Du Politique A La Perfection Morale. A P PDF

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2018


1

BUDÉ
GUILLAUME
L’ASSOCIATION
DE

Un vrai phénomène littéraire


BULLETIN

plus de 400 000 exemplaires vendus

www.lesbelleslettres.com

100621_Bulletin_Bude_1_2018_00_Cover.indd 2-4
1 2018
16/05/18 15:10
SOMMAIRE NOUVEAUTÉ LES BELLES LETTRES
Association Guillaume Budé
– Programme du congrès de l’Association........................ 3
– Assemblée générale du 16 juin 2018............................ 7
– Bulletin d’adhésion....................................................... 11 François Cadiou,
– Appel aux dons............................................................. 12 L’Armée imaginaire.
– La vie des sections........................................................ 13 Les soldats prolétaires
dans les légions romaines
I.  Littérature grecque
au dernier siècle
•• Thémistocle nouvel Ulysse  ? Par C. Jouanno........ 51 de la République.
•• L’optique de Lucien, par A. Billault.................... 72
Collection « Mondes anciens »
II.  Littérature latine 488 pages (format 15 x 21,5 cm)
ISBN : 978-2-251-44765-0
•• Le monstre du détroit, ou la lecture érotique du 29,50 e
mythe de Scylla dans les Métamorphoses d’Ovide
(XIII, 728-XIV, 74), par I. Jouteur....................... 89
III.  Chronique de philosophie antique, par C. Lévy.......... 115
IV.  Littérature latine de la Renaissance
La République romaine est-elle morte parce que ses légions
•• Amor puellae, amor patriae  : une «  composante auraient fini par être recrutées, pour l’essentiel, parmi les plus
affective  » des Amores de Conrad Celtis, par
pauvres de ses citoyens ?
N. Casellato......................................................... 139
L’historiographie moderne l’a affirmé et répété inlassablement
•• Le sabre et le goupillon  : l’édition tridentine de depuis le xviiie siècle jusqu’à aujourd’hui. Pour la première fois,
l’Apophthegmatum opus d’Érasme, par L. Lobbes..  170 ce livre propose une réfutation de cette théorie traditionnelle.
V.  Histoire des études classiques Il montre que l’armée romaine dite «  post-marienne  » est un
mirage historiographique. Elle n’a jamais existé que dans l’es-
•• 125 ans d’études classiques et orientales à l’Uni- prit des spécialistes modernes qui ont cru, par cette expression,
versité de Liège, par J. Loicq................................ 183 pouvoir rendre compte d’une évolution significative en matière
de recrutement légionnaire au cours du dernier siècle de la Répu-
blique. Or, malgré le très large consensus qui s’est formé autour
de l’hypothèse d’une prolétarisation des légions à cette époque,
un tel phénomène n’est absolument pas attesté dans la documen-
tation, bien au contraire.
En ce sens, l’armée de citoyens pauvres à laquelle l’historiographie
moderne a coutume d’attribuer une responsabilité décisive dans la
crise et la chute de la res publica s’apparente, en fait, à une armée
imaginaire.

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III.  CHRONIQUE DE PHILOSOPHIE
ANTIQUE
DU POLITIQUE À LA PERFECTION MORALE.
À PROPOS DE DEUX OUVRAGES RÉCENTS1

1.  Marc Aurèle était-il un philosophe stoïcien  ?

Pierre Vesperini (P.V. dans la suite du texte) s’est acquis une


place à part dans les études sur la Rome antique. Il semble s’être
fixé pour mission d’être le poisson-torpille des études latines,
celui qui, de manière très socratique, ruine les fausses certitudes,
débusque les idées toutes faites, celles dont la principale fonction
serait d’empêcher de penser. La publication de sa thèse a suscité
des réactions contrastées2, faites de sincère admiration devant
une immense culture, une érudition impressionnante, des capaci-
tés d’analyse indéniables, et aussi de réticences à le suivre dans

1.  Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie Sur les écrits de Marc Aurèle, Paris,
Verdier, 2016, 187 pages  ; Cicero’s De Finibus. Philosophical Approaches,
edited by Julia Annas and Gabor Betegh. Cambridge, Cambridge University Press,
2016, 266 pages.
2.  P. Vesperini, La philosophia et ses pratiques, d’Ennius à Cicéron, Rome,
École Française de Rome, 2012. La bibliographie de Marc Aurèle est immense,
surtout dans ces dernières années. Nous ne citerons que quelques titres  : M. van
Ackeren, 2011.  Die Philosophie Marc Aurels  (2 volumes), Berlin, De Gruyter,
2011  ; M. Van Ackeren, 2012. A Companion to Marcus Aurelius, West Sussex,
Wiley-Blackwell, 2012  ; E. Asmis, ‘The Stoicism of Marcus Aurelius, Aufstieg und
Niedergang der Römischen Welt, II.36.3, 1989, 2228-2252  ; A.S.L. Farquharson,
Marcus Aurelius: His Life and His World, New York, William Salloch, 1951  ;
M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France,
1982-1983, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2009  ; A. Fraschetti, Marco Aurelio.
La miseria della filosofia, Rome, Laterza, 2008  ; J. Gourinat, Marc Aurèle, prati-
cien du stoïcisme, Commentaire, 64, 1993/4, p. 892-893  ; P. Hadot, La citadelle
intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992  ; L. Pernot,
Miroir d’un prince par lui-même  : les Pensées de Marc Aurèle, dans I. Cogitore
et F. Goyet, L’éloge du prince de l’Antiquité au temps des Lumières, ELLUG, Gre-
noble, 2003, p. 91-104  ; G. Reydams-Schils, The Roman Stoics: Self, Responsibility
and Affection, Chicago, University of Chicago Press, 2005  ; J. Rist, J., 1982. ‘Are
you a Stoic? The case of Marcus Aurelius,’ dans B.F. Meyer and E.P. Sanders
(éds.), Jewish and Christian Self-Definition, Philadelphia, Fortress Press, p. 23-45  ;
R.B. Rutherford, The  Meditations  of Marcus Aurelius. A Study, Oxford: Oxford
University Press, 1989.
116 carlos lévy

l’affirmation dogmatique que la philosophie romaine se réduirait


à un ensemble de pratiques sociales. Cette fois-ci son entreprise
de déconstruction-reconstruction concerne Marc Aurèle, ou plu-
tôt le topos selon lequel celui-ci serait «  un philosophe stoïcien  ».
Sur le principe, on ne peut que le louer de refuser la répétition à
l’infini d’une affirmation qui n’est que très rarement remise en
cause. Quoi qu’on pense du résultat de son entreprise, on doit en
effet lui être reconnaissant de poser les questions que personne
d’autre ne pose. Et ces questions ne manquent certes pas de per-
tinence. En tant qu’empereur, Marc Aurèle ne pouvait pas adop-
ter le statut, la persona d’un philosophe. De nos jours encore,
mutatis mutandis, notre président de la République s’enorgueil-
lit d’avoir travaillé avec Paul Ricœur, d’avoir même été son
­auxiliaire, mais il préfère encore se dire jupitérien, amateur de
littérature et de philosophie plutôt que philosophe. Quant au
­stoïcisme, c’est une doctrine dont l’influence s’est étendue sur
plusieurs siècles, qui a eu ses schismes, ses hétérodoxes, ses
sympathisants, ses variétés régionales et dont le succès était dû
précisément à sa capacité à ne pas rester figée. Le travail de
Panétius auprès de l’aristocratie romaine restera comme modèle
de l’adaptation d’une doctrine philosophique à un milieu qui
n’était pas celui où elle naquit et qui semblait a priori peu enclin
à accueillir favorablement ses subtilités et ses paradoxes. Est-il
donc encore légitime de dire que Marc Aurèle était un philosophe
stoïcien  ?
Son livre, à l’image du précédent est foisonnant – on y croise
entre autres, Favorinus, Augustin, la Cabbale, Michel Foucault,
tant il est vrai que la culture de l’auteur est remarquable et qu’il
éprouve une véritable jubilation à confronter des mondes cultu-
rels différents, ce qui n’est pas si fréquent chez les latinistes
Comme dans son précédent ouvrage, il ne rejette pas la polé-
mique. Nous laisserons de côté ici celle contre Pierre Hadot à
laquelle Ilsetraut Hadot a vigoureusement répondu3. Disons sim-
plement qu’à partir Pierre Hadot et de Michel Foucault, dont on
confond parfois, bien à tort, les positions, comme P.V. le reconnaît
lui-même, s’est construite une image du stoïcisme impérial qui
paraît s’être imposée comme insurpassable. Ni l’un ni l’autre
n’avait pourtant la prétention d’apporter une vérité définitive.

