Limmigration Faut Il Avoir Peur de L'avenir (Gérard-A Jaeger)

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Gérard A.

Jaeger
UN ÉTAT DES LIEUX ÀREPENSER
Images « choc», initiatives de l'Union Européenne, programmes radicaux
de candidats ... La mobilité des migrants vers l'Europe, le sort de la plupart
d'entre eux, dans sa violence, font aujourd'hui la « Une». Bousculant
l'opinion publique, interpellant citoyens et politiciens dans leurs convic-
tions et contradictions, forçant l'engagement des gouvernants de façon
durable pour les collectivités concernées, l'immigration génère plus que
jamais fantasmes, amalgames et simplifications, suscitant inquiétude
voire rejet xénophobe. Pour éclairer l'actualité et nourrir un débat de
société, Gérard A. Jaeger propose un essai sous forme de décryptage,
à rebours des idées reçues, état des lieux du phénomène et mise en
perspective historique des ressorts, enjeux et problématiques d'une
réalité complexe :

« Je me su;s engagé dans la questfon m;gratofre en raison des


;nterrogatfons qui ne me la;ssaient pas en repos. Pour que ma
réflexion ne soit pas l'otage d'une pensée dominante et de ses facilités
;ntellectuelles. Il ne fallait pas que je cède aux instincts qui obscurcissent
la raison.J'ai donc longuement et s;ncèrement entendu toutes les
parties, compr;s leurs doutes et leurs craintes, mais aussi leur foi dans
] l'aven;rd'une mondfoUsation sociale globale. Toutes ces contradictions
e ayant été m;ses en balance, je m'autor;se à rendre pubUc cette év;dence,
117
~
0
qu';lJaut repenser l'imm;gration dans ses fondamentaux. »
N
@
~

.c
·ê'
;,..
o.
8 Gérard A. Jaeger est hist orien et philosophe, spécialiste des grands
bouleversements des sociétés. Il est l'auteur d'une soixantaine
d'ouvrages, dont Il était unefois le Titanic. La plupart d'entre eux
font référence et portent sur les rapports entre la réalité des faits et
la rumeur qui en est la caisse de résonance.

www.editions-eyrolles.com
S tudio Eyrolles © Èditions Eyrolles
[IMMIGRATION

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Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.con1

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0.
0
u En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire
intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque sup-
port que ce soit, sans autorisation de l'éditeur ou du Centre fran-
çais d'exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins,
75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2016


ISBN : 978-2-212-56305-4
Gérard A. Jaeger

[IMMIGRATION
Un état des lieux à repenser

(J)

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ï:
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0.
0
u

EYROLLES

Copyright© 2015 Eyrolles.
Sommaire

AVANT-PROPOS. De La mobilité historique


à La restriction de circuler ................................................................ .. 9
. d.1ces d' une soaete
PROLOGUE. Les 1n . .. .. autiste
. .................. 21

PREMIÈRE PARTIE - CAP SUR L'OCCIDENT................................................ 35


Ch ap1tre 1• partir:
• un reve
. . ••• un p1ege
... .............................. 37

Chapitre 2. L'engrenage de La souffrance ...................... 53

Chapitre 3. La forteresse européenne................................ 63

(J) DEUXIÈME PARTIE - DES GENS D'AILLEURS AU MIUEU DE NOUS ..... 79


~
e>-
w
L(')
Chapitre 4. Histoire infondée d'un accueil
.-i
0
N
exemplaire ............................................................................................................ 81
@

.c
Ol Chapitre 5. Le serpent de mer des mythes
ï:
>-
0.
0
républicains ........................................................................................................ 99
u
Chapitre 6. Quelle intégration souhaite-t-on ?...... 117

ÎROISIÈME PARTIE - LE CONTENTIEUX OCCIDENTAL.............................. 135


(J)
Q)

} Chapitre 7. Une mémoire à vif...................................................... 137


Q)
Cl..
::::!

~ Chapitre 8. La présence incontournable


@ de L'islam ................................................................................................................ 151
6 L'immigration

Chapitre 9. La fausse idée du trop-plein


migratoire............................................... ............................................................... 169
.. PILOGUE. Pour une soae
E · 'te.. d u XXIe s1ec
... le ........................... 187

(J)

~
e>-
w
L(')
M
0
N
@

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Ol
ï:
>-
0.
0
u
\

A la mémoire de Bernard Lefort, qui écrivait :


« ll est dans notre condition d'être des gens du voyage. >>

Préface à Exils (trente récits d'émigration),


Cfd-éditeur, 2003.

(J)

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0
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Ol
ï:
>-
0.
0
u
Copyright© 2015 Eyrolles.
Avant-propos

De la mobilité historique
à la restriction de circuler

UNE HISTOIRE D'AMALGAMES

Ce sont les populations de chasseurs, il y a plus de


cinq cent nulle ans, qui se répandirent les premiers
sur la planète. Ils poursuivaient leurs proies pour
se nourrir ou fuyaient devant les cataclysn1es natu-
rels, essaimant avec le dessein de survivre. Le n1onde
était alors une offrande partagée. Jusqu'à ce que
certains se fixent et se développent sur quelques
terres d'abondance, dont les richesses naturelles
leur pernurent de concevoir une société sanctua-
risée qu'ils se nurent à défendre. Dès lors, consti-
(J)

~
e>- tués en tribus, les peuples liés par des intérêts
w
L(')
.-i
0
conm1uns de développen1.ent se sont-ils persuadés
N
@ que le salut de l'hun1anité allait se résoudre ainsi.

.c
Ol
ï:
Malheureusement, il n'en fut rien .
>-
0.
0
u Au nom de la mobilité, la saine nécessité de voyager
a conduit à s'emparer du monde afin d'en exploiter
les territoires conquis. L'histoire a fait de ces dépla-
cements des exploits fondateurs et fixé des civili-
(J)
sations. Alexandre alla jusqu'au delta de l'inclus.
Q)

2
>,
Pythéas au-delà des colonnes d'Hercule avant de
w
Q)
Cl.
remonter vers le nord. Ce sont là des explorateurs
::::!
2
(!)
dont on vénère la curiosité pour le n1onde et qui,
@
pense-t-on, cherchaient à le con1prendre. Mais si
10 L'immigration

leur légende accrédite un réel appétit de connais-


sance, elle révèle en filigrane un profond désir de
donlination, voire d'appropriation. Les invasions,
qui ont souvent été associées aux grandes nligra-
tions, ont produit des amalgames dont il est juste de
reconnaître la diversité.

UN MONDE EN GESTATION

Au tournant de l'ère chrétienne, lorsque la Gaule


fut conquise par César, la coexistence de leurs
origines ne divisait pas les populations. Les cultes,
les n1œurs et les traditions se côtoyaient dans l' at-
trait d'une inventivité permanente. Libre, le culte
des uns et des autres ne contrariait aucune croyance
et ne stigmatisait personne. On vivait en intelli-
gence et la prospérité permettait les con1pron1is.
Du mélange, lentement, naissaient des habitudes et
(J)

~
des traditions qui allaient être encore n1aintes fois
e>- bouleversées. Le monde civilisé se forn1ait au gré de
w
L(')
.-i la barbarie, qui était un art de vivre venu d'autres
0
N
@ espaces, ignorés ou fantasmés, que l'on assinruait

.c
Ol volontiers pour autant qu'il restât tolérant et qu'il
ï:
>-
0.
0
n'eût pas pour projet de s'in1poser en faisant table
u
rase des acquis forgés par le passé.
Tous les peuples étaient dans la nécessité de se
déplacer sans cesse, voire de déferler au-delà de
leurs frontières improbables. Sans cet instinct
qui les poussait vers de nouveaux horizons, ils se
seraient éteints, victin1es de leur renoncen1ent.
Pour survivre, ils continuèrent à parcourir la terre à
laquelle ils appartenaient et dont ils partageaient la
Avant-propos 11

propriété. Fût-ce dans la souffrance, qui est le tribut


du changement. Ils devaient saisir leur chance pour
traverser le temps, et parvenir à prendre leur essor.
À cette époque lointaine en gestation perpétuelle,
la loi naturelle des flux migratoires n'avait pas le
destin d'être entravée, car étant indispensable, elle
était un droit fondamental de l'hun1anité. Un choix
libre d'entraves, un concept vital et spontané. Au
cours des prenuers siècles de notre ère, la Gaule
ron1aine, qui allait assun1er bien d'autres invasions,
était exen1plaire car elle se frottait à des cultures très
éloignées de ses traditions déjà séculaires. Ce qu'elle
fit non sans violence et sans contraintes, n1ais dans la
perspective assumée d'une vision, quel' on mesurait
en tern1es de générations.

SE FÉDÉRER POUR SE DÉVELOPPER

(J) Venus de la rive gern1anique du Rhin, les Alan1ans


~
e>- puis les Francs profitèrent de la faiblesse démo-
w
L(')
.-i
graphique de ce territoire à l'origine de la France,
0
N pour l'investir d'un agrégat de tribus allogènes.
@

.c Ils passèrent la Loire, atteignirent Lyon puis les
Ol
ï:
>-
0.
Pyrénées, non sans comn1ettre souvent l'irréparable
0
u car il s'agissait souvent de barbares mal intentionnés,
que le pillage attirait davantage qu'une sédentari-
sation pacifique. Pour autant, nombre d'entre eux
se n1êlèrent aux populations locales, déjà diverses,
(J)
con1posant le tissu social. Au point qu'un nouvel
Q)

2
>,
équilibre finit par se produire. Jusqu'à ce que les
w
Q)
Cl..
Wisigoths, les Huns et les Burgondes fassent à leur
::::!
2
(!)
tour irruption sur ce territoire, qui allait devoir se
@
fédérer s'il voulait survivre et se développer.
12 L'immigration

C'est Clovis, un roi franc dont l'autorité ne fut


cl' abord reconnue que par une nunorité des peuples
de la Gaule ancienne, qui en eut l' an1bition. Et ce
fut la résolution de la question des religions qui lui
en offrit l'opportunité. Converti au culte chrétien,
Clovis en fit le fonden1ent de sa politique en offrant
à la diversité de ses nouveaux vassaux, qu'il venait
certes de faire plier par les armes, de délaisser le
paganisme et de former avec les Francs une unani-
mité d'avenir autour de sa foi, annonciatrice d'un
État fort. Malgré quelques invasions tardives, dues
principalement aux Vikings, ce nouvel amalgame
demeura le ferment sans cesse requalifié d'une civi-
lisation cohérente cependant constituée de peuples
éclectiques.
À partir de la Renaissance, le royaun1e de France
hérité de Clovis, à la suite des grandes nations n1ari-
tin1es, inversa la tendance migratoire en se lançant à
son tour à la conquête d'un monde encore méconnu
(J)

~ de la civilisation européenne. Or, craignant une


e>-
w hémorragie de leurs populations due à l'attractivité
L(')
.-i
0
des nouveaux eldorados, les États de l'Europe n1ari-
N
@ tin1e con1n1encèrent à réfléchir aux conséquences

.c
Ol
ï:
de leur implantation en terres lointaines .
>-
0.
0
u

LA BONNE CONSCTENCE COLONIALE


Conscients de l'enrichissement écononuque des
appropriations coloniales, de plus en plus de théo-
riciens réfléchirent à l'équilibre dén1ographique
qui résultait des grandes explorations. Un véritable
débat s'instaura, guidé par des réflexes nationaux.
Montesquieu n1arqua la controverse en critiquant
Avant-propos 13

sévèrement l' éniigration. La querelle entre popula-


tionnistes et malthusiens était née, et ne cessera d'oc-
cuper le débat public. Évitant de prendre parti dans
cette querelle, les nations s'abstinrent officiellement
d'intervenir en laissant s'exprimer la loi naturelle
de la mobilité, qui les avait si bien servies jusqu'ici.
Les plus organisées d'entre elles avaient dorénavant
besoin d'une expansion salutaire. Cet orgueil les
rendait libres de leur destin et leur offrait d'infinies
perspectives. Or si les mondes arabe, chinois et scan-
dinave avaient des an1bitions sinrilaires, ils n'avaient
pas de prétentions impérialistes équivalentes à l'Eu-
rope, convaincue de sa puissance et de sa légitiniité
en ni.acière de donl.Înation d'un n1onde qu'elle ambi-
tionnait d'éclairer de son savoir et de sa n1orale.
C'est ainsi que ce continent, qui s'était forn1é à
l'aune d'agrégations diverses, allait s'engager de façon
violente et spectaculaire dans plusieurs siècles d'as-
(J)
servissement. En contrôlant dans un prenlier ten1ps
~
e>- le conlffierce à sa source, afin de ne plus subir la
w
L(')
loi des intern1édiaires. Puis en s'y installant comme
.-i
0
N en territoire conquis de droit divin. À tern1e, il y
@

.c
avait aussi le projet de libérer l'Afrique des musul-
Ol
ï:
>-
mans, car les perspectives de prosélytisn1e religieux
0.
0
u étaient sous-jacentes dès les preniières expéditions.
Depuis Christophe Colon1b et Vasco de Gama, les
Européens avaient décrété que l'univers encore
vierge de concurrence leur appartenait. Enrichis par
(J)
le conlffierce ultran1arin, ils s'étaient in1posés par la
Q)

2
>,
maîtrise des techniques de navigation, la puissance
w
Q)
Cl..
militaire et l'expansion de leurs con1ptoirs conm1er-
::::!
2
(!)
ciaux. Aussi, avec les traités de Tordesillas et de
@
Saragosse, le Nouveau Monde leur appartenait.
14 L'immigration

LA FOI DANS LES RAPPORTS DE FORCE

Jusqu'au XIXe siècle, le conm1-erce et l'évangélisation


furent les n1-otivations essentielles des puissants peuples
nugrants de la planète, devenus des conquérants et
des colons aux desseins essentiellement écononuques
et scientifiques, et plus tard stratégiques. Le problème
est que cette exportation de populations coloniales
et la politique d'exploitation qui lui succéda devaient
conduire à des rapports de force tellen1ent déséquili-
brés qu'il ne pourra jamais être question d'une quel-
conque nuxité sociale. Comme le reste de l'Europe,
la France avait oublié le génie de sa propre histoire
et les fonden1ents de sa civilisation. La donunation
exercée par l' énugrant allait au nueux faire naître un
paternalisme de circonstance à l'endroit de l'indi-
gène, au pire un esclavagisn1e sans concession. Dans
le contexte des siècles d'exploration qui suivront, il
n'y aura de place que pour les rapports de force.
(J)

~ Pour autant, cette assurance produisit un effet non


e>-
w négligeable sur l'état d'esprit des populations avides
L(')
.-i
0
de nouveauté en tous genres : celui de s'ouvrir à la
N
@ diversité du n1onde et de ses habitants. Mên1e si cette

.c
Ol
ï:
attirance pour des n1œurs in1probables à leurs yeux,
>-
0.
0 pour les denrées exotiques et les objets de curio-
u
sité qui peuplaient désormais leurs cabinets, ne sera
qu'un effet de mode, elle résonna con1me la recon-
naissance d'un n1onde pluriel. Mais ce subit intérêt
n'était qu'un leurre, car il rejetait tout métissage.
Dorénavant, la n1obilité n'était plus qu'un privilège.
Le siècle des Lu1nières a jeté une ombre fatale sur le
rôle positif et fondateur des nuxités, que le XIXe siècle
développa dans l'idée d'une identification nationale.
Avant-propos 15

C'était l'époque des prenùers grands flux nùgratoires


écononùques. La France, qui avait grand ouvert ses
portes, s' estin1ait alors dans l'in1possibilité de gérer
cette n1ain-d' œuvre et de pouvoir y mettre un tern1e
en cas de nécessité sociale, écononùque ou politique.

1
LA PRISE DE POUVOIR DE L IDENmÉ
À la suite des deux Guerres n1ondiales, le droit
des États à contrôler leurs frontières et l'entrée des
étrangers devint un devoir et renforça l'idée de
souveraineté. L'idée de n1obilité et les libertés de
déplacen1ent avaient été dénaturées par la prenùère
moitié du xxe siècle. Car jusque-là, les juristes
européens n'étaient que peu favorables au fait que
les États eussent un droit régalien sur l'interdiction
d'un territoire national aux étrangers.
La prenùère ligne de défense frontalière à l'entrée
(J)

~
e>- des personnes indésirables fut alors constituée par
w
L(')
le passeport et le visa, qui aura pour but de rassurer
.-i
0
N
le pays d'accueil sur la possibilité de les refouler.
@

Les documents d'identité sont ainsi devenus la
.c
Ol
ï:
>-
condition nécessaire, n1ais non suffisante, de fran-
0.
0
u chir légalement les frontières internationales. Toute
la problématique de l'imnùgration repose sur cette
réglementation aujourd'hui généralisée, car elle a
donné naissance à une nouvelle sorte de n1obilité
(J)
clandestine, contre laquelle la France, l'Europe et
Q)

2 le n1onde entier tentent de lutter. La question des


>,
w
Q)
Cl.
frontières et de leur franchissement induit la déli-
::::!
2
(!)
cate question des nationalités et, partant, de l'iden-
@
tité. Toujours plus sensible au gré des flux et des
16 L'immigration

fantasn1.es qui les accon1.pagnent ou les précèdent,


cette problén1.atique est récurrente depuis la fin
des années 1960, et n'a cessé de croître jusqu'à nos
jours. Et tous les observateurs de considérer qu'elle
arbitre désormais le différend social et le débat poli-
tique. En conséquence, une chose est sûre : le droit
à la n1.obilité hun1.aine est devenu le bien le plus
mal partagé qui soit, dans un n1onde où circulent
librement les marchandises et les capitaux, les infor-
mations, les images et les idées.
Depuis quarante ans, le non1.bre de nligrants a été
multiplié par trois. Si bien qu'aujourd'hui, quelque
250 nlillions d'êtres humains, soit plus de 3 % de
la population mondiale, transitent sur la planète en
quête d'une vie norn1.ale.

CHANGER DE GRILLE DE LECTURE


(J)

~ À tel point qu'il a fallu, en 2009, que les Nations


e>-
w unies rappellent que la n1obilité est un facteur
L(')
.-i
0
essentiel du développement hun1.ain, et qu'à l'avenir
N
@ l'ouverture des frontières devrait être la norme et

.c
Ol
ï:
leur fern1.eture l'exception, souni.ise à justification
>-
0.
0 de la part des États !
u
Car on en est loin désorn1ais. Dans les pays septen-
trionaux, à l'appui de discours alarnlistes, l' opi-
nion présuppose que cette masse de populations
converge exclusivement vers le nord et que ce flux
continu conduira l'Occident à sa perte. Parler d'in-
vasion réveille les vieux fantasmes de la guerre et
fait mouche en dépit de la ni.orale. En réalité, la
moitié de ces 1nigrations concerne les pays du Sud
Avant-propos 17

entre eux, tandis que les déplacements vers tous les


nords ne touchent actuellement que 130 n1.illions
de personnes. Et ni l'Europe ni la France ne sont la
destination unique de cette transhun1.ance hun1.aine.
À ni.al interpréter la réalité, il faut s'attendre à ce que la
situation dégénère. C'est la raison pour laquelle il est
urgent de changer la grille de lecture qui con1.mande
notre réflexion. De l'adapter à la n1.ondialisation dont
les migrations sont devenues parties prenantes, de ne
plus penser comme au siècle dernier. D'adapter sa
réactivité en n1.ên1.e ten1.ps que le monde change. Avec
ou sans nous, le XXIe siècle sera celui des nugrations
et de la mobilité des honm1.es. Autant donc accom-
pagner cette évolution, si l'on ne veut pas la subir.
Et l'anticiper pendant que l'histoire nous en donne
le ten1.ps. L'évolution est en n1.arche et sa direction
est tracée, con1.n1.e jadis était évidente l'abolition de
l'esclavage. Toute réaction est condanmée à l'échec.
(J)

~
Il faut aller désorn1.ais vers un droit d'émigrer qui ait
e>- pour écho celui d'in1.IDigrer. Car il n'y a pas de sortie
w
L(')
.-i
d'un territoire sans in1.aginer un accès à de nouvelles
0
N
@
terres. S'inspirant de la recon1.mandation de Voltaire à

.c
Ol
Frédéric II de Prusse, il faut donner à tous l'envie de
ï:
>-
0. rester chez soi, et aux étrangers d'y venir !
0
u

ENVISAGER DE NOUVELLES RÈGLES

(J)
De la n1.ême façon, l'ancien secrétaire général des
Q)

2
>,
Nations Unies KofiAnnan en appelait-il au dialogue
w
Q)
Cl.
entre les nations pour un avenir constructif. Dans
::::!
2
(!)
le quotidien Le J\1onde du 9 juin 2006, il écrivait :
<< Depuis qu'il y a des frontières, les hommes les
@
18 L'immigration

franchissent pour v1s1ter les pays étrangers, niais


aussi pour y vivre et travailler. » L'histoire nous
enseigne donc que les migrations an1éliorent le sort
de ceux qui s'exilent mais font aussi avancer l'hu-
manité tout entière. Puis il ajoutait : « Tant qu'il
y aura des nations, il y aura des nugrants. Qu'on
le veuille ou non, les migrations continueront, car
elles font partie de la vie. Il ne s'agit donc pas de
les empêcher, n1ais de nueux les gérer et de faire
en sorte que toutes les parties coopèrent davantage
et con1prennent mieux le phénon1ène. Les migra-
tions ne sont pas un jeu à sonm1e nulle. C'est un
jeu où il pourrait n'y avoir que des gagnants. }>
D'où la son1me de 13 n1illiards d'euros allouée par
l'Union européenne à la protection des frontières
et au renvoi des illégaux depuis l'an 2000 (selon
les chiffres avancés par RTS infos le 18 juin 2015)
qui pourrait être répartie entre ses n1en1bres afin de
prévenir le dran1e annoncé plutôt que d'en gérer
(J)

~ les conséquences. Il s'agirait ensuite d'apporter une


e>- nouvelle définition à la citoyenneté, qui ferait place
w
L(')
.-i
0
à la n1ultiplicité des appartenances et à la mobilité.
N
@

.c
Il reste à rassurer les autorités con1pétentes sur cette
Ol
ï:
>-
proposition qu'elles jugent pour l'instant politi-
0.
0
u quen1ent liberticide, et donc in1propre à l'exigence
de sécurité qui anime l'ensemble de la classe diri-
geante. Déjà en 2003, le haut-con1missaire des
Nations unies pour les réfugiés ne s' exprin1ait pas
autrement dans le journal Le J\1onde, en précisant
que le XXIe siècle sera celui des peuples en n1ouve-
n1ent, d'une n1obilité historique retrouvée, même
si la conm1.unauté internationale n'est pas prête à
cette dérégulation des habitudes.
Avant-propos 19

Or le débat qui tente de cerner la question n'est ni


rationnel ni objectif.

LA LÉGENDE NOIRE DE L'IMMIGRÉ

Il est naturel qu'il y ait des résistances, voire des


oppositions à cette vision de l'avenir. Que l'attente
sécuritaire tente de battre en brèche la pensée libé-
rale dans ce qu'elle a de plus subjectif. De n1ên1e,
les souverainistes ont la légitimité de prétendre que
les droits hun1ains ne devraient pas être le dénonù-
nateur commun de la pensée. Que le problème de
la n1obilité des hon1mes, et partant de l'in1nùgra-
tion, soit un lieu d'affrontements intellectuels est
très positif. En revanche, cette question doit s'af-
franchir des querelles partisanes, voire électoralistes,
qui n'aboutiront qu'à exacerber les fractures idéo-
logiques et les tensions inhérentes.
(J)

~
e>- Or si l'opinion des pays d'accueil est de plus en
w
L(')
plus réticente face à la pression des in1nùgrants,
.-i
0
N
c'est parce que les populations autochtones ont été
@

.c
fragilisées : par la peur de la légende noire d'une
Ol
ï:
>-
ünmigration subversive, dont les propagandistes
0.
0
u manipulent les statistiques relayées par certains
médias. Car d'une n1anière générale, il est rare que
l'on soit personnellen1ent et directen1ent confronté
à la run1eur qui prédit le pire. Mais si nos certitudes
(J)
ne sont pas fondées, elles sont le fruit d'un fantas1ne
Q)

2
>,
qui sert de catalyseur à notre vulnérabilité intel-
w
Q)
Cl..
lectuelle. Ce sont elles qu'il faut con1battre. Ne pas
::::!
2
(!)
se tron1per de cible et ne pas faire du migrant un
@
bouc-émissaire.
20 L'immigration

Néanmoins, l'Occident reviendra sur nos erreurs


de jugement à la seule condition que les autorités
en charge de gérer l'avenir à long ternie résolvent
rapiden1ent la question prioritaire de la sécurité,
nationale et individuelle, c'est-à-dire de la lutte
contre tous les extrémisn1es, notanu11ent religieux.
Si cet objectif est atteint, le terrain sera libéré de sa
gangrène que sont les amalgames. Et le peuple se
chargera de rétablir le sens commun de l'humanité,
qui est notre héritage de vivre ensen1ble tout en
sachant qui l'on est .
. . . Pour des projets en con1mun.

(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Prologue

Les indices
d'une société autiste

UN DÉSÉQUILIBRE RÉCURRENT

La politique d'immigration est fondée sur un certain


non1bre d'objectifs que les pays d'accueil mettent
en œuvre en fonction de leurs nécessités propres :
économique, en raison d'un besoin rapide de
main-d'œuvre ; démographique, lorsqu'il s'agit de
compenser la dénatalité ; politique, en vue d'un calen-
drier électoral ; hun1anitaire enfin, quand la situation
internationale l'exige. L'in1.nligrant est ainsi lié à des
situations qui le dépassent, et ce ne sont ni ses besoins
(F) ni ses espérances, non plus que ses souffrances, qui
~
e>- sont pris en con1pte. Ce qu'on exige de lui, c'est un
w
L(')
.-i
contrat de vie sur lequel il n'a aucune prise. Or cette
0
N fracture est la conséquence d'une question restée sans
@

.c réponse depuis plus de cinquante ans : pourquoi lui
Ol
ï:
>-
0.
faisons-nous porter la responsabilité de ce déséqui-
0
u libre récurrent ? Le fait est que nous évoluons dans
une société autiste qui a les plus grandes réticences à
se mettre en question, à se renouveler. À accepter le
fait que ses peuples sont le produit de métissages. Que
(F)
l'inlmigration est inhérente à toutes les constructions
Q)

2
>,
sociales ainsi qu'à leur développement, qu'elle en est
w
Q)
Cl..
la respiration dén1ographique, sociale, écononlique.
::::!
2
(!)
Si l'Occident se déclare aujourd'hui dans l'in1possi-
@ bilité d'assimiler les flux nligratoires, c'est en raison
22 L'immigration

de ses faiblesses structurelles et morales. Quant aux


considérations matérielles qu'il n1et en avant, elles
lui servent cl' alibi. Usé, tin1oré, désenchanté, perplexe
et con1plexé, déchristianisé, l'Occident ne se sent
plus en état cl' opérer un changement de société sans
craindre de se déliter, voire de se dédire.

UN DOGMATISME À LA FRANÇAISE

En France, vecteur de convergences encore dyna-


nliques il y a peu, la laïcité qui s'entend conu11e
un dogme inviolable ne semble plus en mesure de
fédérer toutes les con1posantes de la population,
sans doute en raison de la rigidité des discours qui
l'entretiennent. Or cette longue tradition républi-
caine, qui a généré sa prospérité et sa stabilité, n'est
pas un dogme, seulement un fait d'histoire. Et l'his-
toire se doit de rester en n1ouven1ent.
(J)

~
C'est au cours des années 1970 qu'eut lieu la grande
e>- fracture sociale entre les Français et leurs inlmigrés.
w
L(')
.-i Tandis que les prenliers regroupen1ents fanliliaux
0
N
@
surprirent une opinion publique mal préparée, qui se

.c
Ol
sentait fragilisée dans ses fondan1entaux, l'illusion de
ï:
>-
0. la n1enace dont elle fut saisie lui servit de repoussoir
0
u
fantasmé. Quelques intellectuels brandirent aussitôt le
syndron1e de l'agression, dont la conséquence à tern1e
devait être la substitution de la civilisation française
par celle des nouveaux barbares venus du tiers-monde.
En 1973, dans un ouvrage intitulé Le Camp des saints1,
Jean Raspail écrivait sans craindre la controverse :
« C'est l'Occident, en son entier, qui se découvre

1. Jean Raspail, Le Camp des saints, Robert Latfont, 1973.


Prologue 23

menacé. Menacé de subn1.ersion. » Et lorsqu'il s'inter-


rogeait sur l'avenir, il se demandait s'il serait possible
de renvoyer les envahisseurs chez eux, s'il y aurait lieu
de les enfermer dans des camps derrière des barbelés,
d'user de la force contre la faiblesse, c'est-à-dire de
faire appel à l'armée. Dès sa sortie en librairie, le livre
s'est hissé parnu les best-sellers et les plun1.es les moins
soupçonnables de complicité ont encensé sa hauteur
de vue et cautionné son pronostic. Ainsi dans le
journal Le Monde du 7 janvier 1998, Bertrand Poirot-
Delpech n'hésitait pas à recomn1ander la lecture de ce
brûlot dont« l'anticipation, affirn1ait-il, in1pressionne
par sa vraisen1blance [... ] ». Si l'on flirte ici avec la
caricature et les solutions radicales dont est friande
une certaine opinion, s'il faut relativiser la prophétie,
il ne faut pas nier l'inconséquence politique qui en a
généré la pensée.

(J)
LES DANGERS DU CLIVAGE INTELLECTUEL
~
e>-
w Car depuis un demi-siècle, les responsables se
L(')
.-i
0
N
contentent de gérer la fatalité, d'observer sans agir,
@

tantôt s'indignant, tantôt se voilant la face. Rarement
.c
Ol
ï: en cherchant à consensualiser le débat.
>-
0.
0
u Le problèn1e est que ces voix doivent être enten-
dues conm1e des signaux, et non comme des suppôts
de l'Antéchrist. Se moquer de leurs peurs est une
conception non constructive du débat, et conduit à
(J)
Q)
schén1atiser une question déjà suffisanm1ent clivée.
2
>,
Ce qui devait arriver se produisit donc en dépit du
w
Q)
Cl..
décryptage de la situation : une lente contraction des
::::!
2
(!)
opinions, en raison notamment de la contradiction
@
des choix politiques. Dix ans plus tard, on se retrouva
24 L'immigration

donc à poser les n1ên1es équations. Guy Sonnan1


pronostiquait les n1ên1es menaces, avec les n1ên1es
conséquences à l'inaction des autorités. Comme une
antienne résonnant sans écho, même sous la n1enace
du suicide collectif annoncé. La part cl' autisn1e des
dernières décennies fit beaucoup de mal, indivi-
duellement et collectiven1ent, aux sociétés cl' arrivée
comn1e aux sociétés de départ, en tern1es de coûts
humains, en atteintes aux libertés, en déstabilisations
sociales et en pertes écononuques, soulignait en 1997
un rapport du Groupe d'inforn1ation et de gestion
des inmugrés intitulé Liberté de circulation : un droit,
quelles politiques ?2
Au-delà des spéculations oiseuses, il convient de
rechercher les responsabilités de ces atern1oiements.
Le problèn1e de l'imnugration et de ses répercussions
relève avant tout du don1aine sociétal. Et ce n'est
peut-être pas à l'État cl' en régler les tern1es en totalité.
Certains auteurs se sont risqués à le penser. Mieux, ils
(J)

~ ont in1aginé privatiser la politique de l'in1n1igration et


e>- son corollaire qu'est l'intégration. Car ils considèrent
w
L(')
.-i
0
que la sous-traitance de certaines gestions, pragma-
N
@ tiques, pourraient se révéler payantes, con1n1e la péda-

.c
Ol
ï:
gogie citoyenne ou la gouvernance de l' en1ploi .
>-
0.
0
u

L'EXPÉRIENCE DES AUTRES

Ne serait-ce donc pas avant tout une affaire d'orga-


nisation, dans un État con1n1e la France qui peine
à faire coexister sur son territoire des populations

1. En attendant les barbares, Livre I : « L'immigré >>, Fayard, 1992.


2. GISTI, 1997.
Prologue 25

vanees et cependant n1.oins diverses qu'on ne le


prétend ? Car c'est ici, dans un pays qui con1pte
moins d'in1migrés que chez la plupart de ses
voisins européens, que l'on dépense le plus d'argent
et d'énergie à la question nugratoire et que l'on
con1pte les plus 111auvais résultats en tern1es de
mitoyenneté sociale.
À ce travail de Sisyphe, il faut opposer d'autres solu-
tions, plus audibles et nueux adaptées à l'époque,
même si pour y parvenir il est nécessaire d'actua-
liser les structures et de moderniser les n1enta-
lités. Le professeur Hansjorg Schmid1, directeur
du Centre Islan1 et Société qu'abrite l'université
de Fribourg (en Suisse) et qui a l'expérience des
recherches interreligieuses 111enées aux universités
de Munich et de Stuttgart, tend à des conclusions
sin1ilaires. À savoir que c'est dans la pluridisciplina-
rité des réflexions que l'échange devient fructueux,
qu'il faut instituer un rapport de confiance entre les
(F)

~ parties et que c'est précisén1ent le rôle de l'univer-


e>- sité de s'y essayer. L'État n'arrivant qu'en dernier
w
L(')
.-i
0
lieu, à titre de soutien et de validation. Car l'objet
N
@ du discours universitaire est de trouver des solu-

.c
Ol
ï:
tions à partager, et non pas à in1poser au nom d'une
>-
0.
0
doctrine apologique.
u
En France, la centralisation de la pensée a 111ontré
ses limites, sans pour autant qu'on en tire de leçons.
Au début des années 1990, Alain Peyrefitte pouvait
(F)
déclarer, en substance, qu'une apologie n'est pas une
Q)

2 panacée. Encore eût-il fallu passer de la parole aux


>,
w
Q)
actes, ce qui fut loin d'être le cas. Depuis longten1ps,
Cl..
::::!
2
(!)
@
1. Entretien réalisé le 18 mars 2015 à l'université de Fribourg.
26 L'immigration

les élites sont responsables d'un manque de projec-


tion politique, tandis que de leur côté les nugrations
sont devenues un enjeu international. Par ailleurs, le
regard porté sur la mobilité des personnes a radica-
len1ent changé. Marginale hier, elle est devenue un
enjeu prioritaire où l'humain tend à se substituer au
tout écononuque.

LA FIN D'UNE ANCIENNE MANIÈRE DE VOIR

L'homn1e, qui fut longten1ps une n1archandise, est en


train de changer de statut. Cette vision du problè1ne
transforme la donne, n1ais les règles qui ont géré
les cinquante dernières années peinent à évoluer.
D'où le hiatus politique dont la France est victin1e.
Dans La Question migratoire au xxf siècle1 , Catherine
Wihtol de Wenden, spécialiste des nugrations inter-
nationales, peut légitimen1ent écrire qu'elles sont
(J)
aujourd'hui l'une des causes principales de la trans-
~
e>- formation du n1onde dans lequel nous vivons, et sa
w
L(') conséquence. « Car [elles] entretiennent des rela-
.-i
0
N tions con1plexes avec la n1utation des sociétés et
@

.c
des économies d'un n1onde en mouvement, et aux
Ol
ï:
>-
interdépendances n1ultiples. >> Dans Le Figaro du
0.
0
u 1er décen1bre 2014, on lit que l'OCDE confirn1e
l'échec de la France dans sa politique nugratoire.
Ce n'est pas pour autant la fin de l'histoire, mais celle
d'une ancienne n1anière de voir, qui confirn1e un
urgent besoin de re1nise en question globale, poli-
tique et publique. Pareillement, lors d'une interview

1. P resses de Sciences Po, 2013.


Prologue 27

à l'hebdomadaire suisse en ligne sept. info du 6 n1.ars


2015, l' écrivain algérien Yasnuna Khadra déplore
le fait de n'être pas entendu quand il prêche une
nouvelle voie, un assainissen1.ent des vieilles n1.enta-
lités, tant européennes que françaises, asservies à l'in-
dignation sélective qui n1.agnifie une seule pensée,
laïque, souveraine et définitive : « L'homme ne vaut
que par ce qu'il apporte aux autres, dit-il, et non par
ce qu'il leur refuse. »
Il faut dire aussi qu'à bien regarder l'histoire récente,
la France a souvent donné une fausse in1pression
de lucidité face à l'in1migration. Car elle n'a cessé
de balancer entre l'accueil et le rejet, l'universalité
de son dogn1e fondateur laïc et ses vieux dén1ons
xénophobes. Terre d'accueil fondamentalement
sincère, la patrie des droits de l'honm1e est prise en
défaut lorsqu'elle croit perdre son identité. Quand
on la force à devenir une terre in1probable apparte-
nant à tout le n1onde, alors elle se déjuge.
(J)

~
e>-
w
L(')
.-i IL FAUT VAINCRE LA PEUR DU LENDEMAIN
0
N
@

.c
Ce repli sur soi, cette perte de contact avec la réalité
Ol
ï:
>- dont la France est captive, ne doivent pas pour autant
0.
0
u lui être imputés sans réserve. Toutes les responsabi-
lités ne lui incombent pas unilatéralen1ent, notam-
ment en raison de la n1.ondialisation. Car si le regard
doit changer, il faut qu'il se transforn1e globale-
(J)
ment. Les forn1es sauvages des n1igrations actuelles
Q)

2 doivent donc être régulées, tant en amont qu'en aval


>,
w
Q) des flux, au nord comn1e au sud, et les conditions
Cl..
::::!
2 de nugration des personnes être améliorées, notan1.-
(!)
@ ment à travers le droit à la mobilité. La France n'est
28 L'immigration

qu'un n1aillon d'un concept global. Cependant,


tout ce qui se résoudra sur le plan international
viendra d'une réforn1e de la pensée née à l'intérieur
des pays concernés. Alfred Sauvy a jeté bien des
pavés dans la n1are de cette insouciance, si souvent
relevée et si peu prise en compte. Lui aussi s'est
élevé contre l' endormissen1ent des vieilles nations
qui ne savaient déjà que se plaindre sans agir dans
les années 1980. Dans L'Europe submergée 1, il prenait
le pouls de l'opinion, et sans jeter d'anathème sur
le défaitisn1e de tout un continent, le grand dén10-
graphe en appelait à vaincre la peur de l'avenir.Nous
en somn1es toujours au stade de l'ajournen1ent de
ses conseils, n1ais il n'est pas vain de les rappeler :
« Un peuple peut-il n1ourir de vieillesse, s'éteindre
doucen1ent dans la béatitude ? » den1andait-il aux
vieilles populations que nous sonm1es face aux pays
neufs, où la jeunesse est in1patiente. La peur d' évo-
quer cette question nous a con1mandé de l'évoquer
(J) le moins possible. Et Sauvy de se den1ander si tous
~
e>- ces jeunes attirés par nos potentiels de renaissance
w
L(')
.-i
viendront pour nous fern1er les yeux ou pour nous
0
N insuffler une nouvelle vie ...
@

.c
Ol
ï:
Il faudra se faire très vite à cette idée : la mondialisa-
>-
0.
0
tion qui a si profondén1ent bouleversé notre façon
u
d'appréhender l'existence a remis en question nos
approches anciennes. Celles de l'ère industrielle,
puis celle déjà plus récente de la con1munication,
qui a réduit le temps sur lequel nous nous étions
réglés.

