Maryse Conde - La Vie Sans Fards

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Maquette

de couverture : Bleu T.
Photo : © D. R.

© 2012, Éditions Jean-Claude Lattès


Première édition août 2012.

ISBN : 978-2-7096-4197-5
DU MÊME AUTEUR :

Aux Éditions Robert Laffont :

Une saison à Rihata, 1981.


Ségou, vol. 1, Les Murailles de terre, 1984.
Ségou, vol. 2, La terre en miettes, 1985.
La vie scélérate, 1987, Prix de l’Académie française.
En attendant le bonheur : Heremakhonon, 1988. Réédition.
La colonie du Nouveau Monde, 1993.
La migration des cœurs, 1995.
Pays mêlé, 1997.
Désirada, 1997. Prix Carbet de la Caraïbe.
En attendant le bonheur : Heremakhonon, 1997.
Le cœur à rire et à pleurer : contes vrais, 1999. Prix Marguerite
Yourcenar.
Célanire cou-coupé, 2000.

Aux Éditions du Mercure de France :

Moi, Tituba, sorcière noire de Salem, 1986. Grand Prix


Littéraire de la femme.
Pension Les Alizés, 1988.
Traversée de la mangrove, 1989.
Les derniers rois mages, 1992.
La belle créole, 2001.
Histoire de la femme cannibale, 2003.
Victoire, les saveurs et les mots : récit, 2006. Prix Tropiques.
Les belles ténébreuses, 2008.

Aux Éditions Jean-Claude Lattès :

En attendant la montée des eaux, 2010. Grand Prix du Roman Métis.




www.editions-jclattes.fr
À Hazel Joan Rowley,
qui a fermé si brutalement la porte,
qu’elle nous a laissés saisis.
« Vivre ou écrire, il faut choisir. »
Jean-Paul Sartre
Pourquoi faut-il que toute tentative de se raconter aboutisse à un fatras de
demi-vérités ? Pourquoi faut-il que les autobiographies ou les mémoires
deviennent trop souvent des édifices de fantaisie d’où l’expression de la
simple vérité s’estompe, puis disparaît ? Pourquoi l’être humain est-il
tellement désireux de se peindre une existence aussi différente de celle qu’il a
vécue ? Par exemple, je lis dans les brochures rédigées par mes attachées de
presse d’après mes propres informations à l’intention des journalistes et des
libraires : « En 1958, elle épouse Mamadou Condé, un comédien guinéen
qu’elle avait vu jouer à l’Odéon dans Les Nègres, une pièce de Jean Genet,
mise en scène par Roger Blin et part avec lui pour la Guinée, le seul pays
d’Afrique qui ait répondu non au référendum sur la communauté du général
de Gaulle ».
Ces phrases créent une image séduisante. Celle d’un amour éclairé par le
militantisme. Or, elles contiennent à elles seules de nombreuses
falsifications. Je n’ai jamais vu Condé jouer dans Les Nègres. Lorsque j’étais
avec lui à Paris, il ne se produisait que dans d’obscures salles de théâtre où,
ainsi qu’il le disait moqueusement, il faisait de la « nègrerie ». Il n’incarna le
personnage d’Archibald à l’Odéon qu’en 1959, alors que notre mariage étant
loin d’être une réussite, nous vivions la première de nos séparations.
J’enseignais à Bingerville en Côte d’Ivoire où est née Sylvie-Anne, notre
première fille.

Paraphrasant donc Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions, je déclare
aujourd’hui que je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la
vérité de la nature et cette femme sera moi.
D’une certaine manière, j’ai toujours éprouvé de la passion pour la vérité,
ce qui, sur le plan privé comme public, m’a souvent desservie. Dans mon récit
de souvenirs Le Cœur à rire et à pleurer – Contes vrais de mon enfance, je
raconte comment ma « vocation d’écrivain », si on peut employer pareils
termes, aurait pris naissance. J’aurais environ dix ans. C’était, semble-t-il, un
28 avril, jour de l’anniversaire de ma mère que j’idolâtrais, mais dont le
caractère singulier, complexe et fantasque ne manquait pas de me déconcerter.
J’aurais donc élaboré une composition, mi-poème, mi-saynète, où je me serais
efforcée de peindre les multiples facettes de sa personnalité, tantôt tendre et
sereine comme brise de mer, tantôt moqueuse et grinçante. Ma mère m’aurait
écoutée sans mot dire tandis que je paradais devant elle, vêtue d’une robe
bleue. Puis, elle aurait levé sur moi des yeux à ma stupeur remplis de
larmes et aurait soufflé :
« C’est ainsi que tu me vois ? »
J’aurais éprouvé à ce moment-là un sentiment de puissance que j’aurais
cherché à revivre, livre après livre.
Cette anecdote construite a posteriori me semble parfaitement illustrer ces
involontaires (?) tentatives d’embellissement que je dénonce. Il est certain que
j’ai souvent rêvé de choquer mes lecteurs en dégonflant certaines
boursouflures. Plus d’une fois, j’ai regretté que des flèches contenues dans
mes textes n’aient pas été perçues. Ainsi dans mon dernier roman En
attendant la montée des eaux (J.-C. Lattès 2010), j’écris : « Un terroriste
n’est-il pas tout simplement un exclu, exclu de sa terre, exclu de la richesse,
exclu du bonheur, qui tente de manière désespérée et peut-être barbare de faire
entendre sa voix ? »
J’espérais que dans notre époque si frileuse, une telle définition pourrait
susciter diverses réactions. Or seul Didier Jacob du Nouvel Observateur, lors
d’une interview, me posa une question à ce sujet.
Cependant, le désir de choquer ne saurait, à lui seul, résumer la vocation
d’un écrivain. La passion de l’écriture a fondu sur moi presque à mon insu. Je
ne la comparerai pas à un mal d’origine mystérieuse puisqu’elle m’a procuré
mes joies les plus hautes. Je la rapprocherais plutôt d’une urgence, un peu
effrayante dont je n’ai jamais su démêler les causes. N’oublions pas que je
suis née dans un pays, à l’époque, sans musée, sans vraie salle de spectacle, où
les seuls écrivains que nous fréquentions appartenaient à nos manuels
scolaires et étaient originaires d’Ailleurs.
Je n’ai pas été un écrivain précoce, griffonnant à seize ans des textes
géniaux. Mon premier roman est paru à mes quarante-deux ans, quand
d’autres commencent de ranger leurs papiers et leurs gommes et a été fort mal
accueilli, ce que j’ai accepté avec philosophie comme la préfiguration de ma
future carrière littéraire. La principale raison qui explique que j’ai tant tardé à
écrire, c’est que j’étais si occupée à vivre douloureusement que je n’avais de
loisir pour rien d’autre. En fait, je n’ai commencé à écrire que lorsque j’ai eu
moins de problèmes et que j’ai pu troquer des drames de papier contre de vrais
drames.

J’ai longuement parlé du milieu dont je suis issue dans Le Cœur à rire et à
pleurer et surtout dans Victoire, les saveurs et les mots. Le film à succès
d’Euzhan Palcy : La Rue Case-Nègres a popularisé une certaine image des
Antilles. Non ! Nous ne sommes pas tous des damnés de la terre nous tuant à
la peine dans la grattelle de la canne à sucre. Mes parents faisaient partie de
l’embryon de la petite bourgeoisie et se dénommaient avec outrecuidance
« Les Grands Nègres ». Je dirai à leur décharge que leurs enfances avaient été
terribles et qu’ils voulaient à tout prix protéger leur descendance. Jeanne
Quidal, ma mère, était la fille bâtarde d’une mulâtresse illettrée qui ne sut
jamais parler le français. Sa mère se louait chez des blancs-pays, de leur vrai
nom les Wachter, et elle avait très tôt connu son lot de honte et d’humiliation.
Auguste Boucolon, mon père, bâtard lui aussi, s’était retrouvé orphelin, quand
sa pauvre mère avait péri brûlée vive dans l’incendie de sa case. On peut
malgré tout dire que ces douloureuses circonstances avaient eu des
conséquences relativement positives. Les Wachter avaient autorisé ma mère à
bénéficier de l’enseignement du précepteur de leur fils, ce qui lui avait permis
d’être « anormalement » instruite, vue sa couleur, et de devenir une des
premières institutrices noires de sa génération. Mon père, pupille de la nation,
avait poursuivi une scolarité rare pour l’époque, à coups de bourses et avait
fini… fondateur d’une petite banque locale, la « Caisse Coopérative de Prêts »
qui aidait les fonctionnaires.
Une fois mariés, Jeanne et Auguste furent le premier couple de Noirs à
posséder une voiture, une Citroën C4, à se faire bâtir à la Pointe une maison
de deux étages, à passer leurs vacances dans leur « maison de changement
d’air » au bord de la rivière Sarcelles à Goyave. Imbus de leur réussite, ils
considéraient que rien n’était assez bon pour eux et ils nous élevèrent, mes
sept frères, mes sœurs et moi dans le mépris et l’ignorance de la société qui
nous entourait.
Dernière-née de cette large fratrie, j’étais particulièrement choyée. Tout le
monde s’accordait à dire que mon avenir serait exceptionnel et je le croyais
volontiers. À 16 ans, quand je partis commencer mes études supérieures à
Paris, j’ignorais le créole. N’ayant jamais assisté à un « lewoz », je ne
connaissais pas les rythmes de la danse traditionnelle, le gwoka. Même la
nourriture antillaise, je la jugeais grossière et sans apprêt.

Je ne parlerai pas de ma vie actuelle, sans grands drames, si ce n’est
l’approche à pas sournois de la vieillesse puis de la maladie, événements sans
originalité qui, j’en suis sûre, n’intéresseraient personne. Je tenterai plutôt de
cerner la place considérable qu’a occupée l’Afrique dans mon existence et
dans mon imaginaire. Qu’est-ce que j’y cherchais ? Je ne le sais toujours pas
avec exactitude. En fin de compte, je me demande si à propos de l’Afrique, je
ne pourrais reprendre à mon compte presque sans les modifier les paroles du
héros de Marcel Proust dans Un amour de Swann :
« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai
eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était
pas mon genre. »
I
« Mieux vaut mal mariée que fille »
Proverbe guadeloupéen

J’ai fait la connaissance de Mamadou Condé en 1958 à la Maison des


Étudiants de l’Ouest Africain, grande bâtisse délabrée située boulevard
Poniatowski à Paris. Puisque l’Afrique, son passé, son présent, comptait pour
ma seule préoccupation, je venais de me faire deux amies, deux sœurs, Peules
de Guinée : Ramatoulaye et Binetou. Je les avais rencontrées lors d’un
meeting politique à la salle des Sociétés Savantes, rue Danton, aujourd’hui
disparue. Elles venaient de Labbé et m’avaient fait rêver en me montrant les
photos jaunies de leurs vénérables parents, vêtus de boubous de bazin, assis
devant leurs cases rondes à toit de paille.
La Maison des Étudiants était riche en courants d’air. Pour lutter contre le
froid, Ramatoulaye, Binetou et moi, nous buvions tasse sur tasse de thé vert à
la menthe dans le foyer où brûlait un minuscule poêle à charbon. Un après-
midi, un groupe de Guinéens vint nous y rejoindre.
Tous appelaient Condé « le Vieux », ce qui était, je l’avais appris, un signe
de respect, mais aussi, parce que, déjà grisonnant, il semblait plus âgé que la
moyenne des étudiants. Il parlait également du ton sentencieux d’un Sage qui
énonce de profondes vérités. Pourtant son acte d’état-civil affirmant qu’il était
né vers 1930 contredisait et son apparence et son comportement. Extrêmement
frileux, il portait enroulée autour du cou une lourde écharpe tricotée main et
sous son épais manteau de couleur terreuse, deux ou trois pullovers. Je fus
surprise quand on fit les présentations. Comédien qui suivait les cours du
Conservatoire de la rue Blanche ? Sa diction laissait beaucoup à désirer. Quant
à sa voix haut perchée, elle n’avait rien de celle d’un baryton. Soyons
franche ! En d’autres temps, je lui aurais à peine adressé la parole. Mais, pour
moi, la vie avait radicalement basculé. Celle que j’avais été n’était plus.
L’arrogante Maryse Boucolon, l’héritière des « Grands Nègres », élevée
dans le souverain mépris des inférieurs avait été frappée d’une blessure
mortelle. Fuyant mes anciens amis, je n’avais plus qu’un désir : me faire
oublier. J’avais quitté le lycée Fénelon et je ne m’enorgueillissais plus d’être
une des très rares Guadeloupéennes à préparer le concours des Grandes Écoles
avec toutes les chances d’être reçue. Cela n’avait pas été mon seul titre de
gloire ! Après la parution des bonnes feuilles de Peau Noire, Masques
Blancs dans la revue Esprit, outrée par cette peinture que je jugeais avilissante
de la société antillaise, j’avais adressé à la direction une Lettre Ouverte dans
laquelle j’affirmais que Frantz Fanon n’avait rien compris à notre société. Ô
surprise, en réponse à ma missive enflammée, malgré mon extrême jeunesse,
j’avais été invitée par Jean-Marie Domenach lui-même à venir à la rue Jacob
afin d’exposer mes critiques.
Mais depuis ces jours fastueux, l’Haïtien Jean Dominique, le futur héros de
The Agronomist, le documentaire hagiographique de l’Américain Jonathan
Demme était passé par là. Je ne me souviens plus dans quelles circonstances
j’avais rencontré cet homme dont le comportement devait avoir de telles
conséquences dans ma vie. Nous avions vécu un remarquable amour
intellectuel. Vu le splendide isolement dans lequel j’avais été élevée, je ne
savais rien d’Haïti. Jean Dominique ne m’avait pas simplement déniaisée
physiquement. Il m’avait éclairée, me révélant la geste des « Africains
chamarrés » selon l’expression méprisante de Napoléon Bonaparte. Grâce à
lui, j’avais découvert le martyre de Toussaint Louverture, le triomphe de Jean-
Jacques Dessalines et les premières difficultés de la nouvelle République
Noire. Il m’avait aussi donné à lire Gouverneurs de la Rosée de Jacques
Roumain, Bon Dieu rit d’Edris St-Amand, Compère Général Soleil de Jacques
Stephen Alexis. En un mot, il m’avait initiée à l’extraordinaire richesse d’une
terre que j’ignorais. Sans nul doute, c’est lui qui a planté dans mon cœur cet
attachement pour Haïti qui ne s’est jamais démenti.
Le jour où prenant mon courage à deux mains, je lui annonçai que j’étais
enceinte, il sembla heureux, très heureux même et s’écria avec emportement :
« C’est un petit mulâtre que j’attends cette fois ! »
Car d’une précédente union, il avait deux filles dont l’une J.J. Dominique
est devenue écrivain.
Néanmoins, me rendant chez lui le lendemain, je le trouvai en train de vider
son appartement et de ranger ses effets dans des malles. D’un air pénétré, il
m’expliqua qu’une menace d’une exceptionnelle gravité se profilait sur Haïti.
Un médecin du nom de François Duvalier se présentait à l’élection
présidentielle. Parce qu’il était noir, il suscitait l’enthousiasme des foules,
lassées des présidents mulâtres et dangereusement sensibles à l’idéologie du
« noirisme ». Or, il ne possédait aucune des qualités nécessaires pour remplir
une si haute fonction. Toutes les forces d’opposition à ce détestable projet
devaient donc se rejoindre au pays et former un front commun.
Jean Dominique s’envola et ne m’adressa pas même une carte postale. Je
restai seule à Paris, ne parvenant pas à croire qu’un homme m’avait
abandonnée avec un ventre. C’était impensable. Je refusais d’accepter la seule
explication possible : ma couleur. Mulâtre, Jean Dominique m’avait traitée
avec le mépris et l’inconscience de ceux qui stupidement s’érigeaient alors en
caste privilégiée. Comment interpréter ses stances anti-duvaliéristes ? Quel
crédit accorder à sa foi dans le peuple ? Il va sans dire que pour moi, ce n’était
qu’hypocrisie.

Je parvins difficilement à supporter les longs mois de cette grossesse
solitaire. Un médecin de la Sécurité Sociale des étudiants me trouvant
dépressive et dénutrie m’expédia dans une maison de repos dans l’Oise où
tout le monde m’entoura d’attentions que je n’ai pas oubliées. Pour la
première fois, je découvrais la compassion des étrangers. Finalement, le
13 mars 1956, alors que j’aurais dû préparer d’arrache-pied mon concours
d’entrée à l’École Normale Supérieure, j’accouchai dans une petite clinique
du XVe arrondissement, d’un fils à qui je donnai au hasard le prénom de
Denis. Sur ces entrefaites, ma mère adorée mourut subitement à la
Guadeloupe. Sous le coup de toutes ces épreuves, je jouai à la Marguerite
Gautier. Un infiltrat tuberculeux se déclara dans mon poumon droit et le
même médecin de la Sécurité Sociale des étudiants me dirigea vers le
Sanatorium de Vence dans les Alpes-Maritimes. Je devais y rester plus d’un
an.
« Pourquoi le sort s’acharne-t-il ainsi sur toi ? » répétait, ulcérée, en
m’accompagnant à la gare, Yvane Randal, une des rares amies que je
fréquentais encore.
Toute à mon chagrin, je ne l’entendais pas. Faute de moyens, j’avais dû
confier mon adorable nourrisson à l’Assistance Publique dont les austères
locaux s’élevaient avenue Denfert-Rochereau. Pourtant, j’avais deux sœurs
aînées vivant dans la capitale. La première, Ena, qui était aussi ma marraine,
étonnamment belle, mélancolique et rêveuse, était entourée d’une aura de
mystère. Venue faire des études de musique, elle avait épousé, à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, le Guadeloupéen Guy Tirolien, élève de l’École
Nationale d’Administration qui avec son recueil Balles d’Or devait devenir
notre poète national. Les raisons de leur divorce constituaient un des secrets
les plus sulfureux de notre famille. Alors que son mari se languissait au stalag
à côté de Léopold Sédar Senghor, Ena le trompait avec une coterie de
fringants officiers allemands qui la surnommaient « Bijou ». Pour l’heure, elle
était entretenue par un richissime homme d’affaires. Pour meubler son
inaction, elle jouait au piano des mélodies de Chopin et buvait des alcools
forts. L’autre, Gillette, était plus terre à terre. Assistante sociale à Saint-Denis,
alors un faubourg populeux et pauvre, elle était mariée à Jean Deen, un
étudiant en médecine d’origine guinéenne.
« Tu ne mérites pas ce qui t’arrive ! » ajoutait Yvane, révoltée.
Moi-même, je ne savais que penser. À certains moments, j’avais la
conviction d’avoir été victime d’une immense injustice. À d’autres, une voix
me soufflait que je méritais ce qui m’arrivait, la conviction d’appartenir à une
espèce supérieure dans laquelle j’avais été élevée ayant irrité le sort. Je suis
sortie de cette épreuve à jamais écorchée vive, ne possédant guère de
confiance dans le sort, redoutant à chaque instant les coups sournois du destin.

Ce séjour à Vence fut sinistre. Comme Marie-Noëlle dans le roman
Desirada je garde un triste souvenir des heures interminables passées au lit,
des perfusions quotidiennes de PAS, de la fatigue, des nausées, des fièvres,
des suées et des insomnies. Mais à la différence de Marie-Noëlle, je ne
rencontrai pas l’amour. Cela aurait été difficile. Quand nous nous portions
mieux, nous avions l’autorisation de nous rendre une fois par mois à Nice,
sous la conduite d’une infirmière en blouse blanche. À notre approche, les
passants s’écartaient, car nous symbolisions la détresse et la maladie, qui sont
contagieuses, on le sait. Nous poussions jusqu’à la mer et nous regardions
avec envie les bien portants à demi nus et bronzés qui se poursuivaient à la
brasse. Je pensais avec douleur à ma mère que je ne verrais jamais plus et à
mon beau bébé, et avec haine à Jean Dominique. Néanmoins comme cela se
produit souvent dans la vie, ces longs mois eurent une contrepartie heureuse.
Grâce à une série d’autorisations spéciales dues à mon état de santé, je pus
terminer une licence de lettres modernes à la Faculté d’Aix-en-Provence.
J’optai pour le français, l’anglais, et l’italien et non plus le français, le latin et
le grec, comme j’en avais rêvé lorsque j’étais en hypokhâgne.
De retour à Paris, je répondis à une petite annonce et trouvai du travail dans
une branche du ministère de la Culture, rue Boissy d’Anglas. Forte de cet
emploi, je me crus capable de reprendre Denis avec moi et de mettre fin au
sentiment de culpabilité que j’éprouvais en pensant à lui. Ma vie se révéla très
vite un enfer. Depuis la mort de ma mère, mon père, qui ne m’avait jamais
beaucoup aimée, se désintéressait complètement de moi et ne m’envoyait plus
d’argent Je n’ai jamais compris pourquoi l’attitude d’Ena et Gillette à mon
endroit s’était pareillement modifiée. Comme elles étaient sensiblement plus
âgées que moi, il n’y avait jamais eu beaucoup d’intimité entre nous.
Néanmoins, par le passé, elles étaient plutôt gentilles et m’invitaient
régulièrement à déjeuner ou à dîner chez elles. Depuis ma grossesse et la fuite
de Jean Dominique, alors que j’aurais eu tellement besoin d’être entourée, je
ne les voyais plus. Quand je me hasardais à téléphoner, c’est tout juste si elles
ne raccrochaient pas en entendant ma voix. Avais-je choqué leurs sentiments
petits-bourgeois ? Étaient-elles déçues de me voir, alors que j’étais promise à
un brillant avenir, engrossée, puis abandonnée comme une servante ?
Réagissaient-elles en fin de compte comme les petites bourgeoises qu’elles
étaient ?
Je n’avais donc pour vivre avec mon bébé que mon dérisoire salaire du
ministère. J’habitais, moqueuse coïncidence, dans un immeuble bourgeois
face à l’Ambassade d’Haïti dans le XVIIe arrondissement. Mais, j’occupais
une chambre de bonne avec l’eau et les toilettes sur le palier. Chaque matin, je
traversais Paris pour déposer Denis à la crèche des enfants d’étudiants qui se
trouvait rue des Fossés-Saint-Jacques dans le Ve, puis je me précipitais au
ministère à la Concorde. En fin de journée, je parcourais la même distance en
sens inverse. Inutile de dire que je ne sortais jamais le soir. Moi naguère si
friande de cinéma, de théâtre, de concerts de musique et de repas aux
restaurants, je n’allais plus nulle part. Je baignais mon fils, je le faisais
manger, puis je m’efforçais de l’endormir en lui chantant des berceuses. La
rumeur ayant circulé que ma brusque disparition était due au fait que j’étais
une « fille-mère », comme on désignait alors avec mépris les « mères-
célibataires », à l’exception des fidèles Yvane Randal et Eddy Edinval, les
étudiants antillais m’évitaient. Je ne fréquentais plus que des Africains qui ne
savaient rien de moi et qu’impressionnaient mes manières et mon restant de
bagout.
J’avais beaucoup de mal à payer mon loyer. Quand les retards
s’accumulaient, le propriétaire, un bourgeois de carte postale, cheveux blancs
de neige, profil aristocratique, escaladait les six étages qui menaient au triste
réduit qu’il me louait et vociférait :
« Je ne suis pas là pour vous servir de père ! »
Au ministère, au contraire, je retrouvais ces marques de gentillesse et de
sympathie qui m’avaient tellement surprise lors de mon séjour dans la maison
de repos de l’Oise. Pour parler comme Tennessee Williams, the kindness of
strangers ne cessait de m’entourer. Tout le service où je travaillais s’apitoyait
sur ma jeunesse et mon dénuement, admirait ma dignité et mon courage. Le
week-end, j’étais régulièrement invitée à déjeuner chez mes collègues. Les
convives s’extasiaient sur la beauté de Denis, couvert de baisers et traité
comme un petit prince. Au départ, mes hôtesses glissaient dans mon sac des
vêtements usagés, pas seulement d’enfants, du pain d’épice, des boîtes
d’Ovomaltine ou de cacao Van Houten, destinées à fortifier le fils et la mère,
les deux étant fort chétifs. Je versais des larmes d’humiliation sur le trottoir.
Que faisait-on exactement rue Boissy d’Anglas ? Je crois me souvenir que
le Département auquel j’appartenais rédigeait des lettres qui accompagnaient
des projets culturels à l’intention du ministre.
Au bout de quelques mois, je compris que je n’étais pas en état de suivre ce
régime. Je me résignai à me séparer de nouveau de Denis. Je le confiai à une
nourrice agréée, Mme Bonenfant qui habitait dans les environs de Chartres.
Comme je fus bien vite incapable de lui régler ses 18 000 anciens francs
mensuels, je pris le large et ne remis plus les pieds à Chartres.
Mme Bonenfant n’engagea aucun recours contre moi. Elle se borna à
m’adresser des lettres bourrées de fautes d’orthographe où elle me donnait des
nouvelles de « notre » petit.
« Vous lui manquez beaucoup ! assurait-elle. Il vous réclame tout le
temps. »
Je pleurais en lisant ce courrier, car j’étais bourrelée de remords. Les jours
se succédaient dans un brouillard de souffrance et de mauvaise conscience. Je
dormais deux ou trois heures par nuit. En quelques semaines, je maigris de
huit kilos. Les lecteurs me demandent souvent pourquoi mes romans sont
remplis de mères qui considèrent leurs enfants comme des poids trop lourds à
porter, d’enfants qui souffrent d’être mal aimés et se replient sur eux-mêmes.
C’est que je parle d’expérience. J’aimais profondément mon fils. Cependant,
non seulement sa venue avait détruit les espoirs qui faisaient la base de mon
éducation, mais j’étais incapable de subvenir à ses besoins. En fin de compte,
mon comportement à son égard pouvait sembler celui d’une mauvaise mère.

Je ne garde aucun souvenir de la cour au pas de charge que me fit Condé.
Premier baiser, première étreinte, premier plaisir partagé. Rien. Je n’ai pas non
plus souvenir d’une conversation, d’un échange sérieux entre nous sur
quelque sujet que ce fût. Pour des raisons différentes, nous étions également
pressés de passer devant le maire. J’espérais grâce à ce mariage retrouver un
rang dans la société. Condé avait hâte d’exhiber cette épousée universitaire,
visiblement de bonne famille et qui parlait le français comme une vraie
Parisienne. Condé était un personnage assez complexe, doté d’une gouaille
que je trouvais souvent commune, presque vulgaire, mais qui était efficace. Je
tentai vainement de le façonner à mon goût. Il repoussait mes diverses
tentatives avec une détermination qui témoignait de sa liberté d’esprit. Ainsi,
je prétendis l’habiller d’une parka, vêtement à la mode en ces années-là.
« Trop jeune ! Beaucoup trop jeune pour moi ! » assurait-il de sa voix
nasale.
Je tentai de lui communiquer ma passion pour les cinéastes de la Nouvelle
Vague, les réalisateurs italiens, Antonioni, Fellini, Visconti, ou pour Carl
Dreyer et Ingmar Bergman. Il s’endormit si profondément pendant la
projection des Quatre cents coups de François Truffaut (1958) que j’eus du
mal à le réveiller en fin de séance sous les regards narquois des spectateurs. Il
m’infligea mon échec le plus cuisant quand je tentai de l’initier aux poètes de
la Négritude que j’avais découverts quelques années auparavant quand j’étais
élève d’hypokhâgne. Un jour, Francoise, une camarade de classe, qui se
piquait de militantisme, m’apporta un mince opuscule qui portait en titre :
Discours sur le colonialisme. Je ne savais rien de son auteur. Pourtant, sa
lecture me bouleversa tellement que le lendemain, je me précipitai à la
librairie Présence Africaine. J’achetai tout ce que je trouvai d’Aimé Césaire.
Pour faire bonne mesure j’achetai aussi les poèmes de Léopold Sédar Senghor
et de Léon-Gontran Damas.
Condé ouvrait au hasard l’ouvrage de celui qui était devenu mon écrivain
favori, le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire et déclamait
moqueusement :

« Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l’arbre tire les marrons du feu
que le cil se lisse la barbe
et cetera et cetera… »

« Qu’est-ce que cela veut dire ? s’exclamait-il. Pour qui écrit-il ?


Certainement pas pour moi qui ne le comprends pas. » À la rigueur, il tolérait
Léon-Gontran Damas dont le style lui semblait plus simple et direct.
Cependant, ce qui me paraît incroyable, c’est que je ne lui révélai jamais
l’existence de Denis. Je ne fus même pas tentée de l’avouer, car je savais que
cette révélation rendrait tout projet de mariage impossible. Cette époque-là ne
ressemblait nullement à celle que nous vivons aujourd’hui. Si la virginité chez
une femme n’était plus tout à fait de rigueur, la libération sexuelle était loin de
s’amorcer. La loi Simone Veil ne devait être votée qu’environ 15 ans plus tard.
Avoir un enfant « naturel » ne s’avouait pas aisément.

Condé ne fit pas l’unanimité auprès des rares personnes à qui je le
présentai.
« Quel est son niveau d’études ? » demanda avec arrogance Jean, le mari de
Gillette quand je l’emmenai déjeuner à Saint-Denis.
Ena qui nous avait hâtivement reçus dans un bar de la place des Abbesses,
téléphona à Gillette pour lui indiquer qu’en trente minutes d’entrevue, il avait
ingurgité six bières et deux verres de vin rouge. Sûrement, c’était un ivrogne.
Yvane et Eddy se plaignaient :
« On ne comprend pas quand il parle. »
Moi-même, je voyais bien que ce n’était pas l’homme dont j’avais rêvé.
Mais celui dont j’avais rêvé m’avait laidement trahie. Nous nous mariâmes un
matin du mois d’août 1958 par un éclatant soleil à la mairie du
XVIIIe arrondissement de Paris. Les platanes verdoyaient. Si Ena ne prit pas
la peine de se déplacer, Gillette assista à la cérémonie, accompagnée de sa
fille Dominique qui n’arrêta pas de bouder parce que cela ne ressemblait pas à
un « vrai mariage », se plaignit-elle. Nous prîmes un verre de Cinzano rouge
au café du coin, puis nous emménageâmes dans un meublé des environs où
Condé avait loué un deux pièces.
Moins de trois mois plus tard, nous étions séparés. Nous ne nous disputions
pas. Simplement, nous ne pouvions supporter d’être longtemps ensemble.
Tout ce que l’un de nous faisait ou disait, irritait l’autre. Parfois, pour servir de
tampon, nous faisions appel à quelques invités, mais je détestais ses amis
autant qu’il détestait Yvane et Eddy. Au cours de l’année qui suivit, quand je
m’aperçus que j’étais enceinte, nous fîmes plusieurs tentatives pour reprendre
la vie commune. Puis, il fallut nous résigner à la rupture. Je ne souffris pas de
ce qui pouvait sembler un nouveau déboire amoureux. D’une certaine
manière, j’avais obtenu ce que je voulais. Je m’appelais Madame et je portais
une alliance à l’annulaire de la main gauche. Ce mariage avait « relevé ma
honte ». Jean Dominique m’avait insufflé la peur et la méfiance des hommes
antillais. Condé était un « Africain ». Non pas un « Guinéen » comme je l’ai
prétendu par la suite, impliquant menteusement que Sékou Touré et
l’indépendance de 1958 avaient joué quelque rôle dans ce mariage. Répétons
que je n’étais pas encore suffisamment « politisée » pour cela. Je croyais que
si j’abordais au continent chanté par mon poète favori, je pourrais renaître.
Redevenir vierge. Tous les espoirs me seraient à nouveau permis. N’y
flotterait pas le souvenir malfaisant de celui qui m’avait fait tant de mal. Pas
étonnant si mon mariage n’avait pas duré : j’avais posé sur les épaules de
Condé un poids d’attentes et d’imagination né de mes déceptions. Cette
charge était trop lourde pour lui.

Je perçois aujourd’hui avec une lucidité cruelle à quel point cette union fut
un marché de dupes. L’amour, le désir n’y tenaient que peu de place. À travers
moi, il cherchait ce qui lui manquait : l’instruction et l’appartenance à un
solide milieu familial. Le mari de Gillette avait eu raison de s’interroger sur
son niveau d’études. Condé possédait tout juste le certificat d’études
primaires. Son père étant mort alors qu’il était très jeune, il avait été élevé à
Siguiri par une pauvresse de mère qui vendait de la pacotille sur les marchés.
Il devait découvrir que ce métier de comédien qu’il avait choisi, sans vocation
véritable, pour quitter la Guinée et se parer du beau nom « d’étudiant », ne
l’auréolait d’aucun prestige. Ne bénéficiant d’aucun appui dans la société, ses
ambitions « d’être quelqu’un » pour parler comme Marlon Brando dans Sur
les quais n’avaient aucune chance de se réaliser.

En 1959, la Coopération commençait de balbutier. Une aile du ministère
abrita bientôt un bureau d’embauche pour les Français qui voulaient tenter
leur chance en Afrique. Cette offre semblait faite pour moi. En effet,
l’Afrique, quand je l’avais découverte en hypokhâgne, n’était rien de plus
qu’un objet littéraire. C’était la source d’inspiration de poètes dont la voix me
changeait de celles des sempiternels Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Valéry.
Cependant au fur et à mesure, les réalités africaines avaient occupé dans ma
vie une place de plus en plus grande. Je ne voulais plus songer aux Antilles
qui évoquaient des souvenirs trop douloureux. Je me précipitai donc au bureau
de recrutement. Je me rappelle encore la stupeur du blondinet aux joues roses
qui prit soin de ma candidature. Il m’assaillait de questions :
« Vous voulez partir en Afrique seule avec un enfant ? Et votre époux ? Ne
venez-vous pas de vous marier ? »
« One Flew over the Cuckoo’s Nest »
Milos Forman

Quelques mois plus tard, je reçus un pli recommandé. Il m’informait que le


ministère de l’Éducation Nationale m’affectait au collège de Bingerville en
Côte d’Ivoire. Vue la minceur de mes diplômes d’alors – une licence de lettres
modernes – j’étais recrutée comme auxiliaire d’enseignement du français au
IVe échelon et le salaire qui m’était proposé était modique. Qu’importe ! Je
dansai de joie, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps !
Aux derniers jours de septembre 1959, Denis et moi, nous prîmes le train
jusqu’au port de Marseille où nous attendait le paquebot Jean Mermoz qui
desservait le port d’Abidjan. Vu mon état, Condé avait bien tenté de me
dissuader de partir. Mais accoucher en pays étranger et mettre au monde un
nouvel enfant sans père ne m’effrayaient plus. Quant à mes sœurs, elles
accueillirent ma décision avec une espèce de soulagement. Elles appréciaient
visiblement le fait que désormais, j’allais faire mes bêtises ailleurs. Loin
d’elles. Gillette m’invita hâtivement à dîner et me confia que Jean ayant
terminé ses études de médecine, elle se préparait à partir pour la Guinée.
Pour moi, Marseille, où nous nous embarquâmes, était une puissante image
littéraire, le cadre de Banjo, livre-culte du Jamaïquain Claude McKay qui
avait suscité l’enthousiasme d’Aimé Césaire. En arpentant la Canebière, en
parcourant les rues encombrées, en entrant dans les cafés, j’avais l’impression
de toucher aux écrivains de la Négritude. Plus important, mon sang coulait
dans mes veines avec une allégresse retrouvée. Une douloureuse parenthèse se
refermait et ne restait plus de mon passé que ce petit garçon au bord des
larmes qui ne comprenait pas pourquoi il avait été brutalement enlevé des bras
de sa nourrice bien-aimée. La séparation d’avec Mme Bonenfant n’avait pas
été facile. Cette femme généreuse avait tenté de jouer auprès de moi le rôle
que personne ne tenait, celui de mère. À son avis, tout aurait été différent si je
partais pour l’Afrique au bras de mon mari, balbutiait-elle ! Mais qu’allais-je
y faire sans homme à mes côtés ! Avais-je songé aux terribles dangers qui me
guettaient ? Elle eut le tort de préciser : viol, maladies inconnues… et je me
hâtai de mettre ses propos au compte du racisme.

Mon voyage jusqu’à Abidjan peut se comparer moqueusement à la
première sortie du Bouddha quand lui apparurent d’un même coup la
pauvreté, la maladie, la vieillesse et la mort. Je ne connaissais que le monde
des privilégiés. Mon expérience était fort limitée. Si je m’étais rendue à
maintes reprises en Italie, en Espagne et aux Pays-Bas, c’était pour visiter les
musées ; à Londres, c’était aussi pour visiter les musées et apprendre l’anglais.
Je fais une exception pour un voyage à Varsovie avec Jean Dominique. Il
m’avait entraînée au Festival de la FMJD pour m’initier aux réalisations du
marxisme et me faire admirer un pays de l’Est. L’expérience, je dois l’avouer,
avait été extraordinaire. J’avais pour la première fois de ma vie côtoyé des
Indiens, des Chinois, des Japonais, des Mongols. J’avais été éblouie par une
représentation de l’Opéra de Pékin.
L’administration française n’étant guère généreuse, j’occupais une cabine
de troisième classe B, microscopique et sans air. Il y avait, pourtant, plus à
plaindre que moi. De notre pont-promenade, j’avais vue sur les passagers sans
cabine. Trouffions blancs ou « indigènes » pour la plupart, ils étaient enserrés
comme des prisonniers par d’épais grillages. Transis de froid, ils se pressaient
autour de braseros allumés par les marins qui leur distribuaient de la soupe
deux fois par jour.
À Dakar, notre première escale, nous arrivâmes au petit matin. Au-dessus
de la ville, le ciel était laiteux. La capitale de l’A.O.F. n’était alors qu’une
petite agglomération paisible et fleurie. Ses jolies maisons de bois excédaient
rarement un étage. Du quai, je fus saisie à la gorge par un pénétrant remugle.
C’était l’odeur de l’arachide que je n’avais jamais respirée. Elle flottait dans
l’air qu’épaississaient des volutes de poussière rougeâtre. Un membre de
l’équipage expliquait à ceux qui descendaient à terre qu’elles étaient
charroyées par un vent brûlant, soufflant du désert.
Mon premier contact avec l’Afrique n’éveilla aucun coup de foudre. À
l’inverse des voyageurs occidentaux qui se pâment, ni les parfums ni les
couleurs ne me frappèrent. Je fus confondue par l’indigence de la foule.
Assises à même les trottoirs, des femmes aux traits creusés exhibaient leurs
jumeaux, leurs triplés, leurs quadruplés. Des culs-de-jatte se traînaient sur
leurs derrières. Des manchots brandissaient leurs moignons. Toutes sortes
d’infirmes et de mendiants agitant férocement leurs sébiles formaient une
véritable cour des Miracles. En un parfait contraste, les Blancs sémillants et
bien vêtus circulaient au volant de leurs voitures. Au hasard d’une rue, je
tombai sur un marché d’une saleté repoussante. Une odeur pestilentielle
régnait. Des nuages de mouches vrombissaient autour de poissons sans
couleur et de quartiers de viandes violacées et sanguinolentes. Je pris mes
jambes à mon cou et atterris dans un quartier résidentiel. Des fenêtres ouvertes
me parvint un brouhaha de voix enfantines. Une école ! Me hissant sur la
pointe des pieds, j’aperçus des rangées de têtes blondes et debout près du
tableau une maîtresse blonde elle aussi vêtue d’une élégante robe bleue. Où
étaient les petits Africains ?
Yvane m’avait donné l’adresse d’un de ses oncles, Jean Sulpice, « Tonton
Jean », médecin militaire qui habitait au quartier résidentiel du Plateau. La
famille, qui voyait rarement des Guadeloupéens, nous accueillit très
chaleureusement, à bras ouverts comme on reçoit des parents. Le repas qui
suivit fut étonnamment traditionnel : boudin, féros d’avocat, court-bouillon de
vivaneau, riz et pois rouges.
« On se croirait au pays », fit observer fièrement Mme Sulpice.
Cependant, l’atmosphère était assez pathétique. La maisonnée était
mobilisée autour de Béatrice, une des filles, âgée d’une douzaine d’années,
lourdement handicapée. Une de ses sœurs, Claire, qui semblait l’adorer, la
nourrissait à la cuiller et elle régurgitait pratiquement tout ce qu’elle avalait.
Surmontant mon involontaire répulsion, je m’approchai d’elle et caressai ses
mains, très belles et très douces, reposant, paumes en l’air sur ses genoux.
« Tonton Jean », un mulâtre souriant et hâlé, arriva au dessert. Il me fit
entendre la parole d’un Antillais qui vivait en Afrique et elle ne fut pas du tout
celle que j’attendais :
— Les Africains nous détestent et nous méprisent, m’asséna-t-il. Parce que
certains d’entre nous ont servi comme fonctionnaires coloniaux, ils nous
traitent de valets tout juste bons à exécuter la sale besogne de leurs maîtres.
— Et René Maran ! protestai-je, outrée.
— Qui est René Maran ? me demanda-t-il, perplexe.
Je crus d’abord avoir mal entendu. Consternée, je découvrais les limites de
la littérature. Je me lançai dans une longue explication qu’il écouta
patiemment. Je martelai que René Maran, premier Noir à avoir reçu le Prix
Goncourt en 1921 pour son roman Batouala, avait chèrement payé et sa
notoriété et sa condamnation du régime colonial. Il avait été démis de ses
fonctions d’administrateur. Penaud, « Tonton Jean » promit de lire Batouala.
Après le café, tandis que l’on jouait aux cartes et à divers amusements de
société, Mme Sulpice parvint à m’attirer dans un coin du salon. Son visage et
sa voix étaient graves. N’avais-je pas de mère, de tantes, de grandes
sœurs pour me conseiller ? Cela lui fendait le cœur de me voir ainsi
entreprendre pareil voyage et m’engager dans le redoutable inconnu de
l’Afrique, si jeune, seule, avec un petit enfant ! Pouvait-elle m’aider d’une
manière ou d’une autre ? Avais-je besoin d’argent ? Encore une fois, je faisais
l’expérience de la bonté de l’étranger ! C’est pourquoi je ne permettrai à
personne de soutenir que le monde est un ramassis d’égoïstes et
d’indifférents ! Je rassurai Mme Sulpice de mon mieux.
En fin de journée, accompagnée de toute la famille Sulpice, Claire poussant
le fauteuil roulant de Béatrice, Denis et moi, nous reprîmes le chemin des
quais. Traversant un faubourg, nous passâmes devant une concession entourée
d’une palissade d’où s’échappaient les accents d’une musique si étrange et si
harmonieuse à la fois que j’osai y pénétrer. Une poignée de musiciens jouait
devant un parterre de femmes et d’enfants qui nous firent place de bon gré. Je
n’avais jamais vu de griots. Ni entendu de koras et de balafons. Je ne
connaissais que les poèmes de Senghor composés pour ces instruments. Dans
mon ravissement, je m’attardai trop longuement dans cette cour et faillis rater
le bateau. Je garde le souvenir merveilleux des lumières de la ville,
s’estompant lentement dans le lointain.
Nous reprîmes la mer qui dans l’intervalle était devenue houleuse. En effet,
dès l’aube, nous dûmes faire face à une terrible tempête. Le ciel était parcouru
d’éclairs. Des vagues de sept mètres de haut envoyaient valdinguer le Jean
Mermoz de droite et de gauche tandis que des trombes d’eau s’abattaient sur
les passagers du pont, grelottant sous des bâches. Je tenais bon. Je baignais les
tempes de Denis d’alcool camphré avec l’impression que, malgré tout, j’étais
indestructible. Le mauvais temps dura deux jours, puis le soleil revint. C’est
par un matin radieux que nous abordâmes à Abidjan. Une camionnette du
collège de Bingerville m’attendait. À mon grand regret, je ne vis rien de la
ville que le chauffeur traversa en roulant à tombeau ouvert. Bingerville n’était
pas encore devenue une banlieue quasi mitoyenne d’Abidjan. Une épaisse
forêt d’arbres aux troncs pachydermiques séparait les deux agglomérations. La
forêt baignait dans une obscurité, çà et là éclaircie par des rayons de soleil
trouant la canopée. Des milliers d’insectes et d’oiseaux menaient grand bruit.
Un de mes romans Célanire, cou-coupé est largement inspiré par mes
premières impressions de la Côte d’Ivoire. Comme mon héroïne, Célanire, je
frissonnais d’une angoisse irraisonnée qui en même temps ne manquait pas de
saveur. À Bingerville, je devais avoir une surprise désagréable. En ce temps-
là, les Antillais, surtout les Martiniquais, ne se comptaient pas dans le
personnel enseignant d’Afrique. M. Blérald, le principal du collège, était un
mulâtre de Fort-de-France dont la femme du temps qu’elle s’appelait
Mlle Gervaise avait effectué un remplacement en Guadeloupe. Ainsi, elle
avait été mon professeur de français quand j’étais une brillante élève au Cours
Michelet. Elle n’en croyait pas ses yeux de me retrouver dans un
établissement si modeste. Elle était persuadée que j’avais intégré l’École
Normale Supérieure et que je naviguais dans les hautes sphères de quelque
prestigieux lycée français. La stupeur et la déception se peignaient sur son
visage :
« Je ne pouvais croire qu’il s’agissait de la même personne, s’exclamait-
elle. J’avais beau lire dans la correspondance du ministère : Maryse Boucolon.
Que s’est-il passé ? »
Ce ton apitoyé me déplut. J’expliquai avec désinvolture que j’avais été
saisie d’un violent désir de changer ma vie trop bien réglée. J’avais donc
planté là mes études et étais partie pour l’Afrique. Elle ne fut pas entièrement
dupe de mon assurance. Par la suite, nos rapports furent toujours malaisés.
Elle me traitait comme une jeune parente et aurait souhaité que je lui confie
mes problèmes. Moi, je mettais son intérêt au compte d’une curiosité malsaine
et je répugnais à m’ouvrir à elle. Quand elle s’aperçut que j’étais enceinte, elle
murmura d’un ton de reproche :
« Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? »
Cette pitié m’ulcéra.

Le collège s’enorgueillissait de la présence d’un professeur de musique, une
Guadeloupéenne. C’était la sœur de Gabriel Lisette, une des gloires politiques
de l’époque. Ancien administrateur des colonies, il faisait lui aussi mentir
« Tonton Jean ». Il avait fondé en 1947 le Parti Progressiste Tchadien, section
locale du Rassemblement Démocratique Africain, de l’Ivoirien Félix
Houphouët-Boigny. Fidèle admirateur du général de Gaulle, il soutenait son
projet de Communauté et militait pour une décolonisation progressive et
pacifique du continent africain.
Mlle Lisette avait connu et fréquenté mes parents. Elle aussi me traitait
comme une parente, mais elle ne me blessa jamais par des questions
insistantes. Malgré notre différence d’âge, nous devînmes les meilleures amies
du monde. Elle souffrait d’une grave maladie neurologique ou avait été
victime d’un AVC, je ne l’ai jamais su, ce qui affectait sa démarche et son
élocution. Pour cette raison, elle était la risée de ses élèves qui, chaque après-
midi, la suivaient jusqu’à la barrière de son jardin, en l’accablant de railleries
et d’injures. Je ne pourrai porter un jugement sur la qualité de son
enseignement musical. Je peux seulement témoigner de son intelligence, de sa
sensibilité et de sa douceur. Elle m’entraînait dans de longues marches dans la
forêt environnante qu’elle affrontait courageusement et dans son débit heurté,
bégayant, elle m’entretenait de l’Afrique. À la différence de son frère, elle
était aussi négative que « Tonton Jean ». Elle aussi soupirait amèrement :
« Les Africains nous détestent, nous les Antillais. »
Cependant, l’explication qui suivait était différente :
« Ils nous jalousent. Ils nous trouvent trop proches des Français qui se fient
à nous parce qu’ils nous jugent supérieurs à eux. »
Je n’avais encore, quant à moi, aucune opinion valable sur ce point. Je
restais donc silencieuse et elle poursuivait :
« Je ne cesse de mettre Gabriel en garde, mais il ne m’écoute pas, lui qui se
dévoue tellement pour les Tchadiens. Un jour, ils lui diront en face qu’il n’est
pas un des leurs. »
Malheureusement, elle voyait clair. Gabriel Lisette fut considéré comme
l’âme des complots qui opposaient le Nord au Sud du Tchad et de ce fait,
contraint à l’exil. Il dut tout abandonner et retourner à Paris où Michel Debré
lui offrit un poste de ministre conseiller du gouvernement.

La petite agglomération de Bingerville ne manquait pas de charme. Un
temps, elle avait eu rang de capitale de la Côte d’Ivoire. Elle était dominée par
l’Orphelinat des Métis. Cette énorme bâtisse en pierres datant du temps
colonial figure amplement dans Célanire, cou-coupé. On y recueillait les
enfants que les Français avaient faits à des Ivoiriennes. Dans la majorité des
cas, la mère et la famille de la mère n’en voulaient pas, pas plus que les pères,
souvent rentrés en France. Quand je vivais à Bingerville, l’Orphelinat abritait
les derniers d’entre eux. On les voyait pâlots, rejetés des deux bords, se
promener sans entrain dans les rues, accompagnés de surveillants aux allures
de gardes-chiourme. Il y avait aussi une léproserie dont à la fureur des
résidents Antillais et des Français, nombreux à tous les niveaux des
administrations, les pensionnaires allaient et venaient librement, exhibant
leurs visages et leurs membres, horriblement déformés. D’innombrables
affiches postées dans les lieux publics avaient beau assurer que si la lèpre était
une maladie aux effets spectaculaires, elle n’était nullement contagieuse,
personne ne voulait l’entendre. Enfin à un ou deux kilomètres de la petite
agglomération, s’élevait un magnifique Jardin d’Essai, véritable paradis où
croissaient les plantes les plus rares, originaires des quatre coins de la terre.
J’aurais pu me blottir dans le cocon que représentait Bingerville et couler une
vie sans apprêt : la semaine, préparation de mes cours, bien simplets vu le
niveau des élèves ; le week-end, déjeuner et dîner chez l’un ou l’autre de mes
compatriotes, suivis d’interminables parties de belote ; lors des congés, visites
aux autres Guadeloupéens et Martiniquais affectés à Bouaké, à Man ou dans
d’autres régions du pays.
Car, je m’en aperçus tout de suite, les Antillais ne vivaient qu’entre eux. À
travers l’ensemble du continent africain, un fossé les séparait des Africains. Ils
ne se fréquentaient pas et je fus tentée de me faire une opinion sur les raisons
d’une telle situation. Je me refusai à croire, ce qui était communément admis,
que les Africains détestaient les Antillais. Qu’ils les croyaient habités d’un
sentiment de supériorité qu’à leurs yeux, rien ne justifiait. N’étaient-ce pas
d’anciens esclaves, disaient-ils avec mépris, confondant esclavage domestique
et esclavage de traite ? Une telle conviction me paraissant simpliste, je
préférais me persuader qu’ils ne les comprenaient pas, trouvant offensante leur
involontaire occidentalisation. Quant aux Antillais, l’Afrique était un
mystérieux background qui leur faisait peur et qu’ils n’osaient pas déchiffrer.
Moi, au contraire, cet inconnu à l’entour de moi m’attirait et m’intriguait. Je
commençai par prendre comme objet d’études mon boy, Jiman. Il avait l’âge
d’être mon père comme l’indiquait sa toison blanche. Un jour, il s’était arrêté
devant la haie que je taillais tant bien que mal et m’avait offert ses services
pour une somme que j’avais jugée ridicule. Il venait des sables du Niger et
m’ouvrit les yeux sur la pauvreté, la douloureuse nécessité de l’exil et la
recherche de la survie. C’est lui qui m’apprit la violence des conflits inter-
tribaux en me révélant les pogroms survenus, un an auparavant, en
octobre 1958 contre les originaires du Dahomey. Le Dahomey, alors qualifié
de Quartier Latin de l’Afrique à cause d’une meilleure scolarité, ne pouvait
pas nourrir ses enfants qui étaient attirés par l’évidente prospérité de la Côte
d’Ivoire. Dans les années à venir, toutes sortes d’immigrés allaient affluer vers
Abidjan avant que les vagues de la xénophobie ne la submergent. Jiman
traitait Denis avec dévotion, ce qui me faisait un peu honte, car j’avais
conscience d’être une mère lointaine, trop absorbée par ses propres démons.
« Est-ce que Jiman, c’est mon papy ? » me demanda un jour Denis avec
gravité.