3.  I. Hadot, «  L’idéalisme allemand a-t-il chez Pierre Hadot, perverit la com-
préhension de la philosophie antique  ?  », RÉG, 129, 2016, 195-210, article écrit
avant la parution du livre de P.V. mais également en prévision de celui-ci.
du politique à la perfection morale  117
Foucault s’est même à l’occasion défini comme un créateur de
mythes. P. V. revendique à juste titre le droit du chercheur à refuser
toute sacralisation de ce type, sa vocation à tout remettre perpé-
tuellement en question, et c’est une noble ambition. Encore faut-
il pouvoir et savoir se soumettre soi-même à cette rude discipline.
Qu’en est-il exactement  ? Dans ce qui suit nous aborderons
d’abord les principes de sa recherche avant d’explorer en sa com-
pagnie le texte même de Marc Aurèle.

1.1.  Questions de principes


P.V. se rattache à un courant, celui de l’anthropologie romaine,
qui affirme sans relâche l’irréductible altérité de l’Antiquité,
en réaction contre un humanisme atténuant les différences chro-
nologiques et culturelles, au profit d’une nature humaine répu-
tée universelle. Dans cette perspective, nous trouvons p. 11, la
phrase suivante  : «  Le problème le plus difficile peut-être que
doive affronter l’historien est précisément de ne pas se laisser
induire en erreur par cette impression de proximité.  » Ce caveat,
qui est en réalité un axiome, fait que l’impression de proximité,
nullement niée, est fondamentalement perçue une source d’er-
reur. Mais qu’est-ce qui permet d’exclure a priori qu’elle puisse
être tout aussi bien une voie d’accès à une forme de vérité  ? Pour-
quoi cette exclusion, si ce n’est parce qu’a priori est écartée
l’hypothèse qu’il puisse y avoir des constantes dans ce qu’on
n’ose plus appeler la nature humaine. À vrai dire, peu importe
que nous croyions ou pas à l’existence d’une nature humaine,
mais les Anciens eux, en tout cas Cicéron, Sénèque et Marc
Aurèle eux y croyaient, et c’est bien cela qui importe. Or si tout
est étrange et étranger dans l’Antiquité, le mot revient inlassable-
ment à la page 12, d’où vient le fait que nous éprouvions une plus
grande familiarité devant un texte de Marc Aurèle ou de Sénèque
que face aux indigentes élucubrations de beaucoup de nos
contemporains  ? La réponse est à la fois ingénieuse et paradoxale.
P.V. recourt, en quelque sorte comme à une méta-pratique, à
l’humanitas, qu’il définit comme  : «  Ce lien mystérieux qui unit
tous les hommes, les hôtes et les invités, les vivants et les morts,
tous étrangers, tous hommes, que les Romains nommaient huma-
nitas, si loin des préjugés utilitaristes dont sont faits les indivi-
dualismes, contemporains.  » La phrase est belle, elle exige néan-
moins quelques remarques critiques. L’humanitas se trouve ainsi
coupée du stoïcisme pour devenir une caractéristique (culturelle)
118 carlos lévy

romaine. Or la notion-même d’humanitas n’apparaît qu’au


Ier siècle av. J.C., essentiellement sous la plume de Cicéron, dans
ses discours avant d’être théorisée dans ses œuvres philoso-
phiques, tandis que l’adjectif humanus se trouve pour la première
fois chez Ennius et chez Lucilius, autrement dit chez des auteurs
déjà eux-mêmes imprégnés de philosophie, en particulier stoï-
cienne pour le second. L’humanitas selon nous ne peut se com-
prendre indépendamment de la théorie stoïcienne de l’oikeiôsis
sociale, qui affirme la parenté de tous les êtres humains en tant
qu’êtres de raison, les seuls avec les dieux4. Elle ne se confond
certes pas avec elle, mais elle ne peut pas être pensée sans elle.
Elle instaure la possibilité et l’obligation de penser l’être humain
comme une unité et l’humanité comme un tout, exactement comme
celui qui se refuse à penser l’univers dans sa totalité se condamne
à ne pas le comprendre. De la même manière que dans le cas de
la voluntas, Rome sut inclure dans un seul mot tout ce qui chez
les philosophes grecs, et notamment chez les Stoïciens, s’expri-
mait à travers une constellation de concepts. Mais l’enrichisse-
ment et l’efficacité linguistiques qu’ont apportés les penseurs
romains ne les coupèrent pas pour autant de leurs sources grecques.
Le lien de l’humanitas, pour un Stoïcien, tout comme pour Cicé-
ron qui, sans être stoïcien, fit tout pour diffuser le stoïcisme,
n’avait rien de «  mystérieux  ». L’oikeiôsis sociale à laquelle se
rattache l’humanitas est l’expression sociale de la rationalité du
monde. De la confrontation avec les pensées de l’égoïsme, qu’il
s’agisse de Lucrèce ou du Carnéade de la disputatio de Philus,
dans le livre III du De re publica5, put naître effectivement un
doute quant à l’existence ou non d’un instinct social, mais si l’on
acceptait l’humanitas, on admettait par là-même au moins une
forme de raison universelle, et par tant la nécessaire clarté dans
son explicitation.
Un autre point essentiel du livre est la déconstruction du sens
que l’on donne à «  philosophie  » lorsqu’on parle de philosophie
antique. Nous reconnaissons bien volontiers à P.V. le mérite de
souligner inlassablement que philosophia n’avait pas l’univocité
que l’on prête aujourd’hui à la philosophie antique, sur laquelle

4.  Voir R. Radice, Oikeiôsis. Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e
sulla sua genesi, Milan, Vita e Pensiero, 2000. On remarquera qu’en V, 20, il dit
qu’il est oikeiôtatos aux autres êtres humains, alors même qu’en tant qu’individus
ils lui sont indifférents, ce qui est la stricte doctrine stoïcienne.
5.  Voir sur cette question J.-L. Ferrary, Le discours de Philus (Cicéron, De Re
publica III, 8-31) et la philosophie de Carnéade, RÉL, 55, 1977, p. 128-156.
du politique à la perfection morale  119
on projette le concept actuel qui s’est élaboré au cours de longs
siècles. A.M. Malingrey écrivit autrefois un fort beau livre,
aujourd’hui un peu oublié, où elle montra la très riche variété de
ce terme chez Philon d’Alexandrie6, étude à laquelle V. Niki-
prowetzky ajouta un complément marqué par l’acribie qui le
caractérisait7. Cependant, en même temps qu’il décrit de manière
convaincante cette riche variété, V.P. la subordonne, en tout cas
dans le cas de la philosophie romaine et plus précisément ici de
Marc Aurèle, à une pratique, plus exactement une orthopraxie, au
désir de se conformer à un modèle social spécifiquement. Il est
une notion néanmoins qu’il n’interroge jamais c’est celle précisé-
ment de «  pratique  ». Il n’est pas le seul au demeurant. Comme
celui de structure il y a quelques décennies, «  pratique  » a fini
par être considéré comme un terme autoréférentiel, pour lequel
donc toute explication serait considérée comme superflue. On ne
se réfère même plus aux efforts de Bourdieu pour le théoriser8.
Comment définir une pratique par rapport à la conscience et, plus
généralement, par rapport à l’intériorité  ? P. Boyancé écrivit jadis
un article qui demeure fondamental sur «  Cicéron et l’anthro­
pologie du Premier Alcibiade  », où il décrivit la tentation pour
l’Arpinate, dans la Première Tusculane, de penser que l’homme
n’est rien d’autre que son âme9. Peut-on aller aujourd’hui jusqu’à
penser que l’individu humain n’est rien d’autre que ses pra-
tiques  ? P.V. est trop subtil pour aller jusque-là, il a de belles pages
sur les passions de l’empereur, sur la riche variété de sa person­
nalité. Il fait de l’orthopraxie non pas la seule composante du sujet
Marc Aurèle, mais celle qui finit par dominer toutes les autres.
Il nous dit cependant, tout à la fin du livre, que la philosophie fut
pour l’empereur une passion d’adolescence qu’il ne perdit jamais10.
Cela suscite au moins deux questions  : de quelle philosophie
est-il question dans l’expression «  passion d’adolescence  » et com-
ment une passion d’adolescence, jamais éteinte au demeurant,

