Dictionnaire de La Négritude - Mongo Beti

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DICTIONNAIRE

,DE LA
NEGRITUDE
OUVRAGES DE MONGO BETI

Ville Cruelle, roman, Présence Africaine, édit. 1954.


Le Pauvre Christ de Bomba, roman, Robert Laffont 1956, réédition Pré-
sence Africaine 1976.
Mission Terminée, roman, Buchet-Chastel édit. 1957.
Le roi miraculé, roman, Buchet-Chastel édit. 1958.
Main basse sur le Cameroun, essai, François Maspero édit. 1972, réédi-
tion Peuples noirs 1984.
Remember Ruben, roman, 10/18 édit. 1974 ; réédition L'Harmattan 1982.
Perpétue, et l'habitude du malheur, roman, Buchet-Chastel édit. 1974.
La ruine presque cocasse d'un polichinelle, roman, Peuples noirs édit. 1979.
Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, roman, Buchet-Chastel
édit. 1983.
La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama, roman, Buchet-Chastel édit.
1984.
Lettre ouverte aux Camerounais, essai, Peuples noirs édit. 1986.
Mongo BE TI - Odile TOBNER
et la participation de collaborateurs
de la revue Peuples noirs - Peuples africains

DICTIONNAIRE
,DE
LA
NEGRITUDE

Éditions L'Harmattan
5-7 rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
@ L'Harmattan, 1989
ISBN: 2-7384-0494-4
AVANT-PROPOS

Trente années durant, les peuples africains, libres et souverains mais


impuissants, ont dû entendre les éternels docteurs Pangloss leur prescrire
un destin à la fois injuste et insensé.
Qui sans cesse proclamait tantôt que les peuples pauvres se doivent de
sacrifier leur désir de démocratie sur l'autel du progrès économique, tan-
tôt que, la liberté d'expression étant incompatible avec l'organisation tri-
bale, le Continent noir doit se résigner à la malédiction du silence?
Qui a semé parmi les Africains l'épidémie de l'homme fort, du chef
charismatique, prétendument seul respectueux du legs des cultures
ancestrales?
Qui, pendant trente années, s'est appliqué à fourrer ces monstruosités
dans la pratique quotidienne en encourageant la censure, en justifiant les
partis uniques à coups d'éditoriaux savants, en noyant de préférence les
chefs d'État les plus despotiques sous des déluges d'or?
Qui a décrété sage de l'Afrique un tyran ivre de fétiches, mégalomane,
prévaricateur?
Pendant trente interminables années, les peuples africains durent donc
renoncer même à leurs rêves de liberté, sur l'ordre des grands pontifes
de l'orthodoxie internationale qui leur promettaient le bonheur à ce prix.
Mais au lieu du nirvana, voici la catastrophe sous toutes les fonnes, l'enfer
d'une crise inextricable. Voici la faillite d'une coopération sur fond de fan-
tasmes.
Ainsi démentis par l'événement, désavoués en quelque sorte par la jus-
tice immanente, les nouveaux mages allaient-ils se pendre en public, comme
jadis lorsque l'honneur régissait les sociétés humaines? Au moins serions-
nous satisfaits s'ils consentaient à abandonner la scène, laissant enfin les
Africains libres de débattre entre eux, libres de s'informer pour leur gou-
verne, libres de décider pour eux-mêmes, libres enfin de construire à leur
guise l'avenir de leurs rêves après tant de siècles d'asservissements divers.
Était-ce vraiment trop demander?
C'est un fait que déjà se chuchotent les' prémices d'une nouvelle pré-
dication des inévitables grands-prêtres, aussi péremptoire que la précédente.
Ils sont indispensables, déclarent-ils; que deviendrait le monde sans eux?
Pitoyables orphelins, les Africains ne retourneraient-ils pas définitivement
à leurs vieux démons, outre quelques autres calamités inoculées par l'islam
ou le marxisme? Ce serait cette fois l'apocalypse tribale.
Ainsi disent-ils déjà.
Victimes et boucs émissaires tour à tour, ou simultanément, tel est le
verdict concocté à jamais aux Africains par le tribunal des dogmatiques
du bon ordre international. Juges et parties, plus ils ont tort, plus ils ont
raison, exactement le contraire des peuples africains, figurants hébétés
depuis les temps immémoriaux. La traite, la déportation, l'esclavage,

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n'était-ce déjà pas la faute des guerres tribales? Et la colonisation? les
guerres tribales, vous dit-on. Le désastre de la dette? les guerres tribales.
La preuve est cette fois faite, s'il en était encore besoin, que les peu-
ples africains n'ont rien à espérer de ce côté-là.
Rien de durablement heureux ne peut advenir aux Africains sans leur
initiative et leur enthousiasme, telle est la conviction des auteurs de ce
modeste ouvrage. Depuis des siècles sinon des millénaires, on ne cesse
d'imposer aux Africains, avec leur assentiment prétend-on chaque fois, tou-
tes sortes de systèmes: religieux, politiques, linguistiques, sociaux; cha-
que fois, cela se termine mal. Si jamais l'histoire a dispensé une leçon lumi-
neuse, c'est bien celle-là; elle brille précisément, croyons-nous, à chaque
page de ce Dictionnaire de la négritude.
En fondant il y a onze ans la revue Peuples noirs - peuples africains,
nous avions la prétention de contribuer à rendre aux Africains l'initiative
de la parole. Avec le Dictionnaire de la négritude, nous croyons contri-
buer à leur rendre l'initiative de l'interprétation du monde, indispensable
s'ils se préparent à agir eux-mêmes, ayant renvoyé sans appel les délirants
bonzes de la théogonie internationale à leurs chères études qu'ils n'auraient
jamais dû quitter.
Qu'est-ce que la négritude?
Inventé, dit-on, par Césaire, mais commercialisé en quelque sorte par
Senghor, le terme peut se définir somme toute comme la conscience que
prend le Noir de son statut dans le monde et la révolte dont cette prise
de conscience imprègne son expression artistique et ses aspirations
politiques.
La négritude, c'est l'image que le Noir se construit de lui-même en
réplique à l'image qui s'est édifiée de lui, sans lui donc contre lui, dans
l'esprit des peuples à peau claire - image de lui-même sans cesse recon-
quise, quotidiennement réhabilitée contre les souillures et les préjugés de
l'esclavage, de la domination coloniale et néo-coloniale.
Derrière le mot « négritude » s'ouvre tout un champ idéologique qui
est aussi un champ de bataille avec vainqueur et vaincu, orgueil et humi-
liation. L'analyse de ces antagonismes ne pouvait être esquivée. Le géno-
cide matériel et spirituel des Noirs est loin d'être interrompu. Il risque
de se poursuivre de toutes les façons, de la plus brutale à la plus insi-
dieuse, aussi longtemps que le mot « négritude» sera vidé de son contenu
de révolte et de scandale pour en faire l'enseigne d'une boutique de pro-
duits exotiques normalisés.
Les Grecs appelaient « Éthiopiens» (ceux dont l'aspect est brûlé) les
habitants de l'Afrique Centrale. Ils attachaient à cette appellation une cer-
taine considération, au point d'en faire un des attributs de Zeus. Ce res-
pect s'explique probablement parce que l'Afrique se fit connaître à eux
à travers le rayonnement de la prestigieuse civilisation égyptienne. Ils réser-
vaient le nom péjoratif de « barbares» aux habitants du nord de l'Europe.
Depuis cinq siècles maintenant, le sens s'est exactement inversé: les dieux
sont blancs et viennent du nord. L'idée du Noir, depuis le XVIe siècle,
est uniquement péjorative et se confond avec celle de « sauvage». Le sens
des mots est une girouette, il indique très clairement d'où souffle le vent
du pouvoir.
Procédant d'une parole libre, l'illustration que nous offrons de la négri-
tude est contrastée, contradictoire, sans doute passionnée. On ne s'éton-
nera pas que notre sympathie soit allée aux héros noirs, trop méconnus

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auparavant, les plus grands ayant été intentionnellement dédaignés, les plus
puissants haïs. Nous avons dû tirer de l'oubli, arracher à la caricature de
saisissantes figures, qui ne relèvent pas du mythe, mais bien de l'histoire,
celle de I'homme qui pose sa marque sur la réalité, envers et contre tout.
e' est en politique, certes, que se lisent cruellement les signes de la
défaite historique des peuples noirs; en musique, par contre, on peut dire
sans triomphalisme qu'ils viennent d'imposer une autorité souveraine. Les
harmonies et les rythmes qui symboliseront à jamais la modernité ont été
inventées par des artistes issus d'un peuple interdit de parole. L'édifiant
destin de ces créateurs, qui ont donné le ton au XXe siècle, méritait d'être
au moins signalé, à travers chacun de ces génies, capables par leur force
individuelle, d'apporter le miracle de l'expression neuve, dans son impro-
bable évidence.
On ne rendra jamais assez hommage au vaillant éditeur de cet ouvrage.
Il a accepté le risque de publier un livre ayant toutes les chances de pren-
dre à rebrousse-poil l'idéologie dominante qui n'a pas craint d'ériger ses
mesquins tabous à tous les, recoins d'un domaine qu'elle a prétendu
confisquer.
Mongo BETI
Odile TOBNER
A

ABERNATHY, Ralph David nisme, animé principalement p~r les


(1926- ) Quakers, et d'autres sectes nordIstes,
telle la secte évangélique, à laquelle
appartenait la célèbre romancière
Pasteur baptiste à Montgomery,
Harriet Beecher-Stowe, l'auteur de
Alabama, en 1955, Ralph Aber-
La case de l'oncle Tom, va défier des
nathy devint le plus proche c?llabo-
intérêts puissants et déchaîner des
rateur de Martin Luther KIng au instincts d'un rare fanatisme, qui ne
cours du boycott des autobus
trouveront point d'exutoire sinon
entraîné par l'affaire Rosa Parks. dans la guerre, dite guerre de Séces-
Par la suite, il demeura constam-
sion. C'est d'ailleurs celle-ci qui, en
ment à ses côtés.
mettant fin à l'esclavage à la suite de
C'est Ie pasteur R. Abernathy la victoire des Nordistes, va aussi
qui, à la mort de Martin Luther sonner le glas de l'abolitionnisme à
King, lui succéda à la tête de la Sou- travers le monde, la traite des Noirs
thern christian leadership conference, et leur esclavage ne survivant à la
qu'il a dirigé jusqu'en 1977, sans le guerre de Sécession américaine que
panache de son prédécesseur, n'~yant comme des combats d'arrière-garde,
ni son ascendant sur les foules nI son des pratiques désuètes qui soulèvent
enthousiasme ni sa vitalité. Installé à peu de passions.
Atlanta, R. Abernathy réserve désor-
Paradoxalenlent, c'est sur le sol
mais l'essentiel de son dévouement à
même de ]' Afrique que l'esclavage
sa nouvelle paroisse.
des Noirs en tant que tel (id est à
distinguer de l'apartheid, forme
d'esclavage qui ne dit pas son nom)
Abolitionnisme a subsisté jusqu'à nos jours, mais à
Mouvement international qui se l'insu du monde, sans être pour
proposait comme but la suppression autant clandestin: jusqu'à ce que
leur gouvernement proclame en
de l'esclavage des Noirs. En Angle-
terre où il est né au XVIIIe siècle et 1982 l'abolition de l'esclavage, les
ne tarda pas à faire irruption sur la Harratines de Mauritanie, produits
place publique, il fut in~~é par ~n ou issus des razzias des communau-
leader indomptable, WIlham WIl- tés berbères contre les Noirs des
berforce, fondateur de la Society for régions voisines, avaient un statut
the extinction of the slave trade. En très proche de celui des Noirs dans
France, où il est surtout représenté le Sud des États-Unis à l'époque de
par l'abbé Grégoire et Vict~r l'esclavage.
Schoelcher, le mouvement est reste,
comme trop souvent, mondain et
spéculatif. Aux États-Unis d' Amé~i- ABRAHAMS, Peter (1919)
que, où le nombre des :scla;es nOl~s
était immense et leur role economI- Fils d'une mère « métisse du
que apparemment vital, l' abolition- Cap» et d'un père éthiopien qui le

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laisse orphelin à cinq ans, Peter l'Ouest. Envoyé ensuite à la Jamaï-
Abrahams fut élevé par sa famille que il y reste, dirigeant un journal
maternelle dans un village du et collaborant à la radio et la télé-
Transvaal. Il a raconté son enfance vision. De cette expérience sort un
en Afrique du Sud dans un roman roman: This island now (1966),
autobiographique: Tell freedom trade Cette île entre autres, tenta-
(1954), trade Je ne suis pas un tive pour expliquer la situation poli-
homme libre (1956). Quasi- tique dans les Caraïbes, qui reste au
autodidacte, n'ayant connu qu'une niveau de la dissertation politique
scolarisation tardive et sporadique, moralisatrice. Homme sensible et
durement gagnée sur la nécessité de déchiré, fortement marqué par les
travailler pour subsister, il est à humiliations de l'apartheid, Peter
seize ans, pendant quelques mois, le Abrahams a construit dans l'exil un
condisciple d'Ez'kia Mphahlele à St témoignage irremplaçable sur son
Peter school, près de J ohannes- pays natal. Il n'évite pas cependant
bourg. Celui-ci le décrit, à ce le piège du sentimentalisme, qui
moment, fasciné par Marcus Gar- tend à réduire la portée des faits
vey et Langston Hughes, écrivant qu'il décrit dans ses premières
des vers « sur le thème: Je suis noir œuvres et devient franchement léni-
et j'en suis fier, voulant montrer à fiant quand il s'éloigne de son expé-
1'homme blanc qu'il était son égal» rience pour aborder le champ de la
et recherchant également son ami- théorie politique.
tié. En 1939, il s'engage comme
matelot pour gagner l'Angleterre où
il parvient en 1941.
Acculturation
Travaillant comme journaliste, il
inaugure, après quelques essais poé-
tiques et romanesques, avec Mine Le concept d ~acculturation a été
boy (1946), trade Rouge est le sang défini par l'anthropologue américain
des Noirs, une série d'œuvres con- Melville J. Herskovits en 1938, dans
sacrées à la description de la situa- son article The study of culture con-
tion sociale de l'Afrique du Sud. tact. « L'acculturation comprend les
Son plus grand succès est The path phénomènes qui résultent du contact
of thunder, qui met en scène continu et direct de groupes d'indi-
l'amour condamné d'un couple vidus ayant différentes cultures,
mixte. Sa plus grande réussite, selon ainsi que les changements dans les
les connaisseurs, est lVild conquest cultures originales des deux groupes
(1951) qui retrace le grand Trek et ou de l'un d'eux. »
l'affrontement entre les Boers et les L'acculturation est un phéno-
Matabélés. L'imagination et le mène inéluctable. L'histoire des
lyrisme de Peter Abrahams se civilisations est l'histoire de la
déploient dans cette fresque histori- chaîne de l'acculturation. Pour ne
que. Il revient au réalisme contem- parler que de la civilisation occiden-
porain avec A wreath for udomo tale, elle ne surgit pas tout à coup
(1956) et A night of their own mais reçoit le rayonnement de
(1965), trade Une nuit sans pareille, l'Orient et de l'Égypte. L'accultu-
où il montre le combat de la résis- ration ne se fait pas forcément dans
tance en Afrique du Sud. le même sens que la domination. La
En 1952 et 1953, Peter Abra- Grèce hellénise Rome. Les barbares
hams accomplit une série de repor- vainqueurs sont romanisés. Aucune
tages pour The Observer, au culture ne disparaît sans laisser de
Kenya, en Afrique du Sud et de traces. Les Gallo-Romains ne sont

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pas des Romains. Seuls échappe- ACHEBE Chinua (1930-
raient à l'acculturation des groupes
qui n'entretiendraient aucun
échange d'aucune nature avec les Le premier et, jusqu'à présent,
autres. Il y a eu, dans l'histoire des le seul éc'rivain africain qui ait
cultures, des cas de cultures en atteint un très large public dans le
situation d'isolement durable. Il monde entier est un anglophone
nigérian, Chinua Achebe. Nul
n'en existe plus aucune aujourd'hui
à la surface du globe. mieux que lui n'a décrit l'agonie de
Il est donc aussi vain de croire la culture traditionnelle confrontée à
une civilisation conquérante. Né en
à l'étanchéité de cultures en contact
pays Ibo, à l'est du Nigeria, il fait
que de croire que ce contact se
solde par une pure et sim pIe assi- ses études de lettres après avoir
songé à la médecine et travaille
milation de l'une à l'autre. Dans
son livre: L 'héritage du Noir ensuite pour la radio nigériane. Il
(1941), Herskovits montre tout ce publie en 1958, à Londres, son pre-
que doivent les cultures nord et sud mier et célèbre roman: Things (aIl
apart, traduit en français en 1966,
américaines aux millions d'Africains
déportés, pour la constitution, cer- sous le titre Le Monde s'effondre.
tes, des richesses matérielles grâce Tableau sans complaisance de la vie
auxquelles elles se sont développées, tribale, avec ses structures tradition:"
mais aussi pour la création de traits nelles sécurisantes, mais aussi ses
culturels spécifiques empruntés aux absurdités cruelles, le roman
Africains ou développés à leur con- s'achève par le meurtre de l'homme
blanc, représentant la loi nouvelle,
tact. Dans le melting pot américain,
chaque communauté a pu garder de et le suicide du héros. Le pessi-
l'attachement à un style en qui elle misme de Chinua Achebe est cepen-
perpétue sa singularité, il n'empê- dant moins tragique que désen-
che que le dynamisme contagieux, chanté. Le ton est celui d'un mora-
liste, volontiers ironique, avec un
facile à constater, de la culture amé-
ricaine, vient de la fusion de toutes don certain pour la formule percu-
tante. Deux autres romans suivent:
ses composantes.
No longer at ease (1960) trade Le
Le rejet agressif d'une culture
par une autre par la pratique de la Malaise (1974) et Arrow o{ God
(1964) La Flèche de Dieu (1978).
ségrégation et de l'apartheid, qui
s'accompagne toujours d'une entre- Chinua Achebe est alors l'écri-
prise de dénigrement et de carica- vain et l'intellectuel nigérian le plus
ture, n'est probablement, dans sa en vue, mais la guerre civile qui
violence réactionnelle, que le mas- oppose de 1966 à 1970 les Ibos, son
que d'une interdépendance essen- ethnie, au gouvernement nigérian et
tielle qu'on s'acharne à nier. le désastre dans lequel sombre la
L'apartheid, ironiquement, produit sécession du Biafra, viennent rom-
la culture la plus acculturée, puis- pre son élan de romancier. Après la
que chacun de ses traits fait réfé- guerre, il publie des recueils de poè-
rence à l'autre, en même temps mes, Christmas in Bia{ra and other
qu'il frappe de stérilité cette accul- poems, de nouvelles, Girls at war
turation en refusant de reconnaître and other stories (1971) et d'essais,
sa réalité. Oscillant entre l'impossi- Morning yet on creation day (1975).
ble et l'absurde, il marque en fait Ces différentes formes traduisent
son peu de foi en ce qu'il croit être l'une, l'affirmation d'un lyrism~
sa culture et qui n'est plus qu'un qu'il dit constituer le fond de son
postiche culturel. écriture, la seconde, le morcellement

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de la vision romanesque d'un Dans chacune des zones dési-
monde déchiré en récits ponctuels, gnées, la langue héritée de la colo-
la dernière, l'approfondissement nisation, à l'exception dans une cer-
d'une réflexion extrêmement lucide taine mesure de l'anglais, n'a guère
sur le rôle de l'écrivain, de la lan- pénétré au-delà d'une mince couche
gue, de la critique dans la littéra- de privilégiés bénéficiaires d'une
ture africaine. Insister sur le rôle éducation universitaire. Même à ce
didactique de la littérature l'a con- niveau des élites francophones, la
duit à créer des histoires pour les maîtrise du français, langue aux
enfants. Encourager la création lit- mécanismes rebutants, demeure
téraire l'a amené à publier une laborieuse sinon aléatoire.
revue, Okike, à partir de 1971. Contrairement à ce que préten-
Le rayonnement de la personna- dent les rapports officiels, ce déca-
lité, la fécondité de l'écrivain, font lage entre les appellations et la réa-
de Chinua Achebe un auteur d'un lité n'est pas aJlé s'atténuant; au
incontestable prestige, l'un de ceux contraire, plusieurs facteurs ne ces-
qui fondent une littérature de pre- sent de l' agg~aver. La logique des
mier rang, capable d'exprimer de dictatures africaines est de sacrifier
façon forte et originale les problèmes les enseignements élémentaire et
spécifiques des Africains tels qu'ils secondaire, en leur consentant la
les vivent et les sentent eux-mêmes, portion budgétaire congrue, au
pour eux-mêmes et pour les autres. bénéfice de l'enrichissement de la
classe politique et du développement
des organes de sécurité. S'extasier
Adoua sur le nombre d'enfants scolarisés
aujourd'hui, c'est s'en tenir à la
seule considération quantitative, au
Ville d'Éthiopie, située dans la mépris des critères de qualité. Tout
province du Tigré, Adoua est sur- enseignant sait d'expérience qu'il ne
tout connue par la victoire que peut être question de pédagogie
Ménélik II y remporta contre les dans une classe de quatre-vingts élè-
Italiens en 1896 et dont on a long- ves, ou davantage, effectifs courants
temps dit, à tort, que c'était la pre- en Afrique francophone.
mière victoire jamais remportée par
des Noirs sur une armée blanche en Autre tare de l'autoritarisme
Afrique: c'est oublier, entre autres, africain, la censure, en entravant la
'

les nombreuses vicissitudes de la formation d'un environnement pro-


lutte des Zoulous contre l'invasion pice à la libre communication,
des Boers, puis contre celle des paralyse la pratique vivante, par la
Anglais au XIXe siècle. lecture des livres et des journaux, et
donc l'entretien des langues dispen-
Afrique anglophone, sées par l'école.
Afrique francophone, Trente ans après les proclama-
tions d'indépendance, les commen-
Afrique lusophone... tateurs les plus autorisés estiment
toujours à 3-4 % environ en
On ne saurait trop mettre le moyenne la proportion des popula-
public en garde contre l'utilisation tions noires capables de s'exprimer
douteuse que font les médias et les de façon satisfaisante dans les lan-
hommes politiques de ces dénomi- gues léguées par le colonisateur.
nations, dont la lettre se révèle pas- C'est très peu. C'est su rtou t sans
sablement mensongère. espoir d'amélioration.

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En vérité, les appellations Afri- désigner une fédération de territoi-
que anglophone, Afrique franco- res découpés arbitrairement pour
phone, Afrique lusophone, exercent constituer chacun une entité admi-
une double fonction, psychologique nistrative, comprenant le Gabon, le
et politique. D'une part, elles se Moyen-Congo, l'Oubangui-Chari et
sont substituées avantageusement le Tchad, avec pour capitale fédé-
aux anciennes appellations, Afrique rale Brazzaville.
anglaise, Afrique française, Afrique Lors de la décolonisation, chacun
portugaise, en honneur à l'époque de ces territoires fut érigé en État
du colonialisme dont elles reflétaient indépendant, le Moyen-Congo
la suffisance, mais devenues insup- (actuelle République du Congo-
portables en même temps que les Brazzaville) et l'Oubangui-Chari
idéologies impérialistes auxquelles (actuelle République Centrafricaine)
elles servaient d'escorte. D'autre ayant seuls changé de nom, tandis
part, grâce à un habile détourne- que disparaissait la fédération.
ment sémantique, les formules étu- L'AEF, comme l'AOF, a nourri avec
diées ici - et Afrique francophone raison le débat sur l'unité africaine,
mieux qu'aucune autre - sont souhaitée par les peuples, et la balka-
comme des camouflages d'insigni- nisation imposée par le néocolonia-
fiance, une sorte de rideau de fumée lisme avec la complicité des dirigeants
derrière quoi se déploient de nou- africains de la première génération.
velles manœuvres de domination.
Afrique francophone ne signifie pas Afrique occidentale française
tant « ensemble de pays africains où (AOF)
la langue française est prépondé-
ran te» (à vrai dire, elle ne l'est Très familière dans la littérature
dans aucun pays africain, sinon par administrative de la colonisation
l'artifice d'une décision de gouver- française jusqu'à la loi -cadre Defferre
nement) que «ensemble de pays de 1956, cette appellation désignait
africains appartenant à la zone une fédération de colonies françaises,
d'influence de la France». comprenant la Côte-d'Ivoire, le
À propos des pays dits franco- Dahomey, la Guinée, la Haute-
phones, certains n'hésitent pas à Volta, la Mauritanie, le Niger, le
parler de chasse gardée. Soudan et le Sénégal, Dakar étant la
Autrement dit, la langue fran- capitale fédérale. Au terme du pro-
çaise, son partage par des peu pIes cessus de décolonisation, chacune de
de diverses races et de divers conti- ces entités administratives s'est éri-
nents, la communauté de destin cul- gée en État souverain, seuls le Daho-
turel qui peut s'ensuivre, son déve- mey (actuel Bénin), le Soudan (actuel
loppement par des échanges accrus Mali) et la Haute-Volta (actuel
et l'encouragement à la création, Burkina-Faso) ayant par la suite
tout cela n'est désormais que faus- changé de nom.
ses raIsons. Des dirigeants politiques n'ont
pas laissé de condamner en son
temps comme une folie (stigmatisée
sous le nom de balkanisation) cet
Afrique Équatoriale Française
émiettement d'une construction que
(AEF) tout semblait vouer à la pérennité:
ces colonies formaient un ensemble
Appellation liée à une tech~ique territorial d'un seul tenant; les
de pouvoir colonial, l' .~frique Equa- populations, au demeurant très pau-
toriale Française (AEF) a servi à vres, n'étaient pas assez nombreu-

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ses pour constituer les marchés inté- qu'avouée, qui suffirait à paralyser
rieurs d'organisations économiques la population; l'achat des conscien-
viables; la coopération entre leurs ces par une corruption massive;
cadres respectifs était devenue une une image miraculeuse de sagesse et
habitude; leur découpage s'était fait de modération artificiellement entre-
le plus souvent à travers les aléas tenue à l'extérieur par une conspi-
insensés de I'histoire (la Haute- ration médiatique souterrainement
V olt a ne fut-elle pas successivement éclairée. Les vingt-cinq années de
démembrée, ressuscitée, remem- règne de ce tyran ont été une épo-
brée ?) ; enfin, exception faite peut- que sinistre dont les Camerounais se
être pour ,la Mauritanie, les peuples souviennent avec horreur, car elles
de ces Etats appartenaient à la furent marquées par la répression
même civilisation. implacable de l'Union des Popula-
Accusant leurs adversaires tions du Cameroun, un mouvement
d'arrière-pensées hégémonistes, les progressiste qui avait, seul, mené le
partisans de la « balkanisation », combat contre le colonialisme.
conduits par Félix Houphouêt- On dira que d'autres guerres
Boigny, réduisirent ce débat à un civiles ont ensanglanté l'Afrique
affrontement personnel. depuis les indépendances, et qu'elles
La balkanisation était bien la furent au moins aussi cruelles. La
folie dénoncée par ses adversaires et, répression de l'uPc fut, non une
trente ans après cette désagrégation, guerre fratricide, mais bien une
il est permis d'observer ses effets entreprise de reconquête coloniale
désastreux. d'un pays dont les ressources étaient
déjà réputées pour leur diversité,
leur abondance et leur qualité. Ce
qui est révoltant, c'est de constater
AHIDJO, Ahmadou (1924- que, comme à l'époque de la traite
des nègres, un potentat noir a dû
Premier chef d'État du Came- cautionner d'un bout à l'autre cette
roun indépendant, Ahmadou Ahidjo ave~ture jusqu'à ses conséquences
fut un tel monstre de dissimulation extrêmes, comme la tentative de
qu'il réussit à quitter sans fracas génocide menée contre les
excessif la scène politique de son Bamilékés.
pays après un quart de siècle de
l'une des plus sanglantes férules Appartenant à l'importante eth-
jamais exercées par un dictateur sur nie Peuhl qui habite principalement
ses corn patriotes à peu près à l'insu le nord du Cameroun, Ahmadou
de l'opinion internationale. Ahidjo est un petit employé des
C'est par le Cameroun que Postes et Télécommunications au
commença, le 1er janvier 1960, la lendemain de la dernière guerre
série des indépendances de l'Afrique quand la pression de la revendica-
francophone, sous les auspices de tion nationale au sud du Sahara
Charles de Gaulle qui, de Paris, contraint le colonialisme français à
contrôlait attentivement le processus. une révision graduelle et déchirante
Ahmadou Ahidjo devint aussitôt le de son substrat juridique, mais non
prototype du dictateur francophone de ses méthodes de promotion indi-
africain, dont les recettes vont être viduelle, caractérisées à jamais par
adoptées par ses pairs pour étayer la préférence donnée à la docilité
leur pouvoir: un appareil policier contre l'indépendance d'esprit. Il
pléthorique et omniprésent inspirant faudra peu de péripéties pour triom-
une terreur plus souvent sourde pher de l'aspiration explicite de la

14
majorité des Camerounais et impo- la Côte d'Azur française, achetée
ser Ahmadou Ahidjo comme Pre- bien avant sa déchéance. On dit
mier ministre dès les premiers mois aussi qu'il risque peu de tomber
de l'autonomie interne, en 1958. Il dans le besoin, s'étant constitué un
demeurera sans interruption le maî- magot de quelque deux milliards de
tre du pays, du moins à titre pré- dollars déposés dans une banque de
somptif, jusqu'au 3 novembre 1982, Genève, comme l'a fait Jean-Claude
date où il donnera brusquement sa Duvalier, dont il est d'ailleurs un
démission, en alléguant des raisons peu le voisin dans le midi de la
dénuées de plausibilité. France.
Pendant vingt-cinq années,
Ahmadou Ahidjo, protégé docile s'il
en fut, s'en était remis de toutes les
AMADO, Jorge (1912-)
décisions importantes à ses plus pro-
ches collaborateurs, tous issus de
l'administration coloniale, mais Né dans l'État de Bahia, d'un
n'apparaissant jamais sur le devant planteur de cacao et d'une mère
de la scène. L'éducation, la santé, d'origine indigène, Jorge Amado est
les infrastructures furent oubliées, le chantre du Nordeste brésilien qui,
au bénéfice de la répression érigée après avoir été, pendant plusieurs
en priorité des priorités. centaines d'années, le lieu de dépor-
Les atrocités étaient pour ainsi tation des Africains, sur les grandes
dire le pain quotidien des Camerou- fazendas tropicales du sucre et du
nais: on fusillait les militants sur la café, est devenu, au XXe siècle celui
place publique, au milieu d'un de la misère et de la violence.
grand concours du peuple; on Pendant ses études secondaires à
exposait leurs têtes sur les champs Salvador se manifestent ses dons lit-
de foire. Soupçonné d'abriter des téraires et son esprit rebelle. En
militants progressistes, Kongo, un 1930, parti faire à Rio des études
quartier de Douala, peuplé d'un de droit, il publie bientôt son pre-
grand nombre d'enfants et de fem- mier roman Cacau (1933), suivi de
mes, fut incendié, toute précaution Suor (1934), Jubiaba (1935), Mar
étant prise pour que nul n'en morto (1936), Capitaes da areia
réchappât. Tombell, un village (1937), Terras do sern fim (1942),
bamiléké, connut le même sort en Sâo J orge dos ilhéus ( 1944).
1966, et cinq cents personnes, selon I~'ensemble constitue une fresque
toute probabilité, y périrent. Des sociale pittoresque et poétique du
carnps de concentration couvrirent Nordeste, retraçant la vie populaire
le territoire de la République, où dans ses formes typiques: ouvriers
l'on torturait les prisonniers jour et agricoles, dockers, pêcheurs, enfants
nuit. Au milieu d'un silence de abandonnés. Il adhère au Parti
cimetière, fouilles, arrestations, sévi- communiste, voyage en Amérique
ces divers, individuels ou collectifs, du Sud, travaille comme journaliste.
rythmèrent la vie quotidienne. En 1945, après la chute du dictateur
Ce fut le prix consenti par Vargas, il est élu député, mais, le
Ahmadou Ahidjo pour écraser PC ayant été interdit en 1948, il
l'opposition progressiste. s'exile en Europe, visite l'URSS et la
Après une tentative sanglante Chine. Il revoit le Brésil en 1952
mais avortée le 4 avril 1984 pour mais ne revient y vivre qu'en 1956,
reprendre le pouvoir, le dictateur après sa rupture avec le PC. Une
coule désormais des jours heureux et ultime fresque sociale en trois volu-
paisibles dans une belle propriété de mes Os subterraneos de Jiberdad

