemporain. Celui de l'Union Soviétique. Il n'est pas dans mon propos d'entrer
dans une polémique (déjà largement nourrie) dont ce livre n'est pas le lieu. Mais il
faut bien reconnaître l'existence d'un certain nombre de traits communs à ces deux
régimes, qu'on peut sans risque théorique qualifier d'oligarchies ∗ , au destin peut-
être identique, dans sa grandeur comme dans sa fin. Dans l'U.R.S.S. actuelle,
gouvernants et gouvernés constituent deux mondes à part. Comme les oligarques
romains, les premiers prétendent représenter le peuple, et même lui être
consubstantiels : ces dernières années, l'état soviétique ne s'est-il pas proclamé
"l'État du peuple tout entier" ? ∗∗ En fait, ils appartiennent à une caste
extrêmement minoritaire, qui se renouvelle par cooptation au sein du Parti, dont
les membres occupent les fonctions supérieures de l'état. Fortement concentré, le
pouvoir soviétique n'est pas pour autant strictement homogène : le secrétaire
général constitue un point d'équilibre (parfois instable) entre différents clans dont
il arbitre les prétentions et privilèges. Ces clans ne sont évidemment pas définis
par des critères parentaux comme dans la République romaine : leur principe
classificatoire est d'ordre fonctionnel et politique. Il reste que, comme à Rome, ils
ne regroupent qu'une infime minorité de la population qui ne dispose sur eux que
de moyens de contrôle institutionnels quasi inexistants. Est-il par ailleurs encore
nécessaire de dénoncer le caractère expansionniste et conservateur des politiques
qu'ils poursuivent ? Les deux régimes connaissent certes des difficultés internes.
À Rome comme à Moscou, on se montre résolu à y faire front. Car les premières
tentatives de résistance auxquelles se heurte l'oligarchie romaine n'entament
nullement sa détermination à se servir de moyens d'action encore puissants et
efficaces.
Le second siècle avant notre ère voit donc se conjuguer deux phénomènes
essentiels : la surpopulation urbaine, génératrice du péril représenté par des
masses que leur ampleur et leur disponibilité rendent politiquement dangereuses ;
l'apogée du système clientélaire, employé par les dirigeants pour prévenir la


On lira avec intérêt deux ouvrages récents sur l'U.R.S.S. qui décrivent les mécanismes du
pouvoir et les privilèges des gouvernants :
M. Voslensky, La Nomenklatura (Paris, Belfond, 1980), et surtout H. Carrère d'Encausse, Le
pouvoir confisqué : gouvernants et gouvernés en U.R.S.S., (Paris, Flammarion, 1980).
∗∗
La Constitution de l'U.R.S.S., en date du 7 octobre 1977, dispose que : ... "l'État soviétique est
devenu l'État du peuple entier. Le rôle du dirigeant du Parti Communiste, avant-garde de tout
le peuple, s'est accru. C'est une société (la société socialiste avancée) de démocratie
authentique, dont le système politique assure une gestion efficace de toutes les affaires
sociales, une participation toujours plus active des travailleurs à la vie de l'État."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 114

montée de ces périls. À l'origine de cette redoutable conjonction se situent les


conséquences de la seconde guerre punique.

[p. 107]

L'EXODE RURAL

Après la grande crise urbaine du Ve siècle résultant de la rupture de l'axe


commercial qui unissait l'Étrurie à la Campanie, un certain équilibre sociologique
est restauré au cours des IVe et IIIe siècles. Beaucoup de Romains semble s'être
tournés vers la culture de la terre. C'est du moins ce que nous pouvons présumer
des constantes luttes menées par la plèbe pour obtenir le partage de l’ager
publicus, en particulier des terres nouvellement conquises, terres occupées sans
droit – et même contre le droit – par les patriciens. Cet équilibre fait écho à
l'apaisement politique que procure au niveau gouvernemental la construction
progressive du compromis patricio-plébéien. Parallèlement, en conquérant l'Italie,
Rome s'assure la maîtrise de son espace vital. La victoire de Zama (202 av. J.-C.)
clôt brutalement cette ère d'expansion relativement harmonieuse. Les premiers
signes d'alarme se font entendre quand la crise du recrutement militaire
commence à se manifester dans toute sa gravité. Car ce sont ses paysans que
Rome livre aux dieux voraces des armées. On sait qu'après la guerre de 1914, les
paysans français jugeront détenir une créance sur le reste de la Nation, pour
laquelle ils avaient majoritairement versé le prix du sang. À Rome aussi, les
guerres des IIIe et IIe siècles av. J.-C. exercent de terribles ponctions sur les ruraux
qui, au temps des Gracques, estimeront que leurs exigences de réforme agraire ne
sont que justice 1 . Durant la seconde guerre punique, 16% environ des hommes en
état de porter les armes vont périr. Sans compter la foule plus nombreuse des
blessés et des estropiés à vie, incapables après leur démobilisation de retourner
aux travaux des champs. Même après la défaite d'Hannibal, les guerres lointaines
de Grèce et d'Orient n'adoucissent pas le régime de la conscription. Le taux de
mobilisation est normalement du dixième des citoyens adultes, et même le
cinquième durant les grandes conquêtes du second siècle. Ces taux sont ceux des
armées napoléoniennes, et bien supérieurs à ceux de l'Ancien Régime, où ils se
situent à seulement 1/50 des sujets mâles. Par ailleurs, le temps de service est
long : six ans, parfois près du double. En 171 av. J.-C., un de ces vieux briscards
des légions romaines témoigne sur un ton annonçant celui des grognards de
l'Empire 2 .

1
Cf. supra, p. 74-75.
2
TITE-LIVE, XLII, 31-35.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 115

De tels dévouements sont de plus en plus difficiles à trouver. En 123, on songe


même à enrôler des enfants, si bien que C. Gracchus doit faire voter une loi
interdisant d'appeler les jeunes gens de moins de dix-sept ans. Il existe des passe-
droits : l'appui d'un tribun ou d'un consul peut servir à obtenir les dispenses
nécessaires. Mais peu d'obscurs paysans peuvent invoquer de telles relations, et
les dispenses ne profitent en général qu'à ceux qui font déjà partie des cercles
dirigeants, ou du moins en sont proches. Les choses n'ont d'ailleurs pas tellement
changé. On sait qu'en France, actuellement, entre 20 et 25% des effectifs des
classes appelées au service national sont exemptés ou réformés. Ces chiffres
relativement élevés laissent supposer certains trafics d'influence, sauf à considérer
qu'un [p. 108] quart de la jeunesse française est constituée d'éclopés, ce que
manifestement personne ne croira. Or il est fort probable qu'une étude statistique
des cas d'exemption ferait apparaître en leur sein une sur-représentation des fils
des milieux aisés par rapport à l'importance numérique qui est la leur dans
l'ensemble de la société.
Quoi qu'il en soit, ces diverses échappatoires ne sont pas suffisantes pour
protéger les paysans romains des irrémédiables atteintes de la guerre et de la
conscription. Certains ne reviennent jamais. Ceux qui rentrent valides ne peuvent
plus remettre en état leurs anciennes exploitations, souffrant de plusieurs années
d'abandon. Victorieuse au loin, Rome ne dispose plus d'assez de bras pour cultiver
le sol italien 1 .
Cependant, dans de nombreux cas, le paysan de retour des légions ne se
résigne pas immédiatement à l'adieu à la terre. Afin de remettre son fonds en état,
il lui faut acquérir un outillage neuf, des bêtes de trait, et peut-être un ou deux
esclaves. Pour tout cela, l'argent manque. Il l'emprunte à des usuriers qui ne se
soucient guère, la plupart du temps, des limites légales des taux d'intérêt. Le
mécanisme classique, encore en vigueur de nos jours, se produit alors 2 :
incapable de rembourser, il doit vendre sa terre à vil prix. Perdue pour lui, elle va
grossir le patrimoine foncier des riches 3 . Car les auteurs anciens nous disent bien
que les champs désertés sont "annexés par les riches voisins".
Tout naturellement, l'exode rural renforce donc la tendance à la constitution de
grands domaines, la concentration du capital foncier entre les mains de quelques-
uns. Le maigre prix de vente de sa terre n'assure au paysan qu'une survie d'une
durée limitée. Que faire ? Il ne lui est même plus possible de se réengager dans
l'armée où la solde, même maigre, est au moins régulière, car pour être soldat, il
faut au minimum justifier de quelques revenus : telles sont les rigueurs du
recrutement censitaire. Il ne lui reste plus qu'à prendre le chemin de Rome, où il
subit les tentations de clientèle : en échange de divers services, le patron n'en fait
pas un homme riche, mais l'aide du moins à survivre. Salluste le dit à sa façon :
"Ceux qui, dans les campagnes, n'avaient pour vivre que le salaire de leurs bras,
1
Ibid., XXVIII, 11, 8-9.
2
Cf. infra, p. 297
3
TITE-LIVE, II, 23, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 116

étaient attirés à Rome par les largesses privées 1 ". Mais avant de s'entasser dans
les quartiers populaires insalubres de Rome, ces paysans ne pourraient-ils louer
leur force de travail sur les grands domaines voisins, et rester ainsi à la terre ? Le
Moyen-Âge français offre après tout de multiples exemples de ruraux cédant leurs
terres aux seigneurs ecclésiastiques ou laïcs du cru, et continuant à travailler sur
leurs anciennes propriétés, dont le nouveau maître leur abandonne la jouissance,
moyennant certaines charges et prestations... Un tel mécanisme n'est point
possible dans l'Italie du second siècle av. J.-C. Car en soumettant les nations
ennemies, Rome fait des prisonniers de guerre, aussitôt réduits en esclavage et
emmenés sur les terres de leurs vainqueurs. En cent trente ans (de 218 à 88 av. J.-
C.) on estime qu'un demi-million d'esclaves arrivent sur les marchés. Là, le droit
romain protège les acquéreurs : comme pour tout objet, [p. 109] le vendeur leur
doit des garanties, notamment celle des vices cachés. Ainsi le marchand
dissimulant que l'esclave qu'il vend a déjà tenté de s'enfuir commet une faute
justifiant l'annulation de la vente. De même, cette marchandise humaine est
soumise aux lois de l'offre et de la demande : les esclaves devenant de plus en
plus nombreux, leur prix baisse. Mis à part les esclaves de "prestige" (précepteurs,
cuisiniers, etc.) et les domestiques, l'essentiel de cette main-d’œuvre part vers la
campagne. Dans les manufactures italiennes – nous dirions aujourd'hui :
l"'industrie" – l'esclave est loin d'être prépondérant (sauf pour la boulangerie, où il
est introduit de bonne heure). Il travaille avec des hommes libres, dans les mêmes
conditions, et perçoit sans doute la même paie. Il en va de même pour les activités
du bâtiment. À la campagne, le tableau change complètement. L'homme libre n'y
apparaît que comme journalier, embauché à très court terme pour des travaux
déterminés. Ceux nécessités par un surcroît de labeur, en période de moissons ou
de vendanges, par exemple. Ou encore ceux qui s'effectuent dans des conditions
particulièrement dangereuses ou insalubres : dans ce cas, si l'ouvrier meurt, le
maître ne perd que quelques jours de salaire. Ces conseils sont d'ailleurs
scrupuleusement donnés par les très honorables auteurs des traités d'agronomie.
Mais pour tout le reste, le recours à la main-d’œuvre servile est la règle : c'est sur
eux que repose l'économie du grand domaine. Leur prix relativement peu élevé
permet d'en acquérir beaucoup, et comme ils sont exclus du service militaire, ils
offrent les avantages d’une main-d'œuvre stable. Les auteurs anciens eux-mêmes
sont assez lucides pour bien voir tous les rouages de ce mécanisme. Laissons la
parole à Appien :

"... à la longue, les riches s'en regardèrent comme les propriétaires


incommutables (des terres conquises). Ils acquirent par la voie de la
persuasion, ou ils envahirent par la violence les petites propriétés des
pauvres citoyens qui les avoisinaient. De vastes domaines succédèrent à de
minces héritages. Les terres et les troupeaux furent mis entre les mains
d'agriculteurs et de pasteurs de condition servile afin d'éviter

1
SALLUSTE, Catilina, 37.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 117

l'inconvénient que la conscription militaire eût fait redouter envers des


hommes de condition libre. Cette ruse des propriétaires produisit
l'avantage d'accroître considérablement la population des esclaves, qui,
n'étant pas appelés à porter les armes, se multipliaient à leur aise. Il résulta
de toutes ces circonstances que les grands devinrent très riches, et que la
population des esclaves fit dans les campagnes beaucoup de progrès,
tandis que celle des hommes de condition libre diminuait, par l'effet du
malaise, des contributions et du service militaire qui les accablaient ; et
lors même qu'ils jouissaient, à ce dernier égard, de quelque relâche, ils ne
pouvaient que perdre leur temps dans l'inertie, parce que, d'un côté, les
terres n'étaient qu'entre les mains des riches, et que, de l'autre, ceux-ci
employaient pour les cultiver des esclaves de préférence à des hommes
libres. 1 "

La main-d’œuvre servile, outre les nombreuses facilités 2 [110] déjà citées


qu'elle présente, offre de surcroît l'avantage d'être parfaitement adaptée aux
nouveaux types d'utilisation du sol auxquels se livrent les propriétaires des grands
domaines. Rome ayant annexé de riches terres à blé outre-mer, la culture de cette
céréale décline en Italie. Elle est remplacée par la vigne et l'olivier, qui exigent du
petit paysan libre une reconversion dont il est la plupart du temps incapable. Un
champ de blé donne ses premiers épis rapidement alors qu'on doit attendre cinq
ans les premiers fruits de la vigne et vingt-cinq ceux de l'olivier... Seules les
exploitations latifundiaires, disposant d'une main-d’œuvre abondante à bon
marché sont capables d'un tel effort, et peuvent donc supporter la concurrence des
importations céréalières provinciales. Enfin l'étendue croissante de leurs domaines
permet aux grands propriétaires d'en abandonner de vastes portions à l'élevage,
renouant ainsi avec les antiques traditions de leurs ancêtres. C'est d'ailleurs la
vision du paysage morne et désolé des pacages qui aurait inspiré à Tibérius ses
projets de réforme agraire 3 .
L'élevage est en effet au goût du jour. Le traité de Caton sur l'agriculture
mérite à cet égard que nous en feuilletions quelques pages. Il y a des cultures dont
on peut escompter un haut rendement. Ce sont dans l'ordre : le vignoble, les
jardins, les oseraies, les olivettes. Mais sous le rapport de la sécurité, l'herbage est
sans conteste l'investissement le mieux garanti, même si les prés sont d'une qualité
relativement médiocre. Effectivement, dans leur majorité les agronomes latins
considèrent que l'élevage est l'activité rurale la plus rentable. Vraisemblablement
parce qu'elle est à l'abri de toutes les calamités qui frappent la céréaliculture
(sécheresse ; orages durant le temps de la moisson ; parasites des grains ; maladies
qui affectent la croissance des épis, etc.) dont le rendement moyen (3 graines pour
1 semée) en année normale est de toute façon très bas.
1
APPIEN, Les guerres civiles, I, 1, 7.
2
Ibid., 1, 10.
3
PLUTARQUE, Tiberius Gracchus, VIII, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 118

Ce type d'utilisation du sol n'est accessible qu'aux grands propriétaires. Les


autres doivent s'en aller : l'exode rural donne naissance à une réforme agraire à
l'envers. Que deviennent ces paysans déracinés une fois franchies les portes de
Rome ?
Au début du second siècle, il s'en faut de beaucoup que tous soient condamnés
à former un sous-prolétariat urbain. Au contraire, les possibilités de promotion
économique offertes par la Ville à ces déshérités sont au début réelles. Les butins
et tributs levés après la seconde guerre punique permettent en effet à l'État de se
lancer dans un programme de grandes constructions urbaines. Quelques exemples
nous en convaincront 1 .

UNE VILLE INQUIÉTANTE

À la fin de la seconde guerre punique, Rome est une ville encore marquée par
certains traits d'archaïsme : les 28 temples construits entre 264 et 173 av. J.-C. ne
sont après tout que de rudimentaires chapelles de tuf et de bois, revêtues de stuc et
de [p. 111] terre cuite. Il faut donc hausser l'Urbs au niveau de son destin celui de
la capitale d'un territoire devenu empire.
Dans la première moitié du second siècle débutent des grands travaux qui vont
moderniser son infrastructure, et permettre d'encaisser le premier choc de l'exode
en créant des emplois. Car pendant cinquante ans, le travail ne manque pas. Le
niveau du vieux port du Marché aux Bœufs est rehaussé de sept mètres ; en 179
on construit le premier pont de pierre ; on édifie un énorme emporium à un
kilomètre en aval de l'ancien. Au milieu du siècle, le censeur C. Cassius Longinus
élève sur les pentes du Palatin le premier théâtre de pierre (démoli très rapidement
pour les raisons politiques qui conduisent à refuser des sièges au peuple, et que
nous connaissons 2 ). Entre 184 et 170, on aménage le centre de la ville : trois
basiliques se dressent autour du Forum.
Les années 150 inaugurent une période éphémère, mais brillante. Rome
s'ouvre à l'hellénisme et fait ses premières armes dans l'urbanisme de prestige. Les
grands travaux d'infrastructure terminés, on se consacre maintenant surtout à la
construction de temples, où interviennent de nombreux artistes et architectes
grecs. Déjà les grands généraux rivalisent pour offrir à la cité l'édifice le plus
grandiose. Les matériaux que l'on emploie alors sont d'un luxe qui stupéfie les
Romains, plus habitués au bois et à la terre cuite. Nous connaissons certains de

1
Cf. H.C. BOREN, "The Urban Side of the Gracchan Economic Crisis", dans : American
Historical Review, 63, (1957-1958) ; cf. P. GROS, Architecture et société à Rome et en Italie
centro-méridionale aux deux derniers siècles de la République (Bruxelles, 1978), 11-40.
2
Cf. supra, p. 84-86.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 119

ces temples par une des plus importantes découvertes archéologiques de ce siècle.
En 1914, des projets d'aménagement urbain de la zone comprise entre le Capitole
et la Via Arenula aboutissent treize ans plus tard au dégagement de vestiges si
importants que Mussolini déclare qu'il serait sacrilège de recouvrir ces
monuments d'édifices modernes. Quatre temples (dits du Largo Argentina) sont
ainsi exhumés et sauvés. Le visiteur peut toujours les contempler : ils se situent
dans une large fosse autour de laquelle circulent des flots d'automobiles. Leur
construction, d'époque différente pour chacun d'entre-eux, s'échelonne entre les
années 300 et 100.
Parallèlement, au Champ de Mars, dans le secteur du cirque Flaminius,
surgissent portiques, jardins, sanctuaires. Sur cet espace consacré au dieu de la
guerre, un architecte grec bâtit deux temples à partir de 142, ainsi que le
sanctuaire destiné à Hercule au Marché aux Bœufs.
Mais ce déploiement de faste architectural tourne court. Après la crise
gracchienne, l'argent manque, et surtout le parti conservateur est revenu en force
après avoir liquidé ses adversaires "progressistes". Il entend bien réagir contre
toutes ces nouveautés, et retourner aux antiques traditions. Aussi, lorsque le
consul L. Opimius, responsable de l'assassinat de Caïus Gracchus, entend célébrer
cet événement en restaurant en 121 le temple de la Concorde, on emploie de
nouveau les anciens matériaux : tuf, stuc, bois et terre cuite. Quant aux modèles
grecs, on les utilise après quelques années d'éclipse, mais prudemment, en les
altérant.
Cependant, répétons qu'au début du siècle, rien ne laisse [p. 112] supposer une
telle reprise en main. Au contraire, cette expansion urbaine engendre un
accroissement des offres d'emploi et une hausse générale du niveau de vie urbain.
On comprend que les paysans qui végètent sur leurs terres préfèrent les quitter. (À
tel point qu'en 178, des colonies latines proches de Rome se plaignent de
l'ampleur de l'exode rural qui les frappe 1 ).
En 155, Rome est devenue assez riche pour se permettre de supprimer l'impôt
direct. La conjoncture est donc satisfaisante, et le reclassement urbain des paysans
semble s'opérer dans des conditions satisfaisantes.
Mais la ville subit d'autres changements, d'une nature à laquelle nous ne
sommes pas habitués. Rien de plus classique, somme toute, que ces constructions
de temples et avenues. Si le rythme en devient plus rapide, c'est seulement parce
que les moyens financiers existent à une échelle inconnue jusqu'alors. La
nouveauté n'est pas là. Elle réside plutôt dans le fait que la ville commence à
révéler dans sa texture même les divisions profondes qui séparent les riches des
masses populaires. Des quartiers nettement différenciés s'organisent. La colline
aristocratique par excellence est le Palatin, jouxtant le Capitole et dominant le
Forum. Mais l'espace y est rare, et donc très cher. D'autres quartiers résidentiels

1
TITE-LIVE, XLI, 8, 7-12.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 120

offrent plus de dégagement, et permettent aux grands personnages d'y établir de


véritables domaines, des villas entourées de jardins. À la fin du second siècle, un
des descendants du vainqueur de Zama, Scipion Émilien, possède une villa de ce
genre au pied du Quirinal, dans la partie orientale du Champ de Mars, là où une
génération plus tard fleuriront les célèbres jardins de Lucullus. Tel n'est point
cependant le cadre de vie de l'écrasante majorité des habitants de Rome 1 . Dès 218
existent des maisons de trois étages, premier signe de l'érection de ces immeubles
de rapport, très nombreux au siècle suivant. L'espace y est chichement mesuré.
Face aux maisons aristocratiques du Palatin, les locataires s'entassent à plusieurs
familles dans des pièces exiguës. Imaginons des cités-dortoirs comme Sarcelles,
que ne sépareraient des hôtels particuliers de l'avenue Foch que quelques
centaines de mètres... Si, à New York, Harlem est devenu un ghetto, n'est-ce pas
aussi parce que ce quartier noir longe à distance d'un trottoir à l'autre l'une des
voies les plus élégantes de Manhattan, la cinquième avenue ? Ajoutons-y que
l'urbanisme romain de cette époque laisse beaucoup à désirer 2 . À vrai dire, aucun
schéma directeur n'y préside (si ce n'est l'ordonnancement sacré des temples et du
Forum). L'agglomération, et surtout ses quartiers populaires, ont poussé au
hasard. Ses rues tortueuses coupées d'escaliers gravissant les collines sont fort
proches des dédales des casbahs que l'on trouve de nos jours dans les villes
méditerranéennes, depuis le quartier spécifiquement arabe d'Alger, jusqu'au
secteur du Panier, à Marseille. Comme nous le savons 3 , rien n'est prévu pour les
spectacles offerts à ces foules croissantes, si ce n'est de rudimentaires théâtres de
bois hâtivement édifiés et démontés. Mis à part les temples les plus prestigieux,
les monuments publics sont souvent assez mesquins. Car jusqu'aux grands
dictateurs de la fin de la Républi-[p. 113] que, le snobisme rétrograde dont nous
avons déjà parlé interdit aux grands seigneurs de doter la ville d'édifices trop
fastueux, trop visiblement touchés par le luxe venu de l'Orient. Ne nous y
trompons pas : c'est la Rome d'Auguste, qui resplendit d'or et de marbre, pas celle
des Scipions...
Plaute nous dépeint de façon saisissante cette Rome du début du siècle, et
établit une véritable topographie sociale de ses différents quartiers :

"Je vais vous expliquer à quel endroit vous mettrez aisément la main
sur telle personne, en vous évitant trop de recherches, au cas où vous
voudriez la rencontrer, que ce soit l'espèce vicieuse ou sans vice, l'espèce
honnête ou malhonnête. Quiconque veut rencontrer un faussaire, qu'il aille
au Comice a . Un menteur, un vantard, auprès du sanctuaire de Cloacine b ...
Des maris opulents, prodigues, c'est au pied de la Basilique qu'il ira les

1
Ibid., XXI, 62.
2
Cf. P. GRIMAL, op. cit. (Rome ...), 64-65.
3
Cf. supra, p. 111. n. 1.
a
Partie du Forum où se rendait la justice.
b
Sanctuaire de Vénus situé près du grand égout, la Cloaca Maxima.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 121

chercher. Au même endroit, les vieilles peaux fanées et les maniaques de


transactions. Les organisateurs de pique-nique, au marché au poisson c .
Tout en bas du Forum, ce sont les gens de condition et fortunés qui
déambulent. Dans la partie moyenne, à côté du canal d , c'est la place des
poseurs patentés. Les suffisants et les bavards et les malveillants, au-
dessus du lac e : gens qui, lorsqu'il s'agit des autres, n’hésitent pas à dire
du mal à propos de rien, alors qu'ils offrent eux-mêmes tant de prise à des
affronts justifiés. À l'abri des Vieilles Boutiques f résident ceux qui prêtent
à ceux qui empruntent à usure. Derrière le temple de Castor, ceux
auxquels il ne fait pas bon placer trop vite sa confiance. Dans la rue des
Toscans g , ceux qui font commerce de leur propre personne. Au Vélabre h ,
le boulanger, le boucher, ou encore l'haruspice i , ceux qui se livrent eux-
mêmes au commerce ou qui fournissent aux autres de quoi s'y livrer 1 ".

Ajoutons à la description de ce grouillement que les conditions d'hygiène y


sont souvent déplorables, surtout dans les quartiers pauvres, car les adductions
d'eau sont insuffisantes, et nous aurons brossé un tableau en fin de compte
édifiant de la cité qu'était devenue la maîtresse du monde. À cette époque Rome
n'est rien moins qu'un Paris antique. Cette prolétarisation d'une capitale marquée
par une expansion anarchique est d'autant plus inquiétante qu'elle s'accentue à
partir des années 140. Plusieurs facteurs y concourent. À la fin de la seconde
guerre punique, les sénateurs ont malgré tout consenti à moderniser la ville en y
édifiant les basiliques, portiques, temples et aqueducs dont nous avons déjà parlé.
La victoire du parti [p. 114] conservateur sur les Gracques coïncide à une
décennie près avec l'arrêt de ces initiatives. Il est possible que ce raidissement de
l'aristocratie soit d'ordre politique : saisie de stupeur devant les mouvements
populaires suscités par les Gracques, elle aurait décidé de répondre par une
politique d'austérité aux revendications des déshérités. Il est en tout cas certain
que des impératifs économiques l'y pressent. Rome se trouve bientôt engagée à
Numance et en Macédoine dans des guerres longues et coûteuses dont elle ne peut
espérer dans l'immédiat qu'un maigre butin. L'exploitation des riches mines
espagnoles est contrariée par les hostilités. Enfin, les révoltes serviles de Sicile,
qui durent plusieurs années, coupent Rome d'une de ses principales sources
d'approvisionnement en blé et provoquent une disette durement ressentie par ses
habitants. La crise rurale va provoquer une crise urbaine. Car on assiste à un
phénomène de paupérisation de la plèbe urbaine. Elle souffre de la hausse des

c
Situé près du Forum.
d
C'est-à-dire le ruisseau traversant le Forum.
e
Le Lac Curtius, petite mare sacrée de dimensions symboliques.
f
Situées au sud du Forum.
g
Rue permettant d'accéder au Forum à partir du Marché aux Bœufs.
h
Quartier bas, situé entre le Capitole et le Palatin, et peuplé de commerçants et d'artisans.
i
Le devin, en l'occurrence plutôt le diseur de bonne aventure...
1
PLAUTE, Charançon, 467-486.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 122

prix, que vient aggraver le chômage : à partir des années 140-130, l'État restreint
ses dépenses édilitaires, provoquant une baisse de l'offre d'emplois, tandis que
l'exode rural ne se ralentit pas. À cette aggravation de la situation économique et
sociale correspond une agitation qu'il est bien difficile de ne pas qualifier de
révolutionnaire. C'est d'ailleurs à ce moment que les Gracques tentent de remédier
à la crise. Les dirigeants doivent également consentir à modifier les lois
électorales dans un sens plus démocratique : nous y reviendrons plus loin 1 .
D'autres soucis les assaillent, issus du gonflement de la masse servile. Les
esclaves se multipliant et leur prix baissant, il est probable que le nombre des
affranchis s'accroît lui aussi. Certains auteurs estiment qu'à Rome et dans les cités
voisines, il y avait même moins d'hommes libres que d'affranchis. Or ces anciens
esclaves menacent autant que la plèbe urbaine la stabilité du pouvoir de
l'oligarchie. Beaucoup d'entre eux appartiennent aux groupes paupérisés et
mécontents. Il est relativement facile de les neutraliser du point de vue de la seule
mécanique électorale. La plupart du temps, les censeurs les inscrivent tous dans
les quatre tribus urbaines, là où leurs suffrages ont le moins de poids. Reste
cependant la minorité qui a pu accéder à une certaine aisance, et dont les relations
avec les milieux d'affaires engendrent une suspicion très forte de la part de
l'aristocratie.
Car beaucoup de ces anciens esclaves proviennent des territoires de Grèce et
d'Orient, en parlent les langues, et sont plus rompus aux pratiques commerciales
et financières que les Romains : comme plus tard les Juifs en Occident, ils se
révèlent de très utiles auxiliaires de ces milieux d'affaires dont l'importance allait
croissant. Leur cas mérite qu'on s'y arrête quelque peu.

LA GUERRE, LES AFFAIRES


ET LA POLITIQUE

Il est en effet temps de voir si les craintes éprouvées par l'aristocratie 2 et qui
l'ont amenée à se séparer des chevaliers, [p. 115] sont ou non fondées 3 . Quelle est
la stature de ces milieux d'affaires, et influent-ils sur la politique ?
Force est de remonter une fois de plus à la guerre, notamment à la seconde
guerre punique. Les grands conflits sont souvent générateurs de bourgeoisies. Les
héros bourgeois de Balzac sont nés des carnages napoléoniens. Quant débute la
guerre contre Hannibal, l'État romain est incapable de faire face à tous ses
besoins, surtout ceux d'ordre militaire. En 217, l'impôt foncier réapparaît, et

1
Cf. infra, p. 138 sq.
2
Cf. supra, p. 96-98.
3
Sur ces problèmes, cf. L. HARMAND, op. cit. (Société et économie...95-112.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 123

double deux ans plus tard, s'enflant au moyen de taxes surajoutées, procédé
qu'affectionnent les ministres des finances modernes. La taxe de 5% sur les
affranchissements d'esclaves voit ses revenus progresser au rythme de
l'augmentation du bétail humain. Mais les sénateurs romains se trouvent en face
d'un conflit dont les exigences dépassent les niveaux habituels. Pour le résoudre
ils doivent accepter la naissance d'une sorte de "complexe militaro-industriel", qui
va empoisonner pour deux siècles les relations internes des groupes dirigeants.
L'État doit emprunter, à plusieurs reprises, et seule une petite minorité de
personnages sont assez fortunés pour répondre à cet appel de détresse. La victoire
acquise, il remboursera, parfois sous forme de portions de terres conquises, ce qui
accélèrera le processus de formation des grands domaines. Mais s'organise
parallèlement un véritable "marché militaire", dont bénéficient ces marchands de
canons avant la lettre. Les armes, à vrai dire, ne sont pas seules visées : à côté des
fournitures pour la flotte, il faut aussi trouver du grain et des vêtements, de
l'argent pour la solde. Ces hommes d'affaires les fournissent bien volontiers,
moyennant, accessoirement, de jouir d'un rang prioritaire dans le remboursement
des créances, d'assurances contre les risques... et de l'exemption du service
militaire. Telles sont les conditions qu'ils posent à l'État en 215, alors que la
situation militaire paraît désespérée. Racontant cet épisode, Tite-Live nous dit que
"...c'est ainsi que la fortune des particuliers s'ingéra dans les affaires de l'État 1 ".
L'ampleur des profits réalisés nous est suggérée par celle des taux d'intérêts :
48% pour les prêts consentis aux cités vaincues d'Asie, 20 à 30% dans les affaires
des négociants du grand marché aux esclaves de Délos... Ampleur, également, des
marchés, qui nécessitent la réunion en sociétés de plusieurs de ces hommes
d'affaires. Nées à l'occasion de la guerre, ces sociétés trouvent vite à s'employer
en temps de paix. Hannibal défait, nous les voyons adjudicataires des-travaux
publics, des fermes, des impôts. Elles excellent en province : à partir des années
200, elles interviennent entre les gouverneurs et les cités indigènes. Aux uns elles
vendent les fournitures nécessaires aux troupes d'occupation, aux autres elles
accordent les crédits nécessaires à la réunion des énormes tributs exigés par le
vainqueur. L'Orient surtout, est riche de ces promesses. En Occident, l'aristocratie
sénatoriale s'efforce de limiter leur rôle, car elle s'inquiète de leurs progrès. En
195, Caton expulse d'Espagne les compagnies de publicains sans aménité, leur
lançant : "La guerre trouvera en elle-même ses propres victuailles !". [p. 116] Les
richesses d'Asie combleront plus que largement ce temporaire manque à gagner.
Un seul exemple : à Délos, on vend et achète plus de 10 000 esclaves chaque
jour... À l'extension des marchés correspond un perfectionnement de ces
institutions financières que sont les sociétés. Elles ne groupent au début que
quelques-uns de ceux qu'il faut bien nommer des "capitalistes" : dix-neuf en tout
lors de la conclusion des marchés de 215. Ces premiers essais relativement
timides débouchent sur une organisation beaucoup plus poussée. Nous trouvons
d'abord des "adjudicataires", c'est-à-dire les principaux souscripteurs, mandatés

1
TITE-LIVE, XXIII, 48-49.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 124

par les groupes commanditaires de l'affaire envisagée. Puis les "associés", très
voisins des actionnaires de nos sociétés modernes, acheteurs de parts de
dimensions très variées. Viennent ensuite des "garants", cautions répondant sur
leurs biens des engagements pris par leurs protégés. Enfin, des épargnants qui
déposent leurs économies, et perçoivent un intérêt fixe, et non pas un dividende,
que touchent eux les associés : quelque chose de comparable, en somme, à nos
obligations et actions. Certains auteurs ont calculé à propos de l'exploitation des
mines espagnoles, qu'elle réunirait 500 actionnaires et 1200 prêteurs obligataires.
Parmi ces derniers, y a-t-il beaucoup de gens modestes ? Le montant des dépôts
effectués (5 000 deniers par prêteur) incline à un certain scepticisme. Mais
l'historien grec Polybe, contemporain des événements, est lui beaucoup plus
enthousiaste, et s'extasie sur le caractère "populaire" de ce qu'il nomme
contribution, et que nous appellerions capitalisme. Nous ne disposons pas des
éléments nécessaires pour trancher catégoriquement. En tout cas, on constatera
que les banquiers n'ont pas bonne presse dans les milieux populaires. Dans une
comédie jouée en 193, Plaute met en scène un banquier, Lycon, qui sert
d'intermédiaire dans l'acquisition d'une esclave par un soldat 1 . Il se dépeint ainsi
lui-même :

"J'ai l'air d'un homme comblé par la fortune ; je viens de faire mon
petit compte, ce que je possède d'argent, à combien se montent mes dettes.
Je suis riche, à condition de ne pas rembourser ceux à qui je dois : si je
leur rends ce que je leur dois, la dette l'emporte (...) L'habitude, chez la
plupart des banquiers, c'est de se montrer exigeants les uns vis à vis des
autres et de ne rendre à personne : c'est à coups de poing qu'ils
s'acquittent, si l'on est trop clair dans ses exigences."

Un autre larron dénonce les interventions des banquiers en matière de


politique :

"C'est au même niveau, par Hercule, que je vous ∗ place et je vous


mets de pair ; vous leur ressemblez bien. Eux, du moins, exposent leurs
marchandises dans des endroits cachés ; vous, c'est en plein forum. Vous,
c'est par l'usure, eux, par de pernicieuses invitations et la débauche qu'ils
déchirent les hommes. [p. 117] Innombrables sont les propositions de lois
dont vous avez donné au peuple l'occasion de prendre connaissance. À
peine étaient-elles proposées que vous y avez coupé court. Vous trouvez le

1
PLAUTE, Charançon, vv. 380-392, 512-518.

Le "vous" désigne les banquiers, réduits au même rang que les marchands d'esclaves et
proxénètes.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 125

joint. Une eau bouillante qui finit par être froide : c'est ainsi que vous
considérez les lois 1 ".

On est évidemment frappé par le caractère incisif des traits décochés contre les
milieux d'affaires. De plus, on aura remarqué que plusieurs passages font allusion
à leur influence sur la vie politique. Que faut-il penser ? Notons d'abord qu'il est
impossible qu'une partie de ces milieux au moins ne soit pas belliciste : la guerre
comme la victoire apportent de trop gros profits pour qu'ils y renoncent. Une
phrase de Polybe le laisse entendre à propos des guerres contre Carthage.
L'historien nous parle de la plèbe qui presse le Sénat d'entrer en guerre "poussée à
la fois par les raisons déjà données, relatives à l'intérêt national, et par les consuls
qui faisaient entrevoir à chaque particulier des profits évidents et considérables 2 ".
Quant au temps de paix, il semble que dès les années 200, les scandales financiers
dus à ces milieux s'y multiplient. Si d'ailleurs le public rit si fort aux pièces qui les
brocardent, c'est bien qu'ils y sont pour quelque chose... Quelquefois d'ailleurs, la
plèbe rit jaune. Car souvent ils spéculent sur la famine : en 188, on accuse les
marchands de blé en gros de raréfier les arrivages pour faire monter les cours. Ils
sont lourdement condamnés la même année. Mais parfois, dans des affaires
similaires, banquiers ou grossistes sortent du prétoire scandaleusement acquittés...
Car il est évident que des collusions existent entre le monde des affaires et celui
de la politique : les intérêts des généraux et des capitalistes sont trop liés dans le
processus de la conquête pour qu'il en soit autrement. Mais il serait pour autant
simpliste de croire qu'en quelques décennies l'État se vend aux marchands.
D'abord, parce que financièrement il n'est plus aux abois, comme au début de la
seconde guerre punique. Au premier abord, le budget de l'État semble réduit :
cinquante millions de sesterces (150 millions de F.F.) de revenus pour l'année
168 3 , par exemple, ce qui correspond à un chiffre des dizaines de fois inférieur à
celui du budget de la France sous la Monarchie de Juillet. Le traitement des
fonctionnaires n'entraîne que des dépenses minimes : les magistratures ne sont pas
rémunérées, ce qui présente l'avantage d'en barrer l'accès aux pauvres. Quant aux
employés de l'État, ils sont fort peu nombreux. Ce n'est que sous l'Empire que
naîtra une authentique fonction publique. Durant ses deux derniers siècles, la
République, qui est devenue en fait un empire, est gouvernée avec les effectifs
administratifs correspondant à une cité... Mais revenons au budget. Celui-ci va
voir en réalité ses possibilités décupler au lendemain de Zama. Entre la fin de la
seconde guerre punique et l'année 167, le butin versé dans les caisses publiques se
monte à 440 millions de sesterces (1320 millions de F.F.), plus de dix fois le
montant des revenus de l'année 168. Encore convient-il d'y ajouter celui des
tributs, levés chaque année sur les cités vaincues : au moins vingt millions de [p.
118] sesterces par an (60 millions de F.F.).

1
Dans le même sens : PLAUTE, Amphitryon, Prologue, vv. 1-16.
2
POLYBE, I, 11.
3
Cf. P. VEYNE, op. cit., p.432.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 126

C'est ce qui permet plusieurs fois aux dirigeants de lutter contre les pressions
exercées par les milieux d'affaires. L'État cherche à se passer de leurs services en
matière de ravitaillement, créant une flotte et prenant directement en main les
démarches. La loi frumentaire de C. Gracchus s'inscrit aussi dans cette
perspective. L'État préfère fermer les mines d'or et d'argent de Macédoine que de
concéder leur exploitation aux sociétés de publicains 1 . Toutes les mesures que
nous avons déjà étudiées 2 concernant le divorce entre les chevaliers et les
sénateurs s'inscrivent également dans cette perspective. L'hostilité de l'oligarchie
envers ces milieux d'affaires n'est pas réductible au seul mouvement de fermeture
d'une classe dirigeante menacée dans ses privilèges par la montée de groupes
sociaux d'intérêts divergents. Elle traduit également une réaction de défense de
l'État contre les intérêts privés trop avides de profit. Le pari de Caïus consistait
justement à utiliser les rapports de force entre ces deux groupes dont aucun n'est
animé de la moindre intention démocratique en vue d'un changement qui lui,
l'était. On sait ce qu'il en advint.
Quelles que soient les exactes limites qu'on choisit d'assigner au rôle
grandissant de l'argent, et plus exactement de la minorité entre les mains de qui il
est amassé de manière impressionnante, il est certain que son influence va devenir
de plus en plus déterminante dans la vie sociale et politique, faisant éclater les
limites que s'efforcent encore de dresser dans les années 200 des hommes tels que
Caton. Plusieurs auteurs en témoignent à leur manière. Nous connaissons 3 déjà
les sentiments de Caton à ce sujet. Tite-Live insiste lui aussi sur l'introduction du
luxe. Bien entendu sa description ne vaut que pour les milieux aisés, mais elle
n'en témoigne pas moins de profondes modifications dans leur style de vie :

"En effet, le luxe des nations étrangères n'entra dans Rome qu'avec
l'armée d’Asie ; ce fut elle qui introduisit dans la ville des lits ornés de
bronze, les tapis précieux, les voiles et tissus déliés en fil, ces guéridons et
ces buffets, qu'on regardait alors comme une grande élégance dans
l'ameublement. Ce fut à cette époque qu'on fit paraître dans les festins des
chanteuses, des joueuses de harpe et des baladins pour égayer les
convives, que l'on mit plus de recherche et de magnificence dans les
apprêts même des festins, que les cuisiniers, qui n'étaient pour nos aïeux
que les derniers et les moins utiles de leurs esclaves, commencèrent à
devenir très chers, et qu'un vil métier passa pour un art. Et pourtant, toutes
ces innovations étaient à peine le germe du luxe à venir. 4 "

1
TITE-LIVE, XLV, 18, 4.
2
Cf. supra, p. 96-98.
3
Cf. supra, p. 78.
4
TITE-LIVE, XXXIX, 6, 7-9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 127

Polybe tire quant à lui ce qu'il croit être les conséquences politiques de cette
évolution :

"Lorsqu'un régime, après s'être tiré de plusieurs grands périls, atteint


à une suprématie fondée sur une puissance incon-[p. 119] testée, il est bien
évident que, à mesure que la prospérité se répand parmi la population, les
gens se mettent à mener plus grand train et les citoyens se disputent avec
plus d’âpreté les magistratures et autres fonctions. Puis, quand cette
évolution a pris une certaine ampleur, le déclin s'annonce, provoqué par la
passion du pouvoir, le discrédit attaché à l'obscurité, par le goût du luxe et
l'insolent étalage de la richesse. 1 "

L'argumentation 2 n'est pas si naïve que certains le croient. Bien sûr, le point
de vue de Polybe reste approximatif, et beaucoup trop mécanique : la richesse
n'entraîne pas automatiquement la décadence, qui a d'autres sources, et s'opère à
des rythmes très différents suivant les sociétés et les époques. Mais ce que veut
aussi dire Polybe, et qui reste vrai, c'est que la perspective de plus grands profits
excite les appétits de richesse... mais également de pouvoir : les luttes politiques
tout à la fois s'exacerbent et deviennent plus vulnérables à la corruption et la
violence (l'exemple offert par le dernier siècle de la République est à cet égard
irréfutable). Les tensions sont par ailleurs d'autant plus vives lorsque l'afflux de
richesses ne concerne qu'une minorité. Le mécontentement populaire se manifeste
alors, nouveau foyer de crise. C'est pourquoi à partir des années 140, et malgré
l'échec des Gracques, ce qu'on peut appeler un "parti populaire" intervient de plus
en plus dans la politique romaine. Les fêtes ne suffisent plus à distraire le peuple.

LES FÊTES ET LA POLITIQUE

Car depuis des temps très anciens, un certain nombre de fêtes et de rituels,
revenant périodiquement chaque année, jouent un rôle de soupapes de sécurité,
donnant à chacun l'illusion que pour un temps au moins cèdent les contraintes de
la vie sociale. Durant ces fêtes, il y a inversion des valeurs sociales, mais
seulement pour quelques jours dont le nombre et la fréquence sont soigneusement
préétablis 3 . Notons que mascarades et travestis abondent durant ces temps
privilégiés. En se masquant, chacun peut refuser sa condition, et persuader celui
qui le regarde qu'il est autre. C'est le règne de l'illusion, inlusio, c'est-à-dire

1
POLYBE, 6, 9.
2
Cf. P. VEYNE, op. cit., 472 sq.
3
Cf. M. MESLIN, op. cit., 164-180.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 128

l'entrée dans le jeu. De quel jeu s'agit-il ? Il y en a plusieurs, qu'illustrent


particulièrement certaines des ces fêtes. Le triomphe, par exemple, est l'occasion
de défoulements collectifs de la part des soldats du général victorieux. Ces
derniers portent des masques faits de feuilles de vigne ou de figuier et le suivent
en se moquant de lui et en entonnant des chansons paillardes. César lui-même
n'échappe pas à ces moqueries. Lors du triomphe qui suit sa victoire en Gaule, ses
légionnaires le brocardent sur son avarice, son goût prononcé pour les jeunes
gens... et les femmes mariées : "Romains, surveillez vos femmes ! Nous amenons
l'adultère chauve. Tu as mené une vie de débauche en Gaule, avec l'or emprunté à
Rome 1 ". César finit par se fâcher, mais les rires de ses soldats le désarment. Ces
plaisanteries ne sont point de la seule veine du [p. 120] comique troupier. Elles
possèdent aussi une finalité politique. Car elles désacralisent le triomphe,
empêchent le général de succomber à l'enivrement que procure l'adulation des
foules. Les Romains sont sur ce point plus libres que nous : imagine-ton de
pareilles scènes à propos de nos grands généraux et hommes d'État ? Les poignées
de main au cours des "bains de foule" ont remplacé les lazzis. Il faut dire que ces
pratiques de dérision s'ancrent pour eux dans un lointain passé. La loi des XII
Tables les réprime sévèrement lorsqu'elles interviennent dans les rapports sociaux
quotidiens : "Nos XII Tables, alors que bien peu de méfaits étaient jugés par elles
dignes de la peine capitale, estimèrent devoir l'appliquer au moins à un cas : celui
où l'on avait blessé quelqu'un par des chansons satiriques ou composé des vers
l'atteignant dans sa dignité 2 ". D'autres fêtes que le triomphe vont beaucoup plus
loin dans la portée symbolique des désirs collectifs qu'elles manifestent. À la
rigueur des hiérarchies sociales et politiques assujettissant les gouvernés aux
dirigeants, les pauvres aux riches, les clients aux patrons et les esclaves aux
maîtres répond l'égalitarisme des Saturnales. Au mois de janvier, le grain récolté
et stocké depuis la moisson est livré à la consommation : on fête alors la levée
d'un tabou qui frappait la nouvelle récolte. Lors des banquets qui marquent la fête,
les maîtres servent leurs esclaves avant de partager les mets avec eux. Ces
derniers sont masqués, et portent les habits de leurs maîtres. Dans les garnisons,
les soldats élisent un roi parmi les condamnés, et se livrent dans les villes à la
débauche sous sa direction. Après quoi, ils le mettent à mort, et tout rentre dans
l'ordre. Plus tard, sous l'Empire, ces rites soldatesques prendront un net aspect de
transgression sexuelle. Les soldats quittent leur uniforme, enfilent des sous-
vêtements de femme, une tunique transparente, se coiffent d'une perruque, et
chantent des chansons obscènes en prenant une voix aiguë. Tout cela à grand
renfort de fards et de bijoux. Ils deviennent en fait les putains de leur garnison,
comme les maîtres s'apparentent à leurs esclaves.
Mais ces rites s'inscrivent aussi dans un temps symbolique celui du retour à
l'âge d'or. L'époque d'avant les lois, les guerres. Celle où il n'y avait ni maîtres ni

1
SUETONE, César, 51.
2
Loi des XII Tables, VIII, 1, b.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 129

esclaves, où la femme et l'homme ne formaient qu'une même chair 1 , ce que


signifient masques et travestis. Plusieurs fêtes témoignent de ce désir des origines,
qui pour un temps devient possible. Lors des Lupercales, tout évoque un monde
pastoral et primitif. Les frères Luperques interviennent à cette occasion. C'est une
association qui n'est pas sans évoquer les diverses communautés de flagellants et
pénitents qui défilent toujours à Séville lors des grandes processions religieuses.
Pour Cicéron, leur création date "... d'avant la civilisation humaine et ses lois 2 ".
Complètement nus, les Luperques purifient le peuple romain assemblé sur le
Palatin, et fouettent les femmes stériles avec des lanières découpées dans la peau
des chèvres qu'on vient de sacrifier. Il s'agit sans doute d'un rite fécondant en
usage chez les premiers bergers romains.
[p. 121]
Un dernier exemple, plein de la poésie qui émane toujours des rapports noués
avec l'inconscient, individuel ou collectif. Il s'agit des fêtes des petites
Quinquatries, célébrées au mois de juin, quelques jours avant le solstice d'été. Des
joueurs de flûte, masqués et travestis en femmes, parcourent la ville durant trois
jours, causant de nombreux désordres et s'abandonnant à l'ivresse. Or ces
manifestations ne sont que la répétition caricaturale d'une cérémonie qui a eu lieu
deux jours plus tôt, celles des Aurores. Les femmes de la plus haute société en
sont les actrices. Elles doivent par toute une série de rites appeler la lumière du
solstice, l'aider à manifester son triomphe : un peu l'équivalent des fêtes
scandinaves de la St-Jean et leurs embrasements nocturnes. Pour hâter plus encore
le retour de la lumière, les joueurs de flûte miment la cérémonie des Aurores,
confondant dans un même débordement l'ivresse du vin et celle du jour, à la
recherche d'un temps neuf. Car qu'il se situe dans le passé des Lupercales ou le
futur des Aurores, c'est bien d'un temps autre, différent de celui où se joue la vie
quotidienne, qu'il s'agit. Saisie dans l'éclair éphémère de ces quelques heures, la
société qu'il dessine n'a rien à voir avec celle qui existe dans la réalité. Les
légionnaires se moquent de leurs généraux, les maîtres servent les esclaves, les
soldats se transforment en femmes. Les masques de ces fêtes révèlent plus qu'ils
ne cachent. Ces nostalgies sont bien sûr de toutes les époques. Le Moyen Âge
avait la fête des fous. La figure centrale en était un prêtre du bas clergé, nommé
pape ou évêque des Fous. La tête rasée, il était revêtu d'ornements sacerdotaux
retournés. On jouait aux dés sur l'autel en mangeant du boudin pendant que se
déroulait une parodie de messe. Puis une procession grotesque avait lieu. Le pape
des fous était juché sur une charrette et distribuait des bénédictions, tandis que des
hommes nus poussaient des brouettes de fumier qu'ils lançaient sur la foule.
De ces royautés éphémères, il nous reste le Carnaval, dont nous brûlons le roi,
comme les soldats de l'Empire tuaient le monarque dérisoire qu'ils s'étaient donné,
1
Comme le dit d'ailleurs la tradition judaïque : dans la Bible, Dieu crée la Femme à partir de la
côte d'Adam. Adam et Ève ne connaissent ni le Bien, ni le Mal, avant de vouloir goûter au
fatal fruit qui devait les leur révéler, et les chasser du Paradis.
2
CICÉRON, Pour Caelius, 26.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 130

à l'issue de la fête. Mais à notre époque, la caricature l'a emporté sur le symbole.
Le temps de Noël a de même perdu sa signification religieuse, mais garde la
valeur de ce que les ethnologues appellent le potlatch. Même si ceux qui s'y
livrent n'en ont pas conscience, les échanges de cadeaux sont vécus pour un temps
limité comme une dilatation des communications sociales normales, une
suspension des contraintes économiques qu'interdiraient en temps normal de telles
dépenses. Car l'intérêt des enfants n'est pas ici primordial : qui n'a entendu des
parents se plaindre des dépenses nécessitées par l'achat des jouets, reconnaître que
les enfants s'amuseraient aussi bien avec des objets de moindre prix, et cependant
persister dans ces dépenses ? Parallèlement, les fêtes de Noël manifestent un
retour temporaire à la famille d'avant l'éclatement, celle qui au-delà du noyau des
parents et de leurs enfants, regroupait collatéraux et grands-parents : ce sont les
"réunions de famille". Ici aussi un temps mythique traduit le désir de retour aux
origines. Quant au temps nouveau, nous continuons à en célébrer l'orée : témoin la
pratique [p. 122] un peu désuète des cartes de vœux, ou, en Asie, la fête du Têt,
qui marqua parfois des armistices temporaires lors de la guerre du Vietnam.
De telles fêtes ne sont donc point spécifiques aux Romains. Mais en ritualisant
et limitant les aspirations à une société autre, elles permettent de mieux faire
supporter la société réelle, de même que le Carnaval de Rio réunit dans une joie
éphémère les miséreux des favellas. C'est bien pourquoi ces débordements sont
parfaitement tolérés et légaux. Ce n'est pas un hasard si vingt ans après la victoire
de Zama quelque chose se détraque dans ce mécanisme. Ces "bonheurs de
transgression" parfaitement codifiés ne suffisent plus à épuiser l'angoisse
collective, à tarir les idées de revanche. La fête se politise, tend à la conjuration, et
devient un moyen de protestation sociale pour les marginaux et ceux que ne
satisfait plus l'ordre politique et social. Cette rupture apparaît nettement en 186
lors de l'affaire des Bacchanales, qui causera un véritable scandale chez les
dirigeants, bientôt suivi d'une répression très dure dans toute l'Italie. Car à
l'occasion de ces fêtes de Bacchus, le dieu du vin, se constituent des communautés
secrètes, regroupant hommes et femmes, maîtres et esclaves, artisans et paysans
fraîchement installés à Rome. Y règnent des rapports égalitaires, de fraternité et
d'amour, où la recherche d'un état supérieur, autre que celui de la réalité, et où les
participants communiquent directement avec le dieu, s'effectue par la voie de
l'ivresse sacrée et culmine dans l'accomplissement du désir érotique. Pour mieux
comprendre ces phénomènes, pensons à la floraison des sectes et à leur emprise
croissante sur la jeunesse des pays occidentaux en quête de valeurs qu'elle ne
trouve pas dans les sociétés où elle vit... Car en dehors de leur aspect mystique,
ces communautés sont un refuge contre le désarroi et la solitude. Or, comment ne
pas penser que les ruraux qui arrivent à Rome, désorientés, en quête d'un
logement souvent précaire et d'un emploi, brutalement transplantés dans une ville
dont ils n'ont pu soupçonner l'ampleur, ne sont pas en proie à ces deux maux de
nos sociétés modernes ? La preuve en est que ces sociétés secrètes sont surtout
agissantes lors des grandes crises de la fin de la République : lors des grandes
mutations du début du second siècle qui suivent la fin de la seconde guerre
punique ; au moment des grandes révoltes serviles qui font trembler la capitale ;
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 131

enfin dans la période des guerres civiles du dernier siècle avant notre ère. Or il n'y
a plus rien de commun entre ces sociétés secrètes et les rassemblements
communautaires des Saturnales et autres Lupercales, d'où l'effroi des autorités
politiques. D'abord parce que ce n'est plus un jeu, et que leurs activités ne sont
plus limitées dans le temps. Ces communautés ont leur vie propre, et bien
qu'occultes, sont permanentes, et se réunissent souvent. De plus, dans les
Saturnales, même s'il joue le rôle de l'esclave, le maître sait bien qu'il reste maître,
et l'esclave, esclave. Tandis que celui qui se livre à la possession divine devient
réellement un autre être : c'est ce que diront tous les mystiques chrétiens en
parlant de leur dieu. Or cette transcendance remet en question toute l'organisation
civique et [p. 123] sociale traditionnelle, plus radicalement encore que les anciens
combats de la plèbe contre le patriciat. Seul compte le degré d'union avec le dieu
auquel sont parvenus les participants. Ce qui explique que des esclaves, des
affranchis, des femmes d'humble condition puissent en tant qu'initiateurs aux
mystères jouer un rôle directeur dans ces communautés. La quête divine et le désir
de revanche sociale peuvent donc aller de pair. Ces nouveaux cultes vont même
encore plus loin, et remettent en question une des bases les plus fondamentales de
la société romaine : la domination de l'homme sur la femme 1 . Au cours des
rituels orgiaques, les femmes demeurent telles quelles : aucune modification de
leur état n'est nécessaire pour que s'accomplisse l'union érotique avec le dieu. Car
la possession divine est vécue comme un orgasme sexuel, et c'est un fait que la
majorité des initiés sont des femmes. Si l'analyse de certains auteurs est exacte 2 ,
le plaisir féminin n'est pas chez les Romains l'objectif prioritaire des relations
sexuelles. Elles prennent ici leur revanche... Cela d'autant plus que les hommes
doivent se travestir en femmes pour accéder au chemin conduisant à la
possession : il y a donc une véritable inversion des rapports "normaux". Femmes
et esclaves vivent dans les cultes orgiaques une libération de leur propre
condition, au sein de communautés unies sous la foi d'un serment exigé de chaque
candidat, aux termes duquel ils promettent de garder le secret sur l'organisation de
ces mystères. Tout ne peut être réduit à un marxisme vulgaire qui ne verrait
d'autre explication aux phénomènes sociaux que les déterminants économiques. Je
suis pour ma part convaincu que les faits mentaux existent, qu'ils peuvent avoir
une certaine autonomie vis-à-vis des facteurs concrets qui les entourent, et que
même le rêve est une des plus importantes réalités de la vie. Dans cette catégorie
de faits mentaux, je pense que le sentiment religieux occupe une place essentielle,
et même privilégiée. Je ne peux sur ce point que faire miens les aveux auxquels se
livre P. Veyne quand il étudie le culte impérial :

"... J'ignore totalement si l'intuition du divin, du lumineux, se


rapporte à un objet authentique, et, si oui, auquel (c'est un agnostique qui
parle) ; mais quiconque a eu, serait-ce une seule fois, serait-ce en rêve,

1
Cf. M. MESLIN, op. cit., 173.
2
Cf. P. VEYNE, La famille et l'amour... (op. cit. infra, n. 43), 52-54.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 132

l'expérience du divin, saisit d'un seul coup le caractère irréductible de cette


expérience, n'est plus tenté de nier la spécificité du noyau essentiel des
religions historiques et se refuse désormais à toute réduction du divin,
C'est un grand étonnement (semblable à celui d'un sourd de naissance, qui,
guéri un instant, découvrirait l'originalité qualitative de l'audition) que de
voir quel rayonnement, écrasant de majesté, de teneur et de suavité, peut
entourer certains objets réels ou imaginaires dans un moment d'émotion ;
simple émotion, je le veux bien : seulement, elle ne ressemble à aucune
autre (...) Cette intuition d'essence du divin est au-delà des différents
objets intramondains auxquels elle peut se rapporter : un père ou quelque
autre rex tremendae maiestatis, un dieu, une figure féminine, revue en
rêve, qui interdit l'inceste, la [p. 124] douce terreur silencieuse des mondes
qui' ne sont pas ceux des hommes, haute montagne ou désert... 1 "

On comprend donc que pour moi, les sociétés secrètes des Bacchantes
demeurent centrées autour de ce qui reste un mystère, au sens religieux du terme.
Mais il est indéniable que leur naissance et leur développement obéissent aussi à
des causes politiques et sociales (nous avons suffisamment signalé les facteurs de
désarroi au début de ce second siècle), et ont des conséquences de même nature.
L'oligarchie dirigeante juge d'ailleurs que l'affaire est suffisamment grave sur le
plan politique pour entamer un vaste mouvement de répression de ces sectes, qui
va secouer l'Italie entière : plusieurs milliers de personnes sont arrêtées et
exécutées.
Ces mutations dans l'expression du sentiment religieux et les finalités qu'il se
propose doivent donc être référées aux changements rapides qui affectent Rome et
la République après la seconde guerre punique. À l'angoisse née du déracinement
pour des cohortes de paysans s'ajoutent les premiers effets de l'inhumanité des
trop grandes villes. Quant aux groupes dirigeants, ils ne sortent pas intacts de
cette crise, mais au contraire profondément divisés entre conservateurs et
"progressistes", et soumis à l'influence croissante de milieux d'affaires se
constituant en groupes de pression. Ils doivent par ailleurs faire face aux progrès
du parti "populaire".
Pour mieux en apprécier la portée, il est indispensable de faire d'abord le point
sur le cadre politique dans lequel s'exercent ces revendications.

1
P. VEYNE, Le pain et le cirque... (op. cit.), 586.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 133

ROME ET LE DÉSERT ITALIEN ?

Cadre institutionnel, tout d'abord. Nous avons vu que les masses dangereuses
sont celles qui, nourries par un exode rural constant, peuplent la capitale. Or, on
peut au premier abord s'étonner de voir attribuer à la multitude urbaine un
quelconque poids politique. Le système des tribus, où une majorité écrasante
appartient toujours aux tribus rurales (31 sur 35) n'est-il pas le garant de sa
neutralisation ? Il est certain que la majorité appartient toujours aux ruraux.
Encore faut-il bien comprendre ce que le système recouvre, et constater que son
contenu s'est considérablement modifié. L'état de tutelle dans lequel leur
inscription dans les quatre tribus urbaines tient les citadins n'a pas la même
signification au second siècle qu'aux Ve et au IVe. Car la Ville exerce maintenant
un effet majeur d'entraînement sur la campagne. Le citoyen français du XXe siècle
sait bien qu'entre la capitale et la province, même si l'arithmétique penche en
faveur de la dernière, c'est la première qui la plupart du temps décide, fait et défait
les révolutions... Même si les masses urbaines ne disposent pas d'un pouvoir
électoral proportionnel à leur importance réelle, leur seule présence à Rome fait
d'elles un élément essentiel du jeu politique. Car c'est à Rome que tout se fait : les
sociétés de publi-[p. 125] cains y ont leur siège, les comices s'y tiennent, les
principaux leaders politiques ne résident plus sur leurs domaines fonciers et
habitent la capitale, ce qui explique le développement des quartiers riches dont
nous avons déjà parlé. De plus il serait faux de croire que tous les ruraux
régulièrement inscrits votent. Car toutes les élections se déroulent à Rome même,
et le vote par procuration n'existe pas : étant donné l'ampleur des distances, il
serait d'ailleurs fort difficile de le mettre en œuvre. La Grèce avait choisi une voie
radicalement différente pour résoudre ce problème en donnant l'autonomie à ses
territoires coloniaux, qui possédaient des assemblées politiques propres. Pour la
plupart des paysans, un voyage à Rome est inenvisageable (sauf pour ceux situés
le plus près de l'agglomération). D'abord parce qu'ils ne sont guère informés des
méandres de la vie politique : il n'y a à cette époque ni journaux, ni radios, ni
télévision. Ensuite parce que le déplacement vers Rome est long, fatigant (pas de
transport en commun...) et coûteux. Il nécessite surtout que le paysan abandonne
son exploitation, ce à quoi il répugne, et ce que certains travaux saisonniers
(moissons, vendanges, semailles) lui interdisent de toute façon durant des mois
entiers. Croit-on à l'heure actuelle que beaucoup de paysans auraient fait le
voyage à Paris si on avait requis leurs votes sur un sujet pourtant aussi polémique
que l'interruption volontaire de grossesse ? N'oublions pas non plus que le rôle de
l'électeur, dans le système romain est réduit au geste le plus élémentaire : le dépôt
de la tablette de vote dans l'urne. Il ne dispose pas de l'initiative de la loi, ni d'un
droit d'amendement... Ajoutons à tout cela que par suite de l'exode rural, les
campagnes se vident progressivement de leurs petits et moyens paysans libres, qui
sont remplacés par des cohortes d'esclaves, qui, elles, de toute façon ne votent
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 134

pas. Dans ces conditions, on comprend pourquoi règne toujours à Rome un


gigantesque absentéisme spontané des ruraux. Seul le vote de mesures
exceptionnellement importantes peut mobiliser une partie d'entre-eux... On nous
dit ainsi que pour l'élection au tribunat de Caïus Gracchus, les Italiens affluent à
Rome. Mais ces éventualités sont rares. Comme nous le verrons, cet absentéisme
croissant au même rythme que l'exode rural contribue à expliquer l'apogée du
système clientélaire au second siècle av. J.-C. Car en face de ces électeurs la
plupart du temps absents, se déploient les troupes de clients, dont le devoir de
vote devient fondamental vis à vis de leur patron qui recourt de plus en plus
fréquemment aux masses de manœuvre électorale qu'ils constituent. Ajoutons
enfin que dans les tribus rurales comme dans les tribus urbaines règne l'arbitraire
censorial. Seuls les censeurs sont compétents pour inscrire les électeurs dans les
listes des centuries et des tribus. S'ils "oublient" de le faire au gré de leurs intérêts
ou de ceux de leurs amis, aucun recours n'est en pratique possible contre cette
privation du droit de vote. Même s'ils sont intègres, les censeurs peuvent ne pas
disposer des dénombrements démographiques nécessaires à leur travail : par
exemple, de 69 av. J.-C. à la dictature de César, il n'y a pas de recensement, donc
pas d'inscription sur les listes de [p. 126] ceux qui, pendant cette vingtaine
d'années, accèdent au droit de cité. Les cartes électorales ne peuvent d'ailleurs pas
suivre avec une immédiate précision tous les bouleversements matériels entraînés
par la conquête.
Ainsi l'extension de l'habitat urbain vient-elle contrecarrer les effets du
découpage électoral. Rome repoussant ses limites, elle peuple d'individus habitant
les nouvelles zones urbanisées les tribus les plus proches du centre de la ville,
restées "rurales", en partie sur le papier... Classés dans ces circonscriptions en
raison de la localisation de leur domicile, ces citadins disposent d'un pouvoir
électoral équivalent à celui des ruraux. Si le système tributaire, considéré
globalement, peut servir à réduire les antagonismes nés de la conquête et atténuer
le poids de ces masses urbaines, il ne sera jamais en mesure de gommer leur
existence et le danger potentiel qu'elles concrétisent. D'ailleurs, toute l'histoire des
deux derniers siècles de la République prouve que le fait sociologique n'a pu
s'évanouir par la seule vertu de la mécanique électorale. Si se constitue un parti
"populaire" (populares) de plus en plus actif, c'est parce qu'il a trouvé les forces
dont il a besoin pour le soutenir. C'est avec les Gracques que ce parti apparaît
pour la première fois au grand jour.
D'autres facteurs s'ajoutent à la prépondérance politique et sociologique des
milieux urbains. Le premier relève d'artifices électoraux familiers aux Romains.
Avant de quitter leurs terres, les paysans étaient évidemment inscrits dans une
tribu rurale. Une fois arrivés à Rome, rien ne les force à modifier cette
inscription... Puisqu'ils résident maintenant dans la cité, il leur est beaucoup plus
facile qu'auparavant de se rendre aux comices sans avoir à faire un long voyage,
et leur vote est toujours comptabilisé comme celui de ruraux, c'est-à-dire
surestimé. Il est très intéressant pour les nobles de disposer de clients de ce genre :
habitant à Rome, ils sont facilement mobilisables, et disposent de suffrages de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 135

poids. Nous y reviendrons plus loin, mais gageons que les censeurs – responsables
des inscriptions électorales – ont dû fermer souvent les yeux sur ce genre
d'irrégularités.
Ajoutons enfin que la ville elle-même n'est pas coupée de tous contacts avec le
monde rural. Souvent la transition est insensible entre la cité et la campagne :
dans les Esquilies, quartier populaire situé à l'est de la ville, les maisons ont toutes
des jardinets bordés de murs, comparables à de petites exploitations maraîchères,
comme ce sera souvent le cas dans les villes du Moyen-Âge. De plus, toutes les
trois semaines se tient le marché (nundinae) : les paysans viennent à Rome vendre
leurs produits. C'est sans doute en partie grâce à eux que les idées de la Ville
finirent par gagner certains milieux ruraux. Grâce aussi aux notables ruraux : dans
la France de la fin du XIXe, les campagnes étaient tenues par les notables
(notaires, médecins, châtelains, etc.). Ceux-ci allaient régulièrement à la
préfecture de la région, parfois même à Paris, et en ramenaient des nouvelles
fraîches. Au temps des Romains, la bourgeoisie locale est très sollicitée par les
nobles pour les élections, car sa fortune la [p. 127] situe dans les premières classes
des comices centuriates. Après avoir fréquenté quelque temps les cercles
dirigeants et vécu les journées souvent agitées des consultations électorales, ces
notables repartent vers leurs petites villes de province. Eux aussi jouent un rôle de
lien entre ville et campagne.
La prééminence de la Ville sur la campagne, mais aussi les liens subtils
qu'entretiennent ruraux et citadins sont donc valorisés par toute une série
d'échanges, de relations personnelles, de découpages électoraux, où la carte des
circonscriptions joue un rôle moins déterminant qu'il ne pourrait y paraître de
prime abord. L'absentéisme des ruraux, quant à lui, contrebalance ce que conserve
d'excessif leur sur-représentation électorale. Mais pour les électeurs qui habitent
Rome et la minorité qui fait le voyage, comment et dans quels lieux se déroulent
concrètement les opérations électorales ?

LE CADRE MATÉRIEL DES ASSEMBLÉES


POLITIQUES ET SON INFLUENCE
SUR LES DÉBATS

Il peut paraître vain de tenter de mesurer l'influence de l'architecture des


bâtiments abritant les assemblées politiques sur les débats qui s'y tiennent. La
question est fondamentale, même si son prosaïsme la fait juger triviale par
certains. Imagine-t-on les rassemblements nazis de Nuremberg dans un
environnement douillet et étriqué ? Dans un autre genre, tout le monde sait qu'on
goûte mieux un concert dans un bon fauteuil que sur une petite chaise de bois
bancale, alors que l'œuvre reste la même. Le corps a ses raisons, il serait vain de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 136

vouloir les ignorer. Le problème est d'autant plus crucial dans les assemblées
politiques, où comptent avant tout le geste et la parole, la liberté de mouvement
des orateurs et des intervenants, l'intérêt ou la lassitude des électeurs, la liberté qui
leur est donnée ou refusée de se regrouper. Si les termes de "droite" et de
"gauche" ont la portée que l'on sait dans notre langage politique, c'est parce que
modérés et extrémistes s'étaient regroupés dans certaines parties de l'hémicycle
lors des premières assemblées révolutionnaires. Nous avons déjà vu par ailleurs 1
que si les dirigeants romains tiennent tant à ce que les électeurs ne puissent
s'asseoir, ils ont pour cela de bonnes raisons.
Commençons par les assemblées populaires proprement dites, c'est-à-dire les
comices 2 .
Le Comitium, où se tiennent les comices curiates et tributes jusqu'aux années
150, est un espace fermé, pourvu d'un escalier menant au bâtiment distant de
quelques dizaines de mètres où se réunit le Sénat, la Curie. Cette proximité
symbolise l'union officiellement proclamée entre le peuple romain et ses
dirigeants : senatus populusque romanus. La tribune sur laquelle siège le
magistrat présidant les séances est construite de telle façon qu'il n'ait qu'à se
retourner pour faire face soit au Forum, soit au Comitium. C'est dans le Forum
que se réunit l'assemblée préliminaire (contio) ouverte aux femmes, escla-[p. 128]
ves, et non-citoyens ; et au Comitium que les seuls citoyens votent. L'urne
électorale est disposée sur la tribune, donc en contre-haut par rapport aux
électeurs. Pour leur permettre d'y accéder, des passerelles (pontes) posées depuis
le niveau du sol montent en pente douce vers la tribune. Pour éviter les fraudes et
les votes multiples, le votant redescend par un autre chemin (des escaliers) qui
l'isole de ceux qui doivent encore voter. Nous verrons que sur ces passerelles se
juchent souvent des hommes de main qui intimident l'électeur juste avant qu'il ne
vote.
Mais en 145, la surpopulation urbaine commence à se faire sentir : l'espace
clos du Comitium devenu trop petit, on vote maintenant dans le Forum, ce qui
accroît les occasions d'intimidation des votants et les possibilités de fraude. Au
premier siècle av. J.-C., les comices doivent quitter le centre de la ville.
Jusqu'alors en effet, les différentes tribus votaient les unes après les autres.
L'augmentation du nombre des votants dans les tribus urbaines, l'inflation du
corps civique pris dans son ensemble (394 336 citoyens en 115 av. J.-C., 910 000
en 70...) expliquent que pour éviter une perte de temps considérable, on décide de
faire voter les 35 tribus simultanément. Encore faut-il trouver la place nécessaire
pour rassembler les électeurs. On choisit le Champ de Mars, où se tenaient de tous
temps les comices centuriates, pour des motifs religieux et militaires que nous
avons déjà signalés. Malgré tout, les opérations de vote continuent à exiger
beaucoup de temps, et les politiciens profitent de ces longues attentes pour tenter
de séduire in extremis les électeurs, déjà en proie à des pressions diverses. On voit
1
Cf. supra, p. 84-86.
2
Cf. L. ROSS TAYLOR, op. cit. (Roman Voting Assemblies ...). 107-113.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 137

donc – et ceci est important – que les conditions matérielles de l'organisation du


vote favorisent les tentatives de manipulation des électeurs. On sait que César fera
bâtir un édifice couvert pour abriter les 35 files de votants, les Saepta Iulia. Les
fouilles archéologiques nous permettent de connaître les dimensions de ces files 1
(correspondant aux 35 tribus), et donc leur contenance. Ces enclos peuvent réunir
70 000 citoyens. Ceci suffit certainement pour les comices centuriates, dont
l'organisation censitaire disqualifie les plus pauvres. Mais pour les comices
tributes ? Dans la ville de Rome seule, il y a beaucoup plus de 70 000 citoyens
mâles adultes bénéficiant de leurs droits civiques... La conclusion est évidente :
tout le monde ne peut pas rentrer, ce qui donne libre cours à toutes les opérations
de "sélection" des votants que l'on peut imaginer... Ceci reste vrai même si l'on
tient compte de l'absentéisme, comme le prouvent quelques chiffres. César meurt
en 44 av. J.-C. En 28 av. J.-C., le recensement dénombre 4 063 000 individus ! On
sait par ailleurs que la Rome d'Auguste compte au moins un million d'habitants,
probablement beaucoup plus. Même en supposant des taux d'abstention voisins de
90%, ce qui paraît malgré tout représenter un maximum, on voit que l'espace
comitial reste plusieurs fois insuffisant pour le nombre d'électeurs potentiels. Le
"filtrage" qui s'exerce nécessairement à l'entrée des comices constitue donc un des
moments privilégiés des manœuvres d'intimidation ou même des actes de
violence [p. 129] commis envers les électeurs. D'autre part, on comprend du
même coup que la violence ait pris une part croissante dans la politique, pour
culminer au dernier siècle de la République. Déjà pénalisée au niveau du droit de
suffrage par circonscription dans les tribus urbaines, la majeure partie de la plèbe
urbaine se voit refuser l'entrée aux comices. Elle est privée de fait de son droit de
vote. Il est logique qu'elle prenne alors le chemin de la rue, puisque celui des
urnes lui est barré : les généraux candidats au pouvoir absolu sauront s'en
souvenir...
Il en va malheureusement de même pour les assemblées préliminaires aux
réunions spécifiquement électorales, les contiones. A priori, elles auraient pu être
une ébauche, même imparfaite et limitée, d'institution démocratique. Comme
nous le savons, les esclaves et les femmes y côtoient les citoyens, on peut discuter
des projets de loi relativement longuement et de façon informelle. Mais il semble
que les dirigeants perçoivent les dangers qui pourraient résulter de ce type
d'assemblées, et qu'ils prennent toutes dispositions pour y parer. Jusqu'à l'époque
très tardive de César, ces contiones se tiennent souvent au Forum : quiconque a
visité cet espace beaucoup plus exigu que la place centrale de n'importe laquelle
de nos sous-préfectures comprend qu'ici aussi, il est impossible à tous de se
réunir. Et que dire de la cour de la colline du Capitole où se réunissent maintes
assemblées législatives et judiciaires depuis la seconde guerre Punique jusqu'à
l'époque des Gracques : ses dimensions sont du même ordre que celles de la cour
de la Sorbonne... Dans ces conditions, aussi bien les contiones que les comitia qui
s'y tiennent ne peuvent réunir qu'une minuscule partie de ceux qui ont

1
Cf. supra, p. 85.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 138

théoriquement le droit d'y assister. L'ensemble de ces détails concrets réduit donc
à peu de chose les fameux "droits du peuple romain" dont nous parlent avec tant
d'emphase les textes anciens, rédigés il est vrai par les membres des cercles
dirigeants ou ceux qui en sont proches. Ce degré très réduit de participation
populaire est confirmé par le niveau de culture élevé que requiert la pratique du
système électoral dans les assemblées. Le citoyen doit être très habitué au
maniement de l'écrit : déclaration auprès des censeurs suivie d'une inscription sur
un registre, affichage des projets de loi et des noms des candidats ; nécessité
d'écrire sur les tablettes de vote dans un temps très bref, puisque c'est sur la
passerelle électorale qu'a lieu cette opération. À l'heure actuelle, certains jeunes
états n'en sont pas encore à ce stade : on distribue aux électeurs des bulletins de
couleurs différentes, ce qui permet bien des trucages (on sait qu'en Algérie, lors
du referendum sur l'autodétermination, les bulletins "oui" étaient verts, couleurs
de l'Islam...). Même dans l'Athènes démocratique de l'Antiquité, où environ 75%
(au IVe siècle av. J.-C.) des électeurs étaient alphabétisés, le citoyen a parfois des
difficultés : Plutarque rapporte qu'un paysan dut demander à Aristide d'écrire son
propre nom sur le tesson qui servait à voter les décisions d'ostracisme. Or, rien de
tel à Rome : au contraire, un silence étonnant, alors que les paysans récemment
installés dans la cité devraient être nombreux à avoir les mêmes problèmes. Ce [p.
130] silence ne s'explique que par le caractère minoritaire du groupe de ceux qui
vont vraiment aux comices : il ne s'agit là que d'une faible partie de la population,
celle qui sait lire et écrire. Une sorte d'électeurs professionnels. Système qui
comporte évidemment les avantages que l'on devine pour les dirigeants ce sont
eux qui filtrent les entrées.
Ces dirigeants, quant à eux, se réunissent au Sénat, qui siège dans la Curie.
L'importance de leur rôle politique exige que nous les soumettions eux aussi au
même type d'investigation.

COPAINS ET COQUINS

Il n'y a pas si longtemps qu'en France un des plus proches conseillers du


Président V. Giscard d'Estaing accusait les partis gouvernementaux de se prêter
au jeu des "copains et des coquins", et entamait une polémique sur l'influence des
relations personnelles dans le monde politique. La classe dirigeante romaine
excelle dans ce genre d'exercices. En exagérant à peine, on peut écrire que
derrière la façade des institutions, les trois quarts des conflits portant sur la
distribution des magistratures (nous dirions : des portefeuilles) suivent les lignes
de clivage dessinées par les relations personnelles, et un ensemble de liens non
légaux. Au niveau populaire et électoral, la meilleure expression du système
réside dans les rapports de clientèle, que nous étudierons plus loin : leur existence
n'est pas un fait nouveau, mais c'est au second siècle av. J.-C. qu'ils atteignent leur
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 139

apogée. Quant à l'élite (c'est-à-dire les cercles dirigeants) on a l'impression à lire


Cicéron qu'entre Rome et la Sicile ou la Corse actuelles, rien n'a changé. Il y a
loin entre la réalité politique et les traités sur l'État qu'écrit notre auteur, empreints
de la notion d'intérêt public, et d'un détachement philosophique. Car dans la
pratique, tout ou presque se règle par des services réciproques, ou des chausse-
trappes dans lesquelles tombent ceux dont les relations sont insuffisantes. En effet
la classe dirigeante est rien moins que monolithique : ses membres font et défont
des alliances purement internes en vue de conquérir les magistratures qui chaque
année doivent recevoir de nouveaux titulaires. Le haut du pavé est tenu par les
plus grandes familles patriciennes, qui peuvent exhiber un nombre impressionnant
de masques funéraires 1 : comme la noblesse française dite "d'extraction", la leur
est immémoriale. Ou, plus exactement, elle se situe dans un temps mythique,
puisque leurs ancêtres remontent jusqu'au voyage d'Énée, avant même la
fondation de Rome. Ces Claudii, Cornelii et autres Valerii sont à vrai dire des
rescapés : à la fin de la République, il ne reste plus que quatorze familles
patriciennes sur les cinquante dont les noms sont connus dès le début de la
République. Puis viennent les grandes familles plébéiennes, celles avec qui fut
conclu le compromis historique des IVe et IIIe siècles : les Licinii, Porcii Catones
(ancêtres de Caton l'Ancien), Caecilii Metelli, etc. À côté d'eux, les chevaliers, qui
s'éloignent de plus en plus du milieu sénatorial ; puis la bourgeoisie [p. 131]
provinciale, élément utile et recherché dans les alliances, mais d'un niveau social
nettement inférieur. Ces milieux ne regroupent qu'une infime minorité de la
population, celle qui tient le pouvoir tout en se le disputant. Mais les individus qui
les composent sont déjà assez nombreux pour former des clans qui se font et
défont dans les luttes politiques. Comme dans tout groupe démographiquement
restreint, les liens familiaux soulignent ces clivages politiques et jouent le rôle de
principe classificatoire. Mariages et adoptions sont fort fréquents. Dans la société
romaine, le mariage a une finalité différente de celle qu'il revêtait chez nous
jusqu'à une période récente 2 . Il sert surtout à concrétiser l'union conjugale
lorsqu'un enfant est attendu ou une adoption prévue. Le mariage sert à nouer des
liens d'une famille à l'autre, moins dissolubles que les liens conjugaux eux-
mêmes, car ils subsistent souvent après un divorce. Horace écrit ainsi que le
peuple s'inquiète beaucoup des liens de famille de ceux qu'il a à élire 3 .
L'adoption peut servir des buts politiques de façon encore plus évidente. Un
noble sans héritier adoptera le rejeton d'une famille illustre. Il peut même le faire
par testament, car le testament sert moins à transmettre des biens qu'à désigner
des héritiers spirituels, auxquels de surcroît on lègue les moyens matériels
d'accomplir la mission qu'on leur assigne 4 . César adopte ainsi un petit neveu,
Caïus Octavius, qui saura utiliser au mieux le poids politique de ce testament pour

1
Sur cette coutume, cf. supra, p. 67.
2
Cf. P. VEYNE, "La famille et l'amour sous le Haut-Empire romain", dans Annales E.S.C.
(Paris, Armand Colin), I (janvier-février 1978), 36, 39-40.
3
HORACE, Satires, I, 6, 34-37.
4
Cf. P. VEYNE, op. cit., 36.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 140

devenir Auguste. L'enfant adopté ne rompt évidemment pas ses liens avec sa
famille d'origine : il appartient aux deux familles, est en quelque sorte l'instrument
de leur mariage.
D'autres indices mettent en lumière le caractère éminemment personnel de la
politique romaine. Qui dit alliances dit aussi moyens de liaisons. Or ceux-ci
appartiennent totalement à l'initiative privée : il n'y a sous la République ni
service postal, ni transports publics. Les hommes politiques ne doivent également
compter que sur eux-mêmes pour assurer leur protection : à part quelques
dérisoires appariteurs, aucune force de police n'existe. On se tromperait
complètement en qualifiant ces étranges inexistences de déficiences ou de
lacunes. Si de tels services n'existent pas, c'est tout simplement parce que le
système politique romain n'en a pas besoin... Articulé sur des relations
personnelles, c'est à partir de ces mêmes relations qu'il organise ses moyens
d'actions. Les hommes politiques ont des messagers personnels qui portent leur
correspondance, souvent des esclaves ou des affranchis. Lesquels sont organisés
en de véritables relais, quand il faut informer le magistrat en poste dans une
lointaine province de l'activité politique quotidienne de la capitale. D'où l'intérêt
d'avoir des relations – hôtes-amis-clients – dans le plus grand nombre de villes
possible. Quant à leur protection physique, les nobles l'assurent en recourant à des
milices privées pouvant atteindre plusieurs centaines d'hommes : on comprend
que la police n'existe pas, elle n'aurait été qu'un trouble-fête.
Mais la meilleure preuve du caractère personnel de la politique réside dans le
langage de ceux qui recherchent le pouvoir 1 . Il [p. 132] n'existe aucun mot latin
correspondant au terme de "parti politique". Il y a bien des partes, mais le terme
qualifie l'ensemble des partisans de personnalités importantes, non les membres
d'une organisation unie sur un programme. Quant à la factio, le mot est péjoratif
et désigne dans la bouche de ses adversaires l'aristocratie corrompue qui continue
à diriger l'état tout en ayant perdu le sens de sa mission. C'est ce que dit Cicéron,
quand la jalousie le pousse à faire le bon apôtre et critiquer la vieille noblesse
dont il aimerait tant faire partie : "... quand un certain nombre de gens, par la vertu
de l'argent, de la famille, ou de quelque autre avantage, a le contrôle de l'État, c'est
une factio, mais ils s'appellent eux-mêmes les excellents (optimates) 2 ".
Car, autre fait remarquable, ces groupes politiques reposent tellement plus sur
des hommes que sur leurs programmes que leurs membres éprouvent les plus
grandes difficultés à se donner un nom. Dans la France contemporaine, les partis
axés sur l'idéologie portent le nom de leur doctrine, ce qui est le cas du P.C. et du
P.S. Chez les Romains, les appellations – car il faut bien quand même en trouver
– sont vagues et sommaires. Les partisans du Sénat se décernent sans excès de
modestie le titre d"'excellents" (optimates), qualifient leurs adversaires de
populares, dans le sens péjoratif de "démagogues". Ces derniers leur dénient le
1
Cf. L. ROSS TAYLOR, La politique et les partis à Rome au temps de César (Paris, Maspéro,
1977), 35-73, et la préface d'E. DENIAUX, 16-19.
2
CICÉRON, La République, 3, 23.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 141

droit de s'intituler les "excellents", et leur réservent le terme de factio, quelque


chose se rapprochant pour nous de la notion des "200 familles"... (Certains
auteurs pensent d'ailleurs que la Rome du second siècle était dirigée par une
vingtaine de familles) 1 .
En réalité, ces termes ne conviennent pas, ou mal. Le véritable équivalent
romain du "parti" moderne réside dans le réseau de relations né de l'amitié
(amicitia). Les "amis politiques" (l'expression est toujours très actuelle...), ce sont
les personnes sur lesquelles on peut compter, parce qu'on les connaît, et qu'elles
appartiennent plus ou moins au cercle parental, et aussi parce qu'on leur a rendu
des services. Chacun peut donc demander à ses "amis" de mettre à sa disposition
ses informateurs, ses clientèles, ses messagers, etc. D'ailleurs, quand on rédige un
slogan électoral du type "votez pour Untel", on ne cite que ses qualités morales,
pas du tout ses idées politiques. Le slogan-type est : "Votez pour Caïus Marcius,
car il est digne de gérer les affaires publiques". Mais nous ne sommes guère
renseignés sur les options de Caïus Marcius... Dans le manuel du parfait candidat
aux élections que Quintus rédige à l'intention de son frère, Marcus Cicéron, on
trouve cette phrase-clef en guise de conclusion :

"Il faut encore, dans cette candidature, avoir le plus grand soin que
l'on attende beaucoup de ta politique et que l'on fonde sur toi de flatteuses
espérances (...) Tu garderas pour toi tes desseins politiques, laissant le
Sénat juger d'après ta conduite antérieure que tu seras un défenseur de son
autorité, les chevaliers romains, les gens de la bonne société et riches
attendre de toi, d'après ton passé, la défense de leur repos et de la tranquil-
[p. 133] lité publique, la masse, d'après le seul témoignage des discours
favorables au peuple que tu as prononcés dans les assemblées populaires
et devant les tribunaux, espérer que tu ne seras pas contraire à ses
intérêts 2 ".

La leçon est très claire : en affirmant ses convictions, le candidat diviserait


l'électorat, car ceux qui ne partageraient pas ses idées ne voteraient pas pour lui.
En ne mettant l'accent que sur ses qualités personnelles, en ne montrant que
l'estime dont il jouit chez le plus grand nombre de personnes et de milieux, il peut
en revanche obtenir les suffrages d'électeurs dont les intérêts sont distincts, sinon
opposés. Le meilleur moyen de faire croire à tous qu'on les défend est
évidemment de ne se prononcer contre personne... Comme il faut bien cependant
dire quelque chose dans les discours électoraux, on montrera à quel point on est
un personnage digne d'estime en rappelant l'ancienneté de sa famille, la gloire de
ses campagnes militaires, les postes importants que l'on a déjà occupés, l'ampleur
du soutien dont on jouit. On choisira avec soin son entourage : Q. Cicéron
1
Cf. P. VEYNE, Le pain.... 381.
2
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, 53.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 142

rappelle à son frère que "... d'une façon générale, tous les propos qui forment
notre réputation d'homme public ont leur source dans notre entourage familier 1 ".
On parlera de notions si générales où tout le monde peut trouver son compte :
l'intérêt de la République, la nécessité d'observer les lois, etc. Parallèlement, en se
faisant accompagner d'une escorte de clients et d'obligés sur le Forum, on
montrera que ce ne sont pas de vains mots, et que l'on est effectivement un
personnage puissant et considéré... Un récent livre 2 a soutenu que notre temps
avait inventé dans le domaine des mœurs politiques "l'État-spectacle" dont les
divers "face-à-face" télévisés ont autant de rapports avec la véritable politique
qu’"Au théâtre ce soir" avec les pièces de Corneille... N'est-ce pas là être bien
injuste envers les Romains et une fois de plus, confondre passé et révolu ? Et si
"État-spectacle" il y a de nos jours, n'est-ce pas aussi parce que se développe
parallèlement un certain scepticisme envers les idéologies ? Si nous franchissons
l'Atlantique, nous verrons d'ailleurs que les élections primaires sont aux U.S.A.
étrangement semblables à celles qui se déroulaient à Rome. Ces groupes qui
soutiennent un candidat à l'investiture du parti parlent beaucoup plus de sa
personnalité que de son programme, et l'issue de l'élection dépend en grande
partie de l'efficacité des "amis" que se sont choisis les candidats.
Car les services remplacent les convictions, dans la mesure où jusqu'aux
Gracques, tous ceux qui ont ou approchent le pouvoir sont à peu près d'accord sur
l'essentiel : leurs conflits ne portent que sur l'attribution des postes. N'en faisons
pas pour autant des enfants en quête de hochets. Les honneurs les intéressent
beaucoup moins qu'ils ne le disent. S'ils cherchent à être consuls, censeurs, édiles,
ce n'est pas pour l'escorte de licteurs et les titres ronflants. Si la voiture avec le
drapeau national et l'escouade de motards fait partie des attraits de la fonction
ministérielle, ils n'en constituent cependant pas l'avantage [p. 134] essentiel... Ce
qu'ils guignent, derrière les magistratures, ce sont les possibilités d'enrichissement
offertes par l'étendue et la puissance de cette République devenue un Empire, c'est
la faculté de se livrer aux découpages électoraux qui les favoriseront, eux et leurs
amis. Il arrive à Cicéron de parler avec dédain de "l'éloge de portraits en cire
noircis", qui a permis à un de ses ennemis de se faire élire, ou de se moquer du
candidat vaincu qui demande stupidement : "Que vais-je dire aux portraits de mes
ancêtres ? 3 ". En réalité, il rit jaune... Car c'est par envie, qu'il caricature, lui,
parvenu de la politique, qui ne peut exhiber ces portraits d'ancêtres illustres, pour
la bonne raison qu'il n'en a pas. Mais il a en partie raison : la dignité de la fonction
est accessoire, l'essentiel, c'est ce qu'elle permet. Et comme il y a au fond très peu
de magistratures (environ une trentaine de places disponibles...) pour un si grand
empire, les luttes seront dures et nombreuses, même si elles restent
essentiellement d'ordre personnel.

