La Découverte de Incommensurables Et Le Vertige de L'infini PDF

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LA DÉCOUVERTE DES INCOMMENSURABLES

L’INFINI MATHÉMATIQUE
ET LE VERTIGE DE L’INFINI*
Jean-Luc Périllié

Il est communément admis que la découverte et le traitement de l’in-


commensurabilité est un des plus grands accomplissements de la science
mathématique grecque : le peuple hellénique, jeune, initié depuis peu à la
géométrie et à la science des nombres, est probablement le seul peuple de
l’Antiquité à avoir osé affronter le thème de l’incommensurabilité. Si toutes
les connaissances sur les incommensurables sont développées d’une manière
discursive et systématique dans les livres X et XIII des Éléments d’Euclide,
il est cependant fort possible que les découvertes en elles-mêmes ne se soient
pas faites avec la sérénité qui animent, en apparence, les grandes produc-
tions de l’esprit grec : l’exposé technique des Éléments pourrait cacher une
rencontre de l’infini vécue d’abord sous le mode du vertige. Comment les
Anciens concevaient-ils l’infini mathématique ? Plusieurs conceptions signi-
ficatives semblent s’être succédé, de l’infini arithmétique rationnel pytha-
goricien à l’infini géométrique irrationnel platonicien, avec, entre deux,
l’infini aporétique zénonien. Il est surprenant, à cet égard, que Platon n’ait
pas publié sa conception de l’infini incommensurable élevée à la dimension
de principe ontologique. Peut-être y voyait-il une sorte de gouffre vertigi-
neux qu’il préférait ne pas révéler au profane… Quelques rares témoignages
platoniciens et présocratiques montrent en tout cas que la prise de
conscience de l’incommensurabilité, loin d’avoir été vécue sous le mode de
la jubilation archimédienne, aurait bien plutôt fait l’objet d’un scandale,
d’une trahison, plongeant momentanément la conscience grecque dans
l’absurdité, voire l’obscurité. C’est cette première vision véritablement
« tragique » de l’incommensurabilité que nous allons tenter de reconstituer.

De l’infini rationnel au scandale logique


C’est dans le cadre du pythagorisme que l’on peut apprécier toute
l’étendue du scandale. S’agit-il vraiment d’une découverte pythagoricienne ?
C’est ce qui apparaît tout au moins dans le fameux résumé d’Eudème de
Rhodes, exposé le plus ancien d’histoire de la géométrie.
« Après les Milésiens, Pythagore transforma cette étude [la géométrie], et
en fit un enseignement libéral ; car il remonta aux principes supérieurs et

* Transcription d’une conférence qui a eu lieu le 16 mai 2001 à Grenoble.

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rechercha les théorèmes abstraitement et par l’intelligence pure; c’est à lui que
l’on doit la découverte des irrationnelles et la constructions des figures du cos-
mos (t¬n tÒn ¶l’gwn pragmateàan kaã t¬n tÒn kosmikÒn
schmßtwn s›stasin ¶ne„ren1). »
Ce passage est considéré par les historiens comme relativement crédi-
ble, Eudème de Rhodes étant un disciple immédiat très fiable d’Aristote.
Qu’il provienne véritablement d’Eudème, via Proclus, cela est peu dou-
teux puisque ce témoignage est relayé par le mathématicien alexandrin
Pappus2 (IIIe siècle) qui donne un exposé similaire en signalant qu’il le doit
à Eudème le Péripatéticien, mais en donnant moins de détails sur Pythagore :
il parle seulement des Pythagoriciens. Malgré toutes les difficultés rencontrées
pour reconstituer l’apport de Pythagore et de son école, on est fondé à
admettre, grâce à ces documents, auxquels s’ajoutent d’autres témoignages
convergents (certaines scolies des Éléments d’Euclide, la légende d’Hippase,
que nous examinerons ci-après) que l’école pythagoricienne a joué un rôle
primordial3.
Au départ, les membres de cette école étaient intuitivement convaincus
d’une totale adéquation entre les figures et les nombres, aussi représentaient-
ils les figures par des nombres et les nombres par des figures : c’est le système
des « points figurés ». Les suites arithmétiques correspondaient dès lors à
une construction progressive des figures.
Par exemple, le nombre triangulaire figuré 6 s’exprimera par le dia-
gramme suivant :
α
α α
α α α
Ce diagramme correspond à la suite 1, 3, 6, 10, 15… Si on ajoute un gno-
mon (la série d’unités qu’il faut ajouter pour obtenir une figure semblable) égal
à 4 ajouté à ce nombre triangulaire4, on obtient 10, la décade ou tétractys.
α
α α
α α α
α α α α
On reconnaîtra dans ce diagramme la présence des rapports musicaux 4/3,
3/2 et 2/1 en partant de la base.

1. Proclus. In primum euclidis elementorum librum Commentarii. Leipzig, Friedlein, Teubner,


1873, p. 65, l. 15-21.
2. Pappus. Commentaire au Xe livre des Éléments d’Euclide. Trad. française de Woepcke d’une
version arabe, Essai d’une restitution des travaux perdus d’Apollonius, 1856. p. 662-663.
3. On pourra encore signaler que l’hypothèse de la datation ancienne, pré-platonicienne, de
la découverte de l’irrationalité est confirmée par le fait que Démocrite, né en 470, aurait écrit un
ouvrage sur l’irrationalité (Die Fragmente des Vorsokratiker [désormais noté DK], par H. Diels,
6e éd. revue par W. Kranz, Berlin, 1951-1952, 68 B11).
4. Voir Nicomaque de Gérase. Introduction à l’arithmétique. Livre II, chap. VIII. La série des
gnomons est la suite des entiers naturels (2, 3, 4, 5,…) et le nombre triangulaire suivant sera donné
par la formule : n (n +1)
2

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C’est sur ce fondement musical et arithmo-géométrique, que les


Pythagoriciens ont constitué toute leur philosophie du Nombre5.
Voyons rapidement comment l’utilisation de ce système peut avoir débou-
ché sur la découverte du fameux théorème dit « de Pythagore ». Celui-ci l’a-
t-il vraiment découvert ? Il est difficile de l’attribuer à Pythagore en personne
dans sa formulation euclidienne, mais on pense que le mathématicien pré-
socratique est arrivé au moins à le formuler au niveau des triangles rectangles
rationnels6 : 3 – 4 – 5 ; 5 – 12 – 13 ; 7 – 24 – 25 ; etc. Sa découverte n’est pas
une démonstration, mais une monstration en comptant le nombre des points
figurés carrés que l’on peut construire sur chaque côté du triangle rationnel.
Le philosophe cependant a dû très vite s’apercevoir que cette propriété
des nombres carrés ne pouvait s’appliquer aussi facilement au triangle rec-
tangle isocèle, c’est-à-dire à la diagonale du carré, car on ne trouvera plus
un nombre ou un rapport mesurable d’unités-points pour cette diagonale.
Telle est la révélation la plus élémentaire de l’incommensurabilité. La ques-
tion est donc de savoir comment celle-ci, dans la mesure où elle a été décou-
verte d’une manière très inattendue, a pu être intégrée dans un système
philosophique reposant sur la domination du nombre.
Un enseignement énigmatique révèle que pour les Pythagoriciens, les
principes numériques de base sont la Monade et la Dyade indéfinie (DK
58 B 1a, 14, 15). Il est vrai qu’Aristote (DK 58B 13 = Métaphysique A 987 b
22 sq.) semble plutôt attribuer cette doctrine aux ágrapha dógmata (à l’en-
seignement oral de Platon). Mais on a quelques raisons de penser (en parti-
culier grâce à l’autorité de Théophraste) que la théorie des principes
appartenait bien aux Pythagoriciens, mais sous une forme beaucoup plus
simple que chez Platon. Elle renverrait, d’après une étude de Paul Kucharsky7,
à l’opposition entre nombres carrés et nombres oblongs (de la table des
contraires8), nombres carrés avec gnomons impairs et nombres oblongs avec

5. Aristote. Métaphysique. A 987 b 27-28 : « oÜ d/ ¶riqmo‡j eênai fasin a‹t™ t™ prßg-


mata. » et 987 b 11-12 : « oÜ m°n g™r Puqag’reioi mimøsei t™ ⁄nta fasãn eênai tÒn
¶riqmÒn. »
6. Tous les historiens restent très sceptiques, à juste titre, en ce qui concerne une preuve géo-
métrique en bonne et due forme dès la haute période du pythagorisme. Cependant, les anciens
Pythagoriciens auraient remarqué les propriétés spécifiques du triangle sacré 3-4-5, en disposant
des galets à la manière d’Eurytos, et en auraient tiré une méthode globale d’évaluation des rap-
ports entre côtés plutôt qu’une preuve apodictique. Voir Burkert W. Lore and Science in Ancient
Pythagoreanism. Cambridge (Massachusetts) 1972. Trad. anglaise de l’édition allemande de
1962. p. 427-340
7. Kucharsky P. Les Principes des Pythagoriciens et la Dyade chez Platon, Les Archives de la
philosophie, Paris, 1959, n° 22. Première partie, p. 175-191 – deuxième partie, p. 385 sq. Travail
qui se situe dans le prolongement des analyses développées dans l’important ouvrage de Léon
Robin. La Théorie platonicienne des idées et des nombres d’après Aristote, Paris, 1908.
8. Aristote. Métaphysique. Α, V, 986 a22. On remarquera qu’on ne trouve pas dans cette table
qui date, d’après Aristote, du tout début du Ve siècle, l’opposition du rationnel et de l’irration-
nel. Citons quelques contraires (parmi les dix) qui nous intéressent plus spécialement :
pûraj kaã ©peiron limitant et illimité
perritÿn kaã ©rtion impair et pair
fÒj kaã sk’toj lumière et ténèbres
¶gaqÿn kaã kak’n bien et mal
tetrßgwnon kaã úter’mhkej carré et oblong

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gnomons pairs. Le gnomon sera ici une figure en équerre qui permet de
reproduire un nombre figuré semblable en l’encadrant. On remarque qu’au
moyen de ces gnomons pairs et impairs, toute la série infinie des nombres
entiers est parcourue génétiquement. Mais ce qui importe, c’est que le prin-
cipe ou la base est soit la Monade pour les nombres carrés, soit la Dyade
pour les nombres oblongs. Or, d’un côté les nombres carrés sont toujours sem-
blables géométriquement (ils obéissent à la loi du limitant, du péras), alors que
les nombres oblongs obéissent à la loi de l’illimité (ápeiron), car leur forme
évolue sans cesse et n’est jamais strictement semblable.