15
(1954) fait apparaître la revendica- était du domaine du non-être. C'est
tion contre l'injustice comme motif l'époque également du discours sur
principal de sa sensibilité depuis la « mentalité primitive» de Lévy-
Gacau. Bruhl. Il s'agit à la fois d'intégrer,
A vec son onzième roman, la parce qu'on ne peut pas faire autre-
veine pittoresque s'infléchit vers la ment, mais d'isoler cependant, au
truculence et le comique dans la sein du genre humain, des groupes
peinture haute en couleurs de scè- tenus comme spécifiquement
nes populistes satiriques ou fantai- irréductibles.
sistes. Après Gabriela Gravo e On peut ainsi rapprocher du dis-
Ganela (1958), se succèdent Os vel- cours sur l'âme noire ceux sur
has marinheiros (1961), Os pastores l'âme slave, l'âme chinoise, l'âme
da noite (1964), Dona Flor e seus indienne, qui sont de même nature
dois maridos (1966), Tenda dos et pratiquement de même contenu,
milagres (1969), Teresa Batista montrant le caractère de réflexe plu-
(1972), 0 gata malhado (1974), tôt que de réflexion de leur contenu.
Tieta do agreste (1977). Il accumule Ce contenu ne résiste pas, en effet,
les prix et les distinctions et devient, à une critique élémentaire. S'il y a,
sous la présidence de Quadros, la certes, une hérédité des aptitudes et
figure la plus importante des lettres des qualités, aussi bien physiques
brésiliennes. Le réalisme poétique que psychiques, l'observation mon-
de l'art de Jorge Amado montre un tre l'extrême diversité de ces apti-
écrivain très doué, au tempérament tudes et qualités au sein du groupe
généreux. Les caractères sont saisis le plus circonscrit, celui de la
avec vigueur mais la psychologie famille, à plus forte raison au sein
reste conventionnelle: histoires de groupes plus étendus, à l'échelle
d'amour tristes ou comiques mais des nations et des continents.
toujours attendrissantes, grands
cœurs et brave misère. La première Le caractère aberrant du dis-
place revient au folklore. On lui doit cours sur l'âme noire se révèle de
la révélation et la vogue du Gan- multiples façons, par quelque sens
dom blé, culte populaire à racines qu'on le prenne. Au sens le' plus
rituelles africaines. Jamais cepen- philosophique, l'âme est, de toutes
dant le populisme typique ne par- les entités, celle qui désigne le plus
vient à l'épopée, faute peut-être l'irréductibilité de l'individu à son
d'une substance humaine plus pro- semblable. Une âme collective est
fonde. On le voit par le décevant inconcevable. C'est comme si plu-
Farda Fardaô (1979), qui, privé de sieurs personnes devaient partager le
couleur locale, a moins de relief. même cœur ou les mêmes poumons
pour vivre. Chacun sait que cette
monstruosité n'est pas viable. Il y
a des entités collectives. Elles sont
Arne noire artificielles, culturelles, sociales. On
ne peut donc les définir en termes
L'alliance de ces deux mots a, de nature, de caractère, mais seu-
en soi, quelque chose de ridicule. 1ement en termes de coutume, de
L'expression est inventée et utilisée mœurs.
par les Occidentaux vers la fin du Le concept d'âme noire est fon-
XIXe siècle. Elle marque, ironique- cièrement équivoque, marqué par la
ment, l'avènement d'une certaine confusion délibérée entre l'être et le
bienveillance, d'une certaine recon- paraître. Les attributs dévolus à
naissance de ce qui, auparavant, l'âme noire sont ceux du mépris

16
ressenti par le vainqueur pour le American colonization society
vaincu. Le vainqueur s'attribue (Société américaine
logiquement des qualités qu'il dénie pour le retour en Afrique)
au vaincu et son discours est celui
de la tautologie: le plus fort c'est
Fondée en 1817, l'American
le plus fort, le plus faible c'est le
Colonization Society se donnait
plus faible. Le coup de force idéo-
pour mission de ramener en Afrique
logique, qui succède normalement à
les Noirs libres d'Amérique, dont la
la victoire sur le terrain, consiste à présence en marge d'une société
faire glisser cette tautologie de l'ins- esclavagiste, et surtout l'accroisse-
tant à l'éternité, et à transformer ment au cours des siècles, avaient
une vérité particulière en mensonge toujours représenté un tourment
général. psychologique, social et, bien
entendu, moral pour les Blancs,
Né d'un abus de langage, le
race dominante, autant que pour les
concept d'âme noire va imposer en
Noirs eux-mêmes. L'Americal}
effet une véritable tyrannie idéolo- Colonization Society fut d'abord
gique, en quoi il se referme et se accueillie avec perplexité chez les
justifie. Censé décrire un comporte- abolitionnistes et un William L.
ment, il est conçu, en fait, pour Garrison lui-même y adhéra un
diriger les comportements. Le piège temps.
de l'enfermement joue de façon sim- Pourtant, cette nouvelle déporta-
ple et radicale. L'être à peau noire tion des Noirs, outre qu'elle
a forcément une âme noire. S'il bafouait les idéaux d'humanité et de
n'en manifeste pas les traits, définis justice, rencontra de graves difficul-
une fois pour toute, naïveté, sensi- tés de financement qu'elle ne put
bilité, etc., c'est qu'il n'est pas nor- surmonter. Elle suscita surtout une
mal. Il est manifestement corrompu virulente hostilité chez les Noirs
par des discours qui ne lui étaient libres du Nord qui dénoncèrent
pas destinés, et dont on se demande 1'hypocrisie des sentiments qui ani-
d'ailleurs comment il a bien pu les maient l'organisation.
comprendre. Ainsi le nègre n' a-t-il À l'origine de la création du
qu'une possibilité et une seule de se Liberia, république africaine,
faire reconnaître par la culture occi- l'American Colonization Society y
dentale, c'est de faire le nègre. Dans transporta douze mille Noirs envi-
ce rôle, il obtient un triomphe qui ron, avant d'entrer en agonie à par-
vient conforter la force et la péren- tir de 1834. L'échec de l'entreprise
nité du concept d'âme noire. Le était patent.
mouvement est d'une terrifiante cir-
cularité. Ceux qui rompent le cer-
cle seront impitoyablement dénoncés AMIN DADA, Idi (1925-
comme renégats, d'autant plus dan-
gereux qu'ils sont plus authentique- À plusieurs égards, l'aventure
ment noirs dans leur conscience, d'Idi Amin Dada évoque celle de
existentielle. Tels sont Fanon et Jean-Bedel Bokassa, dont l'Ougan-
Mphahlele. Ils ont refusé et dénoncé dais apparaît comme le pendant
le cercle vicieux de l'âme noire et anglophone, sans en être le
lui ont substitué le concept révolu- décalque.
tionnaire et fondateur de conscience C'est un baroudeur (un sou-
nOIre. dard, comme dira de Gaulle parlant

17
de Bokassa), qui a conquis ses galons lation ougandaise, qui se serait
à la force du poignet, sur les champs volontiers passée de ce cadeau du
de bataille de la dernière guerre mon- destin.
diale et ceux des expéditions colonia- La célébrité dont jouit alors le
les qui en furent le prolongement - maréchal Idi Amin Dada est un
la Malaisie et les maquis communis- sujet de scandale pour le moraliste:
tes, puis le Kenya et la guérilla mau- son image, à travers le prisme des
mau. Endurci par le spectacle fami- médias, devient un kaléïdoscope
lier des ratissages, des liquidations de fantastique dont on ne sait jamais
militants, des massacres collectifs, des quelle est la facette objective,
séances de torture, il s'est persuadé romancée, purement imaginaire.
à la longue que tout se résout par la Ogre? Histrion? Tribun? Pro-
violence brutale. phète ?
Moins gradé au même stade que Perplexité justifiée autant à pro-
son illustre homologue francophone, pos d'Idi Amin Dada qu'à propos
l'indépendance de l'Ouganda en fait de l'Afrique elle-même en cette
pourtant le chef d'état-major de la année 1979, qui voit l'armée tanza-
jeune armée, maître de porter à nienne chasser le sinistre maréchal
bout de bras un pouvoir civil sans d'Ouganda et même d'Afrique. On
consistance, ou de le renverser. le dit réfugié depuis en Arabie
C'est la seconde solution que choi- Saoudite.
sit le général Amin Dada, peu habi-
tué à résister à ses pulsions, comme
Bokassa en 1966. Milton Oboté, le
président légal, est renversé en jan- ANC
vier 1971, alors qu'il participe à une
conférence à l'étranger. Ce sigle aujourd'hui familier à
Le nouveau chef de l'État ne tout lecteur de journaux désigne
mettra pas un an à plier la politi- l'African National Congress (Con-
que de son pays à sa fantaisie per- grès national africain), le plus
sonnelle. Les caprices, la gouaille, ancien mouvement de défense des
les coups de gueule, la versatilité, Noirs en Afrique du Sud. Du fait
les polissonneries, l'imagination, les de sa longévité, on est tenté de met-
mises en scène publicitaires du tre l' ANC en parallèle avec une
général sont ceux d'un autocrate autre organisation noire fort célèbre,
extravagant chez qui la tonitruante l'américaine NAACP (National Asso-
créativité le dispute à un sadisme ef- ciation for the Advancement of
fré né. Colored Peop/t:~~), c'est-à-dire l'asso-
Renversements successifs des ciation nationale pour le progrès des
alliances, aîricanisation aussi incohé- hommes de couleur.
rente que cahotique des divers sec- Fondé en 1912, l'ANC se don-
teurs de la société nationale, épura- nait pour une organisation nationa-
tions répétées de l'armée, raids liste noire résolue à combattre
punitifs contre les tribus récalcitran- l'oppression raciste blanche, mais
tes, déclarations de guerre, parfois s'en tint longtemps à la démarche
suivies d'effet, aux voisins, exécu- légaliste qui caractérise les mouve-
tions publiques de comploteurs sup- ments ayant pour assise, plutôt que
posés, comme presque toujours dans les masses populaires, de petits
ces dictatures africaines des années notables lettrés en mal de promotion
soixante-soixante-dix, chaque jour sociale: ses dirigeants font confiance
apportait son lot de surprises et de à la sagesse et à la lucidité du pou-
souffrances à la malheureuse popu- voir blanc. C'est significativement

18
sous la direction du chef Albert sur une hypothétique compréhension
Luthuli qu'une scission de l'organi- des traditions orales beaucoup plus
sation donne naissance à un mou- interprétées qu'enregistrées. C'est le
vement noir radical bientôt banni, cas du plus célèbre travail fait sur
Ie Pan ~4{ricanist Congress (PAC). À le sentiment religieux au Congo par
son tour, après les événements de le père Placide Tempels : La Philo-
1960 à Sharpeville où soixante-neuf sophie bantoue. Le titre et l'esprit
Noirs furent n1assacrés par la police, de cet ouvrage constituent certes un
l' ANC, mis hors la loi) entre dans la effort de réhabilitation qui tranche
clandestinité et crée une branche sur le mépris habituel, mais le vita-
militaire, Le Fer de lance de la lisme qui est exposé est avant tout
nation (Umkhonto We Sizwe). Par une vision poétique du père
cette mutation décisive, l'ANC s'est Tempels.
transformé en mouvement de libé-
ration de type classique; ses mili- L'animisme est à réintégrer dans
tants sont de toutes origines ethni- une philosophie du sentiment reli-
ques et idéologiques. gieux en général parce qu'il semble
que ce soit une structure universelle
de la pensée humaine. L'animisme
peut, suivant les cas, prendre la
Animisme forme d'un panthéisme, d'un mono-
théisme ou d'un polythéisme. Il n'y
Venant du latin animus, âme, a, entre ces différentes formes, ni
sou ftle vital, ce mot désigne la hiérarchie ni évolution, même si
croyance en une puissance occulte elles peuvent se substituer l'une à
universelle et c'est probablement le l'autre dans le telnps et les lieux.
fondement mêrne de toute démarche Il semble qu'il y ait deux gran-
religieuse. Ce 11'est qu'au XVIIe siè- des tendances de l'esprit religieux,
cle que la philosophie occidentale l'une plus abstraite, plus spirituelle,
rompt avec l' aninlisme pour fonder l'autre plus concrète et idolâtre.
]a science moderne, physique et Entre un panthéisme spirituel et un
mathématique. Cette rupture au pol ythéisme idolâtre, le 010no-
plus haut niveau, qui a nlarginalisé théisme oscille de l'une à l'autre.
la religion, n'a pas pour autant Ces structures se trouvent explicitées
changé ra-dicalen1ent les mentalités à l'âge de l'écriture dans les diffé-
qui conservent d'indéracinables tfa- rentes religions. Les textes ne repré-
ces d' animisnle. IJe mot s'est alors sentent certainement pas une rup-
spécialisé, ,devenant péjoratif, pour ture par rapport aux croyances
désigner] ensemble des crbyances antérieures: la filiation est à cher-
religieuses des sociétés sans écriture. cher du côté des rites et des objets
Décrites par l'enquête ethnologi- dont les différents cultes s' accompa-
que obérée du préjugé doublement gnent. Ils témoignent tous de l'ani-
dévalorisant du scientisme et des misme comme consubstantiel au
croyances concurrentes organisées, sentiment religieux et base de tous
ces croyances sont à la fois pratique- les syncrétismes dont témoigne l'his-
ment inconnues et ensevelies sous toire religieuse.
une pléthore de travaux pseudo-
scientifiques ou franchement fantai-
sistes. En l'absence de documents Anthropologie
irréfutables, quel crédit apporter en
effet à des phrases comme « Les L'anthropologie traite de l'hom-
Bantous croient que... », appuyées me comme espèce animale. Elle

19
confine d'une part à la biologie, Les théories anthropologiques
d'autre part à la sociologie et peut sont d'une part géographiques et
prétendre au statut de science posi- biologiques, d'autre part historiques
tive quand elle est rigoureuse. En et culturelles. Montesquieu, le pre-
fait, comme instrument de connais- mier, formule dans l'Esprit des lois
sance de l'homme, dans sa diversité, la théorie des climats, qui se déve-
par l'homme lui-même, elle appar- loppera, au XIXe siècle chez Gobi-
tient à la philosophie, comme toutes neau et chez Renan. « Les peu pIes
les sciences humaines, et plus spécia- des pays chauds sont timides; ceux
lement celles dont la finalité semble des pays froids sont courageux»
plus spéculative que pratique. pose-t-il en une équation qui n'a de
L'anthropologie naît avec les scientifique qu'une évidente inten-
premières observations faites sur tion de valorisation des uns, déva-
autrui des caractéristiques de lorisation des autres. Gobineau
l'espèce dans leurs étonnantes varia- posera de même l'opposition entre
tions, découvertes à la faveur des l'intelligence des uns, l'affectivité
contacts, des voyages et des conquê- des autres. Renan verra un guerrier
tes. Alors qu'une anthropologie res- dans l'Européen, un ouvrier dans
treinte est une simple caractérologie, l'Asiatique, un paysan dans l'Afri-
qui aboutit à une théorie des tem- cain. L'anatomiste hollandais Cam-
péraments, une anthropologie géné- per inaugure à la fin du XVIIIe siè-
rale se confond avec l'ethnologie. cle une anthropométrie raciste.
Ainsi, les enquêtes d' Hérodote sur Cette pseudo-science, fondée sur les
les Égyptiens, de Tacite sur les Ger- notions fantaisistes d'« angle facial »
mains, sont-elles des documents ou d'« indice céphalique», fait
anthropologiques. Cependant, ce fureur tout au long du XIXe siècle
n'est qu'au XIXe siècle que l'appel- scientiste. Elle a été utilisée au XXe
lation et la spécialisation voient le siècle par les nazis contre les Juifs.
jour en Occident, suscitées par Un certain pouvoir a rêvé de l'uti-
l'abondance de la documentation à liser pour détecter les criminels en
exploiter, et surtout la surabondance puissance. Elle est toujours cultivée
des théories qui sont exposées. en Afrique du Sud où l'on n'a pas
La constitution de l' anthropolo- renoncé à l'idée de démontrer que
gie en discipline distincte se fait par le Hottentot est une espèce intermé-
la réduction de l'humanité en objet diaire entre le singe et l'homme.
réifié, dont, paradoxalement, toute La réfutation de tous ces systèmes
humanité semble chassée. La pau- anthropologiques est aisée logique-
vreté de l'observation, le simplisme ment, tant leurs sophismes de base
des conclusions caractérisent la plu- reposent sur de grossières généralisa-
part des exposés, même sous la tions, pour tenter de fonder sur des
plume de penseurs réputés. D'indé- traits physiques partiels et superficiels
racinables préjugés étayent dogma- la supériorité intellectuelle et morale
tiquement des théories présentées de l'homme européen, élevé au rang
comme des démarches scientifiques, d'entité métaphysique, correspon-
dont l'unique certitude semble être dant à l'idée pure d' « homme nor-
la xénophobie de leurs auteurs. Des mal », en quelque sorte. Derrière un
démarches plus nuancées apparais- appareil lourdement et faussement
sent facilement comme plus fécon- descriptif, on a affaire, en fait, à la
des, sans pour autant sauver l' anth- projection de fantasmes inaccessibles
ropologie du soupçon de servir uni- à toute logique rationnelle.
quement à conforter les idéologies Les théories anthropologiques
racistes. historiques et culturelles, qui se

20
développent à la fin du XIXe siècle ment une science expérimentale.
et au XXe siècle paraissent incompa- Montaigne regarde anthropologique-
rablement plus intelligentes et sédui- ment sa société et ses conclusions
sent facilement. Il n'empêche que sont radicales et profondes dans la
les notions d'évolutionnisme ou saisie de I'humanité comme espèce
même de relativisme, sur lesquelles identique dans ses différences. Mon-
elles reposent, postulent, là aussi, la tesquieu est anecdotique et superfi-
subjectivité de leur regard. Le père ciel dans la même démarche, qu'il
de l'anthropologie moderne est utilise à des fins de plaisanterie. Il
incontestablement l'Américain Mor- faut attendre les travaux les plus
gan. Il puisa dans sa passion de la récents pour apprécier cette veine.
culture indienne la matière de Cheikh Anta Diop et Frantz Fanon
réflexions qui fondent aussi bien sont les premiers à oser retourner le
l'anthropologie évolutionniste avec regard anthropologique. Ils dévoilent
la thèse des trois stades: sauvage, et interprètent l'autre moitié du ciel.
barbare et civilisé, que l'anthropo- !\1elvil1e J. Herskovits offre peut-être
logie structuraliste avec ses recher- le meilleur exemple d'une anthropo-
ches sur les mécanismes de la logie sans frontières dans MaIl and
parenté. Engels, Lévi-Strauss, his works, titre-définition, et dans
Deleuze lui doivent des idées essen- L 'héritage du noir, qui rachète trois
tielles. La théorie évolutionniste siècles d'élucubrations de l'anthropo-
engendre cependant également celle, logie raciste.
naïvement analogique, de l'infanti-
lisme, qu'on trouve exprimée de
façon caricaturale dans le primiti- Anthropophagie
visme de Lévy-Bruhl. Pascal, plus
modestement, proposait pourtant au L'anthropophagie est le fait de se
XVIIe siècle l'image du nain sur les
nourrir de chair humaine. Ce fait
épaules d'un géant pour rendre peut être causé par la nécessité ou
compte des « progrès » de I'huma- attribué à la culture. L'anthr0popha-
nité. Les théories structurales sont gie de survie est bien attestée en tous
innombrables et se justifient par la lieux et en toutes époques dans les
beauté poétique de leurs antithèses. cas de sièges, de famines, de naufra-
Frobenius oppose les pasteurs aux ges, voire récemment d'accidents
chasseurs, Cheikh Anta Diop les aériens. L'anthropophagie culturelle
castes aux classes, Lévi-Strauss le est de l'ordre exclusivement du fan-
cru au cuit, le rôti au bouilli etc. tasme. C'est même le fantasme eth-
L'outil anthropologique, l'obser- nologique par excellence. Les Grecs
vation de l'homme dans ses mani- l'attribuaient aux Scythes, les Espa-
festations, ne doit cependant pas gnols aux Indiens, les Européens
être récusé sous prétexte qu'il a été l'ont attaché aux Africains noirs. Ce
un instrument d'asservissement ou fantasme est celui de l'extrême répul-
même un jeu gratuit. Il peut se sion provoquée par l'autre, qu'il
révéler également un instrument s'agit d'incriminer d'un délit justi-
d'émancipation quand on découvre fiant cette répulsion. C'est une
son aspect d'arme à double tran- Europe dévoreuse d'hommes et de
chant. Il est alors l'instrument de la continents qui produit les plus
plus percutante des réflexions criti- incroyables récits sur l' anthropopha-
ques de l'homme sur l'homme et gie de ses victimes. Tous ces récits
devient, seulement alors, pleinement constituent un extraordinaire maté-
philosophique. Il suffit de changer riel d'étude de la rumeur, identifia-
de point de vue, ce qui est élémen- ble comme rumeur par maint détail
taire quand on veut fonder valide- horrifique figé en cliché.

21
Le fantasme de l'anthropophagie cles. Après la quasi-disparition des
est présent dans différents mythes. Indiens, les populations noires
Ne citons que le Cyclope de la poé- d'Afrique fixeront et pérenniseront
sie homérique, les ogres du folklore le fantasme, devenu le plus indéra-
européen. Comme fantasme d'en- cinable, mais non bien sûr le plus
gloutissement par des géants, il est innocent des poncifs, même et sur-
particulièrement angoissant. Il tout lorsqu'il se veut purement
s'accompagne parfois de restitution humoristique. L'accusation d'anth-
des proies vivantes par opération du ropophagie figure significativement,
mangeur. Les Grecs à l'imagination en 1987, au procès fait à Bokassa.
fertile en donnent la version la plus Complaisamment relayée par les
sacrée avec le sort réservé à ses plus sérieux des grands médias
enfants par Saturne, la version la européens, malgré l'invraisemblance
plus tragique avec le festin offert de détails qui en signalent le carac-
soit à des dieux, par dérision dans tère de pure et simple rumeur, elle
le cas de Pélops, soit à des parents permet d'esquiver des griefs plus
par vengeance, dans le cas d'Atrée
sérieux et plus terribles dans leur
et de Thyeste. Shakespeare reprend banale férocité.
cette fable dans Titus Andronicus,
la pièce de toutes les monstruosités. C'est Montaigne qui le premier
Rappelons d'autre part que le rite a fait une critique, habile et défini-
chrétien essentiel de l'Eucharistie est tive, de la rumeur ethnologique con-
un rite anthropophage: « Prenez ~t cernant l'anthropophagie, destinée à
mangez, ceci est mon corps». A établir, non moins définitivement, la
Rome, les Chrétiens furent accusés « sauvagerie» de ses pratiquants. Il
de manger des enfants, au Moyen ne s'attaque pas à sa véracité,
Age, les Juifs le furent également. encore qu'il se montre dubitatif
On prête enfin à la sorcellerie de
.
quant à la crédibilité de récits invé-
tous les temps et de tous les lieux, rifiables. Dans l'impossibilité où il
la recherche d'ingrédients humains se trouve, quant à lui, de nier de
pour ses consommations diaboli- tels récits, il se contente de noter
ques. Le florilège de l'anthropopha- que la torture, qui jouit d'une exis-
gie mythique offre le plus passion- tence hélas beaucoup mieux attestée,
nant des champs d'étude. est mille fois plus sauvage que
l'an thropophagie :

C'est dans ce cadre et ce con- « Je pense qu'il y a plus de barba-


texte qu'il faut replacer la littérature rie à manger un homme vivant qu'à le
ethnologique sur l'anthropophagie. manger mort, à déchirer par tourments
et par géennes un corps encore plein de
Le mot cannibale, qui désigne au
sentiment, le faire rôtir par le menu, le
XVIe siècle les Indiens Caraïbes,
faire mordre et meurtrir aux chiens et
devient bientôt synonyme d' anthro- aux pourceaux (comme nous l'avons
pophage. Montaigne raconte com- non seulement lu mais vu de fraîche
ment un homme « qui était resté mémoire, qui pis est sous prétexte de
dix ou douze ans dans cet autre piété et de religion) que de le rôtir et
monde (le Brésil) » décrit le sort que manger après qu'il est trépassé. »
les Indiens réservent au prisonnier
de guerre: « ils le rôtissent et le Mais la torture ne saurait servir
mangent en commun ». La motiva- à caractériser une catégorie d'hom-
tion en serait « une extrême ven- mes, ayant été pratiquée par toutes.
geance ». Ce même « témoignage» Montaigne mentionne enfin, avec
sera ressassé par toute la littérature une extraordinaire prescience, une
ethnologique pendant plusieurs siè- utilisation du corps humain promise

22
au plus bel avenir, celle qu'en fait la des Blancs de l'égalité entre citoyens
médecine: « Et les médecins ne crai- de toutes couleurs dans la vie de
gnent pas de s'en servir à toute sorte tous les jours ou de minimiser
d'usage pour notre santé.» Du l'exploitation économique des Noirs
mythe de Pélops à la greffe d'orga- ainsi que les luttes, souvent sanglan-
nes, la boucle est en effet refermée; tes, qu'ils ont dû mener et qu'ils
la science s'est chargée de transgres- mèneront sans doute encore long-
ser tous les tabous et, pour les temps pour obtenir le respect de
besoins de ses intervention de plus en leur dignité. Et s'il est vrai que la
plus consommatrices de matériaux violence à laquelle ils sont en butte
humains, elle va chercher en Afrique, en Amérique ne saurait se compa-
en Asie et en Amérique du Sud, le rer aux atrocités quotidiennes dont
sang et les organes dont elle a besoin. les townships sud-africains sont le
théâtre, c'est sans doute que, mino-
ritaires aux USA, les Noirs inspirent
Aouzou, (Bande de) moins de frayeur à la société
dominante.
Bordure nord du Tchad, longue Vne vérité semble pourtant
de 900 kilomètres et large de 125, devoir se dégager de I '~tude de la
considérée comme territoire tchadien ségrégation raciale aux Etats-Unis:
avant d'être unilatéralement exception faite de certaines législa-
annexée en 1973 par la Libye, la tions locales, limitées au Deep
Bande d'Aouzou est aujourd'hui Sou th, d'ailleurs en contradiction
revendiquée par le gouvernement du constante avec les arrêts de la Cour
Tchad; c'est la principale raison du Suprême ou formellement condam-
conflit tantôt ouvert, le plus souvent nées par elle, les pratiques ségréga-
latent, qui oppose les deux voisins. tionnistes ne bénéficient jamais de
l'autorité publique. Même quand
elles s'affichent outrageusement ou
Apartheid et ségrégation raciale que le pouvoir fédéral s'efface devant
elles par complaisance ou faiblesse,
V ne fois admis que le ghetto juif elles sont ressenties comme des ano-
se classe parmi les résidus du malies par la majorité des Blancs
Moyen Age européen, l'époque eux-mêmes. Ainsi, par un arrêt célè-
moderne a connu principalement bre de 1896, dit arrêt Plessy contre
deux formes de ségrégation raciale, Ferguson, la Cour Suprême se
dirigées l'une et l'autre au demeu- résigne-t-elle, certes, à la ségrégation
rant contre les Noirs. en légitimant la théorie des facilités
La ségrégation illégale été séparées mais égales. Mais par un
a"
longtemps la plaie ouverte des Etats- arrêt de 1954, dit Brown contre
Vnis d'Amérique. Toutefois, Topeka, la même Cour Suprême,
d'autres nations l'ont pratiquée plus mieux éclairée, proclame antico~sti-
discrètement au moins dans leurs tutionnelle la ségrégation dans l'Edu-
colonies: dans les possessions fran- cation élémentaire et secondaire.
çaises d'Afrique jusqu'aux indépen-
dances et, parfois, après celles-ci, Sans la justifier, on peut affir-
Blancs et Noirs ne se mêlaient ni au rper que la ségrégation raciale aux
café, ni au restaurant, ni à l'église, Etats-Vnis est un effet mécanique~
à peine à l'école. pour ainsi dire fatal, au moins dans
Il serait bien entendu à la fois quelque mesure, de l'histoire et, en
odieux et ridicule de nier la viru- particulier, de l'esclavage des Noirs
l~nce des préjugés racistes aux et des circonstances désastreuses de
Etats- V nis, le refus par la majorité leur émancipation.

