BARREIRO La Construction D'un Imaginaire Environnemental Dans Trois Romans Hispano-Américains
BARREIRO La Construction D'un Imaginaire Environnemental Dans Trois Romans Hispano-Américains
BARREIRO La Construction D'un Imaginaire Environnemental Dans Trois Romans Hispano-Américains
Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à Mme Françoise AUBES, qui m’a
aidé, encouragé et soutenu de façon constante au cours de cette recherche, et dont les
précieux conseils ont éclairé ma démarche.
Ma reconnaissance va également à l’équipe enseignante de l’Université de Paris
Nanterre et aux membres du GRELPP, en particulier à sa directrice, Mme Caroline
LEPAGE pour son soutien.
Les écrivains iquiteños du groupe Bubunzana, la Biblioteca Amazónica de Iquitos
et l’Université Andina Simon Bolivar. Que toutes les personnes, proches ou amis, qui
m’ont aidé à relire ce travail, soient elles aussi vivement remerciées.
Enfin merci à Céline Maeder, pour le temps, l’aide et la patience inconditionnelle.
Samuel, Elías….por el tiempo robado estos últimos años.
TABLE DE MATIÈRES
INTRODUCTION............................................................................................. 7
INTRODUCTION .......................................................................................................................... 11
2
c. La casa verde. ....................................................................................................... 120
2. Justification............................................................................................................... 122
IV. Les espaces naturels et la faune dans notre corpus................................................. 123
1. Quelques termes associés à la biologie et à l’écologie. ........................................... 123
2. Les biomes dans le corpus. ....................................................................................... 124
a. La forêt amazonienne. .......................................................................................... 125
b. Los Llanos. ............................................................................................................ 127
c. Bouclier guyanais/grande savane......................................................................... 128
d. Le désert de Sechura. ........................................................................................... 129
e. Le réseau fluvial labyrinthique ............................................................................. 129
3. L’intérêt topographique dans les trois romans du corpus. ...................................... 131
V. La naissance de l’idée « d’enfer vert ». ........................................................................ 133
CHAPITRE 4. Écocritique/écopoetique : un outil pour lire la nature........................................ 136
I. Évolution de l’écocritique (conscience écologique et littérature). .............................. 136
1. Henry D. Thoreau et la naissance des mouvements écologiques. ........................... 136
2. Les débuts de l’écologie en Occident. ...................................................................... 138
a. L’origine du concept. ............................................................................................ 139
b. Ralph W. Emerson et Aldo Leopold. ..................................................................... 140
c. John Muir .............................................................................................................. 141
d. Henry D. Thoreau ................................................................................................. 141
e. Élisée Reclus ......................................................................................................... 142
f. Anarchisme, littérature et conscience environnementale. .................................. 143
g. Rachel Carson ....................................................................................................... 145
3. Définition et premières études écocritiques. ........................................................... 145
a. Multidisciplinarité................................................................................................. 147
4. Écocritique et écopoétique ...................................................................................... 149
5. Écoféminisme et environnement. L’idée de Terre Mère. ........................................ 150
a. L’origine du concept. ............................................................................................ 150
b. Mère-Nature et Pachamama en Amérique latine ................................................ 152
c. L’origine de l’écoféminisme ................................................................................. 153
II. L’écocritique dans le monde hispanique ...................................................................... 155
1. Quelques études dans le contexte latino-américain. ............................................... 155
III. Cosmogonie mésoaméricaine et andine : une autre idée de nature. ...................... 158
1. L’animisme comme schème global. ......................................................................... 158
IV. Nouvelles lectures du rapport nature/culture ......................................................... 160
CONCLUSION À LA PREMIÈRE PARTIE ...................................................................................... 163
3
CAHIER FIGURES PREMIÈRE PARTIE ......................................................................................... 165
4
I. Le fleuve dans La Vorágine. .......................................................................................... 289
II. Le fleuve dans Los pasos perdidos. .............................................................................. 302
III. Le fleuve dans La casa verde. ................................................................................... 315
Chapitre 4. Présence symbolique de la nature : La faune. ....................................................... 330
I. La faune dans La Vorágine. .......................................................................................... 330
II. La faune dans Los pasos perdidos. ............................................................................... 335
III. La faune dans La Casa Verde. ................................................................................... 342
CONCLUSION DEUXIÈME PARTIE.............................................................................................. 353
5
CONCLUSION A LA TROISIÈME PARTIE .................................................................................... 439
6
INTRODUCTION
INTRODUCTION
7
INTRODUCTION
Avant-propos
C’est dans la continuité d’un précédent mémoire consacré à l’importance de la
nature dans la la diégèse du roman de Julio Ramón Ribeyro, Crónica de San Gabriel, que
s’inscrit ce travail. L’analyse de cette œuvre m’avait sans doute ouvert l’appétit
intellectuel de travailler sur le rapport essentiel qu'entretient avec la nature la littérature
latino-américaine en général, et en particulier celle du bassin amazonien. C’est à ce
moment-là que j’ai lu La Vorágine, dans une édition de 1948, publiée par Diana au
Mexique, sur la couverture de laquelle est reproduite une peinture représentant un indien
étranglé par de mystérieux serpents. Cette lecture s’est nichée en silence dans ma
mémoire, quelque peu ensevelie par la forêt des lectures ultérieures. Quelque sept années
plus tard, elle a regermé avec la force de l’évidence lorsque j’ai entendu parler pour la
première fois du courant émergent de l’écocritique.
Puis il y a eu une photographie. L’histoire d’une photo qui me suit depuis des
années. Il s’agit tout simplement du premier cliché de la Terre pris par l’homme : en
décembre 1968, les hommes de l’équipage d’Apollo 8 (Borman, Lovell et Anders) sont
les premiers à photographier la Terre depuis l’espace profond. Sur cette image du 24
décembre, appelée Earthrise, on voit la Terre flotter dans l’espace (cf. figure 1). C’est le
célèbre tableau d’une terre bleue, lointaine au-dessus du limbe de la Lune, enveloppée de
nuages. Pour la première fois, la Terre nous était révélée en couleurs, pour la première
fois, on découvrait le bleu marin presque omniprésent, l’ocre des Andes et on devinait la
masse verdoyante de l’immensité amazonienne sous la couche de nuages. Dans ce célèbre
cliché, et par le plus beau des hasards, on distingue l’Amérique du Sud, vue de bas en
haut, car l’espace établit des cartes selon ses propres critères. On devine au centre la mer
des Caraïbes, le golfe du Mexique et les Antilles et, un peu plus haut, l’arc andin qui se
perd vers le sud (ou bien est-ce le nord ?) du Chili en serpentant. Une nouvelle image de
la terre était née pour s’installer définitivement dans la mémoire collective, une image de
la terre belle et fragile, très fragile, qui marquera sans doute l’éveil des consciences
écologiques. Cette image, que le photographe naturaliste Galen Rowell a qualifiée de
8
INTRODUCTION
« photographie environnementale la plus influente jamais prise1 », est née aussi de l’envie
de capter un instant et de construire l’Histoire.
1
BROKAW Tom, et ROPER Robert, Galen Rowell: A Retrospective, Sierra Club Books, 2008, p. 10.
2
Concernant les photographies citées : https://www.nasa.gov/mission_pages/apollo/apollo-8.html et
http://danielmarin.naukas.com/2013/12/24/amanecer-de-la-tierra-45-anos-del-apolo-8/Nasa [en ligne,
consultés le 15 juin 2018].
9
INTRODUCTION
10
INTRODUCTION
INTRODUCTION
Il suffit de regarder les vitrines d’une librairie de quartier ou de regarder les ventes
sur internet (en France et en Amérique latine) pour voir comment le marché et la société
ont compris l’importance de donner à la création littéraire une certaine responsabilité dans
le « conflit écologique » actuel. Le milieu académique paraît de plus en plus s’y intéresser
également : pour la première fois, en 2017, la question liée à la « nature » rentre au
programme de l’agrégation de géographie (sujet classique à l’agrégation de philosophie).
Depuis 2015 et la médiatisation des tensions liées au changement climatique,
magazines, revues et maisons d’éditions ont mis en avant la littérature dite de la Nature.
En Espagne, en juillet 2016, le supplément littéraire Babelia du journal El País titrait son
numéro Vocación Salvaje, Los libros sobre la huida de la ciudad y la vuelta a la
naturaleza se han convertido en un gran fenómeno editorial. Dans le milieu anglo-saxon,
le magazine de référence Granta a déjà consacré les numéros de 2008 et de l’été 2014 au
Nature Writing. Quant à l’intérêt universitaire, les travaux autour des nouvelles éditions
de Walden et des différentes rééditions autour de la pensée de Thoreau sont multiples. En
France, en échange, il est à noter, et cela reste assez symptomatique, que le Magazine
Littéraire n’a consacré aucun de ses numéros à cette tendance éditoriale, malgré la vague
d’éditions et traductions consacrées au Nature Writing ainsi qu’à toute la série d’éditions
nées dans le sillage de la très médiatisée COP 21 de l’année 2015. Cependant, nombreux
sont les magazines dits généralistes (mooks3) mais avec une tendance très littéraire et
historique (Eléphant, Limite ou Relief pour citer quelques exemples) qui comblent ce
vide, montrant la force des créations et relectures nouvelles autour de la nature. Ces
3
Terme d’origine japonaise, contraction de magazine (m) et book (ook).
11
INTRODUCTION
dernières années des maisons d’éditions comme Acte Sud ont ouvert des lignes éditoriales
consacrées à une nouvelle approche à la nature et la collection De Natura Rerum des
éditions Klincksieck fait depuis trois ans un excellent travail de divulgation des textes
étrangers liés à la botanique.
Dans la fiction et d’un point de vue essentiellement esthétique, les codes ont
changé ces dernières années. Se multiplient les couvertures avec des graphismes liés à la
nature ; la couleur verte monopolise une grande partie de notre attention en tant que
possible lecteur. On observe en France un nouveau souffle pour les récits de voyages
(Nicolas Bouvier, Sylvain Tesson, même les récits de Lotti) et de Philippe Claudel à
Laurent Gaudé, la présence de la nature devient presque une obligation. Cette tendance
atteint tous les domaines, comme par exemple la présence depuis quelques années du
phénomène du Polar rural (récemment l’Université de Poitiers a dédié une Journée
d’études à ce sujet Quand le polar se met au vert ; le polar rural4).
S’il est très facile d’accepter une tendance éditoriale comme la création d’un
besoin plutôt que la réponse à un intérêt populaire, il est évident que dans ce cas, les
circonstances géopolitiques liées à la situation climatique et la prise de conscience
populaire grandissante ont fait que la Nature, que l’espace naturel, devient un sujet
d’intérêt essentiel et vital qui dépasse toute mode.
4
Journée d’études Formes et représentations en linguistique et littérature, (FoReLL), laboratoires associés à
l’UFR Lettres et Langues de l’Université de Poitiers, [en ligne, consulté le 1 mai 2018].
12
INTRODUCTION
físico indómito y fascinante, un mundo salvaje que trata de someter por un esfuerzo de su
voluntad y librado a su propio coraje o sentido de sacrificio5 ».
L’un des intérêts majeurs sera donc de voir si l’écocritique, discipline critique
assez récente et issue des environnements culturels anglo-saxons, et héritiere du Nature
writing, peut s’appliquer (avec ou sans succès) à notre corpus.
Nous nous interrogerons sur la pertinence d’une lecture écocritique de trois
romans peu étudiés sous l’angle de la question écologique, étant bien entendu que ce
travail ne prétend en aucun cas établir le moindre jugement de valeur sur l’existence ou
non d’une sensibilité écologique de la part des auteurs, ceci d’autant moins que tous trois
ont écrit à une époque où ces questions étaient peu formulées dans la sphère publique.
Pour autant, de même que les lectures psychanalytiques ou féministes ont peu à peu élargi
leur corpus d’analyse à des œuvres écrites à des périodes où ces concepts mêmes n’étaient
pas formulés, l’omniprésence du fait naturel en Amérique latine a imposé sa nécessaire
prise en compte et de ce fait, induit un positionnement conscient ou non, de la part des
écrivains.
Pour cela, nous allons étudier trois romans dits de la forêt, novelas de la selva ou
de la tierra, toujours avec l’intention de les dissocier des romans dits urbains, selon les
termes proposés par Arturo Torres Rioseco6. Ces trois romans sont, par ordre
chronologique, La Vorágine du colombien Eustasio Rivera, publié en 1924 à Yopal par la
maison d’édition A.B.C., Los pasos perdidos du cubain Alejo Carpentier, publié en 1953
au Mexique par Ediapsa et La casa verde du péruvien Mario Vargas Llosa, publié en
1966 à Barcelone par Seix Barral. Trois époques, trois nationalités et, malgré des espaces
communs et des territoire archétypiques propres à une grande partie du subcontinent
américain, trois espaces différents.
Trois époques. La Vorágine paraît pendant les années 1920, moment charnière
dans l’histoire de la littérature en Amérique latine, moment où les regionalismos
cherchent « otro modo de fabular propio de una colectividad que poco tenía que ver con
5
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana 3. Postmodernismo Vanguardia,
Regionalismo, Madrid, Alianza, « Universidad Texto », 2001, p. 226.
6
TORRES RIOSECO Arturo, La gran literatura iberoamericana, Buenos Aires, Emecé, 1945, ¿p.?
13
INTRODUCTION
14
INTRODUCTION
périodes en Europe. C’est d’ailleurs à Paris qu’est mort l’auteur cubain alors qu’il était en
poste diplomatique, en 1980. Rivera, de son côté, issu d’une famille modeste, réussit à
suivre un parcours académique et ainsi donner continuité à la tradition familiale dans
laquelle on trouve des responsables de l’administration, du Congrès et du milieu éducatif.
Rivera, très influencé par Darío, publiera en 1921 une longue Oda a España dédiée à
Unamuno. Il mourra aussi à l’étranger, à New York, en 1928, à l’âge de quarante ans.
Trois espaces géographiques : la première chose que l’on remarque est qu’il s’agit
de romans où l’espace urbain est tout à fait anecdotique. Dans La Vorágine, l’action
démarre dans la grande ville (Bogotá) mais se déplace très rapidement vers los llanos
(espace entre la Sierra et la frontière avec le Venezuela) et, plus tard, vers la forêt (la
triple frontière entre la Colombie, le Brésil et le Pérou). Dans Los Pasos perdidos,
l’action démarre elle aussi dans une grande ville qui peut évoquer New York, de même
que la ville décrite un peu plus tard, déjà en territoire sud-américain, peut nous faire
penser à Caracas. L’action se déplace tout de suite vers le sud, vers la savane et la forêt,
territoire inspiré par les espaces de la région de Roraima, au sud de Venezuela. En ce qui
concerne La casa verde, l’espace urbain est un peu plus présent, en tout cas les quartiers
populaires de la ville de Piura, au nord du pays. Cependant, le cœur du roman tend vers
les faubourgs isolés de la ville, là où se trouve la maison verte qui donne son titre au
roman. Il est évident que ce qui intéresse ici les auteurs, ce sont les espaces naturels
omniprésents tout au long des trois romans. Los llanos, la forêt et le désert vont apparaître
parfois d’une manière précise, comme c’est le cas de La casa verde où Vargas Llosa
décrit avec force détails l’emplacement des lieux, nous invitant à les chercher sur une
carte ; et parfois d’une manière trompeuse, comme dans La Vorágine où une description
détaillée invite à un trajet qui se heurte à l’impossibilité réelle de suivre le parcours : des
espaces dépeints étant trop éloignés pour être parcourus dans le temps indiqué, ou des
lieux fictivement près les uns des autres. Quant à Los pasos perdidos, depuis le parcours
vers le Haut Orénoque jusqu’à la description des tépuis (ces hauts plateaux millénaires de
la Grande Sabana vénézuélienne) ou même l’emplacement du tunnel donnant accès au
village utopique, tout est basé sur l’évocation d’un espace archétypal américain.
Pour finir, un trait commun à la genèse de ces trois romans sera le fait de trouver
toujours à l’origine du projet littéraire un voyage ou plutôt une expérience liée à un
voyage. Dans le cas de Rivera, nous pensons à son voyage en tant que secrétaire de la
15
INTRODUCTION
9
DE LEON HAZERA Lidia, La novela de la selva hispanoamericana. Nacimiento, desarrollo y
transformación, Bogotá, Publicaciones del Instituto Caro y Cuervo XXIX, 1971.
10
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana 3. Postmodernismo Vanguardia,
Regionalismo, op. cit., p.18.
16
INTRODUCTION
Néanmoins par rapport à notre corpus principal, nous nous trouvons ici face à
deux types d’anachronismes qui vont annoncer notre problématique. D’une part, un
évident prochronisme, traitant d’auteurs ayant écrit à une époque où la conscience
écologique n’était pas encore entrée dans le champ de vision de la critique littéraire (c’est
le cas pour Eustasio Rivera au début du XXe siècle), ou bien existait à l’état embryonnaire
et toujours dans un contexte strictement anglo-saxon (c’est le cas pour Alejo Carpentier et
Mario Vargas Llosa, dans la deuxième moitié du XXe siècle). D’autre part, un
« anachronisme » géographique ou spatial tout aussi évident considérant que l’écocritique
est une discipline née de l’analyse de textes dépeignant une nature harmonieuse et plutôt
idyllique (les origines de la wild writing dans les grands espaces de l’Amérique du Nord
en témoignent), très loin des descriptions diabolisantes de la nature dans les romans dits
de la selva (La Vorágine en étant la figure de proue). Comment donc parler de la forêt
« mangeuse d’hommes 11» et ce rapport de forces (Nature/Homme) avec les outils
critiques propres à l’écocritique ?
Dans l’Histoire de la critique littéraire, deux autres disciplines critiques, nées des
lectures psychanalytiques et féministes, peuvent nous aider à légitimer le propos de notre
recherche. Les concepts fondamentaux de la psychanalyse présentés par Freud, Jung et
Lacan ont comme date canonique de l’apparition de L’interprétation du rêve (Die
Traumdeutung, 1900)12. Étant donné que la psychanalyse « enfatiza la irracionalidad del
comportamiento humano y postula la existencia del inconsciente como motor impulsor de
esta conducta 13», il serait très difficile aujourd’hui de comprendre l’œuvre de l’écrivain
russe Fiodor Dostoïevski, notamment Les frères Karamazov (1879), sans l’aide des
concepts propres à la psychanalyse. Freud lui-même écrivit en 1928 sur « l'épilepsie de
Dostoïevski et [de] son lien avec fantasmes et réalisations parricides14» dans son texte
Dostoïevski et le parricide (Dostojewski und die Vatertötung, 1928)15, presque cinquante
ans après la mort de l’auteur russe. Cette épilepsie affective « issue d’une perturbation de
la vie psychique, n'a pris une forme épileptique qu'à sa dix-huitième année, après
11
UZTARROZ, Ricardo, Amazonie mangeuse d’hommes, Paris, Arthaud, 2008.
12
VIÑAS PIQUER David, Historia de la crítica literaria, Barcelona, Ariel, «Literatura y Crítica», 2002,
p. 541.
13
Ibid.
14
. MIJOLLA Alain de (dir.) Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002.
15
FREUD Sigmund, PONTALIS Jean-Bertren (traduction), Les Frères Karamazov, Paris, Gallimard, 1973.
Préface: Dostoïevski et le parricide.
17
INTRODUCTION
16
l'assassinat de son père ». Ainsi, une lecture psychanalytique fait que plusieurs
biographes soulignent le lien entre la névrose de l'écrivain due à la mort du père et celle
du parricide du roman Les Frères Karamazov.
Quant aux théories féministes, elles prennent leur source dans l’œuvre majeure de
Simone de Beauvoir Le deuxième sexe (1949) qui contient les questions fondamentales du
féminisme moderne17. « On ne naît pas femme : on le devient18 » : Beauvoir considère
que la féminité est un fait culturel et que l’oppression machiste impose certaines modèles
sociaux de féminité pour convaincre qu’ils sont les seuls modèles naturels 19. Aux Etats-
Unis, ce sera dans les années 1960 que les textes précurseurs de Kate Millet marqueront
un tournant et traceront les sillons empruntés par la critique féministe dans la tradition
anglo-américaine20. Millet utilise déjà le concept de « patriarcat » pour décrire la cause de
l’oppression des femmes21. C’est parce que Millet et Beauvoir considèrent le patriarcat
comme un axe essentiel dans la construction de la féminité comme facteur culturel,
qu’aujourd’hui on peut comprendre mieux, par exemple, l’essai Une chambre à soi22 (A
Room of One's Own, 1929) de l’écrivaine Virginia Wolf. Le sujet principal de ce texte est
la place des auteurs de sexe féminin dans l’histoire de la littérature. Woolf s’attarde sur
les contraintes liées à leur "statut" qui ne laissant plus le temps aux femmes de se
consacrer à l’écriture. À partir de la métaphore de la chambre qui donne son titre à l’essai,
Woolf dit qu’une femme doit au moins disposer de quelque argent et d’une chambre à soi
si elle veut produire une œuvre romanesque. Quelques années plus tard, le texte de
Beauvoir ne fera qu’actualiser les propos et aider à les relire à la lumière du féminisme
des années 1960, et pourtant le patriarcat a été toujours présent dans la société et en
conséquence dans la littérature.
Les exemples cités ci-dessus restent, si l’on peut dire, « des cas d’école » où le
rapport à la psychanalyse dans le cas de Les frères Karamazov et au féminisme dans Une
16
Ibid., p. 12.
17
SELDE Raman, La teoría literaria contemporánea, Barcelona, Ariel, 1993, p. 153.
18
Citation complète : « On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique,
économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la
civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule
la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne
saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le
rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les
yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers.» BEAUVOIR Simone de, Le
deuxième sexe 1, Paris, Gallimard, 1949, p 285.
19
VIÑAS PIQUER David, Historia de la crítica literaria, op. cit., p. 560.
20
VIÑAS PIQUER David, Historia de la crítica literaria, op. cit., p. 555.
21
SELDE Raman, La teoría literaria contemporánea, Barcelona, Ariel, 1993, p. 156.
22
WOOLF Virginia, Une Chambre à soi trad. Clara MALRAUX, Paris, Denoël, 1977 (1929).
18
INTRODUCTION
chambre à soi, va de soi. Cependant, la même méthodologie peut être analysée pour
d’autres œuvres où le rapport, a priori, est moins évident. Le féminisme et la
psychanalyse ne font que verbaliser et donner les outils pour mieux exprimer ce qui existe
dans la société et apparaît dans la littérature.
Ce n’est pas par hasard qu’on fait référence au « patriarcat » comme malaise
sociétal ; pour expliquer son paradigme Nature/Culture (approche essentielle dans notre
travail et sur laquelle on reviendra plus bas), le sociologue Bruno Latour nous rappelle
« l’époque, avant la révolution féministe, ou l’on utilisait ‘homme’ quand on voulait
parler de tout le monde d’une façon indifférenciée et passablement paresseuse. En
revanche, quand on disait ‘femme’, il s’agissait forcement d’un terme spécifique qui ne
pouvait désigner quelque chose d’autre que ce qu’on appelait alors le ‘sexe faible’ ou le
’deuxième sexe’ 23». Dans la langue des anthropologues « homme » serait une catégorie
non codée, c’est quand on dit « femme », qu’on attire l’attention sur un trait spécifique,
trait qui fait la catégorie codée. Latour cherche avec la convention Nature/Culture à
« faire exister un lieu qui permettra de définir […] et la culture et la nature comme des
catégories également codées 24». Mettant l’écologie au cœur de cette approche nouvelle, il
parait donc licite d’essayer aujourd’hui une lecture écocritique des textes précédant la
prise de conscience critique et médiatique de l’écologie. D’autant plus s’il s’agit de
textes, comme ceux de notre corpus, où la nature est représentée d’une façon très éloignée
des premiers textes qui ont servi d’origine à l’écocritique.
23
LATOUR Bruno, Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La
Découverte, 2015, p.25.
24
Ibid., p. 26
25
FLYS Carmen, MARRERO José Manuel, BARELLA Julia, (eds), Ecocríticas. Literatura y medio
ambiente. Madrid, Vervuert/Iberoamericana, 2010, p. 16.
19
INTRODUCTION
La perspectiva ecológica invita a leer y analizar el texto de manera holística. Todos los
elementos del discurso, hasta el más mínimo detalle, son importantes. La ecocrítica
propone relacionar todos estos elementos-incluyendo desde luego la escritura de éste- para
evaluar el grado de integración o desintegración que el texto expresa26.
Cadre théorique
Le point de départ et le but de notre travail resteront toujours l’analyse littéraire
des œuvres de fiction proposées à partir d’un point de vue écocritique. Cependant,
conséquence directe de la vocation interdisciplinaire propre à tout travail écocritique, il
faudra appliquer quelques notions essentielles issues de l’anthropologie et de la
sociologie pour décrire et analyser, dans notre cas, le paradigme Nature/Culture.
Depuis quelques années, plusieurs anthropologues et sociologues se sont
intéressés aux effets trompeurs de l’anthropocentrisme dans les sciences sociales
(Edouard Kohn, Michel Callon, Bruno Latour, Philippe Descola). La dernière étude en
date, celle d’Edouard Kohn, Comment pensent les forêts27, a pour but de déplacer
le foyer des analyses en ajoutant à la seule approche interne des conduites sociales
et des institutions l’étude des interactions des humains avec les animaux et les
plantes, avec les phénomènes physiques et les artefacts, avec les images et les
météores, avec les esprits et les divinités, en traitant toutes ces existences comme
des agents autonomes, non comme des ombres chinoises manipulées par les
humains28.
Ce dualisme propre à l’Occident nous met face à ces deux questions majeures :
Peut-on se satisfaire d’une telle situation qui prive d’expression la plupart des occupants
du monde ? Comment donner une voix aux non-humains sans que celle-ci ne s’exprime
26
BANSART Andrés, Una lectura eco-critica de Los pasos perdidos in FRANCO Jean (ed.) La Vorágine
de Eustasio Rivera, Los pasos perdidos de Alejo Carpentier, 2002, Montpellier, Université Paul-Valéry ,
p. 219-236.
27
KOHN Eduardo, Comment pensent les forêts, Paris, Zones sensibles, 2017.
28
Ibid., p. 12.
20
INTRODUCTION
au travers des humains ? En étudiant et analysant les trois romans du corpus principal, on
peut considérer tout à fait licite de se questionner sur la force et condition de la voix
donnée aux non-humains.
L’anthropologue Philippe Descola propose dans Par-delà nature et culture29 de
développer une nouvelle approche théorique permettant de répartir les continuités et les
discontinuités entre l’homme et son environnement, convaincu que la distinction
supposée fondamentale nature/culture nous offrait peu d’explications. Il développe une
typologie des « modes d’identification et de relation » où entrent à la fois les « humains »
et les « non-humains ». Depuis le début de mes recherches, plusieurs aspects de la pensée
de Descola ont attiré mon attention :
À son tour, quelques années plus tard, le sociologue Bruno Latour, dans Face à
Gaïa31, revient sur ce sujet. Latour considère que la difficulté réside dans l’expression
même de « rapport au monde » qui suppose deux sortes de domaines, celui de la nature et
celui de la culture, domaines à la fois distincts et impossibles à séparer complètement.
N’essayez pas de définir seulement la nature, car il vous faudra définir aussi le
terme ‘culture’ (l’humain est ce qui échappe à la nature : un peu, beaucoup,
passionnément) ; n’essayez pas de définir seulement ‘culture’, car aussitôt il vous
faudra définir aussi le terme ‘nature’ (l’humain est ce qui ne peut ‘totalement
échapper’ aux contraintes de la nature). Ce qui veut dire que nous n’avons pas
affaire à des domaines mais plutôt à un seul et même concept réparti en deux
parties qui se trouvent reliées, si l’on peut dire, par un fort élastique 32.
Nous éviterons ainsi de faire de la nature une évidence universelle sur laquelle se
détacherait la catégorie codée de la culture, de même que l’usage de « il/elle »
permet d’éviter de prendre le sexe mâle pour un universel33.
29
DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2005.
30
Ibid., p. 70.
31
LATOUR Bruno, Face à Gaïa: huit conférences sur le nouveau régime climatique, op., cit.
32
Ibid., p. 25.
33
Ibid., p. 26.
21
INTRODUCTION
22
PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE PARTIE
23
PREMIÈRE PARTIE
24
PREMIÈRE PARTIE
34
DESCOLA Philippe, « Entretien au Collège de France », juin 2013, dans le cadre d’une exposition de la
CASDEN sur les grands chercheurs en France, [vidéo en ligne, consulté le 15/10/2016] Visible sur
https://www.youtube.com/watch?v=SWaB7bI3MF0 (00:00-00:37).
35
Les peuples « premiers », « autochtones », ou « indigènes » sont, selon le Haut-Commissaire aux droits
de l’homme, « les descendants de ceux qui habitaient dans un pays ou une région géographique à l’époque
où des groupes de population de cultures ou d’origines ethniques différentes y sont arrivés et sont devenus
par la suite prédominants, par la conquête, l’occupation, la colonisation ou d’autres moyens ». Ils
représentent environ 370 millions de personnes dans le monde, vivant dans plus de 70 pays. D’autres
termes ont parfois été utilisés pour les désigner, comme « aborigène », « peuple premier », « peuple
racine », « première nation » ou « peuple natif », succédant à l’appellation péjorative de « peuple
primitif », mais tous officiellement délaissés au profit de « peuple autochtone ». Source : Haut-
Commissaire aux droits de l’homme/Centre pour les droits de l’homme auprès de l’Office des Nations-
Unies, Fiche d’information n°9 : Les droits des peuples autochtones, New York et Genève, 2013. [en
ligne, consulté le 22/01/2018] Disponible sur
https://www.ohchr.org/Documents/Publications/FactSheet9Rev.1fr.pdf.
36
DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006, p. 15.
25
PREMIÈRE PARTIE
d’un côté, ce qui concerne la nature ; de l’autre, ce qui relève de la société. Elle va donc
essayer de desserrer l’étau du dualisme37, selon la formule de Catherine et Raphaël
Larrère. Aujourd’hui, « la séparation ontologique entre deux substances distinctes – la
nature et la société humaine – ne saurait plus tenir38. »
Mais la question environnementale, la globalisation et cette protection de la nature
élaborée en Amérique du Nord autour d’une wilderness39 à l’abri de toute emprise
humaine se sont révélées difficilement exportables en Afrique, en Asie ou en Amérique
Centrale (incluant l’actuel Mexique) et du Sud : tout simplement parce que les forêts
primaires qu’elles renfermaient étaient habitées par des peuples autochtones qui les
avaient marquées de leur empreinte, et que l’idée de nature, comme ensemble matériel,
existant par soi et indépendamment des humains, est typiquement occidentale, sans
équivalent dans les cultures de ces populations.
Cette disparité de conception de la nature apparaît, à différents niveaux, dans les
trois romans de notre corpus. Ces sociétés indigènes, à l’état sauvage, semi-sauvage ou
métissé, apparaîtront tout au long des trois récits d’une manière plus au moins importante
par rapport à la diégèse : en ce qui concerne La Vorágine de José Eustasio Rivera, les
groupes indigènes Guapunabi, vivant entre les fleuves Inirida et Guainia ou les Yavaraté
au niveau de la frontière entre la Colombie et le Brésil, auront un rapport de cohabitation
et d’égal à égal avec la soixantaine d’espèces de plantes et arbres autochtones (jaracanda,
tabari, caimito) et la trentaine d’espèces animales (chisga, guatin, danta) présentes tout
au long des deuxième et troisième parties. Dans Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier,
tout le roman est, d’une certaine façon, un voyage vers les sources, vers l’origine de
l’homme, et la rencontre, au sud de la savane guyanaise, du personnage principal avec des
peuples à l’état semi-sauvage, cachés dans la forêt et en communion avec le milieu, est au
centre de cet effacement du dualisme propre aux peuples primitifs. Enfin, dans La casa
verde, plusieurs personnages essentiels dans la diégèse sont d’origine indigène et une
grande partie de l’histoire est basée sur les difficultés d’assimilation des nouveaux
territoires liées à l’exploitation des leurs. Il convient d’ajouter que les trois récits sont
marqués par la rencontre physique des descendants d’Espagnols avec ces cultures
autochtones.
37
LARRÈRE Catherine et Raphaël, Penser et agir avec la nature : Une enquête philosophique, Paris, La
Découverte/Poche, 2018 [2015], p. 50-98.
38
Ibid., p. 7.
39
Le terme anglais wilderness, qu’on pourrait traduire par sauvagerie ou naturalité en français, désigne aux
États-Unis et dans le monde anglo-saxon le caractère « sauvage » de la nature, et, par extension, certains
sites protégés.
26
PREMIÈRE PARTIE
Dans les trois romans, deux voix narratives différentes vont nous « raconter » la
nature : d’un côté, celle des indigènes et métisses qui habitent la forêt et, de l’autre, celle
des personnages principaux, venus de la capitale, des espaces occidentalisés. Il y aura
donc une vision moniste véhiculée par le discours des premiers et un discours dualiste,
porté par les deuxièmes, en reprenant les termes proposés par l’anthropologie40. Mais
cette dualité contingente entre nature et culture introduit moins une séparation qu’une
relation parce qu’elle rend compte de la façon de se situer dans un milieu. Si
l’anthropologie se veut la « science des médiations entre la nature et la culture41 », dans
les trois récits, l’écrivain sera le responsable de cette médiation.
Imaginer aujourd’hui la nature sans l’être humain nous est impossible, de même
que nous pouvons difficilement imaginer l’être humain sans la nature. Et pourtant, malgré
la domination et la maîtrise du milieu naturel par l’homme moderne, aujourd’hui encore,
beaucoup de territoires du globe n’ont jamais été visités par l’être humain. Depuis Percy
Fawcett42, cet explorateur britannique parti à la quête d’une cité perdue au cœur de
l’Amazonie au début du XXe siècle, jusqu’en avril 2015, date à laquelle une nouvelle
espèce de singe, baptisée le Titi de Milton ou Titi à queue-de-feu43, a été découverte au
Brésil, les « zones grises44 » nous montrent qu’il n’y a pas que dans les romans de
l’écrivain britannique Arthur Conan Doyle, qu’« un monde perdu » existe.
Aujourd’hui, le terme « nature » est omniprésent dans les médias, les discours
politiques, la vie quotidienne et la fiction littéraire. Ce terme comporte dans sa vertu la
plus grande sa difficulté la plus notable : la multiplicité de ses définitions et l’importance
de sa portée font qu’il apparaît parfois comme un kaléidoscope difficile à saisir.
Mais de quelle nature parle-t-on ? Essayons d’y voir un peu plus clair en resserrant
la définition de ce qu’aujourd’hui nous appelons la nature.
40
LARRÈRE Catherine et Raphaël, op. cit., p. 66.
41
DESCOLA Philippe, L’écologie des autres : L’anthropologie et la question de la nature, Versailles,
Quæ, 2001, p. 11.
42
L’explorateur britannique « Percy » Harrison Fawcett (1867-1925 ?) a disparu dans la jungle brésilienne
en tentant de trouver une cité perdue. Le fait que ses restes n’aient jamais été retrouvés a donné naissance
à une série de mythes et rumeurs qui ont perduré durant près d’un quart de siècle. Sorti en 2018, The Lost
City of Z, film de James Gray inspiré du livre éponyme de David Grann (2009), retrace l’histoire de
l’aventurier dans la jungle amazonienne. Le livre, ainsi que son adaptation cinématographique, ont remis
d’actualité le personnage et le mythe.
43
HORVATH Louise, « Découverte d’une nouvelle espèce : un Titi en Amazonie », in Science & Avenir,
10/04/2015. [en ligne, consulté le 10/06/2017]. Disponible sur https://www.sciencesetavenir.fr/.
44
Dans le lexique de l’exploration, les « zones grises » déterminent les endroits encore inexplorés, concept
notamment développé par le géographe et professeur de l’Université Paris 8, Olivier ARCHAMBEAU
dans 600 jours de route : Une aventure géographique, Paris, EGF, 2002.
27
PREMIÈRE PARTIE
28
PREMIÈRE PARTIE
I. Définition.
1. Étymologie.
45
LA CUNE DE SAINT PALAYE Jean-Baptiste (de), Dictionnaire historique de l’ancien langage
François depuis son origine jusqu’au siècle de Louis XIV, Tome 8, Niort, Louis Favre, 1882, p. 10.
46
CALAME Claude, « La phusis grecque pour repenser l’opposition ‘nature vs culture’ : l’homme en interaction
‘anthropopoiétique’ avec son milieu », actes du séminaire du 11/03/2015, in Fabula, la recherche en littérature
[en ligne, consulté le 9/06//2017]. Disponible sur https://www.fabula.org/actualites/la-phusis-grecque-pour-
repenser-l-opposition-nature-vs-culture-claude-calame_67387.php.
47
« La Phusis, ce n’est pas la nature, mais le premier nom grec pour l’éclosion de l’être dans l’ouvert de la
présence ; c’est la première manière grecque de dire l’éclosion de l’être à partir du dévoilement de l’étant
hors du retrait », voir article « Terre » in ARJAKOVSKY Philippe, FÉDIER François, FRANCE-
LANORD Hadrien (dir.), Le Dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensée,
Paris, Éditions du Cerf, 2013, p. 1292.
48
Nomos est un terme grec, équivalent au jus latin. On oppose classiquement le nomos, la « culture », au
physis, la « nature », depuis Aristote et les Présocratiques. Il fait référence à toute chose établie, toute
chose acceptée par l’usage, une coutume, une loi, un commandement.
29
PREMIÈRE PARTIE
mais au contraire l’englobe en lui donnant une profondeur et une amplitude dont aucune
physique postérieure n’a plus été capable49 ».
2. Définition
L’idée de nature a suivi une évolution dans son signifié au long des siècles : si
pour les Grecs, la nature est la vie, la matière et les forces qui la façonnent, dans le
mouvement et la dynamique, elle sera au contraire, pour les Chrétiens du Moyen Âge,
assimilée à l’ordonnance stable : le moine Philippe de Thaon, au XIIe siècle, la présente
comme la « force active qui a établi et maintient l’ordre de l’univers50 ». Au Moyen Âge,
elle désignait l’« organisation particulière de chacun des êtres vivants, mouvement qui le
porte vers les choses nécessaires à sa conservation » tandis qu’au XVIIe siècle, le
dictionnaire définissait la nature comme suit : « Pour les parties qui sont les hommes et
les femmes. De ‘natura’ » et un siècle plus tard, Montaigne la considérait comme la «
faculté innée qui rend l’homme capable de discerner le bien et le mal51 ». Pour Michel
Pastoureau, historien et spécialiste des couleurs, il faudra attendre le XVIIIe siècle pour
que le terme prenne son sens végétal du fait de l’importance montante de la représentation
de la couleur verte.
49
DASTUR Françoise, Heidegger et la pensée à venir, Paris, J. Vrin, 2011, p. 62.
50
THAON Philippe (de), Comput, Le livre des Créatures, Strasbourg, E. Mall, 1873 [1119], p. 389.
51
Concernant l’évolution étymologique du terme nature, voir CNRTL.
52
PASTOUREAU Michel, Vert, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2017 [2013], p. 142.
30
PREMIÈRE PARTIE
(Littré, 1982), en passant par les aspects liés à la vie sexuelle et l’instinct, l’état pur et la
nature des choses (Brunet,1993). Sa définition se fonde souvent sur l’idée d’une
opposition, comme un « ensemble de principes, de forces, en particulier de la vie, par
opposition à l’action de l’homme » (Larousse, 2017), aussi bien dans l’art ou les œuvres
humaines que dans la coutume, la valeur économique, la ville, la civilisation, la culture,
voir en théologie (l’état naturel de l’homme par opposition à l’état de grâce53). Rappelons
que le paradigme de nature recouvrait déjà selon Aristote, « la génération de ce qui
croît », à savoir l’ensemble du vivant ; mais aussi, dans un autre sens, précise-t-il, « c’est
l’élément premier immanent d’où procède ce qui croît (le Feu, la Terre, l’Air ou l’Eau) ;
c’est aussi le principe du mouvement immanent dans chacun des êtres naturels, en vertu
de sa propre essence54 ». Plus récemment, le géographe français Michel Lussault disait
dans son Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés que la nature est :
31
PREMIÈRE PARTIE
3. Théorie de la perception.
La relation est l’interdépendance entre deux êtres ou entre deux entités. D’un point
de vue logique, elle se définit comme le « rapport d’interdépendance entre deux ou
plusieurs variables, défini sur la base d’un principe commun tel que toute modification de
l’une d’entre elles entraîne la modification des autres58». Découvrir une fleur le long du
chemin ne provoque évidemment pas le même effet que se retrouver face à un serpent
piton au cœur de la forêt. C’est une évidence que « les deux situations n’activent pas les
mêmes zones neuronales en nous, elles ne déclenchent pas les mêmes émotions et, par
conséquent, n’engendrent pas les mêmes comportements59 ». Concernant la réaction des
êtres humains vis-à-vis des éléments naturels, des différences importantes existent
également selon qu’ils appartiennent à une culture ou une autre.
Concernant la réception, nous pouvons la définir comme une « opération
psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se
58
Source : CNRTL.
59
Propos extraits de l’article de GUÉRIN Patrick, ROMANENS Marie, « La relation homme-nature »,
2015 en ligne, consulté le 17/06/2017]. Disponible sur http://eco-psychologie.com/recherche/la-relation-
hommenature/#.
32
PREMIÈRE PARTIE
forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel60». Selon le
philosophe Merleau-Ponty, l’Occident se caractérise par sa propension à croire à
l’objectivité de la réalité :
On suppose une objectivité absolue (du réel) […] et l’on oublie qu’il ne
peut se révéler qu’à travers une dimension marquée par la subjectivité […]
Est première, non pas la chose, mais la perception de la chose, autrement
dit une dimension où le surgissement du réel est indissociable de son
expression à travers la singularité d’un corps61.
4. Nature et paysage.
60
Source : CNRTL
61
CARRON Guillaume, La désillusion créatrice. Merleau-Ponty et l’expérience du réel, Genève, Métis
Presses, 2014, p. 18-19.
62
BONAN Ronald, Apprendre à philosopher avec Merleau-Ponty, Paris, Ellipses, 2010, p. 176.
33
PREMIÈRE PARTIE
63
BESSE Jean-Marc, La nécessité du paysage, Marseille, Parenthèses, 2018, p. 12.
64
Ibid., p. 14.
65
BUFFON George-Louis Leclerc (Comte de), CUVIER Frédéric, Œuvres complètes de Buffon, Paris, F.
D. Pillot, 1937 [1831], p. 98.
34
PREMIÈRE PARTIE
monde social. Selon Jean-Marc Besse, « le paysage, c’est la nature prise dans les filets de
l’histoire humaine, dans les chronologies, les échelles, les rythmes, les découpages et les
dispersions de l’histoire humaine66 ».
C’est peut-être J. B. Jackson (1909-1996), géographe, professeur d’université,
historien du paysage américain et fondateur de la revue Landscape, qui va donner la
définition la plus précise du paysage :
66
BESSE Jean-Marc, op. cit.,p. 12-13.
67
JACKSON John Brinckerhoff, À la découverte du paysage vernaculaire, Arles, Actes Sud/ENSP, 2003,
p. 55.
68
PINCHEMEL Geneviève et Philippe, La Face de la Terre, Paris, Armand Colin, 1988, p. 64.
69
LYOTARD Jean-François, « Scapeland », in BESSE Jean-Marc (éd.), Revue des sciences humaines,
n° 209, Écrire le Paysage, Presses Universitaires du Septentrion, 1988, p. 40.
35
PREMIÈRE PARTIE
Il faut souligner que toute relation à la surface terrestre n’est pas de l’ordre
du territoire et de l’appropriation territoriale. Le concept de territoire n’est
pas universel et n’est pas nécessairement le plus approprié pour rendre
compte des relations à la terre et des usages de la terre qui sont mis en
œuvre dans des sociétés qui n’ont pas adopté le dualisme naturaliste
caractéristique des sociétés occidentales modernes ni développé une
conception productiviste de l’action humaine vis-à-vis de la nature71.
70
BESSE Jean-Marc, La nécessité du paysage, op. cit., p. 18.
71
Ibid.
72
CLÉMENT Gilles, Le Manifeste du Tiers-Paysage, Paris, Sujet/Objet, 2003.
36
PREMIÈRE PARTIE
savane, le narrateur de Los pasos perdidos dit : « Los mundos nuevos tienen que ser
vividos antes que explicados73. » Le déplacement sensoriel du verbe vivir à la place de ver
aura beaucoup à voir avec notre travail et à sa conclusion. Regarder n’est pas un acte
indifférent et neutre. Il s’agit d’un engagement dans le monde, une émotion mais aussi
une prise de position.
Tous ces aspects concernant la nature et le paysage nous confirment que toute une
tradition subjectiviste s’est efforcée de placer l’être humain au centre du paysage, étant
vécu comme le corrélat des perceptions, des représentations et des pratiques humaines.
Sans doute les humains perçoivent-ils, imaginent-ils, transforment-ils le paysage, mais ils
n’en sont pas nécessairement l’élément fondateur et constitutif.
73
CARPENTIER Alejo, Los pasos perdidos, op. cit., p. 333.
74
Ibid.
37
PREMIÈRE PARTIE
Les paysages ne sont pas seulement sentis et vécus émotionnellement, ils sont
également utilisés, pratiqués et transformés de façon plus ou moins consciente. Les
sociétés humaines modèlent leurs paysages en traduisant des volontés propres à l’humain
(l’absence de volonté paysagère, c’est-à-dire le manque d’attention et considération pour
le paysage, est d’ailleurs encore l’expression d’une volonté, un choix individuel et
collectif). Cet aspect est au cœur de notre corpus principal et périphérique.
Dans la nécessité du paysage, se distinguent deux attitudes : agir sur le paysage et
agir avec le paysage. Une grande partie de notre travail parlera des notions précédentes –
nature, paysage, territoire – et de ces deux attitudes différentes autour de la notion d’agir
sur le paysage/nature. Nous reviendrons de façon récurrente sur cet aspect dual qui
coexiste et qui fait que nous pouvons difficilement agir de manière écologique dans un
espace naturel qui est à la fois singulier et vivant, et qui oppose à l’acte de projet
(d’exploitation) un contexte matériel (la forêt tropicale) et social (le monde indigène)
fluide et organisé, possédant une forme et une dynamique d’espaces et de temps qui lui
est propre. Là où une action transformatrice sera, par conséquent, autant créative
qu’adaptative.
75
LENOBLE Robert, Esquisse d’une histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1990.
76
HADOT Pierre, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004.
38
PREMIÈRE PARTIE
nature ; une deuxième période marquée par la pensée romantique comme réponse ou
contrepoint à l’industrialisation, métaphore historique de la perte de la nature ; et enfin,
une dernière phase allant du XIXe siècle à nos jours, caractérisée par la naissance d’une
conscience écologique et le débat autour d’une nouvelle conception du rapport entre
l’humain et le non-humain avec la popularisation du terme anthropocène, ou ère de
l’Homme, relatif à la chronologie de la géologie. Il est proposé par la communauté
scientifique depuis 1995 pour caractériser l’époque de l’histoire de la Terre qui a débuté
lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème
terrestre.
Repérer la longue histoire des rapports de l’homme à la nature expose à des partis
pris et des oublis. Revenir sur quelques repères n’est donc pas dénué d’intérêt. Dès le IVe
siècle avant Jésus-Christ, le Grec Aristote évoque la continuité qui existe entre les êtres
vivants et déjà, à la fin du 1er siècle de notre ère, le Romain Pline l’Ancien insiste sur les
« organisations harmonieuses » dans sa monumentale Histoire naturelle77.
a. Rome et la nature.
77
ARNOULD Paul, GLON Éric (dir.), La nature a-t-elle encore une place dans les milieux
géographiques ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2005, Introduction.
78
VOISIN Patrick, EcolΩ. Ecologie et environnement en Grèce et à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 2014,
in Les cahiers Science et Vie, n° 174, p. 36. Patrick Voisin, agrégé de grammaire, est professeur de chaire
supérieure dans les classes préparatoires littéraires aux ENS, chercheur associé de plusieurs laboratoires
universitaires, et membre de comités scientifiques de collections ou de revues. Source :
www.lesbelleslettres.com.
39
PREMIÈRE PARTIE
Ils auront même des lieux consacrés aux dieux, ce qui ne veut pas dire qu’on ne
les aménage pas : par exemple, les bois sacrés ne sont pas des forêts vierges, on y
pratique un sacrifice expiatoire avant de les émonder. Dans les faits, l’industria (activité)
des Romains qui se sont déployés tous azimuts sur un territoire de plus en vaste et peuplé,
a parfois mis à mal des espaces naturels. De vastes secteurs ont été scarifiés par
l’exploitation de gisements aurifères. Les Romains, passés maîtres dans l’exploitation des
mines à ciel ouvert, ont aussi intensivement utilisé le plomb pour fabriquer des pièces de
monnaie, des canalisations, ou de la vaisselle79. Malgré la relativisation historique des
opérations de déboisement nécessaires à la conquête de nouveaux pâturages et de terres à
cultiver, la construction de navires et de maisons, l’ouverture de mines, le chauffage ou
les fours des potiers, le travail de métal ou verre, « leur usage intensif n’en a pourtant pas
moins modifié le visage de la forêt méditerranéenne80 ». Ils ont dans l’ensemble géré leur
patrimoine forestier en replantant des pins par exemple. S’agissant de l’eau, dans les
villes, l’eau de source acheminée par des aqueducs construits avec une pente régulière
pour éviter que le précieux liquide ne stagne et que sa qualité ne se dégrade, montre une
certaine conscience de la valeur des éléments naturels. Et pourtant, il faut se garder de
projeter notre conception moderne de l’environnement sur cette société antique et voir
dans certains comportements les prémices d’une conscience écologique :
79
L’analyse chimique des carottes de glace du Groenland a révélé la forte augmentation des pollutions liées
à l’extraction de ce métal à partir du IIe siècle avant notre ère. Source : Les Cahiers Sciences et Vie
n° 174, p. 36.
80
Ibid.
81
Ibid.
40
PREMIÈRE PARTIE
41
PREMIÈRE PARTIE
paraît beaucoup plus cohérente86, surtout si l’on prend en compte que dans la Bible, il
n’est pas question de nature : La Création n’est pas la nature. « Le terme nature est
étranger au langage religieux87», parce que l’idée de nature, « celle d’une totalité, dont les
hommes relèvent, mais qui existe par elle-même, comme un ensemble de processus qui
ont leur unité propre et conservent une certaine extériorité, n’appartient pas à la tradition
biblique mais à la grecque88 ».
Catherine et Raphaël Larrère nous aident à nous poser les bonnes questions quand
ils évoquent cette « opposition » entre la Bible et les Grecs :
Lorsque nous nous interrogeons sur la nature, sur ce que nous entendons
par là, sur ce que nous en faisons, nous posons en fait deux questions
différentes. L’une concerne notre attitude vis-à-vis de la nature et la vision
de l’homme qui la soutient : l’invitation de la Genèse qui, mettant l’homme
à part du reste de la Création, l’invite à « dominer » et « commander » aux
êtres qui nous entourent répond à cette question. L’autre a rapport au
contenu que nous donnons à ce que nous désignons comme nature, contenu
qui, depuis les Grecs, a connu des réélaborations successives : le passage
d’une vision organique à une vision mécanique représente, ce point de vue,
un tournant important89.
86
« À côté de cette lecture qui donne à l’homme un pouvoir despotique sur la terre, on a fait valoir une
autre interprétation, par laquelle l’homme n’est que l’intendant de Dieu sur terre, auquel il devra rendre
des comptes : il n’a que l’usage de la terre, non sa propriété absolue. Cette interprétation, dite de
l’intendance (stewardship en anglais) a paru beaucoup plus cohérente avec la longue durée des religions
monothéistes, plus spécialement chrétienne : l’ambition humaine y est contenue dans un cadre
théocentrique. Non seulement l’homme ne peut faire abuser d’un monde qu’il n’a pas fait, mais, à partir
du moment où l’on adopte le point de vue de Dieu, il ne va nullement de soi que le monde a été créé au
seul bénéfice des humains. Dès lors, l’anthropocentrisme dénoncé par Lynn White Jr révélerait plutôt de
courants hétérodoxes, hérétiques même, de la tradition chrétienne. » LARRÈRE Catherine, « Approche
philosophique de la nature », 2016, in CHONÉ Aurélie, HAJEK Isabelle, HAMMAN Philippe (dir.),
Guide des Humanités environnementales, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, p. 32.
87
BOURG Dominique (dir.), Les sentiments de la nature, Paris, La découverte, 1993, p. 146.
88
HADOT Pierre, op. cit., p. 33.
89
LARRÈRE Catherine, « Approche philosophique de la nature », op. cit., p. 33.
42
PREMIÈRE PARTIE
Depuis le XIIe siècle, l’idée de nature qui prévaut sera celle de la scolastique, sa
physique, sa morale, sa foi. La Nature est l’Œuvre de Dieu, et l’homme n’est pas situé
dans la nature comme un élément dans un ensemble ; il n’a pas sa place en elle comme les
choses ont leur place ; il transcende le monde physique ; il n’appartient pas à la nature
mais à la grâce, qui est surnaturelle ; et par conséquent si l’on veut absolument lui
trouver une place, il n’en a qu’une, la première, à condition encore de préciser aussitôt
qu’il n’est pas né de la nature et qu’il n’est pas fait pour y rester. Naturel s’oppose à
humain.
Robert Lenoble nous rappelle dans son Histoire de l’idée de nature que « la
Nature est aussi le bien des poètes90 », et c’est un poète, le plus grand poète de la fin du
Moyen Âge, Dante, qui va montrer quelle était l’idée de nature à son époque : « la nature
est l’art de Dieu91. » Peut-être l’homme de cette époque sait-il moins de choses, son
monde est plus petit, mais son esprit a la même force que le nôtre, il se représente tout
autant d’images et d’idées mais ces dernières « se groupant autour d’objets moins
dispersés, il pense davantage à chacun d’eux92 ». Il reste sur sa terre ou dans son village,
l’homme des villes ne représentant qu’un infime pourcentage (et les villes en question
nous sembleraient aujourd’hui de simples bourgades). L’ensemble de ceux qui peuvent
influencer sa vie, il les connaît donc personnellement, mais son rapport au pouvoir est
toujours sacré : le Seigneur du lieu, le Roi et les nouvelles arrivent du ciel. Le philosophe
français Léon Brunschvicg parlait d’un type d’explication verticale, reliant les effets
visibles à des causes, transcendant l’explication qui a prévalu dans les sociétés
hiérarchiques de la Grèce du Ve siècle et dans les monarchies médiévales. Et c’est dans
cette nature « baptisée et chrétienne93 » que l’on trouve au Moyen Âge en Europe
qu’apparaîtra l’image d’une forêt hostile et impénétrable dans laquelle se projettent les
peurs humaines. C’est en effet l’espace où cette explication verticale perd le sens, où le
ciel disparaît. Comme l’explique Robert Harrison dans son essai Forêts. Essais sur
l’imaginaire occidental :
90
LENOBLE Robert, Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 241.
91
Ibid., p. 242.
92
Ibid.
93
BRUNSCHVICG Léon, La raison et la religion, [1939], Paris, Les Presses universitaires de France,
1964, p. 244 et p. 263.
43
PREMIÈRE PARTIE
Si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs
et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants
d’un père céleste. Là où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie
éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, ou aux cieux, les forêts
deviennent profanes, car elles cachent la vue de Dieu94.
Il s’agit donc d’un monde dans lequel l’homme ne s’aventurait guère de crainte de
perdre son âme. On trouvera des échos de cette représentation de la forêt dans les
premiers écrits et la première littérature en espagnol dans le continent américain.
94
HARRISON Robert, Forêts. Essais sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1992, p. 24.
95
Source : Diccionario de autoridades en ligne : http://web.frl.es/DA.html.
44
PREMIÈRE PARTIE
96
Voir également Les Cahiers Sciences et Vie n° 174, p. 44.
97
BECK Corinne, Les Eaux et Forêts en Bourgogne ducale (1350-1480), Paris, L’Harmattan, 2008, in Les
Cahiers Sciences et Vie n° 174, p. 44.
98
Rappelons que ce terme vient du grec οὐ τοπος (ou topos) signifiant « lieu qui n’est nulle part ». Utopia
(dont le titre complet en latin est De optimo rei publicæ statu, deque nova insula Utopia), du philosophe
anglais Thomas More (1478-1535), paraît en 1516. Un siècle plus tard, son compatriote Francis Bacon
(1561-1626) écrivit La Nouvelle Atlantide (New Atlantis), nouvelle parue de manière posthume en 1626.
Ces deux livres vont encadrer les utopies de la Renaissance. Ce genre, qui a pour but la description d’une
société idéale, aura comme élément fondateur le récit de voyage et la description d’un topos, éléments
essentiels dans notre corpus.
45
PREMIÈRE PARTIE
l’expression de Robert Lenoble99. La Renaissance sera marquée par une prise de contact
plus directe avec la nature, comme si à cette époque cette dernière avait « subitement
perdu tous ses vêtements humains100» pour revenir à sa condition plus essentielle. Il faut
rappeler que le développement du XVIe siècle fut essentiellement littéraire et artistique,
élément qu’il convient d’avoir bien à l’esprit pour comprendre quelle représentation de la
Nature se font les hommes et femmes de la Renaissance : eux ont passionnément aimé la
nature, ils l’ont ressentie en poètes101 mais ils ne l’ont pas connue, parce que, dans cet
émerveillement, ils n’ont guère pris le temps de la penser.
99
LENOBLE Robert, Histoire de l’idée de nature, op. cit., p. 241.
100
Ibid, p. 240.
101
Ibid.
102
CHANSIGAUD Valérie, L’Homme et la Nature : une histoire mouvementée, Paris, Delachaux et
Niestlé, 2013, p. 76.
103
Ibid.
46
PREMIÈRE PARTIE
104
Ibid., p. 79.
105
Ibid., p. 84.
47
PREMIÈRE PARTIE
(comme une Terre Mère), et l’adoption d’une vision mécanique d’où la vie disparaît.
Selon Carolyn Merchant, il s’agirait tout simplement de « la mort de la nature106».
d. Naturalisme philosophique.
106
En référence à son livre The Death of Nature: Women, Ecology, and the Scientific Revolution, San
Francisco, 1980.
107
Source : CNRTL.
108
Ibid.
48
PREMIÈRE PARTIE
Depuis la Renaissance, « les artistes et savants vont détourner leur regard du ciel
pour le tourner vers le monde, en remplaçant l’exploration de la nature à celle du
Livre109 ». L’Église sort divisée de la Réforme et des guerres de religion en Europe, et le
développement de la science, de Galilée (1564-1642) à Newton (1642-1727), a remis en
cause les mythes portés par le dogme. Les fondements de l’ordre social et les valeurs
morales qui émanent d’un ordre divin et d’une transcendance, qui s’adresse aux hommes
par le biais d’une révélation, s’effritent. Avec les Lumières apparaissent de nombreux
penseurs qui cherchent d’autres fondements à la vie sociale et morale d’une humanité
chaque fois plus nombreuse et dans des territoires chaque fois plus éloignés. À mesure
que l’on s’approche du XVIIIe siècle, on voit apparaître deux conceptions divergentes du
rapport à la nature. C’est dans la nature de l’homme que la société (sciences et art) doit
trouver des normes nouvelles, mais certains privilégient la nature, et d’autres, l’humain,
c’est-à-dire la Raison qui le caractérise. Apparaît alors le concept de « bon sauvage » en
réaction au rationalisme vigilant. Rousseau oppose la Nature aux œuvres de la Raison en
s’appuyant sur ce nouveau mythe, qu’il est essentiel d’avoir à l’esprit dans l’analyse des
œuvres du corpus car capital dans le rapport au continent américain. La thèse
particulièrement virulente de ce discours proclame clairement que la science et les arts
non seulement ne purifient pas les mœurs mais les corrompent en éloignant les hommes
de la nature : « la Nature est alors la seule garante de la vertu et du bonheur110. »
D’un point de vue politique, le siècle des Lumières apparaît dès lors comme
porteur d’une idée neuve de la nature destinée à servir le mépris des droits naturels.
Au XVIIe siècle, la Nature n’avait pas encore été conquise par la science, en partie
parce que la folle exubérance que lui prêtent les naturalistes du XVIe siècle, comme on
vient de le voir plus haut, s’opposait précisément à cette conquête. Cependant, selon
Robert Lenoble, un événement va la déchoir de son rang de déesse universelle pour celui,
moins enviable, de machine : la publication des Dialogues sur les deux principaux
109
CHAZAL Gérard, Les Lumières et l’idée de nature, Histoire et philosophie des sciences, Dijon, Éditions
Universitaires de Dijon, 2011, Introduction, p. 6.
110
Ibid.
49
PREMIÈRE PARTIE
Connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des
cieux et de tous les corps qui nous environnent […], nous les pourrions
111
LENOBLE Robert, Histoire de l’idée de nature, op. cit., p. 312.
112
HADOT Pierre, op. cit., p. 106.
113
Ibid.
50
PREMIÈRE PARTIE
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et
ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature114.
La nature est dès lors désacralisée et réduite à l’état d’objet, et c’est dans sa
capacité à la maîtriser que la grandeur de l’homme va désormais s’illustrer, idée
notamment développée par Sylvine Pickel-Chevalier116. À la fin du XVIIe siècle, si les
théories mathématiques et physiques développées par Descartes sont ébranlées, voire
dépassées, par les découvertes de Newton, sa conception des « lois de la nature » et l’élan
qu’il a insufflé à la méthode scientifique passent à la postérité. Selon Catherine Larrère,
« très commode, la métaphore de la machine va se révéler très résistante117 ». En effet,
avec l’arrivée de la Révolution industrielle, cette désacralisation de la nature par le biais
de son étude physique et mathématique rend très opérante la métaphore par laquelle nous
lions la nature à une machine complexe. Différents passages dans Los pasos perdidos se
font clairement l’écho de cet intérêt croissant pour l’étude de la Terre et de ses entrailles,
en tant que structure mécanique, comme en témoigne la description des exploitations
pétrolières sur la côte nord-caribéenne du subcontinent et des extractions de minéraux à la
frontière nord de l’Orénoquie. Les personnages de nos romans vont réagir différemment à
cette évolution de la notion de nature, entretenant avec elle un rapport et un intérêt divers
en fonction de leurs origines ethniques et leur degré d’occidentalisation. On peut
également noter une évolution entre les trois romans de notre corpus pris dans leur
chronologie (entre 1924, date de parution de La Vorágine, et 1962 pour La casa verde).
114
DESCARTES René, Discours de la méthode, 6e partie, Paris, Gallimard, 1966 [1637], p. 168.
115
GALILEI Galileo, Galileo Galilei, L’Essayeur (Il Saggiatore), Paris, Les Belles-Lettres, 1980. Traduit
par Christiane Chauviré.
116
PICKEL-CHEVALIER Sylvine, op. cit.
117
LARRÈRE Catherine et Raphaël, Du bon usage de la nature : Pour une philosophie de l’environnement,
Paris, Flammarion, 2009, Introduction.
51
PREMIÈRE PARTIE
118
CHANSIGAUD Valérie, op. cit., p. 121.
52
PREMIÈRE PARTIE
environnementale en toute connaissance de cause »119. Cependant, à l’abri des regards des
citadins, les nouvelles techniques de sciage font que la déforestation s’accentue et les
usines, toujours plus consommatrices de charbon, deviennent de véritables machines à
polluer. Pour la première fois, la question de la déprédation de la nature est posée et le
rêve de libérer l’homme par le progrès technique va générer des ravages sans précédent.
En conséquence, s’éveille peu à peu dans les grandes villes la nostalgie d’une harmonie
perdue préfigurant le Romantisme du XIXe siècle.
c. Le Romantisme.
Au début du XIXe siècle, la Terre commence à être représentée d’un autre point de
vue, original et parfois bouleversant. Ces représentations vont commencer à marquer les
119
Vacarme, n° 65, L’apocalypse et l’anthropocène, 2013/4, p. 202-233. Conversation avec FRESSOZ
Jean-Baptiste, auteur de L’Apocalypse joyeuse, Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
120
SHUMWAY Nicolás, L’invention de l’Argentine, Buenos Aires, Sudamericana, 1993, p. 18.
53
PREMIÈRE PARTIE
esprits comme le feront les clichés pris par la NASA un siècle plus tard. Il faut rappeler
qu’il est généralement admis que la première illustration proposant une représentation de
la planète Terre est celle du frontispice du second volume de l’ouvrage du philosophe
Thomas Burnet (1635-1715), The Sacred Theory of the Earth (1684) (cf. figure 2), qui
représente les différents âges théologiques de la Terre. Il s’agit ici bien sûr d’une vision
théologique.
En 1834, le géologue britannique Henry De la Beche (1796-1855) propose une
nouvelle représentation du globe terrestre « comme on devrait la voir depuis l’espace »
(cf. figure 3). On perçoit ici clairement la tentative de figurer une planète comme objet
cosmique, et non comme simple projection cartographique. On peut distinguer la
représentation des flux nuageux, organisés en courants circumterrestres. Cette vision du
globe dans l’espace prend un tour spectaculaire dans une gravure de Charles Barbant pour
l’Astronomie populaire, qui imagine pour la première fois en 1880 une vue de la Terre à
partir de notre satellite, inversion frappante inspirée par l’évocation, par Camille
Flammarion, de la possibilité que la Lune soit habitée. La Terre, vue par un Sélénite, est
non seulement pourvue de formations nuageuses, mais aussi d’une atmosphère.
121
VAILLANT Alain, Dictionnaire du romantisme, Paris, CNRS, 2012, p. 6.
122
Source : http://www.ascensionmontblanc.fr/ascension-mont-blanc/histoire-ascension-du-mont-blanc.
54
PREMIÈRE PARTIE
considéré comme le dernier grand sommet des Alpes à être vaincu et qui marque la fin de
l’âge d’or de l’alpinisme123, l’éloge des forces de la nature sera telle qu’elle poussera
nombre d’écrivains, piètres alpinistes pour la plupart, sur les pentes escarpées des
Alpes124.
En territoire américain espagnol, le XIXe siècle sera marqué par les indépendances
des anciennes colonies conquises en chaîne, entre 1816 et 1823 pour la partie
continentale, et jusqu’à 1898 pour les Caraïbes. Elles obtiennent l’indépendance dans un
moment où le courant romantique en Europe dessine une image nostalgique, émotionnelle
et spirituelle de la nature. Tous ces nouveaux pays sont composés de territoires déjà
globalement découverts et explorés par l’homme occidental. S’il faut attendre la fin du
siècle, le 14 janvier 1897, pour que Mattias Zurbriggen réalise la première ascension du
sommet de l’Aconcagua125, les nouvelles républiques vont quant à elle « redécouvrir »
leurs territoires. Puis elles vont assimiler leurs possessions non sans auparavant jouer une
partie d’échecs territoriale concernant le tracé des frontières. Au cours de leur premier
siècle d’existence républicaine, ces pays vont « construire » leurs territoires naturels et,
dans cette construction, la littérature jouera un rôle capital.
123
MESSNER Reinhold, The Big Walls: from the North Face of the Eiger to the South Face of Dhaulagiri,
Mountaineers Books, 2001, p. 46.
124
Il faudra attendre 1953, puis 1960, pour que Edmund Hilary et Tensing Norgay parviennent au sommet
de l’Everest et que le belge Jacques Piccard touche avec son bathyscaphe le fond de la fosse des
Mariannes.
125
Sommet d’Argentine situé à treize kilomètres de la frontière chilienne et s’élevant à 6962 mètres
d’altitude. Surnommé le « colosse de l’Amérique », il constitue le point culminant de la cordillère des
Andes et la plus haute montagne en dehors de l’Asie.
55
PREMIÈRE PARTIE
126
LE SCANFF Yvon, Le paysage romantique et l’expérience du sublime, Paris, Champ Vallon, 2007.
56
PREMIÈRE PARTIE
127
LE SCANFF Yvon, in débat sur le paysage romantique dans le cadre de l’émission « La fabrique de l’histoire »
d’Emmanuel Laurentin sur France Culture le 11/06/2014. [en ligne, consulté le 10/01/2017] Disponible sur
http://www.petite-maison-morbihan.com/yvon/les-mots-qui-appellent/Sublime.html.
57
PREMIÈRE PARTIE
partir de l’expérience des autres. Loin d’être simplement naïf, son dessin est travaillé, ses
couleurs recherchées. Il a étudié les animaux du Muséum et de la Ménagerie à Paris,
comme le faisaient alors les élèves de l’École des Beaux-Arts. Cette flore combinatoire et
cette faune mise en scène fondent l’exotisme fantasmé du Douanier Rousseau ; elles
invitent à la rêverie, nous transportent vers un ailleurs édénique. Inspiré des inventions
des paysagistes des Grandes Serres et des taxidermistes de la place de Paris, cet exotisme
idéalisé se révèle cependant plein d’une certaine violence. Le Romantisme va étendre la
représentation de la nature au règne animal, comme en témoigne le tableau Isaac van
Amburgh and his Animals (1839) de l’anglais Sir Edwin Landseer (1802-1873) (cf.
figure 14). On y voit le dompteur Isaac van Amburgh (1808-1865) dans son costume
antique, installé au milieu de ses fauves, un agneau dans les bras 128. La possession et
démonstration de la suprématie de l’homme sur la bête priment sur la conservation de
l’espèce animale. En effet, au XIXe siècle, émerge une autre forme de domination des
animaux. Tout est mis en œuvre dans le tableau, de l’encadrement aux points de fuite en
passant par les tons utilisés, pour mettre en valeur la présence du dresseur, chaque animal
rendant hommage aux valeurs de son maitre (l’agneau pour la tendresse, le tigre pour la
soumission, le lion pour la grandeur). Les récits arrivés d’outre-mer vont nourrir
l’imaginaire animal du Vieux continent, et face à l’impossibilité de visiter ces territoires,
l’Europe fait venir ses animaux de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Inde. Et comme on le
voit dans le tableau de Landseer, les peintres vont les représenter en totale soumission,
faisant preuve d’une fausse docilité.
128
Cet américain, considéré comme le premier dompteur de lions de l’ère moderne, est célèbre pour être le
premier à avoir placé sa tête dans la gueule d’un lion. Il justifiait ses méthodes de domptage, brutales et
contestées à son époque, en se référant à la Bible qui commande à l’Homme de dominer les bêtes.
Source : Royal Collection Trust : https://www.rct.uk/collection/406346/isaac-van-amburgh-and-his-
animals [consulté le 15/07/2018].
58
PREMIÈRE PARTIE
La fin du XIXe siècle sera marquée par un nouveau rapport entre l’Homme et la
Terre. En France, Élisée Reclus (1830-1905) joue à ce titre un rôle important. Géographe
et anarchiste, ses ouvrages, loin de se réduire à des manuels de géographie physique et
descriptive, sont nourris d’Histoire car, selon sa jolie formule, « en étudiant l’espace, il
faut tenir compte d’un élément de même valeur, le temps131 ». Tous ses ouvrages reposent
sur l’idée que la Terre a été profondément transformée par l’Homme à travers les âges, ce
qui, pour lui, est plutôt positif. Parallèlement, il publie chez Hachette en 1867 et 1868
(datés 1868 et 1869) les deux volumes d’un magistral traité de géographie générale, La
Terre, description des phénomènes de la vie du globe, qui lui assure une grande
renommée dans les milieux intellectuels européens et sera, a posteriori, la première
œuvre de sa vaste trilogie géographique avec la Nouvelle Géographie universelle (1875-
1893) et L’Homme et la Terre (1905-1908). Au début de la préface du tome 1 de cette
dernière collection, apparaissait la célèbre gravure de Frantšek Kupka et Ernest-Pierre
Deloche : L’Homme est la nature prenant conscience d’elle-même.
129
CHANSIGAUD Valérie, op. cit., p. 130.
130
Exceptions louables : le zoo de New York en 1895, avec la Société zoologique de New York, qui va
permettre de sauvegarder la nature tropicale à partir d’aller-retour entre le zoo et le parc naturel, le jardin
du Bronx qui ouvre ses portes en 1899, qui avec les zoos allemands, seront les premiers au monde à éviter
les cages et les barreaux. Source : CHANSIGAUD, ibid., p. 130.
131
RECLUS Élisée in CHANSIGAUD Valérie, ibid., p. 130.
59
PREMIÈRE PARTIE
Selon Élisée Reclus, l’Homme doit vivre en accord avec son milieu, qu’il se doit
d’entretenir car le progrès s’accompagne de « régrès » (de régressions) qui inscrivent les
évolutions dans une problématique dialectique. Ces « régrès », ou effets collatéraux en
usant d’une terminologie plus géopolitique, seront en grande partie au cœur des romans
de notre corpus, en particulier en ce qui concerne La Vorágine et Los pasos perdidos, où
le rapport au progrès et ses dérives est prégnant. Pour Élisée Reclus, seul le progrès peut
apporter une amélioration des conditions de vie et des relations entre les hommes : « Le
fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par
adjonction au progrès de régrès correspondants132 ». Si Élisée Reclus ne désapprouvait
pas l’action de l’Homme sur la nature, cette dernière devait néanmoins répondre à des
critères sociaux, moraux et esthétiques.
Élisée Reclus, auquel nous reviendrons au moment d’évoquer les débuts de
l’écologie, demeure un penseur important concernant l’approche à la nature du
changement de siècle. Il est étonnant de voir les liens qui existent entre sa pensée et la
conception actuelle de la nature, en particulier avec le terme Anthropocène, paru pendant
la deuxième partie du XXe siècle.
Le XXe siècle sera marqué par la naissance d’une sensibilité et d’un rapport
nouveaux avec la nature.
La première partie du XXe siècle est profondément marquée par deux Guerres
mondiales aux conséquences dévastatrices tant au niveau humain qu’écologique. En effet,
durant les guerres, la nature – les paysages, la faune et la flore – souffre également, étant
parfois prise pour cible. Les pionniers de l’écologie de la fin du XIXe et début du XXe,
que nous allons évoquer dans le quatrième chapitre, avaient déjà évoqué cette autre
guerre invisible133 où nous allions perdre l’équilibre écologique.
Une évidence a parcouru tout ce dernier siècle : anéantir l’environnement permet
de détruire ses ennemis. Dans ce chemin vers une planète faite pour l’Homme, l’humanité
a transformé la terre à son unique profit. Même si cette affirmation peut paraître quelque
132
RECLUS Élisée, L’Homme et la Terre, Histoire contemporaine (suite), Paris, Librairie universelle, tome
VI, 1908, p. 531.
133
LATOUR Bruno, op. cit., p. 17.
60
PREMIÈRE PARTIE
peu caricaturale, aujourd’hui les espèces sauvages ne subsistent que si elles sont
compatibles avec nos modes de vie ou si elles peuvent se contenter des dernières surfaces
non encore totalement anthropisées. Pourtant, selon le WWF, le bilan des espèces
disparues est à la fois accablant et étonnamment faible, notamment chez les
invertébrés134. Cela révèle l’effet de nos préjugés, favorables ou défavorables : les espèces
les mieux connues sont celles qui sont utiles, nuisibles ou « charismatiques ». Les autres
sont méconnues, voire méprisées, et l’on est bien incapable d’en dresser la liste. Et dans
ce panorama, à la fin du XXe siècle, un nouveau terme scientifique viendra nous rappeler
l’importance de l’empreinte humaine : l’ère de l’anthropocène.
Le terme anthropocène.
61
PREMIÈRE PARTIE
62
PREMIÈRE PARTIE
63
PREMIÈRE PARTIE
Mais, dans un même temps, ce serait une erreur d’analyser cette littérature avec
les mêmes paramètres conceptuels que ceux que l’on applique aux littératures modernes :
ses fonctions et catégories sont d’ordre distinct et on ne doit pas les confondre avec celles
que l’on connaît. Les différences entre elles sont fondamentales : on est face ici à une
littérature collective, anonyme et non écrite (un processus de « textualisation »
commencera avec la Conquête). Cependant, certains Aztèques et certains Mayas
connaissaient l’écriture et le livre : « Les livres indigènes étaient confectionnés soit avec
la peau de cerf, façon parchemin, soit avec l’écorce d’un arbre de la famille du ficus,
martelée jusqu’à former une lamelle rectangulaire.137 »
Comme cela est la norme dans tant d’autres aspects de la réalité américaine, les
syncrétismes et la réinvention sont constants et ils se distinguent également dans
l’univers de la création littéraire. La ligne qui sépare la littérature indigène de la période
préhispanique de celle de la période post-hispanique (surtout dans la première période
coloniale) est parfois vraiment faible. Cette influence fonctionne dans les deux sens et
aujourd’hui :
135
Fernando Aínsa cite César Fernández Moreno pour étayer ses propos : « Las islas del Caribe y la
América central constituyen una transición entre América del Sur, ejemplarmente latina, y América del
Norte, ejemplarmente anglosajona. […] Esta América africana se hace sentir fuertemente, no solo en esta
zona media, sino en sus fronteras con las otras, o sea, el norte de América del sur y el sur de América del
norte » in FERNÁNDEZ MORENO César, América latina en su literatura, Paris, Unesco, 1972, p. 7.
136
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana 1. De los orígenes a la emancipación,
Madrid, Alianza, 2003, p. 32.
137
NOUHAUD Dorita, Écrits d’Amérique 1. Proses fondatrices, Paris, Dunod, 1995, p. 3.
138
OVIEDO José Miguel, op. cit., p. 36.
64
PREMIÈRE PARTIE
a. Un métissage précoce.
139
Ibid., p. 45.
140
NOUHAUD Dorita, op. cit., p. 16.
141
ASTURIAS Miguel Ángel, América, fabula de fabulas in NOUHAUD Dorita, op. cit., p. 16-17.
65
PREMIÈRE PARTIE
b. Le serpent.
142
Ibid. p. 17.
66
PREMIÈRE PARTIE
texto original, de igual nombre, que regía las creencias de la comunidad maya, pero
ahora inaccesible pues ‘el que lo lee y lo comenta, tiene oculto su rostro’143. »
Ces littératures s’appuient sur une cosmogonie où les animaux (le serpent par
exemple) et la nature (le Soleil) aident à comprendre le passage du littéraire à l’éternel
et, à l’inverse, expliquent la mort pour ainsi l’accepter, entretenant une relation plus
profonde et essentielle à la nature que les cultures judéo-chrétiennes.
Concernant notre corpus, c’est la littérature quetchua qui nous intéresse le plus
du fait de sa situation géographique et de sa relation avec la nature. Au XVIe siècle,
nombreuses sont les transcriptions en langue quetchua des traditions orales par
différents auteurs tels l’Inca Garcilaso (1539-1616), Felipe Guamán Poma de Ayala
(Waman Puma de Ayala, ?-1615), Juan de Santa Cruz Pachacuti Yamqui Salcamayhua
(dates non connues), Juan de Betanzos y Araos (1510-1576) ou Pedro Sarmiento de
Gamboa (1532-1592), qui ont contribué à rendre publique cette culture. Le corpus
quetchua reste essentiellement anonyme, à l’exception de Sentencias del Inca
Pachacutec144.
c. L’agriculture et la guerre.
Le fait que les Quetchua soient un peuple agricole et guerrier se reflète dans leur
littérature. D’un côté, on y trouve toutes les formes associées aux cycles naturels (le
semis, la culture et la récolte, décrit avec un ton bucolique et optimiste), et d’un autre,
les textes qui vont fêter et vanter les victoires militaires. Il faut rappeler que :
Todo se conservó esencialmente por vía oral hasta que los cronistas y
primeros estudiosos de la lengua lo transcribieron en escritura fonética,
fijándolo por primera vez como un conjunto de textos, y lo tradujeron al
castellano. Los problemas de distintas grafías y formas de pronunciación y
sobre todo los de interpretación y traducción cabal de las expresiones
quechuas […] explican las abiertas discrepancias que aparecen en ciertos
textos: tenemos distintas versiones de las mismas muestras y a veces
irreconciliables diferencias que oscurecen su significado145.
143
OVIEDO José Miguel, op. cit., p. 52.
144
Ibid., p. 61.
145
Ibid., p. 61-62
67
PREMIÈRE PARTIE
À la fin du XVe siècle, Christophe Colomb découvre pour les Européens ce qui
deviendra les Amériques. Mais de quelle représentation planétaire hérita le XVIe siècle ?
146
Fernando AÍNSA développe cette idée de « marcas diferenciadoras » dans son essai Identidad cultural
de Iberoamérica en su narrativa, Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, Madrid, Gredos,
1986, p. 111.
68
PREMIÈRE PARTIE
Le monde est dit ‘rond’ d’après la rondeur d’un cercle, parce que le monde
est tel une roue [...] À cause de cela, l’Océan qui l’entoure est contenu dans
une limite circulaire et est divisé en trois parties, d’une part l’Asie, en
second l’Europe et en troisième l’Afrique149.
Sur la carte TO, les trois continents connus (Europe, Asie, Afrique), étaient placés
de part et d’autre de barres verticales et horizontales, formant un T renversé. À
l’intersection des deux barres, on trouvait la ville de Jérusalem, centre du monde connu à
cette époque. Le T était entouré d’un O, d’où le nom de carte TO. Dans cette
représentation très sommaire, le T renversé vers la droite séparait les trois continents alors
connus.
147
Carte en TO Codex de Leipzig, datant du IXe siècle : Carte allemande du monde réparti entre l’Europe
(en bas à gauche), l’Afrique (en bas à droite) et le Moyen-Orient (en haut). À noter, le cercle autour de
l’ensemble suivant la croyance d’une surface ronde mais plane.
148
Etymologiarum libri viginti, communément appelée Etymologiae ou Origines, est une encyclopédie
rédigée par Isidore de Séville (560-636), fondée sur l’étymologie. Divisée en 20 livres et 448 chapitres,
elle rassemble toutes les connaissances humaines, profanes et sacrées, antiques et chrétiennes, accessibles
au VIIe siècle. Source : https://data.bnf.fr.
149
SÉVILLE Isidore de, Etymologiae XIV, de terra et partibus, Paris, Les Belles Lettres, 2011 [vers 630],
« de orbe ». Traduit du latin par Olga Spevak.
69
PREMIÈRE PARTIE
D’où la persistance des mythes du jardin d’Éden qui perpétuent cette croyance
jusqu’aux explorations de l’époque moderne (expéditions remontant jusqu’aux sources du
Nil). Telle la promesse d’un Éden moderne, l’El Dorado apparaît étroitement lié aux
cours d’eau, aux fleuves et aux rivières qui, à l’image du réseau veineux, occupent le
territoire et pénètrent dans la forêt, tendus vers la promesse mais aussi vers le danger. Le
fleuve jouera un rôle mythique et logistique fondamental dans les années qui vont suivre
la défaite des cultures précolombiennes, permettant l’accès à des espaces jusqu’alors
inaccessibles. Dans notre corpus, le fleuve est l’accès principal, et parfois l’unique, vers
la forêt. Dans La Vorágine et Los pasos perdidos, il représente l’axe principal d’accès, la
voie de communication et le canalisateur des émotions des personnages. Tandis que dans
La casa verde, les cours d’eau font partie de la vie quotidienne en plus de représenter la
grande métaphore littéraire du flux narratif. Dans les trois cas, le fleuve est à la fois
promesse ainsi que source de conflits et de dangers.
150
La Bible, Genèse, 2:10-14. Trad. de Louis Segond, 1910.
151
Cette carte circulaire, d’un diamètre de presque deux mètres inscrit dans un cadre de bois, conserve le
concept de l’œcoumène composé de la terre et de l’océan universel, ainsi que le symbolisme médiéval
(Jérusalem est au centre), mais le paradis est hors carte dans le coin inférieur gauche. Elle contient deux
mille inscriptions dont deux cents sont des descriptions cosmographiques et des descriptions de peuples et
de lieux. Elle présente des références à l’histoire réelle et mythique et à la géographie commerciale. Outre
les routes maritimes, les routes terrestres sont marquées pour la première fois dans la cartographie. Elle
représente de manière étonnante l’Océan Indien et surtout la partie australe de l’Afrique, à une époque où
aucun Européen ne s’y était encore aventuré. Il est plausible que ces renseignements soient parvenus de
Chine en Italie par l’intermédiaire de marchands. Cet exemplaire, achevé le 14 avril 1459, n’est pas
70
PREMIÈRE PARTIE
faut rappeler qu’elle doit se lire « à l’envers », le sud étant représenté en haut à cette
époque. Notons que ces cartes sont toujours centrées sur la ville sainte de Jérusalem. Le
soleil se lève sur la partie haute de la carte où était supposé se trouver le Paradis et/ou le
Jardin d’Éden. C’est l’Orientis Supra : l’est est représenté au-dessus. À la fin du XVe
siècle, l’étude historique de la cartographie et la remise au goût du jour de l’atlas de
Ptolémée152 quatorze siècles plus tard imposèrent petit à petit cette vision du nord placé
en haut.
