James - Pragmatisme

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Présentation par Stéphane madelrieux.

Traduction de Nathalie FERRON.


© Flammarion, Paris, 2010. ISBN : 978-2-0812-4341-5
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PRÉSENTATION
Le Pragmatisme a cent ans et il est à nouveau actuel.
Selon Richard Rorty, l'histoire de la philosophie améri-
caine contemporaine est l'histoire de sa « re-pragmat-
isation », après la période du positivisme logique. Initié
d'abord par Quine, ce mouvement d'ensemble concern-
erait des philosophes contemporains aussi différents
que Nelson Goodman, Wilfrid Sellars, Donald David-
son, Hilary Putnam et bien sûr Richard Rorty lui-même.
Même si ce nouveau pragmatisme diffère du pragmat-
isme classique des Peirce, James, Schiller ou Dewey —
ne serait-ce que parce qu'il s'est élaboré à partir et
contre le positivisme logique —, il entend retourner à
eux pour développer « des possibilités trop longtemps
négligées », comme l'écrit Putnam, permettant des «
voies pour sortir des "crampes"philosophiques qui con-
tinuent à nous affliger», si bien que le pragmatisme de-
meure aujourd'hui encore une question ouverte. En
France, le pragmatisme de Peirce ou de Dewey est de
mieux en mieux connu grâce à de récentes traductions
ou de nouveaux commentaires. Mais si la pensée de
James semble également en voie de redécouverte, ce
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sont d'autres aspects de sa pensée qui ont jusqu'alors


retenu l'attention, comme l'empirisme radical ou le
pluralisme, précisément négligés du temps de James à
cause des débats et des malentendus autour de son
pragmatisme. Il était donc temps de revenir au livre
même qui, pour la première fois, ouvrit la question du
pragmatisme et la noua à l'histoire de la philosophie
américaine. C'est désormais chose possible grâce à la
nouvelle traduction de Nathalie Ferron.
Du « CLUB MÉTAPHYSIQUE» AU SUCCÈS DU
PRAGMATISME
Pour comprendre ce Livre, plus complexe qu'il n'y
paraît, il convient de retracer la genèse du mouvement
philosophique auquel il donna sa visibilité. L'origine du
pragmatisme remonte à Charles Sanders Peirce
(1839-1914), logicien philosophe et ami de James, qui
publie en 1878 un article intitulé « Comment rendre nos
idées claires ». Cet article ne contient pas le terme de «
pragmatisme », bien que Peirce semble l'avoir utilisé
dès le début des années 1870 lors des discussions am-
icales du « Club métaphysique » à Cambridge (Mas-
sachusetts), cercle philosophique qui réunissait, outre
Peirce et James, le philosophe des sciences Chauncey
Wright et les juristes Oliver Wendell Holmes et
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Nicholas St. John Green. En revanche, il énonce une


règle de méthode permettant d'élucider la signification
des concepts, qui allait devenir la « maxime » du prag-
matisme. Il demeura à peu près sans écho, jusqu'à ce
que James prononce en 1898, devant l'Union philo-
sophique de l'Université de Californie, une conférence
intitulée « Conceptions philosophiques et résultats
pratiques ». Celui-ci consacre cette conférence à la
présentation de ce qu'il appelle le « principe du prag-
matisme » ou du « practicalisme », qu'il désigne expli-
citement comme le « principe de Peirce », et il en donne
plusieurs exemples d'application personnels, notamment
aux conceptions religieuses. Prononcée devant plus de
mille personnes, cette conférence, qui utilise pour la
première fois publiquement le terme de « pragmatisme »
sous sa forme substantive pour désigner une position
philosophique, est donc tenue pour le véritable acte de
naissance du mouvement pragmatiste. En 1902, Peirce
et James donnent tous les deux leur propre définition du
« pragmatisme » dans le Dictionnaire de philosophie et
de psychologie dirigé par J. M. Baldwin, premier dic-
tionnaire à y consacrer une entrée, et James inclut dans
un chapitre des Varieties of Religious Expérience qui
paraissent cette même année la présentation du «
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principe du pragmatisme » de Peirce, encore une fois


appliqué à des concepts religieux.
C'est également en 1902 que paraît sous le titre de Per-
sonal Idealism un recueil de huit essais par des philo-
sophes anglais d'Oxford, parmi lesquels Ferdinand
Canning Scott Schiller (1864-1937). Dans son « Axiom
as Postulates », celui-ci emploie le terme « pragmatisme
» en référence à James pour désigner une certaine
théorie des rapports entre la pensée et la réalité. Il pro-
pose également le terme « humanisme » pour qualifier
sa propre doctrine. Puis en 1903, sous la direction de
John Dewey (1859-1952), paraît à Chicago un ouvrage
collectif intitulé Studies in Logical Theory dédicacé à
James. Les quatre premiers chapitres, sous le titre
général «Thought and its Subject-Matter », sont écrits
par Dewey qui propose également une nouvelle concep-
tion des rapports de la pensée et de la réalité. James
donne des comptes rendus élogieux de ces deux ouv-
rages, et publie à partir de 1904 une série d'articles in-
spirés de Schiller et Dewey sur la notion de «vérité»,
qu'il associe d'abord à l'«humanisme » puis au « prag-
matisme ». En 1905, dans un souci de bonne terminolo-
gie, Peirce éprouve le besoin de se séparer du terme «
pragmatisme » alors associé selon lui à l'« empirisme
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radical » de James et à l'« humanisme » ou « anthropo-


morphisme » de Schiller, et forge le nouveau terme «
pragmaticisme », « suffisamment laid pour être à l'abri
des kidnappeurs ».
Le terme de « pragmatisme » est de plus en plus popu-
laire, et James donne dans les années
1905-1907plusieurs séries de conférences, où le public
se presse pour comprendre cette nouvelle philosophie.
C'est de ces conférences qu'il tire en 1907 le livre intit-
ulé Pragmatism, où il reprend à la fois la présentation
du principe de Peirce avec ses applications person-
nelles et ses propres prolongements des théories de
Schiller et de Dewey. Il confie dans sa correspondance
que ce livre est la chose la plus importante qu'il ait
écrite jusque-là, qu'il fera date et assurera la victoire
définitive de la façon de penser qu'il défend. Le livre est
en effet tout de suite un succès de librairie, avec cinq
rééditions dans la seule année 1907, et entraîne James
dans une controverse philosophique internationale qui
tourne autour de sa conception de la vérité. Les for-
mules de James, selon lesquelles la vérité est ce qui
réussit, ce qui paie ce qui est payant, ce qui a du succès,
cristallisent la polémique et renforcent l'idée que le
pragmatisme est avant tout une théorie de la vérité.
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Cette interprétation semble d'ailleurs mnfirmée avec la


parution en 1909, un an avant sa mort, d'un recueil
d'articles de James en réponse aux nombreuses cri-
tiques qui lui furent faites — le titre, La Signification de
la vérité, et le sous-titre, « Une suite au Pragmatisme »,
montrant bien le lien que James avait établi entre prag-
matisme et théorie de la vérité.
L'interprétation que l'on retient généralement de cette
histoire est que Peirce, génie méconnu, a inventé le
pragmatisme en désignant par là une méthode
rigoureuse pour clarifier les idées, et que James l'a pop-
ularisé en le déformant pour en faire une théorie de la
vérité, par ailleurs intenable car identifiant ce qui est
vrai à ce qui est utile. La lecture de ce livre devrait au
contraire nous convaincre que le pragmatisme de James
« s'est montré si plein de finesse », comme il le disait
lui-même, que nous ne saurions le résumer en une for-
mule rapide. La deuxième leçon sur la « signification du
pragmatisme » indique à elle seule la complexité de ce
petit ouvrage. James y annonce que le pragmatisme sig-
nifie deux choses différentes : «d'abord une méthode,
ensuite une théorie génétique de ce qu'on entend par
vérité». On voit donc James parfaitement conscient de
la distinction à faire entre d'une part la méthode de
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clarification des idées, qu'il emprunte à Peirce, et


d'autre part les théories du rapport entre la pensée et la
réalité, que Schiller et Dewey avaient lancées et qui ont
abouti à sa propre théorie de la vérité. De fait, après
cette leçon II qui présente tour à tour les deux sens du
mot « pragmatisme », le livre couvre successivement les
deux objets d'étude : d'abord, dans les leçons III et IV,
James examine quelques applications de la méthode
pragmatique à des concepts et problèmes privilégiés ;
puis dans les leçons V, VI et VII, James explicite sa
théorie génétique de la vérité. Les deux sens du terme
concernent donc bien des chapitres distincts et la suc-
cession même de ces chapitres montre que le premier
sens du terme désigne et doit désigner la méthode.
La primauté logique du sens méthodologique était re-
flétée par l'antériorité de son exposition : c'est bien
dans la conférence de 1898 « Conceptions philo-
sophiques et résultats pratiques» que James, sous
l'inspiration de Peirce, énonce les principes de sa
méthode pour rendre les idées claires. Dans cette con-
férence, il n'est jamais question de vérité. Au contraire,
dans ses exemples, James déclare qu'il se garde bien de
se prononcer sur la vérité ou la fausseté des concep-
tions examinées : il ne cherche qu'à en clarifier la
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signification. D'ailleurs, cette conférence est republiée


en 1904 sans les passages de circonstance sous le titre
révélateur de « La méthode pragmatique », et c'est cet
article qui est retravaillé et étendu pour donner les pas-
sages correspondants à la méthode dans les leçons II,
III et IV du Pragmatisme de 1907. En 1902, avant la lec-
ture par James des essais de Schiller et Dewey, le prag-
matisme ne désigne donc pour lui que cette méthode de
clarification des idées que Peirce avait explicitée,
comme en témoigne encore sa définition dans le Dic-
tionnaire Baldwin. L'article fondateur du pragmatisme
en son second sens de théorie de la vérité date de 1904 :
c'est « Humanisme et vérité», qu'il publie à la suite de
ses propres comptes rendus de Schiller et de Dewey.
C'est là qu'il distingue pour la première fois soigneuse-
ment les deux sens que peut prendre le mot « pragmat-
isme », puisque Schiller vient alors d'utiliser ce terme
dans une nouvelle acception. A cette date, il répugne
encore à désigner du même terme les deux sujets : « Là
[avec Schiller], nous dépassons complètement les ques-
tions de méthode. Et comme mon pragmatisme et ce
pragmatisme plus large sont si différents, et que les
deux sont suffisamment importants pour porter
différents noms, il me semble que la proposition de M.
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Schiller d'appeler ce pragmatisme plus large du nom de


"humanisme" est excellente et devrait être adoptée. Le
pragmatisme plus étroit peut toujours être appelé du
nom de "méthode pragmatique". » Ce n'est que plus
tard, voyant que le terme de « pragmatisme » fait égale-
ment recette dans le sens de Schiller, que James finit
par l'adopter. Dans Le Pragmatisme en effet, en 1907,
après la première présentation de la théorie de la vérité,
il ajoute : «M. Schiller continue d'appeler cette concep-
tion de la vérité "Humanisme", mais pour cette doctrine
le terme de pragmatisme semble là encore gagner du
terrain et c'est celui que j'utiliserai pour en parler dans
ces leçons. » James n'est donc pas responsable de la
confusion terminologique initiale, due plutôt à Schiller,
mais il est responsable de l'avoir finalement endossée et
répandue.
La raison en est assez simple : James voulait lancer une
nouvelle école en philosophie capable de « faire date »,
et essaya de rallier le plus possible de gens à sa cause.
C'est lui, le premier, qui désigne les philosophes de Ch-
icago autour de Dewey du nom de « L'école de Chicago
». Puis il rapproche cette « école » du « mouvement
simultané en faveur du pragmatisme ou humanisme
élaboré de manière tout à fait indépendante à Oxford
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par messieurs Schiller et Sturt». Non content de vouloir


faire la grande alliance Chicago-Oxford-Harvard, il
salue en 1906 la formation d'un mouvement pragmatiste
en Italie autour de Papini et de la revue
Leonardo comme un « Rinascimento intellectuel ». Dans
la préface du Pragmatisme, ce sont les Français qu'il
cite cette fois : Milhaud, Le Roy, Blondel et Sailly. Il
voulait ainsi cristalliser autour de lui un certain nombre
de tendances pour faire émerger la philosophie du futur
en faisant triompher la manière de penser que re-
présente le pragmatisme. Même si l'expression de «
pragmatisme » était mauvaise du point de vue d'une
bonne éthique terminologique, y compris à ses yeux, sa
déjà grande célébrité devait l'aider dans son projet et il
en accepta pour cette raison l'équivoque.
Si donc nous voulions être plus rigoureux que James
dans la terminologie, nous pourrions désigner le premi-
er sens du pragmatisme (la méthode) par le terme de «
practicalisme ». Au reste, c'est ce terme, plusieurs fois
répété dans « Conceptions philosophiques et résultats
pratiques», qui semblait avoir la préférence de James.
Et pour désigner la théorie de la vérité, il serait bon de
conserver le terme de Schiller que James approuvait et
employait largement : l'« humanisme ». Ce qui compte,
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c'est de garder à l'esprit cette distinction logique, que


James a maintenue jusqu'à la fin malgré l'équivoque
terminologique, et dont on peut résumer ainsi les élé-
ments circonstanciels : d'abord une méthode pour clari-
fier nos idées (« practicalisme »), énoncée en 1898 sous
l'influence de Peirce ; ensuite une théorie de la vérité
(«humanisme»), énoncée en 1904 sous l'influence de
Schiller et de Dewey.
Mais l'ouvrage de 1907 ne se contente pas d'expliquer
ces deux sens du pragmatisme. Dans la deuxième leçon
en effet, James en fait une troisième présentation. Le
terme désigne cette fois un moyen de concilier empir-
isme et religion. Depuis la conférence inaugurale de
1898 et les Variétés de l'expérience religieuse, James a
toujours lié pragmatisme et religion, soit pour clarifier
la signification de certaines conceptions religieuses,
soit même pour justifier la religion contre un empirisme
trop « endurci », matérialiste et athée. L'importance de
cette fonction réconciliatrice du pragmatisme est telle
pour James qu'il encadre les leçons consacrées à la
méthode et à la vérité de deux leçons qui énoncent ce
projet plus global : la première leçon (« Le dilemme de
la philosophie contemporaine ») annonce que le
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pragmatisme est la solution pour surmonter le dilemme


qui divise et oppose les philosophes en rationalistes re-
ligieux et empiristes athées ; la huitième et dernière
leçon (« Pragmatisme et religion ») explicite cette solu-
tion en montrant comment le pragmatisme justifie le
choix d'une morale et d'une religion pluralistes. Cette
composition éclaire d'un jour nouveau le sens de
l'ouvrage tout entier : la présentation du pragmatisme
dans les conférences centrales est aux yeux de James un
détour obligé pour trouver l'outil théorique (épistémolo-
gique) qui permettra de montrer la supériorité d'une
certaine vision du monde et de la mission de l'homme
dans le monde. C'est l'intérêt de cet ouvrage, qui com-
mence comme une critique de la métaphysique et se ter-
mine sur le credo métaphysique de James, dans une
tentative de réconcilier l'empirisme de ses pairs et les
aspirations religieuses de son père.
La leçon II est donc essentielle ; elle récapitule les trois
grands sens du pragmatisme qui se développent tout au
long du livre : le pragmatisme comme méthode (leçons
III et IV), le pragmatisme comme théorie de la connais-
sance et de la vérité (leçons V, VI et VII), le
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pragmatisme comme moyen de réconcilier empirisme et


métaphysique (leçons I et VIII).
LE PRAGMATISME COMME MÉTHODE CRITIQUE
La maxime pragmatiste
Le premier contresens au sujet du pragmatisme de
James est d'en faire avant tout une théorie de la vérité,
sans percevoir sa fidélité au programme tracé par
Peirce dans l'article de 1878 et rappelé, voire exhumé
par James dans la deuxième leçon de ce livre. Quels
sont les points d'accord entre les deux philosophes ?
En premier lieu, le pragmatisme n'est pas une doctrine,
mais seulement une méthode. Peirce écrivait : « Le
pragmatisme n'est, en soi, ni une doctrine de
métaphysique, ni une tentative pour déterminer quelque
vérité que ce soit des choses. C'est simplement une
méthode pour établir les significations des mots diffi-
ciles et des concepts abstraits. » À sa suite, James
déclare que le pragmatisme « ne cherche pas à imposer
certains résultats. Il n'est qu'une méthode ». Il le com-
pare au corridor de l'hôtel-philosophie : chaque
chambre est occupée par un philosophe avec sa doc-
trine propre, mais tous doivent emprunter le corridor
comme voie d'accès ou de sortie. Il n'importe donc pas
d'être athée ou théiste, idéaliste ou réaliste, moniste ou
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pluraliste, pour être pragmatiste — le pragmatisme est,


au moins en première instance, un simple moyen pour
rendre clairs les concepts de ces différentes doctrines,
que chacun a donc intérêt à utiliser pour le profit de sa
pensée.
Le gain à attendre de cette méthode n'est donc pas
d'abord de faire prévaloir telle doctrine sur telle autre,
mais de rendre claire la signification de ces doctrines et
de leur opposition éventuelle, bref, de déterminer avec
précision ce qu'on veut dire : « Tant de disputes en
philosophie roulent sur des mots et des idées mal définis -
chaque partie protestant que ce sont ses mots et ses
idées qui sont vrais - que toute méthode acceptée pour
rendre claire leur signification (meaningj doit être d'une
grande utilité. Nulle méthode ne peut être d'application
plus commode que notre règle pragmatique. »
En second lieu, cette méthode de clarification des con-
cepts et des doctrines où ils figurent s'exprime dans une
unique règle à suivre (la « maxime pragmatiste »), que
Peirce a formulée ainsi : « Considérer quels sont les ef-
fets pratiques que nous pensons pouvoir être produits
par l'objet de notre conception. La conception de tous
ces effets est la conception complète de l'objet. » Le
point crucial de cette règle de méthode est quelle repose
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sur une théorie de la signification. Cette maxime avance


en effet le choix d'un certain critère pour élucider fa-
cilement la signification des concepts abstraits, notam-
ment philosophiques : les « effets », les « conséquences
» ou les « résultats », qualifiés de « pratiques » ou de «
concrets ». Clarifier le sens d'un concept s'assimile
donc à une opération de traduction ou à une opération
de change, comme le dit James, de l'abstrait au concret.
Ainsi le mot «dur», tel qu'on le trouve dans l'énoncé «
ce diamant est dur », et qui renvoie au concept abstrait
de « dureté », signifie en réalité selon Peirce que le
diamant ne sera pas rayé par de nombreuses autres
substances. La signification du terme est bien ici déter-
minée par la possibilité d'effectuer certaines opérations
concrètes (prendre un instrument pour en frotter le
diamant) d'où découlent certains résultats pratiques ob-
servables (la présence ou l'absence de rayures sur le
diamant). De même, dans la quatrième leçon, James de-
mande ce que veut dire « un » dans l'affirmation des
philosophes monistes que « le monde est un ». Il signifie
selon lui que l'on peut passer d'une partie à l'autre du
monde selon une même relation sans être interrompu ;
par exemple, si le monde est un d'un point de vue spa-
tial, alors il est possible d'aller de n'importe quel
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endroit à n'importe quel autre sans sortir de l'espace ;


si le monde est un d'un point de vue électrique, alors il
est possible de passer de n'importe quel corps à
n'importe quel autre sans jamais rencontrer d'isolant ;
s'il est un d'un point de vue postal, alors je peux envoyer
de n'importe où et à n'importe qui une lettre qui ar-
rivera à destination sans être bloquée quelque part.
Dans chacun des points de vue ci-dessus, la significa-
tion du concept est traduite en une série d'opérations
concrètes et de résultats pratiques. Dans ce travail
d'élucidation, il ne s'agit pas encore de se demander si
l'affirmation où le concept apparaît est vraie ou fausse,
mais seulement de déterminer les conditions concrètes
permettant de savoir en quel cas elle serait vraie et en
quel cas fausse. Si le couteau en fer ne raie pas le
diamant lorsqu'on effectue réellement l'opération, alors,
effectivement, on pourra affirmer que le diamant est
dur; si la lettre envoyée au chef des Pygmées ne lui par-
vient pas, alors, effectivement, on ne pourra pas af-
firmer que le monde est totalement unifié d'un point de
vue postal. Pour savoir si ces affirmations sont vraies
ou fausses, la méthode exige qu'on sache d'abord quel
sens elles ont, si bien que même si une théorie de la
vérité est nécessairement requise pour compléter la
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théorie de la signification, le premier sens du pragmat-


isme est et doit rester celui de la méthode de
clarification.
Le choix de ce critère de signification a une portée
polémique : la signification n'est pas une propriété in-
terne des concepts, à laquelle on aurait accès par une
sorte d'intuition directe et immédiate — il s'ensuivra
naturellement chez James que la vérité non plus n'est
pas une propriété interne des idées, mais qu'elle dépend
de certaines opérations aboutissant à certains résultats
pratiques (la vérification). Peirce a très nettement in-
scrit son pragmatisme dans une lutte contre la concep-
tion cartésienne de la clarté, dont sont tributaires les
fameuses règles cartésiennes de la méthode. Aucune
idée n'est claire en elle-même et par elle-même, mais
elle devient claire si on la développe dans l'idée de ses
effets pratiques. Dans un texte ultérieur au Pragmat-
isme, James déclare dans le même sens que c'est la
fonction et non le contenu d'un concept qui est la partie
la plus importante pour sa signification, exprimant par
là qu'il faut sortir du concept pour l'élucider.
En troisième lieu, la maxime pragmatiste entraîne cer-
tains corollaires que Peirce et James s'attachent à
expliciter.
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La maxime affirme que la conception complète des ef-


fets pratiques fournit la signification intégrale du
concept étudié. Certes, il est difficile d'imaginer arriver
à la conception complète des effets pratiques d'un
concept, puisqu'on peut toujours les concevoir sous la
forme d'une série infinie d'opérations et de résultats (on
peut ainsi faire varier indéfiniment le matériau de
l'instrument utilisé pour rayer le diamant), mais cette
clause a surtout une valeur négative comme le marque
bien Peirce : « Si on peut définir avec précision tous les
phénomènes expérimentaux concevables que
l'affirmation ou la négation d'un concept pourraient im-
pliquer, on y trouvera une définition complète du
concept, et il n'y a absolument rien de plus dans ce
dernier. » Cette garantie de complétude est bien le co-
rollaire de la théorie extrinsèque de la signification,
puisqu'elle signifie que les conséquences épuisent la
signification du concept et qu'il n'y a pas de reste : tout
ce qui peut clairement être dit d'un concept est énonç-
able en termes de conséquences pratiques, et il ne faut
pas imaginer qu'il y ait plus dans le concept. La signi-
fication n'est pas une propriété interne du concept, dont
les conséquences pratiques découleraient : un concept
n'aurait pas telle ou telle conséquence pratique parce
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qu'il aurait tel sens, mais son sens s'identifie à


l'ensemble de ces conséquences pratiques. On trouvera
fréquemment dans les analyses de concepts données par
James des formules telles que « for so much », « for just
so much, but no more », « just so far as », « in so far
forth », qui expriment cette garantie d'absence de signi-
fication interne résiduelle, additionnelle ou antérieure,
à laquelle on aurait accès par une sorte d'intuition in-
tellectuelle. Telle ou telle idée aura tel sens « dans la
seule mesure » des conséquences pratiques qu'on peut
en tracer. James aura ultérieurement le même raison-
nement à propos de la vérité des idées : elle consiste,
sans reste, dans leur vérification, et ce n'est pas parce
qu'une idée est vraie de manière intrinsèque qu'elle peut
se vérifier, mais c'est parce qu'elle est vérifiable qu'elle
est vraie, une idée vraie n'étant rien de plus et rien
d'autre qu'une idée vérifiée.
La détermination de la signification des concepts par la
maxime fournit par là même un critère de synonymie et
d'homonymie entre les concepts, permettant d'écarter
deux dangers symétriques : établir une distinction ima-
ginaire entre des concepts ou croyances qui ne diffèrent
en réalité qu'accidentellement, par la manière dont ils
sont exprimés ; inversement, tenir pour identiques des
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concepts ou croyances sous prétexte qu'ils sont


exprimés dans les mêmes termes. Le critère des con-
séquences pratiques permet de voir les différences et les
identités réelles de signification, au-delà des distinc-
tions ou similitudes accidentelles. Comme l'écrit Peirce
: « Nous atteignons ainsi le tangible et le pratique
comme racine de toute distinction réelle de pensée, si
subtile qu'elle puisse être. Il n'y a pas de distinction de
signification assez fine pour ne pouvoir produire une
différence dans la pratique. » James résumera cet as-
pect de la maxime d'une formule qui est restée célèbre
dans l'empirisme logique : «Il ne saurait y avoir de
différence qui ne fasse de différence », puisque « toute
différence théorique débouche quelque part sur une
différence pratique». James distingue deux cas
d'analyse. Dans le premier, la méthode s'applique à un
seul concept, et il s'agit alors de vérifier si la différence
théorique qu'il soit vrai ou qu'il soit faux fait une
différence réelle dans la pratique : «si, en demandant si
un certain concept est vrai ou faux, vous ne pouvez
penser à absolument rien qui différerait pratiquement
dans les deux cas, vous pouvez supposer que
l'alternative est dépourvue de sens (meaninglessj et que
votre concept n'est pas une idée distincte ». Il en va
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ainsi des concepts de matière et d'âme que James prend


en exemple dans la troisième leçon. Dans le second cas,
la méthode s'applique à deux conceptions opposées,
comme dans les dilemmes de la métaphysique. En re-
traçant les conséquences pratiques des deux concep-
tions opposées, la méthode permet alors soit de clarifier
l'opposition théorique en dégageant la différence de ces
conséquences pratiques respectives, soit de montrer
que, ces conséquences s'avérant être les mêmes, le di-
lemme est apparent et non réel. On en trouvera un ex-
emple dans le dilemme entre théisme et matérialisme
que James analyse également dans la troisième leçon, et
qui ne fait pas de différence pratique quand on con-
sidère l'histoire passée du monde.
Le dernier corollaire de la maxime s'ensuit naturelle-
ment : un concept dont on ne peut tirer aucune con-
séquence pratique est, non pas même faux, mais dénué
de sens, si bien que nous sommes en présence d'un faux
concept (d'un «pseudo-concept»); pareillement, une op-
position entre concepts ou conceptions qui ne fasse
aucune différence du point de vue de leurs con-
séquences pratiques respectives est tout entière dénuée
de signification, si bien que nous sommes en présence
d'un faux problème (d'un « pseudo-dilemme »). En
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traçant une ligne de démarcation entre les concepts


doués de sens et ceux qui en sont dépourvus, la maxime
permet donc, non pas seulement de clarifier les con-
cepts et problèmes existants, mais d'éliminer des débats
ceux qui ne peuvent pas être clairs, et qui par con-
séquent sont source de confusions et de disputes inter-
minables. Ce dernier aspect de la maxime amène le
quatrième point d'accord entre Peirce et James : le
pragmatisme comme théorie de la signification permet
une critique de la métaphysique et de la théologie.
En dernier lieu donc, le pragmatisme permet une cri-
tique systématique de la métaphysique : il ne s'agit pas
simplement de critiquer telle ou telle notion
métaphysique, mais de critiquer la métaphysique elle-
même comme discours dénué de signification. Le but de
la maxime, écrit Peirce, est de montrer que « presque
toutes les propositions de la métaphysique ontologique
sont soit du charabia sans signification - un mot étant
défini par d'autres mots et ceux-ci par d'autres encore,
sans qu'une conception réelle soit jamais atteinte -, soit
foncièrement absurdes ». En effet, que les concepts de
la métaphysique soient vrais ou faux ne change rien
dans la pratique - ils sont soustraits à tout test qui pour-
rait les traduire en opérations concrètes et résultats
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pratiques dans l'expérience. C'est la raison pour


laquelle les débats métaphysiques sont stériles, et que
les adversaires n'arrivent jamais à parvenir à un ac-
cord, donc à « fixer une croyance » comme dirait
Peirce. Le pragmatisme se situe ainsi dans la lignée de
cette pensée critique qui oppose aux disputes intermin-
ables de la métaphysique le succès des sciences, pré-
cisément parce que les sciences ont su se doter d'une
méthode permettant de traduire une question théorique
donnée en un protocole expérimental donnant la ré-
ponse sous forme de résultats observables dans
l'expérience. La méthode pragmatiste se veut donc
l'équivalent, pour la philosophie, de ce qu'est la
méthode expérimentale pour les scientifiques : le prag-
matisme est imprégné de l'esprit du laboratoire, et les
pragmatistes se veulent des expérimentalistes en philo-
sophie. Tant que l'on parle de la Réalité, de la Liberté,
de l'Esprit ou de Dieu, sans indiquer un moyen de
mettre ces concepts à l'épreuve de l'expérience, on parle
pour ne rien dire.
De ce point de vue, James, comme Peirce, rappelle que
le pragmatisme s'accorde avec le positivisme de Comte
« dans le mépris des solutions purement verbales, des
fausses questions et des abstractions métaphysiques ».
25/381

On comprend que le positivisme logique se soit égale-


ment réclamé du pragmatisme dans son entreprise
d'élimination de la métaphysique, fondée sur un « prin-
cipe de vérification » qui semble directement inspiré de
la maxime pragmatiste. Il paraît tout aussi logique de
rapprocher le pragmatisme de l'empirisme, mais c'est
sur ce point que se manifeste la différence majeure
entre James et Peirce dans leur conception du
pragmatisme.
Empirisme anglais et pragmatisme américain
Nous avons insisté à dessein sur les accords entre
James et Peirce, pour redresser l'image erronée d'une
mécompréhension flagrante du pragmatisme de Peirce
par James. Il n'en reste pas moins que Peirce a cherché
à se dissocier de l'interprétation globale que James en a
faite, et notamment des implications ontologiques,
même si, du point de vue de l'utilisation pratique de la
maxime sur tel ou tel concept, Peirce accordait lui-
même que cette différence tendait à s'évanouir (comme
si la différence théorique entre Peirce et James ne
faisait en réalité guère de différence pratique). Pour
James en effet, le pragmatisme est une réactualisation
de l'empirisme anglais, comme le montrent le sous-titre
donné à son livre - « Un nouveau nom pour d'anciennes
26/381

manières de penser » —, la dédicace de l'ouvrage à J. S.


Mill et le rappel en ouverture de la troisième leçon des
analyses de Locke, Berkeley et Hume qualifiées de «
tout à fiait pragmatiques ». Dans sa conférence de
1898, James écrivait déjà : « Je suis heureux de dire
que ce sont les philosophes de langue anglaise qui ont
les premiers introduit cette habitude d'interpréter la sig-
nification des conceptions en demandant quelle
différence elles font pour la vie. M. Peirce n'a fait
qu'exprimer sous la forme d'une maxime explicite ce
que leur sens de la réalité les avait amenés à faire de
manière entièrement instinctive. » James relativise de
façon étonnante l'importance de Peirce : il n'aurait fi-
nalement fait que donner un nouveau nom et dégager
explicitement, en la formulant dans une maxime, la
manière de penser de Locke, Berkeley ou Hume. Le
pragmatisme américain n'est aux yeux de James que
l'empirisme anglais rendu conscient de ses principes et
de sa mission critique. Pour conforter cette interpréta-
tion, James pouvait d'ailleurs dans une certaine mesure
s'autoriser de Peirce. Ce dernier ne lui avait-il pas écrit
que Berkeley pouvait être considéré comme
l'introducteur du pragmatisme en philosophie ? En
outre, les clarifications de concepts proposées dans
27/381

l'article « Comment rendre nos idées claires » semblent


à première vue tout à fait dans la lignée des analyses
empiristes classiques; n'écrit-il pas par exemple que
l'idée de force en soi, séparée ou distincte de ses mani-
festations sensibles dans l'expérience, est incom-
préhensible, et que « ce que nous entendons par cette
force elle-même consiste entièrement dans la somme de
ses effets » (dire qu'un corps est pesant signifie que si
on le lâche, il tombera, et rien de plus : la gravité n'est
pas une entité mystérieuse qu'il faudrait invoquer pour
expliquer la chute) ? Comment ne pas rapprocher cette
critique de la notion métaphysique de force et sa réduc-
tion en termes pragmatistes des analyses de la sub-
stance chez Locke, de la matière chez Berkeley ou de la
cause chez Hume, que rappelle James ?
Mais l'empirisme, y compris celui de Berkeley et jusqu'à
celui de J. S. Mill, est une forme de ce que Peirce ap-
pelle le « nominalisme », auquel il oppose son réalisme.
L'originalité de Peirce est en effet de faire du réalisme
le postulat ontologique nécessaire au pragmatisme
comme méthode. Il s'agit d'un réalisme original, qui se
définit par la reconnaissance de l'existence réelle
d'objets généraux. Reprenons l'exemple « le diamant est
dur » : certes, le sens de « dur » réside dans les effets
28/381

observables dans l'expérience (pas de rayures) résultant


de certaines opérations pratiques (frotter le diamant
avec une autre pierre) ; mais, écrit Peirce, « il n'en
reste pas moins que nous ne concevons pas qu'il ait
commencé à être dur quand on a frotté contre lui l'autre
pierre ; au contraire, nous disons qu'il est réellement
dur tout le temps, et Ta été dès qu'il a commencé à être
un diamant». Autrement dit, la «dureté» du diamant est
une propriété générale qui ne dépend pas pour exister
du test individuel ou même de la série des tests indi-
viduels qu'on peut mettre en œuvre pour l'éprouver : le
diamant continue d'être dur entre les tests et même si
aucun test, jamais, par personne, n'avait été effectué.
Par conséquent, on ne peut, selon Peirce, réduire la sig-
nification d'un concept à une expérience individuelle ou
même à une série ou collection d'expériences individu-
elles, puisqu'on manque alors l'existence réelle du
général — ce qui est le propre du « nominalisme ».
Cette thèse sur l'existence d'objets généraux dépend
chez Peirce d'une thèse plus vaste sur la réalité : il la
caractérise non pas tant par l'extériorité vis-à-vis de la
pensée que par l'indépendance vis-à-vis des opinions in-
dividuelles. Elle est ce qui est fixe et permanent. Par
conséquent, et pourvu que les individus suivent une
29/381

bonne méthode (qui est la méthode pragmatique ou sci-


entifique), ils parviendront tous à la même conclusion
finale à propos du même objet de recherche, à l'image
de la communauté des savants : leurs croyances seront
« fixées », et de ces croyances fixées découleront des
comportements tout aussi stabilisés (des «habitudes
d'action ») vis-à-vis de l'objet en question. Réalité in-
dépendante, croyance fixée, habitude d'action, commun-
auté de chercheurs : toutes ces expressions indiquent
l'importance du général et son irréductibilité à une col-
lection d'événements individuels dans la pensée de
Peirce.
C'est donc au nom de ce réalisme du général que Peirce
a marqué sa différence vis-à-vis de l'interprétation inté-
gralement empiriste de la maxime pragmatiste qu'on
trouve chez James et qu'il juge « nominaliste ». C'est
pour cette raison qu'il a rebaptisé sa méthode du nom
de «pragmaticisme ». Dans une lettre, il écrit ainsi que
James « dont la tournure naturelle d'esprit est éloignée
des universaux /générais/, et qui est en outre plongé
comme la plupart des psychologues modernes dans une
psychologie ultrasensationnaliste de telle sorte qu'il a
presque perdu la capacité de considérer les choses du
point de vue logique, parle, en définissant le
30/381

pragmatisme, comme rapportant les idées aux expéri-


ences, en entendant évidemment par là le côté sensoriel
de l'expérience, alors que je considère les concepts
comme affaires d'habitude ou de disposition, et que je
les rapporte à la manière dont nous devrions réagir ».
L'interprétation des « effets pratiques » en termes non
pas d'habitudes d'action comme chez Peirce mais
d'expériences particulières indique bien que James con-
çoit la maxime pragmatiste comme le principe explicite
de l'empirisme.
Deux grandes conséquences peuvent être tirées de cette
interprétation de James. La première concerne
l'ensemble de sa pensée : James est d'abord et avant
tout un philosophe empiriste. La méthode pragmatique
représente l'aspect négatif ou critique de l'empirisme,
dont l'aspect positif ou constructif est représenté chez
lui par l'empirisme radical. Ce dernier consiste en
l'analyse de toutes les formes de connaissance en termes
tirés exclusivement de l'expérience. Le pragmatisme
comme méthode permet d'éliminer toute théorie qui
ferait appel à des concepts métaphysiques pour rendre
compte de ces formes de connaissance (mais également
pour fonder la morale ou la religion). Preuve encore
que James est pragmatiste par empirisme, il qualifie
31/381

tout au long du livre ces théories adverses, que ce soient


celles de Thomas Hill Green, de Francis Herbert Brad-
ley ou de Josiah Royce, de « rationalistes ». Elles
procèdent toutes d'une certaine attitude, l'attitude « in-
tellectualiste », qui consiste à poser l'abstrait en prin-
cipe du concret. Le sophisme intellectualiste est le
suivant selon James : le rationaliste part comme tout un
chacun des expériences concrètes, mais il en abstrait un
concept qu'il utilise ensuite pour l'opposer aux expéri-
ences concrètes dont il a été pourtant tiré, en le posant
comme principe supérieur d'où procéderaient ces
expériences elles-mêmes. Nous commettons couram-
ment un tel sophisme lorsque nous disons que tel
homme a de l'argent parce qu'il est riche ou qu'il fait
froid parce que c'est l'hiver, comme si la richesse ou
l'hiver était de véritables principes à l'origine des
phénomènes empiriques correspondants et non de
simples noms signifiant l'ensemble de ces phénomènes.
Les métaphysiciens érigent ce raisonnement sophistique
en principe même de leur construction, en posant une
Substance, un Dieu, un Absolu, un Esprit ou bien encore
un Sujet transcendantal comme des réalités supérieures
aux expériences alors réduites à n'être que des appar-
ences. C'est pourquoi la méthode pragmatique permet
32/381

de déterminer la véritable signification de ces concepts


en les ramenant aux expériences dont ils ont en réalité
été tirés.
La seconde conséquence de l'interprétation empiriste de
James concerne une certaine lecture de l'histoire de la
philosophie. Faire du pragmatisme la méthode empir-
iste enfin rendue consciente d'elle-même, c'est unifier
l'ensemble de la pensée anglo-saxonne autour de la
manière empiriste de penser. La maxime pragmatiste est
le fil conducteur qui unit Locke, Berkeley et Hume, mais
également, ajoute James, Dugald Stewart, Thomas
Brown, James Mill, John Stuart Mill et Shadworth
Hodgson, et enfin, ajouterions-nous, par-delà les prag-
matistes, les empiristes logiques comme Rudolf Carnap
ou Alfred J. Ayer. Le principe de dérivation, la maxime
de clarification ou le principe de vérification sont les di-
verses formulations d'une même critique d'inspiration
empiriste contre la métaphysique. D'un point de vue his-
torique, cette lecture entend donc montrer que ce n'est
pas Kant qui a inventé la méthode critique en philo-
sophie, mais les empiristes classiques ; si bien qu'on
peut tenter une lecture rétrospective de ces penseurs en
montrant en quoi ils faisaient déjà reposer leur critique
de la métaphysique sur une théorie de la signification.
33/381

De fait, l'objection sans cesse répétée de ces auteurs


contre les concepts métaphysiques est qu'ils sont non
pas tant faux que « meaningless », comme le montre
l'analyse paradigmatique du concept de matière par
Berkeley. James a donc tout à fait conscience de sa
place dans l'histoire de la philosophie, et sa mécom-
préhension du pragmatisme de Peirce est une profonde
compréhension de l'empirisme, dont il a cherché à être
le champion face aux nouvelles métaphysiques
postkantiennes et hégéliennes qui déferlent alors dans
les pays anglo-saxons : « la véritable ligne du progrès
philosophique, me semble-t-il, ne passe pas tant par
Kant qu'autour de lui jusqu'au point où nous nous ten-
ons aujourd'hui. La philosophie peut parfaitement bien
le contourner, et s'élaborer de manière tout à fait com-
plète en prolongeant plus directement les vieilles lignes
anglaises ». Le Pragmatisme fut ainsi l'effort le plus
abouti de James pour prolonger ces vieilles lignes
anglaises.
Qu'y a-t-il pourtant de nouveau dans le pragmatisme
américain par rapport à l'empirisme anglais ? Le prin-
cipe de dérivation de Locke et de Hume, qui leur servait
à éliminer comme dénués de signification les concepts
de la métaphysique et de la théologie, faisait résider la
34/381

signification des idées dans leur origine sensible : une


idée complexe n'a pas de sens si l'on ne peut la dériver
d'une expérience sensible simple (impression ou idée
simple de sensation ou de réflexion), moyennant cer-
taines opérations de l'esprit. James a été conscient très
tôt de la nouveauté du critère pragmatiste de significa-
tion par rapport à l'ancien critère empiriste ; il écrit en
effet dans une note que Perry date de 1875 : « la vérité
d'une idée est sa signification, ou sa destinée, ce qui en
sort. Cela serait une doctrine renversant l'opinion des
empiristes selon laquelle la signification d'une idée est
ce dont elle dérive ». Le déplacement, par rapport aux
empiristes classiques, se fait du passé au futur, comme
Dewey l'avait bien remarqué : « Le pragmatisme se
présente ainsi comme une extension de l'empirisme his-
torique, avec cette différence fondamentale qu'on
n'insiste plus ici sur les phénomènes antécédents, mais
sur les phénomènes conséquents, non sur les
précédents, mais sur les possibilités d'action, et ce
changement de point de vue est, dans ses conséquences,
presque révolutionnaire. » La raison de ce déplacement
est à chercher dans la psychologie de James, qui est à
l'origine de la théorie instrumentale de la connaissance.
LE PRAGMATISME COMME THÉORIE DE LA VÉRITÉ
35/381

La théorie pragmatiste de la connaissance et de la


vérité, dont l'exposition occupe les leçons V à VII, obéit
au même mouvement que nous avons repéré à propos de
la méthode pragmatique. James reprend à son compte
des conceptions émises par d'autres penseurs proches
de lui, mais en les reformulant, il cherche à leur donner
leur véritable sens, qui est, à ses yeux, empiriste. Cela
nous permet de lever un second contresens concernant
la pensée de James : de même qu'en son premier sens,
son pragmatisme n'est pas une théorie de la vérité mais
d'abord une méthode de clarification de la signification
des termes, de même, en son second sens, il n'est pas
d'abord une théorie (bassement) utilitariste, mais une
théorie empiriste de la vérité. C'est pourquoi nous
pouvons repérer dans ses textes une oscillation entre
deux concepts de connaissance ou deux concepts de
vérité, selon que James parle en reprenant les formula-
tions des autres ou qu'il parle en son nom propre. Cette
oscillation avait déjà été bien notée par E. Leroux dans
son commentaire d'ensemble du pragmatisme : «En
1904 [dans "Humanisme et vérité"], James a exprimé
côte à côte une définition de la vérité en termes de satis-
faction et une définition de la connaissance
36/381

représentative en termes de transition vers une expéri-


ence immédiate. Or, ces deux conceptions ne pouvaient
rester longtemps isolées L'une de l'autre, d'autant que,
sous le nom de "connaissance", James décrit exclusive-
ment une connaissance vraie, et même vérifiée. » James
était tout à fait conscient de ces deux aspects de sa con-
ception de la vérité, puisqu il les a lui-même distingués :
« Les pragmatistes sont incapables de voir ce que vous
pouvez bien vouloir dire en qualifiant une idée de
"vraie", à moins que vous ne vouliez dire par là qu'entre
l'idée comme terminus a quo dans l'esprit de quelqu'un
et une certaine réalité particulière comme terminus ad
quem, de tels mécanismes fworkingsj concrets intervi-
ennent ou peuvent intervenir. Leur direction constitue la
référence de l'idée à la réalité, leur caractère satisfais-
ant constitue son adaptation à cette réalité, et les deux
choses ensemble constituent la "vérité" de l'idée pour
son possesseur. » Nous avons donc deux concepts de
vérité chez James : le concept de vérité-satisfaction, qui
est lié à une bonne adaptation de la pensée à la réalité ;
et le concept de vérité-vérification, qui est lié à la
référence cognitive d'une idée à un objet déterminé. Le
37/381

premier concept trouve son origine circonstancielle


chez Schiller et Dewey, mais s'enracine par-delà dans
la psychologie téléologique de James. Le second con-
stitue un développement de l'empirisme radical de
James, où il cherche à analyser de manière empiriste la
connaissance de type conceptuelle ou représentative.
James a cherché à fusionner ces deux concepts dans le
concept synthétique de « workability » ou de « work-
ings », qui renvoie à la fois à la réussite que peut con-
naître une idée ou une hypothèse (elle marche, elle
fonctionne) et à la fonction qu'accomplissent toutes les
idées dans un monde d'expérience pure (mener, guider,
conduire (leading) à un terminus ad quemj. Une idée
est vraie si elle fonctionne bien, et elle fonctionne bien
si elle remplit bien ou si elle peut bien remplir sa fonc-
tion de nous mener à l'expérience de son objet ou à son
voisinage. Si la théorie possède bien ces deux aspects,
nous verrons que James a accentué de plus en plus
l'aspect empiriste. Nous pouvons en déduire que c'était
cela qui importait dès le début aux yeux de James,
comme le montre la leçon VL.
Humanisme et vérité
38/381

Le pragmatisme comme méthode pour déterminer la


signification des concepts se prolonge naturellement
dans le pragmatisme comme théorie de la vérité. Une
fois écartés les concepts dénués de sens, l'enquête peut
se poursuivre pour savoir si ceux qui ont passé le
premier test sont vrais ou faux. On passe donc du
premier au second sens du pragmatisme comme on
passe d'une simple méthode d'interprétation des idées
portant sur leur signification à une méthode
d'évaluation portant sur leur vérité. Du point de vue des
critères en jeu, le passage de la première étape à la
seconde est le suivant : un concept possède une signific-
ation s'il a des conséquences pratiques ; ce concept est
vrai si ses conséquences pratiques sont bonnes. D'où la
formule de James : « la vérité est une espèce du bien et
non, comme on le pense communément, une catégorie
distincte du bien et de même importance. Le vrai, c'est
tout ce qui se révèle bon dans le domaine de la croy-
ance ». Il ne s'agit plus seulement de voir si une
différence théorique fait une différence pratique, mais
de comparer les différentes conséquences pratiques
pour voir si certaines sont meilleures que d'autres, ce
qui fournit un critère d'évaluation des concepts corres-
pondants. La vérité d'un concept est ainsi dans la valeur
39/381

de ses conséquences pratiques. La théorie de la vérité


de James a donc pour projet de déterminer ce que veut
dire une « bonne » conséquence pratique.
James répond à cette question en la recadrant dans une
conception plus large des rapports de la pensée et de la
réalité, qu'il retrouve aussi bien dans l'humanisme de
Schiller, l'instrumentalisme de Dewey ou le convention-
nalisme de certains épistémologues, mais dont l'origine
se trouve en réalité dans ses propres Principes de psy-
chologie (1890). Intégrer la psychologie parmi les sci-
ences naturelles, comme c'est le projet de James dans
cet ouvrage, signifie que les fonctions de l'esprit sont
expliquées par l'avantage qu'elles procurent à l'homme
dans ses rapports à l'environnement. « Connaître » est
une fonction qui est apparue et s'est développée au
cours de l'évolution de l'homme, sélectionnée en raison
de l'avantage adaptatif qu'elle lui procurait. Cette ap-
proche naturaliste et plus précisément darwinienne de
la connaissance s'appuie sur un principe de continuité :
Le cerveau n'est qu'un développement de la moelle épin-
ière, si bien que sa fonction est la même, même s'il
l'accomplit de manière plus complexe -déterminer
quelle réaction déclencher en réponse à une excitation
sensorielle donnée. Toutes nos actions, y compris les
40/381

plus délibérées et les plus volontaires, suivent donc le


modèle de l'action réflexe élaborée au niveau mé-
dullaire. D'une part, elles sont formées de trois phases,
la phase réceptrice, la phase centrale de réorientation
du courant nerveux, la phase finale de réaction, même
si la phase centrale peut être plus ou moins compliquée
et dilatée. D'autre part, toutes les actions sont final-
isées, car la première et la deuxième phase n'existent
qu'en vue de la dernière, si bien que « l'étape médiane
de la considération, contemplation ou pensée, n'est
qu'une place de transit, le fond d'une boucle dont les
deux bouts ont leur point d'application dans le monde
extérieur. [...] Le courant de vie qui entre dans nos yeux
ou nos oreilles est destiné à ressortir par nos mains, nos
pieds ou nos lèvres. La seule utilité des pensées qu'il
peut occasionner quand il est dedans est de déterminer
sa direction vers ceux des organes qui, compte tenu des
circonstances actuellement présentes, agiront dans la
voie la plus propice à notre bien-être ».
James tire de ces découvertes anatomiques et physiolo-
giques sur le système nerveux central les conclusions
qui s'imposent en psychologie concernant les fonctions
cognitives (perception, mémoire, association, concep-
tion, raisonnement, etc.) associées au cerveau selon la
41/381

loi de corrélation psychophysiologique. Ces fonctions


occupent une place intermédiaire et médiatrice entre les
fonctions sensorielles qui informent l'individu de
l'action de l'environnement sur lui et les fonctions volit-
ives qui déclenchent la réaction en retour de l'individu
sur cet environnement. Et si elles sont ce qu'elles sont
devenues, c'est en raison de leur utilité dans La forma-
tion de ces réactions. Autrement dit, ces fonctions n'ont
pas leur fin en elles-mêmes : on ne se souvient pas pour
le plaisir d'avoir des souvenirs, on ne forme pas de con-
cepts pour le plaisir de se mouvoir mentalement dans
des systèmes abstraits, etc. L'ensemble de nos « con-
naissances » a pour fin l'action, et d'abord l'action qui
sert les intérêts de conservation de l'individu. Les
souvenirs, les concepts, les raisonnements sont ainsi des
instruments téléologiques permettant d'augmenter les
chances de survie de l'individu en augmentant la com-
préhension et donc le contrôle qu'il a de son environ-
nement. La fonction fondamentale de la pensée
théorique est d'analyser, de définir, de nommer, de
classer les impressions sensorielles reçues et de raison-
ner sur elles afin de préparer les réactions pratiques les
plus utiles pour la vie de l'individu.
42/381

Cette conception instrumentale et téléologique de


l'esprit fournit ainsi à James le cadre psychologique
général justifiant la maxime pragmatique. Un concept
théorique étant le produit d'une de ces fonctions cognit-
ives, et par conséquent un instrument à utiliser et non
un objet de contemplation, trouve son sens et sa valeur
non pas en lui-même mais dans les conséquences
pratiques auxquelles il conduit. Cette finalisation de
l'activité intellectuelle et plus précisément conceptuelle
est bien ce qui distingue le pragmatisme du rationalisme
(qui pense que la seconde phase, celle des abstractions,
trouve en elle-même son sens et sa valeur) comme de
l'empirisme classique (qui cherche dans la première
phase, celle des sensations passivement reçues, le sens
et la valeur de la seconde). Les concepts réalisent à leur
manière les deux grands avantages vitaux procurés par
toute fonction cognitive : d'une part, résumer et simpli-
fier l'expérience passée, d'autre part, anticiper le cours
de l'expérience future (la simplification étant en réalité
pour l'anticipation). Non seulement un concept substitue
à la multitude infiniment variée de nos données sens-
ibles un terme fixe et abstrait, mais en permettant de
traiter tout nouvel individu rencontré dans l'expérience
comme un spécimen d'une classe générale partageant
43/381

les mêmes propriétés, il facilite en outre la récognition


perceptive et favorise une réaction rapide. Nos systèmes
conceptuels sont comme des cartes, dit James, instru-
ments qui servent à la fois à simplifier et à nous guider
dans le paysage correspondant, à simplifier pour nous
guider. Cette analyse vaut pour les concepts particuliers
ordinaires, mais également pour les catégories les plus
générales ancrées depuis longtemps dans la pensée
commune, comme celles de « chose », de « sujet et at-
tribut », d'un « Temps » et d'un « Espace » uniques, etc.
(cf. leçon V). Elle vaut encore pour les théories scienti-
fiques, et James rejoint également le courant épistémo-
logique illustré par Mach ou Pearson, qui considère
qu'une loi scientifique est à la fois un résumé
économique, sous un unique symbole, d'un nombre im-
mense de faits empiriques, mais également une méthode
de reconstruction faite à notre usage en vue de la pré-
diction d'expériences futures.
C'est une nouvelle conception de la pensée qui émerge
avec le pragmatisme : connaître ne consiste pas à copi-
er et à reproduire fidèlement et passivement une réalité
toute faite et préexistante — que ce soit la réalité intelli-
gible comme chez les rationalistes ou les données de
l'expérience sensible comme chez les empiristes
44/381

classiques —, ce qui est inutile. Les idées n'étant pas


des images ou des copies, mais des instruments voire
des armes, la connaissance a pour but de mettre en or-
dre l'expérience pour mieux la maîtriser, de lui donner
une forme qui réponde mieux à nos besoins, si bien que,
loin de reproduire passivement une réalité déjà com-
plète en elle-même, la pensée est active et ajoute à
l'expérience sensible ses productions conceptuelles,
voire indique comment transformer pratiquement la
réalité, afin de la rendre plus vivable.
La conception pragmatiste de la vérité découle de cette
conception instrumentale et téléologique de la pensée :
si la carte ne nous permet pas de nous orienter avec
succès dans le paysage, si elle ne nous mène pas là où
nous voulions aller, si elle nous perd, alors elle sera
dite fausse ; et vraie dans le cas contraire. La valeur de
chaque concept particulier sera ainsi à la mesure du
succès rencontré dans cette double fonction de simpli-
fication et d'anticipation de l'expérience. La vérité est la
propriété qu'on attribue aux idées lorsque ces instru-
ments remplissent bien leur fonction. La seule fonction
d'un concept est de mener à certaines conséquences
pratiques dans l'expérience ; si le concept remplit cette
fonction de manière satisfaisante, en amenant celui qui
45/381

l'utilise à faire l'expérience des conséquences pratiques


prévues, c'est-à-dire s'il réussit, alors il sera dit, rétro-
spectivement, vrai.
La première caractéristique majeure de cette théorie de
la vérité est bien exprimée par le terme de Schiller : «
humanisme ». Une idée vraie est une idée qui est bonne
pour l'homme qui la possède et s'en sert, et qui lui
donne un avantage sur celui qui ne la possède pas dans
le contrôle de l'expérience. On ne peut donc expliquer
ni la recherche ni la nature des vérités objectives sans
invoquer des facteurs subjectifs. James en souligne par-
ticulièrement deux : « Des motifs humains donnent de
l'acuité à toutes nos questions, des satisfactions pour
l'homme sont tapies dans chacune de nos réponses. »
Les idées ne sont pas formées « pour rien, pour le
plaisir », mais parce qu'elles répondent à une certaine
demande, à une certaine fin, à un certain intérêt, selon
la conception téléologique de la psychologie. Et elles
sont vraies si elles satisfont cette demande. Du point de
vue du fonctionnement de l'idée, le vrai et le faux sont
réductibles à la réussite et à l'échec, et, du point de vue
de l'état d'esprit de l'individu, à la satisfaction et à la
déception. La seconde caractéristique est l'anti-essen-
tialisme de cette théorie : de même qu'il n'y a pas de
46/381

