Du Politique A La Perfection Morale. A P PDF
Du Politique A La Perfection Morale. A P PDF
Du Politique A La Perfection Morale. A P PDF
–
1
–
BUDÉ
GUILLAUME
L’ASSOCIATION
DE
www.lesbelleslettres.com
100621_Bulletin_Bude_1_2018_00_Cover.indd 2-4
1 2018
16/05/18 15:10
SOMMAIRE NOUVEAUTÉ LES BELLES LETTRES
Association Guillaume Budé
– Programme du congrès de l’Association........................ 3
– Assemblée générale du 16 juin 2018............................ 7
– Bulletin d’adhésion....................................................... 11 François Cadiou,
– Appel aux dons............................................................. 12 L’Armée imaginaire.
– La vie des sections........................................................ 13 Les soldats prolétaires
dans les légions romaines
I. Littérature grecque
au dernier siècle
•• Thémistocle nouvel Ulysse ? Par C. Jouanno........ 51 de la République.
•• L’optique de Lucien, par A. Billault.................... 72
Collection « Mondes anciens »
II. Littérature latine 488 pages (format 15 x 21,5 cm)
ISBN : 978-2-251-44765-0
•• Le monstre du détroit, ou la lecture érotique du 29,50 e
mythe de Scylla dans les Métamorphoses d’Ovide
(XIII, 728-XIV, 74), par I. Jouteur....................... 89
III. Chronique de philosophie antique, par C. Lévy.......... 115
IV. Littérature latine de la Renaissance
La République romaine est-elle morte parce que ses légions
•• Amor puellae, amor patriae : une « composante auraient fini par être recrutées, pour l’essentiel, parmi les plus
affective » des Amores de Conrad Celtis, par
pauvres de ses citoyens ?
N. Casellato......................................................... 139
L’historiographie moderne l’a affirmé et répété inlassablement
•• Le sabre et le goupillon : l’édition tridentine de depuis le xviiie siècle jusqu’à aujourd’hui. Pour la première fois,
l’Apophthegmatum opus d’Érasme, par L. Lobbes.. 170 ce livre propose une réfutation de cette théorie traditionnelle.
V. Histoire des études classiques Il montre que l’armée romaine dite « post-marienne » est un
mirage historiographique. Elle n’a jamais existé que dans l’es-
•• 125 ans d’études classiques et orientales à l’Uni- prit des spécialistes modernes qui ont cru, par cette expression,
versité de Liège, par J. Loicq................................ 183 pouvoir rendre compte d’une évolution significative en matière
de recrutement légionnaire au cours du dernier siècle de la Répu-
blique. Or, malgré le très large consensus qui s’est formé autour
de l’hypothèse d’une prolétarisation des légions à cette époque,
un tel phénomène n’est absolument pas attesté dans la documen-
tation, bien au contraire.
En ce sens, l’armée de citoyens pauvres à laquelle l’historiographie
moderne a coutume d’attribuer une responsabilité décisive dans la
crise et la chute de la res publica s’apparente, en fait, à une armée
imaginaire.
1. Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie Sur les écrits de Marc Aurèle, Paris,
Verdier, 2016, 187 pages ; Cicero’s De Finibus. Philosophical Approaches,
edited by Julia Annas and Gabor Betegh. Cambridge, Cambridge University Press,
2016, 266 pages.
2. P. Vesperini, La philosophia et ses pratiques, d’Ennius à Cicéron, Rome,
École Française de Rome, 2012. La bibliographie de Marc Aurèle est immense,
surtout dans ces dernières années. Nous ne citerons que quelques titres : M. van
Ackeren, 2011. Die Philosophie Marc Aurels (2 volumes), Berlin, De Gruyter,
2011 ; M. Van Ackeren, 2012. A Companion to Marcus Aurelius, West Sussex,
Wiley-Blackwell, 2012 ; E. Asmis, ‘The Stoicism of Marcus Aurelius, Aufstieg und
Niedergang der Römischen Welt, II.36.3, 1989, 2228-2252 ; A.S.L. Farquharson,
Marcus Aurelius: His Life and His World, New York, William Salloch, 1951 ;
M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France,
1982-1983, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2009 ; A. Fraschetti, Marco Aurelio.