1. Dunod, 1987.
Prologue 29

POUR UNE TERRE À REPOURVOIR

Désorn1ais, à la réduction du temps s'est substituée


la contraction de l'espace, nouveau dénomina-
teur conm1un de la pensée. Or cet espace est celui
du migrant, qui devient par capillarité celui que
devront arbitrer dorénavant les populations d' ac-
cueil. Un territoire de partage. Une terre à repour-
voir avec eux.
Ce qui pose problèn1e, c'est la rapidité avec laquelle
s'accon1plit cette n1utation. Comn1ent ne pas
con1prendre alors qu'elle engendre des réticences,
des peurs indicibles parce que mal cernées, et fina-
le1nent le n1épris : celui que l'homme a toujours
manifesté devant l'inconnu, le barbare et plus
encore le pauvre, l'indigent qui nous met face à
nos ren1ords parce qu'il vient remettre en cause
les rapports hun1ains. C'est le défi de la solidarité
qui n1enace l'équilibre de l'identité et de l'altérité,
(F)

~ que l'on avait n1is tellen1ent de ten1ps à stabiliser. Et


e>-
w voilà que tout est à refaire, qu'un nouveau n1onde
L(')
.-i
0 est à concevoir. Mais s'ils sont chargés de n1enaces,
N
@

ces n1ouvements de population qui ne cessent d'en-
.c
Ol
ï: fler sont avant tout porteurs d'espoir, au sens où
>-
0.
0
u
ils nous contraignent à réagir positiven1ent. Il reste
à définir cette nouvelle destinée conm1une, pour
éviter que les fausses vérités qui servent une idéo-
logie ran1pante ne viennent alimenter la rumeur
de l' envahisse1nent, de l' appauvrisse1nent et de la
(F)
Q)
désoccidentalisation.
2
>,
w
Q)
Cl..
Si l'on en croit les experts d'Emn1aüs International,
::::!
2
(!)
ce ne serait un secret pour personne que le déve-
@
loppement des nugrations dyna1nise les échanges.
30 L'immigration

Ils écrivent : « Plutôt que de chercher à linriter des


déplacen1ents qui, de toute façon, s'in1poseront,
il serait plus efficace d'encourager tout ce qu'ils
contiennent d'opportunités pour la connaissance,
la création d'activités écononuques pérennes 1 >>, car
elles profiteront à l' ensen1ble des populations. Mais
il ne suffit pas d'y croire, encore faut-il en accepter
la vision puis œuvrer à sa réalisation. Par un travail
sur soi et sur les autres, tant nos certitudes nous
ont amenés à considérer que nous avions trouvé la
stabilité tant espérée.

DES BÉMOLS À L'ANGÉLISME

Depuis la fin des années 1940, et plus encore après


la chute du Mur de Berlin, nous voulions nos certi-
tudes inm1uables. C'était sans compter avec sa princi-
pale conséquence : la fracture sociale occasionnée par
(J)
la n1ondialisation. Parce qu'à faire taire la petite voix
~
e>- intérieure qui nous dicte ce nouvel art de penser,
w
L(')
inipérieux niais encore refoulé, nous nions le fait que
.-i
0
N
nous ne survivrons que dans une société harmonieuse
@

et juste. Carl Gustav Jung nous l'avait enseigné, niais
.c
Ol
ï:
>-
qu'avons-nous fait de cette sage recommandation ?
0.
0
u Agir sur le terrain n'est qu'un pansen1ent. Non
négligeable en situation d'urgence, n1ais il s'agit de
voir à plus long tern1e. D'entendre les témoins, de
les écouter pour que les chiffres ne n1asquent pas la
réalité des souffrances individuelles. Pour n1ettre le
doigt dans la plaie du siècle et reconnaître que les
hon1mes sont autre chose que des non1bres.

1. Visa pour Le monde, 2009.


Prologue 31

Chaque histoire spécifique est un coin que l'on


enfonce dans le renoncen1ent collectif, dans le
dangereux aveuglement qui nous guide au milieu
de nos certitudes confortables. C'est parce que
chacune d'entre elles est unique qu'elle devient
indispensable. L'in1portant, c'est de ne plus n1entir
pour atteindre les objectifs attendus. C'est d'ac-
cepter le fait que l'Occident, l'Europe, la France
ne sont pas des terres d'accueil spontané comn1e
certains utopistes prétendent le faire croire. Contre
l'histoire et la sin1ple nature hun1aine. On sait que
toutes les sociétés se sont formées au gré des n1étis-
sages naturels ou forcés, selon les époques et les
situations, n1ais cela ne rend pas compte de l' orga-
nisation dont elles se sont dotées pour survivre et se
développer harn1onieusement.
Les résistances nationalistes n'ont certes aucun
avenir, mên1e si dans l'imn1édiat elles cherchent à se
(J)
propager, par les urnes ou des manifestations de rue.
~
e>- Car l'avenir est ailleurs et rien n'arrêtera le cours
w
L(')
des choses.
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
DES ÉMOTIONS SANS LENDEMAIN
0
u
La charte des Nations unies de 1945 fut la prenlière
à souscrire aux nouvelles réalités, suivie par la
Déclaration universelle des droits de l'homme de
(J)
1948, la Déclaration des Nations unies de 1963
Q)

2
>,
sur l'abolition des discrinlinations raciales, puis
w
Q)
Cl.
par la Convention internationale de 1965 qui en
::::!
2
(!)
consolida les actes. Les États men1bres suivirent
@
en légiférant régulièren1ent en la matière. Mais les
32 L'immigration

meilleures intentions ne résistent pas toujours à la


réalité d'un monde où elles se heurtent aux intérêts
des puissants.
Le pire serait que la compassion appelée à faire
évoluer les mentalités ne soit qu'une n1ode passa-
gère, une n1auvaise conscience de l'hun1anité
privilégiée envers les déshérités de la terre. Ce
qui s'est déjà produit, chaque fois que les n1édias
se sont répandus en détails morbides sur les
tragiques odyssées des 1nigrants, conm1e sur l'île
de Lan1pedusa et sur les plages n1acabres de Grèce
ou de Turquie, où l'on a retrouvé le corps sans vie
d'un petit enfant de la diaspora syrienne, rejeté
par la n1er. L'in1age, qui a fait le tour du n1onde, a
frappé les consciences et suscité l'émotion. Puis la
controverse a pris le pas sur la n1orale. Il y a plus de
dix ans, le tén1oignage d'un rescapé d'une traversée
du détroit de Gibraltar avait aussi fait grand bruit
parn1i les Européens destinataires de ses espérances.
(J)

~ Quelque ten1ps, jusqu'à ce que d'autres n1alheurs


e>-
w ne détournent l'attention de l'opinion publique,
L(')
.-i
0
saturée de drames et de mauvaises nouvelles, entre
N
@ la poire et le fromage. << Il s'est forn1é longten1ps

.c
Ol
ï:
une houle de réprobation autour de votre silence
>-
0.
0
et puis, soudain, nos n1orts ont été comptés, une
u
première fois, à l'étranger. » Ce n1igrant qui s'adres-
sait à nous en nous regardant au fond des yeux
s'appelle Salim Jay, et sa désillusion fut à la mesure
de notre désintérêt. Sa relation n'est pas intitulée
par hasard Tu ne traverseras pas le détroit1 .

1. Éditions MilJe et Une Nuits, 2001.


Prologue 33

LE DEVOIR DE L'OcaDENT••• SA SURVIE

Le plus grand mépris que l'on puisse adresser à


l'endroit des migrants, c'est l'indifférence. Si l'on
est capable de cela, on se déconsidère soi-mê1ne.
Encore faut-il que l'on se débarrasse des stéréo-
types qui entravent la réflexion et qui font des
in1migrés les profiteurs de la société d'accueil, des
délinquants en puissance, des fauteurs de trouble
et du vivre-ensemble conçu et protégé depuis de
non1breuses générations ; voire des crinunels avérés
ou en puissance, déconnectés du tissu social dans
lequel ils viennent n1ettre le désordre. Or parfois,
des individus virtuellen1ent n1al tolérés accrédite-
ront la ru1neur par des actes répréhensibles, ceux-là
mêmes que l'on prédisait. Aux yeux de beaucoup,
la preuve est faite, fût-elle isolée, n1ais désorn1ais
gravée dans le marbre.
C'est donc sur un idéalisme pragmatique qu'il va
(J)

~
falloir travailler, en respectant les sensibilités des
e>- citoyens amenés à s'entendre sur cette question
w
L(')
.-i d'avenir urgente. Toute fausse certitude est à bannir
0
N
@ absolument, car ce qu'il faut faire prévaloir consiste

.c
Ol
à montrer qu'un autre plan peut avoir sa chance .
ï:
>-
0.
0
À condition qu'il se construise à partir d'une
u
réflexion plurielle, civile et politique.

(J)
Q)

2
>,
w
Q)
Cl.
::::!
2
(!)
@
Copyright© 2015 Eyrolles.
Première partie

Cap sur l'Occident

(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Copyright© 2015 Eyrolles.
Chapitre 1

Partir : un rêve ... un piège

L'IMAGERIE DU TIERS-MONDE

Nos questionnen1ents sur l'inmugration prennent


leur source dans ces territoires lointains qui nous sont
encore exotiques et constellés de références appar-
tenant à la mémoire collective, si ce n'est à l'in1age
qu'elle a collectée au te1nps des Grandes Découvertes,
del' aventure hun1aine et finalen1ent de la colonisation.
Cette imagerie nous est inféodée jusqu'à penser
que l' outre-n1er a toujours fait partie du patri-
n1oine occidental. Cependant, lorsque nous l' adop-
tons comn1e une réalité, comme un dran1e pour
(J)

~ nous rappeler nos responsabilités, nous n'y incluons


e>- pas ses conséquences que sont l'exil et la souffrance.
w
L(')
.-i
0
L'Extrême-Orient, le Maghreb, l'Afrique noire
N
@ sont autant de cartes postales qui sont aujourd'hui

.c
Ol
ï:
retournées à l'envoyeur par les n1igrants que nous ne
>-
0.
0 reconnaissons plus dans leur réalité conten1poraine.
u
L'envie du Nord, pour ces populations marginalisées
par la mondialisation, est un phénomène relativen1ent
récent qui ren1onte aux années 1950, une époque où
(J)
la distorsion économique entre les pays riches et leurs
Q)

2
>,
colonies commençait à se manifester. Pour ces popu-
w
Q)
Cl..
lations longtemps maintenues dans la frustration de
::::!
2
(!)
l'inégalité, les n1étropoles au confort de vie attractif
@
étaient devenues le centre de leurs préoccupations.
38 Première partie. Cap sur l'Occident

La décolonisation, la plupart du temps n1.al gérée, les


a convaincus de faire la grande traversée.

UN VRAI DIALOGUE À TROUVER ENTRE LE NORD ET LE SUD

On touche ici du doigt les raisons de cette attirance


indéfectible du tiers-n1onde pour l'Occident,notam-
ment postcolonial. << Le monde riche [ ... ] a édifié
des barrières en tous genres, n1orales, économiques,
politiques, derrière lesquelles il a emprisonné, non
pas à vie, mais pour de nombreuses vies succes-
sives, les trois quarts de la population du globe. Mais
voilà que cette gigantesque prison se révolte paci-
fiquen1ent. Des condanmés se sont échappés1 . » Et
Jean Raspail de conclure qu'ils viennent demander
justice. Il n;a pas tort sur ce point. Ce qu'ils veulent,
c'est ne plus rien devoir à personne.
Le problèn1e est que le dialogue entre le Nord et le
(J)

~
Sud, si souvent réclamé, tellement attendu, toujours
e>- en n1arche, n'a jan1ais été en état d'aboutir. Si c'est
w
L(')
M un leurre, il faut le dire et prendre des mesures radi-
0
N
@
cales pour éviter le pire, qui est l'espérance brisée de

.c
Ol
populations entières mises en den1eure de fédérer
ï:
>-
0. leurs forces pour arriver à leurs fins. Tant que les
0
u
responsables politiques prodiguaient de belles
pron1esses, ils se dispensaient d'agir et pouvaient
attendre. Mais le temps des illusions s'achève et la
situation devient ingérable. Parce que la charité mal
pensée de l'Occident n'a plus cours, les mensonges
vains n'ont plus de portée sur des gens qui ont
décidé de venir se servir au lieu d'attendre une

1. Le Camp des saints, op. cit.


Partir : un rêve ... un piège 39

ünprobable remise de peine. Et cela n'est pas près de


cesser, puisque tout récen1.ment l'Union européenne
signait avec la complicité des dirigeants de seize pays
d'Afrique de l'Ouest un accord dit de « partenariat
écononuque ». Or c'est un nouveau blanc-seing que
l'Europe libérale accorde à ses multinationales pour
<< piller les ressources et le n1.arché africain », note le

site Reporterre dans un con1111.uniqué du 8 août 2015.


Dans l'Afrique des nugrants, quand un enfant naît
on espère que Dieu l'assistera et lui donnera la
chance d'aller en France ... Et dans dix ans, quand
cette jeunesse du Sud aura fait croître sa population
de 70 %, elle se sera donné les moyens d'émigrer.

PARTIR OU SUCCOMBER

Jean Raspail souligne que la principale faiblesse de nos


pays est dans leur ni.anque de résolution à s'opposer à la
(F)

~ dictature prochaine du tiers-n1.onde. Un certain abat-


e>- tement moral existe effectivement dans nos sociétés
w
L(')
.-i
0
en crise, n1.ais il n'y a ni veulerie ni fatalisme dans cette
N
@ inertie, juste un ni.anque de coordination entre les

.c
Ol
ï:
bonnes volontés. Pour qu'une solution de bon sens
>-
0.
0 én1.erge de l'imbroglio des mesures proposées, il faut
u
parler d'une seule voix, au-delà des intérêts de clans.
En attendant, les affan1.és de la Terre et les déshérités
de l'hun1.anité n'ont plus le choix que de n1.ourir ou
(F)
de partir, à n'in1.porte quel prix. Ils paient la note
Q)

2
>,
du voyage et des souffrances qui lui sont inhérentes,
w
Q)
Cl..
physiques et n1.orales, et pour toute récon1.pense,
::::!
2
(!)
tandis qu'ils penseront avoir conquis le droit de
@
vivre décen1.n1.ent, ils seront confrontés au mépris
40 Première partie. Cap sur l'Occident

de leurs hôtes, qui ne demandent désonnais qu'à


les renvoyer chez eux. Mais pour les candidats à l'el-
dorado, c'est toujours nueux que de stagner dans le
marigot de toutes les indécences hun1aines.
Le point de bascule est dans la décision que le
migrant doit prendre, entre partir ou succon1ber.
On objectera que tout le n1onde n' énugre pas, que
non1bre de pays en voie de développen1ent offrent
à leurs ressortissants des opportunités qu'ils sont
censés saisir, et qu'à ce titre la fuite ne s'explique
pas seulen1ent par la nusère physique ou l' oppres-
sion morale n1ais par la sin1ple envie cl' aller vivre
ailleurs. Ce qui n'est nullement blâmable en soi,
dans la n1esure où tous les homn1es raisonnent de
même partout dans le n1onde. L'injustice est dans la
dénégation de leurs droits, liée à leur passeport et
à la terre où ils ont vu le jour. Parce que en réalité,
bien peu d'alternatives sont offertes à la n1ajorité
(J)
des populations de l'hénusphère de la pauvreté.
~
e>- Pour elles, un seul rêve anin1e leur vie : celui de
w
L(')
M
0
l'exil. Les plus défavorisées ne le réaliseront jan1ais
N
@ en raison des frais qu'un tel voyage occasionne.

.c
Ol Pour les autres, l'entreprise peut durer des années .
ï:
>-
0.
0
u

DES MIGRANTS SOUVENT MAL COMPRIS

La préparation d'un exil, quand il n'est pas induit


par une n1enace sur la vie, une guerre, un géno-
cide, nécessite la participation financière d'un grand
non1bre de personnes, de familles dont les écono-
mies d'une vie peuvent à peine y subvenir. Parfois le
village tout entier n'y suffit pas non plus.
Partir : un rêve ... un piège 41

Malheureusen1.ent, devant cette 1nigration de la


pauvreté, qui vaut tous les exils politiques, l'attitude
des pays d'accueil est à peu près partout la n1.ême :
on se prépare à l'invasion tant annoncée, faite de
hordes déguenillées assoiffées de nos réussites et
de notre confort n1atériel. Cette vision apocalyp-
tique est toujours vivace en dépit de la transfor-
mation mên1e du nugrant, de son statut et de ses
perspectives personnelles. Au vu de cet an1algan1.e,
plus de la moitié de la population européenne se
dit hostile à ouvrir ses portes. Certes, souvent les
apparences sont trompeuses et les malheureux que
nous n1ontrent les médias lorsqu'ils débarquent sur
les côtes italiennes, espagnoles ou grecques, voire
en France, où les villes frontières étalent à nos yeux
incrédules les stigmates de leurs périples à travers le
désert et la mer, confortent l'idée de barbares sans
foi ni loi que l'on s'empresse de cantonner loin des
populations autochtones. Pourtant, tous ces gens ne
(F) ressen1blent pas à leurs espérances car celles-ci sont
~
e>- cachées au tréfonds d'eux-mêmes, dans le secret
w
L(')
M
de leur devenir, à savoir des générations de forces
0
N vives, de plus en plus cultivées, aux destins promet-
@

.c teurs auxquels il ne serait pas inutile de se frotter.
Ol
ï:
>-
0.
Ni de se piquer de la curiosité de connaître. Ces
0
u gens sont des battants dont nous avons besoin, qui
cherchent à ce qu'on leur mette le pied à l'étrier
pour se réaliser. Ceux qui partent sont une infime
partie des populations concernées, n1ais lorsqu'ils
(F)
prennent cette ultin1e décision c'est avec la déter-
Q)

2
>,
mination qui soulève des n1ontagnes. Ils sont la
w
Q)
Cl..
partie la plus dynamique de la société, celle à qui
::::!
2
(!)
le pays de naissance n'a pas su donner sa chance et
@
méprisé les valeurs.
42 Première partie. Cap sur l'Occident

L'ARBRE QUI CACHE LA FORÊT

Les nùgrants ne partent pas au hasard et leur desti-


nation fait partie de leur plan de vie, du destin qu'ils
se sont choisi. Certaines voix se sont n1anifestées
pour souligner que leur intelligence et leur stra-
tégie servent à déjouer non seulement les dangers du
voyage, n1ais avant tout les arcanes administratifs des
pays sur lesquels ils ont jeté leur dévolu. En résun1é,
ils forceraient les portes en n1ême ten1ps qu'ils force-
raient l'admiration. Si tout est possible, tout reste
à prouver, et ce ne sont que des cas particuliers.
Connaître le problèn1e et l'endiguer, c'est exercer
une politique constructive de la question migratoire,
en évitant de se focaliser sur l'arbre qui cache la forêt.
Dans le Dictionnaire de l'immigration en France1 , on lit
ceci:<< Le départ désigne quelque chose d'infiniment
plus in1portant que le n1anque de travail ou mên1e la
dégradation économique des conditions d'existence ;
(J)

~ il prend acte de la dépossession de la confiance dans


e>-
w le n1onde, celui qui nous a vu naître, celui qui nous
L(')
M
0
fait fen1n1e ou homme parmi nos sen1blables. »
N
@

.c
La plupart du temps, la décision de s'offrir un destin
Ol
ï:
>-
0.
conduit le candidat à promettre à sa famille, conm1e
0
u à ses créanciers, une part du paradis conquis. En
ren1boursant l'avance financière qu'il aura reçue
d'eux, n1ais égalen1ent en pron1ettant de les soutenir.
Cet engagen1ent vaut un contrat. Mieux, un sern1ent
dont le nùgrant ne se dédiera jamais. Le cumul de
ces charges ne lui fait pas peur, il a été élevé dans
cet esprit de solidarité. Ce qui importe pour lui, c'est

1. Sous la direction de Smaïn Laacher, Larousse, 2012.


Partir : un rêve ... un piège 43

de se comporter comme un homn1.e devant l'adver-


sité quelle qu'elle soit. L'idée qui soutient son projet
induit une résistance mentale exemplaire dont le
moteur est pécuniaire, mais la force morale. Car la
spiritualité est partout, elle fait partie de la vie et du
voyage à entreprendre. Si Dieu le veut, le destin tant
espéré s'accon1.plira. La foi joue un rôle prin1ordial.
Quelle que soit la divinité invoquée, elle nourrit les
espérances, elle force les décisions, elle contient le
désespoir quand la fatalité se met en travers de la route.

UNE RACE D'HOMMES À PART

Un migrant est conscient des difficultés et des dangers


encourus pour se rendre en Europe, confirn1ait un
candidat à l'exil interrogé par Fabrizio Gatti 1 , grand
reporter à l'hebdon1adaire italien L'Espresso : << On le
sait [... ] , mais cela ne nous arrivera pas. Dieu ne peut
(F)
pas nous abandonner après tout ce qu'on a vécu. )>
~
e>- Un autre lui confia que l' an1bition qui les n1otive
w
L(') et qui les guide est un don de Dieu, dont ils sont les
M
0
N dépositaires. Ils le prient tous, ils le prient partout.
@

.c
Ol
Néanmoins, ce qu'ils redoutent avant tout c'est
ï:
>-
0. l'échec. Pris à leur propre piège, ils ne peuvent
0
u
plus démentir les perspectives de réussite qu'ils ont
semées autour cl' eux avant de partir. Il en va de
leur honneur et tout déni leur paraîtra dégradant.
Le déshonneur n'est pas concevable pour cette race
(F)
Q) d'hommes. Cette vanité est le supplément d'âme
2
>, de la contrainte, économique, sociale et parfois
w
Q)
Cl..
::::!
2 1. Bilai sur la route des clandestins, Liana Levi, 2008 (pour l'édition
(!)
@
française).
44 Première partie. Cap sur l'Occident

politique. << J'ai grandi dans un environnen1ent où


l'exil vers les pays du Nord a toujours été assimilé à
la réussite, si bien que rester sans pouvoir prendre le
relais de ses parents est un échec cuisant >>, souligne
quant à lui On1ar Ba1 , arrivé en France en 2003.
Avant de préciser à son tour que partir est considéré
chez lui comme un rite de passage, une reconnais-
sance sociale qui rejaillit sur les siens.
Au regard des Européens et des Français qui les voient
arriver souffrants et loqueteux, tous les migrants dont
l'honneur est la force vive invisible sont des déses-
pérés. Pourtant, ils sont de cette engeance rare, encore
chargée cl' espoir, qui a eu le courage de mettre sa vie
en jeu. Cette notion est ancrée dans leur éducation.
Pour eux, l'histoire qui con1pte vrain1ent n'est pas
celle écrite dans les livres, les rapports et les publica-
tions des administrations politiques et des institutions
qui gèrent les nugrations dans les pays cl' accueil : elle
est celle de leurs certitudes acquises au fil du ten1ps,
(J)

~ et rien ne peut l'ébranler. Ce qui fait dire à tous les


e>-
w experts qu'on pourrait fern1er les frontières, ériger
L(')
M
0
des murs et contrôler les n1ers, on ne les empêchera
N
@ pas de partir.

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
UN ACTE DE BRAVOURE

Partir. .. c'est prendre conscience qu'on est né du


mauvais côté du n1onde. C'est tout laisser, même le
plus insignifiant rappel de sa vie. Cet acte est une
force, un signe de bravoure qu'il n'est pas donné à

1. N'émigrez pas! L!Europe est un mythe,Jean-Claude Gawsewitch,


2010.
Partir : un rêve ... un piège 45

tout le n1onde de réaliser. Tout brûler derrière soi,


ses habitudes, ses émotions, ses lassitudes, sa décep-
tion et sa rancune quelquefois, ses dépits, ses doutes,
avec pour seul bagage son audace et son courage.
Cet instant, les nugrants ne l'oublieront ja1nais.
Salin1 Jay1 , que nous avons déjà pris pour tén1oin,
note à ce propos : << Nous voulons arracher un droit
qui se vérifie seulen1ent en l'arrachant. » Et pour
se donner un peu plus d'audace, ils affirn1ent tous
à la cantonade qu'aucune frontière ne les arrêtera,
aucun interdit, nul verrou ne les dissuadera. Il ne
reste alors, pour les an1ener à n1oins de fanfaronnade,
au non1 d'un Occident qui ne doute n1ême pas de
lui-mên1e, qu'à leur asséner notre n1épris. Cette
blessure que nous leur infligeons est terrible, elle est
grave et ne déshonore que ceux qui la pratiquent.
Du pain, de la dignité, voilà ce qu'ils viennent cher-
cher dans les pays riches, où les droits humains sont
inscrits dans la Constitution. C'est tout ce qu'ils
(F)

~
e>- espèrent. Et voilà ce qui nous effraie tant.Au prétexte
w
L(')
qu'ils auraient des objectifs secrets et pernicieux, et
.-i
0
N
qu'il faudrait nous protéger contre nous-n1ên1es .
@

.c
Ol
Néann1oins, l'eldorado qu'ils ont inscrit dans leur
ï:
>-
0.
destinée est raren1ent à la hauteur de leurs espé-
0
u rances. Et le désenchanten1ent est de plus en plus
rapide. Pour autant, si cette triste réalité les déçoit,
les retours volontaires au pays natal sont rares. Une
fois en Europe, chacun finit par s'habituer à cette
(F)
Q)
vie chaotique à laquelle il ne s'attendait pas. Vache
2
>,
à lait de ses créanciers, voire des passeurs qui auront
w
Q)
Cl.. financé tout ou partie du voyage, l'immigré se voit
::::!
2
(!)
@
1. Tu ne traverseras pas le détroit, op. cit.
46 Première partie. Cap sur l'Occident

contraint d'accepter les conditions qui lui sont


offertes, faute de quoi il se retrouve en situation
d'échec.

L'HONNEUR D'ABORD

Le responsable de la comn1unauté EnlillaÜs au Bénin1


tén1oigne de cette réalité. Il déclare que la n1ajorité
des nugrants partis vers les pays du Nord pour des
raisons écononuques sont obligés d'y rester. A fortiori
de supporter n'importe quelles conditions de vie et
de travail. « Car s'ils ne réussissent pas, précise-t-il, et
qu'ils reviennent au [pays], ils sont rejetés par leur
fanulle. » Ostracisés, montrés du doigt, ils sont la risée
des frustrés qui n'ont pas osé la grande aventure et
qui se réjouissent de l'échec des autres. En outre, après
avoir été un étranger refoulé, il est souvent exclu de
sa propre communauté lorsqu'il revient chez lui
(J)

~
sans s'être enrichi là où tout devait concourir à son
e>- succès. C'est valable pour les Africains de la zone
w
L(')
M
0
subsaharienne, nuis égalen1ent pour les inmugrés du
N
@ Maghreb. Un Tunisien raconte, il s'appelle Karim :

.c
Ol « On se retrouve avec une deuxièn1e génération pour
ï:
>-
0.
0
qui le bled n'est pas le pays natal n1ais pour qui la
u
France n'est pas le pays choisi [... ] » Et de préciser,
interrogé par la journaliste italienne Ada Giusti2 , que
la plupart de ceux qui sont retournés chez eux ont
vécu des rejets sinillaires. << Pour l'écrasante nujorité
de ces iinmigrés, dit-elle, le retour et l' établissen1ent

1. In Visa pour le monde, op. cit.


2. « Mais pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux ? >> Des immigrés
racontent ... , Édüions Le Pommier, 2005.
Partir : un rêve ... un piège 47

dans le pays d'origine des parents sont exclus. » Pour


qu'elle soit un succès et qu'elle s'inscrive dans la durée,
sans remords ni regrets, la problématique du retour
doit être non seulement consentie par le nugrant,
mais il faut que ce dernier se sente en mesure d' af-
fronter les difficultés qui lm sont inhérentes et qu'il ait
la force de se reconstruire. Non seulen1ent il devra s'y
préparer longuen1ent, n1atériellement et psychologi-
quen1ent, n1ais l'acquiescement de sa fanulle et de ses
proches, voire de sa communauté, devra obligatoire-
ment l' acco1npagner dans cette épreuve.
Personne ne veut con1prendre qu'une arrivée sur le
sol européen n'est pas en soi une victoire, que c'est
à ce n1oment-là seulen1ent que le destin se dessine
avec son lot de déconvenues.

UNE INSTALLATION FRAGILE

(F)

~ Pour ceux qui n'ont à leur disposition que le


e>- fantasme colporté par la run1eur, le point d'arrivée
w
L(')
M
0
apparaît finalen1ent comn1e un nouveau point de
N
@ départ. Et c'est là, souvent, que le désenchante-

.c
Ol
ï:
n1ent cristallise et s'installe. Car après les prenuères
>-
0.
0
confrontations avec le personnel adn1inistratif des
u
pays d'accueil, mên1e ceux qui obtiennent un droit
de séjour et une liberté de mouven1ent sentent
qu'ils ne sont pas les bienvenus. Et qu'il va leur
falloir beaucoup de patience et d'abnégation pour
(F)
Q)
traverser les épreuves de la vie en Occident.
2
>,
w
Q)
Cl..
Très vite, le piège se refern1e et la clandestinité,
::::!
2
(!)
avérée ou virtuelle, devient une identité. Et l' obli-
@
gation de survie répond alors à des glissen1ents qui
48 Première partie. Cap sur l'Occident

conduisent l'exilé à toutes les con1.pron11ss1ons,


avec la loi comn1.e avec lui-mên1.e. Nous avons
rencontré El Hadji 1 , venu légalen1.ent du Sénégal
en Italie, muni d'un visa touristique pour une
formation dans un club régional de football. Or,
n'ayant pas obtenu d'engagen1.ent au tern1.e de sa
période légale de séjour dans la péninsule, tandis
qu'il espérait y faire une carrière professionnelle
et den1.ander un titre d' établissen1.ent, le jeune
hon1.me, âgé de vingt-trois ans, se retrouva devant
le choix de rentrer à Dakar ou de tenter sa chance
dans l'illégalité. Résidant à Gênes, sans attaches
familiales, il accepta de convoyer des produits
contrefaits pour le n1.arché de Vintin1.ille. Il apprit
les règles de la contrebande, vécut plusieurs années
dans la clandestinité, poursuivi par la peur des
rafles et de l'expulsion. Malgré ses tentatives réité-
rées auprès de l' adnunistration italienne, toutes
ses demandes de régularisation furent rejetées car
(J) il avait eu plusieurs fois maille à partir avec les
~
e>- douanes. Ton1.bé dans la drogue, il son1.bra dans
w
L(')
M
un engrenage infernal duquel il resta longten1.ps
0
N prisonnier.C'est avec insistance qu'il nous dit son
@

.c regret de s'être laissé entraîner, car ce fut la source
Ol
ï:
>-
0.
de tous ses ennuis. Passé en Suisse en 2013, il put
0
u s'installer dans un foyer où, toujours sans papiers,
il ignore comn1.ent il sortira de l'in1.passe dans
laquelle il se trouve depuis sept ans.

1. Entretien conduit avec Béatrice Alvergne le 26 mars 2015


dans Je foyer de la région de Lausanne (Suisse).
Partir : un rêve ... un piège 49

UN PIÈGE QUI PARFOIS SE REFERME

L'histoire d'El Hadji rend con1pte de cette insistance


qu'ont la grande n1ajorité des nlÎgrants à s' accro-
cher à leurs prenüères certitudes, même si certains
d'entre eux adn1ettent de plus en plus ouverten1ent
que l'eldorado a ses limites. Et qu'un projet dans le
pays d'origine est à considérer désormais. On1ar Ba1
n1anifeste depuis longten1ps sa perplexité vis-à-vis
de cet entêten1ent à vouloir rester en Occident,
« quand on sait, dit-il dans l'un de ses livres, la
précarité grandissante des populations imnlÎgrées ».
Et de poser radicalen1ent la question : Rester, pour
quoi faire et dans quelles conditions ?
Papa Gora, un autre Sénégalais2 demeurant dans
l'attente d'une décision d'expulsion, nous a confié
ses espoirs d'un retour au pays natal après plusieurs
décennies de clandestinité, en Espagne, en France,
puis en Suisse, à la recherche de papiers qui ne lui
(F)

~ seront sans doute jamais octroyés.Électron1écanicien


e>-
w de profession, il a travaillé dans son pays pour des
L(')
.-i
0
entreprises étrangères, puis s'est retrouvé sans
N
@ emploi. Étant dans l'incapacité de réunir les fonds

.c
Ol
ï:
privés nécessaires à son projet de petite entreprise,
>-
0.
0 et l'État sénégalais n'ayant pas accepté de financer
u
son dossier, cet homme âgé désorn1ais de plus de
soixante ans s'est mis en tête de rentrer chez lui pour
y retrouver ses enfants et petits-enfants. Non pas
pour vivre à leurs dépens, mais pour entreprendre
(F)
Q)
un dernier chapitre de sa vie dans la dignité.
2
>,
w
Q)
Cl..
::::!
1. N'émigrez pas ! L'Europe est un mythe, op. cit.
2 2. Entretien conduit avec Béatrice Alvergne, le 26 mars 2015,
(!)
@
dans un foyer de la région de Lausanne (Suisse).
50 Première partie. Cap sur l'Occident

Une chose est certaine, que l'on exprüne peu : les


hon1mes, les femn1es, les familles ne s'engagent pas
dans le projet de nugrer sans une réelle obligation.
Ils le font parce que c'est la seule alternative qui
puisse encore les anin1er, dans un n1onde connecté
qui leur tend les bras sans scrupule, au péril d'un
choix hasardeux, parfois bénéfique, souvent illu-
soire, toujours triste.

AGIR AUJOURD'HUI POUR DEMAIN

S'attaquer aux n1entalités ancrées depuis plusieurs


générations n'est pas une sinécure. Il faut pourtant
le faire, et cela prendra du temps. Car les données
officielles de l' Agence européenne du contrôle des
frontières, publiées le 4 mars 2015 par Le Figaro,
sont sans appel : << Durant le troisièn1e trimestre
2014, il est arrivé plus de fn1igrants] que pendant le
(J)

~
pire trimestre du printen1ps arabe de 2011. )> Soit
e>- plus de 110 000 personnes. Ce qui représente plus
w
L(')
M de 400 000 arrivées dans l'année concernée. Une
0
N
@ progression de 21 %. Et l'année 2015 bat déjà tous

.c
Ol les records d'exils .
ï:
>-
0.
0
u S'il est donc impératif d'agir sur le long terme pour
enrayer le processus en anïont et en aval des flux, il
est urgent de prendre en con1pte le problèn1e qui
se présente dans l'inm1édiat. Pour que les pays d'ac-
cueil ne soient pas obligés d'organiser une riposte,
mais un accon1moden1ent. Parce que les migrants
continueront de partir, et très peu de s'en retourner
chez eux en dépit du soin que nous prenons à
dresser des obstacles devant leur objectif.
Partir : un rêve ... un piège 51

Lorsqu'une initiative est prise, elle l'est trop souvent


sous le coup de l' én1otion. L'affaire du petit Syrien
Aylan Kurdi, dont le corps sans vie a été retrouvé
sur une plage de Turquie le 3 septembre 2015, en est
l' exen1ple malheureux. Car elle a fait naître l'espoir
d'une prise de conscience humanitaire européenne,
trop vite démentie par le manque d'organisation
dont souffre l'Union. Entre la bonne volonté de
la chancelière Angela Merkel, rapidement dépassée
par les événements, et la logique n1esquine et popu-
liste du Prenuer ministre hongrois, Viktor Orban,
l'ensemble des États membres se sont déchirés sur
les solutions à apporter dans l'imn1édiat. Obligée de
prendre n1algré tout une décision, la Conmussion
optera finalement quelques jours plus tard pour la
solution des quotas qui, ne satisfaisant personne,
offrira l'illusion d'une entente. Le discours politique
du patron de la diplon1atie allemande, Frank-Walter
Steinn1eier1, plaidant pour une Europe qui<< n'a pas
(J) le droit de se diviser » face à pareil défi, confirn1e
~
e>- les atermoien1ents de la gouvernance européenne.
w
L(')
M
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u

(J)
Q)

2
>,
w
Q)
Cl..
::::!
2
(!)
@
1. Cité par lefigarofr du 4 septembre 2015.
Copyright© 2015 Eyrolles.
Chapitre 2

L'engrenage de la souffrance

DES STIGMATES À RESPECTER

Les immigrés auxquels on demande de s'expliquer


au tern1e de leur périple, le font avec beaucoup de
difficulté. Leur tén1oignage rend ainsi l'autorité suspi-
cieuse alors qu'elle devrait faire preuve d'indulgence.
Car la n1én1oire est polluée par les in1ages de la tragédie
qu'ils viennent de vivre. Élise Pestre, psychologue
clinicienne et psychanalyste, note qu'elle n'envisage
a priori aucune falsification des confidences qu'elle
recueille en dépit de la confusion qui s'y insinue.
Conune chez les grands traumatisés, la mén1oire
(J)
enfouit naturellement tous les épisodes qui pourraient
~
e>- les ren1ettre en souffrance. Cette défaillance n1én10-
w
L(')
rielle les protège de la tragédie dont ils sortent à peine.
.-i
0
N
Le sur-jeu qui affecte ainsi leur discours n'est pas un
@

mensonge n1ais le moyen de s'extraire de leur propre
.c
Ol
ï:
>-
histoire pour en forn1ater une à la n1esure des idées
0.
0
u reçues de l'Occident. Élise Pestre 1 insiste sur ce point:
« Ces récits visent [... ] la survie et la réappropriation
d'un passé douloureux, et n'ont pas pour finalité de
[nous] tromper scienunent. »
(J)
Q)
La plupart des inu11igrés qui atteignent l'Europe par
2
>,
terre ou par mer ont aujourd'hui subi les affres d'un
w
Q)
Cl.. long combat contre l'adversité physique et n1orale.
::::!
2
(!)
@
1. La Vie psychique des rifugiés, Payot & Rivages, 2014.
54 Première partie. Cap sur l'Occident

C'est en cela qu'ils sont remarquables et que leur


histoire personnelle et collective est héroïque.
Ten1oin de la fern1eture de Sangatte en 2006, le
photographe François Legeait 1 a collationné des
« histoires terribles » d'hommes et de fenu11es qui
traîneront derrière eux les stigi.11ates de l'exil.

DÉBITEURS JUSQU'À LA MORT

Faut-il que leur détermination soit sans faille


et que les raisons de leur départ fussent irréfu-
tables pour qu'ils aient vaincu, l'une après l'autre,
chacune des stations de ce chemin de croix.
L'auteur de Destins clandestins en fait l'inventaire,
et cette liste n'est pas exhaustive : « L'oppression,
la guerre, la prison, les proches disparus ou tués,
la n1aison vendue, la famille dont on n'a plus de
nouvelles. Les cicatrices des balles et des tortures.
(J) Les jours de marche [ ... ] et les compagnons qui
~
e>- ton1bent d' épuisen1ent ; le cannon qui quitte le
w
L(')
M
Soudan avec trente-huit passagers, qui ne sont
0
N
@
plus que vingt en Libye, les autres [étant] n1orts

.c dans le désert ; la traversée de la Méditerranée sur
Ol
ï:
>-
0.
des coques de noix, les passeurs qui quittent le
0
u navire sur le point de son1brer en vue de l'Italie,
ne laissant une chance qu'à ceux qui savent nager
pour gagner la côte [ ... ], les survivants rackettés et
dépouillés. Pour finir à Calais dans la clandestinité,
réveillés à l'aube par les gaz de la police, la fuite
encore et encore, la peur, la violence et l'hunulia-
tion. Et l'incon1préhension. »

1. Destins clandestins, Édi6ons de Juillet, 2006.


L'engrenage de la souffrance 55

On les appelle les « grilleurs de frontières }>. Car


si tous les projets mis en œuvre par les migrants
n'ont pas de prix, ils n'en ont pas moins un coût.
Vertigineux pour les n1.oyens dont ils disposent
en général, et qui sont la somn1.e des économies
d'une longue préparation et de l' endetten1.ent de
non1.breuses fani.illes pour longtemps. Les quelque
6 000 euros que leur coûte globalen1.ent un passage
vers l'Europe, aux dires des organisations interna-
tionales, n'est qu'une approxin1.ation, car la plupart
du ten1.ps les migrants s'acquitteront de somn1.es
bien plus in1.portantes, que les passeurs leur octroie-
ront sans difficulté moyennant un ren1.boursement
qu'ils devront solder jusqu'au dernier sou, où qu'ils
aillent et sans aucune chance d'y échapper. Dans un
de ses livres, On1.ar Ba raconte que c'est en raison
de cette filière n1.afieuse que de nombreux énugrés
n'ont d'autre choix que celui de vivre de l'assis-
(J)
tance sociale ou de glisser dans une crinunalité de
~
e>- circonstance.
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
LES PRIX DU PASSAGE FLAMBENT
Ol
ï:
>-
0.
0
u Les témoignages concordent sur le système de
rançon nus en place par les passeurs, toujours plus
élevée en raison de la n1.ultiplication du racket à
des points de passage de plus en plus nombreux,
(J)
souvent nus en place par la police et l' arn1.ée elles-
Q)

2 mên1.es sur le parcours tracé par les n1.archands


>,
w
Q)
Cl..
d'hon1.n1es. Jusque dans les camps de rétention nus
::::!
2
(!)
en place en Europe, qui sont<< administrés » par des
@
chefs de clan.
56 Première partie. Cap sur l'Occident

En fait, les passeurs sont en Afrique ce qu'étaient


leurs ancêtres caravaniers, n1archands et non1ades,
mais à l'échelle de la globalisation. Car désorn1ais,
plus on ren1plit de cannons, de tout-terrain et d' em-
barcations, plus on an1ortit rapidement ses investis-
se1nents. « Dans le réseau mondial des transports,
le renden1ent du trafic des esclaves est sans équiva-
lent )>, rapporte Fabrizio Gatti 1 . Ainsi, les transac-
tions sur les véhicules de toute espèce et les bateaux
de toute taille sont un con1merce d'enrichissement
rapide et prometteur, tant que la communauté
internationale n'y mettra pas fin.
Pour ce qui est des nngrations subsahariennes, les
cannons sont le principal n1oyen de locon1otion
entre les sites de départ et la côte méditerranéenne.
C'est pourquoi ils sont extrên1en1ent recherchés,
et d'autant plus chers qu'ils sont perforn1ants. Ce
qui n'est pas le cas de la grande majorité d'entre
(J)
eux. Souvent en panne, ils laissent leur cargaison
~
e>- de passagers assoiffés le long de la piste, à la merci
w
L(') des pilleurs et de la n1ort qui les décin1e. Quand un
M
0
N convoi déjà surchargé passe à son tour, et qu'il peut
@

.c en prendre quelques-uns à son bord, ces derniers
Ol
ï:
>-
0.
doivent s'acquitter d'un nouveau péage et ceux
0
u qui n'ont plus rien restent sur le bord de la route.
Pour eux, l'aventure s'arrête là. Quant au prix du
passage pour traverser la Méditerranée, il flan1be en
proportion de la demande, en même ten1ps que le
tonnage des bateaux augmente. C'est ainsi que de
nombreux pêcheurs deviennent contrebandiers de
chair hun1aine et grossissent les rangs des passeurs.