Bien en soi, mais seulement des choses bonnes parce


qu'elles répondent à certains désirs, de même il n'y a
pas de Vrai en soi, mais seulement des idées vraies,
parce qu'elles satisfont vraiment ftrulyj certaines fins
humaines et remplissent avec succès certaines attentes.
Les idées ou les théories ne sont pas vraies parce
qu'elles seraient les transcriptions fidèles d'une réalité
elle-même plus « vraie » que l'expérience, sous prétexte
qu'elle serait invariable et absolue. Cette conception
idéaliste (au sens platonicien) de la vérité-copie est sol-
idaire de la conception intellectualiste, considérant que
la connaissance a sa fin en elle-même et que le seul but
de la pensée est d'atteindre cette réalité purement intel-
ligible en sortant de l'expérience sensible.
Une philosophie pour businessmen ?
Deux grandes critiques ont été adressées à l'époque à
cette théorie pragmatiste de la vérité. Pour certains,
cette théorie serait subjectiviste et relativiste. James
nous dirait que toute croyance qui plaît, qui fait du bien,
qui procure un certain avantage à celui qui y croit
serait vraie, aussi fantaisiste soit-elle. Le critère de la
vérité consisterait ainsi en un pur état d'esprit subjectif,
que la croyance tenue corresponde ou non à l'état ob-
jectif des choses. Par suite, chacun trouvant son plaisir
47/381

où il lui plaît, il y aurait autant de vérités que


d'individus. Le pragmatiste oublierait ce simple fait
qu'il y a des erreurs satisfaisantes et des illusions
bénéfiques. Pour d'autres, la conception de la pensée
que cette théorie de la vérité implique serait misolo-
gique et bassement matérialiste. James tenterait de ruin-
er la catégorie même de vérité en la dissolvant dans
quelque chose de plus intéressant qui serait la vie
pratique et l'action. Sa négation d'une vérité purement
objective et désintéressée serait par là une condamna-
tion de toute pensée théorique et l'apologie d'une vie
purement utilitaire — il proposerait une philosophie,
selon un critique français « qui se passe de mots, une
philosophie tout en gestes et en actes », c'est-à-dire le
contraire de toute philosophie, le pragmatisme se niant
ainsi lui-même. Le pas est alors vite franchi pour faire
du pragmatisme l'expression idéologique du capitalisme
américain, philosophie pour hommes d'affaires qui n'ont
pas le temps de faire de la philosophie et qui ne re-
gardent qu'à ce qui est payant.
La réponse de James est que le caractère de ce qui est
satisfaisant doit être mesuré à plusieurs aunes, car il y a
plusieurs types d'intérêt, si bien qu'il n'y a guère de jeu
pour la fantaisie en matière de croyance, famés
48/381

reconnaît pleinement l'existence d'intérêts théoriques,


qui se manifeste notamment par l'exigence de cohérence
: aucune nouvelle idée ne saurait être tenue pour vraie
si elle contredit d'autres vérités déjà acceptées. La re-
connaissance d'une telle contradiction objective parmi
ses idées est marquée subjectivement par un trouble in-
térieur (état de doute, de perplexité, de tension). C'est la
volonté de sortir de ce trouble qui justifie la recherche
de la cohérence théorique. La satisfaction correspond-
ante, liée à la résolution du problème et l'obtention d'un
nouvel état d'équilibre, est bien d'ordre d'intellectuel.
Mais cette exigence de cohérence, qui permet à James
de répondre à la seconde critique que nous avons
relevée, est subordonnée à l'exigence plus importante de
correspondance avec les faits, qui lui permet de répon-
dre à la première. James a toujours été étonné du re-
proche de subjectivisme, dont il se croyait parfaitement
exempt et il a, par la suite, multiplié les démentis à ce
sujet : « si la réalité supposée était annulée de l'univers
de discours du pragmatiste, il donnerait aussitôt le nom
de "fausseté" aux croyances qui demeureraient, quel
que soit leur caractère satisfaisant. Pour lui, comme
pour ses critiques, il ne peut pas y avoir de vérité s'il n'y
a rien au sujet de quoi la vérité soit». C'est ainsi qu'il a
49/381

été amené à rédiger ses professions de foi réalistes qui


courent tout au long des articles qui ont suivi la paru-
tion du Pragmatism et qu'on retrouve dans The Meaning
of Truth (1909). La satisfaction subjective que procure
l'idée vraie ne rend compte que de la moitié des choses,
et elle n'est rien sans la référence objective de l'idée à la
réalité. Cette insistance sur la référence objective provi-
ent chez James d'une autre ligne de pensée qu'il avait
développée parallèlement à sa lecture de Schiller et
Dewey et indépendamment d'eux, sous la forme d'un
empirisme radical. Le recadrage qu'effectue alors
James aboutit à une reprise empiriste de l'humanisme et
une réinterprétation du critère de satisfaction en termes
de vérification.
Empirisme et vérité
Dans la même période allant de 1903 (premier compte
rendu de Schiller) à 1907 (parution du Pragmatisme,),
James développe parallèlement une philosophie qu'il
appelle «l'empirisme radical». Il publie notamment en
1904-1905 une série d'articles, dont les deux principaux
sont « La "conscience"existe-t-elle ? » et « Un monde
d'expérience pure ». Ces articles furent réunis par R. B.
Perry après la mort de James dans un recueil intitulé
Essays in Radical Empiricism. Se présentant comme une
50/381

nouvelle théorie empiriste de la connaissance, cette


philosophie ne pouvait pas ne pas avoir des répercus-
sions sur le pragmatisme, bien qu'elle en fût à l'origine
distincte et propre à James. Ce recadrage empiriste est
tout à fait explicite dans The Meaning of Truth, où,
cherchant cette fois à parler en son nom, il propose une
nouvelle généalogie du pragmatisme : non plus Schiller
et Dewey, mais certains articles qu'il avait écrits bien
avant comme «La fonction de cognition » (1885) et « La
connaissance de plusieurs choses ensemble » (1895),
qu'il place alors en tête de son recueil et qu'il reconnaît
comme les articles séminaux de son empirisme radical.
Mais une lecture plus attentive des textes sur
l'humanisme nous montre que cette Ligne empiriste était
présente dès le début. Dans un compte rendu de Schiller
datant de 1904, James écrit en effet : « Il n'y a pas de
vue surhumaine, semble dire l'humanisme, pour agir
comme un réducteur ou un falsificateur de la vérité
"seulement humaine". Les expériences sont tout ; et
toutes les expériences sont soit immédiatement soit de
manière éloignée continues les unes avec les autres.
Aussi sûrement qu'il y a des idées, il y en a qui sont
supérieures /celles qui sont vraies/ On en fait
l'expérience comme d'idées supérieures - d'autres
51/381

façons d'être "supérieures", il n'y en a pas. Et


l'expérience consiste non pas dans le fait de copier des
archétypes indépendants de la "réalité", mais seulement
dans le fait qu'elles réussissent mieux, qu'elles se con-
nectent de manière plus satisfaisante avec le reste de la
vie. Bref, la vérité vit dans les relations réellement sen-
ties entre les expériences elles-mêmes. Elle est in rébus
et non pas ante rem. » L'opposition humaniste entre le
point de vue humain et le point de vue surhumain se su-
perpose ici à l'opposition empiriste entre ce qui est dans
l'expérience et ce qui est hors ou au-delà de
l'expérience. Ce double langage, humaniste et empir-
iste, se retrouve dans Le Pragmatisme : si les leçons V et
VII prolongent et complètent les réflexions de Dewey et
Schiller, la leçon VI intitulée « La conception pragma-
tiste de la vérité » est d'orientation nettement empiriste.
L'un des axes de l'empirisme radical concerne la con-
naissance dite « conceptuelle » ou « représentative »,
lorsqu'une idée vise un objet absent, à la différence de
la connaissance par expérience directe de l'objet, de
type perceptuel (acquaintancej. Le but de James est de
rendre compte de ce pouvoir de référence de l'esprit à
un objet absent de manière intégralement empiriste. La
discontinuité et l'hétérogénéité entre les deux termes de
52/381

la connaissance (l'idée et la réalité) posent la difficulté


de savoir comment ils peuvent être dans une telle rela-
tion. La solution de famés s'élabore en fonction de deux
refus : ne pas accepter de laisser cette relation inexpli-
quée comme le fait le sens commun ou les théories de la
représentation qui ne font qu'ajouter un intermédiaire
supplémentaire (le contenu mental) sans résoudre la
question ; mais ne pas non plus invoquer un agent
supra-empirique d'unification, comme le fait par ex-
emple son collègue Royce lorsqu'il justifie la référence
par l'appartenance de l'idée et de l'objet à un même tout
supérieur (l'Esprit absolu). James énonce ainsi les don-
nées de sa solution empiriste : « au sein même de
l'expérience finie, toutes les conjonctions requises pour
rendre cette relation intelligible sont pleinement don-
nées ». Sa solution dépend d'un principe très général de
l'empirisme radical, selon lequel les relations font tout
autant partie de l'expérience que les termes. Ce principe
est précisément tourné contre tous les postkantiens et
hégéliens (:omme Green, Bradley ou Royce) qui
s'appuient sur les difficultés à penser les relations (qui à
la fois séparent et relient) pour montrer qu'elles ne
peuvent être données dans l'expérience, mais seulement
produites par l'esprit.
53/381

Dans le cas spécifique de la connaissance conceptuelle,


la référence objective est expliquée par James en termes
de processus empirique, allant de l'idée comme terme
de départ jusqu'à l'objet comme terme d'arrivée, à tra-
vers une série d'intermédiaires à la fois mentaux et
physiques (les associations produites par l'idée initiale
et le cheminement spatial jusqu'à la présence de l'objet).
D'après cette conception, je sais ce qu'est un tigre, si,
guidée par l'idée que j'ai d'un tigre, je traverse la ville,
entre dans le zoo, et me dirige vers la cage où je ferai
enfin l'expérience directe des tigres présents. La
référence objective de l'idée n'est pas une relation qui
sauterait par-dessus l'expérience pour atteindre directe-
ment et magiquement l'objet, mais une chaîne
d'intermédiaires empiriques qu'on peut détailler et nom-
mer en chaque cas, comme on peut suivre une ligne al-
lant d'un point à un autre. Si l'on ne peut fournir de tels
intermédiaires empiriques faisant réellement la trans-
ition, alors l'idée ne peut être dite connaître son objet
(l'idée n'a pas defonction cognitive, elle est un état men-
tal purement subjectif). Pour qu'une idée soit l'idée de
quelque chose, il n'est donc pas besoin d'invoquer une
puissance supérieure à l'expérience qui use de l'une
pour l'appliquer à l'autre : le monde empirique suffit,
54/381

qui fournit les intermédiaires permettant à la première


de mener, de manière vérifiable, au second.
C'est d'après ce schéma d'explication empiriste que la
vérité est définie en termes de vérification dans la Leçon
VI du Pragmatisme. La propriété d'être vrai est rétro-
spectivement accordée à une idée qui a pu mener à la
présence de l'objet dont elle est l'idée (plutôt qu'ailleurs
ou nulle part, auxquels cas elle sera fausse ou non cog-
nitive). Elle désigne donc l'état final du processus. Cette
« déambulation » à travers les intermédiaires em-
piriques jusqu'à l'objet est ainsi la traduction empiriste
de la « correspondance » entre une idée et son objet,
par laquelle on définit traditionnellement la vérité.
Cette relation statique n'explique rien, au contraire,
c'est elle qu'il faut expliquer, ce que la solution empir-
iste de famés permet de faire. La vérité d'une idée est
donc définie en termes de vérification ou de validation,
puisque seul ce processus de guidage (leadingj permet
de s'assurer que l'idée connaît bien tel objet spécifique
en menant à lui. On vérifie une fois de plus que la
méthode pragmatique est chez James la méthode des
empiristes, puisque James réduit ici la signification du
terme « vrai » à ses effets pratiques dans l'expérience :
si une idée est vraie, alors elle mènera à l'expérience de
55/381

son objet (résultat) si on se laisse guider par elle à tra-


vers ses associés empiriques (opération). La relation
abstraite de correspondance trouve sa signification
dans l'expérience concrète de la transition. James ne
nie donc pas la théorie de la vérité-correspondance ni
ne cherche à éliminer la notion de vérité : il cherche
seulement à déterminer ce qu'elles veulent dire. On peut
ainsi redéfinir les deux étapes du pragmatisme comme
méthode d'interprétation puis d'évaluation : une idée est
pourvue de signification si elle est vérifiable (c'est-à-
dire s'il existe dans le monde empirique des chaînes
d'intermédiaires permettant de faire l'expérience de son
objet) et elle est vraie si elle est vérifiée (c'est-à-dire si
la transition réellement effectuée mène bien à la
présence sensible de l'objet).
Toutes les critiques de ses adversaires envers cette
théorie empiriste ne font aux yeux de James que ressus-
citer un élément transcendant ou a priori dont on ne peut
rendre compte en termes d'expérience. Dire par ex-
emple que la vérification ne constitue pas la vérité mais
qu'elle n'en est qu'une conséquence (la vérification ne
ferait que prouver qu'une idée était déjà vraie) présup-
pose que la vérité est une propriété interne et essentielle
à certaines idées : cette propriété fait que l'idée est
56/381

vraie, l'était et le sera de tout temps, indépendamment


de savoir si quelqu'un, un jour, quelque part, l'a eue et
l'a confrontée à l'expérience. Mais comment pouvons-
nous savoir qu'elle est ainsi vraie a priori, antérieure-
ment à toute vérification ? Les rationalistes doivent tou-
jours postuler selon James cet élément inconnaissable,
parce que invérifiable, qui pourtant est censé rendre
compte de la connaissance et de la vérité. Un tel élé-
ment, qui rendrait une idée vraie sans faire de
différence dans la pratique, est typiquement
métaphysique et par conséquent dénuée de signification.
C'est un cas manifeste de sophisme intellectualiste :
supposer que l'idée se vérifie parce qu'elle est vraie est
tout aussi explicatif que de dire que tel individu a beau-
coup d'argent parce qu'il est riche.
La théorie de la vérité de James est donc double. Hu-
maniste, elle développe un point de vue subjectif sur la
vérité, en proposant comme critère du vrai la satisfac-
tion qu'une idée apporte lorsqu'elle permet à un indi-
vidu d'avoir des relations fructueuses avec son environ-
nement, répondant ainsi à ses intérêts vitaux. Empiriste,
elle développe un point de vue objectif en proposant
cette fois comme critère la capacité qu'a une idée de
nous mener sans sortir de l'expérience en direction ou
57/381

en présence de l'objet dont elle est l'idée, c'est-à-dire


d'être vérifiée par et dans l'expérience. James a cherché
à faire converger ces deux points de vue d'origine pour-
tant différente, lorsqu'il écrit par exemple que « cette
faculté qu'a une idée de nous guider de façon satisfais-
ante est ce que l'on entend par sa vérification ». Il n'y a
pas de satisfaction sans référence objective et il n'y a
pas de référence vérifiée sans satisfaction : satisfaction
et vérification sont pour James les deux faces, subject-
ive et objective, d'un même critère de vérité. Il n'en reste
pas moins vrai que James a insisté de plus en plus sur la
présentation vérificationniste du critère et effacé petit à
petit les formules darwiniennes comme on le voit dans
The Meaning of Truth. Ce n'est pas seulement par
stratégie, pour répondre à l'accusation de subjectiv-
isme, mais également parce qu'elle fournissait le derni-
er jalon d'une théorie empiriste de la connaissance : la
méthode pragmatique affirme que la signification des
idées est dans leurs conséquences pratiques dans
l'expérience ; /empirisme radical affirme que la
référence des idées à leurs objets consiste dans la médi-
ation empirique menant de cette partie de l'expérience
qu'est l'idée initiale à cette autre partie de l'expérience
qu'est l'objet final. Déclencher un tel processus est la
58/381

conséquence pratique de l'idée. La conception pragma-


tiste de la vérité en conclut que la vérité d'une idée ne
consiste pas en une propriété interne et a priori de l'idée,
mais est le résultat de ce processus de vérification em-
pirique. Chaque fois, James entend montrer combien le
rationalisme est impuissant à fournir des théories satis-
faisantes, parce qu 'il suppose que la signification, la
référence, la vérité des idées désignent ou supposent des
entités inconnaissables.
Cependant, James a également soutenu que des concep-
tions qui ne pouvaient pas être vérifiées dans une ex-
périence de type perceptive, comme les conceptions
morales ou religieuses, pouvaient également être dites
vraies d'un point de vue pragmatique. C'est que, con-
trairement aux positivistes, il a cherché à réconcilier
empirisme et métaphysique et le pragmatisme lui en a
fourni le moyen.
PRAGMATISME ET MÉTAPHYSIQUE
La psychologie de James est naturaliste, mais elle n'est
pas matérialiste, puisque les actions des organismes
vivants sont finalisées, ce qu'on constate dès le com-
portement réflexe, si bien qu'on ne peut les réduire à
des mécanismes aveugles. Dans le prolongement, la
philosophie de James est bien empiriste, mais non
59/381

positiviste. Dans la première leçon du Pragmatisme,


James expose le dilemme auquel aurait conduit toute la
pensée du XIXe siècle et qui ne laisserait le choix
qu'entre un empirisme devenu matérialiste et positiviste,
étranger au spiritualisme et à la religion, et une philo-
sophie qui reconnaît à l'inverse la supériorité des
valeurs spirituelles et l'irréductibilité des idéaux hu-
mains, mais qui les défend avec les armes purement lo-
giques du rationalisme, en se coupant des faits concrets
de l'expérience des individus. L'étudiant du début du XXe
siècle qui débute en philosophie se heurterait ainsi à un
choix forcé : si son tempérament « endurci » lui fait
préférer les faits, ce souci empiriste l'engagera forcé-
ment dans une conception matérialiste de la nature et
de l'homme; si son tempérament «délicat» lui fait
préférer une conception où l'homme est libre et la
nature gouvernée par d'autres forces que les seules lois
physico-chimiques, alors ce souci « spiritualiste »
l'engagera forcément dans la manière intellectualiste de
penser propre aux rationalistes. Bref, « une philosophie
"empiriste" dans ses habitudes intellectuelles et "spir-
itualiste" dans ses aboutissements émotionnels et
pratiques est une chose presque impossible à trouver ».
Or James pense justement trouver dans le pragmatisme
60/381

e
de quoi concilier ce que le XIX siècle avait opposé, en
satisfaisant les besoins des deux tempéraments à la fois.
En quoi le pragmatisme permettrait-il, selon James, de
faire une médiation entre l'empirisme et la religion, ou
plus généralement entre l'empirisme et la métaphysique
?
Pragmatisme et positivisme
Nous avons vu la proximité soulignée par James lui-
même du pragmatisme et du positivisme de Comte, et
nous avons noté celle entre la méthode pragmatique et
le vérificationnisme des positivismes logiques, selon le-
quel les énoncés factuels n'ont de sens que s'ils sont
vérifiables dans l'expérience. Mais James a une concep-
tion plus large de l'expérience, dans le prolongement de
sa psychologie. Sans le dire explicitement, James dis-
tingue deux grands types de signification ou deux
grands types de fonction des concepts. La première est
cognitive ; elle correspond aux cas où une conception
mène à certaines sensations particulières, comme dans
l'exemple des tigres ou des théories scientifiques. La
seconde est morale et spirituelle ; elle correspond aux
cas où une conception trouve sa signification positive
dans certaines émotions et certaines conduites. Le posit-
ivisme, surtout intéressé par la signification cognitive
61/381

des énoncés dans le but d'élaborer une théorie


autonome de la connaissance, a été conduit à vouloir
éliminer toutes les conceptions métaphysiques et reli-
gieuses comme dénuées de signification alors même
qu'elles ne sont pas dénuées de toute conséquence
pratique. Aux yeux de James, toutes les conceptions sont
dignes d'intérêt et d'examen à partir du moment où elles
changent la vie des individus. Si le critère de significa-
tion qu'il utilise est plus large, c'est que son but Test
également : comprendre l'homme tout entier, et non
seulement ses conceptions scientifiques.
On voit ainsi James lutter sur deux fronts. D'une part,
contre les positivistes, il refuse d'éliminer purement et
simplement concepts et problèmes métaphysiques ou re-
ligieux sous prétexte qu'ils seraient dénués de sens ou
bien de simples réminiscences d'un mode primitif de
penser. Ayant une signification émotionnelle et
pratique, ces conceptions changent la vie des individus
qui y croient et modèlent leur attitude face aux événe-
ments de la vie : elles font donc une dijférence réelle
dans la pratique comme le note James à propos de
l'idée d'Absolu ou de l'opposition du spiritualisme et du
matérialisme. Mais d'autre part, contre les rationalistes
cette fois, ces conceptions métaphysiques et religieuses
62/381

n'ont pas d'autre signification que ces aboutissements


émotionnels et pratiques : elles n'ont pas de contenu
propre abstrait qu'on pourrait dégager indépendam-
ment de ces faits concrets. Par la méthode pragmatique,
James réduit bien ces conceptions métaphysiques et re-
ligieuses comme il réduisait peu avant les concepts cog-
nitifs aux expériences sensorielles qui les vérifient.
Mais James fait un pas de plus. Passant de
l'interprétation à l'évaluation conformément aux deux
sens du pragmatisme, il cherche également à mesurer la
valeur de ces conceptions et à comparer leurs con-
séquences pratiques entre elles pour décider quelles
sont les meilleures. Il en vient ainsi à discuter de la «
vérité » de ces conceptions. Mais comment parler en-
core ici de vérité alors même que, contrairement aux
concepts cognitifs, ces conceptions religieuses et
métaphysiques ne peuvent être vérifiées dans
l'expérience sensorielle possible de leur objet? En effet,
la croyance en un dessein intelligent par exemple n'est
pas reconnue comme vraie, aux yeux de James, parce
qu'elle se réfère à une réalité empiriquement vérifiable ;
sa seule vérité, si elle en a une, réside dans la valeur de
l'émotion qu'elle suscite chez celui qui y croit. On pour-
rait donc objecter à James l'équivocité de son concept
63/381

de vérité, qui qualifie chez Lui à la fois Les concepts


cognitifs de la science et les concepts émotionnels et
pratiques de la religion. On peut répondre que James
maintient le terme de vérité pour parler des conceptions
religieuses, parce qu'il pense que leur valeur réside
dans l'amélioration qu'elles apportent à la vie de leurs
partisans, ce qui est le cas à leur façon des concepts
vérifiés. Surtout, il considère que ces croyances reli-
gieuses ou métaphysiques sont indéracinables, parce
qu'elles répondent à des besoins vitaux chez l'homme
(par exemple, son attitude face à l'avenir, son besoin de
sécurité, etc.). Il faut donc bien s'en occuper et il cher-
che une méthode pour faire le tri entre toutes ces croy-
ances, les comparer et choisir la meilleure, c'est-à-dire
celle qui permette de vivre la meilleure vie.
Cette évaluation se fait selon deux critères. Première-
ment, comme pour les concepts cognitif, un critère de
cohérence intellectuelle. Une croyance religieuse ne
peut être satisfaisante si elle ne s'accorde pas avec
d'autres conceptions, y compris naturellement scienti-
fiques, qui sont déjà tenues pour vraies. Ainsi, James a
eu soin dans ses analyses de l'immortalité de l'âme ou
de l'existence de Dieu de montrer qu'elles sont compat-
ibles avec les résultats de la psychologie scientifique la
64/381

plus moderne. De même, si la notion d'Absolu a une


certaine valeur puisqu'elle nous permet de prendre des
« vacances morales », James la considère comme in-
férieure et la rejette car elle s'associe à la logique intel-
lectualiste et soulève des problèmes théoriques in-
soutenables (problème de l'existence du mal, problème
de la liberté de l'homme, etc.). Deuxièmement et surtout,
James considère que les émotions et les attitudes
pratiques qui découlent d'une croyance métaphysique
ou religieuse ne sont pas d'égales valeurs : il y en a qui
sont supérieures à d'autres. La raison de cette supérior-
ité n'est jamais clairement explicitée chez James, mais il
semble que les émotions et attitudes privilégiées sont
celles qui vont dans le sens d'une vie plus riche, plus in-
tense, plus énergique, conçue comme une amélioration
de soi — comme on peut le voir dans le choix que fait
James dans le dilemme fondamental entre le monisme et
le pluralisme.
Pragmatisme et pluralisme
Bien que le pragmatisme ne soit au départ qu'une
méthode, James finit par lui faire prendre position en
faveur de la doctrine spécifique du pluralisme contre
celle du monisme. Le passage de la présentation du
pragmatisme comme méthode d'interprétation et
65/381

d'évaluation à la défense pragmatiste du pluralisme se


fait vers le milieu de la leçon VII, avec le passage cor-
rélatif de la philosophie de la connaissance à la
métaphysique, d'un discours sur la vérité à un discours
sur La réalité - et la huitième et dernière leçon sera
consacrée à l'examen de ce dilemme métaphysique sur
la structure, une ou multiple, de l'univers. La défense du
pluralisme contre les philosophes de l'Absolu qui im-
portent la pensée de Hegel dans les universités
anglaises et américaines traverse toute l'œuvre de
James. Elle trouve son origine dans la défense de
l'indéterminisme contre le déterminisme où James
s'inspire de la solution que Charles Renouvier propose
de cette antinomie comme le montre son article «Le di-
lemme du déterminisme» (1887) repris dans La Volonté
de croire. L'essentiel de la position déterministe est en
effet la négation de la pluralité des possibles : tel événe-
ment futur est nécessaire dès aujourd'hui et de toute
éternité, tous les autres événements contraires que l'on
peut imaginer étant d'ores et déjà impossibles. En pren-
ant position en faveur de la contingence des futurs,
l'indéterministe considère au contraire que l'univers est
réellement indéterminé, si bien qu'il peut bifurquer dans
telle direction comme dans telle autre, sans que son
66/381

histoire ne suive une loi ou un plan prédéterminé. Les


événements de l'univers ne forment donc pas un tout
solidaire, chacun rigoureusement déterminé par
l'ensemble des autres, qu'un Esprit supérieur tel le génie
de Laplace ou l'Absolu des idéalistes hégéliens pourrait
connaître d'un seul coup d'œil.
Par la suite, James proposera deux autres formules
pour définir son pluralisme. La première, temporelle,
est qu'il y a des nouveautés réelles dans le monde et que
tout n'est pas déjà donné ; le pluralisme s'identifie alors
à l'idée d'une réalité encore incomplète et toujours en
train de se faire, d'un univers réellement « ouvert ». La
seconde, spatiale, est que certaines relations sont ex-
térieures à leurs termes. Elle signifie que certaines
parties ne sont rattachées que de manière contingente et
non nécessaire au reste de l'univers, si bien qu'il ne
forme pas un «tout» ou un « bloc », mais demeure pour
une part éparpillé ou « distributif». On trouve déjà dans
Le Pragmatisme des échos de ces trois formulations,
modale, temporelle et spatiale, du pluralisme. Dans la
huitième leçon, James affirme que tout le dilemme entre
monisme et pluralisme tourne autour de la question des
possibles dans le monde, les philosophes de l'Absolu
cherchant à réduire la catégorie de possible aux
67/381

catégories « plus sûres » du nécessaire et du possible.


Dans la septième leçon, il oppose la conception qui sup-
pose que « la réalité est toute faite et achevée de toute
éternité » de celle pour qui « elle est toujours en train
de se faire et attend que l'avenir contribue à modeler
son caractère», formule temporelle qui a marqué
Bergson. Dans la quatrième leçon enfin, où il applique
la méthode pragmatique à la notion d'Unité de l'univers,
il montre qu'elle est dénuée de signification si l'on en-
tend par là la connexion absolument totale de ses
parties et la réduit par conséquent à la somme des con-
nexions partielles que l'on peut découvrir dans
l'expérience, si bien que l'univers est inversement mul-
tiple à proportion des disjonctions qu'on y découvre
également.
Du point de vue pragmatique cependant, la défense du
pluralisme se fait surtout ici en montrant la valeur de
ses conséquences pratiques, comparée à celles du mon-
isme. C'est l'attitude générale face à l'existence du mal
qui décide pour James de la supériorité du pluralisme.
Le déterminisme ou le monisme peut conduire à deux
attitudes pratiques opposées, l'optimisme ou le pessim-
isme, qui sont en réalité deux manières d'envisager le
mal comme nécessaire. Devant un meurtre crapuleux,
68/381

un déterministe conséquent doit penser que tout autre


événement était impossible et que, si horrible qu'il soit,
il ne pouvait en être autrement car ce meurtre était im-
pliqué par tout le reste de l'histoire humaine. Le pessim-
iste considère qu'il s'agit bien d'un mal réel, mais ce
qu'il faut regretter, c'est le tout lui-même dont ce mal
n'est qu'une partie. Autrement dit, le bonheur ou le salut
est impossible dans cette vie. Partant du même principe
déterministe que le pessimiste, l'optimiste aboutit à la
conclusion inverse : puisque le tout est par principe
parfait, le crime crapuleux doit participer de cette per-
fection. Considéré du point de vue du tout, cet événe-
ment est une chose bonne, même si, considéré d'un point
de vue humain fini, il peut paraître mauvais : le mal est
réduit, chez les idéalistes monistes, à n'être qu'un mo-
ment du bien. Les regrets et les remords sont inutiles,
puisqu'ils sont fondés sur une vue partielle des choses
qui ne juge que des apparences et non de la réalité. Un
tel optimisme a certes une valeur esthétique et émotion-
nelle, en raison du point de vue supérieur et des va-
cances morales qu'il procure. Cependant, d'un point de
vue pratique, les conséquences extrêmes de l'optimisme
sont le quiétisme et le fatalisme : c'est une doctrine qui
69/381

engage les hommes à n'être que des spectateurs de


l'univers.
L'attitude générale qui découle du pluralisme est le «
méliorisme », qui considère que le bonheur et le salut
ne sont ni impossibles ni inévitables, mais seulement
possibles. Ce méliorisme semble donc inférieur à
l'optimisme d'un point de vue émotionnel : il ne garantit
aucune certitude et donc n'apporte aucune paix, puisque
le pire est possible comme le meilleur. Le pluraliste n'a
donc pas de message salvateur à proposer aux hommes,
il n'a pas de formule qui garantisse le salut de manière
inconditionnelle. En outre, les pertes subies et les maux
endurés sont réels : ce ne sont pas des apparences dues
à la limitation du point de vue humain. Ce qui est perdu
ne sera pas récupéré, car il y a des bifurcations réelles
dans l'histoire des hommes ou dans la vie d'un individu.
Le pluralisme n'est donc pas, à la différence du mon-
isme, une doctrine de consolation, et c'est pourquoi
pour certaines personnes, les « âmes malades » comme
les appelle James, il semblera toujours ejfrayant. Mais
Le pluralisme entretient des émotions positives d'espoir,
puisque même dans les situations les plus mauvaises, la
pensée des possibles nous permet d'envisager que ces
70/381

situations ne sont pas nécessaires et que les choses


pourraient être autrement. Par définition, le pluralisme
est une croyance qui maintient l'avenir ouvert. Surtout,
il a une valeur pratique incomparable aux yeux de
James : au lieu de paralyser notre volonté et notre ac-
tion, il nous met au travail. Le mal n'est plus considéré
comme un problème spéculatif à résoudre, mais comme
un problème pratique à éliminer. Cette lutte pratique a
deux aspects, l'un individuel et l'autre collectif. L'espoir
que les choses puissent être améliorées se double de la
croyance que nos actions personnelles comptent réelle-
ment et contribuent efficacement à ce destin. James suit
cette ligne depuis sa lutte en psychologie contre la
théorie de la conscience « automate » ou «
épiphénomène », lorsqu'il montrait que la conscience
n'est pas un simple spectateur d'un jeu dont elle ne ver-
rait que les effets, mais un acteur efficace, qui contribue
à sa manière à améliorer les chances de survie des indi-
vidus. De la même manière, contre toutes les doctrines
métaphysiques ou religieuses qui conduisent à la con-
templation passive, au retrait, voire au découragement
sous prétexte que le monde suivrait un cours nécessaire,
71/381

James favorise celles qui contribuent à donner à chacun


le sentiment de la valeur de ses efforts. Chaque action
est une addition réelle qui contribue à sa manière à
compléter l'univers et à modeler son cours. Le plural-
isme fait donc de chaque homme une condition du sort
total de l'univers. C'est en ce point que le méliorisme
démontre sa portée sociale, en soulignant l'importance
de l'action collective. Si le salut est seulement possible
et jamais nécessaire, il peut cependant être rendu plus
probable si un plus grand nombre de conditions sont
réunies, c'est-à-dire si un plus grand nombre d'individus
y travaillent : « l'univers mélioriste est conçu d'après
une analogie sociale, comme un pluralisme de pouvoirs
indépendants. Il réussira d'autant mieux qu'un plus
grand nombre de pouvoirs travailleront à son succès. Si
aucun n'y travaille, il échouera. Si chacun fait de son
mieux, il n'échouera pas. Sa destinée est donc suspen-
due à un "si" ou à un tas de "si"». On répondra qu'il n'y
a aucune preuve que cela soit « vrai ». Mais c'est pré-
cisément un cas où la « volonté de croire » s'applique :
si vous croyez que le monde peut être sauvé par vos ac-
tions, alors vous agirez et contribuerez à le sauver.
72/381

Pour rendre le monde meilleur, il faut d'abord avoir cru


qu'il était possible de l'améliorer, et agir ainsi non sur
des certitudes mais sur de simples probabilités. La
volonté de croire en la vérité du méliorisme peut con-
tribuer à sa vérification.
Le pluralisme trouve son origine dans l'indéterminisme
de Renouvier, dont l'analyse était encore marquée par
le traitement kantien de la question (la définition de la
liberté comme pouvoir de rompre avec la causalité
naturelle et de commencer absolument, d'où le thème de
la nouveauté et des relations extérieures). Mais tout
comme la méthode pragmatique issue de Peirce et la
théorie de la vérité issue de Schiller et Dewey, le plural-
isme connaît chez James une reprise empiriste. Le méli-
orisme, qui est en la conséquence morale, dit finalement
que le salut ou le bonheur ne peut venir que des actions
des hommes eux-mêmes : ils ne sont garantis par aucun
principe transcendant comme l'Absolu. Comme la
vérité, ils ne peuvent donc être le fruit que des forces
finies à l'œuvre dans l'expérience : « Rien en dehors du
flux n'en garantit l'issue, il ne peut attendre le salut que
de ses propres promesses et de ses propres forces. »
L'empirisme est bien le fil conducteur reliant les trois
axes de ce livre, qui fut la tentative la plus synthétique
73/381

de James pour « prolonger les vieilles lignes anglaises


» tout en leur donnant un nouveau nom et une nouvelle
direction, tournée vers le futur en vue de produire un
avenir meilleur.
Le texte de référence de la traduction est l'édition de
1907 (William James, Pragmatism : A New Name for
Some Old Ways of Thinking, New York and London,
Longmans, Green & Co), sous la forme complétée et
corrigée de l'édition des Œuvres complètes
(Pragmatism, The Works of William James, Cambridge
Massachusetts, Harvard University Press, vol. 1, 1975).
Les termes et les expressions en italique suivis d'un as-
térisque sont en français dans le texte original.

Le Pragmatisme
Un nouveau nom pour
d'anciennes manières de penser
À LA MÉMOIRE DE JOHN STUART MILL QUI, LE
PREMIER, M'ENSEIGNA L'OUVERTURE D'ESPRIT DU
PRAGMATISME ET QUE J'AIME À ME
REPRÉSENTER COMME NOTRE CHEF DE FILE S'IL ÉTAIT
ENCORE PARMI NOUS.
74/381

PRÉFACE
Les leçons qui suivent furent prononcées au Lowell In-
stitute, à Boston, en novembre et décembre 1906, puis
en janvier 1907, à Columbia, à New York. Elles ont été
reproduites telles que je les ai données, sans additions ni
notes. Le mouvement pragmatique, comme on l'appelle
- je n'aime pas ce terme, mais il est apparemment trop
tard pour en changer - semble avoir spontanément surgi
de nulle part. Un certain nombre de tendances, qui ont
toujours existé en philosophie, ont toutes ensemble pris
conscience d'elles-mêmes et de ce qu'elles avaient en
commun, ainsi que de leur mission collective. Cela est
venu de tant de pays et de tant d'horizons différents que
la formulation qui en est résultée manque d'unité. J'ai
tenté d'harmoniser l'ensemble tel qu'il s'offre à ma vue,
dans un tableau brossé à grands traits en laissant de côté
les controverses de détails. On aurait pu éviter, je crois,
beaucoup de discussions oiseuses, si les critiques
avaient bien voulu attendre que nous ayons dit à peu
près tout ce que nous avions à dire.
75/381

Si mes leçons suscitent chez le lecteur quelque intérêt


pour le sujet en général, il voudra sans doute faire
d'autres lectures. Voici donc quelques références.
En Amérique, les Studies in Logical Theory de John
Dewey constituent l'ouvrage de base. Voyez également
les articles de Dewey dans la Philosophical Review, vol.
xv, p. 113 et 465, dans Mind, vol. xv, p. 293, et dans le
Journal of Philosophy, vol. iv, p. 197.
Cependant, le meilleur exposé pour commencer se
trouve sans doute chez E C. S. Schiller dans ses Studies
in Humanism, en particulier les essais i, v, vi, vii, xviii
et xix. Ses essais antérieurs ainsi que les controverses
sur le sujet sont tous indiqués dans ses notes.
Par ailleurs, allez voir G. Milhaud : Le Rationnel, 1898,
et les beaux articles de Le Roy dans la Revue de
métaphysique, vol. 7, 8 et 9. Voir également les articles
de Blondel et de Sailly dans les Annales de philosophie
chrétienne, 4e série, vol. 2 et 3. Papini fera bientôt
paraître un ouvrage sur le Pragmatisme, en français.
Pour éviter au moins un malentendu, je voudrais sig-
naler qu'il n'y a aucun lien logique entre le pragmatisme,
au sens où je l'entends, et cette doctrine que j'ai récem-
ment présentée sous le nom d'« empirisme radical ».
76/381

Cette dernière est totalement indépendante. On peut la


rejeter tout en restant pragmatiste.
Harvard, avril 1907.

SOMMAIRE
Première leçon
LE DILEMME DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Citation de Chesterton. Chacun possède sa propre philosophie. Elle
subit l'influence du tempérament. Rationalistes et empiristes. Esprits
délicats et esprits endurcis. La plupart des hommes veulent à la fois
les faits et la religion. L'empirisme vous donne les faits sans la reli-
gion. Le rationalisme vous donne la religion sans les faits. Le di-
lemme du profane. L'absence de réalité des systèmes rationalistes.
Exemple : Leibniz sur les damnés. M. I. Swift sur l'optimisme des
idéalistes. Le pragmatisme comme système médiateur. Objection.
Réponse : les philosophies ont leur tempérament tout comme les
hommes, et sont sujettes à former les mêmes jugements sommaires.
Exemple : Spencer.
Deuxième leçon
QU'ENTEND-ON PAR PRAGMATISME ?
L'écureuil. Le pragmatisme comme méthode. Histoire de la méthode.
Son tempérament et ses affinités. En quoi il s'oppose au rationalisme
et à l'intellectualisme. « Théorie du corridor ». Le pragmatisme
comme théorie de la vérité, équivalente à l'« Humanisme ».
77/381

Conceptions antérieures de la vérité mathématique, logique et


naturelle. Conceptions plus récentes. Théorie « instrumentale » de
MM. Schiller et Dewey. Formation des croyances nouvelles. Il faut
toujours tenir compte des vérités anciennes. Elles se sont formées de
la même façon. La doctrine « humaniste ». Critiques rationalistes à
son encontre. Le pragmatisme comme médiateur entre l'empirisme et
la religion. Stérilité de l'idéalisme transcendantal. Dans quelle
mesure peut-on dire que le concept de l'Absolu est vrai. Une croy-
ance bonne est une croyance vraie. Conflits entre les vérités. Le
pragmatisme assouplit la discussion.
Troisième leçon
CONSIDÉRATIONS PRAGMATIQUES SUR QUELQUES
PROBLÈMESMÉTAPHYSIQUES
Le problème de la substance. L'Eucharistie. Traitement pragmatique
de la substance matérielle chez Berkeley. Locke et l'identité person-
nelle. Le problème du matérialisme. Point de vue rationaliste. Point
de vue pragmatique. Le principe de « Dieu » ne vaut pas plus que ce-
lui de la « Matière » s'il ne promet pas davantage. Comparaison
pragmatique des deux principes. Le problème du « dessein ». L'idée
d'un dessein en soi est stérile. Quel dessein ? est la question qui im-
porte. Le problème du « libre arbitre ». Rapport entre libre arbitre et
« imputabilité ». Le libre arbitre comme théorie cosmologique. En-
jeu pragmatique de tous ces problèmes : quelles promesses ces
alternatives renferment-elles ?
Quatrième leçon
L'UN ET LE MULTIPLE
La réflexion totale. La philosophie ne recherche pas seulement
l'unité, mais encore la totalité. Sentiment des rationalistes à l'égard
78/381

de l'unité. Au point de vue pragmatique, le monde est un de diverses


manières. Il y a un temps et un espace. Il est un comme objet de dis-
cours. Ses parties agissent les unes sur les autres. Il y a autant d'unité
que de multiplicité dans le monde. Problème d'une origine unique.
Unité générique. Une seule fin. Une seule histoire. Un seul sujet con-
naissant. Valeur de la méthode pragmatique. Monisme absolu.
Vivekânanda. Observations sur divers types d'union. Conclusion :
nécessité d'abandonner le dogmatisme moniste pour suivre les dé-
couvertes empiriques.
Cinquième leçon
PRAGMATISME ET SENS COMMUN
Le pluralisme noétique. Comment s'accroissent nos connaissances.
Les anciennes manières de penser demeurent. Nos ancêtres préhis-
toriques ont découvert les concepts du sens commun. Liste de ces
concepts. Ils sont entrés progressivement dans l'usage. L'espace et le
temps. Les « choses ». Les genres. La « cause » et la « loi ». Le sens
commun comme stade de l'évolution mentale que nous ont donné
des génies. Stades « critiques » : 1) le stade scientifique et 2) le stade
philosophique, comparés au stade du sens commun. Impossibilité de
déterminer lequel est le plus « vrai ».
Sixième leçon
CONCEPTION PRAGMATISTE DE LA VÉRITÉ
Polémique. Que signifie « être en accord avec la réalité » ? Cela sig-
nifie que l'idée est vérifiable, c'est-à-dire qu'elle nous guide avec
succès au sein de l'expérience. Il est rarement nécessaire de mener
les vérifications à leur terme. Les vérités « éternelles ». Elles
s'accordent avec le langage, avec les vérités antérieures. Objections
rationalistes. La vérité est quelque chose de bon, comme la santé, la
79/381

richesse, etc. C'est une manière de penser utile. Le passé. La vérité


croît. Objections rationalistes. Réponse.
Septième leçon
PRAGMATISME ET HUMANISME
Notion de la vérité. Schiller et l'« Humanisme ». Trois sortes de réal-
ité dont toute nouvelle vérité doit tenir compte. Que signifie « tenir
compte » ? Difficulté de trouver une réalité absolument indépend-
ante. Omniprésence de l'élément humain qui met en forme le donné.
Différence essentielle entre pragmatisme et rationalisme. Le rational-
isme pose l'existence d'un monde au-delà du monde empirique. Rais-
ons invoquées. L'esprit endurci les rejette. Un vrai dilemme. Rôle
médiateur du pragmatisme.
Huitième leçon
PRAGMATISME ET RELIGION
Utilité de l'Absolu. Poème de Whitman : « À toi. » Deux interpréta-
tions du poème. Lettre d'un ami. Le « nécessaire » et le « possible ».
Définition de « possible ». Trois théories sur le salut du monde. Le
pragmatisme est mélioriste. On peut créer la réalité. Pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? Possibilité d'un choix avant la créa-
tion. Réponse saine, réponse morbide. La religion des esprits «
délicats », celle des esprits « endurcis ». Rôle médiateur du
pragmatisme.

Première leçon
80/381

Le dilemme de la
philosophie
contemporaine

DANS LA PRÉFACE À SON TRÈS BEAU RECUEIL


D'ARTICLES INTITULÉ Les Hérétiques, Chesterton écrit :
« Certains pensent, et j'en fais partie, que finalement, ce
qui compte le plus d'un point de vue pratique chez un
individu, c'est sa vision du monde. Certes ce qui importe
pour la logeuse, c'est de connaître les revenus de son fu-
tur locataire, mais plus encore de connaître sa philo-
sophie. Pour un général sur le point de livrer bataille, il
importe de connaître les effectifs de l'ennemi, mais plus
encore sa philosophie. Aussi le problème n'est-il pas de
savoir si notre théorie de l'univers a une quelconque in-
fluence sur les choses, mais si, au bout du compte, elle
n'est pas la seule chose qui en ait. »
81/381

Je partage sur ce point l'opinion de M. Chesterton. Je


sais que vous tous, Mesdames et Messieurs, que chacun
d'entre vous, avez votre philosophie et que ce qu'il y a
de plus intéressant et de plus important chez vous, c'est
la façon dont elle détermine la perspective au sein de
vos univers respectifs. Vous savez qu'il en va de même
pour moi. Et pourtant, je dois avouer que ce n'est pas
sans appréhension que je me lance dans cette entreprise
audacieuse. Car cette philosophie, si importante pour
chacun de nous, ne relève pas de la technique. Elle est
ce sentiment plus ou moins confus que nous avons du
sens profond et véritable de la vie. Les livres ne nous en
donnent qu'une partie ; elle est notre façon personnelle
de voir et de ressentir la poussée et la pression de
l'univers tout entier. Je ne peux légitimement supposer
que pour la plupart, vous vous y intéressiez de manière
scolaire, et pourtant je voudrais vous présenter une
philosophie dont l'étude est relativement technique. Je
voudrais en effet éveiller votre sympathie envers un
courant contemporain auquel je crois profondément tout
en vous parlant comme un professeur, à vous qui n'êtes
pas des écoliers. Pour qu'un professeur s'intéresse à un
univers, il faut au moins que cet univers se prête à de
longs discours. L'intelligence d'un maître n'a que faire
82/381

d'un univers que l'on pourrait définir en deux phrases. Il


ne faut pas croire en la facilité! J'ai entendu ici même
des amis et des collègues tenter de vulgariser la philo-
sophie, mais ils eurent tôt fait de revenir à des choses ar-
ides et techniques, l'expérience n'étant guère concluante.
Mon entreprise est en effet ambitieuse. Le fondateur du
pragmatisme lui-même a donné récemment au Lowell
Institute une série de leçons dont le titre comportait ce
mot - des éclairs lumineux au milieu de ténèbres cim-
mériennes ! Je crois qu'aucun de nous n'a compris tout
ce qu'il a dit. Et pourtant, me voici prêt à m'embarquer
dans le même genre d'aventure.
Je prends le risque, car ces leçons ont attiré du monde -
un large public. Il faut admettre qu'on est curieusement
fasciné par les discours sur les grandes questions, même
si ceux qui les tiennent ne les comprennent pas plus que
nous. On ressent le frisson des grands problèmes, on
sent qu'on touche du doigt l'immensité. Prenez n'importe
quel fumoir, qu'on y engage une discussion sur le libre
arbitre ou l'omniscience de Dieu, ou sur le bien et le
mal, et vous verrez aussitôt chacun tendre l'oreille. Les
résultats que nous donne la philosophie ont pour nous
un intérêt vital, et les discussions les plus subtiles
83/381

flattent notre goût pour les idées recherchées et


ingénieuses.
Comme je suis moi-même féru de philosophie, et que je
crois qu'une aube nouvelle se lève pour nous les philo-
sophes, je tiens absolument à vous présenter un état des
lieux de la situation actuelle.
La philosophie est à la fois la plus sublime et la plus
banale des occupations humaines. Elle s'aventure dans
les plus obscurs recoins et ouvre les perspectives les
plus vastes. Elle « ne nourrit pas son homme », comme
on dit, mais elle peut insuffler le courage dans nos âmes.
Et quoique le commun des mortels soit souvent rebuté
par ses méthodes, par ses remises en cause, ses remises
en question, ses arguties et sa dialectique, on ne saurait
se passer des lumières qu'elle projette sur le monde. A
elles seules, ces illuminations, ainsi que les effets de
contraste procurés par l'obscurité et le mystère qui les
entourent, confèrent à son discours un intérêt qui ne
touche pas que l'homme de l'art.
L'histoire de la philosophie est dans une large mesure
celle d'un conflit entre des tempéraments humains. Cer-
tains de mes collègues trouveront que le procédé
manque de noblesse, mais il me faudra néanmoins tenir
compte de ce conflit pour expliquer bon nombre des
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divergences qui séparent les philosophes. Quel que soit


son tempérament, le philosophe tentera d'en faire ab-
straction lorsqu'il s'agira pour lui de philosopher. Le
tempérament n'est pas conventionnellement reconnu
comme une raison, c'est pourquoi le philosophe
n'invoque que des raisons impersonnelles pour parvenir
à ses conclusions. Et pourtant, son tempérament
l'influence davantage que ses prémisses plus rigoureuse-
ment objectives. Il fait pencher la balance d'un côté ou
de l'autre, lui donnant une vision du monde plus senti-
mentale ou plus dure selon le cas, tout comme le ferait
tel fait ou tel principe. Il se fie à son tempérament. Et il
est prêt à accepter toute représentation de l'univers qui
conviendra à ce tempérament. Il croit que les hommes
dont le tempérament est contraire au sien ne sont pas au
diapason de l'univers ; au fond, il considère qu'ils sont
incompétents et qu'ils ne comprennent rien à la philo-
sophie, même s'ils sont de bien meilleurs dialecticiens
que lui.
Pourtant, en public, ce n'est pas sur le seul fondement de
son tempérament qu'il peut prétendre à plus de discerne-
ment ou d'autorité. Nos discussions philosophiques
manquent donc de sincérité : la plus déterminante de
nos prémisses n'y est jamais évoquée. Je prendrai la
85/381

liberté de le faire, car je suis convaincu que ces leçons


gagneront en clarté si je ne me conforme pas à cet
usage.
Bien entendu, je parle ici d'hommes à l'identité forte,
d'hommes à l'idiosyncrasie radicale qui ont marqué de
leur sceau la philosophie et laissé leur empreinte dans
son histoire. Platon, Locke, Hegel, Spencer sont des
penseurs de cette trempe. La plupart d'entre nous
n'avons bien sûr pas de tempérament intellectuel bien
défini, nous sommes formés d'un mélange d'ingrédients
contraires les uns aux autres, présents en quantité très
réduite. Pour les questions abstraites, certains ne savent
guère où vont leurs préférences ; on les persuade aisé-
ment d'y renoncer et ils finissent par suivre le plus grand
nombre ou par adopter les opinions du philosophe qui
les impressionne le plus, quel qu'il soit. Jusqu'à présent,
la seule chose qui ait vraiment compté en philosophie,
c'est qu'un homme ait sa vision des choses, qu'il les voie
à sa manière bien singulière, et qu'il n'en tolère pas
d'autres. Il n'y a pas de raison de penser que cette vision
fondée sur le tempérament n'intervienne plus désormais
dans l histoire des croyances humaines.
D'ailleurs, cette différence de tempérament que j'évoque
en faisant ces remarques a eu son importance en
86/381

littérature, dans les arts, dans la façon de gouverner et


dans les mœurs aussi bien qu'en philosophie. Pour ce
qui concerne les mœurs, on a d'un côté les gens céré-
monieux, de l'autre ceux qui sont sans façon. Pour le
gouvernement, les autoritaires contre les anarchistes. En
littérature, les puristes ou les partisans de l'académisme
contre les réalistes. En art, les classiques face aux ro-
mantiques. Ces oppositions vous sont sans doute fa-
milières. Eh bien, en philosophie, nous retrouvons une
opposition du même genre que nous désignons par les
termes « rationaliste » et « empiriste » : l'empiriste
s'attache aux faits dans leur variété brute tandis que le
rationaliste voue un culte aux principes abstraits et éter-
nels. Nul ne saurait se passer, ne serait-ce qu'une heure,
des faits ni des principes, il s'agit donc surtout d'une
différence dans l'importance que l'on accorde aux uns
ou aux autres. Et pourtant, cela suscite les antipathies
les plus vives entre les tenants du fait et ceux du prin-
cipe. Nous verrons que parler du tempérament « empir-
iste » ou du tempérament « rationaliste » est un moyen
extrêmement commode d'exprimer une certaine opposi-
tion dans la façon dont les hommes se représentent leur
univers. Ces termes rendent l'opposition claire et nette.
87/381

D'ordinaire, les gens qu'ils désignent ne sont pas aussi


entiers. Car la nature humaine permet toutes sortes de
permutations et de combinaisons, et au moment
d'entreprendre de préciser mon propos sur les rational-
istes et les empiristes en ajoutant à ces dénominations
des qualificatifs pour les caractériser, je vous demande
de considérer ma démarche comme arbitraire dans une
certaine mesure.
Les types de combinaisons que je retiens sont ceux que
l'on trouve très communément, sinon invariablement,
dans la nature et la seule raison pour laquelle je les
choisis est qu'ils me permettent d'atteindre mon but qui
est de définir le pragmatisme. Historiquement, on peut
voir que les termes « intellectualisme » et « sensation-
nalisme » ont été pris comme synonymes respectifs de «
rationalisme » et « empirisme ». De fait, il semble que
la plupart du temps l'intellectualisme aille naturellement
de pair avec une certaine tendance à l'idéalisme et à
l'optimisme. Il n'est pas rare en revanche que les empir-
istes soient matérialistes et que leur optimisme soit tim-
ide et retenu. Le rationalisme est toujours moniste. Son
point de départ est la totalité, l'universel, il accorde une
grande importance à l'unité des choses tandis que
l'empirisme commence par les parties et voit dans le
88/381

tout la somme des parties ; il ne répugne donc pas à se


dire pluraliste. Le rationalisme se considère d'ordinaire
plus près de la religion que l'empirisme, mais il y aurait
tant à dire sur ce point que je me contenterai de
l'évoquer rapidement. C'est le cas lorsque notre rational-
iste est ce qu'on appelle un homme de sentiment tandis
que l'empiriste se targue d'avoir la tête froide. Le ration-
aliste sera alors également partisan de ce qu'on appelle
le libre arbitre tandis que l'empiriste sera fataliste, pour
employer les termes les plus usités. Enfin, le rationaliste
se montrera dogmatique dans ses affirmations tandis
que l'empiriste sera peut-être plus sceptique et ouvert à
la discussion.
Je vais classer ces types de caractère en deux colonnes.
Je pense que vous reconnaîtrez les deux dispositions
d'esprit qu'on retrouve dans la pratique si je donne pour
titres respectifs à ces colonnes les termes suivants : es-
prit délicat et esprit endurci.
ESPRIT DÉLICAT ESPRIT ENDURCI
Rationaliste (qui s'appuie sur sur des principes) Empir-
iste (qui s'appuie des faits)
Intellectualiste Sensationnaliste
Idéaliste Matérialiste
Optimiste Pessimiste
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Religieux Irréligieux
Partisan du libre arbitre Fataliste
Moniste Pluraliste
Dogmatique Sceptique
Je vous prie de bien vouloir laisser en suspens la ques-
tion de savoir si les deux ensembles que j'ai opposés ont
une cohérence interne car j'y reviendrai longuement bi-
entôt. Il suffît dans l'immédiat que ces esprits délicats et
ces esprits endurcis existent tels que je les ai décrits.
Chacun connaît sans doute quelque cas représentatif de
chaque espèce, et sait ce que ceux-ci pensent de ceux-là.
Ils ont une piètre opinion les uns des autres. C'est cet
antagonisme qui, chez des individus au caractère bien
trempé, détermine en partie l'ambiance philosophique
du moment et, en l'occurrence, celle d'aujourd'hui. Les
esprits endurcis voient dans les esprits délicats des senti-
mentalistes à l'esprit faible. Les seconds voient dans les
premiers des gens dépourvus de raffinement, grossiers
et frustes. La réaction des uns envers les autres
ressemble fort à celle des touristes bostoniens lorsqu'ils
se trouvent confrontés à des gens de Cripple Creek, et
vice versa. Chaque groupe pense que l'autre lui est in-
férieur ; mais dans un cas, le dédain est mêlé
90/381

d'amusement tandis que dans l'autre, il est mêlé d'une


pointe de peur.
Or, comme je l'ai déjà dit clairement, en philosophie,
rares sont les purs Bostoniens dans toute leur
délicatesse, et rares sont les purs montagnards des
Rocheuses dans toute leur rudesse. La plupart d'entre
nous sommes attirés par les bons côtés des deux parties.
Bien sûr, les faits ont du bon, donnez-nous des faits. Les
principes ont du bon également, donnez-nous des prin-
cipes. Si on le regarde d'une certaine façon, le monde est
indubitablement un, si on le considère autrement, il est
indubitablement multiple. Il est à la fois un et multiple -
adoptons une sorte de monisme pluraliste. Bien sûr, tout
est nécessairement déterminé, et pourtant notre volonté
est évidemment libre : la véritable philosophie est un
déterminisme qui reconnaît le libre arbitre. Indiscutable-
ment, il y a du mal dans les parties, mais le tout ne peut
être mauvais de sorte que le pessimisme pratique peut se
combiner à l'optimisme métaphysique. Tout est à
l'avenant, en philosophie, le profane n'est jamais un rad-
ical qui cherche à donner un cadre rigide à son système,
il s'attache à telle ou telle de ses parties selon qu'elle sat-
isfait ses diverses aspirations du moment.
91/381