23
Amenés à pied d'œuvre par la mieux souligné. Peu enclins à la
force, travaillant sans jamais être spéculation philosophique, les Boers
rémunérés, les Noirs se trouvèrent n'ont certes pas encore produit de
totalement désarmés au lendemain Gobineau ni écrit de Mein Kampf.
de la guerre de Sécession quand, Il n'empêche que le dogmatisme qui
après avoir été libérés sans aucune sous-tend une pratique paranoïaque
préparation, ils furent sommés de et fuse par jets intermittents au tra-
rattraper un train déjà lancé à toute vers de la cuirasse de respectabilité,
vitesse, d'entrer au royaume capita- s'apparente à la théorie de l'espace
liste sans un sésame adéquat. vital, et, de fait, amorce le génocide
Gageure sans espoir. des Noirs.
Les dessinateurs de la Recons- Frustes paysans à leur arrivée,
truction ont abondamment repré- les Boers avaient eu la révélation,
senté la condition des Noirs fraîche- en lisant la Bible, que la Providence
ment libérés. Ce sont des scènes leur assignait l'Afrique comme terre
poignantes. Des hordes faméliques sain te où réaliser les desseins secrets
errent sur les chemins. Des familles de l'Éternel: soumettre les nègres,
désespérées se serrent à l'entrée perverses créatures du démon, ou
d'une hutte en rase campagne, à les exterminer. Aucune considéra-
l'orée des champs. Le père devra tion morale, aucune difficulté maté-
mendier pour nourrir les siens, la rielle ne devaient faire obstacle à
mère se prostituer parfois. Les l'accomplissement de cette œuvre.
enfants ne vont jamais à l'école. Le peuple élu extorquera successive-
Si d'aventure, ces masques pati- ment aux descendants de Cham
bulaires osent se produire sur la place leurs terres, leur liberté, leur avenir.
publique, les foules ordinaires se D'innombrables textes législatifs,
débandent. Il en ira de même plus à l'élaboration desquels il ne serait
tard dans les quartiers urbains où les venu à l'idée de personne d'associer
Noirs tenteront de trouver asile. Les les Bantous, réglementent avec une
ghettos, Harlem à New York, South précision effarante la relégation des
Side à Chicago, n'ont pas d'autre Noirs dans les bidonvilles (ou
origine que le retrait spontané des townships) au large des villes blan-
habitants sous l'effet de l'épouvante ches ou dans les réserves exiguës
que répandent ces miséreux, et non appelées bantoustans: le Group
d'aucune volonté publique de les par- Areas Act, par exemple, applicable
quer dans la sentine, même s'il est depuis 1951, instaure pour les Noirs
vrai que la société s'en est aussitôt des zones de résidence séparées à
fort bien trouvée. l'extérieur des villes, tandis que le
Il suffit donc de l' hallucinant Bantu Homeland Citizenship con-
retard des anciens esclaves pour traint chaque Noir, qu'il le veuille
retenir longtem ps les Noirs en ou non, et quelle que soit sa rési-
marge de la société américaine. Là- dence réelle, à se considérer comme
dessus, certes, vinrent se greffer des ressortissant d'un bantoustan, dési-
constructions aventureuses. Mais, gné en fonction de son appartenance
apparemment, il n'y a que des pré- tribale supposée.
jugés racistes en Amérique, mais Les conditions de vie dans les
non une mystique raciste. bantoustans et les townships sont à
leur tour l'objet d'une réglementa-
Le caractère monstrueux de tion unilatérale, mais non moins
l'apartheid aggravé par la théorie sévère des Blancs. Le couvre-feu est
prétendue de développement séparé obligatoire à partir de certaines heu-
des races, en honneur parmi les res bien précises; les déplacements
Blancs sud-africains, n'en est que sont soumis à des contrôles draco-

24
niens. Les habitants peuvent rare- peuples restera sans doute à jamais
ment y vivre en famille. marquée par l~ spectacle, que les
Pour un Noir, ce qui était hier médias ont reproduit depuis à des
la terre ancestrale n'est pas seule- centaines de millions d'exemplaires,
ment devenu une geôle, c'est aussi de soldats blancs sud-africains tirant
un enfer d'où toute espérance est posément sur de paisibles petits
bannie. Le South African Act de enfants noirs, au cours des émeutes
1909 et le Promotion of Bantu Self- de Soweto, en 1976.
Government Act de 1959, en insti- Avec l'apartheid, qu'on le
tutionnalisant l'organisation des veuille ou non, c'est le fantôme
réserves tribales, ont exclu les Noirs d'Adolf Hitler dont l'ombre couvre
de la vie politique, autant dire de peu à peu l'Afrique australe.
toute vraie chance de promotion
individuelle ou collective. Il est vrai
que, dès 1913, le Land Act. avait ARMSTRONG, Daniel Louis
déjà fixé unilatéralement à 13 % la (La Nouvelle-Orléans 1900-
portion de territoire national où les Corona, New York 1971)
Noirs, représentant plus de 70 % de
la population, pouvaient résider légi- U ne sonorité à la fois impérieuse
timement. Et que dire de l'[mmo- et envoûtante, un phrasé massif aux
rality Amendment Act (1950) qui arêtes coupantes, comme taillé dans
interdit toute relation sexuelle inter- le roc, un souffle en quelque sorte
raciale? apocalyptique, une inspiration à la
Les Noirs renâclent-ils devant le coulée inépuisable et d'une beauté
parcage? Le pou voir blanc n' hési- exaltante, l'émotion d'un pathétique
tera pas à organiser de gigantesques toujours déchirant, même dans le
déplacements de personnes, dislo- registre bouffon, une maîtrise instru-
quant des communautés naturelles, mentale sans défaut, confinant à la
désarticulant les familles, séparant virtuosité, un swing irrésistible,
les époux, privant les enfants de voilà ce qui se dit habituellement et
leurs parents. Les Bantous refusent- avec raison pour décrire l'effet de la
ils de se laisser réduire en escla- musique de Louis Armstrong sur
vage? L'obligation d'un livret de celui qui l'écoute sur disque ou l'a
travail les contraindra à entrer au entendu en chair et en os.
service de l'homme blanc. C'est un lieu commun de la cri-
Mal rémunérés, sans aucune tique de jazz de mettre en parallèle
protection sociale, jamais soignés, Duke Ellington et Louis Armstrong,
tentent-ils de créer des syndicats? les deux plus grandes figures de
On les enferme dans des bagnes l'âge d'or de la musique afro-
sinistres qui ont nom Robbe Island, américaine: le petit miséreux de
Barbeton, à moins que l'on ne les ghetto sudiste au teint de charbon
assassine sans témoin, sort que con- jeté tôt sur le pavé et I'heureux reje-
nut Steve Biko. ton de la petite bourgeoisie créole
au teint clair; l'improvisateur avan-
Par la force des choses, une telle çant au canon de l'instinct créateur
politique en effet se heurte inévita- et l'artiste fringant et subtil de la
blement à des résistances, suscite la capitale fédérale; l'homme qui
révolte. Pour y répondre, le pouvoir n'eut jamais d'autre modus ope-
blanc a mis au point une stratégie randi que la magie de sa trompette
répressive dont la cruauté délirante et le maestro pliant un grand
donne à craindre que le système, un orchestre, miraculeux rassemblement
jour, ne subisse la tentation de quel- de talents, aux fantaisies de son
que solution finale: la mémoire des esthétisme. Comme souvent, la rhé-

25
torique, ici, tourne malheureuse- ralement dans le ruisseau et s'achève
ment en rond, car on ne compare au zénith de la réussite matérielle
que les réalités comparables, en sinon de la conscience politique.
l'occurrence un trompettiste à
d'autres trompettistes; on découvre Louis Armstrong vient au monde
alors que Louis Armstrong eut le en 1900, en plein déclin de la Recons-
privilège sans précédent de réunir truction, tandis que partout aux
en sa seule personne les perfections Etats- Unis, massacres et lynchages de
que la Nature ordinairement répar- Noirs ponctuent l'essor de la ségréga-
tit entre tous, ou du moins entre un tion. Dans la ville natale de ce petit-
grand nombre de gens. fils d'esclave, la Nouvelle-Orléans, la
communauté noire, très nombreuse,
Certains n'ont d'autre corde à est à l'image de la condition du peu-
leur arc que la sourdine oua-oua ou ple noir américain, une espèce de
le suraigu: c'est particulièrement horde de miséreux à la merci du Ku-
vrai de Cootie Williams, la vedette Klux-Klan, privés de tous les droits,
du jungle style, ou de son camarade sans protecteur, sans leader, sans
d'écurie, Caty Cat Anderson, spé- horizon, et pourtant redoutables par
cialiste du sur-aigu. Dizzy, fabuleux leur simple masse, étroitement sur-
virtuose, dispense malheureusement veillés par la police.
une musique d'un baroque flam- Pour avoir joué aux pétards un
boyant qui rebute le grand public. jour de fête, Louis, à peine adoles-
Quant à Miles Davies, instrumen- cent, est enfermé dans une maison
tiste au demeurant tout juste hono- de correction, et c'est là qu'il
rabie, s'il excelle à créer cette apprend les rudiments de la trom-
atmosphère de sourde angoisse dont pette. Il lui suffira ensuite d'une
l'homme moderne semble avoir décennie pour ÏInposer son génie à
besoin, c'est un artiste dépourvu de l' hostilité ambiante et conquérir
chaleur humaine, inabordable. l'adulation des foules, de Chicago à
New York, de Londres à Paris.
Louis Armstrong possède le son le
plus pur, il se joue de l'aigu; son Au cours de ses innombrables
style, toujours poignant ou drôle, tournées à travers le monde, il joue
séduit à coup sûr; il est si inventif bon gré ln al gré les ambassadeurs
que, plusieurs décennies après son d'une société américaine qui
premier enregistrement, on ne l'avait opprime son peuple, martyrise sa
pas encore pris en flagrant délit de jeunesse. Il s'en faut pourtant qu'il
recours aux clichés fréquents chez les n'ait qu'à se louer des organisateurs
improvisateurs qui bouchent ainsi les des spectacles et des directeurs des
inéluctables trous de l'inspiration. Le maisons de disques qui le rémunè-
miracle de Louis Armstrong, c'est rent insuffisamment, selon la
pourtant avant tout l'accessibilité de maxime « c'est toujours assez pour
sa musique, la popularité de son mes- un nègre». Ses managers, tous
sage, auxquelles sa voix n'a pas été blancs, s'ingénient à lui façonner
étrangère, affreusement rauque et une image d'artiste apolitique et de
pourtant incroyablement expressive, citoyen américain comblé. Louis
tantôt tragique, tantôt burlesque, à passe ainsi à côté des premières
laquelle se sont ralliées les foules sans batailles, pourtant fracassantes, de la
distinction de culture, de race, de con- croisade de Martin Luther King
tinent. pour les droits civils.
En vérité, le grand trompettiste
Mais, pour l'histoire, il apparaî- sera jusqu'à la fin prisonnier de
tra surtout comme un phénomène cette ambiguïté « oncletomiste» à
social: son aventure commence litté- laquelle, il est vrai, tant de célébri-

26
tés nègres, leaders politiques, poè- et imperméable à toute réflexion
tes, écrivains, artistes, sportifs, sur esthétique générale. En même temps
d'autres continents, dans d'autres que ces faux dévots de l'art nègre
obédiences culturelles, allaient fami- déplorent la médiocrité de la création
liariser la deuxième moitié de notre esthétique dans l'Afrique contempo-
vingtième siècle. raine, ils la poussent dans la voie d'un
Sorti de la musique de jazz, ressassement intitulé cc authenticité »,
Louis Armstrong aura donc été sans doute par antiphrase, puisque
mani pulé toute sa vie, par des gens cette authenticité est à l'art nègre ce
qui lui arrachaient des professions que la Madeleine est au Parthénon,
de foi insensées, par son désir de une villa du second Empire à une
plaire à tout prix à une Amérique cathédrale gothique et un buffet
blanche qui ne le méritait pas. Henri II à un cabinet de la Renais-
Louis Armstrong meurt en 1971 sance, c'est-à-dire un plagiat ou une
au milieu d'une quasi-indifférence caricature, fondés sur la méconnais-
du grand public, citoyen noir usé sance des conditions de l'avènement
par ses frustrations, mais artiste à du beau.
peine diminué par l'âge. L'inventaire et la connaissance
Louis Armstrong a effectué dans de l'art de l'Afrique ancienne en
les années soixante de rares tournées sont encore à leurs balbutiements.
en Afrique noire, notamment au Ils demandent à être affinés et
Zaïre; il en aurait fallu davantage détaillés. On ne peut englober dans
pour en faire une figure populaire une même appréciation esthétique
sur le continent de ses ancêtres. les céramiques du néolithique,
datées de six siècles avant notre ère
et les bois sculptés du XIXe siècle,
Art nègre les palais d'Ifé et les ruines du Zim-
babwe. La matière et la destination
Ce qu'il est convenu d'appeler des œuvres d'art les placent égale-
l'art nègre appartient au passé. La ment aux antipodes les unes des
conquête de l'Afrique par les Euro- autres, si on veut vraiment les com-
péens a irrémédiablement tué une prendre. Ce qui frappe dans un
certaine forme d'art plastique, en grand nombre d'ouvrages sur l'art
même temps que les sociétés qui la nègre, c'est le fourre-tout dans
produisaient. L'étude de cet art l'inventaire, qui place sur le même
appartient à l'archéologie et sa con- plan une calebasse dééorée et une
servation est la tâche des musées. statue rituelle, d'autre part le ver-
Cet art de l'antiquité africaine est balisme creux dans l'exposé du
maintenant, au même titre que l'art jugement esthétique, en général
ming, l'art dorien ou l'art gothique, réduit aux lieux communs les plus
destiné à nourrir la réflexion et la éculés sur l'âme nègre.
création esthétiques. Comme tel, il
a été un catalyseur pour la révolu- L'art de l'Afrique ancienne
tion de l'art moderne occidental du n'obéit pas à une esthétique mais
XXe siècle. Réciproquement, on ne fournit, dans la richesse de ses
saurait enfermer la création africaine tern ps, de ses lieux, de ses formes,
moderne dans un art dont les critè- de quoi illustrer tous les postulats de
res et les modèles seraient définis toutes les esthétiques, tout comme le
une fois pour toutes. Cette démar- fait I'histoire de l'art dans les autres
che de stérilisation de l'art africain parties du monde. Les bronzes
par lui-même est le fait d'une cer- d'Ifé, au Nigeria, sont d'un minu-
taine vision ethnologique de l' Afri- tieux réalisme; les masques dogons
que, obsédée de « mentalité nègre» émergent à peine du bois taillé à

27
grands traits. Les uns ont émerveillé grande satisfaction de soi et de
les Européens, qui leur ont cherché recherche de la jouissance maté-
une genèse hors de l'Afrique, les rielle. La Grèce classique et hellé-
autres ont été assimilés par eux à nistique, la Renaissance, se délec-
un art saisissant certes mais bruta- tent de la représentation des appa-
lement primitif. Ils obéissaient alors rences. Considérées comme très
aux critères esthétiques du grand fécondes sur le plan des arts plasti-
public de leur époque et de leur ques, ces périodes multiplient et raf-
culture. finent les i~ages, dans une contem-
La supériorité culturelle accordée plation narcissique de leurs formes
instinctivement à l'art réaliste les plus extérieures. La civilisation
dénonce seulement l'absence de d'Ifé correspond, sans aucun doute,
réflexion esthétique, puisqu'elle à un tel moment de bonheur et
reviendrait, si on suivait ses critè- d'exubérance. Il est absurde d'ima-
res, à placer au sommet de l'art le giner une origine méditerranéenne à
moulage et la photographie. En fait, cette civilisation dont on trouve les
tout art est constamment travaillé premiers témoignages, sur place
par la tendance à l'abstraction et la même, bien avant notre ère et qui
tendance au réalisme dans la repré- s'épanouit vers le XIIe siècle. Il est
sentation. On ne saurait non plus probable que, par le jeu des échan-
établir entre ces deux tendances ges et des influences, dont on ne
aucune hiérarchie d'habileté, consi- sait d'ailleurs, dans quel sens ils
dérer le réalisme comme difficile, s'effectuaient majoritairement, on
l'abstraction comme facile parce que puisse expliquer certaines similitudes
trop simple. avec l'art égyptien. C'est bien après
une longue gestation entièrement
La « grande véraché» que B. nourrie de substance africaine que
Holas remarque dans un masque s'épanouit l'art d'Ifé. Art de matu-
qui lui paraît « d'une exécution sans rité, c'est un hymne à la vie pro-
minutie, dégrossi d'une façon pré- fane, au pouvoir des princes et des
cipitée » - ce qui constitue déjà un guerriers. Art du portrait et de la
jugement d'une imprudente pré- parure, minutieusement représentés,
somption - confirme, selon elle, il pérennise des individus et un style
« que la spontanéité surpasse par ses de vie heureux et puissants. Que
effets sensoriels tout artifice, tous les Frobenius ait identifié cette civilisa-
efforts de recherche». Autant dire tion comme étant celle de l'Atlan-
qu'elle ne voit aucune différence tide ne signifie pas qu'il faille accré-
technique entre les dessins de diter tous les fantasmes qu'elle a
Picasso et ceux des enfants de suscités mais invite à approfondir les
l'école maternelle. Ce qui est certain recherches pour reconstituer le puzzle
c'est que, en Afrique comme ail- culturel de l'antiquité africaine.
leurs, on trouve, selon les lieux et
les moments, des tendances au réa- La rencontre avec les Portugais,
lisme et des tendances à l' abstrac- le début d'échanges commerciaux
tion et qu'il est pour le moins apparemment fructueux mais qui
imprudent de voir dans les premiè- vont de plus en plus être fondés sur
res l'effet d'influences extérieures et la traite des esclaves, les richesses
dans les secondes l'expression du faciles qu'accumulèrent quelques
prirllitivisme culturel. potentats, tout cela est contemporain
Quand on étudie I'histoire de de la civilisation et de l'art du
l'art, il semble que le réalisme est Bénin, qui éclipsa celui d'Ifé mais
la tendance culturelle des instants de ne connut qu'un très bref éclat. La

28
richesse des matières, or, ivoire et réaction, sur de vastes aires géogra-
bronze dépasse celle de la représen- phiques, au traumatisme culturel
tation, qui appartient cependant sans précédent que représente la
encore au réalisme, mais à celui qui traite de millions d'êtres humains,
tient plus de l'exhibitionnisme que qui ne disparurent pas de leurs
de la plénitude. On ne fait pas de sociétés sans affecter profondément
l'art avec n'importe quelle richesse, la vision qu'elles se faisaient du
ni avec n'importe quel rapport à la monde. Si l'art réaliste est celui du
vie matérielle. Les civilisations mar- contentement, l'art abstrait est celui
chandes, obsédées du profit, sont de l'angoisse. En tant que tel, il est
peu créatrices d'un grand art. Les en effet la réponse la plus archaïque
Akan, les Agni, les Ashanti ont de l'homme à l'avènement de la
laissé, en fait d'objets d'art, les conscience; il est celui des grandes
poids qui leur servaient à peser l' qr époques du sentiment religieux le
qu'ils échangeaient contre les pre- plus métaphysique et mystique,
miers objets d'importation. Les bas- celui de Byzance, celui de l'art
reliefs d'Abomey, d'un réalisme roman cistercien, celui de l'islam;
assez pauvre, paraissent hétéroclites il renaît avec le grand sentiment de
dans l'inspiration et la décoration. l'absurde qu'éprouvent les métropo-
Moment sans style, d'appauvrisse- les capitalistes du XXe siècle. Il n'est
ment de la création et d'incertitude donc pas étonnant qu'il trouve sa
morale, marqué politiquement par forme la plus saisissante dans l'art
la multiplication des tyrannies riva- de l'Afrique des deux derniers
les et sanglantes, ce moment de l'art siècles.
africain présente plus d'une analo- L'objet type de cette période de
gie avec celui que vit l'Afrique l'art africain est le masque. Dévoyé,
actuellemen t. banalisé, multiplié, ressassé et vidé
C'est au XVIIIe et au XIXe siè- actuellement de tout contenu et de
cle qu'il y a une sorte d'unification toute signification autre que celle de
de l'art africain en une démarche de la mascarade archaïsante et exotique
création dont on retrouve les traits pour touriste-ethnologue, le masque
depuis l'Afrique de l'Ouest jusqu'à fut aussi la plus haute expression de
l'Afrique du Sud, et qui va fournir l'Afrique souffrante, sa postulation
les lieux communs de ce qu'on vers l'infini spirituel au moment où
appelle l'art nègre, marqué par la la vie devenait tragiquement pré-
géométrie et l'abstraction. Si l'art caire. Si tout art est fondamentale-
primitif est volontiers géométrique et ment fasciné par la représentation
abstrait, tout art géométrique et de l'homme, le masque est la forme
abstrait n'est pas forcément primi- magique religieuse et philosophique
tif, témoin l'art moderne de de cette représentation, qui en signi-
l'Europe du XXe siècle. fie l'essence, tandis que le portrait
L'histoire de l'art en Afrique, où s'attarde amoureusement sur les
les masques succèdent aux créations traits spécifiques d'un individu fixé
réalistes d' Ifé et monumentales du dans son irremplaçable et précieuse
Zimbabwe, prouve qu'il s'agit, là existence.
aussi, d'un mouvement réactionnel À ce point de l'exposé, il faut
vers l'abstraction et non d'une atti- faire justice d'un gigantesque qui-
tude originelle pérennisée sans chan- proquo entretenu autour de l'art
gement depuis la nuit des temps, nègre par une certaine stupidité
hypothèse absurde qui a cependant esthétique renforcée de racisme et
été soutenue par une science à fina- qui confond art abstrait et art naïf.
lité raciste. Cet art semble bien la C'est ainsi que Griaule trouve que

29
les Noirs « ont un goût inné pour tuité, c'est-à-dire celle d'un art
la stylisation ». Rappelons également purement art. En dehors du mas-
le jugement de « spontanéité », déjà que, les autres objets sacrés tradui-.
cité, porté par B. Halas. Bien loin sent le même mouvement vers l'éso-
que la stylisation puisse jamais être térisme des formes. L'essence de
une démarche innée, elle témoigne l'humain mais aussi les frontières de
au contraire de la maîtrise et de la l'humain sont explorées dans les
conscience, qui se dégagent des métamorphoses du totem. Le bes-
apparences et « abandonnent les tiaire des fétiches montre la recher-
données sensibles au profit des don- che de la complicité d'une nature
nées conceptuelles », selon la remar- refuge. La statuaire, négligeant un
quable analyse d'E. Berl. Le dessin réalisme mensonger, ne triche pas
de l'enfant va certes à l'essentiel par avec le matériau dont la forme et la
une intuition qui apparaît souvent texture sont guidées métaphorique-
saisissante, mais le caractère malha- ment, pour ainsi dire, vers une
bile du trah suffit à signer sa pro- signification étrangère. La stabilité
duction. La sûreté du trait n'appar- l'emporte sur la vraisemblance de
tient qu'à la virtuosité, et plus il est l'anatomie, qui condamna au socle
simple plus il exige de virtuosité. les photographies sur pied de lampe
Confondre une approche maladroite que sont les statues de l'académisme
des formes et un dégagement, par classique. Le mépris de la vraisem-
un mouvement de spiritualisation de blance dans les proportions n'est
l'art, de l'empâtement des formes, évidemment pas de la gaucherie,
est hélas commun et propice à tou- tou te l'exécution en témoigne, mais
tes les escroqueries dans une civili- un choix de l'esprit. L'artiste ne
sation du mercantilisme prête à représente pas ce qu'il voit, mais ce
sacraliser le hideux et à appeler art qu'il sait.
tout ce qu'elle ne comprend pas. Le Autant les objets de l'art africain
marché du masque africain témoi- doivent être distingués dans leur
gne amplement de ce confusion- temps et dans leur lieu, autant ils
nisnle mental et esthétique. Derain doivent également l'être dans leur
et Picasso, eux, ne s'y tr<;>mpèrent destination. L'objet d'art propre-
pas, qui admiraient « avec quel art ment dit doit être nettement séparé
les indigènes de la Guinée et du de la décoration et de l'artisanat des
Congo arrivaient à reproduire la objets usuels domestiques, sous
figure humaine en n'utilisant aucun peine d'engendrer une grande con-
élément emprunté à la vision fu sion dans l'appréciation esthéti-
directe ». que. L'ethnologie a mis allègrement
La pauvreté, et même Je dénue- tout dans le même sac, imitant en
ment matériel des sociétés qui pro- toute naïveté la démarche de déri...
duisirent un art aussi intellectualisé, sion délibérée de Marcel Duchamp,
non seulement n'ont rien de surpre- qui envoya un bidet de série en por-
nants, mais ils paraissent bien en celaine à une exposition d'art
être la cause. Le symbolisme, la moderne. L'objet usuel n'est objet
magie, l'hermétisme marquent la d'art qu'au second degré, il est
distance, forcée ou volontaire, prise d'une autre nature que la création
avec l'abondance et le confort maté- fervente de l'esprit en quête d'une
riel. L'ascétisme savant des formes parole essentielle. U ne fois posées
contraste avec la banalité du maté- ses limites, il mérite de témoigner
riau le plus pauvre, le bois, qui lui aussi des aspirations esthétiques
laisse tout le prix de l'œuvre au dans la multiplicité de leurs expres-
sublime de l'exécution, dans sa gra- sions: mobilier, portes et sièges;

30
poteries et calebasses décorées; que à la sauvegarde de la person-
vêtements et accessoires. La création nalité africaine; il est entendu que,
artisanale est probablement pour quatre-vingts pour cent des Tanza-
quelque temps encore l'une des plus niens vivant à la campagne, le cadre
authentiques richesses de l'Afrique, d'épanouissement par excellence de
fournissant la quotidienne et chaleu- la personnalité africaine, c'est le vil-
reuse beauté de l'objet fait de main lage. D'où l'idée de villages ujama,
d'homme, luxe suprême au siècle de foyers de développement villageois,
la production en série mécanisée. associés en coopératives, poutre
Dans son bref et remarquable maîtresse de la pratique arushienne.
court-métrage: Les statues meurent On sait que le socialisme tanza-
aussi, Alain Resnais montre un nien a été un échec reconnu par le
maître européen guidant la main Président Julius Nyerere lui-même;
d'un élève africain dans la fabrica- sous la pression du parti unique,
tion d'un masque destiné au com- aggravée ici comme ailleurs par
merce de l'art nègre. Cette carica- l'étatisation galopante, le modèle a
ture montre éloquemment qu'un art vite fait de dégénérer en une proli-
est inséparahle des circonstances de fération bureaucratique qui, en
sa production. Comme les tableaux parasitant la production, finit par
de la Renaissance appartiennent à l'étouffer.
la Renaissance, l'art nègre appar-
tient pleinement à l'époque qu'il L'échec était prévisible: la phi-
losophie de J. Nyerere, peu éloignée
signifie. Lui rendre l'hommage qu'il
mérite, c'est chercher à déchiffrer en définitive de la négritude de
Senghor, est une spéculation pas-
son langage pour sentir à travers lui
ce qu'ont senti les hommes qui le séiste qui, au lieu de servir de guide
créèrent. Comme toutes les expres- aux Tanzaniens, ne pouvait que les
sions artistiques géniales et singuliè- dérou ter.
res, il est éternel parce q\l' il parle Une faiblesse évidente de la
et parlera toujours à tous les hom- théorie dite tanzanienne du socia-
mes qui voudront le connaître et lisme, qui l'apparente à la négri-
l'écouter. Il ne saurait par contre tude, réside dans la vision fixiste de
servir à stériliser la création artisti- l'histoire, qui fait trop bon marché
que en Afrique par l'imposition des dynamiques caractéristiques de
d'un modèle intangible. Le connaî- chaque époque. Il est vrai que la
tre et le méditer est un préalable population tanzanienne était rurale
obligatoire à l'élaboration d'une à quatre-vingts pour cent en 1967,
esthétique libérée du plagiat. mais il est également vrai que, dans
sa grande majorité, elle avait des
aspirations orientées vers la vie
urbaine, les vieilles contraintes afri-
Arusha Declaration caines suscitant, à tort ou à raison,
impatience et lassitude. Fallait-il
Célèbre discours prononcé le 5 prendre en compte cet état d'esprit
février 1967 à Arusha, petite ville de et armer spirituellement les popula-
Tanzanie, par le Président Julius tions pour la rencontre qu'elles sou-
Nyerere, c'est le manifeste fondateur haitaient avec la modernité? Fallait-
du « socialisme à la tanzanienne ». il au contraire les parquer dans un
On peut interpréter la philosophie refuge en marge du torrent décrété
qui s'exprime dans cette déclaration dévastateur, en rejetant d'un même
comme la volonté de subordonner le élan la lutte des classes, le profit
nécessaire développement économi- capitaliste, l'émancipation de l'indi-

31
vidu et les transformations qu'elle Guinée. L' asÎen to était néanmoins
entraîne? très recherché pour le droit d'entrée
La déclaration d' Arusha optait et de commerce qu'il procurait dans
malheureusement pour la seconde les colonies espagnoles et revint suc-
attitude. cessivement aux puissances qui exer-
cèrent 1'hégémonie du commerce
dans l'Atlantique.
Asiento

L'asiento, qui, au sens général,


Assemblée Nationale
veut dire «accord», est le nom
donné au monopole de la traite et Une des deux Chambres, avec le
du commerce des esclaves nègres à Sénat, composant le Parlement fran-
introduire dans les colonies espagno- çais, l'Assemblée Nationale est sou-
les d'Amérique, accordé par contrat vent appelée aussi Palais Bourbon,
par le roi de Castille. Du début du par référence à 1'histoire de son
XVIe siècle à 1595, un certain nom- siège actuel, sur la rive gauche de
bre de licences sont données à des la Seine. C'est sans doute l' institu-
particuliers, notamment des Génois. tion à laquelle la politique coloniale
De 1580 à 1640, les Portugais trai- française doit la meilleure part de
tent pour 4 000 à 5 000 esclaves par son originalité et de son auréole.
an. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, Entre 1946 et 1960, soit pendant
les Hollandais s'emparent du trafic. quinze ans, l'Assemblée a offert ses
Avec eux, la traite se fait avec des bancs et sa tribune à une quaran-
capitaux internationaux et des taine de représentants d'Afrique
agents génois ou castillans. En 1701, poire dont plusieurs allaient prendre
la Compagnie française de Guinée en main le destin de leur pays après
obtient le monopole pour dix ans et l'indépendance, en particulier les
48 000 nègres. En 1713, les Anglais, Sénégalais L.S. Senghor et Mama-
au traité d'Utrecht l'obtiennent dou Dia, l'Ivoirien Houphouët-
pour trente ans et pour 144 000 Boigny, le Malien Modibo Keita, le
nègres. Guinéen Sékou Touré, le Togolais
Ces chiffres ne sauraient, comme Grunitsky. Bien entendu, la pré-
certains l'ont fait, être pris comme sence de représentants noirs dans
traduisant la totalité du commerce unc tclle enceinte témoigne d'une
des esclaves. Ils étaient inscrits dans certaine vivacité de l'utopie
les traités avec l'Espagne comme assimilationniste.
base de redevance à fournir au roi, On peut aujourd'hui examiner
qui percevait un droit sur cette avec sévérité le bilan de ce qui
quantité. Au-delà, le commerce était aurait dû constituer un apprentis-
libre et l'avantage de l'asiento com- sage de la démocratie, et constater
mençait alors. D'autre part, ce que ces leaders se révélèrent pres-
monopole ne concernait que les pos- que tous de très mauvais élèves,
sessions espagnoles d'Amérique. s'étant empressés par la suite d' ins-
L'importation des esclaves dans les taurer des systèmes horriblement
colonies portugaises, hollandaises, autoritaires dans leurs pays respec-
françaises et anglaises était totale- tifs. Il est même permis de condam-
ment libre, souvent exonérée de tout ner le principe d'une telle tentative
impôt et même parfois subvention- et de dénoncer comme une tare sa
née, comme le fera Louis XIV pour nature chimérique. Elle fit pourtant
les compagnies du Sénégal puis de rêver les populations qui y virent un

32
grand pas vers leur émancipation; l'esquive de l'autre et non, contrai-
elle humanisa aussi l'administration rement aux apparences, de son
coloniale, au moins pendant un accueil ou de son acceptation.
temps, au point que c'est alors seu- On ne déploie les charmes de
lement que des Africains des colo- l'assimilation que pour conjurer la
nies françaises purent goûter à cer- juste révolte des opprimés. Ainsi,
taines procédures démocratiques, avant la dernière guerre, l'Afrique
telles que les élections libres, tota- noire « française» était peuplée
lement disparues depuis les d'indigènes; au lendemain de la
indépendances. guerre, les citadins se virent grati-
fier du titre d' évolués. Avec les pre-
mières revendications nationales
apparurent soudain les premiers
Assimilation « assimilés », individus que leur
éducation et leur mode de vie ren-
Statut proposé parfois par le daient dignes de la citoyenneté fran-
colonisateur, au terme d'un proces- çaise. Il en alla à peu près de
sus défini unilatéralement par lui- même, mutatis mutandis, dans les
même, à certaines communautés colonies portugaises d'Afrique, où
indigènes ou à des individus « de les assimilados furent surtout des
couleur», supposés mériter enfin mulâtres.
l'égalité civique avec les Blancs. Émancipés en 1848, les Antillais
L'assimilation semble être un con- de couleur demeurent néanmoins
cept spécifique des cultures colonia- des citoyens français de deuxième
les latines, en particulier de la classe jusqu'au 19 mars 1946, date
France et du Portugal, et difficile- de la loi dite de la départementali-
ment concevable dans les cultures sation qui, en sonlme, institutionna-
coloniales nordiques. Bien entendu, lisait leur assimilation. Auparavant,
le substrat philosophique de l' assi- ils avaient dû verser abondamInent
milation est raciste: elle implique leur sang pendant les deux guerres
une hiérarchie des races et, partant, mondiales pour défendre la « mère
des cultures. patrie ».
Les cultures coloniales latines En Algérie, l'assimilation a été
n'ont apparemment imaginé pour longtemps l'alibi que Paris faisait
l'indigène de couleur ou l'esclave miroiter aux élites indigènes musul-
émancipé que deux types de statut manes, lesquelles, au demeurant, ne
également fondés sur la nécessité de laissèrent pas de s'y montrer sensi-
sa dépendance: l' indigénat faisait bles, au nloins entre les deux guer-
de l'homme de couleur un éternel res, Ferhat Abbas formulant cette
mineur; l'assimilation consacrait aspiration dans un texte resté célè-
son accession à la civilisation du bre, qu'il récusa par la suite. Tou-
maître. Dans certaines situations, en tefois, comme, sur place, le très
Afrique par exemple, l'indigène puissant colonat français s'opposait
devait d'abord être « évolué » avant obstinément à cette politique et con-
d'être, si possible, assimilé. trecarrait facilement les velléités de
L'assimilation, comme la coloni- Paris, la contradiction entre la théo-
sation, fut une approche archaïque rie et la pratique devint peu à peu
de la rencontre des cultures ainsi insupportable; l'assimilation était
que des conflits qu'elle suscite, et définitivement discréditée lorsque, le
que le colonisateur tentait d' escamo- 1er novembre 1954, éclata ce qui
ter par cette stratégie. En effet, c'est allait devenir la guerre de libération
essentiellement une technique de nationale.

