"Cahiers Octave Mirbeau", N° 25
"Cahiers Octave Mirbeau", N° 25
"Cahiers Octave Mirbeau", N° 25
OCTAVE MIRBEAU
N° 25
2018
ANGERS - 2018
Le premier colloque, « Octave Mirbeau et la société française
de la “Belle Époque”»
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 3
COMMÉMORATION INTERNATIONALE
D’OCTAVE MIRBEAU
En guise de modeste introduction…
sans mal. Bien sûr aussi, il n’est pas le seul à porter, sur l’organisation politique
et sociale de la “Belle Époque”, un regard critique : à partir de 1890 il se situe
délibérément dans le courant anarchiste, mais sans jamais pour autant se rallier
à aucune orthodoxie, comme le révèle notamment son drame Les Mauvais
bergers (1897).
Il était donc intéressant de bien resituer Mirbeau et ses combats poli-
tiques et sociaux dans son temps et son milieu, afin de cerner plus précisé-
ment ce qui le rattache aux courants progressistes de l’époque et ce qui le
distingue. Plusieurs sujets ont ainsi été abordés, sans la moindre prétention
à l’exhaustivité : la condition des femmes, la condition ancillaire, et notam-
ment les bureaux de placement, la condition animale, la santé publique, la
corruption politique, le cynisme des affairistes de tout poil, la constitution d’une
idéologie nationaliste et antisémite annonçant le fascisme, pendant la crise
boulangiste et l’affaire Dreyfus. Sur cette toile de fond, il s’agissait d’étudier
comment l’intellectuel éthique qu’était Mirbeau, avec l’arme de sa plume, a
lutté pour susciter, chez ses lecteurs, l’étincelle de la conscience, en mettant
en œuvre un cynisme à la Diogène, en révélant les coulisses du “beau
monde”, en nous obligeant à « regarder Méduse en face », en s’employant
à démystifier d’importance les politiciens de tous bords, les détenteurs du
capital et l’Église catholique, tous complices, tous coupables de crimes de lèse-
humanité.
Pierre MICHEL
Président de la Société Octave Mirbeau
NOTES
1
Et aussi pas mal de sous, ce qui a asséché les réserves de notre valeureuse
association.
2
La journée du 31 mars s’est déroulée au château du Plessis-Macé, qui abrite
le Festival d’Anjou en juin et juillet, et la journée du 1er avril au Musée des
Beaux-Arts d’Angers.
PREMIÈRE PARTIE
ACTES DU COLLOQUE
DU PALAIS DU LUXEMBOURG
(27 janvier 2017)
OUVERTURE DU COLLOQUE
Chers amis, chères amies,
Cher Pierre Michel,
Rien ne me prédestinait à soutenir un colloque international dédié à Octave
Mirbeau, rue de Vaugirard, un 27 janvier 2017.
Cependant lorsqu’on est élue en Maine-et-Loire on ne peut ignorer le
colossal travail réalisé par Pierre Michel et tous les universitaires et amateurs
de Mirbeau . Même si certaines facettes du personnage peuvent troubler voire
irriter (l’antisémitisme des Grimaces, son rapport aux femmes, certaines
analyses plus radicales que notre pragmatisme invétéré), il y a matière à revisiter
un penseur et essayiste de premier plan, qui dénonça, en son temps, les turpi-
tudes de la vie publique, l’hypocrisie de la bourgeoisie, les rapports de domi-
nation. Ensuite il dénonça également les abus sexuels commis par des membres
de l’Église contre les jeunes enfants, dont il est probable que Mirbeau les a
connus de près. Tout cela lui donne un côté décapant et revigorant, d’une
indignation permanente et documentée.
Alors, même si nous ne sommes pas des « fans » de la première heure, il
nous a paru précieux de convier des chercheuses et des chercheurs du monde
entier à fêter cet anniversaire, et nous avons aimé à Angers le travail de Virginie
Brochand metteuse en scène autour de l’œuvre de Mirbeau.
Lanceur d’alerte a sa façon, intellectuel engagé, personnage fantasque, il
méritait notre attention et c’est avec joie, et non sans malice, que nous
souhaitons à toutes et tous des travaux riches et fructueux et saluons, à cette
occasion, l’engagement de Pierre Michel et de son équipe.
Mirbeau était déjà un écologiste, à sa façon et à son époque, ses colères et
sa vitalité, font de lui une personnalité controversée, mais encore trop peu
étudiée dans le système scolaire.
Puisse cet anniversaire lui donner une meilleure visibilité et nourrir des
débats !
Salut et fraternité ! Bons échanges !
Corinne BOUCHOUX
Docteure en Histoire
Entre 2011 et 2017, sénatrice écologiste de Maine-et-Loire
Enseignante de Sciences économiques et sociales au 1er octobre 2017,
en lycée, près d’Angers.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 9
Les écrits d’Octave Mirbeau révèlent des ethè antagonistes : ses romans et
ses articles d’après 1885 manifestent, pour le dire simplement, un ethos
d’homme de gauche, tandis que ses chroniques d’avant 1885 dévoilent un
ethos conservateur aux forts relents antisémites. Ces brusques variations
d’ethos, relatives aux orientations politiques des journaux et aux genres discursifs
pratiqués, auraient pu révéler le cynisme d’un écrivain sans principe, qui
accepte le monde comme il va, si Mirbeau n’avait pas adopté une même
posture de révolté et d’indigné, défendant les opprimés et dénonçant le
pouvoir des puissants. C’est ce que montre Pierre Michel lorsqu’il « lisse » le
parcours littéraire et journalistique de Mirbeau en étudiant les grands thèmes
qu’il défend, depuis ses débuts de journaliste dans des journaux conservateurs
et antisémites jusqu’à ses romans personnels et ses articles dans des journaux
anarchistes ou de gauche. Mirbeau, dans son dernier roman Dingo1, montre
qu’il a parfaitement conscience de la singularité de son image fondée sur une
même posture et sur divers ethè, lorsqu’il se met en scène à contre-emploi,
apparaissant sous les traits d’un homme plein de tares, apologiste de la France
radicale de la Troisième République devant un chien insolent qui ne l’écoute
pas et qui incarne mieux sa position2. Et quoi de plus naturel qu’un chien pour
figurer un romancier qui, en digne héritier de Diogène, n’hésite pas à mettre
un coup de pied au derrière3 des conventions sociales et littéraires ?
Mirbeau et Diogène
dans Par-delà bien et mal, est l’unique forme sous laquelle les âmes communes
effleurent ce qu’est la probité ; et en présence de tout cynisme, qu’il soit grossier
ou subtil, l’homme supérieur doit tendre l’oreille et se féliciter à chaque fois que
le pitre sans pudeur ou le satyre scientifique se mettent à parler devant lui8. »
L’acte initial, chez Mirbeau, est identique à celui des cyniques grecs : c’est
le refus radical de la société telle qu’elle est. Le cynisme antique rejette la loi
sur laquelle repose la cité, il fustige sa politique, sa religion, sa morale, il contre-
fait toutes les valeurs et les conventions traditionnelles qu’elle respecte pour
lui opposer la nature. C’est une philosophie contestataire, qui ébranle une
société hellénistique fondée sur de profondes inégalités entre les individus et
dont semble héritière la pensée mirbellienne. Celle-ci ressuscite, à la fin du
XIXe siècle, l’esprit kunique en lui donnant une portée politique singulière, et
propre à son époque, celle de l’anarchisme : Mirbeau fait partie de ces
écrivains qui, dans la dernière décennie du XIXe siècle, contestent l’ordre social
et souhaitent la mise en place d’une société non autoritaire, après avoir
constaté l’aggravation des inégalités provoquée par la révolution industrielle9.
Dans L’Abbé Jules, Jules Dervelle dispense à son neveu Albert des leçons propre-
ment kuniques, que le narrateur qualifie de « cours de morale anarchique sur
Dieu, sur la vertu, sur la justice » ou encore de « tirades d’un anarchisme vague
Le cynisme à l’œuvre
détour d’un chemin, d’une réunion, d’un dîner… Dénué de toute épaisseur
romanesque, il a pour fonction principale d’incarner à l’excès le cynisme par
son discours ou par son attitude, généralement dans une seule et unique scène.
Mais les cyniques se succèdent, tout en se ressemblant, à l’intérieur d’une
œuvre, également d’un roman à l’autre, ou d’un conte à l’autre. C’est leur
nombre qui rend très présent le cynisme dans l’œuvre de Mirbeau. Ces person-
nages sont des révélateurs d’époque dont l’existence est uniquement justifiée
par le fait de servir la pédagogie kunique. Typisés, ils sont clairement identifi-
ables par le lecteur, qui peut aisément reconnaître l’ambitieux, le corrompu, le
manipulateur ou encore le pervers, autant de figures du cynique moderne dans
l’univers de Mirbeau.
Par le truchement de ces types moraux et sociaux, le romancier donne à
voir ce que l’humanité, assistée de la société moderne, engendre de plus vil et
de plus bas, lors de scènes, d’anecdotes, ou de portraits-charge que le champ
lexical du cynisme marque de sa présence. Mirbeau montre l’image désolante
d’un cynisme vulgaire, qui ne cherche que le succès ou le plaisir individuels,
au point de sombrer avec complaisance dans la méchanceté, la médiocrité ou
le mensonge. Il fait fi des valeurs morales et ne soumet son action qu’à l’effi-
cacité, avec, pour points de mire, la satisfaction impudique de leurs propres
désirs. « Qui veut dominer, qui veut jouir, doit être armé de cynisme18 », écrit
Émile Tardieu.
Être cynique, chez Mirbeau, c’est, tout d’abord, être en proie aux appé-
tences les plus inavouables, c’est se laisser aller sans aucune retenue à la
concupiscence, être incapable de maîtriser son corps et son esprit, et donc,
d’être libre et impassible à la manière de Diogène. Le cynique est un débauché
qui se complaît dans la jouissance immédiate, dans l’immoralité de vices
dégradants. Notre écrivain dépeint à maintes reprises ces cyniques luxurieux
que croisent les personnages principaux, comme ces « femmes, avec leurs yeux
bistrés, leurs lèvres trop peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos
et de leur tenue », ou ce Charles Malterre, l’amant de Juliette Roux, « une face
pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres ignobles, un col très
ouvert, une cravate rose, un veston court, aux plis crapuleux19 ». Dans Le Journal
d’une femme de chambre, Célestine est d’ailleurs attirée par M. Xavier, qui est
« d’une élégance ultra-moderne, d’une séduction puissante par tout ce qu’on
sentait en lui de cynique et corrompu20 ». Elle cède à ses avances mais se rend
rapidement compte que le cynisme de cet homme empêche chez lui l’expres-
sion du sentiment amoureux. Célestine n’est qu’un moyen pour lui d’accéder
au plaisir charnel.
Le cas de M. Xavier allie le cynisme lubrique à un autre type plus répandu
dans l’univers mirbellien, le cynisme relationnel qui vise à écraser et à
soumettre l’autre, à l’exploiter à des fins personnelles qui peuvent être autres
14 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
L’insolence kunique
heureuses… On ne sait pas toutes les choses heureuses qui pourraient vous
arriver… avec de la conduite…
— Avec de l’inconduite… voulez-vous dire… 30
pire que retors42… » Elle pense que « cet homme est le diable43 ». Quand il lui
propose de l’accompagner à Cherbourg (il est sur le point d’y acheter un café) ;
pour aguicher les soldats et les faire boire, Célestine est alors sûre d’avoir bel
et bien affaire à une « immense canaille44 ». Avec toute la franchise dont elle
sait faire preuve, elle résume ainsi la proposition de Joseph : « vous voulez que
je fasse la putain pour vous gagner de l’argent45 ?... »
Malgré son indignation première, la chambrière avoue être « sans haine,
sans horreur contre le cynisme de cet homme46 ». Elle finit par succomber à la
tentation cynique incarnée par Joseph, parce qu’elle éprouve un irrésistible
attrait pour l’argent ; dont elle critique pourtant les effets néfastes sur les rela-
tions humaines. Contaminée par le bourgeois qu’elle sert, la femme de
chambre « a gagné [ses] vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les
satisfaire47 ». Joseph, bien qu’attiré par Célestine, souhaite mettre à profit les
charmes de la jeune femme pour s’enrichir ; cette dernière accepte afin de
reproduire le schéma social à son avantage et de changer de condition – être
libre, commander au lieu d’obéir tout en étant regardée et désirée par des
hommes. Célestine est incapable de maîtriser ses pulsions, qui finissent toujours
par la gouverner : Joseph exerce sur elle le charme puissant du dominateur
cynique, auquel elle succombe très facilement dans la mesure où ses désirs
l’empêchent de contrer ce cynisme avec la vitalité kunique qui la caractérise
d’ordinaire, et qu’elle abandonne au profit de quelques bribes d’un moralisme
chrétien, bien faible face à l’attrait de l’argent et aux plaisirs de la chair.
Célestine, pourtant si insolente tout au long du Journal, n’échappe pas à la
norme sociale.
Face à cette ultime victoire du cynisme moderne, faudrait-il conclure,
comme le suggère Pierre Glaudes dans sa préface du Journal, qu’exhiber les
vices liés au cynisme moderne serait, pour Mirbeau, une façon de lutter contre
« l’indéracinable mal48 » que le romancier sent en lui ? Sous l’écrivain kunique,
y aurait-il un cynique qui ne chercherait qu’à se dévoiler ? Nous préférons
souligner, au sujet de cette fin, le pessimisme foncier d’un romancier qui
cherche avant tout à transcrire fidèlement la vie dans toute sa complexité,
prenant le risque de voir la littérature devenir l’espace textuel où se déploie le
Mal, jusqu’à l’extrême ; c’est cette extrémité du Mal qui permet d’annuler le
Mal lui-même, car ce dernier, comme l’écrit Jankélévitch, « qui serait
foudroyant aux doses moyennes, acquiert, à très haute dose, des vertus
thérapeutiques49 ».
Ludivine FUSTIN
20 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
NOTES
1
Octave Mirbeau, Dingo [1913], Paris : Le Serpent à plumes, 2002.
2
Voir : Pierre Michel, Préface de Dingo, Paris : Éditions du Boucher, 2003, p. 3-28.
3
Octave Mirbeau, Dans le ciel / édition établie et présentée par Pierre Michel et Jean-François
Nivet, Paris : L’Échoppe, 1989, p.109.
4
Le philosophe allemand Peter Sloterdijk reprend et développe l’opposition établie par
Heinrich Niehues-Pröbsting : il nomme kunisme (Kunismus) le cynisme ancien, et cynisme
(Zynismus), le cynisme moderne. Le terme « kunisme » pourrait être une dérivation de kynosarges,
lieu où Antisthène rassemblait ses disciples. C’est peut-être aussi le mode de vie digne d’un animal
domestique qui est à l’origine du terme kunisme, qui viendrait du mot grec kyon (le chien).
Voir : Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, traduit de l’allemand par Hans
Hildenbrand, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1987. Traduit de “ Kritik der zynischen Vernunft”,
Frankfurt Am Main, Suhrkamp, 1983.
5
Paul Hervieu, Diogène le chien [1882], Paris : Flammarion, 1925.
6
Octave Mirbeau, lettre à Paul Hervieu, le 3 mai 1894, in Correspondance générale / édition
établie, présentée et annotée par Pierre Michel, avec l’aide de Jean-François Nivet, Lausanne :
L’Âge d’Homme, 2005, tome II., p. 862.
7
Dans Éloge des cyniques, Lucien Guirlinger fait une rapide synthèse des traits kuniques du
philosophe allemand : « Sa dénonciation des valeurs et de la hiérarchie des valeurs comme
conventions habilement imposées par “les faibles ”, les hommes du ressentiment, son appel à
l’innocence et à la simplicité, à la spontanéité de l’enfance, son exaltation de la volonté comme
dépassement de soi, son mépris du pouvoir politique, son irréligion (“Dieu est mort”), sa critique
de la science, sont autant de traits cyniques. » Mais Lucien Guirlinger précise que, contrairement
aux cyniques grecs, Nietzsche ne recherche pas un retour vers l’état de nature, mais « projette
l’homme vers un avenir : le surhumain ». In Lucien Guirlinger, Éloge des cyniques, Nantes, Pleins
Feux, 1999, p. 80.
8
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal / traduit de l’allemand par Patrick Wotling, Paris :
Flammarion, [s. n].- § 26.- (GF). Cité in Jean-François Louette, « Introduction » à « Le Cynisme :
comment une philosophie antique est devenue un fléau de société » / dossier coordonné par
Jean-François Louette. Le Magazine littéraire, n° 541, mars 2014, p. 35.
9
Voir à ce sujet : Thierry Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Paris : Albin
Michel, 1990.
10
Octave Mirbeau, L’Abbé Jules [1888], Paris, Albin Michel, 1988, p. 273, p. 260.
11
Octave Mirbeau, lettre à Catulle Mendès, fin décembre 1889 » in Correspondance générale,
op. cit., tome II., p. 176.
12
Voir Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique », in Dix-neuf / Vingt, n° 10, octobre 2000,
p. 11-24. Dans cet article, Pierre Michel délimite, de façon concise et efficace, le cadre kunique
de la pensée mirbellienne.
13
Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 278.
14
Ibid.
15
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité / traduction française sous
la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de poche, 1999, VI, 64, p. 734.
16
Jean-François Louette, Chiens de plume : du cynisme dans la littérature française du XXe
siècle, Chêne-Bourg : Éditions de la Baconnière, 2011, p. 123.
17
Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois [1967], Paris : La Table Ronde, 1998, p. 19. (La
petite vermillon).
18
Émile Tardieu, « Le Cynisme : Étude psychologique ». Revue psychologique de la France et
de l’Étranger, 1904, tome 57, p. 15.
19
Octave Mirbeau, Le Calvaire [1886] in , Paris : Mercure de France, 1991, p. 49, p.136.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 21
20
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre [1900] / édition de Noël Arnaud, Paris :
Gallimard, coll. Folio, 2007, p. 292.
21
Octave Mirbeau, Dingo [1913], Paris : Le Serpent à plumes, 2002, p. 367.
22
Georg Simmel, La Philosophie de l’argent / traduit de l’allemand par Sabine Cornille et
Philippe Ivernel, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2009. Traduit de : « Philosophie des Geldes » [1900].
23
Octave Mirbeau emploie deux expressions synonymiques dans Les 21 jours d’un neurasthé-
nique, « se carotter » ou « fourrer quelqu’un dedans » : « l’on voit des gens très riches, et de la plus
grande noblesse, essayant de “se carotter ” l’un l’autre, demandant à troquer une paire de cochin-
chinois fauves contre un piano d’Érard […]. » ; « Ai-je l’air d’un monsieur qui fourre les gens dedans
?... Entre gentilshommes – apprenez ça – on ne se fait jamais de ces blagues-là, mon cher… » In
Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique in Œuvre romanesque / édition critique établie,
présentée et annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet/Chastel, 2001, p. 169, p. 175.
24
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices [1899] / édition de Michel Delon, Paris : Gallimard,
coll. Folio, 2004, p. 72.
25
Ibid., p. 74-75.
26
Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, op. cit., p. 246.
27
Ibid., p. 265.
28
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre [1900], op. cit.
29
Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 190.
30
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p.378.
31
Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, [1964], Paris : Flammarion, coll. Champs, 2005, p. 66.
32
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 318.
33
Ibid., p. 319- 320.
34
Ibid., p. 424.
35
Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, op. cit., p. 188.
36
Jean-Paul Jouary, Arnaud Spire, Servitudes et grandeurs du cynisme : de l’impossibilité des
principes et de l’impossibilité de s’en passer, Saint-Laurent (Québec) : Éditions Fides, desclée de
Brouwer, coll. Chantiers, 1997, p. 94.
37
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 326.
38
Ibid., p. 394-395.
39
Ibid., p. 423.
40
Ibid., p. 324.
41
Ibid., p. 203.
42
Ibid., p. 217.
43
Ibid., p. 218.
44
Ibid., p. 224.
45
Ibid., p. 231.
46
Ibid., p. 232.
47
Ibid., p. 203.
48
Pierre Glaudes, « Préface » du Journal d’une femme de chambre, Paris : Le Livre de Poche,
2012, p. 51.
49
Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, op. cit., p. 103.
22 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
et installé le 4 avril 1796) organisa, sous l’égide de sa 2e classe dite des Sciences
morales et politiques, un concours sur les violences infligées aux animaux et la
nécessité ou non d’y remédier.
La loi a tardé à suivre. Sans doute existait-il des interdictions, à l’instar de
celle du préfet de police Delessert qui, en 1840, interdit aux cochers de la
capitale de frapper les chevaux avec le manche de leur fouet. Mais, elles rele-
vaient le plus souvent du Code rural ou du Code pénal et s’en tenaient surtout
à une vision restrictive, celle de l’animal comme bien meuble dont il fallait
respecter l’intégrité dans l’intérêt du propriétaire. Ce n’est qu’en 1850 que la
célèbre loi Grammont fonda, dans le code Civil, la protection animale, à travers
l’instauration d’une amende de 5 à 10 francs et d’une peine de prison de 5
jours contre « ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais
traitements envers les animaux domestiques ». Si les restrictions imposées
(« domestique », « publiquement »2), voire les imprécisions (« abusivement »),
étaient réelles au point de laisser une large place à l’interprétation des juges, il
reste que, pour la première fois, l’animal était considéré comme un être
sensible, propre à ressentir la douleur.
C’est dans ce contexte – à la fois marqué par un manque de reconnaissance
du sujet-animal et l’évolution certaine des mentalités3 – que nous aurons à
étudier le cas d’un Mirbeau dont les textes s’inscrivent dans son époque, tout
en apportant un regard singulier sur le monde animal.
L’homme Mirbeau est connu pour son amour des bêtes. Son enfance,
campagnarde, l’a rapidement mis au contact avec eux. Dans les premières
pages du Calvaire, dont les qualités autobiographiques ont été largement
prouvées, il ne manque pas d’évoquer la présence, sur le domaine familial,
non seulement de choucas, de corbeaux, de fauvettes, mais également de
chats. Le père d’Octave Mirbeau – à l’instar du père du narrateur – a-t-il tiré
sur les malheureux félins à coup de carabine ? Rien ne permet de l’affirmer avec
certitude, mais le récit a de tels accents de vérité que le lecteur a le sentiment
de lire des souvenirs. D’ailleurs, Mirbeau lui-même semble prévenir les
sceptiques : « Si j’insiste, écrit-il, autant sur des détails en apparence insignifiants,
c’est que, pendant toute ma vie, j’ai été obsédé, hanté par les histoires de chats
de mon enfance ». L’anecdote qui suit – par la justesse de la description et la
précision des émotions - ne fait que confirmer l’impression première :
Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il avait fini de boire. Assis sur son
derrière, les oreilles dressées, les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans
l’air le vol d’un papillon. Oh ! ce fut une minute d’indicible angoisse. Le cœur
me battait si fort que je crus que j’allais défaillir.
— Papa ! papa ! criai-je.
24 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de
fouet.
— Sacré mâtin ! jura mon père.
Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette ; vite, je fermai les
yeux et me bouchai les oreilles... Pan !... Et j’entendis un miaulement d’abord
plaintif, puis douloureux — ah ! si douloureux ! — on eût dit le cri d’un enfant.
Et le petit chat bondit, se tordit, gratta l’herbe et ne bougea plus. 4
Les attitudes de l’animal, les gestes de l’enfant : tout ici paraît vrai, senti. Il
ne s’agit pas seulement de montrer le comportement cruel d’un « père de
papier », mais de partager la douleur jumelle d’une bête et d’un petit
d’homme, confrontés conjointement à la violence du monde. Les contes et les
nouvelles fourmillent de ces annotations qui attestent des origines
percheronnes et campagnardes de l’écrivain : le sautillement gauche du
crapaud (« Le Crapaud », La France, 31 août1885), le chant d’une caille, « piétant
dans le trèfle » (« Le Tripot aux champs », Le Gaulois, 25 août 1884), l’ombre
démesurée des bêtes dans l’étable (« La Tristesse de maît’Pitaut », Gil Blas, 30
août 1887). Ailleurs, c’est la justesse des dénominations qui témoigne de la
connivence entre l’homme et le monde animal, à tel point que, par souci de
taxinomie, il n’est pas rare de trouver des termes aussi précis que « linots » ou
« courlis ».
L’âge venant, Mirbeau ne changera pas d’attitude. Il suffit de relire sa
correspondance. En effet, il ne manque pas de faire référence, en plusieurs
occasions, à ses chattes, Souris et Miche. Il profite ainsi d’une lettre à Hervieu,
envoyée de Noirmoutier, vers le 20 août 1886, pour faire part de ses soucis :
« Nous sommes dans un tracas du diable, mon cher ami. Souris est malade. Elle
a une tumeur de l’estomac et une inflammation des intestins. Plus de dix fois,
elle a failli mourir. Nous la soignons : sangsues, lavements, purgations, tout y
est passé. Aujourd’hui, elle va mieux. La tumeur a crevé, et nous l’avons mise
au régime de l’eau de Vichy dans du lait, suivant le précepte du vétérinaire de
Paris ave qui je corresponds tous les trois jours. Je pense que nous la sauverons.
Quant à Miche, elle va, vient, grimpe aux arbres, et le soir elle va faire la
conversation à deux orfraies qui nichent dans un chêne ». Un peu plus tard, il
signale à ce même correspond (Kérisper, 10 ou 12 août, 1888) une mise bas :
« Miche a fait des petits ». Autre exemple, dans une lettre adressée à Monet le
22 janvier 1891 : « Toute la journée, je m’en vais, mon fusil sur le dos, en quête
de canards que je ne tue même pas. Et j’en suis très heureux comme ça. […]
On a tiré en masse des cygnes ici ! Tuer des cygnes ! N’est-ce pas la plus idiote
des barbaries ? J’ai vu une chose superbe et lamentable. Quatre cygnes, dans le
soleil, sur le fond bleu sombre du ciel. L’un des cygnes était blessé et son aile
était rouge de sang ». Alors qu’un paysan l’invitait, en hurlant, à tirer (« Ah !
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 25
nom de Dieu, tirez donc ! »), Mirbeau finit par avouer son envie de meurtre :
« J’avais envie de tirer, mais sur lui ».
Naturellement, cet attrait pour les animaux se retrouve dans l’œuvre
littéraire comme le prouve l’article du Dictionnaire Mirbeau rédigé par
Fabienne Massiani-Lebahar5.
On trouve de tout : depuis les oiseaux – emblème récurrent de pureté –
jusqu’aux singes et perroquets, convoqués par la domestique du Journal d’une
femme de chambre, en passant par les cervidés, les petits mammifères, les
chiens, les chats, les chevaux. Aucune catégorie n’échappe à l’écrivain : ni les
animaux sauvages, ni les animaux domestiques, ni les animaux liminaires, c’est-
à-dire ceux qui se trouvent à la frontière de la cité et de la nature. Certains se
contentent d’une simple allusion dans le fil du récit, d’autres, notamment dans
les romans nègres, d’un nom de baptême. Citons au hasard : Athina, Périclès
(respectivement rossignol et chat de Spiridion dans La Maréchale), Bichette
(jument de Monsieur Mintié dans Le Calvaire), Spy (chien de Juliette dans Le
Calvaire), Bourbaki et Kléber (le hérisson du capitaine Mauger dans Le Journal
d’une femme de chambre), les chevaux Farewelle, Freya Harald, Kid,
Monarque, Partner, Pyrame, Thor de L’Écuyère, Jack (singe de L’Écuyère), Léo
(ouistiti du Brésil de La Belle Madame Le Vassart).
Trois créatures ont particulièrement marqué les lecteurs : Spy, Kléber et
Dingo.
* Le premier, compagnon de Juliette, est présenté par le narrateur comme
« un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles, qui s’avançait,
dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes d’araignée, et dont tout le
corps, maigre et bombé, frissonnait comme s’il eût été secoué par la fièvre. Un
ruban de soie rouge, soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou en
guise de collier6 ». Sans grande personnalité, il succombera sous les coups d’un
Jean Mintié, devenu enragé par le comportement de sa maîtresse (acceptons
l’ambiguïté du mot, ici !) : « Faisant tournoyer Spy dans l’air, de toutes mes
forces, je lui écrasai la tête contre l’angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la
glace et sur les tentures des morceaux de cervelle coulèrent sur les flambeaux,
un œil arraché tomba sur le tapis...7 ».
* Kléber est, quant à lui, le furet du capitaine Mauger, « un phénomène »
apprivoisé, que le « museau rose et deux petits yeux noirs, très vifs, joliment
éveillés8 » ne protégeront pas, lui non plus, d’une mort prématurée. De fait, le
voisin des Lanlaire finira par lui « casser les reins » et le manger « en gibelotte »
afin de répondre au défi lancé par la servante Célestine : « Je parie, monsieur
Mauger, que vous ne mangerez pas votre furet9 ».
* Dingo complète ce trio. C’est assurément l’animal qui occupe le plus de
place (dans l’œuvre mirbellienne et dans notre étude), puisque tout un récit
lui est consacré. Né d’une mère de race dingo capturée par sir Edward Herpett
26 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
son être, la raison de son inscription dans le monde du vivant, la césure qui le
rend irréductible à l’homme. Le narrateur insiste : « [Dingo] savait aussi que,
s’il m’eût obéi, il n’eût été ni un chien, ni un homme, rien qu’une espèce d’être
vague, désarmé, désorbité, un fantoche absurde, aussi fantoche que Dieu, lequel
n’a ni queue ni tête, puisqu’il est théologiquement démontré qu’il n’a ni
commencement ni fin13. »
Une telle conception de l’animal explique naturellement l’attitude de
Mirbeau vis-à-vis d’un Spy, figure typique de l’animal de compagnie dont la
présence se généralise au cours du XIXe siècle. Pouponné par sa maîtresse, le
chien a franchi la barrière des espèces pour devenir un enfant « ridicule » que
l’on borde dès qu’il a regagné son « lit, [s]es draps, [son] édredon ». Juliette ne
se contente pas de se comporter comme une mère avec sa progéniture, elle
rend son animal bête, c’est-à-dire dénué de toute animalité. Elle-même en
subit les conséquences : elle finit par bêtifier. Il suffit de l’écouter : « Dodo,
Spy, dodo, mon petit loulou ! », « Il a du bobo, le petit Spy… Où ça, il a du
bobo ? », « une belle niniche toute neuve », « Et toi aussi Spy, regarde les jolis
nonnongles à ta maîtresse ». En agissant ainsi Mirbeau tranche dans les mots
et radicalise les différences. Animal, bête, animalité, bestialité : en dépit d’une
synonymie apparente, tout ne se vaut pas. L’animalité est le propre de l’animal,
la bestialité le propre de l’homme, l’indice d’une chute ontologique, d’une
dévaluation essentielle. C’est du moins ce que sous-entend la remarque de Jean
Mintié, dans Le Calvaire : « Est-ce donc tout que de vous avoir bestialement
engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas continuer l’œuvre de vie en vous
donnant la nourriture intellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour la
défendre14 ? ». Autre exemple, dans L’Abbé Jules : « [Jules] portait à sa bouche
[de l’herbe] et qu’il mordillait ensuite bestialement15 ». Dans Sébastien Roch :
« Je me livrais à des actes honteux et solitaires, avec une rage inconsciente et
bestiale16 ». Si le jeu des métaphores alimente la confusion, Mirbeau ne la
nourrit pas outre mesure, car de tels jugements font, selon ses propres dires,
« honte à la nature ». Loin de ravaler la créature humaine au rang d’un animal,
comme le voudrait une interprétation ordinaire, la bestialité (qui renvoie aussi
à la perte du langage) est une arme pour expulser l’homme de la position qu’il
occupe et pour contrecarrer le pouvoir qu’il s’octroie sur le vivant. Elle
témoigne d’une relation amoureuse vouée à la simple copulation. Elle est la
négation du sentiment, la face invisible d’une humanité défaillante.
3. La question de la nature
nent autour de la place de l’animal dans notre nourriture, dans nos habitudes
vestimentaires (« la fourrure »), dans la science : « en les torturant, en les
massacrant, comme nous faisons tous, pour notre nourriture, pour notre parure,
pour notre plaisir et pour notre science si incertaine, savons-nous ce que nous
détruisons, en eux, de vie complémentaire à la nôtre, par bien des côtés
supérieure à la nôtre, en tout cas, aussi respectable que la nôtre27 ? » À l’aune
des ces fortes paroles, nul ne doutera de la modernité de Mirbeau.
Yannick LEMARIÉ
NOTES
1
Pierre Serna, L’Animal en République, 1789-1802, Genèse des droits des bêtes, Anacharsis,
2016, p. 20.
2
Notons au passage que la proposition initiale, composée de trois articles, n’indiquait pas de
distinction de lieu. C’est à l’instigation du sénateur Defontaine que la condition de publicité a
été retenue.
3
Il faudra attendre un siècle avant que d’autres modifications n’interviennent dans le Code
civil, notamment avec la loi du 24 avril 1951.
4
Pour citer Mirbeau, l’édition choisie a été celle de l’Œuvre romanesque, Buchet/Chastel -
Société Octave Mirbeau (établie, annotée par Pierre Michel), 3 tomes, 2000-2001.
Le Calvaire, T.1, pp. 124-125.
5
Yannick Lemarié et Pierre Michel (dir.), Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Âge d’homme, 2011.
6
Le Calvaire, p. 199
7
Ibid., p. 293.
8
Le Journal d’une femme de chambre, T.2, p. 442.
9
Ibid., p. 443.
10
Ibid., p. 540.
11
« La Bonne », nouvelle parue dans La France du 28 juillet 1885. C’est nous qui soulignons.
12
Dingo, t.3, p. 657.
13
Ibid., pp. 657-658.
14
Le Calvaire, p. 139. C’est nous qui soulignons.
15
L’Abbé Jules, t.1, p. 371. C’est nous qui soulignons.
16
Sébastien Roch, t.1, p. 711.
17
Pour un commentaire fouillé de la nature dans l’œuvre mirbellienne, je renvoie à Samuel
Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, PUR, 2004.
18
Dingo, p. 688.
19
Ibid., p. 769
20
Ibid., p. 653.
21
Ibid.
22
Ibid., p. 658.
23
Ibid., p. 649.
24
Pierre Serna, op. cit, p. 158.
25
Pierre Michel, « Mirbeau le cynique », Dix-neuf / Vingt, n° 10, septembre 2002, pp. 11-24.
26
Dingo, p. 821.
27
Ibid., p. 658.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 33
Le sexe, c’est assez peu centralement l’affaire d’Octave Mirbeau, sinon via
ses périphéries, le masochisme, l’impuissance, le fétichisme1.
Le terme de masochisme – jusqu’alors appelé algolagnie –, forgé par Krafft-
Ebing2 en 1886 dans sa Psychopathia Sexualis (publiée à Stuttgart) et attesté
dès 1896 en français un an seulement après la mort du journaliste et romancier
autrichien Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), sera utilisé par des
psychiatres et ne tardera pas à se répandre en Europe. Les milieux littéraires
français, et spécifiquement Octave Mirbeau, ne pouvaient ignorer les mœurs
de cet écrivain, mais en ces temps de décadentisme, nul ne s’en souciait.
(Comme le montre l’affaire Oscar Wilde, la France ne versait pas dans le
puritanisme victorien.)
Originaire de Galicie, Sacher-Masoch est l’auteur d’un grand cycle
romanesque, Le Legs de Caïn (Das Vermächtnis Kains)3, dans lequel figure
notamment la fameuse Vénus à la fourrure (Venus im Pelz, 1870)4.
Il avait une conception très élaborée de l’amour, du cérémonial sexuel
auprès de femmes dominatrices, voire tortionnaires, agissant si possible avec
la complicité d’un amant (« le Grec »). Il avait, pour
cela, établi un modèle de contrat par lequel il se
mettait en esclavage, sa complice s’engageant à le
traiter durement. Ainsi en fut-il avec sa femme,
Wanda von Dunajew, héroïne de son roman prin-
ceps, La Vénus à la fourrure.
Les fourrures sont des bêtes vivantes, elles ont gardé l’odeur de la bête vivante.
[...] Dingo les déchiquète, les balance et les traîne. Sans doute le sang va jaillir et
aussi les viscères gluants et mous, dont l’odeur et la saveur ne sont parfaites qu’à
l’instant où ils sortent du ventre entr’ouvert par les crocs. 6
Une pulsion qui pourrait bien expliquer le masochisme dont font preuve
nombre de protagonistes mâles de l’auteur du Journal d’une femme de
chambre, confrontés à des femmes qui les subjuguent, même si, chez l’écrivain
français, on ne trouve jamais de contrat d’esclavage contractualisé en bonne
et due forme, comme en rêvait le Galicien. Tout se passe comme si, nolens
volens, outre le contrat de mariage stricto sensu, il respectait scrupuleusement
un autre contrat obscurément tacite.
Inouïes faiblesses, déjà, le Dr Campbell, médecin de la haute et « obligé de
toutes les élégances », qui était censé avoir vulgarisé l’anesthésie et avoir écrit
trois ouvrages sur l’accouchement et l’anesthésie obstétricale, était assujetti à
sa bonne, Victorine7 : « Il avait aliéné, le pauvre cher grand homme, toute sa
liberté, devant le pouvoir absolu de ce tyran en bonnet de linge et en tablier
blanc. »
Que ce soit dans « Le Bon Docteur » ou dans Mémoire pour un avocat8,
rédigé en guise d’exutoire, à l’automne 1894, Octave Mirbeau évoque à de
multiples reprises l’asservissement conjugal. (Il s’agit, dans le second ouvrage,
nettement d’Alice Regnault.)
Il s’y est soumis avec Judith Vinmer, de 1880 à l’hiver 1884, puis avec Alice
Regnault, à partir de l’automne 1884 et jusqu’à la fin de sa vie. Judith Vinmer,
demi-mondaine et qui lui inspira le personnage de Juliette Roux, dans Le
Calvaire. La connaissance qu’il avait des turpitudes de celle-ci, loin de tuer son
amour, ne fit paradoxalement que l’alimenter. À en croire Mirbeau, sa longue
liaison avec elle avait été un interminable et insupportable « calvaire » et,
d’après les lettres au romancier Paul Hervieu (1857-1915) de 1883-1884, il a
été son esclave consentant. Pour l’entretenir dans un train de vie somptueux,
il a dû trimer comme un va-nu-pieds, en multipliant les besognes alimentaires
– chroniques et romans « nègres » – et entrer à la Bourse comme coulissier, au
service d’un « grand » de la finance, Edmond Joubert, vice-président de Paribas.
Pour Octave Mirbeau, Judith vivait une « affreuse vie » et n’éprouvait pas de
« sentiments vrais ». L’infidélité de celle-ci l’a fait terriblement souffrir. Mais
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 35
Le fétichisme sexuel consiste à fixer son attirance sur une partie du corps
(cheveux, pied), ou sur un accessoire (chaussures, gants), et à parvenir à l’orgasme
sans avoir besoin de faire l’amour avec la personne objet du désir.
Dans le premier chapitre du
Journal d’une femme de chambre
(1900), le maître de la cham-
brière Célestine, M. Rabour («
rat-bourre », « rabroue », « à
rebours » ? – Le roman de Joris-
Karl Huysmans portant ce titre est
paru en 1884 et les deux écrivains
se sont copieusement échangé
leurs ouvrages), se trouve être
fétichiste. Lors de sa première
entrevue avec son nouveau
maître, Célestine, qu’il a décidé
d’appeler Marie, a la surprise de Jeanne Moreau, dans Le Journal d'une femme
lui entendre dire : de chambre, de Luis Buñuel (1964)
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 37
— C’est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites
bottines... C’est moi qui les entretiendrai... Écoutez bien... Chaque soir, avant de
vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre... vous les placerez
près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes
fenêtres... vous les reprendrez.” [...]
Il s’agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs,
les délaça... Et, en les baisant, les pétrissant, les caressant, il disait d’une voix
suppliante, d’une voix d’enfant qui pleure :
— Oh ! Marie... Marie... tes petites bottines... donne-les moi, tout de suite...
tout de suite... tout de suite... Je les veux tout de suite... donne-les-moi...
J’étais sans force… La stupéfaction me paralysait… Je ne savais plus si je vivais
réellement ou si je rêvais… Des yeux de Monsieur, je ne voyais que deux petits
globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche était tout entière barbouillée d’une
sorte de bave savonneuse...
Enfin, il emporta mes bottines et, durant deux heures, il s’enferma avec elles
dans sa chambre... [...]
Un matin, quand elle ira ouvrir les fenêtres, Célestine découvrira son patron
« étendu sur le dos, au milieu du lit, le corps presque entièrement nu », le
visage « violet, violet affreusement, de ce violet sinistre qu’ont les aubergines ».
Ma montre, mes lunettes, ce que je porte sur moi actuellement, je n’ai rien
produit de tout ceci. Ce sont d’autres personnes qui ont produit cela pour moi.
Donc, pour qu’il y ait argent, il faut qu’il y ait un tissu de dépendance
économique et matériel assez généralisé. […] Les individus et les groupes ne sont
plus du tout autosubsistants, puisque, si chacun dépend de tout le monde,
inversement, tout le monde dépend de chacun. 20
38 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Lacan cite bien évidemment Marx, dont l’appui sur le fétiche consistait
justement à poser la réalité de l’objet collectif. Situant cette relation dans
l’analyse de l’auteur du Capital, le psychanalyste reprend les questions de
valeur d’usage et de valeur d’échange, et précise qu’il existe un effet de
discours, qui va produire le plus-de-jouir.
Chaussure. « Elle est une classe sociale; elle est un sentiment, écrit Yannick
Lemarié21. Elle désigne le patron ou l’ouvrier, la femme du monde ou la fille de joie.
Elle souligne l’élégance ou la balourdise ; la décontraction ou la crispation ; la
désinvolture ou le sérieux. […] Plus que les Américains, les Européens considèrent
que les pieds de la femme font partie de son attrait sexuel. […] Buñuel, en tout
cas, ne l’oublie pas lorsque, inspiré par l’œuvre d’Octave Mirbeau, Le Journal d’une
femme de chambre (dans une adaptation tournée en 1964), il filme un fétichiste
enfiler les bottines aux pieds d’une soubrette jouée par Jeanne Moreau. »
Mais las! Saint-Cère fut incarcéré le 9 janvier 1896 pour avoir fait chanter
Max Lebaudy, le richissime héritier d’un grand industriel du sucre que l’on
dénommait par dérision « le petit sucrier ». Une affaire embrouillée… « Au cours
de cette affaire, estime Paul-Henri Bourrelier27, Mirbeau s’est curieusement
intéressé à lui et a pris sa défense contre la lâcheté générale, tous les anciens
amis de Saint-Cère se défilant les uns après les autres, et contre ce qu’il consid-
érait comme un lynchage médiatique, où l’antisémitisme tenait sa partie. » Max
Lebaudy28, de santé fragile, noceur minable, était terrifié par l’épreuve du
service militaire. Dans son entourage, pullulaient amis intéressés, maîtresses
vénales et intermédiaires véreux qui lui promettaient d’obtenir de l’armée une
exonération pour faiblesse pulmonaire. (Séverine29, scandalisée par le
comportement du « môme blafard », mena dans La Libre Parole de Drumont30
une campagne de presse contre les corridas qu’il organisait.)
Les 11 et 12 janvier, les journaux consacrèrent leurs colonnes à la perquisition
au domicile de Saint-Cère, à son interrogatoire et à son emprisonnement31.
Fait gravissime, Rosenthal/Saint-Cère aurait été mêlé à l’affaire du « traître
Dreyfus32 » !...
Léon Daudet33 prendra plaisir à commémorer l’opération qu’il avait souter-
rainement dirigée : « Il y eut l’exécution fameuse de Rosenthal, dit “Jacques
Saint-Cère”, lequel était à la fois maître chanteur et au service de l’Allemagne,
pour la rubrique de la politique étrangère. Comme je détestais cet individu à
bobine d’Assyrien et qui piaffait dans des pantalons magnifiques, je fus chargé
de le liquider, dans sa propre maison34. » Cependant, même acquitté, Saint-
Cère ne devait plus se relever : ses meubles furent vendus aux enchères dès le
17 janvier ; ses livres bradés à l’encan; son crédit éteint; sa santé, déjà fragile,
ruinée par son séjour en prison : « Saint-Cère, écrira encore Daudet, végéta
encore quelque temps dans d’obscures besognes et de petites revues sémites,
puis creva35. Quelques foulées des passants de Paris sur ce nid de vipères
soudainement révélé et il n’y parut plus36. »
Quelques amis qui ne l’avaient pas renié essayèrent de le recaser37 ;
Mirbeau intervient en sa faveur. Il interpella en effet violemment la presse, dont
le « hideux spectacle » le révulsait et lui « soulevait le cœur de dégoût », dans
un article au titre-choc, « La Police et la presse »38. Sollicité pour l’aider, il intervint
avec efficacité pour lui permettre de reprendre place au Gaulois et de s’introduire
au Cri de Paris des frères Natanson39.
Pour Lucien, comme pour le Claude Lantier, de L’Œuvre d’Émile Zola (qui
sera publié en 1886), tout est désormais forclos.
Ces années-là Octave Mirbeau a de plus en plus de mal à travailler, il est
aux prises (comme il le fut souvent) avec sa « neurasthénie » ; à Rodin, il parle
même de son « impuissance absolue à écrire ».
– Non ! Il est trop tard... Le poison est dans mon sang, dans mes muscles. Il a
paralysé ma main... Je ne puis plus !... Je ne puis rien !... je suis fichu !
Et après un moment de silence :
– Retourner là-bas !... Je vais m’affoler plus encore dans l’énormité de mon
ciel !... Oui, j’ai la terreur de ce ciel !... Rester ici ?... Mais j’entendrai, toute la
journée, les voix maudites me corner aux oreilles : “Du lys!... du lys! du lys!”
Lucien se leva, fouetta l’air de sa canne, et au grand étonnement d’un monsieur
qui passait près de nous, il s’écria d’une voix tonnante :
– “Du lys !... Du lys !...” De la m.... ! 43
Rien ne germe, rien jamais ne germera des semences que je suis las, las et
dégoûté d’avoir jetées dans le vent, comme le triste et infécond Onan. On dirait
qu’il suffise que ma main les touche, ces semences d’art et de vie, pour en pourrir
le germe ! Oh ! ce sentiment de l’impuissance, ce pouvoir maudit de la mort !
Il me poursuit presque dans mon sommeil ! Toutes les nuits, je rêve cet étrange
et torturant cauchemar. Je suis un jardinier, et je plante des lys. À mesure que
j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans
ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin
l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu; tous mes rêves ont le même caractère
de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! 45
Aussitôt après, trois lignes exactement, l’artiste s’y diminue, s’y dévalorise :
« Mes reins sont trop faibles. » On ne peut être plus net !
« C’est la jouissance même qui fait trou, qui comporte une part excessive
qui doit être soustraite. […] Ce trou-là se retrouvera comme l’absence du
rapport sexuel entre l’homme et la femme46. Dès lors, la généalogie freudienne
de Dieu se trouve déplacée du père à La femme47. »
« Je suis né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur,
jusqu’au ridicule » : on dénombre dans Dans le ciel 9 fois le mot « douleur »,
12 fois l’adjectif « douloureux » ou « douloureuse » (de « douloureuses
démences », les « contractions “douloureuses” » d’un visage) et deux fois l’ad-
verbe « douloureusement ». La cruauté s’y mêle à la jouissance. Les étoiles y
flamboient « cruellement », « un grand vide peuplé d’étranges et “cruels”
fantômes » entoure le narrateur...
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 43
NOTES
1
Voir ma notice sur Octave Mirbeau, in Dictionnaire des sexualités, Paris, Laffont, 2015, coll.
« Bouquins », dirigée par Janine Mossuz-Lavau, p. 552-554.
2
Richard Freiherr von Krafft-Ebing (1840-1902) était un psychiatre austro-hongrois.
3
Ce que Mirbeau appelle « la loi du meurtre », Sacher-Masoch le qualifie de « legs de Caïn ».
4
Dans la Vénus, qui s’ouvre sur un rêve, le narrateur s’est assoupi en lisant du Hegel – symbole
de dialectique et/ou parallèlement symbole, outre l’ennui, d’incapacité à comprendre, à saisir.
5
Daniel Leuwers, préface de La Vénus à la fourrure de Leopold Sacher-Masoch, Paris, Librairie
Générale (sic) Française (sic), 1975, p. X.
6
Octave Mirbeau, Dingo, Vauchrétien, Éditions du Boucher – Société Octave Mirbeau, 2016,
p, 255-256.
7
In « Le Bon Docteur », un des sept récits de Paris déshabillé (1880).
8
Mémoire pour un avocat est une longue nouvelle, parue en feuilleton dans Le Journal, du 30
septembre au 18 novembre 1894, et publiée en 2006 par les Éditions du Boucher, sous la forme
d’un livre électronique. Elle a été préalablement recueillie en 1990 dans les Contes cruels, mais,
par erreur, le mot « Mémoires » y était écrit au pluriel, comme s’il s’agissait de souvenirs autobio-
graphiques, alors qu’il y est question d’un mémoire destiné à permettre à un avocat de défendre
son client dans une procédure de divorce. Voir Pierre Michel, Dictionnaire Octave Mirbeau,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011, notice « Mémoire pour un avocat », p. 573.
9
Colette Soler, « Du parlêtre », L’en-je lacanien, n° 11, 2008, pp. 23-33.
10
Jacques Lacan, « Joyce le symptôme II », dans Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987.
11
Abréviation usuelle d’« inconscient », dans les écrits de Jacques Lacan.
12
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Paris, Le Seuil, 1972, coll. « Essais ».
13
« Joyce le symptôme II », op. cit., p. 32.
14
Jacques Lacan, « La troisième », Lettres de l’efp [École française de psychanalyse], n° 16,
novembre 1975.
15
Les Grecs de l’Antiquité, déjà, appelaient Zeus « père de toutes choses » et Platon le nommait
« père tout-puissant » (Pater pantocrator).
16
Il échangea au demeurant quelques lettres avec Leopold von Sacher-Masoch. (Sacher-
Masoch a consacré à Octave Mirbeau un élogieux article de sa revue Magazin für die Literatur
das In-und Ausland, n° du 5 janvier 1889. Il y juge Mirbeau « bien supérieur à Zola », « malgré
quelques résidus naturalistes ».)
17
« Vers le bonheur », au titre amèrement ironique, fut initialement publié le 3 juillet 1887,
puis repris ultérieurement dans le recueil La Vache tachetée (1918).
18
Jean-Louis Chassaing, « Le semblant et le factice », in La Revue lacanienne, vol. 4, no 4, 2007,
p. 68-74.
19
Jean-François Bert, « Entretien avec Maurice Godelier », Le Portique, mis en ligne le 15
décembre 2009, consulté le 29 octobre 2017. http://leportique.revues.org/1261
20
Ibidem.
21
Yannick Lemarié, Dictionnaire des objets dans le cinéma, Pietraserena, Éditions Dumane,
2017, articles « chaussure », p. 133.
22
Très heideggerien, ce cela est, italiques à la clef.
23
Comédie en un acte, créée au Théâtre d’Application le 20 décembre 1894. La pièce a été
publiée chez Fasquelle en 1901, dans un petit volume de 35 pages, puis en 1904 dans le recueil
Farces et moralités.
24
Appliqué à Mirbeau, le terme de gynécophobie a été employé par Léon Daudet, dans un
article paru dans Candide, le 29 octobre 1936.
25
Jacques Saint-Cère est le pseudonyme d’Armand Rosenthal, fils d’un commerçant juif d’origine
allemande, né à Paris le 9 novembre 1855. En exil en Allemagne, en attendant la prescription de
condamnations pour grivèlerie, il s’acoquina avec Sacher-Masoch, puis devient l’amant de
Wanda, dont il se séparera en 1888.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 45
26
Armand organisa en 1883 le jubilé de l’écrivain, décoré de la Légion d’honneur sous les
applaudissements de l’Europe entière. Armé de sa connaissance de l’Allemagne, il prit alors le
nom de Saint-Cère, qu’il choisit « pour dissimuler l’amour qu’il portait au mensonge », écrira le
poète Maurice Donnay (1859-1945), qui le servit comme secrétaire pendant deux ans, et lui
restera attaché.