6.  A.M. Malingrey, «  Philosophia.  » Étude d’un groupe de mots dans la littéra­ture
grecque, des présocratiques au IVe siècle après J.-C., Paris, Klincksieck, 1961.
7.  V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture chez Philon d’Alexandrie,
Brill, 1977.
8.  P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972.
9.  P. Boyancé, Cicéron et le «  Premier Alcibiade  », RÉL, 1964, p. 210-225.
10.  Op. cit., p. 169  : «  Chez lui, comme chez tant d’autres jeunes Romains,
la philosophia et son savoir encyclopédique furent d’abord une passion d’adoles-
cence, qu’il ne perdit jamais.  » Est-il nécessaire de préciser que la philosophia
fut le fondement d’un art de vivre et non un savoir encyclopédique  ?
120 carlos lévy

s’est-elle transformé en instrument au service d’un modèle


social  ? La correspondance avec Fronton ne laisse aucun doute à
ce sujet, c’est bien pour la philosophie stoïcienne que le jeune
Marc Aurèle s’est pris de passion, au grand dam de son ami et
maître de rhétorique11. Ce qui angoisse Fronton, ce n’est pas que
son élève se détourne de lui pour aller vers la philosophie, mais
qu’à l’intérieur de la philosophie il ait affirmé de plus en plus
clairement sa préférence pour le stoïcisme, c’est à dire pour la
doctrine que le vieux maître estime être la plus contraire à l’élo-
quence. Certes, l’empereur ne dit jamais explicitement qu’il
adhère au stoïcisme, mais l’absence d’un explicite n’a jamais
signifié une négation. P.V. semble subir ici l’influence de l’obses-
sion anglo-saxonne de l’evidence, un explicite perçu non seule-
ment comme une preuve, mais comme la seule preuve possible,
alors que la culture classique est souvent celle du sous-entendu,
de ce que l’on suggère sans prétendre, l’asséner aux autres. Pour
ce qui est de notre seconde question, on ne peut négliger des
expressions qui ne peuvent se comprendre qu’en contexte stoï-
cien. Ainsi en I, 6, à propos de sa dette à l’égard de Diognète,
oikeiôthènai philosophia, qui, par l’intermédiaire de l’oikeiôsis,
le  rattache à la philosophie comme à sa demeure naturelle. Ou
encore en I, 14  : to omales kai eutonon en timè tès philosophias,
la référence au tonos dont on connaît l’importance dans la pen-
sée du Portique. La philosophie fut-elle donc autre chose chez
lui  qu’une passion domestiquée pour être mise au service de la
romanité  ?

1.2.  Marc Aurèle romain et philosophe.


On peut éprouver une certaine surprise à lire, p. 39, que sur
la question de la vérité, Marc Aurèle représente «  l’attitude
romaine  ». Dans une culture aussi riche et diverse que celle de
Rome, pouvait-il y avoir une attitude en quelque sorte ontologi-
quement romaine  ? Nous reviendrons sur la vérité qui est effecti-
vement un point crucial de cette recherche. Au moins une telle
affirmation a-t-elle le mérite de poser le problème de la relation
entre philosophie et romanité. On ne peut pas reprocher à Marc

11.  Sur cette question, voir J. M. André, «  Le De otio de Fronton et les loi-
sirs de Marc-Aurèle  », RÉL, 49, 1971, p. 228-261  ; P. Fleury, «  L’orateur et le
consul  : Fronton conseiller du Prince  », Cahiers des études anciennes, 47, 2010,
p. 457-474.
du politique à la perfection morale  121
Aurèle de ne pas avoir été clair sur la question de son attitude à
l’égard de la philosophie. Rappelons d’abord qu’il s’est exprimé
avec une remarquable précision sur sa relation à la philosophie.
En VIII, 1, passage qui eût mérité une analysée serrée, il recon-
naît qu’aux yeux de beaucoup et de lui-même il reste éloigné de
la philosophie et il admet qu’il lui sera difficile d’acquérir la doxa
d’un philosophe. La doxa, la renommée, et non pas l’être. C’est
le fondement même de sa vie, et il est très vraisemblable qu’il fait
ici allusion à sa fonction d’empereur, qui fait qu’il ne peut pas
être considéré comme un philosophe. Mais la suite est tout
aussi intéressante. Que doit-il faire de ce qui lui reste de vie  ?
Bien vivre, autrement dit vivre conformément à sa nature d’être
humain. Il convient de citer la suite12  : «  Comment y réussir  ?
Si l’on possède des principes (dogmata) qui règlent les tendances
et les actions. Quels principes  ? Ceux qui concernent le bien et
le mal, et d’après lesquels il n’y a de bien pour l’homme que ce
qui le rend juste, tempérant, courageux, libre, et rien de mal que
ce qui produit en lui les vices opposés.  » Est-ce une déclaration
d’adhésion au stoïcisme  ? Bien des éléments, aussi bien dans le
vocabulaire que dans le refus d’admettre qu’il existe d’autres
biens que la beauté morale, vont dans ce sens. Certes le mot
«  stoïcien  » n’y figure pas, mais on peut se demander quel philo-
sophe d’une autre école s’exprimerait de cette manière. Il suffit
au demeurant d’aller quelques lignes plus loin pour trouver men-
tionnés Diogène, Héraclite et Socrate. Le choix de ces noms ne
doit rien au hasard. On n’y trouve ni Zénon ni Chrysippe. De toute
évidence Marc Aurèle ne tient pas à être identifié de manière trop
précise aux fondateurs du stoïcisme, plus exactement il ne veut
pas être intégré à une structure d’école, c’est un point que P.V.
souligne à juste titre. Il convient toutefois d’ajouter que les noms
qu’il ajoute sont ceux que les Stoïciens ont revendiqué comme leurs
inspirateurs, Diogène le Cynique, Héraclite, le penseur de la
matière comme flux et Socrate le moraliste intransigeant que l’on
trouve en particulier dans les Mémorables de Xénophon. Marc
Aurèle se situe dans la même tradition philosophique que les
Stoïciens, il adopte le langage et les dogmes du stoïcisme, il ne
va pas jusqu’à dire qu’il est stoïcien, mais cela n’autorise pas à
mettre en cause ce qui en lui-même est stoïcien
On pourrait ajouter que le mot «  romain  » est également absent
de ce programme de vie. Il n’est plus question à cet endroit des

12.  Pensées, VIII, 1, trad. A.I. Trannoy (CUF), modifiée.


122 carlos lévy

exempla sur lesquels régler sa conduite, mais de définir le sens


de sa vie en se réglant sur la rationalité du monde. A ce sujet,
deux passages méritent d’être cités  :
II, 5  : «  Applique-toi de tout ton soin, en Romain et en mâle,
à faire ce que tu as sur les bras avec une gravité adéquate et
sincère, avec amour, indépendance et justice, et veille à te libérer
de toutes les autres préoccupations  »
III, 5  : «  En outre, que le Dieu qui demeure en toi commande
à un être mâle, respectable, dévoué à la cité, qui soit un Romain
et un chef, qui ait tout réglé en lui-même, comme serait l’homme
qui attendrait le signal pour sortir de la vie, sans lien qui le
retienne, sans besoin de serment ni de personne pour témoin.  »
Remarquons que les deux citations ne sont pas équivalentes.
Dans la première, la romanité est la seule source exprimée des
vertus morales. Dans la seconde, cette identité romaine présente
un double aspect  : elle est soumise au Dieu, c’est à dire au logos,
qui réside dans le sujet et qui, en fait, est le sujet lui-même dans
la réalisation de sa nature  ; par ailleurs, elle est le résultat même
de cette soumission. S’il fallait résumer en un seul mot la manière
dont P.V. résume la position de Marc Aurèle face au stoïcisme, ce
serait «  usage  », l’usage impliquant le statut d’objet de ce qu’on
utilise. Or il est regrettable que ne figure pas dans la bibliogra-
phie le livre de Th. Benatouïl, dont les conclusions sont mainte-
nant très largement acceptées13. La principale innovation de cette
étude fut de démontrer que le concept d’usage était l’un des
fondements du stoïcisme dès son origine, et non, comme on le
croyait, une innovation des Stoïciens de l’époque impériale. En
faisant usage des logoi stoïciens, Marc Aurèle ne prenait pas une
distance romaine par rapport à eux, il se comportait en stoïcien
au moins autant qu’en romain. Marc Aurèle n’est pas Pline le
Jeune, il ne met pas le stoïcisme au service de son narcissisme,
il entretient avec cette doctrine une relation beaucoup plus com-
plexe et profonde, pour la description de laquelle le modèle de
l’usage, au sens commun du terme, n’est pas à notre sens per­
tinent. Même si, il faut le reconnaître, il n’y a pas chez Marc
Aurèle d’allusion explicite à la théorie des quatre personae, sans
doute d’origine panétienne14, c’est elle qui nous paraît la plus à