33
Le cas de l'Algérie, avec celui l'accroissement des besoins, surtout
de l'Angola, illustre d'une façon en milieux urbains, etc.
lumineuse les limites sinon l'irréa- L'arrivée d'un encadrement
lisme démagogique de la politique prêté par le Nord peut alors se pré-
dite d'assimilation. Qu'elle se borne senter comme une manifestation
au cadre de l'entité coloniale ou naturelle de la solidarité internatio-
que, à l'exemple de diverses tenta- nale. Il ne faudrait cependant pas
tives françaises - Union française, oublier que la colonisation elle-
Communauté franco-africaine même a eu longtemps ce visage
elle ambitionne de s'étendre à d'évidente bienfaisance et même de
l'ensemble constitué par la métro- naturelle solidarité, avant qu'on se
pole et ses territoires d'outre-mer, persuade presque unanimement
elle entraînerait toujours, si elle était que, en dépossédant l'être humain,
appliquée loyalement, le naufrage de individuellement ou collectivement,
la suprématie blanche et, par con- de son libre arbitre, des dispositions
séquent, de la primauté de la cul- psychologiques qui servent de res-
ture occidentale, les populations « de sort à l'initiative et à la responsa-
couleur» étant dans la plupart des bilité, elle lui ôtait toute chance de
hypothèses largement majoritaires. s'épanouir réellement.
Avant l'Union Sud-Africaine, les Les inconvénients de l'assistance
États dominés par les Occidentaux technique peuvent se ramener prin-
avaient toujours su éviter de s'enfer- cipalement à la menace de recolo-
mer dans une impasse aussi drama- nisation des pays qui en sont' le
tique. théâtre, surtout lorsque (et c'est le
cas le plus fréquent) cette relation
s'instaure entre une ancienne puis-
sance impérialiste et des États issus
Assistance technique de son ancien empire (par exemple
entre la France et ses anciennes
L'expression désigne l'aide en colonies d'Afrique noire).
personnel qualifié qu'un État déve- Les différents aspects de l' engre-
loppé accorde à un État sous- nage néo-colonial par le biais de
développé qui en est dépourvu. Il l'assistance technique ont été mis en
peut s'agir d'un personnel jouissant évidence par l'histoire récente de
d'une formation élevée - médecins, l'Afrique. U ne puissance blanche
ingénieurs, professeurs, économistes, peut être tentée d'utiliser ses assis-
administrateurs - ou de profession- tants techniques pour déstabiliser ou
nels d'un niveau moins élevé - même renverser le gouvernement
infirmières, secrétaires, techniciens... d'un pays du Sud, si ce dernier lui
L'assistance technique est un est hostile: en 1960, le général
phénomène qui, observé par un œil Janssens, un officier belge comman-
innocent, ne semble pas de nature dant l'armée du Congo-
à inspirer la perplexité. C'est vrai Léopoldville, n'a pas hésité à
que les pays sous-développés man- fomenter les troubles précédant la
quent de cadres qualifiés pour diver- mutinerie qui plongea le pays dans
ses raisons qui peuvent s'énoncer une anarchie dont il ne s'est jamais
ainsi: retards causés par le colonia- relevé, sans compter l'assassinat de
lisme ; résistances des cultures indi- Patrice Lumumba.
gènes à la scolarisation massive, en Même sans une assistance tech-
particulier à la scolarisation massive nique aussi massive, l'État tuteur
des filles; insuffisance des moyens est toujours en position d'imprimer
financiers des États contrastant avec aux affaires de l'État « bénéficiaire»

34
une orientation intéressée, franche ges sans se référer à un bestiaire de
ou diffuse, en plaçant des conseillers l'abjection. En butte au sadisme de
aux postes névralgiques, en répar- leurs maîtres dans le roman nor-
tissant habilement ses interventions diste, les Noirs sont cajolés et chou-
financières, et même en aidant à la choutés chez Margaret Mitchell, et
lutte contre les opposants. ce n'est pas la faute des Blancs si,
Mais le pire de ces effets, c'est dépourvus d'intelligence et d' éner-
sans doute la mentalité d'assisté que gie, inaptes aux besognes les plus
contractent les élites locales, trop ordinaires, ils croupissent dans la
heureuses de se reposer de leur far- stupidité et la misère. L'unique
deau sur leurs « collaborateurs » inclination des Noirs, trop vite
étrangers, et même enclines à abdi- affranchis au lendemain de la guerre
quer leurs prérogatives, tentation à de Sécession, n'est-elle pas le vice?
laquelle on résiste d'autant moins en Bref, on a rarement prodigué
Afrique francophone que les accords une image aussi repoussante, et
dits de coopération n'assignent aussi révoltante de l'homme noir.
aucune limite de temps à la pré- Sous le charme de l'intrigue amou-
sence des assistants techniques, ni, reuse riche en rebondissements, le
à plus forte raison, à l'institution lecteur se laisse insidieusement ino-
elle-même. culer le poison d'une propagande
qui n 'hésite pas à présenter le Ku-
Klux-Klan comme une réaction de
défense de braves pères de famille
Autant en emporte le vent acculés par les exactions de rôdeurs
noirs, anciens esclaves incapables de
Très long roman de l' Améri- discipliner leurs plus vils instincts.
caine Margaret Mitchell (née et Gallimard (collection Folio) a
morte à Atlanta, 1900-1949), paru mis récemment dans le commerce
en 1936, dont la fonction, sinon la une édition bon marché, en fran-
destination, semble avoir été de çais, du roman de Margaret
déculpabiliser les Américains b]ancs Mitchell.
de l'horreur rétrospective de l'escla-
vage des Noirs, tel qu'il est évoqué,
par exemple, dans La Case de
l'Oncle Tom de Mme H. Beecher- Autocratie
Stowe (1852). Sinon comment expli-
quer l'engouement suscité, surtout On désigne ainsi une forme de
dans le Sud des États-Unis, par une gouvernement où le pouvoir est
œuvre à bien des égards intrinsèque- détenu par une seule personne.
ment banale? Exception faite du Sénégal, de l'île
Près de cent ans séparent les Maurice, du Botswana et du Swa-
deux romans, mais Margaret Mit- ziland, tous les gouvernements du
chell est manifestement obsédée par continent noir obéissaient fin 1988
les thèses de sa devancière nordiste au modèle autocratique, mal dissi-
dont elle prend systématiquement, mulé par les démonstrations
dirait-on, le contre-pied. d'enthousiasme du parti unique,
La généreuse autant que géniale coquille vide le plus souvent, ou les
Beecher-Stowe faisait des Noirs élections gagnées à 99 %, qui ne
importés d'Afrique des êtres inno- sont que vains simulacres.
cents, dignes, courageux, superbes; Cette situation a donné nais-
pour la Sudiste, ils sont si hideux sance à une abondante littérature
qu'elle ne peut peindre leurs visa- polémique, les auteurs africains en

35
dénonçant l'origine dans les condi- AWOLOWO,Obafemi (1909-1987)
tionnements perpétrés pendant des
siècles par le colonialisme, les
D'origine yorouba, fondateur de
auteurs européens invoquant la spé-
l'Action group, O. Awolowo a joui
cificité de l'âme a"rricaine.
d'une immense popularité dans les
Historiquement, les deux seuls
années cinquante, à l'intérieur
États indépendants d'Afrique noire
autant qu'à l'extérieur du Nigeria.
au début du siècle, le Liberia et
Premier ministre de la Western
l'Éthiopie, étaient déjà des autocra-
region dès 1954, il devait par la
ties. Toutefois, les premiers États à
suite s'enliser dans d'obscures riva-
glisser dans le despotisme au début
lités régionales qui entravèrent
de l'ère des indépendances furent
l'essor de sa brillante carrière. Après
jetés sur cette pente par des inter-
avoir fait de la prison, O. Awolowo
ventions étrangères: au Cameroun,
se vit contraint de jouer les seconds
Ahmadou Ahidjo, le premier tyran
rôles après le coup d'État d'août
apparu dans la zone dite franco-
1966.
phone, fut installé en janvier 1960
par un corps expéditionnaire fran-
çais qui l'aida par la suite à vain-
cre les nationalistes radicaux de AZIKIWE, Nnamdi (1904-
l'upc : ce fut un scénario similaire
au Gabon en 1964. Auparavant, en
juin 1960, les Belges avaient délibé- La carrière de N. Azikiwé, l'un
rément plongé le Congo- des pères de l'indépendance du
Léopoldville (futur Zaïre) dans le Nigeria et son premier président, est
chaos, afin de déstabiliser et d' évin- surtout instructive si l'on met en
cer Patrice Lumumba pour le rem- parallèle son parcours à la fois mou-
placer par Joseph Kasavubu, toutes vementé et en un sens classique,
convulsions qui frayèrent la voie à avec le cheminement aventureux,
un certain Joseph Désiré Mobutu, semé de périls divers, qui était le
général des cours du soir. lot, à la même époque, des natio-
À l'évidence, le tuteur étranger nalistes des colonies françaises et
apparaît comme le bénéficiaire belges en Afrique occidentale et
incontestable sinon exclusif de centrale.
l'autocratie africaine: en balayant A vingt ans, alors qu'il est inter-
toutes les chicanes des contre- dit à tant de jeunes lettrés africains
pouvoirs, en simplifiant à l'extrême de quitter leur pays, N. Azikiwé
les procédures de décision et d' exé- arrive aux Etats- Unis où il va
cution, elle instaure entre les despo- séjourner dix ans, comme étudiant
tes noirs et la puissance tutrice un libre des contraintes d'une bourse
tête-à -tête d'où résulte un type de coloniale. Il s'y initie principalement
domination peu éloigné de aux techniques du journalisme. Bril-
l'ancienne administration directe, lant éditorialiste après son retour en
charges et inconvénients en moins, Afrique, il prend pour cible de ses
foncièrement hypocrite en somme. diatribes l'administration coloniale
On ne dira jamais tout le mal britannique sans pour autant encou-
que ce fléau aura causé à l'Afrique rir les foudres de ses tribunaux.
dont on commence enfin à décou- Rien d'étonnant si, à l'instar du
vrir qu'il a paralysé le développe- bouillant Nigérian, les nationalistes
ment économique et social quoi anglophones se trouvent bientôt à
qu'en disent les théoriciens fumeux l'avant-garde du combat pour
d'un nouveau révisionnisme. l'indépendance, avec une quinzaine

36
d'années d'avance sur leurs homo- août 1960. Gouverneur général en
logues francophones. 1960, puis Président de la République
Après la guerre, N. Azikiwé en 1963, N. Azikiwé, qui est un Ibo,
s'impose très vite comme l'un des se prononce en faveur de la républi-
hommes les plus en vue au cours des que du Biafra, pendant la guerre
péripéties tumultueuses mais toujours civile connue sous ce nom. C'est se
pacifiques, le plus souvent pittores- condamner à la retraite après la vic-
ques, qui vont déboucher sur la pro- toire des armées de la Fédération
clamation formelle d'indépendance en obtenue au prix que l'on sait.
B

BALDWIN, James (1924-1988) BALEWA,Tafawa, Sir (1912-1966)

Enfant de Harlem, James Bald- Nordiste, musulman de stricte


win s'est fait le chroniqueur sensi- observance, membre de l'ethnie
ble et lucide de l'existence noire aux haoussa, premier Premier ministre
États-Unis. Un précoce engagement fédéral du Nigeria indépendant, en
comme prédicateur d'une petite fonction quand éclate le 15 janvier
église revivaliste, alors qu'il avait 1966 le célèbre putsch des jeunes
quinze ans, montre le besoin chez officiers conduits par le major
Nzeogwu, Tafawa Balewa était
lui de sublimer cette existence. Il ] 'incarnation même du conserva-
interrompt ses études à dix-huit ans
tisme formaliste que les putschistes
et complète sa formation intellec-
reprochaient à la classe dirigeante
tuelle en autodidacte au contact de nigériane. Aussi fut-il leur première
la bohème de Greenwich Village. A cible, avec Ahmadou Bello, grand
partir de 1953, il s'exprime dans seigneur féodal de Sokoto, le véri-
une série de romans, d'essais et de table homme fort du pays, dont le
pièces de théâtre, mais c'est avec un Premier ministre n'aurait été que
article paru le 17 novembre 1962 l' homme lige et le prête-nom.
dans The New- Yorker traitant du Tafawa Balewa fut assassiné après
mouvement séparatiste des Black avoir été cruellement torturé.
Muslims et d'autres aspects de la
lutte pour les droits civiques qu'il
accède à la notoriété. Cet article
Bamilékés
sera développé dans un livre, The
fire next time trad. La prochaine
fois le feu (1963), qui fera beaucoup Peuple noir habitant dans l'ouest
pour la prise de conscience des pro- du Cameroun à cheval sur les pro-
fonds changements qui affectaient la vinces francophone et anglophone,
mentalité de la communauté noire les Bamilékés sont promus depuis la
dernière guerre au rang de mythe,
et de la détermination qui était la
par une littérature au demeurant
sienne. Au sein des divers courants
plus ethnologique que sociologique,
d'une période particulièrement plus imaginative que scientifique,
féconde, James Baldwin est un peu qui n'a pas hésité à voir en eux les
à M.L. King, ce que Le Roi Jones Chinois de l'Afrique, les Juifs noirs,
est à Malcolm X, l'expression litté- etc. Voici le trait de leur destinée
raire d'une certaine attitude politi- qui mérite de retenir l'attention: les
que. Mais l'heure était plus aux Bamilékés n'avaient pas tardé à
passions qu'à la compréhension, devenir le casse-tête du système
Baldwin préféra bientôt se retirer. Il colonial français incapable de
passa les vingt dernières années de s'accommoder de la vitalité ni du
sa vie en France. moindre esprit d'initiative chez les

38
Africains; son successeur, le ciers bamilékés de créer des banques
système néo-colonial, sous Ahmadou ou des firmes de grande envergure,
Ahidjo aussi bien que sous Paul de refuser les diplômés bamilékés
Biya, ne leur a point ménagé cet dans la fonction publique, d'arrêter
honneur. systématiquement des journalistes et
Estimé très approximativement des intellectuels bamilékés. C'est, en
dans une fourchette allant d'un mil- particulier, cette politique de faux
lion à deux millions de personnes, apaisement que pratique Paul Biya,
le groupe bamiléké est très certaine- depuis son avènement en 1982.
ment sous-évalué. Il a vite essaimé Il n'est pas excessif de parler
hors de son terroir dans les grandes d'un miracle bamiléké dans le sens
villes où il anime le petit commerce où l'on a parlé du miracle grec, et
et la petite entreprise. Les Bamilé- si le Cameroun avait pu bénéficier
kés sont dotés de toutes les vertus d'une vie politique normale et choi-
que la tradition raciste occidentale sir librement ses dirigeants, par
dénie aux nègres: l'amour du tra- exemple, son développement, sti-
vail et de l'épargne, le sens de la mulé principalement par le génie
discipline et de l'organisation, créateur bamiléké, aurait sans doute
l'audace de la conception et l' habi- connu un rythme semblable à celui
le té de la réalisation. du développement de ]a Corée du
L'administration coloniale fran- Sud et en serait à une phase com-
çaise du Cameroun, espérant ainsi parable, ce dont se réjouirait certai-
prévenir son éviction d'un pays au nement le peuple camerounais, tou-
statut international incertain, avait tes ethnies confondues. La poursuite
créé, au profit des Blancs, un uni- de la persécution des Bamilékés
vers de privilèges mesquins proche après l'indépendance du Cameroun
de l'actuel petty apartheid sud- en 1960 et jusqu'à ce jour est évi-
africain, et dont les tours de passe- demment dommageable aux popu-
passe devaient soustraire les petits lations, et témoigne que la souverai-
commerçants et les entrepreneurs neté du pays est toujours contrecar-
blancs ainsi que les employés blancs rée par l'allégeance de dirigeants
à toute concurrence africaine. Il indignes aux intérêts étrangers.
était fatal que les Bamilékés entrent
un jour ou l'autre en rivalité avec
ce système. Ce fut fait dès le len-
demain de la dernière guerre.
Bandoung (Conférence de)
Accusés successivement de servir
l'Union des Populations du Came- Événement démesurément grossi
roun (uPC), un mouvement préten- en son temps et aujourd'hui encore
dument marxiste, de fomenter un par les commentateurs occidentaux
hégémonisme tribal, bref d'une qui reflètent l'angoisse de l'homme
chose et aussitôt de son contraire, blanc face à la libération des peu-
les Bamilékés sont soumis depuis ples qu'il a si longtemps dominés,
cette époque à une répression qui cette conférence se déroula dans la
oscille sans cesse entre la plus san- ville indonésienne de Bandoung en
glante brutalité, comme l'a montré avril 1955. Démonstration de force
le procès Ndogmo-Ouandié en 1970 psychologique des jeunes puissances
(raconté par Mongo Beti, non sans de l'Asie contemporaine, elle eut
risques et périls, dans un livre célè- pour protagonistes essentiellement
bre, Main basse sur le Cameroun), les grands leaders d'Orient:
et la bonhomie insidieuse; on se l'Indien Nehru, le Chinois Chou-en-
contente alors d'interdire aux finan- Lai, l'Indonésien Soukarno, l' Égyp-

39
tien Gamal Nasser... La représen- jours hors de ces zones, ce qui est
tation de l'Afrique noire, limitée au le cas pour beaucoup d'hommes et
Liberia et à l'Ethiopie déjà souve- de femmes nés dans les townships et
rains, ainsi qu'au Soudan et au ne les ayant jamais quittés, les
Gold-Coast (futur Ghana) à la veille Noirs sud-africains sont d'office juri-
de leur indépendance, n'était guère diquement rattachés à un bantous-
significative. Il est vrai que des tan, depuis une loi de 1970, dite
mouvements de libération africains Bantu Homeland Citizenship.
furent actifs dans la coulisse. Le Noir n'est donc jamais
Le grand écrivain noir américain citoyen de l'Union Sud-Africaine,
Richard Wright assista à la confé- État blanc; mais, selon son appar-
rence et en donna une relation dans tenance ethnique, il ressortira de
un ouvrage intitulé: Bandoeng, l'un des neuf Bantoustans, dont
1.500.000.000 d'hommes, écho de voici la nomenclature: le Transkei
cette hantise obsidionale des masses (tribu Xhosa), le Kwazulu (tribu
asiatiques caractéristique d'une cer- Zoulou), le Bophuta-Tswana (tribu
taine littérature occidentale, et qui Tswana), le Ciskei (tribu Xhosa), le
peut paraître bien désuète aujour- Gazankulu (tribu Shangaan), le
d'hui. Lebowa (tribu Pedi et Nord Nde-
Si la conférence de Bandoung bele), le Venda (tribu \'enda), le
eut quelque retentissement chez les Basuto Qwaqua (tribu Sotho du
peuples africains luttant âprement Sud), le Swazi (tribu Swazi). Ces
contre le colonialisme, elle le dut territoires doivent tous devenir des
principalement à la proclamation de États indépendants, à l'exemple du
deux ambitions comlnunes aux par- Transkei qui l'est devenu en octo-
ticipants: favoriser l'émancipation bre 1976. Il en résultera que les tra-
des nations d'Afrique et d'Asie vailleurs noirs contraints par l' exi-
encore dominées par l'Occident; gence de leur profession de résider
s'affirmer comme un groupe indé- dans la zone blanche y seront con-
pendant entre l'Est et l'Ouest sous sidérés comme des étrangers, et sou-
le drapeau du non-engagement - mis au statut de travailleurs immi-
deux idéaux dont prétendent tou- grés, éminemment précaire et Inême
jours s'inspirer les di rigeants des révocable.
États d' A sie et d'Afrique. Les bantoustans représentent
13 % du territoire sud-africain, les
Noirs 70 % de la population; les
bantoustans sont constitués des ter-
Bantoustans res les plus pauvres, très souvent
impropres à la culture.
Portions du territoire national Pour apprécier la valeur de cette
sud-africain réservées aux Noirs, institution, il suffit d'observer que
selon le principe, entraîné par sa conception, sa confection et son
]' apartheid, de la division du pays maintien, sont l' œuvre exclusive de
en une zone blanche et une zone théoriciens, de législateurs et de
noire. Réserves au début du siècle, policiers blancs, les Noirs n'ayant
les bantoustans sont aussi appelés jamais été, quant à eux, associés à
homelands. Ces entités se situent à aucune de ces étapes, ni même con-
des em placements arbitraires, sous sultés. En procédant à cette concré-
forme de lambeaux éparpillés en un tisation majeure de l'apartheid, les
puzzle surréaliste, que le discours Boers, l'ethnie blanche qui a usurpé
officiel (blanc) promet de remembrer le pouvoir en Union sud-africaine,
un jour. Même installés depuis tou- a tenté de donner corps à un vieux

40
phantasme tribal selon lequel ils de l'ordre colonial derrière une
auraient été historiquement les pre- façade ravalée. À proprement par-
miers occupants de cette partie de 1er, le bao-daÏsme est une technique
l'Afrique, l'intrusion des Noirs de substitution du néo-colonialisme
ayant été bien postérieure - affa- au colonialisme classique.
bulation catégoriquement démentie C'est au cours du conflit qui, de
par l'histoire et, au demeurant, 1946 à 1954, opposa la France aux
récusée par l'opinion internationale: nationalistes indochinois menés par
le fait est qu'aucun État étranger le Vietminh de Ho Chi Minh, que
n'a voulu pousser la com plaisance ce stratagème, réduit à la caricature,
jusqu'à reconnaître l'indépendance se prêta le mieux à l'observation.
du Transkei. Pour faire échec à la faveur popu-
Il faut néanmoins comprendre laire des patriotes indigènes, Paris
que, sous l'écorce monstrueuse, le ressuscita et remit en selle l'héritier
phénomène s'apparente au néo- pratiquement déchu de la dynastie
colonialisme classique. Comme pour annamite, un certain Bao-Daï -
bien des États d'Afrique centrale ou d'où le mot bao-daÏsme. Vaine en
occidentale, l'indépendance ou Asie où la guerre se termina par le
même la simple érection d'un ban- désastre français de Dien-Bien-Phu,
toustan ad' abord pour effet de la méthode a été tentée ailleurs, tan-
dépouiller les Noirs des maigres tôt sans succès (comme au Maroc
droits politiques et sociaux dont ils en 1955 avec Mohammed V), tan-
jouissaient auparavant, tout en sou- tôt non sans bonheur (comme au
lageant la « métropole» (ici le gou- Niger avec Djibo Bakari, au Came-
vernement central sud-africain), de roun avec Ruben Um Nyobé et,
ces obligations naturelles d'un Etat d'une manière générale, en Afrique
envers ses ressortissants que sont noire de colonisation française).
l'éducation, la santé, la sécurité, C'est en fonction de ce schéma qu'il
devenues désormais l'apanage de faut en définitive interpréter la déco-
dirigeants tyranniques, incapables, lonisation gaullienne.
corrom pus, et d'ailleurs désignés par À cette démarche caractérisée
le maître blanc d'une façon ou par la rigidité et l'incompréhension,
d'une autre. En revanche, les capi- il est de bon ton d'opposer l'attitude
talistes - métropolitains - ont britannique, plus ouverte, pragma-
désormais toute latitude pour puiser tique, impliquant, au moment où
dans ce nouvel eldorado une main- éclate la crise, l'acceptation du dia-
d' œuvre quasi gratuite, puisque logue avec les leaders les plus repré-
désormais sans aucune protection, sentatifs, fussent-ils hostiles à Lon-
mais surtout des plus values finan- dres. On frémit en effet en songeant
cières sans précédent. aux années de guerre et à l' héca-
tombe qu'eût occasionnées un bao-
daÏsme appliqué à l'Inde de Gandhi
ou même au Nigeria.
Bao-Daisme La politique coloniale britanni-
que n'est pourtant pas exempte de
Stratégie de décolonisation qui bao-daïsme, aussi pragmatique
consiste, au lieu de négocier avec qu'elle paraisse d'abord. Elle n'est
l'interlocuteur désigné par les colo- pas allée sans a priori raciste et
nisés les modalités de l'indépen- chauvin dans le cas du Kenya, par
dance, à lui susciter des rivaux afin exemple, où le véritable adversaire
de le déconsidérer et de le démora- des Anglais, Dedan Kemathi, con-
liser, en attendant le rétablissement damné à mort au cours d'un pro-

41
cès dénué d'équité, a été fusillé. De ter, Eddie Lookjaw Davis, Hershell
même, c'est à Londres qu'incombe Evans, Freddie Green, et d'autres
la première responsabilité de l'exclu- encore), réussissant le miracle
sion traditionnelle des Africains de d'associer continuité et incessant
toute participation au pouvoir en renouvellement. Autant que celui du
Afrique du Sud: car si le mot apar- Duke, le grand orchestre de Basie
theid est récent, les pratiques qu'il a mérité le qualificatif d'université.
recouvre étaient déjà monnaie cou- Sa musique, très disciplinée, au
rante sous la colonisation britanni- swing péremptoire fondé sur l'usage
que. abondant du riff, d'une cohésion
Il faut conclure de ces faits que sans fioriture, inspire une sorte de
la fatalité du colonisateur, quel qu'il sécurité ébahie à l'auditeur.
soit, est d'enfermer le colonisé dans En tant que soliste, Count Basie
un cadre qui peut être généreux ou peut laisser au non-spécialiste une
étriqué selon les cultures, mais dont im pression paradoxale d'ésotérisme,
il a unilatéralement fixé les contours en raison d'un discours trop parci-
au préalable, et dont le colonisé ne monieux, illustration d'une retenue
se dégage vraiment qu'en ruant tôt qui justifie qu'on ait comparé
ou tard dans les brancards. ,
l'esthétique du célèbre pianiste à la
maîtrise des artistes des époques
dites classiques de ],Occident.
Rien n'est aussi instructif que
BASIE, William Bill, dit Count
d'écouter, suivant l'ordre chronolo-
(1904-1984) gique, les interprétations successives
de Tikle 10e en trente ans par le
Comme pour Duke Ellington, grand orchestre de Count Basie,
auquel les gens n'imaginaient pas identique à lui-nlême, malgré le
d'autre nom, comme pour « King» renouvellenlent des générations de
Joe Oliver et, dans une moindre solistes.
ITleSUre, pour Lester Young, dit The
Prez (le Président), pour Billie Holi-
day, dite Lady Day,'the Count (Ie BEAMON, Robert, au,
Comte), sobriquet donné au grand
pianiste par ses confrères, en hom-
plus couramment,
mage à sa réserve naturelle et à sa Bob (1946- )
prestance, n'était que partiellement
parodique, au point que patronyme Les Jeux Olympiques de 1968,
et surnom étaient devenus insépara- à Mexico, ont laissé deux images-
bles. chocs qui demeureront longtemps:
. Meilleur pianiste que Duke le poing levé d'athlètes noirs amé-
Ellington, aussi bon chef d'orches- ricains se réclamant du Black Power
tre, il n'a pas atteint une égale célé- et le bond de 8,90 m, dès la pre-
brité faute de cette facilité mondaine mière tentative, du sauteur en lon-
qui, chez son confrère, envoûtait gueur noir Bab Beanl0n. Vingt ans
critiques et autres faiseurs d'opi- plus tard, cette performance, qui
nion. Le moindre titre de gloire du plongea les témoins dans la stu pé-
Count n'est pas d'avoir fait connaî- faction et la perplexité, n'est pas
~re, non sans avoir souvent favorisé près d'être égalée ni rnême
leur éclosion, des solistes devenus approchée.
par la suite figures de légende (Les- On se demande encore dans
ter Young, Billie Holiday, Harry quelles ressources un si jeune
Edison, Jimmy Rushing, Frank Fos- homme, presque un adolescent, a

42
dû aller puiser pour se hisser à un fiait la sensation. Ce qui avait paru
tel sommet, d'autant que Bob Bea- la négation de la musique négro-
mon lui-même tenta vainement par américaine n'en était, finalement,
la suite de retrouver cette euphorie. qu'un enrichissement, par une jeune
C'est oublier que Bob Beamon génération qui poursuivait un dou-
témoigna de sa sympathie pour le ble but: remettre en cause, en
Black Power au cours de ces Jeux même temps que sa musique, son
Olympiques. Il est vrai que, sur le rôle traditionnel de paria, d'intou-
podium, il ne leva pas le poing; chable de la société américaine sans
sans doute estimait-il que son seul pour autant perdre son identité.
exploit avait été un geste de révolte
suffisamment éloquent pour consti-
tuer 'une contribution éclatante à
BEECHER-STOWE, Harriet
l'assaut meurtrier que les leaders du
Black Power, Stokely Carmichael, (1811-1896)
Bobby Seale, Eldridge Cleaver,
entre autres, menaient contre les Évangéliste américaine, mère de
bastions de la ségrégation. famille, militante abolitionniste blan-
che, aussi peu ordinaire qu'elle fût,
rien ne semblait pourtant destiner
Be-Bop, ou Bop Harriet Beecher-Stowe à la littéra-
ture ; elle y fit néanmoins irruption
en 1852, ne résistant pas à son tem-
Style de jazz eXpérimenté dès pérament généreux et son premier
1940, dans les cabarets de Harlem, essai fut un coup de maître: La
et particulièrement au Minton's Case de l'Oncle 70m (Uncle Tom's
playhouse, par Charlie Parker, Cabin), l'un des plus grands best-
Dizzy Gillespie, Thelonius Monk, sellers de tous les temps. Ce ne fut
Kenny Clark, Charlie Christian, pas seulement son chef-d'œuvre
d'autres encore moins illustres, le mais aussi pratiquement son unique
be-bop fut une révolution sans ouvrage. (Voir La Case de l'Oncle
manifeste ni théoricien; il n'en fit Tom).
pas moins sensation: alors que le
jazz «classique» était en pleine
gloire, le be-bop parut tout à coup
en inverser les principes. À l' accen- BEHANZIN (1844 1-1906 1)
tuation du temps fort, il substitua
un apparent éparpillement ressenti Dernier roi du Dahomey indé-
d'abord, non pas comme une pendant, Béhanzin (ou mieux:
polyrythmie, mais comme une anar- Gbéhanzin ?), était le fils du roi
chie; il déroutait en raffinant à Glélé qui avait refusé de faire allé-
l'excès la structure harmonique et geance à la France. C'est la politi-
en recourant à un phrasé en tous que qu'adopta aussi Béhanzin qui,
points provocateur; il scandalisa en pour résister au conquérant étran-
utilisant une thématique qui, sans ger, rassembla une nombreuse
répudier la nostalgie de l'Afrique et armée, y compris un contingent de
les souffrances de l'humiliation, quatre mille amazones. Ce souve-
s'ouvrait à diverses inspirations rain africain est surtout devenu
extérieures. légendaire par son patriotisme et la
Pourtant, le be-bop sauvegardait farouche résistance qu'il opposa à
l'improvisation et le swing, l'essen- l'armée française mieux équipée et
tiel en somme, et même en intensi- mieux encadrée. Béhanzin, qui avait

43
régné de 1889 à 1894 , fut finale- Cette mainmise solennelle et col-
ment capturé et emmené en exil à lective sur des peuples éloignés par
Alger où il mourut. La lutte contre plusieurs milliers de kilomètres sans
l'esclavage, idéal vite perverti quand souci de leur sentiment est devenue
il ne fut pas simple façade, couvrit le symbole à la fois du cynisme, de
dans le cas du Dahomey la destruc- la présomption et surtout de la naÏ-
tion d'une civilisation originale et la veté du colonialisme.
réduction d'un peuple souverain à
une semi-servitude.