1
Ibid., V, 16, 17.
2
Cf. R.G. SCHWARTZENBERG, L’État-spectacle (Paris, Flammarion, 1977).
3
CICÉRON, Pour Plancius, 51.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 143

De ces constatations qui restent d'ordre abstrait, l'archéologie apporte une


éclatante confirmation. Si le facteur personnel est réellement si important, c'est
bien au Sénat, siège de l'aristocratie gouvernante, que nous devons le voir se
manifester avec le plus de force. C'est dans la Curie que siègent ses membres, que
se regroupent les clans que forment ces derniers. L'étude très concrète des
réunions qui s'y tenaient montre que tout l'agencement matériel de la salle
favorisait les regroupements de type personnel lors des débats politiques.
La Curie est un bâtiment rectangulaire qui se distingue des hémicycles
caractérisant les parlements de type bi-partite où l'on passe de la gauche à la
droite, de l'opposition à la majorité. Inversement, la forme rectangulaire convient
mieux aux systèmes politiques ne reposant pas sur des partis organisés, mais sur
des groupes personnels nombreux et fluctuants. Car la mobilité physique des
membres de l'assemblée joue un rôle déterminant. Elle exprime et concrétise les
limites et l'évolution de ces groupes. Dans le Sénat romain, aucune place n'est
réservée : on s'assied à côté de celui qu'on entend soutenir, on s'éloigne de
l'individu qu'on désapprouve, on fait mouvement en direction de celui auquel on
se rallie. Les Romains eux-mêmes disent que le Sénat peut "voter avec ses pieds
(pedibus in sententiam ire)". Quand un décompte précis des suffrages est
nécessaire, les sénateurs se lèvent et forment deux groupes qui se massent des
deux côtés de la salle. Un dernier point, fort important : l'exiguïté des places, et
leur nombre souvent inférieur à celui des sénateurs. La largeur d'une place est
d'environ 48 cm ; les sénateurs ne s'assoient pas sur des chaises, mais des bancs,
ce qui favorise leur entassement. Par ailleurs, le nombre des places est d'environ
450, ce qui est nettement insuffisant à partir du début du 1er siècle av. J.-C. Le
Sénat compte en effet 300 membres des origines à 82 av. J.-C., 600 de 82 à 47,
900 de 47 à 44, 1000 de 44 à 31, plus de 1000 en 31 av. J.-C. Il est donc
impossible à tous d'être assis. Certains sénateurs [p. 135] (ceux d'un rang
inférieur) sont qualifiés de "pédaires" : ce sont ceux qui doivent se tenir debout.
Cet entassement n'est évidemment pas le fruit du hasard, mais très habilement
voulu et organisé. Il accentue la mobilité des membres du Sénat en limitant les
places assises et en les rendant peu confortables. D'autre part, en rapprochant les
sénateurs, il favorise une éloquence et des débats de type très personnel, qui
correspondent à la nature même du système politique. À ceux que de tels
arguments laisseraient sceptiques ou étonnés, un discours de W. Churchill tenu le
28 octobre 1943 apporte la preuve de l'authenticité et de l'actualité de ce qui
précède. On doit reconstruire le bâtiment destiné à abriter la Chambre des
Communes. W. Churchill souligne à cette occasion les différentes liaisons qui
existent entre l'architecture des lieux des assemblées et le régime politique dans
lequel elles s'inscrivent :

"le premier point est qu'elle (la future Chambre des Communes)
devra être rectangulaire (...) L'assemblée de forme semi-circulaire permet
à chaque individu ou chaque groupe d'osciller à partir du centre, donnant à
ses effets des caractères aussi changeants que ceux du temps (...) Il est
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 144

facile à chacun de passer de la droite à la gauche par une série


d'imperceptibles gradations, alors que le fait de couper un espace délimité
(dans une salle rectangulaire) est un acte auquel on réfléchit avant de s'y
livrer (...) Le second point est que la Chambre (...) ne devrait pas être assez
spacieuse pour accueillir tous ses membres à la fois sans que la salle soit
bondée ; de plus il ne saurait être question que chaque membre dispose
d'un siège individuel qui lui soit réservé (...) L'essence du langage
politique d'une bonne Chambre des Communes est qu'il se déroule sous la
forme d'une conversation et permette facilement les interruptions rapides
et informelles, et les échanges oratoires. Des harangues tenues d'une
tribune seraient un mauvais substitut à ce style de conversation dans lequel
nous traitons tant de nos affaires. Mais ce style requiert des dimensions
franchement petites, et on devrait ressentir lors des circonstances
importantes une sensation de foule et de presse. 1 "

Tout concourait donc à ce que les débats se passent au sein d'un monde clos,
entre "gens de qualité" comme on le dira plus tard dans la France de l'Ancien
Régime, ce qui correspond assez bien à l'expression optimates. Mais à la fin du
second siècle, ces mécanismes commencent à fonctionner de moins en moins
bien : la crise des Gracques n'a pas été un accident conjoncturel, elle doit être
tenue pour le signe d'une crise structurelle et séculaire.
Car l'urgence et l'ampleur des problèmes tels que l'exode rural, la
surpopulation urbaine, le chômage, donnent un caractère dérisoire à ces luttes de
clans dont l'ardeur polémique ne débouche que sur un renforcement de
l'immobilisme. Songeons que les élections n'aboutissent, chaque année, qu'à
modifier de 3% environ la composition du Sénat 2 ... Car le bon peuple, ou du
moins celui qu'on laisse entrer dans les comices [p. 136] et qu'on intimide ou
violente ensuite, joue le jeu, même si les cartes sont truquées. C'est le frère, le
cousin, le beau-père de tel ou tel consul qu'on élit, ou l'homme montant que
recommande un groupe de sénateurs bien connus... Ce jeu, du moins le joue-t-il
jusqu'à une certaine époque, tant que la crise est inexistante, ou, dans ses débuts,
ne se fait pas trop sentir. Mais à partir des années 140, on sent bien que le régime
oligarchique est incapable d'apporter une solution aux problèmes d'un type
nouveau qui se posent à lui. Car, plus que d'une crise, c'est d'une révolution qu'il
s'agit, et à cette époque, le choix est encore possible : s'orienter vers une
démocratie des institutions, ou en ne voulant rien céder, livrer la République à un
pouvoir autocratique. Car le mécontentement s'enfle, et les jeux électoraux des
oligarques ne peuvent l'apaiser. Le facteur personnel continue à dominer la vie
politique, mais il prend une tout autre forme. Les sénateurs et leurs satellites
continuent certes à utiliser leurs clientèles et conclure le type d'alliances
1
Cf. L. ROSS TAYLOR, "Seating Space in the Roman Senate and the Senatores Pedarii",
dans : Proceeding of American Philological Association, 100 (1969), 529-582.
2
Cf. P. VEYNE, op. cit., 422.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 145

auxquelles ils sont habitués. Mais certains hommes politiques faussent le jeu. Ils
deviennent des populares. Le mot est difficile à traduire : démocrates, ils ne le
sont certes pas. Démagogues n'est pas parfait non plus, car le terme est péjoratif
(il ne viendrait à l'esprit de personne aujourd'hui d'adhérer à un parti qui
s'intitulerait officiellement "parti des démagogues" ...). Il ne s'agit pas non plus
vraiment d'un "parti" au sens moderne du terme : il n'y a pas d'organisation à
grande échelle, de comité électoral, de programme détaillé, de "projet global de
société". Tout au plus quelques revendications, dont certaines ne sont pas
nouvelles : la fin du règne sans partage de l'oligarchie sur les institutions, de
meilleures conditions de logement, une réforme agraire, le secret du vote... Ses
espoirs, la plèbe continue en effet plus à les confier à des hommes qu'à des
programmes. Mais il y a des faits nouveaux. Le prestige dont vont jouir certains
leaders populares (Marius, Pompée, César, etc.) est sans commune mesure avec
l'estime dont les électeurs entouraient jusqu'alors ceux qu'ils élisaient, et dont ils
sentaient bien qu'ils n'étaient pas de leur monde. De la dévotion à la politesse, il y
a une grande marge... Quand un paysan français, il y a seulement quelques
décennies, s'adressait au propriétaire des terres sur lesquelles il travaillait en lui
disant "Notre Maître", on peut être sûr qu'il le respectait, mais ne lui était pas
attaché de la même manière que les grognards de Napoléon au "petit tondu". La
différence est du même ordre entre l'électeur du parti sénatorial et celui des
populares, même si tous deux appartiennent au peuple. C'est pourquoi Cicéron, si
attaché aux traditions et aux privilèges de l'élite, parle avec dédain de ces
populares : "Ceux qui, dans leurs actes et dans leurs paroles, voulaient être
agréables à la masse, étaient tenus pour populares... 1 ". Le fait nouveau se situe
bien là où le dit Cicéron. Pour plaire au peuple, ces nouveaux hommes politiques
ne font pas comme les anciens : ils ne se targuent plus de leurs longues lignées
d'ancêtres, du soutien dont ils jouissent dans l'establishment. Au contraire, ils
rejettent ces moyens d'action traditionnels, se glorifient d'être des [p. 137] self-
made-men, quitte à forcer un peu le trait. À leur auditoire populaire, ils promettent
les réformes souhaitées et la fin du règne des caciques du Sénat. C'est bien ainsi
que s'exprime Marius, l'un des plus connus des populares. Issu de la classe
équestre (il n'est donc pas "du peuple"), Caïus Marius est né en 158 av. J.-C. Très
bon soldat, il est à l'origine d'une nouvelle armée, formée de soldats de métier
issus de milieux pauvres, ce dont nous reparlerons plus tard. Marius tente de faire
de la politique en recourant aux moyens traditionnels : il se fait le client des
Metelli, famille influente à Rome. Mais Marius vise haut, c'est-à-dire le consulat,
magistrature à laquelle il est fort difficile à un non-noble de parvenir. Aussi les
Metelli ne l'autorisent-ils pas à se présenter aux élections. Humilié et furieux,
Marius choisit alors de rompre avec ses patrons, et avec la politique traditionnelle.
S'adressant au peuple lors d'une contio, il lance alors ces mots vengeurs :

1
CICÉRON, Pour Sestius, 96.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 146

"Ajoutez que si les autres (les notables) viennent à faiblir, leur vieille
noblesse, les hauts faits de leurs ancêtres, le crédit de leurs parents par le
sang ou par l'alliance, leurs nombreuses clientèles, tout cela vient à leur
aide ; moi, toutes mes espérances sont en moi-même, et je n'ai pour les
défendre que ma valeur et mon intégrité, car le reste ne compte pas 1 ".

Le changement de style est donc profond. Mais les finalités ? Salluste,


pourtant favorable aux populares, reconnaît :

"Tous ceux qui troublèrent l’État sous d'honorables prétextes,


défense des droits du peuple pour les uns, accroissement de l'autorité
sénatoriale pour les autres, tous feignaient de soutenir l'intérêt public et
luttaient en réalité pour leur carrière personnelle 2 ".

Pour Salluste, populares et optimates sont donc à mettre dans le même sac :
tous se soucient en réalité fort peu du peuple, ce qu'ils veulent c'est le pouvoir.
Mais le fait nouveau, c'est qu'à partir de là les projets diffèrent. Pour les
optimates, il s'agit seulement de revenir aux saines traditions d'un gouvernement
aristocratique, où l'alternance au pouvoir ne concerne qu'un certain nombre de
personnalités jouant sur leur réputation, leurs alliances et leurs clientèles. En
revanche pour les leaders des populares, c'est bien d'une révolution qu'il s'agit,
mais sous la forme d'une monarchie populaire luttant contre les privilégiés de
l'ancien régime, et empruntant à la fois aux tyrannies grecques et aux monarchies
hellénistiques. Salluste a raison : si chacun des grands chefs des populares
prétend prendre en charge les intérêts du peuple contre la noblesse sénatoriale,
c'est toujours dans le but d'instaurer et renforcer son pouvoir personnel : César a
ses mérites, qui ne sont pas ceux d'un Périclès. Car à aucun moment les grands
généraux du 1er siècle n'ont pensé à instaurer un régime démocratique : au
contraire, arrivé au pouvoir, César s'empresse de réduire presque totalement le
rôle des comices, guère mieux traités que le Sénat. [p. 138] Lui et ses
prédécesseurs savent mieux en effet que ces assemblées dégénérées et
impuissantes, ce que veut le peuple et ce dont il a besoin. Le peuple, ils le portent
en eux, et exercent le pouvoir en son nom. Plus tard, les monarques absolus
français ne s'exprimeront pas autrement.
Car il faut toujours que l'autorité, lorsqu'elle se concentre, se justifie : la
France connut le droit divin, l'Antiquité inventa les monarchies de droit populaire.
Les dictatures modernes sont du second type : plus l'exercice du pouvoir y est
solitaire, plus il est censé appartenir au peuple. Évidemment, nous sommes là aux
antipodes de la démocratie. C'est pourquoi les populares, s'ils ne sont pas des
1
SALLUSTE, La guerre contre Jugurtha, 85, 4.
2
SALLUSTE, Catilina, 38.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 147

conservateurs, n'ont rien non plus de démocrates : leur succès est justement dû à
la faillite du régime oligarchique, et au refus obstiné de ses membres de tout
élargissement du pouvoir. Toutefois, ce succès est aussi pour un temps celui de ce
que nous appellerons avec prudence le "parti populaire" : dans la mesure où il se
traduit par la réalisation de certaines des réformes désirées par le peuple, certains
de ses aspects peuvent être qualifiés de "démocratiques".

LES SUCCÈS
DU "PARTI POPULAIRE"

Les plus importants consistent dans le vote des lois dites "tabellaires", qui
instituent le suffrage secret. Leur adoption coïncide avec le début de la crise
urbaine, puisqu'elle s'inscrit entre 139 et 131. Désormais, les citoyens ne voteront
plus oralement. Ils ont à leur disposition une petite tablette en cire (tabella) sur
laquelle ils inscrivent le nom de leurs candidats lors des sessions électorales, et le
mot "oui" ou "non" lors des assemblées législatives. Le caractère démocratique de
ces lois est indéniable. Le vote oral rendait très aisé le contrôle des électeurs : il
suffisait de se tenir près d'eux, ou de payer des hommes de main pour le faire,
pour connaître le sens de leur suffrage. Le caractère public du suffrage était
d'ailleurs un des fondements des relations de clientèle, car il permettait au patron
de s'assurer que son client suivait ses consignes de vote. Avec le vote écrit, le
suffrage devient en principe secret. La réaction des milieux dirigeants prouve bien
qu'il s'agit là d'une victoire du parti populaire. Cicéron regrette le vote oral : pour
lui, "... rien ne fut meilleur en matière de suffrages que la voix... 1 " la tablette de
cire permet aux électeurs de cacher aux gens de bien le sens de leurs suffrages, et
ainsi de "mal voter" (vitiosum suffragium), cette loi a décidément sapé l'autorité
des optimates. C'est pourquoi Cicéron se propose d'y remédier. Non pas en
l'abrogeant, car la mesure serait impopulaire. Mais en la vidant de son contenu. Le
peuple romain n'a qu'une liberté, celle d'obéir aux gens de bien, car eux seuls sont
indépendants et compétents. Si le peuple veut garder sa tablette comme un enfant
son hochet, eh bien, qu'on la lui laisse, pourvu qu'avant de la mettre dans l'urne il
la fasse lire par les dirigeants et leurs comparses... Je n'exagère pas, ce sont là les
mots mêmes de Cicéron :
[p. 139]

"que le peuple garde sa tablette comme garantie de sa liberté, pourvu qu'on


la tende et qu'on la présente spontanément au contrôle de ce qu'il y a de
mieux et de plus respectable parmi les citoyens : de telle sorte que la

1
CICÉRON, Les Lois, III, 15-18 (33).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 148

liberté consistera exactement en ceci que l'on accordera au peuple le


pouvoir de faire avec honneur un beau geste envers les gens de bien (...)
Notre loi conserve la forme apparente de la liberté, sauvegarde l'autorité
des gens de bien, et supprime toute occasion de conflit. 1 "

En effet, Cicéron, qui n'apparaît pas comme un farouche partisan de l'isoloir,


résout le problème à sa racine... Cette notion de liberté du vote, essentielle à tout
système démocratique, lui est donc parfaitement étrangère. Suivant en cela Platon,
il n'y voit qu'une promesse d'anarchie : le peuple n'est pas capable de se gouverner
lui-même, d'autant plus que la foule ne se contrôle pas. Le pouvoir ne peut être
exercé qu'au nom du peuple (c'est le principe fondamental de tout régime
républicain), mais non par le peuple. Le peuple doit être guidé, et ses suffrages
contrôlés 2 .
N'en déplaise à Cicéron, les lois instituant le secret du vote ne seront ni
abrogées, ni amendées. Dans la pratique cependant, elles rencontrent de
nombreuses difficultés d'application (sur lesquelles nous reviendrons plus loin 3 ),
dues à l'opposition des "gens de bien". Mais d'autres mesures, plus ponctuelles,
témoignent des succès de ce parti populaire.
Une loi dite "loi de Publicius au sujet des chandelles de cire", votée en 209,
limite les obligations financières des clients. Dans ces temps difficiles de la
seconde guerre punique, les patrons ont, semble-t-il, pris l'habitude de pressurer
leurs clients, exigeant d'eux lors de la fête des Saturnales, de très lourds présents.
La loi réduit ces "cadeaux" forcés à un niveau symbolique, en les limitant à des
simples chandelles de cire... Mais cela ne suffit pas à modérer l'âpreté au gain
d'une partie au moins de la classe dirigeante, fortement secouée par le conflit
contre Hannibal. Tite-Live et Tacite nous disent que "... le Sénat s'habituait à lever
des impôts et des tributs sur les plébéiens... 4 ", "l'expérience prouve (...) que les
meilleures lois, que les leçons d'honneur sont inspirées aux gens de bien par les
crimes des autres. C'est ainsi que la licence des orateurs a donné naissance à la lex
Cincia 5 ". Cette loi (votée en 204) interdit tout particulièrement le versement
d'argent ou tout cadeau offert par le plaideur à son avocat en échange de la
défense de ses intérêts en justice. Cette prohibition a de quoi nous surprendre :
pourquoi les avocats ne seraient-ils pas rémunérés ? Sous l'Empire, certains
pensent d'ailleurs que ces honoraires ne sont que "... la juste récompense d'un
concours honorable 6 ". Mais à l'époque républicaine, les anciennes traditions
s'opposent à ce genre de rémunération : lorsqu'on se présente en justice, c'est en
général accompagné par son patron, qui doit, coutumièrement, ce service à son
1
Ibid. 17 (39).
2
CICÉRON, Pour Sestius, XLVIII, 103.
3
Cf. infra, p. 154-156.
4
TITE-LIVE, XXXIV, 4, 9.
5
TACITE, Annales, XV, 20,3.
6
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 149

client. Il est donc anormal qu'il le fasse payer. Mais ici encore, les rigueurs de la
[p. 140] seconde guerre punique expliquent que les patrons aient été de plus en
plus nombreux à faire des entorses à celles des traditions qui les gênaient, et à
faire payer chèrement leur intervention. À en croire Cicéron, cette lex Cincia est
elle aussi accueillie avec des grincements de dents par l'aristocratie 1 .
Ces diverses lois contraignent les puissants à modérer pour un temps leur
rapacité. Il est vrai que la victoire prochaine de Rome doit donner à leur appétit de
richesse les moyens de s’exercer sur une tout autre échelle. Les gains réalisés sur
les territoires conquis excèdent largement les tributs perçus sur une plèbe urbaine
désargentée.
Temporairement bridée à ce niveau, l'oligarchie en revanche tient bon devant
tous les projets de réforme agraire et les propositions de lois frumentaires
déposées postérieurement aux Gracques. Ces diverses mesures qui s'échelonnent
au cours de la première décennie du 1er siècle visent la réduction du prix des
distributions de blé et le partage des territoires conquis. Toutes sont rapidement
abrogées par le Sénat, et seule la loi de C. Gracchus fait figure de rescapée...
L'oligarchie s'emploie enfin à prévenir un danger de plus en plus préoccupant,
celui qui résulte de l'augmentation du nombre des affranchis. Car ces anciens
esclaves peuvent maintenant voter, et leur appui à l'oligarchie est fort improbable.
La minorité d'entre eux parvenue à un certain degré de richesse possède beaucoup
plus d'affinités avec les milieux d'affaires qu'avec la vieille aristocratie foncière.
Quant aux autres, leurs conditions de vie difficile les rapprochent de la plèbe
urbaine. Certains textes laissent entendre assez nettement que les opposants à
l'oligarchie, nobles "éclairés" tel Scipion, ou les publicains, utilisent les services
des affranchis. (Ainsi de l'élection à la censure 2 , en 142, de Scipion Émilien,
petit-fils du vainqueur d'Hannibal 3 ).
Or l'oligarchie a déjà assez à faire avec la plèbe urbaine pour ne pas
s'embarrasser de surcroît de ces derniers. Mais les affranchis réussissent plusieurs
fois à se faire inscrire dans les tribus rurales, ce qui augmente leur pouvoir de
vote. Des mesures draconiennes s'imposent. Comme l'écrit Tite-Live, il faut "...
couper dans sa racine un mal sans cesse renaissant 4 ". Le mérite en revient aux
censeurs de 169. Tibérius Sempronius Gracchus (le père des Gracques) veut
purement et simplement priver les affranchis du droit de vote. Son collègue, C.
Claudius Pulcher trouve ce projet un peu excessif 5 , et T.S. Gracchus finit par se
ranger à l'avis de son collègue. Un remède très simple et maintes fois éprouvé au
sujet de la plèbe permet de dénouer la situation sans prendre de mesures trop
scandaleuses : il suffit d'obliger tous les affranchis à s'inscrire dans les quatre
tribus urbaines. Le poids de leurs suffrages, quel que soit leur nombre, devient
1
CICÉRON, De l'orateur, II, 71, 286.
2
PLUTARQUE, Praec. ger. reip., XIV, 12 (810 B).
3
PLUTARQUE, Scipion Émilien, XXXVIII, 2-6
4
TITE-LIVE, XLV, 14.
5
TITE-LIVE, XLV, 15, 3-7.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 150

dérisoire... Cicéron, qui vit à une époque où le nombre des affranchis est devenu
beaucoup plus important qu'au début du second siècle, prodigue d'ailleurs ses
louanges au père des Gracques, et témoigne de la gravité du péril qu'il sut
conjurer 1 .
[p. 141]
Maigres succès, en fin de compte, que ceux du "parti populaire", serait-on
tenté de conclure. Il est vrai que la seule réforme d'importance qui demeure est
celle du vote secret. Encore allons-nous voir que, dans la pratique, ce secret est
largement violé. Par ailleurs, de plus en plus le pouvoir sera dans la rue, non
dans les urnes. Mais au niveau du jeu des forces politiques, une évolution
considérable s'est produite dans les dernières décennies du second siècle :
l'oligarchie, au tournant des années 100, est sur le point d'en perdre le contrôle.
Car les règles traditionnelles de ce jeu sont contestées : s'appuyant sur le
mécontentement populaire qu'ils utilisent à des fins personnelles, une nouvelle
génération de généraux et d'hommes politiques se lève, dont les membres aspirent
au pouvoir absolu. César et Octave en jetteront les bases un demi-siècle plus tard.
Comme nous l'avons vu, l'oligarchie ne reste pas inactive devant ces graves
menaces de déstabilisation de son pouvoir. De toutes ses forces, et avec
l'ingéniosité qu'on lui connaît, elle tentera de les maîtriser. Elle ne pourra modifier
l'issue fatale, car il ne s'agit pas seulement d'une crise : le monde a changé, et elle
ne le reconnaît plus. Mais elle saura un temps conjurer le péril. Son acharnement à
défendre ses privilèges et sa conception du pouvoir lui permettront de gagner un
siècle. C'est pourquoi le second siècle est celui de l'apogée du système
clientélaire.
La montée des candidats au pouvoir personnel n'aurait sans doute pas pu
s'accomplir si ceux-ci n'avaient joué contre l'oligarchie du poids des masses
urbaines auprès desquelles ils recherchaient la popularité en prétendant s'en faire
les champions. C'est pourquoi l'oligarchie va utiliser les liens de clientèle pour
brider l'activisme politique de la plèbe urbaine, source et condition du pouvoir.
Étendre ses réseaux de dépendants au sein des masses urbaines constituera donc
son premier but. Mais il en est un autre, parallèle. Car la plèbe urbaine n'est pas
seule à la menacer : les milieux d'affaires, eux aussi, contribuent par leur action à
saper les bases de son pouvoir. L'aristocratie s'attachera donc également à les
noyauter, en y multipliant le nombre de ses affidés. On peut donc légitimement
parler d'une offensive clientélaire.

1
CICÉRON, De l'orateur, I, 9, 38.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 151

L'OFFENSIVE CLIENTÉLAIRE

Commençons par les clients riches. Un texte de Plaute les fait sortir de
l'ombre. Menaechme, l'un des personnages qu'il met en scène au début du second
siècle, est le fils d'un marchand sicilien, et vit à Epidamne, petite ville proche de
l'actuelle Brindisi. Ses affaires sont prospères, puisqu'il peut affréter un bateau
tout entier pour le transport de ses marchandises. Il possède par ailleurs "...
esclaves, mobilier, terres, maison 1 ". Bref, un grand bourgeois. C'est d'ailleurs
seulement d'un homme important que peut émaner le discours que nous rapporte
Plaute. Menaechme s'y lamente sur la perte de temps et d'énergie que lui font
éprouver ses clients à l'occasion d'un [p. 142] mauvais procès ∗ .

"Quelle sotte et insupportable manie nous avons tous, et surtout les


gens de la haute (société), quelle manie nous avons de vouloir augmenter
sans cesse le nombre de nos clients. Qu'ils soient honnêtes ou
malhonnêtes, on ne s'en préoccupe pas ; c'est de la fortune du client qu'on
s'inquiète, bien plus que de sa probité. Est-il honnête, mais pauvre, il passe
pour un homme de rien ; est-il malhonnête, mais riche, on le tient pour le
meilleur des clients. Et ces gens sans foi ni loi, que de soucis ne causent-
ils pas à leurs patrons : ce qu'on leur a donné, ils nient l'avoir reçu ;
toujours fourrés dans les procès, voleurs, escrocs, et fourbes qui ne doivent
leur fortune qu'à l'usure ou au parjure, ils n'ont en tête que la chicane.
Lorsqu'on les cite en justice, on cite en même temps leurs patrons ; car
ceux-ci sont bien forcés d'aller parler pour excuser leurs coquineries ; et
l'affaire est portée devant le peuple, ou devant le prêteur, ou devant un
arbitre... C'est ainsi qu'aujourd'hui, un maudit client m'a tracassé de toutes
les manières sans que j'aie rien pu faire de ce que je voulais, tant il m'a
tenu, retenu et détenu. J'ai dû le défendre devant les édiles pour des
méfaits aussi graves que nombreux ; j'ai proposé des arrangements
compliqués, plein d'embûches (...) Jamais, au grand jamais, je n'ai vu
d'homme manifestement plus convaincu d'imposture. De tous ses mauvais
tours, il y avait trois témoins acharnés contre lui. Que tous les dieux le
confondent, pour m'avoir ainsi gâté une journée, et qu'ils me confondent
aussi pour avoir eu l'idée d'aller jeter un œil au forum aujourd'hui ! 2 "

1
PLAUTE, Les Menaechmes, II 59.

Nous mettons en romaines les passages les plus importants de sa diatribe.
2
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 152

À croire Menaechme, le rôle de patron n'est vraiment pas une sinécure ! Pour
notre homme, il existe deux sortes de clients. Les pauvres, guère prisés, mais dont
l'existence montre qu'ils demeurent nécessaires, et les riches, objets des soins et
convoitises des patrons. Dans les deux cas, ces derniers sont obnubilés par l'idée
d’"... augmenter sans cesse le nombre de leurs clients" (nous avons vu dans le
chapitre précédent quelles étaient les raisons de cette attitude). Les clients riches
offrent un certain nombre d'avantages, même si Menaechme est excédé de devoir
plaider leurs mauvais dossiers : leur fortune permet d'escompter les cadeaux et
honoraires importants que diverses lois ont essayé de supprimer 1 , leurs suffrages
sont utiles dans les comices centuriates. Il faut bien, en contre partie, les aider
dans leurs affaires, surtout lorsqu'elles sont comme ici litigieuses.
Mais ces clients riches ne constituent pas le gros des effectifs clientélaires,
puisque les riches ne sont qu'une minorité, face à une masse urbaine qui croît tout
au long du second siècle. Déracinés, bientôt chômeurs, mal logés, ceux qui
composent le gros de la population citadine doivent être nombreux à se laisser
tenter par les avantages du lien de clientèle 2 .
Quels sont-ils ?
[p. 143]

LES AVANTAGES D'ÊTRE CLIENT

Les premiers se situent au niveau économique. Pour la foule des clients


formant une partie des affidés d'un sénateur, l'intérêt de la relation se situe à un
niveau fort prosaïque : d'abord se nourrir (Primum cibari), autrement dit celui de
la survie. N'oublions pas qu'il n'existe alors ni indemnité de chômage, ni
allocations familiales, ni sécurité sociale, que les loyers sont chers, et que même
après la loi frumentaire de C. Gracchus, le blé n'est pas gratuit... . Lors de la
salutation matinale, alors que les étoiles pâlissent à peine à l'approche de l'aube,
seul un petit nombre de ceux qui battent la semelle devant les maisons des riches
est autorisé à entrer dans le vestibule. Les autres doivent rester dehors. Ce sont
certainement nos clients pauvres, ceux pour qui être client signifie avant tout :
manger, et faire manger les leurs. La loi frumentaire de Caïus ne résoudra pas
tout. Mais avant elle, le blé peut ou bien manquer, ou atteindre des cours
tellement haussés par la spéculation qu'il devient inaccessible aux modestes
bourses plébéiennes. Il est plus que probable que lors de ces visites matinales, les

1
Cf. supra, p. 139.
2
SÉNÈQUE, Des bienfaits, VI, 34, 1-3 : ce texte semble témoigner indirectement de
l'affluence des indigents et quémandeurs dont il devient nécessaire à l'époque de Caïus
Gracchus de canaliser le flot par une véritable "étiquette".
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 153

clients pauvres reçoivent quelque subside, en argent ou en nature, leur permettant


de subvenir à leurs besoins alimentaires les plus pressants. Nous en trouvons une
confirmation indirecte dans la pratique des "largesses" (largitiones). De plus en
plus, les hommes politiques prennent l'habitude d'offrir au peuple des distractions
(jeux de gladiateurs) et des banquets 1 . Dès le début du second siècle, un beau
spectacle revient à plusieurs millions de nos francs. S'agit-il d'une forme légalisée
de ce que nous nommons la "corruption électorale" ? Le prétendre équivaudrait à
un contresens. D'abord parce que la vitalité de ces pratiques tient plus encore à
une demande de la part du peuple qu'à une offre venant des candidats. Cicéron dit
bien : "Le peuple réclame des largesses et les gens de bien, s'ils ne désirent pas
eux-mêmes ces largesses, approuvent du moins qu'on les fasse" ; les spectacles "...
étaient les véritables comices des masses populaires 2 ". La preuve en est que les
lois réprimant les abus commis en la matière ne s'en prennent jamais au peuple
mais à celui qui le soudoie : le législateur sait bien qu'il ne doit pas s'attaquer à ce
sentiment très répandu parmi la plèbe urbaine, selon lequel un homme politique
doit faire des largesses. Quelles sont les raisons de la plèbe ? Le besoin de
distractions, les plaintes des ventres creux ont leur part, qui n'est pas tout.
L'incitation fondamentale est d'ordre psychologique et tient à ce fameux caractère
personnel de la vie politique, ce qui interdit qu'on y voie de la corruption, mis à
part certains cas extrêmes. En donnant jeux et banquets, l'homme politique se
comporte exactement de la même façon que lorsqu'il se fait accompagner au
Forum par le plus grand cortège possible de clients et d'amis. Il montre qu'il est
puissant, qu'il sait tenir son rang, qu'il se comporte en "grand seigneur". Nous
dirions aujourd'hui, où la fortune doit se cacher, que les riches Romains ont
l'argent "arrogant". L'expression ne convient pas si on la transpose telle quelle. Ni
arrogance, ni corruption : [p. 144] il est bon d'être riche, puissant, entouré, et de le
montrer. Ce n'est qu'en démocratie que les riches n'ont pas bonne presse, et nous
savons que Rome en est loin. D'ailleurs, dans le système politique romain, la
plupart du temps les candidats se distinguent non par leurs programmes, mais par
leurs personnalités. De plus, ils sont tous issus d'un cercle très restreint
d'individus : les magistratures, peu nombreuses, ne sortent pratiquement jamais de
ce cénacle d'initiés à des jeux autrement plus compliqués et parfois aussi
meurtriers que ceux du cirque (nous savons que les élections annuelles laissent
intacte à 97% la composition du Sénat...). Pour élire un candidat plutôt qu'un
autre, il faut bien que les électeurs se réfèrent à des critères autres que politiques :
ce seront donc le poids des recommandations vantant la famille ou les qualités
morales de tel ou tel, la preuve qu'il apporte de son excellence en organisant jeux
et banquets, qui montrent subsidiairement qu'il n'oublie pas ce bon peuple au nom
duquel il entend gouverner. Ces pratiques qui peuvent nous paraître bien étranges
et fort lointaines le sont moins qu'on le croit. Quand le Président de la République
allait dîner chez certains des Français, ne leur offrait-il pas en quelque sorte
l'occasion de l'avoir à leur table ? Car ne nous y trompons pas : en définitive, c'est
1
Cf. P. VEYNE, op. cit., 416 sq.
2
CICÉRON, Les devoirs, 2, XVII, 88 ; Pour Muréna, XIX, 38.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 154

lui qui invitait, non pas ceux qui le recevaient. Mais revenons à nos clients. Si
l'homme politique distribue ainsi à des électeurs dont les suffrages ne lui sont pas
a priori acquis les moyens de se nourrir par l'intermédiaire de banquets publics, a
fortiori le fera-t-il pour ses clients dont il utilise les services, afin de les conserver,
ou d'en gagner de nouveaux. Ces pratiques sont encore actuelles dans bon nombre
de pays en voie de développement. On a pu les observer, pratiquement inchangées
depuis l'Antiquité, lors des élections brésiliennes de 1958 : "À l'occasion des
élections, le candidat offre à sa clientèle des cadeaux en nature ou en espèces,
mais ce qui serait corruption dans une société évoluée n'est ici que l'effet légitime
des rapports de solidarité personnelle qui unissent le chef et sa clientèle : le chef
n'achète pas les voix : elles lui étaient acquises 1 ".
À côté de l'assistance économique se perpétue le devoir patronal le plus ancien :
l'assistance judiciaire, qu'illustre le cas de Menaechme, auquel il nous faut
revenir.

MENAECHME,
OU LES EMBARRAS D'UN PATRON

Quand nous avons quitté Menaechme, il était en train de se lamenter sur le


temps que lui avaient fait perdre ses coquins de clients 2 . Pourquoi l'assistance
d'un patron est-elle si indispensable dans le domaine judiciaire ? Nous ne sommes
plus aux temps lointains où seule la petite minorité des citoyens pouvait accéder
aux prétoires : et pourtant beaucoup de justiciables, bien que jouissant de leurs
droits civiques, font appel à un patron. Il y a donc à ce phénomène des causes
autres que juridiques. Pour bien le comprendre, quelques explications sont
nécessaires sur la marche de la justice romaine 3 .
[p. 145]
Il existe deux sortes de procès : privés et publics, dont la distinction
correspond à peu près à celle que nous établissons entre les juridictions civiles et
pénales.
Le procès pénal vise tout ce qui a trait à l'ordre public, à l'intérêt supérieur de
la cité. À partir du début du second siècle, ces litiges échappent aux comices pour
être transférés progressivement à des juridictions d'exception, constituées pour
toute une série d'affaires déterminées, dont la première consista dans la répression

1
J. LAMBERT, Amérique Latine : structures sociales et institutions politiques (Paris, 1963),
211-213.
2
PLAUTE, Les Menaechmes, 571-598.
3
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le métier...), 446-455, 494-499.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 155

des sociétés secrètes des Bacchanales 1 , en 186. Ces juridictions jugent sans appel.
Or les juges sont pris parmi les sénateurs, jusqu'en 123 av. J.-C., année où Caïus
Gracchus y introduit les chevaliers. Les uns et les autres ont plus que tendance à
rendre une "justice de classe", blanchissant facilement ceux qui appartiennent à
leur milieu. Au dernier siècle de la République, certains exemples laissent
entrevoir une corruption presque systématique. Ainsi en 76, Hortensius, un ténor
du barreau, fait distribuer aux juges qu'il a achetés des bulletins de vote de
couleurs différentes afin de pouvoir contrôler s'ils ont respecté le "marché"...
Point n'est besoin, dans ces conditions, d'insister sur la nécessité pratique de se
présenter devant ces juridictions assisté d'un patron efficace, sénateur ou chevalier
suivant les époques.
Le cas des procès privés est encore plus intéressant. Ce type de procès est le
plus répandu, et concerne les grandes matières du droit civil : droit des personnes,
patrimoine, créances, obligations, etc. À Rome, le procès civil se déroule suivant
un schéma qui peut nous surprendre. Dans une première phase dite "de
détermination du droit" (in iure), les parties se présentent devant un magistrat et
exposent leurs prétentions. Le magistrat situe leurs demandes dans la matière
juridique à laquelle elles se réfèrent, détermine le type de procédure suivant
laquelle l'affaire va être jugée, et au terme de ce processus, donne une "action"
aux parties, c'est-à-dire leur permet de se présenter devant un juge qu'il va
nommer. Déjà à ce niveau, le risque d'arbitraire existe : le magistrat est libre de
décider d'accorder tel ou tel type d'action, peut-être même de refuser de donner
suite au procès. De toute façon, ce personnage, par sa fonction et les règles
d'accès qui la caractérisent, appartient toujours aux milieux dirigeants. Les risques
ne disparaissent pas lors de la seconde phase de l'instance, dite "devant le juge"
(apud iudicem). Le juge est choisi par le magistrat sur une liste de citoyens. C'est
un vir bonus, un "homme de bien". C'est-à-dire un homme estimé, connu... et
riche. Ces qualités sont nécessaires pour qu'il rende une bonne justice. Sans doute
tous ne sont-ils pas corrompus ou de parti-pris. Mais il faut bien convenir que le
portrait que nous en trace C. Titius, un orateur populaire du début du second
siècle, est assez inquiétant.
Pour dépeindre ces hommes prodigues, allant ivres au Forum, afin d'y juger, et
rapportant leurs entretiens ordinaires, Titius s'exprime ainsi :

"Ils jouent aux dés, soigneusement parfumés, entourés de [p. 146]


courtisans. Quand la dixième heure arrive, ils mandent un esclave pour
aller dans le Comitium, s'informer de ce qui se passe au Forum ; qui
propose la loi, qui la combat ; ce qu'ont décrété les tribus, ce qu'elles ont
prohibé. Enfin, ils s'acheminent vers le Comitium, de peur d'être
responsables personnellement des affaires qu'ils auraient négligé de juger.
Chemin faisant, il n'est point de ruelle dont ils n'aillent remplir le vase à

1
Cf. supra, p. 122-123.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 156

urine ; car ils ont toujours la vessie pleine, par suite de la quantité de vin
qu'ils boivent. Ils arrivent d'un air ennuyé dans le Comitium : ils ordonnent
de commencer à plaider, les parties exposent leur affaire, le juge réclame
les témoins, et va uriner ; au retour, il prétend avoir tout entendu, et
demande les dépositions écrites, il y jette les yeux, mais à peine peut-il
tenir les paupières soulevées, tant il est accablé par le vin. En allant
délibérer, voici quels sont ses propos : qu'ai-je affaire de ces sottises ? Que
ne buvons-nous plutôt du vin grec, mêlé avec du miel ? Mangeons une
grive grasse, un bon poisson, un loup du pays, pêché entre les deux
ponts 1 ".

Le lecteur objectera que la charge est un peu grosse, et que ce portrait sent la
caricature... Gageons en effet que tous les juges n'étaient pas forcément avinés. Il
reste que leur impartialité est sujette à caution. Car dans la pratique, tous sont
recrutés dans l'ordre sénatorial (jusqu'à la fin du second siècle) ou parmi les
chevaliers 2 (durant le premier siècle). D'ailleurs à la fin de la République,
Cicéron estime toujours nécessaire de rappeler au juge ses devoirs... 3
Tout ceci concorde et prouve la nécessité pour le justiciable de jouir de la
protection et de l'assistance d'un patron, qui appartient, lui, au milieu d'hommes
puissants et fortunés dont font partie juges et magistrats. Ajoutons y que, comme
auparavant, la partie victorieuse ne peut réclamer l'appui de la force publique –
elle n'existe pas – pour exécuter la sentence, et doit compter sur ses propres
moyens, qui sont nuls si elle se trouve seule, opposée au membre d'une grande
famille.
Ce tableau assez désolant de la justice romaine laissera sceptique ou consterné
le lecteur habitué à entendre parler du droit romain comme d'un modèle presque
inimitable, en tous cas la source inspirée et supérieure de nos législations
modernes. Encore faut-il savoir quand s'est formé ce fameux droit... Les premiers
grands juristes (Manilius, Junius Brutus, Mucius Scaevola) n'apparaissent que
dans les dernières décennies du IIe siècle. Le premier grand traité de droit civil ne
date que des années 100 av. J.-C. Les très grands noms du droit romain (Papinien,
Paul, Ulpien, Modestin, Pomponien, Gaïus) vivent au milieu du IIe siècle et au
début du IIIe siècle après J.-C. Ce sont des professeurs de droit, qui élaborent des
règles juridiques très savantes. Mais dans la pratique on applique un droit plus
simple, qualifié de "vulgaire" (même à l'heure actuelle, il n'est que d'entrer dans
n'importe quelle salle de tribunal pour constater que le droit dont il est question
n'est pas tout à fait le même que celui mis en jeu par les controverses [p. 147]
doctrinales contenues dans les revues et ouvrages spécialisés, ou exposé dans les
amphithéâtres des facultés) .

1
MACROBE, Saturnales, 11, 12.
2
POLYBE, VI, 77.
3
CICÉRON, Pour Quinctius, I, 1-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 157

D'autre part, le droit n'est pas la justice : si parfaitement soit-elle énoncée, une
règle juridique n'en est pas pour autant correctement appliquée. Les Romains ont
beau dire "les engagements doivent être tenus " (pacta sunt servanda), cela ne
suffit pas à assurer qu'en pratique ils le soient. À cet égard, Rome semble avoir
toujours possédé une justice très largement au-dessous du niveau de son droit,
tout particulièrement durant la période républicaine.
Cet épisode mis en scène par Plaute nous montre donc combien l'activité
judiciaire du patron est un des services les plus importants que peuvent attendre
de lui ses clients. Un patron qui y faillirait perdrait certainement ses clients.
Parfois même, ses talents d'avocat lui permettent non seulement de maintenir,
mais d'étendre ses liens de clientèle.

LE BARREAU, LA CLIENTÈLE
ET LA POLITIQUE

Menaechme 1 est loin de constituer un cas isolé. Plusieurs textes 2 nous


montrent que les patrons sont attentifs à prodiguer leurs soins à leurs clients et à
plaider pour eux 3 .
La clientèle, si elle se transmet de façon héréditaire, n'est pas en effet
perpétuelle. Le client demeure un homme libre, qui peut quitter son patron ou en
changer s'il estime qu'il ne lui est pas venu en aide au moment opportun. Nous
avons vu que Marius n'hésite pas à se séparer de ses patrons 4 . Un autre épisode
de sa vie nous montre qu'à la fin du IIe siècle, patrons et clients respectent
toujours la vieille prescription leur interdisant de porter témoignage les uns contre
les autres 5 . Marius est accusé de corruption électorale à l'occasion de son élection
à la préture, et un de ses anciens patrons, C. Herennius, est cité comme témoin à
charge lors de son procès. Mais ce dernier refuse de déposer contre son client, au
nom de l'antique devoir.
L'assistance judiciaire peut aussi servir à faire naître des relations de clientèle :
c'est une bonne occasion pour ceux qui ont "la manie de vouloir augmenter sans
cesse le nombre de leurs clients", comme le dit Plaute 6 .

1
CICÉRON, Brutus, XXV, 97.
2
PLAUTE, Asinaria, 870-872.
3
CICÉRON, La vieillesse, X, 32.
4
CF. supra.
5
PLUTARQUE, Marius, V, 4-5. Cf. E. DENIAUX, "Un problème de clientèle : Marius et les
Herennii", dans : Philologus, 117 (1973), 191.
6
Cf. supra, p. 142.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 158

Cicéron, dont la réputation n’est plus à faire, rapporte qu'aux IIIe et IIe siècles
plusieurs magistrats les plus hauts placés – notamment les grands pontifes ∗ –
utilisaient leurs connaissances juridiques pour étendre le cercle de leurs obligés 1 .
L'activité judiciaire s'intègre donc dans un ensemble de services demandés à
des personnages qui jouent exactement le rôle de ceux que nous appellerions des
notables (nous verrons d'ailleurs à la fin de ce livre que le milieu des notables est
très propice à la manifestation de liens clientélaires).
[p. 148]
Mais elle s'inscrit dans un contexte d'ordre politique. D'abord parce qu'en
échange de ces services, le patron attend de son client qu'il lui accorde ses
suffrages. Ensuite parce que ce que nous appelions tout à l'heure les procès
publics sont en réalité la plupart du temps des procès politiques. Quelques
explications s'imposent à ce sujet. Les chefs d'accusation les plus fréquents sont
les crimes commis contre le peuple : exactions dans les provinces, détournements
de fonds publics, trahison, corruption lors d'une élection à une magistrature,
violence ou meurtre. Il n'est nullement exceptionnel pour un homme politique de
devoir répondre de ses actes devant ces tribunaux d'exception : c'est plutôt le
contraire qui est fort rare. L'austère Caton lui-même doit s'y soumettre quarante-
quatre fois et est toujours acquitté. Ces procès concernent donc au premier chef
les membres de la classe dirigeante. Les accusés sont fréquemment des anciens
magistrats, les juges, des sénateurs ou des chevaliers, et les avocats comptent dans
leurs rangs les plus brillantes personnalités du barreau, souvent eux aussi hommes
politiques, comme Cicéron. À l'heure actuelle, la mise en cause d'un homme
politique devant une juridiction demeure exceptionnelle et cause de scandale. À
Rome, elle est courante, mais l'auditoire ne s'en lasse pas non plus : ces procès
font partie de l’"état-spectacle" romain. Ils constituent aussi la contrepartie d'une
vie politique réduite dans ses possibilités d'expression. Les plaidoiries des
orateurs remplacent les débats qui ne peuvent s'ouvrir aux comices ; même les
non-citoyens, les femmes et les esclaves peuvent y assister. Enfin c'est un des très
rares moments où la responsabilité d'un magistrat pour les actes qu'il a accomplis
durant son temps de fonction peut être mise en œuvre autrement que de façon
théorique. Les juridictions dont nous parlons n'ont donc rien à voir avec notre
Cour de Sûreté de l'État : leur existence et leur activité s'explique par la forme
particulière du système de gouvernement romain.
Politiques, ces procès sont donc aussi un spectacle. Chaque magistrat est libre
d'ériger son tribunal où il veut dans l'enceinte du Comitium et du Forum 2 .
Conformément aux vieux principes, c'est d'une installation rudimentaire et
provisoire qu'il s'agit. Une estrade de bois dressée en plein air où prennent place le


Ce n'est qu'à la fin de la République que se rompent les liens entre les juristes et les collèges
de prêtres.
1
CICÉRON, L'orateur, III, 33, 133-134.
2
Cf. supra, p. 84-85.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 159

magistrat, ses assesseurs, scribes et huissiers ; puis des bancs où s'assoient les
jurés, et de chaque côté du tribunal d'autres bancs pour la défense, l'accusation, les
témoins. Le public se tient debout, ce qui lui permet de circuler d'un tribunal à
l'autre, car les jours d'affluence, une dizaine de juridictions peuvent fonctionner en
même temps. Remarquons bien la parenté évidente, au niveau de l'agencement et
de la nature des installations, qui existe entre ces tribunaux et les jeux de
gladiateurs qu'on donne sur ce même forum... 1 Car il s'agit bien d'un spectacle.
Les accusés portent le deuil et sont entourés de leur famille, amis et clients.
Quand Cicéron termine son plaidoyer pour un de ses clients, c'est vraiment sur la
corde sensible qu'il joue en suppliant les juges de ne pas rester insensibles à
l'affliction du fils de l'accusé 2 .
[p. 149]
Nous sommes réellement au théâtre. Les magistrats et les juges, qui sont
souvent de très importants personnages, arrivent eux aussi soutenus par leur
public. Les avocats ont leur claque et leurs inconditionnels. On appelle le cercle
qui les entoure lorsqu'ils plaident la "couronne" (corona) ... Tels des divas, la
parole leur manque si cette couronne se restreint : Cicéron nous le dit du moins de
Brutus 3 . C'est bien plus du public que des jurés qu'ils s'occupent.
Ces procès à grand spectacle dont rêveraient nos chroniqueurs judiciaires sont
un point de passage quasi obligatoire pour ceux que tentent les carrières
politiques. Les jeunes nobles d'abord, qui font leurs premières armes en essayant
de provoquer la chute d'un homme politique célèbre, adversaire de leur clan. Ils se
font ainsi connaître du peuple et des milieux dirigeants 4 : bien des jeunes gens
commencent leur carrière politique en dirigeant une accusation vers l'âge de vingt
ans 5 .
On voit par là combien sont étroits les liens entre l'activité judiciaire et la
compétition politique. L'orateur victorieux devient populaire. Il augmente aussi
son crédit personnel, ce qui est fondamental dans un système politique où tout
repose sur la personnalité des hommes politiques. Il peut en effet espérer attirer à
lui de nombreux clients, qui ont constaté son talent, et misent sur lui. Il peut aussi
s'être fait remarquer par des hommes puissants, vieux routiers de la politique, et
bénéficier de leur patronage.
Ce genre d'exercice oratoire est encore plus important pour les parvenus de la
politique, ceux qui n'appartiennent pas de naissance 6 aux cercles dirigeants, et
pour lesquels tout reste à faire 7 .

1
Ibid.
2
CICÉRON, Pour Flaccus, 106.
3
CICÉRON, Brutus, 192.
4
POLYBE, XXXI, 29, 8-10
5
POLYBE, XXXI, 23-11.
6
TITE-LIVE, XXII, 26, 2-4.
7
CICÉRON, L'orateur, III, 33, 1351.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 160

Mais pour certains, l'utilité des liens de clientèle peut se situer à un autre
niveau : celui du service politique proprement dit, le patron servant d'appui
efficace dans la course aux magistratures supérieures. Plus le poste convoité est
élevé, plus il faut bénéficier de recommandations de poids émanant de
personnalités importantes. Répétons-le, la part du prestige personnel et des appuis
est déterminante.

LA CLIENTÈLE
DANS LA COURSE AU POUVOIR

Nous savons que n'entrent pas seulement dans les liens clientélaires de
pauvres hères en quête de leur pain quotidien. Ceux qui ne possèdent pas de
naissance un grand nom et des appuis sûrs doivent y recourir : être client n'est pas
un titre, mais peut constituer un tremplin politique, à condition de bien choisir son
patron. Disons que les rapports de clientèle jouent alors le rôle tenu aujourd'hui
par la propagande électorale et ses divers supports publicitaires.
Tel est par exemple le cas de Marius. Avant de devenir un des chefs de file du
parti populaire et de rompre avec les règles du jeu traditionnel, il suit les filières
classiques. En 119, son patron Caecilius Metellus est élu consul. Il fait aussitôt
élire son protégé au tribunat de la plèbe, conformément à la tactique [p. 150] bien
connue chère aux patriciens, qui consistait à disposer d'hommes sûrs parmi les
tribuns de la plèbe 1 .
Mais contre toute attente, la situation va se gâter rapidement entre Marius et
son patron. Marius en effet se met en tête de faire respecter les lois qui avaient
institué le secret du vote. Ce secret n'était guère respecté. Les hommes de main
des nobles montaient sur les passerelles conduisant les votants de l'enclos
électoral à la tribune où se trouvait l'urne, et contrôlaient leurs tablettes de vote.
Aussi Marius propose-t-il une loi ordonnant le rétrécissement de ces passerelles,
de façon à ce que seul l'électeur puisse s'y tenir, et ne soit influencé par personne.
Naturellement, le consul Cotta, collègue de Metellus, s'oppose au projet de
Marius, qui n'hésite pas... et le fait mettre en prison, afin de pouvoir faire voter sa
loi. Cette conduite scandaleuse conduit à la rupture des liens qui l'unissent à
Metellus 2 .
Mais Marius va payer cher ses velléités d'indépendance. Car la suite des
événements montre a contrario combien la protection d'un patron est utile dans la
vie politique. Marius est battu deux fois de suite aux élections à l'édilité, et en

1
"Il (Marius) obtint le tribunat grâce à l'appui de Caecilius Metellus, à la famille de qui il était
attaché depuis toujours, comme ses ancêtres" (PLUTARQUE, Marius, IV, 1.).
2
Ibid., 4, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 161

116, trois ans après la rupture avec son patron, il est accusé devant les tribunaux
d'avoir pratiqué la corruption électorale lors de son élection à la préture. Nous
apprenons à l'occasion de son procès que les liens de clientèle se dissolvent à
partir du moment où le client est nommé à une magistrature supérieure 1 .
Les travaux des historiens confirment ces dires 2 : à une exception près, l'étude
de l'usage que font les textes du mot cliens permet de constater que ce terme
n'était pas employé sous la République pour qualifier un magistrat qui avait
exercé la préture. Inversement, le magistrat qui n'est pas parvenu à ce degré n'est
pas dégagé des liens de clientèle dans lesquels il peut éventuellement se trouver.
Cette précision est importante, car elle permet de mesurer la promotion qu'un
homme politique est en droit d'attendre de la clientèle. Pour mieux le saisir, nous
pouvons tenter une comparaison avec les carrières politiques actuelles. Les postes
auxquels l'influence d'un patron peut conduire correspondraient à peu près à ce
que sont pour nous les secrétariats d'État et les portefeuilles ministériels mineurs :
anciens combattants, affaires culturelles, etc. Au-delà commencent les fonctions
de tout premier plan. Celui qui y est candidat doit avoir atteint une envergure
suffisante pour ne plus se reposer sur les relations de supérieur à inférieur que
sont les rapports de clientèle. Les patrons sont alors remplacés par les "amis", ce
qui est tout différent : on traite avec des amis sur le pied d'une relative égalité, on
conclut des alliances, qui ne sont point définitives, et n'entraînent pas la sujétion.
En politique, s'affranchir des liens de clientèle, c'est devenir adulte. Mais sans
eux, il est bien difficile d'atteindre au point où l'on devient capable de voler de ses
propres ailes, et d'avoir soi-même ses propres clients...
On voit donc que la relation de clientèle offre un champ très [p. 151] large
d'avantages pour celui qui décide d'y entrer : depuis l'humble nourriture
quotidienne jusqu'au seuil des premières charges de l'État. Il n'est point étonnant
qu'y correspondent un certain nombre d'obligations vis-à-vis des patrons.

AU BONHEUR DES PATRONS

Comme les clients, les patrons peuvent attendre de ces liens la satisfaction de
certains intérêts d'ordre économique ou judiciaire. A priori, cela peut nous
surprendre, car la puissance et la richesse ne sont-elles pas du côté du patron ?
Force est de constater que même si ces avantages demeurent relativement
accessoires, ils existent néanmoins. Nous avons vu qu'à la fin du IIIe siècle,
plusieurs lois interviennent pour limiter ou supprimer les sommes d'argent ou les
"cadeaux" que les patrons exigeaient de leurs clients 3 . Nous avons aussi quelques

1
Ibid., 5, 8-9.
2
Cf. E. DENIAUX, op. cit., 1897.
3
Cf. supra, p. 139.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 162

exemples de situation où les clients, comme ceux de Scipion en 187, aident leur
patron à réunir le montant des amendes auxquelles le tribunal les a condamnés.
Dans le domaine judiciaire, nous savons par ailleurs que les clients doivent
s'abstenir de porter témoignage contre leurs patrons ou de les accuser, ce qui est
bien la moindre des choses.
Ce n'est évidemment pas là que l'essentiel se situe. Ce que le patron attend
avant tout de son client, ce sont des services d'ordre politique, de nature et de
niveaux très variés. Car il est évident qu'on ne peut demander la même chose à un
pauvre plébéien ou à ceux que nous nommerons des bourgeois.
Dans ce système politique romain où l'apparence compte tant, il n'est pas rare,
dès le second siècle, de voir les clients utilisés à titre purement psychologique,
nous dirons comme "poudre aux yeux". L'homme politique engagé dans une
affaire délicate, ou dont l'honnêteté est mise en cause, va les appeler à sa
rescousse pour que leur nombre impressionne le bon peuple, et aussi ses
adversaires. Le procédé sera habituel à l'époque de Cicéron. Mais nous voyons
déjà Scipion l'Africain l'employer. Le vainqueur de Zama doit faire face à une
accusation de vénalité portée contre lui à l'initiative de la fraction conservatrice du
Sénat, inquiète du trop grand prestige dont jouissait Scipion après qu'il eût écrasé
Hannibal. Or, que fait Scipion au moment où il va devoir se défendre devant
l’assemblée :

"Au milieu d'un nombreux cortège d'amis et de clients, après avoir


été cité, l'accusé (Scipion) traverse la foule, arrive à la tribune, et l'on fait
silence... 1 "

Ayant d'emblée impressionné l'auditoire par le déploiement des troupes de ses


obligés, Scipion arrive par la suite à se gagner la faveur de la foule, sans même
avoir à répondre de façon précise aux accusations qui pesaient contre lui.
[p. 152]
Mais l'utilisation des clients au sein des assemblées politiques s'effectue aussi
et surtout selon des modalités plus concrètes.
L'organisation censitaire des comices centuriates permet aux riches de les
dominer sans trop de problèmes. Surtout dans les tribus rurales, où l'on prend en
compte la richesse totale d'un individu, et non pas seulement la valeur isolée de sa
propriété située dans une de ces tribus. Un riche homme d'affaires résidant à
Rome et possédant seulement un petit domaine dans la campagne environnante
peut être inscrit dans les centuries de première classe de la tribu correspondante.
Cependant, même si le besoin en suffrages est là moins important, le vote des
clients doit intervenir dans une certaine mesure. Les clients riches dont nous a
1
TITE-LIVE, XXXVIII, 51, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 163

parlé 1 Plaute doivent bénéficier d'un classement avantageux. C'est aussi le cas de
la minorité d'affranchis parvenus à une certaine aisance : jusqu'à la réforme de
169 qui les contraint à tous s'inscrire dans les tribus urbaines, ceux qui possèdent
une propriété foncière ont pu s'inscrire dans une tribu rurale.
Mais c'est surtout dans les assemblées tributes que les clients sont utiles.
D'abord parce que les clients pauvres sont les plus nombreux : ils ne servent donc
guère dans les comices centuriates, où les suffrages des riches sont surévalués.
Ensuite parce que les comices tributes sont de plus en plus dominés par des
intérêts urbains (nous avons déjà mesuré le poids de la Ville sur la campagne 2 ),
ce qui fait le jeu de la noblesse qui les contrôle de mieux en mieux en y étendant
ses clientèles. Il existe à vrai dire d'autres moyens que la clientèle pour peser sur
ces assemblées, qui annoncent l'influence déterminante qu'auront au siècle suivant
les grands chefs militaires sur le déroulement de la vie politique. Des signes
certains montrent que les généraux peuvent jouer de l'influence de leurs soldats
démobilisés au sein des comices, et en vertu de la solidarité née sur les champs de
bataille, s'estimer en droit de leur dicter leurs votes. Ce qui, semble-t-il, ne va pas
automatiquement de soi pour les soldats lorsqu'ils n'ont pas gardé un très bon
souvenir de leur général. Un exemple concret nous permet de bien saisir la portée
du principe... et ses limites. En 167, Paul Émile entend faire voter par les comices
la loi qui va lui décerner le triomphe, consécration honorifique d'une victoire
militaire, qui ajoute au prestige de l'homme politique à cette époque où carrières
politiques et militaires sont extrêmement liées. Paul Émile n'est pas en
l'occurrence présomptueux : sa campagne de Macédoine vaut bien cela. Mais il a
fait régner dans ses légions une dure discipline, et il n'y dispose pas que
d'électeurs bienveillants. Parmi les mécontents, un tribun de la seconde légion,
Ser. Sulpicius Galba n'hésite pas à s'opposer à son ancien commandant en chef et
à haranguer en ce sens les comices :

"Ils (les soldats) devaient, disait-il, se venger de l'orgueil et de la


dureté de leur général en faisant rejeter la proposition relative à son
triomphe. La plèbe se conformerait au jugement des soldats. 3 "

[p. 153]
Impressionnés, les premiers électeurs commencent à voter contre le triomphe.
Les grands personnages se mettent alors à sermonner les tribuns pour qu'ils se
montrent plus coopératifs. Et surtout Paul Émile, furieux, tance vigoureusement
ses soldats, venus en si grand nombre voter dans la cour du Capitole qu’aucun

1
Cf. supra, p. 142.
2
Cf. supra, p. 110 sq.
3
TITE-LIVE, XLV, 35, 8-9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 164

autre électeur ne peut y pénétrer : tout est donc entre leurs mains. Aussi Paul
Émile ne lésine-t-il pas sur les moyens :

"Quant à moi, soldats, je vais descendre parmi vous, je suivrai


chacun quand il ira donner sa voix ∗ , et je signalerai les méchants et les
ingrats qui, refusant de se laisser guider par leur général ∗∗ , trouvent qu'il
doit, pour obtenir leur faveur, devenir l'esclave de leurs caprices. 1 "

Après cet énergique discours, les tribus votent le triomphe à l'unanimité.


Ce texte nous apprend beaucoup sur les mentalités politiques. Remarquons
d'abord que la plèbe urbaine paraît être facilement entraînée par le vote des
soldats, dont la seule mobilisation électorale fournit déjà des effectifs de votants
considérables, puisque la cour du Capitole (un espace à vrai dire restreint) est ici
bondée. D'autre part, nous constatons que pour Paul Émile, et sans doute ceux de
son rang, le champ de bataille et les comices forment un tout : ses soldats, bien
que démobilisés, restent "ses" hommes, ils doivent continuer à lui obéir et lui
donner leurs suffrages (nous verrons plus loin que Cicéron, un siècle plus tard,
témoignera d'un état d'esprit similaire chez les soldats de son époque). Le texte 2
montre une fois de plus la puissance du facteur personnel : au début des
opérations de vote, la situation se présente mal pour Paul Émile, mais, aidé par
ceux de sa classe (les "personnages importants"), il parvient assez facilement à la
retourner en sa faveur par la seule menace de son intervention. Enfin, nous
sommes mieux renseignés sur les modalités concrètes selon lesquelles les
hommes politiques exercent leur contrôle sur le vote de leurs affidés avant le vote
des lois tabellaires (nous sommes en 167) : Paul Émile va suivre chaque électeur
pour pouvoir entendre son choix, et désignera (notare) ceux qui se prononceraient
contre ses consignes de vote.
La scène est d'une ambiance très "stalinienne". Car l'individu ainsi visé, à la
suite de cette dénonciation publique effectuée devant les hommes les plus
puissants de la cité, doit certainement s'attendre à ce que son courage électoral
entraîne pour lui les plus fâcheuses conséquences.
Ces pratiques posent une question essentielle pour la période postérieure au
vote des lois tabellaires instituant le suffrage écrit. Comment les patrons peuvent-
ils contrôler le vote de leurs clients ? Car si le suffrage est réellement devenu
secret, à quoi sert d'avoir des clients, qui peuvent très bien abuser leur patron et
voter dans un sens contraire à ses consignes... Nous [p. 154] avons vu 3 que


Nous sommes encore à l'époque du suffrage oral.
∗∗
Admirons l'euphémisme...
1
Ibid., 39-20.
2
Cf. infra, p. 167.
3
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 165

l'exiguïté de l'espace réservé aux opérations de vote laisse la possibilité aux


patrons d'organiser toute une série de filtrages préliminaires des électeurs. Mais
même à l'intérieur de l'enceinte électorale, les moyens existent de faire "bien"
voter.

A B C D

Votant Custos votant Estrade où se


donnant trouve l’urne
la tabella électorale

Passerelle jouant le rôle d'isoloir


Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 166

COMMENT L'ON VOTE BIEN

Quels sont donc ces procédés qui font que l'institution du suffrage écrit n'a pas
pour corollaire celle du vote secret ? Pour le comprendre, nous devons essayer de
nous représenter au mieux la façon dont se déroulent les opérations de vote.
Les données dont nous disposons sont à vrai dire fort maigres. Une pièce de
monnaie de la fin du IIe siècle (le denier de Licinius Nerva) nous fournit une
micro-image, qui ne prétend sans doute pas rendre compte de l'opération de vote
avec toute l'exactitude voulue. Nous sommes cependant forcés de nous en
contenter, aidés par quelques textes. Ce dernier nous montre trois personnages
représentés schématiquement par le croquis ci-dessous :
[p. 155]
Le déroulement des opérations, qui apparaît uniquement ici sous sa forme
spatiale, correspond en réalité à une succession chronologique. A est un votant qui
s'engage sur la passerelle le conduisant de l'enclos électoral où sont regroupés
tous les électeurs jusqu'à l'urne où il déposera sa tablette de vote. Parvenu au
milieu de la passerelle, il reçoit cette tablette de B, qui est un personnage situé en
contrebas, au niveau du sol, ce qui oblige à se pencher. Il s'agit là d'une précaution
destinée à éviter les fraudes. B est un "gardien" (custos), sorte de scrutateur dont
le rôle est de présenter sa tablette à chaque votant. Car si chacun disposait de son
bulletin avant de monter sur la passerelle, qui joue le rôle d'isoloir, il se trouverait
dans la foule des électeurs, et beaucoup plus vulnérable aux pressions : on
pourrait craindre qu'il n'exprime son suffrage sous la contrainte. Grâce à
l'intervention du custos notre votant ne rédige sa tablette qu'une fois sur la
passerelle. Après quoi, parvenu dans la position illustrée par le personnage C, il la
dépose dans l'urne posée sur l'estrade où siège le président de l'assemblée, entouré
de ses assesseurs. Cette description convient parfaitement aux assemblées
judiciaires ou législatives, où le votant n'a qu'à écrire "oui" ou "non" sur sa
tablette. Mais ce système est impraticable pour les comices électoraux, où il est
nécessaire d'écrire plusieurs noms sur la tablette. Ce qui prendrait trop de temps à
notre votant juché sur sa passerelle, et ne serait de toute façon guère commode. Il
faut bien dire que nous ne savons pas exactement comment les choses se passaient
dans ce type de consultations électorales. Supposer que le votant reçoit sa tablette
toute rédigée du custos serait aller à l'encontre de la logique du système tabellaire,
qui se proposait d'instituer le secret du vote. Dans l'incertitude à laquelle nous
contraint le silence des textes, nous sommes réduits à extrapoler. Nous possédons
le règlement électoral de la colonie de Heba (Tabula Hebana, la Table de Heba),
située en pays étrusque, au sud de Vetulonia. Il date de 19 ap. J.-C. D'après ce
document, le personnel du bureau électoral doit disposer à l'endroit où il est le
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 167

plus commode de les lire autant de tablettes que nécessaire où sont inscrits les
noms des candidats. L'électeur n'a qu'à choisir parmi ces tablettes celle qui
correspond au choix qu'il entend faire. Le secret du vote n'est évidemment guère
garanti dans un tel système, car les tablettes sont visiblement situées à un endroit
où tout le monde peut les lire, et donc connaître les noms inscrits sur celle choisie
par l'électeur, sauf à supposer que les bulletins portant le nom des candidats
étaient mélangés dans le tas mis à la disposition du votant. Nous ne savons pas si
l'on vote à Rome comme dans cette petite bourgade. Ce n'est toutefois pas
impossible, dans la mesure où la Table de Heba fait à diverses reprises référence
aux normes instituées par les consuls romains : on peut raisonnablement penser,
sans être en mesure de le prouver, que le règlement de Heba s'en inspirait.
De toute façon, les électeurs qui participent aux assemblées judiciaires et
législatives restent exposés à de nombreuses pressions.
[p. 156]
Un texte de Cicéron nous donne quelques détails sur les pratiques qui tournent
le secret du vote 1 .
Il fait nettement allusion aux divers moyens dont disposent les hommes
politiques pour faire connaître ce que les votants ont inscrit sur leurs tablettes :
coup d'œil jeté sur le bulletin de vote, questions posées aux électeurs sur leur
suffrage, interpellation. Ces pratiques semblent être devenues si courantes que le
suffrage écrit n'est plus secret, d'où le vote des lois auxquelles fait allusion
Cicéron qui s'efforcent de rendre sa cohérence au système tabellaire. Nous savons
aussi que Marius intervient contre ce dévoiement : la loi dont le vote lui vaut la
rupture avec ses patrons ordonne le rétrécissement des passerelles. En limitant
leur accès à une seule file de votants, Marius tente d'empêcher que des individus
se trouvent à côté des votants au moment où ils écrivent leurs suffrages, et tentent
de les solliciter ou de les intimider. Qui sont ces personnages susceptibles de
contrôler les bulletins de vote ? Cicéron parle des "gens de bien" et des
"personnages très puissants" (boni gravissimi cives 2 ). Ils n'ont sans doute rien à
voir avec les rabatteurs dont se servait Scipion 3 , et leurs méthodes doivent mettre
en jeu plus l'intimidation que la violence physique, laissée à la canaille 4 .
Il s'agit sans doute des nobles les plus en vue. La coutume est que chacun
d'entre eux doit avoir assez de crédit personnel pour disposer sans aide
supplémentaire des suffrages des membres de sa propre tribu. Ils sont simplement
aidés par un personnel d'élite, les curateurs et les diviseurs (curatores et divisores
tribuum) qui contrôlent la répartition des citoyens dans les classes censitaires des
tribus... et distribuent tout à fait officiellement les "cadeaux" faits par les hommes
politiques aux électeurs de leur tribu. Ces individus appartiennent eux aussi aux

1
CICÉRON, Les lois, III, 38-39.
2
CICÉRON, Les lois, III, 15, 33 ; 34 ; 39 ; 17, 38.
3
Cf. supra.
4
CICÉRON, Les lois, III, 17, 39.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 168

milieux aisés de la population. Mais les "gardiens" des élections occupent


également une place de choix pour influencer les suffrages : ce sont eux qui se
tiennent près de la passerelle conduisant à l'urne électorale, tendent sa tablette au
votant et participent au dépouillement des bulletins. Or ces "gardiens" sont choisis
sur une liste de neuf cents sénateurs et chevaliers et forment un véritable corps
constitué. C'est grâce à eux que les hommes politiques peuvent exercer leur
contrôle sur les unités électorales autres que les leurs, car ils ne sont jamais
affectés à la surveillance de celle à laquelle ils appartiennent.
Notre électeur a en fin de compte bien de la chance si, balloté entre ces
différents personnages, il peut parvenir à déposer sa tablette dans l'urne sans au
moins avoir subi une tentative d'intimidation...
L'introduction du vote écrit constitue sans doute un progrès dans les garanties
de la liberté électorale. Mais la confondre avec celle du secret du vote serait se
leurrer. Dans un monde où le prestige personnel compte tant et où la police et les
recours judiciaires contre les puissants sont inexistants, il faut beaucoup de
courage à un pauvre citoyen pour oser délibérément affronter ces princes de la
cité qui rôdent dans les comices peuplés de leurs acolytes. C'est pourquoi, comme
le dit Cicé-[p. 157] ron, le peuple se retourne prudemment vers eux avant de se
diriger vers l'urne, pour savoir comment il va falloir "bien", voter... Ce qui vaut
pour le peuple joue a fortiori dans le cas des clients. Ceux-ci sont d'autant plus
liés par l'obligation de vote envers leurs patrons qu'ils savent que leur tablette ne
les met nullement à l'abri des divers moyens de contrôle dont disposent leurs
maîtres.
En dépit de réformes dont l'intention est démocratique, Rome s'éloigne donc
de plus en plus de toute solution de ce type. Entre les Gracques (130 av. J.-C.) et
Sylla (80 av. J,-C.), les jeux sont faits : Rome sera une monarchie impériale. Si
l'aristocratie s'est suicidée au niveau politique (car la fortune de la caste
sénatoriale restera immense), au moins aura-t-elle eu la consolation de ne pas le
faire au profit d'un peuple en qui elle a toujours vu une plèbe, malgré les
déclarations pleines d'emphase de ses orateurs. Emphase qui va de pair avec une
duplicité parfois sans limite. Cicéron est orfèvre en la matière : citons-le encore
une fois. Notre homme s'emploie à faire échec à un projet de réforme agraire
destiné à renvoyer aux champs une partie de la plèbe urbaine dont l'affluence
congestionne la capitale. Un tribun avait usé d'un qualificatif peu aimable à
l'endroit de cette plèbe. Cicéron saute sur l'occasion et porte aux nues cette plèbe
pour laquelle il n'a que mépris. Écoutons-le :
"Et voilà, sans nul doute, la raison qui a fait dire dans le Sénat à ce tribun de la
plèbe que la plèbe urbaine avait trop d'importance dans l'état, et qu'il fallait "en
vider la ville". C'est le mot dont il s'est servi, comme s'il parlait d'un égout
(sentina), et non d'une classe d'excellents citoyens (optimorum civium genere). 1 "

1
CICÉRON, La loi agraire, II, 70, 71.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 169

Or au même moment où notre bon apôtre fait patte douce aux comices, il écrit
aussi à son vieil ami Atticus, et lui dit textuellement (car il est sûr que là personne
ne l'écoute) qu'il est d'avis qu'il faut effectivement "vider cet égout de la ville
(sentinam urbis exhaurire) 1 ". Les mots sont rigoureusement les mêmes que ceux
qu'il dénonce au Forum... Celui qui se vante, en privé, de son "armée de riches 2 "
ne peut, il est vrai, éprouver que mépris pour la "misérable populace, à demi
affamée, qui assiste aux grandes assemblées et qui, tel un vampire, se nourrit du
sang du trésor ∗ 3 ". Comment pourrait-il être démocrate ? Ce que nous appelons le
"peuple" n'est pour lui que la populace, des "artisans et des boutiquiers et toute
racaille semblable 4 ". Les démocraties grecques n'ont-elles pas été minées par "la
licence et la liberté sans frein des assemblées" ? Cicéron condamne le fondement
même du régime démocratique, le principe majoritaire (seule une élite a le "sens
du peuple" et de ce qui lui convient) : "... la plus grande puissance ne doit pas être
aux mains du plus grand peuple 5 ".
[p. 158] Ne nous étonnons donc pas que le milieu dont Cicéron a constamment
fait effort pour forcer l'entrée n'hésite pas à violer délibérément les lois votées par
ce peuple qu'il affecte de chérir. Le détournement des lois tabellaires n'est que la
suite de la longue série de trucages des institutions dont dès l'époque royale leurs
ancêtres se montrèrent familiers. Les relations de clientèle sont elles aussi une de
leurs meilleures armes dans le combat presque toujours victorieux que les
dirigeants romains menèrent contre les tentatives de démocratisation de la vie
politique. Comme les étoiles qui meurent, elles brillent au second siècle d'un éclat
particulièrement vif, dernier défi d'une aristocratie entrée en agonie.
Le siècle de fer des Sylla, Pompée et César, est celui de ses ultimes
soubresauts face aux nouveaux seigneurs de la guerre.

1
CICÉRON, A Atticus, I, 19, 4.
2
Ibid.

Allusion caricaturale aux distributions de nourriture à la plèbe.
3
Ibid., 16, 11.
4
CICÉRON, Pour Flaccus, 15-18.
5
CICÉRON, La République, I, 43 ; II, 39, 57.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 170

[p. 159]

CHAPITRE VI –
LES SEIGNEURS DE LA GUERRE

"Que les armes cèdent à la toge !"


CICÉRON

LES PORTES DU TEMPLE DE JANUS


Retour à la table des matières
Les dictatures grandissent à l'ombre des armes. Un siècle avant la naissance du
Christ, les seigneurs de la guerre retournent contre Rome le fer de ses légions. Les
hommes implorent alors les dieux, ainsi qu'ils le font quand la souffrance et la
mort leur semblent trop exigeantes. On ouvre les portes du temple de Janus, qui a
régné au temps de l'âge d'or. Car il y a bien longtemps, il a arrêté les Sabins qui
montaient à l'assaut du Capitole, la montagne sacrée, en faisant jaillir devant eux
une source d'eau bouillante. Depuis, son regard qui porte partout – puisque son
visage est double – veille sur les Romains. Quand ceux-ci entrent en guerre, ils
ouvrent les portes de son temple pour lui permettre de mieux les secourir. Mais il
faudra attendre longtemps avant que le dernier des seigneurs de la guerre,
Auguste, puisse les fermer. Pendant un siècle, Rome est en proie aux démons que
l'obstination de ses dirigeants a imprudemment réveillés. Violant les vieux tabous,
les soldats en armes entrent dans la ville et y massacrent les citoyens. Purges,
procès, proscriptions se succèdent au gré des victoires éphémères des généraux
putschistes : Cicéron y laissera la vie sur un chemin poussiéreux de la campagne
napolitaine. La violence est partout : le pouvoir est à prendre, et ce n'est plus dans
les urnes, mais dans la rue que son sort se joue. Car ce n'est plus seulement la
société qui est bloquée : le système politique lui-même, en proie à trop de tensions
contradictoires, vole en éclats. Dans cet embrasement, les luttes de clan de
l'oligarchie ne servent à rien d'autre qu'à différer de peu sa fin. Elle entraînera
avec elle ses instruments de domination, notamment les rapports clientélaires, qui
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 171

perdent avec l'instauration de l'Empire leur signification politique. Comment les


armées de la République devinrent-elles ses fossoyeurs ?
[p. 160]

L'ARMÉE A-T-ELLE TRAHI ?

La question est d'importance 1 , car a priori rien ne laisse supposer que Rome
doive se méfier de ses soldats, qui l'ont portée au faîte de sa puissance. Les
groupes de pression contre lesquels luttent les oligarques rassemblent plus les
banquiers et trafiquants prospérant à l'ombre des sociétés financières, qu'ils
n'agitent le peuple des casernes. Pourtant, une pléiade d'auteurs modernes ont
soutenu qu'au dernier siècle de la République, les armées se sont muées en vastes
clientèles collectives de leurs généraux : au soldat-citoyen se serait
mystérieusement substitué un soldat-client. Toute une série d'arguments montrent
qu'en réalité le lien – effectivement nouveau – qui se forge à cette époque entre le
soldat et son chef ne peut être réduit à un rapport de "clientèle militaire". Il reste à
se demander ce qui a changé dans ce monde militaire mis en accusation. La
fidélité au commandant en chef est loin de constituer en elle-même une
nouveauté. Le simple bon sens l'indique. Prendrait-on pour des insoumis les
légionnaires qui ont conquis le monde ? L'extension dans l'espace des champs de
bataille et leur éloignement de la capitale ne font qu'accentuer cette nécessité.
Coupé des organes détenteurs de l'autorité civile dont messages et nouvelles
mettent de plus en plus de temps à lui parvenir, le soldat est livré à celui qui
représente pour lui cette autorité : son commandant en chef. Il prête bien un
serment de fidélité, mais celui-ci l'engage vis-à-vis de l'État comme de son
général. Nous avons sur sa teneur (au cours de la seconde guerre punique 2 ) des
renseignements assez précis 3 .
Les modalités de prestation du serment peuvent différer suivant les
circonstances, mais l'essentiel demeure que c'est bien là le minimum qu'on puisse
demander à un soldat. Rien n'évoque des soldats perdus dévoués corps et âmes à
un quarteron de généraux rebelles. Or rien n'autorise à penser que le contenu du
serment prêté par les soldats du dernier siècle de la République se soit beaucoup
modifié.
En revanche, il est vrai qu'apparaît à cette époque un autre genre de serment,
beaucoup plus inquiétant, car il peut servir de base à de véritables rébellions
contre le gouvernement de la République.

1
CF. N. ROULAND, op. cit. (Pouvoir politique...), 348-383.
2
TITE-LIVE, XXII, 38, 3.
3
POLYBE, VI, 21, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 172

En 91 av. J.-C., M. Livius Drusus 1 en donne l'exemple, bientôt imité par


Sylla, Catilina, et surtout César et Octave.
Le Sénat n'a donc pas tort de s'alarmer de la multiplication de ces serments
inhabituels : ils contiennent en germe l'aggravation et l'accélération d'un processus
de personnalisation du pouvoir. Mais même s'ils bénéficient à des généraux, il
serait erroné d'y voir des serments militaires : les soldats les prêtent peut-être,
mais avec eux tous les civils...
Il faut donc chercher ailleurs les raisons de l'attachement tout particulier porté
par leurs troupes aux généraux de la fin de la République. Plusieurs textes
montrent que les soldats ne semblent plus guère croire dans les idéaux civiques
qui mobili-[p. 161] saient leurs pères 2 . Plutarque 3 , en particulier, prononce un
jugement sans appel 4 :

"... les généraux de cette époque, qui durent leur autorité à la force et
non au mérite, et qui avaient besoin de leur armée pour s'entre-déchirer
plutôt que de combattre l'ennemi de tous, furent forcés de transformer le
général en un démagogue, et donc, dans la mesure où ils obtenaient les
services de leurs soldats en leur donnant des sommes immodérées,
destinées à être dépensées dans un train de vie luxueux, faisaient sans le
vouloir de leur pays une chose à vendre, et d'eux-mêmes les esclaves des
hommes les plus bas, afin de l'emporter sur les meilleurs. 5 "

Affligeant tableau que celui de cette soldatesque dévoyée et corrompue,


vendue à des généraux qui ne valent pas mieux ! Mais n'est-ce pas une
caricature ? Et de toute façon, comment en est-on arrivé là ? Car si le pouvoir
vacille à cause des tensions sociales, il ne va nullement de soi que les soldats
aident à sa chute. Par vocation, les militaires n'aiment-ils pas l'ordre ?

1
DIODORE DE SICILE, 37, 11 D (17 B).
2
APPIEN, Les guerres civiles, V, 2, 17.
3
Ibid., V, 2, 13.
4
Ibid., 17.
5
PLUTARQUE, Sylla, XII, 7, 8.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 173

DES SOLDATS PERDUS ?

N'accusons pas trop vite les soldats de succomber aux démons de l'époque et
de faire passer l'argent avant la défense du régime. Car la solde est devenue
dérisoire : 5 as (environ 1,50 F.F.) au temps de Marius, alors qu'un esclave
employé comme manœuvre en gagne plus du double en un jour... La troupe attend
donc du général ce que ne lui donne pas la République : gratifications, en argent
ou en nature, terres, butins. Car en principe, le soldat n'a aucun droit à se servir
lui-même. Le général seul décide de partager le butin entre ses hommes ou de le
remettre au Trésor de l'État, ce à quoi l'incite évidemment le Sénat. Or c'est un fait
que les généraux du 1er siècle av. J.-C. font preuve d'une prodigalité croissante
envers leurs troupes. À la fin du second siècle déjà, les soldats de Marius
s'enrôlent lors de la guerre contre Jugurtha avec des idées bien arrêtées :

"... la plupart brûlaient du désir d'accompagner Marius. Ils se flattaient


tous de s'enrichir par le butin, de rentrer victorieux dans leurs foyers,
nourrissant mille autres espoirs semblables ; et le discours de Marius
n'avait pas peu contribué à les enthousiasmer. 1 "

Ces espoirs ne seront pas déçus... 2


En 62, le plus humble des soldats de Pompée reçoit un minimum de 1 500
deniers (19 000 F.F.), soit l'équivalent en une seule fois de treize années de solde
au temps de Marius. César ne sera pas en reste, et fera de l'armée le noyau de son
"parti", lui apportant son soutien dans la plus complète indifférence vis-à-vis de la
classe politique ou de la plèbe urbaine. Le dictateur y met le prix : après la guerre
des Gaules, les soldats reçoi-[p. 162] vent 800 as (600 F.F.) et les officiers 4 000
(3 000 F.F.) ; dans les années 50, il décrète le doublement perpétuel de la solde ;
lors de son triomphe de 46, il distribue à chacun de ses vétérans la somme
fabuleuse de 6 000 deniers (72 000 F.F.) ... À ces gratifications en argent, il faut
encore ajouter les dotations en terres, que nous étudierons plus loin. Comment ses
soldats ne lui seraient-ils pas reconnaissants 3 ? Son assassinat ne freine en rien
cette mise à l'encan. Car pour garder en main cette armée qu'il lègue à ses
partisans, il faut continuer à l'enrichir. Aussi, entre 44 et 40 av. J.-C., s'opère une
véritable redistribution des richesses : une partie considérable de la fortune
italienne passe entre les mains d'un demi-million de soldats et vétérans.

1
SALLUSTE, La guerre contre Jugurtha, LXXXIV, 3-4.
2
Ibid., LXXXVI, 1.
3
Ibid., XCII, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 174

L'ensemble de ces données ne constitue cependant pas une explication


suffisante du problème qui nous occupe. Au second siècle, la République est plus
riche que jamais. L'aristocratie est assez prudente pour redouter les grands chefs
militaires surtout s'ils sont victorieux : le semi-exil qu'elle impose à Scipion
l'Africain après Zama montre bien qu'elle est sur ses gardes. Pourquoi donc a-t-
elle laissé la solde à un niveau dérisoire, ce qui était le meilleur moyen de
transformer les légionnaires en "soldats perdus", comme la suite des événements
l'a bien montré ?
La solde n'est à vrai dire qu'un des éléments d'un problème beaucoup plus
vaste. Jusqu'à la fin du second siècle, ce n'est pas pour elle que le soldat s'offre
aux souffrances de la guerre. N'oublions pas que l'armée romaine, même
composée de citoyens comme la nôtre, ne lui ressemble guère : elle reste
censitaire. N'y figurent que ceux jouissant d'une fortune minimale. La solde n'est
pas pour le soldat un salaire, mais une légère indemnité destinée à couvrir sa
subsistance durant son temps de service. Il ne sert pas pour amasser un capital,
qu'il possède déjà, mais parce que c'est un devoir civique, et parce qu'il a intérêt à
défendre ses biens : nous savons que c'est la logique pragmatique du
raisonnement censitaire 1 . L'armée romaine n'est pas composée que de magnats,
mais elle ne comporte pas en tout cas de prolétaires. Pourquoi ceux qui ne
participent pas – ou si peu – à la vie politique de la cité seraient-ils plus intégrés à
son armée ? Pendant des siècles cette question a pris pour les Romains la forme
d'une évidence qui la dispensait de recevoir une réponse. Mais à la fin du second
siècle, cette certitude pétrie de bonne conscience commence à vaciller. Car les
dieux de la guerre demandent toujours plus d'hommes : dominer la Méditerranée
n'est plus la même affaire que tenir l'Italie. Marius est le premier à utiliser des
soldats 2 d'un type nouveau, et ses successeurs le jugent sévèrement :

"...il (Marius) enrôla aussitôt, contrairement à la loi et à l’usage, une


foule d'indigents et d'esclaves. Jusqu'alors les généraux n'admettaient pas
les gens de cette sorte et ne confiaient les armes, comme d'ailleurs tout
autre privilège, qu'à ceux qu'ils jugeaient dignes de cet honneur, et dont la
fortune était considérée comme une garantie. 3 "

[p. 163]
Plutarque exagère. Marius n'enrôle pas d'esclaves, et la "foule" en question se
limite à 5 ou 6 000 hommes. De toute façon il n'a guère le choix, car la guerre
contre Jugurtha dure déjà depuis quatre ans sans beaucoup de résultats : les
légions ont besoin d'hommes pour le défaire, ce qui se produit deux ans plus tard.