Figure 1

• • • • • • •

• • • • • • •

• • • • • • •
nombres carrés nombres oblongs
avec la monade avec la dyade
comme principe comme principe

Philosophiquement, les premiers Pythagoriciens voyaient certainement


dans l’indéfini (simple et rationnel) des figures oblongues le principe de
toute dissemblance existante, par opposition à la similitude des nombres
carrés également égaux, principe de toute similitude. Or, dans son ensei-
gnement oral, Platon, d’après Aristote, substitue à l’infini pythagoricien qui
était conçu comme un Èj ún’j, une dyade, c’est-à-dire un apeiron qui pro-
vient du Grand et du Petit (tÿ ¶peiron ùk to„ megßlou kaã mikroÂ).
Ce qui voudrait dire qu’il enrichit le thème de l’infini pythagoricien : il le
saisit comme double à travers l’opposition du Grand et du Petit. Que sont
alors le Grand et le Petit ? Ce sont très vraisemblablement les principes fon-
damentaux de toutes les variations existantes du plus et du moins, substrat
indéfini à partir duquel tous les êtres limités, en particulier les Nombres, et
même les Idées seront produits dans le cadre de la gûnesij eáj o‹sàan
comme cela est dit dans le Philèbe en 26d («ce qui vient à l’être par l’effet des
mesures qu’introduit le Limitant » : mûta to„ pûratoj). En effet, certains
passages du Philèbe (seul dialogue dans lequel Platon reprend les notions
du péras et de l’ápeiron de son enseignement oral) laissent à entendre que
le Grand et le Petit correspondent au fond irrationnel de toute réalité comme
substratum mouvant qui reçoit l’action du Limitant pour produire le Nombre,
car il est dit que la fonction du Limitant (tÿ pûraj) « est de rendre com-
mensurables et consonants les contraires en y introduisant le Nombre (t¶nan-
tàa… s›mmetra d° kaã s›mfwna ùnqeésa ¶riqmÿn ¶pergßzetai) »
[25e]. En somme, les contraires sont le Grand et le Petit qui, sous la domi-

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nation du Limitant, sont transformés en Nombres. La genèse des Nombres


et des êtres finis à partir des deux principes fondamentaux de la Monade et
de la Dyade indéfinie, celle-ci étant conçue comme substratum incommen-
surable, tel serait l’apport de Platon qu’Aristote signale d’une manière très
elliptique dans la Métaphysique9. Au vu de ces textes, on comprendra que
Platon dans son système pythagorisant des principes va intégrer la notion
d’incommensurabilité « que les premiers Pythagoriciens n’avaient pas pu
envisager » : il passe dès lors de l’ápeiron rationnel des nombres figurés à
l’ápeiron incommensurable du Grand et du Petit, du Plus et du Moins.
En conséquence, ce passage de la Métaphysique sur lequel nous nous
sommes arrêtés, suggère finalement que, chez les Pythagoriciens, l’incom-
mensurabilité était restée un problème non résolu (donc impossible à intégrer
dans leur théorie des principes comme dans leur table des contraires), sur-
tout parce que, dans le cadre de leur théorie première des nombres figurés,
ils ne pouvaient concevoir l’existence d’une telle propriété. Il y a là tous les
signes d’une contradiction doctrinale, à savoir que ces mathématiciens
connaissaient les irrationnelles, mais ont dû conserver une philosophie des
principes issue de Pythagore, qui ignorait totalement cette propriété10. Un tel
hiatus se comprend aisément: un préjugé fortement enraciné ne se détruit pas
du jour au lendemain. Il est évident que, dans leur conception du départ,
ces premiers mathématiciens s’appuyaient, comme tout homme non instruit,
sur le principe empirique et intuitif que toute grandeur correspond inévita-
blement à un nombre et à une mesure.
C’est ce qu’a remarqué Paul Tannery11 : « Comme le montrent leurs tra-
vaux sur la figuration des nombres et leur célèbre définition du point
–l’unité ayant une position – les Pythagoriciens sont partis de l’idée, naturelle
à tout homme non instruit, que toute longueur est nécessairement com-
mensurable à l’unité. »
Aussi Tannery est le premier érudit à avoir avancé, pour la découverte
de l’incommensurabilité, l’idée de « scandale logique », ce que l’on pourrait
encore appeler « crise des fondements ». Et il parle à juste titre d’une décou-
verte qui pose moins problème au niveau de sa difficulté intrinsèque (puis-

9. À première vue, d’après le Philèbe, cette genèse des êtres ne concerne que le domaine du
sensible, mais la doctrine platonicienne des deux principes doit pouvoir s’appliquer à tout le réel
intelligible et sensible (voir Aristote, Métaphysique. A 6, 987 b 15 sq.), notamment avec la genèse
des nombres idéaux. Voir Kucharsky P. Op. cit., p. 423 sq. La Dyade indéfinie platonicienne est
dès lors fondamentalement l’incommensurabilité, d’une part dans l’intelligible en tant qu’elle peut
être totalement convertie en nombres et en lógoi ; d’autre part dans le sensible en tant qu’elle ne
peut l’être complètement, notamment dans les surfaces (diagonales des figures régulières), les
volumes et principalement dans «le fond irrationnel et inconnaissable de toute réalité» (Théétète
202b). Voir infra notes 26 et 39. Consécutivement à la découverte des incommensurables, il se
peut néanmoins que les Pythagoriciens aient assimilé ceux-ci à l’apeiron, avant Platon, comme
le suggère un passage de Jamblique (De Vita Pythagorica. Leipzig : Teubner, 1937. § 179, 8-11).
10. On verra à la fin du Ve siècle, au moment où la connaissance des irrationnelles était tom-
bée dans le domaine public, un Pythagoricien, Eurytos (DK 45, 3), conserver le système archaïque
des unités-points, les psephoi, certainement par vénération pour la doctrine du maître. Voir Burnet
J. Aurore de la philosophie grecque. Trad. française. Paris : Payot, 1970. p. 113.
11. Tannery P. Mémoires scientifiques. Paris-Toulouse : E. Privat, 1912. I. p. 268.

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qu’elle découle directement de la généralisation du théorème de Pythagore)


qu’au niveau du préjugé, qui est en réalité d’autant plus indéracinable que
l’expérience montre qu’une mesure des longueurs est toujours possible (par
approximation pratique). Et il paraît à première vue inconcevable qu’à une
longueur géométrique donnée, la diagonale du carré que les Grecs appe-
laient par surcroît diámetros (ce qui se mesure de part et d’autre de la figure),
il ne puisse correspondre aucun nombre, aucune mesure exacte à partir de
celle du côté.
On notera que les Pythagoriciens auraient parfaitement admis que le
nombre de la diagonale ne fût pas un entier, qu’il fût seulement fraction-
naire, ce qu’ils appelaient un lógos. En revanche, ils n’ont jamais conçu l’idée
de « nombre irrationnel », comme lorsqu’on parle aujourd’hui du « nombre
d’or » ou du nombre π, mais seulement l’idée de grandeurs irrationnelles ou
incommensurables. Soit il y a nombre et, par conséquent, commensurabi-
lité, soit il y a incommensurabilité et il n’y a pas de nombre. Les deux notions
s’excluent mutuellement dans l’esprit des Pythagoriciens, comme chez
Platon12. Donc, qu’il n’y ait pas de nombre correspondant à telle grandeur
donnée devait relever pour eux du plus grand des scandales. Il est vrai que
les textes ne parlent pas, à proprement parler, de « scandale ». Platon et
Aristote parlent seulement « d’étonnement » (qaumßzein13). Mais, comme
nous le verrons, il y avait chez ces deux penseurs un parti pris de dédrama-
tisation par rapport à une première perception beaucoup plus tragique de
l’irrationnelle. Pour saisir cette première impression de scandale, il faut
remonter à une légende relative au personnage d’Hippase de Métaponte
dans laquelle surgissent les notions de « trahison » et « d’absurdité ».

