James - Pragmatisme
James - Pragmatisme
James - Pragmatisme
PRÉSENTATION
Le Pragmatisme a cent ans et il est à nouveau actuel.
Selon Richard Rorty, l'histoire de la philosophie améri-
caine contemporaine est l'histoire de sa « re-pragmat-
isation », après la période du positivisme logique. Initié
d'abord par Quine, ce mouvement d'ensemble concern-
erait des philosophes contemporains aussi différents
que Nelson Goodman, Wilfrid Sellars, Donald David-
son, Hilary Putnam et bien sûr Richard Rorty lui-même.
Même si ce nouveau pragmatisme diffère du pragmat-
isme classique des Peirce, James, Schiller ou Dewey —
ne serait-ce que parce qu'il s'est élaboré à partir et
contre le positivisme logique —, il entend retourner à
eux pour développer « des possibilités trop longtemps
négligées », comme l'écrit Putnam, permettant des «
voies pour sortir des "crampes"philosophiques qui con-
tinuent à nous affliger», si bien que le pragmatisme de-
meure aujourd'hui encore une question ouverte. En
France, le pragmatisme de Peirce ou de Dewey est de
mieux en mieux connu grâce à de récentes traductions
ou de nouveaux commentaires. Mais si la pensée de
James semble également en voie de redécouverte, ce
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e
de quoi concilier ce que le XIX siècle avait opposé, en
satisfaisant les besoins des deux tempéraments à la fois.
En quoi le pragmatisme permettrait-il, selon James, de
faire une médiation entre l'empirisme et la religion, ou
plus généralement entre l'empirisme et la métaphysique
?
Pragmatisme et positivisme
Nous avons vu la proximité soulignée par James lui-
même du pragmatisme et du positivisme de Comte, et
nous avons noté celle entre la méthode pragmatique et
le vérificationnisme des positivismes logiques, selon le-
quel les énoncés factuels n'ont de sens que s'ils sont
vérifiables dans l'expérience. Mais James a une concep-
tion plus large de l'expérience, dans le prolongement de
sa psychologie. Sans le dire explicitement, James dis-
tingue deux grands types de signification ou deux
grands types de fonction des concepts. La première est
cognitive ; elle correspond aux cas où une conception
mène à certaines sensations particulières, comme dans
l'exemple des tigres ou des théories scientifiques. La
seconde est morale et spirituelle ; elle correspond aux
cas où une conception trouve sa signification positive
dans certaines émotions et certaines conduites. Le posit-
ivisme, surtout intéressé par la signification cognitive
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Le Pragmatisme
Un nouveau nom pour
d'anciennes manières de penser
À LA MÉMOIRE DE JOHN STUART MILL QUI, LE
PREMIER, M'ENSEIGNA L'OUVERTURE D'ESPRIT DU
PRAGMATISME ET QUE J'AIME À ME
REPRÉSENTER COMME NOTRE CHEF DE FILE S'IL ÉTAIT
ENCORE PARMI NOUS.
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PRÉFACE
Les leçons qui suivent furent prononcées au Lowell In-
stitute, à Boston, en novembre et décembre 1906, puis
en janvier 1907, à Columbia, à New York. Elles ont été
reproduites telles que je les ai données, sans additions ni
notes. Le mouvement pragmatique, comme on l'appelle
- je n'aime pas ce terme, mais il est apparemment trop
tard pour en changer - semble avoir spontanément surgi
de nulle part. Un certain nombre de tendances, qui ont
toujours existé en philosophie, ont toutes ensemble pris
conscience d'elles-mêmes et de ce qu'elles avaient en
commun, ainsi que de leur mission collective. Cela est
venu de tant de pays et de tant d'horizons différents que
la formulation qui en est résultée manque d'unité. J'ai
tenté d'harmoniser l'ensemble tel qu'il s'offre à ma vue,
dans un tableau brossé à grands traits en laissant de côté
les controverses de détails. On aurait pu éviter, je crois,
beaucoup de discussions oiseuses, si les critiques
avaient bien voulu attendre que nous ayons dit à peu
près tout ce que nous avions à dire.
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SOMMAIRE
Première leçon
LE DILEMME DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Citation de Chesterton. Chacun possède sa propre philosophie. Elle
subit l'influence du tempérament. Rationalistes et empiristes. Esprits
délicats et esprits endurcis. La plupart des hommes veulent à la fois
les faits et la religion. L'empirisme vous donne les faits sans la reli-
gion. Le rationalisme vous donne la religion sans les faits. Le di-
lemme du profane. L'absence de réalité des systèmes rationalistes.
Exemple : Leibniz sur les damnés. M. I. Swift sur l'optimisme des
idéalistes. Le pragmatisme comme système médiateur. Objection.
Réponse : les philosophies ont leur tempérament tout comme les
hommes, et sont sujettes à former les mêmes jugements sommaires.
Exemple : Spencer.
Deuxième leçon
QU'ENTEND-ON PAR PRAGMATISME ?
L'écureuil. Le pragmatisme comme méthode. Histoire de la méthode.
Son tempérament et ses affinités. En quoi il s'oppose au rationalisme
et à l'intellectualisme. « Théorie du corridor ». Le pragmatisme
comme théorie de la vérité, équivalente à l'« Humanisme ».
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Première leçon
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Le dilemme de la
philosophie
contemporaine
Religieux Irréligieux
Partisan du libre arbitre Fataliste
Moniste Pluraliste
Dogmatique Sceptique
Je vous prie de bien vouloir laisser en suspens la ques-
tion de savoir si les deux ensembles que j'ai opposés ont
une cohérence interne car j'y reviendrai longuement bi-
entôt. Il suffît dans l'immédiat que ces esprits délicats et
ces esprits endurcis existent tels que je les ai décrits.