Bientôt, j’élargis mon champ de recherche en me laissant courtiser par
Koffi N’Guessan, le directeur du Jardin d’Essai. Il ne se passa jamais rien
entre nous. Je me rappelle que je le laissais serrer mes mains entre les siennes
tandis qu’il me fixait d’un regard bovin. Courtaud et bedonnant, il était de
surcroît polygame, marié à trois ou quatre épouses, père d’une douzaine
d’enfants. Je ne sais plus pourquoi j’étais sensible à ses attentions. À la grande
fureur de Jiman, il m’envoyait au moment des repas des plateaux chargés de
succulents plats ivoiriens avec lesquels, vue la modicité de mon budget
cuisine, il ne pouvait rivaliser : foutou banane, foutou igname, sauce graine,
sauce feuille, kedjenou, attièkè… Le plus intéressant est qu’il était un fervent
admirateur d’Houphouët-Boigny et occupait de hautes responsabilités au sein
de la section locale du RDA. Aussi, il m’emmenait dans sa Jeep à des
réunions politiques. Nous ne quittions jamais la région côtière. L’océan gris,
étale, bouillonnait brusquement d’écume à l’endroit de la barre. Des nuées de
gamins se bousculaient dans l’eau et bravaient la mort en braillant. Une fois,
nous poussâmes jusqu’à Grand Bassam. L’atmosphère était triste, la mer
comme toujours lourde, sans relief, pareille à une pierre tombale jusqu’au
surgissement de la barre. Pendant que Koffi s’engouffrait dans la permanence
du Parti, je déambulai le long des rues pavées, imaginant le temps où les
navires des riches compagnies bordelaises ou nantaises, arrêtés au-delà de la
barre, attendaient leurs chargements. Des nageurs et des flottilles de pirogues
leur emmenaient leurs fûts d’huile de palme. J’entrai dans un ancien entrepôt
qui tombait en ruines. Grand Bassam agonisait alors. Le tourisme ne l’avait
pas encore ressuscitée avant que les guerres civiles, les affrontements entre
Laurent Gbagbo et Alassane Wattara ne la détruisent à nouveau.

Quand j’y assistais, je ne comprenais pas grand-chose aux meetings
politiques puisque les orateurs parlaient dans les langues du pays. C’était pour
moi des spectacles, des opéras baroques et hermétiques dont je ne possédais
pas le livret. J’étais sensible à la massive présence des femmes, vêtues de
pagnes aux impressions éloquentes : « Vive Houphouët-Boigny », « Vive
Philippe Yacé », « Vive le RDA », à la fougue des discours, aux chants du
Parti et aux tirades forcenées des griots. Dans mon premier roman,
Heremakhonon (1976), bien que l’action ait été inspirée par les évènements de
Guinée, quand le jeune héros Birame III, convaincu que les idéaux de la
Révolution sont trahis, refuse de se soumettre, je prête à son professeur,
l’Antillaise Véronica, les sentiments qu’éveillaient en moi ces assemblées. En
Côte d’Ivoire, j’éprouvais le sentiment qu’une nouvelle Afrique s’efforçait de
naître. Une Afrique qui ne se fierait plus qu’à ses seules forces. Qui se
débarrasserait de l’arrogance ou du paternalisme des colonisateurs.
J’éprouvais le douloureux sentiment d’être tenue à l’écart.
Peu après, je me rendis au port d’Abidjan, pour saluer Guy Tirolien qui
regagnait son poste après une mission en France. Je l’ai dit, Guy Tirolien avait
divorcé de ma sœur Ena et il s’en était suivi une brouille tenace entre nos deux
familles, autrefois si fière de cette union. Voilà que les enfants des Grands
Nègres se mariaient entre eux et fondaient des dynasties. Si j’étais restée en
bons termes avec Guy, c’est qu’en secondes noces, il avait épousé Thérèse
avec qui j’avais fait toute ma scolarité à Pointe-à-Pitre. Mais ce n’était pas la
seule raison. Guy et moi nous nous sentions étrangement proches l’un de
l’autre. J’admirais son intelligence, sa modestie, sa détermination et je n’étais
pas loin de le considérer comme un modèle. Il était de ces administrateurs des
colonies qui faisaient mentir « Tonton Jean ». Fervent adepte du RDA, lui
aussi, il avait œuvré dans tous les postes qu’il avait occupés depuis 1944, pour
le rapprochement des Antillais et des Africains dans la perspective de
l’émancipation des Peuples Noirs. À Paris, il avait été un des fondateurs de la
revue Présence Africaine aux côtés d’Alioune Diop. Nous nous jetâmes dans
les bras l’un de l’autre.
« Est-ce que tu aimes l’Afrique ? » tonna-t-il, me couvrant de son regard
brûlant.
Je bredouillai que oui. Cependant je venais d’arriver en Côte d’Ivoire et la
connaissais encore bien mal.
« Il faut l’aimer ! affirma-t-il. C’est notre mère à tous qui a beaucoup
souffert. »
Là-dessus il se lança dans un panégyrique de Houphouët-Boigny qui allait
bientôt être élu président. Houphouët-Boigny, fondateur du RDR, avait aboli
le portage et les travaux forcés. Il travaillait à l’émancipation de l’homme noir.
Tout en l’écoutant, je ne pouvais m’empêcher de dévorer des yeux la mère de
Thérèse qui les accompagnait pour prendre soin de leurs trois jeunes enfants.
Comme j’aurais aimé que ma mère soit avec moi. Il est vrai que la fière
Jeanne Quidal ne m’aurait certainement pas suivie dans ce trou perdu
d’Afrique ! Thérèse se rendit compte de ma tristesse. « Comment te portes-
tu ? me glissa-t-elle sur un tout autre ton. Pas trop fatiguée ? »
J’assurai que non. Nous partageâmes le déjeuner, puis je repris un taxi à la
gare routière. Cette visite me laissa en proie à des sentiments assez
douloureux. Je me sentais esseulée à Bingerville, mal équipée pour aider
l’Afrique qui en avait si visiblement besoin.
Désormais, je multipliai les sorties avec Koffi N’guessan et les visites à
Abidjan. Dès que je n’avais pas de cours, je sautais dans un « taxi-pays ».
Mon œil, véritable caméra, enregistrait tout. Les matrones, bébés au dos,
assises sur de minuscules escabeaux et proposant toutes sortes de nourriture,
les vendeurs à la sauvette, les policiers patrouillant deux par deux. Bien
qu’elle n’ait pas encore atteint son statut de capitale économique de l’Ouest
Africain (statut que ses récents déboires lui ont fait perdre) Abidjan était fort
vivante, presque opulente. Alors, un seul pont franchissait la lagune, le pont
Houphouët-Boigny, construit entre 1954 et 1957. Les véhicules s’y
bousculaient. Bon nombre d’entre eux étaient conduits par des autochtones, ce
qui laissait supposer la naissance d’une classe bourgeoise. Les différents
faubourgs entourant le Plateau, Treichville, Adjamé, Marcory, agréables et
prospères, débordaient d’activité. Qu’on était loin des images que j’avais
gardées de Dakar !
Cependant, comme durant ces fréquentes randonnées en ville, je ne parlais
à personne, je n’avais pas l’impression de faire de grands progrès dans la
connaissance de l’Afrique. Je n’étais toujours et partout qu’une spectatrice. Ce
que je n’avais pas prévu, c’est que mon passé me rattraperait. Jocelyne
Étienne, une Guadeloupéenne qui avait habité avec moi au Foyer Pierre de
Coubertin, rue Lhomond, occupait des fonctions importantes au ministère de
la Culture. Nicole Sala, une autre Guadeloupéenne que j’avais aussi connue à
Paris, habitait Abidjan. Nicole s’était mariée à un Africain, ce qui n’avait
nullement choqué notre milieu étroit car Seiny Loum n’était pas le premier
venu. Avocat de talent, il serait nommé un des premiers ambassadeurs du
Sénégal indépendant. Jocelyne et Nicole qui recevaient à leur table des
hommes politiques ainsi que des notables, tant Africains qu’Antillais,
m’invitèrent fréquemment chez elles. En dépit de leur extrême cordialité,
j’avais l’impression qu’elles obéissaient à un devoir de solidarité entre
compatriotes et au respect de nos anciennes relations. Je croyais déceler en
elles un certain embarras. Je faisais triste figure au milieu de ces assemblées
sélectes. Obscure enseignante dans un collège « de brousse », bientôt mère
d’un deuxième enfant sans père connu, je ne possédais même pas de voiture et
empruntais pour circuler les « taxis-pays », bondés d’Africains du peuple.
J’aurais pu refuser ces invitations. Mais je n’y parvenais pas. Aussi, ce
divorce entre intention et réalité était prétexte à de douloureuses
introspections. Sur quoi reposait cette haine du bourgeois que je commençais
d’afficher ? Mon comportement n’était-il pas dicté par le regret de m’être
moi-même exclue de la « bonne société » ? Je n’avais tenu aucune des
promesses que j’avais tacitement faites à ma famille et à mon milieu. Comme
je le raconte dans mon récit Victoire, les saveurs et les mots, mon père et ma
mère se targuaient orgueilleusement d’être de « Grands Nègres ». Ils
entendaient par là qu’ils avaient pour mission de servir d’exemple à leur Race
tout entière. (Notons que le mot de « Race » n’était pas encore problématique
comme il l’est aujourd’hui.) Quel jugement mes parents porteraient-ils sur
cette dernière fille qui avait suscité tant d’espoirs ? Au terme de lucides et
cruels examens de conscience, j’arrivais à la conclusion que j’étais une
hypocrite.
C’est à ce moment que Gillette qui m’écrivait parfois, m’annonça le décès
de notre père. Ce dernier, je l’ai dit, ne m’avait jamais beaucoup aimée. Marié
deux fois, il avait eu dix enfants ; j’étais la dernière, et je n’étais qu’une fille.
En outre sous mes airs avantageux, il décelait une faiblesse, une vulnérabilité
qui lui déplaisait. Pourtant sa mort me porta un coup terrible. L’île où j’étais
née n’abritait plus que des tombes. Elle m’était défendue à tout jamais. Ce
deuxième décès dénouait le dernier lien qui me rattachait à la Guadeloupe. Je
n’étais pas seulement orpheline ; j’étais apatride, une SDF sans terre
d’origine, ni lieu d’appartenance. En même temps, cependant, j’éprouvai une
impression de libération qui n’était pas entièrement désagréable : celle d’être
désormais à l’abri de tous jugements.

Je vivais donc dans une sorte d’inconfort mental, rarement en paix avec
moi-même, souvent très malheureuse, quand un bonheur extraordinaire vint
submerger mon être. Le 3 avril 1960, ma première fille, Sylvie-Anne, naquit.
Ma grossesse avait été exemplaire. Pas une nausée, pas une crampe. L’avant-
veille de mon accouchement, j’avais accompagné Denis et Mlle Lisette dans
une randonnée de plusieurs kilomètres avant de sauter dans la voiture d’un
collègue martiniquais, Caristan, qui devait me conduire à l’hôpital central
d’Abidjan, car j’étais à terme. Aussitôt que la sage-femme eut placé Sylvie-
Anne dans mes bras, je fus inondée d’amour maternel. Dieu m’est témoin que,
malgré les conditions de sa naissance, je n’ai jamais traité Denis en souffre-
douleur ou en bouc émissaire. Pourtant, au fur et à mesure qu’il grandissait,
tout en lui me rappelait son père que je haïssais à présent. Son teint clair, son
sourire, le brun de ses yeux, son rire, le son de sa voix. L’amour que je lui
portais était toujours mêlé de souvenirs de douleur. Récemment encore,
assistant à une projection de The Agronomist, je ne sais pas sur qui je pleurai.
Mon fils ? Ou Jean Dominique abattu comme un chien ? Avec Sylvie-Anne,
tout était différent. Tout était simple. Jamais pareils flots de tendresse ne
m’avaient inondé le cœur. La nuit, je me réveillais, haletante et me précipitais
auprès de son berceau pour m’assurer que mon précieux bébé était en vie.
Émerveillée, je la contemplais pendant des heures. C’est l’intensité de cet
amour qui me poussa à écrire à Condé à qui je ne donnais jamais de nouvelles.
Je lui proposai de faire la connaissance de sa fille. Je le sentais : je n’avais pas
le droit de priver cette enfant de son père. Condé me répondit promptement
qu’il en serait très heureux et m’invita à le rejoindre en Guinée pendant les
prochaines grandes vacances.

Le 7 août 1960 à l’occasion des fêtes de l’indépendance à Abidjan, je me
coinçai dans la Jeep de Koffi N’Guessan qu’occupaient déjà ses deux plus
jeunes femmes, les deux aînées ayant pris leur voiture particulière. Elles
étaient pareillement vêtues de somptueux pagnes brodés, couvertes de lourds
bijoux et coiffées de volumineux mouchoirs de tête. Elles me fixèrent avec
une curiosité inquiète comme si j’étais un étrange animal dont elles ne
savaient ce qu’elles pouvaient attendre. J’étais femme. Elles étaient femmes et
pourtant, cela ne créait aucun lien entre nous.
« Elles ne parlent pas le français ! » jeta Koffi en guise de présentation.
Tous les abords de la ville étant barrés par d’épais cordons de police, nous
dûmes laisser la Jeep dans un parking avant de continuer notre route à pied.
Les rues étaient encombrées par une foule considérable. Nous avancions
péniblement, assourdis par les battements du tam-tam et les hurlements des
griots, évitant de justesse les bouffons, les acrobates et les danseurs dont
certains, juchés sur des échasses, exécutaient les entrechats les plus
burlesques. Les deux coépouses entrèrent dans un local du RDA tandis que
Koffi et moi restions dehors, debout sous le chaud soleil. Nous attendîmes une
heure dans ce tumulte. Enfin Houphouët-Boigny apparut dans une voiture
décapotée qui roulait au pas. En ces années où la télévision était un luxe, je ne
le connaissais que par les clichés des journaux et je le dévorai des yeux. Il
était petit, assez fluet, le masque inquiétant et impénétrable à la fois, comme
taillé dans du vieux cuir. Il répétait en agitant gauchement les bras :
« Tous ensemble, Blancs et Noirs ! Venez sur le bord de la route. »
La foule en liesse hurlait tandis que je me répétais que j’étais témoin d’un
moment historique.
Malgré les supplications de Koffi qui avait beau expliquer que je venais de
très loin (de Guadeloupe ?) exprès pour assister aux cérémonies, les gardes
m’interdirent l’entrée de l’Assemblée Nationale où avait lieu l’intronisation
proprement dite. Je n’avais en effet ni invitation à mon nom, ni carte du RDA,
ni carte d’électeur dûment validée. Je dus rebrousser chemin, en proie à un
douloureux sentiment d’exclusion. C’était la première fois, mais certainement
pas la dernière que je devais le ressentir en Afrique. À la gare routière, je
montai à bord d’un « taxi-pays » vide. Le chauffeur, chevelu comme un
enfant-fétiche, m’administra ma première leçon de ce qu’on appelle le
« tribalisme ». Morose, il semblait loin de partager l’allégresse dont j’avais été
le témoin :
« Pourquoi ? lui demandai-je. N’était-ce pas un grand jour ?
— Houphouët-Boigny là, me répondit-il, c’est un Baoulé. Moi, je suis
Bété !
— Qu’est-ce que tu veux dire ? » insistai-je.
Il haussa les épaules :
« Je veux dire qu’à présent les Baoulé auront tout et que, moi Bété, je
continuerai à n’avoir rien. »
De retour à Bingerville, j’allai chercher Denis et Sylvie que j’avais confiés
aux Caristan. Indifférents aux évènements politiques, ils jouaient à la belote :
« Cela s’est bien passé ? » me demanda M. Caristan.
Il enchaîna sans attendre ma réponse :
« Cela ne changera rien à rien, tu verras ! Les Blancs continueront de faire
la loi. Comme Senghor, cet Houphouët-Boigny est leur créature. Il a été je ne
sais combien de fois ministre dans des gouvernements français. C’est un
pion. »
Là encore, je n’avais pas d’opinion. Celle de M. Caristan était à l’opposé
des idées de Guy Tirolien, et surtout de Koffi N’Guessan, pour qui
Houphouët-Boigny était un leader fort comme un éléphant, emblème du RDA,
uniquement soucieux d’émanciper son peuple. Je gardai le silence et acceptai
une tasse de café des mains de Mme Caristan.
Quelques jours plus tard, Koffi s’enhardit et me déclara sa flamme. Il me fit
miroiter un poste au lycée d’Abidjan où il me ferait recruter et il me fit visiter
un appartement où je serais logée lors de la prochaine année scolaire.
L’appartement ultra moderne, avec vue sur la lagune, était magnifique. Je
n’avais que faire des sentiments que Kofi éprouvait pour moi. Mais je ne me
voyais guère passant une deuxième année à Bingerville. Aussi, je me laissai
embrasser et acceptai les propositions qui m’étaient faites. N’empêche ! La
semaine suivante, ayant payé deux mois de salaire à Jiman, mon boy bien-
aimé, je m’envolai avec mes deux enfants pour la Guinée comme j’en avais
convenu avec Condé.

Si je cherche à évaluer ce que je retirai de ce premier séjour en Afrique, je
suis forcée de reconnaître que le bagage final demeure bien mince. Au cours
d’une visite à Bouaké, j’avais fait l’acquisition d’une collection d’images de
fertilité baoulé. C’était des poupées en bois avec de curieuses têtes rondes et
des bras rigides étendus à l’horizontale. Elles me fixent aujourd’hui encore de
leurs yeux vides et me semblent un symbole. Je ne vis rien. Je n’entendis rien.
Cependant, la Côte d’Ivoire, premier pays d’Afrique auquel j’abordai, me
laisse des images ineffaçables. Je n’oublierai jamais l’émerveillement que
j’éprouvai en pénétrant dans la cathédrale baroque de la forêt alors que je me
rendais à Bingerville ; le coup au cœur que me portèrent les vestiges du passé
colonial à Grand Bassam ; l’admiration que je ressentais devant la beauté des
femmes, leurs coiffures, leur manière de se vêtir et de se couvrir de bijoux.
Aussi récemment que l’année 2010, quand j’écrivais mon dernier roman En
attendant la montée des eaux, je ne pus m’empêcher de faire vivre Babakar,
un de mes héros, à Abidjan. La ville avait été ravagée par des années de
guerre civile. C’était ma manière d’exprimer mon chagrin et mes regrets de ce
qu’elle était devenue.
Moi qui devais par la suite effectuer tant de voyages aériens, c’était la
première fois que je prenais l’avion. À l’instar de Denis, je n’en menais pas
large. Le nez collé au hublot, j’observai en frissonnant l’épais tapis vert
sombre de la forêt qui se déroulait sous l’appareil, le rouge sanguinolent de la
terre, puis l’océan démesuré, éblouissant.
Deuxième vol au-dessus
d’un deuxième nid de coucou

En 1960, Conakry ne pouvait soutenir la comparaison avec Abidjan ni


même avec Bingerville. C’était une agglomération de rien du tout. Seule la
mer la parait, violette, somptueuse, fouaillant des cayes déchiquetées.
Quelques rares édifices avaient belle allure. C’étaient des bâtiments
administratifs, des banques, des magasins d’État. Tout le reste était constitué
d’informes constructions en dur. Les femmes s’agglutinaient autour de
fontaines où gouttait une eau rare. Les enfants qu’elles portaient au dos ou
traînaient après elles avaient tous les signes du kwashiorkor. Comme les
hommes, elles portaient des habits défraîchis, presque en haillons. Je n’avais
jamais vécu dans un pays à forte prédominance musulmane. J’ignorais tout de
l’Islam. Aussi, je fus bouleversée par les talibés grelottant dans la fraîcheur de
l’aube en psalmodiant la toute-puissance de Dieu, les mendiants, les estropiés
se pressant aux abords des mosquées. Éperdue d’admiration, je contemplais
les Sages trônant dans la poussière, yeux perdus dans la méditation, et roulant
les grains de leur chapelet. J’admirais l’envol des garçonnets, leurs planchettes
sous le bras, vers les écoles coraniques. Bref, je tombai en amour pour un lieu
qui semblait tellement déshérité. De toutes les villes où j’ai vécu, Conakry
demeure la plus chère à mon cœur. Elle a été ma véritable porte d’entrée en
Afrique. J’y ai compris le sens du mot « sous-développement ». J’ai été
témoin de l’arrogance des nantis et du dénuement des faibles.
Le jour de mon arrivée, à l’aéroport, Condé embrassa avec une égale
effusion sa fille Sylvie et Denis qu’il voyait pour la première fois.
« Je peux vous appeler “papa” ? lui demanda ce dernier cérémonieusement.
— Mais je suis ton papa ! » lui répondit Condé dans un grand éclat de rire.
Si incroyable que cela puisse sembler, ce fut la seule allusion que nous
fîmes à la situation de Denis. Nous ne parlâmes jamais de Jean Dominique.
Condé ne chercha jamais à savoir qui était le père de Denis ni les
circonstances de sa naissance. Sans doute, malgré son silence, Condé voyait-il
clair. Il savait que l’Afrique m’était largement refuge. Il savait que sans mon
douloureux passé je ne l’aurais jamais épousé. Ce fut entre nous le plus
effrayant des non-dits. Je dois reconnaître qu’à sa manière peu démonstrative,
il adopta Denis. Il ne le traita jamais différemment des autres enfants que nous
eûmes par la suite.
Condé était accompagné de Sékou Kaba, un ancien camarade d’école qui
occupait le poste de directeur de cabinet au ministère de la Fonction publique.
Cet homme gracile et taciturne devait devenir mon soutien indéfectible. Moi
qui gardais la nostalgie de mon aîné Guy, Guito, emporté à ses vingt ans par
cette « maladie des Boucolon » – troubles de l’équilibre, troubles de
l’élocution, troubles de la coordination des mouvements – qui saisit l’un après
l’autre les membres de ma famille, je trouvai en lui un grand frère et un
mentor. Il n’y eut jamais rien d’amoureux ni de sexuel entre nous.
Syndicaliste, il avait, lorsqu’il faisait des études à Dakar, partagé une chambre
avec Sékou Touré. Il ne le fréquentait plus depuis qu’il occupait de hautes
fonctions, mais il le révérait comme un Dieu. Il m’enseigna le « socialisme
africain », me donna à lire les indigestes volumes publiés localement sur
l’histoire et le rôle du PDG (Parti Démocratique de Guinée) ainsi que les
hagiographies du Président et de certains de ses ministres.
Condé et moi, ayant aussi peu d’argent l’un que l’autre, nous demeurions
chez lui. Il habitait dans le quartier populeux du Port une modeste villa
qu’occupaient, outre sa femme et ses deux filles, une multitude de frères, de
sœurs, de cousins, de cousines, de beaux-frères, de belles-sœurs. La villa étant
située à deux pas d’une mosquée, chaque matin, nous étions réveillés par le
premier appel du muezzin auquel je ne m’habituais pas et qui à chaque fois
me précipitait à genoux hors du lit. En écoutant cette voix pressante, je rêvais
d’accomplir quelque grande action. Mais laquelle ? Du lit, Condé me
regardait, goguenard :
« Trop exaltée, ma fille ! Trop exaltée ! » commentait-il.
Malgré mes efforts, je ne parvins jamais à être proche de Gnalengbè, la
femme de Sékou alors que j’aurais tant aimé qu’elle me traite comme une
sœur aînée. Je l’entendais rire aux éclats et bavarder dans la cuisine. Mais, il
suffisait que j’apparaisse pour qu’elle se taise et se fige. Je finis par me
plaindre à Sékou :
« Est-ce que je lui fais peur ? lui demandai-je, ulcérée.
— Tu l’intimides ! me répondit-il après une hésitation. Elle ne sait pas bien
parler le français. Elle n’est guère allée à l’école. Elle porte des pagnes… Tu
comprends ? Elle est un peu complexée devant toi. Si tu apprenais le malenké,
tu te rapprocherais déjà d’elle. »
Cette recommandation que je ne cessai d’entendre ne tarda pas à
m’exaspérer. Car je le compris très vite, si on voulait déchiffrer les sociétés
africaines, il fallait pouvoir s’entretenir avec elles. Pourtant, quelles langues
choisir dans la pluralité de celles qui existaient ?
Apprends le malenké ! conseillerait un Malenké.
Apprends le fulani ! dirait un Peul.
Apprends le soussou ! interviendrait un Soussou.

Sékou ne se résignait pas à ma situation conjugale avec Condé et ne voulait
pas entendre parler de divorce. Il me suppliait d’abandonner la Côte d’Ivoire
et de rejoindre la Guinée où, vues ses fonctions, il se faisait fort de me trouver
un poste d’enseignante. Ce fut sous son affectueuse pression qu’un matin, je
me rendis au Service de l’Immigration. Brandissant mon livret de famille tout
neuf, je demandai un passeport guinéen. Là-dessus, aucune ambiguïté : ce ne
fut pas une décision politique, un geste de foi militante. Il est certain que
j’abandonnai ma nationalité française avec une réelle joie. Mais pour moi, je
manifestais avant tout ma liberté. Cette réappropriation matérielle de l’Afrique
me prouvait qu’allant plus loin que le chef de file de la Négritude, mon maître
à penser, je commençais de m’assumer.
« Remplissez cela ! m’ordonna un employé d’un air ennuyé, posant sur le
comptoir une petite pile d’imprimés.
— Pas la peine ! » assura un autre surgissant derrière son dos.
Et raflant la liasse de documents, il expliqua d’un ton suffisant :
« La nationalité guinéenne lui est donnée de surcroît à celle qu’elle possède
déjà, grâce à son mariage. C’est un plus, un ajout. »
J’avoue que je ne compris rien à ces propos. N’empêche ! J’empochai
allègrement le magnifique document vert qu’on me délivra sans me douter
qu’il allait plus tard me brûler les doigts. Je ne pouvais pas m’imaginer qu’un
jour je reviendrais à ma nationalité française et que je remercierais le ciel de
n’avoir, à tort ou à raison, rempli aucun document ce jour-là.
Condé, lui, feignait de ne pas intervenir dans mes décisions et ne me
proposait nullement de reprendre la vie commune. Je me demande s’il ne
savait pas que tôt ou tard, nous allions nous séparer. Il entourait les enfants de
soins paternels. Il baignait Sylvie-Anne, bouchonnait son corps avec un
paquet d’herbe sèche locale. Chaque après-midi, il enfilait un short et un tee-
shirt et hélait Denis :
« Viens ! lui ordonnait-il. On va jouer au ballon. »
Le pauvre abandonnait ce qu’il faisait et le suivait, éperdu de bonheur. Il
n’avait jamais été à pareille fête.
L’Histoire se répète… sans se répéter

Je ne demeurai que quelques semaines en Guinée, puis je m’envolai pour la


France avec Denis et Sylvie. La flotte guinéenne était composée d’appareils
russes, très confortables, des Iliouchines 18 flambant neufs. Encore
aujourd’hui, je me demande ce que j’allais chercher à Paris, pourquoi je ne
terminai pas les vacances à Conakry. La capitale demeurait pour moi pleine de
souvenirs douloureux. Ena continuait de m’ignorer, Gillette se disait trop
occupée pour me voir souvent. Parmi mes seules amies, Eddy terminait ses
études à Reims tandis qu’Yvane était encore plus loin. Elle venait de se marier
à un ingénieur agronome français et habitait Dschang au Cameroun. Peut-être
voulais-je aligner mon comportement sur celui des fonctionnaires coloniaux
pour qui les congés en France sont sacrés. Je pense aussi que personne ne
m’espérant nulle part, sous aucun ciel, je meublais ma solitude de mon mieux.
Et puis, pourquoi m’éterniser chez Sékou Kaba ? La vie n’y avait guère de
charme. Tandis que Condé, qui possédait à l’extrême le don de farniente,
dormait toute la matinée, je m’ennuyais à lire les indigestes volumes de
l’Histoire du PDG. Quand Sékou revenait de son bureau, nous dînions dans un
brouhaha de pleurs d’enfants, de querelles conjugales entre les frères, les
beaux-frères, les cousins, leurs épouses et leurs coépouses, de hurlements de
griots à la radio, d’acclamations venues d’un stade tout proche. J’avais ensuite
le choix : rester à la maison écouter d’incompréhensibles programmes en
langue nationale à la radio pendant que Gnalengbè et ses visiteuses
s’esclaffaient dans la cuisine ou sortir avec Condé et Sékou qui passaient leurs
soirées dehors. Je m’aperçus très vite que ce choix n’était pas le bon. Les amis
que visitaient les deux hommes m’asseyaient devant un verre de jus de
tamarin, puis m’oubliaient totalement. Ils s’engageaient dans d’interminables
conversations des plus animées et des plus bruyantes en malenké. Personne ne
s’occupait de moi. Je finis par me résigner à rester à la maison, allongée sur
mon lit avec un volume de l’Histoire du PDG tandis que Gnalengbè et ses
amies menaient grand train dans le living-room. Peu à peu, je comprenais
qu’il ne suffisait pas d’apprendre à parler le malenké, mais qu’il fallait surtout
apprendre à considérer le monde comme composé de deux hémisphères
distincts, celui des hommes et celui des femmes.

Je retrouvai Paris sans enthousiasme. Avec le peu d’argent dont je
disposais, je confiai Sylvie et Denis à Mme Bonenfant qui manqua mourir de
bonheur. Cette fois, je la réglai à l’avance. Ensuite, je me trouvai une chambre
à la Cité Universitaire du boulevard Jourdan. Je m’occupais de mon mieux. Le
matin, je flânais dans les rues, entrant dans les librairies et visitant les musées
et les galeries d’art. L’après-midi, j’assouvissais ma passion pour le cinéma.
J’assistai au Luxembourg à une rétrospective de Louis Malle qui n’en était pas
une pour moi. Ainsi, je pus admirer Ascenseur pour l’échafaud, Les amants,
Zazie dans le métro. J’étais passée maîtresse dans l’art de rembarrer les
amateurs d’exotisme qui me harcelaient.

C’est alors que je vécus ce que j’appelle ma deuxième passion haïtienne.
Elle fut tellement différente de la première qu’on aurait pu penser que le sort
me l’envoyait ainsi qu’une revanche ou se moquait carrément. Qu’il me jouait
un tour à sa manière inimitable : Haïti qui m’avait détruite, me revenait.
Un soir que je revenais du Restaurant Universitaire, un groupe de jeunes
gens m’aborda :
« Est-ce que vous êtes Haïtienne, mademoiselle ? »
Ils étaient une demi-douzaine. Pourtant, un seul d’entre d’eux retint mon
attention. Il s’appelait Jacques V… Pas très grand – de haute taille moi-même,
j’ai toujours eu un faible pour les petits hommes –, la peau d’un noir brillant,
la bouche lourde et sensuelle, le front large couronné d’une masse de cheveux
frisés, le regard mélancolique. Je fus très vite frappée du respect dont ses
camarades l’entouraient, car il était le fils naturel de François Duvalier,
devenu Président de la République malgré les efforts de Jean Dominique.
François Duvalier s’était vite révélé un dictateur impitoyable, un « Moloch
Tropical » selon l’expression du cinéaste Raoul Peck. Sous ses ordres, les
Tontons Macoutes menaient le bal, massacrant des familles entières tandis que
ceux qui le pouvaient prenaient le chemin de l’exil. Pourtant, jamais cette
horrible réalité politique ne trouva place entre nous. Ni la culture. Ni la
littérature. Le monde s’abolissait autour de nous. Les cris du monde
n’arrivaient pas à trouer le fabuleux néant dans lequel nous étions ensevelis.
En juin 1960, le Congo belge avait accédé à l’indépendance. En juillet, la
province du Katanga faisait sécession. Lumumba, Kasa-Vubu, Tschombé,
Mobutu, ces noms « surgis de la sylve équatoriale » s’étalaient en première
page des journaux que nous ne lisions pas. Seul comptait le désir inextinguible
que nous éprouvions l’un pour l’autre.
Ce ne fut pas cette fois un noble amour intellectuel. Ce fut un vorace
dialogue des corps. Pendant des semaines, nous restâmes littéralement
enfermés dans sa chambre, sans nous parler, presque sans manger, à part
d’occasionnelles tranches de pain tartiné au mamba. À faire l’amour. Nous ne
mettions le nez dehors qu’à la nuit pour aller à « L’Élysée Matignon » ou à
« La Cabane Cubaine ». Si je dis que Jacques adorait danser, je demeure très
loin de la vérité. Il y mettait le feu, la passion, la rage qu’il mettait à faire
l’amour. C’était la grande époque des Afro-Cubains : mambos, cha-cha-cha.
Celia Cruz et la Sonora Matancera, l’Orquesta Aragon étaient les rois. Moi, je
n’avais jamais su danser. J’avais été élevée par mes parents dans la raillerie et
le mépris de ces attributs que l’Occident confère aux Noirs : sens du rythme,
sensualité exacerbée. Je comprenais soudain que Jacques manifestait vis-à-vis
de son corps une liberté dont j’avais été cruellement privée. Je ne tentais pas
de l’imiter alors qu’il évoluait sur la piste au milieu des applaudissements des
autres danseurs, car je le savais, je me serais couverte de ridicule. Pétrifiée
d’envie et de jalousie, je restais tassée à ma table devant mon verre de
Planteur, essayant de faire bonne figure. Nous nous attardions en boîte
jusqu’aux premières heures du matin. Quand nous retrouvions l’air du dehors,
Paris était livide et les balayeurs Sarakollé vêtus de tabliers fluo caracolaient à
travers les rues. Nous nous engouffrions dans le premier métro, rempli de
fêtards endormis et revenions nous enfermer à la Cité Universitaire. Qu’on ne
vienne pas me reprocher d’avoir fait l’amour avec le fils d’un des plus
sanguinaires dictateurs qui aient jamais existé. Jacques n’était pas cela pour
moi. Je vivais une passion. La passion n’analyse pas, ne fait pas la morale.
Elle brûle, elle incendie, elle consume.
Et pourtant, à la mi-octobre, je trouvai le courage de regagner ma chambre
sans réveiller Jacques qui, vanné, ronflait. Je fis fiévreusement mes valises et
dans le brouillard, je pris le premier train en direction de Chartres. Là, je
récupérai Sylvie et Denis, puis m’étant rendue à Orly, je m’envolai pour la
Guinée. Je n’ai toujours pas clairement compris pourquoi je m’infligeais
pareille blessure. Je crois maintenant que ce fut la conséquence d’une
perversion de mon sentiment maternel. J’étais convaincue d’agir pour le bien
de mes enfants. Trêve d’inconscience ! Trêve d’égoïsme ! Il ne fallait pas que
Denis et Sylvie-Anne grandissent dans l’anormalité d’un foyer monoparental.
Il fallait qu’ils possèdent un pays, un toit et un père. Ce pays était la Guinée,
ce toit était à Conakry, ce père était Condé. Je me demande encore comment je
parvins à voyager jusqu’à Conakry. À peine arrivée à destination, je
m’évanouis dans la voiture de Sékou Kaba, terrifié. J’atteignis bientôt un tel
degré de faiblesse que je dus m’aliter. J’avais constamment des vertiges et des
évanouissements. J’étais incapable des actes les plus simples : boire, manger,
me laver, m’habiller. Je passais le plus clair de mon temps, prostrée sur le lit
de ma chambre.
« Maman, tu ne vas pas mourir ? » murmurait Denis.
Je le pressais contre moi sans pouvoir lui répondre. Gnalengbè et Condé
mettaient tous deux mon état au compte de la malaria qui faisait rage dans le
pays. Une véritable épidémie. La première me forçait à avaler des comprimés
de quinine et des tasses de quinquéliba, infusion amère qui est censé tout
guérir. Le second ne tentait pas de m’interroger sur ce qui avait pu se passer
pendant mon séjour à Paris, car j’étais visiblement choquée.
Je me mouvais comme un zombie, sursautant quand on m’adressait la
parole. Sans protester, Condé s’en alla dormir sur une natte déroulée dans le
salon au milieu de parents adolescents éberlués quand j’eus le courage de lui
faire comprendre que je ne pouvais plus supporter son contact. Sékou Kaba
était le témoin consterné de la débâcle de notre couple. Une lettre d’Eddy
m’apprit que Jacques était venu jusqu’à Reims lui demander mon adresse à
Conakry. Son comportement et ses propos étaient ceux d’un fou. Il parlait de
venir me chercher en Guinée, à la tête d’un escadron de Tonton Macoutes qui
tueraient proprement Condé puisqu’ils avaient la grande habitude des crimes.
Ensuite, il me ramènerait en Haïti.
Comme mon état de santé empirait, je finis par aller consulter un médecin
polonais dans un dispensaire voisin. Il m’apprit que j’étais à nouveau
enceinte.
Enceinte !
Je pleurai abondamment, car en ce moment, je ne désirais rien moins qu’un
enfant. Il est évident que je n’attachais aucune importance à la promesse faite
à la va vite à Koffi N’guessan de m’installer à Abidjan. Néanmoins, une fois
de plus, je me sentais victime du sort. Cette nouvelle grossesse me liait
inexorablement à Condé, à la Guinée.
Je n’avais plus d’issue.
« Nous préférons la pauvreté dans la liberté,
à l’opulence dans l’esclavage »
Sékou Touré

Tout se passa très vite. Grâce à Sékou Kaba, que mon état et le tour que
prenait ma vie comblaient de joie, je fus nommée professeur de français au
Collège de Filles de Bellevue. Le collège était sis dans un joli bâtiment
colonial niché dans un fouillis de verdure à la périphérie de Conakry. Il était
dirigé par une charmante Martiniquaise, Mme Batchily, car en Guinée comme
en Côte d’Ivoire, les Antillais se retrouvaient à tous les niveaux de
l’enseignement. Cependant, ceux qui se pressaient en Guinée n’avaient rien de
commun avec ceux qui travaillaient en Côte d’Ivoire. Ils ne formaient pas une
communauté bon enfant, surtout soucieuse de fabriquer du boudin et des
accras. Hautement politisés, marxistes bien évidemment, ils avaient traversé
l’océan pour aider de leur compétence le jeune État qui en avait grand besoin.
Quand ils se réunissaient chez l’un ou chez l’autre, autour d’une tasse de
quinquéliba (décidément ce thé possédait toutes les vertus !) ils discutaient de
la pensée de Gramsci ou de celle de Marx et Hegel. Je ne sais pourquoi je me
rendis à une de ces assemblées. Elle se tenait dans la villa d’un Guadeloupéen
nommé Mac Farlane, professeur de philosophie, marié à une fort jolie
Française.
« Il paraît que vous êtes une Boucolon ! me glissa-t-il courtoisement à ma
vive surprise. J’ai grandi à deux pas de chez vous, rue Dugommier. J’ai bien
connu Auguste ».
Auguste était mon frère, mon aîné de vingt-cinq ans, avec lequel je n’avais
jamais eu grand contact. Il était l’orgueil de la famille, car il était le premier
agrégé ès lettres de la Guadeloupe. Malheureusement, il ne professa jamais
aucune ambition politique et vécut toute sa vie à Asnières dans le total
anonymat d’un pavillon de banlieue. On comprend si le rapprochement avec
lui me terrifia ! Il me semblait que quoi que je fasse, j’étais percée à jour. Si je
n’y prenais garde, les « grands nègres » risquaient de me rattraper.
« Votre mari est à Paris ? » poursuivit-il.
Je bredouillai qu’il y terminait ses études.
« De quoi ?
— Il veut être comédien et suit les cours du Conservatoire de la rue
Blanche. »
À l’expression de son visage, je sus le peu de cas qu’il faisait de ce genre de
vocation. D’ailleurs, il s’éloigna et nous infligea pendant une heure sa lecture
de je ne sais plus quel essai politique de je ne sais plus qui.
Désormais, j’évitai soigneusement ces cercles de cuistres de gauche et
décidai de vivre sans lien avec ma communauté d’origine. Je ne tins pas
entièrement parole et fis une exception. Des deux sœurs de Mme Batchily qui
lui avaient emboîté le pas en Guinée, l’une d’entre elles, Yolande, belle et
distinguée, était agrégée d’histoire et enseignait au lycée de Donka. Elle était
aussi la présidente de l’association des professeurs d’Histoire de Guinée.
Malgré tous ses titres, nous devînmes très proches. Comme plusieurs autres
compatriotes, nous étions logées à la résidence Boulbinet, deux tours de dix
étages, anachroniquement modernes, qui s’élevaient, inattendues, face à la
mer, dans un modeste quartier de pêcheurs. L’ascenseur ne fonctionnant pas,
Yolande s’arrêtait chez moi au premier étage avant de commencer l’escalade
jusqu’au dixième où elle habitait. Elle vivait avec Louis, authentique prince
Béninois, descendant direct du roi Gbéhanzin, grand résistant à la colonisation
francaise. Il fut exilé à Fort-de-France en Martinique avant de mourir à Blida
en Algérie. Louis possédait un véritable musée d’objets ayant appartenu à son
ailleul : pipe, tabatière, ciseaux à ongles. Il possédait surtout d’innombrables
photos du vieux souverain. Ce visage à la fois intelligent et déterminé me
faisait rêver. À ma surprise il s’imposa à moi des années plus tard et me
conduisit à écrire mon roman Les derniers rois mages. J’imaginai son exil à la
Martinique, les railleries des gens : « Un roi africain ? Ka sa yé sa ? »
J’imaginai surtout sa terreur devant la violence de nos orages et le
déchaînement de nos cyclones auxquels il n’était pas habitué. Je lui donnai
une descendance antillaise en la personne de Spero et je me plus à lui prêter
un journal.
Louis Gbéhanzin était un homme extrêmement intelligent, professeur
d’histoire, lui aussi, au lycée de Donka. Il avait l’oreille de Sékou Touré et
était le grand artisan de la réforme de l’enseignement, œuvre colossale qui, en
fin de compte, ne fut jamais menée à terme. Bien que l’idée ne m’effleura
jamais de m’ouvrir à Yolande, j’éprouvais pour elle une profonde admiration
et une réelle amitié. Son franc-parler me faisait du bien. Car elle me tançait
souvent vertement :
« Comment pouvez-vous mener une vie pareillement végétative alors que
vous êtes si intelligente ? »
Étais-je encore intelligente ?

Personne ne pouvait deviner combien j’étais malheureuse, au point souvent
de souhaiter la mort. Yolande et Louis, par exemple, attribuaient ma morosité
et ma passivité à l’absence de mon mari. En effet, Condé était retourné à Paris
pour sa dernière année au conservatoire de la rue Blanche. Il avait accueilli
avec fatalisme l’annonce de ma grossesse.
« Cette fois, ce sera un garçon ! avait-il assuré comme si cela rendait la
pilule moins amère. Et nous l’appellerons Alexandre.
— Alexandre ! m’étonnais-je en me rappelant les foudres qu’avait causées
mon choix du prénom occidental de Sylvie-Anne ! Mais, ce n’est pas
Malenke.
— Qu’importe ! rétorqua-t-il. C’est un prénom de conquérant et mon fils
sera un conquérant. »
Nous ne devions pas avoir de fils ensemble alors qu’il en eut deux ou trois
d’une seconde épouse.

Quand Eddy m’écrivit que Condé avait pour maîtresse une comédienne
martiniquaise, je dois avouer que cela me laissa totalement indifférente, car je
ne pensais qu’à Jacques, me désespérant encore et encore de l’absurdité de ma
conduite. Pourquoi l’avais-je quitté ? Je ne me comprenais plus.

La veille de la rentrée au collège de Bellevue, Mme Batchily réunit les
enseignants dans la salle des professeurs. C’était tous des « expatriés ». On
comptait un fort contingent de Français communistes, des réfugiés politiques
de l’Afrique subsaharienne ou du Maghreb et deux Malgaches. Devant un
gobelet d’ersatz de café, tout en grignotant des gâteaux ultra-secs, elle nous
expliqua que nos élèves appartenaient à des familles où les filles n’avaient
jamais reçu d’instruction secondaire. Parfois, leurs mères avaient suivi une ou
deux années d’école primaire et savaient tout au plus signer leur nom. Elles se
sentaient par conséquent mal à l’aise sur les bancs d’un collège et auraient
préféré se trouver à la cuisine ou sur le marché à vendre de la pacotille. Il
fallait donc redoubler de soin, d’attention pour les intéresser à notre
enseignement.
Vu l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, ces propos n’eurent aucun effet
sur moi. Alors que je devais, dans les années qui suivirent, porter tant
d’attention aux jeunes, je ne m’intéressai pas du tout à mes élèves que je
jugeais amorphes et sottes. Mes cours devinrent vite une ennuyeuse corvée.
Mon enseignement se réduisait à des exercices d’élocution, d’orthographe et
de grammaire. Au mieux, j’expliquais quelques extraits d’ouvrages choisis par
de mystérieux « Comités de l’Éducation et de la Culture » qui dans le cadre de
la réforme décidaient de tout. En français, leur sélection était basée non sur la
valeur littéraire des textes, mais sur leur contenu sociologique. C’est ainsi
qu’à ma surprise, La prière d’un petit enfant nègre du poète guadeloupéen
Guy Tirolien figurait dans tous les manuels « révisés ». Quand je n’étais pas
au collège, je ne lisais pas, les signes dansant sur la page devant mes yeux. Je
n’écoutais pas la radio, ne supportant plus les sempiternelles vociférations des
griots. Tout doucement, je prenais le pays en grippe. J’attendais les rêves de la
nuit qui me ramèneraient vers Jacques.
Seuls Denis et Sylvie me tenaient en vie. C’était des enfants adorables. Ils
couvraient de baisers mon visage, toujours triste, tellement fermé (c’est de
cette époque que j’ai désappris le sourire) et que leurs caresses
assombrissaient encore.
De la terrasse de mon appartement de Boulbinet, j’assistais chaque jour à
un spectacle étonnant. À 17 h 30, le président Sékou Touré, tête nue, beau
comme un astre dans ses grands boubous blancs, passait sur le front de mer,
conduisant lui-même sa Mercedes 280 SL décapotée. Il était acclamé par les
pêcheurs, abandonnant leurs filets sur le sable pour se bousculer au bord de la
route. Apparemment, j’étais la seule à trouver navrant le contraste entre cet
homme tout-puissant et les pauvres hères faméliques et haillonneux, ses
sujets, qui l’applaudissaient.
« Quel bel exemple de démocratie ! » me répétaient à l’envi Yolande et
Louis.
« Il n’a pas de gardes du corps ! » surenchérissait Sékou Kaba.

On le sait, la Guinée était le seul pays d’Afrique francophone à se vanter de
sa révolution socialiste. Les nantis ne roulaient plus en voitures françaises,
mais en Skoda ou en Volga. Les chanceux qui partaient en vacances à
l’étranger s’envolaient dans des Ilyouchine 18 ou des Tupolev. Dans chaque
quartier s’élevait un magasin d’État où l’on devait obligatoirement faire ses
achats, puisque le commerce privé avait été aboli. Ces magasins d’État étaient
toujours insuffisamment ravitaillés. Aussi, le troc était-il la seule arme dont
nous disposions pour lutter contre les rationnements et les incessantes
pénuries. Les précieuses denrées alimentaires s’échangeaient sous le manteau
parce que la pratique du troc était interdite soi-disant pour décourager le
marché noir. Il y avait partout des inspecteurs, des contrôleurs que tout le
monde redoutait. J’appris à éviter le lait concentré tchèque qui donnait des
diarrhées mortelles aux enfants (l’une d’entre elles avait failli emporter
Sylvie) ; à me méfier du sucre russe qui ne fondait pas, même dans des
liquides bouillants. Le fromage, la farine et les matières grasses étaient
pratiquement introuvables. J’ai souvent raconté comment m’est venu le titre
de mon premier roman, largement inspiré par ma vie en Guinée.
Heremakhonon, expression malenké qui signifie « Attends le bonheur ».
C’était le nom du magasin d’état situé dans le quartier de Boulbinet. Il était
toujours vide. Toutes les réponses des vendeuses commençaient par
« demain », comme un espoir jamais réalisé.
« Demain, il y aura l’huile ! »
« Demain, il y aura la tomate ! »
« Demain, il y aura la sardine ! »
« Demain, il y aura le riz ! »

Le souvenir de deux évènements se dispute ma mémoire en ce début de
l’année 1961, évènements dissemblables qui prouvent que le cœur ne sait pas
hiérarchiser. Il place au même niveau l’universel et le particulier. Le 4 janvier,
Jiman que, grâce à Sékou Kaba, j’avais fait venir de la Côte Ivoire, repartit
chez lui après quelques mois en Guinée. Il ne supportait pas les pénuries qui
affectaient son travail de cuisinier. « Un pays qui n’a pas l’huile ! » répétait-il,
outré.
Sans doute n’avait-il pas suffisamment médité la belle et célèbre phrase de
Sékou Touré : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans
les fers. » En tous cas, peu m’importe qu’il soit sans nul doute un vil « contre-
révolutionnaire » selon l’expression consacrée ! Sur les quais, au pied du
paquebot qui le ramenait vers la sujétion dorée de son pays, je versai un flot
de larmes en me retenant de le supplier de ne pas m’abandonner lui aussi.
Le 17 du même mois, Patrice Lumumba fut assassiné au Congo. À cette
occasion, la Guinée décréta un deuil national de quatre jours. J’aimerais écrire
que je fus bouleversée par cet évènement. Hélas non ! J’ai déjà dit le peu
d’intérêt que j’avais porté aux premières convulsions du Congo ex-belge. Le
nom de Lumumba ne signifiait pas grand-chose pour moi.
Je me rendis néanmoins à la Place des Martyrs où avait lieu une cérémonie
d’hommage au disparu. Je me glissai dans la foule compacte maintenue par
des barrières et des hommes en armes à bonne distance de l’estrade où
prenaient place les officiels. On aurait cru assister à un concours d’élégance.
Les ministres, sous-ministres et dignitaires du régime étaient accompagnés de
leurs épouses drapées dans des pagnes de prix. Certaines étaient coiffées de
volumineux mouchoirs de tête. D’autres exhibaient des coiffures
compliquées : tresses en rosace ou en triangle. Cette impression d’assister à un
spectacle était renforcée par les applaudissements et les acclamations de la
foule à chaque fois qu’un couple de notables descendait de sa voiture et se
dirigeait vers l’estrade. Sous un dais d’apparat, Sékou Touré, vêtu de ses
boubous blancs si seyants, fit un discours qui dura des heures. Il tira les leçons
de la tragédie congolaise, répétant avec emphase les mots de Capitalisme et
d’Oppression. Cependant je ne sais pourquoi, ces paroles sonnaient le creux.
Je me demandais où était cette révolution guinéenne dont il parlait.
Je dus attendre la médiation de la littérature, la parution d’Une Saison au
Congo d’Aimé Césaire en 1965 pour m’émouvoir vraiment de ce drame et en
comprendre la portée.
Je n’étais pas encore suffisamment « politisée » sans doute.

Les privations qui assombrissaient notre existence, je les aurais supportées
si elles avaient affecté l’ensemble de la société dans un effort collectif de
construire une nation libre. Cela aurait même pu être exaltant. Or ce n’était
visiblement pas le cas. Chaque jour davantage, la société se divisait en deux
groupes, séparés par une mer infranchissable de préjugés. Alors que nous
bringuebalions dans des autobus bondés et prêts à rendre l’âme, de rutilantes
Mercedes à fanions nous dépassaient transportant des femmes harnachées,
couvertes de bijoux, des hommes fumant avec ostentation des havanes bagués
à leurs initiales. Alors que nous faisions la queue dans nos magasins d’État
pour nous procurer quelques kilos de riz, dans des boutiques où tout se payait
en devises, des privilégiés s’offraient du caviar, du foie gras, et des vins fins.

