Figures Du Narrateur Et Représentations Du Monde Dans Deux Romans de Dany LaferriÈre
Figures Du Narrateur Et Représentations Du Monde Dans Deux Romans de Dany LaferriÈre
Figures Du Narrateur Et Représentations Du Monde Dans Deux Romans de Dany LaferriÈre
FIGURES DU NARRATEUR ET
REPRÉSENTATIONS DU MONDE DANS DEUX
ROMANS DE DANY LAFERRIÈRE :
2010-2011
SOMMAIRE
INTRODUCTION ............................................................................................................................. 4
I. ORGANISATION SPATIOTEMPORELLE DES DEUX ROMANS : LES ÉLÉMENTS
FONDAMENTAUX D’UNE REPRÉSENTATION. .......................................................................................... 7
I.A. LE VOYAGE GÉOGRAPHIQUE : STRUCTURATION ET LIEUX ............................................................. 7
I.A.1. Schéma global de deux « voyages » : espaces parcourus ..................................... 7
I.A.1.a. Des voyages ? .........................................................................................................................7
I.A.1.b. Espaces parcourus dans l’Énigme du retour .........................................................................8
I.A.1.c. Espaces parcourus dans Pays sans chapeau ...................................................................... 11
I.A.2. Représentation des espaces : « Quel est cet espace humain auquel renvoie
la littérature ? » ......................................................................................................................... 14
I.A.2.a. Les mises en tension ........................................................................................................... 15
I.A.2.b. Échelles ................................................................................................................................ 21
I.A.2.c. Descriptions des lieux .......................................................................................................... 21
I.A.2.d. Points de vue et champs de vision. Voix d’Haïti/ Voix d’Ailleurs. ..................................... 24
I.A.2.e. « Pays rêvé/ Pays réel » : intégration des espaces imaginaires ........................................ 26
I.A.3. Habiter l’espace ................................................................................................ 28
I.A.3.a. Construction du chez soi ..................................................................................................... 29
I.A.3.b. L’Ailleurs .............................................................................................................................. 33
I.A.3.c. La mort et l’exil .................................................................................................................... 33
I.B. CONSTRUCTION DE L’ÉPAISSEUR HISTORIQUE ET BIOGRAPHIQUE DANS LE ROMAN ........................... 35
I.B.1. Un ancrage dans le temps historique discret et parfois contradictoire :
référents réels .............................................................................................................................. 36
I.B.1.a. Histoire (temps historique) et histoires :............................................................................ 36
I.B.1.b. Temporalités (auto)-biographiques .................................................................................... 42
I.B.2. La durée diégétique ............................................................................................... 44
I.B.2.a. La datation relative des évènements, les divisions temporelles ....................................... 44
I.B.2.b. Le temps ressenti : établir l’impression de durée .............................................................. 48
I.B.2.c. Les romans et l’œuvre ......................................................................................................... 50
2
II.B.3. Dissociation de l’esprit et du corps : « être ici » et « être au présent » ............... 81
II.C. L’ÉCRITURE COMME ESPACE RECONCILIATEUR ?...................................................................... 83
II.C.1. Figures de l’écrivain, du créateur ....................................................................... 84
II.C.1.a. Mise en scène d’un écrivain dans le monde ..................................................................... 84
II.C.1.b. L’enquêteur, le révélateur, expérience ou imaginaire ?................................................... 89
II.C.1.c. L’écrivain, le récit oral et écrit ............................................................................................ 90
II.C.1.d. Le pouvoir de l’auteur. ....................................................................................................... 91
II.C.1.e. Autres poètes et créateurs................................................................................................. 93
II.C.2. « Écrire au présent » et « être présent » ............................................................ 95
II.C.2.a. L’immédiateté de l’écriture................................................................................................ 96
II.C.2.b. Réflexivité : l’auteur et son narrateur ............................................................................... 99
II.C.2.c. Dany Laferrière, un « peintre primitif » ........................................................................... 101
3
Introduction
Dany Laferrière, de son vrai nom Windsor Klébert Laferrière est né à Port-
au-Prince le 13 avril 1953. Il a vécu sa jeunesse en Haïti puis s‟est exilé en
Amérique. Il vit aujourd‟hui entre Miami et Montréal. Quelques prix de littérature
lui ont été décernés, notamment pour son roman L’Énigme du retour, qui obtient
le prix Médicis 2009. Jérôme Ceccon dira de cet écrivain de la diaspora haïtienne
en Amérique qu‟il est un « auteur qui transforme l‟angoisse en saut en avant vers
un renversement du mythe babélique de la tour pour se rapprocher, à travers sa
transcendance, d‟une pluralité non dispersive, un rêve que seule la littérature peut
exprimer »1. Son travail sur les identités, l‟ancrage et la dérive, s‟inscrit à la suite
de la réflexion menée par Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et d‟autres
poètes antillais mais est aussi en lien avec la « poétique haïtienne au Québec »,
tentant de manier des « espaces pluriels, transculturels, tout en refusant
l‟alternative folklorisante»2.
Pays sans chapeau raconte le retour en Haïti d’un narrateur adulte, « Dany »
surnommé aussi « Vieux os », exilé depuis vingt ans en Amérique. Il retrouve sa
terre natale et sa famille (sa mère Marie et sa tante Renée) ainsi que de vieilles
connaissances (notamment ses amis Manu et Philippe). Son séjour à Port-au-
Prince et dans ses environs est l’occasion de mener une enquête sur Haïti, la vie
des gens qui y habitent, les croyances vaudous. Le narrateur tente alors
d’éclaircir l’énigme du « pays sans chapeau » et des étranges forces qui semblent
se livrer combat sur cette île. Le pays et le récit se dessinent alors entre deux
pôles : le rêve et le réel.
11
Mémoires et cultures : Haïti, 1804-2004. [dir. Michel Beniamino et Arielle Thauvin-Chapot].
Limoges : Pulim, 2006. « L‟imaginaire dans le déracinement chez les écrivains haïtiens de la
diaspora installés au Québec », p.223.
2
Ibid., p.217.
4
Ces deux œuvres nous ont paru intéressantes à rapprocher puisqu‟elles
mettent toutes deux en scène un premier « retour », comprennent de nombreux
éléments similaires tout en présentant une forme différenciée. La distance entre
les dates de parution de ces romans dont les trames sont très proches nous a
amené à questionner les choix de Dany Laferrière pour chacune des deux œuvres :
pour ce qui est de la construction géosymbolique et temporelle, de l‟autofiction ou
encore du genre.
3
D.-H. PAGEAUX cite Jean Starobinski (L’œil vivant II) : « Perspectives liminaires » in « Les
Parallèles ». [dir. P.BRUNEL et D.-H. PAGEAUX] –Paris, Revue de littérature comparée, avril-
juin 2001, n°298. - p.202.
4
KUNDERA, Milan. L’art du roman. – Paris : Ed. Gallimard, 1986. –p.49-50.
5
Dans un premier temps, nous verrons comment l‟auteur construit
l‟ « espace » de son narrateur à la fois temporel et spatial, ces deux dimensions
étant incontournables dans la représentation d‟un « être-au-monde ». Puis, nous
verrons en quoi l‟écriture peut être considérée comme un moyen d‟habiter le
monde présent en s‟interrogeant sur la problématique du « retour » et de la
« représentation ».
6
I. Organisation spatiotemporelle des deux romans : les
éléments fondamentaux d’une représentation.
Nous étudierons la manière dont Dany Laferrière représente le « monde »
dans ses deux romans selon les deux dimensions habituelles de l‟espace et du
temps. Tout d‟abord, nous essaierons de faire le point sur les représentations des
lieux et des espaces, parcourant le réel et l‟imaginaire pour ensuite nous intéresser
à la construction des temporalités se référant à l‟Histoire mais aussi à des
éléments internes à la diégèse.
La plupart des langues savent désigner le « lieu » (topos) où l’on se trouve sans pour
avoir autant de notion pour désigner la dimension plus ou moins délimitée qui
entoure un sujet, par laquelle le sujet détermine sa position au monde et sa vision du
monde.5
5
J-M GRASSIN, « Pour une science des espaces littéraires » in La géocritique mode d’emploi.
[Dirigé par Bertrand WESTPHAL]. – Limoges : PULIM, 2000. – p.III.
6
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. –
« L‟espace habité », p.183-191.
7
dimension initiatique. On n‟attend pas du voyageur qu‟il s‟installe pour vivre dans
les espaces qu‟il traverse : le voyage est un espace de transition et
d‟expérimentation afin atteindre un objectif. L‟étymologie latine voiage qui
signifie « chemin à parcourir »7 amène un questionnement sur le « but » du
voyage. En effet, on peut entendre par l‟expression « à parcourir » qu‟une
contrainte de déplacement existe et qu‟elle a pour but d‟atteindre un lieu en
particulier (qu‟il soit géographique ou, entendu de manière métaphorique comme
état intérieur du sujet).
7
Définition tirée de : REY, REY-DEBOVE, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue
française. Le petit robert 1. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1990.
8
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.238.
9
Ibid., p.14.
10
Ibid., p.57, p.60.
11
Ibid., p.78.
12
Ibid., p.118.
13
Ibid., voir les chapitres suivants : « Du balcon de l‟hôtel » p.81-84, « Où sont partis les
oiseaux ? » p.89-94 par exemple.
14
Ibid., « Le fleuve humain » p.85-88 : « Je descends dans la rue », « Je suis dans cette ville », par
exemple.
8
l‟hôtel comme espace de référence, d‟autres la maison familiale, ou encore la
ville. Dans la maison familiale, la chambre du neveu prend une importance
remarquable : « on se retrouve, mon neveu et moi, sur son petit lit qui grince »15.
Le narrateur affectionne cette chambre : elle est un espace de communication
particulier puisqu‟elle isole le narrateur avec son neveu. « La galerie »16 est aussi
un espace de circulation qui permet d‟être avec l‟autre, l‟autre que l‟on connaît :
Ma mère et ma sœur
sont venues nous rejoindre
sur la galerie.
Une chorale religieuse à la radio.
Ma mère chante aussi.
Le soir tombe.17
Par la suite, il monte dans la « jeep rouge » d‟un ami qui l‟emmène, par « la
route de Kenscoff »18, chez lui. Les deux hommes se rendent à la frontière avec
« le sud profond »19, « à Fermathe », avant de revenir « à l‟endroit même / où on
s‟était rencontrés le matin. »20 Cette expédition, cette « escapade »21est un voyage
dans le voyage. Le terme d‟ « escapade » utilisé pour décrire ce déplacement
semble mettre en évidence l‟enfermement du narrateur entre l‟hôtel et la maison si
bien que rompre le va-et-vient revient à s‟échapper de ces lieux. En effet, le
narrateur passe de lieux clos en lieux clos (la voiture, bien qu‟en déplacement est
aussi une forme d‟isolement) mais qui permettent, c‟est essentiel, d‟observer le
monde autour de lui. Après un retour à l‟hôtel, à la maison familiale et dans la
ville de Port-au-Prince (« place Saint-Pierre »22, le « cinéma Paramount »23,
« l‟université »24…), le narrateur se voit à nouveau invité à Kenscoff par un
« vieux médecin » qui se révèle être un ancien ami de son père. Cet homme lui
fournit une voiture pour se déplacer comme il le souhaite dans le pays : étant
ministre, sa voiture sera reconnue par les populations locales et le voyage du
narrateur biaisé par cette carte de visite incontournable. Ils s‟arrêtent dans un
certain nombre de villages, allant « vers le sud »25. Le chapitre intitulé « le lézard
vert » relate le retour dans le village de son enfance, « Petit-Goâve ». La descente
« Vers le sud »26 continue (« Miragoâne », « Carrefour Desruisseaux »). L‟espace
n‟est pas seulement perçu par le biais de villes ou de villages particuliers, les
différents trajets permettent la description de paysages, d‟espaces à une échelle
plus vaste, la « région »27 par exemple. Cette descente au sud, après un passage
dans le village du chauffeur, se termine par la décision de se rendre seul, en
15
Ibid., p.113.
16
Ibid., p.116, p.122, p.123, p.124.
17
Ibid., p.124.
18
Ibid., p.163.
19
Ibid., p.169.
20
Ibid., p.172.
21
Ibid., p.179.
22
Ibid., p.173.
23
Ibid., p.191.
24
Ibid., p.204.
25
Ibid., p.252.
26
Ibid., p.257.
27
Ibid., p.261.
9
empruntant un moyen de transport local, dans le village natal de son père. Le
narrateur utilise alors un déictique pour mieux montrer au lecteur son arrivée :
« Voici Baradères, le patelin de mon père ». Durant trois chapitres, le narrateur est
dans ce village. Il finit sa course dans un lieu associé au « paradis » qui est une
localité nommée « Les abricots »28. Il s‟y rend « par la mer »29, ce qui est un
nouveau moyen de transport, non utilisé jusqu‟alors. L‟avion, le train, la voiture et
à présent le bateau : tous les moyens de déplacement sont évoqués. Cette « mer »
semble cependant particulière car propice au « sommeil » et au « rêve ». Le roman
se termine sur une forme d‟abolition de l‟espace :
28
Ibid., p.296.
29
Ibid., p.294.
30
Ibid., p.298.
31
Bien qu‟il puisse exister des journaux de voyage ne mentionnant pas les lieux parcourus comme
données essentielles ou ne s‟y intéressant pas réellement (par exemple le Voyage sentimental de
Sterne), nous faisons référence ici à la forme canonique du journal consistant à mentionner le lieu,
la date d‟écriture pour s‟intéresser au voyage en lui-même.
10
exclusivement en prose et dans la continuité met en évidence ce trait particulier de
l‟Énigme du retour. Cette fragmentation produit un effet sur l‟origine de la parole,
sur la représentation du sujet dans le monde. Dans Pays sans chapeau, on sait
presque toujours d‟où parle le narrateur, où se déroule l‟action alors que dans
l‟Énigme du retour, certains propos semblent se dégager des espaces construits du
roman pour se placer dans un « hors-lieu » que permet l‟écriture.
Tout d‟abord, remarquons que l‟écriture même du roman est mise en scène
dans un espace particulier. Dès le premier chapitre, le narrateur précise qu‟il
s‟installe « en Haïti pour parler d‟Haïti »33. Cet incipit met en place une situation
d‟énonciation bien particulière et ancre le roman en Haïti, ce qui n‟est pas
forcément le cas dans l‟Énigme du retour, où le narrateur est souvent en retrait,
qu‟il soit en Amérique ou bien dans un hôtel, une voiture, ou ce que l‟on
nommera un « entre-deux» qui le protège d‟un contact trop direct et appréhendé
avec le pays. Les chapitres consacrés au « Pays réel » s‟ancrent dans Port-au-
Prince. Le narrateur fait un récit chronologique de son séjour en Haïti. Il expose
au lecteur son voyage depuis l‟aéroport, en taxi, jusqu‟à la maison de sa mère qui
n‟est plus celle de son adolescence34, raconte la vie dans cette maison35, ses
déambulations dans les alentours et notamment sur le « morne Nelhio »36 qui
l‟amènent à parler des différents quartiers de Port-au-Prince37. Il déambule dans
les « rues » de Port-au-Prince38, suit sa mère dans des lieux plus particuliers,
présentés comme « le territoire »39 de celle-ci, tels une banque, une librairie, les
32
En nommant ces chapitres ainsi, Dany Laferrière fait référence à un recueil de poèmes
d‟Édouard Glissant nommée Pays rêvé, Pays réel. Nous y reviendrons.
GLISSANT, Édouard. Pays rêvé, pays réel. Suivi de Fastes et de Les Grands Chaos. [1985 -91]–
Paris : éditions Gallimard, 2000. – 198p. (Collection « Poésie », n°347).
33
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.11.
34
Ibid., dans la première partie nommée « Pays réel » p.16-21 « La valise », « Le temps », « Le
taxi », « La colline ».
35
Ibid., première partie « Pays réel » p.21-34 ; sixième partie « Pays réel » p.99-110.
36
Ibid., p.39-44.
37
Ibid., la deuxième partie intitulée « Pays réel »p.39-44 commence par « Je suis sorti ».
38
Ibid., multiples références dans les troisième, quatrième, et cinquième parties intitulées « Pays
réel », p.53-61, p.67-69 et p.77-82.
39
Ibid., p.119.
11
« magasins » qu‟elle a l‟habitude de parcourir40, se déplace dans la ville en taxi
(plutôt involontairement)41. Dans les parties suivantes il voyage sans sa mère,
dans la jeep d‟un ami retrouvé (Philippe) et fait un détour par le musée où
travaille Lisa, son amour de jeunesse42. Les deux hommes se rendent chez
Philippe qui réside à Pétionville43, et font ensuite une escapade à Carrefour, chez
Manu, où le narrateur découvre la vie de celui-ci44. Toutes ces parties offrent entre
elles une grande cohérence dans le déroulement des lieux parcourus. Chacune
d‟elle s‟intéresse à un lieu en particulier, à des échelles diverses : l‟intérieur d‟une
maison, d‟un taxi ou la ville entière. Les chapitres font office de frontière entre les
différents lieux.
40
Ibid., Septième partie « Pays réel » p.117-119.
41
Ibid., p.139-153, huitième partie « Pays réel ».
42
Ibid., p.163-187, neuvième partie « Pays réel », escapade en voiture et retour sur des lieux
connus des deux hommes : le narrateur et Philippe.
43
Ibid., p.197-109, dixième partie « Pays réel ».
44
Ibid., p.217-245, onzième partie « Pays réel », cet épisode comprend le voyage aller depuis chez
Philippe mais aussi le retour chez la mère.
45
Ibid., p.37.
46
Ibid., p.46.
47
HADJAJ Bernard in 1804-2004 Haïti Le regard de l’Afrique. Actes du colloque international
pour le bicentenaire de HAÏTI. [Présenté par UNESCO Yaoundé]. Marseille : Riveneuve Editions,
2006. – p.96. Bernard Hadjaj précise que parmi ces organisations, l‟une, constituée de « criminels
notoires » s‟appelait « l‟armée cannibale ». On trouve dans Pays sans chapeau la référence à une
« armée de zombies » et à la criminalité importante dans Port-au-Prince. L‟imaginaire semble
englober jusqu‟aux plus sombres réalités de la vie haïtienne, encourageant le sentiment de peur
des populations.
48
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.71-75.
49
Ibid., p.83-90 « Sans raison, je la suis. » affirme le narrateur qui se laisse porter par ses sens.
50
Ibid., p.91-98.
12
vent »51), et puisqu‟ « au fond de la cour »52 paisible se tient la tante du narrateur.
Continuant son enquête, le narrateur retourne à la faculté d‟ethnologie 53, puis chez
le docteur Legrand Bijou 54. Le dernier « pays rêvé » se déroule dans la voiture de
Philippe, à la sortie de Pétionville55. Ce chapitre est en lien direct avec le « pays
réel » précédent (chez Philippe) et le suivant (chez Manu). Les lieux évoqués sont,
comme dans le « pays réel », factuels. Le « pays rêvé » n‟amène pas un
détachement des lieux « réels ». De plus, la cohérence globale est maintenue par
l‟évocation, dans les parties « pays réel », des endroits où se rend le narrateur
lorsqu‟il s‟agit du « pays rêvé ». Ainsi, le narrateur se dirige-t-il, « vers l‟Hôpital
général »56. Il se déplace donc dans un espace assez restreint qui va de Port-au-
Prince à Pétionville. L‟ouverture sur un espace plus large se fait par le biais de
l‟évocation et non du déplacement, comme nous le verrons par la suite. Ce qui
sépare le « rêvé » et le « réel » ne relève donc pas de l‟ancrage corporel du
narrateur. Les lieux réels sont toujours bien existants mais des éléments viennent
s‟ajouter au réel, un imaginaire collectif oriente la vision des lieux, de l‟espace
haïtien.
L‟enquête du narrateur qui veut écrire sur Haïti et donc aussi sur le « pays
sans chapeau » l‟emmène dans un pays qui n‟a pas d‟existence concrète. La fin du
roman se distingue du reste. En effet, le narrateur se rend alors au « Pays sans
chapeau », comme l‟indique le titre57. Ce toponyme, qui peut sembler purement
imaginaire pour un lecteur français désigne une réalité semblable à ce que nous
appellerions « l‟au-delà ». L‟auteur traduit et explique ce toponyme (puisque l‟au-
delà est aussi un lieu) en exergue du roman :
Pays sans chapeau, c’est ainsi qu’on appelle l’au-delà en Haïti parce que personne n’a
jamais été enterré avec son chapeau.58
51
Ibid., p.112.
52
Ibid., p. 132.
53
Ibid., p.155-162.
54
Ibid., p.189-195 « La petite maison rose cachée par les lauriers se trouve un peu à l‟écart des
autres maisons de la rue. Une rue ombragée du quartier de Turgeau. » p.190.
55
Ibid., p.211-216 : « à la sortie de Pétionville », p.212.
56
Ibid., p.57.
57
Ibid., p.247-271.
58
Ibid., p.7.
13
La construction de l‟espace par le biais des lieux parcourus dans ces deux
romans fait appel principalement à une topographie existante. Les indices spatiaux
jalonnent les deux œuvres, offrant pour le lecteur des points de repère plus ou
moins précis. Seule l‟excursion au « pays sans chapeau » emmène le narrateur
visiter, par un déplacement physique, un lieu qui pour nous est absent de la terre
mais qui est présent et existe dans l‟imaginaire collectif haïtien. S‟il y a donc un
ancrage géographique réel, la représentation des lieux et l‟organisation de l‟espace
du roman se fait par le croisement d‟imaginaires. La rupture de la fiction avec
l‟espace réel s‟impose par le biais des regards portés sur le monde : voix du
narrateur, mais aussi des autres personnages. Elle intègre des lieux non parcourus,
et parfois invisibles. Le lecteur est donc amené à reconstituer une carte selon des
critères autres que la latitude et la longitude et à inclure dans le « système » des
espaces immatériels.
59
J-M GRASSIN, « Pour une science des espaces littéraires » in La géocritique mode d’emploi.
[Dirigé par Bertrand WESTPHAL]. – Limoges : PULIM, 2000. – p.1.
60
Ibid., – p.2.
61
Le chaos-monde est un terme utilisé par Glissant dans ses œuvres Tout-monde, Traité du Tout-
Monde et Le Monde incréé. Il est emprunté à la physique contemporaine. Il définit un espace où
les « rencontres [sont] multiples, imprévisibles, concrètes, souvent déconcertantes ». C‟est le
processus de créolisation qui « donnera lieu à tant de phénomènes imprévisibles que l‟humanité
vivra dans un monde erratique, un « chaos-monde » qui échappera à toutes les « pensées de
système ou systèmes de pensée » [citation extraite de l‟Introduction à une poétique du divers] ».
Ces propos sont tirés des articles « Créolisation », « Altérité » écrits par CHANCÉ, Dominique, et
« Poétique du divers » par Christiane NDIAYE in Vocabulaire des études francophones : les
concepts de base. [dir. Michel BENIANIMO, Lise GAUVIN]. - Limoges : PULIM, 2005. – p.17-
19, p.53-54, p.153-154.
14
scientifique de la géocritique que l‟on souhaite mettre en évidence mais bien sa
méthode de comparaison et de rapprochement de diverses tentatives
d‟appréhender le « monde erratique ».