27
Paul-Henri Bourrelier, « Saint-Cère, l’affaire Lebaudy et Le Cri de Paris », publié le 15
septembre 2009. Texte en ligne.
28
Mort à vingt-deux ans, le 24 décembre 1895, à l’hôpital militaire d’Amélie-les-Bains… de
la fièvre typhoïde !
29
Séverine, née Caroline Rémy (1855-1929), fut une journaliste libertaire et féministe fran-
çaise.
30
Édouard Drumont (1844-1917, journaliste, écrivain, polémiste, fondateur du journal La Libre
parole, antidreyfusard, nationaliste et antisémite. Il fut également le créateur de la Ligue nationale
antisémitique de France.
31
Le Figaro l’aura abandonné dès le 12 janvier, avec des larmes de crocodile : « Ce n’est pas
sans regret que nous voyons disparaître si tristement un de nos meilleurs journalistes. »
32
Ainsi, comme le note judicieusement Paul-Henri Bourrelier : L’« exécution » de Saint-Cère
se situe dans la continuité de la condamnation de Dreyfus en 1894, avec l’utilisation, par les
mêmes meneurs, des mêmes procédés : « abus du secret de l’instruction, manipulation de l’opinion,
intimidation de la presse […], diffusion de fausses nouvelles parmi lesquelles de prétendues relations
avec le Kaiser ou Bismarck » (Paul-Henri Bourrelier, op. cit.).
33
Léon Daudet fut un écrivain, journaliste et homme politique français (1867-1942).
Antidreyfusard et nationaliste clérical, il fut l’une des principales figures politiques de l’Action
française.
34
Léon Daudet, Paris vécu, 1929.
35
Notons au passage la délicatesse du verbe. Un Juif ne peut que « crever ».
36
Paris vécu, ibidem.
37
Saint-Cère fut néanmoins libéré quelques mois plus tard, bénéficiant d’un non-lieu, faute
de preuves, mais sa santé en fut fort détériorée, et il meurt prématurément à l’issue d’une agonie
atroce en mai 1898.
38
Le Gaulois, 15 janvier 1896.
39
Même Arthur Meyer, directeur du Gaulois, lui fit des promesses. Enfin une des « petites
revues sémites », la Revue Blanche, lui ouvrit ses colonnes.
40
Deux animaux donnés comme libidineux et lubriques par excellence.
41
Paru en feuilleton dans les colonnes de L’Écho de Paris en 1892-1893, et qui n’aura été publié
en volume qu’en 1989.
42
Dans le ciel, chapitre 19.
43
Ibidem, chapitre XXV.
44
Ibid, chapitre XII.
45
Ibid, chapitre XXIII.
46
On se rate toujours. Rémémorons-nous ici son fameux « Il n’y a pas de rapport sexuel », dans
le séminaire XVI, D’un Autre à l’autre , Paris, Le Seuil, 2006 (leçon du 12 mars 1969).
47
Jacques-Alain Miller, Passion du nouveau, mis en ligne de 11 juin 2003, consulté le 29 octobre
2017. http://www.causefreudienne.net/passion-du-nouveau/.
48
Octave Mirbeau, Les Mémoires de mon ami, Paris, Ernest Flammarion, 1920, p. 26.
49
Ibidem.
50
Claude Balier, Psychanalyse des comportements violents, Paris, Presses Universitaires de
France, 2015, coll. « Le Fil rouge », in chapitre 3, Recherche de conseils opératoires.
46 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
DOMESTIQUES
Tous voleurs1.
La mauvaise réputation des gens de maison est une idée répandue dans le
roman du XIXe siècle, qui présente généralement les maîtres à la merci de leurs
domestiques. Si la société bourgeoise repose sur l’institution du mariage, elle
ne peut exister sans la présence de serviteurs. Afin de ne pas laisser l’aristocratie
et la bourgeoisie privées de bonnes et de valets, existent des bureaux de place-
ment, dont Célestine, l’héroïne du Journal d’une femme de chambre, est une
habituée. C’est entre deux enquêtes officielles – 1893 et 1901 – sur ces
organismes que le roman est publié. Le lecteur apprend le sort des bonnes au
chômage poussées par certains bureaux de placement vers la prostitution.
Mirbeau, écrivain engagé, dénonce avec virulence la façon révoltante dont
sont traitées les femmes et le système absurde d’aide intéressée. On verra en
quoi le romancier, plus que ses confrères, soulève ce scandale. Après avoir
expliqué le fonctionnement des bureaux de placement de domestiques
féminins en nous appuyant sur les travaux des historiens des mentalités, nous
étudierons le regard de Célestine sur le maquerellage de ces bureaux de
placement, au cœur du roman. L’engagement de Mirbeau sera enfin mis en
perspective avec d’autres fictions de la Belle Époque, qui évoquent, souvent
avec complaisance, les agences se livrant au trafic de femmes.
qui les amenait à pousser la porte d’un bureau de placement entrait dans le
combat politique de Mirbeau contre toute forme d’aliénation et d’enfermement.
Comme les autres institutions – armée, école, justice – dénoncées dans son
œuvre de fiction, ces agences représentent un système que l’auteur trouve
nécessaire de démolir.
L’écrivain a déjà évoqué « la traite des blancs » dans des fictions publiées
dans divers quotidiens auxquels Mirbeau collabora7. Il écrivit notamment deux
courts récits8 consacrés aux bureaux de placement qui seront insérés dans le
journal de Célestine. « Crescite » présente un couple de domestiques dont la
femme enceinte tait son état pour obtenir un emploi. Les deux valets subissent
un terrible interrogatoire et la future maîtresse leur impose une longue liste
d’interdits. « Présentation », qui reparaît sous le titre « Au bureau de placement9 »
lors de la publication en volume du Journal d’une femme de chambre, corre-
spond également à une partie importante du roman axée sur l’organisme qui
nous occupe.
Ces écrits sont des sortes d’avant-textes du Journal d’une femme de
chambre. Le journaliste sait que ce sujet est au cœur des débats qui agitent
l’opinion dans les années 1890-1900 et même au-delà. Le Journal des gens
de maison et Le Serviteur, organes de presse spécialisés consacrés à la
domesticité, ainsi que les enquêtes des syndicats et les rapports de police,
révèlent l’exploitation et l’escroquerie des bureaux de placement privés qui
font payer des services qu’ils ne rendent pas. Leur intérêt n’était pas de trouver
une place à une domestique, qui payait ainsi plus longtemps pour en obtenir
une. En 1898, Lucien Descaves, petit naturaliste engagé politiquement, dévoile
les agissements des agences de placement qui envoient les bonnes laides dans
des places difficiles. Ainsi, la chétive Florentine de Soupes se voit-elle proposer
des emplois ingrats : « On l’évinçait ou bien on la gardait un mois, le temps
d’éprouver sa vigueur et de l’abattre. Les fournisseurs se désintéressaient d’elle,
les bureaux de placement lui réservaient les maisons terribles où l’on crève une
bonne comme un cheval, les bagnes d’où les domestiques s’échappent en
hurlant10… » Les journaux décrivent aussi des agences qui se livrent à des trafics
menant certaines domestiques dans des maisons closes ou sur le trottoir.
Par le biais de la fiction romanesque, Mirbeau apporte donc son soutien
aux protestations sociales. L’entreprise de démolition de ces organismes est une
œuvre de salubrité publique, qui n’évite pas la caricature. Le romancier passe
ainsi sous silence les bureaux publics gratuits, peu concernés par les attaques
des syndicats. Selon Anne Martin-Fugier, le département de la Seine comptait
200 bureaux de placement réservés aux gens de maisons, dont des bureaux
municipaux, un par arrondissement, qui proposaient gratuitement des annonces
d’offres et de demandes d’emploi sur deux registres et, si l’espace le permettait,
un local où maîtres et serviteurs pouvaient se rencontrer. Peu efficaces, ils
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 49
plaçaient 14 fois moins que les bureaux privés, d’après une enquête réalisée
en 189611. Les bonnes préféraient payer un droit d’entrée et être mises en
contact avec des patrons plus généreux. Le placeur privé qui trouvait un travail
avec un salaire élevé touchait son pourcentage.
En revanche, Le Journal d’une femme de chambre décrit les œuvres
religieuses qui recueillaient les bonnes au chômage et s’occupaient de leur
trouver des places. Á travers des sociétés philanthropiques12, plus honnêtes
que certaines agences privées, l’Église tente de pallier le désintérêt de l’État
pour ses servantes en péril. Créés à Paris en 1824, les bureaux religieux se
multiplient après la chute du Second Empire et offrent, parfois gratuitement
en province, le gîte et le couvert, ainsi qu’une aide à l’emploi. Les prêtres, dans
leurs sermons dominicaux, rappellent aux maîtres leur devoir de respecter leurs
employés et de leur donner de l’instruction. Les œuvres catholiques facilitent
aussi le retour des jeunes bonnes dans leur province, où elles sont placées dans
des maisons respectables.
Anticlérical, Mirbeau fait la critique de ces bureaux religieux dans le chapitre
XIII du Journal d’une femme de chambre. Ayant trouvé refuge dans une de ces
maisons, Célestine accuse ses bienfaitrices de l’exploiter puisque les bonnes
au chômage doivent travailler pour la communauté en attendant d’être
placées.
chrétienne, elles avaient trouvé le moyen d’avoir des domestiques, des ouvrières
qui les payassent et qu’elles dépouillaient, sans un remords, avec un inconcevable
cynisme, de leurs modestes ressources, de leurs toutes petites économies, après
avoir gagné sur leur travail... Et les frais couraient toujours. » (311-312)14
À nous voir ainsi affalés sur les banquettes, veules, le corps tassé, les jambes
écartées, songeuses, stupides ou bavardes... à entendre les successifs appels de
la patronne. « Mademoiselle Victoire !... Mademoiselle Irène !... Mademoiselle
Zulma !... » Il me semblait, parfois, que nous étions en maison et que nous
attendions le miché. (351)16
Mirbeau expose toutes les étapes qui mènent à une place, généralement
mauvaise. Après l’attente vient la présentation. Le futur maître choisit la domes-
tique sur son physique, l’examine comme un maquignon le ferait à la foire aux
bestiaux, et lui pose des questions. La rencontre de l’employeur et de la bonne
désœuvrée, en présence du placier, prend les allures d’un interrogatoire
humiliant et déshumanisant, durant lequel la bonne a rarement voix au
chapitre17. L’entrevue entre une dame de Fontainebleau et Jeanne Le Godec,
que Célestine espionne par une imposte, est particulièrement dégradante pour
la domestique. La femme l’insulte – « Je n’aime pas les Bretonnes… Elles sont
entêtées et malpropres… » (356) –, doute de son âge véritable, de certificats
dont elle ne peut vérifier l’origine et refuse qu’elle voie sa petite fille. Cette
torture psychologique qui nie l’individu dépossédé de son prénom – « Jeanne
[…] Ça n’est pas un nom de domestique... » (356) – doit amener à faire baisser
les gages.
L’auteur réutilise un des « Dialogues tristes » intitulé « Nos domestiques »,
qu’il avait fait paraitre sous forme de saynète dans L’Écho de Paris du 21 juillet
1891. Les dialogues du roman gardent le mordant des répliques théâtrales. La
détresse de la jeune Louise Randon, « paysanne égarée dans Paris », émeut
Célestine, qui lui avait conseillé de rentrer en Bretagne. La vieille dame dit à
Louise : « – Oh ! comme vous êtes laide, ma petite ! » (372) pour lui donner
moitié moins de gages que ceux demandés par la jeune fille : 15 francs au lieu
de 30.
– Trente francs !... Mais vous ne vous êtes donc jamais regardée ?... C’est
insensé !... Comment ?... personne ne veut de vous... personne jamais ne voudra
de vous ? – Si je vous prends, moi, c’est parce que je suis bonne... C’est parce
que, dans le fond, j’ai pitié de vous ! – et vous me demandez trente francs !... Eh
bien, vous en avez de l’audace, ma petite... C’est, sans doute, vos camarades qui
vous conseillent si mal... Vous avez tort de les écouter... (373-374)
Ayant essayé de lutiner une domestique anglaise qui ose porter plainte,
Trudon manque de perdre sa place.
Maupassant, quant à lui, consacre un « type de Paris » aux servantes, ces
femmes qui représentent l’entre-deux, l’intermédiaire entre bourgeoises et
prostituées.
Rue Notre-Dame-de-Lorette, la bobonne trotte. Elle est à tout faire et fait tout
dans la maison ; elle [...] en sait long sur les mœurs de monsieur, car elle fait
tout, la bobonne [...]. À quoi pense-t-elle ? – [...] Vraiment monsieur n’est pas
propre... Si l’épicier m’embrasse encore, moi, je le dirai à sa femme. Je ne veux
pas d’histoires dans le quartier... 23
Corvéables à merci, les servantes acceptent leur triste sort sous peine de
renvoi. Même lorsque l’homme de la maison les trousse, à l’insu ou avec le
consentement de l’épouse, elles protestent rarement, telle Victorine, employée
puis maîtresse rémunérée de Bombard : « Cinq minutes de temps en temps
suffisaient à son ardeur, et il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans
la main de la servante, qui remontait bien vite à son grenier24 ». Jamais le
conteur ne condamne ces pratiques, passées dans les mœurs, et ses contes,
comme ceux d’Armand Silvestre, paraissent dans le Gil Blas, journal léger qui
ne s’embarrasse pas de politique.
Plus proche des Monstres parisiens de Mendès, « Sauvée » évoque un cas
particulier de bureau de placement privé. La petite marquise Annette de
Rennedon, qui se sait trompée, se rend dans un « magasin-prétexte », sorte
d’agence spéciale qui fournit des domestiques peu farouches à la demande.
Ayant obtenu une photo de sa rivale, elle rencontre « un homme d’affaires...
tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute... nature... des agents
[...] de publicité et de complicité... de ces hommes... enfin tu comprends25 »
qui lui procure une domestique, réplique exacte de la maîtresse de son mari.
Elle réussit à faire prendre son mari en flagrant délit d’adultère grâce à Rose,
une jeune personne louée spécialement en vue du stratagème et qui en est
déjà à son huitième divorce.
Les écrivains décadents, tel Jean Lorrain, font allusion aux laissées pour
compte des bureaux de placement qui échouent dans les maisons de tolérance,
moins comme une réalité sociologique que comme une curiosité sociale. La
Maison Philibert, roman publié l’année de promulgation de la loi sur les
agences de bonnes, fait entendre la voix de Madame Adèle, une tenancière
au langage fleuri, révoltée par la concurrence déloyale des servantes et autres
femmes de chambre.
La police est mise en cause puisque, garante de la moralité, elle doit chasser
les clandestines pour préserver les établissements tolérés. Madame Adèle
renverse la situation. Les bonnes désespérées par le chômage prolongé sont
des proies faciles. Elles sont accostées par des proxénètes aux abords des gares
et des agences de domestiques, qui les emmènent dans des maisons de prostitution.
Philibert Audigeon qui fait de la retape le sait bien. Le Môme l’affreux, pour-
voyeur en femmes, attend les jeunes bonnes à la descente des trains et les
console après une journée infructueuse.
Jean-Louis Dubut de Laforest est l’un des rares auteurs à bâtir l’intrigue d’un
de ses romans autour des activités illicites des agences pour domestiques. En
1887, La Bonne à tout faire, qui fait partie des Derniers Scandales de Paris,
expose les tribulations d’une jeune Périgourdine montée dans la capitale.
* * *
S’appuyant sur un fait de société brûlant de la Belle Époque, le scandale des
bureaux de placement pour bonnes, Octave Mirbeau compose un roman
dérangeant et polémique. À travers le regard de son héroïne vicieuse et intelligente,
Célestine, l’auteur brosse le portrait de ses maîtres successifs, le tableau des
intérieurs bourgeois et des abus subis par les femmes. Mais il dénonce surtout
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 59
Noëlle BENHAMOU
(Université de Picardie Jules Verne,
CERCLL, Roman & Romanesque)
NOTES
1
Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, dans Bouvard et Pécuchet, éd. Claudine
Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, Folio Classique, 3252, 1999, p. 493 et 508.
2
Pierre Larousse, Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administrateur du Grand
Larousse, 1866-1877, t. II, p. 1418.
3
Lucien Descaves, Philémon vieux de la vieille (1913), Paris, Crès, 1922, p. 60 : « L’estaminet
ne m’attire pas, je n’y mets jamais les pieds ; mais, en exil surtout, le café est un bureau de place-
ment gratuit, un palier de communication pour l’incertitude et l’espérance. »
4
Pierre Guiral et Guy Thuillier, La Vie quotidienne des domestiques en France au XIXe siècle,
Paris, Hachette, 1978, p. 224. Rien ne protège les bonnes contre les accidents du travail, la
maltraitance, les abus sexuels. De même, le repos des parturientes n’est pas prévu. Les grossesses
sont cachées le plus longtemps possible pour retarder le licenciement.
5
Adèle, dans Pot-Bouille (1882), et Rosalie Prudent, dans le conte éponyme datant de 1886.
6
Paul Féval, Les Habits noirs (1863-1875), Robert Laffont, Bouquins, 1987, t. I, p. 185.
7
Citons le conte « La Livrée de Nessus », publié dans Le Journal du 16 mai au 6 juin 1897, qui
suit la destinée d’un paysan devenu valet de chambre et finissant sur l’échafaud pour avoir assas-
siné son maître.
8
Octave Mirbeau, « Crescite » et « Présentation », Le Journal, 1er avril 1894 et 19 mai 1895.
Le second récit paraît également dans Le Journal des gens de maison du 8 août 1895.
9
Octave Mirbeau, « Au bureau de placement », L’Aurore, 13 août 1900.
10
Lucien Descaves, Soupes, Paris, Stock, Bibliothèques sociologiques, 1898, p. 178.
11
Anne Martin-Fugier, La Place des bonnes. La domesticité féminine à Paris en 1900, Paris,
Éditions Perrin, coll. Tempus, 2004, p. 52-53.
12
Dans un roman publié par Octave Mirbeau sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, l’hé-
roïne, dame patronnesse, fait œuvre de bienfaisance en recevant les nécessiteux : « Alors ce fut
une procession, des domestiques sans places, recommandés par Sœur Marie-des-Anges, par M. le
curé de Saint-Thomas ou madame la princesse de Santis », La Maréchale, mœurs parisiennes
(1883), édition électronique, La Bibliothèque électronique du Québec, collection Aux quatre
vents, 52, [s.d.], p. 211.
13
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre (1900), Paris, Gallimard, Folio, 1989.
Édition de référence. Nous faisons désormais suivre les citations du seul numéro de page entre
parenthèses.
60 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
14
Dans la comédie Le Foyer, pièce représentée à la Comédie-Française en décembre 1908,
Mirbeau dénonce la fausse charité et l’exploitation des jeunes filles livrées à de riches messieurs.
15
Cf. J. Ronchet, Les Bureaux de placement et leurs funestes conséquences : crime social, Paris,
Impr. Wattier frères, 1897.
16
Dubut utilisait déjà la métaphore du bordel pour évoquer les bureaux de placement pour
bonnes.
17
Lors de la présentation au salon, les filles de maisons closes n’avaient pas le droit de parler
au client et devaient se contenter de gestes et de pantomimes pour l’attirer.
18
Pierre Michel, Octave Mirbeau et le roman, Angers, Société Octave Mirbeau, 2005, p. 119.
19
Auguste Jouhaud et Pierre Royer, Le Bureau de placement, comédie-vaudeville en deux actes,
représentée au Théâtre Saint-Marcel le 19 décembre 1838.
20
Georges Feydeau, Les Fiancés de Loches (1888), dans Théâtre complet, éd. Henry Gidel,
Paris, Garnier, 2011, t. I, p. 539. La longue didascalie initiale expose avec minutie un bureau de
placement pour gens de maison, où les protagonistes, montés à Paris, entrent par erreur pensant
trouver une agence matrimoniale.
21
Henry Céard, Une belle journée, Paris, Charpentier, 1881, p. 23.
22
Ibid., p. 255-258.
23
Guy de Maupassant, « Servantes. Rubans et tabliers », dans Les Types de Paris, Paris, Plon &
Nourrit, 1889, p. 38-39.
24
Guy de Maupassant, « Bombard » (Gil Blas, 28 novembre 1884), dans Contes et Nouvelles,
éd. Louis Forestier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1993, t. II, p. 369.
25
Guy de Maupassant, « Sauvée » (Gil Blas, 22 décembre 1885), dans Contes et Nouvelles, t.
II, p. 652.
26
Ibidem. Sur ce point, lire Noëlle Benhamou, Filles, prostituées et courtisanes dans l’œuvre
de Guy de Maupassant. Représentation de l’amour vénal, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires
du Septentrion, 1997, p. 149 et suivantes.
27
Jean Lorrain, La Maison Philibert (1904), [Saint-Cyr sur Loire], Christian Pirot, 1992, p. 205-
206.
28
Jean-Louis Dubut de Laforest, La Bonne à tout faire, roman parisien, Paris, Dentu, 1887, p.
10.
29
Ibid., p. 26.
30
Ibid., p. 206.
31
Jean-Louis Dubut de Laforest, Les Marchands de femmes, La Traite des Blanches 3, Paris,
Fayard, 1901, p. 56.
32
Jean-Louis Dubut de Laforest, La Bonne à tout faire, éd. citée, p. 31.
33
Lire François Salaün, Jean-Louis Dubut de Laforest. Un écrivain populaire, Dijon, Éditions
Universitaires de Dijon, 2015.
34
Georgina Vaz Cabral, La Traite des êtres humains : réalités de l’esclavage contemporain, Paris,
La Découverte, Cahiers libres, 2006.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 61
Par certains côtés, Mirbeau fait partie de ces intellectuels dont parle
Christine Planté dans La Petite Sœur de Balzac, pour qui l’émancipation des
femmes est perçue comme une forme de décadence. Dans certains de ses
62 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Dans ce passage, on sent la forte influence qu’a eue sur Mirbeau la philosophie
de Schopenhauer. Selon le philosophe allemand, comme d’ailleurs chez
Darwin, il existe une infériorité biologique de la femme par rapport à l’homme.
La femme paie sa dette à la vie, non par l’action, mais par la souffrance (l’en-
fantement) et ne peut saisir les idées abstraites. Si elle s’intéresse à l’art et à la
culture, c’est uniquement pour séduire l’homme.
La misogynie de Mirbeau se double souvent d’antiféminisme. Dans son
article intitulé « Propos galants sur les femmes », paru dans Le Journal en 1900,
il se révolte contre le fait qu’il y ait une élue dans le comité de la Société des
Gens de Lettres :
Il n'y a que la première femme qui coûte. Une fois le principe établi, toutes
les dames qui écrivent ne tarderont pas à entrer dans ce comité, et les hommes,
enfin vaincus, n'auront plus qu'à se retirer à la maison, où désormais ils
surveilleront, ménagères, le pot-au-feu et donneront, nourrices sèches, le
biberon aux enfants. Résultat d'ailleurs admirable, car l'enfant, arraché à l'édu-
cation exclusive de la femme, à tous les préjugés sentimentaux, à toutes les
superstitions catholiques de la femme, pourra, peut-être, devenir un homme...
Oui, mais est-ce qu'il y aura encore des enfants ? Tel est le problème.
La première chose que l’on constate est que Mirbeau n’hésite pas à
défendre les femmes lorsque cela lui paraît juste et lorsqu’il est persuadé de
défendre une noble cause.
C’est ce qu’il fait par exemple en tournant en ridicule les thèses anti-féministes
de Strindberg. En 1887, ce dramaturge suédois a créé une pièce intitulée Le
Père, qui est créée en 1890 et représentée à Paris. Cette pièce contient de
violentes diatribes contre les femmes et il va plus loin, en 1895, en publiant
un essai intitulé De l’infériorité de la femme, dans lequel il essaie de démontrer
de manière scientifique que la femme est inférieure à l’homme. Il développe
son argumentation en établissant une comparaison entre les sens masculins et
féminins et conclut que ceux des femmes sont nettement moins développés,
comme c’est le cas par exemple pour l’odorat. Ces attaques créent de
nombreuses polémiques et Mirbeau fait partie de ceux qui s’expriment sur le
sujet. Dans l’article intitulé « Les défenseurs de la femme / Sur un article de M.
Strindberg », il écrit :
Mirbeau n’hésite pas non plus à utiliser sa plume pour prendre la défense
de femmes qu’il juge importantes dans le domaine artistique ou littéraire. C’est
ainsi qu’il rend hommage plusieurs fois à Camille Claudel. Contrairement aux
sculptures des autres femmes, qu’il juge trop mièvres, les siennes lui paraissent
beaucoup plus viriles. Il fera de son mieux pour l’aider lorsqu’elle rencontrera
des difficultés (et ce malgré leurs vues politiques opposées, puisqu’elle est
hostile à Dreyfus). Lorsqu’il l’évoque pour la première fois dans l’un de ses articles,
en 1893, il l’associe à Rodin et à Paul Claudel. Mais par la suite, il parlera d’elle
dans la presse sans la comparer à qui que ce soit et saluant uniquement son
génie à elle. Aussi proclame-t-il haut et fort : « Nous voilà en présence de
quelque chose d’unique, une révolte de la nature : une femme de génie ».
Les prises de position de Mirbeau ne se font pas uniquement dans les journaux,
on lui doit aussi des actions plus concrètes. C’est par exemple grâce à lui que
Marguerite Audoux connaît le succès et obtient même le prix Fémina en 1910
pour son roman Marie-Claire. Cette jeune orpheline, devenue servante de
ferme puis couturière à Paris vivait dans une grande précarité. C’est son amant
qui, découvrant qu’elle écrit, fait en sorte que le manuscrit de son roman arrive
entre les mains de Mirbeau. Malgré son état dépressif à cette époque, ce
dernier lit le roman avec enthousiasme et l’impose aux éditeurs. Le roman
connaît un franc succès : les ventes dépassent les 100 000 exemplaires et il est
traduit en plusieurs langues.
Si l’on considère l’œuvre romanesque et théâtrale de Mirbeau dans son
ensemble, on constate par ailleurs que la question des femmes y est traitée
d’une manière positive à plusieurs reprises. Ainsi ose-t-il présenter sur la scène
de la Comédie-Française un personnage de femme totalement émancipée, à
savoir Germaine Lechat dans Les affaires sont les affaires. Cette jeune femme
affronte son père d’une manière courageuse, exprimant sans détours le mépris
qu’elle a pour l’argent sale. Dans un dialogue avec son amant Lucien, elle
expose clairement son désir de travailler et sa soif d’absolu : « Ne puis-je donc
travailler ?… J'ai de l'énergie… la volonté d'être libre et heureuse… » Lucien est
beaucoup plus lucide et réaliste, et lui répond que la misère peut détruire l’in-
dividu. Il souligne aussi le fait que, pour une femme, la situation est plus difficile
que pour un homme : « Et j'étais un homme, c'est-à-dire un être privilégié…
protégé… à qui la société… dit-on… permet toutes les activités, ouvre toutes
les carrières… Toi… tu es une femme… et la société ne te connaît pas… » Dans
ce dialogue, on voit que Mirbeau se dédouble. Comme le souligne Pierre
Michel (cf note), « chez lui, ces deux tendances coexistent en permanence : il
ne cesse de se battre pour un idéal de justice, tout en sachant pertinemment
qu'il est inaccessible ».
Dans l’essai qu’il consacre à la prostitution, L’Amour de la femme vénale,
Mirbeau continue à réfléchir sur la place de la femme dans la société.
Contrairement à ses premiers romans, où il stigmatisait la prostituée, il tente
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 65
D’une certaine manière, on peut dire que Clara elle-même est un monstre.
Il ne s’agit pourtant pas d’un monstre littéraire typique, inspiré de figures
bibliques et mythologiques. La monstruosité de Clara est d’un ordre différent
et plus complexe.
NOTES
1
P. 302
2
Rosi Braidotti, « Signs of wonder ans traces of doubt : on teratology and embodied differences
», Between monsters, goddesses and cyborgs : feminist confrontation with science, medicine and
cyberspace.
3
P. 136
4
P. 135
plus scandaleux. Les travaux de Pierre Michel sur les Farces et moralités ont
déjà bien établi les cibles de ce comique grotesque, principalement des
notables bourgeois et provinciaux épris de leur intérêt et indifférents au bien
commun.
En tant que journaliste et critique, Octave Mirbeau était au fait des avant-
gardes de son époque, et, par exemple, on l’a vu, de l’avant-garde en termes
de progrès médical. Lui-même faisait partie de l’avant-garde en littérature. Son
contexte est marqué par l’essor massif d’un théâtre social que saluera
Jaurès dans un article, au tout début du XXe siècle. La réalité des mœurs et
des types sociaux est au centre de ce théâtre, à la fois réaliste, naturaliste et
symboliste.
Les Mauvais bergers, les considérations sur le vieillissement prématuré des plus
pauvres et leur mortalité précoce. D’autres pièces du moment représentent les
ouvriers, artisans, prolétaires. Cette tendance réaliste est générale en Europe.
Le Théâtre Libre d’Antoine est réputé pour avoir favorisé la veine sociale réal-
iste. Ibsen est un éminent représentant du drame social. Incendie, en 1865,
est déjà une pièce dirigée contre les notables. Parallèle à la veine folklorique
ou symboliste, cette orientation culminera avec Une maison de poupée (1879),
puis avec Les Revenants, qui aborde des thèmes dérangeants – maladies vénéri-
ennes, inceste et euthanasie, et avec Un ennemi du peuple (1882). En Silésie,
Gerhart Hauptmann représentera Les Tisserands en 1892. La société française
de la Belle Époque découvre ces théâtres venus d’ailleurs. Tout naturellement,
compte tenu de son esprit d’observation, Mirbeau se met vite au diapason de
cette nouvelle vague.
Mirbeau a probablement été influencé par Ibsen, qu’il admirait beaucoup,
pour la création de L’Épidémie. L’intertextualité est d’autant plus probable que
Mirbeau a vu de nombreuses pièces et a salué le génie d’Ibsen. Le précieux
Dictionnaire Mirbeau, que l’on trouve en en ligne, nous donne de nombreux
éléments d’informations sur les rapports entre Ibsen et Mirbeau. Il suffit de se
reporter à l’article « Ibsen ». Dans sa « Réponse à une enquête sur le théâtre
scandinave », la comparaison de Mirbeau entre le théâtre français et le
théâtre scandinave est tout à l’avantage du second. Octave Mirbeau flétrit le
chauvinisme français et parisien, la ronde monotone des vaudevilles19. En
revanche, il formule un commentaire élogieux sur la propension d’Ibsen à
s’intéresser à « la vie sociale ». Dans Le Journal, et, plus précisément, dans un
article intitulé « Les Pintades », le 15 novembre 1896, il accable de ses
sarcasmes les critiques français de son temps. Plus préoccupés selon lui de jouir
de leurs prérogatives auprès des actrices que de se familiariser avec l’art drama-
tique, ils sont littéralement éberlués face aux innovations esthétiques d’Ibsen ;
et incapables d’en reconnaître la valeur. L’article du Dictionnaire Mirbeau
consacré au dramaturge nous apprend qu’en 1898, pendant l’affaire Dreyffus,
Mirbeau a été figurant dans Un ennemi du peuple, bien après la création de
cette pièce, dont la première représentation a eu lieu en 1882. On nous dira
ensuite que le biographique n’a pas d’intérêt ! Loin d’être anodin, le
biographique peut s’avérer parfois une pièce indispensable à la reconstitution
de ce puzzle qu’est la compréhension de l’écologie mentale d’une œuvre
littéraire. Les points communs existant entre les deux pièces tiennent peut-être
aux affinités entre les deux auteurs. Le problème de santé publique évoqué
dans les deux pièces est un problème auquel les deux écrivains ont été tous
deux sensibilisés de par leur histoire personnelle : le père de Mirbeau était,
comme Charles Bovary, officier de santé ; quant à Ibsen, il a été préparateur
en pharmacie, et a entamé des études de médecine. Le fait est qu’ils décident
de consacrer entièrement l’une de leurs œuvres à la thématique de l’hygiène
76 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Le maire :
— Justement, Messieurs…et c’est là où je voulais en venir…(Confidentiel) . Le
préfet maritime est fort en colère… Je l’ai vu hier soir… Il m’a dit que les casernes
sont d’immondes foyers d’infection… (Rumeurs…) que l’eau bue par les soldats
est plus empoisonnée que le purin des étables… (Rumeur.)
Stockmann :
— Tout l’établissement n’est qu’un tombeau empoisonné, blanchi à la chaux,
c’est moi qui vous le dis. Il est dangereux pour la santé, il est pernicieux ! Toutes
les immondices de la vallée et des moulins viennent infecter l’eau dans les
conduites de l’établissement de Bains, et cette maudite saleté empoisonnée s’en
va de là jusqu’à la mer. 20
opposées : l’incurie pour les victimes du peuple vs/ une réponse express, après
les accidents ou décès survenus à des notables. Il n’était pas besoin d’en dire
plus.
La focalisation des deux pièces est, nous venons de le voir, différente, mais
à partir de deux thèmes communs : le dialogue de sourds des experts de la
santé avec les autorités, d’une part, et, d’autre part, l’aveuglement d’un peuple
sous-informé.
* Mirbeau symboliste
Une enquête sociologique et hygiénique nourrit L’Épidémie, dont la portée
didactique, soulignée par Pierre Michel à propos des Farces et moralités de
Mirbeau, ne se limite pas aux aspects strictement documentaires et informatifs.
On rejoint ici l’une des fonctions du théâtre médiéval, à l’heure où la presse
et les moyens d’information modernes n’existaient pas encore. Le format des
Dialogues tristes, qui ont servi de noyau à L’Épidémie, est adapté au support
médiatique de l’article de presse. Il s’agit d’un théâtre de poche, d’une
longueur réduite, proportionnée aux textes sources, et d’une brièveté percu-
tante. Le choix générique de la farce offre un prolongement dramatique au
dialogue publié dans la presse.
La pièce est symboliste parce qu’elle décolle légèrement de la précision
réaliste pour n’en garder que les situations prototypiques : la pièce se déroule
dans un cadre spatio-temporel légèrement imprécis : « […] de nos jours, dans
une ville de province ». On y reconnaît des caractères typiques de l’époque, dont
les noms sont, non pas vraisemblables, mais emblématiques et caricaturaux –
ainsi en va-t-il de Triceps, par exemple. Mirbeau n’a oublié ni les bourgeois de
Molière, ni les fantoches de Musset. Et il annonce les marionnettes de Jarry.
Dans les deux œuvres, le statut de la
corruption prend un relief tout particulier,
dans la perspective d’une lecture
symbolique du réel. D’après la genèse de
L’Épidémie, il apparaît que, si corruption
il y a ici, c’est bien d’abord d’une corrup-
tion réelle, contamination de l’eau et des
hommes, qu’il s’agit ; mais que cet
empoisonnement ne persiste que parce
que les responsables politiques sont
corrompus. Pourriture et corruption sont
à envisager aux sens propre et figuré.
Ibsen et Mirbeau ont mis en équivalence
la décadence morale de la société et la
corruption de l’eau, de l’environnement.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 79
NOTES
1
Cette expression est devenue le titre d’une biographie de Mirbeau (Pierre Michel & Jean-
François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990).
2
« Puis l'épidémie s'empara du pays, dix pour cent de la population anglaise périssant entre
1557 et 1559 » (Dossier « Le typhus, l’autre peste », dans la série « Petite histoire des grandes
maladies », in Revue en ligne Le Généraliste ).
3
ibid.
4
Témoignage personnel.
5
« Il y a de l’Oriental dans cet anémié, il y a du musulman dans ce catholique, dont l’esprit part
sans cesse en caravane de prière vers la Mecque de Sainte-Anne » (« Au pays de la fièvre », Le
Figaro, 12 juin 1888).
6
« La fièvre typhoïde est de celles […] qu’on pourrait le mieux combattre et le mieux détruire;
mais nous la cultivons, cette immonde fleur qui pousse sur le fumier des civilisations » (Ibid.).
7
Ibid.
8
Ibid.
9
Jacques Léonard, « La santé publique en Bretagne en 1889 », Annales de Bretagne, Année
1984, volume 91, n° 3 p. 293.
10
Ibid.
11
Ibid.
12
Rapports du physique et du moral de l’homme, Bibliobazar, 2015 [1802].
13
Le Miasme et la jonquille, L’Odorat et l’imaginaire social, Aubier-Montaigne, 1982.
14
Jacques Léonard, op. cit.
15
Ibid.
16
Ibid., p. 294.
17
J.-M. Gros, Le Mouvement littéraire socialiste depuis 1830, Paris, Albin Michel, sans date, p. 306.
18
C’est ainsi que le vaudeville est désigné par Jean-Claude Yon comme une « image photogra-
phique » ou un « daguerréotype » de la société dans lequel toutes les classes sont représentées. «
Les pièces se jouent parfois seulement quelques jours et forment un miroir de l’actualité. Le vaude-
ville donne ainsi une image photographique de la société, c’est un daguerréotype assez extraordi-
naire du temps. De ce point de vue-là, ce répertoire, peu légitime d’un point de vue littéraire,
regardé avec mépris par les critiques dramatiques, est un magnifique corpus pour les historiens
pour analyser le XIXe siècle. Ainsi, avec le vaudeville, on peut reconstituer tous les grands thèmes
de la société, mais pas seulement ceux qui touchent à la bourgeoisie. C’est un genre écrit par des
bourgeois, mais destiné à un public plus large, qui n’ignore ni le peuple ni l’aristocratie » (Jean-
Claude Yon, « Le théâtre est le fer de lance de cette suprématie culturelle française », in Philitt,
Revue [web] de philosophie et de littérature).
19
La Revue blanche, 15 février 1897.
20
Henrik Ibsen, La Dame de la mer, suivie de Un ennemi du peuple, traduction Ad.
Chennevière et C. Johansen, Stock, p. 149.
21
Jean Jaurès, « Le théâtre social », in Revue d’art dramatique, décembre 1900.
22
Sur une jetée, des passants avaient été emportés par la mer. Les autorités ne finirent par
réagir que lorsque la vie de personnes de la haute société fut en jeu.
23
Ibsen, op.cit., p. 236.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 81
évoquant une explosion soudaine bien plus inquiétante que le terme de faillite.
On n’en citera ici que quelques-unes, largement commentées dans la presse
nationale, du krach de l’Union Générale, la grande banque catholique portée
sur les fonts baptismaux par le Pape Pie IX, à la faillite de la Compagnie
universelle du canal interocéanique, le scandale de Panama des années 1892-
1893 et ses répliques en 1897-1898.
Du krach de l’Union Générale au krach des cuivres, de 1882 à 1889, un
nom s’inscrit en filigrane de l’actualité, celui des Rothschild, coupables d’avoir
provoqué la ruine du catholique Eugène Bontoux dans le premier cas17, la faillite
et le suicide du calviniste Eugène Denfert-Rochereau, patron du Comptoir
d’escompte de Paris, dans le second18. Si la « haute banque » juive n’est pas
mentionnée lors du krach de Panama19, ce sont cependant trois intermédiaires
financiers juifs, Jacques de Reinach, Cornélius Herz et Léopold Arton, qui
portent la responsabilité de cette faillite de l’épargne française aux yeux des
médias, rejetant ainsi dans une ombre protectrice celle, pleine et entière, du
conseil d’administration de la Compagnie universelle du canal interocéanique,
composé de financiers catholiques et protestants. On y trouvait quatre Lesseps,
dont le comte Ferdinand, deux de ses fils et son frère, le baron Jules, les comtes
de Gontaut-Biron, de Circourt et de Mondésir, le baron Poisson, les généraux
Allavène et Türr, l’ancien préfet de police de Paris Léon Renault et le publiciste
Émile de Girardin, qui siégeaient avec les représentants des principaux établisse-
ments de crédit du temps, Marius Fontane, Eugène Dauprat ou John Harjès,
représentant de la banque Morgan de New York20. Les deux banquiers « juifs »,
William Seligmann et Max Hellmann, ne faisaient pas le poids auprès des vingt-
deux autres administrateurs choisis dans le meilleur monde afin de renforcer
la confiance du public envers le « Grand Français » et ceux qui l’entouraient21.
Le contenu des Grimaces est largement inspiré, en son année de fondation,
1883, par une actualité brûlante qui a vu disparaître la Banque de l’Union
Générale et qui ne laisse à la Banque de Paris d’Edmond Joubert, désormais
mariée à celle des Pays-Bas de Raphaël Bischoffsheim, que des miettes, dans
un festin qui semble, de prime abord, dressé et préparé pour la satisfaction
des Rothschild et de leurs coreligionnaires. Même si Octave Mirbeau ne les
désigne pas directement, sa description du ténia, le ver qui dévore l’Europe,
est fortement inspirée par la légende noire des cinq frères originaires du ghetto
de Francfort et acharnés à se partager le continent sur lequel ils ont installé
leurs établissements bancaires22. Stigmatisant la « conquête juive23 », le 22
septembre 1883, l’imprécateur annonce les délires d’Édouard Drumont trois
ans plus tard, et il a des mots très durs à propos « des aventuriers cosmopolites
qui viennent, en caravanes sinistres, de toutes les profondeurs de l’Orient24 ».
Ajoutant : « c’est la haine qui fait le patriotisme, c’est pourquoi elle est sainte »,
il se situe exactement sur la ligne où camperont bientôt les antisémites les plus
86 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Georges Clemenceau, leader radical, et avec Jean Jaurès, chef du Parti socialiste
en formation. Le Parlement demeure, à ses yeux, le haut lieu du tripotage et
les institutions républicaines – la Justice et l’Armée particulièrement – des
instruments de la corruption, mais il lutte alors pour les transformer – du moins
fait-il semblant de le croire – afin de hâter l’heure du rétablissement du Droit.
Inutile d’ajouter que les scandales financiers qui éclateront après la conclusion
de l’Affaire – tel celui des fiches en 1904 – ne feront que le persuader qu’il
avait eu raison de voir dans l’anarchisme le seul terreau solide sur lequel se
fixer, étant entendu que son anarchisme demeurait vague et nullement capable
de se transformer en principe de gouvernement.
Conclusion
Jean-Yves MOLLIER
Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
NOTES
1
Guillaume Apollinaire en a donné une édition dite de curiosa ; cf. la réédition de l’œuvre
par Jérôme Solal, chez Mille et une nuits, en 2007.
2
Publiés dans le journal Le Temps, les articles de Jules Ferry sont réunis dans une brochure
publiée en 1868 par l’éditeur Le Chevalier et intitulée Comptes fantastiques d’Haussmann. Lettre
adressée à MM. Les membres de la commission du Corps Législatif chargés d’examiner le nouveau
projet d’emprunt de la ville de Paris. Dénonçant la folie des grandeurs et les dépenses inutiles du
préfet de la Seine, Jules Ferry acquiert ainsi une notoriété qui l’aidera à être élu député l’année
suivante et maire de Paris en 1870.
3
M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880,
Paris, Flammarion, 1974, et Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de
1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989.
4
J.-Y. Mollier et J. George, La Plus longue des Républiques. 1870-1940, Paris, Fayard, 1994.
5
O. Rudelle, La République absolue. Aux origines de l’instabilité constitutionnelle de la France
républicaine. 1870-1889, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.
6
Dans une bibliographie abondante sur les scandales et leurs conséquences, on renverra à J.-Y.
Mollier, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991, et Ph. Oriol, L’Histoire de l’affaire Dreyfus,
Paris, Les Belles Lettres, 2015, 2 vol.
7
P. Michel et J.-F. Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier,
1991, et Y. Lemarié & P. Michel , dir., Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme,
2011.
8
Affiche reproduite sur le site de Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9009410v, et
sur Scribd : https://fr.scribd.com/doc/2319716/Octave-Mirbeau-Les-Grimaces.
9
La bibliographie sur le bonapartisme, du Premier Consul à son dernier avatar historique, le
gaullisme, est abondante ; cf. R. Rémond, Les Droites en France, rééd. Paris, Aubier, 1982, et M.
Winock, La Droite, hier et aujourd’hui, Paris, Perrin, 2012.
10
Idem.
11
Arrêtée une nouvelle fois après le pillage de plusieurs boulangeries parisiennes début mars
1883 et condamnée à dix ans de prison, la « Vierge rouge » va passer près de trois années
enfermée avant d’être graciée par le président de la République. Aux yeux de Mirbeau, la peine
prononcée contre celle qui défendait les pauvres à un moment où les « agioteurs », pour utiliser
son vocabulaire, sont en liberté, prouve la nature profonde du régime.
12
J. El Gammal, « Un pré-ralliement : Raoul-Duval et la Droite républicaine. 1885-1887 »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXIX, octobre-décembre 1982, p. 599-621, et J.Y.
Mollier, « Mirbeau et la vie politique de son temps », Octave Mirbeau. Actes du colloque inter-
national d’Angers, Angers, Presses de l’université d’Angers, 1992, p. 75-90.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 91
13
M. Winock, op. cit.
14
C’est la visibilité des administrateurs ou de certains dirigeants qui entraîne, pour le public,
l’assimilation de ces sociétés financières à des institutions bancaires liées à un courant religieux
plutôt qu’à un autre. S’il y eut bien une banque genevoise ou « protestante » à ses origines au
XVIIIe siècle, et si la famille Rothschild était juive, il va de soi que l’administration de leurs entre-
prises n’avait que peu de rapports avec leurs sentiments religieux respectifs. L’évolution du capi-
talisme au XIXe siècle favorisait l’essor des sociétés anonymes, par définition peu réceptives à
une orientation religieuse ou à l’affirmation trop tranchée d’une idéologie.
15
J.-Y. Mollier, Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles,
Paris, Fayard, 2004.
16
R. Tombs, La Guerre contre Paris, Paris, Aubier, 1997, évaluait à 20 000 le nombre des
victimes. Il minore singulièrement ce chiffre dans son dernier opus, Paris, bivouac des révolutions,
Paris, Libertalia, 2014, sans apporter de preuves convaincantes de cette nouvelle évaluation à la
baisse du nombre des victimes.
17
J. Bouvier, Le Krach de l’Union Générale. 1878-1885, Paris, PUF, 1960.
18
J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit., ch. IX.
19
Le romancier Jean-Louis Dubut de Laforest publie en feuilletons, puis en volumes; sa série
intitulée La Haute bande en 1892, avant de peindre une fresque impressionnante, Les Derniers
scandales de Paris, 37 volumes qui paraissent entre 1898 et 1900.
20
J.-Y. Mollier, Le Scandale de panama, op. cit., p. 89-92.
21
C’est Léon Gambetta qui l’avait ainsi impatronisé lors du banquet de fondation de la compa-
gnie.
22
T. Gaston-Breton, La Saga des Rothschild, Paris, Tallandier, 2017, dernier en date d’une longue
série d’études historiques sur cette famille.
23
Les Grimaces, n° 10, p. 438.
24
Ibid.
25
J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit., ch. VIII.
26
O. Mirbeau, Combats politiques, Paris, Librairie Séguier, 1990.
27
Voir ces listes in J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit., p. 521-527.
28
Voir J. Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1992, 2 vol.,
C. Pennetier, dir., Dictionnaire des anarchistes, Paris, Ed. de l’Atelier, 2014, et Tancrède Ramonet,
Ni dieu ni maître. Une histoire de l’anarchisme, coproduction Arte/Temps noir, 2015, 2 X 72 min.
29
D. Kalifa montre dans La Véritable histoire de la Belle Époque (Paris, Fayard, 2017) que l’ex-
pression n’apparaît vraiment qu’en 1940-1945, avant de s’imposer dans l’historiographie rétro-
active des années qui précèdent l’avant-guerre de 1914.
30
J.-Y. Mollier, « Zola et la rue », Les Cahiers naturalistes, n° 72, 1998, p. 75-91.
31
P. Birnbaum, Le Moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1995.
32
O.Mirbeau, « Aux hommes libres », Le Père Peinard, 23 octobre 1898. L’article débute par ces
mots : « Un coup de force se prépare » et se termine par l’apostrophe : « ALERTE, CAMARADES » ;
cf. O. Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Paris, Librairie Séguier, 1991, p. 139-141.
33
O. Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, op. cit. pour une sélection par P. Michel d’articles représentatifs
de la période.
34
O. Mirbeau, Correspondance générale, Paris, L’Age d’homme, 1999-2007, 3 vol., pour les
années 1865-1900.
35
O. Mirbeau, Correspondance avec Camille Pissaro, Tusson, Ed. du Lérot, 1990.
92 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
prend, contre elles et contre le poison qu’elles distillent, la défense de tous les
petits Sébastien Roch, Mozart potentiels qu’on assassine.
Les plus éminents et sanglants des crimes commis par l’Église catholique,
les croisades, les guerres de religion, l’Inquisition, etc., appartiennent au passé
et Mirbeau n’éprouve visiblement pas le besoin de les rappeler constamment,
car tous ses lecteurs les connaissent fort bien, et l’Église aurait beau jeu de
clamer que, quelques siècles plus tard, elle a cessé de les perpétrer. Ce qui
l’intéresse, c’est le danger qu’elle continue de représenter dans la France de
la Troisième République. Or, s’il est vrai qu’elle n’ordonne plus elle-même les
massacres, elle n’en continue pas moins de les bénir et de les justifier dans les
colonies où, selon le mot que Mirbeau prête au général Archinard, le
conquérant du Mali, il n’y a « qu’un moyen de civiliser les gens, c’est de les
tuer7 »... Il dénonce donc le rôle meurtrier des curés catholiques et des pasteurs
anglicans, qui, tout en se faisant concurrence, sont l’un et l’autre complices
des massacreurs français et anglais : « Partout où il y a du sang versé à légitimer,
des pirateries à consacrer, des violations à bénir, de hideux commerces à
96 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Les riches peuvent se révéler aussi des proies faciles et juteuses, comme
s’en plaint la signataire d’une pseudo-lettre, à propos des nonnes de Notre-
Dame de la Croix qui gèrent une clinique où elle doit être opérée et où elle
est fort mal traitée : « Ce sont des voleuses, des voleuses ! », qui se livrent à
une « honteuse exploitation de la souffrance9 ». Mais du moins les riches ont-
ils les moyens de payer, pour avoir la paix, ou bien de résister au racket, à l’instar
de Mme Lanlaire, la maîtresse de Célestine, qui refuse de verser la somme
exorbitante de 200 francs par an, « pour l'autel de la Très-Sainte-Vierge »
qu’exige le curé du Mesnil-Roy en échange de son absolution – et à condition
qu’elle n’y prenne aucun plaisir ! –, pour « de certaines caresses » (p. 67),
prodiguées à un mari fort porté sur la chose et qui lui éviteraient peut-être
d’aller engrosser les adolescentes du village, mais qui constituent « un péché
mortel » (p. 66) aux yeux de l’Église…
Il n’y a pas que l’appétit des prêtres pour les espèces sonnantes que dénonce
Mirbeau : il y a aussi leurs appétits bien charnels, qui se satisfont notamment,
en toute impunité, dans les collèges religieux, où les proies leur sont livrées
par des parents inconscients du danger, tels que le père Roch. On sait que
Mirbeau a été le premier, dans Sébastien Roch, à lever ce tabou, qui a duré
encore plus d’un siècle : c’est seulement depuis une quinzaine d’années qu’a
éclaté, partout dans le monde, le scandale des prêtres violeurs d’enfants confiés
à leur garde et que, aux États-Unis, ces dernières années, l’Église romaine, pour
étouffer l’affaire et mettre fin aux poursuites, a dû verser aux victimes des
indemnités colossales qui ont mis à mal les finances de nombre de diocèses. Il
était risqué, même sous la Troisième République, d’évoquer publiquement,
dans un roman largement autobiographique, ce type de crimes perpétrés par
des personnalités chargées, contre toute logique,
de diffuser auprès du bon peuple ce qu’on a
coutume d’appeler “la morale”. Et Mirbeau a
payé cette transgression en se heurtant à une
véritable conspiration du silence.