Un jour, Sékou Kaba parvint fièrement à obtenir une invitation à un concert
privé à la Présidence. C’était la première fois que j’allais me mêler au monde
des privilégiés. J’empruntai à Gnalengbè un boubou afin de cacher mon ventre
et suspendis autour de mon cou mon collier grenn dô. Ainsi fagotée, j’allai
écouter « l’Ensemble de Musique Traditionnelle de la République ». En
vedette, se produisait Kouyate Sory Kandia. Kouyate Sory Kandia était
surnommé « L’Étoile du Mandé » et méritait pleinement cette hyperbole.
Aucune voix ne pouvait se comparer à la sienne. Il était entouré d’autres griots
et de plus d’une trentaine de musiciens qui jouaient de la kora, du balafon, de
la guitare africaine, du tambour d’aisselle. Je n’avais jamais assisté à pareil
spectacle. C’était éblouissant, inoubliable, incomparable. À l’entracte, les
spectateurs refluèrent vers le bar. Je fus profondément choquée de voir ces
musulmans en grands boubous se gorger de champagne rosé et fumer avec
ostentation des havanes. Timidement, Sékou Kaba me conduisit vers un
groupe et me présenta au Président, à son frère Ismaël, éminence grise du
régime qu’entouraient quelques ministres. Ces derniers ne m’accordèrent
aucune attention. Seul, le président feignit de s’intéresser à moi. Sékou Touré
était encore plus beau de près que de loin avec ses yeux obliques et ce sourire
charmeur des hommes à femmes. Quand Sékou Kaba eut fait les
présentations, il murmura :
« Ainsi, vous venez de la Guadeloupe ! Vous êtes donc une petite sœur que
l’Afrique avait perdue et qu’elle retrouve. »
J’ai rapporté cette conversation dans Heremakhonon quand le dictateur
Malimwana entre dans la classe de Veronica et s’entretient avec elle. Mais je
ne possédais pas l’aplomb de cette dernière qui osa remplacer le mot
« perdue » par le mot « vendue » et je me bornai à grimacer un sourire
complaisant. Sékou Touré s’écarta de nous et continua sa route vers d’autres
invités. L’adulation dont on l’entourait était palpable. On lui baisait les mains.
Certains ployaient le genou devant lui et il les aidait à se relever avec
affabilité. On entendait en arrière-plan les récitations des griots qui s’enflaient
par instant comme un chœur d’opéra. Une sonnerie annonça la fin de
l’entracte et nous reprîmes place dans la salle de concert.
« Tu enfanteras dans la douleur »
La Sainte Bible – La Genèse

Je traînais au collège un ventre énorme et j’effrayais mes élèves ainsi


qu’Oumou Awa, retrouvée en 1992 enseignante au Centre d’Études Africaines
de l’université Cornell aux États-Unis, me l’avoua :
« Dès l’abord, vous nous intimidiez. Vous ne vous intéressiez pas à nous.
Nous avons pris votre grossesse comme un phénomène terrifiant et
mystérieux. »
Prosaïquement, je pouvais à peine marcher et arrivais difficilement à me
chausser tant j’avais les jambes douloureuses et les pieds enflés. Les congés
de maternité ayant été supprimés dans la socialiste Guinée, les femmes
travaillaient jusqu’à la limite de leur terme, puis bénéficiaient d’un généreux
mois de repos pour allaitement. Au mois de mai 1961, je lâchai un paquet
d’eau sale sur le plancher de ma salle de classe. Affolée, Mme Batchily me
conduisit elle-même à l’hôpital de Donka dans sa Skoda.
« Votre mari n’est pas là ! fit-elle avec émotion. Qui voulez-vous que je
prévienne ? »
Je murmurai les noms de Sékou Kaba et de Gnalengbè. Je n’en menais pas
large. Si mon accouchement à Abidjan était passé comme lettre à la poste, je
redoutais celui-là. Le seul nom de l’hôpital de Donka terrifiait. Depuis le
départ des médecins français en 1958, des médecins venus de l’Europe de
l’Est, russes, tchèques, polonais ou allemands les avaient remplacés qui
communiquaient avec leurs patients par le truchement d’interprètes. L’hôpital
manquait de tout. La charpie tenait lieu de coton, l’alcool et l’éther étaient
mesurés. Il n’y avait pratiquement pas d’analgésiques. Les enfants y
mouraient de rougeole, de malaria et de coqueluche. Les adultes, de diarrhées
et de toutes sortes d’infections qu’on n’avait pas encore baptisées
nosocomiales. Une odeur nauséabonde flottait sur l’ensemble des bâtiments
délabrés datant du temps colonial. Le souvenir de ce que j’y ai enduré reste
gravé dans ma mémoire et me réveille encore la nuit.
À mon arrivée au pavillon « Maternité », un médecin tchèque à la blouse
douteuse, encadré de deux infirmières russes, carrément crasseuses,
m’examina sans douceur. Puis une des infirmières me fit signe de la suivre
jusqu’à une pièce où se trouvaient déjà allongées sur de sordides banquettes
une douzaine de parturientes se contorsionnant dans toutes les postures de la
douleur. Je me trouvai une place et en fis de même. Pourtant, je fus bientôt la
seule à allier contorsions et hurlements. Personne autour de moi ne se
plaignait. Mes hurlements, féroces et rythmés, s’élevaient dans un silence
général.
« Petite sœur, tu n’as pas la honte ! » parvint à me souffler une voisine, le
visage couvert de sueur.
Non, je n’avais pas honte. Car je hurlais aussi ma solitude et mon désespoir
de me trouver là où j’étais. Au bout de longues heures d’inexprimables
souffrances, le médecin tchèque réapparut accompagné cette fois d’un
interprète. Il m’examina à nouveau avant de jeter quelques mots à l’interprète.
Celui-ci en mauvais français m’ordonna de me rendre en salle
d’accouchement n° 5.
« Où est cette salle d’accouchement n° 5 ? bégayai-je.
— Tu prends le couloir, bredouilla-t-il. Tu tournes à gauche. 5e porte. C’est
marqué. »
Je parvins à me traîner jusque-là, poussai la porte et faillis reculer. Imaginez
une vaste salle puante et violemment éclairée, pleine de femmes demi-nues, se
tordant – toujours en silence – sur leurs couches. Celles-ci perdaient leur sang,
celles-là déféquaient, d’autres vomissaient au milieu des aboiements féroces
de sages-femmes noires ou blanches qui leur arrachaient leurs nouveau-nés
d’entre les cuisses et coupaient sauvagement les cordons ombilicaux. Les
femmes, qui étaient délivrées, prenaient leurs bébés dans leurs bras et
gagnaient en trébuchant la sortie. De faiblesse, certaines tombaient à terre où
elles demeuraient quelques instants, prostrées.
Le miracle est que la nature, si elle le veut, réussit son œuvre en toutes
circonstances. Peu après minuit, le 17 mai 1961, je mis au monde non pas
Alexandre, mais une seconde petite fille, belle, chevelue, et vorace.
Gnalengbè, qui m’attendait derrière une porte, me prit dans ses bras et me
guida dans une sorte de salle de bains, carrelée, encombrée de brocs, de
bassines de plastique et de divers ustensiles de toilette. Là, avec un bouchon
de paille, elle me frotta, enlevant le sang et les matières dont j’étais maculée.
Ensuite, elle baigna la nouvelle-née dans un seau d’eau. Nous quittâmes
l’hôpital, moi, marchant comme je pouvais. D’épuisement, je m’endormis
dans la voiture sur le chemin du retour.
Je me suis souvenue de cet accouchement dans Une Saison à Rihata. Mais,
vu le caractère bestial, voire dégradant, des souffrances que j’avais endurées,
ma plume refusa de m’obéir et ne donna de l’évènement qu’une version
édulcorée. En outre, mon héroïne Marie-Hélène accoucha d’un fils, ce qui
signifiait symboliquement qu’elle effectuait un nouveau départ dans
l’existence. Pour moi, rien ne fut changé. Je continuai de vivre dans un
appartement sommairement meublé. Yolande continua de venir y reprendre
son souffle chaque jour. À la fin de l’après-midi, je continuai d’admirer Sékou
Touré passant au volant de sa Mercedes 280 SL tandis que les pêcheurs de
Boulbinet faisaient le même ramdam.

Je m’aperçus très vite que cette nouvelle-née, que je n’avais pas désirée,
c’est vrai, mais que je me mis à aimer avec autant d’emportement que son
aînée, Sylvie-Anne, ne m’appartenait pas entièrement. Celle qui devait
devenir la moins Africaine de mes filles commença sa vie comme un parfait
bébé malenké. Sékou Kaba, en contact constant avec Condé, décida sans me
demander mon avis qu’elle porterait le prénom de sa grand-mère paternelle :
« Moussokoro ». Il fallut mes supplications et mes pleurs pour qu’il consente
à y ajouter Aïcha. Il fixa la date du baptême musulman qui eut lieu chez lui,
dans la villa où il venait d’emménager. Au jour dit, deux moutons à pelage
blanc furent sacrifiés. Puis, un imam rasa la tête du bébé avant de le présenter
à la communauté des parents. Sékou Kaba m’adjoignit comme nourrice Awa,
une de ses jeunes parentes venue tout exprès de Kankan. Elle ne parlait que le
malenké et portait constamment le nourrisson au dos. Au bout de quelques
semaines de ce régime, Aïcha me regardait avec une profonde indifférence.
Elle ne s’intéressait à moi qu’aux moments où je lui tendais mon sein. Mais
Awa lui fit manger très vite une bouillie au mil, jugée plus nourrissante.
« Conversion de Saül »
La Sainte Bible-Actes des Apôtres

Alors que j’avais atteint le fond de la déprime, je recouvrai


miraculeusement la santé. Un matin, je m’éveillai et me rappelai que je
n’avais pas beaucoup plus de 20 ans, 26 très exactement. Je vis que le soleil
brillait, que le ciel et la mer étaient bleus, que les amandiers bordant la plage
de Boulbinet étaient verts et rouges. Si je ne cessai pas de penser à Jacques, ce
fut comme je pensais à ma mère, de façon constante, mais sans amertume, ni
regrets déchirants de l’avoir perdu. Ma guérison coïncidant avec le début de
mes relations avec de nouvelles connaissances, je ne sais pas si celles-ci n’en
furent pas la cause. Olga Valentin et Anne Arundel étaient infirmières au
centre de PMI où je faisais suivre mes enfants. Olga était comme moi
Guadeloupéenne. Mais étant originaire de Saint Claude, à l’autre extrémité de
l’île, nous ne nous étions jamais fréquentées. Elle était mon parfait contraire :
volontaire, énergique, pas rêveuse pour deux sous, simple, directe, avec une
capacité de se mettre au niveau de tous. Olga était mariée à Seyni, un
Sénégalais, dont le parti d’extrême gauche et le journal satirique avaient été
interdits. Il avait dû s’enfuir pour éviter un emprisonnement certain. Accueilli
à bras ouverts par Sékou Touré, son statut de réfugié politique lui donnait droit
à une immense villa avec piscine, malheureusement à moitié vide et à une
Skoda bleu ciel. S’il parvenait le jour à se débarrasser de ses gardes du corps,
il ne pouvait empêcher que dès six heures du soir, une douzaine de miliciens
armés ne s’installe devant sa porte pour veiller sur sa sécurité. Olga et Seyni
étaient dotés d’un humour dévastateur et se moquaient de tout : des pénuries,
des élucubrations de Sékou Touré qui à présent se voulait poète, des bévues de
l’aristocratie que prétendaient incarner ses ministres, individus grossiers et
corrompus. Leur tête de Turc favorite était mon ami, Louis Gbéhanzin, qui
travaillait comme Seyni à la réforme de l’enseignement.
« C’est un “féodal” ! me rappelaient-ils. Ses ancêtres ont fait le lit des
colonisateurs. Ce sont eux qui ont mené nos peuples là où ils en sont
aujourd’hui. »
Olga et Seyni désacralisèrent la vie politique et m’apprirent à la considérer
comme une perpétuelle source de dérision. Anne Arundel, quant à elle, était
Française. Mère de deux petites filles métisses nées d’une première union
avec un Malien, elle était la compagne de Néné Khaly. Ce professeur de
lettres, détaché lui aussi à la réforme de l’enseignement, fut l’un des premiers
à disparaître dans le secret des geôles du régime. C’était un excellent poète qui
aimait nous faire écouter ses créations le soir. Malheureusement, il ne publia
jamais rien. Sékou Touré ne lui en laissa pas le temps. Avec Anne et Néné
Khaly, la contestation n’était pas ludique. Elle était violente et passionnée.
« Nos PMI sont vides ! rageait Anne. Nous ne pouvons rien pour les enfants
qui meurent comme des mouches dans le désespoir des mères. Ceux de
l’entourage du Président, quand ils ont le plus petit bobo, courent se faire
soigner à Moscou. »
Les meilleurs amis du couple étaient deux personnalités politiques de
premier plan : Mario de Andrade, un des leaders du MPLA (Mouvement pour
la Libération de l’Angola), compagnon d’Agostinho Neto qui fut le premier
Président après l’indépendance et son inséparable compagnon, Hamilcar
Cabral, fondateur avec son frère Luis du PAIGC (Parti pour l’Indépendance de
la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert). À chacun de leurs séjours à
Conakry, malgré des emplois du temps chargés de réunions avec Sékou Touré
et ses ministres, avec les membres du P.D.G et les ambassadeurs de certains
pays, ils trouvaient le temps de venir partager un repas nécessairement frugal,
vue la sévérité des pénuries. Ces réunions débordaient de gaîté, Hamilcar
Cabral étant un bon vivant, toujours une plaisanterie à la bouche. Cependant,
mes nouveaux amis profitaient de ces moments de détente pour me prodiguer
des conseils destinés à me permettre de me sentir plus à l’aise dans la société
guinéenne : apprendre à parler les langues nationales, remplacer mon afro par
des tresses, éviter les pantalons et porter de préférence des pagnes. Je
protestais vivement à l’énoncé de pareilles recommandations.
« C’est absurde !
— On ne te demande pas de te déguiser en Africaine ! plaisantait Hamilcar.
On te demande d’essayer de t’intégrer, au moins en apparence. Regarde
Olga ! »
La femme de Seyni était un modèle insurpassable. Elle parlait couramment
le malenké, le soussou et le peul ! Elle ne s’habillait qu’en boubou et se faisait
appeler Salamata. Moi, je commençais de détester ce mot « intégrer ». Toute
mon enfance, j’avais été intégrée sans l’avoir choisi, par la seule volonté de
mes parents, aux valeurs françaises, aux valeurs occidentales. Il avait fallu ma
découverte d’Aimé Césaire et de la Négritude pour au moins connaître mon
origine et prendre certaines distances avec mon héritage colonial. À présent,
que voulait-on de moi ? Que j’adopte entièrement la culture de l’Afrique ? Ne
pouvait-on m’accepter comme j’étais, avec mes bizarreries, mes cicatrices et
mes tatouages ? D’ailleurs, s’intégrer se résumait-il à modifier
superficiellement son apparence ? Baragouiner des langues ? Dessiner des
rosaces dans ses cheveux ? La véritable intégration n’implique-t-elle pas avant
tout une adhésion de l’être, une modification spirituelle ? Personne ne se
souciait de l’état de mon esprit et surtout de mon cœur. Mon cœur, tellement
compatissant aux souffrances du peuple qui m’entourait. Plus important
cependant, mes nouveaux amis me « politisèrent ». Patiemment, ils tentèrent
de me faire partager leur vision de la structure du monde. Selon eux, à travers
l’univers, se jouait une lutte impitoyable entre ceux qui, poussés par la volonté
de puissance, voulaient tout posséder et les autres. Si je devins marxiste, c’est
à leur contact, plus que par cheminement personnel. Auraient-ils été les
défenseurs du capitalisme que peut-être les aurais-je imités. Il est vrai qu’une
sorte de sentimentalisme, je dirai même de sensiblerie, me prédisposait à
m’apitoyer sur « l’oppression des peuples », à haïr la cruauté des puissants.
Tardivement, je reprochai à mes parents leur égoïsme, leur indifférence vis-à-
vis des démunis de leur société et je me jurai d’agir autrement. Mes nouveaux
mentors ne se souciaient pas seulement de fustiger les méfaits de la
colonisation. Ils soulignaient les tares de l’ère pré-coloniale.
« Ah non ! Ce n’était pas un Âge d’Or comme les exaltés le clament !
répétait Hamilcar. Nous connaissions entre autres l’esclavage domestique, le
système des castes, l’oppression des femmes sans parler de mille pratiques
barbares comme l’excision, le meurtre des jumeaux, des albinos. »
Ils me mirent entre les mains des ouvrages souvent ardus d’historiens,
d’anthropologues, de politologues que, crayon en mains, j’étudiais
sérieusement. C’est alors que j’appris à connaître entre autres Marcel Griaule
dont Le renard pâle m’enchanta, Germaine Dieterlen, Denise Paulme, Louis-
Vincent Thomas, Georges Balandier. Comme à Conakry on ne pouvait guère
se procurer que la collection des discours de Sékou Touré ou des hauts faits du
PDG, il nous fallait commander les livres à Dakar, à la petite librairie Sankoré.
Le patron, ami de Néné Khaly, était fort arrangeant, car le franc guinéen
n’étant pas convertible, cela rendait les transactions malaisées. Je garde un
tendre souvenir des moments où, isolé dans un angle de la galerie de la
modeste villa d’Anne et Néné Khaly, je faisais à Hamilcar le compte-rendu de
mes lectures. Car Hamilcar et moi, nous entretînmes une amitié qui aurait pu
aisément changer de nature. Physiquement, il me rappelait énormément
Jacques qui n’était jamais loin de mon souvenir. Mais, il était beaucoup plus
gai et bavard. Si nous n’avons jamais cédé à l’attirance que nous éprouvions
l’un pour l’autre, c’est qu’il était marié, père de famille, je crois, et entendait
mener sa vie privée de façon irréprochable comme doit l’être celle d’un leader
politique.
« Si l’on prétend diriger un peuple, aimait-il à répéter, on doit prêcher
d’exemple. »
De mon côté, j’avais tellement souffert que, peureuse, je craignais de libérer
mon cœur et réfrénais mes sentiments.
Nous allions souvent passer la soirée « Au Jardin de Guinée », une boîte de
nuit du quartier de Camayenne au bord de la mer. « Les Amazones »,
médiocre orchestre de femmes qui avait la faveur de Sékou Touré s’y
produisait. Les gens nous dévisageaient, la présence de ces révolutionnaires
notoires qui prenaient du bon temps, pareils au commun des mortels, faisant
sensation. Mario et Hamilcar signaient des autographes. Parfois, quelqu’un se
trompait et me sollicitait. La méprise m’amusait prodigieusement, car j’étais
loin de penser qu’un jour, j’en ferais autant. Comme Jacques, Hamilcar adorait
danser. En le regardant évoluer sur la piste, mes yeux se remplissaient de
larmes.
Quand la nouvelle de son assassinat par la police secrète portugaise me
parvint en 1973, peu avant l’indépendance de son pays à laquelle il avait tant
œuvré, je fus écrasée de chagrin. Tout mon passé revint me hanter. Je me
reprochai ma pusillanimité. Que n’avais-je été plus hardie ! Un peu de plaisir
sexuel n’aurait pas fait de mal dans ma vie aussi chaste que celle d’une
religieuse.
Ah non ! Ces années à Conakry n’étaient pas bien plaisantes ! Elles
devenaient même de plus en plus difficiles. Les pénuries s’aggravant, le
Butagaz avait disparu. Les plus fortunés cuisinaient sur du charbon qu’ils
achetaient à prix d’or dans les magasins d’État. Les plus pauvres se
contentaient du bois qui, n’étant jamais assez sec, fumait et empestait. Il ne
s’agissait plus simplement de pouffer de rire quand Sékou Touré récitait
interminablement ses mauvais poèmes à la radio et de pester parce que les
« comités de culture et d’éducation » nous obligeaient à les enseigner à nos
élèves. Des choses plus graves commençaient de se passer. Du jour au
lendemain, des maisons étaient vidées de leurs occupants. À Camayenne, un
camp s’était ouvert où, chuchotait-on, on torturait ceux qui avaient l’audace
de critiquer Sékou Touré et les décisions du PDG. Des rumeurs circulaient
selon lesquelles des émeutes avaient éclaté et avaient été réprimées dans le
sang.
Les Peuls étaient soumis à une répression féroce. Je n’ai jamais clairement
compris ce que Sékou Touré leur reprochait. D’être trop attachés à leurs
chefferies traditionnelles dont il s’efforçait de saper le pouvoir ? En tous cas, il
ne faisait pas bon s’appeler Bâ, Sow ou Diallo.
À ce moment, Condé revint de Paris, ayant terminé ses trois ans au
Conservatoire et sa présence me rassura quelque peu. Grâce à Sékou Kaba, il
fut bombardé directeur du Théâtre National, titre ronflant qui ne recouvrait
aucune autorité. Condé disposait tout juste d’un bureau au ministère de la
Culture. Son salaire était encore plus insignifiant que le mien. Chargé de
prospecter l’intérieur du pays en vue d’organiser chaque année une Quinzaine
du Théâtre, le gouvernement ne lui accordait aucun budget. Comment
pouvait-il se déplacer, payer son hébergement, se nourrir ? À sa manière, il
était une victime, victime de ce régime corrompu, égoïste et indifférent au
bien-être de son peuple. J’aurais aimé qu’il proteste contre sa situation.
Malheureusement, il était pusillanime et n’osait rien réclamer. Il prétendit
m’interdire de fréquenter mes nouveaux amis.
« Mario de Andrade ? Hamilcar Cabral ? Seyni Gueye ? Ils sont connus. Ce
sont des politiques. Toi, tu ne connais rien à tout cela ! » répétait-il.
Évidemment je refusai net de l’écouter et nous en vînmes à mener des vies
parallèles. N’ayant pratiquement rien à faire à son bureau, il dormait jusqu’à
midi. Le soir, il disparaissait et réapparaissait au petit matin, généralement
ivre. Je dois reconnaître qu’il trouvait le temps d’aller à la chasse au charbon,
aux poulets et au lait caillé. Même un jour, il ramena des pommes de terre et ô
miracle, des carottes ! Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver à son endroit un
profond sentiment de culpabilité. Épouse menteuse, épouse infidèle, épouse
adultère, je ne lui rendais pas l’existence facile. Il était évident que, moi aussi,
je le détruisais.

C’est à cette époque que se situe ma seconde rencontre en terre africaine
avec Guy Tirolien. Il avait quitté la Côte d’Ivoire quelques mois après moi et
était maintenant Commissaire à l’Information au Niger. Il vint à Conakry, car
il était chargé de je ne sais quelle mission gouvernementale auprès de Sékou
Touré. Fastueusement logé à la Présidence, dès que ses innombrables réunions
lui en laissaient le temps, il se faisait conduire à Boulbinet. Nous parlions de
tout, de notre petite Guadeloupe, du général de Gaulle, selon lui un grand
décolonisateur, de l’Afrique, surtout de l’Afrique. Sa culture était immense et
je ne saurais citer les ouvrages qu’il me fit lire. Cependant, je m’aperçus très
vite que sur certains sujets, nos opinions divergeaient. Comme Sékou Kaba, il
était un fervent admirateur de Sékou Touré et le considérait comme un des
plus dignes fils de l’Afrique. Quand je lui rappelais les pénuries, il haussait les
épaules :
« Je sais ! Vous manquez de sucre et d’huile. Quelle importance ? Sékou
Touré est comparable à Churchill qui promettait aux Anglais pendant la
Seconde Guerre mondiale “du sang, de la sueur et des larmes”. Une révolution
ne se fait pas sans souffrances, parfois inouïes pour le peuple. »
Je lui parlai de ce qui avait changé mon existence, mes relations avec le
groupe qui s’était constitué autour de Mario et d’Hamilcar. Mais sa réaction
fut étrangement réservée :
« Andrade ? Cabral ? Fais attention ! me dit-il. Ce sont des politiciens.
— Et toi ? N’es-tu pas aussi un politicien ? m’exclamai-je.
— Moi ? Je suis un poète égaré en politique ! rit-il. Comme Aimé Césaire.
C’est là toute la différence. Ces gens-là ont des calculs, des ruses, des
cruautés. Ils risquent de te faire beaucoup de mal ! »
Stupéfiée, je croyais entendre Condé avec lequel, à ma surprise, il
sympathisa vivement. Il partageait sa passion pour la musique moderne
guinéenne, en particulier celle du « Bembeya Jazz Club » et le soir,
l’accompagnait en boîte.
Quand il repartit au bout d’une dizaine de jours, je ressentis un vide
immense. Je retrouvai Guy Tirolien des années plus tard quand tous les deux,
nous revînmes vivre au pays. Il avait payé un lourd tribut à la maladie et avait
été amputé d’une jambe. Il ne quittait plus sa belle maison de Marie-Galante,
son île natale, où je lui rendais fréquemment visite.

L’appartement de Boulbinet devenant trop étroit pour deux adultes et trois
enfants, grâce à Sékou Kaba, nous obtînmes une villa dans le faubourg de
Camayenne. Le fait est exceptionnel et mérite d’être souligné. Soi-disant pour
lutter contre les abus, dans ce domaine également, tout était étatisé. Les
propriétaires n’avaient plus le droit de louer leurs logements. Ils devaient en
remettre les clés à un Service Central « Habitat pour tous ». Comme pour les
trop rares « Résidences d’État », ce Service percevait les loyers et se chargeait
de l’entretien des lieux. Le résultat de ce système, somme toute simple, était
un parfait chaos. Non seulement pour obtenir un logement, si on ne comptait
pas parmi leurs parents ou amis, il fallait abondamment graisser la patte des
fonctionnaires de « Habitat pour tous », mais ces derniers faisaient main basse
sur l’argent des loyers et n’effectuaient aucune réparation. Des centaines de
familles, quand elles ne pouvaient s’entasser chez des parents moins mal lotis,
vivaient dans des pièces insalubres. Certains étaient forcés d’aller se loger
dans les villages environnants.

La villa qui nous fut attribuée était des plus modestes. Trois chambres à
coucher minuscules, une salle d’eau microscopique, la cuisine dans le jardin.
Mais le faubourg de Camayenne était planté de beaux arbres, manguiers,
poiriers, amandiers, arbres à pain dont à ma surprise, personne ne cueillait les
fruits. Pourtant, je déménageai sans plaisir, car je perdais les visites
quotidiennes de Yolande et la proximité de mes amis qui habitaient tous en
ville, en bordure de mer. Parfois, Hamilcar m’envoyait chercher pour me
conduire chez Anne et Néné par une Mercedes du protocole. Mais cela
excitait la fureur de Condé qui injuriait le malheureux chauffeur :
« Ma femme n’est pas une call-girl ! » hurlait-il.

Peu après notre arrivée à Camayenne, je fus témoin d’une scène qui s’est
gravée à tout jamais dans mon esprit. Elle symbolise, à mes yeux, les
souffrances du peuple guinéen. Un long cortège sortait de l’hôpital de Donka
qui s’élevait non loin. Des files d’hommes en boubous portaient à hauteur
d’épaules de petits paquets enveloppés de blanc dans lesquels je reconnus des
corps. Des corps d’enfants. Une épidémie de rougeole, maladie mortelle pour
les malnutris, s’était déclarée et les petits étaient emportés par dizaines.
« La visite de la vieille dame »
Friedrich Dürrenmatt

Denis, qui était entré à l’école communale, s’y faisait régulièrement rosser.
Chaque jour, il rentrait les vêtements déchirés et couverts de sang, le visage
tuméfié. Il fallut que je le menace d’aller me plaindre au directeur pour qu’il
consente à m’avouer la vérité. Sitôt hors de l’école, les garçons se jetaient sur
lui et le frappaient en hurlant :
« Ta maman est une toubabesse. »
Entendez par là « une Blanche ». Ce qui me blessa, ce n’est pas simplement
que l’épithète était entendue comme l’injure suprême. C’est que, niant ma
qualité d’Antillaise, elle me renvoyait au modèle qu’avaient adopté autrefois
mes parents. La couleur est-elle donc un vernis invisible ?
Les supplications de Denis m’empêchèrent de me rendre auprès de son
directeur d’école pour me plaindre et il continua de se faire rosser
quotidiennement.
En effet, plus que Conakry-ville, le faubourg de Camayenne fonctionnait
comme un village africain. Mes amis avaient raison, j’y faisais tache. Je ne
parlais ni le malenké, ni une autre langue du pays. Je ne portais toujours pas
de pagnes ou de boubous. Je possédais une collection d’informes pantalons de
coton qui excitaient l’hilarité ou la stupéfaction, c’est selon. Aux réunions de
comité, quand on nous indiquait comment tenir notre quartier propre en
désherbant les talus qu’envahissaient les herbes de Guinée, en balayant et
brûlant les feuilles tombées des arbres et en faisant éventuellement du
compost, l’assistance était tellement occupée à rire de moi qu’elle ne prêtait
aucune attention aux propos des commissaires à l’investissement humain. Je
n’ai guère eu à forcer mon imagination quand j’ai dépeint le personnage de
Thécla dans mon roman En attendant la montée des eaux et les réactions
qu’elle suscite dans la communauté de Tiguiri. Je n’avais pas comme elle les
yeux bleus. À Camayenne, personne n’aurait peut-être songé à me brûler vive
sur un bûcher, mais on ne me prenait pas pour une femme normale.

Ce fut ce moment que choisit Condé pour convier sa mère à séjourner
quelques temps avec nous à Conakry. S’il l’avait souvent visitée à Siguiri où
elle habitait, elle ne nous avait jamais rendu la pareille et ne connaissait pas
les enfants. Il fallut lui trouver de la place dans notre logement lilliputien.
Sylvie et Aïcha durent partager la chambre de Denis tandis que Condé
emplissait la salle d’eau d’étranges ustensiles de toilette dont une volumineuse
bassine en zinc.
Moussokoro Condé ne paraissait pas son âge. Elle était grande, un peu
hommasse, bien découplée, avec, ce qui me remua, le regard et le sourire de
son fils. Elle n’arrivait pas seule. Elle était accompagnée d’Abdoulaye, gamin
aux yeux vifs et intelligents, que Condé avait eu bien avant de partir pour
Paris et dont j’ignorais totalement l’existence. On aurait pu en conclure que
Condé et moi, nous étions quittes : chacun introduisant dans l’union son
bâtard tenu secret. En réalité, il n’en était rien. Abdoulaye, né alors que son
père était un gamin ou presque, témoignait glorieusement de sa précocité et de
sa virilité. Aussi, il était adulé par sa grand-mère, élevé dans la conviction
qu’il était le seul véritable héritier. Sachant que sous tous les cieux les rapports
entre belle-mère et belle-fille ne sont pas des plus aisés, j’étais sortie de moi-
même et m’étais quelque peu préparée à cette visite. Par exemple, j’avais
appris les formules de salut traditionnel :
« Asalam aleykum ! As-tu la paix ? »
J’avais troqué mon sarouel déteint contre une jupe. Je m’étais affublée d’un
mouchoir de tête que je nouais comme un foulard. Pourtant, il fut évident que
mes efforts ne serviraient de rien. Dès sa descente de taxi, Moussokoro
m’embrassa à peine et évita de me regarder dans les yeux. Comme elle ne
parlait pas le français, nos échanges furent forcément limités. Les jours qui
suivirent, elle m’ignora superbement, riant, bavardant en malenke avec la
foule de parents qui venaient la saluer. Que me reprochait-elle ? De ne pas être
musulmane ? De ne pas parler malenké ? Je sentais que cela allait bien plus
profond. Ce n’était pas simplement la déportation et le Passage du Milieu qui
nous avaient séparées l’une de l’autre, me dépossédant de ma langue et de mes
traditions. Il s’agissait d’une différence d’ordre ontologique. Je n’appartenais
pas à l’ethnie, à la sacro-sainte ethnie. Quoi que je fasse, je demeurerais un
non-être, une exclue de l’espèce humaine.
Les parents qui venaient la saluer lui apportaient des plats richement
préparés malgré ces temps de pénuries, des pagnes d’indigo, des flacons de
parfum. Elle tenait salon comme une reine, assise sur une natte étendue par
terre, ses pieds calleux dénudés. Quand je le pouvais, j’assistais à ces
interminables entretiens, car je craignais de m’attirer les foudres de Condé que
la présence de sa mère rendait susceptible et nerveux. Non seulement, il
s’efforçait de satisfaire ses moindres désirs, courant par exemple au marché
pour lui acheter des noix de kola, mais il s’efforçait de paraître irréprochable,
renonçant aux cigarettes, lui qui fumait ses deux paquets de Job par jour, et à
la Pilsner Urquell dont il s’abreuvait. Armé d’une bouilloire à ablutions, il se
précipitait chaque vendredi à la mosquée, accompagné d’Abdoulaye. J’aurais
pu rire de tout cela si Denis n’avait été si visiblement perturbé. La grand-mère
ne lâchait pas Sylvie, rebaptisée Massa et Aïcha, systématiquement appelée
Moussokoro. Elle les lavait, les coiffait, les faisait manger à la main, ne leur
permettait pas de jouer puisqu’elle les tenait perpétuellement serrées contre sa
poitrine où elles finissaient par s’endormir. Lui, au contraire, elle ne se bornait
pas à l’ignorer, ce qui sans doute aurait été douloureux. À tout moment, elle
vociférait à son adresse des ordres en malenké qu’il était bien incapable de
comprendre. Comme il restait, hébété à la fixer, j’étais convaincue qu’elle
allait lui lancer ses sandales à la tête ou le frapper. À chaque fois, s’il était
présent, Abdoulaye s’acquittait avec ostentation de ce qui avait été demandé
tandis que Denis, honteux, ravalait ses larmes. Un jour, je n’y tins plus et me
plaignis à Condé :
« Ta mère est odieuse avec Denis. »
Il leva les yeux au ciel :
« Qu’est-ce que tu vas encore chercher ? Il faut avouer que Denis est un peu
agaçant. Tu es la première à reconnaître qu’il est trop mou. Une vraie petite
fille. Regarde la différence avec Abdoulaye !
— J’aime mieux ne pas faire cette comparaison », répondis-je avec hauteur.
Parfois, pour distraire sa mère, Condé invitait des griots qu’il connaissait
grâce à la « Quinzaine Théâtrale ». Ils arrivaient en général à trois : deux
chanteurs qui s’accompagnaient à la cora et un joueur de balafon. Ils prenaient
place sur notre petite terrasse au milieu de la foule des voisins, accourus pour
les écouter. Quand les accents de leur musique s’élevaient dans l’air, malgré
moi, mon émotion était intense, causée par la magie des sons et de l’heure.
Contre le ciel assombri, des paquets de chauves-souris voletaient lourdement
vers le faîte des bouquets d’arbres qu’on aurait dits dessinés au fusain sur de
grandes feuilles de papier gris. Il me semblait que tous ceux que j’avais aimés,
perdus, revenaient m’entourer et meubler ma solitude.
Voilà que je n’étais plus seule, mais comblée par ces présences invisibles.
La fin des concerts était suivie d’une sorte de quête. Chacun déposait, dans
une corbeille que promenait Abdoulaye d’un air fiérot, une obole plus ou
moins importante selon l’enthousiasme qu’il avait ressenti. Les plus
admiratifs, selon la coutume, tentaient de coller des billets de banque sur le
front des musiciens.

La visite de Moussokoro, prévue pour durer des semaines, tourna court.
Elle n’était pas avec nous depuis un mois qu’un après-midi, Condé entra
précipitamment dans la chambre où je faisais la sieste et m’annonça d’un ton
désespéré :
« Ma mère s’en va.
— Déjà !
— Elle se plaint que nous la recevons mal.
— Que nous la recevons mal ? » répétai-je, interdite.
Il s’assit sur le lit :
« Elle veut refaire le toit de sa case ainsi que sa plomberie. Où veux-tu que
je trouve cet argent ? Il faudrait que j’emprunte. Mais à qui ? Sékou n’a pas un
sou.
— Ne pourrais-tu essayer de lui expliquer… »
Il ne me laissa pas le loisir d’achever ma phrase.
« Si je ne lui donne pas ce qu’elle veut, elle va gâter mon nom partout. Elle
dira que je suis un mauvais fils, un bon à rien. »
Il y eut un silence, puis il reprit :
« Elle dit aussi que tu la mets mal à l’aise. Elle sent que tu la méprises, que
tu méprises les Africains. »
Je haussai les épaules. On en revenait toujours à la vieille querelle qui ne
s’apaiserait jamais. Qui méprisait qui ? Comment abattre ce mur
d’incompréhension qui séparait nos deux communautés ?
Finalement, Condé emprunta de l’argent à un commerçant malenké,
spécialiste du marché noir qui achetait en Sierra Leone des produits de
première nécessité et les revendait ensuite à prix d’or. Cet homme peu
recommandable devait devenir notre créancier attitré. Grâce à lui, Condé put
donner à sa mère de quoi remettre en état son toit et sa plomberie, mais en
plus, il put la couvrir de présents. Ainsi, il lui offrit un mouton d’une
blancheur immaculée. Pattes liées, il bêlait lugubrement dans le taxi qui le
conduisait à Siguiri. Il y arriverait à point nommé pour la Tabaski que
Moussokoro ne voulut pas attendre pour la fêter avec nous. Son fils l’avait
profondément déçue.
Pourquoi ?
N’était-ce pas simplement parce qu’il était marié à une étrangère ?
Je méditai longuement sur le séjour chez nous de la vieille dame. À cause
de lui, je crus mieux comprendre la société malenké. Il m’apparut qu’elle
reposait sur une série de gestes, de prescriptions obligatoires : ne pas fumer,
ne pas boire d’alcool, ne pas manquer ses cinq prières, se rendre à la mosquée,
ne pas omettre les cadeaux aux parents. Ces gestes n’étaient plus guère qu’une
série d’automatismes, vidés de leur sens initial. Le cœur, le cœur ne comptait
pas. Qu’importait la ferveur avec laquelle on se prosternait sur les dalles de la
mosquée. Qu’importait la manière dont on se procurait les offrandes dues à la
famille. Condé n’aurait pas pu, sans perdre la face, expliquer à sa mère qu’il
se débattait dans les pires difficultés financières. Pareil aveu n’aurait
certainement pas excité sa compassion. Au contraire ! Peut-être, aurait-il
suscité son mépris.
Mais ce séjour fut surtout pour moi l’occasion d’une sévère autocritique.
Moussokoro Condé se plaignait que je la méprise. Je m’en défendais.
Néanmoins, n’avait-elle pas raison ? Je garde dans ma tête l’image d’une
photographie prise au Jardin du Luxembourg. On y voit ma mère souriant de
toutes ses dents de perle, ses yeux en amande, étirés sous son taupé gris. À
mon insu, n’avais-je pas comparé les deux femmes, donnant l’avantage à celle
que je ne cessais pas de pleurer dans le secret de mon cœur ? N’avais-je pas
inconsciemment remodelé Moussokoro selon des critères qui ne lui
convenaient pas ?
Condé fut visiblement soulagé du départ de sa mère et revint à ses
habitudes. Depuis peu, il s’était lié avec un soi-disant cinéaste et un musicien
algériens qui vivaient avec deux sœurs peules que l’on disait prostituées dans
une bicoque délabrée. Afin que nul n’ignore qu’ils étaient des « artistes », ils
laissaient pousser leur tignasse frisée jusqu’aux épaules et portaient d’étranges
djellabas d’indigo. Condé n’osait imiter leur vêture, mais buvait avec eux
jusqu’à plus soif. Sékou Kaba lui reprochait vivement ces mauvaises
fréquentations, indignes d’un honnête père de famille. Je n’en fis jamais
autant. Je savais qu’il cherchait ainsi à manifester sa liberté, son individualité.
Au fond de lui-même, il étouffait en Guinée où il était insatisfait, frustré, pas
heureux.
Comme moi.
Le complot des enseignants

Pendant ce temps, la réunion du Syndicat National des Enseignants se


préparait fiévreusement. Son but essentiel était d’évaluer les acquis de la
réforme qui piétinait faute de moyens. Le Rapport principal devait être
présenté par le Secrétaire Général, Djibril Tamsir Niane, historien respecté,
auteur du livre-culte que j’avais lu et relu Soundjata ou l’épopée mandingue.
Seyni préparait un Rapport Annexe et Néné Khaly un long poème dont il ne
nous révéla que le titre : « Mamadou, Bineta et la Révolution ».
« Ce sera un terrible brûlot ! nous confia-t-il. Je place mes critiques dans la
bouche de deux écoliers naïfs ! »
Un soir, avant le dîner, Seyni monta à Camayenne au volant de sa Skoda
bleu ciel pour me faire lire le texte de son Rapport. Il emmenait avec lui un de
ses fils, Djibril, grand ami de Denis. Pendant que les enfants jouaient, je
feuilletai le Rapport. Il me parut un texte très technique, sans danger. Il
préconisait une refonte approfondie des ouvrages scolaires. Il souhaitait en
particulier que dans les manuels d’histoire apparaissent davantage de chapitres
sur les esclavages, maghrébin et occidental (vœu qui des années plus tard fut
celui du Comité pour la Mémoire de l’esclavage en ce qui concerne toutes les
écoles françaises) ainsi que sur les résistances africaines à la colonisation.
« C’est de la dynamite ! » m’assura Seyni cependant.

Deux jours plus tard, à l’heure du petit déjeuner, la radio nous informa que
Djibril Tamsir Niane avait été arrêté. Dans la foulée, avaient aussi été arrêtés
un grand nombre de responsables syndicalistes, en majorité Peuls comme par
hasard. Ces arrestations se justifiaient, paraît-il, car tout ce monde s’était servi
de cette réunion du Syndicat pour masquer un complot avec des puissances
étrangères en vue de renverser l’État guinéen. Cela aurait pu être grotesque,
risible si cela n’avait été si effrayant. Je ne pensai pas tout de suite à Seyni et à
Néné Khaly. Puis, l’inquiétude me prit. Vers dix heures, comme je n’avais pas
cours à Bellevue ce jour-là, je cherchai un taxi pour me conduire en ville, ce
qui à Camayenne était toujours une entreprise compliquée. Au bout d’une
heure, je finis par trouver une 404 poussive et déglinguée. Ni Olga ni Anne
n’étaient à la PMI où on était sans nouvelle d’elles. Taraudée à présent par
l’angoisse, je courus chez elles. Mais je ne pus avoir accès ni à la maison
d’Olga et de Seyni ni à celle d’Anne et Néné Khaly qui étaient gardées par
d’épais cordons de soldats ! Que pouvais-je faire sinon retourner à
Camayenne ? L’après-midi se traîna, remplie des rumeurs les plus
inquiétantes. Personne ne semblait s’être rendu au travail et les gens
s’entretenaient par petits groupes dans les rues. Je ne fermai pas l’œil de la
nuit tandis que Condé ronchonnait :
« Est-ce que cela te regarde ? Occupe-toi de tes enfants ! »
Le lendemain, les premiers bulletins d’information nous apprirent que les
élèves du lycée de Donka dont Niane était le proviseur, un proviseur aimé et
respecté, se mettaient en grève pour le soutenir. Le surlendemain, par
solidarité, tous les établissements scolaires du pays, même ceux des régions
les plus lointaines, firent de même.
Quand j’arrivai au collège de Bellevue, les filles étaient massées dans la
cour, refusant d’entrer en classe bien que la cloche ait sonné. Pourtant, ce
n’était pas des rebelles, nos élèves, surtout les petites de sixième. Il suffit
d’une exhortation de Mme Bachily pour persuader la plupart d’entre elles de
reprendre le chemin des salles de classes. Seule resta dehors une vingtaine de
« grandes » de troisième. Pour manifester leur rébellion, elles se mirent à
lancer des pierres aux mangues et s’assirent sous les arbres pour les déguster.
Tout cela n’était pas bien méchant ! Vers 10 heures, les grilles du collège
furent ouvertes avec fracas et des camions chargés de militaires en armes
déboulèrent dans la cour. Les militaires sautèrent à terre et sans
avertissements, sans sommations préalables, se jetèrent sur les jeunes filles.
Terrifiées, elles tentèrent de s’enfuir dans tous les sens, mais les soldats les
rattrapèrent, les jetèrent à terre, s’acharnant sur elles à coups de crosses de
fusils. Je n’avais jamais été témoin d’un spectacle d’une pareille sauvagerie.
J’ai dépeint ces scènes dans Heremakhonon, mais j’ai fait de Birame III, le
héros des élèves arrêtés, le favori du professeur Véronica. En réalité, Birame
III était un jeune garçon extrêmement intelligent et questionneur, fils d’un
médecin que je rencontrais souvent chez Olga et Seyni. À chaque fois, nous
discutions de révolution. Il fut emmené dans un camp où il fut battu et torturé,
mais d’où il parvint à s’échapper. Je le retrouvai à Dakar des années plus tard
chez Olga et Seyni qui avaient enfin quitté Moscou. Devenu médecin comme
son père, il était complètement embourgeoisé et parlait de son passé de
militant comme d’une erreur de jeunesse.

Les faits que je relate sont connus sous le nom de « complot des
enseignants ». Il est à déplorer qu’ils aient fait l’objet de très rares
publications. Ils constituent le premier crime organisé sur une grande échelle
par le régime de Sékou Touré. Ce fut une véritable purge qui tenta d’abord
d’éliminer l’ennemi Peul, mais s’attaqua aussi à tous les patriotes. Des lycéens
furent tués, d’autres emprisonnés de longs mois. Des centaines de citoyens
furent torturés, des centaines d’autres furent contraints de s’exiler. Qu’étaient
devenus mes amis ? Après des jours d’anxiété, une Mercedes de la Présidence
m’apporta un mot d’Hamilcar. Il m’apprenait que Seyni, Olga et leurs trois
enfants étaient sains et saufs et avaient été déportés en… Russie.
Malheureusement, Néné Khaly avait été arrêté. Anne et ses deux filles avaient
pu s’enfuir à Dakar. Voulant en savoir davantage, un matin, je me fis conduire
à l’Hôtel Camayenne où Mario et Hamilcar résidaient d’habitude. Il devait y
avoir une importante réunion politique. L’hôtel était bondé d’Arabes, certains
coiffés du keffiyah. Mario et Hamilcar demeurèrent introuvables. Je ne devais
plus jamais les revoir en Guinée même si la feuille de chou du Parti Unique ne
faisait pas mystère de leurs visites dans la rubrique « Personnalités présentes
ce jour à Conakry ».
Pourquoi ne cherchèrent-ils jamais à me revoir ?
Des années plus tard, Mario et moi fréquentâmes les bureaux de l’auguste
maison Présence Africaine. Il était surtout préoccupé de persuader sa
compagne, la cinéaste Sarah Maldoror, qu’il ne s’était jamais rien passé entre
nous. Aussi nous ne revînmes jamais sur ce temps-là.

Le « complot des enseignants » causa dans les esprits un traumatisme
terrible. Une paranoïa se développa à travers le pays. Jadis, on redoutait les
pénuries. Désormais on craignit pour sa vie. On se sentait à la merci d’un
pouvoir cruel et fantasque. Tout le monde épiait les innombrables voitures de
police marron sombre circulant à toute heure, pareilles à d’énormes ravets. Où
allaient-elles ? Qui transportaient-elles ?
Conscient de mon profond changement d’attitude vis-à-vis du régime,
Sékou Kaba tentait de me persuader qu’effectivement, il y avait eu complot.
Que les arrestations des syndicalistes étaient justifiées ainsi que les
nombreuses expulsions. Quant à Condé, il ne cessa de me prédire que je serais
moi aussi jetée en prison. Cependant, si deux jeunes cousines d’Olga qui
vivaient chez elle furent expulsées, je ne fus jamais inquiétée.
Frantz Fanon Revisited

Un évènement survint peu après pour achever de me métamorphoser en


contestataire résolue du régime. Le 6 décembre 1961, Frantz Fanon mourut
d’un cancer à Washington, aux États-Unis. Sitôt que la nouvelle fut connue en
Guinée, Sékou Touré décréta un deuil national de 4 jours. Frantz Fanon, je le
connaissais. Rappelons qu’en 1952, après la publication des bonnes feuilles de
Peau noire, masques blancs dans la revue Esprit, j’avais écrit à Jean-Marie
Domenach pour protester contre cette vision des Antilles. Je comprenais
maintenant que j’étais alors trop immature, trop « peau noire, masque blanc »
moi-même pour comprendre un tel ouvrage et que je devais revenir sur ma
lecture. Je m’enfermai donc avec tous les ouvrages de Frantz Fanon. Les
damnés de la terre surtout furent une révélation d’où je ne sortis pas indemne.
Il me sembla que le chapitre III, « Mésaventures de la conscience nationale »,
avait été écrit à l’intention de la Guinée, quand les auteurs de la révolution en
deviennent peu à peu les fossoyeurs. Le chapitre IV, « Sur la culture
nationale », malgré la citation de Sékou Touré, placée en exergue ou peut-être
à cause d’elle comme en une ultime ironie, fit tomber les dernières écailles de
mes yeux. Fanon se posait contre tout essentialisme et démontrait que les
« Noirs » n’existaient en tant que tels que dans la perception des Européens.
Mais il allait encore plus loin. Alors que la culture, fondement de la
Négritude, était présentée comme un bloc monolithique, Fanon refusait de lui
donner une définition pour insister sur son caractère mouvant et constamment
novateur.
« La culture n’a jamais la translucidité de la coutume. La culture fuit
éminemment toute simplification… Vouloir coller à la tradition ou réactualiser
les traditions délaissées, c’est non seulement aller contre l’histoire, mais
contre son peuple. »
Combien de fois par la suite ai-je cité ces phrases ? C’est de cette époque-là
que je me détachai passablement d’Aimé Césaire, tout en continuant
d’admirer sa poésie et devins une Fanonienne convaincue. Mon nouvel
engagement ne changeait pas grand-chose à ma vie. Il n’y avait, à ma
connaissance, pas de réunion secrète et clandestine autour de moi.
L’opposition guinéenne était peu organisée à l’intérieur et se situait
principalement à l’extérieur du pays. Le mythe entourant Sékou Touré était tel
que les opposants étaient uniformément assimilés à des contre-
révolutionnaires et peu écoutés. L’accueil réservé à mon roman
Heremakhonon paru en 1976 en est la preuve. Que j’ose peindre Sékou sous
les traits du dictateur Malimwana offusqua journalistes et lecteurs à la fois.
Comme il me devenait impossible de commander des livres à Dakar, j’allais
en emprunter chez Yolande qui possédait avec Louis une magnifique
bibliothèque. Des centaines d’ouvrages tant en français qu’en anglais,
soigneusement étiquetés et classés. Yolande m’accueillait avec enthousiasme,
se réjouissant que j’aie repris goût aux choses de l’esprit.
« Louis ne cesse de dire qu’un jour, vous nous surprendrez tous !
m’assurait-elle.
— En faisant quoi ? » me moquais-je.
Elle prenait son air inspiré :
« Je vous vois bien écrivant des romans. »
Nous riions toutes les deux de cette bonne plaisanterie. Elle poursuivait :
« Vous avez d’incontestables talents de conteuse. Par exemple quand vous
me décrivez votre enfance dans votre famille de Grands Nègres. »
En effet, Yolande était la seule personne avec qui je parlais quelquefois de
moi. Pourtant, durant ces années-là, l’éventualité d’écrire ne m’effleurait
même pas.