La carte de Martellus de 1489 (cf. figure 6) va s’imposer comme la représentation
de la surface planétaire connue (cette fois avec le littoral africain esquissé) précédant la
découverte par l’Occident de l’Amérique.
La carte du monde s’élargit et les différents espaces naturels, dont les contours se
profilent mais qui n’ont pour la plupart pas encore été explorés, se multiplient. En 1507,
dans un petit couvent de Saint-Dié, dans les Vosges françaises, la représentation du
monde changera pour toujours : le cartographe Martin Waldseemüller (cf. figure 15)
donnera son nom à son célèbre planisphère. Cette carte contient la première mention du
mot « America » (francisé comme Amérique), en l’honneur de l’explorateur Americo
Vespucci. La carte s’intitule « Universalis Cosmographia » et elle est accompagnée d’un
livret contenant un traité de géographie, Cosmographiae Introductio.
parvenu jusqu’à nous. Fra Mauro a commencé à en faire une copie pour la République de Venise, qui a
été achevée après sa mort par Andrea Bianco. Source : Institut national de l’information géographique et
forestière (IGN).
152
Claude Ptolémée, plus connu sous le simple nom de Ptolémée, vécut au premier et second siècle de notre
ère. Son nom ne l’indique point : il était pourtant alexandrin. Il conçut un ouvrage majeur dans l’histoire
de la géographie, intitulé : La Géographie.
153
Il le nomma « cap des Tempêtes », il fut appelé cap de Bonne-Espérance par le roi Jean II. Il fut doublé
par Vasco de Gama, en route pour les Indes, en 1497.
71
PREMIÈRE PARTIE
c. Un territoire peuplé.
154
LESTER Toby, La quatrième partie du monde. La course aux confins de la Terre et l’histoire épique de
la carte qui donna son nom à l’Amérique, Paris, JC Lattès, 2012 [2009]. Dans cet essai très riche,
l’historien américain Toby Lester raconte le long cheminement intellectuel qui a conduit à la réalisation
de la carte où est mentionnée pour la première fois l’existence d’un nouveau continent, l’Amérique.
155
COOK Noble David, « The Columbian Exchange », in BENTLEY Jerry H., SUBRAHMANYAM
Sanjay, WIESNER-HANKS Merry E. (éds.), The Cambridge World History: The construction of a global
world, 1400-1800 CE, Cambridge, Cambridge University Press, vol. 6, 2015, p. 130.
156
LAS CASAS Bartolomé de, Relación del primer viaje de D. Cristóbal Colón para el descubrimiento de
las Indias, Sábado 13 de octubre. [en ligne, consulté le 15/°7/2017] Disponible sur
http://www.biblioteca.org.ar/libros/131757.
72
PREMIÈRE PARTIE
Los hombres y las mujeres estaban desnudos como al salir del seno de su
madre. Estaban bien hechos, hermosos de cuerpo y agradables de cara. Sus
cabellos, gruesos como crines de caballo, caían por delante hasta las cejas;
por detrás pendía una larga mecha que no cortaban jamás. Se acercaron a
mi navío en piraguas hechas con troncos de árbol, semejantes a largas
canoas y todo de una pieza. Para remo tenían una especie de pala de
panadero, pero de la que se servían perfectamente [...]. Vinieron a
ofrecernos papagayos, ovillos de hilo de algodón, lanzas y muchas otras
cosas157.
Même si Colomb est déconcerté par la nudité des Indiens, son ton reste admiratif.
Dans sa lettre à Santangel, le navigateur dit: « Están a tal punto desprovistos de artificios
y son tan generosos de lo que poseen que nadie los creería a menos de haberlos visto158 ».
C’est donc sur la base de ces observations et des échanges faits par l’almirante que
Todorov va affirmer que la première image portée en Europe par les écrits de Colomb
constituera « une contribution importante au mythe du bon sauvage159 ». Tous les récits
qui résultent des voyages de Colomb, de Vasco de Gama (1497), et de Magellan et El
Cano (1519), révèlent l’existence d’autres peuples, d’autres cultures. C’est le moment où
les Européens prennent conscience qu’ils ne sont pas seuls au monde et qu’il existe
d’autres façons de vivre. Quelques années plus tard, au XVIe siècle, Montaigne fait
l’éloge du « bon sauvage », cet homme représentatif de l’ailleurs, de l’autre monde, cet
individu resté à l’état de nature, remarquable par ses qualités morales. Plus tard, au
XVIIIe siècle, les récits de voyages se multiplient (Bougainville, Jean-Baptiste Tavernier,
Jean Chardin) et continuent à propager l’image idyllique du « bon sauvage », symbole
d’un paradis perdu. Comme on le verra avec Rousseau au XVIIIe siècle dans la préface de
son Discours sur l’origine des inégalités, cette représentation relève du « mythe » au sens
étymologique, s’agissant d’une fable, une légende : « un état qui n’existe plus, qui n’a
peut-être jamais existé, qui probablement n’existera jamais160. » Et pourtant Christophe
Colomb, Las Casas et tous les chroniqueurs de la première heure les voyaient ainsi
évoluer dans une nudité paradisiaque. Si l’image de l’Indien va évoluer rapidement, cette
première image marquera néanmoins durablement les esprits en Europe. Ce rapport à
l’Autre changera au même rythme que le rapport à la nature.
157
LAS CASAS Bartolomé de, Ibid.
158
LAS CASAS Bartolomé de, Archivo General de Simancas. Estado, leg. 1-2.’ (copia coetánea); New
York Public Library, 1.a edición en castellano, Barcelona, talleres de P. Posa, comienzos de Abril de 1493.
159
TODOROV Tzvetan, La conquête de l’Amérique, La question de l’autre, Paris, Seuil, 1991 [1982],
p. 54.
160
ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrat social, Paris, G. Bellais, 1903 [1762], p. 23.
73
PREMIÈRE PARTIE
Une nature bien réelle mais étrange aux yeux des habitants de l’aride Castille,
parce que pour eux, cet espace est aussi un territoire naturel. Mais après l’émerveillement
initial et le mythe naissant du bon sauvage, viendra pourtant le temps de l’exploitation.
Les échanges humains, écologiques et économiques se font désormais à l’échelle de la
planète. Apparaît la nature alors comme matière première à exploiter sans limite.
L’Occident s’empare de la nature américaine et importe sa vision d’une nature effrayante
dans ce Nouveau Monde. La méconnaissance totale de ce nouvel espace géographique et
des caractéristiques de ses écosystèmes fait, par exemple, que lorsque les Espagnols
arrivent pour la première fois sur l’isthme de Darién en 1510, au Choco Colombien, ils
décident d’installer une nouvelle ville sur l’une des côtes ayant pourtant le niveau de pluie
le plus élevé au monde et qui se révèle presque inhabitable pour la plupart des colons. Les
températures extrêmes, l’aridité de la côte désertique du Pacifique, la difficulté à franchir
les chaînes montagneuses de plus de cinq mille mètres d’altitude, l’humidité des tropiques
et les étendues forestières à perte de vue et presque totalement inaccessibles, font le reste.
Avec les premiers échanges globalisés en territoire américain, se produira une
catastrophe écologique. Valérie Chansigaud explique dans L’Homme et la Nature, une
histoire mouvementée qu’à chaque colonisation, l’homme met une nouvelle pression sur
l’environnement, ce qui conduit à l’extinction de certaines espèces et à l’introduction
d’autres161. En conséquence, tout le paysage américain va être remodelé et une vague
d’extinction et de repeuplement sans précédent va parcourir l’Amérique et les Caraïbes :
un bouleversement qui va modifier l’environnement à l’échelle globale. La nature des
sols change, les eaux des rivières deviennent plus rapides avec la construction de
réservoirs d’eau, les rats débarquent des navires espagnols, et l’abeille domestique,
importée par les colons pour le miel, détrône les pollinisateurs locaux. Mais la nature
voyage dans les deux sens et le reste du monde doit aussi aux Amériques quelques-uns de
ses « envahisseurs » : le ragondin, le furet, l’écureuil gris, mais aussi nos cultures
actuelles de maïs, pommes de terre, tomates ou patates douces. Il s’agit du plus grand
échange biologique de l’histoire. Tout au long du XVIe siècle, le continent américain est
mis en relation avec le reste du globe. Les Espagnols s’approprient les richesses du
Nouveau Monde et les Portugais ouvrent les routes de l’Asie. Dans les cales de leurs
navires, circulent hommes, bêtes, plantes et microbes. En un siècle, toutes les plantes
161
CHANSIGAUD Valérie, op. cit., p. 127.
74
PREMIÈRE PARTIE
Les premiers Européens à avoir laissé une trace écrite de la nature américaine vont
le faire toujours à partir de deux axes principaux, celui de la confusion née de l’extrême
nouveauté et celui de son héritage culturel. La nature décrite dans les textes dits
colombinos, ainsi que dans la première Historia natural del Mundo Nuevo écrite par celui
162
Source : THIBAUD Clément, « L’échange colombien et l’échange microbien », Labo des Savoirs,
Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique, Universités de Nantes et de La Rochelle,
06/05/2015. Source : https://www.crhia.fr/actu.php?num_actu=446#bloc [consulté le 17 juillet 2017].
163
CROSBY Alfred, The Columbian Exchange: Plants, Animals, and Disease between the Old and New
Worlds, Westport (Connecticut), Greenwood Publishing Group, 1972.
75
PREMIÈRE PARTIE
qui est considéré comme le premier chroniqueur des Indes, Gonzalo Fernández de
Oviedo, sera une translation continentale. N’oublions pas que les textes attribués à
Christophe Colomb sont conservés grâce à des versions fortement influencées par
l’héritage de Bartolomé de las Casas164.
Selon Fernando Aínsa, l’imaginaire collectif occidental emporta avec lui, dans un
même mouvement, « ciudades y proezas de libros de caballería, catálogos de zoología
fantástica y de botánica aplicada, olvidadas leyendas y tradiciones165 ». Ces premiers
écrits vont aider à l’édification de ce nouveau discours (essentiellement utilitariste,
comme on le verra par la suite). Transformé en paysage mythique sous la plume des
nouveaux arrivés, ce nouveau territoire se convertit, en reprenant l’expression de Lima
Lezama, en un « nouveau vivier d’images166 ». Les premiers Espagnols à avoir réussi
l’aller-retour au Nouveau Monde vont écrire sous l’influence de leur propre bagage
culturel « proyectando sobre lo desconocido imágenes e ideas de su propio mundo, así
como de otras poblaciones lejanas, pero ya conocidas167 ».
Entre 1493, date à laquelle l’Europe découvre cet imaginaire américain, et le XIXe
siècle, marqué par le romantisme et les Indépendances, on peut distinguer trois périodes
de lecture ou d’interprétation historique : Une première période marquée par la première
trace écrite du sol d’Outremer, centrée sur la description des « maravillas » du Nouveau
Monde, description pensée pour un lecteur totalement vierge de toute représentation de
ces territoires. On va trouver ici principalement les textos colombinos. Une deuxième
période, qu’on va appeler imaginaire américain, se dessine à partir du XVIIe siècle :
désormais les textes, en plus de contenir la description géographique et d’aider à limiter
des régions, vont surtout commencer à montrer les limites administratives de chaque vice-
164
MOZEJKO Danuta Teresa, « Los textos colombinos a la luz del discurso de Bartolomé de Las Casas »,
in SCIELO, Acta lit. n° 39, Concepción, 2009. [en ligne, consulté le 28/02/2017] Disponible sur
http://dx.doi.org/10.4067/S0717-68482009000200002.
165
AÍNSA Fernando, De la Edad de Oro a El Dorado. Génesis del discurso utópico americano, México,
Fondo de Cultura Económica, 1998, p. 46.
166
LEZAMA Lima, in AÍNSA Fernando, Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, op. cit.,
p. 48-49.
167
TODOROV Tzvetan, op. cit., p. 23.
76
PREMIÈRE PARTIE
Nous savons que tous les journaux soi-disant écrits par Christophe Colomb sont
conservés grâce aux versions qu’en a données Bartolomé de las Casas (connues sous le
nom de textes lacasiens) : Los diarios de viaje (1493) et La Historia de las Indias (1517).
Ainsi, relire les textes de l’Almirante nous oblige à prendre en compte le projet de l’agent
qui les a transmis : ils ont sans doute subi une inévitable sélection, une réorganisation et
une focalisation sur tel ou tel aspect. Il faut comprendre donc les textes du voyage comme
une série de séquences mises au service d’un objectif.
Les textes colombinos et les chroniques vont générer trois interprétations de la
nature américaines selon Eva Bravo García de l’Université de Séville : « admiración,
pragmatismo (utilidad), interpretación finalista (mesiánica), entre ellos se mueve Colón
integrando las tres actitudes como propias y sin solución de continuidad170. » On
considère cette lecture pertinente dans le sens où la combinaison de ces trois aspects
(admiration, pragmatisme et interprétation messianique) vont agglutiner l’image reçue par
les Européens pendant les XVIe et XVIIe siècles de cette nature admirée pour sa démesure
168
Afin d’assoir son pouvoir colonial au niveau régional, la Couronne espagnole institua au XVI e siècle
cinq vice-royautés (virreinatos) : celle des Indes (1492-1524); celle de Nouvelle-Espagne (1535-1821) qui
englobait au départ le territoire allant de l’Alaska au Costa Rica et aux Philippines; celle du Pérou (1542-
1824) qui couvrait initialement la plus grande partie de l’Amérique du Sud ; celle de Nouvelle-Grenade
(1717-1723, 1739-1819) et celle du Río de la Plata (1776-1810). Le titre de vice-roi fut octroyé pour la
première fois à Christophe Colomb.
169
CARRILLO ZEITER Katja, « Lecturas de la naturaleza. La función del suelo para una definición de la
literatura nacional », in CARRILLO ZEITER Katja, WEHRHEIM Monika (éds.), Literatura de la
Independencia, independencia de la literatura, Iberoamericana Vervuert, 2013, p. 239.
170
BRAVO GARCÍA Eva, « Tres interpretaciones de la naturaleza americana en Cristóbal Colón »,
18/11/2014 [en ligne]. Disponible sur https://evabravogarcia.com/tres-interpretaciones-de-la-naturaleza-
americana-en-cristobal-colon/.
77
PREMIÈRE PARTIE
A las dos horas después de media noche pareçió la tierra, de la cual estarían
dos leguas. Amainaron todas las velas, y quedaron con el treo que es la vela
grande, sin bonetas, y pusiéronse a la corda, temporizando hasta el día
viernes que llegaron a una isleta de los lucayos, que se llamava en lengua
de indios Guanahaní. Luego vieron gente desnuda, y el Almirante salió a
tierra en la barca armada y Martín Alonso Pinçón y Viceinte Anes, su
hermano, que era capitán de la Niña. Sacó el Almirante la vandera real y
los capitanes con dos vanderas de la Cruz Verde, que llevava el Almirante
en todos los navíos por seña, con una F y una I, ençima de cada letra su
corona […]. Puestos en tierra vieron árboles muy verdes y aguas muchas y
frutas de diversas maneras171.
Vióse muy luego que esta isla era de mayor excelencia y calidad que las
otras ya nombradas, tanto por la belleza de los collados y de los montes,
como por la variedad de los árboles, por sus campiñas y por la grandeza y
longitud de sus costas y playas172.
171
COLÓN Cristóbal, Textos y documentos completos. Relaciones de viajes, cartas y memoriales, Alianza
Editorial, Madrid, 2007. [en ligne, consulté le 26/07/2017] Disponible sur
http://www.cervantesvirtual.com.
172
Ibid.
78
PREMIÈRE PARTIE
américain postcolonial, auront un lien fort et essentiel avec l’espace naturel qu’ils
décrivent.
Tout au long du XVIe siècle se développent les crónicas de Indias, qui surgirent
de la nécessité de témoigner, notamment au travers de rapports envoyés au roi, de la
rencontre avec un nouveau monde qui paraissait à la fois hostile et merveilleux. Les plus
célèbres de ces chroniques sont le Journal de bord de Christophe Colomb et le Mundus
Novus d’Américo Vespucio, ainsi que les œuvres de Bernal Díaz del Castillo et
Bartolomé de las Casas. Si ce nouveau genre littéraire revêt parfois des aspects
administratifs et ses qualités stylistiques, ainsi que leur degré de subjectivité, dépendent
de chacun des chroniqueurs, ces derniers nous dépeignent néanmoins une nature avec un
luxe inouï de détails.
Dès les XVIe et XVIIe siècles, les caravelles qui font les allers-retours depuis le
Nouveau Monde rapportent l’image d’une nature à mi-chemin entre le locus amoenus
paradisiaque et le locus terribilis, une nature tout aussi splendide que terrifiante comme
en témoignent les descriptions de Gaspar de Carvajal et d’autres chroniqueurs.
Gaspar de Carvajal faisait partie de l’expédition Pizarro-Orellana, première
expédition occidentale à descendre le fleuve Amazone. Il est l’auteur de la première
chronique amazonienne, qui a fait l’objet de grandes controverses dans laquelle la nature,
la flore et la faune, brillent par leur absence ou presque. Le procesus d’appropriation de la
nature est visible : Le fleuve y est rapidement assimilé, devenant très tôt notre fleuve :
« caminamos por nuestro río á vista de buenos pueblos173 ». Les rares références à la
faune sont faites d’un point de vue strictement utilitariste, les animaux étant le plus
souvent décrits comme de la simple nourriture potentielle comme l’indique l’emploi de
carnes et pescados, sans que l’on sache de quels animaux il s’agit en particulier : « fue
necesario así de carnes, perdices, pavas y pescados de muchas maneras174. ». Quant aux
deux volatiles cités, il s’agit d’espèces connues en Europe et destinée à l’alimentation. La
forêt équatoriale, qui se résume à l’espace qui borde le fleuve, est évoquée, mais
nullement décrite, uniquement pour souligner la présence de villages (pueblos) ou de
173
CARVAJAL Gaspar de, Descubrimiento del río de las Amazonas según la relación hasta ahora inédita
de Fr. Gaspar de Carvajal, Londres, ULAN Press, 2014[1923], p. 20.
174
Ibid., p. 13
79
PREMIÈRE PARTIE
Aquí nos dieron noticias de las amazonas y de la riqueza que abajo hay, y
el que la dio fue un indio señor llamado Aparia, viejo que decía haber
estado en aquella tierra, y también nos dio noticia de otro señor que estaba
apartado del rio, metido en la tierra adentro, el cual decía poseer muy gran
riqueza de oro : este señor se llama Iea ; nunca le vimos, porque, como
digo, se nos quedó desviado del rio176.
175
Ibid., p. 24
176
Ibid., p. 15
177
OSPINA William, El país de canela, Barcelona, Mondadori, 2012 [2008].
178
AÍNSA Fernando, Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, op. cit., p. 111.
80
PREMIÈRE PARTIE
Ceci montre déjà les héritages, ambiguïtés et différents rythmes d’évolution des
deux littératures. Dans ce processus vers lo nacional dans la littérature, il faut noter que la
première grande caractéristique sera son caractère continental. Selon Gustavo Correo :
179
MURENA Héctor A., El Pecado original de América, Buenos Aires, Sur, 1954 in AÍNSA Fernando,
ibid., p. 113.
180
Voir MARTINEZ José Luis, Unidad y diversidad de la literatura latinoamericana, México, Cuadernos
de Joaquín Mortiz, 1972, p. 78.
181
Ce terme est apparu en 1953 sous la plume du critique péruvien Luis Alberto Sánchez dans Proceso y
contenido de la novela hispano-americana. Il s’agit d’un genre à cheval entre l’oralité et l’écriture, entre
le discours littéraire et d’autres types de discours culturels (historique, antropologique, philosophique,
religieux etc.).
182
Les proto-novelas répertoriées par Cedomil Goic se situent entre Claribalte (1519) de Gonzalo
Fernandez de Oviedo, et Lazarillo de ciegos caminantes (1773) de Don Calixto Bustamantes Carlos Inca,
alias Concolocorvo . Source : GOIC Cedomil, Novela hispanoamericana colonial, in MADRIGAL Luis
Iñigo, Historia de la literatura hispanoamericana, tomo I (Época colonial), Madrid, Catedra, 1982.
183
OVIEDO José Miguel, op. cit., p. 340.
81
PREMIÈRE PARTIE
L’Amérique veut continuer à être une mais différente, raison pour évoquer cette
« independencia literaria ». Comme disait Estéban Echevarría, il est très difficile de rester
espagnol dans la littérature et américain dans la politique185, émanciper le corps sans
émanciper l’intellect (sujet sur lequel reviendra quelques décennies plus tard le poète
Manuel González Prada dans son Discurso del Teatro Politeama en 1888).
Et c’est pour cela qu’Estéban Echevarría sera le premier à essayer de découvrir la
nature, la pampa argentine dans son cas, dans El desierto, première partie de La cautiva
(1837). Dix ans plus tard, Andrés Bello écrira dans le journal El Araucano concernant
l’autonomie culturelle de l’Amérique que « su civilización es una planta exótica que no
ha chupado todavía sus jugos a la tierra que la sostiene186 ». Ici Andrés Bello reprend la
terminologie américaniste qu’il déploie dans Alocución a la poesía (1823), pour insister
sur cette nueva tierra précédemment évoquée. Mais pour que tout cela soit vraiment
efficace, nulle émancipation ne peut se réaliser sans la cohésion préalable entre les
peuples : impossible de penser à une littérature hispano-américaine sans la présence d’une
Amérique hispanique.
Dans le chemin de la littérature continentale vers sa différentiation, il fallait
encore ajouter au projet la langue comme outil, comme reflet du monde réel. Sans doute
le romantisme d’Estéban Echevarría l’avait-il déjà réalisé en s’inspirant de la pampa real,
mais ce sera avec Martin Fierro (1872-1879) de José Herandnez, Los tres gaucheros
orientales (1872) d’Antonio Lussich et Juan Moreira (1879) d’Eduardo Gutierrez qu’on
peut parler d’une identité d’essence américaine. Il y a dans ces œuvres une nationalisation
des thèmes et des mythes d’origine romantique, où vont cohabiter diverses cultures, le
tout dans un espace naturel qui donne leur identité aux personnages. Nous nous
approchons de plus en plus de cette originalité américaine où la langue et un nationalisme
géographique vont se rencontrer au début du XXe siècle.
184
CORREA Gustavo, « El nacimiento cultural en la literatura hispanoamericana », Cuadernos
Americanos, año XVII, vol. XCVIII, n° 2, marzo-abril 1958, p. 227.
185
« Nos parece absurdo ser español en literatura y americano en política » ECHEVARRIA Estéban,
Dogma socialista de la Asociación de Mayo, Buenos Aires, 1838.
186
BELLO Andrés, Obras completas, vol. VII, Santiago de Chile, 1884, in AÍNSA Fernando, Identidad
cultural de Iberoamérica en su narrativa, op. cit., p. 117.
82
PREMIÈRE PARTIE
Un mes después no hay llanos: no hay más que un mar […] Mar, en fin, sin
ondas ni ruido; mar sin tempestades […] Esta vorágine, este diluvio, este
cristal líquido y amenazante […] se lo traga todo190.
187
Miguel CANÉ (1851-1905), écrivain, homme politique et diplomate argentin. Membre de la génération dite del
Ochenta, il est surtout connu pour ses écrits autobiographiques. Source : https://www.biografiasyvidas.com/
biografia/c/cane [consulté le 20/09/2017].
188
Felipe PÉREZ MANOSALVA (1836-1891), écrivain colombien. En 1852, il parcourut les pays andins,
ce qui lui permit de se nourrir de thèmes historiques incas qui apparaitraient ensuite dans ses romans
historiques d’inspiration romantique dont il fut l’un des principaux représentants. Source :
https://www.biografiasyvidas.com/biografia/p/perez_felipe, [consulté le 20/09/2017].
189
CANÉ Miguel, En viaje: de Buenos Aires a Burdeos 1881–1882, Paris, Garnier, 1884.
190
PEREZ Felipe, Episodios de un viaje, Bogotá, ABC, 1946 [1865].
83
PREMIÈRE PARTIE
Dans les récits des voyageurs de l’époque, vont disparaître les aspects utilitaristes
évoqués par les générations précédentes pour centrer l’attention de la narration sur des
aspects plus contemplatifs (espectáculo admirable, absorto, delicia de la temperatura) et
parsemer les textes de concepts, images et questions qui vont enrichir l’imaginaire
naissant de la menace et du danger (¿Qué hay ahí dentro? ¿Qué vida misteriosa?; este
cristal líquido y amenazante; se lo tragó todo), prémonitoire du célèbre « se lo tragó la
selva ».
a. Humboldt et l’Amérique.
191
Friedrich Karl Alexander von Humboldt est un naturaliste, géographe et explorateur allemand né en 1769
à Berlin et mort en 1859 à Postdam. Il était membre associé de l’Académie des sciences françaises et
président de la Société de géographie de Paris. Considéré un des hommes le plus populaire et respecté de
son époque, par la qualité des relevés effectués lors de ses expéditions, il a fondé les bases des
explorations scientifiques.
84
PREMIÈRE PARTIE
85
PREMIÈRE PARTIE
produits dans le règne animal200 de 1825). Le voyage que fera un siècle et demi plus tard
l’écrivain Alejo Carpentier conserve beaucoup de similitudes avec celui de Humboldt et
Bonpland, qui profitèrent de leur remontée de l’Orénoque pour topographier son
parcours.
Mais il s’agit en outre d’un projet remarquable, tant par sa rigueur scientifique que
pour ses qualités esthétiques, travail quasi wagnérien. Humboldt veut construire une
œuvre d’art esthétiquement parfaite avec des gravures réalisées par les meilleurs artistes
européens, imprimée sur le meilleur papier, avec les meilleures encres, dans les meilleurs
ateliers de Rome, Paris ou Berlin.201 Il constitue le trait d’union parfait entre la conception
mécanique et la conception dialectique de la matière, aussi attentif aux sciences naturelles
que sociales. Dans les trente volumes qui constituent Voyage aux régions équinoxiales du
Nouveau Continent, fond et forme évoluent en symbiose.
Humboldt écrira en 1850, dans les Tableaux de la nature202, que son double
propos consiste à augmenter notre jouissance par la contemplation de la nature et de
capter de la manière la plus vive l’harmonie des forces physiques. Pour ce faire, il faudra
« présenter de manière esthétique les grandes scènes de la nature […] parer la science des
atours de la littérature, occuper l’imagination tout en enrichissant deux domaines de
l’intelligence203 ». Humboldt n’aura de cesse de mêler la description scientifique la plus
fidèle aux sentiments qui l’habitent en observant la nature, accordant aux deux la même
importance :
200
HUMBOLDT Alexander von, in LABASTIDA Jaime, ibid., p. 40.
201
HUMBOLDT Alexander von, in LABASTIDA Jaime, ibid., p. 32.
202
HUMBOLTD Alexander von, Tableaux de la Nature, Paris, Librairie de Firmin Didot Frères, 1850,
p. 281-301.
203
HUMBOLTD Alexander von, Tableaux de la Nature, Paris, Librairie de Firmin Didot Frères, 1850,
p. 5, in LABASTIDA Jaime, ibid., p. 87. Dans un souci de fluidité de lecture, nous avons préféré ici
traduire cet extrait : « exponer estéticamente las grandes escenas de la naturaleza, […] revestir a la ciencia
de una forma literaria, ocupar la imaginación al mismo tiempo que enriquecer dos dominios de la
inteligencia. »
86
PREMIÈRE PARTIE
Quelques années plus tard, dans Cosmos, il ira jusqu’à l’esthétisation des grands
phénomènes naturels :
204
HUMBOLTD Alexander von, ibid., in LABASTIDA Jaime, ibid., p. 88.
205
LABASTIDA Jaime, ibid.
206
Si le Chimborazo n’est pas la montagne la plus haute du monde, ni même d’ailleurs du continent
américain, selon les normes en vigueur, il l’est pourtant si l’on prend comme point de mesure le centre de
la Terre : étant donné sa proximité avec l’équateur, son sommet est le plus éloigné du centre de la Terre.
87
PREMIÈRE PARTIE
La pensée de Humboldt était faite « para conectar ideas, para descubrir cadenas
de cosas208 » et, de retour du volcan et sur le chemin qui les mènera vers les Andes,
Humboldt est prêt à révolutionner la vision de la nature : au lieu de classifier ses
recherches sur le monde naturel à la manière de tous ses confrères scientifiques, c’est-à-
dire en rigoureuses unités taxonomiques organisées selon une stricte hiérarchie,
Humboldt va créer, sous forme d’un dessin complexe, la première infographie de
l’histoire.
c. Les Naturgemälde.
207
WULF Andrea, op. cit. p. 122.
208
HUMBOLDT Alexander von, lettre du 18/03/1793, correspondance avec Karl Gustav von Brickmann,
Heinz, 2003, p. 19, in WULF Andrea, ibid., p. 122.
209
Ce terme allemand signifie « peinture de la nature » avec une idée de complétude, de vue d’ensemble.
210
HUMBOLDT Alexander von, lettre du 03/02/1805, correspondance avec Marc-Auguste Pictet, Dove,
1881, p. 103, in WULF Andrea, ibid., p. 122.
211
Ibid., p. 123.
88
PREMIÈRE PARTIE
215
Références aux haucus de l’année précédente.
216
On pourrait ajouter à d’autres exemples d’influence humaine dans l’équilibre naturel remarqués par
Humboldt : l’utilisation massive dans la forêt de l’Orénoque de la part des missions d’huile extraite des
œufs de tortues pour illuminer les églises ou l’épuisement sur la côte du Venezuela des huitres à cause de
l’exploitation sans contrôle des perles.
91
PREMIÈRE PARTIE
217
LEÓN HAZERA Lydia de, La novela de la selva hispanoamericana, Nacimiento, desarrollo y
transformación, Bogotá, Publicaciones del Instituto Caro y Cuervo, 1971.
218
HEYMANN Catherine, « Variations amazoniennes dans l’œuvre romanesque de Mario Vargas Llosa »
in Les Cahiers de Framespa, n° 13, 2013.
92
PREMIÈRE PARTIE
1. Littératures telluriques
Déjà au début du XXe siècle, les écrivains des nouvelles républiques américaines
ont placé au centre de la diégèse de leurs textes les espaces naturels les plus représentatifs
de ces nouveaux États. La forêt, la plaine (el llano), la pampa et les reliefs boisés sont
considérés comme des espaces uniques, véritables traits identitaires de ces jeunes pays, et
constituent, selon Pedro Grases, cité par Augusto Escobar, « les figures authentiques de
ces livres219 ». Dans les romans des années 1920 et 1930, les espaces naturels sont
considérés comme le personnage majeur et les hommes en sont réduits à l’état de simples
« accidents » qui vont évoluer dans un paradigme qui dépasse toute volonté humaine.
Santos Luzardo, personnage du roman Doña Bárbara (1929) de Rómulo Gallegos, dit pour
décrire los llanos : « El paisaje llanero, la naturaleza bravía, forjadora de hombres recios
¿no son criaturas suyas todos los de consistencia humana que en ese libro figuran?220 ».
De son côté, le narrateur de La Vorágine décrira en ces termes la forêt : « Oh selva,
esposa del silencio, madre de la soledad y de la neblina ! ¿Qué hado maligno le dejó
prisionero en tu cárcel verde?221. » Enfin, concernant les Andes, ce sera dans Raza de
bronce (1919) du Bolivien Alcides Arguedas que la majesté et la présence imposante de
leurs sommets impressionneront, voire terroriseront, les hommes qui, réduits à
l’impuissance, vont découvrir la peur d’être un homme face à des montagnes qui peuvent
« pulvériser le marcheur222 », montagnes qui commencent là où finissent les plus hauts
sommets européens. Durant cette période, le continent américain s’éveille tout juste à la
vie urbaine. L’Amérique est encore « un roman sans romancier » selon la formule
qu’emploie Augusto Escobar (« una novela sin novelistas223 »). À partir des années 1930,
des écrivains issus de la classe urbaine vont décrire leur pays d’un point de vue
« centralisé » : un espace périphérique, lointain et dangereux, auquel ils n’appartiennent
pas vraiment, description clairement tributaire des besoins de l’État pour construire une
nation. Cette re-création d’une nature toute-puissante est inédite par rapport aux thèmes et
aux motifs que traite la littérature européenne. Ce trait caractéristique prend alors une
219
ESCOBAR Augusto, « Nature et réalité dans l’œuvre de César Uribe Piedrahita : À la recherche d’une
expression littéraire », in LAVALLÉ Bernard (dir.), La Nature américaine en débat : Identités,
représentations, idéologies, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1991, p. 153-178.
220
GALLEGOS Rómulo, Doña Bárbara, Buenos Aires, Espasa Calpe, 1947 [1929], p. 2.
221
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, Madrid, Cátedra, éd. Montserrat Ordoñez, 2006, p. 189.
222
Il emploie les termes « vilmente empequeñecidos », « impotentes », et « aplastar al caminante »,
« pulverizarlo ». Voir ARGUEDAS Alcides, Raza de bronce, ALLCA XX, Université de Paris X,
Losada, 1996 [1919], p. 39.
223
« una novela sin novelistas ». Voir ESCOBAR Augusto, op. cit., p. 154.
93
PREMIÈRE PARTIE
224
Ibid.
225
Ibid., p. 156.
94
PREMIÈRE PARTIE
Il faudra attendre la fin des années 1960 pour lire une nouvelle réflexion sur la
littérature tellurique, considérant celle-ci non plus d’un point de vue thématique mais
structurel.
Ortega y Gasset, dans sa Meditación del pueblo joven, affirme que « mientras
haya tierra de sobra la historia no puede empezar, pues reina aun la geografía que es
prehistoria227 ».
226
AÍNSA Fernando, Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, op. cit., p. 113.
227
Cité par AÍNSA Fernando, ibid.
95
PREMIÈRE PARTIE
La littérature de la forêt, dans son sens le plus vaste, fait référence à tous ces
romans ayant comme sujet principal un espace forestier, normalement dans des pays ou
zones géographiques intertropicales, caractérisés par de fortes précipitations et des
espaces boisés, en partie sauvages ou semi-sauvages. Nous pensons toujours à
l’Amérique Centrale, l’Amérique du Sud, l’Afrique Centrale et la jungle indienne, ainsi
qu’à leurs écrivains, les latino-américains José Eustasio Rivera, Horacio Quiroga ou Luis
Sepúlveda, l’anglo-indien Rudyard Kipling et l’anglais d’origine polonaise Joseph
Conrad. Cependant, d’autres pays tels la Malaisie, l’Indonésie, le Vietnam ou le
Cambodge ont une littérature tout aussi largement inspirée par les bois et les forêts, mais
plus centrée sur les aspects strictement historiques.
Tous les pays précédemment cités ont subi à des niveaux et des degrés différents les
conséquences de la colonisation et de la décolonisation, tant territoriales
qu’intellectuelles. Les premiers récits écrits vont naître dans le sillage des processus
d’indépendance. Comme nous allons le voir plus bas, les littératures de la forêt (novelas
de la selva o de la tierra) en Amérique latine sont étroitement liées à l’héritage du
processus d’indépendance territoriale et, plus encore, au processus d’indépendance de
l’imaginaire. La plupart du temps, il s’agira donc d’écrivains qui vont écrire sur la forêt et
la vivre soit au titre de l’expérience personnelle (Quiroga), soit pour des circonstances
conjoncturelles – voyage ou obligation professionnelle –, ou par simple curiosité
intellectuelle (José Eustasio Rivera, Alejo Carpentier, Mario Vargas Llosa).
Mais il existe aussi une littérature écrite par des écrivains dans la selva. À cet
égard, se distingue notamment ce qui est désigné aujourd’hui comme la literatura
iquiteña.
96
PREMIÈRE PARTIE
228
Baptisé vulcanisation en hommage au dieu romain du feu Vulcain, ce procédé permet au latex de résister
aux écarts de température et va donner le coup d’envoi à l’industrie du caoutchouc. Dès 1876, l’empire du
caoutchouc amazonien va commencer à décliner avec le vol rocambolesque de 70000 graines d’hévéas
par un Anglais, Henry Wickham, surnommé « le bourreau de l’Amazonie » par les barons du caoutchouc.
Moins de 3000 graines germèrent, suffisamment cependant pour les introduire dans les colonies anglaises,
à Ceylan (actuel Sri Lanka) d’abord, puis en Malaisie et en Indonésie. Source : CARCELLER J. « Charles
Goodyear et la révolution du caoutchouc », in Les Échos, 15/07/2008.
229
Initialement appelé British Bluebook, ce dossier est composé de deux rapports détaillés et de trente
fiches d’interrogatoires de sujets britanniques, où l’on peut lire que les Indiens sont contraints, sans
salaire, de travailler pour la PAC qui exerce un pouvoir absolu sur eux et qu’ils font l’objet de sévères
abus physiques.
230
Homme politique et diplomate, membre du service consulaire britannique, il réalisa des enquêtes sur les
trafiquants au Congo (1901) et au Pérou (1910). Durant la Première Guerre mondiale, il s’installa à Berlin
et tenta d’obtenir de l’Allemagne un soutien à la cause indépendantiste irlandaise. À son retour en Irlande,
il fut arrêté et exécuté par les Anglais. Source : https://data.bnf.fr. Il est le personnage principal du roman
de Mario Vargas Llosa, El sueño del celta (2010).
97
PREMIÈRE PARTIE
autres, envers les sujets britanniques. Cependant, il ira plus loin et dénoncera également
les faits brutaux dont a fait l’objet l’ensemble de la population congolaise en 1901, en
Afrique.
Les conséquences de ce rapport auront des échos jusqu’à l’autre côté de
l’Atlantique231. Après la publication du rapport et durant les quatre années suivantes,
Roger Casement est envoyé par le Foreign Office comme Consul au Brésil. À Iquitos, en
1907, le journaliste Benjamín Saldaña Rocca publie des articles dans les journaux locaux
La Felpa et La Sanción232, dénonçant les conditions inhumaines avec lesquelles sont
traitées les populations indiennes asservies pour la collecte du latex au Putumayo par la
Peruvian Amazon Company (PAC), dirigée par Julio César Arana (1864-1952). Deux
années plus tard, en 1909, l’ingénieur américain Walter E. Hardenburg parcourt cette
région et, horrifié par les maltraitances dont il est témoin, rassemble divers éléments à
charge (photographies, coupures de presse, etc.) qu’il dilvulgue à Londres dans le
magazine financier Truth sous le titre de The Putumayo, The Devil’s Paradise233.
L’opinion publique alors prend conscience de la situation et l’impact du rapport et des
différents articles est d’autant plus important que le conseil d’administration de la PAC
siège en Angleterre. Son siège opérationnel est à Iquitos où elle a la mainmise sur toutes
les administrations. La ville est devenue un important centre commercial et de
regroupement du caoutchouc recueilli au Putumayo avant d’être expédié par voie fluviale
sur la côte ouest, et de là, dans le monde entier.
231
Même si Julio César Arana, directeur de la PAC, ne fit l’objet d’aucune poursuite judiciaire et, après
plusieurs années passées en Angleterre, retourna au Pérou où il fit une brillante carrière politique
232
Ces articles sont consultables sur http://delaselvasuwebon.blogspot.com/2010_11_21_archive.html
[consulté le 4/10/2018].
233
Le texte sera ensuite publié en 1912 à Londres par T. Fisher Unwin sous le titre « The Putumayo, the
devil’s paradise; travels in the Peruvian Amazon region and an account of the atrocities committed upon
the Indians therein ». Article consultable sur http://www.gutenberg.org/files/45204/45204-h/45204-h.htm.
[consulté le 4/10/2018].
98
PREMIÈRE PARTIE
c. Le cas d’Iquitos.
99
PREMIÈRE PARTIE
(Requena, Loreto, 1962), Percy Vilchez Vela (1960), Miguel Donaire Pinedo (1962), tous
nés après 1960.
Surgen así una cantidad de propuestas que se mueven, todas, dentro de los
amplios márgenes del realismo, un realismo innovado, no tanto en formas
como en actitud y espíritu, respecto del cultivado en el siglo XIX, pues
trataban de responder a las demandas que la situación concreta de cada
región componía en la conciencia de sus escritores. Éstos descubren que,
siendo cada país o región singular en sus aspectos físicos, modos de vida,
usos de lenguaje y tradiciones culturales, esos rasgos no eran bien
conocidos fuera de sus fronteras y a veces para los que vivían dentro de
ellas: era necesario, entonces, hacer mediante la literatura un viaje
exploratorio tierra adentro 235.
e. La novela de la tierra
235
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana 3, Postmodernismo, Vanguardia,
Regionalismo, Madrid, Alianza Editorial, 2001, p. 200.
100
PREMIÈRE PARTIE
Dans son essai América Latina en su literatura, le poète argentin César Fernández
Moreno (1919-1985) parle d’un espace multi-identitaire dans lequel ces courants vont se
développer, espace qui cette fois va bel et bien représenter l’Amérique latine :
Con [estas corrientes], nace una nueva novela y nacen sus ismos más
definidores: indigenismo, criollismo, regionalismo, naturalismo urbano.
Todos estos matices concurren, sin embargo, a una tendencia común: la
documental, que trata de ofrecer un inventario de la realidad de cada país.
[…]. Ese apego a la naturaleza y, en general, a los modelos inmediatos que
ofrece la realidad es consecuencia de una vocación misional: por un lado,
las novelas de dicho período funcionan como actas de acusación y denuncia
de la violencia e injusticia que rigen la vida del hombre americano; por
otro, sirven de sucedáneo al libro de viajes: describen el país a los que no lo
conocen o lo conocen mal, se meten en la selva, en el llano o en el socavón
minero para traer un mensaje de identidad nacional238.
La littérature régionaliste est celle qui est produite depuis des espaces
géographiques et culturels très concrets. Il convient de noter deux traits essentiels :
premièrement, l’importance de la nature (la selva, los llanos et la pampa), une nature
imposante à laquelle l’homme est soumis ; deuxièmement, une volonté et un intérêt
marqué pour les conflits politiques et sociaux : la Révolution mexicaine dans Los de
abajo ; la marginalité de la population indigène dans Raza de bronce (1919) d’Alcides
Arguedas, El mundo es ancho y ajeno (1941) de Ciro Alegría ou Huasipungo (1934) de
Jorge Icaza.
Dans l’Amérique latine du début du XXe siècle, cette littérature sera la réponse
littéraire au « véritable personnage latino-américain » évoqué par Carlos Fuentes dans La
gran novela latinoamericana :
236
TORRES-RIOSECO Arturo, La gran literatura Iberoamericana, Buenos Aires, Emecé, 1945, p. 205.
237
Sujet abordé dans le point suivant.
238
FERNÁNDEZ MORENO César, op. cit., p. 424.
101
PREMIÈRE PARTIE
À plusieurs reprises, nous allons faire référence à l’arc andin nord (Arco Andino
norte), terme géopolitique entendu ici comme l’espace géographique composé par tous
les États qui depuis le Venezuela jusqu’à la Bolivie, en suivant la cordillère des Andes du
nord vers l’ouest et de l’ouest vers le sud, entourent le bassin orénoco-amazonien. Cet
espace géographique sera donc composé par le Venezuela, la Colombie, l’Équateur, le
Pérou et la Bolivie.
Dans ces pays naissent les premières littératures au début de la colonisation grâce
à des membres du clergé, nobles ou fils de nobles espagnols nés en territoire américain.
Au cours de la période précédant la Conquête, il existait quelques chants populaire
(cantos populares) anonymes et oraux des civilisations préhispaniques, traduits en
espagnol seulement des siècles plus tard.
En Colombie, avant les Elegías de Varones Ilustres de Indias du prêtre Juan de
Castellanos240, la culture amazonienne regorge de légendes sur Yurupary, héros mythique
et fondateur des tribus indigènes du Brésil et de la Colombie. La leyenda de Yuruparí est
connue grâce à la transcription, perdue depuis, qu’en fit à la fin du XIXe siècle l’indigène
brésilien Maximiano José Roberto, dont il est resté une traduction en italien par le Comte
Ermanno Stradelli. C’est l’un des grands textes précolombiens aux côtés du Popol Vuh.
Concernant le Pérou, nous avons l’habitude de citer deux auteurs ayant vécu à la
même époque : l’Inca Garcilaso de la Vega241 et Felipe Guamán Poma de Ayala242.
239
FUENTES Carlos, La gran novela latinoamerica, México, Alfaguara, 2011, p. 15-43.
240
Poème épique écrit à la fin du XVIe siècle par le poète et chroniqueur espagnol, Juan de Castellanos.
241
L’Inca Garcilaso de la Vega, ou El Inca Garcilaso, (1539-1616), de son vrai nom Gómez Suárez de
Figueroa, est un chroniqueur métis de père Espagnol et de mère Inca. C’est le premier grand écrivain
péruvien et le premier latino-américain à écrire sur l’Amérique depuis l’Europe. Ses Comentarios Reales
de los Incas (Commentaires royaux des Incas) est un témoignage unique sur l’histoire des Incas avec une
vision moins européenne que les autres ouvrages publiés à cette époque. La Bibliothèque Nationale
d’Espagne lui a consacré une exposition intitulée « La biblioteca del Inca Garcilaso de la Vega (1616-
2016) » en 2016. Source : BNE.
242
Felipe Guamán Poma de Ayala, ou Waman Puma de Ayala, (?-1615?), est un chroniqueur indigène
péruvien, de famille noble inca, de l’époque de la conquête des Amériques. Son œuvre intitulée El primer
nueva corónica y buen gobierno (Nouvelle chronique et bon gouvernement), achevée vers 1615, est une
longue supplique adressée au roi d’Espagne, dont les illustrations très détaillées et abondantes décrivent
les terribles conditions de vie des habitants autochtones du Pérou après la destruction de l’empire inca.
Cette œuvre comprend également la Mapa Mundi de Reino de las Indias, une réalisation unique parmi les
102
PREMIÈRE PARTIE
a. Venezuela et Bolivie
cartes indigènes de l’époque pour l’usage de la forme Mappa mundi. Cette œuvre, découverte trois cents
ans après sa rédaction dans les archives de la Bibliothèque royale du Danemark, constitue à plus d’un titre
l’un des documents les plus exceptionnels de l’historiographie mondiale. Visible en ligne sur
http://www.kb.dk/permalink/2006/poma/info/en/frontpage.htm.
243
Le poème Atahualpa Huañui lamente la mort d’Atahualpa, monarque de l’Empire inca. Ce texte du
XVIIe siècle, attribué Jacinto Collahuazo, a été transmis par Juan León Mera dans son œuvre Ojeada
histórico-crítica de la poesía ecuatoriana (1868). Disponible en ligne sur https://www.biblioteca.org.ar.
103
PREMIÈRE PARTIE
b. La triade andine.
José María Arguedas parle de cette division en faisant référence au Pérou, mais
son analyse peut servir bien entendu pour le reste des pays de l’arc andin nord :
104
PREMIÈRE PARTIE
Pour tout cela, la culture et son expression écrite, la littérature, ne peuvent pas être
uniformes. La géographie marque les déplacements physiques, même aujourd’hui, d’une
manière telle, qu’il est difficile de l’assimiler pour un Européen. Seule l’arrivée du
transport aérien245 a quelque peu rapproché les régions, bien que ce moyen demeure peu
accessible pour la majorité des populations. Réaliser un trajet en coupant
transversalement la sierra, de Bogotá à Puerto Carreño, de Guayaquil à Quito ou de Lima
à Pucallpa, demande entre dix et vingt heures de trajet par des autoroutes à la circulation
dense et des routes en mauvais état. Sans parler des centres habités qui demeurent sans
communication terrestre comme la majorité des villes en territoire amazonien, la plus
célèbre étant la ville d’Iquitos, capitale culturelle et économique de l’Amazonie
péruvienne comptant plus d’un demi-million d’habitants. La culture a été très tributaire de
cette difficulté géographique.
Comme cela a été dit au début de ce chapitre, tout travail portant sur les Novelas
de la Selva doit avoir comme premier repère historique le recensement fait par Lydia de
León Hazera en 1967. Son étude stylistique du genre commence avec ses mots :
244
ARGUEDAS José María, IZQUIERDO RÍOS Francisco (éds.), Mitos, leyendas y cuentos peruanos,
Madrid, Siruela, 2008, p. 20. [en ligne] Disponible sur
http://www.siruela.com/archivos/fragmentos/Cuentosperuanos.pdf.
245
Le Pérou a été pionnier dans ce domaine : rappelons l’exploit du franco-péruvien Jorge Chávez (1887-
1910). Né à Paris de parents péruviens, il passe le col du Simplon aux commandes d’un monoplan le 23
septembre 1910 et est ainsi le premier à franchir la barrière sud des Alpes par la voie des airs. Mais après 42
minutes de vol, il s’écrase alors qu’il tentait d’atterrir. Il succombe à ses blessures quatre jours plus tard. La
dépouille du pilote est transférée en 1957 de Paris à Lima dont l’aéroport international porte son nom. Il
faudra attendre avril 1921 pour la première traversée des Andes par la Française Adrienne Bolland (1895-
1975). Source : Museo Aeronáutico del Perú, http://incaland.com.
105
PREMIÈRE PARTIE
literatura autóctona, y nada podía ser más autóctono que las selvas
inexploradas de América, en particular aquellas de la cuenca del
Amazonas246.
Débutant par María (1867) du Colombien Jorge Isaacs, l’étude continue avec une
présentation de cinq œuvres et deux recueils ayant pour thème central la selva : Cumandá
(1879) de l’Équatorien Juan León Mera, De Bogotá al Atlántico (1879) du Colombien
Santiago Pérez Triana, Green Mansions : A Romance of the Tropical Forest (1904) de
l’Anglo-Argentin William Henry Hudson, The Sea and the Jungle (1912) de l’anglais
Henry Major Tomlinson, Inferno verde (1908) du Brésilien d’Alberto Rangel, La
venganza del cóndor (1924) du Péruvien de Ventura García Calderón ainsi que Cuentos
de la selva (1918) et Anaconda (1921) de l’Uruguayen Horacio Quiroga.
Toutes ces œuvres forment, toujours selon Lydia de Léon Hazera, l’étape
précédant La Vorágine (1924) du Colombien José Eustasio Rivera, considérée par Hazera
« el prototipo de la Novela de la Selva y cristalización del proceso247 ».
Viennent ensuite, faisant la jonction entre La Vorágine et les romans des années
1950 et 1960, qui marquent un changement radical de l’image de la forêt : Toá (1933) du
Colombien César Uribe Piedrahita, Canaima (1934) du Vénézuélien Rómulo Gallegos,
246
LEÓN HAZERA Lydia de, op. cit., p. 11.
247
Ibid, p. 12.
106
PREMIÈRE PARTIE
La serpiente de oro (1935) du Péruvien Ciro Alegría et Llanura, soledad y viento (1965)
du Colombien Manuel González Martínez.
Son travail se conclut avec l’étude de deux romans qui expriment le changement
radical dans la stylistique de la novela de la Selva : Los pasos perdidos (1953) du Cubain
Alejo Carpentier et La casa verde (1965) du Péruvien Mario Vargas Llosa.
L’étude de Lydia de León Hazera place donc La Vorágine (1924) comme œuvre
charnière d’un corpus qui s’étend de 1867 à 1965.
María
C’est en effet dans María que prend forme la novela de la selva. Cette œuvre est
selon Lydia de Léon Hazera « la manifestación más lograda del romanticismo
hispanoamericano248 » et pour José Miguel Oviedo « sin duda, una de las tres novelas mas
populares colombianas, siendo las otras dos La vorágine y Cien años de soledad249 ».
Dans María, le paysage américain est reconnu non seulement comme ressource littéraire
mais aussi en tant qu’élément central. Le paysage et sa vision romantique, ainsi que la
langue poétique employée par Jorge Isaacs (comme ce sera le cas de José Eustasio Rivera
plus tard) vont marquer le début du genre. Dans le cheminement vers la valorisation de la
nature en tant que valeur autochtone dans la recherche de l’authenticité, la nature va
refléter le personnage comme un alter ego ou une projection symbolique :
248
Ibid, p. 25.
249
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana 3, op. cit., p. 229.
250
LEÓN HAZERA Lydia de, op. cit. p. 26.
107
PREMIÈRE PARTIE
atmosphère funèbre et sauvage qui annonce la mort de María : « En este ambiente tétrico
y agreste, que se puntualiza a partir del capítulo LVI, radicamos el nacimiento de la
Novela de la Selva251 .»
Lydia de León Hazera propose ici une analyse très pertinente concernant
l’esthétique sur laquelle nous reviendrons tout au long de la deuxième partie :
Il convient ici de remarquer que ce changement de ton et de style tout au long des
chapitres LVI-LIX est fondé sur un événement autobiographique, comme ce sera
également le cas pour La Vorágine, Los pasos perdidos et pour La casa verde. Dans le
cas de Jorge Isaacs, il va s’agir du retour à la propriété paternelle où il découvre la perte
de tout le patrimoine familial, et doit alors travailler et accepter « el trabajo de
subinspector de caminos en una región malsana a la orilla del Dagua, río que desemboca
en el Pacifico. Allí en un campamento que se llama La Víbora vive un año como salvaje
acosado por murciélagos, víboras e insectos253 ». C’est dans cet environnement hostile
que Jorge Isaacs, très affaibli par la fièvre, commença à écrire María, œuvre qu’il finira
trois ans plus tard à El Peñón, à Cali. Dans le roman, la deuxième partie sera le reflet de
cette période sombre de son existence. Il paraît très important de s’arrêter quelque peu sur
la personnalité de Jorge Isaacs, la genèse de María et les chapitres centrés dans la forêt.
Chez Jorge Isaacs, le paysage est une source de réconfort, comme en témoigne dans la
première partie le personnage de María qui vient en contrepoint d’une nature hostile, celle
du Campamento Víbora ; quant à la deuxième partie, écrite à Cali, l’évocation de la Valle
del Cauca paraît mettre quelques temps à distance la souffrance provoquée par les fièvres.
Le paysage doit donc avant tout être considéré comme un reflet du caractère et de l’état
d’âme de l’auteur, comme le décrit Mario Carvajal : « El corazón de Isaacs estaba
polarizado por el paisaje que lo había formado con las más puras esencias y las más altas
categorías de su atmosfera. Era un hijo irrevocable de su sustancia cósmica254. »
251
Ibid.
252
Ibid.
253
ARCINIEGAS Germán, Genio y figura de Jorge Isaacs, Buenos Aires, Editorial Universitaria, 1967,
p. 28-35.
254
CARVAJAL Mario, Visión y pasión de Jorge Isaacs, Manizales, Colombia, A. Zapata, 1937, p. 37.
108
PREMIÈRE PARTIE
Il faut aussi noter dans la liste proposée par Lydia de Léon Hazera la présence
quelque peu surprenante de deux romans écrits en anglais : celui de l’Anglo-Argentin
William Henry Hudson255 et celui de l’Anglais Henry Major Tomlinson256. Dans Green
Mansions, publié en 1904 à Londres par Duckworth257, on retrouve le schéma récurrent
de la confrontation entre le monde sauvage – incarné par l’Indien Rima – et le monde
occidental – représenté par Abel – autour d’un amour impossible, avec la forêt comme
décor et en arrière-plan, un pays en pleine ébullition politique, le Venezuela du début de
siècle. Si elle demeure relativement méconnue, cette œuvre de William Henry Hudson,
admirée notamment par Joseph Conrad, a pourtant eu une grande influence sur les lettres
anglo-saxonnes, et on peut également en trouver l’empreinte dans l’œuvre d’Alejo
Carpentier.
The Sea and the Jungle fut pour sa part publié en 1913, également par Duckworth
à Londres. Ce premier roman de Henry Major Tomlinson décrit les voyages du navire de
255
Ornithologue, naturaliste et écrivain argentin d’origine britannique, né dans une famille d’émigrants nord-
américains arrivée au Río de la Plata en 1837, W. H. Hudson (1841-1922) partira vivre à Londres en 1869 à
cause d’une grave maladie cardiaque. Passionné dès l’enfance par l’étude des plantes et des animaux, il
restera malgré la distance très proche de l’Amérique latine et de sa nature, comme le prouvera son œuvre la
plus connue, Green Mansions. Il cofonda à Londres en 1889 la première société protectrice des oiseaux, la
Royal Society for the Protection of Birds. Il fit également paraître une série d’études ornithologiques, dont
Argentine Ornithology (1888-1899) et British Birds (1887). Mais ce sont ses livres sur la campagne anglaise
– dont Hampshire Days (1903) et Afoot in England (1909) – qui le rendirent vraiment célèbre. Bibliographie
disponible sur https://data.bnf.fr.
256
Henry Major Tomlinson (1873-1958), écrivain et journaliste britannique, est célèbre pour ses écrits
pacifistes et ses récits de voyage liés à la vie en mer, inspirés de son expérience comme commis
d’expédition pendant quelques années. Source : MAYER Frederick P., « M. Tomlinson: The Eternal
Youth », Virginia Quarterly Review, Winter 1928, p. 72-82, in VQR, mai 2010. [en ligne] Disponible sur
https://www.vqronline.org/essay/hm-tomlinson-eternal-youth.
257
Green Mansions est paru en français sous le nom de Vertes Demeures dans la collection Points au Seuil
en 1984.
109
PREMIÈRE PARTIE
Entre La Vorágine et les deux derniers, La casa verde et Los pasos perdidos.
Il s’agit de quatre romans écrits entre 1933 et 1965 et qui vont donner de la nature
et de son exploitation une représentation similaire à celle présentée dans les romans
258
Alberto Rangel (1871-1945) était un ingénieur et écrivain brésilien, contemporain et ami d’Euclides da
Cunha. Après l’obtention de son diplôme d’ingénieur à l’École militaire de Rio de Janeiro en 1899, il fut à
la tête d’une brigade d’artillerie pendant la révolte de l’Armada. L’année suivante, il quitta l’armée (qu’il
critiqua dans le pamphlet Out of Form en 1900) et s’installa à Amazonas où il occupa différents postes
dans les Bureaux des Terres, des Mines, de la Navigation et de la Colonisation, puis devint Secrétaire du
gouvernement local d’Amazonas d’Antonio Constantino Nery. Il écrivit son premier livre, le recueil de
chroniques Inferno verde, publié en 1908. Il rejoignit le service diplomatique et se rendit en France, en
Angleterre, en Espagne et au Portugal. Au cours de cette période, il rechercha les documents qui
serviraient de base à ses livres sur des thèmes historiques et biographiques. En effet, un autre aspect
moins exploré de cet écrivain est celui d’historien de l’époque impériale au Brésil. Au début de la
Seconde Guerre mondiale, il quitta son poste au consulat du Brésil à Paris et retourna à Rio de Janeiro où
il mourut en 1945.
259
Alberto Rangel a fréquenté cette oligarchie à travers la famille Néry pour qui il a travaillé, et qui était
représentative de ces grands propriétaires de plantations de caoutchouc. Parfois appelés « colonels » à
cause des armées privées qu’ils avaient chez eux, ces grandes familles régnaient en maîtres au sein d’un
système féodal tropical. Source : SOUZA Márcio de, Breve história da Amazonia, São Paulo, Marco
Zero, 1994, cité par Marcia Caetano LANGFELDT dans sa Thèse de doctorat en Littérature brésilienne,
« l’Amazonie et les impasses de la civilisation dans les récits du XX e et XXIe siècles », dirigée par Mme
Claudia Poncioni et soutenue en novembre 2018, Université Paris Sorbonne Nouvelle.
110
PREMIÈRE PARTIE
précédents, mais déjà avec quelques variations substantielles : c’est le cas du traitement
de l’indigène ou de la question de l’exploitation de la terre, déjà évoquée dans La
Vorágine en 1924.
Toá (1933) du Colombien César Uribe Piedrahita et Canaima (1935) du
Vénézuélien Rómulo Gallegos se rapprochent beaucoup, et dans l’histoire, et dans le ton,
du groupe précédent, mettant en scène une nature dangereuse, avec une esthétique
lugubre et violente (surtout dans Toá). Le traitement de la figure de l’indigène y est
encore très stéréotypé et marginal.
La serpiente de oro (1935) de Ciro Alegria et Llanura soledad y viento (1965) de
Manuel González Martínez vont marquer un net changement d’attitude concernant le
traitement de la forêt, ainsi qu’envers les habitants de la selva.
a. La Vorágine
111
PREMIÈRE PARTIE
José Eustasio Rivera rentre pour la première fois en contact avec les llanos en
1916, lors de sa dernière année d’études de droit pendant laquelle il visite Villavicencio.
La route qu’il emprunte alors sera la même que celle que prendront dans la fiction Alicia
et Arturo. Au retour de son voyage, il va publier dans La Patria, journal de Bogota, un
article narrant son expérience dans la région. Selon son biographe Eduardo Neale-Silva,
« sin duda el contacto con la tierra desatada en él potentes arrebatos atávicos, que el roce
social mantenía encubiertos en la vida de relación260 ». Ce contact avec la terre dans
laquelle s’enracinera sa future œuvre va se renforcer deux ans plus tard quand il est
engagé comme avocat au Casanare : cela va lui permettre de découvrir, d’une manière
plus durable, les futurs paysages de La Vorágine, mais aussi de faire connaissance avec
ses futurs « personnages », Luis Franco Zapata et Alicia Hernandez Carranza. Il va rester
ensuite au Casanare, à Orocué et Sogamoso, jusqu’en 1920. C’est à cette période qu’il
contracte le paludisme qui lui cause de terribles maux de tête. Deux ans plus tard, de
retour à Sogamoso, il débute la rédaction de La Vorágine. Il y finit la première partie,
l’année même où il est nommé secrétaire-avocat pour la commission officielle chargée de
surveiller la frontière entre la Colombie et le Venezuela. Cette nouvelle charge lui permet
d’entreprendre dès 1923 de longs voyages à travers toute l’Orénoquie, navigant sur le
fleuve Orénoque jusqu’à San Fernando de Atabapo, « pilotando el mismo una
canoa261 » sur l’Inirida et le Guaviare. Il s’intéresse alors à la vie du Colonel Funes :
« Aquí (en San Fernando) estoy trasegando los archivos de Funes, y he topado datos
curiosos para mis futuras páginas262 ». Toutes ces découvertes influent sur le cours de
l’écriture des deuxièmes et troisièmes parties. Mais l’événement réel qui crée le point de
jonction de toutes ces expériences dans son imagination aura lieu sur la route du retour de
San Fernando, avant de prendre la route de Manaus : « De regreso (…) se documenta
sobre las condiciones en que fueron vendidos unos setenta llaneros colombianos por Julio
Barrera al sirio Miguel Pezil. Fugados aquéllos, recurrieron al cónsul colombiano en
260
Toutes les citations faisant référence à la biographie de José Eustasio Rivera sont tirées de NAELE-
SILVA Eduardo, Horizonte humano, Vida de José Eustasio Rivera, México, Fondo de Cultura
Económica, 1960. Une autre référence importante concernant la biographie de l’auteur est celle intitulée
Cronología, travail très soigné et détaillé de Juan Loveluck dans son édition de La Vorágine (RIVERA
José Eustasio, La Vorágine, éd. Juan Loveluck, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1976.)
261
Témoignage de D. Carlos Alamo Ibarra, cité par Eduardo Naele-Silva. Source : NAELE-SILVA
Eduardo, op. cit., p. 240.
262
Ibid., p.144-149.
112
PREMIÈRE PARTIE
Manaos, quien los repatrio por el Caqueta263 ». Cette histoire donnera son unité au roman
qui aura pour axe central la description de la vie des enganchados.
Rappelons que l’État colombien connaît depuis quelques années plusieurs conflits
frontaliers, dus d’un coté à l’indépendance de Panama, et de l’autre, aux éternelles
disputes frontalières dans le sud entre l’Équateur et le Pérou, et au sud-est entre le Brésil
et le Venezuela. Rivera publie différents articles sur ce sujet qui l’intéresse grandement
dès 1924, alors qu’il met un point final à La Vorágine. Au moment où il commence à
publier sa série d’articles « Falsos postulados nacionales » dans El Nuevo Tiempo de
Bogotá264, trois journaux de la Capitale évoquent la future parution de son roman : « La
Vorágine, novela de José Eustasio Rivera. Trata de la vida de Casanare, de las actividades
peruanas en La Chorrera y en el Encanto y de la esclavitud cauchera en las selvas de
Colombia, Venezuela y Brasil265 », mettant l’accent sur le contenu historico-social du
roman.
Cette première édition paraît dans une période de transition intellectuelle en
Colombie, « un momento en que ya se había establecido el conflicto entre las dos
generaciones, la del Centenario y al de los Nuevos266 ». Si les premiers allaient vanter les
qualités de l’œuvre, les seconds allaient quasiment l’ignorer.
Signalons qu’en 1925, Rivera est nommé membre de la Comisión investigadores
de los intereses de Colombia, et qu’il commence à s’intéresser de plus près aux
problématiques liées au pétrole qui impliquent, outre la Colombie, le Mexique et son
voisin vénézuélien.
Il faudra attendre la deuxième édition de 1926 pour que la critique se mette d’une
manière quasiment unanime à louer l’œuvre. Cette édition a été relue et purgée de
passages en alexandrins qui alourdissaient le texte, grâce à l’aide de Rafael Maya.
Vicente Blasco Ibáñez dira alors de La Vorágine qu’elle incarne « el advenimiento de la
verdadera literatura americana, injerto ya vivificante en el tronco de la española267 », et
Alfonso Reyes que c’est un libre admirable « que tiene el acento humano y la fuerza de
las obras plenamente realizadas268 ».
Le manuscrit et la publication.
263
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, ed. Juan Lovelock, op. cit., prólogo p. XVI.
264
Ibid. p. 282.
265
NAELE-SILVA Eduardo, op. cit., p. 298.
266
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, ed. Juan Loveluck, op. cit., cronología p. 282.
267
Ibid. p.284.
268
Ibid.
113
PREMIÈRE PARTIE
Si le livre de référence concernant la biographie de Rivera est sans aucun doute celui
du chilien Eduardo Naele-Silva, concernant la vie éditoriale de La Vorágine, il faut se
référer aux articles du Colombien Hernan Lozano, notamment Teratología editorial,
piratería y clonaje (1988) qui nous montre que le cas de La Vorágine est l’un des plus
lamentables de l’histoire éditoriale de la littérature latino-américaine269. Publié pour la
première fois par Crono à Bogota en 1924, il faudra attendre la cinquième édition, celle
publiée en 1928 à New York par Andes, sa propre maison d’édition, pour pouvoir parler
d’une version définitive, corrigée par l’auteur. Dans l’intervalle, les agressions éditoriales
sur le texte sont multiples : « No se puede saber, donde termina la ignorancia y el
descuido y donde comienza la intención deliberada de reducir y simplificar el texto270 ».
Aujourd’hui, le manuscrit original est conservé à la Bibliothèque nationale de
Colombie. Il s’agit d’un carnet de notes dans lequel Rivera écrivait durant ses voyages
pour la Commission. Il contient également des informations sur les origines du roman et
ses principaux personnages, Arturo Cova et sa maîtresse Alicia.
La traduction en français.
Le roman, divisé en trois parties, relate une descente aux enfers représentés par le
cœur de la forêt. Il s’agit d’une approche par paliers successifs de Bogota jusqu’à
l’épaisseur tropicale : descente vers Villavicencio et arrivée aux llanos, entrée dans la
selva, premier contact avec les caucheros et découverte de la vie dans les caucherías.
Chaque espace nourrit la narration d’expériences et la psychologie des personnages
principaux – Cova, Alicia, Fidel, Griselda et Clemente Silva – se construit à partir des
échanges avec nombre de personnages archétypaux comme Funes et Arana (señores del
269
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, ed. Montserrat Ordóñez, op. cit., p. 14-15.
270
RIVERA José Eustasio, ibid., p.15.
114
PREMIÈRE PARTIE
115
PREMIÈRE PARTIE
il revient de son expédition comme détruit, physiquement et moralement, par la forêt qui
se révèlera finalement plus forte que l’homme. En effet, c’est sur la dépêche d’un Consul,
qui annonce la fin de Cova et de ses compagnons d’un laconique « los devoró la selva »
(« La forêt les a dévorés ») que se termine La Vorágine.
Malgré cette évidente structure ternaire, le roman repose de manière équilibrée sur
deux grands espaces, los llanos et la selva. Si la présence des llanos déborde sur la
deuxième partie, c’est la partie consacrée à la selva qui lui a apporté la célébrité littéraire.
La lecture permet de suivre d’une manière très précise le parcours d’Arturo Cova
et Alicia, ainsi que de deux autres groupes par la suite, qui s’organise en suivant le cours
des rivières qui structurent la triple frontière entre Colombie, Pérou et Brésil. L’insertion
d’une carte dans les premières éditions du roman révèle le souci de la précision de Rivera
et étaie une œuvre se voulant le reflet d’une réalité qu’il veut décrire avec fidélité, tant sur
le plan historique, social, géographique ou territorial.
Alejo Carpentier écrit Los pasos perdidos entre 1948 et 1953, presque entièrement
en territoire vénézuélien. C’est à cette période qu’il met un point final à El reino de este
mundo. En 1954, paraît la première édition de Los pasos perdidos au Mexique. Une année
plus tard, en 1955271, de passage forcé sur l’île de Guadalupe à cause d’une avarie de son
avion, Carpentier conçoit sa prochaine œuvre, El siglo de las luces. Nous parlons ici de
trois œuvres majeures de la bibliographie de leur auteur et très importantes dans la
littéraire latino-américaine.
Ses deux voyages dans le sud et l’est du Venezuela et les multiples incursions
dans des espaces jamais encore foulés par un Occidental ont marqué l’élaboration de Los
pasos perdidos. L’auteur écrit le roman lors de son séjour à Caracas, capitale d’un pays
qu’il considère comme représentatif de l’Amérique latine par son emplacement et
histoire : « Venezuela es quizá el único país de América del Sur que presenta toda clase
271
CARPENTIER Alejo, Los pasos retrobados, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 2003, p. 371.
116
PREMIÈRE PARTIE
de paisajes ; es une especie de compendio telúrico de América272 ». Il est alors invité par
son ami Carlos Eduardo Frías pour travailler dans l’une des stations de radio de sa
propriété. Pendant ce séjour, il voyage dans la Grande Savane et en Guyane en 1946, et
visite le Haut Orénoque en 1947 : « Y tuve el recuerdo que una tarde luminosa,
extraordinaria, tuve algo así como una iluminación : la novela Los pasos perdidos nació
en pocos segundo, completamente estructurada, hecha273 ».
Giuseppe Bellini, dans son article « Viaje al alto Orinoco, un posible antecedente
de Los pasos perdidos », évoque les différentes influences littéraires qui ont été à la
genèse du roman. Dans l’article, comme la plupart des critiques, il fait référence à La
Vorágine et à Doña Bárbara, que l’auteur a confirmé avoir lus274, ainsi qu’au personnage
de l’indigène de Cautiverio feliz de Pineda y Bascuñan, qui a largement inspiré
Rosalía275, mais aussi à la possible influence de Heart of Darkness (1899)276, jamais
reconnue officiellement comme une source d’inspiration par Carpentier lui-même, en tout
cas d’après nos recherches. Rappelons que ce roman majeur de Joseph Conrad paraît en
1889, c’est à dire vingt-cinq ans avant la parution de La Vorágine. Il semble assez évident
que les trois auteurs dont nous étudions l’œuvre ont eu accès et ont pu lire ce roman, et
pourtant aucun ne cite, à notre connaissance, la possible influence de cette œuvre, alors
même que nous pouvons voir différents éléments de ressemblance, comme nous allons
l’évoquer à plusieurs reprises au cours de notre travail. Cependant, ce qui attire notre
attention dans cet article, c’est la référence à Viaje al alto Orinoco (1905), œuvre du
Vénézuélien Rufino Blanco Fombona277, livre relativement méconnu (ce qui peut en
partie expliquer, selon Giuseppe Bellini, le fait qu’elle soit généralement omise de la liste
des habituelles influences). Toujours selon lui, la lenteur de ce livre aurait influencé
Carpentier dans la façon de décrire les espaces naturels, ceux mêmes qu’il visitera en
1948. Une autre influence possible serait sur la structure finale du livre, qui se présente
comme un journal, comme celui de Blanco Fombona.
Ces deux voyages sont riches en expérience pour l’écrivain :
272
CHAO Ramón, Conversaciones con Alejo Carpentier, Madrid, Alianza Editorial, 1985, p. 147.
273
CARPENTIER Alejo, Los pasos retrobados, op. cit., p. 62.
274
CHAO Ramón, op. cit., p. 154-155.
275
DUBCOVA Viera, « Los pasos significativos », in Recopilación de textos sobre Alejo Carpentier
(oeuvre collective), La Habana, Casas de las Américas, 1977, p. 344.
276
Traduit en français par Au cœur des ténèbres.
277
Rufino Blanco Fombona (Caracas, 1874 - Buenos Aires, 1944), écrivain et diplomate vénézuélien, figure
importante du mouvement moderniste dans son pays. Il est rentré au Panthéon national du Venezuela.
Source https://www.biografiasyvidas.com (consulté le 12/07/2018).
117
PREMIÈRE PARTIE
Ces deux voyages et la description qu’il en fit dans des conférences et certains
passages notables dans des articles, rassemblés dans Los pasos retrobados, montre
l’esprit de découverte et, d’une certaine manière, la fascination de l’homme moderne,
dans le sens noble du terme, ébloui par la capacité de l’homme de survoler la Grande
Savane ou traverser le pays en l’espace de deux heures, dont nous voyons un reflet dans
Los pasos perdidos. Ce récit en forme de journal de voyage, mais aussi de journal intime,
traduit la métamorphose, tant du personnage anonyme roman que de l’auteur, de l’homme
moderne dénaturé de la grande capitale occidentale en l’homme latino-américain qui vit
pleinement son américanité.
278
CHAO Ramón, Conversaciones con Alejo Carpentier, op. cit., p. 146.
118
PREMIÈRE PARTIE
119
PREMIÈRE PARTIE
dérision, et, laissant tout derrière lui, décide de retourner chez les « sauvages ». Mais il ne
parvient pas à retrouver le chemin du village à cause de la montée des eaux et de la
disparition des signaux qui lui permettaient d’y accéder. Alors qu’il attend que les eaux
descendent, il apprend que Rosario était enceinte et qu’elle s’est mariée avec un membre
du village. Il décide alors de rentrer chez lui et le livre se conclut sur une réflexion sur les
sociétés primitives et l’idéalisation du sous-continent latino-américain.
c. La casa verde.
Le cas de la genèse de La casa verde est assez intéressant dans le sens où elle a été
précieusement détaillée par son propre auteur dans le livre Historia secreta de una
novela, paru en 1971. Mario Vargas Llosa nous révèle à la fois l’origine du projet
d’écriture, mais également ses étapes de construction depuis le moment fondateur. Il
s’agit d’un bel exemple pratique de la théorie du roman cathartique, permettant à l’auteur
d’exorciser ses démons. Dès lors, il est difficile de dissocier fiction et part
autobiographique. Comme c’est le cas pour les écrivains précédents, le contact direct avec
le terrain sera fondamental, mais Mario Vargas Llosa n’est pas un écrivain tellurique,
refusant de s’inscrire dans la lignée des romanciers de la tierra.
Le roman plonge ses racines dans les souvenirs de l’auteur, notamment son enfance à
Piura en 1946 :
C’est pendant cette période qu’il découvre l’existence mystérieuse d’un bordel aux
alentours de Piura, dans le désert. Quelques années plus tard, en 1952, il découvre de
l’intérieur la casa verde : « Era una institución subdesarrollada ; nada confortable, pero
verdaderamente original. Consistía en una sola enorme habitación, llena de puertas que
daban al desierto280. »
279
VARGAS LLOSA Mario, Historia secreta de una novela, Barcelona, Tusquets, 2008 [1971], p.13.
280
Ibid, p. 25.
120
PREMIÈRE PARTIE
Six ans plus tard, en 1958, il visitera le Haut Marañón dans le cadre d’une
expédition avec l’anthropologue Juan Comas visant à découvrir le territoire des tribus
indigènes Aguarunas et Huambisas. Dans Historia secreta de una novela, Vargas Llosa
écrit ses célèbres mots sur la réalité du Pérou amazonien :
Este recorrido por el Perú amazónico fue, también, una conmoción para mí.
Perú era también La edad media y La edad de Piedra. Descubrí que en esa
apartada región (apartada por la falta de comunicación, pero situada a
pocas horas de vuelo de Lima), la vida era para los peruanos algo retrasado
y feroz, que la violencia y la injusticia eran allí la ley primera de la
existencia, pero no de la compleja, refinada, « desarrollada » manera que en
Lima, sino del modo más inmediato y descarado281.
Le roman se structure autour de deux grands espaces (la côte et le désert), cinq
axes d’action (la vie dans le village amazonien de Santa María de Nieva, l’histoire du
281
Ibid, p. 29.
282
Lettre de Julio Cortázar à Mario Vargas Llosa, le 18 août 1967: « Yo no sé si alguien ha empleado ya el
recurso que utilizas de los flashbacks incorporados a la acción en presente; no recuerdo ningún ejemplo, y
pienso que lo has inventado. Cuando lo advertí por primera vez (Fushía y Aquilino hablan en la barca,
Aquilino quiere saber cómo se evadió Fushía de la cárcel, y ahí nomás sigue un diálogo entre Fushía y sus
compañeros de evasión, para volver después a renglón seguido al diálogo en presente, y otra vez atrás)
sentí una impresión casi vertiginosa. ». Source : Letras Libres, Madrid, Octubre 2017, n° 106.
121
PREMIÈRE PARTIE
Je reproduis ici le schéma proposé déjà en 1967, deux ans après la parution du
roman par José Miguel Oviedo :
2. Justification.
Le contact direct préalable à l’acte d’écrire paraît essentiel dans ces trois œuvres.
Pour Alejo Carpentier, qui décrit plutôt des espaces symboliques et représentatifs de tout
un continent, mais aussi dans le cas du Péruvien Vargas Llosa et du Colombien José
Eustasio Rivera, la reconnaissance des espaces reste un élément très important et
fondateur dans l’œuvre. Le fait que deux de ces romans, La Vorágine et Los pasos
perdidos soient présentés comme des journaux témoigne aussi de l’esprit biographique et
vital du projet. Dans La casa verde, si le roman ne prend pas la forme d’un journal, nous
avons cependant montré que les expériences personnelles de l’auteur restent la source
principale de son travail.
Cette découverte en personne du territoire, du lieu sur lequel ils vont écrire, ne fait
qu’ajouter une valeur très significative à l’espace naturel, même dans le cas de Carpentier
122
PREMIÈRE PARTIE
• Biotope : Un biotope (du grec βίος, bios, bio = vie, étymologie commune aux
quatre définitions suivantes) correspond à un milieu de vie délimité géographiquement
dans lequel les conditions écologiques (température, humidité, etc.) sont homogènes, bien
définies, et suffisent à l’épanouissement des êtres vivants qui y résident (appelés
biocénose), avec lesquels ils forment un écosystème. Une mangrove, un étang, une dune,
une haie, une plage sont autant de biotopes. Le premier à parler de biotopes fut le
zoologue allemand Ernst Haeckel (1834-1919), célèbre pour ses théories de récapitulation
(ou lois biogénétiques).
• Biocénose : Une biocénose est un ensemble d’êtres vivant dans un lieu de vie
bien défini que l’on appelle le biotope. Une biocénose est composée d’êtres vivants
pouvant vivre en interaction directe entre eux ou non mais étant toujours en interaction
avec le milieu commun à tous.
283
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/
123
PREMIÈRE PARTIE
Comme cela a déjà été précisé dans l’introduction, les trois romans objets de
notre analyse comportent chacun un espace géographique très concret au cœur de leur
diégèse. Les forêts humides, tropicales et subtropicales, le fleuve, le plateau et la savane,
los llanos et des systèmes montagneux sont présents dans les trois œuvres travaillées.
Bien que ces phénomènes orographiques fassent parfois référence à des espaces
symboliques en rappelant des espaces réels, comme c’est le cas de Los pasos perdidos, où
les tepuys ont inspiré les espaces mythiques évoqués dans le roman, dans les autres cas
(La Vorágine et La casa verde), des espaces bien précis, des endroits concrets et surtout,
des biomes très facilement identifiables sont décrits, dans certains cas avec une précision
exhaustive.
Il s’agit dans tous les cas des zones intertropicales caractérisées en général par une
formation végétale arborée haute et dense ainsi que d’un climat chaud et très humide, à
l’exception de l’espace désert subtropical côtier de Piura, au nord-ouest du Pérou. L’arbre
124
PREMIÈRE PARTIE
et l’eau (le fleuve), ou l’absence de celle-ci, restent les éléments naturels essentiels dans
les romans, en devenant les personnages principaux à juste titre : le fleuve comme espace
de l’action, moyen de transport et fil conducteur des fugues, rencontres et, en même
temps, source de dangers, tandis que l’arbre est sans doute l’élément non-humain le plus
déterminant dans l’action. C’est lui qui va créer l’espace diégétique principal, source de
vie, richesse économique (producteurs de bois et de latex), et aussi élément protecteur.
L’arbre, présence mythique pour les cultures amérindiennes, constitue pour la
culture occidentale la principale motivation pour exploiter la région. L’arbre et le fleuve
sont donc au cœur du grand biome composé par les forêts décidues284 humides tropicales
et subtropicales dont la plus vaste étendue se trouve dans ce que l’on nomme la forêt
amazonienne, seul biome commun aux trois romans.
a. La forêt amazonienne.
Arrêtons-nous sur trois substantifs castillans qui ont trait à la forêt et peuvent dans
certains cas être sources de confusion : selva, bosque et jungla. Dans le Diccionario de
Autoridades285, selva (du latin sylva) renvoie à « lugar lleno de árboles, malezas, y matas,
que le hacen naturalmente frondoso » ; et bosque à « sitio montuoso lleno de árboles y
matas espesas, o un grande pedazo de tierra lleno de árboles, que cortados pueden servir
para edificios y otras usos y donde suelen criarse ». Ce terme d’origine incertaine vient du
bas latin boscus, issu du vieux-francique *bosk, et est apparenté à de nombreuses formes
voisines, dont le sens varie, dans différentes langues : au français bois ; à l’italien bosco
(« bois, forêt »), à l’allemand Busch (« buisson »), au néerlandais bos (« bois, forêt »), et
à l’anglais bush (« bois, forêt »).
Quant à jungla (de l’anglais jungle, qui vient de l’hindi jangal, « terre non
cultivée »), bien que considéré comme étant propre au territoire asiatique (Inde), il peut
faire référence dans le territoire américain à la « jungle amazonienne ». Dans ce cas, on
le trouve principalement dans des contextes anglo-saxons.
284
Les forêts peuplées d’une majorité d’arbres à feuilles caduques sont appelées par métonymie « forêts
décidues », ou « forêts caducifoliées ». « Désigne une espèce ou une communauté végétale aux feuilles
caduques, qui perd son feuillage pendant les séances hivernales ou en séances sèches pour les biotopes
tropicaux ». Source : RAMADE François, Dictionnaire encyclopédique de la science de la nature et de la
terre, Dunod, Paris, 2008.
285
Diccionario de Autoridades, Biblioteca románica hispánica, Gredos, Madrid, 2002.
125
PREMIÈRE PARTIE
maintient son sens de « selva o monte espeso y frondoso », dans une seconde
acception, il ferait référence au « lugar que está muy ameno, deleitoso y agradable a la
vida, significa también la colección de cosas agradables y de buen gusto. ». C’est sans
doute cette deuxième définition qui est restée dans le castillan aujourd’hui.