1. Bilai sur la route des clandestins, op. cit.


L'engrenage de la souffrance 57

DES TRAVERSÉES MEURTRIÈRES

D'abord occasionnels, les passeurs deviennent rapi-


dement des professionnels du trafic, se regroupent
en syndicats pour organiser des filières, jusque dans
les pays d'émigration où des n1illiers d'honm1es,
de femmes et d'enfants sont enu11enés co1nme
du bétail, dans ce qui est en train de devenir un
déplacen1ent orchestré de populations. Lorsqu'un
rafiot capable d' en1barquer plus de trois cents passa-
gers entassés jusqu'au plat-bord se vend vingt ou
vingt-cinq mille euros à la casse, il en rapporte un
demi-million net à ses propriétaires s'ils le cèdent
à des passeurs. À tel point qu'à la fin de l'année
2013 on a vu de petits navires marchands servir à
ces fins criminelles. Con1111ent s'étonner alors que
le non1bre de passeurs appréhendés ait augn1enté
de 31 % durant la seule année 2014, passant de
quelque 7 000 à plus de 9 000 sur les seuls rivages
(F) du Maghreb et du Proche-Orient1 ?
~
e>- Entre le 31 décen1bre 2014 et le 2 janvier 2015, une
w
L(')
.-i
0
triste actualité a mis en lumière cette dérive mafieuse
N
@ avec les odyssées du Blue Sky M. et de l' Ezadeen.

.c
Ol Entassés dans des cales insalubres, les nligrants étaient
ï:
>-
0.
0
respectiven1ent au non1bre de sept cents et quatre
u
cents, et chacun s'était acquitté d'environ 10 000 euros
pour se rendre dans un port de l'Union européenne.
Ce qui fait 11 nlillions d'euros net en1pochés par les
trafiquants. Le prenlier navire dérivait en mer adria-
(F)
Q) tique, le second en Méditerranée lorsqu'ils réussirent
2
>, l'un et l'autre à lancer un appel de détresse. À leur
w
Q)
Cl..
::::!
2 1. Chiffres publiés par l'Agence européenne de surveillance des
(!)
@
mers, in leftgarofr du 4 mars 2015.
58 Première partie. Cap sur l'Occident

arrivée, les autorités italiennes constatèrent que les


navires avaient été abandonnés par leurs équipages,
et qu'ils menaçaient de s'échouer. Avec à la clé la
mort certaine de leurs occupants. Parnu ces in1pro-
bables voyageurs se trouvaient notanm1ent plusieurs
femmes sur le point d'accoucher.
Durant la seule année 2014, qui vit n1ourir en
Méditerranée l'équivalent des naufragés de deux
Titanic, les passeurs ont en1poché quelque 7 milliards
d'euros.

LA LONGUE ROUTE
Pour autant, durant les prenuères sen1aines de leur
périple terrestre, les migrants sont encore des voya-
geurs qui se sentent capables de tout supporter. Le
froid, la chaleur, les privations et l'extrême précarité
de leur quotidien, parce qu'ils sont nourris d' es-
(J)

~ pérances et n'in1aginent pas la détresse qu'ils vont


e>- endurer. Ils ne conçoivent pas qu'ils sont en sursis.
w
L(')
.-i
0
Sur le trajet, les postes de veille nulitaire augn1entent
N
@ régulière1nent et chaque nouvelle garnison cherche à

.c
Ol
ï:
profiter de la situation.Parfois entièren1ent dépouillés
>-
0.
0 dès le prenuer contrôle, certains migrants sont battus
u
parce qu'ils n'ont plus rien à donner, sauf quelques
objets personnels. De pauvres chaussures, un sac leur
servent de n1onnaie d'échange contre un tampon
sans valeur. Le plus souvent, ils n'ont plus rien depuis
longtemps lorsqu'ils arrivent à la côte.
Pour ce qui concerne les vivres et l'eau, ils finissent
toujours par être partagés. Soit parce que certains
n'en ont pas fait suffisamment provision, soit parce
L'engrenage de la souffrance 59

qu'ils se les sont fait voler. Fabrizio Gatti, qui accon1-


pagna ces nouveaux vagabonds du désert, rapporte
cette histoire : << Il y avait quatre enfants à bord du
camion, dont l'un ne devait pas avoir plus de dix ans.
Ils étaient assis au milieu et personne ne les avait
vus. Lorsqu'un ho1mne vit qu'ils étaient partis sans
nourriture. Une brève négociation s'ensuivit alors,
qui convainquit tout le n1.onde de leur réserver un
sachet de dattes 1 . » La situation est souvent déses-
pérée, il ne reste qu'un peu de pain qui s' éniiette
et du sucre que l'on récupère au fond d'un paquet,
tandis que le trajet s'éternise. Certains passagers
se n1ettent à mastiquer des cigarettes. La solidarité
n'est toutefois pas la plus courante, notanm1ent sur
les bateaux où les rivalités, parfois la haine entre
les nationalités, peuvent s'avérer dramatiques. Dans
l'océan Indien, durant le mois de mai 2015, une rixe
n1ortelle entre Birmans et Bangladais a tourné à l' af-
fronten1ent n1eurtrier, pour quelques provisions de
(J)

~ bouche, à bord d'une en1barcation à la dérive.


e>-
w
L(')
.-i
0
N
@ ILS MÉRITENT NOTRE RESPECT

.c
Ol
ï:
>-
0.
Sur les pistes du désert, ce sont le plus souvent
0
u les militaires qui arrêtent les convois. Des soldats,
avec la n1enace de mitraillettes, obligent des passa-
gers à les suivre à l'abri des regards. Fabrizio Gatti
fut une fois encore le téi-noin de ces razzias. << Le
(J)
Q)
sifilen1ent des coups et les plaintes des malheureux
2
>,
déchirent bientôt le silence. Le sifilen1ent surtout, si
w
Q)
Cl.
::::!
typique des tubes de caoutchouc et des gros câbles
2
(!)
@
1. Bilai sur la route des clandestins, op. cit.
60 Première partie. Cap sur l'Occident

électriques utilisés con1111e fouets. » Quand ils


n'ont pas l'argent réclamé, les pilleurs se fâchent. Ils
insultent leurs victimes et se mettent à les torturer.
<< L'habitude est aussi de les attacher au soleil,jusqu'à

ce que la soif les fasse plier. » Devant ce spectacle,


les autres finissent toujours par donner ce qu'il leur
reste. << Certains pleurent, se protègent la tête de
leurs n1.ains, se can1.brent sous les coups de poing.
Personne n'intervient, car on ne se dresse pas devant
une arn1.e. Les soldats se paient et se distraient en
même temps. >> 1 Sous prétexte que ces gens peuvent
s'offrir cet exil en Europe dont ils rêvent aussi, les
bourreaux ne se privent pas de leur infliger leur
triste rancune. Sur le trajet entre le Niger et la fron-
tière libyenne, par exen1.ple, il n'y a pas moins d'une
douzaine de postes de rapine. Ce qui représente
plus de 20 nullions d'euros par an de revenus perçus
sous la torture. Sur cette dîme, les officiers prélèvent
leur part, ce qui leur permet de s'offrir un télévi-
(J)

~
seur plasma ou un véhicule tout-terrain japonais,
e>-
w
L(')
alors qu'ils gagnent 50 euros par mois. Ce sadisme,
M
0
N
parfois gratuit lorsqu'il ne cherche n1.ême pas à faire
@

pression sur les victin1.es, fait partie des pratiques
.c
Ol
ï:
>-
devenues usuelles et renforce le caractère tren1.pé
0.
0
u des nugrants.
Le courage et l'énergie dont ils font preuve devant
l'adversité méritent le respect. Serge Daniel2,
reporter à l' Agence France Presse, peut en tén1.oi-
gner. Lors d'un transport auquel il participait pour
les besoins d'une enquête, des gens rencontrés au

1. Ibid.
2. Les Routes clandestines, Hachette, 2008.
L'engrenage de la souffrance 61

bord de la piste lui racontèrent que leur camion


étant ton1bé en panne, le chauffeur les avait aban-
donnés. Comme le font les propriétaires de bateaux.

ILS ONT TELLEMENT SOUFFERT•••

Une fois arrivés à Tripoli, désormais à la n1erci des


milices, les clandestins en attente de << se marier à la
Méditerranée », selon l'expression consacrée, sont
dans l'obligation de se cacher pour ne pas se mettre
en danger. Car les factions rivales qui sillonnent la
ville à la recherche de migrants à dépouiller sont
partout.
La dernière étape est à portée cl' espérance, et tout
sera fait pour ne pas retourner en arrière. La n1er
est aussi n1ortelle que le désert, peut-être mên1e
davantage, 1nais l'envie cl' aboutir est telle que même
la mort, si elle doit se présenter, ne les fera pas
(F)

~
renoncer. Ces gens qui ont tellen1ent souffert n'ont
e>-
w
L(')
plus rien à perdre, ils se disent qu'ils ont déjà tout
.-i
0
N
enduré, qu'ils sont à mên1e de surn1onter l'indicible.
@

Les tén1oins interrogés à leur arrivée le confient à
.c
Ol
ï:
>-
demi-mot. Ils nous font con1prendre ce que nous
0.
0
u ne pouvons pas imaginer : leur force et leur déter-
mination que rien ne peut arrêter, ni frontière ni
pirates, pas n1ême les autorités de la forteresse euro-
péenne. De toute n1anière, ils passeront. C'est ainsi
(F)
qu'ils redoublent de certitudes en s'entassant sur des
Q)

2 en1barcations que l'on dit de fortune, et qui portent


>,
w
Q)
Cl..
si n1al leur nom. Ils en ont tous connu, de ces déses-
::::!
2
(!)
pérés rattrapés par le n1auvais sort, enchaînés à leur
@
malheur, incapables de se relever, encalnunés dans
62 Première partie. Cap sur l'Occident

une éternelle attente, incapables de financer la


fin de leur périple. La route de l'Occident est un
voyage dont ils n'ont pas tous la clé.
Durant la traversée, certains ton1beront à l'eau,
d'autres seront jetés par-dessus bord, et quand ils
perdront le cap, beaucoup mourront de soif et de
fain1 à n1oins cl' être pron1ptement secourus par
un cargo ou les garde-côtes. Il y aura mên1e des
en1barcations si chargées qu'elles couleront à la
prenuère n1er un peu forte. Les affaires récentes de
bateaux fantômes à la dérive confirn1ent l' augmen-
tation pern1anente du trafic et ne permettent pas
d'imaginer une prochaine et rapide résolution du
problème, d'abord humanitaire, puis écononuque et
politique à plus longue échéance.
Il est difficile pour nous de con1prendre ce qui
se passe dans la tête de ces gens, qui ne mettent
jan1ais leur échec ou leur n1ort en balance. Ce sont
(J)
des aventuriers absolus. Conu11e ceux qui jalon-
~
e>- naient les contes de notre enfance et les ron1ans de
w
L(')
chevalerie, ils sen1blent insensibles aux épreuves.
M
0
N Les conditions du voyage importent peu. Ni les
@

.c
violences ni les hunuliations ne les arrêtent. Ce sont
Ol
ï:
>-
les souffrances de l'espoir qui leur donnent cette
0.
0
u force cl' avancer, une résistance face à l'adversité qui
nous surprend et nous interroge lorsque nous nous
demandons conm1ent ils peuvent la supporter.
Chapitre 3

La forteresse européenne

L'HUMILIATION DU DÉSHÉRITÉ

La mortalité de l'exil est une << honte pour l'Eu-


rope ! » s'indigna le pape François lorsque furent
publiés les chiffres de l'année 2014, tandis que le
Haut-Commissariat aux droits de l'homme parlait
d'une << indifférence profondén1ent choquante }>
face à la disparition dramatique de près de 10 % de
la population migrante dans le n1onde.
On peut donc raisonnablen1ent parler de la pire crise
de réfugiés que l'hun1anité ait connue depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale. Cette hécaton1be à
(J)

~ notre porte ne laisse personne indifférent, mais cela


e>- ne résout pas pour autant la situation. Et pendant
w
L(')
.-i
0
ce ten1ps, des honu11es, des fenm1es, voire de plus
N
@ en plus d'enfants frappent à la porte de la forteresse

.c
Ol
ï:
européenne. Tous ces nugrants ont franchi bien des
>-
0.
0
territoires jusqu'ici, n1ais ils n'étaient qu'en transit.
u
Désorn1ais, ils ne sont plus dans le n1ên1e n1onde
et les règles qu'ils vont devoir affronter ne sont
que les prénuces d'un désenchanten1ent. Ce qu'ils
vont apprendre à supporter aux pays des droits de
(J)
Q)
l'homn1e, c'est l'hunuliation du déshérité.
2
>,
w
Q)
Cl..
Après les tragédies du désert et les abandons en
::::!
2
(!)
pleine n1er, les nugrants sont confrontés au dilenu11e
@
d'une politique européenne qui se cherche un
64 Première partie. Cap sur l'Occident

dénonùnateur co1mnun. La réglen1.entation actuelle


exige que le prenùer pays accosté par les nùgrants
prenne en charge et gère leurs flux. Or faute
d'entraide communautaire, leur nùssion s'avère
ünpossible.

LES PORTES DE L'UNION

Avec la Grèce, devenue le prenùer pays cl' accueil


des nùgrants entre les n1ois de janvier et de juillet
2015 avec plus de 130 000 entrées1, l'Italie de1neure
l'un des États de l'Union européenne les plus solli-
cités par la régularité de ces flux. Elle continue donc
cl' engager sa responsabilité du nùeux qu'elle peut en
n1atière de sauvetage des réfugiés et d'accueil sur son
territoire. Lancée unilatéralement en octobre 2013
après une série de naufrages meurtriers, l'opération
Mare N ostrun1 pernùt de secourir quelque 150 000
(J)

~
personnes pendant un an lors de 558 interventions.
e>- Mais ce n'était qu'une nùssion ponctuelle, qui s'est
w
L(')
M
arrêtée tandis qu'il y avait urgence à la pérenniser.
0
N
@
S'il y eut 738 passeurs arrêtés durant cette période,

.c
Ol
et 6 navires arraisonnés, on dénombra 213 7 noyés
ï:
>-
0.
0
et disparus, selon le nùnistère italien de l'Intérieur2 .
u
Le 31 octobre 2014, l'Europe décidait finalement
d'investir 2, 9 nùllions cl' euros chaque n1ois dans la
n1.obilisation de six navires et trois aéronefs, nùs à
disposition par huit pays 111en1bres, dont la France.
Il s'agit de l'opération Triton, sous con1mande-
n1ent de l' Agence de surveillance européenne

1. Le Temps du 14 août 2015.


2. lefigarofr du 14 décembre 2014.
La forteresse européenne 65

Frontex, qui n1.et en outre à la disposition de l'Italie


du personnel international pour l'enregistrement
des nugrants. Rapiden1ent critiquée par ceux qui
évoquent déjà son n1.anque de n1.oyens, et par le fait
qu'elle se cantonne à la surveillance de l'Europe du
Sud, elle l'est égalen1.ent par ceux qui l'accusent de
provoquer un appel d'air, et de jeter un pont entre
les deux continents.
Si l'Italie s'est longten1ps battue seule pour porter
secours aux n1.igrants qui entrent dans ses eaux,
elle eut aussi ses opposants de l'intérieur : ainsi les
partis populistes conm1.e La Ligue du Nord et le
Mouven1ent 5 étoiles continuent-ils à vouloir les
renvoyer directement chez eux dans le n1.eilleur des
cas, dans le pire à faire barrage à leur débarquen1.ent.
Au pire, de raccompagner leurs embarcations dans
les eaux internationales par la force... En privé,
certaines voix de la droite extrên1.e se sont laissé
(J) aller à suggérer qu'en en coulant quelques-unes
~
e>- pour l' exen1.ple, on règlerait le problèn1.e pour un
w
L(')
.-i
certain ten1ps !
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
L'ÉGOÏSME COMMUNAUTAIRE
0
u
Et Bruxelles, qui délie parcin1.onieusen1.ent les
cordons de la bourse conm1.unautaire, jette de
l'huile sur le feu en laissant entendre que cette aide
(J)
ne se substituera pas aux responsabilités des États
Q)

2 européens qui se trouvent géographiquement en


>,
w
Q)
Cl..
première ligne face aux flux des migrants. L'année
::::!
2
(!)
2015, qui est devenue celle de toutes les probabi-
@
lités et de tous les records, dén1.ontre une fois de
66 Première partie. Cap sur l'Occident

plus les faiblesses de l'Europe politique. Enlisée


dans l'ornière du souverainisn1e renaissant, certains
responsables, à gauche conm1e à droite de l' échi-
quier, entendent n1ettre un tern1e aux velléités
d'unité réclamées par Jean-Claude Junker, nouvel-
lement nonm1é à la présidence de la Conmussion.
L' Allen1agne de Mi11e Merkel 1 ne cesse de souiller
le chaud et le froid sur les fern1etures de frontières,
alors qu'en France Ségolène Royal2 et Nicolas
Sarkozy3 s'accordent pour déclarer qu'il faut revoir
les accords de Schengen sur la libre circulation des
personnes.
Sur l'île de Lan1pedusa, haut lieu du débarquen1ent
de la honte, la population s'est prise de con1passion
pour les naufragés de l'exil et de l' égoïsn1e conm1u-
nautaire. Les institutions et associations caritatives
ont fait leur travail et soulagé les corps fatigués,
blessés, cassés par les affres du voyage. Les habitants
(J)
leur ont tendu la n1ain et c'est tout à leur honneur
~
e>- de ne pas les avoir abandonnés, de guerre lasse. On
w
L(')
peut en dire autant des autorités locales, dont l' enga-
M
0
N gement a dépassé la simple responsabilité politique.
@

.c
Mais les bonnes volontés n'y suffirent pas, ni 1nên1e
Ol
ï:
>-
la désobéissance civile qui s'est un temps n1anifestée
0.
0
u à l'encontre des ordres venus de Ron1e. Il y a sur l'île
un 1nusée des migrants fait de bric et de broc par
les habitants, dit « Porto M », où l'on conserve des
objets, des vêtements, des photographies de ceux qui

1. « La
question de Schengen se posera s'il n'y a pas d'accord sur
les rnigrants », in lemondefr du 31 août 2015.
2. « Schengen n'est pas tabou>>, in lefigarofr du 2 eptembre 2015.
3. « Crise des migrants : le plan de Sarkozy », in lefigarofr du
9 septembre 2015.
La forteresse européenne 67

ont transité par ce rocher. Il téinoigne d'une géné-


rosité qui s'indigne contre l'indifférence et refuse de
parler de nombre quand il s'agit d'êtres humains.

IL V A L'HUMANITÉ ••• ET LES MIGRANTS

Face à la déterniination des niigrants, il ne suffit pas


de légiférer tant il est vrai qu'à ce point de rupture
une sin1ple loi ne freinera pas l'opiniâtreté de ceux
qui se présentent au pied du ren1part occidental.
Et qui ont << bien trop spontanén1ent le sentin1ent
tragique de la vie », selon l'expression de l' écrivain
marocain Salim Jay 1.
En attendant de poursuivre leur voyage sur le
continent, ils redoutent n1.aintenant d'être renvoyés.
Car si dès le premier contact avec les autorités ils
constatent qu'ils ne sont pas les bienvenus, ils ne se
doutent pas du non1bre d'obstacles qu'ils auront à
(F)

~ franchir avant de se poser. Ils ne savent pas encore


e>-
w que l'Europe est une forteresse hostile et inhospi-
L(')
.-i
0
N
talière et qu'elle n'est pas celle qu'on leur a décrite
@

ou qu'ils ont in1aginée. Qu'ils ne pourront que
.c
Ol
ï: raren1ent con1pter sur la libéralité de leurs hôtes.
>-
0.
0
u
Ils vont apprendre ici qu'ils ne sont pas les 111êmes
hommes, que ceux qui peuplaient leurs rêves ne
leur ressen1blent pas.
C'est en 1999 que l'Italie s'est nuse à construire ses
(F)
Q)
premiers camps d'inmugrés. Comme le font main-
2
>,
tenant dans la précipitation les États de l'Union
w
Q)
Cl.. situés loin des frontières de débarquement. Il y en
::::!
2
(!)
@
1. Tu ne traverseras pas le détroit, op. cit.
68 Première partie. Cap sur l'Occident

eut bientôt un peu partout dans la péninsule, mais


c'est sur l'île de Lampedusa qu'ils se sont développés
le plus rapide1nent en raison de sa proxiniité avec les
côtes d'Afrique. C'était au temps où le gouverne-
ment de Silvio Berlusconi passait un accord gazier
avec le colonel Khadafi. Contre des livraisons garan-
ties aux n1eilleures conditions, l'Italie accepta sur
son territoire des n1asses toujours plus importantes
de niigrants que Tripoli laissait transiter, puis embar-
quer pour l'Europe.Ainsi, le dictateur n'avait-il pas à
gérer les flux qui se déversaient dans son pays, via ses
voisins du sud. Depuis, le régime libyen n'est plus,
mais le désordre général qui lui a succédé n'a fait
que grossir la vague niigratoire. Et dorénavant l'Italie
se perd en conjectures sur la n1anière de faire face à
cette situation qui n'a cessé de se dégrader.

L'ÎLE DE LA HONTE
(J)

~
e>- Pour quitter Lan1pedusa et se rendre dans l'espace
w
L(') Schengen, les niigrants doivent obtenir un visa que
M
0
N les autorités délivrent avec de plus en plus de parci-
@

.c monie, notan1ment aux requérants écononiiques .
Ol
ï:
>-
0.
Passe encore dans l'opinion que la guerre jette sur
0
u les routes des réfugiés menacés par les bombes, n1ais
que l'on s'exile pour améliorer son quotidien ne
laisse pas de soulever l'indignation. Le dran1e des
conflits qui s'enlisent est qu'il oppose à tort les
mauvais et les bons imn1igrés, ceux de la honte
et ceux de la pitié. Il en résulte que l'on clive sa
conscience pour faire accepter des solutions qui
n'en sont pas, car dans le n1alheur des migrants il
n'y a pas de différence entre une n1ort lente et une
La forteresse européenne 69

mort violente. La distinction qui en résulte ralentit


non seulement le processus de prise en charge, n1ais
il hiérarchise le malheur et les besoins.
Dans la n1émoire collective, l'île italienne restera le
syn1bole des nngrations du XXIe siècle. Et des scan-
dales de leur prise en charge dans un Occident qui
n'a pas voulu voir venir le drame et qui le gère désor-
n1ais dans la confusion de l'urgence. Très vite, l'île
s'est transforn1ée en centre de rétention. Des milliers
de tén1oins ont vu l'accueil se dégrader, les centres
surchargés devenir insalubres, avant d'être fern1és le
24 décen1bre 2014 à la suite d'un scandale hun1anitaire.
Pendant des années, rien n'a filtré de cette dégrada-
tion des conditions de vie à l'intérieur des can1ps,
bien que de nombreuses inspections aient dénoncé
des n1anquements sévères au respect de la dignité
hun1aine. Dans un accablant docun1ent publié en
Italie en 2007, le journaliste Fabrizio Gatti 1 avait
(J)

~
déjà soulevé la question sans aucun résultat. Sans
e>- que l'opinion ne s'émeuve au-delà de la compas-
w
L(')
.-i
0
sion périodique dont elle était le témoin désengagé.
N
@ Mais depuis 2010 environ, la situation s'est rapi-

.c
Ol den1ent dégradée avec les flux successifs venus du
ï:
>-
0.
0
nord de la Méditerranée.
u

LE GLISSEMENT VERS LA VIOLENCE MORALE

(J)
Q)
Considérés conm1e des crinlinels, les réfugiés débar-
2
>,
quant sur Lan1pedusa furent parqués derrière des
w
Q)
Cl..
::::!
grilles surn1ontées de barbelés. Des gens inquiets,
2
(!)
@
1. Bilai sur la route des clandestins, op. cit.
70 Première partie. Cap sur l'Occident

taciturnes, par petits groupes, erraient en attendant


que quelqu'un, quelque part, scelle d'un coup de
tampon leur destinée. Sans presque rien connaître de
leur vie, de leurs attentes et de ce qu'ils pourraient
apporter à la société qui les jugeait avec condescen-
dance. Les autorités ne cherchaient plus à connaître
les raisons de leur départ,. elles géraient des cai.11.ps.
1
<< Les gens qui ne possèdent rien sèn1.ent le doute >>,

assène le témoin quis' est dissin1.ulé parmi les ni.igrants,


se faisant passer pour l'un d'entre eux. Puis il ajoute :
« Ici, loin des regards, les carabiniers ne se privent
pas d'user de leur petite autorité. Sous prétexte qu'ils
représentent la société, ils donnent libre cours à leur
frustration, les bas instincts et la maltraitance gratuite
est couverte par leur hiérarchie. Ce ne sont que des
n1.atons qui voient devant eux des criminels, avérés ou
en puissance, voire des terroristes. Il en faudrait peu
pour qu'ils s'in1aginent à Guantanaino. » Le régin1.e
est carcéral. Fait pour dén1.ontrer à ceux qui n'en
(J)

~
auraient pas pris conscience que l'Europe n'a aucune
e>- envie de les recevoir. Et pour le leur faire comprendre,
w
L(')
M
l'autorité cherche à se faire détester. N otanm1.ent en
0
N
@
les plongeant dans une inhumanité crasse propice à la

.c
Ol
révolte. Ce qui pern1.et de justifier la répression. Dans
ï:
>-
0. cet esprit, l'insalubrité de l'accueil pern1.et tous les
0
u débordements. À Lampedusa, l'infection des latrines,
sans portes ni évacuation, les douches d'eau salée et
les dortoirs sans matelas ont conduit à des revendi-
cations étouffées sans tén1oin. Peu de temps avant,
la droite xénophobe, qui s'était rendue sur place,
avait menti sur la réalité de la situation. Et quand il
s'agissait de la visite d'une délégation européenne ou

1. .Ibid.
La forteresse européenne 71

d'une institution internationale, la direction du can1.p


faisait un n1énage d'urgence avec de l'eau de Javel et
quelques couches de peinture fraîche. Mais ce droit
de visite n'était que parciinonieusen1ent accordé.

OBJECTIF: LE NORD DE L'EUROPE

La même déréglementation sauvage des condi-


tions cl' accueil pour les réfugiés, entassés dans des
baraquements de tôle su:rchauffés par le soleil ou
glacials selon la saison, se retrouve dans les enclaves
espagnoles en terre n1arocaine, et dans les centres
cl' accueil britanniques où des heurts se produisent
de plus en plus souvent pour des raisons identiques.
Les n1édias et l'opinion publique ayant tout de
même été alertés, il ne fut plus possible de garder
le secret. Et le can1p de Lampedusa dut finalen1ent
fermer ses portes. Pour des questions de salubrité,
(F)

~
n1ais aussi parce que la durée de rétention au centre
e>- d'identification et cl' expulsion était jugée excessive.
w
L(')
.-i Il s'y trouvait en effet des gens qui attendaient une
0
N
@ décision des autorités depuis dix-huit n1ois. Tous

.c
Ol les requérants ayant été dispersés sur les différents
ï:
>-
0.
0
sites de la péninsule, on se passionna pour cl' autres
u
drames. Bruxelles n1enaça Rome de sanctions, ce
qui fut une n1anière pour l'Europe de sauver la face.
Lan1pedusa, pour autant, continue cl' être convoitée
(F)
par les n1igrants, qui savent désormais qu'ils n'y
Q)

2 séjourneront plus et qu'ils seront directement ache-


>,
w
Q)
Cl..
minés sur le continent.C'est une aubaine à laquelle
::::!
2
(!)
ils ne s'attendaient pas, de n1ên1e que les passeurs,
@
qui continuent ainsi de pron1ouvoir le rocher
72 Première partie. Cap sur l'Occident

auprès des populations en den1ande. Car ils savent


que les renvois in1médiats sont devenus pour ainsi
dire in1possibles au regard de la législation.
Tous ceux qui n'ont pas obtenu de droit de séjour
en Italie s'en vont dorénavant grossir les rangs des
demandeurs un peu partout en Europe du Nord.
En France, en Suisse, en Allen1agne et dans les pays
scandinaves le plus généralen1ent. Quant à l' Angle-
terre, elle faisait figure de terre d'accueil privilégiée
jusqu'à ce que Londres, sous la pression des partis
populistes et d'une opinion devenue fortement
défavorable à leur entrée sur le territoire, fern1ât ses
frontières à ceux dont on estin1ait qu'ils n'avaient
aucun droit sur leur propre vie.

LE CASSE-TÊTE DE CALAIS

Cette restriction imposée par les Anglais a constitué


(J)

~
un énorn1e problème sur le continent, où continuent
e>-
w
L(')
d'arriver les candidats que le blocus entasse sur les
M
0
N
plages du nord de la France. Une nouvelle fois, ils
@

vont devoir tenter l'impossible au risque de leur
.c
Ol
ï:
>-
vie, car la traversée de la Manche prend aujourd'hui
0.
0
u des allures de diaspora, tandis que tout autour de la
ville de Calais s'organise une friche humaine qu'il
est extrêmement con1pliqué de canaliser. Prise au
dépourvu, la France, au gré des courants politiques en
exercice, se contente de les parquer, puis elle déman-
tèle les ca.111ps qu'elle leur avait ouverts ten1poraire-
ment en attendant une solution européenne qui ne
vient pas. Le 2 août 2015, les ministres britannique et
français de l'Intérieur ont signé un accord stipulant
La forteresse européenne 73

que la priorité réside dans la traque des passeurs.


Malheureusen1ent, ce n'est qu'un alibi, un effet d'an-
nonce qui se traduit par un renforcement policier et
de l'argent pour la pose de nouveaux barbelés. Car
avec ou sans passeurs, les candidats pour l'Angleterre
continueront de forcer les barrages.
La question du passage vers les îles britanniques se
pose dans le Pas-de-Calais depuis l'été 1997, tandis
que la guerre au Kosovo faisait déferler des réfugiés
sur toute l'Europe de l'Ouest. C'est alors que s'est
ouvert à Sangatte le premier centre de réfugiés géré
par la Croix-Rouge. Mais alors qu'on en attendait
deux cents, il en arriva deux mille.Auxquels vinrent
progressiven1ent s'ajouter d'autres comn1unautés
exilées, venues cl' Afrique notanm1ent. Faute d'une
gestion rigoureuse, abandonnée à des bénévoles, la
situation se détériora et la violence vint s'installer.
Or ce désordre, qu'il aurait fallu maîtriser publique-
(J) n1ent, apaiser avec intelligence, engendra la colère
~
e>- d'une partie de l'opinion et des élus locaux. C'est
w
L(')
.-i
ainsi qu'en novembre 2002, la décision fut prise
0
N place Beauvau de fermer définitivement le centre.
@

.c Personne pour autant ne se dispersa. Sinon aux
Ol
ï:
>-
0.
alentours de Calais et de son port, voie de sortie
0
u convoitée par les nugrants à chaque en1barquen1ent
de poids lourds vers l'Angleterre.

(J)
Q)
LES PRÉTÉRITÉS DE LA TERRE
2
>,
w
Q)
Cl..
Quand on engendre la promiscuité, qu'on ne
::::!
2
(!)
s'étonne pas ensuite qu'elle génère de la violence.
@
Entre populations que tout oppose et que l'on met
74 Première partie. Cap sur l'Occident

en concurrence pour leur survie. Entre ethnies afri-


caines et gens venus du Moyen-Orient et des pays
de l'Europe de l'Est, il n'y a pas de dénoniinateur
conm1un sinon qu'ils sont les uns et les autres des
déshérités de la terre : les lésés de la guerre et les
victimes de la faim confondus. Là-dessus, on leur
demande de s'adapter, de se taire et de ren1ercier
pour les prodigalités qu'on leur consent. Or ils ne
sont pas venus pour cela, ni pour quémander ni
pour survivre de notre charité, n1ais pour se faire
une place dans un inonde qui a pour principe
proclamé le respect du genre humain. Et voilà qu'ils
se retrouvent parqués dans des bidonvilles.
Ils avaient tous des projets et voilà que leur vie se
décline au jour le jour, sans perspective et dans la
peur de revenir à la case départ. Parnu eux se trouvent
des jeunes gens, voire des enfants dont c'est ici l' ap-
prentissage du n1onde. « Ils ont grandi en marchant,
(J)
raconte Philippe Eurin dans un pamphlet 1 sur la
~
e>- gestion des requérants de Calais. Ils sont partis enfants,
w
L(') ont traversé la moitié du monde. Des déserts, des
M
0
N terres, des cailloux, des n1ers. Des bateaux tombaient
@

.c leurs frères, au fond de l'eau. Dans les camions ils
Ol
ï:
>-
0.
étouffaient, glaçaient comn1e des bouts de viande. Ils
0
u ont marché, marché, marché [... ] Ont avalé le sable
et le sel, tordu leurs pieds, pansé les blessures rouges.
Sont repartis. Le long des routes, des rails, par-dessus
les clôtures, à bout de ciel, toujours plus loin du pays
n1eurtri, de la n1ère épuisée, la fratrie éclatée. }> Pour
se retrouver dans cette zone indéfinie, espace toléré
entre le port et le centre de Calais qui ressen1ble à un

1. La Jungle de Calais, L'Harmattan, 201 O.


La forteresse européenne 75

vaste chan1p d'épandage. Ils se mettent entre paren-


thèses sous des abris éphén1ères et se rendent aux
cantines nuses sur pied par des associations, que les
autorités n'osent plus pénaliser au risque de provo-
quer une réaction en chaîne de la population locale,
exaspérée par la définition aseptisée du n1onde que
serinent les autorités.

LES CAMIONS DE LA CHANCE

Le soir venu, lorsque les poids lourds en1barquent


sur les ferries, cette population in1probable, officiel-
lement inexistante, frémit. Elle s'égaille pour tenter
sa chance d' en1barquer sans se faire ren1arquer. C'est
lorsque les véhicules sont dans la file d'attente que
tout le monde se lance à l'assaut des bennes, les plus
tén1éraires se faufilant entre les essieux. Par grappes,
ils se jettent sur les véhicules désignés par les passeurs.
(F)
Et lorsqu'ils ne peuvent en1barquer clandestine-
~
e>- ment, ou qu'ils sont repérés par les chauffeurs ou la
w
L(') police, ils regagnent leur can1pen1ent jusqu'à la nuit
.-i
0
N suivante où ils recommenceront. Dix fois, vingt fois.
@

.c
En attendant, leurs abris dans les fourrés sont régu-
Ol
ï:
>-
0.
lièrement investis par les forces de l'ordre. Fuyant
0
u alors devant les battues, ils craignent de se faire
arrêter, identifiés et refoulés. Puis, con1prenant qu'ils
ne risquent aucune procédure d'expulsion faute
de n1oyens adnunistratifs, ils se laissent surprendre
(F)
sans résister. Enm1enés souvent loin du lieu de leur
Q)

2
>,
arrestation pour les dissuader de revenir à Calais, ils
w
Q)
Cl..
sont alors relâchés. Mais en dépit de ces vexations
::::!
2
(!)
permanentes, ils s'accrochent à leur ultin1e espoir,
@
qui est de traverser la Manche. Même s'ils savent
76 Première partie. Cap sur l'Occident

que l'Angleterre n'est pas l'eldorado vanté par les


passeurs, qui leur réclament plusieurs n1illiers d'euros
pour tenter de gagner le pari qu'ils se sont fixés.
Patiemment, ils finissent par se sédentariser dans l' at-
tente de jours n1eilleurs. Le problème est que leur
non1bre ayant continué de croître, ils entrent parfois
en conflit avec la population résidante, qui juge insa-
lubres et dangereux les équipen1ents forains qu'ils ont
installés. Or la << jungle )> continue de se développer,
n1algré le dén1antèlement musclé de 2009. Depuis
lors, des milliers de migrants s'y sont entassés, errant
dans la zone portuaire et reconstituant chaque fois de
nouveaux ghettos. Avant son élection à la présidence
de la République, François Hollande, parlant en tant
que prenlier secrétaire du Parti socialiste, disait que
cette << jungle >> était la traduction sauvage de l'échec
des politiques nligratoires. C'était bien pensé.

(J)

~
e>- LE CAS DE (EUTA ET DE MELILLA
w
L(')
.-i
0
En 2015, la région de Calais continue donc de gérer
N
@ le problèn1e dans l'urgence. Les élections régio-

.c
Ol
ï:
nales à venir feront certes figure de test mais, quels
>-
0.
0 que soient les résultats et les décisions des élus des
u
régions sensibles, il faudra bien que l'Europe cesse
de balbutier et que des solutions globales soient
adoptées unanin1ement. Pour faire cesser la gestion
souverainiste qui prévaut actuellen1ent et qui n' ap-
porte aucun résultat.
L' exen1ple des enclaves espagnoles de Ceuta et de
Melilla, en terre nord-africaine, met le doigt sur
ce qui s'y passe dans l'indifférence générale. Hors
La forteresse européenne 77

quelques coups de projecteur de la presse lorsque


des drames hun1ains s'y produisent. À portée d' es-
pérance, l'entrée de ces territoires est régulière-
ment forcée par les populations venues du sud par
le Maroc. Ghettos fortifiés, ces << zones franches >>
répondent à des critères d'asile encore plus sévères
qu'ailleurs, où le droit hun1anitaire est régulière-
ment bafoué. En l'espèce, c'est le droit local qui
prévaut sur la réglen1entation européenne. Une
sorte de jurisprudence orale qui s'adapte sans état
d'ân1e aux circonstances. Ce sont donc des lieux
de confrontation directe entre le Sud et le Nord.
<< Quand les Blancs vont voir qu'on est des dizaines

de nulliers, ils prendront une décision favorable


pour nous », disait un migrant cité par Serge Daniel
dans Les Routes clandestines 1 .
En 2005, les autorités de Melilla défrayèrent la
chronique internationale après l'assaut de la police.
Une vingtaine de migrants sont n1orts au cours
(J)

~ de l'intervention. Cet épisode reste le syn1bole


e>- de la confrontation qui s'annonce entre le n1onde
w
L(')
.-i
0
des pauvres et celui des riches. S'étant élancés en
N
@ n1asse con1pacte contre le double grillage qui sert

.c
Ol
ï:
de frontière, plusieurs centaines d'inmugrés avaient
>-
0.
0
jailli des bois environnants pour forcer le passage.
u
Certains ont réussi dans cette entreprise, tandis que
d'autres ont été abattus con1me des bêtes nuisibles,
et la vision de leurs corps pantelants prisonniers des
barbelés a fait le tour du monde.
(J)
Q)

2
>,
w
Q)
Cl..
::::!
2
(!)
@
1. Op. cit.
Copyright© 2015 Eyrolles.
Deuxième partie

Des gens d'ailleurs


au milieu de nous
(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Copyright© 2015 Eyrolles.
Chapitre 4

Histoire infondée
d'un accueil exemplaire

POUR UNE POLITTQUE D'AVENIR EN MATIÈRE D'IMMIGRATION

Au sein de l'Europe, la France tient un rôle central


tant écononuque que politique. Sans elle, l'Union
perdrait une bonne partie de ses repères. Elle lui
donne souvent l'élan nécessaire à sa dynanuque, ce
qui fait d'elle une référence. Mais s'il est un domaine
où elle sen1ble dans l'incapacité d'in1pulser une
résolution d'avenir, c'est celui de l'in1n1igration.
Cette inertie est partiellement due à sa tradition
(F)

~
politique d'opposition, à son absence de concilia-
e>- tion sociale et à son système centralisateur hérité
w
L(')
.-i de la Révolution, puis enclavé dans les institutions
0
N
@
de lave République. La critique ne date pas d'au-

.c
Ol
jourd'hui, et la plupart des responsables en sont
ï:
>-
0. conscients, n1.ais s'ils n1.anifestent leur in1.patience
0
u
d'un changen1ent, ce n'est jan1.ais qu'en paroles.
Ainsi, la France se retrouve-t-elle depuis cent ans
à faire une politique d'arrière-garde, coln1.atant les
brèches, collant des sparadraps sur des plaies ouvertes
(F)
Q) en se den1.andant comment elle a pu laisser filer le
2
>,
w problèn1.e entre ses doigts.
Q)
Cl.
::::!
2
(!)
Il est donc légitin1.e d'attendre d'elle un nouveau
@
discours sur l'in1.n1igration, qui dépasse les clivages
82 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

intellectuels et politiques, qui rende con1.pte de


la réalité historique, renonce aux dissimulations
tactiques au nom d'un débat libre et serein, hors
de toute perspective électorale. Une nouvelle façon
d'être européen, ouverte à toutes les projections
constructives, avec pour perspective un équilibre
juste au sein du continent.