La situation de Condé avait changé. Il n’était plus à Conakry que le week-
end et passait le reste de la semaine dans les régions à organiser sa Quinzaine
Théâtrale. C’était un travail extrêmement ardu non pas simplement parce qu’il
ne disposait ni d’argent ni de collaborateurs pour le mener à bien. C’était à
cause de sa nature même. La notion de « pièce de théâtre » était conçue en
Guinée comme une succession d’intermèdes musicaux et dansés
éventuellement entrecoupés de tirades poétiques. Personne ne prenait au
sérieux les directives de Condé et ses tentatives de modernisation. Il
n’appartenait pas à une famille de griots. Aussi, on ne lui reconnaissait aucune
compétence artistique, ses années d’études dans un conservatoire parisien ne
signifiant rien. Aux yeux de Condé, cependant, le pire était que les « pièces de
théâtre » servaient de véhicules au mécontentement général. Les créateurs en
profitaient pour exprimer de façon souvent fort originale leurs critiques vis-à-
vis du régime. Il chercha donc de la protection en haut lieu. Après moult
délibérations avec Sékou Kaba, il décida de tenter d’intéresser Keita Fodéba à
ses problèmes.
Pourquoi choisit-il Keita Fodéba ? C’est qu’avant de devenir ministre de la
Défense, ce dernier avait créé et dirigé « Les Ballets Africains » qui s’étaient
taillé une réputation à travers le monde. Il avait vaguement connu Condé à
Kankan et l’ayant applaudi dans un spectacle d’amateur, l’avait encouragé à
faire du théâtre. Quand Condé me pria de l’accompagner chez lui, je
commençai par refuser. C’était un fait connu de tous que Keita Fodéba avait
considérablement changé et était devenu un des hommes les plus dangereux
de l’équipe au pouvoir. C’était un ministre de la Défense impitoyable. On
chuchotait qu’il était l’instigateur d’une idée qui devait faire son chemin :
celle d’un camp de torture pour les opposants au régime.
Si je finis par accepter la proposition de Condé, ce fut, une fois de plus, en
songeant aux enfants. Ils grandissaient comme des misérables dans le
dénuement le plus absolu. Améliorer la situation professionnelle de leur père
ne pouvait entraîner pour eux que des effets bénéfiques.
« Le Paradis ? Un peu plus loin »
Mario Vargas Llosa

Un dimanche donc, nous nous entassâmes dans la 4 CV Renault, achetée à


grand-peine à un coopérant français qui rentrait à Angoulême et nous prîmes
la direction de la Cité des Ministres.
Sitôt franchi le barrage des guérites remplies de militaires armés jusqu’aux
dents examinant férocement les papiers d’identité des visiteurs, nous
abordâmes un autre monde. Un monde de luxe, de calme et de volupté. Des
haies fleuries, des pelouses vert tendre soigneusement ratissées, des arbres
magnifiquement taillés, des villas longues, basses, blanches. L’impression que
produisit sur moi ce quartier résidentiel fut si profonde que j’en donne la
description roman après roman de Heremakhonon jusqu’aux Belles
Ténébreuses. C’est à ce propos que j’entendis l’anecdote que j’attribue à Big
Boss dans cet ouvrage. Sékou Touré s’étant rendu au Brésil en visite officielle,
il avait tant admiré la forêt amazonienne que de retour à Conakry, il avait
voulu la reproduire autour de sa demeure, futaie et vautours pape compris.
Des dizaines de jardiniers et d’ornithologues s’y étaient employés pendant des
nuits et des jours.
J’avais déjà aperçu Keita Fodéba lors de la représentation de l’ensemble
traditionnel à la Présidence de la République. C’était un homme taciturne, peu
souriant et peu causant. Il nous reçut sans chaleur. Sa femme, Marie, une jolie
métisse couverte de bijoux et harnachée comme toutes les épouses des hauts
dignitaires, n’avait visiblement rien à nous dire et répéta une dizaine de fois la
même question avec le même sourire vide :
« Ça va bien ? »
Heureusement, elle n’attendait pas de réponse à cette question. Autour
d’eux, il y avait l’habituel lot de parents parasites qui nous regardèrent avec
mépris comme d’ennuyeux suppliants. La surprise vint de leur fils, Sidikiba,
qui avait l’âge de Denis. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, il était
lui aussi timide et introverti. Aussi, dès le premier regard, les deux petits
garçons s’entendirent à merveille. Le bonheur qu’éprouva Denis à se trouver
enfin un compagnon de jeux, lui toujours solitaire et exclus, fut palpable.
Sidikiba possédait une écurie de voitures électriques dans lesquelles un enfant
de six ou sept ans pouvait s’asseoir. Rien n’y manquait. De la Land Rover à la
Cadillac ou à la camionnette Peugeot. Bientôt le raffut fut tel que Keita
Fodéba dut faire la grosse voix quand il fallut passer à table. Le repas fort
simple fut un délice. Des huîtres locales, des cèpes, un mouton en méchoui,
fondant sous nos langues habituées à la chair pierreuse de chétifs poulets !
Keita Fodéba ne se servit pas. Un domestique posa devant lui une assiettée de
sauce feuille tandis que Marie nous expliquait :
« Tous ces mangers de Blancs, il n’aime pas. Il lui faut son riz !
— C’est comme moi ! » surenchérit Condé, courtisan.
Mal lui en prit ! Sur un signe de Marie, une assiette identique lui fut aussitôt
servie.
Le déjeuner terminé, Condé et Keita Fodéba s’enfermèrent dans un bureau
pour s’entretenir de la « Quinzaine Théâtrale » tandis que je restais sur la
galerie avec les autres convives qui riaient aux éclats, parlaient malenké avec
animation et m’ignoraient superbement. À présent, de cela j’avais l’habitude.
Au moment de prendre congé, Sidikiba aussi bien que Denis, Sylvie et Aïcha
pleurèrent à chaudes larmes de devoir se séparer.
« Il faut les ramener ! » grimaça gentiment Keita Fodéba.
Quant à moi, aussitôt dans la voiture, je fis à Condé une scène d’une
extrême violence, ce qui était inhabituel. En général, nous nous bornions à
nous ignorer et à mener nos existences comme bon nous semblait. C’est que
j’avais honte. Alors que je me trouvais devant le principal suppôt d’un
dictateur, j’avais entretenu avec lui une conversation laborieuse et insipide. Je
n’avais pas soufflé mot des cruelles difficultés dans lesquelles la majorité se
débattait. Moi aussi, j’étais lâche. J’avais parfaitement tenu le rôle de la
pauvresse venue quémander des faveurs.
« Tu aurais voulu l’injurier ? me demanda Condé éberlué. Chez lui ? C’est
ainsi qu’on t’a élevée ? »
Je ne sus que répondre.
À mon grand étonnement, cette visite porta bientôt ses fruits. Le ministre fit
attribuer à Condé un ample budget, une Skoda de service, des bons d’essence
et surtout, il fit aménager pour la « Quinzaine Théâtrale » une ancienne salle
de cinéma. Condé, qui n’avait pas froid aux yeux, la baptisa « Théâtre
National Populaire » et se mit à écrire lettre sur lettre à Jean Vilar pour
l’inviter à se rendre en Guinée. Je crois que celui-ci répondit par courtoisie à
l’une d’entre elles et promit de considérer l’invitation.
« Tu te rends compte, me répétait fiévreusement Condé, si Jean Vilar
acceptait de venir ici ! Cela changerait tout pour moi. On me prendrait au
sérieux ! »
J’avais des doutes là-dessus. Dans ce pays souffrant et affamé, qui se
soucierait de la présence de Jean Vilar ? Savait-on seulement qui c’était ?

Ce fut une période relativement heureuse pour notre couple. J’aurais adoré
accompagner Condé dans ses missions à l’intérieur du pays, car je n’avais
jamais quitté Conakry. Mais il était plus prudent de rester à Camayenne avec
les enfants. Chaque nuit, des coups de feu éclataient aux quatre coins de la
ville, puis les mugissements des voitures de police déchiraient l’air. Chacun
tremblait dans son lit. Je me consolais en passant mes après-midi au « Théâtre
National Populaire » quand les troupes s’entraînaient. Je n’avais toujours pas
appris le malenké ni aucune autre langue. Malgré cela, je parvenais à
apprécier les griots. Paroles/musique où les sons s’interpellent et se répondent.
Je fus bientôt capable de distinguer le son de chaque instrument, qui ne sert
pas à faire valoir la voix humaine, mais doit être entendu, saisi dans sa force et
sa beauté particulière. Je m’asseyais au dernier rang de la salle et, yeux
fermés, j’écoutais le diély Moro Kante qui s’accompagnait à la kora. Le
vacarme et les hurlements que l’on entendait à la radio étaient bien loin de
cette harmonie. Ils ne constituaient qu’une perversion d’un art, tout de mesure.
D’ailleurs est-ce que les griots n’étaient pas en passe de disparaître ? En tous
cas ils étaient menacés. Prétextant de leurs difficultés de survie depuis qu’il
n’existait plus de grandes familles pour les entretenir, Sékou Touré entendait
les fonctionnariser, c’est-à-dire en faire un corps de flatteurs au service de sa
plus grande gloire. Déjà, une clique à sa solde réécrivait sans vergogne
l’histoire et en faisait le descendant de l’Almamy Samory Touré, le grand
résistant à la colonisation.
Outre le désir de recevoir Jean Vilar à Conakry, Condé caressait un autre
rêve. Il aurait aimé que Sékou Touré en personne vienne inaugurer la
« Quinzaine Théâtrale ».
« Pourquoi veux-tu t’embarrasser de ce dictateur inculte ? questionnais-je.
— Dictateur inculte, c’est toi qui l’appelles ainsi. Moi, je sais que c’est le
Président de la République ! » rétorquait-il.
Sékou Touré n’assista jamais à la « Quinzaine Théâtrale ». Il se contentait
d’envoyer un sous-fifre de son cabinet, témoignant par là, en dépit de ses
tirades à la radio, de son peu d’intérêt pour la Culture. Nos discussions furent
interrompues quand la « Quinzaine Théâtrale » fut brutalement supprimée.
Malgré les innombrables corrections exigées par Condé, la pièce d’un certain
Guilavogui de N’Zérékoré intitulée Le fils de l’Almamy fut jugée trop critique
du régime. Guilavogui fut jeté en prison, ses épouses et ses enfants s’enfuirent
et se réfugièrent à Cayes, car l’une de ses femmes était Malienne.
En tant que Directeur de la Quinzaine, Condé dut écrire des lettres
fiévreuses pour se disculper. En fin de compte, il ne fut pas politiquement
inquiété, mais fut tout de même puni puisqu’il perdit son budget de
fonctionnement, sa Skoda et ses bons d’essence. Nous en fûmes réduits à un
triste passe-temps : chercher de l’argent pour végéter. Car je n’enseignais plus
au Collège de Bellevue. Le seul à croire encore que la réforme de
l’enseignement verrait le jour était Louis Gbéhanzin. Il avait conçu un
programme d’Éducation Supérieure. Des élèves titulaires du baccalauréat et
recrutés par concours devaient être entourés des meilleurs enseignants du pays
(dont apparemment, ô surprise, je faisais partie à ses yeux) et conduits en deux
ans à une qualification spéciale. Ce qui, pour moi, devait être une promotion
n’en fut pas une. Pour des raisons que j’ai oubliées et qui peut-être ont
simplement nom l’incurie et la désorganisation du pays, ce programme tarda à
prendre forme et fut finalement abandonné.
Depuis les premiers mois de l’année 1962 donc, je ne percevais aucun
salaire, attendant celui que devaient m’assurer mes nouvelles fonctions.
Incapables de survivre sur le seul salaire de misère de Condé, nous étions de
ce fait criblés de dettes. Condé empruntait continuellement au commerçant
Malenké qui dans le passé lui avait sauvé la mise. Chaque jour, Gnalengbè
nous envoyait à manger. Mais ces repas-là avaient la saveur de l’échec et me
restaient en travers de la gorge. De là vient sans doute mon aversion pour la
cuisine guinéenne, moi qui aime tant la cuisine africaine en général. Puisque
je ne donnais plus de cours, j’étais souvent tentée de rester toute la journée au
lit et ne prenais aucun soin de moi-même. Seules mes deux petites filles dont
je m’occupais d’autant plus qu’il n’y avait à Conakry ni crèche ni jardin
d’enfants, même privés, m’empêchaient de sombrer totalement dans la
déprime. Je m’émerveillais de les trouver si différentes l’une de l’autre.
Autant Sylvie était obéissante et avide de plaire, autant Aïcha était têtue,
volontaire et capricieuse. C’était un intrigant bonheur d’être témoin du
développement de leurs personnalités. Quant à Denis, puisque tout le monde
s’accordait à le trouver mou, « petite fille », je décidai d’en faire un « vrai
garçon » et l’inscrivis aux « Jeunes de la Révolution ». Le week-end, il s’en
allait se baigner à la piscine, prendre part à des matchs de football ou à
d’interminables marches en brousse. Je voyais bien qu’il haïssait ces activités,
mais je tenais bon. Je ne me doutais pas que le pire était en réserve. Un jour,
mal remis sans doute du traitement que lui avait infligé la grand-mère, il me
demanda tout à trac :
« Est-ce que je suis bien le frère des filles ?
— Pourquoi me poses-tu cette question ? fis-je, prise de court.
— C’est que je suis si clair et qu’elles sont noires. »
Je savais bien qu’un jour, nous aurions une conversation de cet ordre. Mais
je ne l’envisageais pas si tôt ! Il avait à peine six ans. Je ne trouvai rien de
mieux à faire que d’avouer la vérité, car trop de mensonges et de non-dits
empuantissaient l’atmosphère autour de nous.
« C’est que tu n’as pas le même père qu’elles ! » bégayai-je.
Il écarquilla ses beaux yeux marron qui aussitôt s’emplirent de larmes :
« Tu veux dire que je ne suis pas le fils de papa ? »
Sur ce point, la Guinée n’était pas très regardante. À l’école, au dispensaire,
aux « Jeunes de la Révolution », partout, on le connaissait comme « Denis
Condé ».
« Non ! expliquai-je, consciente de ma cruauté, mais incapable de reculer.
Ton père est un Haïtien.
— Un Haïtien ! » cria-t-il effaré, comme si je lui avais répondu : « Un
Martien ! »
C’est de ce moment que les relations entre mon fils et moi commencèrent
de se compliquer, de se dégrader et que lui, si tendre, si sensible devint peu à
peu un être asocial, un révolté, qui traversa la vie en accumulant les bleus à
l’âme.

Je m’étais, quand même, relativement « intégrée » à mon quartier. Les gens
ne sortaient plus sur le pas de leurs portes pour me regarder passer en
s’esclaffant bruyamment. Les petits enfants ne couraient plus se cacher dans
les pagnes de leurs mères et les gamins ne me suivaient plus en chantonnant
des chansons injurieuses. On peut même dire que je m’étais fait des relations,
certes moins politisées que Seyni et Olga ou Néné Khaly et Anne, moins
prestigieuses que Mario et Hamilcar. La villa à gauche de la mienne était
occupée par une Guadeloupéenne originaire de Sainte-Anne, Françoise Didon,
aujourd’hui mon amie de cinquante ans. Elle vivait avec René, un coopérant
qui prétendait avoir refusé de terminer son service militaire en Algérie et tenté
de rejoindre les rangs du FLN.
« Mais ils se sont méfiés ! racontait-il amèrement. Et ils n’ont pas voulu de
moi. »
Je prenais des leçons non pas de malenké, mais de peul chez ma voisine de
droite, une jeune institutrice originaire de Dalaba dont le mari avait été arrêté
lors du « complot des enseignants ». Un soir, alors que personne ne s’y
attendait plus, il était réapparu chez lui, mais il était mort au matin d’une
hémorragie interne, causée par les coups dont on l’avait abreuvé. On disait
qu’il avait tenu à embrasser sa femme avant de disparaître à jamais.
Je fréquentais aussi assidûment deux Françaises, Fanny et surtout
Frédérique. Cette dernière était peintre. Elle m’avait abordée alors que nous
faisions la queue au Magasin d’État pour me demander la permission de faire
le portrait de Sylvie et Aïcha tant celles-ci lui paraissaient adorables. Au cours
des longues séances de pose, je dus accompagner les petites chez elle et nous
devînmes vite intimes. Le joli tableau qu’elle intitula simplement « Les
enfants Condé », c’est un de mes profonds regrets de l’avoir laissé dans notre
villa de Camayenne quand j’ai quitté la Guinée. Condé la quitta à son tour,
plusieurs années après moi de manière hâtive, semi-clandestine et ne songea
pas à s’en charger. Aussi, j’imagine avec chagrin les nouveaux occupants du
logement le jetant aux ordures. Frédérique, féministe convaincue, me faisait
lire son idole, Simone de Beauvoir, que je connaissais assez mal. Pourtant, elle
était la quatrième épouse d’un polygame qui vivait non loin avec ses trois
autres femmes. Quand je m’étonnais de cette contradiction, elle entrait en
fureur :
« Oumar ne me demande aucune corvée : tenir sa maison, laver son linge,
lui faire à manger. Nous nous voyons pour notre seul plaisir et quand nous en
avons envie. J’élève la fille que j’ai eue de lui comme je veux. Je n’ai aucun
compte à lui rendre. Je suis libre. »
Je me moquais :
« Donc, selon toi, polygamie = émancipation de la femme ?
— Au moins, rétorquait-elle, je suis parvenue à te faire marrer. »
Car, je n’avais appris ni à rire, ni à sourire. En vérité, quel évènement
plaisant survenu dans ma vie aurait pu modifier mon comportement ? Mes
jours étaient lugubres.

Parfois, j’emmenais mes enfants pique-niquer aux îles de Loos avec
Gillette. En effet, au début de 1962, elle s’était installée à Conakry. Elle avait
d’abord formé avec Jean un des couples les plus en vue de Conakry. Dans leur
élégante villa, ils recevaient le gratin de la société. Inutile de dire que ni
Condé ni moi n’étions jamais invités à ces parties.
Puis la catastrophe était survenue, troublant cette belle harmonie. On avait
découvert que Jean n’était pas médecin. Exclu de la Faculté de Médecine de
Paris, il s’était rabattu sur une formation d’infirmier. Le scandale fut énorme
et cependant vite étouffé. Vues les relations de sa famille, Jean parvint à se
recaser comme directeur de l’Imprimerie Patrice Lumumba. C’était un poste
considérable. À l’Imprimerie, s’élaborait toute la propagande du régime. Jean
circulait en Chevrolet Impala, le cigare à la bouche et donnait des ordres à des
dizaines d’employés. Pourtant Gillette vivait tout cela comme une humiliation
et du coup, elle se rapprocha de moi.

Les îles de Loos formaient à un jet de pierre de Conakry un petit archipel
paradisiaque. Ses plages de sable blanc étaient parsemées de cocotiers
penchés de carte postale. Il fallait prendre d’assaut les vedettes qui y
menaient, car elles étaient toujours remplies par les femmes et la marmaille
aux yeux bleus comme la mer et le ciel des coopérants russes. Si étrange que
cela puisse sembler, née en Guadeloupe, alors seulement, je découvrais
l’ivresse du large. Comme je l’ai raconté dans Le cœur à rire et à pleurer, ma
garde-robe ne s’est enrichie que fort tard d’un maillot de bain. Tout cet azur
autour de moi m’enivrait. Je perdais conscience. Une fois, étendue sur un
matelas pneumatique, je me laissai dériver si loin que des pêcheurs durent me
ramener sur le rivage.
« Fais attention une autre fois ! » me recommandèrent-ils en s’éloignant.
Quand elle était aux îles de Loos, Gillette ne se baignait guère. Instruite par
ses récents déboires, elle ne cessait de récriminer et d’exprimer sa haine des
Africains et plus généralement de l’Afrique. Je ne savais que répondre à ses
jérémiades. Moi, je ne haïssais pas l’Afrique. Je savais à présent qu’elle ne
m’accepterait jamais telle que j’étais. Cependant, je ne la rendais nullement
responsable de mes difficultés, conséquences de mes décisions personnelles.
Ce qui me torturait, c’est que je n’arrivais pas à la cerner avec précision. Trop
d’images contradictoires se superposaient. On ne savait laquelle privilégier :
celle complexe et sans rides des ethnologues. Celle spiritualisée à outrance de
la Négritude. Celle de mes amis révolutionnaires, souffrante et opprimée.
Celle de Sékou Touré et de sa clique, proie juteuse à dépecer. Aussi comme
Diogène qui cherchait un honnête homme aux portes d’Athènes, j’aurais
voulu moi aussi m’armer d’une lanterne et courir en criant :
« Afrique, où es-tu ? »
« Nous n’irons plus au bois,
les lauriers sont coupés »
Comptine anonyme

Au début de l’hivernage, je tombai malade. Très malade. Je m’évanouissais.


Je ne pouvais rien garder. Condé ne trouva à cette maladie qu’une explication,
toujours la même : la malaria. Moi, je savais d’expérience que la malaria
cache souvent tout autre chose. Je tins donc à consulter un médecin, cette fois
allemand, qui me fit un diagnostic similaire à celui de son collègue polonais,
deux ans plus tôt : j’étais enceinte.
« Vous souffrez de la plus belle des maladies ! me dit-il dans un français
excellent. Vous allez perpétuer la vie. »
J’étais atterrée. Condé, tout autant. Nous n’étions pas loin de croire à une
malencontreuse opération du Saint-Esprit, tant nos rapports physiques étaient
inexistants. À quel moment avions-nous fait l’amour ? Faire l’amour suppose
soit de la tendresse, soit du désir. Nous n’éprouvions aucun de ces sentiments
l’un pour l’autre. Condé passait le plus clair de ses nuits dehors. Quand il
rentrait, nous dormions dos à dos sans nous toucher. Le matin, je me réveillais
qu’il sommeillait encore. Paradoxalement, cette quatrième grossesse,
tellement imprévue, tellement incroyable, fouetta mon énergie et éveilla une
détermination toute neuve. Je compris qu’il fallait quitter la Guinée, pendant
qu’il en était temps, que j’étais encore jeune. Je compris surtout qu’il fallait
quitter Condé. Je ne pouvais m’empêcher de le comparer à mon père. Auguste
Boucolon était né lui aussi dans la misère. Mais à cause de son intelligence et
de sa détermination, il avait accompli une prodigieuse ascension sociale.
Condé, lui, végétait dans la médiocrité et m’y maintenait. J’avais dans le passé
sacrifié mon bonheur personnel pour rester à Conakry. Je voulais garantir à
mes enfants un pays et un père. Mais mes calculs s’étaient révélés absurdes.
La Guinée était exsangue, le père tout bonnement incapable de subvenir à
leurs besoins.
En même temps et cela pouvait sembler paradoxal, je n’envisageais pas de
quitter le continent africain. J’en étais sûre, je finirais par le comprendre. Il
m’adopterait et ses trésors me combleraient.
À la rentrée scolaire, le projet de Louis Gbéhanzin ayant été définitivement
enterré, je repris le chemin du collège de Bellevue.
« Encore enceinte ! s’exclama Mme Batchily en me voyant. (Elle n’avait
qu’un fils, le beau Miguel, comme on l’appelait.) Cela vous en fait combien ?
— Quatre ! » répondis-je d’un ton d’excuse.
Elle parut consternée et me donna la pénible impression d’être une poule
pondeuse. Je retrouvai les élèves avec étonnement. Le « complot des
enseignants » avait laissé des traces indélébiles dans ces jeunes esprits.
Aucune des gamines n’avait oublié le traitement que les militaires avaient
infligé à certaines d’entre elles ni le chiffre des étudiants emprisonnés er
martyrisés à travers le pays. On assurait même que trois élèves du lycée de
Donka avaient été abattus. Les collégiennes autrefois passives s’étaient
brutalement métamorphosées : elles n’étaient pas loin d’être devenues des
rebelles. Parmi les nouvelles recrues, le personnel enseignant comptait un
jeune Haïtien, Jean Prophète. Nous devînmes tout de suite très proches, mais
cette fois rien d’amoureux. Nos relations eurent plutôt un tour fraternel. Il me
raconta sa vie et j’entendis pour la première fois un schéma qui, hélas, me
devint par la suite familier. Les Tontons Macoutes avaient exterminé sa
famille tout entière. Il avait échappé au massacre, car, à ce moment-là, il jouait
du piano à Pétionville chez un cousin. Heureusement, il était parvenu à
rejoindre une tante réfugiée à Montréal et grâce à sa générosité, il avait pu
achever des études de lettres. Jean et moi obtînmes l’autorisation peu
habituelle de grouper nos classes et d’enseigner à deux. Désormais, nos cours
devinrent des happenings où, au lieu de commenter sagement La prière d’un
petit enfant nègre, Jean dénonçait les crimes de François Duvalier (je
frissonnais à chaque fois en pensant à Jacques qui était peut-être mêlé à tout
cela). Après ce préambule, nous présentions aux élèves les principaux
ouvrages de la littérature haïtienne que j’avais fiévreusement étudiés avec
Jean. Je me rappelle que Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain arracha
des larmes à nos classes. Mme Batchily fermait les yeux sur ces libertés. Je
me rappelle même qu’elle prenait part à nos cours et intervenait dans les
discussions. Chaque jour, Jean Prophète pédalait sur son vélo chinois « Pigeon
Volant » jusqu’à Camayenne pour travailler avec moi. Comme Guy Tirolien, il
s’entendait à merveille avec Condé dont il partageait le grand goût pour la
musique et surtout la bière Pilsner Urquell.
« Tu ne le comprends pas ! me reprochait-il. C’est un type formidable,
déjanté comme tous les artistes. Toi, tu es une petite-bourgeoise. »
Quant aux enfants, il les adorait et se faisait appeler « Tonton Jean ».

Ayant en mémoire le terrible souvenir de mon accouchement, je redoutais
de revenir à l’hôpital de Donka. Eddy qui avait terminé des études de sage-
femme exerçait à Dakar et m’invitait à y venir. Je ne sais plus comment je
parvins à obtenir une autorisation de sortie du pays, ce qui était virtuellement
impossible et à être admise dans un avion de la compagnie Air Guinée alors
que j’étais pratiquement à terme. Toujours est-il qu’au début du mois de mars,
je m’envolai pour le Sénégal avec mes trois enfants, car je ne pus me résoudre
à me séparer de Denis et interrompis sa scolarité. Après Conakry, Dakar me fit
une excellente impression. Les rues étaient correctement éclairées, les
pavillons de la SICAP, modestes, mais accueillants. Et puis, je m’étais
habituée au visage de l’islam noir : infirmes, estropiés et miséreux se pressant
aux abords des mosquées. Avant d’avoir lu La grève des bàttu, le beau roman
d’Aminata Sow Fall qui relate précisément une grève des mendiants, c’est-à-
dire des porteurs de « bàttu », sébiles en ouoloff, j’avais compris ce que
« spectacle » avait d’outré. Il avait pour but de rappeler aux nantis, trop
souvent oublieux, leur devoir de charité envers leurs frères les plus démunis.

Grâce à un prêt d’Eddy, j’avais loué le premier étage d’une maison assez
délabrée, dans un quartier un peu excentré. Le rez-de-chaussée était occupé
par un atelier de brodeuses qui chantaient de plaintives mélopées en tirant
leurs aiguilles enfilées de coton DMC aux vives couleurs dans des plastrons
de boubous. À Dakar, on n’est jamais très loin d’une mosquée et le premier
appel du muezzin me jetait toujours à genoux au pied de mon lit. Si je ne
m’étais pas convertie à l’islam, c’est que mes amis me l’avaient assez répété :
« la religion est l’opium du peuple ». Mais j’avais acheté un exemplaire du
Coran qui avec la Bible devint mon livre de chevet.
Malgré mon peu d’argent, je me plaisais à Dakar. La ville était plus
cosmopolite que Conakry. On y avait coutume de voir des étrangers et
personne ne me prêtait attention. En outre, pousser la porte d’une librairie,
respirer l’inimitable odeur des livres et surtout des journaux était un plaisir
que je savourais à nouveau. Je lus avec passion L’aventure ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane qu’étudiant, j’avais aperçu à Paris. J’étais consciente qu’à
travers les pages de ce livre remarquable, un mythe se construisait. Sûr et
certain : il n’y avait plus aujourd’hui de Grande Royale. Si elle existait encore,
elle serait défigurée par les rigueurs du temps post-colonial, venant après les
sévices de la colonisation. Je découvris les pionniers de la littérature africaine.
Comme je demeurais ignorante ! Soit ! Je connaissais les maîtres de la
Négritude. Mais il y avait aussi les écrits sans doute moins formellement
achevés de nombreux écrivains que je découvrais. Je commençai à m’initier à
ce qu’on appelle la littérature francophone, mon futur terrain d’études
universitaires. Comment se métamorphosait le français lorsqu’il passait à
travers le filtre d’une créativité étrangère, en l’occurrence africaine ? Il ne
s’agissait pas simplement de répertorier et d’analyser les métaphores
inattendues, mais de scruter la coloration intérieure de la langue. Se modifiait-
elle ?
Cependant les deux « découvertes » les plus précieuses que je fis furent
sans doute possible celle du cinéaste Sembène Ousmane et celle de l’écrivain
haïtien Roger Dorsinville. Ces relations m’ont accompagnée tout le long de
ma vie.
C’est par l’entremise de Myriam Warner-Vieyra, amie d’Eddy et épouse du
cinéaste béninois Paulin Vieyra, que je rencontrai celui qui devait devenir mon
défenseur indéfectible dans les nombreuses polémiques qui ont jalonné mon
œuvre. Lors de la cabale que les écrivains sénégalais organisèrent autour de
moi lors de la parution de Ségou, Sembène Ousmane fut infatigable. En vue
de la présentation du livre que je devais faire, il m’accablait de
recommandations :
« Prépare la liste des ouvrages que tu as lus et aussi celle de tes
informateurs, car on va t’interroger là-dessus. »
Puis il ajoutait d’un ton douloureux :
« Tu connais si mal le bambara. Ils diront que tu n’as rien compris à ce que
ces derniers t’ont dit. »
Il me paraît savoureux de révéler qu’un autre défenseur acharné de ce livre
fut… Laurent Gbagbo. Il n’était pas encore président de la Côte d’Ivoire. Il
n’était qu’un jeune exilé politique courtisé par le parti socialiste français et…
un ami dévoué. Sa voix d’historien avait beaucoup de poids et il
m’accompagnait partout.

Sembène Ousmane habitait dans le village de pêcheurs de Yoff à la lisière
de Dakar, une vaste maison de bois, traversée de bout en bout par les souffles
venus du large. Tout en dévorant du riz au poisson, il parlait avec feu du court
métrage qu’il préparait. Ce devait être Borom Sarret qui parut en fin 1963, un
chef-d’œuvre, à mon avis son plus beau film. Il abordait fréquemment
l’épineux sujet des langues nationales qui lui tenait à cœur.
« Dans nos films, les acteurs africains ne doivent pas s’exprimer en
français. C’est une langue de colonisation qui les mutile et qui travestit leur
personnalité. Ils doivent s’exprimer dans leur langue maternelle, celle qu’ils
parlent et que tout le monde entend autour d’eux. »
Langue de colonisation, langue maternelle ! M’appuyant sur les théories du
linguiste Mikhail Bakhtine, je devais par la suite m’opposer à cette dichotomie
que je jugeais simpliste. Je ne le savais pas encore et j’approuvais
religieusement. Plus qu’un marxiste, Sembène était d’abord un
anticolonialiste. Sa voix se chargeait de douleur et de révolte quand il me
décrivait la condition de son père détruit par les travaux forcés du temps
colonial : construction de routes, de chemins de fer, de bâtiments publics. Sa
mère s’était tuée à la tâche pour élever ses enfants. Une de ses sœurs avait été
violée par un commandant de cercle. Il manquait de termes assez durs pour
fustiger cette époque d’humiliation et de deuils.
« Malheureusement, nos dirigeants, rageait-il, sont les meilleurs élèves des
colons. Voilà pourquoi indépendance et colonisation se ressemblent. »
J’avoue que je ne lui emboîtais pas le pas dans ses critiques virulentes de
Senghor. Pour moi, Senghor était d’abord un très grand poète. Le poème
« Femme nue, femme noire » m’avait enseigné l’orgueil de ce que j’étais.
C’était l’ami-frère d’Aimé Césaire, le co-fondateur de la Négritude. À son
endroit, j’ai toujours eu cette attitude ambivalente. Je n’ai jamais dénoncé sa
politique d’excessive francophilie comme j’aurais dû le faire.

Une lettre de Jean Prophète m’introduisit auprès de Roger Dorsinville. Il
avait été ambassadeur d’Haïti au Liberia avant que les crimes de François
Duvalier ne le forcent d’abandonner son poste. Dès lors, il avait demandé
l’asile politique au Sénégal et se consacrait à la littérature. Après le grand train
qu’il avait mené, il vivait modestement dans une petite SICAP de la banlieue
de Dakar. Entre nous, l’affection flamba aussitôt. Roger fut le père que je
n’avais pas eu en quelque sorte. Quelle que soit l’heure à laquelle j’arrivais
chez lui, je le trouvais derrière sa machine à écrire à noircir des pages et des
pages. Je m’émerveillais de cette rage d’écrire qui bientôt, je ne le savais pas
encore, allait me posséder moi-même. Je me servais un bol de café, je
m’asseyais dans un fauteuil aux coussins élimés et j’attendais qu’il veuille
bien s’occuper de moi.
C’est chez Roger Dorsinville que je fis la connaissance de l’importante
colonie d’exilés haïtiens dont le grand poète Jean Brière, tellement courtois et
affable. Dans cette compagnie j’appris à faire le parallèle entre le sort d’Haïti
et celui des pays africains. Ils souffraient des mêmes maux : incurie et
tyrannie de leurs dirigeants qui ne se préoccupaient pas du sort de leurs
peuples. Corruption généralisée de la société. Ingérence des pays occidentaux
qui n’avaient que leurs propres intérêts à cœur. Parfois, j’étais tentée de
m’ouvrir à Roger des douloureux évènements qui avaient eu tellement
d’importance dans ma vie. Avait-il entendu parler du journaliste Jean
Dominique ? Savait-il si François Duvalier avait un fils naturel ? Que faisait
ce dernier ? Exerçait-il des responsabilités ? En un mot, avait-il les mains
sales ? À chaque fois, le caractère rocambolesque de cette confession me
retenait.
À Dakar, je revis Anne Arundel qui commençait de perdre la tête. Maigre à
faire peur, la peau sur les os, les yeux fiévreux, elle débitait encore et encore la
même théorie abracadabrante. Selon elle, Sékou Touré aurait été jaloux des
talents de poète de Néné Khaly et l’aurait fait battre à mort par ses geôliers.
Ceux-ci auraient ensuite jeté son corps à la fosse commune.
« Comment sais-tu cela ? lui demandai-je.
— D’après le témoignage d’un des geôliers qui s’est repenti et s’est réfugié
à Ziguinchor en Casamance. »
Je dus avoir l’air incrédule, car elle me proposa :
« Veux-tu venir le rencontrer à Ziguinchor avec moi ? »
En fin de compte, nous fîmes mille projets, mais n’allâmes jamais à
Ziguinchor et je ne pus jamais rencontrer ce « geôlier repenti ».

Le 24 mars 1963, j’accouchai sans problèmes à l’hôpital Le Dantec d’une
troisième fille délicate et pâlotte, que je prénommai Leïla. À cause des
pénuries et de la mauvaise alimentation de Conakry mes seins demeurèrent
vides. On dut la mettre au biberon. Leïla est la seule de mes enfants que je n’ai
pas allaitée. Aussi j’ai dû lutter constamment contre l’impression qu’elle
m’échappait.
Cependant, le problème auquel nous revenions inlassablement, Eddy et
moi, quand j’étais délivrée de mes innombrables tâches et qu’enfin les enfants
dormaient, était celui de mon avenir. Quitter Condé ? Soit ! Eddy
reconnaissait volontiers que ce mariage était désastreux. Mais alors ne ferais-
je pas mieux, suggérait Eddy, de retourner en Guadeloupe ? C’est un triste fait
que je n’y avais plus de famille pour m’aider. Néanmoins, la Guadeloupe étant
un département d’outre-mer, le système social français se mettrait en branle
pour moi. Je m’obstinais et je maintenais que je voulais rester en Afrique.
« Pourquoi ? me demandait Eddy. Qu’est-ce que tu espères ? »
Je ne savais m’expliquer.
Ce fut à peu près la même question que me posa Arlette Quenum, une
ancienne camarade de classe. En ces temps où tellement d’Antillaises se
mariaient à des Africains, elle avait épousé un Béninois, professeur de
médecine, dont elle vivait séparée avec ses deux petites filles.
« Qu’attends-tu pour rentrer en Guadeloupe ? me demanda-t-elle
abruptement. Tu n’as plus tes parents, mais tu as un pays. Tu sais bien que tu
ne seras jamais acceptée par les Africains. »
Je me lançai dans un discours confus. Depuis la mort de ma mère, la
Guadeloupe ne signifiait plus rien pour moi. Je me sentais libre d’explorer
l’Ailleurs. Pour l’heure, quelque chose me retenait en Afrique. J’avais la
certitude que cette terre pouvait m’offrir des richesses essentielles.
Lesquelles ? Arlette m’écouta patiemment, puis secoua la tête :
« Tu veux rester en Afrique ? Restes-y ! Avec l’intelligence que tu as, tu ne
fais que des conneries. »
Cette dernière phrase s’imprima dans mon esprit de manière indélébile.
Aujourd’hui encore, elle brûle ma mémoire. Je la tourne et la retourne dans
mon souvenir. Si je n’ai pas fait que des « conneries », comme m’en accusait
Arlette (et bien d’autres), n’ai-je pas accumulé les décisions et les choix
hasardeux, poursuivi avec obstination des rêves et des fantasmes personnels ?
Aussi, n’ai-je pas fait souffrir les miens ? Mes enfants surtout, dont j’ai
toujours cru avoir l’intérêt à cœur ?
« Partir. Mon cœur bruissait
de générosités emphatiques »
Aimé Césaire

Mon nouveau bébé dans les bras, je retournai à Conakry et je repris dare-
dare mes cours à Bellevue. Je mettais désormais moins d’enthousiasme à
travailler avec Jean Prophète. J’étais absorbée par une nouvelle tâche.
Secrètement, je cherchais du travail. J’épluchais tous les journaux que recevait
le Centre de Documentation du collège. J’écrivis des centaines de lettres de
candidature. Aux organisations internationales, aux institutions de recherche
africaines les plus diverses. Vue la pauvreté de mon CV de l’époque, cette
correspondance resta sans réponse. Je rabaissai mes prétentions et m’adressai
aux lycées et collèges des grandes villes d’Afrique. Je crois n’avoir reçu
qu’une seule offre d’un centre d’éducation expérimentale situé à Bobo
Dioulasso dans l’ancienne Haute-Volta. Après bien des tergiversations, j’eus
le bon sens de ne pas lui donner de suite. Je ne me décourageais pas,
convaincue que la chance finirait par me sourire. Et c’est ce qui se produisit.
Un jour, je reçus un télégramme qui portait ce seul mot :
« Venez ! »
Ce télégramme émanait d’Édouard Helman, vrai nom de l’écrivain Yves
Bénot, futur auteur des remarquables ouvrages Idéologies des Indépendances
africaines, Diderot, de l’athéisme à l’anti-colonialisme et traducteur du
Ghana de Nkrumah de Samuel Ikoku.
Il avait été un des rares intellectuels à dénoncer ouvertement le « complot
des enseignants » et à claquer la porte de la Guinée où, disait-il, la révolution
avait été trahie. Du temps qu’il enseignait à Donka, il habitait lui aussi la
résidence Boulbinet. Certains chuchotaient qu’il était homosexuel. En tous
cas, sa vie privée était mystérieuse et son caractère, réputé difficile, voire
intraitable. Comme Yolande, il ramassait quotidiennement son souffle sur ma
galerie avant de grimper chez lui au huitième. Il est à l’origine de mon goût
pour Thomas Hardy. Un jour, il oublia un ouvrage chez moi et redescendit
précipitamment le chercher.
« J’étais plongé là-dedans ! m’expliqua-t-il. C’est le plus beau livre que
j’aie jamais lu. »
Il s’agissait de Jude l’Obscur qu’il me prêta. Cet univers désespéré
s’accordait à merveille avec mon humeur. Bientôt, je lus tous les autres
ouvrages de ce romancier.
Déjà, quand je terminais ma licence de lettres modernes au sanatorium de
Vence, j’avais étudié avec passion la littérature anglaise. J’adorais les poètes,
Byron, Shelley, Keats surtout et Wordsworth. Cependant, on pourrait dire que
la fascination exercée sur moi par la littérature anglaise était bien antérieure.
Quand j’avais environ quinze ans, une amie de ma mère m’avait offert le
roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights. Je me rappelle l’avoir dévoré un
week-end d’hivernage pluvieux enfermée dans ma chambre. Ce récit de
passions violentes, amour plus fort que la mort, vengeance, haine, me
transporta. Son souvenir m’obséda. Si des années plus tard je me permis
d’écrire La Migration des cœurs, adaptation antillaise de ce chef-d’œuvre, ce
n’est pas sans beaucoup d’hésitation. Mais, en fin de compte, je fus enhardie
par l’exemple de Jean Rhys. Dans Wide Sargasso Sea elle avait cannibalisé les
personnages de Jane Eyre de Charlotte Brontë, Rochester et Bertha Mason. Il
est étrange de souligner les liens qui unissent des écrivaines antillaises à des
Anglaises vivant dans un presbytère isolé deux siècles plus tôt. Ma fascination
ne se limite pas à l’ouvrage d’Emily Brontë. Toute mon œuvre fourmille de
références à des romans anglais. Par exemple, le docteur Jean Pinceau dans
Célanire Cou-Coupé, qui recoud la gorge tranchée de l’enfant trouvée sur un
tas d’ordures, est un avatar du Frankenstein de Mary Shelley. Le double
personnage de Kassem et de Ramzi dans Les Belles Ténébreuses est une
version de Dr Jekyl et M. Hyde de Robert Louis Stevenson.

Le télégramme inespéré d’Helman me galvanisa. En même temps,
j’éprouvais une sourde inquiétude. Je ne savais pas grand-chose du Ghana. Je
ne parlais pas l’anglais. En outre, comment paierais-je cinq billets d’avion
jusqu’à Accra ? Je n’avais pas un centime d’économies et hormis les
commerçants malenkés, je ne connaissais personne à qui emprunter de
l’argent. Ne me fallait-il pas un pécule, même modeste, avant de me lancer
dans pareille aventure ? Par ailleurs, le télégramme d’Helman n’était-il pas
trop laconique ? N’aurait-il pas dû m’expliquer quel genre d’emploi
m’attendait ? Après avoir ruminé ces questions, j’en vins à la conclusion que
l’essentiel était de quitter la Guinée. Une fois dehors, j’aviserais. Au cours
d’une de mes nuits d’insomnie, il me vint une idée si méprisable que j’hésite à
l’avouer. Il fallait que je feigne de mettre Condé dans la confidence. Car,
seule, je n’arriverais pas à mes fins. Ce stratagème m’était sans doute dicté par
la faiblesse, la vulnérabilité, la peur de l’avenir. Il n’en révèle pas moins mon
égoïsme foncier et surtout le profond mépris dans lequel je tenais Condé que
je n’avais aucun scrupule à instrumentaliser. J’allai donc le réveiller dans la
chambre qu’il partageait avec Denis depuis mon retour du Sénégal, car nous
nous méfiions de nos corps. Ils pouvaient nous surprendre alors que nous ne
pouvions courir le risque de mettre au monde un cinquième enfant. Nous nous
assîmes sur la terrasse. Je me souviens que la lune était haute et l’air chargé
d’une douce humidité pendant que je débitais ma fable. Pour leur bien,
expliquais-je, il fallait soustraire les enfants à l’existence sans avenir qu’ils
menaient. J’avais trouvé un excellent emploi au Ghana. Je m’y rendrais en
éclaireur avec eux. Sitôt que nous serions installés, je l’en informerais et il
viendrait nous rejoindre. Il insista gravement :
« Veux-tu vraiment que je vienne vous rejoindre ?
— Oui ! Je le veux !
— Cela signifie-t-il que tu m’aimes encore ? »
Sa voix était tremblante. À ma grande honte, je parvins à verser quelques
larmes et à trouver des accents de sincérité pour l’en persuader. Ne
comprenait-il pas que c’était cette existence étriquée et ce pays délétère qui
nous séparaient l’un de l’autre ?
À dater de ce moment, il prit les choses en mains avec une autorité qui me
confondit. Il me recommanda de ne rien confier de mes projets à long terme à
Sékou Kaba. Celui-ci ne permettrait pas que je quitte définitivement la
Guinée.
« Pour lui, tu es le ciel et la terre ! commenta-t-il. Je sais que Gnalengbè a
été jalouse ! »
Il suffirait de le persuader que mes grossesses à répétition m’avaient
déprimée et que j’avais besoin de me ressourcer dans mon pays natal. Bien
que titulaire d’un contrat local qui n’impliquait aucun avantage, il ne serait
pas impossible d’obtenir un congé pour des raisons de santé.
Comme nous nous y attendions, Sékou Kaba mordit à l’hameçon et fit
l’impossible pour me satisfaire. Pourtant, sur un point, il n’obtint aucun
résultat. Le contrôle des changes étant très strict, il fallait pour percevoir mon
misérable salaire en devises que la Banque Centrale de la Guinée m’accorde
une lettre de crédit payable en francs français, ce qu’elle refusa pour des
raisons que j’ai oubliées. D’interminables palabres avec toutes sortes de
responsables à la Banque n’y changèrent rien. Comme je ne pouvais partir
sans un sou avec quatre enfants, je me demandais si mes projets n’allaient pas
être réduits à néant. Les commerçants malenkés à qui nous devions des
sommes colossales ne voulaient plus rien nous prêter. À force de
supplications, Condé parvint à arracher cinquante dollars à l’un d’entre eux. Il
fallut se contenter de cette misérable somme. À l’escale de Dakar, je taperais
une fois de plus Eddy.
Dans une petite communauté, il est impossible de garder un secret. Je ne
sais comment la nouvelle de mon départ du pays fit le tour de Camayenne.
Les réactions ne furent pas celles qu’on aurait pu attendre. Des gens qui
s’étaient ouvertement moqués de moi quelque temps auparavant, ou qui ne
m’avaient jamais adressé la parole, m’abordaient dans la rue et me suppliaient
avec des trémolos dans la voix de ne pas quitter Conakry.
« Où tu vas ? Où emmènes-tu nos enfants ? C’est votre pays ici. »
D’autres me faisaient parvenir des sauces feuille, du mafé, des gâteaux.
J’étais confondue. Je ne comprenais rien à cette volte-face. À ceux qui
m’interrogeaient, je jurais que mon absence serait de courte durée : quelques
mois dans mon pays d’origine. Je n’avouai la vérité qu’à Yolande et Louis.
Tristement, un soir, je montai les dix étages de la résidence Boulbinet qui
menaient à leur appartement pour leur présenter mes adieux. Ils m’écoutèrent
bouche bée.
« Helman ? s’écria-t-elle. Mais c’est un fou.
— Vous le connaissez bien ? demanda Louis plus posément. Il a en effet la
réputation d’être un instable. »
Je bredouillai que je ne pouvais plus vivre en Guinée.
« Pourquoi ? » s’exclamèrent-ils avec ensemble.
À cause d’une coupure d’électricité, nous nous éclairions au moyen d’une
lampe à acétylène. Nous buvions de l’ersatz de café dans lequel les cubes de
sucre russe n’arrivaient pas à fondre. Les galettes tchèques à la menthe de
notre frugal goûter étaient pareilles à de petits cailloux. Mais, ce n’était pas là
le pire. Chacun de nous en venait à craindre pour sa vie. Les individus en
apparence les plus inoffensifs disparaissaient, étaient jetés en prison sans
raison apparente. Et ils me demandaient naïvement pourquoi je ne voulais plus
vivre en Guinée ? Comme je tentais d’élaborer une réponse, Yolande reprit :
« Réfléchissez bien à ce que vous faites avec votre trâlée d’enfants ! »
Louis tirait pensivement sur sa pipe, pareil aux portraits de son royal aïeul
qui figuraient dans les livres d’histoire.
« C’est une erreur de croire, fit-il, que le peuple est naturellement prêt pour
la révolution. Il est lâche, le peuple, matérialiste, égoïste. Il faut le forcer et
c’est ce que Sékou a été obligé de faire.
— Le forcer ! m’exclamai-je. Est-ce que cela veut dire qu’il faut
l’emprisonner, le torturer, le tuer ? »
Il me regarda comme une enfant déraisonnable.
« Vous exagérez ! » sourit-il.
Non ! Je n’exagérais pas. Les ONG estiment à 50 000 le nombre des morts
au camp Boiro, autant à celui de Kindia, sans compter les cadavres hâtivement
jetés dans des fosses communes à travers le pays.
Yolande et moi pleurâmes de nous séparer. Une vingtaine d’années plus
tard, un congrès d’histoire africaine nous réunit. Elle avait épousé Louis. Ils
avaient un fils et vivaient à Cotonou.

Quelques jours plus tard, comme j’étais en voiture avec lui, Sékou Kaba me
dit avec tristesse :
« Intuition féminine ! Gnalengbè pense que nous avons tort de te laisser
partir avec tes enfants. Tu ne reviendras jamais en Guinée. »
Je n’eus pas le cœur de mentir à quelqu’un que j’aimais tant et qui s’était
tellement soucié de mon bien-être. Je ne répondis rien et nous continuâmes la
route sans parler, tous deux plongés dans une profonde tristesse.
Je devais le revoir, des années plus tard, à Abidjan où ma fille Sylvie-Anne
habitait avec son mari, Cheikh Sarr. Considéré comme un suppôt du régime
guinéen et de ce fait mal vu, il avait dû quitter le pays. Gnalengbè était restée
à Kankan. Seul, presque aveugle, malade, il végétait grâce aux subsides que
lui envoyaient ses filles réfugiées aux USA. Alors que le monde entier était au
courant des crimes de Sékou Touré, il lui avait gardé son entière admiration.
Ses illusions intactes, il répétait douloureusement :
« Sékou Touré n’a jamais rien fait de mal. J’ose dire que c’était un
nationaliste parfait à qui on ne peut rien reprocher. Malheureusement, il était
entouré d’arrivistes, d’hommes sans idéal. »

Le 22 novembre 1963, alors que dans la consternation mondiale, J.
F. Kennedy était assassiné à Dallas, je pris l’avion d’Air Guinée pour me
rendre à Dakar, première escale de mon voyage. En larmes. J’avais déjà
beaucoup pleuré durant mes vingt-sept années d’existence, mais ce jour-là, je
dépassai les bornes. De me voir pareillement en pleurs, les enfants
sanglotaient. Condé tentait vainement de les consoler. Muets et désolés, Sékou
et Gnalengbè me passaient des mouchoirs en papier vert et mentholé,
spécialité de la Yougoslavie que l’on vendait dans les magasins d’État.
Pourquoi pleurais-je ?
Parce que je quittais cette infortunée terre à laquelle je m’étais si
profondément attachée et vers laquelle je ne devais jamais revenir, je le
sentais. Plus que les discours théoriques de mes amis, c’est elle qui m’avait
enseigné le souci du peuple et la compassion. J’avais compris que rien ne pèse
plus lourd que la souffrance d’un enfant. Bref, elle m’avait pénétrée d’une
leçon que je ne devais jamais oublier : ne pas prendre en compte sa seule
infortune, mais se soucier de celles du plus grand nombre. J’y avais perdu des
amis très chers. J’étais en passe de devenir un être humain fort différent de
celui que j’avais été. C’en était radicalement fini de l’héritière des Grands-
Nègres. Physiquement, ces années nous avaient sévèrement marqués les
enfants et moi. À l’exception d’Aïcha, belle et dodue, nous étions décharnés.
Leïla était particulièrement chétive et maussade. Les cheveux de Denis, atteint
de la pelade, tombaient par plaques. Les gencives et les lèvres de Sylvie se
creusaient d’aphtes qui lui arrachaient des larmes quand elle mangeait.
En outre, étant donnée la faiblesse de mes moyens matériels, nous étions
vêtus d’habits que je confectionnais moi-même, y compris les shorts de Denis.
Je les taillais d’après les patrons que me prêtait Mariette Matima, une
Guadeloupéenne qui enseignait la couture au collège. Vraiment, nous
formions un triste lot.

Il me restait à vivre la plus étonnante des surprises.
L’avion n’avait pas sitôt décollé qu’une femme corpulente, richement vêtue
et couverte de bijoux, sortit de la cabine des premières. Elle s’approcha de
moi. C’était une importante commerçante soussoue, une certaine Mme Cissé
que j’avais, à maintes reprises, aperçue dans le quartier au volant de sa
Mercedes 280 SL. Elle me fourra dans la main une épaisse liasse de dollars :
« Allah vous garde ! murmura-t-elle. Prenez cela pour vous et pour vos
enfants. »
Et c’est ainsi que nantie de la stupéfiante aumône d’une inconnue, j’entamai
ma troisième aventure africaine.