Trahison
Cette légende est rapportée par Jamblique dans deux passages de sa Vie
de Pythagore14 : un Pythagoricien nommé Hippase de Métaponte aurait péri
en mer, en raison de son impiété, pour avoir révélé le secret de la construction

12. On trouve cette vision exclusive des Anciens dans le passage d’Aristote, Métaphysique ∆
1021a5 : ” g™r ¶riqmÿj s›mmetroj, kat™ m¬ summûtrou d° ¶riqmÿj o‹ lûgetai (texte
corrompu, correction d’Apelt : s›mmetrwn s›mmetrou) [« En effet, tout nombre entier est
commensurable, mais pour les grandeurs incommensurables, aucun nombre ne peut les expri-
mer» (trad. de J. Tricot)]. En revanche, Théétète introduira d’une certaine manière l’idée de nom-
bre irrationnel. Voir infra, note 32.
13. Voir infra, p. 24 sq. Platon. Lois, VII, 819 d6 ; voir infra, note 34 ; Aristote, Métaphysique,
A, 983 a 15. On notera que le terme grec qaumßzein comme le terme français «étonnement» (être
frappé par le tonnerre) sont des termes forts qui expriment un bouleversement de l’esprit dépas-
sant de loin la simple surprise
14. Jamblique. De Vita Pythagorica § 88, 246, 247 et De communi mathematica scientia. § 25.
Teubner = Fragment DK 18 4. Sur l’authenticité du témoignage, Armand Delatte voit comme
source Timée de Tauroménium, probablement parce que l’anecdote intervient à l’alinéa § 246
juste après une remarque qui rappelle la lettre de Lysis à Hipparchos, lettre qui aurait été uti-
lisée par Timée. Voir Delatte A. Études sur la littérature pythagoricienne. Paris : E. Champion,
1915. p. 92, note 2 (voir infra, note 22). Timée vécut de 356 à 260. On lui doit une Histoire
des Grecs en Sicile et en Italie en trente-huit volumes dont il ne reste que des fragments.

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du dodécaèdre15 – construction dont la paternité revenait à « celui-là », c’est-


à-dire Pythagore. Une autre tradition voisine nous apprend que celui (Hippase
ou un autre ?) qui aurait révélé la nature de l’incommensurabilité à des gens
indignes de recevoir un tel enseignement aurait été exclu de la confrérie, et
les membres de la secte lui auraient même érigé un tombeau pour lui signi-
fier sa mort spirituelle…
On peut comprendre que ces traditions sur le secret et sur la mort d’un
ou de plusieurs traîtres qui l’ont divulgué, comme la première expression
imagée d’un traumatisme, comme le reflet du choc que la découverte de
l’irrationalité aurait provoqué. À savoir que l’irrationalité est quelque chose
de littéralement impensable et, en réalité, il faut admettre que ce n’est pas
seulement la communauté pythagoricienne qui aurait été trahie par la divul-
gation d’Hippase, mais bien l’esprit grec dans sa totalité. En effet, on peut
comprendre en profondeur dans cette légende que c’est la découverte même
de l’irrationalité (qui doit revenir à Hippase16 plus qu’à Pythagore) qui aurait
été perçue dans la conscience grecque comme la plus grande trahison.
L’explication en est simple : c’est toute la vision rationnelle du monde instau-
rée en particulier par Pythagore qui risquait de s’effondrer d’un seul coup.
Une telle découverte, une telle impiété ne méritait que la mort, symbolique
ou non, et la vengeance la plus sévère de la divinité. Autrement dit, la légende
sur la trahison d’Hippase est bien la première expression du scandale du
fait même de l’existence de l’irrationnelle : les Grecs se sont sentis profon-
dément trompés par la découverte mathématique et Hippase, tout savant
qu’il fût, ne serait que le lampiste à qui ils ont fait porter la responsabilité de
cette humiliation de la raison. En cela, la légende d’Hippase doit être prise
pour ce qu’elle est : une légende qui demande avant tout à être interprétée
dans son sens symbolique, même si un fond historique n’est pas absent. Et,
quand bien même la teneur historique serait discutable, la légende resterait
en elle-même profondément vraie par ce qu’elle révèle sur l’état psychologique
troublé des anciens Grecs face à l’incommensurable. En ce qui concerne le
secret, celui-ci ne pouvait être perçu que comme la conséquence nécessaire
de la découverte – conséquence qui est à interpréter, elle aussi, dans son
sens symbolique. D’ailleurs, cette dimension symbolique du secret n’aurait
pas échappé aux Pythagoriciens eux-mêmes.
C’est ce que nous explique un extrait de Pappus d’Alexandrie : « Indeed
the sect of Pythagoras was so affected by its reverence for this things that a
saying became current in it, namely, that he who first disclosed the knowledge

15. Il s’agit d’une des figures cosmiques pythagoriciennes dont la construction géométrique
exige le maniement d’un incommensurable, la « section d’or ». Sur la connaissance des Anciens
de cette grandeur irrationnelle, consulter mon article : « Platon et la section d’or ». In M. Fattal
(dir.). La Philosophie de Platon. Paris : L’Harmattan, 2001.
16. Voir von Fritz K. The Discovery of Incommensurability by Hippasus of Metapontum. In
Annals of Mathematics. April 1945. Vol. 46, n° 2, p. 242 sq. Cette étude magistrale sur le plan
historique et scientifique laisse cependant de côté la dimension symbolique de la légende, qui
me paraît fondamentale.

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of surds or irrationals and spread it abroad among the common herd perished by
drowning. Which is most probably a parabole by which they sought to
express their conviction that firstly, it is better to conceal (or veil) every surd, or
irrational, or inconceivable in the universe, and secondly, that the soul which by
error or heedlessness discovers or reveals anything of this nature which is in it
or in the world, wanders (thereafter) hither and thither on the sea of non-iden-
tity (lacking all similarity of quality or accident), immersed in the stream of
the coming-to-be and passing-away17, where there is no standard of measurement.
This was the consideration which Pythagoreans and the Athenian Stranger18 held
to be an incentive to particular care and concern for these things19. »
Il est clair que les Pythagoriciens avaient eux-mêmes compris qu’il y avait
là une parabole, si ce n’est qu’ils avaient limité leur visée interprétative au
secret et au fait pour le traître de périr en mer, alors que toute la légende
est elle-même symbolique. À l’évidence, on voit qu’à l’époque d’Hippase
(début du Ve siècle av. J.-C.), les Anciens vivaient essentiellement dans le
symbole: ils accomplissaient des actes symboliques (le tombeau pour celui qui
est mort pour la secte), ils créaient des symboles de toutes pièces, perce-
vaient d’emblée la portée symbolique d’un geste ou d’un événement. On
notera, à cet égard, l’importance du súmbolon (pentalpha ou pentagone
étoilé20) et des acousamata (DK 58 C 4-6) qui sont essentiellement des sym-
boles, dont les formules archaïques remontent à la première époque pytha-
goricienne.
Dans leur interprétation de la noyade du traître, ce que les adeptes de
la secte ressentaient en plus de la trahison et du scandale, c’est la nécessité de
« cacher la connaissance » en raison d’une grande inquiétude face aux irra-
tionnelles, perçues comme en soi « absurdes et inconcevables ». Les
Pythagoriciens auraient craint, comme plus tard Platon, que cette décou-
verte jetât le trouble dans les esprits. La question est de savoir si les
Pythagoriciens voilaient la connaissance parce que celle-ci contredisait leur

17. « The coming-to-be and passing-away » sont des concepts platoniciens du Théétète (153a6-
7) : « tÿ gàgnesqai kaã ¶pollusqai». Ils correspondent au mobilisme d’Héraclite, de
Protagoras, d’Homère etc. qui prétendent que «toutes choses sont nées du flux et du mouvement».
18. Il s’agit de l’Étranger d’Athènes des Lois (819d) de Platon qui vient proposer aux Crétois
une meilleure conception de l’apprentissage des mathématiques et qui déplore de ne pas avoir
été initié plus tôt à l’incommensurabilité : voir infra, note 34 et Junge G. Von Hippasus bis
Philolaus : Das Irrationale und die geometrischen Grundbegriffe, Classica et Medievalia. 1958,
n° 19, p. 53-54. Junge fait remarquer que la légende présente une contradiction, car l’Étranger
d’Athènes milite plutôt en faveur d’une vulgarisation de l’incommensurabilité. Ce récit refléterait
par là même l’attitude contrastée du platonisme à cet égard – attitude que je vais essayer d’élucider
ici même. Par sa symbolique, la légende paraît typiquement pythagoricienne, mais elle s’est
chargée d’éléments platoniciens plus ou moins contradictoires.
19. Traduction anglaise de G. Junge et W. Thomson, à partir de la version arabe. In Pappus.
Commentary on Euclid X. Cambridge. 1930. Voir aussi la scolie 417 des Éléments, Euclidis.
Opera T. V. Éd. Heiberg. 1888. Voir Burkert W. Op. cit., p. 457-458.
20. Lucien. Pro Lapsu inter Salut. Éd. Jacobitz. i 330, II-14. La part du symbolique est ici sur-
déterminée: la légende est un symbole concernant la révélation de la structure mathématique d’un
symbole.