UNE IMAGE DÉGRADÉE DU MIGRANT

La pren1.ière question qu'il faut se poser est la


suivante : la France est-elle historiquen1.ent le pays
d'accueil que l'on prétend ? Les partisans d'une
imn1.igration inconditionnelle l'affirment, or ce
n'est pas vrain1.ent le cas et cette volonté d'as-
seoir cette certitude ne sert pas les arguments qui
pourraient toucher son opinion publique, lasse
des discours récurrents et moralisateurs. Il n'y a
(J)
pas besoin de se référer au passé le plus ancestral
~
e>- pour être convaincu de la nécessité d'adopter une
w
L(') attitude repensée. Hélas la réalité de l'histoire en
M
0
N matière de n1.igrations est toute pragmatique, elle
@

.c fait fi des grandes idées philosophiques et juri-
Ol
ï:
>-
0.
diques sur la n1.obilité des hon1.n1.es. Ce sont les
0
u logiques éconon1.iques et politiques qui en ryth-
ment n1.alheureusement la cadence et les ni.odes
de fonctionnen1ent. C'est ainsi qu'on est passé de
<< l'étranger >> à << l'imn1.igré >>, raccourci de l'ex-

pression << travailleur imn1.igré ». La ternunologie


moderne, qui prend naissance au cours de la
seconde n1.oitié du XIXe siècle, désigne un mouve-
n1.ent abstrait de populations qui néglige l' exis-
tence des hon1.IDes dans le processus.
Histoire infondée d'un accueil exemplaire 83

À partir du n1oment où le flux nugratoire du nord


vers le sud s'est inversé, un glissement sén1-antique
s'est opéré qui a dégradé l'in1-age du nugrant. Celui
qui part a donc des légitimités de déplacen1-ent
qu'on ne lui reconnaît plus lorsqu'il arrive sur
le territoire de l'Autre. En outre, l'immigré n'est
plus un nugrant dès lors qu'il se sédentarise et fait
aussitôt figure d'indésirable.C'est le phénon1-ène dit
de « l'escalier migratoire >> : les premiers défrichent,
les suivants s'installent et subiten1ent l'opinion
prend conscience d'une situation sans appel qu'elle
doit gérer sur le long tern1e.
Quand tout se passe bien, c'est-à-dire si le migrant
se plie aux exigences de l'accueillant, la n1achine
tourne au rythn1-e régulier d'une écononue qui
absorbe les flux. Pour autant, elle fait fi de la socia-
bilisation et de l'intégration des nouveaux venus,
ce qui conduit à des dérégulations récurrentes de la
(J)
part de toutes les parties.
~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
AVANT 1945
@

.c
Ol
ï:
Jusqu'en 1914, la France rurale et industrielle attira
>-
0.
0 de non1-breuses populations venues des pays fron-
u
taliers du sud de l'Europe. Il n'y avait pas alors de
politique de restriction sur la mobilité, et la France,
qui n'avait pas écrit le premier chapitre de l'his-
toire n1-oderne des nugrations, restait sur une page
(J)
Q)
blanche.
2
>,
w
Q)
Cl.
Entre les deux guerres, b dépopulation était un
::::!
2
(!)
problèn1-e grave qui inquiétait les gouvernements
@
des pays minés par un conflit destructeur, et mettait
84 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

en péril les projets de reconstruction. La France,


qui en fut l'une des principales victimes, fit gran-
dement appel à la main-d' œuvre étrangère des
régions n1oins touchées par les destructions et
moins atteintes dans leur dén1ographie. Le recense-
ment de 1921 dénon1bre 1,5 million d'étrangers et
2, 7 nrillions dix ans plus tard. La présence de tous
ces honm1es sur le territoire français, principalen1ent
italiens, espagnols et polonais, a suscité les prenlières
tensions qui n'ont guère été prises en considération.
Nous prendrons pour exemple les décisions de la
Direction départen1entale de la main-d' œuvre dans
les Ardennes qui, au début des années 1930, décida
de freiner l'inm1igration frontalière en invoquant la
protection des travailleurs nationaux. Elle suivait en
cela l'opinion publique, qui ne se privait pas de faire
savoir qu'elle n'acceptait plus d'étrangers chez elle
au prétexte qu'ils nuisaient aux acquis des autoch-
tones. L'inspection du travail s'en était mêlée en
(J)

~
demandant aux chefs d'entreprise de << faire porter
e>- [l] es licencien1ents sur les étrangers ». La crise de
w
L(')
M
0
1929 étant passée par là, une loi fut votée le 10 août
N
@ 1932 pour fixer le nombre de travailleurs étrangers

.c
Ol
susceptibles d'être en1bauchés. Mais les quotas ne
ï:
>-
0. résoudront pas les problèmes induits. L'historienne
0
u
Claudine Pierre 1 explique qu'en plus de la surveil-
lance des frontières et d'un durcissen1ent des peines
d'expulsion, des tracasseries administratives furent
nlises en place pour freiner l'entrée des travailleurs
en France. On pensait ainsi que la question serait
close.

1. La Circulation des personnes, des idées et des biens de l'Antiquité à


nos jours, Presses universitaires de Reims, 1999.
Histoire infondée d'un accueil exemplaire 85

APRÈS LA LIBÉRATION

Les rapatrien1ents n1enés à la fin des années 1930


furent justifiés par la crainte - fondée ou non - de
voir une population exogène noyauter le pays en
cas de conflit. De la mên1e façon, des législations
d'ordre qualitatif, quantitatif ou combinées virent le
jour dans toute l'Europe. Les années de conflit ayant
ensuite stoppé toute n1igration, la France de 1946
ne con1ptabilisera plus qu'l,7 million d'étrangers.
Le souvenir des nugrants de la reconstruction de
1918, qui avaient nourri l'esprit de clocher, avait
laissé des traces dans les n1én1oires.À la Libération, un
nouveau besoin de reconstruction avait néann1oins
conduit la France, une nouvelle fois dépeuplée, à
mettre sur pied une véritable politique d'imnugra-
tion dirigée. Le général de Gaulle, qui demandait
un renforcement de la natalité française au rythme
(J)
d' 1,2 nullion de naissances par an, avait préalablen1ent
~
e>- annoncé la nécessité d'introduire dans la collectivité
w
L(')
française la dose d'in1migration nécessaire à une
.-i
0
N
renaissance économique programmée. Il s'agissait
@

.c
de faire revenir en priorité les migrants traditionnels
Ol
ï:
>-
des zones périphériques de l'Europe continentale, ce
0.
0
u qui permettait d'éviter le dépeuplement des colonies
dont la main-cl' œuvre était par ailleurs peu forn1ée
à cette mission. De plus, on hésitait à déplacer des
travailleurs qui arriveraient dans un pays où ils ne
seraient ni tout à fait étrangers ni tout à fait fran-
çais. Les difficultés inhérentes à la gestion des popu-
lations coloniales, dont on craignait des velléités de
révolte, ne devaient pas contaminer des foyers sains
et sans aspiration marquée pour les troubles sociaux.
86 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

Le 1nigrant, durant cette période, était plus que


jamais un étranger dans l'Europe éclatée qui se cher-
chait un avenir, en dépit de la création, en noven1bre
1945, d'un Office national de l'in1nligration plaidant
pour une politique d'appel des travailleurs, et n1algré
les objectifs définis par la comnlission de la main-
d' œuvre du Plan.

L'ENTRÉE DANS L'ÈRE MODERNE

C'est donc à la fin des années 1950 que l'inu11i-


gration dite de << croissance et de prospérité » entra
dans l'ère moderne, telle qu'on la perçoit encore
aujourd'hui, à la suite du développen1ent industriel
des pays du Nord et de la stagnation écononlique,
voire du pillage des ressources des anciennes colo-
nies. Cette domination eut des conséquences sociales
qui furent avalisées par les milieux politiques. Dans
(J)
un prenlier temps, l'Europe et la France notamment
~
e>- y trouvèrent leur con1pte : le patronat et les syndi-
w
L(')
cats, les cadres et les ouvriers, les autochtones et les
.-i
0
N
in1migrés, dans un contexte libéral où les disparités
@
.µ sen1blaient norn1ales puisqu'elles étaient entérinées
.c
Ol
ï:
>-
par l'ensemble des parties.
0.
0
u
En 1963, personne ne songeait plus à con1pron1ettre
cette belle harn1onie dont parlait le Premier nlinistre
du général de Gaulle, Georges Pon1pidou, cité par
le journaliste Alain Griotteray 1 : « L'imnligration
est un moyen de créer une certaine détente sur
le marché du travail et de résister à la pression
sociale >>, déclarait-il avec assurance. Trois ans plus

1. Les Immigrés, Plon, 1984.


Histoire infondée d'un accueil exemplaire 87

tard, il confirn1ait par la voix de l'un de ses nunistres


que « l'in1nugration clandestine elle-mên1e [n'était]
pas inutile, car si l'on s'en tenait à l'application
stricte des règlen1ents et accords internationaux,
nous n1anquerions peut-être de main-d'œuvre )>. Si
le procédé de recrutement massif qui sévissait dans
tous les secteurs de l' écononue ne choquait offi-
ciellen1ent personne, il se trouva quelques voix dans
le tiers-n1onde pour dénoncer cette incohérence.
Mais ceux qu'on appellera plus tard les « soutiers de
l'Europe >> se contentèrent néann1oins de travailler
et de se taire sur leurs conditions de travail et d'hé-
bergement. Michel Jobert, alors collaborateur de
Georges Pon1pidou, expliquera bien des années
plus tard, lors d'une interview1 , que la position
doniinante était de faire « tourner l' écononiie >> et
que le passage accéléré d'une éconon1ie jusque-là
largen1ent agricole à une économie industrielle et
technique imposait cette exigence.
(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
LE DIKTAT ÉCONOMIQUE
N
@

.c Au cours des années 1950, la population étran-
Ol
ï:
>-
0.
gère s'accrût d' 1,5 nullion de personnes. Ce flux
0
u se poursuivra pendant plus d'une décennie, et les
protagonistes de cet état de fait succomberont au
non-dit porteur du virus nugratoire. C'était une
maladie en forme d'acceptation qui incubait lente-
(J)
Q)
n1ent. D'un côté des entrepreneurs avides de bras,
2
>,
de l'autre des homn1es épris d'une vie n1eilleure.
w
Q)
Cl.. C'est dans ce consensus malsain que s'est opéré le
::::!
2
(!)
@
1. Tn Enquête sur l' Histoire, 1996.
88 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

déséquilibre des attentes des uns et des autres, que


s'est creusé le fossé entre les pays cl' accueil et leur
nouvelle n1.ain-d' œuvre. Si les prenuers n'ont pas su
linuter les excès liés au pouvoir dont ils disposaient
sur les seconds, ces derniers se sont privés de toute
liberté de parole et de n1.ouvement en choisissant de
se taire et de se cacher. Faute de compétition sur le
marché du travail, les immigrés se sont eux-mên1.es
marginalisés en se n1.ettant en situation de dépen-
dance, prêtant le flanc à toutes les discrin1.inations
sans opposer de résistance. À prendre trop long-
ten1.ps le parti de la transparence et de la discrétion
sociale et religieuse, par habitude historique de l'as-
servissen1.ent, tant au Maghreb qu'en Afrique noire,
ils ont perdu leur identité. C'est ce que l' écrivain
Édouard Glissant norm11e dans Le Discours antillais 1 :
« l'illusion d'une mimesis réussie ».

Au cours de cette même période, la guerre d'Al-


(J)
gérie vint accélérer la prise de conscience d'une
~
e>- nugration coloniale qui changeait de non1.. Or,
w
L(')
.-i
plutôt que de traiter le problème à sa source en
0
N plaidant pour une concertation sur les flux nugra-
@

.c toires, entre la France toujours plus den1.andeuse
Ol
ï:
>-
0.
de travailleurs pour la n1.odernisation du pays et
0
u le jeune État algérien réservoir de bras à bas coût,
Paris s'en tint à une politique arbitraire de gestion
des imnugrés qui ne tenait aucunement con1.pte
de la nouvelle réalité historique. D'un point de
vue écononuque, la décolonisation n'était qu'une
virtualité dont le n1.onde des affaires se passait sans
questionner l'avenir.

1. Gallimard, 1981.
Histoire infondée d'un accueil exempla ire 89

LES ÎRENTE GLORIEUSES

La politique adoptée en n1at1ere d'imnugration


obéissait à des n1otivations purement conjonc-
turelles. D'un côté, la France s'offrait à bas prix
une force de travail dont elle avait le plus grand
besoin et qui pesait sur le salaire n1oyen de la classe
ouvrière autochtone. De l'autre, l'Algérie allégeait
ses problèn1es de surpopulation ouvrière et payait
ses importations avec de la main-cl' œuvre, dont
le rapatriement des devises équilibrait sa balance
conm1erciale.
Ceux qui avaient pronostiqué une décroissance
migratoire après l'indépendance se sont lourden1ent
trompés, car la libre circulation in1posée par les
Accords d'Évian de 1962 s'est rapidement imposée
dans l'esprit des populations de l'ancienne colonie.
Plus de 250 000 migrants n1usuln1ans partirent
presque aussitôt pour la métropole, dont plus de la
(J)

~ moitié contrevenaient aux règlen1ents adn1inistra-


e>-
w tifs. Les contingenten1ents instaurés à partir de 1968
L(')
.-i
0
eurent pour effet de grossir un peu plus les rangs des
N
@

migrants illégaux. La croissance écononuque absor-
.c
Ol
ï:
bait certes cette nouvelle population, mais en son
>-
0.
0 non1 tous les excès n'avaient pas obtenu le quitus
u
de l'opinion publique, qui redoutait la ghettoïsa-
tion des travailleurs arabes, foyer d'inégalités et de
contestations latentes. Les problèmes que la France
connaît aujourd'hui plongent donc leurs racines
(J)
Q)
dans le terreau des Trente Glorieuses.
2
>,
w
Q)
Cl.
Désorn1ais, l' Algérien dont on continuait d'avoir
::::!
2
(!)
peur et contre lequel tous les ostracisn1es se concen-
@
treront, fut physiquen1ent n1enacé. Si la guerre était
90 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

officiellen1ent terminée, elle se poursuivait d'une


autre façon, dans un contexte où le racisn1e prenait
une dimension dangereuse. Au point que l'im-
nugré ne se mêlait jan1ais à la population, vivant
caché dès que sa journée de travail était terminée.
L'indifférence que les deux con1munautés affi-
chaient l'une envers l'autre était bien terminée, et
l'on passait à l'affrontement dès que s'en présentait
l'occasion.

LE TOURNANT DE L'HISTOIRE

La charnière entre les années 1960 et 1970 marqua


le paroxysme de cet affronten1ent et le tournant
de l'histoire française de l'imnugration. Criminels
ou accidentels, des dran1es s'étaient déroulés dans
le microcosn1e migratoire, n1ais ils n'avaient guère
én1u l'opinion. Tant qu'ils ne débordaient pas sur
(J)
l'espace public, on n'en faisait pas un cas d'école.
~
e>- Puis unjour, une tragédie plus criante que les autres
w
L(') vint tourmenter les consciences : cet incendie
M
0
N d'Aubervilliers qui ravagea le centre d'hébergen1ent
@

.c pour imnugrés, dans les premières heures du n1ois
Ol
ï:
>-
0.
de janvier 1970. La tragédie dépassait le conten-
0
u tieux franco-algérien, de telle sorte que l'on peut
dire de cet événen1ent qu'il fit entrer de plain-pied
le problèn1e n1igratoire dans la conscience fran-
çaise. Choquée, la population prit acte des condi-
tions d'accueil que la France et l'ensen1ble des pays
riches réservaient à leur main-cl' œuvre imnugrée.
Elle touchait du doigt le prix du développen1ent
et n1ettait en perspective les aspects éconon1ique et
social, politique et n1oral de son confort matériel.
Histoire infondée d'un accueil exemplaire 91

Inquiète de cette situation, toute la presse posa


ouverten1ent la question d'une réforn1e des habi-
tudes nùgratoires nées de l'après-guerre. Ainsi du
quotidien Combat, qui dans sa prenùère édition de
la décennie publia un article censé ressusciter la
conscience morale de ses lecteurs face à la réalité de
ce que tout le monde cachait derrière le satisfecit de
la vie quotidienne : « Prenùère image de l'année :
cinq n1orts, dans une baraque lépreuse aux murs
hunùdes, au toit qui prend l'eau. Prenùer regard de
l'année : vers ces travailleurs de la rue, balayeurs,
piétineurs de poubelles. » Dans le mên1e ten1ps,
l'éditorialiste du Figaro se posait cette question :
<< Qui veille à la santé de ces infortunés transplantés ?

Ils balaient les rues lorsque les caniveaux sont gelés,


puis ils tentent de triompher de la tuberculose qui
les mine, ou de l'oxyde de carbone ! Voilà le sort
de ces déshérités. Il in1porte d'y apporter d'urgence
un remède. >> On parla de « ternùtière humaine »,
(J)

~
d' << entassement >> et de « parcage ».
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@ LA MONTÉE XÉNOPHOBE

.c
Ol
ï:
>-
0.
Et pourtant, alors que l'on pensait à un sursaut
0
u moral, il se perdit dans les méandres de la conscience
collective.Au non1 de la modernité, de l'abondance
et du plein en1ploi, les Français, con1me leurs voisins
occidentaux, laissèrent le temps faire son œuvre. Si
(J)
la situation était explosive en raison notan1ment des
Q)

2
>,
conflits dans le n1onde arabe, elle restait cantonnée
w
Q)
Cl..
dans le chaudron des cités, les barres d'in1n1eubles
::::!
2
(!)
surpeuplées où la France blanche, légitime, ne se
@
conm1ettait pas.
92 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

À partir des années 1970, un bras de fer politique


entre l'Algérie et la France à propos des nationali-
sations d'entreprises françaises envenin1a non seule-
ment les relations diplomatiques, mais enflamma
la n1étropole tout entière. Au point qu'en France
la police dut prendre des n1esures pour protéger
les ressortissants maghrébins contre les initiatives
xénophobes de sa population, qui se vengeait en
agressant physiquement les in1nligrés dans la rue
et les transports publics. Aussitôt, le gouvernen1ent
réagit en linlitant les quotas de nligrants censés
traverser légalen1ent la Méditerranée, car ce que la
population autochtone ne tolérait plus c'était les
regroupements familiaux qu'elle estin1ait être une
agression contre son identité. La guerre avait des
plaies ouvertes.
Dans ce clin1at de tension, la presse et les intel-
lectuels comn1encèrent à prendre parti pour les
victin1es de ce racisn1e n1.igratoire. Ils n1ontrèrent
(J)

~ du doigt les coupables et désignèrent nonm1ément


e>-
w les responsables. Dans La Fièvre européenne1 , Marc
L(')
M
0
Hillel, lauréat du prix de la Ligue contre le racisn1e
N
@ et l'antisén1itisn1e en 1985, écrivait alors : « L'aide

.c
Ol
ï:
aux immigrés, les avantages sociaux de toute
>-
0.
0
nature, le systèn1e D qui a désorn1ais force de loi
u
et l'exploitation du con1.plexe des nantis ou des
ex-colons exploiteurs d'indigènes face aux n1isé-
reux du tiers-n1onde joueront, dans cette perspec-
tive, un rôle considérable. » Ce qu'on appelait le
« con1plexe de l'accueillant » se retournait contre
« l'indésirable ».

1. Plon, 1987.
Histoire infondée d'un accueil exemplaire 93

UNE SÉDENTARISATION DANS LE CHAOS

La situation prenait un tour sans précédent. Si bien


que le gouvernen1ent de Rayn1ond Barre, sous la
présidence de Valéry Giscard d'Estaing, présenta
le 16 n1ars 1979 un projet de loi visant à abroger
ou à modifier divers articles de l'ordonnance de
1945 relatifs aux conditions d'entrée et de séjour
des étrangers en France. Il touchait là une corde
sensible que la France intellectuelle ne pouvait
entendre, en dépit des applaudissen1ents de l' opi-
nion. Le secrétariat d'État aux immigrés insistait
sur le fait qu'aucune philosophie ni aucun pays ne
pouvait souhaiter accueillir de nouveaux nugrants
si c'était pour qu'ils aillent peupler des taudis et
augmenter le no1nbre des chôn1eurs. Un coup de
vis certainen1ent utile, mais toujours pas de poli-
tique sur le long tern1e.

(J)
Pour les opposants au projet, toucher à la loi
~
e>- de 1945 n'était pas envisageable sauf à renier la
w
L(')
France éternelle des droits de l'hon1me. À leurs
.-i
0
N
yeux, c'était une atteinte aux fonden1ents histo-
@

.c
riques de la République. « Le recours à une telle
Ol
ï:
>-
loi, s' en1porta l' écrivain Tahar Ben Jelloun dans les
0.
0
u colonnes du journal Le Monde des 27 et 28 n1ai,
n'est que la légalisation d'une politique d'ex-
clusion et d'expulsion [ ... ] >> Et tant d'autres d'y
aller de leur couplet sur la nature généreuse de la
(J)
France, dont le racisn1e épidernuque n'était ja1nais
Q)

2 qu'une n1anifestation de désaccord politique, et


>,
w
Q)
Cl..
l'indignation xénophobe le reflet d'une inquié-
::::!
2
(!)
tude sociale. L' aveuglen1ent a néann1oins fait son
@
chenun, et tandis que le pays débattait des flux
94 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

qu'il fallait interro1npre, des 1nilliers de nouveaux


imnügrés passaient illégalen1ent les frontières et
s'installaient dans le chaos.
D'une certaine manière, depuis les années 1960, la
France balançait entre l'idéalisn1e philosophique et
moral et le réalisn1e d'une éconon1ie qui s' essouf-
flait, voire d'une population contrariée par l'inac-
tion et le laisser-faire de trente années de laxisn1e et
de renoncen1ent.

L'IMMIGRATION DES ANNÉES 1980


Tant que le problèn1e était une préoccupation
écononuque, il pouvait s'ajuster selon les besoins,
voire esquiver les réponses politiques aux ques-
tions posées par l' accroissen1ent des flux. Or il était
devenu juridique et devait s'attaquer aux structures
mên1es de la nation, ce qui n1odifiait la donne et
(J)

~ confinait à l'obligation de donner le change.


e>-
w
L(')
L'arrivée au pouvoir de la gauche, forte des
.-i
0
N pron1esses électorales du candidat François
@

.c
Mitterrand, ran1ena le curseur au point de départ .
Ol
ï:
>- Soit trente ans plus tôt, lorsque les nugrants étaient
0.
0
u accueillis sans quotas ni qualifications. Mais l'Europe
et le n1onde avaient changé, tandis que la France
s'arc-boutait sur ses anciennes valeurs en négligeant
le processus de mondialisation des échanges et de
production. Par conséquent, la structure organique
du système social en était bouleversée, si bien qu'à
une société d'exploitation se superposa une société
de résiliation. << La ségrégation par l' en1ploi accroît
l'exclusion, accentue le mouven1ent de repli sur soi
Histoire infondée d'un accueil exemplaire 95

de la société, aiguise la concurrence sociale, niais


aussi urbaine [ ... ]. Le décor est planté : les apprentis
sorciers peuvent ainsi se lever pour stigmatiser les
marges 1. »
Comme aujourd'hui, la philosophie migratoire
était devenue un thème de société débattu dans
tous les milieux. La polémique s'en n1êla et le
migrant devint l'otage des courants, des partis et
des enjeux électoraux qui radicalisèrent le discours
à son endroit. Deux forces contradictoires s'oppo-
sèrent alors dans l'approche française de l'inm1i-
gration : les adeptes d'un nationalisn1e ethnique et
confessionnel d'une part, se référant à un noyau dur
historique dont les règles prévalaient déjà sous la
colonisation - quelque chose con1me une Algérie
transplantée ; et d'autre part les partisans d'une
conception dén1ocratique et morale, pour lesquels
les honm1es ne se réduisent pas à une ethnie, une
religion, une culture, n1ais se définissent comme
(J)

~ une con1posante de la comn1unauté nationale.


e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

L'IMMIGRATION VICTIME DU TERRORISME
.c
Ol
ï:
>-
0. Cette crainte du n1élange apparaît avec l'excès de
0
u
libéralisn1e et conduit à des réflexes de résistance
qui contredisent les intentions des gouvernants. Car
avec son enracinen1ent, l'inu11igré devient un acteur
de la vie sociale. Et la place qu'il occupe restreint
(J)
Q) l'aire de liberté de celui qui le reçoit. C'est ce que
2
>, Claude Liauzu2 appelle des « adversaires intimes >>.
w
Q)
Cl..
::::!
2 1. Sami Naïr, Le Regard des vainqueurs, Grasset, 1992.
(!)
@
2. L'Islam et l'Occident, Éditions Arcantère, 1989.
96 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

Jusque-là, les inu11igrés du Maghreb et de l'Afrique


noire n'étaient pas majoritaires parnu la population
étrangère, encore donunée par les Européens. Mais
la libéralité du nouveau gouvernement socialiste
avait conduit à des arrivées n1assives, légales niais
égalen1ent clandestines dans la n1.esure où la dérégle-
mentation des lois précédentes offrait la possibilité
de légaliser la présence des inmugrés sur le territoire
français. Très vite, on revint alors à des intentions
plus pragmatiques, du fait de la vague d'attentats
conm1.andités contre la France par le monde arabe,
et pour des raisons d' écononue don1.estique puisque
le pays con1.ptait désorn1.ais 2 nilllions de chôn1.eurs.
Pour le comn1.un de la population française, la
décision du gouvernen1.ent de ren1.ettre en cause
la liberté de circulation ne changea pas la donne :
l'opinion publique continuait de penser qu'une
fermeture des frontières était la panacée contre
(J)
l'imnugré, fauteur de troubles et bouc-énussaire des
~
e>- ten1.ps difficiles. Tout ce qui touchait de près ou de
w
L(') loin au monde arabo-n1.usuln1.an avait des répercus-
M
0
N sions directes sur la politique nugratoire. Partout,
@

.c on affirmait que le ver était dans le fruit, que la
Ol
ï:
>-
0.
France et l'Europe, qui n'étaient pas épargnées,
0
u ne résisteraient pas longten1.ps à cette forn1.e d'en-
vahissen1.ent. Le mot était lâché, inm1.édiaten1.ent
repris par l' ensen1.ble de l'opinion et n1.ên1.e par une
partie de l'intelligentsia. De son côté, la presse de
droite réveillait son lectorat par des formules telles
que celle-ci : « Serons-nous encore français dans
trente ans 1 ? >>

1. Le Figaro Magazine du 26 octobre 1985.


Histoire infondée d'un accueil exemplaire 97

Et Le Figaro Magazine de pronostiquer qu'en 2015,la


population d'origine non européenne serait n1ajo-
ritaire dans le pays et sur le continent ... À quoi Jack
Lang et Hervé Le Bras1 répondront en 2006 qu'une
invasion est toujours l'affaire du fort et jamais celle
du non1bre.

ET LE DISCOURS DEVINT SOCTAL

Cette division de l'opinion coïncide avec l'arrivée


du Front national sur le devant de la scène poli-
tique française. Ce qui arrangeait les affaires de la
gauche au pouvoir, et qui divisait ainsi la droite
traditionnelle. La question de l'inu11.igration deve-
nait l'alibi prioritaire du discours socialiste, qui avait
trouvé de quoi distraire et rassurer ses sympathi-
sants sur ses intentions honorables tout en désignant
un coupable tout trouvé, qui assun1ait quant à lui
(J)
la responsabilité des attaques en règle contre les
~
e>- étrangers en général et les Arabes en particulier, dits
w
L(') potentiellen1ent dangereux, coupables en devenir
.-i
0
N de tous les n1aux de la société.
@

.c
Ol Durant les deux n1andats de François Mitterrand,
ï:
>-
0. le flux a continué de croître. Dans le Dictionnaire
0
u
de l'immigration en France2 , nous lisons pour les
années 1990 que l'étranger, << dépourvu d'iden-
tité légale mais non d'existence publique, est une
sorte de nouvel exclu qui prétend perturber l'ordre
(J)
Q) naturel de la frontière entre nationaux et non-natio-
2
>, naux en s'invitant dans la politique >>. Et le discours
w
Q)
Cl.
::::!
2 1. L' Immigration positive, Odile Jacob, 2006.
(!)
@
2. Sous la direction de Smaïn Laacher, op. cit.
98 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

devint social, deux camps inconciliables se faisant


face : l'autochtone fascisant et le jeune imnugré de
la deuxièn1e génération, révolté contre le n1utisn1e
de ses parents et dont il anime le retour de balancier.
Aussi, l'Europe et la France en particulier subissent-
elles aujourd'hui une situation qu'elles ont nourrie
pendant un quart de siècle. Quant aux flux migra-
toires, ils ont suivi la courbe géopolitique du n1onde.

(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Chapitre 5

Le serpent de mer
des mythes républicains

REMETTRE SUR LE MÉTIER L'IDENmÉ NATIONALE

En France, la question de l'identité est intin1en1ent


liée à la culture historique de la laïcité. Ce qui conduit
à en exacerber la solennité. Que la laïcité demeure
un fondement républicain est une chose, mais qu'elle
fige toute évolution du concept en est une autre.
C'est ce qui met la France en situation de fragi-
lité, alors n1.ên1e qu'elle a besoin de souplesse pour
évoluer dans le sens du monde moderne. Ce n'est
pas dans la crispation du concept qu'on en défend le
(J)

~ principe. Or l'identité d'une nation doit être le reflet


e>- de ce que sont ses citoyens, et de ce qu'ils deviennent.
w
L(')
.-i
0
Pour s'en convaincre, il serait bon de se dire que les
N
@ Français se sont constitués au cours d'une culture

.c
Ol
ï:
politique évolutive. Que ce ne sont ni le sang ni le sol
>-
0.
0 qui unissent les Français, n1.ais leur histoire. Aussi, la
u
prenuère des libertés est de choisir ses valeurs.
Sectoriser l'identité en pleine querelle sur l'inm1.i-
gration, c'est interdire toute réflexion sur la vision
(J)
que l'on a de soi-n1.ên1.e au sein du groupe, sur la
Q)

2
>,
perception de son rôle dans la nation. Dans cet
w
Q)
Cl..
in1.mense brassage que nous vivons depuis le début
::::!
2
(!)
du XXIe siècle, il est utile de mettre en perspec-
@
tive ces notions d'identité, de laïcité, qui veulent
100 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

en être le fern1ent, et d'intégration de l'étranger


dans la nation. C'est le tissu identitaire qu'il s'agit
en effet de ren1ettre sur le n1étier, non con1me un
brûlot, non pour ce qu'il véhicule de passionnel
et d'intransigeant, mais parce qu'il forn1e le socle
d'une nation, le nliroir de ce qu'elle représente et
son potentiel d'avenir. Un pays qui se cherche et
se complaît dans la frilosité, hypothèque son destin.

QUESTIONNER SES VALEURS

Il faut donc briser le cercle vicieux de l'incertitude


et de l' an1biguïté, qui conduit à toutes les incuries,
et ne pas retomber dans la stérilité des confron-
tations qui ont anin1é le débat sous la présidence
de Nicolas Sarkozy, faites d;anathèn1es et de rejets
politiques systématiques. Car au bout du co1npte, il
n'est resté de ce gâchis qu'une inu11ense an1ertume
(J)
et l'envie de se taire, d'enterrer un dialogue néces-
~
e>- saire qui n'a jamais eu lieu.
w
L(')
M Pour reconnaître l'étranger dans son identité, il faut
0
N
@
savoir qui l'on est et ce que l'on veut. Mais pour ce

.c
Ol
faire il est indispensable d'avoir un projet de vie, pas
ï:
>-
0. uniquen1ent pour soi-n1ên1e n1ais pour la conu11u-
0
u
nauté tout entière. Alain Griotteray 1 stipule très
justement qu'il est impossible d'accueillir qui que
ce soit dans son environnen1ent, public ou privé, si
l'on ne croit pas à ses propres valeurs. Mais il faut
accepter de les ren1ettre en question le moment
venu. Cette attitude de doute et de réflexion est
nécessaire à tous les échelons de la société.

1. Les Immigrés, op. cit.


Le serpent de mer des mythes républicains 101

Avant de s'inquiéter de l'intégration des inmugrés,


il faut inverser la question et se demander con1ment
vivre avec eux.
Ce qui caractérise l'honune occidental actuel, c'est
son déchirement entre le n1oral et le factuel. On
pourrait dire entre son histoire collective et ses
contingences personnelles. Les Français n'échappent
pas à la règle. Une énorrne n1ajorité d'entre eux,
en effet, sont fiers d'appartenir à une terre d'asile
et de liberté en n1ême temps qu'ils redoutent
les influences étrangères. Pour s'en défendre, ils
invoquent une hypothétique dilution de l'identité
nationale, dont ils réfutent par ailleurs le popu-
lis1ne qu'elle est censée contenir. Conune dans les
années 1920, ils se trouvent écartelés entre deux
siècles, ils marchent le regard tourné vers un passé
rassurant, mesurable avec ses codes et ses références
séculaires, sans regarder franchement devant eux ni
(J) bien comprendre le nouvel espace qui se construit
~
e>- autour d'eux. Ils devront donc sacrifier à cette mue
w
L(') pour se constituer une identité à la n1esure des défis
.-i
0
N qui les attendent.
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u SE MEITRE EN ADÉQUATION AVEC LE MONDE

Une cause typiquement française contribue en


outre à la déternunation de l'identité : le jaco-
(J)
Q)
binisme, hérité de la Révolution, qui a tendance à
2
>,
tout unifier alors que la définition n1ême de l'iden-
w
Q)
Cl.
tité contient l'idée d'une refondation permanente,
::::!
2
(!)
due notamment aux cultures in1migrées qui y parti-
@
cipent de l'intérieur.
102 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

Renouveler son identité, c'est accepter un modus


vivendi quand on constate que l'on n'est plus en
adéquation avec le n1onde. « Maîtriser, transcender
sa différence, écrit l'historien Olivier Milza, [c'est]
faire l'inventaire [ ... ] des valeurs conservables [ ... ]
et des valeurs conflictuelles, et fonder une société
cimentée par des valeurs et des lois comn1unes que
tous reconnaîtraient comn1e leurs. » Et l'auteur des
Français devant l'immigration 1 de préciser que cela
ne peut s'effectuer qu'en n1aintenant un espace de
rencontre et de connaissance 1nutuelle des cultures
qui constituent le tissu social, << en se gardant et de
l'indigénisn1e, et de la n1uséification ».
Si l'identité se forge pou:r l'essentiel sur la culture,
qui est un savant assen1blage d'acquis et de prospec-
tives, elle s'acquiert et se transmet. L'une et l'autre
n'existent que parce qu'elles évoluent, changent
et se transforment continuellen1ent. Ce qui pose
(J)
problème, c'est le refus de cette évidence et le repli
~
e>- sur des valeurs anciennes, fussent-elles non dites et
w
L(')
M
sédimentées dans le corpus mén1oriel de la nation.
0
N Le flou de ces valeurs ne favorise pas la réflexion, car
@

.c il suffit qu'elles soient menacées d'évolution pour
Ol
ï:
>-
0.
qu'on les ressasse jusqu'à satiété. Nous ne savons
0
u plus très bien ce que nous défendons, mais nous le
faisons avec conviction en oubliant que cette déter-
nunation finira par nous nuire. Notre survie passe
par l'obligation de rénover le socle de notre iden-
tité. Il n'est jan1ais trop tard pour un débat de fond,
d'autant qu'une nuse aux norn1es du XXIe siècle est
indispensable.

1. Éditions Complexe, 1988.


Le serpent de mer des mythes républicains 103

LA NOTION DE PARTAGE

Ce n'est qu'une fois les identités française, euro-


péenne, occidentale retrouvées que les popula-
tions du continent seront en mesure de reprendre
en main leur avenir. Et d'accepter un vrai débat
sur l'in1niigration. Lors de son intervention du
14 juillet, le président Hollande a insisté sur l'iden-
tité, la civilisation, le patriotisme. Dans le contexte
politique et social actuel, et en prévision des élec-
tions présidentielles de 2017, il n'est pas étonnant
qu'il ait insisté sur ces notions d'augure favorables
au débat. À la condition que ce dernier soit ouvert,
et non l'otage du populisme et du racisn1e. Prudent,
le philosophe Éric Deschavanne soulignait, dans un
entretien au site d'actualité atlantico.fr du 16 juillet
2015 : « Le propos de François Hollande reste équi-
voque. S'agit-il d'une pron1esse d'engager le fer ou
bien de reconnaître une part de vérité au discours
(J) qui voit dans l'immigration une source d'insécurité
~
e>- culturelle ? »
w
L(')
.-i
0
L'imnugré pose problèn1e non parce qu'il vient
N
@ d'ailleurs, n1ais parce qu'il a choisi de s'établir ici,

.c
Ol
ï:
où il s'est nus à quén1ander sa part d'existence. Il
>-
0.
0 est désorn1ais question d'un partage qui n'est pas
u
seulement matériel, mais qui a un sens moral.
Le sédentaire a pris l'avantage sur le niigrant et cela
lui confère une priorité dont il abuse. Par le sin1ple
(J)
fait qu'il s'est donné le te1nps de s'installer et de
Q)

2
>,
prendre possession d'une aire de vie qu'il a faite
w
Q)
Cl.
sienne, et qu'il s'en est décrété propriétaire. Jean-
::::!
2
(!)
Jacques Rousseau fulminait déjà contre l'origine de
@
cette inégalité, contre l'arbitraire des honm1es qui
104 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

ne sont que des loups entre eux. Dès lors, au regard


de ceux qui se sont construits sur cette philosophie
du partage discrétionnaire du n1onde, qui s'y sont
développés, s'y sont fait une place au soleil et l'ont
défendue pour forn1er une société civilisée, toute
intrusion étrangère est barbare.