La nouvelle de l’assassinat de J. F. Kennedy avait plongé Dakar dans le
deuil. Sur les édifices publics, les drapeaux étaient en berne. Le Président,
Léopold Sédar Senghor, avait décrété un deuil national de trois jours. Mais ce
qui me frappa le plus, c’est que cela ne s’arrêtait pas à la classe
gouvernementale. J’étais le témoin d’un véritable chagrin populaire. Dans la
cour où habitait Eddy, les locataires s’agglutinaient chez les chanceux qui
possédaient la télévision pour pleurer à l’envi sur l’image de Jackie, foudroyée
par le malheur dans son tailleur rose.
« Parfois, Dieu ne sait pas ce qu’Il fait ! » psalmodiaient-ils.
Je demeurais en dehors de cette houle d’émotion. J’étais, je le répète, une
marxiste, aux vues peut-être étroites. Pour moi, J.F.K. n’était qu’un Américain
capitaliste qui, en avril 1961, avait dirigé contre un de mes héros, Fidel
Castro, la triste intervention de la baie des Cochons. En fait, la détresse
générale gâchait des instants où j’aurais dû savourer la joie de quitter l’enfer
où j’avais dépéri pendant des années, courir le long de la mer, retrouver le
goût oublié de la liberté.
Nous fûmes invités à dîner un soir chez Mme Vieyra. Avant de partir, Eddy,
qui connaissait mes opinions politiques, me pria de me taire et de ne rien dire
qui puisse choquer. Je le lui promis, mais ne tins pas parole. Je me rappelle
que le dîner se termina par une bruyante joute verbale avec un Béninois
nommé Soglo qui devait devenir Président de la République de son pays. À ce
moment-là, il travaillait plus modestement comme fonctionnaire international
à Washington D.C. pour le compte de la Banque Mondiale. Il me sembla
extrêmement arrogant, parlant avec suffisance et désignant la région dont il
avait la charge économique par l’expression « mes pays ».
J’ignorais qu’avec celui de la liberté, je commençais une autre forme
d’apprentissage. Apprendre à exprimer mes idées.
II
« Woman is the nigger of the world »
John Lennon

À l’aéroport d’Accra où j’arrivai après une semaine passée à Dakar auprès


d’Eddy, Helman m’attendait. Il était vêtu d’une chemise hawaïenne à grandes
fleurs qui m’étonna, car on ne portait pas ce genre d’habits vacanciers à
Conakry. Ses yeux étaient abrités par d’énormes lunettes noires carrées qu’il
ôta pour mieux examiner la petite troupe qui s’avançait vers lui.
« Pourquoi avez-vous emmené tous ces enfants avec vous ? bégaya-t-il.
— Ce sont les miens ! » répondis-je, posant à terre Leïla qui ne marchait
pas encore.
Son visage s’affaissa.
Nous nous entassâmes dans sa minuscule voiture et il prit la direction du
centre-ville. Au bout d’une demi-heure, dans un tohu-bohu de klaxons et un
désordre de véhicules, nous nous arrêtâmes devant une modeste résidence,
pompeusement baptisée « Résidence Simon Bolivar » et qui était, semble-t-il,
réservée aux hôtes du gouvernement. Au rez-de-chaussée, nous entrâmes dans
un minuscule studio affecté d’une kitchenette encore plus minuscule.
Visiblement, Helman n’attendait que moi. Sans prendre la peine de s’asseoir,
il me serra la main, la secouant vigoureusement de bas en haut :
« Je viendrai vous chercher demain à 9 heures pour vous emmener à
Flagstaff House.
— Flagstaff House ?
— C’est le siège du gouvernement, expliqua-t-il. Pour votre candidature. »
Il s’en alla. Il était onze heures et demie du matin. Il ne nous invitait pas à
déjeuner, ni même à prendre un verre. Faisait-il partie de l’engeance qui hait
les enfants ? Qu’allions-nous faire toute la journée ? De ma vie pourtant riche
en moments de solitude, je ne m’étais jamais sentie aussi seule. Prenant Leïla
dans mes bras, je poussai les trois autres enfants devant moi et nous sortîmes.
Je n’avais jamais vu de ville comme Accra. Colorée. Populeuse. Bruyante. Là,
point de mendiants ni d’estropiés, point de femmes en haillons faisant la
queue aux fontaines ni de vieillards trônant dans leurs fauteuils. Des haut-
parleurs plantés le long des trottoirs glapissaient une musique frénétique qui je
l’appris se nommait « high life ». Dans les innombrables bars d’où
s’échappaient également des sons furieux, la télévision aboyait sans que
personne ne lui prête attention. Des hommes, drapés dans des costumes
semblables à des toges romaines, des femmes coiffées de volumineux
mouchoirs de tête, bavardaient et hurlaient de rire en ingurgitant force bières.
C’était un dimanche. Des foules sortant des temples emplissaient les rues, déjà
encombrées de toutes sortes de véhicules, de chariots de vendeurs ambulants
proposant à grands cris des billets de loterie, des jouets, des journaux, de petits
livres en langue nationale, des objets incongrus et divers. Je butai sur une
immense esplanade noire de promeneurs. Elle longeait une plage de galets
bruns ourlant une mer pesante et grise qui me rappela la mer à Grand Bassam.
Sur la plage, des enfants couraient nus, le sexe à l’air, des jeunes s’enlaçaient
et se bécotaient sans vergogne tandis qu’un peu plus loin, des couples plus
âgés se lutinaient, s’embrassaient ouvertement. Après la pudeur musulmane
de Conakry, Accra me fit l’effet de Sodome ou de Gomorrhe. Je n’ai jamais
pu dissocier cette bourgade, assez ordinaire en somme, d’images de vice et
d’extrême liberté. Au mitan de l’esplanade s’élevait un curieux monument.
Une sorte d’arche édifiée en l’honneur de Marcus Garvey. Je savais
l’admiration que Kwame Nkrumah portait à ce dernier, âme au début du
XXe siècle du mouvement américain de retour des anciens esclaves en Afrique.
J’expliquai à Denis qui commençait d’être curieux ce qu’était la « Black Star
Line », compagnie de navigation créée par Marcus Garvey pour assurer leur
rapatriement.
Nous déjeunâmes de frites de plantain et de sortes de beignets fourrés à la
viande que les enfants apprécièrent vivement.

Le lendemain, avant la venue de Helman, une jeune et jolie femme noire
frappa à ma porte, deux petits métis entre les jambes. Elle s’appelait Lina et
m’avait aperçue la veille. Elle aussi venait d’arriver au Ghana avec son fils et
sa fille et était une réfugiée politique des îles du Cap-Vert.
« Avez-vous entendu parler d’Hamilcar Cabral ? demandai-je assez
sottement.
— C’est notre dieu ! » me répondit-elle.
Elle allait devenir une de mes plus fidèles amies et m’introduisit dans le
cercle fermé des militants africains de langue portugaise qui gravitaient autour
de la famille d’Agostino Neto vivant à Accra, alors qu’il courait le monde à la
recherche d’alliances.
« Ne vous inquiétez pas ! m’assura-t-elle, prenant Leïla d’une main de
maître. J’ai l’habitude. Je vais les emmener au Centre Marcus Garvey, un
centre aéré pour les enfants des freedom fighters. »
Freedom Fighters ! C’était la première fois que j’entendais cette expression
qui désignait les innombrables réfugiés politiques qu’accueillait le Ghana :
militants qui préparaient la nécessaire révolution socialiste qui seule mettrait
fin à l’étau du néocolonialisme qui enserrait l’Afrique. Comme convenu,
Helman arriva à l’heure dite et m’emmena à Flagstaff House. Le siège du
gouvernement était situé au faîte d’un morne. C’était un énorme dédale de
bureaux, de cours, de corridors. Assis sous une immense photographie en
couleur de Kwame Nkrumah, Kweku Boateng, fonctionnaire tatillon et
maussade, m’infligea un rude examen de passage sur ma formation politique
et mes réalisations en Guinée. Puisque je ne pouvais rien présenter à mon
actif, il exigea qu’Helman soit mon « garant révolutionnaire ». Il posa devant
lui une masse de formulaires que l’autre dut signer visiblement sans
enthousiasme.
« Quand commencerai-je à travailler ? lui demandai-je, une fois que nous
fûmes dehors.
— Probablement en janvier, marmonna-t-il. Votre dossier passera en
commission dès le début de l’année. »
Janvier ? Pourrais-tenir jusque-là, pensai-je, soupesant mentalement mon
avoir ?
« Et quel sera mon emploi ? » insistai-je.
Il eut un geste vague :
« Cela ne dépend pas de moi. »
Déçue de l’imprécision de ses réponses, je n’ouvris plus la bouche, ne
trouvant d’ailleurs rien à lui dire, et nous remontâmes en voiture.
Brusquement, il me proposa de me rendre au lieu de son travail afin qu’il me
présente à ses collègues.
« Nous formons une équipe formidable ! se vanta-t-il.
— Où travaillez-vous ?
— À la rédaction de The Spark ! » continua-t-il avec la même suffisance.
Comme mon silence témoignait de ma totale ignorance, il m’expliqua d’un
ton impatient :
« L’Étincelle, si vous préférez. C’est un important journal d’information
bilingue, cher au Président Nkrumah. »
Par un dédale de rues, il me conduisit jusqu’à un petit immeuble ultra
moderne qui s’élevait non loin du centre-ville. Nous grimpâmes quatre étages
et nous entrâmes dans une enfilade de bureaux luxueux. Là, il me présenta à
ses collègues, en majorité des Africains originaires des pays les plus divers,
mais aussi des Anglais et des Américains. L’un d’entre eux, un Béninois tiré à
quatre épingles, le col serré par un nœud papillon à pois rouges, se présenta
mystérieusement sous le nom d’« El Duce ».

Dès le départ, ma vie à Accra fut difficile. Dans la Guinée d’où je venais,
vue la difficulté de résoudre les problèmes de survie les plus élémentaires, les
hommes n’avaient guère le loisir d’être des loups pour les femmes. Ils se
comportaient plutôt à l’image de frères liés par la solidarité et la compassion.
Au Ghana, c’était tout autre chose. Brusquement, je me découvrais proie.
J’étais seule, jeune, vulnérable. Les mâles qui m’approchaient ne semblaient
attendre et désirer de moi qu’une chose. Dans les rues, ils dévisageaient les
femmes, les soupesaient, les interpellaient. Or, vues les conditions de mon
existence jusqu’alors, je ne connaissais rien aux jeux de l’amour et du sexe.
J’ignorais l’art de l’esquive, de la feinte et de la parade.
J’étais une bleue. Deux ou trois jours après ma visite à Flagstaff House,
alors que mes enfants étaient partis pour la journée au « Centre Marcus
Garvey » et que, ô douceur oubliée, je sirotais une tasse de vrai café, la
sonnerie du téléphone vrilla l’air. De sa voix inimitable et peu amène, Kweku
Boateng me signifia que je devais évacuer dans les vingt-quatre heures la
résidence où j’étais logée. Quant à ma candidature, il n’était plus question de
lui donner de suite.
« Pourquoi ? parvins-je à bégayer.
— M. Helman a retiré sa garantie révolutionnaire », expliqua-t-il gaiement.
Là-dessus, il raccrocha. Je restai abasourdie. Pourquoi ? Qu’avais-je fait ?
Est-ce que cela signifiait que je devais retourner à Conakry ? Ces pensées
causèrent une telle commotion que je tombai à terre, ma tête résonnant sur le
plancher du studio. Je souhaitai mourir. Ce n’est pas là une figure de style, une
de ces expressions qui émaillent les romans. Non. Je souhaitai mourir
concrètement. En finir avec cette vie saugrenue, tellement dénuée de charme.
Devenir un cadavre insensible qu’on enferme entre quatre planches et qu’on
jette au fin fond d’un trou. J’ignore combien de temps je restai étalée à terre.
À un moment, la porte s’ouvrit et El Duce entra. Je me rappelle qu’il
empestait un parfum Vétiver et portait cette fois un nœud papillon rose.
Quand j’avais fait sa connaissance la veille, il m’avait en effet promis sa
visite. Que venait-il chercher chez moi à une heure si matinale ?
Je ne me posai pas la question, je n’en avais pas la force.
« Qu’est-ce qui se passe ? » s’exclama-t-il, butant sur moi, allongée par
terre.
Il me releva, me guida vers un divan, alla remplir un verre d’eau dans la
cuisine, me fit boire. À demi pâmée contre son épaule, je racontai en
sanglotant ce qui venait de m’arriver. Tout en m’écoutant, il
répétait tendrement :
« Ne crains rien, mon petit. Je vais te tirer de là. »
Il me couvrait aussi de baisers contre lesquels je ne me défendais pas.
Soudain, il me renversa en arrière et, me plaquant sur les coussins, me posséda
proprement.
On imagine toujours que le viol s’accompagne de violence. On se
représente le violeur comme une brute menaçante, armée d’un revolver ou
d’une dangereuse arme blanche. Ce n’est pas toujours le cas. Tout peut se
produire plus subtilement. Je soutiens que je fus violée ce matin-là. El Duce
s’en défendit toujours, affirmant que je n’avais aucunement tenté de l’arrêter
(j’en étais bien incapable) et qu’il m’avait simplement offert la consolation
dont j’avais grandement besoin en un moment pareil.
Ce qui n’est pas niable, c’est qu’il tint parole et « me tira de là », ainsi qu’il
l’avait promis. Le même soir, il vint me chercher dans sa luxueuse Mercedes
gris métallisé, car il faisait partie de la tribu des Wabenza et me conduisit chez
Bankole Akpata. Bankole Akpata était un réfugié politique nigérian, ami
personnel de Kwame Nkrumah, petit homme au visage débonnaire avec lequel
je me sentis tout de suite en sympathie. Divorcé, il élevait seul son fils
Akboyefo qui avait l’âge de Denis. Si, par la suite, il me fit assidûment la
cour, ce fut parce qu’homme, il s’y sentait obligé et il ne s’offusqua jamais de
mes refus. Il m’écouta avec attention et interrogea d’un ton perplexe :
« Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Helman est un homme remarquable que le
Président apprécie beaucoup. »
Je ne sus que répondre. Je mis longtemps à comprendre cet épisode. Je revis
Helman à Paris après notre retour du Ghana. Il semblait me tenir en haute
estime et m’invita même à parler des écrivains de la Négritude dans le lointain
collège de banlieue où il enseignait. Je ne lui posai pas de question concernant
son comportement à Accra. Comme Bankole Akpata s’envolait le lendemain
pour des vacances bien méritées, disait-il, il me laissa la jouissance de son
immense appartement où ne manquaient ni salle de télévision, ni salle de jeux,
ni salon de lecture. Il me laissa aussi la jouissance de son cuisinier, ce qui fait
que pendant un mois, les enfants et moi mangeâmes de la délicieuse nourriture
ghanéenne et nigériane. Nous découvrîmes le mafé aux crabes, la « palaver
sauce », les poissons d’eau douce farcis aux feuilles amères.
Ce séjour fut étrange. Les journées étaient calmes. Pendant que les enfants
se divertissaient au centre aéré, enfouie dans un fauteuil, je regardais la
télévision. Elle n’offrait guère de programmes intéressants, films ou
documentaires. Seules des cérémonies traditionnelles ou d’interminables
harangues de Kwame Nkrumah. N’empêche, je découvrais un medium qui
déjà me fascinait. Ensuite, armée d’un dictionnaire Harraps, je passais dans le
salon de lecture où je m’initiais à la culture de l’Afrique anglophone,
jusqu’alors parfaitement inconnue, prenant des notes sur de grands cahiers
noirs. Je dévorai avec passion l’œuvre du Sierra-Léonais Edmond Wilmot
Blyden, stupéfiée que, dès 1872, il ait défendu la thèse de « l’Afrique aux
Africains ». Je me familiarisai avec les tribulations de Louis Hunkarin, un
Dahoméen qui avait passé le plus clair de sa vie dans les geôles françaises.
Bien avant mes chers poètes de la Négritude, le Sénégalais Lamine Senghor
avait poussé le grand cri nègre. J’appris les noms des précurseurs du
mouvement du Pan-africanisme, le Jamaïquain George Padmore surtout qui
avait tant influencé Kwame Nkrumah. Telle mon héroïne Véronica dans
Heremakhonon, je me plongeai dans les écrits de ce dernier, en particulier
dans Consciencism (1964), pièce maîtresse de sa théorie politique. Je dois
avouer que celle-ci ne m’impressionna guère. À mon avis, Kwame Nkrumah
ne pouvait être tenu ni pour un fin philosophe ni pour un profond politologue.
Tout au plus me parut-il un astucieux jongleur de formules choc. Celles-ci me
semblèrent frappantes :
« Power corrupts. Absolute power corrupts absolutely. »
« Imperialism, last stage of capitalism. »
« Seek ye first the political kingdom… »

C’est aussi chez Bankole que je lus un ouvrage radicalement différent. En
1954, sur la proposition de George Padmore, devenu son conseiller politique,
Kwame Nkrumah, alors Premier ministre d’un pays qui s’appelait encore la
« Gold Coast », invita l’écrivain africain-américain Richard Wright à un
voyage d’études : Black Power (Puissance Noire) est l’ouvrage complexe et
ambigu qui résulta de ce séjour. Une fois le livre refermé, je me posai une
question que les commentaires de la mère de Condé, quittant précipitamment
notre maison de Conakry, m’avaient déjà mise à l’esprit. Au fond, au fin fond
de l’esprit de « vieux colonisés » comme les Caribéens et les Noirs
Américains, quoiqu’ils s’en défendent, est-ce qu’il ne traînait pas une bonne
dose d’arrogance vis-à-vis de l’Afrique dont ils ne parvenaient jamais à se
défaire ? Voire un sentiment de supériorité ? J’en avais douté autrefois. Ne
fallait-il pas à présent se l’avouer ? L’éducation ne peut se renier entièrement.
N’est-ce pas elle qui troublait vision et jugements, qui rendait toute
appréhension « objective » malaisée ? J’avais été furieuse quand les
camarades de classe de Denis m’avaient traitée de « toubabesse ». Ne l’étais-
je pas en partie ? Richard Wright et moi ne restions-nous pas quelque part
« aliénés » ?

Quand le soir tombait, tout changeait. Mes considérations intellectuelles
s’arrêtaient net. Je passais le temps à me défendre contre El Duce. Il
débarquait à six heures du soir, car il n’était pas question de lui interdire
l’accès de l’appartement, Bankole Akpata lui ayant confié le double de toutes
ses clés. D’entrée de jeu, il se jetait sur moi. Nous luttions férocement, comme
des bêtes dans le plus grand silence pour ne pas alerter les enfants. Qu’on
n’aille pas s’imaginer qu’il s’agissait d’un jeu érotique dans lequel j’aurais
pris du plaisir. À ces moments-là, je le haïssais. Je souhaitais lui faire mal. Je
voulais me venger en faisant couler son sang. Me venger de quoi ? Je ne sais
pas. Je ne peux définir ce qu’il incarnait. Le sort qui décidément ne me gâtait
pas ? Une fois, ce qui devait arriver arriva. Au bruit des meubles renversés et
des objets entrechoqués, Denis sortit, minuscule, de la salle de jeux.
« Que veux-tu ! Va-t’en d’ici ! lui intima sèchement El Duce. Ta maman et
moi, nous nous amusons. »
Malgré son jeune âge, Denis ne fut pas dupe. Quand El Duce fut enfin parti,
il entra dans ma chambre. Se glissant contre moi, il murmura :
« S’il t’ennuie encore, je le tuerai. »
Inutile de dire que je sanglotai jusqu’au matin.

Mes sentiments pour El Duce furent des plus complexes. Toujours tiré à
quatre épingles, il était très beau. J’étais sensible à sa beauté. Pourtant, je ne
pouvais supporter l’idée qu’il me touche. Souvent, quand nous avions fini de
nous battre, nous sortions. Il m’emmenait dans des house-parties qui
constituaient le divertissement par excellence d’Accra. Hommes et femmes
ingurgitaient des litres de gin ou de whisky de fabrication locale. Le « high
life » beuglait. Peu habituée à ces ambiances survoltées, je ne savais que faire
de moi-même. En outre, mon anglais parlé étant alors des plus élémentaires, je
ne pouvais soutenir une conversation. C’est grâce à El Duce que je fis la
connaissance de Roger et Jean Genoud. Roger était Suisse. C’est un des êtres
les plus intelligents et les plus cultivés que j’ai jamais côtoyés. Il allait jouer
dans ma vie le rôle considérable qu’ont joué certains hommes avec lesquels je
n’ai entretenu ni relation amoureuse ni relation physique. Le premier fut
Sékou Kaba. J’imagine qu’à travers eux je m’efforçais de retrouver la
tendresse, la force et la protection que m’avait dispensées Guito, le frère
adoré, si tôt perdu. Jean était une Anglaise, railleuse, pétrie d’humour que
j’adorai au premier regard. Roger et Jean se voulaient les patrons des Arts et
des Lettres ghanéens. Chez eux, se pressaient la dramaturge enfant gâtée, Ama
Ata Aidoo dont la pièce de théâtre The Dilemma of a Ghost allait être jouée à
l’université de Legon avec le plus vif succès, Kofi Awoonor, Cameron Duodu,
Ayi Kwei Armah, pour ne citer que ces écrivains. Ce qui me stupéfiait, c’est
que ces intellectuels ne cessaient pas de décocher des flèches contre le régime.
Leur principale critique était que la liberté d’expression n’existait pas. Comme
en Guinée, le parti unique, The Convention People’s Party, faisait des ravages.
Y adhéraient des sycophants et des arrivistes. Je refusais de donner foi à ces
propos. Je venais d’arriver à Accra et ne pouvais encore former d’opinion
objective.
Comme Roger et Jean souffraient beaucoup de n’avoir pas d’enfants, ils
m’enviaient ma nombreuse progéniture.
« C’est trop injuste ! se plaignaient-ils. Qu’avons-nous fait pour être privés
ainsi ? »
Ils me proposaient avec le plus grand sérieux d’adopter Aïcha dont ils
appréciaient le caractère indépendant.
« Elle n’embrasse jamais personne, ne dit bonjour que si cela lui chante ! »
s’extasiait Jean.
El Duce me présenta aussi une de ses innombrables maîtresses, Sally
Crawford, une Africaine-américaine dont ultérieurement il eut un fils, Razak.
Je devins son amie et séjournai à maintes reprises chez elle dans sa jolie
maison d’Oakland en Californie du Nord. Un soir où elle avait trop bu, elle
me fit une intéressante révélation. El Duce me taxait fréquemment
d’ingratitude.
« En fait, il disait que tu étais une vraie salope ! » éructa-t-elle.
Il se présentait comme mon sauveur. Au bureau du Spark, Helman, qui ne
lui cachait rien, lui avait avoué la vérité. Il avait pris peur et dans l’après-midi,
il était revenu à Flagstaff House annuler la « garantie révolutionnaire » qu’il
avait signée à mon intention. Aussi, la date de mon expulsion du Ghana avait
été fixée. El Duce était parvenu à y surseoir en y substituant sa propre
« garantie », alors qu’il ne me connaissait pas le moins du monde. Mais,
pouvait-il se désintéresser du sort d’une femme noire, seule, avec quatre
jeunes enfants ? Ensuite, il avait alerté un de ses puissants amis qui m’avait
protégée. De cela, je ne lui tenais nullement gré. Au contraire.
Il n’avait pas parlé de viol. Je n’en fis rien non plus.

Le Ghana, ces années-là, appartenait aux Africains-américains. Ils y étaient
aussi nombreux que les Antillais en Afrique francophone, mais
considérablement plus actifs et militants. Fuyant le racisme des USA, ils
affluaient vers cette terre qui, ils en avaient la certitude, se métamorphoserait
en patrie de l’homme noir. Des écrivains confirmés comme Julian Mayfield
côtoyaient des écrivains en devenir comme la très belle Maya Angelou ou des
artistes comme Tom Feelings qui, de retour aux USA, dessina en 1974 la
remarquable série The Middle Passage. Julia, la fille de Richard Wright, tenait
salon. W. B. du Bois était mort en 1963, mais il avait laissé ses rêves intacts.
Toute une équipe travaillait fiévreusement à la rédaction du projet qu’il avait
conçu avec Kwame Nkrumah : l’Encyclopedia Africana. Cependant, les
Africains-américains ne se mêlaient pas aux Ghanéens. Ils se constituaient en
caste supérieure, protégés qu’ils étaient par les postes considérables qu’ils
occupaient et leurs hauts salaires. Plus j’allais, plus je constatais que la
Négritude n’était qu’un grand beau rêve. La couleur ne signifie rien.
C’est chez Sally Crawford que je passai une sinistre nuit de Noël 1963.
Autour de moi, les Africains-Américains discutaient de la politique de leur
pays. Ils se réjouissaient parce que Lyndon Johnson qui avait succédé à J.F.
Kennedy semblait décidé à mettre fin à la guerre du Vietnam. Tous se
plaignaient de l’avancée trop lente des droits civils depuis le magnifique
discours de Martin Luther King Jr : I have a dream. Une commune nostalgie
de leur terre natale les soudait les uns aux autres. Comme à l’habitude, j’avais
les mains vides. Pas de pays. Pas de famille. Pour meubler sans doute ce
sentiment de vacuité, j’amorçai une liaison avec l’un des Africains-américains
présents : Leslie, véritable Chevalier de la Triste Figure avec ses yeux
immenses et désespérés. Peu causant, il faisait très mal l’amour. Je méditais de
rompre avec lui sans en avoir le courage. Un après-midi où je venais pour le
lui signifier, je trouvai sa porte close. La veille, il était reparti pour Detroit
sans prendre la peine de me prévenir. Illogique, j’en fus atrocement blessée.
Quelques jours plus tard, il me téléphona d’une voix altérée pour s’excuser :
c’était ce départ précipité ou le suicide. J’interrogeai : que s’était-il passé ? Il
refusa de s’expliquer. Sally me raconta par la suite qu’il s’était assumé gay et
vivait avec un homme. Était-ce là l’explication à son comportement ? En
1974, il m’envoya un exemplaire de son premier roman Native Daughter. Je
lui adressai une longue lettre pour le complimenter, car le livre était beau. Il
n’y répondit pas. Alors que je vivais aux USA, je me rendis à East Lansing à
une conférence d’écrivains où il était annoncé. Il n’y vint pas. Décidément,
nos rapports étaient placés sous une mauvaise étoile.
Bankole Akpata revint peu après Noël. Comme je n’avais plus un sou et ne
savais d’ailleurs où aller, je ne pus quitter son appartement et c’est contre lui
que je dus me défendre désormais. Il avait coutume d’apparaître dans ma
chambre vers minuit vêtu de son pyjama rayé. Il faisait mine de s’introduire
de force dans mon lit. Pensant me protéger, je prenais Leïla avec moi, mais
cela ne le décourageait pas. D’ailleurs, Leïla dormait comme une
bienheureuse et ne s’apercevait pas de nos silencieux combats. N’empêche !
En trois jours, Bankole régla mon problème.
« Osagyefo never dies »
Comptine enfantine

Grâce à lui, je fus nommée instructeur de français au Winneba Ideological


Institute dont il était un des co-directeurs. Il se porta garant de mon
engagement politique, de ma foi dans le socialisme africain et même de ma
moralité. À l’en croire, j’étais un parangon de vertu. Sans être mirobolant, le
salaire qu’on m’offrit était généreux. Il me permit de m’acheter une voiture
anglaise Triumph, de changer mes hardes et celles des enfants. Je redécouvris
le plaisir qu’il y a à porter des vêtements élégants, à enfiler de jolies
chaussures. Enfin, je pus engager une jeune fille, Adeeza, pour m’aider à
m’occuper de mes enfants. Une voix ne salua pas cette nomination qui
semblait à tous inespérée. Celle de Roger Genoud. Il aurait préféré
m’employer au Ghana Institute of Languages qu’il dirigeait.
« Faites attention à vous ! me recommanda-t-il. Winneba n’est pas un
endroit facile pour une femme seule. »
Je ne fus pas ébranlée par ce commentaire. Roger aurait pu porter un
jugement identique sur l’ensemble du pays.
Je pris la route de Winneba au matin du 3 janvier 1964 et pour la seule fois
de mon séjour au Ghana, je parcourus prudemment les 40 miles qui séparaient
cette agglomération d’Accra. Car je devais devenir un bolide du volant que
tous redoutaient. Cette fois, je venais de m’acheter un permis de conduire, ce
qui était la coutume au Ghana où tout se monnayait. À part une rapide
initiation donnée par un professionnel, j’ignorais les mystères d’un moteur de
voiture et savais à peine où mettre l’eau et l’huile. Je ne m’étais jamais assise
seule derrière un volant. Heureusement, ce jour-là était un dimanche. Pas un
véhicule en vue. Quelques vaches bonasses broutaient l’herbe des prés où
trottinaient des chèvres. Les villages semblaient prospères, serrés autour de
leurs églises. La mer noirâtre apparaissait fugitivement entre les cases. Les
sentiments que j’éprouvais étaient partagés. Certes, j’étais rassurée à l’idée de
pouvoir élever convenablement mes enfants. Mais, je regrettais beaucoup de
devoir quitter Accra et de couper court aux plaisantes relations que je
commençais de nouer. Quelle allait être mon existence ? Mes appréhensions
étaient fondées, car le Kwame Nkrumah Institute of Economics and Political
Science, communément appelé « Winneba Ideological Institute », abrité dans
un ancien village de pêcheurs, me déplut instantanément par sa laideur.
Quelques misérables cahutes traînaient encore sur la plage, encombrée de
détritus, mais l’ensemble de l’endroit était moderne et sans âme. Dans une
trentaine de pavillons de briques malgracieux, précédés de minuscules
jardinets, était logé le personnel enseignant, pour la plupart composé
d’étrangers. Ils se disposaient en demi-cercle autour de deux immeubles en
béton de plusieurs étages où étaient empilées les salles de cours. On comptait
aussi un petit quadrilatère de béton qui abritait un centre de soins et un
hypermarché. Le Kwame Nkrumah Ideological Institute, créé en février 1961,
était la prunelle des yeux de Kwame Nkrumah, la réalisation d’un de ses rêves
les plus chers : réunir en un seul et même lieu des membres fervents des
mouvements nationalistes africains afin qu’ils enseignent et propagent les
idéaux conjoints de l’Unité Africaine (Pan-Africanisme) et du socialisme. La
nature des étudiants variait. Une année, des cours d’endoctrinement avaient
été dispensés aux ambassadeurs du Ghana en poste dans des pays non-
africains. Une autre année, l’institut avait reçu de véritables terroristes,
capables de diverses activités révolutionnaires.
Cependant, l’élément le plus frappant de cet ensemble architectural était
une gigantesque statue de Kwame Nkrumah, un livre à la main. Elle était sise
au mitan de la place du même nom, car Winneba était le lieu d’un culte de la
personnalité tel que je n’en avais jamais imaginé. À l’école, avant et après les
classes, les élèves et les maîtres s’assemblaient dans la cour. Autour du
drapeau frappé de « l’Étoile Noire », gravement ils chantaient en chœur :
Osagyefo (nom donné au Président) never dies.
La librairie du centre, baptisée librairie Kwame Nkrumah, ne vendait que
les ouvrages du maître à penser et le journal du parti unique, le C.P.P.
(Convention People’s Party). Dans l’auditorium Kwame Nkrumah, des
orateurs en provenance du monde entier se succédaient. Leurs entretiens se
terminaient invariablement par l’éloge dithyrambique du Nkrumahisme.
Malcolm X rendit visite à l’institut le lendemain de mon arrivée à Winneba
alors que j’avais à peine ouvert mes valises. Cependant, je n’aurais raté cet
évènement sous aucun prétexte. Mon intérêt pour l’Amérique noire datait de
fort longtemps. Ma mère avait affiché dans sa chambre la photo d’une famille
de huit enfants, docteurs, avocats, militaires haut gradés qu’elle ne cessait de
nous offrir en modèle.
« C’est en Amérique qu’un nègre peut donner toute sa mesure ! » ne
cessait-elle de répéter.
Mon frère Guito se gaussait derrière son dos de son ignorance et de sa
naïveté. Il me décrivait les horreurs de la ségrégation, les lynchages, les
pogroms. Pour m’en convaincre, il me faisait écouter le disque de Billie
Holiday Strange fruit dont il me traduisait les paroles, car il possédait une
remarquable collection de blues. Petite, je compris que les États-Unis sont une
terre complexe dont on peut affirmer avec une égale vérité une chose et son
contraire. Plus tard, puisque les poètes de la Négritude s’étaient passionnés
pour la littérature africaine-américaine, j’en fis de même. Je lus Jean Toomer,
Nella Larsen, les écrivains de la Renaissance de Harlem, Langston Hughes.
Malcolm X était un grand chaben qui ressemblait à un Antillais. Il parla
pendant quatre heures dans un silence religieux de sa rencontre avec l’islam
en prison. En l’entendant, certains – et moi parmi eux – pleuraient tant son
propos était à la fois émouvant et fort.
La semaine suivante, ce fut au tour de Che Guevara. Mon espagnol
rudimentaire ne me permettait pas de le comprendre, mais je le trouvai encore
plus beau que sur sa célèbre photo au béret. J’applaudis à tout rompre.
Cependant la visite la plus spectaculaire fut celle de Kwame Nkrumah en
personne, flanqué du président de la toute nouvelle république de Tanzanie,
Julius Nyerere. Un peu avant midi, leur Mercedes s’amena en trombe,
précédée par un aréophage de toutes espèces de véhicules remplis d’hommes
en armes qu’ils braquèrent sur la foule, pourtant maintenue à bonne distance
derrière des barrières de fer. Par contraste, je ne pus m’empêcher de me
rappeler le simple appareil dans lequel un autre dictateur, Sékou Touré, se
déplaçait dans le quartier de Boulbinet. Kwame Nkrumah à côté de Julius
Nyerere, c’était un peu le couple Don Quichotte et Sancho Pança. Le premier,
grand, visiblement extraverti, agité, saluant bras levés, vêtu d’un flamboyant
kente, le second engoncé dans un complet-veston gris sombre, petit, timide
d’apparence. Au milieu d’un tonnerre de hourras et d’applaudissements joint à
l’habituel tumulte des griots, les deux présidents s’engouffrèrent dans le
bâtiment où n’étaient admis que des privilégiés dont je ne faisais pas partie.
En effet, sitôt que j’eus mis le pied à Winneba, je compris que j’eus été
parachutée dans une Afrique entièrement différente de celle où j’avais vécu et
où je n’avais pas ma place : celle des puissants et de ceux qui aspiraient à le
devenir. Les étudiants ne prenaient pas la peine d’assister à mes cours. Quelle
utilité, une matière aussi futile que le français ? Mes collègues, pressés de
courir faire leur cour aux V.I.P. de passage, me saluaient à peine. Il n’y avait
que le directeur de l’institut à me prêter une certaine attention. Il s’appelait
Kodwo Addison et était une des figures politiques les plus en vue du pays, un
des trois hommes choisis par Kwame Nkrumah pour le remplacer au
gouvernement si besoin en était. Il se jeta sur moi alors que j’étais venue lui
présenter mon syllabus. Nous fîmes l’amour sur un divan de cuir noir placé
sous l’inévitable photo de Kwame Nkrumah. C’était un parfait spécimen de
mâle ghanéen, musculeux, bien bâti, portant sur le visage un lourd masque
d’arrogance. Ce qui aurait pu n’être qu’une rencontre occasionnelle devint une
liaison et bientôt, nos relations furent réglées comme papier à musique. Il
passait le week-end à Accra dans sa famille. De retour à Winneba le lundi
matin, chaque mardi et chaque vendredi, il m’invitait à dîner chez lui. Dans
son bungalow meublé de façon très cossue, s’affairait une nuée de
domestiques en livrée blanche. On aurait cru que les repas seraient illuminés
par un feu roulant de conversations sérieuses, touchant au socialisme africain,
au capitalisme, au sous-dévéloppement et aux moyens d’en sortir. Il n’en était
rien. Les invités étaient trop occupés à plaisanter, se bâfrer et boire. Je n’ai
jamais vu boire autant. Whisky, gin, vodka, vin de palme, et même saké, tout
y passait. À la table de Kodwo Addison figurait toujours son grand ami, le
professeur d’économie nigérian Samuel Ikoku, flanqué de sa maîtresse, une
jolie journaliste ghanéenne. Samuel Ikoku était certainement la seule personne
de Winneba à s’intéresser au français qu’il apprenait grâce à la méthode
Assimil. Au milieu des éclats de rire de tous, il s’essayait à des phrases
simples :
« Hier, je suis allé à Accra. »
« Ce matin j’ai pris un bain de mer. »
Il était entouré d’enseignants de toutes nationalités fort joyeux, bons
vivants. Je me souviens en particulier d’un historien anglais, toujours à moitié
saoul, grimaçant comme un faune et marié à une somptueuse Éthiopienne dont
l’humour était dévastateur. Il appelait de ses vœux la fin de la monarchie en
Angleterre, ce qui me choquait énormément. Parfois on en venait tout de
même à parler de Kwame Nkrumah, mais toujours sur un mode ludique. Ses
maîtresses. Ses bons mots. Ses facéties lors de ses visites à Londres. Les
innombrables attentats auxquels sa baraka lui permettait constamment
d’échapper.
Après avoir dévoré un plantureux repas et s’être gorgés d’alcools, les
invités se retiraient en titubant jusqu’à leurs Mercedes où somnolaient les
chauffeurs qui les reconduisaient chez eux. Kodwo Addison et moi, nous
montions dans une des chambres du premier étage. Il enfilait un préservatif
avant de se jeter sur moi avec emportement et de grogner en prenant un plaisir
qui me stupéfiait, vu que je ne ressentais rien de rien. Ensuite, il grognait cette
fois de bien-être et s’endormait comme une masse. Je me rhabillais et
redescendais au rez-de-chaussée. Les gardes qui cernaient la véranda me
saluaient militairement. Puis, l’un d’entre eux s’armait d’une torche, car il
faisait nuit noire, les arbres poussant à profusion à Winneba, et me ramenait
jusqu’à mon bungalow. Des rais de lumière brillaient encore à quelques
fenêtres des maisons voisines quand j’arrivais chez moi. Je m’asseyais sur ma
galerie et je réfléchissais. Est-ce pour mener cette vie sans lumière que j’avais
quitté la Guinée et transplanté les miens ? Sur le plan matériel, je ne manquais
de rien. Mon frigidaire regorgeait de poissons frais ou fumés, de toutes sortes
de viandes de gibier qu’Adeeza apprêtait avec un art consommé. Mais sur le
plan intellectuel ? Je n’avais pas d’amis et ne fréquentais personne, à part un
collègue, M. Tehoda, réfugié togolais, si doux et si timide qu’on se demandait
comment il avait pu diriger un parti d’opposition et supporter la torture en
prison. Je commençais de me demander si les intellectuels d’Accra n’avaient
pas raison, s’il ne fallait pas se tenir aussi loin que possible de tout ce qui avait
nom nkrumaiste. J’étais affamée. Mon cœur était affamé. Mon corps était
affamé. Kodwo Addison ne me satisfaisait en rien. La réalisation de la
médiocrité de mon existence sapait mon courage. Et du courage, il m’en
fallait. Je perfectionnais mon anglais. Je continuais mon initiation à la culture
de l’Afrique anglophone. J’étais plongée dans la lecture du théâtre de Wole
Soyinka après avoir savouré des romans très différents, condamnant aussi le
colonialisme : Things Fall Apart (1958) de Chinua Achebe qui est devenu le
classique que l’on sait et Jagua Nana (1961) de Cyprian Ekwensi. Le plus dur
de mes réflexions tournait autour de cette question que je ne cessais de me
poser : avais-je trouvé ce que je cherchais ? Au moins, j’avais à présent
intégré une notion simple, une notion à laquelle personne ne
pensait suffisamment : l’Afrique est un continent. Il est composé d’une
diversité de pays, c’est-à-dire de civilisations et de sociétés. Le Ghana n’était
pas la Guinée. Kwame Nkrumah s’efforçait de moderniser le Ghana
traditionnel, au risque de s’attaquer à ce que les Ghanéens considéraient
comme les éléments culturels les plus sacrés. Cela ne revenait-il pas à frapper
à mort l’âme du pays ? J’étais au courant de l’affrontement de Kwame
Nkrumah avec J. B. Danquah. J. B. Danquah appartenait à une de ces familles
nobles, familles de chefs qu’il haïssait et jalousait sans doute. Danquah avait
été le premier Africain à obtenir un doctorat en droit de l’Université de
Londres. Nombreux étaient ceux qui voyaient en lui le premier président de la
Gold Coast indépendante. Mais élitiste et manquant peut-être de vision, il ne
sut s’opposer au charisme populiste de Kwame Nkrumah et fut battu aux
élections présidentielles de 1957. Peu après mon arrivée au Ghana, il
fut arbitrairement jeté en prison où il mourut dans des conditions sordides.
Étant donné la solitude dans laquelle je vivais, mes incessantes lectures,
mes réflexions personnelles et le défilé de personnalités politiques de haut
niveau à Winneba, je mûrissais. J’en venais à me demander si j’avais vraiment
compris la Guinée. Quelles avaient été les véritables ambitions de Sékou
Touré ? Quelles étaient les raisons de son incapacité à effectuer la
Révolution ?
Deux week-ends par mois, laissant les enfants à la garde de la très capable
Adeeza, je me rendais à Accra. Mes frayeurs s’étaient envolées et je m’étais
aperçue que j’adorais conduire. La Triumph étant une voiture de course très
rapide, je dévalais la route à un train d’enfer. Sans verser dans des explications
psychologiques faciles, je dirai que je me libérais par la conduite de mes
frustrations, que je me vengeais des sujétions qui pesaient sur moi. Les
automobilistes que je croisais garaient précipitamment leurs véhicules en me
hurlant des insultes. Je fonçais tandis qu’autour de moi, les arbres, les champs,
les maisons s’envolaient de droite et de gauche. Je devenais pour un temps
toute-puissante, l’égale de Dieu. J’avais en permanence mon couvert mis et
une chambre d’amis chez les Genoud.
Ils me scrutaient :
« La compagnie des V.I.P. de Winneba ne vous réussit pas ! faisait observer
Roger. Vous avez l’air de plus en plus triste. »
Il méprisait la clique de Wiinneba :
« Pauvre Nkrumah ! Personne ne se soucie de développer ni de moderniser
l’Afrique. Son bel institut idéologique n’est qu’un haut lieu de booze, de
ripaille et de baises.
— Ce qu’il te faut, coupait Jean, c’est un amoureux ! »
Bien sûr, je m’étais bien gardée de leur parler de Kodwo Addison.
D’ailleurs, qu’y avait-il à en dire ? Cette liaison ne signifiait rien.
« Jamais deux sans trois
et le troisième est fatal »
Proverbe guadeloupéen

Lors de mes week-ends à Accra, je passais aussi beaucoup de temps avec


Lina Tavares. Je l’accompagnais à ces « house-parties » dont le caractère
frénétique me changeait de mes longues soirées solitaires à Winneba. Lina
passait des bras d’un homme à ceux d’un autre. La raison de ce qui aurait pu
sembler de la légèreté, m’expliquait-elle, était qu’elle voulait oublier ses
souvenirs trop douloureux. Ses deux enfants avaient pour père Santiago de
Carvalho, un planteur portugais chez qui elle se louait depuis ses quinze ans.
Il ne l’avait ni violée ni engrossée de force. Elle l’aimait. J’étais stupéfiée,
voire choquée de l’entendre. À l’époque, un couple mixte me semblait une
aberration. Lina riait aux éclats quand je lui exposais gravement mes idées :
« Un homme que tu aimes n’a pas de couleur pour toi ! me répétait-elle. Tu
l’aimes, c’est tout. »
Santiago avait été assassiné sous ses yeux par d’autres Portugais qu’irritait
sa trop grande familiarité avec les Africains. Elle était parvenue à s’enfuir
avec ses petits et avait rejoint les rangs du P.A.I.G.C. Là, on lui avait appris à
lire, à écrire et elle était devenue puéricultrice. Si en fin de compte elle se
trouvait au Ghana, c’était pour échapper à l’extermination des membres de
son réseau par la police portugaise.
Le pire pour moi est qu’elle n’entendait refaire sa vie qu’avec un autre
Blanc comme Santiago.
« Les Africains ne valent rien ! affirmait-elle. Ils ne savent que tromper,
battre leurs femmes et manger tout l’argent du ménage. »
Son rêve n’était pas irréalisable. Le Ghana était rempli de Blancs, des
Anglais surtout, mais aussi des Américains et des Européens de toute origine,
lassés comme Roger et Jean de la politique de leurs pays et désireux de
respirer un autre air. Ils se mariaient parfois avec des Africaines. Le plus
célèbre était l’Irlandais Connor Cruise O’Brien, vice-chancellor de
l’université de Legon, qui après un bruyant divorce s’était remarié à une
poétesse congolaise. Un soir de la fin mars, je m’en souviens parfaitement,
Lina m’emmena chez Alex et Irina Boadoo qui baptisaient leur dernière-née.
C’était un couple de métis très branchés, lui, architecte, elle, ancien
mannequin qui avait fait la couverture de Cosmopolitan. Leur splendide villa
débordait de monde et les buffets, disposés dans le jardin, étaient pris d’assaut.
Je venais à grand-peine de trouver un siège où m’asseoir quand un homme
s’inclina devant moi et me dit avec un accent anglais si pur que dans cette
bouche africaine il semblait affecté :
« Voulez-vous m’accorder cette danse ? »
C’est par cette phrase rabâchée, par ce super cliché que débuta ma troisième
passion. Elle devait être aussi douloureuse que les deux précédentes, mais
pour des raisons fort différentes.
Celui qui me faisait cette proposition s’appelait Kwame Aidoo. Il était
avocat, ayant étudié le droit à Lincoln College à Oxford. Après avoir exercé
quelques années à Chancery Lane à Londres, il venait de rentrer à Accra et
habitait chez Alex Boadoo qui était son cousin. Physiquement, c’était
exactement le genre d’homme que j’aimais : pas très grand, très noir, très
chevelu, avec des yeux mélancoliques et étincelants à la fois. Il portait avec
une sorte d’ostentation son élégant costume de tergal sombre d’une coupe
italienne. Car l’habit au Ghana faisait le moine. Généralement, les hommes
s’habillaient comme Kwame Nkrumah, soit de ce qu’on appelait des political
suits, sorte de tuniques à quatre poches soit, lors des cérémonies, de lourds
kentes.
Je ne sais pas danser, je le répète. J’allais donc décliner l’offre quand d’une
main inflexible, il me saisit le poignet et m’entraîna parmi les danseurs. Mal
assurée, je fis de mon mieux. Le morceau enfin terminé, nous trouvâmes deux
sièges sur la véranda. Là, nous passâmes les moments suivants à nous raconter
nos vies. Il apprit avec horreur et stupéfaction que j’enseignais à Winneba.
« Vous ? Dans un endroit pareil ! » s’exclama-t-il.
J’avais pas mal d’autres choses à avouer :
« Je suis mariée. Mais je vis séparée de mon mari qui est en Guinée. »
Après un silence, j’assénai :
« J’ai quatre enfants. »
Il sembla pris de court, interrogeant avec incrédulité :
« Combien ?
— Quatre », répétai-je.
Il eut ce sourire gamin qui m’avait déjà enchantée :
« Nobody is perfect, comme dit Billy Wilder. »
C’était pour employer l’expression de Seyni à propos de Louis Gbéhanzin,
un « féodal ». Héritier de la famille dirigeante du petit royaume d’Ajumako, à
l’est d’Accra, il haïssait Kwame Nkrumah et la clique du C.P.P. qui, à l’instar
de Sékou Touré et du P.D.G. en Guinée, dans leur entreprise de modernisation
du pays cherchaient à réduire à néant les pouvoirs de la chefferie
traditionnelle.
« Je vous emmènerai à Ajumako, promit-il, et vous verrez de quelle
dévotion on nous entoure. Mon père a 87 ans et selon la coutume, on a déjà
commencé les cérémonies de ses funérailles. Je ne m’assiérai pas sur le stool
(trône), je suis trop occupé par mon métier, mais mon frère Kodjo sera
intronisé à ma place. »
De tels propos ajoutaient à la magie de l’instant. Vers minuit, nous
montâmes dans la chambre d’un des fils d’Alex qu’il occupait, tapissée, en
lieu et place des inévitables portraits de Kwame Nkrumah, de photos des
Beatles qui venaient d’être découverts et déchaînaient l’hystérie à travers le
monde. J’étais anéantie de bonheur. Mon corps et mon cœur avaient retrouvé
leur langage.
Je revins à Winneba à un train raisonnable, cette fois, car pendant le trajet,
je revivais les moments que je venais de connaître et réfléchissais à l’avenir. Il
me fallait me débarrasser de Kodwo Addison. Il n’était plus question de faire
l’amour avec lui. À peine arrivée à Winneba, je me jetai sur du papier à écrire
et je rédigeai à son intention une lettre que je lui fis porter, séance tenante, par
Adeeza. Je l’informais que je ne voulais plus le revoir. Tout était fini entre
nous.
Pourquoi cette hâte, cette brutalité ? De quoi est-ce que je me libérais ? La
journée se passa sans incident. Comme à l’accoutumée, ma salle de cours était
aux trois quarts vide, ce qui ne me troublait plus. Après le déjeuner, je pris le
café chez les Téhoda.
Vers 18 heures, une Mercedes noire s’arrêta devant ma porte et Kodwo
Addison en personne en descendit, entouré de ses gardes du corps qui se
postèrent en faction sur ma petite galerie. De son pas lourd, il entra dans le
bungalow.
« Je veux que vous me répétiez, fit-il calmement, ce que vous m’avez écrit.
Je veux vous l’entendre dire et je veux entendre vos raisons. »
Je m’exécutai d’une voix malgré moi tremblante. Il me fixa d’un air
désemparé qui me surprit :
« Vous ne me donnez pas vos raisons. Qu’est-ce que je vous ai fait ?
Qu’est-ce que tout cela signifie ? Y a-t-il un autre homme ? »
J’aurais pu affirmer le contraire. Le mensonge ne m’a jamais fait peur. Au
contraire. Je répondis par l’affirmative. Sans mot dire, il se prit la tête entre les
mains, resta un long moment immobile tandis que pour la première fois je me
demandais ce qu’il éprouvait en réalité pour moi. Ensuite, soudainement
vieilli, il se leva et retourna à sa voiture.
Je demeurai confondue. Visiblement, il avait été blessé. Je finis par me
convaincre que c’était dans son orgueil. Un homme aussi important, qui
mangeait à la table du Président ne pouvait tolérer d’être trahi par une
mauviette. Je passai la nuit à me persuader que je n’avais rien à me reprocher.
Le lendemain, mes enfants venaient de partir pour l’école, quand un garde
frappa à ma porte. Après un salut militaire, il me remit une mince enveloppe.
Elle contenait un bref pli signé « Kodwo Addison, Directeur » qui
m’apprenait que mes fonctions d’instructeur de français au Winneba
Ideological Institute étaient révoquées. Je devais sur-le-champ évacuer mon
bungalow et en rendre la clé au service du logement.
Cette mise en demeure résonnait d’un son déjà entendu. À Flagstaff House,
on avait agi de façon identique avec moi quand Elman avait retiré sa
« garantie révolutionnaire ». J’expliquai la situation à Adeeza qui fondit en
larmes. Moi, les yeux secs, je fis mes valises. Quand les enfants revinrent,
après un déjeuner sur le pouce, je les entassai dans la Triumph et je pris la
route d’Accra. Ils m’accablaient de questions. Pourquoi partions-nous ? Où
allions-nous ? Que feraient leurs amis Téhoda en trouvant notre porte close ?
N’allions-nous plus jamais revenir à Winneba ?
Roger et Jean ne furent pas outre mesure surpris de nous voir débarquer
chez eux :
« Que s’est-il passé ? » interrogèrent-ils.
Je ne pus me résoudre à avouer la vérité et j’inventai une histoire à laquelle
ils ne crurent ni l’un ni l’autre. Jean me le confia par la suite quand je me
décidai à dire ce qui s’était réellement passé.
« J’ai toujours su que cela finirait mal pour vous ! » grommela Roger.
Au fond de moi, je n’étais pas entièrement surprise. J’avais toujours su que
je n’étais pas à ma place à Winneba et quelque part, j’attendais la fin du sursis.
Pour cette raison, peut-être, je m’opposai à ce que Kwame Aidoo en sa qualité
d’avocat prenne ma défense et tente d’invoquer des droits sociaux. Un fait du
prince m’avait introduite à Winneba. Un autre m’en délogeait. Kwame Aidoo,
au contraire, n’arrêtait pas de fulminer :
« Le Ghana est une jungle ! Sans règles, sans lois ! J’ai honte d’appartenir à
un pareil pays. »
« La vie est un long fleuve tranquille »
Étienne Chatiliez