Mais beaucoup plus répandu encore que ces
prédations sexuelles, il y a le « poison religieux10 »,
qui est distillé dans tout le pays, dans les écoles
confessionnelles, les séminaires et les églises, et
qui a des effets délétères, voire mortifères, sur
les cerveaux innocents livrés en pâtée à leurs
maîtres, comme le révèle le très symbolique
cauchemar du petit Sébastien :
98 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
De cette éducation, qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j’ai
conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique. Et c’est après
beaucoup de luttes, au prix d’efforts douloureux, que je suis parvenu à me libérer
de ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour
mieux dominer l’homme plus tard. Je n’ai qu’une haine au cœur, mais elle est
profonde et vivace : la haine de l’éducation religieuse.16
Il serait tentant d’ajouter, à cet acte d’accusation déjà bien chargé, l’assu-
jettissement des femmes dans le cadre du patriarcat, justifié sur toute la surface
de la Terre au nom de Dieu. De fait, les trois femmes diversement émancipées
que sont les héroïnes du Jardin, du Journal et des Affaires, Clara, Célestine et
Germaine, ont en commun de s’être libérées, sur des modes différents, de
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 101
toute inféodation à quelque religion que ce soit, comme si la libre pensée était
une condition sine qua non de l’émancipation intellectuelle et sociale des femmes.
Néanmoins Mirbeau n’établit pas explicitement de lien entre l’imprégnation
religieuse et la condition infligée au deuxième sexe ; et puis, sur la question
du féminisme, quoiqu’il ait été classé parmi les « défenseurs de la femme23 »,
on sait que son engagement est farci de contradictions du fait de sa gynéco-
phobie24, de sorte qu’il y a, en l’occurrence, un grand écart entre ce que lui
inspire sa raison et ce que lui dictent ses tripes25.
Maurice de Féraudy et Louis Leloir, à l’acte III des Affaires sont les affaires,
Comédie-Française, 1903
102 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
sition entre les partisans d’une laïcité prétendument ouverte, avec tout un
éventail de positions, et les partisans d’une laïcité de combat.
* Une première explication de cette opposition tient à la place occupée
par les uns et les autres dans le champ politico-social. Les hommes politiques,
quelles que soient par ailleurs leurs divergences, sont comptables du maintien
de l’ordre social et tiennent donc à préserver les chances de la paix entre les
citoyens, quittes à faire des concessions à l’ennemi d’hier, afin qu’il rentre,
sinon dans le droit chemin républicain, du moins dans le cadre institutionnel
permettant la coexistence, que l’on souhaite pacifique, des oppositions sociales
et idéologiques. Mais un intellectuel éthique tel que Mirbeau n’a aucune
responsabilité politique et n’a pas à faire des compromis, aussitôt taxés de
compromissions, avec l’ennemi clérical : c’est l’éthique qui est placée au poste
de commande, et non la gestion politique au jour le jour. Pour lui, il ne saurait
y avoir d’accommodements avec le diable !
* Une deuxième opposition, plus radicale, tient aux divergences sur la
République et ses institutions. Pour un anarchiste tel que Mirbeau, la
République n’est nullement la chose du peuple que prétendent les politiciens
qui s’en réclament. Qu’ils soient radicaux, opportunistes ou modérés, ces
politiciens, aux yeux de Mirbeau, ne valent pas beaucoup mieux que leurs
concurrents bonapartistes, orléanistes ou légitimistes, avec lesquels ils sont
surtout en opposition pour le partage du pouvoir, des honneurs et des
prébendes. Mirbeau a tendance à les jeter tous dans le même sac, quitte à
rectifier un peu le tir et à reconnaître à telle ou telle personnalité du monde
politique des brevets d’honorabilité à l’instar de Clemenceau, de Poincaré, de
Briand et de Jaurès. Mais, dans l’ensemble, pour lui, les politiciens républicains
sont à la fois concurrents et complices des cléricaux. Il est, certes, loisible de
les soutenir quand ils entendent réduire la puissance de l’Église, et la loi de
séparation va évidemment dans le bon sens. Mais, au fond des choses, leur
objectif est le même que celui des prêtres : il s’agit de s’assurer le contrôle des
esprits, en commençant par la jeunesse, vivier des futurs électeurs : Cartouche
et Loyola sont également coupables et il les renvoie dos à dos.
* Une troisième opposition tient au jugement porté sur les religions en
général, et sur le catholicisme en particulier. Bon nombre d’hommes politiques
agnostiques ou athées, mais élevés dans la religion dominante, ont du mal à
se délivrer de son « empreinte » et à jeter sur elle un regard aussi sévère que
celui de Mirbeau. Depuis des siècles la vie quotidienne des Français est
scandée par des fêtes inscrites au calendrier et par des rites auxquels tout le
monde est habitué et auxquels il n’est pas évident de se soustraire : messes
dominicales, fêtes, processions, baptêmes, mariages, enterrements, etc. La
force de l’habitude et les impressions laissées dans la mémoire par le faste des
cérémonies contribuent à réduire l’espace laissé à la critique. Mirbeau, au
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 105
contraire, jette sur ces choses un regard d’autant plus critique qu’il sait mieux
que personne ce qu’elles contribuent à camoufler.
Il n’est pas assez naïf pour s’imaginer qu’on pourra, un jour, éradiquer les
croyances les plus irrationnelles et les plus potentiellement dangereuses, car il
sait pertinemment que, si elles n’ont rien à voir avec la raison, elles n’en ont
pas moins, dans le cœur des pauvres humains, des racines profondes, telles
que cette « espérance », en laquelle il voit un « opium34 », car elle endort les
victimes et leur interdit de se révolter comme elles le devraient. Force est de
faire avec ces billevesées tant qu’elles n’ont pas de conséquences nuisibles sur
les corps et sur les âmes. En revanche, les associations de malfaiteurs qui se
servent de ces superstitions pour escroquer le bon peuple en bande organisée,
pour perpétuer leur domination, pour assurer leur impunité et pour pourrir les
âmes à leur convenance, doivent bien évidemment être combattues en tant
que fléaux sociaux. À défaut de faire disparaître les superstitions, il est indis-
pensable de réduire ceux qui les exploitent à un « minimum de malfaisance »,
comme il le dit de l’État, honni des anarchistes35. C’est dans le cadre de cette
conception de « l’horreur religieuse » que s’inscrit le combat laïque de Mirbeau,
qui va donc infiniment plus loin que Voltaire. Car il ne lui suffit plus de tourner
en ridicule dogmes et rites et de faire rire les esprits supérieurs au détriment
de la masse de croyants dûment abêtis, tout en préservant l’ordre social dont
ils profitent. C’est à cet ordre même qu’il s’attaque, c’est cette société injusti-
fiable, oppressive et aliénante qu’il aimerait pouvoir jeter à bas. Et avec elle
les religions en général, qui en sont les complices, les instruments et les justifi-
cations, et au premier chef l’Église catholique romaine qui, à cette époque, est
encore dominante dans la majeure partie de la population et qui est donc
l’ennemi numéro un.
Pierre MICHEL
NOTES
1
« Souvenirs », L’Aurore, 22 août 1898.
2
L’expression apparaît à deux reprises dans Sébastien Roch (Éditions du Boucher, 2003, p. 162
et p. 224).
3
« Pétrisseurs d’âmes », Le Journal, 16 février 1901.
4
L’Abbé Jules, chapitre III de la première partie (Éditions du Boucher, 2003, pp. 142-143).
5
Le Journal d’une femme de chambre, chapitre V (Éditions du Boucher, 2003, p. 117).
6
Sébastien Roch, chapitre VII de la première partie (Éditions du Boucher, 2003, p. 200).
7
Les 21 jours d’un neurasthénique, chapitre IX (Éditions du Boucher, 2003, p. 198).
8
Le Jardin des supplices, chapitre V de la deuxième partie (Éditions du Boucher, 2003, p. 162).
9
« Les Marchandes du temple », Le Journal, 31 mai 1895.
10
« Ils m’ont empoisonné l’âme », écrit Sébastien Roch (p. 224).
11
Dans « Pétrisseurs d’âmes » (loc. cit.), Mirbeau écrit : « Je fus élevé – si je puis dire – dans le
plus parfait abrutissement, dans la superstition la plus lamentable et la plus grossière ».
12
« — Et la pluie ?… Savez-vous bien ce que c’est que la pluie… d’où elle vient… et qui la
fabrique ? Les savants d’aujourd’hui vous diront que la pluie est une condensation de vapeur… Ils
106 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
vous diront ceci et cela… Ils mentent… Ce sont d’affreux hérétiques… des suppôts du diable…
La pluie, mes enfants, c’est la colère de Dieu… Dieu n’est pas content de vos parents qui, depuis
des années, s’abstiennent de suivre les Rogations… » (Le Journal d’une femme de chambre,
p. 218).
13
Sébastien Roch, p. 160
14
Réponse à une enquête sur l'éducation, parue dans La Revue blanche du 1er juin 1902.
15
« — Tant que la religion n’aura pas été restaurée en France comme autrefois… tant qu’on n’obli-
gera pas tout le monde, à aller à la messe et à confesse… il n’y a rien de fait, nom de Dieu ! » (Le
Journal d’une femme de chambre, p. 134).
16
Réponse à une enquête sur l'éducation, parue dans La Revue blanche du 1er juin 1902.
17
« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901.
18
Même Célestine, qui ne croit en rien et n’est dupe de personne, y trouve une consolation :
« J’ai déjà déclaré que, sans être dévote, j’avais tout de même de la religion… On aura beau dire
et beau faire, la religion c’est toujours la religion. Les riches peuvent peut-être s’en passer, mais
elle est nécessaire aux gens comme nous… Je sais bien qu’il y a des particuliers qui s’en servent
d’une drôle de façon, que beaucoup de curés et de bonnes sœurs ne lui font pas honneur… Il
n’importe. Quand on est malheureuse — et, dans le métier, on l’est beaucoup plus qu’à son tour
— il n’y a encore que ça pour endormir vos peines… » (chapitre III, p. 78).
19
Sébastien Roch, p. 35.
20
« Souvenirs », L’Aurore, 22 août 1898.
21
C’est le titre donné par Mirbeau à trois de ses articles de L’Humanité, les 25 septembre, 9
octobre et 23 octobre 1904.
22
Dans le Gil Blas du 1er février 1895, quand Mirbeau tourne en dérision les thèses de
Strindberg sur l’infériorité des femmes.
24
Voir la notice « Gynécophobie » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau.
25
Sur ce sujet, voir notre article « Octave Mirbeau : “gynécophobe” ou féministe ? », in Christine
Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999, pp. 103-118.
26
Mirbeau a fait paraître deux articles intitulés « Pauvres potaches » : l’un signé Tout-Paris, dans
Le Gaulois du 4 octobre 1880, l’autre signé Gardéniac, dans Le Gaulois du 20 juillet 1882.
27
« Le professeur enduit les intelligences juvéniles d’une si épaisse couche d’ignorance, il étend
sur elles une crasse de préjugés si corrosive, qu’il est à peu près impossible de s’en débarrasser
jamais » (Dans le ciel, Éditions du Boucher, p. 61).
28
C’est le narrateur de Dans le ciel qui se qualifie lui-même de « croupissante larve » (Éditions
du Boucher, p. 57).
29
« Le Petit homme des foules ». L’Humanité, 19 juin 1904.
30
« Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894.
31
Ibidem.
32
Voir « Questions sociales », Le Journal, 18 février 1900, et l’article « Cinéma » dans le
Dictionnaire Octave Mirbeau.
33
Réponse à une enquête sur l’éducation religieuse, La Revue blanche, 1er juin 1902.
34
« L’opium de l’espérance », « Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897.
35
Dans une interview parue dans Le Gaulois le 25 février 1894.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 107
MIRBEAU, DREYFUSARD,
DREYFUSISTE, DREYFUSIEN ?
Il ne sera pas question ici de dire une nouvelle fois l’engagement d’Octave
Mirbeau dans la célèbre Affaire. Pierre Michel, dans les très nombreux travaux
qu’il a consacrés à « l’imprécateur au cœur fidèle », nous a tout dit de ce drey-
fusard de combat, de plume, de parole et d’amitié. Un travail après lequel il
n’y a plus rien à dire et un travail duquel il n’y a rien à dire, de négatif tout au
moins, à moins de vouloir « chipoter » sur deux ou trois « bricolettes » l’éminent
mirbeaulogue. Nous nous permettrons, parce qu’elle offre une parfaite entrée
en matière pour développer le curieux titre que nous avons cru devoir donner
à ces quelques pages, de nous attarder un peu sur une d’entre elles.
Dans sa biographie comme dans son Affaire Dreyfus, recueil des textes de
l’auteur du Journal d’une femme de chambre sur la question, Pierre Michel
nous dit que Mirbeau fut l’initiateur de la seconde protestation de janvier 1898,
celle dite « des garanties légales » :
Mirbeau ne fut pour rien dans cette protestation et il ne faut pas se laisser
abuser par le fait que son nom apparaisse en premier dans ce qui a jusqu’alors
été considéré à tort comme la première liste. En effet, cette liste est la deuxième1,
et, quand bien même serait-elle la première, l’ordre des noms n’est pas néces-
sairement une indication de paternité. Cette protestation fut bien, comme la
première, à l’initiative de Lucien Herr et de Daniel Halévy et avait pour but de
permettre de rallier ceux que le texte plus vigoureux de la précédente avait pu
rebuter. Deux adresses, donc, comme l’avait préconisé Halévy, « l’une pour
être signée par le petit nombre, l’autre pour être signée par le grand nombre »
108 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
esprit10 ». Il le dira à Fernand Xau : « J’ai pour Émile Zola la plus ardente amitié ;
pour son œuvre, la plus ardente admiration ; pour son acte de vérité et de justice,
la plus ardente foi11. » Ce « zolisme » ne fut pas si courant, contrairement à ce
qu’on pourrait croire. Il fut une expression dreyfusiste en ce que le « J’accuse ! »
plaçait le débat sur un terrain à proprement parler révolutionnaire, stratégie que
condamnèrent de nombreux dreyfusards, quelques dreyfusistes et un certain
nombre de révisionnistes12.
.
Mais s’il fut « zoliste », Mirbeau fut aussi « picquariste »… Après le départ
en exil de Zola, Picquart, en prison, incarna, pour le gros des partisans de
Dreyfus ou de la révision de son procès, le point de ralliement. Il était ici ques-
tion de stratégie et d’une stratégie qu’on devait à Clemenceau13. Car Dreyfus,
au loin sur son île, juif dans un pays que gangrenait le préjugé, homme que
beaucoup, et tout particulièrement quand ils ne le connaissaient pas, jugeaient
falot ou antipathique, n’était pas un héros suffisamment mobilisateur, alors que
Picquart, militaire, antisémite sans complexe, portant beau et charismatique,
incarnation surtout de la conscience refusant de plier, de ce que devait être
l’honneur et plus particulièrement l’honneur militaire, et victime pour cela,
l’était au plus haut point. Clemenceau avait distingué les deux victimes, « la
victime involontaire » et la « victime volontaire » :
Dreyfus eut contre lui une fatalité terrible, comme Œdipe au chemin marqué
par le destin. […] Pour s’être trouvé au point de rencontre de toutes ces choses,
Dreyfus est au bagne, et les siens luttent éperdument pour sauver moins sa vie
que son nom du déshonneur. Cela est émouvant. Mais combien l’histoire nous
fournit-elle de semblables victimes ? Nous luttons pour Dreyfus, sans doute, parce
que tout homme qui souffre injustement fait appel aux meilleurs sentiments de
l’âme humaine. Nous luttons surtout pour la France qui serait à jamais déshonorée
si elle acceptait définitivement la complicité du crime public, dont le scandale
stupéfie, à cette heure, tous les peuples civilisés de la terre. […] Picquart, lui,
n’est pas la victime involontaire. C’est l’homme qui, pour réparer le mal, s’offre
en sacrifice, de propos délibéré. [...] C’est pourquoi je dis que celui-là est la vraie
victime, ne souffrant que parce qu’il a délibérément sacrifié son avenir, sa liberté,
sa vie pour réparer l’erreur des uns, le crime des autres.14
Mirbeau n’avait certes pas besoin de Picquart pour exprimer son courage,
donner forme à ses désirs de justice, à son amour de l’humanité. Et c’est pour
cela, peut-être, que dreyfusard, dreyfusiste, révisionniste, zoliste, picquariste,
on pourrait le considérer avant tout comme « dreyfusoïde ». Son engagement
allait de soi et ne fut jamais qu’une nouvelle expression, ou plutôt le prolonge-
ment, de son engagement pour la jeune littérature, pour les peintres de l’avant-
garde, pour les compagnons anarchistes persécutés. Mirbeau fut du côté du
112 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
capitaine et de ses partisans par tempérament, idéal, presque par nature, et,
comme son compagnon Bernard Lazare, parce qu’il voyait en l’Affaire une
formidable « leçon de choses », un pas décisif vers une autre compréhension
du monde et des hommes. Ainsi qu’il l’écrira :
Malgré ses affreuses tristesses et ses uniques douleurs, malgré tant d’infamies
dévoilées, et tant de crimes encore inconnus, il faut bénir cette affaire Dreyfus
de nous avoir en quelque sorte révélés à nous-mêmes, d’avoir donné à beaucoup
d’entre nous, trop exclusifs ou trop sectaires dans leur compréhension de la vie
sociale, un sens plus large de l’humanité, un plus noble et plus ardent désir de
justice, qui est le lien le plus fort entre les hommes d’une même patrie, qui sera
le lien le plus solide entre des races qui finiront bien par se lasser d’être
ennemies.18
Philippe ORIOL
NOTES
1
Ainsi que l’indiquent la mention « Troisième liste » de la liste suivante publiée dans L’Aurore
du 17 et la présence dans le numéro du 15 de la première liste, non numérotée, première liste
ouverte par la signature de Charles Friedel. Alain Pagès nous a d’ailleurs signalé un entrefilet qui
nous avait échappé, publié dans Le Siècle du 17 janvier et qui précise, en introduisant cette
deuxième liste : « La pétition dont nous avons publié le texte et qui demande à la Chambre des
députés “de maintenir les garanties légales des citoyens contre tout arbitraire” a reçu de nouvelles
adhésions, parmi lesquelles on signale celles de MM. Octave Mirbeau, Paul Alexis, Gustave Geffroy
[…] ».
2
Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014,
p. 591.
3
Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, Repères, 1994, p. 82-83.
4
Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 604-606.
5
Jacques Bainville, La Troisième République. 1870-1935, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1935,
p. 203-204.
6
Charles Maurras, « Revue des machinations dreyfusiennes », L’Action française, tome IV,
1er janvier 1901, p. 46, et « La Politique de Ronsard », L’Action française, 24-25 avril 1943. Voir aussi
colonel Larpent, Les Leçons de l’affaire Dreyfus, Paris, Librairie d’Action française, 1930, p. 6-7.
7
Bertrand Joly, « Les antidreyfusards croyaient-ils Dreyfus coupable ? », Revue historique,
CCXCI/2, avril-juin 1994, p. 430-435.
8
Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Paris, Librairie Séguier, 1991, p. 45.
9
Ibid., p. 56.
10
Ibid., p. 64.
11
Ibid., p. 61.
12
Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 587-588.
13
Voir nos notices « Affaire Dreyfus » et « Picquart » dans le très récent Dictionnaire Clemenceau
(Sylvie Brodziak et Samuël Tomei dir., Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2017).
14
« La vraie victime », L’Aurore, 26 août 1898. Repris dans Vers la réparation, Paris, Mémoire
du Livre, 2003, p. 175-176.
15
Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, op. cit., p. 241.
16
Ibid., p. 244.
17
Ibid., p. 168.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 113
L’équipe et l’argent
À les lire, à considérer les premiers numéros tout en prenant en compte les
débats des congrès socialistes ou ce qui se passe au Parlement, il est possible
de dire que Jaurès, placé sans ambiguïté à la tête de l’entreprise, ce qui n’était
pas le cas à La Petite République, même s’il avait été présenté comme codi-
recteur du quotidien depuis son échec électoral de 18987, dispose de deux
lieutenants, ses principaux collaborateurs politiques du moment, Aristide
Briand et René Viviani. Viviani8 n’est pas parlementaire pendant la législature
1902-1906. C’est sans doute ce qui explique sa double présence dans la partie
politique et la partie littéraire du journal. Il s’agit à la fois de représenter une
part importante de ce que doit être le journal et de préparer le prochain scrutin
dans sa circonscription du Quartier Latin pour lequel il n’est sans doute pas
inutile de renforcer les ressources plus proprement intellectuelles. Briand est
député désormais, et se révèle progressivement comme rapporteur désigné de
la commission chargée de préparer la loi de Séparation des Églises et de l’État.
Tous deux ont longtemps animé le quotidien La Lanterne, mais ils en ont été
évincés et sont disponibles, ambitieux aussi. Sans doute auraient-ils pu s’entendre
pour prendre le contrôle de La Petite République, souvent critiquée pour ses
affaires commerciales douteuses avec sa boutique Aux cent mille paletots. Mais
il vaut mieux parfois redémarrer de neuf ou du moins en donner l’impression.
C’était aussi plus simple d’autant que Gérault-Richard, le directeur de La Petite
République, a finalement choisi, à la toute fin de 1903, de rester avec les
commanditaires de son quotidien. Le titre du journal aurait été proposé par
Lucien Herr. Jaurès le justifie : « C’est à la réalisation de l’humanité que travail-
lent tous les socialistes », car « l’humanité n’existe point encore ou elle existe à
peine9 »… Toujours l’utopie réaliste d’une République athénienne, où des
citoyens libres et instruits se rencontrent, de conscience à conscience, pour
bâtir un monde fraternel.
À quelque chose malheur est bon. Le renoncement du spirituel polémiste
et bretteur Gérault permet de s’adjoindre plus facilement deux militants intel-
lectuels de premier plan, révélés par l’Affaire, fort différents bien que tous deux
de caractère affirmé et incommode. Francis de Pressensé10, député socialiste
de Lyon et président de la Ligue des Droits de l’Homme, s’était parfois opposé
à Jaurès au cours de la législature précédente. Il était un peu en rivalité avec
lui, d’autant plus qu’il avait pris la direction politique de L’Aurore.
L’entremêlement de difficultés politiques et financières se traduit cependant
pour le journal de J’accuse par un nouvel équilibre qui voit le retour à sa tête,
courant 1903, de Clemenceau. Marginalisé, Pressensé se rapproche de Jaurès,
dont il accompagne l’évolution à gauche. Il entend pourtant continuer à garder
le bulletin de politique extérieure du Temps, le grand quotidien modéré, qu’il
rédige depuis seize années, mais qu’il devra abandonner à la fin de 1904.
Depuis les combats de l’Affaire, Pressensé, homme tranchant et tout d’une
116 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
pièce dans ses choix, est aussi l’ami de Mirbeau. Ils ont tous deux affronté
ensemble des publics rétifs, par exemple à Avignon.
L’autre intellectuel socialiste est Lucien Herr, souvent présenté comme
éminence grise du socialisme, bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure,
secrétaire de rédaction de la Revue de Paris. La rédaction du journal repose
pour l’essentiel sur la réunion de ces cinq hommes : Briand, Pressensé et
Viviani sont rédacteurs de politique intérieure, accompagnés d’Allemane,
Fournière et Révelin. Ces trois derniers sont des alliés : Allemane dirige le petit
Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire ; Fournière est un des héritiers de
Malon à la tête bientôt de La Revue socialiste ; et Révelin une caution néces-
saire de la gauche du PSF11. Mais seuls les trois premiers disposent d’autres
fonctions au sein du journal : Briand coiffe en principe aussi le mouvement
social, Viviani est donc le politique inséré dans la rubrique littéraire fleuron du
journal, tandis que Pressensé et Herr coiffent la politique internationale. Inutile
de préciser, pour ce dernier point, que deux responsables pour une seule fonction,
c’est toujours un peu compliqué. Andler ne cache pas la difficulté des rapports
Herr/Pressensé jusqu’à ce que le premier choisisse de s’effacer, décision hâtée
par les difficultés du journal comme par ses propres ennuis de santé.
Les quotidiens socialistes d’avant L’Humanité ont souvent connu une
existence agitée en raison de retournements de situation au sein du conseil
d’administration. La Petite République était devenue socialiste par l’acquisition
faite par trois jeunes intellectuels socialistes disposant d’un patrimoine. Elle
avait changé de directeur et de ligne politique au gré des évolutions ou des
humeurs des actionnaires. Le Cri du peuple de Vallès, Le Citoyen guesdiste, La
Bataille blanquiste, avaient vécu des parcours agités, avec des ruptures et des
retournement sans doute aussi difficiles à comprendre pour les contemporains
que pour les historiens. Jaurès a voulu se prévenir contre ce risque à
L’Humanité. Les actions d’apport qui lui sont reconnues lui assurent le contrôle
du journal. Au conseil d’administration, il est épaulé par des amis sûrs
(Rouanet, Casevitz). Son journal va être le sien. Sur le financement initial du
journal, Pierre Albert12 a apporté beaucoup de lumières, mais celles-ci ne
dissipent pas tous les mystères. Au total, une somme assez importante est
mobilisée. On parle parfois, Charles Andler notamment, du « million » de
L’Humanité. En fait, comme l’indiquent Pierre Albert et Alexandre Courban, la
Société de L’Humanité est constituée par un capital initial de 780 000 francs,
mais la moitié de cette somme représente la rétribution symbolique de l’apport
intellectuel de Jaurès. La souscription financière proprement dite est de 390
000 francs sous la forme de 3 900 actions de cent francs. Cela reste important,
à peu près la somme réunie près d’une décennie auparavant pour le lancement
de la Verrerie Ouvrière d’Albi. À titre de comparaison et pour esquisser une
approche matérielle des diverses modalités de l’activité politique, le budget du
Parti Socialiste Unifié tourne à ses débuts autour de cinquante mille francs,
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 117
huit fois moins. L’Internationale socialiste, qui fait si belle figure dans les évoca-
tions romanesques d’Aragon ou Martin du Gard, dotée de nouveaux moyens
après 1905, disposera d’un budget annuel de quinze mille francs, vingt-six fois
moins que le capital réuni pour le journal. En même temps, il ne faut pas
s’imaginer des sommes colossales qui défieraient l’entendement. Le vieux liber-
taire Alexandre Croix fait remarquer que les accusations portées contre le
financement du journal concernent finalement des sommes limitées. En tout
état de cause, les millions n’ont pas coulé à flots sur L’Humanité. Pour un peu
moins de la moitié du capital réuni, au même moment Octave Mirbeau achète
et aménage sa grande bâtisse de Cormeilles-en-Vexin.
Les principaux actionnaires sont des amis, issus du combat dreyfusard, mais
certaines participations sont sinon symboliques, du moins accessoires.
Considérons les grandes masses, connues par les travaux de Pierre Albert et
d’Alexandre Courban : deux actionnaires apportent chacun plus du quart du
capital, l’un est très connu, l’autre beaucoup moins. Il s’agit du professeur Lévy-
Bruhl et du journaliste et homme d’affaires Léon Picard, pour 100 000 francs
chacun. Il a souvent été dit ou écrit qu’ils ont donné leurs noms, au moins pour
une partie des sommes indiquées, en lieu et place de financiers souhaitant
rester discrets. La famille Lévy-Bruhl précisait cependant encore récemment
que dans la famille, la réalité du sacrifice personnel de l’universitaire ne faisait
aucun doute et que la somme réunie fut toujours réputée provenir de la dot
de son épouse, fille unique de diamantaires d’Anvers. Léon Picard a moins
inspiré les commentaires et il faut bien reconnaître qu’il semble avoir laissé
peu de traces documentaires dans les archives, du moins celles dont j’ai eu
connaissance jusqu’à présent. Il reste totalement inconnu du Maitron par
exemple, alors que nous le repérons dans plusieurs entreprises de presse
socialistes du temps : co-responsable avec Jules Guesde du Citoyen (1881-
1882), directeur du dreyfusiste Droits de l’homme (1898-1900), actionnaire et
premier responsable du bulletin financier de L’Humanité (1904-1905). Dans
les polémiques, ou allusions plus ou moins explicites, il est parfois indiqué ou
suggéré qu’il aurait agi pour le compte des Rothschild, ou de la Compagnie
des agents de change, par l’intermédiaire pour cette dernière de Maurice
Berteaux, agent de change et député radical-socialiste de Seine-et-Oise. Sont
aussi cités parfois Jean Dupuy, directeur du Petit Parisien et ancien ministre de
Waldeck-Rousseau, et la marquise Arconati-Visconti, donatrice très probable,
puisque dans sa correspondance avec Jaurès, elle déclare regretter d’avoir
donné de l’argent pour L’Humanité, « cette ordure13 »…
Il arrive aussi que les hommes d’affaire agissent au grand jour. Les frères
Charles et Louis Louis-Dreyfus, négociants en céréales et dont les descendants
au XXIe siècle sont toujours très présents dans le monde de la presse, apportent
chacun 25 000 francs, soit au total près de 13 % de l’ensemble. L’éditeur de
Jaurès, Jules Rouff, qui publie alors son Histoire socialiste de la France contem-
118 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
La politique éditoriale...
répondu à Jaurès qui se vantait « d’avoir dix-sept agrégés » : « mais où sont les
journalistes ? ». Le mot est certainement apocryphe, rapporté par Gustave
Téry, qui n’est pas vraiment un témoin de confiance. En fait, Alexandre
Courban a compté sept agrégés dans la rédaction : Jaurès, Herr, Milhaud
(philosophie), Lanson, Ellen (Lettres), Andler (allemand), Albert Thomas
(histoire) avec deux normaliens en prime (Blum et Zévaco)16. C’est anecdo-
tique. Ce qui compte, et a dû séduire Mirbeau de prime abord, est que le
journal met en avant sa parure intellectuelle et littéraire : quinze collaborateurs
présentés comme littéraires, avec de nombreux diplômés. Le deuxième cercle,
littéraire, apparaît aujourd’hui comme hier particulièrement brillant : Anatole
France, Jules Renard, Octave Mirbeau, Tristan Bernard, Léon Blum, Jean
Ajalbert, Gustave Geffroy, Georges Lecomte, Abel Hermant, Michel Zévaco,
l’auteur des Pardaillan et du Capitan, Bernard Marcel (musique), Louis
Vauxcelles (l’inventeur du « fauvisme ») pour les arts... Le troisième est celui
des compétences, de jeunes intellectuels qui prennent en charge des domaines
particuliers : Albert Thomas, normalien et cacique à l’agrégation d’histoire
pour le syndicalisme, le chimiste Landrieu, qui collabore avec les Curie, et le
sociologue Marcel Mauss, qui travaille sous la férule inquiète de son oncle
Durkheim, pour les coopératives, Gustave Lanson pour l’enseignement, Jules-
Louis Breton pour les sciences, Daniel Halévy aux informations générales...
Sans oublier un réseau dense de correspondants internationaux en Allemagne,
Suisse, Angleterre, Belgique, Autriche-Hongrie, Italie... Le temps du Bloc est
encore celui des suites de la victoire dreyfusienne, où n’ont pas disparu toutes
les espérances de rencontres entre prolétaires et intellectuels, où les Universités
populaires représentent encore une espérance vivace : leur nombre ne cesse
d’augmenter jusqu’en 190617. D’une certaine manière, L’Humanité aurait voulu
être une « université populaire » de la politique.
Pour Jaurès, c’est ainsi « respecter le prolétariat ».
Il faut aller à la vérité et ne pas craindre d’exposer
longuement tout ce qui doit l’être. Je ne renouvellerai
pas ici le récit de la désillusion, fort bien décrit par
Jules Renard dans son Journal et que tous les historiens
reprennent plus ou moins. Les ventes s’effondrent. Le
journal comptait trouver son équilibre à 70 000, mais
au bout de quelques mois il n’est pas au quart de cet
étiage. Il faut faire des économies drastiques, trouver
de nouveaux financements, et aussi s’adapter. Il n’est
guère possible de fixer une date précise pour en finir
avec cette première Humanité. Mirbeau cesse sa
collaboration en novembre. Léon Blum au printemps
122 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
1905, Lucien Herr à l’été. Jaurès pare au plus pressé, il doit gérer une rupture
politique difficile et progressive avec Briand et Viviani, la réalisation d’une unité
socialiste (avril 1905), qui est loin d’assurer son emprise glorieuse sur le social-
isme français. Les grandes initiatives politiques d’ouverture du journal et de
transformation de la première Société des actionnaires se feront en 1906. Mais,
dès 1905, le journal appauvri ne ressemblait plus à ce qu’il était dans les
premiers mois. Surtout il avait perdu sa spécificité littéraire et culturelle. Sans
doute pas pour toujours : dans les toutes dernières années avant la guerre,
certaines ambitions initiales reviennent à l’ordre du jour. Mais, en 1905, le
journal doit à la fois s’adapter à sa mévente, choisit au fond de se politiser et
se prolétariser davantage, et la priorité du moment devient l’unité socialiste,
objectif politique et social fondé sur des idées d’organisation collective peu
compatibles avec les sentiments profonds de Mirbeau : « Jaurès se préoccupe
de l’unité socialiste. Qu’est-ce que ça nous fait, l’unité socialiste18 ? » Mais ses
réserves ne doivent pas être individualisées à l’excès. Elles correspondent,
comme l’a relevé Madeleine Rebérioux, à la déception de toute une génération
dreyfusienne19. Au reste, il ne serait pas difficile de trouver à chaque génération
des accès de désenchantement civique, sans doute aussi ancien que
l’espérance et en tout cas sa conclusion fréquente, ce qui n’annule pas pour
autant ce qui a précédé. Jaurès le comprend parfaitement, me semble-t-il, du
moins dans les dernières années de sa vie. Cet optimiste combatif vit avec un
fond de mélancolie de plus en plus perceptible qu’ont souvent relevé ses
biographes, de Jean-Pierre Rioux à Madeleine Rebérioux et Vincent Duclert.
Mais cette mélancolie est acceptée, assumée et pleinement intégrée à la poli-
tique, dans de tout autres proportions que ne pouvait ou se devait de le faire
l’écrivain Octave Mirbeau. À la marquise Arconati-Visconti, qui lui reproche,
aux alentours de 1910 ou 1911, ce qu’elle juge être d’inacceptables dérives,
avec son langage direct habituel : « Vous me faites l’effet d’une vierge dans un
bordel », Jaurès répond, et ce peut être notre conclusion provisoire pour l’évo-
cation de ce journal et de son directeur : « je ne suis pas si vierge que ça et
L’Humanité n’est pas un bordel20 ».
Gilles CANDAR
Président de la Société d’études jaurésiennes
NOTES
1
Dans sa biographie écrite avec Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur
fidèle, Paris, Séguier, 1990 et 2005, et dans sa communication, « Mirbeau et Jaurès », Jaurès et
les écrivains, coordonné par Géraldi Leroy, Orléans, Centre Charles Péguy, 1994. Quelques
compléments dans Gilles Candar, « Mirbeau et L’Humanité », La Quinzaine littéraire, n° 566, 16
au 30 novembre 1990.
2
L’Humanité, 12 février 1909, 26 février et 16 octobre 1910.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 123
3
Alexandre Courban, “L’Humanité” de Jean Jaurès à Marcel Cachin – 1904-1939, Ivry, Les
Éditions de l’Atelier, 2014.
4
Les deux derniers volumes rédigés par lui et d’abord publiés en fascicules paraissent en
librairie en avril et décembre 1903.
5
Charles Andler, La vie de Lucien Herr, Paris, Rieder, 1932, rééd. Maspero, 1977.
6
Georges Suarez, Briand, Paris, Plon, 1938-1952.
7
À La Petite République, Jaurès est en quelque sorte un co-directeur d’honneur de la rédaction,
qui relève, depuis 1897, de Gérault-Richard, un ancien de La Bataille de Lisagaray, et il n’a aucu-
nement la main sur l’actionnariat du journal, géré par l’administrateur Maurice Dejean.
8
Jean-Marc Valentin, René Viviani (1863-1925), un orateur du silence à l’oubli, Limoges, Presses
universitaires de Limoges, 2013.
9
Jean Jaurès, « Notre but », L’Humanité, 18 avril 1904.
10
Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au
combat, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 (notamment p. 274-275).
11
Jaurès écrit à Jean Longuet, lui aussi intégré à la rédaction : « le journal sera authentiquement
et activement socialiste et il cherchera à faire la conciliation à gauche », lettre du 14 mars 1904,
publiée dans le Bulletin de la SEJ n° 51, octobre-décembre 1973.
12
Pierre Albert, « Les sociétés du journal L’Humanité de 1904 à 1920 », in Christian Delporte
et alii, “L’Humanité” de Jaurès à nos jours, Paris, Nouveau monde, 2004, p. 29-42.
13
Gérard Baal, « Jaurès et la marquise Arconati-Visconti », Jean Jaurès bulletin de la SEJ , n°
73, avril-juin 1979.
14
Jules Renard, Journal 1887-1910, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965 [1925-1927], p. 897.
15
Octave Mirbeau, lettre à Rodin, fin décembre 1904, citée par Pierre Michel et Jean-François
Nivet, Octave Mirbeau..., op. cit.
16
Alexandre Courban, L’Humanité de Jean Jaurès à Marcel Cachin 1904-1939, Ivry, Ed. de
l’Atelier, 2014, p. 36
17
Lucien Mercier, Les universités populaires 1899-1914. Éducation populaire et mouvement
ouvrier au début du siècle, Paris, Les éditions ouvrières, 1986.
18
Entretien d’Octave Mirbeau avec de Chavagnes, Mirbeau, Gil Blas, 16 octobre 1905.
19
Madeleine Rebérioux, « Jaurès et Blum », Cahiers Léon Blum n° 11-12, 1982.
20
Cité par Gérard Baal, « Un salon dreyfusard : la marquise Arconati-Visconti et ses amis »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 28-3, juillet-septembre 1981, p. 433-463 (p. 459).
124 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
antisémite. L’Affaire fut l’occasion d’une revanche pour les vaincus du boulan-
gisme, mais elle prend les dimensions que l’on sait parce qu’elle pose la grande
question qui va dominer l’histoire de France de la première moitié du siècle
précédent et que l’on voit revenir en ce début de notre siècle : qu’est-ce
qu’une nation ? La question dite « identitaire », beaucoup évoquée de nos
jours, occupait déjà, au tournant du XXe siècle, le devant de la scène, mais elle
était présente déjà au XVIIIe siècle. Seulement, la réponse que donne à cette
interrogation le camp nationaliste est l’inverse de celle que donnaient les
Lumières françaises. En effet, la définition de la nation dans l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert tient en une phrase : la nation, c’est « une quantité consi-
dérable de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans
de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement ». Un point, c’est tout.
Pas un mot sur l’histoire, la culture, la religion, l’ethnie. Voilà en quoi consiste
l’acte de naissance du citoyen, c’est aussi le fondement sur lequel reposent les
droits de l’homme, cet héritage unique des Lumières françaises.
En revanche, pour les nationalistes, la nation est comme un arbre dont
chaque branche et chaque feuille ne doivent leur existence qu’à l’existence
de l’arbre. Et cet arbre est planté dans un sol particulier, il en tire sa sève. La
nation vient du fond des âges, ce n’est pas une société à actions, à laquelle on
adhère ou d’où l’on peut se retirer ou être exclu. On ne choisit pas son identité
nationale comme on ne choisit pas la couleur de ses yeux. Identité nationale
est synonyme de constitution mentale particulière : on peut changer de passe-
port, on ne peut pas se donner un cerveau de son choix. Le capitaine Dreyfus
peut être citoyen français, il n’est pas Français. Tel était le cadre conceptuel du
nationalisme de la Terre et des Morts développé par Barrès, très proche du
sang et du sol allemand. Dans mes Anti-Lumières j’ai déjà montré, non seule-
ment que Spengler reprenait les classiques thèmes barrésiens et soréliens, mais
que la filiation barrésienne la plus significative, hors de France, est assurément
celle d’Ernst Jünger et de Carl Schmitt1. C’est sur ces principes que seront
fondées, après, la législation nazie, les lois raciales italiennes et, finalement, les
lois de Vichy.
Voilà pourquoi l’Affaire, faisant suite au boulangisme, engendre cette
première grande crise de la démocratie française et la première crise de la
démocratie libérale en Europe. Cette crise éclate en France en premier, car la
France est alors la société libérale la plus avancée du continent. C’est une
démocratie qui fonctionne et qui a déjà inscrit à son palmarès des succès incon-
testables, ce qui n’est le cas ni en Italie, ni en Allemagne. Les années vingt et
trente ne s’expliquent donc pas par la guerre, mais par ce qui la précède : la
guerre fournit les conditions et souvent les instruments qui permettent à cette
idéologie de rupture déjà en place de devenir une force politique, mais elle
n’invente ni la philosophie du fascisme, ni son idéologie. Contrairement encore
126 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
à ce que voudraient nous faire croire des naïfs apologistes, en France comme
en Italie et en Allemagne, ce n’est pas l’expérience du champ de bataille qui
entraîne les combattants vers les troupes de choc fascistes, nazies ou Croix de
Feu.
Le nationalisme de la Terre et des Morts, la guerre à la démocratie, en
mettant en œuvre tous les moyens que fournit la démocratie, est à la base de
ce nouveau type de révolution, la révolution nationale. Ce n’est donc pas la
première guerre mondiale qui constitue le début du XXe siècle : ce siècle
commence dans les années 1880, et ce n’est pas, comme le voudrait Eric
Hobsbawm, un « court » siècle qui irait de la Grande Guerre à la chute du
communisme. Une telle périodisation est facile, un peu trop facile, elle est
accessible, mais simpliste : elle pouvait avoir frappé les esprits lors de la chute
du mur de Berlin, mais elle n’a pas de véritable valeur scientifique. Car le XIXe
siècle ne s’est pas terminé au Chemin des Dames, mais avec la construction
de la première centrale électrique, avec l’invention de l’automobile, du télé-
phone, du télégraphe, du cinéma et du rayon X, et avec l’inauguration du
Métro parisien. Il a fini lorsque le premier véhicule à moteur a parcouru les
rues de Londres, il s’est achevé avec la découverte du bacille de la tuberculose
et des vaccins contre la diphtérie et le typhus. Le XIXe siècle est mort lorsque
l’ouvrier européen, cette bête de somme qui vivait dans des conditions souvent
pires que celles des esclaves noirs aux États-Unis, est devenu un citoyen jouis-
sant du suffrage universel et a appris à lire et à écrire, le XIXe siècle a fini le jour
où ses enfants, au lieu de descendre à la mine dès l’âge de huit ans, sont allés
à l’école, quand, comme en France, l’enseignement était devenu gratuit et
obligatoire.
Cependant, le progrès, scientifique ou social, des vingt dernières années du
XIXe siècle ne constitue qu’une facette des réalités de cette période. Car ces
années sont aussi celles d’une profonde crise de civilisation : le siècle du Capital
et de De la Démocratie en Amérique touche à sa fin lorsque, au cœur même
d’une période de progrès technologique et scientifique sans précédent, le refus
des Lumières et de leur héritage, du rationalisme, de l’humanisme et de l’uni-
versalisme, en devenant un phénomène de masse, acquiert sa force de rupture.
Une véritable révolution intellectuelle prépare les convulsions qui, sous peu,
allaient produire le désastre européen du XXe siècle.
Cette guerre livrée aux Lumières françaises fait le fond de l’histoire intel-
lectuelle de la France de la première moitié du XXe siècle. Assurément, il
convient d’y insister avec force, la tradition anti-Lumières française n’a jamais
pris le pouvoir avant le désastre de 1940, mais la défaite a simplement fourni
les conditions qui permirent l’installation du nouveau régime, et n’a pas produit
l’idéologie qui était sa force motrice. Le régime de Vichy n’est pas tombé du
ciel, la dictature n’a pas été imposée par le vainqueur, tout comme la défaite
militaire sur le continent n’obligeait en aucune façon la capitulation totale de
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 127
la France. L’Empire restait intact, la flotte française n’avait pas été touchée, le
gouvernement pouvait s’installer à Alger ou à Dakar et poursuivre le combat.
Au lieu de cela on choisit la capitulation ; qui avait le grand avantage, non
seulement de cesser les combats, mais de se débarrasser de la République.
L’armistice et l’instauration de la dictature venaient ensemble en une sorte de
’’package deal’’ qui, non seulement libérait la France de la guerre, mais aussi
des droits de l’homme, des principes de 89 et de l’héritage dreyfusard. Cette
capitulation constituait une désertion qui, en frappant l’Angleterre, laissée seule
au combat, contribuait grandement à sceller ce qui apparaissait à l’époque
comme la victoire finale de l’Allemagne. Pourtant, à peine cinq ans plus tard,
la France émerge de la guerre comme l’un des grands pays vainqueurs, avec
un siège permanent au Conseil de Sécurité. Il sera encore question plus loin
de ce retournement à tous égards peu ordinaire.
Contrairement à ce que prétend encore aujourd’hui l’école apologétique
française, on n’en est pas arrivé à l’instauration de la dictature par accident. Si
la défaite a fourni l’occasion d’abattre l’héritage des Lumières et de la
Révolution française, des droits de l’homme et de la démocratie tant honnie,
elle n’a pas produit l’armature conceptuelle du nouveau régime. La « Révolution
nationale » fut le résultat de l’idéologie nationaliste et historiciste du temps de
l’Affaire, développée et exploitée à grande échelle dans l’entre deux-guerres.
Telle était bien « la route de Vichy », pour reprendre le titre d’un livre que
publie en 1941, à Montréal, Yves Simon, philosophe thomiste, disciple de
Maritain, lecteur fidèle de Péguy, proche de la démocratie chrétienne du Sillon
de Marc Sangnier.
Son important ouvrage, intitulé La Grande crise de la République française,
traduit un an plus tard en anglais sous le titre The Road to Vichy2, constitue un
document d’un grand intérêt. Coupé de son pays par la guerre, Yves Simon se
fixe aux États–Unis, notamment à l’Université catholique de Notre Dame, et
laisse un aperçu pénétrant de la dérive intellectuelle qui finit par engendrer
Vichy. Cette analyse, qui est restée pratiquement inconnue en France, faite par
un penseur d’envergure, s’inquiète particulièrement de la contribution de la
bourgeoisie catholique et de la droite inspirée par l’Action Française, qui « avait
conquis une partie considérable du monde intellectuel », à la chute de la démo-
cratie3. En fait, c’est précisément ce «climat» ou cet « esprit d’une époque »,
dont parle Yves Simon, qu’invoquait Mitterrand, peu de temps avant sa mort,
pour expliquer ses années passées sur les marges de la droite fascisante de
Thierry Maulnier et Maurice Blanchot, ainsi que plus tard sa période vichys-
soise. Le premier président socialiste de la Ve République n’était pas le seul à
penser pouvoir se libérer ainsi de toute responsabilité personnelle dans les
évènements survenus en France. Tous les catholiques n’avaient pas la sensibilité
d’un philosophe thomiste, ni celle du père jésuite Gaston Fessard, l’auteur du
fameux manifeste, « France, prends garde de perdre ton âme », qui devait lancer
128 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
parer du pouvoir, mais quand l’occasion s’en présente et cette surprise, divine ou
non, arrive, l’arsenal forgé depuis de longues années est tout prêt à être utilisé.
Ce nationalisme de la terre et des morts, qui exècre les Lumières franco-
kantiennes, de Descartes à Voltaire et Rousseau, après approfondissement et
maturation dans l’entre-deux-guerres, après avoir mordu sur une partie impor-
tante de l’opinion publique et de la jeunesse cultivée, devient, à l’occasion de
la défaite, régime de la Révolution nationale : combien furent-ils les opposants
actifs à Vichy avant novembre 1942 ? La colère, le dégoût, le mépris et le
ressentiment avaient des racines trop profondes pour qu’une résistance à Vichy
puisse voir le jour avant que la défaite allemande, après Stalingrad et le débar-
quement américain en Afrique du Nord, ne commence à devenir une certi-
tude. De nos jours, refuser de le reconnaître revient à pervertir sciemment la
vérité pour sauver ce que certains considèrent encore comme l’honneur
national.
Les efforts de refoulement se situent à des niveaux différents, mais complé-
mentaires, et la France n’est pas le seul pays européen, loin s’en faut, où ils se
produisent. Après la guerre, la volonté d’oubli était présente partout en Europe,
avec l’Allemagne, dont Saul Friedländer, dans son magnifique Où mène le
souvenir, paru en septembre 2016, trace un portrait saisissant, venant en tête.
En France, l’ouvrage de René Rémond, La Droite en France de 1815 à nos jours,
affichait, lors de sa publication en 1954, les caractéristiques d’un véritable coup
de génie et avait atteint d’emblée son objectif : son succès répondait à un
besoin profond et sa thèse verrouillait, non seulement l’histoire de la droite,
mais la signification du XXe siècle français, plus hermétiquement et d’une
manière de loin plus efficace que ce qu’avaient pu accomplir Croce pour l’Italie
ou, on le voit encore mieux aujourd’hui, Arendt pour l’Allemagne. C’était la
raison de son adoption comme manuel – la bible, dira Pierre Birnbaum – dans
les universités. Sous sa plume, les trois droites qui occupaient le terrain depuis
la Restauration étaient devenues impénétrables et immuables, ce qui signifie
que ni l’éclosion, ni, à plus forte raison, le développement autonome de cette
nouveauté que fut le fascisme, étaient devenus quasiment impossibles en
France. À la fin du nouveau chapitre I de la dernière édition, parue en 1982
sous le titre Les Droites en France, intitulé « À la recherche de la droite »,
Rémond répond à ma Droite révolutionnaire : il est conscient du fait que tout
n’est peut-être pas parfait dans son explication, mais tout compte fait, à son
sens, on en est encore et toujours dans le bonapartisme (p. 44-45).
Cependant, les évènements de France, la chute de la démocratie et l’instaura-
tion de la dictature en 1940 frappaient l’imagination tout autant que dans les
deux pays voisins. En effet, la Révolution de 1940 prenait des dimensions
comparables à celles des révolutions fasciste et nazie; il était donc urgent de
les minimiser à l’extrême et d’en faire très vite un épisode malheureux, sans
132 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
véritable lien avec l’histoire nationale. C’est bien ce que répètent de nos jours
les Winock, Jeanneney et Berstein9 : car, comment expliquer autrement qu’en
l’espace de six mois, entre juillet et décembre 1940, en vertu d’une dynamique
interne propre à la révolution en marche, un siècle et demi d’histoire de France
ait été balayé, et qu’un régime, à qui il ne manquait de fasciste que le nom, se
soit instauré ? Comment expliquer que la République se soit effondrée comme
un château de cartes ?
La France fascine pour deux raisons supplémentaires : tout d’abord, en
1945, ce n’était pas encore un pays comme les autres, c’était le pays des prin-
cipes de 89, des droits de l’homme et, au XIXe siècle, le pays de tous les
combats pour la liberté. Paris n’était pas seulement la « capitale du XIXe siècle
», comme le pensait Walter Benjamin, c’était encore, avant que New York ne
prenne la relève, le centre mondial de la vie culturelle. L’Italie et l’Allemagne
passaient pour deux pays problématiques, à l’unité nationale récente, qui
n’avaient pu produire que des systèmes démocratiques chancelants, alors que,
à cet égard aussi, la France était exemplaire. Et pourtant cette culture politique
s’effondre en 1940 pour engendrer une dictature souvent plus dure que la
dictature italienne. Pouvait-on tout mettre sur le compte de la défaite ? Michel
Dobry a déjà observé qu’une période de crise est précisément un excellent
moment pour mesurer ce que valent réellement les valeurs10.
La seconde grande raison est la métamorphose subie par la France au sortir
de la guerre : écrasée par l’Allemagne, en partie occupée, en partie soumise
au régime de Vichy et engagée de façons diverses dans la collaboration active
avec les nazis, la France émerge, le lendemain de la victoire, comme un des
cinq grands pays vainqueurs, avec un siège permanent au Conseil de sécurité
de la nouvellement créée O.N.U.. Le génie politique d’un de Gaulle, tout
comme l’épopée de la Résistance, dont le poids moral, en dépit de sa contri-
bution plus que modeste à la victoire, n’avait pas de prix, ne pouvaient pas
avoir tout fait tout seuls ; c’était la crainte de voir éclaboussée cette extraordi-
naire gardienne d’un patrimoine intellectuel et culturel unique, symbole de la
civilisation des Lumières et de la culture occidentale, qui a permis la fabrication
de cette double fiction : la France en guerre était à Londres, à Bir-Hakeim et
dans le Vercors, et Vichy n’appartenait pas à l’histoire nationale. Au lendemain
de la guerre il ne restait qu’à reprendre le fil des événements momentanément
rompu, en évacuant de l’histoire nationale la fascination fasciste des années
trente, tout comme l’intermède fasciste vichyssois : ici se trouvait l’origine de
l’idée de l’exception française. La Résistance des années 1943-1944 devait
racheter toutes les erreurs et tous les péchés et comme les effacer de la
conscience nationale.