UNE HISTOIRE ENTRE IDENffiÉ ET ALTÉRITÉ

La notion de frontière est inséparable de celle


d'identité, si bien qu'en se repositionnant au sein de
ce qui le façonne, l'honm-ie du XXIe siècle a toutes
les cartes en n1ain pour redéfinir le sens qu'il donne
au territoire, à ses limites et à son in1pern1éabilité ;
pour éloigner les craintes et le n1épris qu'il forn1ule
à l'endroit des étrangers, lesquels ne n1enacent pas
sa forteresse n1ais aspirent à participer à son déve-
loppement par la diversification de la culture, du
(J) savoir et de la force de travail.
~
e>- L'honm1e occidental a tellement peur de perdre la
w
L(')
M
0
face et son statut dominant dans la hiérarchie de
N
@ l'hun1anité, qu'il en oublie le sens de la civilisa-

.c
Ol
ï:
tion qu'il a contribué à concevoir et à construire .
>-
0.
0 Il agit en outre con1n1e si sa vérité était définitive,
u
c'est-à-dire achevée, ce qui constitue un contresens
historique. La seule question est : con1bien de temps
refuserons-nous de nous accepter dans le regard de
l'Autre ? Le dialogue étant rompu entre identité et
altérité, il est grand ten1ps de le renouer.
La recherche d'une identité n1oderne des pays d'ac-
cueil, qui s'adapte en ne niant pas les strates de son
évolution, est donc indispensable en dépit de toutes les
Le serpent de mer des mythes républicains 105

inerties et les mauvais argun1ents décrétés immuables.


Ainsi de la tradition, qui plus elle est ancienne et plus
elle semble inébranlable au regard d'un patriotisme
qui a viré sa cuti au profit d'un nationalisme béat.
Or par définition toute tradition est le reflet d'une
modernisation, la conséquence d'une réflexion qui
tranche avec les habitudes anciennes. Elle n'est en fait
que la récupération d'un progrès par rapport à son
propre passé. Il en résulte une nécessité de traditions
nouvelles issues d'une situation de fait.

LE FANTASME DU MÉTISSAGE IDENfilAIRE

C'est ce qu'apportent les étrangers au corpus


national, une strate nouvelle sans laquelle un pays
stagnant régresse. Telle une langue n1orte qui se
serait stérilisée au profit d'une autre, plus jeune, plus
prospère et plus attractive, et qui n'aurait plus voca-
(J)

~
tion qu'à se fossiliser. Or c'est ainsi, déjà, que l'on
e>- parle de la vieille Europe, n1alingre, blafarde et souf-
w
L(')
.-i freteuse, qui ne raisonne qu'en termes de n1enaces,
0
N
@ de dangers et de peur de la dilution. Pour autant, la

.c
Ol majorité de ses représentants n'ont pas hésité, lors
ï:
>-
0.
0
de la rédaction du préambule de sa Constitution, à
u
biffer la n1ention de son héritage chrétien, fonde-
ment historique de son enracinen1ent. Ce n'était
pas pour progresser que le législateur européen s'en
est pris à la tradition, n1ais pour substituer un folk-
(J)
Q)
lore laïc à une tradition religieuse.
2
>,
w
Q)
Cl..
Ce qui effraie les tenants d'une identité figée, c'est
::::!
2
(!)
aussi le métissage dont on paie la mauvaise réputation,
@
la run1eur d'une hybridation stérile, déconcertante,
106 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

voire n1.onstrueuse. Une telle conception du n1.étis-


sage identitaire relève du fantasn1.e, car il ne s'agit
pas de faire disparaître une identité au profit d'une
autre n1.ais de la laisser s'irnprégner d'apports n1.ulti-
ples, dans les don1.aines culturel, linguistique et
cognitif. Si l'on en vient à refuser cette oxygéna-
tion, deux identités risquent de croître côte à côte,
au mieux dans l'indifférence, au pire en s'affrontant.
Cela étant, l'accueillant se trouve parfois confronté
à des situations également difficiles pour lui, dans
lesquelles il a du n1.al à se mouvoir. Plongé dans
un environnement qu'il subit et dont les causes lui
échappent souvent, il peine à faire état de ses droits
naturels de citoyen, avec ses propres habitudes battues
en brèche par une nunorité qui peut être indélicate
- quelquefois inconsciente n1.ais égalen1.ent provo-
catrice - , in1.111unisée par le non1bre et soudée par sa
con1.111.unauté. Rendu nunoritaire et fragilisé à son
(J) tour dans son image, l'autochtone cherche l'oreille
~
e>- de celui qui entendra sa plainte et le soutiendra.
w
L(')
M
0
N
@

.c LE PAIN DES FRANÇAIS
Ol
ï:
>-
0.
0
u Or il faut faire grand cas de ce cri d'inquiétude et
d'impatience, car à le mininuser, voire à l'ignorer,
on alimentera la rancœur, les débordements raciaux
et la nature des bulletins de vote. Que disent les
masses populistes à ceux qui les fustigent ? Que les
Autres sont inadaptés au n1ode de vie de la société
occidentale et font preuve d'une jalousie à son
égard, ce qui les rend n1alveillants. C'est une façon
de voir, certes au premier degré, qui fait abstraction
Le serpent de mer des mythes républicains 107

du conditionnement culturel et de l'histoire qui


lie notanm1ent l'Europe au tiers-n1onde. Et cl' en-
tendre cette antienne à tous les coins de rue : « Tout
de n1ême, on ne les a pas n1al accueillis ! » Si les
pays d'Europe ont leur conscience pour eux, ils
ont con1plètement délaissé la question de l'envi-
ronnement social et culturel. Recevoir ne veut pas
dire laisser entrer sans préparer l'avenir d'une vie
conm1une. Aussi, abandonné à ses habitudes, l'im-
migré s'est facilement enfern1é dans ses traditions
plutôt que de les partager, de les 111ettre en comn1un
sous le contrôle attentif du pays cl' accueil.
On comprend que les discours plaidant pour une
chance inespérée de régénération des vieux pays par
le flux nugratoire n'aient pas beaucoup cl' écho de
nos jours. D'autant que l'on met sur le compte de
la population inmugrée ce que l'on reproche à juste
titre à une infime fraction de crinunels issus de ses
(J) diverses conm1unautés. « Tous dans le 111ê111e sac, il n'y
~
e>- en a pas un pour rattraper l'autre ... » Et les discours
w
L(')
.-i
se terminent invariablen1ent sur cet an1er constat,
0
N depuis un demi-siècle, que l'étranger, avec lequel
@

.c on ne veut pas souiller son identité, dont on refuse
Ol
ï:
>-
0.
le mélange des genres, est celui qui vient n1anger
0
u notre pain et vivre de notre prodigalité. Cette pensée
saura-t-elle évoluer avec le XXIe siècle ou sera-t-elle
définitiven1ent ancrée dans ses funestes certitudes ?

(J)
Q)

2
>, UN NOUVEAU CONTRAT SOCIAL
w
Q)
Cl.
::::!
2
(!)
À l'inverse, si la recherche identitaire des imnugrés
@
a évolué depuis les premiers flux des années 1950,
108 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

passant de la discrétion à l'ostentation, elle joue un


rôle fondamental dans la perception qu'en ont les
pays d'accueil. Depuis une bonne trentaine d'an-
nées, les avertissements ne n1anquent pas, n1ais les
réalisations nécessaires à la paix sociale n'ont pas
été à la mesure des discours. Dans son étude inti-
tulée Les Indésirables, le haut fonctionnaire français
qui en est l' auteur1 se dit surpris que l' accun1ula-
tion de ces difficultés à vivre ensen1ble selon les
codes de la République n'ait pas encore produit
d'explosion sociale. << La crainte qu'on doit avoir
est celle d'une évolution plus dangereuse encore,
écrit-il, celle d'une coupure définitive qui se fonde
sur la distinction entre eux et nous, l'affaissen1ent
sur elles-n1êmes de comrnunautés entières, vivant
dans un caln1e apparent une vie parallèle distincte
de la nôtre, dans un no n1an's land social. Cela n'est
qu'une crainte, n1ais elle repose sur des faits. Le
problèn1e [ ... ] est là, devant nous, collection d' élé-
(J)

~ n1ents trop souvent ignorés, qui constituent à la fois


e>-
w un affront à nos principes, une n1asse de souffrances
L(')
M
0 individuelles et un dangereux défi social. »
N
@

.c Cela est affaire d'identité pour le migrant, certes,
Ol
ï:
>-
0.
n1ais la résolution du contentieux passe d'abord par
0
u un consensus avec l'accueillant, par un dialogue où
l'on évitera de stign1atiser l'étranger pour en faire
un interlocuteur digne et respecté, n1ais surtout
écouté dans la revendication de ses droits. On
laissera la porte ouverte à l'exigence des devoirs
n1utuels qui ne sont autres que les tern1es d'un
contrat social actualisé. Quant au contenu de cette

1. Sous le pseudonyme de Jean Faber, Grasset, 2000.


Le serpent de mer des mythes républicains 109

alliance, il exclurait la phobie de l' envahissen1ent et


de l' en1prise étrangère, la crainte de la dépossession
et la disparition des n1arques fondatrices pour une
reculturation, où les influences seraient culturelles
au sens sociologique et non plus ethnique du mot.
L'idée étant de fixer l'anxiété plus ou moins diffuse
de l'autochtone en perte de repères sur une cause
identifiable, un projet comn1un.

ÉCOUTER, COMPRENDRE, EXPLIQUER

Dans Le Regard des vainqueurs, SanlÎ Naïr 1 expose


dans sa théorie du refus les quatre causes qui nuisent
à ce processus de transforn1ation identitaire : refus
de se représenter la France réelle, refus de se placer
sur un plan d'égalité avec les nouveaux arrivés,
refus de faire du système politique une force péda-
gogique, refus de moderniser la culture profonde,
(J)
d'extraire les noyaux de blocage et d'aveuglement.
~
e>- Le problèn1e qui se pose est donc le suivant :
w
L(')
.-i pourquoi, en dépit des explications objectives des
0
N
@
dén1ographes ou des philosophes que l'on ne peut

.c
Ol
suspecter de transiger avec la n1orale au non1 de
ï:
>-
0. l' écononue, l'opinion publique crie-t-elle au loup
0
u devant ce qu'elle nomme avec dédain « la redou-
table phalange des fossoyeurs de l'Occident }>, ou,
pour reprendre l'expression de Jean Raspail dans sa
préface à l'édition de 2011 du Camp des saints, des
(J)
Q)
« idiots utiles » ? Sans doute parce qu'elle s'estime
2
>,
trahie, mise à l'écart des décisions qui la concernent,
w
Q)
Cl.. n1ais aussi parce qu'à force de s'entendre dire qu'elle
::::!
2
(!)
@
1. Op. cit.
110 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

ne pense pas dans le sens du n1onde en marche, à


savoir, conm1e l'a dit François Mitterrand, que << les
étrangers sont chez eux, chez n1oi », elle s'arc-boute
sur ses principes avec la résistance des désespérés,
fût-elle dans l'erreur sur le long tern1e.
Les tenants de la réalité géopolitique devraient agir
avec plus de psychologie et ne pas stign1atiser leurs
opposants,ne pas leur faire perdre la face dont l'iden-
tité résun1e le sens de toute une vie, n1ais les amener
à se convaincre eux-mê1nes de la dérive de leurs
certitudes plutôt que de les accabler. Leur expliquer
qu'en agissant pour construire l'avenir, l'Occident
n'abandonne pas les clés de son paradis. Qu'on ne
leur ôte rien en tendant la main aux autres.
Cette n1aladresse à l'endroit des xénophobes conduit
à des réactions populaires épidernuques, malheu-
reusen1ent récupérées par des n1ouvements violents
qui encrassent les rouages d'une saine réflexion.
(J)

~
e>-
w
L(')
M
LA MYSTIFICATION DE L'INVASION
0
N
@

.c
La France n'est pas vraiment touchée par de grandes
Ol
ï:
>- mobilisations d'hostilité, n1ais celles-ci peuvent
0.
0
u à tout mon1ent se cristalliser sur un fait divers et
basculer dans la chienlit. En Allen1agne, l' in1pulsion
populaire spontanée de l'hiver 2014, appelée Pediga
(acronyn1e de Patriotes européens contre l'islanu-
sation de l'Occident), s'est rapiden1ent répandue
dans les grandes villes du pays après avoir pris nais-
sance dans les anciens lancier de l'Est. Elle avait pour
cible la progression générale de la culture n1usul-
mane. Ce n'était qu'un mouven1ent d'autodéfense
Le serpent de mer des mythes républicains 111

des valeurs chrétiennes, donc d'une identité gravée


dans le bronze, non violent n1ais néann1oins extrê-
men1ent critique à l'endroit de la politique fédé-
rale d'immigration. Malgré la présence de néonazis
dans ses rangs, un tiers de la population allen1ande
y fut favorable sans pour autant descendre elle-
même dans la rue. Et le correspondant à Berlin du
quotidien suisse La Liberté de se demander, dans
son édition du 15 décembre 2014, si une barrière
morale n'avait pas été ron1pue ?
Le n1ême jour, cl' autres médias, con1me Le Figaro,
mettaient un coup de projecteur sur ces dizaines
de nulliers de citoyens ordinaires qui manifestaient
chaque lundi pour refuser le droit aux migrants
venus d'États 111usuh11ans de s'installer dans leur
Allemagne, qu'ils appellent eux-mên1es << l'île des
bienheureux ». Leur slogan était le suivant : « Ils
vont nous faire perdre la qualité de vie allemande »,
avec en filigrane ce sous-entendu ran1pant : « Ils
(F)

~ vont nous in1poser leur façon de vivre dans trente


e>-
w ou quarante ans. >> De son côté, le démographe
Hervé Le Bras1 a beau répéter que« l'invasion» n'a
L(')
.-i
0
N
@ lieu que dans les têtes, il sera difficile cl' en déloger

.c
Ol
ï:
l'idée. Malheureusen1ent, certaines politiques élec-
>-
0.
0
toralistes, notanu11ent en période de consultation,
u
conduisent à faire dire à quelques leaders comme
Nicolas Sarkozy, lors d'un meeting en octobre 2014
à Nice, cette phrase rapportée par Le Figaro du
15 décen1bre : « [L'immigration] menace notre
(F)
Q) façon de vivre. »
2
>,
w
Q)
Cl..
::::!
2
(!)
@
1. L'Jnvention de l'immigré, Édi6ons del' Aube, 2014.
112 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

L'ORNIÈRE DE L'OBSCURANTISME

Prêter une attention soutenue à ce qui pern1et aux


in1migrés d'entrer dans le giron d'un pays neuf,
dont ils ignorent presque tout et dont ils n'ont
jan1ais pratiqué la culture, relève du bon sens.
Or, pour qu'ils s'y retrouvent et s'y développent
harmonieusen1ent, il ne faut pas leur retirer leurs
repères sans les n1ettre en condition de parfaire leur
nouvelle vie. Car en partant de chez eux, s'ils n'ont
guère pris de bagages, toute leur vie passée est dans
la tête : histoire personnelle et collective, fanmiale,
culturelle et religieuse, tout un agrégat en guise de
viatique qui les protégera dans leur reconstruction
sociale, jusqu'à ce qu'ils adhèrent au 1node de vie
qu'on leur demande d'adopter.
Nos cultures française, européenne, occidentale
qu'Alain Juppé aime à qualifier lui aussi d'identité
<< heureuse », doivent donc rapiden1ent évoluer, de
(J)

~ la sédentarité close et obtuse vers le dialogue. En


e>- 1950, Lucien Febvre écrivait dans un rapport 1 pour
w
L(')
M
0
l'Unesco qu'être français,« c'est se sentir à la fois un
N
@ bénéficiaire, un héritier et un créateur ».Qu'est-ce

.c
Ol que le grand historien du xxe siècle pouvait-il
ï:
>-
0.
0
espérer de n1eilleur pour son pays, alors en pleine
u
restructuration, qu'un avenir harn1onieux ? Fut-il
entendu pour autant ? Il est triste de constater que
tant de réflexion et d'efforts de persuasion aient
été balayés d'un revers de n1ain par des esprits
qui n'avaient ni son envergure intellectuelle, ni sa
perception de l'avenir. Combien de ten1ps encore

1. R éédité sous le titre Nous sommes des sang-mêlés, avec François


Crouzet, Albin Michel, 2012.
Le serpent de mer des mythes républicains 113

cet obscurantisn1.e de la pensée 1naintiendra-t-il nos


pays du Nord dans cette ornière ? En France, on
proclame que la panacée se trouve dans le droit du
sol et la laïcité, à tel point que l'on finit par croire
qu'ils sont revendiqués faute d'argun1.ents, conîme
un pis-aller sur lequel l'histoire inîprescriptible de
la République a la haute nîain. Si le droit du sang ne
se discute pas, le droit du sol pourrait être partiel-
lement renîis en question s'il n'interpellait pas les
politiques dans leurs principes, davantage cl' ailleurs
que les citoyens directen1.ent concernés. Ainsi que
la laïcité.

L'ADÉQUATION DU DROIT DU SOL ET DE LA RÉPUBLIQUE

L' élargissen1ent de la nationalité à tous ceux qui sont


nés dans l'Hexagone a renforcé l'idée d'universalité
française, de générosité d'accueil et de protection
(J)

~ du citoyen persécuté. Cette loi du 26 juin 1889


e>- constitue l'un des piliers de la République.
w
L(')
.-i
0
N Il serait donc inconséquent de l'abroger, mênîe si
@

.c
elle ne fut pas votée que pour des raisons d'hu-
Ol
ï:
>- manité. Car elle avait aussi pour but de donner à
0.
0
u la France des conscrits à son armée. C'est la raison
pour laquelle on parlait jadis d'un « droit de chair à
canon>>. Dans la seconde n1oitié du XIXe siècle, trau-
nîatisées par la récente défaite de Sedan, les autorités,
(J)
redoutant un nîanque cl' effectifs pour défendre la
Q)

2
>,
ligne bleue des Vosges, décidèrent que les étrangers
w
Q)
Cl.
nés sur le sol français acquerraient auton1atique-
::::!
2
(!)
nîent la nationalité française à leur majorité légale.
@
Pour être tout à fait juste, il ne faut pas oublier une
114 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

raison plus généreuse et plus philosophique, qui


était d'éviter la constitution d'une nation française
ethnicisée, et de l'ouvrir au contraire aux apports
extérieurs qui avaient fait sa grandeur et magnifié
son 1n1.age.
Depuis plus d'un siècle et denu, le droit du sol se
conjugue donc sur le n1.ode pérenne de la pensée
républicaine et les tentatives d'un retour au seul
droit du sang ont été vouées aux gémonies. La
question de la lin1.itation des étrangers ne se fera
donc pas par le biais d'une abolition du droit du
sol, qui serait d'ailleurs sans résultat dans la pratique,
ne satisfaisant que les nu.lieux populistes. Lucien
Febvre en convenait déjà en 1949, dans un article
publié dans les Annales, intitulé La Voix du sang. Fin
d'une mystique, où il ren1.ettait en cause le n1.ythe
de l'identité par le sang, transnuse individuellen1ent
ou collectivement. Ron1.pant avec l'illusion de la
(J) pureté du sang, et donc la n1.ystique de la race qui
~
e>- avait conduit l'Allemagne à ses pires déborden1.ents,
w
L(')
M
il concluait : « Le sang ne fait pas les êtres et [ ... ] , par
0
N extension, il ne fait pas les peuples. »
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u LE CAS PLUS DOGMATIQUE DE LA LAÏCITÉ

Le second réflexe de résistance de la France répu-


blicaine au changen1ent est sa laïcité, qu'elle brandit
con1.111.e un étendard devant lequel elle exige
un garde-à-vous dogmatique. Sur le refrain de la
République une et indivisible, les incantateurs de la
laïcité se prévalent de l'esprit des Lunuères et de la
loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État.
Le serpent de mer des mythes républicains 115

La sphère publique réclame une reconnaissance expli-


cite de la République, avec ses règles de vie sociale
notanunent. Pour autant, quand on sait qu'il ne peut
y avoir de frontière claire et hern1étique entre la vie
publique et la vie privée, on est en droit de den1ander
un assouplissen1ent des contingences sociétales. Il ne
s'agit en aucun cas de manipuler les règles de vie en
fonction des tendances philosophiques ou des modes
politiques, ni de fragiliser l'État républicain, mais
d'harn1oniser les préceptes anciens avec les besoins
du présent. Dans les Mémoires croisées1 , qu'il confronte
à celles d'Adan1 Michnik, Bernard Kouchner
explique : << Nous n'avons pas pris à ten1ps la n1esure
de cette grande transforn1.ation, ce bouleversen1ent
qu'on a appelé la n1ondialisation. Les Français, en
particulier, n'ont pas voulu en tenir compte car cette
approche nouvelle nous était imposée par la réalité
et nous remettait profondément en question. Nous
étions très sûrs de nous, de notre supériorité euro-
(F)

~
péenne, du terreau culturel grâce auquel nous avions
e>- répandu nos idées à travers le monde, et en particu-
w
L(')
.-i
lier l'idée de dén1ocratie et ce fan1eux n1ot n1agique
0
N
@
de République que la France croit avoir breveté.

.c
Ol
Nous étions persuadés que notre développen1ent
ï:
>-
0. - les Trente Glorieuses - nous pern1ettait d'envisager
0
u l'avenir avec sérénité. D'ailleurs, nous n'envisagions
n1ême pas l'avenir. » L'idéal français, dont l'arrogance
n'a nulheureusen1ent plus de circonstances atté-
nuantes, sa laïcité en bandoulière ne l'a pas préservé
(F)
Q)
des difficultés subies par les autres pays d'Europe et
2
>,
d'Occident. Bien au contraire, il se trouve qu'il a
w
Q)
Cl..
::::!
provoqué une cécité qui den1ande à être analysée.
2
(!)
@
1. Allary Éditions, 2014.
116 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

UNE RELIGION RÉPUBLICAINE

Les contraintes qu'impose le nouveau siècle devraient


conduire à une réflexion profonde, un débat et peut-
être même un référenduu1 qui poserait cette ques-
tion fondamentale de << l'athéisme agressif » dont
parle Adan1 Michnik dans son dialogue avec Bernard
Kouchner. Ce dernier va jusqu'à parler de « stupi-
dité primitive » à propos du n1anque d'hunulité et de
respect que la laïcité in1pose à ses citoyens n1odernes.
Depuis plusieurs années, n1ais de plus en plus
fréquemn1ent chaque fois qu'il s'agit de mettre au
pas de la République un con1porten1ent qui défraye
l'entendement séculaire du pays, les édiles bran-
dissent le fouet de la laïcité. Parfois à juste titre, n1ais
à miser sur la coercition plutôt que sur le rassen1ble-
ment, sur un n1odèle unique et non sur la légitinuté
de modulations incitatives, on hun1ilie et stign1atise
l'étranger, on le braque, on le provoque jusqu'à s'en
(J)

~
faire un ennemi qu'il n'était pas. La laïcité ne doit
e>- pas se n1uer en religion républicaine, car la liberté
w
L(')
M revendiquée par l'Autre n'est pas une provocation.
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Chapitre 6

Quelle intégration
souhaite-t-on ?

UN TEMPS D'ADAPTATION MUTUELLE

Les candidats à l'inmugration ne pensent pas le pays


d'accueil dans son cadre effectif, ils l'imaginent.
C'est à peine s'ils jettent un pont entre leur art de
vivre personnel et les populations au sein desquelles
ils auront à trouver leur place. L'intégration n'est
envisagée ni en ternies de concept ni mê1ne
conm1e une condition de cohabitation. Elle n'est
pas pensée. En revanche, en Occident l'intégration
(J)
prin1e sur toute autre considération, et l'on n' envi-
~
e>- sage le migrant que dans cette logique. Qui vire au
w
L(')
rapport de force.
.-i
0
N
@ Il faudrait donc que l'imnugré satisfasse à toutes

.c
Ol
exigences dès son arrivée, condition sine qua non
ï:
>-
0.
0
à la revendication de ses droits élén1entaires. << Ils
u
ont déjà beaucoup de chance qu'on les accueille
chez nous ! », tel est le refrain ressassé par la vox
populi, une nuse en garde contre toute déviance de
la part des requérants dont on attend avant tout de
(J)
Q) la gratitude.
2
>,
w
Q)
Cl..
On a vu combien le voyage vers l'Europe s'avère
::::!
2
(!)
difficile et dangereux, con1bien il peut conduire à la
@
déstabilisation psychique du déplacé.Aussi, lorsqu'il
118 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

pénètre dans ce qu'il considère encore co1nme


un eldorado, la réalité s'impose rapidement à lui.
Et tandis que la déception le gagne, il n'est pas en
n1.esure de produire les efforts qui lui sont inu11.édia-
ten1.ent den1.andés. Il lui faut un ten1.ps cl' adaptation
dont le pays cl' accueil doit être le prenuer garant.
On sait cependant que les institutions européennes
sont bien en peine d'y répondre, ainsi que les diffé-
rents pays cl' établissement.

LE MODÈLE SUISSE

C'est pourtant à ce n1on-ient-là précisément qu'il


faut agir, afin de donner une chance à toutes les
parties, accueillis et accueillants, de partir du bon
pied, de se respecter et cl' engager le long processus
de reconnaissance mutuelle dont on espère recueillir
les fruits.
(J)

~
L' exen1ple de la Suisse, que l'on évoque si raren1ent
e>-
w
L(')
sur l'échiquier européen, n'est pas dénué de bon
.-i
0
N
sens. À tout le 111.oins son calendrier cl' accueil qui,
@

fédéralisn1e oblige, est essentiellen1ent à la charge
.c
Ol
ï:
>-
des cantons. Ainsi de l'État de Fribourg, qui fait
0.
0
u école en la n1atière depuis de non1breuses années
par sa forn1.ule dite « cl' encouragement à l'inté-
gration ». Car l'imnugré dont on rêve n'est plus
celui que l'on cache et qui se tait, mais un parte-
naire à part entière de la vie sociale. Ce programme
réside en trois points principaux, qui consistent
en une information concrète sur le lieu de migra-
tion, dans laquelle on inclut l'écoute des besoins
particuliers et des conseils pour une protection
Quelle intégration souhaite-t-on? 119

contre la discriniination, une formation profes-


sionnelle con1prenant l'apprentissage de la langue
vernaculaire, ainsi qu'un encouragen1ent scolaire
et la connaissance des secteurs de l' écononiie en
den1ande de n1ain-d'œuvre. Enfin, une nùse en
situation de la cohabitation destinée à favoriser l'in-
tégration. On n'y exclut pas non plus une dose de
<< con1munautarisme constructif», censé sociabiliser

le nùgrant, l'ouvrir à plus de conu11unication avec


son pays d'accueil et l'éloigner des tentations du
repli et de l' enfermen1ent.
Ce comn1unautarisme-là doit servu de marche-
pied et conduire à une meilleure intégration, à la
connaissance des ressorts sociétaux que n1aîtrise
déjà la con1munauté établie souvent de longue date.
De plus, cette dernière sert de refuge et de référent
à des gens dont la transplantation doit se faire en
douceur et jan1ais par le terrorisn1e de la pensée, ni
(J) par le diktat des réglen1entations. En tern1es d'in-
~
e>- tégration, l' adniinistration publique doit servir de
w
L(')
.-i
cadre, à condition de s'effacer devant le pragma-
0
N tisn1e, qui est une forn1e d'équilibre.
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u SANS QUALITÉ DE VIE IL N'Y A PAS D'INTÉGRATION

Ce que l'on a généralement tendance à oublier,


c'est qu'il faut être à l'écoute des nùgrants pour
(J)
établir avec eux une sorte de consensus, d'égalité
Q)

2 dans l'échange, qui n'est envisageable que dans la


>,
w
Q)
Cl..
réciprocité. « Quand on est à l'écoute, nous décla-
::::!
2
(!)
rait Bernard Tetard, délégué de l'État de Fribourg
@
pour l'intégration des migrants et la prévention du
120 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

racisme, on trouve des solutions 1• » C'est le béné-


fice d'un dynaniisn1e relationnel, dépolitisé, et d'un
long travail sur le terrain destiné à former des relais
à tous les niveaux de décision et cl' entraide. Et
d'ajouter que sans qualité de vie il n'y a pas d'in-
tégration possible. C'est à ces conditions que l'on
peut prévenir le racisn1e de confort, et faire accepter
par les populations cl' accueil un flux n1igratoire
contre lequel elles ont engrangé tant de récrinü-
nations depuis plus d'un denli-siècle, sans autre
réflexion que la rengaine xénophobe issue d'une
habitude dialectale.
Pour une imnligration idéale, suffirait-il donc de
nlieux expliquer le pays cl' accueil ? Ce serait proba-
blen1ent insuffisant, n1ais ce canton suisse, réputé
l'un des plus innovants, est en passe de faire valoir
son expérience dans le reste du pays.Alors pourquoi
ne pas l'adapter aux contraintes propres de l'Europe,
en lui appliquant cette trilogie du questionnement,
(J)

~
e>- du positionnement et de l' apaisen1ent ?
w
L(')
M
Depuis toujours, le nligrant se voit critiquer son
0
N
@
n1anque d'intégration conu11e un couplet récur-

.c
Ol
rent. Ainsi, Nadine Morano, députée européenne
ï:
>-
0.
française, lançait-elle en conférence de presse cette
0
u sentence à propos des in1nligrés, rapportée par le
quotidien suisse Le Matin du 28 avril 2015 : << Il faut
leur faire con1prendre que dans l'Hexagone ce ne
sera pas la fête [... ] ! }> Difficile de faire plus n1al son
devoir politique. Après les barbelés, les convois et
les camps, certains refrains politiques laissent peu de
place à une intégration raisonnée.

1. Entretien réalisé le 28 avril 2015.


Quelle intégration souhaite-t-on? 121

UNE MOBILISATION À TOUS LES ÉCHELONS

Pour intégrer les inmugrés, nous explique en subs-


tance Patrick Pochon 1, chef du service de la popu-
lation et des migrants du canton de Fribourg, il faut
travailler avec une grande latitude de jugement afin
d'éviter que les autochtones ne déclinent la ques-
tion nugratoire en un chapelet d'idées reçues, alors
qu'il s'agit de réfléchir à la façon de résoudre ce qui
est devenu en quelques années le pire problème du
n1onde globalisé. Car le sentin1ent des populations
est intuitif et non raisonné, en ce qui concerne
notanm1ent la crise de l'emploi et la radicalisation
religieuse. Or il est démontré que si la prenuère
de ces deux craintes est irrecevable en raison des
besoins des écononues occidentales, la seconde a
certes lieu d'être n1ais certainen1ent pas dans des
proportions qui nécessitent le blocus nugratoire
réclan1é par quelques ultras. Par ailleurs, l'ensemble
(F)

~
des pays d'Europe occidentale, pour ne prendre que
e>- cet exen1ple, auraient toute possibilité d'accueillir
w
L(')
.-i
beaucoup plus d'immigrés qu'ils ne le proposent,
0
N
@
s'abstenant de le faire pour des raisons politiques

.c
Ol
et de condanmation publique. On constate en effet
ï:
>-
0.
qu'en cas de force n1ajeure (comn1e durant l'été
0
u 2015) ou environnementale, qui pousse à l'exil des
centaines de milliers de personnes, il est possible de
leur ouvrir les portes de l'Europe. Ce qui prouve
que des solutions existent et que la volonté seule fait
(F)
Q)
défaut en raison de difficultés pratiques et de l'impo-
2
>,
pularité que cela induit. Certaines voix demandent
w
Q)
Cl..
::::!
avec insistance que l'État lutte efficacen1ent contre
2
(!)
@
1. Entretien réalisé le 28 avril 2015.
122 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

la discrünination pour qu'une bonne intégration


puisse avoir lieu. Mais cela suppose une n1.obili-
sation conséquente de l'ensemble des institutions,
avec à la clé une obligation de résultat.
En 2006,Joël Ron1.an 1, rédacteur en chef de la revue
Esprit, faisait ren1.onter le ni.alaise de la cohabitation
au milieu des années 1970. L'inmi.igration sauvage
s'étant installée depuis vingt ans, elle crût puis
afficha ses propres règles, sans autre contre-pou-
voir que la voix des intellectuels. Selon cet auteur,
diverses raisons auraient conduit à l'in1.passe, car
elles ont été définies conm1.e les valeurs fondamen-
tales de l'adhésion sociale.

LES RAISONS DE L'IMPASSE

La preni.ière est que le débat sur l'intégration eut


n1.alheureusen1.ent lieu au n1.on1.ent où s'installait
(J)

~ la crise écononi.ique, ce qui entraîna la reni.ise en


e>- cause du modèle de reconnaissance par le travail. La
w
L(')
M
0
deuxième et la troisième raisons sont liées, car ce sont
N
@ des n1.oteurs d'intégration sociale par excellence. Il

.c
Ol
s'agit du logement, quis' est transforn1.é en une« trappe
ï:
>-
0. à pauvreté >> selon l'expression de Joël Roni.an, c'est-
0
u
à-dire en cul-de-sac pour tous ceux qui, au moment
du départ, étaient dépourvus de ressources ; l'école
enfin, qui continue d'être sélective dans son cursus
et 1narginalise les enfants de ni.igrants. « C'est donc à
une faillite généralisée des institutions d'intégration
sociale que nous assistons », concluait-il.

1. In Immigration, comprendre, construire ! coordonné par Martine


Aubry, Éditions de l'Aube, 2006.
Quelle intégration souhaite-t-on? 123

Le ternie d' << intégration }> est ici générique et


regroupe des tentatives diverses qui se sont géné-
ralement soldées par des inadéquations, telles que
l'assinnlation et l'insertion. Pour le Haut Conseil à
l'intégration, conçu sous François Mitterrand par
le gouvernement Rocard en 1989, sa définition 1
conm1.une est la suivante : << L'intégration n'est pas
une voie n1.oyenne entre l'assinillation et l'insertion,
n1.ais un processus spécifique par lequel il s'agit de
susciter la participation active à la société nationale
d' élén1.ents variés et différents [... ]. Sans nier les
différences, en sachant les prendre en con1.pte sans les
exalter, c'est sur les ressemblances et les convergences
qu'une politique d'intégration n1et l'accent, afin,
dans l'égalité des droits et des obligations, de rendre
solidaires les différentes con1.posantes ethniques et
culturelles de notre société et de donner à chacun,
quelle que soit son origine, la possibilité de vivre
dans une société dont il a accepté les règles et dont
(J)

~
il devient un élén1ent constituant. >> Cette définition
e>- fut adoptée officiellen1ent en 1999.
w
L(')
.-i
0
N
L'intégration est un processus et non pas un état,
@

or à ce titre il faut lui reconnaître des variables et
.c
Ol
ï: ne pas stiginatiser quiconque se positionnerait en
>-
0.
0
u
équilibre sur la frontière de l'ordre national.

LE NATIONALEMENT CORRECT

(J)
Q) Le modèle d'intégration tel que la France l'a
2
>, naguère défini n'est plus efficient. Pour autant, on
w
Q)
Cl.
::::!
2 1. Cf Corinne Balleix, La Politique migratoire de l'Union euro-
(!)
@
péenne, La Documentation française, 2013.
124 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

répugne à le moderniser. Non pas à en changer,


car on n'en a pas épuisé toutes les ressources. En
revanche, il n'est pas dit qu'on ne puisse y adjoindre
d'autres n1.éthodes, donner des responsabilités à
d'autres acteurs (publics et privés) de la culture et
de l'économie, lesquelles étant les prenuers secteurs
touchés par le phénon1ène d'isolen1ent qui enclave
le n1onde des inm1.igrés.
Dans le domaine de l'intégration plus qu'ailleurs,
l'opposition entre les partisans de l'imposition des
acquis et les tenants du renouvellen1ent s'enferment
dans une dialectique dont les effets de manche ne
produisent aucun résultat probant. La guerre des
anciens et des n1.odernes n'en finira donc pas de
tuer dans l' œuf toute velléité de remise en question
constructive. Progressistes et conservateurs croisent
le fer pendant que la situation se délite.
Le passé n'est qu'un héritage, une base de réflexion
(J)

~
pour l'avenir. Or en France, l'idée de l'hon1.n1e
e>- universel continue d'altérer l' œuvre d'intégra-
w
L(')
M
tion et la notion de République égalitaire confine
0
N
@
l'inu1ugré dans l'obligation de s'inmuscer dans le

.c
Ol
nationalen1ent correct, qui est une représentativité
ï:
>-
0.
idéalisée de la société. La différence dans l'égalité
0
u est acceptable à condition qu'un dénon1inateur
conm1un réunisse l'accueillant et l'in1n1igré sur
les questions de cohabitation. Dans une confiance
mutuelle préalable. La journaliste italienne Ada
Giusti 1 insiste sur le fait que dans le n1odèle français
la ressemblance et l'égalité vont de pair, et que par
conséquent l'étranger ne peut être considéré con1.me

1. « Mais pourquoi ne retournent-ils pas chez eux ? », op. cit.


Quelle intégration souhaite-t-on? 125

intégré s'il ne répond pas aux critères médians de


l'intégrité nationale, sans aspérité ni personnalité. Et
même lorsqu'il y répond, il den1eure un citoyen de
seconde zone, une pièce rapportée. Or s'il est vrai
qu'aucun hon1me ne se défait de ses liens originels,
il a la n1alléabilité nécessaire à son adaptation. S'il le
désire, et seulen1ent à cette condition.

AVIS DE TEMPÊTE SUR LE COMMUNAUTARISME

C'est pourquoi il est in1pératif de donner à l'étranger


non pas l'ordre mais l'envie de devenir un citoyen
parnu les autres, en acceptant de reconnaître ce qu'il
sera toujours : différent, donc visible. Mais l'alté-
rité n'est pas le ver dans le fruit que stigi.11atisent les
thèses cl' extrême droite en lui attribuant le dessein
de vicier la nation. Certes, la n1éfiance est de plus en
plus de nuse en raison de la radicalisation religieuse,
(F)

~
notanm1ent, et de la vague cl' attentats djihadistes
e>- qui déferle - entre autres - sur la France. On instille
w
L(')
.-i même l'idée, désormais, que parmi les nugrants qui
0
N
@ débarquent en Europe se trouveraient des terro-

.c
Ol ristes envoyés pour déstabiliser l'Occident. La vigi-
ï:
>-
0.
0
lance est de nuse, n1ais elle ne doit pas devenir le
u
prétexte à une radicalisation de l'accueil.
La question de l'intégration induit celle du comn1u-
nautarisn1e. Pour beaucoup, le regroupen1ent des
(F)
imn1igrés par affinités ethniques et culturelles est un
Q)

2 danger sérieux dans la n1esure où l'on présuppose


>,
w
Q)
Cl.
que le repli constitue un foyer d'isolement, propice
::::!
2
(!)
au rejet de la société d'accueil et de ses règles de vie.
@
On critique ici volontiers le n1odèle britannique,
126 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

dit n1ulticulturaliste, que l'on accuse de creuser la


fracture sociétale. Si cela reste à prouver, la France
sen1ble persuadée qu'il s'agit d'une ghettoïsation à
l'origine des pires dérives.
Sur le comn1unautarisn1e, les avis divergent donc
radicalement. Il y a ceux qui le craignent en soup-
çonnant la propagation d'un bouillon de culture, et
ceux qui considèrent qu'il ne s'agit que de solida-
rité constructive. Certes, ce principe encouragé par
la Suisse contredit la règle d'or qui consiste à n1ettre
toute une population sur un pied d'égalité répu-
blicaine et laïque. Mais comme il ne s'agit que de
théories, pourquoi ne pas envisager d'en discuter ?
Or la République « entend rester aveugle devant
les con1munautés >>, souligne le juriste et journaliste
Philippe Bernard1.

(J)

~
POUR UN AGRÉMENT soaAL
e>-
w
L(')
M
Conm1e dans les pays anglo-saxons, la Suisse fédé-
0
N rale offre aux inmugrés la possibilité de garder un
@

.c contact étroit avec leur con1munauté d'origine, ce
Ol
ï:
>-
0.
qui se traduit par un plus grand respect du pays
0
u d'accueil. Un exemple anecdotique en rend con1pte
lors des rencontres sportives où tous les étrangers
pavoisent leurs fenêtres aux couleurs de leur pays,
n1ais en y associant systématiquen1ent le drapeau de
la Confédération. Il en est de n1ên1e dans les jardins
privatifs, où l'on arbore les couleurs locales et natio-
nales, et souvent celles de ses origines cantonales,

1. .Immigration : le dift mondial, Gallimard-Le Monde, 2002.