Mais certains parmi nous ne sont pas de simples pro-


fanes. Nous méritons même le titre d'athlètes amateurs
et nous nous irritons d'un manque de cohérence et de
fermeté dans nos croyances. Nous ne pouvons avoir
bonne conscience à l'égard de notre intellect tant que
nous prenons de part et d'autre des éléments incompat-
ibles pour les mélanger.
Me voici parvenu à la première remarque vraiment im-
portante que je voudrais faire. Jamais on n'a vu autant
qu'aujourd'hui de personnes manifestant une si nette
tendance à l'empirisme. On pourrait dire que nos enfants
naissent quasiment avec un esprit scientifique. Mais
notre amour des faits n'a pas effacé tout sentiment reli-
gieux. Cet amour même est empreint de religiosité.
Notre tempérament scientifique est plein de dévotion.
Qu'un tel homme soit aussi philosophe amateur, et re-
fuse de prendre un fatras d'idées pour un système
comme le fait le profane, voyez où cela le mène en l'an
de grâce 1906. Il réclame des faits, de la science ; mais
il lui faut aussi de la religion. Et n'étant qu'un amateur,
et non un philosophe indépendant qui innove, il se
tourne naturellement vers les experts et les hommes de
métier déjà à l'œuvre pour trouver un guide. Un grand
92/381

nombre d'entre vous, peut-être même la majorité, font


partie de ces amateurs.
Quelles philosophies vous propose-t-on donc pour ré-
pondre à vos besoins ? Une philosophie empirique qui
n'est pas assez religieuse et une philosophie religieuse
qui n'est pas assez empirique pour vous. Si vous re-
gardez du côté où on privilégie les faits, vous voyez le
programme des esprits endurcis se déployer dans toute
son ampleur, et le « conflit entre la science et la religion
» faire rage. Soit vous tombez sur Haeckel qui, en
montagnard endurci des Rocheuses, vous jette à la fig-
ure son matérialisme moniste, son Dieu-éther et plais-
ante sur votre Dieu qu'il traite de «vertébré gazeux » ;
soit vous tombez sur Spencer qui ne voit dans l'histoire
du monde qu'une redistribution de la matière et du
mouvement, et congédie poliment la religion qui peut
certes continuer d'exister, mais sans jamais montrer sa
face dans le temple.
Depuis cent cinquante ans, il semble que les progrès de
la science aient accru l'importance du monde matériel et
diminué celle de l'homme. De là ce qu'on peut appeler le
progrès de la tendance naturaliste ou positiviste.
L'homme ne donne pas ses lois à la nature, il les subit.
Elle demeure inébranlable, il doit s'adapter à elle. Qu'il
93/381

prenne acte de la vérité, aussi inhumaine soit-elle, et


qu'il s'en accommode. Une vision matérialiste déprim-
ante a remplacé la spontanéité et le courage ro-
mantiques. Les idéaux apparaissent désormais comme
des sous-produits de la physiologie ; le supérieur
s'explique par l'inférieur et n'est jamais que quelque
chose de très inférieur. En somme, on vous donne un
univers matérialiste dans lequel seuls les esprits en-
durcis se trouvent à l'aise.
Si maintenant vous vous tournez vers la religion pour
trouver du réconfort et cherchez conseil auprès de la
philosophie des esprits délicats, que trouverez-vous ?
De nos jours, la philosophie religieuse chez les anglo-
phones revêt deux formes. L'une est plus agressive et
radicale, l'autre semble commencer à battre en retraite.
La branche radicale de la philosophie religieuse corres-
pond à mes yeux à ce qu'on appelle l'idéalisme tran-
scendantal de l'école anglo-hégélienne, la philosophie
de Green, des Caird, de Bosanquet ou de Royce. Cette
philosophie a eu une grande influence sur les membres
les plus savants de notre clergé protestant. Elle est
panthéiste et comme telle a indubitablement affaibli la
tendance qui porte traditionnellement le protestantisme
vers le théisme.
94/381

Ce théisme subsiste néanmoins. Il descend tout droit, en


passant par une succession de compromis, du théisme
dogmatique scolastique que l'on enseigne avec rigueur
dans les séminaires catholiques. Pendant longtemps, on
l'a désigné chez nous comme la philosophie de l'école
écossaise. C'est la philosophie dont j'ai dit qu'elle
semblait battre lentement en retraite. Entre les hégéliens
et autres philosophes de l'«Absolu» qui gagnent du ter-
rain d'une part et les évolutionnistes et les agnostiques
scientifiques qui en gagnent de l'autre, les tenants de
cette philosophie - James Martineau, le professeur
Browne, le professeur Ladd et les autres — doivent se
sentir bien à l'étroit. Cette philosophie si franche et hon-
nête n'a rien de radical dans son tempérament. Elle est
éclectique, faite de compromis et cherche avant tout un
modus vivendi. Elle accepte les faits du darwinisme ainsi
que ceux de la physiologie cérébrale, mais elle ne
s'enthousiasme pas plus à leur sujet qu'elle ne s'en sert
pour agir. Elle est dépourvue de ce caractère agressif et
triomphant. Elle manque par conséquent de prestige,
tandis que les philosophies de l'Absolu ont un certain
panache qu'elles doivent à leur caractère plus radical.
C'est entre ces deux systèmes qu'il vous faut choisir si
vous vous tournez vers l'école des esprits délicats. Et si,
95/381

comme je l'ai supposé, vous êtes attachés aux faits, vous


verrez que le serpent du rationalisme, de
l'intellectualisme aura laissé sa trace sur tout ce qui
relève de cette école. Vous échappez, il est vrai, au
matérialisme qui accompagne l'empirisme dominant,
mais vous payez cela en perdant le contact avec les as-
pects concrets de la vie. Les philosophes les plus abso-
lutistes planent à un tel niveau d'abstraction qu'ils ne
cherchent jamais à redescendre. L'esprit absolu qu'ils
nous proposent, l'esprit qui crée notre univers en le
pensant aurait pu aussi bien avoir créé un million
d'autres univers, malgré toutes leurs démonstrations vis-
ant à prouver le contraire. De la notion de cet absolu, on
ne peut déduire aucun fait réel particulier. Elle est com-
patible avec n'importe quel état de choses tenu pour vrai
ici-bas. Quant au principe du Dieu théiste, il est quasi-
ment aussi stérile. Il faut aller à la rencontre du monde
qu'il a créé pour commencer à entrevoir son véritable
caractère : c'est ce Dieu qui a créé une fois pour toutes
ce monde-ci. Le Dieu des auteurs théistes habite les
mêmes sommets d'abstraction que l'Absolu. La philo-
sophie de l'Absolu a de l'élégance et un certain panache
tandis que le théisme ordinaire est plus falot, mais tous
deux sont également coupés du monde et vides. Ce qu'il
96/381

nous faut, c'est une philosophie qui non seulement solli-


cite nos facultés intellectuelles d'abstraction, mais en-
core soit en prise directe avec le monde réel de nos vies
humaines finies.
Il faut un système qui combine les deux choses : d'une
part, l'attachement scientifique aux faits et le souci de
les prendre en considération, la disposition à s'adapter, à
s'accommoder et d'autre part cette confiance séculaire
en l'homme et ses valeurs ainsi que la spontanéité qui en
résulte, qu'elle soit de type religieux ou de type ro-
mantique. Vous voici donc devant un dilemme : les
deux choses que vous recherchez se trouvent irrémédi-
ablement séparées. Vous vous trouvez face à un empir-
isme étranger à l'humanisme et à la religion, ou bien
face à une philosophie rationaliste qui peut à bon droit
se dire religieuse, mais qui n'a aucun rapport avec les
faits concrets, avec nos joies et nos peines.
Je ne sais combien parmi vous sont assez familiers de la
philosophie pour se rendre pleinement compte de ce
qu'implique le reproche que je viens de faire. Je vais
donc m'attarder encore un peu sur ce manque de lien
avec la réalité qui touche tous les systèmes rationalistes
et qui rebute tant ceux pour qui seuls les faits comptent.
97/381

Je regrette de ne pas avoir conservé les premières pages


d'une thèse qu'un étudiant me remit il y a un an ou deux
car elles auraient illustré mon propos de façon parfaite-
ment claire. Ce jeune homme, qui sortait d'une uni-
versité de l'Ouest, commençait par dire qu'il considérait
comme allant de soi que le cours de philosophie nous
mettait en contact avec un monde qui n'avait rien à voir
avec le monde extérieur que l'on venait de quitter. Il
prétendait que ces deux univers avaient si peu en com-
mun que l'esprit ne pouvait les contempler ensemble. Le
monde extérieur, celui des expériences concrètes et indi-
viduelles dépasse l'imagination par sa diversité, son ca-
ractère inextricable, trouble, douloureux et confus. Le
monde auquel vous donne accès le philosophe est clair,
limpide et noble. Il ne comporte aucune des contradic-
tions de la vie réelle. Son architecture est classique. Des
principes rationnels définissent ses contours, ses parties
s'articulent selon la nécessité logique. Il affiche pureté et
dignité. C'est un temple de marbre qui scintille au som-
met d'une colline.
En réalité, il ne s'agit pas tant de rendre compte de ce
monde tel qu'il est que d'y apporter un ajout purement et
simplement, un sanctuaire classique dans lequel
l'imagination du rationaliste peut trouver refuge afin
98/381

d'échapper au caractère insupportablement confus et


barbare des faits bruts. Il ne s'agit pas d'expliquer
l'univers concret mais de lui trouver un substitut, un re-
mède, une échappatoire.
Son tempérament, si tant est qu'on puisse utiliser le ter-
me ici, est totalement étranger au tempérament de
l'existence concrète. Le raffinement est le propre de ces
philosophies intellectualistes. Elles répondent parfaite-
ment au besoin, ressenti avec force par l'esprit, d'un ob-
jet de contemplation raffiné. Mais je vous demande ex-
pressément de porter votre regard sur l'immensité du
monde des faits concrets, sur leurs mystères sidérants,
leurs aspects inattendus ou cruels, rebelles et indomptés,
puis de me dire si le terme « raffiné » est le seul adjectif
qui vienne inévitablement à l'esprit pour décrire cet
univers.
Le raffinement a certes sa place dans les choses, mais
une philosophie qui ne produit que du raffinement ne
saurait satisfaire le tempérament empiriste. Elle est à ses
yeux le comble de l'artificialité. C'est ainsi que certains
hommes de science préfèrent tourner le dos à la
métaphysique trop coupée du monde et désincarnée et
que les esprits pratiques se détournent de la philosophie
99/381

1
et secouent la poussière de leurs pieds pour répondre à
l'appel du large.
Il y a en effet quelque chose d'effrayant dans la satisfac-
tion qu'éprouve un esprit rationaliste devant un système
pur mais détaché de la réalité. Leibniz avait l'esprit ra-
tionaliste, mais il était beaucoup plus attaché aux faits
que ne le sont d'ordinaire les rationalistes. Pourtant,
pour trouver un exemple de superficialité incarnée, il
suffit de lire sa charmante Théodicée dans laquelle il
tente de justifier les voies de Dieu et de prouver que
nous vivons dans le meilleur des mondes possibles.
Permettez-moi de vous citer un exemple pour illustrer
mon propos.
Parmi les obstacles auxquels se heurte sa philosophie
optimiste, Leibniz se trouve confronté au problème du
nombre des âmes condamnées à la damnation éternelle.
Il pose comme prémisse issue de la théologie que, dans
le cas des hommes, ce nombre est infiniment plus grand
que celui des âmes sauvées. Il poursuit ensuite son rais-
onnement en disant :
« [...] le mal ne laisserait pas de paraître presque comme
rien en comparaison du bien, quand on considérera la
véritable grandeur de la cité de Dieu. Coelius Secundus
Curio a fait un petit livre De amplitudine regni coelestis
100/381

qui a été réimprimé il n'y a pas longtemps ; mais il s'en


faut beaucoup qu'il ait compris l'étendue du royaume
des cieux. Les Anciens avaient de petites idées des ouv-
rages de Dieu [...]. Il semblait aux Anciens qu'il n'y
avait que notre terre d'habitée, où ils avaient même peur
des antipodes ; le reste du monde était, selon eux,
quelques globes luisants et quelques sphères cristallines.
Aujourd'hui, quelques bornes qu'on donne ou qu'on ne
donne pas à l'univers, il faut reconnaître qu'il y a un
nombre innombrable de globes, autant et plus grands
que le nôtre, qui ont autant de droit que lui à avoir des
habitants raisonnables, quoiqu'il ne s'ensuive point que
ce soient des hommes. Il n'est qu'une planète, c'est-à-
dire un des six satellites principaux de notre soleil ; et
comme toutes les fixes sont des soleils aussi, l'on voit
combien notre terre est peu de chose par rapport aux
choses visibles, puisqu'elle n'est qu'un appendice de l'un
d'entre eux. Il se peut que tous les soleils ne soient
habités que par des créatures heureuses, et rien ne nous
oblige de croire qu'il y en a beaucoup de damnées, car
peu d'exemples ou peu d'échantillons suffisent pour
l'utilité que le bien retire du mal. D'ailleurs, comme il
n'y a nulle raison qui porte à croire qu'il y a des étoiles
partout, ne se peut-il point qu'il y ait un grand espace
101/381

au-delà de la région des étoiles ? Que ce soit le ciel em-


pyrée ou non, toujours cet espace immense qui en-
vironne toute cette région pourra être rempli de bonheur
et de gloire. [...] Que deviendra la considération de notre
globe et de ses habitants ? Ne sera-ce pas quelque chose
d'incomparablement moindre qu'un point physique,
puisque notre terre est comme un point au prix de la dis-
tance de quelques fixes ? Ainsi la proportion de la partie
de l'univers que nous connaissons se perdant presque
dans le néant au prix de ce qui nous est inconnu, et que
nous avons pourtant sujet d'admettre, et tous les maux
qu'on nous peut objecter n'étant que dans ce presque
néant, il se peut que tous les maux ne soient aussi qu'un
presque néant en comparaison des biens qui sont dans
l'univers2. »
Plus loin, Leibniz poursuit :
« Il y a pourtant une espèce de justice [...] qui n'a point
pour but l'amendement ni l'exemple, ni même la répara-
tion du mal. Cette justice n'est fondée que dans la con-
venance, qui demande une certaine satisfaction pour
l'expiation d'une mauvaise action. Les sociniens,
Hobbes et quelques autres, n'admettent point cette
justice punitive, qui est proprement vindicative et que
Dieu s'est réservée en bien des rencontres [...] mais elle
102/381

est toujours fondée dans un rapport de convenance qui


contente non seulement l'offensé mais encore les sages
qui la voient : comme une belle musique ou bien une
bonne architecture contente les esprits bien faits. [...]
C'est ainsi que les peines des damnés continuent, lors
même qu'elles ne servent plus à détourner du mal ; et
que de même les récompenses des bienheureux continu-
ent, lors même qu'elles ne servent plus à confirmer dans
le bien. On peut dire cependant que les damnés s'attirent
toujours de nouvelles douleurs par de nouveaux péchés,
et que les bienheureux s'attirent toujours de nouvelles
joies par de nombreux progrès dans le bien, l'un et
l'autre étant fondé sur le principe de la convenance [...].
Car enfin, tout ce que Dieu fait est harmonique en per-
fection, comme je l'ai déjà remarqué3. »
Je n'ai pas besoin de démontrer à quel point Leibniz est
loin de la réalité. Il est évident qu'aucune idée un peu
réaliste de ce qu'est l'expérience d'une âme damnée ne
l'a jamais effleuré. Il ne lui est jamais venu à l'esprit non
plus que plus est restreint l'échantillon d'âmes damnées
sacrifiées par Dieu pour satisfaire aux convenances éter-
nelles, moins est fondée en équité la gloire des bien-
heureux. Ce qu'il nous donne, c'est un exercice de
103/381

rhétorique sec dont même les feux de l'enfer ne parvi-


ennent pas à réchauffer le contenu si attrayant.
Et ne me dites pas que pour mettre en évidence le cara-
ctère superficiel de la philosophie rationaliste, il m'a
fallu remonter à l'époque futile des perruques.
L'optimisme du rationalisme d'aujourd'hui paraît tout
aussi futile à qui est attaché aux faits. L'univers réel est
une chose ouverte, or le rationalisme fabrique des sys-
tèmes, et les systèmes sont forcément clos. En pratique,
dans la vie, la perfection est une chose lointaine et tou-
jours en voie de réalisation. Pour le rationalisme, cela
n'est que F illusion provenant de ce qui est fini et relatif
: le fondement absolu des choses ne peut qu'être une
perfection achevée de toute éternité.
Je vois un bel exemple de révolte contre l'optimisme su-
perficiel et vain de la philosophie religieuse actuelle
dans une publication du courageux auteur anarchiste
Morrison I. Swift. L'anarchisme de M. Swift va un peu
plus loin que le mien, mais je dois avouer que je me
sens assez proche de lui et je sais que certains d'entre
vous approuveront sans réserve sa dénonciation de
toutes les formes de l'optimisme idéaliste en vogue
aujourd'hui. Il commence son opuscule intitulé
104/381

Human Submission par une série de faits divers tirés de


journaux (suicidés, morts de faim...) pour donner un
aperçu de notre société civilisée. Par exemple :
«Avec une femme et six enfants mourant de faim, sur le
point d'être expulsés de leur modeste logement d'un
quartier ouvrier faute d'avoir payé le loyer, John Corcor-
an, commis, a mis fin à ses jours aujourd'hui en avalant
du phénol après s'être traîné d'un bout à l'autre de la
ville enneigée dans le vain espoir de trouver un emploi.
Corcoran avait perdu son emploi il y a trois semaines à
cause d'une maladie durant laquelle ses maigres
économies avaient fondu. Hier, il avait été embauché
dans une équipe de balayeurs chargés de dégager la
neige, mais affaibli pas la maladie, il avait dû lâcher sa
pelle au bout d'une heure. Il fut donc contraint de
reprendre la tâche ingrate de chercher un travail. Pro-
fondément découragé, Corcoran est rentré chez lui tard
hier soir pour retrouver sa femme et ses enfants affamés
et la notification de congé sur la porte. » Le lendemain
matin, il s'empoisonnait.
«J'ai devant moi les rapports concernant de nombreux
autres cas, poursuit Swift. On pourrait aisément en rem-
plir une encyclopédie. Je cite ces quelques cas pour
pouvoir donner une théorie de l'univers. "Nous sentons
105/381

la présence de Dieu dans ce monde", écrivait récemment


un auteur dans une revue anglaise. "La présence même
du mal dans l'ordre temporel est la condition de la per-
fection dans l'ordre de l'intemporel", écrit le professeur
Royce dans The World and the Individual. "L'Absolu
s'enrichit de toutes les dissensions et de toute la di-
versité qu'il englobe", déclare F. H. Bradley dans
Appearance and Reality. Il veut dire que l'univers
s'enrichit de tous ces hommes assassinés, voilà de la
philosophie ! Mais tandis que les professeurs Royce et
Bradley et toute une cohorte de penseurs naïfs et repus
nous dévoilent la Réalité et l'Absolu et dissipent le mys-
tère du Bien et du Mal, voyez quelle est la condition des
seuls êtres au monde, à notre connaissance, dotés d'une
conscience aiguë de ce qu'est l'univers. Ce qu'ils vivent
est la Réalité. Leur expérience constitue un moment in-
dépassable de l'univers. C'est l'expérience personnelle
des êtres les mieux placés parmi tous ceux que nous
connaissons pour faire Y expérience de la vie et nous
dire ce qui est. Et que vaut la réflexion sur l'expérience
de ces gens comparée à leur expérience personnelle, dir-
ecte, telle qu'ils la vivent. Les philosophes jouent avec
des ombres tandis que ceux qui vivent et ressentent con-
naissent la vérité. Et l'esprit humain - hormis celui des
106/381

philosophes et de la classe possédante -l'immense masse


des hommes qui ressentent et pensent sans rien dire
commence à le comprendre. Ils jugent le monde comme
ils ont jusqu'à présent laissé les hiérophantes de la reli-
gion et du savoir les juger eux...
« L'ouvrier de Cleveland qui s'est donné la mort après
avoir tué ses enfants (autre fait divers cité par Swift) est
l'un de ces faits qui nous sidèrent mais sont essentiels
dans notre monde moderne et dans cet univers. Et il ne
saurait faire l'objet de commentaires ou être considéré
comme négligeable par aucun des traités sur Dieu,
l'Amour ou l'Etre qui rivalisent d'arrogance et
d'impuissance dans leur immense vacuité.
« C'est là un des éléments simples et irréductibles de la
vie ici-bas malgré des millions d'années de règne de
Dieu et deux mille ans de christianisme. Il appartient au
monde moral comme les atomes et les sous-atomes ap-
partiennent au monde physique : il est primordial et in-
destructible. Et ce qu'il proclame à la face de l'humanité,
c'est [...] l'imposture de toute philosophie qui ne sait
voir dans de tels événements le facteur le plus essentiel
de l'expérience consciente. Ces faits réduisent imman-
quablement la religion à néant. Nous ne pouvons ac-
corder à la religion encore deux mille siècles, ni même
107/381

vingt pour faire ses preuves et nous faire perdre notre


temps. Le sien est passé et celui de faire ses preuves
également : elle a signé sa propre condamnation.
L'humanité n'est pas éternelle et ne peut se permettre de
gaspiller son temps à essayer des systèmes ineptes...4. »
Voilà la réaction d'un esprit empirique devant le menu
que lui propose le rationalisme. C'est un refus
catégorique. « La religion, déclare M. Swift, est comme
un somnambule pour qui les choses réelles n'ont pas
d'existence. » Et tel serait, peut-être moins chargé de
passion, le verdict prononcé par tout amateur de philo-
sophie un peu curieux qui s'adresserait aujourd'hui aux
professeurs de philosophie pour qu'ils lui donnent les
moyens de satisfaire pleinement ses aspirations
naturelles. Les auteurs empiristes lui donnent le matéri-
alisme, les rationalistes la religion, mais pour cette reli-
gion, « les choses réelles n'ont pas d'existence ». Il devi-
ent alors notre juge, à nous les philosophes. Que nous
ayons l'esprit délicat ou l'esprit endurci, aucun de nous
n'est à la hauteur. Il ne faudrait pas prendre de haut ses
critiques car après tout, c'est son esprit à lui qui est par-
fait : un esprit dont la somme des exigences est la plus
importante, un esprit dont les critiques et les objections
finissent par avoir raison de toute philosophie.
108/381

C'est ici que je voudrais proposer ma propre solution. Je


propose en guise de philosophie et pour répondre aux
deux exigences, cette chose au nom étrange : le prag-
matisme. Comme les doctrines rationalistes, il peut rest-
er proche de la religion mais en même temps, comme
les philosophies empiristes, il peut se tenir au plus près
des faits. J'espère que je parviendrai à faire partager à un
grand nombre d'entre vous l'opinion favorable qu'il
m'inspire. Mais comme j'arrive au terme de ma leçon, je
ne vais pas vous présenter le pragmatisme in extenso
aujourd'hui. Je commencerai par cela la prochaine fois.
Je préfère pour le moment revenir un peu sur ce que j'ai
dit.
Si certains parmi vous sont philosophes de métier, et je
sais que c'est le cas pour quelques-uns, vous aurez sans
aucun doute pensé que mon discours a été jusqu'à
présent intolérablement et même incroyablement
simpliste. Esprit délicat, esprit endurci, quelle opposi-
tion brutale ! Et de façon plus générale, alors que la
philosophie n'est qu'intellectualité raffinée, subtilité et
souci d'exactitude, et qu'elle accorde toute leur place à
toutes sortes de nuances et de transitions, quelle carica-
ture grossière, quelle façon de rabaisser les choses les
plus élevées à leur expression la plus vulgaire que de
109/381

représenter le champ de bataille des philosophes comme


une bagarre brutale entre deux tempéraments ennemis !
Quelle conception puérile et superficielle ! Et comme il
est stupide encore de considérer comme criminel le ca-
ractère abstrait des systèmes rationalistes et de les con-
damner parce qu'ils se présentent comme des sanc-
tuaires et des refuges plutôt que comme un prolonge-
ment du monde des faits. Nos théories ne sont-elles pas
toutes des remèdes et des lieux de refuge ? Et si la
philosophie se fait religieuse, comment pourrait-elle être
autre chose qu'une façon d'échapper à la surface
grossière des choses ? Que pourrait-elle faire de mieux
que de nous élever au-dessus de notre sensibilité ani-
male et de nous indiquer le chemin d'une demeure plus
noble pour notre esprit dans ce vaste système de prin-
cipes idéaux qui sous-tend toute réalité et que notre in-
tellect devine ? Comment des idées générales et des
principes pourraient-ils être autre chose qu'une esquisse
abstraite ? N'a-t-on pas d'abord construit la cathédrale
de Cologne sur le papier ? La délicatesse est-elle en
elle-même une abomination ? Ne peut-on trouver du
vrai que dans la grossièreté du concret ?
Croyez-m'en, je comprends tout à fait cette accusation.
Le portrait que j'ai brossé est en effet monstrueusement
110/381

réducteur et sommaire. Mais comme toutes les abstrac-


tions, il aura son utilité. Puisque les philosophes envis-
agent de façon abstraite la vie de l'univers, ils ne dev-
raient pas s'offusquer que l'on envisage celle de la philo-
sophie sous un angle abstrait. En réalité, même s'il n'est
qu'une esquisse brossée à grands traits, le portrait que
j'ai dressé est absolument fidèle. Ce sont des tempéra-
ments, avec leurs aspirations et leurs répugnances
naturelles, qui orientent les hommes vers telle ou telle
philosophie, et il en sera toujours ainsi. On peut raison-
ner séparément sur les parties d'un système, et ce faisant
ne voir que l'arbre qui cache la forêt. Mais ce travail ac-
compli, l'esprit entreprend toujours une vaste synthèse,
et le système qui en résulte se détache pour devenir une
sorte d'être vivant, doté de cette étrange touche
d'individualité qui hante notre mémoire, comme le
fantôme d'un ami ou d'un ennemi disparu.
Walt Whitman n'était pas le seul à pouvoir déclarer : «
qui touche ce livre touche un homme ». Les ouvrages
des grands philosophes sont comme autant d'individus.
Notre perception de la saveur singulière propre à chacun
d'eux, caractéristique et cependant indéfinissable, est le
plus beau fruit d'une éducation philosophique accom-
plie. Ce que tout système se veut, c'est une
111/381

représentation du vaste univers de Dieu. Or, ce qu'il est -


et ce d'une manière flagrante - c'est la révélation du ca-
ractère ô combien singulier de la saveur propre à l'une
de ses créatures. Une fois posé en ces termes (et toutes
nos philosophies se trouvent ainsi ramenées à cela chez
les esprits formés à la critique) notre rapport aux sys-
tèmes redevient informel et s'apparente à la réaction in-
stinctive de tout homme qui consiste à ressentir plaisir
ou répulsion. Nous sommes aussi catégoriques dans
notre décision de les accepter ou de les rejeter que s'il
s'agissait d'une personne recherchant nos bonnes grâces
; notre jugement s'énonce au moyen des mêmes
épithètes louangeuses ou critiques. Nous comparons
l'impression que nous avons du caractère général de
l'univers à ce que nous propose telle philosophie avec sa
saveur propre et notre jugement tient en un mot.
« Statt der lebendigen Natur, dit-on, da Gott die
Menschen schuf hinein » - cette nébuleuse élucubration,
cette chose inerte, corsetée, artificielle et contrefaite,
aux relents d'école et de moisi, ce rêve de malade.
Débarrassons-nous en une bonne fois pour toutes ! A
bas les systèmes ! Tous les systèmes !
C'est bien l'étude des parties de son système qui nous
donne notre impression sur un philosophe, mais c'est
112/381

d'après cette impression que nous réagissons de telle ou


telle manière. Le niveau d'expertise en philosophie se
mesure à la précision de nos réactions au moment de
faire la synthèse d'un système, à l'acuité de la perception
dénotée par l'épithète avec laquelle l'expert, en un éclair,
condense des objets si complexes. Mais il n'est pas né-
cessaire d'être expert pour trouver l'épithète. Peu de
gens possèdent leur propre philosophie clairement for-
mulée, cependant presque tout le monde ressent à sa
manière qu'il y a une sorte de caractère général propre à
l'univers et qu'aucun des systèmes que nous connaissons
ne parvient vraiment à en rendre compte. Ils ne coïncid-
ent pas avec notre monde à nous. L'un sera trop élégant,
l'autre trop pédant, un troisième lui semblera n'être
qu'un ramassis d'opinions, un quatrième sera trop mor-
bide, un cinquième trop artificiel, que sais-je encore. En
tout cas, nous savons d'emblée que ces philosophies
sont bancales, en porte-à-faux, « détraquées » et qu'elles
ne peuvent se targuer de parler au nom de l'univers.
Platon, Locke, Spinoza, Mill,
Caird, Hegel - et j'aurai la prudence de taire les noms de
ceux qui sont plus proches de nous - ne sont sans doute
pour beaucoup d'entre vous, chers auditeurs, qu'autant
113/381

de façons de manquer son but. Si ces visions du monde


étaient vraies, ce serait une absurdité totale.
Nous les philosophes devons tenir compte de ces senti-
ments qui sont les vôtres car en dernier recours, je le
répète, c'est par eux que nos philosophies seront jugées.
La vision du monde qui l'emportera sera celle dont Xim-
pression se fera sentir plus pleinement chez les esprits
ordinaires.
Un mot encore sur le fait que les philosophies soient né-
cessairement des esquisses abstraites. Il y a esquisse et
esquisse, il y a des modèles d'édifices qui ont de Xépais-
seur, qui sont conçus en volume par leur architecte, et
des modèles couchés à plat sur le papier, à l'aide de la
règle et du compas. Ces derniers demeurent malingres et
chétifs même après qu'on en aura fait des édifices de
pierre, et ce résultat était déjà visible dans l'esquisse. Il
est vrai qu'une esquisse est en soi chétive, mais elle
n'évoque pas nécessairement quelque chose de chétif.
C'est le caractère essentiellement chétif de ce que sug-
gèrent ordinairement les philosophies rationalistes qui
pousse les empiristes à s'en détourner. Le système de
Herbert Spencer illustre parfaitement mon propos. Les
rationalistes s'effarouchent devant ses nombreux défauts
: sa sécheresse de maître d'école, sa monotonie de
114/381

crincrin, sa prédilection pour des expédients indigents


en guise d'arguments, son manque de culture jusque
dans les principes de la mécanique, et de façon générale,
le vague de toutes ses idées fondamentales et de tout son
système, raide et bancale, comme un assemblage grossi-
er et maladroit de planches de sapin fendues. Et pour-
tant, la moitié de l'Angleterre veut le voir enterré à
Westminster.
Pourquoi ? Pourquoi Spencer est-il un tel objet de
vénération malgré sa faiblesse aux yeux des rationalistes
? Pourquoi tant d'hommes instruits qui reconnaissent
cette faiblesse, parmi lesquels vous et moi peut-être,
voudraient néanmoins le voir reposer dans l'Abbaye ?
Simplement parce que nous sentons qu'il avait le cœur
bien placé philosophiquement. Ses principes sont peut-
être chétifs, ses livres tentent en tout cas d'épouser la
forme singulière du corps singulier de ce monde. Le
brouhaha des faits se fait entendre à chaque chapitre, il
retourne sans cesse au fait, il met en valeur les faits et se
tourne sans cesse vers eux. Et cela suffit, car pour
l'esprit empiriste c'est exactement le genre de chose qu'il
convient de faire.
La philosophie pragmatique dont je voudrais parler lors
de ma prochaine leçon est également proche des faits,
115/381

mais contrairement à la philosophie de Spencer, à aucun


moment elle ne congédie les conceptions religieuses
positives desquelles au contraire elle est également
proche.
Ainsi, j'espère que je saurai vous faire trouver dans cette
philosophie le mode de pensée médiateur qui répondra à
vos besoins.
Deuxième leçon

Qu'entend-on par
pragmatisme ?
Il y a quelques années de cela, lors d'une
randonnée en montagne, je m'étais écarté
un moment du groupe et à mon retour je
le retrouvai engagé dans une vive discus-
sion métaphysique. La discussion portait
sur un écureuil - un écureuil vivant, ag-
rippé au tronc d'un arbre tandis que de
l'autre côté se tiendrait une personne.
Celle-ci chercherait à apercevoir l'animal
en tournant rapidement autour de l'arbre
mais, malgré sa vélocité, l'écureuil se dé-
plaçant aussi vite, il resterait caché de
l'autre côté du tronc de sorte que la
117/381

personne ne pourrait jamais l'apercevoir.


Le problème métaphysique posé était le
suivant : la personne tourne-t-elle autour de
l'écureuil ? Elle tourne autour de l'arbre bien sûr, et l
écureuil se trouve sur l'arbre ; mais tourne-t-elle autour
de l'écureuil ? Dans cette nature où nous pouvions
débattre à loisir, la discussion s'était épuisée, chacun
avait choisi son parti et campait sur ses positions. Il y
avait le même nombre de partisans de chaque côté.
Aussi, dès que j'arrivai, chacun me sollicita pour les dé-
partager. Ayant à l'esprit l'adage scolastique qui veut
que face à une contradiction, on opère un distinguo, je
trouvai bientôt le suivant : « Savoir qui a raison, dis-je,
dépend de ce que vous entendez pratiquement par
"tourner autour" de l'écureuil. S'il s'agit de passer
du nord à l'est par rapport à lui, puis au sud, et enfin
à l'ouest pour revenir au nord, alors en effet, la
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personne tourne autour de lui car elle occupe suc-


cessivement ces positions. Mais si au contraire, il
s'agit de se trouver d'abord face à lui, puis sur sa
droite, ensuite derrière et puis sur sa gauche pour
enfin revenir en face, il est tout à fait évident que la
personne ne tourne pas autour de lui car, en com-
pensant ses mouvements par les siens, l'écureuil lui
montre toujours la même face, sans jamais changer
de sens. Considérez cette distinction et mettez fin à
votre débat. Vous avez les uns et les autres à la fois
tort et raison selon que vous entendez par "tourner
autour" l'un ou l'autre point de vue pratique. »
Une ou deux personnes particulièrement échauffées m'accusèrent de
tenir un discours confus qui éludait la question et protestèrent qu'elles
ne voulaient pas qu'on ergote ou qu'on coupe les cheveux en quatre à
la manière des scolastiques ; elles donnaient à « autour » le sens or-
dinaire qu'il a en anglais courant, et c'est tout. Il me sembla cependant
que la majorité reconnaissait que le distinguo avait mis fin à la
discussion.
Je raconte cette banale anecdote parce qu'elle nous donne un exemple
particulièrement simple de la méthode pragmatique dont je voudrais
vous parler maintenant. La méthode pragmatique est avant tout une
méthode de résolution des débats métaphysiques qui sans cela
119/381

seraient interminables. Le monde est-il un ou multiple ? Est-il soumis


à la fatalité ou bien est-il libre ? Est-il matériel ou spirituel ? Chacune
de ces notions est plus ou moins valable pour rendre compte de
l'univers et donne lieu à des discussions interminables. En
l'occurrence, la méthode pragmatique vise à interpréter chaque notion
en fonction de ses conséquences pratiques. Quelle différence y aurait-
il en pratique si telle notion plutôt que telle autre était vraie ? Si
aucune différence pratique n'apparaît, c'est que les deux notions sont
pratiquement équivalentes et que la discussion est vaine. Dans une
controverse sérieuse, on devrait pouvoir discerner une différence
pratique qui découle du fait qu'un des deux termes est vrai.
Voyons un peu l'histoire de l'idée de pragmatisme pour mieux le com-
prendre. Le mot vient du grec Ttpâ ypa qui signifie « action » et nous a
donné le terme «pratique». C'est Charles Peirce qui, en 1878, l'a utilisé
pour la première fois en philosophie. Dans un article intitulé « Com-
ment rendre nos idées claires », paru dans le Popular Science Monthly
en janvier de cette même année5, Peirce commence par souligner que
nos croyances sont en fait des règles pour l'action, et dit ensuite que
pour faire apparaître la signification d'une pensée, il suffit de déter-
miner quelle conduite elle est susceptible d'induire : là réside toute sa
signification. Le fait tangible qui sous-tend toutes les distinctions que
nous opérons entre nos pensées, aussi subtiles soient-elles, est que
toutes, même les plus délicates ne portent sur rien d'autre que sur des
différences possibles dans la pratique. Ainsi, pour que nos pensées à
propos d'un objet soient parfaitement claires, il nous suffit de con-
sidérer quels effets d'ordre pratique nous pouvons concevoir que
l'objet puisse impliquer -quelles sensations en attendre, et quelles
réactions préparer. Notre conception de ces effets, immédiats ou
éloignés, est en somme ce à quoi se réduit notre conception de l'objet,
pour autant qu'elle ait un sens positif.
Tel est le principe de Peirce, le principe du pragmatisme. Il est passé
complètement inaperçu pendant vingt ans jusqu'à ce que, dans un dis-
cours prononcé devant le professeur Howison et l'Union
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philosophique de l'université de Californie, je l'exhume pour


l'appliquer en particulier à la religion. A cette date (1898), il semblait
que son heure fût venue. Le terme « pragmatisme » s'est répandu et
les pages des revues philosophiques en sont aujourd'hui constellées.
Partout on entend parler du « mouvement pragmatiste », avec respect
ou mépris selon le cas, mais il est rarement bien compris. De toute
évidence, le terme est commode pour rassembler sous un même nom
certaines tendances qui étaient dispersées jusqu'à présent, et il est
passé dans le langage courant.
Pour bien prendre la mesure de l'importance du principe de Peirce, il
faut prendre l'habitude de l'appliquer à des cas concrets. J'ai découvert
il y a quelques années qu'Ostwald, l'illustre chimiste de Leipzig, avait
très clairement fait usage, sans le nommer, du principe du pragmat-
isme dans ses leçons sur la philosophie des sciences.
« Toutes les réalités influencent notre conduite, m'avait-il écrit, et c'est
dans cette influence que réside pour nous leur signification. Dans mes
cours, je pose d'ordinaire les questions comme ceci : en quoi le monde
serait-il différent si telle proposition plutôt que telle autre était vraie ?
Si je ne vois aucune différence, alors l'alternative n'a pas de sens. »
C'est-à-dire que les termes de l'alternative signifient la même chose en
pratique, et pour nous, il n'y a pas d'autre signification que pratique.
Dans une leçon qu'il a publiée, Ostwald illustre ainsi son propos : les
chimistes se querellent depuis longtemps à propos des propriétés de
certains corps dits « tautomères ». Leurs propriétés semblent compat-
ibles avec deux idées à la fois : soit un atome d'hydrogène instable os-
cille à l'intérieur de ces corps, soit ils sont constitués d'un mélange in-
stable de deux corps différents. Le problème fut l'objet d'une âpre con-
troverse sans être jamais résolu. « Le débat n'aurait jamais vu le jour,
poursuit Ostwald, si les adversaires s'étaient demandé quelle
différence pour les faits de l'expérience aurait résulté du fait que l'une
plutôt l'autre hypothèse fût juste. Car il serait alors apparu qu'il ne
pouvait en résulter aucune différence dans les faits et que leur contro-
verse n'avait pas plus de pertinence que si, en des temps reculés, on
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avait débattu pour savoir comment le levain faisait lever la pâte en in-
voquant comme cause véritable de ce phénomène, soit un farfadet soit
un elfe 6. »
Il est étonnant de voir combien de controverses philosophiques per-
dent toute pertinence dès lors qu'on les soumet à ce simple test con-
sistant à dégager leurs conséquences concrètes. Il ne saurait y avoir de
différence qui ne fasse de différence autre part : une différence dans le
domaine de la vérité abstraite se traduit forcément par une différence
dans un fait concret et dans la conduite qu'il induit, d'une certaine
manière, chez un certain individu, à un certain moment, en un certain
lieu. La philosophie ne devrait avoir pour unique fonction que de
déterminer précisément quelle différence cela fera pour vous ou pour
moi, à tel et tel moments de notre vie, si l'on tient pour vraie telle for-
mule de l'univers plutôt que telle autre.
Il n'y a absolument rien de nouveau dans la méthode pragmatique. So-
crate l'utilisait en expert, et Aristote en avait fait sa méthode. Elle a
permis à Locke, Berkeley et Hume d'apporter une contribution magis-
trale à l'établissement de la vérité. Shadworth Hodgson ne cesse
d'insister sur le fait que les réalités ne sont que ce que l'on en connaît.
Mais ces précurseurs du pragmatisme n'en faisaient qu'un usage
partiel : ils se sont contentés d'ouvrir la voie. Ce n'est qu'à notre
époque qu'il s'est généralisé, qu'il a pris conscience de sa mission uni-
verselle et aspire à une destinée conquérante. Je crois en cette destinée
et j'espère parvenir à vous faire partager ma foi.
Le pragmatisme correspond à une attitude tout à fait classique en
philosophie, c'est celle des empiristes, mais il me semble qu'elle revêt
ici une forme plus radicale et acceptable que jusqu'à présent. Le prag-
matiste tourne résolument et définitivement le dos à toutes sortes
d'habitudes invétérées propres aux philosophes de métier. Il se dé-
tourne des solutions abstraites et insatisfaisantes, ou purement
verbales, des fausses raisons a priori, des principes figés, des systèmes
clos, de tout ce qui se prétend absolu ou originel. Il se tourne vers ce
qui est concret et pertinent, vers les faits, vers l'action, vers la
122/381

puissance. Cela veut dire l'avènement du tempérament empiriste et


l'abandon sans remords du tempérament rationaliste. Cela signifie
grand air et ouverture aux possibilités de la nature contre ce qui est
dogmatique, artificiel et prétend détenir la vérité ultime.
En même temps, il ne cherche pas à imposer certains résultats. Il n'est
qu'une méthode. Cependant, si elle triomphait, cela entraînerait des
bouleversements immenses dans ce que j'ai appelé lors de ma dernière
leçon le « tempérament » philosophique. Les ultrarationalistes se ver-
raient écartés, comme les hommes de cour dans les républiques et les
prêtres ultramontains en terre protestante. La science et la
métaphysique se rapprocheraient considérablement et travailleraient
de fait main dans la main.
La quête métaphysique est en général de nature très primitive. Vous
savez combien les hommes rêvent depuis toujours de magie illicite et
vous savez aussi quelle importance ont les mots en magie. Si vous con-
naissez son nom ou la formule incantatoire qui le subjugue, vous
viendrez à bout du plus puissant esprit, génie et autre démon. Sa-
lomon connaissait les noms de tous les esprits et pouvait donc tous les
soumettre à sa volonté. De même, spontanément, l'esprit voit en
l'univers une sorte d'énigme dont la clé se cache sous la forme d'un
mot ou d'un nom qui vous donnerait l'illumination ou le pouvoir. Ce
mot désigne le principe de l'univers, et qui le connaît possède en
quelque sorte l'univers lui-même. « Dieu », « la Matière », « la Raison
», « l'Absolu », « l'Énergie », voilà autant de noms qui voudraient ap-
porter la solution. Avec eux, vous pouvez vous reposer. Vous êtes
parvenu au terme de votre quête métaphysique.
Mais si vous adoptez la méthode pragmatique, vous ne pouvez con-
sidérer que ces mots sont l'aboutissement de votre quête. Il faudra
faire ressortir de chacun d'eux sa valeur réelle pratique et le mettre à
l'épreuve en le plongeant dans le flux de votre expérience. Il apparaît
dès lors moins comme une solution que comme un programme pour
une tâche plus ample, et surtout comme une indication sur les divers
changements qu'on peut faire subir aux réalités existantes.
123/381

Les théories deviennent ainsi des instruments au lieu d'apporter aux


énigmes des solutions sur lesquelles nous pouvons nous reposer. Nous
ne nous adossons pas sur elles, nous avançons et, à l'occasion, elles
nous permettent de transformer le monde. Le pragmatisme assouplit
toutes nos théories, il les rend flexibles et met chacune à l'ouvrage.
Comme il n'est pas nouveau en soi, il s'accorde avec un grand nombre
de tendances philosophiques anciennes. Il s'accorde par exemple avec
le nominalisme en ce qu'il fait toujours appel aux faits particuliers,
avec l'utilitarisme car il s'attache à l'aspect pratique des choses et avec
le positivisme enfin dans le mépris des solutions purement verbales,
des fausses questions et des abstractions métaphysiques.
Comme vous pouvez le constater, il s'agit là de tendances anti-intellec-
tualistes. Le pragmatisme est prêt à en découdre avec le rationalisme,
ses revendications et sa méthode. Mais au moins au départ, il ne vise
aucun résultat en particulier. Il n'affiche ni dogme ni doctrine, il se
veut avant tout une méthode. Ainsi que Papini, jeune pragmatiste it-
alien, l'a très bien formulé, il traverse nos théories de part en part à la
manière d'un corridor d'hôtel. Il donne accès à une infinité de
chambres. Dans l'une on trouvera un homme en train d'écrire un traité
athée ; dans la suivante une personne à genoux priant pour qu'on lui
donne foi et force d'âme ; dans la troisième, un chimiste étudiant les
propriétés d'un corps. Dans une quatrième, un esprit accouche d'un
système de métaphysique idéaliste, tandis que dans la chambre
voisine, on démontre l'impossibilité de la métaphysique. Mais toutes
donnent sur ce corridor et chacun doit l'emprunter s'il veut un moyen
pratique pour entrer et sortir de sa chambre.
Pour l'instant, la méthode pragmatique n'offre aucun résultat spéci-
fique, elle est une attitude, une certaine orientation. C'est l'attitude qui
consiste à se détourner des choses premières, des principes, des «
catégories », des nécessités supposées pour se tourner vers les choses
dernières, les fruits, les conséquences, les faits.
Voilà la méthode pragmatique. On pourrait me faire remarquer que
j'en ai fait l'éloge au lieu de l'expliquer, mais je vais sans tarder vous la
124/381

présenter dans le détail en l'appliquant à des problèmes courants pour


vous montrer comment elle fonctionne. Cependant, le terme « prag-
matisme » est désormais utilisé dans un sens encore plus large
puisqu'il désigne également une certaine théorie de la vérité. J'ai
l'intention de consacrer toute une leçon à la présentation de cette
théorie une fois que j'aurai débroussaillé le terrain. Je vais donc être
très bref pour l'instant, mais la concision est difficile à suivre pour
l'auditeur, aussi je vous demanderai de redoubler d'attention un mo-
ment. Si beaucoup de choses demeurent obscures, j'espère les éclairer
dans les leçons à venir.
L'une des branches de la philosophie que l'on cultive avec le plus de
succès aujourd'hui est celle de la logique inductive comme on l'appelle,
c'est l'étude des conditions dans lesquelles nos sciences ont évolué.
Ceux qui s'intéressent à la question commencent à montrer une éton-
nante unanimité quant à la signification des lois de la nature et des
faits élémentaires tels qu'ils sont formulés par les mathématiciens, les
physiciens et les chimistes. Lorsqu'on a découvert les premiers ex-
emples d'uniformité mathématique, logique et naturelle, les premières
lois, les hommes ont été tellement ravis par la limpidité, la beauté et la
simplicité qui en résultaient qu'ils ont cru avoir déchiffré pour de bon
les pensées éternelles du Tout-Puissant. Son esprit tonnait et réson-
nait à coup de syllogismes. Lui aussi pensait sections coniques, carrés,
racines et proportions selon la géométrie euclidienne. Il soumettait les
planètes aux lois de Kepler, il rendait la vitesse proportionnelle à la
durée pour la chute des corps, il établissait la loi des sinus afin que la
lumière réfractée lui obéît ; il mettait en place les classes, les ordres,
les familles et les genres pour les plantes et les animaux et fixait les
distances qui devaient les séparer. Il concevait les archétypes de toute
chose, et déterminait leurs variations ; et lorsque nous redécouvrions
l'une de ces merveilleuses institutions divines, nous saisissions sa
pensée dans son intention même.
Mais avec le développement des sciences, l'idée s'est répandue que la
plupart de nos lois, sinon toutes, n'étaient que des approximations. De
125/381

plus, les lois elles-mêmes sont devenues si nombreuses qu'on ne peut


plus les compter et il existe tant de formules rivales dans toutes les
branches de la science que les chercheurs se sont faits à l'idée
qu'aucune théorie ne rend compte de façon absolument fidèle de la
réalité, mais que toutes peuvent se révéler utiles à un moment donné.
Leur grand mérite est de récapituler les faits connus pour nous porter
vers de nouveaux faits. Elles ne sont qu'un langage humain, une sténo-
graphie conceptuelle comme on a dit, qui nous permet d'exprimer nos
observations sur la nature. Or, comme chacun sait, les langues offrent
une grande diversité de moyens pour s'exprimer et de nombreux
dialectes.
Et voilà comment l'arbitraire humain a évacué la nécessité divine de la
logique scientifique. Si j'évoque les noms de Sigwart, Mach, Otswald,
Pearson, Milhaud, Poincaré, Duhem, Ruyssen, les étudiants recon-
naîtront tout de suite le courant dont je parle et pourront ajouter
d'autres noms.
MM. Schiller et Dewey sont aujourd'hui à la tête de ce courant de la lo-
gique scientifique, avec leur appréhension pragmatique de ce que la
vérité signifie dans tous les cas. Ces maîtres déclarent que partout,
dans nos idées et nos croyances, la « vérité » signifie la même chose
que dans la science. Elle n'a d'autre signification, selon eux, que celle-
ci : les idées (qui ne sont elles-mêmes que des parties de notre expéri-
ence) deviennent vraies dans la seule mesure où elles nous permettent
d'établir une relation satisfaisante avec d'autres parties de notre ex-
périence, de les rassembler et de passer de l'une à l'autre grâce à des
raccourcis conceptuels plutôt que de suivre la succession infinie des
phénomènes particuliers. Toute idée qui nous porte, pour ainsi dire,
toute idée qui nous mène avec bonheur d'une partie de notre expéri-
ence à une autre, qui établit des liens satisfaisants entre les choses, et
fonctionne de manière fiable, simplifie la tâche et nous épargne du
travail - cette idée est vraie dans cette mesure, et dans cette seule
mesure, vraie à titre d'instrument. C'est la vision « instrumentale » de
la vérité qu'on enseigne avec tant de succès à Chicago, c'est l'idée
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promulguée avec tant de talent à Oxford selon laquelle la vérité de nos


idées réside dans le fait qu'elles « fonctionnent ».
Lorsqu'ils parviennent à cette conception générale de la vérité, MM.
Dewey et Schiller ainsi que leurs disciples ne font que suivre l'exemple
des géologues, des biologistes et des philologues. Pour établir ces sci-
ences, le coup de génie fut chaque fois de prendre un processus simple
qu'on pouvait effectivement observer dans son fonctionnement — la
dénudation des arbres en hiver, la variation par rapport au modèle
parental, l'évolution d'un dialecte par l'adoption de mots nouveaux et
d'une prononciation nouvelle - puis de le généraliser, de l'appliquer à
toutes les époques et de mettre en évidence ses conséquences con-
sidérables en faisant le bilan des effets qu'il a produits à travers les
âges.
Le processus observable retenu par MM. Schiller et Dewey en vue
d'une généralisation est le processus bien connu par lequel un individu
adopte de nouvelles opinions. Les choses se passent toujours de la
même façon : la personne dispose d'un stock d'opinions mais elle ren-
contre une expérience nouvelle qui les remet en question. Quelqu'un
les contredit ou, dans un moment de réflexion, la personne elle-même
se rend compte qu'elles se contredisent entre elles, ou bien elle entend
parler de faits avec lesquels elles sont incompatibles ; ou encore elle
ressent des désirs qu'elles ne peuvent plus satisfaire. Il en résulte un
trouble intérieur que n'avait jamais connu son esprit auparavant, et
auquel elle tente d'échapper en modifiant la masse de ses opinions an-
térieures. Elle en conserve autant qu'elle peut car en matière de croy-
ances, nous sommes tous extrêmement conservateurs. Elle cherche
ainsi à modifier une première opinion, puis une autre (car leur résist-
ance au changement est très variable) jusqu'à ce que surgisse une idée
nouvelle qu'elle puisse greffer sur les anciennes en leur causant le
moins de perturbation possible ; une idée qui concilie le fonds ancien
avec l'expérience nouvelle et les accorde de façon tout à fait heureuse
et opportune.
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Cette nouvelle idée est dès lors reconnue pour vraie et adoptée. Elle
préserve l'ancien fonds de vérités en ne lui imposant qu'un minimum
de modifications, juste l'effort nécessaire pour admettre la nouveauté
tout en la lui présentant de façon aussi familière que possible. On
n'accepterait jamais comme interprétation juste d'un fait nouveau une
explication extravagante qui irait à l'encontre de toutes nos idées an-
térieures. On continuerait à se creuser laborieusement la tête pour
trouver quelque chose de moins excentrique. Même les révolutions les
plus radicales dans les croyances d'un individu laissent en place en
grande partie l'ordre ancien. Le temps et l'espace, les relations de
cause à effet, la nature et l'histoire ainsi que l'histoire propre à
l'individu demeurent intacts. Une vérité nouvelle cherche toujours à
concilier et à aplanir les transitions. Elle accorde l'ancienne opinion au
fait nouveau en cherchant invariablement à produire le moins de
heurts et la plus grande continuité possibles. Pour nous, une théorie
est vraie dans la mesure où elle est capable de résoudre ce problème
de « maximum et de minimum ». Or son succès est ici avant tout af-
faire d'approximation. Nous disons que telle théorie résout ce
problème de façon globalement plus satisfaisante que telle autre, mais
cela veut dire plus satisfaisante pour nous, et les critères de satisfac-
tion varient selon chaque personne. Il s'ensuit donc que tout ici est,
dans une certaine mesure, plastique.
Je vous invite maintenant à observer de près le rôle joué par les an-
ciennes vérités. C'est parce qu'on n'y fait pas assez attention qu'on cri-
tique injustement le pragmatisme. Leur influence est absolument
déterminante. Le principe premier est qu'on leur reste fidèle -dans la
plupart des cas, c'est le seul principe. En effet, lorsqu'il s'agit
d'appréhender des faits tellement nouveaux qu'ils entraîneraient une
remise en cause radicale de nos idées préconçues, généralement on les
ignore complètement ou on maudit les gens qui nous les font
rencontrer.
Si l'on veut des exemples de ce processus de croissance de la vérité, on
n'a que l'embarras du choix. Le cas le plus simple en matière de vérité
128/381

nouvelle, c'est bien sûr lorsqu'une nouvelle espèce de faits ou un fait


nouveau isolé mais d'une espèce connue vient tout simplement
s'ajouter à notre expérience. Il s'agit d'un ajout qui ne modifie en rien
nos anciennes croyances. Les jours se suivent et les faits qu'ils con-
tiennent s'ajoutent tout simplement. Les nouveaux contenus
d'expérience ne sont pas des vérités en eux-mêmes, ils arrivent tout
simplement et sont. La vérité, c'est ce que nous disons sur eux, et le
simple fait de dire qu'ils sont arrivés, de prononcer cette formule qui
les désigne comme des apports, suffit à répondre au critère de vérité.
Mais il arrive souvent que le contenu d'une journée nous impose une
réorganisation. Si je me mettais à pousser des cris perçants et à me
conduire comme un dément sur cette estrade, nombre d'entre vous re-
viendraient sur leur opinion quant à la valeur probable de ma philo-
sophie. Le « radium » nous est arrivé récemment parmi les apports
d'une journée et a semblé un moment devoir contredire nos idées sur
l'organisation générale de la nature que nous identifiions avec ce qu'on
appelle la « conservation de l'énergie ». Voir le radium produire in-
définiment de lui-même de la chaleur donnait l'impression qu'on viol-
ait cette loi de la conservation. Que penser ? Si les radiations qu'il
émettait n'étaient rien d'autre qu'une énergie « potentielle » et in-
soupçonnée, présente à l'intérieur des atomes, le principe de la conser-
vation serait sauf. La découverte de l'hélium comme produit de ces ra-
diations nous portait à le croire. De sorte que la théorie de Ramsay est
généralement tenue pour vraie car, bien qu'elle force nos anciennes
idées sur l'énergie à s'élargir, elle n'apporte qu'un changement minime
à leur nature.
Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples. Une nouvelle opin-
ion peut être considérée comme « vraie » dans l'exacte mesure où elle
répond au désir de la personne d'intégrer à son stock de croyances ce
qui est nouveau dans son expérience. Cette opinion doit à la fois
s'appuyer sur une vérité ancienne et saisir le fait nouveau. Et comme
je l'ai dit plus haut, l'appréciation de sa réussite dans cette entreprise
dépend de chacun. Ainsi, lorsque qu'une vérité ancienne s'accroît de ce
129/381

que lui apporte une vérité nouvelle, c'est pour des raisons subjectives.
Nous sommes entrés dans un processus et obéissons à ces raisons.
Parmi nos idées nouvelles, la plus vraie est celle qui accomplit avec le
plus de bonheur sa fonction qui est de satisfaire notre double exigence.
C'est grâce à la façon dont elle fonctionne, de son propre fait, qu'elle
devient vraie et se trouve classée comme vraie, en se greffant sur le
corps ancien de vérités qui dès lors croît à la manière d'un arbre par
ajout de nouvelles couches grâce à l'activité du cambium.
MM. Dewey et Schiller entreprennent donc de généraliser cette obser-
vation et de l'appliquer aux parties les plus anciennes de la vérité qui
elles aussi ont un jour été plastiques et considérées comme vraies pour
des raisons humaines. Elles aussi ont fait le lien entre des vérités en-
core plus anciennes et des observations alors nouvelles. Il n'y a pas de
vérité objective pure, de vérité qui s'établirait sans qu'intervienne la
fonction qui répond au besoin qu'éprouve l'individu de lier les parties
anciennes de l'expérience aux plus récentes. Les raisons pour
lesquelles nous disons que les choses sont vraies constituent la raison
pour laquelle elles sont vraies car, « être vrai » signifie simplement ac-
complir cette fonction de liaison.
Ainsi le serpent humain laisse partout sa trace. La vérité indépend-
ante, la vérité que l'on découvre tout simplement, la vérité qui ne
serait plus malléable selon les besoins de l'homme, la vérité parfaite en
somme existe bien, et en surabondance — les penseurs rationalistes
supposent du moins son existence. Mais alors, elle ne désigne que le
cœur inerte de l'arbre vivant, et son existence ne sert qu'à prouver que
la vérité a elle aussi sa paléontologie et qu'elle aussi est soumise à la loi
de la « prescription », que les années de service peuvent lui faire per-
dre sa souplesse et que du fait de son ancienneté, on peut la considérer
comme totalement sclérosée. Mais de nos jours, la transformation des
idées de la logique et des mathématiques (qui semble même gagner la
physique) a montré combien même les idées les plus anciennes pouv-
aient être plastiques en réalité. On réinterprète les anciennes formules
comme étant les expressions particulières de principes beaucoup plus
130/381

vastes, des principes que nos ancêtres n'ont jamais soupçonné sous
leur forme et leur formulation actuelles.
M. Schiller continue d'appeler cette conception de la vérité « Human-
isme », mais pour désigner cette doctrine le terme de pragmatisme
semble là encore gagner du terrain et c'est celui que j'utiliserai pour en
parler dans ces leçons.
Tel serait donc le programme du pragmatisme : d'abord une méthode,
ensuite une théorie génétique de ce qu'on entend par vérité. Ces deux
points constitueront donc désormais les objets de notre étude.
Je suis convaincu que ce que j'ai dit sur la théorie de la vérité aura
semblé obscur et insuffisant à la plupart d'entre vous du fait de la
brièveté de mon exposé. Je me rattraperai plus tard. Dans une leçon
sur « le Sens commun », je tenterai de montrer ce que j'entends par «
vérités sclérosées par l'âge ». Dans une autre leçon, je développerai
l'idée que nos pensées deviennent vraies à mesure qu'elles exercent
avec succès leur fonction de médiation. Une troisième me donnera
l'occasion de montrer combien il est difficile de distinguer entre les
facteurs subjectifs et les facteurs objectifs dans le développement de la
Vérité. Il se peut que vous ne me suiviez pas jusqu'au bout lors de ces
leçons ou bien que vous ne soyez pas tout à fait d'accord avec moi,
mais je sais que vous reconnaîtrez au moins mon sérieux et que vous
saluerez mes efforts.
Vous serez peut-être surpris d'apprendre que les théories de MM.
Dewey et Schiller ont essuyé une tempête de critiques méprisantes et
de railleries. Le rationalisme s'est tout entier soulevé contre eux. Dans
les milieux influents, M. Schiller en particulier a été traité comme un
écolier impudent qui mériterait une fessée. Je n'en parlerais pas si cela
ne jetait un éclairage sur ce tempérament rationaliste que j'ai opposé
au tempérament pragmatique. Loin des faits, le pragmatisme n'est pas
à son aise tandis que le rationalisme ne se sent bien qu'en présence
d'abstractions. Ce discours pragmatiste sur les vérités au pluriel, sur
leur caractère utile et satisfaisant, sur le fait qu'elles « fonctionnent »
ou non, etc., l'esprit de type intellectualiste n'y voit en fait de vérité
131/381

qu'un article de second choix, grossier et mal fichu, un expédient. De


telles vérités n'ont rien à voir avec la vérité authentique. De tels
critères sont totalement subjectifs. Au contraire, la vérité objective
doit être une chose qui n'ait rien d'utilitaire, qui soit altière, raffinée,
distante, imposante, élevée. Elle doit être une correspondance absolue
entre nos pensées et une réalité non moins absolue. Il faut qu'elle soit
ce que nous devrions penser sans condition. Le fait que nos pensées
soient de fait conditionnées leur ôte toute pertinence, et les renvoie à
la psychologie. Dans ce domaine, à bas la psychologie et vive la logique
!
Voyez l'extrême divergence entre ces deux formes d'esprit ! Le prag-
matiste s'attache aux faits, à la réalité concrète, observe la vérité à
l'œuvre sur des cas particuliers, pour généraliser ensuite. Pour lui, la
vérité devient un nom générique désignant la valeur de toute une série
de choses qui fonctionnent au sein de l'expérience. Pour le rationaliste,
la vérité demeure une pure abstraction dont le seul nom doit nous in-
spirer le respect. Tandis que le pragmatiste entreprend de montrer en
détail pourquoi il faut s'incliner, le rationaliste se révèle incapable
d'identifier les faits concrets dont il a tiré son abstraction. Il nous ac-
cuse de nier la vérité alors que nous cherchons simplement à com-
prendre pourquoi les gens se conforment à elle et pourquoi il devrait
toujours en être ainsi. Le concret fait proprement frémir notre
amoureux de l'abstraction : toutes choses égales d'ailleurs, il préfère
de loin ce qui évoque la pâleur du spectre. Entre deux univers, il
choisirait immanquablement l'esquisse chétive plutôt que le fouillis
luxuriant de la réalité. La première est tellement plus pure, plus limp-
ide et plus noble.
J'espère qu'au fil de ces leçons qui mettront en valeur le caractère con-
cret du pragmatisme et son attachement aux faits, c'est bien cela qui
trouvera grâce à vos yeux comme étant sa caractéristique la plus satis-
faisante. En cela, il ne fait que suivre l'exemple de ses aînées, les sci-
ences qui interprètent ce qui n'est pas observable à partir de ce qui
l'est. Il rapproche harmonieusement l'ancien et le nouveau. Il prend la
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notion totalement vide d'une relation statique de « correspondance »