1
Cf. supra, p. 28-29.
2
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le métier...), 173-199.
3
PLUTARQUE, Marius, IX, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 175

Mais l'initiative de Marius brise de vieux tabous, même si elle ne concerne que
des effectifs réduits. Car il fait appel à des volontaires : vétérans qu'il persuade de
rempiler, mais aussi ceux que Plutarque nomme les "indigents". C'est-à-dire les
individus dont les moyens sont trop faibles pour être recrutés dans l'armée
censitaire traditionnelle. Or ils s'engagent pour longtemps : huit ou dix ans en
moyenne. Pourquoi le font-ils ? Il y a peu de chances que ce soit par patriotisme :
nous allons voir que souvent les nouvelles recrues proviennent de régions rurales
peu romanisées. Le prestige du général joue sans doute. Mais surtout l'espoir du
butin et des récompenses 1 . Ce n'est donc pas parce que l'armée civique se
transforme peu à peu en armée de métier qu'elle va trahir la République. Car une
armée professionnelle n'est en soi ni un danger, ni une garantie pour l'État qui
l'emploie (nous connaissons bien la dette contractée envers la Légion par la
France lorsqu'elle pensait encore à garder ses colonies : c'est plus sur elle que sur
les appelés de l'armée "nationale" qu'elle put se reposer. Même à l'heure actuelle,
quand la France intervient en Afrique, ce n'est pas le contingent qu'elle y envoie.
Mais à Rome, la pente suivie dès le début sera fatale au gouvernement).
S'ajoutent parfois à ces préoccupations contingentes des motifs plus abstraits.
Quand les généraux le méritent, leurs soldats sont sensibles à leur charisme
personnel : se mêle alors à la reconnaissance du ventre une part non négligeable
d'estime, d'amour même, authentiquement personnels. Il n'y a rien là qui nous
surprenne : toutes les armées du monde ont eu des chefs qui étaient
particulièrement adulés par leurs troupes. Napoléon, digne annonciateur des
carnages guerriers du XXe siècle, n'était-il pas une sorte de dieu pour ses
hommes : ils ne savaient guère pourquoi ils partaient mourir sous la neige russe,
défense des idées de la République, construction d'un Empire ? Mais ils se
vouaient à Napoléon, qui pour les en remercier saigna une France qui était depuis
Louis XIV la nation la plus peuplée d'Europe. À Rome, César est le seigneur de la
guerre qui suscite le plus grand attachement parmi ses troupes : d'une générosité
jusqu'alors jamais égalée avec elles, il sait de surcroît en même temps les enivrer
de la victoire, et ne jamais avoir recours à une discipline trop sévère. Leur chef
assassiné, ces troupes vengeront sa mémoire en donnant leur appui à son héritier,
le jeune Octave.
L'armée n'a donc pas trahi : on ne trahit que celui à qui on s'est promis. Or tel
n'est pas le cas de nos nouveaux soldats : ils entrent dans l'armée par besoin
matériel, pas pour la République. Ce sont les chefs qui trahissent : car jamais
durant le dernier siècle de la République, même au plus fort des guerres civiles,
un mouvement insurrectionnel n'est parti de la troupe ou [p. 164] de ses cadres.
Elle suit seulement celui qui a su à la fois l'enrichir et se faire aimer d'elle. César
raconte dans ses mémoires comment il réussit à entraîner ses troupes à sa suite au
moment où il se transforme en général rebelle, et va franchir le Rubicon pour
entamer sa marche sur Rome. D'après lui, il a fait appel au sens civique élevé de
ses troupes pour leur montrer qu'en faisant ainsi, ils ne renversaient pas la
1
PLUTARQUE, Pompée, II.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 176

République, mais la sauvaient. Sans doute, il ne s'agit là que d'une justification a


posteriori ; nous savons que César fut un des maîtres de la déformation historique.
En réalité les soldats ont marché parce qu'ils étaient voués à leur chef beaucoup
plus qu'à un régime en pleine décomposition, et aussi grâce à un quiproquo,
croyant que César leur promettait à tous le cens équestre (400 000 sesterces, soit
1 200 000 F.F.) 1 .
Le lecteur objectera que la République eût pu éviter ces périls en décrétant la
mobilisation générale, au moins dans les circonstances de nécessité extrême. C'est
bien ce qu'elle fait : lors de la guerre contre l'Italie, entre 90 et 89, 150 000
hommes sont mobilisés ; 420 000 entre 49 et 31 lors des guerres civiles. Mais ces
ponctions demeurent limitées à des levées exceptionnelles : le péril passé, l'armée
reprend des dimensions normales. Il n'est pas question en effet de maintenir tout
ce monde sous les armes pendant dix ans, comme c'est le cas pour les armées de
métier. Et puis les recrues fournies par ces levées en masse ne sont pas d'une
qualité exceptionnelle. Comme le dit Cicéron : "Jusqu'à présent, on n'a mobilisé
de force que des gens qui ont horreur de combattre 2 ". Le recours aux armées de
volontaires reste donc indispensable. Le résultat en est que dans les dernières
décennies qui précèdent l'Empire, le citoyen romain a fait son adieu aux armes.
Comment la République ne s'écroulerait-elle pas ? Elle n'a plus de soldats, et ses
dirigeants ne savent ni ne veulent réformer ses institutions pour les adapter à la
conquête qu'elle vient de réussir. La République sera vaincue non sur les champs
de bataille, mais à Rome.
Les généraux disposent même d'un atout supplémentaire. Non seulement leurs
hommes peuvent sans aucun scrupule de conscience leur être plus attachés qu'au
gouvernement légal, mais ils sont en mesure de déployer à leur service une
brutalité très efficace. Car ce n'est pas à la plèbe urbaine que s'adressent les
sergents recruteurs pour trouver des volontaires : elle n'a guère envie de
combattre, et souvent ceux d'entre elle qui s'enrôlent malgré tout deviennent des
agitateurs excitant leurs camarades à la mutinerie. Certains moyens sont mis en
œuvre pour prévenir de tels événements : officiers et soldats sont
systématiquement fichés : " ... c'était un usage dans la discipline militaire des
Romains d'avoir toujours sur les états, à côté du nom de chaque individu de
l'armée, une notice sur ses mœurs et son caractère 3 ". Mais malgré tout, mieux
vaut faire confiance aux paysans.
Les levées sont donc le plus souvent régionales : Italiens et provinciaux ne
jouissent que depuis peu de la citoyenneté romaine.
[p. 165]
L'armée des Gaules de César est composée... de Gaulois, recrutés en
Cisalpine : juridiquement ce sont des citoyens italiens, mais en réalité il s'agit de
1
SUETONE, César, 33.
2
CICÉRON, À Atticus, VII, 13, 2.
3
APPIEN, La guerre civile, III, 43.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 177

populations encore faiblement romanisées, qui, le moment venu, marcheront


d'autant plus facilement contre la République. Les citadins et leurs dirigeants ne
s'y trompent d'ailleurs guère. Quand Cicéron veut flatter la soldatesque, il dit :
"ces hommes de la campagne, mais très courageux et très bons citoyens 1 ". Le
fond de sa pensée est autre : "ces cul-terreux, ou plutôt ce bétail, car on peut se
demander si ce sont des hommes 2 ". Leurs origines rustiques les prédisposent
donc à une férocité et une cruauté auxquelles ils donneront libre cours pendant les
guerres civiles.
Car si l'armée ne devient pas un "corps politique", en revanche les généraux ne
se privent pas de mettre leurs soldats au service de leurs visées personnelles.

LA TOGE ET LES ARMES

Le premier à tourner son armée contre le gouvernement civil est Sylla, en 88.
Il entend déloger de la capitale les partisans de Marius, son ennemi. Il donne
l'ordre à ses troupes de marcher : les officiers refusent, horrifiés à l'idée de ce
geste sans précédent, mais les soldats obtempèrent. La ville est prise comme "une
ville ennemie 3 ", dira Appien. Tout va se passer comme au théâtre ; et Sylla
procède à une parodie d'élection : sous la pression de ses soldats, les comices se
réunissent, déclarent Marius et ses partisans "ennemis publics", et votent une série
de lois favorables à l'aristocratie sénatoriale, dont Sylla est l'allié. Celui-ci aura de
nombreux imitateurs. Au milieu du premier siècle, la liberté de vote des électeurs
devient une fiction : les pressions exercées par la troupe sont d'une toute autre
ampleur que les trucages auxquels se livrait l'aristocratie.
De 70 à 49, ce sont les vétérans de Pompée qui permettent au triumvirat
(Pompée, César, Crassus) d'appliquer sa politique. Les opposants sont réduits au
silence, qu'ils se situent au Sénat, dans les comices ou au Forum. Comme le dit
Plutarque : "... le peuple, pris au piège, devint tout de suite un instrument docile
entre leurs mains, prêt à soutenir n'importe quel projet, ne se livrant à aucune
discussion, mais votant en silence ce qui lui était proposé 4 ". Quand les opposants
cependant se manifestent, les soldats les dispersent, blessent leurs leaders ou les
emprisonnent. Les triumvirs font voter des lois distribuant des terres à leurs
soldats. César prend de surcroît la précaution de se concilier la plèbe urbaine en
cautionnant les mesures qui défendent ses intérêts. La classe politique
traditionnelle possède encore de nombreux clients, mais, pour la première fois, ils
ne lui sont guère utiles : pour le client, il est à l'extrême moins dangereux de

1
CICÉRON, Adjamiliares, XI, 7, 2.
2
CICÉRON, Philippiques, VIII, 9 ; X, 22.
3
APPIEN, La guerre civile, I, 60.
4
PLUTARQUE, Pompée, XLVIII, 2-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 178

désobéir au patron qu'aux soldats et à leurs maîtres (quant au Sénat, nous savons
qu'il est aux mains des généraux factieux). C'est pourquoi les comices votent sans
discuter ce que leur demandent les seigneurs de la guerre. Après la mort de César,
Octave reprendra ses méthodes. En 43, il [p. 166] forme avec Antoine et Lépide le
second triumvirat. Mais respectueux des formes, il entend bien aller chercher à
Rome des apparences de légalité. Les conditions dans lesquelles il les obtient
montrent combien les comices sont devenues des assemblées fantoches, réunies
sous la pression des troupes 1 .
On est loin du temps où les soldats devaient déposer leurs armes aux portes de
la cité. Au plus fort des guerres civiles, il est relativement fréquent de les voir
participer aux purges qui accompagnent les conclusions et revirements d'alliances.
De véritables Terreurs, analogues à celle que connut la Révolution française (et
avec elle toutes les révolutions...) s'instaurent alors. On placarde partout des listes
de proscription, où figurent les noms des condamnés à mort. Leurs biens sont
confisqués, et ils sont exécutés. Seule la fuite peut les sauver. C'est là
qu'interviennent les soldats, "gardiens" de la révolution d'autant plus efficients et
maîtres du terrain qu'il n'y a pas de police d'État, comme nous le savons. Appien
nous décrit leur rôle de façon très nette :

"Au moment où les tables de proscription furent publiées, on fit


fermer les portes de Rome, ainsi que toutes les issues du côté des ports et
des marais, par où l'on pouvait s'échapper ou se cacher. Il fut ordonné à
des centurions de faire des patrouilles autour des remparts, ainsi que des
perquisitions très sévères. 2 "

Les proscrits ont peu de chance de leur échapper. C'est sans doute à la faveur
des dieux que Minucius Reginus, qui tente de fuir déguisé en charbonnier, doit
d'être contrôlé aux portes de Rome par un des soldats qui a servi sous ses ordres
en Syrie. Ce dernier s'écarte en lui disant : "passez tranquillement mon général,
car il est de mon devoir de vous donner encore ce nom 3 ". Tous ne s'en tirent pas à
si bon compte, comme en témoigne la fin dramatique de Cicéron. Car notre vieux
routier de la politique a fini par se faire prendre au jeu de ses propres intrigues.
Marcus Tullius Cicéron n'a jamais péché par excès de témérité ni par goût du
risque. Le grand Pompée lui-même a fait l'amère expérience de sa toute relative
fidélité. Après que César ait défait ce dernier à Pharsale, Cicéron vient se jeter à
ses genoux pour implorer son pardon. Sa grâce obtenue, il se met aussitôt à
intriguer dans l'ombre de son nouveau protecteur. César assassiné aux Ides de
Mars en 44 par le cicéronien Brutus, notre politicien croit habile de pousser sur le
devant de la scène le fils adoptif de César, le jeune Octave, et s'en prend
1
APPIEN, Les guerres civiles, IV, 7.
2
lbid., 40.
3
Ibid., IV, 22.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 179

violemment à Antoine en prononçant contre lui des discours incendiaires (les


Philippiques). Mais il n'a pas prévu qu'Octave va s'accommoder de son adversaire
en formant avec Lépide et lui le second triumvirat. Le nom de Cicéron est aussitôt
inscrit sur les listes de proscription. Il parvient à s'enfuir de Rome, et gagne une
des propriétés qu'il possédait sur le golfe de Naples, le lieu préféré de villégiature
des riches Romains. Poursuivi par les soldats, il n'a que le temps de sortir de la
maison. Il va mourir, lui qui a écrit :
[p. 167]

"Quel est l'homme... dont, à l'approche de la mort, la peur ne fasse


affluer le sang et pâlir le visage ? Sans doute est-ce une faiblesse
condamnable que d'envisager avec tant d'horreur la dissolution de la
nature, et la même peur en face de la douleur est aussi à blâmer. Mais si
tout le monde est sujet à cette impression, c'est parce que la nature a
horreur de l'anéantissement... c'est une forme d'instinct naturel. 1 "

Écrire sur la mort dans le silence de son cabinet est une chose. Rendons justice
à Cicéron. Si souvent nous l'avons pris en flagrant délit de mensonge et
d'hypocrisie, il meurt avec courage, comme en témoigne le récit de Plutarque 2 .
C'est sur un petit chemin de la campagne napolitaine que finit Cicéron, dont le
corps mutilé gît dans la poussière : sa toge ne l'a point protégé des armes des
tueurs d'Antoine. L'intervention des soldats ne revêt heureusement pas forcement
un aspect aussi tragique. Leur bras n'est pas toujours armé : démobilisés, ils
redeviennent des électeurs.

LES SOLDATS AUX URNES

Il n'y a pas si longtemps en France, les chefs des communautés religieuses


indiquaient aux membres de leur clergé comment il fallait bien voter. La vie dans
un monde clos, éloigné du siècle pour les ordres monastiques, l'autorité
hiérarchique très forte expliquaient la rigueur avec laquelle ces consignes de vote
étaient suivies. Les soldats romains vivent eux aussi dans un univers particulier,
surtout au dernier siècle de la République. Les liens avec le milieu civique sont
coupés ; même si leurs généraux ne manquent pas de les solliciter, la vie civile et
ses valeurs leur sont de plus en plus étrangères, et nous savons qu'à côté d'un chef
qu'ils adulent parfois, l'État ne compte pas. À ce général auquel ils obéissent sur le
1
CICÉRON, De finibus, V, 31.
2
PLUTARQUE, Cicéron, 48.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 180

champ de bataille comme lorsqu'il leur commande de marcher sur Rome,


pourquoi refuseraient-ils de simples bulletins de vote ? Nous avons la chance de
posséder un texte qui nous montre l'influence du suffrage des soldats, et surtout
nous éclaire sur leurs mentalités. Nous le devons à Cicéron, qui plaide en 63 pour
Murena, qui a été élu consul grâce aux suffrages de l'armée de Lucullus :
"D'abord, l'armée de Lucullus, rassemblée pour le triomphe, fut toute prête à
servir Murena dans ses comices... Est-ce un appui médiocre que la faveur des
soldats ? Elle est déjà puissante à elle seule tant en raison de leur nombre que de
l'ascendant qu'ils ont sur leur famille ; et particulièrement, quand il s'agit de
l'élection au consulat, grande est l'influence de la recommandation électorale des
soldats sur l'ensemble du peuple romain : car on élit des généraux dans les
comices consulaires... Aussi est-ce une recommandation de poids qu'une phrase
de ce genre : "J'étais blessé et il m'a rendu la vie ; il m'a donné une part de butin.
Sous sa conduite nous avons enlevé le camp ennemi. Jamais il n'a imposé au
soldat plus de fatigues qu'à lui-même. À la bravoure il joint la chance" 1 .
[p. 168]
Cicéron nous donne là de très précieux renseignements sur l'état d'esprit du
soldat, et sur les racines de sa fidélité à son général. S'il lui donne sa voix et prête
son bras, c'est d'abord pour un ensemble de raisons intéressées et affectives. Le
chef militaire doit d'abord être généreux, et donner une part du butin. Il doit
ensuite être humain : le bon général doit être économe de la vie et des peines de
ses soldats. Enfin, il est aimé des dieux, car ceux-ci savent récompenser son
courage. À un tel homme, que refuserait-on ? Certainement pas, en tout cas, une
tablette de vote. Et même en plus, celles de ses amis et de sa famille. (Cette
pratique est certainement ancienne, car déjà en 108, Marius invite ses soldats à
faire voter les leurs lors de sa candidature au consulat 2 .)
Plus tard (en 55) César ira même jusqu'à démobiliser ou laisser partir un grand
nombre de ses soldats, afin qu’ils aillent voter à Rome et fassent élire Pompée et
Crassus au consulat. Même s'il n'est inspiré que par la reconnaissance, le vote des
soldats se traduit pour eux à court ou moyen terme par un certain nombre
d'avantages. Quand leurs maîtres sont parvenus au pouvoir, ils s'empressent en
général de procéder à des distributions de terre afin d"'installer" leurs vétérans.
Des relations de clientèle peuvent alors se superposer aux liens que nous
connaissons, et venir les renforcer.

1
CICÉRON, Pro Murena, 37-38.
2
SALLUSTE, La guerre contre Jugurtha, LXV, 4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 181

CLIENTS OU SOLDATS ?

Comme je l'ai dit plus haut 1 , les mutations de la condition militaire


engendrent un nouveau type de soldat, mais ne créent par un genre inédit de
client : il n'existe pas de "clientèle militaire". En revanche, l'armée, comme la
société civile, est traversée par des relations de clientèle, que les seigneurs de la
guerre vont utiliser à leur profit.
Les chefs militaires sont aussi des personnages politiques, puisque carrières
civiles et militaires s'interpénètrent : tout magistrat continue à passer un temps de
sa vie aux armées, le jeune noble doit faire l'apprentissage du métier des armes
avant de se lancer dans la politique. Curieusement, ces armées de métier ont des
chefs qui, tout en étant de bons généraux, ne sont pas vraiment des "militaires de
carrière"... À l'instar de presque tous les membres importants des milieux
dirigeants, ils sont souvent les patrons de collectivités locales tout entières. Je
reviendrai plus loin 2 sur cette forme particulière de clientèle collective. Disons
simplement que, née de la conquête, elle confère à celui qui en tient les liens une
forte autorité dans le combat politique. De tous les protagonistes des guerres
civiles, Pompée en est le mieux pourvu. Après sa défaite, Cicéron raille son
ancien allié pour se faire bien voir de César, et fait allusion à ces clientèles 3 .
Elles sont héréditaires, ce qui renforce le poids des avantages qu'elles
confèrent. Caton reproche amèrement au fils de Pompée de n'avoir pas su mieux
utiliser celles qu'il avait reçues de son père 4 .
[p. 169]
Le patron peut procéder à des levées au sein de ces clientèles collectives :
ainsi en 83, Pompée recrute une légion (6 000 hommes) parmi les seuls clients du
Picenum ∗ ; à la veille de Pharsale, où César va le vaincre, ses rois-clients lui
fournissent une cavalerie de 7 000 hommes. Ce dernier dispose de ce point de vue
de moins d'atouts que son rival 5 . C'est sans doute pourquoi il choie
particulièrement ses clients 6 .

1
Cf. supra.
2
Cf. infra, p. 215 sq.
3
CICÉRON, Familiares, IX, 9, 2.
4
CÉSAR, La guerre d’Afrique, XXII, 4.

Le Picenum est situé dans la partie orientale de l'Italie.
5
AULU-GELLE, Nuits Attiques, V, 13, 6.
6
SUETONE, Jules César, LXXI.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 182

S'il n'est point favorisé initialement, César saura se rattraper en créant, par
l'installation de ses vétérans dans des "colonies" ∗∗ , les clientèles qui lui
manquaient. Car les colonies de vétérans constituent le second type de clientèles
civiles intervenant dans le domaine militaire et politique. À la différence des
premières, elles sont postérieures au service armé, puisque leur noyau est formé
par des vétérans démobilisés.
Pour comprendre leur constitution, il faut nous souvenir des caractéristiques
des "nouveaux soldats" du dernier siècle de la République : ils proviennent pour
la plupart de milieux ruraux et modestes, cherchent à s'enrichir en s'enrôlant. Pour
eux, les assignations de terre sont la récompense la plus attendue, car la terre ne se
dissipe pas aussi facilement que les deniers dont les gratifient par ailleurs leurs
chefs. Un exemple le montre bien. En 36, Octave doit faire face à une mutinerie
dans son armée, qui réclame des récompenses pour ses faits d'armes. Il croit
pouvoir maîtriser la situation en proposant de distribuer diverses distinctions
honorifiques : couronnes, ornements de pourpre, etc. Mal lui en prend, car ce n'est
pas des fourragères qu'attendent les soldats. Un de leurs tribuns, Ofillius, est
catégorique :

"... les couronnes et les vêtements de pourpre étaient des jouets pour
enfants, "les récompenses propres à satisfaire les soldats étaient la terre et
l'argent." La foule cria alors : "Bien dit !" Là-dessus, Octave descendit de
la tribune en proie à la colère. 1 "

Pas plus que les gratifications en argent ou en nature, ces assignations de


terres ne sont une innovation : nous en avons des exemples dès 290 av. J-C.
Relativement libre de distribuer le butin à ses troupes, le général a cependant
beaucoup plus de difficultés à les doter en terres. Car juridiquement, le Sénat est
le seul organe compétent pour autoriser ces assignations. Or, dès le second siècle,
l'auguste assemblée, qui a très bien compris les avantages personnels que peuvent
en espérer les chefs militaires, se montre de plus en plus réticente à accorder un
avis favorable. La popularité des Scipions et des Gracques l'a mise [p. 170] à juste
titre sur le qui-vive. A fortiori au 1er siècle. Le contexte politique est donc peu
favorable aux fondations de colonies de vétérans. Pourtant les généraux n'ont
guère d'autre recours : dans la plupart des cas, aucun ne dispose d'une fortune

∗∗
Les "colonies" ne sont pas obligatoirement des territoires situés outre-mer, mais des villes
nouvelles créées en territoire conquis à partir d'implantations de garnisons militaires. Leurs
institutions sont calquées sur celles de Rome. Elles sont des instruments essentiels de
l'intégration des populations conquises. Cicéron les appelle d'ailleurs "les boulevards de
l'Empire".
1
APPIEN, La guerre civile, V, 13, 128.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 183

personnelle suffisante pour y procéder à ses propres frais (à l'exception peut-être


de Crassus, s'il faut croire le mot célèbre 1 ).
Il ne leur reste qu'un seul moyen : obtenir par la force le consentement du
Sénat, ou à la limite, s'en passer, par exemple en faisant intervenir les comices,
constitutionnellement incompétents. Tout cela, bien entendu, sous la menace des
soldats, installés dans Rome, ou dont les tentes sont dressées tout près de la ville...
Sylla est le premier à développer la colonisation militaire sur une très grande
échelle 2 , ce qui lui permet de prendre sa retraite en toute sécurité 3 .
Pompée cherche plus tard (en 59) à l'imiter, mais le Sénat est violemment
hostile à ces mesures : il lui faut tout l'appui de César et de ses troupes qui
investissent Rome pour que la loi soit votée. Le Sénat s'incline alors devant la
force et répond favorablement au discours tenu par Pompée 4 .
César oblige les sénateurs à jurer qu'ils respecteront cette mesure, le refus du
serment étant puni de mort. Le geste ne vise qu'à donner une apparence de légalité
au coup de force. Car politiquement le Sénat ne compte plus pour grand-chose.
César ne le réunira que très rarement. Seul un petit nombre de sénateurs se
rendent aux séances, les autres se terrent par crainte des soldats. De 59 jusqu'à sa
mort (en 44), César joue sur la fondation de colonies pour rallier à lui toute
l'Italie. Entre ces deux dates, 100 000 propriétés nouvelles sont créées dans la-
péninsule, notamment dans les plaines fertiles de Campanie et d'Étrurie, dont une
partie échoit à ses vétérans. Des assignations sont également faites dans les
provinces. Mais le poignard des conjurés va l'empêcher de jouir des fruits de sa
politique (en se faisant prêter en 32 un serment par toute l'Italie 5 , Octave la
reprendra sous une autre forme). À la nouvelle de l'assassinat de leur chef, les
colons-vétérans sont pris de panique 6 .
Cette réaction montre bien comment les colons envisagent les récompenses
qu'ils ont reçues. Ils ne les tiennent ou les espèrent nullement de l'État, mais d'un
individu bien précis, leur général. Appien analyse très clairement le lien qui unit
vétérans et généraux en montrant qu'il repose sur la convergence d'intérêts
réciproques : la terre aux premiers à condition qu'ils aident les seconds à
conquérir et garder le pouvoir :

"... le besoin qu'ils avaient les uns des autres devenait pour eux un
lien de sécurité commune ; pour les triumvirs afin de se perpétuer dans le
triumvirat à la faveur de l'armée ; pour l'armée, afin de se perpétuer dans la

1
PLUTARQUE, Crassus, II, 9.
2
APPIEN, La guerre civile, I, 96.
3
Ibid., 104.
4
DION CASSIUS, XXXVIII, 5, 1-2.
5
Cf. supra.
6
APPIEN, La guerre civile, II, 125.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 184

propriété de ses concessions à la faveur des triumvirs qui les avaient


faites ; car les soldats sentaient bien que cette propriété ne serait que
précaire, si l'autorité de ceux à qui ils en étaient redevables ne reposait sur
de solides fondements ; et par conséquent une bienveillance [p. 171]
nécessaire leur commandait de les protéger et de les défendre. 1 "

Octave comprendra fort bien le parti qu'il peut tirer de ce type de relation.
Quelques mois après la mort de César, c'est dans les colonies fondées par ce
dernier qu'en quelques jours il lève une armée pour lutter contre ses rivaux. Après
avoir vaincu le dernier d'entre eux, Antoine, à Actium (31 av. J-C.), il fait
bénéficier 57 000 vétérans de distributions de terres.
La fondation de colonies est donc plus qu'une simple récompense. En y
procédant, les généraux s'assurent aussi pour l'avenir de l'appui renouvelé de leurs
vétérans. Peu d'entre eux (essentiellement les plus grands : Sylla, Pompée, César,
Octave) sont assez puissants pour mettre en œuvre ces mesures, car il leur faut
être les maîtres du Sénat et des comices. Mais les résultats sont à la mesure des
efforts déployés, car les colonies constituent à la fois un support politique et une
réserve militaire pour les généraux fondateurs dont elles sont les clientes 2 .
Bien que les divers éléments que nous venons d'envisager semblent rendre la
question tout à fait vaine, demandons-nous encore une fois si la démocratie a
quelque chose à voir dans tout cela. Le bilan semble a priori tout à fait
décourageant. Si les généraux parlent du peuple, c'est en démagogues : quand ils
combattent l'aristocratie, ce n'est par pour rendre ses droits au peuple, mais pour
établir un pouvoir purement personnel. N'oublions pas que 23 ans seulement après
la mort d'Auguste, monte sur le trône Caligula qui déclare bientôt : "Je peux tout,
et sur tous 3 "... D'ailleurs sous leur règne, les comices ne sont pas mieux traités
que le Sénat : les soldats dictent au peuple ce qu'il doit voter, la situation est pire
encore qu'aux temps de la prééminence de l'oligarchie. Les soldats eux-mêmes
n'obéissent qu'à leur chef, et sont guidés par l'appât du gain. Cependant, bien
involontairement, les seigneurs de la guerre ont partiellement réussi là où les
Gracques avaient échoué. Non seulement ils ont démocratisé l'armée en y
intégrant un nombre croissant d'indigents, mais ils leur ont permis de vivre mieux
qu'auparavant grâce aux avantages de tous ordres qu'ils leur distribuaient. Quant
aux assignations de terre, même si comme nous l'avons vu leur finalité politique
est à l'opposé de l'établissement d'un régime démocratique, elles ont néanmoins
opéré une sorte de réforme agraire, et permis à des centaines de milliers
d'attributaires de bénéficier d'un petit capital foncier qui leur serait demeuré à tout
jamais inaccessible au siècle précédent. Mais faute de se référer à une vision
réellement démocratique de la société et du pouvoir, ces mesures ne firent que

1
Ibid., V, 13.
2
TACITE, Annales, XIV, 2-4.
3
SUÉTONE, Caligula, 29, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 185

réduire certaines inégalités, sans que les conséquences politiques de ce qui aurait
pu être des réformes sociales puissent être tirées. La Révolution eut bien lieu,
mais ce fut celle des généraux, et non du peuple.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 186

[p. 172]

CHAPITRE VII –
L'AGONIE DE LA RÉPUBLIQUE

"Que peuvent les lois,


Là où seul l'argent est roi ?"
PETRONE, Satiricon, XIV

Retour à la table des matières


En quelques décennies, nous assistons à l'effondrement d'une aristocratie et du
système politique qu'elle avait inventé. L'événement vaut qu'on s'y arrête. Car si
ce petit cercle de dirigeants a toujours empêché la République de devenir
démocratique, du moins a-t-il fait d'une petite cité née sur un sol fangeux la
maîtresse du monde. Quand montent sur le trône les premiers empereurs, l'empire
n'est presque plus à faire. L'aristocratie qu'ils ont renversée le leur a légué, ce qui
n'est pas un mince cadeau. Sa faillite mérite donc une attention que nous allons lui
prêter.
Ajoutons à ce qui précède un motif d'étonnement : contre toute logique, les
relations de clientèle n'ont pas disparu. Cette permanence est a priori
incompréhensible. Ces relations, comme nous l'avons vu, furent une des armes les
plus aiguisées dont se servit l'aristocratie pour éviter le dévoiement démocratique
du régime. Or cette aristocratie est vaincue et disparaît même progressivement.
Quant à la démocratie, nous en sommes plus loin que jamais, et pour longtemps.
Il faudra aussi tenter de répondre à cette question dans les lignes qui suivent.
Mais jetons d'abord un dernier et long regard sur ceux qui avaient inventé ces
liens si particuliers.
Au second siècle av. J-C., un des personnages de Plaute constate : "La loi ne
donne pas les mêmes droits au pauvre qu'au riche 1 ". Trois siècles plus tard, la
situation a empiré, car Pétrone s'écrie : "Que peuvent les lois, là où seul l'argent

1
PLAUTE, Cist., III, 532.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 187

est roi ? 1 ". Nous avons constaté la place croissante des intérêts matériels dans le
domaine militaire. Mais la société tout entière n'échappe pas à ce phénomène. Un
texte célèbre de Salluste, contemporain de Cicéron, lie l'agonie de la République
au pouvoir croissant de l'argent :
[p. 173]

"Mais à partir du moment où, au prix d'efforts et de justice, la


république se fut développée (...), la fortune se déchaîna et se mit à tout
bouleverser (...). Dans de telles circonstances, c'est la soif de l'argent tout
d'abord, puis celle du pouvoir qui grandit ; nourrices, pour ainsi dire de
tous les maux. En effet, devant la cupidité, loyauté, probité et toutes autres
vertus s'écroulèrent ; à leur place, ce fut l'orgueil, la cruauté, l'insouciance
des dieux, l'art de se procurer toutes choses par l'argent que l'on tira
comme enseignement. (...) la cité s'altéra : le pouvoir à l'origine le plus
juste et le plus parfait devint cruel et intolérable. Mais, au début, c'est bien
plutôt l'ambition que la cupidité qui tenait les âmes en haleine,
imperfection après tout assez voisine de la vertu. En effet, gloire, honneur,
pouvoir, le bon et le médiocre y aspirent également : mais celui-là choisit
la vraie voie pour y tendre, celui-ci, dépourvu d'honnêteté, emploie la ruse
et le mensonge pour s'efforcer d'y parvenir (...) tout le monde se mit à
voler, à tirer à soi, à convoiter l'un une maison, l'autre des champs, et cela
sans aucune mesure ni aucune discrétion chez les vainqueurs, l'ignominie
le disputant à la cruauté dans les traitements criminels infligés à des
citoyens. 2 "

Ce discours pèche par omission. Car le flot d'argent auquel fait allusion
Salluste fut loin d'apaiser toutes les soifs : la vie difficile de la plèbe urbaine,
l'exode rural en témoignent. C'est donc des classes dirigeantes que nous parle
Salluste. Mais pour le reste, il est dans le juste. Face au glaive des militaires, à la
décadence des institutions, l'utilisation de richesses croissantes nées de la
conquête et du pillage des pays soumis, paraît un ultime moyen de maintenir sa
prééminence à une aristocratie divisée et décadente. La vie politique romaine n'a
jamais été un havre de paix : le fait nouveau est qu'au dernier siècle av. J-C., elle
est gangrenée par le pouvoir de l'argent, qui tend à remplacer les anciennes
solidarités d’"amis" et de clients. De là provient aussi l'emploi de plus en plus
fréquent de la violence. Salluste a raison de le souligner, nous y reviendrons plus
loin 3 . Tout le monde sait que lorsque les hommes n'arrivent pas à résoudre leurs
problèmes, ils se comportent comme des lemmings qui dans leur course aveugle
et suicidaire se jettent en masse du haut des falaises qui bordent l'océan. Mais de
1
PETRONE, Satiricon, XIV.
2
SALLUSTE, Conjuration de Catilina, 10-13.
3
Cf. infra, p. 225 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 188

surcroît la guerre va élever au milieu de cette société déchirée un véritable mur


d'argent. La tradition en est ancienne. Dès le Ve siècle la guerre n'avait pour
finalité que d'accroître la puissance des plus riches. L'enchaînement infernal des
guerres successives, auquel la politique d'agression choisie par la classe
dominante avait conduit Rome, alimentait les ressources de l'aristocratie et de la
haute bourgeoisie qui lui était attachée par intérêt. Mais les possibilités
d'enrichissement sont maintenant multipliées presque à l'infini.

LE SOUFFLE DE LÀ GUERRE

Pour mieux apprécier la hauteur et la consistance de ce mur [p. 174] d'argent,


il faut une fois de plus revenir sur le processus de la conquête. Car Rome, au
cours du 1er siècle av. J-C., continue d'étendre sa domination sur les pays riverains
de la Méditerranée. En Occident, elle annexe toute l'Afrique mineure. La
romanisation de l'Espagne est presque achevée et permet à des fortunes
considérables de s'édifier, grâce aux revenus tirés de l'exploitation des mines
d'argent et de plomb. Malgré l'activité de certains foyers de résistance, Rome
s'assure également la soumission de la Gaule et la collaboration de son
aristocratie. Là encore, les profits sont grands. On sait par Cicéron que tout le
commerce de la Narbonnaise est aux mains des négociants italiens 1 .
La Germanie, la Bretagne et l'Europe centrale sont encore pour un temps à
l'abri de sa convoitise, mais certains échanges commerciaux ont déjà eu lieu. De
larges parties de l'espace méditerranéen oriental sont elles aussi tombées sous la
domination romaine, qui contrôle chaque jour des régions plus éloignées, en
attendant que, comme en Occident, l'Empire achève l'œuvre de la République. La
Grèce est depuis longtemps occupée par les légions. L'Asie mineure, région
particulièrement riche, est pressurée par les administrateurs et usuriers romains.
C'est également à la conquête républicaine que l'Empire devra les importants
revenus de la province d'Égypte, au point que l'Empereur en fera sa quasi-
propriété personnelle.
L'État prélève une part non négligeable sur ces richesses. Pompée
s'enorgueillit, après la conquête de la Judée, d'avoir déposé 480 millions de
sesterces (1 440 millions de F.F.) dans les caisses publiques et porté les impôts
perçus au profit de Rome de 200 à 540 millions de sesterces (1 620 millions de
F.F.). Mais la nouvelle manne tombe encore plus vite entre les mains d'une
minorité de personnes privées. À la fin de la République s'opère au profit de ces
milieux un prodigieux transfert de métaux précieux... et de force de travail servile.

1
CICÉRON, Pour Fontéius, V, 9, 11.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 189

Car les tributs se paient aussi en hommes. Les chiffres dont nous disposons sont
éloquents :

Date Hommes Augmentation en valeur Augmentation val. prop.


Esclaves
av. J.-C.) libre absolue de la population de la population
libre servile libre servile
225 4 400 000 600 000
3 100 000 2 400 000 41% 500%
43-42 7 500 000 3 000 000

Le nombre des esclaves augmente à une vitesse plus de dix fois supérieure à
celle des hommes libres. Grâce à l'apport servile, la population italienne double
entre 225 et 43. Cet énorme matériel humain mis à la disposition de Rome
constitue un phénomène d'une ampleur comparable à celle de la Révolution
industrielle du XIXe siècle européen. On doit donc le prendre en compte dans
l'inventaire de la richesse de la cité durant [p. 175] notre période, sans oublier que,
là encore, la répartition en est inégalitaire : tout au plus un ou deux esclaves pour
les humbles, une vingtaine pour les citoyens d'aisance moyenne, et plusieurs
centaines pour les membres de l'aristocratie, ne serait-ce que dans leurs palais
urbains. Quant aux esclaves lettrés, pédagogues, précepteurs... ou cuisiniers, ils
sont hors de prix et réservés aux riches.

LE MUR D'ARGENT

Dans ces conditions on comprend que certaines fortunes atteignent des


dimensions exceptionnelles et constituent au profit de leurs détenteurs un
véritable mur d'argent. 100 millions de deniers reste un chiffre trop élevé pour
constituer une moyenne. C'est du moins ce dont dispose Crassus, la valeur de ses
seuls domaines fonciers atteignant déjà le quart de ce chiffre. Cicéron est plus
modeste, avec ses 30 millions de deniers (environ 5 milliards de nos centimes ∗ ),


On peut approximativement évaluer le sesterce à 3 francs français 1979 (cf. J. Andreau, Les
banquiers romains, dans L’Histoire, 18 (1979), 16) (un denier vaut 4 sesterces). Toutefois, il
convient de bien souligner ici que cette évaluation comporte une marge d'incertitude très
importante. À supposer qu'elle traduise correctement une réévaluation en francs constants, il
resterait encore à être sûr qu'elle corresponde au même pouvoir d'achat que de nos jours, ce
qui paraît assez improbable. Enfin, qui peut nous dire ce que représentera le franc français
1979 dans seulement dix ans ? Malgré toutes ces réserves, il me paraît indispensable de
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 190

mais son train de vie est fastueux : il dépense 200 000 sesterces (600 000 F.F.)
pour son train de maison en cinq mois seulement, achète une table de bois de
thuya 500 000 sesterces (1,5 million de F) pour sacrifier à la mode, et donne
chaque mois à son fils Marcus qui est étudiant à Athènes la coquette somme de
66 000 sesterces (soit 200 000 francs français 1979) à titre d'argent de poche... En
principe, Cicéron, comme tous les avocats, n'a pas le droit de demander
d'honoraires pour ses plaidoiries. Mais il en tire cependant de substantiels
revenus, car il tourne la loi en se faisant désigner comme légataire par ses clients :
il reçoit à ce titre plus de 20 millions de sesterces (6 milliards de nos centimes) au
cours de son existence. Il peut donc mener grand train et choyer son fils. De toute
façon, répétons-le, sa fortune est seulement moyenne.
Le prix de denrées de consommation courante permet de mieux apprécier ces
chiffres. Au temps de Cicéron, un litre d'huile vendu à Rome vaut environ un
demi-denier, soit de 2 à 3 sesterces (environ 7 F.F.). À Pompéi, au début du siècle
suivant, 6,5 kg de blé valent 3 sesterces et 1 kg de pain 1,5 sesterce ; un litre
d'huile 3 sesterces, un mulet 520 sesterces, deux esclaves 5 048 sesterces (15 000
F.F.).
Mais ces diverses richesses ne s'expriment pas qu'en termes quantitatifs.
Jusqu'au siècle dernier, la mentalité des milieux dirigeants était encore empreinte
de ce vieux mépris patricien, [p. 176] remontant aux origines de Rome, envers les
activités commerciales : nous avons vu la responsabilité qu'eut ce sentiment dans
la consommation du divorce entre les sénateurs et les chevaliers 1 . Dans l'histoire
des sociétés, ce mépris est d'ailleurs universel. Les Grecs le partagent avec les
Romains : même Platon – qui n'est guère démocrate – s'étonne de sa virulence 2 .
Quant à l'Église médiévale, elle est officiellement très hostile au profit, aux
marchands et à tout ce qui annonce le capitalisme : il faut attendre la Révolution
française pour que le droit tienne compte de l'évolution des réalités en supprimant
la prohibition du prêt à intérêt qu'avaient déjà admis les protestants. En ce qui
concerne notre époque, il semblerait apparemment que les hommes d'argent y
règnent. Certainement pas, en tout cas, au niveau des mentalités populaires : le
héros des films et des romans est le plus souvent désintéressé, c'est un homme de
la nature (le cow-boy des westerns, qui a remplacé le "preux" chevalier lui aussi
idéalisé), ou une victime de la société des marchands (cadre en chômage). Parmi
cette galerie de héros positifs, nous n'avons jamais vu figurer un banquier ou un
président de multi-nationale : tout ce qui touche de trop près à l'argent (non à la
consommation : elle, au contraire, est signe de prestige social) sent encore le
soufre. Un récent sondage 3 (octobre 79) effectué en France le prouve bien. Les
enquêteurs énuméraient huit professions, en demandant à leurs interlocuteurs de

permettre au lecteur de disposer d'un ordre de grandeur, même si la "fourchette" dans laquelle
il convient de l'apprécier reste très large.
1
Cf. supra, p. 98.
2
PLATON, Les lois, 918 B.
3
Le Point, octobre 1979.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 191

leur indiquer celle qui était à leurs yeux "la plus prestigieuse". Les réponses
situent le financier presque au dernier rang, aux côtés de professions liées au
commerce.
Il faut s'interroger sur les raisons de cette remarquable permanence dans les
attitudes mentales. Comme certains l'ont fait remarquer, elles ne manquent pas 1 .
Dans les sociétés archaïques, l'explication est relativement simple. La plupart du
temps, il existe entre l'homme et la terre un lien quasi mystique : elle est une
déesse-mère, qui souvent ne peut être l'objet de propriété privée (tous doivent
avoir accès à elle, source de la vie). Les relations que l'on entretient avec elle, le
profit qu'on en tire (en la parcourant pour chasser, en l'ouvrant pour la cultiver
comme s'ouvre le ventre d'une femme pour être fertilisé) ne sauraient se réduire
au troc ou au profit : elles possèdent une dimension symbolique qui dépasse de
très loin sa réduction économique. Cette conception peut nous paraître lointaine et
archaïque. Mais elle revient à toute vitesse à notre époque, comme un ressac de la
crise de la "société de consommation". Le mythe du "retour à la campagne" (dont
l'écologisme primaire est un reflet) en témoigne : la terre y est de nouveau
sacralisée, mère de toutes les vertus qui règnent dans ces nouveaux phalanstères
que sont les communautés rurales.
Mais même lorsque la terre n'est par perçue symboliquement, les activités
économiques dont elle est le siège sont toujours les plus valorisées. Cicéron – qui
va pourtant faire des concessions à l'esprit de son temps – le réaffirme : "Il n'y a
rien de mieux que l'agriculture". De même, tout le vocabulaire latin de la richesse
fait référence à des activités rurales. Locu-[p. 177] ples signifie : celui qui est
riche en terres, pecuniosus : riche en troupeaux, opulentus et copiosus : ops
signifie abondance, et la déesse Ops est celle de l'abondance agricole. À quoi tient
ce prestige de l'activité agricole ? Plusieurs réponses se chevauchent.
Celui qui exploite la terre est seul avec elle : ses profits, il ne les tire pas
d'autrui (au niveau des mentalités, esclaves et journaliers sont transparents entre la
terre et celui qui la possède), comme le commerçant. L'agriculture n'est pas
forcément spéculative : on peut ne cultiver que pour l'auto-consommation. Ce fut
le cas de l'économie des premiers temps du Moyen-Âge. À notre époque, quand
on pense au paysan, l'image qui se forme spontanément est celle du "petit
paysan", non de l'exploitant agricole de type capitaliste : il rejoindrait plutôt le
banquier dans une certaine méfiance. Alors que le commerçant ne peut que
spéculer. De plus le commerçant exerce une activité qui n'a pas véritablement de
sens : il veut avant tout gagner de l'argent, ce qui est prendre les moyens pour la
fin. Les honoraires de l'avocat ou du chirurgien sont nobles parce qu'ils
correspondent à un service où l'argent n'intervient qu'à titre accessoire, même s'il
est nécessaire. En fait, dans l'Antiquité – mais encore de nos jours chez beaucoup
de gens – le commerçant est suspect : il faut peu de chose pour qu'il ne devienne
un voleur. D'après Ovide, si les commerçants ont coutume de se rendre à la

1
Cf. P. VEYNE, Le pain et le cirque, 125-126
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 192

Fontaine de Mercure, c'est parce qu'il leur faut se purifier de tous les faux
serments, passés, présents et futurs, inhérents à l'exercice de leur métier... Les
Romains ont des excuses, car leur formation économique est plus rudimentaire
que la nôtre. Ils croient que le commerçant gonfle les prix au passage en profitant
de sa qualité d'intermédiaire : c'est lui qui fait monter les prix, et donc trompe et
vole son client. Bien sûr, c'est lui faire trop d'honneur : en réalité, c'est la rareté et
le marché qui déterminent le niveau des prix. Aucun industriel ne produira un
bien dont il sait que son prix final le rendrait invendable. Donc le commerçant ne
bénéficie que de la différence entre le prix qu'est prêt à payer le consommateur, et
celui auquel il achète le bien qu'il va vendre. Mais ce n'est pas lui qui crée cette
différence, même s'il en profite, et peut dans certains cas en étendre un peu les
limites. Il n'est que le maillon intermédiaire d'une chaîne. Le commerçant souffre
aussi du caractère totalement abstrait de son travail : l'objet qu'il vend, il n'entre
pour rien dans sa fabrication, à la différence de l'agriculteur : c'est un peu par
miracle que ces marchandises se retrouvent dans son magasin, il n'y ajoute rien.
Enfin – et cela compte pour beaucoup – le marchand n'est pas un homme libre :
"être commerçant" signifie faire preuve tout à la fois d'habileté, de rouerie et de
servilité. Le commerçant est un démagogue de l'économie (on oublie bien entendu
que le petit exploitant, les professions libérales sont tout aussi dépendantes d'un
marché. Mais cela se voit moins... En principe, un notaire n'est pas un
commerçant : pourtant ne vend-il pas sa clientèle comme un boucher son fonds de
commerce ?). Il n'y a donc pas à s'étonner qu'à Rome il soit méprisé : il est dénué
de cette liberté qui [p. 178] est le fondement officiel de la dignité civique
(n'oublions pas que le citoyen romain ne peut être vendu comme esclave que
"passé le Tibre", c'est-à-dire hors de la cité). Nous comprenons mieux dès lors la
hargne persistante dont fait preuve Cicéron envers la racaille des artisans et des
boutiquiers : comment pourrait-il être partisan d'un régime – la démocratie – où
gouverneraient des individus qui ne sont même pas libres eux-mêmes ?
Pourtant, au dernier siècle de la République, ces barrières mentales élevées
contre l'envahissement mercantile commencent à s'abaisser ∗ . Car l'argent provient
maintenant en si grande quantité de ces activités mercantiles et financières qu'il
devient nécessaire d'assouplir la rigidité des règles de dérogeance. L'agriculture
continue certes à être encensée : c'est de loin l'activité la plus honorable. Mais
certains types de gains commerciaux ne sont plus l'objet d'opprobre... à condition
qu'ils soient le fait des membres des classes dirigeantes. Quant à la racaille des
petits boutiquiers et intermédiaires, aux vils petits détaillants qui vendent
directement aux consommateurs, c'est tout autre chose : ce commerce demeure
sordide. Ce sont ceux-là même, nous l'avons vu, auxquels Cicéron ne veut pas
confier le gouvernement de la cité quand il refuse la démocratie. Comment s'y


Au début de l'Empire, il semblerait d'après certains témoignages que le mépris envers les
activités salariés et le commerce soit moins fort en province que dans la capitale.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 193

reconnaître ? Cicéron pose un critère 1 très simple : il n'y a de bons profits que les
gros 2 .
Ce revirement dans les mentalités n'est nullement le fruit d’une évolution
libérale : il consiste seulement à blanchir un argent dont l'odeur mercantile
pourrait encore indisposer l'odorat délicat de l'aristocratie... Ne critiquons pas trop
vite la facilité avec laquelle les dirigeants résolvent leurs hésitations morales. Du
moins le recours à ces contorsions doctrinales prouve-t-il qu'ils en ont. Point ne
semble être notre cas, car trop de scrupules nuisent quand on parle affaires. Le
petit actionnaire qui achète les valeurs mobilières des sociétés d'armement dont
les troubles de notre époque grossissent les dividendes en éprouve-t-il vraiment
mauvaise conscience ?
Cicéron lui-même n'exploite qu'avec discrétion la province de Cilicie ∗∗ .
Confiée en 50 à son administration, il est vrai ruinée par les pirates, elle ne lui
aurait procuré, d'après notre auteur, que 2,2 millions de sesterces (6 600 000 F.F.).
Son prédécesseur était plus gourmand, puisqu'il exigeait des cités chypriotes un
tribut annuel de 4,8 millions de sesterces (14,4 millions de F.F.) pour ordonner à
ses troupes d'occupation, de ne pas cantonner sur leurs territoires pendant l'hiver,
ce qui donne une idée du pillage auquel devaient se livrer les troupes
d'occupation, même en temps de paix. Quant à Verrès, il réunit pendant son temps
de gouvernorat en Sicile la somme fabuleuse de 40 millions de sesterces (12
milliards de nos centimes). Les [p. 179] hommes d'affaires de tout poil,
publicains, chevaliers, individus isolés ou groupes en société ne sont pas en reste
sur les gouverneurs. Car les sommes souvent énormes exigées à titre d'impôt
obligent leurs débiteurs à recourir à l'emprunt : les circuits financiers nés de la
conquête se renforcent les uns les autres.
La vie de Caïus Rabirius Postumus, fils de chevalier, témoigne des possibilités
offertes par ces pratiques, et aussi des risques qu'elles peuvent comporter.
Rabirius fait partie du milieu des sociétés de publicains et prête à de
nombreuses cités de diverses provinces. Un de ses plus illustres débiteurs est
Ptolémée Aulétès, roi d'Égypte. Ce dernier est chassé de son royaume en 59-58
av. J-C., mais Rabirius garde espoir : Rome le rétablira bien sur son trône... il
continue donc à lui octroyer des prêts, incite d'autres hommes d'affaires à en faire
autant. Mais à la fin de 56, Rome ne bronche toujours pas. Gabinius, gouverneur
de Syrie, prend alors sur lui d'envahir l'Égypte en se passant de l'avis du Sénat, car
Rabirius et ses amis exercent de fortes pressions sur lui. Rabirius parvient
d'ailleurs à se faire admettre au nombre des conseillers de Gabinius, et obtient le
poste d'intendant des revenus égyptiens, ce qui lui donne évidemment une place
de choix pour obtenir le remboursement de sa créance. Mais les choses vont se
gâter pour notre homme. Ptolémée finit par le faire chasser d'Égypte, et il est

1
CICÉRON, Les devoirs, I, 150.
2
Ibid., 151.
∗∗
Située au nord-est de la Syrie actuelle.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 194

accusé d'extorsion de fonds au détriment des provinciaux. Il choisit Cicéron


comme défenseur, qui présente bien entendu ses trafics les plus louches comme
des activités fort honorables : Rabirius devient presque un bienfaiteur. Écoutons
l'habile avocat :

"... Il y avait chez lui ∗ une extraordinaire bonté qui faisait penser
qu'en augmentant sa fortune, cet homme ne cherchait pas à satisfaire sa
cupidité, mais à exercer son obligeance. Né d'un tel père, et bien qu'il ne
l'eût jamais connu, Rabirius sut l'imiter à la perfection (...) Lui aussi, il a
dirigé de grandes entreprises, s'est occupé d'affaires importantes, a pris à
ferme une part considérable des impôts, prêté de l'argent à des nations
étrangères, eu des intérêts dans de nombreuses provinces ; il a même traité
avec des rois et a avancé une somme considérable à celui d'Alexandrie. Ce
faisant, il n'a jamais cessé d'enrichir ses amis, de les faire participer à ses
entreprises, de leur donner des parts rentables dans ses affaires et de les
favoriser de mille manières grâce à son argent et à son crédit. 1 "

Nous ignorons malheureusement si le plaidoyer (au demeurant assez


médiocre) de Cicéron suffit à faire acquitter son client.
En tout cas, son exemple montre combien pouvait être grande la collusion
entre les pouvoirs publics et les intérêts privés. Il est suivi plus haut : les plus
grands hommes politiques [p. 180] trempent dans les affaires intérieures des pays
conquis satellisés. POMPÉE monnaye ainsi 40 millions de sesterces (12 milliards
de nos centimes) son consentement à la transmission de la couronne à
Ariobarzane III, roi de Cappadoce... Il n'est pas le seul. Brutus, le chef du complot
qui coûta la vie à César, prête au sénat de Salamine (Chypre) la somme de 53
talents (300 000 francs-or). Six ans plus tard, il exige le remboursement de 200
talents, ce qui correspond à un taux d'intérêt annuel de 25%, presque le triple du
taux légal. Le sénat local trouvant exagérées ces prétentions, le fondé de pouvoir
de Brutus obtient du gouverneur de Chypre l'envoi de troupes de cavalerie qui
encerclent la curie jusqu'à ce que le sénat cède : ce qu'il se résout à faire, après
que cinq de ses membres soient morts de faim...
Arrêtons là la liste de ces exemples édifiants, que l'on pourrait multiplier à
loisir. L'argent récolté au terme d'opérations de ce genre va trouver un réemploi
dans le financement des activités politiques : la violence politique et la corruption
électorale ne sont pas à la portée de tout le monde, nous y reviendrons plus loin.
Mais la ville de Rome elle-même témoigne dans son développement et son
urbanisme du pouvoir de l'argent, et du fossé qu'il ne cesse de creuser entre les
riches et les pauvres.


Le père de Rabirius, un des tout premiers chevaliers publicains de son époque.
1
CICÉRON, Pour Caïus Rabirius Postumus, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 195

LA VILLE DES RICHES

Le Palatin reste le lieu d'élection des plus splendides demeures (plus tard, les
empereurs y édifieront leurs palais). Cicéron l'appelle "le plus beau quartier de la
ville 1 ". Le prix des terrains et des maisons y est très élevé. Cicéron achète la
maison de Crassus en 62 pour la somme de 3,5 millions de sesterces (environ 1
milliard de nos centimes 2 ). Pour lui, c'est "la plus noble maison au Palatin 3 "...,
exposée à la vue de presque toute la ville". Plus tard, au cours des guerres civiles,
son adversaire Clodius la fera détruire, et Cicéron consacrera à sa demeure tout un
discours tenu devant les comices à son retour d'exil, où il met en accusation son
ennemi.
Clodius paiera, lui, sa maison 14 800 000 sesterces (4,5 milliards de nos
centimes ∗ ). Nous avons la chance de disposer des vestiges en un état de
conservation relativement bon d'une autre maison seigneuriale construite sur le
Palatin vers la fin du siècle précédent. Des fouilles ont en effet mis à jour en 1910
la maison dite "des Griffons" (ainsi nommée à cause de deux sculptures
représentant ces animaux trouvées dans une pièce). Autour de l'atrium se groupent
plusieurs grandes salles richement décorées. Ses peintures annoncent déjà un style
plus sophistiqué, marqué par la tendance au trompe-l'œil. Ces riches demeures
sont fort près des quartiers populeux 4 .
C'est au seuil de ces palais princiers, dominant le Forum mais loin de la foule,
que nombre de pauvres plébéiens, après [p. 181] avoir gravi les pentes de la
colline dans la fraîcheur de l'aube, viennent s'acquitter des humbles devoirs de la
clientèle et recevoir leur obole. Cicéron les raille en les qualifiant de "petites
grenouilles", ce qui laisse supposer leur nombre et la fébrilité de leur attente,
tandis qu'un esclave chargé de leur dénombrement (le nomenclator) filtre ceux qui
ont le droit de pénétrer dans l'antichambre, et maintient les autres sur le porche...
Ce luxe ostentatoire est parfaitement conscient et voulu. Le grand architecte
Vitruve dit que les membres des groupes dirigeants doivent posséder des
demeures dont la magnificence rende évidente à tous leur puissance 5 . Il compare
leurs maisons à des palais de rois persans 6 . Nous verrons plus loin 7 que ce
langage forme un tout avec le discours politique : l'homme politique doit étaler sa
puissance.
1
CICÉRON, À propos de la maison, XXXVII, 103.
2
Ibid., XLIV, 116.
3
Ibid., XXXVII, 100.

D'après Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXXVI, 103.
4
Ibid., LVII, 146.
5
VITRUVE, VI, 5, 2.
6
Ibid., V, 2, 5.
7
Cf. infra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 196

Plus il est entouré d'amis et d'obligés, mieux cela vaut pour sa campagne
électorale. Pourquoi ne montrerait-il pas aussi sa richesse ? En ce temps-là, ce
n'est point péché que d'avoir l'argent arrogant. La honte de la richesse est une
attitude relativement moderne. Le Moyen Âge ne la connaissait pas. Quant à notre
époque, ces attitudes ostentatoires y existent toujours, mais s'expriment de façon
codée, leurs objets évoluent, ou leurs manifestations sont localisées. La
possession d'une voiture trop importante ou le port de bijoux trop éclatants peut
déclencher la réprobation. Il n'en va pas de même pour les habits qui, même
luxueux, se rapprochent plus du "nécessaire". La différenciation socio-
économique peut aussi s'exprimer sous des formes plus neuves et plus subtiles :
les vacances passées dans des pays lointains, par exemple, qui situent ceux qui en
bénéficient nettement "au-dessus" des touristes cantonnés dans l'hexagone par la
modicité de leurs ressources. Mais l'arrogance de l'argent peut reprendre tous ses
droits dans des temps et lieux spéciaux. Citons un exemple qui nous fera sans
doute mieux comprendre les attitudes des riches Romains, et sans doute aussi de
la partie de la plèbe que le déploiement de leurs richesses parvenait à séduire tout
en la convainquant de son infériorité irrémédiable. L'été, sur la jetée du port de
plaisance de St-Tropez, c'est chaque soir le spectacle. Donné gratuitement, il
consiste dans l'étalage d'un luxe coûteux dont la liturgie se déroule à quelques
mètres des badauds, nombreux à passer en ces soirées d'été. Les propriétaires des
bateaux luxueux amarrés à la jetée reçoivent en effet leurs invités : tout est
illuminé, bijoux et toilettes étincellent, le champagne coule, servi par des garçons
en veste blanche. Personne ne songe à s'offusquer du spectacle, au moins
apparemment, et pourtant le bon peuple qui y assiste n'est pas uniquement
composé de milliardaires. Plus que le sentiment de l'injustice ou de l'envie, c'est le
rêve et la résignation qui dominent : ce n'est pas pour nous, mais c'est si beau... Et
puis la fausse familiarité avec les puissants qui provient de la proximité physique
nous rapproche d'eux, nous fait fictivement participer à leur richesse. Un dernier
exemple : celui des magazines (ils ne font nullement partie de la presse du cœur
ou des journaux à scandale) spécialisés dans les mariages princiers. Leurs [p. 182]
lecteurs les plus nombreux ne se recrutent pas parmi les descendants des familles
aristocratiques – le tirage serait alors bien faible – mais au sein des couches
populaires. Ces fastes dynastiques, si loin de la vie quotidienne, font rêver les
lecteurs qui les accueillent avec beaucoup de sympathie, et y communient à un
rythme hebdomadaire. Cet ordre de sentiment n'est pas à négliger : il est pour
beaucoup dans l'explication de la longue soumission du peuple à ceux qui le
dominent. L'étymologie confirme ces déductions. En latin, riche se dit dives, ce
qui vient de deus = dieu 1 : comme les protestants, les Romains croient donc que
le riche est celui qui jouit de la faveur divine. D'ailleurs, le peuple, ou du moins la
classe moyenne, reproduit ces fastes à son échelle : les membres des classes
moyennes ne peuvent évidemment habiller de marbre leurs demeures. Mais, à
défaut de mieux, ils peignent leurs murs de fresques en trompe-l’œil qui imitent
les palais des puissants en ouvrant les parois sur des architectures en perspective...
1
VARRON, La langue latine, V, 9L.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 197

(l'histoire sociale témoigne de façon constante de ces pratiques répétitives. À la


fin du Moyen Âge, le bourgeois achète un château-fort et des armoiries pour
"faire noble").
Ne croyons donc pas naïvement que tout l'étalage du luxe déployé par Cicéron
et ses comparses déclenchait automatiquement dans la plèbe aversion, animosité
et "haine de classe". La réalité est plus complexe et nous savons que la relation
avec le pouvoir touche à des zones de notre inconscient qui s'expriment aussi dans
les relations amoureuses, où la domination, on le sait, peut engendrer une sorte de
plaisir.
D'ailleurs les dirigeants romains ne sont pas fous. Si leurs fastes avaient dressé
contre eux toute la population, ils les auraient mieux cachés. Or, si nous
continuons notre promenade dans Rome, nous constatons la même absence de
gêne de la part des puissants.
En nous dirigeant du Capitole vers l'actuelle place d'Espagne, nous trouvons
une des plus belles innovations du dernier siècle de la République. Lucullus est en
effet le premier à dessiner de grands jardins, vers 60 av. J-C. Celui que ses
contemporains ont appelé "le Xerxès en toge" accumule d'énormes rapines durant
la guerre contre Mithridate, ce qui lui permet de se livrer à de tels fastes. Salluste,
son contemporain, se scandalise de l'étalage de toute cette splendeur et fait
allusion aux travaux d'aménagement nécessaires à l'implantation des jardins de
Lucullus :

"Bon nombre de particuliers travaillent à renverser les montagnes et


à remblayer les mers en les convertissant en chaussées. Ils me paraissent
avoir joué de leurs richesses : ayant la possibilité d'en disposer
honnêtement, ils ont versé dans l'infamie à force de se hâter d'en abuser. 1 "

Nostalgique, il ajoute :

"Il vaut la peine, quand on a fait connaissance avec nos mai-[p. 183]
sons et nos villas bâties à la façon des villes, d'aller voir les temples des
dieux qu'ont élevés nos ancêtres, ces hommes profondément religieux.
C'est leur piété qui faisait l'ornement des sanctuaires, la gloire celui des
maisons ; et l'on n'arrachait rien aux vaincus, sinon la liberté de nuire. 2 "

Salluste peut bien s'indigner, le rigorisme des Caton l'Ancien est maintenant
dépassé (cela lui va d'ailleurs assez mal car, bénéficiant de l'appui de César, il

1
SALLUSTE, Conjuration de Catilina, 10-13.
2
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 198

s’est scandaleusement enrichi à l'occasion de son proconsulat d'Afrique, en 46).


Dans ses jardins, Lucullus offre chaque soir à souper dans la salle à manger dite
"d'Apollon". Ses convives mangent dans de la vaisselle sertie de pierres
précieuses, et sont distraits par des spectacles de musique et de danse. Chacune de
ces soirées ne coûte jamais moins de 200 000 sesterces (600 000 F.F.) au maître
de maison. Plus tard, les sénateurs romains iront jusqu'à faire descendre dans la
chaleur de l'été romain des convois de glace enlevée aux sommets des Apennins,
afin de pouvoir se rafraîchir en mangeant des sorbets... On imagine sans peine
l'ampleur des moyens et de la main-d’œuvre utilisés pour de si futiles résultats
quand on pense à l'énorme déperdition de glace qui devait se produire tout au long
du trajet vers la capitale. On sait aussi que parmi les esclaves, les cuisiniers
atteignent les plus hauts prix, ce qui donne une idée du soin attaché à la
préparation des banquets. On comprend mieux que les humbles clients fassent des
kilomètres dans les rues de Rome pour aller récolter les miettes de ces banquets
où festoient leurs riches patrons. Lucullus n'est d'ailleurs pas le seul à aimer les
jardins : ceux de Pompée sont limitrophes des siens. Salluste lui-même, que nous
venons de voir faire le bon apôtre, n'est pas en reste, car il dispose aussi de vastes
parcs d'agrément, célèbres à son époque, situés dans la zone de l'actuelle Via
Vittorio Veneto – il s'y retire après ses échecs politiques et la mort de César.
Autre témoin de ces fastes des privilégiés, la villa de la Farnésine, découverte
en 1879 lors de travaux de déblaiement destinés à endiguer la crue du Tibre. Elle
est aujourd'hui de nouveau ensevelie, mais les archéologues nous ont laissé des
descriptions de sa splendeur. Sa construction date du temps de Cicéron. Elle
compte neuf pièces, toutes décorées de stucs et de peintures d'une fraîcheur
étonnante, ainsi que de figures et d'animaux orientaux. Les motifs en trompe-l’œil
abondent, plus fréquents que dans la Maison des Griffons, qui lui est antérieure de
quelques décennies. Le tout baigne dans une atmosphère de mysticisme :
Dionysos et Aphrodite, Bacchus et Vénus sont fréquemment représentés, et
président à la fois aux puissances vitales et à l'anéantissement de la mort,
uniquement vaincue par l'acte de procréation : seul l'amour est salvateur.
Cette villa appartenait probablement à Clodia (la sœur du tribun Clodius,
ennemi mortel de Cicéron), chantée par le poète Catulle sous le nom de Lesbie.
Cicéron nous décrit la vie qu'elle y menait. Entourée de jeunes gens beaux et
élégants, elle prenait plaisir à les voir se baigner près de ses jardins, ou [p. 184]
allait canoter avec eux sur le Tibre en jouant de la lyre...
On songe à Talleyrand, qui disait : "Qui n'a pas connu l'Ancien Régime ne
peut savoir ce qu'était la douceur de vivre"...
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 199

VACANCES À LA CAMPAGNE

Cette douceur de vivre, nos riches Romains la retrouvent surtout à l'extérieur


de la Ville, qui reste terriblement surpeuplée et bruyante, pleine d'embouteillages,
et périodiquement en proie aux terreurs des guerres civiles et de leurs bandes
armées.
Ces descendants des grands propriétaires terriens qui, il y a bien longtemps,
avaient quitté leurs domaines pour s'installer à Rome, commencent à chérir le
thème du "retour à la campagne". À la différence de la plèbe, ils ont les moyens
de se payer ce mini-exode urbain, et d'aller prendre quelques vacances dans leurs
villas suburbaines. Car un nouveau type de construction se développe : la villa, ou
maison de plaisance 1 .
D'abord, nos personnages s'éloignent peu, et construisent à la périphérie de la
ville. Là, ils goûtent les joies du repos et du loisir littéraire et philosophique, lisent
et discutent les philosophes grecs. Dans ses traités philosophiques, Cicéron fait
dialoguer plusieurs personnages dans ce cadre. Pour décorer ces villas, on fait
venir de l'Orient hellénique des spécialistes en jardinage, des paysagistes. Des
statues grecques ornent ces lieux : les plus riches achètent des originaux, les
autres se contentent de copies. La Villa des Mystères, située à quelques kilomètres
de Pompéi, est une maison de ce type. Alors que la demeure urbaine est toujours
un espace clos à l'abri des regards indiscrets de la rue, la villa est ouverte sur
l'espace environnant et le paysage : on sent que tout est ordonné en fonction de
l'agrément que donnent le calme et la contemplation, qui favorisent la méditation.
Ces villas coûtent moins cher que les demeures du Palatin, car la spéculation
foncière est moindre dans les zones rurales que dans le centre ville. Mais leur prix
les réserve cependant à une minorité. La villa de Cicéron à Tusculum vaut environ
900 000 sesterces (2,7 millions de F.F.) ; celle qu'il possède à Formies 250 000
sesterces (750 000 F.F.). Son client C. Rabirius possède une belle demeure près
de Naples, vendue 130 000 sesterces (390 000 F.F.) en 68 av. J.-C. C. Rabirius
sait vivre car, à l'époque de Cicéron, le golfe de Naples est devenu la plage à la
mode. Un nouveau type de villa est apparu dans les années 100 – la villa
maritime. Contrairement aux précédentes, elle est située loin des villes et n'a
aucune activité agricole : c'est vraiment le lieu de vacances, la retraite par
excellence. D'où l'importance donnée à la beauté du paysage environnant, et le
choix de lieux comme les golfes de Naples et de Gaëte. Au fur et à mesure que
ces endroits deviennent à la mode, le prix des terrains et des maisons y monte en
flèche, dépassant même exceptionnellement celui des demeures du Palatin. Un

1
Cf. F. COARELLI, op. cit., 67-80.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 200

exemple bien précis le prouve. La villa de Cornelia, fille de Scipion [p. 185]
l'Africain et mère des Gracques, fut parmi les premières à être construite. À la fin
du second siècle, elle est achetée 300 000 sesterces (900 000 F.F.) par Marius.
Quelques décennies plus tard, Lucullus doit la payer 10 millions de sesterces (30
millions de F.F.) : soit une plus-value de 3 333% en moins d'un demi siècle !
Lucullus est avec Hortensius le plus célèbre propriétaire de ce genre de petits
palais. Leur marotte consiste dans l'installation de splendides viviers. Cicéron,
jaloux, les raille en les nommant piscinarii, les "propriétaires de viviers". La
politique n'est pas étrangère à la création de ces retraites luxueuses. Les membres
les plus distingués de l'aristocratie qui a si longtemps régné sur Rome se bâtissent
loin de la capitale des petits paradis artificiels, tandis que César et Pompée luttent
pour le pouvoir. Dans ces édens, ils goûtent des plaisirs rares. Rares parce que
chers. Car les prix des denrées de luxe grimpent à une vitesse vertigineuse (les
prix du blé, ainsi que les salaires, restent relativement stables). Ainsi, au début du
second siècle 1 , un tapis de table de Babylone vaut 800 000 sesterces (240
millions de nos centimes), et 4 millions de sesterces en 60 après J.C. (12 millions
de F.F.). Le prix de la pourpre, quant à lui, décuple en cinquante ans...
Les classes populaires n'ont pas les moyens de se payer de tels plaisirs.
Cicéron, en effet, pour faire échouer les ultimes projets de réforme agraire, peut
bien énumérer à la plèbe urbaine les avantages de la vie en ville et les opposer au
dur travail des champs :

"Pour vous... demeurez en possession de ce qui est vôtre, crédit


politique, liberté, suffrage, dignité, ville, forum, jeux, jours de fête, et tous
autres avantages, à moins que vous ne préfériez par hasard, renonçant à
tout cela, à cette splendeur de la cité, être installés sous la conduite de
Rullus (l’auteur du projet de réforme agraire) dans l'aridité de Siponte (en
Apulie) ou la pestilence de Salpis (dans les marécages d'Étrurie). 2 "

Pour ce multi-milliardaire qui habite sur le Palatin et dispose d'élégantes


retraites un peu partout en Italie, il est évidemment facile de vanter les avantages
de la vie en ville. Mais ce discours possède à peu près la même irréalité que celui
que tiendrait de nos jours un homme politique expliquant aux habitants des
banlieues ouvrières parisiennes les charmes de la vie dans les hôtels particuliers
de l'île de la Cité ou des jardins du Luxembourg... (quant à la liberté, au crédit
politique, au droit de vote auxquels fait allusion Cicéron, nous savons ce qu'il
convient d'en penser).

1
Cf. S. MROZEK, "L'évolution des prix en Italie au début de l'Empire romain", dans : La
parola del passato, CLXXX (1978) 276-279.
2
CICÉRON, Sur la loi agraire, II, 27.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 201

Car entre la plèbe urbaine, les Lucullus et les Cicéron, il existe la même
distance que celle qui sépare un cadre supérieur de la société française actuelle de
la population des bidonvilles de Calcutta ou des favélas de Rio. Le fameux
Populus romanus, celui de la Rome qui vient de conquérir le monde, a tout juste
le niveau de vie des peuples que nous nommons "sous-[p. 186] développés". Aux
palais du Palatin répondent à quelques centaines de mètres les immeubles de
rapport surpeuplés et misérables. Tentons de décrire maintenant la ville des
pauvres.

UN AUTRE CALCUTTA

À la fin de la République, Rome est devenue une ville monstrueuse, telle que
le monde n'en a jamais connue. Elle souffre déjà des maux qui affligent les
mégapoles modernes. Elle est aussi surpeuplée que les quartiers les plus bondés
de Calcutta ou de Hong-Kong, avec au moins un million d'habitants dont la plus
grande partie est entassée sur quatorze kilomètres carrés. La ville n'en est pas
moins très étendue, avec d'immenses banlieues. Les estimations de Denys 1
d'Halicarnasse et Pline 2 correspondent à une distance d'environ quatre-vingt neuf
kilomètres : la zone urbaine de Rome couvre donc une étendue dont la longueur
se monte à plus du quadruple de celle de l'île de Manhattan, à New-York. Si nous
prenons comme point de repère le chiffre d'un million d'habitants à la mort de
Cicéron et le transposons dans l'histoire démographique urbaine moderne, nous
pouvons citer quelques villes de taille semblable, à des dates allant du début du
XIXe siècle jusqu'aux années 1970.
La Rome de Cicéron possède une population comparable à celle d'une bonne
partie des capitales européennes contemporaines, même si elle ne peut
évidemment être comparée à celle des mégapoles nord-américaines et japonaises.
En revanche, c'est bien au niveau de ces dernières que la situe le rapport
capitale/province. On admet en général que la population de l'Empire se montait à
une vingtaine de millions d'individus. La ville de Rome regroupe donc au moins
5% de ce total. La proportion est identique pour New-York (11 410 000) et les
U.S.A. (203 216 000) en 1969, Rome (2 630 535) et l'Italie (52 750 000) (1969),
Rio-de-Janeiro (4 500 000) et le Brésil (90 840 000) (1969).
Mais, plus encore que ces totaux, c'est la densité urbaine qu'il faut tenter de
mesurer si l'on veut tenter de mieux cerner les conditions de vie matérielle de la
plèbe urbaine romaine.

1
DENYS, IV, 13, 4.
2
PLINE, Histoire naturelle, III, 5, 66.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 202

Répétons-le, c'est dans un centre d'une superficie d'une quinzaine de


kilomètres carrés que s'entassent au moins un million d'habitants, ce qui donne
une densité d'environ 71 500 habitants au kilomètre carré. Ce chiffre situe Rome à
un niveau équivalent de celui des grandes métropoles modernes, comme le
prouvent quelques données statistiques : 16 000 habitants au km2 à Rome en
1957, 38 000 à Berlin en 1950, 77 000 à Londres en 1955, 99 000 à New York en
1956, 21 000 à Paris en 1975. Encore ces comparaisons doivent-elles être
redressées pour qu'on puisse en tirer les conséquences exactes. Car dans la Rome
antique, s'il existe des constructions en hauteur, elles sont d'un niveau très
inférieur à celui des gratte-ciel modernes : la population distribuée de nos jours en
hauteur s'entasse donc à Rome à l'horizontale, ou sur quelques étages seulement.
[p. 187]
Pour avoir une meilleure idée des conditions de vie, il faut donc augmenter
d'un bon tiers le chiffre de 71 500 habitants au km2.
Comment vivent ces hommes que nous venons de dénombrer ? Au début du
IVe siècle ap. J.-C. la ville compte : 1 790 palais, 11 bains publics, 8 ponts, 36
arches de marbre, 37 portes, 6 obélisques, 2 cirques, 2 amphithéâtres, 3 théâtres
plus petits, 28 bibliothèques, 46 bordels, 4 centres d'entraînement de gladiateurs,
290 entrepôts, 254 boulangeries publiques, 11 aqueducs distribuant chaque jour
800 millions de litres d'eau. Tout ceci est loin d'être bâti à l'époque de Cicéron, et
il faudra attendre quelques dizaines d'années pour que les premiers empereurs
remodèlent tout l'urbanisme du centre ville. Mais, dès la fin de la République,
Rome est un phénomène urbain totalement irréductible aux autres agglomérations
déjà existantes. On étudie beaucoup aujourd'hui les problèmes d'adaptation à la
vie urbaine de ceux qu'on appelle les "migrants". Les psycho-sociologues et autres
spécialistes de l'acculturation auraient certainement eu fort à faire dans la Rome
que nous décrivons. Car rien n'a préparé les centaines de milliers de ruraux qui
affluent vers elle, à la vie qu'ils vont devoir mener. Pour mieux comprendre ces
problèmes d'adaptation, recourons une fois de plus à une comparaison avec
l'époque actuelle. Écoutons le récit d'un jeune Ougandais, qui nous décrit
comment, après avoir quitté vers 1970 la campagne et sa tribu, il fait
l'apprentissage de la vie urbaine à Mulago, tout près de la capitale, Kampala :

"Quand j'arrivai pour la première fois à Mulago, je cherchai à trouver


quelques personnes de ma tribu que je connaissais. J’eus la chance de
rencontrer un ami, et je restai avec lui pendant trois semaines avant de
trouver une place. J'avais un peu d'argent quand j'arrivai, mais, après
quatre jours à Mulago, presque la moitié de ce que je possédais avait été
volé. Mon ami me présenta à ses amis (qui n'étaient pas tous de la même
tribu) pour que ceux-ci m'aident à trouver du travail. Finalement, je
demandai du travail comme balayeur dans un grand bureau. Je vis
maintenant avec un groupe de jeunes gens dont un seulement est membre
de ma tribu... Le dimanche, je joue au football. Je me suis inscrit dans un
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 203

club et je paie un shilling tous les trois mois (...) Je suis quelquefois
fatigué de devoir vivre ici et de devoir acheter ma nourriture. Lorsque je
suis fatigué de travailler, je rentre à la maison, mais je reviens toujours. 1 "

Les problèmes rencontrés par le paysan italien s'installant à Rome sont les
mêmes : rupture avec les liens familiaux et les solidarités locales de sa tribu rurale
d'origine, difficulté à trouver du travail et un logement, nostalgie de devoir
acheter une nourriture qu'il tirait auparavant du travail de ses mains.

MARCHANDS DE SOMMEIL,
CITÉS-DORTOIRS ET SPÉCULATION
IMMOBILIÈRE

Le logement constitue d'ailleurs, après la quête d'un [p. 188] emploi, le souci
essentiel du plébéien. Les loyers sont élevés, et les appartements exigus,
insalubres et dangereux. Car ici aussi la spéculation foncière peut se donner libre
cours : ces foules de paysans constituent un marché aisément exploitable, et les
riches Romains entendent bien ne pas laisser passer cette aubaine. Les loyers sont
élevés : en moyenne 2 à 3 000 sesterces (= 6 à 9 000 F.F. 1979) par an. Ces
logements n'offrent à leurs habitants aucune garantie de sécurité, car les
propriétaires qui ne cherchent que la rentabilité construisent le moins cher
possible : nous ne sommes pas sur le Palatin... Aussi les incendies sont-ils
fréquents. Quant à l'entretien, il est réduit au minimum. Sa cupidité se retourne
parfois contre le propriétaire. Cicéron, qui fait partie de ces marchands de
sommeil, se lamente ainsi :

"Deux de mes immeubles se sont effondrés, dans les autres les murs
sont tous fendus, non seulement les locataires, mais même les souris les
ont quittés 2 ".

Mais notre auteur peut se consoler, le capital engagé lors de la construction est
relativement réduit, alors que les profits locatifs sont énormes (ses deux
immeubles en piteux état de l'Aventin et de l'Argilète lui rapportent quand même
80 000 sesterces (= 24 millions de nos centimes) par an. Un moyen de les
augmenter consiste à bâtir en hauteur, car le terrain est cher et de plus en plus

1
Cité par B. HABENSTETT, Villes et civilisation (Paris, Flammarion, 1973), 110.
2
. Ibid., 53.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 204

difficile à trouver. On construit donc des maisons de plusieurs étages, les plus
hautes possible, à la limite de ce que permettent les techniques architecturales.
Auguste sera obligé de fixer une limite maximale de sept étages aux constructions
nouvelles, ce qui prouve que promoteurs et capitalistes peuvent faire mieux
encore... La hauteur de ces immeubles locatifs et la rapidité avec laquelle on les
bâtit expliquent leurs fréquents effondrements. Les incendies y sont
particulièrement meurtriers, car les locataires des étages supérieurs n'ont guère le
temps de descendre au rez-de-chaussée avant que les escaliers de bois ne soient
consumés : Rome aussi a ses "tours infernales"... D'ailleurs la fréquence des
incendies devient telle qu'Auguste créera un corps de pompiers. On connaît
d'autre part l'ampleur du sinistre qui ravagea Rome sous Néron. La fréquence des
sinistres donne en tout cas l'occasion à certains spéculateurs de faire de bonnes
affaires. Le marché immobilier est très animé. Strabon le dit très nettement :

"Les ventes et les reventes d'immeubles se succèdent sans


interruption, et équivalent en quelque sorte à des effondrements
volontaires, puisque les nouveaux acquéreurs démolissent les unes après
les autres les maisons qu'ils achètent, pour en reconstruire d'autres à leur
place 1 ".

Le richissime Crassus doit une partie de sa fortune à ce genre d'activités,


puisqu'il maintient de façon permanente sur le qui-vive 500 esclaves qui
rebâtissent à peu de frais des immeubles de rapport sinistrés qu'il rachète
immédiatement à [p. 189] bas prix 2 . Mais les grands propriétaires fonciers du
Latium et d'Étrurie sont eux aussi intéressés, car ils possèdent des carrières d'où
proviennent les matériaux de construction. Le grand architecte Vitruve 3
recommande cependant de récupérer les vieilles tuiles, qui ont fait leur preuve.
Cependant la politique et les intérêts de nos spéculateurs ne font pas toujours
bon ménage. Quand en 49 Pompée 4 abandonne Rome devant l'avance des troupes
de César, les loyers ne rentrent plus et les prix de l'immobilier chutent
verticalement : on a peur d'une terreur que pourrait décider César, leader du parti
populaire, quand il aura pris la ville. Le grand ami de Cicéron, Pomponius
Atticus, a beaucoup investi dans l'immobilier, et ses lettres traduisent ses craintes.
Mais deux mois plus tard, il se console et spécule sur l'avenir (à juste titre) :
profitant de la chute du prix des terrains, il acquiert de nouveaux immeubles, dans
l'espoir d'augmenter ses profits quand le calme sera rétabli, que de nouveau les
prix monteront, et que les loyers rentreront plus régulièrement.

1
STRABON, V, 3, 7.
2
PLUTARQUE, Crassus, II, 5-6.
3
VITRUVE, II, 8, 19.
4
Cf. P. GROS, op. cit., 65.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 205

Mais nous sommes là à l'envers du décor. Quelle est la situation de l'autre côté
de la barrière, comment vivent les locataires ?
On aura deviné que, dangereux et insalubres, les appartements de ces grands
ensembles (en latin on les appelle des "îles" – insulae – ce qui correspond
parfaitement à notre expression de "grand ensemble") sont aussi exigus, toujours
pour les mêmes impératifs de rentabilité (tout le monde sait d'ailleurs qu'à l'heure
actuelle, pour des logements de qualité égale, le prix de location du mètre carré
est toujours plus élevé pour un studio que pour un grand appartement...). La
plupart des appartements des insulae comprennent une pièce unique ne dépassant
pas généralement 10 m2. On saisit par là que la famille plébéienne est de type
moderne, réduite au noyau constitué par les deux époux et leurs descendants
directs : les dimensions du logement interdisent les regroupements familiaux plus
amples, coutumiers aux sociétés paysannes dont sont justement fraîchement issus
les nouveaux arrivants à Rome. Cet éclatement de leur cellule familiale devait
constituer pour eux une difficulté d'adaptation supplémentaire (on la constate
aujourd'hui chez les travailleurs immigrés résidant dans les grandes villes, qui ne
peuvent se permettre d'amener avec eux leurs familles de dimensions souvent
importantes, dépassant les "normes" européennes : on sait que eux aussi sont
victimes des mêmes marchands de sommeil que la plèbe romaine...).
Ces grands immeubles locatifs se font face les uns aux autres de chaque côté
de rues étroites qui n'ont pas plus de trois mètres de large : presque aucun rayon
de soleil ne filtre dans les appartements inférieurs. Cicéron parle de rues étroites
de la capitale où certains appartements paraissent suspendus au-dessus du
promeneur, en de dangereux surplombs 1 . Ajoutons à [p. 190] ce tableau la
tristesse des cours intérieures : elles correspondent à l'espace délimité par les
quatre ailes élevées en bordure de chacune des quatre rues qui définissent une
"île". Dans ces conditions, ces logements représentent des abris, non des "foyers".
Ce n'est pas pécher par excès de modernisme que de parler à leur sujet de cités-
dortoirs et de marchands de sommeil. Les plébéiens n'y passent que la nuit, et
durant la journée font le tour des maisons de leurs patrons pour s'acquitter de la
salutatio, vont à leur travail, et se distraient au cirque ou dans les établissements
de bains.
Les vestiges de l'époque antique encore visibles dans la Rome actuelle ne
comportent malheureusement pas de ces insulae. Nous savons qu'elles
s'accrochaient sur les pentes abruptes du Capitole ou du Quirinal, à deux pas des
splendides demeures du Palatin où habitaient leurs propriétaires. Ou bien encore
sur les portions du Champ de Mars qui, malgré les antiques tabous, finissent par
être abandonnées ou cédées aux particuliers. Mais le visiteur dispose
heureusement de témoignages très éloquents à Ostie : là on peut se promener le
long de ces insulae dont les étages dominent encore les rues pavées. Même si
l'herbe folle pousse dans ce qui autrefois grouillait de vie, on n’a guère de peine à

1
CICÉRON, La loi agraire, II, 35, 96.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 206

imaginer les scènes qui se déroulaient il y a deux mille ans exactement aux
mêmes endroits, dans cette ville populeuse que fut le port de Rome. Il faut aussi
évoquer un petit immeuble qui se situe à Herculanum. La ville est de dimensions
beaucoup plus modestes que Rome ou Ostie. Aussi la maison d'Herculanum ne
possède-t-elle qu'un étage. Mais l'état de conservation en est remarquable. À
Herculanum en effet les matières volcaniques ont englouti la ville, mais l'ont
également protégée en formant une sorte de gangue (alors qu'à Pompéi les chutes
de pierres ont beaucoup plus endommagé les constructions). On peut donc
pénétrer à l'intérieur de ce petit immeuble de rapport en empruntant le même
escalier de bois et le couloir étroit par lequel passaient ses occupants. On parvient
à l'étage à une pièce assez étroite, où subsistent même quelques modestes
meubles. De telles visites sont nécessaires, car elles permettent de mieux saisir les
dimensions concrètes des spéculations politiques. Quand Cicéron qualifie la plèbe
urbaine de racaille, de populace à demi-affamée, quand lui et ses semblables
rejettent toute idée de démocratie et honnissent "le pouvoir sans frein de la
multitude", il faut scruter ces humbles vestiges matériels, ces meubles noircis, ces
pièces étroites et sombres pour comprendre ce qu'étaient ces petites gens, et
mesurer du même coup l'abîme qui séparait les occupants des demeures telles que
la Maison des Griffons ou la Villa Farnésine, avec leur dizaine de pièces, leurs
stucs et leurs peintures, leurs jardins ombragés, de ceux qui peuplaient ces
habitations plébéiennes. Autant comparer les hôtels du XVIe arrondissement avec
ce type de logement que le langage populaire nomme des 66 cages à lapins"...
Une telle différence dans les conditions de vie des dirigeants et de celles des
masses urbaines au milieu desquelles ils sont immergés tout en les dominant ne
peut que se [p. 191] reproduire au niveau du régime politique et du système des
valeurs : nul besoin d'être expert en sociologie de la connaissance pour
comprendre que le monde vu du haut du Palatin ou par les lucarnes des insulae
n'est pas forcément le même. Comment Cicéron pourrait-il admettre que la
République soit dirigée par ces gens-là ? C'est déjà faire preuve de beaucoup de
sollicitude que de reconnaître exercer le pouvoir en leur nom. Sans compter que
derrière ce mépris c'est en fait la peur qui transparaît : qu'il s'agisse des esclaves,
des affranchis, des femmes, des étrangers, c'est toujours, en tous lieux et à toutes
époques, ce dont on a peur qu'on méprise et qu'on s'efforce de dominer. À cet
égard, Rome ne fut ni plus ni moins raciste que nous.

LES EMBARRAS DE ROME

Mais pour les plébéiens, les difficultés de la vie urbaine ne se limitent pas aux
seuls problèmes de logement. Car ce n'est pas en litière ou à cheval qu'ils se
déplacent : ils marchent à pied, et il n'y a pas de transports en commun. Or dans
une ville si étendue et bosselée de sept collines, ces déplacements sont fatigants.
C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles le centre ville est surpeuplé : tout le
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 207

monde veut réduire les trajets au minimum. Mais le prix du terrain augmente au
fur et à mesure qu'on se rapproche du Forum. Le problème des déplacements est
d'autant plus aigu que les embouteillages et le charroi sont continuels : à l'heure
actuelle, nous parlerions des "nuisances"... Comme les problèmes, les solutions se
ressemblent. Au dernier siècle de la République, César inaugure une politique de
création de "zones piétonnières". Il interdit toute circulation de véhicules attelés
pendant le jour dans le centre de la Cité. Mais la mesure ne fait que déplacer le
problème : le tapage nocturne décuple bientôt, car charrettes et carrioles
transportant les approvisionnements défilent alors pendant que les Romains
essaient sans succès de dormir. Encore ne s'agit-il là que des temps de paix.
Quand les guerres civiles se déchaînent, la ville est paralysée, car les
commerçants tirent les rideaux. Ainsi, en 41 av. J.-C., les habitants de la ville
"fermaient leurs boutiques et chassaient les magistrats, étant donné qu'on n'avait
nul besoin d'artisans ou de magistrats dans une ville accablée par la misère et le
pillage 1 ".
Mais, même une fois la paix revenue avec l'instauration de l'Empire, Rome
continue à souffrir de son surpeuplement, malgré les gigantesques efforts
déployés par les premiers empereurs en matière d'aménagement urbain. Nous
avons un témoin, Juvénal, dont l'expérience de Rome n'est par livresque : sa vie
durant, il arpenta la capitale. Il sait donc de quoi il parle. Or le tableau qu'il nous
fait de la vie à Rome au début du IIe siècle après J.-C. énumère exactement le
même genre de problèmes que connaissait déjà Rome à la fin de la République.
Écoutons-le, car sa description est aussi colorée et véridique qu'un tableau de
Breughel, et résume tout ce que nous venons de dire :
[p. 192]

"À Rome tout coûte les yeux de la tête : un logement misérable,


l'entretien des esclaves, ou un méchant repas. C'est une honte de manger
dans la vaisselle en terre (...) le faste des vêtements dépasse les possibilités
financières de tous (...) À Rome tout s'achète (...) Nous habitons une ville
soutenue un peu partout par de minces étais, c'est la seule ressource des
gérants contre les éboulements ; ils bouchent les fissures de toutes les
vieilles crevasses et nous invitent à dormir tranquilles sous la menace des
effondrements. Mieux vaut vivre là où il n'y a ni incendie ni terreur
nocturne.