La forêt amazonienne est une forêt tropicale située dans le bassin amazonien286,
forêt primaire287 au stade climax288 avec une superficie de 5 500 000 km2, soit la plus
grande forêt tropicale du monde couvrant près du tiers du continent sud-américain. La
couverture aérienne de cet espace naturel que l’on dénomme aujourd’hui l’Amazonie
n’existe que depuis le milieu des années 1970 quand le projet Radam Brésil a été mis au
point, l’onde radar permettant d’éviter la couverture nuageuse. C’est seulement à partir de
là qu’une cartographie entière de l’Amazonie a pu être entreprise289.
286
Le bassin amazonien est la région de l’Amérique du Sud traversée par le fleuve Amazone et ses
affluents. « Bien que la véritable extension géographique du bassin amazonien ne soit pas encore définie
avec exactitude, le chiffre maintenant admis est de 6 740 000 km2 sous 1 200 m d’altitude. Six pays se
partagent ce bassin hydrographique (Brésil, Pérou, Bolivie, Colombie, Équateur et Venezuela) ».
DROULERS, Martine, L’Amazonie, vers un développement durable, Armand Colin, Paris, 2004, p. 7.
287
Une forêt primaire, ou plus couramment une forêt vierge, est « une forêt intacte (ou originelle) ou une
forêt à haut degré de naturalité n’ayant jamais été détruite ni très exploitée, ni fragmentée ni directement
ou manifestement influencée par l’homme. » RAMADE François, op. cit., entrée correspondante. Bien
entendu, cette définition canonique va à l’encontre de la réalité que connaît la forêt primaire depuis le
début du XXe siècle.
288
En écologie, le climax est un état théorique dans lequel un sol ou une communauté végétale a atteint un
état d’équilibre stable et durable avec les facteurs édaphiques (facteur écologique lié au sol : pH,
humidité, etc.) et climatiques du milieu. Source : www.futura-sciences.com.
289
DROULERS Martine, op. cit., p. 5.
126
PREMIÈRE PARTIE
b. Los Llanos.
Cette vaste plaine herbeuse de 375 787 km2 qui s’étend au nord-ouest de
l’Amérique du Sud, entre la Colombie et le Venezuela, est connue sous le terme espagnol
de Llanos, qui signifie plaines. Situés entre les Andes et la mer des Caraïbes le long du
bassin du fleuve Orénoque, Los llanos forment une écorégion terrestre qui appartient au
biome des prairies, savanes et brousses tropicales et subtropicales. Ils n’appartiennent pas
proprement dit à l’Amazonie. Le fleuve Guaviare, frontière sud de Los llanos en
Colombie, verse ses eaux dans l’Orénoque à quelques centaines de kilomètres seulement
du partage des eaux entre le bassin Amazonien et le bassin de l’Orénoque. Dans cette
vaste plaine, le niveau de l’eau varie beaucoup durant l’année, transformant de grandes
étendues en un lac couvert de plantes. Los llanos s’étendent vers le nord-est, déjà en
territoire vénézuélien jusqu’au delta de l’Orénoque.
Los llanos constituent l’espace principal où va se dérouler toute l’action de la
première partie de La Vorágine, espace de transition entre la ville (la sierra) et les espaces
127
PREMIÈRE PARTIE
sauvages où est produit l’hévéa (la selva), où se déroule le reste de l’action. Comme on
l’étudiera plus tard, cet espace de transition devient le lieu où vont se construire
psychologiquement les personnages et où va se dessiner la trame, un espace ouvert au
ciel, en antinomie avec la forêt, espace fermé et méconnu.
Une grande partie du roman Los pasos perdidos se déroule au sud d’un pays que
le lecteur pourra rapidement assimiler au Venezuela. Comme dans La Voragine, l’action
démarre dans un espace urbain. Dans Los pasos perdidos, après quelques péripéties et un
espace de transition vers l’intérieur du pays, les personnages arrivent au bouclier guyanais
ou plateau des Guyanes. Ce plateau s’étend de l’est de la Colombie jusqu’à la Guyane
française et il descend jusqu’au nord du Brésil. Il s’agit d’un relief formé au Précambrien,
dont la formation remonte de 2,5 à 1,9 milliards d’années, représentant l’un des plus
anciens massifs toujours visibles sur la planète. C’est à cet endroit que se sont composés
des hauts plateaux des tepuys d’où se jettent d’impressionnantes cascades.
Ces tepuys, plateaux d’altitude s’échelonnant de 1 200 à 3 050 mètres, présentent
des milieux naturels spécifiques, riches en espèces endémiques en raison de l'isolement de
ces reliefs et de leurs contrastes climatiques forts. L’étymologie du terme tepuy ou tepui
proviendrait de la langue caribe et signifierait « montagne ». Cette structure ancienne de
plus de 180 millions d’années, aurait inspiré le roman de fiction d’Arthur Conan Doyle Le
Monde perdu (1912)290 qui narre l’expédition du Professeur Challenger. Celui-ci
découvre des espèces disparues depuis très longtemps, comme
des dinosaures, sur un haut plateau perdu d’Amazonie. Les
tepuys ont largement inspiré la culture populaire, du cinéma
(Jurassic Park, 1998) au dessin animé (Là-haut, 2009) en
passant par la littérature contemporaine (La ciudad de las
bestias de Isabel Allende, 2002).
L’espace amazonien, propre au département de l’Amazonas au Venezuela, à
l’extrême sud du pays et le bouclier dit guyanais avec les imposants tepuys, vont alterner
tout au long de la deuxième partie du roman. Cet espace est évoqué, à peine topographié,
même si les références sont évidentes.
290
Son titre original est The Lost World.
128
PREMIÈRE PARTIE
d. Le désert de Sechura.
Il s’agit d’un désert côtier situé au nord du Pérou, dans les départements de Piura
et Lambayeque. Il constitue la zone la plus large du désert côtier du Pérou et est considéré
comme une écorégion de climat subtropical très aride. La ville de Piura se situe à la limite
nord de ce désert.
La ville, représentée par ses quartiers populaires – la
Magachería principalement – autour du Puente Viejo, sur le
fleuve Piura, ainsi que ses alentours désertiques, est l’un des
deux espaces naturels présents dans le roman La casa verde.
C’est sur le sable et les dunes de l’autre côté du pont que va
se construire la maison verte. Cette Casa verde qui donne son
nom au roman apparaît aussi comme antithèse de la ville et rappelle l’autre grand espace
naturel, la forêt amazonienne.
291
Seule l’existence de playas de arenas, tas de sables qui apparaissent pendant la saison sèche, empêche la
navigabilité tout au long de l’année dans certains cours des rivières tributaires du Marañón ou de
l’Ucayali.
129
PREMIÈRE PARTIE
292
SERJE Margarita, ARDILA LUNA Diana Carolina, « El Río como Infraestructura: Paisaje y navegación
en el río Meta », in Fronteiras : Journal of Social, Technological and Environmental Science, 2017,
p. 95-119. en ligne Disponible sur https://www.researchgate.net/.
293
La diffluence est le fait pour un cours d’eau de se diviser en plusieurs bras qui ne se rejoignent pas en
aval. Chaque bras est alors appelé défluent, bras qui peut être distingué du cours principal comme un
cours d’eau à part entière. Le terme « diffluence » vient du latin diffluere signifiant « couler en sens
inverse ». Un cas extrême de diffluence se rencontre lorsque le défluent change de bassin versant. C’est le
cas du canal de Casiquiare. Source : Dictionnaire de Géologie, Paris, Raoult et Foucault, 2006.
294
Source : BASTIE Jean, « Le Cassiquiare : un fleuve qui relie deux fleuves ! », in Société de Géographie,
Paris, 2008, préface. (Hors-série de La Géographie, no 1529, mars 2008).
295
« Certains auteurs prétendent qu’en réalité il aurait remonté le Río Negro, trouvé le canal de
Casiquiare, rejoint l’Orénoque et gagné la mer par l’embouchure de ce dernier. Cette hypothèse est
totalement improbable. Pour remonter le Río Negro, il aurait été nécessaire de ramer pendant des milliers
de kilomètres à contre-courant, sans savoir où ce fleuve aux eaux noir d’encre conduisait. Les
embarcations, trop lourdes et mal conçues, ne s’y prêtaient pas. Ensuite, comment auraient-ils pu imaginer
que ce canal de Casiquiare, qui ressemble à n’importe quel autre affluent, reliait les deux fleuves ? »
130
PREMIÈRE PARTIE
1724, aurait confirmé son existence. Cependant, il faudra attendre que le naturaliste et
explorateur allemand, Alexander von Humboldt, le remonte en 1800 pour que l’Occident
le place sur la carte. En effet, Humboldt et Bonpland ne sont pas les premiers Européens à
emprunter cette voie, mais la rigueur de leurs relevés et des descriptions qu’ils en font ne
laisse plus de place au doute quant à l'existence d’un passage navigable entre l’Amazone
et l’Orénoque. Seul bémol : Humboldt allait se tromper sur le sens du courant sur sa
carte !
C’est la valeur symbolique de ce phénomène exceptionnel, qui nécessite la
convergence rare d’une série de conditions géographiques, qui justifie cette courte
digression historique : il fait qu’on est face à un grand réseau fluvial composé par les
cours de l’Amazone et de l’Orénoque, trait d’union des trois régions par lesquelles vont
évoluer les personnages des trois romans de notre corpus.
L’idée d’un espace topographique concret demeure très importante pour analyser
les trois romans du corpus. Dans Los pasos perdidos, l’auteur essaie de nous montrer un
espace américain universel imaginaire, mais facile à identifier avec le Venezuela et la
région de l’Amazonas. Dans La Vorágine et La casa verde, la description des allers et
retours des personnages montrent l’intérêt des auteurs pour ces espaces. Dans les deux
cas, l’existence d’une carte insérée dans les éditions originales en témoigne.
UZTARROZ Ricardo, Amazonie mangeuse d’hommes, incroyables aventures dans l’Enfer vert, Paris,
Arthaud, 2008, p. 206.
131
PREMIÈRE PARTIE
132
PREMIÈRE PARTIE
133
PREMIÈRE PARTIE
créatures, des sorciers, du poison, qui étend son empire et porte désormais
malheur en de nombreux domaines296.
134
PREMIÈRE PARTIE
déposé sa semence, elle lui tranche aussitôt la tête avec ses dents et le résultat de cette
union sera tué le plus souvent dès qu’il sortira du ventre de sa mère.
La plupart des animaux verts qui prennent place dans le bestiaire du Diable vivent
dans l’eau ou fréquentent le monde des eaux. Il faut rappeler qu’au Moyen Âge, l’eau est
généralement pensée et représentée en vert300, un vert démoniaque et aussi visqueux. Ce
vert négatif est la couleur de la moisissure, de la maladie, de la putréfaction et surtout des
chairs décomposées. Dans ces eaux, habitent la grenouille, et surtout le crocodile301, le
monstre des fleuves, qui ressemble à un dragon recouvert d’écailles vertes de grandes
dimensions, dures et coupantes.
A tout ce microcosme légendaire, il faut ajouter un certain nombre de petits êtres
mystérieux vivant dans la nature, dont beaucoup survivront dans le folklore moderne. Ils
appartiennent tous au monde de l’étrange, intermédiaire entre la nature et le surnaturel.
Pour noter leurs liens avec le monde végétal, leurs corps, leurs vêtements sont représentés
en vert, et toujours pour souligner leur lien avec différents rites de fertilité, aspect qui
semble constituer l’attribut premier de cette étrangeté302.
Ainsi les Espagnols vont-ils parvenir dans les territoires récemment conquis
lourds de tout ce bagage inconscient. Les préjugés concernant la couleur verte sont
évidents et les conditions de vie liées à un espace géographique hostile pour des
Européens ou leurs descendants ne feront que renforcer cette image négative. Le vert
permet de visualiser cet « enfer végétal ». Comme cela a déjà été évoqué, il faudra
attendre l’éveil du sentiment romantique pour voir assimilée la couleur verte à l’idée de
nature. La littérature romantique en Amérique latine, notamment avec María de Jorge
Isaacs, est à l’origine de cette mise en valeur de la couleur verte avec ses aspects laudatifs
mais aussi négatifs. Le vert est la couleur qui va représenter le paradis. Il va apparaître sur
les couvertures de toutes les éditions des romans dits « de la selva » ainsi que sur les
affiches de version pour telenovelas ou de films. La littérature va se nourrir de cette
iconographie.
300
Elle le restera bien après le début de l’époque moderne, notamment sur les documents cartographiques :
mer et océans, fleuves et rivières, lacs et étangs passeront très lentement du vert au bleu entre XVe et le
XVIIe siècle. Voir PASTOUREAU Michel, ibid., p. 106.
301
Bien que son nom évoque plutôt la couleur jaune (crocodile vient du latin croceus) : voir
PASTOUREAU Michel, ibid., p. 105.
302
Michel Pastoureau signale, à partir de Les Martiens de K.S. Robinson, qu’ils sont dans l’imaginaire « les
lointains ancêtres de nos Martiens, créatures extraterrestres humanoïdes, apparues vers la fin du XIXe
siècle et censées vivre sur Mars ». Ibid., p. 108.
135
PREMIÈRE PARTIE
Lorsque j’écrivis les pages qui suivent […] je vivais seul au milieu des
bois, sans un voisin à moins d’un mille, dans une maison que j’avais bâtie
moi-même sur la rive de l’étang de Walden, à Concord dans le
Massachusetts, gagnant de mes mains juste assez pour vivre305.
303
Héritage tout à fait d’actualité : cf. « Le voyage américain d’Alexandre de Humboldt (1799-1804) »,
exposition à la Bibliothèque de l’Institut de France (13 septembre-13 décembre 2019)
304
GUEST Bertrand, « L’essai, forme-sens de l’écologie littéraire naissante ? Humboldt, Thoreau, Reclus »,
in Romantisme, n 164, 2014/2, p. 63-73.
305
THOREAU Henry David, A Week on the Concord and Merrimack Rivers, Walden, or Life in the Woods,
The Maine Woods, Cape Code, New York, The Library of America, 1985, p. 325. Traduit de l’anglais par
David Latour in LATOUR David, « Henry David Thoreau ou les rêveries écologiques d’un promeneur
solitaire », Les chantiers de la création 3/2010, p. 2. [en ligne, consulté le 30/04/2019]. Disponible sur
http://journals.openedition.org/lcc/244.
306
LATOUR David, ibid.
136
PREMIÈRE PARTIE
plus grands écrivains de la nature, l’une des figures majeures du Nature Writing307 qui,
géographiquement et mentalement, place la nature au cœur de ses préoccupations. Il est
surtout connu pour le récit des deux ans passés à vivre frugalement dans une forêt,
Walden, où il étudie les relations complexes entre l’environnement naturel et l’être
humain. Influencé par Gilbert White308 et Humboldt, il apprécie la nature parce qu’elle
permet de sauvegarder une partie sauvage de la nature humaine et de s’extraire, même
provisoirement, de la civilisation. Thoreau, contrairement à la plupart des défenseurs de la
nature de son temps, critique la destruction des prédateurs qui mutilent la nature.
Cette vision trouvera des échos en Amérique du Sud, par exemple dans la
correspondance de Horacio Quiroga (1878-1937). Comme le signale son éditrice Erika
Martínez309, ses lettres représentent la matière d’une œuvre que l’auteur n’aura pas le
temps d’écrire, celle qui a surgi dans son esprit alors qu’il lisait La historia de San
Michele de Axel Munthe, ou Walden de Thoreau : « un elogio de la vida retirada, de la
autosuficiencia material y espiritual, de la agricultura y los oficios manuales. »310
En effet, Quiroga vécut tel un Robinson dans la province de Misones pendant
deux longues périodes durant lesquelles il tenta de prospérer et d’atteindre, en vain,
l’autosuffisance : « Yo soy y seré siempre un hombre libre por sobre todos los conceptos
(egoísta, dicen), y enamorado de la tierra que trabajo con tesón. »311 Des années plus tard,
il mentionnera dans une lettre envoyée à son ami Ezequiel Martínez Estrada la bonne
impression que lui avait laissée la lecture de Walden de Thoreau : « dio en considerar que
el hombre debe bastarse a sí mismo, para lo que se fue a vivir solo a orillas de un lago,
haciéndoselo todo él mismo. ».
307
Ce genre littéraire n’est pas fictionnel à strictement parler : il mêle philosophie, observations naturelles
et naturalistes, considérations autobiographiques et engagement politique. On fait généralement remonter
son origine à H. D. Thoreau.
308
Gilbert WHITE (1720-1793), naturaliste, ornithologue et poète britannique, considéré comme un
pionnier de l’écologie. Son œuvre la plus connue est Natural History and Antiquities of Selborne (1789)
qui décrit ses découvertes sur les oiseaux et les animaux de sa région. Il pense que l’observation des
oiseaux suffit à les distinguer et qu’il n’est nul besoin de les attraper. Il est l’un des premiers à séparer des
espèces d’aspect similaire. Source : Revue en ligne La cause littéraire. Disponible sur
http://www.lacauselitteraire.fr/histoire-naturelle-de-selborne-gilbert-white.
309
MARTÍNEZ Erika (éd.), Quiroga íntimo. Correspondencia. Diario de viaje a París, Madrid, Páginas de
espuma, 2010.
310
Citée par CALERO César G., « Quiroga en construcción », Letras libres, 01/02/2018. [en ligne]
Disponible sur https://www.letraslibres.com/mexico/revista/quiroga-en-construccion.
311
BENÍTEZ ARIZA José Manuel, « Quiroga íntimo. Correspondencia. Diario de viaje a París », El
Cultural, 30/07/2010. [en ligne] Disponible sur https://elcultural.com/Quiroga-intimo-Correspondencia-
Diario-de-viaje-a-Paris.
137
PREMIÈRE PARTIE
Au cours de ses balades dans les bois, il s’émerveille avec force détails devant les
choses du quotidien, en en faisant des objets de réflexion. Toute son œuvre, y compris sa
correspondance et ses journaux, forme un inépuisable catalogue de références aux chants
des oiseaux, aux diverses floraisons printanières, au bruit de l’eau qui file dans une rivière
ou au son du vent qui souffle entre les branches des arbres. Dans son éloge funèbre, Ralph
Waldo Emerson313 dit de lui :
On est face à une vision enchanteresse d’un Thoreau qui paraît abandonner la
communication verbale pour le dialogue magique avec les animaux, ne faisant plus qu’un
312
HOAG Ronald Wesley in LATOUR David, op. cit., p. 12.
313
Ralph Waldo Emerson (1803-1882) est un essayiste, philosophe et poète américain, chef de file du
mouvement transcendantaliste américain. Il publie anonymement Nature, son premier livre, en 1836. Un
an plus tard, il fait un discours désormais célèbre qui tiendra lieu de déclaration intellectuelle
d’indépendance des États-Unis et recommande vivement aux Américains de créer leur propre style
d’écriture, libéré de l’Europe. Source : https://www.franceculture.fr/personne-ralph-waldo-emerson.html
314
Source : LATOUR David, op. cit., p. 7
138
PREMIÈRE PARTIE
a. L’origine du concept.
Depuis quelques années, le discours écologique est devenu un axe clé dans le
monde occidental. Les domaines des sciences humaines et naturelles essayent de répondre
à la nécessité évidente de trouver un équilibre durable et respectueux. Dans ce contexte,
l’écocritique va à étudier le rapport entre la création littéraire et la nature. Elle va
problématiser l’activité littéraire dans la perspective des rapports qu’entretiennent les
êtres humains avec la nature, tels qu’ils se trouvent exprimés par et dans les œuvres
littéraires.
Dans son article « Pertinencia de la ecocrítica », José Manuel Marrero Henríquez
résume ainsi les possibles doutes quant à la pertinence d’un mouvement né du désir
d’incorporer au sein des études littéraires les préoccupations du mouvement
environnemental des années 1960 et 1970 : « podría considerarse que la pertinencia de su
compromiso con la salud ecosistémica del planeta pone en riesgo la pertinencia de su
compromiso con la literatura318 ».
315
Le Petit Robert 2007, p. 813.
316
Le célèbre Glaciar Perito Moreno, situé dans le parc national Los Glaciares, de la province de Santa
Cruz en la Patagonie argentine, porte son nom.
317
Source : « Áreas naturales protegidas: Una breve historia del surgimiento de los Parques Nacionales y
reservas extractivas », in Revista Geográfica de América Central, n° 50, vol. 1, 2013. [en ligne]
Disponible sur http://www.revistas.una.ac.cr/index.php/geografica/article/view/5396.
318
Cité dans RCLL n° 79, p. 59.
139
PREMIÈRE PARTIE
En guise de réponse, il affirmera ensuite que ce courant critique est bien plus
qu’une réaction à une consigne ou une mode, mais un apport consistant : « una fuente
fructífera que fertilice la crítica con nuevas perspectivas teóricas, con interpretaciones
novedosas de textos literarios canónicos o con el rescate de autores ecológicamente
comprometidos y literariamente relevantes que han quedado en el olvido319. »
L’écocritique est née aux États-Unis à l’ombre d’une longue tradition de nature
writing et sa manière de concevoir l’identité nationale nord-américaine. Ce nouveau
courant apparaît dans la prolongation d’une réflexion croisée entre éthologie, écologie et
littérature, et s’inscrit dans le sillage d’auteurs et penseurs en provenance de l’Europe et
des États-Unis du XIXe siècle. Trois auteurs américains – Henry D. Thoreau, Ralph W.
Emerson, John Muir – et un penseur français – Élisée Reclus – en forgent les racines.
Du côté nord-américain, H. D. Thoreau (1817-1862) avec ses Journaux et Walden,
et Ralph Waldo Emerson (1803-1882) avec son livre Nature (1836), sont considérés
comme les premiers environnementalistes, suivis de près par John Muir (1838-1914).
319
Ibid.
140
PREMIÈRE PARTIE
c. John Muir
Un peu plus tard, l’écrivain américain né en Écosse, John Muir, considéré comme
l’un des premiers naturalistes, va atteindre au début de XXe siècle, avec ses essais, récits
et lettres de voyage, un sommet de popularité de la littérature marquée par une conscience
forte de la nature. John Muir évoquera la protection de la nature et pour la première fois
des récits vont contribuer à sauver des espaces sauvages, comme par exemple la vallée de
Yosemite. John Muir créa en 1892 ce qui est aujourd’hui considérée comme l’une des
plus anciennes organisations non gouvernementales au monde, Le Sierra Club, fondée à
San Francisco dans le but de protéger la Sierra Nevada.
d. Henry D. Thoreau
Poète et naturaliste, considéré comme l’un des pères de la littérature de son pays et
l’un des premiers philosophes nord-américains, H. D. Thoreau est aussi l’un des grands
précurseurs de l’écologie. Critique de la civilisation capitaliste, ce pionnier de la
désobéissance civile dira que l’homme « est riche de tout ce dont il peut se passer ».
Théoricien de la « simplicité volontaire » dès 1850, il fait naître l’idée de décroissance
très répandue aujourd’hui.
H. D. Thoreau naît en 1817 sur la côte est des États-Unis et développe très tôt un
amour pour la nature sauvage, son principal sujet d’écriture. Il décrit déjà dans ses
premiers écrits un émerveillement poétique par la nature, en la décrivant dans ses
moindres détails. Thoreau est contemporain d’une société où la perception de la nature
évolue. Selon l’historien contemporain Johann Chapoutot,
320
Cité par Anne Dalsuet (auteur de Philosophie et écologie, Paris, Gallimard, 2010) dans l’émission « Les
chemins de la philosophie », intitulée « Philosophie de l’écologie (1/4), Aux origines de l’écologie »,
diffusée le 26/11/2018 sur France Culture. [en ligne, consulté le 10 mai 2019] Disponible sur
https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/philosophie-de-lecologie-14-aux-
origines-de-lecologie.
141
PREMIÈRE PARTIE
Certains de ses textes sont utilisés par des chercheurs pour étudier le climat, ou la
diminution de la biodiversité. Thoreau critique les aliénations de la société marchande et
ne trouve rien de plus appauvrissant que la richesse. Sa maxime : simplifier. En 1845, il
construit une cabane de 13 m2 près du lac Walden et part vivre dans les bois. Thoreau vit
deux ans durant au rythme de la nature. De cette expérience, il publie ce qui sera
considéré comme la Bible de l’écologie : Walden, ou la vie dans les bois. On est dans le
cadre de la simplicité volontaire : supprimer tout ce qui est futile, tout ce qui est inutile
pour créer un mode de vie respectueux de la nature, simple, à la fois poétique, esthétique,
et qui arrive à une forme de bonheur. Pour la philosophe Sandra Laugier,
e. Élisée Reclus
Cependant, l’un des premiers penseurs ayant associé et théorisé la lutte sociale et
la préoccupation écologiste est Élisée Reclus (1830-1905). Géographe et anarchiste
français323, après le coup d’État de Napoléon III, Élisée Reclus quitte l’Europe pour le
continent américain et découvre la Louisiane esclavagiste. Il fait alors de longues
observations sur l’activité humaine le long du Mississippi et se montre très critique sur
l’aménagement des zones sauvages. Il prédit des catastrophes si le drainage des zones
humide se poursuit ainsi : « campagnes, villes, populations seraient emportées et vomies
dans la mer du Mexique324 ». De retour en France, il publie plusieurs ouvrages de
321
Cité par Tatiana Chadenat dans l’émission « Henri David Thoreau, précurseur de l’écologie », diffusée
le 05/03/2019 sur France Culture. https://www.franceculture.fr/video/henry-david-thoreau-precurseur-de-
lecologie, [en ligne, consulté le 10 mai 2019].
322
Cité par Sandra Laugier, ibid.
323
Du reste, au moment où il donne à la Revue des Deux Mondes un article sur « La poésie et les poètes
dans l’Amérique espagnole » (1864), Élisée Reclus se définit comme « homme de lettres ». Cité par Yann
Lagarde dans l’émission « Élisée Reclus, précurseur de l’écologie » diffusée le 14/12/2018 sur France
Culture. [en ligne, consulté le 9/05/2019] Disponible sur https://www.franceculture.fr/geographie/elisee-
reclus-precurseurs-de-lecologie.
324
Ibid.
142
PREMIÈRE PARTIE
géographie humaine grâce à ses notes de voyage. Son approche de la géographie est
révolutionnaire. Il considère que l’homme et son milieu s’influencent mutuellement et ne
peuvent être étudiés l’un sans l’autre : « une harmonie secrète s’établit entre la Terre et
les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la
main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en
repentir325. » Pour lui, l’homme doit trouver sa place dans la nature, sans la bouleverser :
« notre liberté, dans nos rapports avec la Terre, consiste à en reconnaître les lois pour y
conformer notre existence326. »
Très souvent oublié à l’heure de parler des origines de la conscience écologique,
Reclus est reconnu dernièrement comme un penseur fondamental dans le mouvement
écologique, notamment grâce à l’édition de sa biographie par Jean Didier Vincente chez
Champs biographiques en 2014. Aujourd’hui, sa personnalité et son parcours sont bien
connus, et ses écrits et sa philosophie ont fortement influencé la formation du mouvement
environnemental moderne.
325
Ibid.
326
Ibid.
327
GRAVE Jean, La société mourante et l’anarchie, Paris, Tresse et Stock, 1893, p. 3.
328
HERMET Guy, BADIE Bertrand, BIRNBAUM Pierre, BRAUD Philippe, Dictionnaire de la science
politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 2010.
143
PREMIÈRE PARTIE
civile et, aspect qui nous intéresse le plus, de l’écologie. Naît la conscience
environnementale comme acte contre-culture et comme désobéissance civile. Éthique
compréhensible si on regarde attentivement son époque : en moins de cinquante ans, ils
vont assister à la naissance du premier moteur à combustion à un cylindre réalisé par
Eugenio Barsanti et Felice Matteucci (1856), le moteur à combustion à deux temps réalisé
par Étienne Lenoir (1859) et finalement le moteur Diesel par Rudolf Diesel en (1893). Il
faudrait ajouter le boom ferroviaire des années 1840 et l’effervescence à partir des années
1900 des Expositions Universelles comme vitrines des avancées technologiques et
industrielles de chaque pays un peu partout en Occident (Bruxelles, Paris, Saint-Louis,
Barcelone et San Francisco329).
En réponse à cette promesse d’accélération, eux vont proclamer la proximité avec
la nature et la lenteur comme devise de vie.
Concernant l’Amérique latine, l’anarchisme arrive mais s’adapte peu à peu et
prend racine dans cette nouvelle réalité. Nous devons avant tout avoir à l’esprit la manière
dont de vastes secteurs des opprimés identifièrent les positions libertaires avec les
traditions égalitaires et collectivistes qui, pour de nombreux peuples autochtones, aztèque
ou inca, étaient présentes avant l’impérialisme européen, et qui, pour les peuples
d’ascendance africaine, étaient présentes avant leur mise en esclavage. L’effort
d’« acclimatation » de l’anarchisme eut lieu très tôt. En témoignent « l’Escuela del Rayo
y el Socialismo » au Mexique, Enrique Roig San Martin et le journal Le Producteur à
Cuba, Manuel González Prada au Pérou, et le bouillonnement de la région du Río de la
Plata, où en 1872 furent fondées les sections uruguayenne et argentine de l’AIT, toutes
deux d’une orientation anarchiste marquée330.
329
La première Exposition Universelle en territoire latino-américain aura lieu en 2023. C’est l’Argentine
qui sera l’hôte de cette Exposition Spécialisée sur le thème « Science, innovation, art et créativité pour le
développement humain. Les industries créatives dans la convergence numérique », du 15 janvier au 15
avril 2023. Source : https://www.bie-paris.org/site/en/2023-buenos-aires.
330
Pour un vaste inventaire des expressions de l’anarchisme continental dans les dernières décennies du
XIXe siècle et les quatre premières du XXe siècle, voir la chronologie (1861-1940) incluse par Cappelletti
en annexe au volume cité.
144
PREMIÈRE PARTIE
publiquement la menace que constituait les modes de vie contemporains sur la nature,
avec les conséquences politiques et sociales qu’on connaît aujourd’hui.
g. Rachel Carson
Rachel Carson publia Silent Spring en 1962 (traduit dès 1963 en français par
Printemps silencieux), livre qui fera date dans l’histoire sociale et politique de la
réception de la nature en Occident. Déjà connue pour ses ouvrages sur le monde marin et
la pollution environnementale, la biologiste dénonçait dans cet ouvrage choc les terribles
méfaits de l’utilisation inconsidérée des pesticides et autres produits chimiques,
s’appuyant sur une enquête de plus de vingt ans, étayée par de nombreux rapports et
études scientifiques. Elle devint alors une icône de l’écologie et une figure phare aux
États-Unis, marquant sans aucun doute l’histoire de son pays : Silent Spring, véritable
succès de librairie, provoqua une remise en question majeure de la société américaine,
comme le fit en son temps La case de l’oncle Tom (1852) d’Harriet Beecher Stowe.
Face à elle, les lobbies de l’agro-industrie et de la chimie réagirent avec violence.
Divers laboratoires chimiques menacèrent en effet de lui intenter des procès, tandis que
d’autres parties prenantes l’accusèrent de tomber dans la sensiblerie et d’altérer les faits.
Rachel Carson continuera à alerter l’opinion publique sur les conséquences, pour
l’homme et l’environnement, de l’utilisation massive des pesticides, malgré les pressions
qu’elle subit.
En 1974, Joseph Meeker publie The Comedy of Survival: Literary Ecology and a
Play Ethic, premier texte à analyser les genres littéraires selon une perspective
écologique. Mais son argument n’a pas tellement d’échos dans le monde littéraire. Il en
va de même pour l’article « Literature and Ecology » de William Rueckert, publié en
1978, qui tente d’étudier la poésie en se servant de concepts et d’idées issus de la science
écologique.
145
PREMIÈRE PARTIE
C’est au début des années 1990 lors de la création de l’association ASLE 331 en
1992, suivie de la revue ISLE332 lancée en 1993 par Patrick D. Murphy, que l’écocritique
commence à émerger en tant que nouvelle approche littéraire. Trois années plus tard,
paraîtront deux ouvrages charnières dans le corpus écocritique : The Ecocriticism Reader:
Landmarks in Literary Ecology (1996) de Cheryll Glotfelty et Harold Fromm, déjà
porteur de la pluralité qui caractérise l’écocritique, et The Environmental Imagination:
Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture (1995) de Lawrence
Buell.
Dans son introduction à The Ecocriticism Reader, Cheryll Glotfelty va offrir la
première définition canonique du terme :
Cheryll Glotfelty souligne non pas tant le manque de travaux universitaires sur les
rapports entre littérature et environnement que l’absence d’un terme y faisant
explicitement référence, ainsi que d’associations permettant aux chercheurs et
chercheuses concernés par ces recherches de se rencontrer. Ce qui explique selon elle le
manque de représentation du courant dans les principales instances de pouvoir.
La critique retiendra davantage le travail de Lawrence Buell, The Environmental
Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture (1995),
qui constitue un véritable pilier de l’écocritique, « non seulement du fait de sa grande
érudition, mais aussi parce qu’aucun ouvrage n’avait auparavant abordé la littérature dans
une perspective écologiste avec une telle ampleur334 ». Basé sur un large corpus couvrant
les XIXe et XXe siècles, et remontant au XVIIIe siècle, cet ouvrage tente de jeter les bases
et d’orienter les recherches à venir en écocritique. Au centre de l’œuvre se trouve Henry
331
Fondée en 1992, l’ASLE – Association for the Study of Literature and the Environment – est la
principale association professionnelle de spécialistes américains et internationaux de l’écocritique et des
sciences humaines de l’environnement. Site web : https://asle.org/.
332
Qui signifie Interdisciplinary Studies in Literature and Environment.
333
GLOTFELTY Cheryll, FROMM Harold, The Ecocriticism Reader, Athens and London, University of
Georgia Press, 1996, introduction. Traduit de l’anglais par Nathalie Blanc.
334
VIGNOLA Gabriel, « Écocritique, écosémiotique et représentation du monde en littérature », in Cygne
Noir n° 5, 2017. [en ligne, consulté le 12/01/2018]. Disponible sur http://www.revuecygnenoir.org/
numero/article/vignola-ecocritique-ecosemiotique.
146
PREMIÈRE PARTIE
a. Multidisciplinarité
335
Voir « Environmental Sainthood » in BUELL Lawrence, The Environmental Imagination: Thoreau,
Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1995,
p. 311-397, qui traite de la réception de H.D. Thoreau au cours des XIXe et XXe siècles.
336
DEBOURDEAU Ariane (coord.), Les Grands Textes fondateurs de l’écologie, Paris, Flammarion, 2013,
introduction.
147
PREMIÈRE PARTIE
337
RCLL, op. cit., p. 12.
338
HEFFES Gisela, « Para una ecocrítica latinoamericana: entre la postulación de un ecocentrismo crítico y
la crítica a un antropocentrismo hegemónico », in RCLL n 79 « Ecocrítica en América Latina », 2014,
p. 11-34.
339
BANSART Andrés, « Una lectura eco-crítica de Los pasos perdidos », in FRANCO Jean (éd.), La
Vorágine de José Eustasio Rivera; Los pasos perdidos de Alejo Carpentier, Montpellier, Université Paul-
Valéry, 2002, p. 219-236.
148
PREMIÈRE PARTIE
4. Écocritique et écopoétique
Dans son article Écocritique, un territoire critique, Claire Jaquier explique que les
termes écocritique et écopoétique cohabitent actuellement dans les études littéraires, mais
que celui d’écopoétique tend à s’imposer dans l’espace francophone afin de se démarquer
de l’ecocriticism anglo-saxon340. Comme le montre Pierre Schoentjes dans le premier
chapitre de Ce qui a lieu, essai d’écopoétique341, les enjeux respectifs des études
culturelles (ou cultural studies) anglo-saxonnes, dont relève l’ecocriticism, et des études
littéraires françaises, où les préoccupations poétiques demeurent centrales, ne sont pas les
mêmes. Cependant, comme nous le rappelle Claire Jaquier dans son article, « malgré cette
distinction terminologique, la frontière entre les deux options critiques n’est pas étanche,
et la dimension engagée des œuvres prises en compte par l’écopoétique n’est absolument
pas exclue342 ». Et si nous nous référons à la définition générale donnée plus haut, c’est
précisément dans cette ambigüité que réside la nuance la plus importante parce que
l’écocritique a tendance à évoluer selon deux axes distincts, l’un politique et l’autre
poétologique. Le premier fera référence à la tradition de l’histoire littéraire et culturelle
(nature writing) marquée par une forte présence des aspects politiques. Le second va se
centrer davantage sur la recherche des distorsions véhiculées par la langue dans les
tensions structurantes du texte, telles que les désigne Pierre Schoentjes343 : Tensions
thématiques (sauvage vs civilisé, esthétique vs utilitaire, rêve vs catastrophe, adhésion vs
rejet, engagements vs distance), tensions génériques (pastoral vs idylle, élégie vs utopie,
conte vs récit de vie), tensions stylistiques (idyllique vs apocalyptique, lyrique vs
ironique), tensions perceptives (sensorialité vs imaginaire, détails vs paysages), etc.
Pourquoi l’écocritique peine-t-elle à trouver une place en France ? Si l’on suit
l’analyse de Pierre Schoentjes dans son essai de 2015, plusieurs obstacles se présentent :
le premier d’ordre pratique, aucune des études majeures n’ayant jamais été traduites en
français, le cadre de référence demeure en France inaccessible à bon nombre de critiques ;
le second tient à ce que les universitaires de référence de la discipline, à commencer par
Lawrence Buell, « sont moins théoriciens qu’excellents lecteurs de la littérature
340
JAQUIER Claire, « Écocritique, un territoire critique », Paris, Fabula, 2015. [en ligne, consulté le
7/06/2018]. Disponible sur http://www.fabula.org/atelier.php?Ecopoetique_un_territoire_critique.
341
SCHOENTJES Pierre, Ce qui a lieu, essai d’écopoétique, Paris, Wildproject, 2015, p. 22.
342
JAQUIER Claire, op. cit.
343
SCHOENTJES Pierre, op. cit., p. 273.
149
PREMIÈRE PARTIE
a. L’origine du concept.
344
SCHOENTJES Pierre, op. cit., p. 22.
345
LUCRÈCE, De la nature / De Rerum Natura, Paris, GF, 1997 date inconnue, Ier siècle av. J.-C.,
introduction du livre premier. Traduit du latin par José Kany-Turpin. Lucrèce, ou Titus Lucretius Carus,
(env. 98-55 av. J.-C.), poète philosophe latin, est l’auteur d’un seul ouvrage, De rerum natura (De la
nature des choses, traduit le plus souvent par De la nature), long poème passionné qui décrit le monde
selon les principes d’Épicure.
346
Ces statuettes du Paléolithique supérieur eurasiatique, symbole de fécondité avec leurs formes adipeuses,
sont réalisées en terre cuite, en pierre tendre ou en ivoire. Il en a été découvert plus de deux cents,
toujours de dimensions relativement modestes, comprises entre 4 et 25 centimètres environ. Appelées
Vénus car elles correspondaient aux canons de l’époque, elles comportent toutes des similitudes,
notamment le fait qu’elles sont toutes contenues dans une forme géométrique (le losange), et que leur tête
ne comporte pas de détails. Source : FERRER Mathilde, MICHAUX Yves (dir.), Féminisme, Art et
Histoire de l’Art, Paris, énsb-a, 1997.
150
PREMIÈRE PARTIE
Cette Terre Mère trouve son équivalent évident dans le terme Mère-Nature,
comme allégorie et représentation anthropomorphique de la nature qui se fixe sur le don
de la vie et les caractéristiques nourricières de la Nature. La nature, grâce à son évolution
cyclique et à sa capacité de se renouveler constamment, a été historiquement identifiée
avec une Terre-mère, dotée de caractères maternels.
Ainsi, en Occident, l’idée de Terre Mère n’a rien de nouveau quand James
Lovelock va populariser le terme dans le milieu intellectuel occidental à partir de 1979,
avec la parution de son œuvre La terre est un être vivant, L’hypothèse Gaïa :
347
MONTAIGNE Michel de, Essais, livre I, Paris, Honoré Champion, 1989 1580, p. 224-225. Traduit en
Français moderne par André Lanly.
348
SPINOZA Baruch, Court Traité, I, Paris, Flammarion, 1964 v. 1660, chap. VIII. Traduit en français
moderne par Charles Appuhn. « Par Nature naturante nous entendons un être que par lui-même, sans
avoir besoin d’aucune autre chose que lui-même …, nous concevons clairement et distinctement, lequel
être est Dieu. … Quant à la Nature naturée, nous la diviserons en deux, une universelle et l’autre
particulière. L’universelle se compose de tous les modes qui dépendent immédiatement de Dieu …. La
particulière se compose de toutes les choses particulières qui sont causées par les modes universels. De
sorte que la Nature naturée, pour être bien conçue, a besoin de quelque substance. »
349
ROUSSEAU Jean-Jacques, Les Confessions, livre XII, in BERCHTOLD Jacques, « Jean-Jacques,
l’homme selon la nature », Dix-huitième siècle, 2013/1 (n° 45), p. 231-247. en ligne Disponible sur :
https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2013-1-page-231.htm.
151
PREMIÈRE PARTIE
350
LOVELOCK James, op. cit.
351
Rappelons que dans le roman, le fils de Don José Domingo de Orozco, Carlos, tombe amoureux de la
sauvage Cumandá, fille de Tongana, vieux chef de tribu, à la confluence du Palora et du Pastaza, dans
l’Amazonie équatorienne. Cette relation entre le blanc Carlos et l’indienne Cumandá deviendra le vecteur
problématique et principal détonateur de l’histoire.
152
PREMIÈRE PARTIE
indienne est l’image de la fécondité, une fécondité toujours porteuse de problèmes très
souvent au cœur de la diégèse de l’œuvre, et canalisatrice des dangers liés à la forêt.
Concernant notre corpus, la femme-mère incarne une figure oxymorique, à la fois source
de vie et élément négatif, nocif, dangereux et pervers, en symbiose avec tous les dangers
de la forêt. Dans La Vorágine et Los pasos perdidos, cette figure emblématique d’une
maternité dangereuse s’incarne sous les traits respectifs d’Alicia et de Griselda :
Du fait de l’importance que revêt l’idée de Mère-Nature dans les romans que l’on
va travailler chaque fois que des références amérindiennes apparaîtront, on pourrait être
tenté d’écrire le terme nature avec une majuscule. Cependant, dans un souci de
cohérence, on va considérer plus pertinent l’utilisation de la graphie « nature », cette
dernière étant celle qui a été choisie dans tous les livres de références utilisés comme Par-
delà nature et culture353 de l’anthropologue Philippe Descola, Face à Gaïa354 du
sociologue Bruno Latour, Comment pensent les forêts355 de Eduard Kohn et Ecocríticas,
Literatura y medio ambiente356, travail collectif dirigé par Carmen Flys Junquera.
c. L’origine de l’écoféminisme
352
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, Madrid, Catedra, op. cit., p. 79.
353
DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit.
354
LATOUR Bruno, Face à Gaïa, op. cit.
355
KOHN Eduardo, Comment pensent les forêts : Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Paris, Zones
sensibles, 2017 [2013]. Traduit de l’anglais par Grégory Delaplace.
356
FLYS JUNQUERA Carmen, MARRERO HENRIQUEZ José Manuel, BARELLA VIGAL Julia (eds.),
Ecocríticas, Literatura y medio ambiente, Madrid, Iberoamericana, 2010.
357
Comme, par exemple, le mouvement Chipko andolan né d’un groupe de villageois de la région du
Garhwal (État de l’Uttarakhand, Inde) qui se sont opposés à l’exploitation commerciale de leurs forêts. Le
mouvement est surtout connu pour leur tactique consistant à se coller aux arbres, les entourer de leurs bras
pour empêcher qu’on ne les coupe ou scie. Le nom du mouvement vient du mot hindi « andolan »
signifiant mouvement et de l’argot hindi chipko qui se traduirait en français par « pot de colle ». Cette
153
PREMIÈRE PARTIE
d’Eaubonne dans son ouvrage Le Féminisme ou la mort358, même si les principes sont
énoncés dès 1962 dans le livre de l’auteure américaine Rachel Carson, Silent Spring359
(traduit en français par Printemps Silencieux).
Françoise d’Eaubonne posera dans son livre les bases théoriques du mouvement,
en établissant un parallélisme entre la femme et la nature. À travers un discours féministe,
elle associe les caractéristiques propres à l’univers féminin aux attributions les plus
remarquables de l’environnement. Bien que les principes sur l’identification femme-
nature remontent aux origines de la culture occidentale, cette autrice fut la première à
employer le terme écoféminisme, ancré dans l’activisme politique et social. Son but ?
Décrire la capacité que possèdent les femmes pour mener une révolution féministe et
écologiste, capable de redéfinir les rapports entre hommes et femmes, de réorienter leur
avenir et d’insister dans leur interaction avec l’environnement.
L’écoféminisme cherche à dévoiler les racines des problèmes environnementaux à
travers des facteurs sociaux et questionne les notions de capitalisme et de patriarcat, avec
pour objectif de redonner des droits aux femmes et à la Planète : Selon Anne-Lise
Gandon, « il existe des similitudes et des causes communes aux comportements de
domination et d’oppression des femmes et aux comportements de non-respect de la
nature, qui contribuent au saccage environnemental360 ». L’écoféminisme a été initié par
des femmes « faisant le lien entre l’exploitation des ressources et l’exploitation qu’elles
subissaient en tant que femmes361. » La philosophe des sciences féministe Vandana
Shiva362, dans son texte Étreindre les arbres, parle de la nature comme principe féminin :
Les femmes en Inde sont une partie intime de la nature, dans l’imagination
et dans la pratique. D’un côté, la nature est symbolisée comme
démonstration des « chipko » vise autant à défendre dans l’urgence les arbres face aux tronçonneuses qu’à
expliquer au gouvernement central que leur culture et leur économie locales ne font qu’une avec les
arbres. Source : http://edugreen.teri.res.in/explore/forestry/chipko.htm.
358
D’EAUBONNE Françoise, Le Féminisme ou la mort. Femmes en mouvement, Paris, Pierre Horay, 1974.
359
CARSON Rachel, Silent Spring, op. cit. Il faut noter que son retentissement contribua à l’interdiction du
DDT aux États-Unis pendant les années 1960.
360
GANDON Anne-Line, « L’écoféminisme : une pensée féministe de la nature et de la société », in
Recherches féministes, vol. 22, n° 1, 2009, p. 5-25. en ligne Disponible sur https://www.erudit.org/fr/
revues/rf/2009-v22-n1-rf3334/037793ar/.
361
HACHE Émilie (dir.), Reclaim : Anthologie de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016,
Introduction.
362
Vandana Shiva, née le 1952 en Inde, est une physicienne, écologiste, écrivain, docteur en philosophie
des sciences et féministe indienne. Shiva est l’une des chefs de file des écologistes de terrain et des
altermondialistes, notamment pour la promotion de l’agriculture paysanne traditionnelle et biologique, en
opposition à la politique d’expansion des multinationales agro-alimentaires et au génie génétique. Elle a
reçu le prix Nobel alternatif en 1993. Source : https://www.babelio.com/auteur/Vandana-Shiva/71143.
154
PREMIÈRE PARTIE
C’est seulement à partir de la fin du XXe siècle que l’on commence à trouver
quelques articles et numéros des revues consacrés en exclusivité à la lecture écologique
363
HACHE Émilie (dir.), op. cit., p. 183.
364
HEFFES Gisela, Políticas de la destrucción / Poéticas de la preservación: Apuntes para una lectura
(eco)crítica del medio ambiente en América Latina, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2013, p. 19.
155
PREMIÈRE PARTIE
365
Créée par Jorge Paredes et Benjamin McLean, Ixquic, revue hispanique internationale d’analyse et
creation, est sans doute la plus importante d’entre ells car elle a dès le depart abordé la problématique
environnementale d’un point de vue exclusivement littéraire.
366
Ixquic vient du maya K'iche' qui signifie « sang ». Parfois appelée aussi Lune de sang, Ixquic est l’un
des personnages du Popol Vuh. Elle est la fille de Cuchumaquic, l’un des seigneurs de Xibalba, l’infra-
monde maya. Ayant entendu l’histoire de Hun-Hunahpu, un dieu qui avait été transformé en arbre à
calebasses, la jeune fille rend visite à l’Arbre en secret. Elle trouve la tête décapitée de Hun Hunahpu
transformée en calebasse, mais se fait cracher dessus par celle-ci. Elle tombe alors enceinte et est alors
exilée sur la Terre par son père. Elle parvient à échapper au sacrifice auquel elle est condamnée et donne
naissance aux dieux jumeaux Hunahpu et Ixbalanque. Source : BRASSEUR DE BOURBOURG Charles
Étienne, Popol Vuh, le livre sacré et les mythes de l’antiquité américaine, Paris, Hachette, 2017 1861.
367
FLYS JUNQUERA Carmen, op. cit., p. 194.
368
PÉREZ Janet, AYCOCK Wendell (éds.), Climate and Literature: Reflections of Environment, Lubbock,
Texas Tech University Press, 1995.
369
RODRÍGUEZ Ileana, « Naturaleza/nación: Lo salvaje/civil Escribiendo Amazonia » in Revista de
Crítica Literaria Latinoamericana, Año 23, n° 45, Centro de Estudios Literarios "Antonio Cornejo
Polar"- CELACP, 1997, p. 27-42. en ligne Disponible sur : https://www.jstor.org/stable/4530889.
156
PREMIÈRE PARTIE
Spanish-American Romance of the Jungle » de Jorge Marcone (1998)370 qui est sans
doute celui qui a eu le plus de répercussion. L’auteur y postule l’échec du roman de la
selva comme outil d’un retour à la nature :
Dans la première décennie du XXIe siècle, plusieurs études ont traité et examiné la
problématique environnementale depuis différents points de vue, disciplines et
thématiques. Trois études sont notamment à retenir : le travail de Jennifer L. French,
Nature, Neo-Colonialism, and the Spanish American Regional Writers372 (2005), un
numéro spécial de 2008 du Latin American Indian Literatures Journal373 coordonné par
Emilio del Valle Escalante et Reading and Writing the Latin American Landscape374
(2009) de Beatrice Rivera-Barnes et Jerry Hoeg. Il s’agit de travaux interdisciplinaires
ayant par but le rapport entre les littératures latino-américaines et l’écologie. Ces derniers
travaux vont ouvrir la voie à d’autres sources critiques et disciplines, notamment
l’anthropologie culturelle (le travail de Jennifer French est très influencé par
l’anthropologue vénézuélien Fernando Coronil et sa théorie de région périphérique
concernant l’Amérique latine).
En 2010, deux volumes d’essais collectifs vont faire date en plaçant au cœur de
leur travaux le rapport nature-culture : celui d’Adrian Taylor Kane, The Natural World in
Latin American Literatures: Ecocritical Essays on Twentieth Century Writings375, et celui
de Carmen Flys Junquera, José Manuel Marrero Henriquez et Julia Barella Vigal,
370
MARCONE Jorge, The Politics of Cultural Criticism and Sustainable Development in Amazonia: A
Reading from the Spanish-American Romance of the Jungle », Hispanic journal, Indiana University of
Pennsylvania Vol. 19, nº 2, 1998. en ligne Disponible sur http://rutgers.academia.edu/JorgeMarcone.
371
Ibid.
372
FRENCH Jennifer L., Nature, Neo-Colonialism, and the Spanish American Regional Writers, Hanover,
NH: Dartmouth College Press, 2005.
373
DEL VALLE ESCALANTE Emilio (coord.), « Indigenous Literatures and Social Movements in Latin
America », in Latin American Indian Journal, Spring 2008.
374
HOEG Jerry, RIVERA-BARNES Beatrice, Reading and Writing the Latin American Landscape, New York,
Palgrave Macmillan, 2009. en ligne Disponible sur https://link.springer.com/content/pdf/bfm%3A978-0-230-
10190-6%2F1.pdf.
375
KANE Adrian Taylor, The Natural World in Latin American Literatures: Ecocritical Essays on
Twentieth Century Writings, Jefferson, McFarland & Company, 2010. en ligne Disponible sur
http://works.bepress.com/adrian_kane/4/.
157
PREMIÈRE PARTIE
Ecocríticas. Literatura y medio ambiente376, qui a trouvé un large écho dans le monde
hispanique.
376
FLYS JUNQUERA Carmen, op. cit.
377
https://www.universalis.fr/encyclopedie/animisme/
378
Propos recueillis par JOURNET Nicolas, « L’animisme est-il une religion ? Entretien avec Philippe Descola », in
Sciences Humaines, février 2007. en ligne Disponible sur : https://www.scienceshumaines.com/l-animisme-est-
il-une-religion-entretien-avec-philippe-descola_fr_15096.html.
158
PREMIÈRE PARTIE
propres 379». Mais l’animisme procède autrement, « attribu[ant] à tous les êtres humains
et non humains le même genre d’intériorité, de subjectivité, d’intentionnalité 380».
Effectivement, il place la différence du côté des propriétés et manifestations physiques :
apparence, forme du corps, manières d’agir, comportements. Il s’agit d’une idée qui
appartient à l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro381. Il remarqua que, de
manière générale en Amazonie, les gens fondaient les différences entre les espèces et les
groupes humains sur la forme des corps et d’autres attributs matériels, et non sur quelque
principe intérieur.
L’animisme suppose donc une multiplicité des manières d’habiter le monde, mais
attribue à tous les êtres le même genre d’intentionnalité, que nous dirions humaine, c’est
ce qui explique « que les Achuars, par exemple, entretiennent de véritables dialogues
avec des êtres de la nature 382». Il forme un schème très global. Il n’oppose pas la
« nature » et la « culture », les groupes humains sont vus comme des « espèces »
différentes. Des attributs que nous classerions comme « culturels » (des armes, des
parures, des outils, une langue) sont mis sur le même plan que les organes de telle ou telle
sorte d’animal, « les humains ne constituent pas une espèce, mais de multiples
espèces383 ».
L’animal était fondamental dans ces diverses cosmogonies. Pensons par exemple
au serpent à plumes représentant le dieu Quetzalcoatl, constitué d’un mélange d’animaux,
très fréquent dans toutes les cultures précolombiennes. Leurs observations poussées de la
nature leur permettaient en outre d’avoir de bonnes notions d’astronomie. Pour les
Chimus, situés sur la côte nord du Pérou entre 1200 et la conquête Inca, la lune était la
divinité la plus importante car, contrairement au soleil, elle brillait de jour comme de nuit.
Hormis le soleil qui avait tout de même une grande importance, d’autres constellations
faisaient l’objet de cultes. La constellation des Pléiades, par exemple, était la patronne de
l’agriculture. La mer était aussi une divinité importante et de nombreuses offrandes lui
étaient adressées accompagnées de prières contre la noyade ou pour la pêche.
379
Ibid.
380
Ibid.
381
Né en 1951 à Rio de Janeiro, Eduardo Viveiros de Castro est universitaire et anthropologue. Depuis
1984, il enseigne l’anthropologie au Museu Nacional de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Ses
travaux récents proposent une réflexion sur la constitution des collectivités amérindiennes, tout en
maintenant une approche où se confrontent philosophie et anthropologie. En français, il s’est surtout fait
connaître par l’un de ses articles sur le perspectivisme amérindien. Source :
https://www.babelio.com/auteur/-Eduardo-Viveiros-de-Castro/296739
382
Propos recueillis par Nicolas JOURNET, entretien avec Philippe DESCOLA, op., cit.
383
Ibid.
159
PREMIÈRE PARTIE
384
Nous reviendrons largement sur ces propos tout au long des deux dernières parties de notre travail pour
étudier et décliner l’écriture de la nature dans les corpus. Notons que cette discontinuité était déjà
critiquée en 1972 par Serge Moscovici pour lequel l’homme fait partie de la nature (dans La société
contre nature, Paris, Union générale d’éditions, 1972).
160
PREMIÈRE PARTIE
nature/culture. Selon lui, si nous n’agissons pas plus vite pour chercher des solutions aux
problèmes écologiques, ce serait à cause de cette dichotomie. Mais il nous rappelle aussi
qu’il faudrait plutôt parler de « mutation » : « Nous étions habitués à un monde ; nous
passons, nous mutons dans un autre. Quant à l’adjectif « écologique », on l’emploie trop
souvent, lui aussi, pour se rassurer, pour se mettre à distance des troubles dont on nous
menace385 ».
385
LATOUR Bruno, Face à Gaïa, op. cit., p. 16.
386
DESCOLA Philippe, op. cit., p. 241.
387
Ibid., p. 203.
161
PREMIÈRE PARTIE
caractérise les sociétés pour lesquelles les discontinuités entre non-humains permettent de
penser celles entre les humains. Pour ces sociétés, les non-humains sont comme des
signes.
• Analogisme : « différence des intériorités, différence des physicalités388 ».
Concept clef : la chaîne des êtres. Régions : Inde brahmanique, Afrique de l’Ouest, Chine
ancienne, zone andine, Mexique précolombien (p. 317). L’analogisme s’exprime par une
discontinuité des intériorités et des physicalités des humains et des non-humains. Les
sociétés où l’analogisme est présent se caractérisent par des dispositifs fortement
dualistes.
• Animisme : « ressemblance des intériorités, différence des
physicalités389 ». Concept clef : la métamorphose. Régions: Amazonie, Amérique
subarctique, Asie du Sud-Est, Mélanésie. L’animisme est le propre des sociétés pour
lesquelles les attributs sociaux des non-humains permettent de catégoriser des relations.
Les non-humains sont les termes d’une relation.
• Le naturalisme est par conséquent l’unique ontologie à créer une frontière
entre soi et autrui au travers de l’idée de « nature », cette dernière ne relevant pas de la
culture. Distinction occidentale récente (fin du XVIe siècle), elle est le résultat d’une
histoire spécifique. Elle est presque ignorée dans d’autres sociétés comme celles de
l’Extrême-Orient où l’analogisme domine.
388
Ibid., p. 280.
389
Ibid., p. 183.
162
PREMIERE PARTIE
Tout au long de cette Première partie, nous avons montré comment, depuis
l’Antiquité, l’être humain a essayé de comprendre ce qui l’entoure, que cette entité soit
humaine ou non-humaine. Pour cela, il a fallu définir cet espace non-humain dans lequel
il habitait. La Grèce et la Rome Antique ont commencé à « utiliser » cet espace naturel
(non humain) non sans le dépourvoir d’une importance vitale pour son existence. Au
Moyen Âge, les altérités climatiques et la nécessité ont fait que cette période de
l’Histoire, si elle a vu naître les premières « institutions » de régulation de l’exploitation
de l’espace naturel, a aussi été le témoin de la destruction forestière. Avec la découverte
de la quatrième partie du monde (d’un point de vue européen), avide d’espace pour
assouvir sa cupidité, et l’arrivée des idées des Lumières, cette partie non humaine de la
planète commence à changer dans les deux sens : il semble que mieux on la connaît, la
décortique et la nomme, plus on l’exploite. L’industrialisation mènera au paroxysme cette
situation avec la Révolution industrielle, moment essentiel et charnière pour le début
d’une nouvelle ère, appelée Anthropocène. Les arts et les lettres, les penseurs et
philosophes commencent alors à « penser » la terre différemment. Le mythe grec de Gaïa
réapparaît au XXe siècle pour mettre en valeur l’idée de Terre-Mère et montrer l’intérêt
pour d’autres façons de voir la nature, notamment d’une manière « non occidentale ». La
réponse de la critique littéraire à ce changement sera l’écocritique, qui va traduire d’un
point de vue littéraire les inquiétudes anthropologiques explorées par exemple par
Philippe Descola ou Bruno Latour.
163
PREMIERE PARTIE
Mais l’idée de nature a aussi évolué ainsi que sa manière de la concevoir. Nous
pouvons déduire que, précisément à cause de cette idée de discontinuité entre nature et
homme (nature et culture), seule une société industrielle et prédatrice pouvait s’interroger
sur la place de l’homme dans la nature. Pour cela, c’est en Occident qu’émerge une
pensée philosophique, scientifique, politique et littéraire qui de Rousseau à la deep
ecology de la seconde partie du XXe siècle, va remettre en cause l’idée
d’anthropocentrisme.
Depuis la Gaïa d’Aristote jusqu’à celle de Latour, en passant par Lynn, Humboldt,
Emerson et Thoreau, le chemin de l’imaginaire naturel doit irrémédiablement nous
amener à un questionnement de l’hégémonie de l’homme dans cette nature. Et même si
c’est de l’Occident que surgit cette remise en question, ce sera sur des territoires très
éloignés du Vieux Continent où nous allons trouver des exemples.
164
PREMIERE PARTIE
Figure 1
Lever de Terre (Earthrise en anglais) est la photographie de la NASA AS8-14-2383HR
prise par William Anders durant la mission d'Apollo 8 vers la Lune, le 24 décembre 1968 .
165
PREMIERE PARTIE
Figure 2 Thomas Burnet, The Sacred Theory of the Earth, vol. II, 1689.
Figure 3 Henry De la Beche, Researches in Theoretical Geology, 1834.
Figure 14: Isaac van Amburgh and his Animals (1839) de l’anglais Sir Edwin Landseer.
166
PREMIERE PARTIE
Figure 15: Détail avec le nom « AMERICA » et Universalis Cosmographia, 1507, de Martin Walseemüller
167
PREMIERE PARTIE
Figures 11 et 12 Cartes parus dans les premières éditions de La Vorágine et La casa verde.
168
DEUXIÈME PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
169
DEUXIÈME PARTIE
I. La grille écocritique/narratologie
Nous avons déjà noté dans la première partie la mise en place d’une grille de
travail nous permettant d’étudier le processus d’écriture, fondée sur des postulats
écocritiques. Nous avons évoqué également, toujours à partir de la définition générale
donnée par Cheryll Glotfelty, que l’écocritique a tendance à évoluer selon deux axes
distincts, mais souvent liés entre eux : l’un poétologique (une poétique écologique) et
l’autre politique, issu du nature writing essay, axe qui alimente le soupçon envers
l’esthétique littéraire et mène à des réévaluations des canons littéraires. Cette poétique du
soupçon peut faire perdre de vue les qualités littéraires des textes.
Ces deux axes nous mènent directement à la question de l’écriture
« environnementale » et du choix de situer les trois romans de notre corpus dans ce
courant d’écriture.
Nous entendons par « texte environnemental », toute œuvre « accordant une place
centrale à la nature ou plus généralement à ce qui ne relève pas strictement de
l’humain390 ». Selon Lawrence Buell391, les quatre éléments clés qui constitueraient le
« texte environnemental » et qui seraient rassemblés dans un classique comme Walden de
Henry David Thoreau par exemple, sont, pour l’essentiel, les suivants :
• L’environnement non humain, évoqué comme acteur à part entière et non
seulement comme cadre de l’expérience humaine.
• Les préoccupations environnementales qui se rangent légitimement à côté des
préoccupations humaines.
• La responsabilité environnementale qui fait partie de l’orientation éthique du
texte.
• Le texte qui suggère l’idée de nature comme processus et non pas comme seul
cadre fixe de l’activité humaine.
390
SCHOENTJES Pierre, « Texte de la nature et nature du texte. Jean-Loup Trassard et les enjeux de
l’écopoétique en France », in Poétique, vol. 164, n° 4, Paris, Le Seuil, 2010, p. 477-494.
391
BUELL Lawrence, The Environmental Imagination, op. cit., p. 6-8.
170
DEUXIÈME PARTIE
Ces critères, qui recoupent largement ceux définis par Terry Gifford392, sont
essentiellement thématiques, ce que l’on peut expliquer par les goûts personnels du
critique, dans ce cas Lawrence Buell, et par son engagement en faveur de la protection de
l’environnement. De toute évidence, ils laissent de côté la formulation de moyens formels
que l’écrivain peut utiliser pour écrire la nature, réduisant le texte littéraire à ses
dimensions culturelles, historiques ou politiques, entre autres. Sa spécificité esthétique est
reléguée au second plan, en faveur de son contenu « écologique ». Nous allons, dans cette
deuxième partie, lire le texte à travers le prisme de cette spécificité esthétique, nous
centrant sur l’angle plus littéraire du projet écocritique. L’originalité de notre démarche
réside dans le fait que nous allons traiter de textes ne faisant pas partie d’un corpus
« naturellement » écocritique. Concernant les éléments clés proposés par Buell, nous
constatons après une première lecture que dans les romans de notre corpus :
• L’environnement non humain occupe une place importante mais n’est en
aucun cas traité comme un acteur unique à part entière. L’expérience humaine
demeure au cœur de l’exercice et de l’expérience littéraires.
• Les enjeux environnementaux ne sont pas au premier plan des préoccupations
humaines, même si leurs effets se trouvent parfois au centre de la diégèse.
• En conséquence, la responsabilité envers l’environnement ne fait pas partie de
l’orientation éthique du texte, même si comme pour le point précèdent, elle est
évoquée dans certains cas.
• Nous trouverons cependant dans les textes des éléments qui suggèrent l’idée
de nature comme processus, mais dans tous les cas, de manière très lacunaire.
Il s’agit bien sûr de textes où la nature se situe au centre de l’action, où les espaces
naturels sont décrits et vont influer sur les choix des personnages. Cependant, nous
sommes face à trois romans où la nature revêt un réel degré de dangerosité dont nous ne
trouvons pas de trace dans les textes qui font traditionnellement partie du canon
écocritique. Les romans de notre corpus ne sont pas conçus par leurs auteurs dans
l’intention principale de dénoncer une quelconque attitude anti-écologique, et pourtant,
dans la troisième partie, nous nous pencherons sur les possibles traits écologiques visibles
dans les récits.
392
Voir GIFFORD Terry, Pastoral, London, Routledge, 1999, p. 152.
171
DEUXIÈME PARTIE
Ainsi, à partir des spécificités esthétiques, nous allons passer au crible les critères
évoqués ci-dessus dans les romans où la description de la nature, principalement celle de
la forêt tropicale, n’entre pas naturellement dans l’orbite écocritique. Rappelons à ce
propos encore une fois combien il serait incohérent et stérile de porter ici un jugement sur
les sensibilités, voire convictions écologiques, des écrivains de ces trois romans. Dans ce
travail, il s’agit de voir s’il existe ou pas une certaine poétique environnementale dans
l’écriture, et non si l’écriture est environnementaliste. Nous traiterons autant « la nature
de l’écriture que l’écriture de la nature393 ».
Depuis le XIXe siècle, nombre de textes littéraires sont sensibles aux mouvements
inéluctables de l’industrialisation et de l’urbanisation, en mettant de plus en plus souvent
en avant la nécessité d’opposer à la vision purement utilitariste et technique, une relation
plus globale de l’environnement. Comment réagir, d’un point de vue écocritique, face à
des textes fondés précisément dans cette logique anthropogénique ?
En Amérique latine, à partir des mouvements d’indépendance du premier tiers du
XIXe siècle, la naissance des littératures nationales survient au moment où les écrivains,
dont nombre d’entre eux sont issus des élites politiques (Mera, Gallegos…), vont
393
BLANC Nathalie, CHARTIER Denis et PUGHE Thomas, op. cit.
172
DEUXIÈME PARTIE
394
Le livre paraît en 1942, publié par la commission chargée des commémorations du IVe centenaire du
début de la domination espagnole sur l’Amazonie.
173
DEUXIÈME PARTIE
Ces livres et ces auteurs vont marquer, à différents niveaux et dans des registres
divers, un tournant dans la représentation de la nature hispano-américaine fondée sur le
retour aux traditions indigènes et leur rapport à l’environnement. Même si nous ne
pouvons pas parler d’un discours écologique, nous pouvons en tout cas évoquer une
esthétique et un message profondément respectueux de l’écosystème grâce à l’influence
des peuples autochtones. Dans tous les cas, à leur époque, et toujours à des niveaux
différents, il s’agit sans aucun doute d’un contre-discours écologique, idée défendue
notamment par Neil Evernden qui, lorsqu’il évoque la littérature comme modèle de
comportement écologique, dit dans la conclusion de son étude The social creation of
nature :
Si dans le passé […] il a fallu s’appuyer sur la vision inspirée des artistes
pour constituer les choses qui occupent le domaine ordonné de la nature, il
va sûrement falloir s’appuyer sur un niveau semblable d’inspiration pour
les reconstituer. La prétendue crise environnementale ne demande pas
l’invention de solutions, mais la recréation des choses elles-mêmes. […] Le
langage des experts technologiques ne peut pas reconnaître la radicale
nouveauté du sauvage : au contraire, elle a précisément été façonnée pour
nier celle-ci395.
Affirmation qui, si elle peut se discuter d’un point de vue politique, apparaît
néanmoins légitime du point de vue de la critique littéraire. Recréer la nature, c’est aussi
la représenter par le récit et le mythe, c’est rédiger un « script vert », le green script396
évoqué par Lawrence Buell, une recréation qui ne serait pas fondée sur le désir
d’exploiter les ressources de l’environnement biophysique. Il s’agirait de proposer une
voie alternative permettant de construire un « imaginaire environnemental », une poétique
écologique pour dire l’altérité de la nature, de ce qui est sauvage, sans le civiliser ou le
cultiver. Comme le propose Jonathan Bate, « une espèce de travail écologique de la
langue qui viendrait compléter les approches scientifiques ou politiques397 ». Si Sigmund
Freud, dans ses écrits sur le rêve, traduisait par des mots le travail nocturne du
subconscient, il s’agit ici de traduire les processus naturels, de les reproduire ou de les
représenter, et leur prêter une langue humaine au plus proche de leur réalité. En d’autres
termes, il s’agit ici de créer une nouvelle esthétique naturelle ou organique, une
395
EVERNDEN Neil, The Social Creation of Nature, Baltimore, John Hopkins University Press, 1992,
p. 123. Traduit de l’anglais par Nathalie Blanc, Thomas Pughe et Denis Chartier.
396
BUELL Lawrence, Writing for an Endangered World: Literature, Culture, and Environment in the U.S.
and Beyond, Cambridge, Harvard Univ. Press, 2001, p. 35.
397
Voir « The Ecological work », in BATE Jonathan, The Song of the Earth, Cambridge, Harvard
University Press, 2000, p. 200.
174
DEUXIÈME PARTIE
398
Selon René Passeron (1920-2017), docteur en lettres et historien de l’art, la poïétique est une science de
l’homme qui se propose d’examiner la relation entre l’homme et l’œuvre pendant l’élaboration de celle-
ci : « Appelons poïétique l’ensemble des études qui portent sur l’instauration de l’œuvre, et notamment de
l’œuvre d’art. » Source : PASSERON René (dir.), Recherches poïétiques, t. I., Paris, Klincksieck, 1975,
p. 14.
399
Un oikos, du grec ancien οἶκος, « maison », « patrimoine », est l’ensemble de biens et d’hommes
rattachés à un même lieu d’habitation et de production, une « maisonnée ». Cette forme a pour dérivé
« éco » qui sert de préfixe à l’origine de nombreux termes (économie, écologie, écosystème etc.).
400
BATE Jonathan, The Song of the Earth, op.cit., p. 76.
401
PHILLIPS Dana, The truth of ecology. Nature, culture, and literature in America, Oxford Univ. Press,
Oxford & New York, 2003, p. 144.
402
SKINNER Jonathan, Ecopoetics, n° 3, 2003, p. 7. Traduit de l’anglais par Nathalie Blanc, Thomas Pughe et
Denis Chartier. [en ligne] Disponible sur https://ecopoetics.files.wordpress.com/2008/06/eco3.pdf.
175
DEUXIÈME PARTIE
176
DEUXIÈME PARTIE
L’anthropologie nous a appris que pour qu’une chose existe, il faut pouvoir la
nommer. Le ceiba, par exemple, n’a pris vie aux yeux des Espagnols parvenus sur le
continent américain qu’au moment où un Occidental décida de le nommer, très
probablement avec un autre terme que celui utilisé aujourd’hui. S’il existait bien entendu
déjà au moment de leur arrivée, et depuis toujours pour les habitants de la région, il
n’existait pas d’un point de vue intellectuel pour eux, les colonisateurs. Mais à cette
première démarche intellectuelle, il faut ajouter celle qui consiste à classer. En effet, il est
difficile de séparer la démarche qui nomme ou cite de celle qui classe, parce que lire le
monde qui nous entoure est aussi ordonner le chaos apparent. Un chaos auquel se sont
confrontés ces premiers Occidentaux, un apparent désordre qui s’oppose à la sérénité qui
unit les peuples autochtones à leur environnement. Un chaos qui trouve son écho dans la
distorsion subie par les personnages principaux de Los pasos perdidos, Arturo Cova dans
La Vorágine, ou Lituma dans La casa verde (de même que Fushía, mais d’une manière
moins explicite) face à la forêt tropicale américaine. Ils sont confrontés eux aussi à ce
désordre du monde, notamment lors de leurs incursions respectives dans la forêt, milieu
qu’ils méconnaissent largement. Les deux personnages vont agir en accord avec leur
époque. La manière employée par chaque auteur pour les confronter à ce désordre diffère
cependant. Dans le cas d’Arturo Cova, le personnage fait face au milieu et se pose en
observateur, se limitant à énumérer, à citer et à compiler. Dans le roman de Carpentier, le
personnage principal va, au contraire, adopter une posture plus scientifique, traduisant ici
une intention d’ordonner et de catégoriser, faisant écho à la condition utopique de son
projet. Il découvre qu’on peut « conjuguer le verbe fonder une ville », mais aussi nommer
toute cette végétation nouvelle à ses yeux. Dans La casa verde, c’est le Sergent Lituma
qui va incarner cette découverte d’une forêt dont le désordre, présenté comme inéluctable,
rend nécessairement le lieu transitoire : Lituma, personnage récurrent dans l’œuvre du
romancier péruvien, apparaît dans cinq autres de ses récits, avec une fonction similaire :
La tía Julia y el escribidor (1977), ¿Quién mató a Palomino Molero? (1986), la pièce de
théâtre La Chunga (1986), Lituma en los Andes (1993) et son récent El héroe discreto
(2013). Rappelons qu’à la façon d’un hétéronyme pessoanien, nous pouvons parcourir la
vie et les allers et retours du Sergent Lituma, personnage possédant une vie propre
imaginaire, grâce à ses apparitions dans l’œuvre de Vargas Llosa.
Sans perspective d’ordonnancement possible, il n’y a d’autre issue que la fuite,
conclusion à laquelle aboutissent les trois œuvres. Malgré cette fuite, la mise en ordre est
un trait de la conscience humaine bien partagé qui procède par la reconnaissance,
177
DEUXIÈME PARTIE
l’identification des objets (êtres et choses), leur dénomination et leur réunion dans des
ensembles. Les découpages et les regroupements sont d’abord d’ordre utile.
La classification de la nature a suscité l’intérêt des philosophes depuis l’Antiquité.
Toutes les cultures ont catégorisé les objets du monde, établissant la première des grandes
divisions en distinguant les êtres inanimés (les minéraux), des êtres animés (zên) c’est-à-
dire doués de vie. Parmi les êtres animés, elles différenciaient le « simplement vivant », à
savoir les végétaux (zôn), de l’animé (zôon). Avec le concept zôia, elles recouvraient
l’ensemble des êtres animés non végétaux, c’est-à-dire les espèces animales (dont
l’Homme), et les dieux. Ces trois classes naturelles - l’animal, l’homme et le dieu - étaient
désignées sous le terme de faunes403. Aristote répartissait quant à lui les êtres vivants
entre minéral, végétal, animal et homme :
Disons donc […] que ce qui distingue l’animé de l’inanimé, c’est la vie. Or
il y a plusieurs manières d’entendre la vie, et il suffit qu’une seule d’entre
elles se trouve réalisée dans un sujet pour qu’on le dise vivant : que ce soit
l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le
mouvement qu’implique la nutrition, enfin le dépérissement et la
croissance404.
403
Cette présentation des différentes catégories est proposée dans : AUBERT Damien, Classer le vivant.
Les perspectives de la systématique évolutionniste moderne, Paris, Ellipses, 2017.
404
ARISTOTE, De l’âme, Paris, Flammarion, 2018 [1362], Livre II, Partie 1, chapitre II.2. Traduction du
Grec ancien par Richard Bodéüs.
405
LAFONT Olivier, « L’histoire des plantes de Théophraste : compte rendu sur Théophraste, Recherches
sur les plantes, livres VII et VIII. Traduit par Suzanne Amigues », in Revue d’histoire de la pharmacie,
vol. 92, no 341, 2004, p. 132.
406
L’histoire des plantes est un atlas de botanique composé de neuf livres, écrit au cours des IVe et
IIIe siècles av. J.-C., et paru sur plusieurs années à partir de -314.
178
DEUXIÈME PARTIE
des végétaux. Une part importante de l’ouvrage est consacrée à un inventaire raisonné des
plantes et comprend des informations sur l’influence du milieu sur leur développement et
sur leur mode de reproduction407.
L’émergence de la pensée scientifique en Occident entraîne l’émancipation de la
botanique, de la zoologie, de la médecine et de la pharmacie. Les scientifiques
commencent à s’intéresser aux plantes et aux animaux pour eux-mêmes et non plus
uniquement par rapport à leur stricte utilité pour l’espèce humaine. À partir du XVIe
siècle, avec la découverte d’autres terres, la quantité d’objets terrestres s’accroît vite et la
nécessité de nommer et d’ordonner est fondamentale pour que les premiers naturalistes
puissent s’y retrouver.
La découverte par les Occidentaux de la quatrième partie de la terre supposa
l’obtention d’éléments de comparaison essentiels pour construire des théories botaniques
et évolutives. Un siècle plus tard, avec la découverte par les Anglais de l’Océanie et l’idée
d’avoir couvert l’ensemble des territoires terrestres (d’une manière très partielle et
générale, bien évidemment), la poursuite de la catégorisation s’accéléra. Cette
classification du vivant connaîtra son apogée au XVIIe siècle.
C’est parce qu’ils sont à l’origine de cette classification essentielle pour les
observateurs de cette Amérique expliquée à partir de paramètres occidentaux que le
fleuve et le monde minéral, la faune avec sa diversité autochtone ainsi que la végétation
sont les trois éléments retenus pour nos analyses.
407
LAFONT Olivier, Ibid.
408
Voir JOLY Eric, « Nommer, classer le vivant » in La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2012/01, no 87,
p. 97-102. [en ligne] Disponible sur https://doi.org/10.3917/lett.087.0097.
179
DEUXIÈME PARTIE
409
Source : Dictionnaire historique de la médecine, ancienne et moderne, Paris, Béchet jeune, vol. 1, 1828,
p. 312.
410
CAIN Michael L., DAMMAN Hans, LUE Robert A. et KAESEUK Yoon Carol, Découvrir la Biologie,
Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2006, p. 26-27.
411
Notons à cette période l’existence de « cabinets de curiosité » qui sont des lieux de rassemblement des pièces
naturalistes, récoltées lors de voyages en particulier, et organisés de manière systématique. Il s’agit très souvent
d’un catalogue hétéroclite de gloses plus ou moins longues sur les items présentés en collection.
412
Théorie selon laquelle les espèces sont apparues telles quelles pendant les périodes géologiques. En d’autres
termes, la spéciation (processus évolutif par lequel de nouvelles espèces vivantes apparaissent) n’existe pas. Le
fixisme est le plus souvent créationniste : le créationnisme est une théorie qui stipule que le monde, et en
particulier les espèces animales, a été créé par Dieu. Source : CNRTL.
413
CHEVASSUS-AU-LOUIS Bernard, « Un nouveau regard sur la diversité du vivant », in Responsabilité &
Environnement, no 44, Oct. 2006, p. 7. [en ligne] Disponible sur http://www.annales.org/re/2006/re44/Chevassus.pdf.
414
Le choix de ce terme, issu du latin « regnum » illustre l’influence du christianisme sur la pensée de
Linné puisqu’il fait référence au « Règne de Dieu » qui désigne, selon le CNRTL, l’exercice du pouvoir,
l’action, l’autorité de Dieu sur les hommes et sur la création ; l’état de perfection résultant de la
reconnaissance individuelle ou collective de cette action divine, maintenant et à la fin des temps.
180
DEUXIÈME PARTIE
résumer en une maxime : diviser pour connaître et connaître pour diviser. Selon Patrick
Juignet, docteur en philosophie et sciences humaines, « pour le positivisme, tout ce qui
est dans la nature peut être connu rationnellement. Le rationalisme, la volonté de
connaître, de prévoir et d’agir sur un monde exempt de phénomènes surnaturels, sont des
caractéristiques de la conception positiviste du monde.415 ». Par conséquent, cette
conception va échapper à la métaphysique religieuse et à la métaphysique tout court : la
nature ne va plus manifester le divin, ni le démoniaque, et la recherche des fondements
premiers est résolument mise de côté. De même, le déterminisme constitue le premier
grand principe des sciences positives : « les phénomènes naturels actuellement existants
déterminent ceux qui existeront ultérieurement416 ».
415
JUIGNET Patrick, « Le positivisme scientifique », in Philosophie, science et société, 2015. [en ligne].
Disponible sur https://philosciences.com/philosophie-et-science/methode-scientifique-paradigme-
scientifique/115-positivisme-scientifique.
416
Ibid.
417
Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, est surtout connu pour son Histoire naturelle en 36 volumes,
publiée de 1749 à 1804, où il prône une science expérimentale contre les théories préconçues. Il y définit
pour le grand public ce qu’est « l’esprit scientifique ». Observer les bêtes vivantes exige des talents
d’écrivain, qualités dont il fera preuve dans ses « monographies » d’animaux. Source :
https://gallica.bnf.fr/essentiels/buffon.
418
Père de l’anatomie comparée et de la paléontologie, le naturaliste Georges Cuvier fut Professeur au
Muséum national d’histoire naturelle de Paris et au Collège de France. Il fut également membre de
l’Académie française, de l’Académie des sciences de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Source : https://data.bnf.fr/fr/12215786/georges_cuvier/.
419
Notons que ses parents le destinaient à être ministre du culte luthérien.
420
Source : https://acces.ens-lyon.fr/acces/thematiques/biodiversite/dossiers-thematiques/les-trois-domaines-du-
vivant.
181
DEUXIÈME PARTIE
Le grand point commun entre les théories de ces deux grands naturalistes
est l’affirmation du fait évolutif, qui va à l’encontre du créationnisme,
universellement admis jusque-là. Mais leurs conceptions du monde vivant
divergent radicalement sur des questions aussi essentielles que l’origine de
la vie et les mécanismes même de l’évolution424.
421
Progressiste, ami des philosophes des Lumières, Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck participa
en 1793 à la création du Muséum national d’Histoire Naturelle de Paris. C’est lui qui inventa le mot
biologie pour désigner la science des êtres vivants et est considéré comme le fondateur de cette discipline.
En 1801 paraît la première édition de son Système des animaux sans vertèbres. Ce sont les difficultés
rencontrées dans l’élaboration de cette classification qui l’amenèrent à l’idée de la variabilité des espèces.
Cette théorie repose sur l’hérédité des caractères acquis et s’oppose à celle des bouleversements
universels de Cuvier. Source : http://classes.bnf.fr/dossitsm/b-lamarc.htm.
422
MILLS Cynthia L., La théorie de l’évolution, Paris, Dunod, 2005, p. 15.
423
Naturaliste, géologue et paléontologue anglais, ses travaux sur l’évolution des espèces vivantes ont
révolutionné la biologie, notamment son ouvrage L’Origine des espèces paru en 1859. L’ensemble de la
pensée transformiste moderne s’est ralliée à cette théorie de la descendance modifiée par le moyen de la
sélection naturelle couramment désignée sous les termes de « théorie de l'évolution ». Source :
https://www.futura-sciences.com/sante/personnalites/biologie-charles-darwin-221/.
424
BREGLIANO Jean-Claude, « Lamarck et Darwin : deux visions divergentes du monde vivant,
Encyclopédie de l’environnement », in Encyclopédie de l’Environnement, Grenoble, UGA, 2018. [en
ligne] Disponible sur https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/lamarck-darwin-deux-
visions-divergentes-monde-vivant/.