La miseria della filosofia, Rome, Laterza, 2008 ; J. Gourinat, Marc Aurèle, prati-
cien du stoïcisme, Commentaire, 64, 1993/4, p. 892-893 ; P. Hadot, La citadelle
intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992 ; L. Pernot,
Miroir d’un prince par lui-même : les Pensées de Marc Aurèle, dans I. Cogitore
et F. Goyet, L’éloge du prince de l’Antiquité au temps des Lumières, ELLUG, Gre-
noble, 2003, p. 91-104 ; G. Reydams-Schils, The Roman Stoics: Self, Responsibility
and Affection, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; J. Rist, J., 1982. ‘Are
you a Stoic? The case of Marcus Aurelius,’ dans B.F. Meyer and E.P. Sanders
(éds.), Jewish and Christian Self-Definition, Philadelphia, Fortress Press, p. 23-45 ;
R.B. Rutherford, The Meditations of Marcus Aurelius. A Study, Oxford: Oxford
University Press, 1989.
116 carlos lévy
3. I. Hadot, « L’idéalisme allemand a-t-il chez Pierre Hadot, perverit la com-
préhension de la philosophie antique ? », RÉG, 129, 2016, 195-210, article écrit
avant la parution du livre de P.V. mais également en prévision de celui-ci.
du politique à la perfection morale 117
Foucault s’est même à l’occasion défini comme un créateur de
mythes. P. V. revendique à juste titre le droit du chercheur à refuser
toute sacralisation de ce type, sa vocation à tout remettre perpé-
tuellement en question, et c’est une noble ambition. Encore faut-
il pouvoir et savoir se soumettre soi-même à cette rude discipline.
Qu’en est-il exactement ? Dans ce qui suit nous aborderons
d’abord les principes de sa recherche avant d’explorer en sa com-
pagnie le texte même de Marc Aurèle.
4. Voir R. Radice, Oikeiôsis. Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e
sulla sua genesi, Milan, Vita e Pensiero, 2000. On remarquera qu’en V, 20, il dit
qu’il est oikeiôtatos aux autres êtres humains, alors même qu’en tant qu’individus
ils lui sont indifférents, ce qui est la stricte doctrine stoïcienne.
5. Voir sur cette question J.-L. Ferrary, Le discours de Philus (Cicéron, De Re
publica III, 8-31) et la philosophie de Carnéade, RÉL, 55, 1977, p. 128-156.
du politique à la perfection morale 119
on projette le concept actuel qui s’est élaboré au cours de longs
siècles. A.M. Malingrey écrivit autrefois un fort beau livre,
aujourd’hui un peu oublié, où elle montra la très riche variété de
ce terme chez Philon d’Alexandrie6, étude à laquelle V. Niki-
prowetzky ajouta un complément marqué par l’acribie qui le
caractérisait7. Cependant, en même temps qu’il décrit de manière
convaincante cette riche variété, V.P. la subordonne, en tout cas
dans le cas de la philosophie romaine et plus précisément ici de
Marc Aurèle, à une pratique, plus exactement une orthopraxie, au
désir de se conformer à un modèle social spécifiquement. Il est
une notion néanmoins qu’il n’interroge jamais c’est celle précisé-
ment de « pratique ». Il n’est pas le seul au demeurant. Comme
celui de structure il y a quelques décennies, « pratique » a fini
par être considéré comme un terme autoréférentiel, pour lequel
donc toute explication serait considérée comme superflue. On ne
se réfère même plus aux efforts de Bourdieu pour le théoriser8.