"Écoute ! écoute Ucalégon crier "De l'eau ! de l'eau !" et déménager


son pauvre mobilier ! Sous tes pieds, la fumée s'échappe déjà du troisième
étage. Toi, tu ne sais rien, car pendant que tous se démènent en bas, celui
qui habite le dernier étage où seul le toit l'abrite de la pluie... finit toujours
brûlé vif.

1
Cité par P.A. BRUNT, Conflits sociaux en République romaine (Paris, Maspéro, 1979), 185.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 208

"Voici le mobilier de Codrus ; un lit trop petit même pour son


épouse Procula, six cruches qui servaient seulement à décorer une petite
table avec au-dessous une petite coupe et une statuette de Chiron à l'appui
du marbre (...) Codrus n'avait donc rien ; qui pourrait dire le contraire ? Et
pourtant, ce rien, le malheureux l'a complètement perdu. Mais le comble
de son malheur, c'est que personne ne lui portera secours (...) En revanche,
que le grand palais d’Asturicus s'écroule et toutes les dames sont atterrées
et horrifiées, les patriciens prennent le deuil et le préteur suspend ses
audiences et les renvoie à plus tard (...)

"À Rome, la plupart des malades meurent d'insomnie" (...) Dans quel
logement le sommeil est-il possible ? À Rome, seuls ceux qui ont
beaucoup d'argent peuvent dormir, car la cause principale de l'insomnie,
c'est le passage continuel des charrettes dans les ruelles étroites et
sinueuses, et le vacarme des troupeaux qui piétinent finirait par ôter le
sommeil même aux veaux marins et à Drusus. Si une affaire l'appelle à
l'extérieur, le riche se fait transporter au pas de course dans sa litière (...)
qui fend la foule (...) De toute façon, il arrivera le premier, tandis que
nous, qui avons la même hâte que lui, nous devons lutter contre le flot qui
nous empêche d'avancer et contre la foule qui nous suit en rangs serrés et
nous écrase les reins. L'un nous donne un coup de coude, l'autre nous
heurte rudement avec la planche qu'il porte ; celui-ci me cogne la tête avec
une poutre, cet autre avec un récipient. J'ai les jambes couvertes d'une
boue grasse, de tous côtés de gros pieds m'écrasent et des brodequins
militaires me plantent leurs clous dans les orteils (...) Et si l'un de ces
chariots qui transportent les pierres de Ligurie se renverse et laisse crouler
sur la cohue cette énorme masse, que reste-t-il des passants ? Comment
retrouver les morceaux et les os ? Le destin des pauvres gens est de finir
pulvérisés et de disparaître dans un souffle (...) Considère les autres
dangers qui te guettent durant la nuit ; la grande hauteur des toits d'où [p.
193] une tuile peut se détacher et te fendre le crâne (...) Tu cours sur ton
chemin autant de périls mortels que tu rencontres de fenêtres ouvertes sur
la nuit et où l'on ne dort pas. Fais donc des vœux et garde au cœur le
misérable espoir que les fenêtres se contenteront de verser sur toi le
contenu de leurs grands vases de nuit 1 ."

Les difficultés de la vie urbaine et les guerres civiles cumulent donc leurs
effets négatifs. Dès lors, comment s'étonner que les mentalités collectives des
hommes de la fin de la République paraissent marquées d'une grande instabilité
et, pour tout dire, frappées du sceau d'une angoisse que nous connaissons bien,
puisqu'elle est la compagne de notre temps ? L'amour et la mort sont les miroirs
1
JUVENAL, Satires, 1, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 209

qui nous renvoient notre propre image : nous y projetons nos craintes et désirs
inconscients. Scrutons maintenant ces miroirs.

L'AMOUR, LE MARIAGE,
ET L'UNION LIBRE.

Les relations entre l'amour et le mariage ne sont pas évidentes : l'un peut fort
bien se passer de l'autre, et inversement. Les sociétés traditionnelles voient dans le
mariage l'union entre des groupes. C'est aussi le cas des alliances des dynastes. Le
XIXe siècle a valorisé le rôle du sentiment (pas de bon mariage sans passion
amoureuse) et trouvé un appui inattendu dans la religion chrétienne qui de tout
temps, contre la famille, affirma la primauté du consentement des futurs époux.
Du même coup, le mariage est devenu plus fragile car, s'il existe des amours
heureuses, il n'est guère de passions extrêmes qui soient éternelles. Nous verrons
que les Romains de la République ne partagent pas notre point de vue : pour eux,
le mariage sert avant tout à faire des enfants.
Mais ils diffèrent de nous sur un second point 1 , car ils vont jusqu'au bout de la
logique de cette définition. Comme tout le monde sait qu'il n'est pas besoin d'être
marié pour faire l'amour, le mariage ne va servir qu'à établir des enfants, c'est-à-
dire à leur donner un statut qui permette de leur léguer ses biens si l'on n'a pas
décidé d'en faire profiter quelqu'un d'autre ou, à défaut d'adoption, (ces deux
derniers cas étant très fréquents 2 ). Comme la majorité des plébéiens ne disposent
que d'un patrimoine fort modeste, le concubinat est chez eux plus fréquent que le
mariage. Mais, même parmi les classes dirigeantes, il est moins courant que chez
nous. L'adoption et le legs y sont en revanche fréquents, car ils permettent
d'avantager les individus que l'on choisit, et non ceux que la nature vous donne.
En 18, Auguste en vient même à réprimer indirectement le concubinat chez les
sénateurs et les chevaliers en s'attaquant aux célibataires (le célibat n'étant
nullement ici synonyme de chasteté ...). Il limite justement à leur détriment la
liberté testamentaire : tout célibataire ne peut plus recevoir de succession par legs
en dehors de sa propre famille ; le Sénat va cependant rendre la loi inefficace en
arrachant à l'empereur toute une série d'amendements qui la dénatureront.
[p. 194]
Mais il arrive quand même qu'on se marie... Or, à la fin de la République, un
type de mariage domine, qui nous paraît étrange, car la femme mariée reste
juridiquement dans sa famille d'origine. C'est le mariage sine manu, "sans la
puissance" (sous-entendu : du mari – ou de son père de famille, s'il est vivant –
1
Cf. P. VEYNE, op. cit. (La famille et l'amour ...), 39-40.
2
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 210

sur sa femme), qui a supplanté son contraire, où existait une autorité maritale du
type de celle que nous connaissons. La femme reste donc sous l'autorité de son
père de famille : elle et sa dot ne sont en somme que "prêtées" au mari. Quand elle
commet l'adultère, c'est plus son père que son époux qui la châtie. Cette situation
n'est paradoxale qu'en apparence : le mariage est beaucoup moins fréquent qu'à
notre époque, et d'autre part il est très instable : en restant dans sa famille
d'origine, la femme prend une garantie sur l'avenir. Le formalisme antique ne
préside plus à sa naissance : il peut même être célébré en dehors de la présence du
mari. Quant au divorce, il est extrêmement facile à réaliser. Là aussi, aucun
formalisme : le mari qui quitte sa femme et se remarie est censé avoir divorcé par
le fait même ; ou bien, s'il est scrupuleux, il enverra un des ses affranchis notifier
à son ex-épouse que le mariage est rompu. Il n'existe pas non plus de causes
limitatives du divorce, et même il n'y a pas de causes du tout. Au dernier siècle de
la République on divorce vraiment pour un rien, comme le montrent quelques
exemples.
Le juriste Servius Sulpicius Gallus divorce parce qu'il rencontre sa femme tête
nue dans la rue ; un chevalier parce qu'il voit son épouse parler dans la rue à un
esclave ; un autre parce que sa femme est allée au théâtre. Tous les grands
personnages de cette époque divorcent plusieurs fois (Cicéron quatre fois). Et les
femmes en la matière agissent aussi librement que les hommes. En réalité, dans
les cas cités, les divorces ont sans doute d'autres raisons que ces prétextes futiles.
La cause fondamentale réside dans la "permissivité" des unions. Car le vrai
mariage, celui qui est assuré de durer, doit déboucher sur la procréation : si la
femme est stérile ou si son époux s'est choisi d'autres héritiers que ses enfants, le
mariage ne repose que sur du sable, et comme lui se délite au moindre souffle.
L'évolution de la notion juridique de patrimoine familial suit aussi la même
pente. Le patrimoine va cesser d'être considéré comme une co-propriété familiale.
Le tournant se situe au même niveau que la césure des années 140, début de la
crise gracchienne, et de la crise socio-économique urbaine : les deux évolutions
sont évidemment liées. Jusqu'aux dernières décennies du second siècle, la
conception familiale du patrimoine subsiste : il ne comprend que l'actif, puisque
les dettes sont supportées par la collectivité familiale. Mais au dernier siècle de la
République les solidarités familiales se dissolvent et la place de l'argent dans les
relations sociales augmente. On en vient donc à l'idée que les biens sont le gage
des créanciers. L'unité du patrimoine ne vient plus de ce que les biens sont à
l'intérieur d'une famille, mais d'une conception arithmétique et individuelle : les
biens d'un patrimoine sont un actif répondant d'un passif.
[p. 195]
La place de l'argent et de la femme dans la famille reflète donc bien
l'instabilité de l'époque. Il subsiste cependant un îlot de certitude, qui donne aux
relations entre l'homme et la femme des caractères moins éphémères : les enfants,
quand ils sont désirés et qu'on veut en faire des héritiers. Car la finalité du
mariage, c'est la procréation ; les Romains l'ont dit avant l'Église chrétienne à
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 211

laquelle on attribue bien à tort l'exclusivité de cette définition. On peut citer


plusieurs témoignages. En latin, mariage se dit matrimonium : on y retrouve le
mot mater, mère, qui définit donc le mariage en se référant à la notion de
fécondité. D'ailleurs, tous les cinq ans, lors du recensement, les censeurs
rappellent : "le mariage est conclu pour que soient engendrés des enfants 1 ".
Quand Catulle, qui vit à l'époque de Cicéron, formule ses vœux de bonheur pour
le mariage de ses amis, il leur souhaite de nombreux enfants 2 . Car avoir une
descendance, c'est un moyen de se perpétuer 3 . Aussi la mort d'un enfant paraît-
elle insupportable aux parents qui lui survivent, comme le dit la plainte de cette
mère anonyme :

"Sans doute, mes enfants, voyez-vous à présent les royaumes


célestes, vous qu'un jour prématuré a tout jeunes enlevés. Mais quel repos
pour moi qui reste dans un monde qui me pèse, et qui n'ai plus comme
avenir que souffrir sans relâche ? (...) Je me retrouvais dans vos tendres
visages, je croyais, grâce à vous, que les temps enfuis revenaient pour moi
(...) c'est le pire des maux que d'être ainsi accablée par ce qui constituait
jadis votre espérance. 4 "

Le bonheur conjugal ne se réalise donc pleinement que dans le prolongement


de soi que sont les enfants ∗ .
Le droit d'ailleurs confirme la morale populaire. Auguste pénalise les familles
sans enfants : elles ne pourront recevoir que la moitié de la succession par legs.
L'empereur va même plus loin : il fait adopter une loi Poppea aux termes de
laquelle les mères de trois enfants se voient accorder l'exercice complet des droits
civiques. C'est le "droit des trois enfants", ius trium liberorum, qui assure une
promotion spectaculaire de la femme mariée qui en bénéficie : elle peut désormais
gérer ses biens hors de toute tutelle paternelle ou maritale et dispose d'une
capacité judiciaire égale à celle des hommes. Auguste ira même jusqu'à assouplir
l'exigence de virginité sacrée requise de toute antiquité pour les Vestales...
Le mariage sert donc à faire des enfants. En dehors de lui, c'est le règne très
fréquent de l'union libre. Mais tout cela ne nous éclaire pas complètement sur les
rapports qu'entretiennent l'homme et la femme. Essayons d'y voir plus clair.

1
Cité par M. MESLIN, op. cit., 153.
2
Ibid.
3
CICÉRON, Tusculanes, I, 14,31.
4
Cité par M. MESLIN, op. cit., 159.

Un témoignage marqué par les déchirements de la guerre civile en apporte la preuve a
contrario. Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 212

MACHISME ET ROMANTISME

Tout le monde sait que la société romaine est centrée autour [p. 196] du mâle
et des valeurs considérées comme attachées à la virilité : la guerre, et les profits
qui en découlent. De plus, toute l'histoire sociale de la République, comme nous
l'avons vu, est dominée par de violents conflits de classe. Au sein même des
groupes dirigeants, les luttes sont acharnées. À partir des années 100, la violence
prendra une part croissante dans tous ces processus. Aussi le Romain se
comporte-t-il au lit comme dans la vie : le machisme règne dans la Rome
républicaine plus encore que chez nous. La place tenue par le plaisir féminin est
d'ailleurs radicalement différente dans cette société et dans la nôtre. À notre
époque 1 , l'aboutissement de ce plaisir est tenu par l'homme pour une preuve de sa
propre virilité. Non pas d'ailleurs par altruisme, mais le plus souvent simplement
parce que c'est un moyen subtil de domination de l'homme sur la femme : pendant
qu'elle jouit, la femme est à la merci de l'homme, elle "reçoit" de lui, elle devient
donc sa débitrice. Ne dit-il d'ailleurs pas qu'il "la prend" ? Partant de la même
exigence de domination, le mâle romain aboutit à des comportements sexuels
exactement inverses, car son raisonnement est plus fruste. Le meilleur moyen de
dominer la femme est de se faire donner du plaisir par elle, et non le contraire :
elle sert l'homme comme l'esclave le maître, et la plèbe ses magistrats. C'est
pourquoi les fresques et gravures érotiques nous représentent si souvent la femme
à califourchon sur l'homme, qui se laisse amener passivement jusqu'à la
jouissance. Et il ne s'agit pas là de raffinements réservés à des aristocrates,
puisque ces scènes figurent dans le bordel de Pompéi. Chercher consciemment le
plaisir de la femme serait inverser les rapports normaux, faire que le maître serve
l'esclave : or il semble bien que les Romains n'aient guère voulu étendre jusqu'au
lit le temps des Saturnales... (on se souvient 2 d'ailleurs du rôle tenu par cette
inversion des rapports entre hommes et femmes et maîtres et esclaves dans
l'affaire des Bacchanales 3 ). Car, quel est le plus grand objet de honte dans le
domaine des relations sexuelles ? L'orgasme féminin n'a pas d'importance. Quant
à l’"homosexualité" – ou plutôt la "bi-sexualité" – elle est fort courante chez les
Romains. César, entre autres s'y livra. Pour les Romains, l'équivalent dans
l'opprobre de notre "en être", c'est pratiquer le cunnilinguisme : car là, l'homme
"sert" sa partenaire, s'oublie. Certains cunnilinguistes honteux tentent même de
dissimuler la noirceur de leur forfait en se faisant passer pour des homophiles
passifs. Martial va jusqu'à dire que c'est là un sort pire que celui de l'esclave 4 .

1
Cf. P. VEYNE, op. cit., 52-53.
2
Cf. supra.
3
Cf. supra, p. 122-123.
4
MARTIAL, Épigrammes, IX, 92, 1-12.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 213

Si elle peut nous surprendre, cette attitude mentale possède sa propre logique :
d'ailleurs, répétons-le, les principes qui inspirent le machisme contemporain sont
identiques, même si les applications sont différentes. On ne peut en tout cas
séparer le domaine sexuel de l'ensemble des rapports sociaux qui l'englobent. En
ce sens, même si nous restons au niveau de l'inconscient, faire l'amour est un bien
un acte politique... Non parce qu'on exprimerait au lit des revendications
politiques, ce qui serait assurément grotesque, mais parce que dans cet acte où [p.
197] l'homme et la femme dévoilent leur intimité et laissent faire leurs pulsions
profondes à la formation desquelles la société a aussi sa part, transparaît la
conception du monde, des rapports de domination ou de solidarité, qu'ont les
partenaires à cet acte, ou celui des deux qui impose sa prééminence. Un livre
récent 1 fondé sur de sérieuses études ethnologiques confirme d'ailleurs ce point
de vue : si l'homme cherche à dominer la femme, ce n'est pas elle qui constitue le
but ultime de sa démonstration de force, mais les autres mâles. En dominant la
femme, l'homme se prouve sa force et la prouve aux autres hommes. Le fait est
d'ailleurs que les sociétés dominées par le modèle sexuel et affectif du machisme
sont souvent politiquement inégalitaires 2 , et inversement, comme semble le
montrer le cas des états scandinaves, où l'affirmation de l'égalité entre l'homme et
la femme va de pair avec la démocratie politique et économique. À Rome, le
machisme est donc une des conséquences de l'antidémocratisme du régime
politique.
Cependant la passion amoureuse existe à Rome comme ailleurs, et avec elle
l'idéalisation du partenaire, qu'il s'agisse de l'homme ou de la femme. Ce qui n'est
d'ailleurs pas contradictoire avec la tendance au machisme. Les choses se
déroulent seulement sur un autre plan, où il peut réapparaître masqué : le désir de
possession de l'être aimé, si fréquent dans la passion amoureuse, peut en être
l'expression, s'il n'est corrigé par l'altruisme, seul critère de l'authentique amour.
C'est de cet amour-là, et non seulement de sa composante sexuelle, que nous
parle une inscription gravée par une main anonyme sur les murs de Pompéi :

"Nul ne s'accomplit, qu'il n'ait connu l'amour 3 ".

On se prend à regretter que nos graffiti se limitent à l'obscène et aux slogans


politiques : sur ce point, Rome a encore à nous apprendre... Le poète Catulle a,
lui, connu l'amour, et ses écrits témoignent de son éblouissement. Catulle vit au
temps des guerres civiles (de 87 à 54 av. J.-C.). Il fréquente les milieux littéraires
et mondains, et y fait la connaissance de Lesbie, qui est en fait Clodia, la sœur du
tribun Clodius, l'ennemi acharné de Cicéron. Il s'en éprend follement, et a avec

1
Cf. E. REED, Féminisme et anthropologie (Paris, DENOËL-GONTHIER, 1979), 60 sq.
2
Cf. E. BORNEMAN, Le patriarcat (Paris, P.U.F., 1979), 257-259.
3
Cité par M. MESLIN, op. cit., 161.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 214

elle une liaison orageuse et passionnée, qui dure environ quatre années. C'est le
type même de l'amour impossible : elle a déjà trente ans, il n'en a pas vingt ; c'est
un jeune provincial, elle appartient à l'illustre gens Clodia et elle est l'épouse du
gouverneur de la Gaule Cisalpine. Il nous parle de ses tourments 1 , mais aussi de
sa joie, et plus exactement du sentiment d'ineffable et d'éternité qui envahit les
amants comblés 2 :

"Les soleils pourront s'éteindre, les nuits succéder aux jours, mais
nous, une fois que s'est éteinte notre brève lumière, nous dormirons sans
fin dans une nuit perpétuelle. Donne-moi mille baisers, et cent, puis mille
encore, puis cent autres, et encore mille, et encore cent. Alors ces milliers
de baisers pris et rendus, brouillons-en le compte, pour qu'ignorés des
jaloux [p. 198] comme de nous-mêmes, un si grand nombre de baisers ne
puisse exciter l'envie".

Mais les étoiles qui brillent le plus sont celles qui sont en train de mourir.
Même le décès du mari de Clodia ne permet pas à Catulle de réaliser son rêve :
épouser sa bien-aimée. Peut-être fut-elle plus réaliste que lui, et apprécia-t-elle
mieux les distances insurmontables que mettaient entre eux l'âge et le rang
social... Peut être aussi ne vit-elle en lui que l'agréable passade que pouvait
représenter pour une femme déjà mûre et "libérée" une liaison avec un jeune
homme, poète de surcroît... Et puis les temps étaient durs : la lutte entre son frère
Clodius et Milon, le protégé de Cicéron, n'était pas une mince affaire. On sait que
Milon finira par tuer Clodius. Quant à Cicéron, il ne se privait pas d'attaquer la vie
privée de Clodia en dénonçant en elle une débauchée perverse. Aussi Catulle dut-
il se résigner 3 .
Comblé ou malheureux, l'amour n'est point cependant la seule aune qui
mesure les destinées humaines et leur donne un sens. La mort, dont les mains
avides saisissent les vivants, est le seuil du grand mystère qu'il n'est donné à
personne de connaître. Elle transforme une vie en destin, mais jusqu'à la fin
l'homme à une prise sur sa vie : quand la statue du Commandeur mène Don Juan
au seuil du gouffre infernal, elle le supplie de se repentir. Ce n'est qu'après avoir
refusé qu'il tombe dans les flammes. Pas plus que nous l'homme romain n'est
certain du destin qui l'attend dans le monde des morts. Mais la façon dont il voit la
Mort, comme à toute époque, est le reflet de celle dont il conçoit la vie. C'est à ce
titre que nous allons l'étudier, et y voir poindre l'angoisse de ce dernier siècle de la
République.

1
CATULLE, LXXXVI.
2
CATULLE, A Lesbie, V.
3
Cité par M. MESLIN, op. cit. 161
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 215

LES MAINS AVIDES DE LA MORT

Comme les abîmes, la mort repousse et fascine tout à la fois. Tibulle (né en 60
av. J.-C.) exprime son angoisse à son approche :

"Bientôt viendra la mort, la tête enveloppée de ténèbres... Retiens,


noire mort, tes mains avides, retiens-les, sombre mort... 1 "

Mais la mort de l'autre, s'il n'est pas un être cher, constitue un spectacle. C'est
le sens des jeux de gladiateurs 2 . Le duel lui-même n'est qu'un amuse-gueule : ce
qui compte se passe à partir du moment où l'un des adversaires fait signe qu'il se
déclare vaincu. Le public fait alors connaître son avis, et le magistrat présidant le
spectacle gracie ou fait le geste fatal. Dans le dernier cas la foule se penche pour
voir passer l'ombre de la mort sur le visage et dans les yeux du vaincu qu'on
égorge ∗ 3 .
[p. 199]
Comment expliquer l'attrait puissant qu'exerce sur les Romains le sable rougi
de l'arène ? Sans doute s'agit-il là d'un plaisir de conjuration, l'inverse exact du
voyeurisme dans le domaine érotique : la mort qui passe ne s'arrête pas devant
moi, elle est pour l'autre, pour celui dont la gorge se déchire sous le fer. Songeons
à l'un des misérables plaisirs de la vieillesse, la lecture des annonces
nécrologiques dans le journal... Les Romains conçoivent les choses sur une plus
grande échelle, et n'attendent pas la sénilité pour jouir de ces présages. Et puis il y
a aussi l'attrait du mystère, celui du moment du passage, quand les yeux chavirent
et que s'éteint la conscience. Que voit celui qui quitte la vie ? L'éternelle obscurité
du néant, ou d'autres mondes ineffables ? Ce mystère qu'il n'est donné à aucun de
nous de connaître par sa raison, c'est aussi l'espoir toujours déçu de commencer à
le percer qui fait scruter par les Romains le visage du gladiateur. Dans le bref
instant qui sépare le mourant du cadavre, tout peut arriver, et peut-être lira-t-on
dans ces yeux qui se voilent le reflet de l'ailleurs, au-delà de la mort. L'importance
de cet insaisissable instant est telle que le vocabulaire de la mort abonde en mots
le qualifiant : on dit de l'agonisant qu’"il passe", trépasse ; on parle des transis (de
trans-ire, aller au-delà).
1
TIBULLE, Élégies, I, 3.
2
Cf. P.VEYNE, "les gladiateurs, artistes maudits" dans : L'histoire, 2 (1978), 4-13

Cicéron nous livre quelques informations sur la façon dont doit mourir le "bon" gladiateur.
3
CICÉRON, Tusculanes, cité par P. VEYNE, op. cit. supra, 9.Cité par M. MESLIN, op. cit.,
179.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 216

Ainsi la fameuse question si souvent posée à propos des jeux de gladiateurs :


"Comment pouvaient-ils aimer ces spectacles ?" n'a-t-elle en fin de compte aucun
sens. Elle témoigne même d'une hypocrisie remarquable. Car nos angoisses sont
les mêmes que celles des Romains : les moyens qu'ils emploient pour les conjurer
sont simplement plus brutaux, de la même façon qu'ils dominent plus
grossièrement leurs femmes dans le domaine sexuel.
Admettons donc que l'horreur et la fascination qu'exerce le spectacle de la
mort sont de tous temps. Mais en quoi justement le dernier siècle de la
République se distingue-t-il de périodes moins troublées ? Revenons à nos
gladiateurs, car ils sont d'utiles révélateurs de l'évolution des mentalités. Il y a en
effet des raisons politiques qui déterminent l'intensité de la morbidité de ces jeux.
Car nous avons assez de données pour dresser des statistiques d'égorgement. Au
début de notre ère, sous le règne d'Auguste, un gladiateur meurt à son dixième
duel. Un siècle et demi après, il est égorgé dès son troisième ou quatrième
combat. Si son espérance de vie a ainsi diminué de plus de la moitié, ce n'est pas
parce qu'en quelques dizaines d'années les spectateurs sont devenus plus "cruels",
mais parce que les temps et la politique ont changé. Lors des guerres civiles de
l'époque de Cicéron, la violence est partout, et le sang coule souvent dans les rues
de Rome : le goût de mort y trouve son comptant, et le recours aux plaisirs du
cirque est relativement subsidiaire. Mais Auguste, en instaurant l'Empire, va
donner à Rome une paix séculaire : les jeux du cirque n'en deviendront que plus
sanguinaires, car il faut bien que les pulsions se déchaînent quelque part. À
l'époque actuelle, nous raccourcissons seulement les délais, puisque tous les trente
ou [p. 200] quarante ans, les mêmes transes suicidaires s'emparent du monde, que
foulent en leur ronde éternelle les quatre cavaliers d'une apocalypse sans cesse
renouvelée.
D'autres signes témoignent de l'angoisse du temps. Les sociétés ancrées dans
la religion ou les certitudes de valeurs reconnues et unanimement partagées,
réussissent à apprivoiser la mort. Pour l'homme du haut Moyen-Âge, elle est le
seuil de l'éternité et du jugement définitif, mais elle est également proche,
familière : l'agonisant s'y livre plus qu'il n'y résiste. Tel est aussi le cas des
sociétés rurales, dont le contact avec la Nature leur apprend que la mort, loin
d'être un scandale, un accident incompréhensible, fait partie du cycle de la vie,
comme la nuit succède au jour et l'hiver à l'été. Quant à nous, nous vivons dans un
monde où l'homme s'est longtemps défini par opposition à la Nature et aux
animaux, qu'il entend soumettre ; nos sociétés sont urbaines, coupées des
médiateurs naturels entre l'individu et son destin ; et enfin, c'est devenu un lieu
commun d'écrire que nous ne savons plus à qui et à quoi croire. La mort devient
alors l'horreur suprême, qui fait si peur que nous tentons de supprimer de notre vie
tous ses surgissements : le funéraire devient macabre, et même morbide ; il faut se
débarrasser de cet objet encombrant qu'est le cadavre au plus vite. Les plus riches
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 217

tournent le problème en payant les services de maquilleurs ∗ , qui donnent au


visage du défunt la sérénité dont nous espérons jouir quand ce sera notre tour de
franchir le passage.

UN AUTRE AU-DELÀ

Le Romain de la fin de la République n'en est point parvenu à ces stades


extrêmes. Mais certains signes nous montrent que lui aussi est saisi d'une angoisse
nouvelle devant la mort. Car à la fin du dernier siècle avant notre ère les
inscriptions funéraires témoignent d'une désillusion croissante et de ses
corollaires : le nihilisme et l'appétit de jouissances. Ainsi, de la formule : "Je
n'étais pas, je fus ; je ne suis plus, je m'en moque". Il ne s'agit pas là d'un
scepticisme de grand seigneur. Ces formules sont aussi banales que celles de notre
temps comme "À notre cher disparu", puisqu'elles sont le plus souvent rédigées en
abrégé, avec les seules initiales des mots : tout le monde avait donc l'habitude de
les lire. Rome a même ses danses macabres. Sur un vase à boire trouvé dans le
domaine de Boscoreale figurent trois squelettes : le premier est mollement étendu
par terre et boit le vin qu'on lui offre, tandis que le second joue de la lyre. Une
inscription les coiffe : "Honore pieusement les ordures !". Un troisième squelette
tient une bourse dans une main, et contemple un crâne en disant : "C'est cela,
l'homme ! ". Ce cynisme cache évidemment le [p. 201] désespoir et la peur. La
comparaison avec les danses macabres du Moyen Âge n'est d'ailleurs pas fortuite.
Aux XIV et XVe siècles, la mort prend une autre figure beaucoup moins familière
que celle des temps féodaux 1 . Auparavant le mort était représenté comme apaisé,
son corps et son visage intacts comme au moment où son âme s'en était échappée.
Mais, dès le XIVe siècle, le spectacle se situe à un stade plus avancé : celui de la
décomposition, de la pourriture, du grouillement des vers. Les danses macabres
apparaissent. Elles mêlent morts et vivants, squelettes et corps de chair, mais ce
sont les squelettes qui mènent le bal : ils dansent en entraînant les vivants qui
sont, eux, raides et stupéfaits (on pense aux dernières images du film de Bergman
Le septième Sceau, où la Mort entraîne dans cette farandole sur le haut des
montagnes les personnages du récit, et surtout le chevalier qui jouait aux échecs
avec elle pour percer son mystère ...). Or, la fin du Moyen-Âge et celle de la
République romaine sont des époques que rapprochent plus d'un trait : mêmes
doutes dans les esprits vis-à-vis des préceptes de la religion, et surtout
accumulation de catastrophes : épidémies, guerres, crise économique pour le
Moyen-Âge ; violence, guerres civiles, crise du système politique et paupérisation

Dans certains "salons" funéraires des U.S.A., le mort est même assis sur un fauteuil, les
jambes croisées, dans une posture familière, l'allongement de la dépouille – même maquillée
– suggérant encore trop l'immobilité de la mort...
1
Cf. P. ARIES, L'homme devant la mort (Paris, Le Seuil, 1977), 114 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 218

de la population urbaine pour la République. Dans les deux cas, cette fin
dramatique fait suite à une brillante période d'expansion économique et urbaine :
les mentalités collectives en sont d'autant plus perturbées. La vision de la mort est
donc altérée.
Mais les Romains distingués ne s'adonnent pas tous à la jouissance,
abandonnant au populaire ces satisfactions vulgaires. Car, plus encore que les
enfants 1 , la gloire permet de ne pas mourir vraiment. Cicéron et Sénèque 2
s'accordent sur ce point. Par définition, cette gloire posthume est le privilège d'une
minorité, celle qui exerce le pouvoir. Elle consiste dans l'accumulation des plus
hautes fonctions militaires et politiques. D'ailleurs, le texte des inscriptions
funéraires des plus grands personnages n'est que la sèche énumération des étapes
successives et datées de leurs carrières politiques et administratives, ainsi que de
celles de leurs campagnes militaires. Le souvenir des défunts sera d'autant plus
assuré de durer qu'il s'appuiera sur ce résumé de pierre, offert à la vue de tous les
passants. Car il ne faut pas oublier que les sépultures romaines se dressent tout au
long des routes. La Via Appia, dans les faubourgs de Rome en comporte
plusieurs. Mais la gravure de ces inscriptions – et plus encore l'érection de
mausolées – supposent des moyens financiers hors de mesure avec ceux dont
disposent les pauvres. D'ailleurs, de quelles brillantes carrières feraient-ils état ?

LA MORT DES PAUVRES

Il existe cependant un art funéraire plébéien, qui concerne à vrai dire les
classes moyennes, non les couches populaires. Or ici encore, il faut bien constater
de curieuses coïncidences chro-[p. 202] nologiques : c'est surtout à partir de la
seconde moitié du dernier siècle de la République que se développe cet art
funéraire... 3 Ce sont donc les troubles du temps qui poussent ces individus à
tenter d'atténuer leur angoisse croissante devant la mort par l'étalage de ces
témoignages lapidaires. Nous assistons ainsi au déploiement d'une émouvante
galerie des portraits de ceux qui ont pu économiser assez pour se faire représenter
pour la postérité : petits et moyens entrepreneurs, affranchis enrichis,
fonctionnaires municipaux, sous-officiers en retraite. Ces gens n'ont pas eu la
chance d'exercer des carrières de tout premier plan : leur gloire est un peu maigre.
Ils pallient ce défaut en se faisant représenter avec le plus de réalisme possible.
Puisque leur vie ne les impose pas à la postérité, c'est leur image qui doit la
frapper. Cette intention se traduit par l'abandon de certaines techniques et le
remploi d'autres artifices. On renonce à la perspective et aux proportions ; le

1
CICÉRON, Paradoxe des stoïciens, II, 18.
2
SÉNÈQUE, Lettre, 79, 14-17.
3
Cf. F.COARELLI, op. cit., 80.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 219

défunt est représenté debout, bien vivant. Ce qui compte, c'est le détail
significatif, le rappel de la profession du défunt, qu'entoure son épouse. Le
tombeau d'Eurysacès en témoigne. Eurysacès tenait boutique à Rome : sa
boulangerie fournissait en pain l'armée et l'administration. Il meurt en 40 ou 30
av. J.-C. Or son tombeau est un hymne... à la boulangerie : la figuration des
pétrins, élevés à la dignité de motifs architecturaux, tient lieu pour lui des
énumérations de consulats ou de victoires contre les Parthes. Juste sous le toit,
une frise continue reproduit avec soin les différentes étapes de la panification.
Cette ostentation peut nous faire sourire : elle est un peu naïve et sent le parvenu.
Mais les intentions d'Eurysacès et de Sénèque sont les mêmes : tous deux veulent
se perpétuer. Nous avons les écrits de Cicéron : mais des plus humbles, il ne nous
reste que les bribes de ces discours de pierre. Ils n’en méritent que plus notre
attention. Eurysacès est un de ces boutiquiers que méprise tant Cicéron, ceux
auxquels il dénie tout droit de participer à la direction de l'État. Or, en
construisant son tombeau, Eurysacès lui répond : il ne rougit pas de son métier,
même si ce n'est pas celui de la politique. Ses pétrins veillent sur sa dépouille
comme les faisceaux des licteurs protègent le magistrat : le boulanger vaut bien le
consul...
D'ailleurs, quand Cicéron va jusqu'au bout de lui-même, il est parfois sincère.
Un vertige le saisit alors devant l'abîme du temps et de la mort. Les défenses qu'il
a érigées contre elle cèdent, et cette fameuse gloire devient aussi périssable que
son corps. Écoutons-le, car la beauté de ce texte en rachète beaucoup d'autres de
sa plume :

"Quand même les races futures répéteraient sans trêve les louanges
de chacun de nous, quand même notre nom se transmettrait dans tout son
éclat de génération en génération, les déluges et les embrasements qui
doivent changer la face de la terre à des époques immuablement
déterminées ôteraient toujours à notre gloire d'être, je ne dis pas éternelle,
mais durable 1 ".

[p. 203]
Mais si l'esprit peut accepter cette dissolution, le cœur et la chair s'y résolvent
mal. Les convictions religieuses, lorsqu'elles sont solidement ancrées, peuvent
apporter une consolation en transfigurant la pourriture du tombeau : le sépulcre
n'est plus alors qu'un passage. Les Romains n'ont pas attendu le christianisme
pour y penser. Leur religion antique offrait certaines échappatoires. Les garanties
en étaient à vrai dire assez maigres. Car le Romain traditionnel n'arrive pas à
imaginer un au-delà vraiment différent de ce monde. Les trépassés parlent peu
entre eux. Le jour des morts, les vivants sacrifient à Tacita – la déesse muette – un

1
CICÉRON, La République, VI, 16.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 220

poisson à la bouche cousue, ce qui est une allusion au silence qui règne dans le
séjour des morts. Ce silence des morts, c'est en fait le mystère du tombeau. Mais
en revanche, les Romains pensent que les morts disposent de multiples moyens de
s'adresser à eux. D'abord, ils peuvent revenir, ce qui est perçu avec une inquiétude
certaine. Pendant trois jours, au mois de mai, les ancêtres, sous le nom de
Lémures, sortent de leurs tombes et reviennent hanter les lieux où ils ont vécu 1 .
Or cette hantise est menaçante : car si l'on n'accomplit pas certains rites, le mort
va entraîner avec lui un membre de la famille. Lors de ces dates fatidiques, le père
de famille se lève au milieu de la nuit, pieds nus, et fait un geste obscène avec le
pouce au milieu de ses doigts joints. En fait, le geste n'est obscène qu'en
apparence : il symbolise l'acte sexuel, donc la vie, qui doit conjurer la mort.
D'ailleurs, en l'accomplissant, l'homme prie qu'aucun revenant ne vienne à sa
rencontre. Puis il se lave les mains, prend des fèves noires, les crache derrière lui
tout en disant : "Je jette ces fèves et par elles je me rachète, moi et les miens". Il
répète neuf fois de suite ces gestes et ces paroles. Jamais il ne se retourne, car le
mort qui le suit ramasse les fèves. De nouveau il se lave les mains, fait du bruit
avec un objet de bronze pour effrayer les revenants, et leur dit par neuf fois :
"Mânes de mes pères, sortez". Il se retourne alors, protégé par le correct
accomplissement du rite : le mort a bien voulu le pardonner, lui et les siens, et s'en
est allé, après avoir accepté les fèves noires, offrandes réservées aux puissances
infernales.
Mais les contacts quotidiens, familiers, avec les morts, sont heureusement
moins effrayants. Ce sont ceux qui naissent le long des chemins bordés de
tombes. Par les inscriptions qui y sont gravées, le mort interpelle les vivants,
souvent gaiement, et en leur souhaitant chance. Citons quelques exemples :

"On a placé Lollius sur le bord de cette route pour que les passants
lui disent : "Bonjour Lollius 2 "."

"Salut, Fabianus ! – Que les dieux vous accordent leurs bienfaits, les
amis ! Et vous, voyageurs, que les dieux vous soient propices, à vous qui
vous arrêtez près de Fabianus. Allez, et revenez sains et saufs. Vous qui
me jetez des fleurs, vivez de nombreuses années ! 3 "

Pour le Romain, le mort, même s'il n'appartient plus à ce [p. 204] monde,
continue encore à se comporter comme un vivant. Or, à la fin de la République,
cette vision trop simpliste de l'au-delà ne satisfait plus les mentalités populaires :
les malheurs du temps ont précipité la crise de la religion ancienne. Car là aussi, il
y a concordance chronologique entre les déchirements des guerres civiles et
1
Cf. M. MESLIN, op. cit., 48-49.
2
DESSAU, 6746.
3
DESSAU, 1967.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 221

l'introduction à Rome de cultes venus d'Orient. Ces religions orientales sont


beaucoup plus tournées vers le surnaturel et l'au-delà que la religion
traditionnelle. Le monde d'après la mort n'est pas celui du silence, ou un pâle
décalque de celui des vivants. Des aspirations qu'elles comblent témoigne cette
inscription funéraire exceptionnelle. Elle émane d'une mère anonyme qui vient de
perdre son fils : la vision qu'elle éprouve est mystique et correspond à la
transfiguration de corps ressuscité à laquelle croiront plus tard les chrétiens. Elle
voit :

"... une forme rayonnant d'une lumière sidérale descendre de l'éther


(...) Ses yeux ardents brillaient, ses épaules étaient comme auréolées, ses
lèvres rouges proféraient des sons pour me consoler : "Je n'ai pas été
entraîné dans les sombres profondeurs du Tartare, mais j'ai été emporté
vers les astres". 1 "

À ces consolations, les religions orientales joignent la promesse d'un salut


individuel. Les pouvoirs des anciens dieux laissent les Romains de plus en plus
sceptiques. Cicéron lui-même avoue que lorsque deux augures sont revêtus de
leurs ornements religieux, ils ne peuvent se regarder sans rire... Sur de
nombreuses tombes, l'invocation aux dieux mânes n'est qu'une clause de style, car
elle est suivie de textes nihilistes du genre de celui que nous avons cité. Place,
donc, aux dieux orientaux. Isis et Sérapis, venus d'Égypte, sont adorés à Rome au
dernier siècle av. J.-C. ; Marius se fait accompagner d'une prophétesse syrienne ;
les sectes dionysiaques fleurissent... Inquiets de ces manifestations, les dirigeants
– qui se souviennent du scandale des Bacchanales –, de Sylla à César, tentent de
rénover le culte de certains dieux traditionnels. Ainsi César fait-il adorer Vénus.
Ce sont donc les masses populaires qui manifestent le plus d'angoisse : elles
embrassent totalement les nouveaux cultes alors que l'aristocratie reste sur la
réserve. L'explication est simple : ce sont elles qui souffrent le plus des violences
des guerres civiles et de la surpopulation urbaine. Elles vont donc chercher
ailleurs le salut que leurs dieux leur refusent.
Soulignons une constante remarquable de l'histoire républicaine : les luttes
d'influence entre divinités sont étroitement tributaires des conflits sociaux et
culturels. On se souvient que, lorsque la plèbe romaine fait sécession, en 493, elle
élève au pied de l'Aventin un temple à ses divinités (Cérès, Liber et Libera) dont
les fonctions sont mieux accordées à ses besoins que celles des dieux priés au
Capitole. En 449, une loi religieuse s'inscrit dans ce mouvement : tout individu
qui portera atteinte à un tribun de la plèbe sera voué à Jupiter, le dieu capitolin [p.
205] patricien garant de la fonction de justice, mais ses biens écherront aux
divinités de l'Aventin qui veillent sur les destinées économiques de la Cité : ce

1
Corpus des inscriptions latines, VI, 21521.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 222

partage reflète symboliquement la constitution patricio-plébéienne, qui vient tout


juste d'être initiée (en 450) avec la Loi des XII Tables. Au fur et à mesure que
cette alliance se confirmera, les dieux plébéiens s'intégreront au Panthéon romain.
Quand commencent à se faire sentir dans les années 190 les premiers
traumatismes nés de la seconde guerre punique, on ira chercher à l'étranger les
dieux des nouveaux opprimés de la "nouvelle plèbe". Et au dernier siècle de la
République, c'est à la répétition de ce mécanisme que nous assistons.
Mais ce n'est point seulement de leurs dieux que les Romains se détournent.
Les formes traditionnelles du jeu politique répondent de moins en moins aux
aspirations de ces mêmes masses urbaines, et les liens de clientèle maîtrisent plus
difficilement les revendications de ceux que nous connaissons sous le nom de
"populaires" depuis les insurrections grachiennes.

LES REVENDICATIONS
DU "PARTI POPULAIRE" ET LA RÉPONSE
DES ANTIDÉMOCRATES

Comme nous l'avons déjà dit 1 , il serait inutile de chercher à repérer dans ce
"parti populaire" l'équivalent de nos partis modernes. La comparaison avec les
courants d'opinions utilisés par des factions aristocratiques dans les deux derniers
siècles de l'Ancien Régime en France serait à tout prendre moins inexacte.
Les Gracques sont à l'origine du courant des idées "populaires". Celles-ci sont
certes "démocratiques" par rapport au contexte formé par la politique
traditionnelle romaine. D'ailleurs Cicéron décrit un adversaire de la démocratie
comme "hostile aux visées populaires 2 ". Mais, entendons-nous bien. Même pour
les populares, il ne s'agit pas de donner au peuple romain les droits que possédait
celui d'Athènes. Dans l'Athènes des VIe-IVe siècles av. J.-C. régnait une
démocratie directe, chaque citoyen disposant des moyens de contrôler les
décisions politiques, et même l'exécution des tâches d'administration quotidienne.
Le peuple romain "souverain" n'en demande pas tant. Ses éléments les plus "à
gauche" revendiquent seulement pour une fraction bien choisie le droit de décider
de l'ordre du jour, d'établir les priorités, et de participer aux grands débats
politiques. Ils s'opposent en ce sens aux "gens de bien" (optimates) qui veulent
tout soumettre au filtre de l'assentiment du Sénat.
Cette démarche n'aboutira pas. D'abord parce que militaires et sénateurs
préfèrent faire parler les armes que les citoyens. Ensuite parce que ceux qui se

1
Cf. supra.
2
CICÉRON, La République, III, 47.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 223

recommandent de ce parti et ceux qui pourraient bénéficier de son action ne lui


apportent pas un soutien total. Les premiers parce qu'ils sont plus guidés par [p.
206] leur ambition personnelle que l'intérêt du peuple : quand Sylla et Marius
distribuent des terres, c'est pour se faire des partisans, non pour réduire les
inégalités sociales. Les seconds parce que leurs leaders disparaissent souvent
brutalement (Clodius, César), et en raison des tentations que continuent à exercer
sur certains d'entre eux les liens de clientèle. En dépit de ces ambiguïtés, une
partie de la plèbe espère trouver dans ce "parti" un remède aux mesures dont elle
souffre. L'oligarchie nobiliaire est par principe et nécessité opposée à toutes les
mesures que réclament les temps nouveaux et qui forment l'armature de ces
thèmes hérités des Gracques et repris par les populares. Plutarque nous décrit le
Sénat...

"... redoutant l'action révolutionnaire des indigents, qui étaient les


boutefeux de toute multitude et mettaient leur espoir en César 1 ".

Quelles sont donc ces revendications capables de soulever les foules ?


Tout d'abord, organisation de distribution gratuite ou à des prix subventionnés
de denrées alimentaires, voire de subsides en argent aux indigents. Les possédants
ne voient là que démagogie. Envisagées du côté de ceux qui subissent l'élévation
grave du coût de la vie due aux spéculations des hommes d'affaires et à la ruine
des petits propriétaires qui entraîne le recours forcé aux denrées importées, ces
mesures sont sans conteste une satisfaction impérieuse à des revendications
légitimes. Depuis 123, date de la Loi Frumentaire de C. Gracchus, le principe de
la vente à bas prix des denrées de première nécessité est demeuré à travers toutes
les vicissitudes politiques : une sorte de SMIG alimentaire... Cicéron compare la
malheureuse plèbe qui en bénéficie à "un vampire (qui) se nourrit du sang du
Trésor... 2 " (on pense aux travailleurs immigrés accusés de faire capoter le budget
de la Sécurité Sociale...). L'accusation mérite qu'on s'y arrête pour juger de sa
démesure. Dans les années 70, 100 000 personnes environ bénéficient de ces
distributions 3 , ce qui ne représente pas la majeure partie de la plèbe. Elles coûtent
à l’État 10 millions de sesterces par an (30 millions de F.F. 1979) : moins du triple
du prix qu'a payé Cicéron sa maison du Palatin (3,5 millions de sesterces)...
D'autre part, ces mesures n'avantagent pas nécessairement les plus pauvres : pas
question d'en jouir si l'on n'est pas citoyen. En 58, Clodius, l'ennemi juré de
Cicéron, franchit une étape décisive, celle de la gratuité : désormais, rien n'est
exigé en échange du modius ∗ de blé. Dès lors, les inscriptions frauduleuses sur
les listes de bénéficiaires provoquent un gonflement du nombre des

1
PLUTARQUE, César, 8, 4 ; Caton Mineur, 26, 1.
2
CICÉRON, A Atticus, I, 19, 4.
3
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le Métier...) 262-272.

Unité de volume.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 224

récipiendaires. En 46, 320 000 hommes âgés de plus de 10 ans reçoivent


gratuitement des céréales. César, pourtant leader des populares, décide d'y mettre
le holà. Il raye 150 000 individus des listes de distribution, et établit 70 000
prolétaires de la cité dans les colonies d'outre-mer. Le nombre des bénéficiaires
[p. 207] redevient à peu près identique à celui des années 70 : 100 000. La
politique d'Octave suit exactement la même trajectoire. Tant qu'il lutte pour le
pouvoir, il se montre généreux : d'après ses Mémoires, ses diverses largesses ne
concernent jamais moins de 250 000 personnes. Mais une fois devenu Auguste, il
se montre beaucoup plus parcimonieux. D'ailleurs les remarques de son
biographe, Suétone, ne laissent aucun doute sur la façon dont il envisage les
distributions de blé :

"Il eut... la pensée de supprimer pour toujours les distributions de blé


faites par l’État, parce que le peuple, comptant sur elles, abandonnait la
culture de la terre, mais, ajoute-t-il, il ne s'y arrêta point, dans la
conviction que le désir de la popularité pourrait un jour les faire rétablir. 1 "

Les distributions de blé correspondent à un besoin réel de la part des masses


urbaines. Mais ses partisans déclarés qui les décident n'entendent nullement
appliquer une politique de redistribution, de réduction des inégalités
économiques, bref des mesures démocratiques. La preuve en est que les
distributions se font sur le critère de la citoyenneté, non de la modicité des
ressources. Les adversaires des populares ont raison quand ils les traitent de
démagogues. Car il ne s'agit pour eux que de se rallier la plèbe tant qu'ils en ont
besoin : parvenus au pouvoir, ils restreignent la portée de ces allocations.
Nous avons vu que Sylla et Marius ne se comportent pas autrement quand ils
procèdent à des distributions de terres.
Ces assignations de terres constituent la seconde revendication de ceux qui
placent leurs espoirs dans le "parti populaire". Apparemment, elles contredisent ce
qui précède : la plèbe urbaine, si elle voulait vraiment retourner à la campagne, ne
demanderait pas si instamment à l'État qu'il la nourrisse... En réalité, les
distributions de terres permettent de pourvoir les marchés provinciaux à des prix
inférieurs à ceux des provendes céréalières venues d'outre-mer. En tout cas, ceux
qui se transforment en paysans peuvent au moins subvenir à leurs besoins. Les
riches et les dirigeants s'y opposent catégoriquement. Cicéron nous livre sur ce
thème sa conclusion 2 sur l'origine et la fonction de l'État : protéger les riches et
maintenir les inégalités :
"... en premier lieu, il faudra à celui qui gouvernera l’État veiller à ce que
chacun conserve son bien et qu'il n'y ait pas de prélèvement à titre public sur les
1
SUÉTONE, Auguste, 42.
2
CICÉRON, Les devoirs, II, XXII, 78-79.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 225

biens privés (...) Discours fatal, qui tend à l'égalité des fortunes, et peut-il y avoir
fléau plus grand ? C'est avant tout, en effet, pour cette raison : conserver ses
biens, que l'on a établi les États et les Cités. 1 "
Sur ces sommets, nous évoluons très au-dessus de la démocratie telle que la
concevaient les Grecs. Écoutons encore une fois celui d'entre eux qui veilla sur
Athènes, Périclès :
[p. 208]

"... comme les choses ne dépendent pas du petit nombre mais de la


majorité, c'est une démocratie. S'agit-il de ce qui revient à chacun ? La loi,
elle, fait à tous, pour leurs différends privés, la part égale, tandis que pour
les titres, si l'on se distingue en quelque domaine, ce n'est pas
l'appartenance à une catégorie, mais le mérite, qui vous fait accéder aux
honneurs (...) Nous employons la richesse, de préférence, pour agir avec
convenance, non pour parler avec arrogance ; et, quant à la pauvreté,
l'avouer tout haut n'est jamais une honte. 2 "

Les plus grands philosophes grecs n'hésitent pas à affirmer :


"La démocratie est le gouvernement des pauvres par les pauvres 3 ". L'État
romain de Cicéron se situe aux exacts antipodes de cette affirmation.
Ce n'est d'ailleurs pas Cicéron qui est en cause, mais ceux de sa classe. Le
discours tenu par Brutus peu après qu'il ait tué César est de la même veine, bien
qu'il situe son argumentation à un niveau plus tactique et politique 4 .
Son raisonnement demeure le même que celui de Cicéron pas d'État stable si
l'on se mêle d'enlever aux riches une partie de ce qu'ils ont, car ils chercheront à le
récupérer. Bien entendu, si des troubles s'ensuivent, c'est la faute des pauvres et
de ceux qui les ont égarés. Enfin, ces discours réaffirment toujours la vieille
objurgation : le peuple doit se fier à ses dirigeants traditionnels, dépositaires de
l'antique mission du gouvernement. Seule la forme du régime est aristocratique :
son fond est démocratique. Tel est le discours de toutes les dictatures. Les
démocrates athéniens en tenaient un autre.

1
Ibid., XXI, 73.
2
THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, II.
3
ARISTOTE, Politique, 1279 b ; PLATON, La République, 557 a XENOPHON Mém., IV, 2,
37.
4
APPIEN, La guerre civile, II, 19, 141.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 226

LES SOLUTIONS
DES DÉMOCRATES ATHÉNIENS

Marquons un temps d'arrêt pour décrire les solutions de la démocratie


athénienne qui, elle aussi, dut satisfaire des besoins similaires 1 . Les indigents
étaient nombreux. En 431, on estime que 45% des Athéniens ne possédaient rien ;
et en 315 ce chiffre s'élève à 57%. Cela malgré les réformes antérieures de
Clisthène (508-500 av. J.-C.), qui s'était engagé dans la voie du lotissement des
terres conquises. Trois siècles et demi plus tard à Rome, les Gracques tentèrent de
l'imiter, avec l'insuccès que l'on sait. Ces ensembles de lots de terres se
nommaient des clérouquies (de KLÈROI, lots). Jamais leur assignation ne fut un
moyen pour les hommes politiques de se créer des foyers de partisans. (À
l'inverse des pratiques des dirigeants romains, à partir de Marius.) Car leurs
bénéficiaires en étaient avant tout redevables à la cité athénienne. Lors de la
fondation des clérouquies, ils partaient sous la direction d'un chef élu par
l'assemblée populaire, assisté par un prêtre, un architecte, et dix arpenteurs. Ce
territoire de la cité faisait juridiquement partie de celui d'Athènes, les clérouques
restaient citoyens athéniens, les décisions des organes de la cité devaient être
ratifiées par Athènes. Par ailleurs, ces colonies de peuplement étaient un [209]
instrument de promotion sociale : à la suite des grandes campagnes de
lotissement, plusieurs milliers de citoyens montaient dans l'échelle censitaire. Il
résultait de tout cela un profond et durable loyalisme des clérouques vis-à-vis de
la mère-patrie. Par ailleurs, en faveur de ceux que rebutait l'éloignement colonial,
Périclès s'efforça de mettre en œuvre une politique de grands travaux (elle fut
relativement limitée, car les besoins et techniques de l'époque n'étaient pas
prométhéens, et on ne pouvait renouveler à l'infini la construction de temples).
Athènes mit également en œuvre des formes plus élaborées d'assistance aux
déshérités en instituant le versement d'allocations aux indigents : distributions de
pain à bon marché (qui annoncent la loi frumentaire de C. Gracchus), ou de
sommes d'argent lors des périodes de crise, aide pécuniaire accordée aux plus
pauvres des citoyens lors des grandes fêtes publiques (theorikon).
À Rome, la nature oligarchique du pouvoir et les prétentions des grands
généraux à la monarchie font que les lois frumentaires et assignations de terres ne
correspondent jamais à un projet démocratique, même lorsqu'elles satisfont des
revendications populaires. Le blé et la terre ne constituent d'ailleurs que la partie
la plus visible de ces aspirations, qu'expriment sur le terrain politique les
populares. Mais au dernier siècle de la République, nous assistons à l'émergence
d'un nouveau langage, d'une contre-culture politique. Car, répétons-le, l'homme
1
Cf. L.R. MENAGER, op. cit. (Institutions...), 112-123.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 227

romain est à cette époque saisi d'une angoisse globale : son attitude devant la
mort, sa désaffection envers ses dieux nous le prouvent. Il est inévitable que les
cadres traditionnels de la politique lui paraissent tout autant périmés. La confiance
accordée par une partie de la plèbe aux populares le montre mais il est d'autres
signes de cette contre-culture politique 1 .

LA CONTRE-CULTURE POLITIQUE

La notion de culture "underground" nous est familière. Elle désigne, entre


autres, les modes d'expression propres à la jeunesse de milieux souvent modestes
et fortement marginalisés. Jugeant ne pas trouver dans les cadres qui lui sont
proposés des moyens adéquats d'exprimer ses revendications ou ses aspirations,
cette jeunesse élabore son propre système de communication, avec sa codification
et ses valeurs : mythes de la moto, de chanteurs pseudo-"loubards", vêtements et
coiffures particuliers, tics de langage, anarchisme simulé ou authentique,
périodiques spécialisés, constituent quelques-uns des éléments de cette contre-
culture. À Rome, la contre-culture politique d'inspiration populaire apparaît au
second siècle avant notre ère, mais c'est à l'occasion des troubles du siècle suivant
qu'elle va parfois nettement supplanter le jeu politique traditionnel.
La première de ces manifestations est pour nous insolite, et consiste dans les
funérailles des hommes politiques. Nous con-[p. 210] naissons déjà la coutume de
l'exposition des masques de cire des ancêtres 2 qui s'y rattache. Lors de ces
funérailles, la foule communie dans le souvenir du mort, qu'exaltent de nombreux
discours. On rappelle l'ancienneté de sa famille, les services que ses ancêtres ont
rendus à l'État, le nombre et le niveau de leurs magistratures. Dans les meilleurs
des cas, la cérémonie tourne à l'exaltation de l'unité civique 3 .
Mais, lors des déchirements des guerres civiles, les funérailles des leaders
assassinés constituent également les occasions où éclate le mécontentement
populaire sous forme d'émeutes et du déchaînement de la violence (de tels
troubles surviennent notamment après les assassinats de Clodius et de César). La
violence semble d'ailleurs toujours avoir été associée par les Romains à l'idée de
la mort. Car les jeux de gladiateurs sont nés à l'occasion des funérailles 4 . La
coutume est d'origine très ancienne, et fort courante dans les sociétés primitives :
quand meurt un grand personnage, ses serviteurs ou son épouse le suivent dans le
tombeau, ou bien ses fidèles se battent autour de sa couche mortuaire pour
témoigner de leur désespoir. Bientôt, les professionnels prennent la place des

1
Cf. C. NICOLET, op. cit. (Le métier ...), 456-505
2
Cf. supra.
3
POLYBE, VI, 52-54.
4
Cf. P. VEYNE, op. cit. (les gladiateurs...), 9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 228

amateurs dans ce genre d'exercice : on embauche en même temps gladiateurs et


pleureuses. Finalement, le spectacle prend le pas sur les funérailles et s'en disjoint.
L'homme politique n'offre plus de jeux que des mois et des années après le décès
qu'ils sont censés commémorer – en fait pour les besoins de sa campagne – puis le
prétexte funéraire finit par disparaître complètement. C'est ainsi que la "violence
funéraire" s'institutionnalisera dans les combats du cirque, et deviendra un des
éléments de cette contreculture.
Au spectacle, le peuple se "sent" souverain : les dirigeants l'ont très bien
compris, c'est pourquoi ils ne lésinent pas à lui en offrir. Il y prend conscience
d'une existence collective en partageant les mêmes plaisirs, cela d'autant plus qu'il
détient un véritable droit coutumier sur les magistrats, celui d'exiger et d'avoir ces
jeux. Souveraineté fort détournée des enjeux réels de la politique, mais
souveraineté quand même, du moins aux yeux de cette plèbe. Les occasions de
l'illusion du pouvoir sont si rares pour le peuple dans la République romaine qu'il
en profite pleinement quand elles se présentent. Les distributions de blé et
d'argent sont importantes parce que nécessaires ; les jeux du cirque y ajoutent le
plaisir du divertissement. Si nous les remplacions par "la télévision et les matches
de football" (qui sont eux aussi parfois l'occasion de déchaînements de violences
collectives...), nous comprendrions sans doute mieux leur importance. Fronton, en
tout cas, en témoigne :

"Le peuple est moins avide de largesses en argent que de spectacles,


et si les distributions de vivres et de blé suffisent à contenter l'individu, il
faut le spectacle pour que le peuple tout entier soit heureux. 1 "

De cette avidité témoigne la taille des bâtiments destinés aux spectacles à la


fin de la République : environ 150 000 per-[p. 211] sonnes pour chacun des deux
grands cirques. L'équivalent des stades de Rio-de-Janeiro ou de Glasgow,
beaucoup plus que ceux de Los Angeles ou Moscou ; trois fois plus que les
amphithéâtres antiques d'Athènes et de Délos. Une autre comparaison
contemporaine s'impose. Celle de la fonction politique des jeux gymniques dans
les états socialistes : leur célébration est aussi le lieu voulu par les dirigeants de
manifestations unanimistes autour du régime. À Prague, le stade des Sokols,
qualifié d’"aire de démonstration des masses" peut accueillir jusqu'à 240 000
spectateurs ; le cirque construit par César, après les agrandissements que lui
apporte Néron, est d'une contenance identique. Dans les deux cas, à Rome ou
dans les démocraties populaires, il s'agit de figurer symboliquement et par
l'intermédiaire de spectacles centrés autour de la célébration du corps l'unité du
peuple autour des dirigeants (la coutume culmina en Chine et en URSS lors des
périodes de culte de la personnalité, quand la manipulation simultanée de petits

1
Cité par M. MESLIN, op. cit., 179.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 229

fanions de couleurs différents dont était muni chaque spectateur permettait de


dessiner le visage du dirigeant suprême : physiquement, il "était" le peuple, les
masses et lui devenaient consubstantiels).
Répétons qu'à Rome les dirigeants entretiennent le peuple dans l'idée que les
spectacles sont un des lieux où il exerce son pouvoir, que l'arène est une véritable
instance "démocratique", au même titre que les comices. Cicéron l'affirme :

"...il y a trois occasions où peuvent s'exprimer le plus clairement


l'opinion et la volonté du peuple romain en matière politique, les réunions
publiques, les comices, les rassemblements attirés par les jeux et les
gladiateurs. 1 "

On ne peut dire plus clairement que les spectacles sont comme la loi
l'expression de la souveraineté populaire. Nous savons bien entendu de quelle
escroquerie il s'agit de la part des milieux dirigeants.
Toutefois, le théâtre est bien un des rares endroits où peut s'exprimer l'opinion
publique ; elle le fait souvent de façon politique. Très fréquemment, l'assistance
réagit à certaines phrases des pièces qui sont données devant elle 2 .
Le détournement politique des pièces de théâtre par le public est un
phénomène bien connu dans les états dictatoriaux contemporains. Le public se
passionne pour des tragédies dont les héros et l'action se situent à des époques ou
dans des pays très différents. Mais il en extrait des passages isolés qui lui
semblent correspondre à sa propre situation : lors de certains vers, la salle éclate
alors en applaudissements qui sont nettement politiques. L'explication est simple,
et la comparaison une fois de plus instructive. Dans ces dictatures
contemporaines, la souveraineté du peuple n'existe que dans la Constitution : au
choix des électeurs n'est présentée qu'une liste unique, et derrière toutes les
institutions légales on voit se dessiner l'énorme et contraignante présence du parti.
Enfin, les libertés publiques [p. 212] ne sont qu'un mot. Dans la Rome de la fin de
la République, la situation est largement similaire. Toute la rhétorique de Cicéron
et de ses semblables sur les pouvoirs du peuple dissimule le fait qu'il n'en a
pratiquement aucun. Au niveau électoral et législatif, on connaît tous les trucages
dont est affecté le système comitial. Quant à la liberté des citoyens, les violences
militaires – et la violence politique tout court – qui se déchaînent lors du siècle
des guerres civiles la suppriment presque totalement : les sénateurs se terrent chez
eux, et le peuple "vote" entouré de soldats. Dans ces conditions, on s'exprime où
l'on peut... C'est le triste apanage des régimes dictatoriaux que de réduire la liberté
de ce peuple qu'ils proclament toujours souverain à devoir s'exprimer par les
détours les plus subtils.
1
CICÉRON, Pour Sestius, 106.
2
Ibid., 115-126.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 230

À Rome, la disposition du public elle-même est d'ordre politique. Dès 194 av.
J.C. les dirigeants prennent des mesures pour que l'ordonnancement des places sur
les gradins corresponde à celui des hiérarchies sociales. Les sénateurs à l'orchestre
et aux premiers rangs ; puis des plus aisés aux moins riches, la distribution
s'effectue de bas en haut, le peuple étant au "poulailler". Ne nous indignons pas
trop vite, car nous connaissons toujours ce système, sous une forme à peine
édulcorée. Même dans les spectacles les plus populaires (cinémas et compétitions
sportives), il existe des places de catégorie différente. Dans les moyens de
transport collectifs il y a aussi des "classes". La différence avec Rome est que le
critère est seulement économique (le prix qu'on est décidé à payer) et ne tient plus
au statut (un ouvrier qui en a les moyens peut s'offrir un fauteuil d'orchestre à côté
de son PDG). Mais il faudrait être bien naïf pour ne pas percevoir que le critère
économique est encore largement dépendant de la classification statutaire...
En tout cas, il est très intéressant de noter que la plèbe paraît fort mécontente
des premières applications de ces mesures :

"... les autres faisaient observer que tout ce qu'on ajoutait à la


considération du Sénat était pris sur la dignité du peuple ; que toutes ces
distinctions qu'on cherchait à établir entre les ordres altéraient leur union
et attaquaient la liberté. "Depuis 558 ans, ajoutaient-ils, les places des
spectateurs avaient été confondues. Qu’était-il donc arrivé tout à coup
pour que les patriciens ne voulussent plus se trouver dans l'amphithéâtre à
côté des plébéiens ?pour que le riche dédaignât le voisinage du pauvre ?
C'était un caprice nouveau et injurieux, dont les sénateurs d'aucune nation
n'avaient eu encore l'idée, et qui n'avait jamais été satisfait 1 ".

Ces mouvements valent bien un vote aux comices : ils sont certainement plus
spontanés, et nous renseignent mieux sur les mentalités populaires. Ici, il est
indéniable qu'elles expriment des revendications égalitaires : nous sommes en 194
av. J.C., mais la crise de la République s'annonce déjà... D'ailleurs, à l'époque de
Cicéron, la plèbe est toujours hostile à ces mesures [p. 213] de ségrégation, bien
qu'elle soit depuis longtemps forcée de les subir.
Elles possèdent au moins un avantage : celui de pouvoir localiser assez vite la
source des applaudissements ou des huées. Cicéron, sur ce point, n'a pas tort : les
gradins du cirque ressemblent un peu aux bancs d'un Parlement, où s'opposent
"droite" et "gauche". Notre auteur juge d'ailleurs que lorsque tous communient
dans les applaudissements il y a bien là manifestation de la souveraineté
populaire 2 .

1
TITE-LIVE, XXXIV, 54.
2
CICÉRON, Philippiques, I, 37.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 231

Cependant, il n'y a pas toujours unanimité : souvent les applaudissements ne


viennent que d'en haut. C'est-à-dire des classes populaires, la "racaille" dont parle
Cicéron. Dans ce cas, bien sûr, notre auteur repousse avec mépris ces
acclamations démagogiques 1 .
Sur le même thème, il attaque dans un autre de ses discours ceux qu'il nomme
des "démocrates". Des individus qui soudoient le peuple en l'achetant, qui se
plient aux désirs de la populace et recherchent l'approbation du vulgaire.
L'homme politique "responsable", lui, ne tiendra pas compte de ces frivolités 2 .
On se prend à se demander où, en fin de compte, se situe le théâtre politique
romain, où l'artifice est le plus grand : dans les comices, ou sur les gradins du
cirque ? La monnaie est, elle aussi, le véhicule des luttes politiques. À partir du
second siècle, les magistrats chargés d'en organiser la frappe (les "triumvirs
monétaires") s'en servent comme d'un instrument de propagande. Ils ornent une
face des pièces de monnaie de l'image d'un de leurs ancêtres, l'autre de symboles
rappelant ses actions, et même de courts slogans politiques.
Tout cependant, ne se joue pas au niveau du sesterce ou sur les gradins du
cirque. Pour un temps, les populares vont étendre hors de ces lieux le champ de
l'action politique. Les réformes qu'ils inspirent seront éphémères et ne suffiront
pas à régler les problèmes posés par l'existence de la plèbe urbaine. Il reste vrai
que la propagande qui les entoure, la plupart du temps, sert des buts
démagogiques. Ceci ne change rien à l'affaire. L'important demeure que la plèbe
croie pouvoir compter sur certains hommes issus des milieux dirigeants (les
leaders des populares sont presque tous des aristocrates), que ces personnages
accèdent parfois au pouvoir et prennent alors des mesures en sa faveur. Même si
la réalité reste en deçà des discours, une autre solution que l'entrée en clientèle
devient maintenant possible.

LE DÉCLIN DES LIENS CLIENTÉLAIRES


ENTRE PARTICULIERS

En dehors de la propagande et des réalisations concrètes, les motifs d'adhésion


d'une partie de la plèbe aux projets des populares s'expliquent par leur hostilité
unanime envers le Sénat. Or c'est dans le Sénat que figurent les maîtres les plus
[p. 214] importants des clientèles. La plèbe urbaine est donc moins encline
qu'avant à collaborer avec eux et gonfler le nombre de leurs clients, puisqu'il y a
maintenant une "solution de rechange", celle des populares. D'ailleurs, plusieurs

1
Ibid.
2
CICÉRON, Pour Sestius, 115.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 232

textes de Cicéron 1 font état de multitudes d'individus dépourvus de patron : c'est


donc qu'ils ont mis leurs espoirs autre part.
De plus, l'inflation démographique de la plèbe urbaine joue (pour une fois) en
sa faveur. Même si la majeure partie de cette plèbe désirait entrer dans des
relations de clientèle, ce qui ne semble pas être le cas, la noblesse ne pourrait
matériellement satisfaire aux obligations pesant coutumièrement sur les patrons.
Car, quel que soit le montant minime des subsides, et bien que la taille des
fortunes sénatoriales soit grande, celles-ci ne peuvent suffire à la tâche. La
multiplication par dizaines de mille de ces petites sommes versées
quotidiennement atteindrait en effet en fin d'année des chiffres fabuleux. En
supposant que les patrons puissent tenir cette impossible gageure, leur
performance pourrait leur apporter les mêmes bénéfices qu'auparavant sur le plan
politique. Dans les comices centuriates, la plèbe urbaine n'est d'aucune utilité, en
raison de la faiblesse de son cens 2 .
Dans ces conditions, on ne peut guère s'étonner qu'une partie de la population
de la capitale que ne peuvent plus absorber les réseaux clientélaires prête une
oreille favorable aux discours tenus par les populares.
La correspondance littéraire de Cicéron constitue un autre témoin à citer dans
ce procès contre la clientèle. Son frère déjà, dans le petit manuel du parfait
candidat qu'il lui adresse, ne mentionne pas les liens de clientèle quand il résume
les moyens dont l'homme politique doit user 3 .
Par ailleurs, notre avocat écrit dans un traité de rhétorique destiné à la
formation des jeunes orateurs que les clients sont le genre de bien qui n'a aucun
rapport avec ce qui est moralement beau 4 . Ce qui ne l'empêche pas de proclamer
avec une hypocrisie que nous connaissons maintenant bien tout l'attachement qu'il
éprouve envers ses clients. Mais il est vrai que là il s'adresse au peuple, à son
retour d'exil... C'est dans les écrits de sa vie privée, sa correspondance 5 , qu'il nous
livre évidemment le fond de sa pensée 6 . Ajoutés aux renseignements que nous
possédons par ailleurs, ces témoignages péjoratifs qui ont de toute évidence la
valeur de la sincérité confirment le déclin des relations de clientèle. Un dernier
indice, très significatif. Les hautes fonctions qu'occupe Cicéron lui permettent de
procurer toutes sortes d'avantages à ses relations (amis, hôtes, ou clients). Les
pressions exercées lors de ce genre d'interventions se font sous forme de billets ou
de lettres (commendationes) dans lesquels leur auteur recommande auprès de son
correspondant tel ou tel de ses protégés. Or, la lecture des commendationes
rédigées par Cicéron est édifiante : sur un total de 81 recommandations, celles
mettant en jeu des clients se comptent sur les doigts d'une main...
1
CICÉRON, Seconde action contre Verrès, livre 1, XLVI, 119 ; Pour Murena, 70-71.
2
CIC Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, V, 16.ÉRON, Pour Murena, 70-71.
3
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, V, 16.
4
CICÉRON, Partitions oratoires, XXIV, 87.
5
CICÉRON, Familiares, VII, 18, 3.
6
CICÉRON, De l'invention, I, 55, 109.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 233

Le phénomène de déclin est donc largement attesté. Il reste [p. 215] cependant
des clients. Qui sont-ils ?

LES FIDÈLES DE LA CLIENTÈLE

Les facteurs qui continuent à susciter l'entrée en clientèle – ou le seul maintien


de ces liens – sont les mêmes que ceux qui nourrissent l'ardeur des populares : la
paupérisation de la plèbe urbaine. Seul diffère le choix des acteurs : la clientèle
représente évidemment l'inverse de l'engagement politique des populares. Les
dirigeants le savent bien. C'est ce qui les pousse à continuer à s'opposer aux
projets de réforme agraire (nous connaissons l'attitude de Cicéron 1 à ce sujet).
Sans doute ils entendent garder intacts des atteintes du peuple leurs domaines,
mais ils comptent aussi continuer à disposer d'un réservoir de clients potentiels,
même si le contexte politique est moins favorable qu'auparavant à leur mise en
œuvre.
Mais tous les clients ne sont pas de pauvres hères. À toute époque il y a eu des
clients riches, et c'est toujours le cas 2 .
Les textes sont aussi discrets que ces personnages, ce qui nous prive de
renseignements sur leur compte. Tout au plus peut-on conjecturer que doivent
figurer parmi eux des affranchis enrichis et des notables des bourgades italiennes,
dont la fortune constitue un avantage dans les comices centuriates.
Il existe cependant une forme de liens clientélaires dont l'aristocratie s'efforce
de promouvoir l'extension pour pallier le déclin progressif des rapports que nous
venons d'envisager : la conquête a permis aux clientèles collectives de proliférer,
ceci pour le plus grand plaisir des hommes politiques capables d'en créer à leur
profit.

1
CICÉRON, La réforme agraire, II, 70-71.
2
CICERON, Les devoirs, II, 20, 69.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 234

LA CLIENTÉLISATION
DE LA CONQUÊTE

Un autre type de clientèle commence maintenant à peser de tout son poids sur
la vie politique. Elle unit à un puissant patron non plus des individus, mais des
collectivités locales, des cités tout entières situées dans les pays conquis 1 . Ce
patronat est essentiellement source de la conquête, dont il suit l'extension. C'est
donc surtout à partir de la fin du IIIe siècle que nous le voyons le plus souvent
utilisé comme arme politique. Comment devient-on patron d'une cité ? Tout
d'abord en s'assurant la maîtrise de son territoire : tout général conquérant est un
patron potentiel. Car la population vaincue a besoin d'un protecteur auprès de
l'État romain. Par un curieux tour de passe-passe, celui qui fut le bras armé de
Rome devient le garant des intérêts de ceux qu'il a soumis. Cet étonnant système
offre des avantages à chacune des parties. Le patron peut se prévaloir auprès de
ses rivaux romains – car les grands militaires sont aussi des hommes politiques –
du poids et du prestige que lui donnent les multiples liens privilégiés qu'il
entretient avec des cités disséminées dans tout le territoire (à l'heure actuelle, le
député qui est aussi le maire d'une grande ville ne voit-il pas accrue par ce fait
même son importance poli-[p. 216] tique 2 ?). Quant à l'État romain, l'activité
souvent importante que déploie le patron envers ses protégés représente pour lui
l'économie d'une administration dont le caractère squelettique sous la République
restera toujours incompréhensible à celui qui néglige la trame tissée par ces
patronats collectifs. Les populations et cités conquises n'y perdent pas non plus :
au lieu de souffrir d'un isolement absolu vis-à-vis de leurs vainqueurs, le patronat
leur permet de tempérer les rigueurs de la défaite par l'intervention d'un de leurs
nouveaux maîtres.
Elles sont d'autant plus enclines à contracter ces liens que sous la République,
les provinces sont l'objet d'un pillage systématique. Une des raisons de cette
attitude réside dans le fait que la durée des fonctions provinciales dépasse
rarement quelques années.
Il faut donc aller vite, quitte à laisser à son départ une population exsangue.
Nous connaissons par les plaidoyers de Cicéron contre Verrès la longue liste des
exactions auxquelles peut se livrer un gouverneur de province. Mais combien de
Verrès échappent aux tribunaux dont leurs rapines les rendent cent fois
justiciables ? Car des recours judiciaires sont en principe possibles. Pour les
exercer, les provinciaux envoient à Rome une délégation chargée de chercher
1
Cf. L. HARMAND, Le patronat sur les collectivités publiques (Paris, P.U.F. 1957), et E.
BADIAN, Foreign Clientelae (Oxford University Press, 1958).
2
Cf. infra, Ch. X.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 235

parmi les sénateurs quelqu'un qui veuille bien plaider leur cause. Or, les exemples
que nous possédons de telles instances nous montrent que l'avocat qui accepte
l'affaire reste souvent par la suite le défenseur attitré des plaignants, et devient
leur patron. Qu'elles en soient ou non la source, les activités judiciaires
constituent de toute façon un des services les plus étendus des relations
clientélaires 1 .
En ce domaine, tout se joue au Sénat. Car sans lui rien ne se règle de ce qui
concerne la paix ou la guerre, les provinces et les municipalités. Toute collectivité
locale a donc besoin de compter au minimum un patron parmi les sénateurs. Mais
le patron peut rendre d'autres services, surtout quand la cité conquise a la chance
que le magistrat qui l'administre soit non plus son bourreau, mais son protecteur.
Le meilleur moyen de prévenir les abus fréquents dont nous avons fait état
consiste en effet pour les provinciaux à se faire les clients du gouverneur ou de
ses agents. Dans le meilleur des cas, les populations vaincues peuvent espérer non
seulement une relative modération de la cupidité du gouverneur dans l'exercice de
ses fonctions, mais encore des faveurs et des interventions auprès de
l'administration centrale.
On comprend donc fort bien les motifs des candidats à la clientèle. Ceux des
patrons demandent à être précisés. Le simple désir de satisfactions honorifiques
n'explique pas tout, car l'homme politique contraint par la logique du système de
cumuler le plus de patronats possible doit consacrer à ses clients une part non
négligeable de son temps et mettre à contribution ses relations, s'obligeant par là
envers ses amis. De quel prix entend-il donc être payé ? L'intensification des
luttes politiques des deux derniers siècles de la République nous permet [p. 217]
de le saisir, car devant la crise des institutions l'homme politique s'appuie de façon
croissante sur la puissance de fait que représentent ses multiples patronats. Les
chances de triomphe augmentent avec leur nombre. Leur répartition compte
aussi : plus ces relations couvrent un nombre élevé de provinces, meilleure est la
situation du patron en cas d'extension du conflit à de nouveaux théâtres. Chacune
des collectivités clientes peut lui rendre des services non négligeables. D'ordre
militaire, tout d'abord, facteur capital à une époque où le poids des armes
l'emporte de plus en plus sur la toge. Le patron recrute ainsi chez ses affidés les
membres d'un corps d'élite, la garde personnelle, dont sont entourés tous les
grands noms des derniers siècles de la République. Mais il peut aussi enrôler de
véritables armées : une grande partie des combattants des guerres civiles du
dernier siècle de la République est prélevée sur les effectifs des diverses clientèles
municipales et provinciales.
Le patron peut d'autre part s'appuyer sur ses villes clientes lors de moments
critiques de sa carrière, notamment lorsque ses adversaires politiques parviennent
à le faire exiler, ce qui sera notamment le cas de Cicéron. Elles envoient alors à
Rome des délégués chargés de réclamer en leur nom le retour d'un patron dont

1
CICÉRON, Divinatio in Q. Caecilium, XX, 66.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 236

l'éloignement les laisse sans défenseur. Ou bien encore, elles offrent à leurs
patrons en fuite autant d'asiles sûrs jalonnant sa retraite : les listes de proscription
sont assez longues et fréquentes pour que plus d'un homme politique doive la vie
à des services de cet ordre.
Enfin, dans les circonstances moins dramatiques de la vie politique, la
possession de multiples patronats donne tout simplement du poids à celui qui en
jouit : comme à toute époque, on y regarde à deux fois avant de s'attaquer à un
homme dont l'ampleur des relations et le nombre des obligés sont suffisamment
connus de tous. On ajoutera à ce poids celui des suffrages. Car les clients
jouissant de la citoyenneté romaine ont le droit de vote, et les voix des riches
notables peuvent être déterminantes dans l'assemblée centuriate.
Ces clientèles collectives font donc partie des liens politiques nouveaux que
l'évolution de la vie publique a amené les hommes politiques à nouer autour d'eux
pour renforcer leurs moyens d'action. Mode nouveau d'action politique, elles ne le
sont à vrai dire pas, puisque nous les connaissons depuis le IIIe siècle av. J.-C.
Mais, mode soudain privilégié, elles le sont devenues.
Tel est aussi le cas des relations d'amitié et d'hospitalité, qui ont pour les
Romains un sens plus précis et possèdent une connotation plus nettement
politique que chez nous.

"TU ES MON HÔTE"

Dans la bouche d'un homme politique romain, l'expression "Tu es mon hôte"
va en effet beaucoup plus loin qu'une simple formule de politesse. Cicéron
affirme dans sa correspon-[p. 218] dance que le maintien des liens d'hospitalité
correspond à "une exigence sacrée 1 ". Toute une série de textes répètent la même
chose et comparent en même temps les relations d'hospitalité à d'autres genres de
liens : tutelle, amitié, clientèle, etc. Une conclusion s'impose : l'hospitalité du
dernier siècle de la République a pris à cette époque une importance qu'elle ne
possédait pas avant. À l'origine, l'hospitalité est un moyen pour des individus
habitant des cités et des états différents d'entretenir des relations et de disposer au
cours des voyages de facilités d'hébergement et de séjour. Car tout étranger est
par principe dénué de droits : avoir un hôte lui procure des garanties. Il ne peut
plus être expulsé ou arrêté arbitrairement, dispose d'un répondant en cas de litige
ou de délit. De plus, chacun dans sa cité peut faire bénéficier son hôte de ses
appuis et relations respectifs : l'hôte romain peut par exemple obtenir pour son
hôte athénien le droit de citoyenneté (quelque chose de beaucoup plus important
encore que ce que représentait chez nous il y a quelques décennies la légion

1
CICÉRON, Familiares, XIII, 19, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 237

d'honneur). Ce lien que l'on conclut comme un contrat est symbolisé par la remise
d'une figurine (tessera) coupée en deux, dont chaque partie garde une moitié. Sur
le plan social, les correspondants sont donc d'un statut comparable, puisque les
services qu'ils se rendent sont de même nature. Or, au dernier siècle de la
République, l'hospitalité perd ce caractère égalitaire et se dévalue, puisque
plusieurs textes la classent à un rang inférieur à la clientèle. Parallèlement, elles se
multiplient : on rencontre énormément d'hôtes dans la correspondance de Cicéron
(il fait cependant la fine bouche avec les Grecs et conseille à son frère de s'en
méfier, car ce peuple comporte "... une foule d'hommes fourbes, légers, et qu'une
longue servitude a façonnés aux excès de la flatterie 1 ").Cette soudaine
multiplication correspond au vide créé par le déclin des liens de clientèle : les
dirigeants cherchent à le compenser en recrutant davantage d'hôtes. Mais
évidemment il s'agit d'individus beaucoup plus modestes que les notables
étrangers d'autrefois : ils sont logés dans les mêmes pièces que les esclaves et les
affranchis. Ces nouveaux "hôtes" sont sans doute des provinciaux dépourvus du
droit de cité que les graves crises du 1er siècle av. J.-C. déversent sur le pavé de la
capitale, et que leurs maîtres romains utilisent au mieux de leurs intérêts. Leurs
milices privées durent probablement en absorber bon nombre.
Mais l'hospitalité n'est pas le seul type de relation à s'être ainsi dévaluée :
l’"amitié" a subi le même sort.

L'AMITIÉ POLITIQUE

Les Romains ont évidemment connu ce que nous appelons amitié : un


sentiment d'affection qui a priori n'a en lui-même rien à voir avec la politique 2 .
Mais seuls les gens de bien sont capables de ce beau sentiment : pas d'amitié entre
individus de milieux différents 3 . Ce qui constitue déjà une affirmation politique...
L'analyse de notre matériel documentaire induit effecti-[p 219] vement à
dissocier 4 l'amitié "utile" et l'amitié purement affective. La seconde coïncide
rarement avec la première 5 .
À l'évidence, l'amitié "politique" n'est plus une relation égalitaire, comme
l'amitié-sentiment : un Cicéron, pour les besoins de sa campagne électorale,
pourra décorer du titre d'ami un individu de basse extraction, pourvu qu'il le
compte parmi ses fidèles. Par ce biais, ces amis de pacotille, comme les nouveaux

1
CICÉRON, À mon frère Quintus, I, I, V, 16.
2
CICÉRON, L'amitié, XVIII, 65-66.
3
Ibid.
4
Ibid., XVII, 63-64.
5
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, V, 16-17.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 238

"hôtes", se rapprochent de la condition de fait de clients qui, elle, a toujours été


inégalitaire.
Les mutations subies par l'amitié et l'hospitalité procèdent d’une impulsion et
d'une nécessité communes. Dans les deux cas, la tendance à l'élargissement des
liens vers des types de relations inégalitaires les rapproche de la clientèle. Ce
processus résulte de la crise subie par les liens clientélaires à la fin de la
République. Car ceux-ci voient s'atténuer ce qui était devenu au siècle précédent
la plus forte des obligations découlant de leur conclusion : l'obligation de vote. Ce
déclin s'apprécie d'autant mieux que les avantages dont peut espérer jouir un
client restent constants.

UNE JUSTICE EN LAMBEAUX

La qualité de la justice romaine ne s'améliore pas. Cicéron s'en indigne 1 .


Cette réprobation lui sied mal, car il fait comme tout le monde. À un moment,
il envisage de défendre son rival Catilina afin de l'amadouer lors de la prochaine
campagne électorale où ils seront rivaux, et s'arrange avec l'accusateur pour faire
désigner des juges favorables à sa cause. Il faut dire que l'accusation qu'il a portée
contre Verrès, le gouverneur corrompu de Sicile, lui a montré la puissance des
actions en sous-main. Verrès divisait en trois les revenus de sa province : une part
pour lui, une pour ses patrons et avocats à Rome, une pour ses juges... 2 Parmi les
patrons de Verrès figurait le puissant clan des Metelli (dont Marius avait été le
client). Ceux-ci avaient d'abord compté parmi ses adversaires, mais avaient
brusquement changé de cap lorsque Verrès leur avait proposé de financer leurs
campagnes électorales à condition qu'ils mettent tout en œuvre pour obtenir son
acquittement. Ce qu'ils firent en gênant Cicéron pendant qu'il enquêtait en Sicile.
Mais l'énormité des exactions commises par Verrès était telle que tous ses appuis
ne suffirent pas à le sauver.
À ces motifs d'ordre politique incitant tout un chacun à obtenir devant les
tribunaux la protection d'un patron s'ajoutent des nécessités techniques. Au
dernier siècle de la République, la rhétorique a envahi les prétoires. Les avocats
ont tendance à devenir uniquement des orateurs et à ne pas s'embarrasser de
compétences juridiques trop étendues. Le réquisitoire que dresse contre eux
Cicéron ne nous donne pas une meilleure idée des avocats que des juges 3 .
[p. 220]

1
CICÉRON, Première action contre Verrès, I, XIV, 41.
2
Ibid., 40.
3
CICÉRON, L'orateur, I, LVI, 237.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 239

Dans ces conditions, mieux vaut choisir un patron appartenant à une grande
famille et rompu, selon les traditions ancestrales, à la pratique du droit, que ces
avocaillons à l'emphase superficielle 1 , dont l'ignorance n'est dépassée que par la
vantardise 2 .
Par exemple, un patron tel que Cicéron auquel son frère recommande
d'ailleurs de se servir de ses plaidoiries comme monnaie d'échange pour des
suffrages à gagner 3 .
Mais pour les plus démunis des clients, l'assistance judiciaire ne constitue pas
une préoccupation quotidienne. Ceux qui n'arrivent pas à subsister avec les seules
distributions alimentaires organisées aux frais de l'État, ou qui en sont exclus,
voient surtout dans la clientèle une sorte d'assistance économique.
Les auteurs du siècle d'Auguste nous donnent beaucoup de détails sur les
prestations qu'attendaient à ce titre les clients de leur patron. Malheureusement,
les textes nous manquent pour en faire une description précise à la fin de la
République. Il est probable que le tableau dressé plus tard par Martial et Juvénal 4
concorderait avec celui offert par l'époque de Cicéron. Certains textes juridiques
nous éclairent cependant sur ces besoins modestes – et essentiels – des clients les
plus déshérités, et la façon dont les patrons les satisfont.
Rappelons ce qui a été dit plus haut sur les logements populaires : chers et
insalubres, ils sont de surcroît difficiles à trouver. Le patron peut y suppléer, et
accorder un logement gratuit à ses clients, hébergés dans les mêmes conditions
que ses affranchis, ce qui donne une idée du peu de cas qu'il en fait... 5 De même
les juristes constatent – et confirment – la coutume qui consiste pour les patrons à
effectuer au profit de leurs clients des legs alimentaires 6 , pourvoyant ainsi à leur
nourriture et à leur boisson.
Que demande en échange le patron ? Une constatation s'impose : à la fin de la
République, les mœurs politiques se sont dégradées. Ce qui explique que les
exigences des patrons à ce niveau se soient également modifiées.