182
DEUXIÈME PARTIE
entre les XVIIIe et XIXe siècles, que le naturaliste et explorateur allemand Alexander von
Humboldt (1769-1859)425 arrive au Venezuela. Humboldt va s’intéresser très rapidement
aux travaux du père Celestino Mutis ainsi qu’à ceux de José de Caldas. Cependant, le but
original de son voyage ne se bornait pas simplement à visiter le continent américain :
Alexander von Humboldt arrive sur le continent sud-américain bardé de tout son
bagage scientifique occidental. Bien qu’il ait entamé son voyage par les Amériques dans
un état d’esprit bienveillant et sans aucune intention politique, son voyage se convertira
néanmoins en une deuxième découverte de l’Amérique427. Le scientifique impose avec
ses connaissances une lecture occidentale du territoire hispano-américain. Nous ne savons
pas de source sûre si Rivera a eu accès aux chroniques de voyage de Humboldt, mais la
425
Le baron Alexander von Humboldt, plus connu sous le nom d’Alexander von Humboldt ou Alexandre de
Humboldt (1769-1859), est un naturaliste, géographe, explorateur et dessinateur allemand. Grand
voyageur, il se lance dans de longues expéditions naturalistes. Ainsi, il parcourt entre 1799 et 1804, en
compagnie du botaniste Aimé Bonpland, les Amériques et les Antilles. Il explore également une grande
partie de l’Europe et de l’Asie. Il n’aura de cesse de comparer, de connecter les lieux avec les
phénomènes qu’il étudie. Il écrit dans Cosmos : essai d’une description physique du monde (1855-1859) :
« Dans chaque époque, il y a des esprits faibles disposés à croire complaisamment que l’humanité est
arrivée à l’apogée de son développement intellectuel. Ils oublient que, par l’effet de la liaison intime qui
unit tous les phénomènes de la nature, le champ s’élargit et mesura que l’on avance, et que la limite qui le
borde l’horizon recule incessamment devant l’observateur ». Source :
https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/alexandre-de-humboldt.
426
DÍAZ PIEDRAHITA Santiago, « El viaje de Humboldt en Colombia y sus relaciones con Mutis y
Caldas », Bogotá, Sociedad geográfica de Colombia y Academia de Ciencias Geográficas, 2000. [en
ligne] Disponible sur https://www.sogeocol.edu.co/documentos/humboldt_03.pdf.
427
HELMREICH Christian, « L’anthropologie dans l’œuvre américaine d’Alexandre de Humboldt », in
Revue germanique internationale, no 21, 2004, p. 121-132.
183
DEUXIÈME PARTIE
lecture attentive des pages consacrées à sa traversée des llanos peut le laisser penser,
certains passages semblant s’y référer directement428.
428
En mars 2019, je me suis rendu à l’Université Humboldt de Berlin et à l’Université de Potsdam. Mon
intention était de découvrir les originaux des Naturgemälde ainsi que de visiter la Biblioteca del Centro
Iberoamericano de Berlin, afin de me pencher sur l’importance et l’influence du voyage de Humboldt sur
les auteurs de mon corpus. J’ai eu l’occasion d’échanger sur cette influence avec le Pr Tobias Kraft,
expert de l’œuvre de Humboldt et auteur de Figuren des Wissens bei Alexander Von Humboldt : Essai,
Tableau und Atlas im amerikanischen Reisewerk, Berlin & Boston, De Gruyter, 2014. Effectivement, à
partir des années 1848-1850, époque de la publication de Cosmos à Londres, l’œuvre de Humboldt avait
été traduite en castillan, et était dès lors accessible en Colombie pour quelqu’un comme José Eustasio
Rivera. La confirmation de cette possibilité mériterait une étude approfondie, mais qui s’éloigne pour
l’heure du propos de notre travail.
429
Carl Richard Woese est considéré comme l’un des plus importants scientifiques du XXe siècle, auteur de
théories fondamentales dans le domaine de la biologie et de la microbiologie. On lui doit notamment la
mise à jour, à côté des eucaryotes (animaux, plantes, champignons…) et des procaryotes (bactéries),
d’une troisième grande lignée d’organismes vivants : les archées (ou archéobactéries), micro-organismes
vivant aussi bien en milieu aquatique que terrestre et pour certains capables de prospérer dans des
conditions extrêmes. On lui doit aussi la proposition d’un nouveau modèle pour la théorie de l’évolution
de Darwin. Sources : http://blogs.univ-poitiers.fr/busciences/2013/01/29/carl-woese-1928-2012-in-
memoriam/ et https://www.universalis.fr/encyclopedie/carl-woese/.
184
DEUXIÈME PARTIE
1. L’arbre
Dans les trois romans de notre corpus, la présence de l’arbre est centrale à tous les
niveaux, formel et symbolique : il est l’élément primaire constitutif de la forêt, qui se
trouve au cœur des trois narrations, ces deux éléments marquant les frontières des univers
décrits. Ainsi, comme l’exprimait Robert Harrison : « La ténébreuse lisière des bois
marquait les limites de ses cultures, les frontières de ses cités, les bornes de son domaine
institutionnel ; et au-delà, l’extravagance de son imagination430 ».
a. Voyages initiatiques
Le voyage initiatique dans les espaces forestiers est également à l’origine des trois
écrits : José Eustasio Rivera est envoyé au sud-est de la Colombie en 1922 dans le cadre
d’une Comisión Limítrofe Colombo-Venezolana. Un an plus tard, depuis Manaos au
Brésil, il envoie son rapport dénonçant les injustices et les excès commis à la frontière
entre les deux pays. Alejo Carpentier, quant à lui, au cours de son exil auto-imposé au
Venezuela, va survoler en 1947 le sud amazonien de ce pays, jusqu’à Ciudad Bolivar.
Des années plus tard, en 1977, Carpentier dira que c’est pendant ce voyage que surgit en
430
HARRISON Robert, op. cit., p. 9.
185
DEUXIÈME PARTIE
lui la première idée de son roman Los pasos perdidos car il y fit le constat que
l’Amérique est « el único continente donde distintas edades coexisten431».
En ce qui concerne Mario Vargas Llosa, comme celui-ci l’explique de manière
détaillée dans Historia secreta de una novela (1971) et dans sa biographie El pez en el
agua432, après un premier voyage en 1945 au cours duquel il s’installe à Piura avec sa
famille, il visitera l’Orient péruvien en 1958, voyages au cours desquels il puisera
l’essence de plusieurs romans tels El hablador (1959), La casa verde (1966) ou
Pantaleón y las visitadoras (1973). Selon Catherine Heymann, ces deux voyages ont une
« valeur génétique433 ». En effet, en 1958, alors qu’il terminait ses études de littérature à
Lima et qu’il était sur le point de partir en Europe, Vargas Llosa accepta la proposition de
participer à une expédition à caractère ethnologique. Il restera dans la région du Haut
Marañón dans la Selva alta durant quelques semaines. Ce voyage constitue un choc pour
l’auteur. Dans Historia secreta de una novela, Vargas Llosa livrera, toujours selon
Catherine Heymann, une représentation « livresque et cinématographique d’un espace où
Tarzan régnait en maître 434», où la violence et l’injustice étaient la norme, décrivant un
Pérou « algo retrasado y feroz », perdu quelque part entre le Moyen Âge et l’Âge de
pierre selon ses propres mots435.
Ainsi, dans les trois romans de notre corpus, les personnages vont quitter un
espace urbain : constitué par Bogotá et Villavicencio pour La Vorágine ; une grande ville
occidentale (New York), suivie de la capitale de la région (Caracas) pour Los pasos
perdidos ; et Iquitos et Piura dans différents passages de La casa verde. Dans les trois cas,
de l’ouest vers l’est, et du nord vers le sud, les personnages vont toujours aller vers le
vert, vers la forêt et les appréhensions propres à un territoire méconnu.
Dans son Traité de l’arbre, le philosophe Robert Dumas interroge avec pertinence
l’intérêt tardif pour l’étude scientifique de l’arbre : « Qu’il ait fallu attendre la fin du XXe
431
CARPENTIER Alejo, Confesiones sencillas de un escritor barroco, La Habana, Casa de las Américas,
1977, p. 33.
432
VARGAS LLOSA Mario, El pez en el agua, Barcelona, Seix Barral, 1993, p. 417.
433
HEYMANN Catherine, « Variations amazoniennes dans l’œuvre romanesque de Mario Vargas Llosa »,
in Les Cahiers de Framespa, no 13, 2013.
434
Ibid.
435
VARGAS LLOSA Mario, Historia secreta de una novela, Barcelona, Seix Barral, 1971, p. 25.
186
DEUXIÈME PARTIE
Sans doute, si la science de l’animal avait pris beaucoup d’avance sur la science
de la végétation, c’est dû essentiellement au fait que « l’homme a cherché dans l’animal
un substitut pour l’étude de sa propre nature 439». Si la connaissance rationnelle des
arbres, comme nous allons le montrer dans quelques lignes, n’apparaît qu’au XVIIIe
siècle, à l’époque de la famine de bois « faut-il en déduire, à la façon de Lévi-Strauss
pour l’ethnologie, que les arbres, tels les peuples sauvages, ne deviennent objets d’étude
qu’au moment de leur destruction ? La théorie comme monument qui conserve ce qui ne
se verra plus440».
Arbre du paradis, arbre de vie, arbre du monde, arbre sacré, arbre généalogique,
arbre de la connaissance sont autant d’exemples montrant à quel point l’arbre a toujours
fait partie intégrante de la vie de l’Homme et continue à peupler son imaginaire.
L’arbre nourrit l’Homme, lui fournit le bois et l’ombre, protège le sol contre
l’érosion, adoucit le climat. Mais l’arbre représente aussi par analogie l’Homme et il
permet de dévoiler le lien de l’Homme au sacré tout autant que ceux qu’il noue avec
436
DUMAS Robert, Traité de l’arbre, essai d’une philosophie occidentale, Paris, Actes Sud, 2002, p. 11.
437
Partie de la botanique qui traite des arbres. Source : CNRTL.
438
DUMAS Robert, op. cit., p. 11.
439
CANGUILHEM Georges, « Modèles et analogies dans la découverte en biologie », in Études d’histoire
et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1970.
440
DUMAS Robert, op. cit., p. 12. Si notre travail porte sur l’écriture (dans ce cas, de l’arbre, ensuite ce
sera le cas du fleuve et de la faune), tout au long de ce chapitre nous nous centrerons sur le symbolisme de
l’arbre. Pour cela nous nous référerons régulièrement aux travaux de Robert Dumas Traité de l’arbre
(2002) et de Pascal Tassy L’arbre à remonter le temps (1998). Les deux ont travaillé sur l’évolution du
symbole de l’arbre, avec des points de vue différents mais complémentaires : si Robert Dumas l’aborde
d’une manière plus holistique, mêlant expériences personnelles et approche symbolique, Pascal Tassy se
centre plutôt sur les aspects liés à la classification et aux temps généalogiques.
187
DEUXIÈME PARTIE
Une telle polysémie peut nous permettre de nous demander si l’arbre ne serait pas
le symbole par excellence, le modèle de tout symbole ? Dans tous les cas, une incursion
rapide dans la linguistique nous mène au fondement même du processus symbolique : le
rapport de signification que contient tout signe. Saussure nous rappelle que le terme
« Arbre » n’est pas n’importe quel mot : le précurseur du structuralisme avait choisi le
mot latin arbor comme exemple de sa définition du signe :
441
La théorie des quatre éléments est la théorie qui place le feu et l’eau, l’air et la terre au centre d’un
système de correspondances symboliques, dans lequel ils sont associé à des signes astrologiques,
considérés par les savants anciens comme les constituants premiers fondamentaux de tous les corps.
Source : CNRTL.
442
Chthoniens : (en parlant d’êtres mythiques, de divinités] qui appartient à l’intérieur de la terre, aux
enfers. Ouraniens : relatif à Ouranos, qui personnifie le ciel en tant qu’élément fécond, dans la mythologie
grecque ; qui appartient au ciel en tant que lieu privilégié de la manifestation du sacré. Source : CNRTL.
443
DUMAS Robert, op. cit., p. 18.
188
DEUXIÈME PARTIE
Pour analyser la force symbolique de l’arbre, il faut retenir les mots de Gaston
Bachelard444 : « si l’arbre est le symbole par excellence, c’est parce qu’il relève des
images fondamentales, celles où s’engage l’imagination de la vie445. » Effectivement,
l’empathie avec laquelle l’homme ressent dans sa chair l’intensité de la croissance d’un
arbre entraîne toutes les rêveries et fantaisies. Pour comprendre ces images
fondamentales, il faut s’approcher des matières élémentaires qui entrent en contact avec
notre sensibilité et des mouvements fondamentaux. Lorsqu’il évoque cette première
division en quatre éléments (le feu, l’air, l’eau, la terre), Gaston Bachelard détient ce qu’il
nomme « les hormones de l’imagination446 ». Parce que l’arborescence provoque
l’imagination et déclenche la rêverie. Et si Bachelard parle « de vertus intégrantes et des
forces intégrantes447» de l’arbre dans La terre et les rêveries du repos, Robert Dumas
parlera quelques années plus tard de « méta-élément448» car il dépasse les quatre
éléments matriciels non pas en les additionnant, mais en les synthétisant organiquement.
Du fait de sa morphologie verticale étagée en trois parties (les racines, le tronc, les
branches), l’arbre peut être considéré comme un axe du monde qui parcourt la totalité de
l’espace. Dans cette structure, nous allons trouver trois des éléments évoqués : en se
nourrissant de la terre et de l’eau, il pousse à travers l’air pour s’élever vers la lumière.
Tout ce circuit vital va lui assigner une place à travers le cosmos et contribuer à le fixer
comme puissance symbolique. François Dagognet le dit dans Nature : « cette belle et
forte concentration - celle de la terre, de l’eau, de l’air et du feu solaire -, la coalition des
substances fondamentales que l’arbre parvient à réunir449. » En conséquence de toutes ses
caractéristiques morphologiques de verticalité et intégration, l’arbre va jouer un rôle
symbolique sacré très important. Il est présent quasiment dans toutes les religions
archaïques, notamment chez les Précolombiens. Selon Mircea Eliade,
444
Philosophe et historien des sciences, figure majeure de l’épistémologie en France, Gaston Bachelard
(1884-1962) fut professeur de physique-chimie, de philosophie, puis titulaire de la chaire de philosophie
et d’histoire des sciences à Panthéon-Sorbonne (1940-1954). Source : BNF.
445
BACHELARD Gaston, L’Air et les Songes, Paris, Corti, 1943, p. 297.
446
BACHELARD Gaston, op. cit., p. 19.
447
Ibid., p. 299.
448
DUMAS Robert, op. cit., p. 21.
449
DAGOGNET François, Nature, Paris, Vrin, 1990, p. 230.
450
ELIADE Mircea, Traité d’histoire de religions, Paris, Payot, 1990, p. 132.
189
DEUXIÈME PARTIE
451
DUMAS Robert, op. cit., p. 22.
452
En botanique, le houppier ou couronne est la partie d’un arbre constituée de l’ensemble des branches
situées au sommet du tronc (des branches maîtresses aux rameaux). La cime est l’extrémité supérieure du
houppier. La ramure est, elle, l’ensemble des branches, des rameaux et du feuillage.
453
CHATEAUBRIANT François René, Le génie du christianisme, 1802, in DUMAS Robert, ibid., p. 44.
454
BROSSE Jacques, Mythologie des arbres, Paris, Payot, 1993, p. 27.
190
DEUXIÈME PARTIE
céleste. Le bois fermé et obscur, le bois sacré constituera plus que jamais un monde clos.
Le symbolisme de l’arbre concentre alors tous les symboles de la totalisation cosmique.
Des civilisations différentes, séparées dans le temps et l’espace, ont développé des
symboliques similaires : le frêne est célèbre comme symbole du cosmos en Scandinavie,
en Crète et en Grèce « qui par l’intervention de Poséidon, vénère le frêne dont le bois
résistant et élastique servait à fabriquer les lances455 ». Ce symbole de l’arbre cosmique
est présent sous différentes latitudes, « que ce soit l’arbre de la tradition indienne, l’arbre
lunaire des Mayas ou des Yakoute, l’arbre Kiskana babylonien, l’Yggdrasil de la tradition
nordique456». L’extraordinaire structure de l’arbre, qui relie les profondeurs de la terre à
la voûte lumineuse du ciel, construit aussi une articulation de duplicité très intéressante :
celle des racines et celle des branches, par l’intermédiaire de l’unité du tronc. Un tronc
avec une « peau », l’écorce, sujette au temps qui passe. Aspect qui nous permet de
considérer la structure temporelle de l’arbre.
Les idées de refuge, de cycle et de fécondité sont toutes trois liées à l’image que
nous nous faisons de l’arbre et que l’on va retrouver tout au long de nos trois récits : la
forêt comme espace de protection, espace où passer inaperçu, l’endroit du fugitif ou des
amours furtives, l’arbre en tant que marqueur saisonnier ou expression naturelle
emblématique (avec le fleuve) du passage du temps ; la forêt comme mère nourricière,
aspect très lié aux deux points précédents, l’arbre comme fil infini de vie.
Si nous évoquons l’espace forestier en tant que refuge, nous devons rappeler
l’existence du « marronnage » pendant l’époque coloniale, c’est-à-dire la fuite collective
des esclaves dans les forêts des Caraïbes ou d’Amérique latine. La forêt tropicale, aux
caractéristiques et dimension méconnues par les occidentaux, était pour eux un lieu de
protection, un endroit salvateur. Ils quittaient le domaine du maître et trouvaient refuge
dans la forêt, où il était difficile de les retrouver457. Dès la mythologie grecque, la forêt
avait déjà cette fonction pour les dryades et les nymphes (des divinités mineures) liées
aux arbres en général et plus particulièrement aux chênes. La forêt offre protection et
455
DUMAS Robert, op. cit., p. 23.
456
DURANT Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 394.
457
Source : LUCAS Rafael, « Marronnage et marronnages », in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire
critique, n° 89, 2002, p. 13-28.
191
DEUXIÈME PARTIE
nourriture, conditions essentielles dans le cadre de la vie des fugitifs. Dans notre corpus
cela sera un élément important : la dépendance de Fushía envers la forêt pour assurer son
modus vivendi, le rapport aux cycles naturels largement évoqués par les habitants de
Santa María de Nieva, les difficultés de Lituma pour s’adapter ou encore la
méconnaissance de Cova de ces cycles. Tout cela souligne la dépendance à différents
niveaux de ces personnages en fuite envers les cycles de l’arbre qui règlent en grande
partie leur temporalité. La conception cyclique et répétitive de l’arbre fait que, du
bourgeonnement à la floraison et de la fructification à la chute des feuilles (pour les
feuillus), la métamorphose des arbres au fil des saisons orchestre un passage du temps. Et
ainsi l’arbre réussit à faire dialoguer la temporalité et l’éternité : tout se transforme, tout
passe mais en même temps seul l’arbre demeure. Par conséquent, le contraste entre la
linéarité de la vie humaine et la boucle toujours renaissante de la vie végétale de l’arbre
frappe l’imagination. La métamorphose d’une graine en arbre, l’idée de fécondité et
germination, nous amène au symbole de l’arbre de vie, idée qui traverse le texte biblique
de l’Ancien au Nouveau Testament458. L’image de l’arbre accompagne tous les grands
moments du récit biblique : c’est pour avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance
du bien et du mal que l’homme se voit chassé du Jardin d’Éden ; c’est au pied du buisson
ardent que Moïse reçoit de Dieu la mission de délivrer le peuple juif d’Égypte ; c’est sur
la Croix, également appelée arbre de Golgotha, que le Christ rachète les péchés de
l’humanité :
D’une part, la puissance tutélaire et quasi maternelle de l’arbre est conférée par la
représentation du vivant avec son déploiement de fruits et, de l’autre, l’arbre offre
généreusement autour de lui de quoi nourrir d’autres formes de vie. Rappelons que le mot
latin arbor (comme nous l’avons déjà remarqué au moment d’évoquer la puissance de la
458
Un arbre de vie planté dès l’origine « au milieu du jardin ». Source : Ancien testament, Genèse, TOB,
Cerf, 2.0.
459
Ancien testament, Genèse, TOB, Cerf, 2.0.
192
DEUXIÈME PARTIE
définition de symbole proposée par Saussure) a conservé la trace de cet aspect féminin460.
À Rome, le Ficus ruminalis ou figuier nourricier461, situé à l’emplacement même où la
louve mythique allaitait les jumeaux Romulus et Remus, rappelle la fonction maternelle
de l’arbre. En effet, le figuier contient un latex blanc comme du lait. Un autre latex, celui
de l’arbre d’hévéa, cette fois à plus de quatorze mille kilomètres de Rome, deviendra dans
La Vorágine et La casa verde ainsi que dans la plupart des romans de la selva évoquant
l’exploitation de cet arbre, un des symboles essentiels à étudier. Si l’aspect symbolique du
latex d’hévéa sera davantage développé dans les prochaines lignes, rappelons simplement
les différences essentielles entre ces deux liquides circulant dans les canaux lactifères de
tous les arbres, la sève et le latex. Le latex est une substance à consistance plus ou moins
épaisse qui contient de nombreux composés toxiques qui dissuadent les organismes qui
attaquent l’arbre, servant de défense contre les herbivores et les pathogènes, c’est-à-dire
un élément de protection ; la sève est aussi un liquide, contenant des matières organiques
et minérales issues de l’activité métabolique, de la photosynthèse, plus visqueux en raison
de la transpiration, et circulant dans le liber des végétaux ligneux ou dans les vaisseaux
des végétaux herbacés462. Nous reviendrons plus largement sur l’imaginaire du latex et de
la sève. Un mot, liber, va cependant nous servir pour introduire l’institution d’une
mémoire culturelle greffée sur le processus de mémoire naturelle.
Il faudra attendre le XXe siècle pour que la dendrologie463 nous apprenne que les
cernes464 annuels repérables sur les fûts coupés transversalement permettent de
460
« Arbre, n. m., est issu du latin arbor, arboris (primitivement arbos), nom féminin de forme
exceptionnelle qui signifie « arbre » et aussi « mât » (…). Le féminin en latin s’explique par la
féminisation de la « mère productrice de fruits », phénomène lié à un concept religieux qui est, lui, à peu
près universel. ». Source : Le Robert, 1988, p. 185.
461
Ruminalis vient de rumis, la mamelle. À Rome, Rumina était la déesse de l’allaitement. Source :
GRIMAL Pierre, Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, Paris, Puf, 1999.
462
Source pour les deux définitions : CNRTL.
463
La dendrologie est la partie de la botanique qui étudie les arbres. L’idée de base de la dendroclimatologie
est la suivante : « Toute section, toute coupe transversale effectuée dans le tronc d’un arbre fait apparaître
une série d’anneaux concentriques ; chaque anneau représente la croissance annuelle de l’arbre et le
décompte de tous les anneaux donne immédiatement l’âge de l’arbre. Cependant, si l’ensemble des
anneaux d’un arbre donné présente ainsi une évidente valeur chronologique, chaque anneau pris à part a
en lui-même sa valeur chronologique ; il est le reflet d’une histoire des conditions météorologiques
favorables ou défavorables qui ont présidé à sa croissance au cours de l’année qui l’a vu se former. »
LEROY-LADURIE Emmanuel, Histoire du climat depuis l’an mille, Paris, Flammarion, 1983, p. 31-32.
193
DEUXIÈME PARTIE
reconstituer l’histoire du climat, la sécheresse et le froid inscrivant leurs effets dans et sur
la matière vivante de l’arbre. C’est la naissance d’une mémoire commune liée à une
mémoire naturelle : jusque-là, nous avions donné à l’arbre un rôle commémoratif dans
une histoire symbolique. Désormais, les hommes et les femmes apprennent à lire dans
l’arbre ouvert l’histoire de l’univers. Dans les mots de Robert Dumas, « si l’écriture se
définit comme l’inscription matérialisée d’un message, l’arbre est en lui une écriture465 ».
Il est, d’une certaine manière, le premier parchemin de l’Histoire, une écriture en lui mais
aussi une écriture sur lui. Il devient un stock de mémoire naturel mais aussi culturel et
l’étymologie vient le réaffirmer. À partir de cette utilisation de l’arbre comme support
scriptural et pictural, on découvre tout un champ lexical où nous allons rencontrer
l’arbre : en effet les mot « bouquins », « bûche », « bûcher », « bois », « bosquet »
viennent du latin boscus (bois), qui a donné « book » en anglais et le terme « Buch » en
allemand, tous deux signifiant « livre ». En associant la mémoire, l’écriture et l’arbre, il
est difficile de ne pas penser au livre de Ray Bradbury Fahrenheit 451 et la version filmée
de François Truffaut. Rappelons qu’il s’agit d’hommes, réfugiés dans une forêt, qui ont
appris par cœur les livres face à un pouvoir qui veut les détruire par le feu. Nous pouvons
imaginer les paroles disparues des livres incendiés résonnant entre les arbres dépouillés.
En se réinscrivant magiquement sur leur support d’origine, « tronc végétal et mémoire
humaine se confondent car tous deux sont des livres en puissance466 ».
Le mot latin liber désigne le tissu végétal secondaire produit par le cambium des
tiges et des racines. Il est le conducteur de la sève élaborée, l’équivalent du système
veineux chez l’homme. Liber va donner libro en castillan et livro en portugais, llibre en
catalan et livre en français. En récupérant la couche de liber enroulée autour de l’aubier,
en la faisant sécher en plaques afin d’obtenir des surfaces d’inscription, par métonymie,
ce terme a désigné le livre. Par la suite, le liber a été abandonné au profit du papier,
d’abord obtenu à partir de bandes extraites de la tige de papyrus collées ensemble, puis à
partir de chiffons jusqu’au XIXe siècle. Entre 1854 et 1864 sont mis au point des procédés
chimiques qui permettent de séparer les éléments de cellulose contenus dans la lignine qui
colle entre elles les fibres végétales. C’est la naissance de la pâte à papier, qui marque la
deuxième industrialisation de l’arbre, après celle fondée sur l’utilisation du bois en tant
464
En botanique, un cerne ou anneau de croissance est un cercle concentrique sur la section d’un tronc
d’arbre. Ils sont d’autant plus marqués que la saisonnalité du climat est importante, et sont moins marqués
ou quasi-absents en zone équatoriale. Source : https://www.futura-sciences.com/.
465
DUMAS Robert, op. cit., p. 48.
466
Ibid, p. 49.
194
DEUXIÈME PARTIE
que combustible au Moyen Age. Du bois au bouquin, du liber au livre, tout est bon dans
l’arbre pour la littérature ! Ne manquaient plus que ses feuilles qui passent du support
végétal au support papier, permettant la publication des livres, support essentiel de la
culture jusqu’au XXIe siècle, moment où la dématérialisation bouscule nos repères en la
matière.
Nous avons ainsi mis en évidence le rôle médiologique467 que les arbres ont joué,
et jouent encore, dans notre culture. L’arbre offre aux écrivains un fascinant foyer
métaphorique, sans oublier sa présence matérielle à l’arrière-plan de nos livres et de nos
journaux. « Un livre, c’est la mort d’un arbre468 » : La phrase de Saint-John Perse est
devenue depuis quelques décennies une référence de la lutte contre la déforestation.
f. Dénaturalisation de l’arbre.
467
Courant de pensée qui étudie le conditionnement technique des formes symboliques, qu’il s’agisse des
formes de croyance, des visions du monde ou des modes d’organisation politiques.
468
GOMOT Guillaume, « Saint-John Perse : chair du livre et corps du monde », in MILON Alain,
PERELMAN Marc (dir.), Le livre au corps, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012,
p. 301-310.
469
DUMAS Robert, op. cit., p. 84-85.
195
DEUXIÈME PARTIE
Il faudra attendre le IXe siècle pour que, dans l’Église catholique, l’arbre retrouve
ses éléments naturels et sa dynamique féconde avec le texte de l’évêque d’Orléans
Théodulfe, qui composa De Carmina. Finalement, c’est Descartes qui va donner à
l’image de l’arbre représentant la logique du savoir une place essentielle dans la
philosophie occidentale. Rappelons le texte qui sert de préface aux Principes de la
philosophie, publié en 1644 :
Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la
métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce
tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à
savoir la médicine, la mécanique et la morale472.
470
L’Introduction aux Catégories d’Aristote est le titre conventionnel d'un ouvrage, plus connu sous le titre
d’Isagogè, qui est une brève introduction aux Catégories d’Aristote, écrite au IIIe siècle par Porphyre.
471
DUMAS Robert, ibid., p. 87.
472
DESCARTES René, Lettre-préface des Principes de la philosophie, Paris, Vrin, 1970 [1644], p. 42.
473
DUMAS Robert, op. cit., p. 90.
196
DEUXIÈME PARTIE
474
DUMAS Robert, op. cit.
475
DAGOGNET François, Le Catalogue de la vie, Paris, PUF, 1970, p. 176.
476
PALLAS, P.S., Elenchus zoophytorum (1766) p. 4-5, cité par DAUDIN Henri, De Linnée à Lamark.
Méthodes de la classification et idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790) rééd. Paris, EAC,
1983, p. 163-164.
477
DUMAS Robert, op. cit., p. 92.
478
Ibid., p. 92-93.
479
La phylogénie correspond à l’étude des liens existant entre espèces apparentées. Grâce à elle, il est
possible de retracer les principales étapes de l’évolution des organismes depuis un ancêtre commun et
ainsi de classifier plus précisément les relations de parentés entre les êtres vivants. Source :
https://www.futura-sciences.com/.
480
DUMAS Robert, op. cit., p. 92.
481
« C’est pourquoi on doit considérer la philosophie zoologique, publiée en 1809, comme le manifeste du
transformisme esquissant la première analyse phylogénétique de monde animal présentée sous la forme
197
DEUXIÈME PARTIE
que de représenter des voisinages ou des affinités entre des espèces, l’arbre va permettre,
presque simultanément chez différents naturalistes (plus particulièrement chez des
botanistes), d’intégrer la dimension temporelle. Rappelons que ce sont les naturalistes
Pallas, Buffon (que nous n’avons pas cités au fil de cette histoire de l’arbre mais dont
l’Histoire Naturelle482 fait partie des œuvres majeures de la période) et Lamarck, plus
zoologistes que botanistes, qui auront recours à l’arbre pour dépasser la grille
taxonomique fixiste, et pouvoir esquisser ainsi la dimension temporelle du vivant.
Cependant, en 1801, huit ans avant l’ouvrage capital de Lamarck, va apparaître une
étonnante méthode de classification des végétaux schématisée par l’arbre botanique
d’Auguste Augier, botaniste amateur. Son arbre n’est qu’une figure picturale de la
classification hiérarchique qui, par le jeu de ses branches et ses rameaux, fournit un
dispositif hiérarchique pour illustrer « la subordination naturelle des tribus et des
classes 483». Il s’agit d’un dispositif qui structure les 265 familles de végétaux en 54
arbres, 20 classes et 5 tribus, en reprenant les termes d’Augier. Pour suivre cela, il faut
imaginer un arbre en trois dimensions, certaines branches pouvant avancer vers le lecteur,
d’autres au contraire s’en éloignant. Une vraie parenthèse dans le chemin vers la
dénaturalisation de l’image de l’arbre.
d’un schéma. Bien que Lamarck ne parle pas d’une généalogique des animaux, mais d’une distribution
générale des êtres organiques produits par la nature ». Source : BARTHÉLEMY-MADAULE Madeleine,
Lamarck ou le Mythe du précurseur, Paris, Seuil, 1979, p. 173.
482
DUMAS Robert, op. cit., p. 95.
483
AUGIER Augustin, Essai d’une nouvelle classification des végétaux conforme à l’ordre que la nature
paraît avoir suivi dans le règne végétal ; d’où résulte une méthode qui conduit à la connaissance des
plantes et de leurs rapports naturels, Lyon, Bruyset Aîne et Cie, 1801, p. 15.
484
DARWIN Charles, L’Origine des espèces, Paris, Maspero, 1980, tome II, p. 388. Reprise de l’édition de
1876 publiée par Reinwald et Cie, traduite de l’anglais par Edmond Barbier.
485
« Les affinités de tous les êtres de la même classe ont parfois été représentées sous la forme d’un grand
arbre. Je crois que cette comparaison est très juste. Les rameaux verts et bourgeonnants peuvent
représenter les espèces existantes ; les branches produites les années précédentes peuvent représenter la
longue succession des espèces éteintes. A chaque période de croissance tous les rameaux ont essayé de
pousser de tous côtés, de surpasser et de tuer les rameaux et les branches environnantes, de la même
manière que les espèces et les groupes d’espèces ont de tout temps vaincu d’autres espèces dans la grande
bataille de la vie. Les plus grosses branches se sont divisées en grosses branches, et celles-ci en branches
198
DEUXIÈME PARTIE
de moins en moins grosses, qui n’étaient autrefois, quand l’arbre était jeune, que des petits rameaux
bourgeonnants ; et cette relation entre les anciens bourgeons et les plus récents au moyen de branches
ramifiées pourrait bien représenter la classification de toutes les espèces éteintes et vivantes en groupes
subordonnés à d’autres groupes. Sur les nombreux rameaux qui florissaient alors que l’arbre n’était qu’un
arbuste, seulement deux ou trois, maintenant transformés en grosses branches, survivent encore et portent
les autres branches ; ainsi chez les espèces qui vivaient lors des anciennes périodes géologiques, très peu
ont laissé des descendants vivants et modifiés. Dès la première croissance de l’arbre, de nombreuses
branches ont péri et sont tombées ; et ces branches tombées, de taille variable, peuvent représenter ces
ordres, ces familles et ces genres tout entiers, qui n’ont plus de représentants vivants, et que nous ne
connaissons qu’à l’état de fossile. De la même façon que nous voyons ici et là une branche menue et
isolée, surgissant d’une bifurcation inférieure, et qui, par chance a été favorisée et est encore vivante au
sommet de l’arbre, nous voyons occasionnellement un animal tel que l’ornithorynque ou le lépidosirène,
qui par de petits détails, connecte grâce à ses affinités deux grandes branches de la vie, et qui
apparemment a été sauvé d’une compétition fatale par le fait qu’il vivait dans un habitat protégé. Tout
comme les bourgeons produisent par croissance de nouveaux bourgeons, et que ceux-ci, s’ils sont
vigoureux, forment des branches et surpassent de tous côtés les branches plus faibles, je crois qu’il en est
de même pour le grand « arbre de la vie », qui remplit l’écorce terrestre avec ses branches mortes et
brisées, et couvre sa surface avec ses belles ramifications toujours actives. » DARWIN Charles, ibid., in
GARON David, GUÉGUEN Jean-Christophe, RIOULT Jean-Philippe, Biodiversité et évolution du
monde vivant, Paris, EDP Sciences, 2013, p. 145.
486
Titre qui renvoie à une image très évocatrice si l’on pense à notre corpus, en particulier, à Los pasos
perdidos.
487
TASSY Pascal, L’arbre à remonter le temps, , Paris, Diderot, 1998, p. 55.
199
DEUXIÈME PARTIE
que ce sont de grands voyageurs qui les premiers ont été sensibles au pouvoir révélateur
des arbres qui se répartissent en fonction de leur essence, de la nature du sol et du climat,
« l’arbre biogéographique ne pousse pas dans l’espace des livres, il fait partie du
paysage488 ». Ici l’arbre, plus que jamais comme être végétal, fonctionne comme un
indice en traduisant dans son être même toute une série de rapports. Alexander von
Humboldt rappelle dans le premier volume de Cosmos489 que cette première intuition
d’une géographie raisonnée des plantes correspond à Bernardin de Saint-Pierre :
l’écrivain et botaniste français (1737-1814) va imaginer une nouvelle représentation de la
répartition des végétaux qui fournirait simultanément des renseignements concernant la
morphologie des plantes, les rapports qu’elles entretiennent entre elles mais aussi les sols
et les climats. Un quart de siècle plus tard, cette idée trouve un développement dans le
petit ouvrage d’Alexander von Humboldt, paru en 1807, Essais sur la géographie des
plantes. C’est dans cet ouvrage qu’on trouve une magnifique planche intitulée « Tableau
physique des régions équinoxiales ». Entre carte et image, cette gravure représente la
répartition des espèces végétales de la cordillère des Andes selon les distances au sol
données en abscisses et les altitudes indiquées en ordonnées. Cette représentation, si elle
correspond parfaitement à l’idée de Bernardin de Saint-Pierre, introduit des mesures
quantitatives et systématisées.
Humboldt fonde la géographie botanique, une nouvelle science interdisciplinaire
et complexe, en ajoutant des paramètres physiques (température, humidité) et données
spatiales (latitude, altitude) qui vont déterminer les types de végétaux et leur distribution.
L’arbre suscite maintenant un nouveau type de savoir. Il n’est plus maintenant question
de schéma arborescent parce qu’il ne s’agit plus de représenter un phénomène grâce aux
propriétés morphologiques de l’arbre. L’arbre lui-même est devenu un indice, qui
exprime plus que lui-même. Humboldt va esquisser et mettre en place une méthode et
l’arbre est considéré, cette fois-ci, comme une totalité complexe d’éléments
interdépendants. Avec Humboldt, l’écologie « conçue comme une des branches de la
géographie botanique, émerge progressivement, en même temps que se profile l’idée-
traduite par la notion de biosphère- de l’unité du monde vivant fondée sur une origine et
une histoire commune490 ».
488
DUMAS Robert, op. cit., p. 106.
489
HUMBOLDT Alexandre de, Cosmos, tome 1, Paris, Gide et J. Baudry,1848, p. 418.
490
DROUIN Jean-Marc, L’Écologie et son histoire. Réinventer la Nature, Paris, Flammarion, 1993, p. 84-
85.
200
DEUXIÈME PARTIE
Nous ne pouvons pas perdre de vue que les arbres et les forêts furent de tout temps
la préoccupation première des populations. Les forêts fournissaient le bois indispensable à
la cuisson des aliments et au chauffage, mais aussi le matériau pour construire des
maisons. Un élément ancré au cœur même de la vie quotidienne, chargé d’attributs
fondamentaux (comme la fertilité et la régénération, l’arborescence et l’enracinement, la
verticalité et l’horizontalité et le parcours temporel), devait en conséquence devenir un
symbole universel et atemporel. L’arbre est le seul être vivant à rivaliser avec l’être
humain : par sa présence (nous pouvons le trouver dans tous les continents), par sa
capacité d’adaptation (il survit entre deux surfaces de béton, en villes chaudes et en
territoires froids), par sa diversité, sa longévité et sa taille. Des villes comme Singapour
ont fait de l’arbre l’un de leurs symboles forts et Lima491, avec les diverses campagnes de
plantation, a fait de l’arbre aborigène un élément essentiel en ville, et un symbole de lutte
contre l’eucalyptus, prédateur des aquifères et héritage botanique de la colonie.
Nous avons évoqué au début du chapitre que l’arbre représentait les idées d’axe
(vertical et horizontal), de régénération (le cycle vital qui va de la graine à la renaissance
perpétuelle), le quatrième élément (la présence du feu à l’origine et la fin comme
combustible), la spiritualité (il est présent à l’origine de la plupart des religions par ses
connotations cosmiques) et l’ambivalence (étymologie féminine et structure phallique).
Tout au long des dernières pages, nous avons évoqué combien on pense à travers l’arbre,
comme il a servi de cadre au classement hiérarchisé des catégories logiques et
scientifiques. Il a facilité la conception généalogique des vivants et a permis la formation
de l’écologie. En 1845, l’aspect fondamental du phénomène de la photosynthèse est
découvert par Julius Robert von Mayer (1814-1878) : il comprend que les plantes
convertissent la lumière en énergie chimique. Le fonctionnement de l’arbre est, dans les
années qui suivent, enfin compris.
Dans un contexte essentiellement judéo-chrétien, nous avons suivi l’évolution
symbolique de l’arbre depuis la Genèse, observant le processus de dénaturalisation liée à
son étude en tant qu’objet scientifique. Sa valeur symbolique a évolué dans le temps et
aujourd’hui, en conséquence d’une nouvelle sensibilisation environnementale, l’arbre
retrouve sa nature, mais sans oublier les acquis scientifiques des deux derniers siècles. Si
491
Planta un árbol nace una vida (SERPA) : Campagne de plantation de l’arbre molle, « faux-poivrier » ou
« poivrier sauvage », arbre autochtone qui a un besoin très limité d’eau, contrairement à l’eucalyptus,
arbre d’origine européenne connu pour ses grands besoins d’eau et capable d’aller puiser l’eau dans des
aquifères profonds. Depuis la fin des années 1990, dans les programmes d’équipement des Pueblos
jóvenes de Lima, la Municipalidad propose la plantation des arbres autochtones à San Juan de
Lorigancho, Ate, Zárate jusqu’à Campoy.
201
DEUXIÈME PARTIE
l’arbre est en quelque sorte désacralisé par les généticiens, il est dans un même temps
réincarné.
2. Le fleuve.
Dans les trois romans de notre corpus, le fleuve est le fil d’Ariane qui va faciliter
le parcours spatial et temporel des personnages et rythmer ainsi la narration. Dans La
Vorágine, Los pasos perdidos et, dans une moindre mesure, dans La Casa Verde, il s’agit
d’une véritable artère de communication et d’un lieu d’action, mais aussi de la métaphore
des histoires entremêlées, dotée d’une grande force symbolique. Si l’arbre est l’élément
fondateur et essentiel de la forêt, l’eau est, dans nos romans, l’élément naturel vital placé
au cœur de la vie quotidienne des personnages. Elle est aussi obstacle et source de
conflits : c’est à la fois un contenant qui devient une frontière, mais aussi un contenu
abritant des dangers
202
DEUXIÈME PARTIE
amazonienne et des conditions de vie des peuples natifs non contactés ou en état de semi-
contact.
Tous ces éléments qui nous permettent d’affirmer que l’eau est source de vie,
comme nous allons le voir plus tard, nous les trouvons dans les trois romans de notre
corpus. Nous verrons que le besoin en eau douce pour la subsistance et la création d’une
société, l’exploitation des ressources minérales pour la richesse et l’emplacement
stratégique, font la force mais aussi la faiblesse de tout cours d’eau soumis à ces trois
caractéristiques. Les outils narratologiques utilisés par chaque écrivain ne seront pas les
mêmes pour montrer ces forces et faiblesses.
Historiquement, les eaux courantes ont représenté une menace, et leur maîtrise est
un enjeu pour la pérennité des implantations humaines dont les activités anthropiques
menacent les fleuves et les innombrables services écosystémiques qu’ils rendent. Ces
fleuves, tout au long de l’histoire et dans tous les continents sans exception, ont été
craints et révérés, soumis et exploités, et les plus grands d’entre eux (en Asie, Afrique et
bien entendu partout dans le continent américain) sont aujourd’hui encombrés, pollués au
point de devenir méconnaissables et incapables de rendre les immenses services dont
l’humanité profite depuis qu’elle peuple leurs rives. L’Amazone, fleuve aux dimensions
titanesques (dans son bassin tiendrait l’ensemble du continent européen), est loin d’être
une exception à ce sujet. Le développement des villes comme Iquitos, qui compte plus
d’un demi-million d’habitants, et Manaus, mégalopole de plusieurs millions d’habitants,
rien que pour citer les deux exemples les plus connus492, représente une véritable menace
pour l’équilibre de la région d’un point de vue écologique, et, quoiqu’en dise le
gouvernement, aussi d’un point de vue économique à moyen et long terme. Précisément
du fait de cette présence humaine massive dans des territoires où elle altère violemment la
biosphère, les fleuves sont aussi sources de dangers pour les sociétés humaines. Ces
dangers ont parfois une origine tout à fait naturelle telles les variations saisonnières de
leur débit, qui évolue en fonction des précipitations, de l’évaporation, de l’apport des
affluents, de la nature des substrats et du relief. D’autres naissent de l’influence humaine
comme, par exemple, le fait que des fleuves vont récupérer leur lit naturel préalablement
envahi pour différentes raisons dues à l’implantation humaine (débordement, glissement
de terrain liés à la dégradation des terres due à la surexploitation ou l’imperméabilisation
492
Nous pourrions également citer Belem à la débouchure du fleuve, et la multitude de villes moyennes de
plus de cent mille habitants
203
DEUXIÈME PARTIE
des terres liée à l’emploi de différents produits chimiques pour l’extraction de métaux
précieux).
Si les fleuves connaissent naturellement des périodes de hautes et de basses eaux,
crues et étiages sont en revanche des extrêmes hydrologiques. Le processus naturel des
crues et des inondations qui en découlent ont un rôle écologique important, permettant la
circulation naturelle des sédiments ou l’entretien des forêts riveraines. Concernant
l’Amazone, les crues et inondations saisonnières vont fournir les nutriments nécessaires
pour que, dans les périodes de basses eaux, la terre soit cultivée. Dans La Casa Verde,
l’auteur décrit très précisément les espaces de crues et inondations, chaque fois que les
passagers doivent monter depuis les petites embarcations amarrées aux quais de fortune,
jusqu’au rivage, l’image servant de marqueur temporel, suivant le rythme des saisons,
dans la diégèse.
Le fait qu’il rende possible la culture de la terre fait du fleuve le berceau des
civilisations. Son rôle dans l’histoire de l’humanité est tel que les fleuves ont souvent été
divinisés et figurent dans de nombreux mythes. Depuis toujours, les établissements
humains se sont fixés à proximité d’un cours d’eau. La Mésopotamie, les vallées du Nil,
de l’Indus et du fleuve Jaune ont accueilli des communautés humaines aux structures
sociales élaborées et aux connaissances techniques avancées. En territoire américain, les
cultures Aztèques et Incas, cultures essentiellement d’intérieur, ne sont pas une exception.
Pour les Aztèques, Tenochtitlan, la plus grande ville du monde de son époque, était née
autour d’un lac qu’elle utilisait tout autant comme source naturelle que comme élément
de défense face à l’envahisseur. En ce qui concerne les Incas, le lac Titicaca est à
l’origine de toute la mythologie Inca. Les lacs, sans être des courants d’eaux au sens
propre, sont néanmoins l’aboutissement symbolique des fleuves intérieurs du continent.
Dans les trois romans du corpus, les cours d’eau sont de nature très différente les uns des
autres : ríos, caños, lagos, lagunas, corrientes de aguas et cascadas. Le terme espagnol
río, qui apparaît comme générique dans les romans et qui inclurait le terme français
rivière, nous impose de brèves définitions.
Tout d’abord un cours d’eau est un mouvement de masse d’eau engendré par des
différences de température, de pression, ou encore par une différence d’altitude pour les
eaux courantes continentales. Un fleuve (du moyen français fleuve, et du latin fluvius
204
DEUXIÈME PARTIE
« courant, flot, cours d’eau »), est un cours d’eau qui se jette dans la mer à son
embouchure ; et au sens général du mot, rivière est synonyme de cours d’eau. C’est, du
moins, le langage de la navigation et du droit. Cependant, les géographes, au contraire,
ont coutume de distinguer les fleuves, qui se jettent dans la mer par une embouchure en
forme d’estuaire ou de delta, et les rivières, qui se jettent en un point appelé confluent
dans un fleuve ou dans une autre rivière, ou encore dans un lac493.
Rappelons ici une évidence mais qu’il n’est pas inutile de citer étant donné la
traduction en espagnol du terme. Les fleuves et rivières ont des caractéristiques bien
distinctes qui les différencient. La principale est que les rivières sont des affluents des
fleuves, et jamais l’inverse. En castillan, il faudrait en conséquence distinguer río (du
latin rivus « arroyo ») et afluentes. Or, en général, río est employé indistinctement, sauf
s’il s’agit d’un texte où la précision topographique rend pertinente cette différenciation.
La Real Academia de España (RAE) définit río en ces termes : « Corriente de
agua continua y más o menos caudalosa que va a desembocar en otra, en un lago o en el
mar ». Et selon le CNRTL, le fleuve est un cours d’eau important, généralement
caractérisé par une très grande longueur et largeur, un débit abondant, des affluents
nombreux, et qui se jette le plus souvent dans la mer. La rivière est un cours d’eau
moyennement abondant qui se jette dans un fleuve, dans la mer ou parfois dans un lac.
Pour une question de fluidité et pour marquer une rupture des codes européens de
lecture de la nature (quatre des affluents de la rive gauche de l’Amazone comptent parmi
les cours d’eau les plus longs et larges au monde), tout au long de notre travail, nous
avons fait le choix d’employer le générique fleuve ou cours d’eau pour faire référence à
ces affluents qui font partie du bassin Orénoque-amazonien.
Toutes les appréciations précédentes nous amènent à dire que dans les trois
romans de notre corpus, il s’agit principalement de rivières. L’action se déroule
principalement dans des rivières tributaires de deux grands fleuves du tropique américain,
l’Amazone et l’Orénoque, l’Amazone étant, sans aucun doute, le fleuve iconique par
excellence. Pour tout cela, la présence du Canal de Casiquiare, ce trait d’union naturel et
totalement exceptionnel d’un point de vue géographique, est beaucoup plus qu’un
élément symbolique.
493
Lorsque le cours d’eau a une allure impétueuse, que sa pente excède, en moyenne, 0,05 m à 0,06 m par
mètre, on l’appelle plus spécialement torrent. Si son lit est peu large et son débit minime, c’est un ruisseau
ou un ru.
205
DEUXIÈME PARTIE
Dans La Vorágine, le seul fleuve est l’Orénoque, le reste des cours d’eau étant
tributaires du grand fleuve qui verse ses eaux au nord de Venezuela. Apparaissant
également des rivières tributaires de l’Amazone dans la troisième partie du livre, le Río
Negro et ses affluents.
En ce qui concerne Los pasos perdidos, si nous traduisons les indications
toponymiques du texte sur une carte physique (rappelons ici que Carpentier n’ajoute
aucune carte à l’édition du livre et avoue seulement à la fin certaines coïncidences
cartographiques avec la réalité), les cours d’eau correspondraient à des affluents de
l’Orénoque, au sud-ouest du Venezuela.
Et finalement concernant La casa verde, il s’agit de rivières tributaires de
l’Amazone, principalement les rivières qui traversent le Haut Marañón.
L’existence du Canal de Casiquiare fait que, d’une certaine manière, nous sommes
face aux mêmes cours d’eau unis par un accident géographique exceptionnel : on peut
rejoindre l’Orénoque depuis l’Amazone et vice versa, ce qui crée le plus grand réseau
fluvial au monde. Cela serait déjà le cas si on ne parlait que du réseau de l’Amazone.
Toutes les données placent le fleuve Amazone largement, voire très largement, en tête des
classements des fleuves sur Terre. C’est le seul fleuve majeur à donner son nom à toute
une vaste région où tout parait hyperbolique et démesuré, presque irréel.
494
Un cas très connu, extrêmement médiatisé et en rapport direct avec les exploitations de caoutchouc dans
le subcontinent, est celui du célèbre aventurier Percy Fawcett. Il entra pour la première fois en contact
avec le continent en 1906, lorsqu’il fut appelé par la Royal Geographical Society de Londres, à la
demande du gouvernement bolivien, pour établir la frontière entre la Bolivie et le Brésil en suivant les
fleuves Beni et Mamoré, frontière très convoitée du fait des cultures de caoutchouc. Cette expédition
l’amena, entre 1906 et 1913, à découvrir pour l’Occident les collines Ricardo Franco, un plateau rocheux
cerné de falaises inaccessibles. Quelques années plus tard, Arthur Conan Doyle, ami de Fawcett, en fera le
cadre de son roman Le Monde perdu, qu’il peuplera d’animaux préhistoriques. FAWCETT Percy
Harrisson, Le continent perdu. Dans l’enfer amazonien, Paris, Pygmalion, 2011, p. 144-145.
206
DEUXIÈME PARTIE
Le fleuve peut incarner également l’âme d’un pays ou d’un peuple, au point qu’il
a souvent permis de les nommer. Dire le fleuve revient alors à trouver une forme pour une
totalisation géographique, sociologique, politique de l’histoire des hommes. Il peut
constituer pour ses riverains une patrie à part entière, ayant ses propres usages et langues,
cette propriété étant au cœur des tribus amazoniennes, profondément liées aux fleuves de
ces régions, certaines prenant le nom du fleuve. Le fleuve alors prend une autorité
ethnographique (fictive ou non), devenant un territoire autonome, propice à la littérature
(notamment dans Los pasos perdidos). Cela nous amène à un autre aspect de l’imaginaire
identitaire du fleuve : sa valeur de vecteur d’une anthropogenèse.
Si le fleuve peut être considéré comme élément civilisateur (ce que ne manque pas
de confirmer l’archéologie), il est aussi démiurge, fournissant la matière première qui
façonne l’homme, comme le montrent les différents mythes, notamment biblique, de la
création de l’homme à partir du limon495. Il renvoie l’homme à ses origines, à son lien
avec la matière féconde dont il est issu et où il est appelé à retourner, mais aussi
symboliquement à son propre devenir, l’initiant progressivement à la vie vue comme un
cours irrésistible dont la descente confronte l’homme à son destin, lui permettant la
progression (individuelle ou collective), la digression, et lui faisant explorer tour à tour
connu et inconnu, nommé et innommé, jusqu’à sa destination finale.
Les fleuves sont des bâtisseurs de cartes, d’histoires et d’Histoire. Tout comme les
côtes ont modelé les contours des premières cartes maritimes, les fleuves et rivières ont
aidé à dessiner les entrailles des continents. Le continent découvert par les Espagnols et
les Portugais au tournant du XVIe siècle, n’a pas constitué à ce titre une exception. Tout
d’abord, il y eut la côte, dessinée d’un trait clair mais parfois un peu fantastique. Ensuite
arriva le moment de dessiner l’intérieur du continent. Dans un espace naturel d’une
luxuriance inimaginable pour les Européens, le fleuve surgit (en principe) comme une
aubaine pour accéder à l’intérieur des terres. Dans le film nord-américain de Ridley Scott
1492 Christophe Colomb, l’amiral (incarné par Gérard Depardieu) rencontre les premiers
indiens à quelques kilomètres de la côte, sur le lit d’un fleuve. Selon les journaux de
voyages de Christophe Colomb, cette rencontre a eu lieu sur la côte (Jueves 11 de octubre
495
Ensemble de particules terre mêlées de débris organiques déposées au fond des étangs, des fossés ou
entraînées par les eaux courantes dans les parties déclives des terrains. Source : CNRTL. Genèse 2,5-3,24
et l’article de TITUS Joseph, « Théologie du second récit de création », in Transversalités, 2015/3, n°
134, p. 83-107.
207
DEUXIÈME PARTIE
d. L’imaginaire symbolique.
496
COLÓN Cristóbal, Textos y documentos completos. Relaciones de viajes, cartas y memoriales, Alianza
Editorial, Madrid, 2007.
208
DEUXIÈME PARTIE
De même que l’océan fut souvent représenté par un homme et la mer par une
femme, le fleuve apparaissait sous les traits d’un homme et la rivière sous ceux d’une
femme. Sur le plan symbolique, ce sont effectivement les rivières qui vont donner vie et
forme, et nourrir le fleuve dans son chemin vers la mer.
209
DEUXIÈME PARTIE
flux inexorable comparable au temps qui s’écoule. Le pont permet de passer d’une rive à
l’autre, c’est-à-dire symboliquement de la vie à la mort, du monde visible à l’au-delà, du
connu au méconnu. Traverser le fleuve équivaut à passer d’un plan de la réalité du monde
visible et tangible à un autre, inconnu. Le fleuve qui, au début, a été un ruisseau
impétueux, à peine maîtrisé, grandit et s’élargit au fur et mesure qu’il avance, et gagne en
stabilité, en tranquillité et en maturité. Et peu avant de mourir dans la mer, il devient
silencieux, presque invisible dans la planitude des deltas. Le fleuve se constitue grâce à
l’apport d’autres cours, et plus il compte d’affluents, plus il est riche. Un fleuve peut être
la fierté d’une nation (la Tamise, Le Mississippi, ou même la Loire), frontalier entre
nations (l’Orénoque, le Rhin), et même frontalier entre capitales de pays (Congo et
Paraná), international (Le Danube) ou médiatique et dramatique (Rio Grande). Le fleuve
comme l’arbre constitue une multitude de métaphores, d’allégories, synecdoques et
métonymies et sa seule présence enrichit la palette des figures de style d’un texte. Toutes
les civilisations ont incorporé l’image du fleuve dans leurs langues, car le fleuve ou son
absence, fait partie de la vie quotidienne de l’humanité. Comme pour l’arbre, la mémoire
est composée d’une première fois liée à un cours d’eau ; une première visite, un premier
bain, les premiers dangers aussi et les premières peurs. Nous avons tous, comme pour
l’arbre, des préférences et de souvenirs inextricablement liés à l’image d’un fleuve. Un
village sans rivière est synonyme de mort ou danger : dans La casa de Bernarda Alba
(1936) de Federico Garcia Lorca, le fait de vivre dans un village sans fleuve est assimilé à
une vie de soupçon et d’angoisse : « Es así como se tiene que hablar en este maldito
pueblo sin río, pueblo de pozos, donde siempre se bebe el agua con el miedo de que esté
envenenada498 » et dans le roman dystopique de Juan Rulfo Pedro, Pedro Páramo (1955),
c’est l’absence du fleuve dans Comala qui est à l’origine du dialogue entre les morts. Il
est bien plus difficile d’empoisonner une rivière car, comme le disait Héraclès, nous ne
nous baignons jamais dans les mêmes eaux. La rivière coule et nettoie, rafraichit, apporte
et emporte. C’est une espèce d’ouverture au monde, à des nouveaux territoires : le fleuve
de La serpiente de oro de Ciro Alegría est l’accès à la vie de l’autre côté de la sierra mais
aussi l’accès aux lépreux ; le fleuve est aussi porteur de malheur : l’envahisseur est
souvent arrivé par les eaux. Le fleuve amène le courrier, les nouvelles (chez García
Márquez, Simon Bolivar descend par le Magdalena) et les souvenirs, le Magdalena est
aussi chez l’écrivain colombien éveilleur de la nostalgie.
498
GARCIA LORCA Federico, La casa de Bernarda Alba, Madrid, Cátedra, 2005 [1936], Acte I.
210
DEUXIÈME PARTIE
Le fleuve évoque aussi tout ce qui suit un cours naturel, normal, évident, tout ce
qui va dans le bon sens. Parce que l’eau s’écoule dans le sens de la pente, précipitée en
avant par le mouvement de rotation de la Terre. Si remonter le cours du fleuve jusqu’à sa
source est un acte chargé d’une puissance symbolique spirituelle ou mystique (dans Los
pasos perdidos, c’est l’essence même du roman), la Sagesse antique dicte plutôt de ne pas
s’opposer au cours du fleuve, de suivre le courant normal des choses, celui de l’existence.
Pourtant, il existe aussi le risque de se laisser aller, de ne plus être maître de sa vie, de ne
plus tenir les rênes de son destin.
Les fleuves signalent très souvent le passage de la vie à la mort. On les trouve
donc naturellement aux Enfers des Grecs où coulaient l’Achéron, le Cocyte, le Styx, le
Phlégéthon et le Léthé. Mais ils peuvent aussi devenir synonymes de l’abondance dès que
l’on quitte l’enfer pour le paradis. Tels sont au sortir de l’Éden les quatre fleuves dont
parle la Genèse : le Phison, le Gihon, le Chidékel et le Phrat, ou encore, dans la religion
nordique, les douze fleuves qui s’échappent de la fontaine Hvergelmer. A moins qu’ils ne
soient à la fois enfer et paradis, comme celui au milieu duquel est plongé Tantale, qui ne
peut cependant s’y désaltérer. Ils ont eu leurs dieux propres499, comme les ondis
médiévaux, ou plus sûrement encore comme les fleuves des anciens Slaves et ceux des
Grecs, nés parfois du sang d’une victime, tel Acis, mais qui étaient le plus souvent les fils
de Téthys et Océan, et pères aussi à l’occasion d’une illustre progéniture. Le fleuve Ladon
eut ainsi pour fille Syrinx (et aussi Carmenta selon les Romains), Acheloos fut le père des
Sirènes, Inachos celui d’Io, etc. Et d’autres généalogies pouvaient encore être évoquées
comme pour boucler le cycle : ainsi Erèbe (les ténèbres d'en bas), fut l’époux de Nyx (les
499
Source : TOUTAIN Jules François, Le culte des fleuves : sa forme primitive et ses principaux rites chez
les peuples de l’Antiquité classique, Alençon, Leverdure, 1926.
211
DEUXIÈME PARTIE
ténèbres d’en haut), et ensemble ils eurent Charon, le passeur de l’Achéron. Nous avons
aussi, avec le Sabbation, l’exemple d’un fleuve supposé respecter une prescription du
Judaïsme, le Sabbat (il ne coule pas le samedi...).
3. La faune.
212
DEUXIÈME PARTIE
500
HUMBOLDT Alexandre de, Tableaux de la nature, Luxembourg, Legrand, Pomey et Crouzet, Vol. 5,
1808, p. 286-287.
501
SARMIENTO Domingo Faustino, Facundo o civilización y barbarie en las pampas argentinas, El
progreso de Chile, Santiago de Chile, 1845.
502
Originaire de Cuba, le cheval « criollo » est une appellation générique qui fait en fait référence à
plusieurs races de chevaux d’Amérique du Sud. Ce seraient les descendants de chevaux ibériques qui se
seraient échappés à l’époque de la Conquista.
213
DEUXIÈME PARTIE
Nous allons maintenant évoquer tout cet imaginaire ainsi que proposer une brève
référence à la taxonomie et à l’histoire de la faune dans la littérature latino-américaine.
Nous constatons le besoin de classer le vivant depuis l’Antiquité. Dans notre point
précédent concernant l’arbre, nous avons déjà présenté plus en détail ce besoin inné qu’a
l’être humain d’organiser le monde selon des critères de classification guidés par des
besoins utilitaires, thérapeutiques, des croyances, besoin également lié aux progrès des
techniques scientifiques, d’observation et d’identification.
Selon la Genèse, « l’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du
ciel et à toutes les bêtes sauvages503 », malgré l’incompréhension originale déjà évoquée
de la notion même de nature. Tel le premier homme qui, dans la croyance chrétienne, prit
symboliquement possession du monde, le zoologue se donne pour mission première de
répertorier son domaine, le monde vivant, défini selon le CNRTL comme « l’ensemble
des êtres vivants possédant des caractéristiques anatomiques, morphologiques et
physiologiques communes, qui reproduisent entre eux des êtres semblables et également
féconds ».
b. Littérature générale
C’est parce que les animaux permettent de caricaturer l’Homme qu’ils sont, depuis
les origines, présents dans la littérature. De nombreux écrivains vont les utiliser dans leurs
récits afin de mettre en lumière certains défauts humains dans un but didactique ou pour
critiquer les abus et les déviances de la société. À partir du célèbre Fisiologus, qui réécrit
de façon allégorique les œuvres classiques d’Aristote, Pline l’Ancien ou Élien le Sophiste,
le monde animal occupe une place particulière dans les discours du monde occidental.
Tout au long du Moyen Âge, un discours complexe autour des animaux s’est construit et
s’est constamment renouvelé, recueilli dans les bestiaires, encyclopédies et traités
ecclésiastiques. C’est un discours construit, canalisé et modifié, qui répond à une
multiplicité de finalités, et qui est divulgué dans une infinité de livres : fables, contes,
503
La Bible, Genèse, 2.20.
214
DEUXIÈME PARTIE
En effet, les animaux sont des compagnons parfois indispensables du récit. Nous
pouvons évoquer plusieurs exemples fondateurs comme les compagnons de voyage de
Don Quichotte et de Sancho, ou les cas de Bucéphale et Alexandre le Grand. Le Chat
Botté de Charles Perrault érige l’animal en héros humain par sa façon de s’habiller et de
parler ; un protagoniste de premier ordre, sans qui son maître n’aurait jamais pu épouser
la fille du roi. Dans un registre plus proche de notre corpus, L’Appel de la forêt (1903) de
Jack London met en scène un chien domestique, qui revient à son état naturel et sauvage,
un thème repris dans Croc Blanc (1906).
Dans notre corpus, plusieurs animaux jouent un rôle d’accompagnateur tout au
long du récit, notamment dans La Vorágine où deux chiens escortent le groupe. Ces deux
chiens, comme nous allons le voir plus bas, symbolisent par leurs noms deux des
leitmotivs du récit, et ont une certaine importance symbolique et diégétique.
d. Anthropomorphisme
215
DEUXIÈME PARTIE
animalisation.
Comme nous allons le voir à travers les analyses de chacune des trois œuvres, le
rapport entretenu avec les animaux domestiqués et d’origine européenne d’une part, et la
faune autochtone, d’autre part, varie en revanche d’un roman à l’autre, ainsi que la valeur
qui leur est respectivement attribuée.
e. Personnages animaux
À partir du travail de Inga Velitchko504, si nous envisageons dans leur globalité les
textes littéraires où des animaux sont présents et agissent en tant que personnages, nous
trouvons un ensemble continu qui permet de classer graduellement ces personnages
animaux : d’un côté, ceux qui sont dépourvus d’individualité et de volonté propre, et de
l’autre, ceux que leur degré d’individualité et de volonté rend équivalents à des
personnages humains. Sur cette base, nous pouvons distinguer quatre groupes de
personnages animaux.
Premièrement, ceux qui, appartenant au monde extérieur à la sphère humaine, ne
sont que des instruments, avec le même statut que tant d’autres éléments du monde :
arbres, bâtiments, objets usuels, etc. Le niveau d’individualisation et de volonté de ces
animaux est minimal.
Deuxièmement, les animaux interagissent avec les personnages humains dans une
collaboration amicale ou dans une lutte plus ou moins brutale. Les animaux amicaux
appartiennent souvent, mais pas toujours, aux personnages humains. Dans les exemples
de ce groupe, bien qu’ils ne soient pas encore autonomes et restent en relation étroite avec
les humains, les animaux peuvent prendre leurs propres décisions, ils ont leur propre
individualité, ils sont pourvus de volonté et ont souvent un caractère marqué. Très
important, ils commencent à ressembler aux humains en raison de leur rôle dans le récit.
Le troisième groupe correspond aux textes où le personnage humain et le
personnage animal sont liés par une relation de métamorphose. Ici, les deux personnages
ne sont en réalité que deux parties de la même personne : leurs niveaux
d’individualisation et de volonté sont équivalents.
Finalement, nous trouvons un quatrième groupe de textes où des personnages
504
VELITCHKO Inga, « Les personnages animaux dans la littérature. Esquisse de typologie et de
fonctions », in Fabula, Université Paris 8 – Vincennes - Saint-Denis, 11/04/2018.
216
DEUXIÈME PARTIE
animaux interagissent entre eux tout en ayant peu ou aucun rapport avec des personnages
humains. Dans ce cas, les animaux sont en principe équivalents à ces derniers par le
niveau d’individualisation et de volonté, ainsi que par leur rôle dans le récit.
Reprenant cette classification, la présence animale dans les trois romans de notre
corpus correspondrait plus au premier groupe, à l’exception des deux chiens de La
Vorágine, Martel et Dolar, qui deviendront deux leitmotivs du livre.
Nous allons trouver fondamentalement deux types de faune dans notre corpus.
D’un côté, la faune autochtone et sauvage, principalement composée d’insectes, de
serpents, de fourmis tambochas et de quelques félins. Et de l’autre, la faune domestiquée,
composée de chiens, de chevaux, et de bétail. Ces deux derniers jouent un rôle très
important dans la diégèse et dans la construction psychologique de personnages. Dans La
Vorágine, le type de cheval, la manière d’agir face au bétail, de le dresser et le maîtriser
forment une partie de la masculinité de certains personnages.
217
DEUXIÈME PARTIE
Les singes laineux, les toucans, les signes hurleurs, tous ceux que nous
touons pour manger, ce sont des personnes comme nous. Le jaguar aussi
c’est une personne, mais c’est un touer solitaire ; il ne respecte rien. Nous,
les « personnes complètes », nous devons respecter ceux que nous touons
dans la forêt car ils sont pour nous comme des parents par alliance. Ils
vivent entre eux avec leurs propres parentèles; ils ne font pas les choses au
hasard507.
505
DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 25.
506
Ibid.
507
Ibid.
218
DEUXIÈME PARTIE
Dans cette analyse sur la présence formelle des éléments naturels choisis comme axes
principaux de travail (l’arbre, le fleuve et la faune), nous avons décidé d’utiliser les
abréviations suivantes dans l’intention de rendre la lecture plus facile :
Dans LV, sont référencés plus d’une centaine de plantes et d’arbres. Dans
l’édition de référence utilisée dans ce travail, celle des éditions Cátedra, dirigée par
Montserrat Ordóñez, soixante-seize notes concernent directement des arbres et cinquante-
quatre des arbustes508. En plus de fournir une information le plus souvent essentielle à la
compréhension de la dimension symbolique du végétal référencé, ces notes démontrent
également l’importance que revêt pour Rivera le fait de décrire et de faire connaître la
végétation de son pays. Ou plus exactement le fait de la répertorier, car l’auteur
colombien s’inscrit à sa façon dans la tradition des voyageurs botanistes qui, depuis la fin
508
Voir Annexe 1 : Tableau de la présence végétale dans les trois romans et glossaire des arbres.
219
DEUXIÈME PARTIE
509
Notons qu’il faudra cependant attendre encore presque un demi-siècle pour que voie le jour la première
Flore de Colombie, herbier constitué grâce à l’étroite collaboration entre José Jerónimo Triana (1828-
1890) et le botaniste français Jules Émile Planchon (1823-1888). Une histoire peu connue des relations
entre la Colombie et la France que le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris a mise à l’honneur en
2017 à l’occasion de l’Année franco-colombienne. Source : https://www.mnhn.fr/en/node/4923.
510
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana, vol. 3, op. cit., p. 199-200.
511
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana, vol. 3, p. 67.
220
DEUXIÈME PARTIE
Dans ce contexte hybride, LV peut être vue comme romantique dans le sens où ses
personnages vont exposer leurs sentiments et percevoir le monde avec une grande
subjectivité (le moi par-dessus tout), sans économie de détails. Il ne faut pas oublier qu’il
s’agit de « un poeta que escribía una novela protagonizada por otro poeta512 », un poète-
romancier auteur de Tierra de promisión (auquel on fera référence tout au long de ce
chapitre) publié en 1921, contenant cinquante-cinq sonnets « de alimento romántico y
temple parnasiano513».
Concernant le réalisme et le naturalisme, Rivera va s’inscrire dans ces deux
courants tout d’abord pour décrire et recenser une série de traditions, de réalités, de la vie
dans los Llanos mais aussi pour montrer un profond et « paradigmático pesimismo
determinista514 » : la dépendance de l’homme à son milieu, principalement dans la vie
dans les exploitations de caoutchouc (las caucherías). Partout dans le récit, l’expression
forte de sentiments et l’utilisation du dialecte, sont autant de traits romantiques qui vont
apparaître dans LV. Ainsi, cette dépendance de l’homme à son milieu est représentée par
la présence végétale, spécialement de l’arbre.
Le roman est construit autour du voyage entre deux grands espaces antagoniques :
un espace urbain situé à plus de deux mille mètres d’altitude, où commence l’histoire, et
la forêt, espace présenté comme lieu d’avenir économique tout au long de la première
partie, où se termine la narration. Entre les deux, se trouvent los Llanos, espace de
transition où la nature jouera un rôle symbolique essentiel.
L’espace urbain est inexistant dans la diégèse et semble servir uniquement de toile
de fond au début, mais aussi à la fin de l’œuvre, dans le passage situé à Manaus. Il est
ainsi cité avec insistance dans les premiers passages de la première partie : Dans le
célèbre incipit515, Arturo Cova, le personnage principal, se remémore le début de sa fuite
512
Ibid., p. 234.
513
Ibid.
514
Ibid., p.231.
515
« Antes que me hubiera apasionado por mujer alguna, jugué mi corazón al azar y me lo ganó la
Violencia », (LV : 79).
221
DEUXIÈME PARTIE
Dès le début, la nature détient quant à elle une place essentielle, à partir de
plusieurs descriptions du Casanare, porte d’entrée dans los Llanos. La diversité d’arbres
mentionnés offre un échantillon botanique mais aussi une représentation des différents
tons de la narration. L’orographie reflète la descente réelle mais aussi symbolique des
516
C’est d’ailleurs en sa présence qu’apparaît pour la première fois dans le texte une référence au monde
des caucheros (LV : 85).
517
Dans le jeu de miroirs qui structure l’œuvre, Don Rafo fonctionne comme l’opposé de Clemente Silva,
autre guide du couple, qui fera le lien entre la découverte de la selva et le monde des caucheros.
518
Le pajonal est un espace planté d’un type de graminée appelé jarava ichu ou paja brava. Cette plante
herbacée, qui supporte l’aridité et pousse dans un sol pierreux et sablonneux, se rencontre dans l’altiplano
andin en Amérique du Sud, et au Mexique. Elle est employée comme fourrage pour le bétail,
principalement pour les camélidés sudaméricains.
519
Les moriches ou morichales sont des palmiers aux fruits comestibles, que l’on trouve au nord de
l’Amérique du Sud, dans la forêt amazonienne brésilienne et péruvienne, le bassin de l’Orénoque et l’île
de la Trinité. Ce palmier est communément désigné par le terme de palma de moriche ou simplement
moriche en Bolivie, en Colombie, à Puerto Rico et au Venezuela ; aguje au Pérou, buirti au Brésil et
morete en Équateur. Le tronc est utilisé pour produire une liqueur sucrée et un amidon alimentaire.
L’écorce permet de tresser des cordes très solides.
222
DEUXIÈME PARTIE
deux personnages, descente évoquée dans les souvenirs du narrateur, dont on découvrira
qu’elle était prémonitoire. Arturo et Alicia quittent les hauteurs de la sierra où, comme le
souligne l’auteur, Alicia l’urbaine n’avait pas appris à monter à cheval (LV : 81) pour
cheminer vers les Llanos dans leur quête de liberté résumée par la formule « las pampas
libérrimas » (LV : 81). Nous sommes face au premier des changements d’espace du
roman.
Très tôt dans la narration apparaît le palmier, évoqué de manière parcellaire à
travers son feuillage : « los follajes de las palmeras que nos daban abrigo » (LV : 81). Il
s’agit du premier élément végétal évoqué dans le texte, faisant office d’élément protecteur
face aux peurs générées par la confrontation à une région inconnue et la première nuit à
ciel ouvert dans ce nouvel espace désigné par le démonstratif : « Aquella noche, la
primera del Casanare520 » (LV : 80). Le palmier, si présent et familier dans le paysage
colombien521, assimilé à un arbre du fait de sa structure et de sa taille, est en réalité une
simple plante car il lui manque deux des caractéristiques essentielles des arbres : en
premier lieu, il n’a pas de tronc mais un stipe, ie une tige remplie de moelle ou de
fibres522. En second lieu, il ne possède pas de branches mais des palmes523. Dans cette
première partie, sont évoqués différents types de palmier : palmera de macanilla524
(LV : 98), la palmochea (LV : 185), los moriches (LV : 98, LV : 177, LV : 179 et
LV : 186), en plus de diverses références aux palmiers d’une manière plus générale ou
secondaire (LV : 89, LV : 164, LV : 180).
Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la sierra et qu’apparaissent « las llanuras
interminables » (LV : 88), le texte va réaffirmer le changement d’axe géographique en
passant de la verticalité montagneuse à l’horizontalité de la plaine. Axe que l’on va
trouver, cette fois inversé, au début de la deuxième partie, où l’on passe de l’horizontalité
de la plaine à la verticalité de la forêt tropicale. Cette soudaine platitude des Llanos est
520
Rappelons que le Casanare est le territoire situé à l’est de la Colombie, dans la région de l’Orénoque. Le
Casanare fait aussi référence au fleuve, affluent du Meta, lui aussi affluent de l’Orénoque. Ces trois
fleuves vont encadrer l’action pendant toute la première partie du roman, formant un parallélépipède
fermé des côtés est et ouest par la sierra et la selva, et nord et sud par les fleuves.
521
Les palmiers poussent presque sur l'ensemble du territoire colombien, depuis les basses terres jusque
trois mille mètres d’altitude en bordure du Páramo. Après le Brésil, la Colombie occupe la seconde place
en Amérique et la troisième au niveau mondial en matière de palmiers dénombrés avec 231 espèces de
palmiers natifs sur 2360 palmiers recensés par le monde, soit près de 10 % des espèces connues qui
trouvent asile sur son territoire.
522
Par conséquent, on ne peut pas distinguer d’anneaux de croissance typiques des arbres lorsqu’on le
coupe.
523
Selon les espèces, ces palmes peuvent avoir la forme d’un éventail (feuilles palmées), d’une plume
(feuilles pennées) ou d’une structure intermédiaire entre ces deux formes.
524
Type de palmier vénézuelien d’un bois très dur.
223
DEUXIÈME PARTIE
vécue comme un choc, en partie à l’origine des peurs qui se font jour dans le Casanare.
En effet, routes et horizons ouverts apparaissent comme exogènes au contexte urbain. Le
sentiment de peur irrigue largement ce début de roman : « Alicia, al oír esto, volvió hacia
el hombre (el Pipa) los ojos asustadizos. -¿Ha vivido usted en Casanare? » (LV : 85).
L’horizontalité géographique, presque dépourvue de végétation, trahit quiconque voudrait
s’y cacher. Dans leur fuite, les Llanos génèrent donc fatalement une certaine agoraphobie.
525
DESCOLA Philippe, Les Lances du crépuscule : relations Jivaros. Haute-Amazonie, Paris, Plon, 1993.
224
DEUXIÈME PARTIE
moriche no se pierde nada, desde sus hojas hasta sus frutos son utilizados, incluso los
troncos que se caen, ya que en ellos (los indígenas de la zona) crían unos gusanos que se
comen526.»
Le moriche constitue ici un refuge : « Fue preciso continuar la marcha hasta el
morichal vecino, según decisión de don Rafo, porque la mata era peligrosa en extremo
(LV : 98) », un lieu de repos mais aussi d’initiation, une initiation à la vie. Ces palmiers
sont comme essentiels dans la géographie du desierto llanero tout au long du chemin vers
l’orient colombien : « Cabeceaba alguna palmera humillándose hacia el oriente »
(LV : 89). Cet exemple sera le premier d’une longue liste, annonçant la célèbre
description de l’aurore qui renfermera de nombreuses personnifications : « de la palmera,
nacía un halito jubiloso que era vida. » (LV : 91) ; « una palmera de macanilla fina como
un pincel, obedeciendo a las brisa, hacia llorar sus flecos en el crepúsculo » (LV : 98) ;
« Al caer la tarde regresaron. Las palmeras los saludaban con remulantes cabeceos. »
(LV : 121) ; « Buscábamos el abrigo de los montes lontanos, y salimos a una llanada
donde gemían las palmeras, zarandeadas por el brisote. » (LV : 169) ; « palmera heroica »
(LV : 170) ; « palmeras enderezándose con miedo » (LV : 172).
La célèbre description de l’aurore nous fait entrer de plain-pied dans les Llanos. À
la fin du paragraphe, Alicia réagit avec étonnement : « ¡Dios mío, Dios mío! ¡El sol, el
sol! (LV : 91) ». Il s’agit d’une forme d’adoration, d’un soleil qu’on peut voir apparaître
depuis des kilomètres dans un paysage – seulement en apparence – diaphane. Les arbres
vont offrir de temps en temps une alternative à l’horizontalité du paysage, une altération à
cette platitude, une altérité parfois trompeuse : los Llanos nous offrent une image
fallacieuse de la nature. Deux exemples significatifs vont suivre la description de l’aurore.
C’est suite à cette contemplation admirative de l’aurore qu’Arturo et Alicia paraissent
commencer à comprendre l’environnement naturel qui les entoure grâce aux explications
de Don Rafo : « Habíamos hecho copiosas preguntas que don Rafo atendía con autoridad
de conocedor. Ya sabíamos lo que era una mata, un cano, un zural, y por fin Alicia
conoció los venados. » (LV : 92). Arturo trouve alors normal de lever son arme et de la
pointer vers l’animal. La réaction de Don Rafo ne se fait pas attendre : « -No gaste usted
los tiros del revolver-[...]. Aunque vea los bichos cerca, están a más de quinientos metros.
526
En plus de la possible extraction de l’huile de son fruit, le moriche peut être mangé frais ou permettre la
fabrication de boissons comme le carato de moriche et encore le turrón de moriche. À la fin de son
existence, dans les tiges tombées, les Indiens vont élever des larves comestibles, les mojojoy. Source :
https://fr.scribd.com/document/138596308/Revista-Monaguense-Hmp-2. Il s’agit d’un bref récit
historique d’une communauté contemporaine du Caripe, dans l’État de Monagas au Venezuela, en 2012.
225
DEUXIÈME PARTIE
Même phénomène, quelques heures plus tard : « Hacia la tarde, parecían surgir en
el horizonte ciudades fantásticas. Las ponentinas matas de monte provocaban el
espejismo, perfilando en el cielo penachos de palmeras, por sobre cúpulas de ceiba y
copeyes, cuyas floraciones de bermellón evocaban manchas de tejidos. » (LV : 93).
La présence de ceibas et copeys dans cette illusion est fortement symbolique.
Notons que les mêmes herbes des montagnes qu’Arturo et Alicia paraissaient avoir
intégrées dans la compréhension du paysage, vont maintenant les trahir.
Le ceiba527 est l’arbre le plus grand de la forêt amazonienne, en particulier le
ceiba pentandra (également appelé lupuna). Il est fort probable que Rivera fasse ici
référence à de petits lupunas qui annoncent les grands ceibas de la forêt amazonienne.
Cet arbre comporte une forte charge symbolique. Le ceiba était déjà un arbre sacré pour
les Mayas, durant la période classique (300-900), symbolisant l’axis mundi. Aujourd’hui,
en Amérique latine, le ceiba pentandra est l’arbre national du Guatemala528, « symbole
universel de liberté et patrimoine écologique de l’Humanité »529. Rappelons également la
tradition des ceibas comme « arbres de la liberté ». Ces derniers incarnent la liberté, mais
aussi la continuité, la croissance, la force et la puissance depuis la période de la
Révolution française530. La tradition fut importée en Amérique latine au moment des
indépendances. Notons que deux des Árboles de la libertad les plus importants et
symboliques en Colombie – Ceiba de Timanam et Ceiba de Gigante – se trouvent dans la
région de Huila, où est né Rivera.
Les références au ceiba dans ce premier chapitre sont peu nombreuses : on le
527
Le ceiba est un grand arbre pouvant atteindre une hauteur de 70 mètres, ce qui le fait surplomber la
canopée tropicale. Son tronc épais est généralement pourvu d’ailes, parfois très développées, qui font
office de contreforts. Son écorce est grise et lisse et ses jeunes branches sont munies d’épines. Le
houppier est arrondi en forme de parapluie et procure une ombre recherchée. On compte une dizaine
d’espèces, certaines d’entre elles appelées fromagers, très importants dans plusieurs traditions africaines :
souvent un grand fromager est élu comme arbre à palabres dans les villages. Ces arbres devraient leur
nom à leur fruits assez gros recouverts du duvet kapok.
528
Au Guatemala, on célèbre chaque année le 8 mars le jour de la Ceiba, depuis que le gouvernement de
Carlos Castillo Armas le déclara Árbol Nacional ce même jour de l’année 1955.
529
« Un gigante llamado ceiba », El espectador, Bogotá, 30 mars 2016.
530
Planté en général dans l’endroit le plus fréquenté et apparent d’une localité, l’arbre de liberté est signe de
joie et symbole d’affranchissement, par imitation de ce qui s’était fait aux États-Unis à la suite de la
guerre d’Indépendance avec les poteaux de la liberté. Ces végétaux devaient grandir avec les institutions
nouvelles. Il est devenu au cours du XIXe siècle l’un des symboles de la République Française avec la
Marianne ou la semeuse. Il figure depuis 1999 sur les pièces françaises d’un et deux euros. Source :
FECHNER Erik, L’arbre de la liberté : Objet, symbole, signe linguistique ; Mots : Les langues du
politique vol. 15, n° 1, 1987, p. 23-42.
226
DEUXIÈME PARTIE
trouve mentionné dans l’extrait sur le mirage des villes à l’horizon (LV : 93) ainsi que
dans « Los perros persiguieron el barajuste, cloquearon las gallinas medrosas y los
zamuros de la ceiba vecina hendieron la sombra con vuelos entorpecidos. » (LV : 154).