Comment définir une pratique par rapport à la conscience et, plus
généralement, par rapport à l’intériorité ? P. Boyancé écrivit jadis
un article qui demeure fondamental sur « Cicéron et l’anthro
pologie du Premier Alcibiade », où il décrivit la tentation pour
l’Arpinate, dans la Première Tusculane, de penser que l’homme
n’est rien d’autre que son âme9. Peut-on aller aujourd’hui jusqu’à
penser que l’individu humain n’est rien d’autre que ses pra-
tiques ? P.V. est trop subtil pour aller jusque-là, il a de belles pages
sur les passions de l’empereur, sur la riche variété de sa person
nalité. Il fait de l’orthopraxie non pas la seule composante du sujet
Marc Aurèle, mais celle qui finit par dominer toutes les autres.
Il nous dit cependant, tout à la fin du livre, que la philosophie fut
pour l’empereur une passion d’adolescence qu’il ne perdit jamais10.
Cela suscite au moins deux questions : de quelle philosophie
est-il question dans l’expression « passion d’adolescence » et com-
ment une passion d’adolescence, jamais éteinte au demeurant,
6. A.M. Malingrey, « Philosophia. » Étude d’un groupe de mots dans la littérature
grecque, des présocratiques au IVe siècle après J.-C., Paris, Klincksieck, 1961.
7. V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture chez Philon d’Alexandrie,
Brill, 1977.
8. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972.
9. P. Boyancé, Cicéron et le « Premier Alcibiade », RÉL, 1964, p. 210-225.
10. Op. cit., p. 169 : « Chez lui, comme chez tant d’autres jeunes Romains,
la philosophia et son savoir encyclopédique furent d’abord une passion d’adoles-
cence, qu’il ne perdit jamais. » Est-il nécessaire de préciser que la philosophia
fut le fondement d’un art de vivre et non un savoir encyclopédique ?
120 carlos lévy
11. Sur cette question, voir J. M. André, « Le De otio de Fronton et les loi-
sirs de Marc-Aurèle », RÉL, 49, 1971, p. 228-261 ; P. Fleury, « L’orateur et le
consul : Fronton conseiller du Prince », Cahiers des études anciennes, 47, 2010,
p. 457-474.
du politique à la perfection morale 121
Aurèle de ne pas avoir été clair sur la question de son attitude à
l’égard de la philosophie. Rappelons d’abord qu’il s’est exprimé
avec une remarquable précision sur sa relation à la philosophie.
En VIII, 1, passage qui eût mérité une analysée serrée, il recon-
naît qu’aux yeux de beaucoup et de lui-même il reste éloigné de
la philosophie et il admet qu’il lui sera difficile d’acquérir la doxa
d’un philosophe. La doxa, la renommée, et non pas l’être. C’est
le fondement même de sa vie, et il est très vraisemblable qu’il fait
ici allusion à sa fonction d’empereur, qui fait qu’il ne peut pas
être considéré comme un philosophe. Mais la suite est tout
aussi intéressante. Que doit-il faire de ce qui lui reste de vie ?
Bien vivre, autrement dit vivre conformément à sa nature d’être
humain. Il convient de citer la suite12 : « Comment y réussir ?
Si l’on possède des principes (dogmata) qui règlent les tendances
et les actions. Quels principes ? Ceux qui concernent le bien et
le mal, et d’après lesquels il n’y a de bien pour l’homme que ce
qui le rend juste, tempérant, courageux, libre, et rien de mal que
ce qui produit en lui les vices opposés. » Est-ce une déclaration
d’adhésion au stoïcisme ? Bien des éléments, aussi bien dans le
vocabulaire que dans le refus d’admettre qu’il existe d’autres
biens que la beauté morale, vont dans ce sens. Certes le mot
« stoïcien » n’y figure pas, mais on peut se demander quel philo-
sophe d’une autre école s’exprimerait de cette manière. Il suffit
au demeurant d’aller quelques lignes plus loin pour trouver men-
tionnés Diogène, Héraclite et Socrate. Le choix de ces noms ne
doit rien au hasard. On n’y trouve ni Zénon ni Chrysippe. De toute
évidence Marc Aurèle ne tient pas à être identifié de manière trop
précise aux fondateurs du stoïcisme, plus exactement il ne veut
pas être intégré à une structure d’école, c’est un point que P.V.