Les références toponymiques qui ont été relevées dans un premier temps
permettent de situer les évènements, les descriptions et les propos tenus. Elles sont
complétées par d‟autres lieux lointains ou imaginaires dont les personnages du
roman parlent. La fiction nous permet de placer au même niveau les lieux a priori
réels et imaginaires pour la construction d‟un même espace.
Nous avons affaire à un espace fantasmé dans les trois cas d’un lieu entièrement
imaginaire, de lieux symboliques inspirés partiellement par un lieu d’expérience et de
lieux réels parcourus par les personnages de la fiction.64
il n’y a qu’un « ici » dans Pays sans chapeau, un ici au présent avec quelques allusions à
« l’ailleurs »- le monde nord-américain. Celui-ci se réduit à quelques soldats de
l’ONU et à une poignée de scientifiques s’entêtant à pénétrer les secrets du vaudou.
Karine, la sœur d’Élise, étudie à Montréal ; une amie de la voisine est coiffeuse à
62
B. WESTPHAL, « Pour une approche géocritique des textes », in La géocritique mode
d’emploi. [Dirigé par Bertrand WESTPHAL]. – Limoges : PULIM, 2000. – p.30.
63
On entend ici en écho le travail d‟Édouard Glissant sur le concept de Gilles Deleuze, le rhizome,
mis en opposition avec la racine et qu‟il transpose sur le mode de l‟identité culturelle. « Mais à la
racine unique, qui tue alentour, n‟oserons-nous pas proposer par élargissement la racine en
rhizome, qui ouvre la Relation ? », extrait de son discours au parlement des écrivains cité in
Vocabulaire des études francophones : les concepts de base. [dir. Michel BENIANIMO, Lise
GAUVIN]. - Limoges : PULIM, 2005.- p.19.
64
J-M GRASSIN, « Pour une science des espaces littéraires » in La géocritique mode d’emploi.
[Dirigé par Bertrand WESTPHAL]. – Limoges : PULIM, 2000. –p.X.
15
Montréal, tandis que la mère du protagoniste refuse obstinément de prononcer le
nom de cette ville. Montréal devient le non-lieu anonyme de « là-bas »65.
Il est évident que Pays sans chapeau compose un espace beaucoup plus
simple, que l‟ « ici » et l‟ « ailleurs » paraissent en effet moins complexes que
dans l‟Énigme du retour car désignant une réalité unifiée dans le roman (tout se
déroule en Haïti). Cependant, les représentations de l‟ailleurs et de l‟ici sont
multiples, d‟autant que Pays sans chapeau contient beaucoup de dialogues,
rapportés au discours direct. Ursula Mathis Moser évoque la bipolarité du monde :
l‟endroit où je suis, et l‟endroit lointain mais qui est tout de même l‟objet d‟une
représentation. Lorsque l‟être est en déplacement, comme dans l‟Énigme du
retour, cette bipolarité se complexifie. Cependant, la mise en tension d‟un Nord
représentant le « monde nord-américain » et d‟un Sud auquel appartient Haïti est
aussi visible dans l‟Énigme du retour. Le sud est lourd d‟ « odeurs », de « gens »,
de « crève-la-faim »66. L‟opposition n‟est pas uniquement dévalorisante pour l‟un
ou l‟autre des territoires.
65
MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive américaine - Québec : VLB éditeur,
2003. – p.119.
66
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.26.
67
Ibid., « Le coup de fil », p.13-20.
68
Ibid., p.16.
69
Ibid., p.19.
16
Ainsi passent les siècles dans ces villages du nord.70
Le passage du temps est exprimé par la mise en vers du texte. Cette mise en
page montre ce que la durée a d‟irrégulier, ce que le temps a de non linéaire, selon
les endroits, le ressenti des durées, les évènements.
70
Ibid., p.16.
71
Ibid., p.16.
72
Ibid., p.17.
73
Ibid., p.16.
17
Dans Pays sans chapeau, dès le troisième chapitre qui met en scène la
présence des morts sur les lieux de l‟écriture, la chaleur du sud, toujours opposée
au froid du nord devient le symbole de l‟enfer.
Mon corps a vécu trop longtemps dans le froid du nord. La descente vers le sud,
cette plongée aux enfers. Les feux de l’enfer.74
L‟habitat est aussi une question d‟adaptation, si bien qu‟au retour, le sud
n‟est plus le « chez soi » imaginé lorsqu‟il est en Amérique. L‟enfer est en
particulier la ville de Port-au-Prince, notamment pour les étrangers, comme le
montre dans l‟Énigme du retour le dialogue entre un cameraman et le narrateur à
« l‟hôtel Montana ». L‟hôtel est un refuge, le « quartier général des journalistes
étrangers » pour échapper à la « chaudière de Port-au-Prince », à « l‟enfer »75.
L‟isolement des étrangers qui n‟osent pas se rendre dans le vrai monde haïtien et
qui prétendent ensuite décrire Haïti est dénoncé par Dany Laferrière à travers ce
personnage, qui ne voit dans la ville qu‟un « décor »76. Au contraire, et malgré la
difficulté de se sentir étranger dans son pays, le narrateur (non sans appréhension)
va explorer la ville, regarde la vie quotidienne des gens sans leur demander de
jouer un rôle. « Les gens sont incroyables ici. […] L‟assassin aussi, tu n‟as qu‟à
demander et il te fait l‟assassin »77 affirme le caméraman. La description d‟Haïti
faite par ce dernier est prise en compte par Dany Laferrière qui l‟intègre dans son
roman, sans pour autant cautionner ces propos (si on estime que la voix du
narrateur nommé Dany reste principalement porteuse de ses idéaux). Le
journaliste lui-même avoue qu‟il « ne voi[t] rien », « que ce qu„[il est] en train de
filmer »78. Haïti devient alors dans cette représentation un « décor » de rêve.
Et ceux qui perdaient leur place se retrouvaient ipso facto dans le panier de crabes
de Martissant.81
74
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.36.
75
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.134.
76
Ibid., p.135.
77
Ibid., p.135.
78
Ibid., p.135.
79
B. WESTPHAL, « Pour une approche géocritique des textes », in La géocritique mode
d’emploi. [Dirigé par Bertrand WESTPHAL]. – Limoges : PULIM, 2000. - p.26.
80
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.43.
81
Ibid.,, p.41.
18
Cette spatialisation sociale s‟accompagne de la croyance de « tante Renée »,
expliquée par la mère du narrateur : « Elle croit, me chuchote ma mère, que si on
va à Martissant, elle deviendra noire »82.
La ville est un espace qui présente une telle diversité de situations qu‟elle
dépasse parfois la première grande opposition entre Sud et Nord et semble offrir
des îlots particuliers. Ainsi, la répartition des riches et des pauvres est sans appel :
les premiers vivent dans la « montagne », les seconds dans la ville « pleine de
boue », et selon une hiérarchie interne bien particulière. Cet axe vertical rejoint
l‟idée d‟enfer et de paradis. Il faut s‟élever dans les montagnes aux alentours afin
de quitter l‟enfer. La montagne est à la fois représentative de l‟effort du pauvre
pour vivre au quotidien (voir la scène de la jeune fille porteuse d‟eau) et de l‟abri
pour les plus riches. La jeune fille vient du bidonville de « Jalousie » qui a pris ce
nom parce qu‟il est juste à côté des villas luxueuses, « elle grimpe la montagne
comme une petite chèvre avec un bidon en plastique sur la tête et un autre dans la
main droite. »83Tout comme l‟hôtel qui est le « quartier général » des étrangers,
bulle rassurante, les riches s‟isolent dans les alentours de la ville, en hauteur. Ces
pauvres évoluent sous l‟œil carnassier des plus riches : « Léger frémissement du
nez. / Le félin bondit. / Griffes fichées dans la nuque. /Dos arqué de la fillette. /
Pas de cri./ Tout s‟est passé/ dans sa tête/ entre deux gorgées de café. »84 La
métaphore filée de la chasse s‟étend à plusieurs fragments dans le chapitre, ici le
« félin » est un homme qui regarde la fille avec avidité, cette « petite chèvre »
sans défense.
La ville, à mes pieds. Les riches habitent au flanc des montagnes (les montagnes
Noires). Les pauvres sont entassés dans le bas de la ville, au pied d’une montagne
d’immondices.85
Cette scène marque le caractère brutal et violent d‟une société où les écarts
sociaux sont aussi importants.
82
Ibid., p.44.
83
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.82.
84
Ibid., p.83.
85
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.40.
86
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.101.
87
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.78-82.
19
Par le biais de la télévision et du reportage sur « Cité Soleil », où un jeune
gangster s‟identifie à Tupac Shakur, un personnage « réel », rappeur et acteur qui
a vécu dans un ghetto aux États Unis, un lien se construit entre les différents
pauvres et bidonvilles de toutes les villes du monde. Le film se déroule dans un
« quartier misérable » aussi appelé « la zone » ou « bidonville explosif »88. Le
neveu du narrateur s‟implique dans le film et montre la « fascination de la culture
américaine / jusque dans les régions les plus pauvres/ du quart-monde. », le quart-
monde étant une notion qui permet ici de relier sud et nord pour parler d‟une
réalité spécifique aux villes en général. L‟autre différence entre les territoires
riches et les pauvres, c‟est le bruit.
On cherche la vie
chez les pauvres
dans un vacarme absolu.
Les riches ont acheté le silence.89
Le jugement du lieu où l‟on est se fait en comparaison d‟un là-bas que l‟on
connaît. Être quelque part ne veut pas dire, y compris s‟il s‟agit de son pays
d‟origine, être chez soi. Le là-bas est représenté principalement dans les deux
romans par l‟Amérique où a vécu le narrateur avant son retour. La construction du
système de représentation se base donc à la fois sur des critères subjectifs
concernant l‟habitat, sur l‟insertion d‟un corps dans le monde mais aussi sur un
axe social départageant espaces riches et pauvres.
88
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.104.
89
Ibid., p.137.
90
Ibid., p.131.
91
Ibid., p.132.
92
Ibid., p.219.
20
I.A.2.b. Échelles
Construire l‟espace nécessite non seulement une telle mise en tension mais
aussi un jeu entre les différentes échelles. Définir où l‟on est peut se décliner de
différentes manières : suis-je à Port-au-Prince, en Haïti ou dans un hémisphère ?
Certains espaces sont intégrés à d‟autres, certains exclus d‟un ensemble (malgré
parfois une inclusion géographique réelle). Dans le premier chapitre de Pays sans
chapeau, l' « ici », introduit en incise représente Haïti. Ou peut-être « Port-au-
Prince ». Ou peut-être la « table » à laquelle le narrateur écrit. Trois échelles
différentes sont en effet présentes dans cet extrait : le pays, la ville, l'endroit précis
de l'écriture. On pourrait même ajouter l'archipel caribéen lorsque Dany Laferrière
parle de « l'énergie caribéenne » et donne ainsi aux différentes îles une
caractéristique commune. Les changements d'échelle sont nombreux et rapides :
on passe de l' « énergie caribéenne » à la « cuvette d'eau propre », qui nous fait
revenir aux éléments de contexte immédiat bien concrets. L'écrivain s'inscrit donc
dans plusieurs espaces qui s'emboitent les uns les autres. Ainsi, « l'équateur » n'est
« pas loin » et la « cuvette d'eau propre » n'est « pas trop loin ». Mêler les
distances permet de donner cette impression d'immersion du corps dans un lieu
qui est à la fois bien précis, et plus global (Port-au-Prince ou encore Haïti).
L'homme s'attache à ces référents géographiques stables que sont l'île, l'équateur,
le manguier. La répétition de « je suis chez moi » permet la mise en parallèle
d'échelles très différentes et construit une situation d‟énonciation
géographiquement parlant plus étendue : nous ne somme plus dans un lieu mais
bien dans un espace. Que veut alors dire être en Haïti pour le narrateur?
93
Ibid.,, p.128, la « mer de bruits », p.137 créant un écho.
94
Ibid., p.174.
95
Ibid., p.172.
96
Ibid., p.127.
21
seules sa mère et sa tante Renée y habitent, alors que dans l‟Énigme du retour sa
sœur et son neveu sont présents aux côtés de sa mère. Il y a donc une description
de la chambre du neveu (Énigme du retour), au lieu d‟une description de
l‟ancienne chambre de Da (Pays sans chapeau) où dort tante Renée. La maison
n‟existe en tant qu‟objet que parce qu‟elle contient des espaces de vie, la
description de celle-ci s‟arrête à la mention des différentes pièces qui la
composent.
Les autres espaces cités ci-dessus sont caractérisés par des éléments qui
reviennent quasiment de manière systématique, aussi bien dans l‟un que dans
l‟autre roman. Nous prendrons pour exemple la représentation d‟Haïti et de Port-
au-Prince.
Dans Pays sans chapeau, Haïti est présenté comme l‟espace du paradoxe, en
plus des oppositions entre les territoires de l‟île qui en font un espace très
diversifié. Dans le premier chapitre du roman, une certaine image de l‟île d‟Haïti
se construit, entre exotisme et pauvreté. La périphrase « ce caillou au soleil »
montre un des caractères permanents de l'île : le climat ensoleillé.97 Les hommes,
qui habitent sur ce « caillou » sont ainsi indirectement comparés à ce « lézard
vert » (figure qui vient rappeler au lecteur la situation d'énonciation première). La
sécheresse est aussi mise en évidence : il s'agit d'un caillou, non d'une terre et le
ciel « net et dur de midi », qui impose des toilettes régulières au narrateur n'est
pas clément. Le « manguier » est un élément exotique, cependant malgré le soleil
et les manguiers, l'île n'est pas décrite comme accueillante. La pauvreté de la
population et surtout la densité de celle-ci sont mises en évidence. Parler d'Haïti
veut donc dire parler d'une île, d'un espace climatique particulier mais aussi d'une
population et d'une histoire. L'île est littéralement « sur-peuplée » :
C'est donc sur cette île, ce « caillou » (donc petit) que vivent autant de
personnes. Dany Laferrière montre que l'habitation de l'espace a une influence
primordiale sur les cultures et les peuples : « s'accrochent », « coincés »,
« affamés », l'île ne fournit pas de quoi vivre à chacun, elle est oppressante et
pourtant la population est obligée de s'y cramponner comme à une bouée de
sauvetage. Derrière tous ces termes se dessine ce qui sera un des éléments de
réflexion essentiel du roman : la peur. Peur des autres, des « zombies », d'un autre
monde. La « foule » (aussi présente dans Énigme du retour) est un élément
essentiel dans le fonctionnement de l'île et la concentration des peurs. Durant sa
description de Port-au-Prince, l'auteur remplace le terme « habitants » (dont le
nombre était prévu) par « hystériques » (vivants effectivement dans la ville) : c'est
le manque d'espace vital qui provoque la métamorphose. D'ores et déjà se
construit un parallèle entre ce qui a été imaginé, conçu et la réalité (le pensé/le
97
Ces caractères sont à la base des mises en tension que nous avons évoquées dans un premier
temps, puisque c‟est aussi par le biais du chaud et du froid, du soleil et de la neige que sont
opposés dans nos deux romans Haïti et le continent.
98
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.11. Faisons appel à quelques chiffres afin de mieux
réaliser ce que cela signifie : Haïti : 7 millions (aujourd‟hui environ 8 millions – densité 293
hab/km2), France : 61 millions – 112 hab/km2, Italie (la plus élevée d‟Europe) : 199 hab/km2.
L'Italie, réputée pourtant pour être un des pays d'Europe les plus densément peuplés fait pâle
figure derrière Haïti en termes de densité de peuplement.
(source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_densit%C3%A9_de_population)
22
réel). Dans l‟Énigme du retour, on retrouve cette même caractéristique de la ville
« surpeuplée » où l‟isolement est devenu impossible :
La chasse au solitaire
est une passion collective
dans toute ville surpeuplée.99
Haïti est entre deux mondes considérés comme invivables et hostiles dans
Pays sans chapeau : la mer (élément qui s‟oppose à la terre foulée par le « talon »,
qu‟on ne peut s‟approprier, dont on ne peut pas faire un territoire) et la
« République dominicaine ». Grâce à une parenthèse, Dany Laferrière fait ici
référence à la relation complexe qu'entretiennent les deux états. « L‟ennemie
ancestrale » est issue d'une unité brisée, avec la prise d‟indépendance de la
république dominicaine. Pourtant, à trois reprises l'île est unifiée. Il s'agit donc en
quelque sorte d'une fraternité brisée. L‟histoire se révèle indissociable de l‟étude
d‟une géographie vécue. L'impact du passé sur le présent ne peut être ignoré.
Les descriptions de lieux mêlent des références à une géographie physique mais
aussi du peuplement, des références à un espace habité par une population ainsi
que l‟évocation des sensations du narrateur dans ces lieux. Pour construire
l‟espace, Dany Laferrière ne fait pas seulement appel aux représentations de son
narrateur, mais introduit dans ses romans d‟autres points de vue.
99
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.112.
100
Ibid., p.81.
23
I.A.2.d. Points de vue et champs de vision. Voix d’Haïti/
Voix d’Ailleurs.
Plusieurs «regards » sur Haïti se confrontent : celui du narrateur, que nous
avons principalement évoqué jusqu‟à présent, mais aussi celui des médias
internationaux, de la mère, de la tante (Pays sans chapeau), de la sœur (L’Énigme
du retour), des amis. Le roman permet le développement d‟une forme d‟étude
géocritique. Les différents discours sont déterminés par le vécu des différentes
instances narratives. Car eux aussi racontent leur monde, à l‟exemple du neveu101
dans l‟Énigme du retour.
101
Ibid.,, p.143 “C‟est mon neveu qui parle, ce soir. (…) Il raconte la vie d‟aujourd‟hui. /
Comment voit-il les choses ? / Ce qu‟il ressent ?/ On veut savoir».
102
Ibid., p.102.
103
Ibid., p.129.
104
Ibid., p.129.
105
Ibid., p.139.
106
Ibid., p.110.
24
Dans Pays sans chapeau, il la laisse intacte en la rapportant au discours
direct. Le narrateur rencontre une jeune infirmière lors de ses déambulations et
pour l‟observer se fait passer pour un malade:
Ce dialogue met en scène deux positions très différentes : la femme qui n‟a
jamais quitté le pays, tout comme la mère du narrateur ou quelques uns de ses
amis, et ceux qui ont choisi de partir ou qui ont été forcés de partir. Le choix,
rester ou partir, n‟est pas le même pour tous. Ce roman n‟est donc pas seulement
un roman de retour d‟exil, il permet de mettre en scène une situation particulière à
Haïti, qui a une très importante diaspora : le choix constant à faire entre partir ou
rester.
107
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.87-88.
108
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.111.
109
Ibid., p.198.
25
tante ou aux pensées du narrateur. En effet, le propos impératif de la tante ne
laisse pas le neveu choisir par lui-même ce qu‟il souhaiterait. Le « destin des
gens » est contrôlé par l‟état, mais aussi au sein des familles. La position du
narrateur, qui refuse d‟influencer son neveu vers l‟un ou l‟autre choix renvoie à ce
choix de n‟être avant tout qu‟un observateur.
Le narrateur défend alors une position de neutralité par rapport aux choix de
chacun. Selon la personne, ce qui est bien peut être différent. La représentation
qu‟on se fait ne doit pas contraindre l‟autre à la subir. Dany Laferrière imbrique
donc différents imaginaires géographiques dans ses deux romans. Ces derniers
sont l‟occasion pour le narrateur de préciser son propre point de vue, de montrer
les limites de son champs de vision.
L‟espace ou plutôt les espaces habités (systèmes construits par chacun des
personnages du roman) ont trait bien plus à l‟imaginaire de chacun qu‟à la réalité.
Afin d‟être au plus proche de celle-ci, l‟unique chose à faire est de confronter les
différentes représentations.
110
Ibid., p.154.
111
Ibid., p.179.
112
Ibid., p.81.
113
Ibid., p.55.
114
Ibid., p.90.
115
Ibid., p.103.
116
GLISSANT, Édouard. Pays rêvé, pays réel. [1985 -91]– Paris : éditions Gallimard, 2000. –
198p. (Collection « Poésie », n°347).
117
Cette « opacité » non éludée renvoi à la « poétique du Divers » selon Glissant. En cela, on peut
comparer l‟approche de Dany Laferrière de la culture haïtienne avec celle préconisée par
É.Glissant pour toute culture. « Cette parole éclatée, qu‟est-ce qu‟elle veut dire ? Qu‟il ne suffit
pas de « comprendre » une culture pour la respecter vraiment. Pour cela, il faut accepter que cette
culture vous oppose quelque chose d‟irréductible et que vous intégriez cet irréductible dans votre
relation à cette culture. Et le jour où les humanités auront commencé à comprendre cela, je crois
que la poétique de la Relation commencera d‟être mise en œuvre. »
« Le chaos-monde, l‟oral et l‟écrit » in Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature
antillaise. [dir. Ralph Ludwig].- Paris : Gallimard, 1994. – p.129.
26
occidentaux, dans sa poésie sur le « pays » présent. Des peintres ont aussi effectué
ce travail de représentation, mêlant une géographie réelle à des éléments culturels,
imaginaires, rêvés.118 Comment dire un « pays », comment dire Haïti ?
Évoquer Haïti, c’est aussitôt évoquer le vaudou. Le vaudou est l’un des éléments
constitutifs de l’imaginaire des Haïtiens. Il aura été leur première réponse, de nature
mystique, à la traite atlantique et aux autres grands malheurs de l’esclavage et du fait
colonial… Le vaudou est un psychodrame, un théâtre, un opéra, une école de danse,
une chaudière à vapeur érotique, le générateur du réel merveilleux haïtien sous toutes
ses formes existentielles.122
Ainsi, c‟est par une poétique spécifique que l‟on peut arriver à dire le
monde sans en occulter tous les possibles :
118
On se reportera à l‟Annexe 1 pour voir une représentation d‟Haïti par un peintre belge du début
du XXe siècle.
119
Pour ces deux définitions : REY, REY-DEBOVE, Dictionnaire alphabétique et analogique de
la langue française. Le petit robert 1. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1990.
120
« Lorsqu‟en 2001 Dany Laferrière se déclare « fatigué », il est fatigué, certes, d‟écrire, mais
« [f]atigué surtout de [s]e faire traiter de tous les noms : écrivain caraïbéen [sic], écrivain ethnique,
écrivain de l‟exil » (Fatigué, p.38) », MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive
américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003. – p.275.
121
Voir notre analyse sur les représentations des inégalités sociales dans le chapitre « Mises en
tension » du mémoire.
122
DEPESTRE, René in DROT Jean-Marie Le dernier voyage d’André Malraux en Haïti. Musée
du Montparnasse, 2009. - p.17.
123
« Duvalier a fait de tous les Haïtiens des zombies » : on peut tout de même remarquer une autre
piste de lecture, cette phrase extraite de son roman Le cri des oiseaux fous appelant le lecteur à
effectuer une lecture politique de la figure du zombie.
LAFERRIÈRE, Dany. Le cri des oiseaux fous. – Québec : Lanctôt éditeur, 2000. – p.345.
27
Ce qu’on oublie de dire, c’est que les rêveries des poètes sont souvent une
explication scientifique de la réalité, réalité matérielle, physique, vulgaire… […] Tout
ça pour dire que les poètes disent souvent la stricte vérité.124
Plutôt que d‟une réalité, il est question ici d‟une « vérité » : c‟est par la
« rêverie » qu‟on atteindrait celle-ci.