Mais il ne s’agissait pas seulement de Vichy : il fallait expliquer le rôle des
intellectuels dans le long travail de sape de la démocratie française tout au long
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 133
Zeev STERNHELL
Professeur émérite à l’Université hébraïque de Jérusalem
NOTES
1
Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières : une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, éd. revue
et augmentée, Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2010, p. 570-571.
2
En sous-titre Observations sur la vie politique des Français de 1918 à 1938, Éditions de l’arbre,
1941 ; Yves R. Simon, The Road to Vichy, 1918-1938, trad. James A. Corbett et George J.
McMorrow, New York, Sheed & Ward, 1942.
3
La Grande crise, p. 50
4
Ibid., p.131-132. Voir, également d’Yves R. Simon, The Ethiopian Campaign and French
Political Thought, éd. par Anthony O. Simon, Notre Dame, University of Notre dame Press, 2009.
5
Ibid., p. 130, 157, 171, 175, 196. On consultera également A General Theory of Authority,
Notre Dame, Notre Dame University Press, 1980 ; Philosophy of Democratic Government,
Chicago, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1993, ainsi qu’un certain nombre d’autres
ouvrages importants.
6
Octave Mirbeau, « Trop Tard ! » et « À un prolétaire », L’Aurore, 2 et 8 août 1898.
7
Cité in Zeev Sternhell, Ni Droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard,
Folio-Histoire, 2012, p. 800-801.
8
Pierre Chaunu, Préface, in Victor Nguyen, Aux Origines de l’Action Française :Intelligence et
politique à l’aube du XXe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 8 et 21.
9
Fascisme français? La Controverse (sous la dir. de Serge Berstein et Michel Winock), Paris,
CNRS Éditions, 2014.
10
Michel Dobry , « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la
“Révolution fasciste” », Revue française de sociologie, XXX, 3-4, 1989, p. 532.
11
C. Singer, Vichy, l’Université et les Juifs. Les silences et la mémoire, Paris, les Belles Lettres,
coll. Pluriel, 1992, 173-177. Pour tout ce qui suit, je me permets de renvoyer à la Préface, p. 11
à 166 de la plus récente édition (2012) de Ni Droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France.
12
Ph. Burrin, La France à l’heure allemande, op. cit., p. 312.
13
Ibid., p. 313.
14
R.Badinter, Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940 –1944), Paris, Fayard,
1997, p. 15.
15
M.-O. Baruch, Servir l’État français, op., cit., p.577-578.
136 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
DEUXIÈME PARTIE
ACTES DU COLLOQUE
D’ANGERS
(31 mars – 1er avril 2017)
Octave Mirbeau,
postérité et modernité
STENDHAL ET MIRBEAU :
DEUX VOYAGEURS IMPERTINENTS
Un certain nombre de questions se posent logiquement quand on songe à
rapprocher Stendhal et Mirbeau : Mirbeau connaît-il Stendhal ? l’a-t-il lu (et
qu’a-t-il lu de lui ?) et l’a-t-il apprécié ? Les réponses ne peuvent pas être très
précises : précurseur en son temps, Mirbeau connaît et loue Stendhal, mais ne
semble pas forcément être sorti des grandes œuvres romanesques (Le Rouge,
La Chartreuse) ; il a au moins dû lire les grandes œuvres inachevées qui sont
exhumées et publiées en cette fin de siècle : Lucien Leuwen (1re éd. 1855, sous
le titre Le Chasseur vert1) et Lamiel pour la fiction, et entendre parler des
Mémoires d’un touriste et de La Vie de Henry Brulard pour l’écriture person-
nelle (ce sont les contemporains de Mirbeau qui font d’ailleurs de Stendhal un
précurseur de « l’intimisme2 »).
Pierre Michel, dans sa préface à La Duchesse Ghislaine, indique qu’en 1885,
chez Stendhal, Mirbeau admire surtout les « sensations de vie profonde3 » et le
« style implacable et tranquille », qu’il tend d’ailleurs à imiter (art. cité). Il plaît
aussi sans doute à Mirbeau de faire partie de ces happy few, lecteurs que
Stendhal n’imaginait pas avoir avant les années 1880 précisément4. Mais Pierre
Michel rappelle aussitôt la nuance fondamentale à apporter à cet enthousiasme
de jeunesse : dès sa rédaction du Calvaire, en 1886, Mirbeau, mettant plutôt
en œuvre une psychologie des profondeurs, commence à se méfier de ce qui
lui semble une excessive clarté chez Stendhal. Quand en 1907, Mirbeau publie
La 628-E8, il est plutôt dans cette phase de désamour par rapport à Stendhal.
On trouve toutefois une référence à Stendhal dans ce livre, au chapitre sur
Bruxelles « Ma complice », quand Mirbeau évoque la petite Mme B. « dont le
naturel a le goût exquis de l’eau très pure, et dont l’absence d’hypocrisie eût
ravi Stendhal, aux Italiennes de qui elle ressemble5 ».
Mirbeau ne semble toutefois pas avoir lu les récits de voyage de Stendhal,
en Italie ou en France, ni ses écrits sur l’art, ni ses chroniques journalistiques,
œuvres il est vrai assez peu connues (et pas rééditées) en cette fin du XIXe
siècle. Et pourtant ce sont là autant de points d’accroche et de similarité entre
les deux auteurs. Aussi nous nous intéresserons à leurs récits de voyage respec-
tifs, censés être « réels » pour Stendhal et « fictionnels » pour Mirbeau, en
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 139
Le goût que j’ai pour l’auto, sœur moins gentille et plus savante de la barque,
pour le patin, pour la balançoire, pour les ballons, pour la fièvre aussi quelquefois,
pour tout ce qui m’élève et m’emporte, très vite, ailleurs, plus loin, plus haut,
toujours plus haut et toujours plus loin, au-delà de moi-même, tous ces goûts-là
sont étroitement parents... Ils ont leur commune origine dans cet instinct, refréné
par notre civilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute la vie, de
140 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! comme nos désirs et nos destinées...
(La 628-E8, op. cit., p. 159)
Et entre tout cela qui grince, qui halète, qui hurle et qui chante, l’entassement
muet d’une ville, et la vaporisation, dans le ciel, de coupoles dorées, de flèches
bleues, de tours, de cathédrales, d’on ne sait quoi... Au-delà, encore, l’infini...
avec tout ce qu’il réveille en nous de nostalgies endormies, tout ce qu’il déchaîne
en nous de désirs nouveaux et passionnés ! » (La 628-E8, op. cit., p. 155-156)
C’est ensuite par leur personnalité et leurs goûts mêmes que les deux
écrivains semblent devoir s’opposer. Stendhal, même s’il se définit comme une
âme tendre camouflée sous un vernis de cynisme, sensible au sublime, et avant
tout désireuse de savoir comment ses contemporains vont à la chasse au
bonheur (Mémoires d’un touriste, op. cit., p. 50), semble beaucoup plus
égoïstement serein qu’Octave Mirbeau, lequel est sans aucun doute plus
fortuné, mais en même temps plus tourmenté par les injustices sociales.
Le marchand de fer – et derrière lui Stendhal – exprime constamment son
souci (parfois un peu condescendant) d’aller à la rencontre des petites gens,
qui lui semblent plus authentiques et plus énergiques (« J’aime de passion à
faire jaser un guide ; l’hypocrisie qui règne depuis vingt ans n’a pas encore
pénétré dans ces basses classes », op. cit., p. 403). À ce goût du contact du
peuple (les vrais « Français » aux yeux de Stendhal, même s’il est souvent aussi
choqué par leur vulgarité) s’oppose la solitude choisie de Mirbeau (même s’il
est censé voyager avec des compagnons !), partagé entre idéalisme et
nihilisme9. Stendhal n’est clairement pas aussi extrême dans ses opinions, ni
aussi engagé, il ne se fait jamais pourfendeur des vices de la société contem-
poraine. La plus grande affaire de Stendhal - l’amour - l’amène à développer
de nombreuses anecdotes prouvant la force et la réalité de ce sentiment, à l’in-
verse d’un Mirbeau désabusé et misogyne10, comme en témoigne l’insertion
initiale dans l’ouvrage du chapitre « La Mort de Balzac », qui met en scène,
sans souci de véracité historique, la scandaleuse infidélité de Mme Hanska à
Balzac au moment de l’agonie de ce dernier.
Le rapport des deux écrivains et de leur double à l’environnement est un
autre point les différenciant nettement : Stendhal aime les hauteurs, les forêts,
la nature11, mais aussi les grandes villes12, qui lui offrent la vie intellectuelle,
142 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
ennuyeuse, mais aussi les a priori parisiens, tirent à boulets rouges sur les profi-
teurs, les bigots, les hypocrites… Ils ont leurs bêtes noires : le commis voyageur,
parangon de la civilisation industrielle, chez Stendhal16, la famille française en
partance pour la Belgique (La 628-E8, op. cit., p. 83 et suiv.) chez Mirbeau.
Plus généralement, l’un comme l’autre manifestent une ironie cinglante face à
la bêtise des bourgeois bornés (ou des étrangers), incapable de saisir la beauté
d’un moment ou d’un lieu, et déballant des clichés inintéressants : Stendhal
s’offusque des platitudes débitées par les provinciaux quand on leur a signalé
qu’il y a près de chez eux une « curiosité » (Mémoires d’un touriste, op. cit.,
p. 4), alors qu’ils sont insensibles à la beauté d’un lieu si elle ne leur a pas été
dûment indiquée ; Mirbeau cite ironiquement les banalités énoncées au sujet
du château de Chambord dans un carnet de touriste oublié à l’hôtel (La 628-
E8, op. cit., p. 53).
Stendhal et Mirbeau développent aussi le même type de considérations sur
leurs compagnons de voyage, le valet du marchand de fer, Joseph, zélé mais
trop bavard, ou le chauffeur de Mirbeau, Brossette, voleur mais compétent,
dévoué et pittoresque : ces deux personnages apparaissent comme des impor-
tuns nécessaires, véritables faire-valoir de leurs maîtres, les distrayant et les
amusant, les agaçant tout à tour par leur bon sens populaire et leur totale indif-
férence au charme des lieux qu’ils parcourent. Le regard qu’ils portent sur le
monde qui les entoure est, en somme, un regard de philosophes, de moralistes
désabusés, de politiques pleins de cynisme et d’un pessimisme qui peut aller
jusqu’au « désespoir » dans le cas de Mirbeau, mais c’est aussi avant tout un
regard original, refusant tout conformisme.
Stendhal, avec le titre Les Mémoires d’un touriste, indique d’entrée de jeu
son refus de faire un récit de voyage ou un guide « utile » pour les voyageurs
consciencieux : le mot « touriste », qu’il vulgarise, a encore une acception
encore péjorative à l’époque17. Mirbeau, de son côté, choisit dans son titre de
valoriser le moyen de transport - la voiture - et non le voyage, encore moins le
lieu. Par « provocation à l’encontre du Gotha des Lettres18 », il dédicace même
son livre à Fernand Charron, constructeur de la 628-E8. Stendhal aurait sans
doute adoré ce pied-de-nez, lui qui prend comme double un marchand de
fer en voyage d’affaires, aux antipodes du voyageur racé et oisif, dont le modèle
lui est évidemment donné par Chateaubriand.
L’un comme l’autre sont de fait des « Touristes », c’est-à-dire des voyageurs
désinvoltes absolument détachés de toute convention et de tout présupposé,
et qui ne suivent que leur fantaisie dans la relation de leurs voyages. Les
itinéraires sont dans les deux cas plus fantaisistes que réalistes : avec des retours
à Paris imprévus, pour cause de lassitude. Le narrateur de Mirbeau déclare ainsi,
à la fin du 1er chapitre, correspondant à son séjour à Amsterdam : « exténué,
fourbu, la tête éclatant sous la pression de tout ce que j’y ai entassé d’images
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 145
Ce n’est […] qu’à mon corps défendant que je vais voir les musées de province,
le vulgaire des églises gothiques et tout ce que les sots appellent des curiosités.
Ce qui est curieux pour moi, c’est ce qui se passe dans la rue et ne semble curieux
à aucun homme du pays. (Voyage en France, dans Voyages en France, op. cit.,
p. 518)
Mirbeau refuse quant à lui tout pacte traditionnel, expliquant qu’il écrit « au
hasard de [ses] souvenirs et de [ses] rêves, sans trop distinguer entre eux » (La
628-E8, op. cit., p. 53) : son voyage est avant tout intérieur (dans sa mémoire
et dans sa psychologie), comme il le disait dès ses premières lignes de son récit.
Sortant des sentiers battus, il s’agit surtout, pour l’un comme pour l’autre, de
voir ce à quoi les autres ne sont pas forcément sensibles, et d’en rendre
compte, en revendiquant leur subjectivité et leur sensibilité singulière. Il s’agit
surtout pour eux de capter et de restituer des ambiances. Il n’est pas inutile,
de ce point de vue, de rappeler qu’on a affaire à deux amateurs et critiques
d’art, même si Mirbeau peut être plus justement qualifié d’esthète que
Stendhal. Ce dernier est clairement moins novateur et se contente de critiquer
– avec pertinence, il est vrai – l’art et l’architecture de son temps. Mirbeau
profite, quant à lui, de son passage à Bréda, pour rappeler combien Van Gogh
est encore trop inconnu dans sa propre ville. En revanche, tous deux éprouvent
le même genre d’émotion devant la beauté des monuments ou œuvres d’art,
146 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
[...] peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace,
un peu de ce vertige... Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une
parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de cette force motrice qui
fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les
rouages de cette inconcevable usine : l’univers... Oui, je sens que je suis, pour
tout dire d’un mot formidable : un atome... un atome en travail de vie. (La 628-
E8, op. cit., p. 161)
Fourvoirie
148 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Tout d’abord, les critiques l’ont constaté pour Stendhal comme pour
Mirbeau, les deux textes sont inclassables, d’un genre littéraire hybride. Stendhal
introduit des éléments relevant du genre romanesque, de la correspondance,
voire du traité théorique, dans son récit de voyage, qui semble progresser de
digressions en digressions. Et Mirbeau, dès 1891, se dit « dégoûté, de plus en
plus, de l’infériorité des romans, comme manière d’expression », dans une
célèbre lettre à Monet : « Je vais me mettre à tenter du théâtre, et puis à réaliser,
ce qui me tourmente depuis longtemps, une série de livres d’idées pures et de
sensations, sans le cadre du roman. Le théâtre, si j’y réussis, fera passer ces livres
qui ne se vendront pas à cent exemplaires24 ». Nombre de critiques ont noté
combien, en ce sens, La 628-E8 répond à cette aspiration et se fait champ d’ex-
périmentation littéraire, entre récit, poème en prose, portrait, journal de
voyage, voire roman (dont la voiture devient en quelque sorte une héroïne à
part entière25) et autofiction. Mais Stendhal ne fait-il pas lui aussi de l’autofiction
avant l’heure, avec ce curieux double du marchand de fer ou ce choix de
décrire des lieux où il n’est jamais allé, accomplissant ainsi pleinement les
principes mêmes de l’autofiction, « écriture du fantasme, [qui] met en scène le
désir, plus ou moins déguisé, de son auteur qui cherche à dire, en même temps,
tous les moi qui le constituent », comme le note Sébastien Hubier26 ? On est
frappés enfin par l’importance accordée aux dialogues dans les deux textes,
avec le souci de rapporter les discours des interlocuteurs en discours direct,
théâtralisant ainsi beaucoup les scènes relatées. Cette dimension théâtrale
ajoute encore au flou générique qui les caractérise.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 149
Avec la différence qu’à l’époque de Mirbeau, le public est sans doute prêt
à apprécier cette poétique du « fragmentisme » et de l’« instantanéisme »
évoquée à son sujet par Éléonore Reverzy, qui reprend d’ailleurs les termes de
Jacques Dubois28. Stendhal serait-il, par certains côtés, un précurseur incompris
de cette poétique caractéristique de la fin du siècle ? La question mérite d’être
posée. Il en va de même pour ce qui est de la conception de la littérature.
Éléonore Reverzy explique encore, au sujet de La 628-E8 de Mirbeau, que « ce
titre et la position qui est accordée tout au long du récit à la machine semblent
relever de ce refus d’une littérature pratiquée comme un exercice sérieux, de
ce vacillement du littéraire, caractéristique de l’écriture fin-de-siècle selon Jean
de Palacio29 ». Déjà dans le récit de Stendhal (héritier lui-même de Sterne et
de Diderot, d’ailleurs), on peut observer ce « vacillement du littéraire », avec
la pratique constante de l’ellipse, du récit qui tourne court (Les Mémoires d’un
touriste s’achèvent en queue de poisson30), d’un commencement apparem-
ment lyrique qui tourne à la farce ou à l’ironie, du refus ludique de décrire
une œuvre d’art, morceau de bravoure pourtant attendu du lecteur : ce dernier
se voit l’objet d’un véritable jeu qui le fait parfois tourner en bourrique. Si l’on
ne peut évidemment parler à son propos d’« écriture automobile31 » comme
pour Mirbeau, les raccourcis et accélérations sont aussi fréquents chez
Stendhal. Si, chez Mirbeau, il s’agit peut-être de dire, à travers cet émiettement
jouissif du texte, « la dispersion du moi » (Éléonore Reverzy, ibid.), Stendhal se
contente sans doute du pur plaisir de manier les mots en virtuose. Ils partagent
de fait l’art de la formule lapidaire, piquante, incisive, pince-sans-rire, y compris
pour énoncer des paradoxes. En voici deux exemples, parmi des dizaines.
Stendhal : « Ce matin, dès six heures, j’ai été réveillé par tous les habits de la
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 151
NOTES
1
Pierre Michel rappelle que le nom d’une des protagonistes est Leuven, ce qui n’est sans doute
pas un hasard (« La Duchesse Ghislaine : entre Stendhal et Proust », Préface de La Duchesse
Ghislaine de Mirbeau, disponible sur https://mirbeau.asso.fr/dprefaces/PM-
preface%20Duchesse%20Ghislaine.pdf (consulté le 1er septembre 2017).
2
Voir la synthèse donnée par Michel Crouzet dans « L’expérience intimiste et l’acte d’écrire
chez Stendhal », dans Intime, intimité, intimisme, Colloque de la société des études romantiques,
Lille, PUL, 1976, p. 141-161.
3
« Une collection particulière », La France, 3 octobre 1884 (Combats esthétiques, édités,
préfacés et annotés par Pierre Michel & Jean-François Nivet, Paris, Nouvelles Éditions Séguier,
1993, t. I, p. 56). Le 8 décembre 1884, il parle de ses « visions profondes » (ibid., p. 88), le 23
avril 1885 de ses « impressions de vie profonde » (ibid., p. 155), le 16 juin 1886 de nouveau de
« visions profondes » (ibid., p. 299).
4
Pierre Michel, ibid. : « En 1885, Mirbeau dit que Stendhal est “un grand incompris”» et fait
partie de “ces artistes prédestinés à n’être appréciés que des esprits supérieurs” » (« Les Portraits
du siècle », La France, 23 avril 1885 ; Combats esthétiques, t. I, p. 155).
5
La 628-E8, éditions du Boucher - Société Octave Mirbeau, 2003, disponible en ligne :
http://www.leboucher.com/pdf/mirbeau/628e8.pdf, « Au cabaret », p. 112 (consulté le 3
septembre 2017).
6
Voir Raffaella Cavalieri : « L’automobile, nouvelle héroïne romanesque : de Mirbeau à
152 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
19
Stendhal plagie l’archéologue Aubin Louis Millin, le Voyage dans les départements du Midi
de la France (1807-1811) et son ami Prosper Mérimée, auteur de Notes d’un voyage dans le Midi
de la France (1835), Notes d’un voyages dans l’Ouest de la France (1836), Essai sur l’architecture
relieuse (1837), peut-être avec le consentement de celui-ci.
20
Jacques Dubois, Romanciers français de l’instantané au XIXe siècle, Bruxelles, Palais des
Académies, 1963.
21
« J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les
Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur,
la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber » (Stendhal, Rome, Naples et
Florence (1826), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 272). Ce syndrome a été identifié et
décrit à partir de 1979 par la psychiatre Graziella Magherini.
22
Voir par exemple son enthousiasme sur le bateau à vapeur « vis-à-vis Montélimar », le 12
juin 1837 : « Je suis dans l’enchantement des rives du Rhône. Le plaisir me donne du courage ; je
ne sais où trouver des termes prudents pour peindre la prospérité croissante dont la France jouit
sous Louis-Philippe. J’ai peur de passer pour un écrivain payé » (ibid., p. 152). Il précise aussi : «
Voilà le pourquoi de ce journal ; c’est parce que la France change vite que j’ai osé l’écrire » (ibid.,
p. 144).
23
Voir sur ce point l’article de Xavier Bourdenet, « «Les laideurs de la civilisation» (Paysage de
Stendhal) », L’Année Stendhalienne, n° 2, 2003, p. 9-42.
24
Correspondance générale, Lausanne, L’Âge d’homme, t. II, Lettre à Monet, 1891, p. 447.
25
La voiture rappelle d’ailleurs par son humanisation la Lison d’un Zola dans La Bête humaine,
ou les deux locomotives de Huysmans, la Crampton et l’Engerth, dans À rebours (voir Eléonore
Reverzy, « La 628-E8 ou la mort du roman », art. cité).
26
Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin,
2003, p. 128.
27
Victor Del Litto, Introduction aux Voyages en France, op. cit., p. LXXV.
28
Éléonore Reverzy : « La 628-E8 ou la mort du roman », art. cité. Jacques Dubois, Romanciers
de l’instantané au XIXe siècle, op. cit.
29
Jean de Palacio, Figures et formes de la décadence, Séguier, 1994, p. 16-17.
30
La fin des Mémoires d’un Touriste est totalement suspensive, puisque le récit du séjour du
marchand de fer en Isère s’arrête brutalement sur une promenade en Chartreuse, à Saint-Laurent
du Pont, avec des considérations sur l’amabilité et le charme des dames provinciales (Mémoires
d’un touriste, op. cit., p. 418) : on ne sait nullement ce que devient le protagoniste à la fin du
récit.
31
Marie Francoise Melmoux-Montaubin, « Tératogonie et hybridations ou la naissance d’un
intellectuel », Loxias, 8 : « Émergence et hybridations des genres », disponible sur http
://revel/unice.fr/loxias/document.html ?id=100 (consulté le 12 septembre 2017).
154 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Pour que cette réflexion autour de l’énigme que constitue Jules apparaisse
dans toute son originalité, Mirbeau a pris soin de construire un univers roma-
nesque dans lequel le langage est impuissant ou se trouve symboliquement
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 155
Pourquoi n’étais-je pas comme Maxime et comme Jeanne, des enfants de mon
âge, qui pouvaient causer, courir, jouer dans les coins, être heureux, et qui avaient
de grands livres dorés, dont le père expliquait les images au milieu des admira-
tions et des rires ?... (p. 39, Mirbeau souligne).
Saints que possède le narrateur. Or, ces derniers sont réduits à une fonction
des plus prosaïques : rehausser l’enfant lorsqu’il s’assied à table.
On y eût vainement cherché quelque chose qui pût être considéré comme une
opinion ; toute son intelligence, il l’appliquait à n’en exprimer aucune5. (p. 72)
L’évêque pratique une sorte d’exégèse à rebours qui cherche à tout prix à
éviter la prolifération du sens en bloquant le signifiant dans ses seules limites
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 157
Je revois dans ses détails les plus menus les plus insignifiants, je revois la terrible
scène qui suivit l’une de ces visites. (p. 213)
C’est la scène avec la jeune paysanne Mathurine qui est ici rejouée mais
dans les limites de la convenance, comme il se doit entre gens du monde. Car,
dans ces occasions, Jules est repris par la tentation mondaine. Sans être un
salon, son jardin est le lieu où un langage de sociabilité recouvre ses droits. Les
borborygmes de Jules, son incapacité à communiquer autrement que par l’in-
jure déjà citée, cèdent la place à un langage urbain. Albert souligne le contraste
de comportement et sa cause :
Pour autant, l’expérience de la lecture n’en est pas moins placée sous le
signe d’une insuffisance manifeste par le roman de Mirbeau puisque, le lende-
main, Albert trouve son oncle en train de brûler des livres dans son jardin.
L’apaisement momentané procuré par la littérature a une contrepartie : la luci-
dité qui suit la jouissance et fait retomber l’individu dans les affres du réel10.
La littérature reste donc problématique. Loin d’un divertissement, au sens
pascalien du terme, elle relève d’une entreprise de compréhension du monde
qui interdit tout recours facile à ses bonnes grâces.
C’est ce que révèle l’extrait d’Indiana au lecteur. Loin d’une lecture pure-
ment récréative, L’Abbé Jules, au-delà de la psychologie des profondeurs appe-
lant par elle-même le lecteur à combler les vides du texte, dévoile la nécessité
d’une lecture active, d’un travail sur les signes, auquel renvoie l’intertextualité
de l’épisode de la lecture.
En effet, le texte du roman de Sand n’est pas cité de manière intégrale et
continue, comme la lecture du narrateur en donne pourtant l’impression11.
Certaines omissions entraînent une uniformité du sens que n’a pas le texte
original. Tout l’extrait semble être focalisé sur Raymon et sur Noun afin de
décrire l’ivresse sensuelle de ce moment d’abandon qui n’aurait pas dû être.
Alors que tout fait signe vers le pouvoir d’attraction de Noun, dans le passage
cité par Mirbeau, le texte original introduit une rupture au sein de cette irré-
pressible attirance, Raymon songeant à Indiana dans le moment même où
Noun le détourne de son objectif, ainsi que l’indique une première phrase du
texte original, omise par Mirbeau : « Peu à peu le souvenir vague et flottant
d’Indiana vint se mêler à l’ivresse de Raymon12. » Ainsi l’uniformité du désir,
dans le texte de Mirbeau, est-elle obtenue par une manipulation du texte cité.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 161
Mais c’est cet affreux livre, qu’il faudrait détruire, cet affreux livre de mon
cœur !... (p. 218-219)
Mais moi !... Je n’ai abrité personne... à personne je n’ai donné des fruits... rien
en moi n’a chanté, jamais, d’une belle croyance, d’un bel amour... (p. 232)
V. La littérature et le réel
Arnaud VAREILLE
NOTES
1
L’Abbé Jules, « 10-18 », UGE, 1977, p. 63 (toutes les références au texte dans la suite de
l’article renvoient à cette édition).
2
Il n’est que de relire les premières leçons que l’abbé donne à son neveu dans lesquelles la
nature seule est glorifiée au détriment de la littérature, notamment au début du chapitre III de la
seconde partie du roman, chapitre dans lequel on peut lire : « [...] l’émotion naïve qu’une toute
petite fleur inspire au cœur des simples vaut mieux que la lourde ivresse et le sot orgueil qu’on
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 165
puise à ces sources empoisonnées [les livres] », L’Abbé Jules, op. cit., p. 207.
3
Il déclare ainsi à Hervieu, le 20 juin 1887 : « Il n’y a rien, rien que des redites, cent fois dites.
Goncourt, Zola, Maupassant, tout cela est misérable au fond, tout cela est bête ; il n’y a pas un
atome de vie cachée — qui est la seule vraie. Et je ne m’explique pas comment on peut les lire,
après les extraordinaires révélations de cet art nouveau qui nous vient de Russie. », Correspondance
générale, tome I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2002, p. 686.
4
Sous ce nom est désignée une société de jésuites qui poursuivit aux XVIIe et XVIIIe siècles
l’édition d’une vie des saints, initiée par Héribert Rosweyde à Anvers, en 1607, avec la publication
de l’ouvrage Fasi sanctorum. Jean Bolland prit la suite de son projet d’un grand recueil de la vie
de tous les saints avec deux volumes publiés en 1643, à Anvers toujours, les Acta sanctorum. Au
XIXe siècle, leurs continuateurs, les Bollandistes ont déjà publié plusieurs dizaines de volumes de
Vie des Saints. La Société des Bollandistes, basée à Bruxelles, continue aujourd’hui encore leur
œuvre et regroupe en son sein religieux et savants.
5
Un paragraphe développe de nouveau ce thème beaucoup plus loin dans le long chapitre III
de la première partie du roman (p. 126).
6
Comportement qui provient d’un épisode ancien de la vie de l’évêque, un héritage dont le
scandale a effrayé le jeune ecclésiastique d’alors au point de le voir adopter cette attitude expia-
toire allant « jusqu’à l’oubli total du moi » (p. 73, souligné par Mirbeau).
7
Voir la note 1.
8
L’Abbé Jules, op. cit., p. 213.
9
Ibid.
10
Ce qui, là encore, relève en propre de la philosophie de Schopenhauer, qui ne voit que
leurre dans toute « jouissance sensible », La Métaphysique de la mort, « 10-18 », UGE, 1964, p.
157.
11
À l’aide des nombreux commentaires du type : « Je continue... »
12
George Sand, Indiana, Paris, Garnier Frères, 1962, p. 86.
13
Sainte-Beuve écrit : « [...] la fantaisie s’efforce de continuer la réalité, l’imagination s’est
chargée de couronner l’aventure » (« Indiana », Le National, 5 octobre 1832) ; Gustave Planche
note que « [...] le bonheur est de trop dans les dernières pages » (« George Sand », Revue de Deux
Mondes, 1832, t. VIII, p. 695) ; Zola enfin s’exclame, pour sa part, dans ses « Documents litté-
raires » : « Quel idéal stupéfiant ! Il faut aujourd’hui faire un effort et se reporter aux étranges
imaginations de 1830, pour comprendre un tel dénouement [...] » (Œuvres complètes, Cercle du
livre précieux, 1969, t. XII, p. 401). Toutes ces remarques critiques sur l’œuvre de Sand sont
commentées par Bernard Gendrel dans son essai Le Roman de mœurs. Aux origines du roman
réaliste, Paris, « Savoir lettres », Hermann, 2012, p. 274-276.
14
« Étourdi, haletant, je reconnais parmi les hallucinantes images, je reconnais les Robin, la
poule, le cousin Debray, Mme Servières [...] », p. 217.
15
Œuvre romanesque, volume 2, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, 2001, p. 109.
16
Je renvoie, pour une description des enjeux de cette lutte entre les deux esthétiques, à Jean-
Marie Seillan, « Naturalisme vs idéalisme. L’infortune posthume de George Sand », http://etudes-
romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/idealisme.html.
166 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Le charme si particulier que nous [les domestiques] exerçons sur les hommes,
ne tient pas seulement à nous, si jolies que nous puissions être… Il tient beau-
coup, je m’en rends compte, au milieu où nous vivons… au luxe, au vice
ambiant, à nos maîtresses elles-mêmes et au désir qu’elles excitent… En nous
aimant, c’est un peu d’elles et beaucoup de leur mystère que les hommes aiment
en nous…
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 171
Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs
roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les
grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes rappelaient celle-là, par des similitudes
ou des contrastes violents. 18
Ce n’est plus une binarité, mais une polyvalence des modèles féminins,
toutes sources se confondant en la figure essentielle de Marie. L’énumération
syntaxique recoupe une volonté de brouiller le jeu, puisque les prostituées et
les grisettes, femmes vénales, encadrent les autres femmes bourgeoises ordi-
naires ou les artistes. Fidèle à la hiérarchie diversifiée des faveurs tarifées dans
la société réelle, Flaubert évoque d’un même trait les officielles « aux feux des
gaz », les ouvrières se montrant à la fenêtre, comme signe de possibles presta-
tions payantes, et plus discrètement, les artistes dont l’opinion publique
connaissait les occupations d’arrière-loge. Une universelle offrande de soi –
pour espèce sonnante et trébuchante — semble parcourir les trottoirs. Il l’af-
firme dans sa correspondance : « Je ne fais qu’un reproche à la prostitution,
c’est que c’est un mythe ! » La chimère envahit donc le réel et la véritable
prostituée demeure … intouchable !
Dans le roman, les parallélismes sont en effet nombreux, entre Madame
Arnoux et Rosanette. Elles ont touts deux un enfant malade, ou entretiennent
une relation avec les mêmes hommes, Frédéric, Monsieur Arnoux, Charles
Deslauriers. Une semblable paralysie frappe le héros, qu’il se trouve face aux
femmes vertueuses ou aux créatures vénales. Jamais il ne pourra approcher
Marie ni les femmes de la maison close au bord de l’eau. Symétriquement, les
femmes entretenues sont entre deux mondes et souhaitent gagner en
172 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
B. Interversion et renversement.
C’est bien la respectabilité que Mirbeau revendique dans son essai, L’Amour
de la femme vénale, pour ces femmes qui rendent un éminent service à la
société, en permettant la stabilité des mariages tout en répondant aux frustra-
tions des époux. Mais à la différence de Flaubert, cet appel à la considération
pour les femmes de mauvaise vie ne procède pas d’une ironie cruelle et
désespérée. Elle apparaît en dernière partie de l’essai, à une étape de reven-
dication sociale et de vision pour l’avenir. La réhabilitation de la prostituée,
chez Mirbeau, n’est ni la continuation du mythe romantique de la prostituée
au grand cœur ; ni la dénonciation des médiocrités des rêves féminins, épris
de sens domestique.
Flaubert, quant à lui, est passé maître dans l’art de rendre les lignes indé-
cidables par renversement. Ainsi, le stéréotype du mâle hyper-sexué jusqu’à
l’animalité, incapable de dominer ses pulsions, largement évoqué par Mirbeau
dans son essai, se renverse en la figure du bourgeois quasiment eunuque. Dans
son article « Sacralisation et désacralisation du sexe chez Flaubert », Yvan
Leclerc s’amuse à inventer quatre types humains autour de la combinatoire du
sacré et du sexué. Le modèle du désexué et du désacralisé est … le bourgeois
par excellence, Homais, « hybride négatif sans sexe ni sacré, une sorte
d’eunuque profane. Époux, père de famille, amateur de gauloiserie et de plaisan-
teries grivoises, Homais est cependant étranger à la sexualité : son seul désir le
porte vers la croix d’honneur, pas vers une femme. » Façon de dire que « la
sexualité bourgeoise, utilitaire, hygiénique et procréatrice, est évidemment une
négation du sexe19 ».
Du côté des femmes, la bourgeoise en revanche rêve curieusement de se
dévergonder.
D’abord, Madame Dambreuse, l’épouse du sénateur, multiplie les amants
et se comporte, par son goût des cadeaux et des hommages, comme une
grande horizontale. Son salon est comparé implicitement à une espèce de
lupanar ; « Ce rassemblement de femmes à demi-nues faisait songer à un
intérieur de harem ; il [Frédéric] lui vint à l’esprit une comparaison plus
grossière20. » Signe du principe d’inversion ironique, ce sera madame
Dambreuse qui achètera Frédéric, comme on achète ou entretient une cour-
tisane.
L’ordre romanesque en dit long : Frédéric, après avoir rencontré Marie
Arnoux, son idéal se dégrade avec la fréquentation de Rosanette, puis de
Madame Dambreuse, ce qui indique une chute supplémentaire, paradoxale
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 173
Ah ! Ceux qui ne perçoivent, des êtres humains, que l’apparence et que seules,
les formes extérieures éblouissent, ne peuvent pas se douter de ce que le beau
monde, de ce que « la haute société » est sale et pourrie » On peut dire d’elle,
sans la calomnier, qu’elle ne vit que pour la basse rigolade et pour l’ordure… J’ai
174 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
traversé bien des milieux bourgeois et nobles, et il ne m’a été donné que très
rarement de voir que l’amour s’y accompagnât d’un sentiment élevé, d’une
tendresse profonde, d’un idéal de souffrance, de sacrifice ou de pitié, qui en font
une chose grande et saine. 23
Cet idéal, absent de l’envers du décor, est-il pour Mirbeau, comme chez
Flaubert, une réalité impossible à atteindre, mais néanmoins désirable, une
norme intérieure ? Au nom de quoi les deux écrivains renversent-ils ainsi les
valeurs ?
lunaire, tandis que la vierge, que le chef Shahabarim prostitue au chef ennemi,
confond le barbare avec Moloch. En termes familiers rapportés par Goncourt :
« il faut que je fasse baiser un homme, qui croira enfiler la lune, avec une femme
qui croira être baisée par le soleil ». Comme le dit Gisèle Seginger dans son
édition critique du roman : « l’union sous la tente prend la forme d’une
hiérogamie ». Une autre manière de dire que, pour Flaubert, l’union avec la
prostituée est un mariage sacré !
B. Sado-masochisme mirbellien
Le fond de la psyché est-il exprimé, selon Mirbeau, par ces quelques lignes
du Journal d’une femme de chambre, dans lesquelles Célestine, amoureuse du
palefrenier Joseph, énumère sa triste expérience avec les hommes ?
Joseph s’interpose tellement entre tout mon passé et moi, que je ne vois pour
ainsi dire que lui… et que ce passé, avec toutes ses figures vilaines ou char-
mantes, se recule de plus en plus, se décolore, s’efface… Cléophas Biscouille,
M. Jean… M. Xavier… William, dont je n’ai pas encore parlé… M. Georges lui-
même, dont je me croyais l’âme marquée à jamais, comme est marquée par le
fer rouge l’épaule des forçats…[…] Des Ombres…[…] Ah ! Je comprends main-
tenant pourquoi il ne faut jamais se moquer de l’amour… pourquoi il y a des
femmes qui se ruent, avec toute l’inconscience du meurtre, avec toute la force
invisible de la nature, aux baisers des brutes, aux étreintes des monstres, et qui
râlent de volupté sur des faces ricanantes de démons et de boucs… (p. 330)
La relation même que Célestine entretient avec un Joseph que l’on peut
soupçonner du meurtre d’un enfant et qui est viscéralement antisémite, est
totalement ambiguë. À la fin du roman, la vie qu’elle choisit à ses côtés comme
tenancière d’un « petit café » à Cherbourg, est-elle une véritable libération ?
Ne se retrouve-t-elle pas du côté des victimes dans un cadre matrimonial ? Sa
lucidité, née d’une longue fréquentation des turpitudes bourgeoises, ne la
protège pas d’une forme de masochisme. Célestine n’en demeure pas moins
une philosophe, théoricienne de la lutte des sexes et dont la réponse consiste
en l’omniprésence du sado-masochisme… Réponse à l’opposé exact du mysti-
cisme flaubertien !
CONCLUSION
Annie RIZK
Ancien professeur de Lettres
en classe préparatoire littéraire aux grandes écoles
BIBLIOGRAPHIE :
Textes de fiction :
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, Paris, Gallimard, collection Folio, 1973.
Balzac, La Cousine Bette, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2007.
Balzac, Le Lys dans la vallée, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2004.
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 1973.
Huysmans, Marthe, et autres nouvelles, Bibebook, 1980.
Flaubert, Éducation sentimentale, Paris, Les Classiques de Poche, 2002.
Flaubert, Salammbô, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2005.
Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Collection Les Classiques de Poche, 2016.
Maupassant, Boule de Suif, Paris, Les Classiques de Poche, 1979.
Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Gallimard, collection Folio, 2007.
Mirbeau, L’Amour de la femme vénale, Indigo-Côté femmes, 1994.
Mirbeau, Œuvre romanesque, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, 3 volumes, (2000-
2001).
Zola, Nana, Paris, Les Classiques de Poche, 2003.
Essais :
Augustin, De ordine, lib.II, cap.IV, § 12.
Alain Corbin, Les Filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, collection Champs
Histoire, Paris, Flammarion, 2015.
Jacques –Louis Douchin, La vie érotique de Flaubert, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1987.
Yvan Leclerc, « Sacralisation et désacralisation du sexe chez Flaubert », Site Flaubert. Études
critiques (en ligne)
Alexandre Lévy, « L’Amour des prostituées (Mirbeau lecteur de Dostoievski ), Cahiers Octave
178 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Étudier les lien entre Mirbeau et Daudet, c’est d’abord retracer l’histoire de
relations difficiles ; elles avaient pris un mauvais départ, puis une réconciliation
s’est faite, mais « cahin-caha », selon les mots de Léon Daudet, qui restera para-
doxalement l’ami de Mirbeau, qui le considérait comme un frère ... même
pendant l’Affaire Dreyfus.
Je me ferai le champion de Daudet dans l’affaire du « vol » des Lettres de
mon moulin et je terminerai en examinant très rapidement les motifs et thèmes
croisés dans les œuvres des deux auteurs.
Un mauvais départ
Les opinions de Mirbeau sur Daudet sont d’abord très négatives et, dans la
revue Les Grimaces, il attaque l’écrivain sous divers angles avec agressivité. De
façon générale, il ne lui reconnait aucun talent et l’accuse de faire de la littérature
commerciale ; ceci explique que Daudet pratique un art de compromis ... qui
pèse sur toutes ses pratiques littéraires :
Dans Les Rois en exil, comme dans Jack, comme dans Le Nabab, comme dans
Numa Roumestan, M. Alphonse Daudet a gâté de magnifiques sujets d’études
contemporaines pour lesquelles il eût fallu du génie. M. Daudet s’est contenté de
mettre à la place du génie, l’illusion d’un talent agréable et superficiel.1
Mirbeau précise que « […] ce talent qui est fait d’un compromis entre la
violence de l’école naturaliste et les fadeurs de l’école de monsieur Octave
Feuillet, ce talent qui ne voit dans la littérature qu’un moyen de gagner beau-
coup d’argent sur le dos des autres2 ». Il pousse les accusations plus loin et
accuse Daudet d’être un plagiaire : « J’aime et j’estime encore moins son talent,
ce talent pillard et gascon qui s’en va grappillant un peu partout, à droite, à
gauche, à Zola, à Goncourt, à Dickens, aux poètes provençaux3 ».
Et franchissant encore un cran, le polémiste lance des attaques ad hominem,
qui peuvent surprendre : « […] Daudet vient de Davidet qui en langue
180 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
provençale, veut dire : Petit David ; d’où il résulte que M. Daudet est d’origine
juive. Si son nom et le masque de son visage n’expliquaient pas suffisamment
cette origine, son genre de talent et la manière qu’il a de s’en servir la proclam-
eraient bien haut4. »
Mirbeau s’en prend plus particulièrement au théâtre de Daudet. Dans l’ex-
emple retenu, il s’agit de l’adaptation théâtrale des Rois en exil, réalisée par
Delair ; la pièce a été lue chez Daudet, par Coquelin, en présence de
Goncourt, Gambetta, etc. Le bruit – probablement juste – a couru que la pièce
avait été jugée peu scénique par certains assistants, et sans doute par Coquelin,
et que Delair aurait alors repris son texte pour l’amender :
Quand on est monsieur Daudet, […] il faut avoir, en même temps que le talent,
le respect de son talent ; il faut avoir pour ses œuvres qui sont enfants de votre
esprit, la même pudeur pieuse que pour ses filles, qui sont enfants de votre chair,
et on ne permet pas au premier Coquelin qui passe de les déshonorer de ses
attouchements.
Le métier des Coquelins, c’est de jouer les pièces et non de les faire.
Impuissants à créer, ils ne peuvent qu’obéir. Ils ne sont pas des artistes, ils ne
sont que des agents subalternes de l’art. Quoi qu’ils disent et quelques efforts
que certaines gens et certains journaux fassent pour les relever, ils gardent
toujours, même au milieu de leurs triomphes, quelque chose du mépris contenu
dans ce mot et dans cette chose : le comédien.5
mes propres histoires, au caprice du vent, de l’heure, dans une existence terri-
blement agitée7. »
En outre, les Lettres de mon moulin n’ont valu aucune « gloire » à Daudet
avant le succès de Fromont jeune en 1874, soit presque dix ans après leur
publication, et les grosses ventes du recueil ne seront une réalité qu’au XXe
siècle.
La deuxième erreur de Mirbeau concerne l’attribution de chaque conte...
Considérant comme nulle et non avenue la lettre ouverte où Paul Arène s’ex-
plique sur la collaboration avec Daudet et en fixe les limites : « Sur vingt-trois
nouvelles conservée dans ton édition définitive, la moitié à peu près fut écrite
par nous deux [...] », Mirbeau écrit :
Plus loin, M. Paul Arène cite les nouvelles qui, suivant ses souvenirs, sont
l’œuvre exclusive de M. Alphonse Daudet. Nous n’avons éprouvé aucune
surprise en ne trouvant pas dans cette énumération limitative : « La Diligence
de Beaucaire », « Le Curé de Cucugnan », « Les Vieux », et « La Chèvre de
monsieur Seguin », ces petits chefs-d’œuvre d’une absolue perfection, quintes-
sence du volume.8
La mauvaise foi de Mirbeau est absolue. En effet, il se base sur l’ordre retenu
pour le volume de 1869, qui regroupe la première série des 12 lettres parues
à L’Événement et la seconde série écrite sans la collaboration de Paul Arène.
Or, en 1869, Daudet compose le recueil sans tenir compte de la chronologie
de parution des nouvelles dans la presse. Il est aisé de rétablir l’ordre de douze
lettres « litigieuses » et de les examiner sur le plan de la collaboration :
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 183
On peut s’interroger sur les raisons d’une telle d’animosité. Mirbeau a-t-il
appliqué une stratégie qui consiste à se faire connaître en « tapant » sur un
maître ? On sent chez lui une envie certaine, car ses articles renvoient l’image
de la réussite de Daudet et d’un certain dévoiement … « Quand on est
monsieur Daudet… » revient en anaphore signifiante. Mais on doit aussi s’interroger
sur une possible vengeance de Mirbeau. Pierre Michel attribue à Mirbeau la
paternité de La Maréchale, un roman signé d’un pseudonyme Alain
Beauquenne, qui est celui de André Bertera. Ce roman, dédié à Daudet, est
publié avec une lettre préface de ce dernier datée de 1883. ll y souligne
toutes les réminiscences qui traversent le roman ou, pour parler plus cru, les
« plagiats » : la maréchale est un type de Balzac ou de Dickens ; Chantal
ressemble à Renée Mauperin ; un des épisodes est calqué sur La Faustin...
Alphonse Daudet conclut : « [...] ne lisez plus rien mon camarade. Tâchez au
contraire d’oublier vos admirations et vos lectures ; elles-seules me gâtent votre
joli roman12. »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 185
« Réconciliation cahin-caha »
Il eut une réconciliation entre les deux hommes et on peut en suivre les
étapes que Léon Daudet résume dans ses Souvenirs :
Mirbeau avait commencé par attaquer vivement et iniquement mon père dans
Les Grimaces, le petit pamphlet hebdomadaire à couverture rouge qu’il publiait
vers 1885 et auquel collaboraient Grosclaude et Hervieu. Ensuite la réconciliation
se fit entre eux cahin-caha et Goncourt y fut pour beaucoup, car il aimait
Mirbeau, Mirbeau l’aimait, leur fréquentation fut sans nuages. La chose vaut la
peine d’être notée. 13
plus efficaces que les intermédiaires. On peut les examiner. Commençons par
les élections et candidatures à l’Académie Française. Dans Le Gaulois, du 2
novembre 1884, Mirbeau réagissait à la lettre ouverte de Daudet disant qu’il
ne serait jamais candidat à l’académie française par un virulent article titré «
Tant pis pour Monsieur Alphonse Daudet » :
En outre, alors que le roman est très attaqué dans la presse, Mirbeau lui
consacre dans Le Figaro, le 16 juillet 1888, un article très favorable. Il emploie
vis-à-vis de l’Académie des termes plus durs encore que ceux de Daudet. Ce
dernier écrit donc à Mirbeau pour le remercier et s’étonner que Magnard ait
laissé passer dans l’article, le qualificatif « la vieille sale » pour désigner la docte
assemblée.
Les réactions de Mirbeau, lors de la parution du second volume de la trilogie
de Tartarin, sont également placées sous le signe de la palinodie. À la sortie de
Tartarin sur les Alpes, en 1885, Mirbeau attaque violemment le livre dans un
article paru au Matin :
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 187
L’ire de Mirbeau s’explique parce que le roman de Daudet, une satire des
touristes dans les Alpes, montre aussi un personnage d’alpiniste pessimiste, que
Tartarin s’efforce de ramener à la joie de vivre. Pour le créer, il s’inspire de son
propre fils Léon, très frappé par les cours de philosophie schopenhauerienne
de Burdeau. Mirbeau expose, dans la suite de l’article, son pessimisme et sa
conception du rire inspirée de Baudelaire. Il attaque l’insensibilité de Daudet
incapable de ressentir une émotion triste…
En 1890, lorsque Daudet fait paraître le troisième et dernier volume de la
trilogie Port Tarascon, le point de vue de Mirbeau a changé, les attaques
contre la « blague » supposée de Daudet ont laissé place à l’enthousiasme
pour la « gaieté » :
Le rire si gai, si plein de grâce, l’ironie charmante s’y mouille de vraies larmes.
La fin du bon Tartarin est d’une tristesse suprême.
Comme votre livre fourmille de choses admirables, mon cher maître, et d’ob-
servations puissantes sous la séduction de la gaieté.18
Un revirement ?
La Petite Paroisse m’a remué jusqu’au plus profond de mon cœur. Je ne veux
pas vous parler de l’art suprême avec lequel vous faites revivre la vie des êtres
et des choses. Toutes les qualités supérieures qui ont fait votre gloire, on les
retrouve dans ce livre, agrandies, embellies encore par une sérénité qui donne à
chaque page un charme si personnel et si poignant… […]21
d’écrire la préface d’un des catalogues de vente et Daudet s’interroge sur les
vrais motifs de ce refus. Il demandera l’aide de Daudet pour que Descaves ne
soit pas élu, ce qui ne peut manquer de surprendre, quand on pense aux
opinions politiques de ce dernier.
l’idée d’expiation, présente chez Mirbeau, est tout à fait étrangère au récit de
Daudet.
Le cadre des deux histoires présente des analogies : le milieu artiste chez
Daudet et chez Mirbeau, où Jean est écrivain, tandis que Lirat est peintre.
(Rappelons que le couple du peintre et de l’écrivain est présent dans L’Œuvre
de Zola.) Les deux héros vont être conduits à abandonner ce qui leur tenait à
cœur : pour Jean Mintié, outre l’honneur, la création littéraire ; pour Jean
Gaussin, la famille et le bonheur simple d’un mariage heureux.
Des différences marquantes concernent les deux héroïnes : Juliette est
vénale, ce que n’est pas Fanny. Le rapport passionnel des deux amants est
inversé : Fanny – de vingt ans plus vieille que Jean – lui est passionnément
attachée, il est son dernier amour, elle l’a initié et dépravé – presque innocem-
ment – en même temps. Elle est capable de sacrifices pour lui, mais ne peut
renoncer à lui. Juliette n’est pas follement amoureuse de Jean Mintié, qu’elle
trompe par vénalité. Elle le méprise même à la fin de leur liaison, quand il est
devenu une sorte de proxénète. La différence la plus profonde touche l’imag-
inaire des deux écrivains : chez Mirbeau, on trouve une dimension onirique,
une rêverie sadique, qui trouvera à s’épanouir dans Le Jardin des supplices, et
qui est absente de l’œuvre de Daudet.
Ni Daudet, ni Mirbeau ne méconnaissent le poids de l’inconscient dans la
sexualité : un détail est significatif. La malle de l’abbé Jules, d’où s’échappe «
un flot de papiers, de gravures étranges, de dessins monstrueux […] d’énormes
croupes de femmes, des images phalliques, des nudités prodigieuses, des seins,
des ventres, des jambes en l’air, des cuisses enlacées, tout un fouillis de corps
emmêlés, de ruts sataniques, de pédérasties extravagantes […] 24 », trouble le
jeune héros. La malle, où le gardian du Trésor d’Arlatan conserve des images
pornographiques, est comparée par Daudet à « notre imagination composite
et diverse, si dangereuse à explorer jusqu’au fond ? On peut en mourir ou en
vivre25 ».