souligne à juste titre. Il convient toutefois d’ajouter que les noms
qu’il ajoute sont ceux que les Stoïciens ont revendiqué comme leurs
inspirateurs, Diogène le Cynique, Héraclite, le penseur de la
matière comme flux et Socrate le moraliste intransigeant que l’on
trouve en particulier dans les Mémorables de Xénophon. Marc
Aurèle se situe dans la même tradition philosophique que les
Stoïciens, il adopte le langage et les dogmes du stoïcisme, il ne
va pas jusqu’à dire qu’il est stoïcien, mais cela n’autorise pas à
mettre en cause ce qui en lui-même est stoïcien
On pourrait ajouter que le mot « romain » est également absent
de ce programme de vie. Il n’est plus question à cet endroit des
13. Th. Benatouïl, Faire usage. La pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006.
14. Cicéron, De officiis, I, 107 s., et C. Lévy, « Y a-t-il quelqu’un derrière le
masque ? À propos de la théorie des personae chez Cicéron », dans P. Galand-Hallyn
du politique à la perfection morale 123
même de rendre compte de la manière dont coexistent en lui
l’empereur et le philosophe. Rappelons rapidement que, dans
l’exposé que fait Cicéron de cette théorie, il n’existe pas de noyau
central constitutif du sujet. Celui-ci se définit en permanence par
l’articulation de quatre personae : la nature humaine, la seule
rationnelle dans le monde, la même que celle des dieux ; les
caractéristiques individuelles ; les fonctions dont nous investit la
fortuna, les blessures qu’elle nous assène ; enfin ce que nous
voulons faire de nous-mêmes. C’est le jeu des personae et lui seul
qui permet de comprendre la coexistence d’affirmations qui
paraîtraient autrement être contradictoires. Pour n’en donner
qu’un exemple, p. 69, P.V. a des analyse justes sur l’importance
que Marc Aurèle accorde au corps visage, et en particulier au
visage, allant jusqu’à affirmer, p. 71, en une formule frappante mais
qui reste défendable : « pratiquer l’orthopraxie, c’est donc se
donner les moyens d’avoir un corps en bonne santé.» Encore faut-
il ajouter cependant qu’en II, 2, le même Marc Aurèle tient ce
propos que ne désavouerait pas le plus extrémiste des Cyniques :
« Méprise la chair : elle n’est que de la boue et du sang, des os
et un fin réseau de nerfs, de veines de d’artères. » L’empereur ne
peut se désintéresser de la santé de son corps ni de l’image qu’il
offre au monde qu’il gouverne. Le philosophe, lui, sait que le
corps n’a en lui-même aucune valeur. Cicéron faisait résider dans
la quatrième persona la liberté du sujet. Marc Aurèle, lui, pro-
clame la nécessité de faire de l’hégémonique autre chose que le
point de convergence des désirs ou le centre de la révolte contre
le destin. Chez l’un comme chez l’autre, le stoïcisme, en tout cas
dans sa version panétienne, permet de concilier ce qui, dans une
autre perspective, serait inconciliable.
et C. Lévy éds, 2006, Vivre pour soi, vivre dans la cité, de l’Antiquité à la Renais-
sance, Paris, PUPS, p. 45-58.
124 carlos lévy
15. Voir Lucullus, 75 : Sed quid eos colligam, cum habeam Chrysippum, qui
fulcire putatur porticum Stoicorum : quam multa ille contra sensus, quam multa
contra omnia quae in consuetudine probantur.
du politique à la perfection morale 125
Notre second point concerne les dogmata. Il est reproché à
Pierre Hadot d’avoir affirmé qu’un dogma est « un principe uni-
versel qui fonde et justifie une certaine conduite et peut se for-
muler en une ou plusieurs propositions ». Les dogmata de Marc
Aurèle seraient en fait les décisions prises par lui-même pour
construire son orthopraxie. Cela n’est pas exact. Marc Aurèle
demeure dans la continuité de Sénèque, qui avait longuement
dans la lettre 95 expliqué sa position moyenne, rejetant à la fois
le radicalisme d’un Ariston, Stoïcien hétérodoxe qui ne voulait
admettre que des principes, et le pragmatisme de ceux qui ne
recherchaient dans la philosophie que des conseils pratiques.