La fiction serait alors l‟outil idéal pour dire son être véritable, car elle
permet d‟associer un espace le plus souvent ignoré lorsqu‟on demande à
quelqu‟un de se présenter : son multivers126, c'est-à-dire les mondes potentiels qui
existent pour lui autant que l‟univers.
Le roman Pays sans chapeau se clôt par un dernier chapitre où Pays rêvé et
Pays réel se mêlent. Ce chapitre est en réalité un simple page, où se rejoignent les
deux « pays », de manière typographique, et laissant au lecteur le choix de
l‟interprétation.
124
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.267.
125 « Entrevue » avec Dany Laferrière in VASILE, Beniamin. L’autodidacte et le processus de
création. Paris, L‟Harmattan, 2008.- p.265.
126
Notion qui nous vient de la physique et qui a été souvent utilisée dans les ouvrages de science
fiction pour désigner la pluralité possible des mondes.
127
« Je ne quitte jamais une ville où j‟ai vécu. Au moment où je mets les pieds dans une ville, je
l‟habite. Quand je pars, elle m‟habite ».
LAFERRIÈRE, Dany, Doubrovsky, 1977, cité par MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La
dérive américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003.- p.33
128
« Certes, ma place est là où est mon corps. Mais se placer et se déplacer sont des activités
primordiales qui font de la place quelque chose à chercher. Il serait effrayant de n‟en point trouver.
Nous serions nous-mêmes dévastés. L‟inquiétante étrangeté – Unheimlichkeit- jointe au sentiment
de n‟être pas à sa place jusque chez soi nous hante, et ce serait le règne du vide. Mais il y a une
question de la place parce que l‟espace non plus n‟est pas plein, saturé. A vrai dire, il est toujours
possible, souvent urgent, de se déplacer, au risque d‟être ce passager, ce randonneur, ce flâneur, ce
vagabond, cet errant que la culture contemporaine éclatée à la fois met en mouvement et
paralyse. »
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. – p.185.
28
I.A.3.a. Construction du chez soi
On s‟appuiera ici sur la définition donnée par Milan Kundera du « Chez
soi » qui nous paraît tout à fait cohérente avec la recherche de notre narrateur :
« CHEZ SOI. Domov (en tchèque), das Heim (en allemand), home (en anglais) veut
dire : le lieu où j’ai mes racines, auquel j’appartiens. Les limites topographiques n’en
sont déterminées que par décret du cœur : il peut s’agir d’une seule pièce, d’un
paysage, d’un pays, de l’univers. Das Heim de la philosophie allemande classique :
l’antique monde grec. L’hymne tchèque commence par le vers : « Où est-il mon
domov ? » On traduit en français : « Où est-elle ma patrie ? » Mais la patrie est autre
chose : la version politique, étatique du domov. Patrie, mot fier. Das Heim, mot
sentimental. Entre patrie et foyer (ma maison concrète à moi), le français (la
sensibilité française) connaît une lacune. On ne peut la combler que si l’on donne au
chez-soi le poids d’un grand mot. »129
129
KUNDERA, Milan. L’art du roman. – Paris : Ed. Gallimard, 1986. “Soixante-treize mots”,
p.149.
130
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.127.
131
Nous suivons ici Ursula Mathis Moser dans son utilisation du terme de dérive pour qualifier
l‟œuvre laferrienne : « Ce faisant nous reprenons le concept de la dérive, qui semble
particulièrement apte à caractériser l‟univers littéraire de Laferrière et qui implique à la fois perte
de vue, déplacement à vau-l‟eau et possibilité de réancrage. » MATHIS-MOSER, Ursula. Dany
Laferrière. La dérive américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003. - p.11.
29
Ce banal incident
me fait boiter
comme si j’avais
un caillou dans le cœur.
Être étranger même dans sa ville natale.132
L‟homme peut se sentir « chez lui », désirer retrouver des « racines », une
« ville natale » sans pour autant y parvenir. Car l‟autre intervient pour confirmer
ou infirmer ce sentiment. Or, le narrateur se heurte ici à une population qui ne le
reconnaît plus comme haïtien. Si le chez soi se définit principalement par « décret
du cœur », le rejet par les autres d‟un espace que l‟on considérait comme tel
s‟avère d‟autant plus difficile à accepter. La métaphore du « caillou dans le
cœur » qui remplace le caillou dans la chaussure 133 permet d‟exprimer la difficulté
d‟être sur une terre comme chez soi. Ce qui l‟empêche de se déplacer, c‟est
l‟introduction de ce « caillou », élément perturbateur qui pourrait bien aussi avoir
pour nom l‟exil ou la distance.
132
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.157.
133
Sur cette image du lien d‟appartenance exprimé par le lien établit entre le sol et l‟homme par le
pied, on peut aussi se référer à l‟expression utilisée dans le premier chapitre de Pays sans
chapeau : « Je ressens ce pays physiquement. Jusqu‟au talon. Je reconnais, ici, chaque son, chaque
rire, chaque silence» (p.11).
Le « talon » ancre le narrateur dans le sol. Le « chaque » répété est à associer à plusieurs bruits, à
des espaces sonores différents, y compris pour finir au « silence ». Dire que l'on est capable de
reconnaître les silences, c'est dire qu'on perçoit l'implicite du pays, les non-dits. Cette affirmation
sera remise en cause par l'impression de décalage entre l'écrivain et « son » espace, et le
déroulement de la vie autour de lui.
134
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.188.
135
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.11.
136
Ibid., p.240.
30
village natal, le lieu de naissance qui est le lieu où l‟on revient lors du « dernier
voyage » vers le cimetière. Le narrateur cherche (sans vraiment réussir) donc à
s‟ancrer grâce à son passé, sans pour autant ignorer la multiplicité des espaces
qu‟il a habité. Ainsi, la définition d‟un espace qui serait un lieu d‟appartenance se
fait par le biais d‟une approche thématologique. Le narrateur appartient à des
« types » d‟espaces : l‟île (il nous rappelle que Montréal aussi est une île), et la
ville.
Dany Laferrière met en évidence les contradictions qui peuvent exister entre
l‟espace tel qu‟il est et le fait de se sentir habiter un espace. La répétition de
l‟adverbe « trop » montre que l‟uniformité de l‟espace s‟avère moins attrayante
que les « contrastes » de la ville. L‟habiter se traduit ici par l‟idée d‟ « instinct ».
Il s‟agit donc d‟un rapport animal au territoire, corporel. L‟adjectif « aiguisé »
marque le rôle du vécu passé dans le sentiment d‟appartenance à la ville. Celui-ci
n‟est pas « poli » mais au contraire, de plus en plus « aigu », de plus en plus fort.
La réflexion sur l‟échelle est encore présente ici, puisqu‟il faut définir en
quoi on appartient au territoire. Haïti est un espace varié, comme le montre la
citation précédente qui prend place lors des déplacements dans la campagne, dans
le sud. On ne peut pas confondre tous les territoires du pays. Si le narrateur
retrouve un ancrage dans Port-au-Prince, ce ne sera pas le cas dans les campagnes
alentours. La « réalité » est plus complexe et le « chez soi » ne se définit pas
seulement par des critères spatiaux, mais aussi culturels. L‟identité (exprimée ici
137
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.165.
138
Ibid., p.193.
31
par l‟adjectif « même ») d‟un caractère entre plusieurs humains est à la base de la
définition de soi. Cependant, la multiplicité des caractères rend impossible
l‟appartenance à une seule communauté ainsi formée. La langue elle-même en
tant que raison suffisante pour réunir tous les haïtiens est remise en question.
Les proverbes haïtiens qui sont mis en exergue à tous les chapitres de ce livre sont
transcrits en créole plutôt étymologique que phonétique et traduits littéralement. De
cette manière, leur sens restera toujours un peu secret. Et cela nous permettra
d’apprécier non seulement la sagesse populaire, mais aussi la fertile créativité
langagière haïtienne.142
139
Il ne faut pas ici comprendre le terme universel comme décrivant un caractère particulier à la
langue française. L‟utilisation du français, totalement contingente du lectorat potentiel, n‟est
synonyme ici d‟universalité que parce qu‟elle accompagne l‟écrivain partout dans le monde. Cette
adaptation est le symbole de l‟ouverture de l‟individu sur le monde, du refus du repli dans la
langue natale. Sur les questions épineuses du lien construit par différents discours entre la langue
française et l‟universel on s‟est reporté à l‟ouvrage suivant : PROVENZANO, François. Vies et
mort de la francophonie. Une politique française de la langue et de la littérature. – Marseille : Les
Impressions Nouvelles, 2011.
140
Pour une littérature-monde. [Dirigé par Michel LE BRIS et Jean ROUAUD]. Paris, Gallimard,
2007.-342p. – « Je voyage en français », p.87.
141
« Si la langue est un moyen, la parole, elle, est une force, c‟est-à-dire un pouvoir que nous
avons de changer le monde. Mais pour ce faire, la parole doit convaincre et donc s‟énoncer en
formules brèves. » « Ces petites paroles s‟expriment dans les proverbes. »141
Hector POULLET et Sylviane TELCHID in Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature
antillaise. [dir. Ralph Ludwig].- Paris : Gallimard, 1994.- « Éléments d‟une poétique de la langue
créole ». - p.187.
142
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.8.
143
Ibid., p.84.
144
Ibid., p.84.
32
I.A.3.b. L’Ailleurs
L‟ailleurs est effrayant ou au contraire attractif, il comporte en tout cas une
part d‟inconnu. Il y a ce « là-bas » qu‟on a déjà connu ou que l‟on peut connaître,
mais aussi cet Ailleurs qui est autre qu‟on ne connaît pas ou de nom seulement. Il
est mis en scène comme un objet de curiosité pour plusieurs raisons. Dans Pays
sans chapeau, le narrateur part à la recherche d‟un Ailleurs qui est le pays des
morts afin de l‟explorer et de pouvoir écrire sur celui-ci. Tante Renée, qui n‟est
pas venu rendre visite à son neveu en Amérique exprime son envie de se rendre à
Jérusalem. Elle l‟explique de la manière suivante :
145
Ibid., p.31.
146
Ibid., p.7.
147
L’Énigme du retour, p.221.
148
Ibid., p.93.
33
pour permettre au protagoniste de faire le récit de cet autre pays haïtien aux
vivants) se succèdent. Du rire au rêve, la mort semble être un espace propice à
l‟imaginaire, peut-être l‟espace par excellence de l‟invention. La fiction permet
d‟imaginer ce pays, qui s‟avère d‟ailleurs décevant. Si la plupart du temps les
hommes sont pris pour des dieux vaudous, le narrateur revient ici déçu de son
voyage car les dieux, au contraire, semblent bien trop humains. C‟est avec
humour que Dany Laferrière traite cette excursion au pays des dieux vaudous, que
le narrateur écrivain voudrait décrire et valoriser face à l‟imaginaire chrétien.
La fiction permet donc de mettre en scène des espaces invisibles, non réels,
qu‟ils prennent le nom d‟ailleurs ou de là-bas. La mort est un espace particulier
dont il est question à de nombreuses reprises dans les deux romans. L‟un, nous
l‟avons vu, propose de voyager au pays des morts. L‟autre montre l‟expérience de
la mort dans ce qu‟elle a d‟irréversible en passant de l‟absence du à l‟exil à
l‟absence définitive due à la mort d‟un être. La figure du père est essentielle à ce
rapprochement.
Plus qu‟une fin, on voit dans cet extrait qu‟elle représente un moyen
d‟échapper à la localisation, au balancement d‟un lieu à un autre que met en
évidence le chiasme des vers 9 à 11. Celle-ci met donc fin à l‟exil, aux questions
de territoires. Elle est l‟absence totale d‟ancrage dans le monde et en cela, vue
comme un soulagement par le narrateur.
149
Ibid., p.107.
150
Ibid., p.130.
34
Par ce schéma qui tente de résumer l‟imaginaire spatial du narrateur de
L’Énigme du retour (au début du roman), nous mettons en évidence le
décentrement de celui-ci, les différentes tensions entre les lieux. Accompagné
d‟autres représentations, mêlant le rêvé et le réel, on voit bien ici en quoi l‟Habiter
et la tentation d‟un dépassement par l‟écriture sont au centre des problématiques
du roman. Le « système » ainsi dessiné se construit grâce à l‟expérience de
l‟individu. Le passage du temps, la mémoire et l‟Histoire viennent enrichir la
représentation et donner l‟« épaisseur » nécessaire. Celle-ci est directement liée à
l‟importance de la « connaissance » et du « savoir » accumulé par le narrateur sur
le monde.
151
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. – « De
la mémoire et de la réminiscence »,, p.191.
35
représentation abstraite déconnectée du réel, et le temps historique une conception
partagée d‟un temps commun entre les hommes. Le temps historique s‟appuie sur
le temps calendaire ou chronique, qui met en place un « système de dates
extrinsèques aux évènements », qui correspond au travail de cartographie et
transforme l‟ « autrefois » et le « plus tard » de la mémoire en « avant que » et
« alors que »152.
152
Ibid., p.193.
153
Dany Laferrière in MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive américaine. -
Québec : VLB éditeur, 2003. – p.8-9.
154
Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous. – Québec : Lanctôt éditeur, 2000. – p.59.
36
Duvalier, c‟est l‟État. Il s‟identifie même au drapeau national. »155Dany
Laferrière introduit dans nos deux romans des références au passé d‟Haïti (cf.
chronologie en annexe 2). Il s‟agit parfois d‟un passé lointain (l‟origine des
populations transportées depuis l‟Afrique), d‟évènements qui ont construit
l‟indépendance d‟Haïti (références, notamment à travers Césaire, à Toussaint
Louverture), ou encore de la succession des dictatures comme on a pu le voir dans
LCDOF. L‟ancrage historique se fait par le biais de dates, mais aussi et surtout par
la référence directe à des périodes particulières. Nous étudierons tout d‟abord la
présence de l‟Histoire dans l‟Énigme du retour puis dans Pays sans chapeau.
L‟Énigme du retour
Dans l‟Énigme du retour, les dates qui font référence au temps linéaire de
l‟histoire servent de jalons. Les évènements évoqués viennent en support au
présent décrit, afin de redonner une profondeur, de complexifier le regard porté
sur la société haïtienne.
Le calme de cette campagne ne doit pas nous faire oublier que ces paysans n’ont
jamais arrêté de se battre d’abord contre l’Europe esclavagiste, puis contre l’armée
américaine d’occupation (de 1915 à 1934) et toujours contre l’État haïtien.156
Cette première citation de Césaire amène une réflexion sur l‟âge du poète
lorsqu‟il écrit sur l‟exil. On peut cependant voir se dessiner la figure de l‟insurgé
d‟une part car Césaire est caractérisé par la « lancinante rage » et la « terrible
colère »158 qui transparaissent dans son écriture, d‟autre part car la citation est
extraite d‟une partie de son œuvre évoquant Toussaint Louverture et sa mort dans
le Jura, dans une prison entourée de neige.
155
Ibid., p.48.
156
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.296.
157
Ibid., p.14, cite CESAIRE, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. [1939]– Paris : Editions
Présence Africaine, 1983.- p.26.
158
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.62.
159
Ibid., p.65.
37
Les paysans d‟aujourd‟hui sont alors apparentés à Toussaint Louverture, cet
homme « emprisonné de blanc » donc de neige, du froid du nord, autrement dit
exilé (on retrouve ici les polarisations dégagées dans la première partie), mais
aussi emprisonné par des blancs, comme l‟ont pu être ces populations en lutte
contre les colons. Césaire est aussi une figure historique de la pensée, de la
littérature caribéenne qui est indirectement mise en parallèle avec la population
haïtienne. Tout comme ces paysans, son caractère rebelle ne transparaît pas
ailleurs que dans son écriture, l‟étude d‟une photographie faisant apparaître au
contraire un « sourire fané » et de « grand yeux si doux »160. L‟Histoire et ses
grandes figures permettent à Dany Laferrière d‟aller chercher derrière les
apparences la fierté et le combat incessant des populations.
Cet immobilisme dans les rapports entre populations est marqué par la
répétition incessante des tentatives pour changer les choses.
160
Ibid., p.62.
161
Ibid., p.131.
162
Ibid., p.132.
163
Ibid., p.132.
164
Ibid., p.133.
165
FANON, Frantz. Les damnés de la terre [1961]. – Paris : Editions La Découverte & Syros,
2002.- 311p.
38
ces mêmes militaires.
La résistance silencieuse et invisible.166
L‟histoire d‟Haïti, ce sont certes des évènements et des dates, mais qui sont
toujours mis en rapport avec la réalité sociale actuelle ou le parcours du narrateur.
Ainsi, le vécu d‟une période historique éclaire son comportement de rejet envers
le « discours politique ».
166
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.133.
167
Ibid., p.296-297.
168
Ibid., p.295.
169
« Le génocide indien / si savamment orchestré par l‟Espagnol. / La main sur sa croix
d‟Alcantara/ Nicolas de Ovando donna le signa d‟un massacre/ que la mémoire arawak se refuse à
oublier. » Ibid., p.299.
39
qui disait « Je suis le drapeau un et indivisible. »
Depuis, je fais une allergie au discours politique. 170
Dans Pays sans chapeau, l‟histoire est introduite principalement par les
personnages universitaires. Ce sont eux qui racontent au narrateur l‟Histoire
d‟Haïti, celui-ci enquêtant sur la société actuelle et le fonctionnement de l‟esprit et
des croyances haïtiennes. Elle est donc là encore d‟un secours utile pour la
compréhension d‟une société composée de multiples facettes. L‟accent ne semble
pas se porter comme dans l‟Énigme du retour sur une situation de domination
mais sur la construction des croyances bien particulières d‟Haïti. Le phénomène
vaudou et son rapport au christianisme nécessite pour le comprendre de se référer
à son origine : l‟Afrique, mais aussi les tentatives de conversions des haïtiens par
les colons.
Il m’a reçu dans son étroit bureau submergé de paperasses, de sculptures africaines,
de statuettes précolombiennes et de cartes maritimes datant de l’époque glorieuse de
la flibuste. 172
170
Ibid., p.120.
171
Ibid., p.27.
172
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.72.
40
Avez-vous oublié la campagne dite antisuperstitieuse de 1944, au cours de laquelle
l’Église a tenté de toutes ses forces de détruire le vaudou ? Ils ont détruit les temples,
fait mettre en prison tous les hougans, déraciné les grands mapous, ces grands arbres
qui nous servaient de lieux de mémoire… […] On a fait des églises chrétiennes des
temples du vaudou… Ha ! Ha ! hahahaha !... On a fait des saints chrétiens des dieux
du vaudou… […] Nous étions chez nous chez eux.173
Il me faut du temps. Dans mon analyse d’Haïti, je suis encore en Afrique, vous
comprenez. Il faut aller à la racine des choses. Les peuples ont une histoire, il faut
commencer par le début, mais ces gens veulent que je réagisse comme un journaliste,
à chaud sur l’évènement. C’est impossible !174
173
Ibid., p.268-269.
174
Ibid., p.157.
175
Ibid., p.149-150 : voir « Le choix », où le narrateur expose le parallélisme entre le choix de son
père et le sien et l‟histoire qui se répète. « Père et fils, présidents. Père et fils, exilés. Même destin.
Ma mère, elle, ne quittera jamais son pays ».
41
progressive des riches vers les montagnes et les campagnes alentours sont
évoqués.176
Le tableau synoptique ci-dessous revient sur les dates ou durées situant les
moments essentiels de la vie de nos deux narrateurs :
176
Ibid., sur l‟évocation des inégalités entre quartiers vue en première partie, et, par exemple,
p.198 « c‟est quand même là que se sont réfugiés tous les riches du pays ».
177
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.112-113.
178
« Essai d‟une approche biographique » in MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La
dérive américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003. - p.13-38.
42
Événement Indication(s) Références Indication(s) Références
temporelle(s) dans temporelle(s) dans
Pays sans chapeau Énigme du retour
Départ en 1976 – 23 ans p.168 1976- 23 ans
exil (date),
p.228
(âge)
Durée de 20 ans Multiples 33 ans p.127,
l‟exil endroits, p.153
obsession
qui
parcourt le
texte
Temps du 1996 p.168 56 et 55 ans p.58, p.221
retour
Mort du « il y a près de 12 p.243 Contemporaine, p.13
père ans » « homme d‟âge
mur »
Publication 1996 l‟auteur a 43 2009 l‟auteur a 56
du roman ans ans
Date des 1996 le narrateur 1976 + 33
évènements aurait 43 ans 1999 – le narrateur
racontés aurait 56 ou 55 ans
(selon les
fictions)
179
MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive américaine. - Québec : VLB éditeur,
2003. - p.119.
43
I.B.2. La durée diégétique
Les deux romans s‟appuient globalement sur un déroulé chronologique des
évènements. Cependant, les indices temporels restent flous, surtout dans l‟Énigme
du retour, et certains passages semblent s‟exclure totalement du passage du
temps. Il nous faut déterminer comment les évènements sont articulés, en dehors
d‟une référence à un temps calendaire, les uns avec les autres.
Le jour et la nuit
Dany Laferrière utilise souvent et dans les deux romans des allusions aux
moments de la journée, qui nous permettent de suivre (plus ou moins) le déroulé
d‟un temps quotidien. Ces indications ont aussi un rôle dans la description de
paysages, permettant d‟avoir une idée de la luminosité. La mention récurrente au
cours des deux œuvres du « matin », du « soir », ancre la fiction dans ce temps
cyclique qui amène cependant tous les jours son lot d‟expériences. Parmi les
nombreuses occurrences, on peut citer dans l‟Énigme du retour 180: « la petite
vendeuse / qui me réveille chaque matin» et « Je l‟entends encore le soir en
rentrant »181. L‟utilisation des indices temporels marque ici le cycle qui se répète
(« chaque », pronom défini « le »), et qui accompagne l‟activité du narrateur
(« réveille », « en rentrant »). Cette citation met en évidence cependant une
particularité de la vie haïtienne : elle commence tôt et finit tard dans la journée
pour les pauvres, et se répète inlassablement. Le séjour n‟est pas relaté de manière
totalement linéaire mais parfois condensé dans de telles expressions. La référence
au temps quotidien dans Pays sans chapeau est moins ponctuelle182, plus
constante : on sait à peu près toujours quel est le moment de la journée. On
étudiera pour exemple un « Pays réel »183. Chaque fragment est situé : « Le
souper » se déroule le soir, alors que le narrateur rentre de sortie, « La peur » est
une discussion entre le narrateur et sa mère qui a lieu « dans le lit de [sa] mère »
c'est-à-dire au coucher, ensuite vient le « Rêve » de la nuit, puis le réveil grâce à
la « radio », la « toilette » ( fragment « L‟eau chaude »), le « matin » avec
l‟arrivée du narrateur dans la salle à manger (« Le voisin »), un repas (« Du
sucre »). Le fragment sur le sucre amène le fragment sur la « Carotte » qui
180
Dany Laferrière, L’Énigme du retour. Parmi d‟autres exemples : « ce matin » p.34 ; « ce petit
matin blême » p.125 ; « L‟heure de la sieste arrive bientôt » p.164.
181
Ibid., p.157.