13.  Th. Benatouïl, Faire usage. La pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006.
14. Cicéron, De officiis, I, 107 s., et C. Lévy, «  Y a-t-il quelqu’un derrière le
masque  ? À propos de la théorie des personae chez Cicéron  », dans P. Galand-Hallyn
du politique à la perfection morale  123
même de rendre compte de la manière dont coexistent en lui
l’empereur et le philosophe. Rappelons rapidement que, dans
l’exposé que fait Cicéron de cette théorie, il n’existe pas de noyau
central constitutif du sujet. Celui-ci se définit en permanence par
l’articulation de quatre personae  : la nature humaine, la seule
rationnelle dans le monde, la même que celle des dieux  ; les
caractéristiques individuelles  ; les fonctions dont nous investit la
fortuna, les blessures qu’elle nous assène  ; enfin ce que nous
­voulons faire de nous-mêmes. C’est le jeu des personae et lui seul
qui permet de comprendre la coexistence d’affirmations qui
paraîtraient autrement être contradictoires. Pour n’en donner
qu’un exemple, p. 69, P.V. a des analyse justes sur l’importance
que Marc Aurèle accorde au corps visage, et en particulier au
visage, allant jusqu’à affirmer, p. 71, en une formule frappante mais
qui reste défendable  : «  pratiquer l’orthopraxie, c’est donc se
donner les moyens d’avoir un corps en bonne santé.» Encore faut-
il ajouter cependant qu’en II, 2, le même Marc Aurèle tient ce
propos que ne désavouerait pas le plus extrémiste des Cyniques  :
«  Méprise la chair  : elle n’est que de la boue et du sang, des os
et un fin réseau de nerfs, de veines de d’artères.  » L’empereur ne
peut se désintéresser de la santé de son corps ni de l’image qu’il
offre au monde qu’il gouverne. Le philosophe, lui, sait que le
corps n’a en lui-même aucune valeur. Cicéron faisait résider dans
la quatrième persona la liberté du sujet. Marc Aurèle, lui, pro-
clame la nécessité de faire de l’hégémonique autre chose que le
point de convergence des désirs ou le centre de la révolte contre
le destin. Chez l’un comme chez l’autre, le stoïcisme, en tout cas
dans sa version panétienne, permet de concilier ce qui, dans une
autre perspective, serait inconciliable.

1.3.  Questions stoïciennes


En ce qui concerne le stoïcisme, le principal reproche que l’on
peut faire à P.V. est de donner de celui-ci une image par trop
figée. Significative est l’affirmation, p. 34  : «  on n’imaginerait pas
un philosophe stoïcien tenir un tel discours  !» Or les adversaires
du Portique ne se sont pas fait faute de souligner la variabilité
des discours stoïcien, il suffit de lire les Contradictions des Stoï-
ciens de Plutarque pour s’en convaincre. Et avant lui, Cicéron

et C. Lévy éds, 2006, Vivre pour soi, vivre dans la cité, de l’Antiquité à la Renais-
sance, Paris, PUPS, p. 45-58.
124 carlos lévy

n’avait pas hésité à inclure, polémiquement certes, Chrysippe


parmi les philosophes sceptiques, tant il avait utilisé des argu-
ments contre la vérité des sens15. Reste que l’on ne peut pas
attribuer à la romanité ce qui appartient au stoïcisme. La grande
richesse de ce livre nous entraînerait bien au-delà des limites de
cette chronique si nous voulions entrer dans le détail des éléments
stoïciens qui y figurent sans être identifiés comme stoïciens. Nous
nous contenterons d’en mentionner deux qui nous paraissent tout
particulièrement significatifs.
L’une des affirmations les plus fortement assénées est que
Marc Aurèle n’est pas un philosophe à la recherche du vrai, mais
quelqu’un qui cherche à se transformer lui-même grâce à la phi-
losophie. Citons seulement la page 36  : «  On ne saurait décrire
l’activité de Marc Aurèle comme une recherche de la vérité au
sens courant de ce mot, celui de la vérité-correspondance  », où
le vrai, opposé au «  faux  », désigne une correspondance, une
adéquation entre la pensée et la réalité, notamment, dans la tra-
dition philosophique, à la réalité en tant qu’elle est inaccessible
à l’expérience. Est vrai, pour Marc Aurèle, ce qui est conforme à
la justice  ». Et, bien sûr, cette distinction entre le vrai comme
correspondance et la vérité comme vertu morale s’expliquerait par
la sémantique de uerum en latin. Le problème est qu’elle corres-
pond aussi à la distinction stoïcienne entre alèthes et alètheia,
telle qu’elle est clairement décrite par Sextus Empiricus, dans
un passage (A.M., VIII, 38) où il dit que, pour les Stoïciens, le
vrai diffère de la vérité selon trois points de vue  : en ousia, car la
vérité ne peut exister qu’incarnée dans l’âme, tandis que le vrai
est un incorporel, un asômaton  ; en dunamei, car le vrai est un
savoir ponctuel, non une science totale  ; en constitution (sustasei)
car le vrai est un jugement isolé tandis que la vérité juxtapose
une série de jugements. Chez Marc Aurèle comme chez les Stoïciens
mentionnés par Sextus, la vérité n’est pas une correspondance, mais
bien un état de l’âme. Que le premier insiste plus sur l’aspect
éthique de cette incorporation peut être certes mis sur le compte
de l’identité romaine de l’empereur. Ce qui, en revanche, ne peut
être accepté, c’est de présenter comme exclusivement romain ce
qui est au moins tout autant stoïcien.

15. Voir Lucullus, 75  : Sed quid eos colligam, cum habeam Chrysippum, qui
fulcire putatur porticum Stoicorum  : quam multa ille contra sensus, quam multa
contra omnia quae in consuetudine probantur.
du politique à la perfection morale  125
Notre second point concerne les dogmata. Il est reproché à
Pierre Hadot d’avoir affirmé qu’un dogma est «  un principe uni-
versel qui fonde et justifie une certaine conduite et peut se for-
muler en une ou plusieurs propositions  ». Les dogmata de Marc
Aurèle seraient en fait les décisions prises par lui-même pour
construire son orthopraxie. Cela n’est pas exact. Marc Aurèle
demeure dans la continuité de Sénèque, qui avait longuement
dans la lettre 95 expliqué sa position moyenne, rejetant à la fois
le radicalisme d’un Ariston, Stoïcien hétérodoxe qui ne voulait
admettre que des principes, et le pragmatisme de ceux qui ne
recherchaient dans la philosophie que des conseils pratiques.
Parmi les multiples passages qui le prouvent citons III, 13  :
«  Comme les médecins ont toujours sous la main leurs appareils
et leurs trousses pour les soins à donner d’urgence, de même
tiens toujours prêts les principes (dogmata) grâce auxquels tu
pourras connaître les choses divines et humaines et faire voir à
chacune de tes actions, même les moindres, que tu te rappelles
l’enchaînement réciproque de ces deux ordres de questions  ; car
on ne saurait bien rien faire de ce qui intéresse les hommes, si
on ne le rapporte aux choses divines et humaines  ». La mention
des «  choses divines et humaines  » renvoie à un thème majeur de
la conception stoïcienne de la philosophie. Le lien qui unit les
choses les unes autres est caractéristique de la conception d’un
monde perçu comme la concaténation universelle des causes.
On pourrait encore citer IX, 29, où lorsqu’il est question des dog-
mata des hommes politiques qui s’imaginent philosophes, Marc
Aurèle n’a pas de mots assez durs pour les stigmatiser. Le seul
dogma véritable est de faire ce que la nature réclame de nous.

Marc Aurèle était-il un philosophe stoïcien  ? Nous accordons


bien volontiers à P.V. qu’il ne l’était pas au sens où la plupart des
gens croient qu’il le fut. Sa relation à la philosophie était bien
plus compliquée que celle que pouvait entretenir avec elle un
philosophe professionnel, à vrai dire il était impossible qu’il en
fût autrement, s’agissant d’un empereur romain. Ce que l’on peut
regretter, c’est que P.V., s’étant donné et nous ayant donné tous
les moyens de penser cette complexité, l’ait réduite d’une manière
qui ne nous semble pas être convaincante. Ses excellentes pages,
en épilogue, sur les multiples figures de la réception de Marc
Aurèle à la Renaissance et dans la tradition cabalistique confir-
ment pourtant, si besoin était, sa capacité à restituer les réalités
historiques et intellectuelles les plus complexes. Répétons-le,
126 carlos lévy

Marc Aurèle n’était pas Pline le Jeune, toujours soucieux d’incar-


ner l’idéal d’une société et subordonnant la philosophie à celui-ci.
Son propos allait bien au-delà de la construction d’un moi social,
entreprise dont le stoïcisme aurait été l’instrument principal.
Ni «  élément incontournable de la panoplie du prince  »16, ni simple
moyen au service d’une orthopraxie, la philosophie stoïcienne fut
pour lui une réalité existentielle à la fois intensément vécue et pen-
sée dans une réflexivité non dépourvue de contradictions.