Chacun connaît sans doute quelque cas représentatif de
chaque espèce, et sait ce que ceux-ci pensent de ceux-là.
Ils ont une piètre opinion les uns des autres. C'est cet
antagonisme qui, chez des individus au caractère bien
trempé, détermine en partie l'ambiance philosophique
du moment et, en l'occurrence, celle d'aujourd'hui. Les
esprits endurcis voient dans les esprits délicats des senti-
mentalistes à l'esprit faible. Les seconds voient dans les
premiers des gens dépourvus de raffinement, grossiers
et frustes. La réaction des uns envers les autres
ressemble fort à celle des touristes bostoniens lorsqu'ils
se trouvent confrontés à des gens de Cripple Creek, et
vice versa. Chaque groupe pense que l'autre lui est in-
férieur ; mais dans un cas, le dédain est mêlé
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1
et secouent la poussière de leurs pieds pour répondre à
l'appel du large.
Il y a en effet quelque chose d'effrayant dans la satisfac-
tion qu'éprouve un esprit rationaliste devant un système
pur mais détaché de la réalité. Leibniz avait l'esprit ra-
tionaliste, mais il était beaucoup plus attaché aux faits
que ne le sont d'ordinaire les rationalistes. Pourtant,
pour trouver un exemple de superficialité incarnée, il
suffit de lire sa charmante Théodicée dans laquelle il
tente de justifier les voies de Dieu et de prouver que
nous vivons dans le meilleur des mondes possibles.
Permettez-moi de vous citer un exemple pour illustrer
mon propos.
Parmi les obstacles auxquels se heurte sa philosophie
optimiste, Leibniz se trouve confronté au problème du
nombre des âmes condamnées à la damnation éternelle.
Il pose comme prémisse issue de la théologie que, dans
le cas des hommes, ce nombre est infiniment plus grand
que celui des âmes sauvées. Il poursuit ensuite son rais-
onnement en disant :
« [...] le mal ne laisserait pas de paraître presque comme
rien en comparaison du bien, quand on considérera la
véritable grandeur de la cité de Dieu. Coelius Secundus
Curio a fait un petit livre De amplitudine regni coelestis
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Qu'entend-on par
pragmatisme ?
Il y a quelques années de cela, lors d'une
randonnée en montagne, je m'étais écarté
un moment du groupe et à mon retour je
le retrouvai engagé dans une vive discus-
sion métaphysique. La discussion portait
sur un écureuil - un écureuil vivant, ag-
rippé au tronc d'un arbre tandis que de
l'autre côté se tiendrait une personne.
Celle-ci chercherait à apercevoir l'animal
en tournant rapidement autour de l'arbre
mais, malgré sa vélocité, l'écureuil se dé-
plaçant aussi vite, il resterait caché de
l'autre côté du tronc de sorte que la
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avait débattu pour savoir comment le levain faisait lever la pâte en in-
voquant comme cause véritable de ce phénomène, soit un farfadet soit
un elfe 6. »
Il est étonnant de voir combien de controverses philosophiques per-
dent toute pertinence dès lors qu'on les soumet à ce simple test con-
sistant à dégager leurs conséquences concrètes. Il ne saurait y avoir de
différence qui ne fasse de différence autre part : une différence dans le
domaine de la vérité abstraite se traduit forcément par une différence
dans un fait concret et dans la conduite qu'il induit, d'une certaine
manière, chez un certain individu, à un certain moment, en un certain
lieu. La philosophie ne devrait avoir pour unique fonction que de
déterminer précisément quelle différence cela fera pour vous ou pour
moi, à tel et tel moments de notre vie, si l'on tient pour vraie telle for-
mule de l'univers plutôt que telle autre.
Il n'y a absolument rien de nouveau dans la méthode pragmatique. So-
crate l'utilisait en expert, et Aristote en avait fait sa méthode. Elle a
permis à Locke, Berkeley et Hume d'apporter une contribution magis-
trale à l'établissement de la vérité. Shadworth Hodgson ne cesse
d'insister sur le fait que les réalités ne sont que ce que l'on en connaît.
Mais ces précurseurs du pragmatisme n'en faisaient qu'un usage
partiel : ils se sont contentés d'ouvrir la voie. Ce n'est qu'à notre
époque qu'il s'est généralisé, qu'il a pris conscience de sa mission uni-
verselle et aspire à une destinée conquérante. Je crois en cette destinée
et j'espère parvenir à vous faire partager ma foi.