Biafra (guerre du, 1967-1970)


Bénin
On désigne ainsi la cruelle
C'est le nom actuel de l'ancien guerre civile qui opposa le peuple
Dahomey, colonie française de 1894 Ibo, habitant le sud-est du Nigeria,
à 1960. Cette appellation est histo- aux autres peuples ~assemblés sous
riquement associée à l'expérience de la houlette de cet Etat. La guerre
rénovation politique et de socialisme fut précédée de nombreuses péripé-
tentée, sans grand succès semble-t- ties mettant en lumière, d'une part,
il, par Mathieu Kérékou, dont le l'animosité des Haoussas à l' encon-
régime succéda en 1972 à plus tre des Ibos dont ils jalousaient tra-
d'une décennie d'instabilité politique ditionnellement la primauté intellec-
et sociale. tuelle, économique et sociale, et,
d'autre part, l'impatience de jeunes
diplômés Ibos devant les lenteurs
affectant le développenlent du pays,
Berlin (Conférence de, dont ils rendaient responsables les
1884-1885) vieux politiciens marqués par le for-
malisme britannique.
Réunie de novembre 1884 à Le 15 janvier 1966, de jeunes
février 1885, pour le partage de ce officiers Ibos, à l'instigation du
qui restait de l'Afrique noire libre, major Nzeogwu, exécutent un coup
cette conférence rassembla les puis- d'Etat, suivi d'une longue période
sances de l'Europe Occidentale - de désordres au cours desquels les
Grande-Bretagne, France, Allema- Ibos émigrés en pays haoussah sont
gne, Belgique, Portugal - entre les- massacrés à plusieurs reprises, avec
quelles la rage de conquête du Con- un tel acharnement qu'on parla
tinent noir suscitait des frictions de plus tard de génocide... À la suite
plus en plus graves. C'est l'Allema- d'un nouveau coup d'Etat, œuvre
gne de Bismarck, pourtant nouvelle cette fois de jeunes officiers haous-
venue dans le club des puissances sah et dont le nouveau chef d'État
coloniales, qui s'y tailla la part du à peine installé, le Général Ironsi,
lion: elle fit en effet reconnaître ses un Ibo, est la victime, un officier
droits sur le Togo, le Cameroun, le supérieur Ibo, le lieutenant-colonel
Ruanda- Urundi, le Tanganyka, le Odumegu Ojukwu, pr9clame l'indé-
Sud-Ouest Africain, tous territoires pendance du Biafra, Etat sécession-
qu'elle n'avait même pas encore fait niste Ibo. Bien entendu, la réponse
occuper par ses soldats. Les autres du gouvernement central, dirigé
puissances transformèrent simple- maintenant par le nordiste Yakubu
ment en droit le fait accompli Gowon, est une déclaration de
d'acquisitions récentes. guerre.

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Au bout de trois longues années grand jour ia barbarie des maîtres de
d'opérations, confuses et indécises l'apartheid et le cynisme des métho-
au début, puis basculant soudain en des qu'ils utilisaient en vue d' écra-
faveur des fédéraux, mais constam- ser l'opposition noire. Sur le jeune
ment émaillées d'atrocités au détri- militant arrêté et qu'ils détenaient
ment des Ibos, les troupes illégalement, des policiers blancs,
d'Ojukwu sont contraintes de dépo- parfaitement identifiés depuis,
ser les armes. s'acharnèrent interminablement, sans
Tels sont les faits connus. encourir aucune sanction.
D'autres, plus déterminants dit-on,
sont demeurés occultes, le rôle des Black Consciousness
grandes puissances par exemple, et
en particulier celui de la France, (Conscience noire)
alors en quête de sources d' appro- Philosophie de guerre contre
visionnement pétrolier bon marché l'apartheid dont la paternité est
et faciles à contrôler politiquement: attribuée tantôt à Robert Sobukwe,
le Biafra abritait comme de juste les tantôt à son cadet Steve Biko, la
seules réserves de pétrole du Conscience noire a servi de justifi-
Nigeria. cation aux fondateurs du PAC
La vraie leçon de l'affaire réside (Panafrican Congress) pour rompre
dans l'impassibilité opposée par avec l'ANC (African National Con-
l'Afrique, gouvernements et gouver- gress) accusé d'embourgeoisement
nés pour une fois confondus, au cal- dommageable au processus de libé-
vaire du peuple Ibo, plutôt que de ration des Noirs.
renoncer au principe sacro-saint Le black consciousness se dédui-
mais aberrant de l'intangibilité des rait de 1'hégélianisme en posant les
frontières héritées de la colonisation. Noirs et les Blancs d'Afrique du
Pourquoi ne pas ériger en même Sud, maîtres et esclaves, comme les
temps en principe sacro-saint les deux pôles d'une contradiction dia-
institutions démocratiques, et en lectique qui se résoudra par la libé-
particulier la pratique du plura- ration des opprimés africains, et la
lisme, héritées de la colonisation cohabitation des deux camps sur un
dans plusieurs cas? Est-il logique de pied d'égalité. La mission de com-
réclamer une partie de l'héritage battre l'apartheid incombe à la seule
tout en rejetant une autre, au communauté noire, ce qui con-
demeurant la meilleure? damne la pratique de l'ANC, orga-
nisation multiraciale, tributaire
d'idéologies non -africaines.
BIKO, Stephan ou Steve Le fait est que les dirigeants
(1946-1977) autorisés de l' ANC ont accusé le
black consciousness, idéologie du
PAC, d'être entaché de racisme et
Militant anti-apartheid de cette de conduire à une guerre raciale au
jeune génération qui a déjà fourni lieu du combat pour la libération
tant d'exemples de vitalité et des opprimés.
d'abnégation, Steve Biko est le fon-
dateur du mouvement Black Cons-
ciousness né à la fin des années 60, Black Muslims
puis du South African Students (musulmans noirs)
Organisation (SASO). L'assassinat
délibéré de Steve Biko a scandalisé Apparu avant la dernière guerre,
le monde entier en révélant au ce mouvement politico-religieux

45
appartient à la Révolution noire ségrégationnistes classiques, style
dont il balbutie déjà au moins cer- NAACP, et le radicalisme activiste
tains mots d'ordre. du Black Power.
En Amérique, les nombreuses Les Black Muslims, dont
sectes religieuses noires, autant que l'audience paraît avoir culminé en
les autres sectes chrétiennes, ressor- 1960, perdirent la sympathie relative
tissaient à une tradition anglo- dont ils avaient joui dans l'opinion
saxonne de libre lecture des textes internationale, avec l'assassinat de
sacrés; pleines de bruit et de Malcolm Little, dit Malcolm X...,
fureur, elles ne signifiaient rien en ancien dignitaire de la secte devenu
quelque sorte, à l'image de l'église le rival irréductible d'Elijah Muham-
du célèbre Father Divine. Les mad. On découvrit tout à coup que
musulmans noirs, première dissi- ses méthodes typiquement américai-
dence de masse des descendants nes, en particulier son goût de la vio-
d'esclaves africains, marquent un lence occulte, lui imprimaient
tournant capital dans l'évolution des l'image fâcheuse d'une Inafia.
mentalités et inaugurent la rupture Les Black Muslims sont aujour-
avec le rêve américain et l'espérance d'hui en déclin.
chrétienne.
Postulant en termes de constat
l'incompatibilité irréductible des
Noirs et des Blancs, les Black Mus- Black Power
lims revendiquent pour leur com-
munauté le droit à une religion spé- Lancé en 1966 par Stokely Car-
cifique, c'est-à-dire, en langage non michael, Ie Black Power n'est pas
lnystique, à un pouvoir autonome, un mouvement politique, mais plu-
sinon à son propre territoire; ce tôt un mot d'ordre, concentré d'une
sera l'islam, prêché ici au départ vision pragmatique. Au lieu de
par un missionnaire mystérieux, un compter, pour leur conquête de
certain Wali Farad, dont on ne sait l'égalité, sur le vote de lois dont
à peu près rien aujourd'hui encore, l'application était ensuite entravée,
sinon qu'il disparut en 1934, reln- le Black Power révèle aux Noirs des
placé aussitôt par Robert Poole, espaces de pouvoir qu'ils peuvent
plus connu comme le prophète Eli- occuper immédiatement, presque
jah Muhammad. Les nouveaux sec- sans coup férir, et d'autres où ils
tateurs de Mahomet, des déshérités peuvent exercer des pressions victo-
dans leur écrasante majorité, s'affu- rieuses. Que les Noirs, par exemple,
blent souvent de noms islamiques, s'inscrivent massivement sur les lis-
fondent leurs propres écoles, leurs tes électorales et votent pour des
propres coopératives, leurs propres Noirs, aussitôt apparaissent des mai-
établissements commerciaux, s' orga- res noirs dans de petites et même,
nisent en nation dans la nation plus rarement il est vrai, de gran-
américaine, pratique qui préfigure la des communes - des shérifs noirs,
stratégie appliquée plus tard par le des juges noirs, des représentants
Black Power. noirs dans les chambres de repré-
Plutôt que dans leur idéologie, sentants.
confuse par définition puisque d' ins- Le Black Power est inspiré d)une
piration mystique, c'est dans le philosophie légaliste, contrairement
modus operandi du mouvement aux Black Panthers qui en déri-
qu'il faut chercher sa signification: veront pourtant: eux aussi préco-
il semble être la transition nécessaire niseront la prise du pouvoir, mais
entre le légalisme des militants anti- par la force, dans les ghettos, et

46
l'insurrection de ceux-ci contre les Blood River (1838)
agents du pouvoir blanc. Le mou-
vement Black Panthers, incarnation C'est le nom d'une célèbre bataille,
de la violence révolutionnaire aux qui s'est livrée sur le sol de l'actuel
États- Unis, a vite trouvé sa limite, Etat du Natal, alors domaine des
quand il ne s'est pas terminé par la Zoulous et qui donna l'occasion
pantalonnade, comme le retour et la longtemps désirée aux Boers de Pré-
conversion au mysticisme d'Eldridge torius d'écraser les Zoulous de Din-
Cleaver, l'un de ses prophètes les gaane, au point de transformer en
plus connus. flots de sang les eaux d'une rivière
En revanche, l'esprit Black voisine (de là le nom anglais).
Power correspond si bien à la réa- Le jour anniversaire de Blood
1ité négro-américaine qu'il a marqué River sert aussi de fête nationale à
durablement les mentalités, non la République Sud-Africaine.
sans remporter quelques succès écla-
tants : c'est sans doute à lui qu'on
doit le phénomène des maires noirs
à la tête de villes comme Atlanta, Blues
Los Angeles, Detroit, Chicago, etc.
Forme de musique populaire
négro-américaine essentiellement
vocale sans donte à l'origine du
BLAKEY, Art (1919- jazz, qu'elle a influencé par son ins-
piration existentielle, sa structure
Le batteur américain Art Bla- immuable de douze mesures et ce
key, qui aime se faire appeler climat d'amertume désabusée qu'on
Abdallah Ibrahim Buhaina, qualifie de bluesy. Aussi moderne
n'appartient pas en tant que tel à soit-il, un jazzman noir authentique
la prestigieuse pléiade des pères fon- doit savoir jouer du blues: c'est à
dateurs du be-bop. Ce n'est même l'aune de sa capacité de retourner
pas un chercheur à dire vrai, mais ainsi aux sources qu'il est jugé par
un praticien brillant, un virtuose ses paIrs.
expert à tirer parti des découvertes Le plus célèbre compositeur de
de laboratoire. A la tête des Jazz blues est Handy (William Christo-
Messengers, une formation dont les pher, 1873-1958), surnommé father
successifs avatars n'ont pas eu rai- of the blues à qui on doit entre
son en plus de trente ans, sa véri- autres thèmes, Memphis blues et
table originalité, dans une corpora- surtout le très populaire Saint-Louis
tion politiquement timorée, est de se blues, interprété par tous les grands
mêler de messianisme sinon d'enga- jazzmen de la période classique.
gement proprement dit. Depuis un Le blues est, pour une grande
voyage à ses sources africaines, Art part, un chant, une musique vocale
a coutume d'agrémenter ses concerts où se sont illustrés en particulier
de déclarations fracassantes exaltant Ma Rainey, Bessie Smith, Jimmy
le jazz noir comme seule chance de Rushing, Joe Turner, Lavern
salut d'une Amérique sans âme. Baker, Dinah Washington, Big Bill
Il reste que, comme pour un Broonzy. On peut ranger Ray
Lionel Hampton, un Duke Elling- Charles et Jimi Hendrix dans cette
ton, un Count Basie, on ne compte lignée.
plus les jeunes musiciens noirs qui Au contraire du jazz proprement
se sont formés à l'école des Jazz dit, perverti par son succès même
!vf essengers . au point d'échapper au patrimoine

47
négro-américain pour se diluer dans nier roi Zoulou, Dingaan, à la
la culture cosmopolite, le blues, tout bataille de Blood River, en 1838.
en accusant au contraire les traits de S'autorisant de cet épisode, et
son identité, connaît aujourd'hui un d'autres antérieurs, ainsi que d'une
renouveau de vitalité avec l' inces- interprétation très originale des tex-
sante éclosion d'artistes de premier tes bibliques, les Boers se considè-
plan, tels que Lightnin'Hopkins, rent comme le peuple élu par Dieu
John Lee Hooker, Big Joe Wil- et envoyé en Afrique pour dompter
liams, Memphis Slim, Tampa Red, ces fils du diable que sont les
Champion Jack Dupree, How- nègres, à condition de se garder
lin'Wolf, Sonny Boy Williamson, T- eux-mêmes purs de tout mélange
Bone Walker, et d'autres encore. avec ces démons.
Sur les trente millions d'habi-
tants auxquels on peut estimer
Boers aujourd' hui la population sud-
africaine, les Boers ne dépassent pas
trois millions, c'est-à-dire 10 %.
Dans le langage de la presse Leur présence ininterrompue au
internationale, le mot désigne la pouvoir depuis bientôt quarante ans
fraction de la population blanche sur s'explique par leur position majori-
laquelle s'appuie le Parti N ationa- taire au sein de la population blan-
liste Afrikaner, au pouvoir depuis che, les Blancs ayant seuls le droit
1948 et principal artisan de l' apar- de vote.
theid. I.Je mot néerlandais boer veut À propos des Boers, qui se sont
dire paysan. Lointains descendants exilés en Afrique pour fuir les per-
des Hollandais, les Boers, auxquels sécutions religieuses, on ne peut se
se joignirent par la suite des hugue- défendre d'une réflexion désabusée
nots français chassés par la Révoca- sur les sociétés humaines. Il semble-
tion de l'Édit de Nantes, fondent en rait en effet qu'un peuple ne pût se
effet au Cap, où ils immigrent en libérer d'une oppression sans en
1615, une économie rurale imitée subjuguer un autre. Les Juifs ne se
du modèle patriarcal européen. Les sont libérés des nazis européens
Boers qui proclament bien haut qu'en asservissant les Palestiniens;
aujourd'hui leur identité africaine les Américains, rebut de l'Europe,
aiment à se désigner eux-mêmes exterminèrent les Indiens et oppri-
sous le nom d'Afrikaner. Les deux mèrent les nègres; les pieds noirs
termes sont donc devenus syno- français tentèrent d'enchaîner les
nymes. musulmans algériens...
La personnalité des Boers paraît
avoir été exaltée jusqu'à la paranoïa
par ce qui semble être le pôle prin-
BOGANDA, Barthélémy
cipal de leur mémoire collective, le
Grand Trek, une épopée à laquelle (1910-1959)
ils ne cessent de se référer. Le
Grand Trek fut une espèce de lon- Grande figure de l'Oubangui-
gue marche des Boers, au cours de Chari (actuelle République centra-
laquelle, fuyant la conquête anglaise fricaine) malheureusement disparu
au début du XIXe siècle, ils s'aven- sans avoir terminé la mission qu'il
turèrent à l'intérieur du continent, s'était assignée d'émanciper son
infligeant défaite sur défaite aux pays, Barthélémy Boganda apparaît
Zoulous dont ils traversaient rétrospectivement comme une per-
l'empire, triomphant enfin du der- sonnalité complexe.

48
Prêtre de l'église catholique colo- de méditer sur les années soixante
niale, il appartient à une caste lettrée - celles qui ont immédiatement
et privilégiée, consentant au système suivi les indépendances - et sans
une collaboration zélée. Non seule- doute aussi sur l'une des fonctions
ment l'abbé Boganda condamne principales des médias occidentaux:
ouvertement l'inhumanité de l'indi- n'est-il pas stupéfiant que nous ne
génat auquel sont soumises les popu- sachions de Jean Bedel Bokassa que
lations noires, mais il s'expose à tous ce que les médias français ont bien
les risques en faisant parfois obstacle voulu nous en dire, alors que même
aux exactions des autorités. Devenu son récent procès n'a fait que
très populaire à la fin de la Deuxième brouiller les cartes?
Guerre, il est élu député de Quand Bokassa prend le pouvoir
l'Oubangui-Chari au Parlement fran- à Bangui, le modèle du dictateur
çais malgré I'hostilité de l' administra- africain francophile est constitué
tion. Commence alors pour lui une dans ses éléments essentiels; mais
carrière politique conforme apparem- c'est un robot, fonctionnel et triste,
ment aux lois du genre en Afrique à l'image d'un Alunadou Ahidjo.
française: fondateur du t\.1ESAN I-I'image qu'on nous donnait de
(Mouvement d'Évolution Sociale de Bokassa trancha tout de suite par
l'Afrique Noire), membre de son baroque, son extravagance:
l'Assemblée représentative de c'était le triomphe d'une idée, ou
l'Oubangui, Président du Grand plus exactement d'un phantasIne.
Conseil de l' AEF, l'abbé Boganda se Capitaine de l'armée française
distingue pourtant de ses pairs afri- (donc officier et non sous-cflicier,
cains. Il fait preuve d'une sourcilleuse con1me certains l'ont écrit)~ Bokassa
indépendance d'esprit et d' j nitiative a durement gagné ses galons sur les
sans pourtant rompre avec les auto- chanlps de bataille de la Deuxième
rités, mécontentes mais désorientées. Guerre mondiale et les rizières
Barthélémy Boganda réussit ainsi d' Indochine. C~ombattant de la
la gageure, vainelnent tentée ailleurs France I..;ibre, qui a fait de de
jusque-là, d'être traité sur un pied Gaulle son idole, il éclate publique-
d'égalité, en partenaire et non en pro- ment en sanglots aux funérailles de
tégé. En somme, il s'est donné l'assu- l'hoffirne du 18 juin. La veille de
rance et la stature d'un homme son coup d'État du 1er janvier 1966,
d'État, seul alors dans cette position. il apparaît cornme un chef d' état-
Il est tué dans un mystérieux accident rnajor loyaliste, placidement indiffé-
ci'avion le 29 mars 1959. Ce n'est que rent aux joutes politiques.
six mois plus tard, au cours du U ne fois au pou voir, il se fait
fameux référendurn du général de couronner empereur au cours d'un
Gaulle, que se révélera Sékou Touré. cérémonial emprunté à Napoléon
On peut se demander aujourd'hui si 1er, où le faste le dispute au burles-
le processus de décolonisation gaul- que; et c'est aussitôt une succession
lienne eût été exactement le même de crimes abominables, qui n' épar-
sans la brutale disparition de Barthé- gnent pas ses proches, et que cou-
lémy Boganda. ronne un horrible massacre d' éco-
liers.
Bref, vaillant au combat s'il est
BOKASSA, Jean Bedel bien guidé, le cœur sur la main et
(1921- ) voué aux fidélités les plus redondan-
tes, imprévisible, d'une vanité ini-
Le cas de ce dictateur trop maginable, proie certains jours
renommé doit surtout être l'occasion d'élans de cruauté et d'un goût du

49
sang pouvant aller jusqu'au cannI- troubles ont donné l'occasion
balisme, c'est vraiment le nègre d'émerger et qui d'ailleurs n'a pas
éternel sorte de Dessalines rejeté l'autorité de la France.
mâtiné de Soulouque, revu et cor- C'est le moment que choisit,
rigé par un scénariste sans talent, contre toute raison, Bonaparte pour
qui aurait lu Bug Jargal, Empereur envoyer là-bas un redoutable corps
Jones et Chaka. Quelle idéologie a eXpéditionnaire sous le commande-
présidé à la confection de ce person- ment d'un certain Leclerc, son
nage? La question se pose-t-elle beau-frère, dont la mission, à l'évi-
vraiment? dence, est de remettre les nègres
Rentré en 1986 dans son pays dans les fers. C'est une sorte de
au cours de péripéties rocamboles- répétition, quelque cent-cinquante
ques, Bokassa a été jugé et con- ans à l'avance, de l'affaire d'Indo-
damné à mort, sans que ce procès chine, de la mission d'un Thierry
suscite une réelle curiosité en Afri- d'Argenlieu.
que ni à travers le monde. Les Français sont vaincus, mais
ils ont pu capturer Toussaint-
Louverture et l'emmènent en
BONAPARTE, Napoléon France. Que va faire Bonaparte de
cet illustre prisonnier, grand stratège
dit Napoléon 1er (1769-1821)
comme lui -même, et dont l' infor-
tune devrait stimuler sa générosité?
Le vainqueur d'Austerlitz, Va-t-il le traiter avec les honneurs
chaud partisan de Robespierre dans de la guerre, comme le général noir
sa jeunesse, avait appartenu à la le mérite à plus d'un titre? Au con-
gauche radicale sous Ja Convention; traire, il le fait enfermer dans le
le jeune général de brigade àe vingt- sinistre fort de Joux, en Franche-
six ans était si étroitement engagé Comté, province aux rudes hivers,
avec les Montagnards que, chargé et l' y laisse mourir de froid.
de briser un putsch royaliste, il En 1807, l' empereur Napoléon
n'hésita pas à tirer au canon sur la (nouvel avatar de Bonaparte), aura
foule. restauré l'esclavage sur toutes les
Pourtant, le 20 mai 1802, Antilles françaises.
devenu Premier Consul, l'ancien Napoléon a illustré à sa
robespierriste rétablit l'esclavage manière, tributaire des réalités de
aboli Je 4 février 1794. C'est que, son époque, le drame dont témoi-
entre temps, l'homme du 18 Bru- gnent aujourd'hui encore les hom-
maire est devenu un esclavagiste mes de gauche occidentaux, écarte-
convaincu. Est-ce pour donner des lés entre la culture et l'idéologie.
gages au lobby négrier auquel il U ne fois passés la bourrasque révo-
vient de s'allier en épousant J osé- lutionnaire et ses coups de cœur
phine de Beauharnais, une créole de rousseauistes, Bonaparte, homme
la Martinique? C'est l'explication d'État, retrouva naturellement les
souvent avancée de ce retourne- vieux réflexes racistes inculqués par
ment. Est-elle suffisante? un christianisme archaïque, mais
À Saint-Dominique, les esclaves invétéré.
se sont finalement débarrassés de
leurs anciens maîtres au terme des
sanglantes batailles de 1793 ; l'île, Boschimans
pacifiée, prospère sous la férule du
général noir Toussaint- Louverture, Souvent confondus avec les Hot-
homme d'un rare génie, auquel les tentots, les Boschimans du désert du

50
Kalahari sont, comme les pygmées vant du ministère des Colonies et de
de l'Afrique centrale, les derniers personnalités de la France Libre,
specimens d'un mode de vie qui n'a convoquée en février 1944 à l'initia-
pu subsister qu'au fond d' inexpu- tive du Général de Gaulle, bientôt
gnables retraites, au cœur de la chef du Gouvernement Provisoire de
forêt ou du désert. Il est inutile de la République française siégeant à
s'extasier sur leur parfaite adapta- Alger. Personne, contrairement à
tion à leur environnement d'où ils une opinion courante aujourd'hui,
tirent très économiquement leur ne songeait alors à poser les bases
subsistance et de déplorer leur dis- d'une quelconque émancipation des
parition, conséquence inéluctable de peuples africains bien que la confé-
l'envahissement de la planète par un rence se tînt dans ce qui était la
mode de vie plus puissant. S'il en capitale de l'Afrique Équatoriale
reste quelques-uns, ils constitueront Française, et un seul homme de
peu t -être la seule chance de survie couleur, le gouverneur Félix Éboué,
de l'espèce à l'un ou l'autre des y joua un rôle, éminent il est vrai,
désastres écologiques causés par le mais ce n'était pas un Africain.
dynamisme technicien de leurs con- De Gaulle savait plus que per-
quérants et « protecteurs». sonne quel lourd tribut de sang les
fantassins noirs recrutés dans
l'Empire français, et appelés vulgai-
BRAZZA, Pierre Savorgnan, de rement tirailleurs sénégalais, étaient
(1852-1905) en train de payer sur les champs de
bataille de la guerre contre Hitler.
Patriote français, mais gouvernant
Explorat~\.1r français, peut-être le
lucide, il voulut prémunir le système
plus populaire en France, de Brazza
colonial contre les effets im prévisi-
illustre une lignée d'aventuriers qui
bes d'un brutal désenchantement de
ne firent pas honneur à une profes-
populations confrontées après la
sion il est vrai ambiguë par défini-
guerre à un conservatisme borné, au
tion, tenant à la fois du savant et
sortir de tant de sacrifices.
du mercenaire. L.c climat de l' épo-
Il se proposait donc de réamé-
que a, certes, grandement contribué
nager l' indigénat, statut traditionnel
à dévoyer une fonction qui, en
des Africains, dans le sens d'une
d'autres temps, eût répugné à se
plus grande souplesse, mais en s'en
mettre au service d'un chauvinisme.
tenant au cadre strict de la souve-
Son haut fait a consisté à
raineté française, et même en le
remonter le fleuve Congo de 1879 renforçant puisque toute perspective
à 1882, et à signer des traités avec de selF-government était formelle-
les roitelets de la région, et en par-
ment exclue.
ticulier avec Makoko, roi « canni-
Est-ce à dire que le qualificatif
bale» des Batékés, plaçant sous « I'homme de Brazzaville » attribué
l'intluence de la France cette région
à de Gaulle dans l'acception actuelle
qui allait donner naissance aux
de précurseur de l'émancipation des
Etats actuels du Gabon, du Congo-
Noirs soit dénué de tout fonde-
Brazzaville et de Centrafrique.
Inent ? En réalité, qu'on l'ait voulu
ou non, la Conférence de Brazza-
ville a be] et bien amorcé les bou-
Brazzaville (Conférence de) 1eversements politiques qui allaient
secouer quinze ans plus tard la por-
On appelle ainsi une réunion de tion africaine de l'Empire français.
hauts fonctionnaires français rele- Par exemple, c'est en s'inspirant de

51
ses conclusions que la Constitution ritaires, en même temps que leur
d'octobre 1946 allait instaurer outre présence massive dans les bidonvil-
une représentation à vrai dire ano- les - appelés là-bas favelas.
dine des populations africaines au De fil en aiguille, il a bien fallu
Palais Bourbon, des assemblées se rendre à l'évidence de formes
locales, dites territoriales, où d'exclusion, sinon de franche ségré-
devaient siéger côte à côte autoch- gation, proches des usages nord-
tones africains, sous-représentés, et américains: ainsi l'escalier et
colons blancs pour débattre ensem- l'ascenseur des maîtres blancs sont
ble des problèmes les concernant. interdits aux domestiques noirs -
Dans ces assemblées aux préro- de même que, à Mongtgomery
gatives trop parcimonieusement déli- (Alabama) avant l'esclandre de
mitées, des Africains purent du Rosa Parks Ie 1er décembre 1955,
moins faire l'apprentissage des pro- l'avant des autobus était interdit
cédures de la démocratie moderne. aux Noirs.
Cela devait nécessairement débou- Quant à l'apparente bonne
cher, tôt ou tard, sur la revendica- entente entre les races, on la devait
tion d'indépendance. en réalité à la démission morale des
Noirs conditionnés par l'esclavage,
la culture chrétienne et leur -impuis-
sance sociale, qui avaient intériorisé
Brésil (les Noirs au) finalement les valeurs de la supré-
matie blanche: un test a révélé
Avec, dit-on, soixante millions qu'une infime n1Ïnorité seulement
de ressortissants d'origine africaine, des Afro-Brésiliens reconnaissent
représentant environ 50 % de la spontanément être noirs.
population, le Brésil offre le visage Le statut des Afro-Brésiliens ne
étonnant de la nation la plus diffère pas fondamentalement de
« nègre » de toute l'Amérique, après celui des « minorités» noires des
Haïti. autres nations industrielles de
Le statut de la communauté l'Occident et relève, comme elles,
afro-brésilienne prêtait encore de l'oppression; la paix raciale au
naguère au mythe, sinon à la Brésil résulte donc moins de la par-
légende. Des poètes, des voyageurs faite intégration des Noirs, tant van-
que trompait l'apparente cordialité tée autrefois, que de leur émancipa-
des rapports entre les différentes tion très récente, qui n'a pu laisser
composantes raciales de la société de retarder l'éclosion dans leur sein
brésilienne, pensèrent et propagèrent d'une conscience noire, ni de frei-
que celle-ci était régie par une tolé- ner une mutation révolutionnaire
rance spontanée qui ignorait le des mentalités, à l'instar du Brésil
réflexe raciste. De la même façon, lui-même très en retard sur les
l'image du Noir brésilien, grand nations comparables.
enfant joyeux et insouciant, ivre de Affranchis seulement en 1888,
samba et de foot-ball, demeurait presque un quart de siècle après
conforme à l'archétype occidental leurs frères nord-américains, les
traditionnel du Noir. N oil's brésiliens achèvent à peine
La sociologie moderne, aidée de aujourd'hui le cycle classique,
son goût du terrain, n'a pas eu de observé aux États-Unis, qui mène
peine à faire justice de ces chimè- du péonage misérable proche du
res. Elle a vite fait d'établir la totale galvaudage rural, au travail à la
absence des Noirs de la scène poli- chaîne dans une usine, en passant
tique, même là où ils étaient majo- par l'analphabétisme, le chômage,

52
l'éclatement des familles, la délin- commando de militants abolitionnis-
quance, l'exil dans les provinces tes noirs et blancs, John Brown
lointaines et inhospitalières, toutes prend d'assaut une installation mili-
les formes de la misère physique et taire, Harpers Ferry, arsenal de
morale. Et déjà l'on assiste aux pré- Virginie. Mais la bande est finale-
mices d'une Révolution noire, dont ment défaite par la troupe régulière
un courant modéré, le Movimiento aussitôt accourue, et John Brown
Negro, préoccupé surtout comme capturé.
son modèle américain, la NAACP, Le détachement de John Brown
de la conquête des droits civiques et au cours de son procès, l'ardeur
de l'égalité raciale, dispute l' hégé- dévotieuse de ses convictions après
monie à nombre de groupes radi- la sentence passèrent bientôt dans la
caux s'inspirant du Black Power et légende, ajoutant à la fièvre qui pré-
des Black Muslims, et tournés luda à la guerre de Sécession.
davantage vers l'exaltation de la
John Brown fut pendu à Char-
négritude dans ses manifestations
]estown le 2 décembre 1859.
concrètes, le candolnble, le retour
aux noms africains, la pratique des
religions dites naturelles...
Au moins l'activité inlassable de Bug-Jargal
ces militants a suscité chez les intel-
lectuels brésiliens de toutes races
Récit de Victor Hugo qui en a
une effervescence qui ne contribue
laissé deux états: une nouvelle de
pas peu à une meilleure connais-
quarante pages parue en 1820 (mais
sance de la communauté afro-
écrite en 1818 quand l'auteur
brésilienne, à l'intérieur autant qu'à
n'avait que seize ans!) ; un roman
l'extérieur du Brésil.
de 250 pages environ, publié en
1826.
La trarne rornanesque denleure
BROWN, John (1800-1859) identique d'un genre à l'autre: sur
la toile de fond de la révolution de
Militant anti-esclavagiste blanc 1791 à Saint-Domingue, Bug-Jarga1,
alnéricain appartenant à la fraction esclave devenu chef rebelle sans per-
radicale du mouvement, John dre son âme foncièrement géné-
Bro\vn, dont le sacrifice a longtemps reuse, fait le sacrifice de sa vie en
stirn ulé l'imaginaire collectif de la tentant de sauver ses anciens InaÎ-
communauté noire, fut un héros et tres qui le méritent bien peu.
un martyr de l'abolitionnisme. On découvre avec un étonne-
John Brown avait tôt fait de ment mêlé de jubilation que le plus
dépasser la protestation individuelle adlnirable génie de la littérature
et engagé une véritable croisade française s'est, très jeune, penché
contre l'esclavage des Noirs, portant avec insistance sur le sort des Noirs.
jusque dans les bourgades reculées Il convient néanmoins de se garder
la parole sacrée de l'égalité et de la d'un contresens: antérieur de très
fraternité des humains, tous créatu- loin à la période d' cng-agement du
res de Dieu. grand poète, Bug-Jargal ne chante
Membre de l'underground rail- pas la révolte des esclaves noirs ni
road, John Brown, en vrai mysti- ne fustige l'entêtement de leurs
que, désirait sans cesse concrétiser anciens maîtres blancs. Victor Hugo
davantage sa brûlante vocation; le ne prend parti pour aucun des deux
16 octobre 1859, à la tête d'un camps en présence.