182
Dany Laferrière, Pays sans chapeau : "entre midi et deux heures de l'après-midi".p.69, « ce
midi » p.93, « ce matin » « demain matin » p.108-109, « ce matin » p.107 « A cet après-midi »
p.107, « Le déjeuner continue » p.108, « Elle piétine son ombre en marchant. Déjà midi » p.135.
Citer trop d‟exemples n‟aurait pas grand intérêt, nous étudierons donc le déroulement du temps
quotidien dans un chapitre en particulier.
183
Ibid., p.100-110.
44
enchaîne sur le « déjeuner », puis Tante Renée arrive dans le salon (se réveille à
son tour). Cette précision disparaît quelque fois dans les chapitres « Pays rêvé »,
notamment lorsque le narrateur rencontre l‟homme qui va lui permettre de visiter
le pays des morts. Dans ce chapitre « Pays sans chapeau », les indices temporels
sont présents avant le franchissement de la frontière « l‟aube » et après : « Il doit
être six heures. Vous êtes parti vers cinq heures et demie »184. Durant le voyage, le
rapport au temps est modifié, tout comme il l‟est dans le dernier chapitre de
l‟Énigme du retour où le narrateur « somnole entre aube et crépuscule. / Et dors le
reste du temps »185, abolissant ainsi la notion de temps quotidien. Les deux
romans se distinguent dans leur rapport au temps quotidien par les choix de
narrations : dans Pays sans chapeau, le récit se fait principalement par dialogues
ou par scènes bien ancrées dans un présent d‟énonciation, tandis que l‟Énigme du
retour présente des scènes dans certains fragments mais se détache de l‟avancée
linéaire du temps, le narrateur nous faisant part de ses pensées et nous amenant
ainsi à nous détacher avec lui du détail des jours qui passent pour exprimer
l‟essence de ces journées.
Pays sans chapeau présente une particularité. Le jour et la nuit prennent une
dimension symbolique importante. La nuit est le temps où l‟imaginaire haïtien
prend vie, où les colons de toutes sortes (anciens ou contemporains) s‟effacent et
où les peurs ancestrales ressurgissent. Ainsi, les zombies ne semblent s‟attaquer à
leurs victimes, en tant normal que dans « la nuit opaque »186, les « peurs
nocturnes » sont un élément marquant pour la mère du narrateur qui les raconte
ensuite à son fils. Plusieurs expressions caractérisent la nuit en Haïti : « La nuit
existe dans ce pays », « une nuit mystérieuse », « la nuit noir », « nuit mystique ».
Ainsi, le partage du pays entre les américains et les puissances vaudou s‟est fait
non pas de manière géographique mais bien temporelle, l‟un prenant la nuit,
l‟autre le jour. Cette idée est exprimée à plusieurs reprises. Par le biais de J-B.
Romain : « Eux, les Occidentaux, ils ont choisi la science diurne, continue le
professeur, qu‟ils appellent science tout court. Nous, on a pris plutôt la science de
la nuit, que les Occidentaux appellent dédaigneusement la superstition »187. Mais
aussi par la mère du narrateur : « L‟armée américaine occupera le pays durant le
jour. L‟armée zombis l‟aura la nuit à sa disposition »188, propos repris par le
narrateur « Le jour à l‟Occident. La nuit à l‟Afrique». Le pays se dessine alors
entre deux terres, comme absent à lui-même puisque toujours occupé par un
extrême ou l‟autre.
184
Ibid.,, p.261.
185
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.299.
186
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.46.
187
Ibid., p.161.
188
Ibid., p.64.
189
Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise. [dir. Ralph Ludwig].- Paris :
Gallimard, 1994. – p.18.
45
Cette référence au passé colonial d‟Haïti qui a construit ce rapport
particulier au temps comme l‟explique Ralph Ludwig dans Écrire la « parole de
nuit ». La nouvelle littérature antillaise est donc exprimée par les personnages
vivant encore en Haïti, ayant des connaissances sur leur pays et dont le narrateur
recueille la parole. Si la nuit est ici décrite comme « lieu de la parole créole », il
semble qu‟aujourd‟hui d‟autres espaces tels que la « galerie » ou les espaces
publics concurrencent ce « lieu ». La nuit acquière une dimension inquiétante
dans le roman de Dany Laferrière puisqu‟elle est perçue notamment par la
« mère » comme pleine de dangers. Elle est cependant bien le temps durant lequel
les croyances et les peurs s‟expriment.
L‟abolition de la nuit et du jour est proposée dans nos deux romans : par le
voyage au Pays sans chapeau où il y a toujours de la lumière190 ou par l‟arrivée
aux « Abricots » où, comme nous l‟avons vu, jour et nuit ne semblent plus se
distinguer pour le narrateur. Le premier représente une entrée dans le temps
mythique, l‟homme faisant la connaissance de nombreux dieux vaudous pendant
ce voyage dans un « pays » qui s‟écarte complètement de la réalité temporelle.
L‟abolition dans l‟Énigme du retour n‟est qu‟une simple impression du narrateur
(puisqu‟il y a toujours des jours et des nuits et des « mois » qui passent), se
présentant plus comme le territoire de la réconciliation, où le narrateur cesse
d‟être tiraillé entre les temps et les espaces.
Le temps biographique
Dans ce récit à la première personne, la construction d‟un passé à l‟individu
narrateur passe par une élaboration temporelle. Celle-ci se fait principalement à
l‟aide de l‟indication de durées ou d‟âges. Un des temps de référence est alors la
vie (et la mort) d‟un homme. Les romans de Dany Laferrière s‟inscrivent dans le
temps d‟une vie. Il reconstruit un passé en faisant référence à un temps vécu :
« J‟avais six ans. »191, ou encore « La mort de mon père achève un
cycle »192.C‟est donc en termes d‟époques de vie que pense le narrateur :
l‟enfance, puis sa construction en tant qu‟adulte et enfin ce nouvel état, l‟ « âge
mur » où intervient la mort du père. Par des datations relatives, l‟auteur amène le
lecteur à penser les différentes périodes de la vie du narrateur. Ainsi affirme-t-il
que « cela fait trente ans qu‟ [il] arpente cette rue ».193 Regardant une
photographie prise avant son départ d‟Haïti, le narrateur nous fait sentir le passage
du temps et l‟épaisseur de son vécu en rapportant celle-ci au moment présent :
« des années plus tard ».194 Telle une obsession, le temps de l‟exil revient dans
Pays sans chapeau, « vingt ans » qui apparaissent comme une tranche importante
de vie, pendant laquelle l‟individu a continué de se construire au contact de la
société américaine: « vingt ans de capitalisme dans les veines ».195 Si les
différentes périodes de vies sont mises en oppositions, elles sont conçues comme
des étapes qui ont amené l‟être et l‟individu que le narrateur est aujourd‟hui.
190
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.251 : « -Donc, ici, il n‟y a pas la différence du jour
d‟avec la nuit que vous avez là-bas…
C‟est dans la Genèse : ˝Il y eut un matin, et il n‟y eut plus jamais de soir ».
191
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.38.
192
Ibid., p.37.
193
En Amérique : Ibid., p.49.
194
Ibid., p.29.
195
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.136.
46
Le fait d‟exprimer le temps biographique ne sert donc pas simplement à
marquer des périodes de vie ou à opposer la vie d‟avant avec la vie d‟aujourd‟hui,
il est aussi un moyen de construire l‟identité du narrateur par son expérience
passé. Le temps du narrateur se tisse avec le temps des autres. Le pays, les amis
ou la famille ont, pendant le temps de l‟absence, continués à évoluer, à changer.
Dany Laferrière exprime alors l‟absence prolongée de l‟exil comme un temps
important et non négligeable : « il y a un quart de siècle ».196 La périphrase
précédente, pour dire vingt cinq ans marque la distance temporelle de manière
beaucoup plus forte en se référant à une division plus importante de temps que
l‟année, le « siècle ». Il y a le vécu du narrateur, et donc l‟exil dans l‟Énigme du
retour de trente-deux ans, mais aussi, mis en écho, celui des personnages qui sont
restés en Haïti pour vivre l‟absence : « la mienne [mère] a fait pendant trente-deux
ans / sur un calendrier Esso / une croix sur chaque jour / passé sans me voir ».197
Le temps générationnel
A ces durées qui construisent un temps de l‟individu qui vient au monde et
meurt répond une autre échelle de temps, générationnelle. Celle-ci est présenté, au
contraire du biographique qui semble s‟ancrer dans l‟évolution de chacun par la
construction d‟une expérience, comme un temps cyclique. En effet, les
générations se succèdent et se trouvent confrontées aux mêmes choix. On rejoint
alors l‟idée du temps historique comme permanence dans le temps d‟éléments qui
certes se transforment mais gardent la même essence. Si l‟individu vit une
expérience personnelle, particulière, de manière subjective, celle-ci peut être
rapportée à l‟expérience des autres.201 Prenons pour exemple les destinées
196
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.24.
197
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.40.
198
« J‟ai écrit l‟énigme du retour pour montrer quelque chose, pour montrer que « l‟Occident »
n‟arrive pas à accepter que finalement l‟être humain vit un espace-temps qui est donné à tout le
monde entre naissance et mort : ça s‟appelle la vie. »
Rencontre avec Dany Laferrière à l‟université Stendhal. Grenoble 2010
Url : http://podcast.grenet.fr/episode/rencontre-avec-dany-laferriere/.
199
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.163.
200
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.119 : « Cela fait plus de quarante ans qu‟elle [la mère]
vient ici ».
201
Pour Tzvetan Todorov citant Proust, le temps individuel et particulier doit être rapporté au
temps des autres : « On ne profite d‟aucune leçon parce qu‟on ne sait pas descendre jusqu‟au
général et qu‟on se figure toujours se trouver en présence d‟une expérience qui n‟a pas de
précédents dans le passé. » (Proust) Ainsi, dire qu‟un évènement est singulier revient à dire « le
47
féminines. On peut en effet parler de destinées au sens où, confrontées aux même
choix, aux mêmes situations, la réponse de l‟individu reste la même.202 La tante
décide pour le neveu qu‟il doit partir tout comme la mère du narrateur l‟a fait des
années auparavant pour lui-même.
« La grand-mère Da. Ma mère Marie. Ma sœur Ketty. Ces femmes ne s’occupent pas
de l’Histoire mais de la vie quotidienne qui est un long ruban sans fin »203
Tous les personnages féminins restent en Haïti. Aucune n‟a déjà voyagé ou
si c‟est le cas, elle est revenue vivre en Haïti. L‟homme est toujours confronté à la
question « Partir ou rester » tandis que les femmes restent pour supporter la dure
réalité du quotidien. Cette filiation qui se fait de mère en fille et de père en fils est
traitée de manière humoristique dans Pays sans chapeau, où le dieu « Ogou »
affirme que sa fille n‟a pas hérité grand-chose de lui, si ce n‟est son nez : « Telle
mère, telle fille aussi. Deux salopes… ».204 Le temps de la génération d‟avant se
construit par les récits de l‟autre et l‟imagination du narrateur :
Le temps d’avant.
Revoit-elle [la mère] cette époque où elle n’était
qu’une jeune fille insouciante ?205
plus grand, le pire » (Todorov). Dany Laferrière, en faisant références aux générations précédentes
déconstruit le raisonnement qui consiste à mettre au centre du roman l‟homme qui a un destin
particulier. Cela aurait pu être quelqu‟un d‟autre, son expérience n‟est pas unique.
A la recherche du temps perdu, Gallimard, La Pleiade, 1987, tome II, p.173cité par TODOROV,
Tzvetan. Les abus de la mémoire. - Paris : Arléa, 1995. – p.38.
202
« Ma mère, puis ma sœur », Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.123.
203
Ibid., p.143-144.
204
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.255.
205
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.117.
206
YACINE, Kateb. Nedjma. – Paris : Éditions du Seuil, 1956. – 250p. – (Collection « Points »,
n°247).
207
Il faut « laisser des espaces où les gens puissent compléter », afin « que la personne fasse sa
propre assiette » affirme Dany Laferrière.
http://podcast.grenet.fr/episode/rencontre-avec-dany-laferriere/
Rencontre avec Dany Laferrière à l‟université Stendhal. Grenoble 2010.
48
contraignante, la reconstruction de l‟impression du passage du temps (ou de son
arrêt) dans chaque extrait semble incontournable.
« Le temps passe selon des milliers de rythmes individuels, transformant les destins.
Ainsi est-il question des rythmes différents de l’ici et de l’ailleurs, les gens revenant
de l’étranger ayant perdu le rythme du pays. »211
208
On pourra notamment prendre pour exemple cette métaphore du découpage du temps perturbé :
« Le temps ne se découpe plus / en fines tranches de jours./ C‟est une masse compacte avec une
densité/ plus lourde que celle de la terre. » Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.37.
209
Ibid., p.77.
210
Ibid., p.39.
211
A propos de Pays sans chapeau, MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive
américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003.- p.153, voir aussi « Une journée dure ici une vie. / On
naît à l‟aube. / On grandit à midi./ On meurt au crépuscule./ Et demain, il faut changer de corps. »
L’Énigme du retour, p.139.
212
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.165.
213
Ibid., p.245.
214
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.198.
215
L’Énigme du retour, p.192.
49
tranquille»216. Les termes « langoureusement » et « tranquille » signifient le repos
provoqué par un regard porté au loin.
Le récit s‟ancre parfois hors du temps, dans une position réflexive qui bannit
toute référence à un instant précis situé entre un passé et un futur, l‟instant présent
se faisant éternité. Ce style aboutit à l‟abolition des repères temporels à la fois
historiques et vécus. Ursula Mathis Moser écrit que :
216
Ibid., p.242.
217
MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive américaine. - Québec : VLB éditeur,
2003.- p.146.
218
Interview de Paul Ricœur « mort et éternité », 1969 :
http://www.youtube.com/watch?v=LBqDySNkEo8.
219
On pourrait étudier plus précisément cette tension entre multiplicité et unité du narrateur dans
l‟œuvre de Dany Laferrière. Pour nous, cette dernière impression domine, malgré les incohérences
que l‟on pourrait relever (voir « temporalités (auto)-biographiques »).
220
Voir surtout le « tableau synoptique II », MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La
dérive américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003. – p.142.
50
émet l‟hypothèse que l‟ « Autobiographie américaine » de Dany Laferrière est
terminée :
« Or, c’est désormais le cas [l’Autobiographie Américaine est complète], Le cri des
oiseaux fous ayant paru en 2000. Depuis, deux textes supplémentaires de réflexion,
nettement moins marqués par les éléments de fiction, ont été publiés et l’auteur a fait
son entrée dans les maisons d’édition européennes. »221
Dix ans plus tard, à Montréal, un coup de téléphone coupe la nuit en deux.
- Allô...
-Monsieur Laferrière ?
-Oui, c'est moi.
-Votre père vient de mourir.
Je m'assois sur le lit.
-Qui parle ?
-L'hôpital de Brooklyn... Votre père vient de mourir, il
y a une heure. Nous avons trouvé votre numéro de téléphone
sur lui...Nous sommes vraiment désolés.
Je ne savais pas que mon père était malade, et je n'imaginais pas non plus
qu'il avait mon numéro de téléphone. Je suis allé voir mon père une fois, à New
York, mais il ne m'a pas ouvert sa porte. Il affirmait qu'il n'avait pas d'enfant puisque
Duvalier a fait de tous les Haïtiens des zombies. C'était aussi la seule fois que j'avais
vraiment entendu sa voix. Elle venait de cette minuscule chambre où il s'était
barricadé. Une voix sans visage.
J'ai appelé ma mère vers six heures du matin, pour lui annoncer la nouvelle
de la mort de l'homme de sa vie. Elle a simplement remarqué que j'avais une voix
étrange.
D'un point de vue temporel, tout d'abord, l'annonce de la mort du père est ici
située dix ans après le départ en exil.223 Le narrateur est bien ici « Mr Laferrière »,
221
Ibid., p.8.
222
Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous. – Québec : Lanctôt éditeur, 2000. – p.345 -346.
51
autrement dit cet extrait confirme l'aspect autofictionnel de l'œuvre malgré la
construction par le roman d'un personnage fictionnel à part entière. La
conversation téléphonique est retranscrite grâce à un dialogue contrairement à
l'Énigme du retour, où « la nouvelle » est simplement évoquée en tant que telle, et
l'accent porté sur la rupture que celle-ci amène. L'extrait évoque en effet nombre
de détails, comme l'heure de la mort, le lieu de la mort que nous n‟apprendrons
que plus tard dans l'Énigme du retour, lorsque le narrateur se rend à l'enterrement
et dans la « minuscule chambre » de son père. L'histoire du lien entre père et fils
est ici détaillée, alors que dans l'Énigme du retour, on sait simplement au départ
que le narrateur n'a pas de souvenirs clairs de son père. La « voix sans visage »,
c'est le « mort de qui je n'ai pas/ tous les traits du visage en tête. » qui clôt le
premier chapitre de l'Énigme du retour. Dany Laferrière construit ainsi, en
réécrivant ce passage, une continuité entre ces deux romans, la « vie d'homme »
est celle qu'il mènera en Amérique, en exil, mais aussi, semble-t-il, l‟expérience
du retour en Haïti, sa terre natale.
223
Indication donnée dans le chapitre qui précède dans LCDOF. Dans l'Énigme du retour, aucune
précision ne nous est donnée quant au moment où se déroule l'évènement dans la vie du narrateur,
si ce n'est qu'il est d'ores et déjà « d'âge mur ».
52
II. « Être présent », « être au présent » : l’irréversibilité
et l’impossible retour
La question que nous nous poserons dans cette partie concerne la possibilité
d‟un « retour ». Si le titre d‟un de nos romans pose une « énigme », nous
essaierons de voir comment Dany Laferrière l‟exprime et peut-être la résout.
L‟auteur ne précise pas de quel « retour » il s‟agit dans son titre. Le préfixe « re -»
signifie « le fait de ramener en arrière », « le retour à un état antérieur », « la
répétition », « le renforcement, l‟achèvement »224. Le retour est donc à la fois le
fait de répéter sa présence en un lieu, de revenir à un « état » antérieur, et de
ramener le passé dans le présent. La « représentation » est alors au centre de cette
problématique en tant que terme du présent différant cependant d‟avec celui-ci.
Dans le retour, il y a aussi le « tour » qui porte le sens d‟« achèvement » : il faut
alors se demander si ces romans proposent de « boucler » un temps qui est celui
de l‟exil, ou si au contraire le « retour » a ceci d‟insatisfaisant qu‟il ne répond pas
à sa promesse.
L‟énigme est peut être ce constat d‟un impossible retour dans le passé et de
la condamnation à la simple représentation qui fait face au monde présent. Ces
deux « images » produites parfois sur le même espace mais à partir de deux
sources différentes, la mémoire ou le vécu présent, sont différenciées mais se
confondent dans la représentation (parce qu‟elle ne peut être autre chose) qu‟est
l‟écriture du roman. L‟illusion de la fiction qui permet de les inscrire sur un même
plan ne semble pourtant pas annihiler le sentiment d‟un passé vu comme un pays
lointain et inaccessible.
224
REY, REY-DEBOVE, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Le petit
robert 1. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1990.
53
II.A. La mémoire
La mémoire joue le rôle de la « conservation » des images d‟un monde
aujourd‟hui disparu. Elle soulève la question du passé à nouveau présent225.
« Il faut d’abord rappeler une évidence : c’est que la mémoire ne s’oppose nullement
à l’oubli. Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la
conservation ; la mémoire est, toujours et nécessairement, une interaction des deux. »226
225
Première aporie de la mémoire mise en évidence par Paul Ricœur, comme nous le verrons par
la suite.
226
TODOROV, Tzvetan. Les abus de la mémoire. - Paris : Arléa, 1995. - p.14.
227
Voir « temporalités (auto)-biographiques ».
228
MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive américaine. - Québec : VLB éditeur,
2003. – p.132.
229
On ne proposera pas ici une lecture qui consisterait à établir L’Énigme du retour en
« réécriture » de Pays sans chapeau qui pourrait en un sens être défendue. Nous pensons plutôt
que L’Énigme du retour est un autre travail poétique et personnel, indépendant, entrepris sur le
même sujet avec une distance plus grande et un ressenti différent de celui présenté dans Pays sans
chapeau.
54
II.A.1. L’aporie de la présence de l’absent
St Augustin, cité par Paul Ricœur affirme que « la mémoire est le présent
du passé ». Ce dernier affirme qu'une des caractéristiques de la mémoire
personnelle est de contribuer au « sentiment d‟orientation dans le passage du
temps lui-même». Il évoque un « Triple présent » : présent du passé (mémoire),
présent du futur (attente), présent du présent (intuition, attention).230 Il nous faudra
donc étudier comment sont associés ou dissociés ces différents présents dans
l‟écriture de Dany Laferrière.
« c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il
me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des
petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils
disparaissent… »232
Il s‟agit alors de fixer des souvenirs, de les formuler pour ne pas les perdre,
pour les faire vivre. Le dialogue entre Nathalie Sarraute et cette voix qui tente au
début du roman de la dissuader d‟écrire ses souvenirs d‟enfance peut être mis en
parallèle avec la citation de l‟Énigme du retour ci-dessus. En effet, le narrateur
s‟était « promis » de ne pas « faire ça »233, mais « deux temps » viennent se
superposer sans qu‟il puisse l‟empêcher. Le souvenir semble intervenir de
manière spontanée et, comme le montre la citation ci-dessus, indépendamment de
la volonté du narrateur. Le but n‟est donc pas de refaire L’odeur du café234 ou Le
charme des après-midi sans fin235, mais bien d‟écrire sur cette sensation étrange
d‟ubiquité dans le temps : le narrateur est « entre deux temps », le présent et un
passé de nouveau présent. Les « images cherchent » à dominer la vision du
présent qu‟a le narrateur.
230
Si la question du devenir et de la mémoire est bien présente dans notre extrait, le « présent du
présent » semble être valorisé par la poétique du narrateur-écrivain. Être au monde et écrire ses
sensations présentes.
231
L’Énigme du retour, p.181.
232
SARRAUTE, Enfance. [1983]. – Paris : Gallimard, 1993.- p.9.
233
Nous pensons alors au dialogue « Non, tu ne feras pas ça », « Si, je le ferai » qui a lieu entre
Nathalie Sarraute et son double mais aussi, dans son souvenir, entre elle et une dame qui lui
apprenait l‟allemand. Il s‟agit du premier souvenir dont elle nous fait part. Les deux dialogues
superposent alors deux temps : celui de l‟écriture et celui du souvenir.
234
LAFERRIÈRE, Dany. L’odeur du café. [1991] – Quatrième édition. Toulouse ; Monaco :
Éditions du Rocher, 2009. – 240p. – (Collection « Motifs », n°135).
235
LAFERRIÈRE, Dany. Le charme des après-midi sans fin. [1997] – –Monaco : Éditions du
Rocher/ Motifs, 2009– 296p.
55
On observe le même phénomène dans Pays sans chapeau. Le passé
ressurgit mais il n‟est pas recherché. Nous sommes donc dans la mnēmē et non
dans l‟anamnēsis.236 Le réel présent (objets, paysages ou personnages) appelle,
évoque (donne la voix) au passé, mais le narrateur ne cherche pas à s‟en souvenir.
Sa volonté d‟être un écrivain « primitif » devrait pousser Dany Laferrière à écrire
tout ce qu‟il ressent du monde et donc à accepter les intrusions du passé dans le
présent, malgré la lutte contre la superposition des temps.