Le pragmatisme correspond à une attitude tout à fait classique en
philosophie, c'est celle des empiristes, mais il me semble qu'elle revêt
ici une forme plus radicale et acceptable que jusqu'à présent. Le prag-
matiste tourne résolument et définitivement le dos à toutes sortes
d'habitudes invétérées propres aux philosophes de métier. Il se dé-
tourne des solutions abstraites et insatisfaisantes, ou purement
verbales, des fausses raisons a priori, des principes figés, des systèmes
clos, de tout ce qui se prétend absolu ou originel. Il se tourne vers ce
qui est concret et pertinent, vers les faits, vers l'action, vers la
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Cette nouvelle idée est dès lors reconnue pour vraie et adoptée. Elle
préserve l'ancien fonds de vérités en ne lui imposant qu'un minimum
de modifications, juste l'effort nécessaire pour admettre la nouveauté
tout en la lui présentant de façon aussi familière que possible. On
n'accepterait jamais comme interprétation juste d'un fait nouveau une
explication extravagante qui irait à l'encontre de toutes nos idées an-
térieures. On continuerait à se creuser laborieusement la tête pour
trouver quelque chose de moins excentrique. Même les révolutions les
plus radicales dans les croyances d'un individu laissent en place en
grande partie l'ordre ancien. Le temps et l'espace, les relations de
cause à effet, la nature et l'histoire ainsi que l'histoire propre à
l'individu demeurent intacts. Une vérité nouvelle cherche toujours à
concilier et à aplanir les transitions. Elle accorde l'ancienne opinion au
fait nouveau en cherchant invariablement à produire le moins de
heurts et la plus grande continuité possibles. Pour nous, une théorie
est vraie dans la mesure où elle est capable de résoudre ce problème
de « maximum et de minimum ». Or son succès est ici avant tout af-
faire d'approximation. Nous disons que telle théorie résout ce
problème de façon globalement plus satisfaisante que telle autre, mais
cela veut dire plus satisfaisante pour nous, et les critères de satisfac-
tion varient selon chaque personne. Il s'ensuit donc que tout ici est,
dans une certaine mesure, plastique.
Je vous invite maintenant à observer de près le rôle joué par les an-
ciennes vérités. C'est parce qu'on n'y fait pas assez attention qu'on cri-
tique injustement le pragmatisme. Leur influence est absolument
déterminante. Le principe premier est qu'on leur reste fidèle -dans la
plupart des cas, c'est le seul principe. En effet, lorsqu'il s'agit
d'appréhender des faits tellement nouveaux qu'ils entraîneraient une
remise en cause radicale de nos idées préconçues, généralement on les
ignore complètement ou on maudit les gens qui nous les font
rencontrer.
Si l'on veut des exemples de ce processus de croissance de la vérité, on
n'a que l'embarras du choix. Le cas le plus simple en matière de vérité
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que lui apporte une vérité nouvelle, c'est pour des raisons subjectives.
Nous sommes entrés dans un processus et obéissons à ces raisons.
Parmi nos idées nouvelles, la plus vraie est celle qui accomplit avec le
plus de bonheur sa fonction qui est de satisfaire notre double exigence.
C'est grâce à la façon dont elle fonctionne, de son propre fait, qu'elle
devient vraie et se trouve classée comme vraie, en se greffant sur le
corps ancien de vérités qui dès lors croît à la manière d'un arbre par
ajout de nouvelles couches grâce à l'activité du cambium.
MM. Dewey et Schiller entreprennent donc de généraliser cette obser-
vation et de l'appliquer aux parties les plus anciennes de la vérité qui
elles aussi ont un jour été plastiques et considérées comme vraies pour
des raisons humaines. Elles aussi ont fait le lien entre des vérités en-
core plus anciennes et des observations alors nouvelles. Il n'y a pas de
vérité objective pure, de vérité qui s'établirait sans qu'intervienne la
fonction qui répond au besoin qu'éprouve l'individu de lier les parties
anciennes de l'expérience aux plus récentes. Les raisons pour
lesquelles nous disons que les choses sont vraies constituent la raison
pour laquelle elles sont vraies car, « être vrai » signifie simplement ac-
complir cette fonction de liaison.
Ainsi le serpent humain laisse partout sa trace. La vérité indépend-
ante, la vérité que l'on découvre tout simplement, la vérité qui ne
serait plus malléable selon les besoins de l'homme, la vérité parfaite en
somme existe bien, et en surabondance — les penseurs rationalistes
supposent du moins son existence. Mais alors, elle ne désigne que le
cœur inerte de l'arbre vivant, et son existence ne sert qu'à prouver que
la vérité a elle aussi sa paléontologie et qu'elle aussi est soumise à la loi
de la « prescription », que les années de service peuvent lui faire per-
dre sa souplesse et que du fait de son ancienneté, on peut la considérer
comme totalement sclérosée. Mais de nos jours, la transformation des
idées de la logique et des mathématiques (qui semble même gagner la
physique) a montré combien même les idées les plus anciennes pouv-
aient être plastiques en réalité. On réinterprète les anciennes formules
comme étant les expressions particulières de principes beaucoup plus
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vastes, des principes que nos ancêtres n'ont jamais soupçonné sous
leur forme et leur formulation actuelles.
M. Schiller continue d'appeler cette conception de la vérité « Human-
isme », mais pour désigner cette doctrine le terme de pragmatisme
semble là encore gagner du terrain et c'est celui que j'utiliserai pour en
parler dans ces leçons.
Tel serait donc le programme du pragmatisme : d'abord une méthode,
ensuite une théorie génétique de ce qu'on entend par vérité. Ces deux
points constitueront donc désormais les objets de notre étude.
Je suis convaincu que ce que j'ai dit sur la théorie de la vérité aura
semblé obscur et insuffisant à la plupart d'entre vous du fait de la
brièveté de mon exposé. Je me rattraperai plus tard. Dans une leçon
sur « le Sens commun », je tenterai de montrer ce que j'entends par «
vérités sclérosées par l'âge ». Dans une autre leçon, je développerai
l'idée que nos pensées deviennent vraies à mesure qu'elles exercent
avec succès leur fonction de médiation. Une troisième me donnera
l'occasion de montrer combien il est difficile de distinguer entre les
facteurs subjectifs et les facteurs objectifs dans le développement de la
Vérité. Il se peut que vous ne me suiviez pas jusqu'au bout lors de ces
leçons ou bien que vous ne soyez pas tout à fait d'accord avec moi,
mais je sais que vous reconnaîtrez au moins mon sérieux et que vous
saluerez mes efforts.