Quelle intégration souhaite-t-on? 127

selon la tradition suisse. Quant aux habitations


occupées par des étrangers (naturalisés ou non), il
n'y a pas de drapeau portugais ou kosovar qui ne
soit accompagné du pavillon suisse. La con1munauté
devient alors un creuset de référence, propice à un
nouvel indigénat paritaire. Une n1anière d'échange
dans le respect de tous, dont le but est de conduire
à une reterritorialisation de l'immigré, physique
et psychique. En résumé, une bonne ü11age de la
conm1unauté étrangère, et donc de son agrément
social, est la preuve d'une intégration réussie. Le
philosophe Bernard Girard1 soutient à juste titre
qu'un inmugré d'origine subsaharienne de confes-
sion n1usuhnane, par exemple, ne s'adaptera jan1ais
totalen1ent à la société blanche et chrétienne dans
laquelle il aspire à refaire sa vie. Prise au prenlier
degré, cette affirn1ation fait le lit du populisn1e et
donne du sens aux partisans du blocus migratoire.

(J)

~
e>- VERS UNE SOCIÉTÉ COMPLEXE ET COMPLICE
w
L(')
.-i
0
N
@
À l'inverse, ce n'est pas d'apartheid dont il s'agit

.c lorsqu'on parle de comn1unautarisn1e, n1ais de sas
Ol
ï:
>-
0.
de décon1pression ou de cordon on1bilical qui, au
0
u fur et à n1esure de la cohabitation avec les autoch-
tones, conduit l'in1migré à s'en détacher. Sans
renier ce qu'il est et restera fondan1entalement :
un pourvoyeur de con1paraisons, le médiateur
(J)
Q)
d'une société certes complexe, n1ais con1plice. Et
2
>,
conm1e en France on est rétif à certains n1ots, peut-
w
Q)
Cl.. être faudrait-il parler de « regroupement ethnique
::::!
2
(!)
@
1. Plaidoyer pour l'immigration, éditions Les Points sur les i, 2004.
128 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

solidaire », plus conforn1e à l'idée de 1nixité que le


conm1unautarisme, syn1bole d'exclusion. Bernard
Girard 1 , spécialiste des questions de parité, résun1e
ainsi la position qu'il défend contre le courant
dominant du XXIe siècle : « Lorsqu'on parle d'in-
tégration, de difficultés à s'intégrer, de différences
fondan1entales, on parle de tout et de rien à la
fois, de la couleur de la peau, du culte religieux,
d'odeurs des préparations alin1entaires. Or, précise-
t-il, les institutions sociales ont leurs propres règles
qu'elles in1posent à leurs n1embres. >> C'est ainsi
qu'on doit parler français à l'école, respecter les
horaires à l'usine, obéir à certaines règles fanuliales
ou sexuelles dans les pays n1onogan1es. Rien, en
sonm1e, qui soit différent de ce que l'on exige de
l'ensemble des citoyens, et qu'un simple touriste est
contraint de respecter lorsqu'il pose le pied dans
n'in1porte quel pays de villégiature.
S'intégrer, c'est donc accepter ces règles de base
(J)

~ décrétées par l'institution sociale dont on est ten1po-


e>-
w rairement ou définitiven1.ent devenu men1.bre. Le
L(')
M
0
reste doit den1eurer fluctuant quand il ne met pas en
N
@ péril ni l'ordre public ni les lois universelles. Intégrer

.c
Ol
ï:
un « étranger >> n'a donc de sens que si la société
>-
0.
0
d'accueil propose une offre suffisante d'intégration.
u

NE PAS REFUSER D'ENTRER EN MATIÈRE

Ce qui nous an1ène à nous demander si l'interdic-


tion du port du foulard, à l'école et autres lieux
publics - à l'exception du voile intégral -, ainsi

1. Op. cit.
Quelle intégration souhaite-t-on? 129

que la discrimination alimentaire dans les cantines


scolaires ou l'absence volontaire des lieux de prière
dans les entreprises par exemple, n'induit pas une
opposition systén1atique, réactionnaire, voire, pour
utiliser une expression qui porte davantage, ne
favorise pas l' obscurantisrne social et religieux. Si
l'on s'arc-boute uniquement sur des principes, on
se dirige tout droit vers la confrontation, au prétexte
de discrimination et d'injustice. Car cela signifie-
rait que l'on refuse d'entrer en n1atière. Que l'on
considère le n1ulticulturalisn1e comme non avenu,
débouté par principe, c'est-à-dire par orgueil.
Laisser par exemple cohabiter la croix et le crois-
sant n'est pas qu'une affaire de foi, n1ais de culture,
ce qui est tout à fait différent. Berne, capitale de la
Suisse au statut de ville fédérale, conduit une poli-
tique pilote intéressante en la matière. Un grand
centre de prière a été construit pour abriter toutes
les confessions de la ville et du canton, avec pour
(F)

~ seuls opposants quelques extrénlistes prosélytes.


e>-
w Mais qu'à cela ne tienne, toutes les confessions y
L(')
.-i
0
N
trouvent leur compte et ne voient que des avan-
@

tages à côtoyer les cultes étrangers.
.c
Ol
ï:
>-
0.
Face au principe qui voudrait qu'une France
0
u multiethnique ne puisse pas être en mên1e ten1ps
multiculturelle, sous prétexte que tous les citoyens
d'une n1ên1e nation devraient obligatoiren1ent
partager les mên1es valeurs, nous nous inscrivons
(F)
donc en faux. D'autant plus qu'on ne peut honnê-
Q)

2
>,
ten1ent den1ander à l'Autre plus qu'on exige de
w
Q)
Cl..
soi-mên1e. Mais cela n'entre pas dans l' entenden1ent
::::!
2
(!)
du législateur, ni dans celui de l'opinion publique
<< heureuse » qui, pour paraphraser Georges Brassens,
@
130 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

sous le prétexte d'être « née quelque part » prend


des aises avec ses devoirs et s'octroie une insolence
patrin1oniale. Conm1e dit le poète, ce sont là des
<< in1béciles heureux ».

RECTIFIER LE DIAGNOSTIC MIGRATOIRE

En1manuel Kant, à la fin du XVIIIe siècle, expli-


quait qu'il faut agir de façon que la n1axime de sa
volonté puisse valoir con1n1e principe d'une loi
générale. C'était sa règle d'or, qu'il serait de bon
aloi de mettre en pratique. Car peut-on den1ander à
l'étranger, notre nuroir, de n1ériter d'être des nôtres
quand la plupart d'entre nous se sont seulen1ent
donné la peine de naître, et d'exiger de lui qu'il
nous rapporte davantage qu'il ne nous coûte ? C'est
con1n1e se conten1pler dans un nuroir sans tain.
Concernant les flux nugratoires et leurs consé-
(J)

~
e>- quences sur la fracture sociale, la France, n1ais pas
w
L(')
seulement, sen1ble avoir fait une erreur de diagnostic.
M
0
N
L'accueil, le travail, l'école, l'urbanisn1e, la culture
@

qui se posent encore en modèles républicains sous
.c
Ol
ï:
>-
la bannière de la laïcité, ne sont pas suffisants pour
0.
0
u absorber le problèn1e, le gérer, et si possible le régler.
Ils sont n1ên1e de plus en plus récusés au vu de ce qui
se passe ailleurs sur le continent européen. Ce qu'il
faut, c'est innover, reconsidérer ces modèles et les
dépoussiérer au regard du XXIe siècle. Pendant que
d'autres États se contentent de refouler le n1alheur
du n1onde aux confins de leurs frontières, par des
barbelés comme en Hongrie, ou à grande échelle
con1n1e en Australie, partisane de la politique du
Quelle intégration souhaite-t-on? 131

bâton, laquelle maintient par la force au large de ses


côtes les nligrants qui se présentent dans ses eaux.
Conm1e d'autres pays sans dénonunateur moral,
ce continent de nligrants historiques estime que la
distribution de la richesse est affaire de sélection
naturelle. Oublieuse de son propre passé, l'Australie
oppose le poids des arn1.es au choc de la réalité.
Mais peut-être est-ce un réflexe qui la détourne de
sa culpabilité ancestrale ?
Entre apocalypse et naïveté, il faut un n1oyen tern1e
clair et fern1e, qui passe par une phase con1plexe.
Philippe Bernard1 , précédenm1ent cité, résume ce
postulat par une recomn1andation qui devrait nous
interpeller : la France, écrit-il, doit être « de plus en
plus planétaire >>.

1
CASSER L'ENGRENAGE DE L ÉCHEC

(F)

~
La transforn1ation qui est en marche ne s'arrêtera pas
e>- aux frontières derrière lesquelles se seront enfern1és
w
L(')
.-i les Occidentaux, affichant ainsi leur faiblesse. Et
0
N
@
surtout leur impréparation face à cet inéluctable

.c
Ol
changen1ent. Durant la Seconde Guerre n1ondiale,
ï:
>-
0. la France a dressé la ligne Maginot pour endiguer le
0
u
déferlement nulitaire de son ennenu le plus radical.
Une vaine tactique face à la stratégie d'un nouveau
siècle en n1arche. Pendant ce ten1ps, la Suisse avait
prévu de se replier dans ce qu'elle avait appelé le
(F) << réduit national », inviolable dans l'esprit de son
Q)

2
>,
état-major. Il se trouve qu'elle n'a pas eu besoin d'y
w
Q)
Cl.. recourir, mais le symbole qu'il représente aux yeux
::::!
2
(!)
@
1. .Immigration : le dift mondial, op. cit.
132 Deuxième partie. Des gens d'ailleurs au milieu de nous

des populistes demeure exen1plaire, si bien qu'ils le


revendiquent aujourd'hui comn1e un recours histo-
rique inviolable.C'est tout le contraire du cours du
ten1ps, qui réclame de nouvelles stratégies et dont
la nuse en place nécessite l'acceptation d'identités
renouvelées, métissées, à l'image de la planète.
Les croisen1ents que cette identité génère supposent
donc une évolution des mentalités, donc de la vision
que l'on doit avoir de l'intégration, faite cl' éléments
différents dans un alliage hon1ogène. À ce change-
ment cl' échelle et de cadre de référence, il faut une
conviction politique et c'est précisén1ent là que le
bât blesse. À ce nouvel objectif d'intégration, qui
ne doit pas omettre les devoirs exigés des migrants
pour la nuse en œuvre d'un consensus, on objectera
que n1algré les efforts fournis par l'État en matière
scolaire et d'insertion dans le nruieu économique,
les résultats ne suivent pas. Et d'in1puter aux inmu-
(J)
grés l'échec de ces politiques successives et le taux
~
e>- d'incarcération des étrangers dans les prisons.
w
L(')
M
Or c'est bien d'un engrenage infernal dont il s'agit,
0
N
@
d'une accumulation de défaillances, de handicaps et

.c
Ol
de discrüninations qui conduisent à l'échec, et pas
ï:
>-
0. seulen1ent l'origine ethnique des nugrants qui est
0
u
en cause.

PROVOQUER LE DÉBAT POUR AVANCER

Rien ne sert de réviser la politique cl' accueil des


migrants si c'est pour les 111ettre en échec. Co1mne
on le voit, le cercle est vicié. Et quel que soit le
bout par lequel on empoigne le problèn1e, on se
Quelle intégration souhaite-t-on? 133

heurte à une seule et n1ême évidence : pris au


piège d'un cycle dont il n'y a d'issue que dans la
prise en con1.pte du siècle n1.igratoire, l'Occident
tout entier ne peut se figer dans la cécité qui l'a
conduit à renvoyer aux calendes les décisions que
lui in1.posent les circonstances depuis si longten1.ps.
La panacée n'est sans doute pas dans l'ouverture des
frontières et la légalisation générale de l'immigra-
tion, ainsi que le den1.andait avec une ironie grin-
çante le quotidien Libération du 22 avril 2015. Mais
cette provocation n'était pas innocente et ne venait
pas secouer le débat sans raison.
Pour être tout à fait sincère, il ne faut pas oublier
que la notion d'assimilations' est égalen1ent heurtée
à la fin de non-recevoir des populations inmu-
grées issues de la décolonisation, pour lesquelles
elle apparaissait con1.me la négation de leur indé-
pendance. Un contentieux qui, de nos jours, pèse
encore lourdement sur les questions de l'in1migra-
(J)

~ tion et de l'intégration.
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u

(J)
Q)

2
>,
w
Q)
Cl..
::::!
2
(!)
@
Copyright© 2015 Eyrolles.
Troisième partie

Le contentieux
occidental
(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Copyright© 2015 Eyrolles.
Chapitre 7

Une mémoire à vif

LA CICATRICE COLONIALE

En France, les colonies n'ont jan1ais fait partie de


l'histoire nationale. Elles n'ont été qu'une valeur
ajoutée, tout particulièren1ent au XIXe siècle,
n1ên1e pas un supplén1ent d'âme. La population
de l'Hexagone ne les tenait que pour des excrois-
sances territoriales, toujours étrangères, mais dont
on lui demandait d'être fière. Aussi, les auto-
rités durent-elles marquer les esprits en explici-
tant forn1ellement l'in1portance des débouchés
de l' en1pire. C'est ainsi que naquit l'idée d'une
(J)
exposition coloniale à Paris en 1931. L'actuelle
~
e>- Cité nationale de l'histoire de l'in1migration, sise
w
L(')
à la porte Dorée, en est aujourd'hui le dernier
.-i
0
N tén1oignage. Inaugurée le 15 décembre 2014 par
@

.c
le président François Hollande après treize ans de
Ol
ï:
>- discordes politiques sur son affectation, le musée,
0.
0
u qui magnifiait jadis l'action éconon1ique, sani-
taire et sociale de la n1étropole au-delà des n1ers,
essaie de prévenir la polén1ique en montant des
expositions apolitiques. Sur la réserve en dépit de
(J)
la « consécration » officielle de l'Élysée, la Cité
Q)

2
>,
n'offre pas les gages d'une réflexion d'avenir sur
w
Q)
Cl..
les questions n1igratoires. Ce qui est don1mage, car
::::!
2
(!)
elle pourrait y accueillir un dialogue constructif
@
en dehors des partis pris.
138 Troisième partie. Le contentieux occidental

UN CONSENSUS HISTORIQUE PRESQUE PARFAIT

C'est François 1er, en 1533, qui a brisé le consensus


colonial in1posé en 1493 par le pape Alexandre VI
en faveur de l'Espagne et du Portugal. Forte de cette
liberté prise sur le diktat du Saint-Siège, la France
an1orçait sa propre aventure ultran1arine. Pendant
deux siècles, Henri IV, Richelieu, Colbert poursui-
vront cette œuvre aux desseins n1ercantiles,jusqu' en
Asie. Si bien qu'entre 1830 et leur apogée en 1931,
les conquêtes successives des << États barbaresques >>
puis du Tonkin conduisirent la France à y engager
des intérêts essentiels, économiques et stratégiques.
Cent ans d'impérialisme succédaient ainsi à trois
siècles de n1ercantilisn1e. Pour autant, la plus grande
partie de la population ne s'intéressait qu'aux profits
que les colonies rapportaient au pays, la fierté de la
nation n'étant pour elle qu'un faire-valoir politique.
Un phénomène de mode aussi, plus précisément axé
(J)

~ sur les An1ériques et l'Extrême-Orient. Le Maghreb,


e>-
w pour sa part, lui était indifférent, voire hostile en raison
L(')
M
0
des conflits qui en1brasaient la Méditerranée depuis
N
@ que les musulmans avaient décrété que c'était une mer

.c
Ol
ï:
où plus un navire chrétien ne serait jamais en sécurité.
>-
0.
0
u En débarquant en Algérie en 1830, la France avait
nus fin à deux siècles et denu de désordre diplon1.a-
tique. Cette mission accon1plie, et les musuln1.ans
nus sous tutelle, elle exploitera le pays et pendant
plus de cent trente ans justifiera sans état d'ân1e son
occupation par la nécessité d'un développement
conjoint, n1âtiné d'arrogance et de paternalisn1e. En
1931, << l'empire aux cent millions de Français >> était
à son apogée. La classe politique applaudissait pour
Une mémoire à vif 139

ainsi dire à l'unisson, à l'exception des conu11.u-


nistes qui y étaient ouvertement hostiles. Le reste
de la gauche préconisait bien le respect de la démo-
cratie et des idéaux hun1anistes, n1ais restait fidèle à
la politique d' assinulation réclan1ée aux Algériens
par la civilisation donunante. La droite se complai-
sait quant à elle dans cette politique d'autorité. En
chœur, on accordait donc au plus fort son droit sur
le plus faible.

UNE INSOLENCE GROSSIÈRE

On entreprit alors une politique de coopération et


d'éducation, où les ancêtres des indigènes devinrent
de bons Gaulois. Et Ernest Renan d'approuver
cette assimilation en certifiant que si la France les
abandonnait à leur sort, ce serait le retour à « un
régin1.e de crasse, de négligence et de fanatisn1e 1».
(J)

~ La crise de 1930 en Europe fut l'occasion de


e>-
w conforter les Français dans l'idée que l' en1pire
L(')
.-i
0
N
ultran1.arin était un soutien écononuque indispen-
@

sable, à quoi !'Exposition internationale inaugurée
.c
Ol
ï: l'année suivante au bois de Vincennes répondait
>-
0.
0
u
avec conviction et certitude. Sans les colonies, assu-
rait-on, la métropole serait en état de faillite, et leur
abandon entraînerait la ruine de l'Occident. Pour
autant, un discours prén1onitoire d'Albert Sarraut2 ,
sénateur radical-socialiste et ancien nunistre des
(J)
~
0...
w
>,
1. Cité par Xavier Yacono, Histoire de la colonisation française, PUF,
(1)
Cl..
::::!
1973, QSJ 452.
2 2. Albert Sarraut, Grandeur et servitude coloniales, in Xavier
(!)
@
Yacono, ibid.
140 Troisième partie. Le contentieux occidenta l

Colonies, ne laissa pas de surprendre en cette


année de célébration en disant : « L'entreprise de
civilisation, dans ses créations mên1es, forge le fer
qui se retournera contre elle. >> La transforn1ation
du n1onde et des n1entalités due notamment à la
Seconde Guerre mondiale lui donnera raison.
L'image que la France et l'Occident se sont faite
à cette époque des territoires conquis est double-
ment arrogante : dans son paternalisn1e politique
tout d'abord, puis dans la n1anière avec laquelle
les milieux écononuques entendaient exploiter
les ressources hun1aines du pays et s' en1parer des
richesses du sol et du sous-sol. Mên1e Jules Ferry, en
1882, admettait l'idée d'une politique coloniale pour
l'avenir de la patrie. Loin des réalités monnayables,
un ouvrage encyclopédique sur les colonies fran-
çaises1, « pratique et illustré», paru l'année n1ême de
l'exposition universelle, expliquait que la France est
(J)
« la nation la moins égoïste du n1onde » et qu'elle a
~
e>- constitué son empire avec des intentions éminem-
w
L(')
n1ent n1orales, dans un esprit de fraternité. De son
M
0
N
côté, le député Louis Proust édulcorait le propos en
@

assurant qu'il y allait de l'honneur du pays d'opérer
.c
Ol
ï:
>-
une « sage occupation >>.
0.
0
u

UN AVENIR COMPROMIS

Quant au Français moyen, il acceptait peu l'idée que


le citoyen ultran1arin devienne un prolongement

1. Encyclopédie pratique illustrée des Colonies françaises, Librairie


Aristide Quillet, 2 vol. Texte de Maurice Allain, préface de
Paul Doumer, avant-propos de Louis Proust.
Une mémoire à vif 141

de lui-1nên1.e et de sa<< douce France)>. Ce discours


passait n1al, car on lui den1andait, conm1e un
<< devoir qui s'impose à tous les peuples policés »,
selon le président de la République Paul D0un1er1 ,
de reconnaître la « force cl' attraction qui incor-
pore les races, qui annexe les âmes plus encore que
les territoires ». Les colonies et leurs populations
pouvaient-elles avoir le destin de devenir la << mère
commune » de tous les Français ? Si la question
n1éritait une attention sincère et vraie au regard
des déclarations officielles des années 1930, elle fut
terriblement n1al posée.
Le cas de l'Algérie, qui induit la question de l'in1-
n1igration, a laissé des stigmates qui ne sont pas
encore refern1és. Parce que la départe1nentalisation
de la colonie, entre autres volontés de l' assin1iler
à la métropole, a destructuré la société ancestrale
et laissé dans un état d'hybridation l' écono1nie
(F)

~ du territoire après le retour à l'indépendance.


e>- Aucunen1ent préparé, le pays fut abandonné à une
w
L(')
.-i
0
identité bâtarde, revancharde car sans avenir in1mé-
N
@ diat. Sans faire table rase d'une histoire partagée,

.c
Ol
ï:
on aurait pu négocier de nouvelles relations équi-
>-
0.
0 tables. Refern1er les plaies de la guerre afin que
u
s' eston1pent les rancœurs, au lieu de perpétuer un
conflit larvé jusqu'à la troisième génération.
Depuis la décolonisation de 1962, la France est
(F)
Q)
sous le coup d'une histoire dont elle a honte. Or
2
>,
cette posture sen1ble l'avoir confortée dans ses
w
Q)
Cl.. erreurs, dont la principale est des' être voilée la face,
::::!
2
(!)
@
1. ln ibid.
142 Troisième partie. Le contentieux occidental

dénonce Catherine Wihtol de Wenden 1, directrice


de recherche au CNRS. Le rapport de donunant
à donuné issu de la << mission civilisatrice )> de la
France coloniale perdura après le retour à l'indé-
pendance. Le statut de bien 111.euble qu'on avait
attribué à l'Algérie perpétuait la n1.ainnuse et le
contrôle de l'ancienne n1.étropole.

UNE DÉCOLONISATION RATÉE

Durant une génération, soit approximativement


entre les années 1960 et 1980, les Français accep-
tèrent l'idée que l'inu1ugré décolonisé faisait un
travail que lui-mên1e n'aurait pas voulu faire. En un
mot, qu'il mettait la 111.ain à des travaux dégradants
et fatigants. Ils étaient huit sur dix à l' affirn1er. En
clair, on adn1ettait que l'étranger était utile même
si on ne l'ain1ait pas. Il se produisit donc l'inverse
(J)

~
de ce qui avait été prévu par la Constitution fran-
e>- çaise de 1946, laquelle prévoyait avec les peuples
w
L(')
M
cl' outre-111.er << une union fondée sur l'égalité des
0
N
@
droits et des devoirs ». On justifiait ses ressentin1ents

.c
Ol
à l'endroit de l'in1111.igré maghrébin en insistant
ï:
>-
0.
0
sur le fait qu'il n'était plus français. Ressurgit alors
u
cette vieille habitude qui ren1onte aux années 1925,
durant lesquelles on ne se privait pas de critiquer
la manière de vivre des inmugrés : une hygiène
déplorable, une qualification professionnelle déri-
soire, un con1porten1ent social jugé potentiellen1ent
crinunel.

1. La Question migratoire au xxf siècle, Presses de Sciences Po,


2015.
Une mémoire à vif 143

Il y a peu de te1nps, devant une daine âgée qui


déversait son acrin1onie sur un jeune Beur dans un
bureau de poste de la côte d'Azur, nous nous éton-
nions de la nature hostile et injustifiée de ses propos.
À notre questionnen1ent, elle rétorqua que son fils
avait été tué en Algérie ... C'est donc en bloc que la
France continue de dévider plus ou n1oins ouverte-
ment la pelote de la guerre de décolonisation. << On
leur a donné l'indépendance, continuent des' écrier
les détracteurs de l'in1migration algérienne, et voilà
qu'ils choisissent de nous revenir ! » Ce qui signifie
qu'ils auraient n1ieux fait de rester dans leur pays
pour en assurer le développen1ent. Les inu11igrés de
l'ancienne colonie sont donc restés ces << ennenus
de l'intérieur » dont parlaient Pierre Poujade et
Jean-Marie Le Pen à la fin des années 1950.
Les conséquences d'une décolonisation manquée
continuent de pourrir la réflexion. Car tandis qu'il
(J) aurait fallu se départir d'une certaine supériorité
~
e>- morale, c'est le contraire quis' est produit.
w
L(')
.-i
0
N
@

.c UNE ESPÉRANCE TROMPÉE
Ol
ï:
>-
0.
0
u Depuis 1946, entre les nobles intentions d'un Léon
Blun1 parlant des colonies conu11e d'un système
révolu dicté par la contrainte, et les considérations
pragmatiques définies par les États généraux de la
(J)
colonisation française organisés par le gouverne-
Q)

2 n1ent, qui lui reprochaient de brader la grandeur


>,
w
Q)
Cl..
d'une souveraineté nécessaire, la France n'a cessé de
::::!
2
(!)
manquer les rendez-vous qui lui auraient pernus de
@
rattraper les erreurs de la décolonisation.
144 Troisième partie. Le contentieux occidental

D'une certaine façon, tout in1.périalisn1.e porte en


lui les germes de l'échec. Il n'est jamais qu'une
parenthèse historique, plus ou n1oins longue et
plus ou n1oins bien gérée, n1ais il n'a pas, par défi-
nition, le destin de durer. Car entre deux natio-
nalismes, celui du fort et celui du faible, celui du
vainqueur et celui du vaincu, c'est toujours le parti
de la liberté qui l'emporte. Or bien des pays que
l'histoire avait dotés de la force conquérante ont
sous-estimé cette évidence. Pensant qu'une fois
l'indépendance acquise leurs anciennes possessions
continueraient de servir leurs intérêts, ils se sont
plus ou moins tron1pés. La France la première, qui
n'avait pas in1aginé que ces populations choisiraient
la pauvreté, puis l'obligation d' énugrer, plutôt que
l'asservissement de leur terre.
Pour autant, cette liberté ouvrait toutes grandes les
(J)
portes de l' énugration. Car l'indépendance poli-
~
e>- tique induisait une dépendance écononuque, du
w
L(')
fait que les populations colonisées revendiquaient
.-i
0
N une espérance que le n1onde de l'après-guerre en
@

.c reconstruction allait laisser pour con1pte. L'inégalité,
Ol
ï:
>-
0.
qui avait alimenté les rébellions et nourri les parti-
0
u sans de l'autonomie, non seulen1ent n'allait pas
disparaître n1ais s'accroître avec l'indépendance. Et
donner naissance à un nouvel affronten1ent qui sera
celui de la migration dans la rancœur.
La France s'est donc trouvée en porte-à-faux devant
la blessure de huit années d'une décolonisation
meurtrière, qui n'était autre qu'une guerre civile
qu'elle appela pudiquen1ent « les Événen1ents ».
Une mémoire à vif 145

LES DÉS PIPÉS DE LA DÉCOLONISATION

Focalisée sur le Maghreb, et sur l'Algérie en parti-


culier, la France de la décolonisation y décela un
problèn1e con1.plexe d'intégration ni.arqué par une
identité arabe et n1.usuln1.ane forte. Prise en étau
entre sa culpabilité refoulée et son mépris n1.asquant
une inquiétude profonde, elle est devenue prison-
nière de son histoire et des apprentis sorciers qui
mirent en place les règles d'un jeu qu'ils avaient
imposé. Le décor était planté, tout était en place
pour stign1.atiser les n1.arges. La bonne conscience
finit toujours par donner raison aux justifications
oiseuses.
C'est à ce n1.on1.ent-là qu'il aurait fallu rebattre les
cartes, alors qu'on était en train de recomposer les
rapports de solidarité entre nations, entre États,
entre puissances pour une globalisation vertueuse
(F)
qui se profilait discrèten1.ent. Ce fut au contraire
~
e>- une politique à court terme qui s'imposa, pour
w
L(')
satisfaire un bien-être inéquitable. Donc éphén1.ère.
.-i
0
N
Laissons la parole à Sani.i N aïr, auteur déjà cité de
@

.c
l'essai intitulé Le Regard des vainqueurs : << Voyez
Ol
ï:
>-
conm1.ent nous lisons les événe1nents qui nous
0.
0
u viennent de la terre des pauvres. Nous les imagi-
nons dans le déferlement des invasions, alors qu'ils
ne sont que la conséquence normale de la localisa-
tion des richesses ; nous con1.prenons l' én1.ergence
(F)
des fondan1.entalisn1.es et des intégrisn1.es co1nme
Q)

2 autant d'expressions de barbarie et d'arriération


>,
w
Q)
Cl..
n1.entale, alors qu'ils sont des réactions, sans doute
::::!
2
(!)
aberrantes, au vaste désenchantement du ni.onde
@
que notre civilisation matérielle provoque un peu
146 Troisième partie. Le contentieux occidental

partout. Nous procédons en sonu11.e par amalga1ne


des causes et des effets. » Malgré leur proxinuté de
vie, les populations d'accueil n'ont donc jan1ais vu
d'un bon œil l'implantation des inu11igrés venus
d'Afrique du Nord.
Depuis cinquante ans, la concentration des flux en
a exacerbé la caricature et provoqué des accès de
violence récurrents, un peu partout sur le territoire.

RECONSIDÉRER LE PASSÉ LffiGIEUX

En janvier 2015, le bourg de Lunel, dans le sud de


la France, a défrayé la chronique par une flambée de
racisme ancestral.À sa n1.anière, déclarent les témoins,
Lunel est une fabrique de haine. « La xénophobie
y est une réalité incontournable >> depuis toujours,
explique un tén1.oin au reporter du quotidien suisse
(J)
Le Temps du 26 janvier, venu enquêter sur les raisons
~
de ce désan1our pern1anent. Avant, c'était la chasse
e>-
w
L(')
aux Italiens que faisaient venir les exploitants agri-
M
0
N
coles, puis ce fut le tour des Espagnols et maintenant
@

des Maghrébins, sans distinction d'origine, auxquels
.c
Ol
ï:
>-
sont venus se n1êler des nugrants du Proche-Orient,
0.
0
u voire de l'Afrique subsaharienne. Ce qui pose un
réel problèn1e, rappelle un autre interlocuteur,
<< c'est que les Algériens de la deuxièn1e et de la

troisièn1e génération sont désorn1ais des Français


à part entière, mais seulen1ent d'un point de vue
administratif». Car leur apparence continue d' exas-
pérer une partie de l'opinion, qui n'a jan1ais mis fin
à son contentieux colonial. Ce citoyen de Lunel,
pied-noir rapatrié d'Algérie en 1962, a beau tenter
Une mémoire à vif 147

cl' édulcorer les propos de la rue en rappelant que la


Provence est « une terre de run1eurs où l'on vous
dit, contre toute évidence statistique, que les étran-
gers forn1ent [ ... ] la n1ajorité de la population »,
il reste qu'une n1éfiance tangible, une hostilité à
fleur de peau se répand à tort ou à raison dans la
population.
Cette résurgence malheureuse des années 1960, où
les discriminations étaient courantes à l'endroit des
Maghrébins, vient brutalement rappeler à la nation
ses erreurs passées. N otan1ment ses n1anquements
aux droits élén1entaires de l'homme et du travail-
leur énugré. Les affaires qui ressurgissent au gré
des scandales n1is en luniière par la presse ou les
tribunaux, conm1e la condamnation de la SNCF,
le 21 septembre 2015, pour escroquerie envers ses
anciens chenunots algériens, pern1ettront-elles de
reconsidérer l'avenir ? On peut l'espérer, n1ais il y a
(J) peu de chances qu'elles se traduisent par une renuse
~
e>- en question de l'histoire récente.
w
L(')
.-i
0
N
@

.c LES CONTRAINTES RÉPUBLICAINES
Ol
ï:
>-
0.
0
u Il est un autre aspect de la décolonisation qui pose
un problème quotidien à la France d'aujourd'hui :
celui des revendications culturelles d'un Maghreb
in1migré usé par les contraintes de la laïcité, à savoir
(J)
l'interdiction du port du voile islamique, les repas
Q)

2 halal et les heures de piscine réservées aux n1usul-


>,
w
Q)
Cl..
manes, qui sont avant tout des manifestations réac-
::::!
2
(!)
tionnaires induites par les contraintes républicaines.
@
Obligés de gon1mer une part de leur identité dans
148 Troisième partie. Le contentieux occidental

la sphère publique au non1 d'une laïcité fourre-


tout, qu'elle soit spirituelle ou ten1porelle dans les
faits, les jeunes inmugrés con1n1e les Français d' ori-
gine n1usuL.11ane cherchent à se distinguer par des
provocations qui relèvent souvent d'une recherche
d'identité, du désir d'être reconnus dans une spéci-
ficité où les cantonne l'institution elle-mên1e.
Au n1ois d'avril 2015, après des années de débat et
de controverse, une nouvelle polénuque a vu le jour
autour de jupes longues portées par des adolescentes
au sein de l'école publique. Considérées conm1e un
signe religieux n1usuL.11an ostentatoire, elles ont été
interdites par quelques directeurs d' établissen1ents
scolaires avant que l'affaire ne soit heureusen1ent
discréditée. Cet excès d'autoritarisme et de rigueur
réglementaire a failli ranimer les anciennes querelles
sur le port du voile à l'école. Ainsi, con1n1e à Lunel,
des affrontements symboliques se développent un
(J)

~ peu partout, dans un contexte où chacun s'entête à


e>- souiller sur les braises. Faute d'avoir nus un nom sur
w
L(')
M
0
un problèn1e généré par la décolonisation, l'inmu-
N
@

gration, sans politique de prévention, s'est construite
.c
Ol
ï: dans une ségrégation ordinaire. La conm1une de
>-
0.
0
u
Chalon-sur-Saône, lors de la rentrée scolaire de
2015, en a donné le triste exemple.Alors qu'un juste
équilibre des repas entre élèves chrétiens et musul-
mans avait été trouvé, le maire a pris arbitrairen1ent
la décision de ne plus servir de repas halal, sans
proposer de déjeuner de substitution et sans expli-
cation probante de nature écononuque ou philoso-
phique. Au non1 de la République laïque, comme
s'il s'agissait d'un argun1ent sans contestation légale.
Une mémoire à vif 149

BANNIR LES CERTITUDES

Pour une partie de la population française acquise à


l'idée que l'imnugration est une colonisation réac-
tive, le doute n'est plus pernus : elle a le devoir de
corriger l'histoire afin d'en rétablir le cours. C'est
l' occidentalité blanche et chrétienne, défendue par
la Française Nadine Morano, membre du Parlement
européen. Un parti politique recueille cette frange
de l'opinion. Déçu par l'embourgeoisement du
Front national de Marine Le Pen, le Bloc identi-
taire se définit conu11e un parti de la vigilance et
rejoint en cela les oracles funestes d'un Jean Raspail.
Cette phalange en puissance est encore très margi-
nalisée, n1.ais elle ne doute pas de son influence à
long terme.
Bernard Kouchner, quant à lui, ne nie pas qu'il y
ait des circonstances qui favorisent l'éclosion de
la violence sociale. L'incompréhension exacerbée
(J)

~ par une dangereuse certitude peut en être la cause,


e>-
w auquel cas nous sonunes tous enclins à y succon1ber,
L(')
.-i
0
N
d'une n1anière ou d'une autre, si nous ne nous
@

faisons pas violence. Il n'y a pas besoin d'avoir une
.c
Ol
ï: guerre dans son bagage n1émoriel pour faire les frais
>-
0.
0
u d'une xénophobie latente, il suffit de s'abandonner
à ses bas instincts, que l'on ain1e à croire innocents
mais qui distillent un parfun1 nauséabond de popu-
lisn1e de vile extraction.
(J)
Q)
Lorsque Jolanta Kurska, coordonnatrice des
2
>,
Mémoires croisées1 d'Adam Michnik et de Bernard
w
Q)
Cl.. Kouchner den1ande à ce dernier s'il croit que la
::::!
2
(!)
@
1. Op. cit.
150 Troisième partie. Le contentieux occidenta l

France a fait son exan1.en de conscience après la


guerre d'Algérie, il a cette réponse : « Nous avons
mis trop de temps pour en parler trop peu. [ ... ]
Le vrai débat sur la guerre d'Algérie n'a jamais été
mené jusqu'au bout. »
Il est important que les peuples confessent leurs
péchés, qu'ils manifestent leur repentir pour les
fautes qu'ils ont con1mises, sans n1ontrer systémati-
quen1ent du doigt celles des autres. Le danger réside
dans l'opposition systén1atique à ce qui nous est
étranger, notamn1ent en matière de spiritualité. Ce
qui détourne le débat, lequel devrait être mutuel
pour être créatif.

(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u
Chapitre 8

La présence incontournable
de l'islam

METTRE LES PROBLÈMES À PLAT

De nos jours, l'islan1. est l'étalon de méfiance d'une


société qui dresse face à face des Occidentaux
animés par des certitudes virtuelles sur les 111.usul-
mans, et des immigrés qui manifestent mollen1.ent
leur attachen1.ent aux valeurs de la République. Si
l'on ajoute à cela un esprit n1utuel de revanche
historique, on se retrouve dans une impasse dont
les extrémistes des deux bords veulent faire croire
qu'ils ont la clé. C'est donc un cercle vicieux qu'il
(J)

~ est urgent de ron1.pre.


e>-
w
L(')
L'Occident, l'Europe et la France sont-ils réelle-
.-i
0
N ment islan1.ophobes, et le XXIe siècle a-t-il franchi la
@

.c
ligne du bon sens en invoquant une guerre de civi-
Ol
ï:
>- lisation ? Il faut en mesurer sereinement les risques
0.
0
u sans manichéisn1.e, en conm1.ençant par museler
la run1.eur et le n1.alentendu qui l' alin1.entent, puis
redéfinir la cohabitation dans ses frontières idéales.
Notre premier devoir est de dénoncer ceux qui
(J)
trouvent leur intérêt dans le chaos, afin de consen-
Q)

2
>,
sualiser la question.Tuer dans l' œufles velléités poli-
w
Q)
Cl..
tiques arbitrairement autoritaires, et mettre un coup
::::!
2
(!)
de frein - par la force s'il [e faut - aux tentatives de
@
déstabilisation des nations déinocratiques, qui sont
152 Troisième partie. Le contentieux occidental

dans la ligne de mire des djihadistes, fauteurs de


troubles et criminels ouvertement déclarés. La force
et le dialogue s'in1posent donc : la force, envers
ceux qui manifestent leur haine de la différence en
général et de l'Occident en particulier, le dialogue,
avec ceux qui s'opposent à tous les radicalisn1es,
même passiven1ent. On a donc affaire à un affronte-
ment entre deux parties qui se disent victimes l'une
de l'autre, à tort ou à raison.

UNE AUTRE FAÇON DE PENSER SA VIE

Dans ce conflit,le migrant n1usulman est une victin1e


expiatoire sur laquelle on focalise les peurs et les
doutes. La fausse idée étant que cette population
est une pyramide, à la base de laquelle se trouvent
les in1migrés et au sommet les djihadistes. Pour les
tenants de l' an1algame, la cause est entendue : plus
(J)

~
la migration est forte et plus le risque terroriste est
e>- grand. Confortés par le désordre qui règne en Libye
w
L(')
.-i
0
depuis la disparition du colonel Kadhafi, ils estin1ent
N
@ que ce pays aux n1ains des fondamentalistes est non

.c
Ol seulement un foyer cl' anarchie, n1ais un pourvoyeur
ï:
>-
0.
0
de migrants douteux envoyés en Europe pour en
u
déstabiliser l'organisation politique et sociale.
Historiquement, l'antagonisme entre l'Orient et
l'Occident ren1onte aux Croisades. Il s'est ensuite
développé durant les guerres barbaresques pour
resurgir avec la colonisation. Depuis un denu-
siècle, cette opposition continue cl' envenin1er le
paysage hexagonal en rejetant les fondan1entaux des
Lun1ières que sont la liberté et l'égalité, la rationalité,
La présence incontournable de l'islam 153

les valeurs morales séparées de la religion, la scission


du temporel et du spirituel. La France se trouve
ainsi confrontée à un corps étranger, dont elle doit
gérer habilen1.ent la réalité quotidienne. Car pour le
musulman, l'irrationnel, le fatalisn1e, la spiritualité
cimentent le social et le politique. Dans son aspect
le moins prosélyte, la religion rythme tous les actes
de la vie et donne une identité au croyant, prati-
quant ou non. Cela n'en fait pas un terroriste pour
autant, n1ais un citoyen différent qui conçoit autre-
ment la gestion de son existence. C'est pourquoi
il n'est guère prudent, ni même respectueux, de le
dissuader de vivre ainsi. Il serait vain de lui faire
renoncer à ce qui constitue l'épine dorsale de sa
culture.

INCOMPATIBILITÉ N'EST PAS ANTAGONISME

(F)
Quand on a accepté d'accueillir sur son sol des
~
e>- populations culturellement différentes, on ne doit
w
L(') pas ignorer ce qu'elles apportent dans leurs bagages,
.-i
0
N en plus de leur force de travail. Un hon1n1e, fût-il
@

.c inmugré, est une entité que l'on ne dépèce pas au
Ol
ï:
>-
0.
gré des besoins, pas plus qu'on ne l'écarte le jour
0
u où il nous embarrasse. Le grand historien Fernand
Braudel, spécialiste de la Méditerranée, disait à propos
de l'islan1 qu'il n'est pas seulen1ent une religion mais
une civilisation. Pour les n1usuln1ans, leur culture
(F)
et leur foi sont une entité charnelle et spirituelle
Q)

2
>,
dont ils ne peuvent se dessaisir, et les préceptes qui la
w
Q)
Cl.
constituent rendent difficile la con1préhension de la
::::!
2
(!)
modernité telle qu'elle se pratique en Occident. En
@
outre, comn1e la plupart d'entre eux, nés dans leur
154 Troisième partie. Le contentieux occidental

pays d'origine, ne peuvent perdre leur nationalité en


acquérant celle du pays d'accueil, ils sont écartelés
entre deux situations apparenm1ent incompatibles.
Pour l'islan1 traditionnel, cette contrainte entre en
conflit avec le dogn1e fondateur de la République.
Ce n'est donc pas avec les radicaux qu'il faut ouvrir
une discussion, mais avec la n1ajorité silencieuse des
musuln1ans n1odérés qui entendent les den1andes de
leur pays d'accueil, à condition qu'elles ne soient pas
sectaires à leur tour et systématiquen1ent bornées
par le fondan1entalisme laïc.
Le but recherché doit être la coexistence respectueuse
de toutes les parties, les gouvernements occidentaux
devant faire naître sur leur territoire la synthèse entre
le public et le privé, le laïc et le religieux, l'individu
et le groupe. Pour ce faire, des tentatives de chapeau-
tage ont vu le jour afin de hiérarchiser l'autorité reli-
gieuse, et pour éviter la dispersion des n1ouven1ents,
(J) notamment totalitaires. Le Conseil français du Culte
~
e>- musuli11an est l'une de ces réalisations souhaitées par
w
L(')
M
la France. Pour cela, il est prin1ordial qu'il parle d'une
0
N seule voix et qu'il donne une interprétation moder-
@

.c niste et séculière des textes fonda111entaux du Coran .
Ol
ï:
>-
0.
Or ce n'est pas le cas.
0
u

UNE NOUVELLE IDENmÉ ISLAMIQUE

AlainJuppé, dans Le Figaro du 29 janvier 2015, décla-


rait que cette instance devrait nueux jouer son rôle,
et notan1ment dans la forn1ation des in1ams. Était-ce
une réponse à la critique formulée deux sen1aines
plus tôt par Mohamn1ed Massaoui, président
La présence incontournable de l'islam 155

d'honneur du Conseil français du Culte musuhnan,


qui affirn1ait dans le mên1e journal : << L'in1am n'est
pas un surveillant ou un contrôleur ! Il ne peut
pas faire ce qui est du ressort de l'État » ? La porte
entrouverte par Nicolas Sarkozy, alors président de la
République, manque de claquer au n1oindre courant
cl' air. Le Conseil a pour autant son rôle à jouer,
notan1n1ent contre la radicalisation de certains de ses
membres. Mais c'est une réciprocité en n1atière de
responsabilité civile que réclame Massaoui, lorsque
le gouvernement, pense-t-il, jette de l'huile sur le
feu en exigeant toujours davantage des n1usulmans
de France. Et de se déclarer déçu par les provoca-
tions que subit sa conm1unauté, cl' abord par l' amal-
game opéré dans l'opinion, et par les réponses toutes
faites que lui adresse la classe politique. Au début du
mois de juin 2015, en réponse à cette obligation de
réagir, le ministre de l'Intérieur du gouvernement
Valls, Bernard Cazeneuve, entreprenait de relancer
(J)

~ le dialogue et de donner sa chance à une solution


e>- d'avenir.
w
L(')
.-i
0
N Briser l'escalade, telle est la den1ande de l'immense
@

.c
majorité de la diaspora musuln1ane, en France et
Ol
ï:
>-
dans le n1onde. Pour ce faire, il incon1be aussi au
0.
0
u Conseil de n1anifester sa présence, son point de
vue et son appui à la lutte contre le terrorisn1e,
qui est le nœud gordien des flux nugratoires qui
se répandent en Occident. Or une fois de plus, les
(J)
principaux intéressés se retrouvent en porte-à-faux,
Q)

2
>,
en déséquilibre entre leur culture instinctive et sa
w
Q)
Cl..
remise en question dans l'organisation de leur vie
::::!
2
(!)
de tous les jours. Intin1e1nent in1briqués, le public
@
et le privé ont la difficile obligation de se construire
156 Troisième partie. Le contentieux occidenta l

une identité neuve qui ne soit pas hybride et forcée.


Mais cette refondation se heurte à des résistances
auxquelles il est nécessaire de réfléchir.

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE CHARLIE HEBDO

Pour éviter que cela devienne un n1.arché de dupes,


ce n'est pas une simple adaptation qui est sounuse
à la réflexion des musuln1.ans pour se séculariser,
mais une véritable reconstruction, une modernisa-
tion qui n'est pas inscrite dans leurs gènes et qui
va prendre du temps. Raison de plus pour ne plus
repousser l'échéance. Le point sur lequel on ne peut
donner tort aux partisans occidentaux de la manière
forte, c'est celui de la réciprocité des droits que de
non1.breux États n1.usuln1.ans refusent aux chrétiens
dans les pays islanuques. Cette revendication est
légitin1.e, mais elle est ici hors sujet.
(J)

~
e>- On dit aussi que les immigrés n1.usuln1.ans sont des
w
L(')
courroies de transnussion avec leurs pays d'origine
M
0
N
et que l'on doit y être attentif. Cela n'est pas prouvé.
@

Ni les fatwas lancées par des iman1.s intolérants, ni les
.c
Ol
ï:
>-
guerres du Proche et du Moyen-Orient n1.ettant en
0.
0
u cause les peuples musulmans, ni n1.ên1.e les agressions
et attentats ethniques n'ont conduit les migrants et
les Français de confession islamique à prendre la rue
à tén1.oin d'une quelconque adhésion transcommu-
nautaire. Mên1.e l'attaque n1.eurtrière contre les jour-
nalistes de Charlie Hebdo, qui a pourtant mobilisé une
partie du monde contre la barbarie des terroristes,
n'a pas vu de n1.usuln1.ans s'aligner en France sur les
positions monstrueuses des tueurs.
La présence incontournable de l'islam 157

On eût pourtant aimé voir défiler cette n1ajorité,


trop discrète, des croyants effarés par l'obscurantisme
et la haine de quelques-uns des leurs. Or il n'y a pas
eu de cortège organisé par les associations n1usul-
n1anes ou d'in1nugrés, ni de rassen1blement spon-
tané lancé par l' intern1édiaire des réseaux sociaux,
à travers la France et l'Europe, pour crier au scan-
dale et à l'effroi. C'est domn1age, même si la grande
variété de pratiques qui définit l'islam est un frein à
son unité. Il y avait là l'opportunité de démontrer à
travers les discours de solidarité de ses porte-parole
officiels, que la con1munauté n1usuln1ane d'Occident
était partie prenante. Mais elle s'est cachée, de honte
peut-être, ou par peur d'être vilipendée.

UN TRAVAIL DE COHABITATION

Pourtant, le fossé n'est pas aussi profond qu'on le dit.


(F) L' écononuste et philosophe Guy Sorman1, qui ne
~
e>- passe pas pour un rêveur, affirme qu'il n'y a rien dans
w
L(')
.-i
l'islai.11 qui ne soit incompatible avec la citoyenneté
0
N française. Et d'affirmer que si les Français n1usulmans
@

.c s' en1bourgeoisaient, << ils pratiqueraient le souvenir
Ol
ï:
>-
0.
de l'islam à la manière dont bien des juifs pratiquent
0
u le souvenir du judaïsme plus que la religion juive
elle-même ». Né de parents apatrides, il sait de quoi
il parle. Il a donc raison d'un certain point de vue
en concluant que l'imnugré, même de confession
(F)
Q)
n1usuh11ane, est venu en Occident pour nous ressen1-
2
>,
bler, pour vivre l'existence tant espérée qu'il n'a pas
w
Q)
Cl.. pu réaliser chez lui. Dans r énorn1e n1ajorité des cas,
::::!
2
(!)
@
1. En attendant les barbares, op. cit.
158 Troisième partie. Le contentieux occidenta l

l'inunigré, de surcroît 1nusulman, est un convaincu et


son désir est d'adopter la manière de vivre à l'occi-
dentale. Il ne s'est pas présenté en envahisseur ni en
conquérant porteur de valeurs étrangères. Seules les
siennes sont dans son baluchon de voyage.
Nous savons le rôle que doivent jouer les pays
d'accueil pour que le désenchanten1ent ne se
transforme pas en violence, en retournement de
sentiments à leur endroit. Encore faut-il avoir le
courage politique d'appliquer cette théorie. Or
le n1onde politique n'est apparemment pas tenté
de transforn1er l'essai. De qui donc a-t-il le plus
peur : de son électorat ou de l'étranger sur lequel
on focalise indûn1ent l'anathème ?
Il y a en fait deux islan1s : celui qui se pratique sans
télescopage, se love dans la France laïque et cherche
à se distinguer le n1oins possible, avec lequel il faut
conm1uniquer,jeter des ponts, conclure des accords
(J)

~
et négocier un modus vivendi. Et puis il y a celui
e>- dont il faut prévenir la radicalité, surveiller les
w
L(')
.-i
con1porten1ents et le prosélytisme de type salafiste,
0
N
@
et combattre avec la plus extrên1e rigueur lorsqu'il

.c
Ol
affiche une hostilité ouverte et menaçante à l'en-
ï:
>-
0. droit de sa terre d'accueil.
0
u

LES RAISONS DE LA VIOLENCE CONFESSIONNELLE

Si les seconds ne sont pas prêts à se soun1ettre, il ne


faut pas négliger les raisons qui les opposent à nous
par la violence. Sans les excuser, nueux connaître
les causes de leur radicalité faciliterait la lutte
contre leurs dérives autoritaires et crinunelles. Il est
La présence incontournable de l'islam 159

néanmoins très con1pliqué de faire un état des lieux


de cet islam intégriste, tant il est sujet à des inter-
prétations contradictoires. Par exemple, alors que
les traditionalistes et autres obscurantistes prêchent
une observance rigoureuse des textes et n1enacent
leurs fidèles de représailles en cas de désobéissance,
la majorité des interprètes rétorque que dans une
société qui n'est pas n1usuln1ane la loi islanlique ne
peut pas être appliquée. Il s'agit donc d'un détour-
nen1ent du texte coranique à des fins hostiles. Tout
conm1e les passeurs, que le président Hollande a
récen1n1ent traités de terroristes, contre lesquels il
faut appliquer une traque sans merci, et décréter des
lois d'exception, les prêcheurs, qui bénéficient de
la liberté d'expression, devraient être ainsi qualifiés
et réduits au silence par des lois adéquates, dès lors
qu'ils seraient reconnus coupables de provoquer le
chaos.

(F)
Après ... c'est une question de degré dans l'obser-
~
e>- vance de l'islam. Un jeune Marocain, que cite dans
w
L(')
.-i
son livre le journaliste Alain Griotteray1 , déclare :
0
N « Pour n1oi, né en France et y ayant grandi, observer
@

.c les prescriptions coraniques, c'est peut-être aussi,
Ol
ï:
>-
0.
et mên1e surtout, une façon d'affirn1er n1on iden-
0
u tité dans une société tellen1ent éloignée de celle
où j'aurais dû normalen1ent vivre [ ... ].Un n1oyen
d'assumer n1a différence, n1on appartenance à une
communauté et, si je puis dire, de payer la part qui
(F)
Q)
échoit à tout musuln1an vis-à-vis de cette conm1u-
2
>,
nauté. }> Il ne s'agit pas ici de radicalisme, et la nuance
w
Q)
Cl.
::::!
dans les propos doit être nlise en exergue. Mesuré,
2
(!)
@
1. Les Immigrés, op. cit.
160 Troisième partie. Le contentieux occidental

réfléchi, prêt à se couler dans la société occiden-


tale sans se perdre ni glisser dans l'extrémisme, cet
hon1me est l'ambassadeur de la n1ajorité silencieuse.
Ce qui signifie qu'un défaut d'intégration conduit
à l'indignation, l'indignation à la révolte et la révolte
au terrorisn1e.

DES RÉACTIONS EN CHAÎNE

On a dit que l'islan1 est une identité. Dès lors,


pour certains cette recherche passe par une mise
en adéquation de ses thèses traditionnelles avec son
environnement. Et cela sous-tend des réactions en
chaîne. Certes, les problèn1es de la surpopulation
étrangère cl' origine arabe et subsaharienne, notan1-
ment, ainsi que les flux d'Europe de l'Est, ont donné
du poids aux conm1unautés n1usuln1anes. Pour
autant, ce ne sont pas elles qui posent problèn1e, car
(J)

~
le terrorisn1e relève avant tout d'une in1portation
e>- de la haine. De fait, tous les bassins de prolifération
w
L(')
M doivent être éradiqués et c'est ce que tentent de
0
N
@ faire les services de renseignements occidentaux. La

.c
Ol décapitation des réseaux radicaux est une priorité
ï:
>-
0.
0
qui n'échappe à personne, pour la sécurité et la paix
u
sociale de l' ensen1ble du n1onde. La problén1atique
est géopolitique.
Ce qui pose un autre problèn1e, plus insidieux,
c'est l'endoctrinement de l'intérieur. Or s'il
est rendu possible, c'est parce que dans certains
milieux baignent des adeptes de la terreur isla-
mique. Et ceux-ci sont raren1ent des immigrés
étrangers, mais presque toujours des nationaux
La présence incontournable de l'islam 161

issus d'une in1nùgration plus ancienne. Inadaptés,


sans identité forte, étrangers en Occident con1n1.e
dans le pays de leurs parents que souvent ils ne
connaissent pas, ils ont été abandonnés par la
société occidentale et sont la proie des passeurs de
la terreur et des groupes radicaux leur pron1.ettant
la grande aventure, l'héroïsn1.e avec la n1.ort qu'ils
transcendent pour n1.ieux la leur vendre. Et quand
ils passent à l'acte en Occident, ils déchaînent
naturellement des passions de haine qui alin1.entent
un peu plus le rejet global du terrorisme, ce qui
est évidemment norn1.al, n1.ais plus généralen1.ent
celui de l'islam et de l'immigration par capillari-
sation. Cette arn1.ée d'Allah supposée, tapie dans
l' on1.bre con1.n1.e autant d'agents dorn1.ants, nourrit
notre inconscient depuis trente ans, n1.ais s'il y a
lieu de dénoyauter ces foyers d'intégrisn1.e violent
sur le territoire n1.ên1.e des pays concernés par le
risque, c'est en an1.ont et sur le moyen tern1.e qu'il
(J)

~
faut agir.
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@
ÉTOUFFER LA VIOLENCE DANS L' ŒUF

.c
Ol
ï:
>-
0.
C'est contre les factieux qu'il faut agir, non plus
0
u désamorcer la grenade déjà dégoupillée n1.ais
désarn1.er - au sens propre et figuré - ceux qui
gèrent à distance les velléités des terroristes en
herbe : c'est-à-dire principalen1.ent en Afrique, où
(J)
le groupe autoproclan1.é État islanùque se répand
Q)

2
>,
dans le chaos de la guerre, comn1.e en Syrie ou
w
Q)
Cl..
dans les pays sans gouvernement con1.n1.e la Libye
::::!
2
(!)
vouée à l'anarchie. Voire plus récen1.ment en Syrie.
@
Les partisans d' Al-Qaida, d' Aqn1.i, de Daesh et leurs
162 Troisième partie. Le contentieux occidental

affidés, pourvoyeurs d'une terreur n1.ondialisée, sont


les prenuères cibles à atteindre pour stopper cette
déferlante aux desseins obscurantistes, conduite par
des apprentis dictateurs dont la force réside dans
l'essaimage de la doctrine et des pron1.esses sans
lenden1.ain pour les petits soldats de la désespérance.
<< Depuis 1979, écrit Yvan Gastaut1, la représenta-

tion des inu1ugrés s'est bâtie à travers le prisn1.e de


l'islan1.. Élément négatif et angoissant au regard de
la situation internationale, des an1.algan1.es parfois
infondés ont été établis entre fanatisme religieux,
islan1 et immigrés. Propos excessifs, n1alentendus et
ignorance [... ] ont développé la peur de l'immigra-
tion à travers la peur du fanatisn1.e. }>
Pour la jeunesse migrante délaissée, qui n'a pas les
outils ni la force de se hisser hors du périn1ètre dans
lequel elle est enfern1ée,l'islan1 est une échappatoire.
Un refuge que les sociétés d'accueil ne lui offrent
(J) pas. Son esprit de rébellion, qui s'est affûté au fil
~
e>- des déceptions, s'y réconforte dans un prosélytisme
w
L(')
M
destructeur. Pour bon no1nbre de ces jeunes-là, dont
0
N
@
l'adolescence rime avec les problèn1.es existentiels,

.c
Ol
la religion est devenue un sas de décompression
ï:
>-
0. vers une porte de sortie dont ils idéalisent les pers-
0
u
pectives. C'est une réponse sin1ple à une question
con1.plexe qu'ils ne n1.aîtrisent pas. Pour eux, l'ac-
tion vaut tous les discours. Ce qui les séduit, c'est
la restauration d'une spiritualité ancienne, qui leur
promet les repères qu'ils n'ont pas dans un environ-
nement moderne perçu comn1.e injuste à leur égard.

1. L'immigration et l'opinion en France sous la v>e République, Seuil,


2000.
La présence incontournable de l' islam 163

Ils aspirent à une confraternité qui les conforte dans


l'idée qu'ils partagent des valeurs con1munes. Mais
ce fondan1entalisme est de pacotille.

LE VERTIGE DU COMBATTANT

<<Chaque fois que des émigrés estiment qu'ils sont


n1altraités par leurs hôtes [... ] le fondan1entalisme
gagne du terrain », notent les dén1ographes an1éri-
cains Michael S. Teitelbaum et Jay Winter1. Les
quelques nulliers de candidats au djihad recensés
en France en 2014, et qui ont franchi le pas, ont
été pris de ce vertige du combattant propagé par
certains in1an1s, mais égalen1ent par Internet. Cette
jeunesse désenchantée, désorientée, mal aimée, croit
se découvrir des sensibilités héroïques à la n1esure
des frustrations et des an1bitions de son âge. Attirée
par une sorte de voyage initiatique, elle cherche à
(F)
donner un sens à son existence. Malheureusen1ent,
~
e>- elle entre dans un cycle infernal auquel les plus
w
L(')
lucides tenteront d'échapper avec grande difficulté,
.-i
0
N
tandis que les plus faibles s' enfern1eront dans le
@
.µ piège qui leur est tendu. Reste une nunorité de
.c
Ol
ï:
>-
convaincus que l'on se doit de neutraliser avant
0.
0
u qu'ils ne passent à l'acte.
En France, l'islan1 a du n1al à se repenser au sein
des valeurs laïques imposées par les fondamen-
taux républicains. C'est ce qui provoque certaines
(F)
Q)
réactions violentes dont la société fait les frais. On
2
>,
rétorquera que l'Europe et le monde occidental en
w
Q)
Cl..
::::!
général sont pareillen1ent touchés par le radicalisme
2
(!)
@
1. Une bombe à retardement ?, Calmann-Lévy, 2001.
164 Troisième partie. Le contentieux occidental

islanùque, alors que tous les États ne pratiquent


ni la n1ên1.e politique de nùgration ni les n1.êmes
modes d'intégration. C'est parce qu'ils sont aussi
la cible d'une géostratégie islamique généralisée,
qui ne se résoudra que par une gestion globale, en
association avec l' ensen1.ble des pays démocratiques,
par le truchement des Nations unies notanu11.ent,
en mên1.e ten1.ps que par l' ensen1ble des institu-
tions internationales, chacune dans son secteur de
tutelle. Selon certains observateurs, les perspectives
d'une guerre civile religieuse en Occident n'ont
rien d'une affabulation. Elle s'inscrirait dans une
stratégie initiée par les groupes islamiques armés
sévissant en Afrique et au Proche-Orient. Mais si
la vigilance est de nùse, elle ne doit pas toutefois
induire la psychose.

LA NÉBULEUSE ISLAMIQUE
(J)

~
e>- En 2004, un certain Abou Moussab Al-Souri, pseu-
w
L(') donyme de Setn1ariam N azar, publiait un traité de
M
0
N deux nùlle cinq cents pages auquel le grand public
@

.c
n'a pas eu accès. Ce projet de déstabilisation de
Ol
ï:
>-
0.
l'Occident, dénoncé par le site d'inforn1ation atlan-
0
u tico.fr du 23 décen1bre 2014, est né des fantasn1es
d'un idéologue syrien jadis au service d' Al-Qaida
canal historique, dont l'objectif est d'organiser le
désordre social, de cliver la société entre chrétiens et
musulmans avant de provoquer un affronten1ent à
grande échelle. Cette subversion n'est pas nouvelle,
mais si rien n'est fait, le ten1ps contribuant à son
enracinen1.ent, elle pourrait devenir une Cinquième
Colonne que nous n'aurions pas voulu voir venir.
La présence incontournable de l'islam 165

C'est du moins ce que pense Alain Rodier, du


Centre français de recherche sur le renseignen1ent,
interrogé par le site.
En Occident, l'islan1 se frotte à des démocraties
n1odernes qui cherchent, selon ses idéologues, à le
dénaturer dans son acception primitive. D'où cette
propension à la résistance et à l'agressivité de sa
frange fondamentale. Aussi, plus on critiquera ses
pratiques et plus on exacerbera sa radicalité. Bernard
Kouchner1 n'a pas tort de prétendre qu'il s'agit
historiquen1ent d'une religion agressive et conqué-
rante. Toutefois, s'il est de ceux qui craignent un
conflit de religions, un glissen1ent vers un différend
généralisé, il admet qu'il s'agit d'un phénon1ène
plus psychologique que politique.<< Je ne veux pas
vous choquer, écrit-il, [dire] qu'une guerre ouverte
va fondre sur nous, je veux parler d'un conflit de
moins en n1oins sournois, une vengeance, à base
d' anticolonialisn1e, fondée sur la religion, comn1e
(J)

~ souvent, une confrontation multidin1ensionnelle,


e>-
w celle de la culture, des mœurs, du n1ode de vie,
L(')
.-i
0
de la relation avec la sexualité, des fenu11es, de la
N
@ con1préhension du n1onde, de la vision du futur et

.c
Ol
ï:
de la pauvreté. >> Dans ce cas, il ne faut pas parler de
>-
0.
0 guerre mais de recapitalisation musulmane.
u

COMPRENDRE N'EST PAS EXCLURE

(J)
Q)
La difficile expérience des associations médicales
2
>,
occidentales dans les États islamiques est syn1pto-
w
Q)
Cl. matique de cette volonté d'indépendance vis-à-vis
::::!
2
(!)
@
1. Mémoires croisées, op. cit.
166 Troisième partie. Le contentieux occidental

de l'Occident, réclan1ée par le inonde 111.usuln1an.


Dès les années 1980, les équipes venues secourir
les civils au plus fort de la guerre en Afghanistan
se sont parfaitement rendu con1.pte qu'elles repré-
sentaient tout ce que l'islan1. n'acceptait plus du
monde 111.oderne venu d'Europe et des États-Unis.
Une modernisation brutale, n1.âtinée d'athéisn1.e et
dépourvue des valeurs auxquelles cette religion est
attachée. Soupçonneuses, toujours 111.éfiantes face
aux bonnes intentions, les populations pourtant
éprouvées par de grandes souffrances ne regardaient
pas les Occidentaux avec la bienveillance attendue
par les 111.édecins. L'hostilité contre les infidèles
était patente.« Si l'on n'est pas forcé d'aimer ceux
qu'on aide», explique Bernard Kouchner1 , l'inverse
est aussi vrai. La seule chose qui con1pte étant de
bannir toute arrière-pensée d'impérialisme.
En Europe, et notan1ment en France, les tradi-
(J)
tionalistes islani.iques ne se contentent pas d'une
~
e>- harn1.onie sociale et du consensus qui leur serait
w
L(') accordé. Ce qu'ils exigent, c'est retrancher de l'État
M
0
N de droit ce qui ne leur convient pas, c'est-à-dire
@

.c un retour à l'obscurantisme. Un excès intolérable,
Ol
ï:
>-
0.
111.ais dont il faut savoir peser les exigences. Comn1.e
0
u on a eu l'occasion de le dire, ni.ieux vaut céder sur
l'accessoire qu'ouvrir un conflit sans issue. D'autant
que certains souhaits ne sont pas en contradiction
avec l'idée de vivre ensemble, comme la fréquen-
tation séparée des piscines scolaires pour les filles,
les repas spéciaux ou l'harmonisation du calen-
drier des fêtes religieuses. Toutes demandes qui

1. .Ibid.
La présence incontournable de l'islam 167

touchent à la spiritualité. Et Bernard Kouchner 1 de


conclure : << L'hon1me qui cherche Dieu ne devrait
en aucun cas être ridiculisé, hunulié ou stigi.11.atisé. )>
Malheureusen1ent, c'est souvent ce qui se passe. Ce
qu'il faut éviter à tout prix, c'est l'autisme politique.
« Sil' on se n1et à disqualifier les autres, on n'est plus
dans les valeurs ni.ais dans la régression et le repli
grégaire », estime pour sa part l'écrivain Yasnuna
Khadra2 , qui fut l'un des responsables de la lutte
contre les djihadistes algériens dans les années 1990.

NE PAS ALIMENTER LES DÉRIVES RADICALES

Choisir un ennen1i, c'est lui donner de l'in1por-


tance. Or en cette 1natière sensible, il faut éviter de
croiser le fer. Particulièrement avec les fondamen-
talistes, qui bénéficient d'assez de publicité pour
qu'on leur accorde davantage d'attention. D'autant
(F)

~
plus qu'ils sont raren1.ent des religieux sincères
e>- épris de spiritualité, n1ais les suppôts d'une idéo-
w
L(')
.-i
logie de revanche. Un jeune n1.usuh11.an, issu de la
0
N
@
société européenne, récemment embrigadé dans

.c
Ol
une croisade << pour la vérité » et fraîchen1.ent arrivé
ï:
>-
0.
0
en Syrie pour con1.battre le régime, ne possédait-il
u
pas dans ses bagages un exen1.plaire de L) Islam pour
les nuls ? Cette anecdote en dit suffisan1ment sur
les convictions de certains « con1.battants », pour
nourrir l'espoir d'un redressement de la situation
(F)
Q) dans laquelle nous nous trouvons. Elle en dit long
2
>, sur une dérive citoyenne plus qu'idéologique, ni.ais
w
Q)
Cl..
::::!
2 1. Ibid.
(!)
@
2. ln sept.info du 6 mars 2015.
168 Troisième partie. Le contentieux occidental

qui gravite autour du gouffre, dans un monde sans


plus de vrais repères, sans rêve et sans an1bition pour
les plus dén1unis devant le destin.
S'il y a de mauvais élèves dans l'islan1 déraciné,
il est in1pératif de les ran1.ener à la raison. Avec le
concours exprès des institutions qui en ont offi-
cieusen1ent la charge. Sans double langage et avec
le concours de toute la population concernée.
Or le contexte républicain ne prévoyant pas cet
encourage1nent, il faut le créer. Le « repenti » Farid
Abdelkrin1 1 en est témoin. Dans une réflexion sur
son propre glissen1ent religieux, il prône le déve-
loppement d'un islam français impern1éable aux
influences des radicaux et d'une culture qui résou-
drait un certain non1bre de questions. Il n'est pas
inutile de l'entendre.

(J)

~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u

1. Pourquoi j'ai cessé d'être islamiste, Éditions Les Points sur les i,
2015.
Chapitre 9

La fausse idée
du trop-plein migratoire

À LA RECHERCHE DE BOUCS ÉMISSAIRES

Les nugrations sont une construction fantasn1atique


que nous définissons selon notre manière de voir
le n1.onde, les conditions de vie de la société et nos
problèn1es personnels. Un baromètre qui définit
un état des lieux. << L'imnugré théorique, celui
des discours politiques, des bons sentin1ents et des
vilaines phrases n'existe pas. » Il est affaire de rela-
tivité, nous dit Bernard Girard 1 dans son plaidoyer
pour l'imnugration.
(J)

~
e>- C'est dire si le XXIe siècle fourmille de préjugés
w
L(')
.-i
et de peurs irrationnelles. Des trous noirs engen-
0
N drés par la désinforn1ation, qui conduisent à un
@

.c retournen1ent des conceptions de l'accueil. Faute
Ol
ï:
>-
0.
d'in1aginer des lenden1ains nouveaux, les opinions
0
u publiques occidentales se cherchent des boucs
émissaires afin de se dédouaner de leur absence
d'imagination. Elles préfèrent se plaindre et mettre
les autorités en demeure de faire le sale travail, ce
(J)
Q)
que dans les sondages elles ne reconnaissent pas
2
>,
toujours. Elles se raidissent par ailleurs contre toute
w
Q)
Cl..
::::!
velléité de changen1ent qui pourrait les toucher
2
(!)
@
1. Plaidoyer pour l'immigration, op. cit.
170 Troisième partie. Le contentieux occidental

personnellen1.ent. Elles préfèrent donc refuser toute


con1préhension de l'in1migration, avec notan1n1ent
ses n1ultiples apports à l' écononue ou aux institu-
tions sociales auxquels elles dénient toute réalité, au
lieu d'adn1ettre qu'il serait constructif pour leurs
destins mutuels de songer à n1ettre en comn1un
des réflexions positives. Et de se concentrer sur la
guerre à n1ener contre les abus réels des profiteurs
et les dérives des sectaires.

LE PARTI DE LA SUSPICION

Dans son acception contemporaine, le problème de


l'inu11igration se résun1e à des considérations n1até-
rielles : crise de la dette publique, emploi, logen1ent,
éducation, loisirs. La question spirituelle étant aban-
donnée aux inquiétudes liées à l'islanusation. En
résumé, l'imnugré est renvoyé aux interprétations
(J)
archaïques qui sont celles de l'étranger suspect par
~
e>- nature. Certes, avoue Yasmina Khadra 1, « on n'est
w
L(')
pas obligé d'être des frères pour être heureux, ni de
M
0
N
cohabiter pour être sereins. Il faut juste respecter
@
.µ son voisin, et le palier de l'in1meuble sera le parfait
.c
Ol
ï:
>-
terrain d'entente. La nation n'est pas une question
0.
0
u d'identité, mais de citoyenneté. Alors, soyons des
citoyens d'abord, et participons tous à l'essor de nos
pays. Car l'hon1me ne vaut que par ce qu'il apporte
aux autres, et non par ce qu'il leur refuse >>.
Malheureusen1ent, l' én1otionnel l'emporte toujours
sur le rationnel et les cas focalisant l'attention par
leur inintégration, le trouble à l'ordre public et la

1. ln sept.info du 6 mars 2015.


La fausse idée du trop-plein migratoire 171

crinrinalité réduisent à néant toutes les réflexions


positives et les efforts consentis de part et d'autre.
Ce désarroi prend une dangereuse importance
lorsqu'il pallie un défaut d'assurance, une moder-
nité n1.al vécue par ceux qui cisèlent la run1.eur et
menacent le ni.onde de chaos.
À cette situation, volontairen1.ent sché111.atisée,
répond une solution de plus en plus partagée :
l'immigration zéro et le renvoi des indésirables.
Autren1.ent dit, la ni.ise en actes des sentiments
xénophobes, qui rend toute discussion inutile et
confirme les racistes dans leurs fantasn1.es. Notre
époque n'a toutefois rien à envier aux précédentes,
dans cette perspective suspicieuse. « Dépourvus
d'argent, pouvait-on lire dans un article du n1.aga-
zine Climats en date du 4 août 1948, [les in1.mi-
grés] ne peuvent que [ ... ] vivre de mendicité, ou
alors se n1.êler à la pègre de Barbès, de Strasbourg-
(J) Saint-Denis, de la place d'Italie ou du quartier
~
e>- Saint-Séverin. »
w
L(')
.-i
0
N
@

.c Aux FRONTIÈRES DE L'IMPOSSIBLE
Ol
ï:
>-
0.
0
u Conm1.e on le voit, la France donne vrain1.ent l'im-
pression que la générosité vantée par son histoire ne
fait pas totalen1.ent partie de son catalogue. Que seuls
ceux qui cherchent à s'y installer légalen1ent, voire à
(J)
s'y réfugier le ten1.ps d'une guerre, trouvent encore
Q)

2 grâce aux yeux des accueillants. << La société fran-


>,
w
Q)
Cl.
çaise serait atteinte d'un mal atavique », pouvait-on
::::!
2
(!)
lire dans Le Figaro du 12 décembre 2014, autren1ent
@
dit d'un gène inavouable qui serait la haine de
172 Troisième partie. Le contentieux occidental

l'Autre. Ainsi, dégrader le nugrant annoncerait les


prénuces d'une éradication bienvenue. Puisque l'on
ne peut accueillir toute la nusère du n1onde, selon
l'expression désorn1ais consacrée, rien ne retient
plus la n1ain de celui qui signera la fin de l'in1111i-
gration. Les in1nugrés deviendraient ainsi l'enjeu
d'une dén1agogie sans précédent, consistant en un
refus de céder la n1oindre concession à personne. La
société dans son entier se verrait bouleversée, non
seulement dans son paysage 1nais dans sa stabilité.
C'est pourquoi il faut prévenir à suffisan1ment long
terme toute décision arbitraire née d'une incom-
préhension, et donc d'une peur sans logique ni
discernen1ent.
Éviden1111ent, l'humanisme et la morale ne peuvent
prévaloir qu'avec un nunin1um de sécurité publique.
L' exen1ple de Calais, où rien n'est véritablen1ent fait
pour gérer les flux et les can1pen1ents de fortune, où
(J)
la population locale doit << adnunistrer » un état de
~
e>- fait qui se dégrade de jour en jour, montre qu'une
w
L(')
exaspération latente finit par s'installer si aucune
M
0
N décision d' envergue n'est prise pour an1éliorer la
@

.c
situation. Une lassitude qui conduit à l'abandon, un
Ol
ï:
>-
renoncen1ent qui alin1ente l'irritation et finalen1ent
0.
0
u le désaveu collectif. Dès la fern1eture des centres
d'hébergement, le fantasme a fait son chemin dans
le Nord et l'agacen1ent a fait place à la générosité
spontanée. À la lisière des campen1ents, les riverains
se sont nus à craindre pour leurs enfants, beaucoup
ont renoncé à sortir de chez eux le soir. Ce qui
n'était en fait qu'un début de psychose qu'on aurait
pu juguler, a grossi con1111.e un cours d'eau devenu
ten1pétueux.
La fausse idée du trop-plein migratoire 173

UN TROP-PLEIN ESSENTIELLEMENT PSYCHOLOGIQUE

Cité par Philippe Eurin dans La Jungle de Calais1 , le


propriétaire d'un café situé non loin des dunes où
s'entassent les migrants lui avouait son désarroi : « Ils
essaient d'ouvrir les voitures pour prendre ce qu'il y
a dedans ; ils dorn1ent dans les bennes des camions,
vous vous rendez con1.pte con1.me c'est dange-
reux! [... ]Au début,je leur donnais de l'eau, dit-il,
n1.aintenant, ils considèrent que c'est obligatoire !
Je sais bien qu'ils sont malheureux. Nous aussi, ça
nous fait n1al au cœur, mais vous ne voyez pas qu'il
y a assez de Français n1alheureux à Calais ? » La
con1.passion et l'irritation s'entrechoquent encore,
n1.ais pour combien de temps ? Régulièrement, des
rixes entre nationalités n1ettent un peu plus en péril
le fragile équilibre d'une cohabitation sauvage.
Le trop-plein de migrants que l'ensemble de l'Oc-
(F)
cident se plaît à dénoncer doit toutefois être rela-
~
e>- tivisé. D'abord parce que l'immense partie des
w
L(') déplacen1.ents, qui sont dus à des conflits arn1.és,
.-i
0
N se font dans les pays linutrophes. Ainsi au Proche-
@

.c Orient, où les petits États que sont le Liban et la
Ol
ï:
>-
0.
Jordanie accueillent par millions les réfugiés syriens
0
u ou érythréens dont ils sont les voisins. Il en va de
n1.ên1.e pour l'Afrique subsaharienne, qui nourrit
un exode endénuque, écononuque et politique.
Les pays traversés par ces flux perpétuels sont les
(F)
Q)
prenuers à les voir s'installer par nulliers et s'y
2
>,
sédentariser. Les hommes, les fenm1es et les enfants
w
Q)
Cl.. qui se rendent donc sur les côtes par les voies du
::::!
2
(!)
@
1. La Jungle de Calais, op. cit.
17 4 Troisième partie. Le contentieux occidental

désert, afin cl' émigrer en Europe, sont proportion-


nellement n1.inoritaires. Mais ils font non1bre du
mon1.ent qu'ils nous concernent directement.
Inutile donc de prétendre que le riche Occident
est la destination de toutes les migrations de la
planète, car il n'y a pour le faire croire que les
manipulateurs de chiffres et de consciences. Les
pays pauvres ou en développen1.ent sont en réalité
les principaux destinataires de cette transhumance
hun1.aine.

Y A-T-IL ENCORE DE BONS REQUÉRANTS ?

Jusqu'en 2011, la Syrie de Bachar el Assad eta1t


la première destination des populations fuyant
la guerre de la coalition contre l'Irak déclenchée
en 2003. Et pendant la révolution libyenne qui a
vu l'assassinat du colonel Kadhafi, la Tunisie et
(J)

~ l'Égypte, pourtant parties prenantes de la guerre,


e>-
w ont accueilli plus de réfugiés que tous les pays occi-
L(')
.-i
0
dentaux réunis .
N
@

.c
On ne contestera pas qu'il s'agit ici de n1.igrations
Ol
ï:
>- politiques, sécuritaires et humanitaires, et qu'elles
0.
0
u n'ont ni le n1.ême statut international ni le mên1.e
impact n1.oral sur l'opinion occidentale que les
transhumances écononùques. Ce qui constitue
déjà une discrin1.ination. D'autre part, les deman-
deurs d'asile sont en principe des n1.igrants ten1.po-
raires qui retournent chez eux à la fin des conflits.
Pas tous, n1.ais une forte n1.ajorité cl' entre eux. Il
en a été ainsi des Kosovars à la fin de la guerre
des Balkans, venus se réfugier notamn1.ent en
La fausse idée du trop-plein migratoire 175

Allen1agne et en Suisse, qui pour certains ont fait


souche tandis que d'autres s'en sont retournés chez
eux pour reconstruire leur pays. Évidemn1ent, les
chiffres de ce mouven1.ent pendulaire évoqués par
les autorités sont farouchen1.ent contestés par les
partis populistes, qui étayent leur politique de rejet
et de renvoi par la manipulation des statistiques. Il
faut dire aussi que la notion de den1.andeur d'asile a
changé depuis la fin des années 1980, avec la chute
du con1.munisn1.e notamn1.ent. À cette époque,
l'exilé venait essentiellement de l'autre côté du
Mur et faisait figure de victin1.e que nous compre-
nions et soutenions, parce qu'il livrait le n1.ên1.e
con1bat idéologique et venait frapper à notre porte
tel un enfant prodigue. On la lui ouvrait à deux
battants et le félicitions d'avoir choisi la liberté. Le
fait divers des exilés de la guerre était devenu, en
Occident, une passion collective. Dissidents sovié-
tiques ou boat people vietnanuens, ils étaient tous les
(J)

~ bienvenus.
e>-
w
L(')
.-i
Malheureusement pour eux, les requérants d'au-
0
N jourd'hui ne sont plus que de pauvres hères venus
@

.c de nulle part, de pays ni.al considérés, dans leur
Ol
ï:
>-
0.
histoire et leur gestion, pour des affaires dont la
0
u géopolitique occidentale est éminen1n1ent respon-
sable, mais ne veut pas se reconnaître coupable.