.13
Trois sources mêlent leurs outre son talent et la rare beauté de
apports dans l'organisation du récit. sa voix, au privilège qui lui échut
On distingue, hérité du XVIIIe siè- en 1961 d'être la première artiste
cle et surtout sensible dans la nou- noire à interpréter Wagner au célè-
velle, le schéma dramatique conven- bre festival de Bayreuth: cette
tionnel des récits de voyages et des année-là, et en 1962, Grace Bumbry
contes moraux ainsi que deux types fut Vénus dans Tannhaüser.
d'esclaves traditionnels et contrastés
- le héros intraitable égaré parmi
le troupeau résigné.
Mais c'est I ' actualité, c'est -à-dire BUNCHE, Ralph (1904-1971)
l'écho des atrocités suscitées à
l'occasion du soulèvement des escla-
Prix Nobel de la paix en 1950,
ves, qui frappera le plus le lecteur
en récompense de son rôle de
de notre époque. Celui-ci croira
médiateur entre Arabes et Israé-
peut-être trouver dans cet apport
liens, Ralph Bunche, diplômé de
historique, d'ailleurs de seconde
Harvard, avait été le premier Noir
main et contesté de surcroît par cer-
à exercer des responsabilités im,Por-
tains critiques, une préfiguration de
tantes au Département d'Etat.
phénomènes récents, et sera tenté
Secrétaire général adjoint de l'ONU,
non sans raison d'en dégager des
il est le bras droit du comte Berna-
constantes communes aux drames
dotte au début du conflit de Pales-
de la décolonisation à la française:
tine et, après son assassinat, le rem-
ignorance et impuissance des hauts
place à la tête de la commission de
responsables politiques, aveuglement
conciliation de l'ONU.
des petits Blancs mystifiés par le
riche colonat, engrenage des affron- Acteur, au titre de l'ONU, dans
tements aboutissant comme par maints conflits de la décolonisation,
fatalité à l'enlisement SInon au et notamment au Congo-
désastre. Léopoldville (futur Zaire) en 1960,
L'esthétique romantique nais- Ralph Bunche en est resté secrétaire
sante marque enfin de son impé- général adjoint jusqu'à la veille de
rieuse empreinte la mouture finale sa mort.
du récit. Bug-J argal est habité de La très brillante carrière de
tourments si caractéristiques que Ralph Bunche représentait un
certains critiques n'ont pas hésité à démenti par les faits, le plus pro-
voir en lui un Ruy- BIas d'ébène. bant qui soit, des préjugés et du
Si elle est une étape marquante discours de dénigrement dont la
dans la formation du génie de Vic- ségrégation, idéologie dominante
tor Hugo et l'histoire du roman- alors en Amérique, accablait quoti-
tisme en France, l' œuvre n'a que diennement les Noirs, à grand ren-
peu de rapports, en vérité, avec le fort de tests et autres techniques
destin des Noirs. d'étalonnage dont on est revenu
depuis.
Grand bourgeois, peu enclin à
BUMBRV, Grace Melzia l'activisme, bien que l'accès des
courts de tennis fût interdit, au len-
(1937- )
demain de la guerre, aux enfants
d'un diplomate parvenu au zénith
Américaine, chanteuse d'opéra, de la carrière, Ralph Bunche n'en
Grace Bumbry doit sa notoriété, témoignait pas moins aux yeux de

54
ses compatriotes noirs que ce n'était brutale que la société blanche leur
pas la génétique qui était à l'origine faisait subir. La ségrégation, c'était
de leur malédiction, comme le pro- le mal contre lequel tous les hom-
clamait l'idéologie raciste, mais bien mes de bonne volonté et de courage
la ségrégation, c'est-à-dire l'injustice devaient mobiliser leurs ressources.
c
CABRAL, Amilcar (1924-1973) et s'élargissent mutuellement: non
content de préconiser l'enracinement
Comme beaucoup de dirigeants du phénomène révolutionnaire dans
nationalistes africains des colonies l'âme et la réalité populaires, il s'est
portugaises, Cabral, métis assimilé attelé lui-même à cette tâche quoti-
né aux îles du Cap Vert, apparte- dienne dans les combats du maquis
nait à la petite bourgeoisie de cou- comme dans les réalisations villa-
leur ayant reçu une éducation supé- geoises plus pacifiques.
rieure. Son itinéraire rappelle celui
d'un Agostinho Neto, d'un Mario
Andrade, d'un :Eduardo Nlondlane.
Cameroun (ou Kamerün)
Cabral tranchait pourtant sur les
autres chefs du nationalislne africain Le Cameroun, colonie allemande
anti-portugais, ses contemporains; à jusqu'à la Première Guerre mon-
la tête du PAIGC (Parti Africain diale, est aujourd'hui, après le
pour l'Indépendance de la Guinée- Zaïre, le pays le plus peuplé de
Bissau et du Cap Vert), il corn- l'Afrique dite francophone et, vir-
filande sur le terrain une guérilla tuellement, une puissance régionale
dont les succès impressionnent l' opi- en Afrique centrale. Verrouillant le
nion publique internationale et qui Golfe de Guinée et son hinterland,
réussit à libérer une portion consi- c'est surtout, pour les puissances
dérable du territoire de la Guinée- industrielles néo-expansionnistes,
Bissau, y installant m~me un qua- une position stratégique dont la pos-
drillage administratif. A cette effica- session doit être un privilège inces-
cité guerrière, il ajoute la dimension sible.
rare d'une diplomatie dynamique et
inventive, faisant reconnaître son Ainsi s'explique, au moins par-
gouvernc!llent rebelle par l'ONU et tiellement, son long calvaire toujours
par des Etats parfaitement honora- actuel, et qui remonte à l'année
bles. À l'évidence, Cabral s'est mis 1955, lorsque le grand mouvement
en position d'infliger une défaite nationaliste UPC fut banni par un
retentissante à une métropole pres- décret de l'administration coloniale.
tigieuse, qui n'a pourtant pas Premier sur la longue liste des
ménagé ses moyens militaires pour États qui accédèrent à l'indépen-
réduire une petite colonie insurgée. dance en 1960 avec la protection de
Cabral est assassiné le 20 janvier la France et demeurèrent sous sa
1973 à Conakry, sans doute par des tutelle de gré ou de force, le Came-
agents de la PIDE (la police politi- roun fit d'abord figure de prototype
que portugaise). politique, puis, le régime de dicta-
En définitive, Cabral laisse ture sanglante s'y stabilisant peu à
J'exemple rare du dirigeant en qui peu, d'archétype et enfin de labo-
la théorie et la pratique s'éclairent ratoire du néo-colonialisme.

56
Pendant combien de temps les idéaux alternatifs, en transformant
techniques sophistiquées de la désin- des dirigeants fantoches en militants
formation pouvaient-elles soustraire historiques, la terreur hébétée des
une tyrannie tropicale à la curiosité citoyens en unanimisme.
critique de l'opinion internationale? En d'autres termes, au Came-
Quel degré de violence l~ répression roun, comme sans doute ailleurs en
des opposants dans un Etat africain Afrique, le succès du néo-
pouvait-elle atteindre san~ risque de colonialisme postulait un lavage de
soulèvement populaire? Etait-il pos- cerveau parfait des populations. On
sible de désamorcer les accès de y crut en haut lieu longtemps.
révolte d'une in telligen tsia africaine L'Afrique étant caractérisée par
en jouant intensément de la corrup- l'archaïsme de ses sociétés, ne
tion ? suffisait-il pas de doser habilement
Autant de thèmes qui, avec intoxication et censure pour orien-
d'autres d'égal intérêt, devaient ter à sa guise la conscience collec-
alors tourmenter bien des séminai- tive? Contrairement à l' esclava-
res, des états-majors, des brain- gisme et au colonialisn1e primitif, le
trusts de politologues, inspirer des néo-colonialisme ne peut en effet en
tests à grande échelle, des expéri- rester trop longtemps à l'exercice de
mentations dont les résultats seraient la force; bientôt vient le moment
extrapolés, comme dans les sciences où il lui faut accéder à l'apparence
dites exactes. de la légitimité.
Ambitionnant obsessionnellement
Le Cameroun de 1960, jeune
d'envoûter les âmes et de confisquer
république africaine ayant à sa tête
les rêves, le fantoche oscille cons-
un dictateur pro-occidental soutenu
tamment entre le condensé miracu-
par un corps eXpéditionnaire fran-
leux des vertus du groupe, qui ne
çais et affrontant une guérilla de
doit son ascension qu'à son seul
maquis doublée d'une insurrection
charisme ou le chef pragmatique
urbaine, s'offrait comme le terrain
derrière lequel les plus exaltés
idéal d'une telle prospective.
même, enfin résignés au bon sens,
C'est à la lumière de cette stra- devraient se ranger. Dans un cas
tégie qu'il convient de dresser un comme dans l'autre, conquérant ou
bilan des trente premières années de satrape, Alexandre ou Elagabal,
l'indépendance du Cameroun et de l'essentiel est qu'il demeure l'unique
tirer cette leçon, entre autres, qui ne point de mire où convergent tous les
manquera pas de réjouir les Afri- regards.
cains: pas plus ici qu'ailleurs, la C'est un fait que, au cours des
reconquête militaire n'a pu être années soixante, Ahmadou Ahidjo,
transformée en victoire politique ni, le premier dictateur du Cameroun,
enjeu capital sinon déterminant s' opiniâtra dans la vaine tentative
outre le pouvoir politique et écono- de faire accroire qu'il avait lui aussi
mique, la monopolisation de vaillamment combattu pour l'indé-
l'influence et du prestige être assu- pendance, traversé maints périls
rée aux seules élites institutionnelles pour la cause sacrée, bien mérité de
au détriment des élites informelles la patrie.
définitivement marginalisées. Au début de la décennie sui-
Sur le papier, comme on peut vante, les fantoches camerounais se
l'établir rétrospectivement, l'enjeu a rendirent à l'évidence: leur message
dû se définir en termes d'évidence: n'avait convaincu personne. Chan-
obtenir la normalisation, en substi- geant son fusil d'épaule, le dictateur
tuant les idéaux institutionnels aux partit alors en guerre contre les

57
extravagances sacrilèges et meurtriè- Tout était donc à recommencer,
res du romantisme en politique. Ce avec Paul Biya dans le rôle de Sisy-
fut là le sens, entre autres, des phe, poussant le rocher à son tour
fameux procès politiques qui s'éten- sans espoir.
dirent de Noël 1970 au nouvel an Un élément inattendu a boule-
de 1971. versé récemment de fond en com-
Interdiction fut alors faite aux ble les données familières du pro-
médias, propriété exclusive du gou- blème, au détriment des élites ins-
vernement, de mentionner toute per- titutionnelles camerounaises. La fail-
sonnalité, aussi méritante fût-elle, qui lite économique doublée de banque-
n'avait pas fait allégeance au parti route financière, après avoir été
unique. I..es exilés furent présumés longtemps dissimulée, s'étale désor-
avoir tous regagné le bercail, les poè- mais au grand jour, et ses ravages
tes et les artistes chanter unanime- n'épargnent aucune classe de la
ment les louanges du président. Sous société. Voilà donc disqualifiés, sans
la griffe de la censure, le pays se discussion possible, des dirigeants
recroquevilla lentement, à peine agité qui avaient érigé la réussite écono-
par de molles et rares convulsions. mique en pilier de leur légitimité, et
Mais, loin de se liquéfier dans dont on découvre que la corruption
le consensus obligatoire, comme fut leur unique religion.
l'avaient espéré les stratèges, les éli- La longue, douloureuse et fina-
tes alternatives, contraintes à la 1ement victorieuse résistance des éli-
clandestinité ou à l'exil, avaient au tes africaines et des populations à
contraire grandi en maturité et, plus une gigantesque entreprise de décer-
encore, en nombre. Démonstration velage émerge ainsi comme la divine
en fut faite par le brusq\le déluge surprise des eXpérimentations d'un
d'ouvrages dénonçant le président authentique laboratoire où l'on n'a
déchu, qui inonda le pays, sitôt que pas craint de ravaler les Africains,
son successeur, nommé en novem- une nouvelle fois, au rang de bêtes
bre 1982, fit accroire qu'il s'inspi- stu pides.
rerait des idéaux de la démocratie.
Les populations apprirent que
les exilés n'avaient pas regagné le
bercail; les médias ne purent faire Carrefour du développement
autrement que de mentionner les
personnalités éminentes, même si Cette formule, du nom de
elles n'avaient jamais fait allégeance l'Association qui fut à l'origine du
au parti unique. Le président scandale, désigne une affaire reten-
déchu, en dépit de son charisme tissante qui, en 1986, mit en cause
tant proclamé, n'avait donc pas d'importantes personnalités socialis-
confisqué les rêves populaires. tes françaises coupables d'avoir pro-
L'influence et le prestige des élites fité de leurs récentes années de pou-
informelles n'avaient sans doute voir pour détourner de grosses som-
jamais été aussi éclatants. La tech- mes d'argent destinées à l'Afrique.
nostructure de l'assistance techni- Les sommes concernées atteignaient
que, aussi acharnée à haïr les Afri- un montant de dix millions de
cains que le Ku-Klux-Klan à détes- Francs (1,5 millions de dollars).
ter les esclaves affranchis, en vou- L'affaire éclate en avril 1986, un
1ant étayer ses préjugés sur des faits mois après le changement de majo-
que d'ailleurs elle manipulait, était rité, alors que la droite vient de
arrivée à des résultats exactement rem placer les socialistes dans les
ln verses. ministères. Le nouveau ministre de

58
la Coopération, département qui a En mettant en évidence la rela-
l'Afrique pour domaine exclusif, tion de patron à client unissant le
découvre un dossier qui le stupéfie: Président français à ses homologues
son prédécesseur, Christian Nucci, africains, l'affaire avait en outre
aidé de son chef de Cabinet Yves l'avantage paradoxal de dévoiler la
Chalier, avait mis au point une nature archaïque de la coopération
société écran, Carrefour du Déve- franco-africaine, inadaptée aux exi-
loppement, grâce à laquelle il lui genccs modernes de dignité des peu-
était loisible de détourner de leur pies: en prenant à sa charge l' inté-
destination légale les fonds alloués à gralité des dépenses occasionnées
son ministère. Il avait pu ainsi assu- par le sommet et, bien entendu,
rer le financement aberrant du som- toute son organisation, la France se
met franco-africain de Bujumbura condamnait, bon gré mal gré, au
en décembre 1984, en court- rôle de chef d'orchestre sinon de
circuitant les instances de contrôle parraIn.
financier. Les détournements
s'étaient poursuivis par la suite,
mais pour des objectifs mOIns Case de l'oncle Tom (La)
désintéressés.
L'affaire survenait au milieu
en anglais: Uncle Tom's cabin
d'un débat aussi âpre que sournois,
qui, depuis de longues années, Très célèbre roman anti-
opposait, sur le thème de la corrup- esclavagiste de l'américaine Harriet
tion africaine (ses racines, ses cau- Elizabeth Beecher Stowe, ce livre,
ses, ses effets, etc.) les intellectuels édité en 1852, se vendit à un mil-
africains francophones et les porte- lion d'exemplairess, dit-on, à peine
parole autorisés, toutes nuances con- publié. L'œuvre a été l'objet de cri-
fondues, de la culture française. tiques aussi sévères qu ' injustifiées.
Ceux-ci proclamaient que, pendant L'auteur que rien, apparem-
deux longs millénaires, la pratique ment, n'effrayait, s'est trouvée con-
des vertus chrétiennes avait eu le frontée à une quadruple gageure:
temps de dresser dans le psychisme comment, quand on était un Blanc,
occidental la barrière infranchissable oser mettre en scène des Noirs?
de ses valeurs morales; selon eux, Comment, quand on était nordiste,
c'est le défaut d'un processus sem- évoquer avec pertinence l'esclavage
blable qui expliquait la vulnérabilité des nègres, spécialité du Sud des
des sociétés africaines à ce fléau. Le États-Unis? Comment, quand on
scandale du Carrefour du dévelop- était une honorable et quadragé-
pement venait opportunément don- naire mère de famille, afficher du
ner raison aux intellectuels africains, jour au lendemain la prétention de
selon qui seuls les modes de gestion, bas-bleu en publiant son premier
déterminés eux-mêmes par les systè- roman? Comment enfin faire de la
mes politiques, devaient être incri- bonne littérature avec de bons sen-
minés. Soumise à la cachotterie et timents, exercice devenu de nos
au tabou, qui en sont comme les jours, si l'on en croit une tradition
règles d'or, la gestion du ministère récente, aussi chimérique que la
de la Coopération avait fini par quadrature du cercle?
s'apparenter à celle des Républiques C'est pourtant cette dernière dif-
francophones africaines où la cen- ficulté que l'auteur surmonte avec le
sure des dictateurs étouffe toute cri- plus étonnant brio, aidée par une
tique publique. À la longue, la cor- générosité sans doute nourrie de
ruption devait le gangrener aussi. rousseauisme, qui affleure dans le

59
rêve à peine explicité d'une société sion fâcheuse contre la race nègre. Cela
fondée sur l'innocence, dans la pré- ne prouve qu'une chose, à savoir que
sence d'une nature secourable aux la race nègre est plus avilie et plus
miséreux, jusque dans certains dégradée que la race blanche, et voici
ce qui est également vrai de cette race
motifs du discours lyrique qui
comme de toute autre: l'esclave est un
accompagne la descente aux enfers tyran dès qu'il peu t ! »
de Tom, l'esclave, le juste arraché
à son Afrique par des trafiquants
sans scrupule.
Quant à l'expression Oncle Censure
Tom, devenue infamante par la
suite, on a prétendu en faire grief Par ce terme, on désigne le con-
à l'auteur, sous prétexte qu'en pla- trôle exercé par un gouvernement
çant au premier plan le type de sur les productions intellectuelles et
l'esclave docile elle avait délibéré- artistiques. En Afrique, et plus par-
ment corroboré une fausse image du ticulièrement en Afrique franco-
peu pIe africain déporté en Améri- phone, ce contrôle pénalise surtout
que, un préjugé de Blanc en les journaux et les œuvres littéraires.
somme. À l'exception de la zone anglo-
C'est là un malentendu affectant phone, l'Afrique coloniale n'avait
tradiiionnellement les peintures jamais connu la liherté d'expression
sociales exclusivement soucieuses de qui, d'ailleurs, n'a point figuré au
servir la vérité. Parce que le prota- cahier de revendications des mili-
goniste de l'Assommoir était alcoo- tants indépendantistes. Même après
lique, n' a-t-on pas accusé E. Zola les indépendances, les interdictions
de dénigrer le peuple des travail- et les saisies de journaux et
leurs de Paris en lui donnant le d' œuvres littéraires, bien loin de
masque collectif de l'ivrognerie? scandaliser les populations, passaient
Nous savons aujourd'hui que, sta- généralernent inaperçues.
tistiquement, un ouvrier parisien de La production intellectuelle ne
l'époque de Coupeau n'avait guère s'arrête pas pour autant, elle est au
de chance d'échapper à l' alcoo- contraire stimulée et même exacer-
lisme : c'est la condition du travail- bée par la platitude des œuvres des
leur qu'il fallait accuser et non le scribes officiels. Comme en France
peintre. au XVIIIe siècle, livres et journaux
D'ailleurs, Tom est-il vraiment sont édités à l'étranger, puis intro..
l'homme résigné que l'on dit? duits et colportés clandestinement
Quand Tom refuse d'être le bour- sur place. Contrainte aux voies sou-
reau de ses semblables, en donnant terraines, la diffusion des idées se
le fouet à d'autres esclaves, que fait- fait à un rythme très lent: l' obser-
il sinon se rebeller, braver un maî- vateur superficiel peut ainsi croire à
tre cruel, s'exposer à un supplice la stagnation ou à l'immobilité,
, mais c'est une apparence trom-
assure. ?
peuse.
Des lignes comme celles qui sui-
A vec la violence physique et la
vent auraient dû soustraire depuis
terreur, la censure aura été l'arme
longtemps Harriet E. Beecher-Stowe
la plus efficace des dictateurs afri-
au contresens dont elle ne cesse
cains pour pérenniser leur domina-
pourtant d'être victime:
tion. Au Cameroun, par exemple,
« On a remarqué que les surveillants aussi bien du temps d'Ahmadou
noirs sont beaucoup plus cruels que les Ahidjo que sous la présidence de
blancs. On tire de ce fait une conclu- son successeur Paul Biya, tout

60
ouvrage publié à l'étranger par un comme député et bientôt comme
Camerounais, quand même son maire de Fort-de France, une car-
contenu serait favorable au pouvoir rière politique exclusivement au ser-
en place, est a priori interdit. vice de ses concitoyens, marquée
par une prudente réserve. Marginal,
non inscrit après l'avoir été au Parti
Communiste français, fuyant l'éclat
CÉSAIRE, Aimé (1913- et sans complaisance, il a été, du
fait de sa discrétion, à la fois esca-
Il n' y a pas de plus grand écri- moté et récupéré, d'autant plus loué
vain, en français, que Césaire dans qu'il est plus silencieux.
la seconde moitié du XXe siècle. Parallèlement, il édifie une
Personne en effet, depuis 1945, n'a œuvre littéraire essentielle dans plu-
manifesté une inspiration et une sieurs genres. Le lyrisme en consti-
écriture d'une aussi neuve, singu- tue l'âme et l'expression initiatrice
lière et puissante beauté. Salué et ultilne. Le Cahier fait entendre,
comme tel par André Breton, dès une fois pour toutes, son cri de
son premier essai poétique, il a con- révolte au timbre éclatant. André
firmé cette consécration prophétique Breton, qui le découvre à son pas-
dans un ensemble harmonieux de sage à Fort-de-France en 1942, Y
créations sans aucune fausse note. reconnaît la «beauté convulsive»
Né à Basse-Terre, en Martini- des temps nouveaux, que le poète
que, dans la famille d'un fonction- surréaliste appelle de ses vœux, dans
naire modeste mais instruit, il fait l'avilissement intellectuel généralisé
comme élève brillant et boursier une de la civilisation du confort.
carrière scolaire exemplaire qui
l'amène du lycée de Fort-de-France « La négraille aux senteurs d'oignon
à Louis-le-Grand à Paris, puis à frit retrouve dans son sang répandu le
goût arner de la liberté (...)
l'École Normale Supérieure de la
Et elle est debout la négraille
rue d'Ulm. C'est à cette époque
Inattendument debout. Et libre! »
qu'il se lie avec L.S. Senghor et
L.G. Damas, ses aînés, et collabore,
Césaire, dans Les armes miracu-
avec eux, à la revue L'Étudiant
noir, qui rassemble les originaires leuses (1946), impose son ton et son
style avec une poésie qui a la dureté
d'outre-mer, comme on disait alors.
Physiquement affaibli par un début et le rayonnement de la pierre pré-
cieuse, souvent énigmatique mais
de tuberculose, psychologiquement
jamais confuse, hautaine et austère
en crise, il renonce à passer l' agré-
gation et repart, en 1939, pour la dans une densité sans aucune
Martinique, où il est nommé pro- em phase. Les recueils précieux de
Soleil cou coupé (1948) et de Corps
fesseur au lycée Schoelcher. La
perdu (1949) sont repris dans
même année paraît dans la revue
Cadastre (1961). La même protes-
Volonté, à Paris, le Cahier d'un
retour au pays natal, qui passe ina- tation s'y dit. Ainsi dans Mot:
perçu. En Martinique, pendant la « En lasso où me prendre, en corde
Seconde Guerre mondiale, Césaire où me pendre... vibre... le mot nègre
publie, avec des collègues, dont sorti tout armé du hurlement d'une fleur
Suzanne Césaire et René Ménil, la vénéneuse. »
revue Tropiques, que ses prises de
positions culturelles radicalement Ferrements (1960) appartient
critiques vont bientôt faire interdire. également à la première période de
En 1945, Césaire commence, la création de Césaire, dominée par

61
le lyrisme. Après avoir emprunté du destin des peuples noirs et des
d'autres voies, il renoue avec le balbutiements de leurs luttes.
lyrisme en 1982 avec un dernier Tout aussi remarquable mais,
recueil, Moi, laminaire, où se livre, hélas, beaucoup moins connue, la
énigmatiquement, sa plus intime troisième veine de la création, chez
confidence. Césaire, est celle des écrits politi-
ques. Aussi rares et essentiels que
« Attention dans les vallées le velours les œuvres lyriques et dramatiques,
du détour se mesure à un désordre
ils sont destinés à demeurer, bien
d'insectes abrutis...
au-delà des circonstances qui les ont
De toute façon il n'est pas recom- suscités, comme des monuments de
mandé de se complaire aux haltes ». l'esprit par la netteté de la pensée
et la force de l'expression. Le Dis-
Entre-ten1ps, il s'est adonné, cours qu'il prononce pour le cente-
brillamment, à la littérature drama- naire de l'abolition de l'esclavage,
tique, fournissant à la mise en scène en 1948, saisit, de façon à la fois
de Roger Blin, disciple d'Artaud et sobre et vibrante, la poésie de l' his-
ami de Genet, des textes fondateurs toire avec sa « face de lumière» et
pour un grand théâtre noir. Deux sa « face d'ombre ». Édité avec ceux
tragédies historiques: La tragédie de Senghor et de Monnerville, pro-
du roi Christophe (1963) et Une sai- noncés à la même occasion, il tran-
son au Congo (1965) reprennent le che par la généreuse et substantielle
même thème, sous des cieux, des beauté de sa parole avec les concep-
époques, des formes d'une extrême tions pusillanimes de l'un et l'huma-
diversité. Il s'agit du titanesque nisme ampoulé de l'autre. L~ Dis-
effort, tenté à cent cinquante ans de cours sur le colonialisme (1950)
distance par un homme noir, pour dévoile de façon saisissante «l' en-
tenir en échec la fatalité de l' écra- sauvagement de l'Europe », elle qui
sante servitude à secouer. « Je a «enté l'odieux racisme sur la
demande trop aux hommes, mais vieille inégalité». Faisant voler en
pas assez aux nègres » dit Christo- éclat l'édifice des faux-semblants
phe, « c'est d'une remontée jamais Césaire impose une lumière cruell~
vue que je parle... Ils ont reçu, pla- et définitive: « De la colonisation à
qué sur le corps, au visage, l' omni- la civilisation la distance est infinie
niant crachat. » comme l'hypocrisie. »
Les riches effets scéniques du La Lettre à Maurice Thorez
Roi Christophe et le sec reportage qu'il pubJie en 1956, lorsqu'il quitt~
de la Saisoll au Congo traduisent la le Parti communiste français, est de
la même souveraine clarté: « Ce
même méticuleuse exactitude du
témoignage historique, admirable- n'est ni le marxisme ni le commu-
ment assumé et épuré par la parole nisme que je renie», dit-il, mais
poétique. A ces deux pièces, Césaire l'insu pportable dOlnination paterna-
ajoute un drame symbolique, sur un liste, d'où qu'elle vienne: « L'habi-
argument emprunté à Shakespeare, tude de disposer pour nous, l' habi-
Une tempête (1968). L'affrontement tude de penser pour nous». Toute
de Prospéro et de Caliban y est la réflexion politique de Césaire
montré comme inévitable, tant sont s'enracine autour d'un seul pro-
irréductibles l'incompréhension de blème humain, mais il est vital,
l'un et Ie silence de l'autre. C'est c'est celui de l'émancipation.
dans son théâtre que Césaire livre On ne s'étonne donc pas de le
son analyse, lucide et passionnée, voir analyser, dans une chronique