1
Ibid., I, 184.
2
CICÉRON, Pour Murena, XIV, 30.
3
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, V, 20.
4
Cf. infra, p. 265 sq.
5
ULPIEN, Digeste, IX, 3, 5, pr.
6
Ibid., XXXIII, 9, 3, 6.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 240

DES POLITICIENS GÉNÉREUX

L'abondance de l'argent venant du pillage des provinces par la classe


dirigeante fait que la vénalité se substitue de plus en plus à la clientèle comme
monnaie d'échange des suffrages. C'est un moyen plus simple et plus direct, qui
n'implique pas l'établissement de relations permanentes et même héréditaires. Au
dernier siècle de la République, un nouveau "marché" est né. L'offre provient de
l'accroissement des sommes dont disposent les politiciens ; la demande vient des
masses urbaines que ne peuvent plus absorber les réseaux clientélaires. Encore
faut-il bien distinguer la séduction des consciences et leur achat, les largesses et la
corruption.
Même si les sommes consacrées aux largesses augmentent, [p. 221] la
coutume consistant à distribuer des subsides a toujours existé : nous avons vu que
les dirigeants, quand ils offrent jeux et spectacles, entretiennent le peuple dans
l'idée que celui-ci exerce ainsi sur eux une sorte de souveraineté, bien entendu
fictive 1 . Nos oligarques bougonnent en se soumettant à cette coutume : cela leur
coûte de plus en plus cher. Mais enfin, ils l'admettent car c'est anesthésier à
moindres frais la conscience politique du peuple. Le double langage de Cicéron
en témoigne. Dans son plaidoyer pour Muréna, qu'il prononce en public, il
s'exprime d'une façon bonhomme, paternaliste :

"Il faut donc se garder d'enlever au peuple romain ces satisfactions...


que lui procurent les jeux, les gladiateurs, les repas, toutes choses qu'ont
instituées nos ancêtres, et pareillement d'interdire aux candidats ces
générosités que tu blâmes, mais qui sont plutôt des marques de libéralité
que de largesse intéressée 2 (...) Ce sont là bons offices entre parents et
amis, plaisirs pour le petit peuple, obligations pour les candidats. 3 "

Mais dans ses traités philosophiques, réservés à un petit cercle d'initiés, le ton
change. Ces spectacles sont des hochets pour le vulgaire, mais, puisqu'ils sont
nécessaires, essayons d'en atténuer le coût au maximum, au lieu de se lancer dans
des compétitions ruineuses et stupides entre gens du même monde :

1
Cf. supra.
2
CICÉRON, Pour Murena, XXXVI, 77.
3
Ibid., XXXV, 73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 241

"... puisque tout le système des largesses est essentiellement


mauvais, mais nous est imposé par des raisons d'opportunité, il faut que
nous le proportionnions à nos moyens de fortune et que nous le tempérions
par le sens de la juste mesure. 1 "

D'ailleurs, quand les choses vont vraiment mal, on dit nettement aux candidats
que les affaires sérieuses de l'État ne se traitent pas au cirque 2 . Cicéron insiste
bien sur la vanité de principe de toutes ces distractions bonnes pour la populace 3 .
De ces "flambeurs" de la politique, il distingue les hommes avisés, ceux qui
font des "libéralités". Qu'entend-il par là ? Ce n'est nullement une façon élégante
de nommer des pots-de-vin : nous ne sommes toujours pas entrés dans le champ
de la corruption. La libéralité, c'est un service personnalisé, rendu à quelqu'un de
bien déterminé, et non des distributions grossières à des foules anonymes, qui en
perdent le souvenir avec la rapidité et l'ingratitude qui caractérisent la racaille sans
foi ni loi 4 .
Nous verrons que dans son manuel de campagne électorale, le frère de Cicéron
n'oublie pas de lui rappeler l'importance de ces "libéralités".
Quel que soit le nom dont on les qualifie, les hommes politiques romains
disposent donc d'une série de moyens parfaitement légaux d'utilisation de leur
fortune pour se gagner un électorat. Mais, dira-t-on, où commence alors la
corruption ? [p. 222] Quand cesse-t-on de gratifier l'électeur pour l’"arroser" ?
Ces questions, Cicéron les pose lui-même au tribunal chargé de juger son client
Muréna, justement accusé de corruption, et leur apporte les réponses formulées
par la coutume, sous l'autorité du Sénat 5 .
Il y a corruption lorsque le candidat paie des gens pour organiser des
manifestations "spontanées" en sa faveur, ou lorsqu'il étend trop loin le champ de
ses largesses, qui deviennent de ce fait coupables.
Nous verrons tout à l'heure l'énorme part du "bluff" dans l'organisation d'une
campagne électorale 6 . Il s'agit avant tout, conformément aux vieux principes, de
montrer à la foule que l'on a beaucoup d’"amis", de relations, d'obligés. Le
candidat s'exhibe donc en leur compagnie : on l'attend devant sa maison quand
l'aube n'est pas encore levée, on fait cortège autour de lui lorsqu'il se rend au
forum ou au Sénat... Ces formes ostentatoires remplacent à Rome la publicité
moderne, et constituent d'aussi efficaces "mass media" que la télévision, tout au
moins dans le cadre de la cité. Ces manifestations sont donc non seulement

1
CICÉRON, Les devoirs, 2, XVII, 60.
2
PLUTARQUE, Brutus, 10 ; Auteur (inconnu) du traité "Les hommes illustres", 82,4.
3
CICÉRON, Les devoirs, 2, XVI, 55.
4
Ibid., 2, XVIII, 63.
5
CICÉRON, Pour Murena, XXXV, 73.
6
Cf. supra, p. 223.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 242

légales, mais fréquentes et recherchées par tous les candidats. Elles sont une
conséquence de l'extrême personnalisation de la vie politique romaine.
De même, nous venons de voir que le candidat peut offrir à ses électeurs toute
une série de présents. Des distractions à grands spectacles, les jeux. Mais aussi
des petits cadeaux individuels : nous savons qu'il existe même un personnel
spécial chargé de les distribuer, les "diviseurs" des tribus. Ces présents peuvent
être de la nourriture ou de l'argent 1 . Mais les places de spectacle sont très
prisées 2 (imaginons le succès qu'aurait un homme politique distribuant par
centaines des places pour les grandes compétitions au Parc-des-Princes ou aux
Jeux Olympiques ...).
Il va de soi que tout ceci sert à gagner des voix, nul ne songe à s'en cacher :
"où est le mal ? " répond Cicéron à Caton, dont il raille la sévérité 3 .
De telles pratiques peuvent étonner, voire choquer. Nous les retrouvons
cependant, identiques, à l'époque contemporaine dans certains pays d'Amérique
latine. Nous avons vu que dans les provinces romaines, le notable se donne une
stature politique en pratiquant lui aussi des largesses 4 . Le plus souvent, elles
correspondent à la politique d'urbanisation voulue par Rome : le notable offre des
bâtiments urbains (thermes, bibliothèques, sièges de corporations, etc.), comme au
XIXe siècle les bourgeois offrent des vitraux à l'église paroissiale. Il remplit ainsi
une fonction d'assistance publique que n'assument ni l'État, ni la collectivité
locale. Or, dans le Brésil d'aujourd'hui...

"... outre les frais électoraux (le transport des électeurs au bureau de
vote enchérit beaucoup les élections), les caciques supportent la charge
permanente d'une clientèle électorale qu'ils assistent avant, pendant et
après l'élection ; en matière [p. 223] d'assistance publique, ils font eux-
mêmes beaucoup de ce qu'il devrait appartenir aux pouvoirs publics de
faire par des organismes d'assistance qui, dans beaucoup de municipios,
n'existent pas. 5 "

Mais revenons à la capitale de la République romaine, et aux pays européens


modernes. Nous comprendrons mieux les discours de Cicéron si nous y
remplaçons seulement le mot "tribu" par "circonscription électorale" (ce que sont
d'ailleurs effectivement les tribus romaines 6 ). Il est parfaitement normal qu'un
homme politique choie particulièrement "ses" électeurs, ceux qui habitent dans la

1
CICÉRON, Pour Murena, XXXV, 73.
2
Ibid., XXXIV, 72.
3
Ibid., XXXV, 74.
4
Cf. supra, p. 215 sq
5
Cf. J. LAMBERT, op. cit., 211-213.
6
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 243

même circonscription que lui : son rang social, sa fortune, l'éclat de sa


personnalité en font leur protecteur et mandataire naturel, et, comme on le dit, les
petits cadeaux entretiennent l'amitié. N'en va-t-il pas de même dans le commerce
amoureux ? C'est plutôt après le début de la liaison qu'au temps des approches,
que l'on peut sans rougir offrir et accepter des cadeaux. Le premier et le dernier
cadeau (le "cadeau de rupture") sont les bornes symboliques de la relation
affective. Pour l'homme politique romain, sa tribu est sa première compagne. Il
fait semblant de connaître tous ses électeurs par leur nom. C'est d'ailleurs le
conseil que donne le frère de Cicéron :

"... il faut parler de cette autre part de l'activité d'un candidat qui
consiste à s'assurer la faveur du peuple. Cela exige que l'on connaisse les
électeurs par leur nom, qu'on sache les flatter, qu'on soit assidu, qu'on soit
généreux, qu'on excite l'opinion, qu'on éveille des espérances politiques.
D'abord le soin que tu prends de bien connaître les citoyens, fais-le
paraître à tous les yeux, et perfectionne cette connaissance chaque jour. Je
crois qu'il n'y a rien qui vous rende plus populaire, et dont on vous sache
plus gré. 1 "

Mais la tâche est immense : comment connaître les noms et les visages de
milliers d'individus ? Aussi, les hommes politiques s'adjoignent les services d'un
esclave, le "nomenclateur", chargé de leur souffler les noms de ceux dont ils
serrent la main. Cicéron fait mine de s'en indigner, mais admet que la banalité du
procédé le rend véniel. Il y a la morale d'un côté, la politique de l'autre 2 .

LA CORRUPTION ÉLECTORALE

On peut souligner le défaut de moralité que comportent ces conduites. Elles


sont pourtant moins graves que la corruption électorale, dont il nous faut
maintenant parler.
Cicéron lui-même, lorsqu'il était en charge, a fait adopter une législation
contre la corruption électorale. Dans son plaidoyer pour son client Muréna, il
définit ce qu'il entend par là :

1
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, XI, 41-42.
2
CICÉRON, Pour Murena, XXXVI, 77.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 244

"Tu me reproches ∗ de défendre précisément le délit dont [p. 224]


j’ai, par une loi, prévu le châtiment ? "(...) Un sénatus-consulte, dis-tu,
proposé par moi, déclare que payer des gens pour aller au-devant du
candidat, les soudoyer pour qu'ils lui fassent cortège, distribuer des places
par tribus entières pour les combats de gladiateurs, donner des repas
publics, tout cela constitue des infractions à la loi Calpurnia (...) Le délit
existe-t-il ou non ? Voilà ce qu'il est important de rechercher. 1 "

Ajouté à celui que nous avons déjà cité, ce passage est très clair 2
Il est interdit d'acheter les formes extérieures de la considération dues à
l'homme politique : le respect se mérite, il ne se paie pas. Donc, s'il est
parfaitement légitime – et même recommandé – d'avoir un cortège, c'est agir en
coquin de payer des gens pour le former. Car on trompe l'électeur : ce n'est pas
par respect ou par reconnaissance que tant de gens entourent le candidat, mais
parce qu'on les a soudoyés. Dans le système politique romain où la personne du
candidat est tout, c'est le pire des mensonges. Le même raisonnement explique
que les cadeaux de toute forme ne soient autorisés de la part du candidat que dans
sa propre tribu : pas question, comme le dit le texte, de distribuer des places "par
tribus entières". Dans sa propre tribu, le candidat est connu et respecté : il est a
priori normal et admis de considérer que les voix lui sont par avance acquises.
Cicéron confie ainsi le soin à Philotime, son affranchi, de distribuer des places
pour les jeux aux gens de sa tribu 3 . Donc, les cadeaux qu'il y distribue sont tout,
sauf des marques de corruption électorale : au contraire, ils témoignent de
l'existence et de la solidité de ce lien quasi-affectif. Qui irait acheter des voix par
avance acquises ? Va-t-on reprocher à un époux de subvenir aux besoins de sa
femme ? Mais en revanche, s'il fait ces mêmes largesses dans les autres tribus que
la sienne, l'homme politique n'exprime plus un sentiment d'affection, il racole. Il
ne se livre plus à des largesses, il est coupable de corruption électorale.
Étonnant raisonnement, mais qui, avouons-le, est d'une rigoureuse logique.
Ainsi se dessine la frontière qui sépare l'estime accordée au candidat par l'électeur
en échange de ses faveurs, et la vénalité pure et simple.
L'important est de constater que dans les deux cas, le rôle de l'argent devient
prépondérant au dernier siècle de la République. Payer des jeux à grand spectacle,
offrir oboles et nourriture aux milliers d'électeurs de sa tribu coûte si cher que le
richissime Cicéron, comme nous l'avons vu, s'en inquiète. Car le public est
toujours plus exigeant, et au niveau de la classe dirigeante jouent les lois de la
concurrence : le candidat qui offre le plus a plus de chances de l'emporter... Quant


Cicéron s'adresse à son détracteur rigoriste, Caton. N'oublions pas que Muréna est justement
accusé de corruption électorale.
1
Ibid., XXXII, 67.
2
Cf. supra, p. 221.
3
CICÉRON, A mon frère Quintus, III, 1, 1.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 245

aux formes explicites de corruption telles que l'entendent les Romains, les
quelques exemples chiffrés dont nous disposons ne laissent aucun doute quant à
l'énormité des sommes qui y sont consacrées. Après le meurtre de son rival
Clodius, Milon, le protégé [p. 225] de Cicéron, distribue pour son élection au
consulat 1 000 as (= 750 F.F. 1979) par citoyen dans chaque tribu, ce qui, au total,
correspond à plusieurs milliards de nos centimes, au minimum 4 millions de
sesterces (= 12 millions de F.F. 1979) si on limite la corruption aux seuls
membres de la première classe. En 54, l'achat d'une centurie privilégiée dans
l'ordre de vote (la centurie prérogative) coûte des sommes du même ordre. César
n'est pas en reste : il achète de 10 à 60 millions de sesterces (= 30 à 180 millions
de F.F. 1979) l'appui du tribun Curio ; 36 millions (= 108 millions de F.F. 1979)
le soutien du consul L. Paullus. Il verse également d'énormes sommes à Cicéron
et à ceux qui rejoignent son parti en Gaule. On comprend mieux pourquoi les
hommes politiques nommés dans des charges en province en profitent pour y faire
ou refaire rapidement fortune... L'ampleur des sommes à distribuer – surtout
lorsqu'elles sont réparties entre des milliers de citoyens – exige la mise en place
d'une véritable administration occulte. On utilise d'abord les "diviseurs", auxquels
les candidats demandent de remettre de l'argent dans toutes les tribus. Cicéron
accuse Verrès d'y avoir recouru quand il s'est présenté aux élections à l'édilité 1 .
Ou bien encore, on constitue des sodalicia, associations qui distribuent de
l'argent aux tribus pour les faire voter pour certains candidats. La plupart des lois
votées pour sanctionner ces pratiques demeurent sans effet, car on ne peut enrayer
par une loi la désagrégation d'une société ni empêcher les possesseurs de fortunes
immenses de les employer dans les luttes politiques.
Car l'importance croissante de la corruption électorale est inévitable. D'une
part, répétons-le, l'accumulation des profits nés de la conquête par une très petite
minorité d'individus les rend capables de faire face à ces nouveaux
investissements. D’autre part, la corruption dans le système romain ne peut que
coûter très cher. Soit elle vise des milliers d'électeurs, et même si la somme versée
à chacun d'entre eux est relativement modique, les totaux sont obligatoirement
faramineux. De plus, tous les électeurs ne s'achètent pas au même prix. Dans le
système censitaire, plus on monte dans les classes électorales, plus les suffrages
ont du poids, plus ils sont chers : cela explique les milliards que coûte l'achat de la
centurie prérogative... Enfin, pour acheter des consuls ou des tribuns, il faut là
encore savoir ne pas lésiner sur les prix : ils valent plusieurs fois leur poids d'or...
Cicéron, dans une lettre adressée à son frère, souligne le rôle courant de l'argent
dans les élections 2 .
La corruption électorale se généralise donc au niveau de ses bénéficiaires,
mais l'ampleur des moyens qu'elle suppose réserve son exercice à une très petite
minorité. Tel est aussi le cas de la violence.

1
CICÉRON, Verrines, I, 22.
2
CICÉRON, Verrines, I, 23-25.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 246

LA MONTÉE DE LA VIOLENCE

On fait beaucoup de cas, à l'heure actuelle, du développement de la violence.


Les données statistiques dont nous disposons ne traduisent guère ce phénomène 1 .
En 1974, le nombre des [p. 226] tués par homicide en France était de 495, soit 1%
du total des morts violentes (homicides, suicides, accidents). Hors des périodes de
crise politique, le taux français est à peu près stable depuis 1826 au moins. Quant
à la violence politique, dans le monde contemporain, elle est tout le contraire d'un
phénomène de masse. Le terrorisme politique contemporain s'est spécialisé dans
les prises d'otages. Or, dans le pire des cas, ces otages représentent quelques
centaines de personnes, soit le nombre d'individus que peut transporter un avion
long courrier "gros porteur". C'est toute la différence – capitale – entre les objets
et les sujets de la violence d'une part (les terroristes et leurs victimes) et les
témoins d'autre part (des dizaines de millions de personnes). Quant aux meurtres
des personnalités politiques, en dépit des tristes affaires Aldo Moro, K.M.
Schleier, Mountbatten, ils restent heureusement exceptionnels, ce qui ne leur
donne que plus de retentissement. Il reste que, statistiquement, chacun d'entre
nous (en France) a moins d'une "chance" sur cent mille d'être tué par un acte de
violence non politique, cette proposition devenant quasi-nulle quant à la violence
politique.
On peut évidemment s'interroger sur les raisons de ce tintamarre si
complaisamment répercuté dans l'opinion publique. Ne doutons pas que certains y
aient des intérêts politiques : les régimes autoritaires naissent en partie d'un
désespoir de la population vis-à-vis des modes pacifiques de relations sociales et
de règlement des conflits. La croyance en la généralisation de la violence provient
aussi de l'ébranlement des consciences : quand aucune valeur ne vient remplacer
celles qui disparaissent, la peur naît du non-sens qui affecte l'existence : angoisse
confuse, qui n'a pas d'autre objet qu'une absence, mais que l'on exorcise par la
fuite en avant que représentent la violence et la croyance en son accroissement.
On doit également faire état du facteur technologique : le développement des
moyens de communication radiophoniques et télévisuels. Des faits de violence
qui seraient restés totalement ignorés lors des siècles passés sont aujourd'hui
portés immédiatement à notre connaissance. Plus les détails en sont horribles, plus
l'information est appuyée et répétée. Il s'ensuit un phénomène d'accumulation
parfaitement fictif : on a l'impression d'être envahi par la violence. Au point que
les mesures policières décidées pour réprimer la violence en portent elles-mêmes
le nom : tout le monde connaît les "opérations coup-de-poing".

1
Cf. E. TODD, "Beaucoup de bruit pour rien", dans : Le Monde, 23 février 1979, p.2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 247

Hormis ce dernier facteur, les précédents agissent aussi au dernier siècle de la


République romaine : crise des valeurs civiques et religieuses, atmosphère
belliciste (nous ne sommes pas encore au siècle de la "paix romaine"), conversion
des leaders de ce temps à la violence, militaire ou civile. Mais à Rome la violence
n'est pas principalement. le produit d'angoisses subjectives, même collectives.
Elle s'enracine aussi dans des réalités bien concrètes. Nous avons déjà vu la
responsabilité qu'en portent les "seigneurs de la guerre 1 ". Il y a d'autres raisons,
confir-[p. 227] mées par la polémologie ∗ moderne. Avant d'y venir, voyons ce
qu'en pensent les Romains eux-mêmes. Ils sont très affirmatifs quant à l'époque
où naît la violence politique : tous les orateurs s'accordent à la situer dans la
seconde moitié du deuxième siècle av. J.C., lors des insurrections gracchiennes.
Cette unanimité ne doit pas trop nous impressionner. Tout ce que nous avons dit
de l'histoire de la République nous convainc que l'ère des Gracques n'a pas été
précédée d'un âge idyllique de non-violence. Mais il est vrai qu'à partir des années
100, le processus s'accélère. Il ne concerne d'ailleurs pas que la violence politique.
Sans parler des guerres externes, la violence s'installe dans la République elle-
même. En 73, les guerres serviles enflamment l'Italie. La révolte de Spartacus
force à armer pendant quelques années 200 000 Italiens, plus du sixième du
nombre total des adultes mâles de naissance libre. Durant les premières années du
siècle, Marius et Sylla inaugurent le système des listes de proscription, faisant se
succéder à Rome terreur rouge et terreur blanche. La violence devient endémique,
même en l'absence de guerre. L'expropriation par la force devient pratique
fréquente. Des milices privées se forment, d'autant plus facilement que la police
d'État n'existe pas. De plus en plus souvent, des propriétaires voient leurs esclaves
tués et leurs biens saisis par des bandes armées à la solde d'un voisin. Le droit
porte témoignage de cette évolution, puisqu'en 73 une procédure nouvelle et plus
sévère est instituée, permettant de sanctionner de telles attaques au quadruple de
la perte. Les routes deviennent peu sûres. Au premier siècle de notre ère, les
Romains s'étonnent de ce qu'à l'époque de Cicéron on n’y ait pu voyager sans la
protection d'une escorte armée... Ceux qui sont ainsi capturés sur les chemins ou
pris dans leurs demeures sont souvent vendus comme esclaves à des acheteurs de
bonne foi qui les prennent pour des prisonniers de guerre ou des esclaves de
naissance. La preuve en est que dans le langage juridique se multiplient les
références à "un homme libre détenu de bonne foi comme esclave". Quant à
Rome même, nous sommes assez bien informés aujourd'hui sur le rôle joué par la
concentration urbaine, la mauvaise qualité des logements, l'instabilité des unions,
le chômage et la paupérisation dans le développement de la criminalité urbaine
pour ne nous faire aucune illusion au sujet du sort de la capitale. D'ailleurs
Cicéron tend à confondre les egentes (indigents) avec les perditi (criminels) 2 .
La violence qui envahit Rome et l'Italie dans le dernier siècle de la République
est donc bien réelle, et se manifeste avec acuité sur le plan politique. Or il est très
1
Cf. C. NICOLET, op. cit., (Le métier ...), 184 sq.

Science de la guerre.
2
Cf. P.A. BRUNT, op. cit., 157.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 248

intéressant de constater que la sociologie des conflits modernes voit à l'origine de


la violence politique 1 des causes que l'on peut discerner dans l'histoire de la
République Romaine.
Sur la base de ces recherches, on peut affirmer que la violence politique ne se
développe que dans les sociétés qui con-[p. 228] naissent déjà, de façon
préexistante, une tradition et un certain niveau de violence privée, hors des
périodes de troubles spécifiquement politiques. Ainsi de l'Italie, où l'arrêt de
chaque grande période d'expansion économique s'accompagne de vagues de
terrorisme politique : fin du XVIe siècle, années 1900... et époque actuelle, où ce
pays vit particulièrement mal l'arrêt du "miracle italien" et la crise économique
mondiale. Les Brigades Rouges, sans que leurs membres en soient probablement
conscients, ne sont que le véhicule d'une ancienne tradition. En Europe du Nord,
le révélateur du potentiel de violence politique consiste plutôt dans le suicide :
Paris et St-Pétersbourg voient monter à la fin du XIXe siècle leurs taux de suicide
(en 1970, le taux de suicide parisien avait baissé de 80% par rapport au début du
siècle). Or, entre 1880 et 1914, ces villes connaissent un terrorisme spectaculaire.
Pouvons-nous appliquer cette grille d'interprétation au cas des dernières
décennies de la République romaine ? Il me semble que oui.
Tout d'abord, remarquons que la société romaine, avant même les années 100,
n'a rien de pacifique. La tradition romaine tolère, et même encourage la violence
comme mode de règlement des conflits privés et politiques 2 : le Romain est un
pragmatique qui, contrairement à ce que l'on pense, fait passer le souci de
l'efficacité avant celui du droit (ne dit-il d'ailleurs pas que "trop de droit nuit"
(summum ius, summa iniuria) ?). Souvenons-nous que dans l'ancien droit romain,
la violence n'est pas reconnue comme vice du consentement, et ne peut donc
justifier l'annulation d'un contrat... Nous savons aussi que c'est dès les années 200
que commencent l'exode rural et la série de traumatismes qui conduiront un demi-
siècle plus tard à la surpopulation urbaine : rien de tout cela ne prédispose à
l'établissement d'une société pacifique. Enfin Grecs et Romains n'ont jamais
éprouvé beaucoup de gêne à admettre la nécessité de la violence politique : le
tyrannicide, de Platon à Sénèque en passant par Cicéron, est toujours légitime. En
général, l'homme politique romain qui use de la violence ne ressent guère le
besoin de se justifier 3 . Il le fait parce qu'il se trouve en état de légitime défense.
S'il est vraiment scrupuleux, il ajoutera que son ennemi personnel est aussi celui
de l'État. Quand César explique dans ses Mémoires les raisons qu'il a eues de
déclencher la guerre civile, il ne débat pas de grands principes, mais dit seulement
qu'il a été victime, ainsi que le peuple romain, de l'action d'une faction. Cicéron,
quant à lui, écrit de belles phrases sur la violence :

1
Cf. E. TODD, op. cit.
2
Cf. A.W. LINTOTT, Violence in Republican Rome (Oxford, Clarendon Press, 1968), 4.
3
Ibid., 52-53.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 249

"Que l'on proscrive la violence. Rien n'est plus contraire au droit et


aux lois, n'est moins civil et plus inhumain que le comportement de celui
qui se livre à la violence dans une société constituée. 1 "

Il n'hésitera cependant pas à l'employer, notamment contre Clodius et Catilina.


Quand ce dernier brigue le consulat, Cicé-[p. 229] ron ne se rend au Champ de
Mars qu'escorté de gardes du corps armés. Il porte lui-même une cuirasse
(l'équivalent du gilet pare-balles des hommes politiques américains) qu'il laisse
ostensiblement voir à la foule. Il justifie ces pratiques en disant que lorsqu'un
adversaire refuse de suivre les règles du jeu qui régit la vie sociale normale, on est
investi du droit de les abandonner, afin de pouvoir lutter à armes égales 2 . Nous
savons que de toute façon Cicéron a toujours deux langages : celui de la
"philosophie" où« sont valorisées la "véritable" amitié et la non-violence, et celui
de l'action politique concrète, où tous les coups sont permis.
Tout ceci en tout cas prouve amplement que la violence politique du dernier
siècle de la République s'est développée sur un terrain particulièrement propre à la
recevoir.

LES SUICIDES ET LA VIOLENCE

L'argument du suicide n'est pas moins pertinent. Rappelons-le : lorsqu'existent


de très grandes unités urbaines débouchant sur une concentration humaine
excessive, les tendances suicidaires se convertissent en incitations à l'attentat
politique. Ainsi les sociologues relient l'apparition de la "bande à Baader" avec le
fait qu'en 1970 Berlin-Ouest, en raison de son "insularité", connaissait le plus fort
taux de suicide d'Europe Occidentale. Or une poussée suicidaire semble bien se
produire dans la Rome de la fin de la République. Nous ne disposons évidemment
d'aucune source statistique en la matière. Mais il y a des indices très sûrs. D'une
part, les sources littéraires font état à cette époque d'un nombre élevé de suicides
parmi les hommes politiques 3 , phénomène qui continuera lors des premières
décennies de l'Empire, puisque Pline (né en 61 ap. J.-C.) écrit :

"Courir au-devant de la mort par une pulsion irraisonnée et


instinctive, c'est le fait de beaucoup de gens. 4 "

1
CICÉRON, Les lois, III, 42.
2
Cf. A.W. LINTOTT, op. cit., 62.
3
Cf. M. MESLIN, op. cit., 239-243.
4
PLINE, Lettres, I, 22.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 250

Mais, dès le temps de Cicéron, s'est développée une variété de suicide noble,
parfaitement admise, née des troubles politiques de l'époque : le suicide politique.
Le cas de Caton d'Utique en est parfaitement exemplaire. Très rigoriste, il refuse
la dégénérescence du siècle, et plus encore le régime autarcique que va instaurer
César. Son suicide n'est pas accidentel. Plutarque nous dit que...

"... depuis fort longtemps il était résolu à se tuer."

Pour lui, cette mort n'est pas une fuite, car César l'aurait gracié, comme il le
dira en apprenant la nouvelle :

"J'envie ta mort, Caton, puisque tu m'as enlevé la gloire de te sauver


la vie."

Pour Caton, ce suicide est un choix politique, en même [p. 230] temps que
l'acte d'un homme libre. Au cours de son dernier repas avec ses amis qu'il a
réunis, il répond à ceux d'entre eux qui le conjurent de profiter de la clémence de
César -

"De quel droit un tyran peut-il octroyer la vie à ceux qui ne


dépendent pas de lui, qui sont libres tout autant que lui ?"

Quelques minutes plus tard, après s'être retiré, il se jette sur son épée. En
tombant, il heurte une table. Le bruit attire ses amis. Ils appellent un médecin qui
recoud la plaie. Mais Caton reprend conscience, arrache son pansement et meurt.
Cependant, dira-t-on, si édifiants qu'ils soient, ces suicides ne concernent
qu'une très petite minorité, toujours la même, celle des vedettes de la politique...
Tout porte à penser le contraire. D'abord parce que le peuple est lui aussi touché
par les désordres des guerres civiles, qui viennent s'ajouter aux difficultés qu'il
éprouve déjà à vivre dans cette ville surpeuplée. Ensuite parce que le droit
témoigne d'une évolution radicale des mentalités au sujet du suicide, évolution qui
serait inexplicable si son augmentation n'avait concerné que quelques dizaines
d'individus.
Aux premiers siècles de Rome, le suicide est tabou. Il n'existe d'ailleurs pas de
terme latin jour le désigner. Les Romains recourent à une périphrase : "choisir de
se donner la mort". Leur condamnation du suicide s'intègre dans une croyance
collective plus large : celle que les âmes de ceux qui ont péri par mort violente et
prématurée se transforment en esprits malfaisants qui reviennent hanter les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 251

vivants. Notons le déplacement qu'a fait subir à cet interdit l'horreur


contemporaine de la mort. Pour nous, la "belle mort", c'est la mort rapide, celle
qu'on ne sent pas passer, dont on n'a pas le temps d'avoir peur. Mais cette
conception est très moderne. Le Moyen Âge chrétien a sur ce point des idées très
voisines de celles des Romains 1 . La "bonne mort", c'est au contraire celle que l'on
pressent, qui donne le temps de quitter les siens, et surtout de préparer son âme à
sa rencontre avec le Créateur. En revanche, la mort subite est honteuse et absurde.
Et même suspecte, car elle peut signifier la colère de Dieu contre le pécheur. On y
assimile même la mort clandestine : voyageur trouvé sur la route, noyé, rejeté par
le fleuve ou la mer, foudroyé, etc. Dans ces cas-là, il est toléré de ne pas accorder
de sépulture chrétienne. On dira que dans de nombreux cas ces gens sont
innocents, et qu'ils ne méritent point ce traitement. Il n'importe : le dieu des
chrétiens et ceux des Romains sont très sourcilleux sur ce point. Virgile envoie
dans la zone la plus misérable des Enfers les innocents condamnés à mort à la
suite d'une fausse accusation. On comprend d'autant mieux l'horreur du suicide :
car le disparu a été l'agent de sa propre mort, violente et avant l'heure. La sanction
du droit romain est identique à celle du droit chrétien : privation de sépulture et
interdiction du deuil, peines posthumes également infligées à Rome aux con-[p.
231] damnés à mort pour haute trahison. S'y ajoute dans l'Antiquité la
confiscation des biens au profit du Trésor public. La puissance du tabou se mesure
également à l'opprobre qui pèse sur la mort par pendaison, considérée comme
ignominieuse. Ainsi Servius précise-t-il :

"On doit savoir que d'après les dispositions des livres pontificaux,
quiconque avait mis fin à sa vie par la corde devait être abandonné sans
sépulture. D'où la justesse de l'expression "mort hideuse". car c'est en
quelque sorte la plus infamante des morts (...) Comme Tarquin le
Superbe... avait contraint le peuple à construire des égouts, et comme
beaucoup de gens, à cause de cette atteinte à leur honneur, s'étaient tués en
se pendant, il ordonna de clouer leurs cadavres à la croix : pour la
première fois, il était tenu pour infamant de se donner la mort. 2 ".

La mort par pendaison est sans doute d'autant plus "hideuse" que c'est ainsi
que se suicident les membres des classes inférieures de la société. C'est le moyen
le plus simple, qui ne requiert pas d'acolyte. Les grands personnages meurent,
eux, plutôt par le fer, le poison, ou en s'ouvrant les veines. D'ailleurs cette
distinction se maintiendra jusqu'à la Révolution française, et l'invention de la
démocratique guillotine : la honte du gibet pour les pauvres et les roturiers, la

1
Cf. P. ARIES, op. cit., 18-20.
2
SERVIUS HONORATUS, Commentaire de L’Énéide, XII, 603. Cf. J.L. VOISIN, "Pendus,
crucifiés, oscilla dans la Rome païenne", dans : Latomus, XXXVIII-2 (avril-juin 1979), 422-
450 Sur le suicide à Rome, cf. l'article récent de P. VEYNE, Rome antique : le suicide n'est
pas obscène, dans : L'histoire 27 (1980), 38-40.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 252

hache pour les nobles. À Rome, la mort par pendaison entraîne la nécessité d'un
rite d'expiation. On suspend dans la maison du pendu une petite poupée ou un
masque d'argile le représentant, afin que l'air qui l'entoure purifie son âme et lave
la souillure de cette mort. Le pendu ne peut non plus recevoir de sépulture, ce
qu'affirment avec insistance les juristes. La pratique se conforme d'ailleurs à cette
règle. Quand Horatius Balbuus, notable d'une ville d'Ombrie, fait don à la
municipalité d'un terrain pour usage de cimetière, c'est sous condition qu'en soient
exclus les pendus, assimilés aux gladiateurs qui vendent leur vie. Le pendu
n'intéresse que les forces du mal : comme au Moyen Âge, les magiciennes
s'empressent de récupérer la corde.
Au dernier siècle de la République, tout cela est en train de changer.
Juridiquement, le suicide est assimilé à une mort naturelle : il éteint l'action
judiciaire entamée, voire même la procédure pénale ; les biens ne sont plus
confisqués par l'État, mais laissés aux héritiers. À la fin du siècle d'Auguste, les
hommes qui se suicident pour des motifs politiques ont un droit tout à fait reconnu
à la sépulture traditionnelle. En revanche, celui qui attend le bourreau encourt les
mêmes peines que celles qui frappaient autrefois le suicidé. Sous l'effet des
troubles nés des guerres civiles, une véritable révolution s'est donc faite dans les
esprits. D'ailleurs, les juristes de l'Empire en témoignent : ils énumèrent pour les
hommes libres sept motifs légaux de suicide 1 . Sénèque (qui, condamné par
Néron, s'ouvre les veines en 65 ap. J.-C.) fait l'apologie de la mort volontaire, et
[p. 232] n'exclut même plus la corde pour y parvenir 2
Mais même le droit à la mort est hiérarchisé : le suicide est interdit à l'esclave,
qui ne s'appartient pas, car sa mort lèserait les intérêts du maître. D'ailleurs, le
vendeur d'un esclave qui a déjà tenté de se suicider doit, comme celui de l'esclave
fugitif, avertir l'acquéreur de ce vice, sous peine d'annulation de la vente, même si
ce défaut grave fait évidemment baisser le prix de l'objet vendu.
La violence est donc présente dans toute l'histoire de la République romaine.
Mais elle ne se développe pleinement sur le plan politique qu'à partir de la fin du
second siècle, mûrie par plusieurs siècles de violence légale. L'augmentation du
nombre des suicides, et surtout leur banalisation, qui s'oppose aux antiques
tabous, témoigne à la fois au niveau individuel et collectif du désarroi qui
s'empare des esprits. Suivant un mécanisme bien connu, cette angoisse fait le lit
de la violence. Les historiens psychanalystes ont d'ailleurs déjà mis en évidence le
pullulement des névroses et des psychoses latentes dans de nombreux systèmes
sociaux et politiques proches de leur chute 3 .

1
Cf. M. MESLIN, op. cit., 239-240.
2
SÉNÈQUE, La colère, III, XV, 3-4.
3
Cf. G. DEVEREUX, "La psychanalyse et l'histoire : une application à l'histoire de Sparte"
dans : A. BESANÇON, L'histoire psychanalytique (Paris, Mouton, 1974), 141.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 253

Étudions maintenant de plus près les formes que revêt cette violence politique
au temps de Cicéron 1 .

LA VIOLENCE POLITIQUE

Nous avons déjà étudié les diverses façons dont les politiciens peuvent influer
sur le déroulement des opérations de vote : hommes de main juchés sur les
passerelles électorales, ou disséminés dans les points stratégiques du forum ou du
comitium, manœuvres d'intimidation, manipulation des tablettes de vote, bourrage
et bris des urnes électorales. Reste l'aboutissement extrême du processus : la
liquidation physique des adversaires politiques et de leurs partisans. De véritables
conspirations peuvent se tramer, comme celles qui coûtèrent la vie aux Gracques
et à César. Mais il arrive assez fréquemment que le meurtre ne soit pas vraiment
prémédité. Plusieurs scènes de lynchage auquel se livre une foule excitée par les
mercenaires des hommes politiques en témoignent. Un des règlements de comptes
les plus célèbres est celui où Clodius périt sous les coups de Milon, dont Cicéron
défendra sans succès la cause douteuse.
Milon est téléguidé par Pompée, et commence en 57 à recruter mercenaires et
tueurs pour ôter à son rival le contrôle de la rue et des assemblées. Clodius
n'entend évidemment pas se laisser faire, et les échauffourées se multiplient. Le 3
novembre 57, émeutes sur le Palatin ; le 11, attaque contre Cicéron sur la Voie
Sacrée ; le 12, assaut contre la maison de Milon. Un an plus tard, le Sénat
prononce très officiellement la dissolution des bandes des deux personnages,
mesure d'une efficacité presque nulle. Clodius reprend les hostilités en faisant
incendier par ses hommes la maison que Cicéron, protecteur de Milon, possède
sur le Palatin. Pour ne pas demeurer en reste, [p. 233] les bandes de Milon
qu'accompagne Cicéron lui-même (l’incendie de sa maison l'a rendu furieux)
forcent les portes du Capitole et brisent les tables de bronze où étaient inscrites les
lois que Clodius avait fait voter. En 53, Milon est candidat à la plus haute charge,
le consulat. La campagne électorale est un modèle du genre. Au dire de Plutarque,
les candidats "procédaient non seulement par corruption (...) mais ouvertement
par armes, batteries et meurtres, tendant à la guerre civile".
Le conflit se dénoue le 20 janvier 52. Accompagnés de leur escorte composite
de mercenaires, esclaves et spadassins, Clodius et Milon se croisent ce matin-là
par le plus grand des hasards sur la Voie Appienne, dans la campagne romaine.
Dans le combat qui s'ensuit, Clodius reçoit un mauvais coup d'épée d'un
gladiateur de Milon. On le transporte agonisant dans une auberge voisine où
Milon et ses hommes viennent l'achever.
1
Cf. N. ROULAND, "La violence politique au temps de Cicéron", dans L'Histoire 10 (1979),
32-41.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 254

Milon ne vaut guère mieux que celui qu'il vient de tuer, mais Clodius trouve là
une mort méritée. Sa vie est, en effet, le symbole de l'extrême dégénérescence des
mœurs politiques républicaines et de leur envahissement par la violence. C'est lui
qui avait organisé l'emploi de la force en politique de la façon la plus
perfectionnée, qui avait mis au point les meilleures structures de recrutement et
d'entraînement des bandes de tueurs dont il s'entourait. C'est à lui que revient
également le mérite d'avoir le mieux compris tout le parti qu'un politicien peut
tirer du poids politique des masses urbaines. Tout cela explique la faveur que lui
accordait César et la peur panique qu'en avaient Pompée et Cicéron.
Jusqu'aux années soixante, en effet, le gangstérisme politique est affaire
d'amateurs, il est vrai très éclairés. Les protagonistes peuvent être, tout
simplement, ceux dont les intérêts sont en cause dans tel ou tel débat, et qui
décident d'en venir aux mains. Ou bien encore, l'homme politique pourra exiger
de ses clients la prestation de ces services un peu spéciaux. Il ne s'agit pas
vraiment là de professionnels, puisque le client doit aussi à son patron des
services de toute autre nature. Cicéron se déplace ainsi avec une garde du corps
composée de ses amis et de ses clients, et parle lui-même en termes imagés des
clients spécialisés dans ce genre de service en les nommant percussores, c'est-à-
dire les "cogneurs"...
Comme je l'ai déjà dit, c'est à Clodius que revient le mérite d'avoir
véritablement organisé de façon spécifique le recours à la violence. Il recrute ses
gorilles et ses tueurs à deux sources différentes : les collèges et le milieu des
gladiateurs. Les collèges sont des associations regroupant les membres d'une
même profession, ou les habitants d'un même quartier. L'État s'en est toujours
méfié et ne les tolère que lorsqu'ils n'ont que des finalités religieuses et
funéraires : assurer à leurs membres des funérailles décentes, et le renouvellement
périodique des rites en leur mémoire, un peu comme les chrétiens font dire des
messes à la mémoire de leurs disparus. Rien, en tout cas, qui ressemble à nos
syndicats : l'État ne l'aurait jamais toléré. Tous [p. 234] ces collèges ont une base
locale, qui les rapproche du peuple des "sections" de la Révolution française. Les
artisans habitent souvent les uns à côté des autres, dans les quartiers populaires et
honorent leurs dieux privilégiés au carrefour le plus proche. Quand l'État voudra
dissoudre ces collèges, il interdira "le culte des dieux des carrefours". Car Clodius
va transformer les collèges en "troupes de choc" révolutionnaires. Il les truffe de
ses partisans, les dirigeants deviennent ses acolytes. La maîtrise de ces
associations lui permet de réaliser un véritable quadrillage îlotier de la ville. Sous
le prétexte de fonder des collèges inoffensifs, il recrute en fait des tueurs 1 .
Son emprise sur les masses urbaines est donc assurée. Comme on le voit, il lui
est extrêmement facile de recruter des hommes de main, appartenant en général
aux couches pauvres de la population – membres du prolétariat et esclaves – mais
également à la petite bourgeoisie des artisans, boutiquiers, tenanciers d'auberges.

1
CICÉRON, Pour Sestius, 34.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 255

Pour mieux comprendre ce phénomène, on peut penser aux membres des


premières organisations paramilitaires nazies qui recrutaient dans les années
trente, non seulement chez les désœuvrés, mais également dans la petite
bourgeoisie.
Mais il faut aussi de véritables professionnels, puisque la vie même de
l'homme politique est en jeu. Dans ce domaine, qui peut être d'un meilleur emploi
que les gladiateurs, eux dont c'est le métier de se battre et de mourir ? Tous les
principaux leaders politiques de l'époque s'attachent les services d'un groupe
d'entre eux. Ce qui n'est pas à la portée de tout le monde. Qu'il s'agisse d'esclaves
ou d'hommes libres, un personnel si hautement qualifié coûte cher. Ces gardes du
corps assurent la protection et la violence "quotidienne". Lorsqu'il est nécessaire
d'organiser des manifestations, de perturber les réunions des comices, on fait
donner l'artillerie lourde, c'est-à-dire l'organisation de masse qu'a développée
Clodius à partir des collèges.
Reste un dernier groupe d'auxiliaires, sans doute le plus discipliné et le plus
efficace, mais dont l'emploi est réservé aux grands chefs militaires attirés par la
politique. Je veux parler des soldats et des vétérans. En principe, le soldat doit
déposer les armes avant d'entrer dans le périmètre de la cité, et redevenir un civil.
On croyait à l'époque archaïque que le guerrier ne pouvait remporter la victoire
que s'il était possédé d'une fureur sacrée. Les hostilités terminées, il fallait l'en
dépouiller, d'où tout un rituel de désacralisation de l'armée. Mais au temps de
Cicéron, tout cela ne gêne plus guère des chefs ambitieux comme César ou
Pompée.
En 59, afin de faire passer des lois attribuant des terres à leurs hommes, César
et Pompée font investir Rome par leurs soldats. Fort de leur appui, Pompée fait
rosser le consul Bibulus opposé à sa politique, tuer deux de ses tribuns, et
débarrasser le forum de ceux qui le gênent. César réduit de la même façon le
Sénat au silence, et fait jeter en prison Caton, qui a eu le courage (rare) de
critiquer ouvertement sa politique.
[p. 235]
On se demande alors à quoi peut donc bien servir de réunir les comices si tout
se réduit à une série de coups de force. Malgré les apparences, ils n'ont pas perdu
toute utilité. D'abord et surtout, même arraché sous la contrainte, le vote des
comices donne une apparence de légalité aux décisions qu'il sanctionne. Les
hommes politiques qui ont déposé les projets de loi ont besoin de ces apparences,
car ils ne sont pas assez forts pour n'exercer qu'une autorité de pur fait. De plus, la
violence ne se déchaîne que pour les questions importantes : les lois concernant la
réforme agraire ou l'élection aux magistratures supérieures, par exemple. Enfin, il
faut bien voir qu'en définitive, la violence, l'anarchie et la corruption finissent pas
signer l'arrêt de mort du régime républicain : avec l'Empire, les comices et le
Sénat perdent toute importance.
Face à cette dégénérescence des mœurs politiques, l'État républicain reste
assez désarmé. Il faut attendre les années soixante – où commencent les exploits
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 256

de Clodius – pour qu'une législation contre la violence soit adoptée. La date


tardive de ces lois et leur soudaine abondance montrent bien que les Romains sont
au début pris de court devant le déchaînement de la violence politique. C'est en
toute hâte qu'ils garnissent leur arsenal législatif. On interdit l'occupation des
lieux publics (ce qui n'empêche pas Cicéron et Milon de forcer les portes du
Capitole ...) ; le port de la lance dans la cité est prohibé ; comme il devient évident
que Clodius et ses épigones se servent des collèges pour recruter leurs tueurs, on
les surveille très étroitement ; en 52, Pompée – orfèvre en la matière – interdit
même le port de toute arme dans la ville. Les contrevenants sont déférés devant
les tribunaux spécialement institués pour connaître des causes de violence. Même
tardifs, il y a donc des textes. Leur inflation rapide et persistante est cependant
inquiétante. Quand on multiplie les sanctions légales visant un même type
d'infraction, cela prouve presque toujours l'inefficacité concrète des textes.
Quand le droit ne s'impose pas de lui-même aux citoyens, il faut le leur faire
respecter par la contrainte. C'est ce qu'on appelle le recours à la force publique. Or
nous avons déjà fait cette constatation ahurissante : un État qui avait placé sous
les ailes des aigles de ses légions tout le monde méditerranéen n'a pratiquement
pas de force de police. Gagner un procès est une bonne chose, mais ne sert à rien
si on n'est pas en mesure de contraindre le perdant à s'exécuter. C'est à la partie
victorieuse de se débrouiller pour rentrer toute seule dans le (bon) droit que le
juge vient de lui reconnaître... D'où l'importance d'avoir des protecteurs, ou d'être
soi-même un puissant. Si la force publique fait défaut pour l'exécution des
jugements, comment imaginer qu'elle intervienne lorsque les consuls se tendent
des guets-apens ou se lapident en plein cœur de Rome ?
Bien sûr, il y a les magistrats chargés de l'administration municipale, les
édiles. Ils réglementent la circulation sur la voie publique, les spectacles et les
jeux, contrôlent les marchés, infligent des amendes. Mais il n'est pas question
pour eux ou [p. 236] leurs peu nombreux acolytes d'intervenir dans les assemblées
politiques, situées à la fois hors de leur compétence et de leurs moyens. La même
impuissance ligote d'autres personnages auxquels pourrait incomber la répression
de la violence : les triumvirs capitaux, chargés de poursuivre les esclaves fugitifs,
prévenir les incendies et veiller à la tranquillité de la voie publique. Ils ne peuvent
se saisir des délinquants qu'après qu'une plainte soit officiellement déposée, et
aucun châtiment n'est infligé sans jugement préalable. Enfin, à eux aussi le
personnel manque pour exercer leurs minces pouvoirs.
De toute façon, ils n'interviennent pas plus que les édiles dans les assemblées
politiques. Celles-ci sont placées sous l'autorité et la responsabilité du magistrat
qui les préside : à lui, donc, d'y assurer l'ordre, aidé de quelques appariteurs et de
licteurs portant de très symboliques faisceaux. Tout cela est évidemment
complètement inefficace face aux manœuvres et aux troupes dont usent des
hommes de la trempe de Clodius ou de César. Que valent une dizaine de licteurs
au regard d'une troupe de gladiateurs ou de tueurs appointés par nos chefs de
gangs ?
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 257

Mais, malgré tout, Rome n'est pas constamment livrée aux bandes de tueurs ou
aux troupes de soldats mercenaires, il y a bien des périodes d'accalmie pendant
lesquelles les organes constitutionnels pourraient reprendre la situation en main,
et commencer par abroger les lois que les électeurs ont votées sous la menace des
armes. Nous devons constater qu'à l'époque de Cicéron la violence ne constitue
pas en elle-même un motif d'annulation de la législation prise sous son empire.
Jusqu'au dernier siècle de la République, on n'a en effet guère eu besoin de faire
de la violence un motif suffisant d'annulation d'une loi. D'abord parce que la
violence politique est moins fréquente et se présente sous des formes beaucoup
plus atténuées ou subtiles. Ensuite parce qu'il existe d'autres moyens de se
débarrasser de lois gênantes : faire jouer le droit de véto de certains magistrats,
recourir à la censure du Sénat, invoquer de "mauvais" auspices – toute séance des
comices commençant par une cérémonie religieuse. Mais cela suppose un
contexte social et politique relativement stable, ce qui n'est plus du tout le cas à
notre époque.
Tout dépend maintenant du Sénat. Théoriquement, il est compétent pour
annuler des lois prises sous l'empire de la violence et contre les auspices (per vim
et contra auspicia). En pratique encore faut-il que son autorité soit suffisante pour
le faire. Or, le dernier siècle de la République nous fait assister à la paralysie
croissante et incurable de l'auguste assemblée. Les illustres Pères pourraient bien,
en principe, opposer à la violence des outlaws la violence d'État, c'est-à-dire voter
le fameux sénatus-consulte "ultime". Armé de ce décret d'état d'urgence, le Sénat
peut appeler aux armes les habitants de Rome et leur désigner le ou les ennemis
publics à abattre : ainsi est mort au siècle précédent Caïus Gracchus. Le remède
est à l'évidence aussi sanguinaire, violent et destructeur que le mal.
[p. 237]
Il suppose, en outre, le soutien de la majorité de la population au
gouvernement, la vigueur du Sénat, et l'absence d'une force trop bien armée et
entraînée du côté des opposants : conditions qui ont toutes disparu au temps de
Cicéron. L'État est donc désarmé face à la violence politique.
J'ai essayé, dans les lignes qui précèdent, de dégager les causes sociales,
économiques et mentales du déchaînement de cette violence. Il faut en ajouter une
autre, car le seul contraste entre la ploutocratie des dirigeants et les millions
d'indigents de Rome ne suffit pas à expliquer la violence. L'histoire montre en
effet que les masses ne prennent que fort rarement elles-mêmes l'initiative de la
violence : l'exemple vient d'ailleurs. Il est donné à Rome par ceux qu'un appétit
insatiable de richesse rend prêts à user de tous les moyens pour obtenir une part
encore plus grande du gâteau. Et puisque la richesse vient des pays conquis dont
l'administration dépend de l'État, c'est l'État qu'il faut contrôler, par la
mobilisation des masses et l'emploi des armes au besoin.
Une masse croissante de disoccupati indigents ; une classe dirigeante divisée,
corrompue et crispée sur ses privilèges abusifs ; des démagogues sans scrupules
décidés à utiliser le mécontentement de la populace pour parvenir au pouvoir ; un
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 258

État désarmé aux structures inadaptées : les conditions idéales sont réunies pour
que la violence se déchaîne.
Elle ne règne cependant pas de façon constante : les guerres civiles culminent
en trois ou quatre périodes particulièrement agitées au cours du dernier siècle de
la République. Entre ces interstices, une vie politique "normale", quoique
dévoyée, est encore possible. Quant à la corruption, tous les électeurs ne sont
quand même pas à vendre. Le frère de Cicéron lui écrit à ce sujet :

"Il n'est pas, je le vois bien, d'assemblée électorale si ravagée par la


corruption qu'on n'y trouve quelques centuries qui votent gratuitement
pour les candidats auxquels elles sont particulièrement attachées. 1 "

C'est pourquoi l'organisation d'une campagne électorale n'est point seulement


le fait des hommes de main et des distributeurs de pots-de-vin. Elle requiert toute
une technique de la part du candidat, que nous expose le Petit Manuel de
Campagne Électorale ∗ de Quintus Cicéron. Racolage, mensonges, flatteries : rien
n'y manque de tous les procédés utilisables pour gagner des voix. En fait la lecture
de cet opuscule donne sa touche finale à un tableau affligeant. Le régime qu'il
décrit est moribond. On se prend à songer à un slogan qui connut une certaine
célébrité en France il y a quelques années : "Élections, piège à ... !". À vrai dire,
ce détournement des institutions n'a pas commencé avec le dernier siècle de la
République.
Mais à partir des années 100 une série impressionnante de facteurs de
déstabilisation cumulent leurs effets : crise des [p. 238] valeurs civiques et
religieuses, manifestations inquiétantes d'angoisses individuelles et collectives,
corruption de la vie politique par l'argent, déferlement de la violence,
détournement de l'armée des idéaux civiques. Un régime se meurt, et avec lui la
classe qui a construit un empire auquel il ne manque plus que le nom. Mais cette
aristocratie n'a pas que des mérites. Elle est coupable d'avoir dévoyé le
fonctionnement des institutions populaires. Sous la République, la démocratie n'a
existé qu'à l'état de pulsions, récupérées par la classe politique traditionnelle ou
ses transfuges. Le reste n'est que façade. Si au sommet des basiliques on grave le
nom hypothétique d'un noble populus romanus, sous leurs colonnes c'est la
misérable racaille dont parle Cicéron qui passe. Ce régime est celui du double
langage : la res publica n'est que l'état de quelques-uns, le peuple devient la
populace, le cirque se transforme en comices, la démocratie en démagogie.
Bientôt l'empereur prendra la place du princeps.

1
Q. CICÉRON, Petit manuel de campagne électorale, 56.

Cité et analysé en annexe, à la fin de l'ouvrage p. 326.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 259

[p. 239]

CHAPITRE VIII –
LA RÉVOLUTION IMPÉRIALE

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Le 11 janvier 29 se ferment les portes du temple de Janus : Octave a eu raison
de ses derniers adversaires. Après la défaite d'Actium, Antoine et Cléopâtre se
sont suicidés. Rome est lasse des guerres civiles. Pour jouir d'une relative sécurité,
elle est prête à sacrifier une liberté qu'elle ne possède d'ailleurs plus pourvu qu'on
y mette les formes. Auguste ∗ va lui donner cette paix tant désirée, respectant la
légalité formelle qu'avait trop négligée César.
Car si la réalité du pouvoir monarchique est très vite certaine, son principe
l'est beaucoup moins. C'est un des plus surprenants paradoxes de cette époque.
Octave, l'héritier de ces seigneurs de la guerre qui leur vie durant convoitèrent de
toutes leurs forces le pouvoir impérial, se défendra toujours d'être ce qu'il était
devenu. Au contraire, il se proclame le sauveur de la République, ce qui ne
trompe presque personne, mais satisfait tout le monde.
Cette révolution politique à l'envers n'engendre aucune réforme sociale
d'importance. Au contraire, Auguste est en la matière un conservateur-né qui
voudra toujours revenir aux antiques mœurs républicaines. Si les structures
sociales demeurent les mêmes, en revanche, les membres des groupes dirigeants
changent : l'ancienne noblesse républicaine est décimée par l'empereur jaloux de
son autorité. Les vides seront comblés par des hommes nouveaux, dont le
monarque est plus sûr que d'une aristocratie séculaire, d'ailleurs parfois animée de
soubresauts violemment impromptus. Régime paradoxal que cet empire qui ne dit
pas son nom, dirigé par un homme qui ne se veut que le premier des citoyens mais
commence à organiser son culte, conservateur mais purgeant sans faiblesse cette
vieille aristocratie dont il admire les coutumes. Ajoutons-y, pour finir, un dernier
motif d'étonnement : malgré la disparition de fait des assemblées populaires et
l'épuration des milieux [p. 240] dirigeants, les relations de clientèle subsistent, et


Parvenu au faîte de sa puissance, Octave prendra le nom d'Auguste.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 260

font même preuve de beaucoup de vitalité. Il faudra s'interroger sur cette


paradoxale pérennité.
Essayons d'abord de mesurer à travers le droit, la propagande, et la
symbolique architecturale, l'anti-républicanisme de ces hommes qui se disent les
sauveurs du régime et les garants de la liberté du peuple.

LES FOSSOYEURS DE LA RÉPUBLIQUE

Le biographe de César dit de lui :

"(Pour lui), la République n'est rien, c'est seulement un mot vide de


forme et de contenu 1 ".

Suétone a raison. Sous ce qu'il faut bien appeler son règne, sénat et comices se
transforment en chambres d'enregistrement. Les assemblées populaires votent les
lois qu'il élabore, investissent les candidats officiels désignés par lui. Dans une
mesure d'ailleurs limitée, car il se réserve le droit de nommer lui-même les
consuls et la moitié des autres magistrats. Le Sénat subit un sort analogue. César
le convoque pour la forme, mais prend en fait les décisions à sa place. Cicéron,
qui bien sûr en est membre, est ainsi tout surpris de recevoir des lettres de princes
étrangers qui le remercient de leur avoir voté des faveurs 2 , ce dont il n'est
absolument pas au courant... L'auguste assemblée se montre parfaitement docile :
il faut dire que César a usé de moyens efficaces, en y nommant en masse ses
partisans (le nombre des sénateurs passe de 600 à 900). Parallèlement, il
s'emploie, comme tous les candidats à la tyrannie, à étendre sa popularité, ce qui
n'est pas contradictoire avec sa politique d'étouffement des comices. C'est une
chose de donner au peuple les moyens de se gouverner, une autre de le flatter.
Nous savons que pour parvenir à ce dernier but, César procède à des distributions
de terre massives, et double le nombre des citoyens, accroissant d'autant celui de
ses partisans. Par ailleurs, ses vétérans constituent une garantie armée du régime.
La nouvelle orientation qu'il donne aux Rostres ∗ témoigne de cette recherche de
la popularité. Il fait déplacer cette tribune, de telle façon que les orateurs ne seront
plus tournés vers le Sénat et le Comitium, mais vers le forum, qui accueille la
population romaine tout entière. La Curie, où siège le Sénat, est également
remaniée. Car l'ancien bâtiment où se réunissaient les sénateurs depuis des siècles

1
SUÉTONE, Jules César, 77.
2
CICÉRON, Familiares, 9, 15, 4.

La tribune aux harangues des hommes politiques.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 261

fait place à un nouvel édifice. Or ce dernier ouvre bien par un de ses côtés sur le
Comitium, mais cela ne signifie plus grand-chose : les comices ne servent plus à
rien, et de toute façon, c'est maintenant au Champ de Mars qu'ils se réunissent. En
revanche, l'autre façade de la Curie regarde vers le vestibule du nouveau forum
que fait construire César au pied du Capitole, à l'ombre de [p. 241] Jupiter. Ces
aménagements traduisent bien un dessein politique : la subordination des
anciennes assemblées à un monarque populaire. D'ailleurs les coutumes
vestimentaires de César vont dans le même sens d'instauration de la monarchie : il
porte de façon permanente la couronne de laurier et les vêtements des
triomphateurs.
D'autres signes indubitables foisonnent. Il fait frapper des monnaies à son
effigie, s'érige des statues dans les temples, se fait prêter serment, transforme en
fêtes publiques les anniversaires de sa naissance ou de ses victoires, donne même
son nom à un mois du calendrier. En bref, il instaure un véritable culte de la
personnalité, à l'antithèse de la tradition républicaine (où le pouvoir est
personnalisé, mais très rarement au bénéfice d'un seul homme : c'est pourquoi les
magistratures républicaines étaient toujours collégiales).
Mais César va trop loin, trop vite. Car sur quatre ans de règne (de 49 à 44), il
ne passe que seize mois à Rome, guerroyant la plupart du temps à l'extérieur.
Aussi tombe-t-il aux ides de Mars sous le poignard des conjurés.

L'EMPEREUR ANONYME

Son fils adoptif, Octave, va reprendre sa politique, mais en l'appliquant de


façon beaucoup plus subtile, en évitant d'avoir l'air d'un candidat au trône. Il
recherche lui aussi l'appui populaire. Il prétend exercer les pouvoirs du tribunal
"pour la protection du petit peuple 1 ". Nous avons vu que, fortement tenté de
supprimer les distributions gratuites de nourriture, il y renonce finalement, par
peur de perdre ce soutien. Il emploie la vieille recette des distributions de terres et
de primes : dans ses mémoires, il affirme en avoir fait bénéficier 300 000
personnes. D'abord il finance ces largesses sur ses fonds privés, puis, assuré du
pouvoir, affecte à leur paiement le produit des taxes sur les ventes aux enchères
effectuées en Italie et le montant des droits de succession nouvellement imposés
aux citoyens les plus riches. Comme César aussi, il se fait prêter un serment
d'obéissance. Parallèlement, il dénature les institutions républicaines en les
concentrant sur sa personne et en supprimant les limitations de durée. Ainsi en 23,
il se fait confier par le Sénat la puissance tribunicienne à vie et l'imperium
proconsulaire, sans limite dans le temps ni dans l'espace. Ces deux prérogatives

1
TACITE, Annales, I, 2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 262

seront le mince fondement juridique du pouvoir impérial. À la même époque, il


obtient le privilège extraordinaire d'être délié des lois (princeps legibus solutus
est : la formule sera reprise par la monarchie absolue française). Quant aux
comices, leur inexistence inaugurée par César se confirme : Auguste inspire les
lois et impose ses candidats aux élections. Ce trucage des institutions lui suffit
pour prétendre à l'exercice d'un pouvoir toujours plus autoritaire : il se garde bien
d'inventer de nouveaux noms, de se décerner de nouveaux pouvoirs. L'empire naît
donc politiquement sous la forme d'une énorme équivoque. Certains le comparent
à l'état stalinien :
[p. 242]

"... le fonctionnement du Parti-État de Staline évoque curieusement


celui de l’Empire romain ; la toute puissance du secrétariat particulier de
Staline répondant à l'autorité déterminante du cabinet de l'empereur, et le
comité central étant, comme le Sénat, réduit au rôle de chambre
d'enregistrement : dans un cas comme dans l'autre, le pouvoir réel se situe
en dehors et au-dessus du pouvoir institutionnel. Ce qui, compte tenu de la
formidable concentration dudit pouvoir, explique l'importance de facteurs
personnels : quand l'empereur est un dément cruel, le sénateur et le peuple
tremblent ; quand il est libéral, ils respirent. 1 "

La comparaison n'est pas fausse. On pourrait la poursuivre en faisant allusion


aux problèmes de la succession au pouvoir, pierre d'achoppement de tant de
régimes dictatoriaux. Celles de Mao et de Brejnev ne sont pas des plus faciles. Ce
fut aussi une des plaies de l'Empire. Car comment Auguste aurait-il pu organiser
juridiquement la transmission d'un pouvoir monarchique, qui, officiellement,
n'existe pas ? Répétons-le : Auguste ne veut pas prêter le flanc aux critiques qui
furent fatales à César, accusé de ne voir en la République qu'un mot vide. Dans
ses Mémoires, il insiste au contraire sur le fait qu'en 27 il a remis tous ses
pouvoirs au peuple et au Sénat, et que par la suite son autorité se fonda sur son
prestige personnel, et non sur une révolution constitutionnelle 2 .
Cette équivoque soigneusement entretenue lui permet de se faire proclamer le
restaurateur de la République par ses propagandistes : Horace, Virgile, Ovide.
Tacite témoigne du procédé :

"la république ne fut installée ni en dictature, ni en royauté, mais au


nom du princeps 3 ".

1
P. ROBRIEUX, "Pourquoi lui ?" (Staline), dans Le Monde (22 déc. 1979), 18.
2
AUGUSTE, Mon œuvre, 34.
3
TACITE, Annales, I, 9.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 263

À son époque, il peut constater les manifestations évidentes de la nature


autoritaire du principat, mais il n'en crédite pas moins Auguste des bonnes
intentions que lui ont attribuées ses zélateurs. D'autres, il est vrai, sont plus
clairvoyants, notamment les historiens grecs (Appien, Dion Cassius), qui
soulignent au contraire les allures monarchiques du Principat. (La controverse
entre les auteurs durera d'ailleurs jusqu'au milieu du XXe siècle...).
Donc Auguste n'est pas roi. C'est seulement "le meilleur des citoyens" : le plus
sage, le plus digne, le plus magnanime. C'est l'homme providentiel qu'appelait de
ses vœux Cicéron vingt ans auparavant (dans le De Republica). Ne se dit-il pas
lui-même, dans une formule contradictoire qui résume toute sa politique "le
premier d'entre les égaux (primus interpares)" ? À ses qualités personnelles, il
joint le mérite encore plus grand d'être dans le "sens de l'Histoire" : il jouit d'un
don de prévoyance (providentia) exceptionnel. C'est lui qui a la plus claire
conscience du destin de l'Empire et des moyens à employer pour parvenir à sa
réalisation. Nous sommes habitués à ces considérations très actuelles sur la
lucidité supérieure, et la pré-[p. 243] destination divine ou due aux "Lois de
l'Histoire" des grands dictateurs de notre époque, de Staline à Mao en passant par
Hitler : l'encens qui monte vers l'autel des tyrans a toujours la même odeur...
C'est d'ailleurs bien d'autel qu'il s'agit. Car toujours prudemment, Auguste
organise son propre culte, qui prélude à la divinisation de ses successeurs 1 . Il
s'inspire là encore de César, auquel le Sénat, deux ans après sa mort, a décerné le
titre de "divin" et conféré un temple et un culte au forum. Auguste construit par
étapes sa propre divinisation. D'abord il est le fils de César, donc d'un dieu. Puis il
se fait de plus en plus souvent représenter comme maître de l'Univers, ce qui le
rapproche des dieux. Il autorise les habitants d'Asie à lui édifier un temple et à lui
rendre un culte. Mais à Rome même, il se montre prudent. Par un subtil détour, il
permet qu'on divinise non pas sa personne, mais certaines de ses qualités : son
"génie", sa "majesté". Le genius Augusti a donc sa chapelle à Rome : c'est
l'élément divin qui entre dans la personnalité impériale, qui fonde sa victoire.
Mais ce n'est là que tactique. En réalité, Auguste pousse à la divinisation de son
pouvoir. Sur le Palatin où il réside, il fait construire tout un ensemble sacré en
l'honneur d'Apollon, dont il laisse dire qu'il est le fils. Or ce temple est le plus
beau et le plus magnifique de tous ceux édifiés à Rome. Sur l'esplanade, une
statue gigantesque du dieu en train de jouer de la lyre. Le temple lui-même la
domine, tout revêtu de marbre, dont le toit est surmonté par le char du Soleil,
resplendissant d'or. Un portique aux colonnades de marbre jaune ponctuées de
dizaines de statues entoure l'ensemble. La magnificence du temple est en réalité
celle d'Auguste : d'ailleurs la maison de l'empereur jouxte le domaine d'Apollon.

1
Cf. L.R. MENAGER, La chute de l'empire romain (Marseille, Centre régional de
documentation pédagogique, 1965), Ch. I, p. 69-73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 264

Dans la pratique, on glisse facilement de ces subtilités réservées aux


intellectuels à la déification pure et simple. De toute façon, personne n'empêche
les citoyens de rendre un culte privé à Auguste, et on le prie très souvent dans les
municipes à l'extérieur de Rome. Son successeur immédiat, Tibère, organisera
d'ailleurs son culte officiel après sa mort en plein centre de Rome, sur le Palatin.
Quel que soit leur degré d'intensité, ces différents cultes ne signifient pas que le
peuple croie vraiment que l'empereur est un dieu 1 . Certains signes prouvent que
la divinité des dieux de l'Olympe est irréductible à celle du "dieu" impérial du
Palatin. Des milliers d'inscriptions affirment que l'empereur est dieu, alors qu'il ne
vient à personne l'idée de le dire de Jupiter, car ce serait trop évident. Ce qui
prouve bien que dans le premier cas, le dieu dont on parle est un peu particulier.
Un autre argument, encore plus probant. Une des principales commodités de la
croyance en un dieu est de pouvoir le prier, et éventuellement de le remercier
lorsque les souhaits formulés sont exaucés. Or ici encore, des milliers
d'inscriptions expriment la reconnaissance des dédicataires à tel ou tel dieu pour
ses faveurs. Mais aucune de cette sorte n'a trait à l'empereur. Donc dans les
chapelles où on lui rend un culte, on ne le prie pas : on l'honore, ce qui est tout
différent. Seuls les [p. 244] "vrais" dieux sont à la fois adorés et quémandés. (Ce
qui n'enlève bien entendu absolument rien à la "sincérité" du culte impérial.) En
réalité, le peuple distingue très bien entre la fonction et son titulaire : seule la
première peut véritablement être d'origine ou d'essence divine. Un exemple très
contemporain le prouve bien. Il y a quelques décennies, un pays moderne, le
Japon, rendait à son empereur un culte très proche de celui des Romains :
pensera-t-on vraiment qu'il l'adorait au même titre que ce que nous nommons
"dieu" ? Le Japon a capitulé à cause des bombes atomiques, et non parce que
Hiro-Hito, le 1er janvier 1946, a déclaré à la radio à son peuple : "Je ne suis pas un
dieu". Tout le monde le savait, ou du moins savait quel genre de dieu il était. Les
exemples de ce genre ne manquent pas dans la galerie des dictatures. En Chine et
en U.R.S.S., l'embaumement des grands dirigeants tels que Lénine, Staline, Mao-
Dze-Dong peut paraître une pratique curieuse des pays gouvernés par les
principes du matérialisme. En réalité, il s'agit de l'aboutissement extrême du culte
de la personnalité, qui tend à diviniser les surhommes défunts. Comme on l'a déjà
dit, les dieux ne meurent pas. L'embaumement est un ersatz d'immortalité : le
procédé est un peu malhabile, mais son symbolisme est évident. Après tout, le
mausolée d'Auguste vaut bien celui de Lénine. Autre caractéristique divine
l'infaillibilité. Nos dictateurs modernes en sont aussi revêtus qui du temps de leur
splendeur, se serait hasardé à dire le contraire au sujet de Staline et Mao ?
Inversement, la critique de leur action (il y a vingt-cinq ans en U.R.S.S.,
actuellement en Chine) a commencé par la généralisation de cette idée selon
laquelle "n'étant que des hommes (cette restriction en dit long...), ils pouvaient
commettre des erreurs". Dans un autre genre, le pape est aussi pour les
catholiques un homme qui participe au divin. La doctrine ne le dit pas vraiment,
1
Lire les pages très intéressantes que consacre P. Veyne à ce sujet (cf. P. VEYNE, Le pain et le
cirque..., 561-580).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 265

mais le sentiment religieux du fidèle "moyen" s'organise autour de cette


perception, d'un infini respect. D'ailleurs le pape lui aussi est infaillible : le dogme
est relativement récent (fin du XIXe siècle), mais il existe bel et bien. On voit
donc qu'en affirmant que l'empereur bénéficie d'une clairvoyance (providentia)
hors du commun, la propagande impériale ne fait qu'exploiter un besoin
permanent du psychisme collectif. Inculquées pêle-mêle au bon peuple, ces
notions lui feront dire que son dirigeant suprême est un "dieu", ou toute autre
expression similaire.
Cette divinité est d'ailleurs sujette aux aléas posthumes de la politique.
L'empereur défunt peut subir la "condamnation du souvenir" (damnatio
memoriae) qui consiste dans une série de procédés destinés à l'effacer de la
mémoire des hommes. On martèle alors soigneusement sur les monuments les
inscriptions citant son nom ou ses hauts faits. Il en va de même des dictateurs
déchus à notre époque : leur nom disparaît des manuels d'histoire. En U.R.S.S., on
n'évoque qu'avec réticence la période du culte stalinien. La position officielle est
qu'il ne faut pas parler de cette période révolue, comme vient tout récemment de
le réaffirmer un académicien soviétique, à l'occasion du centenaire de la naissance
de Staline 1 .
[p. 245]
Concluons. Quand on parle de culte impérial, il faut donc bien comprendre
qu'il s’agit là d'un moyen détourné et symbolique de poser en "sur-homme" celui
qui en est l'objet. Faute de meilleure image, on parlera d'un dieu, et on empruntera
aux autres dieux, les authentiques, les formes extérieures de leur culte. Mais
l'empereur n'entre que sur la pointe des pieds dans le Panthéon romain : le
moindre génie des eaux ou des carrefours est d'une autre nature que la sienne.
Auguste a donc raison de se montrer prudent quand il laisse instaurer son
culte : il suggère, et n'impose pas. Il est empereur, mais fait tout pour qu'on ne le
croie pas ; il n'est pas dieu, mais le laisse dire.
Un autre signe témoigne à la fois de la retenue et de la duplicité d'Auguste, et
de la très rapide évolution du pouvoir qu'il a créé.
Le temple d'Apollon, nous venons de le voir, est une des splendeurs de la
capitale. Auguste demeure à côté. Si les Cicéron et les Crassus habitent des palais,
on s'attend à ce que l'empereur-dieu loge dans une demeure olympienne... Or
Auguste est assez fin pour ne pas faire jurer l'éclat d'un luxe privé avec les demi-
teintes constitutionnelles et religieuses dont il nimbe son pouvoir. Cette maison où
il vivra quarante ans, il ne la fait même pas construire sur commande : il s'agit de
la demeure d'un avocat célèbre du dernier siècle avant notre ère, Hortensius. Elle
est certainement plus modeste que la maison de Cicéron. Suétone nous dit qu'elle
avait plutôt l'aspect d'une maison d'un simple particulier que d'un empereur, et

1
I. MINTZ, "Le problème du culte de la personnalité est depuis longtemps résolu", dans Le
Monde, 22 déc. 1979, p. 21.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 266

qu'elle ne renfermait ni pavements de marbre, ni objets précieux. Nous avons la


chance de pouvoir encore la visiter. Napoléon III était en effet passionné
d'archéologie : or c'est lui qui acheta les Jardins Farnèse, sous lesquels se trouvait
la maison de l'empereur, découverte quelques années plus tard, en 1869. (Son
aspect relativement modeste fit qu'on se refusa à croire qu'Auguste y ait vécu : on
préféra en faire la demeure de son épouse. C'est ainsi que ces vestiges sont connus
sous le nom de "Maison de Livie".) Elle comporte deux étages. Le premier
comprend quatre pièces donnant sur un atrium qui constitue leur seule source de
lumière, et qui sont vraisemblablement des salons. L'étage supérieur correspond à
la partie "publique" de la demeure : on y reçoit les visiteurs, et les domestiques y
occupent des salles de service. Auguste se contraint à ne pas posséder de jardins :
il n'est pas Lucullus, ni même Salluste, un citoyen seulement un peu plus méritant
que les autres... Mais on peut croire qu'il en souffre. Car au rez-de-chaussée, dans
les quatre pièces qui sont vraiment "siennes", les fresques murales représentent
toutes des paysages. Il est vrai que malheureusement une partie en est effacée :
restées intactes durant des siècles, ces peintures commencèrent à se détériorer
rapidement au contact de l'air libre. Mais nous possédons les premières
descriptions des archéologues, et d'autre part, il reste encore de nombreux
panneaux intacts. Or le centre de tous ces panneaux est formé par une fenêtre en
trompe-l’œil, à travers laquelle on aperçoit un pay-[p. 246] sage, où se déroule
parfois une scène mythologique. Dans la salle à manger, ce prétexte disparaît : le
mur s'ouvre simplement sur un jardin idéal, avec des portiques, des petits
sanctuaires comme nos vierges des buissons, le ciel, l'eau et les fleurs. Ainsi
vivait l'empereur-dieu : le maître du monde n'avait même pas un jardin à lui.
Mais ses successeurs, en même temps qu'ils affermissent leur pouvoir dont les
fards s'effacent, rompent vite avec ces habitudes de modestie. Quarante ans
seulement après la mort d'Auguste, Néron se fait construire à Rome un Versailles
avant la lettre : "La Maison Dorée". Il n'en reste à l'heure actuelle, près du
Colisée, que de tristes vestiges, qui font plutôt penser à des catacombes qu'à un
palais. Car ils sont toujours enfouis sous la terre qu'y déversèrent les successeurs
de Néron. Mais sa splendeur était inimaginable : il y a entre elle et la maison
d'Auguste la même distance que celle qui sépare un appartement modeste d'une
villa sur la Côte d'Azur. Car Néron, lui, ne se contente pas de jardins peints sur les
murs. Lisons la description de Suétone :

"... sa largeur était telle qu'on y trouvait trois portiques longs d'un
mille (1500 m) ; on y voyait une pièce d'eau imitant la mer et entourée
d'édifices qui faisaient songer à des villes ; il y avait aussi des villas avec
des champs, des vignobles, des pâturages, des forêts, du bétail en grand
nombre et du gibier 1 ".

1
SUÉTONE, Néron, 31.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 267

L'intérieur de l'édifice ne dépare pas ce somptueux environnement :

"Rien ne lui (Néron) coûta plus cher que ses constructions (...) Pour
décrire l'étendue et le faste de cette demeure, il suffira de dire que le
vestibule était si grand qu'il abritait une statue colossale de Néron, haute
de cent vingt pieds (35 m) (...) À l'intérieur tout était couvert d'or (d'où le
nom que donna Néron à sa demeure) et décoré de pierreries et de
coquillages à perles ; le plafond des salles à manger était fait de plaques
d'ivoire mobiles et percées d'ouvertures par lesquelles on pouvait faire
pleuvoir des fleurs et des parfums ; la plus grande de ces salles était ronde
et elle tournait jour et nuit pour imiter le mouvement de la Terre ; les bains
étaient alimentés par l'eau de mer et celle d’Albula : le jour où Néron
inaugura une pareille demeure, il se contenta de déclarer qu'il allait enfin
être logé comme un homme. 1 ".

Un tel luxe relègue au rang de parents pauvres les aristocrates de la fin de la


République. De surcroît, n'oublions pas que ce domaine prodigieux n'est pas à
l'extérieur de l'agglomération (comme la future villa d'Hadrien, près de Tivoli, le
Versailles de Louis XIV ou le palais de Schoenbrunn), mais au contraire au centre
même de la ville : son portique d'entrée commence au voisinage de la Maison des
Vestales, à 100 mètres du Forum ; il s'étend du Palatin au Mont Caelius en
passant [p. 247] par l'Esquilin. Néron disposait d’un certain capital de popularité
parmi la plèbe, mais une partie d'entre elle au moins trouva que l’empereur
exagérait : passe encore qu'il se fît construire un palais, mais il aurait pu éviter
d'annexer le centre ville. Car dès l'inauguration de la Maison, satires et
épigrammes circulent : l'un d'entre eux invite les Romains à quitter la capitale
puisque Rome toute entière est maintenant occupée par une seule et unique
demeure...
Tant de démesure oblige à poser certaines questions : tout ce faste n'est-il que
le produit des tendances mégalomanes de Néron ? Méfions-nous de ces
souverains qu'on proclame trop aisément "fous", de Caligula à Staline en passant
par Hitler : la folie dont on les affuble tient souvent seulement à l'absence de
précautions et de faux semblants dont ils ont négligé d'entourer l'exercice de leur
pouvoir. Car il semble bien que dans le cas de la Maison Dorée, le "luxe"
n'explique pas tout. Il est l'expression symbolique d'un dessein politique 2 :
l'affirmation d'un pouvoir monarchique sans partage, d'un impérialisme universel.
Avant Néron, Caligula, qui a reçu du Sénat "le droit et le pouvoir de décider de
toutes choses 3 ", dit déjà : "Je puis tout et sur tous 4 ". Néron en tire les

1
Ibid.
2
Cf. P. GRIMAL, Rome..., 101.
3
SUÉTONE, Caligula, 14, 1.
4
Ibid., 29, 3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 268

conséquences. Il se fait statufier à l'entrée de sa maison en dieu-soleil recouvert


d'or, la tête entourée de rayons ; il trône dans une grande salle dont le plafond
étoilé tourne comme une voûte céleste ; les villes et les villages miniatures du
parc qui entoure sa demeure ne sont pas le jardin de Marie-Antoinette, mais le
symbole de l'Univers soumis au maître.
Il n'en reste que quelques corridors obscurs, car les successeurs de Néron
n'osèrent pas le suivre dans sa franchise. Celui-ci contraint de se suicider, on le
tua une seconde fois en faisant disparaître sous des milliers de pelletées de terre ce
qui n'était pas un rêve fou, mais un puissant symbole politique. Mais il est vrai
que Néron avait été malhabile. En privant le peuple du centre de sa ville, il
contrevenait à un dogme dont la propagande impériale fait toujours un de ses
thèmes les plus chers : l'affirmation suivant laquelle le prince était le meilleur
garant de la liberté du peuple. Être esclave n'est rien : le pire est qu'on vous le
rappelle.

LA LIBERTÉ DANS LA SOUMISSION

"Petit Père des Peuples", "Grand Timonier", "Guide", la panoplie de nos


slogans politiques n'a guère évolué depuis les Romains. Auguste porte les mêmes
noms, à quelques variantes près : Père de la Patrie (Pater Patriae), Timonier
(Gubernator), Sauveur de la République. Mais il y ajoute d'autres qualificatifs,
plus saugrenus, et dont se parent moins souvent nos despotes modernes : Sauveur
de la Liberté (Servator libertatis), Gardien de la Liberté (Vindex Libertatis). De
quelle liberté s'agit-il ? Si le princeps n'est vraiment qu'une sorte de Staline, la
question mérite qu'on s'y attarde, car elle paraît pour le moins inattendue.
[p. 248]
On y répondra mieux en la posant d'une autre façon : de la liberté de qui est-il
question ? Parlons d'abord de la situation de l'aristocratie. Pour la classe
sénatoriale traditionnelle (celle d'origine républicaine) le Principat est la
consécration de sa faillite. Comme nous le verrons, elle est d'ailleurs en voie
d'extinction, car l'empereur la veut soumise, et met tout en œuvre pour la vider de
sa substance par la transfusion dans son corps d'hommes nouveaux qui lui sont
dévoués. Elle est donc l'objet de tensions contradictoires : d'un côté elle aspire à
retrouver au moins en partie son ancienne autonomie, de l'autre l'évolution
concrète des pouvoirs du prince l'éloigne irrémédiablement de cet objectif, et elle
est bien forcée d'en prendre acte. Elle se convertit alors au stoïcisme, dont la
définition de la liberté est assez vague pour justifier aussi bien la révolte que la
soumission à l'ordre établi, la résistance que tous les compromis. Pour un stoïcien,
la liberté c'est autant l'acceptation consciente d'un ordre rationnel qu'un bien
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 269

inaliénable et imprescriptible. Celui qui a choisi de participer au nouveau régime


est donc libre : car le ferait-il, s'il ne pensait pas qu'il représente ce type d'ordre ?
Mais si l'opportunisme lui répugne, il peut toujours se révolter (ce qu'en
général il ne fait pas, ou pas longtemps, quand l'empereur est fort). D'ailleurs, il
existe une solution médiane : le sage peut n'adhérer que par la bouche à un régime
qu'en réalité il réprouve. Intérieurement, il reste libre, puisqu'il conserve sa faculté
de jugement. L'avantage d'une telle doctrine réside évidemment dans le fait que
suivant les nécessités du moment, elle justifie tout et son contraire. Les stoïciens
la pousseront jusqu'à l'absurde, en prétendant que même l'esclave chargé de
chaînes est libre, puisqu'on ne peut entraver son esprit. En réalité, cette idéologie
de la "liberté" est un bien pauvre artifice pour justifier la soumission en sauvant
l'apparence de la dignité. Il n'est guère étonnant que son chantre officiel, Sénèque,
en vienne à faire l'apologie du suicide, comme nous l'avons vu 1 , et choisisse
d'ailleurs cette fin pour lui-même. D'ailleurs Tacite, qui naît sous le règne de
Néron, ne croit plus ni en la liberté, ni en la République, ni même en la
philosophie. Il va jusqu'à écrire que la liberté s'est réfugiée dans les forêts
germaniques, et "qu'il ne convient pas à un Romain et à un sénateur d'avoir un
goût trop vif pour elle (la philosophie) 2 ". Ces aveux désabusés sont le signe que
cinquante ans seulement après la mort d'Auguste, l'aristocratie s'est résignée à
abandonner le mythe de la liberté pour connaître la réalité du pouvoir autoritaire.
Le peuple eut-il, lui, moins de désillusions ? La propagande augustéenne
s'emploie à le convaincre que le régime est au fond démocratique, exactement
comme le faisaient les oligarques républicains. Le prince n'est pas un tyran, il
représente le peuple, et continue à le prouver en lui faisant des largesses : jeux,
distributions de nourriture et d'argent, assignation de terre, etc. ... Dans ses
Mémoires, Auguste insiste constamment sur le [p. 249] fait qu'il a joui du
consentement populaire tout au long de ses luttes politiques. D'ailleurs si
opposition il y a au principat, ce sont les chevaliers et les sénateurs qui de temps à
autre l'expriment, pas les auteurs populaires ou petits-bourgeois, comme Martial
et Juvénal.
L'empereur est arrivé à convaincre le peuple que la liberté passe d'abord par la
sécurité, à laquelle tant aspirent depuis si longtemps : près d'un siècle et demi...
Car il est difficile de parler de liberté lorsque, comme à l'époque des guerres
civiles, les soldats investissent la ville, lorsqu'ils font voter les électeurs à l'ombre
des glaives, ou que se succèdent les proscriptions. Le principat l'assure bien
mieux : même si le pouvoir y appartient à un seul, la grande majorité est en
sécurité. C'est pourquoi Auguste insiste tant sur certains de ses attributs il est le
pacificateur, le protecteur. Comme l'écrit Horace "César étant maître du pays, je
ne redouterai pas les troubles ni la mort violente 3 " La véritable liberté du peuple,
c'est donc de se soumettre au pouvoir qui lui donne l'ordre et la sécurité, et de
1
Cf. supra.
2
TACITE, Agr., 4.
3
HORACE, Odes, III, 14.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 270

surcroît le représente. Plutarque écrit à la fin du 1er siècle après J.-C., à une
époque où cette propagande a modelé les esprits. Il condamne ceux (les
"démagogues", une fois de plus...) pour lesquels la "liberté" suppose un minimum
d'égalité, conception qui serait celle de notre époque :

"Le démagogue Hippon excita le peuple de Syracuse à redistribuer la


propriété foncière, en disant que l'égalité était le fondement de la liberté, et
la pauvreté, celui de l'esclavage pour ceux qui ne possédaient rien 1 ".

La liberté selon Plutarque, c'est de pouvoir parler sans crainte à son souverain.
Autrement dit, d'abord se soumettre, ensuite dialoguer. Plus tard Marc-Aurèle, qui
n'a pourtant rien d'un tyran, dira exactement la même chose :

"Je me représente un état où la loi est la même chose pour tous,


gouverné d'égal à égal et dans le franc-parler ; une monarchie
respectueuse, sur toutes choses, de la liberté des gouvernés 2 ".

Une sorte de despotisme éclairé, une monarchie démocratique. Beau rêve,


mais qui ne correspond sur aucun point à ce que fut l'Empire romain, qui finit au
contraire dans les fastes et les aveuglements d'une théocratie dirigiste.
Par des chemins différents, la définition de la liberté à l'usage de l'aristocratie
et de celle qu'offre au peuple l'empereur convergent vers le même paradoxe qui ne
peut nous tromper sur la nature réelle du régime : il n'y a liberté que dans la
soumission. La Rome du Principat porte jusque dans son architecture même la
trace de cette volonté.
[p. 250]

LA VILLE DU PRINCE

Nous sommes maintenant habitués à cette idée selon laquelle l'histoire de


l'urbanisme romain est aussi une histoire politique. La forme des monuments,
l'orientation des voies principales sont autant de symboles d'une culture et de la
volonté des groupes qui cherchent à y dominer. L'aménagement du centre ville est
toujours révélateur : car c'est le cœur de ce grand corps, là où doivent se

1
PLUTARQUE, Dion., 37.
2
MARC-AURÈLE, I, 14, 2,
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 271

concentrer les thèmes exprimant symboliquement l'essence de la société qui y vit.