A l‟île s‟ajoutent les images d‟une ex-île connue avant l‟exil (la sortie de
l‟île en l‟occurrence) du narrateur. Par ce jeu de mot sans prétention puisqu‟il ne
correspond aucunement à une racine étymologique, nous faisons apparaître la
double valeur temporelle et géographique du préfixe ex- : « hors de » et
« antérieurement »240.
236
« Le second couple d‟opposés est constitué par la paire évocation/recherche. Entendons par
évocation la survenance actuelle d‟un souvenir. C‟est à celle-ci qu‟Aristote réservait le terme
mnēmē, désignant par anamnēsis ce que nous appellerons plus loin recherche ou rappel. Et il
caractérisait la mnēmē comme pathos, comme affection : il arrive que nous nous souvenions, de
ceci ou de cela, en telle et telle occasion ; nous éprouvons alors un souvenir». Tandis que : « Qui
cherche ne trouve pas nécessairement. L‟effort de rappel [qui se rapproche de l‟anamnēsis selon
Aristote] peut réussir ou échouer. »
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. – p.32.
237
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.277.
238
Ibid., p.255.
239
Ibid., p.128.
240
Article « ex » in REY, REY-DEBOVE, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue
française. Le petit robert 1. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1990.
56
On observe ainsi un double mouvement : volonté de sentir au présent, de
se laisser « être » dans un « paysage »241 que l‟on a quitté il y a longtemps et
« retour » énigmatique vers des terres qui appartenaient au passé, que l‟on
redécouvre et qui nous permettent de nous redécouvrir nous même. L‟ « énigme »
est celle de la terre retrouvée, mais aussi d‟une mémoire réactivée, d‟un « moi »
que l‟on avait oublié, « comme s‟il s‟agissait de quelqu‟un d‟autre »242 dit le
narrateur à propos de la période vécue à l‟étranger.
Le souvenir est un récit qui vient non pas du monde extérieur mais bien
d‟une « image » intérieure. Le monde est perçu par « images » et il y a conflit
avec les « images » qui refont « surface ». Cette dernière expression appartient à
la métaphore courante de la navigation (métaphore spatiale) pour exprimer les
déplacements sur l‟axe temporel, nous laissant ainsi imaginer le temps non plus
comme profondeur mais bien comme une deuxième extension spatiale. Elle laisse
penser que ces « images » auraient toujours été présentes mais enfouies quelque
part en nous. La mémoire inconsciente se manifeste suite à certains stimuli que
nous essaierons de déterminer concernant nos deux œuvres.
Se revoir plus jeune dans les autres est un autre phénomène mémoriel : dans
l‟Énigme du retour Dany Laferrière se reconnaît dans un groupe d‟adolescents qui
lui rappellent son « moi » d‟avant.
241
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.82 : « Cela fait si longtemps que je ne / fais pas partie
d‟un tel paysage ».
242
Ibid., p.167 : dialogue avec la femme irlandaise de son ami sur la possibilité de vivre dans une
autre culture que la sienne.
243
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.23.
244
Ibid., « Les objets », p.24.
245
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.218.
57
montre l‟éloignement inexorable de cette époque (comme nous avions pu le voir
pour les « siècles » auparavant). Le récit à l‟imparfait, qu‟on parle du temps de
son adolescence ou du moment où il regarde ces adolescents jouer opère ici une
continuité. L‟écriture elle-même exprime cette première aporie de la mémoire,
présence du passé. Le passage du « ils » au « je » montre bien l‟identification et
le changement de référent, du monde qui entoure le narrateur à sa mémoire
personnelle, individuelle.
Ce rayon de soleil
qui réchauffe ma joue gauche.
La sieste de midi d’un enfant
pas loin de sa mère.
A l’ombre des lauriers roses.
Comme un vieux lézard
qui se cache du soleil.246
Le bruit du lézard se faufilant dans l’herbe haute. Une émotion de mon enfance.247
246
Ibid., p.34.
247
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.60.
248
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.191.
58
Les deux extraits ci-dessus sont des exemples d‟évocations d‟une sensation
éprouvée « à l‟identique ». Le premier supprime toute référence à un temps en
utilisant le participe présent, décrivant une action non située. L‟expression « mon
enfance » introduite comme complément du nom marque l‟appartenance de cette
« émotion » (« bruit ») à l‟enfance, au temps passé. Le narrateur arrive « à temps
pour voir ce lézard » si bien que ces retrouvailles (permises par l‟atemporalité de
la présence du lézard) deviennent le symbole d‟un retour qui a réussi. Le second
extrait débute aussi par l‟évocation des perceptions (« J‟entends ») : l‟auteur
utilise une métaphore (la pluie comparée à un cheval galopant) montrant que nous
sommes alors dans l‟expression de la sensation et non dans la mimesis d‟un
monde objectif. Cette émotion s‟inscrit dans le présent et de manière égocentrée
puisque la première personne est exprimée, tout comme dans la première citation
par le biais du possessif. L‟utilisation du verbe « remonte à » montre la
permanence de la trace laissée par cette émotion dans le corps du narrateur, trace
qui est elle aussi marquée temporellement comme appartenant à l‟enfance. Les
deux extraits expriment donc l‟appartenance au passé corporel d‟une émotion
vécue au présent; le mouvement ne s‟arrête pas à la sensation mais remonte
jusqu‟à la mémoire qui signale la similarité entre les deux expériences.
II.A.2. Transformations
La conservation du passé dans notre mémoire pose la question de la forme
sous laquelle ce passé reste présent. La photographie, support qui est utilisé dans
ces romans pour montrer des images du passé, ne semble pas une image exacte
pour qualifier la mémoire. Celle-ci, depuis Platon, a souvent été considérée
comme une question empreinte :
Eh bien, accorde-moi de poser, pour les besoins de ce que j’ai à dire, qu’est contenu
en nos âmes un bloc malléable de cire […] c’est là un don de la mère des Muses,
Mémoire […], nous imprimons sur lui ce que nous voulons nous rappeler.249
249
Platon, le Théétète, texte établi et traduit par Michel Narcy, Paris : Flammarion, 1995. Cité par
RICOEUR, Paul in La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. – p.10.
250
On touche ici au problème de la définition de la limite entre mémoire et imagination : la
première est en effet toujours suspectée de n‟être pas autre chose que la seconde. Cependant,
Ricœur propose de les différencier fondamentalement par la visée « véritative » de la mémoire et
son référent passé « qui a existé ». Le narrateur lui-même évoque un passé qui semble bien réel,
cependant souvent évoqué dans des situations de somnolence dans l‟Énigme du retour. L‟auteur,
dégagé de tout pacte autobiographique, construit un phantasme ou fantasme de son passé. Face à
une attitude de méfiance à l‟égard de la fiction, l‟auteur répond en l‟assumant pleinement.
L‟écriture d‟un « je » passé peut-elle satisfaire à l‟exigence de fidélité de la mémoire ?
59
II.A.2.a. Superposition, comparaison, confusion des temps
Le « retour » qui caractérise nos deux romans appelle à de constants allers-
retours entre l'avant et l'après. C'est la permanence de l'être mais aussi de l'île à
travers le temps (transformés, métamorphosés) qui permet une comparaison des
deux temps. On distingue alors :
-des choses qu‟on ne perçoit/comprend plus : soit il s'agit d'un oubli, soit il
s'agit d'un changement du lieu.
-des éléments qu‟on perçoit pour la première fois : alors qu‟ils étaient déjà
là, ce qui démontre un changement de soi ou bien parce qu'il s'agit d'un élément
nouveau : il y a alors changement du lieu.
II.A.2.b. Le figement
Nous avons d‟ores et déjà évoqué l‟émotion, qui est un mouvement intérieur
qui semble pouvoir revenir à l‟identique. Cependant, l‟individu est contraint de se
contenter de rapprocher l‟impression laissée par l‟émotion d‟avant à une émotion
présente. Cette absence du passé fonde le rapport forcément ambigu et complexe
de la mémoire au présent. Le souvenir, s‟il n‟est pas mouvement du corps, semble
n‟être plus que des images pour le narrateur. L‟absence de mouvement, d‟émotion
est la première étape de l‟oubli, l‟une des raisons du manque du passé.
Ma sœur et moi, on se complète bien. La seule chose qu’on n’a jamais su partager
c’est mon père. Je l’ai toujours soupçonnée de garder pour elle seule des images de
mon père en mouvement. Si de nous deux quelqu’un pouvait se souvenir de son
visage c’est elle, et cela quoiqu’elle soit plus jeune d’un an que moi.253
251
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. –
p.78.
252
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.168.
253
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.197.
60
Le souvenir du père est un sujet qui est particulièrement sensible dans
l‟Énigme du retour puisque l‟œuvre commence par l‟annonce de la mort de celui-
ci. Le retour en Haïti est conditionné par cette mort (annonce à la mère, voyage
dans le village natal de son père…). A ce moment-là du roman, le narrateur nous
raconte une partie de son enfance et de celle de sa sœur. Ils n‟étaient pas au même
endroit et lui n‟a pas vécu avec son père, à Port-au-Prince. Petit-Goâve, lieu de
son enfance par excellence est donc un premier exil loin du père, une enclave qui
l‟empêche aujourd‟hui d‟avoir un souvenir de celui-ci qui lui serait propre, une
« émotion » qui le ferait revivre. Au contraire, ne reste que des photos. Dans Pays
sans chapeau, le narrateur insiste aussi sur le fait qu‟il n‟a que très peu de
souvenirs de son père : « C‟est toi qui m‟avais dit ça, un jour… Moi, je n‟ai
entendu sa voix qu‟une fois dans ma vie »254. Les « images en mouvement »,
expression qui peut paraître paradoxal, prennent tout leur sens si on estime que
seule une série d‟images (entendu au sens large d‟impressions par le biais des
sens) qui sont liées les unes aux autres par un vécu corporel permettent de
posséder un souvenir en mouvement. Sinon, il faut s‟en remettre à la mémoire de
l‟autre, qui dans le cas de la sœur semble inaccessible, mais possible par la parole
de la mère.
254
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.244.
255
Maurice Halbwachs est le premier à avoir utilisé le terme de « mémoire collective ». On peut
citer à ce propos le résumé des enjeux exposé par Paul Ricœur dans une « note d‟orientation » sur
« Mémoire personnelle, mémoire collective » : « C‟est l‟émergence d‟une problématique de la
subjectivité et de façon de plus en plus pressante d‟une problématique égologique qui a suscité à la
fois la problématisation de la conscience et le mouvement de repli de celle-ci sur elle-même,
jusqu‟à côtoyer un solipsisme spéculatif. Une école du regard intérieur […] s‟est ainsi
progressivement instaurée. […] Le prix à payer pour cette radicalisation subjectiviste est élevé :
l‟attribution à un sujet collectif est devenue soit impensable, soit dérivée, voire franchement
métaphorique. Or une position antithétique a surgi avec les sciences humaines […] [C]es sciences
ont mis en place des modèles d‟intelligibilité pour lesquels les phénomènes sociaux sont des
réalités indubitables. » Celui-ci tente dans son essai de démontrer la « constitution mutuelle et
croisée » des deux mémoires. RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris :
Editions du Seuil, 2003. – p.112-115.
256
On pourrait faire dire au narrateur de Dany Laferrière ces propos de Halbwachs : « Quand je les
évoque [les évènements], je suis obligé de m‟en remettre entièrement à la mémoire des autres, qui
ne vient pas ici compéter ou fortifier la mienne, mais qui est la source unique de ce que j‟en veux
répéter ». Ce savoir peut augmenter « par la conversation ou par la lecture », « je peux les
[évènements] imaginer ; il m‟est bien impossible de m‟en souvenir».
HALBWACHS, Maurice, La Mémoire collective, p.36-37 cité par Jeffrey A.Barash « Mémoire et
politique » in Histoire et mémoire. [Coordonné par Martine VERLHAC]. Grenoble : CRDP de
l‟Académie de Grenoble, 1998. –p.53
61
qui n‟ont pas quitté l‟île et lui rappellent que son absence le prive de toute
possibilité de comprendre Haïti aujourd‟hui.
Lorsque la mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plait. Cette sagesse
populaire signifie que la transmission orale ne retient que les évènements relatifs à la
vie sociale en cours ; un fait passé dont une société ne peut plus tirer de conclusions
pour le présent est rapidement oublié.257
257
Ralph Ludwig in Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise. [dir. Ralph
Ludwig].- Paris : Gallimard, 1994. – p.16.
62
II.A.3.a. L’écriture et l’oubli
L‟enfance est très présente dans l‟Énigme du retour ; moins dans Pays
sans chapeau mais elle est traitée comme un tout dans les deux romans. Aucun
élément ne semble incohérent par rapport aux autres dans son évocation. Cette
période apparaît comme une unité fondamentale, un instant d‟ « éternité », une
fondation solide.
« Toute mon enfance me monte à la tête »258 nous dit le narrateur qui respire
l‟odeur du café. L‟‟adjectif « toute » montre bien ici l‟unité de l‟enfance. De plus,
elle est évoquée sous les termes « mon enfance », qui signifie la particularité et la
cohésion de cette époque. Les souvenirs se concentrent sur très peu d‟objets, de
lieux. Cette simplification du temps passé dans une représentation uniforme
montre l‟effet du temps sur les souvenirs. Celle-ci semble typique du phénomène
de contraction que décrit Bergson dans Matière et mémoire
[L]a « subjectivité » des qualités sensibles consiste surtout dans une espèce de
contraction du réel, opérée par notre mémoire. Bref, la mémoire sous ces deux
formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception
immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le
principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de
notre connaissance des choses 259.
L‟unité qui est évidente nous ramène aux éléments qui ont été abandonnés
par la mémoire, nous impose de nous questionner sur l‟oubli, sur la manière dont
la mémoire a sélectionné les données pour construire cet effet « lissé ». Le temps
qui passe peut provoquer l‟oubli et surtout la peur de l‟oubli, car la conscience
d‟avoir pu oublier des choses pose problème à l‟individu :
Cette peur est issue d‟un sentiment de culpabilité, et suivie d‟une réflexion
sur la mémoire au sein même des romans. Sentiment de culpabilité car on ne sait
jamais ce qu‟on aurait du retenir et qu‟on n‟a pas « enregistré » comme pourrait le
faire une machine261. Si Dany Laferrière écrit sur sa « machine », sur sa vieille
« Remington », peut être le fait-il aussi pour enregistrer ce qu‟il a encore en
mémoire, en tête aujourd‟hui et qu‟il pourrait bien perdre demain. L‟écriture
s‟impose donc comme un ultime moyen de faire vivre les personnes, les choses
qui ne sont plus et ne seront plus. Elle permet de préserver les choses du passage
du temps, d‟inscrire son univers du moment comme un témoignage d‟un instant
qui peut être sera oublié plus tard. C‟est une « subjectivité » qui est exprimée par
le biais de l‟intervention de la mémoire dans la représentation du monde. Dany
Laferrière affirme dans une interview262 que l‟écrivain peut oublier l‟état dans
258
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.21.
259
BERGSON, Henri. Matière et mémoire. [1939]– Huitième édition. Paris : Quadrige/PUF, 2010.
– p.31.
260
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.57.
261
On peut se référer ici à l‟épisode de l‟interview dans l‟Énigme du retour où le narrateur fait
remarquer qu‟il n‟est pas dans la tradition d‟un tel rendez-vous d‟utiliser une « machine » qui
« enregistre » les propos.
262
VASILE, Beniamin. L’autodidacte et le processus de création. Paris, L‟Harmattan, 2008.
« Entrevue », p.243-273.
63
lequel il a écrit son œuvre et le lecteur lui apporter quelque chose lorsqu‟il
retrouve cet état à travers l‟écriture. Écrire est alors un moyen d‟être capable de se
remémorer un état, par une auto-relecture ou par l‟intermédiaire des lecteurs.
Ce fragment se situe entre deux autres, l‟un sur le thème du vaudou, l‟autre
sur une réflexion en termes d‟oppositions (non pas entre pays mais entre ceux qui
voyagent et ceux qui ne voyagent pas). Il n‟a donc pas de rapport évident avec le
texte immédiatement à son contact.264 Il intervient dans le chapitre « Le bon
moment » qui débute par l‟évocation du départ. Cette réflexion précède donc le
retour, anticipe les difficultés que le narrateur pourra éprouver à relier le temps
présent avec une mémoire douteuse, cette pensée s‟impose à son esprit, et à son
texte. La métaphore filée de l‟ « incendie », du « sinistre » caractérise l‟oubli
comme dramatique. La mémoire « brûlée », le verbe « effacer », tout le
vocabulaire utilisé rejoint l‟idée de perte. Et le pire est peut-être cette « herbe »
qui « repousse », métaphore de l‟oubli de l‟oubli lui-même. Ce qui « repousse »
cache ce qui a été brûlé, et cela correspond bien à notre idée de passé « lissé » par
le temps. L‟autre perspective est affective : quels qu‟aient pu être nos rapport à
ces personnes que l‟on a oublié, il est possible qu‟elles soient sorties de notre
mémoire.
263
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.41 .
264
La fragmentation des œuvres permet de ne pas s‟attarder, se morfondre dans un temps passé. Le
lecteur est amené à passer de thèmes en thèmes, de réflexions en réflexions, de paysages en
paysages. L‟écriture avance, elle aussi, et met en forme le vécu passé et présent de manière très
dynamique. En réponse à cette mémoire aléatoire s‟impose donc une écriture de
l‟ « immédiateté ». Le souvenir ne prend sa place dans l‟œuvre que parce qu‟il est une composante
du temps présent, du vécu présent, que parce qu‟il est « présence du passé ».
64
partielle et inégale. Parfois, elle s‟exprime de manière forte et projette le passé sur
un présent qui s‟efface, d‟autre fois, elle ne peut fournir qu‟une vague sensation.
Ou encore,
La mémoire, si elle n‟est pas réellement aléatoire, ne nous fournit pas les
raisons pour lesquelles restent « gravées » certains éléments et pas d‟autres. Et
surtout, se souvenir ne veut absolument pas dire que l‟on se souvient « bien », que
l‟empreinte laissée par le passé est fidèle, ni que la reconnaissance est « juste ».
Dans les deux citations ci-dessus, qui sont juxtaposées dans l‟œuvre, nous avons
deux exemples très différents de la manifestation du passé dans le temps présent.
Dans un cas, le passé envahit littéralement le présent de manière irrépressible, la
métaphore des « vagues » montrant la puissance et l‟inexorabilité du phénomène,
le pluriel à « images » exprimant la quantité importante de souvenirs. Dans la
deuxième citation, au contraire, la mémoire est incomplète et ressentie comme
telle : il ne s‟agit que d‟un « détail », d‟une dimension « minuscule ». Seule est
restée la sensation éprouvée sur le « moment ». En effet, lorsqu‟est évoquée la
figure du père, la mémoire perd de sa puissance.
265
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.37.
266
Ibid., p.38.
65
Sauf dans la mémoire
de ma mère.267
Cet épisode obsédant fait l‟objet d‟un récit dans les deux romans : « la petite
chambre de Brooklyn »269 dans l‟Énigme du retour, et dans le chapitre « le lit » de
Pays sans chapeau270où un dialogue se noue au moment du coucher entre la mère
et le fils durant lequel celui-ci lui raconte sa visite infructueuse à son père. Dans le
premier cas il est raconté à l‟imparfait, le narrateur visitant la chambre où son père
avait vécu se rappelant la scène, dans le deuxième un dialogue restitue les paroles
de son père car il en fait un récit précis à sa mère. Le dialogue avec son père est
d‟ailleurs introduit sans marques particulières. Au début les répliques du narrateur
et de sa mère sont alternées puis le récit de cette rencontre commence et les
répliques du père remplacent celles de la mère. La voix du père se fait alors
entendre à travers la voix du fils, au même niveau d‟énonciation. « Depuis douze
ans, j‟ai cette conversation qui me trotte dans la tête »271 affirme le narrateur.
267
Ibid., p.290.
268
Ibid., p.64.
269
Ibid., p.67-68.
270
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.242-245.
271
Ibid., p.244.
272
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.34-35.
273
Ibid., p.29.
66
passé, rarement utilisé dans ce roman, est ici employé pour mettre en relief le
regret, la mélancolie.
Simplement pour t'entendre dire que les carottes, c'est bon pour les yeux.274
L‟homme qui parle alors à sa mère après lui avoir demandé de préparer des
carottes qu‟il n‟aime pas est soulagé de retrouver sa mère telle qu‟il l‟a quittée, de
l‟entendre répéter des propos tenus au quotidien dans le passé et qui viennent
confirmer ses souvenirs. La mère qu‟il retrouve et dont il sent, a posteriori, à quel
point son absence a pu peser sur sa vie est aussi son pays. «Tu ne peux pas savoir,
tu n'étais pas là »275, réplique-t-on au narrateur.
274
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.108.
275
Ibid., p.102.
276
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.98.
67
Ces souvenirs d‟enfance sont les plus lointains dans le temps, a priori donc
les plus difficiles d‟accès et ils semblent pourtant s‟imposer avec évidence et
représenter un idéal : celui d‟un temps primitif, d‟images qui ne sont finalement
qu‟impressions, couleurs, où la perspective, bien que déformée construit une
présence bien particulière. Écrire l‟enfance n‟est peut être pas tant la re-vivre que
souffrir de son absence et de la perte des souvenirs, de l‟oubli. Le « moi » passé
est celui qui réalisait ce que recherche le narrateur aujourd‟hui : un regard sur ce
qui existe, sur ce qui vit, une contemplation (c‟est ainsi que nous percevons
l‟enfance dans L’odeur du café notamment).
277
Ce pays réel n‟est donc pas seulement celui que l‟on peut observer aujourd‟hui. Il est le pays
présent mais aussi vécu au sens où la mémoire ajoute une dimension temporelle au territoire.
278
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.36-38.
279
Avec le neveu par exemple, Ibid., p.123.
280
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.33.
68
bain (« J‟ai pris mon premier bain, sûrement, dans cette cuvette cabossée. »281).
On voit dans cette dernière citation la nécessité de reconstituer l‟enfance, le doute
du à une mémoire évasive, qui impose de prendre un certain recul (« sûrement »).
Le bonheur est aussi un élément essentiel de cette enfance, qui explique dans
l‟Énigme du retour la volonté du narrateur de retrouver cette enfance : « du temps
heureux de ma grand-mère »282. La contemplation, depuis la galerie et la maison
de Da semblent être la principale préoccupation de l‟enfant ; la contemplation du
monde et les explications que peut en donner sa grand-mère occupent une place
importante dans ces réminiscences. On peut s‟interroger sur le parallèle possible
entre la « saveur/ de ces après-midi d‟enfance »283 et la caractérisation d‟Haïti
comme le pays des saveurs, des odeurs. Dans un paragraphe intitulé « La chose »,
le narrateur nous fait part des réticences de sa mère face à la nourriture venue
d‟ailleurs, et sans « ODEUR ». Le mot est inscrit en majuscules, cela lui donne
une existence plus concrète. L‟odeur d‟Haïti c‟est aussi la puanteur de la ville et
des bas quartiers ("Ce n'est pas tellement la foule, le problème. C'est l'odeur." 284,
dit le narrateur en parlant de Martissant, un des quartiers les plus pauvres de Port-
au-Prince). Enfin, l‟enfance est le temps primitif, idéal mais malheureusement
perdu.