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théorie du nombre ou si c’était uniquement pour ne pas égarer les esprits


qui risquaient, à la suite de cette révélation, de sombrer dans l’abîme de « la
mer de la dissemblance », comme cela est dit dans ce passage. Nous pen-
chons pour la seconde solution, car, paradoxalement, les membres de
l’école n’auraient pas vraiment adopté entre eux une attitude de censure ou
de refoulement face à l’irrationnelle (puisque leurs symboles, signes de recon-
naissances, étaient des figures, dont les diagonales étaient manifestement
irrationnelles comme le pentagone, le carré ou le dodécaèdre). Sur ce point,
Paul-Henri Michel, « successeur » de Paul Tannery, distingue deux concep-
tions du scandale : l’un est logique et légitime, l’autre est révolté et malsain
(c’est l’oblitération d’un fait qui remet en question une doctrine prééta-
blie21). Cet auteur montre que l’on ne peut accuser les Pythagoriciens d’avoir
caché les irrationnelles en raison de la contradiction doctrinale, par une sorte
de mauvaise conscience. Ce serait en plus porter contre eux une accusation
très grave et insuffisamment fondée : la conscience malheureuse n’implique
pas forcément la mauvaise conscience. Comme l’indique le passage de Pappus,
les Pythagoriciens et Platon auraient eu bien plutôt une révérence, une véné-
ration pour les figures dont ils connaissaient l’intime irrationalité. Ce qui
devait les conforter, c’est que ces figures étaient d’abord régulières, parfaites
et qu’elles exprimaient en premier lieu la toute-puissance du nombre. Par là
même, en tant que figures cosmiques, elles étaient perçues comme dotées
d’un haut pouvoir symbolique par leur expression première des nombres
harmoniques ou transcendants : 12 (dodécaèdre), 5 (pentagone), 4 (carré,
tétraèdre), 6 (cube). Étant conscients de l’irrationalité interne de ces figu-
res, celles-ci devaient révéler à leurs yeux tout le mystère du réel, la sub-
somption de l’infini par le fini, de l’incommensurable par le commensurable.
Si cette connaissance devait rester cachée du profane, c’est d’abord parce
qu’il y avait à l’époque, chez les Pythagoriciens comme plus tard chez Platon,
une conception sélective de la transmission orale du savoir qui n’est pas la
nôtre22. Mais, en plus, ces philosophes mystiques pouvaient soupçonner, à
juste titre, que le profane ne l’entendît pas ainsi et que, négligeant la domi-
nation du nombre sur l’incommensurable, il s’engouffrât dans la brèche de
l’irrationalité. En conséquence, c’est toute la conception cosmo-théologique
de la communion rationnelle des êtres, de la κοινωνια pythagoricienne dont
Platon parle dans le Gorgias (508a), qui pouvait être mise à mal.

21. Michel. P.-H. De Pythagore à Euclide. Paris : Les Belles Lettres, 1950. p. 486.
22. Voir à ce sujet la Lettre de Lysis à Hipparchos (Jamblique. Vie de Pythagore. § 75-78) écrite
par un Pythagoricien traditionaliste du IVe siècle av. J.-C., d’après Armand Delatte (op. cit.,
p. 103) invoquant l’autorité de Lysis (Ve siècle). Cette lettre nous aurait été transmise par Timée
de Tauroménium. On notera cependant la teneur très platonicienne de la critique de la sophis-
tique : « Les sophistes […] attrapent les jeunes gens dans leur nasse sans convenance ni jus-
tesse. C’est pourquoi ils rendent malveillants et téméraires leurs auditeurs. En effet, ils déversent
en des personnalités instables et troubles des savoirs et des doctrines divins, tout comme si
quelqu’un versait dans un puits profond rempli de boue une eau pure et limpide » [trad.
L. Brisson]. Voir Richard M.-D. L’Enseignement oral de Platon. Paris : Cerf, 1986. p. 49 sq.

17
L’ I N F I N I M AT H É M AT I Q U E

Absurdité
Ainsi la légende d’Hippase donne un aperçu assez instructif sur l’im-
portance du choc et du malaise face à l’émergence de l’irrationnel. Cependant,
pour aller plus en avant dans l’analyse des sentiments que les Grecs ont pu
ressentir, notamment du point de vue de l’absurde dont parle Pappus (surd 23),
il nous faut interroger les preuves de l’incommensurabilité, telles qu’elles
ont pu être conçues durant cette haute époque de la science grecque.
Une véritable preuve mathématique de l’incommensurabilité de la dia-
gonale du carré a été formulée par les Grecs (probablement au Ve siècle).
C’est une preuve qui inaugure la mathématique purement déductive, appe-
lée preuve apagogique (¶pagwgø : déviance absurde). Aristote en fait un
exposé allusif dans les Premiers analytiques (41a 21-37) – mais elle sera plus
tard exposée en bonne et due forme dans un appendice du livre X des Élé-

ments d’Euclide. Elle aboutit, en posant √ 2 = m/n (avec m et n premiers
entre eux), à la considération que les nombres m et n sont à la fois pairs et
impairs.

√ 2 situé entre 1 et 2 = m/n avec m et n commensurables et premiers
entre eux.
On suppose m pair donc n est impair.
(m/n)2 = 2 = m2/n2 ⇔ m2 = 2n2. Si m2 est un carré pair, il est divisible par 4,
car tous les carrés pairs sont divisibles par 4.
Même chose pour 2n2 qui est égal à m2, donc n2 est divisible par 2, donc
n est pair.
On a là un très ancien exemple de démonstration par l’absurde et c’est
pour expliquer ce qu’est une preuve « hypothétique » qu’Aristote donne cet
exemple (l’absurdité de la conclusion : n à la fois pair et impair, implique la
fausseté de la prémisse qui postule que m et n commensurables : donc m et
n sont incommensurables). On a pu remarquer le caractère pythagoricien
de la terminologie de la preuve (table des contraires avec l’opposition du
pair et de l’impair et le fragment 5 de Philolaos [m2 : est pairement pair –
divisible par 4 –, alors que 2n2 est censé être un pair-impair24]) ; on a remar-
qué aussi l’arithmétisme de la preuve: autre gage de pythagorisme. Cependant,
cette preuve apagogique ne peut pas facilement être rapportée au premier
pythagorisme (avant la dissolution de la secte au milieu du Ve siècle) : pour la
plupart des historiens, elle serait plus tardive puisqu’elle intègre le raison-
nement par l’absurde qui a été certainement développé par l’école éléatique.
En tout cas, ce que nous révèle la preuve, c’est qu’il n’y a pas de nom-
bres identifiables : l’incommensurable est un ©rrhton, un inexprimable.

23. Le terme surd est en fait le terme anglais d’origine latine qui traduit l’arabe asamm qui
veut dire sourd, ineffable : traduction arabe du grec ©rrhton (inexprimable). Mais étymolo-
giquement, l’absurde est ce qui est sourd, en dehors du ton.
24. Voir aussi DK 44A13, DK 58 B2, 58B5, 58B22.

18
V E R T I G E D E L’ I N F I N I

Cependant, les Pythagoriciens n’en sont pas restés là. Ils ont trouvé au moins
un algorithme d’approximation progressive, c’est la méthode des nombres
diagonaux et latéraux.
Soit une figure triangulaire : un pseudo-triangle rectangle isocèle. En uti-
lisant les propriétés de la figure ci-dessous, il s’agit d’introduire une sorte
de commensurabilité factice en supposant le côté et la diagonale a = d = 1 et
en construisant des figures d1, d2, d3… qui s’approchent de plus un plus du
triangle rectangle isocèle.

Figure 2

d1 = 2a + d = 2 x 1 + 1 = 3 a1 = 1 + 1 = 2
d2 = 2a1 + d1 = 2 x 2 + 3 = 7 a2 = 2 + 3 = 5
(approximations de Platon)
d3 = 2 x 5 + 7 = 17 a3 = 5 + 7 = 12
d4 = 2 x12 + 17 = 41 a4 = 12 + 17 = 29

Signalons les différences entre les carrés des diagonales rationnelles


(diamûtrwn ªhtÒn) et ceux des diagonales irrationnelles (©rrhton), en
prenant le théorème de Pythagore :
d12 = (2a + d)2 = 9 a12 + a12 = 2a12 = 8 différence : + 1
d2 = (2a1 + d1) = 49 2a22 = 50 différence : – 1
2 2

(diagonale rationnelle et diagonale irrationnelle de Platon)


d32 = (2a2 + d2)2 = 289 2a32 = 288 différence : + 1
d42 = (2a3 + d3)2 = 1681 2a42 = 1682 différence : – 1

On distingue donc bien les « diagonales rationnelles et irrationnelles »


du livre VIII de la République (546c) – passage obscur fortement imprégné
de mysticisme pythagoricien25. Apparaît dès lors une véritable preuve pério-
dique (+1, -1, +1…) de l’incommensurabilité. En plus, on remarquera la

propriété suivante: l’irrationnel √ 2 est toujours encadré en excès et en défaut
par des rapports rationnels (lógoi) : 1 défaut, 3/2 (1,5) excès, 7/5 (1,4) défaut,

25. L’algorithme des nombres latéraux et diagonaux s’appuie sur le principe pythagoricien
de la Monade, « comme principe de toutes les figures, selon la raison suprême et génératrice »
(Théon. Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon. Texte grec
et traduction. Paris : J. Dupuis, 1892 : pßntwn tÒn schmßtwn kat™ tÿn ¶nwtßtw kaã
spermatikÿn l’gon Ω monßj ©rcei). I, XXXI, p. 70 = Hiller p. 43 (5-7).