Dans ces deux passages, il est associé au danger et à l’illusion : dans le premier, tout
comme le copey, ses fleurs rouge vermillon évoquent des taches de sang (cuyas
floraciones de bermellón evocaban manchas de tejidos), celui qui sera plus tard versé par
les hommes (évoqués par métonymie par le tissu) dans les plantations et la forêt. Dans le
second, il est le support des vautours (zamuros) au vol entravé531.
La présence des grands arbres et les mirages dont ils peuvent être la source dans
l’orographie des Llanos vont véhiculer ce sentiment de danger auquel nous avons déjà fait
référence. Le texte se place entre la vie et la mort : entre la naissance à venir du fils
d’Alicia et Arturo, et les différentes morts qui émaillent le récit : celle du cheval « aquel
rey llanero » (LV : 122), celle de Millán lors de la scène de la ruée du bétail et celle de
Zubieta à la fin du chapitre532.
À ce propos, soulignons deux aspects de la description de l’aurore. D’une part,
elle est à la fois porteuse de mauvaise augure mais aussi d’une promesse de naissance. En
effet, elle se termine par le prémonitoire « hundirse en la inmensidad » (LV : 91) qui
fonctionne en écho anticipatoire du crépusculaire « Los devoró la selva » (LV : 385) ;
mais elle comporte aussi une triple promesse de naissance : celle du nouveau jour qui se
lève, celle d’une nouvelle vie après la fuite, et celle de l’enfant à venir d’Alicia et Arturo.
D’autre part, elle développe un imaginaire puissant autour des racines de l’arbre, présent
tant dans la prémonition de l’issue fatale du chapitre, que dans la promesse de naissance.
En effet, la mort de Zubieta est provoquée par la recherche de l’or des
morrocotes533 enfouis entre les racines du caroubier : « Ustede jueron entonces los que
tiveron cavando entre las raíces del algarrobo !¡Ojala los tope yo en esas vagabunderías
pa echarles bala! » (LV : 155). Et c’est appuyé sur les racines d’un arbre qu’Arturo écoute
531
L’Urubu noir, aussi appelé Vautour urubu ou vautour noir américain, est l’une des espèces d’urubus
charognards vivant sur le continent américain. En Amérique latine, il est désigné sous le nom de buitre
negro americano, curumo, chulo, gallinazo, jote de cabeza negra, zamuro, zopilote ou zopilote negro. On
le trouve du sud-est des États-Unis au centre du Chili et à l’Uruguay en Amérique du Sud. Avec une
envergure de 1,5 m, l’urubu noir est un grand oiseau, mais un petit vautour. Il a un plumage noir, un cou
gris-noir déplumé et un bec crochu.
532
Nous omettons ici sciemment d’évoquer les morts des indigènes (LV :180) que nous traiterons à la fin du
chapitre
533
En Colombie, les morrocotes ou morrocotas font référence à de vieilles pièces d’or ou d’argent de
grande taille.
227
DEUXIÈME PARTIE
les conseils de Don Rafo après avoir compris avec frayeur ce qu’il leur arrivait : Pour la
première fois dans le texte, le narrateur verbalise l’évidence de la grossesse d’Alicia.
Avec la présence à l’horizon des grands êtres vivant de la forêt, les traits
grotesques et carnavalesques caractérisant les différentes morts qui se succèdent seront
aussi accompagnés de présences végétales significatives534.
Une première référence au morbide apparaît déjà quelques lignes après la
description de l’aurore, lorsqu’Arturo et Alicia atteignent une lagune : « Garzas
meditabundas […] arrugaban la charca tristísima, cuyas evaporaciones maléficas flotaban
bajo los árboles como velo mortuorio. » (LV : 94). À la fin du chapitre, le cadavre de
Millán, éventré par un taureau, gît sur le dos sur un moriche personnifié tel un homme
tombé au sol : « yacía de espaldas sobre un moriche caído, y lo tenían cubierto con su
propia ruana, a espera de la rigidez. » (LV : 177) Rivera emploie à nouveau l’image des
racines, auxquelles sont cette fois comparés les nerfs de l’homme mis au jour par la mort
violente : « entre el paréntesis de los brazos, destilaba aguasangre el muñón del cuello,
rico de nervios amarillos, como raicillas recién arrancadas » (LV : 179). L’image répétée
des racines crée un lien profond entre l’arbre et l’homme soumis à la même violence
meurtrière, dans un emploi symbolique similaire à celui de la sève comme métaphore du
sang qui coule dans les veines. Un peu plus bas le cortège funèbre finira par entrer « por
el morichal de la lejanía. » (LV : 179).
Rappelons que la première apparition de Millán dans le roman se place déjà sous
le signe de la mort. Peu après l’arrivée d’Arturo et Alicia à la fondation La Maporita,
surgissent des hommes venus acheter des produits à Don Rafo, dont nous découvrirons
ensuite qu’il s’agissait en réalité des hommes de Barrera venus le dévaliser. Ces hommes,
dont fait partie Millán (nous l’apprendront une fois que Cova sera à el hato), « se apearon,
y con los ronzales de cerda torcida que servían de rendaje, amarraron los trotones bajo el
saman de la entrada y avanzaron con los bayetanos al hombro. » (LV : 104). La référence
au saman535 est loin d’être anecdotique. Concernant l’importance de cet arbre dans le
534
Le traitement dans la narration de l’image de la mort et l’évolution du personnage Arturo Cova évoque
le grotesque. Voir LOVELUCK Juan, « Prólogo », in RIVERA Eustasio, La Vorágine, Caracas,
Biblioteca Ayacucho, 1976.
535
Appelé aussi arbre à pluie, ou bois noir d’Haïti, le saman est une espèce originaire d’Amérique du Sud et
est largement introduite en Asie et dans certaines îles du Pacifique telles Hawaï et la Nouvelle-Calédonie,
où il sert essentiellement à faire de l’ombre au bétail dans les plaines. Il peut mesurer jusqu’à 25 mètres de
haut. Sa forme est comparable à un parasol, il a un port très large et la forme de sa canopée peut atteindre
40 mètres de diamètre, ce qui laisserait peu de chance aux plantes qui voudraient pousser à son couvert
s’il n’avait pas une particularité : le pliage nocturne des folioles opposées. Dès que l’ensoleillement
228
DEUXIÈME PARTIE
texte, soulignons deux aspects : l’un positif, car du fait de sa condition d’arbre sacré, les
caciques étaient enterrés à ses pieds, condition qu’il partage avec le ceiba. L’autre négatif,
car il s’agit également d’une espèce potentiellement envahissante, surtout dans des
territoires dont elle n’est pas essentiellement autochtone.
Ainsi la présence du saman à l’entrée de la maison peut-elle évoquer d’une part, la
nature d’envahisseur de Millán, personnage en grande partie détonateur de l’action dans
la fondation du fait de son attitude envers Arturo Cova et Don Rafo ; d’autre part, elle
préfigure également sa mort au pied de l’arbre.
Concernant l’autre mort, celle de Zubieta, le texte mentionne pour la première fois
sa future disparition au moment du combat de coqs, lorsqu’un ouvrier lui propose de
parier : « Mire, patrón, son aguilitas y reinitas pa su entierro de la topochera536
(LV : 156) ». Comme l’explique Montserrat Ordoñez, cela renvoie à l’habitude de cacher
de l’argent et objets de valeur au pied d’un arbre, dans ce cas au sein d’une bananaraie. A
la fin du chapitre, après sa mort, le vieux Zubieta reposera au pied d’un manguier : « y el
occiso fue sepultado en una de aquellas excavaciones, bajo el mango grande, quizás
encima de las tinajas de morrocotas. » (LV : 184). Notons que sa mort est associée à des
arbres donnant des fruits (bananes et mangues), typiques des tropiques.
L’arbre joue aussi un rôle important dans la narration concernant la description des
espaces habités par les personnages, qu’ils soient naturels ou non (maison, hatos,
corrales…). Dans la fondation La Maporita et dans el hato, platanal et palmiers forment
partie de la vie quotidienne : « Complacidos observábamos el aseo del patio, lleno de
caracuchaos, siemprevivas, habanos, amapolas y otras plantas de trópico. Alrededor de la
huerta daban fresco los platanales. » (LV : 99). Plus tard, à el hato nous le retrouvons à
nouveau : « Llegamos a la barda de los corrales por entre el platanal. » (LV : 153).
Comme les animaux de la basse-cour, l’arbre est ici domestiqué. Finalement, au moment
où Correo et Arturo Cova quittent el hato, « solo se advertían los airones de sus
palmeras » (LV : 164). Deux autres arbres sont mentionnés dans le contexte domestique :
le totuma (LV : 100) et le merey (LV : 107), arbres dont la présence n’aura aucun poids
diminue, que des nuages approchent, ses folioles se replient sur elles-mêmes permettant ainsi à l’eau
d’atteindre le sol. Une fois le soleil revenu, les folioles se déploient à nouveau et profitent de la lumière,
laissant un sol frais et humide. Les premières références à cet arbre sont attribuées au savant Alexandre
von Humboldt qui rencontra un saman géant près de Maracay au Venezuela au cours de ses voyages entre
1799 et 1804.
536
La topochera ou platanal de topochos est une plantation d’une variété de bananes appelées topochos.
229
DEUXIÈME PARTIE
dans la diégèse mais auxquels leurs caractéristiques confèrent une utilité dans la
narration. En effet, le totuma rend possible la fabrication des ustensiles de cuisine grâce à
la fermeté de son bois, et le deuxième sert à Griselda comme élément de comparaison
pour exalter la beauté d’Alicia.
La Maporita est donc caractérisé principalement par le féminin, avec la présence
de Sebastiana, Griselda et l’arrivée d’Alicia. Dans cet espace prédominent la banane et les
plantes tropicales. Le palmier, par contre, appartient à l’espace plus masculin de el hato,
univers marqué la forte présence des vachers, des hommes de Barrera et du vieux Zubieta.
La seule présence féminine est celle de Clarita, qui est totalement dévouée aux hommes
du hameau.
230
DEUXIÈME PARTIE
537
Cette image de l’homme rendu muet est récurrente dans l’œuvre de Rivera et en constituera l’un des
axes de lecture important Voir la mort de Barrera, la mort des Indiens par exemple, développée dans le
chapitre xxx.
231
DEUXIÈME PARTIE
d’entamer une fuite, qui est aussi une quête, vers la selva.
Dans los Llanos, les arbres sont employés dans la génèse esthétique du paysage.
Nous avons vu que plusieurs arbres ont comme fonction de structurer et de rendre
habitable un paysage quasi désertique. Le passage à la deuxième partie du roman est
marqué par une double destruction : l’incendie de la palmicha qui induit un changement
radical de paysage, et l’éclatement du groupe humain créé à La Maporita depuis l’arrivée
d’Arturo et Alicia.
D’un point de vue formel, le début de cette partie conserve quelques similitudes
avec la première partie. Elle aussi démarre en évoquant un temps révolu où s’est déroulée
l’action, dans ce cas les Llanos (avant la sierra). On y trouve également une période de
transition avant d’atteindre la forêt et reprendre la trame propre à la diégèse.
En effet, pour décrire la selva, l’auteur s’éloigne des codes d’une description réelle
au profit d’une langue lyrique : « Qué hado maligno me dejó prisionero en tu cárcel
verde ». Nous sommes désormais face à une description romantique du paysage. Silencio,
soledad, aspiración, angustia, il s’agit de termes vitaux que le paysage sauvage de la
234
DEUXIÈME PARTIE
forêt aide à canaliser dans le texte, au service de l’exaltation du moi. Dans cette
description de la selva, c’est en réalité le moi de Cova qui est décrit, avec ses angoisses et
ses tensions. Et pour ce faire, il décompose le seul être vivant non humain comparable
avec l’humain – l’arbre, qui n’apparaîtra que sous forme fragmentée (pabellones de tus
ramajes, tus copas estremecidas, hojarasca). Ces premières lignes de l’extrait cité
synthétisent bien la présentation de la forêt-arbre, donnant déjà les clés d’interprétations
de ce nouvel espace que vont pénétrer les personnages. La selva perd alors tous les
attributs naturels réels d’un espace tropical. Rivera la décrit avec les codes du conte de
fées (hado maligno) mais en négatif, l’espace ouvert se convertissant soudain en prison.
La selva personnifiée prend les traits de la femme du silence, ainsi que de la mère de la
solitude et du brouillard, qui préfigurent ceux de la maîtresse insoumise et de la femelle
dévoratrice qui se déploieront par la suite. Elle s’interpose entre l’homme et le ciel,
l’étouffant sous sa propre voûte (bóveda), capable de faire naître le brouillard. Elle en
sera donc la perte. Dans un parcours inverse à celui suivi dans la première partie qui allait
des cimes de la sierra aux plaines des Llanos, grâce à la fragmentation de l’arbre, nous
allons quitter l’horizontalité llanera – « Tú me robaste el ensueño del horizonte » – pour
rentrer dans une verticalité obscure où le ciel clair apparaît seulement « cuando (sus)
copas estremecidas mueven su oleaje » :
L’emploi de termes tels que pabellón, catedral ou bóveda construit un espace clos,
qui empêche la lumière de pénétrer jusqu’à ses seins humides. La nature est tour à tour
décrite en termes architecturaux – ceux employés dans la description d’édifices religieux
– autant que sexuels, créant une tension qui va s’accentuant. Désormais la « inmensa
bóveda » devient « pabellones de (tus) ramajes (LV : 189) » : la nature reste, bien que de
manière figurée, une structure architecturale, « la catedral de la pesadumbre (LV : 189) »,
la cathédrale comme marqueur culturel. L’édifice naturel entre désormais dans la sphère
du divin, là où même les dieux parlent à voix basse montrant ainsi leur déférence,
échappant aux lois humaines du temps et de l’espace : « donde los dioses desconocidos
235
DEUXIÈME PARTIE
hablan a media voz, en el idioma de los murmullos, prometiendo longevidad a los árboles
imponentes contemporáneos del paraíso, que eran ya decanos cuando las primeras tribus
aparecieron y esperan impasibles el hundimiento de los siglos venideros. » (LV : 189-
190).
Différents critiques ont souligné le ton lyrique dans de nombreux passages, les
pulsions romantiques qui traversent le texte et le trait parfois hésitant de l’auteur dû à
cette accumulation. Après son voyage dans la région des Llanos et son contact en
remontant l’Orénoque avec la réalité liée à la vie dans les caucherías, Rivera ressentit
l’urgence d’écrire un roman sur cette partie oubliée de son pays. Il paraît évident que
538
El Gráfico, 6 décembre, 1924, La Vorágine, in ORDOÑEZ VILA Montserrat, La Vorágine : textos
críticos. Bogotá, Alianza Editorial Colombiana, 1987, p. 29.
236
DEUXIÈME PARTIE
l’écriture de La Vorágine fut une entreprise à laquelle Rivera, s’il était mûr sur le plan des
convictions politiques, n’était pas totalement prêt sur le plan littéraire. Le passage de la
poésie à la prose fut peut-être trop brusque, sans une véritable préparation aux transitions.
Nous voyons trop souvent le poète dans le romancier, ce qui n’est pas en soi un problème
littéraire, sauf quand la fréquence injustifiée de ressorts lyriques rompt la fluidité de la
narration. Rappelons que l’écriture se poursuivit après la publication de l’œuvre qui fut
suivie de plusieurs réécritures et rééditions. Comparer l’édition définitive de 1928, la
dernière corrigée par l’auteur, avec le manuscrit original aurait été intéressant mais s’est
avéré impossible du fait de la disparition de ce dernier lors d’un déménagement de son
ami Miguel Rasch Isla, l’année suivant sa publication. Une élimination de certains
passages lyriques du texte originel s’imposait et c’est à Miguel Rash Isla que l’auteur a
confié cette responsabilité. Voici ce qu’écrivit ce dernier concernant les circonstances de
cette purge, dans son article « Cómo escribió Rivera La Vorágine », paru en 1949 dans El
Espectador Dominical :
539
RASH ISLA Miguel, « Cómo escribió Rivera La Vorágine », El Espectador Dominical, 5/06/1949, in
ORDOÑEZ VILA Montserrat (ed), op. cit., p.83.
540
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura hispanoamericana 1, p. 234.
237
DEUXIÈME PARTIE
promisión (1921). Il est vrai que ce recueil de sonnets, qui lui avait valu une
reconnaissance dans son pays, décrit les trois espaces naturels de la Colombie – la selva,
la sierra et los Llanos – dans une langue précieuse et rigide caractéristique du sonnet,
sous l’influence des Parnassiens : Tierra de promisión évoque la selva dans les dix-huit
premiers sonnets, de façon très distincte de l’image monstrueuse que Rivera élaborera
dans La Vorágine. Rappelons que l’auteur, au moment de l’écriture de Tierra de
promisión, ne connaît pas encore la selva541.Cela peut en partie expliquer les visions de la
forêt relativement différentes entre les deux moments d’écriture : une vision posée,
amoureuse et vitale, par opposition à une autre plus dramatique et sinistre. Voici le sonnet
V dédié entièrement à la forêt :
238
DEUXIÈME PARTIE
passages de LV, la légèreté cède le pas par moments à une certaine pesanteur : Rivera
n’est pas parvenu à éliminer cette musicalité insistante, essentielle pour le sonnet mais
troublante et archaïsante dans la prose, ce qui a l’effet inverse de celui créé dans le
sonnet.
C’est pour cette raison que les voix des guides, el Pipa et Clemente Silva, malgré
leur évidente influence sur la narration omnisciente dans le texte, réussissent à équilibrer
le style en le débarrassant du lyrisme. Mais cela n’empêche pas l’existence d’un contraste
qui surgit entre la description irréelle de la nature dans les hallucinations de el Pipa et
dans la description réaliste des souffrances des caucheros de la part de Silva.
Tous les deux représentent la vie dans la selva et sont caractérisés par des traits
similaires à ceux donnés par Rivera à cet espace naturel. « El Pipa nos condujo a los
platanares silvestres del Macucana (LV : 193) ». El Pipa va représenter le trait d’union
entre le monde sauvage (principalement les indigènes) et le groupe en fuite, et il incarnera
la trahison et la méfiance. Pendant la partie du texte sous l’influence du récit de el Pipa
(jusqu’au premier tiers de la deuxième partie), l’arbre tout comme la forêt apparaissent
uniquement en tant qu’instruments : les quelques références à des espèces d’arbres sont
liées à leur utilité mercantile comme par exemple le seje et le pendare (LV : 209). À ce
titre, on notera la référence au yagé (connu dans le monde occidental sous le nom
d’ayaguasca543, terme utilisé au Pérou). Le passage où el Pipa consomme la boisson
produite par l’écorce du yagé est important dans la diégèse. Son état de conscience
modifié représente la folie provoquée par la forêt mais aussi, l’accès à ses secrets et la
descente dans les profondeurs de la selva. Il s’agit de la chute de Silva. Rappelons
qu’après la première rencontre avec des indigènes (LV : 193), nous trouvons au début du
chapitre, comme cela a déjà été le cas pour la première partie du roman, une descente,
cette fois-ci vers le fleuve : « Al descender el barranco que nos separaba de la curiaca,
torné la cabeza hacia el límite de los Llanos, perdidos en una nébula dulce, donde las
palmeras me despedían. » (LV : 194). La prise du yagé est placée juste avant cette
descente définitive vers la forêt. Rivera, encore une fois, nous présente une séquence
carnavalesque : « En medio de la orgiástica baraúnda prodigábase la chica de fermento
atroz, y las mujeres y los chicuelos irritaban con su vocerío la bacanal. » (LV : 210).
543
« Le terme ayahuasca fut improprement traduit par liane des morts. Il vient du mot quechua ayawasca formé
de l’agglutination de aya et wasca : la corde (wasca) des cadavres (aya). Cadavre, dans la pensée Quechua,
désignant exclusivement le corps du défunt. Néanmoins, le nom le plus probable de l’ayawasca est ayaqwasca
qui signifie la liane amère ». DESHAYES Patrick, « De l’amer à la mère : quiproquos linguistiques autour de
l’ayahuasca », Psychotropes, 2004/3 (Vol. 10), p. 15-29. Source ://www.cairn.info/revue-psychotropes-2004-3-
page-15.htm.
239
DEUXIÈME PARTIE
Las visiones del soñador fueron estrafalarias. […] Dijo que los árboles de
la selva eran gigantes paralizados y que de noche platicaban y se hacían
señas. […] Quejábanse de la mano que les hería, del hacha que los
derribaba. […] El Pipa les entendió sus airadas voces, según las cuales
debían ocupar barbechos, llanuras y ciudades, hasta borrar de la tierra el
rastro del hombre (…) (LV : 213)
L’hallucination de el Pipa introduit le futur récit de Clemente (le texte est déjà
contaminé par la voix du cauchero, comme c’était déjà le cas dans la oda du début du
chapitre). El Pipa y voit la suite du voyage. Lui qui n’a jamais vécu la réalité de las
caucherías explique la souffrance des arbres, les actions des mains qui les blessaient et
plus important encore, prédit la fin du roman en évoquant la révolte de la nature qui
effacera « de la terre le visage de l’homme ».
Dans cette vision, l’arbre est évoqué avec le ton et la forme employés par
Clemente Silva quelques pages plus tard. Le paragraphe qui suit la vision en témoigne. En
pleine traversée du fleuve Vichada, le groupe est attaqué par des moustiques (zancudos) :
« Éranos imposible mezquinar nuestra sangre asténica, porque nos succionaban al través
de sombrero y de ropa, inculcándonos el virus de la fiebre y la pesadilla. » (LV : 214).
Désormais la main qui blessait précédemment l’arbre se transforme en dard du zancudo,
introduisant dans la narration le motif du sang et l’analogie avec le latex (le sang de
l’arbre de l’hévéa).
Les deux passages précédents auront des conséquences dans l’évolution de Cova.
Quelques jours plus tard, attaqué par de fortes fièvres, Arturo Cova s’assoit sur « las
raíces de una caoba » et est victime à son tour d’hallucinations :
240
DEUXIÈME PARTIE
Les similitudes entre ce processus et celui d’une saignée sont évidents, il faut
seulement remplacer l’arbre par l’être humain, le latex par le sang, l’hévéa par Clemente
Silva : un peu plus tard, cette personnification restera pour toujours dans les annales de la
fiction grâce au photographe français. Nous sommes face à l’arborisation de l’homme et
à l’humanisation de l’arbre. Il s’agit d’une affaire de blessures entre l’homme et l’arbre.
Et la langue devient concise, chaque substantif et chaque adjectif existent dans la syntaxe
dans leur sens primaire, comme s’il s’agissait d’un processus opératoire (para sacar este,
se hacen incisiones en la corteza, se recoge la leche.) Et dans sa tentative pour rencontrer
son fils, perdu entre les mains des grands propriétaires, Silva décide de laisser des phrases
écrites sur l’écorce des arbres, les blessant au passage, pour se guider et espérer trouver
quelqu’un qui puisse l’aider : « Por todas las estradas la misma cosa ‘Aquí estuvo
Clemente Silva en busca de su querido hijo Luciano’. » (LV : 259-260). L’écorce
récupère avec cet acte l’une de ses utilités originaires dans l’histoire de l’humanité (NC),
un geste d’une grande force symbolique et émotionnelle que Rivera a su doser jusqu’à la
fin du chapitre. Une fois que Silva est à Iquitos, prêt à partir vers Manaus avec l’équipage
de la turque Zoraida, il découvre le décès de son fils. Dénouement qu’il avait déjà prédit
et craint à la moitié de son récit : « Muchas veces, al sentir el estruendo de los cauchales
derribados por las peonadas, pensaba que mi chicuelo andaría con ellas y que podía
aplastarlo alguna rama. » (LV : 262). Le chapitre finira avec une conversation dans le port
d’Iquitos, où l’équipage du bateau de Zoraida finira par lui avouer où se trouvent les
restes de son fils « En el propio raudal del Yavaraté, contra las raíces de un jacaranda »
242
DEUXIÈME PARTIE
(LV : 286), et les causes de sa mort « ¡Lo mató un árbol! » (LV : 286). Le chapitre se clôt
avec la présence d’un des arbres les plus appréciés de l’Amazonie, tant par sa beauté que
par sa générosité chromatique, le jacaranda. Pour un instant, l’arbre paraît regagner sa
force esthétique, en plus de la valeur rituelle déjà évoquée précédemment.
Au fur et à mesure que le texte avance et que le groupe s’enfonce dans la forêt,
Rivera semble se défaire d’une partie de son lyrisme. La contamination de la voix
narrative de Silva et l’enchaînement de l’action laissent peu d’espace pour la musicalité
monotone dans la description de paysages ou d’états d’esprit. En effet, Cova s’estompe
petit à petit jusqu’à se confondre avec Silva. Et dans ce processus, la narration gagne en
fluidité. Dans le récit de Silva, Rivera décide de décrire la nature en la plaçant dans une
ambiance tantôt grotesque tantôt carnavalesque, parfois d’une manière explicite
(LV : 261).
diabolique dans les caucherías (Satan) et le conflit interne (rapport entre le corps et
l’esprit). Comme cela a été dit précédemment, tous ces sujets vont se conjuguer dans
l’élaboration des deux grands axes : un espace assimilé à une prison infernale, et
l’évolution de la métaphore récurrente de l’anthropomorphisme. Dans ce processus,
l’arbre s’érige comme l’outil principal.
544
NEALE SILVA Eduardo, op. cit., p. 31.
545
La victoria de Junín de José Joaquín Olmedo, publié en 1825 à Guayaquil puis en 1826 à Londres, plus
connu sous le titre de Canto a Bolívar, se présente comme un long poème épique à la gloire de Bolívar,
présenté comme le principal artisan de la victoire militaire de Junín, en août 1824, puis de celle
d’Ayacucho, en décembre de la même année. Texte de circonstance, ce poème patriotique fait aussi de
Bolívar l’incarnation d’un esprit américain, l’intervention de l’Inca Huayna-Cápac le posant en héritier
spirituel d’une lignée née du sol américain. Source : AMERICA, Cahiers du CRICCAL, 41/2012 : Les
indépendances de l’Amérique latine : acteurs, représentations, écritures. (vol.1).
546
FRANCO Jean, « Imagen y experiencia en La Vorágine » in ORDOÑEZ VILA Montserrat (dir.), La
Vorágine: Textos críticos, Bogotá, Alianza Editorial Colombiana, 1987, p. 135-147.
547
Antonio Gómez Restrepo (1869-1947), écrivain, diplomate et critique littéraire colombien né à Bogota.
Source : https://www.biografiasyvidas.com
548
Miguel Antonio Caro (1843-1909), humaniste, journaliste, écrivain, philologue et homme d’Etat
colombien, né à Bogota. Il a été président de la République entre 1892 et 1898. Source :
https://www.biografiasyvidas.com
244
DEUXIÈME PARTIE
redresser. Il est mélancolique, rêveur et courageux, bien que son courage soit mis en
question par Fidel et par Cova lui-même plusieurs fois dans le texte (rappelons la
discussion entre ces deux derniers après la noyade des indigents dans la deuxième partie).
Cova est aussi un exclu de la société, un héros qui souffre, mais qui accepte cette
souffrance, et parfois même, la recherche. La réunion de toutes ces caractéristiques fait
que le mythe romantique du héros est présent dans la LV et que le romantisme finit par
s’incarner dans son héros.
Pour Jean Franco, « la preocupación romántica por la doble naturaleza del
hombre, el contraste entre sus deseos infinitos y las limitaciones de su condición humana,
se manifiestan tanto en el personaje de Cova como en la estructura de la novela549 ». Ses
mots nous renvoient au quatrième paragraphe du chant : « ¿Quién estableció el
desequilibrio entre la realidad y el alma incolmable ? » (LV : 288). Ce déséquilibre (NC),
au sens littéral et figuré, est au centre de tout le chant et la troisième partie de LV.
549
FRANCO Jean, « Imagen y experiencia en La Vorágine », op. cit., p.137.
550
« Ay mísero de mí, y ay, infelice!/Apurar, cielos, pretendo,/ya que me tratáis así/qué delito
cometí/contra/vosotros naciendo;/aunque si nací, ya entiendo/qué delito he cometido./Bastante causa ha
tenido/vuestra justicia y rigor;/pues el delito mayor/del hombre es haber nacido./Sólo quisiera saber/para
apurar mis desvelos/(dejando a una parte, cielos,/el delito de nacer),/qué más os pude ofender/para
castigarme más./¿No nacieron los demás?/Pues si los demás nacieron,/¿qué privilegios tuvieron/qué yo no
gocé jamás?/Nace el ave, y con las galas/que le dan belleza suma,/apenas es flor de pluma/o ramillete con
alas, cuando las etéreas salas/corta con velocidad,/negándose a la piedad/del nido que deja en calma; /y
teniendo yo más alma,/tengo menos libertad? » in CALDERÓN DE LA BARCA, La vida es sueño,
Madrid, Austral, 2010. Journée I, Acte II.
245
DEUXIÈME PARTIE
246
DEUXIÈME PARTIE
l’espace de cette prison, entre la voûte verte formée par les branches des arbres et les
fossés des ríos inmensos. Une voûte qui condamne l’espace-prison à la pénombre et laisse
l’espace-liberté, la métaphorique playa opuesta, au soleil. Le vieux cauchero annonce la
fin de LV en montrant cet espace-liberté comme un lieu qu’ils n’atteindront jamais. Dans
cette dialectique esclave/homme libre dans la forêt, el cauchero préfère également les
blessures causées par les chaînes à la sangsue collée sur ses chevilles. Enfin, le
paragraphe introduit le personnage du geôlier en le considérant moins dur que l’arbre, qui
surveille sans parler.
Dans le paragraphe suivant, nous retrouvons l’arbre, qui dans son silence, possède
« la leche disputada (que) se salpica de gotas enrojecidas ». Dans ce même passage, le
récit assimile les binômes gommes et lait avec sève et sang : les quatre éléments vont
alimenter l’imaginaire séminal. Le rôle des caucheros – ces « castradores robándose la
goma ajena » – se résume à la castration de la force sexuelle et reproductive des arbres.
Mais le sang et la sève apparaissent aussi : « las venas aumentan la savia del vegetal. ».
L’un des caucheros exprime la douleur de dérober sous la contrainte : « Yo que no he
robado para mis padres, robaré cuanto pueda para mis verdugos. » (LV. 289). Par
analogie, ce qu’ils sont en train de faire revient à voler leur propre sang et leur vie :
« mientras le ciño al tronco goteante al tallo acanalado de caraná, para que corra hacia la
tazuela su llanto trágico, la nube de mosquitos que lo defiende chupa mi sangre y el vaho
de los bosques me nubla los ojos. » LV : 289). Pour finir, après cette image à mi-chemin
entre l’acte sexuel (allusion à l’éjaculation masculine) et la vampirisation (chupa mi
sangre), le cauchero fusionne avec l’arbre : « Así el árbol y yo, con tormento vario,
somos lacrimatorios ante la muerte y nos combatimos hasta sucumbir (LV : 289). »
Dans les deux derniers mouvements du chant, el cauchero demande de l’aide à
Satan. En cherchant un complice pour la rébellion, il implore l’action de Satan comme
seul « líder de la revuelta contra quien nos aplasta como a reptiles para castigar la
explotación ». Face à l’impossibilité de quitter la prison, il préfère voir la forêt vouée à
l’enfer plutôt que d’y demeurer pour l’éternité.
La dernière phrase prophétise « Y lo que hizo mi mano contra los árboles puede
hacerlo contra los hombres ».
Il s’établit dans cette deuxième partie un échange a priori inégal entre l’humain et
le non-humain, entre el cauchero et l’arbre. Comme cela a déjà été dit, le chant existe
dans la narration en guise d’introduction, et les sujets évoqués seront repris jusqu’à la fin
247
DEUXIÈME PARTIE
551
Il s’agit du procédé consistant à combiner les lumières de plusieurs sources colorées dans le but
d’obtenir une lumière colorée quelconque dans un ensemble de couleurs déterminé.
249
DEUXIÈME PARTIE
explicite dans le cas du personnage Ramiro qui va payer sa transgression d’une soudaine
cécité « ¿De modo que tus ojos están perdidos ? (LV : 337) ». L’arbre récupère son
espace et, dans une opération semblable à une greffe, rentre dans le corps du personnage
principal. Le végétal s’accroche comme à une branche et la jambe du poète devient
caoutchouc. Ainsi le sang devient-il latex et inversement. Finalement la leche blanca va
nourrir le bébé, le fils d’Alicia et Cova. Si le latex est assimilé au sang versé par les
caucheros, l’enfant doit se nourrir de la souffrance des hommes.
Clemente Silva qui a extrait autant de latex qu’il a versé de sang apparaît
désormais comme un Messie : les fugitifs décident de rentrer dans la forêt pour éviter le
contact avec les caucheros malades et vont attendre l’arrivée de Silva à l’abri dans une
clairière. Le vieux cauchero, qui dans LV est l’image même de la souffrance « Este
mísero anciano Clemente Silva siempre ha tenido el monopolio de la desventura » (LV :
301) est assimilé plusieurs fois dans le texte à l’image du Christ : dans le passage de sa
fuite par le Vaupés qui évoque Jésus dans le désert (LV : 251) ; lorsqu’il lave les plaies
(LV : 244) ou par l’image récurrente de guide dans les passages les plus compliqués. À la
fin, le groupe, perdu parmi les arbres, attend son arrivée, et si pour le héros romantique, la
Nature est l’incarnation la plus condensée de Dieu (la manifestation divine de sa
grandeur), cette Nature est aussi une métaphore de l’Homme. Les blessures sur son
écorce, la dégradation de ses conditions de vie, la menace constante, la mort de l’arbre,
sont aussi la fin (l’automne) de l’homme dans la forêt. Et paradoxalement, comme
l’homme, l’arbre paraît ne pas appartenir à cet espace par l’effet de la présence et de la
destruction humaines.
Dans cette troisième partie, plus que jamais dans le texte, les descriptions sont au
service d’une représentation imaginaire du paysage, et en particulier des arbres, qui sont
décrits à partir d’hallucinations ou de distorsions, dans la souffrance des caucheros.
L’auteur continue à reprendre des gestes poétiques dans les descriptions avec un
vocabulaire parfois érudit qui crée une trame d’éléments végétaux pour construire le lieu
imaginé dans la tête des caucheros. Nous avons dans le texte une superposition
d’imaginaires mobilisés pour construire un lieu infernal, in-humain et pourtant créé et
habité ici par les humains.
250
DEUXIÈME PARTIE
552
AINSA Fernando, Identidad cultural de Iberoamerica en su narrativa, op. cit., p. 232.
553
« Cette clé, peut être, parfois, de bruyante façon, le titre, comme Orfeo negro qui donne d’emblée, si l’on
peut dire, la couleur, c’est l’Ulysse de Joyce, c’est encore le cas de Paradis de José Lezama Lima ou la
suite posthume du roman, Oppiano Licario », in PELEGRIN Benito, Alejo Carpentier, écrire, décrire
l’Amérique, Paris, Ellipses, 2003, p. 63.
554
Selon Ainsa, nous trouvons dans ce groupe des romans latino-américains « centripètes », outre Los pasos
perdidos, La Vorágine, La casa verde, Canaima et Green Mansions. Il s’agit d’une série de romans où bat
« el corazón escondido (de la naturaleza) »,
251
DEUXIÈME PARTIE
le lieu qui donne à la fiction l’apparence de vérité 555». Dans ce voyage vers les origines,
trois espaces liés à trois moments narratifs distincts vont marquer la diégèse : l’espace
urbain, lieu de la proposition et de la préparation du voyage ; les Llanos et la sabana
comme espace de transition ; et enfin, l’espace correspondant à la forêt tropicale (selva),
lieu de réalisation et dépassement de l’objectif du voyage. Rappelons qu’il s’agit dans
cette œuvre d’espaces universels et symboliques, représentatifs de l’ensemble du
continent américain : une grande ville, paradigme de la civilisation moderne, un pays
tropical en guerre civile, et une forêt tropicale où l’on exploite les ressources naturelles, et
habitée par des indigènes. Ces espaces évoquent tour à tour New York, Caracas et
l’Orénoque vénézuélien, bien qu’aucun de ces lieux ne soit cité explicitement dans le
roman556.
La critique a souvent dit de l’œuvre de Carpentier qu’elle est un concentré de
plusieurs courants de la littérature latino-américaine ainsi que de divers espaces
naturels557. Si dans la précédente citation de Mitterand, l’apparence de vérité est
importante, celle-ci sera aussi vitale dans la description de la nature. Selon Hazera, la
selva est dans LPP « la expresión de lo maravilloso558 ». Nous allons étudier cette entité
merveilleuse et voir quels sont les outils employés par l’écrivain cubain pour décrire
l’arbre, dans ce voyage vers les sources de l’Humanité.
Le style de l’auteur dans LPP se caractérise par une esthétique clairement baroque
555
MITTERAND Henri, Le discours du roman, Paris, P.U.F. « Ecriture »,1980, p. 266.
556
Si la ville de New York n’est pas directement mentionnée dans le texte, une référence la concernant se
glisse dans le premier chapitre, lorsque le personnage s’arrête devant la vitrine de la librairie Bretanos’s :
« y todos sabemos que Bretanos’s es una de las mejores librerías de Nueva York ». Carpentier dans
CHAO Ramón, Palabras en el tiempo de Alejo Carpentier, Barcelona, Argos Vergara, 1984, p. 119-120.
Concernant les autres emplacements du roman : « Si bien el lugar de acción de los primeros capítulos del
presente libro no necesitan de mayor ubicación: si bien la capital latinoamericana, las ciudades
provincianas, que aparecen más adelante, son meros prototipos, a los que no se dado una situación
precisa, puesto que los elementos que se integran son comunes a muchos países, (…) a partir del lugar
llamado Puerto Anunciación, el paisaje se ciñe a visiones muy precisas de lugares poco conocidos y
apenas fotografiados, cuando lo fueron alguna vez. » Note finale de l’auteur. (LPP : 337)
557
«El conjunto de sus propuestas y sus relatos suponen un dramático cambo en el rumbo de cómo se
entendía entonces el arte narrativo en América, pues lo convirtió en un vertiginoso foco donde se
concentraban las más grandes y dispares cuestiones estéticas e intelectuales: barroco, vanguardia,
negrismo, existencialismo, universalismo, americanismo, mito, historia, revolución, identidad cultural
civilización y primitivismo, el sentido mismo del arte.» OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura 3,
op., cit., p.507.
558
CARPENTIER Alejo, Prólogo a El reino de este mundo, La Habana, Ediciones Alfred A. Knopf, 1949.
Le prologue de son roman est considéré comme sa première référence au terme « real maravilloso ». La
critique littéraire n’avait tout d’abord guère prêté attention au concept proposé par Carpentier. Il a fallu
attendre la consolidation de l’œuvre littéraire de l’auteur et la publication de son texte De lo real
maravilloso americano dans Tientos y diferencias (Montevideo, Arca, 1967), dans lequel il développait
plus avant sa théorie du real maravilloso, pour que le concept soit repris et étudié par la critique.
252
DEUXIÈME PARTIE
559
CARPENTIER Alejo, Prólogo a El reino de este mundo, op. cit.
560
Le personnage va devoir passer Tres Pruebas tout au long du voyage : la traversée du passage secret (los
terrores nocturnos, LPP : 193-199), l’orage (la tempestad, LPP : 205-208) et, enfin, la tentation du retour
(la prueba decisiva, LPP : 316-327).
253
DEUXIÈME PARTIE
254
DEUXIÈME PARTIE
mais qu’il faut aller le chercher, ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait le construire.
Comme cela a déjà été largement commenté, l’auteur rejette un certain merveilleux, celui
« obtenido con trucos de prestidigitación », en référence évidente au surréalisme et au
fantastique européen, dont il veut révéler l’usure. Dans le prologue de El reino de este
mundo, cité au début de ce point, Carpentier évoque les « maravillas reales » de Haïti : en
insistant sur le real, il souhaite focaliser l’attention sur le fait que le merveilleux réside
dans la réalité américaine, qu’il est inhérent à cette réalité. Comme le merveilleux que
l’on va découvrir dans LPP en suivant les signes gravés dans l’écorce de l’arbre-porte.
Soulignons que Carpentier, au moment de l’écriture du célèbre prologue, avait déjà
réalisé ses voyages, en 1947 et 1948 dans la grande savane et l’Alto Orinoco. Survolant le
sud du Venezuela, il avait déjà découvert les merveilles de la forêt tropicale, et il avait
certainement entrevu les magnifiques cours d’eaux et les incroyables formes rocheuses,
les tepuys. Tout laisse à penser que son style, dans le célèbre prologue, pourrait déjà être
affecté non seulement par les beautés du Caribe mais aussi par les paysages Orénoco-
amazoniens. En tout cas, il considère que cette réalité contient du merveilleux, qui
préexiste dans les Amériques sans besoin d’inventer des prodiges surréalistes. Il suffit de
la regarder d’un autre point de vue pour trouver son essence. Et ce point de vue original
réside dans « lo primitivo », dans « la fe », et aussi dans l’émerveillement, la capacité à se
laisser surprendre et à être admiratif face à l’inconnu/méconnu. Concernant cette foi
nécessaire pour se laisser porter, rappelons l’une des phrases les plus commentées de son
prologue-manifeste : « Para empezar, la sensación de lo maravilloso presupone une fe561.»
L’expérience religieuse est en effet fondamentale dans LPP. Carpentier insiste sur
l’importance de la foi dans son projet, juste au moment où le sacré est en crise en Europe,
561
Concernant la théorie esthétique de Carpentier et l’acte de foi, rappelons les mots de José Miguel Oviedo
en 2001 : « Debe señalarse que, medio siglo después, las bases filosóficas del cubano para hacer esa
afirmación aparecen hoy más discutibles y endebles: el realismo mágico o maravilloso no es un acto de fe,
ni una propensión “natural” que solo se halla en América Latina o que sea una “categoría” exclusiva de su
historia: tampoco es una receta para reactualizar el estilo barroco. El realismo mágico es una poética, un
lenguaje y una visión narrativa que los novelistas hispanoamericanos parecen haber manejado mucho
mejor que otros; es un logro estético de este siglo, no una predisposición cultural. » OVIEDO José
Miguel, Historia de la literatura, op. cit. p. 512.
Cette différenciation entre le réel merveilleux comme trait identitaire américain et le réalisme magique
comme style, est fondamentale pour comprendre la littérature du XXe siècle en Amérique latine. Le terme
realismo mágico est utilisé pour la première fois par le critique d’art allemand Franz Roh dans son livre
Nach-expressionismus, magischer Realismus. Avec ce terme, il veut décrire le réalisme étrange et
inhabituel des œuvres post-expressionnistes, empreintes de surréalisme et de figuration, dans certains
tableaux américains des années 1920, tels que ceux d’Iban Albright, Paul Cadmus ou George Tooker. Le
terme parvint à la langue castellane avec la traduction de 1925 du livre Realismo mágico (Revista de
Occidente, 1925). En 1947, il fut introduit dans la littérature hispano-américaine par Arturo Uslar Pietra
dans son essai El cuento venezolano.
256
DEUXIÈME PARTIE
dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous verrons plus
bas, concernant ce passage, l’importance du baptême des eaux.
Ainsi, dans le passage du tunnel, tout est réel dans une ambiance irréelle où le
merveilleux arrive avec la pluie d’éléments naturels (hollín vegetal, maderos, comejenes)
et le reflet de l’eau « No se sabía si la claridad venía de abajo o de arriba, si el techo era
de agua, o el agua suelo » (LPP : 196-197). Effectivement, tous les éléments merveilleux
appartiennent au réel, et dans ce processus, l’arbre reste un arbre, contrairement à l’œuvre
de Rivera où l’arbre se transforme en une multiplicité d’incarnations anthropocentriques.
257
DEUXIÈME PARTIE
rigidez casi hierática565 ». Cette évaluation négative nous paraît cependant trop sévère
concernant Los pasos perdidos, et nous la réserverions plus volontiers aux dernières
œuvres de Carpentier, telles Concierto barroco (1974) par exemple.
Cet appétit pour le verbe s’incarne notamment dans la précision du lexique, l’un
de ses modus vivendi littéraires. Nous pouvons le vérifier tout au long de différents
passages : par exemple dans la description de la musique et le passage du nacimiento de
la música (LPP : 225), l’écriture du Trino (LPP : 266-268), les pluies et le « ruido
universal y constante del agua » (LPP : 257) ou même dans les descriptions
architecturales des roches rencontrées autour de Santa Mónica del Venado (La Tierra del
Ave, LPP : 246-247). Cependant, son vocabulaire se fait plus général lorsqu’il s’agit du
lexique de l’arbre. Dans ce cas, il ne fait pas preuve de la même obsession de répertorier
que Rivera dans LV. Carpentier fait mention d’une dizaine d’espèces d’arbres à peine
(voir Annexe) tout au long du roman: « Al pie de un árbol grande (LPP : 211) » « lluvia
antes de llegar a las copas de los árboles (LPP : 211), « detrás de los árboles
gigantes (LPP : 210) « tras de los árboles derribados (LPP : 177) », « desde los gigantes
árboles plateados (149) », « los arrieros hablaban de árboles que sangraban cuando se les
hería en viernes santo (LP : 92) ». Ainsi l’emploi du générique est-il le cas le plus
fréquent, simplement qualifié d’un adjectif (grande, gigante, derribados, plateados).
Concernant la dernière citation (celle du viernes santo), il s’agit d’une référence
éminemment syncrétique, qui montre que, malgré l’utilisation du générique, l’importance
des compléments et locutions employés dans la phrase pour qualifier le substantif
« arbre » est essentiel pour enrichir le discours. Dans ce cas, cette référence au deuxième
jour du triduum pascal chrétien, a un double rôle. D’un côté, il s’agit de la seule référence
dans le roman à l’hévéa566. Cependant, dans ce cas, la référence a une valeur symbolique,
l’arbre saignant des suites de la torture infligée par les caucheros, image qui nous mène
au second aspect : l’image syncrétique du Christ lors du Vendredi saint, jour de la Passion
et de la Crucifixion. Le sang du Christ se mélange au niveau symbolique avec celui de
l’arbre, comme cela sera le cas également avec le sang du cauchero Silva dans la
troisième partie de LV.
Dans ces exemples, l’arbre apparaît comme élément symbolique mais aussi
comme élément du paysage, servant à nous rappeler où se déroule l’action. Sa fonction se
565
Ibid.
566
Le texte fait néanmoins plusieurs fois référence aux caucheros, sans avoir, en tout cas, une réelle
importance ni symbolique ni dans la diégèse du texte.
258
DEUXIÈME PARTIE
limite au spatial, le temporel étant porté par d’autres éléments, par exemple l’eau qui
marque les saisons (avec la montée des fleuves).
Une seule fois dans le texte, Carpentier va employer un vocabulaire précis en
référence aux différentes espèces d’arbres, lorsque le texte décrit l’arrivée dans la selva
verdadera, passage considéré comme la description la plus détaillée de la forêt dans le
roman. A ce moment, dans l’espace mythique du texte, le groupe vient de réussir la
Primera Prueba et s’approche à la Tierra de Aves :
567
CHAO Ramón, Palabras en el tiempo de Alejo Carpentier, Barcelona, Argos Vergara, 1984, p. 47.
259
DEUXIÈME PARTIE
lutte pour la survie des arbres dans l’épaisseur de la forêt y est dépeinte en des termes
détaillés et relevant du vocabulaire guerrier (batalla, lucha, armando, lacerados…)
568
https://circulodepoesia.com/2010/12/lo-barroco-y-lo-real-maravilloso-conferencia-de-alejo-carpentier/
260
DEUXIÈME PARTIE
merveilleux fabriqué avec préméditation et, si les surréalistes sont partis à sa recherche à
travers des livres, le personnage de LPP va le trouver de manière tangible dans la forêt
amazonienne. Et Carpentier va le trouver dans l’écriture, dans l’entreprise romanesque
dans laquelle il va déplacer et sublimer son horizon artistique :
La selva con sus hombres resueltos, con sus encuentros fortuitos, son su
tiempo no transcurrido aun, me había enseñado mucho más, en cuanto a
las esencias mismas de mi arte, al sentido profundo de ciertos textos, a la
ignorada grandeza de ciertos rumbos, que la lectura de tantos libros que
yacían ya muertos para siempre, en mi biblioteca. (LPP : 307)
La nature ne connaît pas la ligne droite et seul l’homme peut entasser les métaux.
L’arbre disparaît de la narration dès que la présence humaine est avérée. Une fois que le
texte arrive aux Grandes Mesetas, le paysage récupèrera à nouveau la force tectonique du
chapitre consacré aux mines.
Amanece sobre las Grandes Meseta. Las nieblas de la noche demoran entre
las Formas, tendiendo velos que se adelgazan y aclaran cuando la luz se
refleja en un acantilado de granito rosa y baja al plano de las inmensas
sombras recostadas. Al pie de los paredones verdes, grises, negros, cuyas
cimas parecen diluirse entre brumas, los helechos sacuden el leve cierzo
que los esmalta. Asomado a una oquedad en la que apenas pudiera
ocultarse un niño, contemplo una vida de líquenes, de musgo, de pigmentos
plateados, de herrumbres vegetales, que es, es escala minúscula, un mundo
tan complejo como el de la gran selva de abajo. (…) Hay tantas
vegetaciones distintas, en un palmo de humedad, como especies se disputan
allá el espacio que debiera bastar para un solo árbol. (…) Aquí es donde
nos bañamos, (…) brotando (el agua) de cimas ya encendidas por el sol,
para caer en blanco verde, y derramarse, más abajo, en cauces que las
raíces del tanino tiñen de ocre. (LPP : 239)
261
DEUXIÈME PARTIE
569
MOULIN Françoise, « Espace, nature, paysage : indivisible triade de Los pasos perdidos » in
VÁSQUEZ Carmen (dir.) Alejo Carpentier et Los pasos perdidos, Paris, Indigo, 2003.
570
« Le terme ekpharasis désigne la description littéraire (qu’elle soit intégrée ou non à un récit) d’une
œuvre d’art réelle ou imaginaire- peinture, tapisserie, architecture, bas-relief, coupe ciselée, etc.- que va
rencontrer tel ou tel personnage dans la fiction. Exemple souvent cité : la description du bouclier
d’Achille dans l’œuvre d’Homère. Il s’agit donc d’un beau développement ‘détachable’ (ek), la partie
d’un texte qui décrit artistiquement un objet déjà constitué comme œuvre d’art. » in HAMON Philippe, La
description littéraire, Paris, Macula, 1991, p.8.
262
DEUXIÈME PARTIE
arrivent à Santa María de los Venados, ville fondée par el Adelantado. Le soleil et la pluie
occupent une grande partie de l’espace narratif :
Dans La Tierra de Ave : entre la terre (très minérale avec ses roches énormes) et le
ciel (avec le soleil et la pluie), les arbres ne sont pas évoqués, à deux exceptions près. Une
première fois pour souligner précisément la non-présence de l’arbre dans le village, « un
árbol entero que cae, de raíces, de lo alto de una cascada, envuelto en borbollones de
fango » (LPP : 276). Et une seconde fois, beaucoup plus importante dans le texte, pour
évoquer la Danza de los Arboles. Alors que l’arbre semble plus oublié que jamais dans le
texte, apparaît ce très beau passage, qui permet au narrateur d’offrir une description très
esthétique de l’arbre, de ses branches et de ses feuilles, et analyser en même temps la
perception de la nature :
Ante todo sentir y ver. Y cuando de ver se pasa a mirar, se encienden raras
luces y todo cobra una voz. Así he descubierto de pronto, en un segundo
fulgurante, que existe una Danza de los Árboles. (…) Y es todo un ritmo el
que se crea en las frondas; ritmo ascendente e inquieto, con
encrespamientos y retornos de olas, con blancas pausas, respiros,
vencimientos, que se alborozan y son torbellino, de repente, en una música
prodigiosa de lo verde. Nada hay más hermoso que la danza de un macizo
de bambús en la brisa. Ninguna coreografía humana tiene la euritmia de
una rama que se dibuja sobre el cielo (LPP : 256).
263
DEUXIÈME PARTIE
Pour ce faire, il faut refonder les codes d’observation de la nature, ce qui suppose
de dépasser radicalement le simple regard occidental, quand bien même il émanerait du
savant cultivé. Connaître les codes (esthétiques et culturels) permettra de lire un poème
sur la coquille d’un escargot ou de lire une partition dans la danse des feuilles d’un arbre.
La même partition qui obsède le narrateur du fait du manque de papier. Ce manque de
papier pour écrire son Treno devient alors une obsession « escribir en ayugas, en cortezas,
en el cuerpo de venado que adorna un rincón de nuestra choza » (LPP : 275). Écrire peut-
être sur l’écorce d’un arbre, parce que, comme il dira plus tard, pendant la recherche de la
porte cette fois-ci sans l’aide del Adelantado «lo escrito sobre una corteza nunca se borra»
(LPP : 324). Le papier, dont l’origine est dans l’arbre qui l’entoure, va motiver en partie
son retour à la grande ville, al allá. Mais el allá devient rapidement un labyrinthe, un
autre huis-clos : « La ciudad no me deja ir. Sus calles se entretejen en torno mio como los
cordones de una masa, de una red, que me hubieran lanzado desde lo alto. » (LPP :311).
Allá, il est entouré maintenant de papiers, dans les bibliothèques, dans son appartement,
sur les étagères où trônent plein de livres qui ont perdu tout intérêt pour lui. Allá, il a le
papier mais il lui manque les arbres. Paradoxalement, où se trouvent ces derniers,
manque le papier. Il échoue dans sa tentative de retour, ne parvenant pas à lire
correctement la forêt et il comprend que « la marcha por los caminos excepcionales se
emprende inconscientemente, sin tener la sensación de lo maravilloso en el instante de
vivirlo. » (LPP : 327). Cet instant est passé et l’arbre qui l’avait laissé franchir l’entrée,
dissimule désormais sa voie d’accès. Le merveilleux reste caché cette fois-ci dans cette
architecture naturelle formée par la forêt. La nuit tombe « y las plagas se espesan
zumbantes al pie de los árboles. » (LPP : 327). Les vacances de Sisyphe sont terminées.
264
DEUXIÈME PARTIE
Conclusion
Si Carpentier avait pour intention de « rechazar el regionalismo realista 571», ainsi
que les dérives dogmatiques du surréalisme, comme nous l’avons montré, l’arbre joue
sans aucun doute un rôle important dans cette réussite. L’auteur fuit ce régionalisme en
modernisant la narration et en décrivant la végétation rationnellement. Pour ce faire, il
utilise en partie la personnalité de l’auteur-narrateur : le personnage central anonyme ne
parvient pas à se libérer du corset intellectuel occidental, ni à entrevoir les espaces
végétaux autrement qu’à travers le filtre savant. L’auteur fait alors basculer la narration
vers le real maravilloso à partir d’une vision originale, portant un regard renouvelé sur la
nature américaine. C’est avec cette vision plus analytique de la chose végétale, et par
contraste, que Carpentier parvient à mettre en exergue le côté merveilleux propre à la
nature américaine.
Carpentier livre une vision rationnelle de la nature, décrivant les paysages comme
s’il s’agissait d’une étude picturale (nous verrons que c’est un aspect plus évident dans le
traitement de l’eau et des grands espaces minéralisés de la savane). Cette langue
analytique, en intellectualisant le paysage, souligne les mensonges de la nature. Le
narrateur parvient précisément à nous démontrer combien la langue modelée par les
paramètres grammaticaux et syntactiques occidentaux n’est pas le bon outil pour décrire
cette nature, rendant dès lors nécessaire une mutation desdits paramètres de langue,
mutation qui prend ici la forme du réel merveilleux.
Avec la parution du roman La casa verde, Mario Vargas Llosa va utiliser dans la
manière de décrire la forêt tout un arsenal de techniques narratives : récits
pluridimensionnels, dialogues télescopiques, effets de mise en abîme ou « caja china »,
« vasos comunicantes » et juxtaposition de temps narratifs. Il avait déjà utilisé une partie
de cette palette stylistique, héritée de Dos Pasos, Faulkner, Joyce et du nouveau roman572,
571
SILVA-CÁCERES Raúl, « Paratextualidad y paisajes en Los pasos perdidos de A. Carpentier », in
VÁSQUEZ Carmen (dir.), Alejo Carpentier et Los pasos perdidos, Paris, Indido, « Université de Picardie
Jules Verne », 2003, p. 135-158.
572
Concernant les deux grands courants en Europe pendant les années 1950, Vargas Llosa se considère
beaucoup plus influencé et proche du concept sartrien que par le nouveau roman : « Cuando leí el
265
DEUXIÈME PARTIE
dans son œuvre précédente, La ciudad y los perros (1962). Cependant, dans LCV, Vargas
Llosa complexifie l’exercice en multipliant le nombre de personnages et d’espaces où va
se dérouler l’action.
Son premier roman se déroule à Lima pendant les années 1950, dans un espace
entièrement urbain ou semi-urbain (la ville et sa périphérie d’asentamientos urbanos
ilegales, qui deviendra la banlieue tentaculaire d’aujourd’hui). Si l’action de La ciudad y
los perros se déroule dans l’espace clos de l’école militaire Leoncio Prado et les quartier
sud de la ville (Victoria, Lince et, bien sûr, Miraflores), dans LCV, Vargas Llosa fait
voler les murs en éclats et déploie son récit dans plusieurs espaces très ouverts et
différents les uns des autres: Piura et le désert de Sechura à l’ouest ; tandis que vers l’est,
l’action se déroule tour à tour dans le village de l’Alto Marañón Santa María de Nieva,
dans une île sur la rivière Santiago, la garnison de Borja et à Iquitos. Dans son deuxième
roman, l’auteur va également multiplier le nombre de personnages : il va multiplier la
déjà nombreuse présence de personnage de son premier roman en passant maintenant à
une galerie comptant une cinquantaine de personnages, dont une dizaine pourraient à eux
seuls être à l’origine d’autres romans (comme c’est le cas de Lituma573).
Dans LCV, l’auteur laisse de côté en partie le matériel purement biographique
même s’il puise dans ses souvenirs personnels, tels ceux de son enfance à Piura en 1946,
comme dans d’autres plus récents tel son voyage dans la région de l’Alto Marañón
(voyage entamé en 1957 avec l’anthropologue Dr. Juan Comas pour le compte de
l’Instituto Lingüístico del Verano et de la Universidad de San Marcos de Lima574).
segundo tomo de Situaciones de Sartre, que se titula ¿Qué es la literatura ? quedé deslumbrado con sus
ideas. Para un joven con vocación literaria en un país subdesarrollado como era el Perú en esos años, las
ideas de Sartre eran muy estimulantes (una visión politizada de la narrativa) » Et concernant le nouveau
roman « Estas novelas experimentales se apartan totalmente de la preocupación sociopolítica para afrontar
que la literatura es antes que nada un arte, una construcción textual que genera placer estético y que no
puede subordinarse a preocupaciones ajenas a lo literario. Esta escuela (…) envejeció muy mal. Yo creo
que hoy la mayor parte de los miembros del nouveau roman apenas tienen lectores (…) aunque desde el
punto de vista experimental si empujaron la novela. » VARGAS LLOSA Mario, Conversación en
Princeton con Rubén Gallo. Madrid, Alfaguara, 2017, pp. 25-29.
573
Le personnage de Lituma apparaît déjà dans le récit Un visitante de Los jefes, paru en 1957 : « Parece
sereno ; sus mansos cuelgan a los lados. -Sargento Lituma, amárrelos. Lituma deja el fusil en el suelo y
desenrolla la soga que tiene en la cintura.» p. 11. C’est dans ce récit qu’est évoqué pour la première fois le
contexte amazonien chez Mario Vargas Llosa : « Pero el bosque es solo un anuncio de la selva, un
simulacro : acaba al final de una hondonada, al pie de una maciza montaña, tras la cual se extiende la
selva verdadera ». p. 103. Rappelons que le personnage apparaîtra plusieurs fois dans les œuvres de
Vargas Llosa à différentes étapes vitales de son parcours en tant que Guardia Civil : dans ¿Quién mató a
Palomino Morelo? (1986) et Lituma en los Andes (1993)
574
Concernant la genèse du roman, lire Historia secreta de una novela « He pensado que podía ser
interesante para ustedes, lectores de novelas, asistir a uno de esos strip-teases de los que resulta una
ficción ». VARGAS LLOSA Mario, Historia secreta de una novela, op. cit. p. 12. Il s’agit de la
transcription d’une conférence prononcée en 1968 à Washington State University. Vargas Llosa y conte
266
DEUXIÈME PARTIE
Ainsi, trois éléments vont l’aider à créer une vision spatiale plus vaste de son
pays : le souvenir de son enfance sur la côte nord du Pérou575, la découverte d’une partie
de la réalité amazonienne576 et l’utilisation des techniques précédemment évoquées. Dans
LCV, la rupture avec l’écriture linéaire et la juxtaposition de séquences donne l’image
d’un chaos, d’un magma de personnages et d’histoires entremêlés. Cependant, comme le
formule José Miguel Oviedo,
Si, por un lado, la obra tiende a aparecer caótica y abrumadora, por otro, la
rigurosa organización estructural y ciertas claves estilísticas le ponen
orden. Poco a poco, la maraña cede y nos permite apreciar que las líneas
argumentales, siendo del todo dispares, convergen de modo armonioso e
impecable577.
L’analyse de la présence de l’arbre dans La casa verde s’inscrit dans l’étude d’une
volonté totalisatrice579, où tout est interconnecté, aspect intimement lié à l’idée de lieu et
que l’on peut lire. L’idée de lieu (topos), liée à celle de cronotopos de Bajtin580 (comme
l’origine de La casa verde et tout le processus d’écriture. Ce document remplace d’une certaine manière
l’autre document concernant la description et l’élaboration de son deuxième roman, les entretiens entre
l’écrivaine mexicaine Elena Poniatowska et Vargas Llosa en 1967.
575
« O quizá fue el descubrimiento de mi país, ya que 1946 fue el primer año que pasé en el Perú (…). En
esa época, entre los nueve y los diez años, yo era un nacionalista fervoroso, creía que ser peruano era
preferible a ser, digamos, ecuatoriano o chileno, todavía no había comprendido que la patria era una
casualidad sin importancia en la vida. » in VARGAS LLOSA Mario, Historia de., op. cit., p. 14.
576
« Este recorrido por el Perú amazónico fue, también, una conmoción para mí. Descubrí un rostro de mi
país que desconocía por completo, creo que hasta entonces la selva era un mundo que solo presentía a
través de las lecturas de Tarzán y de ciertos seriales cinematográficos. Allí descubrí que el Perú no solo
era un país del siglo veinte, con abundantes problemas, desde luego, pero que participaba, aunque fuera de
manera caótica y desigual, de los adelantos sociales, científico y técnicos de nuestro tiempo, como puede
uno creerlo si no se mueve de Lima o de la costa, sino que el Perú era también la Edad Media y la Edad
de Piedra. » in VARGAS LLOSA Mario, Historia de., op. cit., p. 29.
577
OVIEDO José Miguel, Historia de la literatura 3, op. cit., p. 333.
578
FUENTES Carlos, La nueva novela hispanoamericana, México, Joaquín Mortiz, 1969, p. 35.
579
« Novelas como La casa verde poseen la fuerza de enfrentar la realidad latinoamericana, pero no ya
como un hecho regional, sino como parte de una vida que afecta a todos los hombres, y que como la vida
de todos los hombres no es definible con sencillez maniquea, sino que revela un movimiento de conflictos
ambiguos. » FUENTES Carlos, La nueva novela hispanoamericana, op. cit. p. 36.
580
BAJTIN Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 [1974].
267
DEUXIÈME PARTIE
nous allons le voir plus loin dans l’analyse du fleuve), reste fondamentale dans toute
étude écocritique.
C’est en partie grâce à la dynamique créée par les constants changements de
paysages (topos), que le roman réussit son pari totalisateur : tout paraît en effet se mêler,
nature, personnages et temporalité. Les deux grands espaces évoqués dans le roman, le
désert avec Piura et la selva avec les alentours du Haut Marañón et la ville d’Iquitos, sont
porteurs de deux réalités physiques et deux évolutions historiques bien différentes. En
juxtaposant ces deux réalités, l’auteur nous montre la diversité physique du Pérou ainsi
que ses contradictions. Dans l’une de ses conversations avec Mary de Gonzalez León,
Mario Vargas Llosa parlait des deux espaces géographiques du roman comme de « dos
mundos (…) lugares totalmente antagónicos 581». Deux réalités géographiques qui vont de
las lupunas (Ceibas pentandra) de l’île de Fushía jusqu’aux algarrobos (le caroubier) de
la ville de Piura, de l’éclatante diversité arborée du Haut Marañón à la monotonie du
désert de Sechura privé de végétation.
À la fin de son étude La novela de la selva hispanoamericana, De León Hazera
dit : « En esta estructura espacial y concéntrica, la selva diluye su naturaleza tangible
como un halito que envolviera los personajes, el espacio y la narración intemporal de la
novela582. » Ainsi, tant pour l’étude de l’arbre dans LCV que pour le reste des éléments
abordés plus tard dans cette deuxième partie (les fleuves et les animaux), nous allons
placer les lieux et leur rapport avec les personnages au centre de notre recherche, toujours
en regard du désir de totalisation de l’auteur. José Miguel Oviedo dans son essai Mario
Vargas Llosa: la invención de una realidad, publié en 1970, c’est-à-dire cinq années
seulement après la première édition de LCV, considérait ce roman comme un roman
d’aventures :
(el autor) ha concebido La casa verde como una novela de aventuras, como
un espacio dominado por los acontecimientos y las grandes conmociones
colectivas. Esta nueva vorágine de la acción humana desatada contra las
fuerzas sociales y los elementos naturales es un relato hermano de La
ciudad y los perros, fiel a la misma impulsiva descripción de actos. Pero la
presencia de la aventura estaba amortiguada en aquella primera novela por
su cuestionamiento moral, por la implicación del autor en su materia, que
en La casa verde se han retraído y subyace en un nivel menos visible583.
581
DE GONZALEZ LEON Mary, « Conversación con Vargas Llosa », in Imagen (Caretas) n° 6, agosto de
1967, p. 9.
582
DE LEÓN HAZERA Lydia, op. cit., p. 245-246.
583
OVIEDO José Miguel, Mario Vargas Llosa: la invención de una realidad, Barcelona, Barral Editores,
1970, p. 127.
268
DEUXIÈME PARTIE
Une analyse qui place l’arbre au centre des recherches va nous montrer que pour
chacun de ces caractères cités, un type d’arbre ou trait végétal apparaît prédominant, ou
bien pour représenter l’espace, ou pour guider les évolutions des personnages, ou enfin
pour se placer dans la diégèse de la narration.
Ainsi pouvons-nous établir les axes de travail suivants pour l’analyse de l’arbre
dans LCV:
• pour le romantique-exotique, nous allons travailler l’importance de la
couleur verte liée à la selvática et sa déclinaison dans le reste des histoires.
• pour le populaire et mythique (los Inconquistables, Anselmo et Antonia) la
relation avec l’algarrobo (arbre caroube) dans Piura et ses bourgades.
• pour les caractères héroïques (Jum et Fushía) las capironas et la lupuna ou
ceiba, dans l’Amazonie du Haut Marañón.
Voyons donc dans quelle mesure la présence de l’arbre dans le texte s’intègre dans
les techniques utilisées par l’auteur. Nous allons voir comme la langue et la représentation
de l’arbre vont s’entremêler grâce à tous les outils stylistiques employés dans le texte et
ainsi créer les vases communicants entre les espaces et les personnages.
269
DEUXIÈME PARTIE
Nous pouvons nous demander quelle avait été sa réaction lorsqu’il a découvert dans le
roman de Rivera la présence d’une autre turque s’appelant également Zoraida. Mais,
comme la critique et l’exégèse du Péruvien l’ont très souvent souligné, l’image du
bâtiment vert lié à la transaction sexuelle était déjà nichée dans sa mémoire « Es la
historia de un burdel que había en Piura, que recuerdo mucho de cuando yo estaba en
quinto año de primaria. Era una casa verde -una cabaña- en medio del arenal, en las
afueras de la ciudad, en pleno desierto, al otro lado del río » 586.
La couleur verte est dans le roman une référence évidente à l’imaginaire
érotique587 et à la puissance de l’Amazonie et de la Femme (sujet que nous allons
travailler plus tard). Le terme vert, grâce à sa charge sémantique, crée dans LCV un
véritable caléidoscope : « verdoso», « llamitas verdes », baba verdosa » (LCV : 169),
« pómulos verdoso », « nubecillas verdes », « cuerpos verdes » (LCV : 172), « cielo
verde ». Cependant, à l’origine de tout ce camaïeu de vert se trouvent « los ojos verdes
(que) contrastan con su tez oscura » (LCV : 150), « los ojos verdes y asustados »,
«los ojos verdes y anhelantes » « los ojos verdes relampagueaban » (LCV : 263), « lindos
585
OVIEDO José Ángel, Mario Vargas Llosa: La invención de una realidad, op. cit. p. 131.
586
« Es la historia de un burdel que había en Piura, que recuerdo mucho de cuando yo estaba en quinto año
de primaria. Era una casa verde -una cabaña- en medio del arenal, en las afueras de la ciudad, en pleno
desierto, al otro lado del rio. Para nosotros los niños esto tenía un carácter fascinante. Naturalmente, yo no
me acerque jamás allí. Pero es una cosa que le quedo muy grabada. Cuando volví a Piura en quinto año de
media, o sea seis años después, existía todavía. Yo era un muchachito que iba a burdeles en esa época.
Entonces fui allí. Y era muy extraño el ambiente, porque era un burdel muy especial, un burdel de ciudad
subdesarrollado. Era simplemente una sola habitación muy grande donde estaban las mujeres, y había una
orquesta de tres personajes, un viejo ciego que tocaba el arpa, un guitarrista al que le decían el Joven y un
hombre muy fuerte (..) el que le llamaban Bola. Como son personajes un poco míticos para mí, lo he
conservado en la novela con sus nombres. Entonces, entraban allí los clientes y salían a hacer el amor a la
arena, bajo las estrellas. Es una cosa que no he podido olvidar nunca. » in OVIEDO José Miguel, Mario
Vargas Llosa, ibid., p. 130-131
587
Pour les lecteurs espagnols, cette couleur est intimement liée aux histoires « subidas de tono », et à des
expressions comme « viejo verde » ou « chistes verdes » où le sexe est prédominant. Cependant, au Pérou,
l’équivalent de « chiste verde » serait « chiste rojo ». Néanmoins, nous pouvons citer le livre Tradiciones
en salsa verde (1904) de l’écrivain Péruvien Ricardo Palma (1833-1919); écrit dans la lignée de ses
célèbres Tradiciones peruanas mais composé cette fois-ci de récits de genre ou de littérature érotique,
finalement jamais imprimé par peur d’offenser la société conservatrice de la capitale.
270
DEUXIÈME PARTIE
ojos (…). Verdes, granados, misteriosos. » (LCV : 308), les yeux de Bonifacia, mieux
connue à Piura comme la Selvática.
Dès sa première apparition et tout au long du récit, Bonifacia est intimement liée à
la nature, la végétation et l’arbre étant vus comme frontière entre la civilisation et le
monde sauvage. Depuis le début, son destin est étroitement lié à la mission des sœurs
missionnaires, et la présentation qui est faite du village et de la mission laisse présager la
fuite des jeunes filles, fuite permise par Bonifacia :
Vargas Llosa décrit Santa Maria de Nieva en trois vagues dans le tout début du
roman, avec l’évidente intention de contextualiser les évènements (en commençant par la
fuite de jeunes filles) et de montrer jusqu’à quel point la situation géographique du village
marque le devenir de ses habitants. Dans cette description en trois paliers, la végétation a
une fonction de marqueur des limites très importante « Santa María de Nieva es como una
pirámide irregular y su base son los ríos ». Après une description de la place, et les
cabanes où se trouvent les représentants administratifs du gouvernement central :
Y más arriba todavía, en dos colinas que son como los vértices de la
ciudad, están los locales de la misión: techos de calima ; horcones de barro
y de pona, paredes enlucidas de cal, tela metálica en las ventanas, puertas
de madera (LCV : 31).
Desde las colinas del pueblo se divisa (…) la cabaña de Adrian Nieves, su
chacrita, y después solo un diluvio de lianas, matorrales, arboles de ramas
tentaculares y altísimas crestas. No lejos de la plaza está el poblado
indígena (LCV : 31).
271
DEUXIÈME PARTIE
272
DEUXIÈME PARTIE
pas à l’inverse. La partie selvática du roman finit par envahir la partie désertique, comme
nous le rappelle la maison à la peau verte.
La couleur prédominante à Piura est le jaune, qui semble provenir des cieux :
jaune du sable qui tombe sous forme de pluie et des rayons ardents du soleil qui rythment
la vie quotidienne, et qui s’oppose au vert de la végétation quasi-absente. L’unique arbre
présent sera el algarrobo. Cet arbre symbolise la résistance de la ville face à un climat
hostile et un espace naturel (le désert) qui parait avancer pour reprendre sa place
originale. Le désert se protège aussi face à l’arrivée de la Maison verte. Il y a dans le texte
une opposition entre le sable et l’arbre, entre la mort jaune du sable et la vitalité du vert.
Lorsqu’il arrive de la forêt, Lituma, le compagnon de Bonifacia pour qui elle a quitté la
région amazonienne, apparaît d’ailleurs paré d’une improbable combinaison de couleur :
273
DEUXIÈME PARTIE
vertical, de un amarillo casi blanco » (LCV : 382), « El sol está ya alto y sus lenguas
amarillas derriten los trazos de huiro y de achiote de los cuerpos desnudos. »
Dans la ville, à Piura, les seules références à la couleur verte se trouvent sur les
murs de la maison close et dans les yeux de Bonifacia, dite la Selvática à Piura, qui
concentre tout l’imaginaire de la forêt. El arenal, les quartiers populaires et le désert qui
sont les trois sous-espaces des passages piuranos, vont avoir un rapport très tangentiel
avec l’arbre. De son côté, Don Anselmo, personnage central aux côtés des
Inconquistables, sera l’un des seuls à n’avoir aucun lien avec un arbre.
Tel le travail silencieux d’une semence, la maison germe comme s’il s’agissait de
donner vie à un arbre, pour offrir un abri ombragé sous le soleil diurne et la pluie de sable
nocturne. Et si la selva dévore chez Rivera, el arenal engloutit ici les ciments de la
Maison verte. Jusqu’au jour où les Piuranos vont découvrir « un sólido, invicto esqueleto
de madera » (LCV : 120) Cette description de sa construction culminera avec la décision
de la peindre en vert, dans un passage empreint d’anthropomorphisme : « Hasta los niños
reían a carcajadas al ver como esos muros se cubrían de una piel esmeralda donde se
274
DEUXIÈME PARTIE
estrellaba el sol y retrocedían relajos escamosos » (LCV : 120) Et alors que s’édifie peu à
peu la maison qui « como un organismo vivo, fue creciendo, madurando (LCV : 127) », il
n’y a plus aucune mention d’arbre ou de bois dans la narration. La maison devient elle-
même arbre, portant dans ses branches la généalogie de Piura. Comme nous l’avons vu
dans l’introduction de cette deuxième partie, la structure arborescente a été tout au long
de l’histoire un outil pour imager le processus évolutif d’une famille, tribu ou
communauté liées par le sang. L’origine du harpiste est quant à elle un mystère depuis sa
première apparition, si ce n’est qu’il n’a aucune relation sentimentale ou familiale avec
Piura. Il arrive « envuelto en un poncho liero » (LCV : 66) en provenance du sud, de la
route qui mène vers les montagnes (Cajamarca et La Libertad). Il faut attendre la fin du
roman pour que le sujet de l’origine du vieil homme devienne un sujet central dans
plusieurs passages. Dans l’épilogue, après la nouvelle de son décès, alors que ses proches
sont réunis dans le bar de la Chunguita, c’est une fois encore la Selvática, du fait de son
rôle de pont entre les deux mondes, qui va lancer le sujet « Yo también lo quería al
arpista. (…) Yo tenía más cosas con él que tú, ¿acaso no era mi paisano? » (LCV : 525).
La question ne sera pas élucidée, malgré l’évocation de ce dialogue de la part de la
Selvática :
275
DEUXIÈME PARTIE
Comme cela a déjà été relevé, tout est vague dans cette description du personnage
sans visage du fait de l’utilisation de l’article indéfini (un hombre, una silueta). Cette
imprécision ambiguë, outil essentiel pour la construction du mythe, disparait lorsque la
narration fait référence au paysage (dunas del sur). La présence du point cardinal parait
ici importante et semble être le seul repère concernant l’origine du personnage. Idem en
ce qui concerne le moment de son arrivée (madrugada de diciembre). Rappelons que le
verbe arribar en espagnol fait référence, dans sa première acception, à l’arrivée au port
d’un bateau (RAE : dicho de una nave : Llegar a un puerto). Arribar procède du latin
arripare, dérivé de ripa « orilla ». Le personnage paraît finalement touché port et la
précision précédente concernant l’espace, et l’utilisation du verbe arribar, vont nuancer
les ambiguïtés liées à la description du personnage.
276
DEUXIÈME PARTIE
Le personnage traverse « la rojiza luz del alba, cuando las lenguas del sol
comienzan a reptar por el desierto ». Entre synesthésie et anthropomorphisme, le
personnage entre en scène en perçant l’aube, et les rayons de soleil convergent pour le
placer au centre de la narration. C’est alors que surgit le carubier comme le premier
élément représentatif de Piura, premier outil narratif pour identifier l’espace : « el
forastero descubrirá alborozado la aparición de los primeros matorrales de cactus, los
algarrobos calcinados, las vivienda blancas de Castilla » (LCV : 66). Le texte met au
même niveau de certitude et d’identification avec la ville el algarrobo et las viviendas
blancas du quartier de Castilla. Vargas Llosa avec cet « algarrobo calcinado » par le
soleil, annonce aussi la fin du bordel, que le personnage a déjà sans doute en tête à son
arrivée : au moment d’évoquer l’incendie de la première Maison verte, Josefino fait appel
à des souvenirs à la fois très vagues dans le temps et très concrets sur le plan
synesthésique : « -Me acuerdo solo del olor a quemado (…). Y de que se veía humo, y
que muchos algarrobos se habían vuelto carbones (LCV : 281) .» Dans l’évocation de son
souvenir à hauteur d’enfant (Josefino était à l’époque de l’incendie encore un churre
d’environ cinq ans), prédomine la mémoire olfactive et visuelle de la chute de la maison
mais aussi de l’arbre de la ville par excellence.
La puerta estaba abierta y por ella entraba el sol como un incendio voraz,
todos los techos de la barriada, el cielo aparecía altísimo, sin nubes, muy
azul, y se veía también el lomo dorado del arenal y los chatos y ralos
algarrobos. (LCV : 366)
277
DEUXIÈME PARTIE
En effet, cette idée de frontière apparaît aussi dans l’écriture de l’arbre autour de
la présence de deux personnages, le fugitif Fushía et l’indigène Jum. Les deux sont
investis de caractéristiques héroïques dans le sens où ils vont devoir passer une série des
épreuves qui vont les amener jusqu’à leurs limites. Jum sera torturé par les représentants
de la loi qui le désigne comme bouc émissaire face au reste des indigènes. Fushía, de son
côté, subira toute sa vie les pénuries liées au statut de fugitif, endurant en outre une
terrible maladie de peau et finissant seul dans la léproserie de San Pablo, en aval
d’Iquitos.
Dans LCV, la forêt est décrite d’une manière plus détaillée quand celle-ci fait
partie directe de la diègese. Alors, la nature peut affecter le mouvement et la disposition
du personnage. Cependant, Vargas Llosa essaie d’éviter le traitement direct du paysage.
Rappelons ses mots dans El pez en el agua de 1993 à propos du telurismo.
Desde esa época odio la palabra ‘telúrico’ blandida por muchos escritores
y críticos de la época como máxima virtud literaria y obligación de todo
escritor peruano. Ser telúrico quería decir escribir una literatura con raíces
278
DEUXIÈME PARTIE
Entre los árboles y el agua, los uniformes tenían una apariencia vegetal.
Apiñados en el estrecho reducto, calados hasta los huesos, los ojos ebrios
de fatiga, guardias y soldados se ajustaban los pantalones, las polainas. Los
envolvió una claridad verdosa que se filtraba por el laberintico ramaje y,
588
Citation complète: « Desde esa época odio la palabra ‘telúrico’ blandida por muchos escritores y críticos
de la época como máxima virtud literaria y obligación de todo escritor peruano. Ser telúrico quería decir
escribir una literatura con raíces en las entrañas de la tierra, en el paisaje natural y costumbrista y
preferentemente andino, y denunciar el gamonalismo y feudalismo de la sierra, la selva o la costa. »,
VARGAS LLOSA Mario, El pez en el agua, ibid., p. 345.
279
DEUXIÈME PARTIE
entre las hojas, ramas y liana, muchos rostros lucían picaduras, arañazos
violetas. El teniente se adelantó hasta la orilla de la laguna, separó el follaje
con una mano, con la otra se llevó los prismáticos a los ojos y escudriñó la
isla: un barranco alto, laderas plomizas, árboles de troncos robustos y
crestas frondosas. El agua reverberaba, ya se oía cantar a los pájaros. El
sargento vino hacia el teniente, agazapado, bajo sus pies el bosque crujía y
chasqueaba. Detrás de ellos, las siluetas difusas de guardias y soldados se
movía apenas entre la maraña, silenciosamente destapaban cantimploras y
encendían cigarrillos. (LCV : 313)
280
DEUXIÈME PARTIE
-Aquí había un claro- dijo el sargento Delgado-. Los árboles son tiernos.
Aquí vivía bastante gente, compadre (LCV : 319).
- Diez días de viaje -grito el teniente-. ¡Tanta cojudez para esto! ¿Cuándo
calculan que se fueron?
-Para mí, hace meses, mi teniente- dijo el sargento. Quizás más de un año.
-No eran dos, sino tres cabañas, mi teniente- dijo el Oscuro-. Aquí había
otra, un ventarrón la arrancaría de cuajo. Todavía se ven los horcones,
fíjese.
-Par mi hace varios años, mi teniente- dijo el sargento Delgado-. Por ese
árbol que ha crecido ahí dentro (LCV : 320).
Le texte anthropomorphise la ceiba qui concentre toutes les peurs générées par la
présence des huambisas, les indiens qui travaillent pour Fushía. Quand les soldats
traversent la lagune, qui symbolise la frontière, ils ne vont pas quitter les arbres des yeux :
« Cruzando la laguna sin apartar la mirada del barranco y de las ceibas » (LCV : 317).
Une fois sur l’île, les trois hommes se retrouvent face à la pente, presque verticale, d’où
émergent les lupunas « curvas y jibosas » (LCV : 317) qui les surplombent, assimilés aux
indiens qui peuvent les observer sans être vus et les attaquer sans crier gare : « no había
281
DEUXIÈME PARTIE
nadie, mis sargentos, pero que susto habían pasado » (LCV : 317). Tout au long du roman
et d’une manière presque systématique, l’apparition d’un indigène est liée à la présence
d’un arbre. La construction de la phrase est structurée pour que le complément objet
direct ou circonstanciel soit l’arbre : nous avons le sujet (l’indien), le verbe transitif direct
(normalement d’action) et le complément direct (l’arbre), comme l’illustre par exemple le
passage suivant :
-Sería raro que nos hayan visto- dijo el sargento Roberto Delgado-. Los
huambisas tienen el oído fino, como todos los chunchos. Puede ser que
ahora mismo nos estén apuntando desde las lupunas. -Lo veo y no lo creo-
dijo el sargento Delgado-. Paganos viviendo entre lupunas, con el pánico
que les tienen. (LCV : 314)589
Le soldat confond bien évidemment la peur avec le respect que les indiens ont
pour cet arbre omniprésent dans la forêt amazonienne et fondateur des cultures indiennes.