62
minutieusement documentée, les des mots qui est le sien, le plus
faits et gestes du «Premier des admirable et le plus étonnant des
Noirs», Toussaint-Louverture précurseurs.
(1961). Là aussi, ce qui s'impose
cc L' horizon se défait recule et
dans la méthode et le style de
s'élargi t
Césaire, c'est une sécheresse élo-
et voici parmi les déchiquètements
quente. Les documents bruts, avec de nuages la fulgurance d'un signe
ce qu'ils ont de rebutant, sont insé- Le négrier craque de toute part... »
rés dans le texte en lieu et place des
séductions faciles du récit anecdoti-
que. L'écrivain se réserve la mise
en perspective intellectuelle de l'his- Chaka
toire, l'extraction du sens à travers
la poussière des faits. Césaire La littérature noire a trouvé à la
s'empare magistralement du pouvoir fois son Homère et son Virgile en
d'interprétation, pouvoir suprême la personne de Thomas Mofolo
de la parole dominante, par qui la (1877-1948). Né en Afrique australe,
révolution de Saint-Domingue a été au pays des Basotho, de parents
reléguée au rang d'obscure péripé- christianisés, il étudia pour devenir
tie exotique. Césaire voit dans la instituteur. Il écrivit, en langue
rencontre entre « La Révolution sesotho, d'abord Moeti oa Bocha-
française et le problème colonial» bela (Voyageur pour l'Orient)
l'épisode clef pour la corn préhension (1907), récit d'inspiration biblique,
des gigantesques enjeux qui se puis Pitsèng, récit autobiographique,
débattent, aujourd'hui plus que enfin Chaka, écrit en 1911, mais
jamais, entre peuples dominateurs et publié seulement une dizaine
peuples dominés, et du cercle d'années plus tard, à cause de
vicieux de la puissance, tirée de l'opposition des missionnaires qui y
ceux mêmes qu'elle asservit. Au voyaient un retour au paganisme.
rnilieu du chaos d'une histoire con- Thomas 1\10folo fait de Chaka,
vulsive, Césaire voit dans la figure un fameux chef zoulou du XIXe siè-
de Toussaint-Louverture l'un des cle, le sujet d'un fabuleux destin qui
très rares êtres humains venus pour suit la courbe d'une ascension héroÏ-
rOlnpre le cercle, « pour prendre à que jusqu'à l'ivresse d'un pouvoir
la lettre la déclaration des droits de sans limites et la descente aux enfers
l' homme», « pour la transformation de l'anéantissement par la violence.
du droit formel en droit réel», L'éloquence épique saisit de vastes
« pour la reconnaissance de perspectives psychologiques et mora-
l'homme». La rencontre entre le les élevées au niveau du mythe:
poète et le héros montre alors sa
ccPuis, quand les nations se croient
légendaire puissance: l'un donne
corps aux rhétoriques sans lui. sté- assurées de la paix, il arrive qu'au sein
de l'une d'elles naisse un enfant mâle,
riles, l'autre donne sens aux actes
un seul, et voilà que cet enfant, à lui
sans lui obscurs. seul, va semer la discorde entre elles
toutes et que par lui seul le sang cou-
L'ensemble, sans faille ni sco- lera à flots. »
ries, de l' œuvre de Césaire est une
protestation et un appel; une pro- On trouve dans les structures de
testation contre la barbarie à visage Chaka des thèmes mythologiques
civilisé, un appel à une inéluctable universels enracinés dans les tradi-
renaissance de l'homme. De cette tions les plus spécifiques, que Th.
renaissance il est, dans le domaine Mofolo avait précieusement collec-

63
tées. Ainsi la mère persécutée, la bien en peIne de démêler l'une et
naissance secrète, l'enfant miracu- l'autre.
leux, le parcours initiatique de Il est apparemment établi que
l'exploit, l'apothéose héroïque suivie Chaka joignit à un charisme
du crépuscule du dieu sombrant authentique une clairvoyance
dans la folie despotique et sangui- extraordinaire et une volonté inflexi-
naire, maintiennent-ils au plus haut ble. Le charisme est attesté par la
niveau du pathétique des situations multiplicité et l'étrangeté des fables
où s'affrontent les conceptions tra- qui prétendent initier au dédale
ditionnelles de la culture bantoue en généalogique du fils de Senzangha-
matière de lignage, de pouvoir, de kona et de Nandi. Son intuition lui
guerre. Le dénouement, exception- dévoila à travers la brume d'un
nellement pessimiste, tranche cepen- futur lointain l'imminence d'un
dant avec ce que l'épopée classique, affrontement désastreux avec
toujours sanglante et guerrière,
l'homme blanc mieux armé et sans
comporte habituellement d'opti- merci; grâce à elle aussi, il imagina
misme triomphant et fondateur. la parade consistant en un boulever-
Celle-ci prend l'allure et le style, sement du mode d'organisation ban-
tout bibliques, de la mortelle nostal- toue fondé sur la consanguinité et
gie de tout un peuple. incapable de résister à la conquête
blanche. Enfin, une opiniâtreté
« Quand les Zoulous (...) pensent monstrueuse lui perInit de rassem-
aussi à leur pouvoir aujourd'hui déchu,
bler une armée reposant sur des
les larmes leur coulent le long du visage
et leur bouche redit tout bas: bouillon-
principes de rationalité tactique, de
nantes aujourd'hui, demain de la boue! rigueur disciplinaire et d'efficacité
Elles finissent par se dessécher un jour, stratégique sans précédent dans sa
les eaux, si profondes soient-elles. » culture. Jamais Chaka n'affronta un
adversaire sans l'écraser jusqu'à
Maintes fois repris et imité par l'anéantissement, ni ne foula un sol
les auteurs noirs, jamais égalé, le sans le conquérir. Chaka aurait pu
Chaka de Thomas Mofolo appar- conduire les Zoulous à Blood River
tient par la netteté et la grandeur en 1838, la face de l'Afrique du Sud
du projet, la minutie et le relief sai- eût peut-être été changée.
sissant de chaque détail au très petit Ses demi-frères Dingane et Mzi-
nombre de chefs-d'œuvre qui font likazi (ou Mhlangana) en décidèrent
accéder une culture au patrimoine autrement, qui l'assassinèrent en
universel de l'humanité et la ren- 1828 pour des raisons demeurées
dent immortelle. mystérieuses. Il fut vaincu, selon la
formule consacrée, non par la vail-
lance de ses ennem is, mais par la
perfidie des siens.
CHAKA, Empereur (1788-1828)
Qui fut au juste Chaka? Un
Alexandre assoiffé de prouesses et
Héros d'un roman célèbre, le de conquêtes? Un dictateur sangui-
fondateur de l'empire zoulou est naire, sorte d'archétype du tyran
surtout un personnage historique. noir, qu'allaient illustrer cent cin-
En Chaka, et bien avant le roman quante ans plus tard les Duvalier,
de Thomas Mofolo, sans doute déjà Idi Amin Dada, Sékou Touré,
du vivant du génial stratège, la Ahmadou Ahidjo, Bokassa,
légende et la réalité se mêlent si Mobutu? L'historiographie noire le
intimement qu' aujourd 'hui l'on est démêlera peut-être avec le temps.

64
CHRISTIAN, Charlie (1919-1942) C'est d'ailleurs ce sens qui a
donné un certain relief à la notion
de « cinéma africain » et qui incite
Né à Dallas et mort à New plus ou moins consciemment à faire
York de tuberculose comme Jimmy circuler ce cinéma comme une sorte
Blanton, Charlie Christian s'est d'entité indubitable, étant au
rendu immortel en laissant bien demeurant évident qu'il nous vient
involontairement une interprétation du continent africain une série de
enregistrée par un amateur au Min- films que le commun des cinéphiles
ton 's Playhouse de Gipsy, rebaptisé range naturellement sous cette com-
pour l'occasion Swing to bop. Ce mode dénomination. Ce à quoi, ou
long solo a été longtemps considéré contre quoi, l'on oppose souvent la
comme un modèle par les guitaris- question, et jusque dans les milieux
tes débutants de jazz moderne: des intellectuels africains, «mais est-ce
séquences de riffs alternent avec de que vraiment ce cinéma existe? »...
longues phrases très inspirées, Nous avons déjà un début de
accentuées selon la manière bop, et réponse, lorsque nous remarquons
entraînées par un tempo medium qu'il est erroné de parler de,s films
rapide propice au swing. africains comme d'un tout: il con-
Charlie Christian est considéré vient, pour la production, d'insister
aujourd'hui comme l'un des créa- sur la diversité, et certes sur la
teurs du be bop avec Charlie Par- diversité culturelle et nationale -
ker, Dizzie Gillespie, Bud Powell, de même que l'on sera tout de
Thelonius Monk, Kenny Clark, même plus précis en parlant du
Max Roach, etc. cinéma suisse ou du cinéma anglais
plutôt que du cinéma européen, on
parlera du cinéma sénégalais ou du
cinéma congolais, etc. -, mais
Cinéma africain, aussi sur une diversité plus pro-
cinéma négro-africain fonde, une « diversité structurelle »,
et sous-développement comme y incite le « vraiment » de
la question « est-ce que vraiment le
cinéma africain existe? ».
Le cinéma africain... Distin- Alors, de quoi s'agit-il exacte-
guons d'abord le cinéma négro- ment ici? Tout d'abord de la
africain, qui nous intéresse ici, du manière dont se produisent et se
cinéma africain tout court. Le réalisent les films dans tel ou tel
cinéma algérien, le cinéma égyptien pays africain. C'est à ce niveau
ne peuvent être comparés au cinéma qu'il est légitime de parler de
burkinabè ou camerounais, malgré cinéma négro-africain plutôt que de
l'apparente liaison qui les unit dans cinéma africain, car il y a une sorte
telle ou telle manifestation culturelle de style de production commun à la
- en particulier, concernant le quasi-totalité des pays d'Afrique
cinéma africain, ces deux festivals noire: les fùms se fabriquent pres-
que sont les Journées Cinématogra- que partout de la même manière et
phiques de Carthage (les JCC, avec les mêmes difficultés, à gauche
créées en 1966) et le Festival Pana- comme à droite, mais il n'en est pas
fricain de cinéma de Ouagadougou de même en Égypte, grand pays
(le FESPACO, créé en 1969) -, liai- producteur, à la manière de la
son qui prend dans ce cas un sens France ou des États-Unis, depuis
politique, idéologique ou stratégi- cinquante ans, ou en Algérie, dont
que. la production est certes incompara-

65
blement moins importante et beau- aucune solution ne s'est actuelle-
coup plus récente, mais qui a su ment avérée viable, et il faut recon-
prendre le cinéma en main comme naître que la situation n'est, à tout
aucun pays d'Afrique noire. Et le prendre, actuellement, guère diffé-
Maroc ou la Tunisie, par les juri- ren te de ce qu' elle était en 1960.
dictions, les infrastructures, le nom- La différence est pourtant
bre et la qualité des professionnels, qu'une quantité non négligeable de
ne peuvent pas non plus être com- films existe et que l'Afrique, qui
parés à tel ou tel pays d'Afrique s'était depuis des décennies expri-
nOIre. mée par l'écriture - quand ce n'est
V oici pour la production. Préci- pas depuis des siècles, mais nous
sons tout de même que l'Afrique entendons l' écriture-dans-les-Iivres-
noire, en bientôt trtnte ans d'indé- édités... - s'exprime parfaitelnent
pendance, et pour une quarantaine par le cinéma. Et c'est peut-être
de nations constituées, n'a guère parce que les cinéastes d'Afrique
produit plus de longs métrages que noire se servent du 7e Art pour dire
la France ou Hong.-Kong en une les malheurs de leurs pays, et non
seule année, malgré les efforts du pour faire dans le beau ou dans le
Consortium Interafricain de Produc- divertissant, que les pouvoirs établis
tion de Films (le CIPROFILMS, créé - politiques, économiques, cultu-
juridiquement en même temps rels... - s'en méfient au point de
qu'un Centre Interafricain de Dis- les abandonner au sous-déve-
tribution Cinématographique loppement.
CIDC - en 1973) ou de la Fédéra-
tion Panafricaine des Cinéastes (la Pierre Haffner
FEPACI créée en 1970 à Tunis),
pourtant la fédération culturelle la
plus forte de ce continent. Si un
cinéaste africain veut faire un film, Civilisation égyptienne
il n'a d'autre recours que la
débrouillardise, et celle-ci ne lui Toute civilisation est d'abord un
donne que dans des cas rarissimes lieu de rencontre et d'échanges; elle
les possibilités d'un film à budget y trouve naissance et elle les engen-
moyen de n'importe quel pays dre. Elle n'en porte pas moins la
développé. marque spécifique d'une origine.
Il ne s'agit pas seulement de Que la civilisation égyptienne fut
produire, il faut vendre et montrer une civilisation originellement noire,
ce que l'on fait, même et surtout si c'est-à-dire le fait d'hommes et de
l'on n'est pas en mesure de pro- traditions issus du cœur de l' Afri-
duire beaucoup. Voici donc le pro- que préhistorique, est une évidence
blème de la distribution et l'on doit incontestable. Ce fait, bien attesté
tenir, hélas! le même langage que dans l'antiquité classique, sans pour
pour la production: les films d' Afri- autant qu'il y soit souligné du fait
que noire circulent peu et mal. La de sa banalité, n'a été bizarrement
plupart du temps, on les voit dans censuré qu'à l'époque moderne, par
des circuits non commerciaux, ce la « science» occidentale, contempo-
qui n'arrange rien à la situation du raine de l'esclavage et de la coloni-
cinéma négro-africain. Le CIDC et sation, qui annexe l'étude de
toujours la FEPACI se sont attelés à l'Égypte en la coupant, de façon
résoudre également cette question, aberrante, de ses origines. La civi-
mais dans la mesure où il s'agit lisation égyptienne surgit en quelque
d'un enchaînement de situations, sorte ex nihilo, tandis que le reste

66
de l'Afrique se trouve renvoyé à un En 300 avant J .-C., c'est la fin de
néant ontologique qui explique et l'Égypte africaine. L'Égypte alexan-
justifie l'agression raciste dont il est drine s'installe dans le delta et con-
l'objet. sacre une classe dirigeante issue des
Le peuplement préhistorique de conquérants méditerranéens. Succes-
la vallée du Nil ne put venir que du sivement hellénisée, romanisée, ara-
sud, suivant le cours du fleuve. Les bisée, l'Égypte oublie ses origines
immenses déserts de Libye à l'ouest, africaines en même temps qu'elle
ci'Arabie à l'est, ne permettaient pas perd sa civilisation.
de migrations massives et l'entrée On conçoit facilement la place et
par la voie maritime aurait supposé l' im portance de la préhistoire et de
une civilisation préexistante en l'antiquité égyptiennes comnle
Inéditerranée. Ces mêmes obstacles, catalyseurs d'une renaissance cultu-
joints à l'étonnante fertilité de cette relle africaine. La connaissance et
vallée expliquent probablement la l'étude de l'Art et des textes égyp-
force et l'originalité de la culture tiens peuvent révéler un ensemble
qui se développa primitivement, en de structures culturelles et de
ce lieu privilégié, vers le troisième croyances qui permettent de déchif-
millénaire avant notre ère. Le pou- frer et d'unifier les lambeaux épars
voir du roi Ménès, unificateur et des traditions de tout un continent
fondateur de ~'empire, vient du sud, et d'en comprendre l'esprit. C'est
de la Haute Egypte, et s'étend vers ainsi qu'en Europe, tel rite barbare
le nord, sur le delta. En même germanique s'est éclairé par le
temps que s'épanouit en Égypte une déchiffrement de telle légende
culture venue du sud, se développe romaine rapportée par Tite-Live. La
en Mésopotamie une culture venue conscience de l'uni té culturelle de
d'Asie, celle de Sumer. Les pre- l'Afrique, qui fut la grande ambi-
miers échanges se nouent. Lesquels tion de Cheikh Anta Diop, est un
donnèrent aux autres l'écriture? ferment intellectuel dont l'origine est
Probablement les Orientaux. Platon puissamment affective. Cette démar-
rapporte la méfiance du souverain che est nécessaire également pour
égyptien devant cette invention mettre fin à un ensemble de falsifi-
miraculeuse et redoutable. Entre la cations, subtiles ou grossières dans
Chaldée sumérienne et l'Égypte afri- l'élaboration d'une vision de }'Afri-
caine naît la Judée, asservie tour à que par l'Occident qui correspond
tour aux uns et aux autres et leur plus à ses désirs et ses fantasmes
empruntant certains traits culturels. qu'à une quelconque réalité histori-
De 3000 à 300 ans avant J. -C. , que. On est stupéfié du nombre et
la civilisation égyptienne se déve- de l'énormité des préjugés et des
loppe et son rayonnement s'étend rumeurs qui ont force de vérité dans
en Asie mineure et dans la partie le discours sur l'Afrique.
orientale du bassin méditerranéen. Cependant, là aussi, il ne faut
Sa population ne change pas, elle pas confondre la connaissance de
est et reste africaine, avec quelques l'Égypte avec le discours sur
apports d'Asie mineure, les captifs l'Égypte, le travail fait par Cheikh
hébreux notamment. Anta Diop et la récupération par
Au cours du premier millénaire Senghor à des fins démagogiques de
avant notre ère naît et se développe quelques slogans culturels mystifica-
la civilisation grecque, œuvre des teurs. Savoir que ses barbares ancê-
Achéens venus du nord de l'Europe, tres avaient une parenté, par leurs
qui mettent à profit les leçons mythes et par leurs coutumes, avec
venues d'Asie mineure et d'Égypte. une prestigieuse culture, permet

67
d'aller lire son passé dans les monu- des Tommy Smith, Lee Evans, John
ments qu'elle a laissés; cela permet Carlos, héros du Black Power et des
aussi de s'approprier hardiment les Jeux Olympiques de Mexico, le modèle
différentes composantes de la culture tout neuf du champion noir américain
engagé dans le combat de ses frères
mondiale contemporaine, comme
pour la liberté.
issues de son propre héritage parmi
On dit que Cassius Clay, à qui il
d'autres. Pour que la raison soit
était arrivé de gagner jusqu'à huit mil-
hellène, il a fallu que les barbares lions de dollars dans un seul combat, est
du nord rencontrent la civilisation aujourd'hui pauvre et, surcroît de
venue des barbares du sud,' et déchéance, atteint de la maladie de
apprennent d'elle le calcul. Parkinson.

CLAY Cassius, Code noir


dit Muhammad Ali (1942-
Promulgué en mars 1685, sous
Un Noir américain cham pion de le règne de Louis XIV, le Code
boxe poids lourd en 1964, voilà qui noir est un texte qui réglementait
n'avait rien de vraiment nouveau. Alors l'esclavage dans les possessions fran-
pourquoi Clay suscitait-il une telle curio-
çaises d'Amérique, d'abord les îles
sité dans le public occidental du début
des années soixante qu'il semblait le
des petites Antilles, essentiellement
magnétiser? On invoqua ses prestations Martinique et Guadeloupe, puis la
médiatiques où jactance, réclame et bur- partie française de Saint-Domingue,
lesque se mêlaient. Clay n'allait pas tar- cédée par l'Espagne en 1697, enfin
der à montrer qu'il était en réalité la la Louisiane à partir de 1724. Pré-
plus forte personnalité de l'histoire des senté comme un complément de la
boxeurs noirs américains, toutes catégo- réglementation des Compagnies de
ries confondues. commerce par Colbert, le Code noir
Dans un premier temps, le jeune
ne fut édicté et appliqué qu'après la
boxeur rompt tapageusement avec la
mort du ministre.
timidité et le conformisme de ses pré-
décesseurs, paralysés à l'idée de froisser L'article premier renouvelle
le public façon majorité silencieuse dont l'édit du 23 avril 1615 qui bannit
ils étaient adulés: se posant en officiant les Juifs du royaume et étend ce
de la protestation noire qui, sous la hou- bannissement aux possessions fran-
lette de Martin Luther King, déferle sur çaises d'Amérique. L'acquisition et
l'Amérique, Clay adhère à la secte mau- l'exploitation des esclaves noirs est
dite des musulmans noirs et se fait
un privilège réservé uniquement aux
désormais appeler Muhammad Ali.
Bientôt, il proclame son refus de servir
chrétiens. Les premiers casuistes,
dans l'armée américaine au risque d'être dont le célèbre jésuite Molina à la
envoyé au Viêt-nam et de contribuer à fin du XVIe siècle, avaient justifié
l'effusion du sang de populations inno- l'esclavage par la raison qu'il fallait
centes. Clay, qui savait à quoi il s'expo- amener et maintenir dans la foi les
sait, perd aussitôt son titre tout neuf de infidèles d'Afrique. Sous Richelieu,
champion du monde. l'argument avait emporté les réti-
Il est vrai qu'il le reconquerra après cences de Louis XIII devant l' escla-
la guerre, mais le perdra à nouveau, vage.
pour d'autres raisons, pour le reconqué-"
rir derechef. Le Code noir fait donc obliga-
À sa retraite en 1981, Clay n'aura tion aux propriétaires de faire bap-
pas peu contribué à la révolution des tiser leurs esclaves. Cependant,
mentalités afro-américaines, en illustrant immédiatement ensuite, les esclaves
avec éclat, s'il ne l'a inauguré, aux côtés sont assimilés aux biens meubles,

68
objets ou bétail. Le Code fixe au différence de barbarie avec l' escla-
strict minimum leur droit à la sub- vage dans les possessions espagno-
sistance et il est muet sur les con- les et portugaises de l'Amérique du
ditions du travail, laissées à la dis- Sud, qui s'apparentait dans son
crétion des maîtres. Il ne constitue usage au servage de l'âge féodal
donc à aucun degré une tentative européen, où la propriété de
d'amélioration du sort de l'esclave, l'esclave est attachée à celle de la
comme certains ont pu le dire terre. Le développement économi-
complaisamment. que différent d'une pratique à
Par contre, des articles nom- l'autre montra où était le « pro-
breux et détaillés traitent de la grès» .
répression des délits commis par les Le Code noir constitue un
esclaves. Leur contenu traduit bien témoignage irremplaçable et accusa-
les peurs et les intérêts de la popu- teur sur la première grande perver-
lation européenne. Tout recours à la sion moderne raciste du droit par la
violence, même minime, de l'esclave loi. Les lois de Nuremberg, dans
contre le maître et les siens est puni l'Allemagne hitlérienne et les lois
de mort. Après la rébellion, c'est organisant l'apartheid en Afrique du
l'évasion dont tout un luxe de dis- Sud l'ont suivi dans le même esprit.
positions montre la hantise. Les ten-
tatives de fuites, les fuites et les réci-
dives sont sanctionnées par un atti-
Colonialisme et néocolonialisme
rail de peines barbares, amputation
des oreilles, section du jarret, etc.
Le texte enfin impose toutes sortes Ultime élan d'un expansion-
de restrictions à l'émancipation en nisme essoufflé, la colonisation de
élevant des barrières juridiques l'Afrique noire n'a pas suscité de
infranchissables là où les mœurs ris- mouvenlent théorique spécifique, un
quaient de créer des liens naturels effort de légitimation adapté au seul
entre la classe des maîtres et celle continent et axé sur lui. Tout avait-
des esclaves. Décréter que l'enfant il donc été dit?
avait le statut de sa mère assurait On reconnaît bien parfois dans
au maître l'impunité de ses viols et la bouche ou sous la plume de cer-
mit fin aux unions mixtes, encou- tains des acteurs des thèmes d'un
ragées par certains prêtres scrupu- racisme devenu naïf. Ainsi les mis-
leux au début de la colonisation. La sionnaires catholiques en sont-ils
famille esclave se trouvait elle aussi encore à invoquer la vieille malédic-
détruite par le droit de propriété tion biblique des fils de Cham.
établi par le code sur la progéniture Quant aux missionnaires protes-
de l'esclave. Dans les colonies fran- tants, très souvent américains, ils
çaises, comme dans les colonies avancent une motivation humani-
anglaises puis américaines de droit taire d'une résonance si moderne
analogue, se pratiquèrent, tout au qu'elle les place déjà à l'avant-garde
long des XVIIIe et XIXe siècles les de certains apostolats actuels de type
monstrueuses ventes d'esclaves ali- tiers-mondiste.
mentées non seulement par la Il convient de s'arrêter davantage
déportation mais par les propriétai- sur l'argumentation utilitariste, qui
res locaux à différentes occasions, est le fait non seulement des grands
dispersion d'héritage, spéculation et administrateurs et des capitalistes
même brimade et punition des mau- coloniaux, toujours associés comme
vais sujets. C'est cette pratique l'a montré l'affaire de Voyage au
commerciale « moderne » qui fait la Congo, le livre d'André Gide, mais

69
aussi d'économistes hardis et de jours été ainsi de quelque façon,
publicistes visionnaires dont cer- elles seraient toujours ainsi.
tains, comme Raymond Cartier Ce n'est pas par hasard que
dans les années cinquante, ont pu l'évangélisation missionnaire connaît
paraître des illuminés: l'apparente alors un essor qui semble tenir du
pertinence de leurs thèses est en prodige; les débris confusément
effet telle qu'elles vont survivre, épars des cultures vaincues ne peu-
avec certains de leurs effets, à la vent plus faire obstacle à son triom-
colonisation proprement dite. phe. C'est que l'ordre colonial
Selon ces théoriciens, c'est l' indi- appelle à une adhésion, non pas rai-
gène lui-même qui, le premier, tire sonnée, mais mystique.
avantage du système colonial: en Cet état qu'on pourrait qualifier
mettant fin aux guerres tribales, d'édénique, par référence à l' inno-
celui-ci n'instaure-t-il pas la paix, cence des habitants du Paradis ter-
qui est la condition sine qua non de restre, était toutefois trop fragile
l'avènement de la civilisation? Bien pour résister à l'épreuve de la
entendu, l'homme blanc n'est pas Deuxième Guerre mondiale et de
perdant: c'est à sa maîtrise des ses séquelles. Mais il a laissé aux
sciences et des techniques que les historiens le souvenir d'une organi-
immensités conquises et pacifiées sation sociale, l'indigénat, qui livre
devront d'être mises en valeur. indirectement le secret de la vraie
Comment ne se paierait-il pas en morale, à défaut d'une pensée
toute légitimité? Enfin, dernier rationnelle, sous-jacente à la coloni-
volet du triptype, mais non le moin- sation blanche, laquelle semble lar-
dre, l'exercice de responsabilités à gement s'inspirer de l'évolution-
l'échelle de la planète n'est-il pas un nisme. Le Noir, qui est un grand
élément constitutif du prestige d'une enfant, requiert une tutelle sous
grande puissance? La philanthro- laquelle il puisse se doter progressi-
pie, le profit, le rang, tel est le dis- vement d'une personnalité sembla-
cours dont le moralisme bourgeois, ble à celle de l'homme blanc adulte.
susceptible de variations infinies, Si l'indigène n' occu pe que les éche-
mais en définitive familier, bercera, lons subalternes dans la société,
en sourdine seulement, la pratique l'économie, l'administration, c'est
coloniale en Afrique. que sa minorité le rend inapte aux
En effet, jusqu'à la Deuxième grandes responsabilités. De même,
Guerre mondiale, la réalité coloniale on est forcé de le confiner dans des
en Afrique noire a longtemps paru quartiers urbains réservés parce
de nature à se passer de tout dis- qu'il maîtrise mal ses instincts et
cours de légitimation, comme si les que, de ce fait, sa fréquentation
faits parlaient d'eux-mêmes. L'assu- représenterait un grave danger pour
rance du colonisateur, sa force, ses la société civilisée.
ressources matérielles et intellectuel- En bouleversant de fond en
les illimitées, d'une part, l' abatte- comble les valeurs sur lesquelles
ment du colonisé, son arriération, avait auparavant reposé le consen-
son dénuement, les divisions de sa sus international, l'après-guerre a
société, d'autre part, formaient un surtout soulevé les questions suivan-
contraste si éloquent que le destin tes en ce qui concerne l'Afrique
de chacun semblait tracé de toute noire: quel délai fixer à !a majorité
éternité. L'ordre colonial semblait des peuples colonisés? A qui doit
une modalité de l'ordre naturel. Les incomber cette tâche? Ces deux
choses, apparemment, avaient tou- interrogations ont ruiné le crédit du

70
système colonial incapable d'y collaboration des couches privilégiées
apporter une réponse sérieuse. de la société africaine avec les fir-
Comment se fait-il que pourtant mes multinationales occidentales,
le colonialisme échappe à la débâ- pour le plus grand malheur des
cle à laquelle on aurait pu s' atten- masses populaires africaines aban-
dre? C'est que, au colonialisme données à l'ignorance, à la crasse,
proprement dit, se substitue une à la famine.
« philosophie» nouvelle, dont on Les radicaux africains n'hésitent
pourrait dire comme le poète qu'elle pas, pour leur part, à faire leur la
n'est ni tout à fait la même si tout célèbre métaphore latino-américaine
à fait une autre: c'est le néocolo- de la carpe et du requin associés
nialisme. Celui-ci doit servir à dési- pour juger le néocolonialisme et
gner non seulement la survivance de souligner la nature chimérique de
la domination économique, mais ses idéaux affichés. Selon eux,
aussi un discours de légitimation l'observation de I'histoire récente
adapté à la situation que créent les démontre que l'émancipation et le
indépendances qu'on a appelées progrès des peuples dominés ne
nominales. peuvent s'obtenir qu'au prix d'une
Paradoxalement, le sang neuf de stricte autonomie à l'égard des
son bain de jouvence sera fourni au grandes puissances de l'Ouest
colonialisme après la guerre par un comme de l'Est. Toute attitude de
théoricien africain, Léopold Sédar complaisance et de partialité, si elle
Senghor, poète réputé, mais pro- n'est pas tactique, procède d'une
phète plus réputé encore de la duperie.
négritude. Du curieux axiome, si
décrié, qui pose que « la raison est
hellène, l'émotion nègre », Senghor
déduit très logiquement une morale
COLTRANE, John (1926-1967)
de la complémentarité s'achevant
tout naturellement par celle du Le dernier, mais non le moins
métissage culturel. Sous cette grand des génies du jazz, John Col-
lumière idyllique, des phénomènes trane joua longtemps du saxophone
très controversés par ailleurs, tels ténor, puis, quelques années avant
que les traités de coopération et sa mort, se mit au saxophone
d'assistance, les pactes de défense soprano et en tira des effets moins
« mutuelle », les zones monétaires, convaincants que sur le ténor, quoi
les codes d'investissement, se colo- qu'on ait dit.
rent soudain de philanthropie, de La musique coltranienne qui
réciprocité d'intérêts, d'honorabilité. procure le plus d'émotion sinon
V oici donc l' exploi tation de d'agrément à l'auditeur profane est
l'homme noir à nouveau moralisée, sans doute celle où John jouait avec
et contre toute attente. Miles Davis, en quintette ou en sex-
Le fait est que le néocolonia- tette, c' est-à -dire vers la fin des
lisme se vante d'avoir substitué au années cinquante, alors qu'il n'est
monologue du colonisateur le dialo- pas encore en quête d'extases mysti-
gue des Blancs et des Noirs érigés ques. C'est sa période de classi-
désormais en partenaires égaux; à cisme, d'équilibre, d'assurance. Sa
la passivité de l'indigène l'adhésion sonorité est exaltée, sauvage, mais
raisonnée des Africains. l'énoncé parfaitement maîtrisé, son
Mais, si pour ses détracteurs, le inspiration à la fois véhémente et
néocolonialisme est peut-être tout tendre, plus sentimentale pourtant
cela, c'est aussi la philosophie de la qu'il n'est de bon ton à cette épo-