La ville est donc à la fois porteuse de sa propre histoire, expression des mentalités
collectives de ceux qui la peuplent, et affirmation de la volonté politique des
dirigeants. Au Moyen Âge, la ville se masse autour du clocher vertigineux de la
cathédrale, comme si elle bandait ses forces pour monter vers le ciel, armée de la
proue de pierre des flèches dentelées qui crèvent déjà les nuages. Au XVIIIe
siècle, les villes sont celles de l'ordre de la monarchie absolue, alliée à la Raison.
La ville ne jaillit plus vers le ciel, mais s'aligne le long des grandes perspectives
rationnelles et un peu froides, méthodiques comme les jardins à la française de la
même époque. De nos jours, le centre des villes capitalistes s'oppose à celui des
cités socialistes. En Occident, le centre ville est celui de la concentration des
commerces, en particulier des commerces luxueux. On va dans le centre pour
"faire les magasins" : la ville est une vitrine. Mais dans le camp socialiste, la ville,
de façon plus consciente, tente d'exprimer un idéal socialiste. Le centre possède
une fonction plus politique : on y trouve les maisons de la culture, les musées, les
monuments à la gloire du Parti, les palais abritent les organismes "populaires".
(La ville capitaliste possède elle aussi ces éléments urbains culturels et politiques.
Mais elle ne les met pas à l'honneur de façon aussi marquée). Quant aux
dictateurs, on sait qu'ils furent toujours des bâtisseurs de cité. Il y a un style
stalinien (comme l'on dit : le style Louis XIV) qui nous apprend autant sur la
nature du régime soviétique durant l'entre-deux-guerres que de longs discours. On
sait que Hitler entendait reconstruire Berlin, et la place que tenait dans le cercle de
ses fidèles l'architecte A. Speer. Enfin à Pékin, les nouveaux dirigeants
communistes se sont installés dans les mêmes locaux que les anciens empereurs :
la Cité Interdite. (Comment ne pas rapprocher ce fait de la réponse affirmative
que fit un jour Mao à Malraux qui lui demandait s'il avait bien conscience d'être le
dernier empereur de la Chine ?).
Rome n'échappe pas à la règle : nous y lisons un discours urbain de la
dictature.
Sylla en prononce les premiers mots. La victoire acquise, il entend procéder à
un geste symbolique : l'extension du pomoerium, des limites sacrées de la ville.
La cité doit changer d'échelle, se hausser au niveau du pouvoir de son nouveau
maître. Pompée prend sa suite, et rompt avec l'antique tabou interdisant de donner
au peuple des places assises. Lui n'a pas peur du peuple : jusqu'à sa rupture avec
César, il est bien vu par le "parti populaire" dont il emploie d'ailleurs les méthodes
[p. 251] démagogiques. Aussi en 61, fait-il construire le premier théâtre en pierre,
qui comprend un vase quadriportique ponctué de jeux d'eau et situé derrière la
scène. Ses dimensions sont pour l'époque extraordinaires : 130 m de diamètre, une
scène longue de 90 m. 45 m de hauteur de fronton... Le tout orné de statues
colossales qui en disent long sur les idées de Pompée : elles personnifient les
quatorze nations qu'il a soumises.
Mais c'est évidemment surtout à partir de César que les choses changent. Le
dictateur a pour lui certaines raisons objectives : la ville surpeuplée étouffe dans
son étroit corset républicain. Il devient absolument indispensable de libérer le
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 272

vieux centre ville en créant de nouvelles places, d'atténuer l'engorgement des


quartiers populaires. Pompée vaincu, César veut donc reconstruire la ville. Ses
efforts sont prométhéens. César veut faire construire sur l'ancien Champ de Mars,
dont l'espace était jusque là à peu près préservé par des tabous religieux, et créer
un autre Champ dans la plaine qui s'étend au pied de l'actuel Vatican. Mais on
doit creuser un nouveau lit au Tibre, car des impératifs religieux interdisent
qu'une ligne d'eau passe entre le Capitole et le nouveau Champ de Mars (où
devront se réunir les comices). Les travaux ne purent s'achever, car ils furent
abandonnés à l'assassinat de César.
Même nécessaires, les aménagements de César sont cependant marqués de
façon indiscutable par un symbolisme politique, très perceptible au niveau des
monuments de prestige qu'il ordonne d'édifier. À l'instar de ses prédécesseurs, il
entend d'abord marquer de son empreinte le vieux forum républicain. Jusque dans
les années 50, le côté sud de la place est bordé par des boutiques temporaires.
César les fait fermer pour y édifier une basilique qui porte son nom (Iulia), divisée
en sept nefs, de proportions grandioses. Les piliers et les murs sont recouverts de
marbres précieux, qui ne disparurent qu'au Moyen Âge, dans les fours à chaux des
papes et des seigneurs. Aujourd'hui, il ne reste de la basilique que les
emplacements des colonnes, et quelques dalles sur lesquelles on peut voir
griffonnés par les oisifs qui s'y asseyaient des échiquiers rudimentaires, qui les
aidaient à passer le temps : peut-être, parmi eux, ces humbles clients obligés de
suivre leur patron au forum, attendant qu'il sorte du tribunal ou descende des
Rostres...
Nous avons vu que César reconstruit également la Curie. Il établit une liaison
directe entre elle et le nouveau forum, qu'il fait bâtir à partir de 54. Il inaugure
ainsi une longue tradition, celle des fora impériaux. Un certain nombre de ses
successeurs construiront chacun leur forum, ce qui tout en personnalisant leur
pouvoir, donnera au centre de Rome des dimensions inégalées. Ici encore,
l'initiative de César correspond à un besoin : le vieux Forum, encombré de
monuments neufs et de vestiges archaïques, est devenu trop petit pour que s'y
traitent les affaires du monde. Tribunaux, boutiques de changeurs, banquiers,
sièges des compagnies de publicains s'y entassent plutôt mal [p. 252] que bien.
César fait donc acheter des terrains privés : Cicéron s'occupe d'un certain nombre
de ces transactions, et dépense pour cela la somme fabuleuse de cent millions de
sesterces (30 milliards de nos centimes). Mais ce forum césarien, bien que bordé
de boutiques, n'est plus celui du peuple et du Sénat républicains : il appartient au
monarque, dont il exprime et sanctifie la gloire. Au milieu de cette place, il édifie
un temple magnifique (il n'en reste aujourd'hui que le podium et trois colonnes) à
Vénus Mère, la déesse tutélaire de la gens de César. En réalité, il s'agit d'un enclos
sacré, préparant la divinisation de César. D'ailleurs devant le temple se dresse une
statue le représentant avec sa cuirasse, à la façon des souverains hellénistiques. Le
protocole dont use César lorsqu'il se trouve dans son forum est révélateur :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 273

"... la façon dont, selon Suétone 1 , il se plaisait à recevoir les


sénateurs, assis dans l'entrecolonnement central du pronaos de son temple,
confère sa pleine signification à une architecture conçue pour les mises en
scène sacralisantes, où la convergence des perspectives et la frontalité de
la façade du sanctuaire disent mieux que tous les textes le caractère absolu
du pouvoir 2 ".

Le forum de César n'est peut-être pas le Nuremberg nazi, mais il correspond


néanmoins à la même fonction : l'affirmation quasi-religieuse d'un pouvoir absolu.
César n'oublie d'ailleurs pas de flatter le peuple. Nous savons que pour les
Romains, le cirque tient lieu de manifestations de masse. César en construit donc
un, dont l'ampleur est sans précédent : il mesure 532 m sur 177 (soit 1 ha. de
superficie), et pourra accueillir 250 000 spectateurs assis après les
agrandissements néroniens 3 . Mais c'est en construisant au Champ de Mars le
bâtiment destiné à abriter les comices (les Saepta Iulia 4 , dont nous avons déjà
parlé) que son côté démagogique apparaît le plus. C'est en effet au moment où il
achève de réduire à néant le pouvoir des assemblées populaires qu'il crée pour
elles un nouveau monument.

UN URBANISTE NOMMÉ AUGUSTE

Auguste va suivre en matière d'urbanisme la voie tracée par son père adoptif.
Mais il agira là exactement comme nous l'avons vu faire dans le domaine de la
politique pure : il se conforme aux modèles césariens, mais évite de donner un
caractère trop ostentatoire à la personnalisation de son action. Un autre facteur
détermine l'art augustéen : la base sociologique du pouvoir. Nous verrons 5
qu'Auguste s'appuie sur les désirs des classes moyennes, et qu'il est socialement
conservateur. Cette assise, conjuguée avec sa tactique politique de trompe-l'œil, a
pour conséquence dans le domaine artistique le renoncement aux tentations de
l'hellénisme "baroque", et le retour au classicisme. Auguste revient deux siècles
en arrière, quand la Rome [p. 253] des Scipions découvrait et imitait l'art grec des
Ve et IVe siècles av. J.-C. C'est le premier exemple de classicisme officiel, dont
l'époque de Louis XIV est aussi une manifestation 6 .

1
SUÉTONE, Jules César, 78, 2.
2
P. GROS, op. cit., 72.
3
PLINE L'ANCIEN, Histoire Naturelle, XXXVI, 101-102.
4
Cf. supra.
5
Cf. infra, p. 262 sq.
6
Cf. F. COARELLI, op. cit., 90.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 274

Auguste s'attache donc à la réalisation d'un urbanisme de prestige. À la fin de


sa vie, il dira qu'il avait trouvé une ville de briques, mais la laissait de marbre.
Dans ses Mémoires, il détaille longuement toutes les opérations d'urbanisme
auxquelles il a procédé 1 .
Comme César, il s'efforce de répondre à certains besoins de la population. Car
même si le centre de la ville respire mieux qu'auparavant, l'agglomération est
toujours surpeuplée. Quelques années plus tard, Sénèque nous la décrit en
insistant sur son caractère tentaculaire : elle draine vers elle des milliers
d'individus, venus y chercher fortune, étudier, faire carrière, se divertir, accomplir
les devoirs inhérents à leurs hautes fonctions. On pense irrésistiblement au Paris
du début du XVIIIe siècle, et à son rôle de ville-phare :

"Regarde un peu toute cette population que les toits de notre


immense capitale suffisent à peine à abriter. La grande majorité de ces
gens ne sont-ils pas des expatriés ? De leurs municipes, de leurs colonies,
en un mot de tous les coins du monde, ils sont venus confluer ici. Les uns
y ont été conduits par l'ambition, d'autres par les obligations d'une fonction
publique, d'autres par une mission dont on les a chargés ; d'autres par le
goût des plaisirs, qui leur a fait rechercher une résidence où la débauche
soit facile et abondante, d'autres par l'amour des études libérales, d'autres
par l'attrait des spectacles ; tel y est entraîné par l'amitié, tel autre par
l'espoir de déployer ses talents sur un plus vaste théâtre ; d'aucuns y
vendent leur beauté, et d'autres leur éloquence. Il n'est pas une race
humaine qu'on ne trouve représentée dans cette ville, où l'on estime à si
haut prix les vertus et les vices. Fais comparaître successivement tous ses
habitants devant toi, et demande à chacun d'eux d'où il est : tu verras qu'en
majeure partie ils ont déserté leur pays d'origine, pour une ville qui sans
contredit est la plus grande et la plus belle du monde, mais qui cependant
n'est pas la leur 2 ".

Cette affluence s'explique : si l'on est malin et sans scrupules on peut toujours
faire fortune. Cela, même pour un esclave. La vie de Trimalcion, mise en scène
par Pétrone, en est bien la preuve :

"Quand je suis arrivé d’Asie, je n'étais pas plus haut que ce


chandelier (...). Pendant quatorze ans j'ai été le petit ami de mon maître. Il
n'y a pas de honte à faire ce qu'ordonne le maître. De toute façon, je
contentais en même temps la maîtresse. Vous comprenez ce que je veux
dire (...), mais je me tais, je ne suis pas de ceux qui se vantent. Enfin, avec
1
AUGUSTE, Mon œuvre, 19 sq.
2
SÉNÈQUE, Ad. Helv., VI, 2-3.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 275

la volonté des dieux, je suis devenu le maître dans la maison et j'ai eu alors
le maître complètement à ma main. Quoi d'autre ? Il m'a fait [p. 254]
cohéritier de l'empereur et j'ai reçu ainsi un patrimoine de sénateur. Mais
personne n'est jamais satisfait : j'ai voulu me lancer dans le commerce.
Bref, j'ai fait construire cinq navires, les ai chargés de vin – à ce moment
là il se vendait à prix d'or – et je les ai envoyés à Rome. Comme si je le
leur avais commandé, ils ont fait naufrage tous les cinq. Je ne vous raconte
pas d'histoires : en un jour, Neptune m'a dévoré trente millions de
sesterces. Vous croyez que j'ai été découragé ? Non, par Hercule, ce
malheur ne m'a fait ni chaud ni froid ! J'ai fait construire d'autres navires
plus grands, plus robustes et qui ont eu plus de chance : personne n'oserait
dire que je ne suis pas un homme courageux. Vous le savez, plus un
bateau est grand, plus il est solide. Je les ai à nouveau chargés de vin, de
lard, de fèves, de parfums, d'esclaves, et à cette occasion Fortunata, ma
femme, a eu un beau geste : elle a vendu tous ses bijoux et tous ses
vêtements et elle m'a mis dans la main cent pièces d'or. Ce fut là le levain
de mon patrimoine. Tout va bien et vite quand les dieux sont d'accord : en
un seul voyage je me suis alourdi de dix millions de sesterces. Alors je
rachète toutes les terres qui avaient appartenu à mon maître, je construis
une maison, j'achète des lots d'esclaves et des bêtes de somme. Tout ce
que je touchais grandissait entre mes mains comme un rayon de miel.
Quand je commence à posséder plus de bien que toute ma patrie réunie, je
quitte le jeu, je me retire des affaires et je me mets à prêter de l'argent aux
affranchis (...). En attendant, j'ai fait construire cette demeure : comme
vous le savez, c'était une masure, aujourd'hui c'est un temple. Il y a quatre
salles à manger, vingt chambres à coucher, deux Portiques de marbre ; à
l'étage supérieur se trouve un autre appartement, ma chambre à coucher et
le nid de cette vipère, une excellente chambre pour le portier ;
l'appartement pour les invités est suffisant pour loger tous mes amis (...).
Croyez-moi, vous valez ce que vous pesez ; vous avez du bien, vous serez
considéré. 1 "

L'empereur Tibère dans un de ses discours s'en prend à ces fortunes


ostentatoires. Il souligne la fragilité de l'économie urbaine et italienne, dépendant
si fortement des approvisionnements de l'extérieur :

"Quelle manifestation de luxe devrais-je d'abord interdire pour tenter


de ramener les mœurs à l'austérité d'autrefois ? Peut-être les villas
gigantesques ? Le nombre incalculable d'esclaves de toute origine ? Les
amoncellements d'or et d'argent ? Les chefs-d’œuvre de la peinture et de la
sculpture ? Les vêtements luxueux que portent les hommes comme les

1
PETRONE, Satiricon, 75-77.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 276

femmes, et ce désir sans frein qui tient les femmes de posséder des pierres
précieuses et qui fait passer notre argent entre les mains de l'étranger ou
même de l'ennemi ? (...). Pourquoi l'économie était-elle autrefois en
honneur ? C'est que chacun se gouvernait lui-même (...), c'est que notre
pouvoir se bornait à l’Italie qui n'offrait aucune occasion à nos passions.
Nos victoires sur les peuples étrangers nous ont appris à dilapider les
richesses [p. 255] d'autrui, et nos victoires dans les guerres civiles à
dissiper nos propres biens. Quelle misérable chose que cet abus dont vous
avertissent aujourd'hui les édiles, à côté de tout ce qui est méprisable
ailleurs ! En revanche, personne ne se soucie de vous dire à quel point
l’Italie a besoin des produits étrangers et combien tous les jours la vie du
peuple romain est à la merci des mers et des tempêtes. Si le ravitaillement
des provinces ne subvenait plus aux besoins des maîtres et des esclaves et
ne palliait plus l'insuffisance de nos champs, ce sont sans doute nos bois et
nos villas qui pourvoiraient à notre subsistance ! Sénateurs, c'est à cette
charge que l'empereur doit faire face, négliger ces préoccupations
signifierait conduire l’État à sa ruine. 1 "

Mais ce n'est pas un discours qui peut changer les structures économiques d'un
système qui s'est mis en place trois siècles auparavant. Quelle que soit leur
fragilité, les chances de faire fortune existent et chacun peut en rêver. D'ailleurs,
l'argent dont les empereurs se servent pour aménager la capitale provient aussi de
la conquête.
Plus qu'à César, dont l'œuvre fut interrompue par une mort brutale, Suétone
attribue à Auguste le mérite de l'embellissement de la ville 2 .
Les hommes de la génération suivant la mort de l'empereur confirment ces
dires. Sénèque décrit Rome comme la ville "la plus grande et la plus belle du
monde 3 ". Pline renchérit sur ce thème 4 , et lui donne une coloration politique.
Dans ce déploiement de superlatifs et cette abondance de marbres, on serait
curieux de savoir le lot réservé aux logements populaires. Après la misère de la
fin de la République, ont-ils eux aussi profité des diverses améliorations
impériales ? La réponse est malaisée. Certains indices incitent à lui donner un
caractère négatif. Nous savons par exemple par Tacite que l'incendie qui ravagea
Rome sous Néron ne put se propager que grâce à l'étroitesse des rues et la
proximité des immeubles. Les difficultés en la matière tiennent notamment au fait
que, comme je l'ai déjà dit, les insulae de Rome ont malheureusement toutes
disparu. Tel n'est pas le cas d'Ostie. Le port de Rome n'a rien d'une cité
aristocratique. À ce titre cette ville est donc un bon lieu de vérification. Nous y

1
TACITE, Annales, III, 53-54.
2
SUÉTONE, Auguste, 29.
3
Cf. supra.
4
PLINE L'ANCIEN, Histoire Naturelle, XXXVI, 101.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 277

constatons certaines modifications, postérieures à vrai dire d'un siècle à l'époque


d'Auguste 1 . Il n'est toutefois pas interdit d'en faire état. Ces nouvelles insulae
sont des sortes de "cités-jardins". Elles sont beaucoup plus aérées et ensoleillées.
Les appartements donnent sur des espaces verts plantés d'arbres, ponctués par de
nombreuses fontaines ; les balcons sont fleuris, les stores s'illuminent de couleurs
vives. Les femmes furent sans doute les principales bénéficiaires de ce nouvel "art
de vivre", car elles ne pouvaient comme leurs époux passer de longues heures en
ville, à déambuler sous les portiques des forums tout neufs qui jaillissaient de
terre, admirer les nouveaux monuments, et se rendre aux thermes. Ces
appartements ne sont en rien comparables aux demeures des grands, ou plus
encore à la Maison d'Or d'un [p. 256] Néron. Mais la vie y est plus agréable que
dans les immeubles de rapport de Cicéron, ou dans l'arrière-boutique obscure d'un
petit artisan.
Les empereurs semblent en effet s'être plus souciés que l'aristocratie
républicaine des conditions de vie de la population urbaine. (Il faut dire qu'on ne
voit pas comment ils auraient pu se permettre de les négliger sans courir un très
grand risque de troubles politiques). Les préoccupations éprouvées par Auguste à
ce sujet sont évidentes. On sait qu'au temps de Cicéron 2 , les incendies
ravageaient la cité, et tout particulièrement les grands immeubles collectifs : le
fléau était donc surtout ressenti au niveau des couches populaires. Pour y
remédier, Auguste crée un corps de pompiers et instaure un système de rondes
nocturnes. Il lutte également contre les inondations en faisant élargir et nettoyer le
lit du Tibre. Rome pose aussi un pressant problème de police : sa population est
nombreuse et concentrée, les étrangers démunis et insuffisamment stabilisés y
affluent, comme nous l'a dit très nettement Sénèque. Toutes les conditions (que
nous connaissons bien) qui président à l'extension de l'insécurité urbaine sont
donc réunies. Auguste ne crée pas de police d'état. Mais il organise l'auto-défense
de la population, suivant un système que l'on retrouve dans l'Union Soviétique et
la Chine actuelles :

"Auguste divisa Rome en régions et en quartiers, et il décida que des


magistrats annuels, tirés au sort, seraient chargés de la surveillance des
régions, et que des commissaires élus par la population du voisinage
surveilleraient les quartiers. 3 "

Mais la criminalité n'est pas le seul mal qui affecte de façon privilégiée les
quartiers urbains pauvres. L'hygiène également y est souvent déplorable. Auguste
s'attelle aussi à la solution de ce problème. Son principe est simple : il faut
améliorer la distribution d'eau. Non seulement pour que les Romains puissent
1
Cf. P. GRIMAL, Italie retrouvée.... op. cit., 185.
2
Cf. supra, p. 188-189.
3
SUÉTONE, Auguste, 30.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 278

boire, mais au moins autant pour qu'ils soient en mesure de se laver, dans leurs
domiciles, ou en se rendant aux thermes. Auguste, en 33 av. J.-C. (deux ans avant
la victoire sur Antoine, ce qui témoigne à la fois de sa confiance en lui et de son
souci de plaire au peuple) charge son gendre, l'édile Agrippa, de rénover les
aqueducs. Ils en ont bien besoin. Sur les quatre existant, le plus ancien remonte à
312 av. J.C., le plus récent date d'un siècle ! Leur entretien laisse à désirer : les
canaux sont fissurés de toutes parts, le réseau de distribution n'atteint que les
points les plus bas de la ville. Les vols sont fréquents et les fontaines publiques
souvent à sec, car les particuliers situés trop loin des points de distribution
n'hésitent pas à détourner l'eau. Agrippa commence alors à réparer les aqueducs
existants, canalise de nouvelles sources, construit un autre aqueduc (nommé Aqua
Iulia, du nom de César ...). Il les surélève pour augmenter la pression à la
distribution. Celle-ci reste toutefois insuffisante pour amener l'eau dans les étages
des immeubles. Les particuliers doivent venir la puiser aux fontaines publiques.
[p. 257] Mais celles-ci se sont multipliées, donnant à Rome un nom qu'elle porte
toujours – "la ville des fontaines".
Plusieurs centaines de millions de litres d'eau arrivent maintenant
quotidiennement à Rome. (On attribue un mot cruel à Auguste – peut-être
apocryphe – qui aurait répondu au peuple qui demandait des distributions de vin
gratuites : "Mon gendre Agrippa vous a pourtant assez donné à boire !"). Auguste
peut donc faire construire les premiers thermes publics monumentaux au Champ
de Mars, près du Panthéon, qu'on vient tout juste d'édifier. Ceci est important, car
pour les Romains, les thermes sont beaucoup plus que des "bains publics". Ils
représentent en réalité un des centres principaux de loisirs et de vie sociale. Non
seulement on y fait soigner et laver son corps, mais on s'y rencontre, pour parler
philosophie ou politique ; c'est un lieu de promenade, de distractions, un peu
l'équivalent, en plus varié, de nos grands ensembles de commerces de luxe.
Auguste s'emploie donc à améliorer la vie de la plèbe urbaine, ce qui constitue
une importante innovation par rapport au siècle précédent. Ce n'est évidemment
pas sans arrière-pensée politique : il prétend exercer le pouvoir au nom du peuple.
C'était aussi la théorie de l'oligarchie, qui, elle, ne pensait qu'à s'enrichir en
bâtissant des immeubles de rapport totalement insalubres. Il est vrai qu'elle
montrait autrement sa générosité au bon peuple : distribution de nourriture,
parfois d'argent, et surtout l'organisation de jeux et de spectacles. Mais innovant
en la matière, Auguste prend bien soin de ne pas être concurrencé : le lien qui
l'unit à son peuple est direct. Il se réserve donc l'exclusive, dans la capitale, du
mécénat public 1 : seul l'empereur peut faire construire ou réparer les édifices
publics. Ce monopole édilitaire n'est évidemment que le reflet de l'autocratie
politique.
D'autres signes urbanistiques témoignent de la nature du régime politique du
principat augustéen.

1
Cf. P. VEYNE, Le pain et le cirque..., op. cit., 480.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 279

Auguste s'inscrit en effet dans la tradition césarienne. Le vieux forum


républicain est trop encombré de monuments de toute sorte pour que des
constructions de grande importance soient encore possibles. Auguste procède
néanmoins à des retouches significatives. Il reconstruit la basilique de César, qui
avait été détruite par un incendie. Il édifie un temple à son père adoptif (il n'en
reste aujourd'hui que le noyau du podium), dont la dédicace (divus Iulius) le
divinise. Le temple est construit sur l'emplacement même du bûcher où avait été
incinéré le corps de César, à proximité de la Regia, le vieux sanctuaire de Mars,
un des "patrons" divins du dictateur.
Auguste pousse encore plus loin l'imitation de César. Comme lui, il fait bâtir
un nouveau forum à proximité de celui de son père. Mais il se heurte à la
réticence des propriétaires du terrain qui ne sont point désireux de le céder, ce qui
l'oblige à donner à ce forum des dimensions moins grandioses qu'il ne le souhaite.
Néanmoins, son caractère politique est très net : c'est [p. 258] un monument
dynastique des Iulii : le temple qui s'élève au centre de la place est dédié à Mars
Vengeur, sous-entendu : de la mort de César. Il est la réplique du temple de Vénus
dans le forum de César. Mais surtout, il fait converger toute l'histoire de Rome
vers César et Auguste. Ce dernier fait en effet disposer dans les niches des
portiques latéraux les statues des ancêtres de la gens Iulia, depuis le légendaire
Énée, avant même la fondation de Rome. Après la mort d'Auguste on lui érigea
dans une salle magnifique une gigantesque statue, comme un point d'orgue
jalonnant cette hiérarchie immémoriale de grands hommes. L'empire fait partie du
plan des dieux sur la cité romaine : c'est la leçon du forum d'Auguste, véritable
ouvrage de propagande politique glorifiant la révolution impériale.
Le régime républicain appartient donc au passé : les valeurs antiques sont
toujours exaltées. Auguste y tient beaucoup : répétons-le, d'un point de vue social
et culturel, c'est un conservateur. Mais le pouvoir est ailleurs : ses symboles sont
concentrés sur d'autres espaces que le vieux forum républicain. Le sort de ce
dernier est un reflet très précis de la place réservée aux valeurs républicaines dans
l'idéologie impériale. En effet, le forum n'a bientôt plus qu'une fonction purement
commémorative, honorifique. Ses anciennes fonctions se répartissent entre les
différents forums 1 . Les marchands d'esclaves exercent leurs activités au sud de la
place ; les diamantaires et bijoutiers se rassemblent le long de la Voie Sacrée ; les
intellectuels (professeurs, rhéteurs, grammairiens) émigrent vers des endroits plus
calmes : les bosquets du temple de la Paix ; les tribunaux prolifèrent vers les
forums de César et d'Auguste. À la fin du 1er siècle, l'empereur Trajan va encore
plus loin dans le réaménagement du centre des affaires et de la vie politique. À
côté du forum qu'il vient de bâtir, il fait ouvrir un gigantesque chantier, destiné à
abriter un énorme centre commercial, qui portera son nom : les Marchés de
Trajan. Les vestiges en sont très bien conservés, et fort évocateurs pour le visiteur.
Disposés autour d'une vaste place en forme de croissant, et derrière une façade
divisée en deux niveaux, cinq étages de boutiques et d'entrepôts communiquent
1
Cf. P. GRIMAL, Italie retrouvée..., op. cit., 118, 129.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 280

entre eux par de complexes systèmes d'escaliers intérieurs. L'ensemble occupe


une place aussi vaste que celle de nos très grandes surfaces commerciales. Le
forum républicain ne peut évidemment rivaliser avec de telles constructions. Ses
fonctions économiques disparaissent. Il ne sert plus aux spectacles, auparavant
courants dans son enceinte : les grands amphithéâtres offrent d'autres
commodités. Peu à peu déserté par la foule, il devient donc une sorte de musée.
Colonnes, statues, ex-voto proclament la gloire des hommes du passé, qu'utilise
l'Empire pour se justifier. Mais c'est hors de ses limites qu'on glorifie le présent et
l'avenir.
Mais le pouvoir ne s'appuie pas que sur des symboles, même si ceux-ci ont en
l'occurrence la solidité de la pierre. Essayons maintenant de saisir le
conservatisme d'Auguste dans sa politique sociale.
[p. 259]

LE TRÔNE ET L'AUTEL

Bonaparte devenu Napoléon s'empressa d'emprunter à l'Ancien Régime un


certain nombre de ses traits : on sait qu'il fit pleuvoir les titres nobiliaires et
monarchiques sur ses condottieri, et qu'il entendait fonder une dynastie. Les
royalistes ne voient pas en lui un nouveau Robespierre, mais un imitateur : ce
n'est pas pour rien qu'ils le nomment "l'usurpateur".
Auguste entend bien revenir également aux traditions. Il détruit le système
politique républicain à son profit, mais proclame son attachement aux traditions.
Il renforce les hiérarchies sociales, tout en créant lui aussi une noblesse d'Empire.
L'ordre social passe d'abord pour Auguste par la restauration de la religion
traditionnelle. Nous avons vu que depuis le IIe siècle, celle-ci subit la concurrence
des dieux étrangers, vers lesquels se tournent les Romains insatisfaits de
l'impuissance de leurs anciennes divinités à résoudre les crises d'une gravité
croissante dans lesquelles ils se trouvent plongés. Auguste s'attaque donc à ces
cultes étrangers : il prohibe à plusieurs reprises celui de la divinité égyptienne Isis,
fait entreprendre dès 29 av. J.-C. la restauration de 82 temples en Italie, remet à
l'honneur les vieux collèges religieux dont il est lui-même membre. Il est
d'ailleurs grand pontife jusqu'à sa mort, pratique l'alliance entre le trône et l'autel
qu'adopteront ses successeurs. Ses succès ne seront que partiels. L'archéologie
nous apprend qu'il se produit effectivement un regain de ferveur populaire : sur
les autels et fresques mis à jour, les dieux anciens figurent souvent en bonne
place. Mais le mouvement semble avoir été assez superficiel, car après la mort
d'Auguste, l'engouement envers les divinités étrangères sera de nouveau vif. À la
fin du siècle, on sait que les adorateurs d'Isis sont nombreux à Pompéi : ils y
possèdent un beau temple, leur grand-prêtre, Loreius Tibertinus, est un notable
dont le patronage est très recherché lors des élections municipales.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 281

Auguste eut-il plus de chances dans son entreprise de restauration de l'ordre


moral ?

ORDRE POLITIQUE
ET ORDRE CONJUGAL

Ses intentions, en tout cas, ne font pas de doute. Les historiens et moralistes de
son temps dénoncent le goût de l'argent, selon eux responsable de l'agonie du
régime républicain et des difficultés de l'époque. Avec la même passion que
Caton l'Ancien et un insuccès du même ordre, Auguste va s'efforcer de réprimer
le luxe excessif. Il interdit de dépenser plus de 200 sesterces (600 F.F.) pour les
dépenses quotidiennes de la table, plus de 300 (900 F.F.) les jours fériés, plus de
1 000 (3 000 F.F.) par ménage. Nous savons que dans le domaine familial 1 , il
s'efforce d'augmenter la natalité des milieux dirigeants. La morale conjugale
reprend aussi ses droits, après l'instabilité du temps de Cicéron : l'épouse coupable
est reléguée, ses biens confisqués pour moitié et son complice exilé. [p. 260] Cette
nouvelle morale conjugale est assez semblable à celle qui avait officiellement
cours dans la société française il y a une trentaine d'années. Ses valeurs sont celles
de la morale sexuelle, chrétienne, qui ne fit en la matière (et contrairement à ce
que l'on croit communément) qu'emboîter le pas à l'Empire 2 . Il semble qu'en ce
domaine Auguste ait exercé une influence réelle, pas tant par des mesures
législatives ponctuelles que par un ricochet dû à la nature autoritaire du régime
politique qu'il a mis en place. Du politique, le principe d'autorité pénètre en effet
dans le domaine conjugal, de même que l'instabilité des temps précédents
expliquait le désordre des ménages. L'empereur et ses juristes enserrent toute la
vie sociale dans des hiérarchies les plus solides possible : chacun a un statut, et il
lui est difficile d'en sortir. Auguste n'accorde que très restrictivement le droit de
cité à des collectivités locales, car il les estime la plupart du temps insuffisamment
romanisées. Il limite les possibilités d'affranchissement : un maître ne peut
procéder à cet acte avant 18 ans, un esclave ne peut en bénéficier avant trente. La
répression de l'adultère de l'épouse (dont nous venons de parler) s'inscrit dans le
même sens : nous ne sommes plus à l'époque où on naturalisait les citoyens en
masse, et où la légèreté de la belle Clodia nourrissait les ragots colportés par
Cicéron. Le mariage est une de ces hiérarchies chères à Auguste. Il va donc se
généraliser : on en vient à l'idée qui était encore indiscutée chez nous il y a peu de
temps selon laquelle il devient le cadre "normal" pour des gens désirant vivre
ensemble. Une morale conjugale se forge : les époux doivent y obéir comme ses

1
Cf. supra.
2
Sur la transformation des mœurs conjugales et sexuelles sous l'Empire, cf. P. VEYNE, La
famille et l'amour..., op. cit., 37, 39, 48, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 282

sujets à l'empereur. L'idée est peu à peu admise officiellement – et valorisée à titre
de "vertu" – que les relations sexuelles doivent se limiter au cadre conjugal : en
affirmant que l'adultère est encore plus qu'une faute, un péché, le christianisme ne
fera que répéter ce jugement. Mais le mariage tranche aussi dans les classes d'âge.
Sous la République, l'activité sexuelle commençait officiellement avec la
puberté : quatorze ans, âge auquel le jeune homme changeait de vêtement, prenant
la "toge virile" en même temps qu'il commençait à se raser. Sous l'Empire, l'âge
de la majorité recule pour se situer à celui où l'on peut envisager de se marier :
l'activité sexuelle légitime est celle qui se déroule dans le lit conjugal. De même,
le couple conquiert une honorabilité nouvelle. Il va désormais de soi que ses
membres doivent "bien s'entendre" : quitte à masquer par convention sociale des
tiraillements qui en pratique continuent certainement à exister (comment pourrait-
il en être autrement ?), le ménage doit donner l'apparence d'être uni : le couple
"bourgeois" est né. Ses rites aussi : de plus en plus, mari et femme sont sensés
avoir une vie commune qui ne se limite pas à la seule cohabitation et à la
procréation. Les époux se montrent ensemble, sont invités ensemble. La passion
amoureuse, source d'instabilité, est condamnée : ce n'est plus l'époque de Catulle
et de ses déclarations enflammées à une femme mariée. Auguste s'efforce de
poser des conditions restrictives en matière de divorce. Notre époque porte encore
la trace de ces conceptions. Aux U.S.A., le candidat à la Présidence doit pos-[p
261] séder une famille unie, qu'il exhibe tout au long de sa campagne électorale.
Peu importe que la réalité soit tout autre. On sait maintenant que John Kennedy et
son épouse étaient loin de former le couple modèle dont ils devaient offrir
l'image. La femme de son jeune frère, Edward, dont la mésentente avec son mari
est notoire (ils vivent pratiquement séparés) s'est engagée à faire campagne à ses
côtés en jouant le rôle d'une compagne soumise, admirative et fidèle. Il faut
respecter les mythes, se conformer à l'exigence des mentalités collectives des
électeurs, qui attendent des dirigeants qu'ils leur donnent l'image qu'ils
souhaiteraient avoir d'eux-mêmes (je dis bien qu'ils souhaiteraient, puisque par
ailleurs nous savons combien grande et croissante est la part des divorces dans le
destin des couples de la société américaine).
À Rome, l'impératrice apparaît elle aussi sur la scène politique. Ainsi de
Faustine (104-141 ap. J.-C.), épouse d'Antonin : à sa mort l'empereur la met au
rang des déesses, donne son nom à de nouvelles institutions d'assistance
alimentaire aux indigents. Lui-même disparu, le Sénat leur consacre à tous deux
un temple qui se dresse encore en relativement bon état sur le forum.
L'époque contemporaine offre aussi des exemples convaincants des liens qui
existent entre l'ordre politique et l'ordre conjugal. On sait combien en U.R.S.S., la
liberté en matière matrimoniale fut de brève durée. La vogue du concubinat ne
dura que quelques années. Jusqu'en 1926, nous retrouverons la même absence de
formalisme qu'au temps de Cicéron : on peut se marier sans faire dresser d'acte
par l'officier d'état civil. Au contraire, toute l'évolution du droit soviétique
renforce les liens familiaux, car la famille doit être le micro-modèle de la nouvelle
société communiste : l'enfant doit y acquérir les notions et les réflexes qui feront
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 283

par la suite de lui un bon communiste et un bon citoyen. On constate le même


respect des vertus familiales et la volonté de leur utilisation politique dans le droit
de la Chine communiste. La loi sur le mariage du 1er mai 1950 définit ainsi l'union
conjugale :

"Les époux ont le devoir de s'entr'aimer, de se respecter, de


s'entraider, de participer au travail et à la production, d'élever les enfants et
de lutter en commun pour le bonheur familial ainsi que pour l'édification
d'une société nouvelle."

A contrario, les sociétés occidentales "permissives" se refusent de plus en plus


à continuer à voir dans le couple une unité. En 1972, le tribunal de l'État de
Washington a rendu un arrêt aux termes duquel : "le mariage n'est pas une entité
indépendante, mais une association de deux individus".
On ne retrouve là aucune trace des conceptions moralisantes et politiques de la
loi chinoise. Un autre rapprochement s'impose : celui de la condamnation de
l'homosexualité. On [p. 262] sait qu'elle est très mal vue et très sévèrement punie
dans les régimes communistes, en particulier en Chine. Les mariages
homosexuels sont au contraire en nette progression en Amérique. Dans l'ensemble
des sociétés occidentales, les associations d'homosexuels réclament le droit de
pouvoir vivre sans honte et à découvert le type d'amour partagé par leurs
membres.
Or, nous assistons sous l'Empire à la condamnation d'une pratique fort
courante à l'époque républicaine : la bi-sexualité. Il devient obligatoire de stipuler
dans les contrats de dot que l'époux ne prendra" ni concubine, ni mignon".
Pourquoi cette soudaine opprobre, ce revirement par rapport à des pratiques
séculaires ? Parce que l'amour homosexuel ne peut aboutir à la reproduction. Or
plus que jamais la procréation est la finalité du mariage : elle stabilise le couple, la
présence des enfants le force à demeurer uni. Alors que le couple homosexuel est
trop tributaire des élans et retournements de cette passion amoureuse, de moins en
moins bien vue.
Horizontale au niveau des rapports entre les conjoints, la stratification de la
famille devient d'ailleurs également verticale : les règles juridiques témoignent de
la naissance de droits des enfants vis-à-vis du père de famille, qui perd sur eux
l'omnipotence qu'il possédait sous la République.
Ils peuvent se plaindre de ses abus auprès d'un magistrat. Si le père punit ses
enfants sans raison, il peut être contraint à émanciper l'enfant. La vente des
enfants devient très rare. Le père peut seulement louer leurs services, mais il ne
peut même plus les donner en gage. Le créancier éventuel serait d'ailleurs puni de
déportation. Le père ne peut plus marier ses enfants sans leur consentement. Le
fils de famille naît à la personnalité juridique : il peut conclure des contrats,
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 284

devenir propriétaire. Enfin, le père est obligé de pourvoir à l'entretien des


membres de sa famille.
L'ensemble de ces règles est destiné d'une part à valoriser le sort des enfants,
justification du mariage, d'autre part à donner au groupe familial toute sa
cohérence. En le protégeant contre l'arbitraire éventuel du père, on lui donne une
solidité nouvelle. Il s'agit bien d'une association d'individus destinés à former une
entité, non d'un ensemble de perpétuels incapables (au sens du droit) soumis à
l'autorité quasi despotique du mâle le plus âgé.
Cette nouvelle morale sexuelle et familiale ne se généralisera pas du jour au
lendemain : à la mort d'Auguste, les pratiques anciennes prédominent encore.
Mais un siècle plus tard, le revirement s'est opéré. Il correspond sans doute à la
mentalité des classes moyennes, sur lesquelles Auguste s'est appuyé tout
particulièrement.

CLASSES MOYENNES
ET NOBLESSE D'EMPIRE

Dans ses Mémoires, Auguste affirme à propos du conflit qui l'opposa à


Antoine et Cléopâtre : "Toute l’Italie me demanda de prendre le commandement".
[p. 263]
Ce sont les classes moyennes italiques dont il parle : élites municipales, petits
et moyens propriétaires terriens, commerçants. Leurs membres sont en effet
particulièrement favorables à l'établissement d'un régime autoritaire qui mettrait
enfin un terme aux souffrances des guerres civiles. Pour eux, liberté signifie
surtout sécurité. Ils n'éprouvent qu'un attachement modéré envers le régime
républicain, car ils ne font pas vraiment partie des groupes dirigeants romains,
même si ceux-ci les sollicitent. On comprendra assez bien leur raisonnement en
pensant à la petite et moyenne bourgeoisie qui appuya la montée du fascisme
italien et du nazisme allemand. Appauvrie par la crise économique, apeurée par
les émeutes, rejetant les "partageux" et leurs théories, elle n'était pas plus
favorable au capitalisme et à son expression politique, la démocratie libérale. Seul
un régime autoritaire et anti-parlementariste lui paraissait capable de rétablir
l'ordre, la sauvant à la fois de la terreur collectiviste de gauche et de l'appétit
effréné et immoral de richesses du grand capitalisme. Ce n'est pas pour rien que
Mussolini admirait tant le passé de son pays.
La classe moyenne italique du temps d'Auguste se trouve dans la même
position inconfortable. La classe dirigeante cultivée et sceptique, nourrie d'art
grec et de philosophie, agnostique, est porteuse d'une culture trop froide, trop
élitiste pour elle. Quant aux couches inférieures, leur masse les effraie, ainsi que
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 285

les outrances de leurs anciens leaders "populaires", et leur goût trop marqué pour
des religions venues d'ailleurs. Le salut ne peut être pour elles que réactionnaire :
il faut retourner aux antiques valeurs d'avant l'hellénisation.
Ce mouvement s'apparente à l'idéologie de l'État français, qui n'était nullement
à gauche, mais non plus fasciste, au moins dans sa théorie. Dans les deux cas, seul
le retour aux vraies valeurs, celles d'avant, permettrait la régénérescence.
Ce fut le génie d'Auguste de savoir conjuguer ces aspirations conservatrices à
l'instauration d'un régime politique nouveau et autoritaire. Cette alliance supposait
cependant que tout en conservant la même hiérarchie aristocratique de la société,
il enlevât tout goût à ceux qui en composaient les strates les plus élevées de
s'opposer à la toute-puissance de son pouvoir.
Reconnaissons que le problème n'est pas aisé à résoudre pour le Princeps.
Auguste entend restaurer les anciennes traditions. Mais qui en a toujours été le
gardien ? Le Sénat, où se concentre la vieille noblesse, à qui justement Auguste et
ses prédécesseurs ont arraché le pouvoir. Il va sans dire qu'il ne comporte pas que
des partisans entièrement dévoués envers le nouveau régime : une répétition de
l'assassinat de César n'est pas du tout un risque théorique. D'ailleurs, toutes les
précautions que prend Auguste pour maintenir l'apparence de la légalité
républicaine montrent bien qu'il en a fort conscience. Il ne saurait donc être
question pour lui, sous prétexte de retour aux sources, de restaurer cette noblesse
dans ses anciennes prérogatives. Il ne reste donc qu'une seule solution : garder le
cadre et le nom, mais en modifier le contenu. Le nouveau Sénat ne sera [p. 264]
plus composé des mêmes hommes que l'ancienne aristocratie républicaine.
Cette politique d'extinction de l'ancienne noblesse est fermement menée : les
exécutions sont fréquentes. D'une part, le faible taux des naissances y aide. Le
pourcentage de familles remontant à l'époque républicaine tombe de 16% sous
Auguste à moins de 1% en 117. En 110, la moitié des familles recensées en 65 ap.
J.-C. se sont éteintes. En 130, il ne survit plus qu'une seule des familles
patriciennes du temps de César. Au début du IIIe siècle, il n'existe pratiquement
plus de sénateurs dont l'origine noble remonte à plus d'une ou deux générations.
L'empereur comble ces vides en nommant un Sénat des "hommes nouveaux".
Or, ils proviennent justement de ces élites provinciales qui ont appelé de leurs
vœux le régime impérial. Entre 68 et 96, le pourcentage des sénateurs italiens
passe de 83 à 76%, celui des provinciaux progresse de 16,8 à 23%, parmi lesquels
on compte 75% d'Occidentaux et 15% d'Orientaux. Ces nouvelles recrues
constituent pour l'empereur un personnel politique dont il est beaucoup plus sûr :
le Sénat va devenir un intermédiaire docile à ses volontés. C'est dans ses rangs
qu'il choisit les gouverneurs de province, les légats de légion, les chefs des grands
services publics (curateurs).
Ces purges politiques comportent aussi pour les empereurs des avantages
économiques. La plupart des grandes villas situées sur les collines à l'est de Rome
(celles de Salluste, Pompée, Mécène, etc.) passent dans le domaine impérial. Le
processus est identique hors de Rome : les endroits où aimaient se reposer les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 286

aristocrates (Baïes, Capri, la côte entre Gaëte et Terracine) deviennent propriété


impériale. C'est ainsi que Néron pourra disposer des terrains nécessaires à
l'édification de sa Maison d'Or en plein centre ville.
Au terme provisoire de ce processus, une constatation s'impose : la classe
sénatoriale est profondément renouvelée dans l'espace d'un siècle. Il faut se
demander si cette mutation dans les effectifs s'accompagne d'un changement
radical des mentalités aristocratiques. Le témoignage de Tacite semble fournir un
argument en ce sens. Il écrit en effet :

"Les hommes nouveaux qui, venant des municipes, des colonies et


des provinces, furent en grand nombre introduits dans le Sénat,
apportèrent avec eux l'économie de leur vie domestique et quoique
beaucoup d'entre eux fussent parvenus, grâce à leur chance ou à leur
talent, à s'assurer une vieillesse opulente, ils n'en gardèrent pas moins la
mentalité de leurs débuts. 1 "

En dépit de sa netteté, ce texte est moins décisif qu'il n'y paraît. Il faut tout
d'abord remarquer que Tacite, lui-même membre de cette nouvelle noblesse
sénatoriale, et son ardent défenseur, avait tendance à la décrire sous des traits
flatteurs. [p. 265] Mais surtout, le texte ne concerne stricto sensu que les
"hommes nouveaux" tirés de leur province par la faveur impériale, et ne dit rien
de la mentalité de leurs descendants... Or tout porte à croire que ces derniers ne
tardèrent guère à s'approprier les préjugés conservateurs de l'ancienne aristocratie
qu'ils remplaçaient. Une des meilleures preuves en réside dans le fait que Septime
Sévère doit décimer impitoyablement l'ordre sénatorial qui était devenu le noyau
de l'opposition au régime : la docilité politique n'a donc eu qu'un temps, celui
nécessaire à la reconstitution des mentalités de caste.
Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que cette nouvelle aristocratie ait
accepté et fait fructifier dans les conditions propres à son temps le legs
clientélaire. L'opportunité d'un emploi politique des liens clientélaires se
restreignant avec l'absolutisme du princeps, elle fut portée à en accentuer surtout
le caractère social, les clients apparaissant principalement comme un élément du
train de vie. C'est du moins ainsi que nous les présentent, comme nous le verrons,
Martial et Juvénal. Il semble en effet possible de supposer que les conditions
socio-politiques qui furent celles du 1er siècle ap. J.-C. ne pouvaient que confirmer
et accentuer l'évolution subie par les rapports de clientèle au dernier siècle de la
République. Tentons de vérifier cette hypothèse.

1
TACITE, Annales, III, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 287

LES CLIENTS :
ÉLÉMENTS DU TRAIN DE VIE

Nous avons déjà remarqué l'importance de la théâtralité dans le comportement


des puissants et des hommes politiques au temps de Cicéron. Or elle n'a en rien
diminué un siècle plus tard. Au contraire, il semble que cette aristocratie tienne
encore plus qu'avant à ses privilèges honorifiques. La vieille noblesse parce qu'il
lui faut bien trouver une compensation à la perte du pouvoir, la nouvelle parce
qu'elle s'identifie à l'ancienne en imitant ses pratiques, suivant un processus bien
connu.
La salutation est certainement le devoir le plus pénible du client : elle le fait
lever tôt et marcher longuement dans les rues encombrées et accidentées de la
capitale. Elle demeure cependant strictement obligatoire et à ce titre fréquemment
mentionnée. Vient ensuite le cortège, qui peut se prolonger fort tard et pour lequel
il arrive que les patrons du Principat louent les services de faux clients, ce qui là
encore n'est que la répétition des pratiques républicaines. Telles sont les deux
obligations essentielles auxquelles les patrons demeurent très attachés. Peuvent
éventuellement s'y ajouter des services accessoires, mais qui ont toujours pour
caractéristique d'assurer une sorte de "cour" au patron, d'ailleurs fréquemment
appelé rex (roi) par ses clients.
Pour Martial – comme sans doute d'ailleurs pour tous les clients – toutes ces
obligations sont pénibles, et il les supporte difficilement : il les qualifie de "vaines
fatigues de la toge 1 " ...C'est pourquoi il essaie de se faire remplacer par son
affranchi, [p. 266] à la colère de ses patrons préférant qu'il vienne en personne.
Aussi, quand il peut enfin apprécier les charmes de la vie à la campagne, il ne se
prive pas de brocarder Juvénal, qui en est encore réduit aux misères de la
clientèle, en affectant de mépriser le "client matinal" qu'il a pourtant été 2 . À la
salutation de l'Urbs, il compare celle de la campagne, combien plus agréable : le
salutator rusticus apporte à son patron des produits et des animaux de la ferme.
Mais tous ses compagnons d'infortune ne peuvent ainsi échapper au cercle
infernal de la clientèle. À croire Martial, leur condition est proche de celle de
l'esclave 3 .
Sans doute y a-t-il dans ces propos quelque exagération littéraire. Il reste
cependant que la comparaison est faite, et la leçon tirée : mieux vaut être esclave
que client... On constatera d'ailleurs que les attitudes des patrons envers les clients

1
MARTIAL, III, 4, 6.
2
MARTIAL, XII, 68, 1.
3
MARTIAL, IX, 92, 1-92.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 288

rappellent celles des maîtres envers les esclaves : peur des bavardages indiscrets,
thème du patron qui aliène lui-même sa liberté en voulant s'entourer de clients
(comme le maître devient esclave de ses esclaves). On sait d'autre part de façon
précise que les clients étaient souvent traités de la même façon que les
affranchis 1 .
Quel jugement porter sur ce tableau ? Sans que cela atténue les griefs évoqués
ci-dessus, il est probable que le comportement du client n'est pas non plus exempt
de tout reproche : il se conduit souvent de façon indélicate à la table de son
patron, ses bavardages indiscrets peuvent nuire à son patron, il ne remplit ses
obligations que par pur intérêt 2 .
Si on fait le bilan de ces observations, on est donc tenté de conclure
qu'envisagée à ce niveau, la clientèle apparaît comme un nœud d'intérêts assez
sordides. Cependant, ces rapports ne se réduisent pas à une suite d'obséquiosités
hypocrites et à une accumulation de rancœurs mesquines de part et d'autre. On ne
fait pas antichambre que pour obtenir une invitation à dîner. D'autres intérêts
beaucoup plus importants peuvent être poursuivis au moyen de ces pratiques de
cour.

LA CLIENTÈLE ET LA POLITIQUE

Plusieurs auteurs font allusion aux clients qui font antichambre chez les
puissants de l'heure pour obtenir un poste ou une promotion 3 .
Épictète, aux environs de 118 ap. J.-C., rapporte que le candidat au consulat
doit sans cesse faire des visites, attendre aux portes des grandes maisons, envoyer
des cadeaux (parfois quotidiens) à de nombreux individus. Une fois en charge, ces
hauts personnages ne jugent pas inutile de continuer à se soumettre aux pratiques
de la clientèle pour obtenir de nouveaux services de leurs protecteurs.
Martial se plaint amèrement de la concurrence disproportionnée que font subir
ces consuls en exercice et autres sénateurs aux clients de modeste condition ;
Juvénal fait également figurer un préteur et un tribun au premier rang des
salutatores. [p. 267] En dépit de leur nécessité, ces démarches ne semblent pas
être agréables pour ceux qui choisissent de s'y livrer, puisqu'ils désirent par-
dessus tout éviter qu'on ne les prenne pour des clients. Elles paraissent en tout cas
fructueuses. Tacite évoque par exemple le cas de Séjan, tout puissant auprès de
l'empereur, qui augmente son emprise dans le Sénat en distribuant à ses clients
charges et provinces.

1
Cf. supra.
2
MARTIAL, X, 19 (18).
3
MARTIAL, XII, 29.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 289

Les trafics d'influence résultant de l'exercice de ces patronats privés vont


atteindre une ampleur considérable. Au milieu du 1er siècle, l'empereur Claude
doit interdire formellement aux militaires de se présenter à la salutation des
sénateurs. Mais cela ne suffit pas à calmer l'ardeur de tous ceux qui se pressent
sur les porches de ces derniers. Quelques années plus tard, Juvénal confirme les
propos de Martial en décrivant un groupe de salutatores venus rendre leurs
devoirs, où apparaissent au premier rang un préteur et un tribun :

"Il (le patron) ordonne au praeco ∗ d'appeler les descendants des


Troyens (ipsos Troiugenes) ∗∗ car, tout autant que nous, il leur faut faire le
siège de l'entrée : "Le préteur d'abord, dit-il, et après lui le tribun". "

Mais alors que Martial ne met en scène que des magistrats de haut rang,
Juvénal y ajoute la description d'un nouveau riche, un affranchi auquel les revenus
de ses activités commerciales ont permis d'atteindre le rang équestre et qui traite
de haut les magistrats :

"Mais un affranchi s'avance : C'est à moi, dit-il. Pourquoi craindrais-


je ou hésiterais-je à défendre ma place ? Bien que je sois né sur les rives
de l’Euphrate – ce dont témoignent les petites ouvertures de mes oreilles,
si bien que je ne pourrais le nier – je suis propriétaire de cinq débits de
boissons qui me rapportent 400 000 sesterces (1 200 000 F.F.). À quoi
peut servir de mieux la pourpre si un Corvinus doit garder pour un salaire
les moutons dans le Laurentium, alors que moi je possède encore plus que
Pallas ou Licinius ? – Que les tribuns attendent donc ; que la richesse
triomphe, que les honneurs sacrés le cèdent à celui qui hier entrait dans
cette ville avec des marques blanches aux pieds (signe distinctif des
esclaves). 1 "

La concordance des deux textes (à une vingtaine d'années d'intervalle) est


troublante et plaide en faveur de l'authenticité des scènes qu'ils rapportent :
l'hypothèse de la caricature ou de l'exagération littéraire semble donc devoir être
ici rejetée.
Dans les deux cas, c'est du procès de l'avidité insatiable des puissants qu'il
s'agit, de ceux auxquels ne suffit pas une distinction et qui supputent "en fin
d'année ce que rapporte la sportule, et de combien elle accroît leurs revenus 2 ",


Crieur.
∗∗
C'est-à-dire les membres des grandes familles, d'ancienneté immémoriale.
1
JUVÉNAL, I, 102-110.
2
Ibid., 117-118.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 290

des préteurs [p. 268] qui rivalisent de vitesse pour être les premiers à présenter
leurs hommages à la salutatio d'une riche veuve sans enfants, ou encore de ceux
qui, comme cet affranchi, dans leurs cinq boutiques grapillent sur le moindre
produit, pour amasser en peu de temps une fortune équestre. À ces préoccupations
d'ordre économique s'ajoutent aussi sans nul doute les ambitions politiques : c'est
en tout cas ce que laisse penser un texte de Columelle qui confirme les
témoignages de Martial et de Juvénal. L'auteur nous y parle en effet de ceux qui,
même repoussés par les portiers enchaînés, rôdent jusqu'à une heure avancée de la
nuit devant les portes closes des puissants qu'ils courtisent et n'hésitent pas à
dépenser tous leurs biens pour obtenir d'eux l'honneur et la puissance des
faisceaux 1 .
Ces ambitions politiques ne sont toutefois pas exactement de la même nature
que celles qui animaient les candidats aux magistratures à l'époque républicaine.
Car le pouvoir politique passe avant tout par l'empereur : pas question d'être
nommé contre sa volonté. Mais, si l'on bénéficie de sa neutralité, on peut
s'engager dans la lutte pour les places qui ne sont pas pourvues d'avance par ses
candidats officiels. Pour le "candidat" victorieux, l'exercice de ses fonctions devra
encore s'accomplir dans le respect des ordres de l'empereur. Mais elles demeurent
très honorifiques, et source de profits avantageux. Les magistratures suscitent
donc encore des luttes, assez dérisoires quant à leur enjeu par rapport aux temps
républicains, mais qui restent âpres et passionnées.
Il reste cependant que ce genre de services ne concerne qu'une minorité de
clients haut placés. Les humbles recourent plus fréquemment à la protection de
leurs patrons dans le domaine judiciaire, et à leurs subsides sur le plan
économique.

UNE JUSTICE TOUJOURS IMPARFAITE

Bien que les patrons éprouvent souvent des difficultés à trouver le temps et
l'énergie nécessaires pour défendre en justice les intérêts de leurs clients, il semble
que leur activité soit grande en ce domaine. Tacite rapporte ainsi que la présence
de Tibère dans les procès gênait les personnages puissants qui ne pouvaient alors
user de leur influence pour agir sur le cours de la justice. Pour notre auteur, fidèle
défenseur du groupe sénatorial, l'attitude du prince était une atteinte à leur
"liberté" :

"Ce n'était pas assez pour Tibère des procès instruits par les
sénateurs : il assistait aux séances des tribunaux, assis au coin de l'estrade,
1
COLUMELLE, Rej Rust., Praef., 40 (les faisceaux étaient les signes distinctifs des consuls).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 291

pour ne pas déposséder le préteur de son siège curule, et sa présence fit


souvent échec à la brigue et aux sollicitations des grands ; mais si la
droiture était sauvegardée, c'était aux dépens de la liberté (libertas
corrumpebatur). 1 "

Fronton tentera d'expliquer – et justifier – ces pratiques, en en décrivant la


genèse 2 .
[p. 269]
D'autres textes témoignent de l'influence des puissants sur la justice (et donc
de la nécessité d'avoir recours à leur patronat 3 ).
Après la mort de Domitien, Pline entreprend de venger Helvétius en accusant
Publicius Certus, préfet du Trésor. Il s'exprime alors en ces termes :

"... j'avais enfin débarrassé le Sénat de la mauvaise réputation qui le


déconsidérait auprès des autres ordres, d'être sévère à l'égard du reste des
citoyens et d'épargner les seuls sénateurs qui fermaient pour ainsi dire les
yeux les uns sur les autres 4 ".

Il semble donc que les mesures prises par Domitien pour assainir le cours de la
justice n'ont guère modifié les mœurs sénatoriales :

"... il (Domitien) cassa les jugements des centumvirs qu'avait obtenus


l'intrigue (ambitiosas sententias) ; il avertit sans cesse les récupérateurs de
ne pas se prêter aux revendications mal justifiées ; les juges qui s'étaient
laissé corrompre furent notés d'infamie, eux et leurs assesseurs (...) En
outre, il mit tant de zèle à réprimer les agissements des magistrats urbains
et des gouverneurs de province, qu'ils ne se montrèrent jamais plus
désintéressés ni plus justes, tandis que nous en avons vu un grand nombre,
après lui, accusés de tous les crimes. 5 "

Cet ensemble de témoignages explique que les patrons dépensent beaucoup de


leur temps à cette obligation traditionnelle. Il leur arrive d'ailleurs de ne pouvoir
parfois satisfaire à leurs devoirs en la matière.

1
TACITE, Annales, I, 75, 1-2.
2
FRONTON, Lettres aux amis, I, 1.
3
SUÉTONE, Tibère, 33, 1-2.
4
PLINE, Correspondance, IX, 13, 21.
5
SUÉTONE, Domitien, VIII, 1-2.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 292

On les voit sans cesse harcelés par le client quémandeur (querulus cliens) et
les accusés livides de peur, venus leur demander d'assurer leur défense. Dans ces
conditions, il arrive que le patron abandonne son client qu'on traîne en prison, ou
qu'il renonce à le défendre par peur de s'attaquer à plus puissant que lui 1 .
Parmi les moyens dont use le patron pour défendre ses clients, la compétence
juridique n'est pas seule en cause. Le recours à des procédés plus violents n'est en
effet pas exclu : le patron bouscule les avocats et interrompt leurs plaidoiries ; les
riches se rendent au tribunal entourés par leur "foule de clients et de parasites", en
face de laquelle les pauvres et les individus sans protection se trouvent sans
défense. Cette meute intervient notamment en servant de "claque" à ses patrons
(l’auditoire est souvent assez maigre, ce qui indispose les patrons, d'autant plus
que, suivant les causes, l'appui fourni par l'assistance peut favorablement
impressionner les juges ou rendre moins sensibles les attaques de l'avocat de la
partie adverse). Ainsi, à très peu de frais, l'orateur médiocre s'offre un public des
plus complaisants. Naturellement, ce service est exigé par les patrons de la part de
leurs clients de modeste condition, les parasites toujours en quête d'une invitation
à dîner. Il faut croire que leur [p. 270] zèle – ou leur faim – sont grands car, aux
dires de Pline, Martial et Juvénal, ce ne sont plus des rumeurs d'approbation, mais
de véritables mugissements qui s'élèvent alors dans les prétoires...
L'assistance judiciaire, même si les formes qu'elle revêt ici témoignent d'une
certaine dégénérescence, apparaît donc comme une constante des relations
clientélaires. Arrêtons-nous un instant sur ce point pour constater que l'emploi
actuel du mot "client" en porte encore la trace. La signification du terme varie
suivant qu'on en cherche la définition dans des dictionnaires anciens ou récents. À
la fin du XIXe siècle, le LITTRÉ n'admet ainsi qu'un type de définition : "Toute
personne qui confie ses intérêts à un homme d'affaires" (ou encore à un avocat),
"... se dit aussi des parties à l'égard de leurs juges". On voit que ces définitions
"anciennes" correspondent assez à la clientèle antique : le client est l'individu qui
se met sous la protection d'un autre, qui lui confie ses intérêts, qui attend de lui un
jugement. Il y a dans une certaine mesure reconnaissance d'un rapport inégalitaire.
Mais peu à peu, la notion de client s'est élargie : le client est aussi celui qui achète
une marchandise ou un service. Le LITTRÉ n'admettait pas ce glissement : "Ce
néologisme n'est pas bon : un médecin a des malades, un marchand a des
pratiques et non des clients. C'est à tort que de clientèle on a conclu à client."
Malgré les réticences de LITTRÉ, il reste qu'à l'heure actuelle l'acception du
terme "client" est largement répandue dans ce dernier sens. Cette évolution
sémantique traduit évidemment la prise en compte de la rémunération comme
contrepartie du service fourni au client, mais également l'éloignement progressif
de la terminologie clientélaire de ce qui fut toujours une des obligations
principales du patron : l'assistance judiciaire. Les définitions données par les
dictionnaires modernes sont sur ce point très nettes : "Celui qui se place sous la
protection de quelqu'un (...) personne qui achète (...) personne qui se sert toujours
1
MARTIAL, II, 32.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 293

au même endroit" (PETIT ROBERT, Paris 1968, 292) ; "Personne qui confie ses
intérêts à un homme d'affaires, sa santé à un médecin. Personne qui se fournit
chez un commerçant" (PETIT LAROUSSE, Paris 1967, 219).
On peut donc penser qu'à l'heure actuelle c'est l'individu qui requiert les
services des auxiliaires de justice et officiers ministériels, qui possède la qualité le
rapprochant le plus du cliens antique.
Mais le client du temps d'Auguste n'est cependant pas appelé à comparaître
quotidiennement devant les tribunaux. Ses besoins économiques doivent en
revanche être satisfaits au jour le jour.

CLIENTS OU PARASITES ?

Hormis quelques petits cadeaux, c'est surtout par l'octroi de la sportule que se
manifeste l'assistance économique du patron. Elle revêt deux formes : en nature,
sous forme de nour-[p. 271] riture, le plus souvent en argent. Son montant
dérisoire, en général équivalent à dix sesterces par jour (30 F.F.), ne peut
absolument pas couvrir toutes les dépenses courantes de son récipiendaire.
Martial la qualifie d'ailleurs de "famine" (ista fames), d'aumône. Cette modicité
pose un problème essentiel. Toute une tradition littéraire nous a habitués à voir
dans la plèbe urbaine de l'époque impériale une masse d'oisifs anesthésiés
politiquement par "le pain et les jeux", vivant en parasites aux crochets des
puissants grâce à la clientèle, tout en continuant à être des assistés de l'État dont
ils touchent les distributions de nourriture. Or, les seules ressources que peut tirer
un plébéien de la fréquentation des maisons nobles, même additionnées aux
distributions publiques, sont insuffisantes pour lui permettre de vivre sans
travailler, même de façon médiocre. En effet, de quoi dispose-t-il concrètement ?
La ration moyenne des distributions est au 1er siècle ap. J.-C. de 43 litres de blé
par mois. Ceci ne peut en aucun cas subvenir aux besoins de deux personnes et
donc, a fortiori, d'une famille entière en comptant les enfants, d'autant plus que
les dépenses relatives à l'alimentation ne sont pas les seules, et que le loyer,
notamment, grève très lourdement le budget plébéien. La sportule (10 sesterces
par jour) peut-elle combler ce déficit ? Bien qu'il ne soit pas aisé d'évaluer le
pouvoir d'achat qu'elle représente, la somme paraît faible. On sait ainsi que, sous
Domitien, le légionnaire touche en quatre mois 300 deniers (= 4 800 as). Pendant
la même période, le client ne touche que 3 050 as (= 2 287 F.F.). Encore faut-il
tenir compte du fait que sans doute il doit lui arriver parfois de ne pouvoir se
rendre à la salutatio journalière, ce qui constitue pour lui un manque à gagner. De
plus, à la différence du client dont nous parlent Martial et Juvénal, le légionnaire
est nourri et logé. Que peut-il acheter ? Un renseignement intéressant nous est
fourni par Martial lui-même, qui nous apprend qu'à son époque une toge vaut 200
sesterces (600 F.F.) et trouve d'ailleurs qu'il ne s'agit pas là d'une grosse somme.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 294

Ce prix représente pourtant cinq fois le maximum des sportules – soit quarante
sesterces – que le client peut espérer toucher chaque jour... Le prix des immeubles
et le coût de leur entretien peuvent également fournir des points de référence.
Velleius Paterculus, contemporain de Martial, estime qu'un sénateur ne peut pas
habiter dans une maison dont les frais d'entretien ne se montent pas au moins à
6 000 sesterces (18 000 F. F.) par an. Une petite maison coûte facilement 100 000
sesterces (300 000 F.F.) et 200 000 sesterces (600 000 F.F.) ne suffisent pas pour
acquérir une demeure de belle apparence. On sait enfin qu'au premier siècle de
l'Empire, 8 litres de blé valent à Rome entre 8 et 10 sesterces (24 et 30 F.F.), et la
quantité de lait produite par une chèvre en une journée 4 sesterces (12 F.F.) 1 .
Bien que ces données ne nous permettent d'effectuer que des comparaisons
très approximatives, tout porte donc à croire que la sportule – 10 sesterces par
jour – ne représente qu'une fort maigre obole pour ses récipiendaires, d'autant plus
que les [p. 272] prix sont beaucoup plus élevés à Rome que dans le reste de
l'Empire. On comprend mieux dès lors les plaintes des clients au sujet de l'avarice
de leurs patrons. Cependant on doit noter que, malgré sa modicité, la sportule n'en
constitue pas moins une lourde charge pour le patron. À titre d'exemple, le patron
qui a une centaine de clients dépense en tout chaque année 365 000 sesterces
(1 095 000 F.F.), soit une somme voisine du cens équestre (400 000 sesterces), à
laquelle s'ajoute la valeur des cadeaux occasionnels faits par le patron à son client.
Il reste malgré tout que, pour le client, la sportule ne constitue pas un pactole,
même si, pour arrondir ses revenus, il visite plusieurs maisons par jour. En effet,
la salutatio a lieu à l'aube et ne dure qu'un temps limité : compte tenu des
embarras de la circulation, de la topographie de Rome et de la fatigue de notre
client, accrue par les attentes imposées à celui-ci par les nomenclateurs dans
l'atrium, il semble difficile qu'il puisse se rendre à plus de quatre salutations par
jour, ce qui constitue une évaluation maximale. Même ajoutée aux congiaires et
aux frumentationes, cette somme ne pouvait, quoi qu'on en dise, suffire à
l'alimentation, au logement et aux dépenses diverses d'une famille de dimensions
moyennes. La sportula n'est donc pas à Rome le salaire de l'oisiveté des pauvres.
D'autre part, le nombre total des clients et des récipiendaires des distributions
publiques comporte forcément des limites. Les bénéficiaires des secondes ne
peuvent dépasser 250 000 personnes. Quant au nombre des clients stricto sensu, il
est limité par celui des patrons susceptibles de supporter la lourde charge de près
de 365 000 sesterces par an que représente pour eux le versement de sportules à
une centaine de clients. On peut tenter de cerner les dimensions de leur groupe. Il
y a à l'époque qui nous intéresse environ 450 sénateurs. Mais les patrons
potentiels, ceux qui disposent d'assez de moyens financiers ou de relations pour
attirer des clients sont sans doute plus nombreux. Pour faire bonne mesure,
triplons ce chiffre : on arrive ainsi à 1 350 patrons. Une moyenne de 100 clients

1
Pour les sources de ces estimations chiffrées, cf. N. ROULAND, Pouvoir politique.... p. 546.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 295

par patron représente déjà une lourde charge financière pour chacun d'entre eux.
Les bénéficiaires de la sportule ne peuvent donc être plus de 135 000.
La conclusion de ces estimations est donc claire : ni les distributions publiques
ni la sportule, ni même ces deux ressources additionnées ne peuvent constituer à
elles seules une source de revenus suffisante pour dispenser ceux qui en
bénéficient de l'obligation de travailler : la clientèle ne peut être qu'un
complément de ressources.
Les clients ont besoin de travailler, ne serait-ce qu'occasionnellement ou à mi-
temps : l'appellation de "parasites" qu'on leur décerne si volontiers perd donc sa
signification. Il est par ailleurs probable que la politique de grands travaux
entreprise par Auguste absorbe une partie de la demande de travail, bien que la
concurrence servile soit toujours très forte. Cette politique est d'autant mieux
venue que Rome continue à [p. 273] drainer vers elle beaucoup d'individus en
quête d'une bonne fortune. Martial fait allusion à ces Rastignac avant la lettre qui
arrivent à Rome pleins d'espoir dans une réussite prochaine et dont à peine une
minorité a en fin de compte la chance de pouvoir accéder aux maigres profits de
la clientèle des grandes maisons. L'auteur met ainsi en scène 1 un certain Tuccius,
originaire d'Espagne, venu à Rome dans l'espoir d'y trouver un patron qui le
nourrisse 2 . Dans les deux cas, sa conclusion est nette : pas plus que chez eux ils
ne trouveront à Rome de quoi subsister, s'ils veulent rester honnêtes... Ceci
confirme encore nos conclusions : l'oisif démuni n'a que très peu de chances de
pouvoir vivre de façon licite à Rome, serait-ce au prix de la clientèle.
L'impression qui se dégage du rapide panorama des obligations clientélaires
est assez nette. La relation n'a plus de signification politique, sauf pour la minorité
de clients qui peuvent espérer briguer une magistrature. Du moins à Rome même.
Car dans les villes de province, les enjeux électoraux sont moins importants : ils
se réduisent à la gestion des affaires locales. Aussi l'empereur n'intervient-il que
de loin en loin. On assiste ainsi à Pompéi à la reproduction "en miniature" des
luttes romaines des temps républicains. La campagne est animée, on vante les
mérites personnels de tel ou tel candidat. Ceux-ci sollicitent les patronages des
notables : Loreius Tibertinus, le grand-prêtre d'Isis, qui peut mobiliser les
suffrages des adeptes de ce culte, soit 10% de la population ; Fabius Eupor,
homme d'affaires et chef de la communauté juive ; A. Trebius Valens, homme
politique très influent ; Vesonius Primus, un teinturier, etc. Les résultats de
l'enquête à laquelle je me suis livré à partir des graffiti électoraux
miraculeusement préservés sur les murs de Pompéi 3 plaident en faveur de
l'efficacité des soutiens clientélaires. La proportion des candidats soutenus par
leurs clients par rapport au total des candidats est légèrement inférieure ou égale à
un quart. Mais celle des candidats "à clients" élus par rapport aux candidats "sans

1
MARTIAL, III, 38.
2
Ibid., 14.
3
Cf. N. ROULAND, op. cit., 581-600.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 296

clients" eux aussi élus est de 3 contre 5 pour l'édilité, et 4 contre 1 pour le
duumvirat (la charge municipale la plus élevée).
Cependant il ne s'agit là que d'un microcosme : ces rivalités ne sont guère
comparables qu'à des élections municipales dans une sous-préfecture... Au niveau
des grandes décisions politiques intéressant l'Empire, la clientèle n'a presque plus
d'influence. En revanche, elle conserve toutes ses caractéristiques anciennes
d'ostentation sociale. Le riche a des clients de la même façon qu'un seigneur ou un
grand bourgeois ne saurait vivre sans domestiques : le client est un élément du
train de vie. Pour ce dernier, la clientèle n'est pas une panacée : elle l'aide
seulement à subsister, mais une activité professionnelle complémentaire demeure
le corollaire obligatoire d'une trop modeste sportule. Si la clientèle survit aux
vicissitudes des différents régimes, c'est parce qu'elle satisfait d'autres besoins que
ceux issus de la compétition purement politique. À la fin de l'Empire, elle sera
même récupérée par la pensée chrétienne.
[p. 274]
Écoutons ce qu'en dit Saint Augustin :

"Vous savez bien que chacun s'appuie sur son patron. Un homme
vous menace-t-il, vous êtes client d'un grand et vous dites à votre
adversaire : "Tant que mon seigneur vivra, tu ne me feras rien". Ainsi
nous, nous avons pour patron le Christ, et sans ce patron, nous n'avons
rien à craindre. Ceux qui se prévalent d'un patron sont ses clients et nous,
c'est le Christ qui est notre patron. 1 "

Cette vision chrétienne du patronat a traversé les siècles jusqu'à une date très
récente : le prénom de chaque chrétien est le nom d'un saint, qui le protège
particulièrement. C'est le "saint patron".
Au terme de ce long voyage à travers l'histoire de la République romaine, on
peut tenter de mieux analyser l'originalité et les raisons de la remarquable
permanence des rapports clientélaires : nous avons vu qu'ils furent pour beaucoup
dans l'échec de la démocratie, et ne serait-ce qu'à ce titre, ils méritent que nous
nous y arrêtions.

1
SAINT AUGUSTIN, Sermons, CXXX, 5.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 297

LA DIALECTIQUE CLIENTÉLAIRE
ET LE REFUS DE LA DÉMOCRATIE

Rome n'invente pas les rapports clientélaires, pas plus que la désagrégation de
l'Empire ne signifie la fin de ces liens de dépendance qui unissent des hommes
juridiquement libres. L'histoire sociale et l'ethnologie offrent de multiples
exemples de rapports dits "de clientèle", qui placent dans une relation inégalitaire
deux ou plusieurs individus, dont l'un jouit d'une position privilégiée sur le plan
économique, politique ou religieux (ces divers facteurs se combinent dans la
majorité des cas) mais éprouve la nécessité de recourir aux services d'affidés. Le
génie de Rome n'en marque pas moins profondément le concept et la pratique de
la clientela, qu'il saura modeler en fonction des impulsions changeantes que les
grandes mutations socio-économiques donneront aux lignes de force de la vie
politique et à l'armature institutionnelle. Si la clientèle apparaît comme un type
sociologique à vocation universaliste, la clientela n'appartient qu'à Rome.
Aux origines de son histoire, Rome crée la clientela. Les patrons qui habitent
les collines dominant le site de Rome se voient imposer par l'implantation
étrusque le bouleversement de leurs pratiques économiques et des attitudes
mentales qui y sont liées. Le traumatisme auquel ils sont soumis par l'institution
progressive de la cité et de ses organes n'est pas moins réel. Le puissant et soudain
processus d'acculturation qui ébranle les fondements de leur vie sociale se heurte
de leur part à une résistance acharnée, dont nous ne trouvons que rarement
d'exemples aussi nets chez les peuples soumis à ce type de processus. La vitalité
de ces groupes gentilices et leur capacité d’adaptation trouve une de ses
expressions les plus nettes dans [p. 275] l'invention de la clientela au VIe siècle
avant notre ère. Ce rapport de dépendance ne doit rien en effet aux Grecs ni aux
Étrusques. Les obligations dont il était la source sont modelées suivant les
nécessités qui s'imposent à l'oligarchie pastorale pour attacher à elle une partie de
ceux qui, forts de la puissance que leur donne la maîtrise des nouveaux processus
économiques, pourraient lui ravir les privilèges sociaux, politiques et juridiques
dont elle dispose. Une solution à la contradiction éprouvée par des groupes
dirigeants hostiles à ceux qui font la fortune de Rome : telle nous apparaît la
clientèle primordiale.
L'élaboration de l'institution clientélaire procède donc d'un effort de synthèse
authentiquement romain. Mais son originalité ne s'arrête pas là. L'histoire des
rapports de clientèle à Rome suscite en effet un fascinant étonnement : celui de la
pérennité de la clientela. Permanence chronologique, tout d'abord : la clientela
durera aussi longtemps que Rome, même si elle perd sous l'Empire sa fonction
politique. Mais également, et surtout, persistance socio-politique : étroitement
dépendante de conditions historiques précises dans sa genèse, la clientela n'en
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 298

survit pas moins à toutes les mutations du régime républicain et de ses minorités
gouvernantes, avant que l'instauration du Principat ne laisse subsister en elle que
sa fonction sociale. Le schéma clientélaire ne change certes pas dans ses
structures essentielles : il s'agit toujours d'une relation de dépendance contractée
la plupart du temps librement par des individus juridiquement libres et donnant
naissance à des obligations dont le caractère synallagmatique empêche sa
réduction à un seul rapport d'aliénation. Mais le pragmatisme des élites romaines
sait modifier la nature des obligations qui en découlent en les modelant suivant les
nécessités imposées par un contexte sans cesse changeant.
Cette remarquable capacité d'adaptation des rapports clientélaires n'est pas due
seulement à l'ingéniosité de ceux qui les manipulent. Elle obéit à une dialectique
précise, née de l'interaction entre les forces économiques et la structure
sociologique de l'autorité politique. Chacun de ces deux facteurs a une part égale
dans son histoire, du moins dans la période où les relations de clientèle influent
directement sur la vie politique et qui se confond avec les cinq siècles que dure le
régime républicain.
Forces économiques tout d'abord. J'ai essayé de montrer tout au long de ce
livre la part déterminante des grandes crises économiques dans la mutation socio-
politique des liens clientélaires. La plus spectaculaire de ces transformations est
certainement celle qui se produit durant les premières années de la République. La
rupture profonde suscitée par la régression économique et l'instauration du régime
républicain au bénéfice de l'aristocratie gentilice vide de sa signification le lien
clientélaire dont la définition originaire est fonction des nécessités radicalement
différentes du VIe siècle av. J.-C. Le miracle est donc que la clientela survive. Cet
étonnant phénomène ne peut se réaliser qu'au prix d'une modification
fondamentale des [p. 276] obligations clientélaires qui obéissent dès lors aux
exigences du conflit patricio-plébéien. Cet ensemble d'obligations forme un
système qui possède sa plus parfaite cohérence et atteint son maximum
d'efficacité au IIIe siècle av. J.-C. et jusqu'aux dernières décennies du second
siècle av. J.-C. Cette période est sans doute l’"âge d'or" de la clientèle, et
correspond à un équilibre politique faisant suite au conflit patricio-plébéien et à
une expansion économique basée sur les guerres de conquête qui durent jusqu'à la
crise économique des années 140 et jusqu'à l'épisode gracchien. Le premier siècle
enfin voit le déclin de l'efficacité politique des relations de clientèle, déclin
qu'explique la crise du système oligarchique auquel elles sont liées, elle-même
provoquée par l'extension des conquêtes et l'afflux des richesses qui en résulte.
Cette crise sera fatale aux liens clientélaires envisagés sous leur aspect à la fois
social et politique, qui les distingue de la clientela à l'époque impériale : ces
rapports n'ont plus alors de fonction politique directe.
Le processus qui tend à priver les liens de clientèle de leur efficacité et de leur
fonction politiques au premier siècle de notre ère montre que les facteurs
économiques, si déterminants qu'ils apparaissent, ne peuvent être considérés
comme les seuls éléments dynamiques de la dialectique clientélaire.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 299

La structure de l'autorité politique et celle des groupes qui la détiennent


intervient à part égale avec l'économie dans le développement historique de la
clientela.
L'utilisation politique des liens de clientèle est toujours liée à l'exercice du
pouvoir par une minorité aristocratique. À l'époque royale, qui voit leur invention
par l'aristocratie patricienne, cette minorité demeure assez forte pour imposer sa
puissance tutélaire aux différents rois, dont les velléités réformatrices ne
parviennent jamais à enlever aux gentes l'essentiel du pouvoir. Sous la
République, les relations de clientèle peuvent s'épanouir, grâce à un régime dans
lequel ces minorités se partagent le pouvoir en résistant victorieusement à toute
tentative de démocratisation réelle du système institutionnel. Cet aménagement du
pouvoir et sa finalité antidémocratique constituent avec leur soubassement
économique la clef de toute l'histoire de la clientela romaine. Les circonstances
économiques permettent aux groupes dirigeants de renouveler constamment leurs
effectifs clientélaires parmi la masse croissante d'individus paupérisés que la
Fortune de Rome a oubliés. Mais, simultanément, ces mêmes déterminants
économiques font de la plèbe une masse dangereuse dont il faut juguler les
aspirations à un exercice de ses droits politiques. Le souci d'éviter tout
dévoiement démocratique des institutions est la préoccupation constante des
membres des groupes dirigeants républicains. Les points les plus délicats des
rouages institutionnels sont à cet égard les assemblées populaires (tout
spécialement les comices tributes) et le tribunat de la plèbe. Il est donc logique
que ce soit à ce niveau que l'utilisation politique de la clientela soit la plus
marquante. La finalité politique essentielle de la clientela réside donc à notre sens
dans le combat [p. 277] pour le maintien de structures aristocratiques du pouvoir.
Ceci explique que les relations de clientèle conservent leur importance malgré les
modifications internes des groupes dirigeants. Ceux-ci en effet subissent de
profondes transformations : le patriciat du Ve siècle se distingue de la nobilitas
patricio-plébéienne comme de l'oligarchie de la fin de la République. L'essentiel
est que ces minorités sont toujours unies par leur refus de la démocratie politique.
Se partageant le pouvoir politique, l'exercice des activités judiciaires et la richesse
économique, ses membres se trouvent dans une situation de fait de quasi-
monopole des sources de l'autorité, que laisse pratiquement intacte la
reconnaissance des droits politiques de la plèbe, sans cesse contredite par une
certaine pratique des institutions. Cette structure minoritaire du contrôle et de
l'exercice des sources de l'autorité explique la croissance de l'institution
clientélaire et son déclin. Le nombre de ce fait limité des patrons, en dépit des
alliances et des scissions entre les groupes au pouvoir fait que la clientela reste
toujours l'instrument des groupes dominants : les utilisations "insurrectionnelles"
des clients sont toutes vouées à l'échec. Au dernier siècle de la République, le
pouvoir politique cesse pour la première fois d'être exercé dans les cadres de cette
structure pluriséculaire de minorités aristocratiques gouvernantes : la crise de
l'oligarchie n'est pas seulement celle du groupe dominant du moment, mais aussi
celle de tout le système républicain. Le fait que les tentatives d'accaparement du
pouvoir par les chefs militaires s'exercent en grande partie en dehors des réseaux
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 300

clientélaires traditionnels montre bien que la structure monocratique du pouvoir


est contraire à la logique clientélaire. Cela même si l'on admet le phénomène de
clientèle universelle dont bénéficie le Princeps, qui se situe exactement à l'opposé
de toute la tradition républicaine en matière de pratique clientélaire : les formes de
ce phénomène empruntent peut-être certains de ses aspects à la clientela, mais le
contexte et la finalité politiques sont tout autres. La preuve en est que l'avènement
du Principat marque non pas la fin des relations de clientèle, mais celle de leur
signification politique. Inversement, mais selon la même logique, la désagrégation
du pouvoir impérial à la fin du Bas-Empire s'accompagne d'une réviviscence des
relations de clientèle sous des formes propres à cette époque.
En dernière analyse, la clientela doit donc sa prodigieuse capacité d'adaptation
à l'époque républicaine à la permanence des structures aristocratiques du pouvoir
et au refus de la démocratie par les groupes dirigeants qui savent utiliser au mieux
les possibilités que leur offre le contexte économique.
Nul ne songe à nier que la clientela soit un rapport de dépendance. Ce rapport
ne débouche que rarement sur une exploitation économique du client. Mais la
clientela n'en est pas moins sur le plan politique un remarquable et redoutable
rapport d'aliénation, puisqu'elle fait que la res publica demeura toujours la chose
de quelques-uns avant de devenir celle d'un seul. Si elle contribua largement à son
succès, elle sut cependant lui survivre.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 301

[p. 278]

CHAPITRE IX –
LA CUISINIÈRE ET LE CONSUL

QUI N'EST PAS DÉMOCRATE ?


Retour à la table des matières
La démocratie antique a-t-elle encore quelque chose à nous dire 1 ? En 1917
Lénine rêvait d'un monde où "chaque cuisinière saurait gouverner l'État".
Soixante ans plus tard, nous n'en sommes pas là, il s'en faut de beaucoup. Pour ne
parler que des pays occidentaux développés, un certain nombre de phénomènes se
sont produits, qui semblent projeter dans un avenir toujours plus lointain ou
renvoyer à un passé non moins hors d'atteinte (celui de la démocratie athénienne)
l'espérance du guide de la Révolution d'Octobre. Les transformations des relations
économiques et l'emprise exercée par les sociétés multinationales ont donné aux
détenteurs du pouvoir économique une puissance considérable. Ce pouvoir est
d'autant plus efficace qu'il reste largement secret, abrité par la façade des
institutions politiques et juridiques. Le progrès scientifique a d'autre part donné
des moyens d'action presque illimités à la propagande secrétée par les mass
media. La télévision et les techniques sophistiquées de publicité permettent la
diffusion de valeurs qui ne se présentent même pas comme telles, et n'en
possèdent qu'une plus redoutable force d'imprégnation (c'est ce que les
sociologues qualifient d'un aimable euphémisme : "l'intériorisation des
contraintes"...). Du même coup, et par surinformation, ces media accroissent la
passivité de ceux auxquels ils s'adressent, émoussent la capacité de choix et de
réflexion, qui est une des conditions fondamentales de l'exercice d'une

1
Cf. sur ce thème l'excellent ouvrage de M. I. FINLEY, Démocratie antique et démocratie
moderne, précédé de : P. VIDAL-NAQUET, Tradition de la démocratie grecque (Paris,
Payot, 1977), auxquels les lignes qui suivent doivent de nombreuses idées et références. À
titre accessoire, on pourra également consulter : G. BRANCA, "Democrazia e republica
romana", dans Conferenze romanistiche (Milano, A. Giuffré ed., 1960), 201-222, P.
CATALANO, "Il principio democratico in Roma", dans : Studio et documenta historiae et
iuris, XXVIII (1962), 316-330.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 302

authentique démocratie. En comparaison, les moyens dont disposait la


propagande romaine (formules frappées sur les monnaies, inscriptions sur les
bâtiments) paraissent dérisoires. Par ailleurs, la politique est plus que jamais un
métier : on parle couramment de la "classe politique". La technique de ce métier
compte plus que ses finalités. Un consensus à peu près général s'est même établi
suivant lequel les champs de la politique et de la morale sont différents. Le succès
de J. Carter à l'élection présidentielle tint à ce qu'il avait [p. 279] promis de
régénérer la pratique gouvernementale des U.S.A. en y introduisant justement la
morale et la religion. Il s'opposait ainsi à son prédécesseur, dont le conseiller le
plus célèbre, H. Kissinger, avait toujours célébré les vertus de la Realpolitik,
basée avant tout sur la force et l'intérêt. Le Dr Kissinger insistait 1 d'ailleurs sur la
part primordiale du métier et de la détermination par rapport aux buts, prenant les
moyens pour les fins 2 .
Athènes ne connut jamais un phénomène analogue : les magistratures y étaient
toutes annuelles et pour la plupart tirées au sort, et les pouvoirs de l'assemblée
populaire (aussi bien au niveau de l'initiative législative que du contrôle de
l'exécutif) presque omnipotents. On ne peut en dire autant du Congrès américain
(jusqu'à la déposition de Nixon) ni du Parlement français (depuis la fondation de
la Ve République). En revanche, la République romaine n'y fut pas étrangère :
nous avons vu comment le pouvoir n'appartint jamais dans la pratique qu'à un
cercle étroit de dirigeants, auxquels leur richesse et leur éducation donnaient loisir
et compétence pour l'exercice du métier politique.
Enfin, la bureaucratie, dont le développement est tel (aussi bien dans les pays
socialistes que capitalistes) qu'il tend à soumettre de plus en plus l'exercice du
pouvoir politique aux technocrates 3 : la Ve République, comme nous l'avons vu,
en apporte des preuves plus que satisfaisantes. Rien de tel à Athènes, ni sous la
République romaine.
Face à ces forces redoutables, que peut bien représenter le bulletin de vote du
citoyen des états modernes ? Sans doute beaucoup moins que celui de l'Athénien
du Ve siècle av. J.-C., et peut-être pas plus que la tabella du Romain des dernières
décennies de la République. Car la démocratie ne se réduit pas à des règles de
droit, des institutions, des mécanismes électoraux. Elle nécessite avant tout
l'éducation politique des citoyens qui doivent être des sujets responsables,
capables de décision politique. Sans quoi elle n'est que démagogie, et mérite cent
fois les critiques que lui adressaient Platon et Cicéron. Or, il faut bien constater
que les forces que je viens de citer ont surtout développé dans le public
l'ignorance politique et la passivité. Le seul fait qu'il puisse exister ces "Face à
face" télévisés entre hommes politiques que nous connaissons le prouve bien :
c'est du mauvais théâtre, mais pas de la politique. Ces divertissements valent les
1
H. KISSINGER, "Domestic structure and foreign policy", dans : Daedalus (printemps 1966),
509.
2
Ibid., 514.
3
Cf. infra, Ch. X.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 303

jeux que l'oligarchie offrait à la plèbe romaine, mais n'ont rien à voir avec la
démocratie. Quant à l'apathie politique généralisée, elle trouve sa meilleure
expression dans la notion célèbre de "majorité silencieuse", qui n'a pour elle que
la force attractive des espaces vides.
Et pourtant, de nos jours, qui n'est pas démocrate ? Du marais centriste aux
groupuscules extrémistes, chacun prétend lutter pour sa démocratie. Au
firmament des nébuleuses des idéologies politiques, le "peuple" a remplacé Dieu
et l'état de Nature. Pour en rester aux classifications connues de tous, on sait que
le monde actuel s'écartèle entre deux types de démocratie : "occidentale" et
"socialiste". Or, le moins qu'on en [p. 280] puisse dire, c'est que le même mot
recouvre des théories et des pratiques radicalement différentes, et même
antagonistes. On serait tenté de conclure que la démultiplication géométrique du
concept démocratique ne traduit que sa faillite. Son succès aurait donc été aussi
illusoire que bref.
Car la démocratie n'occupe qu'un espace minuscule dans l'histoire des sociétés
humaines. Peut-être applicable aux sociétés archaïques les moins différenciées
(par exemple les Esquimaux), ce régime n'est pas le fort des états antiques, le plus
souvent oligarchiques ou monarchiques, sans parler des royaumes médiévaux et
de leurs prolongations jusqu'au XIXe siècle. Quant au monde contemporain, peu
de régimes peuvent valablement se prévaloir de cette qualification.