(sur la signification de laquelle nous nous interrogerons plus tard)
entre notre esprit et la réalité, pour la transformer en celle d'un
échange riche et actif (que chacun peut suivre et comprendre en dé-
tail) entre certaines de nos pensées et le vaste univers des autres ex-
périences dans lequel nos pensées jouent un rôle et ont leur utilité.
Je m'arrêterai là pour le moment et justifierai ce que je viens de dire
plus tard. Je voudrais à présent ajouter un mot pour expliquer un peu
l'idée que j'avais avancée lors de notre dernière rencontre : le pragmat-
isme peut réussir à accorder les façons de penser empiristes et les as-
pirations plus religieuses des hommes.
Vous VOUS SOUVENEZ peut-être m'avoir entendu dire que les
hommes qui, par tempérament, ont le culte des faits, seraient sans
doute rebutés par l'indifférence dont fait preuve la philosophie idéal-
iste d'aujourd'hui à leur égard. Elle est beaucoup trop intellectualiste.
Le théisme d'antan était assez déplaisant avec son idée de Dieu comme
monarque suprême, fait d'un fatras « d'attributs » inintelligibles ou ri-
dicules. Cependant, tant qu'il s'en est tenu avec fermeté à son argu-
ment du dessein, il ne perdait pas contact avec les réalités concrètes.
Mais depuis que le darwinisme a délogé pour toujours de l'esprit « sci-
entifique » l'idée d'un dessein, le théisme a perdu son emprise. Ce qui
désormais est proposé à notre imagination, c'est une sorte de divinité
panthéiste ou immanente œuvrant au sein des choses plutôt qu'au-
dessus d'elles. En règle générale, les partisans d'une religion philo-
sophique se tournent aujourd'hui avec plus d'espoir vers un
panthéisme idéaliste que vers l'ancien théisme dualiste bien que ce
dernier ait conservé d'habiles défenseurs.
Mais comme je l'ai dit dans ma première leçon, si l'on est attaché aux
faits, si l'on a l'esprit empiriste, il est difficile d'accepter l'espèce de
panthéisme contemporain. Il est d'une espèce absolutiste qui dédaigne
le limon et s'abreuve de logique pure. Il est complètement coupé du
concret. En posant un Esprit Absolu, substitut de Dieu, comme
présupposé rationnel de tous les faits particuliers, quels qu'ils soient,
133/381

cette philosophie est totalement indifférente à ce que sont réellement,


les faits du monde dans leur particularité. Quels qu'ils soient, l'Absolu
est là pour les engendrer. Comme dans la fable du lion malade chez
Esope, toutes les empreintes se dirigent vers son antre, mais on ne voit
pas comme on en sort. L'Absolu ne peut vous aider à redescendre dans
le monde des faits particuliers, ni à déduire à partir de votre idée de sa
nature aucune conséquence précise nécessaire qui pourrait avoir une
importance pour votre vie. Certes, il vous donne l'assurance que tout
va bien pour Lui et pour sa pensée éternelle, mais il vous abandonne à
votre sort et à vos ressources temporelles pour ce qui est de trouver
votre salut dans ce monde fini.
Je me garderai bien de nier que cette conception ait du panache et
qu'elle apporte un certain réconfort religieux à toute une classe
d'esprits fort respectables. Mais d'un point de vue purement humain,
on ne saurait prétendre qu'elle ne souffre du défaut d'être trop dis-
tante et trop abstraite. C'est le plus pur produit de ce que je me suis
permis d'appeler le tempérament rationaliste. Elle dédaigne les aspira-
tions empiristes. Elle remplace la richesse du monde réel par une pâle
esquisse. Elle est élégante et noble au mauvais sens du terme, au sens
où elle est incapable d'accomplir des tâches humbles. Dans ce monde
réel de sueur et de poussière, il me semble qu'une vision « noble » des
choses a toutes les chances d'être fausse et n'a sans doute aucune
valeur philosophique. Le prince des ténèbres est peut-être gentil-
homme, comme on nous l'a affirmé mais, s'il est un Dieu du ciel et de
la terre, lui ne saurait être gentilhomme. Êtres de poussière et de
labeur, nous avons besoin de ses menus services plus que les cieux ont
besoin de sa dignité.
Cependant, le pragmatisme, malgré son attachement aux faits, ne
souffre pas du même penchant matérialiste que l'empirisme ordinaire.
Il ne voit pas d'inconvénient à concevoir des abstractions tant qu'elles
vous permettent de vous mouvoir parmi les faits particuliers et
qu'elles vous mènent quelque part. Ne portant intérêt qu'aux seules
conclusions auxquelles parviennent ensemble notre esprit et notre
134/381

expérience, il n'a pas de préjugés a priori contre la théologie. S'il


s'avère que les idées théologiques ont une valeur pour la vie concrète,
alors dans cette mesure elles seront vraies pour le pragmatisme, au
sens où elles se montrent bonnes à cela. Sont-elles vraies au-delà de
cela ? Cela dépend entièrement de leur rapport à d'autres vérités qui
doivent également être reconnues pour telles.
Ce que je viens de dire sur l'Absolu de l'idéalisme transcendantal nous
fournit un bon exemple. J'ai d'abord dit qu'il avait du panache et qu'il
apportait du réconfort à une certaine catégorie d'esprits, puis je l'ai ac-
cusé d'être distant et stérile. Mais dans la mesure où il apporte ce ré-
confort, il ne saurait être stérile, c'est là la mesure de sa valeur, il rem-
plit une fonction concrète. En bon pragmatiste, je devrais donc dire
que l'Absolu est vrai « dans cette mesure », et je le dis sans hésiter.
Mais dans ce cas précis, que veut dire vrai dans cette mesure ? Il nous
suffit pour répondre d'appliquer la méthode pragmatique. Que veulent
dire ceux qui croient en l'Absolu lorsqu'ils disent que leur foi leur ap-
porte un réconfort ? Ils veulent dire que puisque dans l'Absolu, le mal
qui règne dans le monde fini est d'emblée « vaincu », nous pouvons
donc, lorsque nous le désirons, traiter le temporel comme s'il était po-
tentiellement éternel, être sûrs de ce qui nous attend et, sans péché,
oublier nos peurs et^nous débarrasser du souci de notre responsabil-
ité d'êtres finis. En somme, ils veulent dire que nous avons le droit de
nous accorder de temps en temps des vacances morales, de laisser le
monde aller à sa guise car nous avons le sentiment que sa destinée est
en de meilleures mains que les nôtres et qu'elle n'est pas de notre
ressort.
L'univers est un système dans lequel les individus peuvent oublier
leurs angoisses de temps à autre, où les hommes aussi ont le droit
d'être insouciants et où prendre des vacances morales est dans l'ordre
des choses. Si je ne me trompe, cela correspond, au moins en partie, à
l'Absolu tel que nous pouvons le connaître, c'est la grande différence
qu'apporte à nos expériences individuelles le fait qu'il soit vrai, c'est
encore ce qui lui donne sa valeur réelle lorsqu'on l'interprète de façon
135/381

pragmatique. Le profane ordinaire en philosophie, pour peu qu'il soit


favorable à l'idée d'idéalisme absolu, n'ose aller plus loin dans ses con-
ceptions. Cette idée de l'Absolu lui est utile dans cette mesure, et donc
très précieuse. Aussi lui est-il pénible d'entendre parler de l'Absolu
avec incrédulité, et il ignore les critiques dirigées contre les aspects de
la conception qui le dépassent.
Si c'est là la signification de l'Absolu, et rien que cela, qui pourra en ni-
er la vérité ? La nier reviendrait à prétendre que les hommes ne dev-
raient jamais se détendre ni s'accorder de vacances.
J'ai bien conscience qu'il doit sembler très étrange à certains d'entre
vous de m'entendre dire qu'une idée est « vraie » dès lors qu'y croire
nous aide à vivre. Vous admettez volontiers qu'elle est bonne pour
autant qu'elle nous apporte cette aide. Si ce qu'elle nous permet de
faire est bon, vous serez d'accord pour dire que l'idée elle-même est
bonne dans cette mesure car elle nous rend meilleur. Mais, me direz-
vous, n'est-ce pas un étrange abus du mot « vérité » que de dire que
les idées elles-mêmes sont « vraies » parce qu'elles sont bonnes ?
Il m'est impossible, à ce stade de mon analyse, de répondre à cette ob-
jection de façon satisfaisante. On touche là au point central de ma doc-
trine de la vérité, qui est aussi celle de MM. Schiller et Dewey, et je ne
pourrai l'exposer en détail avant ma sixième leçon. Je me contenterai
pour l'heure de dire que la vérité est une espèce du bien et non,
comme on le pense communément, une catégorie distincte du bien et
de même importance. Le vrai, c'est tout ce qui se révèle bon dans le
domaine de la croyance, et bon également pour des raisons spécifiques
et bien définies. Vous serez bien forcés d'admettre que s'il n'y avait ri-
en de bon pour la vie dans les idées vraies, ou si le fait que nous les
connaissions nous apportait des inconvénients et que seules les idées
fausses étaient utiles, alors la notion actuelle selon laquelle la vérité
est divine et précieuse, et qu'il nous incombe de la rechercher, n'aurait
jamais vu le jour et ne serait jamais devenue un dogme. Dans un
monde comme celui-là, il nous faudrait au contraire fuir la vérité. Mais
dans notre monde, de même que certains aliments sont bons non
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seulement au goût mais aussi pour nos dents, pour notre estomac et
notre organisme, certaines idées ne sont pas seulement agréables à
penser, ou agréables en tant qu'elles accompagnent d'autres idées qui
nous sont chères, mais encore elles sont utiles dans les luttes de la vie
pratique. S'il est une vie qu'il vaudrait vraiment mieux mener, et s'il
est une idée qui nous aidait à mener cette vie si l'on croyait en elle, al-
ors il vaudrait mieux pour nous que nous croyions en cette idée, à
moins bien sûr que notre croyance en elle ne se trouve en conflit avec
d'autres intérêts vitaux plus importants.
« Ce qu'il vaudrait mieux que nous croyions » ! Voilà qui a tout l'air
d'une définition de la vérité. Cela reviendrait presque à dire « ce que
nous devrions croire » : et aucun de vous ne trouverait cette
définition-là étrange. Ne devrions-nous pas ne jamais croire ce qu'il
vaut mieux pour nous de croire ? et nous est-il possible de séparer tou-
jours ces deux notions : ce qui est mieux pour nous et ce qui est vrai
pour nous ?
Le pragmatisme répond par la négative, et je suis entièrement
d'accord. Vous aussi sans doute, tant qu'on en reste à une déclaration
abstraite, mais vous soupçonnez que si l'on croyait vraiment en
pratique à tout ce qui apporte du bien à nos vies personnelles, on se
retrouverait en train d'entretenir toutes sortes d'idées bizarres sur le
monde qui nous entoure, et toutes sortes de superstitions senti-
mentales sur l'au-delà. Vos soupçons sont sans aucun doute fondés,
car il est évident que passer de l'abstrait au concret implique des
choses qui compliquent la situation.
Je viens de dire que ce qu'il valait mieux pour nous de croire était vrai
à moins que cette croyance ne se trouve en conflit avec un autre intérêt
vital. Or, dans la vie réelle, à quel genre d'intérêts vitaux nos croyances
personnelles sont-elles susceptibles de se heurter ? Lesquels, sinon les
intérêts vitaux portés par d'autres croyances lorsque celles-ci se
révèlent incompatibles avec les premières ? En d'autres termes, il
semble que la principale menace à laquelle soit confrontée chacune de
nos vérités prise séparément vienne de nos autres vérités prises
137/381

ensemble. Les vérités font invariablement preuve de cet instinct de


conservation et montrent toujours ce désir d'anéantir tout ce qui les
contredit. Ma croyance en l'Absolu, fondée sur le bien qu'il m'apporte,
doit se confronter à toutes mes autres croyances. Mettons qu'elle soit
vraie dans la mesure où elle me procure des vacances morales. Néan-
moins, telle que je la conçois - et je parle ici en mon nom propre, de
vous à moi pour ainsi dire — elle entre en conflit avec d'autres vérités
qui sont miennes et dont je répugne à renoncer, en sa faveur, aux av-
antages qu'elles me procurent. Elle se trouve associée à un type de lo-
gique que je déteste, elle me plonge dans des paradoxes
métaphysiques inacceptables, etc. Et comme j'ai déjà assez de mal
dans l'existence sans accroître mon souci avec des incohérences intel-
lectuelles, je préfère renoncer à l'Absolu et tout simplement prendre
ces vacances morales ; ou bien en bon philosophe, j'essaie de les justi-
fier par un autre principe.
Si je pouvais restreindre ma notion de l'Absolu à cette seule vertu qu'il
a de pouvoir m'accorder un répit, il n'y aurait aucun conflit avec mes
autres vérités. Mais il n'est pas si facile de restreindre ainsi nos hypo-
thèses. Elles comportent des caractéristiques annexes qui donnent lieu
à ces conflits. Le fait que je ne croie pas en l'Absolu signifie que je ne
crois pas en ces caractéristiques annexes, car je considère qu'il est tout
à fait légitime de prendre des vacances morales.
Cela vous permet de comprendre ce que je voulais dire lorsque je par-
lais du rôle de médiateur et de conciliateur du pragmatisme et disais,
empruntant l'expression de Papini, qu'il « assouplissait » nos théories.
Il n'a en fait aucun préjugé, aucun dogme rigide ni aucune règle inflex-
ible pour juger de ce qui pourra être considéré comme une preuve. Il
est totalement ouvert et accepte de prendre en considération tout type
d'hypothèse, tout type de preuve. Il s'ensuit que dans le domaine reli-
gieux, il jouit d'un avantage considérable à la fois sur l'empirisme pos-
itiviste et ses préjugés contre la théologie et sur le rationalisme reli-
gieux qui ne s'intéresse qu'aux conceptions lointaines, nobles, simples
et abstraites.
138/381

En somme, il élargit le champ de la quête de Dieu. Le rationalisme s'en


tient à la logique et aux sphères supérieures tandis que l'empirisme
s'attache aux sens externes. Le pragmatisme pour sa part est prêt à
tout prendre en compte, la logique comme les sens, et même les ex-
périences les plus humbles et les plus personnelles. Il prendra les ex-
périences mystiques si elles ont des conséquences pratiques, ac-
cepterait un Dieu embourbé dans le fait privé s'il pensait pouvoir l'y
trouver.
Son seul critère d'évaluation de la vérité est de voir ce qui marche le
mieux pour nous guider, ce qui convient le mieux à chaque aspect de
la vie et répond le mieux à l'ensemble des exigences de l'expérience
sans en négliger aucune. Si les idées théologiques répondaient à ces
critères, si la notion de Dieu en particulier se révélait capable de faire
cela, comment le pragmatisme pourrait-il nier l'existence de Dieu ? Il
n'y aurait pour lui aucun sens à considérer comme n'étant « pas vraie
» une notion aussi efficace d'un point de vue pragmatique. Quel autre
type de vérité pourrait bien exister pour lui en dehors de cet accord si
parfait avec la réalité concrète ?Dans ma dernière leçon, je reviendrai
sur les rapports du pragmatisme avec la religion. Mais vous constatez
dès à présent son caractère profondément démocratique. Ses manières
sont aussi souples et variées, ses ressources aussi riches et infinies, ses
conclusions aussi généreuses que le sont celles de mère nature.

Troisième leçon

Considérations
paradigmatiques sur
139/381

quelques problèmes
métaphysique

Je vais à présent vous familiariser avec la méthode pragmatique en


l'appliquant de diverses manières à des problèmes précis. Je commen-
cerai par le plus aride en prenant le problème de la Substance. Tout le
monde utilise cette distinction ancienne entre la substance et l'attribut
dans la mesure où elle se trouve au cœur de la structure du langage
humain, dans la différence entre le sujet grammatical et le prédicat.
Voici un morceau de craie. Ses modes, attributs, propriétés, accidents
ou encore qualités — peu importe le terme -sont la blancheur, la friab-
ilité et l'insolubilité dans l'eau, la forme cylindrique, etc. Mais le sup-
port de tous ces attributs, c'est le morceau de craie qu'on appelle donc
la substance à laquelle ils sont inhérents. De même, les attributs de ce
bureau sont inhérents à la substance « bois », ceux de mon manteau à
la substance « laine », et ainsi de suite. La craie, le bois et la laine
présentent à leur tour, malgré leurs différences, des propriétés com-
munes, en raison desquelles on les considère comme autant de modes
d'une substance encore plus élémentaire, la matière, dont les at-
tributs sont l'étendue et l'impénétrabilité. De la même manière, nos
pensées et nos sentiments sont des affections ou des propriétés de nos
âmes respectives, qui sont des substances, dépendantes à leur tour
d'une substance plus profonde, « l'esprit » dont elles sont des modes.
Il y a longtemps qu'on s'est aperçu que tout ce que l'on connaissait de
la craie, c'était sa blancheur, sa friabilité, etc., tout ce que l'on
140/381

connaissait du bois, c'était sa combustibilité et sa structure fibreuse.


Ce que nous connaissons de chaque substance, c'est un ensemble
d'attributs qui représentent sa seule valeur réelle dans l'expérience
que nous en avons. C'est invariablement à travers ses attributs que la
substance nous apparaît et si nous n'avions pas à faire à eux, nous ne
soupçonnerions pas même son existence. Et même si Dieu nous les
donnait toujours dans le même ordre, et faisait disparaître par mir-
acle, à un moment donné, la substance qui est leur support, nous
serions incapables d'identifier ce moment car notre expérience en soi
ne subirait aucune modification. C'est pourquoi les nominalistes
pensent que la substance est une idée fallacieuse née de cette habitude
invétérée qu'ont les hommes de transformer les mots en choses. Les
phénomènes se présentent en groupes - le groupe-craie, le groupe-
bois, etc. — et on donne à chaque groupe un nom que l'on traite en-
suite comme une sorte de support de cet ensemble de phénomènes. La
température fraîche d'aujourd'hui, par exemple, est censée être liée à
une chose qu'on appelle le « climat ». Or le climat n'est en réalité
qu'un mot qui désigne un ensemble donné de journées de pluie ou de
beau temps ; mais on le traite comme s'il se trouvait à l'arrière-plan
d'une journée donnée, et de fait, nous avons l'habitude de placer le
mot, comme s'il était un être, derrière les choses qu'il désigne. Or,
selon les nominalistes, les propriétés phénoménales des choses ne
sont sans doute pas inhérentes aux noms, pas plus qu'à quoi que ce
soit d'autre. En réalité, elles adhèrent les unes aux autres ou plutôt il y
a une cohésion entre elles. Il faut donc renoncer à la notion d'une sub-
stance qui nous serait inaccessible et que nous croyons responsable de
cette cohésion, à la manière dont le ciment sert de support aux tes-
selles d'une mosaïque. La notion de substance ne signifie rien d'autre
que ce seul fait de la cohésion, et derrière ce fait il n'y a rien.
La scolastique a emprunté au sens commun la notion de substance et
l'a rendue très technique et élaborée. Il semblerait que peu de choses
dussent avoir moins de conséquences pragmatiques pour nous que les
substances, dans la mesure où nous n'avons aucun contact avec elles.
141/381

Pourtant il est un cas où la scolastique a révélé l importance de l'idée


de substance en la traitant du point de vue pragmatique. Je veux par-
ler de certaines discussions relatives au mystère de l'Eucharistie. Il
semblerait qu'ici la substance ait une immense valeur pragmatique.
Puisque les propriétés de l'hostie ne changent pas durant la Cène, et
que malgré cela elle devient le corps du Christ, c'est donc que le
changement n'a affecté que la substance. On a dû soustraire la
substance-pain pour la remplacer miraculeusement par la substance
divine sans changer les propriétés sensibles immédiates. Mais bien
que ces dernières ne changent pas, tout a changé car en effet, lorsque
nous recevons le sacrement, nous nous nourrissons de la substance
divine elle-même. La notion de substance fait ainsi irruption dans la
vie avec ses effets considérables dès lors que vous admettez que les
substances peuvent se séparer de leurs attributs ou bien se les
échanger.
C'est l'unique application pragmatique de l'idée de substance que je
connaisse, et il est évident que seuls ceux qui croient déjà en la «
présence réelle » de toute façon lui accorderont quelque crédit.
Berkeley a critiqué la substance matérielle avec tant d'efficacité que
tous les philosophes qui lui ont succédé se sont souvenus de lui. La
façon dont il traite la notion de matière est tellement connue qu'un
bref rappel suffira. Loin de nier l'existence du monde externe que nous
connaissons, Berkeley la confirme. Pour Berkeley, le plus sûr moyen
de réduire le monde extérieur à l'irréalité fut la notion scolastique
d'une substance matérielle inaccessible, à l'arrière-plan du monde ex-
terne, plus profonde et plus réelle que lui, et nécessaire pour lui servir
de support. Abolissez cette substance, dit-il, croyez que Dieu, qui est
pour vous intelligible et accessible, vous donne le monde sensible im-
médiatement, et celui-ci se trouve confirmé et soutenu par l'autorité
divine. La critique de la « matière » que fait Berkeley était donc tout à
fait pragmatiste. Ce que nous connaissons de la matière, ce sont nos
sensations de couleur, de forme, de résistance au toucher, etc. Elles re-
présentent la valeur réelle de ce terme. Pour nous, la seule différence
142/381

créée par le fait que la matière existe ou non, c'est que quand elle est
nous éprouvons ces sensations, alors que quand elle n'est pas nous ne
les éprouvons pas. Sa signification réside donc tout entière dans ces
sensations. Ainsi Berkeley ne nie-t-il pas la matière, il se contente de
nous dire en quoi elle consiste : c'est un nom adéquat pourvu qu'il ne
renvoie à rien d'autre qu'à des sensations.
Locke, et à sa suite Hume, ont fait une critique pragmatique similaire
de la notion de substance spirituelle. Je me contenterai d'évoquer ce
que dit Locke sur notre « identité personnelle ». Il réduit d'emblée
cette notion à sa valeur pragmatique en termes d'expérience. Pour lui,
elle est une certaine portion de « conscience », c'est-à-dire le fait qu'à
tel moment de notre vie, nous nous rappelons d'autres moments et
avons le sentiment qu'ils font tous partie d'une seule et même histoire
personnelle. Le rationalisme avait expliqué cette continuité pratique
de notre vie par l'unité de notre âme entendue comme substance. Mais
Locke objecte que si Dieu nous ôtait la conscience, nous porterions-
nous mieux du fait qu'il nous resterait le principe de l'âme ? Suppo-
sons qu'il attribue la même conscience à différentes âmes, nous, dans
le sentiment que nous avons de nous-mêmes, en porterions-nous plus
mal ? A l'époque de Locke, l'âme était essentiellement une chose qu'on
punissait ou qu'on récompensait. Voyez comment, dans cette per-
spective, il maintient son analyse sur un plan pragmatique :
Supposons, dit-il, qu'un homme pense que son âme est la même que
celle qui était dans Nestor ou dans Thersite. Peut-il s'attribuer leurs
actions à lui-même plutôt qu'à quelque autre homme qui ait jamais ex-
isté ? Mais que cet homme vienne à avoir conscience de quelqu'une
des actions de Nestor, il se trouve alors la même personne que Nestor
[...] C'est sur cette identité personnelle qu'est fondé tout le droit et
toute la justice des peines et des récompenses. Il n'est peut-être pas
déraisonnable de croire que personne ne sera responsable de ce qui lui
est entièrement inconnu, mais que chacun recevra ce qui lui est dû,
étant accusé ou excusé par sa propre conscience, car supposé qu'un
homme fût puni présentement pour ce qu'il a fait dans une autre vie,
143/381

mais dont on ne saurait lui faire avoir aucune conscience, quelle


différence y aurait-il entre un tel traitement, et celui qu'on lui ferait en
le créant misérable ?
Pour Locke, notre identité personnelle est ainsi exclusivement con-
stituée de faits particuliers définissables pragmatiquement. En dehors
de ces faits vérifiables, on ne peut que spéculer gratuitement sur
l'existence d'un principe spirituel auquel elle serait inhérente. En par-
tisan du compromis, Locke admettait tacitement la croyance en une
substance immatérielle derrière la conscience. Mais Hume, son suc-
cesseur, et la plupart des psychologues empiristes à sa suite, ont nié
l'existence de l'âme, à part sous forme de nom pour désigner ces cohé-
sions vérifiables au sein de notre vie intérieure. Ils la ramènent dans le
flux de l'expérience et la change contre cette menue monnaie que sont
les « idées » avec leurs relations particulières entre elles.
Comme la matière chez Berkeley, l'ame est bonne ou « vraie » dans
cette seule et stricte mesure.
Parler de substance matérielle évoque naturellement le « matérialisme
», mais le matérialisme philosophique n'est pas nécessairement lié à la
croyance en la « matière » comme principe métaphysique. On peut,
avec la même force que Berkeley, nier cette conception de la matière,
et on peut se dire phénoméniste comme Huxley tout en demeurant
matérialiste au sens large où l'on explique les phénomènes d'ordre
supérieur par des phénomènes d'ordre inférieur et où l'on abandonne
le monde à un destin soumis à ses parties et à ses forces les plus
aveugles. C'est au sens large du terme que le matérialisme s'oppose au
spiritualisme ou au théisme. Selon le matérialisme, les choses sont
gouvernées par les lois physiques de la nature. Les plus hautes réalisa-
tions du génie humain pourraient être expliquées par celui qui aurait
une parfaite connaissance des faits à partir de leurs conditions
physiologiques, sans se préoccuper de savoir si la nature n'existe que
pour notre esprit comme le prétendent les idéalistes. De toute façon, il
faudrait que notre esprit observe de quelle sorte de nature il s'agit, et
enregistre le fait qu'elle obéit aux lois aveugles de la physique. Tel est
144/381

le caractère du matérialisme contemporain qu'on ferait mieux


d'appeler « naturalisme ». À lui s'oppose le « théisme », qu'on pourrait
appeler en un sens plus large le « spiritualisme ». Le spiritualisme
déclare que l'âme non seulement observe et enregistre les choses, mais
qu'elle les gouverne aussi et agit sur elles : le monde étant ainsi
gouverné, non par son élément inférieur mais par son élément
supérieur.
Cette question n'est souvent traitée que comme un conflit entre deux
préférences esthétiques. La matière est grossière, vulgaire, répugnante
et bourbeuse, l'esprit est pur, raffiné et noble ; et comme il sied mieux
à la dignité de l'univers qu'on accorde la première place à ce qui
semble supérieur, l'esprit est donc posé comme son principe directeur.
Le grand défaut du rationalisme est de considérer les principes ab-
straits comme des vérités dernières devant lesquelles notre intellect
peut s'abîmer dans une contemplation admirative. Tel qu'on le
présente souvent, le spiritualisme n'est peut-être qu'un sentiment
d'admiration pour un genre d'abstraction et d'aversion pour un autre.
Je me souviens d'un brave professeur spiritualiste qui appelait tou-
jours le matérialisme la « philosophie de la bourbe » en pensant que
cela suffisait à le réfuter.
Il est aisé de répondre à ce type de spiritualisme, et M. Spencer l'a fait
de façon magistrale. Dans quelques belles pages de la fin de son
premier volume sur la Psychologie, il démontre qu'il ne saurait sub-
sister aucune trace de grossièreté dans une « matière » aussi infini-
ment délicate, capable des mouvements incroyablement rapides et
subtils que la science moderne postule dans ses explications. Il montre
aussi que la conception de l'esprit que nous, mortels, avons élaborée
jusqu'à présent était elle-même beaucoup trop rudimentaire pour
rendre compte de l'extrême ténuité des phénomènes naturels. Esprit
et matière ne sont pour lui que des symboles qui désignent cette réal-
ité inconnaissable dans laquelle leur opposition se dissout.
À objection abstraite, réponse abstraite, et dans la mesure où
l'opposition au matérialisme a pour origine le mépris envers la
145/381

grossièreté de la matière, la réponse de M. Spencer suffit à saper cette


objection. La matière est en effet infiniment et incroyablement délic-
ate. Pour quiconque a jamais contemplé le visage d'un enfant ou d'un
parent mort, le simple fait que la matière ait pu prendre un moment
cette forme adorable devrait la rendre sacrée à jamais. Peu importe
que le principe de la vie soit matériel ou immatériel, quoi qu'il arrive,
la matière coopère, sert tous les desseins de la vie. Cette incarnation
chérie était un possible parmi tous les possibles de la matière.
A présent, au lieu de nous en tenir aux principes comme ces intellectu-
alistes qui n'avancent pas, traitons la question de manière
pragmatique. Qu'entend-on par matière ? Quelle différence pratique
peut au jour d'aujourd'hui découler du fait que le monde soit gouverné
par la matière ou par l'esprit ? Je pense pour ma part que cela donne
une tout autre dimension au problème.
Je voudrais d'abord attirer votre attention sur un fait curieux : pour ce
qui concerne le passé du monde, peu importe qu'on croie qu'il ait été
créé par la matière ou par un esprit divin.
Imaginez donc que le contenu de l'univers nous ait été donné tout en-
tier et une fois pour toute, de façon irrévocable. Imaginez à présent
qu'il arrive à sa fin et que tout futur soit aboli avec lui. Proposez enfin
à un théiste et à un matérialiste de donner chacun sa version de
l'histoire de ce monde. Le théiste montre comment il fut créé par Dieu
tandis que le matérialiste démontre avec le même succès, mettons,
qu'il est le résultat de forces physiques aveugles. Demandez alors au
pragmatiste de choisir entre ces deux théories. Comment peut-il appli-
quer sa méthode si l'univers est déjà achevé ? Pour lui, les concepts
doivent être ramenés à l'expérience et nous permettre de repérer des
différences. Or, selon cette hypothèse, il ne peut plus y avoir
d'expérience ni de différences. On a vu toutes les conséquences
produites par ces deux théories, et selon notre hypothèse, elles sont
identiques. Par conséquent, le pragmatiste conclut que, malgré leurs
noms différents, ces deux théories signifient exactement la même
chose et leur querelle n'est qu'une querelle de mots. [En supposant
146/381

bien entendu que ces théories aient expliqué ce qui est avec un égal
succès.]
Car honnêtement, que vaudrait un Dieu s'il était là, sa tâche accomplie
et son monde en ruine ? Sa valeur ne dépasserait pas celle que pos-
sédait cet univers. Sa puissance créatrice a pu produire ce résultat,
avec ses qualités et ses défauts, mais n'a pas pu aller au-delà. Et
puisqu'il n'est pas question d'avenir, puisque toute la valeur et tout le
sens qu'avait le monde se sont exprimés dans les sentiments qui ont
accompagné sa fin et disparaissent avec lui, puisque (contrairement à
notre monde réel) il n'y a en lui aucune chose à venir en gestation dont
il pourrait tirer un surcroît de sens : cela nous donne en quelque sorte
la mesure de Dieu. Il est Celui qui a créé tout cela une fois pour toutes
et nous lui sommes reconnaissants dans cette exacte mesure mais pas
davantage. Et dans l'hypothèse contraire selon laquelle les particules
de matière auraient, suivant leurs propres lois, créé le monde et rien
moins, ne devrions-nous pas leur être tout aussi reconnaissants ?
Qu'aurions-nous à perdre si nous laissions tomber l'hypothèse divine
pour considérer la matière comme seule responsable ? Pourquoi y
aurait-il alors plus d'inertie et de grossièreté ? L'expérience étant don-
née une fois pour toute, dans quelle mesure la présence de Dieu
pourrait-elle la rendre plus vivante ou plus riche ?
Franchement, il est impossible de répondre à cette question. Dans la
réalité de l'expérience, le monde est apparemment le même dans ses
moindres détails, que l'on se place dans l'une ou l'autre hypothèse, « le
même, qu'on le loue ou qu'on le blâme », dit Browning 7. Il est là, in-
défectible : un cadeau qu'on ne saurait nous reprendre. Dire que la
matière en est la cause ne lui enlève aucun des éléments qui le con-
stituent, et dire que Dieu en est la cause n'y ajoute rien. Ce sont le Dieu
et les atomes de ce monde-ci, et d'aucun autre. Le Dieu, s'il existe, a
fait exactement ce que les atomes étaient en mesure de faire - il s'est
manifesté sous la forme d'atomes, pour ainsi dire, et il mérite la même
reconnaissance que l'on doit aux atomes, et pas davantage. Et si sa
présence ne fait aucune différence quant au déroulement ou au
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dénouement de la pièce, elle ne peut donc pas non plus lui conférer un
surcroît de dignité. Pas plus qu'elle n'en manquerait s'il en était absent
et si les atomes étaient seuls à entrer en scène. Lorsque la pièce est
jouée et le rideau tombé, elle n'est pas meilleure parce que vous
prétendez que son auteur est un génie, ni pire si vous dites qu'il n'est
qu'un écrivaillon.
Ainsi, si l'on ne peut déduire de notre hypothèse aucune conséquence
à venir pour ce qui concerne notre expérience ou notre conduite, le
débat entre le matérialisme et le théisme est vain et dénué de sens.
Matière et Dieu en l'occurrence signifient exactement la même chose -
c'est-à-dire ni plus ni moins la puissance qui a créé ce monde fini et lui
seul - et sage est celui qui se détourne de ces discussions oiseuses. De
fait, la plupart des hommes se détournent instinctivement, et les posit-
ivistes ainsi que les scientifiques le font délibérément, des querelles
philosophiques qui ne se révèlent pas porteuses de conséquences pré-
cises pour l'avenir. La verbosité et la vacuité de la philosophie est un
reproche qui ne nous est que trop familier. Si le pragmatisme a raison,
ce reproche est tout à fait justifié, à moins que les théories incriminées
n'aient d'autres conséquences pratiques, aussi ténues et éloignées
soient-elles. L'homme du commun et l'homme de science déclarent
n'en percevoir aucune, et si le métaphysicien n'en discerne pas non
plus, les premiers ont sans doute raison contre lui. Sa science est
triviale et pompeuse et il ne mérite ni le titre ni la fonction de
professeur.
En conséquence, dans un authentique débat métaphysique, il doit y
avoir un enjeu pratique, même s'il est conjectural et éloigné. Pour bien
le comprendre, revenons à notre question et plaçons-nous cette fois
dans le monde où nous vivons, dans ce monde qui a un avenir et qui
n'est pas achevé au moment où nous parlons. Dans ce monde in-
achevé, l'alternative matérialisme/théisme a un sens éminemment
pratique. Cela vaut la peine de nous y attarder pour le vérifier.
En effet, en quoi notre programme sera-t-il différent selon que nous
considérons que les faits de l'expérience écoulée sont le résultat
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d'atomes aveugles et sans dessein qui se meuvent selon des lois éter-
nelles, ou que nous croyions au contraire qu'ils viennent de la Provid-
ence divine ? Pour ce qui concerne les faits passés, il n'y a en effet
aucune différence : on les a saisis, capturés, on a pris ce qu'il y avait de
bon en eux, quelle que soit leur cause - atomes ou Dieu. Nombreux
sont par conséquent aujourd'hui les matérialistes qui, faisant fi des as-
pects pratiques qui découleront de la question, cherchent à faire oubli-
er la réprobation que suscite le mot matérialisme, et même à en faire
oublier le nom, en montrant que si la matière avait pu créer tous ces
bienfaits, elle était donc au point de vue de sa fonction une entité di-
vine au même titre que Dieu, elle fusionnait en fait avec Dieu, elle était
ce qu'on entend par Dieu. Cessez donc, nous conseillent-ils, d'utiliser
ces termes qu'on oppose abusivement. Prenez donc des termes qui ne
connotent ni la religiosité, ni la grossièreté, la vulgarité et l'indignité.
Parlez du mystère originel, de l'énergie inconnaissable, de la seule et
unique puissance au lieu de dire Dieu ou matière. C'est ce que nous in-
vite à faire M. Spencer, et si la philosophie était exclusivement tournée
vers le passé, il se montrerait alors excellent pragmatiste.
Or la philosophie porte aussi sur l'avenir, et une fois qu'elle sait ce que
le monde a été, a produit et donné, elle se pose la question de savoir ce
qu'il promet. Que la matière nous promette le succès, que grâce à ses
lois elle pousse notre monde vers une perfection toujours plus grande,
et tout homme doué de raison adorera cette matière avec la même fer-
veur que Spencer adore ce qu'il appelle la puissance inconnaissable.
Non seulement, cela a produit de la vertu jusqu'à présent, mais cela en
produira toujours, et c'est exactement ce qu'il nous faut. Puisqu'en
pratique, elle accomplit tout ce qu'un Dieu peut accomplir, la matière
est équivalente à Dieu, sa fonction est celle d'un Dieu et elle règne sur
un monde dans lequel un Dieu est désormais superflu car son absence
ne saurait légitimement se faire ressentir. « Emotion cosmique »
serait alors le nom qui conviendrait à la religion.
Mais la matière qui porte le processus d'évolution cosmique de
Spencer est-elle ce principe de perfection infinie ? Bien sûr que non,
149/381

car la science annonce que toute chose ou tout système qui s'est
développé dans le cosmos est voué à la mort et à une fin tragique. En
se cantonnant à l'esthétique sans tenir compte de l'aspect pratique du
problème, M. Spencer n'a guère contribué à faire avancer les choses.
Mais appliquez à présent notre principe des résultats pratiques et
voyez quelle importance vitale prend alors la question du choix entre
matérialisme et théisme.
S'ils n'ont aucun intérêt du point de vue rétrospectif, lorsqu'on les pro-
jette sur l'avenir le matérialisme et le théisme ouvrent des perspectives
bien différentes pour l'expérience. Car selon la théorie de l'évolution
mécanique, si nous devons aux lois de la redistribution de la matière et
du mouvement tous les bons moments que nous a donnés notre or-
ganisme et tous les idéaux que notre esprit forge à présent, elles sont
fatalement condamnées à défaire ce qu'elles ont fait, à passer de
l'évolution à la dissolution. Vous savez tous quelle fin la science évolu-
tionniste prévoit pour l'univers. On ne saurait mieux l'exprimer que M.
Balfour : « Les énergies de notre système s'amenuiseront, l'éclat du
soleil se ternira et la terre, devenue inerte et figée, ne pourra plus sup-
porter la présence de celui qui aura un instant troublé sa solitude :
l'homme disparaîtra dans l'abîme et ses pensées avec lui. La con-
science inquiète qui aura, l'espace d'un instant, dans son coin obscur,
rompu le silence serein de l'univers, trouvera la paix. La matière
n'aura plus conscience d'elle-même. Ce sera comme si n'avaient jamais
existé les "monuments éternels", les "actes pour la postérité", la mort
elle-même et l'amour plus fort que la mort. Et tout ce que le labeur, le
génie, le dévouement et la souffrance d'innombrables générations
d'hommes auront produit ne s'en trouvera ni mieux ni plus ma l8. »
C'est là où le bât blesse : dans les vastes mouvements des turbulences
cosmiques, bien que nous voyions apparaître maints rivages scintil-
lants et s'éloigner maintes formes enchanteresses dans ces nuages qui
s'attardent longuement avant de se dissiper - tout comme notre
monde s'attarde à présent pour notre bonheur - lorsque ces choses
éphémères ont disparu, il ne subsiste rien, absolument rien qui
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témoigne de ces qualités singulières, de ces précieux éléments qu'elles


ont pu renfermer. Elles ont disparu à jamais, disparu entièrement de
la sphère et de l'espace de l'être. Nul écho, nul souvenir, nulle influ-
ence sur une quelconque chose à venir afin qu'elle adopte les mêmes
idéaux. Cette tragédie et ce naufrage total auxquels on aboutit appar-
tiennent à l'essence du matérialisme scientifique tel qu'on le conçoit
aujourd'hui. Ce sont les forces inférieures, et non les forces
supérieures qui sont éternelles et durent le plus longtemps dans
l'unique cycle d'évolution qu'il nous est donné de voir. M. Spencer est
convaincu de cela, alors pourquoi voudrait-il nous chercher querelle
comme si nous ne soulevions que de stupides objections esthétiques à
l'encontre de la « grossièreté » de « la matière et du mouvement » -
principes de sa philosophie - alors que ce qui nous désole en vérité,
c'est le caractère funeste de ses conséquences pratiques ultimes ?
En effet, la véritable objection au matérialisme n'est pas positive, elle
est négative. Il serait grotesque aujourd'hui de lui reprocher ce qu'il
est, de lui reprocher sa « grossièreté ». La grossièreté n'est qu'une
façon faire - voilà ce que nous savons à présent. Nous lui reprochons
en revanche ce qu'il n'est pas : il n'est pas garant permanent de nos in-
térêts les plus élevés, il ne peut combler nos espoirs ultimes.
L'idée de Dieu au contraire, même si elle est beaucoup moins claire
que les notions mathématiques dont la philosophie mécaniste fait un
usage constant, possède au moins un avantage d'ordre pratique : elle
nous garantit l'existence d'un ordre idéal éternel. Un monde habité par
un Dieu qui aura le dernier mot peut disparaître dans les flammes ou
se figer dans la glace, nous savons que ce Dieu n'oubliera pas les an-
ciens idéaux et qu'il les fera éclore ailleurs. De sorte que là où il se
trouve, la tragédie est passagère et circonscrite, le naufrage et la dis-
solution ne sont ni absolus ni définitifs. Ce besoin d'un ordre moral
éternel est l'un des plus profonds qui soient ancrés en nous. Et c'est
parce que des poètes comme Dante et Wordsworth en étaient convain-
cus que leurs vers nous apportent tant de force et de réconfort. C'est
bien là - dans la différence de leur portée émotionnelle et pratique,
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dans leurs manières d'influencer nos attitudes concrètes quant à nos


espoirs et à nos attentes, et dans toutes les conséquences subtiles qui
découlent de leurs divergences -qu'on trouve la signification réelle du
matérialisme d'une part et du spiritualisme d'autre part, et non dans
les abstractions qui ergotent sur l'essence intime de la matière ou sur
les attributs métaphysiques de Dieu. Ce que signifie le matérialisme,
c'est tout simplement l'absence d'un ordre moral éternel et
l'anéantissement de nos espérances suprêmes. Ce que signifie le spir-
itualisme, c'est l'existence d'un ordre moral éternel et la possibilité
d'espérer. Pour qui se sent concerné par la question, il s'agit là sans
doute d'un vrai problème et tant qu'il y aura des hommes, elle suscit-
era les débats philosophiques les plus sérieux.
Certains d'entre vous auront peut-être une nouvelle objection : tout en
admettant que le spiritualisme et le matérialisme prédisent un avenir
différent au monde, il se peut que vous dédaigniez cette différence car
elle porte sur des choses si éloignées de nous qu'elle ne présente aucun
intérêt pour un esprit sensé. Vous pensez peut-être que le propre d'un
esprit raisonnable est de s'en tenir à ce qui est immédiat, sans se
préoccuper de chimères telles que la fin du monde. Eh bien ! tout ce
que je peux vous répondre, c'est qu'en disant cela vous faites injure à
la nature humaine. Il ne suffit pas de la taxer de folie pour dissiper la
mélancolie religieuse. Les choses qui relèvent de l'absolu, des fins
dernières, qui recouvrent toutes les autres sont les véritables objets
philosophiques. Ce sont elles qui comptent pour les grands esprits
tandis que les esprits dont les vues sont plus courtes sont des esprits
bornés.
Pour l'instant nous n'avons qu'une vague conception des points de fait
qui sont en jeu dans ce débat. Cependant la croyance spiritualiste sous
toutes ses formes a affaire à un monde plein de promesses, tandis que
le soleil matérialiste sombre dans un océan de désenchantement.
Rappelez-vous ce que j'ai dit de l'Absolu : il nous accorde des vacances
morales. Toute perspective religieuse fait de même : non seulement
elle nous porte dans les moments difficiles mais elle est aussi présente
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dans les moments d'allégresse et d'insouciance confiante qu'elle justi-


fie. Certes elle reste assez vague sur les raisons de cette justification.
Pour savoir à quoi ressemblent exactement les faits à venir que nous
promet notre croyance en Dieu, et qui assureront notre salut, il nous
faudra suivre les procédés interminables de la science : ce n'est qu'en
étudiant sa création qu'on peut connaître Dieu. Mais on peut profiter
de son Dieu, si l'on en a un, avant même d'accomplir tout ce travail. Je
crois pour ma part que la preuve de l'existence de Dieu est à chercher
avant tout dans nos expériences personnelles intimes. Une fois
qu'elles vous ont donné votre Dieu, cela signifie au moins que vous
pouvez profiter de ces vacances morales. Souvenez-vous de ce que je
disais hier sur la façon dont les vérités luttent entre elles et cherchent
à s'évincer. La vérité de « Dieu » doit résister à toutes nos autres
vérités. Elles la mettent à l'épreuve et elle fait de même pour elles.
Notre opinion sur Dieu ne devient définitive qu'après que toutes les
vérités se sont arrangées entre elles. Espérons qu'elles trouvent un
modus vivandi !
Je passe à présent à un problème philosophique voisin, la question du
dessein dans la nature. Depuis toujours, on estime que l'existence de
Dieu est prouvée par certains phénomènes naturels. De nombreuses
choses semblent avoir été expressément créées en vue les unes des
autres. Ainsi le bec du pic, sa langue, ses pattes, sa queue, etc., le
rendent merveilleusement adapté à un univers fait d'arbres qui
cachent sous leur écorce les larves dont il se nourrit. Notre œil est par-
faitement adapté aux lois de la lumière dont il utilise les rayons pour
projeter une image extrêmement nette sur la rétine. On pensait qu'une
telle adaptation mutuelle de choses d'origines très diverses témoignait
d'un dessein et son créateur était toujours considéré comme une divin-
ité bienveillante à l'égard des hommes.
La première étape de ce genre d'argumentation était de prouver
l'existence du dessein. On fouillait la nature afin d'y trouver des ré-
sultats prouvant que des choses disparates étaient adaptées les unes
aux autres. Nos yeux par exemple se forment dans l'obscurité de
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l'utérus tandis que la lumière vient du soleil, et voyez pourtant à quel


point ils sont adaptés l'un à l'autre. Ils sont de toute évidence faits l'un
pour l'autre. La vision est la fin, la lumière et les yeux sont les moyens
distincts créés à dessein pour y parvenir.
Au regard de l'approbation unanime que nos ancêtres donnaient à cet
argument, il est étrange de voir à quel point il a perdu de sa force avec
le triomphe de la théorie darwinienne. Darwin nous a fait découvrir la
capacité des événements fortuits à produire des résultats « adaptés »,
pourvu qu'ils aient le temps de s'additionner les uns aux autres. Il a
montré l'énorme gaspillage auquel se livre la nature en produisant des
résultats voués à la destruction à cause de leur manque d'adaptation.
Il a également mis en évidence le grand nombre d'adaptations qui, si
elles résultaient d'un dessein, feraient supposer un créateur méchant
et non bienveillant. Tout dépend du point de vue qu'on adopte. Pour la
larve cachée sous l'écorce, la merveilleuse adaptation du pic pour la
déloger suggérerait sans aucun doute un créateur diabolique.
Les théologiens ont développé des trésors d'intelligence pour se saisir
des faits du darwinisme et y voir encore le témoignage d'un dessein
divin. Avant, il fallait choisir entre le finalisme et le mécanisme, l'un
ou l'autre. C'était comme si l'on disait « mes chaussures ont évidem-
ment été conçues pour s'adapter à mes pieds, il est donc impossible
qu'elles soient le produit d'un mécanisme ». Or nous savons qu'elles
sont les deux à la fois : elles sont fabriquées par un mécanisme lui-
même conçu pour équiper nos pieds de chaussures. La théologie n'a
qu'à envisager de la même manière les desseins de Dieu. L'objectif
d'une équipe de football n'est pas seulement de mettre la balle dans les
buts (sinon les joueurs n'auraient qu'à s'y rendre par une nuit obscure
pour l'y déposer) mais de l'y envoyer selon un ensemble de conditions
faisant partie d'un mécanisme déterminé : les règles du jeu et leurs ad-
versaires. De même le dessein de Dieu n'est pas seulement, mettons,
de créer les hommes et de les sauver mais plutôt de parvenir à cette fin
par la seule action du vaste mécanisme de la nature. Sans les lois et les
forces d'opposition prodigieuses de la nature, on peut supposer que la
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création de l'homme et son perfectionnement n'auraient pas eu assez


d'intérêt pour figurer parmi les réalisations d'un dessein divin.
Cela sauve l'argument du dessein dans sa forme mais en sacrifiant son
traditionnel et facile contenu anthropomorphique. L'auteur du dessein
n'est plus cette ancienne divinité faite à l'image de l'homme, ses des-
seins sont désormais si vastes qu'ils dépassent l'entendement humain.
Comprendre ce qu'ils sont est en soi une tâche si vaste pour nous que
pouvoir dire voilà leur créateur n'a guère d'importance en comparais-
on. Il nous est en effet bien difficile de comprendre en quoi consiste un
esprit cosmique dont les desseins se révèlent entièrement dans cet
étrange mélange de bon et de mauvais que nous rencontrons dans
chacun des faits particuliers de notre monde réel. Il nous est même
totalement impossible de le saisir. Le mot « dessein » par lui-même
n'a, on le voit, aucune conséquence et n'explique rien. C'est le plus
stérile des principes. L'immémoriale question de savoir s'il y a bien un
dessein est futile. La vraie question est de savoir ce qu'est le monde,
qu'il ait ou non un créateur, et la seule façon d'y parvenir est d'étudier
la nature dans tous ses faits particuliers.
Je vous rappelle que, quoi que la nature ait produit ou produise en-
core, les moyens qu'elle a utilisés doivent nécessairement avoir été
adéquats, ils doivent avoir été adaptés à cette production. L'argument
qui passe de l'adaptation au dessein s'appliquerait par conséquent en-
core ici, quel que soit le genre de chose produite. Lors de la récente
éruption du Mont Pelé, par exemple, il a fallu toute l'histoire qui l'a
précédée pour produire précisément cette combinaison de maisons en
ruine, de cadavres humains et animaux, de navires coulés, de cendres
volcaniques, etc., dans cette configuration particulièrement affreuse. Il
a fallu que la France soit une nation et qu'elle colonisât la Martinique.
Il a fallu que notre pays existe et qu'il y envoie des navires. Si Dieu
avait visé ce résultat précisément, la façon dont les siècles ont œuvré
afin qu'il se produise témoigne d'une extrême intelligence. Et il en va
de même pour n'importe quel état de choses qui se réalisent dans la
nature ou dans l'histoire. Car des éléments donnés produisent
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toujours un quelconque résultat défini, qu'il soit difforme ou har-


monieux. Lorsque nous considérons ce qui s'est effectivement produit,
les conditions nous apparaissent toujours parfaitement conçues pour
produire ce résultat. De sorte qu'on peut toujours dire de n'importe
quel être concevable, dans n'importe quel monde concevable, qu'il est
possible que le mécanisme cosmique tout entier était conçu pour
l'engendrer.
Ainsi pour le pragmatisme, le terme abstrait « dessein » est une car-
touche à blanc. Il n'implique aucune conséquence ni aucune réalisa-
tion effective. Quelle sorte de dessein ? Quelle sorte de créateur ? Voilà
les seules questions qui nous importent, et seule l'étude des faits peut
nous donner ne serait-ce que des réponses approximatives. En attend-
ant la réponse donnée par les faits, qui se fera attendre, pour celui qui
est convaincu de l'existence d'un créateur, divin de surcroît, le terme
offre un certain avantage pragmatique - le même en fait que celui que
nous procurent les termes Dieu, Esprit ou Absolu. Même s'il n'a
aucune valeur en tant que pur principe rationnel posé au-dessus et
derrière les choses et offert à notre admiration, le « dessein » devient,
pourvu que notre foi en fasse quelque chose de théiste, synonyme de
promesse. Lorsque nous replongeons ensuite dans l'expérience, il nous
donne une confiance accrue en l'avenir. Si la force qui gouverne le
monde est clairvoyante et non aveugle, on peut raisonnablement en
attendre de meilleurs résultats. Cette vague confiance en l'avenir est la
seule signification pragmatique que l'on puisse attribuer pour le mo-
ment aux termes dessein et créateur. Mais son importance est im-
mense si la confiance à l'égard de l'univers est fondée plutôt
qu'injustifiée et bonne plutôt que mauvaise. Cela confère à ces termes
au moins cette part de « vérité » possible.
considérons maintenant un autre débat séculaire : le problème du
libre arbitre. La plupart des gens qui croient en ce que l'on appelle le
libre arbitre y croient à la manière des rationalistes. c'est un principe,
une faculté ou une vertu réelles que l'homme reçoit et par laquelle sa
dignité se trouve mystérieusement accrue. c'est d'ailleurs la raison
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pour laquelle il devrait y croire. Les déterministes, qui nient son exist-
ence et disent que les individus ne sont jamais au commencement,
mais ne font que transmettre à la postérité toute la poussée du cosmos
qui les a précédés et dont ils ne sont qu'une expression insignifiante,
rabaissent l'homme. Dépouillé de ce principe créateur, il perd de sa
dignité. Je suppose que plus de la moitié d'entre vous croient instinct-
ivement au libre arbitre, et que votre attachement à cette croyance est
dû essentiellement au fait qu'on l'admire en vertu de la dignité qu'elle
confère à l'homme.
On a également débattu la question du libre arbitre de manière prag-
matique et, curieusement, ses partisans comme ses détracteurs lui ont
donné la même interprétation pragmatique. Vous savez quelle import-
ance ont eu les questions de responsabilité dans les controverses
éthiques. A entendre certains, on pourrait penser que tout ce que vise
la morale, c'est un code pour juger si les conduites méritent l'éloge ou
le blâme. C'est ainsi qu'agit l'antique levain légal et théologique, nous
continuons à montrer de l'intérêt pour le crime, le péché et le châti-
ment. « À qui la faute ? Qui devons-nous châtier ? Qui recevra le châti-
ment de Dieu ? » Ces préoccupations hantent l'histoire religieuse des
hommes comme un cauchemar.
C'est pourquoi on a attaqué le libre arbitre tout comme le détermin-
isme et on les a qualifiés d'absurdes, car aux yeux de leurs adversaires,
chacun semble exclure qu'on puisse « imputer » leurs bonnes comme
leurs mauvaises actions aux individus. Etrange paradoxe ! Le libre ar-
bitre implique de la nouveauté, une chose qu'on greffe sur le passé et
qu'il ne portait pas en lui. Si nos actions étaient prédéterminées, si
nous ne faisions que transmettre la poussée de tout le passé, comment
pourrait-on nous louer ou nous blâmer pour quoi que ce soit ? de-
mandent les partisans du libre arbitre. Nous ne serions alors que les «
agents » et non les « auteurs responsables » de nos actes.
Qu'adviendrait-il alors de la précieuse imputabilité, de la
responsabilité ?
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Mais où serait-elle donc si nous possédions réellement le libre arbitre