Vous serez peut-être surpris d'apprendre que les théories de MM.
Dewey et Schiller ont essuyé une tempête de critiques méprisantes et
de railleries. Le rationalisme s'est tout entier soulevé contre eux. Dans
les milieux influents, M. Schiller en particulier a été traité comme un
écolier impudent qui mériterait une fessée. Je n'en parlerais pas si cela
ne jetait un éclairage sur ce tempérament rationaliste que j'ai opposé
au tempérament pragmatique. Loin des faits, le pragmatisme n'est pas
à son aise tandis que le rationalisme ne se sent bien qu'en présence
d'abstractions. Ce discours pragmatiste sur les vérités au pluriel, sur
leur caractère utile et satisfaisant, sur le fait qu'elles « fonctionnent »
ou non, etc., l'esprit de type intellectualiste n'y voit en fait de vérité
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seulement au goût mais aussi pour nos dents, pour notre estomac et
notre organisme, certaines idées ne sont pas seulement agréables à
penser, ou agréables en tant qu'elles accompagnent d'autres idées qui
nous sont chères, mais encore elles sont utiles dans les luttes de la vie
pratique. S'il est une vie qu'il vaudrait vraiment mieux mener, et s'il
est une idée qui nous aidait à mener cette vie si l'on croyait en elle, al-
ors il vaudrait mieux pour nous que nous croyions en cette idée, à
moins bien sûr que notre croyance en elle ne se trouve en conflit avec
d'autres intérêts vitaux plus importants.
« Ce qu'il vaudrait mieux que nous croyions » ! Voilà qui a tout l'air
d'une définition de la vérité. Cela reviendrait presque à dire « ce que
nous devrions croire » : et aucun de vous ne trouverait cette
définition-là étrange. Ne devrions-nous pas ne jamais croire ce qu'il
vaut mieux pour nous de croire ? et nous est-il possible de séparer tou-
jours ces deux notions : ce qui est mieux pour nous et ce qui est vrai
pour nous ?
Le pragmatisme répond par la négative, et je suis entièrement
d'accord. Vous aussi sans doute, tant qu'on en reste à une déclaration
abstraite, mais vous soupçonnez que si l'on croyait vraiment en
pratique à tout ce qui apporte du bien à nos vies personnelles, on se
retrouverait en train d'entretenir toutes sortes d'idées bizarres sur le
monde qui nous entoure, et toutes sortes de superstitions senti-
mentales sur l'au-delà. Vos soupçons sont sans aucun doute fondés,
car il est évident que passer de l'abstrait au concret implique des
choses qui compliquent la situation.
Je viens de dire que ce qu'il valait mieux pour nous de croire était vrai
à moins que cette croyance ne se trouve en conflit avec un autre intérêt
vital. Or, dans la vie réelle, à quel genre d'intérêts vitaux nos croyances
personnelles sont-elles susceptibles de se heurter ? Lesquels, sinon les
intérêts vitaux portés par d'autres croyances lorsque celles-ci se
révèlent incompatibles avec les premières ? En d'autres termes, il
semble que la principale menace à laquelle soit confrontée chacune de
nos vérités prise séparément vienne de nos autres vérités prises
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Troisième leçon
Considérations
paradigmatiques sur
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quelques problèmes
métaphysique
créée par le fait que la matière existe ou non, c'est que quand elle est
nous éprouvons ces sensations, alors que quand elle n'est pas nous ne
les éprouvons pas. Sa signification réside donc tout entière dans ces
sensations. Ainsi Berkeley ne nie-t-il pas la matière, il se contente de
nous dire en quoi elle consiste : c'est un nom adéquat pourvu qu'il ne
renvoie à rien d'autre qu'à des sensations.
Locke, et à sa suite Hume, ont fait une critique pragmatique similaire
de la notion de substance spirituelle. Je me contenterai d'évoquer ce
que dit Locke sur notre « identité personnelle ». Il réduit d'emblée
cette notion à sa valeur pragmatique en termes d'expérience. Pour lui,
elle est une certaine portion de « conscience », c'est-à-dire le fait qu'à
tel moment de notre vie, nous nous rappelons d'autres moments et
avons le sentiment qu'ils font tous partie d'une seule et même histoire
personnelle. Le rationalisme avait expliqué cette continuité pratique
de notre vie par l'unité de notre âme entendue comme substance. Mais
Locke objecte que si Dieu nous ôtait la conscience, nous porterions-
nous mieux du fait qu'il nous resterait le principe de l'âme ? Suppo-
sons qu'il attribue la même conscience à différentes âmes, nous, dans
le sentiment que nous avons de nous-mêmes, en porterions-nous plus
mal ? A l'époque de Locke, l'âme était essentiellement une chose qu'on
punissait ou qu'on récompensait. Voyez comment, dans cette per-
spective, il maintient son analyse sur un plan pragmatique :
Supposons, dit-il, qu'un homme pense que son âme est la même que
celle qui était dans Nestor ou dans Thersite. Peut-il s'attribuer leurs
actions à lui-même plutôt qu'à quelque autre homme qui ait jamais ex-
isté ? Mais que cet homme vienne à avoir conscience de quelqu'une
des actions de Nestor, il se trouve alors la même personne que Nestor
[...] C'est sur cette identité personnelle qu'est fondé tout le droit et
toute la justice des peines et des récompenses. Il n'est peut-être pas
déraisonnable de croire que personne ne sera responsable de ce qui lui
est entièrement inconnu, mais que chacun recevra ce qui lui est dû,
étant accusé ou excusé par sa propre conscience, car supposé qu'un
homme fût puni présentement pour ce qu'il a fait dans une autre vie,
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bien entendu que ces théories aient expliqué ce qui est avec un égal
succès.]