19
L’ I N F I N I M AT H É M AT I Q U E

17/12 (1,417) excès, 41/29 (1,413) défaut, 99/70 (1,41428) excès, 239/169
(1,41420…) défaut26…
Il y a là, il me semble, un lien troublant entre cette procédure d’ap-
proximation de l’irrationnelle (qui progresse indéfiniment vers une limite
jamais atteinte) et l’aporie d’Achille et de la tortue de Zénon d’Élée, dans
laquelle on voit bien deux positions (le plus et le moins, soit le plus rapide et
le moins rapide) qui s’approchent indéfiniment l’une de l’autre sans jamais
parvenir à se rencontrer…
En effet, qu’est-ce qui peut avoir donné à Zénon une telle idée de com-
parer la course paradoxale d’Achille et de la tortue, sinon l’exemple d’une
limite jamais atteinte poursuivie par deux mouvements évolutifs qui devraient
normalement se rencontrer et qui n’y parviennent pas ? Pour avoir imaginé
que jamais le coureur le plus rapide ne parviendra à dépasser le moins rapide,
il fallait que cette idée fût suggérée par un algorithme d’approximation à
double progression. En soi, elle n’est pas naturelle, elle ne peut venir spon-
tanément à l’esprit, sans une cause mathématique27. Il est vrai que l’ap-
proximation du plus et du moins ne va pas dans le même sens dans
l’algorithme, alors qu’Achille et la tortue vont dans le même sens. Mais on peut
très bien comprendre que Zénon, ayant pris connaissance de cet algorithme
d’approximation, l’a trouvé tellement inconcevable, qu’il a cherché par tous
les moyens à le caricaturer en révélant ce qui, pour lui, relevait de la plus
totale absurdité. Que cet algorithme ait provoqué une telle réaction n’est en
soi pas étonnant, car les Grecs n’ont jamais vraiment accepté l’idée d’une
progression vers une limite : cela heurtait totalement leur sens de l’exacti-
tude mathématique, selon lequel la perfection ne peut résider que dans le
fini, le pondérable, le mesuré.
En tout cas, il a été remarqué que les arguments aporétiques de Zénon
devaient combattre deux conceptions pythagoriciennes contemporaines :
d’une part, celles des unités-points, les indivisibles des nombres figurés ;
d’autre part, les conceptions de la division ad infinitum de la ligne qui ne
peut résulter que de la découverte des irrationnelles.

26. Cet algorithme pourrait nous fournir quelques explications supplémentaires sur le sens
mathématique de la notion platonicienne de la Dyade indéfinie du Grand et du Petit. C’est en cela
qu’il y a pour Platon, un Plus et un Moins ou le Grand et le Petit transformés en Nombres par
la procédure d’approximation. L’irrationnelle pure pour lui n’est pas un nombre, mais le sub-
stratum mouvant du Plus et du Moins vers l’excès et le défaut que les nombres discrets cer-
nent de plus en plus avec des lógoi, sans jamais le saisir réellement. L’incommensurabilité en ce
sens est véritablement une dyade indéfinie et le nombre commensurable qui approche l’in-
commensurable est un nombre en devenir qui oscille entre le plus et le moins: c’est la «production
d’un metrion », comme cela est dit dans le Politique (284c1).
27. Rey Abel. La Jeunesse de la science grecque. Paris : Albin Michel. 1933. p. 197. Rey analyse
particulièrement l’argument de la divisibilité infinie, exprimé dans le fragment 3, qui suppose
une prise de conscience préalable de l’incommensurable : « L’argumentation de Zénon, en visant
la divisibilité à l’infini, fait apparaître que, contrairement à une représentation archaïque, l’esprit
s’était élevé à la conception de quelque chose que le nombre chiffrable et énonçable ne peut
atteindre ni mesurer, à la construction conceptuelle d’une relation incommensurable. »

20
V E R T I G E D E L’ I N F I N I

C’est une thèse célèbre défendue jadis (en 1933) par Abel Rey :
« L’argumentation de Zénon vise deux interprétations pythagoriciennes :
celle qui s’appuie sur le nombre nombré, fini, sur les indivisibles, l’inter-
prétation archaïque, et celle qui, plus savante, fait état des innovations de
la mathématique, mais des innovations tombées déjà dans le domaine courant,
car Zénon, pas plus que Parménide, n’a fait figure de mathématicien28. »
Avec l’irrationnelle, l’infinie division de la droite cesse dès lors d’être
arbitraire, inutile, comme lorsqu’on se complaît à diviser indéfiniment l’unité
de mesure qui n’a pas à être divisée (voir Platon, République, VII, 525e) :
elle s’impose dans toute sa densité ontologique. Elle devient nécessaire, une
contrainte mathématique incontournable. Pour établir une mesure approxi-
mative de la diagonale, il faut délimiter des intervalles, des lógoi de plus en
plus précis, et cela à l’infini. Cependant, une telle propriété, même néces-
saire, n’a pas pu être acceptée sans de violentes réactions… On remarque
en plus que Zénon semble avoir cherché à poser les bases de la commensu-
rabilité, car il est dit dans certains témoignages qu’il aurait posé le principe
des lignes insécables (DK 29A 22). De cette manière, il représenterait le pas-
sage de la mesure ponctuelle des Pythagoriciens à la mesure linéaire29 (tout
en défendant le principe du plenum absolu de l’Être parménidien) : car c’est
surtout la théorie de la multiplicité des points figurés des Pythagoriciens
qu’il aurait eu dans sa ligne de mire. Mais peut-être aussi pensait-il avec sa
théorie des lignes insécables résoudre l’incommensurabilité de la diagonale
exprimée en unités points…
En ce qui concerne l’aporie d’Achille et de la tortue, on notera que
l’argument par l’absurde est ici pris à contresens par rapport à celui de la
preuve apagogique. En effet, d’après la thèse que nous adoptons, Zénon se

28. Rey A. Op. cit., p. 199. L’idée au départ consensuelle d’une relation entre les apories de
Zénon et la conception des nombres figurés pythagoriciens a été contestée par un certain nom-
bre de commentateurs hypercritiques. Voir Szabó. A. Les Débuts des mathématiques grecques.
Traduction française de l’allemand. Paris : Vrin. 1977, p. 288-289 ; Kirk et Raven. In Kirk G. S.,
Raven J. E., Schofield M. Les Philosophes présocratiques : une histoire critique avec un choix de
textes. Éd. et trad. H.-A. de Weck. Fribourg-Paris : Éd. Universitaires Fribourg, 1995. p. 298,
note 9; Burkert W. Op. cit., p. 285-288; Zhmud L. All is number, basic doctrine of Pythagoreanism
reconsidered. Phronesis. 1989, n° 34, 3, p. 277. Il n’y aurait, d’après ceux-ci, ni de preuve concep-
tuelleπ ni de tradition concernant une opposition de Zénon aux Pythagoriciens. C’est oublier
que Zénon a écrit un ouvrage : Contre les philosophes (ce qui ne peut désigner que les
Pythagoriciens) [DK 29 A2] ; d’autre part, le terme ◊gkoi dans l’aporie des rangées de masses
immobiles et mobiles rapportée par Aristote (Physique IV, IX 239b33) fait singulièrement pen-
ser aux ¶riqmoà ◊gkoi, les nombres entiers du Timée (31c4), selon l’ancienne conception
pythagoricienne. Voir Caveing M. Quelques remarques sur le Timée et les mathématiques. Revue
d’étude philosophique, 1965, n° 15, vol. 6. Et Brisson L. Le Même et l’autre. Academia Verlag Sankt
Augustin. 1994, p. 373. De fait, la thèse de Tannery-Rey a été reprise avec des arguments nou-
veaux par M. Caveing : Zénon d’Élée, prolégomènes aux doctrines du continu. Paris : Vrin, 1982.
chap. IV. Et La Figure et le nombre. Villeneuve-d’Asq: Presses universitaires du Septentrion, 1997.
p. 315 : « Le pythagorisme ancien a certainement donné une signification physique immédiate
à l’arithmo-géométrie, aussi bien qu’aux proportions numériques et à la géométrie des grandeurs
rationnelles, sans soupçonner les apories qu’une telle conception devait nécessairement susci-
ter. »
29. Rey A. Op. cit., p. 204. «Zénon clôt la conception archaïque du nombre, l’indivisible conçu
comme ayant grosseur et épaisseur, et étant point, unité ponctuelle tout de même. Elle est défi-
nitivement abattue pour le plus grand bien de la logique géométrique, de la saine mathématique.»

21
L’ I N F I N I M AT H É M AT I Q U E

serait servi de la procédure par l’absurde pour montrer l’impossibilité de


l’irrationnelle, alors que l’argument par l’absurde sera utilisé par les
Pythagoriciens ou par un héritier de ceux-ci pour démontrer l’existence de
l’incommensurable. On peut donc inférer qu’en amont de l’éléatisme, la
preuve de l’incommensurabilité n’était pas encore totalement établie ou
acceptée, tout en se présentant comme fortement probable, impliquée par les
algorithmes d’approximation ; en aval, elle sera démontrée sans ambiguïté
par la preuve apagogique. En conséquence, l’élaboration de la preuve apa-
gogique a dû se faire à partir d’un dialogue polémique entre la communauté
pythagoricienne et l’école éléatique vers 450. L’enseignement ensuite a été
transmis à Hippocrate de Chios 450-43030. D’Hippocrate de Chios, il est
parvenu à Platon, le relais a certainement été Théodore de Cyrène. Platon
révèle, en effet, un enseignement mathématique de l’incommensurabilité de
la part de Théodore dans le Théétète.