Daudet et Mirbeau sont également proches par leur sens de l’ironie. Tous
deux en utilisent le scalpel pour « dévoiler les apparences » Dans Le Nabab, le
journal de Passajon, concierge à la Caisse Territoriale, présente des analogies
avec Le Journal d’une femme de chambre. Comme Célestine, Passajon dévoile
l’envers d’une société « brillante » et en montre la vérité nue. Mais, chez
Daudet, le Journal de Passajon est intercalé dans une narration à la troisième
personne, il apporte un point de vue parmi d’autres. Daudet comparait son
roman choral à une tapisserie, où tous les fils se mêlent pour créer le dessin.
Mirbeau, polémiste engagé, adopte un point de vue, celui de l’héroïne, même
si celle-ci n’est pas exempte d’ambiguïtés.
La légende du doux Daudet vole en éclats pour peu qu’on lise son œuvre…
Mirbeau et lui ont en commun une agressivité assumée, mais Daudet se pose
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 191
en moraliste, féroce quand il est en face d’une injustice ou d’une action inique.
On pourrait comparer Les affaires sont les Affaires (1903) et La Lutte pour la vie
(1889), deux pièces « à thèse » où les deux auteurs tracent des portraits
satiriques acides. La différence est moins dans l’attaque que dans l’esthétique
dramatique ; la thèse exige une sanction, mais Daudet préfère punir le
méchant par un coup de pistolet un peu mélodramatique, alors que Mirbeau
propose une fin onirique et presque symboliste.
Cependant, Daudet reste fondamentalement un écrivain sceptique alors
que Mirbeau défend des idées, ce que sa carrière démontre. Il ne recule pas
devant le pamphlet, et c’est peut-être ce qui explique sa paradoxale amitié,–
malgré l’Affaire Dreyfus, avec Léon Daudet, lui aussi pamphlétaire engagé.
Anne-Simone DUFIEF
Université d’Angers,
CIRPALL
NOTES
1
Octave Mirbeau, « Coquelin, Daudet et Cie », Les Grimaces, 8 décembre 1883.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Ibid.
6
Ibid.
7
« Histoire de mes Livres », Nouvelle Revue, 1er juillet 1883.
8
« Lettres de leur moulin », Les Grimaces,, 22 décembre 1883.
9
Lettres de mon moulin, édition critique de Roger Ripoll, Pléiade, t. I. p. 1344.
10
Celle-ci a été la collaboratrice de son mari, ce que développe la dédicace du Nabab en
1877. La nature de cette collaboration a été parfaitement étudiée par Roger Ripoll, qui s’est livré
à l’étude génétique des manuscrits, rédigés après le stade des carnets. Les époux écrivent sur le
même cahier : à Alphonse, l’invention et les scénarii sur la page de gauche ; à Julia, la réécriture
sur la page de droite, puis la rédaction finale appartient à Alphonse seul, sur un autre cahier.
11
Alphonse Daudet, Les Lettres de mon moulin, Pléiade. t. I, p. 1282-1284.
12
La Maréchale, Lettre-préface ,
13
Léon Daudet, Souvenirs littéraires, « Fantômes et vivants », éd. Bouquins, p. 116
14
Octave Mirbeau, Correspondance générale, t.1, 6 ou 7 août 1887.
15
Octave Mirbeau, Le Gaulois, du 2 novembre 1884
16
Octave Mirbeau, Correspondance générale, le 10 juillet 1888, t. I. p. 828-829,
17
Octave Mirbeau, « Tartarinades », Le Matin, 25 décembre 1885.
18
Octave Mirbeau, Correspondance générale, t. II., p. 300 [5 novembre 1890]
19
Octave Mirbeau, Le Figaro, 4 novembre 1889.
20
Ibid.
21
Correspondance générale, t. III, p. 54-55 [5 février 1895].
22
Correspondance générale, t. II ; p. 228.
23
Correspondance générale, 1er novembre 1891.
24
O. Mirbeau, L’Abbé Jules, in Œuvre romanesque, Buchet/Chastel, 2000, t. I, p. 514.
25
Alphonse Daudet, Le Trésor d’Arlatan, Pléiade. t. III. P. 1050
192 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
En cela même, écrire constitue pour Mirbeau un acte politique face aux
injustices et aux absurdités de la société. Comme le dit Pierre Michel, Mirbeau
est « quelqu’un qui apprend à vivre, qui apprend à voir les choses, à voir le
monde, à voir les hommes, à voir la société sous un jour nouveau2 ».
Étudier l’aliénation chez Mirbeau serait comme étudier le tragique de l’ex-
istence, la sienne et celle de ses personnages. Ce refus de croire aux duperies
de la vanité humaine, Mirbeau l’a appris dès ses vertes années. On pourrait
résumer l’œuvre de Mirbeau par le mot « passion », à l’image de ses engagements.
Une colère permanente et rugissante qui gronde et transparaît dans toutes les
facettes du personnage mirbellien. Après avoir lu L’Abbé Jules, Jean Lorrain
imagine l’auteur comme : « un sceptique en deuil de lui-même, un brûlé de la
vie, excédé et lassé des autres et de lui3 ».
Chez Mirbeau, il y a des obsessions, des thèmes et des types de personnages
récurrents. Les femmes ont un rôle particulier, les mères plus précisément.
Presque toutes ont, au mieux, un instinct maternel défaillant. Les exemples
foisonnent et se superposent presque à l’identique. Ce palimpseste de cruauté
maternelle se décline dans chaque œuvre mirbellienne. La mère est toxique
ou absente. Les génitrices semblent préparer l’avenir de leurs enfants, et en
particulier celui de leurs filles, en les conduisant vers la déchéance, l’alcoolisme
et la prostitution. Et quand elles échappent à ce schéma, elles sont pétries de
bêtise et d’ignorance. Non que les pères – par le sang ou la fonction – s’en
tirent mieux. Eux aussi ont, en général un rôle néfaste pour l’enfant. Dans Le
Calvaire et Sébastien Roch, Mirbeau dénonce le conditionnement qu’ont les
jésuites sur le cerveau de l’enfant : ils le conditionnent et le pervertissent. Cela
est particulièrement vrai pour le père De Kern dans Sébastien Roch, pour celui
de Jean Mintié dans Le Calvaire, un peu moins pour le père médecin du narrateur
de L’Abbé Jules. Ce thème central de l’aliénation du père ou de la mère est
fréquent chez Mirbeau, comme s’il constituait un processus de domination et
194 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Je me traînais, tout vague, abêti, sans savoir à quoi occuper mes jambes, mes
bras, mes yeux, mon pauvre petit corps qui m’importunait comme un
compagnon irritant, dont on désire se débarrasser. […] je restais sombre, sauvage,
toujours enfermé en dedans de moi-même. […] je n’étais personne et ne voulais
rien. […] Mon enfance s’était passée dans la nuit, mon adolescence se passa dans
196 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
le vague ; n’ayant pas été un enfant, je ne fus pas d’avantage un jeune homme.
Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. […] 8
Pendant plus d’une heure il resta là, sans bouger, sans penser, la tête lourde,
les membres rompus, les idées en déroute. […] De ce moment de folie, de cette
minute de crime, il ne gardait que la sensation d’un vague et pénible dégoût,
d’un écrasement de tout son être physique et moral. Il était ainsi dans un rêve
de fièvre où les choses se succèdent, incohérentes, ironiques et douloureuses.
Malgré lui, l’impure obsession de la femme revenait, s’associait à sa honte […] il
la retrouvait en lui, autour de lui, jusque dans l’opacité de l’ombre […]. 9
comme si le projet de répartir les formes de la folie d’après leurs signes et leurs
manifestations comportait en lui-même une sorte de contradiction ; comme si
le rapport de la folie à ce qu’elle peut montrer d’elle-même n’était ni un rapport
essentiel, ni un rapport de vérité14. »
Si les personnages de Mirbeau s’éclatent dans la folie, échappent à notre
compréhension, nous dévoilent leurs visages grimaçants qui se démultiplient
en une kyrielle de sosies, ce n’est que pour mieux se fondre avec la nature
éternelle de l’homme. Chez Mirbeau l’aliénation confine à l’hallucination. En
effet, son œuvre semble construite à partir de nombreux éléments du monde
de la folie qu’il conviendrait aussi de définir, en partant peut-être de ce qu’en
disait l’Anglais Chesterton : « Le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison. »
NOTES
1
Non paginé, p. 2, Entretien avec P. Michel, Angers le 25/06/2002.
2
Ibidem.
3
P. GLAUDES, « Octave Mirbeau, romancier, dramaturge et critique » in Littérature, n° 64,
2011, p. 6-7.
4
O. MIRBEAU, Sébastien Roch, Buchet/Chastel, -Société Octave Mirbeau, Paris, 2000, p. 652.
5
P. GLAUDES, « Octave Mirbeau, romancier dramaturge et critique », loc. cit. p. 5 et 9.
6
O. MIRBEAU, Sébastien Roch, Buchet/Chastel, Société Octave Mirbeau, Paris, 2000, p. 755.
7
Ibidem.
8
O. MIRBEAU, Le Calvaire, op. cit., p. 141.
9
L’Abbé Jules, op. cit., p. 374.
10
Le Calvaire, op. cit., p. 176.
11
L’Abbé Jules, p. 374.
12
M. FOUCAULT,
L’Histoire de la folie à
l’âge classique, Tel
Gallimard, Paris,
1984, p. 175.
13
Ibid., p. 213.
14
Ibid., p. 212.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 199
Une question surgit pourtant aussitôt : les mots choisis par l’écrivain attes-
tent-il de la réalité de cette excentricité ? Il n’est pas dans notre intention de
procéder à un long développement lexicographique. Il faudrait pour cela établir
un protocole de recherche beaucoup plus précis que celui que nous avons
adopté et une méthode de calcul qui tienne compte non seulement du sens
des mots, mais également de leur contexte et du locuteur – personnage, narra-
teur... Par ailleurs, la rapidité de notre recherche ne nous permet pas de certifier
les chiffres, à l’unité près ; il a pu nous échapper – comme au moteur de
recherche que nous avons utilisé – quelques occurrences, au risque de minorer
légèrement le résultat. Ajoutons à ces remarques préalables que les compara-
isons ne sont pas remises en cause si nous prenons uniquement les adjectifs,
comme nous l’avons fait dans un premier temps, ou si nous élargissons le
recensement aux mots de la même famille, le nom commun, l’adverbe, voire
le verbe : fou, fol, folie, follement, affoler, par exemple.
Bref, à travers ce tableau, il ne s’agit pas, pour nous, de nous livrer à un
travail de comptable, mais d’impulser, voire asseoir, une réflexion qui s’appuie
sur des ordres de grandeur et des constantes.
Le
Le L’Abbé Sébastien Dans le Le Les 21 La
Jardin des Dingo Total
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supplices
Excentrique 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
Excentricité 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
Original / originalité 3 4 2 0 2 3 1 3 2 20
Insolite 0 1 9 2 1 3 4 0 1 21
Extravagant 7 9 4 1 1 1 5 3 1 32
Rigolo 0 0 0 0 0 13 6 0 5 24
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Bizarre/Bizarrerie
8 9 10 6 12 8 14 5 5 77
/Bizarrement
Etrange / étrangeté /
16 29 29 33 36 35 34 47 23 282
étrangement
Fou/folie / follement /
88 40 49 59 47 52 88 65 46 534
affoler
202 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
et, dans une moindre mesure, la folie, ne sont pas seulement l’apanage de la
créature humaine, mais valent également pour une construction, une plante
ou toute autre réalité de la vie courante. Si le « regard étrange » revient
maintes fois, il n’est pas rare de trouver, dans telle ou telle phrase, une allusion
à « un étrange bâtiment », une « étrange coiffe ». Pareillement, la bizarrerie de
l’ombre d’une main n’oblitère en rien les références à une « maison bizarre »
ou à des « objets bizarres ». Autre point qu’il convient de souligner : contraire-
ment aux autres adjectifs qui évoquent l’inhabituel, le surprenant, l’adjectif
« fou », le plus fréquent chez Mirbeau, verse résolument du côté de la
pathologie. Nous y reviendrons.
2 Le centre et la marge
3 De l’identique à l’altérité
Yannick LEMARIÉ
NOTES
1
Miranda Gill, Eccentricity and the Cultural Imagination in Nineteenth Century Paris,
Oxford University Press, Oxford, 2009, pp. 2-3.
2
Je renvoie à Peter Schulman, « L’évolution du mot “excentrique” en France du lexique
à la métaphore », in Graham Falconer, Andrew Olivier, Dorothy Speirs (dir.), Langues du
e
XIX siècle, Centre d’Études romantiques, 1998, Toronto, pp. 175-187.
3
J. L. Diaz « Grotesques, originaux, excentriques : le spleen des fantaisistes », in J.-L.
Cabanès et J.-P. Saïdah (dir.) La Fantaisie postromantique, Presses universitaires du Mirail,
Paris, 2003, p. 172.
4
Eléonore Reverzy, « Octave Mirbeau romancier excentrique », Dix-Neuf/Vingt, n° 10,
Paris, octobre 2000, p. 78.
5
L’artefact « rigolo » vient principalement de la bonne Célestine qui l’emploie facile-
ment pour qualifier une situation ou une personne de son entourage.
6
Pour citer Mirbeau, l’édition choisie a été celle de l’Œuvre romanesque,
Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau (établie, annotée par Pierre Michel), 3 tomes,
2000-2001. Octave Mirbeau, Dingo, t. 3, pp.750-751.
7
L’Abbé Jules, t. 1, p. 441.
8
Ibid, p. 353.
9
Sébastien Roch, t. 1, p. 585.
10
Je renvoie à son article : « L’œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme
dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94.
11
Le Journal d’une femme de chambre, t. 2, p. 385.
12
Sébastien Roch, t. 1, p. 714.
13
Le Jardin des supplices, t. 2, p. 265.
14
Georges Canguilhem, « Le normal et la pathologique », in La Connaissance de la vie,
Vrin, 1985, pp. 156-157.
15
Dans le ciel, t. 2, p. 128.
16
Rebecca Solnit, L’art de marcher, Actes Sud, Paris, 2002, p. 35.
17
Dingo, t. 3, p. 760.
18
Préface à la neuvième édition, Le Calvaire, t. 1, p. 119.
19
Annalisa Izzo, « Le parcours du sens entre début et fin dans le roman réaliste-
naturaliste », Fabula /Les colloques, Le début et la fin. Roman, théâtre, B.D., cinéma, URL :
http://www.fabula.org/colloques/document809.php, page consultée le 29 mars 2017.
20
Yannick Lemarié, « Contes et nouvelles : une littérature du flux. Sur Mirbeau », in
« Les genres de la nouvelle au XIXe siècle », Cahiers Flaubert-Maupassant, n° 32, 2016-
2017.
21
Jacques Noiray, « Statut et fonctions de l’anecdote dans La 628-E8 » in Eléonore
Reverzy et Guy Ducrey (dir.), L’Europe en automobile, Octave Mirbeau écrivain voyageur,
Presses universitaires de Strasbourg, 2009, pp. 23-35.
22
Eléonore Reverzy, op. cit., p. 78.
23
Roland Barthes, « Quelques paroles de M. Poujade », in Mythologies, Le Seuil, Paris,
1957, p. 98.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 209
LE MOTIF DU CIEL
DANS LES ROMANS D’OCTAVE MIRBEAU
Cadre réaliste
rempli de « gros nuages crasseux et bas » (CC, 56) ou, au contraire, « débarrassé
de nuages » (CC, 59-60) ; il est « uni et tranquille » (AJ, 304), ou tout simplement
« clair et beau » (D, 2371). Ses couleurs, en fonction du temps et de l’heure du
jour, varient d’une « pâleur charmante » (AJ, 429), ou de celle « d’acier bleui »
(JDS, 1119), ou « d’un bleu d’acier, d’un bleu profond » (AJ, 304), « de pâle
violette » (AJ, 421), à celle « d’un vert d’or, flammé de rose » (JDS, 1007), ou
encore « en feu » (JDS, 1011). Les exemples sont interminables. Souvent aussi,
il sert de fond pour la description en cours, en plaçant l’objet décrit dans une
perspective tridimensionnelle : « Ses bras tournaient sur le ciel, incohérents et
rapides, comme des ailes de moulin à vent… » (AJ, 270) ; ou en faisant concur-
rence aux arts plastiques : « d’immenses tamariniers dont les grosses branches
dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques sur le ciel » (JDS, 1114). Bien
des fois on retrouve une évocation, assez stéréotypée, de silhouettes d’oiseaux
se dessinant sur le ciel : des corbeaux et des choucas dans Le Calvaire (23), des
vautours dans Le Jardin des supplices (1115) – ici également, les exemples sont
très nombreux.
Cependant, à les analyser, on comprend vite que leur rôle se limite très
rarement à celui que j’avais annoncé comme purement décoratif. Le tempé-
rament artistique de Mirbeau l’incline à utiliser le ciel comme un élément
porteur de sens. Ainsi, même quand il ne fait que constituer un fond de toile,
il peut déjà développer une signification symbolique. Tout un groupe de figures
monumentales dominent le ciel, suggérant ainsi leur position exceptionnelle :
l’abbé Jules, devenu gigantesque aux yeux de son neveu apeuré ; le soldat
prussien, pareil à « une statue équestre de bronze […], surhumain, agrandi dans
le ciel démesurément » (CC, 73) ; le père de Kern, « si haut, si grand, si surhu-
main, que son front touchait le ciel » (SR, 617). Et la description initiale, qui ne
paraissait qu’un ornement, évolue vite pour devenir le miroir des émotions du
personnage – ou encore leur signe prémonitoire.
Tout en gardant le caractère réaliste, la description du ciel sert parfois à
devancer le cours des événements. Elle suggère l’ambiance de la scène et –
peut-être – amplifie les sentiments éprouvés par les personnages. Le moment
qui précède le viol de Sébastien par le Père de Kern est évocateur de cette fonc-
tion du motif du ciel : « La journée avait été accablante ; des souffles chauds,
étouffants, passaient dans l’atmosphère, chargée d’orage. Au ciel, de gros nuages
s’amoncelaient, voilant la lune. […] Il3 soupira et regarda la nuit tourmentée, le
ciel houleux où chevauchaient d’énormes vagues sombres, que la lune illuminait,
en dessous et aux bords, d’éclatantes lueurs métalliques » (SR, 621).
Un décor pareil précède l’acte amoureux entre Célestine et monsieur
Georges : « Au-dessus de la mer plombée et toute plate, le ciel roulait des nuages
étouffants, de gros nuages roux, où la tempête ne pouvait éclater » (JFC 1299).
Le recours à des éléments analogues dans les deux descriptions n’en rend
que plus intéressante une troisième qui, elle, précède la possession de
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 211
De l’impressionnisme à l’expressionnisme
Mobilité et immobilité
Dynamique de la dématérialisation
En parlant du ciel bleu, Gaston Bachelard observe qu’il est le plus souvent
représenté comme solidifié, compact, en somme matérialisé – alors que c’est
son état plus flou, liquéfié, qui accueille mieux la rêverie aérienne : « l’imagi-
nation substantielle de l’air n’est vraiment active que dans une dynamique de
dématérialisation11 ». Or il semble que la fluidité, dont Raffaella Tedeschi fait
le point central de la poétique de Mirbeau12, joue également dans sa percep-
tion du ciel. Il suffit ici de rappeler la dernière citation dans laquelle le ciel bleu
est comparé, non à une substance, mais à la mer. Ce même ciel représente,
dans l’imagination de l’abbé, une mort sereine et douce : « Elle ne m’effraye
plus. La nuit dernière, en sommeillant, j’ai rêvé qu’elle était comme un lac
immense, sans horizon, sans limites… un lac sur lequel je me sentais doucement
traîné parmi des blancheurs d’onde, des blancheurs de ciel, des blancheurs infi-
nies… En ce moment, je la vois pareille à ce grand ciel, qui est là, devant moi…
Elle a des clartés admirables et profondes… […] la mort est pareille à ce grand
ciel… » (AJ, 443-444). Une dématérialisation qui concerne à la fois l’objet et
le sujet de la rêverie.
Pourtant le ciel bleu, dématérialisé, peut disposer aussi à une rêverie sans
objet, mais sous-tendue par la volonté de vivre. Dans l’univers sombre de
Mirbeau, cette situation concerne le plus souvent des héros jeunes, libres
encore du poids des expériences de la vie. Ils semblent illustrer cette autre
réflexion de Bachelard : « La connaissance poétique du monde précède […] la
connaissance raisonnable des objets. Le monde est beau avant d’être vrai. Le
monde est admiré avant d’être vérifié13 ». Le ciel devient le symbole de l’in-
connu, et de la liberté. C’est le sens des regards de Sébastien qui cherchent
« une échappée de ciel » (SR, 515), ou « une fuite de ciel » – « Longtemps, il
s’attacha, rêveur, à la contemplation de ce ciel » (SR, 534). C’est aussi un besoin
viscéral des âmes sensibles. La « nature généreuse, expansive, tout en élans »,
de Sébastien, cherche, pour s’épanouir, « un large espace de ciel » (SR, 555).
Il est pareil en cela à la mère de Jean Mintié, qui « avait faim de la vie » comme
216 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
« l’oiseau qui a faim du ciel inconnu » (CC, 31). Mais il arrive qu’un personnage
plus expérimenté soupire après l’innocence perdue, comme le fait ici le narra-
teur du Jardin des supplices : « je contemplai l’infini du ciel où je souhaitai me
perdre, ainsi que ces oiseaux, là-bas, là-haut, qui passaient, un instant, dans
l’air, et s’y fondaient si doucement » (JDS, 1022).
L’envers de cette situation, à savoir une vue limitée ou inexistante du ciel,
apparaît pour symboliser l’emprisonnement : Sébastien devient mélancolique
« à regarder les murs hideux qui lui dérobaient la joie du ciel » (SR, 516) ; Albert
Dervelle s’ennuie mortellement pendant l’hiver, où il ne peut pas observer le
ciel pendant les repas de famille (AJ, 257). Mais c’est le narrateur des 21 jours
d’un neurasthénique qui apporte la vision la plus tragique d’un univers sans
ciel : « Et pas de ciel… jamais de ciel, au-dessus de soi! De gros nuages qui traî-
nent d’une montagne à l’autre leurs pesantes masses opaques et fuligineuses… »
(21N, 1554) ; « Non, rien que ces murs mornes et noirs, où le regard se heurte
sans pouvoir les franchir, où la pensée se brise sans pouvoir les traverser… Et
pas de ciel non plus; jamais de ciel !… Comprenez-vous cette terreur ?… »
(21N, 1584-1585) Le voyageur de La 628-E8 lui fait écho : « J’étouffe dans la
montagne ; son atmosphère m’est irrespirable, ses nuages, qui dérobent toujours
la vue des cimes et le ciel, m’écrasent comme de lourdes, comme d’épaisses
plaques de plomb » (628-E8, 2001).
Dans le ciel
ciel léger, composé de grand air, de surface illimitée, de rêve, qui pèse d’un
poids de plomb sur les personnages, est peut-être la plus grande réussite de
Mirbeau.
Partant de l’antinomie ciel – terre (qui se prolongera tout au long du texte),
l’artiste mirbellien, Georges et ensuite Lucien15, se laisse envoûter par le rêve
de l’art idéal qu’ils seraient capables de réaliser en un lieu dont la description
révèle déjà son caractère irréel : « un pic, tout ras, un pic cocasse, en forme de
pain de sucre. […] Et tout autour de cela, le ciel, le ciel, un ciel immense, à
perte de rêve. […] Il y a des endroits où l’on ne voit pas la terre, où l’on ne voit
que le ciel. Je peux me croire en ballon, dans une perpétuelle ascension vers
l’infini » (116-118). « C’est là [dans le ciel] qu’est la vérité et la beauté », affirme
Lucien (127). La terre est « invisible » (118) et, à ce stade d’espoir et de
confiance, elle paraît négligeable, réservée au commun des hommes, comme
ces bourgeois qui, selon Lucien, « sont rares dans ces parages. Il y a trop d’air,
trop de vent, trop de ciel pour eux, ils ne pourraient pas vivre dans cette lumière
et dans cette beauté » (108). On sait que ce même sort attend les deux artistes :
« Il n’est pas bon que l’homme s’écarte trop de la vie, car la vie se venge » (120),
observe Georges16 qui, à son tour, se laissera tenter par l’idéal ,pour ensuite en
périr. Littéralement consumé par le rêve irréalisable, les yeux « mouvants,
confus et hantés, comme le ciel qu’ils reflétaient » (28), il ne retrouve un peu
de calme qu’en bas du pic, lorsque la terre reprend son règne17. Sa vie « dans
le ciel » est une continuelle torture à laquelle il ne parvient pourtant pas à
échapper, comme chaque artiste qui s’acharne sur son œuvre. La lourdeur du
ciel, « le poids de ce ciel immense et lourd, où nulle route n’est tracée » (120),
constitue un interminable rappel de son échec : « C’est trop beau pour moi,
c’est trop grand… Je me perds dans le ciel comme dans une forêt vierge. Il se
passe dans le ciel trop de choses qu’on ne comprend pas… Il y a trop de fleurs,
trop de plaines, trop de forêts, trop de mers terribles… » (122). Les nuages, une
fois de plus, reflètent sa folie, « livide[s] et grimaçant[s] comme la fièvre…
comme la mort !… » (29-30).
Cet échec semble aussi résulter de l’orgueil d’un artiste trop confiant en ses
forces. La lucidité de Lucien, qui avoue son « manque de métier », arrive trop
tard. Georges, qui n’a jamais su se libérer de l’influence trop forte de son ami,
répète ses erreurs. Et, pourtant, il eut naguère la conscience de sa véritable
place sous la voûte céleste : lors de sa maladie, il vécut « dans le vide, suspendu
et bercé dans l’infini, sans aucun point de contact avec la terre » (813). « La
rêverie aérienne permet de descendre au minimum de l’être imaginant, c’est-
à-dire au minimum minimorum de l’être pensant », dit encore Gaston
Bachelard18, qui souligne l’« extrême solitude » d’un tel état. Après cette exis-
tence dématérialisée, le retour vers une vie plus réflexive s’opère, en révélant
au spectateur l’immensité de l’univers : « Une nuit que je ne dormais pas, j’ou-
218 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
vris la fenêtre de ma chambre, et […] je regardai le ciel […]. Le ciel était couleur
de violette, des millions d’étoiles brillaient. Pour la première fois, j’eus
conscience de cette formidable immensité, que j’essayais de sonder, avec de
pauvres regards d’enfant, et j’en fus tout écrasé » (814).
Cette expérience le rend humble devant la beauté de la nature : « Je n’ai
pas d’orgueil, je n’ai plus d’orgueil ! Chaque fois que ce sentiment a voulu péné-
trer en moi, je n’ai eu, pour le chasser, qu’à porter les yeux vers ce ciel, vers ce
gouffre épouvantant de l’infini, où je me sens plus petit, plus inaperçu, plus infi-
nitésimal que la diatomée perdue dans l’eau vaseuse des citernes » (57). Mais
c’est peut-être cette même humilité qui tue en lui le créateur. N’est-ce pas sa
faute, sa propre ignorance, qui ne lui laisse pas pénétrer « le mystère de ce ciel,
[de] tout cet inconnu, [de] tout cet infini qui pèse sur [lui] » (68) ? La thèse de
Mirbeau ne semble pas ici univoque – et on dirait qu’elle ne peut pas l’être,
déchiré qu’il fut entre l’amour de l’art, l’admiration pour les grands artistes, et
la conviction de sa propre médiocrité.
Observations finales
Le motif du ciel est présent dans toutes les œuvres examinées. Il semble
aussi que les modalités de son fonctionnement demeurent plutôt stables et
reviennent d’un ouvrage à l’autre. Ce qui change, c’est la fréquence et l’intensité
des images produites, sans que l’une accompagne nécessairement l’autre : ainsi
d’une grande force de description de la terrible montagne sans ciel, dans un
roman qui n’évoque le ciel que rarement19.
Cette analyse n’a pas été sans surprises : ainsi, on pourrait s’attendre à un
traitement intéressant du motif du ciel dans ce roman rempli de paysages et
de tableaux qu’est La 628-E8 ; or, il n’en est rien, et à part la reprise de l’aveu
sur la haine de la montagne (cité plus haut), on bute contre des exclamations
monotones qui vantent toujours de la même manière « la Hollande d’eau et
de ciel »20. Faudrait-il l’attribuer au mode de voyager, qui rend la contemplation
du ciel quelque peu difficile ?
Autre étonnement, lié au Jardin des supplices. Ce roman, saturé de descrip-
tions somptueuses, ne réserve qu’une place limitée à l’évocation du ciel. Dans
ce cas également on pourrait l’expliquer par le regard du narrateur rivé sur la
végétation qui pousse près du sol (et peut-être son accablement, qui ne lui
permet pas de lever les yeux vers le ciel).
Aucune citation ne provient de Dingo. Le mot « ciel » n’apparaît dans ce
roman que quelques rares fois, dans des contextes que j’ai laissés de côté dans
cette intervention. Serait-ce explicable par le caractère – toutes proportions
gardées – peu humain du protagoniste ?
Enfin, je veux mentionner rapidement lesdits contextes non examinés. Il
s’agit avant tout de l’usage phraséologique du mot, comme dans l’expression
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 219
« lever les bras/les yeux au ciel », et de la signification religieuse qui s’y lie : le
ciel synonymique de Dieu. Il m’a semblé que, par rapport à la philosophie de
la nature prônée par Mirbeau, et par rapport à son amour de la création
humaine, cette symbolique, certes intéressante, restait tout de même extérieure
à la thématique abordée ici. Le regard que Mirbeau pose sur le ciel est essentiel-
lement et invariablement le regard d’un artiste, ébloui ou écrasé par l’immense
beauté de la voûte céleste.
Anita STARON
Université de Łódź
NOTES
1
Lola Bermúdez et Claudine Lécrivain : « La métamorphose incessante des brumes : la couleur
sentimentale du paysage mirbellien », Cahiers Octave Mirbeau (COM) nº 8, 2001, p. 34-46 ;
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin : « De l’émotion comme principe poétique », COM, nº 10,
2003, p. 86-100 ; Samuel Lair : « L’Art selon Mirbeau : sous le signe de la nature », COM, nº 2,
1995, p. 133-138 ; Maeva Monta : « Dans le ciel, un détournement de la figure de l’ekphrasis »,
COM, nº 18, 2011, p. 35-49 ; Robert Ziegler : « Vers un art de l’inexprimable – Dans le ciel,
d’Octave Mirbeau », COM, nº 21, 2014 ; Marie Bat : « Les ekphraseis dans les Combats esthé-
tiques – “L’écriture à l’épreuve de la peinture” » COM, nº 21, 2014, p. 108-124 ; Raffaella
Tedeschi : « L’Impressionnisme chez Octave Mirbeau : une esthétique de la fluidité », COM,
nº 22, 2015, p. 47-66.
2
Sébastien Roch, p. 676. Œuvre romanesque, vol. 1-3, édition critique établie, présentée et
annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000-2001. C’est à
l’édition numérique de cet ouvrage que renvoient les numéros de pages entre parenthèses,
accompagnés des abréviations suivantes : CC – Le Calvaire ; AJ – L’Abbé Jules ; SR – Sébastien
Roch ; DC – Dans le ciel ; JDS – Le Jardin des supplices ; JFC – Le Journal d’une femme de
chambre ; 21N – Les 21 Jours d’un neurasthénique.
3
Il s’agit du Père de Kern.
4
M. Bourotte, « Mirbeau et l’expressionnisme théâtral », COM, no 8, 2001, p. 211-218.
5
R. Tedeschi, loc. cit.
6
A. Staron, L’Art romanesque d’Octave Mirbeau. Thèmes et techniques, Łódz, Wydawnictwo
Uniwersytetu Łódzkiego, 2013, chapitres 2 et 3 de la deuxième partie de l’ouvrage.
7
« Dans le ciel bas, couleur d’étain, aucun espoir ne luisait… » (JFC, 1492).
8
« Déjà il reconnaissait son ciel plus léger, plus profond » (SR, 588).
9
L. Bermúdez, C. Lécrivain, op. cit., p. 44-45.
10
G. Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, José Corti, 1943,
p. 240.
11
Ibid., p. 211.
12
R. Tedeschi, loc. cit.
13
G. Bachelard, op. cit., p. 216.
14
Cf. M. Monta, loc. cit.
15
Si l’on observe non la chronologie des événements, mais l’ordre dans lequel ils apparaissent
dans le texte, c’est d’abord Georges, et ensuite Lucien qui parlent du grand rêve du ciel.
16
Il dira aussi : « – Il ne faut pas jouer avec le ciel […] » (28).
17
« À mesure que nous nous rapprochions de la plaine, que la terre semblait monter dans le
ciel et l’envahir, que le ciel, au-dessus de nos têtes, reculait sa voûte diminuée, X… se calmait, se
détendait, sa physionomie redevenait en quelque sorte, plus humaine » (30).
18
G. Bachelard, op. cit., p. 219.
19
21 Jours.
20
La 628-E8, p. 1917, 2051, et plusieurs autres récurrences.
220 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Les personnages des deux romans relèvent d’abord davantage d’un statut
social ou d’une fonction que d’une identité précise. En effet, si l’on s’attache
à rechercher les entités nommées dans le corpus, il apparaît évident que les
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 225
Pour conclure, la place des domestiques dans les deux romans de mœurs
du corpus correspond à la mentalité conservatrice de la seconde moitié du
XIXe siècle. Bien souvent, le mimétisme social l’emporte. Même le sulfureux
journal de Célestine nous montre, à la fin, une femme mariée qui reproduit
les codes de la bourgeoisie en remettant à leur place ses propres domestiques.
La dénonciation des scandales et des faux-semblants ne va pas jusqu’à l’explo-
sion des structures sociales. Reproduction du même pour Célestine, retour à
une vie « convenable » pour Godefroy et la famille du duc de Varèse. En outre,
ces témoignages, s’ils érigent des types à partir de situations individuelles (Le
Journal d’une femme de chambre, Journal d’un premier cocher), n’indiquent
pas un modèle à suivre. Cependant, ils offrent, en particulier le journal de
Célestine, un point de vue unique sur la vie quotidienne des gens de maison.
230 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Gabrielle MELISON-HIRCHWALD
Université de Lorraine, ATILF/CNRS
NOTES
1
Pierre Guiral, La Vie quotidienne en France à l’âge d’or du capitalisme, 1852-1879, Paris,
Hachette littérature, 1976, p. 44. Recensement de 1891, p. 330, et tableau par nature d’activité,
p. 446-447 ; voir aussi Pierre Guiral et Guy Thuillier, La Vie quotidienne des domestiques au XIXe
siècle, Paris, Hachette littérature, 1978, p. 11-12.
2
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Fasquelle, 1937 (édition figurant
dans la base Frantext).
3
Pierre Michel attribue à Mirbeau la paternité de ce « roman nègre ». Octave Mirbeau,
Œuvre romanesque, tome 1, édition critique établie, présentée et annotée par Pierre Michel,
Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2000.vol. 1., voir l’introduction de Pierre Michel,
p. 971-977.
4
Claude Herzfeld, « Chantal et Else promises au sacrifice », Cahiers O. Mirbeau, n° 11, 2004, p. 31.
5
Erich-Herbert Bleich a étudié ce procédé dans le drame naturaliste allemand et l‘a dénommé
Bote aus der Fremde. Erich-Herbert Bleich, Der Bote aus der Fremde, als formbedingender
Kompositionfaktor im Drama des deutschen Naturalismus, Berlin, Triltsch und Huther, 1936.
6
Arnaud Vareille, « L’œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les
romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n°14, 2007, p. 78-94.
7
Le Nabab a paru en 1877. Alphonse Daudet, Le Nabab, Œuvres, Paris, Gallimard, 1990, t. II.
8
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 262. Voir sur ce point
Anita Staron, « Statut et fonctions du domestique dans les littératures romanes ». Colloque inter-
national, 26 et 27 octobre 2003, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, p. 129 -140.
9
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 161.
10
Ibid., p. 203.
11
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 261. Voir aussi l’article
de Lisa Rodrigues Suarez, « De Célestine la révoltée à Anna la douce : la domestique criminelle »,
Cahiers Octave Mirbeau, n° 24, 2017, p. 38-54. Sur la déshumanisation, voir surtout p. 39-41.
12
Arnaud Vareille, op. cit., p. 85.
13
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 228.
14
Ibid., p. 32.
15
Ibid., p. 54.
16
Ibid., p. 24.
17
Alphonse Daudet, Le Nabab, op. cit., p. 623.
18
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 27. « Tout est pourri ; il
faut que tout crève ! » lit-on dans les Mémoires de Passajon. Alphonse Daudet, Le Nabab, op.
cit., p. 826.
19
Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 9, 2002, p. 13.
20
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 226.
21
Voir Lisa Rodrigues Suarez, « De Célestine la révoltée à Anna la douce : la domestique
criminelle », Cahiers Octave Mirbeau, n° 24, 2017, p. 38-54.
22
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 172. Joseph est à plusieurs
reprises qualifié de « perle » dans le roman.
23
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 154. En témoigne le
mimétisme physique par exemple : « Ah ! ... qu’elle était vieille... et qu’ils étaient vieux aussi, les
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 231
deux vieux domestiques qui l’accompagnaient. Voûtée, courbée, chancelante, elle marchait
pesamment, soutenue aux aisselles par ses deux vieux serviteurs, aussi voûtés, aussi courbés, aussi
chancelants que leur maîtresse... »
24
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1020.
25
Ibid., p. 1122.
26
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 116.
27
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1021.
28
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1119.
29
Ibid., p. 1122.
30
Ibid., p. 1020-1021.
31
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 375.
32
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1019 et p. 1124.
Mirbeau aime employer des néologismes ou des termes rares. Dans La Maréchale, on relève
par exemple « arc-en-cieler », verbe déjà présent chez Daudet dans Numa Roumestan. Voir aussi
Frédéric Petit, « Néologies mirbelliennes », Cahiers Octave Mirbeau n° 19, 2012, p. 146-205.
33
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 131, 164, 172, 370 et 371.
43
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1124.
34
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 992.
35
Ibid., p. 1023.
36
Annie Rizk, « De Mirbeau à Genet - Les bonnes et le crime en littérature », Cahiers Octave
Mirbeau, n°17, 2010, p. 68.
37
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 38 : « Et puis, toutes mes
femmes de chambre, je les ai appelées Marie. C’est une habitude à laquelle je serai désolé de
renoncer… Je préférerais renoncer à la personne ». Prénoms ironiques dans les deux cas :
renvoyant à l’ordre religieux des Célestins et à la vierge Marie. Sur l’onomastique dans Le Journal
d’une femme de chambre, voir Carmen Boustani, « L’Entre-deux dans Le Journal d’une femme de
chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, p. 74-85. En particulier sur ce point, p. 76-78.
38
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 295.
39
Alphonse Daudet, Le Nabab, op. cit., p. 617.
40
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 295.
41
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1123.
42
L’étude de voisinage consiste à étudier les mots qui sont associés à un mot donné ou à
une liste de mots. À partir d’un mot pivot, on peut ainsi déterminer la distance entre ce mot et
la portion de texte souhaitée. Les résultats peuvent être triés par ordre alphabétique, par ordre
croissant ou décroissant de fréquences. Dans ce cas précis, l’étude menée à partir du mot pivot
domestique a été établie au niveau de la phrase. Il serait d’ailleurs pertinent de tester la même
opération dans La Maréchale, ne figurant pas pour l’instant dans la base Frantext.
43
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1124.
44
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 159.
45
On relève 6 mentions de La Libre Parole dans le roman. Octave Mirbeau, Le Journal d’une
femme de chambre, op. cit., p. 119. Voir Alain Pagès, « Les Représentations romanesques de
l’Affaire Dreyfus », in Être Dreyfusard hier et aujourd’hui, sous la direction de Gilles Manceron et
d’Emmanuel Naquet, PUR, 2009, p. 283-289 ; Uri Eizenzweig, « Le Capitaine et la femme de
chambre. L’Affaire Dreyfus et la crise de la vérité narrative », Romantisme, n° 84, 1994, p. 79-92.
46
Le roman de mœurs, roman d’actualité, use également des codes du roman à clés dont
l’identification échappe également au public d’aujourd’hui.
47
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1008.
48
Daudet utilise également la même technique dans Le Nabab en réexploitant pour son
roman un certain nombre de récits antérieurs.
49
Octave Mirbeau, La Maréchale, op. cit., p. 1097.
232 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Les romans de Mirbeau, on l’a souvent souligné, sont des fables. Mirbeau
n’écrit d’un bout à l’autre de son œuvre que des récits exemplaires, dans
lesquels événements et discours des personnages sont subordonnés, avec plus
ou moins de rigueur, à une morale ou à une vision du monde. Semblable
poétique narrative suppose un certain cahier des charges : des personnages
discourent et exposent leurs idées sur la vie, l’art, l’humanité, se lancent dans
des proclamations esthétiques (Lirat, par exemple, dans Le Calvaire), tandis que
leurs actions et la « confession publique » (Le Calvaire) qu’ils engagent sont
censées servir d’exemple au lecteur. Dans L’Abbé Jules, la longue confession
de l’abbé devant les paroissiens de Viantais, dans ce récit qui est une sorte de
fable naturiste avant l’heure, est « un sublime exemple » (OC I, p. 358) selon
« le bon abbé Sortais » ; que dire du Jardin des supplices, dont la dimension
allégorique est constamment soulignée par le narrateur ? Et que dire encore
de Dingo que Pierre Glaudes a récemment re-situé dans la tradition du conte
philosophique et de la fable animalière2 ?
Cette relation entre le général et le particulier, entre l’abstraction du discours
philosophique et les situations et personnages romanesques qui lui servent
d’illustrations semble exclure tout ancrage dans l’actualité et dés-historiciser
globalement le propos mirbellien – à moins de ramener l’histoire à une position
simplement serve et de la réduire au rang d’illustration. On songe à cet article
justement célèbre de Karlheinz Stierle : « L’histoire comme exemple. L’exemple
comme histoire3», qui montre comment, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, en
passant par l’exemplum médiéval, l’histoire cesse progressivement d’avoir un
rôle probant et exemplaire, celui de magistra vitae, sans perdre pour autant
celui d’indice à valeur illustrative. De fait, on pourrait voir, dans l’allusion à tel
épisode de l’affaire Dreyfus ou dans la peinture des mœurs gambettistes dans
Le Jardin des supplices, des illustrations à la fable du roman, dont un des pans
tient bien à la dénonciation d’une violence sociale, violence d’autant plus
irrépressible qu’elle exprime la violence naturelle de l’homme. De même les
expériences de la guerre de 70 prêtées au personnage central (dans Le Calvaire
et dans Sébastien Roch) exemplifieraient cette même haine du beau et cette
absurdité de l’existence que les œuvres de Mirbeau enregistrent très tôt.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 233
Ce n’est cependant pas si simple, le premier roman que signe Mirbeau étant
précisément un roman de mœurs contemporaines, selon une désignation alors
presque galvaudée : c’est sur la vie mondaine de la Troisième République que
se détachent les viveurs de « la bande à Mintié » sans accroche particulière,
sinon, dans la carrière du peintre Lirat, quelques dates d’exposition15 qui
indexent l’histoire de l’art de ces
années-là. Si les événements de la vie
politique, artistique et littéraire
servent ainsi d’indices pour signer
une époque de façon générale,
comparablement aux romans des
Goncourt notamment16, ils n’en
restent pas moins fort discrets dans la
trilogie dite autobiographique,
lorsqu’ils s’imposent progressivement
dans les romans du tournant de siècle
autour de l’affaire Dreyfus et de ses
suites. C’est sans doute, pour citer
Marc Angenot, que « le développe-
ment de la grande presse (quotidienne
et périodique) a engendré un objet
d’intérêt universel, unitaire et factice,
l’Actualité et son complément,
l’Opinion publique [...]. ‘Tout le monde’
doit posséder un savoir élémentaire sur
le Général Boulanger (son cheval noir
et sa barbe blonde), sur Jules Ferry, sur
Prado (l’assassin de cocottes), sur le «
Drame de Meyerling », sur Buffalo-Bill
Le peintre Lirat, et sur l’épidémie d’influenza17 ». Il y a
par Georges Jeanniot (1901) donc, si l’on peut dire, une forme
236 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Mais, quand il est en croisière, dès qu’un yatch français est signalé quelque
part... c’est plus fort que lui... il faut qu’il l’aborde... qu’il y invite, y soit invité...
Mon cher, s’il avait rencontré, dans ses promenades marines, Gallay et la
Merelli... je crois, ma parole d’honneur, qu’il fût allé leur faire sa cour !... Ah !
que ne ferait-il point pour dîner, à l’Élysée, entre la barbiche de M. Millies-Lacroix
et la large face luisante de M. Ruau ? … […] Je suis sûr que M. Étienne lâcherait
avec enthousiasme son Gambetta, le prince de Rohan, son duc d’Orléans, pour
notre Guillaume... Et M. Massenet, M. Saint-Saëns, et tous ? 23…
signifiante.
L’autre versant de cette historiographie de l’actualité est plus sombre.
L’actualité y gagne une profondeur qui tient à sa durée et qui inscrit une
éternité de la faute – une faute toujours actuelle et qui ne s’efface pas. On
verrait alors comme le maintien d’une conception chrétienne du temps, celle
du Christ en croix et de l’éternité de son supplice, les grands crimes
contemporains ne cessant en somme de le réactiver. La géhenne du Jardin des
supplices, qui répond symétriquement aux tortures commises par les Européens
sur les peuples qu’ils colonisent et par la justice et l’armée françaises qui
enferment un innocent à Cayenne, dit ainsi la durée d’un présent qui s’étire à
l’infini et peut-être se répète43. Mirbeau peint l’humanité contemporaine
comme désespérément enfermée dans un temps actuel et sans issue. Seule la
nature, et son temps cyclique (celui des saisons, des plantes, des bêtes, du
retour de la nuit et du matin), peut l’arracher à cette actualité arrêtée, mais
elle peut aussi, la fable chinoise le démontre, s’allier aux tortionnaires.
Éléonore REVERZY
Université de Paris 3-Sorbonne nouvelle
242 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
NOTES
1
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Œuvre romanesque, Paris, Buchet-Chastel/Société
Octave Mirbeau, 2001, t. II, p. 181. Désormais notre édition de référence abrégée en OR, suivi
des indications de tome et de page.
2
Pierre Glaudes, Séminaire Mirbeau, en Sorbonne, le 9 décembre 2016, à paraître dans le
volume Les Paradoxes d’Octave Mirbeau, Marie Bat, Émilie Sermadiras et Pierre Glaudes, Paris,
Classiques Garnier, 2017.
3
Karlheinz Stierle, « L’histoire comme exemple. L’exemple comme histoire », Poétique, n°10,
1972, p. 176-198.
4
Voir par exemple : « Constatons en passant qu’une canaillerie bien étalée, à l’époque où nous
sommes, tient lieu de toutes les qualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à
lui reconnaître de force intellectuelle et de force morale » (OR, II, p. 184). Nous y reviendrons
dans un travail sur la pédagogie mirbellienne (Colloque Mirbeau-Zola de Debrecen, 9-11 juin 2017).
5
OR, I, p. 121.
6
OR, I, p. 385 et sq. Voir également l’aventure de Pamphile auprès de l’ancien boucher
Lebreton, « terroriste farouche, devenu riche par l’acquisition des biens nationaux » (ibid., p. 390).
7
OR, I, p. 601, p. 673.
8
OR, I, p. 552.
9
OR, II, p. 189.
10
OR, III, p. 217.
11
Voir le personnage du tambour et ses récits de la guerre de Crimée dans Dans le ciel (OR, II,
p. 35).
12
OR, III, p. 856
13
OR, III, p. 811.
14
OR, III, p. 786-787.
15
Ainsi trouve-t-on une référence à une exposition libre (OR, I, p. 180) qui désigne sans doute
la première exposition des impressionnistes en 1874.
16
Voir notre article « Les Goncourt : l’histoire silencieuse », dans le numéro de la Revue Europe
consacré aux Goncourt (nov.-déc. 2015, sous la dir. de Jean-Louis Cabanès, p. 48-61), ainsi que
notre introduction au volume Les Goncourt historiens (É. Reverzy et Nicolas Bourguinat, Les
Goncourt historiens, Strasbourg, PUS, 2017).
17
Marc Angenot, 1889, un état du discours social, chap. 28.
18
Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contem-
poraine », 1901, p. 4.
19
OR, II, p. 553.
20
OR, III, p. 133-135.
21
OR, III, p. 694 et sq.
22
OR, III, p. 352, p. 399. Ou encore « ‘Fromages, mirages...’ dirait Jean Dolent » (OR, III, p.
472). Pour l’emploi des micro-formes journalistiques, voir le numéro d’Études françaises dirigé
par Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty, leur introduction, et en particulier l’article de Marie-
Ève Thérenty « Vies drôles et “scalps de puce” : des microformes dans les quotidiens à la Belle
Époque » (Études françaises, vol. 44, 2008, Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal,
entre médiations et fiction, Presses de l’Université de Montréal,
23
OR, III, p. 538-539.2010).
24
Voir encore à propos des Jardies, propriété de Balzac, ce qui m’était pas prévu, c’était que
« M. Rouvier, M. Étienne, M. Thomson, M. Joseph Reinach, célébreraient un culte, et que ce culte
ne serait pas celui de Balzac, mais celui de Gambetta » (OR, III, p. 567). Ou : « Je compte sur
toi... Tu verras Lancereaux, Pozzi, Bouchard, Robin, Dumontpallier... tu les verras tous » (OR, III,
p. 40).
25
OR, III, p. 59-60.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 243
26
OR, III, p. 62.
27
OR, III, p. 195.
28
OR, III, p. 557 (Barrès), p. 751 (le prince de Monaco, le prince Roland Bonaparte).
29
OR, III, p. 392.
30
OR, II, p. 665.
31
OR, III, p. 554.
32
OR, II, p. 170.
33
OR, III, p. 555.
34
J’emprunte le mot à Marie-Ève Thérenty dans Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman
(1829-1836), Paris, Champion, 2003, p. 444.
35
Voir à ce propos, de Corinne Saminadayar-Perrin, Les Discours du journal. Rhétorique et
médias au XIXe siècle (1836-1885), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne,
2007. Les analyses du chapitre intitulé « Déclarations foraines », qui convoquent surtout le corpus
vallésien, pourraient fort bien s’appliquer à Mirbeau.
36
Dans Les Vingt et un jours, OR, III, p. 210.
37
OR, III, p. 404.
38
OR, III, p. 128.
39
Nous l’avons montré ailleurs et nous permettons de renvoyer à notre article : « Célestine
reporter », Les Paradoxes d’Octave Mirbeau, Marie Bat, Pierre Glaudes et Émilie Sermadiras dir.,
Paris, Garnier, 2017 (à paraître).
40
OR, III, p. 285.
41
OR, III, p. 514.
42
« Bréda – dont le nom évoque […], une excellente race de pondeuses, une race aussi, sinon
de cocottes, du moins de lorettes, Gavarni et Guys, Stevens et Grévin, les Lances de Vélasquez, les
chansons de Nadaux, une certaine qualité d’esprit, de gaieté Second Empire, ‘Ah ! c’était le temps
où...’, et Villemessant et Dinochau et Carjat – Bréda est une ville tout à fait quelconque [...] » (OR,
III, p. 424).
43
De même, le chien Dingo forçant un cerf devient une métaphore de la « pacification » menée
par la France en ses possessions d’Afrique ou d’Asie : « Des gestes violents, des gestes crispés. On
dirait un massacre, un pillage, le sac d’une ville conquise, tant tous ces bruits, toutes ces voix, tous
ces gestes ont un caractère de sauvagerie, d’exaltation homicide. » (OR, III, p. 846).
44
Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris,
Le Seuil, « Poétique », 2007, p. 107.
45
Voir à ce propos, de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe
siècle : un mutant des Lettres, Saint-Étienne, Éditions des Cahiers intempestifs, « Lieux littéraires
», 2003.
46
Pierre Michel note ainsi que Mirbeau réoriente ses deux romans de 1899 et 1900 « en les
rattachant directement à l’actualité » dreyfusienne (« L’opinion publique face à l’Affaire d’après
Octave Mirbeau », Littérature et nation, n° consacré aux « Représentations de l’affaire Dreyfus
dans la presse en France et à l’étranger. Actes du colloque de Saint-Cyr-sur-Loire (novembre
1994) », Hors série, p. 151.