Si pour les indiens, la ceiba préside la forêt et incarne une sorte de mère nourricière
capable de fournir du bois, des aliments (fruits et fourrage), des fibres (le kapok) en plus
de posséder des vertus médicinales, pour les Occidentaux, il s’agit du repère autochtone
par excellence du fait de sa hauteur et des imposants contreforts ailés de son tronc. Il
s’agit d’un bâtisseur de structures naturelles. Tout cela lui permet de construire les
inévitables voûtes évoquées par l’imaginaire occidental, comme cela a déjà été le cas pour
Rivera, Carpentier et maintenant Vargas Llosa. Toujours dans le passage du siège de l’île
de Fushía, voici l’un des deux passages fondateurs de l’image de la selva dans LCV et de
la naissance de la voûte amazonienne (bóveda) :
Cette séquence, écrite avec la même technique cinématographique que celle que
589
Quelques autres exemples apparaissent dans différents passages : LCV : 73, LCV : 85 LCV : 131
LCV : 440.
282
DEUXIÈME PARTIE
En effet, comme dans LPP, l’arrivée sur l’île, espace largement mythifié dans les
chapitres précédents, relève d’un rite de passage, épreuve qui oblige les soldats à fermer
les yeux et à se les frotter. Comme dans LPP, l’ambiance est pesante (un humor
putrefacto) et la menace plane au-dessus des têtes : le ciel peine à percer par les rayons de
soleil l’espace fermé de la canopée des ceibas. Rappelons que dans la première séquence
de ce passage consacré à l’arrivée de la garnison à l’île, le lieutenant « separó el follaje
con una mano » comme s’il s’agissait d’un rideau : la scène s’ouvre pour les soldats sur
un autre univers, celui de l’île, où la réalité peut paraître autre, comme lorsqu’ils
découvrent le corps de Pachaca, mort en apparence. Ils sont effectivement dans un autre
univers, de l’autre côté du lac qui représente la frontière naturelle. De ce côté, tout peut
paraître autre chose, comme le montre l’exemple de Pachaca, sous les effets d’infusions
naturelles.
Le paysage prend de la profondeur et le lecteur devient surtout observateur. À la
fin du passage, lorsque la garnison est déjà sur l’île et découvre Pantacha, le lecteur n’a
plus la sensation d’être un spectateur :
590
MARTÍN José Luis, La narrativa de Vargas Llosa. Acercamiento estilístico, Madrid, Credos, 1974, p.
325.
283
DEUXIÈME PARTIE
L’œil parcourt son corps pour s’arrêter sur la langue blanche qui pend hors de sa
bouche. Un peu plus tard, nous allons découvrir qu’il n’est pas mort mais qu’il dort
simplement, du fait de l’ingestion de drogues naturelles. En relisant le passage, nous
voyons que le lexique est sec et précis, et que ce corps humain paraît se fondre avec la
nature, comme s’il s’agissait d’une bûche abandonnée. Rappelons que les habitants de
l’île font leur marché à partir de la commercialisation du latex, dont la couleur blanche
rappelle celle de la langue pendante de l’homme endormi (una lengua blancuzca pendía
de sus labios agrietados). Un corps à moitié dévoré par la forêt mais encore vivant,
comme celui de Fushía, dévoré par la lèpre, ou celui de Jum accroché au poteau et attaqué
par le soleil.
Tardaron dos semanas en pasar los pongos, luego se internaron por caños,
cochas, y aguajales, se extraviaron, se volcó la lancha dos veces (…)
Surcaban canos angostos, oscuros, bajo bóvedas de follaje hirsuto,
lodazales pútridos, a veces lagunas erizadas de renacos, u también trochas
que abrían los huambisas a machetazos, llevando la canoa al hombro
(LCV : 266).
L’île est enfin en vue : « en lo alto del barranco y a lo largo de toda la isla, como
una compacta y altísima valla, había lupunas de troncos ásperos de jorobas y grandes
aletas rugosas que les servían de asiento. » (LCV : 267). Une fois que Fushía et Lalita
sont sur l’île, se dresse soudain une frontière naturelle des plus évidentes. L’auteur
construit à l’aide de la syntaxe, en juxtaposant une série de propositions, et d’une
comparaison personnifiante (jorobas) une espèce de mur ou de grillage géant. Nous
faisons à nouveau face à une construction et l’arbre, dans ce cas, nous annonce aussi les
difficultés concernant la vie sur l’île (troncos ásperos, aletas rugosas).
Dans ce passage, nous pouvons lire la description de l’union entre Lalita et Fushía,
écrite en des termes durs et directs :
284
DEUXIÈME PARTIE
Mais revenons sur l’image de l’arbre lépreux. Le mot lepra apparaît deux fois
dans le texte, mais paradoxalement jamais en référence à la maladie dont est atteint
Fushía591. Si le mot n’est jamais directement prononcé le concernant, on trouve
néanmoins plusieurs allusions et certaines descriptions dont celle située en fin du roman
est l’une des plus dures : « Las piernas se doblaban y, al estirarse, las mantas cayeron al
suelo. Ahora Aquilino podía ver, también, los muslos translucidos, las ingles, el pubis
calvo, el pequeño garfio de carne que había sido el sexo y el vientre. » (LCV : 451) Le
sexe de Fushía, maintenant transformé en « pequeño garfio de carne » a été tout au long
des passages liés à son histoire, un axe qui a constamment motivé l’action. Cette image
finale semble être le prix qu’il a à payer de toutes les vexations infligées à Lalita, et les
multiples viols qu’il a commis sur de jeunes shapras. Fushía perd sa peau comme s’il
s’agissait d’une ceiba : « y la luz clara del amanecer iluminase los troncos leprosos de las
lupunas » (LCV : 395). La fin de Fushía est racontée crûment, sans la moindre empathie
et sans atténuation possible de la nature : dans le chemin qui le mène vers la léproserie de
San Pablo, l’air est lourd et les arbres ne transmettent pas le calme évoqué
précédemment : « […] llovía muy fuerte siempre, una luz turbia bajaba hasta las charcas
y el fango ceniza del claro, el claro viento embestía rugiendo contra los árboles. A veces,
591
Le passage sur Fushía et sa maladie nous évoque le célèbre passage des lépreux arrivant au village dans
La serpiente de oro de l’écrivain péruvien Ciro Alegria, publié au Chili en 1934.
285
DEUXIÈME PARTIE
Grâce aux différentes techniques employées par l’auteur592 pour entremêler les fils
narratifs au sein même des dialogues, le lecteur découvre peu à peu l’histoire du cacique
qui est étroitement liée à celle de la capirona. La fonction de l’arbre est d’annoncer la
séquence finale de torture, qui n’apparaîtra que dans la troisième partie de l’œuvre. Cet
arbre joue un rôle très important dans la séquence mais aussi dans la préparation du
lecteur. Contrairement à la ceiba, la capirona est toujours accompagnée dans la syntaxe
de la phrase d’éléments non naturels : « plaza cuadrada » (LCV : 33), « cabaña de la
gobernación » (LCV : 141), « techos y tabiques » (LCV : 255), « cabañas de la plaza »
« gobernación (LCV : 473) ». Cela est dû, sans doute, à son emplacement (la place du
592
Nous faisons ici référence aux techniques de vases communiquants et de boîtes chinoises, telles qu’elles
ont été qualifiées par la critique et l’auteur lui-même.
286
DEUXIÈME PARTIE
village) (LCV : 287) mais aussi à sa condition d’arbre mortifère décrit avec une
personnification « lampiño y corpulento ». Plus tard également, les capironas de la place
seront évoqués comme « robustas, altas, maculinas » (LCV : 254). Mais le fait de
dénaturaliser cet arbre est égaleement dû à l’intention de l’auteur de l’assimiler à la force
masculine du pouvoir imposé sur le territoire indien. Il s’agit toujours du tronc, c’est-à-
dire, de l’arbre sans vie, de l’arbre mort.
Il faudra attendre le début de la troisième partie pour avoir plus de détails sur les
tortures auxquelles est soumis Jum. La capirona apparaît citée chaque fois que le texte
fait référence au village (LCV : 33, 141, 243, 254, 255, 287). Ainsi, dans la scène de
torture de l’indigène, l’arbre apparaît comme une présence naturelle dans cet endroit.
Comme le drapeau le jour de la patrie représente le pouvoir central, cette torture sur la
capirona revêt la même symbologie :
Tout au long du roman, l’arbre et la végétation font fonction d’élément unificateurs tant
287
DEUXIÈME PARTIE
288
DEUXIÈME PARTIE
Tout comme pour l’analyse de l’arbre dans LV, nous allons travailler autour des
trois courants littéraires associés par la critique à ce roman : romantisme, réalisme et
naturalisme. Pour ce faire, nous mènerons notre analyse autour de trois axes : le fleuve
comme repère topographique majeur ; la présence des cours d’eau en tant que
canalisateurs des états d’âme des personnages ; et enfin, le fleuve comme élément
diégétique de premier ordre dans le roman. Comme dans les cas précédents, notre objectif
sera de voir comment, dans la narration, la langue se met au service de la représentation
des fleuves et autres cours d’eau.
593
J’ai pu consulter les premières éditions à la Biblioteca Nacional de Bogotá pendant l’été 2017. Voir carte
incluse dans les première et cinquième éditions (figure ). Rappelons qu’il faudra attendre la cinquième
édition, celle de 1928 révisée et corrigée par Rivera, pour parler d’une édition définitive.
289
DEUXIÈME PARTIE
dans le Meta, qui rejoint le Tomo et le Vichada ; le Papunagua (ou Papunáua) dans
l’Inírida, qui se jette ensuite dans le Guaviare, puis dans l’Orénoque qui se déverse par le
canal de Casiquiare dans le Guainía, rivière qui devient le Negro une fois qu’elle a reçu
les eaux de l’Isana. C’est finalement à Manaus que le Negro recevra la dernière des
branches nourrie à son tour par l’Apaporís, puis le Caquetá, le Putumayo et le Solimões.
Irrigant et nourrissant au fur et à mesure le texte, chaque affluent jouera un rôle
plus ou moins important dans la narration : le Meta et les eaux stagnantes des Llanos
permettent la découverte du monde aquatique dans une petite lagune aux eaux jaunâtres
(« la laguneta de aguas amarillentas », LV : 94) ; le Vichada, le Guaviare et l’Inírida,
affluents de l’Orénoque, comme espaces où le groupe rencontrera les premières
difficultés et sera confronté à la mort en lien direct avec la rivière (mort des Indiens
maipureños, LV : 233) ; la source du Papunagua et le cours de l’Isana comme éléments
stratégiques pour trouver des raccourcis au fil du parcours (LV : 238) ; le Río Negro et ses
affluents comme destination finale quasi mythique (LV : 381) ; et enfin, le Putumayo et le
Caqueta évoqués à plusieurs reprises par Clemente Silva et Ramiro Estévanez comme
décors macabres de toutes les actions des Señores del caucho.
594
Rappelons qu’aucun pont ni barrage ne franchit l’Amazone sur des milliers de kilomètres (la traversée se
fait uniquement par bateau). Il faut remonter très haut sur le Marañón et l’Ucayali pour trouver de telles
infrastructures. Ceci s’explique par différents paramètres : la largeur du fleuve, sa profondeur, son débit,
la multitude d’îles et de bras fluviaux, les crues qui inondent et remodèlent les berges plusieurs mois par
an. En revanche, le fleuve est navigable jusqu’à Iquitos et, pour les plus petites embarcations, jusqu’à
Achual Tipishca.
290
DEUXIÈME PARTIE
Discutió con el Pipa el derrotero que debíamos seguir: cruzar la estepa que
va del Vichada al caño del Vúa, descender a las vegas del Guaviare, subir
por el Inírida hasta el Papunagua, atravesar un istmo selvoso en busca del
Isana bramador, y pedirles a sus corrientes que nos arrojaran al Guainia, de
negras ondas. (LV : 223) (NC)
291
DEUXIÈME PARTIE
romantisme et de lyrisme : la narration de Cova est contaminée par celle de Silva, celle-ci
étant à son tour contaminée par un Rivera poète.
Suivre les allers et retours de Cova et son groupe entre caños595, lagunes et
rivières, n’est pas une entreprise toujours facile. L’édition de référence, celle de
Montserrat Ordóñez, est composée de 384 notes, dont 85 concernent plus ou moins
précisément le fleuve en tant qu’espace permettant de s’orienter dans la narration.
Remarquons l’importance de ce paratexte. Voici la note 50 où Montserrat Ordóñez
explique à nouveau la route présente dans le paragraphe précédent :
595
Selon la RAE, il s’agit d’un terme vénézuelien qui désigne un cours d’eau de débit irrégulier et lent, sans
banc sablonneux, par lequel s’écoulent les fleuves, rivières et lagunes des régions basses.
596
BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 1924, p. 237.
597
Selon la RAE, il s’agit d’une embarcation à voile et à rame qu’utilisent les Indiens de l’Amérique du
Sud, plus petite que le canoé et plus légère bien que plus grande.
292
DEUXIÈME PARTIE
Llanos de façon presque anonyme, le texte n’y faisant quasiment pas référence pendant
toute la première partie. Ici, les rivières paraissent se fondre dans la plaine pour
réapparaître à mesure que l’on approche de la forêt, comme obstacle mais aussi comme
moyen incontournable de communication. Dès lors, la curiara devient la seule option de
transport pour des hommes culturellement reliés à la terre (représentée par les chevaux) :
« De aquí en adelante no tendremos otro caballo que la canoa. » (LV : 202) Surgit à ce
moment l’une des obsessions de Cova : commettre ou pas l’irrémédiable et tuer el
enganchador Barrera, son ennemi emblématique, qui sert de trait d’union dans la trame
avec les grands propriétaires des exploitations de caoutchouc (Señores del caucho) :
« ¿Crees que debo matarlo? » (LV : 136) Comme nous allons le voir, cette possibilité est
étroitement liée à la présence du río. Une série d’allers et retours entre la fondation
Maporita et le village d’el hato va faire monter la tension et Miguel, l’un des employés de
la fondation, prévient Cova de la possible arrivée de Barrera, qui n’a finalement jamais
lieu :
L’image forte et prémonitoire d’un cercueil flottant sur l’eau qui poursuit son
parcours inexorable, étayée par des syntagmes nominaux faisant planer la menace
(sombría vegetación, plagas hostiles), annonce un voyage vers la nuit et la mort. Comme
l’espace et le temps, le fleuve, soudain dépourvu d’ondulations et d’écume, se fige en une
surface plane et immobile, cessant d’émettre son (mudo) et image (oscuro) dans le même
temps : « Aquel río, sin ondulaciones, sin espumas, era mudo, tétricamente mudo como el
293
DEUXIÈME PARTIE
L’incursion de l’Homme dans la forêt, via les cours d’eau, s’accompagne très
souvent de métaphores ou d’analogies qui font avancer les personnages dans la diégèse.
Dans la comparaison du fleuve à « un camino oscuro que se moviera hacia el vórtice de
la nada », apparaît le terme vórtice, désignant le tourbillon, synonyme de vorágine. Le
titre du roman (lié très étroitement aux cours d’eau) est évoqué ici pour la première fois,
et réapparaît une seconde fois, avec la même charge symbolique, annonçant cette fois la
mort des indigènes maipureños (LV : 233). La représentation du cours d’eau oscille très
souvent dans le texte entre l’image d’un mouvement porteur de malheur (la mort, le
chemin vers la nuit) et celle d’un lieu statique, un espace destiné à être observé. Cova
perçoit effectivement le présage de la mort à mesure qu’avance l’expédition et le fleuve
est identifié à la nuit éternelle. Si dans le célèbre passage de l’aurore dans los Llanos
Rivera utilisait ce rituel naturel quotidien pour évoquer le commencement du voyage et
de la fuite, il évoque désormais le phénomène naturel opposé, le crépuscule, pour marquer
la fin dramatique de l’aventure représentée par la nuit:
Rivera crée une caisse de résonance quasi fusionnelle entre l’état d’âme de Cova
et le fleuve. Le champ lexical et le rythme ralenti s’adaptent à la situation crépusculaire
vécue par le personnage : silencioso, lamentarse, hundimiento, palidecía, ligeros, gemía,
tristeza, lente opaco, apenumbraba, desconsuelo… Si dans le passage de l’aurore, le texte
se caractérisait par un mouvement ascensionnel vers le zénith, vers la voûte céleste, ici le
texte s’enfonce (hundimiento) dans la terre, dans la nuit, quittant peu à peu le monde des
vivants, ce qui se traduit par la paleur cadavérique, le silence, et la lenteur d’un monde
qui se fige dans la mort. Finalement, dans un état d’hypersensibilité où le moindre bruit
résonne, le fleuve traduit l’état d’âme de Cova, pris dans une tension entre la vie et la
mort, entre le flux inexorable et la stase. L’emploi du verbe consustanciar, fortement lié à
294
DEUXIÈME PARTIE
l’eucharistie catholique, souligne la fusion qui s’opère entre l’état de Cova et ce paysage
crépusculaire, renforcée par l’utilisation d’un lexique morbide. Ces différents éléments
confèrent un style romantique au passage baigné dans une certaine irréalité qui a pris le
pas sur la raison.
Dans cette fluctuation entre la raison et l’imagination, le fleuve se fait également
l’écho de l’aspect sauvage et romantique de l’entreprise, qui consiste à défier la nature
pour récupérer Alicia, ce qui les mène implacablement vers un destin fatal :
Arcos y aljabas habíamos dejado entre la canoa, que iba a mecernos sobre
las aguas desconocidas de un río salvaje, hacia refugios recónditos y
terribles, adonde un fatum implacable nos expatriaba, sin otro delito que el
de ser rebeldes, sin otra mengua que la de ser infortunados. (LV : 193-194)
Ce destin irrévocable (fatum implacable) est également incarné dans l’ultime récit
du roman par celui d’Esteban Ramírez/Ramiro Estévanez, l’ami mental de Cova
(LV : 334), son ultime alter ego inversé comme le souligne notamment ce jeu de miroir
dans l’inversion nom/prénom, et décrit comme magnanime, optimiste, vertueux et
platonique, alors que Cova est défini comme impulsif, dévasté, mondain et sensuel
(LV : 333). Ce personnage très important va être l’étincelle du passage à l’écriture de
l’histoire, motivant Cova dans ce projet. Il porte les stigmates des blessures infligées par
une nature cruelle qui se défend face à l’Homme qui la saigne, ayant perdu la vue lors de
la manipulation du caoutchouc. Mais ces blessures peuvent avoir une autre explication :
peut-être sont-elles liées au fait que le personnage a été témoin oculaire d’événements
tragiques ? N’est-il pas celui qui avait témoigné des événements historiques et tragiques
de San Fernando del Atabapo ? : « -¡Como si se tratara de una venganza contra tus ojos! -
¡En castigo de lo que vieron! » (LV : 337). Cette possible interprétation laisse entrevoir la
finesse de Rivera qui, sous couvert de la description d’une nature vengeresse, pointe
l’aspect sordide de l’être humain.
Le sens figuré l’emporte sur la réalité de cette soudaine cécité : l’eau du fleuve est
une surface qui offre le reflet, comme l’avait déjà souligné la mythologie au travers des
mythes d’Orphée ou de Narcisse. On assiste ici à un transfert entre l’homme et le fleuve :
Le seul témoin du drame qui s’est déroulé sur l’Orénoque ayant perdu la vue, c’est
désormais le fleuve qui transporte et transmet le témoignage, tel un miroir qui reçoit et
renvoie la lumière, dans un processus inverti : ce qui se reflète ici ce sont les ténèbres
(tinieblas) de la violence et de la mort, dont le fleuve est à la fois témoin et réceptable :
295
DEUXIÈME PARTIE
Tout cela nous amène à l’importance diégétique du fleuve dans La Vorágine. Tout
au long du roman, le fleuve sert de cadre à des événements qui vont constribuer à la
construction tant des personnages que de la trame. Comme dans Los pasos perdidos, l’eau
est également symbole de baptême et de rituel de passage : lors de l’arrivée dans les
Llanos, dans l’épisode de la lagune où, alors qu’ils plongent pour la première fois leurs
pieds dans l’eau, apparaît le serpent qui annonce les dangers auquel seront confrontés
ensuite Alicia et Cova (LV : 94) ; lors de la scène de noyade des Indiens, où Cova et les
membres de l’expédition découvrent le danger inhérent à l’eau (LV : 232-233) ; ou lors
de l’arrivée au Monte del Vichada où Clemente Silva raconte comment il a dû s’immerger
dans la lagune pour fuir les fourmis mangeuses d’hommes (les tambochas) (LV : 215).
Analysons le rôle de l’eau dans la scène de la mort des Indiens Manipureños :
A lo largo de ambas orillas erguía sus fragmentos el basalto roto por el río -
tormentoso torrente en estrecha gorja - y a la derecha, como un brazo que
el cerro les tendía a los vórtices, sobreaguaba la hilera de rocas máximas
con su serie de cascadas fulgentes. Era preciso forzar el paso de la
izquierda porque los cantiles no permitían sacar en vilo la curiara.
Acostumbrados a vencer en estas maniobras, la sirgábamos por la cornisa
de un voladero, pero al dar con el triángulo de los arrecifes, resistióse a
bandazos y cabezadas en el torbellino ensordecedor, falta de lastre y de
timonel. Helí Mesa, que dirigía el trajín titánico, montó el revólver al
ordenarles a los maipureños que descendieran por una laja y ganaran de un
salto la embarcación para palanquearla de popa y de proa (…) al reventarse
las amarras, la canoa retrocedió sobre el tumbo rugiente y, antes que
296
DEUXIÈME PARTIE
297
DEUXIÈME PARTIE
Cova est impressionné par cette mort qu’il admire d’un point de vue esthétique.
Son compagnon de voyage, Franco, cohérent avec ce qu’annonce son prénom, va
immédiatement lui faire part de son effarement, considérant l’attitude de Cova comme
fortement déplacée, égoïste, allant même jusqu’à l’accuser d’être inhumain. Sans doute
cette conversation va-t-elle faire évoluer le personnage, le poussant à se remettre en
question quant à sa considération envers l’autre.
Cova va s’immerger dans le fleuve, acte essentiel pour accomplir cette métaphore
du baptême, et parvenir à l’endroit où il croit toucher la fin de son calvaire. Rappelons
que le substantif français baptême est un emprunt, par l’intermédiaire du latin
ecclésiastique, au grec baptein, « plonger dans un liquide », « immerger » :
298
DEUXIÈME PARTIE
pour Don Quichotte ou les ruelles des villages mexicains de Periquillo Sarniento (1816)
de José Joaquín Fernández de Lizardi, l’histoire n’existerait pas dans les romans de notre
corpus sans l’existence du fleuve comme espace diégétique, surtout dans LV. Regardons
à nouveau la carte proposée par Rivera et revenons un instant à l’image de l’entonnoir.
Toutes les rivières convergent en un point dessiné par la trame et énoncé par Helí Mesa
au début de la deuxième partie : « Vamos, pues, a buscar a los forajidos, a liberar a los
enganchados. Estarán en el río Guainia, en el siringal de Yguanari. » (LV : 221) Tels les
fluides versés dans un entonnoir, tous les flux vont converger en un seul courant,
coïncidant avec la fin du parcours de Cova et Alicia. Le fait que la forêt dévore les
membres restants de l’expédition précisément au moment où ils s’apprêtent à quitter le
fleuve afin d’éviter d’être contaminés par les caucheros malades est symbolique autant
qu’évocateur : « es mejor … guarecernos en la selva, dando tiempo a que llegue el viejo
Silva. » (LV : 383) Brillant paradoxe exposé par Rivera qui nous montre une forêt perçue
à la fois comme protectrice (guarecernos) et meurtrière.
La mort est très présente à mesure que le texte s’approche de la fin, à la frontière
avec le Brésil. L’onomastique nous permet de lire dans le choix du nom Cova, nom de
famille du personnage d’Arturo, des connotations liées à la mort : en portugais, cova
signifie trou ou fosse, et est souvent assimilé à la fosse qui accueille le cercueil. Ainsi
Arturo Cova, obsédé depuis très longtemps par la mort de Barrera, fait que le fleuve
devienne à nouveau un réceptacle de la mort, mais surtout la surface qui rend possible le
jeu de miroirs entre deux personnages opposés, mais intimement liés, Barrera et Cova :
299
DEUXIÈME PARTIE
598
Cova signifiant « fosse » en portugais comme nous l’avons déjà vu.
300
DEUXIÈME PARTIE
Cette métamorphose de Cova se traduit alors par une mutation du texte : le roman
se transforme à ce moment précis en un journal de voyage dans lequel Cova raconte ses
derniers jours. : « Esto lo escribo aquí, en el barracón de Manuel Cardoso, donde vendrá a
buscarnos don Clemente Silva. Ya libré a mi patria del hijo infame. Ya no existe el
enganchador. ¡Lo maté! ¡Lo maté! » (LV : 381) Cova/Rivera paraît avoir besoin de
l’écriture pour proclamer sa victoire. L’acte d’écriture acquiert alors une puissance
cérémoniale dans La Vorágine, comme dans Los pasos perdidos ainsi que nous le verrons
plus tard.
Si, comme nous venons de le démontrer, la mort de Barrera est étroitement liée au
fleuve, le devenir de Cova, d’Alicia, de leur fils et des autres membres de l’expédition
finale est quant à lui intimement lié au fait de quitter ce fleuve, de fuir vers une clairière
pour attendre Silva, quand bien même, comme nous l’ont fait comprendre les deux cents
dernières pages du roman, les seules routes permettant de se repérer, et donc de fuir, sont
les voies fluviales. Le texte même le rappelle : « ¡Hoy, agua abajo! Aquí está el solemne
cerro cuya base lame el río Curicuriari, el río que buscaron Clemente Silva y los
siringueros cuando andaban perdidos en la floresta. » (LV : 380)
Ainsi Barrera est-il victime de la force de Cova et de l’eau qui a été l’élément
fondateur sur lequel il avait bâti son exploitation du milieu naturel : l’arbre contient le
latex qui sera extrait, transformé et transporté via la rivière, dans un réseau complexe de
connexions et de rapports de force où tous les personnages dépendent de l’eau, des
caucheros aux trafiquants.
Cova et Alicia sont également victimes de ce réseau composé de personnages divers
qui se sont ajoutés au fil du récit. À la fin, il reste très peu de ce qui constituait les Cova et
Alicia du début.
transformer le fleuve en un espace irréel, comme dans les épisodes de la mort par noyade
des indigènes puis de Barrera, ou encore dans les passages où les personnages tentent
d’accéder à la forêt. Tandis que pour évoquer la dépendance diégétique du récit par
rapport au réseau fluvial, il préfère un vocabulaire plus factuel dont le but est d’orienter le
lecteur dans le parcours. Le naturalisme apparaît dans les éléments qui renvoient au
pessimisme inhérent à l’état d’âme de Cova et au déterminisme lié à la mort de Barrera et
celle très probable du groupe des survivants.
Lors de l’analyse de la figure de l’arbre dans Los pasos perdidos, nous avions pris
comme point de départ le concept de mouvement centripète, emprunté à Fernando Aínsa
et exposé dans Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa. Cette idée de
mouvement qui va « des rives du continent américain vers son intérieur, mouvement de
repli et d’enracinement, de recherche d’essences et de traditions perdues dans la
périphérie599 » est au cœur même de la présence de l’eau dans le roman d’Alejo
Carpentier. Poursuivant l’étude des particularités propres au réel merveilleux développé
par l’auteur dans le roman, nous nous proposons d’analyser ici les techniques et les
structures narratives mises au service de la description des cours d’eau et éléments
minéraux600. Pour ce faire, nous avons retenu trois axes principaux :
- Le cours d’eau en tant qu’élément d’intégration par le rituel du passage et du
baptême.
- Le fleuve dans la dialectique temps/espace.
- La présence du minéral/de la roche comme axe fondateur.
Pour Los pasos perdidos, plus encore que pour La Vorágine, les cours d’eau
constituent la voie d’accès privilégiée vers l’inconnu. Si dans LV, la curiara avait pour
fonction de désigner l’instant précis où le texte pénétrait le monde inaccessible de la forêt
599
Traduction personnelle. Citation : « movimiento (…) desde las orillas del continente americano hacia su
interior, movimiento de repliegue y arraigo, de búsqueda de esencias y tradiciones perdidas en la
periferia. » in AÍNSA Fernando, Identidad cultural, op. cit., p. 232.
600
Rappelons que, comme cela a été précisé et justifié dans l’introduction, nous allons traiter le matériel
rocheux dans le chapitre dédié aux cours d’eau. Dans Los pasos perdidos, l’élément minéral aura une
valeur symbolique significative, tant pour son importance diégétique que pour son traitement narratif.
302
DEUXIÈME PARTIE
tropicale, dans LPP, l’approche de la forêt se fait selon le même point de vue, mais avec
un intérêt plus marqué envers le fleuve qu’envers la forêt : l’eau, et non l’arbre, est au
centre de l’œuvre. Dans la LV, l’arbre joue un rôle central dans la diégèse d’un texte qui
place au cœur de l’action la déforestation et le rapport homme/arbre. Dans LPP, c’est le
fleuve qui structure la narration, se transformant au fil du texte pour passer d’une
référence universelle et symbolique à une référence plus concrète, celle du fleuve
Orénoque qui devient omniprésent dans le parcours final du roman. Peu de noms propres
de rivières ponctuent la narration, mis à part le Caño Pintado (LPP : 188) qui apparaît peu
avant la première découverte de la porte d’entrée vers le village de El Adelantado, et le
Río Negro (LPP : 328) qui est évoqué plus tard, lorsque le personnage principal revient
devant cette porte. Ce fleuve anonyme, mais identifiable sur une carte à mesure que
progresse le récit, s’inscrit dans l’intention mythifiante de la narration : il incarne à lui
seul tous les fleuves de l’Amérique latine dans ce voyage temporel.
Le flux de l’eau est l’axe autour duquel s’organise le fil narratif. Le récit est
comme encaissé entre les deux fleuves. Rappelons que la narration débute par la
description d’un fleuve en carton-pâte, observé par le narrateur depuis les coulisses du
théâtre dans lequel travaille sa femme. Et le texte s’achève face à un autre fleuve, réel
cette fois, dans une scène symétrique, qui place le narrateur face au rideau infranchissable
de la forêt qui cache Santa Mónica de los Venados (rideau qui évoque d’ailleurs
également le théâtre), bloqué par la crue du fleuve, dont il attend la descente pour
rejoindre Rosario et son enfant à naître. Néanmoins, une fois le niveau de l’eau en baisse,
il fera finalement demi-tour, ayant compris que jamais il n’appartiendrait au peuple de la
forêt et du fleuve.
Au centre de la démarche narrative de Carpentier se trouve une épopée initiatique
dans le temps et l’espace délimitée par ces deux images du fleuve : le personnage suit
méthodiquement le cycle « monomythique » du voyage du héros, tel qu’il est défini par
Joseph Campbell dans son œuvre Le héros aux mille et un visages (1949)601. Dans cet
601
Voir CAMPBELL Joseph, Le héros aux mille et un visages, Escalquens, Oxus, 2010 [1949]. Cette
somme est publiée l’année même où paraissent le Traité d’histoire des religions et Le mythe de l’éternel
retour de Mircea Eliade. Ces travaux prétendent synthétiser la diversité du monde en des mécanismes
fondamentaux communs à l’humanité. Joseph Campbell a l’originalité, en proposant un « monomythe », de
relier cette tradition au concept d’inconscient collectif, plus particulièrement à celui d’« images
archétypes » défendu par le psychanalyste Carl Jung. En rapprochant le rêve et le mythe, cette démarche
symboliste donne aux différentes phases du « monomythe » leur portée intemporelle et universelle. Source :
SOLINSKI Boris, « Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages », Questions de communication »,
18 | 2010. [en ligne, consulté le 27/10/2018] Disponible sur
http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/290.
303
DEUXIÈME PARTIE
essai, l’auteur distingue dans cette aventure mythologique du héros trois phases (qu’il
détaille en dix-sept étapes signifiantes) : la séparation ou le départ ; l’initiation avec ses
épreuves et ses victoires ; et le retour du héros suivi de sa réintégration dans la société. Le
moment de la rencontre avec les gardiens symbolise l’étape où le héros doit trouver le
courage de franchir le seuil (quatrième étape dans la nomenclature de Joseph Campbell).
Dans LPP, ce seuil renverrait à la Première Épreuve dans laquelle l’eau joue un rôle
essentiel. La descrition du fleuve va nous permettre d’accéder à cette épreuve et conduire
à la rupture entre espace-temps. Le fleuve est le moyen de communication entre les deux
extrêmes et l’emploi du déictique allá vient signaler, bien plus que le lieu d’origine, le
monde occidental d’où provient le personnage. Cette référence constante au lieu d’origine
met en évidence le besoin d’un rituel de passage pour franchir les différents stades. Le
texte confère à l’eau un pouvoir extraordinaire : comme l’eau bénie du Sacrement capable
de laver le péché originel et de christianiser la personne qui la reçoit, le passage
symbolique par les eaux tropicales doit ici permettre au personnage de perdre sa condition
d’intrus pour s’adapter et parvenir à s’identifier avec ce milieu. Afin d’analyser cela dans
une perspective éconarrative, nous allons retenir deux scènes dans le texte, celle du tunnel
dans le quatrième chapitre et celle de la baignade au pied des grandes Formes, près de
Santa Mónica de los Venados.
Ces deux passages mettent en scène l’adaptation du personnage à un milieu
totalement exogène (le tunnel), tout comme son assimilation et son appréhension de
l’espace naturel (le bain au pied du rocher). Carpentier évoque déjà l’importance du
baptême quelques lignes avant la découverte de la porte d’accès à ce nouveau monde.
Échangeant avec el Adelantado sur leurs rapports avec les Indigènes, le personnage finit
par admettre que « una cuestión de bautizo rige ese reparo, y esto da visos de realidad a la
novela que, por la autenticidad del decorado, estoy fraguando. » (LPP : 194) L’auteur
évoque pour la première fois l’écriture du roman et l’importance symbolique du baptême
pour dépasser ses préjugés quant au monde indigène.
Le narrateur ne se trouve pas devant une nature occidentale. Privé de ses repères,
il transforme alors l’espace naturel en paysage et sa description donne paradoxalement le
sentiment, malgré le mouvement du tourbillon, d’être face à une nature morte : mélange
d’éléments organiques (feuilles, plantes, pollen) et non organiques (tissu de velours,
masques, vernis) ; composition picturale dont l’eau constituerait le cadre (entre dos aguas
et estancamiento), élaborée à l’aide d’une palette chromatique qui va de l’ocre au
rougeâtre en passant par le camaïeu de l’opale, permettant de distinguer un premier plan
(grandes hojas agujereadas), un deuxième plan (navegación de holoturias), et un arrière-
plan en perspective (gasas opalescentes).
Le tunnel tient lieu de passage initiatique nécessaire pour s’adapter. Comme dans
la caverne platonicienne, « lo que estaba abajo era tal vez peor que las cosas que hacían
sombra » (LPP : 195), et l’eau apparaît dans le texte comme élément amplificateur (Entre
dos aguas se mecían grandes hojas agujereadas). Le texte insiste sur l’aspect dual de
l’entreprise (dos aguas) dans cette transition entre deux espaces et deux temporalités.
Mais pour que le texte matérialise ce passage, suivant un processus rituel dont la nature
serait le centre, Carpentier nous fait pénétrer dans ce nouveau monde par le biais d’un
masque (antifaz), dont il nous montre immédiatement qu’il s’agit en réalité de feuilles,
nous prévenant ainsi du danger, de la tromperie et du mensonge (añagaza y
encubrimiento). Selon Carpentier, cette réalité est inhérente à la nature américaine, elle
602
BERTHO-LAVENIR Catherine, « La fragmentation de l’espace national en paysages régionaux. 1800-
1900 », in CHENET Françoise, Le paysage et ses grilles (Actes du colloque de Cerisy-la-Salle,
Paysages ? Paysages ?, 7-14/09/1992), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 29.
305
DEUXIÈME PARTIE
est figée, prise en quelque sorte (detenida) dans cette pierre « larvée » évoquée à la fin du
passage. Ainsi, le texte marque ici un arrêt temporel, créé par le paradoxe d’un flux
contredit par le champ lexical du statique (detenido, estancamiento). Ce qui se passe
après appartient à un autre espace-temps. L’accumulation d’éléments d’action contraste
avec la sortie du tunnel où règne soudain le calme du sommeil réparateur. Le sol que
foule le narrateur exhale une humidité millénaire, l’eau demeurant l’élément essentiel
dans ce passage, et c’est sous la pluie qu’il va se rendre compte que « aquí todo parecía
otra cosa, creándose un mundo de apariencia que ocultada la realidad, poniendo muchas
verdades en entredicho. » (LPP : 202) Depuis l’entrée des personnages dans le tunnel, le
récit file au rythme du courant jusqu’au moment où le personnage-narrateur regarde l’eau,
et qu’advient une réalité différente de la sienne. Le déictique aquí marque l’entrée dans
un nouvel espace où même l’eau (véhicule qui matérialise ce passage dans le texte) est
différente. Le narrateur est dès lors contraint de questionner ses vérités, autrement dit, ses
réalités, et pour ce faire, il doit éprouver physiquement ce changement profond en
s’immergeant dans cette eau à l’occasion d’un bain purificateur.
Ainsi, durant tout cet épisode du tunnel, le texte se focalise sur un espace fermé
(un tunnel naturel) que l’auteur parvient à ouvrir vers l’étape suivante (Más allá eran
como gasas, opalescentes). La description se fait à partir de substantifs et adjectifs
exogènes à un espace naturel sauvage (antifaz, terciopelo, barniz) et les références
directes à la nature sont génériques ou savantes (plantas, holoturia).
Aquí es donde nos bañamos desnudos, los de la Pareja, en agua que bulle y
corre, brotando de cimas ya encendidas por el sol, para caer en blanco
verde, y demarrarse, más abajo, en cauces que las raíces del tanino tiñen de
ocre. No hay alarde, no hay fingimiento edénico, es esta limpia desnudez;
muy distinta de la que jadea y se vence en más noches de nuestra choza, y
que aquí liberamos con una suerte de travesura, asombrados de que sea tan
grato sentir la brisa y la luz en partes del cuerpo que la gente de allá muere
sin haber expuesto alguna vez al aire libre. (LPP : 240)
306
DEUXIÈME PARTIE
nature et la simplicité se traduit par la gaité innocente qui innonde ce passage lumineux :
l’eau bouillonne (bulle), court (corre) et tombe (caer), à l’image d’un enfant mutin
(travesura). L’emploi de syntagmes courts articulés par des virgules et le choix de mots
brefs, relevant d’un registre très accessible, créent un rythme enlevé.
La communion avec la nature permet une parfaite intégration dans ce nouveau
monde, qui s’accomplit à travers différents actes de dépouillement tels que le bain
purificateur dans les eaux cristallines de la rivière, « verdadero bautizo en la nueva fe
panteísta603 ». Cette intégration est marquée par l’emploi de la première personne du
pluriel dans la description du passage (nos bañamos). Si l’on suit la temporalité du texte,
trois jours se sont écoulés depuis le passage du tunnel (entre le 25 et le 27 juin). Un
changement dans l’écriture et dans le traitement du texte nous semble ici significatif. Pour
la première fois, l’écrivain décrit un cycle naturel vital : en gagnant la verticalité naturelle
et nécessaire pour qu’un tel cycle s’accomplisse, l’eau s’écoule à travers les interstices de
la roche jusqu’aux racines des arbres (les taninos). Carpentier insiste sur l’honnêteté de
cette description (no hay fingimiento edénico) : le paysage décrit est celui d’une
Amérique méconnue par le personnage principal, paysage merveilleux et réel où l’eau,
purifiée par les rayons du soleil, change de couleur au fil du courant, passant du blanc à
l’ocre, en transitant par le vert végétal. Cette nature invite l’homme à mieux connaître son
corps en abandonnant ses préjugés. Ce passage se caractérise par l’absence de termes
érudits. Malgré cela, le personnage va demeurer un étranger, un intrus dans ce paradis
terrestre, le déictique allá nous renvoyant à son état actuel.
Encore une fois, la lecture que Carpentier nous livre des espaces naturels
américains est celle d’un intellectuel cultivé, qui voudrait décrire avec objectivité et
simplicité la nature. Le choix ponctuel d’un lexique épuré, qui contraste avec le registre
plus érudit du reste du texte, ne peut masquer le point de vue subjectif : il exalte la beauté
de la nature, dans un exercice qui se révèle purement littéraire.
Cependant, la description devient un aspect concret dans la dialectique que le texte
établit autour de l’un des leitmotivs du roman, le rapport temps/espace. Au tout début de
Canaima de Rómulo Gallegos, au moment où le personnage principal remonte
l’Orénoque vers un lieu perdu de la Guyane vénézuélienne, apparaît cette phrase dans le
603
AÍNSA Fernando, « ¿Infierno verde o Jardín del Eden ? El topos de la selva en La Vorágine y Los pasos
perdidos » in PONCE Nestor (coord.), La représentation de l’espace dans le roman hispano-américain,
Los pasos perdidos et La Vorágine, Nantes, Éditions du Temps, 2002, p. 35.
307
DEUXIÈME PARTIE
texte : « Mas el barco avanza y su marcha es tiempo, edad del paisaje604». Cette idée de la
fuite du temps dans Canaima, roman publié dix-huit ans avant LPP et qui comporte
nombre de similitudes tant dans la forme (l’espace de l’action) que dans le fond (la
construction de certains personnages), est présente dans tous les textes caractérisés par le
mouvement centripète, comme le remarque Fernando Aínsa dans son essai ¿Infierno
verde o Jardín del Eden ? El topos de la selva en La Vorágine y Los pasos perdidos605. La
référence paraît pertinente pour introduire notre deuxième point : l’importance littérale et
symbolique du fleuve dans cette dialectique entre espace et temps.
604
GALLEGOS Rómulo, Canaima, Nanterre, ALLCA XX/ Fondo de cultura económico, 1996 1935, p. 4.
605
AÍNSA Fernando, « ¿Infierno verde o Jardín del Eden? », op. cit., p. 24.
606
Ibid.
308
DEUXIÈME PARTIE
L’objectivité est dès lors impossible dans ce processus, l’influence dans la mémoire des
souvenirs étant inévitable. Le personnage remonte le fleuve qui s’est enrichi au fil du
courant, s’inscrivant dans le paradigme du mouvement centripète vers l’origine de l’idée
d’Amérique. Ces deux notions de temps (historique et individuel) dialoguent sans doute
avec les études du philosophe Henry Bergson qui, dans son œuvre Matière et Mémoire607,
développe une idée du temps différente de la conception communément proposée par les
sciences et essentiellement fondée sur des propriétés spatiales, purement intellectuelles,
ne permettant pas de saisir son essence même, mais simplement sa mesure (jours, heures,
secondes). Le personnage-auteur ne peut se défaire de cette vision intellectualisée du
temps, comme en témoigne le fait que le récit de son expérience prenne la forme d’un
journal de voyage, découpé en journées.
Ainsi, si le temps existe en fonction de l’espace et vice-versa, il constitue toujours
une trajectoire depuis un point de départ (la ville occidentale) vers un point d’arrivée (le
but du voyage, qui dans le cas présent est de trouver l’instrument de musique ancestral).
Faisons la différence entre le temps du personnage, et celui du voyage lié à la trajectoire
et, en conséquence, au parcours du fleuve qui sert de trait d’union entre les différentes
époques de l’humanité.
L’auteur souligne l’importance du temps historique dans ce passage fondateur du
fleuve dans l’œuvre, passage situé tout de suite après que le personnage-narrateur a
déclaré se sentir proche de la femme au nom évocateur : Rosario (rosa-río) : « Me sentí
cada vez más cerca de Rosario ». (LPP : 131) La proximité physique avec la jeune femme
coïncide avec le début du voyage aquatique et l’irruption du fleuve :
Pronto llegamos a la orilla del río que corría en la sombra, con un ruido
vasto, continuado, profundo, de masa de agua diciendo las tierras. No era el
agitado escurrirse de las corrientes delgadas, ni el chapoteo de los torrentes,
ni la fresca placidez de las ondas de poco cauce que tantas veces hubiera
oído de noche en otras riberas: era el empuje sostenido, el ritmo genésico
de un descenso iniciado a centenares y centenares de leguas más arriba, en
las reuniones de otros ríos venidos de más lejos aún, con todo su peso de
cantares y manantiales. (LPP : 143)
Carpentier dote le fleuve des attributs du narrateur (masa de agua diciendo las
tierras) faisant preuve de sa volonté de raconter l’évolution des générations (ritmo
genésico) à travers l’Histoire. La navigation qui mène le narrateur vers le cœur de la forêt
607
BERGSON Henri, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l'esprit, Paris, Felix Alcan,
1896.
309
DEUXIÈME PARTIE
lui fait remonter le cours de l’Histoire, le mouvement devenant de plus en plus lent et
laborieux, comme si la vitesse initiale de pénétration dans l’espace contemporain était
freinée par la résistance progressive qu’opposent les obstacles naturels.
Le texte se structure alors autour d’un jeu d’oppositions entre le fleuve amazonien
et les courants d’autres rivages (que tantas veces hubiera oído de noche en otras riberas),
ailleurs indéterminé mais dont on comprend qu’il est en tout point l’antithèse du lieu d’où
parle le narrateur : lent et calme (ritmo genésico) / vif et agité (agitado, corrientes,
torrentes, fresca) ; profond et vaste (vasto, profundo) / peu profond et étroit (de poco
cauce) ; lourd ou fort (masa de agua, con todo su peso de cantares) / léger ou ténu
(delgadas, chapoteo) ; continu (continuado, empuje sostenido) / discontinu (chapoteo),
etc. À la course vive des cours d’eau d’un ailleurs sans racine, représentée tant par le
rythme créé par l’entrechoquement de termes à la sonorité chantante que par le lexique
(corría, agitado escurrirse, corrientes, chapoteo, torrentes), s’oppose le rythme lent et
profond du fleuve qui charrie l’Histoire de ce continent. Ce fleuve est seul capable
d’énoncer l’Histoire, car il s’enracine dans le temps et l’espace (iniciado a centenares y
centenares de leguas608), connaît ses sources (cantares y manantiales) et s’enrichit au fil
de son parcours de l’apport d’autres affluents venus de plus loin encore. On est là face à
la reconnaissance par Carpentier de la richesse du parcours de l’Amérique du Sud et des
étapes qui en constituent l’Histoire.
Le fleuve impose son rythme diégétique mais aussi narratif, effaçant en même
temps les distances entre les différentes époques de l’humanité :
608
Notons ici le choix du terme « legua », « lieue » en français, qui désigne une mesure de distance qui
diffère selon qu’on l’entend sur terre ou sur mer. Dans son sens le plus courant, cette mesure, variable
selon les pays ou les régions, est définie comme la distance que l’on peut normalement parcourir à pied en
une heure. Dans l’antique système espagnol de mesure, une lieue équivaut à 5572,7 m. En langage marin,
elle équivaut à 5555,55 m. Le choix de ce terme peut donc clairement être lu comme une référence à la
Conquête des Amériques par la mer.
310
DEUXIÈME PARTIE
Nous trouvons dans le texte une tension entre un lexique lié au mouvement (las
prisas, quedarse atrás, navegar, ajustarse a tiempos), ancré dans un univers dépendant du
temps urbain et occidental, et la présence atemporelle du fleuve (tiempos inmutables). Le
fleuve fait oublier au personnage tous ses instruments de contrôle temporel (metrónomo et
reloj), leur substituant les lois de la nature (Aquí, los viajes del hombre se rigen por el
Código de las Lluvias) N/C. À nouveau, Los pasos perdidos insiste sur cette opposition
dialectique entre l’ici et l’ailleurs (aquí/allá), équivalent dans le texte au maintenant et
alors, qui va nous offrir tout au long de l’expérience du voyage du personnage principal
un large éventail de combinaisons entre l’espace et le temps (Yo viví aquí, de tránsito,
acordándome del provenir -del vasto país de las Utopías, de las Icarias posibles-).
Enfin, l’importance de l’eau s’exprime également dans la place donnée à la pluie,
qui nourrit les rivières, marque leur hauteur, et en conséquence la navigabilité de leurs
eaux et qui, de ce fait, va décréter la viabilité ou non de la porte d’accès à l’espace
utopique. Le texte est émaillé d’une dizaine de références directes à la pluie, qui marque
notamment la scène de la première rencontre avec le professeur :
Llueve demasiado … Los ríos están sucios, acarreando troncos, balsas de
hojas podridas, escombros de la selva, animales ahogados. … Todo lo
que vive de la humedad crece y se regocija: nunca se multiplicaron tanto
los hongos, treparon los musgos. … Los hombres y las mujeres pasan este
tiempo como una necesidad de la naturaleza, metidos en sus chozas,
tejiendo, haciendo cuerdas, aburriéndose enormemente. Pero padecer las
lluvias es otra de las reglas del juego. Esto es necesario para la vida.
(LPP : 276-277)
311
DEUXIÈME PARTIE
animal autochtone (le manatí amazonien) illustre l’évolution lexicale des descriptions
dans le texte et l’adaptation du personnage à son environnement.
Ainsi, à mesure que le personnage principal s’introduit dans la forêt, à mesure
qu’il avance dans l’espace pour reculer dans le temps, le texte, sans négliger son trait
baroque principal, tend à se simplifier. Cet aspect nous conduit à introduire le troisième
axe, celui de la présence de la roche/du minéral comme élément fondateur.
À la fin du quatrième chapitre, le passage des Grandes Mesetas nous paraît
important pour comprendre cette évolution dans la langue en relation avec la description
de la nature et de l’écoulement du temps.
Hace dos días que andamos sobre el armazón del planeta, olvidados de la
Historia y hasta de las oscuras migraciones de las eras sin cornisas.
Lentamente, subiendo siempre, navegando tramos de torrentes entre una
cascada y otra cascada, canos quietos ente un salto y otro salto, obligados a
izar las barcas al compás de salomas de peldaño en peldaño, hemos
alcanzado el suelo en que se alzan las Grandes Mesetas. (LPP : 226)
Ce passage descriptif peut être considéré comme l’un des sommets stylistiques du
roman. Durant trois pages, l’auteur décrit ces structures rocheuses, « monumentos
primeros que se alzaron sobre la corteza terrestre », qu’il s’attache à personnifier par
ailleurs, à l’aide d’un vocabulaire architectural :
313
DEUXIÈME PARTIE
Genèse609 : il y a dans les deux dernières pages du quatrième chapitre un flux textuel
nouveau. Nous sommes devant un monde vivant caractérisé par la verticalité des roches,
dont les dimensions excèdent les possibilités d’appréhension du simple observateur. Le
texte nous ramène à l’essentiel. Qualifié d’auteur didactique, Carpentier se laisse éblouir
par l’espace. Le texte s’adapte à une réalité absolument nouvelle : des lacs qui montent
jusqu’aux nuages et des rivières qui descendent vers le fond des vallées, le tout à une
échelle surdimensionnée. Les structures linguistiques sont simples (Hay escarchas …
hay monolitos, LPP : 227) », le discours est descriptif plus que comparatif, avec une
préférence pour des syntagmes nominaux plutôt qu’adjectivaux. Comme cela a déjà été
remarqué par des critiques comme Fernando Alegría610, et admis par Carpentier lui-
même, il existe chez l’auteur une volonté obsédante de remplir le vide qui lui fait horreur,
d’où son style baroque. « Procreador y Engendrador611», Carpentier parvient par
l’exaltation à occuper rationnellement tout l’espace, en réalité insaisissable, de l’horizon.
Le narrateur doit apprendre à citer cet espace totalement nouveau : « Tenemos, en
cambio, el barroco, constante del espíritu, que se caracteriza por el horror al vacío, a la
superficie desnuda612. »
Dans Los pasos perdidos, les paysages décrits par Carpentier paraissent toujours
surgir à point nommé, dans un déroulé qui suit pas à pas la construction du voyage
héroïque tel que défini par Joseph Campbell. Dans ce processus, les cours d’eau
apparaissent comme outil essentiel, marqueur temporel et métaphore idéale pour
transmettre l’itinéraire vers l’origine spatiale et temporelle. En suivant le fleuve, et fidèle
à ce parcours à rebours du temps, le récit de l’auteur se simplifie, sans jamais quitter sa
marque essentielle, la condition baroque de son écriture.
Nous avons montré comment le fleuve est à l’origine du texte, dès la première
page, dans le monde imaginaire du théâtre, ainsi qu’à la toute fin : le narrateur, sur le
609
Rappelons que nous sommes à la fin du quatrième chapitre. Le roman est divisé en six chapitres, qui
correspondent aux six jours de la Création, comme le souligne à juste titre Fabrice Parisot dans « Sur les
pas du sens retrouvé dans Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier », in MEYRAN Daniel (dir.), La
représentation de l’espace hispano-américain : Los pasos perdidos de Alejo Carpentier et La Vorágine de
José Eustasio Rivera, Perpignan, CRILAUP Presse Universitaire de Perpignan, 2002, p. 88.
610
ALEGRÍA Fernando, Literatura y Revolución, México, Fondo de Cultura Económica, 1976, p. 110.
611
ROCHDI Nour-Eddine, « Los pasos perdidos : viaje de regreso hacia el futuro » in MEYRAN Daniel
(dir.), La représentation de l’espace hispano-américain, op. cit. p. 158.
612
CARPENTIER Alejo, « Lo barroco y lo real maravilloso » in Razón de ser, Ensayos, La Habana, Letras
Cubanas, 1984, p. 112.
314
DEUXIÈME PARTIE
fleuve, enfin face à la possibilité grâce à la descente des eaux de pouvoir accéder au
village et à Rosario, assume que son moment est passé. Le fleuve encadre le récit en
même temps qu’il le guide, comme s’il s’agissait d’une partition : la condition de
musicologues (tant du personnage principal que de Carpentier) justifierait d’ailleurs en
soi l’étude des rythmes musicaux qui pourrait donner lieu à une analyse sans doute
pertinente, que nous ne développerons pas ici. Citons à ce propos l’étude de Benito
Pelegrín dans « Du culte à la culture, Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier613 ».
Considérant le fleuve comme une entité propre au territoire latino-américain,
Carpentier l’inscrit au cœur de sa théorie du réel merveilleux, étayé par un discours
foisonnant qui se révèle être davantage un exercice littéraire que la traduction d’une réelle
volonté de le valoriser.
613
PELEGRÍN Benito, « Du culte à la culture, Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier », in Cahier d’études
romanes n° 18, Rites et rythmes urbains, 2008, p. 259-275.
614
FIGUEROA AMARAL Esperanza, « La casa verde de Mario Vargas Llosa » in Revista Iberoamericana,
n° 65, 1968, p. 110-115.
315
DEUXIÈME PARTIE
En ce qui concerne LCV, la structure propre au roman fait que nous trouvons deux
séquences alternées (celle de Piura et celle de la Mangachería) dans lesquelles l’eau se
raréfie. Nous allons montrer que non seulement la présence de l’eau demeure essentielle
pour comprendre, par contraste, son importance dans ces deux espaces, mais aussi que
tout le roman est marqué par un emploi symbolique très important de la figure du fleuve.
Ce fait est particulièrement évident dans certains passages-clés de la narration. Les
différents cours d’eau dans LCV sont avant tout le cadre dans lequel l’action va se
dérouler : pour Santa María de Nieva, pour Borja et bien entendu pour l’île de Fushía, les
cours d’eau encadrent, mesurent et délimitent l’espace. Dans le cas de Piura, l’eau sert de
marqueur temporel et saisonnier, porteur d’un fort message symbolique, revêtant
également, comme cela était le cas pour l’arbre, un aspect globalisateur (la tentation
totalisatrice de Mario Vargas Llosa évoquée par Carlos Fuentes en 1969615).
Centrons-nous maintenant sur l’emploi de la langue dont la figure du fleuve est
tributaire : « La Casa Verde puede servir como el ejemplo supremo de una novela que no
existiría fuera del lenguaje y que, al mismo tiempo, y gracias al lenguaje, reintegra la
permanencia de un mundo inhumano a nuestras conciencias y a nuestro lenguaje616 ».
Afin d’étudier cette langue utilisée par l’auteur pour décrire la nature américaine, dure
voire inhumaine, nous allons retenir, comme dans l’analyse faite de la figure de l’arbre,
l’importance de la volonté totalisatrice dans le roman, intimement liée à l’idée de lieu.
Nous allons placer à nouveau les lieux et leur rapport avec les personnages au centre de
notre recherche. Dans La casa verde, cela reste d’une importance primordiale pour
comprendre la distribution géographique de l’action. L’existence de ces deux espaces
implique un traitement différencié de la langue. Pour cela, nous suivrons deux grands
axes :
• La selva où nous allons analyser, d’un côté, la dialectique établie dans le
texte entre Bonifacia et le fleuve, et de l’autre, le rapport chronotopique de
Fushía avec le cours d’eau.
• Le désert où la présence du cours d’eau à différents niveaux va marquer les
vies d’Anselmo et Antonia ainsi que l’existence de la casa verde.
615
FUENTES Carlos, La nueva novela latinoamericana, op. cit., p. 35-48.
616
Ibid., p. 36.
316
DEUXIÈME PARTIE
317
DEUXIÈME PARTIE
En effet, la structure même du livre fait également penser à celle d’un réseau
fluvial dans lequel chaque chapitre mêle ses eaux à celles des précédents. À plusieurs
reprises, un élément naturel est utilisé comme trait d’union lexical entre deux chapitres,
comme l’arbre capirona (LCV : 254-255) ou la pluie (LCV : 344-345) par exemple. Cette
structure mêle et efface la temporalité, tel le fleuve qui réunit au fil de son parcours l’eau
de ses différents affluents.
Et finalement, nous constatons l’existence de tout un imaginaire autour de l’île
dans LCV. Le roman montre un bel échantillonnage d’îles réelles (l’île de Fushía) ou
métaphoriques : Iquitos, isolée du reste du continent, et atteignable seulement par le
fleuve ; Santa María de Nieva, assiégée d’un côté par la forêt et de l’autre par le fleuve, et
dont l’accessibilité dépend de la viabilité des pongos ; la léproserie à quelques kilomètres
d’Iquitos isolée par un cordon d’eau ; Piura, ville-île entourée de sable, de soleil et de
solitude où tout paraît fait pour que son abord soit laborieux voire impossible (bandits,
pluies de sable et absence de routes).
Le fleuve est donc un élément essentiel et unificateur dans LCV. Voyons donc son
importance dans le texte par rapport aux deux axes cités au début. Pour cela nous allons
nous centrer sur les deux grands espaces du roman et les personnages principaux de
chacun de ces espaces.
La selva est, dans La casa verde, l’espace privilégié de l’action, soit directement
dans trois des cinq trames narratives, soit par évocation dans les deux restantes, celle
située à Piura et à la Mangachería.
Nous pouvons distinguer trois rôles clés joués par Bonifacia et Lalita au fil du
roman. Elles vont tout d’abord exercer un grand pouvoir d’attirance et de fascination
sexuelle sur les personnages qui gravitent dans leur entourage. De plus, à l’image du va-
et-vient des eaux du fleuve, elles incarnent le mouvement d’allers et retours entre
différents espaces : entre la selva et la côte dans le cas de Bonifacia ; entre l’espace
sauvage ou semi-sauvage du Haut Marañón et Iquitos pour Lalita, qui, tout comme
Fushía, dérive entre les bras de différents hommes pendant tout le roman. Ces deux
femmes vont enfin représenter la fécondité, dans deux registres bien différents, Bonifacia
dans la sphère du potentiel et Lalita dans la sphère réelle ou effective. L’une finit par
avorter et la seconde a des fils de plusieurs hommes. Procréer paraît devenir son leitmotiv
318
DEUXIÈME PARTIE
vital. Notons que Lalita est néanmoins le personnage le mieux traité par l’auteur : souvent
évoquée avec tendresse, elle paraît être le seul personnage à avoir accompli son but dans
la vie. Le fleuve, vaste métaphore à la fois de la capacité à engendrer la vie et du cours
sinueux de l’existence, est bien sûr présent dans la construction de ces deux personnages.
Le fleuve apparaît donc dans LCV comme l’espace propice à la description des
moments essentiels du récit. Bonifacia est le seul personnage qui change de nom plusieurs
fois au cours de la narration, devenant la métaphore du baptême618. L’auteur fait une
utilisation très intéressante des structures syntaxiques et du champ lexical. Regardons de
plus près l’extrait de la rencontre entre Lituma (el Sargento) et la Selvática (Bonifacia
dans la selva), qui se situe dans la narration avant le baptême principal et fondateur pour
Bonifacia – renommée la Selvática – et que nous analyserons plus bas :
Rígida, prendida del pasamanos, la Selvática tenía la cara medio oculta por
los cabellos, y una respiración ansiosa y silbante hinchaba su pecho.
Josefino la cogió del brazo, se sumergieron entre las parejas abrazadas, y
fue como si bucearan en aguas fangosas o debieran abrirse paso a través de
una asfixiante muralla de carne transpirada, pestilencias y ruidos
irreconocibles. El tambor y los platillos de Bolas tocaban un corrido y a
ratos intervenía la guitarra del Joven Alejandro y la música se animaba,
pero cuando callaban las cuerdas, volvía a ser destemplada y de una
lúgubre marcialidad. Emergieron de la pista de baile, frente al bar. Josefino
soltó a la Selvática, la Chunga se aderezo en su mecedora, cuatro cabezas
se volvieron a mirarlos y ellos se detuvieron. (LCV : 206)
Dans ce passage, la langue métaphorique (le fleuve imaginé dans la salle de bal du
bordel), révéle un comportement menaçant, hostile et agressif (aguas fangosas, asfixiante
muralla, pestilencias y ruidos irreconocibles). Le passage du prétérite au subjonctif
imparfait dans la subordonnée traduit la plongée de l’espace de la salle de bal vers
l’espace aquatique métaphorique, établissant une distance avec le réel. La Selvática doit
rentrer dans les eaux pour se laver et se purifier avant de rencontrer son ancien
compagnon. Mais le résultat est bien différent : non seulement l’eau, trouble et boueuse,
n’aura pas cette action purificatrice, mais la Selvática ne sera jamais plus Bonifacia.
Dissolvant l’identité trompeuse de celle qui incarne la selva dans un baptême inversé619,
618
Le cas de Lituma, également surnommé el Sargento, ne pouvant être considéré comme un changement
de nom, mais plutôt comme un exercice de style, étant donné que la translation directe dans le texte du
Sargento vers Lituma n’est jamais explicite.
619
Rappelons que Bonifacia Rodríguez Castro (1837-1905) est le nom de la Mère fondatrice de la
Congrégation des Servantes de Saint-Joseph en Espagne. Ce prénom chrétien a été attribué à la Selvática
par les Mères catholiques.
319
DEUXIÈME PARTIE
l’eau est l’espace qui va permettre le changement symbolique de temps et l’union entre la
selva et Piura.
Bonifacia avait déjà subi un baptême, très explicite cette fois, dans les eaux du
fleuve près d’Iquitos :
620
Celui qu’il faut pour franchir quelques mètres à peine (solo a unos metros de la ribera comenzaba la
corriente), celui aussi d’une simple phrase dans le texte, ce qui souligne la rapidité de l’opération.
320
DEUXIÈME PARTIE
Bonifacia tenía una mano fuera de la lancha, sus dedos tocaban el agua
turbia y abrían rectos, efímeros canales que desaparecían en la espumosa
confusión que iba sembrando la hélice. A veces, bajo la opaca superficie
del río se divisaba un pez breve y veloz. Sobre ellos, el cielo aparecía
despejado, pero, a lo lejos, en dirección a la cordillera, flotaban nubes
gordas que el sol hendía como una cuchilla. (LCV : 443)
Le contact avec l’eau semble être essentiel pour elle. L’auteur projette sur la
surface de l’eau l’état d’âme de la jeune femme (espumosa confusión) qui deviendra la
Selvática. Comme pour graver en elle un dernier souvenir tactile, elle touche la surface de
321
DEUXIÈME PARTIE
l’eau mais ses doigts et sa main sont rejetés par l’effet des hélices sur le fleuve. Le texte
suit une structure ascendante, de l’eau vers le ciel (hélices, cielo, flotaban nubes), qui
détourne l’attention de l’eau et laisse présager d’un avenir assombri, les nuages pointant à
l’horizon. Cette scène marque un tournant dans la vie de Bonifacia qui semble vouloir se
délester de sa vie antérieure, ouvrant l’eau avec son doigt, ce qui trouve un écho dans la
lame (cuchilla) qui fend les nuages au lointain. Les éléments naturels, du bas vers le haut,
déclinent l’état d’âme de Bonifacia. Dans LCV, le fleuve attire le malheur humain : celui
constant de Bonifacia, celui de Lalita sur l’île et lors des voyages en bateau621, celui de
Lituma qui ne pense qu’à quitter le fleuve, ou d’Anselmo qui va pleurer la mort de sa
maîtresse auprès du fleuve.
Comme souvent dans le roman, le fleuve, s’il est le lieu où s’annoncent les
événements, n’est jamais décrit pour lui-même, mais simplement comme miroir des états
d’âme des personnages, que ce soit Lalita, les bonnes sœurs au début du livre pendant la
célèbre visite au hameau indigène ou, bien entendu, Fushía. Ce bandit fugitif brésilien
d’origine japonaise représente dans le roman deux aspects étroitement liés à la volonté
totalisatrice de l’œuvre. Déjà en 1971, l’écrivain péruvien Luis Loayza disait de Fushía
qu’il incarnait par ses déplacements incessants le mouvement – de Campo Grande à
Iquitos, d’Iquitos à son île près de la frontière avec l’Équateur, qu’il quitte ensuite pour
traverser la forêt péruvienne pour atteindre enfin San Pablo –, mouvement qui reflète
également l’agitation sociale : « Fushía es también, o aspira a ser, el movimiento dentro
de la sociedad622. »
Rappelons que Bonifacia fonctionne comme le double de Fushía en ce qui
concerne le mouvement et le destin. Tous les deux incarnent le mouvement et un destin
marqué par de multiples facettes qui se reflètent, pour Bonifiacia, dans les différents
noms qu’elle porte au fil du roman : Bonifacia, la Selvática et la china623. Bonifacia est le
seul personnage qu’on suit depuis sa naissance dans le village aguaruna, jusqu’à Santa
María de Nieva, et plus tard Piura ; véritable personnage-fleuve (tout comme Don
Anselmo) qui change autant de fois de noms qu’elle a de vies et d’identités. En arrivant à
621
Elle qui n’est pas faite pour l’eau : « no estoy hecha para el agua. » (LCV : 493)
622
LOAYZA Luis, « Los personajes de La Casa Verde », in Agresión a la realidad : Mario Vargas Llosa,
Las Palmas, Letras a su Iman, 1971, p. 129-140.
623
Surnom que lui donne Lituma, fréquent au Pérou pour se référer aux Péruviens et Péruviennes d’origine
indigène et qui habitent dans la ville. À cette série, il faudrait ajouter son nom de naissance, qui, selon
Vargas Llosa lui-même, serait inspiré de la petite indigène appelée Esther Chuwik qu’il a lui-même
rencontrée. Voir VARGAS LLOSA Mario, Historia secreta de una novela, op. cit., p. 37.
322
DEUXIÈME PARTIE
Tardaron dos semanas en pasar los pongos, luego se internaron por caños,
cochas y aguajales, se extraviaron, se volcó la lancha dos veces, se acabó la
gasolina y una madrugada Lalita, no llores, ya llegamos, mira, son
huambisas. (LCV : 266)
624
Nous savons grâce à Historia secreta de una novela que Fushía aurait existé : « Conocí su historia
(mejor dicho, su leyenda) de oídas. Todo el mundo lo nombraba, era la figura más popular, el centro de
las habladurías […]. Nadie sabía de dónde venía ni por qué había elegido esa intrincada comarca par
instalarse. Era un japonés, se llamaba Tushía. » Ibid. p. 47.
625
L’écrivaine péruvienne Irma del Águila confirme également son existence dans La isla de Fushía, œuvre
publiée en 2016 qui oscille entre fiction et documentaire, dont le but était de découvrir l’existence de l’île
mythique sur le Santiago, but qu’elle semble avoir atteint : « A decir verdad, don Sabino no recordaba la
isla. Pero después de la entrevista del primer día había pasado por casa de su hermano, Anquash, que
había sido tronquero de Fushía, para informarse; Y sí, había dos tambos con techo de hojas de yarima y
paredes de caña brava. La periodista plegó el mapa y lo guardó en su mochila. En la embarcación, de
bajada por el río Santiago, reconstruía el mapa de cabeza, a falta de papel. Se representaba el punto
insignificante que marcaba el emplazamiento de la isla Shebonal. » Source: DEL ÁGUILA Irma, La isla
de Fushía, Lima Alfaguara, 2016, p. 151.
323
DEUXIÈME PARTIE
travers les actes de ses personnages (dans ce cas la traversée même de toutes ces
mésaventures). L’emploi du verbe tardar et de l’adverbe luego insiste sur la pesanteur
temporelle de ce trajet qui dure deux semaines, dont la faute semble imputée à Lalita et
Fushía, comme en témoigne l’utilisation des verbes tardaron, se internaron, se
extraviaron. Cette lenteur contraste avec la soudaine accélération du rythme de la
narration, comme prise dans les tourbillons d’un pongo : soudain les formes verbales
brèves au prétérite, simplement juxtaposées, martèlent le texte et les personnages sont
subitement dédouanés de leur responsabilité par l’emploi de la forme réflexive (se volcó,
se acabó). Le flux s’interrompt avec l’irruption de l’île à l’aube d’un nouveau jour
(madrugada), ponctuée à l’aide de deux brèves conjonctions (y et ya). La rupture de
rythme se traduit par un changement de forme : dans la subordonnée qui suit, changent le
temps (présent), la personne (deuxième personne), le type d’adresse (impératif) et de
discours (indirect libre). Lalita et Fushía touchent enfin leur nouvelle patrie : celle des
huambisas.
Mario Vargas Llosa réussit avec brio à incorporer dans le texte le flux propre au
cours d’eau, en utilisant un vocabulaire réaliste, avec l’aide d’une syntaxe spécifique.
Cependant, c’est par l’utilisation que l’auteur fait des dialogues et sa technique des boîtes
chinoises (cajas chinas) et des vases communicants qu’il va réussir à adapter son écriture
à ce courant. L’auteur péruvien considère le roman Absalom, Absalom (1936) de William
Faulkner comme son modèle en matière de cette technique626 : « ha logrado cristalizar
una prosa que no es diálogo ni narración (ni descripción ni meditación) propiamente, sino
una aleación, una fusión vitalizadora en que se narra dialogando, sin hablar, y se dialoga
narrando, sin narrar627. »
Voyons un exemple d’échange entre Fushía et Aquilino, représentatif de cette
technique mêlant différents temps et espaces, sans continuité apparente :
-¿Cómo lo conociste, Fushía ?-dijo Aquilino-. ¿Fue mucho después que nos
separamos?
-Hace un año, doctor Portillo, más o menos -dijo la mujer-. Entonces
vivíamos en Belén y con la llena y el agua se nos entraba a la casa.
-Sí, claro, señora- dijo el doctor Portillo-. Pero hábleme del japonés,
¿quiere?.
-…y Aquilino ¿y la Lalita? Qué decía ella de todo eso.
626
VARGAS LLOSA Mario, Historia secreta de una novela, Barcelona, Tusquets, 1971, p. 25.
627
MARTÍN José Luis, La narrativa de Vargas Llosa. Acercamiento estilístico, Madrid, Credos, 1974,
p. 209.
324
DEUXIÈME PARTIE
-Ya tenía sus pelos larguísimos-dijo Fushía-. Y entonces su cara era limpia,
ni un granito siquiera. Qué bonita era, Aquilino.
-Venía con una sombrilla, vestido con ternos blancos y zapatos también
blancos -dijo la mujer-. Nos sacaba a pasear, al cine…
-¿Estaba enamorado de la Lalita en esa época?-dijo Aquilino.
-La agarré virgencita-dijo Fushía-, sin saber nada de nada de la vida. Se
ponía a llorar y si yo estaba de malas le daba un sopapo, y si de buenas le
compraba caramelos. Era como tener una mujer y una hija a la vez,
Aquilino.
-…El japonés siempre estaba de viaje, pero tanta gente iba de viaje y
además como iba a saber ella que embarcar caucho era contrabando y
tabaco no. (LCV : 87-88)
Le lecteur doit rassembler une série d’informations qui surgissent comme autant
de reflets sur l’eau, créant ainsi un effet de symbiose vertigineuse, celle d’un dialogue des
dialogues nourrissant le grand fleuve romanesque. Chaque dialogue en contient un autre
et toute la séquence presque le livre entier : Fushía et Aquilino vont rester sur le fleuve
tout au long du récit et cette séquence du dialogue commence au début du roman, et
s’achève avec la mort de Fushía au dernier chapitre. Le fleuve rassemble ici Aquilino, le
personnage le mieux traité et le plus honnête, et Fushía, l’antihéros exécrable et
dangereux.
Cette séquence, comme l’ensemble des dialogues croisés entre Aquilino et Fushía,
a été largement commentée par la critique, notamment par José Miguel Oviedo dans
Mario Vargas Llosa: la invención de una realidad (1970). Dans le cadre de ce travail,
l’aspect qui nous intéresse plus particulièrement est de voir comment la langue se met au
service de la description symbolique des éléments naturels, ici le fleuve. L’auteur
introduit une variante dans la technique classique des boîtes chinoises. Il n’y a pas une
histoire complète dans une histoire complète, il s’agit de bribes ou vagues d’une histoire
dans chaque subséquence. Le premier échange entre les deux sous-histoires est très
représentatif de la présence de l’eau dans le devenir des personnages et la manière de
raconter l’histoire (la nature de l’écriture). Celle qui répond à la question posée par
Aquilino est la mère de Lalita, dans un autre espace temporel. Le trait d’union est l’eau
(le fleuve) et par métaphore le texte contient l’invasion physique de Fushía et les
débordements des eaux du fleuve, (Entonces vivíamos en Belén y con la llena y el agua se
nos entraba a la casa). D’un point de vue syntaxique, avec les juxtapositions et la mise en
suspens de l’objet direct, nous pouvons penser qu’il sagit de Fushía-fleuve qui rentre dans
la maison.
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DEUXIÈME PARTIE
Rappelons que la séquence s’achève par la mort de Fushía, sous une pluie battante
qui nettoie le ciel et emporte avec elle les déchets qui jonchent les rues, contrairement à la
pluie de sable de Piura qui interrompt le cycle vital.
La pluie, élément essentiel du cycle naturel qui nourrit rivières et fleuves, est un
motif récurrent dans La casa verde : autour de l’île lors de l’arrivée de Fushía et Lalita
mais aussi de celle des soldats ; à Piura sous forme de sable ; à Santa María de Nieva ; et
à la fin de la ligne narrative qui unit Fushía et Aquilino). Elle apparaît évidemment en tant
que toile de fond en écho à la condition tropicale du topos dont elle souligne la dureté,
voire l’hostilité, du climat. Elle est également symbole purificateur, nettoyant le passé et
effaçant les souvenirs. La ligne narrative de la vie de Fushía s’achève dans les exhalations
de la terre humide : « Hay charcas en los desniveles y un aliento vegetal muy fuerte
invade la atmósfera, un olor aun, asciende en capas onduladas » (LCV : 481). Cette
séquence est articulée autour des adieux d’Aquilino à son ami dont il pense qu’il est en
train de se décomposer : « va retrocediendo, ya en sendero », « El viejo sigue
retrocediendo », « el montoncito de carne viva y sangrienta esta inmóvil a lo lejos,
desaparece tras los helechos ». La présence de la pluie envahit toute la séquence qui se
clôt sur un laconique « Ahora, llueve a cántaros » qui marque la disparation des deux
hommes (et nous évoque la fin de La Vorágine). La pluie brouille la mémoire
d’Aquilino : « ¿No ves que los años pasan ? No quiero morir en el agua, el río está bien
para vivir, no para morir, Fushía. » (LCV : 476). Le fleuve apparaît comme la
représentation de la fin du chemin malgré les mots du personnage et la pluie devient un
seul flux d’eau avec le fleuve
Précisément la pluie a un rôle très important lors de l’incendie à Piura (LCV : 270-
275). Il y a là l’idée de mort, comme celle de résurrection, de baptême et de passage.
Nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un des moments centraux du roman, tant à niveau
diégétique que symbolique. Comme dans l’ensemble des séquences liées à Piura, l’eau est
présente sous différentes formes – mer, torrent, fleuve, pluie628 – comportant une forte
dimension séminale.
628
Présence en creux puisqu’il s’agit ici d’une pluie de sable, ce qui souligne l’absence d’eau.
326
DEUXIÈME PARTIE
La séquence est décrite en grande partie depuis le pont qui unit la place et les
quartiers plus populaires et plus loin le désert, « Desde la baranda del Viejo Puente, el
Malecón, las torres de las iglesias, los techos y balcones, racimos de personas
contemplaban el incendio ». (LCV : 273) Le pont est l’image idéale du passage, comme si
de l’autre côté la temporalité changeait. À Piura, le fleuve, à l’instar du Rubicon,
symbolise la limite morale de la ville. Il est l’espace urbain à travers lequel transite toute
l’histoire : de l’autre côté naît la « maison verte » et il faut le traverser pour y accéder ;
c’est sur lui qu’apparaît pour la première fois la silhouette d’Anselmo ; à partir de lui
qu’on voit brûler la maison (LCV : 274) ; sous lui que l’on va laver les draps et
qu’Anselmo pleure la mort de Chunguita (LCV : 226).
L’incendie prend toute la première entrée de la ligne narrative consacrée à Piura
dans le chapitre trois (LCV : 270-273). La séquence, placée sous le signe de l’eau,
s’encadre entre un enterrement et une résurrection, entre la mort de Tonita et l’apparition
miraculeuse de la fille de Anselmo et Tonita entre les flammes de ma maison verte. Entre
temps un courant grossit peu à peu (« los vecinos lo vieron cruzar », « éste ocupaba todo
el ancho de la calle », « ¿de dónde venía ese rumor, a dónde iban tantas mujeres? »), telle
une vague de femmes qui suit le prêtre vers la maison close. Se multiplient les références
à la mer (« un mar embravecido », « salpicó piedras », « el mar los embestía » « entraron
las enfurecidas olas a la plaza »), la métaphore aqueuse finit par rentrer dans la Maison
verte « y las mujeres inundaros la Casa Verde » pour laisser la place à la dévastation de la
maison (« diluvio doméstico ») avant de voir partir en fumée la maison. Vargas Llosa
enchaîne les événements sans anticipation dans la narration. La première phrase du
chapitre débute par la conjonction de coordination « y » qui induit de façon elliptique un
lien de conséquence avec les événements précédents. Cette ellipse souligne l’évidence de
cette relation de cause à effet entre les actes de Don Anselmo et l’incendie qui se
déchaîne (« Y ese mismo sábado unos vecinos recuperaron el cadáver », « Y así paso el
torrente por La Estrella del Norte », « La Casa Verde ardía » « y las asustadas habitantes
con la cabeza que sí, que era cierto, que a lo mejor estaba adentro »). L’enchaînement
vertigineux des actions grâce à cette technique évoque sans doute la vitesse et le
déchainement de la foule métamorphosée en fleuve. Ce même fleuve endormi et qui fait
autant parler de lui : « En las noches se congregan en las huertas, bajo las palmeras, y
hablan de las plagas que amenazan este año el algodón y los cañaverales, de si entrará el
río y vendrá caudaloso, del incendio que devoró unos rozos de Chápiro Seminario. »
(LCV : 44). La séquence contient deux des plaies bibliques, les eaux débordantes et le feu
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DEUXIÈME PARTIE
dévastateur, et clôt – tout comme l’incendie – sur la pluie de sable : « ni las habitantes, ni
las gallinazas, ni los mangaches miraban ya la Casa Verde, la hoguera que la consumía y
que ahora la puntual lluvia de arena comenzaba a apagar, a devolver al desierto donde
había, fugazmente, existido. (del barro al barro, bíblico). » (LCV : 275). Nous avons à
nouveau l’effacement de la mémoire par la pluie.
Le fleuve comme métaphore des habitants de Piura associé au texte composé d’un
enchaînement de prépositions presque en flux interne, sans connexion syntactique avec,
réussissent à construire un passage-fleuve, une sorte de débordement métaphorique qui
divise le roman en deux grandes parties d’une longueur équivalente. Ce débordement est
seulement comparable à la découverte de l’île ou à la rencontre entre Lituma et la
Selvática, et l’on comprend désormais que tout événement antérieur ou postérieur dépend
de lui. L’auteur utilise pour cela deux éléments primaires (l’eau et le feu), mais aussi un
paysage primaire (le désert), intercalés entre deux événements vitaux (élément et la
naissance).
CONCLUSION
La structure même de La casa verde fait penser à celle d’un réseau fluvial.
L’auteur est parvenu à construire un roman fleuve dans lequel chaque chapitre mêle ses
eaux, non seulement à celles des précédents mais aussi à celles des suivants. Tous les
outils de style (« boîtes chinoises », dialogues en miroir, flashbacks et changements de
point de vue) sont mis au service de cette idée de fleuve narratif.
Dans le roman de Mario Vargas Llosa, contrairement aux deux autres romans du
corpus, la figure du río occupe tout l’espace. Les autres cours d’eaux – torrents, lacs,
chutes d’eau, eau stagnante ou lagunes – sont quasiment absents de l’œuvre, comme
absorbés par cette figure omniprésente aux multiples significations, tant mythologiques,
qu’historiques ou littéraires. Comme nous l’avons déjà expliqué dans le point dédié à la
représentation de l’arbre dans LCV, Vargas Llosa décrit très rarement la nature. Dans le
roman, le cours d’eau ne forme pas partie d’un écosystème propre à la forêt. Lorsque
Mario Vargas Llosa dépeint les difficultés que les hommes rencontrent lors de la
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DEUXIÈME PARTIE
traversée du pongo non loin du comptoir de Borja629, ce n’est pas tant le fleuve en tant
que réalité physique qu’un outil au service de l’homme, capable bien sûr de se révéler. Le
pongo en soi est l’expression de la nature qui refuse de se plier à la volonté humaine de le
rendre navigable. Le fleuve, d’une grande force symbolique dans LCV, est décrit comme
une réalité en dehors de la nature.
Paradoxalement, c’est dans les passages qui mettent en scène Piura, ville bâtie sur
un désert, que le fleuve acquiert des qualités plus naturelles. S’il symbolise la séparation
entre la ville et la maison verte, il est aussi presenté quant à ses conséquences
dévastatrices pour la vie humaine, tant par excès – sa présence brutale lors des crues –
que par défaut - son absence qui assèche toute possibilité de vie.
Ce fleuve réel autour duquel s’articule une grande partie du roman est un élément
essentiel dans la trame et la construction des personnages. Tout d’abord, il relie la
lointaine île de Fushía, dans la partie haute du Santiago, à Iquitos, au cœur de la région.
Entre ces deux points, se trouvent les espaces clés des lignes narratives de Fushía,
Reategui, la garnison (Borja), Bonifacia et les bonnes sœurs espagnoles (Santa María de
Nieva). Ensuite, les différents cours d’eau sont constitutifs de l’identité des personnages
principaux, notamment Fushía et Bonifacia qui sont caractérisés par leur relation avec cet
élément : le premier est l’homme fleuve par définition du roman tandis que Bonifacia est
plongée à plusieurs reprises dans ses eaux à l’occasion de cérémonies de baptême qui
ponctuent les différentes étapes de sa vie (lorsqu’elle devient la Selvática et lors de sa
rencontre avec Lituma).
Ainsi, la présence du fleuve véhicule l’une des plus puissantes images du roman,
celle du livre fleuve construit autour de personnages qui en dépendent et suivent son
cours changeant, métaphore de la vie.
En réalité le célèbre pongo de Manseriche, frontalier entre les régions péruviennes de l’Amazonas et du
629
Loreto.
329
DEUXIÈME PARTIE
Il est à souligner que, dans La Vorágine, Rivera emploie pour la faune des termes
impropres, par exemple tigre à la place de yaguarundi, jaguar, ocelote ou margay, qui est
plus petit que l’ocelote et est très répandu dans la frange frontalière entre los llanos et la
selva630 : « Alrededor de la hoguera el tigre rugía, y hubo momentos en que los tiros de
nuestros fusiles alarmaron las selvas, siempre interminables y agresivas. (LV : 224) ». Il
en est de même pour l’emploi de crocodile à la place de yacaré overo ou caïman : « Los
cocodrilos se entretuvieron con la mujer. Ningún disparo hizo blanco en mí. Dios premió
mi venganza y aquí estoy (LV : 220) ». Sans doute Rivera utilise-t-il ces termes plus
génériques et archétypaux pour insister sur la force et surtout la dangerosité de ces
animaux, au détriment de la rigueur terminologique, qui n’aurait peut-être pas fait naître
de telles images dans le cortex européen.
630
Source : Ministerio de Ambiente, Vivienda y Desarrollo Territorial: https://www.cam.gov.co.
330
DEUXIÈME PARTIE
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DEUXIÈME PARTIE
conséquences de cette arrivée (la fuite forcée) et, finalement, il fait monter la tension avec
le bruit lointain, évoquant le crépitement de la mort qui arrive. Nous sommes face à l’une
des seules images du roman où, d’une manière explicite, le lecteur perçoit les
conséquences de la dévastation de l’espace naturel (barriendo el monte en leguas y
leguas, como incendio. L’auteur envisage la nature comme moteur de l’impuissance de
l’homme. Tout dans la séquence démontre l’impossibilité d’arrêter la force démultipliée
et invincible d’un insecte d’à peine un centimètre de long lorsqu’il vient en nombre. Le
petit, multiplié à l’infini, transforme la selva en un enfer, en synonyme de mort où la
seule possibilité est la fuite. La création volontaire d’un feu, savoir-faire qui nous
différencie de l’animal, paraît être la seule façon d’arrêter cette marée, tout en étant à
l’origine même de la dévastation liée au passage de la tambocha. La narration ne repose
pas sur l’emploi de termes techniques ou savants, Rivera privilégiant des termes efficaces
pour montrer la nécessité de fuir de cet enfer en construction :
Nous sommes face à l’une des descriptions à l’origine de l’image d’enfer vert dans
le roman de Rivera, marquée notamment par la référence évidente à la puanteur
sulfureuse (las aguas mefíticas) et le tremblement de terre. Le texte, imprégné de
christianisme, va du haut vers le bas, de la pluie biblique d’insectes (cucarachas y
coleópteros), en passant par les bords de l’étang peuplés de créatures du Diable (reptiles
et insectes), vers le sol où sont en train de bouillir les feuilles mortes (hojarascas
hirviendo), puis enfin le sous-sol racinaire. La mort monte des entrailles de la terre et la
nature est dévastatrice pour la nature (los árboles se cubrían de una mancha negra). Il y a
dans le récit un amalgame animalier (reptiles, araignées et cafards) qui paraît envelopper
la séquence. La nature est prisonnière de sa force ; la vague de fourmis progresse et
envahit peu à peu le texte (pasar, caían, avanzaba, cubrían). Le récit gagne en lyrisme
(cual si las hojarascas hirvieran solas), l’emploie monotone de l’imparfait, dynamise la
séquence. La tache noire sur les arbres laisse présager la mort tragique et terriblement
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DEUXIÈME PARTIE
douloureuse des hommes pendus aux arbres, victimes de la tambocha, quelques lignes
plus bas.
Comme partout dans La Vorágine, la présence animale accompagne les
personnages dans leur évolution et annonce l’avenir, occupant une place diégétique
d’importance. Tout cela va nécessairement faire évoluer les personnages (processus très
semblable à celui qu’emploie Rivera avec le fleuve). La séquence précédente aboutissait
avec l’une des morts les plus cruelles du roman (avec celle de Barrera à la fin), le
fratricide d’un des membres de l’expédition de Silva essayant de fuir la tambocha. Silva
finira par avouer que « había perdido la compasión, también el desierto lo poseía »
(LV : 314). Comme toutes les séquences caractérisées par une forte présence animale, les
personnages vont recevoir une leçon morale et l’intérioriser. Remarquons que dans la
séquence suivante, Cova arrive finalement aux barracones de Guaraú, lieu où il est
possible de trouver Barrera et Alicia. La description faite par Silva restera forcément dans
sa pensée.
Acudieron las mujeres a contemplar por entre los claros del palo a pique la
yeguada pujante, que se revolvía en círculo, ganosa de atropellar el
encierro. Alicia, que traía en la mano su tela de labor, chillaba de
entusiasmo al ver la confusión de ancas luciente, crines huracanadas,
cascos sonoros. ¡Aquel para mí! ¡Éste es el más lindo! ¡Miren el otro como
333
DEUXIÈME PARTIE
La confrontation entre l’homme et l’animal, lutte dont Cova est absent, contient
une promesse sexuelle latente. Cette séquence, observée du point de vue d’Alicia, malgré
l’emploi d’un lexique animalier (crines, ancas), décrit le corps de l’animal comme s’il
s’agissait d’une anatomie humaine. Le mouvement de la yeguada encerclée par les
hommes et le lexique agressif lié aux membres du rodeo (furia et brutalidad) renforcent
la masculinité de la narration et font contraste avec la présence féminine (traía en la
mano su tela de labor, chillaba). Et le bétail est un moyen employé par les hommes à
cheval pour mettre en valeur leur masculinité, mais aussi acteur et victime. Du fait de
l’utilisation ambiguë du lexique et des exclamations des femmes encourageant mais aussi
jaugeant hommes et bêtes comme s’il s’agissait d’un concours, le texte va fusionner en un
seule et même être furieux et brutal. Tout ceci est confirmé par les mots qu’adresse le
jeune mulato Correa à Alicia :
334
DEUXIÈME PARTIE
de dire précédemment concernant l’utilisation de l’animal fait par Rivera dans le roman,
c’est-à-dire, que toute présence forte en symbole et dans la diégèse dans le texte où
l’animal est présent, provoque une évolution, presque immédiate, des personnages.
L’image de la mort du potro semental est suivie de la conquête de Griselda par Cova,
événement faisant écho à l’affaiblissement de la santé d’Alicia du fait de son état de
grossesse. Impossible de ne pas établir un lien quant à la psychologie du personnage de
Cova entre le début de la liaison avec Griselda et la séquence précédente. En tout cas,
Cova revendique de son côté sa part de masculinité, voulant être considéré lui aussi
comme « semental » face à Barrera. La mise à mort du poulain est riche en
interprétations : l’utilisation du terme potro semental porte à confusion par un souci de
contradiction, le fait d’avoir employé poulain (jeune cheval, âgé de moins de trois ans) à
la place d’étalon (cheval non castré destiné à la reproduction) pourrait annoncer la mort
du fils de Cova et Alicia.
Il faut remarquer l’utilisation que Rivera fait du dialecte local principalement à
travers la bouche du métisse Correa, le moins civilisé de tous les habitants de los llanos,
se promenant toujours torse nu. L’auteur en fait une transcription phonétique. La
séquence précédente est un bon exemple dans le roman des caractéristiques régionalistes
de La Vorágine où la description réaliste des traditions (le rodéo avec la profusion
d’éléments propres à la vie quotidienne dans la région), le symbolisme (la sexualisation
des descriptions) et l’emploi du dialecte (le cas du métisse Correa)
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DEUXIÈME PARTIE
(LPP : 178) et le boa traqué par le chien Gavilán (LPP : 277)). Nous constatons également
le fait que, comme dans La Vorágine, cohabitent deux univers : d’un côté, celui de
l’animal dressé, principalement le cheval et le chien, qui vont, comme dans le roman de
Rivera, accompagner les personnages principaux au gré de leur parcours ; et de l’autre,
celui de l’animal sauvage, dont le traitement diffère de celui que l’on peut lire dans
l’œuvre du Colombien.
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DEUXIÈME PARTIE
Descubiertas las danzas del mono y de ciertas aves, se me ocurre que unas
grabaciones asistemáticas de los gritos de animales que conviven con el
hombre, podrían revelar, en ellos, un oscuro sentido musical. (LPP : 329-
330).
337
DEUXIÈME PARTIE
dans LCV et plus encore dans LV, l’animal existe par rapport à l’homme, rarement de
façon indépendante. Que ce soit dans les espaces sauvages ou dans les espaces utopiques
tels que l’île métaphorique de Santa Mónica del Venado, comme nous allons le voir plus
bas. L’animal réel de la faune tropicale disparaît de la narration où moment où le
personnage-narrateur remonte définitivement dans le temps. Pendant sa promenade avec
Fray Pedro par l’armazón del planeta (LPP : 226), ils évoquent le Paraíso Terrenal, sa
végétation, mais sans aucune trace de vie animale :
Estas son las plantas que han huido del hombre en un comienzo —me dice
el fraile—. Las plantas rebeldes, negadas a servirle de alimento, que
atravesaron ríos, escalaron cordilleras, saltaron por sobre los desiertos,
durante milenios y milenios, para ocultarse aquí, en los últimos valles de la
Prehistoria. (LPP : 250)
Quant à l’univers des animaux domestiques, dotés ici de traits liés à la vie
sauvage, nous en trouvons la description baroque propre à Carpentier dans le passage qui
décrit les émeutes dans la ville latino-américaine du début du troisième chapitre. Surgit
alors de nulle part une espèce de cambalache peuplé d’animaux sauvages et domestiques
qui, malgré le rythme de l’action, sont décrits presque tous en position statique, comme
exposés dans un cabinet de curiosités :
Decidido por le zumbar de una bala que, luego de pasar sobre mis hombros,
había agujereado la vitrina de una farmacia, emprendí la carrera. Saltando
por encima de las jaulas, atropellando canarios, patinado colibríes,
derribando posaderos de cotorras empavorecidas, acabé por llegar a una de
las puertas de servicio que había permanecido abierta. Un tucán que
arrastraba un ala rota venía saltando detrás de mí, como queriendo acogerse
a mi protección. Detrás, erguido sobre el manubrio de un velocípedo
abandonado, un soberbio guacamayo permanecía en medio de la plaza
desierta, solo, calentándose al sol. Subí a nuestra habitación. […] Se
hablaba de una revolución. (LPP : 63)
338
DEUXIÈME PARTIE
Comme c’est le cas dans le passage des chiens à la fin du roman, l’évocation de la
faune est ici au service de la situation intradiégétique du roman, représentant la révolution
politique et interne du personnage, en plein conflit avec sa maîtresse Mouche. Bien
entendu, ce passage peut être lu d’un point de vue politique, faisant référence à la
situation d’instabilité politique et militaire du pays. Cependant, il invite également à une
lecture plus personnelle et intériorisée. La présence des petites bêtes aide à établir un
intéressant jeu d’échelle qui amène le lecteur du grand (la vision panoramique au-dessus
des toits) vers le petit (le monde minuscule des petites bêtes). Cette vie souterraine qui
subitement se manifeste finit par bouleverser le personnage et annonce les changements à
venir ; la séparation d’avec Mouche, la vie avec l’indigène et l’arrivée à la forêt. Notons
ici la symbologie autour du prénom de sa maîtresse, Mouche, qui paraît boucler ce jeu
d’échelle du grand vers le petit avec le sentiment croissant que la compagne-insecte
dérange. Il s’agit d’une situation parallèle à celle d’Arturo Cova avec Alicia dans LV, et
celle de Fuchía avec Lalita, et Lituma avec Bonifacia dans LCV (avec beaucoup de
nuances cependant, comme nous allons le voir un peu plus bas).
Nous ne pouvons pas négliger le fait que c’est un cervidé qui compose le
toponyme de la ville utopique de el adelantado (Santa Mónica de los Venados).
Rappelons qu’il existe un village appelé El Venado en Colombie, dans la région d’Apure,
frontalière avec le Venezuela, dans los llanos, lieu qui concentre la plus grande
339
DEUXIÈME PARTIE
Cependant, l’animal est toujours décrit par rapport aux besoins et aux nécessités
des habitants du village. Les mots veda, hambruna, disposición de emergencia,
témoignent d’une institutionnalisation du statut du cervidé (honoré déjà dans la
toponymie), rarement décrit à l’état sauvage dans le texte. La façon de traiter l’animal
depuis son arrivée au village relève une fois encore d’un rapport intellectualisé à la faune
qui sert de support d’écriture à Carpentier
et élément prémonitoire :
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DEUXIÈME PARTIE
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DEUXIÈME PARTIE
Dans Los pasos perdidos, l’auteur rationalise tout rapport avec la faune, inscrivant
les animaux dans une logique narrative toujours au service de la construction du
personnage et dans la dynamique de rupture espace-temps. L’animal apparaît très souvent
dans des passages-clés pour le personnage-narrateur, comme élément canalisateur des
difficultés qu’il rencontre à traverser les épreuves, depuis les grenouilles dans le passage
du tunnel (analysé dans le point consacré au fleuve), au venado dans le processus de
rupture avec sa vie dans le village utopique, et enfin aux insectes au moment de sa rupture
avec Mouche.
L’utilisation de l’animal est dans LPP, comme le fleuve dans son rôle
chronotopique, l’outil principal pour la rupture du rapport espace-temps propre au roman,
grâce au triptyque animalier, l’une des grandes trouvailles narratives de ce roman.
Solo habían registrado un poquito, pero buscando esa medicina contra los
zancudos que él le había dicho y éstos lo amarraron y lo apalearon, a él, al
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DEUXIÈME PARTIE
Le texte indique que les indigènes possèdent un remède contre les conséquences
des piqures (esa medicina contra los zancudos), élément qui peut passer quelque peu
inaperçu dans la rapide narration des événements, suivant la technique propre à Vargas
Llosa : l’auteur enchaîne des propositions juxtaposées par des conjonctions, offrant une
grande fluidité de lecture et mettant en valeur l’oralité du discours. Il renforce ainsi la
véracité du discours en insistant sur le fait que le narrateur était présent lors des
événements. La difficulté de vivre dans la forêt, symbolisée ici par les piqures des
moustiques, apparaît comme un inconvénient majeur pour les colons, mais aussi pour les
indigènes. Ces derniers ont trouvé un remède et le Sargento Delgado veut l’obtenir pour
son supérieur.
L’exemple précédent montre qu’un événement lié aux insectes est finalement
source de conflits entre les indigènes et les blancs ou colons. Cependant, c’est dans la
personnification des personnages que la présence de la faune prend plus d’ampleur dans
le roman. Dans LCV, l’humain est constamment contaminé par l’animal, surtout en ce qui
concerne les personnages indigènes ou métisses, mais pas seulement, comme nous allons
le voir plus bas. La comparaison presque constante avec l’animal apparaît à une échelle
mineure dans le récit centré sur Piura où la présence animale est d’ordre principalement
domestique et centrée sur les équidés et gallinacées apprivoisés. La faune dans Piura
jouera cependant un rôle symbolique important.
343
DEUXIÈME PARTIE
quand bien même, dans le langage courant, nombre d’expressions analogiques comporte
des références explicites aux qualités positives de l’animal (œil de lynx, vitesse de
guépard, agile comme un chat, etc.).
Dans La Casa Verde, la présentation des jeunes indigènes vivant avec les bonnes
sœurs à Santa María de Nieva est liée de manière fondamentale à leur condition de demi-
sauvages et, par conséquent, à une animalité intrinsèque, du point de vue occidental
incarné ici par les bonnes sœurs espagnoles.
Vargas Llosa soigne particulièrement cette description animalisée des physiques et
des mœurs des indigènes habitant la mission du petit village du Haut Marañón,
notamment concernant Bonifacia :
Dans la comparaison avec une vermine (alimaña) et, plus tard, l’analogie avec un
petit singe (frailecillo), le choix lexical situe le texte dans un registre de langue révélateur
d’une posture coloniale. Le premier terme est extrêmement méprisant (la vermine fait
référence aux insectes - puces, poux, punaises-, parasites de l’homme et des animaux.) et
le second a vocation à humilier par analogie (Bonifacia est taxée d’ingratitude, jugée à
l’aune de la piètre reconnaissance de l’animal qu’elle n’atteint même pas). Nous sommes
ici face à une interprétation du milieu animal envisagé selon des paramètres occidentaux,
la bonne sœur voulant blesser et humilier l’indigène déjà civilisée en l’abaissant au niveau
moral d’un singe, de surcroît affublé d’un diminutif. La dénomination de frailecillo,
teintée de christianisme, vient d’ailleurs des colons qui comparaient ce singe-écureuil631 à
un « petit moine » (peut-être du fait de la couleur de son poil qui rappelait celle du
manteau des moines). Quant au terme vermine, il est ici employé au sens figuré
d’individu méprisable.
L’utilisation récurrente de l’analogie animale concernant Bonifacia creuse l’écart
entre la vie précédant et celle suivant l’arrivée de la jeune indigène à la mission, le aquí et
le allí. Elle a acquis aux yeux des bonnes sœurs le statut d’humain, une fois dotée d’un
631
Singe-écureuil commun (Saimiri sciureus) de la famille des cebidae que l’on trouve dans tous types de
forêts secondaires, sauf la forêt sèche.
344
DEUXIÈME PARTIE
foyer, d’une famille, d’un prénom et, bien entendu, d’un dieu, niant ainsi son passé dans
la forêt, assimilé à une vie animale : « Eras como un animalito y aquí te dimos un hogar,
una familia y un nombre-dijo la superiora -. También te dimos un Dios, ¿Eso no significa
nada para ti? » (LCV : 57)
345
DEUXIÈME PARTIE
grandissante qui laisse transparaître ses blessures intérieures, liées à un passé dont il ne se
délivre jamais. La présence du serpent est intéressante parce qu’évoquer sa perte de peau
pendant le processus de dégradation qui va mener Fushía à la mort revient aussi à évoquer
l’image du serpent qui se mord la queue, symbole d’autofécondation et d’éternel
recommencement, symbologie antagonique à la perte de la vie de Fushía.
Quant aux pieds nus de Bonifacia, ces « dos animales chatos, policéfalos »
(LCV : 33) évoquent la liberté, la sauvagerie, la monstruosité dangereuse et le lien
fusionnel entre les règnes animal et végétal, « policéfalo » étant un terme usité en
botanique mais faisant également référence à la figure mythologique de l’Hydre de
Lerne632. Rappelons que Lituma insiste pour que Bonifacia se chausse, symbole de
civilisation, comme contrepoint à sa vie dans la forêt et signe de la distance symbolique et
physique avec la terre. Ses pieds, tels des petites bêtes, refusent de se laisser enfermer
dans la prison des chaussures :
632
Dans la mythologie grecque, l’Hydre de Lerne est une créature aquatique monstrueuse au souffle
vénéneux qui possède plusieurs têtes dont le nombre double chaque fois qu’elles sont tranchées, et qui sera
finalement tuée par Hercule lors du deuxième de ses douze travaux.
346
DEUXIÈME PARTIE
Selvática, qu’on appelait Bonifacia à Santa Maria de Nieva, et non de son véritable nom
indigène, se situe précisément à ce point de jonction entre ces deux mondes. Il est très
important de remarquer dans cette dernière séquence du roman, où s’achève la diégèse
(aucun événement n’est répertorié dans le récit après la mort d’Anselmo), que la forêt
occupe le centre de la conversation (les origines réelles de Bonifacia et les hypothétiques
origines selvatiques d’Anselmo). Dans ce contexte, la forêt veut émerger de l’histoire
personnelle de La Selvática, comme las bestiecillas – dont les mouvements et les
apparitions sont accompagnés par les mots et les prépositions, ahí estaban, ahora tímidas
– veulent sortir et rendre hommage au vieux harpiste à la fin de la séquence (y las
curiosas, movedizas bestiecillas exploraban el largo cuerpo yacente). L’auteur, à partir
du petit (l’insecte), parvient à évoquer le grand (la forêt amazonienne) comme s’il
s’agissait d’une synecdoque, et ainsi le conflit interne de Bonifacia.
En effet, le petit émane de l’immensité. Rappelons à ce sujet l’incipit du roman:
« El sargento echa una ojeada a la madre Patrocinio y el moscardón sigue allí.
(LCV : 13) ». Ce début de texte, par sa structure, évoque une continuité (sigue allí), la
continuité propre au fleuve parce que l’action du roman démarre sur un canoë, placée
sous le signe de l’eau mais aussi d’un insecte (moscardón). Comme c’est le cas pour les
indigènes, la faune va également aider dans la construction des responsables de la
mission : « ese par de gallinazas ». (LCV : 7)
Arrêtons-nous un instant sur le flux narratif qui suit l’incipit du roman, véritable
exemple de dépendance narrative du texte envers la faune. La ligne symbolique du récit
ainsi que la principale figure de style du fragment, l’animalisation, est constante. Tous les
prologues du roman montrent bien ce qui dit Figueroa Amaral « A la Casa Verde no basta
con leerla linea a linea, hay que verla »633. Chaque prologue est un condensé
d’information permettant de rassembler et de comprendre toutes les lignes argumentaires
du roman. C’est là qu’apparaît de façon plus évidente le style dominant dans La Casa
Verde ; la fusion de la réalité objective, du dialogue et de l’irrationalité de la subjectivité,
ce que José Miguel Oviedo appelle la « technique pluridimensionnelle ». Dans le premier
prologue, le flux verbal et des images provient en grande partie de la présence animale,
qui aide à caractériser les personnages (principalement les bonnes sœurs). Comme ce sera
le cas dans tous les prologues, l’auteur va intercaler, sans la moindre prévision
633
FIGUEROA AMARAL Esperanza, « La Casa Verde de Mario Vargas Llosa », in Revista
Iberoamericana, Vol. XXXIV, n°. 65, Enero-Abril, 1968.
347
DEUXIÈME PARTIE
La Madre Angelica está con los ojos cerrados, en su rostro hay al menos
mil arrugas, a ratos saca una puntita de lengua, sobre el sudor y escupe.
Pobre viejita, no estaba para esos trotes. El moscardón bate las alitas
azules, despega con suave impulsión de la frente rosada de la Madre
Patrocinio, se pierde trazando círculos en la luz blanca y el practico iba a
apagar el motor. Sargento, ya estaban llegando… (LCV : 113-14)
Le lecteur détient peu d’indices pour différencier la narration objective (La Madre
Angelica está con los ojos cerrados) du discours interne (Pobre viejita, no estaba para
esos trotes) ou du dialogue réferé (Sargento ya estaba llegando, marqué par l’altération
de la temporalité de la conjugaison). Dans ce flux magnifique, la mouche, les poules, les
loritos et les paucares seront des éléments objectifs qui, parsemés au fil de la narration,
vont guider l’action et le lecteur :
Unas ramas se agitan y hay chillidos, una escuadrilla de alas verdes, picos
negros y pecheras azules revolotea sonoramente sobre las desiertas cabañas
de Chicais, los guardias y las madres los siguen hasta que se los traga la
maleza, su griterío dura un rato. Había loritos, bueno saberlo por si faltaba
comida. Pero daban disentería, madre, es decir, se le soltaba a uno el
estómago. (LCV : 15)
348
DEUXIÈME PARTIE
Le passage présente encore une fois cette profusion de juxtapositions qui remplace
le dialogue traditionnel, accélère et dynamise l’échange. Avec la pluie en arrière-plan, les
fourmis et les zancudos représentent dans le texte l’immensité de la faune muette et
presque invisible, qui constituent une menace rampante et volante qui s’immisce dans la
vie de l’homme.
Plusieurs fois dans le texte, le feu est la seule manière de lutter contre leur
présence :
Les deux passages précédents montrent l’importance dans le texte de cette faune
presque invisible mais très importante dans l’amplification sensorielle du texte.
Remarquons encore une fois l’absence de l’odorat. Ces deux fragments, éloignés dans le
texte mais proches dans le temps historique du récit, sont structurés de façon verticale : du
ciel au sol, des insectes accompagnés par la pluie vers la terre et le dessous des pierres.
L’élément primaire du feu apparaît tour à tour menaçant (a pesar del fuego) ou comme
349
DEUXIÈME PARTIE
l’évidence d’une solution pour conclure la séquence (El práctico Nieves preparaba una
fogata), distinguant l’humain du non-humain, vu comme une création prométhéenne
seulement réalisable par l’homme.
quand les ânes et mules indiquent la couche sociale d’extraction plus basse :
Le cheval ne fait qu’amplifier le contraste des territoires (comme cela a été le cas
pour LPP et même pour LCV). Le cheval et les ânes sont à Piura l’équivalent de la
curicaca sur le réseau fluvial de l’Alto Marañón.
La vie domestique est évoquée dans le texte à travers la présence des animaux
apprivoisés. Le terme gallinazo est utilisé à plusieurs reprises dans le texte, il apparaît dix
350
DEUXIÈME PARTIE
fois dont trois pour faire référence à l’oiseau, le vautour urubu ou vautour noir. Il s’agit de
l’un de symboles de la ville de Lima. Charognard vivant sur le continent américain, mais
très présent également dans les grandes villes côtières du Pérou jusqu’à la fin du XXe
siècle634, on le retrouve dans la culture et la littérature635. Le gallinazo n’apparaît
cependant dans sa condition de charognard qu’une seule fois, faisant référence à la mort
de la famille de Toñita, picorant les yeux de la future aveugle. « El sol seguía llagando los
cadáveres desnudos y los jinetes tuvieron que apartar a tiros a los gallinazos que
picoteaban a la niña ». Cela justifierait la haine d’Anselmo pour les gallinazos. Mais dans
le texte, le gallinazo fait plutôt référence à la manière péjorative de s’adresser aux métis
et noirs de peau (en référence à la couleur noire du charognard). L’intention de
rabaissement est ici évidente. Il faut ajouter qu’un des quartiers populaires de Piura636,
aujourd’hui la cinquième ville du Pérou, s’appelle Gallinacera (poulailler), contrepoint de
l’autre grand quartier populaire à l’époque du roman, la Mangachería637.
Le désir de domination des animaux marque la vie quotidienne à Piura, comme
l’exprime le texte lorsque sont évoqués les combats de coqs : « Iban todos los domingos
al Coliseo y se exaltaba en los combates de gallos como un viejo aficionado (LCV :70). »
Cependant, la ville sera finalement dominée par un animal extérieur. Tel un cheval de
Troie, Anselmo pénètre dans Piura sous le regard bienveillant de ses habitants,
introduisant en douce un reptile « fosforescente » (LCV : 122) qui, quelques mois plus
tard, marquera la nuit de Piura : la maison verte, symbolisant la forêt tropicale. Dans le
point consacré à l’arbre dans La Casa Verde, nous avions déjà dit que Piura existait dans
le texte en regard de la selva, et pas l’inverse. Ainsi la métaphore du serpent unifie-t-elle
634
En 2015, cet oiseau est utilisé comme symbole d’un programme appelé « Gallinazo avisa », il s’agit
d’une campagne de conscientisation concernant l’accumulation massive de poubelles dans la ville de
Lima, les botaderos ou espaces de déchets illégaux.
635
Déjà mentionné par Pedro Pizarro et par le père José de Acosta au XVIe siècle, l’Inca Garcilaso parle de
son rôle sanitaire dans la ville, à la fin du XVIe siècle ; l’évêque Martinez Campañón le mentionne dans le
catalogue des images dans son œuvre « Trujillo del Perú » (1782-1785), où il apparaît dans la Danza de
los gallinazos montrant déjà l’importance de ces oiseaux dans l’élimination des déchets dans la ville. Plus
tard, au XXe siècle, le Péruvien Julio Ramon Ribeyro écrit son célèbre récit « Los gallinazos sin plumas »
(1955), qui donnera également son titre à son recueil de récits et à plusieurs films. De son côté, Sebastian
Salazar Bondy écrit en 1961 « El señor gallinazo vuelve a Lima » montrant les changements subis par la
ville pendant les années soixante.
636
«Piura estaba y está dividida en dos barrios, por limites invisibles, pero que solamente lo conocen los
viejos piuranos, se trata de La Mangachería y la Gallinacera. Los Mangaches son los piuranos nacidos de
la Plazuela Merino, hacia el cementerio, ósea en el Sector Norte de la ciudad, falsos por sus juergas, sus
hombres carajudos y pleiteistas y sus bellas mujeres. La Gallinacera es el barrio que crece de la plaza de
armas hacia el sur de la urbe, de este lugar son los famosos Cuyuscos, considerados como los mejores
cantores, guitarristas y tocadores de cajón del Departamento». Source, Diario El Tiempo, 24/01/1983.
637
La Mangachería et los mangaches font référence à la vie du noir Andrés Mangache et à la colonie afro-
équatorienne installée au XVIe siècle dans la Bahia de San Mateo, Esmeraldas. La population afro-
péruvienne est très présente sur la côte sud centrale et la côte nord entre Lambayeque et Piura.
351
DEUXIÈME PARTIE
l’œuvre. L’auteur fait référence plusieurs fois à cette ressemblance avec un reptile,
couleur et reflet avec les lumières nocturnes et le fait d’être placé au désert et à côté du
fleuve. Remarquons que le serpent est très peu présent dans LCV par rapport à LV ou
LPP où cet animal revêt une valeur symbolique beaucoup plus présente.
352
DEUXIÈME PARTIE
Un réalisme qui transparaît dans les descriptions des traditions llaneras et dans l’emploi
du dialecte par certains personnages, et également dans la représentation fidèle de la géographie.
Cependant, dans LV, le réalisme disparaît au moment où le texte transforme la nature en paysage.
Apparaît alors une construction romantique du personnage principal et une description moderniste
des espaces naturels. Dans le même temps, Rivera n’hésite pas à introduire un réalisme
carnavalesque dans certaines descriptions dans la forêt afin de donner plus de force à la
confrontation entre l’homme et la nature sauvage, thème principal du roman. Dans ce contexte, la
nature est dans le roman la toile de fond mais aussi le personnage sans lequel aucune action
n’aurait la justification nécessaire pour la trame.
La forêt dans LV est l’origine et le théâtre de toute action, et les évènements qui ont lieu
dans los llanos sont en réalité une sorte de préparation pour la suite. La forêt apparaît en tant
qu’opposition à la civilisation représentée par Cova et Alicia. Ainsi, les trois éléments naturels
analysés précédemment, par leur condition d’outils essentiels dans la diégèse, revêtent le caractère
de personnages.
Le fleuve joue le rôle de moyen de transport mais aussi de réceptacle de tous les dangers
inhérents à la forêt tropicale, contribuant à son tour à la transformation de l’espace naturel en un
353
DEUXIÈME PARTIE
lieu infernal. L’eau apparaît très souvent comme entrave de l’action, ne constituant jamais un
possible échappatoire dans ce cheminement centripète du roman, sauf vers le centre de la forêt.
A son tour, la faune devient l’outil parfait pour la construction et caractérisation des
personnages, à l’aide de plusieurs figures de style, le rapport induit entre l’humain et la faune se
faisant au détriment des premiers pour souligner leurs faiblesses, leurs peurs et leurs angoisses. La
faune apparaît aussi dans cette toile de fond sur laquelle l’auteur va décrire certains paysages,
notamment dans los llanos.
L’œuvre du cubain Alejo Carpentier naît d’une admiration absolue pour la nature, un
élément très important à l’heure d’analyser d’un point de vue global Los pasos perdidos. Il semble
impossible de comprendre le roman sans une étude préalable du prétexte (le célèbre prologue à
son œuvre précédente El reino de este mundo). Une fois analysée la nature dans les trois romans
de notre corpus, nous pouvons dire qu’il s’agit très probablement de l’œuvre où apparaissent les
descriptions de la nature les plus admiratives et sincères d’un point de vue littéraire. Comme dans
La Vorágine, la nature sauvage fait face à une série de personnages provenant d’un espace opposé
à celui de la forêt tropicale (l’espace urbain) dans un cheminement centripète. La nature dans LPP
existe pour surprendre et construire la possibilité d’une utopie. L’arbre, le fleuve et la faune sont
mis au service de cette possibilité. Par rapport à LV, la nature apparaît ici un peu comme son
contrepoint, elle permet un autre type de confrontation, plus intellectuel et intériorisé. La nature
est ici vécue pour être racontée et, dans ce processus, elle est largement intellectualisée, ce qui
constitue un trait essentiel. Carpentier nous décrit la forêt - arbre, fleuve et faune - orénoco-
amazonienne sur la base d’une structure mythologique gréco-romaine.
L’arbre fait alors figure de canalisateur des conflits intellectuels du personnage, il est
l’élément naturel le plus rationalisé du roman. Dans la forêt, la végétation sert au personnage à
analyser le rapport de l’homme à l’espace, pour s’auto-analyser et projeter ses envies de
changement. Mais l’arbre est également un objet majeur dans la diégèse en tant que porte d’accès
à cette possibilité d’utopie et source de matière première pour pouvoir raconter son expérience.
354
DEUXIÈME PARTIE
Quant à la faune, elle sert principalement de marqueur spatial, élément important dans le
processus de mythification du texte. Les caractéristiques géographiques auront une représentation
animale (cheval, oiseau). Elles vont aider à créer une dynamique et mettre en exergue dans le
même temps le caractère exceptionnel et merveilleux de l’espace naturel américain, thème
principal de Los pasos perdidos.
En effet, Carpentier avait pour intention de « rechazar el regionalismo realista », ainsi que
les dérives dogmatiques du surréalisme. L’auteur fuit ce régionalisme en modernisant la narration
et en nous livrant une vision rationnelle de la nature, décrivant les paysages comme s’il s’agissait
d’une étude picturale avec une langue analytique, intellectualisant le paysage. Le narrateur
parvient précisément à nous démontrer combien la langue modelée par les paramètres
grammaticaux et syntactiques du narrateur n’est pas ici le bon outil. Par conséquent, une mutation
de ces paramètres de langue se révèle nécessaire, mutation qui prend ici la forme du réel
merveilleux.
Les éléments naturels dans le roman du péruvien Vargas Llosa soutiennent la proposition
littéraire de l’écrivain : rompre avec la littérature régionaliste ou novelas de la tierra avec la
construction d’une structure narrative totalisatrice.
Les arbres et la faune jouent un rôle essentiel dans la caractérisation des personnages, à
travers une série d’animalisations et de personnifications qui tisse peu à peu une nature
symbolique. Le fleuve, quant à lui, lieu de vie d’un des personnages principaux, est traité comme
un espace utopique, métaphore évoquant le flux narratif du roman. Il incarne également l’élément
globalisateur, le point de jonction où confluent les différentes trames entrecoupées dans le temps
355
DEUXIÈME PARTIE
et l’espace, rendant possible cette organisation morcelée. L’auteur s’appuie sur différents
éléments naturels pour assurer une cohérence d’ensemble, avec un système de référence en début
et fin de chapitres.
356
TROISIÈME PARTIE
357
TROISIÈME PARTIE
TROISIEME PARTIE
358
TROISIÈME PARTIE
638
LE TOURNEAU François-Michel, L’Amazonie, Histoire, géographie, environnement, Paris, CNRS
Éditions, 2019, Introduction.
639
Ibid.
640
COLLARD Patrick, Cómo leer a Alejo Carpentier, Gijón, Júcar, 1991, p.110.
641
Source: CHAO Ramón, Palabras en el tiempo de Alejo Carpentier, op. cit., p.49.
359
TROISIÈME PARTIE
Un jeu d’analogies.
Nous comprenons ici « trope » dans sa définition classique d’emploi d’un mot ou
d’une expression dans un sens figuré. Nous allons relier chacun de ces trois tropes, qui
correspondent respectivement à la destruction, à la préservation et à la durabilité, à une
image concrète : l’exploitation du caoutchouc et l’image du feu concernant la
destruction ; l’idée d’utopie pour la préservation ; et la sexualisation de la femme ainsi
642
HEFFES Gisela, Política de la destrucción / Poética de la preservación, Apuntes para une lectura
(eco)crítica del medio ambiente en América Latina, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2013.
643
FLYS Carmen, op. cit., p.25.
360
TROISIÈME PARTIE
que l’idée de Terre-Mère pour la durabilité. Bien évidemment, chacune de ces trois
images aura comme base d’analyse les éléments-clés de notre précédente partie :
l’arbre/destruction ; l’île/préservation ; la présence du rapport Homme-animal-
terre/soutenabilité.
Les échos à l’œuvre de Philippe Descola sont ici très évidents et nous aurions pu
tout autant citer un fragment de l’avant-propos de son livre Par-delà nature et culture645,
cette fois-ci à partir du paradigme humain et on-humain : « Une ‘même nature’ régnait
sans partage, distribuant avec équité entre les humains et les non-humains le
foisonnement des habiletés techniques, des habitudes de vie et des manières de
raisonner.646»
Rappelons ici que les romans composant notre corpus ne traitent pas d’une nature
coexistant en harmonie avec l’homme occidental, ne transmettant pas (a priori) de
message écologique, ne rentrent pas dans aucune grille écocritique préétablie. Cependant,
comme cela a été déjà évoqué au début de ce travail, nous considérons pertinent (et
644
LATOUR Bruno, Face à Gaïa, op. cit., p.25.
645
DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit., p.11-19.
646
Ibid., p.11.
361
TROISIÈME PARTIE
nécessaire) d’aller chercher dans le texte les tensions qui peuvent provoquer une lecture
ayant comme axes principaux des éléments propres à l’environnement écologique. La
présence fondamentale de la nature dans le corpus oblige, à notre avis, à ces efforts
textuels et critiques. Pour cela, il nous a fallu trouver un nouveau cadre théorique,
produire une nouvelle épistémè critique pour étudier ces trois textes essentiels de la
littérature latino-américaine du XXe siècle, et répondre ainsi à la question matrice de notre
travail, la pertinence de l’outil en question.
• L’exploitation du
Destruction caoutchouc La présence de Vers les espaces
l’arbre. périphériques
• Le feu.
362
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE 2. Destruction.
Nous avons pu voir au cours des analyses précédentes de la deuxième partie que
l’exploitation d’une ressource naturelle (minérale ou végétale) est au centre de chacun des
trois romans. Dans Los pasos perdidos, l’exploitation des ressources naturelles se centre
essentiellement sur les mines, les chercheurs d’or et l’extraction de pétrole ; l’extraction
du latex d’hévéa, destinée à la production de caoutchouc, étant simplement évoquée,
constitue cependant le cœur de la trame des deux autres romans. L’exploitation de l’arbre
et de la selva tropicale dans son ensemble, en rapport à la présence de l’homme, est en
tout cas au centre de la narration.
Dans ce point nous allons voir comment les trois romans construisent une
dialectique de la destruction. Pour cela, nous allons premièrement délimiter les contours
du terme destruction et présenter le paradigme classique de destruction des espaces
naturels. Ensuite, à partir de deux axes, l’exploitation du caoutchouc et la présence du feu,
nous allons voir comment est présentée cette destruction par rapport au paradigme
nature/culture.
I. Quelle destruction ?
647
Source : CNRTL.
363
TROISIÈME PARTIE
Les trois romans se déroulent principalement dans des espaces tropicaux, espaces
par définition fragiles du fait de leur structure interdépendante, qui les rend
paradoxalement dans le même temps extrêmement résistants et résilients. Fragiles parce
que la disparition ou l’altération d’un des éléments fondamentaux qui constituent la forêt
tropicale - l’arbre, l’eau (qu’elle soit polluée ou absente), le sous-sol ou la faune
(constituée de maillons organisés en chaîne - ou réseau devrait-on dire - naturelle) - peut
entraîner une dégradation et, à son tour, la chute du milieu systémique. Et pourtant, cette
interdépendance entre éléments induit plusieurs systèmes de défense et un réseau sur
lequel s’appuyer. L’ingénieur forestier et écrivain allemand Peter Wohlleben, dans son
livre récent intitulé La Vie secrète des arbres (sous-titré Ce qu’ils ressentent. Comment ils
communiquent), consacre tout un chapitre à ce qu’il appelle, non sans provocation,
« l’internet des champignons : les arbres sont des êtres soucieux »648. Nous reviendrons
un peu plus bas sur cette étude sur la vie forestière, concernant les odeurs, grandes
absentes dans nos romans mais essentielles dans les systèmes d’autodéfense des arbres
face à l’ampleur de la menace extérieure. Si toute forêt crée un système original et
complexe pour se défendre des agressions naturelles, ce faisceau de réponses se heurte
pourtant à la puissance des agressions d’origine humaine (ou accentuées par l’Homme) :
Dans nos trois romans, l’action directe de l’homme - engins destinés à perforer la terre,
abattre ou saigner l’arbre, incendies, …- est très évidente, due à l’époque extrêmement
violente du temps de la narration et de l’écriture.
En effet, le lecteur peut imaginer qu’il y a une simultanéité temporelle entre le
temps de la narration et celui de la parution, les trois trames se déroulant respectivement
dans les années 1920, les années 1950 et, dans le cas de l’œuvre de Vargas Llosa, sur une
période d’environ quarante ans s’achevant vers les années 1960. Il faut remarquer que
tout le processus de destruction que nous allons exposer par la suite est directement ou
indirectement marqué par les deux Guerres mondiales et leurs conséquences. Ainsi, les
deux conflits mondiaux apparaissent indirectement dans nos romans et l’action est
648
WOHLLEBEN Peter, La vie secrète des arbres, Paris, Éditions des Arènes, 2017 [2015], p. 19-26.
364
TROISIÈME PARTIE
encadrée par les deux périodes de la fièvre dite du caoutchouc : une première période
entre 1879 et 1912, et une seconde entre 1942 et 1945. La découverte de la vulcanisation
et de la chambre à air en 1850, la construction du premier moteur à explosion à deux
temps en 1859, l’invention du pneumatique en 1888 et la production industrielle à partir
de 1890 des premières automobiles à quatre roues, créèrent un besoin nouveau de
caoutchouc et de pétrole. Le conflit militaire en Europe et en Asie allait amplifier plus
encore cette dynamique d’exploitation de la nature. Les racines de LV et LPP puisent leur
source dans des périodes post conflits militaires : La Vorágine, écrit entre 1922 et
1924649, dans le contexte postérieur à la Première Guerre mondiale et Los pasos perdidos,
écrit entre 1945 et 1953650, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Même si LPP
fait référence à plusieurs reprises à l’exploitation de l’hévéa, c’est l’extraction des
ressources minérales (principalement le pétrole), sous domination nord-américaine, qui
est au cœur de cette exploitation naturelle dans le roman. Carpentier occupe à ce sujet une
place très ambigüe étant donné sa situation professionnelle pendant son séjour de
quatorze ans à Caracas (1946-1959), au cours duquel il va travailler pour l’agence de
publicité Publicidad Ars, agence liée aux États Unis651.
Le Venezuela fait partie de ces pays latino-américains, pourtant très éloignés des
foyers de conflits, qui ont activement participé par le biais de leurs ressources naturelles à
ces événements militaires. Les destructions liées à ces conflits constituent d’ailleurs dans
ces trois romans une toile de fond invisible, car jamais citées directement. Les auteurs
présentent une série de personnages de culture occidentale, provenant de milieux urbains,
qui témoignent de cette exploitation du fait des modes de vie propres à leurs lieux de
naissance (la ville et le mode de vie occidental). De Barrera (provenant de la région
d’Antioquia en Colombie) à Reátegui et Arenas (tous deux citadins) et en passant par
Zoraida, tous les personnages causant par leurs actes la destruction du milieu naturel sont
d’origine occidentale.
Ainsi la vie de l’être humain de tradition occidentale mène-t-elle irrémédiablement
à la destruction partielle du milieu naturel sauvage décrit dans les romans, ce qui est
directement lié à l’évolution du XXe siècle et à la société postindustrielle (principalement
dans le cas de LPP). Dans ce contexte, et après les atrocités des deux conflits mondiaux
du XXe siècle, de nombreux philosophes ont pensé l’homme à partir de sa capacité à
649
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, Montserrat Ordoñez, op. cit. Introduction, p. 13.
650
CARPENTIER Alejo, Los pasos perdidos, Roberto González Echevarría, Introduction, p. 40.
651
Idem, p.31.
365
TROISIÈME PARTIE
développer la barbarie, caractéristique qui n’existe chez aucune autre espèce. L’épreuve
de la guerre et des camps a fait vaciller en Europe (alors référence en matière de
littérature des écrivains latino-américains de l’époque) les traditionnelles valeurs
humanistes, remplacées par une interrogation sur le destin de l’homme et sur une relation
au monde à refonder. Cependant, les intellectuels feront rarement référence explicite aux
désastres naturels produits par ces guerres652, comment le montre l’existentialisme des
années 1950, l’un des courants intellectuels les plus importants né des conséquences de la
Seconde Guerre mondiale. Pourtant, les ravages liés aux conflits militaires sont bien
évidents, et la destruction écologique n’est pas l’un des moindres. Concernant cet attrait
de l’homme pour l’atrocité (très présent dans LV et LCV), le philosophe Yves Paccalet
explique que l’homme obéit à trois pulsions : le sexe, le territoire et la hiérarchie653. Le
sexe comme axe de pouvoir et moyen de reproduction, le territoire comme espace à
défendre, et la hiérarchie comme mesure de contrôle et soumission, trois pulsions que
nous allons trouver dans les problèmes liés à la destruction écologique dans notre corpus.
Si pour survivre, atteindre le bien-être, l’Occident consomme les ressources de la
périphérie de son territoire (celles de ses anciennes colonies en premier lieu), il peine dès
lors à accepter l’idée qu’il s’agit bel et bien d’une destruction. Les textes citent à peine
l’origine de cette exploitation de la nature, le point de vue étant européen.
Grâce aux analyses précédant cette troisième partie, nous avons constaté que ces
trois pulsions vont être présentes tant dans la destruction de l’arbre en tant qu’élément
naturel (l’exploitation du caoutchouc) que dans la présence en tant que vecteur de
destruction, d’un des quatre éléments qu’utilise traditionnellement la philosophie
naturelle654 pour décrire et analyser le monde : le feu.
652
Notons une des exceptions, Claude Lévi-Strauss, dans la dernière page de Tristes Tropiques : « Pas plus
que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est
seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des creusé par notre fureur, tant que nous serons là et qu’il
existera un monde –cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera, montrant la voie inverse
de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme l’unique
faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après
l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu’il clôt sa
prison […] LÉVI-STRAUSS Claude, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 2019 [1955], p. 487.
653
PACCALET Yves, L’humanité disparaîtra, bon débarras !, Paris, Arthaud, 2006, p.17.
654
Selon Pierre Hadot, « la philosophie naturelle est une expression qui s’appliquait à l’étude objective de
la nature et de l’univers physique qui régnait avant le développement de la science moderne (Galilée).
Connue en latin sous le terme philosophia naturalis, elle désignait autrefois l’ensemble des sciences
astronomique, physique, chimique et biologique. La philosophie naturelle se distinguait de la philosophie
morale, qui désignait non seulement la morale et l’éthique, mais aussi la théorie de la connaissance, la
psychologie, la sociologie, la politique et l’esthétique ». Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire
de l’idée de Nature, Gallimard/Nrf, Paris, 2004.
366
TROISIÈME PARTIE
En effet, aucun des trois romans ne nous présente une description explicite des
destructions causées par les systèmes d’exploitation précédemment évoqués. Si la nature
sauvage, la forêt tropicale et la force vitale et naturelle de l’arbre apparaissent à plusieurs
reprises en souffrance, malmenés et endommagés, ils ne sont jamais exposés ou montrés
dans le processus de destruction systématique. Dans le cas de LCV, est décrite en détail la
méthode pour extraire l’hévéa mais, comme nous allons le voir après, la souffrance
qu’elle inflige à l’être vivant qu’est l’arbre est toujours ressentie comme douleur faite sur
l’homme.
La destruction de la nature est décrite sans intention de dénoncer si l’on en juge
par le fait qu’il n’existe pas un avant et un après liés à cette destruction. Les auteurs ne
s’y intéressent pas en tant que processus, mais simplement d’un point de vue utilitariste
de production de ressources. Dans LV, nous pouvons par exemple vérifier que l’image
réelle ou symbolique de la forêt au début de la deuxième partie « Tus vegetales forman
sobre la tierra la poderosa familia que no se traiciona nunca. El abrazo que no pueden
darse tus ramazones lo llevan las enredaderas y los bejucos » (LV :190) revêt la même
force mais cette fois-ci dirigée contre l’humain à la fin du texte « La selva los aniquila, la
selva los retiene, la selva los llama para tragárselos. Lo que escapan, aunque se refugien
en las ciudades, llevan ya el maleficio en cuerpo y alma ». (LV : 355) L’arbre dans LV
existe du début à la fin avec la même profusion, la même présence tutélaire sur les autres
végétaux mais avec une force redoublée contre l’homme. Dans la citation précédente, la
répétition décuple la force de l’action et de la douleur, et l’animalisation de l’arbre en bête
dévoratrice qui anéantit (aniquilar), terme sans appel.
Dans LPP, les séquences de destruction de la nature (liées à l’extraction du pétrole
et aux villes minières abandonnées) paraissent cohabiter en étrange symbiose avec les
éléments naturels. L’ancienne ville minière est dévorée par la végétation sauvage, la
nature finit par prendre le dessus, comme nous pouvons le voir dans les villes
abandonnées et la dissimulation de la ville utopique de l’adelantado par les arbres. De
son côté, dans la vallée des flammes où se trouvent les exploitations pétrolières, le feu
apparaît dans la narration et sous les yeux du narrateur comme une évidence, comme le
déroulement normal des événements, « Hubo un prolongado rodar en la oscuridad y, de
367
TROISIÈME PARTIE
II. Caoutchouc.
655
« Charles-Marie de La Condamine […] dès 1736, dans une lettre à l’Académie des Sciences (non
publiée et qui n’existe pas dans les Archives de l’Institut), avait signalé dans la province d’Esmeraldas
(Équateur) l’existence d’un arbre nommé Hhévé qui fournissait une gomme avec laquelle on fabriquait
des flambeaux et des bouteilles incassables. Quelques mois plus tard, il apprit à Quito que cette substance
servait à bien d’autres usages », CHEVALIER Auguste, « Le Deuxième Centenaire de la Découverte du
Caoutchouc faite par Charles-Marie de La Condamine », in Revue de botanique appliquée et
d’agriculture coloniale, 16ᵉ année, n°.179, juillet 1936, p. 519-529
368
TROISIÈME PARTIE
656
PETIT Gilles, BARQUINS Michel, Matériaux caoutchouteux : morphologies, formulations, adhérence,
glissance et usure, Lausanne, Éditions PPUR presses polytechniques, 2008, p. 17-21.
657
Concernant les dates clés du caoutchouc, voir PIEL Jean, « Le caoutchouc, la Winchester et l’Empire »,
Outre-Mers. Revue d’histoire , Paris, n° 248-249, 1980, p. 227-252.
658
Durant la Première Guerre mondiale, l’Allemagne parvient à produire pour la première fois du
caoutchouc artificiel en laboratoire. Quelques années plus tard, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la
consommation du caoutchouc synthétique dépasse celle du caoutchouc d’origine naturelle. Aujourd’hui,
la consommation mondiale est de 29,1 tonnes, dont 12,3 tonnes d’origine naturelle. Source :
https://www.planetoscope.com/entreprises/1325-production-mondiale-de-caoutchouc.html.
659
Pierre Martyr d’Anguiera (1457-1526), humaniste, universitaire, diplomate, écrivain et historien de
l’Espagne, de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Il se trouvait à la cour d’Espagne au moment de la
découverte des Indes occidentales, dont il est le premier à témoigner par écrit en 1494, et durant la
conquête des nouveaux territoires du Nouveau Monde et au début de leur colonisation. Bernardino de
Ribera dit de Sahagún (1499-1590), missionnaire franciscain espagnol célèbre pour son travail de
compilation précurseur de l’ethnologie aztèque (traduit sous le nom d’Histoire générale des choses de la
Nouvelle-Espagne). Juan de Herrera (1530-1597), géomètre, mathématicien et architecte espagnol de la
Renaissance. Tomás de Torquemada (1420-1498), dominicain espagnol du XVe siècle, premier Grand
Inquisiteur de l’Inquisition espagnole de 1483 à sa mort. Source : Enciclopedia de Personajes Historia de
España, Madrid, Espasa, 1999.
660
CHEVALIER Auguste, op. cit., p. 519-529.
369
TROISIÈME PARTIE
Soulignons au passage que l’article, écrit dans la deuxième moitié des années
1930, ne fait nullement référence à l’impact environnemental de l’extraction du latex,
déjà évidents à l’époque. Notons très rapidement les trois points pour lesquels
l’exploitation décrite dans LV et LCV est basé sur des événements historiques qui ont
contribué à dégrader l’environnement et qui apparaissent dans les deux romans :
• L’augmentation massive de la monoculture, l’hevea brasiliensis,
provoquant la perte de biodiversité et le coup de forêt tropicale,
• L’introduction de l’espèce dans des espaces naturels inappropriés à son
développement (comme cela a été le cas pour le café ou la feuille de coca),
• L’exploitation et le trafic humain (principalement indigène), présence, vie
et gestion des travailleurs dans des espaces sauvages où la préservation
devient impossible
370
TROISIÈME PARTIE
vers les espaces géographiques où s’élèvent les grandes surfaces d’hévéa, après la
débouchure du canal Casiquiare sur le Río Negro, en territoire brésilien : « Vamos, pues,
a buscar a los forajidos, a libertar a los enganchados. Estarán en el río Guainía, en el
siringal de Yaguanarí ».(LV : 221) L’apparition à l’horizon de l’espace tropical, évoqué
après la magnifique séquence de l’aurore, est en réalité un mirage, une illusion de
bonheur. Rappelons que, dans LV, le cheminement vers la forêt des deux personnages
principaux, Alicia et Cova, n’est pas entrepris au début du récit, mais fait suite à une série
d’événements, contrairement à LPP ou LCV.
Dans LPP, le mouvement vers la selva est initié par la rencontre avec le professeur
dans les rues de la grande ville tandis que dans LCV, la forêt et son voisinage sont le lieu
de vie d’une série de personnages présents dès le début. Cependant, on retrouve ce
phénomène d’aimantation vers la forêt également dans les deux romans. Dans LPP, la
rupture du rapport espace-temps fait que le personnage est irrésistiblement attiré par la
découverte de l’origine liée au voyage mythique et initiatique vers la source de
l’humanité, cachée quelque part dans les entrailles de la forêt. Dans LCV, ce rapport est
un peu plus nuancé ; en effet, il y a dans les personnages de Fushía, Lalita et Bonifacia,
une relation d’attirance et de rejet de la forêt.
371
TROISIÈME PARTIE
por toas partes. Miren cuántas tengo pegáas en el baúl (LV : 102). » L’existence de ce
que la petite Griselda nomme une usine, des bâtiments (en réalité des baraquements de
fortune), la vie quotidienne de milliers d’hommes et de femmes, les commerces, et la
misère humaine et environnementale, résident dans cette promesse de bonheur. Dans
l’étonnement et l’enthousiasme de Griselda (Miren, estos montes son los cauchales. Bien
dice Barrera que otra oportunidad como ésta no se presentara) se noue le drame humain
et écologique des seringales : surpeuplement dans des espaces à l’origine sauvages avec
l’altération de l’équilibre environnemental due à cette arrivée massive et le
bouleversement naturel né de l’exploitation : les saignements de l’hévéa, l’exploitation en
monoculture et l’abandon postérieur des terres en laissant la trace de la présence humaine.
Griselda, comme la plupart des futurs enganchados, regarde avec admiration la
construction dans la forêt, nommant usines et bâtiments de simples engins et
baraquements : cette fascination pour le développement occidental dans la forêt tropicale
est proportionnelle à la situation d’abandon et désespoir liée à la vie dans el hato. Le
lecteur, dans le passage des llanos, est laissé dans une situation d’attente inquiète et
tendue, dès l’arrivée de Cova et Alicia à La Maporita. Comme nous l’avons déjà
remarqué, les chiens de l’hato les reçoivent avec des aboiements épouvantables (con
ladridos desaforados, LV : 99) et Griselda les rassure et inquiète en même temps en
disant qu’ils ne les mordront pas, vu qu’ils ont déjà mordu (Los perros no muerden, ya
mordieron, LV : 99). Les évocations constantes de Fidel et Barrera, et leur absence ainsi
que celle du reste des hommes dans la maison, vont faire monter la tension, du fait de
l’absence inhabituelle des hommes, laissant le village dépourvu de chefs. Tout cela est
renforcé par l’arrivée de la niña Griselda « descalza, con el chingue al brazo, el peine en
la crencha y los jabones en una totum ». (LV : 100) Et tout de suite, sa description:
Griselda incarne la femme-arbre : ses pieds nus, comme ceux de Bonifacia dans
LCV, l’enracinent dans le sol, tandis que ses gestes rappellent, par analogie, ceux du
seringueiro avec l’hévéa (la mano hacendosa, exprimir, goteantes), évoquant
l’exploitation de l’arbre et ses conséquences dévastatrices. C’est sa présence dans La
Maporita, et le jeu de concurrence qui se met en place pour la posséder, qui motive le
372
TROISIÈME PARTIE
déclenchement d’actions destructrices, comme l’incendie et la fuite vers la forêt, les unes
obligés par Barrera et les autres dans sa poursuite. Ainsi, ce qui relevait au départ d’une
démarche plutôt volontaire (partir pour gagner mieux sa vie) devint alors une obligation
née de l’incendie. Rappelons les mots de Griselda :
-Es la ocasión de mejora: dan alimentación y cinco pesos por día. Así se lo
he dicho a Franco. [...]
-Narciso Barrera, que ha treío mercancías y morrocotas pa da y comida.
(LV : 100)
373
TROISIÈME PARTIE
374
TROISIÈME PARTIE
661
Pour l’analyse onomastique de ce nom, voir II.2.2.
375
TROISIÈME PARTIE
manière envers l’arbre certes à cause de la pression d’autres hommes, mais surtout en
conséquence des effets maléfiques de la forêt. D’une certaine manière, on boucle la
logique judéo-chrétienne. Ainsi : « La selva los arma para destruirlos y se roban y se
asesinan, a favor del secreto y la impunidad, pues no hay noticia de que los árboles hablen
de las tragedias que provocan. » (LV : 245-246)
Du fait que l’arbre n’est pas doué de parole pour s’exprimer et que personne ne
défende ses droits, il règne ainsi une sorte d’impunité qui fait peu à peu de la selva le
vecteur (la selva los arma) et la responsable des tragédies (las tragedias que provocan).
662
« La patética historia del ‘mosiú’ también es absolutamente verídica. Se refiere al contrato que hizo la
Casa Arana el 30 de agosto de 1904 con el señor Eugenio Robuchon, miembro de la Sociedad Geográfica
de París, para efectuar una exploración de carácter geográfico y etnográfico en las ‘posesiones’ de Arana
hermanos en la región de Putumayo y sus afluentes. Terminado el trabajo del explorado, que duró dos
años, los Arana lo mandaron asesinar, como lo aseveran el rumbero Silva y La Prensa de Lila, en su
edición de 18 de julio de 1912, por las investigaciones que había hecho y las fotografías que había tomado
de las horrorosas mutilaciones que presentaban los cuerpos de los trabajadores y por otras donde
comprobábamos depredaciones no menos salvajes”. AÑEZ Jorge, « De La Vorágine a Doña Bárbara »,
Bogotá, Imp. del departamento, 1944, p.161.
Toutes les sources consultées concernant l’existence véritable de ce naturaliste (NAELE-SILVA Eduardo,
Horizonte humano : Vida de José Eustasio Rivera, México, Fondo de Cultura Économico, 1960,
ORDOÑEZ Montserrat, La Voragine : Textos críticos, op.cit.) nous mènent à la vie du français Eugenio
376
TROISIÈME PARTIE
N’oublions pas que ces marques sur la peau sont devenues identitaires et iconiques
de l’époque de l’exploitation du caoutchouc en Amérique latine. Presqu’un siècle après,
Vargas Llosa, dans El sueño del celta (2010), reprendra ces images avec une force
redoublée, dans la description des sessions de fouet de la part du personnage Arenas, dans
les passages dédiés à l’Amazonie663. Si les images des plaies de Silva gravées sur la
pellicule du photographe attestent en effet de la souffrance des hommes (nulle part dans le
livre l’auteur ne fait référence à la présence de femmes directement affectées par les
Robuchon. Notons que nous n’avons trouvé aucune référence historique fiable à ce personnage. Tant
Ordoñez que Naele-Silva y font référence à des lettres et des documents introuvables aujourd’hui. Une
autre piste envisageable est celle d’un autre photographe, cité cette fois-ci dans le célèbre rapport de
Casement, ayant visité à la même époque le Putumayo et les caucherías des alentours, et qui avait publié
un livre de photographies rapportant les atrocités de l’époque. Il s’agit du photographe nord-américain
Walter Ernest Hardenburg (1886-1942), qui visita en 1907 les propriétés de Julio César Arenas.
Rappelons que c’est précisément en 1907 que le journaliste Benjamín Saldaña Rocca écrivit à Iquitos des
articles dans les journaux locaux (La Felpa et La Sanción) dénonçant les conditions inhumaines avec
lesquelles sont traitées les populations indiennes asservies à la collecte du latex dans le Putumayo. À son
retour, il publia en 1913 un recueil photographique au titre très évocateur, Le Putumayo, paradis des
démons (HARDENBURG Walter Ernest, The Putumayo. The Devil’s Paradise, Londres, Fisher Unwin,
1913). Il est fort probable que Rivera ait eu la possibilité de découvrir ces photographies ainsi qu’avoir eu
des échos du Rapport Casement « British Bluebook » des années 1912 et 1913. Rien ne nous empêche de
penser que Rivera aurait pu également s’inspirer de ce photographe, dont le travail aurait eu beaucoup
plus de valeur et conséquences que celui d’Eugenio Robuchon.
663
VARGAS LLOSA Mario, El sueño del celta, op. cit., p. 239.
377
TROISIÈME PARTIE
coups de fouet), en aucun cas elles ne témoignent de celles infligées aux arbres. Dans le
passage concernant Griselda, nous faisions référence à l’imaginaire symbolique de la
femme-arbre qui sera traité en profondeur à la fin de ce chapitre. Ici, Silva incarne
l’image de l’homme-arbre, basée sur l’analogie des blessures, mais dans un déséquilibre
en faveur de l’humain, malgré les mots de Silva.
Cette séquence, qui contient des échos des séquences précédemment citées, est le
reflet des images rapportées en Europe de ce conflit entre l’homme blanc, les indigènes et
l’arbre d’hévéa. Cet effet de versatilité qu’apporte la photographie pour montrer une
réalité paraît intéresser beaucoup à Rivera. Il ne faut pas oublier que dans la première
édition de La Vorágine en 1923, trois photos apparaissent dans le livre :
A fin de que nadie viese su relato como una invención, Rivera añadió el
fragmento de una supuesta carta de Cova y enmarcó la acción dentro de un
prólogo y un epílogo que firmó con su nombre. No satisfecho con la
autenticidad que podían conferirle tales piezas añadió tres fotografías. La
primera que se ve es una imagen del autor en años pasados: "Arturo Cova,
en las barrancas de Guaracú -Fotografía tomada por la madona Zoraida
Ayram". La segunda muestra a un cauchero, que hace una incisión en el
árbol - y no se refiere a ningún personaje en particular. La tercera se
presenta como foto auténtica del cauchero Clemente Silva, y es otro ángulo
de la escena anterior664.
Il est capital pour Rivera de donner du crédit à son histoire, insistant pour montrer
que tout ce qui est raconté dans le cadre fictionnel repose néanmoins sur de nombreux
faits réels et se doit d’être lu comme tel, comme le remarque très justement Andrea
Vergara, spécialiste des études littéraires de la Universidad Nacional de Colombia :
664
PACHECO José Emilio, « ¿Quién es Arturo Cova? », in Revista de la Universidad de México, Marzo
1964, p. 19-22.
665
VERGARA Andrea, « José Eustasio Rivera: la novela de la realidad colombiana », razónpublica.com,
22/06/2014. Dans le cadre des commémorations des quatre-vingt-dix ans de la publication de La
Vorágine.
378
TROISIÈME PARTIE
666
Remarque importante pour comprendre la destruction environnementale.
379
TROISIÈME PARTIE
Cet éloquent ¡Lo mató un árbol! annonce déjà ¡Los devoró la selva! qui clôture le
roman, dans un parallélisme parfait tant dans la forme que dans le sens.
Ainsi la deuxième partie du roman se termine-t-elle avec le dénouement d’une des
trames principales de l’histoire. Comme nous l’avons déjà noté, La Vorágine se
caractérise par le manque notable d’images qui témoigneraient de la dégradation de la
nature. C’est dans le désespoir et la souffrance humaine qu’il convient de lire, en miroir,
la destruction environnementale. Le lecteur sait bien que toute exploitation des forêts
tropicales, toute installation d’un groupe humain dans un territoire sauvage pour
l’extraction ou l’exploitation d’un bien naturel est basée avant tout sur l’élimination d’une
partie de cet espace boisé. Celle-ci est le principe même de la destruction naturelle. Voici
comment apparaît dans LV ce déboisement, presque effacé, camouflé, par la terrible mort
sous l’arbre du fils de Silva. Cette image forte ne fait que redoubler les sentiments de
confrontation entre la nature et l’homme, enfermés dans une spirale sans fin, les
agressions des uns motivant les reproches des autres. Silva, qui se présente lui-même dans
le prochain passage comme rêveur plein d’espoir, homme pacifique par nature, finit par
agresser la nature et, à travers cet acte, nourrir le système représenté par les señores del
caucho.
La première phrase du paragraphe est très explicite dans le sens où Silva remarque
le fait que l’arbre est un être vivant, et qu’en conséquence il peut souffrir. Silva veut
renverser cette situation, et retourner l’objet avec lequel il blesse l’arbre contre lui-même.
Il veut se punir de son inaction, de sa cupidité et de son incapacité à racheter la mort de
son fils, dont il vient d’apprendre la nouvelle. Comme partout dans les passages consacrés
380
TROISIÈME PARTIE
à Clemente Silva, l’imaginaire judéo-chrétien est très présent : les pièces de monnaie,
symbole de trahison, l’image du rachat et l’extrême sentiment de culpabilité. La
souffrance du non-humain est à nouveau subordonnée et tributaire de celle de l’humain.
Rivera, à travers les mots de Silva, décrit les attaques que subissent les arbres, assume
leur condition d’êtres vivants capables de ressentir la douleur, mais cette présence reste
toujours dans le texte très mitigée, comme effacée par l’insondable et brutale souffrance
physique et morale (desprecios y vejaciones) des hommes.
Nous parlions un peu plus haut de la destruction de la forêt liée au fait d’abattre
des arbres, en référence à la mort du fils de Clemente. La scène des tambochas traite
également de façon explicite et puissante de destruction de la nature, ces fourmis
ravageant tout ce qui se trouve sur leur passage, incluant les arbres.
Rappelons que Horacio Quiroga, déjà en 1917, dans son récit La miel silvestre,
nous montrait une invasion de fourmis carnivores appelée corrección (Ecitoninae) : « No
hay animal, por grande y fuerte que sea, que no huya de ellas. Su entrada en una casa
supone la exterminación absoluta de todo ser viviente, pues no hay rincón ni agujero
profundo donde no se precipite el río devorador667. »
Dans ce phénomène de mouvement des grandes masses de fourmis, le vecteur
dévastateur que nous montre LV est la nature elle-même.
Avispas sin alas, de cabeza roja y cuerpo cetrino, se imponen por el terror
que inspira su veneno y su multitud. Toda guarida, toda grieta, todo
agujero; árboles, hojarascas, nidos, colmenas, sufren la filtración de aquel
oleaje espero y hediondo, que devora pichones, ratas, reptiles y pone en
fuga pueblos enteros de hombres y bestias. (LV : 303-304)
La nature est un loup pour la nature et pour l’homme : voici l’image forte conférée
par cette séquence où la vague de fourmis s’infiltre pour tout dévorer et détruire. Une
vague (filtración, oleaje) porteuse de destruction par sa présence et par l’obligation de
fuir du reste de la faune et des humains. La destruction a une origine naturelle et favorise
667
Citation complète: « […] las curiosas hormigas a que llamamos corrección. Son pequeñas, negras,
brillantes y marchan velozmente en ríos más o menos anchos. Son esencialmente carnívoras. Avanzan
devorando todo lo que encuentran a su paso: arañas, grillos, alacranes, sapos, víboras y a cuanto ser no
puede resistirles. No hay animal, por grande y fuerte que sea, que no huya de ellas. Su entrada en una casa
supone la exterminación absoluta de todo ser viviente, pues no hay rincón ni agujero profundo donde no
se precipite el río devorador. Los perros aúllan, los bueyes mugen y es forzoso abandonarles la casa, a
trueque de ser roídos en diez horas hasta el esqueleto. Permanecen en un lugar uno, dos, hasta cinco días,
según su riqueza en insectos, carne o grasa. Una vez devorado todo, se van. » in QUIROGA Horacio,
Cuentos, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 2004 [1917], p.82-83.
381
TROISIÈME PARTIE
la construction dans le texte des compositions de lieu de panique, d’une extrême violence
où les caucheros reclus dans les barraques hurlent au seul mot de ¡Tambochas !, et se
jettent dans le fleuve accrochés à leurs balles de gomme (bolones de goma). Ces paquets
artisanaux de latex fumés et compressés, représentant pour eux une espèce de passeport
dans la forêt équivalent à une somme d’argent, sont le résultat de leur travail et leur seule
raison de vivre dans la forêt, mais aussi, transformant l’image métaphorique en réalité, la
bouée pour flotter dans les eaux tumultueuses. Cette gomme, produit de leur souffrance,
est également le moteur principal de la trame, à peine évoquée directement mais présente
en arrière-plan dès la deuxième partie du récit. La souffrance de l’arbre et celle du
cauchero sont empaquetées/enserrées dans ces balles prêtes à partir en Occident.
Nous avons montré jusqu’à ici comment, dans LV, la nature subit les effets directs
et indirects de la présence humaine liés au processus d’exploitation de ressources
naturelles (dans ce cas, l’hévéa) : exploitation directe de la ressource naturelle (l’hévéa),
et conséquences collatérales de cette exploitation, coupe d’arbres et présence massive des
humains. Cependant, nous avons pu constater que le texte met en rapport direct la
souffrance de l’humain (agent essentiel dans le processus d’exploitation) et celle du non-
humain.
Silva, voix essentielle dans le texte et double de Cova-narrateur, évolue au fur et
mesure que ses explications avancent. Après la Oda a la selva, le lecteur connaît déjà le
but de l’expédition et la narration a déjà développé en grande partie les terribles
conditions de vie et de travail des caucherías, et ce faisant, exposé les conséquences
dévastatrices sur la nature. Silva, une fois libéré de l’insoutenable doute concernant le
destin de son fils, aura pour seul objectif de récupérer les os de ce dernier. Son discours
paraît alors s’ouvrir vers son environnement naturel : Trahi par l’humain (los Señores del
caucho) et par le non-humain (l’arbre), son discours devient moins descriptif et tente de
sonder l’origine de toute cette destruction.
Apparaissent alors dans le roman des passages où la nature sauvage est décrite,
faisant preuve d’une empathie évidente :
Nadie ha sabido cual es la causa del misterio que nos trastorna cuando
vagamos en la selva. Sin embargo, creo acertar en la explicación:
cualquiera de estos árboles se amansaría, tornándose amistoso y hasta
risueño, en un parque, en un camino, en una llanura, donde nadie lo
sangrara ni lo persiguiera; más aquí todos son perversos, o agresivos, o
hipnotizados. En estos silencios, bajo estas sombras, tiene su manera de
382
TROISIÈME PARTIE
combatirnos: algo nos asusta, algo nos crispa, algo nos oprime, y viene el
mareo de espesuras, y queremos huir y nos extraviamos […]. (LV : 294)
668
« En transmettant les signaux d’un arbre à une autre par ses ramifications, il concourt à l’échange
d’informations sur les insectes, la sécheresse du sol ou tout autre danger. Aujourd’hui, les scientifiques
parlent même de « Wood-Wide-Web » pour évoquer l’activité de ce réseau forestier ». WOHLLEBEN
Peter, La vie secrète des arbres, op. cit., p.23. Concernant l’avis scientifique sur la « Wood-Wide-Web »,
voir les sites spécialisés http://www.scienceo.fr/le-wood-wide-web-ou-petite-lecon-dintelligence-
collective/ et https://trustmyscience.com/wood-wide-web-reseau-mondial-microbes-connecte-arbres-
cartographie/
383
TROISIÈME PARTIE
nourrie par l’hallucination (asalto, traición, acechanza), est soulignée dans le texte par la
synesthésie de la fin du fragment. La fuite demeure la seule issue.
Silva déplore la situation de l’arbre et il va jusqu’à laisser entendre que le manque
de compréhension entre l’humain et le non-humain rend la situation insoutenable pour les
deux. Trois quarts de siècle plus tôt, Henry David Thoreau évoquait déjà cette
psychologie sous-tendant les rapports entre l’humain et le non-humain. Rappelons que
pour Thoreau et pour son ami et contemporain transcendentaliste Emerson (ainsi que
pour Rivera bien entendu), les termes d’écologie et d’environnement n’existaient pas
encore, quand ils vivaient en voisins dans le village de Concord, près de Boston669. On
trouve dans le récit de Silva quelques échos de réflexions de Thoreau sur les paisibles
forêts des Appalaches, une fois mise de côté l’atmosphère tropicale, très éloignée de
l’image placide du bois du Massachussetts. Dans le court récit de son journal, qui dégage
grâce à son ton aimable un air d’innocence, presque de candeur par rapport au texte de
Rivera, nous trouvons l’écho inversé du rapport à l’arbre dans LV, c’est-à-dire la
description de comment serait l’arbre dans « un parque, en un camino, en una llanura,
donde nadie lo sangrara ni lo persiguiera. » (LV : 294) :
Voici venu le temps des châtaignes ! Une pierre lancée contre un arbre le
secoue et les fait pleuvoir sur la tête et sur les épaules ! Mais je ne puis
trouver d’excuse pour l’usage d’une pierre. Il n’y a pas d’innocence ni de
justice à maltraiter ainsi l’arbre qui nous nourrit. Ce qui me trouble, ce
n’est pas la pensée qu’en abrégeant la vie de l’arbre, je ne jouirai pas
longtemps de ses fruits. Non, je suis poussé à une pensée plus honnête, par
des motifs de pure humanité. Je sympathise avec l’arbre et voilà que j’ai
levé une pierre à son encontre, tel un voleur pas tout à fait capable de
commettre un meurtre. Je crois bien que je ne le ferai plus. Des offrandes
comme les siennes devraient être reçues non seulement avec
reconnaissance, mais aussi avec une bonne dose d’humilité. L’arbre dont
nous convoitons les fruits ne devrait pas être soumis à de trop rudes
secousses670.
H.D. Thoreau admire, Silva craint, mais tous deux s’inscrivent dans la même
dynamique dans laquelle la nature acquiert le statut d’être vivant sensible. Arrêtons-nous
669
« Emerson et Thoreau nous intéressent à un autre titre. Ils ont été en plein milieu du XIX e siècle, parmi
les premiers à découvrir les écritures sacrées de l’Orient : Zoroastre, Lao-Tseu, Confucius, la Bhagavad
Gîta, et à les mettre en relation avec notre pensée occidentale. Lorsqu’il part faire une retraite de deux ans
dans les bois de Walden, Thoreau emporte avec lui deux livres : Homère et la Bhagavad Gîta. Là, au bord
du célèbre étang, il pratiquait le yoga, et nous avons dans Walden, le premier écho de la résurgence de
l’antique science dans les temps modernes ». FLACK Micheline, « Thoreau, les arbres et nous », in Revue
Énergie Vitale, n° 6, Mai-Juin 1981. Traduction de l’auteur.
670
THOREAU Henry David, Journal, New York, The Library of America, 1855.
384
TROISIÈME PARTIE
ici un instant sur le constat marquant l’évolution de Silva qui va non seulement constater,
mais porter un jugement sur les dégâts commis dans l’Amazonie, quant aux générations
futures, sentence qui dénote une conscience environnementale avant l’heure :
671
Le balata ou balata franc (Manilkara bidentata) est un arbre originaire des forêts tropicales d’Amérique,
en particulier du Plateau des Guyanes. Il peut atteindre jusqu’à 45 mètres de hauteur. Le balata est
recherché pour son bois et pour son latex. Source : Revue de Botanique Appliquée et d’Agriculture
Tropicale, Paris, n°12, 1932.
385
TROISIÈME PARTIE
idée ou d’une personne) paraît contradictoire672. Le paragraphe est à la fois une critique et
une exaltation de l’exploitation, mais aussi de la destruction. De ce combat où s’opposent
nature/culture (connaturalizado vs wínchester/machete) et héroïsme/forces de destruction
(paladín et epopeya vs destrucción et piratas), sort vainqueur l’homme, dont le malheur
justifie à lui seul la dégradation de l’espace naturel, si regrettable soit-elle. Pour ce faire,
il faut auparavant exalter le malheur des caucheros et, s’ils sont effectivement présentés
comme agents destructeurs, il faut montrer que cela se fait malgré eux. Les contradictions
ne sont qu’apparentes parce qu’en perdant conscience (despojándose de la conciencia),
les hommes vont pourvoir prendre les armes (wínchester et machetes) contre eux et
contre la nature, vont justifier la destruction au titre qu’elle serait le seul moyen d’exister,
et vont convertir la terrible aventure de l’extraction du latex en une épopée, et faire ainsi
du pirate un héros. C’est d’ailleurs ainsi que Horacio Quiroga qualifiera le roman du
Colombien « la epopeya de la selva » dans son article de 1927 La selva de José Eustasio
Rivera673.
L’une des éditions les plus soignées de La Vorágine, avant la parution de celle de
Montserrat Ordoñez (1995), est sans doute celle de la Biblioteca Ayacucho, datée de
1976, dirigée par Juan Loveluck674. L’effervescence liée au boom la littérature latino-
américaine des années soixante-dix constituait en effet une excellente opportunité pour
actualiser sa lecture et sa réception. Dans le prologue, Juan Loveluk insiste sur le ton de
« J’accuse » contenu dans l’œuvre de Rivera « Conviene insistir en el valor
denunciatorio, documental, de protesta, que conlleva el libro. […] su valor social
combativo, su tono de « yo confieso», su vertebración instrumental a una causa noble de
justicia en pro del expolio675 ». Le conviene insistir renvoie sans doute au fait que le
roman n’a pas été toujours considéré comme œuvre de dénonciation, plutôt jugé comme
une œuvre lyrique d’exaltation de l’univers de la forêt tropicale, ou une élégie épique sur
les mésaventures des caucheros, ou simplement comme l’une des premières novelas dites
de la selva, exaltant la force de la nature américaine, ou même une « novela de la
violencia ».
672
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, Montserrat Ordoñez, op. cit., p. 297.
673
QUIROGA Horacio, « La selva de José Eustasio Rivera » (1927) in ORDOÑEZ Montserrat (coord.), La
Vorágine, textos críticos, Bogotá, Alianza Editorial Colombiana, 1987, p. 77-81.
674
RIVERA José Eustasio, La Vorágine, Venezuela, Biblioteca Ayacucho, 1976.
675
Ibid., p. XXVIII.
386
TROISIÈME PARTIE
On perçoit chez Rivera une soif de justice qu’il n’a pu satisfaire avec la politique.
Cette lecture ne fut pas exactement la même pendant les années vingt et trente, moment
de la parution du roman. Quelques temps après la première édition de La Vorágine, Luis
Eduardo Nieto Caballero fait en 1925, dans sa chronique dans El Gráfico de Bogota, tout
un état des lieux des moments de violence qui émaillent le texte. Il conclut en disant que
«El libro de Rivera es un grito de admonición y es el sollozo de la raza vencida», Hombre
de maíz d’Asturias paraitra quelques années plus tard, en 1949. Cependant, c’est le début
de sa chronique qui a attiré notre attention : l’auteur y insiste, comme sera le cas pour la
plupart des critiques de l’époque (Luis Trigueros, Miguel Rasch Isla et Eduardo Naele-
Silve), sur les caractéristiques esthétiques et sa « forme novelesca676 ».
Dans LCV, seul le processus de destruction est abordé, non ses conséquences,
l’atemporalité imposée par la langue de son auteur agissant comme si le fait d’effacer le
temps pouvait aussi nous amener à en effacer les effets. Si Fushía perd sa peau comme
l’arbre perd son écorce, le narrateur s’intéresse peu au phénomène, plaçant la souffrance
existentielle archétypale du personnage, rongé de remords, au centre du symbole.
676
NIETO CABALLERO Eduardo, « La Vorágine » (1924) in ORDOÑEZ Montserrat (cord.), La
Vorágine, textos críticos, p. 29-35.
387
TROISIÈME PARTIE
tout cela en rapport étroit dans le roman à la Mangachería : « Con la avenida Sánchez
Cerro terminaban el asfalto, las fachadas blancas, los sólidos portones y la luz eléctrica, y
comenzaban los muros de carrizo, los techos de paja o cartones, el polvo, las moscas, los
meandros (LCV : 76) ».
L’attirance pour cet espace sauvage, quelque peu anarchique de la Mangachería,
est évidente dans le texte, c’est là où arrivent les émigrés, notamment en provenance de la
selva. Certains espaces de la ville deviennent sauvages pendant que simultanément la
forêt se civilise. Dans le premier cas, il s’agit d’une transformation du paysage
(accompagnée de dégâts dans l’espace social pour les couches populaires), alors que dans
le second, cette transformation s’accompagne d’importants dégâts dans l’espace naturel.
Dans les deux cas, on peut noter une certaine fascination pour la présence et la description
d’espace sombres, encombrés de déchets, de saleté (basura, basural, sombrío, sucio,
asquerosa et mierda), provoqués et nourris par la présence humaine.
Espace sauvage habité par les indigènes Huambisas et peuplé pour la première fois
par un Occidental du fait de l’arrivée de Fuchía et Lalita, l’île de Fuchía va devenir
l’unique lieu du roman où se réalisera l’exploitation du caoutchouc. Comme dans une
autre île du roman, celle-là métaphorique, le village des indigènes où les mères
missionnaires vont à la recherche des enfants au début du roman, l’arrivée des
Occidentaux est synonyme de transformations par leur conduite à l’égard des indigènes
mais aussi par l’arrivée des objets qui vont faire de ces espaces naturels des lieux de
commerce. L’île de Fuchía devient un magasin à ciel ouvert, un échantillon des dégâts
induits par la présence de l’homme blanc dans des espaces naturels. C’est l’île qui
388
TROISIÈME PARTIE
La nature, plus précisément les éléments naturels (vent, pluie, cours d’eau) sont,
comme c’est le cas pour La Vorágine ou Los pasos perdidos, agent de destruction : la
pluie de sable, l’arrivée saisonnière de l’eau du fleuve, les plaies mythiques évoqués dans
les passages de la construction de la Maison verte. Piura, bien qu’étant une île
métaphorique dans le désert, à l’abri des forces destructrices de la nature (animaux
sauvages ou crues du fleuve), est néanmoins très dépendante des phénomènes naturels. Le
texte insiste sur l’importance des effets du sable, qui va finir par effacer, submerger et
détruire les constructions humaines. Dans l’espace urbain de Piura, la nature est le
principal élément de destruction.
III. Le feu
389
TROISIÈME PARTIE
Le feu, très présent également dans les trois romans, a pour effet de projeter dans
le texte la présence d’un élément volatile (la fumée) qui pénètre par les fosses nasales.
Dans ce processus de destruction mentale et physique de l’homme, l’odorat joue un rôle-
clé.
Dans LV, l’arrivée dans forêt est précédée par des événements catastrophiques,
tant au niveau humain que naturel : un incendie qui va réduire en cendres el hato, ainsi
que l’espace naturel qui l’environne, et un grand orage qui va précéder également l’entrée
définitive dans la forêt. C’est ici qu’apparaît la destruction dans le roman. Quant à LPP, le
feu fait partie d’un passage initiatique important dans le roman, au fur et mesure que le
personnage s’approche de la forêt et aperçoit les flammes des exploitations pétrolières.
Nous allons donc analyser quelques séquences où le feu revêt une importante valeur
symbolique, comme par exemple celui du baptême, rituel de passage lié ici au processus
de destruction. Il faut rappeler que le feu est une réaction chimique dégageant de l’énergie
thermique et lumineuse, et qu’elle ne peut avoir lieu que si l’on réunit trois facteurs (c’est
ce que l’on nomme le « triangle du feu ») : deux composés chimiques (un combustible et
un carburant) et une source d’énergie (énergie d’activation). Ce processus s’accompagne
nécessairement de la dégradation d’une matière, qui n’est réellement visible que pour les
matières combustibles solides comme le bois par exemple. Concernant le gaz et le
liquide, seul l’abaissement de la pression et du niveau dans le contenant est mesurable
(c’est le cas pour l’extraction du pétrole des exploitations dans LPP). On trouve dans les
trois romans de notre corpus ce « triangle du feu » : le combustible (le bois tropical ou le
gaz produit par les extractions de pétrole), du carburant (l’oxygène produit par la
photosynthèse) et, enfin, l’énergie d’activation (la flamme, l’étincelle, et la main
humaine).
La poétique et l’épistémologie contemporaine se sont nourries des études liées
à la symbologie du feu. En parcourant le dictionnaire mytho-hermétique d’Antoine-
Joseph Pernety (1758), nous pouvons constater que ce symbolisme est esquissé par une
série de qualificatifs, mal reliés entre eux, qui met bien en évidence l’alchimie :
lumineux, doux, chaud, ardent, digérant, sec, brûlant, et même humide. Si l’on
examine ensuite ce que Pernety appelle « les compléments indirects du feu », nous
retrouvons la même pluralité : forge, cuisine, incinération, coction, fusion, crémation,
briquets à piston, à friction, à percussion. Il s’agit d’éléments représentant les outils de
l’action, la plupart de fois violente, nécessaire pour provoquer l’énergie pour la
combustion, ici tous d’origine humaine.
390
TROISIÈME PARTIE
Deux siècles plus tard, Gaston Bachelard, dans son ouvrage La Psychanalyse
du feu (1938), esquissait pour la première fois une étude se référant aux « structures
permanentes de la rêverie du feu » : derrière l’apparente homogénéité de cet élément
qui permet sa conceptualisation, se cache une « mensongère unité de l’élémentarisme
du feu ». C’est à juste titre que la découverte de ce dernier passe légendairement pour
être l’invention primordiale677. C’est surtout l’axe du feu fulgurant défini par Gaston
Bachelard qui nous intéresse pour l’étude de notre corpus. Parce que le feu fulgurant se
situe dans l’univers des structures héroïques et est le symbole de la purification, du
changement radical, du baptême, comme nous le notons surtout pour La Vorágine et
Los pasos perdidos. On passe facilement de l’une à l’autre de ces deux caractéristiques
divergentes que sont la chaleur et la fulgurance grâce au symbolisme intermédiaire de
la naissance. En effet, la naissance à la lumière devient ici la renaissance, le baptême
par le feu. Cova et le personnage-narrateur de LPP vont naître à cette lumière, l’un
après l’incendie de el hato et l’autre à mesure qu’il s’approche de la forêt et voit les
flammes des exploitations pétrolières. Dans les deux cas, c’est dans ces passages
d’approche de la forêt, et en présence du feu, qu’ils découvrent que leurs compagnes
sont enceintes.
Le feu est culturellement genré en mâle. Ainsi, en Chine, il est le support du
principe yang, le principe mâle, et la flamme est l’érection. Rappelons que l’apparition
des flammes dans LV et LPP ont une relation directe à deux moments de virilité
importants dans les romans, la concurrence entre Cova et les hommes de Barrera dans el
hato et les premières approches du personnage de LPP à Rosario. La fulgurance de la
foudre et les flammes renforcent encore ce dernier caractère. Dans les mots de Gilbert
Durand, le feu est investi de
677
Pour en témoigner, remarquons la remarquable lignée continue des ouvrages consacrés par les
anthropologues à ce thème, depuis le livre classique de J. G. Frazer, Mythes sur l’origine du feu
(Myths of the Origin of Fire, 1930), jusqu'à la série des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss (Le
Cru et le Cuit, 1964 ; Du miel aux cendres, 1966), en passant par Forgerons et alchimistes (1956) de
Mircea Eliade.
678
DURAND Gilbert, https://www.universalis.fr/encyclopedie. Consulté le 15/08/2019.
391
TROISIÈME PARTIE
Ainsi, le Feu est l’élément purificateur par excellence. Le mot grec pyro qui
désigne le feu est de la même racine que l’adjectif latin pur-us, pur. Et selon Monique
Pietri dans « Le symbolique du feu » : aucune étymologie ne nous semble aussi éloquente
que celle-là. Le Feu dévore non seulement les souillures physiques mais aussi les
souillures morales, car il est de nature quasi immatérielle, proche voisine de l’âme ou de
l’essence divine. La mort par le feu libère l’être de tous les vestiges de « Karma » des
âges antérieurs. Elle est le plus sûr mode de délivrance679.
C’est dans LV ou sans doute le feu brûle pour détruire mais aussi pour avancer un
autre espace ; parce que le feu
Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi
nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au
Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et
apocalypse. […] Il est bien-être et il est respect. C’est un dieu tutélaire et
terrible, bon et mauvais. Il peut se contredire : il est donc un des principes
d’explication universelle680.
679
PIÈTRE Monique, « Le symbolique du feu », in La revue de deux mondes, 2016 /11, p. 62.
680
« Le feu est ainsi un phénomène privilégié qui peut tout expliquer. Si tout ce qui change lentement
s’explique par la vie, tout ce qui change vite s’explique par le feu. Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est
intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la
substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la
haine et la vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi
nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est
douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. Il est plaisir pour l’enfant assis sagement près du foyer ; il
punit cependant de toute désobéissance quand on veut jouer de trop près avec ses flammes. Il est bien-être
et il est respect. C’est un dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais. Il peut se contredire : il est donc un des
principes d’explication universelle. » in BACHELARD Gaston, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard,
1992 [1949]. [en ligne, consulté le 16/09/2019] Disponible sur https://gastonbachelard.org/wp-
content/uploads/2015/07/psychanalyse_du_feu.pdf.
392
TROISIÈME PARTIE
681
Cette tuerie d’une violence extrême a réellement eu lieu en 1913 à San Fernando de Atabapo,
évènement très mal documenté. Source: GONZÁLEZ Edgardo, Caracas, Historia del Territorio Federal
Amazonas, Ediciones de la Presidencia de la República, 1984, p. 174.
393
TROISIÈME PARTIE
Dans Los pasos perdidos, les deux passages de destruction, celui de la Valle de las
llamas (LPP : 124) ainsi que celui de la ville en ruines (LPP : 141-145), se situent dans
l’espace de transition vers ce que le narrateur-personnage appelle la vraie forêt. Comme
c’est le cas pour LV, le texte expose une situation où la nature se trouve envahie par une
présence destructive, principalement celle de l’exploitation de pétrole. Pour Carpentier, la
ville en flammes, surgie en quelques semaines autour de la source de pétrole, apparaît
comme quelque chose de prodigieux :
Carpentier renvoie ici à une réalité et à un moment historique bien concret dans le
Venezuela contemporain. Il fait référence à l’exploitation des réserves de pétrole de la
Ceinture de l’Orénoque, zone située dans le nord du bassin de l’Orénoque vénézuélien,
les premières exploitations datant de l’année 1904682. À partir de 1944, en conséquence
des demandes de pétrole dues à la Seconde Guerre mondiale, se multiplient les
concessions et l’État vénézuélien devient un fournisseur majeur des Alliés. La demande
continua jusqu’à 1950, du fait cette fois-ci de l’augmentation vertigineuse de ventes de
voitures aux États-Unis et, par conséquent, de la demande de pétrole.
Apparaît donc cette exploitation fondamentale pour l’économie vénézuélienne,
dans un fragment où Carpentier montre une admiration bien évidente pour le prodige de
la technique humaine, malgré de rapides références à ses conséquences
environnementales : « Sobre una llanura pelada, era un vasto bailar de llamaradas que
restallaban al viento como las banderas de algún divino asolamiento (LPP : 125) ». Cette
llanura pelada sera la seule référence directe et explicite de tout le roman aux effets de la
main de l’homme sur le paysage en ce qui concerne la disparition de la forêt. Cependant,
Carpentier va mettre toute la force descriptive de sa plume au service de la description à
682
Sources déjà remarquées par Humboldt en 1799 « En las obras de Humboldt se mencionan diversos
menes de petróleo, varios de ellos sólo por noticias recibidas de otros, si bien describe uno visto por él en
la península de Araya: […] Ni Humboldt, ni otros viajeros del siglo XIX, llegaron a imaginar la gran
importancia que alcanzaría el petróleo en el mundo moderno y la vasta riqueza de este producto mineral
contenido en el subsuelo de las diversas regiones del país, entre otras en el este de Anzoátegui que
recorrió a su regreso del Orinoco ». URBANI Franco «Alejandro de Humboldt, 1799-1800. El primer
geólogo», in Revista Geográfica Venezolana, 2005, p. 267-281.
394
TROISIÈME PARTIE
395
TROISIÈME PARTIE
396
TROISIÈME PARTIE
I. Quelle préservation ?
Selon le CNRTL, préserver, c’est mettre une personne, et par analogie tout être
vivant, à l’abri d’un danger, d’un mal physique ou moral. C’est aussi mettre quelque
chose à l’abri d’une (cause d’) altération, la soustraire à la destruction et à l’oubli.
La difficulté apparaît au moment où le bien à préserver est innombrable ou
imprécisable par l’homme, comme c’est le cas des bien naturels amazoniens683 et, plus
généralement, des ressources naturelles comme l’air, l’eau, la végétation. D’une certaine
manière, le fait de compter les incendies de l’été 2019 par dizaines de milliers en
quelques mois, et de continuer à voir pourtant de vastes surfaces de forêt vierge, banalise
l’effet de cette destruction. On est là face à la question du rapport de l’Homme à l’infini,
car c’est le plus souvent ainsi que sont considérés les biens naturels.
Dans notre corpus, c’est naturellement cette vision qui prédomine684. Si certains
personnages font preuve d’une sensibilité envers l’environnement, comme Clemente
Silva et Estébanez Ramirez dans La Vorágine, ou el Adelantado dans Los pasos perdidos,
cela ne se traduit néanmoins pas par la mise en œuvre d’une quelconque stratégie de
préservation. En effet, au même titre que la destruction qui repose sur un certain degré de
systématisation, largement déployée dans les romans comme nous venons de le voir, la
préservation contient une idée d’intentionnalité plus ou moins prononcée de protéger dans
un cadre systématique d’un danger potentiel.
683
Quantifier avec précision la déforestation ou d’autres éléments environnementaux en Amazonie est
extrêmement difficile : certaines zones n’ont pas ou peu de couverture par satellites, d’autres sont très
éloignées ou peu étudiées et certaines données nationales sont volontairement falsifiées… C’est pour cette
raison que depuis quelques années, certains militants écologistes ont opté pour des campagnes ciblées sur
la comparaison permettant de mieux quantifier, par exemple, la déforestation : « En forêt d’Amazonie,
l’équivalent de deux mille terrains de football disparaît chaque jour » (source : Reporterre, 13/06/2014,
disponible sur https://reporterre.net) ou plus récemment « L’équivalent d’un terrain de foot disparaît
chaque minute en Amazonie » (source : Le Soir, du 6/07/2019, disponible sur LeSoir.be).
684
Rappelons ici que nous n’émettons évidemment aucun jugement moral sur les positions
environnementales des auteurs étudiés, d’autant que la situation écologique de l’Amazonie à leur époque
n’a aucune commune mesure avec celle que nous connaissons aujourd’hui, ni en termes de connaissances,
ni en termes de réalité : par exemple, d’après la FAO, entre 1492 et 1970, 1% de la forêt amazonienne a
été détruite. Entre 1970 et 2005, cette même forêt s’est réduite de 14 %. Et depuis 2005, ce phénomène
s’est largement accentué. Source : FAO. Voir notamment le tableau « Changement dans l’étendue des
forêts et des autres terres boisées 1990 – 2005 ». URL : http://www.fao.org/forestry/32033/fr/.
397
TROISIÈME PARTIE
La préservation suppose l’action, passive ou active, idées que nous avions déjà
développées dès le premier chapitre de ce travail. En effet, les sociétés humaines
modèlent leurs paysages en traduisant des volontés propres à l’humain. Elles agissent,
volontairement ou non, sur le paysage et avec le paysage. La nature devient paysage par
le prisme du regard humain, action passive ou contemplative (comme l’ont illustré
Thoreau et les transcendentalistes685) ou, au contraire, active, qui le plus souvent mène à
la destruction comme dans les trois œuvres étudiées.
L’action passive – l’agir avec – est celle du narrateur qui transcrit sur papier ce
qu’il voit. Dans LPP, l’œil du personnage-narrateur transforme par exemple les
ancestrales entités rocheuses isolées de la Savane en paysage parce qu’il veut ou ressent
le besoin vital de le raconter cette nature.
L’agir sur est omniprésent dans les trois romans qui se caractérisent par le
mouvement, flux pris à la fois dans sa dimension individuelle qui transforme la nature en
paysage et dans sa dimension sociale qui la mue en territoire.
Préserver un milieu naturel aussi fragile que la selva amazonienne est très souvent
lié à l’idée d’isolement et d’éloignement des effets de la présence massive des humains,
considérés comme vecteurs de destruction. Nous savons l’importance de l’idée de lieu et
d’interaction des éléments naturels dans toute étude écocritique, les deux constituant les
axes centraux de l’étude écologique d’un texte.
Ces deux mots-clés d’isolement et d’interaction se manifestent naturellement dans
les îles métaphoriques ou réelles ponctuant notre corpus, qui subissent tour à tour l’action
passive et active de l’Homme. L’île est par essence un lieu isolé par sa condition d’oikos
hors de l’espace et du temps, et constitue l’espace idéalement vierge où se réfugier et
construire une nouvelle société. Depuis l’Atlantide, cette île gigantesque évoquée par
Platon dans ses Dialogues (IVe siècle av. J.-C.), en passant par l’Utopia (1516) de
Thomas More, puis aux îles Solentiname du poète nicaraguayen Ernesto Cardenal686, la
littérature a aidé à la construction intellectuelle des espaces préservés et sociétés
685
Sur l’idée d’agir avec et agir sur : Voir I,4.1.
686
. Né en 1925 au Nicaragua, le poète mystique et révolutionnaire Ernesto Cardenal, prêtre et ancien
ministre du gouvernement sandiniste, fonda dans les années 1970 une société monastique utopiste, qui
perdure aujourd’hui, à Mancarrón, la plus grande des Îles Solentiname, situées dans le lac Nicaragua. Il y
écrivit El Evangelio de Solentiname dont l’inspiration est proche de la Théologie de la libération. Les îles
sont un motif récurrent de son œuvre, comme en témoigne le titre de la deuxième des trois parties qui
composent ses Mémoires entreprises à partir de 1998 : Les Îles Étranges. L’écrivain argentin Julio
Cortázar situe l’un de ses récits fantastiques, L’Apocalypse de Solentiname, dans cet archipel. Source : site
des éditions L’Harmattan, qui édite son œuvre traduite en français, sur https://www.editions-harmattan.fr/.
398
TROISIÈME PARTIE
utopiques autour des îles. Rappelons que malgré l’éminente condition continentale de
l’Amérique, c’est dans sa partie insulaire que les utopies révolutionnaires ont trouvé le
meilleur espace d’expression politique, telles les révolutions cubaine et haïtienne par
exemple687.
Outre ces récits centrés sur la figure de l’île, cette valorisation de l’insularité a
favorisé une littérature où l’auteur institue l’espace géographique en territoire isolé du
reste, comme dans Comala de Juan Rulfo, Macondo de Gabriel Garcia Márquez, ou bien
le comté de Yoknapatawpha, figure récurrente de l’œuvre de William Faulkner688, qui a
tant influencé Mario Vargas Llosa689 entre autres.
Dans les trois romans étudiés, de nombreux lieux sont ainsi traités par la mise en
exergue de leur abord difficile et parfois périlleux, ceci à cause de leurs caractéristiques
naturelles ou de phénomènes liés à l’orographie : les rapides (ou pongos de Manseriche)
du Marañón peu avant de Borja, les structures rocheuses (ou Tepuys) qui forment à la fois
un obstacle et un bouclier de protection et un repère vital, ou le désert (et sa pluie de
sable) qui entoure la ville de Piura : Iquitos690 (joignable encore aujourd’hui uniquement
par bateau ou par avion), Borja, Piura, l’île de Fushía, Santa María de Nieva, la Maporita
et le reste des hatos dans les plaines, les caucharías et Santa Mónica de los Venados sont
autant d’espaces aux frontières desquelles butent les personnages.
Dans LCV, nous sommes constamment face à la fuite en avant : par exemple celle
de Fushía, qui pour se préserver, décide de s’installer sur une île ; ou celle de Don
Anselmo qui, fuyant son passé, trouve un sens à sa vie dans Piura, ville présentée comme
687
L’insularité de certains territoires du continent explique bien des choses concernant ces événements.
Rappelons que Cuba, les Philippines et Puerto Rico, trois îles, furent les trois derniers territoires à obtenir
l’indépendance de l’Empire espagnol. Tout comme le fait qu’Haïti fût le premier pays au monde à établir
une République noire suite à une révolte d’esclaves. En effet, la révolution haïtienne marqua la première
révolte d’esclaves réussie du monde moderne qui déboucha sur l’abolition de l’esclavage sur l’île en
1793, avant l’année suivante d’être élargie à l’ensemble des colonies françaises. Haïti obtint son
indépendance en 1804. Source : ROUPET Catherine-Eve, Histoire d’Haïti. La Première République noire
du Nouveau Monde, Paris, Perrin, 2011.
688
Yoknapatawpha est un lieu fictif, créé pour les besoins de son œuvre par l’auteur américain William
Faulkner (1897-1962). Ce comté imaginaire de l’État du Mississippi, pays plat et fertile dont le nom
assemble deux mots indiens, inspiré du comté de Lafayette, Mississippi, est l’incarnation du passé sudiste.
De 1929 à 1973 il apparaît d’une manière très récurrente dans la plupart de ses récits. Source : KARL
Frederick L., William Faulkner, Paris, Gallimard, 1994.
689
« Sin la influencia de Faulkner no hubiera habido novela moderna en América Latina ». VARGAS
LLOSA Mario, El viaje a la ficción, ensayo sobre Juan Carlos Onetti, Madrid, Alfaguara, 2008, p. 82.
690
Joignable encore aujourd’hui uniquement par bateau ou par avion.
399
TROISIÈME PARTIE
une île métaphorique. Plusieurs personnages tels Lalita, Bonifacia et Lituma font des
allers retours entre Iquitos et la côte (Piura), dans une logique de fuite mais aussi quête de
prospérité.
Dans La Vorágine, nous trouvons également une série d’espaces isolés (les
hatos691), dans la plaine, mais en interaction entre eux du fait de l’activité liée au bétail.
Ces espaces incarnent l’espoir, celui de pouvoir gagner sa vie grâce à la promesse de
travail dans les caucherías, espaces également reclus bien que reliés au sein du vaste
système d’exploitation mis en place par les Señores del caucho.
a. L’île utopique.
La définition que nous retiendrons ici pour l’utopie est celle donnée par le
CNRTL : il s’agit d’un système de conception idéaliste des rapports entre l’Homme et la
société, qui s’oppose à la réalité présente et travaille à sa modification. Ce sont également
toutes les idées qui participent à la conception générale d’une société future idéale à
construire, généralement jugées chimériques car ne tenant pas compte des réalités, qui
appartiennent au domaine du rêve, de l’irréalisable.
L’utopie, nous dit Paul Ricœur, est l’expression de l’imaginaire social : « Elle est
à la fois projection poétique et revendication critique, un exercice de style suggérant un
ailleurs, ‘qui est aussi un nulle part’ ou ‘un autre temps’692 ».
Ce « nulle part » et cet « autre temps » désignent un temps hors du temps, un
exercice de style dans lequel les fleuves et le temps cessent de s’écouler (c’est le cas de
Fushía sur l’île du Santiago), ou alors un temps à venir, toujours radieux et bienheureux
(c’est celui de Santa Mónica de los Venados). En reprenant les termes employés par
Cioran, il existe une « mécanique de l’utopie », qui mise sur l’avenir, l’assimilant « au
691
Les hatos sont des fermes paysannes généralement destinées à l’élevage de tous types de bétail. Le terme
désigne les hameaux paysans par extension.
692
RICŒUR Paul, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », in Du texte à
l’action. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1986, p. 388.
400
TROISIÈME PARTIE
surgissement d’un tout autre temps à l’intérieur du temps même693 ». Cette double
mécanique est en jeu dans LCV dans ces deux îles : la survie liée à la fuite d’une vie de
malheur dont Fushía espère qu’il va prendre fin sur l’île du Santiago (rupture avec le
passé), et l’espoir de construction d’un nouveau monde sur l’île métaphorique de Santa
Mónica de los Venados (projection vers l’avenir).
Citons un extrait d’un texte d’Ernesto Cardenal en référence à ces îles utopiques,
court passage qui illustre plusieurs aspects de l’idée d’Utopie, notamment l’idée de Terre
promise ou de Paradis perdu par sa condition d’espace isolé et hors du temps :
Solentiname estaba fuera de las rutas del progreso y fuera de las rutas del
transporte y fuera de la historia, y hubiera estado fuera de la geografía si
esto hubiera sido posible. Fuera de la historia lo estuvo a pesar de que en
siglo XIX un joven indio de Solentiname fue sacado de allí y educado por
un misionero y llego a ser jefe de Estado694, conocido como el Indio
Núñez695.
Cette figure d’île utopique n’est pas sans rapport avec le concept de phalanstère,
lieu de vie communautaire conçu au début du XIXe siècle par Charles Fourier (1810-
1889) et qui a connu un certain succès en Amérique latine696. Comme nous allons
l’évoquer plus bas, nous pouvons voir des échos en négatif de ces îlots sociétaux
utopiques auraient un écho dans les colonies des caucheros dans l’Amazonie du début du
XXe siècle. Dans LV, ces collectivités de seringueiros, hommes et femmes en quête d’un
bonheur économique dans les caucherías auront quelques points en commun, bien que
diamétralement opposées, avec les communautés utopiques. La Maporita située dans la
grande plaine pourrait également se placer dans cette logique d’espace isolé et autonome.
693
CIORAN, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, p. 113.
694
Médecin et homme politique nicaraguayen d’origine indigène né sur l’île de Solentiname, José Núñez
(n/d) fut chef d’État entre 1834 et 1835.
695
CARDENAL Ernesto, Las insulas extrañas, Memorias II, México, Fondo de Cultura Económica, 2003,
p. 91.
696
Ce concept lié au courant du socialisme utopique, promus par des intellectuels et industriels idéalistes,
eut un certain succès en Amérique latine, notamment en Argentine et au Brésil. Citons les cas du
phalanstère du Saï fondé par le Dr Mure entre 1841 et 1843, ou de Santa Catarina dès 1841 au Brésil
(Source : BACHELET Louise, Phalanstère du Brésil. Voyage dans l’Amérique méridionale, Paris,
Agence coloniale du Brésil, 1842) ; au Pérou, la Colonia Los Buenos Aires (Source : ABRAMSON
Pierre-Luc, Las utopías sociales en América Latina en el siglo XIX, México, Fondo de Cultura
Económica, 1999, p. 358) ; enfin, en Colombie, la colonie tentée par Élisée Reclus en Nouvelle Grenade
en 1851 (Source : ABRAMSON Pierre-Luc, « Élisée Reclus et l’Amérique latine », in Élisée RECLUS :
écrire la terre en libertaire, Orthez, Éditions du Temps perdu, 2005, p. 37).
401
TROISIÈME PARTIE
Concernant LCV, la notion insulaire est incarnée par différents espaces qui
s’imbriquent les uns dans les autres, dans une construction en abyme savamment
agencée : la Maison verte est un îlot dans Piura, ville-île qui représente elle-même une
portion de l’Amazonie dans le désert, à son tour isolée du reste du pays. Ces îles sont
reliées entre elles par deux personnages : Lituma et Bonifacia, dont le nom évolue au gré
de ses étapes sur ces îles métaphoriques. Fushía, quant à lui, navigue continuellement sur
le fleuve à la recherche d’un endroit préservé où se mettre à l’abri. Son voyage en quête
d’une vie meilleure construit néanmoins un parcours de destruction. Cependant, Don
Anselmo et lui seront les seuls personnages qui seront capables de construire une
structure isolée et indépendante, la maison close dans le cas de Don Anselmo et le
système de contrebande sur l’île dans celui de Fushía. Rappelons que c’est sur l’île du
Santiago que Fushía trouve le seul moment de calme et de stabilité dans la narration.
C’est cependant dans LPP que nous allons trouver le plus d’indices de cette
construction intellectuelle et physique d’un espace utopique. Le roman de Carpentier se
caractérise en effet par un cheminement où, comme dans LV, se constitue peu à peu un
groupe humain qui s’agglutine autour de son membre fondateur, quelqu’un venu de
l’extérieur, incarnant la une culture occidentale.
Tant dans LV que dans LPP, plusieurs éléments nous invitent à lire certains
parallèles entre l’arrivée des Espagnols en Amérique et le parcours accompli au fil des
deux récits dont l’un lié à la destruction et l’autre à la colonisation. En effet, l’imaginaire
de la découverte de l’Amérique est très présent dans l’idée d’utopie.
Les Espagnols ne sont pas tant allés acquérir des notions nouvelles que
vérifier d’anciennes légendes : les prophéties de l’Ancien Testament, les
mythes gréco-latins comme l’Atlantide et les Amazones ; à cet héritage
judéo-latin s’ajoutaient les légendes médiévales comme l’Empire du prêtre
Jean et l’apport indien : l’El Dorado, la Fontaine de Jouvence697.
697
Cité par MAHN-LOT Marianne, La découverte de l’Amérique, Paris, Flammarion, 1970, p. 90.
402
TROISIÈME PARTIE
Coronado part à la recherche de « l’Île des sept cités698 » pendant deux années jusqu’aux
confins du Colorado ; au Pérou, les Conquistadores sont en quête du « pays de la
cannelle ». La quête de l’El Dorado et la possible rencontre avec les Amazones
alimenteront également les ambitions et les rêves.
Pendant le Moyen Âge, l’Église monopolise pour des raisons évidentes le Mythe
de la Terre Promise. Mais avec la Renaissance et la découverte du Nouveau Monde,
l’Europe découvre un monde où tout est à faire (d’un point de vue européen, bien
entendu). Dans son article « La ciudad de Paititi », Carpentier souligne que « Desde la
Edad Media el misterio geográfico se ha visto eliminado gradualmente del Viejo
Continente […]700. » Le mythe se convertit dès lors non pas tant comme la quête d’une
Terre Promise par Dieu que comme la promesse d’une nouvelle terre qui offrirait à
l’Homme bonheur et prospérité. C’est le moment historique où convergent les légendes
bibliques, les mythes gréco-romains (Platon, Ovide et Sénèque) et d’autres nouvellement
construits, en un concept fondamental pour l’imaginaire américain : l’El Dorado pour les
Espagnols (appelé Manoa par les amérindiens natifs).
698
GAFFAREL Paul, « L’île des Sept Cités et l’île Antilla », in Actas de la 4ª reunión del Congreso
internacional de los americanistas, Madrid, 1881, (t. I), p. 198-214. [en ligne] Disponible sur
https://www.cervantesvirtual.com.
699
VELAYOS ZURDO Oscar, Historia y Utopía en Alejo Carpentier, Salamanca, Universidad de
Salamanca, 1990, p. 97.
700
CARPENTIER Alejo, Letra y solfa, Caracas, Síntesis Dosmil, 1975, p. 270. Cet article écrit en août
1954 retrace l’expédition de Sebastián Snow vers Paitit.
403
TROISIÈME PARTIE
Comme nous l’avons vu, l’île est le cadre idéal de la construction d’une utopie et
est associée à l’idée de préservation, qui se décline en des rapports néanmoins contrastés
avec l’environnement. Si l’emploi de l’île à cette fin est très explicite dans Los pasos
perdidos et La casa verde, il se révèle plus ténu dans La Vorágine.
Certains personnages principalement de LPP et LCV vont construire une stratégie
de préservation personnelle et circonscrite à leur existence diégétique dans le roman. Par
contraste, leurs actes auront des conséquences parfois destructives sur la nature. Pour
LPP, nous allons nous concentrer sur le passage de la découverte du village de el
Adelantado, ses structures et le rapport avec la nature.
404
TROISIÈME PARTIE
II. La Vorágine.
Comme nous l’avons évoqué plus haut, dans La Vorágine ainsi que dans La casa
verde, la dynamique du déplacement entre lieux séparés, soit par de longues distances,
soit par des phénomènes orographiques ou naturels, structure le récit ; associée à la
difficulté, elle génère une rhétorique, un flux d’informations pour le lecteur, car le sujet
est prégnant et ne s’improvise pas dans des espaces caractérisés par ces conditions
naturelles, surtout pour des étrangers qui ne savent pas lire la nature. Dans La Vorágine,
tout mouvement est intrinsèquement dépendant du milieu naturel comme en témoigne le
paratexte. Le prologue, qui forme part intégrante de la fiction romanesque, relie
l’existence même du livre à la survie des caucheros disparus, à leur capacité à quitter
l’épicentre de l’action dans la forêt, l’endroit où ils se sont réfugiés pour attendre l’arrivée
d’un sauveur : « Creo, salvo mejor opinión de S.S., que este libro no se debe publicar
antes de tener más noticias de los caucheros colombianos del Río Negro o Guainia […] ».
(LV : 75) Sortir de ce labyrinthe est extrêmement compliqué. L’orographie exceptionnelle
des Andes ou les eaux très agitées des affluents qui vont se jeter dans le Río Negro ou le
Marañón701 font de ces espaces un labyrinthe dont il est extrêmement difficile de
s’extirper, ce qui explique la dépendance de l’homme par rapport à ce milieu. Quant à la
grande plaine, espace qui occupe un bon tiers de la narration de LV, les personnages y
sont tout autant tributaires de la nature en ce qui concerne leurs déplacements.
701
Par exemple, les rapides (ou pongos) dans la région connue sous le nom de « ceja de la selva »,
correspondant aux provinces péruviennes d’Amazonas, l’est de La Libertad, San Martín et Huánuco.
405
TROISIÈME PARTIE
simplement un dédale de fleuves et d’espaces boisés. La trocha, i.e. la voie ouverte par la
main humaine à l’aide d’une machette, est l’une des façons de construire ce labyrinthe.
Cette idée de labyrinthe se trouve en bien des aspects confrontés à l’idée d’utopie,
et par conséquent à celle de préservation. Dans notre corpus, le labyrinthe est représenté
par tout ce qui se trouve autour de l’île, centre isolé du reste mais auquel on peut accéder
en choisissant les bons chemins. En restant sur l’île, l’homme agit avec la nature, tandis
qu’en cherchant le centre, en « construisant » ce labyrinthe au milieu de la forêt, il agit
sur la nature.
Borges définissait le labyrinthe comme un lieu « determinado y circunscripto (y
por lo tanto, finito), cuyo recorrido interno es potencialmente infinito702 ». Dans LV, les
personnages évoluent dans cette nature « déterminée et circonscrite » au cours d’un
voyage potentiellement infini vers le plus profond de la forêt en quête d’un hypothétique
centre, ce point impossible qui contient en quelque sorte tous les autres, une sorte d’Aleph
amazonienne à laquelle mèneraient tous les cours d’eau, cette île utopique où tout peut
advenir.
Nos personnages trouvent une échappatoire dans les îles mais le chemin pour y
parvenir nécessite un déplacement incessant. L’idée de labyrinthe, associée à celle de
déplacement et donc d’instabilité, est en contradiction fondamentale avec celle d’île,
espace linéaire, qui symbolise la stabilité. Le titre du roman de Rivera reflète ce
mouvement spatio-temporel perpétuel qui structure l’œuvre : vorágine est synonyme de
vortex, mouvement hélicoïdal hypnotique qui convoque l’idée d’infini et d’illusion. On
pourrait d’ailleurs interpréter le chiffre huit associé à leur arrivée à la fondation comme
l’une des métaphores employées par Rivera pour se référer à cette spirale presque infinie :
en effet, c’est le nombre de jours qu’il faudra à Cova et Alicia pour parvenir à La
Maporita : « Ocho días después divisamos la fundación » (LV : 98). Soulignons ici le rôle
stratégique de l’édifice du bâtiment de la fondation car seul un repère fixe permet
d’échapper à l’attraction du vortex et de la boucle infernale.
La Maporita, tout comme les hatos, a une fonction très marquée dans toute cette
dialectique du mouvement : les verbes d’action s’y multiplient malgré le fait que la
séquence se déroule dans l’intérieur de la maison. Le sujet dans ce premier échange entre
702
Source : ALMEIDA Iván, « Borges, o los laberintos de la inmanencia » in Borges: desesperaciones
aparentes y consuelos secretos, México, Rafael Olea Franco, 1999, p. 35-39.
406
TROISIÈME PARTIE
les nouveaux venus et les colons tourne autour de la possibilité de partir avec Barrera, el
enganchador, afin de gagner sa vie. Le constant déplacement nourrit la diégèse : dès
l’arrivée de Cova et Alicia, il faut rapporter au hato la nouvelle de leur venue, raison pour
laquelle Miguel, l’un des employés, partira la nuit même (ce qui constitue d’ailleurs le
point de départ d’une sous-trame dans la narration, puisque c’est à ce moment que
Barrera est informé de la venue des fugitifs). Nous sommes face à un jeu d’échecs dans
laquelle les pions sont déplacés entre La Maporita et les hatos où se trouvent les hommes
de Barrera.
La Maporita, tel un comptoir en lisière de la forêt, est la première des îles du
roman. Ses habitants sont obsédés par l’idée d’en fuir et les personnages de Cova et
Alicia sont face à un labyrinthe de possibilités. Finalement, Cova décide de partir vers el
hato des hommes de Barrera tandis qu’Alicia sera emmenée de force vers la forêt,
enlevée par Barrera.
Ces îles métaphoriques sont autant d’étapes avant d’entrer au cœur de la selva,
perçu comme la promesse utopique d’une vie meilleure dans un mouvement de fuite
centripète des lieux de destruction. Tous ces espaces qui précèdent la forêt sont comme
des rochers auxquels s’agripper et sur lesquels se poser avant de reprendre la route. Des
espaces protégés et protecteurs, qu’ils soient dotés d’une végétation dans laquelle se
ressourcer ou de grands espaces vides à perte de vue qui permettent d’anticiper le danger.
Dans LV, La Maporita, el hato et les casernes, lieux construits par l’Homme dans
une démarche évidente d’isolement, sont les antichambres de ceux où réside l’espoir de
gagner sa vie (les caucherías), source de concurrence qui génère nécessairement des
tensions. Afin de s’en prémunir et les contenir, il est fait usage d’armes à feu et de
violence explicite. (II.2.3). On retrouve à nouveau la dialectique préserver/se préserver.
Une fois que la narration se situe dans la forêt, ces îlots métaphoriques et
faussement protecteurs seront les lieux habités par les caucheros, les hommes et femmes
qui survivent dans des espaces parfois insalubres et soumis à la violence verbale et
physique des propriétaires. Il va s’agir d’espaces certes protégés par leur isolement mais
paradoxalement, synonyme de danger pour le groupe. Les baraques où se trouvent Alicia
et Griselda, tout au fond de la selva brésilienne deviennent l’épicentre du labyrinthe pour
le groupe de Cova et Franco. Dans cette quête, ils vont parcourir les communautés de
seringueiros, espaces très éloignés d’une quelconque idée de préservation naturelle, mais
que nous pouvons assimiler, par un jeu de miroir, à la réalité des colonies utopiques.
407
TROISIÈME PARTIE
Si le texte ne renferme pas d’exemple explicite d’espace préservé sur lequel nous
aurions pu établir une analyse comme dans le cas de l’île pour LCV et de la ville fondée
par el adelantado en LPP, le personnage de Clemente Silva peut néanmoins être associé à
l’idée de préservation.
En effet, c’est lui qui va nous raconter en grande partie la vie dans les caucherías,
dans ces espaces sociétaux créés presque de manière spontanée selon les lois de l’offre et
de la demande dans la forêt et celle du marché, ie les possibilités d’exploiter l’hévéa et la
demande internationale en caoutchouc. Il s’agit toujours de l’installation dans la forêt de
regroupements humains d’hommes et de femmes qui vont habiter dans un espace naturel
sauvage ou semi sauvage. Ils le font dans l’espoir d’améliorer leurs conditions de vie.
Ainsi créent-ils des sortes de colonies pendant une période de temps qui correspond au
temps d’exploitation du bien naturel, dans ce cas l’hévéa. Dès lors que la source est
épuisée, se produit un mouvement en masse vers un autre espace d’exploitation. Chaque
fois plus fatigués, épuisés par l’effort, les indigènes et métisses des exploitations
établissent un rapport de corrélation d’exploitation : les arbres dont ils extraient le latex
sont exploités tout comme eux le sont par les propriétaires des caucherías. Ces îlots
humains, installés de façon sommaire dans des espaces naturels extrêmement fragiles sont
l’expression de l’échec constant de sociétés précaires organisés autour d’une utopie :
l’enrichissement par l’exploitation d’une ressource naturelle finie.
Ces colonies ont une structure propre et sont régies par un ensemble de règles à
respecter qui s’apparentent à celle de l’esclavage :
Le lecteur découvre à ce moment-là quelque chose qu’il avait déjà pressenti dans
un passage étudié précédemment, le moment où Griselda montrait les photographies de ce
qu’elle décrivait comme des bâtiments et des structures modernes prises dans les
703
Les caneyes sont de grandes cabanes ou remises.
408
TROISIÈME PARTIE
caucherías : le lecteur pouvait lire dans ces mots pleins d’illusion l’espoir sincère d’une
vie meilleure, ces structures étant en réalité de pauvres maisons de fortune. Maintenant,
quelques pages plus tard, il découvre l’évidence du décalage. Il est à noter que les
responsables du dégât écologique – les ouvriers métisses et indigènes704 – dorment avec
la gomme, qui est le résultat de l’extraction. La sève de l’arbre emballée et déjà
transformée en gomme est stockée et manufacturée, déjà prête à être acheminée vers
l’Occident. Elle est bien conservée et préservée de toute dégradation pour ce long voyage.
C’est donc en lui octroyant une valeur de marché, au prix de la dégradation
environnementale et humaine, que l’on conserve et protège le fruit de la nature.
Dans son récit, Silva évoque également une autre île, un lieu où sont expédiés les
indigènes condamnés pour vol ou désobéissance, paradigme de l’échec du système et
démonstration de la rupture du collectif :
Ahí está la isla del Purgatorio, en donde han visto perecer, por mandato del
capataz, a los caucheros desobedientes, a las indias ladronas, a los niños
díscolos, amarrados a la intemperie, en total desnudez, para que los
zancudos y los murciélagos los ajusticien. […] antes de cumplir cinco años,
salen a los cauchales en la cuadrilla de las mujeres, con miedo al patrón,
que los obliga a picar los troncos, y con miedo a la selva, que debe odiarlos
por su crueldad. […] Siempre anda con ellos algún hachero que les derriba
determinado número de árboles, y es de verse entonces cómo, en el suelo,
torturan el vegetal, hiriéndole ramas y raíces con clavos y puyas, hasta
extraerle la postrera gota de jugo. (LV : 331)
Enfin, après le Purgatoire, Silva dénonce la violence du rapport à l’arbre dans une
scène de torture qui évoque la Passion du Christ (les clous plantés dans ses branches, qui
figurent les bras du Christ), créant un lien direct entre le traitement du végétal et celui de
l’humain dans ce système esclavagiste. L’arbre, déjà à terre, est torturé et vidé de son
sang jusqu’à exprimer la dernière goutte, dans une longue personnification. La hache
évoque également la possible revanche de la forêt, tel Torquemada qui construit un
bûcher pour les hommes à l’aide du bois de la croix du Christ, comme nous le rappelle
Victor Hugo dans son poème « Le crucifix » de 1873 :
704
En tant qu’ils en exécutent concrètement le geste qui lèse l’arbre, il n’est pas question ici de
responsabilité morale.
409
TROISIÈME PARTIE
Clemente Silva joue un rôle similaire dans le texte : il représente l’ultime chance
de salut. Dans les chapitres précédents, nous avons régulièrement fait référence au soin
porté par Rivera à l’anthroponymie symbolique de ses personnages. C’est le cas encore
une fois concernant Clemente Silva. Son nom de famille (Silva), dont nous avons déjà
proposé l’analyse, est associé à un prénom à valeur adjectivale (Clemente) qui évoque la
bonté, la douceur, mais également la capacité à pardonner. En parlant d’une personne qui
détient une certaine forme d’autorité, cela signifie la pratique du pardon envers le
coupable d’offenses et l’atténuation de la rigueur de son châtiment. La fonction
symbolique de ce personnage est donc de souligner que la selva n’est pas que force brute
et violence, mais bien au contraire, un être capable de pardon.
410
TROISIÈME PARTIE
Le dernier espace isolé, espace vide dans la selva, confirme ce que nous venons
d’exposer :
L’image de cette tribu perdue dans le désert, fuyant les dangers comme autant de
plaies bibliques, crée un final apocalyptique : nous sommes face à un groupe condamné à
mort par l’isolement. Seul l’enfant, qui se bat pour vivre depuis le ventre de sa mère,
incarne ici la possibilité de survie et de transmission, comme le suggère son père lorsqu’il
dit : « Yo marcharé adelante, con mi primogénito ». (LV : 383)
411
TROISIÈME PARTIE
412
TROISIÈME PARTIE
Les mythes sont actualisés en permanence avec les contenus essentiels et éternels
qui leur sont propres mais avec le contenu historique de chaque époque. Ainsi le mythe
d’un Monde Meilleur apparaît-il décliné de différentes façons : une Terre Promise, un
Paradis Perdu et finalement une Société Meilleure ou une Utopie. Il y a un sens au fait
que les Utopies aient surgi à l’époque de la Renaissance, période marquée par les grands
voyages, propices pour rencontrer d’autres terres et d’autres manières de vivre.
Tissant un rapport étroit entre voyage, mythe et utopie, Carpentier fait sienne la
phrase du critique chilien Ariel Dorfman : « el diálogo entre los hechos y los Mitos es la
esencia de la humanidad706 ». Le mythe est ici traversé par les courants idéologiques de
l’époque, et envisagé comme la projection d’un futur souhaitable, marquant un profond
changement de perspective historique : « la época mitológica está volcada hacia adelante,
o sea, que la Edad de Oro se concibe en el futuro707 ».
705 CARPENTIER Alejo, El siglo de las luces, Barcelona, Bruguera, 1980 [1962], p. 241.
706 Collectif, Recopilación de textos sobre Alejo Carpentier, La Habana, Casa de las Américas, 1977,
p. 378.
707 OSPOVAT Lev, « El hombre y la historia », in Recopilación de textos sobre Alejo Carpentier, op. cit.,
p. 277.
413
TROISIÈME PARTIE
414
TROISIÈME PARTIE
Il s’agit d’une description sans trace de nature. Nous sommes face à un espace
urbain en construction, décrit précisément dans son organisation. Rien n’est laissé au
hasard naturel de l’environnement. Les foyers indiens restent à l’écart, simplement
évoqués par la fumée de leurs cheminées.
Nous sommes face à une logique purement coloniale. Nous ne pouvons pas
oublier, comme nous l’avons noté précédemment, que le groupe qui s’est formé autour du
narrateur est totalement archétypal en ce qui concerne la répétition des schémas de la
colonisation. Étant donné que la description est centrée sur les aspects matériaux, le
fondateur de la ville va nous rappeler les difficultés inhérentes au prodige de la
construction dans un milieu non propice pour une ville moderne comme, par exemple,
transporter les matériaux via le fleuve. Il construit une ville idéale, dans un espace semi-
415
TROISIÈME PARTIE
Dans la séquence, le seul élément lié à la préservation est donné par l’histoire
personnelle de Pablo (qui n’est autre que el Adelantado). C’est seulement à ce moment
que nous découvrons son véritable nom. Pablo, par la voix du narrateur, dévoile peu à peu
le mythe de la ville cachée. Nous découvrons alors qu’il avait découvert la ville pendant
ses recherches d’un El Dorado espérant y trouver de l’or. Pendant un long passage
(LPP : 233-239), nous sommes face à la description, parfois détaillée, d’un véritable
processus de colonisation du territoire indigène : depuis l’arrivée provoquée par le hasard
d’un espace inconnu (« Y una mañana se asoma al mundo de las Grandes Mesetas »),
l’aide des indigènes et les soins reçus («Cuando desemboca en este valle, una llaga
engusanada le está dejando una pierna en el hueso », la découverte des richesses
(« Encuentra algún oro al pie de aquella peña »), le départ vers l’espace d’origine et le
retour (« Al volver de cambiarlo en Puerto Anunciación »), et finalement le début
définitif de la colonisation (« Al regreso del segundo viaje trae una pareja de cerdos
atados de patas en el fondo de la barca »). Le fleuve est naturellement le moyen d’accès à
ce monde caché, à cet allá. Pour Pablo, son monde d’origine est exprimé dorénavant avec
le déictique alla par opposition à son nouvel habitat. Et par cette comparaison, il découvre
avec le temps, que « El oro […] es para los que regresan allá. » (LPP : 236). Un jour, il se
rend compte qu’il vient de fonder une ville et surgit alors la nécessité de la préserver, de
se préserver face à ceux qui vivent de l’autre côté mais aussi de préserver son espace. Il
découvre que l’or n’a pas de valeur ici et, en conséquence, exploiter la terre (par
l’extraction d’or et de minéraux) n’a pas de sens. El Adelantado s’est approprié le
paysage et l’a converti en territoire, son territoire; colonisation utopique, sans esclavage
ni exploitation des biens naturels.
416
TROISIÈME PARTIE
710
Dans son essai intitulé Ciudades nómadas del Nuevo Mundo, Alain Musset évoque le concept de villes
de papier : « ciudades de papel, nacidas del encuentro entre los pensadores de la Antigüedad grecolatina,
los filósofos y los urbanistas de la Edad Media y los arquitectos del Renacimiento italiano. […] [América]
era una utopía, es decir, un no-lugar, un espacio que no existía y que no debería existir, si se creía en las
cosmografías de la época. » (MUSSET Alain, Ciudades nómadas del Nuevo Mundo, Fondo de Cultura
Económica, 2011 [2002], p. 35.) Cette image de villes de papier s’inscrit bien entendu dans une logique
historiographique, mais elle souligne avant tout leur fragilité : les villes sont aussi des structures à protéger
face à la puissance naturelle du Nouveau Continent.
711
Banni par Dieu pour le meurtre de son frère Abel, Caïn est condamné à l’errance dans la Terre de Nod.
Une errance qui dans la Bible est la marque de l’humanité toute entière. Mais Caïn ne se satisfait pas de ce
sort et la première chose qu’il fait est de construire la toute première ville sur Terre, qu’il appelle Hénoch
417
TROISIÈME PARTIE
(LPP : 237). Dans la culture chrétienne, construire une ville, c’est vouloir savoir de quoi
demain sera fait, s’installer et, surtout, fuir une vie de peur.
Les indigènes, quant à eux, agissent avec la terre, sous l’égide de ces grandes
roches qui ont conservé et transmis l’héritage ancestral et, en même temps, dépositaires
d’un syncrétisme évident comme en témoigne l’assimilation du mythe de l’Arche de Noë
(LPP : 238). C’est sur ces tepuys ancestraux, doyens de l’Histoire géologique de la Terre,
que le narrateur va découvrir les peintures rupestres (LPP : 248). Ces grandes roches
verticales de plusieurs centaines de mètres se présentent sur la surface boisée comme des
immenses îlots, énormes plateformes d’une grande puissance visuelle. Leurs sommets
incarnent l’essence même d’un espace isolé car leur accès est le plus souvent impossible à
pied. Dans le texte, c’est là que le personnage-narrateur trouve les restes de vie les plus
anciens et son ascension représente la plus grande expression de son périple à rebours du
temps. (LPP : 238). Carpentier est comme ébloui par ces symboles de la puissance de la
nature américaine, comme le fut aussi Conan Doyle qui, dans The lost World (1912),
avait mis en exergue le rapport entre isolement et préservation, ou l’écrivain espagnol
Alberto Vázquez Figueroa dans Ícaro (1998).
Nous disions au début de ce point que la préservation naît en partie de la menace
qui pèse sur un espace. Dans les passages consacrés au village de el Adelantado, on peut
lire une référence du Père Pedro au Popol-Vuh tout à fait significative : « En este texto
sagrado de los antiguos quitchés […] se inscribe ya, con trágica adivinación, el mito del
robot ; más aún : creo que es la única cosmogonía que haya presentido la amenaza de la
maquina y la tragedia del Aprendiz de Brujo. » (LPP : 247).
Le passage du livre maya et l’interprétation qu’en donne le religieux montrent la
perception des potentiels dangers associés à la modernité représentée par les machines
(comme c’était le cas pour les luddites712). Cette référence implique également la
nécessité d’une préservation de sa situation, mais qui ouvre la porte à toute une série de
conflits qui vont apparaître au fil du texte, en lien avec des valeurs et des codes
occidentaux.
418
TROISIÈME PARTIE
Dans LPP, le village et ses alentours sont vus par le prisme du compositeur-
publiciste en termes sonores et visuels. Il voit la nature mais la ressent et se la représente
par le truchement d’une iconographie venue d’ailleurs : dans ses yeux, l’entité rocheuse
se mue en défi, malgré ses efforts pour se départir de ses a priori culturel, en partie pour
ne pas trahir Rosario. Le narrateur se retrouve au cœur de la problématique de la
confrontation entre aventure et utopie. C’est en effet sa présence dans le village qui
provoquera l’intrusion du monde moderne, via les machines évoquées par le religieux en
référence à sa lecture du Popol-Vuh. L’avion envoyé par sa femme pour le retrouver
rompt le charme de l’isolement et va jusqu’à réduire à néant cette idée même, devenue
anecdotique une fois le monde hors du temps ramené à deux heures de vol de la capitale.
Il en va de même pour la notion d’un monde hors de l’espace puisque l’engin façonné par
l’Homme est parvenu à surmonter tunnels, rapides, chutes d’eau et roches ancestrales.
L’île qu’il fallait préserver perd définitivement son statut utopique de lieu isolé.
Tout au long de La casa verde, nous trouvons, parsemée dans le texte, une série
d’images liées à l’imaginaire de l’île de concert avec l’idée de préservation. Concernant
l’environnement, nous allons découvrir l’idée de préservation à travers une logique du
contraire. Nous serons la plupart du temps face à une lecture très anthropocentrée liée à la
préservation vitale de la vie humaine au détriment du milieu naturel. Les personnages en
fuite de La casa verde, comme dans La Vorágine, vivent en constante itinérance et
doivent subsister en se créant des espaces protégés, à l’abri des regards des autres. C’est
le cas de Fushía et de son île, et de Don Anselmo et sa Maison verte.
Comme nous l’avons fait précédemment, nous explorerons l’idée d’isolement à
partir du concept d’île, réelle ou symbolique. Ainsi, nous trouvons dans le roman des îles
physiques comme celles du fleuve Santiago ou comme les multiples espaces sablonneux
qui jouxtent les cours d’eau au gré des changements de saison. Mais il renferme
également des îles symboliques comme Piura, Iquitos, la garnison de Borja ou Santa
María de Nieva. Il s’agit d’îles d’aller-retour, fonctionnant comme des plateformes
narratives a priori indépendantes seulement reliées par le déplacement toujours
compliqué des personnages. Tout le roman est un maillage d’îles et chacun y développe
une identité de préservation qui lui est propre.
419
TROISIÈME PARTIE
Comme nous l’avons vu dans l’analyse des cours d’eau dans la deuxième partie, le
flux de la narration est aussi le lieu où se mêlent toutes les histoires, où chacune se nourrit
des autres. L’île préserve l’identité de chacune des histoires et c’est le cours d’eau,
véritable trait d’union, qui produit la construction du roman. Ainsi, ce flux narratif est
habité par ces espaces insulaires où l’action stagne parfois.
Dans tout système écologique, l’interrelation entre les éléments est un concept
essentiel, et le roman fonctionne à sa manière comme un organisme vivant. Or, quand
cette interrelation est gérée par l’interaction exclusive des humains, et non par des non-
humains ou des humains sensibles intrinsèquement au milieu, l’intervention provoque le
déséquilibre qui empêche la préservation.
420
TROISIÈME PARTIE
tonalité de la suite. L’arrivée du déséquilibre est alors évidente : « por encima de las
lupunas subio una columna de humo plomizo y comenzo a oler a quemado […] cuando
termine la quema habra un calor grande. » (LCV : 269) L’incendie des lupunas, feu vu
comme libérateur par les Occidentaux puisqu’il libère de l’espace, est aussi un élément
dévastateur pour l’écosystème de l’île :
L’autre grande île du roman, quant à sa surface boisée, est la ville de Santa María
de Nieva, qui peut être considérée comme une île symbolique. Elle est également
présentée en communion avec la nature : comme nous l’avons déjà évoqué avec la
description de l’arbre dans le roman713, le village est entouré d’une forêt menaçante qui
semble vouloir récupérer les jeunes indigènes enlevées par les bonnes sœurs espagnoles.
La ville, encore en construction, est déjà entachée d’espaces pollués par la
présence humaine, d’une manière explicite (les dépotoirs), ou symbolique
(l’interpénétration conflictive entre la force envahissante de la nature vers le patio de la
mission et les constructions de fortune sur le territoire sauvage).
L’idée de préservation est liée aux valeurs occidentales, c’est-à-dire construire et
adapter un milieu hostile pour l’Occidental du fait des pluies constantes, des crues et
autres débordements ou de l’impossibilité périodique de communiquer et de se déplacer à
713
Voir II, 2.1.
421
TROISIÈME PARTIE
cause des rapides. Toute préservation sera réalisée en négligeant l’espace naturel. Plus les
constructions faites par l’Homme avancent, plus la forêt recule mais, dans le même
temps, en réaction de défense, plus la nature essaie de récupérer son espace perdu. Il
s’agit d’une lutte pour des espaces transformés en paysages, puis, à cause de la
confrontation, en territoires. La narration faite de Santa María de Nieva est un élément
essentiel dans la structure du récit. De très nombreuses fois, le texte va et vient dans cet
endroit, le plus souvent par contraste avec des espaces fermés (la mission, la maison
représentant le gouvernement ou l’intérieur des maisons aux alentours). L’extérieur,
principalement la place, apparaît pour représenter la force de la représentation de Lima
sur le territoire, à travers la présence du drapeau et les tortures infligées à Jum. Quant à la
nature, elle n’apparaît pas seulement comme élément menaçant qu’il faudrait contrer. Elle
sert également de dépotoir :
Una vez por semana, los sirvientes del alcalde […] hacen una gran fogata
con los desperdicios. Los aguarunas de los alrededores vienen a merodear
cada tarde por el lugar, y unos escarban la basura en busca de comestibles y
de objetos caseros mientras otros alejan a gritos y palazos a las aves
carniceras que planean codiciosamente sobre la garganta. (LCV : 57-58)
Nous pouvons voir ici la similitude avec la séquence précédente sur l’île de Fushía :
ici à nouveau, les oiseaux s’en vont, en conséquence de l’action des indigènes, induite
bien entendu par la volonté des blancs. La ville de Santa María de Nieva, placée dans un
lieu stratégique à la confluence de deux rivières, entourée par la selva, est donc le lieu
d’une distorsion due à la concentration humaine et au manque de moyens pour canaliser
sa présence.
La nature ne fait pas l’objet d’une quelconque préservation dans cette île
métaphorique. Cependant, la présence des jeunes indigènes retenues à la mission va
représenter par leur attachement envers la forêt, par leur besoin de quitter l’île prison
qu’elles parviennent à fuir, l’antithèse de la préservation confinée. L’idée prévalente ici
est celle de préservation contre le milieu. Si pour les jeunes filles, la menace est contenue
dans le village, pour les bonnes sœurs, elle est incarnée par la nature, métaphore de la
barbarie. Et c’est à cause de cette dichotomie entre civilisation et barbarie que l’idée de
préservation résiste finalement dans le village. Une préservation liée aux valeurs
occidentales qui vont, inévitablement, endommager l’environnement. Les jeunes
indigènes sont la représentation parfaite de ce paradoxe : La confrontation entre la culture
et une idée de nature provoque le recul des indigènes vers l’épicentre de la forêt. Le texte
422
TROISIÈME PARTIE
en témoigne avec les incursions des bonnes sœurs dans les villages indigènes proches du
fleuve (première séquence du livre).
Dans son roman El Hablador (1987), Vargas Llosa écrira à ce sujet :
714 VARGAS LLOSA Mario, El Hablador, Madrid, Santillana, 2010 [1987], p. 30.
715 Ibid., p. 29.
423
TROISIÈME PARTIE
V. Le rapport Nature/Culture.
424
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE 4 : Soutenabilité.
Le terme, utilisé fréquemment depuis les années 1990, est surtout employé dans
les domaines de l’économie, de la sociologie et de l’écologie. Il désigne ce qui paraît
raisonnablement contrôlable en vue d’assurer la pérennité de la société humaine. Il faut
noter que ce questionnement a été formulé en 1972 dans le rapport Meadows717 qui pose
l’hypothèse que le type et le rythme actuels (celui des années 1970) de croissance
n’apparaissent plus comme soutenables dans la durée, pour des raisons essentiellement
écologiques mais aussi démographiques et sociales, voire politiques718.
Dans les prochaines lignes nous aurons recours au concept de soutenabilité quant
à sa capacité à mettre en lumière ce qui est durable, mais aussi en ce qu’il offre des
perspectives d’action pour éviter la destruction et préserver la vie des humains comme
des non-humains.
716
L’expression elle-même est apparue en 1980 dans une publication de l’Union internationale pour la
conservation de la nature, mais elle a surtout été reprise et popularisée par le rapport Brundtland en 1987,
produit par une commission « environnement et développement » de l’ONU. Cette commission le
définissait comme « le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité
des générations futures à répondre à leurs propres besoins », et l’illustrait récemment en disant : « Au lieu
d’étudier l’énergie, la pollution de façon séparée, nous avons placé l’être humain au centre de la
problématique. Nous nous sommes simplement demandé : de quoi avons-nous besoin pour garantir que
chaque personne, ses enfants, ses petits-enfants et les générations à venir puissent avoir assez de
nourriture, de protection, de dignité et de liberté pour vivre des vies riches et constructives ? ». Source :
https://www.diplomatie.gouv.fr/sites/odyssee-developpement-durable/files/5/rapport_brundtland.pdf.
717
Les Limites à la croissance (en anglais The Limits to Growth), également connu sous le nom de Rapport
Meadows, est un rapport demandé à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par
le Club de Rome en 1970, publié en anglais en 1972. La traduction française, publiée la même année,
s’intitule Halte à la croissance ?
718
Il y est admis que l’empreinte écologique de l’humanité dépasse depuis le milieu des années 1970 la
capacité de la Terre à régénérer de nouvelles ressources naturelles. Sources concernant la définition et
l’explication du concept soutenabilité : DENVILLE Hervé, Économie et politiques de l’environnement :
principe de précaution, critères de soutenabilité, politiques environnementales, Paris, L’Harmattan, 2010,
ainsi que http://ses.webclass.fr/notion/soutenabilite.
425
TROISIÈME PARTIE
Or, comme nous l’avons déjà montré dans les deux tropes précédents, nos romans
ne prêtent pas naturellement le flanc à l’analyse écocritique, ce qui nous oblige à chercher
de nouveaux axes épistémologiques. Ainsi, comme ce fut le cas précédemment avec
l’idée de préservation, il nous faudra analyser ces romans à partir de l’élaboration d’une
dialectique d’opposés, ici, en développant l’idée d’une soutenabilité en creux.
719
HEFFES Gisela, op. cit., p.149.
720
Ibid.
426
TROISIÈME PARTIE
certaines caucherías ou les anciens lieux d’exploitation minière. Il faut donc, après la
destruction décrite plus haut, d’abord créer un espace propre, un lieu pour préserver (et
pour se préserver), avant d’envisager la soutenabilité. Dans La casa verde ou même La
Vorágine, la plupart des personnages vivent dans une logique de fuite mais aussi de
reconstruction permanente. L’idée de maintenir et de développer ce qui a été obtenu
viendra seulement dans un second temps. Raison pour laquelle nous avons choisi de
placer la préservation de l’espace entre la destruction et la soutenabilité, même si la
logique purement écologique pourrait nous faire l’envisager différemment.
Selon nous, ces deux éléments, l’image du féminin liée au concept de Terre-Mère
et celle de l’évangélisation portée par l’Occident, rentrent dans une dialectique reposant
sur une certaine idée de soutenabilité que nous allons développer plus bas.
Nous allons les trouver dans les rapports entre le féminin et la faune ainsi que dans
la valeur de soutenabilité naturelle liée au concept de Terre Mère, par exemple dans le cas
de l’indiecita Mapiripana dans La Vorágine. Nous ferons également référence à la
représentation diabolisée de la femme et à la sexualisation de la nature. Il s’agira, en
outre, de relever les connotations volontairement négatives liée à celles-ci.
427
TROISIÈME PARTIE
En ce qui concerne les éléments liés à l’évangélisation, ils sont très présents dans
La casa verde mais aussi dans Los pasos perdidos, et apparaitront également dans une
logique d’opposés, c’est-à-dire, dans l’expression d’une non-soutenabilité
environnementale liée aux intérêts du colonisateur. Dans La casa verde, la présence des
sœurs missionnaires espagnoles et les répercussions de leurs actions sur le milieu naturel
sont en opposition avec le principe de soutenabilité induit par le concept de Terre-Mère.
Dans Los pasos perdidos, le déséquilibre naît de l’imposition d’une logique judéo-
chrétienne dans la construction d’un espace utopique où, finalement, comme nous l’avons
déjà vu, se répètent des structures destructrices.
Ces deux axes nous permettent donc de nous confronter au rapport de nouveau
conflictuel entre l’humain et le non humain : d’un côté par l’imaginaire développé autour
de l’idée de Terre-Mère, et, de l’autre, par l’expression anthropocénique exprimée par
l’évangélisation.
428
TROISIÈME PARTIE
1. Dans La Vorágine.
Dans La Vorágine, nous trouvons dans le récit inséré de Heli Mesa une référence
au monde de la forêt et au monde indigène, qui nous sert précisément pour articuler la
destruction avec l’idée de préservation, et finalement avec celle de soutenabilité :
429
TROISIÈME PARTIE
Notons dans ce récit l’importance des silences : elle garde le silence pendant la
journée et crie pendant la nuit (« De noche se la siente gritar en las espesuras, y en los
plenilunios costea las playas ». (LV : 226) Dans La Vorágine, cette question du silence
est fondamentale : le terme « silence » est cité une quarantaine de fois dans le texte. Si
dans la première partie, il est essentiellement employé à propos de la mélancolie et de la
tristesse de la relation entre Cova et Alicia (« su silencio me desconcertó », LV : 98), il
évoque aussi le rapport entre les personnages et la nature : « Los follajes de las palmeras
que nos daban abrigo enmudecían sobre nosotros. Un silencio infinito en el ámbito
721
Voir PALMA Milagros, La mujer es un cuento, Bogotá, Tercer Mundo, 1986.
430
TROISIÈME PARTIE
C’est ainsi que la légende explique la naissance des eaux fertiles ainsi que des
eaux destructives. Il s’agit d’un récit polymorphique, aux accents modernistes (la
présence vampirique et bien évidemment la couleur bleue). Mapiripana, image de la
Femme-Mère, incarne un modèle d’équilibre malgré la violence du récit, rétablissant
l’ordre dans la forêt par la mise à mort de l’intrus et l’enfantement.
Rappelons que La Vorágine dure la période d’une gestation : le roman démarre
avec les premiers indices de l’état d’Alicia, qui apparaissent assez tôt dans le texte –
« ella iba […] como la semilla en el viento, sin saber a dónde y miedosa de la tierra que le
esperaba » (LV : 87) – et finit avec la naissance de l’enfant : « Anoche, entre la miseria,
la oscuridad y el desamparo, nacío el pequeñuelo». (LV : 382)
Dans Los pasos perdidos, la structure temporelle est également liée à la gestation :
le voyage du personnage dans la forêt et son expérience dans la ville de el Adelantado
vont durer le temps de la grossesse de sa femme Ruth dans la grande ville occidentale. Et
dans un jeu de miroir, une autre grossesse va se dérouler pendant son retour à la grande
ville, celle de Rosario (LV : 322). Les femmes dans Los pasos perdidos paraissent avoir
le rôle diégétique de la procréation en rapport avec l’idée déjà évoquée de colonisation.
En réalité, les deux grossesses vont avoir le double rôle de moteur de l’action mais aussi
de frein dans le devenir du personnage principal.
431
TROISIÈME PARTIE
Les trois femmes du récit – Ruth, sa femme, Mouche sa maîtresse et Rosario, son
amour dans la forêt – vont représenter trois étapes vitales du personnage : la fuite, le
voyage et la découverte d’un nouveau monde. La première est celle dont il veut fuir ; elle
est la représentation d’un monde auquel il croit ne plus appartenir. Mouche représente
l’échec de l’aventure et un véritable lest pour ses projets, surtout dès l’apparition de
Rosario. Cette dernière représente tout ce qu’il cherche depuis son arrivée dans le sous-
continent, l’aboutissement de cette marche à rebours du temps : elle incarne à la fois le
monde ancestral et les origines de son Amérique, c’est-à-dire le contraire de ce qui
représente Ruth.
Rosario est l’image de la soumission. Dans un contexte de colonisation et de
d’évangélisation722, Rosario va représenter l’image de la terre soumise au colonisateur.
Cette soumission est explicite dans le fait que Rosario, une fois formé leur couple dans la
ville, devient [s]u mujer, tout comme la vallée découverte par el Adelanto et le village des
indigènes deviennent sa vallée et sa ville. Marquant certes l’affection qu’il lui porte, Tu
mujer devient un marqueur de possession dans le texte. Au moment où le narrateur décide
de renoncer à sa vie de là-bas (allá) et de ne jamais plus composer de la musique, il décrit
la conversation dans ces termes :
722
Santa Mónica de los Venados est bâtie en tant que ville chrétienne.
432
TROISIÈME PARTIE
Le personnage est en réalité dévoré par les complexes culturels liés tout d’abord à
sa condition de citoyen d’une ville occidentale et ensuite au fait d’aimer
(entrañablemente) une femme « non civilisée » qui passe une grande partie du temps
« (recostada) sobre una laja, mientras (con) los senos al desgaire, lava sus cabellos en la
corriente » (LPP : 242). Effectivement, ses femmes de l’alla sont d’un autre genre : Ruth
et Mouche représentent à différents niveaux la vie urbaine, associées à l’activité et au
mouvement, tandis que Rosario représente la passivité.
Cette comparaison s’enracine dans la confrontation entre l’image du ciel et de l’air
face à celle de la terre, le mouvement aérien/céleste face à la passivité silencieuse de la
terre. Concernant Mouche, il suffit de se référer à ce nom d’insecte. Concernant Ruth, il
s’agit d’un nom biblique, celui de la femme qui, après la mort de son premier mari,
décide se convertir aux valeurs du judaïsme. Ruth va représenter la stabilité et l’équilibre.
Quant à Rosario, son nom, déjà étudié quant à sa référence au río, renvoie bien sûr au
rosaire, l’exercice de piété catholique qui consiste à dire trois chapelets de prières
consacrées à la Vierge Marie. Il est tiré du latin ecclésiastique rosarium, qui désigne la
guirlande de roses dont les représentations de la Vierge sont couronnées.
Il ne faut pas quitter le contexte biblique ni la condition féminine pour analyser le
nom de la ville baptisée par el Adelantado. Santa Monica fut la mère de Saint-Augustin,
elle est considérée comme un exemple de mère pour sa constance dans la conversion de
son fils. Dans le monde catholique, elle est la sainte patronne des mères. Il y une évidente
translation entre l’évocation de ce personnage et l’image forte d’évangélisation imposée
par la construction de la ville moderne et la présence de l’Église. Point qui nous amène à
évoquer la présence de l’Église et son rôle quant à la question de la soutenabilité, dans
Los pasos perdidos et La casa verde.
Santa Mónica de los Venados, une ville fondée par Pablo, le véritable nom de el
Adelantado, nom qui renvoie à celui de Saint-Paul de Tarse, fondateur des communautés
chrétiennes du même nom et mieux connu comme l’Apôtre des nations. La ville est le
foyer d’un conflit d’intérêts très significatif relatif aux critères de soutenabilité liés à sa
433
TROISIÈME PARTIE
434
TROISIÈME PARTIE
texte montre une véritable soumission du village à la loi de la pluie : tout le village
semble alors disparaitre, et avec lui s’endorment tous les conflits culturels dérivés de cette
problématique construction d’une nouvelle société.
435
TROISIÈME PARTIE
Les jeunes indigènes sont, surtout les premiers temps, en réclusion, dans un
processus qui s’apparente davantage au domptage qu’à l’éducation. Pendant la
conversation entre les sœurs missionnaires et Bonifacia, une fois confirmée la fuite des
jeunes indigènes, la Mère Supérieure fait un constant rappel à la condition animale de
Bonifacia (et des autres filles) au moment de son arrivée (LCV : 54-55). Dans le
cheminement vers l’assimilation de la civilisation occidentale, il faut les éloigner de leur
rapport vital à la terre qui, du point de vue européen des bonnes sœurs, les animalise, elles
qui ne manquent pas de le faire également par l’emploi péjoratif de noms d’animaux pour
les désigner.
La présence de l’Église dans La casa verde est constante : le récit s’ouvre avec la
célèbre séquence des hommes de la garnison et des bonnes sœurs débarquant dans le
436
TROISIÈME PARTIE
hameau indigène. Cette séquence nous renvoie directement à l’ensemble des tropes que
nous sommes en train de travailler dans cette dernière partie : la destruction d’un
ensemble humain avec l’enlèvement des jeunes filles ; la préservation par l’isolement
volontaire de ce groupe d’hommes et de femmes dans ce hameau ; et enfin,
l’aboutissement métaphorique de l’évangélisation comme élément imposé pour unifier et
rendre soutenable sa présence dans un milieu hostile comme l’est la selva pour quiconque
n’en possède pas les codes. L’acte évangélisateur apparaît ici dans sa dimension
conflictuelle, dont les femmes sont toujours l’objectif principal.
Ce sont également les femmes qui vont suivre la vague de haine motivée par le
prêtre à Piura contre la Maison verte. Le prêtre qui va haranguer la foule et provoquer
l’incendie de la Maison verte va être la source de grande instabilité dans la ville. Il sera
d’ailleurs présent et au cœur d’une des conversations qui ferment le roman, passage d’une
grande force unificatrice, non seulement pour La casa verde mais aussi pour toute la série
chronologique de notre corpus. En effet, la conversation finale entre Bonifacia, le prêtre
García et le Docteur Zevallos, porte sur la condition de la Femme. Il s’agit du jour de la
mort de Don Anselmo et le Dr Zevallos fait référence qu’entretenait le vieux harpiste
avec Antonia, la jeune fille aveugle avec laquelle il avait vécu :
-[…] Solo digo que quién sabe lo que ella pensaba. La Antonia no sabía lo
que era bueno ni malo, y, después de todo, gracias a Anselmo fue une
mujer completa. […]
-¡Cállese, hombre! -el padre García arremete a manotazos contra las
moscas que huyen despavoridas-. ¡Una mujer completa! ¿Las monjas son
incompletas? ¿Los curas somos incompletos porque no hacemos
porquerías? No le permito herejías tan estúpidas. (LCV : 515)
437
TROISIÈME PARTIE
rappelé les difficultés liées à un accouchement non désiré par la ville. Avec la Maison
verte et l’arrivée de La Selvática, la forêt a porté ses fruits à la ville.
Constamment animalisée en vertu de ses origines, La Selvática, qui avait rendu
leur liberté aux jeunes indigènes au début de la narration, est désormais prisonnière de ses
origines dans la ville. Personnage-clé du roman et essentielle pour comprendre nos propos
concernant cette dernière partie, elle représente l’aboutissement de ce processus de
destruction, de colonisation et, enfin, d’évangélisation auquel nous a progressivement
mené le tableau d’analogies présenté au début de la troisième partie. Son parcours dans le
roman reprend celui de l’Amérique latine, tout comme la proposition des trois tropes nous
a montré le chemin pour tracer l’Histoire de la colonisation du continent.
IV. Culture/Nature.
438
TROISIÈME PARTIE
Nous avons placé dans cette troisième partie trois tropes environnementaux au
centre de notre analyse en nous appuyant sur la grille originale établie pour l’analyse
formelle de la deuxième partie, c’est-à-dire l’arbre, le fleuve et la faune.
Cette proposition écocritique nous a permis d’entrer dans les textes depuis une
nouvelle perspective. La destruction s’est présentée comme une évidence dans les trois
romans de notre corpus, puisque c’est autour des éléments destructeurss que s’organise
l’action. Concernant la préservation, il a fallu le plus souvent recourir à une dialectique
d’opposition pour donner une lecture fine des mécanismes en jeu dans le dialogue entre
préserver et se préserver qui sont indissociables du couple détruire et transmettre. Si on a
pu en conclure que se préserver a le plus souvent comme effet la destruction, c’est
principalement l’écriture comme acte de préservation, inscrite dans la dialectique homme
muet/homme témoin/nature refusant de se laisser museler, qui a retenu notre attention.
Enfin, le trope de la soutenabilité nous a permis d’une part de mettre en exergue le rôle
assigné à la présence féminine, indissociable de la nature, en tant que force à la fois
créatrice et démoniaque, mais aussi comme axe principal de l’action dans tout le corpus ;
d’autre part, de penser le processus d’évangélisation exposé dans deux de nos romans,
comme aboutissement final d’un processus historique qui naît avec la découverte et se
poursuit avec la colonisation, dans un souci de durabilité.
Ainsi, en plaçant l’outil écocritique au centre de notre analyse à l’aide de ces trois
tropes, nous avons pu mettre en lumière la présence cette ligne invisible retraçant cette
histoire, centrée sur l’image de la femme tantôt comme source de vie tantôt comme
vecteur de distorsion et malheur.
439
CONCLUSION
CONCLUSION
L’étude conjointe des trois romans composant le corpus de notre travail, à partir
de l’analyse des trois éléments naturels essentiels que sont l’arbre, le fleuve et la faune,
ainsi que de l’analogie avec trois tropes environnementaux, nous a conduit à bâtir une
théorie des rapports entre Nature et Culture dans ces œuvres.
440
CONCLUSION
Nous avons conclu que la difficulté que rencontre cette discipline pour percer dans le
monde critique de la littérature latino-américaine est liée en partie à deux paramètres :
premièrement le fait que la plupart de l’appareil critique, rédigé en anglais, n’a pas encore
fait l’objet de traduction en espagnol (problème auquel je me suis moi-même confronté) ;
deuxièmement le fait que la discipline est née autour de l’analyse de textes où la nature se
situe dans un registre le plus souvent contemplatif et paisible, comparé à l’imaginaire
constitué, par exemple, par le corpus des romans dits novelas de la selva.
Dans l’œuvre de Carpentier, nous sommes face à l’écriture d’une nature à travers
le regard presque exclusif du narrateur, laissant peu de place à l’expression d’autres
points de vue. Le portrait qui en est tracé s’appuie sur une description intellectualisée du
paysage, exprimée dans une langue savante. La nature est dépeinte avec profusion de
termes précis, voire techniques, mais s’éloignant de la réalité : les roches deviennent des
441
CONCLUSION
Ainsi l’utilisation d’une grille écopoétique pour l’analyse nous a-t-elle permis
d’analyser les éléments formels tout en rendant possible l’établissement d’une dialectique
d’échange entre les trois romans. Cependant, cette grille s’est révélée insuffisante pour
accomplir cette construction d’un imaginaire environnemental que seule permet une
442
CONCLUSION
lecture globalement écocritique. Pour ce faire, il a fallu ajouter des éléments propres à
d’autres disciplines, démarche qui est au cœur même de l’écocritique : pour incorporer ce
qu’au début nous avions dénommé le « paramètre américain » dans l’analyse de la nature,
nous avons dû puiser parmi les tropes écologiques afin d’établir une grille de lecture
complémentaire et multidimensionnelle.
• Dans notre troisième partie, le schéma ternaire consacré aux trois tropes
environnementaux nous a permis de regarder différemment tant la langue employée par
les écrivains que le contexte social et culturel. Cette partie s’est avouée complexe, mais
finalement riche d’enseignement, du fait du défi que constituait le fait de placer trois
concepts très ancrés dans une épistémologie écologique – destruction, préservation et
soutenabilité – dans des contextes littéraires très éloignés de cette sensibilité. Cependant,
et nous ici au cœur même de notre propos, nous sommes arrivés à des conclusions
concrètes concernant la présence d’une certaine sensibilité écologique et du rapport
culture/nature.
Dans un premier moment, nous avions placé dans notre tableau d’analogies et
comme prémisse l’idée que la destruction suivait un mouvement centripète, tout comme
la préservation, et la soutenabilité finissait par répondre à la rupture du rapport
nature/culture à cause de tensions provoquées par la colonisation et l’imposition de
valeurs qu’elle suppose.
443
CONCLUSION
Ainsi, la lecture écocritique basée sur les éléments naturels permet in fine une
relecture de ce corpus comme le parcours de l’Histoire de l’Amérique latine, depuis la
Découverte de l’Amérique à la quête identitaire postcoloniale qui se traduit dans ce
corpus littéraire, à l’instar du parcours du narrateur de Los pasos perdidos dans son trajet
à rebours du temps en quête des origines. Elle érige également l’écriture comme acte de
préservation, voire de soutenabilité, s’inscrivant dans la dialectique homme muet/homme
témoin/nature refusant de se laisser museler.
Ne manquons pas d’évoquer une autre conclusion tirée de ce travail et qui est la
constante translation entre nature, paysage et territoire. Trois notions que nous avions
présentées très tôt dans le travail et qui se sont révélées d’une grande importance dans son
déroulé. Ces trois concepts ainsi que l’importance de l’héritage du botaniste Alexander
Humboldt sur la représentation de la nature latino-américaine apparaissent à l’heure de
conclure ce travail comme de possibles champs à explorer. La nature latino-américaine,
polymorphe et riche en interprétations, demeure un palimpseste géographique constitué
d’espaces, de paysages et de territoires que la littérature n’a pas fini de parcourir.
Une étude critique littéraire qui se termine sur l’évocation d’un botaniste, d’un
sociologue et d’un anthropologue, tout en ayant au préalable accompli une étude à l’aide
d’outils critiques littéraires, de quoi est-ce le signe ? Comme nous l’avons déjà dit,
l’écocritique encourage le recours à différentes grilles de lecture, à l’image de la question
444
CONCLUSION
environnementale qui est par nature transversale et ne peut être envisagée de façon
partisane.
445
ANNEXES
446
ANNEXES
ANNEXES
447
ANNEXES : TABLE DES FIGURES
Voici mes remerciements à ces institutions qui ont rendu possible ce déplacement.
448
ANNEXES : TABLE DES FIGURES
1. Première image de la Terre prise par un être humain. Amérique du Sud apparaît dans la
partie centrale de l’image. Bill Anders, Apolo 8 (NASA) p. 165.
2. The Sacred Theory of the Earth (1684) p.166.
3. Henry De la Beche (1796-1855) p.166.
4. L’Homme et la Terre (1905-1908). 59
5. La carte de Fra Mauro (1459). p. 173.
6. La carte de Martellus de (1489). p. 173.
7. Tableau physique des Andes et pays voisins, Chimborazo. p. 94.
8. Tableau physique des Andes et pays voisins, Chimborazo, encadré.. p . 95.
9. Réseau fluvial Orénoque-amazonien et les limites de la forêt amazonienne. Source :
National Geographic. p.133.
10. World Atlas. Frontière après 1942 (Protocole de Río de Janeiro) p. 132.
11. Protocole de Río (1942) p. 132.
12 et 13 Carte paru dans les premières éditions de La Voragine et La casa verde. p. 174.
14. Isaac van Amburgh and his Animals (1839) de l’anglais Sir Edwin Landseer (1802-
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Sites de références
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ANNEXES : IBIBLIOGRAPHIE
Thématiques
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466
467
ANNEXES : INDEX ONOMASTIQUES
INDEX
468
ANNEXES : INDEX ONOMASTIQUES
469
ANNEXES : INDEX ONOMASTIQUES
470
ANNEXES : INDEX ONOMASTIQUES
383, 384, 385, 391, 392, 394, 396, 403, 406, 410,
A 411, 425, 430, 433, 434, 435, 436, 437, 449
Amérique Latine, 11, 13, 22, 203 Latour, 19, 20, 21, 22, 23, 32, 35, 139, 156, 164, 166,
Auteurs 167, 188, 366
Carpentier, 27, 87, 109 Los pasos perdidos, 3, 5, 6, 13, 14, 15, 20, 27, 34, 35,
Galilée, 49, 50, 51, 52 38, 53, 61, 71, 100, 109, 110, 113, 118, 119, 120,
HUMBOLTD, 88, 92 125, 127, 130, 133, 136, 151, 156, 175, 180, 189,
Pickel-Chevalier, 52 193, 202, 205, 209, 210, 214, 219, 223, 250, 255,
Vargas Llosa, 108, 109 256, 257, 262, 266, 269, 300, 305, 306, 307, 311,
312, 313, 315, 318, 319, 320, 328, 340, 341, 344,
346, 347, 359, 360, 368, 369, 370, 394, 396, 399,
B 403, 410, 419, 434, 437, 439, 444, 449, 450
BANSART, 20, 151
Bogotá, 15, 16, 93, 107, 108, 111, 115, 186, 189, 226, M
230, 240, 242, 248, 293, 295, 382, 391, 436
Brésil, 15, 27, 28, 98, 99, 104, 106, 112, 115, 118, 128, Mera, 14, 16, 104, 108, 156, 176
129, 130, 188, 206, 210, 211, 226, 227, 303, 374, Mexique, 8, 13, 27, 59, 66, 89, 115, 119, 146, 147,
407, 447 161, 165, 176, 226, 375, 408
C N
Caracas, 15, 16, 114, 119, 120, 189, 232, 256, 370, Nature, 1, 3, 5, 6, 11, 12, 13, 17, 19, 20, 22, 23, 34, 37,
386, 399, 409 44, 47, 49, 50, 51, 63, 64, 76, 85, 86, 88, 94, 140,
Culture, 5, 6, 12, 19, 20, 22, 58, 144, 145, 149, 150, 141, 143, 149, 150, 153, 154, 155, 156, 160, 177,
177, 179, 367, 430, 444 178, 179, 192, 204, 216, 254, 367, 372, 384, 430,
444
Nature Writing, 11, 140, 149, 150
D
Darío P
Auteurs, 15
Descola, 21, 23, 26, 35, 37, 50, 156, 161, 162, 164, Pérou, 14, 15, 78, 89, 92, 98, 99, 102, 104, 105, 106,
165, 166, 188, 221, 228, 366 107, 115, 118, 123, 127, 128, 131, 147, 161, 163,
176, 189, 206, 211, 226, 243, 271, 272, 275, 327,
356, 384, 407, 409, 454
G
Gallegos R
Auteurs, 14, 16, 81, 94, 102, 108, 113, 176, 312
Ribeyro, 8, 356
K
T
Kohn, 20, 156
Terre, 1, 3, 5, 8, 29, 30, 32, 36, 40, 42, 49, 53, 55, 60,
61, 73, 86, 89, 139, 146, 149, 150, 153, 154, 155,
L 159, 166, 168, 209, 214, 346, 366, 367, 407, 409,
La Vorágine, 3, 4, 5, 8, 13, 15, 17, 20, 27, 34, 35, 38, 419, 423, 424, 431, 433, 434, 435, 441, 445, 450,
53, 61, 71, 77, 94, 102, 108, 109, 110, 111, 112, 455
113, 114, 115, 116, 118, 119, 125, 127, 130, 133,
136, 151, 156, 166, 171, 175, 180, 189, 193, 196, V
205, 209, 218, 219, 220, 221, 223, 224, 232, 240,
241, 242, 248, 249, 255, 256, 293, 294, 300, 305, Vargas Llosa
307, 311, 312, 317, 318, 320, 331, 335, 336, 338, Auteurs, 14
340, 341, 358, 359, 360, 368, 370, 375, 379, 382,
471