Parmi les multiples passages qui le prouvent citons III, 13 :
« Comme les médecins ont toujours sous la main leurs appareils
et leurs trousses pour les soins à donner d’urgence, de même
tiens toujours prêts les principes (dogmata) grâce auxquels tu
pourras connaître les choses divines et humaines et faire voir à
chacune de tes actions, même les moindres, que tu te rappelles
l’enchaînement réciproque de ces deux ordres de questions ; car
on ne saurait bien rien faire de ce qui intéresse les hommes, si
on ne le rapporte aux choses divines et humaines ». La mention
des « choses divines et humaines » renvoie à un thème majeur de
la conception stoïcienne de la philosophie. Le lien qui unit les
choses les unes autres est caractéristique de la conception d’un
monde perçu comme la concaténation universelle des causes.
On pourrait encore citer IX, 29, où lorsqu’il est question des dog-
mata des hommes politiques qui s’imaginent philosophes, Marc
Aurèle n’a pas de mots assez durs pour les stigmatiser. Le seul
dogma véritable est de faire ce que la nature réclame de nous.
sera adressé aux Stoïciens tout au long du livre IV, puisqu’il leur
sera reproché de défendre simultanément deux formules diffé-
rentes du telos. S’il est vrai donc que les livres I et II n’apportent
rien de très nouveau à la connaissance de l’épicurisme, ils contri-
buent à montrer l’existence d’un effort, en tout cas doxogra-
phique et pédagogique, pour penser les éthiques hellénistiques,
autrement dit naturalistes, comme une totalité, au risque de ne
pas pouvoir rendre toujours compte de la spécificité de chacune
d’entre elles.
Dorothea Frede (D.F.) revient sur un problème traditionnel des
études sur le De finibus, dans sa partie épicurienne, à savoir le
statut exact de l’amitié, et plus précisément sur la question de
savoir comment une conception égoïste de celle-ci peut coexister
dans la même doctrine avec une conception « altruiste », pour
reprendre le qualificatif utilisé par Ph. Mitsis dans son remarquable
ouvrage sur l’éthique épicurienne23. Comme elle le dit elle-même,
la complexité du problème exige que l’on parcoure le texte « with a
fine-toothed comb ». L’expérience la plus commune montre cepen-
dant que, lorsqu’on utilise un peigne, il n’est pas inutile d’avoir un
miroir, lequel, en l’occurrence aurait pu être Lucrèce. D.F. dit certes
que celui-ci prête bien peu d’attention aux relations interperson-
nelles24. Cela est exact quantitativement, mais on ne peut oublier
que le poème tout entier est un don offert à un ami. Que cette amitié
ait été vraie ou fictive, cela ne peut faire oublier tout l’intérêt de
vers comme ceux-ci, dans lesquels le poète affirme que la vertu du
destinataire et l’espoir d’une douce amitié peuvent le convaincre
d’affronter une tâche par ailleurs gigantesque25 : sed tua me virtus
tamen et sperata voluptas suavis amicitiae quemvis efferre laborem
suadet. Cette dimension de l’espoir dans l’amitié est soulignée par
Cicéron lui-même en I, 67, sed etiam spe eriguntur. Or, c’est le
moins qu’on puisse dire, elle n’a pas été suffisamment prise en
compte jusqu’à présent, alors que la temporalité permet selon
nous de mieux comprendre au moins deux aspects du problème :
– D.F. se montre assez sévère à l’égard de la seconde catégorie
évoquée par Cicéron, en gros ceux qui pensent que l’amitié à
ses débuts est égoïste, mais qu’avec le temps, elle finit par se
26. Jacotot est remercié p. 119, n. 1, pour une information qu’il avait donnée
concernant Lucilius.