244 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
L’art rejoint son zénith quand le rêve de l’artiste s’harmonise avec celui de
la nature, qui est à son tour le centre d’irradiation du drame. Cela arrive chez
Monet, qui « laissa courir, vagabonder son rêve sur le léger, le féerique rêve de
lumière qui enveloppe toutes les choses vivantes ».
Par ailleurs, et nous touchons ici un point fondamental de notre analyse,
l’émotion, pierre de touche de l’esthétique mirbellienne, est étroitement liée,
voire interdépendante, à la saisie d’un sens profond qui traverse l’œuvre et
que l’artiste sait rendre grâce à un effort de symbolisation. Force est de
constater que, concevant les différentes tendances qui traversent la fin du dix-
neuvième siècle en « fusion ardente », comme on le lit dans sa correspondance
avec Paul Gauguin, Mirbeau paraît viser à une synthèse du réalisme et du
symbolisme. À ce propos, il paraît essentiel de noter que, dans plusieurs
passages, il revient sur cette idée de synthèse en tant qu’expression d’une vie
secrète, d’une signification transcendante, qui pulse dans la réalisation artis-
tique. Il nous semble donc pertinent de citer ce passage où il évoque Claude
Monet : « Et dans cette nature, recréée avec son mécanisme cosmique, dans
cette vie soumise aux lois des mouvements planétaires, le rêve, avec ses chaudes
haleines d’amour et ses spasmes de joie, bat de l’aile, chante et s’enchante. »
Suivant la piste lancée par Albert Boime dans Revelation of modernism, on
essayera d’interpréter cette inflexion syncrétique et teintée de spiritualisme
comme une réponse aux questionnements de la fin de siècle. Dans les Combats
esthétiques, la récurrence de termes tels que « âme », « ciels », « horizons » et
« mystère » témoigne d’une ouverture vers l’inconnu, de l’établissement d’un
lien entre le visuel et le spirituel. Sa critique à l’égard du symbolisme doctri-
naire, cohérente avec sa dénégation de toute théorie, n’empêche pas l’admis-
sion d’implications symbolistes dans la notion de synthèse. Citons d’ailleurs ce
passage : « Dans Le Semeur de Millet, rendu si surhumainement beau par Van
Gogh, le mouvement s’accentue, la vision s’élargit, la ligne s’amplifie jusqu’à la
signification du symbole ».
Admirateur de Remy de Gourmont, de Marcel Schwob, de Paul Adam et
de Maeterlinck, Mirbeau attaque le symbolisme au moment où il s’éloigne de
la nature dans le but de poursuivre un idéal abstrait. Par ailleurs, dans les
années 1890, notre auteur n’interprète pas le passage de l’impressionnisme au
symbolisme comme une fracture, mais comme une continuation naturelle
entre les deux mouvements. Il apparaît évident que réalisme et symbolisme se
trouvent enfin associés, au lieu de se contredire ou de s’annuler : « […] on
n’atteint un peu de la signification, du mystère et de l’âme des choses que si
l’on est attentif à leurs apparences ».
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 247
Les champs… les ciels… les arbres fleuris ou les arbres nus, qui font sur la
lumière des entrecroisements de branches d’une décoration si impressionnante…
les fleuves… le soir, les vergers au matin… et les villes et les visages, et la fleur…
la divine fleur dont il devait plus tard rendre le miracle à miracle…tout ce qu’il
voit… tout ce qu’il rencontre l’émeut d’une émotion puissante et sans cesse
renouvelée…
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 249
À ce stade, il nous faut nous pencher sur le constat suivant : l’art entraîne
deux transformations. Nous avons essayé de prouver l’existence de la première,
celle qui va de l’auteur à l’œuvre ; attardons-nous maintenant sur la deuxième,
qui va de l’œuvre à son observateur.
La critique d’art permet à Mirbeau d’explorer des régions et frontières
nouvelles. En spectateur fasciné, il écrit sur l’art, soucieux de communiquer
l’émotion que les œuvres suscitent en lui, et pour cela, il rejette l’étiquette de
critique et préfère se définir comme un simple promeneur. L’intertextualité
contenue dans ce dernier terme nous rappelle les Rêveries du promeneur soli-
taire de Rousseau ; elle encadrerait ses commentaires artistiques dans le sillage
d’une exploration des expériences émotionnelles. Dans cette optique, écrire
250 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
sur l’art revient à transposer la résonance d’une œuvre chez soi, de façon à
établir une confrontation dialectique avec l’artiste. En outre, l’écriture délivre
la sensibilité du critique ; il y transpose son intériorité. C’est à travers elle que
nous épanouissons le potentiel émotionnel d’une œuvre. À l’aune de ces
considérations, la relation entre un produit artistique et le critique/spectateur
devient une confrontation ou une mise à l’épreuve. Mirbeau insiste implicitement
sur la notion d’activation, qui sera déployée par Nelson Goodman : l’œuvre
nécessite un spectateur pour mettre en acte son potentiel.
Loin de s’attarder sur les particularités techniques d’un chef-d’œuvre,
Mirbeau sonde la perception esthétique ; la critique se fait alors une nouvelle
forme de création. Ses commentaires passionnés, le lyrisme de quelques
passages et son investissement corporel s’expliquent justement à la lumière
d’une conception de la critique d’art comme lieu de rencontre entre deux
sensibilités. Il se pose face aux chefs-d’œuvre, non pas en tant que spécialiste,
mais comme témoin. Dans les pages des Combats esthétiques, nous assistons
par conséquent à une rhétorique de la vision ; souvent, le compte rendu s’at-
tache à fournir le processus de structuration de la perception. Il met en œuvre
une expérience de lecture dynamique, au cours de laquelle la perception se
noue à l’imaginaire, provoquant une interaction entre les processus cognitifs
et émotionnels. Sur une émotion de base, qui permet l’exploration des états
mentaux subjectifs et intuitifs, le processus interprétatif se met en branle. Dans
cette perspective, le fait d’affirmer qu’une œuvre d’art ne s’explique pas
entraîne la suspension du langage ordinaire. Si le discours référentiel a du mal
à en rendre compte, si elle est dite ineffable,
ce n’est pas pour bloquer toute tentative
d’en rendre compte ; au contraire, cela
mobilise un travail de signification qui rend
l’œuvre inexhaustible.
Lecteur de Schopenhauer, qui proclame
que le monde n’existe pas indépendam-
ment du sujet qui le perçoit, et en accord
avec la philosophie de Bergson, qui prévoit
la fusion de l’esprit et de la matière dans la
perception, aussi bien qu’avec Merleau-
Ponty, qui définit cette même communion,
Mirbeau interprète la relation avec l’objet
artistique comme une négociation perma-
nente entre deux altérités. Au vingtième
siècle, Fritz Perls, l’un des pères de la Gestalt
therapy, nommera chaque expérience
Gestalt, où le moi de l’individu est davan-
tage représenté par cette présence simul-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 251
Raffaella TEDESCHI
Université de Catane
252 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Auguste Rodin
ayant été choisis dans un corpus préexistant, sans lien avec le roman, et sans
qu’on sache précisément par qui. La présence d’une citation sur les serpentes
recouvrant les lithographies crée un jeu de tensions, de concordances et de
distorsions qui ont alimenté plusieurs articles sur les relations entre les images
et le texte. Mais ces études érudites qui interprètent le plus souvent les planches
à la lumière d’autres dessins de l’artiste inconnus du lecteur, négligent les effets
de sens que ces images, associées au roman, produisent par elles-mêmes5.
Paul de Pidoll
C’est en 1923 que paraît Le Jardin des supplices illustré par Paul de Pidoll
(1882-1954), peintre, xylographe, graveur et illustrateur de quelques livres.
L’ouvrage est publié aux éditions Georges et Antoinette Mornay, dans la collec-
tion « Les Beaux livres » (tirage à 1000 exemplaires6), emblématique du livre
moderne illustré français « semi-précieux » (ou « demiluxe ») de la période Art
Déco. Pidoll n’y a illustré que cet ouvrage (n° 20) mais cette collection contient
trois autres romans de Mirbeau, L’Abbé Jules (n° 27, 1925) et Sébastien Roch
(n° 32, 1926), illustrés par Fernand Siméon, ainsi que Le Calvaire, illustré par
Hermann Paul (n° 41, 1928).
Le Jardin des supplices illustré par Paul de Pidoll comporte un grand nombre
d’images (cinquante-neuf planches, figures et vignettes) organisées selon un
dispositif régulier composé de bandeaux en tête de chaque chapitre et d’autant
de lettrines et de culs-delampe, auquel s’ajoutent onze planches (quatre hors-
texte, frontispice compris, et sept intexte, déployées sur une double page) et
six vignettes hors-texte, toutes situées dans la deuxième partie du roman, priv-
ilégiée par l’artiste. La couverture est recouverte presque entièrement par un
portique de temple chinois sur lequel se trouvent les éléments paratextuels,
avec quatre touffes végétales à l’arrière-plan qui entrent en résonance avec le
titre. Sur un fond uni orangé qui sert de fil chromatique au livre, l’image de
couverture convie d’abord le lecteur à un voyage en Orient, sur un mode pure-
ment décoratif. Le frontispice oriente la lecture dans une tout autre direction,
en privilégiant les thèmes du jardin et de l’union du désir et de la mort, à travers
la vision allégorique d’une femme et d’un squelette verdâtre qui s’enlacent au
milieu d’une végétation exubérante [fig. 1].Point d’exotisme ici ni de référence
aux supplices, mais une nature où la mort et le sexe triomphent – le massif
d’arômes au premier plan traduisant les « inflorescences phalliformes [...] des plus
stupéfiantes aroïdées » du texte (IIe partie, chap. 5). Toutefois, la référence à la
sexualité est quasi absente dans la suite des illustrations : à peine évoquée dans
la scène finale du lupanar, elle est indiscernable dans celle du supplice de la
caresse. Dans cette dernière, les liens du supplicié sont à peine visibles et rien
n’indique l’activité de la tourmenteuse. L’image fait plus penser à une pietà
qu’à une scène de torture [fig. 2].
254 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Raphaël Freida :
Un illustrateur inconnu
Publiées sous le manteau, les Dix eaux-fortes pour illustrer Le Jardin des
supplices d’Octave Mirbeau, ont été réalisées par un artiste anonyme et
260 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
demeuré inconnu. Réunies dans une chemise rouge avec une étiquette de titre
ornée d'une vignette, ces eaux-fortes tirées à 165 exemplaires en bleu, vert ou
bistre, et parfois rehaussées en couleurs, forment une suite Art déco, publiée
aux éditions de la Bacchante, vers 1928 ou 193010.
À défaut de pouvoir consulter ce recueil, absent des collections publiques,
il faut se contenter des quatre reproductions de qualité médiocre, exhumées
par Pierre Michel dans la troisième
livraison des Cahiers Octave Mirbeau
(1996). Elles illustrent deux supplices (la
cloche et la caresse), une femme nue
accroupie dans un jardin et l’orgie finale
avec cinq femmes décorant de fleurs
l’Idole aux Sept Verges (on en distingue
trois), et deux lesbiennes, au premier
plan, pratiquant tête-bêche un
cunnilingus. Cet ensemble incomplet
donne la primauté à la représentation de
la nudité, à l’érotisme et à la sexualité, et
non à celle des supplices, du jardin et de
la Chine. Pour autant, ces images
demeurent plutôt sages au regard de l’at-
mosphère oppressante du livre et des
visions sauvages et quasi fantastiques du
dernier chapitre. Alors que la planche
montrant l’Idole dévoile ce que les autres
7. Le Jardin des supplices, éditions illustrées occultent, elle ne rend
par un illustrateur inconnu, pas compte de l’association de la douleur
Éditions de la Bacchante
et du plaisir omniprésente dans le texte et
ne donne qu’une pâle idée des débauches qui terrifient le narrateur du roman.
En revanche, une autre planche, reproduite par Jean-Pierre Dutel11, est nette-
ment plus explicite : deux femmes nues s’adonnent au plaisir sexuel avec un
homme en érection, habillé à l’Européenne [fig. 7]. Triolisme, masturbation,
onanisme féminin, éjaculation faciale : l’image prend ici toute sa liberté et son
autonomie par rapport au texte (absent) et fait passer le lecteur de l’enfer de
la Chine à l’Enfer des bibliothèques.
Edy Legrand
d’Octave Mirbeau (préface par Roland Dorgelès, Les Éditions nationales, 1934-
1936), auxquels ont travaillé quatre autres artistes (Gus Bofa, André Dignimont,
Jean Launois et Berthold Mahn). Il s’agit du Jardin des supplices et de L’Abbé
Jules, imagés dans un même style, malgré la différence de sujet.
Caractérisé par un plus grand tirage (3750 exemplaires plus 125 de luxe13),
une absence d’image sur la couverture, des lettrines très sobres et sans dessin,
des chapitres dénués de culs-de-lampe, Le Jardin des supplices illustré par Edy
Legrand est un ouvrage moins luxueux que les précédentes éditions. Il diffère
aussi par son plus grand nombre de dessins (dix-huit planches hors-texte,
quarante-huit vignettes in-texte) et leur disposition, marquée par une grande
liberté : les planches sont réparties inégalement dans le livre (certains chapitres
n’en comportent pas, d’autres une ou deux), la présence d’une vignette en tête
de chapitre n’est pas systématique et elle est rare en leur fin. Cette absence de
régularité est accrue par la diversité de la taille des vignettes (que ce soit en
tête ou à l’intérieur des chapitres), de leur forme (verticale, horizontale ou de
forme carrée), de leur emplacement (en début de chapitre, dans le corps du
texte, dans l’en-tête ou en bas de page, au milieu ou sur les côtés du texte),
des techniques (les dessins sont à la plume, la plupart rehaussés d’un lavis brun,
avec des estompes dans quelques planches, dont cinq sont aquarellées en
couleurs).
L’illustration privilégie encore la deuxième partie du roman (quarante-trois
dessins sur soixante-six) et se singularise par une plus grande référence à la
diégèse, avec une nette inclination pour
les paysages, les scènes de foule et les
portraits. L’image récurrente d’un
paquebot suit la navigation maritime du
narrateur et de très nombreuses phys-
ionomies individualisées donnent corps
aux Européens et aux Chinois du roman.
Dans la premièrepartie, une planche va
même jusqu’à représenter un couple de
bourgeois, avec une légende autographe
(« Mes parents »), la seule dans le livre,
comme si le dessinateur s’identifiait au
narrateur. Le personnage de Clara apparaît
à plusieurs reprises et sous différents
angles, dans les vignettes et dans les
planches, lors de la navigation. Elle est
mise en valeur par un dispositif unique
dans le livre (deux vignettes qui se répon-
dent symétriquement), par un profil en
pleine page et par une planche hors- 8. Le Jardin des supplices,
illustré par Édy Legrand
262 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
texte, où elle se tourne face au lecteur, la face éclairée, alors que tous les
autres personnages, de dos, admirent la baie de Colombo. L’importance
accordée à la représentation des figures humaines occulte cependant l’essen-
tiel : le cynisme et la bêtise des discours des Européens, le caractère esthétique
des supplices chinois, la sensualité morbide de l’héroïne. Les décors naturels
apparaissent seulement dans leur dimension décorative, au travers de dessins
raffinés qui négligent les allusions à la sexualité et à la monstruosité auxquelles
le texte associe le règne végétal. Ici encore, le pittoresque l’emporte sur la
subversion, la précision du dessin sur la vision ironique du romancier. Un
certain nombre de scènes de supplices apparaissent (notamment les prisonniers
et leurs carcans) mais la souffrance est rarement tangible et le sang se réduit à
quelques filets, notamment dans la planche placée en frontispice, focalisée sur
la vision de cinq corps agonisants attachés à des pieux et présentés dans des
postures diversement convulsées [fig. 8].
L’illustration des diverses orientations thématiques du roman, sans en privilégier
aucune, produit un ensemble qui accompagne agréablement le texte mais qui
parvient peu à en exprimer la farce cruelle et l’arabesque du style.
Pierre Leroy
L’édition du Jardin des supplices illustrée par Pierre Leroy a été préparée
par Maurice Malingue et André Jardot pour la maison d’édition Les Documents
d’art et publiée en 1945, à Monaco.
Tiré à 540 exemplaires « sur Vélin Pur
Fil Johannot à la forme », elle contient
vingt-cinq eaux-fortes (quinze hors-
texte et dix in-texte) gravées sur cuivre
par l’artiste et réparties sans souci de
régularité dans le volume.
L’édition illustrée par Edy Legrand
semble avoir influencé en partie le
choix des sujets, parfois même leur
composition (le marché chinois, les
carcans en prison) et certains détails
(couple de Parisiennes mondaines
portant face à main et éventail, scène
de groupe avec Clara sur le bateau
dans la rade de Colombo). Les eaux-
fortes privilégient aussi bien la figure
de Clara (quatre portraits) que les
9. Le Jardin des supplices, supplices (huit dessins), les Européens
illustré par Pierre Leroy que les Orientaux, le végétal que
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 263
l’univers chinois. Les nus féminins, au sexe ou aux seins exhibés, et l’orgie
finale, soulignent la dimension érotique du livre mais en réduisent systéma-
tiquement l’intensité ou le caractère provocateur12.
Plus innovante est la place accordée au narrateur, représenté à deux reprises
sur le bateau, puis dans la dernière planche au chevet de Clara. Des scènes
laissées de côté par ses prédécesseurs, notamment l’expulsion du narrateur
d’un cabaret lors de sa campagne électorale et l’épisode de la balle dum-dum,
mettent en relief des épisodes secondaires de la diégèse, sans parti-pris, sans
orientation particulière proposant une interprétation personnelle du roman par
l’artiste.
Parmi les scènes de supplices attendues,
limitées la plupart du temps à des
pendaisons, l’une d’elles est plus intéressante
: elle montre une femme attachée à une
colonne dont le faîte, semblable à un
phallus, se révèle être un corps féminin
renversé dont on n’aperçoit que les cuisses
écartées et ensanglantée... [fig. 9] À travers
l’ambiguïté de ce dessin, Leroy recrée l’éro-
tisation de la violence et la proximité du sexe
et de la mort constantes dans le roman mais,
dans l’ensemble du livre, l’illustration
manque d’originalité et d’unité.
Florence Lucas
corps féminins nus et de phallus, végétal poussant dans un crâne humain). Dans
ces planches, l’inflation du signifiant permet de traduire les excès stylistiques de
Mirbeau et l’atmosphère morbide de son livre [fig. 11].
Avec son esthétique de cauchemar, son jeu sur les frontières entre les
règnes, ses images érotiques et parfois sanglantes, Florence Lucas donne une
interprétation graphique et personnelle du roman à travers la réinterprétation
d’images préexistantes passées au prisme d’un imaginaire exubérant. Elle rompt
avec ses prédécesseurs en accordant à l’illustration une grande autonomie et
renoue, sur ce point, avec l’édition illustrée par Rodin. Au-delà du constat de
la difficile transposition de la richesse du roman, des orientations souvent
univoques qui privilégient tel ou tel aspect, l’illustration du Jardin des supplices
entretient un rapport fécond avec le texte avec lequel elle dialogue. Ces
éditions proposent diverses formules qui vont du livre d’art à des ouvrages de
luxe ou à des éditions soignées mais moins prestigieuses. Recherchant tantôt
la fidélité de l’image au texte, tantôt son autonomie, l’illustration promeut
tantôt une dimension narrative et décorative (Pidoll, Legrand, Leroy), tantôt un
univers très personnel qui fait écho au roman (Freida, Colucci) ou s’en
émancipe (Florence Lucas). Si l’illustration n’éclaire pas toujours le texte, elle
a le mérite d’embellir des ouvrages et d’enrichir le roman en le confrontant à
l’interprétation d’un artiste plasticien. Mais dans les plus réussis de ces
ouvrages, qu’elle en dénature ou non le sens, l’image ne prend-elle pas l’as-
cendant sur le texte qu’elle est censée servir ?
Bruno FABRE
Université d’Angers, CIRPaLL, EA 7457
BIBLIOGRAPHIE DES ÉDITIONS ILLUSTRÉES DU JARDIN DES SUPPLICES (éditions en français)
Le Jardin des supplices, avec un dessin en couleur d’Auguste Rodin, Paris, Charpentier et
Fasquelle, 1899.
Le Jardin des supplices [deuxième partie], vingt compositions originales d’Auguste Rodin,
Paris, A. Vollard, 1902.
Le Jardin des supplices, illustré par Paul de Pidoll, Paris, G. et A. de Mornay, coll. « Les Beaux
livres », n° 20, 1923.
Le Jardin des supplices, illustré de quatorze eaux-fortes originales hors-texte rehaussées de
couleurs au pinceau et de bandeaux, lettrines et culs-de-lampe coloriés au pochoir par Gio
Colucci, Paris, La Connaissance, 1925.
Le Jardin des supplices, illustré d'eaux-fortes originales de Raphaël Freida, Paris, Javal et
Bourdeaux, 1927.
Dix eaux-fortes pour illustrer Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau [sans le texte, par un
artiste anonyme et inconnu], éditions de la Bacchante, s. l., s. d., [1928 ou 1930 ?].
Le Jardin des supplices, aquarelles et dessins d’Edy Legrand, Œuvres illustrées [IV], 10 vol.,
Paris, Les Éditions nationales, 1935.
Le Jardin des supplices, eaux-fortes de Pierre Leroy, Monaco, Les Documents d’art, 1945.
Le Jardin des supplices, [illustrations de] Florence Lucas, [Poitiers], Le Lézard noir, 2012.
266 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
NOTES
1
Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau et l’illustration », Revue des lettres et de traduction, n°
8, Université du Saint-Esprit de Kaslik (Liban), 2002, p. 395-409.
2
Octave Mirbeau, « Félicien Rops », Combats esthétiques, t. I, p. 241, cité par L. Tartreau-
Zeller.
3
Je me limiterai ici aux éditions en français. Pour les éditions illustrées des traductions du
roman, je renvoie à la Bibliographie d’Octave Mirbeau par Pierre Michel sur scribd.com, 2005-
2017. Voir aussi Gérard Barbier, « Mariette Lydis, illustratrice du Jardin des supplices », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 21, 2014, p. 125-131. Cette dessinatrice autrichienne a réalisé en 1924 une
quarantaine d’illustrations pour le roman, exposées à Paris et à Milan mais non publiées.
4
15 exemplaires sur japon impérial, 30 sur chine d’origine, 155 sur vélin.
5
Cette question mériterait d’être approfondie. Signalons au moins l’étude de Claudine
Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », Rodin – Les figures d’Éros, Éditions
du Musée Rodin, 2006, p. 87- 119, celle d’Olivier Schuwer, « Le dessin de Rodin dans le dessein
de Mirbeau. Chassé-croisé au Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 22, 2015, p. 67-
83, et celle de Marie Bat, « Octave Mirbeau et ses illustrateurs : un dialogue des arts ? », dans ce
volume.
6
Un seul exemplaire sur japon ancien, 60 sur japon impérial, 11 sur hollande van Gelder
avec suite des bois sur japon, 928 sur papier de rives ; 99 H.C. dont 9 japon, 24 hollande, 66
rives.
7
Un exemplaire sur japon impérial, 102 sur vélin de pur fil Montgolfier.
8
15 exemplaires sur japon ancien, 60 sur japon impérial, 90 sur annam, 360 sur vélin
d’Arches et 13 sur japon ancien destinés à un groupe de bibliophiles.
9
Ces analyses ne valent que pour le tirage définitif. Un des 60 exemplaires sur japon impérial
(marqué H.C.) montre une planche refusée (un accouple-
ment) et des remarques qui mériteraient d’autres commen-
taires.
10
10 exemplaires sur japon impérial, 140 sur vergé
d’Arches, 15 de collaborateurs.
11
Jean-Pierre Dutel, Bibliographie des ouvrages
érotiques publiés clandestinement en français entre 1920
et 1970, vol. II, Paris, J. P. Dutel, 2005, p. 625. La même
planche est reproduite dans le catalogue de vente Curiosités
infernales, Chez les libraires associés, 2007, p. 39.
12
10 exemplaires sur japon, 15 sur hollande van
Gelder, 100 sur rives B.F.K. à la forme, 500 sur pur chiffon
deBruges, 3250 sur vélin d’alfa.
13
La gravure de Pierre Leroy représentant très explicite-
ment le supplice de la caresse (reproduite dans les Cahiers
Octave Mirbeau, n°, 12, 2005, p. 56) ne fait pas partie des
vingt-cinq eaux-fortes publiées dans l’ouvrage.
14
À côté de l’édition courante, il en existe une autre,
limitée à 66 exemplaires et accompagnée de deux sérigra-
phies numérotées et signées par l’illustratrice.
Traduction bulgare du
Jardin des supplices.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 267
la scène (figure 4). Il représente le moment qui précède le fameux baiser, objet
du scandale en 1886. Le personnage-narrateur est quasiment de dos, cette
posture facilitant sur le plan plastique le procédé d’identification que l’emploi de
la première personne favorisait dans le texte. Le visage du Prussien, légèrement
incliné vers le bas, fait ainsi face au lecteur qui peut observer les traits d’un
homme dans toute son humanité. Nous sommes loin de l’image de l’ennemi
héréditaire des représentations caricaturales de la presse nationaliste, qui
donnaient au soldat prussien les traits d’un bourreau sanguinaire. Les costumes,
esquissés à grands traits, se fondent dans la même teinte foncée, renforçant
ainsi l’étreinte des deux hommes, qui ne sont plus des ennemis, mais plutôt
deux frères unis. Le paysage campagnard, légèrement vallonné, est suggéré à
l’arrière-plan par trois bandes grises surmontées d’une ligne d’arbres à peine
esquissés. La simplicité du décor naturel permet de concentrer l’attention de
l’observateur sur le premier plan, tout en faisant oublier, comme dans le roman,
le contexte guerrier et le danger qui rôde. Seule la différenciation des chapeaux
et des chaussures rappelle discrètement que les deux hommes appartiennent
à des armées adverses. Il semblerait donc qu’il y ait une amorce de dialogue
entre le texte et l’image.
Malgré les compliments de Mirbeau, les gravures de Jeanniot restent en
grande partie soumises au texte, dont elles amputent et limitent parfois même
la portée. L’illustrateur privilégie les scènes de genre et les scènes de la vie pari-
sienne, qu’il campe d’un trait alerte suggérant l’atmosphère des lieux traversés
par le héros. Il semble même exploiter des clichés parfois peu en accord avec
le texte, puisant dans un fonds d’images pré-existant. Cependant, le principal
écueil semble résider dans le point de vue choisi par Jeanniot. La plupart du
temps, il nous donne à observer de l’extérieur le personnage dont Mirbeau
nous fait découvrir les profondeurs. Dans ce récit, où les visions et hallucina-
tions du héros, rongé par la passion, deviennent le régime principal de percep-
tion, Jeanniot opte pour un point de vue externe et objectif sur le monde qui
induit une interprétation du comportement de Mintié. Là où le point de vue
subjectif de l’écriture entretient le doute, l’illustrateur semble au contraire tran-
cher et faire du héros un simple et pauvre fou. La vignette finale est à ce titre
significative (figure 5). Le roman se clôt sur les visions symboliques de Mintié,
qui voit les passants se transformer en autant de membres d’une danse
macabre exprimant les pulsions de mort et les pulsions génésiques qui le
hantent encore. À l’imaginaire décadent des hallucinations de Mintié, fait face
un personnage hagard, levant les mains au ciel comme pour suggérer le soli-
loque d’un aliéné. Nous pourrions éventuellement considérer que le texte et
l’image se complètent, l’image nous donnant à voir ce que le point de vue
subjectif refuse au lecteur, à savoir le narrateur-personnage d’un point de vue
extérieur. Cependant, il nous semble qu’un tel choix, au lieu de multiplier les
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 273
image, il faut envisager cet ouvrage dans sa matérialité, mais aussi le remettre
en perspective dans le champ esthétique de chacun des deux artistes.
Des analyses de Louis Vauxcelles48 en 1905 à celles de Claudine Mitchell49
en 2006, c’est une lecture symboliste du lien entre texte et image qui s’est dura-
blement imposée. Dans la lignée de la conception mallarméenne de l’illustration,
le romancier comme le sculpteur refusent l’inféodation de l’image au texte et
revendiquent l’art de la suggestion. En effet, si l’œuvre sculptée de Rodin est
nourrie de références littéraires, elle n’en est pas pour autant une représenta-
tion littérale50. Dans l’édition de Vollard, l’unité entre le texte et l’image s’arti-
cule autour de la notion de sexualité placée au cœur de la création artistique,
que cette sexualité soit créatrice ou au contraire délétère et mortifère. Elle est
incarnée avant tout par le motif de la femme : à la figure de Clara font écho
les figures féminines déclinées au fil des vingt lithographies, dont elles consti-
tuent l’unité thématique. Les corps, aux postures variées, sont représentés selon
des perspectives allant de la vue frontale à la plongée ou la contre-plongée. Le
spectateur est ainsi tour à tour confronté à des femmes en posture dominatrice
ou au contraire en position de suppliciées. Lorsqu’elle est accompagnée d’une
figure masculine, la femme est généralement en position de domination. La
lithographie du chapitre III, par exemple, donne à voir la posture enveloppante
de l’initiatrice et son emprise sur la figure masculine proportionnellement plus
petite. L’arc formé par les bras de la figure féminine redouble et enserre la
courbe formée par la silhouette masculine, devenue malléable. Si les dessins
écartés par Rodin51 indiquent son refus de représenter la violence de manière
trop directe, les taches de couleur qui émaillent les figures féminines créent
un « véritable théâtre de la violence52 » et renforcent l’atmosphère de volupté
sombre du roman. Cependant une telle lecture, qui postule la mise en œuvre
d’une véritable herméneutique, semble à nuancer au regard de la genèse de
cette édition.
En effet, la formule « compositions originales » employée dans le contrat de
1899 désigne ici moins des créations spécifiquement composées pour l’occasion
que de œuvres qui n’ont encore jamais été présentées et reproduites. Ces
dessins appartiennent à un ensemble plus vaste de productions qui se rattachent
aux « dessins de transition » et à la « manière tardive » de Rodin53. Le sculpteur,
qui est en train d’acquérir une renommée de dessinateur, a probablement opéré
une sélection dans ses dessins. C’est ce que suggèrent les annotations de la main
de Rodin, portées sur une partie des feuillets sélectionnés54. Il est d’ailleurs
également possible que Mirbeau ait participé à cette sélection. La correspon-
dance atteste que c’est l’écrivain qui avait déjà sélectionné le frontispice de
l’édition de luxe de 189955. Le rôle de Mirbeau, lors de cette seconde colla-
boration, semble toutefois particulièrement prépondérant. Les rapprochements
entre l’image et le texte reposent sur une connaissance si précise du roman
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 275
jeux de contrastes entre les pleins et les vides, le noir et le blanc, des dessins
de Bonnard. La monochromie renforce l’unité visuelle entre le texte et l’image
sans en réduire la différence consubstantielle. Ces dessins, réalisés à la plume
et au pinceau, s’apparentent à de la calligraphie. Ils constituent un rappel de
l’origine manuscrite du texte renvoyant les deux œuvres à un même geste
créateur. Texte et image fusionnent d’ailleurs sur la page de couverture (figure
8) : le titre est inclus dans le dessin et se découpe en lettre blanches sur le
fond noir de la plaque minéralogique de la voiture, qui reprend ainsi toute
sa signification. En outre, les croquis de Bonnard sont eux-mêmes rarement
narratifs, évitant l’écueil de l’inféodation de l’image au texte, tout en créant
un principe de cohérence entre le texte et l’image. Ainsi, dans le chapitre intitulé
« La faune des routes68 », Mirbeau fait découvrir au lecteur les animaux qui
peuplent le bord des routes, avec pour simple principe directeur le hasard des
rencontres, tandis que les croquis animaliers de Bonnard s’égayent le long des
marges en épousant le sens de la lecture et guidant l’œil du lecteur d’une page
à l’autre.
Ensuite, la variété des thèmes abordés illustre, au sens noble de mettre en
lumière, la richesse et la diversité de ce récit de voyage atypique. Le trait du
dessin de Bonnard se fait aussi labile que l’écriture de Mirbeau, qui change
rapidement de sujet et de registre. Sur les 410 pages de l’ouvrage, 110 sont
illustrées. Dix-neuf croquis représentant les paysages traversés apparaissent en
marge du texte : les lignes principales du motif sont synthétisées, tandis que
les lignes droites ondulent et se déforment comme sous l’effet de la vitesse. La
voiture et son chauffeur donnent lieu à seize dessins, tandis que les thèmes
animaliers occupent vingt-trois pages. Si la dimension polémique du Jardin des
supplices n’apparaît pas dans les lithographie de Rodin, Bonnard en revanche
joue pleinement de la veine satirique de La 628-E8. Il n’est pas étonnant que
Bonnard, qui fut l’un des collaborateurs de la Revue blanche à l’époque de
l’affaire Dreyfus, soit sensible à la dimension politique de l’œuvre. À la satire
du personnel politique de la Troisième République et de l’Empereur allemand
font écho une série de dessins reprenant les codes de la caricature. La satire
tourne à l’horreur quand elle est utilisée pour dénoncer les pogroms en Russie.
Dans une vignette saisissante de violence et d’expressivité (figure 9), Bonnard
propose une interprétation graphique des exactions dont Mirbeau fait le récit
par l’entremise du personnage du vieil homme juif. La cruauté des assaillants
est visible dans l’animalisation des traits de leurs visages, tandis que le désordre
du décor et les corps des victimes suggèrent la violence de la scène. Au premier
plan, Bonnard donne à voir au lecteur une scène de viol et le corps empalé
d’un enfant. Un mouvement de réciprocité du regard semble donc bien unir
ces deux créations, qui confrontent deux sensibilités et deux esthétiques en
harmonie l’une avec l’autre. Ce n’est peut-être pas un hasard si le dialogue des
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 279
arts semble le mieux opérer dans une œuvre plus proche de l’avant-garde que
de la modernité et qui ouvre la voie aux nombreux artistes du XXe siècle, qu’ils
soient cubistes, futuristes ou surréalistes, qui ont réalisé des livres de dialogue.
Marie-Bernard BAT
Paris-Sorbonne
NOTES
1
Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), Walter Benjamin a montré
que la concurrence des procédés de reproduction photomécanique – et plus particulièrement la
photographie – a remis en question l’unicité et donc l’intégrité de l’œuvre d’art. De même, Anne-
Christine Royère et Julien Schuh expliquent que l’introduction de ces techniques photoméca-
niques dans le domaine de l’illustration a fait naître une hiérarchie typiquement platonicienne,
opposant l’industrialisation à l’artisanat : l’œuvre originale, première incarnation de l’idée de l’ar-
tiste, subit une altération lors de sa reproduction, signe de dégradation ontologique. Dans cette
nouvelle hiérarchie, c’est l’originalité qui prime. Voir Anne-Christine Royère et Julien Schuh (dir.),
L’illustration en débat : techniques et valeurs, 1861-1931, Reims, Éditions des presses universitaires
de Reims, 2015, p. 25-31.
2
Ibid., p. 33.
3
Henri Béraldi, La Reliure au XIXe siècle, t. 4, Paris, L. Conquet, 1895, p. 11.
4
Ibid., p. 11-12.
5
Ambroise Vollard souligne qu’au moment de leur parution, nombre des livres illustrés qu’il a
édités ont été des échecs financiers. Ce fut le cas, par exemple, de Parallèlement, de Verlaine,
illustré par Bonnard. Voir Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux [1937], Paris,
Albin Michel, 2007, p. 283-285.
6
Mirbeau fustige tant le choix des illustrateurs que la piètre qualité des reproductions – ce dernier
argument ayant été pointé par Burty dès 1867. Voir Octave Mirbeau, « Notes sur l’art. La Dame
aux camélias », 4 septembre 1885, in Combats esthétiques, Paris, Séguier, 1993, t. 1, p. 211 (doré-
navant indiqué CE) : « Presque toutes les gravures à l’eau-forte que publient les éditeurs se ressem-
blent, c’est-à-dire qu’elles ressemblent à tout, excepté à l’eau-forte. Ce sont en général des vignettes
polies et ficelées qui tiennent de la lithographie, de la photogravure, de tout ce que l’on voudra,
excepté de la pointe et de l’acide. »
7
Octave Mirbeau, « Notes. Sur l’art. À propos de Manon Lescaut », La France, 30 octobre 1885,
in CE 1, p. 218-219.
8
Octave Mirbeau, « Félicien Rops », Le Matin, 19 février 1886, CE 1, p. 240-243.
9
Anne-Marie Christin rappelle que la fonction descriptive assignée à l’image domine le XIXe siècle.
Il faudra attendre la fin de ce siècle pour que l’image recouvre son autonomie perdue depuis
plus d’un siècle. Voir Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion,
Paris, 1995, p. 158.
10
N’ayant pu poursuivre ses études aux Beaux-Arts, Maurice Leloir (1853-1940) se tourna vers
280 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
l’illustration d’ouvrages classiques, ce qui accrut son goût pour le costume ancien, et particuliè-
rement celui du XVIIIe siècle.
11
Octave Mirbeau, « Notes sur l’art. À propos de Manon Lescaut », in CE 1, p. 218.
12
En cela, Leloir s’apparente aux artistes de l’Académie auxquels Mirbeau reproche leur approche
archéologique de la peinture et de la sculpture qui sont alors coupées de la vie. Cette même
opposition entre tradition académique et art indépendant traverse les débats qui animent le
champ de la bibliophilie et de l’édition qui est en train d’évoluer, en réaction au développement
de la reproduction photomécanique de l’image. Ce n’est probablement pas un hasard si Leloir
fonde en 1907 la Société d’histoire du costume.
13
Un tel choix éditorial flatte le goût du bourgeois tout en proposant au bibliophile un succédané
des éditions tant recherchées du XVIIIe siècle en privilégiant le choix d’un auteur des Lumières,
que Leloir illustre dans un style rococo.
14
Abbé Prévost, Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, illustrations de Maurice
Leloir, Paris, H. Launette, 1885, p. 10.
15
Ibid., p. 9.
16
Octave Mirbeau, « Notes. Sur l’art. À propos de Manon Lescaut », in CE 1, p. 219.
17
Ibidem.
18
Octave Mirbeau, « Félicien Rops », in CE 1, p. 241.
19
Yves Peyré, Peinture et poésie, Paris, Gallimard, 2001, p. 28.
20
Mirbeau, Octave, « Félicien Rops », in CE 1, p. 241.
21
Yves Peyré forge la notion de « livre de dialogue » pour désigner les publications qui sont le
fruit d’une véritable co-création et d’un dialogue entre texte et image. Dans de tels livres, l’image
n’est pas plus inféodée au texte que le texte ne l’est à l’image, comme dans le livre illustré ou le
livre d’artiste.
22
Répondant à André Ibels à l’occasion d’une « Enquête sur le roman illustré par la photographie
» (Mercure de France, janvier 1898, p. 110), Stéphane Mallarmé déclare : « Je suis pour – aucune
illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer devant l’esprit du lecteur. » Il en est de
même pour Rachilde, tout aussi catégorique : « Mon avis est qu’il ne faut jamais illustrer une
œuvre d’art littéraire. Quant à la photographie, elle est, pour la Beauté, ce qu’une bicyclette peut
être devant un cheval arabe. » (p. 111).
23
Nous n’incluons pas dans cette étude les éditions illustrées des pièces de théâtre d’Octave
Mirbeau parues chez Arthème Fayard : Les Mauvais bergers suivi de Vieux ménages, illustré par
Maxime Dethomas (Paris, Arthème Fayard,) et Les affaires sont les affaires suivi du Portefeuille,
illustré par Renefer (Paris, Arthème Fayard, 1913).
23
Nous n’incluons pas dans cette étude les éditions illustrées des pièces de théâtre d’Octave
Mirbeau parues chez Arthème Fayard : Les Mauvais bergers suivi de Vieux ménages, illustré par
Maxime Dethomas (Paris, Arthème Fayard,) et Les affaires sont les affaires suivi du Portefeuille,
illustré par Renefer (Paris, Arthème Fayard, 1913).
24
Octave Mirbeau, Le Calvaire, illustrations de Georges Jeanniot, Paris, Ollendroff, 1901.
25
Pierre Chahine, « Les livres d’Octave Mirbeau illustrés par les artistes de son temps », in Pierre
Michel (dir.), Actes du colloque Ovyave Mirbeau de Crouttes, Crouttes, Éditions du Demi-Cercle,
1991, p. 104.
26
Lettre d’Octave Mirbeau à Georges Jeanniot, [automne 1899], in Octave Mirbeau,
Correspondance générale, Lausanne, Âge d’Homme, 2009, t. 3, p. 566 (dorénavant indiqué CG).
27
Plusieurs lettres d’avril 1894 attestant d’une invitation à dîner à Carrières-sous-Poissy rassem-
blant Hervieu, Helleu, Régnier et Jeanniot. Voir CG 2, p. 849, 851, 853.
28
Jeanniot, réputé pour ses représentations de la vie militaire, est un proche de Manet. C’est ce
dernier qui lui aurait conseillé de démissionner de l’armée en 1881. Il est également un familier
de Degas, qui lui rendit visite à plusieurs reprises à son atelier de Dienay. Degas influence d’ail-
leurs le style des gravures de Jeanniot. Voir Gérald Schurr et Pierre Cabane, Dictionnaire des Petits
Maîtres de la peinture 1820-1920, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 2008.
281 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
29
Il illustre, à titre d’exemple et de manière non exhaustive, Maupassant (« Boule de Suif » en
1879, « Clair de lune » en 1884, Contes et nouvelles en 1885, Contes choisis en 1886), Zola («
L’attaque du Moulin » en 1880, « Les contes de Ninon » en 1883, La Débâcle en 1893, La Curée
en 1894 ou encore Pot Bouille), Edmond de Goncourt (La Fille Élisa en 1895).
30
Octave Mirbeau, « Le Salon (III) », La France, 16 mai 1886, in CE 1, p. 273.
31
Octave Mirbeau, « Le Salon (III) », La France, 16 mai 1886, in CE 1, p. 273.
32
Octave Mirbeau, « Le Salon du Champ de Mars (I) », Le Figaro, 6 mai 1892, in CE 1, p. 470.
33
Octave Mirbeau, « Le Salon (III) », art. cit., p. 274.
34
Jeanniot utilise la technique la plus ancienne, la xylographie, technique de bois de bout (coupé
dans le sens perpendiculaire aux fibres), qui permet de reproduire les traits, mais aussi les teintes
et les nuances des tailles du burin sur métal. Voir Pierre Chahine, art. cit., p. 105.
35
Lettre d’Octave Mirbeau à Georges Jeanniot, CG 3, p. 649.
36
Ibidem.
37
Il est à noter que ce chapitre est l’un des plus illustrés : il comporte douze illustrations, dont
cinq hors-texte sur les vingt planches hors-texte que comprend l’ouvrage.
38
Octave Mirbeau, Le Calvaire, in ŒR 1, p. 167.
39
Lettre de Félicien Rops à Octave Mirbeau, Paris, 3 décembre 1886, in Védrine, Hélène, «
Correspondance Octave Mirbeau - Félicien Rops », Cahiers Octave Mirbeau 5, 1998, p. 195.
40
Octave Mirbeau, « Félicien Rops », in CE 1, p. 241.
41
Quinze années séparent la première publication du Calvaire en 1886 et l’édition illustrée, qui
paraît en 1901. Yves Peyré considère que le décalage temporel est une des causes de l’échec du
dialogue du texte et de l’image, mais il ne nous semble pas que, dans ce cas, ce soit la cause
principale. Voir Peyré, Yves, op. cit., p. 45.
42
Pierre Chahine souligne que la qualité des gravures reste assez médiocre, laissant peu de place
au blanc. La raison est peut-être à chercher du côté du praticien, pressé par l’éditeur. Voir
Chahine, Pierre, art. cit., p. 106.
43
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, avec un dessin en couleur d’Auguste Rodin imprimé
par Auguste Clot, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1899.
44
Les dessins de Rodin ont acquis une certaine notoriété dans les cercles de collectionneurs et
d’amateurs d’art. En 1887, Paul Gallimard lui avait demandé d’enrichir une édition originale de
1857 des Fleurs du mal de Baudelaire. Mais c’est surtout la publication de 142 dessins en fac-
similé, à l’instigation du mécène Maurice Fenaille, qui offre une première consécration à l’œuvre
graphique de Rodin, en 1897.
45
Ambroise Vollard, op. cit., p. 287.
46
VOL-6455, Ms 751. Ce contrat est également retranscrit in CE 3, p. 524.
47
Paul Gsell, « Nos échos. Au jour le jour », La Démocratie nouvelle, 26 février 1919, p. 3.
48
Louis Vauxcelles, « Le Salon d’automne », Gil Blas, 17 octobre 1905, p. 7.
49
Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin, les figures
d’Éros, dessins et aquarelles 1890-1917, Paris, Éd. du musée Rodin, 2006, p. 86-119.
50
Octave Mirbeau soulignait dès 1885 cette caractéristique à propos de La Porte de l’Enfer : «
Bien qu’il se soit inspiré du poète italien, on ne peut se faire une idée de l’imagination personnelle
que l’artiste a déployée pour fixer sur chaque tête et sur chaque corps une expression et une atti-
tude différente. Il y a, dans ces compositions, un mouvement, un emportement, une grandeur
d’action qui étonnent et qui subjuguent », in « Auguste Rodin », La France, 18 février 1885, CE 1,
p. 118-119.
51
Claudie Judrin, Rodin et les écrivains de son temps, Paris, Éditions du musée Rosin, 1976, p.
99-115.
52
Claudine Mitchell, art. cit, p. 95.
53
Albert Elsen, J. Kirk, T. Varnedoe, The Drawings of Rodin, New York, Praeger Publishers, 1971,
p. 87-102.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 282
54
Il s’agit la plupart du temps de la mention « Mirbeau » ou « jardin des supplices ». Voir Claudie
Judrin, op. cit., p. 100-115.
55
Lettre de Rodin à Monet, 1er août 1898 : « Mirbeau désire mettre le petit dessin d’Hérodiade
en-tête d’une édition (demi-luxe, ordinaire) du Jardin des supplices. Seriez-vous assez aimable de
nous l’envoyer 182 rue de l’Université ? », Archives du Musée Rodin, L. 1547.
56
Olivier Schuwer, « Le dessin de Rodin dans le dessein de Mirbeau : chassé-croisé au Jardin des
supplices », Cahiers Octave Mirbeau n° 22, 2015, p. 70.
57
Claudine Mitchell, art. cit., p. 114.
58
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, ŒR 2, p. 320-321.
59
Claudine Mitchell, art. cit., p. 117.
60
Ibid., p. 118.
61
Voir Antoine Terrasse (éd), Correspondance Bonnard/Vuillard, Paris, Gallimard, 2001, p. 44.
62
Propos de Bonnard recueillis par I. Rydbeck, Chez Bonnard à Deauville [1937], cité par Georges
Roque, La Stratégie de Bonnard, Paris, Gallimard, 2006, p. 30.
63
Sur le débat sur la distinction entre impression et sensation de plus en plus vif au tournant du
siècle et le rôle des travaux de la physiologie, voir Helmholtz, L’Optique physiologique, Paris,
Victor Masson, 1867.
64
Paul Gsell, « Interview d’Octave Mirbeau », La Revue, 15 mars 1907, in CE 2, p. 426.
65
Octave Mirbeau, La 628-E8, ŒR 3, p. 299.
66
Bonnard illustrera également le dernier récit de Mirbeau, Dingo, à la demande d’Ambroise
Vollard. Il commence les illustrations à l’automne 1916. Mirbeau ne verra pas le volume illustré
de cinquante-cinq eaux-fortes, qui n’est publié qu’après la Première Guerre mondiale, en 1924.
67
« Fasquelle voudrait avoir un dessin, pour en-tête, au chapitre : Chez les Belges. Il en voudrait
un autre, encore, pour les dernières pages, qu’il trouve trop longtemps blanches. Je vous commu-
nique son désir. » Collection Terrasse. Nous remercions Pierre Michel de nous avoir communiqué
cette lettre.
68
Octave Mirbeau, La 628-E8, Paris, Fasquelle, 1908, p. 301-302.
Quand nous avons été vicieux, nous autres – nous ne le sommes plus guère, la
mode en est passée – nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux,
qui sont pédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont – comment
dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pas d’être pédérastes… comme tout
le monde… ils ont inventé l’homosexualité… Où la science va-t-elle se nicher,
mon Dieu ? […] Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !... Et au lieu
de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ils sont homosexuels,
avec pédanterie… 3
déplace-t-il les lignes, voire inverse-t-il les normes morales en matière d’ho-
mosexualité ?
Une phrase tirée de Sébastien Roch décrivant le sentiment du jeune homme
face à la séduction vénéneuse du Père de Kern semble tracer les linéaments
d’une réponse : « cela l’épouvantait et l’attirait tout ensemble6 ». En effet, d’un
côté, nous trouvons une condamnation d’une rare violence et l’expression d’une
aversion ; de l’autre, des textes ambivalents, voire faisant la promotion d’un
type de relations qui paraît bien ressortir si ce n’est à un « troisième sexe », du
moins à ce qu’on pourrait nommer un troisième « genre », puisqu’il y est
souvent moins question de sexualité que d’homosocialité et d’homoérotisme.
Nous allons voir si cette apparente contradiction trouve une forme de
résolution, si attrait et rejet finissent par pouvoir se combiner selon une
logique toute mirbellienne que l’on peut inférer des œuvres. Pour ce faire,
nous isolerons très artificiellement trois aspects de cette représentation de
l’homosexualité : le rejet, l’ambivalence et la promotion.
des filles. L’un d’eux portait un col de fourrure ; ils se le repassaient alternative-
ment, se regardant à toutes les glaces des boutiques et jugeant de l’effet avec de
petites mines. 14
Et si ces deux êtres fascinent, c’est parce qu’ils sont tout « désignés comme une
proie certaine à nos fourches et à nos chaudières15 ». « Fourches » et « chaudières »
sont des métaphores littéraires pour signifier le regard abrasif et sans concession
porté sur l’époque (la chronique est censée être tenue par le diable), mais elles
pourraient finir par figurer les outils nécessaires à l’assainissement social et
moral que l’écrivain appelle de ses vœux. En effet, d’abord, Mirbeau vitupère
l’inaction de la police alors qu’« il y a quelque chose de révoltant là dedans,
quelque chose de dangereux, de très dangereux pour une société qui n’a jamais
eu moins besoin d’éléments de corruption » ; ensuite, il réclame un coup de
balai, « le grand balai pour ceux qui sont pourris sans espoir16 ! » ; enfin, à
propos de l’affaire Mielle, une affaire de meurtre (croit-on comprendre) dans
les milieux homosexuels, il applaudit à la mise à mort de l’inculpé en déplorant
que ne soient pas frappés d’un sort semblable ceux qu’il appelle imprécisément
« les “autres” », si bien qu’on peut avoir le sentiment – mais le texte est trop
flou pour qu’on l’affirme avec certitude – qu’il regrette la dépénalisation de
l’homosexualité telle qu’elle prévaut dans le droit français depuis 1791. Quoi
qu’il en soit, son discours résonne d’accents paranoïaques, d’une part, en expri-
mant l’idée d’une propagation par effet de mimétisme, de la corruption par le
mauvais exemple ; et, d’autre part, en confondant peur de la prolifération
homosexuelle et crainte xénophobe du cosmopolitisme :
Ces gens-là se multiplient, je l’ai dit ; j’affirme que leur race devient de jour en
jour plus nombreuse, et je le prouverais sans peine. Si je n’avais hâte de ne plus
remuer cette fange, je dépeindrais la manière dont s’opère le recrutement de ces
êtres qui auraient pu faire des hommes. Je
montrerais comment l’apprenti dans l’atelier,
ou le « chasseur » dans les hôtels fréquentés
par les étrangers, arrivent inconsciemment à
faire profession d’être les camarades des «
messieurs bien mis ». Dans tel hôtel
cosmopolite la famille d’ouvriers qui fait d’un
de ses gamins un chasseur le voue au boule-
vard Bourdon ou au café que j’ai décrit. 17
Je n’ai pas de haine contre le père de Kern ; son souvenir ne m’est pas odieux.