II. Comment penser le souverain bien  ?

Le De finibus demeure un instrument indispensable pour la


connaissance des doctrines morales de l’époque hellénistique,
mais aussi des doxographies qui avaient pour finalité d’en fixer
les principaux traits et, last but not least, de la pensée cicéro-
nienne, longtemps considérée comme une médiocre paraphrase,
et dont on apprécie maintenant le sérieux et la profondeur.
Ce livre, édité par J. Annas, qui en a écrit l’introduction, et par
G. Betegh, constitue la publication des actes du XIIème Sympo-
sium hellénistique qui s’est tenu à Budapest en juin 2010. L’ou-
vrage est d’une présentation parfaite, sans les erreurs typogra-
phiques qui trop souvent déparent les actes de colloques. La
bibliographie est abondante avec, une fois n’est pas coutume, la
mention d’ouvrages publiés dans une autre langue que l’anglais.
Un très utile index locorum termine le volume. On y notera tou-
tefois, non sans surprise, l’absence de toute référence lucrétienne,
alors même que trois communications sont consacrées à l’exposé
et à la critique de l’épicurisme par Cicéron. On en conclura qu’à
plus de deux millénaires de distance le silence cicéronien sur
l’auteur du De rerum natura n’a rien perdu de son efficacité.

L’article de Ch. Brittain nous paraît être17 un exemple convain-


cant des problèmes dans lesquelles on s’enferre lorsqu’on veut
enfermer Cicéron dans le concept de «  sceptique  ». Rappelons,
une fois encore, que ce concept ne fut définitivement formulé que
lorsqu’Énésidème se détacha de la Nouvelle Académie, estimant
qu’elle conduisait au dogmatisme. Il n’avait pas tort de considérer

16.  Op. cit., p. 170.


17.  Voir aussi R. Woolf, Cicero, The Philosophy of a Roman Sceptic. Philosophy
in the Roman World, Londres-New York, 2015.
du politique à la perfection morale  127
que Platon, toujours à l’arrière-plan de la pensée néo-académi-
cienne, ne serait-ce que parce qu’il s’agissait de l’école qu’il avait
lui-même fondée, constituait une menace aux yeux de qui voulait
fonder la pensée du doute absolu. En déconnectant l’epochè de
tout penseur autre que Pyrrhon, qu’il transformait par la même
occasion en «  sceptique  », alors que la réalité était beaucoup
plus complexe18, Énésidème établissait l’impossibilité d’être à la
fois sceptique et platonicien. Or d’une part, Cicéron ne connais-
sait pas, ou ne voulait pas connaître Énésidème, en tout cas il
n’en parle jamais, et, d’autre part, Platon est toujours au centre
ou à l’horizon de sa pensée. Voilà qui devrait inciter au moins à
une certaine prudence dans l’utilisation à son sujet du terme
«  sceptique  ». La thèse de Brittain est que Cicéron, dans le
De finibus comme dans les Academica, est un sceptique «  radi-
cal  », autrement dit quelqu’un qui adoptait la version la plus
intransigeante de l’epochè, celle que Clitomaque avait proposée
de la pensée de Carnéade. On peut se demander par quelle aber-
ration un sceptique «  radical  » pouvait écrire dans les Tusculanes
(I, 39)  : errare mehercule malo cum Platone quam quem tu quanti
facias scio et quem ex tuo ore admiror,quam cum istis vera sentire.
L’idée que, au moins dans certains cas, se tromper avec Platon
était préférable à penser le vrai avec les Épicuriens faisait implo-
ser la position traditionnelle du problème de la connaissance.
L’erreur majeure de l’étude de Brittain est en effet, selon nous, de
n’interpréter le De finibus qu’en regardant presque exclusivement
vers l’amont, autrement dit vers les Academica19. Or de multiples
indications données par Cicéron lui-même20 montrent que la
réflexion commencée dans les Academica par la mise en scène
d’un dissensus général des moralistes, se poursuit dans le De
finibus par la réfutation des éthiques naturalistes et s’achève dans
les Tusculanes par ce que l’on pourrait appeler la solution plato-
nicienne, laquelle intègre et dépasse à la fois les contradictions
mises en évidence. Platon, absent des doxographies du De fini-
bus, est intensément présent dans les Disputationes, un Platon

18.  Voir M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Villers-sur Mer, 1973, réédition


Paris, 1973.
19.  Les Tusculanes sont mentionnées en 33-34, mais toujours dans le cadre
du débat entre les Académico-Péripatéticiens et les Stoïciens, sans jamais men-
tionner le bouleversement que l’irruption de Platon fait subir à l’économie géné-
rale des dialogues.
20.  Voir sur ce point Carlos Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 456-
462.
128 carlos lévy

réinterprété par Cicéron. Celui-ci n’est pas seulement un «  scep-


tique  », c’est un Ianus bifrons qui, d’une part, regarde vers les
débats de l’époque hellénistique et, d’autre part, annonce le
moyen platonisme. Or c’est précisément Platon, en tout cas ses
interprétations de Platon, qui lui permettent de faire cela. Il nous
faut aussi déplorer la désinvolture avec laquelle Brittain traite
ceux dont les positions ne lui plaisent pas. La description de la
méthode doxographique (voir I, 2, «  Against the doxographical
reading  », confondant celle-ci avec la QuellenForschung la plus
bornée, est caricaturale et ne mentionne jamais l’immense
richesse de l’ouvrage fondateur de M. Giusta21. Regretter que la
recherche se soit désintéressée du contexte romain (personnages
et paysages des dialogues cicéroniens) témoigne du refus de prendre
en compte tout ce que nous avons pu écrire à ce sujet. De même,
s’attribuer (p. 26-28) le mérite d’avoir mis en évidence les simi-
litudes structurelles entre les livres II et IV du De finibus trouve
un démenti dans la bibliographie de l’ouvrage, où figure notre
article, cité par d’autres, dont le titre même est évocateur  : «  La
dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus  ».
J. Warren procède à une analyse détaillée à la fois de la
conception épicurienne du plaisir et de la critique qui en est faite
par Cicéron. Nous ne reviendrons pas sur les différents éléments
qui sont ainsi mis en évidence, le plus souvent avec beaucoup de
pertinence. Signalons quelques points de détail  :
– p. 49  : l’adjectif «  unorthodox  » pour qualifier la conception
épicurienne du plaisir est surprenant. Par rapport à quelle
orthodoxie  ?
– p. 52  : l’interprétation de liberatio en I, 37, comme indiquant le
résultat plutôt que le processus de libération de la douleur est
problématique. Il nous semble plus satisfaisant à la fois linguisti-
quement et sémantiquement de considérer que liberatio désigne
le processus et vacuitas omnis molestiae le résultat  ;
– p. 55-63, dans la longue analyse critique de l’argument de la
main de Chrysippe, il conviendrait de souligner l’incohérence
qu’il y a à parler de la main comme si elle constituait à elle
toute seule le sujet  ;
– p. 72-75, l’interprétation de Purinton et de Feldman, faisant du
plaisir katastématique un objet, dans le premier cas l’objet de
la joie, dans le second celui d’une attitude est selon nous, n’en

21.  M. Giusta, I dossografi di etica, 2 vols, Turin, 1964 et 1967.


du politique à la perfection morale  129
déplaise à Warren, celui qui correspond le mieux au texte
cicéronien22.
P.M. Morel (P.M.M.) donne une analyse précise de l‘exposé par
Torquatus de la théorie épicurienne des vertus et de la présen­
tation qu’en fait Cicéron. Il souligne à juste titre que le cadre
des quatre vertus cardinales choisi par cet Épicurien romain ne
figure dans aucun autre texte expliquant l’éthique du Jardin. De
nombreux autres détails montrent qu’il s’agit là d’une adaptation
plutôt que d’un compte rendu strictement fidèle de la doctrine du
Maître. Par exemple, la phronèsis, principale vertu aux yeux de
celui-ci, n’est évoquée que dans la rubrique consacrée à la
sapientia. L’utilisation de la liste des quatre vertus canoniques est
attribuée principalement à un souci méthodologique de clarté et
d’unité, puisque tout est fait pour préparer la réfutation que fera
Cicéron au livre suivant, au nom d’un honestum sans relation
avec le plaisir. D’où la conclusion que P.M.M. tire de cette pre-
mière partie de son étude (p. 87)  : «  From a historiographical or
doxographical point of view, we must admit that Torquatus’ dis-
course presents more problems than it does solutions. It adds
nothing very new to our knowledge for the original doctrine  ».
Stricto sensu on ne peut qu’approuver cette conclusion. Toutefois,
s’il est vrai que, du point de vue de l’épicurisme, l’exposé de
Torquatus ne brille pas par sa profondeur, en revanche l’utilisa-
tion de cadres non-épicuriens pour dire l’épicurisme est en elle-
même intéressante. En effet, il convient d’ajouter que le traite-
ment des vertus n’est qu’un cas particulier d’une tendance
générale qui commence dès le début de cet exposé. Lorsque Tor-
quatus déclare en I, 30  : omne animal, simul atque natum sit,
voluptatem appetere eaque gaudere ut summo bono, dolorem asper-
nari ut summum, il utilise le même principe que Caton au livre III
et Pison au livre V, autrement dit celui de l’oikeiôsis, dont aucun
autre texte épicurien ne comporte l’explicitation. C’est donc bien
tout le livre qui est construit selon un cadre beaucoup plus proche
du stoïcisme ou de la méthode d’Antiochus que selon les catégo-
ries traditionnelles de l’épicurisme. Il en est de même pour la
réfutation cicéronienne. P.M.M remarque fort justement que le
grief principal est celui de l’incohérence, or c’est le même qui