Car honnêtement, que vaudrait un Dieu s'il était là, sa tâche accomplie
et son monde en ruine ? Sa valeur ne dépasserait pas celle que pos-
sédait cet univers. Sa puissance créatrice a pu produire ce résultat,
avec ses qualités et ses défauts, mais n'a pas pu aller au-delà. Et
puisqu'il n'est pas question d'avenir, puisque toute la valeur et tout le
sens qu'avait le monde se sont exprimés dans les sentiments qui ont
accompagné sa fin et disparaissent avec lui, puisque (contrairement à
notre monde réel) il n'y a en lui aucune chose à venir en gestation dont
il pourrait tirer un surcroît de sens : cela nous donne en quelque sorte
la mesure de Dieu. Il est Celui qui a créé tout cela une fois pour toutes
et nous lui sommes reconnaissants dans cette exacte mesure mais pas
davantage. Et dans l'hypothèse contraire selon laquelle les particules
de matière auraient, suivant leurs propres lois, créé le monde et rien
moins, ne devrions-nous pas leur être tout aussi reconnaissants ?
Qu'aurions-nous à perdre si nous laissions tomber l'hypothèse divine
pour considérer la matière comme seule responsable ? Pourquoi y
aurait-il alors plus d'inertie et de grossièreté ? L'expérience étant don-
née une fois pour toute, dans quelle mesure la présence de Dieu
pourrait-elle la rendre plus vivante ou plus riche ?
Franchement, il est impossible de répondre à cette question. Dans la
réalité de l'expérience, le monde est apparemment le même dans ses
moindres détails, que l'on se place dans l'une ou l'autre hypothèse, « le
même, qu'on le loue ou qu'on le blâme », dit Browning 7. Il est là, in-
défectible : un cadeau qu'on ne saurait nous reprendre. Dire que la
matière en est la cause ne lui enlève aucun des éléments qui le con-
stituent, et dire que Dieu en est la cause n'y ajoute rien. Ce sont le Dieu
et les atomes de ce monde-ci, et d'aucun autre. Le Dieu, s'il existe, a
fait exactement ce que les atomes étaient en mesure de faire - il s'est
manifesté sous la forme d'atomes, pour ainsi dire, et il mérite la même
reconnaissance que l'on doit aux atomes, et pas davantage. Et si sa
présence ne fait aucune différence quant au déroulement ou au
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dénouement de la pièce, elle ne peut donc pas non plus lui conférer un
surcroît de dignité. Pas plus qu'elle n'en manquerait s'il en était absent
et si les atomes étaient seuls à entrer en scène. Lorsque la pièce est
jouée et le rideau tombé, elle n'est pas meilleure parce que vous
prétendez que son auteur est un génie, ni pire si vous dites qu'il n'est
qu'un écrivaillon.
Ainsi, si l'on ne peut déduire de notre hypothèse aucune conséquence
à venir pour ce qui concerne notre expérience ou notre conduite, le
débat entre le matérialisme et le théisme est vain et dénué de sens.
Matière et Dieu en l'occurrence signifient exactement la même chose -
c'est-à-dire ni plus ni moins la puissance qui a créé ce monde fini et lui
seul - et sage est celui qui se détourne de ces discussions oiseuses. De
fait, la plupart des hommes se détournent instinctivement, et les posit-
ivistes ainsi que les scientifiques le font délibérément, des querelles
philosophiques qui ne se révèlent pas porteuses de conséquences pré-
cises pour l'avenir. La verbosité et la vacuité de la philosophie est un
reproche qui ne nous est que trop familier. Si le pragmatisme a raison,
ce reproche est tout à fait justifié, à moins que les théories incriminées
n'aient d'autres conséquences pratiques, aussi ténues et éloignées
soient-elles. L'homme du commun et l'homme de science déclarent
n'en percevoir aucune, et si le métaphysicien n'en discerne pas non
plus, les premiers ont sans doute raison contre lui. Sa science est
triviale et pompeuse et il ne mérite ni le titre ni la fonction de
professeur.
En conséquence, dans un authentique débat métaphysique, il doit y
avoir un enjeu pratique, même s'il est conjectural et éloigné. Pour bien
le comprendre, revenons à notre question et plaçons-nous cette fois
dans le monde où nous vivons, dans ce monde qui a un avenir et qui
n'est pas achevé au moment où nous parlons. Dans ce monde in-
achevé, l'alternative matérialisme/théisme a un sens éminemment
pratique. Cela vaut la peine de nous y attarder pour le vérifier.
En effet, en quoi notre programme sera-t-il différent selon que nous
considérons que les faits de l'expérience écoulée sont le résultat
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d'atomes aveugles et sans dessein qui se meuvent selon des lois éter-
nelles, ou que nous croyions au contraire qu'ils viennent de la Provid-
ence divine ? Pour ce qui concerne les faits passés, il n'y a en effet
aucune différence : on les a saisis, capturés, on a pris ce qu'il y avait de
bon en eux, quelle que soit leur cause - atomes ou Dieu. Nombreux
sont par conséquent aujourd'hui les matérialistes qui, faisant fi des as-
pects pratiques qui découleront de la question, cherchent à faire oubli-
er la réprobation que suscite le mot matérialisme, et même à en faire
oublier le nom, en montrant que si la matière avait pu créer tous ces
bienfaits, elle était donc au point de vue de sa fonction une entité di-
vine au même titre que Dieu, elle fusionnait en fait avec Dieu, elle était
ce qu'on entend par Dieu. Cessez donc, nous conseillent-ils, d'utiliser
ces termes qu'on oppose abusivement. Prenez donc des termes qui ne
connotent ni la religiosité, ni la grossièreté, la vulgarité et l'indignité.