132 carlos lévy
27. Sur cette question voir C. Lévy, « Les lumières de la rhétorique : les signi-
fications rhétorique, politique et philosophique des figures dans l’Orator », dans
Schèma/Figura, M.S. Celentano, P. Chiron, M.-P. Noël éds, 2004, p. 229-245.
du politique à la perfection morale 133
questions que l’on peut se poser est si elle est propre à Cicéron,
ce que laisseraient penser nos textes, ou si elle pourrait être mise
en relation avec l’enseignement de Philon de Larissa qui fut le
premier Académicien à dispenser dans le même temps des cours
de rhétorique et de philosophie. En tout cas, nous avons là un
élément important de l’unité de la pensée théorique de Cicéron à
travers ses différents avatars. Il n’est pas sans intérêt de Sénèque,
dont l’œuvre ne manque pas de références à la lumière, n’emploie
jamais quasi lumen.
B. Inwood revient sur le fameux « argument du berceau », le
« cradle argument », expression dont J. Brunschwig fut l’inven-
teur, à partir de ce qu’écrit Cicéron dans le De finibus V, 55 :
omnes veteres philosophi, maxime nostri, ad incunabula accedunt.
On peut d’ailleurs se demander, malgré toute notre admiration
pour celui qui fut l’un de nos maîtres, si cette expression est
vraiment appropriée pour désigner l’oikeiôsis d’une manière géné-
rale. Si l’on compare, en effet, l’exposé de ce principe qui en est
donné par le Péripatéticien Pison à celui du Stoïcien Caton, on
constate que le premier, après avoir énoncé la règle générale,
s’intéresse aussitôt aux berceaux, c’est-à-dire aux petits des êtres
humains, tandis que le second en reste à la norme commune à
tout le règne du vivant. Il y a là plus qu’une nuance. En effet,
Pison, par son allusion aux berceaux, dégage très vite, au moins
narrativement, l’être humain de la communauté du vivant, tandis
que ce qui sera précisément reproché aux Stoïciens, c’est de pré-
tendre parvenir à la raison à partir de l’absence totale de spécifi-
cité de l’enfant par rapport aux autres êtres vivants. Nous ne nous
attarderons pas ici sur l’intéressante analyse de détail de l’oikeiô-
sis comme principe naturel, appuyée sur de judicieuses réfé-
rences à Chrysippe et à Hiéroclès. Le problème est effectivement
celui de cette « voix de la nature », dont le statut n’apparaît pas
clairement. S’agit-il, comme cela est suggéré à la page 158 d’une
métaphore, et le cas échéant, cette métaphore est-elle cicéro-
nienne ou a-t-elle été utilisée dans l’une des écoles évoquées
dans le De finibus ? Pace Inwood, nous ne voyons rien qui res-
semble à la voix de la nature chez Hiéroclès. L’interprétation de
ce qui se manifeste dans l’oikeiôsis, la volonté de décrypter cet
ensemble de signes, est chez lui une construction humaine, fon-
dée sur la communauté de nature entre l’être humain et le monde.
Communauté dissymétrique, puisque la raison est parfaite dans
la nature, imparfaite chez les humains, à l’exception du sage.
Chez Cicéron lui-même, la seule allusion claire à la voix de la
134 carlos lévy
nature dans l’exposé stoïcien, en Fin. III, 62, concerne les ani-
maux qui, eux, n’ont pas précisément de langage articulé et
rationnel posant le problème de l’usage des notions, et qui, de ce
fait, laissent passer en quelque sorte la voix de la nature. De ce
point de vue, le lecteur anonyme auquel il est fait allusion à la
note 124, p. 59, nous semble avoir raison. En fait, la seule fois à
notre connaissance où Cicéron fait coïncider la voix de la nature
et la voix/raison de l’être humain se trouve en Tusc. I, 35 (omnium
consensus naturae vox est), passage dans lequel, comme en III, 62
l’on retrouve le jeu naturae uox/naturae vis. Et c’est en Fin. I, 71
qu’est établi un lien direct entre la voix de la nature et l’oikeiôsis.