22.  J. Purinton, «  Epicurus on the Telos  », Phronesis, 38, 1993, p. 281-321.


F. Feldman, Pleasure and the Good Life  : Concerning the Nature, Varieties and
Plausability of Hedonism, Oxford, 2004.
130 carlos lévy

sera adressé aux Stoïciens tout au long du livre IV, puisqu’il leur
sera reproché de défendre simultanément deux formules diffé-
rentes du telos. S’il est vrai donc que les livres I et II n’apportent
rien de très nouveau à la connaissance de l’épicurisme, ils contri-
buent à montrer l’existence d’un effort, en tout cas doxogra-
phique et pédagogique, pour penser les éthiques hellénistiques,
autrement dit naturalistes, comme une totalité, au risque de ne
pas pouvoir rendre toujours compte de la spécificité de chacune
d’entre elles.
Dorothea Frede (D.F.) revient sur un problème traditionnel des
études sur le De finibus, dans sa partie épicurienne, à savoir le
statut exact de l’amitié, et plus précisément sur la question de
savoir comment une conception égoïste de celle-ci peut coexister
dans la même doctrine avec une conception «  altruiste  », pour
reprendre le qualificatif utilisé par Ph. Mitsis dans son remarquable
ouvrage sur l’éthique épicurienne23. Comme elle le dit elle-même,
la complexité du problème exige que l’on parcoure le texte «  with a
fine-toothed comb  ». L’expérience la plus commune montre cepen-
dant que, lorsqu’on utilise un peigne, il n’est pas inutile d’avoir un
miroir, lequel, en l’occurrence aurait pu être Lucrèce. D.F. dit certes
que celui-ci prête bien peu d’attention aux relations interperson-
nelles24. Cela est exact quantitativement, mais on ne peut oublier
que le poème tout entier est un don offert à un ami. Que cette amitié
ait été vraie ou fictive, cela ne peut faire oublier tout l’intérêt de
vers comme ceux-ci, dans lesquels le poète affirme que la vertu du
destinataire et l’espoir d’une douce amitié peuvent le convaincre
d’affronter une tâche par ailleurs gigantesque25  : sed tua me virtus
tamen et sperata voluptas suavis amicitiae quemvis efferre laborem
suadet. Cette dimension de l’espoir dans l’amitié est soulignée par
Cicéron lui-même en I, 67, sed etiam spe eriguntur. Or, c’est le
moins qu’on puisse dire, elle n’a pas été suffisamment prise en
compte jusqu’à présent, alors que la temporalité permet selon
nous de mieux comprendre au moins deux aspects du problème  :
– D.F. se montre assez sévère à l’égard de la seconde catégorie
évoquée par Cicéron, en gros ceux qui pensent que l’amitié à
ses débuts est égoïste, mais qu’avec le temps, elle finit par se

23. Ph. Mitsis, Epicurus’ Ethical Theory  : The Pleasures of Invulnerability,


Ithaca, New York, 1988. Cet ouvrage a été publié en français, sous le titre L’éthique
d’Épicure. Les plaisirs de l’invulnérabilité, trad. A. Gigandet, Paris, 2014.
24.  Op. cit., p. 100.
25.  DRN, I, 140-141.
du politique à la perfection morale  131
libérer de cette pulsion. Or, à la fin du livre IV, 1283-1287,
Lucrèce tient un propos qui a surpris beaucoup d’interprètes.
Il explique que même une femme remarquablement laide peut
se faire aimer  : «  et puis l’habitude fait naître l’amour (consue-
tudo concinnat amorem). Car de légers coups fréquemment répé-
tés finissent par venir à bout de toutes choses  : ne vois-tu pas
que de pauvres gouttes d’eau, à force de tomber sur une roche,
la percent à la longue (longo in spatio pertundere saxa) ?  » Le
temps peut donc provoquer une mutation et faire que la logique
du désir se métamorphose, cédant la place à une réalité psycho-
logique dans laquelle celui-ci est subordonné à quelque chose
qui le transcende. N’y a-t-il pas dans ce processus quelque
chose qui est très proche de ce que les Épicuriens de la seconde
catégorie affirmaient au sujet de l’amitié  ?
– par ailleurs, que faire des références au sage dans le passage
sur l’amitié, et notamment de celle (I, 68) où il est dit que le
sage éprouvera à l’égard de son ami ce qu’il éprouve à l’égard
de lui-même  : sapiens erit affectus erga amicum, quo in se ipsum  ?
Il faut reconnaître que Cicéron n’est pas très clair sur ce point,
mais il y a au moins quelques éléments qui laissent penser
qu’il faut avoir fait le chemin qui conduit à la sagesse pour que
s’installe ce que l’on pourrait appeler un égoïsme à deux.
– Une dernière remarque. Il eût été intéressant de mettre en rela-
tion la tripartition des §67 s. avec une tripartition antérieure,
celle qui se trouve dans les § 30-32. Rien ne prouve qu’elles
coïncident, mais dans le même temps, il est surprenant que
Torquatus ait parlé, à quelques paragraphes de distance, de
catégories complètement différentes.
Margaret Graver (M.G.) a travaillé sur «  l’honneur et à l’hono-
rable  » dans le discours de Caton. Si l’honestum figure en bonne
place dans tous les articles sur le stoïcisme, comme traduction du
kalon des textes stoïciens grecs, il n’en est pas de même de l’honos.
On saluera donc cette initiative, en y ajoutant un complément. En
raison de sa date de parution, ne figure pas dans la bibliographie
le livre fondamental de Mathieu Jacotot, Question d’honneur Les
notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine
antique, Rome, École française de Rome, 201326. M.G. souligne à
juste titre l’importance de la timè chez Platon et chez Aristote,

26.  Jacotot est remercié p. 119, n. 1, pour une information qu’il avait donnée
concernant Lucilius.
132 carlos lévy

comme étant un concept lié à la sincérité et une évaluation exacte


de soi-même, ce qui n’enlève rien à la spécificité de la notion
d’honestum que Cicéron avait héritée du poète satirique Lucilius.
Comme cela est justement souligné, la situation personnelle de
Cicéron, homo novus s’appuyant sur sa valeur personnelle beau-
coup plus que sur des réseaux constitués en fonction de solidari-
tés nobiliaires, a joué un rôle important dans sa sensibilité à la
gloria et à l’honos, ce que montre la fréquence de ces notions
dans la correspondance et dans les discours. Cela n’ôte rien au
travail de conceptualisation qu’il a effectué, en particulier dans
le De finibus, où l’honestum est installé comme un concept stoïcien.
Il conviendrait d’ajouter que Lucrèce, lui, évite presque totale-
ment l’adjectif honestus, une seule référence en IV, 1181, dans le
contexte particulier des plaintes de l’amant. Honor y figure, en
revanche, treize fois, avec un sens négatif, que résume le vers III,
59, où est dénoncée la honorum caeca cupido. C’est Cicéron qui a
définitivement adopté honestum comme équivalent de kalon et en
a fait l’expression de la beauté morale. Intéressante est la distinc-
tion, à la p. 125, entre un usage référentiel et un usage descriptif
d’honestum. Dans le premier cas, il est simplement le marqueur
d’une conduite vertueuse. Le second cas conduit à mieux examiner
la relation entre la vertu et l’honestum. L’analyse prend comme
point de départ Fin. 3. 10, où il est dit que l’honestum est comme
la lumière de la vertu, et cela donne lieu à une série de remarques
très subtiles sur la différenciation entre la vertu et l’honestum ainsi
que sur la gloire dans la pensée de Cicéron. On regrettera néan-
moins le silence total sur ce que l’on pourrait appeler le caractère
auto-référentiel de l’expression quasi virtutis lumen. Le lecteur de
cette contribution serait en droit de penser qu’elle surgit ex nihilo
dans le De finibus, ou en tout cas dans les traités philosophiques
de Cicéron, or il n’en est rien. L’expression quasi virtutis lumen – le
quasi a son importance – est souvent présente dans les traités rhé-
toriques, pour désigner les figures dont la fonction est de donner de
la beauté au texte. On se reportera à De oratore III, 96 et 201, à
Part. Or., 19 où les quinque quasi lumina font allusion aux vertus
du style et l’on pourrait mentionner bien d’autres exemples. À partir
de là, c’est ce transfert de la problématique des figures depuis
la rhétorique à la philosophie qui reste à étudier27. L’une des