Roger Genoud devait se vanter d’avoir joué au Père Noël dans ma vie. Et
Père Noël, il le fut. Moins de quinze jours après mon renvoi de Winneba, il
m’engagea chez lui au Ghana Institute of Languages. Du coup, il me fit
attribuer, dans le quartier résidentiel de Flagstaff House, une maison
traditionnelle en bois de dix ou douze pièces, entourée d’un jardin où
poussaient à profusion des rhododendrons et des azalées. Je me rappelle le
ravissement des enfants, explorant les coins et recoins de leur nouvelle
demeure.
« C’est là qu’on va habiter maintenant ?
— C’est plus joli qu’à Winneba ! » conclut Aïcha.
Je me torturais au sujet des petits. En apparence, ils semblaient bien tolérer
la multitude de changements qui survenaient dans leur existence. Mais il
m’était difficile de croire qu’au plan psychique, ils ne souffraient de rien. Qui
peut dire avec certitude ce qui se passe sous le front lisse d’un enfant ? Ils
faisaient tous les quatre pipi au lit et Adeeza passait des heures à laver des
draps. Ils faisaient fréquemment des cauchemars. Denis se rongeait les ongles
jusqu’au sang. Tous ces signes n’étaient-ils pas inquiétants ? Je cherchai
frénétiquement l’adresse d’un pédo-psychiatre et finis par en dénicher un à
Korle Bu Hospital. Malheureusement, il fallait des mois pour obtenir un
rendez-vous et je finis par y renoncer.
Comme Kwame Aidoo s’exaspérait de la lenteur des travaux de
construction de sa villa, je lui proposai de venir vivre avec moi. Il accepta sans
enthousiasme, car selon la tradition ghanéenne, un homme ne s’installe pas
chez une femme. Entourée de l’homme que j’aimais et de mes petits, j’aurais
dû atteindre à la plénitude du bonheur.
Hélas ! Il n’en fut rien.
Très vite, un obstacle se dressa entre nous, obstacle que je n’aurais jamais
prévu : les enfants. Kwame me signifia sans ambages qu’à l’exception de
Denis que Jean Dominique avait abandonné avant sa naissance, ce n’était pas
à moi de les élever. Je faisais de mes filles des étrangères, des terres
rapportées alors qu’elles possédaient un père et appartenaient à la vibrante
communauté des Malenkés de Guinée. En attendant, comme il jugeait que
tous ces enfants m’étouffaient, il édicta une série de règles visant à me libérer.
D’abord, il fit aménager au sous-sol une salle de jeux dans laquelle les quatre
enfants étaient virtuellement tenus prisonniers puisqu’ils n’avaient plus accès
aux pièces du rez-de-chaussée : living-room, salon, bibliothèque. Ils devaient
prendre leurs repas avec Adeeza dans une pièce avoisinant la cuisine. Ils ne
devaient sous aucun prétexte pénétrer dans notre chambre à coucher ou notre
salle de bains où Sylvie-Anne et Aïcha aimaient tant venir toucher à mes
parfums, à mes crèmes et à ma brillantine. Le fragile Denis fut déclaré gardien
de ses sœurs dont il devait superviser le travail et animer les jeux, surtout
pendant les week-ends, car dès le vendredi soir, Kwame exigeait que je
l’accompagne à Ajumako.
Cet endroit figure dans une de mes premières pièces de théâtre : Mort
d’Oluwemi d’Ajumako. J’aimais son étrange architecture, ses cases en rondins
agrémentées de motifs faits de boue séchée. Quand la nuit venait, sous le ciel
d’encre, les femmes relevaient leurs triples jupes et dansaient comme des
furies sur la place du village. Leurs ombres se profilaient sur les façades
qu’éclairait la lueur rougeâtre de quelques torches. Kweku Aidoo, le souverain
et le père de Kwame, ayant accompli ses vingt ans de règne, se préparait à la
mort. Toute la journée et une bonne partie de la soirée, Kwame et son jeune
frère qui devait monter sur le trône recevaient les doléances des sujets dans la
case aux audiences. Aux repas, on ne comptait jamais moins d’une trentaine
de convives, parlant exclusivement leur langue maternelle. Quand je me
plaignais de ne rien comprendre à ce qui se passait autour de moi, Kwame
haussait les épaules et me lançait une nouvelle variante de la recommandation
entendue tant de fois :
« Tu n’as qu’à apprendre à parler le twi. »
Heureusement, il avait une sœur, Kwamina, qui baragouinait l’anglais. Elle
avait été mariée à un prince du sang, mort peu après leur union. Sans enfants,
elle ne faisait rien de ses jours. Une servante s’occupait de la laver, une autre
de l’habiller, une troisième de la couvrir de bijoux. Ensuite, on la portait
jusqu’à une couche installée dans la cour où une quatrième servante l’éventait
tandis qu’une coiffeuse dessinait des torsades dans sa chevelure touffue. Ainsi
parée, elle donnait sa main à baiser à des dizaines de suppliants. Pour meubler
son temps, elle m’abreuvait de légendes de la dynastie régnante.
Le souverain Kweku Aidoo, connu pour sa cruauté et ses excès, après ses
vingt ans traditionnels de règne, n’abandonnait pas le pouvoir. Ses grands
prêtres avaient beau le supplier, il s’accrochait à son trône et avait décidé de
défier les ancêtres en prenant une nouvelle femme alors qu’il en avait déjà
plus d’une vingtaine. Il jeta son dévolu sur une vierge de onze ans, ce qui était
un crime. La nuit de ses noces, avant qu’il ait pu consommer sa jeune
épousée, il avait été pris d’un mal inconnu et était mort dans d’horribles
souffrances sans que ses médecins aient pu le soulager.
Par intervalles, au cours de la journée, je pensais à mes enfants et j’avais
l’impression d’être une horrible marâtre.
Pendant les grandes vacances, je reçus de nombreuses visites. Eddy,
Françoise Didon, attirées par la réputation du Ghana, seul pays d’Afrique,
assuraient les spécialistes, à sortir du sous-développement ; ma sœur Gillette,
écrasée par un nouveau drame conjugal. Décidément, Jean faisait des siennes.
Lui, le catholique pratiquant, fils de catholiques pratiquants, s’était amouraché
d’une belle prénommée Fatou-Beaux-Yeux. Il s’était marié avec elle selon le
rite musulman et, abandonnant sa famille, s’était ensuite installé dans une
luxueuse villa de la Cité des ministres. S’il n’avait pas divorcé d’avec Gillette
alors qu’il ne l’aimait plus, c’est qu’il avait pitié d’elle, orpheline, et apatride.
Toutes ces femmes très différentes l’une de l’autre se rejoignirent sur un
point : leur antipathie pour Kwame Aidoo.
« Si tu n’aimes pas mes enfants, c’est que tu ne m’aimes pas, moi non
plus ! » martelait Eddy, horrifiée de la manière dont il traitait les petits.
Gillette retrouvait sa verve pour le fustiger, utilisant la pire injure
guinéenne :
« C’est un contre-révolutionnaire. »
Toutes trois m’enjoignirent de mettre fin à cette détestable liaison.
« Tu vas le regretter ! » prédisait Françoise.
J’étais bien incapable de suivre leurs conseils. J’aimais passionnément
Kwame. Ce n’était pas une simple passion physique comme avec Jacques.
J’admirais son intelligence et son immense culture. Son dieu, bien sûr, était
J.B. Danquah, le rival malheureux de Kwame Nkrumah, qu’il révérait comme
un martyr.
« C’est lui qui a proposé de rebaptiser notre pays le Ghana ! affirmait-il.
Kwame Nkrumah a volé son idée. »
À cause de lui, je m’attelai à la lecture de l’ouvrage de Danquah, Akan
Doctrine of God (1944) auquel, je dois l’avouer, je ne compris pas grand-
chose.
Depuis que j’avais découvert Aimé Césaire et les poètes de la Négritude, je
n’accordais que peu de crédit aux productions culturelles européennes. Cette
tendance avait été exacerbée par mes années en Guinée, les préceptes de
Sékou Touré et du P.D.G. m’ayant malgré moi influencée. J’étais convaincue
qu’il fallait se méfier des ruses et des pièges que ne cessait de fomenter
l’Occident capitaliste. Avec Kwame Aidoo, il en allait tout autrement. Ainsi,
« L’Afrique aux Africains », ce concept d’Edmond Wilmot Blyden que j’avais
tant admiré, lui paraissait absurde et, en fin de compte, dangereux :
« L’Afrique appartient à tout le monde, à tous ceux qui la comprennent et
veulent communiquer avec elle. Un de ses malheurs justement est d’avoir
vécu trop longtemps isolée. »
Il professait la plus vive admiration pour ce J.F. Kennedy dont j’avais
appris l’assassinat, on s’en souvient, avec tant d’indifférence. Il connaissait
par cœur ses discours et les déclamait.
Combien de fois ai-je entendu la tirade :
« My fellow citizens of the world, ask not what America will do for you,
but what together we can do for the freedom of man. »
Il admirait aussi Gandhi, Nehru et… le général de Gaulle. Il adorait la
musique, toutes les formes de musiques. Nous nous levions, nous mangions,
nous nous couchions dans le tumulte des symphonies, des concerti, des
requiems, mais aussi des high lifes, des calypsos et de la salza. C’est à partir
de ces années-là que la musique est devenue partie intégrante de mon
existence.
Je dois aussi reconnaître que ses origines m’impressionnaient. À cause de
lui, je tentai de déchiffrer la symbolique et le complexe fonctionnement des
sociétés précoloniales. Grâce aux ouvrages de R.S. Rattray, je découvris
l’horreur des sacrifices humains que pratiquaient autrefois les Ashantis. À la
mort de chaque Asantehene, Empereur, des centaines d’hommes et de femmes
étaient mis à mort ou enterrés vivants. Quand, épouvantée, j’interrogeai
Kwame à ce sujet, il réagit avec une désinvolture qui me confondit :
« Ne parle pas comme les Anglais qui ne comprennent rien à ces choses-là.
Il s’agissait d’esclaves, qui ne demandaient qu’à suivre leur souverain dans la
mort. C’était pour eux un honneur. Et un bonheur. »
Voulant en savoir davantage sur ce qu’étaient devenus ces redoutables
Ashantis, j’invitai Françoise Didon à se rendre à Kumasi, capitale de leur
défunt empire, avec les enfants et moi. Elle commença par me faire jurer de
conduire à une allure raisonnable, car personne n’acceptait de monter en
voiture avec moi, Gillette allant jusqu’à affirmer qu’inconsciemment, je
recherchais le suicide.
Au sortir d’Accra, nous fûmes happés par une forêt bien plus dense que
celle qui séparait Bingerville d’Abidjan. Nous voyageâmes pendant des heures
dans une pénombre à la fois douce et oppressante. Attirés par la lueur des
phares, des animaux, impossibles à identifier, surgissaient d’entre les troncs
massifs. D’autres hululaient ou glapissaient ou jacassaient. Des oiseaux
invisibles pépiaient. Écrasés par la puissance de la nature, même les enfants se
taisaient. L’Asantehene Agyeman Prempeh II avait été, lui aussi, le rival de
Kwame Nkrumah dans sa destruction des autorités traditionnelles. En fin de
compte, il avait été réduit à un rôle purement cérémoniel. À la télévision, je
l’avais souvent vu, grand vieillard décharné en tenue traditionnelle dominant
de la tête sa très belle et très jeune épouse, habillée par de grands couturiers.
Ce contraste me fascinait. Nana Agyeman Prempeh II habitait au centre de
Kumasi un élégant palais, entouré de colonnades de bois. Malheureusement,
nous ne pûmes nous mêler à la foule des visiteurs de toutes origines qui se
pressaient sur ses galeries. À cause des enfants, les gardes nous en interdirent
l’accès. Nous dûmes traîner par les rues inondées de soleil de la petite ville,
dévorer du poulet grillé dans une gargote. Vers quatre heures, nous revînmes
devant le palais de l’empereur pour un spectacle haut en couleurs. Drapé dans
son lourd kente, les pieds protégés par d’énormes et symboliques sandales, car
ceux-ci ne devaient jamais être en contact avec la terre, Nana Agyeman
Prempeh II faisait sa promenade comme chaque après-midi. Il reposait sur une
sorte de divan couvert de peaux de bêtes que des serviteurs portaient sur leurs
épaules. Le précédaient et le suivaient des courtisans ployés en deux en signe
de respect, le visage couvert de cendres, psalmodiant des litanies pendant que
des musiciens soufflaient bruyamment dans des trompes et que des acrobates
exécutaient mille tours. La foule, massée au passage du cortège, composée
aussi bien d’étrangers que d’autochtones, hurlait son admiration. J’aurais pu
être choquée par un étalage si « féodal ». Un mortel pareillement vénéré,
assimilé à un Dieu ! Au contraire. Cette scène d’un autre temps me dessilla les
yeux et me permit de répondre à une question qui me taraudait. Ceux qui
comme Kwame Nrumah, Hamilcar Cabral, Seyni, peut-être Sékou Touré et les
révolutionnaires, abordaient l’Afrique et son passé anté-colonial, avec des
notions modernes et en fin de compte occidentales, telles que justice pour
tous, tolérance, égalité, non seulement ne la comprenaient pas, mais lui
faisaient le plus grand tort. L’Afrique était une complexe construction
autarcique qu’il fallait accepter en bloc avec ses laideurs et ses trouvailles de
splendeur. Accepter et même chérir. Car viendrait le temps de la colonisation,
qui serait celui du mépris aveugle et de la destruction par les Européens. Les
tenants de la Négritude péchaient, quant à eux, par excès d’idéalisme. Ils ne
voulaient retenir que des beautés défuntes qu’ils prétendaient éternelles.
J’étais si bouleversée d’avoir eu « cette illumination » que malgré les
protestations terrifiées de Françoise, je fonçai à tombeau ouvert sur la route
qui nous ramenait à Accra. Après une cinquantaine de kilomètres, des
policiers m’arrêtèrent. Deux d’entre eux s’approchèrent cérémonieusement de
la voiture et portèrent leur main à leur casquette :
« Avec tous ces jeunes enfants ! s’exclama l’un d’eux d’un ton de reproche.
— Vous savez à quelle vitesse vous rouliez ? » fit l’autre.
Sur ma dénégation, il précisa :
« 180 miles à l’heure.
— Vous êtes à la merci d’un pneu qui éclate, d’un objet qui traîne sur le
goudron ! » renchérit le premier.
On disait pis que pendre des policiers ghanéens. On les accusait d’être
corrompus, prêts à tout pour quelques cedis. Je n’osai le vérifier et leur
proposer un bakchich. Je me laissai dresser une énorme contravention et payai
l’amende. Françoise respira, car, échaudée, je poursuivis le trajet jusqu’à
Accra très calmement.

Quelques jours plus tard, malgré cette expérience malheureuse, je la
convainquis d’aller avec moi évaluer les ravages de la rencontre
Afrique/Occident. Autrefois, dans des forts disséminés le long de la côte
étaient parqués les malheureux individus qui devaient partir en esclavage :
Cape Coast, Elmina, Dixcove, Anomabu, Takoradi. Le ministère du Tourisme
venait d’aménager ces mastodontes de pierres en hôtels de quatre voire cinq
étoiles. Les touristes, surtout les Africains-américains, s’y pressaient. Cette
démarche commerciale me choquait comme me choqua vingt ans plus tard
l’exploitation de Robben Island où avait été détenu Nelson Mandela. Des
Suédois, des Japonais, des Américains de toutes couleurs y faisaient cliqueter
leurs caméras.
À Elmina, des autobus déversaient des flots d’Africains-américains. Alors
qu’ils venaient se recueillir sur les lieux d’où avaient gémi leurs ancêtres
avant d’être embarqués dans le Passage du Milieu, ils étaient salués par les
cris moqueurs de cohortes de gamins :
« Obruni (Étranger) ! Obruni ! »

Dans son livre Lose your mother (2007), Saidiya Hartman déplore ce
rendez-vous manqué d’Elmina et avoue qu’elle ne s’est jamais sentie plus
étrangère non seulement à cause de son origine, mais de sa mise. Et c’est vrai
que les Africains-américains tranchaient par leur apparence ! On peut même
dire qu’ils avaient une touche impayable ! Hommes et femmes coiffés de trop
volumineux afros, marchant trop vite, suant à profusion sous le soleil
implacable, à cause de leurs vêtements de vinyle, affirme Saidiya Hartman. La
présence des enfants agissait sur eux comme un aimant. Aux restaurants, ils
s’approchaient de notre table :
« Qu’ils sont adorables !
— Ils parlent le français ! s’émerveillaient certains.
— Je parle aussi l’anglais ! » répliquait Aïcha.
Ils s’esclaffaient.
Petit entracte dans le ventre de Dan

Les vacances se terminèrent et le flot de visiteuses se tarit. J’éprouvai alors


un sentiment qui me surprit : le désir d’être seule avec moi-même. Apaiser les
tensions, éviter les frictions trop graves dans mon entourage était une tâche
quotidienne qui m’épuisait. Denis et Sylvie-Anne partageaient une peur bleue
de Kwame et sa présence les liquéfiait. Aïcha se situait du côté de la rébellion
et était portée à l’insolence :
« Ce n’est pas mon père. Ce n’est pas mon beau-père, puisque tu n’es pas
mariée avec lui ! disait-elle de sa petite voix implacable. Alors, pourquoi nous
commande-t-il ? Pourquoi habite-t-il chez nous, d’abord ? »
Kwame n’était attaché qu’à la dernière-née, Leïla, qui ne le lui rendait pas
et pleurait dès qu’il s’approchait d’elle.
Quand je lui fis part de ma lassitude, Kwame ne fit aucun commentaire. Il
se borna à me conseiller un court voyage hors du pays. Adeeza était très
capable. Qu’avais-je à redouter ? Quant à lui, pour éviter tout drame, il
retournerait quelques jours chez son cousin Alex.
La mort dans l’âme, j’achetai donc un billet pour une des excursions à bon
marché qu’organisait la Black Star Line, la compagnie aérienne nationale, en
direction du Dahomey qui ne s’appelait pas encore le Bénin. J’ai raconté dans
Le cœur à rire et à pleurer que mes parents ne m’avaient jamais expliqué
l’origine des diasporas africaines et que j’étais fort ignorante à ce sujet.
Néanmoins, les récits de Louis Gbéhanzin sur son histoire familiale ainsi que
d’innombrables programmes culturels au Ghana m’avaient permis d’en
apprendre un peu plus, même si par nature j’étais et je demeure plus angoissée
par le présent et surtout par le futur que par la connaissance du passé, ce qui
peut sembler paradoxal, venant d’une adepte de la Négritude. Que vont
devenir nos sociétés qui restent opprimées et marginales ? Quelle place
occuperont-elles dans le monde qui se construit, pratiquement en dehors
d’elles ? Seront-elles éternellement « subalternes » ? J’ignorais alors que je
devais être la première présidente du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage,
créé pour assurer la mise en exécution de la loi Taubira qui en 2001 a fait de
l’esclavage un crime contre l’humanité. À l’époque, je ne connaissais pas
grand-chose du Dahomey, à part ce que m’en apprit un opuscule sur la
mythologie Fon, hâtivement acheté à l’aéroport d’Accra.

J’embarquai aux aurores dans un appareil bondé d’Africains-américains.
J’étais surprise que mes enfants ne me manquent pas davantage. Au contraire.
Être séparée d’eux me procurait un surprenant sentiment de liberté.
Cependant, je n’eus pas le loisir de me plonger dans les affres de
l’introspection. Après quelques minutes de vol, la jeune femme assise à ma
gauche se présenta :
« Sister, je m’appelle Amy Evans. Je suis sculpteur. »
Puis, elle m’annonça fièrement que ses ancêtres venaient de Ouidah, petite
ville du sud du Dahomey.
« Comment pouvez-vous en être si sûre ? » fis-je d’un ton circonspect.
Elle m’expliqua la nouvelle mode qui faisait fureur parmi les Africains-
américains. Moyennant quelques centaines de dollars, il était possible
d’obtenir, d’une association composée d’historiens de premier plan, un arbre
généalogique certifié. En mon for intérieur, je me demandai dans quelle
mesure mon existence serait modifiée si je pouvais, par-delà les Boucolon et
les Quidal qui composaient respectivement ma famille paternelle et
maternelle, localiser avec précision le lieu d’origine de mes ancêtres. Je n’eus
pas le temps de trouver la réponse à cette question, car Maya Glover, ma
voisine de droite, intervint :
« Sister, je suis Maya Glover. »
À l’en croire, ne se comptaient plus les naïfs, escroqués dans cette
recherche de leur généalogie par des historiens sans scrupules. Les deux
femmes discutèrent âprement, sans parvenir à un accord. Malgré leurs
divergences, nous quittâmes l’avion les meilleures amies du monde et prîmes
place côte à côte dans l’autobus qui nous conduisit dans un hôtel de Cotonou.
Nous eûmes à peine le temps de nous rafraîchir que nous dûmes remonter
dans le car et prendre la direction de Ouidah qui abritait le temple des
serpents. Mon opuscule touristique m’avait instruite du rôle considérable joué
par Dan, le serpent. Né des excréments sacrés des deux déesses fondatrices du
monde, Mawu et Lisa, il avait contribué à la création de l’univers et grâce à
ses écailles, il assurait son maintien en équilibre.
Un bruyant marché regorgeant de fruits et de légumes magnifiques jouxtait
une petite case aux murs de terre. Là, s’ébattait une douzaine d’énormes
pythons, noirâtres et comme passés au vernis. Les uns rampaient sur le sol.
D’autres se lovaient les uns sur les autres cependant que les prêtresses aux
seins et aux pieds nus attachées à leur service psalmodiaient des prières. Pas
dégoûtés, nullement effrayés, les Africains-américains se saisirent des reptiles
à pleines mains tandis que ces horribles créatures ouvraient leurs yeux
somnolents et tiraient leurs langues roses. Le cœur me manqua tout à fait
quand la frêle Amy Evans tenta d’enrouler un de ces mastodontes autour de
son corps. Elle semblait en transes, les lèvres tremblantes et les yeux brillant
de larmes.
Je battis en retraite et me retrouvai dehors au milieu de la foule bruyante du
marché. Là, j’achetai des fruits inconnus, simplement parce qu’ils étaient
beaux, savourant à chaque instant cette joie que j’avais oubliée : celle de la
liberté.
« Vous n’êtes pas restée bien longtemps dans le temple ! me fit observer
Amy d’un ton de reproche quand elle me rejoignit. C’était magique ! »
Magique ? Je gardai ma répulsion pour moi et nous remontâmes dans
l’autobus.
La prochaine visite, celle de la maison d’un personnage hors du commun,
Chacha Ajinakou, fut moins spectaculaire. Chacha Ajinakou, de son vrai nom
Francisco de Souza, était un Brésilien, arrivé au Dahomey comme
fonctionnaire. Il était chargé de tenir le registre des sorties d’esclaves du fort
San Joào d’Ajuda. Puis il avait gagné la faveur du roi Guézo et était devenu
son protégé. Promu au rang d’agent exclusif des ventes du bétail humain, il
avait continué la pratique de l’esclavage même quand la traite avait été
interdite, d’abord par les Anglais, puis par les Français. Bien après 1818,
grâce à lui, des négriers aux flancs lourds faisaient voile vers le Brésil et vers
Cuba. La demeure de Chacha, fort coquette, comprenait une douzaine de
pièces, regorgeant du mobilier le plus hétéroclite, fauteuils, canapés, sofas,
tables de toutes hauteurs, commodes, lits à baldaquin. Dans un salon trônait
un portrait en pied. Chacha n’était pas beau, mais imposant. Son énorme nez
busqué s’avançait comme un pic au milieu de sa face large et carrée. Il était
coiffé d’une calotte noire ornée d’un gland qui lui retombait sur l’oreille. Dans
la vaste cour de la demeure, s’élevait le baracon de sinistre mémoire, c’est-à-
dire l’entrepôt où les captifs attendaient le vaisseau négrier qui les emmènerait
en exil.
Quelques années plus tard, alors que je réunissais de la documentation pour
mon ouvrage Ségou, un historien béninois me révéla que tout cela, maison,
portrait, baracon, était apocryphe, créé de toutes pièces par le ministère du
Tourisme. N’empêche ! Ce premier séjour touristique enflamma mon
imagination. Ces mythes, ces légendes, le récit de ces tensions entre les natifs-
natals et les « Agoudas », ainsi qu’on appelait les esclaves du Brésil qui
parvenaient à acheter leur liberté et à revenir au pays illuminent les pages de
ce roman écrit vingt ans plus tard. Leur influence sur mon imaginaire fut telle
que, sacrifiant peut-être à la cohésion de mon récit, je tins à ce qu’un de mes
héros, un fils Traoré, Malobali, bourlingue jusqu’au Dahomey.
Notre hôtel était situé en bordure de mer, sur une très jolie plage. Le soir
venu, tandis que nos compagnons de voyage se baignaient avec des cris de
gosses, Amy, Maya et moi, nous prîmes place au bar. Nous vidâmes force
verres et il en résulta un vin triste. Presque en larmes, chacune de nous
déblatérait contre son partenaire et y allait de l’exposé détaillé de ses griefs. À
ma propre surprise, je m’entendis déplorer l’égoïsme de Kwame, ce que je ne
m’étais jamais avoué. Nous en vînmes à une interrogation commune :
pourquoi les hommes gâchent-ils ainsi l’existence des femmes ?
« Les hommes noirs ! précisa Maya rejoignant Lina sans le savoir. Tout
provient de la manière dont ils ont été éduqués. Leurs mères, leurs sœurs, la
société dans son ensemble les traitent comme des dieux à qui rien n’est
interdit. »
Maya enseignait au célèbre Medgar Evers College de Brooklyn et donnait à
ses observations une gravité sociologique qui m’impressionna.
Le lendemain, à la première heure, nous prîmes la route pour l’ancienne
demeure des rois du Dahomey, le palais Singboji à Abomey. Mon cœur battait
comme si j’allais retrouver un endroit familier, car Louis Gbéhanzin qui y
avait grandi, joué au ballon dans l’enfilade de cours, m’en avait longuement
parlé. Cependant le palais étant en réfection, nous ne pûmes guère que
déambuler dans la grande cour, prendre des photos, flâner dans une échoppe
de souvenirs où j’eus le bonheur d’acheter Doguicimi, le roman historique de
Paul Hazoumé. Grâce à cette lecture, je pus me représenter le palais dans ses
jours de splendeur quand il s’étendait alors sur une superficie supérieure à
celle de Ouidah et abritait environ dix mille personnes : le roi, ses femmes, ses
enfants, ses ministres, ses amazones, guerrières qui se coupaient un sein pour
mieux tirer à l’arc, son armée ainsi qu’une foule de prêtres, de devins, de
musiciens, de chanteurs, d’artisans, de serviteurs de tous ordres. Dans une aile
dont l’accès était hélas interdit ce jour-là, étaient groupés les tombeaux des
rois, chacun reposant dans une case circulaire, coiffée d’un toit si bas qu’on ne
pouvait y pénétrer qu’en rampant.
Après le déjeuner, nous eûmes droit à des danses et un concert de musique
que je jugeai, quant à moi, totalement dépourvu d’âme, assemblé à des fins
purement touristiques et commerciales. Une demi-douzaine de batteurs en
casaques et pantalons bouffants rouges frappaient en désordre sur leurs tams-
tams tandis que des danseurs exécutaient les figures les plus hétéroclites.
Malgré cette médiocrité, l’assistance semblait comblée. Elle applaudissait à
tout rompre, trépignait et hurlait sa joie.

Que signifiait l’Afrique pour ces touristes africains-américains ? Un
dépaysement dans la dure quotidienneté de leur existence, délimitée par le
racisme et entravée par la lenteur des progrès des droits civils. Dans quelques
jours, ils allaient repartir pour Brooklyn, Washington D.C. ou Ames, Iowa, les
yeux aveuglés de lumière, les oreilles bourdonnantes de sons et de rythmes, le
palais enivré de saveurs inhabituelles. Des images quelque peu barbares et
d’autant plus séduisantes flotteraient dans leur esprit. Ils se repaîtraient du
souvenir du faste des défunts rois, oubliant délibérément les milliers
d’anonymes, leurs ancêtres, qui avaient gémi au fond de la cale des négriers.
Je ne pouvais communier avec eux. Pour moi, l’Afrique ne représentait ni un
dépaysement ni une parenthèse dans mon existence. C’était le périmètre à
l’intérieur duquel je me débattais depuis des années. Je venais de lire une
interview d’une écrivaine africaine-américaine, Paule Marshall. Voyageant au
Kenya, elle ne cessait de répéter combien elle avait été touchée de s’entendre
appeler « sister, sœur » par les Africains. S’il ne suffisait que de cela !
Les vendeuses quand je me rendais au marché, les chauffeurs de taxi, les
petits commerçants qui offraient cigarettes et bonbons acidulés dans leurs
guérites à l’angle de Flagstaff House m’appelaient ainsi. En fait, « sister,
sœur » paraissait simplement une manière polie de dire « mademoiselle » ou
« madame ».
La veille de notre retour à Accra, je me fis prier pour accompagner Amy et
Maya à « L’Œil », une boîte de nuit où se produisait, disait-on, le meilleur
orchestre du pays.
« Toi, une femme noire, tu n’aimes pas danser ! s’exclama Amy, outrée,
pendant que Maya me regardait avec commisération. Tant pis pour toi ! Tu
boiras une coupe de champagne avec nous. »
Le dancing était aussi un fructueux marché du plaisir. Les touristes des
deux sexes en échange de quelques francs C.F.A. se procuraient chaussures à
leur pied. Car c’était cela aussi l’Afrique pour ces visiteurs de passage. Des
hommes réduits aux seules dimensions de leurs pénis, des femmes à la
violence de leur sex-appeal. L’œil était un endroit assez étrange. Fixée au
plafond, un énorme boule de porcelaine blanche, striée de veinules violettes
ou rouges, simulait un globe oculaire et déversait une lumière, tantôt verdâtre,
tantôt jaune, tantôt orangée ou bleuâtre qui transformait les danseurs en
inquiétants extra-terrestres. Nous ne fûmes pas sitôt assises que des dizaines
de mâles audacieusement moulés dans des pantalons de mince toile se jetèrent
sur nous, sans même nous laisser le temps de vider nos coupes de champagne.
Bientôt, mes compagnes, ravies d’être ainsi prises d’assaut, gloussaient de
rire, se levaient pour danser et se frottaient sans vergogne contre ces corps en
rut. J’étais bien empêchée de les imiter, car je n’ai jamais su séparer le plaisir
de l’amour, le sexe du cœur. Pour faire l’amour, il me faut aimer, ou au moins
m’imaginer que j’aime. Ces hommes-là ne m’attiraient pas. Mes amies étant
pareillement occupées, je n’avais plus rien à faire à « L’Œil ». Il ne me restait
qu’à regagner l’hôtel. Sourde aux sollicitations de quelques entêtés, je parvins
à atteindre la sortie de la boîte.
Dehors, parfait contraste avec la frénésie de l’intérieur, la nuit était
silencieuse, impériale, pénétrable. Pas un bruit, hormis le halètement feutré de
la mer. Je distinguai dans le lointain le battement d’un tam-tam.

Le but de mon voyage était-il atteint ? Pour quelques jours, j’avais rompu
avec mon ordinaire. J’avais « frotté et limé ma cervelle contre celle d’autrui ».
Je me sentais prête à réendosser mes habits de forçat.
Si je ne devais jamais revoir Maya, je retrouvai Amy quand je m’installai à
New York en 1995. Elle habitait Staten Island, une maison qu’elle tenait de sa
mère. De son jardin rempli d’écureuils, on avait vue sur la statue de la Liberté.
Nos destins avaient suivi un cheminement quelque peu similaire. Au cours
d’un voyage sur le Joliba, elle aussi avait été frappée par l’extraordinaire
beauté de la région. Depuis, elle tentait d’en restituer la magie à travers ses
sculptures, souvent monumentales. L’une d’entre elles intitulée « Ségou »
trônait dans un musée d’Art moderne en Espagne. Malheureusement, je ne l’ai
jamais vue.
Quand je revins à Accra, Leïla manquait à l’appel. Adeeza m’expliqua que
l’enfant se plaignant d’une douleur à l’aine, elle l’avait emmenée à Korle Bu
Hospital où le pédiatre avait diagnostiqué un abcès. On l’avait donc gardée et
opérée. Tout s’était très bien passé. Mais quand, vingt-quatre heures plus tard,
Adeeza était venue la chercher, elle s’était entendu dire qu’à la suite d’une
épidémie découverte le matin même, les enfants étaient gardés en quarantaine.
Je fus effondrée.
N’était-ce pas le signe que Dieu ne voulait pas que je me sépare de mes
enfants ?
« Lorsque l’enfant paraît… »
Victor Hugo

Quelques semaines plus tard, un coup de fil m’enjoignit de venir récupérer


ma fille à Korle Bu Hospital. Leïla, qui sautait à la corde dans une cour avec
une douzaine d’autres gosses, me regarda m’approcher d’elle sans aménité.
Elle avait complètement oublié le français, en grande partie l’anglais et ne
s’exprimait plus qu’en ga, une langue de la région d’Accra que seule Adeeza
comprenait. Cela renforça encore le lien qui les unissait l’une à l’autre et je
dépéris de jalousie. Au mois d’octobre, mes vacances au Dahomey n’étant
plus qu’un lointain souvenir, les tensions entre les enfants et Kwame ayant
recommencé de plus belle, je reçus une visite que je n’attendais pas : celle de
Condé. Il est certain que mon comportement était des plus hypocrites. J’étais
bien décidée à ne jamais reprendre la vie commune avec lui. N’empêche !
Régulièrement, je lui donnais de mes nouvelles et celles des enfants. Je
n’avais jamais dénoncé notre projet de nous réunir dès que cela serait
possible. Un après-midi, je crus rêver quand j’entendis sa voix si
reconnaissable baragouiner en mauvais anglais dans le bureau voisin :
« Je cherche ma femme, Maryse Condé. C’est bien ici qu’elle travaille ? »
Je sortis en trombe de ma salle de classe. Les dactylos se retenaient de rire,
car il était vêtu à la guinéenne d’un sarouel noir et d’une tunique à rayures
brodée autour du cou. Je l’entraînai à la cafeteria au second étage, déserte à
cette heure. Là, je dus bien avouer la vérité. Je ne vivais pas seule, mais avec
un autre homme. Il n’avait plus de place dans mon existence. En m’écoutant,
il ne manifesta aucune émotion et déclara simplement :
« Cela ne m’étonne pas. J’ai beaucoup hésité avant de venir. Je te connais
tellement. Tu es menteuse, tellement menteuse. Tu ne m’aimes plus.
D’ailleurs, tu ne m’as jamais aimé. »
À ce moment, je fondis en larmes. Larmes de honte. Larmes de remords.
Car j’en étais consciente : j’avais usé et abusé de cet homme. Il me laissa
pleurer sans tenter de me consoler, puis me tendit une de ces horribles
enveloppes brunes guinéennes :
« Tiens ! Voilà la lettre que Sékou t’envoie. »
Le pauvre Sékou Kaba avait, quant à lui, avalé mes mensonges et se
réjouissait à la pensée que notre famille était enfin réunie.
Je forme des vœux, écrivait-il, pour qu’aidés de votre expérience, vous
bâtissiez un avenir solide pour vous et vos enfants.
« Je ne t’ennuierai pas plus longtemps, fit Condé se levant et se saisissant
de sa valise.
— Où vas-tu ? » bredouillai-je, me doutant qu’il n’avait pas un sou en
poche.
Il poursuivit avec dignité :
« Avant de disparaître de ta vie, je veux embrasser mes enfants. »
Nous prîmes place dans la Triumph.
« Tu as une jolie voiture ! commenta-t-il en accommodant ses longues
jambes. Tu sais conduire à présent ? »
En effet, à Conakry, j’avais vainement passé les tests. Recalée à chaque
fois. Trop nerveuse, me disaient les moniteurs. À ce souvenir, je fondis de
nouveau en larmes. Le Ghana Institute of Languages était situé assez loin de
la maison. Je parcourus le trajet à mon train habituel, évitant de justesse les
camions, les autobus, les autres voitures particulières. Condé, silencieux, se
cramponnait à côté de moi.
« Qu’est-ce que tu veux ? me demanda-t-il, terrifié, quand nous fûmes
rendus. Me tuer ? C’est ça que tu veux ? »
À cette heure, les enfants jouaient dans le jardin. La joie stupéfiée qu’ils
manifestèrent à revoir Condé, même celle d’Aïcha, si peu démonstrative
d’habitude, me fit mal. Leur père leur avait-il donc tant manqué ? Ils se
jetèrent sur lui, se battirent pour le couvrir de baisers, tirèrent la barbichette
qu’il s’était laissé pousser.
« Papa doudou ! Papa chéri ! » chantonnait Sylvie d’une voix pâmée.
Pour des raisons que j’ai oubliées, Condé ne s’en alla pas ce jour-là. Il
demeura plus d’une semaine avec nous. Après le dîner, les enfants
envahissaient la chambre qu’il partageait avec Denis, riaient et bavardaient
fort avant dans la nuit. Que pouvaient-ils se dire ? J’étais rongée de jalousie,
Kwame, d’exaspération.
« Va les faire taire ! » m’enjoignait-il.
Quand j’entrais dans la chambre des enfants, leurs facéties me remplissaient
d’un sentiment de culpabilité. Depuis longtemps, je ne les avais pas vus aussi
gais, aussi détendus. N’osant troubler cette atmosphère ludique, je restais là,
un sourire crispé sur les lèvres.
Ce temps-là fut un véritable enfer. Je déconseille à toute femme de partager
un toit avec son ex-mari et son amant, car il ne s’agit pas d’un joyeux ménage
à trois. Kwame traita Condé non pas comme un rival ou comme un complice.
Il se comporta à son égard avec condescendance. C’était un intellectuel, un
diplômé de la prestigieuse université d’Oxford, s’exprimant dans un anglais
châtié face à un baladin, un vulgaire comédien. C’était un homme de haute
naissance, face à un plébéien. On peut dire que deux Afriques étaient face à
face. Curieusement, le mépris que Kwame manifestait à Condé rejaillissait sur
moi, soulignant le caractère navrant de mon mariage. Le plus pénible,
pourtant, c’est qu’il insistait pour que je demande à Condé le divorce et
surtout, pour que je lui rende sans attendre les enfants. Lui qui n’avait jamais
d’argent et pestait continuellement contre ses clients qui ne le payaient pas, il
se déclara prêt à s’acquitter du coût de leurs billets de retour en Guinée.
« Je m’arrangerai avec ma banque ! » assura-t-il.
Chaque soir, il m’apostrophait :
« Lui as-tu parlé ? »
Sur mon bredouillement négatif, il montait dans sa voiture et disparaissait
dans la nuit.
Condé s’embarqua enfin dans l’avion avec un considérable excédent de
bagages. Dans une malle, j’avais entassé à l’intention de Sékou et Gnalengbè
des boîtes de lait concentré, de café en poudre, de thé, de sardines, de
saindoux, de margarine, de thon, de maquereaux, de sauce tomate, de biscuits,
de riz, de couscous. Je parvins à garder les yeux secs en lui faisant mes
adieux. Nous ne devions nous revoir que près de dix ans plus tard à Abidjan
où, exilé, il avait dû se réfugier et chercher du travail. Comme je revenais de
l’aéroport, consolant du mieux que je pouvais les enfants en larmes, Kwame
me guettait de la terrasse :
« Je parie que tu l’as laissé partir sans rien lui dire ? » hurla-t-il.
Là-dessus, il se jeta dans sa voiture et fonça au dehors comme il avait
coutume de le faire. Avec le recul, je crois le comprendre, lui à qui j’en ai
tellement voulu. C’était encore un très jeune homme, nous avions tous les
deux à peine plus de trente ans. Il était un avocat débutant, exerçant un métier
difficile. Il n’avait nulle envie de débuter dans la vie avec quatre bouches à
nourrir. Au plan affectif, il était sûrement jaloux de la place immense que les
enfants occupaient dans mon cœur. Mais il manquait de doigté, de diplomatie
et me brusquait continuellement.
En réalité, malgré moi, une idée cheminait lentement dans mon esprit : je
comprenais que si je voulais « arriver à quelque chose dans la vie », selon
l’expression consacrée, en finir avec la médiocrité dans laquelle je me
débattais, je devais reprendre mes études. Comment y parvenir avec une
pareille charge sur les bras ? Si ma mère avait été en vie, je lui aurais
provisoirement confié mes enfants comme Eddy devait le faire quelques
années plus tard, expédiant son fils Sarry en Guadeloupe afin de préparer
librement des concours des Nations-Unies. Moi, j’étais orpheline, ne
l’oublions pas. Alors, quel recours ? Dans mon désarroi, je songeais
fréquemment à solliciter l’aide des Genoud qui désiraient adopter Aïcha.
Cependant, ma terrible petite fille m’était trop chère et je ne menai jamais ce
projet à exécution.

Ce séjour au Ghana fut certes très douloureux. Cependant c’est de cette
époque qu’on peut dater la naissance de mes premières tentatives de créativité.
Au Ghana Institute of Languages, j’avais la charge de deux classes d’une
vingtaine d’élèves prétendument de niveau avancé. Je n’enseignais donc pas
les premiers rudiments de la langue française et devais plutôt initier mes
classes à l’art de la traduction. Je n’avais aucune qualité pour cela, aucune
préparation à une discipline qui exige un solide métier. En plus, traduire
m’assommait. En fin de compte, pour lutter contre l’ennui que m’inspirait
cette manipulation des textes, je réunis des extraits de mes propres lectures
dont je me chargeais de « faire sentir » la beauté. Je ne possède plus
d’exemplaires de ce recueil. Je crois me souvenir que cet ensemble des plus
hétéroclites réunissait surtout des poèmes : d’Aimé Césaire, de L.-S. Senghor,
d’Apollinaire, de Rimbaud, de Saint-John Perse ainsi que des Pensées de
Pascal, de larges extraits de Frantz Fanon et de la Bible. Tel qu’il était, il
enchanta si fort Roger qu’il le fit imprimer. Dans le jardin de l’institut, il
organisa une party pour saluer sa parution. Comme au Ghana, tous les
prétextes étaient bons pour boire et faire la fête, deux cents personnes
piétinèrent le gazon.
« Vous voilà écrivain ! » jubilait Roger.
C’était la première fois que je voyais mon nom imprimé en couverture d’un
ouvrage. Cela ne me procura aucune joie. Au contraire. Cela m’inspira une
sorte de peur et d’embarras, sentiments que je ressens aujourd’hui encore
quand, lors des signatures, je suis confrontée à une pile de mes romans. Dans
le même temps, Lina qui éprouvait pour moi, sans que je comprenne
pourquoi, la plus vive admiration, me recommanda à la Ghana Broadcasting
Corporation. Une de ses amies, Mme Attoh-Mills, y travaillait et voulait
mettre sur pied une émission hebdomadaire consacrée aux femmes. Rien
d’original, on s’en doute ! Du cuit et recuit ! Il s’agissait d’interviewer des
personnalités féminines sur la manière dont elles parvenaient à mener de front
carrière individuelle, soins à un mari et devoirs de mère. J’acceptai par égards
pour Lina. Je ne pouvais prévoir le bien-être, j’ose dire le bonheur, que
j’éprouverais protégée dans un studio de radio comme dans l’utérus de ma
mère à découvrir comment d’autres femmes réussissaient là où je ne cessais
d’échouer. Je me rappelle un entretien particulièrement intéressant avec la
dramaturge Efua Sutherland. L’émission fut interrompue après trois mois,
faute de moyens. Pourtant, j’avais planté mes crocs dans un plat dont je
n’oublierai plus la saveur. Pendant des années, je fus un des piliers de
l’émission « Mille Soleils » de Jacqueline Sorel à RFI.
Si je tente d’expliquer cette naissance de ma créativité, je n’y vois qu’une
explication. Je retrouvais insensiblement une certaine confiance en moi. Je
n’allais plus, enfermée dans l’obsession de mes manques et de mes échecs.
L’affection que me portaient Roger et Jean m’était viatique, potion
régénératrice. Ils étaient tellement persuadés de mes qualités intellectuelles
que je finissais par y croire. En outre, l’exubérante vitalité d’Accra me
pénétrait. Au Ghana Institute of Languages, les étudiants se pressaient dans
mes classes. Mes cours commençaient de devenir le forum d’idées qu’ils ont
été par la suite.
Un jour dans la cour de la Maison de la Radio, je fus approchée par deux
jeunes inconnues :
« Est-ce que vous êtes Maryse Condé ? me demandèrent-elles. Nous
voulions vous connaître, car nous adorons vos émissions. »
C’était la première fois que j’entendais de telles paroles. J’en fus
bouleversée.

C’est alors que je vécus une étrange expérience. J’étais seule, les enfants
endormis, Kwame, Dieu sait où. Autour de la maison, le jardin était plongé
dans l’ombre et le silence. Brusquement, le présent s’anéantit cependant que
des évènements surgis de mon ancienne vie en Guadeloupe, à Paris, en Guinée
tournoyaient autour de moi et revenaient m’investir avec intensité : l’abandon
de Jean Dominique, la mort de ma mère, le « complot des enseignants » et les
fillettes terrifiées massées dans la cour du collège de Bellevue. Je revoyais
aussi Hamilcar Cabral au « Jardin de Camayenne », riant en m’entraînant de
force sur la piste : « Les Révolutionnaires s’encanaillent ! » s’exclamait-il.
J’aurais voulu conférer à ces moments une forme de vie que le temps ne
pourrait pas détruire. Comment y parvenir ? Je ne le savais pas.
Je crois que ce fut là ma première tentation d’écrire. Pourtant, je ne compris
pas qu’il fallait tenter de mettre sur papier ces impressions, ces sensations.
Cela demeura une expérience inexplicable et quasi mystique.
« La mémoire aux abois »
Evelyne Trouillot

Cependant, la vie continuait son train de mégère boiteuse, alternant les nuits
de passion, les journées de déprime, les heures studieuses quand se produisit
un évènement considérable qu’à aucun moment, nous n’avions prévu.
Un matin, vers quatre heures, le 24 février 1966, date qui entra dans
l’histoire, nous fûmes réveillés, Kwame et moi, par des bruits énormes : coups
de canon, salves d’artillerie et hurlements. Terrifiés, les enfants se
précipitèrent dans notre chambre, bravant les interdictions de Kwame qui
n’eut pas le cœur de les chasser. Pendant quelques instants, nous nous tînmes
cois, serrés les uns contre les autres. Puis, prudemment, Kwame et moi, nous
aventurâmes sur la galerie. Après le vacarme qui nous avait assourdis, tout
était redevenu silencieux. Mais au-dessus des magnolias du jardin, le ciel était
orange.
Vers six heures, la télévision nous annonça qu’un coup d’État militaire avait
renversé le Président de la République. Pour la première fois, nous entendîmes
prononcer les noms du colonel Kotoka et du lieutenant général Afrifa qui en
étaient les auteurs. Médusés, nous les vîmes apparaître sur l’écran, deux
hommes jeunes, tout à fait quelconques, vêtus d’uniformes. Ils expliquèrent
les raisons de leur acte. Elles tenaient en cinq mots : Kwame Nkrumah était un
dictateur.
Chacun était prié de vaquer comme à l’habitude à ses occupations. Par
mesure de sécurité, un couvre-feu était déclaré, les écoles et l’université
fermées. Vers huit heures – Dieu ! Que le temps marchait lentement en pareils
moments ! – des bruits de char s’élevèrent. Laissant les enfants à la garde
d’Adeeza et de Kwobena, un jeune frère de Kwame qui souvent passait la nuit
chez nous, Kwame et moi nous nous aventurâmes dehors, à pied. À partir de
Flagstaff House, on ne pouvait plus circuler. Toutes les artères avoisinantes
étaient remplies d’une foule en liesse. Des cortèges d’hommes et de femmes
dansaient frénétiquement, le visage peinturluré en blanc, couleur de la
victoire, je le sus par la suite. Ce flot humain nous porta au centre de la ville.
Là, la statue de celui que, deux jours plus tôt, on traitait comme un dieu gisait
par terre en mille morceaux que des fanatiques piétinaient encore. Je ne
pouvais en croire mes yeux. Je n’ignorais pas qu’il existait une opposition de
plus en plus vive à Kwame Nkrumah. Ainsi, dans de grands journaux anglais,
Conor Cruise O’Brien lui reprochait de s’entourer de sycophantes
matérialistes et corrompus, peu soucieux du bien-être de leurs peuples et
surtout de ne pas respecter les droits élémentaires, la liberté d’expression en
particulier. Un de ses ministres, Krobo Edusei, n’avait-il pas acquis un lit en
or ? De plus en plus nombreux étaient ceux qui lui reprochaient la brutalité de
ses réformes en ce qui concernait la religion et les pouvoirs traditionnels. On
le blâmait surtout de transformer son pays en havre de grâce non seulement
pour les militants anticolonialistes engagés dans un juste combat tels ceux du
FLN algérien, mais pour des opposants à des régimes démocratiquement élus
baptisés à tort ou à raison de « fantoches » ou de « valets de l’impérialisme ».
Je n’avais pas vraiment d’avis. Il me paraissait essentiel, pourtant, que le
Ghana n’abrite pas de camps de prisonniers politiques. Il me semblait que le
peuple ne manquait de rien, que son niveau de vie, en progression constante,
était un des plus élevés de l’Afrique subsaharienne. Alors pourquoi cette
liesse ? Je me rappelai les propos de Louis Gbéhanzin qui autrefois m’avaient
tellement choquée :
« Il ne faut pas croire que le peuple soit naturellement paré pour la
Révolution. Il faut le forcer. »
Nous nous arrêtâmes chez Roger et Jean dont la villa était pleine de
l’habituelle foule d’écrivains et d’artistes, cette fois le maintien endeuillé. J’en
fus d’abord surprise, mais je compris très vite. Le sentiment qui soudain
régnait était celui de l’angoisse et de la peur. Tous ces gens qui, comme Roger,
n’avaient pas cessé de critiquer Kwame Nkrumah, se demandaient quel serait
l’avenir du pays entre les mains de ces Kotoka et Afrifa inconnus. Après tout
l’Osagyefo ne méritait pas d’être si brutalement déposé. En fait, il n’y avait
que Kwame Aidoo à afficher une pleine satisfaction.
« Enfin, ce pays va renaître ! jubilait-il. Finis l’intolérance et le
favoritisme. »
Personne ne relevait. Les Genoud n’avaient jamais beaucoup apprécié
Kwame, je le sentais. Mais par égard pour moi, ils avaient toujours gardé leurs
sentiments pour eux. Ce fut seulement lors d’une de mes visites en Suisse, peu
avant sa fin prématurée d’une leucémie, que Roger me confia :
« Cela nous faisait mal à Jean et moi de vous voir avec un type pareil. Nous
nous demandions ce que vous trouviez à ce bourgeois plein de lui-même.
D’accord, il était beau. Mais est-ce que cela suffit ? »
Que voulez-vous ! On ne peut jamais renier ses origines ! Je ne pouvais
oublier que je sortais moi-même d’arrogants petits-bourgeois. Et puis, peut-
être n’étais-je pas aussi intelligente que mes amis le croyaient. Sinon, ma vie
aurait-elle été un tel chaos ?
Vers le début de la soirée, la télévision nous apprit que Kwame Nkrumah
s’était réfugié à Conakry où Sékou Touré lui avait offert la coprésidence de la
Guinée.
« A-t-il consulté son peuple à ce sujet ? » demanda Kwame Aidoo
délibérément provocateur.
Cette fois encore, personne ne lui répondit. Avouons pourtant qu’il avait
marqué un point.
Le 26 février, allongée sur la galerie, je lisais aux enfants, dont l’école était
toujours fermée, un roman d’Enid Blyton quand à mon grand étonnement
deux voitures de police et un fourgon cellulaire, une « Black Maria » comme
on la dénomme à cause de sa silhouette singulière, mi-corbillard, mi-
camionnette de livraison, entrèrent dans le jardin. Les portières claquèrent,
une douzaine de policiers se ruèrent en avant et s’approchèrent de moi. L’un
d’entre eux, visiblement le chef, gros, courtaud, coiffé d’une casquette plate,
ouvrit une chemise, en tira un imprimé et me demanda cérémonieusement :
« Vous êtes Maryse Condé, née le 11 février 19**, de nationalité
guinéenne ? »
J’allais rectifier que j’étais née en Guadeloupe, et par conséquent de
nationalité française quand me revint à l’esprit que je possédais un passeport
guinéen. J’acquiesçai donc.
« Au nom du gouvernement provisoire de la république du Ghana, je vous
arrête ! poursuivit l’officier de police.
— Pourquoi ? » bredouillai-je ahurie.
Sans me répondre, il fit un signe à ses acolytes qui, vite fait, bien fait, me
menottèrent, m’entravèrent les deux jambes et me traînèrent sans ménagement
vers le fourgon. Là-dessus, les enfants se mirent à hurler et c’est dans cette
complète cacophonie que les voitures démarrèrent.
« Va dire à Kwame que j’ai été arrêtée ! » eus-je le temps de hurler à
Adeeza, estomaquée, surgie sur la galerie.