Les lauriers roses, la « pluie » qui ne cesse de tomber sont des éléments
qu‟on retrouve à dans d‟autres extraits de l‟Énigme du retour.286 Ces derniers sont
toujours en lien avec l‟enfance, dans un cas par le biais de la « galerie » et de la
compagnie de la mère ; dans l‟autre, la « saison ensoleillée » désigne l‟enfance.
La position de l‟homme qui s‟efforce de « voir » s‟oppose à l‟enfant qui, lui,
passe son temps à « regarder ». L‟observation est du côté de l‟enfant, là où
l‟adulte ne fait que percevoir les choses de manière superficielle. La négation
absolue de toute possibilité de retour à l‟enfance et à la « saveur » de celle-ci
semble être récusée par la fin de l‟Énigme du retour, puisqu‟il parle alors d‟un
temps « enfin revenu ».287
281
Ibid., p.30.
282
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.300.
283
Ibid., p.22.
284
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.43.
285
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.22.
286
Ibid., p.116 « Nous sommes sur la galerie. / Près des lauriers roses. », p.285, «durant cette
enfance pluvieuse » ou encore « interminable saison ensoleillée, / bien que parfois pluvieuse. /
Rien de plus éclatant qu‟un soleil sous la pluie».
287
Ibid., p.300.
69
Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent
les merveilleuses images.288
L‟enfant est ici séparé du monde par les « vitres », il regarde le monde sans
pouvoir y vivre. Au contraire, chez Dany Laferrière, l‟enfant semble être
profondément au contact du monde, heureux et non « en deuil ». L‟adulte, lui, est
« en deuil » de cette enfance perdue, « merveilleuses images » qu‟il regarde
comme inaccessibles car définitivement passées, qui ne sont plus que des
« images » et dont il semble devoir faire le « deuil ». On peut se demander si la fin
du roman de l‟Énigme du retour et le « temps retrouvé » ne sont pas une
réconciliation avec le temps présent. L‟intervention du rêve et du sommeil ne
biaise-t-elle pas alors la réconciliation ?
288
« Après le déluge » in RIMBAUD, Arthur. Poésies. Une saison en enfer. Illuminations.- Paris :
Gallimard, 1999. – p.207.
289
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.22.
290
Ibid., p.23.
291
Ibid., p.21.
292
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.93.
70
Et j’ai cru reconnaître ma grand-mère
dans cette discrète étoile
repérée pour la première fois,
pas loin de la Grande Ourse.293
293
Ibid., p.240.
294
Ibid., p.255.
295
Ibid., p.218.
296
Ibid., p.213.
71
passé.297 Il faut donc parfois oublier le monde présent pour se souvenir : on peut
revenir si on ne regarde plus, lorsqu‟on a les « paupières closes »298. L‟absence de
soi au monde présent provoque la réminiscence.
297
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.23.
298
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.19.
299
Ibid., p.55
300
Ibid., p.191
301
Ibid., p.214-215
302
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.36
303
« Des fois, j‟ai envie d‟aller lui rendre visite », Ibid., p.22
304
« Ma grand-mère est partie pour le pays sans chapeau », Ibid., p.22, « Et Da n‟est plus», p.30.
72
II.B. La nostalgie : Expression du regret
Le retour en Haïti devrait avoir pour effet d‟apaiser le « mal du pays » du
narrateur. Pourtant, la nostalgie, du grec nostalgia nostos « retour » qui peut être
définie comme un « état de dépérissement et de langueur causé par le regret
obsédant du pays natal, du lieu où l‟on a longtemps vécu : mal du pays » n‟est pas
absente de ces deux œuvres. Le « retour » n‟est pas ressenti comme complet. En
effet, le temps ayant passé, certains éléments ont définitivement changés et
l‟ « énigme » consiste à savoir si un quelconque retour est possible. On pourrait
rapprocher le sentiment du narrateur du « regret mélancolique » qui est une autre
définition possible de la nostalgie. Il est provoqué par le désir d‟une « chose
révolue » ou « qu‟on n‟a pas connu[e] ». Sans être un état « pathologique », on
pourrait voir en effet un « état d‟abattement, de tristesse, accompagné de rêverie »
dans les propos du narrateur.305
305
Ces définitions sont tirées de l‟ouvrage suivant : REY, REY-DEBOVE, Dictionnaire
alphabétique et analogique de la langue française. Le petit robert 1. Paris : Dictionnaires Le
Robert, 1990.
306
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.143.
73
Je suis donc parti puis revenu. Les choses n’ont pas bougé d’un iota. […]
L’impression de cheminer dans un rêve.307
Toutes ces choses que j’avais évacuées de mon esprit là-bas pour éviter d’être ligoté
par la nostalgie ont une présence concrète ici. Elles s’étaient réfugiées dans mon
corps où le froid les avait gelées. Mon corps se réchauffe petit à petit. Et ma
mémoire se dégèle jusqu’à devenir cette petite flaque d’eau dans le lit.308
Je suis là, devant cette table bancale, sous ce manguier, à tenter de parler une fois de
plus de mon rapport avec ce terrible pays, de ce qu’il est devenu, de ce que je suis
devenu, de ce que nous sommes tous devenus, de ce mouvement incessant qui peut
bien être trompeur et donner l’illusion d’une inquiétante immobilité.310
307
Ibid., p.144.
308
Ibid., p.151.
309
Ibid., p.298.
310
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.37-38.
74
Cette rupture forcée avec le temps passé s‟exprime de différentes façons
dans nos deux œuvres. Ce dernier s‟éloigne toujours et devient sans cesse plus
inaccessible. La nostalgie s‟applique en particulier à un espace du passé, celui de
l‟enfance et de l‟adolescence. Nous avons d‟ores et déjà vu à quel point l‟enfance
s‟impose comme un pays idéal dans l‟Énigme du retour. Son association avec le
« paradis » à la fin du roman le confirme aisément.
II.B.2. L’irréversibilité
La nostalgie est une non acceptation du sens unique de l‟Histoire.
L‟écoulement ne pourrait-il pas être inversé ? Le temps devient alors un élément
obsédant, y compris dans son rapport à soi-même.
311
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.78.
312
Ibid., p.151.
75
II.B.2.a. « Ipséité » et « mêmeté » : la métamorphose
L‟acceptation de l‟autre soi-même qui existe par le biais de la mémoire
personnelle mais aussi de la mémoire des autres personnages nécessite le deuil de
cet être qui n‟est pas le soi présent. Paul Ricœur différencie la mêmeté de l‟ipséité
en les caractérisant, pour la première, par une « souplesse, propre au maintien de
soi dans la promesse », pour la seconde par « la rigidité inflexible d‟un caractère,
au sens quasi typographique du terme »313. La nostalgie d‟un moi d‟avant semble
révéler une crise identitaire qui pousserait à une définition rigidifiée d‟un « moi »
immobile dans le temps. Paul Ricœur travaille à partir des différentes apories de la
mémoire : la troisième se fonde sur les usages et abus de mémoire qui parfois
relèvent plus de la mélancolie que du deuil. La question du maintien de soi à
travers le temps est posée à propos de « l‟identité chez les peuples ». La crise pose
trois questions fondamentales : « le maintien de soi à travers le temps », « la
compétition avec autrui », et « la place de la violence dans la formation des
identités»314. L‟altérité est-elle une menace pour l‟identité ? Quel est alors le rôle
de la mémoire : peut-elle être une réponse à la crise identitaire du sujet ? Où se
trouve le juste milieu entre le deuil d‟une identité passée et le maintien de celle-
ci ?
313
RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. [2000]- Paris : Editions du Seuil, 2003. –
p.98-99.
314
RICOEUR Paul, « Passé, mémoire et oubli », in Histoire et mémoire. [Coordonné par Martine
VERLHAC]. Grenoble : CRDP de l‟Académie de Grenoble, 1998. - p.41.
315
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.77.
76
La littérature est une scène où l‟autre soi-même prend place (plus ou moins
de place). Borges dans sa nouvelle L’autre extraite du recueil Le livre de sable316
raconte une rencontre entre le narrateur jeune et vieux sur un banc. La discussion,
narrée du point de vue de l‟ancien Borges, soulève le problème de la
reconnaissance de soi dans le temps, des changements qui ont transformés
l‟individu. Créer deux personnages qui incarnent les deux instances passées et
présentes d‟un même homme permet à l‟auteur de faire dialoguer deux états de
lui-même, de les comparer317. L‟écriture réalise alors une scène intérieure. Chez
Dany Laferrière, le narrateur est un personnage et un seul. S‟il s‟identifie parfois à
d‟autres personnages comme son neveu, il n‟y pas de dédoublement entre le
personnage passé et présent. Soit le narrateur incarne le passé, soit il raconte
celui-ci mais aucun autre personnage différencié n‟est lui-même avant. Le
dialogue est donc moins évident et porte à confusion entre les différents temps du
« je ». Cette confusion est une forme de nostalgie : le narrateur veut retrouver ses
« quatre ans » et pourtant il affirme lui-même que « redevenir », faire un retour
dans le devenir est impossible et que tout au plus on peut « réapprendre ».
316
« L‟autre » in BORGES, Jorge Luis. Le livre de sable [1975] – Paris : Gallimard, 1978 (trad.
française). – p.7 – 19.
317
« En ce cas, lui dis-je résolument, vous vous appelez Jorge Luis Borges. Moi aussi je suis Jorge
Luis Borges. Nous sommes en 1969, et dans la ville de Cambridge.
– Non, me répondit-il avec ma propre voix, un peu lointaine.
Au bout d‟un moment, il insista :
- Je suis à Genève, sur un banc, à quelques pas du Rhône. Ce qui est étrange c‟est que nous nous
ressemblons, mais vous êtes bien plus âgé, vous avez les cheveux gris. » Ibid., p.9.
318
Le voyageur sans bagage [1936] in ANOUILH Jean, Pièces noires. – Paris, Calmann-Lévy,
1957. – p. 257 – 362.
319
« Valentine : Mais est-ce que tu te rends compte seulement de ce que tu es en train de faire ?
Gaston : Oui. Je suis en train de refuser mon passé et ses personnages – moi compris. Vous êtes
peut-être ma famille, mes amours, ma véridique histoire. Oui, mais seulement, voilà…vous ne me
plaisez pas. Je vous refuse.
Valentine : Mais tu es fou ! Mais tu es un monstre ! On ne peut pas refuser son passé. On ne peut
pas se refuser soi-même…
Gaston : Je suis sans doute le seul homme, c‟est vrai, auquel le destin aura donné la possibilité
d‟accomplir ce rêve de chacun… Je suis un homme et je peux être, si je veux, aussi neuf qu‟un
enfant ! C‟est un privilège dont il serait criminel de ne pas user. Je vous refuse. Je n‟ai déjà depuis
hier que trop de choses à oublier sur mon compte. »
Ibid., p.348.
320
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.285.
77
aucun poids »321 apparaît lors d‟un moment passé sous un « manguier », à l‟affût
des sensations de l‟instant présent.322 Il n‟y a alors plus à comprendre ce qu‟on est
mais à sentir le monde autour de soi.
Tout comme la grand-mère Da qui ne peut plus porter d‟autre robe que sa
robe grise car elles seraient trop lourdes324, le fils ne peut porter, assumer le
contenu de la valise que son père lui a laissée et qui ne s‟ouvrira jamais. On ne
peut porter pour les autres le poids d‟une vie.
Dans cette citation qui est un dialogue entre le narrateur et son neveu, le
narrateur affirme son être au présent contre son histoire personnelle. La question
de l‟ « époque » est éludée pour dire son ancrage dans le présent. Pourtant, la
référence dans la dernière phrase au roman Le cri des oiseaux fous, qui fait le récit
du départ en exil, fait échouer la tentative de ne s‟attacher qu‟au présent. S‟il est
« en face » de son neveu, il est aussi l‟ « oiseau » exilé qui n‟a pu rester dans l‟île.
S‟il n‟y a pas d‟ « époque », il y a un passé.
321
Ibid., p.170.
322
De même Ibid., p.285, si « je me sens tout à coup si léger » est précédé des souvenirs
d‟enfance, la « feuille de bananier » qui comme le « ciel » vient frôler sa « tête » vient
immédiatement ensuite et explicite cette légèreté, encore une fois ancrée dans un présent
intemporel.
323
Ibid., p.74.
324
Image d‟une perte de vitalité et du poids du temps passé qui pèse déjà sur elle. Dany Laferrière,
Pays sans chapeau.
325
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.110.
326
Olivier Abel, « L‟irréparable en histoire », Histoire et mémoire. [Coordonné par Martine
VERLHAC]. Grenoble : CRDP de l‟Académie de Grenoble, 1998. - p59
78
II.B.2.b. Perceptions de soi par l’autre
Si le narrateur offre une représentation de lui-même plus jeune, les autres
personnages sont aussi des témoins privilégiés des changements qui se sont opérés
en lui.327 Dans Pays sans chapeau, la question de la familiarité ou de l‟étrangeté
est posée à travers les paroles de la mère, de la tante, de la voisine. Le contact à
distance est réduit à quelques nouvelles (par téléphone…). Exister de loin vous
expose à toutes sortes de stéréotypes. Dany Laferrière met en scène des instants de
vie quotidienne ponctués de changements minimes comme le sucre dans le jus de
fruit le matin, la tante affirmant qu‟on ne sucre pas « dans les pays évolués », la
mère affirmant que « Vieux Os » a toujours sucré son jus, l‟une privilégiant
l‟expérience à l‟étranger qui a du le transformer, l‟autre préférant se référer à la
figure familière du narrateur d‟avant.328
La figure maternelle fait son entrée dès le premier chapitre de Pays sans
chapeau. Très présente dans l'œuvre de Dany Laferrière, elle se caractérise ici par
son attitude protectrice envers son fils : « anxieusement », « maudite machine »329
(celle qui lui prend son fils et peut-être, est la cause de sa transformation). Cette
machine devient en effet, grâce à l'insertion de ce dialogue en discours direct, le
symbole de la transformation à l'étranger. La négation restrictive utilisée dans les
paroles de « la voisine » le montre bien : « ne frappe que les gens qui ont vécu
trop longtemps à l‟étranger ». Et si l‟étranger lui avait amené l‟écriture, l‟avait
amené à devenir ce qu‟il est aujourd‟hui justement ? C'est la folie qui est perçue
dans l'écrivain de retour, car on ne comprend plus sa manière d'être, qui est celle
d'une altérité jamais rencontrée, fantasmée par cette mère qui n'a jamais quitté son
pays, comme il ne cessera de le répéter au cours du roman.
La question de la normalité est posée ici, grâce à ces deux personnages qui
apportent leurs regards aux questionnements du narrateur. Que suis-je devenu ?
Le « réapprendre » et « retrouver » de la voisine est repris par le narrateur lui-
même de manière plus radicale : « redevenir un gosse de quatre ans ». La question
est posée de la possibilité de devenir la personne qu'on a été. Ce dialogue nous fait
penser à un extrait de l‟Énigme du retour qui évoque lui aussi la question de
l‟apprentissage :
327
« Le soi présent est une scène sur laquelle interviennent comme personnages actifs un soi
archaïque, à peine conscient, formé dans la petite enfance, et un soi réfléchi, image de l‟image que
les autres ont de nous – ou plutôt de celle que nous nous imaginons présente dans leur esprit. »
TODOROV, Tzvetan. Les abus de la mémoire. 1995, p.25.
328
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.107-108.
329
Ibid., p.13.
330
Ibid., p.13.
79
Mais le plus dur c'est encore
de désapprendre.331
Il lui faut simplement réapprendre à respirer, à sentir, à voir, à toucher les choses
différemment.332
C‟est sa façon d‟être au monde qui est remise en question totalement par le
déplacement géographique contraint qu‟il a du effectuer. Vivre vingt ans ailleurs a
changé sa perception du monde. Cependant, cette chose qui laisse ces deux
femmes dans l‟incompréhension est arborée comme un drapeau par l‟écrivain
« primitif ». Il refuse de quitter cet état (« Je ne veux pas […] Je veux »). Le « je
suis chez moi » du début du texte reçoit ici un écho : « je suis un écrivain
primitif », ce qui suppose que même en étant chez moi je peux ne pas être le
même qu‟auparavant. On remarque que dans Pays sans chapeau, le changement
de soi semble être en partie accepté par ce biais, le narrateur capable de résister
aux propos de l‟autre sans se sentir affaibli.
L’élan romantique va, lui, surtout envisager sur le mode nostalgique la dimension
rétrospective d’un retour à l’origine, significativement lié à la partie du monde qui
passe pour le berceau des civilisations occidentales : l’Orient.333
331
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.127.
332
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.13.
80
Si l‟Orient se transforme ici en « sud », représenté par Haïti, il est surtout
comme nous l‟avons vu l‟enfance. Dans l‟introduction à l’Ailleurs depuis le
romantisme, ce dernier est caractérisé par la structure gnostique : « fuir l‟Ici-
prison dans une course éperdue vers l‟Ailleurs, anim[é] de l‟espoir – pourtant
toujours déçu, d‟où la mélancolie – d‟y retrouver et restaurer la liberté
perdue »334. Chez Dany Laferrière, l‟ici en tant que lieu situé est aussi prison et la
déception toujours renouvelée de ne pas pouvoir revenir au temps d‟avant l‟exil
de par les limites du pouvoir de la mémoire (dans l‟Énigme du retour) est à
l‟origine de la mélancolie. Le narrateur ne s‟intègre plus au « paysage », la
distance temporelle et le changement de soi ayant déconstruit le rapport du
narrateur à son pays. L‟Ailleurs souhaité est alors cet espace sans coordonnée
aucune et qui nie la réalité du temps qui passe (qu‟on pourrait appeler
l‟Aujourd‟hui-prison) et la situation géographique du corps (l‟Ici-prison).
Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui
s’est passé, l’existence est le champ de possibilités humaines, tout ce que l’homme
peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence
en découvrant telle ou telle possibilité humaine. […] Il faut donc comprendre et le
personnage et son monde comme possibilités.335
L‟auteur explore grâce à ses personnages tous les « possibles » pour ne pas
être enfermé au sein d‟un monde défini sur le mode de l‟opposition.
Dany Laferrière pose, par le biais du roman, une question fondamentale sur
le positionnement de l‟individu dans le temps et l‟espace. Il semble opérer une
dissociation claire entre un « être ici » corporel et un « être au présent » qui
signifierait non seulement mon corps est là mais aussi je suis au présent, c'est-à-
dire que j‟ai conscience à l‟instant de ma présence dans cet espace et dans cet
instant.
333
L’Ailleurs depuis le romantisme. Essais sur les littératures en français. [dirigé par Daniel
Lançon et Patrick Née]. Paris : Hermann Editeurs, 2009. « Introduction », p.8.
334
Ibid., p.8.
335
KUNDERA, Milan. L’art du roman. – Paris : Ed. Gallimard, 1986. –p.57.
81
théorie qui change entièrement le rapport de l‟homme à l‟espace et au temps
(« Eux, ils sont intéressés par le voyage du corps. Nous, c‟est l‟esprit»336).
L‟homme à la cigarette a bel et bien été vu par Armstrong (car un homme l‟attend
sur la lune et lui demande une cigarette), « mais était-ce un corps réel ou un corps
rêvé ? Je crois que c‟était un corps transparent », un de ces « corps projetés ».
La moitié des gens que vous rencontrez dans la rue sont ailleurs en même temps.338
Cette théorie exposée ici par un tiers est reprise d‟une autre façon dans
l‟Énigme du retour. Tout d‟abord, on peut penser aux endroits où le passé prend le
dessus sur le présent, nous en avons vu quelques exemples dans notre étude sur
l‟enfance. Bien que la plupart du temps le corps maintienne le lien avec une
réalité physique, l‟esprit se croit ailleurs, se projette dans un monde qui est autre.
Dans certains cas, le physique vient briser le voyage de l‟esprit au pays de
l‟enfance341. S‟il y a donc bien une possibilité pour l‟esprit de se mouvoir malgré
les impératifs d‟un corps, celui-ci vient limiter le transport. On peut toujours se
« croire » un instant, l‟espace d‟un fragment, « ailleurs », ne plus être au présent,
mais on y revient toujours.
336
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.114.
337
La nostalgie serait-elle alors une « maladie » occidentale ? Une sensation d‟impuissance induite
par le fait que nous ne reconnaissons pas à l‟esprit son pouvoir d‟action réel?
338
Ibid., p.115.
339
Ibid., p.113.
340
Ibid., p.115.
341
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.19.
82
Je regarde mon pauvre corps couché
sur ce lit d’hôtel en sachant
que mon esprit vagabonde
dans les couloirs du temps.342
Dans mes livres je mets ceci et cela. C’est le propre des livres, c’est un territoire
libre. 343
« Un écrivain c’est quelqu’un qui n’écrit pas, précisément. Un journaliste doit écrire.
Un écrivain doit porter en lui un combat contre cela jusqu’à ce que ça devienne un
désir irrépressible. Et ce moment entre ce qu’on ne veut pas faire et ce désir
irrépressible, c’est là qu’on va trouver disons l’instant d’éternité. S’il n’est pas habité
lui-même par cette liberté totale, s’il ne croit pas que ne pas écrire ce livre est tout
aussi important que l’écrire, c'est-à-dire s’il n’a pas un sens du temps. S’il ne sort pas
du quotidien, s’il ne sort pas de toutes barricades, il n’arrivera pas à écrire. »345
Si certaines de ses œuvres semblent avoir été composées dans des « instants
d‟éternité » qui mènent à une écriture du bonheur (comme L’odeur du café), nos
romans ne sont pas composés uniquement d‟expériences de bien-être. Ils sont
cependant l‟expérience de la liberté de création, le premier dilemme de l‟écriture
ou non se présentant comme l‟instant fondateur par excellence de la création qui
suivra.
342
Ibid., p.98.
343
http://podcast.grenet.fr/episode/rencontre-avec-dany-laferriere/
Rencontre avec Dany Laferrière à l‟université Stendhal. Grenoble. 2010.
344
Voir « Réflexivité : l‟auteur et son narrateur ».
345
http://podcast.grenet.fr/episode/rencontre-avec-dany-laferriere/
Rencontre avec Dany Laferrière à l‟université Stendhal. Grenoble. 2010. On peut rapprocher ces
propos de manière étonnement convaincante avec ceux de Nathalie Sarraute cités plus haut dans
notre travail. L‟instant d‟ « éternité » fondateur est alors représenté au début de l‟œuvre.
346
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.35.
83
extérieures est-il propice à la réconciliation ? L‟écriture n‟est-elle pas un lieu où
l‟auteur concrétise les ambivalences et contradictions d‟un narrateur afin de mieux
se libérer lui-même et d‟accepter ce mouvement incessant ?
Les propos métapoétiques tenus par Dany Laferrière dans ses romans
montrent de multiples tentatives d‟être-au-monde par le biais de l‟écriture, de
l‟art. Ils rendent compte ainsi de la complexité des identités, des représentations,
des tensions qui nourrissent chacun de nous.