Vertige
Jusqu’à présent, nous avons parlé de scandale logique, de contradiction
doctrinale, de trahison, d’inquiétude et d’absurdité, non pas encore exacte-
ment de « vertige » : pour cette notion, le dialogue platonicien du Théétète
pourrait nous apporter quelques éléments. Remarquons d’abord l’impor-
tant passage 147d qui est le texte le plus ancien à faire une référence directe
à une preuve mathématique de l’incommensurabilité, vers la fin du Ve siècle :
« Théodore que voici, avait dessiné (†grafe), devant nous, quelque chose
relativement à des puissances (perã dunßmeÎn ti), et avait montré
(¶pofaànwn) que celles de trois pieds et de cinq pieds sont, selon leur lon-
gueur, non commensurables (møkei o‹ s›mmetroi) à celle d’un pied, et
les ayant saisies une par une, jusqu’à celle de dix-sept pieds, il s’était, pour une
raison particulière (pwj), arrêté là. Il nous vint donc à l’esprit, le nombre
des puissances apparaissant infini (¨peiroi tÿ pl≈qoj aÜ dunßmeij ùfaà-
nonto), d’essayer de les rassembler sous un terme unique qui pût servir à
désigner tout ce qu’il y a de puissances. »
Les dunámeis sont les longueurs considérées d’après le carré qu’elles
engendrent. Certaines sont commensurables en longueur, d’autres ne le sont
que par leur carré. Par exemple, √3 n’est pas commensurable en longueur,
mais reste commensurable par le carré égal à 3 que cette grandeur engendre.
Le but de Théodore a donc été de démontrer l’incommensurabilité des duná-
meis de 3, de 5 et d’un certain nombre de grandeurs jusqu’à celle de 17.
Sans prétendre, dans cette étude, régler la difficile question de savoir quel
procédé de démonstration Théodore utilisait, ce qui nous intéresse, c’est que
le texte laisse apparaître une certaine familiarité avec l’incommensurable : la
connaissance semble acquise et même le nombre infini des dunámeis (pouvant

30. Jamblique. De communi mathematica scientia. § 25. La source pourrait être le Résumé
historique d’Eudème.

22
V E R T I G E D E L’ I N F I N I

être incommensurables) ne semble pas, dans ce passage, tout au moins, faire


frémir le jeune Théétète. Plusieurs raisons pourraient expliquer ceci.
La connaissance est assimilée depuis un certain temps et ne suscite plus
directement l’étonnement. On en est au deuxième stade dont parle Aristote
(Métaphysique, 983 a 15-20), par rapport auquel les mathématiciens seraient
des plus surpris s’il s’avérait que la diagonale fût commensurable. On remar-
quera qu’il n’est même pas question de la dúnamis de 2. La seule raison
décelable de cette éviction est que la propriété était connue depuis long-
temps et que son incommensurabilité n’était plus à démontrer. C’est là un élé-
ment de preuve suffisant contre les partisans de la datation tardive. La
connaissance est maintenant digérée et même vulgarisée. À cet égard,
Arpad Szabó a remarqué le vocabulaire négligé du personnage de Théétète,
avec les formules abrégées de m≈koj (148a8) et dunßmeij (148b1), au lieu de
møkei s›mmetroj et de dunßmei s›mmetroi31. Théétète est donc présenté
par Platon comme un jeune néophyte qui ne maîtrise pas encore vraiment le
vocabulaire32, alors que Théodore est véritablement le maître qui démontre
par construction (†grafe... ¶pofaànwn) et qui emploie l’expression correcte
møkei o‹ s›mmetroi(147d5-6).
Il est significatif que dans les rares passages où Platon aborde l’incom-
mensurabilité ou l’irrationalité mathématique, celui-ci cherche souvent à la
dédramatiser. Et on ne peut comprendre cet effort de dédramatisation que par
rapport à un pathos initial, à un premier thauma traumatique. Dans ce passage
du Théétète, Platon dédramatise mathématiquement le concept même de
l’incommensurable en montrant que ce qui est incommensurable en lon-
gueur est finalement commensurable par sa dúnamis. Par ailleurs, les autres
fois où il expose des connaissances sur les irrationnelles, il le fait dans des
exemples humoristiques ou mathématiquement ludiques, comme dans le
Politique (266ab) et dans le livre VIII de la République ou d’une manière très
allusive dans Hippias majeur (303b). Si le vertige n’apparaît pas directement
dans ces textes, c’est parce que Platon cherche à le penser et à le compenser :
l’incommensurable devant être perçu avant tout sous son angle positif, logique,
ludique, finalement comme un objet de recherche intellectuelle.
En effet, comme l’a vu Henri Joly, « Platon assiste ou participe à un effort
de “rationalisation des irrationnels33”, ce qui explique le mépris dans lequel
il tient l’ignorance des incommensurables [dans le livre VII des Lois] et

31. Szabó A. Les Débuts des mathématiques grecques. Op. cit., p. 70-71.
32. Cette absence de maîtrise n’empêche pas que la pensée de Théétète soit traversée par une
intuition nouvelle qui consiste à créer la notion de nombre irrationnel : traiter les grandeurs
géométriques rationnelles et irrationnelles comme des nombres, ce qui implique une non-
distinction générique entre nombres entiers et irrationnels conçus comme nombres au même titre
que les autres. Voir. Platon. Théétète. Paris : Flammarion, 1995. Introduction de M. Narcy à
sa traduction, p. 62. Platon, dans son enseignement oral rejettera cette conception géométrique
du nombre qui anticipe plutôt la vision aristotélicienne (voir infra notes 39 et 40). Voir Narcy
M. Op. cit., p. 65.
33. Joly Henri. Le Renversement platonicien. Paris : Vrin, 1974. p. 204-205. Il emprunte cette
expression à Antoinette Virieux-Reymond. Platon ou la géométrisation de l’univers. Paris :
Seghers, 1971. p. 38.

23
L’ I N F I N I M AT H É M AT I Q U E

l’obligation qu’il fait à la cité d’en apprendre la science ». Il s’agit dès lors
de passer de l’ancien thauma pathologique du scandale et de la trahison des
Pythagoriciens à un pur étonnement intellectuel seulement propre au phi-
losophe, comme c’est dit encore dans le Théétète : mßla g™r filos’fou
to„to tÿ pßqoj tÿ qaumßzein : « Il est plutôt propre au philosophe le
pathos de s’étonner » (Théétète, 155d)34. Dans quel contexte précis cette
importante phrase est-elle prononcée ? Socrate (en 155bc) vient de signaler
un paradoxe dialectique sur l’opposition entre l’être et le devenir: Socrate qui
ne grandit ni ne rapetisse en l’espace d’une année, peut, de plus grand qu’il
est pour l’instant, devenir plus petit que Théétète, puisque celui-ci est en
train de grandir. Il est donc postérieurement ce qu’antérieurement il n’était
pas, sans être devenu, sans avoir pour autant changé. Or, dit Socrate, ce n’est
là qu’un paradoxe parmi une myriade d’autres par rapport auxquels Théétète
n’est pas un « ignorant ». Curieusement, Socrate dit : « Tu n’es pas illimité »
(o‹k ©peiroj) : puisqu’en grec le même terme signifie être infini, illimité
et être ignorant ; ce qui non seulement témoigne de la vision péjorative que
les Grecs se faisaient de l’infini, mais correspond en outre à une inversion
totale de sens par rapport à notre vision : être « bornant », « délimitant » pour
eux, c’est être au fait de quelque chose ; en revanche, être illimité, non borné
(ou « non bornant »), c’est être noyé dans l’indistinction, être totalement
dépassé. Face à l’illimitation des paradoxes, dit Socrate à Théétète, tu n’est
pas censé être « non borné », c’est-à-dire : « ignorant ».
Le jeune homme va répondre qu’il est effectivement complètement
dépassé : « Par les dieux, Socrate, je m’étonne (qaumßzw) de ce que ces cho-
ses-là peuvent être, au point que cela dépasse les bornes (¤perfuÒj), et
chaque fois, à vrai dire, que je les regarde, je tournoie dans les ténèbres
(blûpwn eáj a‹t™ skotodiniÒ) 35. » On a là un verbe skotodiniÒ
qu’Auguste Diès, et Émile Chambry traduisent fort justement par la notion
de « vertige ». Or, ce n’est pas un hasard si Aristote dans la Métaphysique
(983 a 11-21) fait de l’incommensurabilité de la diagonale un objet caracté-
ristique du thaumazein philosophique : on peut ainsi comprendre le passage
aristotélicien comme un commentaire de cet extrait du Théétète. Et c’est
vraiment ce dont il est question en filigrane dans l’esprit de Théétète, dans
notre extrait. En plus, au moment de la scène du dialogue, Théétète est
encore jeune (plus petit en taille et en esprit que Socrate) : il n’a pas encore
eu le temps de maîtriser les subtilités de la dialectique philosophique. En
revanche, il a déjà été initié par Théodore aux paradoxes mathématiques et,
« petit » qu’il est pour l’instant, il deviendra le « grand » mathématicien qui

34. Dans les Lois, 819d5-6, Platon fait encore un lien entre incommensurabilité, pathos et
étonnement : « je fus grandement étonné de notre passion à cet égard (pantßpasi... tÿ perã
ta„ta ΩmÒn pßqoj ùqa›masa). » À noter que Platon, sous la figure de l’Étranger d’Athènes,
parle en réalité de son étonnement personnel.
35. On pourra noter que Platon emploie le vocabulaire de la table pythagoricienne des contrai-
res avec les « ténèbres » (sk’toj) placées du côté de l’ápeiron. Voir supra, note 8. N’est-ce
qu’une coïncidence ?