Parlez du mystère originel, de l'énergie inconnaissable, de la seule et
unique puissance au lieu de dire Dieu ou matière. C'est ce que nous in-
vite à faire M. Spencer, et si la philosophie était exclusivement tournée
vers le passé, il se montrerait alors excellent pragmatiste.
Or la philosophie porte aussi sur l'avenir, et une fois qu'elle sait ce que
le monde a été, a produit et donné, elle se pose la question de savoir ce
qu'il promet. Que la matière nous promette le succès, que grâce à ses
lois elle pousse notre monde vers une perfection toujours plus grande,
et tout homme doué de raison adorera cette matière avec la même fer-
veur que Spencer adore ce qu'il appelle la puissance inconnaissable.
Non seulement, cela a produit de la vertu jusqu'à présent, mais cela en
produira toujours, et c'est exactement ce qu'il nous faut. Puisqu'en
pratique, elle accomplit tout ce qu'un Dieu peut accomplir, la matière
est équivalente à Dieu, sa fonction est celle d'un Dieu et elle règne sur
un monde dans lequel un Dieu est désormais superflu car son absence
ne saurait légitimement se faire ressentir. « Emotion cosmique »
serait alors le nom qui conviendrait à la religion.
Mais la matière qui porte le processus d'évolution cosmique de
Spencer est-elle ce principe de perfection infinie ? Bien sûr que non,
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car la science annonce que toute chose ou tout système qui s'est
développé dans le cosmos est voué à la mort et à une fin tragique. En
se cantonnant à l'esthétique sans tenir compte de l'aspect pratique du
problème, M. Spencer n'a guère contribué à faire avancer les choses.
Mais appliquez à présent notre principe des résultats pratiques et
voyez quelle importance vitale prend alors la question du choix entre
matérialisme et théisme.
S'ils n'ont aucun intérêt du point de vue rétrospectif, lorsqu'on les pro-
jette sur l'avenir le matérialisme et le théisme ouvrent des perspectives
bien différentes pour l'expérience. Car selon la théorie de l'évolution
mécanique, si nous devons aux lois de la redistribution de la matière et
du mouvement tous les bons moments que nous a donnés notre or-
ganisme et tous les idéaux que notre esprit forge à présent, elles sont
fatalement condamnées à défaire ce qu'elles ont fait, à passer de
l'évolution à la dissolution. Vous savez tous quelle fin la science évolu-
tionniste prévoit pour l'univers. On ne saurait mieux l'exprimer que M.
Balfour : « Les énergies de notre système s'amenuiseront, l'éclat du
soleil se ternira et la terre, devenue inerte et figée, ne pourra plus sup-
porter la présence de celui qui aura un instant troublé sa solitude :
l'homme disparaîtra dans l'abîme et ses pensées avec lui. La con-
science inquiète qui aura, l'espace d'un instant, dans son coin obscur,
rompu le silence serein de l'univers, trouvera la paix. La matière
n'aura plus conscience d'elle-même. Ce sera comme si n'avaient jamais
existé les "monuments éternels", les "actes pour la postérité", la mort
elle-même et l'amour plus fort que la mort. Et tout ce que le labeur, le
génie, le dévouement et la souffrance d'innombrables générations
d'hommes auront produit ne s'en trouvera ni mieux ni plus ma l8. »
C'est là où le bât blesse : dans les vastes mouvements des turbulences
cosmiques, bien que nous voyions apparaître maints rivages scintil-
lants et s'éloigner maintes formes enchanteresses dans ces nuages qui
s'attardent longuement avant de se dissiper - tout comme notre
monde s'attarde à présent pour notre bonheur - lorsque ces choses
éphémères ont disparu, il ne subsiste rien, absolument rien qui
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pour laquelle il devrait y croire. Les déterministes, qui nient son exist-
ence et disent que les individus ne sont jamais au commencement,
mais ne font que transmettre à la postérité toute la poussée du cosmos
qui les a précédés et dont ils ne sont qu'une expression insignifiante,
rabaissent l'homme. Dépouillé de ce principe créateur, il perd de sa
dignité. Je suppose que plus de la moitié d'entre vous croient instinct-
ivement au libre arbitre, et que votre attachement à cette croyance est
dû essentiellement au fait qu'on l'admire en vertu de la dignité qu'elle
confère à l'homme.
On a également débattu la question du libre arbitre de manière prag-
matique et, curieusement, ses partisans comme ses détracteurs lui ont
donné la même interprétation pragmatique. Vous savez quelle import-
ance ont eu les questions de responsabilité dans les controverses
éthiques. A entendre certains, on pourrait penser que tout ce que vise
la morale, c'est un code pour juger si les conduites méritent l'éloge ou
le blâme. C'est ainsi qu'agit l'antique levain légal et théologique, nous
continuons à montrer de l'intérêt pour le crime, le péché et le châti-
ment. « À qui la faute ? Qui devons-nous châtier ? Qui recevra le châti-
ment de Dieu ? » Ces préoccupations hantent l'histoire religieuse des
hommes comme un cauchemar.