Dany Laferrière créé une véritable mise en scène des questions de création
qui sont les suivantes : le lieu, les outils, les sujets. Si l'on se demande de quoi va
parler le roman, on peut supposer au début de Pays sans chapeau (quitte ensuite à
être déçus, car après tout rien n'empêche l'auteur de donner de fausses pistes –
faut-il rire ou y a t il une « substantifique moelle »?) qu'il va parler d' « Haïti »
(« pour parler d'Haïti »). Cette volonté du narrateur de nous faire partager sa
vision d'un pays est un appel au lecteur : si vous voulez en savoir plus sur Haïti,
vous ne vous êtes pas trompés de roman.
Il m’arrive de noter
mes impressions
347
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.222 et suivantes.
348
Ibid., p.84
84
longtemps après avoir quitté
un village.
Un tel dénuement me laisse sans voix.349
Lorsqu‟il écrit, c‟est la « voix » de l‟écrivain qui raconte, qui décrit et parle.
L‟impression ne laisse pas toujours immédiatement la place à l‟écriture car elle
peut être trop forte pour permettre la formulation immédiate.
Le lieu d'écriture, cette table sous le manguier semble être un endroit calme,
« privé », sans aucune installation luxueuse. L'écrivain est profondément dans le
monde lorsqu'il travaille, dans son monde en l'occurrence comme le montrent les
marques de possession (« ma » table ou machine). Le décor de l'écriture est déjà
un lieu qui ramène l'auteur à des souvenirs d'enfance. Le « manguier » est en effet
un clin d'oeil aux « mangues » dégustées chez sa grand-mère à Petit-Goâve (cf.
L'odeur du café).350 C‟est donc dans un lieu calme, un locus amoenus que
l‟écriture peut se déployer. Dans Pays sans chapeau, l'espace d'écriture est celui
de l'objet décrit, ce qui semble essentiel au narrateur : « parler d'Haïti en Haïti ».
Dans l‟Énigme du retour, cet ancrage n‟est pas cité, mais le narrateur est aussi à la
recherche d‟un endroit calme et paisible :
Ce qu’il me faut
c’est une petite chambre
avec une fenêtre
d’où l’on voit la verte campagne.
Là je pourrai écrire le livre
que je rumine depuis si longtemps.351
Dans l‟incipit de Pays sans chapeau, le narrateur nous est présenté comme
immergé dans le monde sans barrière intermédiaire: « sur ce caillou », « dans
cette musique », « avec cette racaille », « au milieu de », « autour de moi », « au
milieu des arbres », « au cœur de cette énergie caribéenne ». La localisation se fait
par le biais de l‟inclusion comme le montrent les expressions ci-dessus. On
pourrait croire que l'écrivain s'isole « au fond de la cour », dans un espace privé et
de tranquillité (« tranquillement ») mais en réalité, étant là, il est aussi en Haïti,
dans les caraïbes, dans le monde. Écrire en Haïti, c'est aussi écrire dans un pays où
l'espace privé est le plus réduit possible (quelques heures dans la nuit, encore faut-
il être « brave » pour vouloir en profiter). Les négations restrictives utilisées pour
décrire l'impossibilité de trouver du silence dans Port-au-Prince montrent bien que
la ville impose son rythme et son bruit. Espace privé et publique se mêlent alors
349
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.261.
350
On retrouve d'ailleurs ces mangues dans Ibid., p.167 « Nous discutons sous ce manguier »,
p.170 « Cette femme, sous ce manguier, / nous invite à boire un café».
351
Ibid., p.228.
85
par le biais des différentes échelles, mettant en évidence une écriture de
l'immersion complète. Le narrateur-écrivain se veut ouvert sur le monde, il écrit «
à ciel ouvert », ciel qui représente ce que tout homme partage. L'isolement n'est
pas perçu comme une solution pour écrire, au contraire. Il ne peut y avoir d'un
côté l'espace de vie, de l'autre celui de l'écriture. Cela n‟empêche pas le narrateur
de ressentir une inadéquation avec son milieu. D'un côté on trouve la lenteur de
l'île, de l'autre les « grandes enjambées », le « forcené » qui continue d'écrire sous
le soleil de midi.
La machine à écrire
Pour écrire, le narrateur utilise une machine que l'on retrouve dans l'Énigme
du retour. Il nous présente son outil d'écriture et s'interroge :
Curieusement, c’est une machine qui m’a permis d’exprimer ma rage, ma peine ou
ma joie.352
352
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.13.
353
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.24.
354
Ibid., p.33.
355
LAFERRIÈRE, Dany. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. [1985]–
Deuxième édition. Monaco: Le serpent à Plumes, 2010. p.59 et 153 pour ne citer que les
occurrences ou celle-ci figure dans le titre du chapitre.
86
expériences partagées se fait par la juxtaposition des compléments d'objet directs.
C'est une véritable communication qui s'est établie entre l'écrivain et elle : « je
l'entends », « elle sent », « elle entend ». L'écriture est donc ce qui ne quitte
jamais vraiment l'écrivain. Cet objet transportable est paradoxalement un élément
stable et indépendant des conditions temporelles ou géographiques. En cela aussi
elle est cet espace de réconfort donc nous avons parlé au début de cette partie,
première attache de notre narrateur.
Dès l‟incipit de Pays sans chapeau, nous avons donc une image assez
complète de l‟homme qui s‟apprête à écrire ce roman. On retrouve, tout au long
de l‟œuvre, cette situation d‟énonciation particulière. L‟auteur met en scène son
personnage en train d‟écrire de la même façon : « J‟écris torse nu »356, « tu
travaillais »357, lui dit sa mère, faisant référence à son travail d‟écrivain. Celle-ci
semble être du côté de la parole, de l‟oralité qui suppose la communication avec
l‟autre, tandis que l‟écrivain, à un moment donné, doit s‟asseoir à sa table de
travail. Ce n‟est pas sans humour que Dany Laferrière traite de cette position
particulière de l‟écrivain : la position assise et l‟immobilité.
S‟adressant à son neveu, qui lui aussi espère écrire un jour, il le met en
garde : « il faut surtout avoir de bonnes fesses »359. L‟écriture est un moment
passé en compagnie de soi-même.
Mon carnet noir à portée de main où je continue à noter tout ce qui bouge autour de
moi. Le moindre insecte que mon regard capte.360
356
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.46.
357
Ibid., p.66.
358
Ibid., p.264.
359
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.103.
360
Ibid., p.209.
361
Ibid., p.27.
87
mais à quoi il m’est impossible
de résister plus longtemps.362
Conscient qu‟il s‟expose à l‟oublie des autres, il jouit d‟un temps suspendu,
d‟un rêve prolongé qui le détache de sa vie et de l‟écriture même. Notre
protagoniste, avant d‟être un écrivain, est donc un être dans le monde. Ces
« statuts », ces noms apparaissent ici comme une réduction de l‟être du narrateur,
malgré leur multiplicité.366 L‟écriture selon si l‟on parle de Pays sans chapeau ou
de L’Énigme du retour est bannie ou non de cette recherche du bonheur, le monde
au premier degré, loin des représentations, s‟avérant pour le second narrateur plus
satisfaisant.
362
Ibid., p.23-24.
363
Ibid., p.50-51.
364
Ibid., p.295.
365
Ibid., p.299.
366
« C‟est justement cela qui caractérise l‟identité de chacun : complexe, unique, irremplaçable, ne
se confondant avec aucune autre. Si j‟insiste à ce point, c‟est à cause de cette habitude de pensée
tellement répandue encore, et à mes yeux fort pernicieuse, d‟après laquelle, pour affirmer son
identité, on devrait simplement dire « je suis arabe », « je suis français » (…) ; celui qui aligne,
comme je l‟ai fait, ses multiples appartenances est immédiatement accusé de vouloir « dissoudre »
son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs s‟effaceraient. C‟est pourtant l‟inverse
que je cherche à dire. » MAALOUF, Amin. Les identités meurtrières. – Paris : Grasset, 1998. –
p.28.
88
II.C.1.b. L’enquêteur, le révélateur, expérience ou imaginaire ?
Le protagoniste nous est présenté dans les deux romans comme un insatiable
observateur du monde, « un curieux »367 qui s‟assied à un endroit d‟où il peut
voir sans être vu « pour les observer »368. L‟observation du monde « du balcon de
l‟hôtel »369 répond à la même curiosité.
Quand il ne s’agit pas de celles organisées pour les touristes américains, les séances
vaudou ont un pouvoir contagieux excessivement fort. Prétendre que nous sommes
en face de phénomènes simples, rationnellement explicables, est tout simplement
ridicule. Par exemple, je repense à la fille que j’ai vue en transe marcher sur le feu et
qui nous parlait d’une voix qui n’était plus la sienne. Ce sont là des phénomènes
qu’on peut limiter Ŕ je ne tiens pas personnellement à ce qu’on en fasse des monts et
merveilles Ŕ mais, pour moi, ce sont bel et bien des phénomènes irréductibles. Et si
l’on veut les expliquer par la simple simulation, c’est ridicule, parce qu’il faudrait
alors supposer qu’Haïti est habité par un peuple d’acteurs de génie.374
367
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.87.
368
Ibid., p.54 : il s‟agit alors d‟enfants en train de jouer.
369
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.81 et suivantes.
370
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.72.
371
Ibid., p. 149
372
Ibid., p.133
373
Ibid., p.137
374
Malraux cité dans DROT, Jean-Marie. Le dernier voyage d’André Malraux en Haïti. - Musée
du Montparnasse, 2009. - p.42.
89
La littérature est alors une façon d‟appréhender l‟altérité sans la réduire (et
donc l‟autre en soi-même aussi), sans chercher à tout comprendre mais en le
laissant exister, en lui donnant une place.
J’espère que tu n’es pas ici pour changer les choses. Ŕ Non, Philippe… Je ne suis
qu’un voyeur. Ŕ Ah ! tu viens faire un livre. C’est mieux ça. Moins dangereux.378
375
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.252.
376
Ibid., p.137.
377
Ibid., p.270.
378
Ibid., p.171.
379
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.118.
380
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.72.
90
L‟importance du livre dans la formation de l‟écrivain est mise en évidence
par les intertextes cités mais aussi par le récit des premières lectures et du rapport
au livre. Ainsi, dans « Le temps des livres »381, le narrateur fait le récit de ses
premières lectures et du choix qu‟il avait parfois à faire entre l‟achat d‟un livre ou
de nourriture. Il rapporte alors les dires d‟un haïtiens qui écrivit qu‟au lieu
d‟envoyer des vivres il fallait envoyer des livres car lire était alors la raison de
vivre de la population. Lire n‟est pas une simple consommation, il s‟agit d‟un
apport vital.
Les livres ne sont pas la seule source du récit : l‟oralité prend une place
considérable. Le narrateur est un écrivain mais aussi un conteur qui relate d‟autres
récits et en créé lui-même. Plusieurs femmes prennent la parole dans ses romans :
la mère, la tante, une femme rencontrée dans le taxi qui raconte sa vie difficile et
sa chute sociale, ou encore une mendiante qui demandera au narrateur d‟emporter
sa fille, trop belle et trop pauvre pour ne pas souffrir d‟un pays comme Haïti382.
Le psychiatre, poète raté, a toujours de « juteuses histoires »383 à raconter. Le
narrateur n‟est donc pas central au sens où ce n‟est pas seulement son histoire que
nous raconte le narrateur. Sa présence au monde permet de relater autant
d‟histoires mais il n‟a pas le monopole de la parole. Il se fait parfois conteur
lorsqu‟il s‟adresse à un autre personnage du roman : « Arrête-toi un moment, je
vais te raconter une histoire »384. Mais la parole se déploie avant tout dans un
échange, comme le montre la construction en parallèle de deux paragraphes, dans
l‟Énigme du retour. Le premier débute par « je lui raconte une histoire » (suivi du
récit du narrateur), le second par « elle me raconte une histoire » (suivi du récit de
la femme de l‟ami, une irlandaise venue vivre en Haïti) 385. L‟écrivain n‟est donc
pas seulement celui qui écrit, c‟est aussi celui qui conte son histoire et celle des
autres.
381
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.45 et suivantes.
382
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.46, p.150-151 (la femme du taxi), p.78 (le récit de la
mendiante) et L’Énigme du retour, « Le chant de ma mère » p.116-118 (récit de la mère), p.121-
124 (récit de la sœur).
383
Ibid., p.191.
384
Ibid., p.184.
385
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.167-168.
386
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.204.
387
Le reportage télévisuel se déroulant dans Cité-Soleil, plein de « violence » et de « clarté » aurait
atteint son objectif : « la mort a enfin trouvé sa forme esthétique » (Énigme du retour, p.219-220).
91
bibliothèque) mais aussi plus largement par des gens qu‟il ne connaît pas. A la
reconnaissance des personnes connues auparavant que suppose le retour sur sa
terre natale s‟ajoute celle de personnes que lui-même ne connaît pas
personnellement, car il est présent dans certains médias (la télévision
principalement mentionnée388). L‟écrivain est par ce biais une autorité : on
reconnaît « Laferrière » « l‟écrivain » et on lui donne ainsi un rendez-vous avec
les professeurs de l‟université, la littérature est un « réseau »389 si bien que
l‟autorité de l‟auteur s‟appuie sur ce réseau (personnages d‟écrivains, peintres,
éditeurs) et sur la reconnaissance de ses confrères en tant que bon écrivain.
L‟auteur est responsable du discours qu‟il tient sur le réel. Ainsi, dans Pays sans
chapeau, le narrateur qui se sent entouré des morts leur attribue un discours de
préoccupation concernant la manière dont ils vont apparaître.
388
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.106.
389
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.32.
390
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.37.
391
Ibid., p.265.
392
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.142.
393
« Il écrit des livres, lance ma mère presque joyeusement », « Il est écrivain, dit ma mère » Pays
sans chapeau, p.127 et p.263.
394
Ibid., p.264.
395
Ibid., p.127.
92
société haïtienne son manque de reconnaissance du statut de poète et son
incapacité à laisser vivre sans sacrifice de telles créations.
Ceux qu‟on nommera ici les créateurs sont surtout présents dans l‟Énigme
du retour où le réseau de l‟auteur est beaucoup plus visible que dans Pays sans
chapeau. Cet accroissement de la place laissée aux autres artistes dans l‟œuvre va
de pair avec la multiplication des intertextes (notamment d‟écrivains ou de
peintres haïtiens mais aussi du monde entier). Tous les créateurs cités ont une
existence réelle. Dans Pays sans chapeau, l‟autre qui créé c‟est l‟ami nommé
« Manu » qui écrit des chansons. Pour transmettre l‟expérience vive, il s‟approprie
le récit de vie d‟un autre et le met en musique : c‟est par exemple la chanson de la
« fille du stade »396 qui correspond aux souvenirs du narrateur. Étrange expérience
pour celui-ci qui se retrouve dans la position de l‟autre, celui à qui l‟on a
emprunté l‟histoire pour créer, comme il ne cesse de le faire. La confrontation aux
autres poètes est l‟occasion d‟une réflexion sur sa propre création et sur la
diversité des formes possibles pour exprimer le monde. A plusieurs reprises, le
narrateur est confronté à l‟altérité dans la création : chez « Frankétienne », mais
aussi dans le « temple vaudou » d‟un peintre où il se sent mal. Dans ce deuxième
cas, la communication est impossible entre les deux créateurs, chacun étant dans
un univers différent.
Me voyant perplexe devant cette tonne de papiers bariolés de signes obscurs plus
proches de notes de musique que de lettres de l’alphabet (il serait capable d’inventer
un vocabulaire et une grammaire afin d’écrire un livre complètement original), il me
lance que sa prochaine œuvre sera un roman-opéra.397
396
Ibid., p.235.
397
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.226, sur « Frankétienne ».
398
Ibid., p.96.
93
Dans cette constellation d‟écrivains et de peintres haïtiens, le narrateur
(Dany) prend sa place. Il fait le récit d‟un entretien avec le « major Valmé » qui
travaillait avant son départ en Haïti à la censure d‟état. « Il m‟a finalement félicité
pour ce « style claire et lisible si peu dans la manière haïtienne »399. En citant cette
critique en particulier, le narrateur semble vouloir nous faire comprendre qu‟il ne
peut être « classé » parmi les auteurs haïtiens. On retrouve ici les préoccupations
de Dany Laferrière concernant les différentes étiquettes qu‟on a bien voulu lui
attribuer400. Dans l‟Énigme du retour, l‟identification principale se fait avec le
neveu, qui n‟est pourtant pas encore un écrivain. Celui-ci a « brûlé son premier
roman »401, l‟exigence envers soi-même étant une notion essentielle pour tout
écrivain d‟après le narrateur, comme nous le verrons.
Est alors affirmé la différence entre le « scribe » qui ne fait que transcrire et
l‟écrivain. La volonté d‟être au plus près du réel et de dire le réel passe par des
artifices que ne connaît pas le scribe mais que maîtrise l‟écrivain. La formulation
fait ici référence à un roman de Faulkner, The sound and the fury (traduit par Le
bruit et la fureur en français)406. Lui-même s‟inspire d‟un extrait de Macbeth de
Shakespeare (acte V, scène 5) :
399
Ibid., p.186.
400
Voir le chapitre « Pays rêvé/ Pays réel » du mémoire : intégration des espaces imaginaires.
401
Ibid., p.113.
402
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.191.
403
Ibid., p.97.
404
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.111.
405
Ibid., p.25.
406
La référence à Faulkner aurait pu nous mener vers une analyse de ces romans à la première
personne selon la technique narrative du « courant de conscience ».
94
Life […]: it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury
Signifying nothing…407
Je les regarde travailler [les coupeurs de cannes] un moment en rêvant d’une pareille
dextérité avec la phrase.410
407
SHAKESPEARE, William. Macbeth. [bilingue, trad. Pierre Jean Jouve] – Paris : Flammarion,
2006.- p.270.
408
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.139.
409
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.270.
410
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.269.
411
COMPTE SPONVILLE, André. L’amour la solitude. – Paris : Albin Michel, 2000. - p.32-33.
412
LAFERRIERE, Dany. J’écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier. – Québec.:
Lanctôt éditeur et Dany Laferrière, 2000.- « une terrible infirmité », p.44.
95
retranscrire cette simplicité des choses dont nous parle Comte Sponville.
L‟abstraction de la langue face au réel simple et concret doit s‟effacer pour ne
montrer plus que ce à quoi elle fait référence. Plusieurs stratégies permettent de
donner cette impression au lecteur : l‟insertion du narrateur dans le monde par les
sens, la simplification du langage lui-même, le pur nominalisme. Les formes
utilisées dans l‟Énigme du retour lui permettent d‟aller plus loin dans cette
recherche. L‟absence de style passe peut-être paradoxalement par l‟écriture d‟un
poème en versets. Chercher la proximité avec le monde, c‟est aussi chercher à être
au plus près du présent et de sa sensation.
413
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, premier chapitre.
414
Dany Laferrière, L’Énigme du retour p.81-82.
415
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.11.
416
Ibid., p.11.
96
d‟écrire. On pourra cependant nuancer la valeur temporelle de ces présents
puisque « le présent constitue le seuil, délimité par l‟énonciateur à partir de cette
énonciation, entre passé et avenir »417. En tant que seuil, il nous installe dans cet
instant éphémère du vécu immédiat, mais il peut cependant être plus ou moins
tourné vers le passé ou l‟avenir. Le narrateur partage ses pensées à l‟instant même
où il les formule comme semble le montrer une des dernières phrases : « Voilà,
c‟est ça, j‟ai trouvé»418. Le passé composé exprime ici l‟accomplissement dans un
passé presque immédiat, le « Voilà » marquant la prise de conscience qui précède.
Si la majeure partie des verbes sont au présent d‟énonciation, certains expriment
la généralité, voire l‟être par-delà le temps. « Je suis chez moi »419 désigne-t-il
l‟instant ou un caractère d‟appartenance intemporelle d‟un être qui persévère dans
le temps ? Des habitudes qui dépassent le cadre immédiat de l‟énonciation sont
décrites, des théories et pensées du narrateur. Le présent est nuancé et peut donc
produire des effets temporels différents selon son utilisation.
417
DENIS, SANCIER-CHATEAU. Grammaire du français. Paris : Librairie Générale Française,
1994. - p. 264.
418
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.14.
419
Ibid., p.11.
420
Ibid., p.11.
97
cette écriture. L'évènement amène de manière quasi « machinale » l'écriture et le
passage d'un élément du réel dans la fiction. L'écrivain est entre toutes les
« histoire[s] » qui se bousculent dans son esprit et dans son monde : « Je finis à
peine qu'une autre histoire déboule. Le trop-plein.» Le début de Pays sans
chapeau se présente donc comme un pacte poétique passé entre le narrateur et le
lecteur. Faute de pacte autobiographique, se dessine ici la volonté de ne dire que
ce que le narrateur-écrivain voit, sent, pense. Il semble que Dany Laferrière
explicite lui-même sa vision de l'écriture qui doit dire sans pour autant enjoliver la
réalité et s‟ancrer dans le présent. C‟est la transcription immédiate des sensations
par le biais du « corps » inscrit dans le monde qui est mise en avant.
J'écris tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que je sens. Un vrai
sismographe.421
421
Ibid., p.13.
422
Si l‟on se réfère à ce qu‟on avait mis en évidence à propos du créateur et de la mise en forme
comme travail essentiel de celui-ci, on peut souligner une contradiction entre cette vision des
choses et la volonté de transparence exprimée ici. Ne pas transformer la réalité, simplement la
transcrire demanderait alors tout de même un travail sur la forme.
423
« Une feuille, près de moi, /tombe. /Sans bruit. /Quelle élégance! » L’Énigme du retour, p.113.
La mention de la vision est suivie d‟un commentaire qui donne l‟impression plus subjective du
narrateur.
424
« Cet oiseau qui traverse /mon champs de vision/ si brièvement – huit secondes à peine. /Le
voilà qui revient. /Est-ce un autre ? /Comme je m'en fous. » Ibid., p.81.
425
« Une feuille tombe de l'arbre /sur le carnet où /je note ces impressions. /Je la garde. /Je n'arrive
pas à quitter des yeux /cet oiseau noir /avec un long bec jaune. » Ibid., p.146. Le support de
l‟écriture est évoqué. Il ne s‟agit plus de la Remington mais bien du « carnet » qui est peut-être le
premier support d‟écriture des « impressions ». Cet extrait présente un moment de fascination pour
le monde. La feuille de l‟arbre rejoint la feuille de papier du carnet et s‟introduit ainsi dans
l‟écriture.
98
II.C.2.b. Réflexivité : l’auteur et son narrateur
Pour mieux comprendre la création vue par Dany Laferrière, il faut nous
arrêter un instant sur les liens tissés entre auteur et narrateur, sur la proximité des
personnages avec les personnes.
Vous me paraissez différent dans la réalité. On s’est déjà rencontrés dans un livre ?426
D’après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec
les briques, construire une autre maison : celle de son roman. D’où il résulte que les
biographes d’un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu’il a défait.
Leur travail, purement négatif d’un point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur
ni le sens d’un roman. Au moment où Kafka attire plus l’attention que Joseph K., le
processus de la mort posthume de Kafka est amorcé.429
Il n‟est pas certain que dans le cas Dany Laferrière, ce travail dénoncé ici
par Milan Kundera comme une destruction pure et simple de l‟œuvre s‟avère
inutile. En effet, l‟auteur affirme que la figure de l‟auteur lui-même est une image
appartenant à la fiction et contribuant à l‟œuvre. Pour étudier cette particularité, il
nous faut revenir sur la notion même d‟auteur. Nous nous appuierons sur la
définition d‟Alain Burnn.