Certes, il m’a fait du mal, et les traces de ce mal sont profondes en moi. Mais ce
mal, devais-je, pouvais-je y échapper ? N’en avais-je pas le germe fatal ? Chose
curieuse qui me trouble. De tous les prêtres que j’ai connus, il est, je crois, celui
que je déteste le moins. Je voudrais l’entendre. J’ai encore, dans l’oreille, le son
de sa voix, pénétrant et doux. 32
finitude humaine : l’être humain reste un animal social, la solitude totale est
une impasse34. Mais, dans la société, la sexualité pose problème, parce qu’elle
oblige au contact avec le corps de l’autre, irréductible objet de dégoût35. Qui
plus est, les rapports hétérosexuels, chez Mirbeau, sont pensés au prisme du
modèle schopenhaurien de la « guerre des sexe » et d’une nature féminine
réduite, le plus souvent, aux diktats d’un corps qui enjoint à la femme, « sexe
implacable et dévorateur36 », de posséder, procréer et jouir. Mais si l’isolement
est impossible, si la femme est l’ennemie de l’homme, si l’amour du sexe fait
barrage à l’Amour du tout, quelle forme de socialité reste-t-il à l’humanité pour
s’épanouir ?
En dernier ressort, il demeure peut-être une société sans mixité, où les
femmes sont cantonnées à des rôles bien délimités (l’article de Mirbeau sur
Lilith de Gourmont37 fustige ainsi celles qui tentent de mettre un pied dans le
champ d’activités réservées habituellement aux hommes). Dans le clan des
hommes, sont promues l’amitié chaleureuse, la confraternité virile et effusive,
oserons-nous dire : l’homosexualité sans la sexualité. À peine sortie de l’ap-
partement de Juliette, Mintié éprouve ainsi « un retour d’affection subite et
violente pour Lirat38 » : « L’amitié de Lirat m’était très utile […]. Mes idées se
dégelaient à la chaleur de son esprit ; sa conversation m’ouvrait des horizons
nouveaux, insoupçonnés39 ». La fascination de Georges pour Lucien emprunte
semblable chemin : le peintre dénigre les femmes et l’amour que Georges
pourrait leur porter40. La seule relation qui vaille à ses yeux est cette relation
fraternelle, amicale, intellectuelle et affective que nous pourrions qualifier de
ce mot-valise que les Américains ont aujourd’hui forgé : bromance41.
Cet homoérotisme est très apparent sous la plume de Mirbeau. Certains
héros masculins éprouvent même des coups de foudre d’amitié : Lirat avec
Mintié, Lucien avec Georges, Albert Dervelle avec Georges Robin, Sébastien
Roch avec Jean de Kerral, Le Toulic puis Bolorec. Dans Sébastien Roch, on lit
par exemple :
[…] tout d’un coup il [Sébastien] éprouva envers celui qui lui parlait ainsi un
sentiment de tendresse, de reconnaissance profonde, l’irrésistible élan d’une âme
qui se donne à une autre âme. Ému, il prit la main de Jean, la serra très fort dans
la sienne, et, les yeux voilés de larmes :
— Je t’aime bien, dit-il.
— Moi aussi, je t’aime bien, répondit Jean de Kerral. 42
L’ultime « joie » de Sébastien (il en « défaill[e]43 ») est causée par les retrou-
vailles avec Bolorec sur le champ de bataille, de même que l’ultime déconvenue
de Mintié est provoquée par la trahison de son mentor, son ami, son maître en
gynécophobie : Lirat se retrouve au bras de Juliette.
Il faudrait faire une étude fouillée sur l’amitié chez Mirbeau. Dans la
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 295
Notre amour pour certaines femmes est semblable à l’amitié que nous avons
pour certains hommes. Il n’y a guère qu’un charme et qu’un risque de plus. Si
l’on pouvait, sans ridicule, baiser la main, caresser la joue d’un homme qu’on
aime, respirer son parfum, le regarder avec attendrissement, l’amitié d’un homme
nous serait plus chère que l’amour d’une femme. 44
Ce type d’entente virile est thématisé et même revendiqué par Henri d’Argis
dans Sodome, roman de 1888 préfacé par Verlaine : « La femme pour l’amour,
pour le corps, pour les sens ; et, parallèlement, pour le corps et pour l’esprit,
en une sublime union, […] si chaste et si noble, un homme comme lui avec les
mêmes aspirations, et, tous deux, s’élever à la perfection, cheminer main dans
la main, pendant que la femme, intérimaire et provisoire, attendrait pour
disparaître et s’effacer qu’il eût acquis une chasteté du cœur et des sens la
rendant désormais inutile45. »
Chez Mirbeau, ce fantasme uraniste d’une entente virile, à la fois spirituelle,
affectueuse et désexualisée, en vient à servir de comparant valorisant pour
allégoriser la fraternité universelle. Celui-ci est développé dans l’étonnant et
puissant deuxième chapitre du Calvaire. Jean, parti en éclaireur, aperçoit un
ennemi prussien sans que celui-ci le remarque. Jean l’observe et se met à
l’aimer d’un amour débordant. Entre dans cet amour une part physique et
affective, cet élan se fondant en premier lieu sur l’attirance pour la noblesse
de port, la « puissante jeunesse » et la force virile du cavalier germanique.
296 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Mais le désir se cristallise aussi sur un visage qui respire à la fois la « bonté »,
« l’audace » et la « tristesse ». Surtout, Jean croit partager avec le Prussien la
même expansion contemplative pour la Nature et la beauté du ciel pur : « ce
Prussien, parti avec des idées de massacre, s’était arrêté, ébloui et pieusement
remué, devant les splendeurs du jour renaissant, et son âme, pour quelques
minutes, était conquise à l’Amour46 ». Le Prussien devient donc, pour le
Français, son semblable, son frère, celui avec lequel il fusionne dans l’émotion
et la contemplation. Cette concorde ouvre à l’empathie et déclenche l’infinie
pitié. Le registre lyrique à travers lequel s’exprime ce besoin spontané de récon-
ciliation n’a rien de paradoxal : l’écrivain substitue, à la vision réaliste et
darwinienne d’une virilité guerrière fondée sur la lutte à mort et la domination,
l’image utopique d’un besoin de réconciliation qui s’impose au cœur avec
autant de force qu’un coup de foudre (à la fin de cette scène, Jean finit par
enlacer le cadavre du Prussien et coller ses lèvres sur son visage ensanglanté).
Soldats, « faites l’amour pas la guerre », tel pourrait être le sous-titre, certes
grossier, de cet hymne à la fraternité. Que le Prussien soit tué par Jean en dit
long sur l’inquiétude de Mirbeau : en amour comme à la guerre, il ne faut
guère espérer de paix durable.
Stéphane GOUGELMANN
Université Jean Monnet – Saint-Étienne. UMR IHRIM 5317
NOTES
1
Julien Chevalier, Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle, Lyon, A. Storck et Paris,
Masson, 1893, p. 190.
2
Pour Tardieu, l’inversion s’accompagne de déformations anatomiques. Pour Casper, ces défor-
mations ne sont en rien des preuves de l’inversion.
3
Octave Mirbeau, La 628-E8 [1907], Œuvre romanesque, vol. 3, Paris Buchet/Chastel-Société
Octave Mirbeau, 2001, p. 608.
4
Laure Murat, La Loi du genre. Une histoire culturelle du « troisième sexe », Paris, Fayard, 2006,
p. 172.
5
Colette, Le Pur et l’Impur [1932, sous le titre Ces plaisirs…], Œuvres, vol. 3, Paris, Gallimard,
« Pléiade », 1991, p. 589.
6
Octave Mirbeau, Sébastien Roch [1890], Œuvre romanesque, vol. 1, Paris, Buchet/Chastel-
Société Octave Mirbeau, 2000, p. 642.
7
Voir Octave Mirbeau, « Sur un livre », Le Journal, 7 juillet 1895.
8
Octave Mirbeau, « De Paris à Sodome » [1885], Chroniques du diable, Besançon, Annales
littéraires de l’Université de Besançon, n° 555, 1995, p. 96.
9
Ibid., p. 100.
10
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, op. cit., p. 590.
11
C’est Bénédicte-Augustin Morel qui, en France, fait de l’hérédité une cause importante des
maladies et de l’aliénation mentale dans son Traité des dégénérescences psychiques, intellectuelles
et morales de l’espèce humaine (1857). Dans son sillage, Valentin Magnan met l’accent sur le rôle
de l’hérédité dans les « troubles de l’instinct génital ». De même, en Allemagne, Richard von
Krafft-Ebing ou Albert Moll.
12
Octave Mirbeau, « De Paris à Sodome », op. cit., p. 99.
13
Mirbeau parle d’un « gamin dégradé », ibid., p. 97.
14
Ibid. p. 96.
15
Ibid.
16
Ibid., p. 100.
17
Ibid.
18
Ibid., p. 97.
19
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre [1900], Paris, Le Livre de poche, 2012,
298 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
p. 183.
20
Ibid., p. 187.
21
Ibid., p. 185.
22
Ibid.
23
Ibid., p. 342.
24
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, op. cit., p. 604.
25
Octave Mirbeau, L’Abbé Jules [1888], Œuvre romanesque, vol. 1, Paris, Buchet/Chastel-
Société Octave Mirbeau, 2000, p. 514.
26
Ibid., p. 374.
27
Octave Mirbeau, Le Calvaire [1886], Œuvres romanesques, vol. 1, Paris, Buchet/Chastel-
Société Octave Mirbeau, 2000, p. 201.
28
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, op. cit., p. 670.
29
Ibid., p. 671.
30
Ibid., p. 731.
31
Dans Dans le ciel, Georges manque, lui, d’être violé par sa vieille tante !
32
Octave Mirbeau, Le Calvaire, op. cit., p. 733.
33
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, op. cit., p. 643.
34
« Il n’est pas bon que l’homme s’écarte trop de la vie, car la vie se venge », constate Georges,
qui préfère in fine l’abjecte compagnie des mariniers à la solitude absolue. Octave Mirbeau, Dans
le ciel [1893], Œuvre romanesque, vol. 2, Paris, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, 2001,
p. 110.
35
Ainsi Georges, dans Dans le ciel, dit, op. cit., p. 120 : « [Julia] m’émouvait vraiment, mais
cette émotion ne pouvait vaincre le dégoût, le pitoyable dégoût d’elle, que j’avais éprouvé, à la
suite de l’acte physique où avait sombré mon amour, toute la poésie de mon amour ».
36
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, op. cit., p. 627.
37
Voir Octave Mirbeau, Le Journal, 20 novembre 1892, Combats littéraires, Lausanne, L’Age
d’homme, 2006, p. 363-367.
38
Octave Mirbeau, Le Calvaire, op. cit., p. 201.
39
Ibid., p. 225.
40
Dans Dans le ciel, op. cit., p 113, Lucien, à propos des femmes, parle de « l’angoisse qui
vous prend à la vue de cette viande parée, lavée, décorée de fleurs fausses, comme à l’étal d’une
boucherie !... » Et, s’adressant à Georges : « Voyons, toi, est-ce que ça t’amuse, les femmes ?...
Est-ce que tu vas, comme les autres, te noyer dans les fleurs blanches de l’amour ? Pourquoi ne
dis-tu rien ? » Un fort soupçon d’homosexualité entoure les deux personnages, surtout Lucien,
du moins si l’on en croit ce que dit Julia à Georges, ibid., p. 128 : « Quand M. Lucien n’était pas
là, vous étiez gentil avec moi… Depuis qu’il est revenu, vous ne me regardez seulement plus…
D’abord, lui, on le sait, il n’aime pas les femmes !... ». Le même soupçon affecte Lirat, dans Le
Calvaire, op. cit., p. 181 : « les ennemis de Lirat lui attribuaient des vices contre nature ».
41
Il s’agit de l’association du mot brother (frère) avec celui de romance (idylle).
42
Octave Mirbeau, Sébastien Roch, op. cit., p. 599.
43
Ibid., p. 761.
44
Jules Renard, Journal, 22 janvier 1897, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1965, p. 385.
45
Henri d’Argis, Sodome, Paris, Piaget, 1888, p. 98.
46
Octave Mirbeau, Le Calvaire, op. cit., p. 167.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 299
De tout ce qui a été écrit sur Le Calvaire, il résulte que je suis un sacrilège,
parce qu’aux implacables férocités de la guerre j’ai osé mêler la supplication
d’une pitié ; que je suis un iconoclaste, parce qu’en voyant la ruine des choses
et la mort des jeunes hommes, mon âme s’est émue et troublée ; que je suis un
espion allemand, parce que j’ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un
réfractaire, parce qu’on suppose que mon roman sera traduit en allemand.2
Car la civilisation — ou, du moins, ce qu’appellent d’un tel nom les privilégiés
heureux d’un état de choses qui leur permet de croître dans la fainéantise, l’ig-
norance et la vanité — car la civilisation européenne se manifeste d’abord par le
zèle qui anime chaque puissance, république ou monarchie, à mettre sur pied
un nombre de soldats toujours plus formidable et, dans l’attente d’un péril imag-
inaire, d’un conflit dont nul ne veut, — à se ruiner chaque jour, à perdre ses
enfants et ses trésors, ses plus beaux mâles et ses plus beaux deniers, son sang et
sa fortune dans le cloaque militaire, dans le goût de l’obéissance passive, dans le
gouffre sans fond des armements.
de faire profil bas au Tribunal : « Ne vous présentez pas au juge, comme un homme
d’action, mais comme poète. Et alors votre condamnation sera légère. »
Mirbeau continuera à se porter au secours de Tailhade jusqu’à la publication
du Salon de Madame Truphot en novembre 1904, qui portera un coup fatal à
leur relation. Fernand Kolney, auteur de ce roman, s’attaque à des célébrités
comme Jaurès, Achille Essebac et Mirbeau, qu’il nomme Georges Sirbach. Une
vingtaine de pages sont consacrées à vilipender notre auteur, ainsi que sa
compagne Alice Regnault, avec outrance. Mirbeau, blessé, ne pardonnera pas
à Tailhade, malgré sa bonne foi, comme le souligne Gilles Picq qui cite une
lettre retrouvée :
La légende de ma collaboration à Madame Truphot va son train. Chez
Fasquelle, Xavier Roux, qui est mon ami, au Mercure, Jean de Gourmont et
Léautaud, bien plus Ernest Raynaud, l’un de mes plus fidèles, démontrent, par
des citations, par des lambeaux de phrases […] que j’ai écrit le roman. 6
Un autre frère de cœur, Léon Bloy, partage avec Mirbeau une même expéri-
ence, celle de la guerre. Tous deux ont été enrôlés dans les troupes françaises
lors du conflit franco-prussien de 1870. Si leurs convictions politiques les
séparent, leurs souvenirs des événements trau-
matisants de la guerre les portent à témoigner
de leur vision de la guerre une vingtaine
d’année plus tard. Le roman de Mirbeau que
nous avons cité précédemment s’intitule Le
Calvaire, titre dont la consonance religieuse a
pu inspirer à Bloy le titre de son œuvre Sueur
de sang, un recueil de trente tableaux et anec-
dotes de guerre paru d’abord dans Gil Blas en
1893, puis finalement chez Georges Crès en
1914. Toutefois les deux œuvres diffèrent par
la forme et le fond. En effet, Bloy invite le
lecteur à rechercher la portée mystique de la
réalité, exigeant de lui un effort afin de
surmonter « l’obstacle » comme le suggère le
titre du quatrième conte. Il vaut la peine de
citer un extrait de ce conte, qui illustre toute la
dimension allégorique de La sueur et le sang7 :
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 303
La femme échevelée, folle de son deuil, et qui nous parut être la France même,
poussait des cris si naturels que les chevaux se cabraient, hennissant de peur, et
que nous filions très doux, nous autres, les fiers garçons à la débandade, poil
debout, entrailles tordues et nos cœurs battant à toute volée…
Il arriva donc une chose effrayante et belle. Ils se firent en effet, massacrer tous
à la place même et dans le temps qu’il fallait pour que les malpropres hérétiques
n’eussent pas le pouvoir d’interrompre le Sacrifice Essentiel.
Dreyfus, qui avait coupé la France en deux camps : à savoir, d’une part, les
dreyfusards, que les nationalistes qualifient, de manière insultante, de «
cosmopolites », et d’autre part, les antidreyfusards qui se proclament « patriotes
».
Ahmed KABOUB
Institut supérieur des Sciences humaines de Jendouba, Tunisie
IMIAC (Imaginaire méditerranéen, interculturalité, approche comparée)
NOTES
1
Octave Mirbeau, Le Calvaire, préface de Pierre Michel, éditions du Boucher, 2003, p. 74.
2
Le Calvaire, op. cit. p. 23.
3
La « Lettre aux conscrits » qui parut novembre 1903, fut publiée dans Discours pour la paix,
aux éditions de L’Idée libre en 1928.
4
Le Calvaire, op. cit., p. 82.
5
Sébastien Roch, Octave Mirbeau, préface Pierre Michel, éd. Le Boucher, 2003, p. 269.
6
Gilles Picq « Mirbeau-Tailhade: Un malentendu », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003.
pp. 150-158.
7
Léon Bloy, Sueur de Sang, Georges Crès, Paris, 1914, p. 43.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 305
bon goût, autrement dit, la réception de l’œuvre traduite prime pour guider le
traducteur dans sa tâche.
Au XXe siècle, l’apparition de la linguistique entraîne la naissance de la
« traductologie ». Entre l’après-guerre et les années 1970, les linguistes et les
philosophes du langage s’intéressent davantage à la traduction, et différentes
théories se développent ainsi en France et à l’étranger. D’abord tournée vers
des questions linguistiques (méthodes, pédagogie, philologie), à compter des
années quatre-vingts, la « raductologie » se centre sur l’aspect proprement
littéraire de la traduction (esthétique, poétique) et sur l’aspect philosophique
(éthique).
toujours, bien sûr, de la langue source), les genres et même le profil des écrivains;
[...] Nos œuvres invitent à la réflexion. Nous ne publions pas pour des esprits
simples, et qui veut comprendre comprendra. Quitte à ce que parfois nous ne
tombions pas juste. Mais, en général, je pense que notre maison d’édition est
une référence en Galice quant à la publication de la littérature étrangère de
prestige.
[...] Octave Mirbeau est un auteur classique des lettres françaises dont presque
rien n’avait été traduit. [...] Dans le ciel est [...] une œuvre qui invite à la réflexion
[...] cette œuvre nous permet de donner au lecteur galicien un texte exigeant,
étant donné sa structure en abyme et l’inclusion de différentes voix narratives...
Ce fut un bon choix.]
En effet, il n’y a que trois notes en bas de page dans Dans le ciel : la première
pour expliquer l’expression « pays percheron » (début du chapitre V) ; la
deuxième, pour apporter quelques brèves explications à propos de « Le Roman
chez la portière » (XIX), œuvre inconnue pour le lecteur galicien dont Xavier
Senín respecte le nom original du titre ; la dernière note correspond à la
traduction de « Porte-Joie » (XX), traduit en note pour que le lecteur galicien
comprenne le contexte de joie qui entoure la description des lieux, symbiose
de l’être et de l’espace. Le traducteur par nature effacé, apparaît trois fois dans
le texte pour guider le récepteur de la langue cible, pour lui éviter des lacunes
dans sa compréhension de l’original.
La dynamique observée dans la traduction de Les mauvais bergers s’avère
un peu plus complexe, sans doute en raison de la liberté accordée à la
traductrice. En plus de l’introduction, six notes en bas de page illustrent Os
malos pastores afin que le texte arrive sans bruit au destinataire : des
explications des mots comme le verbe « rouler » duquel dérive Jean Roule (I,9,
p. 71) ou « enragés » (V, 1, p. 235) ; de brèves biographies des personnages
historiques comme Jean Baptiste Say et Leroy Beaulieu (II, 5, p. 121) ou
Madeleine (IV, 1, p. 191) ; des explications historiques ou terminologiques à
propos des « conquêtes de 1789 » ou de « la Carmagnole » (II, 5, p. 123 et 127).
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 311
V. CONCLUSION
traducteur doit en être conscient et avoir une vision critique sur la dimension
manipulatrice de la traduction et de toutes les instances qui l’entourent. Le
traducteur exerce un double pouvoir, dans son travail et dans ses choix, s’il est
en capacité de choisir. Il devrait sortir de l’ombre et avoir un rôle plus actif
dans les médias et les circuits commerciaux du livre.
Pour une littérature mineure comme la galicienne, la traduction devient en
définitive une importante voie d’internationalisation, un moyen d’adopter une
posture de différenciation et de résistance à l’égard de la globalisation et de la
médiocrité culturelle promue par les instances de pouvoir. Octave Mirbeau est
un auteur éloigné d’une mode ou d’un canon précis, d’une relative proximité
littéraire et linguistique, longtemps maudit dans le système littéraire source, en
dehors du marché actuel de la traduction. L’important travail de récupération
conduit par la Société Mirbeau et par son président Pierre Michel est
fondamental pour réparer l’oubli institutionnel et académique dont l’auteur
fut l’objet. Autour de la Société Mirbeau gravite un non négligeable réseau
d’acolytes qui propagent, étudient et traduisent l’auteur aux quatre coins de
la planète.
Convergences idéologiques
Le corps féminin a un sens symbolique élargi dans les deux romans à travers
plusieurs références au désir et à l’amour. La femme est considérée comme
une marchandise ; elle vaut l’argent et le plaisir sexuel qu’elle peut procurer à
l’homme. La critique de la domination masculine dans la société contempo-
raine constitue encore une idée socialiste commune que partagent les deux
auteurs ; que ce soit l’amant qui s’empare de la femme, la compromet dans
son entourage local, ne reconstitue pas sa réputation et, enfin, l’abandonne à
cause de sa pauvreté ; que ce soient des maîtres qui obligent leurs servantes à
devenir leurs amantes, les exploitent économiquement et les humilient. Leur
prose vibre, donc, des réactions psychiques, qui, loin d’être arbitraires, sont
socialement déterminées. La boulimie érotique et biotique, l’intérêt et la soif
de domination y sont présentes. Les riches qui veulent s’imposer aux pauvres
et aux faibles, les hommes aux femmes, et enfin, les maîtres et les maîtresses
aux servantes.
En bref, l’amour et l’intérêt jouent un rôle catalyseur dans le déroulement
de l’intrigue et influencent largement son dénouement dans les deux livres. Il
s’agit d’une relation conflictuelle qui, remontant jusqu’à son origine biologique
où les instincts dominent, revient à la surface d’une manière explosive comme
une agressivité existentielle, et non plus seulement sociale. Andréas vise à
restituer son prestige économique et social tout en jouissant de l’amour de
Rini. C’est le même motif qui va pousser Joseph à voler l’argenterie des Lanlaire
sans remords et à se marier avec Célestine.
En outre, les romanciers aspirent à suggérer la reconstitution des structures
et des classes sociales en fonction de l’ordre irréfutable des évolutions
historiques. Pourtant, les deux héroïnes adoptent une attitude évocatrice de
leur esprit révolutionnaire qui va contre les normes
sociales familières de leur époque. Les deux
femmes sont librement vouées à leurs amants, loin
d’être présentées comme des prostituées en dépit
des mœurs sociales de l’époque. Rini, dont la
priorité est l’amour, s’insurge contre le stéréotype
de la domination masculine selon lequel le travail
féminin est considéré comme une honte insup-
portable et inadmissible dans le milieu aristocra-
tique ou bourgeois, si on s’appuie sur les paroles
de l’oncle Spyros : « Elle veut travailler elle aussi.
Mais qui supporterait pareille honte18 ! » Dans le
but d’améliorer leurs revenus, elle exprime
franchement à son futur mari Andréas sa volonté
de travailler : « Je travaillerai moi aussi à tes côtés,
je connais l’art de ma mère, et nous nous battrons
318 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
unis tous les deux. Ne t’inquiète pas, Dieu nous aidera. Devant le bonheur,
maudits soient les écus19. »
D’ailleurs, son discours traduit son sens de dignité et d’autonomie. Enfin,
elle rompra avec le monde retardé et clos de son île à travers se décision de
renoncer à l’argent et à l’amour véritable et d’élever même seule son enfant :
« Et l’amour aussi tu le rachètes? lui dit amèrement Rini. “Oh ! Qu’as-tu fait?”
Et elle se mit à pleurer. […] Tu étais prêt à me vendre pour un peu d’argent, et
sans les écus tu ne m’épouserais pas ; il n’y a plus d’amour maintenant. L’oiseau
s’est envolé20 ! » Son dynamisme et sa force d’âme se manifestent. En effet,
elle rejette la proposition de mariage d’Andréas une fois qu’il a assuré la dot
souhaitée, afin de ne pas commettre une injustice contre ses sœurs. Sa vie
acquiert un code moral aux valeurs élevées, d’autant plus qu’elle brise les
chaînes étouffantes de son milieu en ignorant les conséquences sociales de sa
révolte21.
Les deux livres révèlent le dilemme de leurs héroïnes courageuses, Rini et
Célestine, qui, après des conflits intérieurs, font un choix de vie définitif.
Célestine a « une alternative entre deux voies: devenir «servante-maîtresse» et
succéder à Rose auprès du capitaine Mauger ou s’associer avec un alter ego,
un autre domestique et accéder dans un même mouvement à la respectabilité
de l’épouse et de la commerçante22. » Ayant connu le déchirement et l’humilia-
tion dès son enfance, elle est facilement séduite par ses maîtres. Elle cherche le
soin et l’amour dont elle a été privée. Le fait de devenir écrivain lui accorde
un statut élevé et pas du tout ordinaire. Dans sa quête d’identité pendant son
cheminement de femme picara, qui vit dans l’instabilité spatiale et
psychologique, elle ressent le besoin d’avoir des repères stables23 . Son rythme
intense de vie suscite en elle des sensations fortes et des souvenirs inoubliables
qui, une fois enregistrés sur le papier, constitueront sa propre personnalité
concrète et stable et sa vérité à elle. On dirait que le journal apparaît comme
un contrepoids à sa vie baroque pleine d’antithèses.
En somme, les deux femmes élèvent leur voix personnelle dynamique en
faisant preuve d’une confiance en soi originale, malgré les circonstances défa-
vorables. La différence avec Rini réside dans le fait que Célestine préfère son
indépendance à la domesticité, mais à côté d’un homme qui l’installe dans
un café comme maîtresse à son tour, tandis que Rini sera seule dans la
nouvelle étape de sa vie. Peut-être que leurs rôles s’inversent lors du
dénouement : Rini deviendra la femme picara qui doit déambuler dans des
endroits différents, des entreprises diverses, confrontée à l’opprobre et à
l’évaluation négative de ses maîtres. Il existe de fortes probabilités qu’elle
devienne servante elle-même, dans sa lutte juste et sacrée pour élever son
enfant hors mariage. Pourtant, elles regardent toutes les deux les choses en
face, ce qui leur permettra probablement de les transformer.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 319
Convergences stylistiques
Conclusion
Force est de constater que les deux romanciers ont suivi des chemins
idéologiques et esthétiques assez similaires à une époque d’égoïsmes intenses
et d’idéologies contradictoires. Mirbeau et Théotokis ont partagé des inquié-
tudes sociales et politiques et ont osé dénoncer des vices humains odieux en
mettant en lumière la société sale et pourrie de leur temps. De plus, à travers
leurs héroïnes courageuses et audacieuses, ils ont effectué une critique
austère des mœurs contemporaines et ont tenté de mettre en évidence une
voie alternative, celle de la dignité et de la révolte contre la corruption sociale.
La démystification de la société par une femme de chambre qui n’est pas
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 321
censée prendre la plume et la perception des êtres et des choses par le trou
de la serrure confèrent à cette exploration pédagogique de l’enfer social un
avantage incomparable : « Mirbeau-Célestine arrache avec jubilation le masque
de respectabilité des puissants, fouille dans leur linge sale, débusque les canailleries
camouflées derrière des “grimaces” qui ne trompent que les naïfs30. » D’autre
part, dans le roman grec, le départ de Rini, qui prend dignement son destin
en main tout en ignorant les conséquences sociales négatives, loin d’attribuer
une fin tragique à l’intrigue de l’œuvre, signale sa détermination de lutter contre
les injustices et les tares sociales. À l’aide de la polyphonie de voix, des mono-
logues intérieurs et des dialogues conflictuels, les deux romanciers réussissent
parfaitement à transmettre leurs idées socialistes en évoquant des scènes vivantes
de la vie régionale quotidienne, représentatives de l’hypocrisie et de la corruption
sociale. Leur discours aspire, quand même, à signaler l’éventualité optimiste
d’une subversion de l’ordre des choses dans l’avenir, proche ou lointain.
Antigone SAMIOU
Université Ouverte Grecque
BIBLIOGRAPHIE
Boustani, Carmen, « L’Entre-deux dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 8, 2001.
Dallas, Ioannis, « Reconstitution de contact avec la prose de C. Théotokis », Κατάδικος,
Εκδόσεις Νεφέλη, Αθήνα, (Le condamné, éd. Nefeli, Athènes) 1990.
Duret, Serge, « Le Journal d’une femme de chambre, œuvre baroque? », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 4, 1997.
Duret, Serge, « Le Journal d’une femme de chambre, ou la redécouverte du modèle picaresque
», Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995.
Théotokis, Constantin, L’honneur et l’argent, récit traduit du grec (Η τιμή και το χρήμα,
1914) par Lucile Farnoux, Éditions Hatier, France, 1996.
Kritikoun Maria, « La revue Anthologie corfiote. Étude introductive et mise en catalogue de la
revue », DEA, Patras, 2011.
Michel, Pierre, « Le Journal d’une femme de chambre, ou Voyage au bout de la nausée »,
préface du roman, Éditions du Boucher, 2003.
Mirbeau, Octave, Le Journal d’une femme de chambre, Charpentier-Fasquelle, Paris, 1900.
Mirbeau, Octave, Le Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, Société Octave
Mirbeau, 2003.
Symeou, Revekka, La formation des héros dans la prose de Constantin Théotokis (de L’honneur
et l’argent aux Esclaves dans leurs chaînes), thèse soutenue à l’Université de Chypre, 2012.
Zavridou, Evangelia, L’honneur et l’argent de Constantin Théotokis, livre de l’enseignant,
Ministère d’éducation et de civilisation de Chypre, Nikosia, 2010.
NOTES
1
Écrivain grec et francophone (Vie de montagne, Paris, Didier Perrin et Cie, 1895), né et mort
à Corfou, 1872-1923. Grâce à ses longues études à l’étranger il a renouvelé la prose grecque et
surtout la littérature régionale, l’étude de mœurs, qui a connu un essor en Grèce vers la fin du
XIXème siècle.
2
Théotokis a traduit plusieurs œuvres françaises, de Balzac, Zola, Flaubert. Il a probablement
322 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
lu Mirbeau. Ioannis Dallas signale la liaison étroite entre la traduction de Madame Bovary par
Théotokis et ses romans socialistes. Dallas Ioannis, « Reconstitution de contact avec la prose de
C. Théotokis » dans Κατάδικος, Εκδόσεις Νεφέλη, Αθήνα, (Le condamné, éd. Nefeli, Athènes)
1990, p. 174-176.
3
Samiou Antigone, « La réception d’Octave Mirbeau en Grèce », Cahiers Octave Mirbeau n°
16, mars 2009. Voir aussi https://fr.scribd.com/docu ment/331987688/.
4
Théotokis Constantin, L’Honneur et l’argent, récit traduit du grec (Η τιμή και το χρήμα, 1914)
par Lucile Farnoux, éditions Hatier, France, 1996, publié d’abord dans la revue Noumas de juillet
à décembre 1912 comme Le Journal d’une femme dans L’écho de Paris, du 20 octobre 1891 au
26 avril 1892.
5
Carrilho-Jézéquel, Maria, « Le Journal d'une femme de chambre: passion, satire et vérité »,
Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994.
6
Théotokis, Constantin, op. cit., note du traducteur, p. 8-9.
8
Idem.
9
Chourmouzios, Emilios, « Const. Théotokis, L’initiateur du roman social en Grèce, l’homme,-
l’œuvre », Athènes, Les éditions des amis, 1979, p. 36-46. La liberté linguistique préconisée
pendant la Belle Époque, qui coïncide avec l’impersonnalité de la langue puriste, conduit certains
écrivains grecs à employer la langue parlée en permettant la création d’une langue démotique
(standard du grec moderne, du peuple) cultivée avec le temps.
10
Théotokis C., op. cit. p. 93.
11
Mirbeau Octave, Le Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher - Société Octave
Mirbeau, 2003, p. 132.
12
Ibid, p. 169.
13
Théotokis C., op. cit p. 16.
14
Mirbeau O., op. cit., p. 64.
15
Théotokis C., op. cit, p. 45.
16
Mirbeau O., op. cit., p. 16.
17
Théotokis C., op. cit., p. 45.
18
Ibid, p. 98.
19
Ibid, p. 111.
20
Ibid, p. 147.
21
Zavridou, Evangelia, L’Honneur et l’argent de Constantin Théotokis, livre de l’enseignant,
Ministère d’éducation et de civilisation de Chypre, Nikosia, 2010, p. 36.
22
Not, André, « La satire sociale dans Le Journal d’une femme de chambre – Les caractéris-
tiques de la narration dans Le Journal d’une femme de chambre », CTEL, Marseille, cours de LMD
140, 2001-2002, p. 29.
23
Duret, Serge, « Le Journal d’une femme de chambre, ou la redécouverte du modèle pica-
resque », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995 : « Le motif picaresque de la roue de la Fortune est
clairement au cœur de la dynamique romanesque du Journal d’une femme de chambre. […] Sa
destinée lui apparaît comme le jeu d’une puissance capricieuse, qui ne lui accorde des bienfaits
que pour avoir le plaisir de les lui retirer aussitôt. »
24
Dallas, Ioannis, op. cit., p. 171.
25
Boustani, Carmen, « L’Entre-deux dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 8, 2001.
26
Mirbeau O., op. cit., p. 93.
27
Boustani C., op. cit., p. 6.
28
Duret, Serge, « Le Journal d’une femme de chambre, œuvre baroque ? », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 4, 1997.
29
Symeou, Revekka, La Formations des héros dans la prose de Constantin Théotokis (De
L’honneur et l’argent aux Esclaves dans leurs chaînes), thèse soutenue à l’Université de Chypre,
2012. Voir le monologue d’Andréas dans Théotokis, op. cit., p. 45.
30
Michel P., op. cit., p. 5.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 323
Il m’est venu une idée assez banale, somme toute, pour qui connaît
suffisamment de près, mais sans se prétendre un spécialiste, l’œuvre de deux
des écrivains majeurs de la littérature française des XIXe et XXe siècles, Octave
Mirbeau et Louis-Ferdinand Céline, celle de Mirbeau étant à cheval sur les
deux, montrer leur confluence et rattacher ainsi Mirbeau à la modernité
littéraire, celle-ci étant incarnée, abusivement selon moi, depuis près de
cinquante ans maintenant par Céline au détriment de tellement d’autres.
(Marcel Proust redécouvert à chaque génération demeurant hors concours.)
En effet, l’embellie romanesque sartrienne n’a duré qu’une quinzaine d’années
pour se clore sur Les Mots. Le Nouveau roman a eu une influence à peine plus
longue, malgré un groupe d’auteurs très prolifiques, de Robbe-Grillet à Claude
Simon, de Butor à Beckett, très lus jusqu’à la fin du XXe siècle. N’oublions pas
Philippe Sollers et ses affidés, regroupés dans la revue Tel Quel, codicille au
Nouveau roman, mais qui n’ont pas fait illusion longtemps. Tel Quel ayant
disparu, il n’est resté en lice que Sollers seul, dont le programme était contenu
dès le départ dans son pseudonyme. Demeura donc Céline, mélange détonant
de populisme littéraire et d’avant-gardisme, qui finit par rallier la plupart des
suffrages, pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de détailler ici, mais où
domine quand même un fonds immarcescible de ressentiment et d’amertume,
voire le goût de l’innommable. Mirbeau, sa mort venue, est entré au
Purgatoire, malgré la puissante originalité de son œuvre et les efforts des uns
et des autres, en particulier de la Société des amis d’Octave Mirbeau, à la fin
du XXe siècle. Céline, au contraire, a vu sa gloire, après une douzaine d’années
de relatif ostracisme(1945-1957), se ranimer dès sa mort, en 1961, puis croître
indéfiniment. Ayant insisté sans relâche auprès de Gaston Gallimard, qu’il
fascinait, il entre de son vivant au Livre de Poche et à la Pléiade, puissants
accélérateurs d’immortalité. Or ce que l’on connaît de la personnalité de
l’écrivain et de son engagement au côté du nazisme, dès 1938, aurait dû,
comme n’a pas été maintenue étanche la séparation entre la vie et l’œuvre
littéraire du susnommé, dégoûter les lecteurs ou au moins freiner leur enthou-
siasme. Force est de constater que cela n’a pas été le cas, l’interdiction de
rééditer les pamphlets antisémites rendant, semble-t-il, encore plus désirable
leur lecture et plus attirante l’œuvre du soi-disant réprouvé. En effet, on était
324 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
derrière soi… que des bêtises ! Les illustrations m’ont dévoré… je n’ai rien fait,
rien… » Etc. Mais qui lit encore les romans des Goncourt, afin de se rendre
compte de l’historique de cette ponctuation spécifique ?
Certes, très bien, les trois points… Mais encore ? Oh ! l’antisémitisme des
Grimaces. Très bien, là aussi. C’est tout ? En effet, c’était tout. Je n’avais pas
ramené grand-chose dans mes filets. Y avait-il alors une déclaration de Céline
qui aurait clamé son admiration pour Mirbeau et reconnu tout ce qu’il lui
devait ? Non. Céline est très avare de reconnaissance. Il cite peu ses devanciers,
sauf pour s’en moquer, ou dire combien il leur est supérieur. Et à cette aune,
il lâche souvent le nom de Paul Bourget. À lire Céline, on a l’impression qu’il
ne connaît que Bourget et que c’est à cette mauvaise lecture, qu’il a pris en
horreur ce qu’il nomme le style « filé Bourget ». (Notons que Léon Bloy,
contemporain de Bourget, a fait de ce dernier un portrait à la férocité inégalée
dans son roman Le Désespéré. Il cacherait donc qu’il a lu Bloy comme il a
caché avoir lu Mirbeau ? Peut-être… ) Et il reproche aux autres écrivains de
s’être laissés contaminer, d’avoir fait de Bourget leur grand-maître, lui, Céline,
étant le seul à avoir échappé à cette maladie. Parce qu’il est l’unique, l’original.
Celui qui n’imite personne. Quant aux autres, non contents d’imiter Bourget,
Céline, que les contradictions n’effraient pas, ne se prive pas de dire qu’ils l’ont
plagié. Ou qu’ils sont ses élèves. Comme Henry Miller, par exemple. Voire
Jean-Paul Sartre. (Je note, en passant que Sartre a eu droit, lui aussi, à la
comparaison avec Bourget. Elle émane de Jacques Laurent qui publia un
pamphlet intitulé Paul et Jean-Paul. ) Céline a ses têtes de Turc préférées.
326 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
quelques pages plus loin, et avant sa réaction furieuse contre le « Portrait d’un
antisémite », c’est : « deux ans de prison — trois ans de tranchées pour lui
apprendre le véritable existentialisme et une condamnation à mort au cul
pendant dix années au moins — et une bonne invalidité — 75 pour cent —
alors il ne divaguera plus — il ne fabriquera plus des monstres gratuits — vice
aussi des Américains — Passos [sic], Steinbeck, etc. » On voit que Céline connaît
plutôt bien (ou mal) la littérature de son siècle, en France, en Amérique… Il
ne néglige même pas de citer Chateaubriand et Jules Vallès. Et Mallarmé. Qui
sertit les mots précieux, tandis que Céline glorifie les mots triviaux. Pour Milton
Hindus, il étale plutôt sa culture, allant même jusqu’au Moyen Âge avec
Ruysbroeck et François Villon, le mystique et le voyou.
Là, il me fallait changer mon fusil d’épaule. Céline, non seulement ne
revendiquait absolument pas l’influence de Mirbeau, mais il ignorait totalement
notre auteur. Mais, dirons-nous : est-ce possible ? Céline a beaucoup lu. Il ne
débarque pas sans bagages dans la littérature. Quand Mirbeau meurt, Céline
a 23 ans. Les principaux romans de l’auteur de Sébastien Roch et du Journal
d’une femme de chambre sont encore disponibles. Comment croire qu’un
lecteur aussi curieux que le jeune Destouches — pour ceux qui l’ignoreraient
encore son véritable patronyme — soit passé à côté du Jardin des supplices ou
du Journal d’une femme de chambre ? Et puis, le grand écrivain était membre
de l’Académie Goncourt. Il était un faiseur de rois. Quand, en 1947, Céline
écrit à Milton Hindus et lui donne ses opinions littéraires, si Mirbeau avait été
un auteur important à ses yeux, il n’aurait pas oublié de le citer. Mais,
objectera-t-on, il aurait pu, aussi, omettre de le faire, parce qu’il lui aurait
emprunté quelque chose. Céline se voulait l’inventeur unique d’un style, le
« rendu émotif ». Il se croyait et se voulait, du coup, sans prédécesseur, sans
maître. De nature peu reconnaissante du tout, Céline aurait pu, en effet,
parfaitement passer sous silence l’influence décisive de Mirbeau. Après tout, il
y a d’autres exemples, Saint-John-Perse effaçant volontairement l’influence de
Victor Ségalen sur sa poésie en est un.
Enfin, ne disposant de rien d’autre que d’une intuition et de faibles indices,
pour ce qui concerne Mirbeau/Céline, il m’est impossible de persévérer dans
cette voie. À vrai dire, j’en suis plutôt soulagé. Il m’eût déplu, en effet, qu’à
partir des Grimaces on aboutisse à Bagatelles pour un massacre ; voire que
Sébastien Roch contienne, de manière avérée, les prémisses de Voyage au bout
de la nuit. Parce que là, si Sébastien Roch est un roman d’apprentissage qui se
termine par la guerre et la mort au combat de Sébastien, son ami Bolorec, qui
tue son capitaine d’une décharge dans le dos apporte au roman une fin anar-
chiste que Céline n’eût pas osée, Bardamu, dans le Voyage, se contentant de
se faire réformer pour échapper à la guerre, on remarquera que Mirbeau va
plus loin que Céline. Bolorec, le survivant, est peut-être un futur révolutionnaire
328 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
anarchiste. Si Céline a tout de même lu Mirbeau, je finis par croire que s’il ne
le cite pas, c’est qu’il voit en lui un renégat de l’antisémitisme, un traître, car
Destouches/Céline a baigné très jeune dans le climat de l’affaire Dreyfus, du
côté des antidreyfusards. Et imaginons que le père de Céline, M. Destouches,
ait lu l’article « Palinodies », paru le 15 novembre 1898, dans L’Aurore, où
Mirbeau s’explique : « Donc, j’ai détesté les Juifs, et cette haine, je l’ai exprimée
dans les Grimaces… […] L’harmonie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse
du pire vers le mieux… Devant les découvertes successives de ce qui lui apparaît
comme la vérité, cet homme-là [Mirbeau] est heureux de répudier, un à un, les
mensonges où le retiennent, si longtemps, prisonnier de lui-même ces terribles
chaînes de la famille, des prêtres et de l’État. » Or Céline a fait exactement le
contraire, il est allé du mieux vers le pire, ou plutôt, dans le pire il a pataugé
toute sa vie, avec des rémissions qui n’ont pas duré longtemps. Le milieu social
du jeune Céline — paradigme de la petite bourgeoisie prospère — est anti-
sémite. La mère possède une boutique de dentelles de luxe et le père est cadre
supérieur dans une compagnie d’assurance. S’il arrive au père de lire L’Aurore
et s’il est tombé sur l’article de Mirbeau précité, c’est comme si j’entendais d’ici
ses « Nom de Dieu ! » et ses « Bordel de merde ! », ses formidables imprécations
contre les Juifs et les traîtres qui les soutiennent. Rappelons-nous ce que dit le
narrateur de Mort à crédit sur son père, qui n’en a qu’après les Juifs, les francs-
maçons : « Il déconnait à pleine bourre. » Certes, ce qui réunit nos deux
auteurs, Mirbeau et Céline, deux Normands, c’est la force d’un style absolu-
ment personnel, un regard impitoyable sur la société de leur temps, beaucoup
plus que des expériences de vie pratiquement identiques. On l’a dit, Mirbeau
soutenait l’anarchie. Céline, absolument pas. Ne sachant comment l’ap-
préhender, après l’avoir cru mûr pour le socialisme — il participe à l’Hommage
à Zola rendu à Médan —, on l’a qualifié, par facilité, d’anarchiste. Céline ne
croyant pas en l’homme et en sa perfectibilité, se laissant aller au racisme scien-
tifique, confondant l’humanisme et la zoologie, comment eût-il pu être anar-
chiste ? Après la deuxième guerre mondiale, lorsqu’il sort de sa prison danoise,
des admirateurs bien intentionnés se mobilisent à Paris, car il a suscité des
dévouements. Une campagne dans Le Libertaire tente d’émouvoir sur son sort.
Or certains, et non des moindres, tel André Breton, ne sont pas dupes, et
Breton le déclare : Céline, une fois sorti de prison, ne risque absolument plus
rien au Danemark.
Tant pis pour moi si je me trompe, en réalité tout sépare Mirbeau de Céline.
Les points de suspension et l’antisémitisme, il y avait illusion à leur accorder
trop d’importance. Mirbeau a répudié l’antisémitisme. Il a dit, dans L’Aurore,
son admiration pour Joseph Reinach, et cela a suffi, inutile qu’il s’explique
davantage, on a compris. « Mais je ne viens pas me disculper…, écrit Mirbeau.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 329
J’ai mieux à faire. Et je saisis l’occasion qui m’est offerte — […] — d’apporter à
un homme que j’ai méconnu et que j’ai beaucoup attaqué, un témoignage
public de mon affection et de mon admiration. C’est de M. Joseph Reinach que
je veux parler. » Reinach ! Le neveu du principal financier de l’affaire du
Panama, Jacques de Reinach, à ce titre violemment conspué. Suicidé ou assas-
siné, on ne sait. Joseph Reinach, qui organisa la défense de Dreyfus. Se déclarer
son admirateur, c’était vraiment se désigner à la vindicte. Céline a eu des
velléités de remords qu’il n’a pas rendues publiques. Par rapport à Milton
Hindus, il se sentit un peu gêné et lui écrivit quand même, le 14 juin 1947, à
propos de sa préface à l’édition américaine de Mort à crédit : « Vous glissez à
merveille sur ce terrible antisémitisme ! ! Hélas comment nous défendre ! C’est
le grand point faible — On peut évidemment citer Jésus-Christ qui lui aussi a
pesté contre les juifs et W. Churchill dans une page d’une grande violence (peu
CONNUE) Cela ne nous rachète pas ! Qui n’a pas pesté contre les juifs ! Ce
sont les pères de notre civilisation — on maudit toujours son père à un moment
donné — Leur ai-je fait du mal ? Rigolade ! M’ont-ils fait du mal ? Hum… pas
mal… J’en crève de les voir insultés — Nous verrons la suite… de toute façon,
il n’y a plus d’antisémitisme possible, concevable. » Pourquoi donc ? Il explique
à son correspondant que, les Juifs étant aussi bien au pouvoir à Moscou qu’à
New York, ce serait une idiotie fondamentale. Quant à l’avenir, il précise :
« On reviendra sans doute au racisme, mais plus tard, et avec les juifs » À condi-
tion, cependant, qu’ils ne soient pas trop « aveulis » J’imagine la tête de Milton
Hindus lorsqu’il lut ce passage. On voit donc bien tout ce qui sépare Mirbeau
de Céline sur ce point. Le premier a tout simplement changé. Il a compris. Il
est allé du « pire vers le mieux ». Et il ne reviendra plus en arrière. Non seule-
ment Céline ne reconnaît aucune culpabilité — il n’a jamais fait aucun mal
aux Juifs, dit-il — , mais il a à se plaindre d’eux. Ce sont eux qui, au contraire…
Il est lancé dans une concurrence victimaire. Le plus innocent des persécutés,
c’est lui. Il ne faut pas s’y tromper. L’antisémitisme n’a plus de sens. Les
Allemands n’ont rien compris au racisme. Céline ne recule devant aucune
énormité. Comme par exemple celle-ci : « Les nazis eux-mêmes n’ont jamais
pensé sérieusement au racisme — Ils s’en servaient comme d’un appât électoral
pour rallier quelques illuminés de mon genre — » L’argument électoral vaut son
pesant. En effet, Céline se reconnaît comme un raciste scientifique, ennemi
du métissage. C’est l’obsession « scientifique » de son racisme qui le différencie
profondément de Mirbeau antisémite. Céline est tributaire de la lourde scien-
tificité de la fin du XIXe siècle, époque où l’on mesurait les crânes. Il n’y a pas
renoncé. Dans sa correspondance avec Milton Hindus, il fluctue, il fait
quelques concessions mineures. Il s’est fait avoir par les nazis, il le reconnaît.
Autrement dit, ils sont coupables de ses errements. Mais c’est tout. Il n’ira pas
330 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Maxime BENOÎT-JEANNIN
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 335
Enfin pour Agamben, « les contemporains sont rares ». C’est donc une
qualité exceptionnelle dont témoignent peu d’individus ; or Mirbeau compte
parmi ceux-ci.
Giorgio Agamben précise qu’« être contemporain est avant tout une affaire
de courage : parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard
sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une
lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment. Ou encore : être ponctuel à
un rendez-vous qu’on ne peut que manquer. » La parabole d’Agamben pourrait
être rapprochée du commentaire de Walter Benjamin (1940) relatif à l’œuvre
de Paul Klee intitulée Angelus Novus : « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule
Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de
quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte,
ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son
visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements,
il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle
ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller
les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une
tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les
refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne
le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette
tempête est ce que nous appelons le progrès11. » La contemporanéité est donc
inséparable du courage en tant que conscience lucide agissante. Dès lors, il
convient à présent d’examiner rapidement et de façon conjointe comment la
vertu du courage se conjugue avec la vie d’Octave Mirbeau, comment il a pu
être ponctuel aux rendez-vous qu’il ne pouvait que manquer…
Il est vrai que la pensée sur le courage a connu un réel recul au XXe siècle,
mais il est à nouveau étudié depuis une trentaine d’années, notamment par
Michel Foucault avec Le Courage de la vérité12 (1984), Cynthia Fleury, avec La
fin du courage13 (2010), et les auteurs belges Thomas Berns, Laurence Blésin
et Gaëlle Jeanmart, avec Du courage14 (2010).
Les auteurs belges du traité philosophique Du courage écrivent une phrase
typiquement mirbellienne et qui rappelle la philosophie cynique d’un Diogène
de Sinope : « Nul n’est courageux sans agir. Le courage est une qualité de l’acte,
non de l’âme. » Rappelons alors ce mot d’Octave Mirbeau dans Les 21 jours
d’un neurasthénique : « Enfin, ma conscience délivrée ne me reproche plus rien,
car, de tous les êtres que je connus, je suis le seul qui ait courageusement
conformé ses actes à ses idées, et adapté hermétiquement sa nature à la signi-
fication mystérieuse de la vie15... »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 339
Les raisons mêmes du long purgatoire subi par Mirbeau sont peut-être
également à l’origine de sa postérité grandissante de nos jours. Il y a donc
un double mouvement : l’un, vieux d’un siècle, qui repose sur la répulsion
vis-à-vis des thèses et de la personne de Mirbeau, répulsion dont la source
est l’absence de courage ; et l’autre ; très récent, qui consiste en une recon-
naissance des valeurs défendues et de la vertu qu’est le courage mises en
œuvre par l’anarchiste. Rares sont en effet les écrivains actuels qui présentent
la combinaison d’un grand cœur et d’un courage propre à montrer du doigt
les tartufferies des puissants. Il faut ainsi, pour tout un chacun qui ose la
réflexion et affronte lucidement les contradictions, faire appel aux auteurs de
jadis, passant de La Boétie à Montaigne, de Rabelais à Voltaire et bien entendu
Mirbeau.