Il n’est pas inutile de rappeler à ce sujet que Lucrèce, toujours
lui, III, 931 avait précédé Cicéron en disant si vocem rerum
natura repente mittat28. On regrettera également que p. 156 s.,
qu’à propos du « social bonding », ne soient pas discutées les
positions de G. Reydams Schils, dans “Human Bonding and
Oikeiôsis in Roman Stoicism,” Oxford Studies in Ancient Philo-
sophy 22 (Summer 2002) 221-25, qui traite des mêmes textes. Il
eût fallu également faire un sort à III, 73, passage fondamental
pour l’analyse du lien entre nature et sociabilité, voir Reydams-
Schils, G. « Teaching Pericles: Cicero on the Study of Nature, »
in Roman Reflections. Studies in Latin Philosophy, ed. by K. Volk
and G. Williams (Oxford University Press, 2015) 91-107.
30. Aulu-Gelle, Noct. Att., XII, 5, 7. Pour une analyse plus complète de
l’oikeiôsis stoïcienne en milieu romain, voir G. Reydams-Schils, « Human Bonding
… op. cit.
du politique à la perfection morale 137
Thomas Benatouïl (Th. B.) a centré son étude sur celui que
l’on pourrait appeler le mal aimé du De finibus, tant il est vrai
qu’entre le livre III qui se définit comme clairement stoïcien et le
livre V qui s’affiche comme académico-péripatéticien, le livre IV
présente deux versants, qui ont toujours embarrassé les cher-
cheurs : la critique de celui qui le précède et l’annonce de celui
qui le suit. Le problème est que si la critique du stoïcisme est
d’inspiration néo-académicienne, la philosophie exposée dans le
livre V se réclame d’Antiochus d’Ascalon, lequel avait rompu de
manière éclatante avec la Nouvelle Académie. D’où cet objet
étrange, impossible à faire entrer dans les catégories trop rigides
de « scepticisme » et de « dogmatisme » avec lesquelles fonc-
tionne, hélas, une grande partie de la recherche contemporaine.
Le pari de Th. B. aura été d’aborder cette question avec une
méthode en grande partie originale, en s’intéressant de très près
à la structure complexe de ce livre, ce qui n’avait été guère fait
depuis la QuellenForschung, à laquelle il rend un hommage
amplement mérité, sur ce point en tout cas. On ne peut être d’ac-
cord avec lui lorsqu’il dit que le stoïcisme était un adversaire
autrement plus redoutable que l’épicurisme et nécessitait donc
des outils dialectiques plus fins, même si nous continuons à être
convaincu de l’identité fondamentale de structure entre les livres II
et IV. De même, il a raison sur l’universa ratio de IV, 3 qu’il inter-
prète comme indiquant l’intention de procéder en opposant fron-
talement la totalité de chacune des deux doctrines, le stoïcisme
et l’éthique académico-péripatéticienne, et non en discutant point
par point comme le veut la traduction, erronée, de Woolf. Dans
l’analyse de la doctrine des Antiqui, qui se trouve au début du
livre IV, on regrettera que ne soit pas abordé de manière plus
précise le problème, à notre avis important, de la divergence
entre l’épistémologie qui est attribuée à ces philosophes et celle
que Varron, porte-parole d’Antiochus d’Ascalon, dit être la leur.
En effet, s’il est vrai que le thème de l’impossibilité d’opposer
les sens et la raison, dans le domaine de la connaissance, va se
retrouver dans la critique de l’éthique stoïcienne, à laquelle il est
reproché de ne tenir compte que de l’âme, il convient d’ajouter
que cette même séparation est attribuée aux Antiqui par Varron,
donc en principe par Antiochus d’Ascalon. La note 57 est sur ce
point insuffisante. Ce n’est pas la moindre contradiction de ce
livre, dont Th. B. souligne justement qu’il fonctionne avec des
catégories logiques au moins autant qu’à partir d’oppositions his-
toriques. Si, comme cela est suggéré en IV, 42, les Stoïciens sont,
138 carlos lévy