24
V E R T I G E D E L’ I N F I N I

travaillera principalement sur les irrationnelles, qui surpassera dans ce


domaine tous ses contemporains, y compris Socrate36. En conséquence, bien
que le contexte de l’argument socratique paraisse quelque peu extérieur, on
peut retenir que le grand étonnement vertigineux (ténébreux, non ludique)
de Théétète concerne bien en réalité l’incommensurabilité ; de même, par
sa jeunesse, ce personnage est bien placé pour représenter la conscience
naïve des Grecs et en particulier des Pythagoriciens qui ont été les premiers
à être confrontés au problème, en étant complètement dépassés.

Solutions et occultations
La réplique de Théétète peut donc être tenue pour un écho évident du
« vertige » des premiers mathématiciens placés devant la découverte de l’in-
commensurabilité37. On ne saurait donc dire qu’il n’y a pas eu de crise des fon-
dements, de profond vertige des Anciens face à l’incommensurable. Et c’est
une illusion de croire que le progrès des sciences mathématiques ne pro-
cède généralement que d’une manière linéaire et cumulative, surtout pour une
découverte en soi aussi problématique, aussi paradoxale que celle de l’in-
commensurabilité. Le fameux « miracle grec », ce fulgurant progrès de la
mathématique grecque au Ve et au IVe siècle s’est tout au contraire accompli,
non pas dans la lumière et la sérénité, mais dans les ténèbres, dans la confron-
tation de problèmes apparemment insolubles, en traversant une crise sans pré-
cédent, une situation des plus vertigineuses pour l’esprit. La pensée
mathématique grecque naissante est donc autant une pensée des abîmes
qu’une quête contemplative des essences. Mais, in fine, la crise des fonde-
ments, loin d’avoir paralysé la recherche, l’a au contraire considérablement
développée : l’esprit grec a mobilisé toutes ses ressources pour trouver des
solutions intellectuellement, rationnellement, philosophiquement accepta-
bles. Ce que l’on a appelé le «miracle grec», d’un point de vue mathématique,
n’est autre que cette extraordinaire aventure de l’esprit humain qu’a été la
découverte et l’assimilation intellectuelle des irrationnelles, dont le résultat
exemplaire est la publication, à la fin du IVe siècle, de ce monument de la
pensée rationnelle que sont les Éléments d’Euclide. En réalité, ce « miracle
grec» présente toutes les caractéristiques d’une «révolution épistémologique»
au plein sens bachelardien38 : ce n’est pas la Raison qui descend du ciel et
qui se manifeste clairement, en toute sérénité, dans l’esprit contemplatif des
Anciens, c’est au contraire un élan contrarié de l’esprit qui a réussi finalement
à atteindre des hauteurs inégalées, mais qui a d’autant plus mobilisé des

36. Ce qui a frappé Théodore, c’est que Théétète, par sa laideur et sa grande vivacité d’esprit,
semblait être une parfaite réplique de Socrate (143e-144a) et celui-ci avait perçu une « heu-
reuse nature » et prédit la célébrité (142cd).
37. Il ne faut guère s’attendre à trouver des témoignages directs : hormis Platon et Théétète,
la crise des fondements n’a touché particulièrement que les milieux pythagoriciens, éléatiques
dont il ne reste que très peu d’écrits. Nous avons pu voir que c’est plutôt dans la dimension sym-
bolique plus ou moins intentionnelle de certains textes que les traces peuvent être perçues.
38. Joly H. Op. cit., p. 206-207.

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L’ I N F I N I M AT H É M AT I Q U E

ressources inespérées qu’il était plongé dans les apories les plus inextrica-
bles : on peut croire que c’est en s’exposant au vertige, tel le funambule du
Zarathoustra, que la pensée a pu être amenée à se dépasser.
Cependant, en tant que révolution épistémologique, le résultat de ce
douloureux processus se solde par le passage d’un système de pensée qui
identifiait en toute naïveté les nombres et les choses, à une pensée du conti-
nuum géométrique dans lequel la rationalité se redécouvre elle-même sur
de nouvelles bases, avec des possibilités d’extension infinie. Ainsi s’accom-
plit un profond « changement d’épistémè » : on passe de l’ancien arithmé-
tisme du système des unités-points, au nouvel esprit théététien et euclidien,
fondé sur la géométrie. Ce que Platon semble avoir intuitivement compris,
c’est que par Théétète, s’accomplit un véritablement changement de para-
digme : en cela « Théétète deviendra grand » ; il représente la nouvelle ten-
dance. L’arithmétique qui, dans l’ancienne optique pythagoricienne résumait
à elle seule toute la mathesis universalis, perd sa place privilégiée pour ne
devenir qu’un cas particulier de la mathématique. On pourrait même, à cet
égard, considérer le système platonicien des principes exposé dans les ágra-
pha dógmata retransmis par la tradition aristotélicienne, comme une ultime
tentative de conserver ontologiquement la prééminence pythagoricienne du
Nombre, dans une représentation du monde qui se fait more geometrico, et
qui intègre l’incommensurabilité linéaire dans une vaste procession des qua-
tre dimensions intelligibles et sensibles du réel, à partir des deux principes fon-
damentaux de la Monade et de la Dyade indéfinie. Si la géométrie d’Euclide
(rassemblant les travaux de Théétète et d’Eudoxe) est la grande réponse
mathématique de la crise des fondements du Ve et IVe siècle, la doctrine des
principes de l’enseignement oral de Platon constitue la première grande
réponse philosophique39. La seconde sera celle d’Aristote40. Si la réponse

39. Voir Gaiser K. Platons Ungeschriebene Lehre. Stuttgart : E. Klett, 1963. p. 136 sq. Tout
le système platonicien (ouvert, en recherche dialectique, non pas fermé) s’organiserait selon
les quatre dimensions Point-Ligne-Surface-Volume qui traversent hiérarchiquement la structure
du réel intelligible et sensible. Voir Richard M.-D. Op. cit., p. 192-3, 231 sq. Et le point
d’achoppement entre les lignes et les surfaces, entre l’intelligible et le sensible, n’est autre que
l’incommensurable lui-même présent dans l’atomon eidos, plus bas degré de l’intelligible. Voir
notre étude : Platon et la section d’or. In La Philosophie de Platon. Op. cit. Finalement, en
réponse aux apories de Zénon, Platon maintient principalement les deux termes aporétiques que
Zénon opposait sans apporter de solution : les unités indivisibles et rationnelles seront canton-
nées dans l’intelligible et la divisibilité infinie et incommensurable des grandeurs géométriques
dans le sensible. On remarquera à quel point la réponse platonicienne aux apories est intime-
ment liée au traitement des irrationnelles : encore une raison supplémentaire pour montrer
qu’on ne peut concevoir les unes sans les autres.
40. Aristote propose la distinction de l’infini en puissance (domaine des idéalités mathématiques)
et de l’infini en acte dont il rejette l’existence. Toussaint-Desanti J. Une crise de développe-
ment exemplaire: la découverte des nombres irrationnels. In Logique et connaissance scientifique.
Paris : Gallimard, 1967. (La Pléiade). p. 451 sq. Toussaint-Desanti montre qu’Aristote résout la
crise des irrationnelles en ce sens que la distance fondamentale entre, d’une part, la représentation
substantielle du nombre (le réel comme multiplicité d’unités) et, d’autre part, le continuum en
droit infiniment divisible des opérations sur les grandeurs, a d’abord été pensé comme incom-
patible par Zénon d’Élée (qui supprimait les deux termes de l’aporie). Mais Aristote, par sa
distinction conceptuelle de l’acte et de puissance, trouvera une solution élégante pour garantir
la possibilité des opérations mathématiques en les maintenant dans l’idéalité non réelle de
l’infini en puissance.