? répliquent les déterministes. Si un acte « libre » est une pure nou-
veauté, qui ne vient pas de moi, de mon moi antérieur, mais surgit ex
nihilo et vient s'arrimer à moi, comment moi, mon moi antérieur,
pourrait-il être tenu pour responsable ? Comment pourrais-je avoir
une identité stable qui dure assez longtemps pour être objet de lou-
ange ou de blâme ? Le chapelet de mes jours se brise et les graines
s'éparpillent dès que cette grotesque doctrine indéterministe lui ôte le
fil de la nécessité intérieure. Récemment, Fullerton et McTaggart ont
employé cet argument pour l'attaquer avec vigueur.
Cet argument peut valoir ad hominem ; en dehors de cela, il est pitoy-
able. Car je vous demande si, en dehors de toute autre raison, un
homme, une femme ou un enfant, ayant le sens des réalités, ne devrait
pas avoir honte d'invoquer des principes comme la dignité ou
l'imputabilité. On peut compter sur l'instinct et le souci de ce qui est
utile pour répondre à cette nécessité de la vie en société : punir et ré-
compenser. Si un homme fait le bien, on fait son éloge, s'il fait le mal,
il est châtié, indépendamment de la question de savoir si ses actes ré-
sultent de ce qui était déjà en lui ou s'ils sont absolument nouveaux.
En faisant tourner notre morale humaine autour de la question du «
mérite », on tombe dans l'illusion la plus pathétique - seul Dieu sait
quels sont nos mérites, si toutefois nous en possédons. S'il est une
raison de supposer l'existence du libre arbitre, elle est bien prag-
matique, et n'a rien à voir avec ce pitoyable droit de punir qui a fait
tant de bruit dans les débats sur la question.
Pragmatiquement, le libre arbitre signifie de la nouveauté dans le
monde, le droit d'attendre que, dans ses éléments les plus profonds
ainsi que dans les phénomènes de surface, l'avenir ne répète pas à
l'identique, ne reproduise pas le passé. Que les choses globalement se
répètent, personne ne peut le nier. « L'uniformité de la nature » est in-
scrite dans ses moindres lois. Mais il se peut que l'uniformité de la
nature ne soit qu'approximative. Et les personnes chez qui la connais-
sance du passé a suscité du pessimisme (ou des doutes quant à la
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bonté de l'univers, qui deviennent certitudes dès lors qu'on suppose


qu'il est immuable) apprécieront le caractère mélioriste de la doctrine
du libre arbitre. Pour elle, la perfectibilité est au moins possible, tandis
que le déterminisme voudrait nous faire croire que la notion même de
possibilité nous vient tout bonnement de notre ignorance, et que
seules la nécessité et l'impossibilité président aux destinées du monde.
Le libre arbitre est donc une théorie cosmologique générale de la
promesse, au même titre que l'Absolu, Dieu, l'Esprit ou le Dessein.
Dans l'abstrait, aucun de ces termes ne renferme un quelconque con-
tenu, aucun ne nous donne la moindre représentation, et ils n'auraient
aucune valeur pragmatique dans un monde manifestement parfait
depuis l'origine. Si d'emblée la joie régnait sans partage dans ce
monde, le seul fait de vivre nous ferait exulter et la pure émotion cos-
mique nous ravirait et nous ferait perdre, me semble-t-il, tout intérêt
pour ces spéculations. Notre intérêt pour la métaphysique religieuse
vient du fait que nous avons un sentiment d'insécurité lorsque nous
pensons à notre avenir concret, et ressentons le besoin d'une garantie
supérieure. Si le passé et le présent n'étaient faits que de bonnes
choses, pourquoi voudrait-on que l'avenir ne leur ressemble pas ? Qui
voudrait du libre arbitre ? Qui ne dirait avec Huxley : « Qu'on me re-
monte chaque jour comme une montre et que je sois infaillible ; je ne
demanderai rien de plus en fait de liberté. » Dans un monde déjà par-
fait, « liberté » voudrait dire liberté d'être pire, et qui serait assez fou
pour désirer cela ? Être ce qu'il est de façon nécessaire, sans possibilité
qu'il en aille autrement, voilà qui apporterait la dernière touche au
monde des optimistes pour le rendre parfait. Sans doute la seule pos-
sibilité qu'on puisse raisonnablement désirer est la possibilité que les
choses aillent mieux. Est-il nécessaire de préciser que, dans ce monde
tel qu'il est, c'est précisément cette possibilité que nous avons tout lieu
de désirer.
Ainsi, le libre arbitre n'a d'autre raison d'être qu'en tant que doctrine
du réconfort. À ce titre, elle se range parmi les autres doctrines reli-
gieuses. Leur rôle est de relever les ruines et de réparer les dégâts du
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passé. Notre âme, prisonnière de l'expérience sensible, n'a de cesse de


demander à l'intellect perché sur sa tour : «Veilleur, dis-nous si la nuit
est porteuse de quelque promesse », et l'intellect la réconforte alors
avec ces mots pleins de promesses.
Les mots Dieu, libre arbitre, dessein, etc., n'ont d'autre signification
que cette signification pratique. Et pourtant, bien qu'ils soient obscurs
en eux-mêmes, ou d'un point de vue intellectualiste, lorsque nous les
emportons avec nous dans le maquis de l'existence, leur obscurité y
fait naître la lumière. Si vous vous arrêtez à leur définition, en pensant
que vous avez tout dit, ces mots ne vous conduiront nulle part sinon
devant un simulacre prétentieux ! Deus est Ens, a se, extra et supra
omne genus, necessarium, unum, infinité perfectum, simplex, immut-
abile, immensum, aeternum, intelligens, etc.. En quoi une telle défini-
tion nous apprend-elle quelque chose ? Son habit cérémonieux orné de
tant d'adjectifs ne recèle aucun sens, elle est creuse. Seul le pragmat-
isme peut déchiffrer sa signification réelle pourvu qu'il se détourne
complètement du point de vue intellectualiste. « Dieu est là-haut dans
le ciel, tout va pour le mieux dans le monde ! » Voilà le véritable noyau
de votre théologie et il vous dispense de toutes les définitions
rationalistes.
Pourquoi ne pas l'admettre tous autant que nous sommes, rational-
istes ou pragmatistes ? Le pragmatisme, bien loin de garder les yeux
rivés sur le terrain immédiat de la pratique, comme on l'en accuse,
s'attache tout autant aux perspectives les plus lointaines de l'univers.
Et voyez à présent comment ces questions dernières pivotent sur elles-
mêmes pour ainsi dire ; voyez comment le pragmatisme, au lieu de se
retourner vers les principes, à un erkenntnisstheoretische Ich, à un
Dieu, à un Kausalitàtsprinzip, à un Dessein, à un Libre arbitre pris en
eux-mêmes comme choses nobles qui s'élèvent au-dessus des faits, dé-
place son regard pour le tourner vers les faits eux-mêmes. Ce qui est
vraiment vital pour nous, c'est de savoir à quoi va ressembler notre
monde, quelle forme prendra la vie. Le centre de gravité de la philo-
sophie doit par conséquent se déplacer. Les choses de cette terre,
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longtemps rejetées dans l'ombre par les splendeurs des régions


éthérées, doivent reprendre leurs droits. Grâce à ce changement
d'éclairage, les questions philosophiques ne seront plus traitées par
des esprits abstraits comme auparavant, mais par des esprits à la
tournure plus scientifique, des esprits plus individualistes sans être ir-
réligieux cependant. Ce changement qui devrait s'opérer dans le «
siège de l'autorité » rappelle en quelque sorte la Réforme protestante.
En effet, de même que les papistes ne voyaient souvent dans le prot-
estantisme qu'une pagaille confuse et anarchique, le pragmatisme ne
manquera pas d'apparaître sous ce même jour aux yeux des ultras du
rationalisme : de pures inepties sans valeur philosophique. Mais la
vie va son chemin et parvient à ses fins même en terre protestante. Et
j'ose imaginer que le protestantisme philosophique connaîtra un suc-
cès similaire.

Quatrième leçon

L'un et le multiple

Nous avons vu dans la précédente leçon comment, pour aborder cer-


tains concepts, la méthode pragmatique se lançait avec eux dans le flot
de l'expérience et élargissait grâce à eux la perspective au lieu de se fi-
ger dans une contemplation admirative. Le dessein, le libre arbitre,
l'esprit absolu, l'esprit plutôt que la matière ont pour seule significa-
tion la promesse d'un avenir meilleur pour ce monde. Qu'ils soient
161/381

vrais ou faux, c'est ce méliorisme qui leur donne tout leur sens. Je me
suis souvent dit que le phénomène qu'on appelle en optique « la
réflexion totale » symbolisait parfaitement la relation entre les idées
abstraites et les réalités concrètes telle que la conçoit le pragmatisme.
Placez un verre d'eau légèrement au-dessus de vos yeux et regardez sa
surface à travers le liquide - ou plutôt faites la même chose avec la
vitre d'un aquarium. Vous verrez alors l'image réfléchie extrêmement
brillante d'une flamme de bougie par exemple, ou de tout autre objet
lumineux placé de l'autre côté du récipient. Dans ce cas, aucun rayon
ne dépasse la surface de l'eau : ils sont tous renvoyés vers le fond. Ima-
ginons à présent que l'eau représente le monde des faits sensibles, et
l'air au-dessus d'elle le monde des idées abstraites. Ces deux mondes
sont bien entendu réels et des échanges se font entre eux, mais seule-
ment dans leur zone de contact, or le lieu de tout ce qui vit, de tout ce
qui nous arrive dans l'expérience réelle, c'est l'eau. Nous sommes
comme des poissons nageant dans l'océan des sens que borne par au-
dessus l'élément supérieur que nous sommes incapables de respirer ou
de pénétrer. Il nous donne pourtant notre oxygène et nous entrons
sans cesse en contact avec lui en tel ou tel point et, à chaque contact,
nous sommes renvoyés sous la surface avec un nouveau cap et une én-
ergie renouvelée. Les idées abstraites qui composent l'air sont indis-
pensables à la vie, mais pour ainsi dire irrespirables telles quelles, leur
unique fonction étant de nous pousser dans une nouvelle direction.
Aucune comparaison n'est vraiment satisfaisante, mais celle-ci ne
manque pas de me plaire. Elle montre comment une chose, qui ne suf-
fit pas en elle-même à la vie, peut néanmoins être un facteur déter-
minant pour la vie en une autre occasion.
Je voudrais dans cette présente leçon illustrer la méthode prag-
matique par une nouvelle application. Je voudrais l'utiliser pour
éclairer le problème bien connu de « l'un et du multiple ». Je suppose
que cette question ne vous a guère empêchés de dormir, et je ne serais
pas surpris si vous me disiez qu'elle ne vous avait jamais tourmentés.
Pour ma part, à force d'en faire l'objet de longues méditations, j'en suis
162/381

venu à la considérer comme le problème central de la philosophie à


cause de sa fécondité. Je veux dire qu'en sachant si tel homme est
moniste convaincu ou fervent pluraliste, vous en saurez sans doute
plus long sur le reste de ses idées que si vous lui trouviez tout autre
nom en iste. Croire en l'Un ou croire au Multiple, voilà la classification
la plus riche de conséquences. Permettez-moi donc de tenter de vous
faire partager, le temps d'une leçon, mon intérêt pour la question.
On a souvent défini la philosophie comme la quête, ou la vision, de
l'unité de l'univers. Cette définition n'est jamais remise en question, et
elle est vraie dans une certaine mesure puisque la philosophie a tou-
jours manifesté avant tout son intérêt pour l'unité. Mais qu'en est-il de
la variété dans les choses ? Ne mérite-t-elle pas d'être prise en con-
sidération ? Si, au lieu d'utiliser le terme « philosophie », nous parlons
en général de notre intellect et de ses aspirations, nous nous rendons
vite compte que l'unité n'en est qu'une parmi d'autres. La connais-
sance des faits dans leurs détails autant que leur unification dans un
système passe toujours pour la marque irremplaçable des grands es-
prits. Les « érudits », les hommes au savoir encyclopédique ou philo-
logique, les « savants », tout comme les philosophes, ont toujours été
admirés. Ce que vise notre intellect en réalité, ce n'est ni la variété ni
l'unité prises isolément, mais la totalité9. Pour cela, la connaissance
des divers éléments de la réalité est tout aussi importante que la com-
préhension de leurs relations. La curiosité humaine va de pair avec la
passion des systèmes.
Malgré cela, on a toujours considéré que l'unité des choses avait pour
ainsi dire plus de prestige que leur variété. Lorsqu'un jeune homme
découvre l'idée que le monde entier forme un vaste fait unique dont
toutes les parties avancent à l'unisson, pour ainsi dire, et sont im-
briquées les unes dans les autres, il a l'impression qu'il possède une
parfaite compréhension des choses et il regarde de haut tous ceux qui
ne sont pas parvenus à cette sublime conception. Pris de cette manière
abstraite tel qu'il nous apparaît tout d'abord, le point de vue moniste
est tellement vague qu'il ne semble guère valoir la peine qu'on
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argumente en sa faveur. Et pourtant, je suis prêt à parier que tous ici,


vous y tenez d'une manière ou d'une autre. Un certain monisme ab-
strait, un certain penchant affectif pour l'idée d'unité, comme si c'était
une caractéristique du monde qui n'avait pas la même valeur que sa
pluralité, mais lui était infiniment supérieure, est si répandu dans les
milieux cultivés qu'on pourrait le considérer comme faisant quasiment
partie du sens commun de la philosophie. Il va de soi que le monde est
un, disons-nous. Comment pourrait-il sans cela former un monde ? En
général, les empiristes montrent autant d'enthousiasme envers ce
monisme abstrait que les rationalistes.
La différence, c'est que les empiristes sont moins facilement aveuglés.
L'unité ne les rend pas aveugles à toutes les autres choses, elle
n'affaiblit pas leur curiosité envers les faits particuliers, tandis qu'il est
une espèce de rationalistes voués à donner une interprétation mys-
tique de l'unité abstraite et à oublier tout le reste. Ils l'érigent en prin-
cipe pour mieux l'admirer et l'adorer, et là s'arrête leur quête
intellectuelle.
« Le monde est Un ! » La formule peut tourner au culte du chiffre. Il
est vrai qu'on considère « trois » et « sept » comme des chiffres sacrés
; mais, dans l'abstrait, pourquoi « un » aurait-il une plus grande valeur
que « quarante-trois » ou « deux millions dix » ? Lorsque éclôt cette
vague conviction de l'unité du monde, elle offre si peu de contenu que
nous avons du mal à saisir la signification qu'on lui prête.
La seule façon de tirer parti de cette notion est de la traiter de manière
pragmatique. Si l'Un existe, quelles différences en résultera-t-il dans
les faits ? Sous quelle forme cette unité se fera-t-elle connaître ? Le
monde est un, soit. Mais de quelle manière ? Quelle est la valeur
pratique de l'unité en ce qui nous concerne ?
En nous posant ces questions, nous passons du vague au précis, de
l'abstrait au concret. Apparaissent alors plusieurs façons dont l'unité
qu'on attribue à l'univers pourrait faire une différence. Je vais main-
tenant vous présenter les plus manifestes d'entre elles.
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1. Tout d'abord, le monde est « un » au moins comme objet de dis-


cours. Si sa pluralité était si irréductible qu'aucune union entre ses
parties ne fût possible, même notre esprit ne pourrait le « saisir »
d'emblée tout entier : ce serait comme chercher à regarder dans deux
directions opposées en même temps. En réalité, nous cherchons bien à
l'englober dans sa totalité avec ces termes abstraits de « monde » ou
d'« univers » qui signifient expressément qu'aucune de ses parties
n'est exclue. Cette unité s'arrête au discours et ne va évidemment pas
plus loin dans le programme moniste. Une fois que le discours a donné
son nom au « chaos », celui-ci a autant d'unité que le cosmos. Bizarre-
ment, les monistes s'imaginent souvent qu'ils ont remporté une
grande victoire sur les pluralistes lorsque ces derniers disent que «
l'univers est multiple ». « L'univers ! ricanent-ils, les voilà trahis par
leur propre langage. Ils avouent malgré eux qu'ils sont monistes. »
Soit, mettons que les choses soient unes selon ce sens-là ! On peut bi-
en alors coller le mot « univers » sur l'ensemble, quelle importance ! Il
reste à démontrer qu'elles sont bien unes dans un sens différent et
plus utile.
2. Peut-on dire par exemple qu'elles sont continues ? Peut-on passer
de l'une à l'autre sans risquer de franchir les limites de l'univers Un ?
En d'autres termes, les parties de l'univers sont-elles liées les unes aux
autres, ou bien séparées comme les grains de sable ?
Même les grains de sable se trouvent unis dans l'espace qui les con-
tient, et si vous pouvez vous déplacer dans cet espace, vous passerez de
l'un à l'autre sans discontinuité. Le temps et l'espace sont donc des
supports de la continuité qui permettent aux diverses parties de
l'univers de tenir ensemble. Pour nous, la différence pratique qui ré-
sulte de ces formes d'union est immense. Car toute notre vie motrice
en dépend.
3. Dans la pratique, il y a un nombre infini d'autres lignes de continu-
ité entre les choses. On peut repérer des lignes d'influence qui les font
tenir ensemble. En suivant n'importe laquelle de ces lignes, on passe
d'une chose à une autre et on finit par couvrir un pan considérable de
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l'univers. Dans le monde physique, la gravité et la conduction de la


chaleur sont de ces lignes d'influence qui unissent les choses entre
elles. Il en va de même pour les influences électriques, lumineuses et
chimiques qui forment des lignes d'influence. Mais ici, les corps
opaques et les corps inertes brisent la continuité, de sorte qu'il faut les
contourner ou emprunter une autre voie si l'on veut continuer
d'avancer. Pratiquement, votre univers a alors perdu son unité dans la
mesure où elle était constituée de ces premières lignes d'influence.
Il y a un nombre incalculable de types de relations entre les choses, et
l'ensemble * que forment chacune de ces relations constitue une sorte
de système qui relie les choses entre elles. Par exemple, les individus
se trouvent reliés les uns aux autres au sein d'un vaste réseau de con-
naissances. Brown connaît Jones, Jones connaît Robinson, etc. Et si
l'on choisit judicieusement les maillons successif, un message partant
de Jones peut parvenir à l'Impératrice de Chine, au chef des Pygmées
en Afrique ou à n'importe qui d'autre sur terre. Mais dans cette expéri-
ence, on est arrêté sur sa lancée, comme par un corps isolant, si l'on ne
choisit pas le bon relais. Ce qu'on pourrait appeler les « systèmes
d'affection » se greffent sur le système des connaissances : A aime (ou
déteste) B ; B aime (ou déteste) C, etc. Mais ces systèmes d'affection
sont moins étendus que les vastes systèmes de connaissances qu'ils
présupposent.
Les hommes s'efforcent sans cesse d'unifier le monde en le faisant en-
trer dans des systèmes bien délimités. Nous mettons en place des sys-
tèmes, le système colonial, le système postal, consulaire ou encore
commercial, dont toutes les parties sont soumises à des influences
particulières qui se propagent à l'intérieur du système sans jamais
s'étendre aux faits qui n'en font pas partie. Il en résulte
d'innombrables petites associations entre les parties de l'univers à
l'intérieur d'associations plus étendues. Elles constituent de petits
mondes, non seulement dans le domaine du discours mais aussi dans
celui de l'action, à l'intérieur du vaste univers. Chaque système illustre
un type ou un degré d'union qui relie entre elles, à sa manière, ses
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diverses parties, et une même partie peut se trouver intégrée à divers


systèmes, tout comme un individu peut occuper diverses fonctions et
appartenir à plusieurs cercles. En conséquence, de ce point de vue «
systématique », la valeur pragmatique de l'unité du monde réside dans
le fait que tous ces réseaux particuliers existent bel et bien dans la
pratique. Certains ont une grande portée et s'étendent loin, d'autres
pas ; ils se superposent les uns aux autres de sorte qu'aucune partie,
aucun élément individuel ne leur échappe. Même si la quantité de sé-
paration entre les choses est immense (car les lignes d'influence et les
conjonctions entre les systèmes empruntent des voies rigoureusement
exclusives), on constate, pourvu que l'on sache repérer de quelle man-
ière elle s'exerce, que tout ce qui existe subit, d'une façon ou d'une
autre, l'influence de quelque chose. Approximativement et de manière
générale, on peut dire qu'il y a entre toutes les choses cohésion et ad-
hésion, d'une manière ou d'une autre, si bien que pratiquement,
l'univers existe sous forme de chaînes ou de toiles d'araignée qui en
font une chose continue ou « intégrée ». Dans la mesure où l'on peut
en suivre le fil de proche en proche, toute ligne d'influence contribue à
donner son unité au monde. On peut ainsi dire que « le monde est Un
», dans cette mesure et là où ces lignes d'influence s'exercent. Dans la
mesure où il n'y en a pas, on peut tout aussi bien affirmer qu'il n'est
pas Un, car aucune espèce de relation ne saurait s'établir si, au lieu de
choisir un conducteur, on prend un isolant. On se trouve alors
d'emblée bloqué et il ne reste qu'à considérer le monde comme mul-
tiple de ce point de vue. Si notre intelligence s'était intéressée aux rap-
ports disjonctifs autant qu'aux rapports conjonctifs, la philosophie
aurait clamé avec le même succès Y absence d'unité de l'univers.
Ce qui importe ici, c'est de ne pas oublier que l'un et le multiple sont
exactement sur un pied d'égalité. Aucun ne prime sur l'autre, n'est
plus important ou meilleur que l'autre. De même que l'espace semble
séparer les choses autant qu'il les unit, accomplissant l'une ou l'autre
de ces fonctions selon notre convenance, de même dans notre rapport
au monde des influences, nous avons besoin tantôt de conducteurs,
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tantôt d'isolants, et la sagesse consiste à savoir les reconnaître au mo-


ment opportun.
4. Tous ces systèmes d'influence ou de non-influence s'ordonnent au
problème général de l'unité causale du monde. Si toutes les influences
causales mineures qu'exercent les choses les unes sur les autres re-
montaient à une origine causale commune à toutes dans un lointain
passé, à une grande cause première de tout ce qui est, on pourrait al-
ors parler de l'unité causale absolue du monde. Dans la philosophie
traditionnelle, c'est le fiat de Dieu au moment de la création qui re-
présente cette cause originelle absolue. L'Idéalisme transcendantal,
qui voit dans la « création » un « acte ou une volonté de pensée » la
déclare l'acte divin « éternel » plutôt que « premier » ; l'unité du mul-
tiple n'en est cependant pas moins absolue ; en effet, le multiple
n'existerait pas sans l'Un. À cette notion de l'unité de l'origine de toute
chose, s'est toujours opposée la notion pluraliste d'une multiplicité qui
existe par elle-même, éternellement, sous forme d'atomes ou même
d'espèces d'éléments spirituels. L'alternative a sans doute un sens
pragmatique mais il vaut peut-être mieux, dans le cadre de ces leçons,
laisser de côté la question de l'unité originelle.
5. D'un point de vue pragmatique, l'espèce d'union la plus importante
qui existe entre les choses est leur unité générique. Les choses se
présentent par genres, chaque genre comprend de nombreux spéci-
mens, et l'appartenance à un genre implique la même chose pour
chacun des spécimens. Il est facile d'imaginer que chacun des faits qui
composent l'univers soit unique en son genre et différent de tous les
autres. Dans cet univers constitué d'éléments uniques, notre logique
ne servirait à rien, car elle fonctionne en prédicant des cas individuels
ce qui est vrai de leur genre dans son ensemble. Dans un monde où
l'on ne pourrait trouver deux choses semblables, il nous serait im-
possible d'inférer nos expériences à venir à partir de nos expériences
passées. Ainsi, le fait qu'il y ait tant d'unité générique entre les choses
est peut-être l'aspect pragmatique le plus important de cette idée que :
« le monde est Un ». Il y aurait une unité générique absolue s'il
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existait un summum genus sous lequel on pourrait finalement sub-


sumer toutes choses sans exception. « Les êtres », « les choses pens-
ables », « les expériences », pourraient convenir pour remplir cette
fonction. Je préfère laisser en suspens encore une fois la question de
savoir si l'alternative posée en ces termes a un intérêt pragmatique.
6. On peut encore spécifier le sens de l'affirmation « le monde est Un »
en parlant de l'unité de but. Dans le monde, un nombre considérable
de choses tendent vers un but commun. Tous les systèmes mis en
place par les hommes, qu'ils soient administratif, industriel, militaire,
que sais-je encore, visent à assurer un contrôle. Chaque être vivant
poursuit ses propres objectifs. Ils collaborent, selon leur degré de
développement, aux projets de leur communauté, de leur groupe, de
sorte que les visées plus larges englobent les plus restreintes jusqu'à ce
qu'on atteigne, théoriquement, une fin absolument unique, dernière et
suprême à laquelle toutes choses sans exception concourent. Il va sans
dire que les apparences vont à l'encontre de cette idée. Comme je l'ai
dit dans ma troisième leçon, il est possible que toutes les résultantes
aient été voulues par avance, mais aucun des résultats que nous con-
statons effectivement en ce monde n'a été en réalité voulu tel quel
dans ses moindres détails. Les individus comme les nations n'ont au
départ qu'une vague notion de leur richesse, de leur grandeur ou de
leur vertu. À chaque pas s'ouvrent des horizons nouveaux et inatten-
dus tandis que se ferment d'anciennes perspectives, et il faut chaque
jour réajuster les détails de l'intention générale.
Ce à quoi l'on parvient à la fin est peut-être mieux ou pire que ce qui
avait été projeté au départ, mais c'est toujours différent et plus
complexe.
Nos divers objectifs sont par ailleurs en conflit les uns avec les autres.
Lorsque aucun ne peut avoir le dessus sur l'autre, ils transigent et la
résultante est différente des résultats que chacun devait produire ini-
tialement. De manière générale et approximative, ce qui était visé est
peut-être en gros accompli, mais tout concourt à nous faire penser que
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notre univers n'a pas vraiment d'unité téléologique, et qu'il poursuit


son organisation en vue de parvenir à une meilleure unification.
Qui défend l'idée d'une unité téléologique absolue en disant qu'il existe
un dessein unique auquel concourent toutes les parties de l'univers
dogmatise à ses risques et périls. Ainsi, à mesure que notre connais-
sance des intérêts conflictuels des différentes parties de ce monde se
fait plus concrète, les théologiens dogmatiques ont de plus en plus de
mal à imaginer à quoi pourrait ressembler la finalité suprême et
unique de l'univers. On constate, il est vrai, que certains maux peuvent
nous conduire à certains biens, qu'un peu d'amertume peut améliorer
le breuvage, et qu'un peu de danger ou de difficultés peuvent nous ai-
guillonner agréablement. On peut faire une généralisation un peu
vague à partir de cela et affirmer que tout le mal que l'on voit dans
l'univers n'est qu'un instrument au service de son perfectionnement.
Mais l'ampleur du mal auquel est confronté l'homme dépasse ce qu'il
peut tolérer, et avec l'idéalisme transcendantal que l'on rencontre chez
Bradley ou Royce, on n'est pas plus avancé qu'avec le Livre de Job - les
voies de Dieu sont insondables, alors posons un doigt sur nos lèvres. Il
est inutile pour les hommes d'adresser leurs prières à un Dieu qui se
repaît de tant d'horreurs. Son tempérament est trop ardent, ses farces
trop cruelles pour nous. En d'autres termes, « l'Absolu » et son dessein
unique n'a rien à voir avec le Dieu à figure humaine des gens
ordinaires.
7. On trouve aussi entre les choses une unité esthétique qui ressemble
fort à l'unité téléologique. Les choses racontent une histoire. Leurs di-
verses parties s'organisent afin d'atteindre un apogée. Manifestement,
les unes font le jeu des autres. A posteriori, on peut constater que bien
qu'une série d'événements n'ait été soumise à aucune finalité précise,
ceux-ci s'ordonnent pourtant comme dans une pièce de théâtre, avec
un début, un milieu et une fin. En réalité, toutes les histoires ont une
fin, et là encore, il est plus naturel d'adopter le point de vue de la mul-
tiplicité. Le monde est plein d'histoires singulières qui se déroulent
parallèlement, commencent et finissent à divers instants. Elles
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s'entrecroisent et s'entremêlent par moment, mais notre esprit ne peut


les faire coïncider complètement. Pour suivre votre histoire, je dois
momentanément me détacher de la mienne. Même pour faire la bio-
graphie de jumeaux, il faudrait s'intéresser tantôt à l'un, tantôt à
l'autre.
Il s'ensuit que quiconque prétend que le monde tout entier raconte
une seule et même histoire profère un de ces dogmes monistes auquel
on croit à ses risques et périls. On peut aisément se représenter
l'histoire du monde de façon pluraliste, comme une corde dont chaque
caret raconte une histoire différente ; mais il est plus difficile de conce-
voir chaque coupe de la corde comme un fait absolument unique, et de
rassembler cette série sur toute sa longueur en un seul être dont la vie
suit un cours ininterrompu. De fait l'embryologie nous fournit une
bonne analogie. Pour l'observer au microscope, on réalise sur un em-
bryon une centaine de coupes distinctes qu'on rassemble ensuite men-
talement pour obtenir un tout cohérent. Mais les composantes du
vaste monde, parce qu'elles sont des êtres, apparaissent, comme les
carets d'une corde, discontinus en coupe et semblent ne montrer de
cohérence que sur la longueur. Pris ainsi, elles sont multiples. Même
l'embryologiste, lorsqu'il suit le développement de son objet, est con-
traint d'étudier tour à tour l'histoire des divers organes. L'unité es-
thétique absolue est ainsi encore un idéal purement abstrait. Le
monde serait donc plutôt une épopée qu'un drame.
Jusqu'ici, nous voyons donc que le monde trouve son unité dans la
multiplicité de ses systèmes, de ses genres, de ses intentions et de ses
histoires. Il est sans doute vrai qu'il y a plus d'unité entre tous ces élé-
ments qu'il n'y paraît au premier abord. Il est légitime encore de
penser qu'il pourrait y avoir une intention souveraine unique, un sys-
tème, un genre, une histoire suprêmes. Tout ce que je me contente de
dire ici, c'est qu'il est imprudent de l'affirmer dogmatiquement à partir
des maigres indices dont nous disposons à présent.
8. Depuis cent ans, le grand Denkmittel moniste est cette notion de
Sujet connaissant unique. Le multiple n'existe que sous forme d'objets
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pour sa pensée - il existe dans ses rêves, pour ainsi dire ; et tels qu'il
les connaît, ils ont une seule fin, ils forment un système unique, racon-
tent une seule histoire. Cette notion d'une unité noétique qui envelop-
perait tout est le chef-d'œuvre de la philosophie intellectualiste. Ceux
qui croient en l'Absolu, comme on appelle le sujet omniscient, disent
d'ordinaire qu'ils sont poussés par des raisons impérieuses auxquelles
le penseur clairvoyant ne saurait se soustraire. L'Absolu a des con-
séquences pratiques considérables sur lesquelles j'ai attiré votre atten-
tion dans ma deuxième leçon. S'il existait vraiment, il en résulterait
sans doute pour nous beaucoup de différences d'ordres divers. Je ne
peux ici me pencher sur toutes les preuves logiques de l'existence d'un
tel Être ; je me bornerai à dire qu'aucune d'elles ne me paraît valable.
Je me vois donc contraint de traiter la notion de Sujet omniscient
comme une simple hypothèse, strictement équivalente, d'un point de
vue logique, à la notion pluraliste qui veut qu'il n'y ait pas de point de
vue, pas de foyer où convergerait l'information et à partir duquel on
embrasserait du regard le contenu entier de l'univers. « La conscience
divine, déclare le professeur Royce, constitue dans son intégralité un
moment de conscience d'une clarté lumineuse10.» Voilà le genre
d'unité noétique chère au rationalisme. L'empirisme en revanche se
contente d'un type d'unité noétique familière aux hommes. Toute
chose est connue, en même temps que d'autres, par un sujet connais-
sant quelconque. Mais la multiplicité des sujets connaissants pourrait
bien être irréductible, et celui-là même dont les connaissances
s'étendent le plus loin risque de ne pas connaître la totalité des choses,
ou de ne pas embrasser toutes ses connaissances à la fois, car il est
susceptible d'oublier. Quel que soit le modèle qui l'emporte, le monde
serait toujours un univers du point de vue noétique. Ses parties
seraient unies dans la connaissance mais, pour l'un, cette connais-
sance serait absolument unifiée tandis que pour l'autre, elle serait faite
d'éléments qui s'enchaînent et se recoupent.
La notion d'un sujet pour qui la connaissance est instantanée ou éter-
nelle — les deux adjectifs ayant ici le même sens - est, comme je l'ai
172/381

dit, le chef-d'œuvre des intellectualistes de notre époque. Elle a


pratiquement évincé la conception de la « Substance » à laquelle les
philosophes attachaient naguère tant d'importance car elle leur per-
mettait d'accomplir un immense travail d'unification : la substance
universelle qui seule est, en soi et par soi, et dont tous les éléments
singuliers de l'expérience ne sont que des aspects qui trouvent en elle
leur support. La substance n'a pas résisté à la critique pragmatiste de
l'École anglaise. Elle n'est désormais plus qu'un nom parmi d'autres
pour désigner le fait que les phénomènes nous parviennent par
groupes et nous sont donnés sous forme d'ensembles cohérents, ces
ensembles précisément sous lesquels nous, sujets connaissants finis,
les rencontrons dans l'expérience ou les pensons. Ces formes de con-
jonctions font partie du tissu de l'expérience au même titre que les ter-
mes qu'elles relient, et l'idéalisme contemporain a remporté une
grande victoire pragmatique en donnant au monde une cohérence
qu'il tient de ces processus directement représentables au lieu de tirer
son unité du fait que ses parties soient « inhérentes » - pour autant
que cela ait un sens - à un principe caché derrière le rideau et qu'on ne
saurait se représenter.
Ainsi, « le monde est un » dans la mesure où nous le percevons
comme une concaténation, Un à hauteur du nombre de conjonctions
spécifiques qui nous apparaissent. Mais il n'est pas un à hauteur du
nombre de disjonctions spécifiques que nous rencontrons. Il est un et
il est multiple pour des raisons qu'on peut spécifier dans les deux cas.
Il n'est ni un univers pur et simple, ni un plurivers pur et simple. Pour
vérifier avec précision ses diverses manières d'être un, il faudrait
autant de programmes de recherche scientifique distincts. De sorte
que poser les questions pragmatiquement : « Que connaît-on de
l'unité ? », « Quelle différence cela fera-t-il en pratique ? » nous per-
met d'échapper à l'agitation fébrile que suscite l'idée d'un principe
sublime, et nous porte dans le courant de l'expérience en toute sérén-
ité. Au fil de ce courant, nous découvrirons sans doute plus de connex-
ion et d'union qu'on en avait soupçonné, mais les principes du
173/381

pragmatisme ne nous autorisent pas à poser d'emblée une quelconque


unité absolue.
Il est si difficile de voir clairement ce que peut signifier l'unité absolue
que la majorité d'entre vous est sans doute prête à se satisfaire de
l'attitude prudente que nous avons adoptée. Il peut néanmoins y avoir
parmi vous des monistes radicaux qui ne peuvent admettre qu'on
mette sur un pied d'égalité l'un et le multiple.
L'union à divers degrés, de différents types, l'union interrompue par
les corps isolants, l'union qui se contente de relier les éléments les uns
aux autres de proche en proche, et ne signifie souvent qu'une juxta-
position tout externe et non un lien plus intime, l'union par concaténa-
tion en somme, tout cela doit vous apparaître comme une pensée non
aboutie. Vous pensez certainement que l'unité des choses, supérieure à
leur multiplicité doit aussi être plus profondément vraie, doit mieux
correspondre à l'aspect réel du monde. Pour vous, le point de vue
pragmatique nous donne un univers dont la rationalité est imparfaite.
Le véritable univers forme nécessairement une entité dont l'unité est
inconditionnelle, quelque chose de solide dont les parties sont pro-
fondément imbriquées les unes dans les autres de part en part. C'est à
cette seule condition que nous pouvons considérer l'univers que nous
recevons en partage comme totalement rationnel.
Il ne fait aucun doute que vous êtes nombreux à être très attachés à
cette façon de penser ultramoniste. « Une Vie, Une Vérité, Un Amour,
Un Principe, Un Bien, Un Dieu. » Je cite une brochure de Christian
Science qui m'est arrivée par la poste. La valeur pragmatique de cette
profession de foi réside dans l'émotion qu'elle suscite, et certes le mot
« Un » y contribue autant que les autres termes. Mais si l'on cherche à
saisir par l'intellect ce qu'on entend par une telle profusion d'unité,
nous voilà renvoyés à nos déterminations pragmatiques. Soit elle ne
signifie rien d'autre que le simple terme « Un », et elle renvoie alors au
seul univers du discours, soit elle signifie la somme totale de toutes les
conjonctions et concaténations diverses et vérifiables ; soit enfin, elle
désigne un unique vecteur de conjonction, dont on suppose qu'il
174/381

englobe tout, comme une origine unique, une intention unique, un


sujet connaissant unique. En réalité, lorsqu'on veut le saisir par
l'intellect aujourd'hui, on suppose toujours un sujet connaissant
unique censé envelopper toutes les autres formes de conjonction. Les
diverses parties de son monde sont nécessairement imbriquées les
unes dans les autres à l'intérieur du tableau logico-esthético-téléolo-
gique unifié et unique qui constitue son rêve éternel.
Cependant, il nous est tellement impossible de nous représenter
clairement l'aspect qu'aurait ce tableau du sujet connaissant absolu,
qu'on serait tenté de penser que l'autorité dont jouit incontestable-
ment le monisme absolu, et dont il jouira sans doute encore
longtemps, auprès de certaines personnes, tire sa force d'un
fondement mystique plutôt qu'intellectuel. Pour donner une inter-
prétation valable du monisme absolu, soyez mystique. L'histoire a
montré que les états mystiques de conscience, quel que soit leur degré
de mysticisme, abondent généralement, mais pas toujours, dans le
sens de la conception moniste. Ce n'est pas le moment d'aborder le
vaste sujet du mysticisme, mais je vais tout de même vous rapporter
un exemple de propos mystique afin d'illustrer ce que je veux dire. Le
modèle de tous les systèmes monistes est la philosophie Vedânta des
Hindous, et le modèle des missionnaires vedantistes fut Swami
Vivekananda qui se rendit dans nos contrées il y a quelques années. La
méthode du vedantisme est la méthode mystique. Il ne s'agit pas de
raisonner mais, après avoir suivi une certaine discipline, de voir, après
quoi vous pouvez parler de la vérité. Voici comment Vivekananda nous
fait part de la vérité dans l'une de ses leçons :
« Reste-t-il aucune place pour la souffrance chez celui qui voit cette
unité dans l'Univers [...], cette unité dans la vie, cette unité de tout ?
[...] C'est la séparation entre l'homme et l'homme, entre l'homme et la
femme, entre l'homme et l'enfant, entre une nation et une autre, entre
la terre et la lune, entre la lune et le soleil, la séparation entre les
atomes qui est la cause véritable de toute la souffrance. Or le Vedânta
déclare que cette séparation n'existe pas, qu'elle n'est pas réelle. Elle
175/381

n'est qu'apparente, superficielle. Au cœur des choses règne l'Unité. Si


vous y pénétrez, vous découvrirez cette unité entre les hommes, entre
les femmes et les enfants, entre les races, entre les grands et les
humbles, entre les riches et les pauvres, entre les dieux et les hommes
: ils ne font qu'Un, avec les animaux aussi, si vous allez assez loin. Ce-
lui qui est allé jusque-là est débarrassé de toute illusion [...] Comment
pourrait-il être encore victime d'une illusion ? Qu'est-ce qui pourrait le
tromper ? Il connaît la réalité de toute chose, le secret de toute chose.
Comment pourrait-il encore souffrir ? Que pourrait-il désirer ? Il a
rapporté la réalité de toute chose au Seigneur qui est le centre, l'Unité
de toute chose, et cela lui a apporté le Bonheur Éternel, la Connais-
sance Éternelle, l'Existence Éternelle. Là il n'y a ni mort, ni maladie, ni
peine ni souffrance, ni insatisfaction. [...] Au centre, dans la réalité, il
n'y a personne à pleurer ni à plaindre. Il a pénétré au cœur de toute
chose, Lui, le Pur, qui n'a ni forme, ni corps, ni tache, Lui, qui connaît,
Lui le grand Poète, l'Être qui existe par lui-même, Lui qui donne à
chacun selon ses mérites 11. »
Voyez à quel degré de radicalité on pousse le monisme ici. La sépara-
tion n'est pas seulement surmontée par l'Un, son existence même est
niée. Le multiple n'existe pas. Nous ne sommes pas des parties de
l'Un, car l'Un n'est pas constitué de parties. Puisqu'on peut dire que
nous existons pourtant indéniablement, cela signifie que chacun de
nous est l'Un, d'une manière indivisible et totale. L'Un est absolu, et je
suis cet Un - voilà bien une religion qui, au plan émotionnel, a une
grande valeur pragmatique : elle procure un sentiment de sécurité
d'une perfection achevée. Notre cher Swami poursuit plus loin :
« Lorsque l'homme voit qu'il ne fait qu'un avec l'Être infini de
l'univers, quand tout sentiment de séparation a disparu, quand tous
les hommes, toutes les femmes, les anges, les dieux, les animaux, les
plantes et tout l'univers se confondent dans cette Unité, alors toute
crainte se dissipe. Qui craindre ? Puis-je me blesser moi-même ? Puis-
je me donner la mort ? Puis-je me faire mal à moi-même ? Faut-il vous
défier de vous-même ? C'est la fin de toute souffrance. Quelle chose
176/381

pourrait me causer de la souffrance ? Je suis l'Existence Une de


l'univers. Toute jalousie disparaîtra, qui pourrait m'en inspirer ? Moi-
même ? Tous les sentiments mauvais disparaîtront. Qui pourrait
m'inspirer ces sentiments mauvais ? Moi-même ? Il n'y a personne
d'autre que moi dans l'univers [...] À bas cette différenciation ! A bas
cette croyance superstitieuse en la multiplicité ! "Celui qui, dans ce
monde multiple, voit l'Un ; celui qui, du fond de cette masse insens-
ible, voit cet Être Sensible qu'est l'Un ; celui qui, dans ce monde de
ténèbres, saisit cette réalité, c'est à lui qu'appartient la paix éternelle, à
lui et à personne d'autre 12. »
Ce monisme est une musique qui flatte notre oreille : elle élève notre
âme et nous rassure. En chacun de nous se trouve implanté au moins
le germe du mysticisme. C'est pourquoi, quand nos idéalistes nous
débitent leurs arguments en faveur de l'Absolu en disant que la
moindre union identifiée en un endroit quelconque porte en elle lo-
giquement l'Unité absolue, et que la moindre rupture identifiée en un
endroit quelconque porte en elle logiquement l'absence irrévocable et
totale d'unité, je ne peux m'empêcher de penser que les failles mani-
festes dans leur raisonnements intellectuels échappent à leur esprit
critique du fait d'un sentiment mystique qui leur fait croire, avec ou
sans logique, que l'Unité absolue doit à tout prix être vraie. En tout
cas, l'unité surmonte les séparations morales. Dans la passion
amoureuse, nous avons en germe le sentiment mystique de ce que
pourrait signifier l'union totale de toute vie sensible. Ce germe mys-
tique s'anime à l'écoute des propos monistes, il reconnaît leur autorité
et relègue au second plan les considérations intellectuelles.
Je ne m'attarderai pas plus longtemps sur ces aspects moraux et reli-
gieux de la question dans la présente leçon car j'y reviendrai dans la
dernière.
Laissons de côté pour l'instant l'autorité que pourrait finalement
détenir le point de vue mystique et traitons le problème de l'Un et du
Multiple de manière purement intellectuelle. On voit clairement où se
situe le pragmatisme. Son critère des différences pratiques produites
177/381

par les diverses théories l'oblige à renoncer au monisme absolu aussi


bien qu'au pluralisme absolu. Le monde est un dans la seule mesure
où ses parties tiennent ensemble grâce à un type de relation quel-
conque. Il est multiple dans la mesure où certaines relations ne parvi-
ennent pas à s'établir. Enfin, il gagne en unité au fur et à mesure que
se forment ces réseaux de relations que les hommes s'efforcent sans
relâche de forger.
Il est possible d'imaginer d'autres univers que celui que nous connais-
sons, dans lesquels se verraient incarnées toutes sortes d'unions de
types et de degrés extrêmement variés. Ainsi, au plus bas degré
l'univers, serait-il un monde dans lequel les parties seraient simple-
ment les unes avec les autres et ne seraient reliées entre elles que par
la conjonction « et ». La juxtaposition de nos vies intérieures respect-
ives forme ici même un univers de ce type. Les temps et les espaces de
notre imagination, les objets et les événements de nos rêveries diurnes
ne sont pas seulement sans cohérence entre eux, ils n'ont encore
aucun lien précis avec des contenus similaires dans la pensée d'autrui.
Nos rêveries respectives, au moment où nous sommes réunis dans
cette salle, s'interpénétrent les unes les autres au hasard, sans toute-
fois s'influencer ou agir les unes sur les autres. Elles coexistent mais
sans ordre ni réceptacle propre, ce qui fait d'elles ce qu'on peut ima-
giner de plus proche d'une « multiplicité » absolue. On ne saurait
même imaginer de raison pour laquelle elles devraient être connues
toutes ensemble, et encore moins, si c'était le cas, de quelle manière
elles pourraient l'être en tant que tout systématique.
Mais il suffit de prendre en compte nos sensations et nos actions cor-
porelles pour que l'unité atteigne un degré beaucoup plus élevé. Ce
que nous entendons et voyons, ainsi que nos actes se logent dans ces
réceptacles de temps et d'espace dans lesquels chaque événement
trouve sa date et son lieu. Tout cela forme des « choses » et appartient
à des « genres » que l'on peut classer. Nous pouvons cependant ima-
giner un monde constitué de choses et de genres dans lequel les rela-
tions de cause à effet qui nous sont si familières n'existeraient pas.
178/381

Aucune chose n'y aurait d'action sur aucune autre, et toutes se re-
fuseraient à propager leur influence. Ou bien on pourrait avoir des ac-
tions mécaniques rudimentaires, mais pas d'action chimique. De tels
univers montreraient beaucoup moins d'unité que le nôtre. On pour-
rait aussi imaginer une véritable interaction physico-chimique, mais
pas d'esprits ; ou bien des esprits, mais complètement isolés, sans in-
teraction sociale ; ou encore une vie sociale se limitant à des relations
de connaissance, sans amour ; ou enfin de l'amour mais aucune cou-
tume ou institution pour le ritualiser. Aucun de ces degrés de l'univers
ne serait totalement dépourvu de rationalité ou d'intégrité, si in-
férieurs qu'ils apparaissent au regard des degrés supérieurs. Tout
comme notre monde actuel nous semblerait appartenir à un degré in-
férieur si nos esprits venaient un jour à être reliés les uns aux autres «
par télépathie », de sorte qu'ils sauraient immédiatement, du moins
dans certaines conditions, ce que les autres pensent.
Avec toute l'éternité du temps écoulé ouverte à nos conjectures, il est
sans doute légitime de se demander si les divers types d'unions
existant dans notre monde actuel ne se seraient pas développés petit à
petit à la façon dont on voit les systèmes humains se mettre en place
pour répondre à nos besoins. Si cette hypothèse était fondée, il sem-
blerait que l'unité totale se trouve à la fin plutôt qu'à l'origine des
choses. En d'autres termes, il faudrait remplacer la notion d'« Absolu
» par celle d'« Ultime ». Les deux notions auraient le même contenu -
à savoir, un contenu factuel unifié au plus haut degré - mais leurs rela-
tions au temps seraient diamétralement opposées13.
Après avoir ainsi traité de l'unité de l'univers sous l'angle pragmatique,
la raison pour laquelle j'ai dit dans ma deuxième leçon, selon
l'expression de mon ami Papini, que le pragmatisme tendait à assoup-
lir toutes nos théories, devrait vous apparaître clairement. De façon
générale, on a posé l'unité du monde sur un plan purement abstrait et
fait comme s'il fallait être idiot pour en douter. Le tempérament mon-
iste s'est montré emporté, voire tempétueux ; cette façon de défendre
une doctrine s'accommode mal de discussions raisonnables et
179/381

nuancées. On a considéré notamment que la théorie de l'Absolu devait


être un article de foi affirmé de façon dogmatique et exclusive.
Comment l'Un-Tout, premier dans l'ordre de l'existence et de la con-
naissance, logiquement nécessaire en lui-même et unifiant toutes les
choses inférieures par les liens de la nécessité mutuelle, pourrait-il
tolérer une quelconque atténuation de sa rigidité interne ? Au premier
soupçon de pluralisme, à la moindre velléité d'indépendance de l'une
de ses parties à l'égard du contrôle qu'il exerce sur la totalité, il
s'effondrerait. L'unité absolue ne connaît pas de degrés. Autant
vaudrait dire que l'eau contenue dans un verre est pure parce qu'elle
ne contient qu'un seul petit germe de choléra ! Même infinitésimale,
l'indépendance d'une partie, aussi minuscule soit-elle, serait aussi
fatale à l'idée d'Absolu que le germe de choléra à la pureté de l'eau.
Le pluralisme en revanche n'a que faire de ce tempérament farouche-
ment dogmatique. Pourvu que vous lui accordiez un peu de séparation
entre les choses, un frémissement d'indépendance, une certaine liberté
de jeu dans les relations entre les parties, un peu de réelle nouveauté
ou de hasard, même très peu, il sera amplement satisfait ; et il vous ac-
cordera autant d'unité réelle que vous désirerez. Car pour le plural-
isme, la question du degré d'union ne peut être réglée que de façon
empirique. Il peut être très élevé, extrêmement élevé, le monisme ab-
solu n'en sera pas moins anéanti si, à côté de toute cette unité, on est
obligé de reconnaître l'existence du plus léger soupçon, de la plus
légère trace ou d'un commencement de début de séparation «
insurmontable ».
En attendant qu'on ait vérifié de façon empirique et définitive la part
d'unité et de séparation qu'il y a entre les choses, le pragmatisme se
range évidemment du côté du pluralisme tout en étant prêt à admettre
qu'une unité totale avec un sujet connaissant unique, une origine
unique et un univers sans faille puissent se révéler un jour l'hypothèse
la plus plausible. D'ici là, c'est l'hypothèse inverse qu'il faut adopter
sans réserve, l'hypothèse d'un monde dont l'unité est encore impar-
faite et le sera peut-être toujours. Telle est l'hypothèse de la doctrine
180/381

pluraliste. Puisque le monisme absolu interdit qu'on la traite sérieuse-


ment, car il l'accuse d'être foncièrement irrationnelle, il est clair que le
pragmatisme doit tourner le dos au monisme absolu pour suivre la
voie plus empirique du pluralisme.
Cela nous laisse ainsi face au monde du sens commun dans lequel les
choses se trouvent en partie unies, en partie désunies. Des « choses »
donc, et leur « conjonctions » - quel sens ces termes vont-ils prendre
avec le pragmatisme ? Dans ma prochaine leçon, j'appliquerai la
méthode pragmatique à cette étape de la philosophie qu'on appelle le
Sens commun.
Cinquième leçon

Pragmatisme et sens
commun

LORS DE NOTRE précédente leçon, nous avons


tourné le dos à la manière habituelle de
parler de l'unité de l'univers érigée en prin-
cipe, sublime dans son immense vacuité,
pour nous tourner vers l'étude des divers
types d'union que comporte l'univers. Nous
avons pu constater qu'ils coexistaient
souvent avec des séparations non moins
réelles. La question qu'on doit se poser à
propos de chaque type d'union ainsi que
pour chaque type de séparation est la
suivante : « dans quelle mesure est-elle
vérifiée ? » et, en bons pragmatistes, il
182/381

nous faut nous tourner vers l'expérience,


vers les « faits ».
L'unité absolue demeure, mais seulement à
titre d'hypothèse, et celle-ci se réduit
aujourd'hui à supposer un sujet omniscient
qui fait rentrer toutes choses sans excep-
tion dans un fait systématique unique. On
peut toutefois persister à voir dans ce sujet
connaissant soit un Absolu, soit un Ultime,
mais on peut aussi légitimement proposer
l'hypothèse contraire selon laquelle même
le champ de connaissances passé ou à venir
le plus étendu comporte encore des par-
celles d'ignorance.
Des bribes d'information peuvent toujours
lui échapper.
C'est l'hypothèse du pluralisme noétique
que les monistes considèrent comme
totalement absurde. Il faut la traiter avec
autant de respect que le monisme noétique
183/381

jusqu'à ce que les faits aient fait pencher la


balance d'un côté ou de l'autre. Or il se
trouve que notre pragmatisme, qui n'était
au départ qu'une méthode, nous pousse à
préférer la vision pluraliste. Il se peut que
certaines parties du monde ne soient
reliées entre elles que par ce lien extrêm-
ement ténu qu'est la conjonction « et ».
Elles peuvent même sans doute apparaître
et disparaître sans que les autres subissent
aucun changement interne. Le pragmat-
isme ne peut ignorer la vision pluraliste
d'un monde qui se constitue par additions.
Or cette vision nous conduit à une nouvelle
hypothèse : le monde réel n'est pas fini «
de toute éternité » comme voudraient nous
le faire croire les monistes, il est au con-
traire éternellement inachevé, et toujours
susceptible de recevoir des additions ou de
subir des pertes.
184/381

Il est en tout cas un domaine dans lequel


son inachèvement est flagrant : le fait
même que nous débattions de la question
montre que nos connaissances sont pour le
moment inachevées et qu'elles sont sus-
ceptibles de recevoir des additions. Le
monde change et s'accroît en effet eu égard
à la masse de connaissances qu'il envel-
oppe. Quelques remarques générales sur la
façon dont nos connaissances augmentent
- lorsqu'elles augmentent - feront une
bonne introduction au sujet de la présente
leçon qui porte sur le Sens commun.
Pour commencer, nos connaissances
s'accroissent par bribes. Ces bribes peuvent
être plus ou moins conséquentes, mais nos
connaissances ne s'accroissent jamais
toutes ensemble : les anciennes demeurent,
pour certaines, telles qu'elles étaient. Vos
connaissances sur le pragmatisme, par
185/381

exemple, s'accroissent en ce moment. Et


cela pourra produire des changements
spectaculaires dans les opinions que vous
teniez naguère pour vraies. Mais ces modi-
fications se feront sans doute progressive-
ment. Prenons l'exemple le plus immédiat :
ces leçons. Ce qu'elles vous apportent au
premier abord, c'est sans doute une cer-
taine quantité d'informations nouvelles,
quelques définitions, quelques distinctions
nouvelles, quelques points de vue nou-
veaux. Mais tandis que viennent s'ajouter
ces idées, le reste de vos connaissances de-
meure inchangé, c'est seulement progress-
ivement que vous « réajusterez » vos an-
ciennes opinions aux idées nouvelles que je
tente d'instiller en vous et que leur masse
s'en trouvera quelque peu modifiée.
Je suppose que vous venez m'écouter avec
quelques idées a priori quant à mes
186/381

compétences et que cela influence la façon


dont vous recevez mes propos, mais si je
m'interrompais tout à coup pour me mettre
à chanter « We won't go home till morn-
ing» avec une magnifique voix de baryton,
ce fait nouveau viendrait non seulement
s'ajouter à votre stock, mais il vous obli-
gerait à me voir différemment, et cela
pourrait modifier votre opinion sur la
philosophie pragmatique et de façon
générale susciter une certaine réorganisa-
tion d'une partie de vos idées. Dans de tels
processus, votre esprit est mis sous ten-
sion, parfois écartelé entre vos croyances
antérieures et les nouveautés que lui ap-
porte l'expérience. Nos esprits s'élargissent
donc par taches qui, comme des taches de
graisse, s'étalent tandis que nous essayons
de limiter leur étalement autant que pos-
sible : nous conservons inchangés autant
187/381

de connaissances, de croyances et de
préjugés antérieurs qu'il nous est possible.
Nous raccommodons et rapiéçons plus que
nous ne renouvelons. La nouveauté pénètre
par imbibition, elle s'incruste dans la
masse, mais cette masse qui l'absorbe
déteint également sur elle. Il y a apercep-
tion et coopération de la part de notre
passé de sorte qu'il est plutôt rare qu'un
fait nouveau soit ajouté tout cru au nouvel
équilibre qui résulte de chaque progrès de
la connaissance. D'ordinaire il s'amalgame
après avoir cuit longuement, pour ainsi
dire, après avoir mijoté dans la sauce des
anciennes connaissances.
Ainsi, les nouvelles vérités résultent-elles
de la combinaison des expériences nou-
velles avec les vérités anciennes qui se
modifient les unes les autres. Puisqu'il en
va ainsi des changements d'opinion
188/381

d'aujourd'hui, il n'y a pas de raison de


penser qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Il
s'ensuit que de très anciens modes de
pensée peuvent avoir survécu à tous les
changements ultérieurs dans les opinions
des hommes. Les modes de pensée les plus
primitifs n'ont peut-être pas tout à fait dis-
paru. Comme nos cinq doigts, les os de nos
oreilles, notre appendice caudal rudi-
mentaire et autres reliquats, ils demeurent
comme des traces indélébiles d'événements
du passé de notre espèce. Il est possible
qu'à certains moments nos ancêtres aient
pu adopter par hasard des modes de
pensée à côté desquels ils auraient aussi bi-
en pu passer. Mais une fois ce fait accom-
pli, il se transmet en héritage. Lorsque
vous entamez un morceau de musique sur
un ton, il ne faut plus en sortir. Vous
pouvez apporter autant de modifications
189/381

que vous souhaitez à votre maison, son


plan originel demeurera inchangé ; vous ne
pourrez transformer une église gothique en
un temple dorique malgré tous les change-
ments que vous lui apporterez. Vous
pouvez rincer une bouteille des dizaines de
fois, vous ne parviendrez pas à effacer com-
plètement le goût du médicament ou du
whisky qu'elle contenait.
Voici donc ma thèse : nos façons de penser
fondamentales sont des découvertes
d'ancêtres extrêmement lointains, qui ont
réussi à traverser toute l'expérience sub-
séquente en se conservant. Elles forment
une phase d'équilibre importante dans le
développement de l'esprit humain : c'est le
stade du sens commun. D'autres stades
sont venus se greffer sur celui-ci, mais sans
jamais parvenir à le déloger. Penchons-
190/381

nous donc d'abord sur ce stade du sens


commun comme s'il était définitif.
Dans le langage courant, quand on parle de
sens commun, on veut parler du bon sens
d'un individu, on veut dire qu'il est exempt
de toute excentricité, qu'il a de la jugeote
pour parler familièrement. En philosophie,
cela a un sens tout à fait différent, cela
désigne le fait qu'on recoure à certaines
formes de pensée, à certaines catégories in-
tellectuelles. Si nous étions homards ou
abeilles, notre organisation nous aurait
sans doute conduits à utiliser des catégor-
ies complètement différentes pour ap-
préhender l'expérience. Il se pourrait
également (on ne saurait le nier dog-
matiquement) que ces catégories, que nous
sommes incapables d'imaginer
aujourd'hui, se fussent montrées aussi
utiles pour appréhender par l'esprit nos
191/381

expériences que les catégories que nous


utilisons aujourd'hui.
Si cela vous semble paradoxal, songez à la
géométrie analytique. Les mêmes figures
qu'Euclide définissait par leurs relations
intrinsèques furent définies par Descartes
par les rapports de leurs points à des coor-
données accidentelles, cela donnant une
manière totalement différente et beaucoup
plus efficace d'appréhender les courbes.
Toutes nos conceptions sont ce que les
Allemands appellent Denkmittel, un moyen
grâce auquel nous appréhendons les faits
par la pensée. L'expérience pure ne nous
parvient pas déjà étiquetée et estampillée,
il nous faut d'abord découvrir ce qu'elle est.
Kant dit qu'elle est d'abord un Gewiihl der
Erscheinungen, une rhapsodie der
Wahrnehmungen, un assemblage disparate
qu'il nous incombe d'unifier. D'ordinaire,
192/381

nous commençons par élaborer un système


de concepts que nous classons, sérions ou
relions entre eux d'une façon ou d'une
autre, puis nous nous en servons comme
d'une ardoise pour « tenir le compte » des
impressions qui nous sont données. Quand
on parvient à leur assigner une place pos-
sible au sein de notre système conceptuel,
c'est qu'on les a « comprises ». Cette notion
d'ensembles parallèles dont les éléments
sont en relation bijective se révèle telle-
ment pratique pour les mathématiques et
la logique d'aujourd'hui qu'elle remplace
peu à peu les anciens modes de classifica-
tion. Les systèmes conceptuels de cette
nature sont nombreux et la variété des im-
pressions sensibles en est un. Inscrivez vos
impressions sensorielles dans des relations
bijectives avec n'importe lequel de vos con-
cepts et vous les aurez mises en ordre
193/381

rationnel. Mais il est évident que l'on peut


les ordonner rationnellement en utilisant
différents systèmes conceptuels.
Le sens commun les a toujours ordonnés
rationnellement selon un ensemble de con-
cepts dont voici les plus importants :
— chose
— identique ou différent
— genres
— esprits
— corps
— un seul temps
— un seul espace
— sujets et attributs
— influences causales
— l'imaginaire
— le réel
L'ordre que ces notions ont tissé pour nous
à partir de l'avalanche de nos perceptions
nous est désormais si familier qu'il nous est
194/381

difficile de nous rendre compte à quel point


les perceptions prises en elles-mêmes sont
aussi erratiques que le climat. Le mot cli-
mat convient particulièrement ici. À Bo-
ston par exemple, le temps est extrêm-
ement variable, la seule loi étant que si le
temps reste le même pendant deux jours, il
risque, mais ce n'est pas sûr, de changer le
troisième. L'expérience du climat telle
qu'on peut la vivre à Boston est donc dis-
continue et chaotique. Pour ce qui est de la
température, du vent, de la pluie ou du
beau temps, cela peut changer trois fois par
jour. Mais le centre météorologique de
Washington donne une raison à ce
désordre en appelant chaque épisode cli-
matique un épisode. Il le renvoie à un lieu
et à un moment dans le développement
d'un cyclone continental dont les variations
locales ici et là s'enchaînent pour
195/381

constituer son histoire, à la manière des


perles d'un collier.
Or, il est quasiment certain que les jeunes
enfants ainsi que les animaux reçoivent
toutes leurs expériences de la même man-
ière que les Bostoniens non éduqués subis-
sent leur climat. Ils n'en savent pas plus
long sur le temps et l'espace comme récept-
acles universels, sur les sujets permanents
et les prédicats variables, sur les causes, les
genres, les pensées et les choses, que les
gens ordinaires sur les cyclones. Lorsque
son hochet tombe, le bébé ne le cherche
pas. Pour lui, il est « parti », comme dis-
paraît une flamme, et il revient lorsqu'on le
remet dans sa main, comme la flamme re-
vient lorsqu'on rallume la bougie. De toute
évidence, il ne lui vient pas à l'esprit qu'il
puisse être une « chose » à laquelle il pour-
rait attribuer une existence permanente
196/381

entre ses apparitions successives. Il en va


de même chez les chiens. Si vous disparais-
sez de sa vue, vous disparaissez de son es-
prit. Il est assez manifeste qu'ils n'ont
aucune tendance générale à interpoler les «
choses ». Permettez-moi de vous lire un
passage d'un ouvrage de mon collègue Ge-
orge Santayana :
« Si un chien reniflant alentour en toute in-
souciance aperçoit au loin son maître de
retour après une longue absence [...] le
pauvre animal ne se demande pas pour-
quoi son maître est parti, pourquoi il est
revenu, pourquoi il doit l'aimer, ni pour-
quoi, alors qu'il sera bientôt couché à ses
pieds, on l'oubliera tandis qu'il se mettra à
grogner et à rêver qu'il poursuit quelque
chose - tout cela demeure totalement mys-
térieux, il n'y songe même pas. Son expéri-
ence est faite de variété, de paysages, et
197/381

d'un certain rythme vital, son histoire


pourrait se dire en vers dithyrambiques.
Elle est guidée par la seule inspiration,
chaque événement est providentiel, aucun
acte n'est prémédité. La liberté absolue et
l'impuissance absolue se rencontrent ici :
vous dépendez entièrement de la grâce di-
vine, et pourtant cet agent mystérieux ne se
distingue pas de votre propre vie [...]
[Mais] les personnages de ce drame dé-
cousu entrent et sortent tour à tour, et on
peut progressivement comprendre le sens
de leurs paroles en étant attentif et en se
rappelant l'ordre dans lequel se déroulent
les événements [...]. A mesure que se
développe ce type de compréhension,
chaque moment de l'expérience devient
conséquence d'un autre et annonce la suite.
Les moments de calme donnent de la force
et les moments de crise des ressources.
198/381

Aucune émotion ne peut désarçonner


l'esprit, car il n'en est aucune dont on ig-
nore totalement la cause ou le résultat,
aucun événement ne peut le décontenancer
complètement, car il voit au-delà. On peut
chercher des moyens d'échapper aux pires
situations, et tandis qu'avant, chaque in-
stant n'avait d'autre contenu que l'aventure
et l'émotion inattendue qu'elle suscitait,
désormais il comporte également les leçons
tirées du passé et une idée de la tournure
que vont prendre les choses l4. »
Aujourd'hui encore, la science et la philo-
sophie s'efforcent de faire la part de
l'imagination et de la réalité dans notre ex-
périence ; et au début des temps, elles se
contentaient d'opérer entre les deux les
distinctions les plus élémentaires. Les
hommes croyaient à toutes les pensées qui
leur venaient avec quelque vivacité, et le
199/381

rêve et la réalité se mêlaient inextricable-


ment. Les catégories de la « pensée » et des
« choses » sont indispensables - au lieu
d'être des réalités, certaines expériences ne
sont désormais pour nous que des «
pensées ». Parmi toutes celles que nous
avons énumérées, il n'en est aucune dont
on ne puisse imaginer que son usage ait un
début historiquement daté et se soit en-
suite propagé petit à petit.
Ce Temps unique auquel nous croyons tous
et dans lequel chaque événement est pré-
cisément daté, cet Espace unique dans le-
quel chaque chose a sa position, sont des
notions abstraites qui unifient à merveille
le monde. Mais, sous leur forme achevée de
concepts, qu'elles sont loin des expériences
vagues et chaotiques que sont les expéri-
ences du temps et de l'espace des hommes
ordinaires ! Tout ce qui nous arrive nous
200/381

vient avec sa propre durée et sa propre


étendue entourées d'une vague marge de «
plus » qui déborde sur la durée et l'étendue
de la chose à venir. Mais très vite nous per-
dons nos repères précis. Ce ne sont pas
seulement les enfants qui ne font pas de
distinction entre hier et avant-hier, tout le
passé se trouvant rejeté pêle-mêle en une
masse confuse, il en va en effet de même
pour nous, adultes, quand il s'agit de vastes
périodes. C'est la même chose pour les es-
paces. Sur une carte, je peux clairement
situer Londres, Constantinople ou Pékin
par rapport à l'endroit où je me trouve ;
mais dans la réalité, je suis totalement in-
capable de ressentir les faits que la carte re-
présente symboliquement. Les directions
et les distances sont vagues, confuses et
brouillées. L'espace et le temps cosmiques,
loin d'être les intuitions que Kant voyait en
201/381

elles, sont en fait des constructions aussi


manifestement artificielles que toutes
celles qu'on peut rencontrer dans les sci-
ences. La grande majorité des hommes ne
recourent jamais à ces notions, et vivent
plutôt dans des temps et des espaces mul-
tiples qui se pénètrent les uns les autres,
durcheinander.
De même pour les « choses » permanentes,
pour la « même » chose et ses diverses «
manifestations » et « modifications », pour
les différents « genres » d'une chose, avec
le mot « genre » qu'on finit par utiliser
comme un « prédicat » tandis que la chose
demeure le « sujet ». Mais voyez comme on
cherche, avec ces termes, à démêler
l'enchevêtrement du flux immédiat et de la
variété sensible de l'expérience ! Ce n'est
pourtant que la plus petite partie du flux de
notre expérience que nous pouvons
202/381

démêler ainsi à l'aide de ces instruments


conceptuels. De tous ces instruments, nos
ancêtres les plus primitifs n'utilisaient, en-
core que de manière très vague et approx-
imative, que la notion de « revoici le même
». Et si vous leur aviez demandé si ce
même était une « chose » qui était restée là
dans l'intervalle où elle était cachée à leur
vue, ils auraient sans s étaient pas posé la
question ou qu'ils n'avaient jamais en-
visagé les choses sous cet angle.
Les genres et l'appartenance à un même
genre -voilà un Denkmittel formidablement
utile pour nous y retrouver dans la multi-
plicité ! On aurait pu concevoir une multi-
plicité absolue. Les expériences auraient pu
être, toutes autant qu'elles sont, des événe-
ments singuliers et ne jamais se re-
produire. Dans un monde pareil, la logique
n'aurait été d'aucun usage car le genre et
203/381

l'identité générique sont ses seuls instru-


ments. Une fois que l'on sait que tout ce
qui appartient à un genre appartient égale-
ment à tel autre genre, on peut parcourir
l'univers comme si l'on avait des bottes de
sept lieues. Les animaux n'utilisent sans
doute jamais ces abstractions, tandis que
les hommes les utilisent à des degrés très
divers.
Revenons maintenant à l'influence causale.
Plus qu'aucune autre, cette conception
semble remonter aux temps les plus loin-
tains. En effet, on sait que les premiers
hommes pensaient que tout avait un sens
et exerçait une influence quelconque. La
recherche d'influences plus précises semble
avoir commencé avec la question « qui, ou
qu'est-ce qui, est responsable ? » d'une
maladie par exemple, d'un désastre ou de
n'importe quel événement malencontreux.
204/381

La recherche des influences causales s'est


élargie à partir de ce centre. Hume et la «
Science » ont chacun tenté d'éliminer cette
notion d'influence, pour lui substituer un
Denkmittel très différent : la loi. Mais la loi
est une invention relativement récente par
rapport au domaine règne sans partage.
Le « possible » comme quelque chose de
moins par rapport au réel et quelque chose
de plus par rapport à l'irréel est l'une des
idées maîtresses du sens commun. Ces
idées résistent à toutes les critiques et l'on
y revient dès que notre esprit critique perd
de sa vigilance. Personne ne parvient à
échapper à ces formes de pensée que sont
le « Moi », le « corps » au sens substantiel
ou métaphysique. Dans la pratique, les
Denkmittel du sens commun ont toujours
le dernier mot. Quel que soit notre degré
d'instruction, nous continuons à penser en
205/381

termes de « chose » selon le sens commun :


comme un sujet Un et permanent qui sert
de « support » à ses divers attributs in-
différemment. Personne ne recourt con-
stamment ou en toute sincérité à la notion
plus critique d'un groupe de qualités sens-
ibles unies par une loi. C'est avec ces
catégories en main que nous faisons des
projets et travaillons ensemble, que nous
relions les parties les plus éloignées de
notre expérience avec ce qui est sous nos
yeux. Toutes nos philosophies qui viennent
plus tard et sont plus critiques ne sont que
des chimères et des fictions par rapport à
cette langue natale et naturelle de la
pensée.
Le sens commun apparaît donc comme une
étape clairement définie dans le processus
de compréhension des choses, une étape
qui réussit à répondre pleinement aux fins
206/381

que vise notre pensée. Les « choses » exist-


ent bien, même quand on ne les voit pas.
Leurs « genres » existent également. Leurs
« qualités », qui sont ce par quoi elles agis-
sent, et ce sur quoi nous agissons, existent
aussi. Ces lampes déversent leur lumière,
qui est leur qualité, sur chaque objet de
cette pièce. Nous l'arrêtons sur son chemin
chaque fois que nous plaçons devant elle
un écran opaque. C'est le son émis par mes
lèvres qui parvient à vos oreilles. C'est la
chaleur sensible du feu qui passe dans l'eau
où l'on fait cuire un œuf, et on peut passer
du chaud au tiède en y mettant un morceau
de glace. Hormis en Europe, tous les
hommes en sont restés à ce stade de la
philosophie. Cela suffit à répondre à toutes
les exigences pratiques des nécessités de la
vie. Et même chez nous, seuls les individus
les plus évolués, les esprits dévoyés par le
207/381

savoir, comme dit Berkeley, ont jamais


soupçonné que le sens commun pouvait
n'être pas absolument vrai.
Mais quand on se penche sur le passé pour
comprendre comment les catégories du
sens commun ont pu établir leur étonnante
suprématie, on ne voit aucune raison de ne
pas croire que ce fut grâce à un processus
identique à celui par lequel les conceptions
de Démocrite, de Berkeley ou de Darwin
ont connu le même succès plus récemment.
En d'autres termes, elles ont pu être les
heureuses découvertes d'hommes de génie
pendant la préhistoire dont les noms se
sont perdus dans la nuit des temps. Les
faits immédiats de l'expérience auxquels
elles s'appliquaient au début ont pu les
vérifier, puis elles ont pu se propager d'un
fait à l'autre, d'un individu à un autre,
jusqu'à former la base du langage, de sorte
208/381

que nous sommes incapables de penser


naturellement en d'autres termes. Cette hy-
pothèse ne ferait que suivre la règle, qui
s'est révélée si productive ailleurs, selon
laquelle ce qui est vaste et lointain obéit
aux mêmes lois de formation que l'on peut
observer dans ce qui est petit et proche.
Ces conceptions suffisent amplement à
toute fin utilitaire et pratique, mais les lim-
ites extrêmement vagues de leur champ
d'application aujourd'hui semblent prouver
qu'elles se limitèrent d'abord aux faits qui
avaient suscité leur découverte pour ne se
propager que progressivement d'une chose
à une autre. En fonction de certains buts,
nous supposons un Temps « objectif» qui
s'écoule avec régularité mais, dans notre
vie, nous ne croyons pas à un temps qui
s'écoule ainsi régulièrement, nous n'en
avons pas conscience. « L'Espace » est une
209/381

notion moins vague, mais que sont les «


choses » ? Une constellation est-elle à pro-
prement parler une chose ? Et une armée ?
Qu'en est-il d'un ens rationis comme
l'espace ou la justice ? Un couteau dont on
a changé le manche et la lame reste t-il « le
même » ? Cet enfant substitué à un autre
par une fée, sur lequel Locke se penche
avec tant de sérieux, appartient-il à l'espèce
humaine ? La « télépathie » est-elle une «
fiction de notre imagination » ou un « fait
» ? Dès lors qu'on va au-delà de l'usage
pratique de ces catégories (usage
d'ordinaire assez clairement indiqué par les
circonstances) pour passer à un mode de
pensée purement curieux ou spéculatif, il
est impossible de dire quel est exactement
leur champ d'application pour un fait
donné.
210/381

Suivant les tendances rationalistes, la


philosophie péripatéticienne a voulu
rendre éternelles les catégories du sens
commun en leur conférant une grande pré-
cision et une grande technicité. Une «
chose » par exemple est un être, ens. Un
ens est un sujet possédant des qualités «
inhérentes ». Un sujet est une substance.
Les substances appartiennent à des «
genres », et les genres sont en nombre
déterminé et il n'y a pas de continuité entre
eux. Ces distinctions sont fondamentales et
éternelles. En tant qu'éléments du dis-
cours, elles sont en effet extrêmement
utiles, mais à part le fait qu'elles guident
notre discours vers une issue féconde, on
ne voit pas quel sens elles pourraient avoir.
Si vous demandez à un philosophe scol-
astique ce que peut bien être une substance
en elle-même, à part un support pour des
211/381

attributs, il vous répondra que votre intel-


lect connaît parfaitement le sens de ce mot.
Mais la seule chose que notre intellect con-
naît clairement, c'est le terme lui-même et
son rôle de guide. De sorte que certains es-
prits, sibi permissi, des esprits libres et
curieux, ont abandonné le niveau du sens
commun pour ce qu'on pourrait appeler
d'une manière générale le niveau « critique
» de la pensée. Ces esprits - les Hume, les
Berkeley, les Hegel - ne furent d'ailleurs
pas les seuls à juger qu'il était impossible
de considérer les simples données sensori-
elles du sens commun comme réelles en
dernière instance. Ce fut aussi le cas des es-
prits pratiques, attachés aux faits - Galilée,
Dalton ou Faraday Tandis que le sens com-
mun interpole, tandis qu'il introduit des «
choses » permanentes entre nos sensations
intermittentes, la science, à l'inverse,
212/381

extrapole son univers de qualités «


primaires », ses atomes, son éther, ses
champs magnétiques, que sais-je encore,
par-delà le monde du sens commun. Les «
choses » sont désormais des choses invis-
ibles et impalpables dont le mélange est
censé produire les bonnes vieilles choses
visibles du sens commun. Autrement dit,
toute la conception naïve de la chose est
abandonnée, et le nom d'une chose ne fait
que renvoyer à la loi - Regel der Ver-
bindung — d'après laquelle certaines de
nos sensations se succèdent ou coexistent
habituellement.
Ainsi, la science et la philosophie critique
font-elles voler en éclats les limites du sens
commun. La science met fin au réalisme
naïf : les qualités « secondaires » perdent
toute réalité, seules subsistent les qualités
primaires. La philosophie critique renverse
213/381

tout. Toutes les catégories du sens commun


sans exception ne représentent plus rien
qui soit de l'ordre de l'être, elles ne sont
plus que des ruses magnifiques de la
pensée humaine qui trouvent en elles un
moyen d'échapper à la confusion où la
plonge le flux irrémédiable de la sensation.
Bien que d'abord inspirée par des motifs
purement intellectuels, la tendance scienti-
fique de la pensée critique nous a fait dé-
couvrir à notre grand étonnement tout un
éventail d'avantages pratiques totalement
inattendus. Galilée nous a donné des hor-
loges précises et un usage précis de
l'artillerie ; les chimistes nous inondent de
nouveaux médicaments et de nouveaux
colorants ; Ampère et Faraday nous ont
légué le métropolitain new-yorkais et Mar-
coni le télégraphe. Les choses hypo-
thétiques que ces hommes ont inventées,
214/381

telles qu'ils les ont définies, se montrent


d'une extraordinaire fertilité dans le do-
maine des résultats vérifiables par les sens.
On peut déduire logiquement de ces choses
une conséquence obligatoire sous certaines
conditions ; on peut ensuite réunir ces con-
ditions pour obtenir immédiatement cette
conséquence. L'étendue du contrôle que
nous pouvons désormais concrètement ex-
ercer sur la nature grâce aux méthodes sci-
entifiques dépasse très largement le
pouvoir que nous donnait naguère le sens
commun. Il augmente à une telle vitesse
qu'on ne saurait dire où il s'arrêtera. On
peut même craindre que l'être humain soit
écrasé par sa propre puissance, que la
nature immuable de son organisme ne
puisse supporter la pression que lui font
subir les fonctions toujours plus ex-
traordinaires, fonctions créatrices, presque
215/381

divines, que lui confère en nombre toujours


plus grand son intelligence. Il risque de se
noyer dans ses propres richesses comme
un enfant dans son bain, qui ne sait pas
refermer le robinet qu'il a ouvert.
Le stade philosophique de la critique, qui
va beaucoup plus loin dans ses négations
que le stade scientifique, n'a pas augmenté
jusqu'à présent la portée de notre puis-
sance pratique. Locke, Hume, Berkeley,
Kant, Hegel n'ont engendré aucune con-
naissance nouvelle des détails de la nature,
et je ne vois aucune invention ou dé-
couverte que l'on puisse relier directement
à quelque aspect de leur pensée, car ni l'eau
de goudron de Berkeley, ni l'hypothèse de
la nébuleuse de Kant n'eurent quoi que ce
soit à voir avec leurs doctrines philo-
sophiques respectives. Les satisfactions
qu'ils procurent à leurs adeptes sont
216/381

intellectuelles, et non pratiques, et il faut


même reconnaître qu'elles présentent bien
des défauts.
Il existe ainsi au moins trois niveaux, st-
ades ou modes bien définis de pensée pour
concevoir le monde dans lequel nous
vivons, et leurs notions respectives ont
chacune leurs propres mérites. Il est
cependant impossible de dire si aucun des
trois stades connus pour l'instant est plus
vrai dans l'absolu que les autres. Le stade
le plus solide est celui du sens commun car
il est le plus ancien et a fait de tout le lan-
gage son allié. Chacun décidera s'il est le st-
ade le plus respectable des trois ou bien si
c'est celui de la science. Quoi qu'il en soit,
ni la solidité ni la respectabilité ne sont des
garanties de vérité. Si le sens commun
détenait la vérité, pourquoi la science
aurait-elle été contrainte de dénoncer
217/381

comme fausses les qualités secondaires,


qui confèrent pourtant à notre monde tout
son vivant intérêt, et d'inventer un monde
invisible de points, de courbes et
d'équations mathématiques pour les rem-
placer ? Pourquoi aurait-elle eu à trans-
former les causes et les activités en lois de
« variation fonctionnelle » ? C'est en vain
que la scolastique, sœur cadette mais in-
struite du sens commun, a cherché à codifi-
er les formes du langage humain pour les
fixer définitivement. Les « formes sub-
stantielles » (autrement dit nos qualités
secondaires) n'ont guère duré au-delà de
l'an 1600. On en était déjà lassé et Galilée
ainsi que Descartes et sa « philosophie
nouvelle » lui donnèrent bientôt le coup de
grâce*.
Cependant, si les nouveaux genres de «
choses » scientifiques, le monde
218/381

corpusculaire et éthéré, étaient par essence


plus « vrais », pourquoi auraient-ils suscité
autant de critiques au sein même du
monde scientifique ? Les logiciens de la sci-
ence répètent à qui veut l'entendre que ces
entités et leurs déterminations, même si on
les conçoit très clairement, ne sont pas
réelles au sens littéral. C'est comme si elles
existaient, mais en réalité elles sont comme
les coordonnées et les logarithmes - ce sont
seulement des raccourcis artificiels qui
nous transportent d'un point à l'autre au
sein du flux de l'expérience. Elles nous ap-
portent une aide précieuse pour déchiffrer
le monde, elles nous rendent merveilleuse-
ment service mais il ne faut pas qu'elles
nous abusent.
Quand on compare ces modes de pensée
afin de déterminer lequel est le plus abso-
lument vrai, il est impossible de parvenir à
219/381

une conclusion éclatante. Leur spontanéité,


l'économie intellectuelle qu'ils représentent
et leur fécondité pratique sont autant de
preuves de leur véracité, ce qui nous plonge
dans l'embarras. Le sens commun convient
mieux pour une sphère de la vie, la science
pour une autre et la critique philosophique
pour une troisième ; mais Dieu seul sait s'il
en est un qui soit plus vrai dans l'absolu.
En ce moment même, si j'ai bien compris,
nous assistons dans la philosophie des sci-
ences, avec Mach, Ostwald et Duhem, à un
curieux retour au point de vue du sens
commun dans l'observation du monde
physique. Ces maîtres déclarent qu'aucune
hypothèse n'est plus vraie qu'une autre au
sens où elle serait une copie plus fidèle de
la réalité. Toutes ne sont que des façons de
parler et on ne peut les comparer que du
point de vue de leur utilité. La réalité est la
220/381

seule chose qui soit littéralement vraie, et


la seule réalité que nous connaissions,
d'après ces logiciens, est la réalité sensible,
le flux de nos sensations et de nos émo-
tions qui se succèdent. « L'énergie » est le
nom qui désigne collectivement (selon Ost-
wald) ces sensations telles qu'elles se
présentent à nous (le mouvement, la
chaleur, l'attraction magnétique, la lu-
mière, etc.) lorsqu'on les mesure d'une cer-
taine manière. Les mesurer ainsi nous per-
met de décrire les changements corrélatifs
qui apparaissent par des formules incom-
parablement simples et fécondes pour les
besoins de l'homme. Elles font merveille
pour ce qui est de l'économie de la pensée.
On ne peut manquer d'admirer la philo-
sophie « énergétique ». Mais en dépit de
son attrait, la plupart des physiciens et des
chimistes restent attachés aux entités
221/381

suprasensibles, aux corpuscules et aux vi-


brations. Elle semble trop économique
pour être suffisante, et il se pourrait après
tout que la profusion, non l'économie,
domine dans la réalité.
Je traite ici de problèmes hautement tech-
niques, qui ne conviennent guère à des
leçons destinées au grand public et dépas-
sent quasiment mes compétences. Cela
tombe très bien alors que j'en viens à ma
conclusion : la notion de vérité, qui nous
apparaît naturellement à première vue
comme la simple duplication par l'esprit
d'une réalité toute faite et donnée telle
quelle, est en fait difficile à comprendre
réellement. Il n'existe aucun test simple
permettant de choisir du premier coup
entre les divers modes de pensée qui
prétendent la détenir. Sens commun, sci-
ence ordinaire ou philosophie
222/381

corpusculaire, science ultracritique ou én-


ergétique, philosophie critique ou idéaliste
: tout cela semble insuffisamment vrai en
quelque sorte et nous laisse insatisfaits.
Manifestement, le conflit qui oppose ces
systèmes si différents entre eux nous oblige
à revoir l'idée même de vérité, car pour le
moment nous n'avons pas de notion pré-
cise de ce que signifie exactement ce terme.
Je m'efforcerai de le définir dans ma
prochaine leçon et il ne me reste qu'à
ajouter quelques mots pour conclure celle-
ci.
Il n'y a que deux points à retenir pour
l'instant. Le premier concerne le sens com-
mun. On a vu qu'il y avait tout lieu de ne
pas s'y fier, de soupçonner que ses catégor-
ies ont beau être vénérables, qu'elles ont
beau être d'un usage universel et inscrites
dans la structure même du langage, elles
223/381

pourraient n'être après tout qu'une collec-


tion d'hypothèses (découvertes ou in-
ventées par un individu à un moment don-
né, puis partagées de proche en proche
jusqu'à ce que tout le monde les utilise) ay-
ant connu un succès extraordinaire, et
grâce auxquelles nos ancêtres ont, depuis
la nuit des temps, unifié et mis en ordre la
discontinuité de leurs expériences immédi-
ates, et trouvé un équilibre entre eux et la
surface du monde naturel qui répond si bi-
en aux besoins ordinaires de la vie pratique
qu'il aurait sans doute duré toujours sans
l'excessive vivacité intellectuelle de Démo-
crite, Archimède, Galilée, Berkeley et
autres génies excentriques que leur ex-
emple a fait surgir. Je vous prie de vous
souvenir de ce soupçon qui pèse sur le sens
commun.
224/381

Voici le second point : l'existence des divers


modes de pensée que nous avons étudiés,
chacun répondant admirablement à cer-
taines fins, mais tous en conflit les uns avec
les autres et aucun ne pouvant garantir la
vérité absolue qu'il prétend posséder, ne
devrait-elle pas favoriser l'hypothèse prag-
matique selon laquelle nos théories sont
des instruments, des moyens que trouve
l'esprit pour s'adapter à la réalité, plutôt
que des révélations ou des réponses
gnostiques à ce monde énigmatique créé
par Dieu ? J'ai expliqué cette idée aussi
clairement que possible dans ma deuxième
leçon. L'instabilité des théories actuelles, la
valeur que possède chaque stade de pensée
pour satisfaire certaines fins et leur incapa-
cité à détrôner les autres de façon définit-
ive nous poussent sans nul doute vers ce
pragmatisme que j'espère rendre
225/381

totalement convaincant à vos yeux au cours


des prochaines leçons. N'y aurait-il pas
après tout une certaine ambiguïté dans la
vérité ?

Sixième leçon

Conception pragmatiste de
la vérité
LORSQUE CLERK MAXWELL était enfant, on ra-
conte qu'il avait la manie de se faire tout
expliquer, et que lorsque les gens chercha-
ient à se débarrasser de lui en lui tenant un
discours assez vague sur les phénomènes
en guise d'explication, il les interrompait
avec humeur en disant : « Oui, mais je veux
que vous m'expliquiez comment cela
226/381

marche exactement ! » Si sa question avait


porté sur la vérité, seul un pragmatiste
aurait pu lui dire comment cela marche ex-
actement. Je crois que nos pragmatistes
contemporains, en particulier MM. Schiller
et Dewey, ont donné la seule explication
valable à la question. Il s'agit d'un
problème très délicat, qui envoie ses
minuscules radicelles dans toutes sortes
d'interstices, et qu'il est difficile de traiter à
la façon sommaire qui convient à une leçon
destinée au public. Mais l'idée de vérité de
MM. Schiller et Dewey a été l'objet
d'attaques si féroces de la part des philo-
sophes rationalistes, et de si affreux malen-
tendus qu'il faut qu'ici au moins, on
l'expose de façon claire et simple.
Je m'attends tout à fait à ce que le point de
vue pragmatique sur la vérité passe par les
étapes traditionnelles de toute théorie :
227/381

comme vous savez, elle commence par être


attaquée comme étant absurde ; puis on re-
connaît qu'elle est vraie, mais qu'elle va de
soi et n'a aucune importance ; enfin, elle
est considérée comme tellement import-
ante que ses adversaires prétendent l'avoir
découverte eux-mêmes. Notre doctrine de
la vérité se trouve à présent à son premier
stade, mais des symptômes du deuxième
commencent à se manifester dans certains
milieux. Je souhaite qu'à l'issue de cette
leçon, beaucoup d'entre vous considèrent
qu'elle ait franchi la première étape.
Selon le dictionnaire, la vérité est une pro-
priété de certaines de nos idées. Cela signi-
fie qu'elles sont « en accord » avec la «
réalité », tout comme l'erreur signifie
qu'elles sont « en désaccord » avec elle.
Pragmatistes et intellectualistes admettent
de concert cette définition comme allant de
228/381

soi. Ils ne commencent à diverger que


lorsqu'on pose la question de ce qu'on en-
tend exactement par « accord » et par «
réalité » entendue comme une chose avec
laquelle nos idées doivent être en accord.
Dans leur réponse à ces questions, les
pragmatistes sont plus méticuleux et pous-
sent plus loin l'analyse tandis que les intel-
lectualistes se montrent plus désinvoltes et
n'y accordent pas beaucoup de réflexion.
L'idée la plus répandue est qu'une idée
vraie doit copier la réalité qu'elle re-
présente. Comme beaucoup d'autres opin-
ions communes, celle-ci s'appuie sur
l'analogie avec l'expérience la plus
courante.
Nos idées vraies sur les choses sensibles en
sont bien la copie. Fermez les yeux et
pensez à cette horloge au mur, et vous ob-
tiendrez bien une copie, une image vraie de
229/381

son cadran. Mais votre idée de son «


mouvement » (à moins que vous ne soyez
horloger) n'est déjà plus une copie bien
qu'elle reste acceptable dans la mesure où
elle n'entre pas en conflit avec la réalité de
la chose. Même si elle se réduisait au seul
mot de « mouvement », ce mot vous serait
encore d'une utilité véritable. Et lorsque
vous parlez de la « fonction » de l'horloge
qui est de « donner l'heure », de «
l'élasticité » de son ressort, on voit mal ce
que vos idées pourraient copier
exactement.
On sent qu'un problème se pose ici.
Lorsqu'elles ne peuvent en donner une
copie fidèle, en quel sens nos idées sont-
elles en accord avec leur objet ? Certains
idéalistes semblent dire qu'elles sont vraies
dès lors qu'elles sont ce que Dieu veut que
nous pensions de cet objet. D'autres s'en
230/381

tiennent à l'idée de la copie et font comme


si plus nos idées parviennent à copier le
mode de pensée éternel de l'Absolu, plus
elles sont vraies.
On voit comme ces idées appellent une dis-
cussion pragmatique. Mais la grande hypo-
thèse des intellectualistes est que la vérité
implique essentiellement une relation
statique et inerte. Lorsqu'on a trouvé une
idée vraie sur un objet, la question est
réglée. On détient la vérité, on sait, on a ac-
compli son destin de sujet pensant. L'esprit
se trouve là où il doit être, il a obéi à son
impératif catégorique, et l'on n'a plus be-
soin de rien une fois qu'on a atteint
l'apogée de son destin rationnel. Épistémo-
logiquement, on est parvenus à un équi-
libre stable.
Le pragmatisme en revanche pose sa ques-
tion habituelle : « Mettons qu'une idée ou
231/381

une croyance soit vraie, quelle différence


concrète le fait qu'elle soit vraie apportera-
t-il à l'individu dans sa vie réelle ? Com-
ment cette vérité va-t-elle se réaliser ?
Qu'est-ce qui, dans l'expérience, sera
différent de ce qui serait si cette croyance
était fausse ? En somme, quelle est la
valeur réelle de la vérité en termes
d'expérience ? »
Dès qu'il pose la question, le pragmatisme
entrevoit la réponse : les idées vraies sont
celles que l'on peut assimiler, valider, cor-
roborer et vérifier. Les idées fausses sont
celles qui ne le permettent pas. Voilà la
différence pratique que nous apporte le fait
d'avoir des idées vraies, voilà donc toute la
signification de la vérité, car c'est là tout ce
que l'on peut en connaître.
Telle est la thèse que je dois défendre. La
vérité d'une idée n'est pas une propriété
232/381

stable qui lui soit inhérente. La vérité vient


à l'idée. Celle-ci devient vraie, les événe-
ments la rendent vraie. Sa vérité est en fait
un événement, un processus : le processus
qui consiste à se vérifier elle-même, qui
consiste en une vérification. Sa validité est
ce processus de validation.
Mais que signifient à leur tour les mots
vérification et validation au point de vue
pragmatique ? Ils désignent, encore une
fois, certaines conséquences pratiques de
l'idée vérifiée et validée. Il est difficile de
trouver une formule qui évoque ces con-
séquences avec plus de justesse que la for-
mule ordinaire de l'accord - ces con-
séquences étant ce que nous avons à
l'esprit lorsque nous disons que nos idées «
en accord » avec la réalité. C'est-à-dire
qu'elles nous mènent, par les actes et les
idées qu'elles suscitent, dans, jusqu'à ou
233/381

vers d'autres parties de l'expérience avec


lesquelles nous sentons tout du long - ce
sentiment faisant partie de nos potential-
ités - que nos idées originelles restent en
accord. Les liaisons et les transitions de
point en point nous semblent se faire de
façon progressive, harmonieuse et satis-
faisante. Cette faculté qu'a une idée de
nous guider de façon satisfaisante est ce
que l'on entend par sa vérification. Cet ex-
posé est vague et peut paraître dénué
d'intérêt au premier abord, mais les con-
séquences de cette idée sont telles qu'il me
faudra le reste de l'heure pour les
présenter.
COMMENÇONS par nous rappeler que pos-
séder des idées vraies signifie toujours qu'on
possède de précieux instruments pour l'action,
et que le devoir d'accéder à la vérité, loin de
nous être imposé de nulle part ou d'être un
tour de force que s'imposerait notre intellect à
234/381

lui-même, se justifie par d'excellentes raisons


pratiques.
Tout le monde sait combien il est vital pour
l'homme d'avoir des croyances vraies à
propos des questions de fait. Notre monde
est fait de réalités qui peuvent être infini-
ment utiles ou infiniment nuisibles. Les
idées qui nous permettent de savoir à quoi
nous en tenir là-dessus sont les idées vraies
de ce premier cercle de vérification, et l'un
des premiers devoirs de l'homme est de les
rechercher. Mais loin d'être une fin en soi,
la possession de la vérité n'est que la
première étape vers l'obtention d'autres
satisfactions vitales. Si je me perds dans la
forêt, que j'ai faim, et que je trouve un sen-
tier, il est de la plus haute importance que
je me dise qu'il y ait une habitation au bout
car en me disant cela, je suivrai ce chemin
et serai sauvé. La pensée vraie est utile en
235/381

l'occurrence car son objet - la maison - est


utile. Ainsi, la valeur pratique des idées
vraies est en premier lieu fondée sur
l'intérêt pratique que revêtent pour nous
leurs objets. En effet, leurs objets ne sont
pas toujours importants : il se peut qu'une
autre fois cette maison n'ait aucun intérêt
pour moi ; auquel cas, l'idée de cette mais-
on, même si elle est vérifiable, n'aura
aucun intérêt pratique et il vaudra mieux
qu'elle reste latente. Cependant, puisque
tout objet peut un jour se révéler import-
ant, il est évident que nous avons avantage
à posséder un stock de vérités supplé-
mentaires, d'idées qui seront vraies dans
des situations pour le moment seulement
possibles. Nous conservons ces vérités sup-
plémentaires en mémoire, et nous pouvons
consigner l'excédent dans des manuels.
Lorsqu'une de ces vérités surnuméraires se
236/381

révèle utile pour répondre à l'un de nos be-


soins, on va la chercher en magasin pour la
mettre à l'ouvrage dans ce monde, et notre
croyance en elle devient active. On peut al-
ors dire qu'elle « est utile parce que vraie »
ou bien qu'elle « est vraie parce qu'utile ».
Ces deux expressions signifient exactement
la même chose, à savoir qu'une idée se
réalise et peut être vérifiée. Est vraie l'idée
qui déclenche le processus de vérification,
est utile sa fonction accomplie dans
l'expérience. Les idées vraies n'auraient ja-
mais été repérées comme telles, on ne leur
aurait jamais donné leur nom générique, et
surtout pas un nom qui suggère une cer-
taine valeur, si elles ne s'étaient pas mon-
trées utiles de cette manière dès le début.
De cette simple constatation, le pragmat-
isme tire sa conception générale de la
vérité comme une chose
237/381

fondamentalement liée à la façon dont un


moment de notre expérience peut nous
conduire vers d'autres moments qui en
valent la peine. En premier lieu et selon le
sens commun, la vérité d'un état mental
désigne cette fonction qui consiste à nous
guider de manière valable. Lorsqu'un mo-
ment de notre expérience, quel qu'il soit,
nous inspire une pensée vraie, cela signifie
que tôt ou tard, guidés par elle, nous
plongeons à nouveau dans les faits de
l'expérience pour établir avec eux des rela-
tions profitables. Cela vous semble sans
doute assez vague, mais je vous prie de
vous en souvenir car c'est essentiel.
CEPENDANT, notre expérience est parcour-
ue de régularités, si bien qu'un fragment de
celle-ci peut nous inciter à nous tenir prêts
pour un autre fragment, il peut « viser » ou
« se référer à » tel objet plus éloigné.
238/381

L'apparition de l'objet est la vérification de


cette visée. La vérité en l'espèce ne signifie
pas autre chose qu'une vérification
ultérieure, et elle est manifestement in-
compatible avec la fantaisie. Malheur à ce-
lui dont les croyances ne tiennent pas
compte de l'ordre dans lequel les réalités
de son expérience se succèdent : elles ne le
mèneront nulle part ou l'induiront en
erreur.
Par « réalités » ou « objets », nous enten-
dons soit les objets du sens commun dont
la présence est sensible, soit les relations
(dates, lieux, distances, genres, activités)
selon le sens commun. En suivant notre
image mentale de la maison au long du
sentier, nous tombons enfin sur la maison
réelle : notre image mentale se trouve
pleinement vérifiée. Ce guidage qui se véri-
fie aussi simplement et aussi pleinement
239/381

est sans doute le modèle original et le pro-


totype du processus de vérité. L'expérience
comporte bien sûr d'autres formes de pro-
cessus pour parvenir à la vérité, mais elles
peuvent toutes se concevoir comme étant
en premier lieu des vérifications que l'on a
suspendues, multipliées ou substituées les
unes aux autres.
Prenez par exemple cet objet accroché au
mur. Pour nous, c'est une « horloge » bien
qu'aucun d'entre nous n'ait vu le mécan-
isme invisible qui en fait une horloge. Nous
considérons cette idée comme vraie sans
chercher à la vérifier. Si les vérités sont es-
sentiellement des processus de vérification,
ne devrions-nous pas considérer ces vérités
non vérifiées comme ayant échoué ? Non,
car elles forment l'immense majorité des
vérités avec lesquelles nous vivons. Les
vérifications indirectes sont valables au
240/381

même titre que les directes. Quand les


preuves indirectes suffisent, nous pouvons
nous passer de témoignage oculaire. Tout
comme nous supposons l'existence du Ja-
pon sans y être jamais allés, parce que cela
fonctionne, dans la mesure où tout tend à
nous le faire croire et où rien ne s'oppose à
cette croyance, nous supposons de la même
manière que cet objet est une horloge. Pour
notre usage, c'est une horloge qui mesure la
durée de notre leçon. La vérification de
notre hypothèse signifie ici qu'elle ne nous
conduit à aucune frustration ni contradic-
tion. Concernant les rouages, les poids et le
balancier, la vérifiabilité vaut comme véri-
fication. Pour un processus de vérité mené
à terme, nous en connaissons un million
qui fonctionnent en cet état embryonnaire.
Ils nous dirigent vers la vérification immé-
diate, ils nous mènent dans les parages des
241/381

objets qu'ils visent puis, si les choses se


déroulent harmonieusement, nous sommes
tellement sûrs que la vérification est pos-
sible que nous nous en passons, et de façon
générale les circonstances nous donnent
raison.
En fait, la vérité vit ainsi la plupart du
temps à crédit. Nos pensées et nos croy-
ances « circulent » aussi longtemps qu'on
ne les remet pas en question, tout comme
les billets circulent tant que personne ne
les refuse. Mais tout cela implique qu'il ex-
iste quelque part des vérifications directes
tangibles sans lesquelles l'édifice de la
vérité s'effondre comme un système finan-
cier qui ne s'appuie pas sur des réserves
métalliques. Vous acceptez ma vérification
pour une chose, et moi la vôtre pour une
autre. Nous nous échangeons nos vérités.
Mais les croyances concrètement vérifiées
242/381

par quelqu'un sont les piliers de toute cette


superstructure.
Une autre bonne raison - à part le gain de
temps - de renoncer à une vérification
complète dans la vie courante est que
toutes les choses se classent par genres,
qu'aucune n'existe isolément. C'est la par-
ticularité de ce monde tel qu'il se présente
à nous. De sorte qu'une fois qu'on a vérifié
directement ses idées à propos d'un spéci-
men d'un genre donné, on estime qu'on
peut les appliquer à d'autres spécimens
sans vérification. L'esprit qui distingue
spontanément à quel genre de chose il a af-
faire, et agit immédiatement selon les lois
de ce genre, sans perdre une seconde à
vérifier, sera neuf fois sur dix un esprit «
vrai » qui s'adapte à toutes les situations et
ne rencontre jamais aucun démenti.
243/381