Et à l’évidence la postérité en devenir de Mirbeau doit beaucoup – est-il
besoin de le préciser ici ? – au développement des études mirbelliennes sous
l’impulsion de la Société Octave Mirbeau, créée et animée par le Professeur
Pierre Michel.
Enfin remarquons à titre incident le rôle du cinéma, média contemporain
s’il en est, dans ce mouvement progressif de retour à Mirbeau.
Conclusion :
œuvre tout entière et son sens, alors même qu’Agamben nous a avertis que
les contemporains de tous temps, arc-boutés sur leur courage, ne pouvaient
qu’être rares. Ce sens de l’œuvre de Mirbeau est infiniment tragique, et ce sera
bien s’il se perpétue dans une aristocratie de la pensée qui ne renonce jamais
à mettre sa vie en adéquation avec ses idées. Ainsi, inspiré par le titre de l’ouvrage
de Luis Mercier Vega L’increvable anarchisme, c’est légitimement qu’on pourra
parler de « l’increvable Mirbeau ».
Guilhem MONÉDIAIRE
NOTES
1
« Octave Mirbeau, postérité et modernité ».
2
Eugène Montfort « Avec Mirbeau », Mercure de France, 1er juin 1907.
3
Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que le contemporain ? », Nudités, Rivages Poche, 2012.
4
Giorgio Agamben, op. cit., p. 21.
5
Giorgio Agamben, ibid, p. 24.�
6
« Vous comprenez ? J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On
n’est pas parfait, que diable !... Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares. » (Octave
Mirbeau, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique).
7
Étienne Helmer, Diogène le cynique, Société d’édition Les Belles Lettres, Figures du savoir,
2017, p. 43.
8
Albert-Émile Sorel, « Octave Mirbeau », Gil Blas, 10 avril 1903.
9
Octave Mirbeau, « Le Mal Moderne », L’Écho de Paris, 8 septembre 1891, réuni dans
Dialogues tristes. – Octave Mirbeau, « La Guerre et l’Homme », L’Écho de Paris, 9 août 1892,
réuni dans Dialogues tristes.
10
« Le jour où tous les hommes auront été abêtis définitivement, et définitivement servilisés par
le socialisme collectiviste, ce jour-là seulement l’humanité sera grande et heureuse... En d’autres
termes, pour que l’humanité soit heureuse en général, il faut que les individus soient malheureux
en particulier. » (Octave Mirbeau, « Avant-dire », L’Écho de Paris, 28 décembre 1893).
11
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Œuvres III, Traduction Maurice de Gandillac,
Folio Essais, page 434.
12
Michel Foucault, Le Courage de la vérité – Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au
Collège de France, 1984, Hautes études, Gallimard, Seuil, 2009.
13
Cynthia Fleury, La Fin du courage, Biblio essais, Le Livre de Poche, Fayard, 2010, 188 pages.
14
Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du courage, une histoire philosophique,
Édition Les Belles Lettres, collection Encre marine, 2010, 298 pages.
15
Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, page 224.
16
Michel Foucault, Le Courage de la vérité, coordonné par Frédéric Gros, PUF, Débats philo-
sophiques, juin 2012, p.11.
17
Michel Foucault, ibid., p. 14.
18
Octave Mirbeau, Comoedia, 25 février 1910, cité par Pierre Michel dans la notice « Révolte
» du Dictionnaire Octave Mirbeau.
19
Georges Rodenbach, L’élite, 1899
20
Sacha Guitry, extrait du commentaire sonore au film Ceux de chez nous, 1915.
21
Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, biogra-
phie, Librairie Séguier, Paris, 1990, 1020 pages.
22
Octave Mirbeau, La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, p. 294.
344 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Un très élégant salon Louis XVI. À droite, portant donnant sur la chambre à
coucher ; à gauche, cheminée, garnie d’une pendule Louis XVI et de deux vases
de Chine richement montés. Au fond, large fenêtre s’ouvrant sur un balcon. Au
milieu, table à rinceaux de bronze, chargée de statuettes précieuses et de bibelots
rares. Contre les murs, de chaque côté de la fenêtre à droite, un médailler en
bois de rose, à gauche un petit bureau-vitrine en acajou surmonté d’un grand
vase en porcelaine de Sèvres. Gravures anciennes dans des cadres du choix le
plus pur… Çà et là, grand canapé-gondole, fauteuils, chaises, recouvertes de
soies charmantes. 21
L’accumulation des
détails dit l’opulence de
l’intérieur cambriolé, ce
qui, dans le contexte de la
pièce, fait naître une sourde
interrogation : par quelles
malhonnêtetés le proprié-
taire a-t-il bâti sa fortune ?
Ce décor réaliste rompt
ainsi radicalement avec la
farce en faisant de la scène
un espace saturé de signes.
Mirbeau n’exploite
donc pas les possibilités
offertes par une scène
malléable, mobile et
Les Amants, en polonais (Łódź, octobre 2017) dépouillée, qui fascine tant
les réformateurs du théâtre
350 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
[J]e tiens des conciliabules quotidiens avec notre ami Octave Mirbeau en vue
de reproduire, cette fois, des supplices […]. Nous arrosons et bouturons des
petits bouts de bois à enfoncer dans les oneilles et des pinces à tordre les nez. 22
Il lui oppose « [l]e décor par celui qui ne sait pas peindre », qui « approche
plus du décor abstrait, n’en donnant que la substance24 », et met ce programme
en application à l’aide des peintres Nabis Sérusier et Bonnard pour la toile de
fond d’Ubu roi : « vous verrez des portes s’ouvrir sur des plaines de neige sous
un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de
portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent de petits
éléphants perchés sur des étagères25. » Jarry rompt avec la mimésis illusionniste
prédominant au XIXe siècle, dont le naturalisme constitue l’acmé, et prend un
malin plaisir à exhiber la convention et l’artifice. Dans la première version
d’Ubu cocu, Ubu, en pleine discussion avec Achras, « s’engloutit dans la
trappe », mais y reste bloqué :
PÈRE UBU : Que signifie cette plaisanterie ? Vos planchers sont déplorables.
Nous allons être obligé de sévir.
ACHRAS : C’est seulement une trappe, voyez-vous bien.
LA CONSCIENCE : Monsieur Ubu est trop gros, il ne pourra jamais passer.
PÈRE UBU : De par ma chandelle verte, il faut qu’une trappe soit ouverte ou
fermée. La beauté du théâtre à phynances gît dans le bon fonctionnement des
trappes. Celle-ci nous étrangle, nous écorche le côlon transverse et le grand
épiploon. Nous allons périr si vous ne nous tirez pas de là ! 26
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 351
La prise de distance par rapport aux règles classiques passe par l’exhibition
de la convention. La parole et l’emblème suffisent à transformer l’espace
scénique et à créer l’espace dramatique de l’échoppe. Là où les spectateurs
du passé admettaient l’absence de décor parce qu’il s’agissait de la convention
en cours, les contemporains de Jarry, habitués au trompe-l’œil et aux illusions
naturalistes, la perçoivent comme une provocation. En commentant le
procédé, dans une monstration ludique et paradoxale de l’absence de décor,
Jarry en fait un moteur du renouvellement théâtral.
S’il n’y a pas de comparaison possible entre les choix dramaturgiques de
ces deux contemporains qui ont explicitement recours à la farce, c’est que
Mirbeau s’intéresse avant tout à la charge critique que peut transmettre le
décor. Sa modernité ne repose pas sur le rejet des codes dramatiques de son
temps, car son combat a d’autres enjeux.
En effet, dans la lignée des auteurs de comédies « rosses », Mirbeau met les
procédés farcesques au service de son projet de révélation des défaillances de
la société bourgeoise. La farce a beaucoup à offrir à un théâtre émancipateur :
ses personnages types ouvrent la voie à la caricature et la satire ; le prologue
352 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
en 1919 une série de pièces en un acte relevant de la farce, dont La Noce chez
les petits bourgeois. Il s’agit de ce qu’il nomme, dans ses notes pour L’Opéra
de quat’sous, l’Umfunktionierung, à savoir la subversion d’une forme théâtrale
divertissante dans un but de critique sociale.
Mais surtout, Mirbeau a l’intuition singulière et novatrice d’associer à la
farce la moralité. Ces pièces d’édification morale et religieuse contemporaines
des farces se prêtent elles aussi à l’agitation, car elles mettent en scène, sous
forme allégorique, le difficile choix entre le Bien et le Mal lors d’un voyage et
n’hésitent pas à critiquer les abus : le clergé qui s’adonne à la simonie, la
noblesse qui multiplie les impôts, les marchands qui trompent le client. Dans
les pièces de Mirbeau, nombre des effets farcesques sont modérés par des
procédés qui évoquent la moralité. Ainsi, l’allégorisation des personnages, stylisés
en Mari, Femme, Amant, Voleur, Volé, Maire, a des répercussions sur l’action :
les farces mirbelliennes sont relativement statiques, les conflits ne débouchent
pas sur une action, mais sur une joute oratoire. Ce choix de la typification fait
du discours mirbellien un discours a valeur générale, renonçant à la caricature
et la satire de travers particuliers. Il renoue en cela avec la condamnation des
sept vices que pratique la moralité : la luxure du magistrat et de l’Amant,
l’orgueil de l’Interviewer et du Commissaire, l’avarice des riches sont pointés
du doigt. Inversement, les procédés de la farce tempèrent l’édification morale
et religieuse au cœur des moralités. La visée de Mirbeau n’est pas édifiante,
mais dénonciatrice : il se contente, par une maïeutique habile, de montrer
les contradictions de la société et de stimuler l’esprit critique des spectateurs.
Il subvertit ainsi le didactisme explicite du genre médiéval. La finalité des
moralités mirbelliennes est en tout point antithétique à celle du genre
convoqué ; subversion de l’ordre social au lieu de transmission des valeurs de
la classe dominante. C’est dans cette association que la postérité mirbellienne
est toute trouvée : le Mystère-Bouffe de Maïakovski, écrit dans l’euphorie de
la Révolution, adopte précisément cette dynamique entre théâtre religieux et
profane afin de révéler les dysfonctionnements de l’ancienne société : « Le
Mystère-Bouffe, c’est notre grande Révolution condensée par le moyen du
vers et de l’action théâtrale. Le mystère, c’est ce qu’il y a de grand dans la
Révolution ; le bouffe, ce qu’il y a de comique31. » Le recours à la farce permet
de dégrader les ennemis de classe, les Purs, personnages rejetés dans le bas
corporel, tant par leur costume sphériques que par leur obsession pour la nour-
riture. Le mystère est présent par la reprise de motifs bibliques, tel le thème
nachique qui ouvre la pièce, ou le voyage des Impurs les conduisant à traverser
l’enfer pour arriver au Paradis, la société socialiste à venir. Le dramaturge russe
allie finalement deux héritages de la farce de la fin du XIXe siècle : le projet
démystificateur de Mirbeau et les innovations formelles élaborées par les
réformateurs du théâtre, dans l’espoir de donner naissance à un théâtre qui
« transfigur[e]32 » la vie.
354 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Somme toute, Mirbeau est doublement moderne : d’une part, il est de son
temps en ce qu’il investit un genre à la mode ; d’autre part, il donne un nouvel
élan à la farce en l’alliant à la moralité et contribue à la transmettre à la postérité.
Ne pourrait-on pas appliquer à Mirbeau la formule de Copeau à propos du
Testament du père Leleu, farce de Roger Martin du Gard : « C’est neuf, et c’est
classique...33 » ? Mirbeau reste classique par son ancrage dans un réalisme,
comme en témoigne son exigence d’un théâtre « vrai ». Ses farces reposent
encore sur une dramaturgie aristotélicienne et ne sont pas le lieu d’une
libération du burlesque dans une liesse carnavalesque ou de l’extravagance
d’un monde totalement cul par-dessus tête. Cependant, il y a bien du neuf
dans ces Farces et moralités, qui proposent une critique incisive de la société
que saura faire fructifier le XXe siècle.
Sarah BRUN
Université de Rouen
NOTES
1
La comédie Les affaires sont les affaires a été créée le 18 novembre 2009 au Vieux-Colombier
et le 1er mars 2016 au Théâtre des Célestins à Lyon.
2
Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », in Pierre Michel (dir.), Un moderne : Octave
Mirbeau, Cazaubon, Eurédit, 2004, p. 199.
3
Ibid., p. 205.
4
Voir par exemple Sylvie Humbert-Mougin, Dionysos revisité : les tragiques grecs en France de
Leconte de Lisle à Claudel, Paris, Belin, 2003.
5
Sur les parallèles entre les deux auteurs, voir Claudine Elnécavé, « Mirbeau et Courteline,
destins croisés », Cahiers Octave Mirbeau 14, 2007, p. 150-157. Mirbeau suit la carrière de
Courteline, comme en témoigne sa demande de places à Antoine en 1900 pour Le Commissaire
est bon enfant.
6
Marianne Bouchardon, « Réalisme et naturalisme », in Hélène Laplace-Claverie, Sylvain
Ledda, Florence Naugrette (dir.), Le Théâtre français du XIXe siècle : histoire, textes choisis, mises
en scène, Paris, L’avant-scène théâtre, 2008, p. 389.
7
Ibid., p. 389.
8
Sur le détail des relations entre Antoine et Mirbeau, voir la notice « André Antoine » de
Philippe Baron, dans Yannick Lemarié et Pierre Michel (dir.), Dictionnaire Octave Mirbeau,
Lausanne, L’Âge d’homme, 2011, p. 26-27.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 355
9
André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre Antoine et sur l’Odéon (première direction), Paris,
Grasset, 1928, p. 131 : « Je n’ai monté L’Épidémie, d’Octave Mirbeau, que parce que le grand
polémiste m’a un peu poussé l’épée dans les reins. Il y a dans cette pièce, qui essaie d’être satirique,
des grossièretés, une violence déplaisante, qui heurtent justement le bon sens du public. En réalité,
peu d’effet. »
10
André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre, Paris, Fayard, 1921, 6 novembre 1890,
p. 194.
11
Ibid., 5 octobre 1892, p. 268-269.
12
Octave Mirbeau, L’Épidémie, in Théâtre complet, Mont-de-Marsan, Eurédit, 1999, p. 538.
13
Georges Courteline, Le Constipé récalcitrant, in Œuvres, t. II, Paris, Flammarion, 1932, p.
196.
14
Octave Mirbeau, Vieux ménages, in Théâtre complet, op. cit., p. 490.
15
Ibid., p. 499.
16
Selon lui, « [r]enversements brutaux, contrastes et symétrie, crescendo et emballement final,
inversion de toutes les normes, pastiches et parodies, jeux de mots et de scène, paradoxes et para-
logismes, autant de procédés farcesques qui détruisent l’illusion théâtrale », « Introduction »,
Théâtre complet, op. cit., p. 474.
17
Dans Les Combats d’Octave Mirbeau, chapitre VII « Un dramaturge décapant, ou Combat
pour le théâtre », p. 233-275 ; « Octave Mirbeau critique dramatique », in Karl Zieger, Amos
Fergombé (dir.), Théâtre naturaliste, théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au
tournant du XIXe au XXe siècle, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2001, p. 235-
245 ; « Octave Mirbeau et le théâtre », in Pierre Michel (dir.), Un moderne : Octave Mirbeau.
Cazaubon, Eurédit, 2004, p. 187-218.
18
Octave Mirbeau, Les Amants, in Théâtre complet, op. cit., p. 553.
19
Ibid., p. 553.
20
Octave Mirbeau, L’Épidémie, in Théâtre complet, op. cit., p. 519.
21
Octave Mirbeau, Scrupules, in Théâtre complet, op. cit., p. 615.
22
Alfred Jarry, Almanach illustre du Père Ubu de 1901, in Œuvres complètes, t. I, Paris,
Gallimard, 1972, p. 592.
23
Alfred Jarry, « De l’inutilité du théâtre au théâtre », in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p.
406.
24
Ibid., p. 406.
25
Ibid., p. 400.
26
Alfred Jarry, Ubu cocu ou l’Archéoptéryx, in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 503.
27
Ibid., p. 1198. Ce passage ne figure que dans la première version d’Ubu cocu et a été
supprimé en 1897.
28
Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous
la Renaissance, Paris, Gallimard, 1978, p. 19.
29
Lettre de Jacques Copeau à Roger Martin du Gard, 5 août 1919, in Jacques Copeau, Roger
Martin du Gard, Correspondance, t. 1, Paris, Gallimard, 1972, p. 314.
30
Florent Gabaude, « Le théâtre ouvrier et Hans Sachs : une réception paradoxale », in
Dominique Herbet, Culture ouvrière, Arbeiterkultur : mutations d’une réalité complexe en
Allemagne du XIXe au XXIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011,
p. 252.
31
« Libretto de Mystère-Bouffe pour le programme du spectacle en l’honneur du troisième
Congrès du Komintern, 1921 », in Vladimir Maïakovski, Œuvres complètes, Giz. Hud. Literatury,
Moscou, t. 2, 1956, p. 359.
32
Vladimir Maïakovski, Le mistère-bouffe, in Théâtre, Paris, Grasset, 1989, p. 130.
33
Jacques Copeau, Roger Martin du Gard, Correspondance, t. 1, op. cit., p. 111.
356 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
DE MIRBEAU À SLIMANI
Étude comparative du Journal d’une femme de chambre (1900),
Anna la douce, de Dezsö Kosztolányi (1926),
Les Bonnes, de Jean Genet (1947), L’Analphabète, de Ruth Rendell,
et Chanson douce, de Leïla Slimani (2016).
Nous ne pouvons pas tous être heureux, tous être riches, tous avoir de la
chance – et ce serait beaucoup moins drôle s’il en était ainsi. N’est-ce pas,
Mr Blank ? Il faut un arrière-plan sombre pour faire ressortir les couleurs vives.
Il faut que certains pleurent pour que les autres puissent rire de meilleur cœur.
Les sacrifices sont nécessaires… Bon. Admettons que vous possédiez ce
droit mystique de me couper les jambes. Mais le droit de vous moquer de moi
ensuite parce que je suis infirme – non, celui-là, je crois que vous ne l’avez pas.
Et c’est celui auquel vous tenez le plus, n’est-ce pas ?
Vous avez besoin de mépriser les gens que vous exploitez. 1
Jean Rhys, Bonjour Minuit
La structure du récit de Slimani n’est pas novatrice non plus et fait tout de
suite penser à L’Analphabète. Dans les deux cas le meurtre est connu dès le
départ et le but de la narration est d’exposer la succession d’événements qui,
peu à peu, installent un malaise croissant entre les maîtres et la domestique et
mènent au crime. Dans les deux cas, la narration s’achève par une enquête
policière. Si Leïla Slimani innove et dérange, c’est parce qu’elle situe son
histoire dans le Paris que nous connaissons, chez des bobos plutôt ouverts
d’esprit. Le couple formé par Paul et Myriam Massé est cool et branché et a
peu de points communs avec la rigidité des Lanlaire, et pourtant… Slimani
parvient à montrer le malaise croissant de la domestique, y compris dans cet
environnement politiquement correct et cosmopolite.
Le point commun entre ces romans est qu’ils s’interrogent tour à tour sur la
définition même du domestique. Mirbeau le décrit comme « quelqu’un de
disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans
l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre... [...] un monstrueux hybride humain... Il
n’est pas du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit
et où il tend2 ». Pour Kosztolányi, la domestique est « l’être le plus proche et le
plus lointain, l’amie et l’ennemie en une seule personne : la mystérieuse invitée,
l’invitée énigmatique de tout foyer3 ». Genet, dans Les Bonnes, se montre plus
virulent ; selon lui, « les domestiques n’appartiennent pas à l’humanité. Ils
coulent. Ils sont une exhalaison qui traîne dans nos chambres, dans nos corridors,
qui nous pénètre, nous entre par la bouche, qui nous corrompt4 ».
Les domestiques données à voir dans ces récits sont différentes. Dans Le
Journal d’une femme de chambre c’est Célestine, narrateur autodiégétique, qui
raconte son histoire et le lecteur a un accès privilégié à ses pensées. Dans Anna
la douce, non seulement le narrateur est hétérodiégétique, mais le lecteur a
très peu d’informations sur le personnage de la domestique et ne sait pas vrai-
ment ce qu’elle pense ou ressent. C’est le cas aussi pour L’Analphabète et
Chanson douce où, spectateurs du drame qui se joue sous nos yeux, nous
restons toujours à l’extérieur ; à aucun moment il ne nous est donné de
pénétrer dans la conscience de ces étranges créatures que sont Anna, Eunice
et Louise. Une autre différence importante entre ces romans réside dans la
personnalité même des domestiques. Alors que Célestine se montre sûre d’elle
et désinvolte, n’hésitant pas à revendiquer ses opinions (du moins par écrit),
Anna, Eunice et Louise sont beaucoup plus effacées et leurs voix presque
inaudibles. Leur point commun est qu’elles ne reculent pas devant le crime,
ou du moins l’idée du crime.
Si les domestiques sont perçues et traitées par leurs employeurs comme des
automates, cela ne fait que nourrir leur sentiment de révolte ; le mutisme, les
addictions et le repli sur soi sont alors autant de manières de donner libre cours
au désarroi sans faire usage de la parole (outil qu’elles maîtrisent plus ou moins
bien). Toutefois, quoi que fasse la domestique, elle ne pourra jamais changer
358 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
I La révolte de l’automate
Les romans dont il est question ici ont pour point commun, non seulement
d’accorder une place primordiale à la domestique dans la narration, mais aussi
de tenter de comprendre comment les maîtres la perçoivent et par quel
mécanisme ils justifient les mauvais traitements qui lui sont imposés.
Même si elle a toutes les caractéristiques d’un être humain ordinaire, la
domestique est perçue comme une entité fonctionnelle, à mi-chemin entre
l’inanimé et l’humain. Parce qu’elle est perçue de cette manière, on lui impose
un isolement plus ou moins total. Cela est tout d’abord visible par les conditions
de vie imposées aux domestiques, qui les condamnent à un isolement perma-
nent. Si les conditions de vie de Célestine sont loin d’être idéales (on se
souvient de sa petite chambre sous les toits, ouverte à tous les vents), celles
d’Anna Édes sont encore pires. Non seulement la jeune fille n’a pas de chambre
personnelle et ses gages ne sont pas fixés d’avance, mais ses horaires de travail
sont extrêmement contraignants. Leïla Slimani insiste, elle aussi, sur les
mauvaises conditions de vie de Louise, qui habite loin de son lieu de travail (à
Saint-Maur-des-Fossés, à plus de 15 minutes à pied du RER), vit dans un studio
minuscule et travaille énormément. L’isolement de la domestique est palpable.
Dans le cas d’Anna il est total, elle n’a pas d’amis. Eunice vit complètement
isolée dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle fasse la connaissance de Joan, mais
préfère souvent la solitude. Louise préfère elle aussi s’isoler du monde et évite
de tisser des liens avec les autres nounous (elle ne connaît que Wafa, jeune
femme qu’elle croise parfois dans le parc, mais commence bientôt à l’éviter
elle aussi).
Si les employeurs imposent un tel isolement à leur domestique, c’est juste-
ment parce qu’à leurs yeux celle-ci n’est pas tout à fait humaine, ou du moins
n’a pas les mêmes besoins qu’eux. Leur regard les transforme en objets. Quand
elle pense à ses domestiques, Mme
Vizy les perçoit comme des choses
interchangeables : « Elle les
confondait déjà. Elle trouvait une tête,
elle lui cherchait un corps ; ailleurs, un
corps n’avait pas de tête. Elle fouillait
dans cet étrange capharnaüm5 ».
Cette décollation est révélatrice du
regard qu’elle porte sur ses domes-
tiques, qui sont pour elle avant tout
une fonction (un corps au travail), Adaptation théâtrale de L'Analphabète.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 359
avant d’être des êtres humains avec une tête et un visage. Les Vizy sont fiers
de leur possession : c’était « une admiration inconditionnelle, une adoration,
une déification dépourvues d’esprit critique – leur acquisition s’avérait tellement
rentable6 ! ». Anna accepte son rôle, elle a « les mouvements d’un automate
silencieux. Une machine, se disaient-ils7 ». Dans Les Bonnes, Solange dit, en
parlant de la patronne : « elle nous aime comme ses fauteuils. Et encore !
Comme la faïence rose de ses latrines. Comme son bidet8. » Dans L’Analphabète,
là encore, il est indiqué que « [les Coverdale] désiraient qu’[Eunice] fût satisfaite
parce que, si elle l’était, elle resterait chez eux. Mais, ils ne la considéraient pas
du tout comme un être humain. […] Eunice n’était guère pour eux qu’une
machine9. »
Cette image de la domestique-objet, si elle correspond à un fantasme de
ses employeurs, n’est pourtant en rien conforme à la réalité. Les sentiments
éprouvés par les domestiques sont bien plus intenses que ne le soupçonnent
ceux qui les emploient. L’isolement auquel ces femmes sont soumises contribue
d’ailleurs, d’une manière flagrante, à l’intensité de leurs ressentis et à leur
conscience aiguë du pouvoir qu’elles ont entre leurs mains, c’est-à-dire de leur
liberté d’anéantir ce monde dans lequel elles vivent. Célestine a parfaitement
conscience du pouvoir qu’elle porte en elle : « Quand je pense qu’une
cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres...
une pincée d’arsenic à la place de sel... un petit filet de strychnine au lieu de
vinaigre... et ça y est10 !... » Elle-même n’ira pas jusque-là : d’une part, parce
qu’elle a trop de maîtrise ; et, d’autre part, parce qu’elle sait qu’elle ne gagnerait
rien à tuer les Lanlaire. Pour se venger des humiliations subies dans le passé ;
elle préférera devenir à son tour une maîtresse tyrannique, perpétuant ainsi le
système de domination. L’idée de crimes à venir, auprès de son mari, n’est pas
non plus exclue. La révolte d’Anna, d’Eunice et de Louise paraît beaucoup plus
sanglante, car elle est en opposition totale avec leur attitude passive durant
tout le roman, surtout dans le cas d’Anna et de Louise.
Le fait est que la révolte est toujours présente dans l’imaginaire du domes-
tique, comme l’observe Solange dans Les Bonnes : « Madame se croyait protégée
par ses barricades de fleurs, sauvée par un exceptionnel destin, par le sacrifice.
C’était compter sans la révolte des bonnes11. » Claire parle de « cérémonie »
pour évoquer ce qu’elles préparent et cette idée sera reprise par Chabrol, qui
intitulera ainsi son film. Eunice est le contraire d’une révoltée, elle est indif-
férente ; et pourtant c’est bien une cérémonie qu’elle et Joan vont organiser.
Une cérémonie de mise à mort. D’une certaine manière, c’est aussi ce que fait
Louise.
Pourquoi ces femmes passent-elles à l’acte ? Pourquoi vont-elles si loin, elles
qui étaient justement si douces, effacées ou indifférentes en apparence ? Les
romans n’apportent pas de réponses à ces questions, mais certaines pistes sont
données.
360 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
souligne Rendell un peu plus loin, « l’instruction est l’une des pierres angulaires
de la civilisation. Être illettré, c’est être déformé. La dérision qui fut autrefois
attachée à une tare physique, s’applique peut-être plus justement aujourd’hui à
l’analphabète. Si celle, ou celui, qui en est frappé vit parmi des gens peu cultivés,
le mal n’est pas grand, car au royaume des borgnes, les aveugles ne sont pas
rejetés16 ». Eunice vit chez les Coverdale, qui sont des gens extrêmement
cultivés. Ne pas parler, d’une certaine manière, c’est aussi ne pas exister
réellement. Anna, Eunice et Louise ressemblent à des êtres à peine ébauchés,
non finis. Des êtres dépourvus de maison, si on se souvient de la fameuse
formule de Heidegger, « le langage est la maison de l’Être17 ».
Dans ces vies vides et dépourvues de liens réels avec d’autres êtres
(Zygmunt Baumann parle de « l’homme sans liens »), les addictions prennent
une place importante. Eunice est complètement dépendante de son poste de
télévision, où elle regarde ses séries policières favorites, ainsi que de ses
tablettes de chocolat, qu’elle consomme en grande quantité. Louise, elle aussi,
passe des journées entières devant la télévision : « Toute la journée, Louise laisse
la télévision allumée. Elle regarde des reportages apocalyptiques, des émissions
idiotes, des jeux dont elle ne comprend pas toutes les règles18 ». L’absence de
communication engendre un repli sur soi de l’individu qui, en s’isolant, perd
sa capacité d’empathie.
Le mutisme des domestiques ne signifie pourtant pas que tout est silence
en elles, bien au contraire. Le bouillonnement intérieur de la domestique est
suggéré par la puissance évocatrice de leurs prénoms. Ces prénoms sont
toujours significatifs et parsèment les récits comme des indices perceptibles
pour le lecteur, mais non pour les employeurs. Le travail onomastique est en
effet très important dans la diégèse et indique, d’une manière ironique, la vraie
nature de ces êtres. Chez Mirbeau il y a un jeu oxymorique extrêmement
ironique sur le prénom de la domestique : Célestine renvoie aux célestins, un
ordre religieux aux règles morales strictes, ainsi qu’à tout ce qui est « céleste »,
de manière plus générale, ce qui est loin d’être le cas de ce personnage. L’ironie
du prénom de la domestique est tout aussi importante dans le roman de
Kosztolányi. Anna est un prénom trompeur pour Mme Vizy : « Ce nom gentil et
moelleux lui fut sympathique, car elle n’avait encore jamais eu ni bonne ni parente
prénommée Anna, ce qui l’aurait sans doute gênée19 » ; le prénom « était tombé
sur elle comme quelque chose d’aussi blanc que la manne20 ». Comme sa tante,
Jancsi lui aussi sera séduit par le prénom de la jeune domestique. Anna est,
pour lui, « le plus beau nom de femme, un nom porteur de la promesse éter-
nelle, sous une forme espièglement conditionnelle21 ». En ce qui concerne son
nom de famille, il se confond en hongrois avec l’adjectif « doux22 », ce qui
justifie le choix du titre français dans la nouvelle édition. En réalité, Anna n’a
rien de moelleux et la couleur qui peut lui être associée est davantage le rouge
362 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Paul passe son bras autour de ses épaules et elle a envie de lui prendre la main.
L’aisance de Paul la fascine. Elle les regarde tous les deux quand ils dansent :
« Elle voudrait les mettre sous cloche, comme deux danseurs figés et souriants,
collés au socle d’une boîte à musique. Elle se dit qu’elle pourrait les contempler
des heures sans se lasser jamais. Qu’elle se contenterait de les regarder vivre,
d’agir dans l’ombre pour que tout soit parfait, que la mécanique jamais ne s’en-
raie. Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse
que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle. 32
Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer.
Elle a épuisé ce que son cœur contenait de tendresse, ses mains n’ont plus rien
à frôler. « Je serai punie pour ça, s’entend-elle penser. Je serai punie de ne pas
savoir aimer ». 34
* * *
Si la domestique est une figure qui fascine tant d’écrivains c’est parce qu’elle
apparaît comme un miroir de la société dans laquelle elle évolue et qui l’a pour
ainsi dire créée. Le Journal d’une femme de chambre, Anna la douce, Les
Bonnes, L’Analphabète et Chanson douce sont des œuvres de fiction puissantes,
qui mettent en lumière les dysfonctionnements de la société et l’impossible
NOTES
1
Jean Rhys, Bonjour minuit, Denoël, Coll. « Empreintes », 2014, p. 54-55.
2
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, in Œuvre romanesque, Buchet/Chastel,
2001, tome II, p. 496.
3
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, 1992, p. 97.
4
Jean Genet, Les Bonnes, Folio, 2016, p. 100.
5
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, 1992, p. 43.
6
Ibid, p. 116.
7
Ibid, p. 126.
8
Jean Genet, Les Bonnes, op. cit., p. 40.
9
Ruth Rendell, L’Analphabète, Librairie des Champs-Elysées, 1978, p. 32.
10
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 573.
11
Jean Genet, Les Bonnes, op. cit., p. 30.
12
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 405.
13
Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », Regards sur Kosztolanyi,
A.D.E.F.O., Paris, Akadémiai Kiadó, Budapest, 1988, p. 22.
14
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 81.
15
Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », op. cit., p. 22.
16
Ruth Rendell, L’Analphabète, op. cit., p. 7.
17
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Aubier, 1992, p. 67.
18
Leila Slimani, Chanson douce, Gallimard, 2016, p. 212.
19
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 57.
20
Ibid, p. 57.
21
Ibid, voir la note de la traductrice en bas de la page 187 : adna est la troisième personne du
singulier du verbe « donner » – « donnerait » (jeu de mots hongrois).
22
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., Préface, p. 9.
23
Ibid, p. 237.
24
Ibid, p. 270.
25
Jean Genet, Les Bonnes, op. cit., p. 52.
26
Leila Slimani, Chanson douce, op. cit., p. 89.
27
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 407.
28
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 111.
29
Ibid, p. 294.
30
Jean Genet, Les Bonnes, op. cit., p. 28.
31
Ibid, p. 74.
32
Leila Slimani, Chanson douce, op. cit., p. 81.
33
Ibid, p. 203.
34
Ibid, p. 213.
35
Ruth Rendell, L’Analphabète, op. cit., p. 48.
36
Leila Slimani, Chanson douce, op. cit., p. 56.
368 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Pour qu’une démocrate digne de ce nom puisse exister, et donc pour que
le pouvoir ne coure plus le risque d’être confisqué au peuple par quelques
spécimens d’escrocs de la politique, une condition préalable doit être remplie :
encore faut-il que le peuple soit constitué, non pas d’« inexprimables imbéciles »,
mais de citoyens réellement soucieux de la chose publique et conscients à la
fois de leurs droits et de leurs devoirs. Malheureusement, d’après Mirbeau, on
est bien loin du compte : certes, l’électeur ne naît pas « imbécile », mais il le
devient, inexorablement, car tout est fait pour qu’il soit abruti à tout jamais,
au terme de quelques années de ce que, par antiphrase sans doute, on
nommait – et on nomme toujours – « éducation ». Pour Mirbeau, au lieu
d’éduquer de futurs citoyens, la société bourgeoise, avec la complicité
intéressée de l’Église catholique, s’emploie à les décerveler, à tuer l’homme
dans l’enfant et à fabriquer de « croupissantes larves », malléables et corvéables
à merci. Il ne faut donc pas s’étonner si, au sortir d’une scolarité réduite à un
minimum, où l’on sape leur curiosité intellectuelle et leur esprit critique et où
ils apprennent avant tout à respecter une autorité sacralisée, les futurs adultes
sont fort en peine d’agir en citoyens lucides et responsables. La crétinisation
programmée les livre sans défense à tous les prédateurs, qu’ils soient en
soutanes ou en redingotes : certes, les Cartouche de la République et les Loyola
de l’Église romaine1 constituent des associations de malfaiteurs qui se livrent
une impitoyable concurrence, quand il s’agit de se partager les parts de marché
du contrôle des âmes ; mais, sur le fond, ils sont bien d’accord entre eux pour
que lesdites âmes ne leur fassent surtout pas courir le risque, mortel pour eux,
de s’émanciper et de leur échapper…
Or, il arrive que ce sont les candidats stupides qui, toujours, roulent les
paysans malins. Ils ont, pour cela, un moyen infaillible qui ne demande aucune
intelligence, aucune étude préparatoire, aucune qualité personnelle, rien de ce
qu’on exige du plus humble employé, du plus gâteux serviteur de l’État. Le
moyen est tout entier dans ce mot : promettre… Pour réussir, le candidat n’a
pas autre chose à faire qu’à exploiter – exploiter à coup sûr – la plus persistante,
la plus obstinée, la plus inarrachable manie des hommes : l’espérance. Par
l’espérance, il s’adresse aux sources mêmes de la vie ; l’intérêt, les passions, les
vices. On peut poser en principe absolu l’axiome suivant : “Est nécessairement
élu le candidat qui, durant une période électorale, aura le plus promis et le plus
de choses, quelles que soient ses opinions, à quelque parti qu’il appartienne, ces
opinions et ce parti fussent-ils diamétralement opposés à ceux des électeurs.”
Cette opération que les arracheurs de dents pratiquent journellement sur les
places publiques, avec moins d’éclat, il et vrai, et plus de retenue, s’appelle pour
le mandant : “dicter sa volonté”, pour le mandataire : “écouter les vœux des
populations”… […] Ce qu’il y a d’admirable dans le fonctionnement du suffrage
universel, c’est que le peuple, étant souverain et n’ayant point de maître au-
dessus de lui, on peut lui promettre des bienfaits dont il ne jouira jamais, et ne
jamais tenir des promesse qu’il n’est point, d’ailleurs, au pouvoir de quelqu’un
de réaliser. Même il vaut mieux ne jamais tenir une promesse, pour la raison élec-
torale et suprêmement humaine qu’on s’attache de la sorte, inaliénablement, les
électeurs, lesquels, toute leur vie, courront après ces promesse, comme les
joueurs après leur argent, les amoureux après leur souffrance. Électeurs ou non,
nous sommes tous ainsi… Les désirs satisfaits n’ont plus de joies pour nous… Et
nous n’aimons rien autant que le rêve, qui est l’éternelle et vaine aspiration vers
un bien que nous savons inétreignable. / L’important, dans une élection, est donc
de promettre beaucoup, de promettre immensément, de promettre plus que les
autres. Plus les promesses sont irréalisables et plus solidement ancré dans la confi-
372 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
ance publique sera celui qui les aura faites. Le paysan veut bien donner sa voix,
c’est-à-dire aliéner ses préférences, sa liberté, son épargne entre les mains du
premier imbécile ou du premier bandit venu ; encore exige-t-il que les promesses
qu’il reçoit, en échange de tout cela, en vaillent la peine… Il en réclame pour sa
confiance, éternelle comme son destin d’être dupé. (21 jours, pp. 188-189)
de vin, durant les débats d’un marché, être plus expert en toutes les roueries
des champs de foire… […] Et je sentais que moins ces aventures dénotaient de
scrupules, plus on l’aimait… Vraiment, sa popularité grandissait avec sa canaillerie,
laquelle avait du moins ce mérite, bien français, d’être une canaillerie inventive
et joviale » (p. 193) – ce qui n’est pas vraiment le cas du patibulaire Trump…
Je ne fus pas élu. L’écrasante majorité qui échut à mon adversaire, je l’attribue,
en dehors de certaines manœuvres déloyales, à ceci que ce diable d’homme était
encore plus ignorant que moi et d’une canaillerie plus notoire. Constatons en
passant qu’une canaillerie bien étalée, à l’époque où nous sommes, tient lieu de
toutes les qualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à lui
reconnaître de force intellectuelle et de valeur morale. / Mon adversaire, qui est
aujourd’hui une des illustrations les moins discutables de la politique, avait volé
en maintes circonstances de sa vie. Et sa supériorité lui venait de ce que, loin de
s’en cacher, il s’en vantait avec le plus révoltant cynisme. / — J’ai volé… j’ai
volé… clamait-il par les rues des villages, sur les places publiques des villes, le
long des routes, dans les champs… / Émerveillées, les laborieuses populations
des villes, non moins que les vaillantes populations des campagnes acclamaient
cet homme hardi avec une frénésie qui, chaque jour, allait grandissant, en raison
directe de la frénésie de ses aveux. / Comment pouvais-je lutter contre un tel
rival, possédant de tels états de service, moi qui n’avais encore sur la conscience,
et les dissimulais pudiquement, que de menues peccadilles de jeunesse, telles
que vols domestiques, rançons de maîtresses, tricheries au jeu, chantages, lettres
anonymes, délations et faux ?… Ô candeur des ignorantes juvénilités ! (p. 59)
il est parvenu à se faire aimer en adaptant les moyens mis en œuvre aux diffé-
rents publics à séduire : « Par des duels appropriés, [Mortain] fit taire la malveil-
lance qui va chuchotant autour des personnalités nouvelles, et sa naturelle gaîté,
son cynisme bon enfant qu’on traitait volontiers d’aimable paradoxe, non moins
que ses amours lucratives et retentissantes, achevèrent de lui conquérir une
réputation discutable, mais suffisante à un futur homme de gouvernement qui
en verra bien d’autres. […] Serviable, quand cela ne lui coûtait rien, généreux,
prodigue même, quand cela devait lui rapporter beaucoup, arrogant et servile,
selon les événements et les hommes, sceptique sans élégance, corrompu sans
raffinement, enthousiaste sans spontanéité, spirituel sans imprévu, il était
sympathique à tout le monde. […] Oui, vraiment, c’était un charmant garçon »
(pp. 70-72). La séduction ne se réduit donc évidemment pas à un simple
“charme” naturel auquel succomberaient les dames, ce charme dont jouait JFK
avec maestria : c’est un art de tromper les foules, qui s’apprend et se perfec-
tionne par une pratique assidue, comme le prouve l’exemple de deux politi-
ciens dépourvus de toute espèce de charme, mais qui se sont formés et forgés
pendant des années dans la “téléréalité” et qui ont bien étudié leurs cibles,
Trump et Berlusconi.
On se rend compte alors que, pour séduire les foules, c’est-à-dire les
tromper, conformément à l’étymologie du mot, il convient de jouer en perma-
nence la comédie et de conformer sans vergogne ses discours aux attentes et
espérances des foules différentes auxquelles on s’adresse : le mensonge devient
alors une seconde nature pour un fieffé trompeur tel que Trump, en même
temps qu’une incontournable nécessité politico-électorale, et il va devenir de
plus en plus difficile, pour l’observateur ou pour le concurrent honnête, de
rétablir une inaccessible vérité si ouvertement et outrageusement foulée aux
pieds qu’il n’y a plus grand monde pour s’en soucier7. Dans toute son œuvre,
on le sait, Mirbeau s’est plu à a révéler les dessous peu ragoûtants de ce thea-
trum mundi, en nous entraînant dans les coulisses nauséabondes du “beau
monde” en général, et de la vie politique en particulier. Les campagnes élec-
torales sont des moments où le mensonge est plus que jamais roi, où le politi-
cien est en représentation permanente : au lieu de se révéler tel qu’il est, avec
ses qualités et ses défauts, il endosse une défroque – au propre comme au
figuré – qu’il suppose de nature à le servir et offre à ses électeurs médusés un
véritable show8, à l’instar du marquis de Portpierre, qui se présente déguisé en
fonction du public auquel il s’adresse : « Ma surprise fut grande de le voir vêtu
d’une longue blouse bleue et coiffé d’une casquette en peau de lapin. On m’ex-
pliqua que c’était son uniforme électoral et que cela le dispensait de toute autre
profession de foi… » « Rien, dans sa physionomie, rougeaude et vulgaire, mais
narquoise et rusée, ne le distinguait des autres croquants et ne révélait en lui ce
que les anthropologues de journaux appellent “la race” » (p. 186). Berlusconi
et Trump, bouffons sans vergogne de la télé-poubelle, ont poussé jusqu’à ses
376 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Pour que ce cirque qu’est devenue une élection produise sur les specta-
teurs-électeurs l’effet souhaité, deux conditions sont encore à remplir.
- Tout d’abord, il est utile de “faire peuple” et donc de faire oublier, l’espace
du show, les millions et les belles manières qui, le reste du temps, produisent
une fascination certaine. Rien de tel, pour cela, que de manifester son mépris
pour tout ce qui est au-dessus du peuple, à commencer par la culture et l’in-
telligence. La vulgarité, qu’elle soit naturelle, comme chez Sarkozy, Berlusconi
Bernard Tapie ou Trump, ou affectée, comme chez le marquis de Portpierre,
tend à faire croire que le candidat est du même monde que ses électeurs,
qu’ils parlent la même langue (« Casse-toi, pôv’ con ! »), qu’ils partagent les
mêmes valeurs et les mêmes références culturelles et que, par voie de
conséquence, le politicien est en droit de parler
pour eux et de prétendre les représenter, ce qui
est le principe de tout populisme :
Le marquis de Portpierre était chez lui, à Norfleur, qu’il considérait comme son
fief, et où son esprit de ruse, son génie du maquignonnage, son habileté à “mettre
les gens dedans”, lui avaient valu une popularité énorme. Il avait si bien conquis
le pays par ses qualités de rondeur crapuleuse qui lui eussent fait jeter des pierres
ailleurs, que nul ne songeait à s’étonner des transformations brusques que, lors
des périodes électorales, il opérait en sa toilette. Tout le monde, au contraire, en
était heureux et on disait de lui : / — Ah ! c’est un bon enfant, M. le marquis.
En voilà un qui n’est pas fier !… En voilà un qui aime le cultivateur ! […] Nul ne
s’étonnait, non plus, qu’il eût conservé les privilèges et les honneurs que
s’attribuaient les grands seigneurs d’autrefois. (p. 187)
C’est ainsi que, malgré leurs millions, Berlusconi, Trump ou encore Marine
Le Pen prétendent parler au nom de ce peuple dont ils n’ont pourtant jamais
été et qu’ils prétendent dresser contre les élites et l’establishment dont ils font
bien évidemment partie. L’éditorialiste du Monde Alain Frachon écrit à ce
propos : « Brexiters, trumpistes et lepénistes ont ceci en commun qu’ils assurent
incarner “le peuple”. À leurs yeux, c’est un gage de bonté naturelle et d’excep-
tionnelle légitimité démocratique. Cette qualité autodistribuée a l’avantage de
repousser “les autres” dans l’ignoble catégorie des “élites” que l’on sait attachées
au malheur dudit peuple. Ainsi va la rhétorique électorale de part et d’autre de
l’Atlantique en ce premier tiers de XXIe siècle10. » Et déjà en 1900…
- Ensuite, pour souder le peuple qu’on entend incarner, rien de tel que de
rejeter l’autre, celui qui est différent, donc potentiellement dangereux, et que
l’on anathémise, conspue et persécute avec une parfaite bonne conscience,
au nom de sa religion, ou des valeurs reçues en héritage et menacées par l’exis-
tence même de l’autre. L’antisémitisme a beaucoup servi, au cours des derniers
siècles et, notamment, pendant l’affaire Dreyfus, avec ces cris de « Mort aux
Juifs ! » qui ont tant horrifié Mirbeau et qui reviennent, tel un leitmotiv, dans
Le Journal d’une femme de chambre, dont l’Affaire constitue la toile de fond.
Mais l’anti-intellectualisme aussi, a de beaux jours devant lui dans toutes les
zones infestées de populisme ultra-droitier, et notamment dans le Trumpland,
où l’intellectuel, chercheur, écrivain, universitaire ou journaliste, est l’ennemi
numéro un, désigné comme tel et devenu une cible à abattre, et où une masse
d’électeurs au front bas n’ont que mépris pour l’intelligence et la culture, consi-
dérées comme des qualités usurpées. Tous ceux qui exercent une profession
intellectuelle, fût-elle aussi modeste que celle d’un instituteur, comme dans
Les 21 jours, sont a priori suspects d’exercer librement leur pensée critique et
378 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
— Est-ce que les vrais amis du peuple s’habillent en redingote… comme les
étrangers… les rastaquouères, les juifs ? […] Et où a-t-il volé cette redingote ?…
Et ce chapeau, qui l’a payé ?… L’Allemagne en sait quelque chose… Les
fripouilles…, les sales fripouilles !… / Les murmures grandirent, s’enflèrent… Un
charron, les bras nus jusqu’au coude, énorme sous le tablier de cuir qui lui cachait
les jambes, clama : / — Bien sûr… c’est un traître… / Et quelques voix hurlèrent : /
— À bas le traître !… (p. 192)
Conclusion
Octave Mirbeau est sans illusions sur les hommes et, par conséquent, sur
les institutions en général, et, en particulier, sur le système des élections,
supposé démocratique, mais qui repose en réalité sur la manipulation du
peuple par une minorité de « mauvais bergers » de toutes obédiences, qui ont
en commun le désir de s’approprier le pouvoir et d’en conserver le monopole.
Bref, de se servir, eux et leurs familles, amis et affidés, au lieu de servir le peuple
dont ils se prétendent abusivement l’émanation. Cela lui apparaît comme une
dangereuse mystification, qu’il convient donc de démasquer, dans l’espoir
d’ouvrir les yeux d’une partie des électeurs – ceux qu’il appelle des « âmes
naïves », qui n’ont pas été complètement laminés par l’éducastration – et de
donner ainsi ses chances à une véritable démoc-
ratie de s’établir, peut-être, un jour lointain…
Il existe, en effet, chez les lecteurs-électeurs une
frange qui résiste, qui ne se laisse pas duper ni
acheter, comme Isidore Lechat en fait l’amère
expérience, dans Les affaires sont les affaires : il a
eu beau dépenser sans compter pour acheter les
voix d’électeurs potentiels, il n’a obtenu que 600
misérables voix, comme le lui rappelle en glapis-
sant, Mme Lechat, excédée par ce gaspillage
insensé11. L’échec répété d’Isidore Lechat, malgré
ses cinquante millions, a ceci de réconfortant qu’il
prouve que certains électeurs sont suffisamment
lucides pour identifier un ennemi mortel dans celui
qui leur vole le travail et la terre, ou qui tente de
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 379
faire d’eux des esclaves corvéables à merci. Comme quoi il peut arriver que le
suffrage dit universel puisse, malgré tout, laisser aux citoyens munis d’un
bulletin de vote un moyen d’exprimer leur refus, à défaut de pouvoir maîtriser
le cours des choses, et de cesser, du même coup, selon le vœu de George
Orwell, d’être « complices », par leur passivité, leur sottise ou leur aveugle-
ment, « des corrompus, des imposteurs, des voleurs et des traîtres12 ».
Pierre MICHEL
NOTES
1
Annotation marginale et manuscrite d’Octave Mirbeau, sur un exemplaire d’Une idylle
tragique, de Paul Bourget, p. 193 (collection Jean-Claude Delauney).
2
Le 11 mars 2017, Le Monde titre ainsi un reportage sur les élections dans l’État indien de
l’Uttar Pradesh : « En Inde, le crime paie pour les élus ». Et d’expliquer que Mukhtar Ansari, de
sa prison, dirige la campagne et en sort toujours vainqueur : « Impliqué dans cinquante-quatre
affaires criminelles, dont plusieurs meurtres, il n’a encore jamais été reconnu coupable. “On a beau
leur promettre une protection, tous les témoins se rétractent”, confie un policier de Mau. En Inde,
les candidats criminels ont le plus de chances de remporter une élection. Et leur nombre ne cesse
d’augmenter. Environ 45 % des élus de l’Assemblée d’Uttar Pradesh, en 2012, étaient concernés
par des affaires allant du viol à l’enlèvement, en passant par l’extorsion de fonds, contre 10 % en
1984. »
3
Allusion à l’article d’Octave Mirbeau, « Cartouche et Loyola », paru le 9 septembre 1894
dans Le Journal (et reueilli dans ses Combats pour l’enfant). Il y dénonce la complicité objective
des politiciens républicains et des prêtres catholiques, également hostiles à toute pédagogie visant
à émanciper les esprits..
4
Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 58.
5
« Taire le mal », Le Foyer, acte I, scène 6.
6
Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, p. 186.
7
Le Journal d’une femme de chambre, chapitre II (Éditions du Boucher, 2003, p. 68).
8
« Il avait la réputation d’y être fort habile [dans les affaires], et sa grande habileté consistait à
“mettre les gens dedans” ». Néanmoins, « républicain strict, patriote fougueux – il fournissait le
régiment –, moraliste intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père
se montrait sans pitié, sans excuses, pour l’improbité des autres, principalement quand elle lui
portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la nécessité de l’honneur et de la vertu… » (op. cit.,
p. 63).
9
Depuis l’élection de Trump, on parle de plus en plus de fake news.
10
À la veille de l’élection présidentielle française, Le Monde titre ainsi un de ses articles du 20
avril 2017 : « Politiques cherchent cours d’art dramatique – Pour aiguiser leur gestuelle et leur
voix, nombre de candidats et d’élus recourent aux services d’artistes aguerris ».
11
Interview de Russell Banks dans L’Obs du 5 janvier 2017.
12
Alain Frachon, éditorial du Monde, 2 mars 2017.
13
« Six cents voix qui te coûteront six cent mille francs, comme toujours… » (Les affaires sont les
affaires, acte I, scène 9).
14
On attribue à George Orwell cette citation, dont je n’ai pas trouvé la référence : « Un
peuple qui élit des corrompus, des imposteurs, des voleurs, des traîtres, n’est pas victime. Il est
complice. »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 380
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE