Maryse Conde - La Vie Sans Fards
Maryse Conde - La Vie Sans Fards
Maryse Conde - La Vie Sans Fards
de couverture : Bleu T.
Photo : © D. R.
ISBN : 978-2-7096-4197-5
DU MÊME AUTEUR :
« Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l’arbre tire les marrons du feu
que le cil se lisse la barbe
et cetera et cetera… »
Tout se passa très vite. Grâce à Sékou Kaba, que mon état et le tour que
prenait ma vie comblaient de joie, je fus nommée professeur de français au
Collège de Filles de Bellevue. Le collège était sis dans un joli bâtiment
colonial niché dans un fouillis de verdure à la périphérie de Conakry. Il était
dirigé par une charmante Martiniquaise, Mme Batchily, car en Guinée comme
en Côte d’Ivoire, les Antillais se retrouvaient à tous les niveaux de
l’enseignement. Cependant, ceux qui se pressaient en Guinée n’avaient rien de
commun avec ceux qui travaillaient en Côte d’Ivoire. Ils ne formaient pas une
communauté bon enfant, surtout soucieuse de fabriquer du boudin et des
accras. Hautement politisés, marxistes bien évidemment, ils avaient traversé
l’océan pour aider de leur compétence le jeune État qui en avait grand besoin.
Quand ils se réunissaient chez l’un ou chez l’autre, autour d’une tasse de
quinquéliba (décidément ce thé possédait toutes les vertus !) ils discutaient de
la pensée de Gramsci ou de celle de Marx et Hegel. Je ne sais pourquoi je me
rendis à une de ces assemblées. Elle se tenait dans la villa d’un Guadeloupéen
nommé Mac Farlane, professeur de philosophie, marié à une fort jolie
Française.
« Il paraît que vous êtes une Boucolon ! me glissa-t-il courtoisement à ma
vive surprise. J’ai grandi à deux pas de chez vous, rue Dugommier. J’ai bien
connu Auguste ».
Auguste était mon frère, mon aîné de vingt-cinq ans, avec lequel je n’avais
jamais eu grand contact. Il était l’orgueil de la famille, car il était le premier
agrégé ès lettres de la Guadeloupe. Malheureusement, il ne professa jamais
aucune ambition politique et vécut toute sa vie à Asnières dans le total
anonymat d’un pavillon de banlieue. On comprend si le rapprochement avec
lui me terrifia ! Il me semblait que quoi que je fasse, j’étais percée à jour. Si je
n’y prenais garde, les « grands nègres » risquaient de me rattraper.
« Votre mari est à Paris ? » poursuivit-il.
Je bredouillai qu’il y terminait ses études.
« De quoi ?
— Il veut être comédien et suit les cours du Conservatoire de la rue
Blanche. »
À l’expression de son visage, je sus le peu de cas qu’il faisait de ce genre de
vocation. D’ailleurs, il s’éloigna et nous infligea pendant une heure sa lecture
de je ne sais plus quel essai politique de je ne sais plus qui.
Désormais, j’évitai soigneusement ces cercles de cuistres de gauche et
décidai de vivre sans lien avec ma communauté d’origine. Je ne tins pas
entièrement parole et fis une exception. Des deux sœurs de Mme Batchily qui
lui avaient emboîté le pas en Guinée, l’une d’entre elles, Yolande, belle et
distinguée, était agrégée d’histoire et enseignait au lycée de Donka. Elle était
aussi la présidente de l’association des professeurs d’Histoire de Guinée.
Malgré tous ses titres, nous devînmes très proches. Comme plusieurs autres
compatriotes, nous étions logées à la résidence Boulbinet, deux tours de dix
étages, anachroniquement modernes, qui s’élevaient, inattendues, face à la
mer, dans un modeste quartier de pêcheurs. L’ascenseur ne fonctionnant pas,
Yolande s’arrêtait chez moi au premier étage avant de commencer l’escalade
jusqu’au dixième où elle habitait. Elle vivait avec Louis, authentique prince
Béninois, descendant direct du roi Gbéhanzin, grand résistant à la colonisation
francaise. Il fut exilé à Fort-de-France en Martinique avant de mourir à Blida
en Algérie. Louis possédait un véritable musée d’objets ayant appartenu à son
ailleul : pipe, tabatière, ciseaux à ongles. Il possédait surtout d’innombrables
photos du vieux souverain. Ce visage à la fois intelligent et déterminé me
faisait rêver. À ma surprise il s’imposa à moi des années plus tard et me
conduisit à écrire mon roman Les derniers rois mages. J’imaginai son exil à la
Martinique, les railleries des gens : « Un roi africain ? Ka sa yé sa ? »
J’imaginai surtout sa terreur devant la violence de nos orages et le
déchaînement de nos cyclones auxquels il n’était pas habitué. Je lui donnai
une descendance antillaise en la personne de Spero et je me plus à lui prêter
un journal.
Louis Gbéhanzin était un homme extrêmement intelligent, professeur
d’histoire, lui aussi, au lycée de Donka. Il avait l’oreille de Sékou Touré et
était le grand artisan de la réforme de l’enseignement, œuvre colossale qui, en
fin de compte, ne fut jamais menée à terme. Bien que l’idée ne m’effleura
jamais de m’ouvrir à Yolande, j’éprouvais pour elle une profonde admiration
et une réelle amitié. Son franc-parler me faisait du bien. Car elle me tançait
souvent vertement :
« Comment pouvez-vous mener une vie pareillement végétative alors que
vous êtes si intelligente ? »
Étais-je encore intelligente ?
Personne ne pouvait deviner combien j’étais malheureuse, au point souvent
de souhaiter la mort. Yolande et Louis, par exemple, attribuaient ma morosité
et ma passivité à l’absence de mon mari. En effet, Condé était retourné à Paris
pour sa dernière année au conservatoire de la rue Blanche. Il avait accueilli
avec fatalisme l’annonce de ma grossesse.
« Cette fois, ce sera un garçon ! avait-il assuré comme si cela rendait la
pilule moins amère. Et nous l’appellerons Alexandre.
— Alexandre ! m’étonnais-je en me rappelant les foudres qu’avait causées
mon choix du prénom occidental de Sylvie-Anne ! Mais, ce n’est pas
Malenke.
— Qu’importe ! rétorqua-t-il. C’est un prénom de conquérant et mon fils
sera un conquérant. »
Nous ne devions pas avoir de fils ensemble alors qu’il en eut deux ou trois
d’une seconde épouse.
Quand Eddy m’écrivit que Condé avait pour maîtresse une comédienne
martiniquaise, je dois avouer que cela me laissa totalement indifférente, car je
ne pensais qu’à Jacques, me désespérant encore et encore de l’absurdité de ma
conduite. Pourquoi l’avais-je quitté ? Je ne me comprenais plus.
La veille de la rentrée au collège de Bellevue, Mme Batchily réunit les
enseignants dans la salle des professeurs. C’était tous des « expatriés ». On
comptait un fort contingent de Français communistes, des réfugiés politiques
de l’Afrique subsaharienne ou du Maghreb et deux Malgaches. Devant un
gobelet d’ersatz de café, tout en grignotant des gâteaux ultra-secs, elle nous
expliqua que nos élèves appartenaient à des familles où les filles n’avaient
jamais reçu d’instruction secondaire. Parfois, leurs mères avaient suivi une ou
deux années d’école primaire et savaient tout au plus signer leur nom. Elles se
sentaient par conséquent mal à l’aise sur les bancs d’un collège et auraient
préféré se trouver à la cuisine ou sur le marché à vendre de la pacotille. Il
fallait donc redoubler de soin, d’attention pour les intéresser à notre
enseignement.
Vu l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, ces propos n’eurent aucun effet
sur moi. Alors que je devais, dans les années qui suivirent, porter tant
d’attention aux jeunes, je ne m’intéressai pas du tout à mes élèves que je
jugeais amorphes et sottes. Mes cours devinrent vite une ennuyeuse corvée.
Mon enseignement se réduisait à des exercices d’élocution, d’orthographe et
de grammaire. Au mieux, j’expliquais quelques extraits d’ouvrages choisis par
de mystérieux « Comités de l’Éducation et de la Culture » qui dans le cadre de
la réforme décidaient de tout. En français, leur sélection était basée non sur la
valeur littéraire des textes, mais sur leur contenu sociologique. C’est ainsi
qu’à ma surprise, La prière d’un petit enfant nègre du poète guadeloupéen
Guy Tirolien figurait dans tous les manuels « révisés ». Quand je n’étais pas
au collège, je ne lisais pas, les signes dansant sur la page devant mes yeux. Je
n’écoutais pas la radio, ne supportant plus les sempiternelles vociférations des
griots. Tout doucement, je prenais le pays en grippe. J’attendais les rêves de la
nuit qui me ramèneraient vers Jacques.
Seuls Denis et Sylvie me tenaient en vie. C’était des enfants adorables. Ils
couvraient de baisers mon visage, toujours triste, tellement fermé (c’est de
cette époque que j’ai désappris le sourire) et que leurs caresses
assombrissaient encore.
De la terrasse de mon appartement de Boulbinet, j’assistais chaque jour à
un spectacle étonnant. À 17 h 30, le président Sékou Touré, tête nue, beau
comme un astre dans ses grands boubous blancs, passait sur le front de mer,
conduisant lui-même sa Mercedes 280 SL décapotée. Il était acclamé par les
pêcheurs, abandonnant leurs filets sur le sable pour se bousculer au bord de la
route. Apparemment, j’étais la seule à trouver navrant le contraste entre cet
homme tout-puissant et les pauvres hères faméliques et haillonneux, ses
sujets, qui l’applaudissaient.
« Quel bel exemple de démocratie ! » me répétaient à l’envi Yolande et
Louis.
« Il n’a pas de gardes du corps ! » surenchérissait Sékou Kaba.
On le sait, la Guinée était le seul pays d’Afrique francophone à se vanter de
sa révolution socialiste. Les nantis ne roulaient plus en voitures françaises,
mais en Skoda ou en Volga. Les chanceux qui partaient en vacances à
l’étranger s’envolaient dans des Ilyouchine 18 ou des Tupolev. Dans chaque
quartier s’élevait un magasin d’État où l’on devait obligatoirement faire ses
achats, puisque le commerce privé avait été aboli. Ces magasins d’État étaient
toujours insuffisamment ravitaillés. Aussi, le troc était-il la seule arme dont
nous disposions pour lutter contre les rationnements et les incessantes
pénuries. Les précieuses denrées alimentaires s’échangeaient sous le manteau
parce que la pratique du troc était interdite soi-disant pour décourager le
marché noir. Il y avait partout des inspecteurs, des contrôleurs que tout le
monde redoutait. J’appris à éviter le lait concentré tchèque qui donnait des
diarrhées mortelles aux enfants (l’une d’entre elles avait failli emporter
Sylvie) ; à me méfier du sucre russe qui ne fondait pas, même dans des
liquides bouillants. Le fromage, la farine et les matières grasses étaient
pratiquement introuvables. J’ai souvent raconté comment m’est venu le titre
de mon premier roman, largement inspiré par ma vie en Guinée.
Heremakhonon, expression malenké qui signifie « Attends le bonheur ».
C’était le nom du magasin d’état situé dans le quartier de Boulbinet. Il était
toujours vide. Toutes les réponses des vendeuses commençaient par
« demain », comme un espoir jamais réalisé.
« Demain, il y aura l’huile ! »
« Demain, il y aura la tomate ! »
« Demain, il y aura la sardine ! »
« Demain, il y aura le riz ! »
Le souvenir de deux évènements se dispute ma mémoire en ce début de
l’année 1961, évènements dissemblables qui prouvent que le cœur ne sait pas
hiérarchiser. Il place au même niveau l’universel et le particulier. Le 4 janvier,
Jiman que, grâce à Sékou Kaba, j’avais fait venir de la Côte Ivoire, repartit
chez lui après quelques mois en Guinée. Il ne supportait pas les pénuries qui
affectaient son travail de cuisinier. « Un pays qui n’a pas l’huile ! » répétait-il,
outré.
Sans doute n’avait-il pas suffisamment médité la belle et célèbre phrase de
Sékou Touré : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans
les fers. » En tous cas, peu m’importe qu’il soit sans nul doute un vil « contre-
révolutionnaire » selon l’expression consacrée ! Sur les quais, au pied du
paquebot qui le ramenait vers la sujétion dorée de son pays, je versai un flot
de larmes en me retenant de le supplier de ne pas m’abandonner lui aussi.
Le 17 du même mois, Patrice Lumumba fut assassiné au Congo. À cette
occasion, la Guinée décréta un deuil national de quatre jours. J’aimerais écrire
que je fus bouleversée par cet évènement. Hélas non ! J’ai déjà dit le peu
d’intérêt que j’avais porté aux premières convulsions du Congo ex-belge. Le
nom de Lumumba ne signifiait pas grand-chose pour moi.
Je me rendis néanmoins à la Place des Martyrs où avait lieu une cérémonie
d’hommage au disparu. Je me glissai dans la foule compacte maintenue par
des barrières et des hommes en armes à bonne distance de l’estrade où
prenaient place les officiels. On aurait cru assister à un concours d’élégance.
Les ministres, sous-ministres et dignitaires du régime étaient accompagnés de
leurs épouses drapées dans des pagnes de prix. Certaines étaient coiffées de
volumineux mouchoirs de tête. D’autres exhibaient des coiffures
compliquées : tresses en rosace ou en triangle. Cette impression d’assister à un
spectacle était renforcée par les applaudissements et les acclamations de la
foule à chaque fois qu’un couple de notables descendait de sa voiture et se
dirigeait vers l’estrade. Sous un dais d’apparat, Sékou Touré, vêtu de ses
boubous blancs si seyants, fit un discours qui dura des heures. Il tira les leçons
de la tragédie congolaise, répétant avec emphase les mots de Capitalisme et
d’Oppression. Cependant je ne sais pourquoi, ces paroles sonnaient le creux.
Je me demandais où était cette révolution guinéenne dont il parlait.
Je dus attendre la médiation de la littérature, la parution d’Une Saison au
Congo d’Aimé Césaire en 1965 pour m’émouvoir vraiment de ce drame et en
comprendre la portée.
Je n’étais pas encore suffisamment « politisée » sans doute.
Les privations qui assombrissaient notre existence, je les aurais supportées
si elles avaient affecté l’ensemble de la société dans un effort collectif de
construire une nation libre. Cela aurait même pu être exaltant. Or ce n’était
visiblement pas le cas. Chaque jour davantage, la société se divisait en deux
groupes, séparés par une mer infranchissable de préjugés. Alors que nous
bringuebalions dans des autobus bondés et prêts à rendre l’âme, de rutilantes
Mercedes à fanions nous dépassaient transportant des femmes harnachées,
couvertes de bijoux, des hommes fumant avec ostentation des havanes bagués
à leurs initiales. Alors que nous faisions la queue dans nos magasins d’État
pour nous procurer quelques kilos de riz, dans des boutiques où tout se payait
en devises, des privilégiés s’offraient du caviar, du foie gras, et des vins fins.
Un jour, Sékou Kaba parvint fièrement à obtenir une invitation à un concert
privé à la Présidence. C’était la première fois que j’allais me mêler au monde
des privilégiés. J’empruntai à Gnalengbè un boubou afin de cacher mon ventre
et suspendis autour de mon cou mon collier grenn dô. Ainsi fagotée, j’allai
écouter « l’Ensemble de Musique Traditionnelle de la République ». En
vedette, se produisait Kouyate Sory Kandia. Kouyate Sory Kandia était
surnommé « L’Étoile du Mandé » et méritait pleinement cette hyperbole.
Aucune voix ne pouvait se comparer à la sienne. Il était entouré d’autres griots
et de plus d’une trentaine de musiciens qui jouaient de la kora, du balafon, de
la guitare africaine, du tambour d’aisselle. Je n’avais jamais assisté à pareil
spectacle. C’était éblouissant, inoubliable, incomparable. À l’entracte, les
spectateurs refluèrent vers le bar. Je fus profondément choquée de voir ces
musulmans en grands boubous se gorger de champagne rosé et fumer avec
ostentation des havanes. Timidement, Sékou Kaba me conduisit vers un
groupe et me présenta au Président, à son frère Ismaël, éminence grise du
régime qu’entouraient quelques ministres. Ces derniers ne m’accordèrent
aucune attention. Seul, le président feignit de s’intéresser à moi. Sékou Touré
était encore plus beau de près que de loin avec ses yeux obliques et ce sourire
charmeur des hommes à femmes. Quand Sékou Kaba eut fait les
présentations, il murmura :
« Ainsi, vous venez de la Guadeloupe ! Vous êtes donc une petite sœur que
l’Afrique avait perdue et qu’elle retrouve. »
J’ai rapporté cette conversation dans Heremakhonon quand le dictateur
Malimwana entre dans la classe de Veronica et s’entretient avec elle. Mais je
ne possédais pas l’aplomb de cette dernière qui osa remplacer le mot
« perdue » par le mot « vendue » et je me bornai à grimacer un sourire
complaisant. Sékou Touré s’écarta de nous et continua sa route vers d’autres
invités. L’adulation dont on l’entourait était palpable. On lui baisait les mains.
Certains ployaient le genou devant lui et il les aidait à se relever avec
affabilité. On entendait en arrière-plan les récitations des griots qui s’enflaient
par instant comme un chœur d’opéra. Une sonnerie annonça la fin de
l’entracte et nous reprîmes place dans la salle de concert.
« Tu enfanteras dans la douleur »
La Sainte Bible – La Genèse
Denis, qui était entré à l’école communale, s’y faisait régulièrement rosser.
Chaque jour, il rentrait les vêtements déchirés et couverts de sang, le visage
tuméfié. Il fallut que je le menace d’aller me plaindre au directeur pour qu’il
consente à m’avouer la vérité. Sitôt hors de l’école, les garçons se jetaient sur
lui et le frappaient en hurlant :
« Ta maman est une toubabesse. »
Entendez par là « une Blanche ». Ce qui me blessa, ce n’est pas simplement
que l’épithète était entendue comme l’injure suprême. C’est que, niant ma
qualité d’Antillaise, elle me renvoyait au modèle qu’avaient adopté autrefois
mes parents. La couleur est-elle donc un vernis invisible ?
Les supplications de Denis m’empêchèrent de me rendre auprès de son
directeur d’école pour me plaindre et il continua de se faire rosser
quotidiennement.
En effet, plus que Conakry-ville, le faubourg de Camayenne fonctionnait
comme un village africain. Mes amis avaient raison, j’y faisais tache. Je ne
parlais ni le malenké, ni une autre langue du pays. Je ne portais toujours pas
de pagnes ou de boubous. Je possédais une collection d’informes pantalons de
coton qui excitaient l’hilarité ou la stupéfaction, c’est selon. Aux réunions de
comité, quand on nous indiquait comment tenir notre quartier propre en
désherbant les talus qu’envahissaient les herbes de Guinée, en balayant et
brûlant les feuilles tombées des arbres et en faisant éventuellement du
compost, l’assistance était tellement occupée à rire de moi qu’elle ne prêtait
aucune attention aux propos des commissaires à l’investissement humain. Je
n’ai guère eu à forcer mon imagination quand j’ai dépeint le personnage de
Thécla dans mon roman En attendant la montée des eaux et les réactions
qu’elle suscite dans la communauté de Tiguiri. Je n’avais pas comme elle les
yeux bleus. À Camayenne, personne n’aurait peut-être songé à me brûler vive
sur un bûcher, mais on ne me prenait pas pour une femme normale.
Ce fut ce moment que choisit Condé pour convier sa mère à séjourner
quelques temps avec nous à Conakry. S’il l’avait souvent visitée à Siguiri où
elle habitait, elle ne nous avait jamais rendu la pareille et ne connaissait pas
les enfants. Il fallut lui trouver de la place dans notre logement lilliputien.
Sylvie et Aïcha durent partager la chambre de Denis tandis que Condé
emplissait la salle d’eau d’étranges ustensiles de toilette dont une volumineuse
bassine en zinc.
Moussokoro Condé ne paraissait pas son âge. Elle était grande, un peu
hommasse, bien découplée, avec, ce qui me remua, le regard et le sourire de
son fils. Elle n’arrivait pas seule. Elle était accompagnée d’Abdoulaye, gamin
aux yeux vifs et intelligents, que Condé avait eu bien avant de partir pour
Paris et dont j’ignorais totalement l’existence. On aurait pu en conclure que
Condé et moi, nous étions quittes : chacun introduisant dans l’union son
bâtard tenu secret. En réalité, il n’en était rien. Abdoulaye, né alors que son
père était un gamin ou presque, témoignait glorieusement de sa précocité et de
sa virilité. Aussi, il était adulé par sa grand-mère, élevé dans la conviction
qu’il était le seul véritable héritier. Sachant que sous tous les cieux les rapports
entre belle-mère et belle-fille ne sont pas des plus aisés, j’étais sortie de moi-
même et m’étais quelque peu préparée à cette visite. Par exemple, j’avais
appris les formules de salut traditionnel :
« Asalam aleykum ! As-tu la paix ? »
J’avais troqué mon sarouel déteint contre une jupe. Je m’étais affublée d’un
mouchoir de tête que je nouais comme un foulard. Pourtant, il fut évident que
mes efforts ne serviraient de rien. Dès sa descente de taxi, Moussokoro
m’embrassa à peine et évita de me regarder dans les yeux. Comme elle ne
parlait pas le français, nos échanges furent forcément limités. Les jours qui
suivirent, elle m’ignora superbement, riant, bavardant en malenke avec la
foule de parents qui venaient la saluer. Que me reprochait-elle ? De ne pas être
musulmane ? De ne pas parler malenké ? Je sentais que cela allait bien plus
profond. Ce n’était pas simplement la déportation et le Passage du Milieu qui
nous avaient séparées l’une de l’autre, me dépossédant de ma langue et de mes
traditions. Il s’agissait d’une différence d’ordre ontologique. Je n’appartenais
pas à l’ethnie, à la sacro-sainte ethnie. Quoi que je fasse, je demeurerais un
non-être, une exclue de l’espèce humaine.
Les parents qui venaient la saluer lui apportaient des plats richement
préparés malgré ces temps de pénuries, des pagnes d’indigo, des flacons de
parfum. Elle tenait salon comme une reine, assise sur une natte étendue par
terre, ses pieds calleux dénudés. Quand je le pouvais, j’assistais à ces
interminables entretiens, car je craignais de m’attirer les foudres de Condé que
la présence de sa mère rendait susceptible et nerveux. Non seulement, il
s’efforçait de satisfaire ses moindres désirs, courant par exemple au marché
pour lui acheter des noix de kola, mais il s’efforçait de paraître irréprochable,
renonçant aux cigarettes, lui qui fumait ses deux paquets de Job par jour, et à
la Pilsner Urquell dont il s’abreuvait. Armé d’une bouilloire à ablutions, il se
précipitait chaque vendredi à la mosquée, accompagné d’Abdoulaye. J’aurais
pu rire de tout cela si Denis n’avait été si visiblement perturbé. La grand-mère
ne lâchait pas Sylvie, rebaptisée Massa et Aïcha, systématiquement appelée
Moussokoro. Elle les lavait, les coiffait, les faisait manger à la main, ne leur
permettait pas de jouer puisqu’elle les tenait perpétuellement serrées contre sa
poitrine où elles finissaient par s’endormir. Lui, au contraire, elle ne se bornait
pas à l’ignorer, ce qui sans doute aurait été douloureux. À tout moment, elle
vociférait à son adresse des ordres en malenké qu’il était bien incapable de
comprendre. Comme il restait, hébété à la fixer, j’étais convaincue qu’elle
allait lui lancer ses sandales à la tête ou le frapper. À chaque fois, s’il était
présent, Abdoulaye s’acquittait avec ostentation de ce qui avait été demandé
tandis que Denis, honteux, ravalait ses larmes. Un jour, je n’y tins plus et me
plaignis à Condé :
« Ta mère est odieuse avec Denis. »
Il leva les yeux au ciel :
« Qu’est-ce que tu vas encore chercher ? Il faut avouer que Denis est un peu
agaçant. Tu es la première à reconnaître qu’il est trop mou. Une vraie petite
fille. Regarde la différence avec Abdoulaye !
— J’aime mieux ne pas faire cette comparaison », répondis-je avec hauteur.
Parfois, pour distraire sa mère, Condé invitait des griots qu’il connaissait
grâce à la « Quinzaine Théâtrale ». Ils arrivaient en général à trois : deux
chanteurs qui s’accompagnaient à la cora et un joueur de balafon. Ils prenaient
place sur notre petite terrasse au milieu de la foule des voisins, accourus pour
les écouter. Quand les accents de leur musique s’élevaient dans l’air, malgré
moi, mon émotion était intense, causée par la magie des sons et de l’heure.
Contre le ciel assombri, des paquets de chauves-souris voletaient lourdement
vers le faîte des bouquets d’arbres qu’on aurait dits dessinés au fusain sur de
grandes feuilles de papier gris. Il me semblait que tous ceux que j’avais aimés,
perdus, revenaient m’entourer et meubler ma solitude.
Voilà que je n’étais plus seule, mais comblée par ces présences invisibles.
La fin des concerts était suivie d’une sorte de quête. Chacun déposait, dans
une corbeille que promenait Abdoulaye d’un air fiérot, une obole plus ou
moins importante selon l’enthousiasme qu’il avait ressenti. Les plus
admiratifs, selon la coutume, tentaient de coller des billets de banque sur le
front des musiciens.
La visite de Moussokoro, prévue pour durer des semaines, tourna court.
Elle n’était pas avec nous depuis un mois qu’un après-midi, Condé entra
précipitamment dans la chambre où je faisais la sieste et m’annonça d’un ton
désespéré :
« Ma mère s’en va.
— Déjà !
— Elle se plaint que nous la recevons mal.
— Que nous la recevons mal ? » répétai-je, interdite.
Il s’assit sur le lit :
« Elle veut refaire le toit de sa case ainsi que sa plomberie. Où veux-tu que
je trouve cet argent ? Il faudrait que j’emprunte. Mais à qui ? Sékou n’a pas un
sou.
— Ne pourrais-tu essayer de lui expliquer… »
Il ne me laissa pas le loisir d’achever ma phrase.
« Si je ne lui donne pas ce qu’elle veut, elle va gâter mon nom partout. Elle
dira que je suis un mauvais fils, un bon à rien. »
Il y eut un silence, puis il reprit :
« Elle dit aussi que tu la mets mal à l’aise. Elle sent que tu la méprises, que
tu méprises les Africains. »
Je haussai les épaules. On en revenait toujours à la vieille querelle qui ne
s’apaiserait jamais. Qui méprisait qui ? Comment abattre ce mur
d’incompréhension qui séparait nos deux communautés ?
Finalement, Condé emprunta de l’argent à un commerçant malenké,
spécialiste du marché noir qui achetait en Sierra Leone des produits de
première nécessité et les revendait ensuite à prix d’or. Cet homme peu
recommandable devait devenir notre créancier attitré. Grâce à lui, Condé put
donner à sa mère de quoi remettre en état son toit et sa plomberie, mais en
plus, il put la couvrir de présents. Ainsi, il lui offrit un mouton d’une
blancheur immaculée. Pattes liées, il bêlait lugubrement dans le taxi qui le
conduisait à Siguiri. Il y arriverait à point nommé pour la Tabaski que
Moussokoro ne voulut pas attendre pour la fêter avec nous. Son fils l’avait
profondément déçue.
Pourquoi ?
N’était-ce pas simplement parce qu’il était marié à une étrangère ?
Je méditai longuement sur le séjour chez nous de la vieille dame. À cause
de lui, je crus mieux comprendre la société malenké. Il m’apparut qu’elle
reposait sur une série de gestes, de prescriptions obligatoires : ne pas fumer,
ne pas boire d’alcool, ne pas manquer ses cinq prières, se rendre à la mosquée,
ne pas omettre les cadeaux aux parents. Ces gestes n’étaient plus guère qu’une
série d’automatismes, vidés de leur sens initial. Le cœur, le cœur ne comptait
pas. Qu’importait la ferveur avec laquelle on se prosternait sur les dalles de la
mosquée. Qu’importait la manière dont on se procurait les offrandes dues à la
famille. Condé n’aurait pas pu, sans perdre la face, expliquer à sa mère qu’il
se débattait dans les pires difficultés financières. Pareil aveu n’aurait
certainement pas excité sa compassion. Au contraire ! Peut-être, aurait-il
suscité son mépris.
Mais ce séjour fut surtout pour moi l’occasion d’une sévère autocritique.
Moussokoro Condé se plaignait que je la méprise. Je m’en défendais.
Néanmoins, n’avait-elle pas raison ? Je garde dans ma tête l’image d’une
photographie prise au Jardin du Luxembourg. On y voit ma mère souriant de
toutes ses dents de perle, ses yeux en amande, étirés sous son taupé gris. À
mon insu, n’avais-je pas comparé les deux femmes, donnant l’avantage à celle
que je ne cessais pas de pleurer dans le secret de mon cœur ? N’avais-je pas
inconsciemment remodelé Moussokoro selon des critères qui ne lui
convenaient pas ?
Condé fut visiblement soulagé du départ de sa mère et revint à ses
habitudes. Depuis peu, il s’était lié avec un soi-disant cinéaste et un musicien
algériens qui vivaient avec deux sœurs peules que l’on disait prostituées dans
une bicoque délabrée. Afin que nul n’ignore qu’ils étaient des « artistes », ils
laissaient pousser leur tignasse frisée jusqu’aux épaules et portaient d’étranges
djellabas d’indigo. Condé n’osait imiter leur vêture, mais buvait avec eux
jusqu’à plus soif. Sékou Kaba lui reprochait vivement ces mauvaises
fréquentations, indignes d’un honnête père de famille. Je n’en fis jamais
autant. Je savais qu’il cherchait ainsi à manifester sa liberté, son individualité.
Au fond de lui-même, il étouffait en Guinée où il était insatisfait, frustré, pas
heureux.
Comme moi.
Le complot des enseignants
Mon nouveau bébé dans les bras, je retournai à Conakry et je repris dare-
dare mes cours à Bellevue. Je mettais désormais moins d’enthousiasme à
travailler avec Jean Prophète. J’étais absorbée par une nouvelle tâche.
Secrètement, je cherchais du travail. J’épluchais tous les journaux que recevait
le Centre de Documentation du collège. J’écrivis des centaines de lettres de
candidature. Aux organisations internationales, aux institutions de recherche
africaines les plus diverses. Vue la pauvreté de mon CV de l’époque, cette
correspondance resta sans réponse. Je rabaissai mes prétentions et m’adressai
aux lycées et collèges des grandes villes d’Afrique. Je crois n’avoir reçu
qu’une seule offre d’un centre d’éducation expérimentale situé à Bobo
Dioulasso dans l’ancienne Haute-Volta. Après bien des tergiversations, j’eus
le bon sens de ne pas lui donner de suite. Je ne me décourageais pas,
convaincue que la chance finirait par me sourire. Et c’est ce qui se produisit.
Un jour, je reçus un télégramme qui portait ce seul mot :
« Venez ! »
Ce télégramme émanait d’Édouard Helman, vrai nom de l’écrivain Yves
Bénot, futur auteur des remarquables ouvrages Idéologies des Indépendances
africaines, Diderot, de l’athéisme à l’anti-colonialisme et traducteur du
Ghana de Nkrumah de Samuel Ikoku.
Il avait été un des rares intellectuels à dénoncer ouvertement le « complot
des enseignants » et à claquer la porte de la Guinée où, disait-il, la révolution
avait été trahie. Du temps qu’il enseignait à Donka, il habitait lui aussi la
résidence Boulbinet. Certains chuchotaient qu’il était homosexuel. En tous
cas, sa vie privée était mystérieuse et son caractère, réputé difficile, voire
intraitable. Comme Yolande, il ramassait quotidiennement son souffle sur ma
galerie avant de grimper chez lui au huitième. Il est à l’origine de mon goût
pour Thomas Hardy. Un jour, il oublia un ouvrage chez moi et redescendit
précipitamment le chercher.
« J’étais plongé là-dedans ! m’expliqua-t-il. C’est le plus beau livre que
j’aie jamais lu. »
Il s’agissait de Jude l’Obscur qu’il me prêta. Cet univers désespéré
s’accordait à merveille avec mon humeur. Bientôt, je lus tous les autres
ouvrages de ce romancier.
Déjà, quand je terminais ma licence de lettres modernes au sanatorium de
Vence, j’avais étudié avec passion la littérature anglaise. J’adorais les poètes,
Byron, Shelley, Keats surtout et Wordsworth. Cependant, on pourrait dire que
la fascination exercée sur moi par la littérature anglaise était bien antérieure.
Quand j’avais environ quinze ans, une amie de ma mère m’avait offert le
roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights. Je me rappelle l’avoir dévoré un
week-end d’hivernage pluvieux enfermée dans ma chambre. Ce récit de
passions violentes, amour plus fort que la mort, vengeance, haine, me
transporta. Son souvenir m’obséda. Si des années plus tard je me permis
d’écrire La Migration des cœurs, adaptation antillaise de ce chef-d’œuvre, ce
n’est pas sans beaucoup d’hésitation. Mais, en fin de compte, je fus enhardie
par l’exemple de Jean Rhys. Dans Wide Sargasso Sea elle avait cannibalisé les
personnages de Jane Eyre de Charlotte Brontë, Rochester et Bertha Mason. Il
est étrange de souligner les liens qui unissent des écrivaines antillaises à des
Anglaises vivant dans un presbytère isolé deux siècles plus tôt. Ma fascination
ne se limite pas à l’ouvrage d’Emily Brontë. Toute mon œuvre fourmille de
références à des romans anglais. Par exemple, le docteur Jean Pinceau dans
Célanire Cou-Coupé, qui recoud la gorge tranchée de l’enfant trouvée sur un
tas d’ordures, est un avatar du Frankenstein de Mary Shelley. Le double
personnage de Kassem et de Ramzi dans Les Belles Ténébreuses est une
version de Dr Jekyl et M. Hyde de Robert Louis Stevenson.
Le télégramme inespéré d’Helman me galvanisa. En même temps,
j’éprouvais une sourde inquiétude. Je ne savais pas grand-chose du Ghana. Je
ne parlais pas l’anglais. En outre, comment paierais-je cinq billets d’avion
jusqu’à Accra ? Je n’avais pas un centime d’économies et hormis les
commerçants malenkés, je ne connaissais personne à qui emprunter de
l’argent. Ne me fallait-il pas un pécule, même modeste, avant de me lancer
dans pareille aventure ? Par ailleurs, le télégramme d’Helman n’était-il pas
trop laconique ? N’aurait-il pas dû m’expliquer quel genre d’emploi
m’attendait ? Après avoir ruminé ces questions, j’en vins à la conclusion que
l’essentiel était de quitter la Guinée. Une fois dehors, j’aviserais. Au cours
d’une de mes nuits d’insomnie, il me vint une idée si méprisable que j’hésite à
l’avouer. Il fallait que je feigne de mettre Condé dans la confidence. Car,
seule, je n’arriverais pas à mes fins. Ce stratagème m’était sans doute dicté par
la faiblesse, la vulnérabilité, la peur de l’avenir. Il n’en révèle pas moins mon
égoïsme foncier et surtout le profond mépris dans lequel je tenais Condé que
je n’avais aucun scrupule à instrumentaliser. J’allai donc le réveiller dans la
chambre qu’il partageait avec Denis depuis mon retour du Sénégal, car nous
nous méfiions de nos corps. Ils pouvaient nous surprendre alors que nous ne
pouvions courir le risque de mettre au monde un cinquième enfant. Nous nous
assîmes sur la terrasse. Je me souviens que la lune était haute et l’air chargé
d’une douce humidité pendant que je débitais ma fable. Pour leur bien,
expliquais-je, il fallait soustraire les enfants à l’existence sans avenir qu’ils
menaient. J’avais trouvé un excellent emploi au Ghana. Je m’y rendrais en
éclaireur avec eux. Sitôt que nous serions installés, je l’en informerais et il
viendrait nous rejoindre. Il insista gravement :
« Veux-tu vraiment que je vienne vous rejoindre ?
— Oui ! Je le veux !
— Cela signifie-t-il que tu m’aimes encore ? »
Sa voix était tremblante. À ma grande honte, je parvins à verser quelques
larmes et à trouver des accents de sincérité pour l’en persuader. Ne
comprenait-il pas que c’était cette existence étriquée et ce pays délétère qui
nous séparaient l’un de l’autre ?
À dater de ce moment, il prit les choses en mains avec une autorité qui me
confondit. Il me recommanda de ne rien confier de mes projets à long terme à
Sékou Kaba. Celui-ci ne permettrait pas que je quitte définitivement la
Guinée.
« Pour lui, tu es le ciel et la terre ! commenta-t-il. Je sais que Gnalengbè a
été jalouse ! »
Il suffirait de le persuader que mes grossesses à répétition m’avaient
déprimée et que j’avais besoin de me ressourcer dans mon pays natal. Bien
que titulaire d’un contrat local qui n’impliquait aucun avantage, il ne serait
pas impossible d’obtenir un congé pour des raisons de santé.
Comme nous nous y attendions, Sékou Kaba mordit à l’hameçon et fit
l’impossible pour me satisfaire. Pourtant, sur un point, il n’obtint aucun
résultat. Le contrôle des changes étant très strict, il fallait pour percevoir mon
misérable salaire en devises que la Banque Centrale de la Guinée m’accorde
une lettre de crédit payable en francs français, ce qu’elle refusa pour des
raisons que j’ai oubliées. D’interminables palabres avec toutes sortes de
responsables à la Banque n’y changèrent rien. Comme je ne pouvais partir
sans un sou avec quatre enfants, je me demandais si mes projets n’allaient pas
être réduits à néant. Les commerçants malenkés à qui nous devions des
sommes colossales ne voulaient plus rien nous prêter. À force de
supplications, Condé parvint à arracher cinquante dollars à l’un d’entre eux. Il
fallut se contenter de cette misérable somme. À l’escale de Dakar, je taperais
une fois de plus Eddy.
Dans une petite communauté, il est impossible de garder un secret. Je ne
sais comment la nouvelle de mon départ du pays fit le tour de Camayenne.
Les réactions ne furent pas celles qu’on aurait pu attendre. Des gens qui
s’étaient ouvertement moqués de moi quelque temps auparavant, ou qui ne
m’avaient jamais adressé la parole, m’abordaient dans la rue et me suppliaient
avec des trémolos dans la voix de ne pas quitter Conakry.
« Où tu vas ? Où emmènes-tu nos enfants ? C’est votre pays ici. »
D’autres me faisaient parvenir des sauces feuille, du mafé, des gâteaux.
J’étais confondue. Je ne comprenais rien à cette volte-face. À ceux qui
m’interrogeaient, je jurais que mon absence serait de courte durée : quelques
mois dans mon pays d’origine. Je n’avouai la vérité qu’à Yolande et Louis.
Tristement, un soir, je montai les dix étages de la résidence Boulbinet qui
menaient à leur appartement pour leur présenter mes adieux. Ils m’écoutèrent
bouche bée.
« Helman ? s’écria-t-elle. Mais c’est un fou.
— Vous le connaissez bien ? demanda Louis plus posément. Il a en effet la
réputation d’être un instable. »
Je bredouillai que je ne pouvais plus vivre en Guinée.
« Pourquoi ? » s’exclamèrent-ils avec ensemble.
À cause d’une coupure d’électricité, nous nous éclairions au moyen d’une
lampe à acétylène. Nous buvions de l’ersatz de café dans lequel les cubes de
sucre russe n’arrivaient pas à fondre. Les galettes tchèques à la menthe de
notre frugal goûter étaient pareilles à de petits cailloux. Mais, ce n’était pas là
le pire. Chacun de nous en venait à craindre pour sa vie. Les individus en
apparence les plus inoffensifs disparaissaient, étaient jetés en prison sans
raison apparente. Et ils me demandaient naïvement pourquoi je ne voulais plus
vivre en Guinée ? Comme je tentais d’élaborer une réponse, Yolande reprit :
« Réfléchissez bien à ce que vous faites avec votre trâlée d’enfants ! »
Louis tirait pensivement sur sa pipe, pareil aux portraits de son royal aïeul
qui figuraient dans les livres d’histoire.
« C’est une erreur de croire, fit-il, que le peuple est naturellement prêt pour
la révolution. Il est lâche, le peuple, matérialiste, égoïste. Il faut le forcer et
c’est ce que Sékou a été obligé de faire.
— Le forcer ! m’exclamai-je. Est-ce que cela veut dire qu’il faut
l’emprisonner, le torturer, le tuer ? »
Il me regarda comme une enfant déraisonnable.
« Vous exagérez ! » sourit-il.
Non ! Je n’exagérais pas. Les ONG estiment à 50 000 le nombre des morts
au camp Boiro, autant à celui de Kindia, sans compter les cadavres hâtivement
jetés dans des fosses communes à travers le pays.
Yolande et moi pleurâmes de nous séparer. Une vingtaine d’années plus
tard, un congrès d’histoire africaine nous réunit. Elle avait épousé Louis. Ils
avaient un fils et vivaient à Cotonou.
Quelques jours plus tard, comme j’étais en voiture avec lui, Sékou Kaba me
dit avec tristesse :
« Intuition féminine ! Gnalengbè pense que nous avons tort de te laisser
partir avec tes enfants. Tu ne reviendras jamais en Guinée. »
Je n’eus pas le cœur de mentir à quelqu’un que j’aimais tant et qui s’était
tellement soucié de mon bien-être. Je ne répondis rien et nous continuâmes la
route sans parler, tous deux plongés dans une profonde tristesse.
Je devais le revoir, des années plus tard, à Abidjan où ma fille Sylvie-Anne
habitait avec son mari, Cheikh Sarr. Considéré comme un suppôt du régime
guinéen et de ce fait mal vu, il avait dû quitter le pays. Gnalengbè était restée
à Kankan. Seul, presque aveugle, malade, il végétait grâce aux subsides que
lui envoyaient ses filles réfugiées aux USA. Alors que le monde entier était au
courant des crimes de Sékou Touré, il lui avait gardé son entière admiration.
Ses illusions intactes, il répétait douloureusement :
« Sékou Touré n’a jamais rien fait de mal. J’ose dire que c’était un
nationaliste parfait à qui on ne peut rien reprocher. Malheureusement, il était
entouré d’arrivistes, d’hommes sans idéal. »
Le 22 novembre 1963, alors que dans la consternation mondiale, J.
F. Kennedy était assassiné à Dallas, je pris l’avion d’Air Guinée pour me
rendre à Dakar, première escale de mon voyage. En larmes. J’avais déjà
beaucoup pleuré durant mes vingt-sept années d’existence, mais ce jour-là, je
dépassai les bornes. De me voir pareillement en pleurs, les enfants
sanglotaient. Condé tentait vainement de les consoler. Muets et désolés, Sékou
et Gnalengbè me passaient des mouchoirs en papier vert et mentholé,
spécialité de la Yougoslavie que l’on vendait dans les magasins d’État.
Pourquoi pleurais-je ?
Parce que je quittais cette infortunée terre à laquelle je m’étais si
profondément attachée et vers laquelle je ne devais jamais revenir, je le
sentais. Plus que les discours théoriques de mes amis, c’est elle qui m’avait
enseigné le souci du peuple et la compassion. J’avais compris que rien ne pèse
plus lourd que la souffrance d’un enfant. Bref, elle m’avait pénétrée d’une
leçon que je ne devais jamais oublier : ne pas prendre en compte sa seule
infortune, mais se soucier de celles du plus grand nombre. J’y avais perdu des
amis très chers. J’étais en passe de devenir un être humain fort différent de
celui que j’avais été. C’en était radicalement fini de l’héritière des Grands-
Nègres. Physiquement, ces années nous avaient sévèrement marqués les
enfants et moi. À l’exception d’Aïcha, belle et dodue, nous étions décharnés.
Leïla était particulièrement chétive et maussade. Les cheveux de Denis, atteint
de la pelade, tombaient par plaques. Les gencives et les lèvres de Sylvie se
creusaient d’aphtes qui lui arrachaient des larmes quand elle mangeait.
En outre, étant donnée la faiblesse de mes moyens matériels, nous étions
vêtus d’habits que je confectionnais moi-même, y compris les shorts de Denis.
Je les taillais d’après les patrons que me prêtait Mariette Matima, une
Guadeloupéenne qui enseignait la couture au collège. Vraiment, nous
formions un triste lot.
Il me restait à vivre la plus étonnante des surprises.
L’avion n’avait pas sitôt décollé qu’une femme corpulente, richement vêtue
et couverte de bijoux, sortit de la cabine des premières. Elle s’approcha de
moi. C’était une importante commerçante soussoue, une certaine Mme Cissé
que j’avais, à maintes reprises, aperçue dans le quartier au volant de sa
Mercedes 280 SL. Elle me fourra dans la main une épaisse liasse de dollars :
« Allah vous garde ! murmura-t-elle. Prenez cela pour vous et pour vos
enfants. »
Et c’est ainsi que nantie de la stupéfiante aumône d’une inconnue, j’entamai
ma troisième aventure africaine.
La nouvelle de l’assassinat de J. F. Kennedy avait plongé Dakar dans le
deuil. Sur les édifices publics, les drapeaux étaient en berne. Le Président,
Léopold Sédar Senghor, avait décrété un deuil national de trois jours. Mais ce
qui me frappa le plus, c’est que cela ne s’arrêtait pas à la classe
gouvernementale. J’étais le témoin d’un véritable chagrin populaire. Dans la
cour où habitait Eddy, les locataires s’agglutinaient chez les chanceux qui
possédaient la télévision pour pleurer à l’envi sur l’image de Jackie, foudroyée
par le malheur dans son tailleur rose.
« Parfois, Dieu ne sait pas ce qu’Il fait ! » psalmodiaient-ils.
Je demeurais en dehors de cette houle d’émotion. J’étais, je le répète, une
marxiste, aux vues peut-être étroites. Pour moi, J.F.K. n’était qu’un Américain
capitaliste qui, en avril 1961, avait dirigé contre un de mes héros, Fidel
Castro, la triste intervention de la baie des Cochons. En fait, la détresse
générale gâchait des instants où j’aurais dû savourer la joie de quitter l’enfer
où j’avais dépéri pendant des années, courir le long de la mer, retrouver le
goût oublié de la liberté.
Nous fûmes invités à dîner un soir chez Mme Vieyra. Avant de partir, Eddy,
qui connaissait mes opinions politiques, me pria de me taire et de ne rien dire
qui puisse choquer. Je le lui promis, mais ne tins pas parole. Je me rappelle
que le dîner se termina par une bruyante joute verbale avec un Béninois
nommé Soglo qui devait devenir Président de la République de son pays. À ce
moment-là, il travaillait plus modestement comme fonctionnaire international
à Washington D.C. pour le compte de la Banque Mondiale. Il me sembla
extrêmement arrogant, parlant avec suffisance et désignant la région dont il
avait la charge économique par l’expression « mes pays ».
J’ignorais qu’avec celui de la liberté, je commençais une autre forme
d’apprentissage. Apprendre à exprimer mes idées.
II
« Woman is the nigger of the world »
John Lennon
Roger Genoud devait se vanter d’avoir joué au Père Noël dans ma vie. Et
Père Noël, il le fut. Moins de quinze jours après mon renvoi de Winneba, il
m’engagea chez lui au Ghana Institute of Languages. Du coup, il me fit
attribuer, dans le quartier résidentiel de Flagstaff House, une maison
traditionnelle en bois de dix ou douze pièces, entourée d’un jardin où
poussaient à profusion des rhododendrons et des azalées. Je me rappelle le
ravissement des enfants, explorant les coins et recoins de leur nouvelle
demeure.
« C’est là qu’on va habiter maintenant ?
— C’est plus joli qu’à Winneba ! » conclut Aïcha.
Je me torturais au sujet des petits. En apparence, ils semblaient bien tolérer
la multitude de changements qui survenaient dans leur existence. Mais il
m’était difficile de croire qu’au plan psychique, ils ne souffraient de rien. Qui
peut dire avec certitude ce qui se passe sous le front lisse d’un enfant ? Ils
faisaient tous les quatre pipi au lit et Adeeza passait des heures à laver des
draps. Ils faisaient fréquemment des cauchemars. Denis se rongeait les ongles
jusqu’au sang. Tous ces signes n’étaient-ils pas inquiétants ? Je cherchai
frénétiquement l’adresse d’un pédo-psychiatre et finis par en dénicher un à
Korle Bu Hospital. Malheureusement, il fallait des mois pour obtenir un
rendez-vous et je finis par y renoncer.
Comme Kwame Aidoo s’exaspérait de la lenteur des travaux de
construction de sa villa, je lui proposai de venir vivre avec moi. Il accepta sans
enthousiasme, car selon la tradition ghanéenne, un homme ne s’installe pas
chez une femme. Entourée de l’homme que j’aimais et de mes petits, j’aurais
dû atteindre à la plénitude du bonheur.
Hélas ! Il n’en fut rien.
Très vite, un obstacle se dressa entre nous, obstacle que je n’aurais jamais
prévu : les enfants. Kwame me signifia sans ambages qu’à l’exception de
Denis que Jean Dominique avait abandonné avant sa naissance, ce n’était pas
à moi de les élever. Je faisais de mes filles des étrangères, des terres
rapportées alors qu’elles possédaient un père et appartenaient à la vibrante
communauté des Malenkés de Guinée. En attendant, comme il jugeait que
tous ces enfants m’étouffaient, il édicta une série de règles visant à me libérer.
D’abord, il fit aménager au sous-sol une salle de jeux dans laquelle les quatre
enfants étaient virtuellement tenus prisonniers puisqu’ils n’avaient plus accès
aux pièces du rez-de-chaussée : living-room, salon, bibliothèque. Ils devaient
prendre leurs repas avec Adeeza dans une pièce avoisinant la cuisine. Ils ne
devaient sous aucun prétexte pénétrer dans notre chambre à coucher ou notre
salle de bains où Sylvie-Anne et Aïcha aimaient tant venir toucher à mes
parfums, à mes crèmes et à ma brillantine. Le fragile Denis fut déclaré gardien
de ses sœurs dont il devait superviser le travail et animer les jeux, surtout
pendant les week-ends, car dès le vendredi soir, Kwame exigeait que je
l’accompagne à Ajumako.
Cet endroit figure dans une de mes premières pièces de théâtre : Mort
d’Oluwemi d’Ajumako. J’aimais son étrange architecture, ses cases en rondins
agrémentées de motifs faits de boue séchée. Quand la nuit venait, sous le ciel
d’encre, les femmes relevaient leurs triples jupes et dansaient comme des
furies sur la place du village. Leurs ombres se profilaient sur les façades
qu’éclairait la lueur rougeâtre de quelques torches. Kweku Aidoo, le souverain
et le père de Kwame, ayant accompli ses vingt ans de règne, se préparait à la
mort. Toute la journée et une bonne partie de la soirée, Kwame et son jeune
frère qui devait monter sur le trône recevaient les doléances des sujets dans la
case aux audiences. Aux repas, on ne comptait jamais moins d’une trentaine
de convives, parlant exclusivement leur langue maternelle. Quand je me
plaignais de ne rien comprendre à ce qui se passait autour de moi, Kwame
haussait les épaules et me lançait une nouvelle variante de la recommandation
entendue tant de fois :
« Tu n’as qu’à apprendre à parler le twi. »
Heureusement, il avait une sœur, Kwamina, qui baragouinait l’anglais. Elle
avait été mariée à un prince du sang, mort peu après leur union. Sans enfants,
elle ne faisait rien de ses jours. Une servante s’occupait de la laver, une autre
de l’habiller, une troisième de la couvrir de bijoux. Ensuite, on la portait
jusqu’à une couche installée dans la cour où une quatrième servante l’éventait
tandis qu’une coiffeuse dessinait des torsades dans sa chevelure touffue. Ainsi
parée, elle donnait sa main à baiser à des dizaines de suppliants. Pour meubler
son temps, elle m’abreuvait de légendes de la dynastie régnante.
Le souverain Kweku Aidoo, connu pour sa cruauté et ses excès, après ses
vingt ans traditionnels de règne, n’abandonnait pas le pouvoir. Ses grands
prêtres avaient beau le supplier, il s’accrochait à son trône et avait décidé de
défier les ancêtres en prenant une nouvelle femme alors qu’il en avait déjà
plus d’une vingtaine. Il jeta son dévolu sur une vierge de onze ans, ce qui était
un crime. La nuit de ses noces, avant qu’il ait pu consommer sa jeune
épousée, il avait été pris d’un mal inconnu et était mort dans d’horribles
souffrances sans que ses médecins aient pu le soulager.
Par intervalles, au cours de la journée, je pensais à mes enfants et j’avais
l’impression d’être une horrible marâtre.
Pendant les grandes vacances, je reçus de nombreuses visites. Eddy,
Françoise Didon, attirées par la réputation du Ghana, seul pays d’Afrique,
assuraient les spécialistes, à sortir du sous-développement ; ma sœur Gillette,
écrasée par un nouveau drame conjugal. Décidément, Jean faisait des siennes.
Lui, le catholique pratiquant, fils de catholiques pratiquants, s’était amouraché
d’une belle prénommée Fatou-Beaux-Yeux. Il s’était marié avec elle selon le
rite musulman et, abandonnant sa famille, s’était ensuite installé dans une
luxueuse villa de la Cité des ministres. S’il n’avait pas divorcé d’avec Gillette
alors qu’il ne l’aimait plus, c’est qu’il avait pitié d’elle, orpheline, et apatride.
Toutes ces femmes très différentes l’une de l’autre se rejoignirent sur un
point : leur antipathie pour Kwame Aidoo.
« Si tu n’aimes pas mes enfants, c’est que tu ne m’aimes pas, moi non
plus ! » martelait Eddy, horrifiée de la manière dont il traitait les petits.
Gillette retrouvait sa verve pour le fustiger, utilisant la pire injure
guinéenne :
« C’est un contre-révolutionnaire. »
Toutes trois m’enjoignirent de mettre fin à cette détestable liaison.
« Tu vas le regretter ! » prédisait Françoise.
J’étais bien incapable de suivre leurs conseils. J’aimais passionnément
Kwame. Ce n’était pas une simple passion physique comme avec Jacques.
J’admirais son intelligence et son immense culture. Son dieu, bien sûr, était
J.B. Danquah, le rival malheureux de Kwame Nkrumah, qu’il révérait comme
un martyr.
« C’est lui qui a proposé de rebaptiser notre pays le Ghana ! affirmait-il.
Kwame Nkrumah a volé son idée. »
À cause de lui, je m’attelai à la lecture de l’ouvrage de Danquah, Akan
Doctrine of God (1944) auquel, je dois l’avouer, je ne compris pas grand-
chose.
Depuis que j’avais découvert Aimé Césaire et les poètes de la Négritude, je
n’accordais que peu de crédit aux productions culturelles européennes. Cette
tendance avait été exacerbée par mes années en Guinée, les préceptes de
Sékou Touré et du P.D.G. m’ayant malgré moi influencée. J’étais convaincue
qu’il fallait se méfier des ruses et des pièges que ne cessait de fomenter
l’Occident capitaliste. Avec Kwame Aidoo, il en allait tout autrement. Ainsi,
« L’Afrique aux Africains », ce concept d’Edmond Wilmot Blyden que j’avais
tant admiré, lui paraissait absurde et, en fin de compte, dangereux :
« L’Afrique appartient à tout le monde, à tous ceux qui la comprennent et
veulent communiquer avec elle. Un de ses malheurs justement est d’avoir
vécu trop longtemps isolée. »
Il professait la plus vive admiration pour ce J.F. Kennedy dont j’avais
appris l’assassinat, on s’en souvient, avec tant d’indifférence. Il connaissait
par cœur ses discours et les déclamait.
Combien de fois ai-je entendu la tirade :
« My fellow citizens of the world, ask not what America will do for you,
but what together we can do for the freedom of man. »
Il admirait aussi Gandhi, Nehru et… le général de Gaulle. Il adorait la
musique, toutes les formes de musiques. Nous nous levions, nous mangions,
nous nous couchions dans le tumulte des symphonies, des concerti, des
requiems, mais aussi des high lifes, des calypsos et de la salza. C’est à partir
de ces années-là que la musique est devenue partie intégrante de mon
existence.
Je dois aussi reconnaître que ses origines m’impressionnaient. À cause de
lui, je tentai de déchiffrer la symbolique et le complexe fonctionnement des
sociétés précoloniales. Grâce aux ouvrages de R.S. Rattray, je découvris
l’horreur des sacrifices humains que pratiquaient autrefois les Ashantis. À la
mort de chaque Asantehene, Empereur, des centaines d’hommes et de femmes
étaient mis à mort ou enterrés vivants. Quand, épouvantée, j’interrogeai
Kwame à ce sujet, il réagit avec une désinvolture qui me confondit :
« Ne parle pas comme les Anglais qui ne comprennent rien à ces choses-là.
Il s’agissait d’esclaves, qui ne demandaient qu’à suivre leur souverain dans la
mort. C’était pour eux un honneur. Et un bonheur. »
Voulant en savoir davantage sur ce qu’étaient devenus ces redoutables
Ashantis, j’invitai Françoise Didon à se rendre à Kumasi, capitale de leur
défunt empire, avec les enfants et moi. Elle commença par me faire jurer de
conduire à une allure raisonnable, car personne n’acceptait de monter en
voiture avec moi, Gillette allant jusqu’à affirmer qu’inconsciemment, je
recherchais le suicide.
Au sortir d’Accra, nous fûmes happés par une forêt bien plus dense que
celle qui séparait Bingerville d’Abidjan. Nous voyageâmes pendant des heures
dans une pénombre à la fois douce et oppressante. Attirés par la lueur des
phares, des animaux, impossibles à identifier, surgissaient d’entre les troncs
massifs. D’autres hululaient ou glapissaient ou jacassaient. Des oiseaux
invisibles pépiaient. Écrasés par la puissance de la nature, même les enfants se
taisaient. L’Asantehene Agyeman Prempeh II avait été, lui aussi, le rival de
Kwame Nkrumah dans sa destruction des autorités traditionnelles. En fin de
compte, il avait été réduit à un rôle purement cérémoniel. À la télévision, je
l’avais souvent vu, grand vieillard décharné en tenue traditionnelle dominant
de la tête sa très belle et très jeune épouse, habillée par de grands couturiers.
Ce contraste me fascinait. Nana Agyeman Prempeh II habitait au centre de
Kumasi un élégant palais, entouré de colonnades de bois. Malheureusement,
nous ne pûmes nous mêler à la foule des visiteurs de toutes origines qui se
pressaient sur ses galeries. À cause des enfants, les gardes nous en interdirent
l’accès. Nous dûmes traîner par les rues inondées de soleil de la petite ville,
dévorer du poulet grillé dans une gargote. Vers quatre heures, nous revînmes
devant le palais de l’empereur pour un spectacle haut en couleurs. Drapé dans
son lourd kente, les pieds protégés par d’énormes et symboliques sandales, car
ceux-ci ne devaient jamais être en contact avec la terre, Nana Agyeman
Prempeh II faisait sa promenade comme chaque après-midi. Il reposait sur une
sorte de divan couvert de peaux de bêtes que des serviteurs portaient sur leurs
épaules. Le précédaient et le suivaient des courtisans ployés en deux en signe
de respect, le visage couvert de cendres, psalmodiant des litanies pendant que
des musiciens soufflaient bruyamment dans des trompes et que des acrobates
exécutaient mille tours. La foule, massée au passage du cortège, composée
aussi bien d’étrangers que d’autochtones, hurlait son admiration. J’aurais pu
être choquée par un étalage si « féodal ». Un mortel pareillement vénéré,
assimilé à un Dieu ! Au contraire. Cette scène d’un autre temps me dessilla les
yeux et me permit de répondre à une question qui me taraudait. Ceux qui
comme Kwame Nrumah, Hamilcar Cabral, Seyni, peut-être Sékou Touré et les
révolutionnaires, abordaient l’Afrique et son passé anté-colonial, avec des
notions modernes et en fin de compte occidentales, telles que justice pour
tous, tolérance, égalité, non seulement ne la comprenaient pas, mais lui
faisaient le plus grand tort. L’Afrique était une complexe construction
autarcique qu’il fallait accepter en bloc avec ses laideurs et ses trouvailles de
splendeur. Accepter et même chérir. Car viendrait le temps de la colonisation,
qui serait celui du mépris aveugle et de la destruction par les Européens. Les
tenants de la Négritude péchaient, quant à eux, par excès d’idéalisme. Ils ne
voulaient retenir que des beautés défuntes qu’ils prétendaient éternelles.
J’étais si bouleversée d’avoir eu « cette illumination » que malgré les
protestations terrifiées de Françoise, je fonçai à tombeau ouvert sur la route
qui nous ramenait à Accra. Après une cinquantaine de kilomètres, des
policiers m’arrêtèrent. Deux d’entre eux s’approchèrent cérémonieusement de
la voiture et portèrent leur main à leur casquette :
« Avec tous ces jeunes enfants ! s’exclama l’un d’eux d’un ton de reproche.
— Vous savez à quelle vitesse vous rouliez ? » fit l’autre.
Sur ma dénégation, il précisa :
« 180 miles à l’heure.
— Vous êtes à la merci d’un pneu qui éclate, d’un objet qui traîne sur le
goudron ! » renchérit le premier.
On disait pis que pendre des policiers ghanéens. On les accusait d’être
corrompus, prêts à tout pour quelques cedis. Je n’osai le vérifier et leur
proposer un bakchich. Je me laissai dresser une énorme contravention et payai
l’amende. Françoise respira, car, échaudée, je poursuivis le trajet jusqu’à
Accra très calmement.
Quelques jours plus tard, malgré cette expérience malheureuse, je la
convainquis d’aller avec moi évaluer les ravages de la rencontre
Afrique/Occident. Autrefois, dans des forts disséminés le long de la côte
étaient parqués les malheureux individus qui devaient partir en esclavage :
Cape Coast, Elmina, Dixcove, Anomabu, Takoradi. Le ministère du Tourisme
venait d’aménager ces mastodontes de pierres en hôtels de quatre voire cinq
étoiles. Les touristes, surtout les Africains-américains, s’y pressaient. Cette
démarche commerciale me choquait comme me choqua vingt ans plus tard
l’exploitation de Robben Island où avait été détenu Nelson Mandela. Des
Suédois, des Japonais, des Américains de toutes couleurs y faisaient cliqueter
leurs caméras.
À Elmina, des autobus déversaient des flots d’Africains-américains. Alors
qu’ils venaient se recueillir sur les lieux d’où avaient gémi leurs ancêtres
avant d’être embarqués dans le Passage du Milieu, ils étaient salués par les
cris moqueurs de cohortes de gamins :
« Obruni (Étranger) ! Obruni ! »
Dans son livre Lose your mother (2007), Saidiya Hartman déplore ce
rendez-vous manqué d’Elmina et avoue qu’elle ne s’est jamais sentie plus
étrangère non seulement à cause de son origine, mais de sa mise. Et c’est vrai
que les Africains-américains tranchaient par leur apparence ! On peut même
dire qu’ils avaient une touche impayable ! Hommes et femmes coiffés de trop
volumineux afros, marchant trop vite, suant à profusion sous le soleil
implacable, à cause de leurs vêtements de vinyle, affirme Saidiya Hartman. La
présence des enfants agissait sur eux comme un aimant. Aux restaurants, ils
s’approchaient de notre table :
« Qu’ils sont adorables !
— Ils parlent le français ! s’émerveillaient certains.
— Je parle aussi l’anglais ! » répliquait Aïcha.
Ils s’esclaffaient.
Petit entracte dans le ventre de Dan
Cependant, la vie continuait son train de mégère boiteuse, alternant les nuits
de passion, les journées de déprime, les heures studieuses quand se produisit
un évènement considérable qu’à aucun moment, nous n’avions prévu.
Un matin, vers quatre heures, le 24 février 1966, date qui entra dans
l’histoire, nous fûmes réveillés, Kwame et moi, par des bruits énormes : coups
de canon, salves d’artillerie et hurlements. Terrifiés, les enfants se
précipitèrent dans notre chambre, bravant les interdictions de Kwame qui
n’eut pas le cœur de les chasser. Pendant quelques instants, nous nous tînmes
cois, serrés les uns contre les autres. Puis, prudemment, Kwame et moi, nous
aventurâmes sur la galerie. Après le vacarme qui nous avait assourdis, tout
était redevenu silencieux. Mais au-dessus des magnolias du jardin, le ciel était
orange.
Vers six heures, la télévision nous annonça qu’un coup d’État militaire avait
renversé le Président de la République. Pour la première fois, nous entendîmes
prononcer les noms du colonel Kotoka et du lieutenant général Afrifa qui en
étaient les auteurs. Médusés, nous les vîmes apparaître sur l’écran, deux
hommes jeunes, tout à fait quelconques, vêtus d’uniformes. Ils expliquèrent
les raisons de leur acte. Elles tenaient en cinq mots : Kwame Nkrumah était un
dictateur.
Chacun était prié de vaquer comme à l’habitude à ses occupations. Par
mesure de sécurité, un couvre-feu était déclaré, les écoles et l’université
fermées. Vers huit heures – Dieu ! Que le temps marchait lentement en pareils
moments ! – des bruits de char s’élevèrent. Laissant les enfants à la garde
d’Adeeza et de Kwobena, un jeune frère de Kwame qui souvent passait la nuit
chez nous, Kwame et moi nous nous aventurâmes dehors, à pied. À partir de
Flagstaff House, on ne pouvait plus circuler. Toutes les artères avoisinantes
étaient remplies d’une foule en liesse. Des cortèges d’hommes et de femmes
dansaient frénétiquement, le visage peinturluré en blanc, couleur de la
victoire, je le sus par la suite. Ce flot humain nous porta au centre de la ville.
Là, la statue de celui que, deux jours plus tôt, on traitait comme un dieu gisait
par terre en mille morceaux que des fanatiques piétinaient encore. Je ne
pouvais en croire mes yeux. Je n’ignorais pas qu’il existait une opposition de
plus en plus vive à Kwame Nkrumah. Ainsi, dans de grands journaux anglais,
Conor Cruise O’Brien lui reprochait de s’entourer de sycophantes
matérialistes et corrompus, peu soucieux du bien-être de leurs peuples et
surtout de ne pas respecter les droits élémentaires, la liberté d’expression en
particulier. Un de ses ministres, Krobo Edusei, n’avait-il pas acquis un lit en
or ? De plus en plus nombreux étaient ceux qui lui reprochaient la brutalité de
ses réformes en ce qui concernait la religion et les pouvoirs traditionnels. On
le blâmait surtout de transformer son pays en havre de grâce non seulement
pour les militants anticolonialistes engagés dans un juste combat tels ceux du
FLN algérien, mais pour des opposants à des régimes démocratiquement élus
baptisés à tort ou à raison de « fantoches » ou de « valets de l’impérialisme ».
Je n’avais pas vraiment d’avis. Il me paraissait essentiel, pourtant, que le
Ghana n’abrite pas de camps de prisonniers politiques. Il me semblait que le
peuple ne manquait de rien, que son niveau de vie, en progression constante,
était un des plus élevés de l’Afrique subsaharienne. Alors pourquoi cette
liesse ? Je me rappelai les propos de Louis Gbéhanzin qui autrefois m’avaient
tellement choquée :
« Il ne faut pas croire que le peuple soit naturellement paré pour la
Révolution. Il faut le forcer. »
Nous nous arrêtâmes chez Roger et Jean dont la villa était pleine de
l’habituelle foule d’écrivains et d’artistes, cette fois le maintien endeuillé. J’en
fus d’abord surprise, mais je compris très vite. Le sentiment qui soudain
régnait était celui de l’angoisse et de la peur. Tous ces gens qui, comme Roger,
n’avaient pas cessé de critiquer Kwame Nkrumah, se demandaient quel serait
l’avenir du pays entre les mains de ces Kotoka et Afrifa inconnus. Après tout
l’Osagyefo ne méritait pas d’être si brutalement déposé. En fait, il n’y avait
que Kwame Aidoo à afficher une pleine satisfaction.
« Enfin, ce pays va renaître ! jubilait-il. Finis l’intolérance et le
favoritisme. »
Personne ne relevait. Les Genoud n’avaient jamais beaucoup apprécié
Kwame, je le sentais. Mais par égard pour moi, ils avaient toujours gardé leurs
sentiments pour eux. Ce fut seulement lors d’une de mes visites en Suisse, peu
avant sa fin prématurée d’une leucémie, que Roger me confia :
« Cela nous faisait mal à Jean et moi de vous voir avec un type pareil. Nous
nous demandions ce que vous trouviez à ce bourgeois plein de lui-même.
D’accord, il était beau. Mais est-ce que cela suffit ? »
Que voulez-vous ! On ne peut jamais renier ses origines ! Je ne pouvais
oublier que je sortais moi-même d’arrogants petits-bourgeois. Et puis, peut-
être n’étais-je pas aussi intelligente que mes amis le croyaient. Sinon, ma vie
aurait-elle été un tel chaos ?
Vers le début de la soirée, la télévision nous apprit que Kwame Nkrumah
s’était réfugié à Conakry où Sékou Touré lui avait offert la coprésidence de la
Guinée.
« A-t-il consulté son peuple à ce sujet ? » demanda Kwame Aidoo
délibérément provocateur.
Cette fois encore, personne ne lui répondit. Avouons pourtant qu’il avait
marqué un point.
Le 26 février, allongée sur la galerie, je lisais aux enfants, dont l’école était
toujours fermée, un roman d’Enid Blyton quand à mon grand étonnement
deux voitures de police et un fourgon cellulaire, une « Black Maria » comme
on la dénomme à cause de sa silhouette singulière, mi-corbillard, mi-
camionnette de livraison, entrèrent dans le jardin. Les portières claquèrent,
une douzaine de policiers se ruèrent en avant et s’approchèrent de moi. L’un
d’entre eux, visiblement le chef, gros, courtaud, coiffé d’une casquette plate,
ouvrit une chemise, en tira un imprimé et me demanda cérémonieusement :
« Vous êtes Maryse Condé, née le 11 février 19**, de nationalité
guinéenne ? »
J’allais rectifier que j’étais née en Guadeloupe, et par conséquent de
nationalité française quand me revint à l’esprit que je possédais un passeport
guinéen. J’acquiesçai donc.
« Au nom du gouvernement provisoire de la république du Ghana, je vous
arrête ! poursuivit l’officier de police.
— Pourquoi ? » bredouillai-je ahurie.
Sans me répondre, il fit un signe à ses acolytes qui, vite fait, bien fait, me
menottèrent, m’entravèrent les deux jambes et me traînèrent sans ménagement
vers le fourgon. Là-dessus, les enfants se mirent à hurler et c’est dans cette
complète cacophonie que les voitures démarrèrent.
« Va dire à Kwame que j’ai été arrêtée ! » eus-je le temps de hurler à
Adeeza, estomaquée, surgie sur la galerie.
Dans plusieurs de mes romans, de Heremakhonon à En attendant la montée
des eaux, un de mes personnages effectue un trajet en fourgon cellulaire. En
effet, pareil souvenir est inoubliable. Il me hante encore. On croit que
brutalement, l’existence est terminée, qu’on ne sortira jamais de cet espace
resserré où un faible jour ne pénètre que par un carreau grillagé. On croit qu’il
n’y a plus d’avenir, que c’en est fait de la liberté, de la lumière et que vivant,
on est enfermé dans son cercueil et conduit on ne sait où. Ce n’est pas de la
peur que l’on éprouve, mais une dissolution de la personnalité, la conviction
de ne plus appartenir au monde. Le trajet du fourgon me parut interminable.
Quand deux policiers m’en firent brutalement sortir, je me trouvai dans un
quartier que je ne connaissais pas. On me poussa vers un immeuble de béton
flambant neuf, le Centre de Détention Albert Luthuli. Dans la rue défoncée,
encombrée de toutes sortes de détritus, insouciants, des gamins jouaient au
ballon. J’avais envie de leur crier :
« Faites quelque chose ! Vous ne voyez pas ce qui m’arrive ? »
Les policiers me firent entrer dans la cour du centre, puis monter une série
d’escaliers, ce qui était fort malaisé avec mes entraves. Nous entrâmes ensuite
dans un cachot sans fenêtres, meublé d’un grabat sur lequel je m’assis. Je
demeurai prostrée dans le noir pendant des heures. Comme j’étais sur le point
d’uriner sur moi, la porte s’ouvrit et deux femmes entrèrent, étonnamment
joviales, maternelles qui libérèrent mes poignets et mes jambes.
« Ça va mieux comme ça, hein, baby ? » me sourit l’une d’entre elles.
Elles étaient affublées de curieux uniformes de toile noire, parsemés
d’énormes taches blanches. J’appris qu’elles faisaient partie d’un corps de
gardiennes de prison spécialement créé pour la promotion féminine et qu’on
les appelait communément « les femmes léopards ». Celle qui me conduisit
jusqu’à des chiottes puantes m’expliqua le chef d’accusation contre moi :
j’étais une espionne à la solde de Kwame Nkrumah qui venait de rejoindre le
pays ennemi de Guinée. Je n’eus pas le cœur à rire de telles stupidités. On ne
rit pas, on n’a pas le sens de l’humour quand on est dans le malheur. Je ne sais
comment, la nouvelle avait déjà fait le tour du centre que j’avais été séparée
de mes quatre jeunes enfants. Aussi, je fus bientôt chouchoutée par toutes les
« femmes léopards ». Celle qui poussait le chariot du repas me servit une
double ration à laquelle je ne pus toucher. Pendant les quatre jours et quatre
nuits que je passai dans ce centre de détention, je m’aperçus de nombreuses
anomalies. C’était bien le Ghana. L’argent pouvait tout y acheter. Quelques
cedis, quelques pesewas et les petits déjeuners s’agrémentaient d’une corbeille
de fruits rafraîchis. Quelques billets en plus, et au repas de midi, une
délicieuse sauce-feuilles était servie. On pouvait même se procurer du vrai
whisky écossais et non de l’ersatz local. Bien que je n’aie pas un sou, mes
geôlières étaient prêtes à me faire crédit et se désolaient que je ne veuille de
rien. Je ne pouvais ni boire ni manger. Je ne savais qui me manquait le plus,
de Kwame ou de mes enfants. Par moments, j’étais convaincue de ne jamais
les revoir. À d’autres, je reprenais espoir. Le gouvernement provisoire ne
pouvait être stupide au point de me prendre pour une espionne. Le matin du
quatrième jour, alors que je touchais le fin fond du désespoir, des soldats
entrèrent dans ma cellule. L’un d’eux m’annonça que j’étais libre. « Mon
avocat », me dit-il, m’attendait au parloir.
Je faillis me rompre le cou en descendant les escaliers quatre à quatre.
Kwame m’attendait, vêtu de sa solennelle robe noire. Les yeux rougis, il
semblait infiniment triste et m’embrassa mollement. Pourquoi ce manque de
chaleur ? N’étais-je pas libérée ? N’allais-je pas retourner chez moi ? Notre
vie n’allait-elle pas recommencer ?
Je ne pus répondre aux salutations des « femmes léopards » qui, massées
dans la cour, m’ovationnaient comme une star, car, prenant mon bras, il
m’entraîna vivement jusqu’à sa voiture. Là, il m’expliqua la situation :
« A cause de tes liens avec la Guinée, tu es accusée d’espionnage.
— Je sais, je sais. Mais c’est ridicule ! m’exclamai-je. Cela ne tient pas
debout.
— Peut-être ! Et pourtant à cause de cela, tu es expulsée du Ghana ! »
Expulsée !
« Tu dois quitter Accra dans les vingt-quatre heures. C’est tout ce que j’ai
pu obtenir.
— C’est insensé ! »
Brusquement, il fondit en larmes. De toutes les images entassées dans le
chaos de ma mémoire, je chéris particulièrement celle-là : l’arrogant,
l’intraitable Kwame Aidoo, le barrister at law, éduqué à Oxford, si fier de son
impeccable accent anglais et de ses origines patriciennes, les épaules secouées
de sanglots, le visage appuyé contre le volant de sa voiture, pleurant à chaudes
larmes à cause de mon départ. Je le pris dans mes bras comme une mère son
enfant qu’elle console. Surprise des surprises, je gardais les yeux secs. Je ne
sais pas si je souffrais. Interdite, je tentais de comprendre le sens de ces trois
syllabes barbares : ex-pul-sée et n’y parvenais pas. Mon esprit était comme
gourd.
Pendant les brèves heures qui suivirent, ce fut un peu comme lorsque
j’avais quitté la Guinée. Ma maison ne désemplit pas. S’y pressèrent des gens
que je connaissais à peine qui habitaient le voisinage, des amis de Kwame que
j’avais croisés une ou deux fois, des parents, la famille d’Adeeza. Cependant,
cette fois, je ne me demandai pas ce que signifiaient ces visites massives.
J’avais compris. Il ne fallait surtout pas les considérer comme un désaveu du
coup d’État militaire et des décisions de la junte au pouvoir. Encore moins
comme une marque d’attachement à ma personne. C’était un rituel que
pratiquaient les sociétés africaines dans certaines situations. Quand quelqu’un
quittait le pays ou quittait la vie. Quand quelqu’un se mariait. Lors d’une
naissance. Les gens étaient habillés de couleur sombre, certains carrément
vêtus de noir, le visage triste et fermé. Ils m’offraient des cadeaux. Des habits
pour les enfants. Des disques de high life. Des pagnes tissés. Les cousins de
Kwame, Alex et Irina Boadoo, arrivèrent au volant de leur Porsche. Elle
portait une robe rouge, extravagante, décolletée jusqu’au bas du dos. Alex
brandissait des bouteilles de champagne. En guise de toast, levant son verre, il
déclara :
« Kwame est le meilleur avocat du pays. Il te tirera de là. Bientôt, tu
reviendras parmi nous au Ghana. »
D’une certaine manière, Kwame avait prouvé ses qualités. Il était parvenu à
me faire libérer après quatre jours de détention alors que mes amis, Roger et
Jean Genoud, Lina Tavares, Bankole Akpata, El Duce… croupissaient en
prison en attendant qu’on statue sur leur sort. Ils y passèrent de longs mois
avant d’être finalement déportés. Au milieu des applaudissements de
l’assistance, Alex descendit dans le jardin verser les libations traditionnelles à
la terre.
L’avion de la Black Star Line décollait à sept heures du matin. Je serais
certainement devenue folle de douleur d’être séparée de Kwame sans savoir si
j’allais le revoir si un évènement inattendu et qui revêt à mes yeux une portée
symbolique n’était venu accaparer mon esprit. Vu le caractère précipité de ce
départ, nos bagages avaient été faits à la va-vite. Chacun des enfants, même
Leïla, succombait sous le poids d’un assemblage hétéroclite de sacs, paniers,
mallettes. J’avais entre autres confié à Denis un volumineux porte-documents
de cuir noir. À peine eut-il trouvé son siège qu’il s’aperçut qu’il ne l’avait
plus. En hâte, je redescendis avec lui dans la salle d’attente que nous venions
de quitter. Nous eûmes beau regarder sous les sièges, le porte-documents
demeura introuvable. Le personnel de nettoyage l’aurait-il jeté aux ordures ?
Nous fouillâmes les poubelles. En vain. Un employé ou un passager
malhonnête l’aurait-il volé ? Quand je demandai à déposer une plainte auprès
du directeur de l’aéroport, les employés me firent observer que je n’en avais
plus le temps. Je risquais de rater le vol. En effet, Denis et moi, nous eûmes à
peine le temps de remonter dans l’appareil que l’équipage ferma les portes.
On comprendra mieux mon émotion quand on saura que ce porte-documents
contenait mes albums de photos : instantanés de mes défunts parents, de mes
frères, sœurs et moi à tous âges. Mes parents avaient une passion pour la
photographie, témoin fidèle de leur ascension sociale. La pellicule fixait leur
voiture conduite par un chauffeur en livrée de drill khaki, leurs maisons de
plus en plus imposantes, les bijoux de plus en plus somptueux de ma mère. Je
décris dans Le cœur à rire et à pleurer une photographie perdue comme les
autres qui est restée gravée dans mon souvenir :
« Mes frères et sœurs en rang d’oignons. Mon père, moustachu, vêtu d’un
pardessus à revers de fourrure façon pelisse. Ma mère, souriant de toutes ses
dents de perle, ses yeux en amande étirés sous son taupé gris. Entre ses
jambes, moi, maigrichonne, enlaidie par cette mine boudeuse et excédée que
je devais cultiver jusqu’à la fin de l’adolescence. »
J’étais effondrée. Ainsi, l’Afrique ne se bornait pas à me rejeter. Elle me
dénudait. Non seulement, elle me prenait mon homme. Mais, elle annihilait
mon passé, mes références, en un mot, elle détruisait mon identité.
Je n’étais plus rien.
« …This earth. This realm. This England »
Richard II
William Shakespeare
Un matin, j’ai ouvert les yeux et me suis trouvée couchée dans un lit au
premier étage d’une maison de bois, entourée d’un balcon, plantée au milieu
d’une marée d’arachides. Cette maison appartenait à Eddy qui n’était plus
sage-femme, mais fonctionnaire des Nations-Unies. Non seulement, aidée de
deux infirmières, elle faisait marcher la P.M.I. centrale, mais, au volant d’une
camionnette poussive, elle effectuait dans les villages environnants des
tournées de vaccinations et de distributions de nivaquine. Ce n’était pas
encore à l’ère du SIDA. Aussi, il n’y avait pas de distributions de préservatifs.
Elle pestait continuellement :
« Ce que les Nations-Unies font là, c’est une goutte d’eau dans la mer. Il
faudrait que l’État sénégalais mette sur pied un vrai programme de Santé
Publique. Or tout le monde s’en fout ! »
C’était le jour de Noël.
Aïcha et Leïla étaient parties très tôt pour la fête organisée par leur
minuscule école qui s’élevait au bout de notre rue.
Il n’était pas tombé une goutte d’eau depuis des mois. La terre se fendillait.
L’air sentait la végétation brûlée. De mon lit, je sentais des vagues de chaleur
brûlante. Je me levai, me lavai, m’habillai sommairement et descendis en hâte
dans la cuisine où somnolait comme toujours Fatou, la petite servante. À
cause des enfants, je fis l’effort de cuisiner un poulet farci avec des
châtaignes-pays. Eddy avait roulé jusqu’à Thiès pour acheter des pâtés à
crabes et du boudin au sang de porc (ô scandale dans ce pays musulman où
cependant on célébrait Noël) à un traiteur martiniquais. La fête pouvait avoir
lieu, même si le cœur n’y était pas. Mais pas du tout alors.
À la fin de la matinée, tout le monde rentra. Les fillettes d’abord, puis la
camionnette d’Eddy s’engouffra dans la disgracieuse cahute en tôle qui tenait
lieu de garage. On distribua les cadeaux. Outre les inévitables dessins
d’enfants, je reçus un flacon de « Shalimar » de Guerlain qu’Eddy avait tenu à
m’offrir. Je savais ce qu’elle voulait me dire : « Ne désespère pas. Tu referas
ta vie. » J’en eus les larmes aux yeux. Où serais-je sans elle ?
Vers sept heures, nous laissâmes les petites à la garde du vieux gardien
hernieux et à chéchia rouge qui figure dans tous mes livres et nous nous
rendîmes à l’église. La messe n’avait plus lieu à minuit, car la violence s’était
installée dans cette petite ville comme dans le reste du monde. Des voyous
profitaient de l’absence des occupants pour dévaliser les maisons. Dans la nuit
naissante, une foule d’hommes et de femmes marchait vers le quadrilatère de
béton, surmonté d’une croix. À l’entrée, une crèche était disposée. Le bœuf et
l’âne, pratiquement grandeur nature, veillaient sur un baigneur aux joues roses
et aux yeux bleus.
« N’aurait-on pas pu trouver un poupon noir ? » pensai-je malgré moi.
Insoucieux de cette faute de goût, les fidèles y allaient de leur obole dans de
grandes cruches placées à cet effet. Le Père Koffi-Tessio, un Togolais, était
très fier de sa chorale. Et c’est vrai qu’il était beau ce chœur de « voix
païennes » comme dirait Léopold Sédar Senghor chantant le miracle de la
Nativité. Personnellement, je n’étais là que pour faire plaisir à Eddy, n’ayant
pas mis les pieds dans une église depuis des années. Aussi, je m’étonnai de
m’entendre prononcer sans hésitation les paroles des cantiques, ce qui
prouvait que je n’étais pas parvenue à éradiquer entièrement une part de moi-
même. D’ailleurs, de plus en plus fréquemment, elle me remontait au cœur.
Au moment de la communion, alors qu’une marée humaine montait vers la
table sainte, j’éprouvai l’absurde désir de me perdre dans ce flot.
D’une certaine manière, j’adorais Khombole. Après le tumulte de mes
récentes années, c’était comme si j’étais de retour dans la paix du ventre de
ma mère. Eddy me chouchoutait :
« Tu m’as fait très peur, me répétait-elle. Un jour, tu m’as demandé avec le
plus grand sérieux si tu ne ferais pas mieux de t’enfoncer la tête dans un four
comme je ne sais quelle poétesse anglaise.
— Américaine ! corrigeai-je machinalement. Sylvia Plath était
américaine. »
Cependant, cette impression d’être coupée du monde, d’être à l’abri de tout
était fausse. Même à Khombole, les épreuves ne m’épargnaient pas. C’est là
qu’atterrée, sans voix, j’appris avec Eddy la mort de notre chère Yvane,
emportée en quelques semaines par un cancer. Sur ces entrefaites, une lettre de
Gillette m’annonca que Jean avait été brutalement rappelé de son poste
d’ambassadeur. Accusé de complot avec des puissances étrangères, il avait été
jeté au camp Boiro. Qui sait s’il en sortirait un jour ?
En fait, nous ne devions plus le revoir. Battu à mort, il avait été enterré dans
une fosse commune que Gillette ne parvint jamais à identifier. Elle passa le
reste de sa vie en Guinée qu’elle ne voulut jamais quitter par fidélité à la
mémoire de son mari. Je lui ai emprunté cette phrase que prononce Rosélie
dans Histoire de la femme cannibale : « Mon pays, c’est là où il se trouve. »
Dès que j’en avais eu la force, je m’étais assise derrière ma machine à
écrire. À mon insu, quelque chose s’était déverrouillé en moi et j’étais résolue
à devenir écrivain. Comme Roger Dorsinville, je noircissais des pages et des
pages. Je ne sais comment cette décision m’était venue. Certes j’avais des
doutes. Parfois je la jugeais risible. Voilà que j’envisageais de nourrir quatre
enfants avec les fumées de mes pensées. À d’autres moments, elle me
paraissait arrogante. Qui étais-je pour oser pénétrer dans le cercle magique de
ceux que j’avais admirés ? Pourtant dans l’ensemble je tenais bon. Ce qui me
frappe, c’est que je ne songeais pas à parler de mes problèmes personnels ; par
exemple à évoquer le tsunami amoureux qui venait de me bouleverser.
Pudeur ? Ambitions plus hautes ? Ainsi, avant ces Mémoires, je n’avais jamais
parlé de Kwame. Il avance masqué dans certains textes, donnant quelques-uns
de ses traits à mes personnages : machisme, arrogance, insensibilité. Par
contre, au fil des années, certains épisodes politiques m’obsédaient : ainsi le
complot des enseignants en Guinée sur lequel je revenais constamment.
Eddy fut une des rares à m’encourager vivement à écrire. Cependant elle
n’était pas satisfaite de ce qu’elle lisait.
« Si tu racontes tout ce que tu as vu, tout ce que nous avons vu, tu
intéresseras forcément les lecteurs ! » assurait-elle.
« Tu philosophes trop, se plaignait-elle, tu fais trop de réflexions
personnelles. Ce qu’on te demande, c’est de raconter ! Un point, c’est tout ! »
Le 6 janvier, jour des Rois, dans une guimbarde de louage, je descendis à
Dakar accueillir Denis. Il ne pouvait plus rester à Londres car, m’écrivait
mystérieusement Dorothy, il avait été extrêmement grossier avec Walter. Elle
refusa toujours de m’en dire davantage. Ce fut Sylvie qui me confia qu’il avait
traité Walter de « sale pédé » à cause de son habitude de se balader nu devant
ses fils.
Quand Denis apparut dans le hall de l’aéroport de Yoff, il me gratifia d’un
de ses sourires lumineux qui devaient devenir hélas de plus en plus rares,
tellement pareils à ceux de son père. Je ne fis attention qu’à sa taille. Il était
déjà presque adolescent et je n’eus plus besoin de me pencher pour
l’embrasser. Bien que je me sois gourmandée pendant tout le trajet, je ne pus
que fondre en larmes, bégayant :
« Ne m’en veux pas ! Ne m’en veux pas ! »
Il m’entoura les épaules d’un bras déjà viril et me serra contre lui :
« T’en vouloir ! s’exclama-t-il. Comment pourrais-je t’en vouloir ? Et de
quoi ? Si quelqu’un a souffert, c’est toi ! Je t’aime, maman ! »
Ces paroles de Denis « Je t’aime, maman », je les ai gardées au creux de
mon cœur à travers toutes ces années de tensions, d’affrontements, de
brouilles et de réconciliations trop brèves jusqu’au jour de sa mort du SIDA, si
cruelle, si injuste en 1997. Il avait quarante et un ans. Il avait écrit trois
romans prometteurs. Il allait devenir un écrivain. C’était le seul de mes
enfants qui se soit intéréssé à la littérature.
Quand j’eus à peu près reconstitué ma famille, je pensai qu’il était temps de
quitter Eddy, car j’abusais de sa générosité. Je pris la décision de m’installer à
Dakar. J’y avais retrouvé mes anciens et chers amis. Sembène Ousmane, que
le pouvoir de Senghor pourchassait à présent ouvertement, préparait son
premier long métrage : La noire de. Je l’accompagnais dans les villages où,
grâce à des relations personnelles, il parvenait à présenter ses deux films
précédents. Quand il arrivait, à chaque fois, c’était la fête. On attendait que la
nuit baigne la place centrale pour commencer la projection. Devant l’écran
géant, les villageois s’asseyaient qui sur des nattes, qui sur des bancs, qui à
même le sol. En attendant les premières images, les notables mâchonnaient
dignement leur cure-dent. Les enfants, assis à même le sol, aux premiers rangs
se tenaient tranquilles. Tout d’abord, les griots chantaient en s’accompagnant
au balafon. Les acrobates jonglaient et exécutaient leurs cabrioles. Puis, le
silence se faisait. Quand la projection était terminée, une discussion
généralement animée par un jeune d’un collège voisin s’ensuivait. Sembène
Ousmane, jamais las, répondait généreusement à toutes les questions. Comme
à l’accoutumée, je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi, car
tous les échanges avaient lieu dans la langue véhiculaire, le woloff. Pourtant,
je me sentais bien là dans l’opacité de la nuit, au chaud dans la convivialité de
tous ces humains.
Je retrouvai Roger Dorsinville avec un grand bonheur. Nous étions restés en
correspondance et il était au courant de mes déboires sentimentaux. Ainsi que
Jean Brière il prévoyait que François Duvalier, lassé, et riche à millions, se
retirerait bientôt de la présidence et confierait la direction du pays à son obèse
de fils, Jean-Claude. Roger affirmait :
« C’est un arriéré mental ! Un idiot ! Tout le monde le sait ! Haïti, c’est
vraiment du Shakespeare. »
Mon cœur se serrait quand ils me parlaient d’un journaliste qu’il considérait
comme l’espoir du pays, le champion des opprimés : Jean Dominique.
« C’est un mulâtre, précisait Jean Brière. Tu sais comme dans notre pays, la
couleur compte pour beaucoup. Mais il tourne radicalement le dos aux
préjugés de sa caste. »
J’avais envie de hurler :
« Hélas, je le connais. C’est un salaud ! Il a gâché ma vie ! »
Par la suite, je me suis très fréquemment trouvée dans des cercles où des
militants faisaient le panégyrique de Jean. Ses exils au Nicaragua, aux États-
Unis, son soutien à Aristide qui se changea en opposition farouche quand
l’ancien prêtre devint un dictateur comme les autres, et pour finir son
assassinat faisaient de lui un modèle. Je m’efforçais de garder mes pensées
pour moi. Je n’ai perdu patience qu’en 2003 lorsque le film de Jonathan
Demme, The Agronomist, fut ovationné par la presse de gauche. Mes filles se
précipitaient au cinéma pour découvrir le père de leur frère et au sortir,
conquises, discutaient ouvertement afin de savoir si j’avais véritablement pris
la mesure de la carrure politique de Jean Dominique.
Exaspérée, j’adressai une lettre ouverte à un quotidien très connu où j’avais
souvent publié sous la rubrique « Opinions ». Je soutenais qu’un homme, dont
la conduite vis-à-vis des femmes était répréhensible, ne saurait être salué en
héros. Un ou deux jours plus tard, le rédacteur en chef me téléphona d’un ton
embarrassé que le journal ne publierait pas ma lettre. Les faits que je relatais
touchaient à la vie privée. Aussi il risquait d’être poursuivi pour diffamation !
« Si vous voulez vous venger, écrivez un livre ! »
Je fus stupéfiée. Pour moi un livre n’est pas un moyen de me venger des
individus ou de la vie. La littérature est le lieu où j’exprime mes peurs et mes
angoisses, où je tente de me libérer de questionnements obsédants. Par
exemple, quand j’écrivis Victoire, les saveurs et les mots, l’ouvrage qui me fut
le plus douloureux à écrire, je m’efforçais de résoudre l’énigme que
représentait le personnage de ma mère. Pourquoi une femme sensible,
profondément bonne et généreuse, avait-elle un comportement si déplaisant ?
Elle ne cessait de décocher à tous ceux qui l’entouraient des flèches
empoisonnées. Une réflexion approfondie et la rédaction de ce texte me
permirent de comprendre que la complexité de ses rapports avec sa mère
étaient la cause de cette contradiction. Sa mère qu’elle adorait mais dont,
illettrée, analphabète, elle avait toujours eu honte. À tout instant, elle se
reprochait d’avoir été « une mauvaise fille ».
Roger Dorsinvillle fut la première personne à qui je donnai à lire une
version complète de Heremakhonon. Deux jours plus tard il me donna son
verdict :
« Que de turgescences ! Est-ce que tu ne crains pas que l’on te confonde
avec ton héroïne, Véronica Mercier ? »
Je le regardai interdite. Je ne pouvais pas me douter qu’il prévoyait la
vérité. En 1976, à la parution du roman, journalistes et lecteurs s’empressèrent
de croire que Maryse Condé et Véronica Mercier ne faisaient qu’une seule et
même personne. Je fus accablée de critiques. On alla jusqu’à me reprocher
mon amoralisme et mes indécisions. Je découvris que l’écrivain, surtout si elle
est une femme, afin de protéger sa réputation ne doit peindre que des
parangons de vertu.
Je revis aussi Anne Arundel. Dans une malle qu’elle croyait pleine de
vieilleries sans valeur, elle avait découvert des cahiers de poèmes de Néné
Khaly et essayait de les faire publier. Elle les avait déjà envoyés à des dizaines
de maisons d’édition. En vain :
« Tu comprends, c’est trop révolutionnaire, assurait-elle. C’est de la lave ce
qu’il écrivait. »
Anne Arundel n’apprécia pas du tout Heremakhonon pour des raisons
différentes.
« Ce n’est pas du tout ainsi que les choses se sont passées », me reprochait-
elle.
Pour elle, comme pour la majorité des individus, la littérature n’a guère
d’autre valeur que celle d’un cliché instantané, d’une copie conforme. Ils
méconnaissent le rôle considérable de l’imagination. Mon « complot des
enseignants » n’était pas à la lettre celui que nous avions vécu. Dans
Heremakhonon, j’avais mis pêle-mêle le souvenir de ma brève rencontre avec
Mwalimwana-Sékou Touré à la Présidence de la République, le comportement
des élèves du collège de Bellevue et mes propres terreurs lors du coup d’État à
Accra.
Sur ces entrefaites, la mère d’Anne étant morte, elle partit se fixer à
Noirmoutier et ne me donna plus jamais signe de vie. Littérature et relations
d’amitié ne font pas toujours bon ménage. À ma connaissance, les poèmes de
Néné Khaly n’ont jamais été publiés. Étaient-ils trop violents ? Anne avait-
elle raison ?
Une petite annonce du journal dakarois, Le Soleil, m’informa qu’un Institut
international de développement nouvellement créé recherchait des traducteurs.
Vue mon expérience au Ghana, je m’y fis embaucher sans peine. La paye
alignée sur celle des fonctionnaires des Nations-Unies me parut excessive, vu
l’état général de misère des habitants. Pourtant, je ne rechignai pas. Mon
salaire me permit de m’acheter une 404 grenat dans laquelle je repris mes
courses à tombeau ouvert et d’emménager dans une immense villa au Point E,
quartier résidentiel et bourgeois.
Dans la villa voisine habitait Mme Bâ, femme généreuse et tendre, aussi
différente de moi qu’il était possible de l’être. Quoique l’épouse d’un avocat,
elle était fort peu instruite, car mariée très jeune, elle n’avait fait que mettre au
monde des enfants. Douze en tout. Je crois qu’à mes yeux, elle symbolisait la
mère que je n’avais su être, la maternité dans ce qu’elle comporte de plus
noble.
« Être maman, me répétait-elle, c’est un job à plein temps. On ne peut être
que cela. »
L’écoutant, j’étais de plus en plus honteuse de ma séparation d’avec Condé,
de mes déplacements d’un pays à l’autre, de mes amants qui refusaient de
jouer le rôle de père. Je l’admirais. Je souffrais de l’adoration que lui portaient
mes enfants. « Super-maman » l’appelait Denis.
Au plan du travail, les déceptions ne tardèrent pas à s’accumuler. À
l’Institut du développement, je ne tardai pas à m’aliéner tout le monde. Je l’ai
dit, je n’ai aucun goût pour la traduction. Je commençai donc par me disputer
avec le correcteur, vieux Français tatillon, las de réécrire mes textes. D’autre
part, mes collègues s’irritèrent de mes retards, de mes absences, de ce qu’elles
appelaient, à tort ou à raison, mon manque de politesse et mes airs supérieurs.
Bref, mon contrat d’essai de trois mois ne fut pas renouvelé. Je n’en souffris
pas outre mesure, puisque je n’étais plus à une humiliation près. Pourtant, je
devais nourrir toutes ces bouches et ne pouvais constamment emprunter de
l’argent à Mme Bâ ou à Eddy. Je pensai donc qu’il était sage de revenir vers
l’enseignement que je n’aimais pas non plus, mais qu’au moins, je pratiquais
de manière satisfaisante. J’obtins sans difficultés un poste au lycée Charles de
Gaulle de Saint-Louis du Sénégal. Malheureusement, les salaires de la
Fonction Publique sénégalaise étant dérisoires, je risquais de mourir de faim.
Eddy me conseilla donc d’essayer d’obtenir un contrat de la Coopération
française qui tout de même payait mieux. Cela signifiait que je devais
réendosser ma nationalité française. Je commençai par refuser
catégoriquement. Ce passeport guinéen ne m’avait causé que des déboires. Par
exemple, mon expulsion du Ghana. Néanmoins, j’en étais venue à y tenir
comme le symbole de ma liberté, de mon indépendance des Grands Nègres. Je
suivis le conseil d’Eddy, car je ne voulais pas renouer avec ces soucis d’argent
que je n’avais que trop connus. Je ne prévoyais hélas pas les visites
interminables et incessantes à l’Ambassade de France, les humiliations
infligées par un petit personnel obtus ou raciste comme l’affirmait Eddy, les
explications de ma situation cent fois recommencées.
« Si vous êtes née à la Guadeloupe, pourquoi avez-vous ce passeport ?
— C’est qu’il m’a été donné lors de mon mariage avec un Guinéen.
— Avez-vous en le prenant renoncé par écrit à la nationalité française ?
— Non !
— Il faut le prouver. »
J’allais me décourager quand Sékou Kaba me fit miraculeusement parvenir
la précieuse « Attestation de non-répudiation de la nationalité française » qui
était exigée. Je paraphai mes documents tout neufs avec un sentiment que je
n’arrêtais pas de ressentir : celui de l’échec.
À la mi-septembre, Sylvie revint de Londres. Elle ne s’exprimait qu’en
anglais. À la différence de Denis qui refusait de parler de son séjour en
Angleterre, elle débordait d’anecdotes plaisantes concernant sa vie avec
Dorothy et Walter. Elle était la princesse et traitait ses petites sœurs, Aïcha
surtout, comme d’ignorantes « broussardes ». Alors ses relations avec Aïcha,
qui avaient toujours été difficiles, devinrent vraiment conflictuelles. Elles se
disputaient pour un oui pour un non. Je m’efforçais de considérer ces tensions
comme la manifestation de cette inévitable rivalité qui oppose les sœurs d’un
âge proche. Néanmoins, j’avais mal quand mes chères petites filles se
déchiraient à belles dents. La mort dans l’âme, je fis des adieux déchirants à
Mme Bâ, rendis ma villa à son propriétaire et vendis ma belle auto. Puis nous
prîmes le train pour Saint-Louis. Je dois à la vérité d’avouer qu’au fond de
moi, depuis ma séparation d’avec Kwame, la vie que je menais, et partant la
charge que représentaient pour moi les enfants, pesait de plus en plus lourd.
J’avais l’impression d’être victime d’une inqualifiable injustice du sort.
Pourquoi cette cascade de malheurs s’abattait-elle sur moi ? Je devenais
irritable, agressive, partagée entre des sentiments contradictoires.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? se plaignait Eddy qui ne me reconnaissait plus. Tu
deviens insupportable. »
Le voyage jusqu’à Saint-Louis dura un jour entier dans un wagon
inconfortable et caniculaire. La misère des villages que nous traversions était
stupéfiante. Celle de la Guinée était-elle pire ? À chaque arrêt, malgré les
coups de cravache que leur distribuait généreusement un service de sécurité
débordé, des mendiants prenaient d’assaut le train où ils répandaient une
odeur épouvantable. On se serait cru aux pires heures du colonialisme.
Le charme de Saint-Louis, la ville des « signares », ces métisses mariées à
des Français, est bien connu. On se rappelle l’interprétation de France Zobda
dans Les caprices d’un fleuve, le beau film paru en 1996 où jouait également
Bernard Giraudeau. Aussi, je ne reviendrai pas là-dessus. Je dirai seulement
que j’adorai cette agglomération désuète qui ne ressemblait à aucun des
endroits où j’avais vécu. Au serein, quand je me promenais avec les enfants
sous le ciel rouge et or, je poussais parfois aussi loin que N’Dar Toute. La paix
du lieu m’envahissait et un tenace espoir se levait en moi. J’en étais sûre, le
tourment de ma vie allait s’apaiser et j’allais enfin connaître la sérénité.
Pourtant, en dépit des apparences, Saint-Louis, c’était Clochemerle. Le
lycée Charles de Gaulle était une énorme caserne qui regroupait des centaines
d’élèves, en provenance des localités de la région. Le personnel enseignant
appartenait à une espèce particulière. Il était largement composé de Français
venus ouvertement « faire du CFA ». On les dénommait des « petits Blancs »
et Jean Chatenet prévoyait dans un livre qui connut un certain succès qu’« un
jour, ils seraient tous mangés ». Ils ne cachaient pas leur mépris pour le
personnel local, des Africains trois fois moins payés qu’eux à service égal,
tant à cause de sa couleur que de ses diplômes, prétendument inférieurs. Il y
avait bien dans le lot une poignée d’Antillais ayant épousé des Françaises. Je
reconnus un mulâtre, un certain Harry, marié à une blonde voluptueuse qui
avait été en classe de philo avec moi au lycée Carnot de Pointe-à-Pitre. Lui
m’ignora superbement, désireux à l’évidence de faire oublier son origine. Des
années plus tard, quand je revins me fixer à la Guadeloupe, je me trouvai
assise à côté de lui lors d’un dîner chez des amis. Je lui rappelai
moqueusement son attitude d’antan. Il se défendit avec brio :
« C’est que vous faisiez peur à tout le monde. Vous étiez désagréable en
diable. Personne ne savait d’où vous veniez. Étiez-vous anglophone ? Étiez-
vous francophone ? Vous n’aviez pas de mari, mais une trâlée d’enfants de
toutes les couleurs. »
De toutes les couleurs ? Il exagérait ! Il n’y avait que Denis qui était un
métis !
La salle des professeurs du lycée reflétait la guerre civile qui opposait les
deux catégories d’enseignants. Les Français s’asseyaient sur les sièges
confortables en bordure des fenêtres, les Africains là où ils le pouvaient. Les
Français riaient, s’entretenaient à voix haute, débordaient d’anecdotes
joyeuses qu’ils se lançaient à la tête les uns des autres. Les Africains se
taisaient ou chuchotaient dans leurs langues. Peut-être pour les raisons que
souligna Harry, personne ne voulait de moi. Je restais généralement debout,
solitaire dans un coin, attendant que la cloche indique le moment de rentrer en
classe. Trop pauvre pour me payer même une bicyclette, je traversais à pied
quatre fois par jour le pont Faidherbe comme mes collègues africains aussi
désargentés que moi. Par contre, les coopérants se succédaient au volant de
leurs voitures et nous dépassaient sans s’arrêter. Mon cœur se gonflait de
rancune. Pourtant, le fait que je sois rejetée et par les coopérants français et
par les professeurs africains m’amena à chercher des fréquentations hors de ce
cercle. Par l’intermédiaire de mes filles, je fus introduite dans la communauté
marocaine.
Il faut savoir qu’à Saint-Louis vit une nombreuse et ancienne communauté
de Marocains, héritière des commerçants venus s’installer dans la région
depuis le temps de Faidherbe. Nous fûmes d’abord invités à partager le
mouton de la Fête de l’Aïd, ensuite à manger le méchoui ou le couscous tous
les week-ends. Je m’asseyais par terre sur des nattes au milieu d’une dizaine
de convives facétieux et bruyants. J’appris à manger à la main, ce que j’avais
toujours refusé en Guinée. Je dégustais mes quatre tasses de thé vert à la
menthe. Dans ces réunions, les femmes ne faisaient guère que servir les mets
succulents qu’elles avaient passé des heures à préparer. Elles ne tenaient pas le
crachoir. Néanmoins, leurs sourires débordants me faisaient chaud au cœur. Je
comprenais enfin que les sentiments ne passent pas nécessairement par les
paroles.
C’est au cours d’un de ces repas que je fis une connaissance qui devait
remédier à ma solitude. Mohammed travaillait avec son aîné, Mansour. À plus
de trente ans, je n’avais jamais vécu d’amours « contingentes » comme
diraient Sartre et Beauvoir. Mes relations amoureuses avaient toujours eu la
violence des drames. Mohammed était jeune, son sourire était lumineux et
charmeur comme celui d’un adolescent. Quand je compris ce qu’il désirait, je
fus stupéfiée. Je venais d’être tellement humiliée et blessée que je me
demandais si j’étais encore une femme, capable de séduire, d’exciter le désir.
Je me jetai donc avec emportement dans cette relation d’une certaine manière
si neuve. Je renouai avec les satisfactions physiques. J’avais oublié le goût des
baisers et des étreintes. J’éprouvais le délicieux sentiment d’être entourée,
protégée, car Mohammed était plein d’attentions. Il possédait une Renault 4L
et se mettait à mon entière disposition. Désormais, je n’avais plus besoin de
traverser à pied le pont Faidherbe quatre fois par jour en suant sous le soleil.
Je ne revenais plus du marché en succombant sous le poids de mes paniers.
Mohammed était aussi toujours prêt à me servir de guide. Nous visitions la
région qui entoure Saint-Louis. Nous roulâmes jusqu’à Richard Toll, à la
frontière de la Mauritanie. Un jardin d’essai avait été créé au XIXe siècle sur la
rive de fleuve Sénégal par le botaniste français Jean-Michel Claude Richard.
Richard avait introduit plus de 3 000 plantes, devenues aujourd’hui usuelles :
par exemple, la banane, le manioc, l’orange, la canne à sucre et le café.
Très vite ce relatif bien-être fut obscurci par une ombre. Celle de Denis. Les
rares fois où il sortait d’une constante bouderie et consentait à adresser la
parole à Mohammed, il était moqueur, méprisant, à peine poli. C’est un fait,
Mohammed qui tenait les livres de comptabilité de Mansour, commerçant en
sel et en dattes, n’était pas très instruit. À moi, cela convenait parfaitement.
Un « intellectuel » m’avait si cruellement échaudée que j’en voulais à l’espèce
entière. Mohammed en me contant ses aventures à Fez, Marrakech, ou
Istanbul, me distrayait et me faisait rêver. Casbahs, souks, palais aux murs
couverts d’azulejos, mosquées centenaires. Denis, qui avait commencé de
manifester son intelligence supérieure et son caractère exécrable, l’accablait
de questions vachardes auxquelles le malheureux était incapable de répondre.
Par exemple, sur l’exil du sultan en Corse, puis à Madagascar, sur les raisons
de son retour et ses relations avec les Français.
« Je ne lui en veux pas ! m’assurait Mohammed. Il est jaloux. J’ai passé par
là moi-même. Quand ma mère a divorcé d’avec mon père qui la battait et la
trompait sous ses yeux avec ses servantes, je n’ai pas pu supporter l’homme
avec qui elle s’est remariée. »
Aussi, il redoublait de douceur tandis que Denis redoublait ses insolences.
Un jour où ce dernier avait été particulièrement odieux, je pris mon courage à
deux mains et je lui reprochai son comportement.
« Il n’est pas digne de toi ! souffla-t-il avec fièvre. C’est un vaurien.
— Que sais-tu de lui pour affirmer pareille chose ? » fis-je avec douceur.
J’eus beau insister, il ne voulut rien me dire de plus.
Au deuxième étage de l’immeuble que j’habitais, vivaient quatre jeunes
Anglaises et une Irlandaise rousse flamboyante. Elles appartenaient à une
Association des Nations-Unies et enseignaient dans des écoles primaires.
Nous devînmes très vite amies. Non seulement nous venions de passer plus
d’un an à Londres, en outre, pour les petites, Sylvie surtout (car Denis ne sut
jamais le maîtriser), l’anglais demeurait la seule vraie langue. Nous nous
réunissions fréquemment pour boire du thé, manger des scones ou des
muffins. Elles adoraient l’Afrique qui était pour elles une terre d’enfants
déshérités qu’elles rêvaient de choyer. Elles les réunissaient pour goûter, leur
apprenaient des jeux, des comptines de chez elles :
« Ba, ba, black sheep
Have you any wool ?
Yes, sir. Yes sir. Three bags full. »
J’étais particulièrement intime avec Ann, l’Irlandaise. Nous faisions de
longues promenades ensemble et elle me parlait avec nostalgie de son ami,
Richard Philcox, qui enseignait à Kaolack, trop loin d’elle. À Saint-Louis,
nous ne manquions pas totalement de plaisirs artistiques. Nous assistions à de
nombreux concerts en plein air de musique traditionnelle. Les grands acteurs
haïtiens, amis de Roger Dorsinville, Jacqueline et Lucien Lemoine, vinrent
jouer du Bernard Dadié, un auteur ivoirien dans la salle des fêtes de la mairie.
Pour célébrer le 4 juillet, les services culturels américains projetèrent le
film Autant en emporte le vent que je revis avec plaisir. Si les filles furent
transportées par le romantisme torride de l’histoire, Denis dénonça la piètre
image qu’il donnait des Noirs, image encore accentuée par un doublage
inepte. Je me réjouis de le voir si critique, si lucide et articulé tout en
prévoyant les problèmes que son attitude allait soulever. En bref, une sorte de
bonheur imparfait, sans prétention, marchant cahin-caha s’était installé.
Cependant mes projets d’écriture n’étaient pas enterrés, loin de là. Bien
souvent je refusais de passer la nuit avec Mohammed qui ne comprenait pas
pourquoi je préférais m’enfermer seule pour taper sur une machine à écrire. Je
n’arrêtais pas de corriger ce qui allait devenir mon roman Heremakhonon. À
mon insu, le texte avait changé de nature. Ce n’était plus un simple récit
inspiré de mes expériences personnelles. J’étais devenue plus ambitieuse. Je
m’étais mise à gommer les spécificités qui auraient pu rattacher mes héros à
des modèles simplement humains et identifiables. J’entendais donner au choix
de l’héroïne, Véronica, une portée symbolique plus large. Ibrahima Sory, le
« Nègre avec aïeux » et Saliou, le militant, devenaient les symboles des deux
Afriques qui se combattaient : celle des dictateurs et celle des patriotes. En
bref, celle de Sékou Touré et celle d’Hamilcar Cabral. Une telle ambition
éclaire une phrase qui m’a si souvent été reprochée parce que mal comprise,
celle de Véronica, maîtresse de Ibrahima Sory :
« Je me suis trompée d’aïeux. J’ai cherché mon salut parmi des assassins. »
Ayant appris qu’Ellen Wright, la veuve de Richard, que j’avais croisée
fréquemment à Accra chez les Genoud, était agent littéraire à Paris, je remuai
ciel et terre pour me procurer son adresse. J’avais l’intention de lui faire lire
mon manuscrit et si elle en était d’accord, de la prier de chercher un éditeur.
Pourtant quand j’obtins ses coordonnées, transie de peur, je n’en fis rien.
Mariama Bâ m’a raconté qu’elle n’aurait jamais publié Une si longue lettre,
si des parents travaillant aux Nouvelles Éditions africaines ne s’étaient
emparés de son texte. Je suis persuadée que si mon ami Stanislas Adotevi ne
m’avait pas forcé la main, Heremakhonon non plus n’aurait jamais vu le jour.
Stanislas Adotevi dirigeait la collection « La voix des autres » chez 10/18 de
Christian Bourgois et s’amouracha du roman.
C’est alors que je reçus un pli officiel. J’avais appris à me méfier de ces
lourdes enveloppes brunes. Je savais qu’elles ne présageaient jamais rien de
positif. La première qui m’avait été adressée m’avait lancée dans ma carrière
africaine. La seconde m’avait renvoyée de Winneba. La troisième d’une
importance plus considérable encore m’avait invitée à revenir au Ghana, avec
les conséquences désastreuses que l’on sait. Celle-là provenait de la
Coopération française. Elle m’informait que ma candidature avait été acceptée
par le ministère à Paris. Le problème était que j’étais affectée au lycée Gaston
Berger de Kaolack dans la région du Sine Saloum. Je devais rejoindre mon
poste pour la rentrée fixée au 5 janvier. Mon premier mouvement fut de
refuser cette offre. L’accepter impliquait d’abord que je me sépare d’avec
Mohammed, mais surtout que je perpétuais le cycle des transplantations et des
déracinements. Une fois de plus, mes enfants perdraient leurs amis et leurs
habitudes seraient bouleversées. En même temps, pouvais-je être insensible au
fait que le salaire proposé par la Coopération représentait le triple du salaire
local que je percevais ? Mohammed et mes amis marocains firent tout ce qui
était en leur pouvoir pour me décourager. À les entendre, Kaolack était un
horrible trou, plein de mouches et de maladies, le point le plus étouffant du
Sénégal. La température moyenne s’y élevait de jour comme de nuit à 45
degrés. Le fluor de l’eau noircissait les dents des enfants.
Ann, l’Irlandaise, jugea que la vie était décidément mal faite. Pourquoi
n’était-ce pas elle qui était nommée à Kaolack ?
Finalement, Mohammed emprunta la camionnette de son frère Mansour, y
empila enfants et valises et entama les 456 kilomètres qui nous séparaient de
Kaolack. J’avais le cœur gros. Le jour n’était pas encore levé et la petite ville
dormait encore. Les premiers maraîchers poussaient leurs chariots le long du
pont Faidherbe, noyé de brumes. Ce devait être une de mes dernières
randonnées en Afrique.
Que me réservait demain ?
Nous arrivâmes à Kaolack au début de l’après-midi et je fus atterrée.
Fidèles au rendez-vous, les mouches bourdonnaient partout. Elles se posaient
sur les lèvres, les yeux, les joues, entraient dans les narines. La chaleur
dépassait tout ce que j’avais jamais connu et les vêtements collaient au corps.
Le service du logement m’avait attribué une enfilade de pièces sombres et
sans air au-dessus d’une dibiterie. J’allai inscrire les filles dans une série de
bicoques en préfabriqué qui tenait lieu d’école primaire et où Sylvie jura tout
net qu’elle ne mettrait jamais les pieds.
Surprise ! Quoique simple, du poulet grillé et des pommes de terre, le repas
qui nous fut servi à l’Hôtel de Paris fut bon. Deux Françaises assises à une
table voisine commencèrent par s’intéresser aux filles :
« Qu’elles sont mignonnes ! firent-elles. C’est à vous tout ce monde ? »
Puis, rapprochant leurs chaises, elles s’assirent à notre table pour partager le
café. Elles étaient toutes les deux médecins pour le compte de l’OMS :
« Vous verrez, ce n’est pas aussi mal que cela en a l’air ! m’assurèrent-elles.
On n’est pas très loin de Dakar ni surtout de Bathurst en Gambie qui est une
petite ville très agréable. Et puis, la région est intéressante : les salines. Pour
ça oui, il y fait chaud ! »
Pourtant, il restait une dernière station à mon chemin de croix. Comme, le
dîner terminé, nous nous étions retirés dans une chambre au premier étage de
l’Hôtel de Paris, Mohammed s’allongea sur le lit. Avec désinvolture, il
m’informa que la semaine suivante, il se mariait. Quoi ! Étais-je condamnée à
revivre encore et encore la même scène ? Devant la violence de ma réaction, il
m’assura que rien ne serait changé entre nous :
« J’épouse Rachida pour faire plaisir à Mansour, à la famille. Je n’éprouve
rien pour elle. Nous ferons des enfants. Beaucoup de garçons surtout. »
Le cynisme d’une pareille déclaration me parut une insulte suprême et à
moi et à celle qu’il s’apprêtait à épouser. À onze heures du soir, je jetai
Mohammed sur le palier.
Ce fut la dernière fois que je pleurai à cause d’un homme. Bientôt des
préoccupations d’une nature totalement différente allaient m’investir.
Je m’éveillai le lendemain sans aucune prémonition. Le ciel pesait bas et
lourd, comme toujours à Kaolack. Les mouches étaient déjà à leur affaire et
s’insinuaient partout. Je conduisis mes enfants à leur école et séchai leurs
larmes tant bien que mal. Puis je me rendis au lieu de mon affectation, le lycée
Gaston Berger. C’était une bâtisse longiforme sans caractère. La salle des
professeurs bourdonnait comme une ruche. À la différence du lycée Charles
de Gaulle où la plupart des enseignants étaient des expatriés, la majorité des
professeurs était composée d’Africains, à l’exception d’un trio de jeunes
Blancs assis seuls à une table. À ma vue, l’un d’eux se leva et s’approcha
vivement :
« C’est toi Maryse ? Je suis Richard », fit-il avec un fort accent anglais.
C’était là le petit ami d’Ann qui, serviable, l’avait prévenu de mon arrivée à
Kaolack. Il était beau, très beau même avec ses grands yeux marron clair dans
un visage hâlé. J’avoue que ce tutoiement des plus prématurés me choqua
venant d’un parfait inconnu, d’apparence si jeune, certainement plus jeune que
moi. Puis je pensai que cet anglophone se débattait, comme cela arrive
fréquemment, avec la complexité des pronoms personnels français. Je ne
compris pas qu’il établissait d’emblée un lien d’intimité entre nous. Il était
celui qui allait changer ma vie. Il allait me ramener en Europe puis en
Guadeloupe. Nous découvririons l’Amérique ensemble. Il m’aiderait à me
séparer en douceur de mes enfants le temps de reprendre mes études. Surtout,
grâce à lui, je commencerais ma carrière d’écrivain.
L’Afrique enfin domptée se métamorphoserait et se coulerait, soumise, dans
les replis de mon imaginaire. Elle ne serait plus que la matière de nombreuses
fictions.