Ainsi, les processus vérificateurs indirects


ou seulement potentiels peuvent-ils être
aussi vrais que les processus de vérifica-
tion accomplis. Ils fonctionnent exacte-
ment comme les véritables processus, nous
procurent les mêmes avantages, et mérit-
ent que nous reconnaissions leur validité
pour les mêmes raisons. Tout cela concerne
exclusivement les questions de fait au
niveau du sens commun.
MAIS LES QUESTIONS de fait ne sont pas notre
seul matériau. Les relations entre les idées
comme objets purement mentaux forment
une autre sphère où l'on trouve à la fois des
croyances vraies et des croyances fausses,
mais ici les croyances sont absolues ou in-
conditionnelles. Lorsqu'elles sont vraies,
on les appelle principes ou définitions. «
Un et un font deux », « deux et un font
trois », et ainsi de suite sont des principes
244/381

ou des définitions ; « le blanc est plus


proche du gris que du noir » ; « lorsqu'une
cause commence à agir, l'effet commence à
se produire » en sont d'autres. Ces prin-
cipes sont valables pour tous les « uns »
possibles, pour tous les « blancs », les «
gris » et les « causes » qu'on puisse conce-
voir. Les objets ici sont des objets mentaux.
Les relations entre eux se perçoivent im-
médiatement comme étant évidentes, et ne
nécessitent aucune vérification par les
sens. De plus, ce qui est vrai une fois de ces
objets mentaux est toujours vrai. La vérité
en l'occurrence a un caractère « éternel ».
Si l'on rencontre quelque part une chose
concrète qui soit « une », « blanche » ou «
grise », ou qui soit un « effet », alors nos
principes s'appliqueront toujours à elle. Il
suffît d'identifier le genre auquel elle ap-
partient, puis de lui appliquer les lois
245/381

propres à ce genre. On est certain de par-


venir à la vérité pourvu qu'on identifie cor-
rectement le genre, car nos relations men-
tales sont valables sans exception pour tout
ce qui relève de ce genre. Si néanmoins la
vérité concrète nous échappe, nous nous
disons que nous n'avons pas classé nos ob-
jets réels comme il fallait.
Dans le domaine des relations mentales, la
vérité est encore affaire de guidage. Nous
relions une idée abstraite à une autre de
sorte que nous finissons par élaborer de
vastes systèmes de vérité logique et math-
ématique sous les termes desquels les faits
sensibles correspondants de l'expérience se
rangent au fur et à mesure, de sorte que
nos vérités éternelles sont également val-
ables pour les réalités. Cette alliance entre
le fait et la théorie est infiniment féconde.
Si nous avons subsumé nos objets de
246/381

manière correcte, ce que nous disons est


vrai d'emblée, avant toute vérification par-
ticulière. Le cadre idéal préétabli pour
toutes sortes d'objets possibles découle de
la structure même de notre pensée. Nous
ne pouvons pas plus ignorer ces relations
abstraites que nous ne pouvons traiter à la
légère nos expériences sensorielles. Elles
sont contraignantes et il nous faut toujours
en tenir compte, que leurs conséquences
nous plaisent ou non. Les règles de
l'addition s'appliquent à nos dettes avec
autant de rigueur qu'elles s'appliquent à
nos créances. La centième décimale de PI,
qui est le rapport entre la circonférence et
le diamètre, est désormais idéalement
prédéterminée, sans que personne ne l'ait
forcément calculée. Si nous avions besoin
de ce chiffre pour un cercle réel, il faudrait
qu'il nous soit donné avec exactitude,
247/381

calculé selon les règles habituelles, car elles


produisent le même genre de vérité dans
tous les cas.
Notre esprit se trouve ainsi coincé entre les
contraintes de l'ordre sensible et celles de
l'ordre des idées. Sous peine de contradic-
tion et de frustration, nos idées doivent
s'accorder aux réalités, que ces réalités soi-
ent concrètes ou abstraites, qu'elles soient
faits ou principes.
Jusqu'à présent, les intellectualistes ne
peuvent faire aucune objection. La seule
chose qu'ils puissent nous reprocher est de
n'avoir qu'effleuré notre sujet.
AINSI DONC, les réalités sont soit des faits
concrets, soit des choses générales ab-
straites ainsi que les relations que l'on per-
çoit intuitivement entre elles. De plus, en
troisième lieu, elles désignent également le
corps entier des autres vérités qui sont déjà
248/381

en notre possession et que nos idées nou-


velles doivent aussi absolument prendre en
considération. Mais, pour reprendre la
définition courante, que signifie être en «
accord » avec cette triple réalité ?
C'est ici que le pragmatisme et
l'intellectualisme commencent à diverger.
En premier lieu, il va de soi qu'être en ac-
cord avec une réalité signifie la copier. Or
nous avons vu que le simple terme « hor-
loge » pouvait remplacer l'image mentale
de son mécanisme, et que nos idées ne sont
souvent que des symboles et non des copies
des réalités. Le « passé », le « pouvoir », la
« spontanéité » - comment notre esprit
pourrait-il copier de telles réalités ?
« S'accorder » au sens le plus large avec
une réalité signifie seulement qu'on est
conduit directement à cette réalité ou bien
dans ses parages, ou encore que s'établit
249/381

avec elle un rapport qui fonctionne si bien


que nous saisissons cette réalité, ou toute
chose qui ait un rapport mieux que s'il y
avait désaccord. Mieux, au sens pratique
ou intellectuel ! Et souvent, l'accord se ré-
duit au fait négatif que rien du côté de cette
réalité ne vient contredire la manière dont
nos idées nous mènent vers autre chose.
Copier une réalité est bien entendu une
manière très importante, mais non essenti-
elle, loin s'en faut, d'être en accord avec
elle. Ce qui est essentiel, c'est le processus
qui consiste à nous guider. Toute idée qui
nous aide, pratiquement ou intellectuelle-
ment, à aborder une réalité ou ce qui est en
rapport avec elle, qui ne met pas en travers
de notre chemin toutes sortes d'obstacles,
qui ajuste en fait, et adapte notre vie à la
configuration générale de cette réalité,
cette idée répond suffisamment au critère
250/381

qui permet de dire qu'elle est en accord


avec la réalité. Elle sera l'idée vraie de cette
réalité.
Ainsi, les noms sont tout aussi « vrais » ou
« faux » que peuvent l'être telles représent-
ations mentales. Ils donnent lieu aux
mêmes processus de vérification et mènent
à des résultats pratiques strictement
équivalents.
Toute pensée humaine s'exprime verbale-
ment : nous échangeons des idées, nous
prêtons et empruntons des vérifications,
les faisons circuler grâce aux relations so-
ciales. Toute vérité est ainsi élaborée
verbalement, stockée et mise à la disposi-
tion de tous. C'est pourquoi il nous faut
parler de manière cohérente comme il nous
faut penser de manière cohérente car, dans
le discours comme dans la pensée, nous
avons affaire à des genres. Les noms sont
251/381

arbitraires, mais une fois qu'ils ont pris tel


sens, il faut s'y tenir. Il ne faudrait pas nous
mettre à appeler Caïn « Abel », et Abel «
Caïn », car nous serions coupés de la
Genèse et perdrions tous les liens qu'elle
entretient avec l'univers du langage et avec
celui des faits jusqu'aujourd'hui. Nous
nous interdirions ainsi l'accès aux vérités
que ce système touchant à la fois le langage
et les faits peut incarner.
L'écrasante majorité de nos idées vraies ne
permettent aucune vérification directe ou
tangible -notamment celles qui concernent
le passé, comme l'histoire de Caïn et Abel
par exemple. On ne peut remonter le cours
du temps que dans le discours ou ne le
vérifier qu'indirectement grâce aux pro-
longements ou aux effets du passé dans le
présent. Pourtant, si nos idées sont en ac-
cord avec ces discours, ou avec ces effets,
252/381

on sait alors que nos idées sur le passé sont


vraies. Aussi vrai que le passé lui-même a
existé, il est vrai que Jules César a existé,
vrai que les monstres antédiluviens ont ex-
isté, chacun à son époque, chacun en son
lieu. L'existence du passé lui-même est
garantie par sa cohérence avec tout ce qui
appartient au présent. Aussi vrai que ce
présent existe, ce passé a existé.
L'accord est donc bien affaire de guidage -
guidage utile parce qu'il nous conduit là où
les objets sont importants pour nous. Les
idées vraies nous mènent à des sphères de
discours et de concepts utiles, aussi bien
qu'elles nous mènent directement à des
termes sensibles utiles. Elles nous mènent
à la cohérence, à la stabilité et à des rela-
tions harmonieuses avec autrui. Elles nous
font fuir l'excentricité, l'isolation et les
pensées erronées et stériles. Le cours fluide
253/381

du processus de guidage, qui ne rencontre


aucune opposition, ne se heurte à aucune
contradiction, lui tient lieu de vérification
indirecte. Mais tous les chemins mènent à
Rome, et au bout du compte, tous les pro-
cessus vrais finissent nécessairement par
nous conduire quelque part, jusqu'à des ex-
périences sensibles directement vérifica-
trices dont les idées d'une autre personne
sont la copie.
Telle est la façon très libre dont les prag-
matistes interprètent le mot accord. Ils le
traitent de manière tout à fait pratique.
Pour eux, il recouvre n'importe quel pro-
cessus qui nous mène d'une idée présente
jusqu'à un terme futur, à la seule condition
qu'il se déroule sans encombre. C'est la
seule définition qui permette de dire que
les idées « scientifiques », qui dépassent de
si loin le sens commun, s'accordent avec
254/381

leurs objets réels. Comme je l'ai déjà dit,


c'est comme si la réalité était composée
d'éther, d'atomes ou d'électrons, même s'il
ne faut pas voir les choses de façon aussi
littérale. Le terme « énergie » ne prétend
même pas représenter quoi que ce soit «
d'objectif ». Il sert tout simplement à
mesurer la surface des phénomènes afin de
rassembler leurs changements en une for-
mule simple.
Cependant, nous ne pouvons pas plus nous
permettre de fantaisie dans le choix de ces
formules fabriquées par l'homme que dans
le domaine pratique du sens commun. Il
faut trouver une théorie qui marche, et cela
est très difficile, car il faut qu'elle fasse le li-
en entre toutes nos vérités antérieures et
certaines expériences nouvelles. Elle doit
perturber le moins possible le sens com-
mun ainsi que la croyance antérieure, tout
255/381

en nous conduisant à un terme sensible


quelconque que l'on puisse vérifier avec
précision. « Marcher » signifie ces deux
choses à la fois, et les contraintes sont si
fortes qu'il n'y a guère de marge de
manœuvre pour les hypothèses. Rien n'est
plus bridé et corseté que nos théories.
Pourtant parfois, des formules théoriques
opposées sont également compatibles avec
toutes les vérités que nous connaissons.
Nous choisissons alors entre elles selon des
critères subjectifs. Nous choisissons le
genre de théorie qui nous plaît d'avance,
nous optons pour « l'élégance » ou «
l'économie ». Clerk Maxwell dit quelque
part qu'on ferait preuve de bien « mauvais
goût scientifique » si, entre deux théories
avérées, on choisissait la plus compliquée.
Je suis certain que vous serez tous d'accord
avec lui. En science, la vérité est ce qui
256/381

nous donne la somme maximale de satis-


factions, y compris la satisfaction de nos
goûts, mais sa cohérence par rapport à la
vérité antérieure aussi bien que par rapport
au fait nouveau demeure l'exigence la plus
impérieuse.
JE VOUS AI FAIT traverser un désert bien ar-
ide. Mais à présent, si je peux oser une im-
age aussi triviale, nous commençons à
apercevoir l'oasis. Nous allons nous attirer
les foudres des rationalistes, mais notre ré-
ponse nous conduira loin de cette aridité,
et nous fera découvrir une solution philo-
sophique alternative de la plus haute
importance.
Notre définition de la vérité est une défini-
tion de vérités au pluriel, de processus de
guidage qui se réalisent in rebus et n'ont
pour unique qualité commune que d'être
payants. Ils sont payants dans la mesure
257/381

où ils nous guident vers ou jusqu'à un point


dans un système qui plonge en maints en-
droits dans les percepts sensoriels que
nous pouvons éventuellement copier men-
talement, mais avec lesquels en tout cas
nous sommes dans une relation qu'on
pourrait vaguement qualifier de « vérifica-
tion ». Pour nous, la vérité n'est qu'un nom
collectif qui désigne divers processus de
vérification, tout comme la santé, la
richesse, la force, etc., ne sont que des
noms qui recouvrent d'autres processus
liés à la vie, et que l'on recherche égale-
ment parce que cela est payant. La vérité se
fait, tout comme la santé, la richesse et la
force se font au fil de l'expérience.
Cela provoque instantanément une levée
de bouclier chez les rationalistes. Je les en-
tends déjà dire :
258/381

« La vérité ne se fait pas, elle règne sans


partage et absolument, car elle est une rela-
tion unique qui ne dépend d'aucun proces-
sus, mais jaillit par-dessus l'expérience et
atteint la réalité correspondante à tout
coup. Notre croyance que cet objet au mur
est une pendule est déjà vraie, sans que
personne au monde n'ait jamais eu à le
vérifier. Le seul fait qu'une pensée se
trouve dans cette relation de transcend-
ance garantit sa vérité, qu'il y ait ou non
vérification. Vous, les pragmatistes, vous
mettez la charrue avant les bœufs lorsque
vous prétendez que l'essence de la vérité
réside dans des processus de vérification.
Ces derniers ne sont que des manifesta-
tions de son existence, notre seul moyen,
insuffisant au demeurant, de vérifier, après
coup, laquelle parmi nos idées possédait
déjà cette merveilleuse qualité. Cette
259/381

qualité elle-même est intemporelle, comme


toutes les essences et toutes les natures.
Les pensées participent d'elle directement,
tout comme elles peuvent participer du
faux ou du non-pertinent. On ne saurait
l'expliciter en termes de conséquences
pragmatiques. »
Toute la plausibilité de cette objection ra-
tionaliste repose sur le fait sur lequel nous
nous sommes déjà penchés si longuement :
dans notre monde qui recèle tant de choses
appartenant à des genres similaires et asso-
ciés aux mêmes objets, une vérification sert
pour d'autres choses appartenant au même
genre, et l'un des intérêts principaux de
connaître des choses n'est pas tant que cela
nous conduit à elles qu'à leurs associés, et
notamment au discours que l'on tient sur
elles. Le caractère de vérité, qui règne ante
rem, désigne pragmatiquement le fait que
260/381

dans ce monde, un nombre incalculable


d'idées fonctionnent mieux lorsqu'on les
vérifie indirectement ou potentiellement
que lorsqu'on peut les vérifier directement
et effectivement. La vérité ante rem revient
donc à la seule vérifiabilité, ou bien on re-
tombe dans le piège rationaliste qui con-
siste à considérer le nom d'une réalité
phénoménale concrète comme une entité
indépendante qui la précède et qu'on place
derrière elle comme son explication. Mach
cite quelque part cette épigramme de
Lessing :
Sagt Hànschen Schlau zu Vetter Fritz, «
Wie kommt es, Vetter Fritz, Dass grad' die
Reichsten in der Welt, Das meiste Geld
besitzen ? ».
Le pauvre Jean traite ici le principe «
richesse » comme s'il était distinct des faits
dénotés par le fait qu'il soit riche. Pour lui,
261/381

le principe précède les faits, ces derniers


n'étant plus qu'une sorte de coïncidence
accessoire par rapport à la nature essenti-
elle de l'homme riche.
Dans le cas de la richesse, il est facile de
voir en quoi il s'agit là d'un sophisme. Nous
savons que la richesse n'est qu'un mot qui
désigne des processus concrets dans
lesquels certains hommes jouent un rôle, et
qui n'a rien à voir avec une supériorité
naturelle que l'on trouverait chez M. Rock-
efeller ou chez M. Carnegie et que ne pos-
séderaient pas les autres hommes.
De même que la richesse, la santé réside
également in rebus. Elle désigne des pro-
cessus comme la digestion, la circulation, le
sommeil, etc., qui se déroulent sans en-
combre, bien qu'en l'occurrence nous ay-
ons tendance à voir en elle un principe et à
262/381

penser que l'individu digère et dort bien


parce qu'A est en bonne santé.
À l'égard de la « force », je crois que nous
nous montrons encore plus rationalistes, et
que nous ne pouvons guère nous empêcher
de la considérer comme une vertu naturelle
préexistante de l'individu, qui explique les
exploits herculéens de ses muscles.
A propos de la « vérité », on n'a plus
aucune retenue, et l'on adopte l'explication
rationaliste comme allant de soi. En réalité
tous ces noms sont similaires. La vérité
n'existe ante rem ni plus ni moins que les
autres choses.
Pour les scolastiques, à la suite d'Aristote,
la distinction entre l'habitude et l'acte avait
une grande importance. La santé in actu
signifie, entre autres choses, bien dormir et
bien digérer. Mais il n'est pas nécessaire
qu'un homme en bonne santé soit toujours
263/381

en train de dormir ou de digérer, qu'un


homme riche soit toujours en train de ma-
nipuler de l'argent, ou un homme fort de
soulever des poids. Entre deux périodes
d'activité, ces qualités retombent à l'état «
d'habitudes » ; de la même manière, la
vérité devient une habitude, pour certaines
de nos idées et croyances, lors des périodes
de repos, en dehors de leur activité véri-
ficatrice. Mais c'est dans cette activité que
tout s'enracine car elle est la condition qui
permet l'existence d'habitudes entre les
périodes d'activité.
En résumé, le « vrai » se réduit à ce qui est
opportun en matière de pensée, tout
comme le « bien » se réduit à ce qui est op-
portun en matière de conduite. Opportun à
peu près de n'importe quelle manière, op-
portun sur le long terme et dans l'ensemble
bien sûr ; car ce qui est opportun pour
264/381

l'expérience présente ne le sera pas néces-


sairement autant et de manière aussi satis-
faisante pour toutes les expériences à venir.
On sait que l'expérience a tendance à
déborder; ce qui nous force à corriger nos
théories du moment.
« L'absolument » vrai, au sens où aucune
expérience ultérieure ne pourra jamais le
modifier, est ce point de fuite idéal vers le-
quel nous croyons que toutes nos vérités
provisoires convergeront un jour. Cela va
de pair avec l'homme parfaitement éclairé
ou l'expérience absolument complète : si
ces idéaux se réalisaient un jour, ils le
feraient en même temps. En attendant, il
faut vivre aujourd'hui avec ce qu'on peut
acquérir de vérité aujourd'hui, tout en se
tenant prêt à la déclarer fausse le lende-
main. L'astronomie ptoléméenne, l'espace
euclidien, la logique aristotélicienne, la
265/381

métaphysique scolastique ont été utiles


pendant des siècles, jusqu'à ce que
l'expérience humaine déborde au-delà de
leurs limites, et qu'on ne leur attribue à la
suite de cela qu'une vérité relative, une
vérité qui ne va pas au-delà des limites de
leur expérience. Dans « l'absolu », ces
idées sont fausses, car nous savons que ces
limites étaient accidentelles, et qu'elles
auraient pu être dépassées par les théor-
iciens du passé tout comme elles le sont
aujourd'hui par les penseurs actuels.
Lorsque des expériences nouvelles mènent
à des jugements rétrospectifs qui
s'expriment au passé, ce que ces jugements
expriment a été vrai, même si aucun pen-
seur du passé n'a jamais été conduit à
émettre de tels jugements. Pour vivre, il
faut aller de l'avant, a dit un penseur
danois, mais pour comprendre, il faut
266/381

regarder vers l'arrière. Le présent éclaire


rétrospectivement les processus antérieurs
de l'univers. Leurs contemporains les
tenaient peut-être pour des processus de
vérité, ceux qui ont connu les développe-
ments ultérieurs de l'histoire savent que ce
n'est pas le cas.
Cette notion régulatrice d'une vérité
supérieure potentielle dont l'établissement,
éventuellement définitif, se fera plus tard,
et aura force de loi rétroactivement, est
tournée, comme toutes les notions du prag-
matisme, vers le fait concret et vers
l'avenir. Tout comme les vérités de mi-par-
cours, la vérité absolue est à faire en tant
que relation dépendante de l'accroissement
d'une masse d'expérience vérificatrice, à
laquelle les vérités de mi-parcours ap-
portent sans cesse leur contribution.
267/381

J'ai déjà insisté sur le fait que la vérité se


construit pour une bonne part sur la base
de vérités antérieures. A toutes les
époques, les croyances des hommes corres-
pondent à autant d'expérience fondée. Mais
les croyances elles-mêmes font partie de la
somme totale d'expérience de l'univers, et
fournissent donc la matière qui servira à
fonder les choses à venir. Si la réalité
désigne la réalité dont on peut faire
l'expérience, elle est, tout comme les
vérités acquises par les hommes à son pro-
pos, en perpétuelle mutation - mutation
qui vise un objectif précis, sans doute, mais
néanmoins une mutation.
Les mathématiciens savent résoudre des
problèmes à l'aide de deux variables.
D'après Newton, par exemple,
l'accélération varie avec la distance, tandis
que la distance à son tour, varie avec
268/381

l'accélération. Dans le domaine des proces-


sus de vérité, les faits se présentent de
manière indépendante et déterminent nos
croyances provisoirement. Or ces croy-
ances nous poussent à agir, et aussitôt font
apparaître ou naître à mesure, des faits
nouveaux qui modifient en retour ces croy-
ances. De sorte que la pelote de la vérité
qui s'enroule est le produit d'une double in-
fluence : les vérités émergent des faits ;
mais elles replongent au sein des faits et
s'ajoutent à eux, lesquels à leur tour créent
ou révèlent (peu importe le terme) une
vérité nouvelle, et ainsi de suite. Cepend-
ant, les « faits » eux-mêmes ne sont pas
vrais, ils sont tout simplement. La vérité est
la fonction des croyances qui trouvent leurs
termes initial et final au sein des faits.
Les choses se passent comme pour une
boule de neige qui grossit grâce à la
269/381

répartition de la neige d'une part, et d'autre


part, du fait que les enfants la font rouler,
ces deux facteurs se déterminant l'un
l'autre à chaque instant.
ON VOIT MAINTENANT très clairement le
point où rationalistes et pragmatistes di-
vergent radicalement. L'expérience est en
mutation constante, et du point de vue psy-
chologique, notre connaissance de la vérité
l'est aussi - voilà ce que le rationalisme est
prêt à admettre mais il n'ira jamais jusqu'à
admettre que la réalité ou que la vérité
elles-mêmes puissent changer. Selon cette
théorie, la réalité est déjà toute faite et
achevée de toute éternité et l'accord de nos
idées avec elle est cette qualité unique et
inexplicable qui leur est propre, et qui a
déjà été soulignée. Parce qu'elle est cette
excellence intrinsèque, leur vérité n'a rien à
voir avec nos expériences. Elle n'ajoute rien
270/381

au contenu de l'expérience. Elle ne fait


aucune différence dans la réalité, elle est
superfétatoire, inerte, statique, elle n'est
qu'un simple reflet. Elle n'existe pas, elle
vaut ou règne, elle appartient à une dimen-
sion qui n'est pas celle des faits ou des rela-
tions entre les faits. La dimension à
laquelle elle appartient est, en somme,
épistémologique - et, sur ce grand mot, le
rationalisme met fin à la discussion.
Ainsi, tandis que le pragmatisme est tourné
vers le futur, le rationalisme se trouve là
encore tourné vers l'éternité du passé.
Fidèle à son habitude invétérée, le rational-
isme s'en remet aux « principes », et pense
que dès lors que l'on a attribué un nom à
une abstraction, on détient une solution
qui a valeur d'oracle.
On verra dans mes dernières leçons quelles
conséquences importantes pour notre vie
271/381

cette différence radicale porte en elle. En


attendant, je voudrais terminer cette leçon
en montrant que la sublimité du rational-
isme ne le met pas à l'abri de l'inanité.
PAR EXEMPLE, lorsque vous demandez aux ra-
tionalistes de donner leur propre définition de la
vérité en disant exactement ce qu'ils entendent par
là au lieu de se contenter d'accuser les pragmatistes
de profaner la notion de vérité, les seules tentatives
positives dont je me souvienne sont les suivantes :
1. « La vérité n'est que le système de pro-
positions qui ont un droit absolu à voir leur
validité reconnue15. »
2. « La vérité désigne l'ensemble des juge-
ments que nous nous sentons tenus de
porter par une sorte de devoir impératif16.
»
La première chose qui frappe dans ces
définitions, c'est leur effarante trivialité.
Elles sont absolument vraies, bien entendu,
mais n'ont absolument aucun intérêt tant
272/381

qu'on ne les traite pas d'un point de


vue pragmatique. Que signifie « droit », et
qu'entend-on par « devoir » ? Dans la
mesure où ces termes résument l'ensemble
des raisons concrètes qui font que les
pensées vraies sont extraordinairement
utiles et bonnes pour les mortels, il est lé-
gitime de parler du droit qu'a la réalité à
exiger qu'on soit en accord avec elle, et de
notre devoir d'être d'accord avec elle. Ces
raisons nous font bien sentir le droit d'une
part, et l'obligation de l'autre.
Mais les rationalistes qui parlent de « droit
» et de « devoir » déclarent expressément
que cela n'a rien à voir avec nos intérêts
pratiques ni avec nos raisons personnelles.
Pour eux, les raisons pour lesquelles nous
nous trouvons en accord avec la réalité
sont des faits psychologiques relatifs à
chaque sujet pensant et aux événements de
273/381

sa vie. Elles ne sont qu'un témoignage per-


sonnel et ne relèvent pas de la vie de la
vérité elle-même. Car cette vie se déroule
dans une dimension purement logique ou
épistémologique, par opposition à la di-
mension psychologique ; et ses exigences
précèdent et dépassent toute motivation
personnelle. Même si ni l'homme ni Dieu
ne devaient jamais reconnaître la vérité,
elle se définirait quand même comme ce
que l'on doit reconnaître et admettre.
Jamais on ne vit de meilleur exemple d'une
idée extraite des faits concrets de
l'expérience pour leur être ensuite opposée
et nier l'existence même de ce dont elle a
été tirée.
Les exemples de ce genre abondent, tant
dans la philosophie que dans la vie ordin-
aire. « Le sophisme sentimentaliste » con-
siste à verser des larmes d'attendrissement
274/381

devant la justice, la générosité, la beauté,


etc., dans l'abstrait, sans jamais les recon-
naître lorsqu'on les croise dans la rue parce
que le contexte leur donne un aspect vul-
gaire. Ainsi, j'ai trouvé ceci dans l'édition
privée de la biographie d'un éminent ra-
tionaliste : « Curieusement, mon frère, qui
admirait tant la beauté abstraite, n'avait
aucun goût pour une belle architecture, un
beau tableau ou même pour les fleurs. » Et
dans l'un des derniers ouvrages philo-
sophiques que j'ai lus, j'ai trouvé des pas-
sages de ce genre : « La justice est idéale,
purement idéale. La raison conçoit qu'elle
devrait exister, mais l'expérience prouve
que cela n'est pas possible [...]. La vérité,
qui devrait être, ne saurait être [...]. La
raison est pervertie par l'expérience. Dès
qu'elle entre dans l'expérience, la raison
devient le contraire de la raison. »
275/381

Le sophisme rationaliste est exactement de


même nature que le sophisme sentimental-
iste. Du fatras des faits embourbés dans
l'expérience, tous deux extraient une qual-
ité à laquelle ils trouvent tant de pureté une
fois qu'ils l'ont tirée de la boue qu'ils
l'opposent à toutes ses autres incarnations
qui y sont restés engluées, comme une
chose d'une nature opposée et contraire à
la leur. Cependant, elle est leur nature. Il
est dans la nature des vérités d'être val-
idées, vérifiées. Lorsque nos idées sont val-
idées, on y gagne. Nous avons le devoir de
chercher la vérité dans la mesure où nous
avons le devoir en général de faire ce qui
est rentable. Les bénéfices que nous ap-
portent les idées vraies sont la seule raison
pour laquelle nous devons les suivre.
Les mêmes raisons sont valables dans les
domaines de la santé et de la richesse. La
276/381

vérité ne revendique pas d'autres droits et


n'impose pas d'autres devoirs que ceux
qu'impliquent la richesse et la santé. Tous
ces droits sont conditionnels ; les bénéfices
concrets que nous pouvons tirer sont pré-
cisément ce que nous visons lorsque nous
disons que nous avons le devoir de les
rechercher. Dans le cas de la vérité, les con-
séquences sur le long terme des croyances
fausses sont aussi funestes que celles des
croyances vraies sont bénéfiques. En lan-
gage abstrait, on pourrait ainsi dire que le
« vrai » est une qualité qui, en se dévelop-
pant, devient infiniment précieuse, tandis
que le « faux » devient absolument détest-
able : l'un est bon, l'autre mauvais, absolu-
ment. Nous devrions impérativement
penser le vrai et fuir l'erreur.
Mais si nous prenons ces idées abstraites
au pied de la lettre et les confrontons au
277/381

terreau de l'expérience d'où on les a tirées,


voyez dans quelle situation ridicule nous
nous retrouvons.
Il nous est désormais impossible de faire
avancer notre pensée. A quel moment
devrai-je admettre telle ou telle vérité ?
Devrais-je clamer mon adhésion ou la don-
ner en silence ? Si je dois la donner tantôt
tout haut tantôt en silence, quelle attitude
adopter maintenant ? Quand faut-il con-
signer une vérité dans l'encyclopédie pour
la garder en réserve ? Quand faut-il l'en
sortir pour livrer bataille ? Dois-je répéter
sans cesse que « 2 et 2 font 4 », parce que
cette vérité exige éternellement qu'on la re-
connaisse ? Ou bien cela pourrait-il être in-
opportun à l'occasion ? Faut-il que jour et
nuit je médite sur les péchés et les imper-
fections qui m'accablent en effet ou bien
m'est-il permis de les refouler et de les
278/381

oublier, afin de former un individu sociale-


ment acceptable, plutôt qu'une masse de
mélancolie morbide pétrie de remords ?
Il est tout à fait évident que notre obliga-
tion d'admettre la vérité, bien loin d'être
inconditionnelle, est au contraire soumise
à toutes sortes de conditions. La Vérité
avec un grand V et au singulier exige bien
sûr abstraitement notre adhésion, mais
nous ne devons admettre les vérités con-
crètes au pluriel que lorsque cela nous est
utile. On doit toujours préférer le vrai au
faux lorsque tous deux importent dans une
situation donnée, mais lorsque ce n'est pas
le cas, rien ne nous oblige à préférer la
vérité à l'erreur. Si vous me demandez
l'heure et que je vous réponds que j'habite
au 95, rue Irving, ma réponse a beau être
vraie, vous ne verrez pas pourquoi je
279/381

devrais vous la donner. Une adresse er-


ronée ferait aussi bien l'affaire.
Une fois que l'on a admis que l'application
de l'impératif abstrait était soumise à cer-
taines conditions, le traitement pragma-
tiste de la vérité s'impose de nouveau a
nous dans toute sa force. Notre devoir de
nous mettre en accord avec la réalité se
fonde sur un foisonnement d'opportunités
concrètes.
Lorsque Berkeley eut expliqué ce qu'on en-
tendait communément par matière, on a
cru qu'il niait l'existence de la matière.
Quand MM. Schiller et Dewey expliquent
aujourd'hui ce que l'on entend par vérité,
on les accuse de nier son existence. On re-
proche à ces pragmatistes de détruire tous
les critères objectifs et de mettre la bêtise
et la sagesse sur le même plan. On attaque
souvent les théories de M. Schiller ainsi
280/381

que les miennes en disant que nous


sommes des gens qui pensons qu'il suffit
de dire ce qui nous plaît et d'appeler cela
vérité pour répondre à toutes les exigences
du pragmatisme.
Je vous laisse apprécier l'impudence de
cette calomnie. Personne plus que le prag-
matiste ne se sent davantage pris comme
dans un étau entre le corps entier des
vérités fondées, extraites du passé, et les
contraintes qu'exerce sur lui le monde
sensible. Qui peut donc mieux que lui sen-
tir le poids immense du contrôle objectif
qui pèse sur toutes les opérations de notre
esprit ? Quiconque pense que la loi
manque de rigueur, qu'il lui obéisse, ne
serait-ce que le temps d'une journée, dit
Emerson. On a beaucoup parlé dernière-
ment des vertus de l'imagination dans les
sciences. Il est grand temps de faire un peu
281/381

preuve d'imagination en philosophie. La


mauvaise volonté que mettent certains de
nos critiques à interpréter nos déclarations
autrement que dans le sens le plus stupide
en dit long sur leur absence d'imagination,
et c'est ce que j'ai vu de plus affligeant dans
le petit monde de la philosophie contempo-
raine. Selon Schiller est vrai ce qui «
marche », sur quoi on l'accuse de re-
streindre la vérification aux aspects utiles
les plus bassement matériels. Selon Dewey,
la vérité est ce qui nous donne « satisfac-
tion ». On l'accuse donc de croire qu'on
peut qualifier de vrai tout ce qui, étant vrai,
serait agréable.
Nos critiques manquent cruellement
d'imagination quant aux réalités. Pour ma
part, j'ai fait un réel effort d'imagination
pour donner la meilleure interprétation
possible à la conception rationaliste, mais
282/381

j'avoue qu'elle continue de m'échapper


totalement. La notion d'une réalité qui exi-
gerait que nous soyons « en accord » avec
elle, sans raison aucune, mais seulement
parce que cette exigence est « incondition-
nelle » ou « transcendante », est une idée
qui me dépasse complètement. J'essaie
d'imaginer que je suis la seule réalité au
monde, puis d'imaginer ce que je pourrais
« demander » de plus si cela m'était per-
mis. Si vous évoquez la possibilité que je
demande que naisse un esprit qui sortirait
du vide absolu pour me copier, je peux aisé-
ment me représenter qu'on me copie, mais
je n'en vois pas la raison. Je ne vois pas
quel intérêt il y aurait pour moi à être cop-
ié, ni quel intérêt cet esprit aurait à me
copier si, comme le veulent les rational-
istes, on écartait expressément, et par prin-
cipe, les conséquences ultérieures du
283/381

nombre des raisons sur lesquelles serait


fondée ma demande. Un Irlandais se vit un
jour emmené à un banquet par ses admir-
ateurs dans une chaise à porteurs dépour-
vue de plancher, « ma foi, dit-il, n'était
l'honneur que vous me faites, j'aurais aussi
bien fait d'y aller à pied ». Il en va de même
ici : à part l'honneur que l'on me ferait, je
ne me porterais pas plus mal si l'on ne me
copiait pas. Copier une chose est un réel
moyen de la connaître (mais pour une rais-
on étrange, nos transcendantalistes
d'aujourd'hui s'empressent de le nier).
Mais lorsqu'on dépasse la copie pour re-
courir à des formes d'accord qui ne consist-
ent aucunement à copier, à guider, à ad-
apter ou en tout autre processus définiss-
able pragmatiquement, on ne peut pas plus
comprendre ce qu'est l'« accord » ni pour-
quoi il est. On ne peut lui attribuer ni
284/381

contenu ni motif. C'est une abstraction qui


n'a absolument aucun sens 17.
Sur le terrain de la vérité, les pragmatistes
sont sans aucun doute meilleurs défen-
seurs de la rationalité de l'univers que les
rationalistes eux-mêmes.

Septième leçon

Pragmatisme et
Humanisme
CE QUI FAIT que chacun ferme son cœur à la
théorie de la vérité que j'ai ébauchée dans
ma dernière leçon, c'est cette fameuse idole
de la tribu : cette notion de la Vérité, con-
çue comme réponse unique, achevée et
complète, à l'unique et immuable énigme
285/381

que le monde est censé nous proposer.


Pour la tradition populaire, tant mieux si
cette réponse est sibylline, car elle suscitera
l'émerveillement comme une énigme au
second degré, qui voile plutôt qu'elle ne dé-
voile ce que ses profondeurs sont censées
contenir. Toutes les grandes réponses à
l'énigme du monde qui tiennent en un mot
comme Dieu, l'Un, la Raison, la Loi,
l'Esprit, la Matière, la Nature, la Polarité, la
Dialectique, l'Idée, le Moi, la Surâme
doivent l'admiration que leur ont
prodiguée les hommes à leur caractère énig-
matique. Les philosophes amateurs comme
les philosophes de métier représentent
l'univers comme une sorte d'étrange sphinx
de pierre qui ne s'adresse à l'homme que
pour lancer un sempiternel défi à ses fac-
ultés de divination. La vérité : quelle par-
faite idole de l'esprit rationaliste ! Un ami
286/381

comblé de dons mais mort trop jeune


m'écrivait un jour : « Partout, en science,
dans les arts, dans la morale, dans la reli-
gion, il y a nécessairement un système qui
est vrai tandis que tous les autres sont faux.
» Cela est typique de l'enthousiasme de la
jeunesse à un certain stade ! À vingt et un
ans, on est prêt à relever le défi et l'on croit
que l'on va trouver ce système. Même plus
tard, la plupart d'entre nous ne se rendent
jamais compte que la question « qu'est-ce
que la vérité ? » n'est pas une vraie ques-
tion (puisqu'elle n'est liée à aucune condi-
tion), et que cette notion de la vérité est
une abstraction élaborée à partir du fait de
la pluralité des vérités ; ce n'est qu'un ter-
me utile pour résumer les choses, comme
le Latin, ou la Loi.
A entendre les magistrats parler de la loi, et
les maîtres d'école parler du latin, on a
287/381

parfois l'impression qu'ils évoquent des en-


tités préexistant aux jugements pour les
premiers, aux mots et à la syntaxe pour les
seconds, qui les déterminent sans équi-
voque et les soumettent à leur autorité. Or,
dès qu'on commence à réfléchir, on voit
que ni la loi ni le latin ne sont de tels prin-
cipes, mais qu'ils sont au contraire des ré-
sultats. Les distinctions entre une conduite
légale et une conduite qui ne l'est pas, entre
une langue correcte et une langue qui ne
l'est pas, se sont développées de manière
fortuite au gré des interactions entre les ex-
périences particulières des hommes ; et les
distinctions entre le vrai et le faux en
matière de croyances ne se forment pas
autrement. Une vérité se greffe sur une
vérité antérieure en la modifiant au pas-
sage, tout comme une expression se greffe
sur une expression plus ancienne et une loi
288/381

sur une loi précédente. Avec une loi an-


cienne et un cas nouveau, le juge fabri-
quera une loi nouvelle. Prenez une expres-
sion, il suffit qu'un nouveau terme d'argot,
une métaphore ou un mot insolite plaise au
public pour qu'aussitôt on fabrique une
nouvelle expression. Une vérité ancienne,
un fait nouveau - et hop, notre esprit
trouve une vérité nouvelle.
Cependant, nous faisons comme si l'éternel
se déployait, comme si la justice, la gram-
maire ou la vérité uniques et premières ne
faisaient que jaillir au lieu d'être fab-
riquées. Mais imaginez un jeune homme
qui, au tribunal, n'aurait pas d'autre instru-
ment que sa propre idée abstraite de « la »
loi pour juger, imaginez un arbitre du lan-
gage qu'on lâcherait dans les théâtres avec
son idée de « la » langue, ou encore un pro-
fesseur qui entreprendrait de faire une
289/381

leçon sur le monde réel avec sa notion ra-


tionaliste de « la Vérité » avec un grand V -
où cela les mènerait-il ? La vérité, la loi et
la langue s'évaporent au moindre contact
avec un fait nouveau. Car ces choses se font
au fur et à mesure. Nos biens, nos maux,
nos interdits, nos punitions, nos mots,
formes, expressions et croyances, sont
autant de créations nouvelles qui viennent
s'ajouter au fil de l'histoire. Loin d'être des
principes qui précèdent et animent le pro-
cessus, la loi, la langue et la vérité ne sont
que des noms abstraits pour désigner ses
résultats.
Les lois et les langues, en tout cas, sont
donc perçues comme des créations hu-
maines. M. Schiller s'en sert pour faire une
analogie avec les croyances, et propose une
doctrine qu'il appelle « Humanisme »,
selon laquelle, dans une mesure impossible
290/381

à déterminer, nos vérités sont aussi des


productions humaines. Des motifs hu-
mains donnent de l'acuité à toutes nos
questions, des satisfactions pour l'homme
sont tapies dans chacune de nos réponses,
et toutes nos formules portent l'empreinte
humaine. Cet élément humain est si intim-
ement mêlé à toutes ces choses que M.
Schiller semble parfois laisser quasiment
ouverte la question de savoir s'il y a
quelque chose en dehors de lui. « Le
monde, dit-il, est essentiellement, il est ce
que nous en faisons. Il est vain de le définir
par ce qu'il fut à l'origine ou par ce qu'il est
en dehors de nous-mêmes ; il est ce que l'on
en fait. Ainsi [...] le monde est-il
plastique18. » Il ajoute que l'on ne peut
connaître les limites de cette plasticité
qu'en la mettant à l'épreuve, et que l'on
devrait pour commencer faire comme si le
291/381

monde était totalement plastique, et agir


méthodiquement selon cette hypothèse, et
ne s'arrêter que lorsqu'on s'est heurté à un
obstacle infranchissable.
Voilà l'argument massue de M. Schiller
pour présenter la position humaniste. Il lui
a valu de vives attaques. J'ai l'intention de
défendre la position humaniste dans le
cadre de cette leçon, aussi je vais à présent
vous soumettre quelques remarques.
Dans toute expérience réelle visant à étab-
lir une vérité, M. Schiller reconnaît tout à
fait franchement la présence de facteurs de
résistance dont la vérité nouvellement
formée doit tenir compte, et avec lesquels
elle doit obligatoirement « s'accorder ».
Toutes nos vérités sont des croyances sur la
« Réalité », et dans toute croyance, la réal-
ité agit comme une chose indépendante,
comme une chose que l'on trouve, et que
292/381

l'on ne fabrique pas. Je voudrais ici revenir


sur un passage de ma précédente leçon.
La « Réalité » est ce dont les vérités
doivent tenir compte en général 19. De ce
point de vue, la première partie de la réal-
ité est constitué par le flux de nos sensa-
tions. Les sensations s'imposent à nous
sans que nous sachions d'où elles viennent.
Leur nature, l'ordre dans lequel elles nous
parviennent ou leur quantité échappent pr-
esque totalement à notre contrôle. Elles ne
sont ni vraies ni fausses, elles sont tout sim-
plement. Ce qui peut être vrai ou faux, c'est
seulement ce que nous disons d'elles, les
noms que nous leur donnons, ainsi que nos
théories sur leur origine, leur nature et
leurs relations éloignées.
La deuxième partie de la réalité dont nos
croyances doivent également tenir compte
docilement est constituée des relations qui
293/381

existent entre nos sensations ou bien entre


les copies de celles-ci dans notre esprit.
Cette partie de la réalité se divise en deux
sous-parties : 1) les relations fortuites et
changeantes, comme les relations dans le
temps et dans l'espace ; 2) celles qui sont
fixes et essentielles parce qu'elles sont
fondées sur la nature interne des termes
qu'elles relient, comme les rapports de
ressemblance et de différence. Ces deux
types de rapports font l'objet d'une percep-
tion immédiate. Ils sont tous deux des «
faits ». Mais c'est le deuxième type de fait
qui constitue la branche la plus importante
de la réalité pour ce qui concerne nos
théories de la connaissance. Car les rela-
tions internes sont « éternelles », on les
perçoit chaque fois que l'on compare leurs
termes sensibles, et notre pensée - notre
294/381

pensée mathématique, ou logique, comme


on dit - doit toujours en tenir compte.
La troisième partie de la réalité, qui s'ajoute
à ces perceptions (bien que largement
fondée sur elles), regroupe les vérités an-
térieures dont toute nouvelle enquête tient
compte. Cette troisième partie est un fac-
teur de résistance beaucoup plus faible : il
finit souvent par céder. Ces remarques sur
les trois parties de la réalité qui contrôlent
à tout moment la formation de nos croy-
ances ne sont qu'un rappel de ce que j'ai dit
dans la leçon précédente.
Cependant, même si ces éléments de la
réalité sont fixés, il nous reste toujours une
marge de liberté dans nos rapports avec
eux. Prenez l'exemple de nos sensations.
Nous n'avons certes aucune maîtrise sur le
fait qu elles existent, mais le choix de celles
qu'on retient, qu'on distingue et qu'on met
295/381

en relief dépend de nos intérêts personnels.


Et selon que nous mettons en relief telle ou
telle sensation, nous donnons de la vérité
des formulations tout à fait différentes.
Nous interprétons les mêmes faits de
différentes façons. « Waterloo », avec les
mêmes détails immuables, représente une
« victoire » pour un Anglais, une « défaite
» pour un Français. De même, pour un
philosophe optimiste, l'univers est syn-
onyme de victoire, pour un pessimiste, il
est synonyme de défaite.
Ce que nous disons de la réalité dépend
ainsi de l'angle sous lequel nous la regar-
dons. Qu'elle soit ne dépend que d'elle,
mais ce qu'elle est dépend de l'angle choisi
et ce choix dépend de nous. Les deux
parties de la réalité relatives à la sensation
et aux relations respectivement sont
muettes : elles ne nous révèlent
296/381

absolument rien sur elles-mêmes. C'est à


nous de parler pour elles. Le mutisme des
sensations a conduit des intellectualistes
comme T. H. Green et Edward Caird à les
reléguer quasiment hors du champ de la
philosophie, mais les pragmatistes refusent
d'aller jusque-là. Une sensation est com-
parable à un client qui, dès lors qu'il a con-
fié son cas à un avocat, n'a plus qu'à
écouter passivement l'exposé de son af-
faire, qu'il lui plaise ou non, telle que son
avocat juge opportun de la présenter.
Par conséquent, même dans le champ des
sensations, notre esprit opère des choix ar-
bitraires. L'étendue de ce champ est déter-
minée par ce que nous retenons et ce que
nous excluons. En mettant en relief cer-
tains éléments, nous constituons le
premier-plan et l'arrière-plan ; notre mise
en ordre oriente notre lecture dans telle ou
297/381

telle direction. En somme, nous recevons le


bloc de marbre mais nous sculptons nous-
mêmes la statue.
Cela vaut également pour les parties « éter-
nelles » de la réalité. Nous redistribuons
nos perceptions des relations intrinsèques
et les réorganisons avec la même liberté.
Nous les classons selon tel ou tel ordre
sériel, nous les rangeons de telle ou telle
façon, donnons plus ou moins
d'importance à l'une ou à l'autre, jusqu'à ce
que nos croyances à leur sujet forment ces
corps de vérité que l'on appelle logique,
géométrie ou arithmétique, dont la forme
et l'ordre imprimés à l'ensemble portent
manifestement l'empreinte humaine.
Ainsi, sans parler des faits nouveaux que
les hommes ajoutent à la matière même de
la réalité par les actes de leur propre vie, ils
ont déjà imprimé leurs formes mentales
298/381

sur cette troisième partie de la réalité que


j'ai appelée « vérités antérieures ». Chaque
moment apporte ses nouveaux percepts,
ainsi que ses propres faits relatifs à la sen-
sation et à la relation dont il faut fidèle-
ment tenir compte ; mais tous nos rapports
passés avec ces faits se sont déjà nourris
des vérités antérieures. Ce n'est par con-
séquent que la plus petite et la plus récente
fraction des deux premières parties de la
réalité qui nous parviennent vierges de
toute empreinte humaine, et encore cette
fraction se trouve-t-elle immédiatement
marquée par l'homme au sens où on va la
faire cadrer avec, l'assimiler et en quelque
sorte l'adapter à la masse humanisée déjà
présente. En fait, il ne nous est guère pos-
sible de recevoir une impression si nous
n'avons pas déjà une préconception des
299/381

impressions que nous sommes susceptibles


de recevoir.
Une réalité « indépendante » de la pensée
humaine semble donc chose bien difficile à
trouver. Elle se réduit à la notion de ce qui
vient juste de faire irruption dans
l'expérience, et qui n'a pas encore de nom,
ou à une présence au sein de l'expérience,
que l'on imagine dans sa pureté originelle,
avant même qu'aucune croyance relative à
cette présence soit apparue, avant
qu'aucune conception humaine ait été ap-
pliquée à elle. Elle est ce qui est absolu-
ment muet et évanescent, la limite pure-
ment idéale de notre esprit. On peut
l'entrevoir mais jamais la saisir, on ne saisit
jamais qu'un substitut de cette réalité, que
la pensée humaine a déjà préparé et
prédigéré pour nous. Si je peux risquer une
telle comparaison, on pourrait dire que
300/381

chaque fois qu'on la rencontre, elle a déjà


été maquillée. C'est ce à quoi pense M.
Schiller lorsqu'il dit que la réalité in-
dépendante n'est qu'une iïlr] sans résist-
ance, qui n'est là que pour que nous la
façonnions.
C'est là ce que pense M. Schiller à propos
du noyau sensible de la réalité. Nous le «
rencontrons » (selon l'expression de Brad-
ley) mais n'entrons jamais en sa posses-
sion. A première vue, cela ressemble à la
vision kantienne, mais entre les catégories
qui jaillirent avant le commencement de la
nature et les catégories qui se sont formées
progressivement au sein de la nature,
s'ouvre le gouffre immense qui sépare le
rationalisme de l'empirisme. Pour
l'authentique kantien, Schiller sera tou-
jours par rapport à Kant ce qu'est un satyre
par rapport à Hypérion.
301/381

Il est possible que d'autres pragmatistes


aboutissent à des croyances plus positives
sur le noyau sensible de la réalité. Ils
peuvent espérer l'atteindre dans sa nature
indépendante en le dépouillant petit à petit
de ses enveloppes humaines successives.
Ils pourront élaborer des théories qui nous
diront tout de lui, et en particulier d'où il
vient, et si ces théories fonctionnent de
façon satisfaisante, elles seront vraies. Les
tenants de l'idéalisme transcendantal dis-
ent qu'il n'y a pas de noyau, que
l'enveloppement une fois terminé est tout à
la fois la réalité et la vérité. La scolastique
continue d'enseigner que le noyau est «
matière ». Bergson, Heymans, Strong, et
d'autres croient en ce noyau et tentent vail-
lamment de le définir. Dewey et Schiller
voient en lui une « limite ». De toutes ces
explications, et d'autres qui leur sont
302/381

équivalentes, laquelle est la plus vraie, si ce


n'est celle qui en fin de compte se montrera
la plus satisfaisante ? D'une part on aura la
réalité, de l'autre un commentaire sur
celle-ci qu'on ne peut améliorer ni modifi-
er. Si cette impossibilité se révèle définit-
ive, la vérité de cette explication sera ab-
solue. Je ne vois pas d'autre contenu que
celui-là pour la vérité. Si les ennemis du
pragmatisme la comprennent autrement,
qu'ils révèlent leur théorie, pour l'amour
du ciel ! Qu'ils nous la fassent partager !
Comme elle ne peut être la réalité, mais
seulement ce que l'on croit à propos de la
réalité, elle contiendra forcément des élé-
ments humains, mais ces derniers con-
naîtront l'élément non humain, au sens où
il peut seulement y avoir connaissance de
quelque chose. La rivière fait-elle son lit ou
bien le lit fait-il la rivière ? Utilisons-nous
303/381

la jambe droite plutôt que la jambe gauche


pour marcher ? Il est sans doute tout aussi
impossible de faire la part entre ce qui est
réel et ce qui relève de l'humain dans le
développement de notre expérience
cognitive.
Voilà donc une première approche suc-
cincte de la position humaniste. Vous
paraît-elle paradoxale ? Si c'est le cas, je
vais tenter de la rendre acceptable grâce à
quelques exemples qui vous donneront une
meilleure connaissance du sujet.
Chacun est capable de reconnaître
l'élément humain dans de nombreux objets
familiers. Notre conception d'une réalité
donnée varie en fonction de nos fins, et
cette réalité se soumet passivement à notre
conception.
On peut voir dans le nombre 27, le cube de
3, le produit de 3 par 9, 26 plus 1 ou 100
304/381

moins 73, ou encore bien d'autres com-


binaisons, toutes aussi vraies les unes que
les autres. On peut voir dans un échiquier
des carrés noirs sur un fond blanc, ou des
carrés blancs sur un fond noir, aucune des
deux conceptions n'étant fausse. Dans la
figure ci-contre, on peut voir une étoile,
deux triangles qui se croisent, un hexagone
dont chaque côté est flanqué d'un triangle,
six triangles égaux joints par leurs som-
mets, etc. - tous ces points de vue sont
vrais -, le ceci sensible sur le papier ne rés-
iste à aucun d'eux. On peut dire d'une
droite qu'elle va vers l'est, ou vers l'ouest,
la droite elle-même admet les deux hypo-
thèses sans s'insurger contre leur absence
de cohérence.
305/381

Nous découpons dans les cieux des groupes


d'étoiles que nous appelons des constella-
tions, et les étoiles nous laissent faire sans
broncher, bien que si elles savaient ce que
nous faisons, certaines seraient bien sur-
prises de voir quelles compagnes on leur a
données. On donne à une même constella-
tion plusieurs noms : le Chariot de David,
la Grande Ourse ou la Grande Casserole.
Aucun de ces noms n'est faux, et ils sont
aussi vrais l'un que l'autre, car tous
conviennent.
Dans tous ces cas, nous apportons quelque
chose d'humain à une réalité sensible, et
cette réalité ne rejette pas cet ajout. Tous
306/381

ces ajouts « s'accordent » avec la réalité :


ils s'adaptent à elle tout en lui donnant
forme. Aucun d'eux n'est faux. L'un d'entre
eux sera peut-être considéré comme le plus
vrai en fonction de l'usage que l'homme en
fait. Si 27 correspond à une somme
d'argent trouvée dans un tiroir où j'avais
déposé 28 dollars, cela fait 28 moins 1. Si
c'est la largeur d'une étagère que je
voudrais mettre dans un meuble qui fait 26
pouces de large, cela fait 26 plus un. Si je
veux rehausser le ciel de constellations
pour le rendre plus noble, « Chariot de
David » sera plus vrai que « Grande
Casserole ». Mon ami Frederick Myers
faisait mine de s'indigner à l'idée que ce
prodigieux groupe d'étoiles ne nous rap-
pelât rien d'autre, à nous Américains,
qu'un ustensile de cuisine.
307/381

De toute manière, quel nom donner à une


chose ? Cela semble tout à fait arbitraire,
car nous découpons toute chose, comme
nous découpons les constellations, pour
satisfaire nos fins humaines. Pour moi, cet
« auditoire » est une chose une qui tantôt
s'agite, tantôt se montre attentive. Pour le
moment, je n'ai que faire des individus qui
le composent, et donc ils ne comptent pas
pour moi. Il en va de même pour une «
armée », pour une « nation ». Mais de
votre point de vue, Mesdames et
Messieurs, vous appeler « auditoire », c'est
vous appréhender au travers d'une pro-
priété accidentelle. À vos yeux, ce qui est à
tout moment réel, ce sont vos propres per-
sonnes. Pour un anatomiste, à présent, ces
personnes ne sont que des organismes, et
les choses réelles sont les organes. Non pas
tant les organes que leurs cellules
308/381

constitutives, précise l'histologiste. Non les


cellules, dit à son tour le biologiste, mais
leurs molécules.
Ainsi donc, nous divisons le flux de la réal-
ité sensible en diverses choses, à notre gré.
Nous créons les sujets de nos propositions
vraies comme de nos propositions fausses.
Nous créons également les prédicats.
Souvent le prédicat d'une chose n'exprime
en fait que la relation entre cette chose et
nous, entre elle et nos sentiments. Ces
prédicats sont bien entendu des ajouts hu-
mains. César franchit le Rubicon et devint
une menace pour la liberté de Rome. Il est
aussi un cauchemar pour les écoliers, rendu
tel par leur réaction face à son œuvre. Le
prédicat ajouté est aussi vrai de César que
les prédicats précédents.
Vous voyez comme on arrive tout
naturellement au principe de l'humanisme
309/381

: on ne saurait gommer la contribution ap-


portée par l'homme. Nos noms et nos ad-
jectifs sont tous des héritages humains,
nous élaborons grâce à eux des théories
dont la structure et l'organisation obéissent
strictement à des considérations humaines,
parmi lesquelles figure la cohérence intel-
lectuelle. Les mathématiques et la logique
sont elles-mêmes pétries de remaniements
imposés par l'homme. La physique,
l'astronomie et la biologie sont largement
influencées par nos préférences. Nous nous
lançons sur le terrain des expériences nou-
velles avec les croyances que nous avons
reçues de nos ancêtres et celles que nous
avons nous-mêmes forgées. Celles-ci déter-
minent ce que nous allons percevoir ; ce
que nous percevons détermine ce que nous
faisons ; et ce que nous faisons détermine à
son tour ce dont nous faisons l'expérience.
310/381

De sorte que, en passant d'une chose à


l'autre, bien que l'existence d'un flux sens-
ible demeure un fait incontournable, ce qui
est vrai à son égard semble être du début à
la fin le fait de notre propre création.
Inéluctablement, nous imposons une
forme au flux. La grande question est de
savoir si nos ajouts augmentent ou diminu-
ent sa valeur. Ces ajouts ont-ils ou non une
quelconque valeur ? Imaginez un univers
qui ne contiendrait rien d'autre que sept
étoiles, trois témoins humains et leur juge.
L'un des témoins appelle ces étoiles la «
Grande Ourse », le deuxième les appelle le
« Chariot de David » et le dernier la «
Grande Casserole ». Laquelle de ces contri-
butions humaines a fabriqué le meilleur
univers à partir du matériau stellaire don-
né ? Si Frederick Myers était le juge, il
311/381

n'hésiterait pas à « éliminer » le témoin


américain.
Lotze a maintes fois proposé une idée très
profonde. D'après lui, la relation entre la
réalité et notre esprit telle que nous nous la
représentons naïvement pourrait bien être
le contraire de la relation qui existe réelle-
ment. Nous croyons spontanément que la
réalité est déjà toute faite et achevée et que
notre intellect n'est apparu que pour la
décrire telle qu'elle est déjà. Mais Lotze se
demande si nos descriptions elles-mêmes
ne constitueraient pas d'importants ajouts
à la réalité et même il se demande si la
réalité déjà existante ne serait pas là pré-
cisément pour stimuler notre esprit afin
qu'il produise ces ajouts qui vont aug-
menter la valeur totale de l'univers plutôt
que dans le but de réapparaître telle quelle
dans notre connaissance. « Die Erhôhung
312/381

des vorgefundenen Daseins », dit quelque


part le professeur Eucken, et cela nous rap-
pelle l'idée du grand Lotze.
Le pragmatisme partage totalement cette
conception. Dans notre vie active comme
dans notre vie cognitive, nous créons. Nous
ajoutons quelque chose aux deux parties de
la réalité - au sujet comme au prédicat. Le
monde est tout à fait malléable, il attend
que nous lui apportions, de nos mains, les
dernières touches. Comme le royaume des
cieux, il souffre volontiers violence hu-
maine. L'homme lui fait engendrer des
vérités.
On ne peut nier que ce rôle augmenterait à
la fois notre dignité et notre responsabilité
en tant que sujets pensants. Pour certains,
cette idée est une réelle source
d'inspiration. M. Papini, le chef de file du
pragmatisme italien, s'exalte devant la
313/381

perspective qu'elle ouvre à l'homme et à ses


fonctions créatrices divines.
Le gouffre qui sépare le pragmatisme du
rationalisme apparaît à présent dans toute
son ampleur. La différence essentielle
réside dans le fait que pour le rationalisme,
la réalité est toute faite et achevée de toute
éternité, tandis que pour le pragmatisme
elle est toujours en train de se faire et at-
tend que l'avenir contribue à modeler son
caractère. Pour le premier, l'univers est ar-
rivé au port, pour le second, l'aventure
continue.
Nous voilà dans une position bien délicate
avec cette théorie humaniste, et il n'est pas
étonnant qu'elle suscite de nombreux
malentendus. On l'accuse d'être une doc-
trine qui justifie le caprice. M. Bradley par
exemple dit que « si les humanistes com-
prenaient leur propre doctrine, ils
314/381

devraient tenir pour rationnelle toute fin,


fût-t-elle immorale, pourvu que l'on y soit
personnellement attaché ; et reconnaître
toute idée, même insensée, comme vraie
dès lors qu'une seule personne le veut ainsi
». La conception humaniste de la « réalité
» comme une chose qui résiste tout en
étant malléable, qui exerce un pouvoir sur
notre esprit comme une énergie dont il faut
tenir compte à tout moment (sans néces-
sairement se contenter de la copier) est
évidemment difficile à faire admettre à un
novice. Cela me rappelle une situation que
j'ai vécue personnellement. J'ai naguère
écrit un essai sur le droit de croire, que j'ai
malencontreusement intitulé la Volonté de
croire. Sans même prêter attention à
l'essai, les critiques se sont rués sur son
titre. Psychologiquement c'était impossible
; moralement c'était inique. Avec beaucoup
315/381

d'esprit, on a proposé d'autres titres : « La


volonté d'en faire accroire », « la volonté
d'y croire ».
Le dilemme entre le pragmatisme et le ra-
tionalisme tel qu'il se présente à nous
maintenant, ne relève plus seulement de la
théorie de la connaissance, mais il con-
cerne la structure même de l'univers.
Du côté du pragmatisme, on a une édition
unique de l'univers, inachevée, qui croît de
toutes parts, et surtout là où des êtres
pensants sont à l'œuvre.
Du côté du rationalisme, on a un univers
tiré à de nombreux exemplaires dont un
seul - l'infolio infini, l'édition de luxe*,
complète de toute éternité - est réellement
authentique ; les autres n'étant que des
éditions diverses et abrégées, remplies de
leçons erronées, déformées et mutilées
chacune à leur manière.
316/381