27.  Sur cette question voir C. Lévy, «  Les lumières de la rhétorique  : les signi-
fications rhétorique, politique et philosophique des figures dans l’Orator  », dans
Schèma/Figura, M.S. Celentano, P. Chiron, M.-P. Noël éds, 2004, p. 229-245.
du politique à la perfection morale  133
questions que l’on peut se poser est si elle est propre à Cicéron,
ce que laisseraient penser nos textes, ou si elle pourrait être mise
en relation avec l’enseignement de Philon de Larissa qui fut le
premier Académicien à dispenser dans le même temps des cours
de rhétorique et de philosophie. En tout cas, nous avons là un
élément important de l’unité de la pensée théorique de Cicéron à
travers ses différents avatars. Il n’est pas sans intérêt de Sénèque,
dont l’œuvre ne manque pas de références à la lumière, n’emploie
jamais quasi lumen.
B. Inwood revient sur le fameux «  argument du berceau  », le
«  cradle argument  », expression dont J. Brunschwig fut l’inven-
teur, à partir de ce qu’écrit Cicéron dans le De finibus V, 55  :
omnes veteres philosophi, maxime nostri, ad incunabula accedunt.
On peut d’ailleurs se demander, malgré toute notre admiration
pour celui qui fut l’un de nos maîtres, si cette expression est
vraiment appropriée pour désigner l’oikeiôsis d’une manière géné-
rale. Si l’on compare, en effet, l’exposé de ce principe qui en est
donné par le Péripatéticien Pison à celui du Stoïcien Caton, on
constate que le premier, après avoir énoncé la règle générale,
s’intéresse aussitôt aux berceaux, c’est-à-dire aux petits des êtres
humains, tandis que le second en reste à la norme commune à
tout le règne du vivant. Il y a là plus qu’une nuance. En effet,
Pison, par son allusion aux berceaux, dégage très vite, au moins
narrativement, l’être humain de la communauté du vivant, tandis
que ce qui sera précisément reproché aux Stoïciens, c’est de pré-
tendre parvenir à la raison à partir de l’absence totale de spécifi-
cité de l’enfant par rapport aux autres êtres vivants. Nous ne nous
attarderons pas ici sur l’intéressante analyse de détail de l’oikeiô-
sis comme principe naturel, appuyée sur de judicieuses réfé-
rences à Chrysippe et à Hiéroclès. Le problème est effectivement
celui de cette «  voix de la nature  », dont le statut n’apparaît pas
clairement. S’agit-il, comme cela est suggéré à la page 158 d’une
métaphore, et le cas échéant, cette métaphore est-elle cicéro-
nienne ou a-t-elle été utilisée dans l’une des écoles évoquées
dans le De finibus  ? Pace Inwood, nous ne voyons rien qui res-
semble à la voix de la nature chez Hiéroclès. L’interprétation de
ce qui se manifeste dans l’oikeiôsis, la volonté de décrypter cet
ensemble de signes, est chez lui une construction humaine, fon-
dée sur la communauté de nature entre l’être humain et le monde.
Communauté dissymétrique, puisque la raison est parfaite dans
la nature, imparfaite chez les humains, à l’exception du sage.
Chez Cicéron lui-même, la seule allusion claire à la voix de la
134 carlos lévy

nature dans l’exposé stoïcien, en Fin. III, 62, concerne les ani-
maux qui, eux, n’ont pas précisément de langage articulé et
rationnel posant le problème de l’usage des notions, et qui, de ce
fait, laissent passer en quelque sorte la voix de la nature. De ce
point de vue, le lecteur anonyme auquel il est fait allusion à la
note 124, p. 59, nous semble avoir raison. En fait, la seule fois à
notre connaissance où Cicéron fait coïncider la voix de la nature
et la voix/raison de l’être humain se trouve en Tusc. I, 35 (omnium
consensus naturae vox est), passage dans lequel, comme en III, 62
l’on retrouve le jeu naturae uox/naturae vis. Et c’est en Fin. I, 71
qu’est établi un lien direct entre la voix de la nature et l’oikeiôsis.
Il n’est pas inutile de rappeler à ce sujet que Lucrèce, toujours
lui, III, 931 avait précédé Cicéron en disant si vocem rerum
natura repente mittat28. On regrettera également que p. 156 s.,
qu’à propos du «  social bonding  », ne soient pas discutées les
positions de G.  Reydams Schils, dans “Human Bonding and
Oikeiôsis in Roman Stoicism,” Oxford Studies in Ancient Philo-
sophy 22 (Summer 2002) 221-25, qui traite des mêmes textes. Il
eût fallu également faire un sort à III, 73, passage fondamental
pour l’analyse du lien entre nature et sociabilité, voir Reydams-
Schils, G. «  Teaching Pericles: Cicero on the Study of Nature,  »
in Roman Reflections. Studies in Latin Philosophy, ed. by K. Volk
and G. Williams (Oxford University Press, 2015) 91-107.

Le titre de l’article d’Anna Maria Ioppolo (A.M.I.) renvoie à un


sujet dont nous avions nous-mêmes exploré quelques aspects en
des temps anciens29, celui de la place des doctrines tombées en
désuétude dans les doxographies cicéroniennes du souverain
bien. En réalité, il s’agit beaucoup plus d’une ample réflexion sur
les variations doctrinales à l’intérieur même de la téléologie du
Portique. A.M.I. met en évidence de manière convaincante la
manière dont celles-ci ont pu alimenter les critiques que la Nou-
velle Académie et Antiochus ont adressées à la prétention stoï-
cienne de concilier la valeur absolue de la vertu et la valeur rela-
tive des choses conformes à la nature. Elle souligne également le
rôle très actif de Chrysippe dans la constitution de la doxographie
morale, un point que l’on a un peu tendance à oublier au profit

28. Lucrèce, DRN, III, 931.


29.  C. Lévy, «  Un problème doxographique chez Cicéron  : les indifférentistes  »,
Revue des Études Latines, 58, p. 238-251 (la référence donnée dans la bibliogra-
phie est inexacte).
du politique à la perfection morale  135
de la divisio carneadia. Sur tous ces points et également sur le
rôle essentiel d’Ariston dans ces débats, elle développe des ana-
lyses d’une grande qualité, qui tiennent compte à la fois de la
bibliographie la plus récente et des acquis des grands maîtres de
la QuellenForschung, Hirzel en particulier, dont généralement le
nom n’est plus évoqué, sans oublier M. Giusta dont on ne saluera
jamais assez l’apport à la doxographie. Ajoutons que l’utilisation
de Sextus comme «  grand témoin  » de débats qui l’avaient pré-
cédé est en tout point excellente.
Quelques autres points peuvent donner lieu à discussion.
P.  168 l’affirmation selon laquelle la reprise par Carnéade de
l’argument d’Ariston identifiant les indifférents à des biens ina-
voués prouverait que celui-ci n’avait pas été réfuté, nous semble
faire peu de cas de la spécificité des raisonnements polémiques  ;
p. 169, à propos de la proximité entre Chrysippe et Ariston, le
passif dans l’expression sententia explosa ne permet pas de déter-
miner qui porter la responsabilité de ce rejet  ; p. 171, les frag-
ments de Chrysippe sont trop peu nombreux – A.M.I. le reconnaît
elle-même – pour que nous en déduisions que ce scholarque
n’avait pas utilisé le «  cradle argument  »  ; p. 177, ne faut-il pas
donner un sens polémique l’identification par Antiochus de
l’unité d’une école à celle de son telos  ?  ; p. 180, si l’on ne peut
qu’approuver ce qui est dit de la polémique entre Chrysippe et
Ariston, pourquoi ne jamais évoquer Erillus, et quid de l’associa-
tion des trois penseurs indifférentistes, Pyrrhon, Erillus, Aris-
ton  ?  ; p. 191, peut-on parler vraiment d’un «  break  » chez Aris-
ton entre la pulsion (ormè) et le logos  ? Rationaliser totalement la
pulsion n’est-ce pas exactement le contraire  ?
Ch. Gill a concentré sa recherche sur un problème qui est au
centre de l’économie générale du De finibus. On sait que Cicéron
critique au livre IV la téléologie stoïcienne, à partir de positions
qui sont celles d’Antiochus, puis entreprend d’exposer par la
suite la conception du souverain bien proposée par l’Ascalonite
lui-même, lequel se trouve donc successivement en position cri-
tique puis dogmatique. Gill analyse rigoureusement les structures
des deux livres et établit de fort intéressantes comparaisons entre
les éthiques stoïcienne et péripatéticienne, envisageant à juste
titre l’éthique d’Antiochus comme la traduction, en termes péri-
patéticiens de celle du Portique. On retiendra, entre autres, p. 223,
l’accent mis à juste titre sur la différence entre la distinction
rigide qu’établissaient les Stoïciens entre l’homme et l’animal et
celle, plus nuancée, que l’on trouve chez Aristote, ou encore la
136 carlos lévy