Dans plusieurs de mes romans, de Heremakhonon à En attendant la montée
des eaux, un de mes personnages effectue un trajet en fourgon cellulaire. En
effet, pareil souvenir est inoubliable. Il me hante encore. On croit que
brutalement, l’existence est terminée, qu’on ne sortira jamais de cet espace
resserré où un faible jour ne pénètre que par un carreau grillagé. On croit qu’il
n’y a plus d’avenir, que c’en est fait de la liberté, de la lumière et que vivant,
on est enfermé dans son cercueil et conduit on ne sait où. Ce n’est pas de la
peur que l’on éprouve, mais une dissolution de la personnalité, la conviction
de ne plus appartenir au monde. Le trajet du fourgon me parut interminable.
Quand deux policiers m’en firent brutalement sortir, je me trouvai dans un
quartier que je ne connaissais pas. On me poussa vers un immeuble de béton
flambant neuf, le Centre de Détention Albert Luthuli. Dans la rue défoncée,
encombrée de toutes sortes de détritus, insouciants, des gamins jouaient au
ballon. J’avais envie de leur crier :
« Faites quelque chose ! Vous ne voyez pas ce qui m’arrive ? »
Les policiers me firent entrer dans la cour du centre, puis monter une série
d’escaliers, ce qui était fort malaisé avec mes entraves. Nous entrâmes ensuite
dans un cachot sans fenêtres, meublé d’un grabat sur lequel je m’assis. Je
demeurai prostrée dans le noir pendant des heures. Comme j’étais sur le point
d’uriner sur moi, la porte s’ouvrit et deux femmes entrèrent, étonnamment
joviales, maternelles qui libérèrent mes poignets et mes jambes.
« Ça va mieux comme ça, hein, baby ? » me sourit l’une d’entre elles.
Elles étaient affublées de curieux uniformes de toile noire, parsemés
d’énormes taches blanches. J’appris qu’elles faisaient partie d’un corps de
gardiennes de prison spécialement créé pour la promotion féminine et qu’on
les appelait communément « les femmes léopards ». Celle qui me conduisit
jusqu’à des chiottes puantes m’expliqua le chef d’accusation contre moi :
j’étais une espionne à la solde de Kwame Nkrumah qui venait de rejoindre le
pays ennemi de Guinée. Je n’eus pas le cœur à rire de telles stupidités. On ne
rit pas, on n’a pas le sens de l’humour quand on est dans le malheur. Je ne sais
comment, la nouvelle avait déjà fait le tour du centre que j’avais été séparée
de mes quatre jeunes enfants. Aussi, je fus bientôt chouchoutée par toutes les
« femmes léopards ». Celle qui poussait le chariot du repas me servit une
double ration à laquelle je ne pus toucher. Pendant les quatre jours et quatre
nuits que je passai dans ce centre de détention, je m’aperçus de nombreuses
anomalies. C’était bien le Ghana. L’argent pouvait tout y acheter. Quelques
cedis, quelques pesewas et les petits déjeuners s’agrémentaient d’une corbeille
de fruits rafraîchis. Quelques billets en plus, et au repas de midi, une
délicieuse sauce-feuilles était servie. On pouvait même se procurer du vrai
whisky écossais et non de l’ersatz local. Bien que je n’aie pas un sou, mes
geôlières étaient prêtes à me faire crédit et se désolaient que je ne veuille de
rien. Je ne pouvais ni boire ni manger. Je ne savais qui me manquait le plus,
de Kwame ou de mes enfants. Par moments, j’étais convaincue de ne jamais
les revoir. À d’autres, je reprenais espoir. Le gouvernement provisoire ne
pouvait être stupide au point de me prendre pour une espionne. Le matin du
quatrième jour, alors que je touchais le fin fond du désespoir, des soldats
entrèrent dans ma cellule. L’un d’eux m’annonça que j’étais libre. « Mon
avocat », me dit-il, m’attendait au parloir.
Je faillis me rompre le cou en descendant les escaliers quatre à quatre.
Kwame m’attendait, vêtu de sa solennelle robe noire. Les yeux rougis, il
semblait infiniment triste et m’embrassa mollement. Pourquoi ce manque de
chaleur ? N’étais-je pas libérée ? N’allais-je pas retourner chez moi ? Notre
vie n’allait-elle pas recommencer ?
Je ne pus répondre aux salutations des « femmes léopards » qui, massées
dans la cour, m’ovationnaient comme une star, car, prenant mon bras, il
m’entraîna vivement jusqu’à sa voiture. Là, il m’expliqua la situation :
« A cause de tes liens avec la Guinée, tu es accusée d’espionnage.
— Je sais, je sais. Mais c’est ridicule ! m’exclamai-je. Cela ne tient pas
debout.
— Peut-être ! Et pourtant à cause de cela, tu es expulsée du Ghana ! »
Expulsée !
« Tu dois quitter Accra dans les vingt-quatre heures. C’est tout ce que j’ai
pu obtenir.
— C’est insensé ! »
Brusquement, il fondit en larmes. De toutes les images entassées dans le
chaos de ma mémoire, je chéris particulièrement celle-là : l’arrogant,
l’intraitable Kwame Aidoo, le barrister at law, éduqué à Oxford, si fier de son
impeccable accent anglais et de ses origines patriciennes, les épaules secouées
de sanglots, le visage appuyé contre le volant de sa voiture, pleurant à chaudes
larmes à cause de mon départ. Je le pris dans mes bras comme une mère son
enfant qu’elle console. Surprise des surprises, je gardais les yeux secs. Je ne
sais pas si je souffrais. Interdite, je tentais de comprendre le sens de ces trois
syllabes barbares : ex-pul-sée et n’y parvenais pas. Mon esprit était comme
gourd.
Pendant les brèves heures qui suivirent, ce fut un peu comme lorsque
j’avais quitté la Guinée. Ma maison ne désemplit pas. S’y pressèrent des gens
que je connaissais à peine qui habitaient le voisinage, des amis de Kwame que
j’avais croisés une ou deux fois, des parents, la famille d’Adeeza. Cependant,
cette fois, je ne me demandai pas ce que signifiaient ces visites massives.
J’avais compris. Il ne fallait surtout pas les considérer comme un désaveu du
coup d’État militaire et des décisions de la junte au pouvoir. Encore moins
comme une marque d’attachement à ma personne. C’était un rituel que
pratiquaient les sociétés africaines dans certaines situations. Quand quelqu’un
quittait le pays ou quittait la vie. Quand quelqu’un se mariait. Lors d’une
naissance. Les gens étaient habillés de couleur sombre, certains carrément
vêtus de noir, le visage triste et fermé. Ils m’offraient des cadeaux. Des habits
pour les enfants. Des disques de high life. Des pagnes tissés. Les cousins de
Kwame, Alex et Irina Boadoo, arrivèrent au volant de leur Porsche. Elle
portait une robe rouge, extravagante, décolletée jusqu’au bas du dos. Alex
brandissait des bouteilles de champagne. En guise de toast, levant son verre, il
déclara :
« Kwame est le meilleur avocat du pays. Il te tirera de là. Bientôt, tu
reviendras parmi nous au Ghana. »
D’une certaine manière, Kwame avait prouvé ses qualités. Il était parvenu à
me faire libérer après quatre jours de détention alors que mes amis, Roger et
Jean Genoud, Lina Tavares, Bankole Akpata, El Duce… croupissaient en
prison en attendant qu’on statue sur leur sort. Ils y passèrent de longs mois
avant d’être finalement déportés. Au milieu des applaudissements de
l’assistance, Alex descendit dans le jardin verser les libations traditionnelles à
la terre.
L’avion de la Black Star Line décollait à sept heures du matin. Je serais
certainement devenue folle de douleur d’être séparée de Kwame sans savoir si
j’allais le revoir si un évènement inattendu et qui revêt à mes yeux une portée
symbolique n’était venu accaparer mon esprit. Vu le caractère précipité de ce
départ, nos bagages avaient été faits à la va-vite. Chacun des enfants, même
Leïla, succombait sous le poids d’un assemblage hétéroclite de sacs, paniers,
mallettes. J’avais entre autres confié à Denis un volumineux porte-documents
de cuir noir. À peine eut-il trouvé son siège qu’il s’aperçut qu’il ne l’avait
plus. En hâte, je redescendis avec lui dans la salle d’attente que nous venions
de quitter. Nous eûmes beau regarder sous les sièges, le porte-documents
demeura introuvable. Le personnel de nettoyage l’aurait-il jeté aux ordures ?
Nous fouillâmes les poubelles. En vain. Un employé ou un passager
malhonnête l’aurait-il volé ? Quand je demandai à déposer une plainte auprès
du directeur de l’aéroport, les employés me firent observer que je n’en avais
plus le temps. Je risquais de rater le vol. En effet, Denis et moi, nous eûmes à
peine le temps de remonter dans l’appareil que l’équipage ferma les portes.
On comprendra mieux mon émotion quand on saura que ce porte-documents
contenait mes albums de photos : instantanés de mes défunts parents, de mes
frères, sœurs et moi à tous âges. Mes parents avaient une passion pour la
photographie, témoin fidèle de leur ascension sociale. La pellicule fixait leur
voiture conduite par un chauffeur en livrée de drill khaki, leurs maisons de
plus en plus imposantes, les bijoux de plus en plus somptueux de ma mère. Je
décris dans Le cœur à rire et à pleurer une photographie perdue comme les
autres qui est restée gravée dans mon souvenir :
« Mes frères et sœurs en rang d’oignons. Mon père, moustachu, vêtu d’un
pardessus à revers de fourrure façon pelisse. Ma mère, souriant de toutes ses
dents de perle, ses yeux en amande étirés sous son taupé gris. Entre ses
jambes, moi, maigrichonne, enlaidie par cette mine boudeuse et excédée que
je devais cultiver jusqu’à la fin de l’adolescence. »

J’étais effondrée. Ainsi, l’Afrique ne se bornait pas à me rejeter. Elle me
dénudait. Non seulement, elle me prenait mon homme. Mais, elle annihilait
mon passé, mes références, en un mot, elle détruisait mon identité.
Je n’étais plus rien.
« …This earth. This realm. This England »
Richard II
William Shakespeare

Si l’on m’avait prédit que quelques années plus tard, j’épouserais un


Anglais et que je finirais par chérir son pays, j’aurais pris cela pour une blague
de mauvais goût. Car lorsque je débarquai à Londres, je la haïs de toutes mes
forces, cette ville. Le soleil se comportait comme un véritable Roi Fainéant,
levé longtemps après midi, dissimulé quand il daignait apparaître derrière de
lourdes draperies grises. Dès quatre heures de l’après-midi, il faisait nuit noire
et on cheminait dans une pénétrante froidure qui glaçait jusqu’à l’âme.
Je n’aimais pas beaucoup le Ghana, pénétré du temps que j’y vivais d’une
frénésie vulgaire. Ajumako excepté, il ne figure jamais dans mes écrits.
Cependant la séparation fut des plus cruelles. C’était comme si je perdais ma
mère une seconde fois. J’hallucinais. Des pans de soleil flottaient sous mes
paupières, l’odeur de la lumière emplissait mes narines. Je me croyais dans la
cour du fort de Cape Coast, sous les fenêtres de l’Asantehene à Kumasi ou
bien prenant un verre à la terrasse du Grand Hotel d’Accra. J’avais peur de me
réveiller et de voir s’étirer une mesquine rue londonienne, butant sur un métro
qu’envahissaient les travailleurs urbains. Dire que Kwame me manquait est un
euphémisme. En ce temps-là, n’existaient ni courriels, ni sms, ni textos, ni
Facebook, ni Twitter. Même les liaisons téléphoniques, qui étaient coûteuses
et malaisées. Je lui écrivais chaque jour, ou plutôt plusieurs fois par jour,
essayant par de pauvres mots de lutter contre ma douleur, de combler le vide
dans lequel j’avais sombré. J’allais porter mes volumineuses missives dans un
bureau de poste où deux sœurs aux cheveux argentés vendaient aussi des
rouleaux de réglisse et de la mercerie. Elles faisaient la grimace en maniant
mon courrier :
« C’est bien lourd, honey ! Première classe ? Ça va vous coûter les yeux de
la tête. »
Je n’étais pas la seule à dépérir. Leïla qui ne supportait pas l’absence
d’Adeeza refusait de s’alimenter et la réclamait de jour comme de nuit. Sa
petite voix plaintive déchirait mon cœur, déjà tellement endolori :
« Deeza ! Je veux Deeza ! »
Les autres enfants, y compris Aïcha, étaient moroses et sans entrain.
On se demande certainement pourquoi j’avais atterri en Angleterre. Ce
n’était pas un choix personnel. Ayant refusé d’être renvoyée en Guinée et les
lois du Ghana ne me permettant pas d’être expulsée vers la France, il n’y avait
pas d’autre solution. En Angleterre, mes bons Samaritains eurent nom Walter
et Dorothy. Ces amis de Kwame formaient un couple peu commun. Lui,
efféminé comme certains aristocrates anglais, était un journaliste de renom,
qui avait profusément écrit sur le Nigeria où il avait passé de longues années.
En particulier, un de ses livres avait prévu la guerre du Biafra qui allait éclater
en 1967 et meurtrir la région pendant des années. Elle était brune, sensuelle et
pleine de feu. Ils étaient venus nous chercher à l’aéroport et nous avaient
conduits dans le pavillon d’un certain M. Jimeta, diplomate nigérian, parti en
congé au pays. Je n’avais jamais vu de quartier pareil à celui où il habitait
avec ses rangées de maisons en briques, semblables les unes aux autres à s’y
tromper, certainement vastes et confortables à l’intérieur, mais donnant une
terrible impression de tristesse. Étant donné leur sens de l’humour, les Anglais
étaient les premiers à railler cette uniformité. On racontait qu’un homme au
sortir du bureau rentrait chez lui, s’installait dans son living-room pour
regarder la série télévisée Coronation Street, passait à table et avalait son
repas les yeux fixés sur son quotidien. C’est seulement au moment de se
mettre au lit qu’il s’apercevait que la femme avec laquelle il s’apprêtait à faire
l’amour n’était pas la sienne. Il s’était simplement trompé d’adresse.
En face de nous, habitait une Indienne, Mme Pandit. Chaque quatre heures,
elle traversait la rue pour boire avec moi « a nice cup of tea », une bonne tasse
de thé, le breuvage qui, comme le quinquéliba guinéen, guérit tout. À chaque
fois, elle en profitait pour me mettre en garde : « Attention ! Préparez-vous !
Les Anglais nous haïssent et nous méprisent ! » martelait-elle.
Le racisme était pour elle un sujet inépuisable. Elle déblatérait là-dessus
pendant des heures tandis que je l’entendais à peine. Walter et Dorothy, quant
à eux, possédaient une énorme maison à Golders Green. Ils y élevaient leurs
cinq enfants de la manière la moins conformiste qui soit. Par exemple, ils se
baladaient nus et faisaient éventuellement l’amour devant eux. Bien que l’on
puisse trouver à redire à leurs méthodes d’éducation, je leur garde une
reconnaissance éternelle. Aidés d’Esther, leur servante nigériane, en quelques
semaines, ils rendirent le sourire et le goût du jeu à mes enfants dont j’étais
absolument incapable de m’occuper. Grâce à eux, cette si brutale
transplantation n’eut pas de conséquences dévastatrices. Leïla cessa de
réclamer Adeeza. Denis allait jusqu’à m’interroger courtoisement quand
j’avais fini de lire et relire mon courrier :
« Comment va M. Aidoo ? »
Sur proposition de Walter qui comptait énormément de relations dans la
presse et après un entretien des plus succincts avec un groupe de journalistes,
je fus embauchée moyennant un salaire confortable à la prestigieuse British
Broadcasting Corporation, à Bush House. Là, les programmes étaient diffusés
en direction de l’Afrique. Après le retour du Nigeria de M. Jimeta, je pus
emménager dans un appartement situé dans le quartier agréable, un peu rural
de Highgate. Un travail, un logement ! À mon insu, la vie s’organisait autour
de moi.
Dans ma lassitude, en guise de rideaux, je suspendis sommairement des
pagnes ghanéens aux fenêtres de mon nouvel appartement. Immédiatement, je
reçus du syndic une lettre comminatoire accompagnée d’une pétition des
locataires. J’étais sommée d’enlever ces oripeaux qui dégradaient la valeur de
l’immeuble. J’étais aussi accusée de ne pas placer mes poubelles dans les
réduits destinés à cet effet et de parsemer les couloirs de mon étage d’ordures
pestilentielles. Moi qui ne fumais pas, j’étais déclarée responsable de brûlures
dans les tapis et les feutres de la salle de loisirs commune que mes enfants
salissaient. Ma musique « barbare », alors que je n’écoutais pratiquement que
du classique, dérangeait mes voisins. Le syndic se voyait dans la pénible
obligation d’entamer une procédure d’expulsion contre moi.
Paradoxalement, cet injuste harassement me fit sortir de mon apathie.
L’Angleterre n’était pas le Ghana où tout était possible et permis. Depuis
« Magna Carta », ce pays s’était doté de lois qui protégeaient le citoyen. Je
pris un avocat qui empêcha mon éviction. Seule concession, je dus remplacer
mes pagnes colorés par des rideaux de couleur sobre, lie-de-vin, achetés à
Selfridges. Désormais, mes colocataires me laissèrent en paix. Mais, ils me
traitèrent comme une pestiférée. Personne ne me donnait ni le bonjour ni le
bonsoir. Les visages se fermaient, les conversations s’arrêtaient quand
j’entrais dans l’ascenseur. À maintes reprises, ma boîte aux lettres fut
vandalisée et mon courrier éparpillé. Ajoutons à cela les histoires effroyables
que me racontaient les enfants sur la manière dont ils étaient traités à l’école :
« Personne ne veut s’asseoir à côté de nous ! »
« On dit que nous sentons mauvais ! »
« On nous appelle “macaques” ! »
Leïla commençait de hurler dès qu’on sortait de l’appartement le matin et
continuait tout le temps que nous traversions le parc de Highate.
Ah non ! La vie n’avait pas bon goût ! Heureusement, il y avait mon travail
qui m’insufflait quelque énergie. Pour la première fois, moi qui ai toujours
détesté l’enseignement, j’aimais ce que je faisais. « Le journalisme mène à
tout, dit Alphonse Allais. À condition d’en sortir. »
Les programmes de Bush House étaient assurés par des journalistes
africains compétents : Joseph Sane du Sénégal, François Itoua du Cameroun,
entre autres. Nous devions intéresser nos auditeurs à certains éléments de la
vie culturelle anglaise. Nous avions le choix, car « Swinging London »
regorgeait de créateurs de tous bords, de toutes couleurs, de toutes
nationalités. Ce fut mon premier contact avec la « diversité culturelle » qui ne
s’appelait pas encore ainsi. J’interviewais les romanciers et poètes sud-
africains, tels Alex la Guma et Dennis Brutus qui tenaient le haut du pavé. Je
passai une soirée éblouissante avec Wole Soyinka dont je connaissais en partie
le théâtre. De là, date une amitié manifestée les trop rares fois où nous nous
sommes rencontrés, en particulier lorsque j’enseignais à Harvard. Nous
découvrîmes que nous étions nés la même année et nous décidâmes de nous
appeler « frère » et « sœur ». La houle du reggae s’apprêtait à déferler sur le
monde et dans les salles de concert bondées de Soho, j’étais au coude à coude
avec ceux qui se passionnaient pour cette nouvelle musique. Les réceptions de
Walter et Dorothy étaient aussi des happenings cosmopolites. S’y côtoyaient
des caricaturistes indiens, des danseurs japonais, des peintres indonésiens sur
batik. Jan Carew, le romancier guyanais, avait lui aussi vécu au Ghana, mais
nos chemins ne s’y étaient jamais croisés. Son roman Moscow is not my
Mecca (1964) était le sujet de toutes les conversations. Il l’assortissait de
tirades passionnées qui me rappelaient celles d’Hamilcar Cabral.
« L’expression “socialisme africain” est un non-sens ! tonitruait-il au milieu
d’un cercle de sceptiques. Le socialisme est une construction politique bien
précise qui vise à la destruction des privilèges et à l’avènement de la société
sans classe. L’Afrique traditionnelle ne fonctionnait que sur des différences,
des inégalités acceptées. »
Au mois de septembre, je m’inscrivis à l’Université de Londres à deux
cours sur l’Afrique, un cours d’histoire du colonialisme, un cours de
sociologie du développement. Ils m’ennuyèrent l’un comme l’autre. Dans la
bouche des professeurs, pourtant deux sommités universitaires (mais des
contre-révolutionnaires, aurait-on dit en Guinée avec mépris), l’Afrique
perdait tout caractère vibrant et vivant. Elle devenait une matière inerte et
molle que chacun des enseignants triturait à sa convenance. C’est de ce
moment que j’entendis avancer, sans en être vraiment convaincue, la thèse
récemment débattue avec violence en France selon laquelle l’esclavage des
Arabes avait été en fin de compte plus nocif pour l’Afrique sub-saharienne
que celui pratiqué par les Européens. Déçue par l’Université, je tentai alors de
m’inscrire à la London School of Economics. Malheureusement, mon niveau
d’études d’alors ne me donna droit qu’au statut d’auditrice libre dans la
section « Pays en voie de développement ». Curieusement, ces cours souvent
arides, mais basés sur des faits, des chiffres, des statistiques satisfaisaient
mieux ma quête de la vérité et me convenaient davantage. Je regrettais
amèrement d’être condamnée au silence et de ne pouvoir présenter d’exposés.
L’envie de m’inscrire à un cours de littérature anglaise me démangeait.
Néanmoins, j’eus le bon sens de comprendre que mon emploi de temps, déjà
chargé, ne me permettait pas de l’envisager.
Cependant, à Bush House – honneur inattendu ! –, on me confia la
rédaction d’un billet hebdomadaire où je peignais la société anglaise telle que
je la voyais. Je me rappelle en avoir rédigé un sur la manière dont les Anglais
chérissent leurs pets, animaux domestiques, qu’ils semblent préférer à leurs
semblables. J’étais de plus en plus souvent invitée à des tables rondes, à des
colloques où je donnais mon avis sur la culture ou la politique africaines. Ces
manifestations avaient lieu à « Africa House ». Outre des salles de
conférences et de cinéma, l’immeuble abritait des magasins où on vendait des
pagnes, des tentures, des masques, des colliers de perles. Ce qui me
chagrinait, c’est que mes opinions personnelles déplaisaient, choquaient
même. Je dus, une fois, tenir tête à une salle furieuse parce que j’avais déclaré,
plaisamment, croyais-je, que l’Afrique ne m’avait jamais considérée comme
sa fille, tout au plus comme une cousine au comportement un peu étrange. Je
m’en apercevais à mes dépens, certains sujets ne devaient être abordés
qu’avec un sérieux extrême. En ce qui les concernait, personne ne tolérait ni
humour ni ironie qui étaient pour moi les seules manières de relater les
expériences si dures, si traumatisantes que j’avais vécues, sans larmoyer sur
mon sort. Le tollé avec lequel mes propos étaient accueillis à chaque fois ne
m’incitait pas pour autant à garder un silence prudent. Au contraire. J’y allais
plus fort. En même temps, paradoxalement, je souffrais de la réputation qui se
tissait autour de mon nom. Cette réputation, au contraire, enchantait Walter et
Dorothy. Ils se frottaient les mains avant chaque party, assurés de quelque
confrontation houleuse entre un des invités et moi :
« Vous êtes une provocatrice née. »
Je n’en revenais pas. La vérité est-elle donc provocatrice ? Je l’avais oublié
depuis le fameux anniversaire de ma mère où je lui avais dit ce que je pensais
d’elle. Je recevais un nombre incroyable de visiteurs, venus sous le prétexte de
discuter de la Guinée, du Ghana, de l’avenir de l’Afrique, en réalité pour
m’entendre proférer quelque incongruité. Ama Ata Aidoo, qui pourtant
haïssait l’Angleterre, vint passer quelques jours avec moi. Elle revenait du
Canada où Roger Genoud occupait un poste important à l’Université Mac
Gill.
« Ils ne se plaisent pas à Montréal, faisait-elle. Ils regrettent le Ghana. »
Comme nous tous. Roger commençait de souffrir du mal qui allait
l’emporter et elle s’inquiétait :
« Il a constamment de ces fièvres ! 40 et plus ! Est-ce un paludisme qui ne
le lâche pas ? »
La dramaturge enfant gâtée s’était transformée en une solide féministe. Elle
donna à « Africa House » une conférence passionnante sur le rôle de la femme
dans le développement africain, sujet qui n’était pas encore rabâché.
Nos discussions avaient souvent l’acrimonie de véritables querelles :
« L’Afrique n’est ni impénétrable ni indéchiffrable comme tu le dis ! me
rudoyait-elle. Elle possède des règles, des traditions, des codes, faciles à saisir.
C’est que tu y cherches tout autre chose.
— C’est-à-dire ? »
Elle se penchait en avant pour mieux marteler sa réponse :
« Une terre faire-valoir qui te permettrait d’être ce que tu rêves d’être. Et
sur ce plan, personne ne peut t’aider. »
Je ne suis pas loin de penser aujourd’hui qu’elle disait vrai.

Un jour, Denis Duerden qui dirigeait une association caritative m’emmena
un tout jeune Guadeloupéen qui préparait sa maîtrise : Daniel Maximin. Notre
amitié, née à cette époque, se renforça quand nous travaillâmes ensemble à
Présence Africaine. Nous communions dans une identique admiration pour
Aimé Césaire. Malgré cela, nous étions souvent en désaccord. Pour lui, Aimé
Césaire était le « nègre fondamental ». Il ne tolérait pas mes réserves et qu’en
fin de compte, je lui préfère Frantz Fanon.

Fait important, capital, devrais-je plutôt dire : je m’étais mise à écrire. Cela
s’était produit tout naturellement. Pas d’expérience mystique, cette fois.
Aucune circonstance particulière n’entoura cet évènement considérable. Un
soir, après le dîner, alors que les enfants étaient endormis, j’attirai à moi la
machine Remington verte que j’ai gardée pendant des années, sur laquelle j’ai
rédigé les deux volumes de Ségou. Je me mis à taper d’un doigt, non pas mes
habituels interviews, articles, billets pour Bush House. On aurait cru qu’un
coup de lance m’avait été donné au flanc et que s’en échappait un flot
bouillonnant, charroyant pêle-mêle souvenirs, rêves, impressions, sensations
oubliées. Quand je m’arrêtai, il était trois heures du matin. Je me relus avec
une certaine appréhension. Dans un récit informe, j’avais parlé de moi, de ma
mère, de mon père que je surnommais « le marabout mandingue ». C’était
l’ébauche de l’ouvrage Heremakhonon, sur lequel je travaillai pendant des
années avant de rencontrer Stanislas Adotevi (encore un Bon Samaritain !) qui
dirigeait chez 10/18 la collection « La voix des autres ». En effet, je cherchais
un élément que je n’arrivais ni à trouver ni à nommer. Je le sentais sans que
nul ne me l’ait appris, les évènements d’un récit devaient être présentés au
travers d’un filtre de subjectivité. Ce filtre est constitué par la sensibilité de
l’écrivain. Grosso modo, en dépit de la diversité de la narration, il demeure le
même, livre après livre. C’est la voix inaltérable de l’auteur, n’en déplaise aux
professeurs de littérature, s’évertuant à distinguer le Narrateur de l’Auteur.
Mes étudiants l’ont bien compris qui en font l’objet de leurs travaux de
recherche.

Et Kwame dans tout cela, me demandera-t-on ?
Je le portais en moi. Malgré la torture de ne pouvoir nous parler, nous
embrasser, nous toucher, d’une certaine manière, nous n’avions jamais été
plus proches l’un de l’autre que durant cette période de séparation. Un jour de
rage, j’ai brûlé les lettres brûlantes qu’il m’écrivait et je le regrette vivement
aujourd’hui. Alors, rien ne venait nous dresser l’un contre l’autre : ni enfants,
ni opinions politiques. Dans sa correspondance, un leitmotiv revenait : il me
jurait que réhabilitée, je reviendrais au Ghana. Il y travaillait d’arrache-pied.
Dans l’intervalle, il me suppliait de mettre de l’ordre dans ma vie. Il fallait
absolument rendre les enfants à Condé. Après quoi, il s’occuperait de mon
divorce. En six mois, affirmait-il, je serais libre de l’épouser. N’avais-je pas
envie de m’appeler Mme Kwame Aidoo ? J’étais persuadée quant à moi que
je ne vivrais plus jamais à Accra. La pensée de Kwame était devenue similaire
à la croyance en l’au-delà d’un dévot. Elle était espoir. Elle me procurait assez
de courage pour me lever à six heures du matin dans la noirceur, m’habiller,
puis conduire mes enfants réticents à leur école, supporter près d’une heure de
trajet depuis Highgate afin d’arriver à Bush House, travailler avec mes
collègues, feindre de me divertir lors des parties branchées de Walter et
Dorothy, bref, pour cheminer au long de cette existence si maussade et si
solitaire. Mais espoir n’est pas assurance. Je n’avais nullement la certitude de
le retrouver un jour.
C’est cet état d’esprit, cette conviction morose et confuse que malgré mon
âge relativement jeune, ma vie amoureuse était terminée qui explique une
terrible décision que je pris.
À la rentrée scolaire, un rayon de soleil traversa le ciel plombé de
l’Angleterre. Denis, le mal-aimé, l’exclus de toujours, devint l’ami
inséparable d’un gamin, nommé Ethan Bromberger. Ils échangeaient des
albums de bandes dessinées et des 45 tours. Après les classes, ils
s’enfermaient pendant des heures dans la chambre de Denis où aucune des
filles n’avait le droit d’entrer. Le samedi, ils enfourchaient leurs vélos et
pédalaient à Hampstead Heath. Le dimanche, ils prenaient part aux activités
d’une association « The Young Music Lovers ». Des années plus tard, Denis
me révéla qu’Ethan avait été son premier amour homosexuel. Sur l’heure,
bien sûr, bien que surprise par l’intensité de cette relation, je ne me doutai de
rien. Je me pris d’affection pour ce gamin, grave et courtois, qui venait de
perdre sa mère, lors de la naissance de son troisième petit frère. Il ne cessait
de m’assurer :
« Je suis sûr que vous entendrez à merveille avec mon papa. »
Afin que nous fassions connaissance, il m’invita donc à prendre le thé chez
lui. Il ne se trompait pas. Comme nos fils, Aaron Bromberger et moi devînmes
instantanément très proches. C’était un gynécologue qui possédait une
clinique quelques rues plus loin dans une jolie maison victorienne. Il était
brun comme un mulâtre, très assombri par la récente perte de sa chère Naomi.
Ce n’était pas le premier Juif que je côtoyais. J’avais eu de nombreuses
camarades juives au Lycée Fénelon. Pourtant, le vocable n’évoquait pas
grand-chose pour moi. Je n’ignorais pas que Léopold Sédar Senghor avait été
prisonnier des Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Mon propre
frère était mort au stalag. Néanmoins, je n’avais jamais été interpellée par la
barbarie nazie. J’avoue à ma honte que je n’avais pas lu le Journal d’Anne
Frank et que les noms de Primo Levi, d’Elie Wiesel m’étaient inconnus.
C’était la première fois que je fréquentais un Juif militant. Toute une page
d’histoire se révélait soudain à moi : les camps de concentration, la solution
finale, la naissance de l’État d’Israël, le conflit avec la Palestine. Je fus tout de
suite frappée par ce qui me sembla une évidente similitude de destins entre la
« race » juive et la « race » noire. Toutes les deux pareillement conspuées et
torturées à travers le monde. Cette similitude de destins ne devait pas cesser
de me préoccuper. Elle trouve son expression dans Moi Tituba, sorcière noire
de Salem. Ceux qui ont lu cet ouvrage savent qu’il est centré autour du
personnage de l’esclave Tituba, originaire de la Barbade, transplantée chez les
Puritains en Amérique et à l’origine de l’hystérie collective des sorcières de
Salem. Aux États-Unis, la signification provocatrice, largement parodique et
moqueuse de ce roman, fut quelque peu occultée par la belle préface d’Angela
Davis, un peu trop sérieuse et grave à mon gré. Elle mettait surtout l’accent
sur la mise au silence et à l’écart du champ de l’histoire de certains peuples et
de certains individus. Moi, voulant rompre avec l’image d’une vieillarde sans
apprêts, j’avais fait de Tituba une séduisante femme noire qui, rencontrant en
prison Hester Prynne, l’héroïne de The Scarlet Letter de Nathaniel Hawthorne,
lui confiait qu’elle avait grand goût des hommes et qu’on ne ferait jamais
d’elle une féministe. Elle devenait l’amante de son maître, le Juif Benjamin
Cohen d’Alvezedo, contrefait et bossu. Quand ils se retrouvaient au lit, ils
n’échangeaient pas de paroles tendres, mais se livraient à une sinistre
comptabilité des souffrances de leurs peuples. Esclavage, châtiments corporels
dans les plantations pour les Noirs. Pogroms et ghettos pour les Juifs. En fin
de compte ils ne parvenaient jamais à une conclusion : qui avait été la
principale victime des crimes contre l’humanité ? Aujourd’hui, je reste
déchirée comme beaucoup de gens entre ma sympathie pour le malheureux
peuple palestinien et dans son souci de se défendre, le visage agressif que
revêt souvent Israël. Dans En attendant la montée des eaux, le personnage de
Fouad, introduit à dessein pour refléter ces préoccupations, déclare :
« Je suis Palestinien. Mais c’est une identité qui fait peur. Ce vocable-là
recouvre trop de souffrances, de dépossessions et d’humiliations. Il faut être
un Jean Genêt pour nous aimer. Autrement, le monde se détourne de nous. »

Aaron et moi parlions aussi abondamment de nous-mêmes. Ses parents
ayant dû fuir l’Allemagne nazie avec l’avènement d’Hitler, son père, pianiste
de concert adulé, s’était étiolé à donner de misérables leçons de musique à des
élèves mal embouchés. Sa mère s’était mise à faire des ménages. Attention !
Jamais chez des Juifs ! Nous évoquions continuellement nos amours
défuntes : Naomi, Kwame et partagions la triste conviction que les enfants, si
fort qu’on les chérisse, sont souvent les fossoyeurs du bonheur. C’est ainsi que
nous en vînmes à discuter contraception et qu’il me parla d’une opération
qu’il pratiquait : la ligature des trompes. Je n’insisterai jamais assez sur le fait
que tout cela se passe au temps d’avant la pilule contraceptive, d’avant la
pilule du lendemain, bref, de toutes ces inventions qui protègent les femmes
contre les maternités non désirées. À l’époque où j’étais jeune, un de nos
grands soucis était de faire l’amour sans en payer les conséquences. Bien vite
je le suppliai de m’opérer. Je ne voulais plus procréer. Il
refusa catégoriquement sous prétexte que j’étais trop jeune !
« Qui vous dit que vous ne rencontrerez pas quelqu’un qui non seulement
embarquera vos gamins, mais vous demandera de lui en faire d’autres ? »
Pourtant, après des mois de siège, il finit par céder.
L’opération dura une heure et fut assortie d’une anesthésie générale. Quand
je me réveillai, je me sentis infiniment malheureuse. Pourquoi m’étais-je
mutilée de la sorte ? Ainsi, je ne sentirais plus un fœtus ruer dans mon
ventre ? Je n’aurais plus de longues causeries silencieuses avec le petit
inconnu que je portais ? Je ne serrerais plus sur ma poitrine un nouveau-né
aveugle et malhabile avec son inimitable odeur d’humus ? Il ne chercherait
plus mon sein de sa petite bouche tiède et avide ? Tous les clichés relatifs à la
maternité que j’avais ingurgités dans ma jeunesse : Vierges à l’enfant, pietàs,
enfant Jésus, défilèrent dans ma tête. L’instant d’après, j’éprouvai un
incroyable soulagement. Fini ! C’en était fini de la peur et de l’angoisse à
chaque rapport sexuel ! Aurais-je eu un homme à portée de main que je
l’aurais attiré sur moi, car l’amour devait avoir un goût plus léger.
Cependant, je n’étais pas au bout de mes peines.
Quand après trois ou quatre jours d’hospitalisation, je rentrai chez moi, je
trouvai dans mon courrier un pli officiel venant du Ghana. Le cœur saisi par
un lourd pressentiment, je le décachetai d’une main tremblante. Il s’agissait
d’une lettre signée lieutenants Kotoka et Afrifa. Je dus la lire et la relire avant
d’en comprendre le sens. Cette lettre m’informait que mon avocat, maître
Kwame Aidoo, avait fourni les preuves que mon expulsion du Ghana avait été
une erreur. Il était clair que je n’étais pas une espionne. En outre, auparavant,
j’avais été fort mal traitée par le régime de Kwame Nkrumah. En
conséquence, à titre de dommages et intérêts, une somme de 10 000 cedis
m’était attribuée. (Inutile de dire que je ne touchai jamais un sou de cette
somme.) J’étais libre de revenir au Ghana si bon me semblait.

Comment dépeindre les sentiments que je ressentis ? Dans un premier
temps, je n’éprouvai aucun bonheur. Au contraire. J’eus la conviction que
l’Afrique me faisait à nouveau tomber dans un piège, plus horrible encore que
ceux qu’elle m’avait déjà tendus. Elle me rendait Kwame alors que je n’étais
plus une femme. J’étais une écale vide. Un simulacre. Comment oserais-je
réapparaître devant lui ? Sûrement, si notre vie se régularisait, exigerait-il un
héritier. Comment réagirait-il s’il savait que je ne pouvais plus le satisfaire ?
Puis une joie folle m’inonda. Foin de ces arguties ! J’allais retrouver mon
homme. Walter et Dorothy à qui je téléphonai illico accueillirent froidement la
nouvelle. Ils vinrent en hâte à Highate pour me déconseiller de quitter
l’Angleterre.
« Vous commencez de vous faire un nom à Londres. Et puis, le Ghana est
foutu, dit Walter. On peut parier qu’un nouveau coup se produira bientôt. »
Il ne se trompait pas. Un nouveau coup d’État devait secouer le pays en
1972. On peut en ajouter d’autres en 1979, 1981,1982 et 1983. Cinq
gouvernements militaires et trois gouvernements civils se succédèrent jusqu’à
ce que Jerry Rawlings soit légitimement élu en 1992.
« Vous ne serez pas heureuse avec Kwame, prophétisa Dorothy. Trop
égoïste. Trop calculateur. Il ne pense qu’à lui. Et puis, c’est un coureur
invétéré. »
Je savais à part moi que Kwame n’était pas un homme fidèle, stricto sensu.
Il sortait souvent seul le soir. Des voix féminines lui téléphonaient
fréquemment. Plus grave, à Ajumako, il avait été marié traditionnellement à
une princesse de sang avec qui il passait parfois une partie de la
nuit. Kwamina me suppliait de me méfier d’elle, car elle pouvait me faire
empoisonner. Pourtant, tout cela n’avait pas d’importance et à mes yeux, ne
faisait qu’ajouter au charme peu commun de sa personnalité. J’étais
convaincue de la place exceptionnelle que j’occupais dans son cœur. Après
une nuit d’angoisse, ma décision fut prise : je partirais. Mais que faire des
enfants ? Il n’était pas question de les ramener avec moi au Ghana.
Dès le lendemain, je me jetai donc dans une série d’actions désordonnées
visant à résoudre ce problème. Je répertoriai les internats situés dans la région
parisienne, susceptibles d’accueillir Denis et éventuellement Sylvie. Tous
exigeaient un correspondant qui se chargerait du jeune pensionnaire non
seulement pendant les vacances scolaires, mais à chaque week-end. Alors,
j’adressai à ma sœur Ena, qui depuis des années ne me donnait plus signe de
vie, une missive pathétique dans laquelle je la suppliais d’aider ses infortunés
neveux et nièces pour lesquels elle n’avait jamais rien fait. Quelques jours
plus tard, ce courrier me fut retourné, avec la mention « Partie sans laisser
d’adresse ». Gillette, hâtivement consultée, m’apprit qu’Ena avait suivi son
compagnon qui coulait sa retraite sur les bords du lac Léman. Elle
m’annonçait en même temps que Jean avait été nommé ambassadeur de la
Guinée au Liberia. Elle était restée à Conakry avec les gosses et elle se sentait
terriblement seule, car son beau-père, qu’elle adorait, venait de mourir.
« Il emmène Fatou-Beaux-Yeux avec lui, à Monrovia, précisait-elle
amèrement. Il paraît qu’à présent, elle se fait appeler Son Excellence. »
Nos deux mariages, celui de Gillette avec un bourgeois africain, célébré en
grande pompe, l’autre, le mien avec un comédien sans le sou, passé incognito,
se soldaient pareillement par des échecs ! Quelle tristesse ! Gillette terminait
sa lettre en me suppliant de ne pas retourner au Ghana auprès de Kwame.
Avec son goût coutumier pour l’exagération, elle affirmait :
« Cet homme-là finira par te tuer ! »
Comme je n’arrivais pas à résoudre le problème de mes enfants, je
n’arrêtais pas de tergiverser. Tantôt, en dépit de toutes les sombres mises en
garde, euphorique, j’étais décidée à partir. Tantôt, déprimée, encline à rester.
Pendant ce temps-là, Kwame qui ne comprenait rien à mes atermoiements
m’expédiait de véritables ultimatums. Son ultime lettre disait : « Après tant
d’épreuves, notre bonheur naît enfin. »

Pour ma dernière soirée à Londres, je dînai avec Walter, Dorothy et une de
leurs amies, la dramaturge Joan Littlewood. Sa pièce de théâtre Ah Dieu ! Que
la guerre est jolie ! remportait un succès considérable à Londres et venait
d’être jouée à Paris.
« Pourquoi n’habitez-vous pas à Paris ? me demanda Joan Littlewood
qu’avait séduite la capitale. Avec leur système social qui est bien meilleur que
le nôtre, vos enfants et vous seriez mieux protégés.
— Maryse ne fait rien comme tout le monde », coupa Walter.
Je ne savais comment m’expliquer. C’est que ma relation avec Paris était
des plus complexes. Paris n’était pas comme pour ma mère la Ville-Lumière,
la capitale du monde. C’était le lieu où j’avais brutalement découvert mon
altérité. À ma manière, j’y avais connu « cette expérience vécue du Noir » que
relate Frantz Fanon dans Peau noire, Masques blancs. Quand j’étais
adolescente, dans le métro, l’autobus, les Parisiens commentaient
vulgairement en me dévisageant sans souci d’être entendus :
« Elle est mignonne, la petite négresse ! »
Les enfants frissonnaient quand je prenais place à côté d’eux :
« Maman, elle a la figure toute noire, la dame ! »
Invitée à dîner chez une camarade de classe, son petit neveu éclata à ma vue
en hurlements terrorisés que mes tentatives de l’approcher rendaient plus
incoercibles. Il avait fallu, je ne le répéterai jamais assez, la découverte
d’Aimé Césaire pour positiver ces expériences et m’emplir de la fierté de mes
origines africaines. Mais surtout, je ne finirai jamais de mesurer les
conséquences de mon aventure avec Jean Dominique. C’est à Paris que j’avais
été blessée et humiliée. J’avais souffert dans mon cœur et dans mon orgueil.
J’étais devenue une déclassée, une paria.
« Ne désire jamais, Nathaniel,
regoûter les eaux du passé »
Les nourritures terrestres
André Gide

Devant mon désarroi, Walter et Dorothy proposèrent de se charger de Denis


et de Sylvie.
« Pour un an, précisait Dorothy. Cela vous donnera amplement le temps de
comprendre quel genre d’homme est Kwame et de revenir ici où nous vous
accueillerons à bras ouverts. Dieu ! Quel gâchis ! »
Sylvie était ravie de demeurer à Londres. Elle adorait Walter et Dorothy qui
la gâtaient outrageusement et elle s’entendait à merveille avec une de leurs
filles, Haby, bien mieux qu’avec Aïcha au caractère si particulier. Denis, par
contre, broyait visiblement du noir. Il n’était pas loin d’assimiler son sort à
celui de son cher Ethan qui avait perdu sa mère.
« J’espère que tu seras heureuse », me répétait-il bravement.
Aaron Bromberger, inconsolable, se culpabilisait :
« Comme j’ai eu tort de céder à vos sollicitations et de pratiquer cette
opération, je vous avais prévenue, irréversible ! Voilà que vous partez vers une
nouvelle vie. »
Nouvelle vie ?

Kwame avait vraiment fait du beau travail : je revins à Accra le
10 septembre 1967, un peu plus d’un an après le coup d’État qui m’avait
chassée. Je ramenais avec moi Aïcha et Leïla qui avaient tout juste 6 et 4 ans,
espérant que leur jeune âge attendrirait le cœur de Kwame. C’était un piètre
calcul. Je le compris tout de suite.
— Bonjour M. Aidoo ! dit malicieusement Aïcha, offrant sa joue à baiser.
Il obtempéra après une longue hésitation. Puis il leva sur moi un regard où
la fureur se mêlait à la douleur. Avec le recul que me donne la vieillesse, je
comprends que j’ai assassiné moi-même à ce moment-là l’amour qu’il me
portait. Il n’avait pas le caractère tolérant de Condé qui m’acceptait telle que
j’étais. Il crut que je voulais lui forcer la main et ne me pardonna pas ma
duplicité. Il garda un total mutisme pendant toute la traversée de la ville. Pour
rompre ce terrible silence, je lui posai quelques questions d’une voix
faussement naturelle
« A-t-on commencé de juger les ministres ?
— Pas encore.
— Kodwo Addison est-il toujours en prison ?
— Oui ! »
Après cela, je ne dis plus mot.

Il habitait N’tiri, un nouveau quartier tapageur aux villas ultra modernes,
bordé par une mer fangeuse que les efforts des promoteurs n’étaient pas
parvenus à rendre riante et bleue. Une police privée patrouillait sur la plage,
l’arme au poing, car Accra, jadis si sûre, s’était métamorphosée en repaire de
bandits. Les journaux, qui n’étaient plus réduits à la seule feuille du C.P.P.,
décrivaient à l’envi les cambriolages les plus hardis, les plus spectaculaires,
perpétrés par des bandes prêtes à tout. En plein jour, des maisons étaient
vidées de leur contenu pendant que leurs propriétaires étaient au travail, le
mobilier emporté dans des camions de déménagement. Le lendemain, tenant
Aïcha et Leïla par la main, je fis un tour dans la ville, mais je ne la reconnus
pas. Une tristesse sans nom pesait sur elle. Finis les airs de high-life relayés
par des haut-parleurs ! Déserts, les bars où autrefois hommes et femmes se
soûlaient à l’akpeteshie, ou gin local. Quelques rares promeneurs émaillaient
les places publiques. J’allai rôder près de l’institut où j’avais enseigné. Le
pimpant édifice de briques était désert ; une poignée d’étudiants bayait aux
corneilles sur la galerie. Le nouveau directeur, Asiédu qui avait enseigné
l’espagnol du temps de Roger, me dévisagea avec stupeur :
« Vous ici ! Est-ce que vous n’aviez pas été déportée en Guinée ?
— Ça s’est arrangé ! balbutiai-je. Où sont passés les étudiants ? »
Il haussa les épaules :
« Partis ! Personne ne veut plus étudier les langues. C’était une lubie de
Nkrumah ! À présent, les gens veulent des métiers qui rapportent : commerce,
gestion… »

Au déjeuner, j’interrogeai Kwame :
« Qu’est-ce que le nouveau régime a apporté de positif au pays ?
— La liberté d’expression ! me répondit-il avec emphase.
— C’est tout ?
— Comment c’est tout ? s’exclama-t-il, outré. Nous avons maintenant au
moins une dizaine de journaux. On ne compte plus les partis d’opposition. Des
élections sont prévues pour juin. »

Je n’étais pas convaincue. À la télévision, des jeux ou d’insipides séries
américaines dont Bewitched / Ma sorcière bien-aimée qui connaissait un franc
succès, avaient remplacé les interminables discours de Kwame Nkrumah sur
les méfaits du colonialisme. Était-ce un progrès ? Je gardais mes questions
pour moi, car Kwame n’était guère décidé à y répondre.

Une semaine après notre arrivée, Adeeza retrouva notre trace et apparut à
l’heure du petit déjeuner. Elle s’était mariée et était enceinte. Son mari, un
électricien, était au chômage, car les grands travaux de construction entrepris
sous Kwame Nkrumah étaient tous à l’arrêt. Leïla, qui ne l’avait pas oubliée,
se jeta contre sa poitrine, la couvrit de baisers passionnés tout en lui
murmurant à l’oreille un long récit des peines vécues loin d’elle. J’étais
médusée, une fois de plus pétrifiée de jalousie. Leïla ne me manifestait jamais
pareille tendresse. Quels sentiments éprouvait-elle pour une mère qui la
traînait de pays en pays, de maison en maison, qui lui avait infligé cette
détestable parenthèse en Angleterre ? En bref, une mère grâce à laquelle elle
avait été si tôt initiée aux terribles expériences du déracinement, de l’exil et du
racisme ? Quand Adeeza fut partie, je la pris dans mes bras. J’aurais aimé la
supplier d’essayer de me pardonner le mal que j’avais causé, bien malgré moi.
Évidemment, elle ne comprit ni le sens de mes larmes, ni celui de mes propos
décousus et se borna à me rendre mes baisers avec un peu d’impatience.
Tout cela n’embellissait pas mon humeur. Car ce retour, on s’en doute,
n’était pas du tout tel que je l’avais imaginé. Kwame sortait soir après soir, à
peine le dîner avalé. Il revenait si tard dans la nuit que j’étais déjà endormie.
Aussi, nous faisions rarement l’amour. C’était peut-être mieux ainsi, car à
chaque fois, ses précautions me plongeaient dans de tels abîmes de culpabilité
que j’étais tentée d’avouer la vérité. En fait, nous ne nous voyions guère. Il
travaillait maintenant pour une importante compagnie de pétrole nigériane et
prenait prétexte de ses nouvelles responsabilités pour être toujours absent, à
Lagos en principe.
« Tu n’as besoin de rien ? » me lançait-il avant de disparaître pendant des
jours.
Une fois que son absence durait depuis plus d’une semaine, inquiète, je
finis par me rendre à son cabinet dont l’importance m’étonna. Les temps
avaient bien changé ! Deux autres avocats y trônaient et on comptait bien une
dizaine d’employés. Tout ce monde me dévisagea avec curiosité. Je compris
que je devais être au centre de bien des ragots. Le plus dur se situait au plan
matériel. Kwame se comportait délibérément comme si je n’avais pas deux
enfants avec moi. Je ne savais comment payer les uniformes d’école des
petites, les frais de cantine, de cars de ramassage scolaire. À cette époque, je
n’avais pas encore lu l’ouvrage de celle qui devait figurer en tête de liste de
mes auteurs favoris, Virginia Woolf : A room of one’s own. Pourtant, je
compris très vite qu’une femme ne doit jamais dépendre financièrement d’un
homme. Après bien des réflexions, j’allai bravement frapper à la porte de la
Ghana Broadcasting Corporation où Mme Attoh-Mills me reçut à bras
ouverts. Elle occupait un poste important et avait entendu mes chroniques de
Londres qu’elle jugeait intelligentes et pleines d’humour :
« Pourquoi êtes-vous revenue ici ? s’exclama-t-elle. Depuis que nous
n’avons plus Kwame Nkrumah, le pays se meurt. Au moins avec lui, nous
avions largement de quoi manger et le pays regorgeait de touristes, venus du
monde entier. Aujourd’hui, c’est un désert ! »
J’ai entendu des réflexions identiques dans les pays les plus divers après les
changements de régime et les soi-disant révolutions. Elles traduisent la
désespérance de nos peuples qui espèrent le bonheur et sont constamment
floués.
Il fut convenu entre Mme Attoh-Mills et moi que je ferais un billet
hebdomadaire sur la vie culturelle à l’intention des autres pays anglophones.
Cela se révéla un véritable casse-tête, rien de rien ne se passant plus au Ghana.
Je finis par me résoudre à des portraits de musiciens. Seul, l’art musical a la
vie dure. Les romanciers, les dramaturges, jadis si nombreux se taisaient.
C’est à Accra, lors de ce second séjour si décevant, que je me mis à écrire
de façon quasi professionnelle, sans pour autant nourrir l’espoir fou d’être un
jour publiée. Je veux dire que j’écrivais pendant des heures. Une fois Kwame
à son cabinet et les enfants à l’école, la journée s’étendait pratiquement nue
devant moi. Je m’installais avec ma fidèle Remington ainsi qu’une provision
de boîtes de papier bon marché sur le balcon du premier étage. J’empilais des
33 tours sur le pick-up de Kwame que je plaçais non loin de moi. Perfectionné
pour l’époque, il était capable de retourner les disques afin d’en faire entendre
les deux faces. La musique favorisait ma créativité en assurant un
environnement de beauté. Elle m’était cette huile d’harmonie qui lubrifie les
rouages rétifs de l’intellect. Elle me versait l’oubli des tristes contingences
matérielles. J’avais et j’ai toujours beaucoup de mal à concevoir des
dialogues. Je me demandais s’il ne fallait pas les supprimer entièrement, ce à
quoi je me suis décidée dans certains de mes romans. Dans Heremakhonon,
après des essais infinis, j’adoptai un stratagème qui me parut commode et qui
convenait, me semblait-il, à la personnalité mal définie de l’héroïne, Véronica.
Ne garder que les questions posées, remplacer les réponses par des
monologues intérieurs souvent confus.