C'est ainsi que nous retrouvons les hypo-


thèses métaphysiques rivales du pluralisme
et du monisme. Je vais utiliser le temps qui
me reste aujourd'hui pour en exposer les
différences.
Je voudrais commencer par remarquer
qu'il est impossible de ne pas voir que le
choix de l'une ou l'autre doctrine signale
une différence de tempérament. L'esprit
rationaliste, au sens radical, a un caractère
doctrinaire et autoritaire : il a constam-
ment à la bouche la formule « il faut ». Il
faut que son univers soit sanglé. Le prag-
matiste radical au contraire est une espèce
d'anarchiste plutôt insouciant. S'il devait
vivre dans un tonneau comme Diogène,
cela ne le dérangerait pas du tout de le voir
se décercler, laissant le soleil pénétrer
entre ses douves.
317/381

Or cette idée d'un univers « décerclé » fait


le même effet au parfait rationaliste que la
« liberté de la presse » à un vieux fonction-
naire du bureau de la censure en Russie, ou
« l'orthographe simplifiée » à une vieille
institutrice. Elle le fait enrager comme la
ribambelle de sectes protestantes fait en-
rager un papiste. Elle apparaît aussi
dénuée de fermeté et de principes que «
l'opportunisme » en politique aux yeux
d'un légitimiste français à l'ancienne ou
d'un partisan fanatique du droit divin du
peuple.
Pour le pragmatisme pluraliste, la vérité
croît au sein même de toutes les expéri-
ences finies. Elles s'appuient les unes sur
les autres, mais l'ensemble qu'elles for-
ment, s'il existe, ne repose sur rien. Nous «
demeurons » tous dans l'expérience finie,
mais l'expérience finie elle-même n'a pas
318/381

de demeure. Rien en dehors du flux n'en


garantit l'issue, il ne peut attendre le salut
que de ses propres promesses et de ses pro-
pres forces.
Pour les rationalistes, cela évoque un
monde errant et vagabond, à la dérive dans
l'espace sans éléphant ni tortue sur
lesquels prendre appui. Ce n'est qu'une
constellation d'étoiles lancées dans le ciel
sans même une force d'attraction à laquelle
résister. Pour d'autres sphères de notre ex-
istence, il est vrai que nous nous sommes
accoutumés à vivre dans une relative insé-
curité. L'autorité de « l'Etat » comme celle
d'une « loi morale » absolue se réduisent
aujourd'hui à des expédients, tandis que la
sainte Église s'est transformée en « lieux de
réunion ». Mais ce n'est pas encore le cas
dans la classe de philosophie. Un univers
où des êtres comme nous contribueraient à
319/381

élaborer sa vérité, un monde livré à notre


opportunisme et à nos jugements privés !
L'autonomie de l'Irlande serait un Âge d'or
à côté. Nous ne sommes pas plus aptes à
jouer ce rôle que les indigènes des Philip-
pines sont « aptes à se gouverner eux-
mêmes ». Un monde comme celui-là ne
serait pas respectable philosophiquement.
Aux yeux de la plupart des professeurs de
philosophie, ce serait comme une malle
sans étiquette ou un chien sans collier.
Qu'est-ce qui pourrait bien alors consolider
cet univers qui s'effiloche ? se demandent-
ils.
Une chose qui soutienne la multiplicité
finie, qui lui sert d'amarre, qui l'unifie et lui
donne un ancrage. Une chose qui ne soit
pas soumise aux aléas, qui soit éternelle et
immuable. Ce qui, dans l'expérience, est
changeant doit reposer sur quelque chose
320/381

d'immuable. Derrière notre monde de


facto, notre monde en acte, il doit y avoir
un second exemplaire de jure, stable et an-
térieur, contenant en puissance tout ce qui
peut arriver ici-bas, chaque goutte de sang
et le moindre élément, fixé et prévu, es-
tampillé et étiqueté sans qu'il lui soit pos-
sible de varier d'un pouce. Les négations
qui hantent nos idéaux ici-bas doivent être
elles-mêmes niées dans le Réel absolu.
C'est la seule chose qui donne de la fermeté
à l'univers. C'est le soubassement sur le-
quel tout repose. Nous vivons à la surface
agitée, mais grâce à cela notre ancre tient,
car elle se fixe sur le fond rocheux. C'est «
la paix qui repose au cœur de l'agitation
sans fin » de Wordsworth. C'est «l'Un»
mystique de Vivekânanda que j'ai cité
précédemment. C'est la réalité avec un
grand R, la réalité qui prétend à l'éternité,
321/381

la réalité où la défaite est impossible. Voilà


ce que les hommes de principes, et de
façon générale tous les hommes à l'esprit
délicat comme je les ai appelés dans ma
première leçon, se croient obligés de
postuler.
C'est précisément ce que les esprits en-
durcis dont j'ai parlé dans la même leçon
ne peuvent s'empêcher de considérer
comme un exemple d'adoration perverse
pour l'abstraction. Les esprits endurcis
sont des gens pour qui les faits sont l'alpha
et l' oméga. Derrière les faits bruts de
l'expérience, il n'y a rien, disait mon vieil
ami Chauncey Wright, le grand empiriste
de Harvard à l'époque de ma jeunesse et
esprit endurci s'il en est. Lorsque le ration-
aliste veut à tout prix que, derrière les faits,
il y ait le fondement des faits, la possibilité
des faits, l'empiriste plus endurci l'accuse
322/381

de se contenter de prendre le nom et la


nature du fait pour les coller derrière le fait
comme un double, afin de le rendre pos-
sible. On sait très bien que l'on a souvent
recours à ces prétendus fondements. Lors
d'une opération chirurgicale, j'ai entendu
quelqu'un demander à un médecin pour-
quoi le patient respirait si profondément. «
Parce que l'éther est un stimulant pour la
respiration », lui répondit le médecin. « Ah
bon », dit la personne qui l'avait interrogé
comme si l'explication l'avait satisfaite.
Mais c'est comme si on disait que le cya-
nure de potassium tue parce c'est un «
poison », ou qu'il fait si froid ce soir parce
que c'est « l'hiver », ou que nous avons
cinq doigts parce que nous sommes des «
pentadactyles ». Ce ne sont que des noms
qui désignent des faits, qui sont tirés des
faits pour être ensuite traités comme s'ils
323/381

les précédaient et les expliquaient. Pour les


esprits radicalement endurcis, c'est exacte-
ment sur ce modèle que les esprits délicats
ont élaboré leur notion d'une réalité ab-
solue. Ce n'est qu'un nom qui résume la
masse entière des phénomènes qui
s'enchaînent et s'étalent, traitée comme
une entité distincte, une et antérieure.
On voit à quel point les conceptions
peuvent diverger. Le monde dans lequel
nous vivons existe sous forme diffuse et
distributive, sous la forme d'une multitude
indéfinie de chaques qui sont reliés entre
eux de manières et à des degrés extrêm-
ement divers. Les esprits endurcis sont
tout à fait prêts à les prendre comme ils se
présentent. Ils s'accommodent parfaite-
ment d'un monde comme celui-là car leur
tempérament est parfaitement adapté à
son insécurité. Ce n'est pas le cas des
324/381

esprits délicats. Ils éprouvent le besoin de


faire reposer le monde dans lequel par has-
ard nous sommes nés sur un « autre »
monde qui soit « meilleur », et dans lequel
les « chaques » réunis forment un Tout, et
ce Tout forme un Un qui présuppose, co-
implique et garantit logiquement
l'existence de chacun des chaques sans
exception.
En tant que pragmatistes, faut-il que nous
nous rangions du côté des esprits radicale-
ment endurcis ? Ou nous est-il possible de
traiter l'édition absolue de l'univers comme
une hypothèse légitime ? Dans la mesure
où l'on peut le concevoir ainsi, que ce soit
sous sa forme abstraite ou concrète, cela
est sans aucun doute légitime.
Par forme abstraite, j'entends qu'on la
place derrière notre existence finie comme
on place le mot « hiver » derrière le froid
325/381

qu'il fait ce soir. « Hiver » n'est que le nom


qu'on donne à une certaine période qui se
caractérise généralement par des températ-
ures fraîches, mais cela n'est pas garanti
car il peut très bien se mettre à faire très
doux demain. Néanmoins, le terme reste
très utile pour nous replonger dans le cour-
ant de notre expérience. Il écarte certaines
probabilités pour en promouvoir d'autres :
remisez vos chapeaux de paille et sortez
vos laines. Il résume ce à quoi vous at-
tendre. Il désigne une partie des habitudes
de la nature, et vous permet de vous tenir
prêt à les voir se dérouler. C'est un instru-
ment précis, tiré de l'expérience, une réal-
ité conceptuelle dont il faut tenir compte et
qui vous renvoie totalement au sein des
réalités sensibles. Le pragmatiste ne
songera jamais à nier la réalité de telles
326/381

abstractions. Elles constituent autant


d'expériences passées et consolidées.
Mais, si l'on prend l'édition absolue du
monde concrètement, l'hypothèse est
différente. Les rationalistes la prennent au
sens concret et l'opposent aux éditions in-
complètes de l'univers. Ils lui confèrent une
nature propre : une nature parfaite et
achevée. Chaque chose connue dans cet
univers l'est en même temps que tout le
reste, tandis qu'ici l'ignorance règne. Là, si
un désir s'exprime, il est aussitôt satisfait.
Ici, tout est processus en déroulement,
tandis que là-bas l'univers est hors du
temps. Notre monde est plein de possibil-
ités ; dans le monde absolu, où tout ce qui
«est pas est de toute éternité impossible, et
tout ce qui est est nécessaire, il n'y a pas de
place pour la catégorie du possible. Dans
notre monde, les crimes et les horreurs
327/381

sont à regretter. Dans le monde totalisé de


l'absolu, il n'y a pas de place pour le regret
puisque « l'existence du mal dans l'ordre
temporel est la condition même de la per-
fection dans l'ordre éternel ».
Je le répète, les deux hypothèses sont légit-
imes pour le pragmatisme car chacune a
son utilité. Au sens abstrait, au sens où l'on
prend le mot « hiver » comme un résumé
de l'expérience passée qui nous guide vers
l'avenir, la notion d'un univers absolu est
indispensable. Au sens concret, elle est
également indispensable, pour certains es-
prits du moins, car elle leur permet de se
déterminer sur le plan religieux, de
changer leur vie en fonction d'elle et, en
changeant de vie, de changer tout ce qui,
dans le monde extérieur, dépend d'eux.
Si nous obéissons à notre méthode, nous
ne pouvons donc pas nous joindre aux
328/381

esprits endurcis pour rejeter toute cette no-


tion d'un monde existant au-delà de notre
expérience finie. L'un des malentendus à
propos du pragmatisme consiste à le con-
fondre avec un positivisme brut, à imaginer
qu'il méprise toute idée rationaliste en
laquelle il ne verrait que bavardage et ges-
ticulations, qu'il aime l'anarchie intellec-
tuelle pour elle-même et qu'il préfère une
sorte de monde-loup débridé et sauvage,
sans maître ni collier, plutôt que n'importe
quel produit de l'enseignement philo-
sophique. Dans ces leçons, j'ai tellement
critiqué les formes délicates à l'excès que
pouvait prendre le rationalisme que je
m'attendais à une certaine incompréhen-
sion de votre part, mais j'avoue que son
ampleur me prend au dépourvu, car je n'ai
jamais oublié de défendre les hypothèses
rationalistes dans la mesure où elles
329/381

peuvent nous réorienter avantageusement


au sein de l'expérience.
Voici par exemple, une question que l'on
m'a adressée ce matin : « Un pragmatiste
doit-il être totalement matérialiste et ag-
nostique ? » Par ailleurs, l'un de mes plus
vieux amis, qui devrait me connaître un
peu mieux, m'écrit une lettre dans laquelle
il accuse le pragmatisme tel que je le
présente d'exclure toutes les questions
métaphysiques plus générales et de nous
condamner au naturalisme le plus terre à
terre*. Je voudrais vous en livrer quelques
extraits.
« Il me semble, m'écrit-il, que l'objection
pragmatique au pragmatisme réside dans
le fait qu'il pourrait accentuer l'étroitesse
des esprits déjà étroits.
« Vous nous incitez à rejeter ce qui est
mièvre et insipide, cela est bien sûr
330/381

enthousiasmant. Mais bien qu'il soit sa-


lutaire et enrichissant de s'entendre dire
que l'on devrait se sentir responsable des
conséquences immédiates de ses mots et de
ses pensées, je refuse d'être privé du plaisir
et de l'avantage de méditer sur des con-
séquences et des résultats plus lointains.
Or le pragmatisme a tendance à nous re-
fuser ce privilège.
« En somme, il me semble que les limites,
ou plutôt les dangers du pragmatisme sont
les mêmes que ceux qui assaillent les par-
tisans trop confiants des "sciences
naturelles". La chimie et la physique sont
des sciences éminemment pragmatiques, et
nombre de leurs adeptes, béatement satis-
faits des données que leur fournissent leurs
poids et mesures, éprouvent une pitié et un
mépris infinis pour tous ceux qui
s'intéressent à la philosophie et à la
331/381

métaphysique. Et de fait, tout peut


s'exprimer - d'une certaine manière et
"théoriquement" — en langage chimique ou
physique, tout, sauf le principe vital du
tout dont l'expression n'a pour eux aucun
intérêt pragmatique dans la mesure où elle
n'est porteuse d'aucune conséquence. Pour
ma part, je ne saurais me laisser persuader
qu'il nous est impossible de nous en tenir
au pluralisme manifeste du pragmatisme et
du naturalisme sans chercher une unité lo-
gique qui ne les intéresse pas. »
Comment, après avoir entendu mes deux
premières leçons, peut-on avoir une telle
idée du pragmatisme que je défends ? De-
puis le début, je le présente expressément
comme un moyen de réconcilier les esprits
endurcis et les esprits délicats. Si l'on peut
prouver que la notion d'un univers ante
rem — qu'elle soit prise au sens abstrait
332/381

comme le mot hiver, ou au sens concret


comme l'hypothèse d'un Absolu - a des
conséquences quelconques pour notre ex-
istence, alors cette notion a un sens et s'il
marche, elle aura quelque vérité pour le
pragmatisme, et il faudra qu'il s'y tienne
malgré toutes les reformulations qu'il lui
fera subir.
L'hypothèse absolutiste selon laquelle la
perfection est éternelle, existe depuis
l'origine et est tout à fait réelle, a une signi-
fication précise et fonctionne sur le plan re-
ligieux. C'est ce que j'examinerai dans ma
prochaine et dernière leçon.

Huitième leçon
333/381

Pragmatisme et religion
A LA FIN de ma précédente leçon, je vous ai
rappelé ma leçon inaugurale dans laquelle
j'avais opposé les esprits endurcis aux es-
prits délicats et proposé le pragmatisme
comme médiateur entre les deux.
L'hypothèse des esprits délicats, qui est
celle d'une édition parfaite et éternelle de
l'univers coexistant avec notre expérience
finie, fait l'objet d'un rejet total de la part
des esprits endurcis.
Selon les principes du pragmatisme, nous
ne pouvons rejeter une hypothèse dès lors
que des conséquences utiles pour la vie en
découlent. Pour le pragmatisme, les con-
ceptions universelles, en tant que choses à
prendre en considération, ont autant de
réalité que les sensations particulières.
Elles n'ont en revanche ni sens ni réalité si
334/381

elles ne sont pas utiles. Mais elles ont un


sens dès lors et pour autant qu'elles ont
une quelconque utilité. Et pourvu que leur
utilité s'accorde avec les autres besoins de
la vie, le sens de ces conceptions sera vrai.
Or, toute l'histoire religieuse des hommes
démontre l'utilité de l'Absolu. Le bras éter-
nel est donc ici-bas. Rappelez-vous l'usage
que fait Vivekânanda de l'Atman : ce n'est
certes pas un usage scientifique, car il nous
est impossible d'en déduire quoi que ce
soit. Il s'agit d'un usage purement émotion-
nel et spirituel.
Lorsqu'on examine une chose, mieux vaut
toujours faire appel à des exemples con-
crets. Je vais donc vous lire quelques vers
de Walt Whitman, tirés d'un poème intitulé
« A toi » - « toi » désignant évidemment le
lecteur ou celui qui entend le poème.
335/381

Qui que tu sois, voilà que je pose ma main


sur toi, afin de faire de toi mon poème ;
Mes lèvres murmurent à ton oreille,
J'ai aimé tant de femmes et tant d'hommes,
mais il n'est personne que je n'aime plus
que toi.
Oh, j'ai tant tardé en me taisant ; J'aurais
dû m'en aller vers toi depuis longtemps ;
J'aurais dû ne raconter que toi, j'aurais dû
ne célébrer que toi.
Je m'en vais tout quitter pour venir à toi et
écrire tes cantiques ;
Nul ne t'a jamais compris, mais moi je te
comprends ; Nul ne t'a jamais rendu justice
- et tu n'as pas été juste envers toi-même ;
Nul qui ne t'ait trouvé imparfait - moi seul
ne vois aucune imperfection en toi.
Oh, il y a tant de grandeurs et de gloires en
toi que je pourrais chanter !
336/381

Tu n'as jamais su ce que tu étais - tu as


passé ta vie replié sur toi-même, assoupi ;
Ce que tu as accompli te revient sous les
railleries.
Mais ces railleries, ce n'est pas toi ;
Je te vois rôder derrière elles, dedans ;
Je te poursuis là où personne ne t'a suivi ;
Le silence, la table de travail, l'apparence
désinvolte, la nuit, la routine habituelle, si
cela te dérobe aux yeux des autres, ou à ton
propre regard, cela ne m'empêche pas de te
voir ;
Le visage glabre, l'œil qui s'égare, le teint
impur, si cela rebute les autres, cela ne me
rebute pas ; L'accoutrement coquin,
l'attitude déhanchée, l'ivresse, l'avidité, la
mort prématurée, je balaie tout cela.
Il n'est de qualité chez l'homme ou chez la
femme qui n'ait sa pareille chez toi ;
337/381

Il n'est de vertu, de beauté, chez l'homme


ou chez la femme, qui n'aient leurs
pareilles en toi ; Nul courage, nulle endur-
ance chez les autres qui n'aient leurs
pareils en toi ;
Nul plaisir qui n'attende les autres sans
qu'un plaisir égal t'attende, toi.
Qui que tu sois ! Réclame ton dû à tout prix
!
Ces spectacles que nous offrent l'Est et
l'Ouest sont bien insipides à côté de toi ;
Ces plaines immenses - ces fleuves infinis -
tu es immense et infini, comme eux ;
Tu es celui ou celle qui est leur maître ou
leur maîtresse, Toi-même maître ou
maîtresse de la Nature, des éléments, de la
douleur, de la passion, de la dissolution.
Tes chevilles se dégagent de leurs entraves
- tu découvres une indépendance infaillible
;
338/381

Vieux ou jeune, homme ou femme, fruste,


vil, rejeté par tous, quoi que tu sois
s'impose de lui-même ;
Dans la naissance, la vie, la mort, la tombe,
les moyens sont là, rien ne manque ;
A travers les colères, les pertes, l'ambition,
l'ignorance, l'ennui, ce que tu es se fraie un
chemin.
Voilà sans doute un poème vraiment beau
et émouvant, mais on peut le lire de deux
façons différentes et également utiles.
La première lecture est moniste : c'est la
lecture mystique de la pure émotion cos-
mique. Les gloires et les grandeurs sont ab-
solument vôtres, même noyées au milieu
de vos imperfections. Quoi qu'il arrive,
quelle que soit votre apparence, au-dedans,
rien ne peut vous atteindre. Revenez vers le
véritable principe de l'être qui est le vôtre
et reposez-vous sur lui ! C'est ce que nous
339/381

propose, comme chacun sait, le quiétisme


ou l'indifférentisme. Ses détracteurs lui re-
prochent d'être un opium pour l'esprit.
Pourtant, le pragmatisme se doit de re-
specter cette doctrine car l'histoire la justi-
fie amplement.
Mais pour le pragmatisme, il est une autre
interprétation qu'il faut respecter : il s'agit
de la lecture pluraliste du poème. Le « toi »
qui se trouve loué dans cet hymne à sa
gloire peut désigner les possibilités
supérieures qui sont en vous au sens em-
pirique, ou bien les conséquences rédemp-
trices, pour vous-même ou pour les autres,
de vos échecs mêmes. Il peut désigner
votre foi en les possibilités de ceux que
vous admirez et aimez tellement que vous
êtes prêt à accepter la pauvreté de votre
propre existence car elle accompagne cette
gloire. Vous pouvez au moins vous faire le
340/381

spectateur de ce monde total si beau,


l'apprécier et l'applaudir. Oubliez ce qui est
bas en vous, ne songez qu'à ce qui est élevé
et identifiez votre vie à cela. Alors, à travers
colères, pertes, ignorance et ennui, ce que
vous aurez choisi d'être, ce que vous êtes au
plus profond de vous-même se fraiera un
chemin.
Ces deux lectures du poème nous encoura-
gent à rester fidèles à nous-mêmes. Ces
deux interprétations sont satisfaisantes,
car elles sanctifient le flux humain. Dans
les deux cas, le « toi » se détache sur un
fond d'or. Mais alors que dans le premier
cas, cet arrière-plan est l'Un immuable,
dans le second il est fait de multiples pos-
sibles, de possibles authentiques, et il
hérite de toute l'inquiétude de cette
conception.
341/381

Ces deux lectures du poème sont égale-


ment nobles, mais il est évident que
l'interprétation pluraliste s'accorde mieux
avec le tempérament pragmatique car elle
suggère immédiatement à notre esprit un
nombre infiniment plus grand de détails
concernant l'expérience à venir. Elle
déclenche en nous des activités bien
définies. Bien que cette seconde interpréta-
tion puisse paraître prosaïque et terre à
terre par rapport à la première, on ne peut
l'accuser d'être fruste au mauvais sens du
terme. Et pourtant, si en qualité de prag-
matiste, vous exprimiez votre préférence
pour la seconde lecture plutôt que pour la
première, on se méprendrait sur le sens de
vos paroles. On vous reprocherait de re-
jeter les idées qui ont plus de noblesse et de
prendre le parti des esprits endurci au pire
sens du terme.
342/381

Vous vous souvenez de la lettre que m'a en-


voyée un membre de cette assistance et
dont je vous ai lu quelques extraits lors de
ma dernière leçon. Je voudrais vous en lire
un autre qui met en évidence une con-
science très floue de l'opposition entre les
deux points de vue, qui est, je crois, très
répandue.
«Je crois, déclare cet ami dans sa lettre, au
pluralisme ; je crois que dans notre recher-
che de la vérité, nous sautons d'un îlot de
glace à l'autre, sur une mer infinie, et que
chacun de nos actes rend possibles de nou-
velles vérités et impossibles d'anciennes
vérités. Je crois que tout homme a le devoir
de rendre le monde meilleur, et chaque fois
qu'il ne le fait pas, il laisse le monde in-
achevé d'autant.
« Pourtant, en même temps, je suis prêt à
supporter que mes enfants souffrent d'une
343/381

maladie douloureuse et incurable (ce qui


n'est pas le cas), et je veux bien avoir juste
assez d'intelligence pour me rendre compte
que je suis stupide à la seule condition qu'à
travers la construction, par l'imagination et
par la raison, d'une unité rationnelle de
toutes choses, je puisse concevoir qu'à mes
actes, à mes pensées et à mes tourments vi-
ennent s'ajouter tous les autres
phénomènes du monde et que l'ensemble
forme un dessein que j'approuve et auquel
j'adhère. Pour ma part, on ne me fera ja-
mais croire qu'on ne peut aller au-delà du
pluralisme évident du naturaliste et du
pragmatiste pour parvenir à une unité lo-
gique dont ces derniers ne tiennent aucun
compte et qui ne les intéresse pas. »
L'expression d'une croyance personnelle si
joliment tournée vous réchauffe le cœur.
Mais nos idées philosophiques s'en
344/381

trouvent-elles éclaircies ? L'auteur marque-


t-il une nette préférence pour
l'interprétation moniste ou pour
l'interprétation pluraliste du poème du
monde ? Ses souffrances se trouvent com-
pensées lorsque s'y ajoutent tous les re-
mèdes fournis par les autres phénomènes.
De toute évidence, l'auteur se tourne ici
résolument vers les faits particuliers de
l'expérience qu'il interprète à la manière
mélioriste des pluralistes.
Mais il croit cependant regarder en amont
et parle de ce qu'il appelle l'unité ration-
nelle des choses, alors qu'en réalité c'est à
la possibilité de leur unification empirique
qu'il pense. Il suppose en même temps que
le pragmatiste, parce qu'il rejette l'Un ab-
strait du rationalisme, se prive de la con-
solation que représente le fait de croire aux
possibilités salvatrices de la multiplicité
345/381

concrète. En somme, il ne parvient pas à


opérer de distinction entre l'idée que la
perfection de l'univers est un principe né-
cessaire et l'idée qu'elle n'est qu'un ter-
minus ad quem possible.
Je considère l'auteur de cette lettre comme
un authentique pragmatiste qui s'ignore. Il
me semble faire partie de ces nombreux
philosophes amateurs dont j'ai parlé dans
ma première leçon : ils voudraient prendre
toutes les bonnes choses sans trop se
préoccuper de savoir si elles s'accordent les
unes avec les autres. « L'unité rationnelle
de toutes choses » est une formule si sé-
duisante qu'il s'en empare aussitôt pour ac-
cuser de façon abstraite le pluralisme d'être
en contradiction avec elle - car les termes
eux-mêmes sont en effet en contradiction -
alors que concrètement, ce qu'il entend par
là, ce n'est que le monde unifié et amélioré
346/381

du pragmatisme. La plupart d'entre nous


restent dans ce vague essentiel, et c'est bien
comme cela, mais pour le bénéfice de la
clarté, il est bon que certains d'entre nous
aillent plus loin. C'est pourquoi je vais à
présent tenter d'apporter plus de pré-
cisions sur cette question religieuse.
Faut-il donc envisager ce meilleur « toi »
d'entre tous les toi, cet univers absolument
réel, cette unité qui nous donne
l'inspiration morale et qui incarne la valeur
religieuse, d'un point de vue moniste ou
pluraliste ? Est-il ante rem ou bien in rebus
? Est-ce un principe ou une fin, un absolu
ou un ultime, un premier ou un dernier ?
Cela vous incite-t-il à aller de l'avant ou à
vous reposer ? Il vaut sans doute la peine
de ne pas mettre les deux choses dans le
même panier, car si on les distingue, elles
347/381

donnent à la vie des sens radicalement


opposés.
Je vous prie de noter que tout le dilemme
tourne, de façon très pragmatique, autour
de la notion des possibles dans le monde.
Intellectuellement, le rationalisme invoque
son principe absolu d'unité comme condi-
tion de possibilité pour les faits multiples.
D'un point de vue émotionnel, il la voit
comme un réceptacle qui impose une limite
aux possibilités, une garantie que le
dénouement sera heureux. Envisagé de
cette manière, l'absolu rend toute chose
bonne inéluctable, et toute chose mauvaise
impossible (dans le domaine de l'éternel,
s'entend), et on peut dire qu'il transforme
toute la catégorie du possible en catégories
plus sûres. On voit à présent que ce qui sé-
pare vraiment les individus en matière de
religion, c'est la grande différence entre
348/381

ceux qui croient fermement que le monde


doit être et sera sauvé et ceux qui se con-
tentent de croire qu'il le sera peut-être.
Tout le conflit entre la religion des empir-
istes et celle des rationalistes concerne ain-
si donc la validité du possible. Il faut donc
commencer par examiner ce terme. Que
signifie précisément le mot « possible » ?
Pour la pensée non réfléchie, le possible
désigne une sorte de troisième état de
l'être, moins réel que l'existence, plus réel
que la non-existence, un monde crépuscu-
laire, un statut hybride, des limbes où des
choses réelles sont parfois amenées à
pénétrer et d'où elles peuvent aussi sortir.
Cette conception est bien sûr trop vague et
insignifiante pour nous satisfaire. Ici
comme ailleurs, la seule manière de mettre
au jour la signification d'un terme est de lui
appliquer la méthode pragmatique.
349/381

Lorsqu'on dit qu'une chose est possible,


quelle différence cela fait-il ?
Ce qui change au moins, c'est que si
quelqu'un prétend que la chose est im-
possible, vous pouvez le contredire, comme
vous pourrez contredire celui qui pense
qu'elle est réelle, ou encore celui qui la dit
nécessaire. Mais pouvoir réfuter des pro-
pos ne représente pas un grand privilège.
Lorsque l'on dit qu'une chose est possible,
cela ne fait-il pas d'autres différences dans
l'ordre des faits réels ?
Cela fait au moins cette différence négative
que si l'affirmation est vraie, il s'ensuit qu'il
n'est rien qui puisse empêcher la chose
possible d'avoir lieu. S'il n'y a pas de réelle
raison pour qu'il y ait des entraves, alors on
peut dire que les choses ne sont pas im-
possibles, qu'elles sont donc possibles au
sens strict ou abstrait du terme.
350/381

Mais la plupart des possibles ne sont pas


purement théoriques, ils sont ancrés dans
le concret, ils sont fondés comme on dit.
Qu'est-ce que cela signifie, au point de vue
pragmatique ? Cela signifie que non seule-
ment il n'existe aucune condition qui
puisse faire obstacle, mais que certaines
conditions de la réalisation de la chose pos-
sible sont bien réunies. Ainsi, un poussin
concrètement possible implique : (1) que
l'idée de poussin ne comporte aucune con-
tradiction interne essentielle ; (2) qu'il n'y
ait aucun gamin, moufette et autre préd-
ateur alentour ; et (3) qu'il existe au moins
un œuf réel. La possibilité du poussin im-
plique un œuf réel - plus une poule
couveuse réelle, ou un incubateur, que sais-
je encore. À mesure que les conditions
réelles sont rassemblées, le poussin devient
une possibilité de mieux en mieux fondée.
351/381

Quand toutes les conditions sont réunies, il


cesse d'être une possibilité et devient un
fait réel.
Appliquons cette notion au salut du
monde. Pour le pragmatisme, que veut-on
dire lorsqu'on dit que c'est une chose pos-
sible ? Cela signifie que certaines condi-
tions de son salut existent bel et bien. Plus
ces conditions existantes sont nombreuses,
moins on rencontrera d'obstacles et mieux
sera fondée la possibilité du salut, ce qui
rendra plus probable le fait de ce salut.
Voilà pour une première approche de l'idée
de possible.
Or, il serait contraire à l'esprit même de la
vie de dire que notre esprit doit être in-
différent et rester neutre face à des ques-
tions comme celle du salut du monde.
Quiconque se prétend indifférent fait
preuve de bêtise et signe son imposture.
352/381

Nous cherchons tous à minimiser


l'insécurité du monde ; nous sommes
comme il se doit, malheureux à l'idée qu'il
est exposé à toutes sortes d'ennemis et
d'escouades meurtrières. Il y a pourtant
des individus chagrins qui pensent qu'il est
impossible de sauver le monde. On appelle
leur doctrine le « pessimisme ».
L'optimisme au contraire serait la doctrine
pour laquelle le salut du monde est
inéluctable.
À mi-chemin entre ces deux doctrines se
situe ce qu'on pourrait appeler le « mélior-
isme », bien que jusqu'à présent on l'ait
considéré moins comme une doctrine que
comme une attitude face aux affaires hu-
maines. L'optimisme a toujours été la doc-
trine dominante dans la philosophie
européenne. Le pessimisme n'a été in-
troduit que récemment par Schopenhauer
353/381

et il ne compte que de rares défenseurs in-


conditionnels pour le moment. Pour le
méliorisme, le salut n'est ni inévitable ni
impossible, c'est une possibilité qui devient
de plus en plus probable à mesure que se
multiplient les conditions réelles de sa
réalisation.
Il va de soi que le pragmatisme penchera
pour le méliorisme. Certaines conditions
qui permettraient de sauver le monde ex-
istent déjà, et il ne peut ignorer ce fait. Si
les conditions manquantes étaient réunies,
le salut deviendrait une réalité effective.
Naturellement les termes que j'emploie ici
sont excessivement sommaires. On peut in-
terpréter le mot « salut » comme on veut,
et voir en lui un phénomène diffus et dis-
tributif ou bien au contraire un phénomène
compact et global.
354/381

Prenez, à titre d'exemple, n'importe lequel


d'entre nous, avec les idéaux auxquels il
tient et pour lesquels il est prêt à consacrer
sa vie et sa puissance de travail. Chaque
idéal réalisé constituera une étape vers le
salut du monde. Or ces idéaux particuliers
ne sont pas de pures possibilités abstraites.
Ils sont fondés, ils sont des possibilités
vivantes dans la mesure où nous faisons le
serment de nous faire leur champion, et
pourvu que les conditions additionnelles
surviennent, nos idéaux deviennent choses
réelles. Quelles sont donc ces conditions
additionnelles ? Elles sont d'une part un
ensemble de choses qui, le moment venu,
nous fourniront une occasion, une brèche
dans laquelle nous engouffrer, et d'autre
part notre action.
Notre acte ne crée-t-il pas bien sûr le salut
du monde dans la mesure où il s'impose,
355/381

où il s'engouffre dans la brèche ? N'est-il


pas la cause, non pas du salut du monde
entier, mais au moins de cette partie du
monde qu'il occupe ?
Je vais prendre le taureau par les cornes et,
n'en déplaise à toute la clique des rational-
istes et des monistes, je répondrai pour-
quoi pas ? Nos actes, les tournants de notre
existence où il nous semble que nous nous
formons et nous développons, sont les
parties du monde qui nous sont le plus
proches, les parties que nous connaissons
de la façon la plus intime et la plus com-
plète. Pourquoi ne pas se fier à leur appar-
ence ? Pourquoi ne seraient-ils pas, comme
ils en ont l'air, les véritables lieux où le
monde bifurque et se développe - pourquoi
ne seraient-ils pas l'atelier où l'être se fab-
rique, où l'on peut voir les faits en train de
se réaliser, de sorte qu'il n'existe pas
356/381

d'autre lieu où le monde pourrait se


développer d'une autre manière ?
Irrationnel ! nous rétorque-t-on. Comment
de l'être nouveau pourrait-il surgir sous
forme de fragments et de parcelles qui vi-
ennent s'ajouter ou restent à l'écart, au
hasard et indépendamment du reste ? Il
faut une raison à nos actes, et où pourrait-
on la chercher, en dernier ressort, sinon
dans la pression matérielle ou la contrainte
logique que nous impose la nature tout en-
tière de l'univers ? Il ne peut y avoir qu'un
seul réel agent de croissance, ou de crois-
sance apparente, et ce facteur est le monde
lui-même dans son intégralité. S'il y a bien
croissance, elle le concerne dans sa totalité,
et il est irrationnel d'imaginer que des
parties isolées puissent croître par elles-
mêmes.
357/381

Mais si l'on parle de rationalité et de rais-


ons pour expliquer les choses en affirmant
qu'elles ne peuvent pas surgir isolément,
quelle sorte de raison peut-il y avoir en
définitive pour que quelque chose surgisse
plutôt que rien ? Invoquez la logique, la né-
cessité, les catégories, l'absolu et tout ce
que vous pourrez trouver dans le grand
bazar de la philosophie, selon moi, la seule
vraie raison pour qu'une chose quelconque
survienne, c'est que quelqu'un désire quelle
soit. On la requiert, par exemple pour venir
en aide à une portion si petite soit-elle de la
masse de l'univers. Il s'agit d'une raison
vivante auprès de laquelle les causes
matérielles et les nécessités logiques font
bien pâle figure.
En somme, le seul monde totalement ra-
tionnel serait le monde des vœux ma-
giques, le monde de la télépathie où chaque
358/381

désir est immédiatement satisfait sans que


l'on ait à se concilier ni à tenir compte
d'aucune puissance intermédiaire présente.
C'est proprement le monde de l'Absolu. Il
ordonne que le monde des phénomènes
soit et il est, exactement comme il l'a de-
mandé et sans qu'aucune autre condition
ne soit exigée. Dans notre monde, les
désirs de l'individu ne sont qu'une condi-
tion parmi d'autres. Il y a d'autres indi-
vidus avec leurs propres désirs qu'il faut
commencer par se concilier. De sorte que,
dans ce monde du multiple, l'Être ren-
contre toutes sortes de résistances au cours
de sa croissance, et ce n'est que progress-
ivement, de compromis en compromis,
qu'il s'organise pour prendre une forme ra-
tionnelle que l'on peut qualifier de «
secondaire ». Les pans de l'existence dans
lesquels on approche le plus l'organisation
359/381

de type magique sont peu nombreux. On


veut de l'eau, il suffit de tourner le robinet.
On veut prendre une photographie, il suffit
d'appuyer sur un bouton. On veut des nou-
velles, il suffit de décrocher le téléphone.
On veut partir en voyage, il suffit de pren-
dre un billet. Dans tous ces cas et dans
ceux du même genre, nous pouvons quasi-
ment nous contenter d'exprimer un
souhait, le monde étant rationnellement
organisé pour faire le reste.
Mais ce discours sur la rationalité n'est
qu'une parenthèse qui m'a permis de faire
une digression. Le sujet de notre discussion
était l'idée que le monde ne se développait
pas dans son intégralité, mais par mor-
ceaux grâce aux contributions de ses di-
verses parties. Prenez cette hypothèse au
sérieux, car elle est vivante. Supposez
qu'avant la création du monde, son auteur
360/381

vous présente la situation comme ceci : «Je


m'apprête à faire un monde dont le salut
n'est pas assuré, un monde dont la perfec-
tion sera soumise à condition, cette condi-
tion étant que chacun de ses agents doit
"faire de son mieux". Je vous donne la pos-
sibilité de faire partie de ce monde dont le
salut, comme vous le voyez, n'est pas
garanti. Il s'agit d'une véritable aventure
qui comporte de réels dangers, mais qui
pourtant peut se solder par une victoire. Il
s'agit d'un projet social fondé sur un au-
thentique travail de coopération.
Souhaitez-vous vous joindre au cortège ?
Êtes-vous prêt à vous accorder assez de
confiance à vous-même ainsi qu'aux autres
pour courir ce risque ? »
Si l'on vous proposait de faire partie de ce
monde, êtes-vous sûr, honnêtement, que
vous rejetteriez la proposition parce qu'elle
361/381

n'offre pas assez de garanties ?


Répondriez-vous que, plutôt que de faire
partie d'un monde aussi fondamentale-
ment pluraliste et irrationnel, vous
préféreriez retomber dans le sommeil du
néant duquel la voix du tentateur vous
avait un moment tiré ?
Il est évident que toute personne nor-
malement constituée ne commettrait pas
une telle folie. Il y a chez la plupart d'entre
nous la vitalité d'un esprit sain qui
s'accommoderait parfaitement d'un tel
univers. On accepterait donc volontiers la
proposition - « Topez là ! Marché conclu !
» Cela ressemblerait en tout point au
monde dans lequel nous vivons effective-
ment, et notre loyauté envers notre vieille
mère nourricière - la Nature — nous inter-
dirait de refuser. Le monde que l'on nous
362/381

propose nous semblerait « rationnel » de la


manière la plus vivante.
Je pense donc que la plupart d'entre nous
accepteraient volontiers la proposition et
ajouteraient leur fiat au fiat du créateur.
Certains refuseraient peut-être cependant,
car dans chaque groupe humain, il y a des
esprits morbides que la perspective d'un
univers ayant seulement d'assez bonnes
chances de trouver son salut ne suffirait
sans doute pas à satisfaire. Nous connais-
sons tous des moments de découragement
où nous sommes dégoûtés de nous-mêmes
et las de lutter en vain. Notre vie fait
naufrage et nous adoptons l'attitude du fils
prodigue. Nous doutons des chances de
succès des choses. Nous voulons un monde
où nous pouvons simplement abandonner
la partie, nous jeter au cou de notre père et
363/381

nous dissoudre dans la vie absolue comme


une goutte d'eau dans la rivière ou la mer.
La paix, la quiétude et la sécurité que nous
désirons dans ces moments-là sont celles
qui nous préservent des événements
déroutants que comporte notre expérience
finie. On atteint le nirvana lorsqu'on
échappe à la roue éternelle des aventures
en quoi consiste le monde sensible. Les
hindous et les bouddhistes, qui adoptent
cette attitude pour l'essentiel, ont tout sim-
plement peur, peur de plus d'expérience,
peur de la vie.
Aux hommes de ce tempérament, le mon-
isme religieux apporte ses paroles consol-
atrices : « Tout est nécessaire et essentiel -
y compris vous, avec votre âme et votre
cœur malades. Tout ne fait qu'un avec
Dieu, et avec Dieu, tout va bien. Le bras
éternel est ici-bas, peu importe si, dans le
364/381

monde des apparences finies, vous con-


naissez le succès ou l'échec. » Sans aucun
doute, pour les hommes qui en sont réduits
à la dernière extrémité, l'absolutisme est le
seul système qui puisse les sauver. La mor-
ale pluraliste leur donne tout bonnement la
chair de poule, leur glace le sang.
On voit ainsi concrètement qu'il existe
deux types de religion radicalement op-
posés. Pour reprendre notre ancienne com-
paraison, on pourrait dire que le système
absolutiste convient aux esprits délicats
tandis que le système pluraliste convient
aux esprits endurcis. Beaucoup de gens ne
voient rien de religieux dans le pluralisme,
qui relèverait à leurs yeux de la morale, le
terme religieux étant strictement réservé
au monisme. Dans l'histoire de la pensée
humaine, on a assez souvent opposé
comme incompatibles, la religion - au sens
365/381

où on s'en remet à Dieu - à la morale - au


sens où l'on ne se fie qu'à soi-même.
Nous nous trouvons ici devant le problème
ultime de la philosophie. J'ai dit dans ma
quatrième leçon que je pensais que le choix
entre le monisme et le pluralisme était la
question la plus profonde et la plus riche
que notre esprit puisse se poser. Se
pourrait-il que l'opposition entre les deux
soit irréductible ? Qu'un seul des deux ter-
mes soit vrai ? Le pluralisme et le monisme
sont-ils réellement incompatibles ? De
sorte que, si le monde était réellement
pluriel, s'il existait réellement de manière
distributive et qu'il était constitué de mul-
tiples chaques, il ne pourrait être sauvé que
par morceaux et de facto en fonction de
leur action sans que son histoire épique
soit le moins du monde court-circuitée par
quelque principe d'unité essentielle «
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englobant » par avance la multiplicité et la


« surmontant » de toute éternité ? Si c'était
le cas, il nous faudrait choisir entre ces
deux philosophies, nous ne pourrions dire
« oui » aux deux en même temps. Pour
rester dans le domaine du possible, il
faudrait qu'il y ait un « non ». Il nous
faudrait affronter une dernière déception :
il nous serait impossible de demeurer un
esprit et une âme malade dans un même
mouvement indivisible.
Bien entendu, en tant qu'êtres humains,
nous pouvons être esprit saint un jour et
nous découvrir l'âme malade le lendemain.
Et l'amateur qui se pique de philosophie
peut sans doute se dire pluraliste moniste,
ou déterministe partisan du libre arbitre,
ou tout ce qui lui semblera propre à récon-
cilier les contraires. Mais le philosophe vise
la clarté et la cohérence, et ressent le
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besoin tout pragmatique de faire coïncider


la vérité avec la vérité ; le problème du
choix exclusif entre l'esprit délicat et
l'esprit « robuste » se pose donc à lui. Une
question en particulier m'a toujours
troublé : les exigences de l'esprit délicat ne
vont-elles pas trop loin ? L'idée d'un
monde sauvé d'emblée dans sa totalité
n'est-elle pas de toute façon trop lénifiante
pour tenir debout ? L'optimisme religieux
n'est-il pas trop idyllique ? Faut-il que tout
soit sauvé ? N'y a-t-il aucun prix à payer
pour être sauvé ? Le dernier mot est-il une
parole douce ? Est-ce qu'il n'y a que du «
oui » dans l'univers ? N'existe t-il pas du «
non » au cœur même de la vie ? Le «
sérieux » que précisément nous attribuons
à la vie n'implique-t-il pas qu'elle comporte
inéluctablement des refus et des pertes à
subir, d'authentiques sacrifices quelque
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part, et qu'il subsiste toujours quelque


chose de sec et d'amer au fond de la coupe
?
Je ne peux me permettre de parler offici-
ellement au nom du pragmatisme ici ; tout
ce que je peux dire, c'est que mon propre
pragmatisme ne m'empêche nullement
d'adopter ce point de vue plus moral et de
renoncer à l'exigence de réconciliation
totale. Cela m'est possible parce que le
pragmatisme considère volontiers le plur-
alisme comme une hypothèse sérieuse. En
dernier ressort, c'est notre foi et non la lo-
gique qui tranche ces questions, et je ne re-
connais à aucune logique le droit d'opposer
son veto à ma propre foi. Je suis tout dis-
posé à voir en l'univers un lieu plein de
dangers et d'aventures, sans pour autant
me dérober et me retirer de la partie. Je
préfère penser que l'attitude du fils
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prodigue, que nous pouvons adopter en


maintes occasions au cours des vicissitudes
de la vie, n'est pas celle qui convient en
définitive face à la vie. Je veux bien ac-
cepter qu'il y ait de réelles pertes et des
êtres qui en souffrent réellement, et que
tout ce qui est ne soit pas entièrement
sauvé. J'accepte de croire en l'idéal comme
fin ultime, et non comme origine, comme
partie, et non comme tout. Lorsqu'on boit
la coupe, on laisse à jamais la lie au fond,
mais la promesse du breuvage est assez
douce pour que nous y portions nos lèvres.
En réalité, un nombre incalculable
d'imaginations humaines vivent dans cet
univers moral et épique, et pensent que les
succès épars qui se suivent de loin en loin
suffisent à combler leurs exigences de ra-
tionalité. Il y a une bonne traduction d'une
épigramme grecque qui exprime
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admirablement cet état d'esprit, cette ac-


ceptation de la perte irréparable, fût-ce la
perte de nous-même :
Un marin naufragé, perdu sur cette plage,
Encourage à partir.
Plus d'un vaillant navire, quand nous
faisions naufrage Bravait les vents
mauvais20.
Les puritains qui répondaient « oui »
lorsqu'on leur demandait s'ils étaient prêts
à être damnés pour la gloire de Dieu
étaient dans cet état d'esprit objectif et
magnanime. Dans ce système, le moyen
d'échapper au mal n'est pas qu'il soit
aufgehoben - préservé au sein du tout
comme un moment essentiel mais « sur-
monté ». Il faut s'en défaire totalement, le
jeter par-dessus bord et le dépasser afin de
contribuer à la création d'un monde qui
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oubliera le lieu même qu'il occupait et


jusqu'à son nom.
Il est dès lors parfaitement possible
d'accepter en toute sincérité un univers
amer dont on ne saurait effacer la « gravité
». Il me semble que celui qui adopte cette
attitude est un authentique pragmatiste. Il
accepte de vivre en accordant sa confiance
à un ensemble de possibilités non
garanties. Il est prêt à payer de sa propre
personne, si nécessaire, afin que se réalis-
ent les idéaux qu'il conçoit.
Mais dans un tel univers, quelles sont en
réalité les autres forces dont il croit qu'elles
vont coopérer avec lui ? Au stade de
développement qu'a atteint notre monde, il
peut au moins compter sur ses semblables.
Mais n'existe-t-il pas, en plus, des forces
supra-humaines en lesquelles ont toujours
cru les esprits religieux de type pluraliste
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dont nous avons parlé plus haut ? Leurs


paroles ont pu nous sembler avoir des ac-
cents monistes lorsqu'ils déclaraient : « il
n'est pas d'autre Dieu que Dieu ». Mais le
polythéisme originel de l'humanité ne s'est
transformé que de façon imparfaite et
vague pour s'élever vers le monothéisme,
tandis que le monothéisme lui-même, dans
la mesure où il était un sentiment religieux,
et non un sujet de métaphysique à enseign-
er dans les classes, n'a jamais vu en Dieu
qu'un secours, primus inter pares, au mi-
lieu de tout ce qui peut influer sur le destin
de ce vaste monde.
Je crains que mes leçons précédentes, qui
se sont cantonnées aux aspects humains et
humanistes du pragmatisme, aient pu don-
ner à beaucoup d'entre vous l'impression
que cette méthode exigeait qu'on laisse de
côté le surhumain. En effet, je n'ai pas fait
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preuve de beaucoup de respect pour


l'Absolu, et c'est de plus la seule hypothèse
suprahumaine que j'ai évoquée jusqu'à
présent. Mais je suis certain qu'il est assez
clair pour vous que l'Absolu n'a rien d'autre
en commun avec le Dieu du théisme que
son caractère surhumain. Selon les prin-
cipes du pragmatisme, si l'hypothèse de
Dieu marche de façon satisfaisante, au sens
large du terme, elle est vraie. Or, malgré les
difficultés qu'elle soulève par ailleurs,
l'expérience prouve qu'elle marche très bi-
en, et que le problème est de la construire
et de la déterminer de façon qu'elle
s'accorde de manière satisfaisante avec
toutes les autres vérités qui fonctionnent
aussi. Parvenu au terme de ma dernière
leçon, je ne peux me lancer dans la
présentation de toute une théologie, mais
lorsque je vous aurai dit que j'ai écrit un
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ouvrage sur l'expérience religieuse dont on


a considéré en général qu'il soutenait l'idée
de la réalité de Dieu, vous vous abstiendrez
peut-être d'accuser mon propre pragmat-
isme d'être athée. Pour ma part, je suis
convaincu que l'expérience humaine n'est
pas la forme d'expérience la plus élevée au
sein de l'univers. Je crois plutôt que notre
rapport au monde dans sa totalité est très
similaire au rapport qu'entretiennent nos
animaux de compagnie - chats ou chiens -
avec la vie humaine dans sa totalité. Ils
vivent dans nos salons et nos biblio-
thèques. Ils assistent à des scènes dont ils
ne soupçonnent pas la signification. Ils ne
sont que les tangentes des courbes d'une
histoire dont ils ignorent tout du début, de
la fin ainsi que des formes. De la même
manière, nous sommes comme des tan-
gentes par rapport au cercle plus vaste de
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la vie des choses. Mais tout comme les


idéaux de nos animaux de compagnie coïn-
cident souvent avec les nôtres, et que nos
chiens et nos chats en ont chaque jour la
preuve vivante, de même il nous est permis
de croire, d'après les preuves que nous
fournit l'expérience religieuse, que des
forces supérieures existent et qu'elles
oeuvrent au salut du monde suivant des
idéaux qui sont similaires aux nôtres.
On voit que le pragmatisme a un caractère
religieux, si l'on admet que la religion
puisse être de type pluraliste, ou même
seulement mélioriste. Mais il appartient à
chacun de décider s'il est prêt ou non à ac-
cepter que la religion puisse prendre cette
forme. Le pragmatisme ne peut avancer de
réponse dogmatique pour le moment car
nous ne savons pas encore quel type de re-
ligion fonctionnera le mieux sur le long
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terme. Pour rassembler des preuves, il


nous faut en fait les diverses surcroyances
des hommes ainsi que les diverses aven-
tures où s'engage leur foi. Chacun d'entre
vous suivra sans doute sa propre voie. Si
vous êtes de tempérament foncièrement
endurci, le chaos des faits sensibles de la
nature vous suffira, vous n'aurez pas be-
soin de religion. De tempérament foncière-
ment délicat, vous adopterez la forme la
plus moniste de la religion car la forme
pluraliste, qui repose sur des possibilités et
non sur des nécessités, n'offrira pas assez
de sécurité à votre goût.
Mais si vous n'êtes ni endurci ni délicat au
sens le plus radical, mais un peu les deux à
la fois, comme nous le sommes presque
tous, il pourra vous sembler que le type de
religion - à la fois pluraliste et morale - que
j'ai proposé est la meilleure synthèse
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religieuse possible. Entre les deux extrêmes


du naturalisme brut d'une part, et de
l'absolutisme transcendantal de l'autre, ce
que j'ai pris la liberté d'appeler « théisme
pragmatique » ou « mélioriste » répondra
peut-être exactement à vos besoins.

notes de james
1. Matthieu 10 : 14.
2. Leibniz, Essais de théodicée, lrc partie, § 19.
3. Ibid., lre partie, §§ 73-74.
4. Morrison I. Swift, Human Submission, Phil-
adelphia, Liberty Press, 1905, p. 4-10.
5. Traduit dans la Revue philosophique, janvier
1879 (vol. Vil).
6. « Theorie und Praxis », Zeitsch. Des Oster-
reichischen Ingenieur u.Architecten-Vereines,
1905, Nr. 4 u.G. J'ai trouvé un pragmatisme encore
plus radical que celui d'Ostwald dans un discours
prononcé par le professeur W. S. Franklin : «Je
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pense que l'idée la plus nocive que l'on puisse se


faire de la physique, même si elle est aisée à com-
prendre, est de croire qu'elle est la science des
masses, des molécules et de l'éther. Et je pense que
la meilleure idée qu'on puisse en avoir, même si on
ne la saisit pas très bien, est de se dire que la
physique est la science qui consiste à savoir
s'emparer des corps pour les déplacer! » (Science,
2 janvier 1903).
7. Robert Browning, A Lover's Quarrel, « The Poet-
ical Works of Robert Browning », London, Smith,
Elder, 1889.
8. Balfour, Arthur James, The Foundations of Be-
lief, Londres, Longmans & Green, 1895.
9. Comparer avec A. Bellanger, Les Concepts de
cause et l'activité intentionnelle de l'esprit. Paris,
Alcan, 1905, p. 79 sq.
10. Royce, Josiah, The Conception of God, New
York, 1897, p. 292.
11. Swami Vivekânanda, « God in everything »,
dans Speeches and Writings of Swami Vivekân-
anda, 3e éd. (Madras : G. A. Natesan).
12. Swami Vivekânanda, « The Atman».
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13. Sur l'« Ultime», voir Schiller sur «L'Activité et


la Substance », dans Humanism, PhilosophicalEs-
says, London, Macmillan and Co, 1903.
14. Santayana, The Life of Reason or the Phases of
Human Progress, 5 vol., New York, Charles
Scribner's Sons, 1905-1906.
15. A. E. Taylor, Philosophical Review, 14 (1905),
288.
16. H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntniss, «
Die Urtheilsnoth-wendigkeit ».
17. Je n'oublie pas que le professeur Rickert a
abandonné depuis longtemps la notion d'une vérité
fondée sur l'accord avec la réalité. Selon lui, la réal-
ité est tout ce qui s'accorde avec la vérité et la vérité
est uniquement fondée sur notre devoir premier.
Cette incroyable dérobade ainsi que le constat
d'échec que fait candidement M. Joachim dans son
ouvrage intitulé The Nature of Truth me semblent
marquer la faillite du rationalisme sur cette ques-
tion. Rickert traite en partie de la position pragma-
tiste dans un chapitre qu'il intitule « Relativismus
». Je ne peux discuter son texte ici. Je me conten-
terai de dire que son argumentation fait preuve
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d'une indigence à laquelle il ne nous avait pas


habitués.
18. F. C. Schiller, « Axioms as Postulates » in Per-
sonal Idealism : philosophical Essays by Eight
Members of the University of Oxford, ed. Henry
Sturt (London : Macmillan, 1902), p. 60-61.
19. A. E. Taylor, Eléments of Metaphysics (London
: Methuen, 1903), p. 51.
20. Théodore de Syracuse.
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