C'est pourquoi on a attaqué le libre arbitre tout comme le détermin-
isme et on les a qualifiés d'absurdes, car aux yeux de leurs adversaires,
chacun semble exclure qu'on puisse « imputer » leurs bonnes comme
leurs mauvaises actions aux individus. Etrange paradoxe ! Le libre ar-
bitre implique de la nouveauté, une chose qu'on greffe sur le passé et
qu'il ne portait pas en lui. Si nos actions étaient prédéterminées, si
nous ne faisions que transmettre la poussée de tout le passé, comment
pourrait-on nous louer ou nous blâmer pour quoi que ce soit ? de-
mandent les partisans du libre arbitre. Nous ne serions alors que les «
agents » et non les « auteurs responsables » de nos actes.
Qu'adviendrait-il alors de la précieuse imputabilité, de la
responsabilité ?
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Quatrième leçon
L'un et le multiple
vrais ou faux, c'est ce méliorisme qui leur donne tout leur sens. Je me
suis souvent dit que le phénomène qu'on appelle en optique « la
réflexion totale » symbolisait parfaitement la relation entre les idées
abstraites et les réalités concrètes telle que la conçoit le pragmatisme.
Placez un verre d'eau légèrement au-dessus de vos yeux et regardez sa
surface à travers le liquide - ou plutôt faites la même chose avec la
vitre d'un aquarium. Vous verrez alors l'image réfléchie extrêmement
brillante d'une flamme de bougie par exemple, ou de tout autre objet
lumineux placé de l'autre côté du récipient. Dans ce cas, aucun rayon
ne dépasse la surface de l'eau : ils sont tous renvoyés vers le fond. Ima-
ginons à présent que l'eau représente le monde des faits sensibles, et
l'air au-dessus d'elle le monde des idées abstraites. Ces deux mondes
sont bien entendu réels et des échanges se font entre eux, mais seule-
ment dans leur zone de contact, or le lieu de tout ce qui vit, de tout ce
qui nous arrive dans l'expérience réelle, c'est l'eau. Nous sommes
comme des poissons nageant dans l'océan des sens que borne par au-
dessus l'élément supérieur que nous sommes incapables de respirer ou
de pénétrer. Il nous donne pourtant notre oxygène et nous entrons
sans cesse en contact avec lui en tel ou tel point et, à chaque contact,
nous sommes renvoyés sous la surface avec un nouveau cap et une én-
ergie renouvelée. Les idées abstraites qui composent l'air sont indis-
pensables à la vie, mais pour ainsi dire irrespirables telles quelles, leur
unique fonction étant de nous pousser dans une nouvelle direction.
Aucune comparaison n'est vraiment satisfaisante, mais celle-ci ne
manque pas de me plaire. Elle montre comment une chose, qui ne suf-
fit pas en elle-même à la vie, peut néanmoins être un facteur déter-
minant pour la vie en une autre occasion.
Je voudrais dans cette présente leçon illustrer la méthode prag-
matique par une nouvelle application. Je voudrais l'utiliser pour
éclairer le problème bien connu de « l'un et du multiple ». Je suppose
que cette question ne vous a guère empêchés de dormir, et je ne serais
pas surpris si vous me disiez qu'elle ne vous avait jamais tourmentés.
Pour ma part, à force d'en faire l'objet de longues méditations, j'en suis
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pour sa pensée - il existe dans ses rêves, pour ainsi dire ; et tels qu'il
les connaît, ils ont une seule fin, ils forment un système unique, racon-
tent une seule histoire. Cette notion d'une unité noétique qui envelop-
perait tout est le chef-d'œuvre de la philosophie intellectualiste. Ceux
qui croient en l'Absolu, comme on appelle le sujet omniscient, disent
d'ordinaire qu'ils sont poussés par des raisons impérieuses auxquelles
le penseur clairvoyant ne saurait se soustraire. L'Absolu a des con-
séquences pratiques considérables sur lesquelles j'ai attiré votre atten-
tion dans ma deuxième leçon. S'il existait vraiment, il en résulterait
sans doute pour nous beaucoup de différences d'ordres divers. Je ne
peux ici me pencher sur toutes les preuves logiques de l'existence d'un
tel Être ; je me bornerai à dire qu'aucune d'elles ne me paraît valable.
Je me vois donc contraint de traiter la notion de Sujet omniscient
comme une simple hypothèse, strictement équivalente, d'un point de
vue logique, à la notion pluraliste qui veut qu'il n'y ait pas de point de
vue, pas de foyer où convergerait l'information et à partir duquel on
embrasserait du regard le contenu entier de l'univers. « La conscience
divine, déclare le professeur Royce, constitue dans son intégralité un
moment de conscience d'une clarté lumineuse10.» Voilà le genre
d'unité noétique chère au rationalisme. L'empirisme en revanche se
contente d'un type d'unité noétique familière aux hommes. Toute
chose est connue, en même temps que d'autres, par un sujet connais-
sant quelconque. Mais la multiplicité des sujets connaissants pourrait
bien être irréductible, et celui-là même dont les connaissances
s'étendent le plus loin risque de ne pas connaître la totalité des choses,
ou de ne pas embrasser toutes ses connaissances à la fois, car il est
susceptible d'oublier. Quel que soit le modèle qui l'emporte, le monde
serait toujours un univers du point de vue noétique. Ses parties
seraient unies dans la connaissance mais, pour l'un, cette connais-
sance serait absolument unifiée tandis que pour l'autre, elle serait faite
d'éléments qui s'enchaînent et se recoupent.