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V E R T I G E D E L’ I N F I N I

platonicienne n’a pas été divulguée par écrit, c’est qu’au lieu d’élever les
esprits vers la Raison transcendante, mal comprise, mal interprétée, elle risquait,
au contraire, de précipiter les égarés dans les ténèbres et la noyade dans la
« mer de la dissemblance »… On a là une explication supplémentaire non
négligeable de la non-publication de la conception platonicienne de la Dyade
indéfinie : plutôt que de révéler l’abîme de l’apeiron de l’incommensurabilité
dans toute sa dimension ontologique, Platon, dans ses écrits, a préféré met-
tre l’accent sur la conversion de l’incommensurable en commensurable
(Philèbe, 25e ; Politique 284 b-c). Un tel apeiron était perçu pour Platon
comme un gouffre fascinant : il fallait donc éviter à tout prix que le com-
mun des hommes s’y précipitât en montrant ce qui peut encore être sauvé
comme rationnel dans l’irrationnel, et en masquant autant que possible l’exis-
tence du gouffre41. Une telle précaution peut paraître étrange et dérisoire
de nos jours, mais l’homme moderne n’a-t-il pas lui-même tendance à occul-
ter le problème en le camouflant derrière un mot ou sous une formule mathé-
matique, en pensant ainsi avoir réglé la question une fois pour toutes? Platon
avait des raisons de penser qu’il fallait mieux masquer au profane le gouffre
de l’irrationnel, mais il en a fait pour lui-même et pour ses disciples l’objet
d’une véritable méditation métaphysique. L’homme actuel s’interroge-t-il
vraiment pourquoi, dans les figures les plus simples, les plus régulières, appa-
remment les plus rationnelles (carré, pentagone, cercle, etc.), il n’est pas pos-
sible de trouver la moindre commune mesure entre les différentes grandeurs
qui les constituent ? N’y a-t-il pas là une énigme incompréhensible qui per-
siste en deçà de la formule rassurante ?
Au travers des figures du scandale, de la trahison, de l’absurde et du ver-
tige que nous avons pu percevoir plus ou moins directement dans certains
témoignages, c’est tout le drame psychologique, moral et philosophique
d’une des plus grandes conquêtes de l’esprit humain, qui peut être recons-
titué. Face à la pénurie des données purement historiques, nous avons dû
recourir au décryptage de l’imaginaire, de l’implicite, pour nous faire une
idée claire (à défaut d’être distincte) de toute l’ampleur tragique d’une aven-
ture qui s’est jouée durant le Ve siècle av. J.-C. Il en ressort que le vertige de
l’irrationnel ne peut avoir frappé qu’une élite de penseurs préalablement
convaincus de l’existence d’une rationalité du monde, d’une toute-puissance

41. L’incommensurabilité a donc pour Platon un double aspect positif et négatif: positif en tant
que concept pouvant admettre une rationalité géométrique, négatif en tant que principe onto-
logique du mal rebelle à toute rationalité. Cette ambiguïté a pu être source de confusion chez
les disciples de l’ancienne Académie. On comprend dès lors que des éléments platoniciens
contradictoires aient pu se greffer à la légende pythagoricienne rapportée dans le Commentaire
de Pappus et la scolie d’Euclide. On remarquera qu’à l’instar des Pythagoriciens, l’apeiron chez
Platon est effectivement marqué par le sceau du mal : « La forme de la vertu est une, celles du
mal sont infinies (ün m°n eênai eêdoj t≈j ¶rt≈j, ©peira d° t≈j kakàaj) » [République.
IV, 445c5-6]. Bien que cette phrase soit en résonance avec le thème de la Monade et de la
Dyade indéfinie, Socrate ne cherche pas à élucider la cause principielle du mal dans la République.
Voir Szlezák Th. A. L’idée du Bien en tant qu’arché dans la République de Platon. In La
Philosophie de Platon. Op. cit., § 3.

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L’ I N F I N I M AT H É M AT I Q U E

de l’ordre du mesuré et du nombre. Même s’il correspond d’abord à une


mise en cause troublante d’un préjugé populaire et empirique, on com-
prend d’autant plus l’importance du désarroi de ceux qui avaient poussé au
plus haut degré la confiance en la Raison. Il y a là finalement une rencontre
avec l’infini (comme impossibilité d’assigner une limite numérique) qui sem-
ble avoir été particulièrement problématique et qui pourrait même avoir été
aussi douloureuse, aussi vertigineuse que la prise de conscience de l’infinité
de l’univers aux XVIe et XVIIe siècle. Les Grecs ont donc bien vécu une sorte
de première « crise pascalienne » face à l’infini – une angoisse tellement
insoutenable qu’ils ne pouvaient réagir que par de funestes désirs : la mort
d’Hippase par l’eau et par colère divine anticipe singulièrement la mort de
Giordano Bruno par le feu et par vengeance humaine. Mais, l’épreuve méta-
physique des Grecs ne saurait être perçue dans toute son importance, sans un
rapide examen des conséquences globales sur la pensée ultérieure.
Le trouble jeté dans les esprits en raison de l’existence de l’incommen-
surable, a amené certains penseurs, les sophistes, à douter de la valeur du
Lógos et de la vérité qui lui est inhérente42. On ne saurait à cet égard sous-esti-
mer le lien qu’il y a eu entre Théodore, le mathématicien, et le sophiste bien
connu Protagoras (voir Théétète 161b, 162a43). Curieusement, de ces deux
personnages, l’un a décidé de se taire (146b, 165a) et de ne faire plus que de
la géométrie, l’autre a abandonné la théorie du lógos, mais a décidé de par-
ler, comme son nom l’indique : Protagoras. Et dans un cas comme dans
l’autre, c’est la vérité qui est menacée, c’est le Lógos qui est atteint. Chez
l’un, il y a le lógos, mais sans le discours (le lógos purement mathématique),
chez l’autre, il y a le discours, mais sans le lógos, sans la science. À travers
l’exemple de ces personnages emblématiques, on remarque une fracture,
c’est l’unité de la ratio et du discours qui est brisée d’une manière ou d’une
autre. En outre, les apories zénoniennes nous sont apparues comme direc-
tement liées à la crise des irrationnelles. Or l’irrationalité a été démontrée
par l’absurde. Autrement dit, par les irrationnelles, les Grecs ont été confron-
tés à l’absurde et ils ont même accompli le tour de force de transformer
l’absurde en principe d’argumentation vraie qui débouchait sur la vérité de

42. Voir Joly Henri. Op. cit., p. 380 : « En présence de ce thauma, où se mêlent l’étonnement
intellectuel et une sorte de terreur tragique suscitée par le spectacle d’une réalité sans rationa-
lité, deux attitudes étaient possibles. L’une consistait à douter de l’idée de science, d’où le
conventionnalisme, voire le scepticisme de la sophistique. L’autre attitude, platonicienne celle-
là, consistait à maintenir l’idée de la science en opérant un déplacement de l’épistémè et en inau-
gurant, autour de la géométrie, un nouvel esprit scientifique.» [souligné par l’auteur]. Concernant
cette interprétation du platonisme, il me semble que, compte tenu de la doctrine orale des prin-
cipes, Platon maintient la prééminence de l’arithmétique sur la géométrie, tout en rendant pos-
sible, dans le domaine du sensible, le changement d’épistémè que décrit Henri Joly :
l’incommensurabilité n’existe pas en soi, mais suppose une commensurabilité fondamentale
(par exemple, la diagonale n’est incommensurable que par rapport au côté commensurable): donc
l’arithmétique précède la géométrie.
43. Les accointances entre le maître de géométrie et le sophiste sont évidentes : Théodore,
comme Protagoras, débarque à Athènes et attire une foule de jeunes gens (Théétète, 143de).
Michel Narcy (op. cit., p. 52-53) voit même dans la géométrie de Théodore un lien avec le sen-
sualisme de Protagoras.

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V E R T I G E D E L’ I N F I N I

l’irrationnelle, de l’incommensurable et de l’inexprimable. Est-ce qu’on aura


suffisamment pesé toutes ces notions qui s’entrechoquent et qui se déploient
dans la négativité et dans l’impensable ? Au travers de cette convergence de
notions aporétiques, comment ne pas percevoir les traces d’un véritable
drame de la pensée qui a vacillé sur ses fondements logiques ? Aussi ne
s’étonnera-t-on pas de voir qu’un des maîtres de l’argumentation par l’absurde,
Zénon d’Élée, se trouve assimilé aux sophistes par Platon44. C’est celui qui
a subi de plein fouet la crise de l’irrationnelle, qui l’a combattue avec des
arguments dérisoires et qui probablement a dû s’y soumettre en raison de
l’incontestable preuve apagogique, si tant est qu’il l’ait connue. Mais la consé-
quence a été désastreuse sur le plan du lógos-discours : plus aucune vérité
ne pouvait dès lors tenir pour le premier des sophistes. N’importe qu’elle
thèse, même la plus absurde pouvait être défendue… C’était le début de la
ruine du Lógos. On se retrouve maintenant dans une situation qui n’est peut-
être pas si différente : d’une part les disciples de Théodore, ceux qui calcu-
lent mais ne philosophent pas, triomphent; d’un autre côté, les continuateurs
des sophistes réduisent la philosophie à un discours rhétorique. À la suite de
la crise des irrationnelles, nous avons finalement perdu le sens du Lógos qui
rassemblait en une seule notion le Rapport, le Discours et le Cosmos, vision
unitaire développée par Pythagore et que l’on retrouve chez Héraclite. Malgré
les efforts de Platon, d’Aristote et des Stoïciens pour conserver sous des
formes diverses cette vision d’une adéquation fondamentale entre la Raison
et le Réel, le doute s’est définitivement introduit dans les esprits.

Jean-Luc Périllié
Docteur de l’université Pierre-Mendès France de Grenoble-II

44. Platon. Alcibiade majeur, 119a ; Phèdre, 261d.

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