LA DÉMOCRATIE ANTIQUE
DANS LA MÉMOIRE FRANÇAISE

C'est sans doute ce qui explique que la démocratie n'ait été élevée dans le ciel
des vertus politiques que depuis fort peu de temps : la vogue du concept ne doit
pas nous dissimuler sa jeunesse. Décriée dans l'Antiquité, la démocratie n'est
guère encensée que depuis la fin du XVIIIe siècle. L'exemple français le montre
bien.
C'est sous la Révolution française qu'on se met à reparler des systèmes
politiques antiques. On discute de l'application à la France des règles d'éducation
spartiates. Dans son discours d'accusation contre Danton, Saint-Just proclame :
"Le monde est vide depuis les Romains ; et leur mémoire le remplit et prophétise
encore la liberté". Les ennemis de la Révolution sont derechef qualifiés de
Catilina. Après la chute de Robespierre, l'Abbé Grégoire le critique en ces
termes :
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 304

"Sous prétexte de nous rendre Spartiates, il voulait faire de nous des


ilotes et préparer le régime militaire qui n'est autre que celui de la
tyrannie."
La dictature militaire allait en effet venir, naissant d'un régime au nom
révélateur : le Consulat... On pourrait multiplier les exemples à l'infini. Ces
références au passé antique procèdent d'une démarche en partie inconsciente : la
volonté millénariste de gommer vingt siècles de monarchies et de droit divin, afin
de repartir sur des bases sinon neuves, du moins autres. Marx, dans La Sainte
Famille (1845), dénoncera le passéisme de cette attitude :

"Robespierre, Saint-Just et leurs partisans succombèrent parce qu'ils


confondaient l’État réaliste et démocratique antique, basé sur l'esclavage
réel, avec l’État représentatif spiritualiste et démocratique moderne, basé
sur l'esclavage émancipé, la société bourgeoise. 1 "

Même fausse, cette évocation du passé antique n'agit pas moins puissamment
sur les mentalités révolutionnaires. La [p. 281] démocratie athénienne n'est
pourtant pas le régime le plus couramment cité. À la Grèce on préfère Rome, et à
Athènes, Sparte. Parce que dans sa phase "pure et dure" la Révolution insiste plus
sur l'égalité que la liberté. Sparte, la "cité des Égaux", constitue donc un meilleur
modèle, de même que plus tard la démocratie bourgeoise libérale louera dans la
démocratie athénienne son culte de la liberté de l'individu. Robespierre fait de
Sparte un des phares de l'histoire humaine :

"Les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie ; la


liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant sur quelques points du
globe. Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses. 2 "

À tout prendre, Robespierre et ses partisans se rangeraient plutôt aujourd'hui


parmi les tenants de la "démocratie socialiste". Athènes ne les attire guère. Dans
son rapport sur "La théorie du gouvernement démocratique" (20 avril 1794),
Billaud-Varennes a pour elle des mots très durs :

"... l'inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base


inébranlable de la république ; le caractère faible et confiant de Solon
replongea Athènes dans l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science

1
Cité par P. VIDAL-NAQUET, op. cit., 17-18.
2
Ibid., 28.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 305

du gouvernement (...) Il faut, pour ainsi dire, recréer le peuple qu'on veut
rendre à la liberté 1 ".

Saint-Just n'est pas en reste et critique la démocratie athénienne dans des


termes qui n'auraient pas déplu à Cicéron :

"Les démocraties anciennes n'avaient pas de loi positive. Ce fut ce


qui les éleva d'abord au comble de la gloire qui s'acquiert par les armes ;
mais ce fut ce qui brouilla tout enfin ; quand le peuple était assemblé, le
gouvernement n'avait plus de forme absolue, tout se mouvait au gré des
harangues. 2 "

Seul Camille Desmoulins, partisan de Danton et hostile au durcissement de la


Révolution, critique Sparte et fait l'éloge d'Athènes :

"Les véritables républicains... démocrates permanents, par principe


et par instinct, c'étaient les Athéniens (...) que voulez-vous dire avec votre
brouet noir et votre liberté de Lacédémone ? Le beau législateur que ce
Lycurgue dont la science n'a consisté qu'à imposer des privations à ses
concitoyens, qui les a rendus égaux comme la tempête rend égaux tous
ceux qui ont fait naufrage... 3 "

On voit par là combien la référence à l'Antiquité est ambiguë : chacun y


choisit ce qu'il estime conforme à l'orientation de la Révolution.
Il faut attendre quelques années pour que l'historien Vol-[p. 282] ney,
annonçant Marx, renvoie en l'An III les différents protagonistes dos-à-dos :

"Nos ancêtres juraient par Jérusalem et la Bible, et une secte


nouvelle a juré par Sparte, Athènes, et Tite-Live. Ce qu'il y a de bizarre
dans ce nouveau genre de religion, c'est que ses apôtres n'ont même pas eu
l'idée juste de la doctrine qu'ils prêchent, et que les modèles qu'ils nous ont
proposés sont diamétralement contraires à leur énoncé ou à leurs
intentions ; ils nous ont vanté la liberté de Rome et de la Grèce, et ils ont
oublié qu'à Sparte une aristocratie de trente mille nobles tenait sous un

1
Ibid., 29.
2
Ibid.
3
Ibid., 30-31.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 306

joug affreux six cent mille serfs (...) qu'à Athènes, ce sanctuaire de toutes
les libertés, il y avait quatre têtes esclaves contre une tête libre... 1 "

Attachée à l'Antiquité, la Révolution française ne le fut donc pas également


aux différentes options politiques que celle-ci offrait. La démocratie ne sort en
tout cas pas grandie des choix qu'elle décida de faire. Il faut donc se résoudre à
attendre encore un peu pour la voir pour la première fois dans l'Histoire vraiment
mise à l'honneur. Elle le fut quand ses valeurs purent être interprétées à leur profit
par les groupes dirigeants des sociétés dont l'idéologie officielle choisit de s'en
réclamer. Nous avons vu que tel ne pouvait être le cas des tenants d'une ligne
révolutionnaire "dure". On sait qu'après la réaction thermidorienne et la gloire
impériale, la bourgeoisie tire les marrons du feu au terme des décennies
tumultueuses qui marquent le passage du XVIIIe au XIXe siècle. Elle a besoin d'un
régime dont les structures politiques ne soient plus celles d'un autoritarisme
monarchique ou populaire, comportent une dose mesurée de parlementarisme où
ses représentants auront une place de choix, insistent sur la notion de droits
individuels, lesquels sont l'expression et le moteur juridiques du système
capitaliste. La démocratie athénienne se prête fort bien à une annexion
idéologique, utilisée pour donner le lustre d'une légitimité historique à son dessein
politique. Car cette démocratie est un régime qui privilégie la parole, insiste sur
l'individu, proclame l'égalité juridique des citoyens, protège leur liberté, et de
surcroît repose sur l'esclavage et l'impérialisme... Il était difficile de rêver mieux,
à condition de gommer ce que pouvait avoir de fondamental et d'authentiquement
"révolutionnaire" l'exemple athénien, c'est-à-dire le haut degré de contrôle du
peuple sur les affaires publiques. Ce qui fut fait. Ainsi débuta la fortune de la
notion de démocratie, dont nous vivons aujourd'hui la crise.
Cette rapide évocation nous permet de conclure que toute comparaison
mécanique de nos sociétés modernes avec celles de l'Antiquité est insignifiante.
Elle nous renseigne sur les intentions de ceux qui y procèdent, mais pas sur le
fond du problème. Chercher à retrouver en Grèce ou à Rome un modèle idéal dont
nous souhaiterions la transplantation dans notre époque serait une ineptie. Faut-il
pour autant conclure à une [p. 283] désespérante et absolue irréductibilité des
expériences historiques ? Faut-il répondre par la négative à la question posée au
début de ce chapitre ? Je ne le pense pas. Aussi bien au niveau des institutions
qu'à celui des choix idéologiques, certaines permanences s'affirment : une société
démocratique ou inégalitaire, qu'elle se situe deux mille ans derrière nous ou à
notre époque, se reconnaît toujours à certains signes, et à certains processus. Tout
au long de ce livre, j'ai essayé de le souligner à partir de l'exemple romain.
C'est le moment d'y revenir. Car si l'on peut arguer, en dépit de ce qui précède
et de mes convictions personnelles, de l'écart chronologique qui nous sépare des
sociétés antiques pour rejeter l'idée même d'une comparaison, tel n'est plus le cas

1
Ibid., 33.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 307

de la mise en parallèle de l'Athènes démocratique et de la République romaine.


Les deux régimes appartiennent à la même tranche d'histoire, celle des sociétés
antiques. D'autre part et surtout, l'histoire de Rome et de la Grèce sont
indissolublement liées, dès l'origine de la cité des Quirites. Pour juger de
l'inexistence d'une démocratie romaine, il n'est donc pas déraisonnable de se
servir de l'aune athénienne.

LA RÉPUBLIQUE
CONTRE LA DÉMOCRATIE

Que Rome n'ait jamais été une démocratie, tous les chapitres de ce livre en
portent témoignage. Gardons-nous cependant d'une erreur d'appréciation. Il serait
utopique de critiquer la République romaine en fonction de ce qu'elle ne pouvait
pas être, et de ce qu'Athènes elle-même ne fut jamais : une société sans esclaves,
et où le "peuple" appelé à décider du destin de la cité se serait confondu avec la
majorité. Certes Rome a pratiqué l'esclavage sur une tout autre échelle que la
Grèce, et a poussé infiniment plus loin l'exploitation des bras serviles. Mais
l'institution esclavagiste elle-même ne pouvait être remise en question (l’Église
chrétienne, sous l'Empire, n'y songera jamais). Essentiellement parce que
l'esclavagisme fait partie inhérente du système romain. Sur le plan économique,
tout d'abord. Dans un texte célèbre, Aristote dit que si les métiers à tisser
pouvaient se mouvoir d'eux-mêmes, on n'aurait plus besoin d'esclaves. Les
esclaves remplaçaient donc les machines qui n'existaient pas. La preuve en est que
l'abolition de l'esclavagisme (ou plus exactement de son succédané, le servage)
n'est que relativement récente, et précède de très peu la naissance de la société
industrielle. Autre exemple, celui de la Guerre de Sécession aux U.S.A. : les états
du Nord étaient abolitionnistes sans doute par vertu, mais aussi parce que leur
économie ne reposait pas comme dans le Sud sur la culture du coton et l'emploi de
la main-d'œuvre servile. Ceci dit, il est vrai que l'hyper-esclavagisme romain
contribua à étouffer les innovations technologiques : sait-on qu'au début de notre
ère existaient à Rome à l'état de "prototypes" des faucheuses et des machines à
vapeur rudimentaires ? Ces inventions, et sans doute d'autres encore dont nous
avons perdu la trace, tombè [p. 284] rent dans l'oubli parce qu'on disposait
d'esclaves en surnombre et à bas prix, qui rendaient inutile le recours à ces
innovations. D'autre part, l'économie esclavagiste romaine fut le produit d'un
processus historique, l'impérialisme, dont les motivations ne reposaient pas a
priori sur le seul désir de réduire en servitude des peuples lointains, pour en
déporter en Italie les prisonniers de guerre. L'hyper-esclavagisme se situe au bout
de la chaîne, non en son début. D'ailleurs, Athènes elle-même fut profondément
impérialiste, soumettant de nombreuses cités aux ligues sur lesquelles elle régnait.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 308

Sans les profits financiers de ces conquêtes, la démocratie athénienne n'eût pu


survivre.
Esclavagistes, impérialistes, Athènes et Rome partageaient aussi une
interprétation très restrictive de la notion de "peuple", qui ne fut jamais synonyme
de population. La démocratie athénienne transposée dans notre époque nous
semblerait à cet égard très critiquable. Étaient bien entendu exclus du peuple les
esclaves. À Rome, les affranchis, comme on l'a vu, ne disposaient que de droits
politiques réduits. La seule exclusion de ce groupe donnait déjà un caractère
minoritaire au populus romanus. Les femmes sont elles aussi privées des droits
civiques : la misogynie grecque et romaine est trop connue pour qu'on s'y attarde.
Tel est aussi le cas des étrangers. À Athènes, même l'étranger qui a élu domicile
dans la cité (le métèque : la coloration péjorative du terme est parvenue jusqu'à
nous) est affligé d'un statut très inférieur à celui du citoyen : il paie des impôts,
mais ne peut se marier avec une Athénienne, acquérir une propriété foncière en
Attique, se présenter en justice sans l'assistance de son patron : en conséquence, il
est totalement privé de droits civiques. Sur le plan numérique, on peut penser que
l'Attique des Ve et IVe siècles comptait un nombre à peu près égal de citoyens et
de non-citoyens (esclaves et métèques), si l'on ne tient pas compte des femmes 1 .
De ce seul point de vue, la démocratie grecque serait donc pour nous une
aristocratie (encore qu'en France les femmes ne puissent voter que depuis une
trentaine d'années, et les étrangers soient toujours privés du droit de suffrage).
Remarquons toutefois que cet exclusivisme civique, que l'on peut juger inique
dans son principe, n'en a pas moins des conséquences positives. Comme nous le
verrons, la démocratie athénienne ne put fonctionner qu'en raison de la modestie
même du nombre de ses citoyens, qui favorisait en leur sein le sentiment d'une
communauté d'intérêts et de décision. Ceci posé, les mécanismes des institutions
civiques dont bénéficie le corps des citoyens possède des caractères infiniment
plus démocratiques que ceux de la société romaine ou des états modernes (J'en
citerai quelques-uns dans les lignes qui suivent). Rome ne se présente pas pour
autant comme un état figé, reproduisant inlassablement les mêmes structures
sociales et politiques, face à Athènes qui, elle, aurait su évoluer de la monarchie à
la démocratie en passant par un régime aristocratique. L'histoire de la République
telle que j'ai tenté de l'exposer dans ce livre montre le contraire. Il faut donc
dissiper un autre éventuel malen-[p. 285] tendu : si Rome n'a jamais connu
l'instauration d'un régime démocratique, elle a vu plusieurs fois se produire des
processus de démocratisation se traduisant par des concessions aux exclus d'hier.
Deux périodes se détachent à cet égard avec assez de netteté, toutes deux
consécutives à une phase d'expansion économique (qui précéda également
l'apparition de la démocratie grecque). La première se situe sous la monarchie
étrusque, quand la plèbe est admise au droit de cité. La seconde suit la victoire sur
Hannibal et est notamment illustrée par l'institution du suffrage secret. Mais, à la

1
Cf. L.R. MENAGER, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité (op. cit.), 125
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 309

différence d'Athènes, ces printemps romains furent sans lendemain, pour les
raisons que j'ai étudiées dans les chapitres précédents.
Le peuple romain n'est pas pour autant complètement bâillonné : dans les
moments de crise, les plus déshérités peuvent faire entendre leur voix ; les
électeurs peuvent jouer sur les rivalités de clans entre les membres de la classe
dirigeante et porter leurs suffrages sur ceux qu'ils estiment le mieux à même de
garantir leurs intérêts. Mais ces possibilités – très réduites dans la pratique par le
jeu des réseaux clientélaires – s'expriment sur un registre suffisamment dérisoire
par rapport aux pouvoirs du citoyen athénien pour que nous nous refusions à y
voir les symptômes d'une démocratie. Pourtant, les auteurs anciens nous parlent
sans cesse de la liberté (libertas) du peuple romain. Le peuple invoque la libertas
contre les sénateurs et les patriciens, la plèbe contre les membres des vieilles
gentes. Certains auteurs modernes ont voulu voir dans cette notion de libertas
l'équivalent pour Rome de ce qu'est la democratia pour Athènes. Rome ne peut
pas connaître la démocratie, puisque le pouvoir, à la différence d'Athènes, y est
"partagé" entre le Sénat, les assemblées populaires, et les magistrats : pour
compenser ce démembrement, le citoyen possède la liberté, c'est-à-dire "la
garantie que la loi s'appliquera à chacun", et "la certitude que le droit de
coercition des magistrats ne sera pas sans limite 1 ". D'après ces auteurs, "... ce qui
importe, en fin de compte, c'est moins de savoir si le peuple "gouverne" que de
savoir s'il est "libre", c'est-à-dire s'il peut faire plein usage de ses droits 2 ". La
distinction paraît un peu artificielle : le fait de pouvoir faire usage de ses droits
est-il vraiment une garantie et une "liberté", si la maîtrise des mécanismes
créateurs de ces droits échappe en tout ou en partie aux sujets de droit, ce qui est
bien le cas du peuple de la République romaine ? Mais supposons que seul ce
minimum de "démocratie" eût été possible dans le système romain. L'expression
concrète de cette libertas consisterait dans l'existence des tribuns de la plèbe,
garants de ses droits, et d'une voie de recours judiciaire pour les cas les plus
graves (mise en question de la liberté d'un individu ou de son existence physique)
devant les assemblées populaires, la provocatio ad populum (l’"appel au peuple").
Aucune de ces deux garanties ne me paraît, dans la pratique, avoir été un rempart
absolu érigé au bénéfice du peuple. Les tribuns de la plèbe sont originellement un
instrument de combat de la plèbe contre le patriciat. Mais par la suite, sauf en [p.
286] de brefs sursauts, ils perdent leur combativité. D'abord, comme nous l'avons
vu, en raison de l'habileté des nobles à les diviser et à truffer leur collège de leurs
partisans. Ensuite parce que la noblesse finit par annexer purement et simplement
cette fonction extraordinaire 3 : la plupart des tribuns de la plèbe sont d'origine
aristocratique et, à la fin de la République, le tribunat a perdu toute son originalité
puisqu'il est intégré au cursus honorum. On devient tribun comme on accède à
l'édilité ou à la préture. Ce n'est qu'un degré obligatoire à franchir dans le lent
cheminement vers les magistratures suprêmes. De toute façon, on ne peut qu'être
1
C. NICOLET, Le métier... (op. cit.), 430.
2
Ibid., 429.
3
Cf. G. BRANCA, op. cit., 212.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 310

sceptique sur l'efficacité des tribuns de la plèbe et de leur rôle dans une
hypothétique ébauche de "démocratie" romaine. Car c'est un fait que les tribuns
qui se sont risqués à proposer des lois tendant à briser ou diminuer les privilèges
de l'aristocratie (par exemple les Gracques) ont péri ou se sont vu menacer de
mort : un système politique qui connaît de telles pratiques peut-il être qualifié de
démocratique ? Quant à l’"appel au peuple", ses destinées ne sont guère plus
enthousiasmantes 1 . Dès le IIIe siècle av. J.-C., son mécanisme s'enraye. Dans les
périodes de crise, le Sénat, organe politique des privilégiés, instaure un état
d'urgence qui suspend son application : cette pratique devient de plus en plus
fréquente. D'autre part, comme cet appel est lié au bon fonctionnement et au
prestige des assemblées populaires, il subit au 1er siècle av. J.-C. le contre-coup de
leur déclin, en même temps que la réforme des juridictions pénales (quaestiones
avec leur jury) lui ôte une grande partie de son intérêt. Nous avons d'ailleurs assez
souvent constaté l'iniquité de la justice républicaine et le sort malheureux de ceux
qui prennent le risque de se présenter devant elle sans l'assistance d'un patron
influent, pour ne nous faire aucune illusion sur la réalité de ses pratiques.
Libre, le peuple romain ne l'est surtout que dans les discours de ses dirigeants.
Car il n'y a pas de peuple libre s'il ne peut pleinement participer à l'élaboration des
décisions qui le concernent. Or, le système politique romain est articulé autour
d’un certain nombre de traits exprimant la nature profondément antidémocratique
du régime. Citons les plus saillants.
Le caractère démocratique d'un régime politique se détermine par la réponse
qu'il apporte à quatre questions au moins : comment y est défini le peuple, de
quelle manière le peuple participe-t-il à la création du droit (au sens large) par
lequel il est régi, quelle est la chance de chaque citoyen d'accéder aux fonctions
de dirigeant, le principe de sa capacité à exercer des choix politiques est-il
admis ? Nous avons déjà répondu à la première de ces interrogations, tentons
d'élucider les autres.
À l'origine, Rome n'est point un Empire, mais une cité, comparable dans sa
superficie et celle de son terroir à beaucoup de villes grecques. Il va donc de soi
que pour voter chacun se rend en ville. Un système représentatif du type des
démocraties parlementaires modernes n'a aucune raison d'être. Quand Rome
s'étend aux dimensions de l'Italie, puis de la Méditerra-[p. 287] née, ce système
devient complètement inadapté : qui consentirait à couvrir des distances énormes
pour aller voter, qui, même, pourrait le faire, à part une minorité aisée ? La
permanence de cet archaïsme électoral bénéficie évidemment aux privilégiés et à
leurs clientèles, et explique le gigantesque absentéisme que nous avons déjà
souligné. Rome n'a pas inventé la démocratie représentative parce que ses
dirigeants ne l'ont pas voulue. Le fonctionnement concret des assemblées n'a
d'ailleurs rien qui puisse susciter l'initiative individuelle : au contraire d'Athènes,
le peuple romain vote, mais ne délibère point ; le citoyen n'a pas l'initiative de la

1
Cf. J. GAUDEMET, op. cit., 322-323.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 311

loi, réservée aux magistrats. Rien de tel à Athènes. La population athénienne


occupe un territoire d'environ 2 650 km2, et les citoyens ne dépassent jamais le
nombre de 40 000 ou 50 000 individus. La modestie de ces proportions n'évoque
en rien le gigantisme des derniers siècles de la République romaine. Elle permet
l'éclosion et le développement de tout autres mœurs politiques. Tout d'abord, une
plus grande familiarité, sinon solidarité. Les citoyens athéniens ne se connaissent
pas tous, mais, comme l'écrit M.I. Finley :

"Il ne pouvait y avoir un seul homme siégeant ce jour-là dans


l’assemblée qui ne connût personnellement, et souvent intimement, un
nombre considérable de ses compagnons de vote, de ses collègues à
l’assemblée, y compris peut-être certains des orateurs intervenant dans les
débats. Rien ne pourrait être plus éloigné de la situation actuelle, où le
citoyen isolé, de loin en loin, en même temps que des millions d'autres, et
non pas quelques milliers de voisins, pose l'acte impersonnel de choisir un
bulletin de vote ou de manipuler les leviers d'une machine à voter. 1 "

Cette familiarité forme un milieu favorable au développement d'un certain


sens de la communauté, à défaut duquel les mécanismes juridiques de la
démocratie ne pourraient pas fonctionner, quel que soit leur degré de perfection
technique. Elle explique également qu'Athènes soit une démocratie de la parole.
Au contraire de Rome, chaque citoyen est invité à prendre part aux débats. Un des
principes fondamentaux du régime athénien réside en effet dans l’isegoria, le
droit de parole égal pour tous au sein des diverses assemblées, politiques ou
judiciaires, utilisé pour l'approbation, la contestation, l'amendement des décisions
législatives ou de la gestion administrative, ainsi que l'initiative des lois. Dans le
discours que lui fait tenir Thucydide, Périclès fait même de ce droit à la parole un
devoir civique, qui situe le citoyen athénien à l'opposé de son homologue romain :

"Seuls, en effet, nous considérons l'homme qui n'y prend aucune part (aux
affaires publiques) comme un citoyen non pas tranquille, mais inutile ∗ ;
et, par nous-mêmes, nous jugeons ou [p. 288] raisonnons comme il faut
sur les questions ; car la parole n'est pas à nos yeux un obstacle à l'action :
c'en est un, au contraire, de ne pas s’être d'abord éclairé par la parole avant
d'aborder l'action à mener. 2 "

1
M.I. FINLEY, op. cit., 71-72.

Serait-ce une définition avant la lettre de la "majorité silencieuse" ?
2
THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, II.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 312

Mais cette démocratie de la parole ne risque-t-elle pas de transformer


l'assemblée en une réunion de bavards irresponsables, de dégénérer, bref d'aboutir
à l'anarchie que Platon et Cicéron dénoncent dans ce régime ? Un garde-fou est
prévu : celui de l'horloge à eau limitant le temps de parole et la graphé
paranomon, procédure destinée à prévenir les éventuels abus. Elle permet à tout
citoyen de poursuivre pendant un an l'auteur d'une mesure législative qu'il tient
pour illégale ou dangereuse pour la cité ; il peut d'autre part, sans limite de temps,
attaquer le texte incriminé devant le tribunal populaire de l'Héliée. Mais le
demandeur ne doit pas agir à la légère : si la poursuite est reconnue non fondée, il
est condamné à des peines sévères, allant jusqu'à la déchéance des droits civiques.
Ce système, dont certains éléments rappellent le contrôle de la constitutionnalité
de la loi, ne possède pas d'équivalent dans nos institutions modernes :

"Notre système protège la liberté des représentants grâce aux privilèges


parlementaires, or ces mêmes privilèges, de façon paradoxale, protègent
aussi l'irresponsabilité des représentants. Le paradoxe athénien se situait
dans une voie tout à fait opposée, il protégeait à la fois la liberté de
l’assemblée en son ensemble, et celle de ses membres pris
individuellement en leur refusant l'immunité. 1 "

La République romaine n'eut pas à faire preuve du même génie inventif : le


droit de parole des citoyens n'était guère un trait marquant du régime. Les
assemblées romaines n'étaient certes pas toujours silencieuses : mais lorsqu'une
proposition de loi suscitait l'animation des électeurs, les risques de violence
s'accroissaient, et souvent le magistrat président devait suspendre la séance, ou la
reporter à plus tard. Les récits que font les auteurs anciens des sessions des
comices romains montrent à l'évidence que le débat n'est pas un élément du
fonctionnement normal de ces assemblées.
Supposons cependant que les comices romains aient été tout aussi
démocratiques que l’ecclésia athénienne. Tout ne serait pas dit pour autant. Car,
souverain sur le plan législatif, le peuple doit également pouvoir contrôler les
organes gouvernementaux. Cette nécessité nourrit les griefs que beaucoup
adressent aujourd'hui à la démocratie libérale. La souveraineté populaire ne se
réduit pas au bulletin de vote : les électeurs romains en avaient bien un, et ne
vécurent pour autant jamais en démocratie. Il faut aussi éviter qu'un appareil
d'État ne détienne le véritable pouvoir de décision, dépassant de loin des fonctions
exécutives. La Ve République a connu à cet égard des phénomènes inquiétants :
développement du pouvoir régle-[p. 289] mentaire au détriment du législatif,
influence de la technocratie de la haute administration sur le pouvoir politique.
Sous la République romaine, les cercles dirigeants et les privilégiés pèsent de tout

1
M.I. FINLEY, op. cit., 77-78
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 313

leur poids sur les éléments "populaires" de la constitution romaine. D'abord le


Sénat, bastion des privilégiés, qui abrite les anciens magistrats. Les sources nous
le montrent souvent traversé de courants divers, peuplé de "faucons" et de
"colombes". Mais en général son influence s'exerce dans le sens du
conservatisme : le Sénat s'est toujours opposé aux innovations, aux initiatives
émanant des tribuns de la plèbe et des assemblées plébéiennes 1 . D'ailleurs, le
fondement de son pouvoir n'avait rien à voir avec un quelconque mandat
populaire. Il provenait de l'ancien privilège de l'interregnum 2 qui, sous la
monarchie, réservait aux chefs des gentes le droit de diriger la cité pendant la
période intérimaire de vacance du trône. Il détint d'ailleurs longtemps un droit de
veto sur les décisions des comices : "l'autorité des pères (auctoritas patrum)". Les
lois votées par les comices n'étaient adoptées que si le Sénat les jugeait
opportunes. À la fin du IVe siècle, ce contrôle se relâcha un peu car, de
postérieure au vote des lois, la ratification sénatoriale devenait préalable. Elle
demeurait cependant importante, car le prestige du Sénat était considérable, et
avant de voter le peuple savait ainsi dans quel sens les sénateurs souhaitaient que
ses suffrages se dirigent. En comparaison, le "Sénat" athénien (la Boulè) n'avait
que des pouvoirs dérisoires, qui faisaient de lui un simple agent d'exécution de
l'assemblée populaire. ∗
La comparaison est encore plus accablante pour Rome lorsqu'on l'exerce au
niveau des magistrats. Ceux-ci sont les véritables dirigeants. Leurs pouvoirs sont
très importants, participant à la fois du législatif (eux seuls possèdent l'initiative
des lois), de l'exécutif et du judiciaire. Même sortis de charge, ils continuent à
inspirer la politique de la cité, puisqu'ils entrent alors au Sénat. Or il faut bien
constater que le renouvellement des cercles dirigeants est très lent (on a déjà dit
que les élections ne peuvent aboutir qu'à renouveler 3% du corps sénatorial), et ne
s'opère de toute façon qu'au sein d'une petite minorité (on sait aussi qu'au second
siècle av. J.-C. vingt familles dominent le monde politique romain). Le simple
citoyen n'a pratiquement aucune chance d'exercer un jour une magistrature : les
jeux sont faits à l'avance, les bulletins de vote n'y changent rien. Ceci au moins
pour trois raisons. D'abord parce que la maîtrise du système électoral suppose que
le candidat dispose de relations, d'influences, et de clients, ce qui n'est pas à la
portée de tous. Ensuite parce que la tradition attache beaucoup d'importance à
l'ancienneté des fonctions politiques de la famille du candidat : le "parvenu"
dispose au départ de moins de chances que les membres de l'ancienne noblesse.
Enfin [p. 290] parce qu'on ne peut être magistrat sans être riche. Pour se lancer
dans la course au pouvoir, le candidat doit d'abord exercer la questure. Or il n'est
pas admis à briguer les suffrages s'il ne possède pas une fortune d'au moins

1
Cf. G. BRANCA, op. cit.
2
Cf. P. CATALANO, op. cit., 322.

Exception faite, cependant, de la dokimasie, examen civique auquel la Boulè soumettait les
candidats aux magistratures. Elle pouvait à son issue refuser leurs candidatures, mais sa
décision était susceptible d'appel devant le Tribunal populaire de l'Héliée.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 314

400 000 sesterces 1 . Par ailleurs, l'exercice des magistratures ne s'accompagne


d'aucune rétribution : l'homme politique doit avoir les moyens de vivre
indépendamment de ses fonctions. Cette seule règle suffirait à écarter du pouvoir
la majorité des citoyens. Parallèlement à ces limitations censitaires, on note chez
les cercles dirigeants une tendance à l'hérédité de fait qui accentue encore le
mouvement de fermeture de cette véritable caste.
Dans ces conditions, on comprend que Cicéron fasse des magistrats les garants
de l'ordre. Il peut être sûr que le destin de la cité est entre de meilleures mains que
celles de la racaille des assemblées populaires :

"... Il faut des magistrats : sans leur prudence et leur zèle, la cité ne
peut exister, et c'est dans le règlement de leurs compétences que réside
tout l'équilibre de la République 2 ".

À Athènes, les magistrats ne sont pas les pivots du régime. Leur recrutement
est très large. Ne sont électives que les charges importantes exigeant des
compétences affirmées dans les domaines financier et militaire. Mais le mode de
désignation de droit commun est le tirage au sort. Aristote pense d'ailleurs que ce
procédé est le seul véritablement démocratique, l'élection pouvant aller de pair
avec un régime oligarchique (sur ce dernier point, l'exemple romain lui donne
raison 3 ). Il suffisait donc à tout individu désireux de devenir magistrat de
s'inscrire sur la liste des candidats de sa circonscription, après quoi le tirage avait
lieu. Non seulement il n'existait aucune condition censitaire, mais les
magistratures athéniennes étaient rémunérées, par le versement de misthoi,
indemnités perçues en raison des journées passées à l'accomplissement de charges
politiques, judiciaires, ou administratives (les membres de l'assemblée populaire
eux-mêmes percevaient un misthos, mesure propre à inciter le citoyen à la
participation). Ces misthoi ne pouvaient à vrai dire être considérés comme des
pactoles : les plus bas salaires payés par l'État aux manœuvres non spécialisés
équivalaient à une somme journalière à peu près double de celle du misthos
quotidien alloué aux magistrats... 4 Mais c'était toujours mieux que la totale
gratuité du système romain. Par ailleurs, un certain nombre de règles soumettaient
ces magistrats au contrôle de l'assemblée populaire, véritable élément souverain
de la constitution athénienne. La plus spectaculaire consiste dans
l'apocheirotonia. Tous les mois, lors de la tenue de l'assemblée, tous les
magistrats dans l'exercice de leurs fonctions pouvaient faire l'objet d'une
déposition par vote à main levée à la suite d'une accusation argumentée de

1
Cf. C. NICOLET, op. cit., 426.
2
CICÉRON, Les lois, III, 5.
3
ARISTOTE, Politique, VI, 9.
4
Cf. les calculs de L. R. MENAGER, Institutions politiques et sociales de l'Antiquité (op. cit.),
119-120.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 315

malversation ou d'incompétence avérée. L'ostracisme permettait également au


peuple d'exiler tout individu dont il pensait – à tort ou à raison – qu'il aspirait au
pouvoir personnel. Rien de tel à Rome, [p. 291] où le magistrat ne peut voir sa
responsabilité mise en jeu qu'à sa sortie de charge, et uniquement devant le Sénat,
qui lui est par principe et nature favorable.
Comme on le voit, les mêmes mots ne recouvrent pas des réalités semblables :
les magistrats et les assemblées populaires se présentent à Rome et à Athènes sous
un jour bien différent. Il en va de même pour des notions encore plus
fondamentales, dont nous avons déjà traité certains aspects 1 : le peuple, la
République, la liberté.
Sur le plan numérique, on sait que populus romanus et demos athénien ont
ceci en commun de ne pas correspondre à une notion de majorité par rapport à
l'ensemble de la population. Mais la définition du concept de "peuple" sépare les
deux cultures politiques 2 . Le demos grec représente une communauté de citoyens,
mais il ne constitue pas une entité juridique : il est vraiment la cité elle-même, au
point qu'une définition juridique serait superflue. Alors que les Romains ont
éprouvé la nécessité de faire du peuple une entité juridique, et de la subordonner à
une entité supérieure : la res publica. Pour Cicéron, le peuple est "une réunion
d'individus liés par un accord unanime en vue de leur utilité commune 3 ". Ce
populus compte moins que la res publica, l'intérêt public, beaucoup plus
fréquemment citée. Or, comme nous le savons, la définition de l'intérêt public
appartient dans la pratique aux dirigeants : les magistrats. Bien sûr, il n'y a là rien
qui en théorie soit antidémocratique. Leurs pouvoirs, les magistrats les exercent
au nom du peuple. Le pouvoir vient du peuple : plusieurs textes l'affirment 4 , la
répétition du terme mandare en témoigne. Mais ce ne sont là que des mots : nous
avons maintes fois eu l'occasion de voir où se situait la réalité du pouvoir...
La libertas romaine n'a pas non plus grand-chose à voir avec celle des
Athéniens. Nous avons déjà vu qu'à Rome la libertas n'offre que des garanties
illusoires 5 . Elle partage ce seul trait avec la liberté athénienne de consister dans
l'obéissance aux lois. Mais à Athènes, une série de contrepoids corrigent
l'interprétation autoritaire et exclusive que fait Rome de cette définition, qui
correspond à la mise en tutelle effective du peuple. Tout d'abord et surtout, à
Athènes le peuple crée vraiment la loi et contrôle son application, au contraire de
Rome : le principe de soumission à la loi s'inscrit donc dans des contextes très
différents. Ensuite, la doctrine grecque donne une coloration démocratique à la
définition de ce principe : obéissance à la loi, oui, mais dans l'égalité (EX
ISOU) 6 . Aristote définit d'ailleurs la liberté comme le fait d'être tour à tour sujet

1
Cf. supra, p. 285.
2
Cf. J. GAUDEMET, op. cit., 355-356.
3
CICÉRON, La République, I, 25, 39.
4
CICÉRON, sur la loi agraire, 2, 7, 17 ; APPIEN, pun., 112. cf. P. CATALANO, op. cit., 321.
5
Cf. supra, n.25.
6
Cf. J. TOUCHARD, Histoire des idées politiques, I (Paris, P. U. F., 1971), 20.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 316

et gouvernant, ce qui ne correspond nullement à la pratique romaine. Enfin, la


liberté athénienne possède aussi un caractère individualiste 1 (qui, comme nous
l'avons vu, suscitera l'intérêt de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle). Le même
Aristote n'affirme-t-il pas que "... la liberté consiste d'autre part dans le fait que
chacun est libre de vivre à sa guise 2 " ? Ce dernier trait [p. 292] ne concerne point
la libertas romaine, qui réside plutôt...

"... dans la soumission volontaire à la loi délibérée en commun, et


trouve sa garantie moins dans le jeu de recours individuels qui
sanctionneraient un droit subjectif à la liberté, que dans un équilibre des
pouvoirs qui se combinent et se contrôlent. 3 "

Tout le problème, encore une fois, tient au fait que ces différents pouvoirs ne
s'équilibrent que sur le papier...
La preuve en est que les dirigeants romains se refusèrent toujours à
reconnaître en pratique la capacité du peuple romain à gouverner. D'où des a
priori maintes fois constatés au cours de ce livre : assimilation constante entre
démagogie, anarchie, et démocratie ; refus du principe majoritaire ; glissement du
respect du populus au mépris de la "populace" dès que les avis des dirigeants et
des électeurs diffèrent sur la définition de ce fameux intérêt public. On a écrit à
juste titre de Cicéron :

"... contre le parti populaire, l'agitation de la plèbe, il est inexorable ;


pour lui ces hommes ne représentent que turbulence vicieuse. Rarement on
trouvera un pareil mépris pour la "pouillerie". Ces gens sans argent sont
des gens sans aveu. Cicéron ne peut guère se les représenter autrement
qu'en termes moraux : ce sont des gens de rien, des malfaiteurs, des
fripouilles, et on le sent satisfait de trouver à leur tête des déclassés, c'est-
à-dire des gens qui n'ont pas su conserver ni leurs biens ni leur morale. 4 "

Certains de ses écrits méritent qu'une dernière fois nous leur accordions toute
notre attention. Ils sont exemplaires du caractère antidémocratique de la
République romaine. Dans son traité sur la République, Cicéron expose les
arguments des démocrates. Pour ceux-ci, la liberté se confond avec le pouvoir du
peuple, et ne peut régner que dans un état où l'égalité, à défaut d'être totale sur le
plan économique, doit au moins être juridique :

1
Cf. supra.
2
Cit. par J. TOUCHARD, op. cit., 21.
3
J. GAUDEMET, op cit., 357.
4
J. TOUCHARD, op. cit., 73.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 317

"Ainsi n'y a-t-il que les cités où le peuple détient le pouvoir suprême
(populi potestas) qui connaissent la liberté ; la liberté, le plus doux de tous
les biens, qui n'existe pas si elle n'est répartie de façon égale (si aequa non
est) (...) dans un peuple libre, comme le sont les Rhodiens ou les
Athéniens, il n'y a pas un seul citoyen qui ne puisse exercer les fonctions
de l’État et prendre une part active au gouvernement 1 (...) Si les peuples
veulent préserver leurs droits (ius suum populi teneant), ils (les
démocrates) disent qu'il ne saurait être rien de plus éminent, de plus libre,
de plus heureux, que cet état où les peuples sont les maîtres (domini) des
lois, des tribunaux, de la guerre et de la paix, des traités, de la vie privée
de chacun ; ils disent que seul mérite le nom de République ce qui est la
chose du peuple (rem [p. 293] populi). Ils prétendent (...) que la concorde
est très facile à obtenir dans une république où chacun a les mêmes
intérêts, car la discorde naît de la divergence des intérêts, et de l'adoption
de mesures instituant des privilèges ; c'est pourquoi, lorsque les patres
(sénateurs) dominent, le gouvernement de la cité n'est jamais stable (...) Si
les fortunes ne peuvent être égales, s'il est impossible d'aboutir à l'égalité
des esprits, au moins doit-on donner des droits égaux à ceux qui, dans une
même République, sont citoyens 2 "

Mais pour Cicéron ces aspirations sont utopiques et dangereuses. Car le


peuple n'est pas capable de gouverner, ni même de désigner les hommes les plus
aptes à cette tâche :

"... (les hommes ne savent pas discerner la vertu (ignoratione


virtutis), qui ne se trouve que dans peu d'individus. 3 "

Le pouvoir du peuple conduit en réalité à l'anarchie, car il méconnaît les


conditions de la stabilité sociale :

"Il ne peut y avoir de révolution quand chacun reste bien à sa place 4 ".

Or le principe majoritaire conduit justement à l'incohérence :

1
CICÉRON, La République.
2
Ibid., I, 32, 42-49.
3
Ibid., I, 34.
4
Ibid., I, 45.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 318

"Rien de plus inconsistant que la foule, rien de plus impénétrable que


les inclinations des hommes : rien de plus décevant que tout le régime des
comices ! (...) Il en va ainsi des tempêtes populaires dans les comices :
souvent on pourra comprendre quel signe les a provoquées, souvent aussi
la cause en est si mystérieuse que c'est le hasard qui paraît les avoir
suscitées. 1 "

Le bon gouvernement est de type aristocratique :


"... entre l'impuissance d'un seul et la témérité de la masse, les
Optimates (gens de bien) constituent le meilleur choix. 2 "

Ces optimates doivent entretenir dans le peuple l'idée qu'ils exercent le


pouvoir pour son profit :

" (ils veillent) à ce que le peuple ne puisse penser que ses intérêts
sont négligés par les grands. 3 "

(On se demande de quel côté se situe la démagogie : dans la démocratie, ou


dans le régime préconisé par Cicéron ?). C'est ici qu'intervient la notion du
mandat : le pouvoir émane du peuple, mais ne peut être exercé que par une élite :

"Car s'il convient que tous les pouvoirs, administratifs et militaires,


tous les emplois, émanent du peuple romain tout entier (ab universo
populo romano proficisci convenit), il doit [p. 294] en être ainsi
particulièrement de ceux qu'on institue pour le profit et l'avantage du
peuple. C'est à l'ensemble des citoyens de choisir celui qu'ils croient le
plus capable de servir les intérêts du peuple romain... 4 "

Notre auteur n'épargne pas plus l'égalité que la liberté :

"Quant à l'égalité juridique, revendiquée par les peuples épris de


liberté, elle est irréalisable (...) d'ailleurs ce qu'ils appellent égalité serait la
pire des iniquités. Mettre sur le même plan les plus grands et les plus

1
CICÉRON, Pour Murena, XVII, 36.
2
CICÉRON, La République, I, 35.
3
Ibid.
4
CICÉRON, La loi agraire.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 319

petits, qui sont au sein de chaque peuple, montre bien que cette égalité est
une iniquité. 1 "

Cicéron lui préfère les vertus de l'obéissance :

"Prescrivons donc non seulement aux magistrats comment il faut


commander, mais aux citoyens comment il faut obéir. Car celui qui
commande bien a forcément obéi quelque temps, et celui qui a la sagesse
de l'obéissance paraît digne de commander un jour. Il est donc à propos
que celui qui obéit espère commander un jour, et que celui qui commande
sache que bientôt il devra obéir 2 (...) les magistrats sont comme la loi
douée de parole. 3 "

L'appareil dont s'entourent les mandataires du populus romanus confirme les


propos de Cicéron :

"Que le pouvoir fût répressif et coercitif dans sa nature et dans ses


origines, c'est ce que montre donc d'abord l'appareil dont il s'entourera à
Rome jusqu'à l’Empire : le magistrat n'apparaît en public que précédé de
ses licteurs, qui portent sur l'épaule les faisceaux de verges entourant une
hache. Ceux qui n'ont pas droit aux licteurs et aux faisceaux ont des
viatores armés du bâton, des serviteurs, des hérauts. Lorsque le besoin s'en
fait sentir, et malgré l'interdiction de rassembler l'armée citoyenne autour
du pomoerium, ils peuvent avoir recours à la troupe (...) Les magistrats à
imperium possèdent aussi un droit dit précisément de coercitio, qui est
celui de se faire obéir, dans la sphère de leur compétence, par tous les
moyens, qui peuvent aller jusqu'à la contrainte physique et même, à
l'origine, jusqu'à la mise à mort des récalcitrants (...) Le pouvoir apparaît
donc, à première vue, comme supérieurement armé, en face des citoyens,
pris individuellement ou collectivement. 4 "

Telle fut la République romaine, qui posa en principe la référence au peuple


(senatus populusque romanus), mais n'en tira que les conséquences pratiques
minimales. Elle diffère en cela profondément de la démocratie athénienne qui,
malgré les excès dont se rendirent coupables certains de ses membres, mit en
accord la pensée, la parole et les actes. Son exemple montre que dans l'Antiquité
1
CICÉRON, La République.
2
CICÉRON, Les lois.
3
CICÉRON, Les lois.
4
C. NICOLET, op. cit., 428-429.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 320

une authentique démocratie était possible. Sans doute Rome eût-elle dû pour la
pratiquer inventer les formes représentatives que nécessitait l'étendue de son
empire et [p. 295] de sa population. Sans refaire l'histoire, ne sous-estimons pas
les capacités du pragmatisme politique des Romains. Ils nous en ont donné maints
exemples, et leur génie inventif eût pu se déployer aussi sur ce terrain. On ne peut
parler au sujet de Rome d'un déterminisme socio-économique si puissant qu'il eût
condamné a priori toute chance d'instauration d'une démocratie romaine. Nous
savons que plusieurs fois au cours de son histoire, cette opportunité se présenta.
Rome n'a pas été démocratique parce qu'elle ne l'a pas voulu. À chacun de
déterminer la part des dieux et celle des hommes dans ce refus.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 321

[p. 296]

CHAPITRE X

LE CLIENTÉLISME POLITIQUE
CONTEMPORAIN

Retour à la table des matières


"Quand on me demande de voter, je demande pour qui, et quand on me l'a dit,
je vote. Et si l'on ne me demande pas de voter, je reste chez moi et m'occupe de
mes propres affaires". Ce n'est pas un contemporain de Cicéron qui parle, mais un
paysan de l'Europe actuelle, habitant un village de montagne du Sud de
l'Espagne 1 .
Les relations de clientèle ont survécu à Rome, et sont encore bien vivantes de
nos jours. Elles s'expriment sur des registres divers. D'abord là où on les attend :
les sociétés primitives, les pays en voie de développement, les zones isolées de
pays industrialisés. On ne s'en étonnera guère : ces sociétés fonctionnent encore
suivant des modèles archaïques où le pouvoir politique n'appartient que
partiellement à un état trop neuf ou trop lointain, et reste aux mains des chefs
traditionnels et notables locaux 2 . Mais ce serait une erreur de borner à ces îlots de
résistance au monde industriel et urbanisé le cercle des relations de clientèle. Car
elles se déploient également au cœur des états dits modernes, dont elles pénètrent
les structures administratives et politiques : les U.S.A. et la France, notamment.
Mais commençons par le plus évident.

1
Cf. J.A. PITT-RIVERS, People of the Sierra (Chicago, 1971), 159.
2
D'une façon générale, cf. l’ouvrage collectif : Friends, Followers and Factions. A Reader in
Political Clientelism (edited by S.W. SCHMIDT, L. GUASTI, C.H. LANDE, J.C. SCOTT ;
University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1977).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 322

LE CLIENTÉLISME
DANS LES SOCIÉTÉS ARCHAÏQUES
ET EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT

Les relations de clientèle prospèrent en général là où les populations


paysannes sont exploitées par les propriétaires fonciers 1 . L'Amérique latine est un
exemple très significatif du phénomène 2 : du Mexique à l'Argentine règne ce type
de rapport (j'ai d'ailleurs souvent comparé dans les chapitres qui précèdent les
élections romaines à celles qui se déroulent dans ces pays). Il faut remonter à la
colonisation du XVIe siècle pour trouver les origines du système. Décimés et
soumis, les Indiens se voient enserrés par leurs conquérants espagnols dans des
liens déjà en vigueur à l'époque en Castille. Ils sont affectés à [p. 297] un
propriétaire, qui porte le nom de "concessionnaire" (encomendero).
L'encomendero perçoit des tributs, et des services personnels illimités, d'un
nombre d'Indiens déterminé vivant dans des villages stipulés. Le patron, comme
les patriciens de la République, tient également ses clients grâce à des prêts qu'il
consent à ses obligés, le plus souvent incapables de les rembourser. Leurs
obligations personnelles et économiques sont héréditaires. Cette société
clientéliste est fortement inégalitaire : en 1910, 1% de la population est
propriétaire de 85% des terres cultivables ; certaines haciendas comptent plus
d'un million d'hectares... Les grands propriétaires sont alliés (tout en les
méprisant) à une élite de gros commerçants qui habitent dans les villes. Comme
toute aristocratie foncière, ils se méfient de la bourgeoisie industrielle à laquelle
les oppose une lutte sourde pour le contrôle du pouvoir. La vie politique
correspond elle aussi au modèle clientélaire. Les partis politiques sont dirigés par
les propriétaires fonciers. Ils ne s'opposent pas sur des options idéologiques, mais
sont animés par des querelles et compétitions de clans : seule compte réellement
l'allégeance à un patron. C'est le système des "caciques". Ajoutons que
l'indépendance politique ne changea rien : la lutte contre le colonisateur fut en
effet conduite par l'aristocratie créole qui s'empara de la totalité du pouvoir
politique, et continua à reproduire une structure sociale identique.
Le mécanisme de l'endettement paraît être une des voies d'accès à la clientèle
les plus couramment empruntées. Il fonctionne en effet dans des pays très
différents de l'Amérique latine. En Inde, les paysans sont soumis à des taux
d'intérêts largement à la hauteur de ceux pratiqués par les élites de l'Antiquité :
100% et plus. Les dettes deviennent fatalement héréditaires, ce qui permet au

1
Cf. R.DUMONT, Paysans écrasés, terres massacrées (Paris, R. Laffont, 1978), qui cite de
nombreux exemples
2
Cf. P. LEON, Économies et sociétés de l’Amérique Latine (Paris, 1969), 36-38, 90-95, 104.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 323

patron de faire travailler ses débiteurs sur ses terres pour un salaire dérisoire :
l'endettement des petits paysans constitue pour lui un réservoir de main-d'œuvre.
Un des plus grands partis politiques du pays (le Parti du Congrès) est d'ailleurs de
type clientéliste : les déplacements de voix sont commandés par les notables sur
des bases purement personnelles. La situation du paysan thaïlandais n'est guère
meilleure. Il doit à son propriétaire la moitié de sa récolte. En 1968, 83% des
paysans étaient endettés, à des taux dépassant souvent 50%. En Thaïlande comme
en Inde, cet asservissement aboutit à l'exode rural et à la surpopulation urbaine,
exactement de la même façon qu'à Rome à la fin de la République. La population
de Bangkok croît de 300 000 habitants par an. Les jeunes filles s'emploient dans
les instituts de massage dont on connaît la réputation, les paysans pauvres dans les
travaux du bâtiment, ou s'orientent vers les "métiers" de coolies et de colporteurs.
Comme leurs ressources sont dérisoires, ils doivent s'installer dans des
bidonvilles : Calcutta compte trois millions d'individus disséminés dans les 3 000
bidonvilles qui prolifèrent autour de la capitale, et 300 000 sans-abris. Dans
d'autres villes, le phénomène de surpopulation peut avoir pour base une
émigration à caractère politique. C'est le cas de Hong-Kong, dont les trois quarts
des habitants (environ 3 millions) [p. 298] sont des réfugiés. Jusqu'à ces dernières
années, la Chine communiste y animait une guérilla urbaine contre les anglais, en
passant par le relais de la clientèle. Car ces réfugiés ont des patrons : personnalités
de la politique, de l'industrie de la chaussure, de la prostitution. Ces patrons sont
en cheville avec des chefs de gangs. Les agents de Pékin utilisaient ces solidarités
pour recruter des agitateurs, susciter des manifestations, organiser des cortèges 1 .
Mais les relations de clientèle ne sont pas automatiquement liées à des
phénomènes de violence ou d'hyper-urbanisation. Très souvent, elles jouent au
contraire un rôle de courroie de transmission entre les zones rurales, les
communautés urbaines et les services étatiques qui y sont implantés. Nous avons
vu que Rome avait connu elle aussi ce type de clientèle, par le biais du patronat
sur les collectivités locales, qui permettait aux habitants du plat pays et des villes
petites et moyennes d'établir des liens privilégiés entre eux et la toute-puissante
capitale par l'intermédiaire de notables locaux ou romains. Des relations similaires
existent encore dans de nombreux pays européens.

1
Cf. S. LABIN, La violence politique (Paris, éd. France-Empire, 1978), 9697.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 324

LA CLIENTÈLE ENTRE
LA VILLE ET LA CAMPAGNE

Commençons par l'Italie 1 . Un cas très intéressant est celui de Colleverde 2 ,


petite commune de la région de l'Ombrie, située à 50 km de Pérouse, et à 150 km
de Rome. 80% de la population est constituée d'agriculteurs, dont deux tiers sont
fermiers, les autres propriétaires. Depuis le début du XIXe siècle jusqu'à nos jours,
ses habitants ont connu trois types de relations clientélaires. Le premier (la
mezzadria) obéit au modèle classique et dure jusqu'à l'unification italienne (1860-
1870) : le patron-propriétaire fournit la ferme et les bâtiments d'exploitation, le
paysan le petit équipement et sa force de travail. La relation naît de façon
informelle : le paysan candidat à la clientèle approche un propriétaire, et lui
demande une faveur quelconque, un prêt ou son assistance judiciaire. Un peu plus
tard, il lui offre des produits agricoles. Si le propriétaire accepte d'établir le
rapport demandé, il devient le patron de toute la famille de son nouveau client ;
son épouse est la padrona, surtout envers les femmes de la famille du client ;
enfin, souvent les membres de la famille du patron deviennent les co-patrons de la
famille cliente. Mais à partir des années 1870, le nouvel état italien commence à
troubler la vie sinon tranquille, du moins relativement autonome de Colleverde.
Les habitants de la petite commune rurale doivent avoir affaire aux premiers
fonctionnaires et services étatiques. Le patronage traditionnel acquiert alors une
nouvelle fonction : celle de médiateur entre la bureaucratie d'état et la société
paysanne. On demande maintenant au patron de remplir des papiers, faire des
demandes pour obtenir pensions et subventions, intervenir auprès de la
gendarmerie pour susciter des mises en liberté, effectuer des recommandations
afin de faciliter l'insertion en ville de ceux qui commencent à émigrer...
[p. 299]
L'Italie du Sud 3 et la Sicile 4 connaissent à la même époque une similaire
métamorphose du patronat traditionnel. En Sicile, seuls 15% des paysans sont
propriétaires de leur terre ou bénéficient d'un bail emphytéotique. Le Sicilien

1
Cf. J. DUNCAN POWELL, "Peasant Society and Clientelist Politics", dans : American
Political Science Review, LXIV-2 (June 1970), 411-425 ; S.F. SILVERMAN, "Patronage and
Community-Nation-Relationships in Central Italy", dans : Friends, followers... (op. cit.), 293-
304 ; S.G. TARROW, Peasant Communism in Southern Italy, (London, 1967) ; L.
GRAZIANO, "Patron Client Relationship in Southern Italy", dans ; Friends, Followers... (op.
cit.), 360-378 ; J. BOISSEVAIN, "Patronage in Sicily", dans : Man (March 1960), I, 1, p. 18-
33.
2
Cf. S.F. SILVERMAN, op. cit. (Colleverde est un pseudonyme).
3
Cf. L. GRAZIANO, op. cit., 364.
4
Cf. J. BOISSEVAIN, op. cit.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 325

demande à son patron de le protéger contre les ennemis connus et inconnus,


notamment l'administration, car le Sicilien juge que les structures
gouvernementales lui ont été imposées, et pense que les fonctionnaires sont par
essence corrompus et corruptibles. Comme dans la Rome antique, le patron est
souvent désigné par le terme d’"ami", bien qu'ici aussi l'amitié (amicizia) réelle ne
puisse exister qu'entre égaux. Le patron doit avoir de nombreuses relations pour
intervenir efficacement en faveur de son client. Un proverbe sicilien ne dit-il pas :
"Celui qui a de l'argent et des amis tient la justice dans le creux de sa main" ?
Nous ne sommes guère loin de Plaute...
Les patrons traditionnels joueront ce rôle nouveau jusque vers les années
1950. À partir de cette date, leur influence s'affaiblit en raison de leur déclin
économique et du rôle grandissant de l'État, de l'Église, des syndicats, des partis
politiques qui vont se substituer à eux dans ce rôle d'intermédiaires. De plus, en
raison de la généralisation du recrutement par concours, les postes de
l'administration locale sont de plus en plus souvent occupés par des individus
extérieurs au village, alors qu’auparavant leur distribution était réglée par les
patrons traditionnels. L'État d'ailleurs entreprend à partir de 1954 de combattre
ces patrons dans la zone où ils conservent le plus d'influence, le sud de la
péninsule. Le secrétaire de la démocratie chrétienne, A. Fanfani, envoie dans ces
régions des cadres du parti avec mission de réduire à néant l'influence des vieux
notables. Mais la démocratie chrétienne ne fait en réalité que prendre le relais de
ces notables. Elle devient un "parti-patron", médiateur entre l'État central et la
classe moyenne du Sud, qu'elle entend s'attacher, agissant par l'intermédiaire de
diverses associations (mouvements de jeunesse, ligues communales, etc.) qu'elle
satellise.
Mais l'Italie n'est pas le seul pays méditerranéen à offrir ce genre de tableau.
Dans l'Espagne 1 des petits villages, les patrons sont le maire, le propriétaire
terrien, le prêtre, le sergent de la Garde Civile. Ils sont eux-mêmes clients de
personnages résidant en ville, dont ils sollicitent les faveurs demandées par les
villageois. Les interventions auprès des autorités bureaucratiques et
administratives se font sous la forme des commendationes de l'Antiquité romaine :
le patron donne à son client une sorte de "carte de visite" couverte de phrases
indiquant son "grand intérêt" pour le porteur, et manifestant la plus grande amitié
pour le destinataire.
Le cas des Sarakatsnani grecs est également intéressant 2 . Ce sont des bergers
transhumants de Grèce continentale, au nord de Corinthe. Ceux de Zagori sont au
nombre de 4 000 et vivent dans une zone montagneuse, au nord de la ville de
Ianinna. Pour ces bergers, l'assistance d'un patron est indispensable pour tout
contact avec les autorités étatiques établies à [p. 300] Ianinna, tout
particulièrement au niveau judiciaire. Certaines phrases qu'ils répètent très
1
Cf. M. KENNY, "Patterns of Patronage in Spain", dans : Anthropological Quarterly, 33-1
(Jan. 1960), 18-20.
2
Cf. J.K. CAMPBELL, Honour, Family and Patronage (New-York, 1976), 242-300.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 326

souvent témoignent de cet état d'esprit : "Personne ne prêtera attention à un


homme sans veste ni cravate", ou encore : "Si je marque cinq points dans une
conversation, le bureaucrate en fera vingt". Le patron doit donc être un urbain.
Médecin, ingénieur, marchand, le plus souvent avocat, qui allie les qualités du
juriste aux avantages d'une position d'intermédiaire avec l'État. Cette préférence
explique la forte proportion d'avocats au Parlement : ce sont eux qui ont le plus de
clients. Car le patron attend en retour de ses interventions un service de suffrage,
comme dans la Rome antique : ses clients votent pour lui lors des élections locales
ou nationales. Mais l'intérêt de la relation est aussi d'ordre économique, tout en
continuant à jouer le rôle d'un lien entre ville et campagne : le commerçant ou
l'artisan installés en ville acquièrent une clientèle (au sens commercial du terme)
stable dans la personne de leurs obligés ; le berger obtient quant à lui plus
facilement accès aux marchés métropolitains et au crédit bancaire.
Au-delà de l'Europe, l'Amérique latine connaît des relations de clientèle d'un
type similaire. Ce fut notamment le cas de la Colombie, de 1850 à 1957. À côté
des prêtres et des propriétaires fonciers, les maîtres des petites villes et des
villages étaient bureaucrates, faisant figure de véritables patrons (caciques,
gamonales). En contrepartie des bénéfices que tiraient leurs clients de leur
position d'intermédiaires entre l'État et la société locale, les gamonales
entendaient disposer de leurs suffrages et contrôlaient leurs votes. Ils pesaient
ainsi sur toute la politique du pays. En 1938, le Président A. Lopez avait tenté de
diminuer leur influence en distribuant une carte d'identification (cedula) à chaque
électeur. Commentant cette réforme, il déclarait :

"Le gamonal, le patron paysan qui mobilisait ses peones (paysans),


l'influent rural qui contrôlait la conscience de centaines d'humbles gens
auxquels la cedula donne une forte personnalité individuelle, sait
maintenant qu'il ne peut plus exercer une influence décisive dans la
République en falsifiant les votes".

Il fallut cependant attendre 1957 pour que soit porté un coup sévère au
clientélisme politique colombien. À cette date, libéraux et conservateurs
décidèrent de créer un Front National, proposèrent que tous les emplois
administratifs soient partagés également entre les deux partis, et que la présidence
de la République alterne de l'un à l'autre, chaque candidat recevant l'appui
simultané des deux partis.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 327

UN NOTABLE FRANÇAIS DE 1981

Le lecteur objectera que jusqu'à maintenant, je n'ai cité que des cas
relativement anciens, ou des exemples mettant en jeu des populations marginales
par rapport au monde indus-[p. 301] trialisé. Je répondrai qu'il s'agit bien en tout
cas de sociétés contemporaines, même si l'on considère qu'elles connaissent des
formes de vie sociale partiellement archaïques. Ce type de rapports existe de toute
façon dans la France de 1981, et dans des régions qui n'ont rien d’"arriéré". On a
beaucoup dit – et écrit – que la France des notables était morte après la première
guerre mondiale. Je n'en suis, pas si sur. Pour étayer mon doute, je voudrais
rapporter dans les lignes qui suivent un témoignage qui, pour être strictement
personnel à l'auteur de ces lignes, n'en est pas moins authentique.
En raison de diverses circonstances, il m'a été donné de faire la connaissance
d'un de ces notables locaux (le lecteur voudra bien souffrir que je l'affuble d'un
pseudonyme) dont l'action très actuelle emprunte à la clientèle traditionnelle
nombre de ses traits.
Appelons ce notable F. de Saint-Clair. Le personnage appartient à une famille
implantée depuis longtemps dans la région, élément fort important comme nous le
verrons. Ses ancêtres sont maîtres de forges et font fortune dès le milieu du
XVIIIe, achetant en 1750 la propriété que F. de Saint-Clair possède toujours. Ils
acquièrent une charge au Parlement de Bordeaux, qui leur confère la qualité
nobiliaire. Notables, les Saint-Clair le sont donc depuis longtemps. Le domaine de
Saint-Clair se situe à l'heure actuelle au niveau inférieur des grandes propriétés de
la région. Il compte 70 ha de terres labourables et de prairies, 100 ha de bois et
terres incultes ; le mode d'exploitation est le fermage. Les grandes exploitations
avoisinantes couvrent une superficie moyenne de 200 ha, alors que la petite
propriété paysanne compte environ 20 ha. Le département où F. de Saint-Clair
exerce son activité se situe dans le Sud-Ouest. Le Plan a axé le développement de
façon prioritaire sur l'agriculture ; puis le tourisme ; enfin l'industrie, très
traditionnelle (vêtements, chaussures) et organisée en exploitations familiales très
vulnérables aux crises économiques, car possédant peu de fonds propres. Le
département compte 9 000 demandeurs d'emplois, chiffre en augmentation de
20% en 1979 par rapport à 1978. Depuis 1975, les effectifs salariés ont baissé
d'un tiers. La population sur laquelle F. de Saint-Clair exerce son influence est en
majorité installée dans la région depuis longtemps, ce qui permet à notre notable
de bénéficier d'un crédit important dû à l'ancienneté de sa famille, connue de tous.
La population de la petite ville près de laquelle il réside compte elle-même une
partie non négligeable de gens du pays : paysans de la région ayant migré vers la
ville, enfants du pays qui ont travaillé à Paris ou Bordeaux mais qui sont revenus
dans leur commune natale. Sur le plan politique, le département considéré est
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 328

marqué par une forte et ancienne tradition radicale, et vote à gauche depuis plus
d'un demi-siècle. Dans le cas des petits paysans, ce vote d'opposition est le signe
(paradoxal seulement en apparence) d'une résistance au changement, d'une peur
de l'avenir : la restructuration de l'agriculture de ces dernières décennies,
l'intégration au Mar-[p. 302] ché Commun européen leur paraissent trop rapides et
génératrices de certains désavantages qu'ils censurent en votant à gauche.
La famille de F. de Saint-Clair n'a jamais brigué ni exercé aucun mandat
politique, local ou national. F. de Saint-Clair a rompu avec cette tradition et est
devenu membre d'un des deux grands partis de l'ex-majorité. Il appartient au
bureau cantonal du parti, et possède des relations au niveau parisien, au siège
national, et au sein de l'École des cadres du Parti. À ce dernier titre, notre notable
s'est vu confier la responsabilité de la formation des cadres dans une partie
importante du Sud-Ouest. F. de Saint-Clair ne réside pas constamment sur ses
terres : environ une semaine tous les mois et demi. Dans l'intervalle il effectue des
séjours dans le Sud de la France où vit une partie de sa famille, ainsi qu'à Paris.
Loin de ternir son image, ces fréquents déplacements augmentent son prestige
local, car la population pense qu'ils servent à mettre en œuvre les puissantes
relations dont F. de Saint-Clair est crédité.
Officiellement, cependant, notre personnage a fait sienne la maxime de
Cicéron : "Tu garderas pour toi tes desseins politiques". Car bien que nourrissant
des ambitions nationales, F. de Saint-Clair se garde bien de faire état de ses
convictions et appartenances politiques. Les questions politiques ne sont que très
rarement abordées dans les conversations qu'il a avec ses obligés. Ceux-ci se
doutent bien qu’"il ne peut pas être à gauche", mais c'est avant tout le notable
qu'ils viennent voir. Sur ce point, F. de Saint-Clair est formel : il compte parmi
ses obligés aussi bien des électeurs du P.C. que du R.P.R. D'après lui, il est
sollicité en tout premier lieu en raison de l'ancienneté du rôle de notable joué par
sa famille, ensuite parce qu'il se situe économiquement dans la catégorie des
grands propriétaires (son château domine la petite ville) ; l'appartenance politique
qu'on lui prête vaguement se situe au dernier rang. Le caractère personnel des
allégeances est renforcé par le mode de suffrage. Le panachage est en effet en
vigueur, et les habitants de la région s'en servent sans retenue. La plupart du
temps, F. de Saint-Clair joue sur l'ancienneté de sa famille, notamment quand il
doit aborder des individus avec lesquels il n'a pas encore noué de relations.
L'interlocuteur répond alors par une phrase cent fois répétée : "On a bien connu
votre famille..." ou encore : "La famille de M. le Marquis habite ici depuis si
longtemps ..."
Mais la relation n'est vraiment nouée qu'à partir du moment où un service est
demandé à F. de Saint-Clair par un de ses futurs obligés. En général, ils "vont au
château" en personne, signalant au domestique qu'ils aimeraient rencontrer M. le
Marquis, mais n'écrivent, ni ne téléphonent. Les services demandés sont de trois
types, par ordre de fréquence : problèmes relatifs à l'emploi, demandes
d'interventions personnelles diverses auprès du député du département,
renseignements judiciaires ou administratifs. Pour l'essentiel, F. de Saint-Clair
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 329

joue donc le rôle que nous avons vu assigné au patron dans de [p. 303]
nombreuses autres sociétés : celui de médiateur entre le système étatique et
bureaucratique, et la société locale 1 . Pour répondre à ces demandes, F. de Saint-
Clair emploie deux filières. La première est celle du Parti, dont il use pour tous les
problèmes relatifs à l'emploi. Il transmet les demandes au secrétaire départemental
du Parti, en liaison avec le délégué du canton. En revanche il agit seul au niveau
des renseignements d'ordre judiciaire ou administratif : rédaction de lettres
officielles, mise en relations avec un avocat ou un notaire, contacts avec la
Sécurité Sociale, etc. F. de Saint-Clair insiste sur le fait que parmi les solliciteurs,
très nombreux sont ceux qui pensent que leur "patron" peut modifier par ses
interventions le cours des décisions judiciaires : nous reconnaissons là un trait
caractéristique des relations de clientèle.
Notre notable ne peut évidemment garantir le succès de toutes ses
interventions. Mais il s'efforce de toujours donner une "preuve" de son activité au
solliciteur : copie de la lettre où il a exercé son intervention, réponse fournie
directement au "client" par la personne sollicitée.
D'après F. de Saint-Clair, le recours à ces activités de type patronal est
indispensable à tout candidat à un mandat politique local. D'abord parce que les
personnes comptent plus pour les électeurs que les options idéologiques. Ensuite
parce que la répartition de l'électorat est telle que pour être élu, le candidat doit
bénéficier de voix "personnelles" venant s'ajouter à celles des sympathisants de la
tendance politique à laquelle il appartient.
C'est pourquoi F. de Saint-Clair s'efforce également, tel les évergètes antiques,
d'apparaître comme un mécène local : dons de terrains à la ville, prêt de locaux ou
de terrains pour des manifestations sportives ou culturelles, etc.
Même si elles se situent à un niveau relativement modeste, ces pratiques de
patronage et leur utilisation dans une finalité politique témoignent de la
permanence dans la France contemporaine de mentalités et comportements qui
n'appartiennent pas seulement à l'époque antique ou aux sociétés contemporaines
des pays en voie de développement. En histoire, le temps ne s'écoule jamais au
même rythme dans toutes les parties d'un même corps social, comme dans le ciel
les nuages ne passent pas tous aussi vite suivant leur altitude et le vent qui les
pousse. Il n'y a pas une évolution, mais des évolutions 2 . Il existe des zones de
temps long, où les changements sont lents, parfois insignifiants, et où les
traditions résistent longtemps à la modification des structures environnantes. Dans
d'autres secteurs, le temps s'écoule en revanche de façon plus fluide, le paysage
change plus vite. C'est dans la compréhension de l'ajustement ou des ruptures de

1
Cf. S.W. SCHMIDT, "Bureaucrats as Modernizing Brokers ?" dans Comparative Politics,
Vol. 6, N° 3 (April 1974), 426-436.
2
Cf. F. BRAUDEL, Civilisation matérielle – économie et capitalisme, t. I (Paris, A. Colin,
1979), 8.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 330

ces zones d'intensité différente que le recours à l'histoire demeure indispensable,


et justifie l'activité de ceux qui s'y livrent.
La christianisation de la relation clientélaire dont témoigne le passage de St
Augustin 1 que nous avons cité plus haut permet ainsi de mieux saisir la
dimension religieuse que revêt ce rap-[p. 304] port dans de nombreuses sociétés
contemporaines.

LES DIMENSIONS RELIGIEUSES


DES RAPPORTS CLIENTÉLAIRES

Très souvent l'univers surnaturel est traversé des mêmes relations clientélaires
qui animent le monde des vivants. J'ai déjà cité la coutume chrétienne du "saint-
patron", dont le nom devient le prénom du baptisé. Un proverbe sicilien dit :
"Sans l'aide des Saints, on ne peut gagner le Paradis". Il est très intéressant de
noter que dans les pays méditerranéens on constate l'existence simultanée d'un
culte des saints largement répandu, et d'un système social fortement influencé par
les liens de clientèle 2 . Les pays catholiques du Nord se présentent en revanche
dans une situation exactement inverse.
Les individus projettent donc dans le ciel un de leurs modèles de relation
sociale : le phénomène est attesté dans de nombreuses sociétés. Chez les bergers
grecs 3 dont j'ai déjà parlé, les Saints et la Vierge sont des patrons dont l'appui est
indispensable auprès de Dieu. À Malte, le même mot (qaddis) sert à désigner le
saint et le patron 4 . En Espagne, le modèle de la famille est la Sainte Famille, dont
le membre le plus accessible est réputé être la Vierge ; Dieu est le patron suprême,
et son clergé bénéficie d'un statut de patron intermédiaire 5 (on observe au
Mexique 6 des mécanismes analogues). Les fidèles "traitent" même avec les
personnages surnaturels comme avec des patrons terrestres 7 : ils font des
promesses aux Saints ou à la Vierge, mais ne les tiennent qu'après avoir été
exaucés. Toutefois certains signes extérieurs montrent que le "client-fidèle" est
disposé à faire une promesse, à nouer la relation : vêtements mauves (couleur de
pénitence) portés en public, marche pieds nus, port de la croix dans les

1
Cf. supra, p. 274.
2
Cf. J. BOISSEVAIN, op. cit. 31.
3
Cf. supra.
4
Cf. J. BOISSEVAIN, Saints and Fireworks (London, 1965), 121.
5
Cf. M. KENNY, "Patterns of Patronage in Spain", dans : Anthropological Quarterly, 33-1
(Jan. 1960), 14-17.
6
Cf. M.KENNY, op. cit., 21-22.
7
Cf. G.M. FOSTER, "The Dyadic Contact : a Model for the Social Structure", dans : Peasant
Society (edited by J.M. Potter, M.N. Diaz, G.M. Foster ; Boston, 1967), 222.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 331

processions de la Semaine Sainte, offrande d'un cierge, etc. Dans les petits
villages, la reconnaissance peut s'exprimer une fois la requête exaucée par la
confection d'un ex-voto : fac-similé miniature de la personne en cire, ou de la
partie de son corps qui a été guérie. Le signe de reconnaissance doit être exposé
dans un lieu public, car il montre à tous qu'on jouit de la faveur divine, qu'on
dispose dans le ciel de patrons puissants.
La clientèle se présente par ailleurs souvent comme une relation quasi-
parentale. Dans les populations africaines Bantu, la formule d'entrée en clientèle
est très nette. Le candidat client s'adresse ainsi à son futur patron :

"Donne-moi du lait, fais-moi riche, soucie-toi de moi, sois mon père,


je serai ton enfant. 1 "

Les sociétés méditerranéennes ont réussi à associer dans le lien de clientèle


cette double composante religieuse et quasi-parentale, à travers l'institution du
parrainage. En Sicile, le personnage choisi comme patron devient le parrain 2 de
l'enfant de son client : l'engagement patronal est ainsi solennisé 3 par le recours à
la religion, qui lui donne un caractère indissoluble 4 . [p. 305] Le parrainage joue
un rôle analogue en Espagne (compadrazgo), y compris dans les zones urbaines ;
en Italie 5 et en Sardaigne 6 , ainsi qu'en Grèce 7 .
Il existe toutefois dans le monde contemporain des formes de clientélisme
dont le caractère spécifiquement politique est plus marqué. Jusqu'à maintenant,
j'ai surtout analysé ce phénomène dans ses aspects marginaux ou archaïques. Mais
le clientélisme occupe souvent une place beaucoup plus importante dans le
système politique des états développés, comme le montrent les cas de l'Italie, des
U.S.A. et de la France.

1
Cf. L. MAIR, Primitive Government (Penguin Books, Harmondsworth, 1966), 169.
2
Cf. J. BOISSEVAIN, op. cit., 21.
3
Cf. J. PITT-RIVERS, "Ritual kinship in the Mediterranean : Spain and Balkans", dans :
Mediterranean Family Structures (Peristiany edit., Cambridge, 1976), 32,4.
4
Cf. M. KENNY, op. cit., 18.
5
Cf. L.W. MOSS – S.C. CAPPANNARI, Patterns of Kinship, Comparaggio and Community
in a South Italian Village, 30.
6
Cf. XWEINGROD, "Patrons-Patronage and Political Parties", dans Comparative Studies in
Society and History, X-4 (1968), 392.
7
Cf. J.K. CAMPBELL, op. cit., 223.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 332

CLIENTÈLE À L'ITALIENNE

L'Italie se présente à vrai dire comme un cas-limite, moins significatif pour


notre propos que celui des U.S.A. ou de la France, car la vie politique de ce pays
est encore tributaire d'un certain nombre d'archaïsmes et d'un sous-développement
économique bien moindres dans les sociétés européennes ou nord-américaines.
L'Italie doit en grande partie ces particularismes à la nature du processus selon
lequel s'est faite l'unification du pays dans les années 1860-1870 1 . Cette
unification s'est réalisée de façon très rapide, sans que la population se sente
vraiment concernée par la construction étatique. Une classe dirigeante étroite
exerce un monopole sur la vie politique. Jusqu'en 1904, le Pape interdit aux
catholiques d'y participer. De toute façon, le niveau de conscience politique est
faible : en 1861, sur vingt-deux millions d'habitants, l'Italie ne compte que
900 000 électeurs, dont deux tiers s'abstiennent, par ignorance ou indifférence.
D'autre part, le Mezzogiorno est perdant dans l'unification, qui se fait sous l'égide
du royaume du Piémont, situé au nord de l'Italie. Le Sud sera toujours sous-
développé par rapport au Nord, et rebelle à la pénétration des services étatiques,
ce qui explique la faveur dont continuent à jouir les relations de clientèle, et le
règne de la Mafia, très intégrée au système clientélaire. Mais l'Italie tout entière
reste marquée par le clientélisme, qui est érigé en véritable système de
gouvernement par le premier ministre (de gauche) Depretis en 1876, sous le nom
de "transformisme". Le transformisme entend dépasser les clivages idéologiques :
à partir de programmes de compromis, la droite et la gauche se fondent en une
coalition unique où se trouvent représentés les intérêts des différentes fractions de
la classe dominante. Le premier ministre bénéficie d'une majorité
gouvernementale en négociant au préalable avec les dirigeants les plus
représentatifs de l'opposition leur insertion dans l'équipe gouvernementale. Il n'y a
donc plus alternance au pouvoir d'une droite et d'une gauche, mais influence
personnelle d'un leader, patron d'une masse de députés attendant de lui des
avantages divers. Le Parlement tend à devenir une chambre d'enregistrement, les
décisions prises par les représentants les plus en vue des groupes de pression.
C'est pourquoi les crises ministérielles sont nombreuses : le chef du gouvernement
[p. 306] les provoque lui-même pour rétablir l'équilibre au sein du groupe qu'il
dirige. Comme dans l'Antiquité, ce clientélisme priva l'Italie d'une véritable
expérience démocratique et fit le lit du fascisme, en discréditant dans l'opinion
publique la classe politique et le régime parlementaire.

1
Cf. N. ROULAND, Cours d'histoire politique et sociale contemporaine (cours polycopié,
Aix-en-Provence, 1980), 32-33, 44-46, 48.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 333

Comme je le disais plus haut, le Sud se présente dans cet ensemble avec des
traits clientélistes encore plus marqués 1 . Dans les années 1960, on a pu conclure
de l'analyse des votes dans 76 communes du Mezzogiorno :

"...les votants sont motivés par des considérations économiques


personnelles strictement locales, l'idéologie et l'aspect national des
problèmes comptent pour très peu, beaucoup de votes sont le simple
résultat de liens de clientèle, les électeurs suivant un leader personnel d'un
parti à l'autre".

Certains indices ne trompent pas : dans le Sud, 60% des individus refusent de
discuter politique en public, contre 46% dans le Nord ; le panachage (preferenza)
est deux fois plus fréquent dans le Sud que dans le Nord. Dans la petite ville
calabraise de Motta Nuova, les enjeux "politiques" consistent dans le contrôle des
postes tels que médecin de la ville, directeur du cimetière, gardiens de la paix,
éboueurs. Des emplois et des faveurs sont accordés en échange des votes. Comme
dans l'Antiquité, l'homme politique est entouré, durant la campagne électorale, de
clients qui applaudissent à ses discours. Les thèmes de la campagne sont
strictement personnels, chaque compétiteur cherchant à monter en épingle les
défauts supposés de son rival. Au niveau supérieur, celui des élections nationales,
la clientèle noyaute les partis politiques plus qu'elle ne s'y heurte. Les élections
parlementaires sont gagnées par ceux qui contrôlent les collectivités locales, c'est-
à-dire par les maîtres des réseaux clientélaires. Les députés du Sud interprètent
leur mandat dans le même sens clientéliste : ils usent beaucoup plus fréquemment
que leurs collègues du Nord des interrogazioni (question individuelle d'un député
à un ministre) ; d'une façon générale, ils recherchent toujours des avantages
personnels pour leurs mandataires (notamment l'obtention de tarifs de vente du
blé intéressants ménageant les intérêts des grands propriétaires fonciers) et
délaissent les problèmes d'intérêt national. Le corps préfectoral lui-même est
coopté dans les clientèles locales, alors que dans le Nord le préfet est un
authentique fonctionnaire. Après la seconde guerre mondiale, les groupes locaux
ont confisqué à leur profit de nombreuses et importantes subventions accordées au
titre des programmes de développement économique. À partir de 1950, il semble
cependant que grâce à l'influence du P.C. et à la réforme agraire, le système
clientélaire ait perdu de sa vigueur dans le Mezzogiorno. On ne peut toutefois
parler que d'atténuation de son influence, non de sa disparition. Le cas de
Castellamare di Stabia (l’antique Stabies), petite ville située à une trentaine de
kilomètres de Naples, montre bien le caractère très relatif de ce déclin 2 . En [p.
307] 1977, les communistes avaient perdu treize sièges aux élections municipales,

1
Cf. S. TARROW, op. cit., 71-90, 332.
2
Cf. R. SOLE, "Le sursaut des communistes dans une petite ville du Sud", dans : Le Monde (30
mai 1979), 7, col. 1-4.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 334

après des succès brillants en 1976 (45,8% des suffrages). La démocratie


chrétienne regagna alors sept points, passant à 40%. Mais surtout, le système
clientélaire revint en force, dans la personne du véritable maître de la ville, M.
Antonio Gava :

"Castellamare n'est-elle pas le royaume de M. Antonio Gava ? Et M.


Antonio Gava n'est-il pas le symbole du féodalisme méridional ? Ce
politicien de quarante-neuf ans, qui a pris la succession de son père,
incarne le "clientélisme" en Italie. Ses hommes semblent être partout ; à la
mairie, à l'hôpital, dans les banques, dans les thermes... et à Naples, où
remontent tous les dossiers. Il peut donc fournir les denrées les plus
précieuses à ses électeurs : des emplois et des pensions 1 ".

Gageons que si par quelque miracle Cicéron revenait à la vie là même où il a


été assassiné, il n'aurait guère de mal à faire de nouveau une brillante carrière
politique...
Il se trouverait encore moins dépaysé en Sicile. Dans cette région extrême de
l'Italie, le clientélisme traditionnel du Mezzogiorno se renforce de l'action de la
Mafia 2 . Le "mafieux" rural, type social aujourd'hui presque disparu, était un
patron : grâce à son influence personnelle, il dénouait les litiges, apparaissait
comme une sorte de juge de paix. Comme sa violence se tournait essentiellement
vers les riches dont il s'appropriait les terres, il était assez populaire. Sévèrement
attaquée par le fascisme, la Mafia eut l'intelligence de collaborer avec les Alliés
lors de la préparation du débarquement en Italie. Bien lui en prit, car les
Américains installèrent aussitôt à des postes de responsabilité bon nombre de
maffiosi, notamment dans les mairies de la partie occidentale de la Sicile. Les
mafieux cumulaient donc les avantages du patron "traditionnel" et ceux inhérents
à leur position dans l'Organisation. Cependant, la Mafia dut bientôt faire face à la
nécessité d'une profonde restructuration. À partir de 1950, l'exode rural
commence : le mafieux-notable de village a vécu. La Mafia va alors transplanter
ses activités en milieu urbain, tout spécialement dans le domaine de la spéculation
immobilière, riche en perspectives de profit. Sur le plan politique, elle va s'allier
avec la démocratie chrétienne. Cette alliance allait de soi, car toutes deux avaient
en commun une mentalité et des pratiques de type clientéliste. En échange des
suffrages que se chargeait d'apporter la Mafia aux candidats de la D.C., le parti
mettait à la disposition des protégés de la Mafia un certain nombre d'emplois dans
l'administration. Comme dans la Rome antique, le chômage est pourvoyeur de
clients. Ce système est très clairement décrit par un Sicilien, L. Sciascia :

1
Ibid., col. 1.
2
Cf. L. SCIASCIA. "Deux ou trois choses que je sais de la Mafia", dans Le Nouvel
Observateur, 756 (7-13 mai 1979), 108-150.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 335

"La Mafia entretient avec le lalazzo (le pouvoir) ou bien un rapport


de corruption pure et simple à base d'argent, ou bien un rapport de type
électoral, en donnant aux impétrants démocrates-chrétiens l'assurance de
leur faire obtenir le maxi-[p. 308] mum de voix possible. Haut responsable
du racket électoral, elle se charge aussi bien de ramasser les "clients" le
jour de la consultation que de faire pression sur eux par la peur, la
violence, la corruption et les menus services. Il ne faudrait pas croire en
effet que l'organisation "clientélaire" de la Mafia est seulement
prévarication ; elle ne néglige nullement, bien au contraire, les
mécanismes de l'intérêt. Quoi de plus intéressé que la promesse du posto,
de la place, lorsque vous êtes chômeur ? Ou les facilités qui vous sont
offertes – celles qu'une bureaucratie normale devrait garantir à tous les
citoyens mais qui, en Sicile, prennent l'aspect d'une faveur très spéciale ?...

"En Sicile, il est quasiment impossible de les avoir sans


l'intervention de quelque intermédiaire, c'est-à-dire d'un mafieux capable
de peser de tout son poids sur les employés des services administratifs.
Que vous réclamera-t-il en échange du service rendu ? Quelque chose de
modique, votre bulletin de vote en faveur de la démocratie-chrétienne.
Pourquoi donc le lui refuseriez-vous ? Ne vous a-t-il pas tiré d'embarras ?

"Il y a une telle faim de posti en Sicile, les chômeurs sont si


nombreux et les places si rares que le pouvoir mafieux n'est pas près de
disparaître. D'autant que personne ne croit, et avec raison, que les
concours se déroulent de façon normale et que ce sont les meilleurs qui
gagnent. Alors, admettons qu'à la veille d'une consultation électorale la
municipalité lance un avis de concours pour cent places dans
l'administration de la ville de Palerme. Les aspirants, nul n'en doute, seront
au moins dix mille ; or dix mille chômeurs qui veulent du travail, cela veut
dire dix mille familles avec leur parenté élargie, soit au moins quatre-vingt
mille personnes. Le mafieux intervient, promet des places pour tout le
monde, se révèle un intermédiaire courtois, efficace, de commerce
agréable.

"On pourrait maintenant me dire : "D'accord, le mafieux promet des


places, mais il ne sera jamais en mesure de tenir ses promesses, son crédit
va se dégonfler comme un ballon de baudruche". Ce serait vrai si les cent
places offertes au départ n'étaient pas au bout du compte réellement
attribuées à des chômeurs protégés par la Mafia ; or elles le sont ; cent
chômeurs cessent tout à coup d'être chômeurs, et ce sont des gens que
vous connaissez, qui font partie de votre voisinage, dont personne n'ignore
qu'ils étaient recommandés. Qui s'étonnera alors qu'aux élections cet
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 336

ensemble de réseaux familiaux vote, en tout ou en partie, pour le parti


conseillé par le mafieux, c'est-à-dire pour la D. C ? 1 "

Forts de l'exemple sicilien, nous ne nous étonnerons pas de constater


l'importance du rôle joué par la Mafia dans un pays dont le système politique est
lui aussi très marqué par des pratiques clientélistes : les U.S.A.

LA "MACHINE" AMÉRICAINE
ET LE CLIENTÉLISME

Les U.S.A. sont certainement le pays développé où le fonc-[p. 309]


tionnement des partis politiques recourt le plus largement aux pratiques
clientélistes. Le caractère mécanique et apolitique des rapports personnels qui
régissent les déplacements de voix est tel qu'on appelle "la Machine" l'ensemble
du système de trocs et jeux d'influence commandant la mise en œuvre de
suffrages 2 .
Les collecteurs de voix sont les chefs de cantons (precinct captains) et de
district (ward leaders). En 1940, le precinct regroupe 400 électeurs. Ses
dimensions territoriales sont très variables, car elles sont fonction de la distance
séparant l'électeur du bureau de vote, et du nombre de votes qui peuvent être
exprimés dans une journée. Le ward est beaucoup plus important : il regroupe 14
à 30 precincts, soit de 8 400 à 18 000 électeurs. Le precinct captain doit présenter
les caractéristiques du milieu social dominant dans sa circonscription : ouvrier
dans un quartier pauvre, de préférence avocat dans les quartiers riches. C'est
naturellement dans les secteurs pauvres que la machine clientéliste fonctionne le
mieux, car les électeurs sont dans une situation de dépendance économique ou
culturelle accrue, qui les prédispose à la cession de leurs voix moyennant des
services divers. À la fin du XIXe siècle, quand débarquait à New York un flot
d'immigrants italiens, la Mafia sut admirablement jouer du désarroi et de la
pauvreté de ces nouveaux venus. La Mafia bénéficiait d'un monopole 3 : d'une
part c'était la seule structure d'accueil et d'organisation de défense dont pouvaient
bénéficier les immigrants, d'autre part ces derniers retrouvaient en elle un modèle
de rapports sociaux auxquels ils étaient habitués dans leur pays d'origine. Par
ailleurs, ces immigrants étaient tout à fait indifférents à la politique américaine :

1
Ibid., 135
2
Cf. J.L. SEURIN, La structure interne des partis politiques américains (Paris, 1953), 119-
216 ; R.K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologiques (Paris, 1965), 126-
132.
3
Cf. L. SCIASCIA, op. cit., 149.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 337

céder leurs voix ne leur coûtait pas grand-chose. Enfin, le clientélisme de la Mafia
se fondait harmonieusement avec celui de la "Machine" : les hommes politiques
s'adressaient aux chefs de la Mafia comme à des leaders et captains, leur
demandant des voix en échange d'emplois. Nourri par l'immigration, le
clientélisme politique lui survécut, car il correspondait à une tradition
spécifiquement américaine, et surtout à un consensus à peu près général : les
grands partis politiques étant d'accord sur l'essentiel, il fallait bien que la
répartition des postes et des voix se fît sur d'autres critères que les options
idéologiques. L'apolitisme clientélaire – bénéficiant en fait aux tendances
conservatrices du pays – combla ce vide.
Poursuivons plus avant dans la description de sa mécanique, qui rappelle sur
de nombreux points le fonctionnement des tribus romaines antiques.
À l'échelon de base, le capitaine de precinct dispose d'environ 75 à 100 votes
"sûrs" sur un total moyen de 400 électeurs. Il doit donc gagner au minimum 101
voix grâce à ses relations de clientèle. Il dispose pour cela de l'appui du ward
leader dans lequel est englobé son precinct. Celui-ci coordonne les activités des
capitaines, sur des bases strictement personnelles et apolitiques. Laissons la parole
à un des plus fameux ward leaders, G. Plunkitt, qui résume ainsi le contenu et la
philosophie de ses [p. 310] fonctions :

"S'il y a dans mon district une famille dans le besoin, je le sais avant
les sociétés charitables ; moi-même et mes hommes, nous sommes les
premiers à être sur les lieux. En conséquence, les pauvres lèvent les yeux
vers G. Plunkitt comme vers un père, viennent à lui quand ils sont dans le
besoin, et ne l'oublient pas le jour des élections... 1 "

"Les politiciens qui ont un succès durable en politique sont des


hommes qui restent toujours loyaux envers leurs amis, même jusqu'à la
porte de la prison centrale s'il le faut ; des hommes qui tiennent leurs
promesses et ne mentent jamais. Richard Crobes répétait que dire la vérité
et ne pas manquer à ses amis, c'était le fonds de commerce du chef
politique 2 ".