Nous vivions malgré tout, Kwame et moi, des moments qui avaient même
visage que le bonheur.
Je l’accompagnais parfois à Ajumako. Son père était mort. Sa sœur,
Kwamina, également, victime d’une crise cardiaque. Son jeune frère, monté
sur le trône, assumait la charge du royaume. Aussi Kwame n’avait d’autre
fonction que celle de membre d’un Conseil de Sages. Nous ne sortions guère
de notre chambre dans la deuxième cour du palais royal. Le soir, nous nous
rendions aux concerts de musique sur la place centrale. Des serviteurs nous
apportaient les tabourets traditionnels. Et comme l’air de la nuit était frais, ils
nous enveloppaient les épaules d’épaisses étoles de peaux. Je levais la tête
vers le ciel clouté de constellations et je souhaitais passionnément
recommencer ma vie. Ah ! Sortir à nouveau du ventre de ma mère, les mains
pleines de nouvelles cartes ! Si un dieu se cachait derrière cette opacité
immense, pourquoi me refusait-il le simple bonheur qu’il accordait à tant
d’autres ? Pourquoi, pour moi, multipliait-il les épreuves ? Vers quoi
entendait-il me conduire ?
Une fois, Kwame m’invita à passer un week-end à Lagos où un de ses amis
se mariait. Nous n’assistâmes pas à la noce. Je ne vis pas grand-chose de cette
ville chaotique où je me rendais pour la première fois. Des gangs ayant
commis je ne sais plus quels horribles forfaits, les militaires bouclaient des
quartiers entiers. Des voitures de police couraient partout dans le
déchaînement de leurs sirènes. Nous nous enfermâmes dans notre cinq étoiles
au bord de la mer et nous fîmes l’amour quarante-huit heures d’affilée. À côté
de l’hôtel, il y avait une petite librairie où j’achetai les dernières pièces de
Wole Soyinka.
« Je l’ai connu à Londres ! » fis-je avec un peu de nostalgie.
Car à ma surprise, l’oubli faisant la toilette du souvenir, ma vie à Londres
revenait de plus en plus fréquemment me hanter.

Parfois aussi, Kwame recevait. Les réceptions réunissaient ses solennels
collègues du barreau et leurs épouses empanachées, ses cousins, le couple
Boadoo, toujours aussi fantaisiste, flanqué de Yasmina, la jeune sœur d’Irina,
mannequin comme son aînée, étonnamment agressive avec moi. Ces soirées
n’avaient rien de commun avec les house-parties bruyantes et bon enfant
auxquelles j’assistais autrefois avec Lina. Des serveurs en livrée blanche
faisaient circuler le champagne et les petits fours. Pas de kente, mais des
costumes de soie sauvage signés Giorgio Armani. Pas de pagnes ni de
mouchoirs de tête. Mais des robes achetées à Paris ou à Londres. Pas de
langues nationales. Seul était parlé l’anglais le plus anglais, le plus châtié. Et
je me demandais si j’avais parcouru tant de chemin pour aboutir finalement à
ce cercle que n’auraient pas désavoué les grands-nègres. C’était des « mimic-
men » comme les appelaient V. S. Naipaul et le chercheur indien Homi
Bhabha que je devais dévorer plus tard quand j’enseignais aux USA. Le coup
d’État avait été fait pour qu’ils puissent aller en vacances à Acapulco et
s’acheter des Audi Quatro. Qui se souciait encore du peuple africain ?
Personne.
Mais s’en était-on jamais soucié ? Kwame Nkrumah n’avait-il pas
simplement voulu métamorphoser le pays en miroir, où, narcisse, il se
mirerait ?
Osagyefo never dies.
« The end of the affair »
Graham Greene

Je sentais que j’étais en sursis. Tout cela était pour finir.


Quand ? Comment ?
J’étais pareille à un dormeur qui s’accroche au sommeil, sachant que le
réveil lui amènera un cauchemar.
Noël approchait et Accra redevenait quelque peu la ville rieuse et parée que
j’avais connue. Devant Flagstaff House, un gigantesque sapin transporté par
avion depuis le Canada avait été dressé. Un soir, sous les yeux d’une foule
rugissant son plaisir, à l’imitation d’une coutume transplantée des États-Unis,
un ministre cravaté et son épouse en robe de lamé vinrent l’illuminer. Ensuite,
une chorale des enfants des écoles entonna des cantiques allemands, pour
finir O Tannenbaum. À la maison, j’avais décoré une branche de filao, qui
représentait tout ce que mes moyens me permettaient de m’offrir. Chaque jour,
avant le dîner, nous allions chanter des cantiques a cappella chez des voisins
qui servaient ensuite de petits verres d’« eggnog » et des biscuits salés. Mais
le cœur n’y était pas. J’avais intercepté une lettre d’Aïcha au Père Noël lui
demandant deux billets d’avion pour ramener Denis et Sylvie au Ghana
« sinon, précisait-elle, nous passerons Noël avec maman et M. Aidoo, ce qui
sera trop triste ». Dorothy venait de m’écrire que Denis s’était fâché avec
Ethan Bromberger, qu’ils ne se parlaient plus. Que s’était-il passé entre ces
gamins qui s’adoraient ?

Par contraste avec la tristesse ambiante, je revivais les Noëls de mon
enfance, la chaleur, la convivialité de la célébration. Mes parents n’invitaient
personne. Leurs huit enfants leur suffisaient amplement. Et puis, ils n’avaient
pas d’amis, surtout ma mère que j’ai toujours vue seule traverser la vie. Noël
était la seule fête où ils sacrifiaient à la tradition culinaire. Rien ne manquait.
Ni les monceaux de boudin luisant et violacé. Ni le jambon empanaché de sa
craquelure. Ni les pois d’Angole. Ni les ignames pakala, blanches, selon la
comparaison consacrée, comme les dents d’une belle négresse. Si ma mère
préférait le champagne, mon père buvait du rhum en abondance et finissait
toujours par chanter faux « Faro dans les bois », tandis que mes frères se
tordaient de rire. Une nuit quand j’étais encore trop jeune pour accompagner
la famille à la messe de minuit à la cathédrale St Pierre et St Paul, on me laissa
dormir dans la petite chambre que j’occupais au flanc de celle de mes parents.
Je ne sais pourquoi je me réveillai. Le silence autour de moi me sembla
inhabituel. À l’accoutumée, la maison était pleine du bruit de la musique
qu’écoutait ma mère et des disputes entre mes frères et sœurs. Intriguée,
j’entrai dans la chambre de mes parents. Elle était vide. De plus en plus
intriguée, je montai à tâtons l’escalier qui menait au deuxième étage. Je dis
bien à tâtons, car ma taille ne me permettait pas d’atteindre les interrupteurs et
que je cherchais mon chemin dans la noirceur. M’étant persuadée que les lieux
étaient déserts, je redescendis au salon, me roulai sur un divan où mes parents
me retrouvèrent, toujours éveillée, l’œil sec, deux heures plus tard.
« Tu n’as pas eu peur ? » répétait ma mère en me couvrant de baisers.
Mon père trouvait là une raison d’utiliser un de ces grands mots qu’il
affectionnait :
« Cette petite est nyctalope ! » fit-il.
Et comme personne ne savait ce que signifiait ce mot étrange, il expliquait :
« Est nyctalope, celui dont les yeux voient dans le noir. »

Que j’étais loin de ce temps-là, assignée à résidence dans cette villa
inhospitalière, à laquelle je n’avais jamais pu m’habituer, avec mes deux
fillettes traitées en parias par le maître de maison et les serviteurs.
Le Ghana, quant à lui, suffoquait sous ses nouveaux oripeaux empruntés à
l’étranger.
Un après-midi, Mme Attoh-Mills m’entraîna chez son « clairvoyant ».
Mme Attoh-Mills était ma seule amie. Cette femme était aussi belle que
bonne. Elle prenait mon sort très à cœur, m’obligeant à regarder la réalité en
face :
« Votre affaire est foutue ! Je te conseille de prendre les devants et de t’en
aller avant que Kwame ne te mette dehors avec tes enfants, me répétait-elle.
Tu ne sais pas de quoi sont capables les hommes d’ici. Tu es là. Tu t’incrustes.
Tu t’incrustes. »
Aurais-je suivi ce conseil que je me serais épargné une blessure dont j’ai
mis des années à me guérir. J’avais à présent la franchise de m’avouer que
mon séjour en Angleterre, si difficile qu’il ait pu être, avait comporté bien des
éléments positifs. Je m’étais fait beaucoup d’amis de toutes nationalités. Dans
de nombreux cercles, j’avais suscité l’estime et l’attention. Néanmoins, je ne
pouvais envisager l’éventualité d’un retour en Europe. Pourtant, une pensée ne
cessait de s’insinuer en moi. N’était-il pas grand temps de mettre fin à ce
périple africain, riche surtout en souffrances ? Ne devais-je pas me résoudre à
aller me faire voir ailleurs ?
Quel que soit le nom qu’on leur donne, dibia, marabout, kimbwazè,
« clairvoyant », ce sont des personnages essentiels dans les sociétés d’Afrique
et des diasporas. Non seulement, ils sont censés prévoir l’avenir, mais ils sont
capables de déjouer les mauvais coups du destin. Si mon scepticisme naturel
m’interdisait d’avoir recours à leurs services, il n’était partagé par personne
autour de moi. Eddy, grande fervente des « clairvoyants », racontait une
histoire dont j’ai tiré une nouvelle publiée en Amérique dans l’ouvrage
collectif intitulé : Dark matters (1995). Alors qu’elle habitait N’Zérékoré en
Haute-Guinée, ses bijoux disparurent. Elle en fut d’autant plus désolée qu’il
s’agissait de souvenirs de famille : collier grenn dô et collier chou offerts par
sa mère, gourmette de première communion, camée ayant appartenu à une
aïeule monté en broche. Elle courut trouver un marabout réputé à travers la
région.
« Ne t’en fais pas ! lui recommanda-t-il d’un ton réconfortant. Tes bijoux te
seront rendus dans trois jours. »
Il refusa d’accepter son argent et la pria d’effectuer un don qu’il fixa à
l’orphelinat. Trois jours plus tard, comme il l’avait prédit, sa boîte à bijoux
réapparut sur la table de la cuisine. Hélas ! Dans sa joie et l’exaltation que lui
causait « ce miracle » qu’elle racontait à tous ceux qui l’approchaient, elle
oublia le don prescrit. Sous huitaine, ses bijoux disparurent à nouveau. Le
marabout, chez qui elle se précipita, ne voulut pas la recevoir.

Mme Attoh-Mills, engagée dans une épineuse procédure de divorce, pour la
troisième fois, je crois, avait besoin de conseils quasi quotidiens. Son
« clairvoyant » qu’elle disait le meilleur d’Accra, habitait Achampong, un
quartier populaire, aux trottoirs défoncés et plein de monticules d’ordures. Sa
maison signalée par un gigantesque panneau s’élevait au fond d’une cour
grouillante de femmes et d’enfants. C’était un petit homme frêle au visage
émacié. Il me fixa longuement de ses yeux curieusement éteints et murmura
quelques mots à l’oreille de Mme Attoh-Mills.
« Qu’est-ce qu’il dit ? interrogeai-je, un peu nerveusement.
— Il demande si tu sais que bientôt tu vas faire un grand voyage.
— Un grand voyage ? répétai-je, paniquée sans savoir pourquoi. Est-ce
qu’il veut dire que je vais mourir ? »
Mme Attoh-Mills traduisit ma question et le dibia lui expliqua ce qu’il
« voyait ».
« Il ne s’agit pas de cela, dit-elle. Tu as de longues années devant toi.
Simplement, bientôt, tu vas quitter ce pays. »
Comme je le regardais, ahurie, il alla prendre sur une étagère un bocal plein
d’un liquide trouble dans lequel macéraient des racines noirâtres et me le
tendit.
« Tu en prends une cuillère à soupe trois fois par jour », m’ordonna
Mme Attoh-Mills sur sa recommandation.
Si j’avais avalé cette décoction, le cours de mon existence en aurait-il été
modifié ?

Je revins à N’tiri dans la maison vide, Aïcha et Leïla n’étant pas encore
revenues de l’école. Combien de temps tout cela allait-il encore durer ?
Kwame ne faisait plus que de brèves apparitions pour changer son linge,
prendre certains dossiers, donner de l’argent aux domestiques. Je me répétais
que nous devions avoir une conversation sérieuse. Mais j’avais peur et n’en
avais pas le courage.
Un matin, il apparut sur la terrasse où sans entrain je venais de m’installer
pour écrire. Les idées ne me venaient guère en ce moment. À sa vue à cette
heure inopinée, je sus que le moment était venu. Je ne me trompais pas. Sans
me regarder, d’une voix monocorde, comme s’il récitait un texte appris
d’avance, il m’annonça qu’il avait acheté trois billets d’avion pour les enfants
et moi. Ses moyens ne lui permettant pas de nous renvoyer à Londres d’où
nous venions, il s’était borné à des trajets Accra-Dakar. Dakar était une ville
francophone où, il le savait, j’avais de nombreux amis. Il ajouta :
« Je vais me marier.
— À qui ? parvins-je à dire d’une voix étranglée.
— À Yasmine, la jeune sœur d’Irina. »
J’aurais dû m’en douter.
« Tu ne te sépareras jamais de tes enfants, conclut-il d’un ton douloureux.
J’ai fini par l’accepter. »

Ma mémoire miséricordieuse a raturé le souvenir de la majeure partie de ce
qui s’est passé ensuite. Je sais avoir eu cette fois encore de nombreuses visites
d’adieu. Mme Attoh-Mills, la fidèle Adeeza et son mari, le couple Boadoo.
Mais je ne me rappelle plus comment j’ai quitté le Ghana, comment je suis
arrivée au Sénégal.
III
« Il faut tenter de vivre »
Paul Valéry

Un matin, j’ai ouvert les yeux et me suis trouvée couchée dans un lit au
premier étage d’une maison de bois, entourée d’un balcon, plantée au milieu
d’une marée d’arachides. Cette maison appartenait à Eddy qui n’était plus
sage-femme, mais fonctionnaire des Nations-Unies. Non seulement, aidée de
deux infirmières, elle faisait marcher la P.M.I. centrale, mais, au volant d’une
camionnette poussive, elle effectuait dans les villages environnants des
tournées de vaccinations et de distributions de nivaquine. Ce n’était pas
encore à l’ère du SIDA. Aussi, il n’y avait pas de distributions de préservatifs.
Elle pestait continuellement :
« Ce que les Nations-Unies font là, c’est une goutte d’eau dans la mer. Il
faudrait que l’État sénégalais mette sur pied un vrai programme de Santé
Publique. Or tout le monde s’en fout ! »
C’était le jour de Noël.
Aïcha et Leïla étaient parties très tôt pour la fête organisée par leur
minuscule école qui s’élevait au bout de notre rue.
Il n’était pas tombé une goutte d’eau depuis des mois. La terre se fendillait.
L’air sentait la végétation brûlée. De mon lit, je sentais des vagues de chaleur
brûlante. Je me levai, me lavai, m’habillai sommairement et descendis en hâte
dans la cuisine où somnolait comme toujours Fatou, la petite servante. À
cause des enfants, je fis l’effort de cuisiner un poulet farci avec des
châtaignes-pays. Eddy avait roulé jusqu’à Thiès pour acheter des pâtés à
crabes et du boudin au sang de porc (ô scandale dans ce pays musulman où
cependant on célébrait Noël) à un traiteur martiniquais. La fête pouvait avoir
lieu, même si le cœur n’y était pas. Mais pas du tout alors.
À la fin de la matinée, tout le monde rentra. Les fillettes d’abord, puis la
camionnette d’Eddy s’engouffra dans la disgracieuse cahute en tôle qui tenait
lieu de garage. On distribua les cadeaux. Outre les inévitables dessins
d’enfants, je reçus un flacon de « Shalimar » de Guerlain qu’Eddy avait tenu à
m’offrir. Je savais ce qu’elle voulait me dire : « Ne désespère pas. Tu referas
ta vie. » J’en eus les larmes aux yeux. Où serais-je sans elle ?
Vers sept heures, nous laissâmes les petites à la garde du vieux gardien
hernieux et à chéchia rouge qui figure dans tous mes livres et nous nous
rendîmes à l’église. La messe n’avait plus lieu à minuit, car la violence s’était
installée dans cette petite ville comme dans le reste du monde. Des voyous
profitaient de l’absence des occupants pour dévaliser les maisons. Dans la nuit
naissante, une foule d’hommes et de femmes marchait vers le quadrilatère de
béton, surmonté d’une croix. À l’entrée, une crèche était disposée. Le bœuf et
l’âne, pratiquement grandeur nature, veillaient sur un baigneur aux joues roses
et aux yeux bleus.
« N’aurait-on pas pu trouver un poupon noir ? » pensai-je malgré moi.
Insoucieux de cette faute de goût, les fidèles y allaient de leur obole dans de
grandes cruches placées à cet effet. Le Père Koffi-Tessio, un Togolais, était
très fier de sa chorale. Et c’est vrai qu’il était beau ce chœur de « voix
païennes » comme dirait Léopold Sédar Senghor chantant le miracle de la
Nativité. Personnellement, je n’étais là que pour faire plaisir à Eddy, n’ayant
pas mis les pieds dans une église depuis des années. Aussi, je m’étonnai de
m’entendre prononcer sans hésitation les paroles des cantiques, ce qui
prouvait que je n’étais pas parvenue à éradiquer entièrement une part de moi-
même. D’ailleurs, de plus en plus fréquemment, elle me remontait au cœur.
Au moment de la communion, alors qu’une marée humaine montait vers la
table sainte, j’éprouvai l’absurde désir de me perdre dans ce flot.
D’une certaine manière, j’adorais Khombole. Après le tumulte de mes
récentes années, c’était comme si j’étais de retour dans la paix du ventre de
ma mère. Eddy me chouchoutait :
« Tu m’as fait très peur, me répétait-elle. Un jour, tu m’as demandé avec le
plus grand sérieux si tu ne ferais pas mieux de t’enfoncer la tête dans un four
comme je ne sais quelle poétesse anglaise.
— Américaine ! corrigeai-je machinalement. Sylvia Plath était
américaine. »
Cependant, cette impression d’être coupée du monde, d’être à l’abri de tout
était fausse. Même à Khombole, les épreuves ne m’épargnaient pas. C’est là
qu’atterrée, sans voix, j’appris avec Eddy la mort de notre chère Yvane,
emportée en quelques semaines par un cancer. Sur ces entrefaites, une lettre de
Gillette m’annonca que Jean avait été brutalement rappelé de son poste
d’ambassadeur. Accusé de complot avec des puissances étrangères, il avait été
jeté au camp Boiro. Qui sait s’il en sortirait un jour ?
En fait, nous ne devions plus le revoir. Battu à mort, il avait été enterré dans
une fosse commune que Gillette ne parvint jamais à identifier. Elle passa le
reste de sa vie en Guinée qu’elle ne voulut jamais quitter par fidélité à la
mémoire de son mari. Je lui ai emprunté cette phrase que prononce Rosélie
dans Histoire de la femme cannibale : « Mon pays, c’est là où il se trouve. »

Dès que j’en avais eu la force, je m’étais assise derrière ma machine à
écrire. À mon insu, quelque chose s’était déverrouillé en moi et j’étais résolue
à devenir écrivain. Comme Roger Dorsinville, je noircissais des pages et des
pages. Je ne sais comment cette décision m’était venue. Certes j’avais des
doutes. Parfois je la jugeais risible. Voilà que j’envisageais de nourrir quatre
enfants avec les fumées de mes pensées. À d’autres moments, elle me
paraissait arrogante. Qui étais-je pour oser pénétrer dans le cercle magique de
ceux que j’avais admirés ? Pourtant dans l’ensemble je tenais bon. Ce qui me
frappe, c’est que je ne songeais pas à parler de mes problèmes personnels ; par
exemple à évoquer le tsunami amoureux qui venait de me bouleverser.
Pudeur ? Ambitions plus hautes ? Ainsi, avant ces Mémoires, je n’avais jamais
parlé de Kwame. Il avance masqué dans certains textes, donnant quelques-uns
de ses traits à mes personnages : machisme, arrogance, insensibilité. Par
contre, au fil des années, certains épisodes politiques m’obsédaient : ainsi le
complot des enseignants en Guinée sur lequel je revenais constamment.
Eddy fut une des rares à m’encourager vivement à écrire. Cependant elle
n’était pas satisfaite de ce qu’elle lisait.
« Si tu racontes tout ce que tu as vu, tout ce que nous avons vu, tu
intéresseras forcément les lecteurs ! » assurait-elle.
« Tu philosophes trop, se plaignait-elle, tu fais trop de réflexions
personnelles. Ce qu’on te demande, c’est de raconter ! Un point, c’est tout ! »
Le 6 janvier, jour des Rois, dans une guimbarde de louage, je descendis à
Dakar accueillir Denis. Il ne pouvait plus rester à Londres car, m’écrivait
mystérieusement Dorothy, il avait été extrêmement grossier avec Walter. Elle
refusa toujours de m’en dire davantage. Ce fut Sylvie qui me confia qu’il avait
traité Walter de « sale pédé » à cause de son habitude de se balader nu devant
ses fils.
Quand Denis apparut dans le hall de l’aéroport de Yoff, il me gratifia d’un
de ses sourires lumineux qui devaient devenir hélas de plus en plus rares,
tellement pareils à ceux de son père. Je ne fis attention qu’à sa taille. Il était
déjà presque adolescent et je n’eus plus besoin de me pencher pour
l’embrasser. Bien que je me sois gourmandée pendant tout le trajet, je ne pus
que fondre en larmes, bégayant :
« Ne m’en veux pas ! Ne m’en veux pas ! »
Il m’entoura les épaules d’un bras déjà viril et me serra contre lui :
« T’en vouloir ! s’exclama-t-il. Comment pourrais-je t’en vouloir ? Et de
quoi ? Si quelqu’un a souffert, c’est toi ! Je t’aime, maman ! »
Ces paroles de Denis « Je t’aime, maman », je les ai gardées au creux de
mon cœur à travers toutes ces années de tensions, d’affrontements, de
brouilles et de réconciliations trop brèves jusqu’au jour de sa mort du SIDA, si
cruelle, si injuste en 1997. Il avait quarante et un ans. Il avait écrit trois
romans prometteurs. Il allait devenir un écrivain. C’était le seul de mes
enfants qui se soit intéréssé à la littérature.

Quand j’eus à peu près reconstitué ma famille, je pensai qu’il était temps de
quitter Eddy, car j’abusais de sa générosité. Je pris la décision de m’installer à
Dakar. J’y avais retrouvé mes anciens et chers amis. Sembène Ousmane, que
le pouvoir de Senghor pourchassait à présent ouvertement, préparait son
premier long métrage : La noire de. Je l’accompagnais dans les villages où,
grâce à des relations personnelles, il parvenait à présenter ses deux films
précédents. Quand il arrivait, à chaque fois, c’était la fête. On attendait que la
nuit baigne la place centrale pour commencer la projection. Devant l’écran
géant, les villageois s’asseyaient qui sur des nattes, qui sur des bancs, qui à
même le sol. En attendant les premières images, les notables mâchonnaient
dignement leur cure-dent. Les enfants, assis à même le sol, aux premiers rangs
se tenaient tranquilles. Tout d’abord, les griots chantaient en s’accompagnant
au balafon. Les acrobates jonglaient et exécutaient leurs cabrioles. Puis, le
silence se faisait. Quand la projection était terminée, une discussion
généralement animée par un jeune d’un collège voisin s’ensuivait. Sembène
Ousmane, jamais las, répondait généreusement à toutes les questions. Comme
à l’accoutumée, je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi, car
tous les échanges avaient lieu dans la langue véhiculaire, le woloff. Pourtant,
je me sentais bien là dans l’opacité de la nuit, au chaud dans la convivialité de
tous ces humains.
Je retrouvai Roger Dorsinville avec un grand bonheur. Nous étions restés en
correspondance et il était au courant de mes déboires sentimentaux. Ainsi que
Jean Brière il prévoyait que François Duvalier, lassé, et riche à millions, se
retirerait bientôt de la présidence et confierait la direction du pays à son obèse
de fils, Jean-Claude. Roger affirmait :
« C’est un arriéré mental ! Un idiot ! Tout le monde le sait ! Haïti, c’est
vraiment du Shakespeare. »
Mon cœur se serrait quand ils me parlaient d’un journaliste qu’il considérait
comme l’espoir du pays, le champion des opprimés : Jean Dominique.
« C’est un mulâtre, précisait Jean Brière. Tu sais comme dans notre pays, la
couleur compte pour beaucoup. Mais il tourne radicalement le dos aux
préjugés de sa caste. »
J’avais envie de hurler :
« Hélas, je le connais. C’est un salaud ! Il a gâché ma vie ! »
Par la suite, je me suis très fréquemment trouvée dans des cercles où des
militants faisaient le panégyrique de Jean. Ses exils au Nicaragua, aux États-
Unis, son soutien à Aristide qui se changea en opposition farouche quand
l’ancien prêtre devint un dictateur comme les autres, et pour finir son
assassinat faisaient de lui un modèle. Je m’efforçais de garder mes pensées
pour moi. Je n’ai perdu patience qu’en 2003 lorsque le film de Jonathan
Demme, The Agronomist, fut ovationné par la presse de gauche. Mes filles se
précipitaient au cinéma pour découvrir le père de leur frère et au sortir,
conquises, discutaient ouvertement afin de savoir si j’avais véritablement pris
la mesure de la carrure politique de Jean Dominique.
Exaspérée, j’adressai une lettre ouverte à un quotidien très connu où j’avais
souvent publié sous la rubrique « Opinions ». Je soutenais qu’un homme, dont
la conduite vis-à-vis des femmes était répréhensible, ne saurait être salué en
héros. Un ou deux jours plus tard, le rédacteur en chef me téléphona d’un ton
embarrassé que le journal ne publierait pas ma lettre. Les faits que je relatais
touchaient à la vie privée. Aussi il risquait d’être poursuivi pour diffamation !
« Si vous voulez vous venger, écrivez un livre ! »
Je fus stupéfiée. Pour moi un livre n’est pas un moyen de me venger des
individus ou de la vie. La littérature est le lieu où j’exprime mes peurs et mes
angoisses, où je tente de me libérer de questionnements obsédants. Par
exemple, quand j’écrivis Victoire, les saveurs et les mots, l’ouvrage qui me fut
le plus douloureux à écrire, je m’efforçais de résoudre l’énigme que
représentait le personnage de ma mère. Pourquoi une femme sensible,
profondément bonne et généreuse, avait-elle un comportement si déplaisant ?
Elle ne cessait de décocher à tous ceux qui l’entouraient des flèches
empoisonnées. Une réflexion approfondie et la rédaction de ce texte me
permirent de comprendre que la complexité de ses rapports avec sa mère
étaient la cause de cette contradiction. Sa mère qu’elle adorait mais dont,
illettrée, analphabète, elle avait toujours eu honte. À tout instant, elle se
reprochait d’avoir été « une mauvaise fille ».
Roger Dorsinvillle fut la première personne à qui je donnai à lire une
version complète de Heremakhonon. Deux jours plus tard il me donna son
verdict :
« Que de turgescences ! Est-ce que tu ne crains pas que l’on te confonde
avec ton héroïne, Véronica Mercier ? »
Je le regardai interdite. Je ne pouvais pas me douter qu’il prévoyait la
vérité. En 1976, à la parution du roman, journalistes et lecteurs s’empressèrent
de croire que Maryse Condé et Véronica Mercier ne faisaient qu’une seule et
même personne. Je fus accablée de critiques. On alla jusqu’à me reprocher
mon amoralisme et mes indécisions. Je découvris que l’écrivain, surtout si elle
est une femme, afin de protéger sa réputation ne doit peindre que des
parangons de vertu.
Je revis aussi Anne Arundel. Dans une malle qu’elle croyait pleine de
vieilleries sans valeur, elle avait découvert des cahiers de poèmes de Néné
Khaly et essayait de les faire publier. Elle les avait déjà envoyés à des dizaines
de maisons d’édition. En vain :
« Tu comprends, c’est trop révolutionnaire, assurait-elle. C’est de la lave ce
qu’il écrivait. »
Anne Arundel n’apprécia pas du tout Heremakhonon pour des raisons
différentes.
« Ce n’est pas du tout ainsi que les choses se sont passées », me reprochait-
elle.
Pour elle, comme pour la majorité des individus, la littérature n’a guère
d’autre valeur que celle d’un cliché instantané, d’une copie conforme. Ils
méconnaissent le rôle considérable de l’imagination. Mon « complot des
enseignants » n’était pas à la lettre celui que nous avions vécu. Dans
Heremakhonon, j’avais mis pêle-mêle le souvenir de ma brève rencontre avec
Mwalimwana-Sékou Touré à la Présidence de la République, le comportement
des élèves du collège de Bellevue et mes propres terreurs lors du coup d’État à
Accra.
Sur ces entrefaites, la mère d’Anne étant morte, elle partit se fixer à
Noirmoutier et ne me donna plus jamais signe de vie. Littérature et relations
d’amitié ne font pas toujours bon ménage. À ma connaissance, les poèmes de
Néné Khaly n’ont jamais été publiés. Étaient-ils trop violents ? Anne avait-
elle raison ?

Une petite annonce du journal dakarois, Le Soleil, m’informa qu’un Institut
international de développement nouvellement créé recherchait des traducteurs.
Vue mon expérience au Ghana, je m’y fis embaucher sans peine. La paye
alignée sur celle des fonctionnaires des Nations-Unies me parut excessive, vu
l’état général de misère des habitants. Pourtant, je ne rechignai pas. Mon
salaire me permit de m’acheter une 404 grenat dans laquelle je repris mes
courses à tombeau ouvert et d’emménager dans une immense villa au Point E,
quartier résidentiel et bourgeois.
Dans la villa voisine habitait Mme Bâ, femme généreuse et tendre, aussi
différente de moi qu’il était possible de l’être. Quoique l’épouse d’un avocat,
elle était fort peu instruite, car mariée très jeune, elle n’avait fait que mettre au
monde des enfants. Douze en tout. Je crois qu’à mes yeux, elle symbolisait la
mère que je n’avais su être, la maternité dans ce qu’elle comporte de plus
noble.
« Être maman, me répétait-elle, c’est un job à plein temps. On ne peut être
que cela. »
L’écoutant, j’étais de plus en plus honteuse de ma séparation d’avec Condé,
de mes déplacements d’un pays à l’autre, de mes amants qui refusaient de
jouer le rôle de père. Je l’admirais. Je souffrais de l’adoration que lui portaient
mes enfants. « Super-maman » l’appelait Denis.
Au plan du travail, les déceptions ne tardèrent pas à s’accumuler. À
l’Institut du développement, je ne tardai pas à m’aliéner tout le monde. Je l’ai
dit, je n’ai aucun goût pour la traduction. Je commençai donc par me disputer
avec le correcteur, vieux Français tatillon, las de réécrire mes textes. D’autre
part, mes collègues s’irritèrent de mes retards, de mes absences, de ce qu’elles
appelaient, à tort ou à raison, mon manque de politesse et mes airs supérieurs.
Bref, mon contrat d’essai de trois mois ne fut pas renouvelé. Je n’en souffris
pas outre mesure, puisque je n’étais plus à une humiliation près. Pourtant, je
devais nourrir toutes ces bouches et ne pouvais constamment emprunter de
l’argent à Mme Bâ ou à Eddy. Je pensai donc qu’il était sage de revenir vers
l’enseignement que je n’aimais pas non plus, mais qu’au moins, je pratiquais
de manière satisfaisante. J’obtins sans difficultés un poste au lycée Charles de
Gaulle de Saint-Louis du Sénégal. Malheureusement, les salaires de la
Fonction Publique sénégalaise étant dérisoires, je risquais de mourir de faim.
Eddy me conseilla donc d’essayer d’obtenir un contrat de la Coopération
française qui tout de même payait mieux. Cela signifiait que je devais
réendosser ma nationalité française. Je commençai par refuser
catégoriquement. Ce passeport guinéen ne m’avait causé que des déboires. Par
exemple, mon expulsion du Ghana. Néanmoins, j’en étais venue à y tenir
comme le symbole de ma liberté, de mon indépendance des Grands Nègres. Je
suivis le conseil d’Eddy, car je ne voulais pas renouer avec ces soucis d’argent
que je n’avais que trop connus. Je ne prévoyais hélas pas les visites
interminables et incessantes à l’Ambassade de France, les humiliations
infligées par un petit personnel obtus ou raciste comme l’affirmait Eddy, les
explications de ma situation cent fois recommencées.
« Si vous êtes née à la Guadeloupe, pourquoi avez-vous ce passeport ?
— C’est qu’il m’a été donné lors de mon mariage avec un Guinéen.
— Avez-vous en le prenant renoncé par écrit à la nationalité française ?
— Non !
— Il faut le prouver. »
J’allais me décourager quand Sékou Kaba me fit miraculeusement parvenir
la précieuse « Attestation de non-répudiation de la nationalité française » qui
était exigée. Je paraphai mes documents tout neufs avec un sentiment que je
n’arrêtais pas de ressentir : celui de l’échec.
À la mi-septembre, Sylvie revint de Londres. Elle ne s’exprimait qu’en
anglais. À la différence de Denis qui refusait de parler de son séjour en
Angleterre, elle débordait d’anecdotes plaisantes concernant sa vie avec
Dorothy et Walter. Elle était la princesse et traitait ses petites sœurs, Aïcha
surtout, comme d’ignorantes « broussardes ». Alors ses relations avec Aïcha,
qui avaient toujours été difficiles, devinrent vraiment conflictuelles. Elles se
disputaient pour un oui pour un non. Je m’efforçais de considérer ces tensions
comme la manifestation de cette inévitable rivalité qui oppose les sœurs d’un
âge proche. Néanmoins, j’avais mal quand mes chères petites filles se
déchiraient à belles dents. La mort dans l’âme, je fis des adieux déchirants à
Mme Bâ, rendis ma villa à son propriétaire et vendis ma belle auto. Puis nous
prîmes le train pour Saint-Louis. Je dois à la vérité d’avouer qu’au fond de
moi, depuis ma séparation d’avec Kwame, la vie que je menais, et partant la
charge que représentaient pour moi les enfants, pesait de plus en plus lourd.
J’avais l’impression d’être victime d’une inqualifiable injustice du sort.
Pourquoi cette cascade de malheurs s’abattait-elle sur moi ? Je devenais
irritable, agressive, partagée entre des sentiments contradictoires.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? se plaignait Eddy qui ne me reconnaissait plus. Tu
deviens insupportable. »
Le voyage jusqu’à Saint-Louis dura un jour entier dans un wagon
inconfortable et caniculaire. La misère des villages que nous traversions était
stupéfiante. Celle de la Guinée était-elle pire ? À chaque arrêt, malgré les
coups de cravache que leur distribuait généreusement un service de sécurité
débordé, des mendiants prenaient d’assaut le train où ils répandaient une
odeur épouvantable. On se serait cru aux pires heures du colonialisme.
Le charme de Saint-Louis, la ville des « signares », ces métisses mariées à
des Français, est bien connu. On se rappelle l’interprétation de France Zobda
dans Les caprices d’un fleuve, le beau film paru en 1996 où jouait également
Bernard Giraudeau. Aussi, je ne reviendrai pas là-dessus. Je dirai seulement
que j’adorai cette agglomération désuète qui ne ressemblait à aucun des
endroits où j’avais vécu. Au serein, quand je me promenais avec les enfants
sous le ciel rouge et or, je poussais parfois aussi loin que N’Dar Toute. La paix
du lieu m’envahissait et un tenace espoir se levait en moi. J’en étais sûre, le
tourment de ma vie allait s’apaiser et j’allais enfin connaître la sérénité.
Pourtant, en dépit des apparences, Saint-Louis, c’était Clochemerle. Le
lycée Charles de Gaulle était une énorme caserne qui regroupait des centaines
d’élèves, en provenance des localités de la région. Le personnel enseignant
appartenait à une espèce particulière. Il était largement composé de Français
venus ouvertement « faire du CFA ». On les dénommait des « petits Blancs »
et Jean Chatenet prévoyait dans un livre qui connut un certain succès qu’« un
jour, ils seraient tous mangés ». Ils ne cachaient pas leur mépris pour le
personnel local, des Africains trois fois moins payés qu’eux à service égal,
tant à cause de sa couleur que de ses diplômes, prétendument inférieurs. Il y
avait bien dans le lot une poignée d’Antillais ayant épousé des Françaises. Je
reconnus un mulâtre, un certain Harry, marié à une blonde voluptueuse qui
avait été en classe de philo avec moi au lycée Carnot de Pointe-à-Pitre. Lui
m’ignora superbement, désireux à l’évidence de faire oublier son origine. Des
années plus tard, quand je revins me fixer à la Guadeloupe, je me trouvai
assise à côté de lui lors d’un dîner chez des amis. Je lui rappelai
moqueusement son attitude d’antan. Il se défendit avec brio :
« C’est que vous faisiez peur à tout le monde. Vous étiez désagréable en
diable. Personne ne savait d’où vous veniez. Étiez-vous anglophone ? Étiez-
vous francophone ? Vous n’aviez pas de mari, mais une trâlée d’enfants de
toutes les couleurs. »
De toutes les couleurs ? Il exagérait ! Il n’y avait que Denis qui était un
métis !
La salle des professeurs du lycée reflétait la guerre civile qui opposait les
deux catégories d’enseignants. Les Français s’asseyaient sur les sièges
confortables en bordure des fenêtres, les Africains là où ils le pouvaient. Les
Français riaient, s’entretenaient à voix haute, débordaient d’anecdotes
joyeuses qu’ils se lançaient à la tête les uns des autres. Les Africains se
taisaient ou chuchotaient dans leurs langues. Peut-être pour les raisons que
souligna Harry, personne ne voulait de moi. Je restais généralement debout,
solitaire dans un coin, attendant que la cloche indique le moment de rentrer en
classe. Trop pauvre pour me payer même une bicyclette, je traversais à pied
quatre fois par jour le pont Faidherbe comme mes collègues africains aussi
désargentés que moi. Par contre, les coopérants se succédaient au volant de
leurs voitures et nous dépassaient sans s’arrêter. Mon cœur se gonflait de
rancune. Pourtant, le fait que je sois rejetée et par les coopérants français et
par les professeurs africains m’amena à chercher des fréquentations hors de ce
cercle. Par l’intermédiaire de mes filles, je fus introduite dans la communauté
marocaine.
Il faut savoir qu’à Saint-Louis vit une nombreuse et ancienne communauté
de Marocains, héritière des commerçants venus s’installer dans la région
depuis le temps de Faidherbe. Nous fûmes d’abord invités à partager le
mouton de la Fête de l’Aïd, ensuite à manger le méchoui ou le couscous tous
les week-ends. Je m’asseyais par terre sur des nattes au milieu d’une dizaine
de convives facétieux et bruyants. J’appris à manger à la main, ce que j’avais
toujours refusé en Guinée. Je dégustais mes quatre tasses de thé vert à la
menthe. Dans ces réunions, les femmes ne faisaient guère que servir les mets
succulents qu’elles avaient passé des heures à préparer. Elles ne tenaient pas le
crachoir. Néanmoins, leurs sourires débordants me faisaient chaud au cœur. Je
comprenais enfin que les sentiments ne passent pas nécessairement par les
paroles.
C’est au cours d’un de ces repas que je fis une connaissance qui devait
remédier à ma solitude. Mohammed travaillait avec son aîné, Mansour. À plus
de trente ans, je n’avais jamais vécu d’amours « contingentes » comme
diraient Sartre et Beauvoir. Mes relations amoureuses avaient toujours eu la
violence des drames. Mohammed était jeune, son sourire était lumineux et
charmeur comme celui d’un adolescent. Quand je compris ce qu’il désirait, je
fus stupéfiée. Je venais d’être tellement humiliée et blessée que je me
demandais si j’étais encore une femme, capable de séduire, d’exciter le désir.
Je me jetai donc avec emportement dans cette relation d’une certaine manière
si neuve. Je renouai avec les satisfactions physiques. J’avais oublié le goût des
baisers et des étreintes. J’éprouvais le délicieux sentiment d’être entourée,
protégée, car Mohammed était plein d’attentions. Il possédait une Renault 4L
et se mettait à mon entière disposition. Désormais, je n’avais plus besoin de
traverser à pied le pont Faidherbe quatre fois par jour en suant sous le soleil.
Je ne revenais plus du marché en succombant sous le poids de mes paniers.
Mohammed était aussi toujours prêt à me servir de guide. Nous visitions la
région qui entoure Saint-Louis. Nous roulâmes jusqu’à Richard Toll, à la
frontière de la Mauritanie. Un jardin d’essai avait été créé au XIXe siècle sur la
rive de fleuve Sénégal par le botaniste français Jean-Michel Claude Richard.
Richard avait introduit plus de 3 000 plantes, devenues aujourd’hui usuelles :
par exemple, la banane, le manioc, l’orange, la canne à sucre et le café.
Très vite ce relatif bien-être fut obscurci par une ombre. Celle de Denis. Les
rares fois où il sortait d’une constante bouderie et consentait à adresser la
parole à Mohammed, il était moqueur, méprisant, à peine poli. C’est un fait,
Mohammed qui tenait les livres de comptabilité de Mansour, commerçant en
sel et en dattes, n’était pas très instruit. À moi, cela convenait parfaitement.
Un « intellectuel » m’avait si cruellement échaudée que j’en voulais à l’espèce
entière. Mohammed en me contant ses aventures à Fez, Marrakech, ou
Istanbul, me distrayait et me faisait rêver. Casbahs, souks, palais aux murs
couverts d’azulejos, mosquées centenaires. Denis, qui avait commencé de
manifester son intelligence supérieure et son caractère exécrable, l’accablait
de questions vachardes auxquelles le malheureux était incapable de répondre.
Par exemple, sur l’exil du sultan en Corse, puis à Madagascar, sur les raisons
de son retour et ses relations avec les Français.
« Je ne lui en veux pas ! m’assurait Mohammed. Il est jaloux. J’ai passé par
là moi-même. Quand ma mère a divorcé d’avec mon père qui la battait et la
trompait sous ses yeux avec ses servantes, je n’ai pas pu supporter l’homme
avec qui elle s’est remariée. »
Aussi, il redoublait de douceur tandis que Denis redoublait ses insolences.
Un jour où ce dernier avait été particulièrement odieux, je pris mon courage à
deux mains et je lui reprochai son comportement.
« Il n’est pas digne de toi ! souffla-t-il avec fièvre. C’est un vaurien.
— Que sais-tu de lui pour affirmer pareille chose ? » fis-je avec douceur.
J’eus beau insister, il ne voulut rien me dire de plus.
Au deuxième étage de l’immeuble que j’habitais, vivaient quatre jeunes
Anglaises et une Irlandaise rousse flamboyante. Elles appartenaient à une
Association des Nations-Unies et enseignaient dans des écoles primaires.
Nous devînmes très vite amies. Non seulement nous venions de passer plus
d’un an à Londres, en outre, pour les petites, Sylvie surtout (car Denis ne sut
jamais le maîtriser), l’anglais demeurait la seule vraie langue. Nous nous
réunissions fréquemment pour boire du thé, manger des scones ou des
muffins. Elles adoraient l’Afrique qui était pour elles une terre d’enfants
déshérités qu’elles rêvaient de choyer. Elles les réunissaient pour goûter, leur
apprenaient des jeux, des comptines de chez elles :
« Ba, ba, black sheep
Have you any wool ?
Yes, sir. Yes sir. Three bags full. »
J’étais particulièrement intime avec Ann, l’Irlandaise. Nous faisions de
longues promenades ensemble et elle me parlait avec nostalgie de son ami,
Richard Philcox, qui enseignait à Kaolack, trop loin d’elle. À Saint-Louis,
nous ne manquions pas totalement de plaisirs artistiques. Nous assistions à de
nombreux concerts en plein air de musique traditionnelle. Les grands acteurs
haïtiens, amis de Roger Dorsinville, Jacqueline et Lucien Lemoine, vinrent
jouer du Bernard Dadié, un auteur ivoirien dans la salle des fêtes de la mairie.
Pour célébrer le 4 juillet, les services culturels américains projetèrent le
film Autant en emporte le vent que je revis avec plaisir. Si les filles furent
transportées par le romantisme torride de l’histoire, Denis dénonça la piètre
image qu’il donnait des Noirs, image encore accentuée par un doublage
inepte. Je me réjouis de le voir si critique, si lucide et articulé tout en
prévoyant les problèmes que son attitude allait soulever. En bref, une sorte de
bonheur imparfait, sans prétention, marchant cahin-caha s’était installé.
Cependant mes projets d’écriture n’étaient pas enterrés, loin de là. Bien
souvent je refusais de passer la nuit avec Mohammed qui ne comprenait pas
pourquoi je préférais m’enfermer seule pour taper sur une machine à écrire. Je
n’arrêtais pas de corriger ce qui allait devenir mon roman Heremakhonon. À
mon insu, le texte avait changé de nature. Ce n’était plus un simple récit
inspiré de mes expériences personnelles. J’étais devenue plus ambitieuse. Je
m’étais mise à gommer les spécificités qui auraient pu rattacher mes héros à
des modèles simplement humains et identifiables. J’entendais donner au choix
de l’héroïne, Véronica, une portée symbolique plus large. Ibrahima Sory, le
« Nègre avec aïeux » et Saliou, le militant, devenaient les symboles des deux
Afriques qui se combattaient : celle des dictateurs et celle des patriotes. En
bref, celle de Sékou Touré et celle d’Hamilcar Cabral. Une telle ambition
éclaire une phrase qui m’a si souvent été reprochée parce que mal comprise,
celle de Véronica, maîtresse de Ibrahima Sory :
« Je me suis trompée d’aïeux. J’ai cherché mon salut parmi des assassins. »
Ayant appris qu’Ellen Wright, la veuve de Richard, que j’avais croisée
fréquemment à Accra chez les Genoud, était agent littéraire à Paris, je remuai
ciel et terre pour me procurer son adresse. J’avais l’intention de lui faire lire
mon manuscrit et si elle en était d’accord, de la prier de chercher un éditeur.
Pourtant quand j’obtins ses coordonnées, transie de peur, je n’en fis rien.
Mariama Bâ m’a raconté qu’elle n’aurait jamais publié Une si longue lettre,
si des parents travaillant aux Nouvelles Éditions africaines ne s’étaient
emparés de son texte. Je suis persuadée que si mon ami Stanislas Adotevi ne
m’avait pas forcé la main, Heremakhonon non plus n’aurait jamais vu le jour.
Stanislas Adotevi dirigeait la collection « La voix des autres » chez 10/18 de
Christian Bourgois et s’amouracha du roman.
C’est alors que je reçus un pli officiel. J’avais appris à me méfier de ces
lourdes enveloppes brunes. Je savais qu’elles ne présageaient jamais rien de
positif. La première qui m’avait été adressée m’avait lancée dans ma carrière
africaine. La seconde m’avait renvoyée de Winneba. La troisième d’une
importance plus considérable encore m’avait invitée à revenir au Ghana, avec
les conséquences désastreuses que l’on sait. Celle-là provenait de la
Coopération française. Elle m’informait que ma candidature avait été acceptée
par le ministère à Paris. Le problème était que j’étais affectée au lycée Gaston
Berger de Kaolack dans la région du Sine Saloum. Je devais rejoindre mon
poste pour la rentrée fixée au 5 janvier. Mon premier mouvement fut de
refuser cette offre. L’accepter impliquait d’abord que je me sépare d’avec
Mohammed, mais surtout que je perpétuais le cycle des transplantations et des
déracinements. Une fois de plus, mes enfants perdraient leurs amis et leurs
habitudes seraient bouleversées. En même temps, pouvais-je être insensible au
fait que le salaire proposé par la Coopération représentait le triple du salaire
local que je percevais ? Mohammed et mes amis marocains firent tout ce qui
était en leur pouvoir pour me décourager. À les entendre, Kaolack était un
horrible trou, plein de mouches et de maladies, le point le plus étouffant du
Sénégal. La température moyenne s’y élevait de jour comme de nuit à 45
degrés. Le fluor de l’eau noircissait les dents des enfants.
Ann, l’Irlandaise, jugea que la vie était décidément mal faite. Pourquoi
n’était-ce pas elle qui était nommée à Kaolack ?
Finalement, Mohammed emprunta la camionnette de son frère Mansour, y
empila enfants et valises et entama les 456 kilomètres qui nous séparaient de
Kaolack. J’avais le cœur gros. Le jour n’était pas encore levé et la petite ville
dormait encore. Les premiers maraîchers poussaient leurs chariots le long du
pont Faidherbe, noyé de brumes. Ce devait être une de mes dernières
randonnées en Afrique.
Que me réservait demain ?
Nous arrivâmes à Kaolack au début de l’après-midi et je fus atterrée.
Fidèles au rendez-vous, les mouches bourdonnaient partout. Elles se posaient
sur les lèvres, les yeux, les joues, entraient dans les narines. La chaleur
dépassait tout ce que j’avais jamais connu et les vêtements collaient au corps.
Le service du logement m’avait attribué une enfilade de pièces sombres et
sans air au-dessus d’une dibiterie. J’allai inscrire les filles dans une série de
bicoques en préfabriqué qui tenait lieu d’école primaire et où Sylvie jura tout
net qu’elle ne mettrait jamais les pieds.
Surprise ! Quoique simple, du poulet grillé et des pommes de terre, le repas
qui nous fut servi à l’Hôtel de Paris fut bon. Deux Françaises assises à une
table voisine commencèrent par s’intéresser aux filles :
« Qu’elles sont mignonnes ! firent-elles. C’est à vous tout ce monde ? »
Puis, rapprochant leurs chaises, elles s’assirent à notre table pour partager le
café. Elles étaient toutes les deux médecins pour le compte de l’OMS :
« Vous verrez, ce n’est pas aussi mal que cela en a l’air ! m’assurèrent-elles.
On n’est pas très loin de Dakar ni surtout de Bathurst en Gambie qui est une
petite ville très agréable. Et puis, la région est intéressante : les salines. Pour
ça oui, il y fait chaud ! »
Pourtant, il restait une dernière station à mon chemin de croix. Comme, le
dîner terminé, nous nous étions retirés dans une chambre au premier étage de
l’Hôtel de Paris, Mohammed s’allongea sur le lit. Avec désinvolture, il
m’informa que la semaine suivante, il se mariait. Quoi ! Étais-je condamnée à
revivre encore et encore la même scène ? Devant la violence de ma réaction, il
m’assura que rien ne serait changé entre nous :
« J’épouse Rachida pour faire plaisir à Mansour, à la famille. Je n’éprouve
rien pour elle. Nous ferons des enfants. Beaucoup de garçons surtout. »
Le cynisme d’une pareille déclaration me parut une insulte suprême et à
moi et à celle qu’il s’apprêtait à épouser. À onze heures du soir, je jetai
Mohammed sur le palier.
Ce fut la dernière fois que je pleurai à cause d’un homme. Bientôt des
préoccupations d’une nature totalement différente allaient m’investir.

Je m’éveillai le lendemain sans aucune prémonition. Le ciel pesait bas et
lourd, comme toujours à Kaolack. Les mouches étaient déjà à leur affaire et
s’insinuaient partout. Je conduisis mes enfants à leur école et séchai leurs
larmes tant bien que mal. Puis je me rendis au lieu de mon affectation, le lycée
Gaston Berger. C’était une bâtisse longiforme sans caractère. La salle des
professeurs bourdonnait comme une ruche. À la différence du lycée Charles
de Gaulle où la plupart des enseignants étaient des expatriés, la majorité des
professeurs était composée d’Africains, à l’exception d’un trio de jeunes
Blancs assis seuls à une table. À ma vue, l’un d’eux se leva et s’approcha
vivement :
« C’est toi Maryse ? Je suis Richard », fit-il avec un fort accent anglais.
C’était là le petit ami d’Ann qui, serviable, l’avait prévenu de mon arrivée à
Kaolack. Il était beau, très beau même avec ses grands yeux marron clair dans
un visage hâlé. J’avoue que ce tutoiement des plus prématurés me choqua
venant d’un parfait inconnu, d’apparence si jeune, certainement plus jeune que
moi. Puis je pensai que cet anglophone se débattait, comme cela arrive
fréquemment, avec la complexité des pronoms personnels français. Je ne
compris pas qu’il établissait d’emblée un lien d’intimité entre nous. Il était
celui qui allait changer ma vie. Il allait me ramener en Europe puis en
Guadeloupe. Nous découvririons l’Amérique ensemble. Il m’aiderait à me
séparer en douceur de mes enfants le temps de reprendre mes études. Surtout,
grâce à lui, je commencerais ma carrière d’écrivain.
L’Afrique enfin domptée se métamorphoserait et se coulerait, soumise, dans
les replis de mon imaginaire. Elle ne serait plus que la matière de nombreuses
fictions.

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