(J)
Q)
LE DEVOIR DE PAROLE
2
>,
w
Q)
Cl..
Peut-être que les futurs déplacés environnen1.en-
::::!
2
(!)
taux, victimes du dérèglen1ent climatique, trouve-
@
ront une place auprès des pays nantis, et que ces
176 Troisième partie. Le contentieux occidental

derniers concevront leur responsabilité en 1natière


de tragédie écologique le jour où elle se produira.
C'est n1aintenant qu'il faut sensibiliser les popula-
tions d'accueil, afin qu'elles s'y préparent psycholo-
giquen1ent et concrèten1ent, pour ne pas retomber
dans le syndrome du trop-plein migratoire le
mon1ent venu.
Contre tout sens con1mun, les den1andeurs cl' asile
font désormais les frais d'une opinion qui n1élange
les requérants politiques et les réfugiés écono-
miques, les migrants autorisés à s'installer dans les
pays cl' accueil et les clandestins. Ce grand amalgan1e
nuit non seulen1ent aux personnes concernées par
la souffrance et le n1alheur dont ils sont innocents,
mais à l' ensen1ble des politiques d'immigration,
jusqu'au cœur du pouvoir qui pron1ulgue des noti-
fications cl' accueil et de renvoi dans des conditions
in1probables et discriminatoires.
(J)

~ Plus généralen1ent, Le Haut-Conu11issariat des


e>- Nations unies pour les réfugiés ne cesse de mettre
w
L(')
M
0
en garde l'ensemble des États contre l'inhumanité
N
@ croissante de leurs politiques cl' asile, au moment où

.c
Ol
ï:
le n1onde vit sa plus grave crise de réfugiés depuis
>-
0.
0
1945, soit quelque 50 millions de déplacés durant
u
la seule année 2014. Et 2015 s'annonce encore plus
dramatique.
Il y a plus de vingt ans, Jean Ziegler se plaignait
déjà de l'absence d'équité qu'il estin1ait devoir être
une valeur fondamentale de l'Occident. L'ordre
du monde contre lequel le sociologue suisse n'a
cessé de se battre continue de lui donner raison.
Et le polémiste d'ajouter, pour tenter de réveiller
La fausse idée du trop-plein migratoire 177

les consciences endormies par le confort des années


de croissance : « Les travailleurs in1migrés plus que
quiconque ont le droit de critiquer leur société
d'accueil 1 ! » Il pensait notanm1ent aux conditions
d'insertion.

L'ENGAGEMENT DES ÉGLISES

Il ne reste que les Églises pour adopter plus ou


moins cette posture philosophique. Et les fidèles
les plus pratiquants pour tenter de faire entendre
au Ciel les prières qu'ils lui adressent à l'intention
de leurs prochains. Si lointains et si différents de
leur Dieu. Or le discours de la hiérarchie chré-
tienne est souvent controversé par le pragma-
tisme des politiques et la contrariété de l'opinion
laïque, pron1pts à dénoncer une dangereuse naïveté.
Conm1e en 1993, où plusieurs députés de la droite
(F)

~
républicaine critiquaient la hiérarchie catholique
e>- pour son manque de clairvoyance dans ses prises
w
L(')
.-i
de position face au réalisn1e du législateur. Le Figaro
0
N
@
Magazine leur en1boîta le pas en traitant les évêques

.c
Ol
de France d'idéologues. << L'intervention de l'Église
ï:
>-
0. dans les affaires d'immigration, écrivait un lecteur
0
u
dans la tribune libre du Monde du 12 juin, bien
loin de n1ettre en valeur les principes de l'Évangile,
n1ontre que leur application dans certains domaines
conduit à des conséquences absurdes : si on écoutait
(F)
Q) ces prélats pleins de bonnes intentions, on renon-
2
>, cerait pratiquen1ent à la recherche de clandestins,
w
Q)
Cl..
::::!
2 1. In L' Immigration, actrice du développement, ouvrage collectif,
(!)
@
L'Harmattan, 1992.
178 Troisième partie. Le contentieux occidental

ce qui encouragerait encore de nouvelles arrivées


illégales ; d'où l'accroissement d'une population
marginale, misérable et finalen1ent l'explosion
sociale ou ... raciste. »
Malgré les critiques, les Églises chrétiennes sont
restées fidèles à leur dogme, qui privilégie l' an1our
du prochain et la tolérance, l'accueil et l'attention
portée à tout horm11e sur cette terre. Jean XXIII,
dans l'encyclique Pacem in Terris, écrivait que << tout
hon1n1e [a] le droit, n1oyennant des n1otifs valables,
de se rendre à l'étranger et de s'y fixer», tandis que
Benoît XVI, en 2009, allait plus loin en rappe-
lant que face à l'exode de ceux qui énugrent de
leur terre et qui sont poussés au loin par la fain1,
par l'intolérance
,
ou par la dégradation environ-
nen1entale, l'Eglise est une présence qui appelle à
l'accueil.

(J)

~
e>- UNE PRÉOCCUPATION POUR LE VATICAN
w
L(')
M
0
N
Le pape François n'a pas n1anqué de prendre position
@

lui aussi, et d'enchérir contre la pensée dominante
.c
Ol
ï:
>-
qui détourne les fidèles de leur devoir de solida-
0.
0
u rité.Aussi, dans son n1essage lors de la 101 e Journée
n1ondiale des migrants, le 3 septen1bre 2014, s'est-il
prononcé pour une Église sans frontière, pour
qu'aucun être humain ne soit considéré con1me
inutile ou encon1brant, n1ais comn1e un homn1e
courageux en den1ande de solidarité. Il en appelait à
la conscience de chaque chrétien, pour une nussion
de partage et de cohabitation entre cultures. Enfin,
le souverain pontife den1andait qu'on se souvienne
La fausse idée du trop-plein migratoire 179

que l'Église, elle aussi, a souffert de l'exil, et qu'à


ce titre ses men1bres doivent œuvrer non seule-
ment pour une n1ondialisation de la charité, n1ais
dans la perspective d'un nouvel ordre écononuque
équitable.
Pour la hiérarchie catholique, cette proclan1ation
n'est pas une prière n1ais un devoir, une mise en
pratique de la raison cl' être spirituelle de tous les
membres de l'Église. Pratiquants ou non. Or si
certains d'entre eux ne n1anifestent guère d'en-
thousiasme envers cette profession de foi, cl' autres
ne comptent pas leur force ni leur temps dans l'ac-
con1plissen1ent de la parole divine : « Ce que tu fais
au plus humble cl' entre les hommes, c'est à moi que
tu le fais. »
A' diverses occasions, des associations de toute
obédience n1ais très souvent chrétiennes, faisant fi
del' ostracisation des chrétiens dans certaines parties
(F)
du n1onde, des pogron1S et des assassinats, se donnent
~
e>- corps et ân1e pour soulager la détresse des in1migrés.
w
L(')
Et tout particulièrement lorsque ces derniers se
.-i
0
N font entendre en occupant des églises, à bout cl' ar-
@

.c
gument face à l'autorité civile qui les a déboutés .
Ol
ï:
>-
Certaines de leurs opérations furent particulière-
0.
0
u ment médiatisées, conm1e l'occupation de l'église
Saint-Bernard de la Chapelle, à Paris, en 1996.
Dans son témoignage, le curé de la paroisse, Henri
Coindé 1 , conm1ence par cette phrase extraite du
(F)
discours de Jésus sur le Jugen1ent dernier : << J'étais
Q)

2 un étranger et vous n1' avez accueilli. >>


>,
w
Q)
Cl..
::::!
2
(!)
@
1. Curé des sans-papiers, Éditions du Cerf, 1997.
180 Troisième partie. Le contentieux occidental

LA LOI N'EST PAS TOUJOURS LA MORALE

C'est ce commandement sans con1proniis qui l'avait


conduit à ouvrir les portes de son église à ceux qui
n'avaient pas de toit, qui n'avaient pas de voix et
qui n'avaient plus de droits. En les recueillant, le
curé a non seulement ouvert son cœur n1ais il a
continué de célébrer la n1esse malgré leur présence
un peu envahissante, en s'en expliquant auprès des
paroissiens. En agissant ainsi, le père Coindé savait
qu'il faisait de la politique plus que de la spiritua-
lité éthérée, n1ais jamais il ne fut en contradiction
avec sa hiérarchie. Simplen1ent, il essaya de faire
con1prendre qu'il avait la nussion d'être un père
pour les pauvres, les n1arginaux, les in1nugrés dont
Jean-Paul II n'avait pas oublié l'in1portance pour la
société moderne. Cet accueil ne fut qu'une petite
pierre à l'édifice de la transforn1ation des n1enta-
lités appelée de ses vœux, une lueur dans l' obscu-
(J)

~ rantisn1e renaissant. Durant les huit sen1aines de


e>- l'occupation, jusqu'à l'évacuation de l'église par la
w
L(')
M
0
police, il n'a cessé d'interpeller les consciences en
N
@ leur posant cette question lancinante : << Qu'as-tu

.c
Ol
ï:
fait de ton frère ? >> À ceux qui lui faisaient ren1ar-
>-
0.
0
quer que les Églises n'ont pas à se substituer à un
u
État de droit, il rétorquait en citant Mgr Claude
Frikart, alors évêque auxiliaire de Paris : << La loi est
la loi, mais la loi n'est pas toujours la morale. » Ce
qui était en cause c'était le droit des homn1es à la
dignité, à l'écoute et à la considération.
Il ne faut jan1ais ajouter l'hunuliation à la détresse,
car elle pousse alors à des actes désespérés. Ces
ünniigrés, qui avaient des papiers et du travail, se
La fausse idée du trop-plein migratoire 181

retrouvaient subitement corru11.e des clandestins


après la pron1ulgation d'une loi sur l'in1migration,
sortie des cartons d'une nouvelle n1ajorité politique.
De l'hostilité, il y en eut, des quolibets lancés contre
<< ces sales nègres » ont fusé anonyn1.en1.ent sur le

parvis. Des courriers ont été adressés au père Coindé


dans lesquels on traitait de simulateurs les occupants
qui avaient entamé une grève de la faim. On l' ac-
cusa personnellen1ent de laisser son église se trans-
forn1.er en dortoir, en cuisine, en buanderie, voire en
<< porcherie ».Vingt ans plus tard, les n1ên1es récrimi-

nations se feront entendre contre les nugrants syriens.


Aussi, le 7 septen1bre 2015, prenant la plume pour
endiguer cet anathèn1e récurrent, Guy Harpigny,
évêque de Tournai, rétorquait dans une lettre ouverte
publiée sur le Site internet du diocèse : << Est-ce
vrain1ent cela que Dieu veut? Une poche de bons
chrétiens qui dressent des murs pour se protéger de
personnes qui ont cl' autres convictions ! » Les fidèles
(J)

~ sont parfois plus politisés que christianisés.


e>-
w
L(')
.-i
0
N
@ UNE CONTROVERSE RÉCURRENTE

.c
Ol
ï:
>-
0. Mais il eut aussi beaucoup de soutiens, con1me ce
0
u
paroissien disant qu'il con1prenait que ce n'est pas à
l'Église de juger les homn1es, ni à faire le tri parnu
eux, n1.ais qu'elle est là pour donner l' exen1.ple. << J'y
retrouve [son] vrai visage,[ ... ] qui n'a pas craint de
(J)
Q)
bousculer les habitudes et cl' affronter le regard et le
2
>,
courroux de ceux que cela dérange », disait encore
w
Q)
Cl..
::::!
le père Coindé 1 à ce propos.
2
(!)
@
1. .Ibid.
182 Troisième partie. Le contentieux occidental

Celui que la critique a ironiquen1ent appelé


<< l' iman1 Coindé >>, le complice des assassins de
l'évêque d'Oran et des sept moines deTibhirine, n'a
pas cédé à l'intinudation. Il a tracé sa route en son
âme et conscience et fini par bouleverser une partie
del' opinion qui n'était pas a priori de sa<< paroisse ».
La Bible dit : « Si un étranger vient habiter dans
votre pays, vous ne l'opprimerez pas. Vous trai-
terez l'étranger qui est au nulieu de vous con1me
un hon1me du pays. >> (Lv XIX, 33-34.) Pourtant, le
prêtre écrivait dans son journal, en date du vendredi
9 août 1996 : << Qu'il est dur à la planète d'accou-
cher du meilleur d' elle-n1.ême 1 ! »
Au cours du n1ois de mars 2015, l'église Saint-
Laurent de la paroisse protestante de Lausanne, en
Suisse, était occupée par six Érythréens soutenus
par diverses assoc1at1ons d'entraide. Presque
vingt ans après l'affaire de Saint-Bernard, le débat
(J)

~
entre les autorités civiles et religieuses soulevait
e>- les mên1es questions. Rien apparen1ment n'avait
w
L(')
M
0
changé pour l'étranger en situation d'être expulsé.
N
@ L'Église réforn1ée et les autorités du canton de Vaud

.c
Ol
ï:
ne s'opposaient pas sur une question de droit, n1ais
>-
0.
0 sur la n1orale d'une histoire qui n'en finit pas de
u
s'éterniser. On pleure sur le destin des migrants qui
traversent la Méditerranée, n1ais on n'hésite pas à les
rejeter lorsqu'ils ont débarqué ...
Les partisans de la manière forte s'en tiennent aux
statistiques. Les chiffres sont certes parlants, n1ais ils
ne disent pas toute la réalité de la tragédie.

1. .Ibid.
La fausse idée du trop-plein migratoire 183

L'ÉGAREMENT DES CHIFFRES

Quand il s'agit de démontrer que l'immigration


coûte plus qu'elle ne rapporte aux pays d'accueil, on
a recours à des manipulations que n'admettent pas
les tenants de l'ouverture des frontières. Et récipro-
quen1ent. C'est bien connu, mais on continue de se
laisser berner par ce qu'on nous présente conm1.e une
vérité objective. Alors qu'un juste étalon de n1.esure
devrait se fonder sur la solidarité plutôt que sur des
présupposés. Si les chiffres ne mentent pas, ils ne
nous offrent qu'un aperçu mathén1atique. En France,
la Cour des con1ptes l' adn1et, qui dans son rapport
de 2004 soulignait qu'elle ne pouvait pas établir le
coût de l'immigration, vu l'in1.possible évaluation
des avantages et autres ressources qu'elle procure à
l'État. On se contente donc de chiffrer les dépenses,
ce qui oriente dangereusen1.ent la réflexion. Car dans
une société équilibrée, forte et stable, qui se prétend
(F)

~ puissante et qui se permet de donner des leçons, il y


e>-
w a un jeu subtil de dettes et de créances dont chaque
L(')
.-i
0
citoyen est responsable. Et les chiffres que l'on exhibe
N
@

pour effrayer les populations en assurant de « parler
.c
Ol
ï:
vrai 1 )>, ne sont que des données destinées à identifier
>-
0.
0
u
un responsable.
On s'est malheureusen1.ent toujours fondé sur les
chiffres en les amalgamant. C'est ainsi que de tout
te1nps l'on a volontairement n1.élangé les exilés
(F)
Q)
politiques et les in1n1igrés économiques, les étran-
2
>,
gers de l'Union européenne et ceux des pays tiers,
w
Q)
Cl.. les nouveaux arrivants et les travailleurs naturalisés,
::::!
2
(!)
@
1. Jack Lang et H ervé Le Bras, Immigration positive, op. cit.
184 Troisième partie. Le contentieux occidental

les populations intégrées et les crinrinels e1npri-


sonnés, les musuln1ans et les terroristes. . . au point
que leur addition, qui donne une fausse idée de la
situation, toujours évolutive,jamais définitive, attise
les fantasn1es et provoque des prises de position
politiques inadéquates. Mais populaires. Le danger
est donc dans l'égarement des certitudes enfiévrées.

UNE DÉCISION SOUS CONTRAINTE

Le langage politique, bien que clivé, surfe sur ce


leitmotiv. Les formules changent, la finalité électo-
rale balaie un spectre de solutions assez peu diver-
gentes sur un n1ên1e refrain : « Il faut agir ! >> Mais
si l'on s'accorde pour dire qu'il y a trop d'étrangers
<< chez soi», on diverge sur les n1oyens d'y ren1édier.

On discourt, on se contredit. On débat sans écouter


l'autre car on est persuadé de détenir la solution. Ce
(J)

~
scénario est particulière1nent répandu en France,
e>- mais pas seulement. C'est la raison pour laquelle
w
L(')
.-i
0
une internationalisation des décisions semble
N
@ souhaitable, à mettre en place rapiden1ent, à condi-

.c
Ol tion d'accepter le principe de leur 1nutualisation.
ï:
>-
0.
0
u En n1ai 2015, Jean-Claude Junker, président de la
Conmùssion européenne, a donné l' exe1nple de ce
que serait une répartition équitable des flux entre les
membres de l'Union, ce que la Grande-Bretagne, la
Pologne et la Hongrie ont in1médiaten1ent criti-
quée. Puis l'Allemagne et la France. Jusqu'à ce
que quatre mois plus tard, le 22 septen1bre 2015,
l'Union décide d'une répartition proportionnelle
entre ses n1embres, sous la contrainte de l'actualité.
La fausse idée du trop-plein migratoire 185

La 111.ajorité passant outre à l'opposition de quatre


pays de l'Est : la Hongrie, la Rou1nanie, la Slovaquie
et la République tchèque.
Parni.i les possibilités de démêler le problème de
l'imni.igration en Occident, il y a celle d'harmo-
niser la vie con1.mune, la cohabitation entre cultures
différentes pour une vision nouvelle du siècle. Or,
à concentrer le tir sur les étrangers, on 111.ontre
l' exen1.ple contraire et l'on prend le risque d'une
rupture définitive à l'horizon de la décennie. Dans
ce contexte d'urgence, au lieu de fixer une feuille
de route claire et consensuelle, on continue de
se battre au nom de politiques partisanes stériles
et d'une souveraineté qui se révèlera rapiden1.ent
inefficace et dangereuse. Il est donc in1.périeux de
casser les systèn1.es mis en place depuis 1960, qui
ont consisté à noyer le problèn1.e.
(J)

~
e>-
w
L(') UNE CONSENSUALITÉ NON PARTISANE
.-i
0
N
@

.c
La parole doctrinaire conduit toujours à se 111.éfier
Ol
ï:
>- du discours. Et ce rejet dénature le débat dén1.o-
0.
0
u cratique. Les attitudes irréconciliables des politiques
éloignent les opinions médiatrices. Ce qu'il n1anque
cruellement sur l'échiquier politique, c'est un pôle
de solidarité conjuguant toutes les sensibilités. Et
(J)
Q) pourquoi pas toutes les utopies.
2
>,
w
Q)
Racisme et solidarité ont été deux réponses conco-
<<
Cl.
::::!
2
(!)
mitantes des Français vis-à-vis des étrangers tout au
@
long de lave République, souligne l'historien et
186 Troisième partie. Le contentieux occidenta l

observateur politique Yvan Gastaut 1 . Ces deux atti-


tudes [ ... ] exprimées souvent de façon passionnelle
n'ont toutefois jan1ais produit de comportements
irréversibles dans un sens comn1e dans l'autre. >>
C'est ainsi qu'on pense en France, sans prendre de
décision puisqu'il se dégage raren1ent une n1ajorité
suffisante pour espérer l'emporter, non sur le plan
dén1ocratique, n1ais pour justifier une politique
générale, partagée, d'union nationale, qui puisse
être menée à tern1e sans être prise à partie par des
convictions idéologiques. La politique conflictuelle
est dans l' ADN français, où l'on ne constitue pas des
n1ajorités sur des idées ni sur des ruptures franches.
L' in1migration est un thème par nature polémique.
C'est dorénavant le nuroir du XXIe siècle. Les popu-
lations occidentales attendent en effet des réponses
concrètes et efficientes de la part de leurs diri-
geants, car elles ne se contentent plus de slogans
sans résonance. Elles attendent un front républicain,
(J)

~ une politique inventive tant au niveau national


e>- qu'international.
w
L(')
M
0
N
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u

1. L'lmmigration et l'opinion en France sous la V République, op. cit.


Épilogue

Pour une société du xx1e siècle

ÎIRER PROFIT DE L'AVENIR

Depuis 1948, un droit qui se voulait universel a


perdu toute légitinuté : celui de circuler, qui induit
le droit à la vie.
La n1orale de ce triste constat est que le nugrant n'a
plus guère d'avenir dans le monde d'aujourd'hui.
Philippe Bernard1 se pose la question dans son essai
sur le défi n1ondial de l' inmugration : « L'actuelle
globalisation économique génère-t-elle, en soi, une
circulation accrue des personnes ? >> Rien n'est n1oins
sûr, adn1et-il. Et les experts de l'OCDE de préciser
(J)

~ qu'une caractéristique majeure distingue les nouvelles


e>-
w tendances de l' écononue n1ondiale par rapport aux
L(')
.-i
0 deux grandes périodes hlstoriques de l'internationali-
N
@

sation : tandis que les échanges n1atériels augmentent,
.c
Ol
ï: la liberté de circulation des ho111111es se réduit.
>-
0.
0
u Ces restrictions de n1obilité nous poussent à réagir.
À prendre nos responsabilités à tous les niveaux de
la société. Non pas en s'enfern1ant dans la forteresse
de nos habitudes, qui ne sont aucunen1ent n1ena-
(J)
Q)
cées, 1nais en nous donnant la chance de participer
2
>,
au renouvellen1ent de la conscience universelle.
w
Q)
Cl. Accepter la n1ondialisation des nugrations, c'est
::::!
2
(!)
@
1. .Immigration : le dift mondial, op. cit.
188 L'immigration

prendre possession de l'avenir. Pour en tirer profit


et contredire la menace que nous pron1ettent les
prophètes de n1auvais augure.
Pour cela, comn1.ençons par entendre ce que toutes
les parties prenantes ont à dire, afin de décrypter la
vérité de l'Autre.

LE PREMIER PAS NOUS APPARTIENT

La confiance en un projet comn1un de cohabitation


passe par une écoute partagée. Mais il nous appar-
tient, dans les pays d'accueil, de faire le prenuer
pas. Quant à l'imnugré, qui nous révèle tels qu'en
nous-mên1es, il doit jouer la carte de la loyauté sans
laquelle il n'y aura pas d'issue possible. Ce que les
deux parties doivent reconnaître, c'est qu'elles ont
désormais à faire face à l'enjeu du siècle, et que
pour réussir elles doivent oublier le langage clivé
(J)

~ et les diktats qui reposent sur des fondamentaux


e>- jugés irrévocables jusqu'ici. Tous les sujets doivent
w
L(')
.-i
0
être abordés et discutés sans crispation instinctive
N
@ pour qu'une chance de cohabitation durable voie le

.c
Ol
ï:
jour. Si, entre communautés française, européenne,
>-
0.
0 occidentale et les diversités étrangères d'in1migrés,
u
on s'entend sur les questions essentielles d'une
intégration libérée de ses tabous, c'est-à-dire sans
contraintes excessives niant les fondements histo-
riques de chacun, il sera possible d'aborder les
détails qui font la vie quotidienne avec sérénité.
Migration et développen1ent vont de pair. Selon
les chiffres des Nations unies, l'Europe aura
besoin cl' environ 50 nullions d'in1migrés dans le
Pour une société du xx1e siècle 189

denu-siècle à venir, pour con1.penser le déficit de


population active, qui atteindra 10 %. C'est dire si
la question est pressante et sa résolution in1.périeuse.
Édouard Glissant 1 ne disait-il pas fort à propos que
nous avons à portée de main une aventure extraor-
dinaire à vivre, dans un monde à la fois n1.ultiple et
unique, et l'occasion de changer nos n1.anières de
concevoir, de vivre et de réagir ?
Dans chaque citoyen se trouve un étranger, un
déplacé d'hier ou de den1ain, que l'on définira
en fonction de sa situation morale et n1atérielle :
bienvenu ou réprouvé, selon qu'il sera puissant
ou nusérable. . . La question, pour que se brise le
cycle infernal de la bonne ou de la n1.auvaise liste,
est de savoir ce que l'on veut faire du XXIe siècle.
Des pistes sont à l'étude, or malheureusement peu
cl' entre elles sont actuellen1ent mises en pratique.

(J)

~ LES BASES D'UNE NOUVELLE SOCIÉTÉ


e>-
w
L(')
.-i
0
C'est vers une société mixte qu'il faut tendre si l'on
N
@ veut offrir aux générations de den1ain les bases solides

.c
Ol
d'une nouvelle construction sociale. Les bonnes
ï:
>-
0.
0
volontés ne manquent pas, mais elles suggèrent des
u
solutions intellectuelles battues en brèche par une
politique surprise par la rapidité des changements.
De fait, au lieu de prendre des résolutions radicales,
on temporise, on coh11.ate les défauts du systè1ne au
(J)
Q) lieu de le réinventer. Nous nous appesantissons sur
2
>, des acquis que l'on refuse de remettre sur le métier.
w
Q)
Cl..
::::!
2 1. In Gildas Simon, LA Planète migratoire dans la mondialisation,
(!)
@
Armand Colin, 2002.
190 L'immigration

Les pays d'accueil forment un cinqu1eme de la


planète, n1ais ils continuent d'isoler le reste du
monde et de lui contester ses espérances. Or cette
n1arge enfle et déborde, elle se heurte à nos fron-
tières qu'elle tente de franchir. Pour l'heure, elle
ne fait que frapper à nos portes, et si nous restons
muets plus longten1ps, elle finira par les enfoncer et
nous n'y pourrons plus rien. C'est donc n1aintenant
qu'il faut lui répondre, tant qu'elle nous en offre
les moyens. Car nous sommes désormais dans un
rapport de force qui nous laisse peu de temps.
Pour ce faire, il ne faut pas nunimiser les efforts à
fournir. Si nous son1mes faits de traditions et d'ha-
bitudes, c'est pour en changer, car nous ne somn1es
pas nés sous cette bannière et bien avant nous des
générations entières ont refaçonné leur propre
histoire pour l'adapter au ten1ps qui passe. Ainsi, le
sens des n1ots << citoyen » ou « nation » peut et doit
(J) être repensé, revisité. Nous parlons à tort et à travers
~
e>- d'actes fondateurs, n1ais ceux-ci nous viennent
w
L(')
.-i
d'une lente et longue évolution. Ils ne sont pas
0
N là de toute éternité. Il y a eu des homn1es pour
@

.c les remettre en question, auxquels nous devons le
Ol
ï:
>-
0.
respect parce qu'ils nous ont fait évoluer et devenir
0
u ce que nous son1n1es. Mais nous avons à notre tour
la responsabilité d'en faire autant.

UNE BONNE POLmQUE OPTIMISE L'IMPACT MIGRATOIRE

BernardGirardécritencorececi: «La Ille République


a su créer une nation, nous devons inventer une
société qui tolère la double appartenance, accepte
Pour une société du xx1e siècle 191

la différence et laisse libren1ent circuler et s'installer


les individus. Pour cela, il faut nous défaire des idées
toutes faites. Il faut regarder les inu11igrés tels qu'ils
sont. [ ... ] Ensuite, seulen1ent, on pourra conce-
voir des politiques1 . » Le projet n'est pas de faire
table rase de ce que nous sommes, de mettre à bas
nos principes et nos croyances, ni à court ni à long
tern1e, mais de faire évoluer l'idée fixe que nous en
avons. Nous ne den1andons pas de faire éclater les
nations, n1ais d'en moderniser l'idée. De l'adapter
au n1onde qui ne doit pas changer sans que l'Occi-
dent y joue son rôle. Faute de quoi nous n'aurons
plus aucune autorité sur notre destinée, et nous la
subirons comme nous l'avons fait subir à la grande
majorité des hommes qui sont nés aux frontières de
nos grands principes. Si grands n1ais si fragiles que
nous en son1.mes réduits à les défendre à notre tour.
Ne pas faire les n1auvais choix, c'est éviter de
pérenniser une politique d'urgence, d'adopter des
(J)

~
solutions sans avenir juste pour apaiser les craintes
e>-
w
L(')
des populations d'accueil, auxquelles on ne pourra
.-i
0
N
payer les intérêts. Le surendetten1.ent politique ne
@

peut conduire qu'au défaut de paiement. Et nos
.c
Ol
ï: créanciers sont à nos portes.
>-
0.
0
u La bonne politique, c'est celle qui optin1.isera l'im-
pact n1.igratoire : n1.axinuser le déplacen1ent des
populations du Sud vers le Nord, en faire un atout
économique et social plutôt qu'un devoir hun1.ani-
(J)
Q)
taire. Car ce n'est pas en parquant des populations,
2
>,
des hon1.n1es, des femn1.es, des familles qu'on les
w
Q)
Cl.. insérera dans le tissu occidental, qu'on leur offrira
::::!
2
(!)
@
1. Plaidoyer pour l'immigration, op. cit.
192 L'immigration

la possibilité de montrer ce qu'ils ont d'atouts


maîtres à nous faire partager. C'est vers un << triple
win >> qu'il faut tendre, où s'équilibrent les intérêts
généraux des pays d'accueil et de sortie, pour que
les nugrants aient un véritable accès à leurs rêves
d'eldorado.

SOLDER LES ERREURS ET PRÉPARER L'AVENIR

Or ces rêves sont n1ultiples et portent en eux d'in-


non1brables possibilités, de la plus hun1ble à la plus
ambitieuse. De quoi pallier les manques devenus
chroniques des vieilles sociétés que nous son1mes et
qui se n1eurent d'orgueil dans leurs certitudes.
Si les mentalités doivent changer, c'est pour que la
politique migratoire se transforme à son tour, en
mên1e temps que l'opinion, et si possible qu'elle
anticipe afin de n1ontrer la voie. « Un système, ce
(J)

~
n'est pas simplen1ent une structure, peut-on lire
e>- dans le rapport du Groupe d'inforn1ation et de
w
L(')
.-i sou tien des inu11igrés1, c'est un ensen1ble dyna-
0
N
@
nuque qui regroupe à la fois le fait nugratoire,

.c
Ol
les régin1es politiques, économiques et sociaux,
ï:
>-
0. la réaction des acteurs, la réaction des gouverne-
0
u n1ents. Au fonden1ent de ce systèn1e, l' autonon1ie
des faits migratoires et des n1igrants eux-n1ên1es
doit être prise en con1pte avant de se focaliser sur la
puissance supposée ou l'impuissance de l'État, qui
sont les deux côtés de la n1ên1e médaille. » Cette
prise en con1pte ne doit pas se perdre en espé-
rances naïves, car faute de prendre à bras-le-corps

1. Liberté de circulation, un droit, quelle politique ?, op. cit.


Pour une société du xx1e siècle 193

la gestion du présent, il ne sera pas possible d'en-


visager une politique d'avenir. C'est la rançon de
l'attente passive de ces dernières décennies. La
facture des erreurs passées, qu'il faut solder nous
est adressée.
Sans jan1ais oublier qu'une tâche à plus long tern1e
nous attend : le devoir d'anticiper l'avenir. Pour
les demandeurs d'asile politique une répartition
générale et ten1poraire des flux parnù les n1.embres
de l'espace Schengen, dont chaque État concerné
serait responsable du projet, et pour les requérants
écononùques le développen1ent d'un accueil privé
en entreprise, au n1oyen de l'apprentissage notam-
ment, qui faciliterait l'intégration. L'essentiel étant
de se préparer aux situations prochaines de flux
qui ne manqueront pas de se produire, en raison
des guerres inévitables, de la fanùne endénùque
et des catastrophes naturelles que prévoient les
(J)
scientifiques.
~
e>-
w
L(')
.-i
0
N
UN APPEL À L'ARBITRAGE
@

.c
Ol
ï:
Oser remettre à plat les conventions qui gèrent la
>-
0.
0 vie éconon1ique et sociale, tel est le défi à mettre
u
en place, par l'ouverture d'états généraux capables
de rapiden1ent n1ettre en conm1un les intérêts et les
concessions nécessaires à la réussite d'un nouveau
plan nùgratoire.
(J)
Q)

2
>,
Pour les imnùgrés déjà présents, la question ne doit
w
Q)
Cl.
pas se poser différemn1ent, sauf s'il est prouvé qu'ils
::::!
2
(!)
sont un ver dans le fruit. Auquel cas, la loi, qui a le
@
devoir de rester fern1e sur cette question, doit être
194 L'immigration

appliquée. Sinon, plus intégrés par définition que


les nouveaux venus, ils devraient bénéficier des
nouvelles interprétations de la question migratoire
que nous appelons de nos vœux. Catherine Wihtol
de Wenden, dont les expertises devraient être appli-
quées plutôt que discutées, assure, contrairen1ent à
certaines voix dont les œillères politiques finiront
par discréditer les rengaines in1probables auprès de
l'opinion. Elle affirn1e que les régularisations réflé-
chies ne sont pas des appels d'air lorsqu'elles ont
pour elles le droit et la 111.orale. Dans La Question
migratoire au xxf siècle1 , elle rappelle que la liberté
de circuler devrait concilier les valeurs universelles
de la liberté pour tous et les questions de solidarité
entre États. Or sur cette affirmation, deux can1ps
s'opposent. Le preniier fait référence àVoltaire, Kant
ou la Déclaration de 1948 sur la liberté de mouve-
n1ent. Ceux qui circulent doivent avoir autant de
droits que les sédentaires, qui sont souvent d'an-
(J) ciens n1igrants. Le second can1p argumente sur la
~
e>- souveraineté des États et sur les frontières, la sécu-
w
L(')
.-i
rité, la protection sociale et les difficultés de l'in-
0
N tégration. Ils se disent pragn1atiques, contrairen1ent
@

.c aux précédents qu'ils qualifient d'utopistes. On a
Ol
ï:
>-
0.
dit les doutes qui nous anin1ent devant sen1blable
0
u crispation.
Ce qui in1porte donc, dans cet affronten1ent idéolo-
gique, c'est l'arbitrage des populations d'accueil. Et
pour qu'elles se fassent une idée claire et définitive
il faut cesser de les cliver, pour leur offrir d'autres
perspectives.

1. Op. cit.
Pour une société du xx1e siècle 195

VERS UNE GOUVERNANCE MIGRATOIRE GLOBALE

Lorsqu'une politique est en mesure d'inventer des


recettes à chaque nouvelle situation, on peut alors
affirmer qu'elle joue son rôle. En n1atière d'im-
migration, le secret est de << définir les règles qui
pourront permettre à tous de s'adapter à la nouvelle
société [qu'ils inventeront], et à cette dernière de
s'adapter à eux », pour reprendre une formule de
Daniel Cohn-Bendit et Thomas Schmid1. Pareille
réalisation n'est pas impossible, 1nais pour y parvenir
il faut un gouvernement fort avec une ligne forte,
et plus encore une volonté de cohésion nationale
qui aille plus loin que des effets d'annonce récur-
rents. La nouvelle donne nugratoire est à cette
condition, n1ais pas seulen1ent. Car s'il est néces-
saire aussi de changer les n1entalités à l'intérieur
des pays d'accueil, il faut souhaiter à n1oyen terme
une gestion supranationale de la mobilité dans la
(F)

~
e>- n1ondialisation. Enfin, il est indispensable d' œuvrer
w
L(')
concomitan1ment avec les États sources de migra-
.-i
0
N tions, pour des questions de flux n1ais égalen1ent de
@

.c
sécurité globale. Un premier espoir s'est fait jour à
Ol
ï:
>- Niamey, lors de la Réunion des pays du Sahel, où le
0.
0
u nunistre français de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve,
le 14 n1ai 2015, a réclan1é une coopération suivie
contre les filières clandestines. Il faut s'en féli-
citer, car c'est l'un des paris les plus audacieux du
(F)
Q)
programme, qui contredit une tradition postcolo-
2
>,
niale forten1ent ancrée dans les n1entalités des inter-
w
Q)
Cl..
::::!
locuteurs en présence.
2
(!)
@
1. Xénophobies, Grasset- Mollat, 1998.
196 L'immigration

Pour autant, cela ne se fera que si tous les parte-


naires acceptent de prendre leurs responsabilités, et
de s'y tenir. Le partage des bénéfices d'une nouvelle
politique en est l'enjeu, mais elle se heurtera à des
résistances féroces de la part des gouvernen1.ents de
tradition autoritaire en particulier, fussent-ils d'ap-
parence dén1ocratique, mais toujours assis sur leurs
prérogatives et leurs prébendes.
Le prix à payer sera fort pour tous, mais de la réus-
site de cette coopération dépend toute la chaîne
du renouvellen1ent politique associé au projet
migratoire.

DES SOLUTIONS PARTAGÉES

L'Organisation internationale pour les migrations


met également cette condition à son progra1nme
de n1esures pratiques, afin qu'elle serve les intérêts
(J)

~
d'un développement globalisé. L'institution gene-
e>-
w
L(')
voise préconise en outre sept interventions censées
.-i
0
N
renforcer les capacités des gouvernen1ents dans leur
@

projet socio-écononuque avec le tiers-monde :
.c
Ol
ï:
>-
Adopter des politiques nugratoires orientées sur le
0.
0
u développement; s'attaquer aux causes profondes de
la nugration écononuque ; pron1ouvoir la croiss-
sance comn1unautaire en ciblant les mesures de
développement de manière stratégique ; n1obi-
liser les con1pétences et les ressources financières
des con1n1unautés africaines ; soutenir les efforts
de reconstruction et de redressen1ent ; favoriser le
retour et la réinsertion économique et sociale des
nationaux résidant à l'étranger; faciliter l'élaboration
Pour une société du xx1e siècle 197

de mécanismes pern1.ettant cl' an1.éliorer les services


de transfert de fonds des nugrants en les n1ettant au
service du développen1ent.
En ce qui concerne l'Afrique plus particulière-
ment, la démographie n'est pas le n1oindre pari
sur l'avenir, sa surpopulation ayant déjà des consé-
quences dramatiques pour le continent n1ê111e, et
sur tout le monde occidental quelles que soient les
politiques adoptées. Car elle déjouera non seule-
ment ses velléités de décollage économique, n1ais
elle provoquera un déficit alin1entaire sévère dans
un demi-siècle, qui contrariera la régulation des
flux nugratoires élaborés en amont. La gouver-
nance africaine doit donc in1pérativen1ent se mettre
à la tâche car, si rien n'est fait, il y aura 2 nulliards
d'habitants en Afrique en 2050, soit le double du
recensen1ent actuel. Et tous les efforts nus en œuvre
en an1ont seraient pris en otage par la surpopula-
(J) tion. Toutefois, si cette politique est in1pulsée par
~
e>- l'Occident, c'est l'Afrique elle-n1ême qui doit en
w
L(')
.-i
assurer la réalisation et la pérennisation. Il en va de
0
N sa responsabilité et de sa crédibilité.
@

.c
Ol
ï:
>-
0.
0
u UN CONSENSUS DOSÉ POUR DURER

Il reste la question de l'islam, que l'on a pris l'ha-


bitude de désigner comn1e le principal respon-
(J)
sable du rejet migratoire. On a vu que la n1auvaise
Q)

2 conscience était un agent de discorde récurrent


>,
w
Q)
Cl..
parnu les populations occidentales. Et la France,
::::!
2
(!)
que l'on veut croire plus fondamentalen1ent
@
accueillante que xénophobe et raciste n'en a pas le
198 Troisième partie. Le contentieux occidental

monopole. Plutôt que de donner aux musulmans


une identité religieuse bâtarde issue de la seule
volonté politique, il faut espérer un consensus avec
la population chrétienne au sein de laquelle elle se
développera, en conservant des traditions identi-
taires niais actualisées. Le principe fort d'une juste
et intelligible acceptation de la différence spiri-
tuelle offrirait les gages de reconnaissance utiles à
une compréhension n1utuelle, dans l'échange et la
confiance réciproque, non seulen1ent entre confes-
sions différentes, 1nais entre migrants et accueillants.
Une n1anière de fern1er le dossier postcolonial. En
cas d'échec de cette n1odernisation, on se retrouve-
rait devant une islanusation ran1pante d'opposition.
Reconnaître les besoins de l'Autre, c'est couper
court aux discours de radicalisation. Construire une
confiance réciproque, c'est doser les efforts et les
concessions, base de toute construction de la pensée.
Pour un nouvel ordre public, paisible et décrispé,
(J) qui seul saura accepter la diversité consensuelle.
~
e>- En ce début de XXIe siècle, la conception globa-
w
L(')
M
0
lisée du n1onde exige des efforts de toutes parts et
N
@ réclan1e la vérité sur les grandes questions d'avenir

.c
Ol
ï:
telles que l'in1migration, sur laquelle on a beau-
>-
0.
0
coup d'idées reçues négatives. Donner leur place
u
aux nugrants dans le développement des civilisa-
tions fait partie de ce pari. Celui d'un hun1anisn1e
réaliste, avec en point de nure la régénération des
vieux mondes.
Afin d'éviter la fin de l'histoire, il faut rapiden1ent
en écrire la suite.

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