Ainsi, parler d’auteur, ce peut être parler (et parfois tout ensemble) d’une figure
historique spécifique (Gustave Flaubert 1821-1880), d’une autorité (comme dans le
Dictionnaire des idées reçues), c’est-à-dire d’une valeur reconnue (par l’institution, la
société, ou seulement par le lecteur), et d’une fonction construite par l’œuvre, ou par
tel ou tel texte (Flaubert, romantique réaliste, ou le Flaubert du Dictionnaire... contre
le Flaubert de L’éducation sentimentale).430
Nous ne nous attarderons pas sur la figure historique ni sur l‟autorité mais
particulièrement sur l‟idée de « fonction construite par l‟œuvre ». Il nous faut
426
Ibid., p.33.
427
ZANONE, Damien. L’autobiographie. Paris : Ellipses, 1996. – p.27-30.
428
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.92 : « Dany », « Vieux Os » mais aussi le même nom
« Laferrière », « l‟écrivain ».
429
KUNDERA, Milan. L’art du roman. – Paris : Ed. Gallimard, 1986.- p.178.
430
L’auteur. [Coordonné par Alain BRUNN]. Paris, Flammarion, 2001.-p.14.
99
inclure dans l‟œuvre les différents entretiens ou paroles de l‟auteur, la figure
publique de celui-ci en plus de celle de ses fictions. On trouve en cela chez Dany
Laferrière l‟influence du romantisme avec lequel « le rapport du biographique et
de l‟écriture devient inévitable, puisque, comme le montre José-Luiz Diaz (« Le
poète comme roman »), l‟écrivain prend alors le statut d‟un personnage, « dont la
vraie œuvre est la propre vie »431. Cette « vie » est celle que l‟auteur décide de
montrer à ses lecteurs et critiques. Cependant, Dany Laferrière se distingue de la
figure de l‟auteur romantique432 par son refus d‟être représentatif d‟un collectif.
L‟individualité est au service d‟elle-même et non de la représentation d‟un
ensemble d‟êtres humains plus vaste. Son individualité ne se réfère pas à un
ensemble mais bien à l‟universelle individualité des êtres humains.
Quelle est alors le lien construit entre Dany Laferrière et son narrateur
écrivain ?
431
Ibid., p.25 et p.55.
432
« un visage, romantique, de l‟auctorialité, un visage qui exprime le collectif à travers
l‟individu », Ibid., p. 31.
433
KUNDERA, Milan. L’art du roman. – Paris : Ed. Gallimard, 1986.- p.47.
434
Nous faisons référence ici à la polyphonie telle qu‟elle est définie par Mikhaïl Bakhtine, dans
son essai Esthétique et théorie du roman [1975]. – Paris : Gallimard, 1978. – « Discours poétique,
discours romanesque », p.99-121.
435
Viviane Azarian, « L‟ « iréel du passé » comme relief fictionnel dans les écritures de soi
africaines. L‟exemple d‟Amadou Hampaté Bâ, Fily Dabo Sissoko et Birago Diop » in
« Fictions/documents ». [dir. Daniel DELAS et Catherine MAZAURIC] – Metz, Etudes littéraires
africaines, 2008, n°26, p.59.
100
II.C.2.c. Dany Laferrière, un « peintre primitif »
La notion d‟écrivain « primitif » est présente dans nos deux romans. Elle
caractérise le narrateur et peut être par ce biais Dany Laferrière. Essayons
d‟éclaircir cette notion qui est mise en relation avec l‟art naïf et la peinture
haïtienne436.
436
Pour ce qui est des phénomènes d‟ « ekphrasis », nous renvoyons à l‟étude menée dans le
chapitre « Littérature et peinture » in MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive
américaine. - Québec : VLB éditeur, 2003. – p.243-252.
437
SOURIAN, Étienne. La Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1947, p.16 cité par
ARAMBASIN, Nella in « Les Parallèles ». [dir.P.BRUNEL et D.-H. PAGEAUX] –Paris, Revue
de littérature comparée, avril-juin 2001, n°298. - p.309, « Le parallèle arts et littérature ».
438
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.175.
439
Ces remarques m‟ont été inspirées par l‟exposition « Chagall et l‟avant-garde russe », qui a eu
lieu dans le cadre de la programmation « hors les murs » initiée par le Centre Pompidou au Musée
de Grenoble du 5 mars au 13 juin 2001. On peut citer le catalogue de l‟exposition pour appuyer
cette interprétation : « C‟est au cours de l‟été 1908 que Chagall commence à dessiner et à peintre
dans un style primitif et enfantin qui s‟enrichira bientôt d‟une atmosphère fantastique. Ce style si
reconnaissable deviendra sa « marque de fabrique », surtout quand, plus tard, il fera le choix d‟une
palette de couleurs vives. » Chagall et l’avant-garde-russe, Paris : Éditions du Centre Pompidou,
2001. - p.23.
101
observe et les met en forme dans un aller-retour entre le « rêve », l‟imaginaire, et
le réel. Le monde semble s‟imposer à lui de cette façon puisque ce n‟est pas sa
plume mais bien la nuit elle-même qui est « chagallienne ».
Cette charmante maisonnette aux couleurs si chatoyantes qu'on la dirait tout droit
sortie d'un tableau de peintre primitif.442
440
Puisqu‟alors un peintre est interrogé, Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.275-276.
441
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.128.
442
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.257.
443
Ibid., p.134.
102
représentations d‟Haïti : réel, rêvé. Dany Laferrière présente le réel en le
comparant à la peinture qui s‟avoue elle-même éloignée du réel : c‟est donc que
nous sommes dans la représentation de tout autre chose qui a trait à un imaginaire
collectif, que la peinture du « rêve », d‟un Ailleurs plus chatoyant nommé comme
Ici est aussi une des clefs pour habiter l‟île d‟Haïti.
Couleurs primaires.
Dessins naïfs.
Vibrations enfantines.
Aucun espace vide.
Tout est plein à ras bord.
La première larme fera déborder
ce fleuve de douleurs dans lequel
on se noie en riant.444
Cependant, cette naïveté n‟est pas seulement bonheur, elle est teintée d‟une
certaine tristesse (« fleuve de douleurs », « en riant »). Ces images montrent la
densité de la vie en Haïti, les sentiments paradoxaux qui se dégagent de ce
« fleuve », de cette « foule ». Le lien construit entre la naïveté et l‟enfance dans
cet extrait, accompagné de la métaphore du fleuve, pouvant signifier le passage du
temps, pose la question du regard de l‟enfant sur le monde opposé à celui de
l‟adulte. Le temps qui passe inexorablement et l‟évocation des rires donnent un
caractère nostalgique à l‟extrait. Le retour aux « couleurs primaires », aux
« dessins naïfs » peut alors être vu comme la tentative d‟un retour à l‟enfance et à
son regard. La naïveté, au lieu d‟être ressentie comme un signe d‟immaturité est
au contraire un objectif assumé. Ce « primitivisme » n‟est pas à définir comme
peu évolué, resté au premier stade, sens qui possède une valeur péjorative. Il est
au contraire l‟expression même de la vie dans ce qu‟elle a de plus essentiel.
« Tout est plein à ras bord » et pourtant les mots, eux, sont limités en nombre. Il
n‟y a plus d‟ « espace », et pourtant les vers permettent de libérer un espace. Ce
choix met en évidence la tension entre le vide et le plein, entre la parole et le réel,
comme si l‟écriture pouvait faire « déborder » le fleuve, comme si l‟écrivain
risquait alors de perdre le contrôle. La figure de l‟écrivain « primitif » est donc à
la fois celle d‟un homme qui tente de forger une poétique de l‟immédiateté, mais
aussi qui opère dans son style même, un retour.
Dany Laferrière peut être considéré comme un écrivain primitif ou naïf pour
plusieurs raisons : il est, tout comme le pionnier de la peinture naïve et les peintres
haïtiens, un autodidacte.
Et la victoire de ces images « pour nier notre néant » me paraît plus bouleversante
encore en Haïti, puisque nous la devons, cette victoire, à des hommes au cœur
simple, autodidactes, comme l’était le Douanier Rousseau. 445
444
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.86.
445
DROT, Jean-Marie. Le dernier voyage d’André Malraux en Haïti.- Musée du Montparnasse,
2009. - p.102.
103
Son rapport au monde et à l‟art lui est donc totalement personnel, bien que
l‟auteur cite de nombreuses sources littéraires qui ont pu l‟influencer, il n‟a pas
reçu de « code » particulier comme modèle.
Le « nègre » d‟après Dany Laferrière est donc bel et bien « naïf ». Cet
adjectif est une réponse au stéréotype du « nègre » inculte et illettré. L‟auteur
s‟amuse à créer du faux (Je suis un écrivain japonais) pour en tirer du vrai (quand
un japonais me lit, pour son effort mon œuvre devient japonaise). La proposition
au début parait humoristique, mais l‟auteur, en changeant notre point de vue, en
fait quelque chose de sérieux. Il s‟amuse donc avec malice à manier des mots tels
que « naïf » ou « primitif ».
Dany Laferrière serait alors comme ces peintres haïtiens qui nient les
stéréotypes et les « préjugés » et qui cherchent à aller « droit à la poésie, sans
s‟arrêter à la prose du monde ». On observe que les mises en scène d‟écrivains ou
de créateurs sont présentes dans nos deux romans ainsi que les références à une
écriture de l‟immédiateté et primitive. La recherche poétique semble donc se
continuer de manière linéaire, sans rupture majeure quant au but. L‟élaboration de
deux formes différentes pour nos romans pose la question de la particularité de
chacune. Il faudrait voir s‟il est possible de se prononcer sur celle qui serait la plus
aboutie, la plus en cohérence avec les propos méta poétiques qui y sont tenus et la
nécessaire réconciliation d‟un individu avec le monde changeant qui l‟entoure.
446
DEBRAY Régis pour le catalogue de l‟exposition « La rencontre des deux mondes vue par les
peintres d’Haïti » cité dans DROT, Jean-Marie. Le dernier voyage d’André Malraux en Haïti.-
Musée du Montparnasse, 2009. – p.94. On fera remarquer ici la dissociation entre « poésie » et
« prose », l‟une étant liée aux « images », l‟autre au « monde ».
104
mémoire du lecteur rend cependant la force des moments relatifs à d‟autres
instants racontés. Les regroupements qui ont été effectués tout au long de cette
étude sont une reconstitution ayant mis en jeu la mémoire du lecteur pour
construire l‟image d‟un narrateur dans le monde. Le travail de l‟auteur est bien
plutôt de relater la non-continuité de cette représentation en fragmentant ses
œuvres.
« A partir de 1857, l’histoire du roman sera celle du « roman devenu poésie ». Mais
assumer les exigences de la poésie » est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à
son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en
confession personnelle, le surcharger d’ornements). Les plus grands parmi les
« romanciers devenus poètes » sont violemment antilyriques : Flaubert, Joyce, Kafka,
Gombrowicz. Roman : poésie antilyrique. »450
447
La forme particulière de L’Énigme du retour a fait l‟objet d‟une étude à part entière
indépendante de ce mémoire.
448
C‟est ainsi que nous nommerons les versets présents dans L’Énigme du retour, puisqu‟ils ne
respectent pas de versification particulière, de rimes constantes, ni ne présentent de majuscule à
chaque retour à la ligne.
449
LAFERRIÈRE, Dany. Chronique de la dérive douce. - Québec : VLB éditeur, 1994. - 136p.
450
KUNDERA, Milan. L’art du roman. – Paris : Ed. Gallimard, 1986. - p.176.
105
CONCLUSION
L‟écriture, parce qu‟elle permet la superposition des espaces, pousse à y
rechercher le « chez soi » que l‟on n‟arrive pas à définir dans la réalité. La perte
des repères, la question de la métamorphose de soi ou du monde s‟estompe face
au pouvoir de l‟écrit. Mettant en scène de multiples frontières et tout en les
marquant, nos romans proposent d‟en franchir quelques unes. Entre géographie
réelle et imaginaire, entre passé et présent, entre le visible et l‟invisible, ou encore
entre soi et l‟autre. L‟espace vécu se dessine ; l‟œuvre s‟ancre dans un temps et
une géographie réelle pour mieux montrer comment ces derniers sont perçus par
le narrateur et les autres personnages, faisant entendre leurs « voix » et leur vision
du monde. Les temporalités se définissent alors selon des temps humains, de
l‟individu à la génération jusqu‟au vécu de l‟instant présent et son rapport au
passé et au futur. Dany Laferrière construit cette temporalité ressentie non
seulement dans ces deux romans mais en réseau avec son œuvre entière.
Je prends conscience que je n’ai pas écrit ces livres simplement pour décrire un
paysage, mais pour en faire encore partie.451
Le dictateur m’avait jeté à la porte de mon pays. Pour y retourner, je passe par la
fenêtre du roman.452
451
Dany Laferrière, L’Énigme du retour, p.161.
452
Ibid., p.161.
453
Dany Laferrière, Pays sans chapeau, p.275.
106
Annexes
107
Annexe 1
« Carte d’Haïti imaginaire et réelle » dessinée par le peintre Joseph Ghin, 1923
Pour des raisons de droit d‟auteur, l‟œuvre n‟a pas été reproduite ici. Elle
peut être consultée dans l‟ouvrage ci-dessus. D‟autres œuvres du même artiste
sont mises en ligne sur un site qui lui est consacré :
http://jghin.com/
108
Annexe 2 :
109
Annexe 3 : Superposition (A)
Extraits Lien Temps Mnēmē ou Remarques
entre utilisés Anamnēsis
présent
et passé
Pays sans S454 Présent M : l‟odeur du
chapeau et passé café
p.21 composé
« Le
café »
Pays sans S Présent M : la prière
chapeau et passé
p.33 composé
L’Énigme S Présent, A : reconnaître Prose.
du retour, imparfait la maison Évocation de
p.255 (deux d‟enfance. Et souvenirs
niveaux donc chercher grâce à
temporel dans ses l‟imparfait.
s), passé souvenirs. Promenade
composé dans Petit-
Goâve.
L’Énigme S Présent M : différence Deux images
du retour, et passé entre les falaises qui se
p.242 composé dans le souvenir superposent :
et dans la réalité revenir c‟est
aussi voir
comme notre
regard à
changé.
L’Énigme S Présent, M : « Je viens Regard du
du retour, imparfait de me rappeler » présent sur le
p.38 , passé passé, le
composé temps apporte
des réponses à
certaines
questions.
L’Énigme S Présent M : « Ciel étoilé Revivre le
du retour, et qui me fait passé : « Je
p.285 imparfait rêver… » revois ».
alternés Nouveau
regard sur ce
passé.
Pays sans S Présent M : actions et Da est cité
chapeau, et souvenirs qui entre
p.30 imparfait correspondent à guillemets.
alternés l‟action en Parole
question d‟outre-tombe
« Surtout les
aisselles »
Pays sans S Présent M: comment Description
chapeau, et Da lui avait du monde qui
p.69 imparfait expliqué le l‟entoure et
alternés monde qu‟il voit repense aux
à nouveau explications
aujourd‟hui. fournies par
Da
454
S : superposition
110
Effacement (B)
Extraits Lien entre Temps Mnēmē ou Remarques
présent et utilisés Anamnēsis
passé
Pays sans Effacement Présent. M Lieu
chapeau, du présent Passé appelle le
p.254 (faible) composé souvenir
Énigme E Imparfait M Les
du retour, et passé adolescents
p.218 composé qui jouent
au cowboy.
Son passé
s‟impose.
Long récit.
Énigme E Imparfait A qui mène Sa
du retour, à une M recherche
p.197 des
souvenirs
du père lui
fait raconter
ces
enfances :
la sienne et
celle de sa
sœur
Énigme E – on Imparfait M Récit à un
du retour, pourrait aussi tiers, son
p.123 défendre une neveu. Les
superposition rêves de
puisque l‟enfance.
certaines Majorité de
indications récit au
du dialogue passé, mais
réintroduisent le dialogue
le présent, restitue tout
mais celles-ci même un
sont peu temps
présentes en présent,
proportion du notamment
récit au avec le
passé. personnage
du
« neveu ».
Pays sans E Dialogue. M. La Da et sa
chapeau, Présent vision de la mère
p.23 encadré robe amène dialoguent :
par le narrateur une scène
Imparfait. à raconter du passé.
une scène Un
entre sa paragraphe
mère et sa entier.
grand-
mère.
111
Fusion (C)
Extraits Passé/ Temps Mnēmē ou Remarques
présent utilisés Anamnēsis
Énigme F Présent M « visions » de la cousine. Le
du sommeil fait que le récit
retour, s‟impose au présent, puisque
p.55 les scènes sont vues en rêve.
« Sous mes paupières »
place de l‟imaginaire ?
Véridicité de la mémoire ?
Énigme F Participe M. Revoit son enfance passée
du présent, sur la galerie, en attendant
retour, futur, ses amis « Cet après-midi là
p.256 présent n‟aura jamais de fin ».
L‟utilisation du futur pour
dire l‟attente des amis fait
vraiment revivre la scène au
narrateur qui semble les
attendre encore aujourd‟hui.
Énigme F Participe Retour d‟un Le narrateur revient au
du passé, temps. temps de son enfance. Le
retour, passé Enfance narrateur se raconte « On me
p.299- simple vit ». Si, sur l‟instant, le
300 retour est effectif, il est
exprimé comme temporaire
par l‟utilisation du PS.
Énigme F Imparfait M Dans un paragraphe, le
du passage présent prend la place du
retour, au passé, mais on ne sait pas
p.214 présent. pour autant s‟il y a un retour
et 215 à une scène présente ou si
c‟est toujours le passé qui
est décrit. Vu que la
sœur « travaille » on
imagine qu‟il y a un retour
au temps présent, cependant,
la thématique étant continue
(la douleur de la mère), Les
temps se confondent.
Comme pour dire que rien
n‟a changé.
Énigme F Présent M « temps fluide » : pas
du d‟obstacle au mélange des
retour, temps. Revit une émotion.
p.191 Les « gosses » qui jouent
sont une figure de l‟écrivain
enfant.
Énigme F Présent M Le narrateur croit revivre un
du moment d‟enfance.
retour, Identification au « jeune
p.162- garçon » qui communique
163 avec le pilote de l‟avion.
« Dans « Mon enfance me frappe de
la jeep plein fouet. » = le présent
rouge( semble l‟enfance.
…) de
plein
fouet. »
112
Bibliographie & Sitographie
2. Autres 455:
LAFERRIÈRE, Dany. Le charme des après-midi sans fin. [1997] ŔMonaco :
Éditions du Rocher/ Motifs, 2009Ŕ 296p. (Collection « Motifs », n°63).
LAFERRIÈRE, Dany. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. [1985]Ŕ
Monaco: Groupe Privat/ Le Rocher, 2007.- 169p.
Consulté le 14 juin 2011. « Les Podcasts » est un site développé pour donner accès
aux productions des universités grenobloises. Ce service a été créé au printemps 2007
par les universités concernées. (Contact : [email protected]). Mis en ligne le 11 mai
2010.
455
Nous assimilerons les différentes prises de paroles de l‟auteur (entretiens, interview,…)
à son œuvre, celles-ci appartenant, d‟après ce dernier, tout autant à la fiction que ses écrits.
113
VASILE, Beniamin. L’autodidacte et le processus de création. Paris, L’Harmattan,
2008. « Entrevue », p.243-273.
CÉSAIRE, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. [1939]– Paris : Éditions
Présence Africaine, 1983. 93p.
CÉSAIRE, Aimé. Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude. [1955]
Ŕ Paris : Éditions Présence Africaine, 2004. 92p.
GLISSANT, Édouard. Pays rêvé, pays réel. [1985 -91]Ŕ Paris : éditions Gallimard,
2000. Ŕ 198p. (Collection « Poésie », n°347).
Ouvrages critiques
1. Ouvrages généraux
BLAY, Michel. Dictionnaire des concepts philosophiques. Ŕ Paris: Larousse CNRS,
2006. Ŕ « Altérité » p.19-20, « Mémoire », p.511-513, « Histoire », p.369-370.
Vocabulaire des études francophones : les concepts de base. [dir. Michel BENIANIMO,
Lise GAUVIN]. - Limoges : PULIM, 2005. - 208 p.
2. Ouvrages d’étude
… critique littéraire sur Dany Laferrière
MATHIS-MOSER, Ursula. Dany Laferrière. La dérive américaine. - Québec : VLB
éditeur, 2003. Ŕ 344p.
114
Mémoires et cultures : Haïti, 1804-2004. [dir. Michel Beniamino et Arielle Thauvin-
Chapot]. Limoges : Pulim, 2006. « L’imaginaire dans le déracinement chez les
écrivains haïtiens de la diaspora installés au Québec », p.217-223.
… sur la méthode
La géocritique mode d’emploi. [Dirigé par Bertrand WESTPHAL]. Ŕ Limoges :
PULIM, 2000. Ŕ 312p.
…sur la francophonie :
L’Ailleurs depuis le romantisme. Essais sur les littératures en français. [dir. Daniel
Lançon et Patrick Née]. Paris : Hermann Editeurs, 2009. « Introduction », p.7-17.
Pour une littérature-monde. [Dirigé par Michel LE BRIS et Jean ROUAUD]. Paris,
Gallimard, 2007.-342p. Ŕ « Je voyage en français », p.87-101.
115
HALBWACHS, Maurice. La mémoire collective. [1950]Ŕ Deuxième édition. Paris :
Albin Michel, 1997 Ŕ 303p. (« Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », n°28)
…sur la peinture :
DROT, Jean-Marie. Le dernier voyage d’André Malraux en Haïti.- Musée du
Montparnasse, 2009. - 127p.
Lectures complémentaires456
…Œuvres littéraires :
BONNEFOY, Yves. L’arrière-pays. [1972]Ŕ Paris : Éditions Gallimard, 2005.
175p. (Collection « Poésie », n°322), (ancienne collection « les sentiers de la
création »).
456
Ces ouvrages ont nourri de manière importante les réflexions menées dans ce mémoire,
sans pour autant y être cités, étant le plus souvent à la marge de notre problématique. Ils sont
indiqués ici non seulement pour le rôle qu‟ils ont joué dans ma pensée mais aussi en vue du M2.
116
DJEBAR, Assia. Loin de Médine. Filles d’Ismaël [1991].- Paris : Éditions Albin
Michel, 2005. Ŕ 320p. (Collection « Le Livre de Poche », n°13672).
GATORE, Gilbert. Le passé devant soi. Ŕ Paris : éditions Phébus, 2008. Ŕ 215p.
HAMPÂTÉ BÂ, Amadou. Amkoullel l’enfant peul. Mémoires. [1991]Ŕ Paris : Actes
Sud, 1992. Ŕ 445p. Ŕ (Collection « J’ai lu », n°4286).
MAALOUF, Amin. Les croisades vues par les arabes. - Paris : Jean-Claude Lattès,
1983. Ŕ 320p. Ŕ (Collection « J’ai lu », n° 1916).
…Sur la francophonie :
COMBE, Dominique. Poétiques francophones. Ŕ Paris : Hachette, 1995. Ŕ 176p. Ŕ
(Collection « Contours littéraires »).
COMBE Dominique, Poésie et récit. Une rhétorique des genres. Paris, José Corti,
1989.
HAMBURGER Käte, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986. 312p.
117