Ces principes expliquent que le capitaine de precinct soit avant tout un homme
de terrain. Son action déborde largement le temps de la campagne électorale. En
fait, c'est grâce à la stature qu'il aura réussi à se donner en période non-électorale
qu'il pourra solliciter les suffrages le moment venu. Il doit en effet devenir – et
rester – l’"homme indispensable" de son quartier, un petit notable urbain, ce qui,
répétons-le, lui sera d'autant plus facile que ce quartier est pauvre et comporte une

1
Cité par D.C. COYLE, Le système politique des États-Unis (Paris, 1955), 72.
2
Cité par J.L. SEURIN, op. cit., 197.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 338

proportion importante de nouveaux venus. Comme tout patron, il joue ce rôle


d'intermédiaire entre l'appareil bureaucratique et la micro-société sur laquelle il
exerce son influence, rôle que nous avons si souvent constaté. C'est lui qui guide
l'immigrant dans les méandres de la procédure de naturalisation, réunit les pièces
d'état civil, intervient auprès des bureaux, obtient un logement, remplit les
déclarations d'impôt sur le revenu.
Les ressemblances avec le patron antique sont frappantes il distribue des
paniers de nourriture, véritables sportules (dans un ward de Chicago, on distribua
4 000 paniers en un an) ; intervient dans le domaine judiciaire, notamment grâce
au système de la liberté sous caution, en consignant l'argent nécessaire à la
libération de ses obligés. Ce patient et minutieux travail, s'il est bien mené, porte
ses fruits le jour des élections, où le patron demande alors à ses clients de remplir
leurs obligations de suffrage. Il commence par interroger discrètement les
électeurs sur les intentions de vote. Puis, faisant le tour de ses clients, il leur
rappelle qu'ils tiennent de lui seul tous les avantages dont ils jouissent. Le jour du
vote, le capitaine doit s'assurer le contrôle du bureau de vote (jusqu'en 1950, le
bureau siégeait toujours dans la boutique d'un de ses clients). La composition des
listes soumises au choix des électeurs est déterminée de façon occulte par les
capitaines et les ward leaders. En principe, le suffrage est secret. Mais dans la
pratique, peut-on parler de liberté réelle de vote lorsque l'électeur est entouré par
les hommes de main du capitaine, et soumis les jours précédant le scrutin à de
fortes pressions de la part de ce dernier ? L'électeur américain n'est guère plus
libre que le [p. 311] citoyen romain du temps de Cicéron. D'autant plus que le
capitaine loue les services d'individus (les workers, les "travailleurs") qui
remplissent exactement les mêmes fonctions que les curatores et divisores des
tribus de l'Antiquité romaine. Au nombre de 3 à 10, ils sont chargés d'acheter les
votes le jour des élections. On estime que dans les années 1946, entre un tiers et
un quart des frais inhérents à la campagne électorale étaient engagés à de telles
fins. D'autre part, rappelons que le precinct est une petite unité : 400 électeurs. Le
capitaine connaît donc suffisamment son monde pour se douter de l'identité des
votants susceptibles de lui faire défaut, et exercer en conséquence d'éventuelles
représailles.
Mais si l'électeur ne connaît que les capitaines et les ward leaders, la machine
comporte un étage supérieur : celui du boss. Le boss est l'homme politique auquel
les capitaines et les leaders doivent, suivant l'expression consacrée, "livrer la
marchandise" (deliver the goods), c'est-à-dire assurer un certain nombre de
suffrages. Car le capital de voix dont ils disposent constitue leur atout dans la
relation quasi-contractuelle qu'ils nouent avec le boss, qui n'a lui aucun contact
avec les électeurs. Les obligations qui en découlent sont synallagmatiques. Les
capitaines et leaders apportent "leurs" voix au boss, mais ne peuvent les conserver
ou augmenter la taille de leur capital électoral qu'avec son appui. Car les emplois
qu'ils distribuent, les services qu'ils rendent, sont en réalité obtenus grâce au boss,
qui met en œuvre ses relations ou son influence dans l'administration et le monde
de la politique pour les obtenir. En général, le boss contrôle toujours les
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 339

secrétaires de mairie, qui occupent un poste idéal pour l'exercice du patronage. Le


boss est la source réelle des avantages que l'électeur attribue aux capitaines et aux
leaders, mais ce sont ces derniers qui "vont au charbon". De plus, le boss leur
fournit un emploi dans les services municipaux ou l'administration qui n'est
qu'une sinécure, leur permettant de consacrer l'essentiel de leur temps à leurs
activités sur le terrain. Dans les années 1950, plus de 80% des ward leaders et
70% des precinct captains de Chicago tiraient leurs revenus de l'exercice d'une
fonction publique obtenue par protection. L'intérêt du système pour les leaders et
capitaines est donc double : d'une part, au niveau du prestige, le boss leur fournit
les moyens de jouer leur rôle de patrons ; d'autre part il leur procure un emploi
factice qui leur permet de disposer de la majeure partie de leur temps. La
"machine" clientélaire est donc pour ses agents un important facteur de promotion
sociale (n'oublions pas que capitaines et leaders sont issus des milieux modestes
qu'ils patronnent).
Le caractère clientéliste du système politique américain s'est quelque peu
atténué depuis les années 1950, en raison du développement des services sociaux
et la diminution de l'immigration. Toutefois, le chômage, la pauvreté et la
surpopulation urbaine favorisent toujours la permanence des pratiques
clientélistes, comme dans la Rome antique. Bien que le taux de [p. 312]
clientélisme des mœurs politiques américaines s'explique naturellement par un
contexte historique propre aux U.S.A., le lecteur français aura sans doute été
étonné d'en constater le degré élevé. Il aurait tort cependant de croire que le
clientélisme politique est absent de la France contemporaine.

LE CLIENTÉLISME POLITIQUE
DANS LA FRANCE CONTEMPORAINE 1

Tout lecteur familiarisé avec les problèmes de politique étrangère a l'habitude


d'entendre parler d’"états-clients 2 ". Chaque superpuissance a les siens : parmi
ceux des U.S.A. on compte un certain nombre de "républiques-bananières"
d'Amérique du Sud, l'U.R.S.S. a les Cubains. Pour être plus modeste, le rôle
patronal de la France n'est pas moins réel à ce niveau, et se déploie en Afrique.
Les relations personnelles entre les dirigeants paraissent primordiales. De Gaulle

1
L'essentiel des développements qui suivent sont inspirés par l'article de J.F. MEDARD,
"Political Clientelism in France : a re-Examination of the Relations between Center and
Periphery – (à paraître), que je remercie d'avoir bien voulu me communiquer son étude avant
publication. J'exprime également ma reconnaissance à M. PIVASSET, Professeur à la Faculté
de Droit d'Aix-en-Provence, pour les indications qu'il m'a fournies sur ce même sujet au cours
de nos conversations.
2
Cf. un autre article de J.F MEDARD : "Le rapport de clientèle", dans Revue Française de
Science Politique, XXVI-1 (1976), 103-131.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 340

et Foccart furent ainsi les patrons de certains chefs d'état africains 1 . Plus
récemment, les relations entre V. Giscard d'Estaing et Bokassa I, l'ex-empereur de
Centrafrique, relèvent de la même analyse : certaine affaire de diamants mériterait
d'être analysée dans ce contexte... On relèvera aussi combien le souverain déchu
aimait appeler "mon cousin" le Président de la République française : la référence
à une relation quasi-parentale confirme la nature clientélaire du lien qui existait
entre les deux hommes.
Mais le rôle international de la France n'est pas aussi grand que l'on choisisse
ce champ pour y étudier les rapports de clientélisme politique que connaît ce pays.
Le clientélisme politique français à usage interne bénéficie d'une longue
tradition. La structure du parti radical sous la IIIe République était régie par ce
type de lien : le parti noyautait les notables afin d'avoir leurs clients pour
électeurs 2 . Depuis cette époque, il est certain que le taux de clientélisation des
partis politiques français a baissé. Mieux que les constitutions, l'influence des
media, l'urbanisation des campagnes, ont atténué les particularismes locaux. Les
attitudes mentales collectives s'exercent de plus en plus dans un cadre national.
Cependant, comme nous allons le voir, le clientélisme n'a pas disparu. On
s'explique mal a priori le silence quasi-général 3 des spécialistes de science
politique à son sujet. Les auteurs américains n'éprouvent point de ces pudeurs
quand ils décrivent le fonctionnement de leur propre système. Mais en France, la
vertu politique ne peut s'exprimer que dans des choix idéologiques : le
pragmatisme anglo-saxon est vulgaire et terre-à-terre. Les relations de dépendance
personnelle doivent donc se camoufler derrière des rationalisations. L'ennui, c'est
que, comme disait Lénine, "les faits sont têtus".

CLIENTÉLISME ET ADMINISTRATION

Le premier trait du clientélisme politique français ne susci-[p. 313] tera


aucune surprise, car il est commun à d'autres sociétés dont nous avons déjà
examiné le cas. Il est associé au phénomène des notables, dont la fonction
patronale est celle de médiateurs entre la ville et la campagne, la capitale et la
province, la grande ville et la bourgade. Le notable dispose d'un réseau de
relations dans l'appareil d'état. Patron de ses solliciteurs et futurs obligés, il est
néanmoins simultanément client de plus puissants que lui, ceux qui contrôlent les
ressources qu'il distribue à ses clients. Le notable joue donc le rôle d'un patron
intermédiaire. Tous les médiateurs ne sont cependant pas des notables. Le notable
bénéficie d'un prestige local qui l'enracine fortement dans la société qu'il
1
Ibid., 121 et n.66.
2
Cf. J.L. SEURIN, op. cit., 119.
3
Exception faite des articles de J.F. MÉDARD, cit. supra, n.38-39.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 341

patronne. Le charisme peut provenir de la tradition (ancienneté des liens qui


l'unissent, lui et sa famille, à cette société) : le cas de F. de Saint-Clair que j'ai
étudié plus haut 1 correspond à cette définition. Ou encore il peut être dû à
l'accomplissement de fonctions électives, éventuellement cumulables avec les
bénéfices tirés de la tradition. Deux exemples concrets donneront un peu de chair
à ces types relativement abstraits.
Le premier concerne la relation entre le notable et le préfet ∗ du département
où est incluse la collectivité qu'il patronne. Le notable use de son influence pour
collaborer avec le préfet dans le maintien de l'ordre public : le notable traditionnel
garantit l'ordre social existant plus qu'il ne le conteste. Quant au préfet, il dispose
d'assez de pouvoirs pour délivrer au notable des passe-droits, accélérer ou faciliter
des procédures, accorder des autorisations qui permettront au notable de pouvoir
jouer son rôle de patron.
Le maire peut être un de ces notables dont la collaboration avec
l'administration et sa bureaucratie peut se révéler fructueuse et s'analyser en
termes de clientélisme. Certains auteurs ont étudié de ce point de vue les liens
tissés entre un maire et le service des Ponts et Chaussées 2 . Pour des raisons
évidentes, cette administration régit un secteur-clef de la vie communale. Ses
dirigeants locaux doivent donc en profiter pour jouer un rôle de patrons :

"... le comportement du fonctionnaire s'explique autant par sa


position dans un territoire constitué de clients et/ou d'administrés, que par
sa position sur l'échelle hiérarchique de l’organisation (...) Savoir se rendre
utile par tous les moyens petits et grands, c'est la meilleure façon de
travailler de près une commune. Pour cela, un maire doit être
reconnaissant au moins autant que si vous lui faites un prix avantageux
pour des travaux (...) La compétence principale requise pour un
responsable d'une cellule territoriale réside dans son sens des relations
avec les représentants de la société locale de son aire... Ces [p. 314]
fonctionnaires vont jusqu'à enserrer les représentants politiques et
économiques dans un faisceau de services rendus et d'échanges qui
transforment la relation entre le fonctionnaire et l'administration en un
rapport complexe de clientèle."

L'étude des fonctions du maire mérite d'ailleurs que nous lui consacrions plus
que ces quelques lignes. Il est en effet le point de convergence de multiples
1
Cf. supra, p. 300-303.

La prochaine disparition des préfets (remplacés par des "commissaires de la République") et
la mise en œuvre de la décentralisation, décidées par le gouvernement socialiste, priveront-
elles ce type de clientélisme de son principal moteur ?
2
Cf. J.C. THOENING, L’ère des technocrates, le cas des Ponts-et-Chaussées, (Paris, Ed.
d'Organisation, 1973).
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 342

demandes : ses liens avec l'Administration en font un interlocuteur privilégié. Il


convient cependant de distinguer à cet égard communes rurales et urbaines.
Dans les premières, le maire appartient surtout à la bourgeoisie des
professions libérales. Leurs membres disposent en effet de plus de facilités que de
simples paysans pour construire le réseau occulte de relations nécessaire à
l'exercice pratique de leurs fonctions. Deux traits situent bien le maire au cœur de
l'univers clientélaire : l'apolitisme – au moins apparent – dont il doit faire preuve ;
le fait que toutes les études concordent à affirmer que la majeure partie de son
temps est consacrée à la résolution de problèmes non-administratifs, de nature
personnelle. En lui c'est un homme qu'on veut voir, non le rouage d'un mécanisme
administratif :

"Le maire sait que ses administrés ne prendront jamais l'habitude de


venir l'entretenir de leurs préoccupations le matin de 10 à 11 heures à la
mairie. Il a bien essayé de le leur rappeler un certain nombre de fois...
mais le pli est pris depuis très longtemps. Pour son prédécesseur, il en
avait été de même. Ses concitoyens savent qu'ils peuvent venir à n'importe
quel moment, que ce soit le moment du déjeuner, du dîner, ou bien encore
lorsqu'il fait sa partie de cartes au café le soir avec ses amis. 1 "

Grâce au caractère personnel de ces rapports, il peut établir de meilleurs


contacts entre ses administrés et la bureaucratie :

"L'administré n'est plus un personnage anonyme face à


l'administrateur, au contraire il est connu de ce dernier avec ses qualités et
ses défauts, ses joies et ses peines... Au contact des hommes, un dossier
s'anime, prend un visage, et c'est au maire rural qu'il appartient
d'humaniser les relations qui s'établissent entre les services et les
particuliers... Le maire, on le sollicite, on le charge de toutes sortes de
démarches, lui qui va à la ville, a accès aux bureaux et est reçu par les
autorités, lui qui sait exposer une question et défendre un dossier. 2 "

Les conditions de vie dans les communes urbaines sont, a priori moins
favorables au clientélisme, car les relations de type personnel y sont moins
fréquentes : qui ne connaît la paradoxale solitude des grandes villes ? Le maire ne
peut donc connaître aussi bien chaque famille qu'en milieu rural. Cependant,
même le maire d'une grande ville peut mener une politique de type clientéliste, à
condition de disposer d'un certain nombre [p. 315] d'atouts, et de savoir les

1
C. SCHMIDT, Le maire des communes rurales (Paris, Berger-Levrault, 1967), 30.
2
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 343

employer avec habileté. Les relations de J. Chaban-Delmas avec Bordeaux qui ont
débuté il y a presque trente-cinq ans (il est devenu maire de cette ville en 1947) en
témoignent. Cet homme politique a su jouer sur trois tableaux. Au niveau local, J.
Chaban-Delmas ne bénéficiait d'aucune filiation traditionnelle : c'était un
"parachuté". Mais il sut se concilier l'aristocratie et la bourgeoisie locales, et
gagner l'appui de l'Église catholique. Il apporta un soin tout particulier à se
concilier les faveurs des gens âgés (constructions de foyers sociaux à eux
réservés), particulièrement nombreux à Bordeaux.
D'autre part, notre homme sut donner constamment un aspect personnel à ses
initiatives en multipliant les visites chez les commerçants, en étant présent aux
manifestations locales.
Enfin, le maire de Bordeaux bénéficia d'atouts exceptionnels, dus au très haut
rang des fonctions qu'il occupa sur le plan national : député sous les IVe et Ve
Républiques, ministre sous la IVe, président de l'Assemblée Nationale, Premier
Ministre de G. Pompidou. À ce niveau, il est tout à fait comparable à ce que
furent des hommes tels que Pompée et Cicéron à la fin de la République romaine.
Mais son cas – comme celui des Médecin que j'étudierai plus loin 1 – est sans
doute trop exceptionnel pour être vraiment représentatif. Le maire n'est facilement
un patron que dans les communes rurales.
Il convient d'ajouter un troisième larron au duo préfet-maire : le conseiller
général. Son action s'exerce au niveau départemental. Elle est plus modeste que
celle du maire, car il dépend plus étroitement du préfet et contrôle moins de
ressources et moins directement que le maire.
Mais ses fonctions de médiateur le rangent au nombre des patrons :

"... sa fonction rappelle les mœurs de l’Antiquité : c'est le "patron"


entouré de ses "clients". Il crée effectivement autour de lui un réseau de
relations qui rappellent à certains égards les protecteurs d'autrefois et d'où
la politique, malgré sa discrétion, n'est pas absente (...) Les interventions
qu'il fait sont multiples, diverses selon l'activité de la population, les traits
principaux du canton, ses caractéristiques économiques et sociales : elles
vont du permis de chemin, à une demande de pose de téléphone dans une
ferme, d'aide médicale gratuite, etc. Le conseiller est celui qui défend le
dossier à la Commission cantonale d'assistance, qui passe à la préfecture
pour hâter la solution d'un problème ou le versement d'une allocation, qui
peut intervenir à tout propos pour tout le monde 2 ".

1
Cf. infra, p. 318.
2
M.H. MARCHAND, Les Conseillers Généraux depuis 1945 (Paris, A. Colin, 1970), 151-152.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 344

30% des conseillers généraux sont membres de professions libérales, tout


particulièrement des médecins :

"Par les occasions exceptionnelles de contact qu'elle entraîne, la


tournée du médecin a quelque chose d'électoral dont l'efficacité se mesure
au nombre de représentants de cette [p. 316] profession dans les
assemblées départementales. Il est inutile d'insister sur cet aspect maintes
fois souligné dans les études locales, du véritable magistère qu'exerce le
médecin, et, à un moindre titre, le notaire et l'avocat. L'influence de la
profession en tant que telle s'exerce d'autre part par les compétences
qu'elle donne à l'élu : la connaissance des règlements d'assistance et de
sécurité sociale, du problème des baux commerciaux ou de la patente.
Dans la mesure où le conseiller général est le protecteur et le conseiller de
ses administrés, ses connaissances l'aident à gagner la confiance de ses
électeurs. 1 "

La diffusion du clientélisme ne tient cependant pas seulement aux fonctions


des patrons. Certains milieux "portent" plus que d'autres : l'histoire forge des
particularismes locaux favorables à la naissance et au développement d'attitudes
mentales et de comportements clientélistes. Citons deux exemples.

DEUX TERRES CLIENTÉLISTES :


NICE ET LA CORSE

Il faut bien constater que les rivages de la Méditerranée paraissent prédisposés


aux relations clientélaires. La forme du gouvernement local y est volontiers
oligarchique : chaque village est gouverné par un conseil de notables dont les
membres appartiennent aux familles les plus aisées et les plus anciennes. Seuls les
notables sont en pratique éligibles : le simple citoyen n'a guère de chances de
pénétrer dans l'oligarchie gouvernante. Les mœurs sont ici fort proches de celles
de la République romaine.
L'analogie présentée par la Corse avec cette période est frappante :

"En Corse, la politique n'est pas la politique au sens où le mot et la


chose sont admis dans les autres départements. Pour un citoyen
appartenant à la génération actuellement aux commandes, "faire de la

1
Ibid., 119.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 345

politique", c'est encore soutenir activement un clan, plutôt que militer pour
un parti (...) Les clans, qui sont avant tout "des syndicats d'intérêts"
peuvent apparaître, vus du continent, comme des relais autochtones entre
les citoyens et les formations politiques à représentation nationale (...) "Un
élu corse n'a pas d'électeurs, il n'a que des clients", dit-on à Ajaccio. Le
citoyen qui a donné son suffrage – et ceux de sa famille – à tel ou tel,
acquiert en effet des droits sur l’élu. Il n'en attend pas forcément une
action civique intéressée au nom de la représentativité d'un mouvement
d'opinion, mais il en exige à coup sûr des services de toute sorte, allant de
l'obtention d'un permis de construire à une recommandation pour tel poste
d'instituteur ou de garde-forestier (...) Son rôle essentiel (du député),
comme celui des sénateurs, des conseillers généraux et des maires, est,
intra-muros, de servir d'intermédiaire entre les membres du clan qui l'ont
élu et une administration qui, hors de l’Hexagone, apparaît malgré elle
comme étant de type colonial (...) "Que voulez-vous ?" m'a dit un Corse de
la [p. 317] montagne... "chez nous tout le monde connaît tout le monde, et
l'on sait bien quel est l'homme qui fera le meilleur maire ou le meilleur
conseiller général. Se fier au hasard du suffrage universel pourrait amener
des déconvenues. Le suffrage universel, chez nous, on le corrige !"
(suivent des allusions au bourrage d'urnes, au vote des morts, etc.) 1 ".

En Corse, la conception du pouvoir est patrimoniale et patronale : les intérêts


concrets et le charisme du chef règlent les comportements "politiques",
déterminent l'orientation des suffrages. Le maire appartient généralement au
milieu des propriétaires fonciers. Plus que partout ailleurs, c'est un patron au sens
antique du terme :

''... en dehors de la parenté, le noyau s'élargit en clientèle où l'on


relève principalement ceux qui sont sous la dépendance du chef de parti,
ses bergers, ses métayers, ses journaliers, ou ceux d'une manière générale
qui attendent quelque chose de lui. 2 "

Comme aux beaux jours de l'oligarchie romaine, les conflits se déroulent entre
des clans, et ne sont pas articulés autour de lignes de clivage idéologiques. Autre
trait commun, les rapports patron-client sont fortement hiérarchisés et
inégalitaires :

1
M. DENUZIERE, "Corsica Nostra" II : La fin des clans", dans : Le Monde, 12 septembre
1975, p. 1.
2
F. POMPONI, "Pouvoir et abus des maires corses au XIXe siècle", dans Études Rurales
Guillet-décembre 1976), 156-157.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 346

"... le moindre acte officiel délivré, la moindre demande agréée, sont


reçus comme une faveur, comme un service, rarement comme un droit :
c'est la différence de comportement entre un citoyen et un client. Les
partisans attendent la satisfaction du chef indépendamment des règles et
des limites imposées par la loi à son pouvoir 1 ".

Les patrons font même référence à un des plus anciens devoirs clientélaires 2
que nous connaissions 3 dans la société romaine antique, le service militaire.
L'activité du patron obéit à deux finalités : règlement des affaires et
distributions des ressources purement locales (bassa politica) ; organisation de la
sollicitation et de l'obtention des avantages accordés par l'état français (alta
politica), notamment les emplois en faveur des Corses qui se sont installés sur le
continent. Toujours comme dans l'Antiquité, le patron obéit à des motivations
d'ordre symbolique et électoral plus qu'économique. Avoir des clients est un signe
de prestige, dont une des concrétisations réside dans le vote, qui est une
confirmation du rapport hiérarchique. C'est ce que dit à peu près un de ces
patrons :

"Un de mes frères gère nos propriétés ; moi, en qualité d'aîné, j'ai la
direction politique. Je donne ma vie et je pourrais dire ma fortune à nos
clients, et nos clients nous donnent leurs voix 4 ".

[p. 318]
Comme à Rome, les rapports de clientèle tendent à l'intégration sociale, car ils
dissimulent les oppositions d'intérêts de classe entre patrons et clients sous le
manteau des luttes de clans, dirigées par les patrons, qui appartiennent eux au
même milieu social. À l'heure actuelle, l'autonomisme corse remet fatalement en
question ces comportements clientélistes. Car le clientélisme corse joue en grande
partie (comme ailleurs) un rôle de médiation entre la "métropole" et l'île. Dans la
mesure où – à tort ou à raison – l'autonomisme réclame une refonte radicale des
rapports entre l'île et l'état français, il ne peut que s'opposer au modèle clientéliste.
Rien a priori ne prédisposait Nice à se soumettre elle aussi à ce modèle. Ville
capitaliste, centre touristique, aéroport international, siège de multinationales :
rien de tout cela ne semble favoriser la formation de liens s'apparentant de près ou
de loin à ceux dont nous venons de constater la force en Corse. Le nom des
1
Ibid., 158.
2
Cf. N. ROULAND, Pouvoir politique (op. cit.), 150-156.
3
Cf. G. RAVIS-GIORDANI, " L'alta politica et la bassa politica : valeurs et comportements
politiques dans les communautés villageoises corses (XIXe-XXe siècles), dans : Études
Rurales (op. cit.), 173.
4
Ibid., 172.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 347

Médecin est indissolublement attaché au clientélisme niçois. Jean Médecin fut élu
maire en 1928. Le style de son administration était très particulier, et était
assimilable à une privatisation des fonctions administratives locales :

"À l'intérieur même de l'administration municipale, certains


fonctionnaires subalternes connaissaient le maire comme un vassal connaît
son suzerain (...) le maire enracinait progressivement son pouvoir en
pourvoyant à la perpétuation dans son emploi d'un personnel entièrement
dévoué à la cause de son maître et non seulement d'agent d'exécution
administrative, mais aussi d'agent électoral aux fonctions multiples :
collant les affiches, s'acquittant de la propagande en diverses occasions,
etc. 1 "

Les cris que poussaient des femmes âgées lors de ses funérailles en 1965
témoignent de la nature du pouvoir qu'il sut bâtir. Elles pleuraient en disant : "Et
maintenant, qui va nous protéger ?". Ses féaux le remplacèrent par son fils,
instaurant une sorte de monarchie à la fois cooptative et héréditaire. Ici encore, les
choix idéologiques n'ont guère d'importance, autre que symbolique :

"... on peut avancer que les distinctions nationales sont moins


utilisées en elles-mêmes que pour marquer les significations différentielles
de la vie locale. En cela, elles seraient analogues aux totems selon Lévi-
Strauss, les clans locaux en usant pour se différencier les uns des autres
beaucoup plus qu'en vertu d'une ressemblance avec l'animal totem. 2 "

Cet apolitisme que nous avons très souvent constaté dans l'évocation des liens
de clientèle en divers lieux et époques ne doit évidemment pas nous tromper sur la
réalité de l'absence de neutralité politique des liens de clientèle. L'apolitisme ne
sert qu'à masquer les vrais enjeux en obscurcissant les choix idéologiques et les
lignes de césure des intérêts de classe : l'apolitisme [p. 319] clientélaire est un
mensonge, qui ne sert qu’à brouiller les cartes au profit des groupes (quels qu'ils
soient) installés au pouvoir. Aussi n'est-il pas en fin de compte surprenant de le
voir se manifester là où on l'attendrait le moins : au sein même des grands partis
politiques.

1
M. AMIOT et H. DE FONTMICHEL, "Nice, un exemple de monarchie élective au XXe
siècle", dans : Ethnologie Française, 2 (1971), 52.
2
Ibid., 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 348

LA Ve RÉPUBLIQUE
ET LE CLIENTÉLISME DE PARTI

Comme je l'ai déjà signalé, c'est sous la IIIe République 1 que le clientélisme
politique obtient en France 2 ses lettres de noblesse sous l'égide du parti radical,
très influent au niveau des notables 3 .
La IVe République en ses premières années allait rompre provisoirement avec
ces pratiques, et développer un type nouveau de clientélisme. Les différents partis
s'attachaient maintenant plus à coloniser l'administration elle-même, que les
provinciaux par l'intermédiaire de l'administration. C'est le clientélisme de parti,
qui succède au clientélisme de notables.

"Dès qu'ils furent au pouvoir, les partis se répartirent entre eux les
différents services publics ; chacun exploita son propre secteur. Pour
maintenir le contrôle du parti sur ce secteur, la suppléance des ministres
absents était assurée par un ministre du même parti et non par un ministre
dirigeant un département ministériel ayant des liens organiques avec celui
du ministre absent. Les nominations aux postes de direction se faisaient
ouvertement en fonction des intérêts des partis... La colonisation de
l'administration à laquelle se livrèrent ces deux partis fut donc dans une
certaine mesure la réplique au monopole dont avaient bénéficié pendant
des années leurs ennemis. De plus, beaucoup de fonctionnaires avaient été
épurés à cause de leur conduite sous l'occupation ; aussi, dans une période
de crise où les règles normales de recrutement et d'avancement ne
pouvaient être appliquées, il parut naturel de nommer des résistants
authentiques aux postes qui se trouvaient vacants. Mais en raison des liens
qui unissaient ces résistants à certains partis, comme par exemple ceux qui
existaient entre Libération-Nord et la S.F.I.O., leur entrée dans les services
correspondit à la mainmise des partis sur ces services. 4 "

Le Parti Communiste ne devait pas demeurer en reste :

1
C. ROIG, "L'administration locale et les changements sociaux", dans : QUERMONNE (éd.),
Administration traditionnelle et planification régionale (Paris, A. Colin, 1964), 13.
2
André SIEGFRIED, Tableau politique de la France de l'Ouest (Paris, A. Colin, 1913), 223.
3
M. FAURE, Les paysans dans la société française (Paris, A. Colin, 1966), 163.
4
P. WILLIAMS, La vie politique sous la IVe République (Paris A. Colin, 1971), 675-676.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 349

"Au Ministère de l’Industrie, Marcel Paul installa un cabinet de


soixante-dix personnes et créa dix-neuf directions alors qu'il n'en existait
que trois auparavant. Tant que Charles Tillon fut ministre de l’Air, les
postes de direction de l'industrie aéronautique se recrutèrent par voie de
petites annonces dans la presse communiste, et les fonctionnaires non-
communistes furent épurés pour faire place à des membres du parti. 1 "

Mais en 1947, les communistes quittent le gouvernement : le tripartisme


(M.R.P., S.F.I.O., P.C.) a vécu. Dès lors, la IVe [p. 320] République retourne
progressivement aux pratiques de la IIIe. Mais la Ve République allait conduire
jusqu'au stade de la maturité le clientélisme de parti seulement ébauché par la IVe.
Ici encore, rien ne semblait prédisposer le régime instauré par de Gaulle à
ouvrir de nouveau la voie au clientélisme de parti. Le Général n'avait-il pas
maintes fois affiché sa répugnance vis-à-vis du "régime des partis" ? La
Constitution et l'application qu'il en faisait ne poussaient-elles pas toujours plus
loin les institutions françaises dans le sens du présidentialisme, surtout depuis que
le Président de la République était élu au suffrage universel ? Oui, mais certaines
réalités moins spectaculaires n'en formaient pas moins un terrain propice au
clientélisme. D'abord parce que de Gaulle et surtout son premier ministre,
responsable devant l'Assemblée, avaient besoin d'un parti pour s'assurer d'une
majorité parlementaire. Certes, ce parti était en principe d'un loyalisme à toute
épreuve. N'appelait-on pas ses membres "les godillots du Général" ? Mais les
députés U.N.R. n'en tenaient pas moins à leurs sièges. Pour la plupart élus pour la
première fois, ils entendaient bien rester au Parlement. Or une grande partie de
l'opinion publique considérait à cette époque le gaullisme comme un phénomène
transitoire : son chef était un homme déjà âgé, que la Nation n'avait appelé que
pour résoudre la question algérienne. Il fallait lui survivre, et pour cela
transformer des électeurs un peu accidentels en appuis sûrs. Cabinets ministériels
et députés collaborent dans cette conquête rétroactive de l'électorat, qu'il s'agit
d'attacher non plus seulement au Général, mais à ses députés. M. Debré, alors
premier ministre, envoie même une circulaire à ce sujet aux membres de son
gouvernement :

"Je tiens à attirer de nouveau votre attention sur la nécessité de ne


pas laisser sans réponses les interventions faites par les parlementaires
auprès des ministres et secrétaires d’État... Il est bien évident que toutes
les interventions ne peuvent recevoir une suite favorable, mais il est
nécessaire que le député ou le sénateur, en premier lieu celui qui vote pour
le gouvernement, reçoive une réponse. La rapidité de la réponse, surtout si
elle doit être favorable même partiellement – et il est des demandes

1
Ibid., 676-677.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 350

raisonnables – en augmentera d'autant l'effet qu'une longue attente risque


d'atténuer. 1 "
Le gouvernement réveillait ainsi de vieux réflexes radicaux. La réforme du
système électoral dans le sens du retour au scrutin d'arrondissement devait elle
aussi favoriser le retour au clientélisme :

"Les effets mécaniques ne sont pas les plus intéressants à observer.


Le scrutin majoritaire à deux tours ne facilite pas seulement le
regroupement des voix sur le plus nombreux, il favorise également un
certain type de mœurs politiques. Un député élu au scrutin uninominal
dans le cadre d'une circonscription a davantage d'obligations personnelles
que n'en avait [p. 321] sous la IVe République un député élu à la
proportionnelle sur une liste départementale. Il sera sollicité d'une manière
beaucoup plus directe et constante par ceux de ses électeurs qui ont besoin
d'un service ou d'une recommandation. Il se constituera ainsi, par la force
des choses, une clientèle plus sensible à ses interventions auprès des
pouvoirs publics qu'à ses votes au Parlement. Dans un pays aussi
centralisé que le nôtre, la France, où toutes les décisions importantes se
prennent à Paris, une telle sensibilisation favorise de toute évidence les
membres du parti gouvernemental, dont les démarches passent, même si
ce n'est pas toujours vrai, pour plus efficaces que celles des membres de
l'opposition. C'est ce qui permet aujourd'hui de comprendre la relative
solidité de l’U.D.R.... Ainsi le parti gaulliste qui a été d'abord le parti d'un
homme, est devenu progressivement un parti de clientèle. Le député de la
Ve République est avant tout une assistante sociale. 2 "

Mais le gaullisme ne se bornait pas à susciter un peu malgré lui la répétition


d'anciens mécanismes. C'est en effet sous la Ve République qu'on voit apparaître
une nouvelle catégorie de personnel politique, des technocrates jouant la carte de
la haute administration, dont la fraction la plus jeune et la plus dynamique fut bien
connue par le grand public sous le nom de "jeunes loups". Issus de l'E.N.A., dotés
de solides ambitions, leur formation élitiste et de haut niveau – supposée ou réelle
– leur permet de se servir des fonctions de la haute administration comme de
vecteurs politiques. Mais le pouvoir administratif n'est pas tout. Dans un pays
gouverné par des institutions démocratiques parlementaires, l'accès au pouvoir
politique suppose un second ingrédient : la légitimation que confère l'élection
populaire. De la conjonction de ces deux nécessités naît le recours au clientélisme.
Le "jeune loup" va utiliser ses fonctions administratives pour se construire un
réseau de relations personnelles, aussi bien au niveau local que national, dans le
secteur privé et public. Ces relations lui permettront par la suite de se présenter
1
Cit. par M. GOGUEL et A. GROSSER, La politique en France (Paris, A. Colin 1964), 219.
2
G. MARTINET, Le système Pompidou (Paris, Le Seuil, 1973), 63-64.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 351

devant ses électeurs dans les meilleures conditions, en faisant la preuve qu'il peut
tenir ses promesses. La carrière de J. Chirac illustre parfaitement ce mécanisme.
Comme il se doit, J. Chirac est issu de l'E.N.A. D'abord épaulé par M. Dassault, il
doit sa véritable chance à G. Pompidou, qui le prend dans son cabinet alors qu'il
occupe les fonctions de Premier Ministre. Il devient véritablement son client :

"... les journalistes ne se trompent pas, J. Chirac s'est fait de la


fidélité à G. Pompidou une spécialité, il est son vassal au sens strict du
terme ; sa carrière dépend du chef de l’État, qui l'a tiré des brumes
technocratiques pour le rejeter vers la lumière du pouvoir. 1 "

Situé en ce point stratégique, J. Chirac dispose de toutes les facilités pour se


forger sa propre clientèle. Ainsi de J. Mazeaud, qu'il appuie lors de son élection à
Limoges :
[p. 322]

"Pour les municipales de Limoges, Jacques m'avait donné un sérieux coup


de pouce, il plaidait tous mes dossiers, décrochait des décisions en faveur
de ma région : l’aérodrome, le Centre Universitaire Hospitalier,
l'Université, c'est à lui que je les dois. Les alpinistes savent renvoyer
l'ascenseur. 2 "

En effet, quand J. Chirac entreprend de se faire élire à Ussel, Mazeaud le


présente aux amis qu'il a dans la région, qui eux-mêmes l'introduisent auprès des
notables d'Ussel... Le biographe de J. Chirac résume parfaitement les atouts dont
il dispose :

"... l'appui logistique du cabinet de Matignon, les conseils de Juillet,


et l'argent de Dassault : l'héritage du père Queuille et la bénédiction de
Spinasse ; le soutien des familles usselloises comme les Belcour, Mazeaud
ou Limoujoux et leur clientèle : Chirac ne se parachute pas sans
biscuits 3 ".

Les liaisons dont dispose J. Chirac avec la haute administration sont aisément
perceptibles dans l'organisation concrète de sa campagne électorale :
1
Cf. C. CLESSIS, B. PREVOST, P. WASSMAN, J. Chirac ou la République des cadets
(Paris, Presses de la Cité, 1972), 12.
2
Ibid., 82.
3
H. DELIGNY, Chirac ou la fringale du pouvoir (Paris, Moreau, 1977), 84.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 352

"La tournée au café et la claque dans le dos ne suffisent pas pour que
se réparent les routes et que courent les lignes téléphoniques. Avec
l'autorité du ministre, M. Chirac dispose de l'administration. Le préfet ou
plus souvent le sous-préfet, l'accompagne dans ses déplacements. Une
doléance est-elle émise ? "Prenez note". Et M. le Sous-Préfet, s'empresse
de consigner. Dans le fief électoral, c'est le Sous-Préfet qui règle les
détails des déplacements. Il trace l'itinéraire, fixe les rendez-vous, apporte
les médailles, rédige les éléments de réponse aux questions qui seront
posées... 1 "

Tout ceci se passe dans la tradition clientéliste de l'apolitisme affiché et


apparent : l'image locale qu'il donne de sa personnalité est soigneusement
disjointe de sa structure nationale, alors qu'en réalité la première ne saurait exister
sans la seconde. L'argot politique corrézien n'emploie-t-il pas le néologisme de
"chiraquie" pour qualifier l'attachement des électeurs de J. Chirac (qui comptent
un certain nombre de communistes) à leur leader ? On ne saurait mieux insister
sur le caractère personnel des suffrages portés à son crédit. J. Chirac réussit un
tour de force paradoxal : devenir un notable en usant avant tout de sa position au
niveau du gouvernement central. Ce phénomène était complètement neuf par
rapport au clientélisme de la IIIe République, dont l'influence était due à un fort
enracinement local préexistant.
L'exemple de J. Chirac illustre donc un processus nouveau, spécifique de la Ve
République 2 . Celle-ci n'en continue pas moins à perpétuer des pratiques plus
anciennes, notamment au niveau de la conception du rôle du député.

1
Ibid., 70.
2
Notamment au niveau de l'université, qui demeure le lieu de très anciennes traditions
clientélaires. L'étudiant qui s'attache à un maître le prend comme "patron" (le mot est
couramment employé de nos jours dans les milieux universitaires) et lui doit coutumièrement
une fidélité toute personnelle. Il cite ses œuvres dans ses travaux, le soutient au sein de
l'université, l'entoure de signes de déférence. En échange, le patron accorde à son étudiant-
client sa caution scientifique, et le protège dans son lent cheminement vers la consécration
que représente l'agrégation, terme à compter duquel l'ex-client peut à son tour devenir patron.
Dans l'intervalle, la soutenance de la thèse représente une étape importante. Elle ne rompt pas
le lien clientélaire, car le patron continue à être utile. Mais elle le modifie, allégeant quelque
peu la sujétion du disciple à son maître : il y a là quelque chose qui rappelle la pratique du
"chef-d'œuvre" imposée aux artisans du Moyen Âge pour rentrer dans la corporation des
maîtres. Le rôle du patron n'est toutefois pas borné au seul domaine scientifique : c'est aussi
un pourvoyeur d'emplois. Car l'insertion professionnelle du candidat à l'exercice de fonctions
enseignantes dans l'Université est longue et sinueuse. Dans bien des cas, l'obtention d'un poste
pourvu des garanties de l'emploi (titularisation) demande au moins une dizaine d'années. Au
cours de ce cheminement, le patron doit fournir son avis sur son disciple aux autorités qui ont
en charge son dossier, et le défendre contre ses rivaux dans la lutte très concurrentielle pour le
poste concerné. Parfois le patron figure dans les jurys chargés du recrutement. Les relations
de clientèle jouent alors à un haut degré, surtout dans la mesure où les candidats sont
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 353

Depuis la Révolution de 1789, le député a toujours eu une fonction


ambivalente. D'une part, il participe au nom de ses [p. 323] électeurs à
l'élaboration législative de la politique du pays : il propose des lois, rejette,
approuve, amende celles qui sont proposées par ses collègues ou le
gouvernement. Mais il est également le représentant auprès du gouvernement et
des institutions administratives centrales 1 des intérêts particuliers de ses
électeurs 2 .
Si on interroge les députés et les électeurs sur l'importance respective qu'ils
attribuent à ces deux types de fonction, les résultats ne sont guère concluants :
aucune ne prime réellement l'autre. Mais l'utilisation d'autres sources permet de
saisir que ces "sondages" sont trompeurs. En réalité, les élus autant que les
électeurs n'osent pas avouer que la fonction "nationale" des députés est très
largement surévaluée. L'électeur parce qu'il entend se présenter avant tout comme
un citoyen responsable, préoccupé des intérêts généraux du pays ; le député parce
que son rôle législatif national lui semble plus prestigieux que celui d'un
intermédiaire investi de la gestion des intérêts particuliers de ses mandants. C'est
pourtant bien ce qui ressort de diverses analyses du courrier des parlementaires 3 .
La plus récente (1971) révèle que sur 2 000 lettres exprimant une demande
d'intervention, 86,7% traitent de problèmes strictement personnels des solliciteurs,
10% ont trait à des affaires locales, 2,6% seulement concernent des questions
d'intérêt national. Mais le député est moins bien armé que sous les régimes
précédents pour faire face à cet afflux de demandes. L'accentuation de la tendance
présidentielle de la Ve République et le déclin du rôle du Parlement qui en
découle expliquent sa relative impuissance. C'est pourquoi le député est
étroitement tributaire des cabinets ministériels, auxquels il transmet les demandes
d'intervention. Un ancien ministre, B. Chenot, est très net à ce sujet :

"... par lui-même, il (le député) ne peut rien pour ses électeurs. Il se
présente en solliciteur devant un ministre tout puissant... le rapport de
force a changé ; le parlement ne siège plus en permanence. Le ministre
n'est plus à la merci d'un débat. 4 "

beaucoup plus nombreux que les postes à pourvoir (environ un poste pour dix postulants), et
lorsqu'ils sont de valeur scientifique à peu près égale. Dans la mesure où ces luttes concernent
l'attribution des fonctions les plus élevées dans une catégorie d'enseignement lui-même
supposé de plus haut degré (il est dit "supérieur"), on saisit l'importance du phénomène
clientélaire dans ce secteur particulier de l'administration française.
1
P. M. DENIS, "Piston : les petites faveurs du pouvoir", dans : Le Point, 328, 1-7 janvier
1979), 26.
2
R. BURON, Le plus beau des métiers (Paris, Plon, 1963), 32.
3
Cf. M.T. LANCELOT, "Le courrier d'un parlementaire", dans : "Revue Française de Science
politique, XII-2 (juin 1962) ; ESCARRAS-IMPERIALIPINI, Courrier parlementaire et
fonction parlementaire (Paris, P.U.F., 1971).
4
Cit. par J.P. MEDARD, Political Clientelism... (op. cit.), 52.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 354

Cette dépendance vis-à-vis des hommes au pouvoir joue évidemment en


faveur des partis de la majorité gouvernementale. Elle provoqua il y a quelques
années la formation d'un slogan célèbre : "l'État, U.D.R.", dont une variante plus
récente est l'apostrophe "l'État des copains et des coquins". Sans se prononcer sur
ces formules extrêmes, on peut en tout cas raisonnablement adhérer à l'opinion
suivant laquelle...

"L’U.D.R. en est arrivée progressivement à avoir sur l'administration


une emprise qu'aucune force politique en France n'avait pu s'assurer au
même degré. Une manifestation importante de ce changement est que
l'administration s'est profondément engouffrée dans la politique partisane.
Dans plusieurs ministères, les contacts entre l'administration et les [p.
[324] députés sont limités, par le biais d'ordres express adressés par les
ministres aux députés de la majorité. 1 "

La dépendance du député vis-à-vis des ministères peut toutefois être moins


accentuée dans le cas où ce dernier cumule plusieurs mandats. Ses requêtes seront
alors examinées avec beaucoup plus d'attention... et de faveur. L'augmentation de
la proportion de députés exerçant simultanément à leur mandat parlementaire
celui de maire ou de conseiller général témoigne de la réalité du phénomène :
42,27% des députés en 1956, 64,08% en 1958, 71,88% en 1973. La taille de la
"clientèle" dont dispose le député joue un rôle déterminant : 64 des 158 maires
des villes dont la population dépasse 30 000 habitants sont députés. Il y a là un
phénomène très comparable à celui que nous avons constaté à la fin de la
République romaine 2 , où les grands personnages politiques cherchaient à
multiplier leurs patronats sur les collectivités locales, afin d'augmenter leur
influence au sein des cercles dirigeants.
Notons à ce sujet et pour conclure que le clientélisme n'est point le monopole
des partis de l'ex-majorité, même si ceux-ci, jusqu'en juin 1981, disposaient
évidemment de plus d'opportunités de le mettre en œuvre. Le Parti Socialiste
fonctionne très souvent suivant un modèle clientéliste, qui double le système
institutionnel interne du parti. Le Parti Communiste lui-même est également
traversé de courants clientélaires, d'une nature il est vrai particulière : c'est plus le
Parti qu'un individu qui joue le rôle de patron. Peut-être pourrait-on parler à son
sujet de "clientélisme maîtrisé". Certains partis, tels le P.S.U., échappent en
revanche à tout clientélisme. Mais ils sont fort peu nombreux.
Le clientélisme, s'il favorise les détenteurs du pouvoir, n'est donc pas un
privilège des partis et gouvernements de droite. Car la dominance du trait

1
E. SULEIMAN, "L'administrateur et le député en France", dans : Revue Française de Science
Politique, XXIII-4 (août 1973), 756.
2
Cf. supra, p. 215 sq.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 355

clientélaire traduit un phénomène plus vaste, d'ordre socio-psychologique : de


plus en plus, les partis doivent prendre en compte, sous la pression de leurs
électeurs, des demandes non-politiques.

CLIENTÉLISME ANTIQUE
ET CLIENTÉLISME MODERNE

Le rapide tableau des formes contemporaines du clientélisme politique que


nous venons de brosser me semble conduire à deux conclusions. La première est
celle de la permanence de certaines fonctions du rapport clientélaire, en particulier
celle d'intermédiaire dans la distribution du pouvoir (clientélisme de parti,
analogue à l'utilisation faite par les Romains des rapports clientélaire dans les
relations entre les assemblées électorales et les candidats aux honneurs, et au sein
de la "classe politique" que constituaient les cercles dirigeants) ; ainsi que dans la
répartition d'avantages économiques émanant du pouvoir central vers la périphérie
(clientélisme de notables, analogue à la multiplication des clientèles collectives,
que j'ai analysé [p. 325] comme un phénomène de "clientélisation de la
conquête 1 "). La seconde est d'ordre plus politique et s'élève au-dessus des
contingences administratives qui marquent plus particulièrement la première. Elle
consiste dans une perversion de la démocratie, et se relie ainsi intensément à la
clientèle antique. La conception de la démocratie que les régimes parlementaires
européens ont héritée d'Athènes se résume en fin de compte à deux traits. Le
premier est d'ordre arithmétique : la majorité numérique, parce qu'elle est
majorité, a le droit de définir une politique qui s'applique à l'ensemble du corps
social. C'est le rôle des membres des chambres parlementaires, qui détiennent en
principe le pouvoir législatif. Le second procède partiellement d'un acte de foi, et
partiellement d'une analyse raisonnable, et consiste dans la conviction que les
citoyens (le peuple) sont capables de comprendre ce en quoi réside l'intérêt de la
collectivité, et de déterminer soit par eux-mêmes (démocratie directe, de type
athénien), soit par l'intermédiaire de leurs représentants (démocraties
représentatives parlementaires, de type moderne) les mesures concrètes destinées
à traduire dans les faits cet intérêt public. Or le clientélisme politique brouille ces
cartes car il procède de paris et finalités inverses : il s'attache à la personne, non
au principe majoritaire ; il vise la satisfaction d'intérêts particuliers, non de celui
de la collectivité ; il privilégie et renforce les détenteurs actuels du pouvoir au
détriment des forces de changement, et s'inscrit ainsi en faux contre un principe
démocratique par excellence, celui de l'alternance au pouvoir. C'est pourquoi
l’"apolitisme", trait en principe caractéristique des rapports clientélaires, n'est
qu'une façade : l'histoire antique et moderne montre que ces liens bénéficient en

1
Cf. supra.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 356

priorité aux détenteurs du pouvoir. Qu'on le veuille ou non, et même si ceux qui
s'y soumettent n'en sont pas conscients, les relations de clientèle possèdent dans
leur finalité un aspect authentiquement politique, celui de la préservation et de
l'extension partielle et sélective de privilèges acquis. En ce sens, clientélisme et
démocratie authentique sont condamnés à un irréductible conflit.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 357

[p. 326]

ANNEXE :

LE MANUEL
DE CAMPAGNE ÉLECTORALE
DE Q. CICERON

Retour à la table des matières


À la fin de l'année 65 av. J.-C., Quintus Cicéron rédige un petit livre à
l'intention de son frère Marcus (l'avocat) qui se présente au consulat, l'une des
plus hautes charges de l'État. Il précise lui-même les motifs qui le guident :

"Je veux en effet qu'on ait dans ces pages-là un petit manuel de
campagne électorale à tout point de vue parfait".

Nous disposons donc d'un document unique en son genre, qui mérite toute
notre attention. Sa valeur est bien entendu relative. Nous sommes à une époque où
le jeu politique se déroule de moins en moins aux comices. D'autre part, bien que
rallié aux thèses de la classe dirigeante, Cicéron ne fait pas partie de la vieille
aristocratie. Comme on le dit alors, c'est un "homme nouveau (homo novus)" un
parvenu, après avoir été un "jeune loup", à la façon de ces Rastignac montant
comme lui de leurs bourgades provinciales vers la capitale. Il ne dispose donc pas
de clientèles préétablies, léguées par ses parents, et d'un réseau de relations
préexistant : il s'est fait sinon tout seul, en tout cas lui-même. Il entend imposer
une solution de compromis à l'homme providentiel de l'époque, qui est alors plus
Pompée que César. Ce compromis passe par la diminution de l'influence du parti
sénatorial conservateur. Pour le réaliser, Cicéron entend s'appuyer sur une
"troisième force", représentée par l'ordre équestre – depuis un siècle séparé de
l'ordre sénatorial – les publicains et les milieux de la finance, et enfin les notables
des municipes italiens. Grâce à cette bourgeoisie un peu hétéroclite, il espère
réaliser un compromis historique qui éviterait à la fois le danger d'une restauration
réactionnaire de l'autorité du Sénat, et surtout une tyrannie démagogique exercée
par un chef militaire. C'est pourquoi Quintus lui conseille de multiplier les appels
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 358

du pied aux publicains et aux élites municipales italiennes. Pratiquement rien, en


revanche, sur les relations de clientèle : elles sont en perte de vitesse et, de toute
façon, Cicéron aurait du mal à se battre sur un terrain qui n'est pas le sien, mais
plutôt la chasse gardée de la vieille noblesse. [p. 327] Hormis ces paramètres de
son équation politique particulière, Cicéron est soumis aux mêmes impératifs que
les autres politiciens dans le maniement du système électoral tribute et centuriate.
Si le candidat brigue une magistrature inférieure, les comices tributes sont
compétents. Il cherchera donc plutôt des appuis dans toutes les classes sociales
réparties dans les tribus. Mais, s'il se présente au consulat (c'est ici le cas de
Cicéron) ou à la préture, ce sont les comices centuriates, régis par des impératifs
censitaires, qui trancheront : il se souciera donc surtout du vote des plus riches.
Cicéron a de la chance, car la tactique électorale qu'il doit employer correspond à
sa stratégie politique : les publicains et notables municipaux qu'il cajole sont des
gens très fortunés. La conquête des tribus exige évidemment du candidat certains
déplacements en province. Toutefois, pour des raisons de commodité évidentes,
l'essentiel du travail se fait à Rome, où toutes leurs tribus ont leurs lieux de
réunions, et dont les magistrats résident aussi dans la capitale, ou y ont au moins
un pied-à-terre, une sorte de "permanence". Les nobles se servent souvent de leurs
affranchis pour maintenir le contact avec les tribus et leurs représentants : cette
organisation, comme nous l'avons vu, offre une certaine ressemblance avec le rôle
joué par la "machine" dans les partis politiques américains contemporains.
Comment Cicéron va-t-il mener sa campagne dans le cadre général que nous
venons de décrire ? Pour le savoir, feuilletons ce petit manuel de campagne
électorale.
Comme on peut s'y attendre, le facteur personnel joue un très grand rôle dans
cette campagne. D'abord parce que c'est une caractéristique du jeu politique
romain, ensuite parce qu'il s'agit ici d'une campagne électorale : c'est un homme
qu'on élit. Dans les campagnes législatives, l'argumentation de fond tient un plus
grand rôle. Quintus recommande donc à son frère de "faire paraître combien
nombreux sont tes amis et à quelles catégories ils appartiennent". En l'occurrence,
les publicains, les chevaliers, les notables des municipes, et les jeunes gens venus
étudier l'art oratoire sous sa direction. Cependant, il faut étendre encore cette
base :

"Il faut se créer des amis de différentes sortes : pour l'apparence, des
hommes illustres par leurs charges et par leur nom, qui, même s'ils ne font
rien pour te recommander, apportent cependant au candidat un supplément
de considération pour avoir la protection de la loi, des magistrats, parmi
lesquels, au premier rang, les consuls, et après eux, les tribuns de la plèbe ;
pour obtenir le vote des centuries, des hommes jouissant d'une influence
particulière. Ceux qui ont ou espèrent avoir grâce à toi les suffrages d'une
tribu, ou d'une centurie, ou quelque avantage, voilà les gens qu'il faut
particulièrement t'efforcer de gagner et de t’assurer."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 359

Car en échange, poursuit Quintus, ils lui apporteront les [p. 328] suffrages de
leur propre centurie ou de leur propre tribu. Nous savons en effet qu'une des plus
grosses difficultés qui se présente à l'homme politique est de se gagner les tribus
autres que la sienne : ce genre d'alliance réciproque fondée sur des déplacements
de voix opérés à partir de pactes électoraux conclus entre leaders des groupes
considérés permet de résoudre le problème.
Mais il s'agit là de personnes de qualité. Au cours de l'action quotidienne de la
campagne, le candidat devra mobiliser autour de lui dès son lever et durant toute
la journée toute une foule de gens, dont l'ampleur et la permanence à ses côtés
montreront clairement à tous les badauds et électeurs potentiels l'importance de
l'homme qu'ils entourent. Nous sommes dans un pays méditerranéen, ne l'oublions
pas : le théâtre compte beaucoup, et presque tout se passe dans la rue. Quintus
subdivise précisément en trois groupes cet entourage dont il précise bien la
fonction politique :

"On doit veiller d'en avoir un (un cortège) où toutes les catégories,
tous les ordres, soient représentés. Car cette affluence pourra, à elle seule,
permettre d'évaluer ce que seront tes forces et tes moyens sur le Champ de
Mars (c'est-à-dire lors des élections aux comices centuriates, qui s'y
réunissent). Il faut distinguer, à ce point de vue, trois sortes de gens : ceux
qui viennent vous saluer chez vous – j'entends ceux qui viennent en
personne –, ceux qui vous conduisent au forum, ceux qui vous
accompagnent partout."-

Marcus est tout à fait conscient de l'importance des propos de son frère. Dans
un de ses discours, il cherche à ridiculiser son adversaire en soulignant la minceur
de son escorte :

"Mais à quoi bon énumérer les gens qui ne sont pas venus à ta
rencontre", demande Cicéron à Pison, "... si je te dis que presque personne
n'y est venu, même parmi cette race si prête à obliger que sont les
candidats, bien qu'ils aient à peu près tous été, ce jour-là, avertis et
priés. 1 "

Il faut dire que le candidat est exigeant. Le soleil n'est pas encore levé que ses
obligés doivent se presser à sa porte. Quintus dit à son frère que sa maison doit
être "pleine quand il fait encore nuit noire". Les plus malins, d'ailleurs, visitent

1
CICÉRON, Contre Pison, 55.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 360

successivement plusieurs candidats, supputant les chances de chacun, et


abandonnant les moins sûrs. Marcus parle de ces pratiques dans son discours pour
Muréna :

"... (il) s'est répandu le nouvel usage de se rendre en foule chez


presque tous les candidats pour pronostiquer d'après leur visage la
confiance et les chances de succès de chacun d'eux. "Voyez- vous comme
il est triste, abattu ? Le voilà sans force, sans confiance ; il a jeté ses
armes". Un bruit se répand : "Savez-vous bien qu'il prépare une
accusation, qu'il enquête [p. 329] contre ses concurrents, qu'il cherche des
témoins ? Je voterai pour un autre, puisque lui-même n'a plus d'espoir". De
tels candidats voient se décourager leurs amis les plus intimes qui perdent
tout leur zèle, renoncent totalement à l'entreprise, ou bien réservent leurs
services et leur crédit pour le procès et l'accusation. 1 "

Quintus conseille en tout cas à son frère de faire comme si de rien n'était :
même s'il sait que celui qui vient le saluer va peut-être le trahir, il ne faut rien
laisser paraître, sous peine de perdre toute chance de le conserver.
Après la salutation matinale vient le trajet jusqu'au forum. C'est le moment-
clef de la journée :

"Tu descendras au forum à heures fixes. Cela contribue beaucoup à


la réputation, au prestige d'un candidat, que d'avoir tous les jours autour de
lui, quand il descend au forum, un cortège nombreux."

C'est là qu'il faut avoir à ses côtés les gens de qualité : sénateurs et chevaliers,
comme le dit ailleurs Marcus lui-même 2 . Pour un homme nouveau comme lui,
c'est beaucoup :

"S'ils fréquentent notre maison, s'il leur arrive de nous accompagner


jusqu'au forum, s'ils nous font l'honneur d'un seul tour de basilique, cela
passe pour une grande marque de considération et d'égards. 3 "

Puis vient le gros de la troupe : clients défendus lors de plaidoyers, individus


de condition modeste. Ceux-là ne s'en tirent pas à si bon compte et vont devoir

1
CICÉRON, Pour Murena, XXI, 44-45.
2
CICÉRON, Pour Murena, XXXIV, 70.
3
Ibid.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 361

suivre le candidat toute la journée. Les anciens clients le doivent bien à leur
défenseur : tout le monde n'a pas la chance d'avoir un Cicéron comme avocat.
Quant aux autres, ils sont pauvres : leurs suffrages ne comptent pas dans les
comices centuriates. On ne peut donc leur demander que ce genre de service.
Avec une certaine morgue, Marcus ajoute que dans l'obscurité de leur sort, ils
seront même tout contents, pour quelques heures, de graviter autour d'une "star"
de la politique (un peu comme ces petites gens qui, de nos jours, s'enorgueillissent
d'avoir une fois dans leur vie touché la main d'un ministre, ou d'un président, alors
qu'il prenait son "bain de foule").

"Les petites gens n'ont, à l'égard de notre ordre, d'autre moyen de


s'attirer des bienfaits ou de les reconnaître, que de nous rendre cet office et
de nous escorter lorsque nous sommes candidats. (...) Seul des amis
d'humble condition et inoccupés (traduisons : des chômeurs...) sont
capables de cette assiduité et leur affluence ne manque pas d'ordinaire aux
hommes vertueux et bienfaisants. Ne cherche donc pas à priver cette
classe inférieure de la satisfaction qu'elle trouve à nous rendre ces
hommages, Caton. Laisse à ceux qui attendent tout de nous le [p. 330]
moyen de nous accorder, eux aussi, quelque chose. Si ce n'est que leur
propre suffrage, c'est maigre, puisque leur suffrage est sans aucune
influence. Enfin, quant à eux, comme ils ont coutume de le dire, ils ne
peuvent ni plaider pour nous, ni nous servir de caution, ni nous inviter
chez eux. Tout cela, c'est de nous qu'ils l'attendent et ils ne peuvent
reconnaître que par leur dévouement ce qu'ils ont reçu de nous."

Ces gens-là appartiennent certainement à ce que Cicéron nomme ailleurs "les


égouts de la ville", "la racaille", "la populace à demi-affamée", et autres
amabilités de ce genre. Constatons simplement que le mépris s'efface au profit de
la mansuétude quand ces individus servent ses desseins politiques.
Notons au passage qu'il les gratifie même du titre d’"amis". Amis de pacotille,
bien entendu. D'ailleurs Quintus le lui dit bien :

"Parmi tant de désagréments, la situation de candidat présente du


moins cet avantage : tu peux sans honte, ce que tu ne saurais faire dans la
vie courante, admettre qui tu veux à ton amitié, des gens que tu ne
pourrais, dans un autre temps, inviter à être tes amis sans que ta conduite
parût déplacée : en période électorale, au contraire, si tu ne le faisais pas,
et auprès de beaucoup de personnes et d'une façon active, tu semblerais un
piètre candidat."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 362

En réalité, figurent sans doute parmi ces pseudo-amis bon nombre d'humbles
clients : la salutation matinale, nous le savons, est depuis C. Gracchus un de leurs
devoirs.
Mais, quel que soit leur rang social, tous ces amis et obligés n'ont pas les
mêmes motifs de prêter leur appui. Le candidat peut, selon les cas, jouer sur trois
tableaux : les "bienfaits, l'espérance, la sympathie désintéressée". Les premiers
sont surtout ceux que l'avocat a brillamment défendus ; aux seconds, le candidat
doit faire comprendre qu'il pourra leur être utile ; quant aux derniers, il faut les
renforcer dans leurs convictions. En bref :

"... pour tous les hommes de ces différentes catégories, tu devras


juger et peser soigneusement les possibilités de chacun, afin de savoir
comment tu dois chercher à plaire à chacun, ce que tu peux attendre et
réclamer de chacun."

Mais tout cela ne suffit pas, car ne sont visés jusqu'à présent que les "amis".
Or ...

"... la brigue des magistratures comporte deux sortes d'activité : l'une


consiste à s'assurer le dévouement de ses amis, l'autre à gagner la faveur
du peuple".

Quand Quintus résume les moyens à employer pour gagner [p. 331] l'électorat
populaire, on comprend fort bien que son frère ait sans cesse confondu démocratie
et démagogie :

"Cela exige que l'on connaisse les électeurs par leur nom, qu'on
sache les flatter, qu'on soit assidu, qu'on soit généreux, qu'on excite
l'opinion, qu'on éveille des espérances politiques (...) tu dois savoir feindre
assez pour avoir l'air de le faire naturellement (...) la flatterie s'impose :
elle a beau être mauvaise et avilissante dans la vie ordinaire, elle n'en est
pas moins quand on est candidat, une nécessité (...) elle constitue vraiment
une nécessité pour le candidat, dont l'air, la physionomie, le langage
doivent être changeants et s'adapter aux façons de penser et de sentir de
tous ceux qu'il aborde (...) ce qu'il n'est pas possible de faire, ou bien
refuse-le aimablement, ou bien même ne le refuse pas du tout ; après tout,
la première attitude est d'un homme bon, la seconde d'un bon candidat...
tout le monde est ainsi : on aime mieux un mensonge qu'un refus..."
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 363

Être hypocrite ne suffit toutefois pas. Encore faut-il donner l'illusion de la


bonté, de la disponibilité :

"Tu dois te prodiguer, être à tout le monde, veiller à ce qu'on ait la


nuit comme le jour un large accès auprès de toi, et ce ne sont point
seulement les portes de ta maison, qui doivent être ouvertes, mais ton air
et ton visage, qui doivent être les portes de l'âme : s'ils laissent voir un
cœur qui se retire et se renferme, il importe peu que ton huis soit grand
ouvert."

Mais tout n’est pas affaire que de sentiments, même simulés. Le candidat doit
utiliser au mieux les possibilités que lui offrent les subtilités du découpage
électoral. Quintus insiste surtout sur la zone rurale et ses notables, car il sait bien
que son frère dispose là d'un terrain d'action privilégié (n'oublions pas que Marcus
a comme alliés privilégiés les élites municipales) :

"Il te faut t’occuper de la ville entière, de tous les collèges, cantons


et quartiers. Si tu sais gagner à ton amitié les principaux personnages de
ces groupes, par eux tu tiendras facilement la masse électorale. Après cela,
c'est toute l'Italie que tu dois avoir, tribu par tribu, présente à la pensée et à
la mémoire : ne souffre pas qu'il y ait un municipe, une colonie, une
préfecture, enfin un endroit quelconque de l'Italie où tu ne possèdes pas
un appui suffisant ; recherche et découvre dans chaque région ceux qui
seront tes agents, connais-les personnellement, va à eux, attache-les à ta
cause, fais en sorte qu'ils fassent campagne pour toi autour d'eux et
soient, si j'ose dire, candidats pour ton compte. Ils désireront ton amitié,
s'ils voient que tu recherches la leur. Tu le leur feras comprendre en leur
tenant un langage approprié. Les gens des municipes et de la campagne, il
suffit que nous les connaissions par leur nom pour qu'ils croient être de
nos amis ; si avec cela ils pensent se ménager, par notre amitié, quelque
appui, ils ne laissent pas échapper une occasion de nous obliger. Les
candidats, en géné-[p. 332] ral (...) ignorent ces gens-là (...) Quand de la
sorte tu te seras assuré d'une part le concours dans les centuries de ceux-
là même qui, ayant des ambitions personnelles, se sont acquis une grande
influence auprès des citoyens de leur tribu, d'autre part l'ardente
sympathie des autres, de ceux qui peuvent agir sur quelque portion de leur
tribu par suite de la situation dont ils jouissent dans leur municipe, dans
leur quartier, ou dans leur collège, tu devras avoir la plus grande
confiance."

Enfin, il convient de ne pas défaire tout ce beau travail réalisé par la mise en
œuvre des relations personnelles et l'utilisation sans scrupule de la plus basse
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 364

démagogie en faisant des déclarations d'intention intempestives qui


effaroucheraient une partie de l'électorat ainsi rassemblé. "Tu garderas pour toi tes
desseins politiques", dit fermement Quintus à son frère. Il est beaucoup plus
prudent de se tenir dans un certain flou où chacun, qu'il soit sénateur, chevalier,
riche, ou pauvre, discernera ce qu'il veut bien voir.
J'ai déjà insisté sur la portée de cette ultime recommandation. Gardons-nous
de trop en accentuer l'importance. D'abord, répétons-le, il s'agit d'une campagne
électorale, non pas législative : il est normal que le facteur personnel compte
beaucoup. De plus, nous savons que si Cicéron ne fait pas état de sa stratégie
politique, il en a évidemment une : celle du compromis, que j'ai décrite plus haut.
Enfin, il s'agit là de la campagne d'un homme qui se situe du côté des "gens de
bien". Chez les populares, les choix idéologiques de l'électorat sont plus
déterminants, et surtout plus apparents.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 365

[p. 348-349]

TABLEAU 1 :
L'ORGANISATION DES ASSEMBLÉES POPULAIRES
SOUS LA RÉPUBLIQUE ROMAINE ∗

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Comices curiates Comices centuriates Comices tributes Concilia plebis

30 curies, 10 dans 193 centuries, 35 tribus : 4 urbaines, 31 rurales


Unités de vote chacune des trois réparties en 2 groupes
anciennes tribus d'âge et 5 classes
ethniques censitaires

Le peuple absent. À la
fin de la République, Ouverts à tous les Ouverts à tous les Ouverts aux seuls
Citoyens présent chaque curie citoyens citoyens citoyens plébéiens
représentée par un
licteur

Attributions Magistratures Magistratures Tribuns et édiles de la


électorales supérieures (consuls, inférieures plèbe et certains
préteurs, censeurs) magistrats spéciaux

Au début de la
République, le
Votent la loi principal organe
Attributions
confirmant l'imperium législatif de l’état. Législation de toute sorte
législatives
des magistrats Décline après la
seconde guerre
punique (218 av. J.-C.

Attributions Pour les accusations


judiciaires (surtout capitales. Au 1er,
siècle av. J.-C., limités Pour les crimes d'État passibles d'amende
avant la fin du IIe
siècle) aux accusations de
haute trahison

Hors de l'enceinte de Pour les sessions électorales, à la fin de la


la ville, presque République, au Champ de Mars. Pour les
Lieu de réunion Comitium (Capitole) toujours au Champ de sessions législatives et judiciaires, au Forum ou
Mars au Capitole, exceptionnellement au cirque
Flaminius.


Les éléments de ce tableau sont empruntés à C. Nicolet, Le Métier de citoyen (Paris,
Gallimard, 1976), 308-309.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 366

[p. 350-351]
TABLEAU 2 :
POINTS DE REPÈRE CHRONOLOGIQUES
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Dates (av. Événements politiques et socio-économiques


J.-C.) Histoire intérieure Principales guerres importants
vers 800 Les Étrusques sont en Toscane.
VIIIe-VIe s. Colonisation grecque de l'Italie.
753 Date traditionnelle de la
fondation de Rome.
616 Arrivée des Étrusques sur le site S'ouvre une période de dynamisme économique
de Rome et avènenement des et démographique exceptionnellement brillante,
rois Étrusques (les Tarquins). due à l'apport étrusque.
509 Avènement de la République La situation économique va commencer à
décliner et tourner à la récession dans les
décennies suivantes.
494 Sécession de la plèbe, création Ouverture du conflit patricio-plébéien.
du tribunat de la plèbe.
451-449 Loi des XII Tables
351 Premier censeur plébéien
343-290 Série des guerres
samnites et des traités
avec Carthage.
304 Les formules d'action en justice
sont divulguées aux plébéiens.
264-190 Guerres avec
Carthage et conquête
de l'Orient
201 Pénétration des cultes orientaux.
186 Sénatus-consulte des "Bacchanales" ; afflux des
ruraux vers la capitale.
155 Suppression de l'impôt direct.
150 Polybe écrit son histoire de
Rome.
139 Début de la série des grandes révoltes serviles ;
adoption progressive des lois instituant le
suffrage écrit dans les assemblées populaires.
134-133 Tribunat et assassinat de Tib. Tentatives de réformes agraires.
Gracchus.
123-121 Tribunat et assassinat de C.
Gracchus
112 Guerre contre
Jugurtha.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 367

Dates (av. Événements politiques et socio-économiques


J.-C.) Histoire intérieure Principales guerres importants
107 Marius consul pour la 1ere fois.
106 Naissance de Cicéron

102 Marius bat les


Teutons près d'Aix,
les Cimbres à Verceil
90-88 Guerre des Italiens
contre Rome
89-65 Guerres contre
Mithridate
82 Sylla est nommé dictateur

70 Consulat de Pompée et Crassus

67 Procès de Verrès

63 Consulat de Cicéron

58-50 Guerre des Gaules,


conduite par César.
49 César investit Rome Installation par César de ses vétérans en Italie.
44 Assassinat de César.

31 Bataille d'Actium

30 Annexion de l'Égypte
27 Le sénat confirme les pouvoirs
d'Octave, qui devient Auguste.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 368

[p. 353]

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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La recherche historique portant sur l'Antiquité a effectué des progrès
immenses dans la dernière décennie. Sans faire de la nouveauté un parti-pris, le
lecteur aura donc recours à des ouvrages récents, qui tiennent le mieux compte de
l'apport des différentes sciences humaines et des acquis de la science historique.
Un obstacle d'ordre linguistique peut se présenter : le français n'est pas la
langue la plus employée dans ces publications. L'anglais y domine, suivi par
l'italien et l'allemand. Dans l'espoir de permettre au maximum de lecteurs de
pousser plus loin l'étude de certains problèmes que ce livre ne fait qu'esquisser, je
ne citerai cependant ici que des ouvrages rédigés en français, et dans le style le
plus clair possible.
Les rapports entre archéologie et histoire (de Rome) sont fort bien traités par :
P. GRIMAL, Italie retrouvée (Paris, P.U.F., 1979) ; P. GROS, Architecture et
société à Rome et en Italie centro-méridionale aux deux derniers siècles de la
République (Bruxelles, Latomus, 1978) ; F. COARELLI, Rome (Paris, F. Nathan,
1979), superbement illustré.
Les institutions publiques de la République romaine sont clairement
présentées par : R. COMBES, La République à Rome (Paris, P.U.F., 1972).
L'ouvrage de base reste cependant : J. GAUDEMET, Institutions de L'Antiquité
(Paris, Sirey, 1967).
Une série d'excellents livres traitent de la politique et du droit public à Rome
dans une optique "science politique" : C. NICOLET, Le métier de citoyen (Paris,
Gallimard, 1976) ; L. ROSS-TAYLOR, Les partis politiques à Rome au temps de
César (Paris, Maspéro, 1977) ; P. VEYNE, Le pain et le cirque (Paris, Le Seuil,
1976).
L'histoire sociale est bien exposée par : C. NICOLET, Les Gracques (Paris,
1967) ; P. A. BRUNT, Conflits sociaux en République romaine (Paris, Maspéro,
1979).
Deux ouvrages guidés par une optique originale, et d'une lecture
passionnante : J. P. BRISSON, Spartacus (Paris, Club français du Livre, 1969),
qui évoque splendidement la crise de la République à travers l'histoire de l'esclave
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 369

révolté ; M. MESLIN, L'homme romain (Paris, Hachette, 1978) qui observe les
Romains de la République sous un angle anthropologique, neuf à bien des égards.
Sur le problème particulier – mais si important – des rapports de [p. 354]
clientèle, on lira, pour la période antique : N. ROULAND, Pouvoir politique et
dépendance personnelle dans l’Antiquité romaine – Genèse et rôle des rapports
de clientèle (Bruxelles, Latomus, 1979). Pour la période contemporaine, on est
dans l'obligation de se référer à un ouvrage rédigé en anglais : Friends, Followers
and Factions (éd. S.W. SCHMIDT, J.C. SCOTT, C. LANDE, L. GUASTI ;
University of California Press, 1977).
À côté des auteurs modernes, il est également indispensable de situer les
principaux auteurs anciens, grecs et romains, dont il est fait état dans ce livre ∗ :
APPIEN (d'Alexandrie) – Auteur grec, il vécut à Rome où il fut avocat et haut
fonctionnaire. Il composa vers 160 ap. J.-C. une Histoire romaine conçue selon
l'ordre géographique des pays conquis, depuis les origines jusqu'à la fin du règne
de Trajan. On le lit surtout pour sa description de la période des guerres civiles.
ARISTOTE (384-322 av. J.-C.) – Disciple de Platon surtout connu pour ses
œuvres de philosophie pure, Aristote eut une vie mouvementée et parcourut en
des sens divers les routes de la Grèce, au rythme des succès et des malheurs de
ceux des dirigeants politiques qui le protégeaient. Philosophe, physicien,
physiologue, historien, politologue, Aristote fut un savant universel. C'est
notamment le fondateur de la Science Politique, le premier à dégager le champ du
politique de la spéculation purement philosophique. Il est beaucoup plus réaliste
que son maître Platon. Ainsi, dit-il souvent, "celui qui ne sent pas, ne connaît pas
et ne comprend rien". C'est avant tout un observateur du monde concret. C'est
pourquoi sa théorie et ses réflexions politiques sont fondées sur l'analyse
minutieuse de dizaines de constitutions des cités grecques, et non seulement sur
des idées abstraites, dont il disait : "Dire que les idées sont des modèles et que
tout le reste participe d'elles ∗∗ , c'est parler pour ne rien dire et user de métaphores
poétiques". De telles opinions rendent encore plus précieux pour nous son avis sur
les régimes démocratiques, qu'avec fort peu d'auteurs il se refusait à condamner
formellement, exprimant toutefois ses préférences pour un régime mixte,
empruntant ses caractéristiques à la fois à la monarchie, l'aristocratie, et la
démocratie.
AUGUSTE (63 av. J.-C.-14 ap. J.-C.) – Premier empereur romain de fait,
Auguste, né Octave et adopté par César, ne nous a laissé comme œuvre littéraire
et politique que ses Mémoires (Res Gestae). Il n'échappe pas à la règle du genre,
et il faut y voir plus un ouvrage apologétique – il s'agissait d'un récit destiné à la
postérité – qu'une étude à caractère scientifique. Au moins les Res Gestae nous
éclairent-elles souvent sur la mentalité du fondateur de l'Empire, même s'il se
refusa toujours à y reconnaître la réalité monarchique de son pouvoir.

Ils sont cités ci-dessous par ordre alphabétique.
∗∗
Allusion aux théories de Platon.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 370

CÉSAR (101-44 av. J.-C.) – Patricien d'une antique famille et neveu de


Marius, sa vie mouvementée et close brutalement par son assassinat ne lui a guère
laissé le temps de bâtir une œuvre littéraire importante. Acteur de tout premier
plan de la conquête des Gaules et des guerres civiles, il a néanmoins rédigé ses
Mémoires (Commentai-[p. 355] res) sur ces épisodes de l'histoire républicaine. Si
son style est rigoureux et précis et comporte parfois des observations
ethnographiques sur les peuples qu'il conquiert, la nécessité dans laquelle il se
trouve de justifier ses choix politiques ne fait pas de lui un observateur impartial
des conflits politiques qu'il décrit.
CICÉRON (106-43 av. J.-C.) – Singulier personnage que Cicéron ! C'est un
homme de contrastes : dévoué à l'État (mais quel État ?) et prompt à satisfaire ses
intérêts personnels ; d'un incontestable courage à certains moments de l'histoire du
régime, mais aussi capable, par lâcheté, de toutes les trahisons et palinodies ; fin
lettré et juriste, philosophe de talent, mais d'une naïveté qui pourrait parfois lui
faire pardonner une vanité à toute épreuve. Admiration ou mépris, il est
impossible de choisir lorsqu'on se trouve en face de notre personnage : il mérite
tour à tour ces deux sentiments. Notons pour être juste que nous disposons à son
sujet de documents aussi intéressants pour l'historien que redoutables pour leur
auteur : toutes ses œuvres de philosophie, politique, rhétorique et poésie ; mais
également ses discours politiques, ses plaidoyers... et sa correspondance privée.
Peu d'hommes politiques – car Cicéron en fut un de tout premier rang – sortiraient
indemnes d'un procès où les jurés disposeraient de tant de pièces : des œuvres
théoriques, mais aussi des discours de propagande, et des documents réservés à
ses intimes. Dès lors, comment ne pas déceler les petites et les grandes traîtrises,
les contradictions, les hésitations ? Cette nécessaire mise au point faite, essayons
de mieux le connaître.
Cicéron est né dans une famille aisée de la bourgeoisie provinciale italienne.
Son père lui fait donner à Rome une très bonne éducation auprès des meilleurs
orateurs et juristes de son temps. Dès ses premiers plaidoyers, mais surtout depuis
son accusation contre Verrès, le gouverneur corrompu de Sicile (en 70 av. J.-C.),
il est célèbre... et riche. Au moins ne doit-il sa gloire et sa fortune qu'à ses talents :
à la différence des descendants de la vieille noblesse sénatoriale, il s'est donné
plus que la peine de naître. Lors du conflit entre César et Pompée, il commet
l'erreur de choisir le parti pompéien. César le lui pardonne, mais Cicéron juge plus
prudent de prendre une semi-retraite, dont il sort à la mort du dictateur (44 av. J.-
C.). Là encore, il commet une erreur qui lui sera cette fois-ci fatale : il pense jouer
Octave contre Antoine. Malheureusement pour lui, ces adversaires se réconcilient,
Octave l'abandonne à la vengeance d'Antoine, qui le fait assassiner.
Toute son expérience d'homme politique (il a exercé les plus hautes charges de
l'État), son habileté oratoire, son intelligence n'ont donc pas suffi à lui éviter le
sort tragique de tant d'hommes qui ont vécu lors de cette époque troublée. Peut-
être est-ce là la vraie malchance de Cicéron : né un demi-siècle plus tard, il aurait
sans doute pu mieux accorder sa vie, son époque et ses idées.
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 371

Politiquement, Cicéron est un conservateur : certaines phrases et jugements


sans appel que j'ai cités dans ce livre empêchent de le créditer du minimum de
compassion et de tolérance à l'égard des plus humbles que doit posséder ce que
nous appellerions aujourd'hui un homme de gauche. Rarement au contraire on
trouvera un pareil mépris pour la "pouillerie". Mais là aussi notre jugement doit
être nuancé : défenseur bienveillant envers les riches d'un État hiérarchisé, il n'est
pas pour autant réactionnaire. Ce qu'il souhaite, c'est amener la vieille [p. 356]
noblesse du Sénat à comprendre que les temps ont changé, et qu'une alliance avec
la bourgeoisie – cette bourgeoisie dont il est issu – est la seule solution pour
sauver le régime. Ce programme est naturellement dépassé, mais dans son grand
traité sur l'État (De Republica), Cicéron a l'intuition imparfaite du nouveau régime
qu'instaurera Octave : la République ne pouvait subsister que "guidée" par un
homme vertueux et sage, qui serait comme son tuteur et son intendant. C'est toute
l'équivoque de la théorie du Principat, dont Auguste allait donner rapidement sa
propre interprétation pratique, après avoir abandonné son auteur aux glaives des
hommes de main d'Antoine.
DENYS (d'Halicarnasse) – Il a vécu à Rome au premier siècle ap. J.-C. C'est
le premier historien grec qui ait écrit une histoire purement romaine (les
Antiquités Romaines). Il entendait montrer que les Romains, destinés à l'empire
du monde, étaient les véritables héritiers des Grecs. Son œuvre ne nous est
parvenue que mutilée (ce qui en subsiste couvre la période des origines à 264 av.
J.-C.), mais la qualité documentaire de ses sources nous la rend très précieuse.
JUVENAL (60-130/140 ap. J.-C.) – Fils adoptif d'un riche affranchi, ancien
tribun militaire, Juvénal subsiste difficilement à Rome en y donnant des leçons de
rhétorique. Ses Satires portent la trace des conditions de vie difficiles qui furent
les siennes, ce qui explique ses fréquentes descriptions des misères des clients.
MARTIAL (38-104 ap. J.-C.) – Né d'une famille aisée et assez heureux pour
jouir de la protection de hauts personnages à Rome, Martial eut une vie beaucoup
plus facile que celle de Juvénal. Poète domestique, sinon de cour, ses Épigrammes
sont écrits dans un ton souvent sarcastique. Comme Juvénal, c'est avant tout un
observateur de la vie quotidienne du petit peuple de Rome dont il nous permet de
faire une lecture très vivante. Mais son genre de vie en fait plutôt un membre de la
bourgeoisie lettrée : il fréquente les plus grands personnages, possède une maison
à Rome et une propriété offerte par une de ses admiratrices, où il se retirera, non
sans regretter un peu la vie animée de la capitale.
PLATON (428-347 av. J.-C.) – Disciple de Socrate, Platon, comme son élève
Aristote et pour les mêmes raisons, voyagea beaucoup. Sa carrière politique est
une suite d'échecs : chassé d'Athènes et condamné à mort par le régime
démocratique, il est profondément déçu par les monarques dont il espérait faire
(comme plus tard Voltaire et Frédéric de Prusse) des "despotes éclairés". Son
œuvre de philosophie politique porte la trace de ces échecs. C'est un irréductible
adversaire de la démocratie – dont il n'a personnellement connu qu'une version
tardive et abâtardie – à laquelle il reproche principalement d'être le gouvernement
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 372

des incapables. Pour lui, le meilleur régime est celui où les dirigeants
appartiennent à l'aristocratie du savoir, formée et sélectionnée par une longue,
austère et rigoureuse éducation. Sa méthode de raisonnement est beaucoup moins
moderne que celle de son élève Aristote : Platon reste avant tout un idéaliste.
PLAUTE (254-184 av. J.-C.) – Plaute ne doit pas sa célébrité à sa naissance :
d'humble origine provinciale, il est machiniste de théâtre, meunier, commerçant
failli. Mais la fréquentation du monde du spectacle l'incite à écrire des pièces de
théâtre : parvenu à la quarantaine, il est célèbre. Molière devait plus tard souvent
s'inspirer de cet auteur [p. 357] comique. Car c'est avant tout de comédies qu'il
s'agit : écrites dans un style vif et enlevé pour un public populaire, elles sont
pleines d'allusions aux mœurs romaines et concernent toutes les classes de la
société. Elles constituent à ce titre une mine de renseignements pour l'histoire
sociale de la République.
PLINE (l'Ancien) – Passionné de sciences naturelles, Pline l'Ancien meurt lors
de l'éruption du Vésuve qui ensevelit Pompéi et Herculanum en 70 ap. J.-C. pour
s'en être trop rapproché afin de l'observer et de porter secours aux sinistrés.
Chevalier, avocat, il fut aussi un haut fonctionnaire et homme de confiance de
l'empereur Vespasien.
PLUTARQUE (45-125 ap. J.-C.) – Auteur grec qui vécut à Rome, Plutarque
n'est pas un véritable historien, car ses objectifs sont surtout d'ordre moralisateur.
Ses Biographies parallèles, consistant à comparer l'histoire d'hommes célèbres
contiennent néanmoins nombre de renseignements... à utiliser seulement après les
avoir lus avec beaucoup de précautions.
POLYBE (200-125/120 av. J.-C.) – Est au contraire un historien de tout
premier plan : hélas nous ne possédons que les cinq premiers livres complets de
son Histoire (ils couvrent la période de 264 à 216 av. J.-C.), et des fragments des
trente-cinq autres livres. Né dans une illustre famille grecque d'Achaïe, il est
déporté à Rome après la conquête, mais a la chance de devenir le protégé et l'ami
du tout puissant clan des Scipion. Il acquiert ainsi de l'histoire romaine une
connaissance puisée aux meilleures sources. Comme Thucydide, il recherche les
causes, et, pour la première fois, établit une classification logique des lois de la
causalité appliquées à l'histoire. Malheureusement, c'est un isolé qui ne fit pas
école. Son œuvre marque sans doute le plus haut point atteint par l'esprit
scientifique grec.
SALLUSTE (87-35 av. J.-C.) – Avant de l'écrire, Salluste tente d'abord de
faire l'Histoire... sans succès. Démocrate, il s'oppose à Cicéron, et est exclu du
Sénat. Il choisit alors le parti de César, ce qui le condamne à l'inactivité politique
après la mort du dictateur, car il meurt trop tôt pour connaître le triomphe
d'Octave. Encore faut-il ajouter à ces aléas sa défaite militaire en Dalmatie et le
pillage qu'il effectue en Afrique après y avoir été nommé gouverneur. Acteur
malheureux de son temps, il l'a cependant bien compris et tente d'expliquer les
faits en profondeur. Attentif aux problèmes sociaux, bon psychologue, il dénonce
sans relâche les vices et l'égoïsme de l'oligarchie, fidèle en cela à ses engagements
Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible? (1981] 373

politiques. Au moins eut-il la chance d'écrire son œuvre dans les splendides
jardins (horti Sallustiani) qu'il possédait sur le Quirinal.
TITE-LIVE (59 av. J.-C.-17 ap. J.-C.) – Les 142 livres de son Histoire de
Rome (Ab Urbe Condita) sont la bible des historiens de la République. Tite-Live
l'a voulue d'une ampleur exceptionnelle : depuis les origines jusqu'au siècle
d'Auguste. Hélas, comme pour Denys et Polybe, cette œuvre ne nous est parvenue
que gravement mutilée : après 167 av. J.-C., nous n'en avons que des abrégés
(Periochae). Elle est néanmoins irremplaçable par son étendue, et les données
dont font état les 10 premiers livres – heureusement intacts – qui couvrent la
période des origines jusqu'en 293, sur laquelle nous possédons par ailleurs si peu
de sources littéraires. On lui a longtemps repro-[p. 358] ché – à tort – de ne faire
état que de légendes sur l'origine de Rome. Nous ne pouvons aujourd'hui que nous
féliciter de son objectivité. Plutôt que d'inventer, Tite-Live préfère simplement
citer les documents qu'il a à sa disposition. Donnant une leçon d'honnêteté que
beaucoup d'historiens, par la suite, ne suivront pas, il s'en explique ainsi : "Je
ferais bien des recherches s'il y avait moyen d'atteindre la vérité, mais l'antiquité
des événements nous la dérobe, et il faut bien s'en tenir à la Tradition".
Nous savons maintenant, notamment grâce à l'archéologie, combien cette
Tradition a fidèlement préservé et transmis le "noyau dur" des faits. Dans la
même ligne, Tite-Live est toujours respectueux des idées des différents partis et
personnages : de façon quasi-systématique il expose toujours les arguments de
tous les protagonistes d'un conflit ou d'un débat, même ceux qu'à titre personnel il
désapprouve.
Profondément honnête et bien documentée, son œuvre s'inscrit cependant dans
une certaine ligne politique : il s'agit d'une histoire nationale et patriotique,
correspondant à l'idéal de rénovation prôné par Auguste. C'est d'ailleurs un
familier de l'Empereur, qui eut assez d'intelligence pour ne pas lui tenir rigueur de
ses anciennes sympathies pour le parti pompéien et de son attachement aux
valeurs républicaines, et le fit bénéficier de sa protection.

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