La notion d'un sujet pour qui la connaissance est instantanée ou éter-
nelle — les deux adjectifs ayant ici le même sens - est, comme je l'ai
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Aucune chose n'y aurait d'action sur aucune autre, et toutes se re-
fuseraient à propager leur influence. Ou bien on pourrait avoir des ac-
tions mécaniques rudimentaires, mais pas d'action chimique. De tels
univers montreraient beaucoup moins d'unité que le nôtre. On pour-
rait aussi imaginer une véritable interaction physico-chimique, mais
pas d'esprits ; ou bien des esprits, mais complètement isolés, sans in-
teraction sociale ; ou encore une vie sociale se limitant à des relations
de connaissance, sans amour ; ou enfin de l'amour mais aucune cou-
tume ou institution pour le ritualiser. Aucun de ces degrés de l'univers
ne serait totalement dépourvu de rationalité ou d'intégrité, si in-
férieurs qu'ils apparaissent au regard des degrés supérieurs. Tout
comme notre monde actuel nous semblerait appartenir à un degré in-
férieur si nos esprits venaient un jour à être reliés les uns aux autres «
par télépathie », de sorte qu'ils sauraient immédiatement, du moins
dans certaines conditions, ce que les autres pensent.
Avec toute l'éternité du temps écoulé ouverte à nos conjectures, il est
sans doute légitime de se demander si les divers types d'unions
existant dans notre monde actuel ne se seraient pas développés petit à
petit à la façon dont on voit les systèmes humains se mettre en place
pour répondre à nos besoins. Si cette hypothèse était fondée, il sem-
blerait que l'unité totale se trouve à la fin plutôt qu'à l'origine des
choses. En d'autres termes, il faudrait remplacer la notion d'« Absolu
» par celle d'« Ultime ». Les deux notions auraient le même contenu -
à savoir, un contenu factuel unifié au plus haut degré - mais leurs rela-
tions au temps seraient diamétralement opposées13.
Après avoir ainsi traité de l'unité de l'univers sous l'angle pragmatique,
la raison pour laquelle j'ai dit dans ma deuxième leçon, selon
l'expression de mon ami Papini, que le pragmatisme tendait à assoup-
lir toutes nos théories, devrait vous apparaître clairement. De façon
générale, on a posé l'unité du monde sur un plan purement abstrait et
fait comme s'il fallait être idiot pour en douter. Le tempérament mon-
iste s'est montré emporté, voire tempétueux ; cette façon de défendre
une doctrine s'accommode mal de discussions raisonnables et
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Pragmatisme et sens
commun
de connaissances, de croyances et de
préjugés antérieurs qu'il nous est possible.
Nous raccommodons et rapiéçons plus que
nous ne renouvelons. La nouveauté pénètre
par imbibition, elle s'incruste dans la
masse, mais cette masse qui l'absorbe
déteint également sur elle. Il y a apercep-
tion et coopération de la part de notre
passé de sorte qu'il est plutôt rare qu'un
fait nouveau soit ajouté tout cru au nouvel
équilibre qui résulte de chaque progrès de
la connaissance. D'ordinaire il s'amalgame
après avoir cuit longuement, pour ainsi
dire, après avoir mijoté dans la sauce des
anciennes connaissances.
Ainsi, les nouvelles vérités résultent-elles
de la combinaison des expériences nou-
velles avec les vérités anciennes qui se
modifient les unes les autres. Puisqu'il en
va ainsi des changements d'opinion
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Sixième leçon
Conception pragmatiste de
la vérité
LORSQUE CLERK MAXWELL était enfant, on ra-
conte qu'il avait la manie de se faire tout
expliquer, et que lorsque les gens chercha-
ient à se débarrasser de lui en lui tenant un
discours assez vague sur les phénomènes
en guise d'explication, il les interrompait
avec humeur en disant : « Oui, mais je veux
que vous m'expliquiez comment cela
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Septième leçon
Pragmatisme et
Humanisme
CE QUI FAIT que chacun ferme son cœur à la
théorie de la vérité que j'ai ébauchée dans
ma dernière leçon, c'est cette fameuse idole
de la tribu : cette notion de la Vérité, con-
çue comme réponse unique, achevée et
complète, à l'unique et immuable énigme
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Huitième leçon
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Pragmatisme et religion
A LA FIN de ma précédente leçon, je vous ai
rappelé ma leçon inaugurale dans laquelle
j'avais opposé les esprits endurcis aux es-
prits délicats et proposé le pragmatisme
comme médiateur entre les deux.
L'hypothèse des esprits délicats, qui est
celle d'une édition parfaite et éternelle de
l'univers coexistant avec notre expérience
finie, fait l'objet d'un rejet total de la part
des esprits endurcis.
Selon les principes du pragmatisme, nous
ne pouvons rejeter une hypothèse dès lors
que des conséquences utiles pour la vie en
découlent. Pour le pragmatisme, les con-
ceptions universelles, en tant que choses à
prendre en considération, ont autant de
réalité que les sensations particulières.
Elles n'ont en revanche ni sens ni réalité si
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notes de james
1. Matthieu 10 : 14.
2. Leibniz, Essais de théodicée, lrc partie, § 19.
3. Ibid., lre partie, §§ 73-74.
4. Morrison I. Swift, Human Submission, Phil-
adelphia, Liberty Press, 1905, p. 4-10.
5. Traduit dans la Revue philosophique, janvier
1879 (vol. Vil).
6. « Theorie und Praxis », Zeitsch. Des Oster-
reichischen Ingenieur u.Architecten-Vereines,
1905, Nr. 4 u.G. J'ai trouvé un pragmatisme encore
plus radical que celui d'Ostwald dans un discours
prononcé par le professeur W. S. Franklin : «Je
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