fine analyse de la métaphore de la vigne, p. 235. D’autres points


nous paraissent plus problématiques. Tout d’abord, on note que,
pour l’oikeiôsis péripatéticienne, Gill s’en tient presque exclusive-
ment aux travaux de V. Tsouni, dont la thèse soutenue à Cam-
bridge en 2010, était précisément intitulée «  Antiochus and Peri-
patetic Ethics  ». Aucune mention hélas du livre le plus complet,
à notre sens, sur cette question, celui de G. Magnaldi, L’oikeiôsis
peripatetica in Ario Didimo e nel De finibus di Cicerone, Florence,
1991. Cela aurait permis des rapprochements fructueux avec
Arius Didyme, un autre grand absent de ce livre, ce que l’on peut
regretter. Par ailleurs, si Gill a raison de s’intéresser tout particuliè-
rement à Antiochus, il omet la présence, du Péripatéticien Staseas
de Naples, évoqué dans le dernier livre du De finibus. Cicéron
nous dit en V, 75 qu’Antiochus avait repris ses idées, mais beau-
coup mieux et avec plus de force (multo melius et fortius). Cette
formulation laisserait penser qu’Antiochus, en particulier par sa
distinction entre vita beata et vita beatissima avait cherché à atté-
nuer la part attribuée par le Péripatéticien à tout ce qui n’était pas
la vertu. Last but not least, Gill à la p. 231, évoque l’amour de soi
(self-love) comme constituant la première phase de l’oikeiôsis stoï-
cienne. Les choses sont probablement plus compliquées. Si on
regarde de près le texte du De finibus III, 16, le verbe diligo, dont
le sens premier est «  privilégier  », et seulement à partir de là,
«  aimer  », intervient après le verbe conservare  : l’oikeiôsis consiste
à se préserver soi-même et à privilégier sa propre constitution et
tout ce qui peut faciliter sa permanence. La comparaison avec la
présentation de Diogène Laërce, qui cite le premier livre du traité
de Chrysippe Sur les fins, montre de sensibles différences. Sans
entrer dans le détail, on peut dire que Chrysippe, en tout cas dans
ce passage, ne mentionne rien qui ressemble à de l’amour. Le
verbe chrysippéen est τηρεῖν, qui ­correspond à ce que Cicéron
exprime par conservare. L’apparition de diligere, d’abord dans le
discours de Caton, puis, de manière encore plus directe dans celui
de Pison, constitue donc un problème qui aurait mérité une atten-
tion soutenue. Il semble bien que ce soit en milieu romain que se
soit effectué le passage explicite de la protection à l’amour. En
tout cas c’est chez Aulu Gelle que nous trouvons l’oikeiôsis trans-
formée en amor nostri et caritas30.

30.  Aulu-Gelle, Noct. Att., XII, 5, 7. Pour une analyse plus complète de
l’oikeiôsis stoïcienne en milieu romain, voir G. Reydams-Schils, «  Human Bonding
… op. cit.
du politique à la perfection morale  137
Thomas Benatouïl (Th. B.) a centré son étude sur celui que
l’on pourrait appeler le mal aimé du De finibus, tant il est vrai
qu’entre le livre III qui se définit comme clairement stoïcien et le
livre V qui s’affiche comme académico-péripatéticien, le livre IV
présente deux versants, qui ont toujours embarrassé les cher-
cheurs  : la critique de celui qui le précède et l’annonce de celui
qui le suit. Le problème est que si la critique du stoïcisme est
d’inspiration néo-académicienne, la philosophie exposée dans le
livre V se réclame d’Antiochus d’Ascalon, lequel avait rompu de
manière éclatante avec la Nouvelle Académie. D’où cet objet
étrange, impossible à faire entrer dans les catégories trop rigides
de «  scepticisme  » et de «  dogmatisme  » avec lesquelles fonc-
tionne, hélas, une grande partie de la recherche contemporaine.
Le pari de Th. B. aura été d’aborder cette question avec une
méthode en grande partie originale, en s’intéressant de très près
à la structure complexe de ce livre, ce qui n’avait été guère fait
depuis la QuellenForschung, à laquelle il rend un hommage
amplement mérité, sur ce point en tout cas. On ne peut être d’ac-
cord avec lui lorsqu’il dit que le stoïcisme était un adversaire
autrement plus redoutable que l’épicurisme et nécessitait donc
des outils dialectiques plus fins, même si nous continuons à être
convaincu de l’identité fondamentale de structure entre les livres II
et IV. De même, il a raison sur l’universa ratio de IV, 3 qu’il inter-
prète comme indiquant l’intention de procéder en opposant fron-
talement la totalité de chacune des deux doctrines, le stoïcisme
et l’éthique académico-péripatéticienne, et non en discutant point
par point comme le veut la traduction, erronée, de Woolf. Dans
l’analyse de la doctrine des Antiqui, qui se trouve au début du
livre IV, on regrettera que ne soit pas abordé de manière plus
précise le problème, à notre avis important, de la divergence
entre l’épistémologie qui est attribuée à ces philosophes et celle
que Varron, porte-parole d’Antiochus d’Ascalon, dit être la leur.
En effet, s’il est vrai que le thème de l’impossibilité d’opposer
les sens et la raison, dans le domaine de la connaissance, va se
retrouver dans la critique de l’éthique stoïcienne, à laquelle il est
reproché de ne tenir compte que de l’âme, il convient d’ajouter
que cette même séparation est attribuée aux Antiqui par Varron,
donc en principe par Antiochus d’Ascalon. La note 57 est sur ce
point insuffisante. Ce n’est pas la moindre contradiction de ce
livre, dont Th. B. souligne justement qu’il fonctionne avec des
catégories logiques au moins autant qu’à partir d’oppositions his-
toriques. Si, comme cela est suggéré en IV, 42, les Stoïciens sont,
138 carlos lévy

dans l’ordre de l’éthique, en contradiction avec la nature, tout


comme les Platoniciens le sont par leur ontologie qui sépare les
sens de la raison, que reste-t-il de cohérence à la pensée d’Antio-
chus, lequel semble avoir dit sur cette question toute chose et son
contraire  ? En ce qui concerne le fait, exact, que le livre IV et le
livre V ne représentent pas la même version de la philosophie
d’Antiochus, il convient de regretter une fois encore que Staséas
de Naples, pourtant l’une des deux sources mentionnées du livre
V, ait été obstinément oublié dans ce volume. En ce qui concerne
les intéressantes pages 218-220 consacrées au parallélisme entre
les Stoïciens et Platon, qui, après avoir été présenté de manière
critique en IV, 42, va s’imposer de manière positive cette fois à
la fin du livre V et surtout dans les Tusculanes, une question au
moins subsiste. Th. B. conjecture, p. 218, que ce n’est pas Antio-
chus qui est à l’origine de ce parallélisme. Mais alors qui  ? Cicéron
lui-même  ? Pourquoi pas, mais alors ce n’est pas seulement le
parallélisme Platon/Stoïciens qu’il convient de mettre en évidence.
Dans le dernier livre des Tusculanes, en effet, ce sont toutes les
principales doctrines morales qui, de manière plus ou moins
convaincante sont rattachées au thème de l’autonomie du sage,
stoïcien pour ce qui est de la cohérence et platonicien quand il
s’agit de démontrer que ce n’est pas dans l’ordre naturel que cette
parfaite autonomie peut se réaliser.
En résumé, comme nombre de ceux qui l’ont précédé dans cette
série, ce livre apporte beaucoup par l’attention portée au texte
choisi comme objet de l’étude, et laisse au moins autant à désirer,
en raison du refus méthodologique de considérer les textes adja-
cents, qu’il s’agisse d’œuvres cicéroniennes (De re publica, De ora-
tore), de Lucrèce ou d’Arius Didyme. S’il fallait propose un modèle
alternatif, ce serait donc celui de la biologie, dans lequel l’étude du
tissu compte autant que celui de la cellule.
Carlos Lévy

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