71
que, son éloquence d'une volubilité Cela ne va certes pas sans quel-
juvénile, son lyrisme très romanti- ques profits économiques et finan-
que, un peu à la manière de Lester ciers pour la Grande-Bretagne, mais
Young, à la fois lointaine et chaleu- que la disparition du Common-
reuse. wealth ne modifierait nullement,
De cette époque datent un surtout depuis que l'Angleterre se
Autumn leaves et un Summertime fait plus européenne.
où les solos de Coltrane sont un L'appartenance au Common-
vrai délice. wealth ne préserve pas l'étudiant
africain des manifestations de
racisme traditionnelles dans les rues
de Londres, certes; elle est même
Commonwealth
de nul effet sur le vécu quotidien du
docker de Lagos.
Mode de relation très original Le Commonwealth témoigne
qui rassemble autour de la Grande- simplement des louables sinon pro-
Bretagne la plupart des pays qu'elle bantes tentatives de peuples très dif-
a autrefois dominés, le Common- férents les uns des autres pour éta-
wealth représente aujourd'hui, dit- blir entre eux une relation qui
on, plus d'un milliard d'hommes, échappe aux contraintes du rapport
soit cent millions de Blancs environ, de forces et de la volonté de puis-
au moins huit cents millions d' Asia- sance, comme il en va nécessaire-
tiques et sans doute près de cent ment entre un magister et ses hum-
cjnquante millions d'Africains. bles disciples.
Le Commonwealth procède
d'une disposition typiquement bri-
tannique et qui, aux yeux sévères
d'un étranger, paraît, à tort, rele- Communauté francaise
,
ver d'un folklore gratuit. Pour péné-
trer dans cette culture, l'Africain Forme d'association qui devait
pourrait, avec profit, comparer les définir, à partir du référendum
conférences au sommet du Com- gaullien du 28 septembre 1958, la
monwealth à une institution qui lui nature de nouvelles relations entre
est familière, le palabre, si souvent la France de la Cinquième Républi-
considéré à tort aussi comme un rite que et ses anciennes colonies aupa-
folklorique. On admire des orateurs ravant réunies sous le drapeau de
de talent, non des chefs charismati- l' Union Française.
ques ou le grand Manitou; on énu- Étaient écartés de la Commu-
mère, le cas échéant, ses doléances, nauté par définition le Togo et le
sans hausser le ton; on est entre Calneroun, pays sous tutclle de
connaissances de longue date, libres l'ONU, ainsi que la Guinée de
de toute préséance; il n'y a même Sékou Touré, qui avait voté non au
pas de primus inter pares; on n'a mémorable référendum.
peut-être rien réglé à la fin, mais La faiblesse du système était, en
quel plaisir, quel apaisement d'avoir consacrant la balkanisation de l'Afri-
été quelques heures entre gens qui que par le démantèlement des fédé-
se respectent tout en parlant la rations de l'AOF (Afrique Occiden-
même langue, un peu entre cousins, tale Française) et de l' AEF (Afrique
presque en famille. Équatoriale Française), d'encourager
Le Commonwealth n'est peut- les ethno-nationalismes, ce qui con-
être qu'une école de relations trecarrait les aspirations de l' intelli-
humaines. gentsia noire acquise aux idéaux

72
panafricanistes. Il faut y ajouter la ble et impensable pour un Européen
tentative maladroite de maintenir amené à séjourner en Afrique. La
dans un statut précaire de semi- liberté, la profondeur et la perti-
sujétion des États sur lesquels nence du jugement, l'élégance de la
s'exerçait la pression alors irrésisti- langue font de la lecture du Voyage
ble des populations en faveur de au Congo un plaisir toujours renou-
l'indépendance. Après le Sénégal et velé, à mettre au même rang que
le Soudan (futur Mali), les républi- celle du Journal de voyage de Mon-
ques africaines optèrent l'une après taigne. Le discours de Gide s'en
l'autre pour leur souveraineté for- tient aux faits. S'ils sont plus sou-
melle. Dès la fin de 1960, la Com- vent accablants que flatteurs pour la
munauté était devenue une coquille puissance gouvernante, ils n'en
vide. On lui substitua la coopération seront pas moins minutieusement
Franco-aFricaine, juridiquement rapportés. Il y a enfin l'Afrique elle-
beaucoup plus souple, mais surtout même. Gide ne confond pas hom-
économiquement, politiquement et mes et paysages dans une même
diplomatiquement bien plus avanta- description pittoresque et folklori-
geuse pour l'ancienne métropole. sante. La distance de supériorité est
perceptible, et d'ailleurs perçue par
Gide lui-même, mais elle ne trans-
forme jamais l'homme qu'il rencon-
Congo (voyage au) 1927
tre en pur objet ethnologique, elle
suivi de Retour du Tchad (1928) pose également à la conscience le
problème essentiel, celui de la domi-
Gide ( 1869-1951 ) est un des nation: « je sens toute une huma-
rares penseurs et écrivains qu'on nité souffrante, une pauvre race
peut, sans craindre le ridicule d'un opprimée» .
lnot galvaudé par l'abus qui en a Ouvrage exceptionnel par son
été fait, qualifier d'humaniste. ton et la richesse de son contenu,
Appliqué à sa pensée et à ses actes, Le voyage au Congo, méconnu du
le mot en effet reprend sa plénitude grand public au profit d'œuvres plus
de sens et sa force libératrice. Pour complaisantes, constitue le plus
Gide, la quête de soi est une quête irremplaçable monument pour l'his-
de l'homme et de la vérité et un toire de l'Afrique de la première
refus des faux-semblants et des dis- moitié du XXe siècle par la saisis-
cours hypocrites. C'est dire l'impor- sante présentation qu'il fait des
tance du témoignage qu'il apporte situations, des hommes et des men-
dans Le voyage au Congo dont la talités qui caractérisen t l'âge
parution provoqua un scandale poli- colonial.
tique et qui fut ensuite l'objet d'un
étouffement obstiné, durable et
quasI-unanIme.
Gide se contenta de publier les
Congo Belge
Carnets de route de la mission de
reportage dont l'avait imprudem- État indépendant du Congo
ment chargé le ministère des Colo- (domaine personnel du roi Léopold
nies, et qui l'amena à parcourir II) selon la Conférence de Berlin de
l'Afrique centrale, depuis le Congo 1884-1885, possession belge du
jusqu'au Tchad, de juillet 1926 à Congo à partir de 1909, Congo-
mai 1927. Son témoignage docu- Léopoldville Ie jour de l' indépen-
menté, rigoureux, irréfutable, est dance le 1er juillet 1960, République
d'une objectivité à la fois redouta- démocratique du Congo-Kinshasa

73
par la suite, et enfin République du de congolisation, anarchie brutale
Zaïre depuis le 28 octobre 1971, où se conjuguent les pires calamités
après avoir embarrassé les Belges qui puissent frapper une jeune
pendant leur domination, le géant natiol}. Les deux autorités suprêmes
de l'Afrique centrale semble laisser de l'Etat, le çhef du gouvernement
tout aussi perplexes les Africains Patrice Lumumba, et le chef de
eux-mêmes dès lors qu'il s'agit de l'État, Joseph Kasavubu, s'excom-
lui chercher une identité. munient publiquement; l'armée
Création du roi Léopold II, le nationale, commandée par des offi-
Congo Belge était réputé entre les ciers belges, se mutine et s'en prend
deux guerres pour le dévouement de aux Blancs dont elle suscite ainsi
ses administrateurs coloniaux, la l'exode dramatique; à l'instigation
prospérité des entreprises minières, d'un certain Tschombé, que le
le zèle de ses missionnaires, l'hum- monde découvre avec consternation,
ble docilité de ses nègres, en un mot la province la plus riche, le
la pertinence d'un système qui se Katanga, s'insurge contre le gouver-
vantait, pr~monition de l'apartheid, nement central. Ce sont bientôt
d'assurer à chaque race un épa- l'intervention' tumultueuse et con-
nouissement conforme à son génie fuse des troupes de l'ONU, l' assas-
particulier. Aux uns les cornpéten- sinat de Patrice [,umumba au
ces raisonnées, aux autres les tâches Katanga sans doute à l'instigation
adaptées à l'émotivité d'une huma- d'agents de la CIA, et enfin la prise
nité primitive. Il n'y a donc pas en main du pays par les USA par
d'enseignement supérieur pour les Mobutu interposé.
Congolais noirs, ni même d' ensei- Ainsi s'effondrait spectaculai re-
gnement à proprement parler, les ment le premier échafaudage politi-
enfants indigènes étant exclus de que africain reposant sur une doc-
tout apprentissage d'une langue trine proche de l'apartheid.
occidentale, exception faite de quel-
ques rudin1ents de français pour les
séminaristes catholiques, ces privilé-
giés. Vers 1955, il n'est question Coopération franco-africaine
que dans les documents secrets
d'une accession des Africains à la Concept censé définir, après les
responsabilité publique, encore indépendances, 1~esprit des rapports
l'événement est-il reporté à trente liant la France à ses anciennes colo-
ans plus tard, soit à 1985. nies d'Afrique noire, la coopération
Aussi est-ce dans la panique fr-anco-africaine se concrétise par des
que, pressés par la débâcle univer- accords bilatéraux (signés par la
selle du eolonialisrne, les Belges sont France avec chacune des Républi-
contraints d'improviser la décoloni- ques africaines francophones) et par
sation d'un territoire quatre-vingts des rites, comme l'annuelle confe-
fois plus vaste que la métropole, rence au sommet des chefs d'État
d'un peuple dont le seul diplônlé francophones dont le rôle est de
d'université, Thomas Kanza, futur souligner symboliquement la spéci-
ministre des Affaires Étrangères de ficité de la mission de la France en
Patrice Lumumba, est un lic.encié Afrique noire.
d'éducation physique. Si la coopération franco-
Proclamée sous de tels auspices, africaine, avec ses résonances mysti-
l'indépendance ne tarde pas à som- ques, est accueillie avec un scepti-
brer dans ce que la presse euro- cisme amusé dans les nations ayant
péenne de l'époque baptise du nom une opinion publique adulte, elle

74
rencontre généralement en France tale, telles le Comecon: c'est en
même une sympathie que vient à effet la seule communauté interna-
peine tempérer parfois la perplexité tionale du monde libre, contraire-
du contribuable; en revanche, en ment au Commonwealth, par exem-
Afrique, et non seulement auprès ple, où l'unanimité soit de rigueur,
des intelligentsias, elle se heurte à et le libre-échange des idées et des
des obstacles psychologiques et poli- griefs proscrit.
tiques redoutables. Quand, d'aventure, les scanda-
Il est vrai qu'on voit bien les les, fréquents dans le fonctionne-
avantages de l'ex-colonisateur, ment de cette institution faute de
même s'ils sont habilement dissimu- contrepouvoirs précisément, contrai-
lés à une opinion publique à qui ce gnent les dirigeants français à
débat n'a jamais été proposé contra- s'expliquer sur la coopération
dictoirement : ses entreprises multi- franco-africaine, ils se réfugient,
nationales n'y ont jamais été aussi toutes couleurs confondues, dans la
prospères ni les privilèges de ses langue de bois.
nationaux plus éclatants; par ses Au sujet de l'affaire du Carre-
nombreuses bases militaires, il jouit four du Développement - mettant
d'une position de monopole straté- en cause un ministre socialiste, pro-
gique ; proches ou en possession des tégé de François Mitterrand, qui, de
leviers de commande, ses assistants 1982 à 1985, avait détourné à son
techniques et coopérants orientent profit d'importantes sommes desti-
comme en se jouant et le filtrage nées à l'aide aux Africains - voici
des élites et les choix des États; last ce que déclarait dans Libération du
but not least, Ie prestige de sa diplo- 17 août 1987 Michel Rocard, un
matie s'alimente sans cesse à cette dirigeant socialiste réputé pour le
responsabilité planétaire. courage de ses opinions et la fran-
En revanche, les peuples afri- chise de sa parole:
cains, à l'exception d'une mince
« Pour des raisons historiques, la
couche de dirigeants, s'interrogent
politique africaine est une dimension
avec une exaspération grandissante
importante de notre diplomatie. Dès que
sur l'utilité d'une relation qui, au c'est important, ça remonte au respon-
bout de trente ans bientôt, n'a accu- sable suprême. Ce serait un Premier
mulé que des échecs et des déboi- ministre en régime parlementaire, en
res. Les aides financières, par exem- France c'est le chef de l'État. Après il
ple, qui ne parviennent jamais aux y a la question plus empirique de la
déshérités des bidonvilles ni, encore nature de la politique africaine de la
moins, aux masses rurales, entre- France et comment on peut, petit à
petit, contribuer à élever la qualité éthi-
tiennent en revanche la corruption
que des relations entre les pays fournis-
des élites et leur irresponsabilité. Il
seurs d'aide et de coopération et le pays
en résulte un climat propice à récipiendaire. »
l'apparition de gouvernements
tyranniques, l'ancienne métropole Monsieur Prud'homme n'aurait
ne résistant d'ailleurs pas à la faci- pas mieux dit.
1ité de l'interlocuteur indigène uni-
que pour court-circuiter toute résis-
tance nationale éventuelle.
Un symptôme de ce malaise Corruption
réside dans un trait de la coopéra-
tion franco-africaine qui rapproche La corruption en Afrique noire
celle-ci des mœurs en vigueur dans offre des visages d'énormité burles-
certaines alliances d'Europe Orien- que qui, d'abord, glacent le cœur et

75
l'esprit. Tout au long des trente selle. Marxiste, libérale ou fasci-
années qui viennent de s'écouler, les sante, colonisée naguère par les
élites politiques et administratives Français, les Anglais, les Portugais
ont témoigné, il faut bien le dire, ou les Arabes, l'Afrique tout entière
une vénalité qui a fait croire au est en proie au même mal redouta-
monde que tout s'achète en Afrique, ble ; quand on observe une diffé-
que le continent noir est à vendre. rence, elle n'est que de degré. De
On a entendu récemment un chef cette vérité, on est en droit de
d'État, auparavant respecté, se féli- déduire que, même si le virus,
citer d'avoir déposé des milliards comme il est plausible, en a été ino-
dans des banques étrangères, suggé- culé par la domination occidentale
rant que c'était là une précaution qui, d'ailleurs, l'entretient aussi, le
d'élémentaire sagesse. Ahmadou terrain africain se prête fort bien à
Ahidjo, l'ancien dictateur du Came- son acclimatation, à son développe-
roun, possédait en Suisse, au ment, à son expansion.
moment de son éviction, un magot
Quel ferment spécifique de la
estimé par d'excellentes sources à
culture africaine favorise donc cette
cinq cents milliards de francs cfa,
cOlnmune croissance?
somme représentant alors une
annuité du budget du Cameroun. A La corruption africaine attaque
peu près à la même époque, un en premier lieu et selon le mode
ministre du Nigeria défraya la chro- foudroyant les classes dirigeantes
nique mondiale pour avoir exporté avant de se répandre dans le peu-
illégalelnent des sommes d'une ple en descendant les marches de
alnpleur semblable. Chacun sait l'échelle sociale. Bientôt aucune
aujourd'hui que le soi-disant empe- catégorie n'est épargnée, pour peu
reur Bokassa 1er avait fait des mines qu'elle ait accès au torrent 9ui char-
de diamants centrafricaines sa pro- rie le poison. Le chef de l'Etat dont
priété privée. Observons par paren- les propriétés couvrent l'Europe,
thèse qu'à trop vouloir taquiner tandis que ses lingots d'or gonflent
cette abomination, de distingués les coffres-forts suisses, le ministre
étrangers s'y sont déchirés - une qui change de Mercedes tous les
certaine affaire des diamants n'est trois mois et construit trois ou qua-
pas près d'être oubliée en France. tre villas par an, le professeur qui
Phénomène exemplaire à Rlus monnaye les diplômes, le douanier
d'un titre, l'effondrement de l'État qui fait remise des taxes en échange
ghanéen après Kwame Nkrumah, des libéralités des riches importa-
miné par les pots de vin, les détour- teurs, le médecin d'hôpital qui
nements de fonds, la concussion, la réserve ses soins aux familles fortu-
prévarication, toutes formes de cor- nées, le policier de base qui met les
ruption, démontre malheureusement prostituées à l'amende, tous sont
que, au -delà du folklore, la lèpre également coupables; ils n'ont pu
qui ronge les sociétés africaines leur as sou vir leur passion de l'argent
interdit tout effort sérieux de cons- qu'au mépris de l'intérêt public. Ils
truction politique ou économique, et travaillent en connaissance de cause
même la simple conservation des à la ruine de l'État, au milieu de
structures, ô combien rudimentaires l'indifférence générale sinon d'une
pourtant, léguées par le colonisa- certaine forme d'adhésion populaire,
teur. preuve s'il en était besoin que la
La corruption soulève ainsi plu- corruption est en quelque sorte con-
sieurs interrogations d'une extrême substantielle à la personnalité
gravité. Et d'abord, elle est univer- africaine.

76
Le fait est que, au-delà des rhé- nes de Cuba à la cruauté de leurs
toriques rituelles, elle n'était pas exploiteurs espagnols, des esclaves
combattue jusqu'à une date récente, africains furent importés dans l'île dès
comme si elle était tacitement accep- le XVIe siècle et c'est à leur robustesse
tée par la mentalité collective. 1"out et à leur endurance que Cuba doit sa
se passe comme si, en désapprenant mise en valeur, comme, au demeu-
la responsabilité politique au fur et rant, la plus grande partie du Nou-
à mesure que s'écoulaient les siècles veau Monde et en particulier les
de traite, d'esclavage, de colonisa- Antilles, grandes ou petites.
tion, les élites africaines d'hier U ne particularité de Cuba, au
comme celles d'aujourd'hui avaient regard de l'histoire des Noirs, est
peu à peu laissé se désorganiser les que le pouvoir n'y est pas détenu
mécanismes d'inhibition de l' immo- par la majorité de couleur, malgré
ralité, les barrières qui, dans l'avènement du marxisme-léninisme
l'inconscient collectif, endiguent les dans le sillage de Fidel Castro.
instincts socialement destructeurs. Cette contradiction a été maintes
On constate enfin que lorsqu'une fois soulevée par les théoriciens de
véritable chasse à la corruption a pu la révolution noire américaine aux-
s'instaurer, ce fut dans des États quels, après une période de fervente
remplissant certaines conditions qui admiration, le castrisme semble ins-
semblent constituer un syndrome pirer aujourd'hui un grand désen-
révolutionnaire: elle a été assumée chantement. Certains porte-parole
par l'armée de métier - une caté- négro-américains n'ont pas hésité à
gorie apparue en marge des structu- accuser le pouvoir cubain de
res sociales traditionnelles de l' Afri- racisme occulte. Et d'énumérer des
que - au Ghana, au Nigeria, et plus arguments troublants, comme
récemment au Burkina Faso du capi- l'absence totale d' hommes de cou-
taine Thomas Sankara, où elle était leur dans les sphères élevées du
menée dans un style dramatique pouvoir marxiste-léniniste cubain. Il
indicatif d'une mutation. D'ailleurs, faut bien reconnaître que les répli-
et c'est l'autre caractéristique de cette ques autorisées du castrisme n'ont
guerre contre la corruption, là où elle pas toujours été convaincantes.
est menée avec conviction, elle a été Certes, il n'est apparemment pas
obligée de se transformer en une facile à Cuba de déterminer
remise en cause globale de l'état de aujourd'hui qui est d'origine afri-
choses, aussi bien au Ghana et au caine et qui ne l'est pas, le métis-
Burkina Faso où l'on n'hésita pas sage des races étant ici un phéno-
afficher des affinités marxistes qu'au mène très ancien et très répandu.
Nigeria où prédomine malheureuse- Pourtant, objectent les intellectuels
ment une démagogie populiste qui noirs américains, le premier venu
peut dégénérer en fascisme. peut constater que, à Cuba comme
dans les pays de ségrégation avouée
tels que les États-Unis d'Amérique,
Cuba plus les citoyens sont bronzés, plus
on peut présumer qu'ils appartien-
La plus vaste des Grandes Antil- nent au bas de l'échelle sociale.
les, Cuba a environ dix millions Il ne semble guère faire de doute
d 'habitants dont un peu plus de la que Cuba, même marxiste-léniniste,
moitié, selon des estimations concor- connaît des tensions raciales. Mais la
dantes, sont d'origine africaine. Le question semble être toujours taboue,
plaidoyer opiniâtre de Las Casas ce qui rend aléatoire sa connaissance
ayant finalement soustrait les indigè- et, apparemment, son traitement.

77
D

DAN FODIO, Ousmane caricatural - ô combien prémoni-


(1754 1-1817) toire - du gouverneur Donald
Reagan: faute d'offrir des emplois
aux jeunes Noirs, sa Californie
Mystique peuhl, Ousmane Dan
n'avait rien trouvé de mieux pour
F odio prêcha la guerre sain te con- contenir leur vitalité que de les
tre les royaumes haoussa et fonda le enfermer illégalement dans les
royaume de Sokoto, dans ce qui est
prIsons.
aujourd'hui le nord du Nigeria.
À sa mort, son fils, Bello, lui C'est dans ce con texte
qu'Angela Davis, qui rendait sou-
succéda sur le trône de Sokoto.
vent visite aux Frères de Soledad
dans leur prison, avait fait la con-
naissance de George Jackson: les
DAVIS, Angela (1944- deux jeunes gens s'étaient épris
d'une passion violente l'un pour
Militante marxiste, membre de l'autre, et échangeaient une corres-
l'équipe dirigeante du parti commu- pondance enflammée. Or, le i ,août
niste américain, cette intellectuelle 1970, le jeune frère de George Jack-
noire (Angela est docteur en philo- son, Jonathan, âgé de dix-sept ans,
sophie et ancien professeur de l'uni- tente d'enlever le juge et le procu-
versité de Californie) est devenue reur du district en pleine séance du
célèbre à la suite de l'affaire dite des tribunal de Salinas, sans doute dans
Frères de Soledad: George Jackson, l'intention de les échanger cont.re la
John Clutchette et FIeeta Drumgo, libération des Frères de Soledad.
trois jeunes Noirs accusés de menus C'est un carnage où l'adolescent
vols que justifiait l'extrême dénue- périt; il avait malheureusement
ment de leurs familles, étaient déte- opéré avec une arme appartenant à
nus depuis dix longues années à la Angela Davis. Après avoir mala-
prison de Soledad et leur libération droitement tenté d'échapper à la
était sans cesse reportée au mépris poursuite du FBI en entrant dans la
de la pratique judiciaire américaine. clandestinité, la militante noire est
Illustration révoltante de la discrimi- arrêtée quelques jours plus tard à
nation qui frappait les Noirs, New York et accusée de complicité
l'intransigeance du petit juge de ce de meurtre. Elle sera finalement
comté, prenant à rebrousse-poil les relaxée, après une longue bataille
progressistes noirs et blancs au plus judiciaire pour laquelle l'opinion
fort de leurs luttes pour les droits internationale va se passionner.
civiques, avait suscité une intense Dans Autobiographie, paru en
agitation à travers le pays, et les 1974, Angela donne une relation de
Frères de Soledad avaient peu à peu cette affaire et de bien d'autres, fai-
pris figure de martyrs dans les sant à cette occasion justice des
médias. Quelle meilleure occasion commentaires optimistes sur le sort
de dénoncer aussi le conservatisme des Noirs américains.

78
Ce n'est pas seulement par le diva, plus secrète qu'un gourou hin-
niveau très élevé de sa culture et dou, plus lointaine qu'un vizir du
par la nature marxiste de ses con- banc. Personnalité tourmentée,
victions que cette ancienne élève de artiste obsédé par on ne sait quel
Herbert Marcuse tranche sur le tout Graal, Miles ne cesse de se renou-
venant des combattants américains veler, élaborant des formules inédi-
de la libération des Noirs; ni même tes mais les abandonnant à peine
par son sexe, car, en fait, Angela expérimentées avec succès. Après
appartient à une longue lignée de avoir joué aux côtés de Charlie Par-
passionarias noires qui remonte à ker à dix-neuf ans, fondé une esthé-
Harriet Ross Tubman en passant tique de la sérénité dite cool jazz
par Sojourner Truth, mais surtout par opposition au hot antérieur,
par l'énergie toute ronlaine de ce pratiqué le hard bop avec John Col-
caractère qui, quotidiennement har- trane, le grand trompettiste en est
celé depuis des décennies, insidieu- aujourd'hui au jazz-rock, en atten-
sement ou à visage découvert, par dant mieux - ou pire.
la haine raciale ou la persécution Par sa technique terne, sinon
idéologique, poursuit imperturbable- sommaire, par sa sonorité éraillée et
ment son combat encore au- en même temps sourde, propice au
jourd'hui. Que l'on songe à pathétique mais aussi à la pose, par
l~ldridge Cleaver, à Stockely Carmi- sa volonté de transgresser les acadé-
chael, à James Farmer, à tant de mismes, Miles Davis est un précur-
héros étincelants (et mâles!) du seur du free jazz.
Black Power qui n'ont pas tardé à Miles Davis a joué avec à peu
s'écrouler, quand ils n'ont pas près tout ce que le be-bop a compté
capitulé! de grands noms, y compris Thelo-
nius Monk, John Coltrane, Sonny
Rollins, Julian Cannonball
Adderley. . .
DAVIS, Jefferson (1808-1889) Le trompettiste a composé et
joué pour i\scenseur pour J'écha-
Président de I éphémère
~
Confé- Faud, le film réalisé pour Louis
dération sudiste sécessionn iste, J. Malle en t 957, une musique deve-
Davis intéresse surtout la postérité nue célèbre à juste titre, bien qu'un
comme propriétaire d'esclaves. Il peu maniérée, tout à fait fidèle au
appartenait en effet, dit-on, à la personnage.
caste très fermée de ceux qui pos-
sédaient plusieurs centaines d'escla-
ves: les historiens dénombrent Déchets toxiques
moins d'une centaine de ces gros
propriétaires.
Avec le scandale des quarante et
un fûts de dioxine illégalement
introduits en France à partir de la
DAVIS, Miles (1926- ville italienne de Séveso par la firn1e
Hoffmann-Laroche, la stratégie uti-
lisée jusqu'en 1983 par les firmes
Ce trompettiste jouit d'une répu- multinationales pour soulager la
tation immense, mais ambiguë à la psychose des Occidentaux devant les
réflexion, car l'on doute si la meil- déchets de leurs industries, à savoir
leure part en va à l'artiste plutôt le trafic clandestin, le cache-cache
qu'à la star plus adulée qu'une avec les gouvernements des pays

79
développés, trouva sa limite: en cas ques brèches faites dans le système
d'épreuve de force sur ce thème avec colonial en Inde, en Indochine, en
un gouvernement blanc, une multi- Indonésie ne l'avaient guère ébranlé
nationale était vouée à la déroute. apparemment. Aux yeux de la plu-
Dans ces conditions, annonçait part des Africains, l'enclenchement
la revue Peuples noirs-Peuples aFri- d'une mécanique irréversible de
cains tirant la leçon des quarante et libérations successives de toutes les
un fûts de Séveso, les multinationa- colonies, la décolonisation, semblait
les ne devaient pas tarder à se une utopie. Pourtant, dix ans plus
rabattre sur la complaisance courti- tard, ce phénomène était achevé
sane des dictateurs africains et à pour la plupart des États africains.
transformer l'Afrique en poubelle de Corn parer les décolonisations
l'Occident. N'était-ce pas une tra- anglaise et française en Afrique
dition avérée chez les roitelets n'est pas seulement une tentation
nègres depuis les commencements irrésistible ou un simple exercice
immémoriaux de la traite de sacri- d'école, mais l'occasion d'une
fier leurs peuples moyennant une réflexion fructueuse sur les valeurs
poignée de verroterie? comparées et la complexion des
Il ne manqua pas de gens, y com- deux civilisations les plus influentes
pris parmi les collaborateurs de la en Afrique.
revue eux-mêmes, pour déplorer ce Quand s'engage le processus de
commentaire jugé par eux excessif. décolonisation au cours des années
La réalité allait pourtant dépas- cinquante, le substrat socio-culturel
ser la prédiction, comme la presse est le même à travers l'Afrique
ne cesse de nous en informer depuis noire sous domination occidentale,
1988. Le Bénin s'est engagé à même si les formes, les rites, les
accueillir des millions de tonnes de nuances diffèrent d'une région ou
déchets industriels moyennant trois d'une ethnie à l'autre. On peut en
dollars la tonne. La Guinée-Bissau dire autant des modes d'exploitation
recevra, elle, quarante dollars pour économiques fondés partout sur la
chaque tonne. Il y a incertitude traite, c' est-à -dire l'échange des
dans le cas de la Guinée-Conakry, matières premières contre les objets
du Nigeria, du Congo: agissant, manufacturés. Les deux colonisa-
semble-t-il, en marge des pouvoirs teurs ont la même approche, en
nationaux et sous leur responsabilité apparence: l'administration directe
individuelle, des ministres ont signé tempérée par la présence d'assem-
des contrats avec des sociétés occi- blées consultatives à majorités
dentales, bien résolus, cela va sans indigènes.
dire, à s'approprier la contrepartie En réalité, les colonies anglaises
en espèces sonnantes et trébuchan- d'Afrique noire se distinguent très
tes. vite de leurs sœurs françaises par
L'affaire des déchets toxiques deux traits qui vont exercer une
s'inscrit ainsi dans la logique dévas- influence décisive plus tard sur
tatrice de la corruption et de la l'évolution des deux zones culturel-
vénalité des dirigeants politiques les. Les moyens d'information s' y
africains. développent très tôt, favorisés par
un climat de tolérance et même de
bonhomie caractéristique de l' admi-
Décolonisation nistration britannique en Afrique
occidentale. Les Africains se fami-
J usqu' en 1955 à la veille de la 1iarisent ainsi avec les problèmes de
conférence de Bandoung, les quel- la presse, bien avant leurs voisins

80
des colonies françaises. Là-bas, sans L'Union des populations du Came-
faire l'objet d'une réglementation roun (UPC), le seul mouvement
explicite, l'information est un politique à la fois de masse et
domaine tabou: propriété d'un authentique, qui a refusé de se ral-
Africain, l'organe d'information se lier à la stratégie coloniale de Paris,
heurte immédiatement à des difficul- contrairement aux autres « sections
tés administratives qui découragent territoriales» du RDA, subit une
ses animateurs. En fait, il n'y a pas répression d'une telle violence qu'il
d'inforn1ation en Afrique française est réduit à la clandestinité dès 1955
jusqu'aux indépendances. Il suffira et acculé à la révolte armée.
d'un exemple, auquel peu de gens
Rien d'étonnant donc si la déco-
peuvent croire aujourd'hui, pour
lonisation du futur Ghana s'effectue
ill ustrer cette totale indigence: les
progressivement, de concession en
événements qui, de 1951 à la décla-
compromis, et s'achève d'ailleurs en
ration d'indépendance en 1957 du
1957, c'est-à-dire relativement tôt,
Ghana, appelé encore Gold Coast,
en comparaison avec le rythme
servirent à la fois de banc et de bal-
général de la décolonisation en Afri-
lon d'essai de la décolonisation en
que noire: l'indépendance du
Afrique, seront entièrement dissimu-
Ghana donne l'impression d'avoir
lés aux Africains francophones qui
été préparée avec soin et de couron-
les ignoreront longtenlps.
ner un processus parfaitement con-
D'autre part, la foi anglo-saxonne
trôlé. Celle du Cameroun survien-
dans l'initiative privée et l'aspiration
dra trois ans plus tard, dans la sur-
au développement selon le mode
prise totale, la confusion, un flot de
capitaliste encouragent la vie associa-
sang, octroyée à une classe d'indi-
tive, même si les organisations qui se
gènes, les féodaux musulmans du
créent sont l'objet d'un contrôle
Nord, qui l'avaient combattue. La
rigoureux; en Afrique française, le
mauvaise volonté du colonisateur
mot d'ordre à la même époque est
frappera l'esprit de tous les obser-
l'étranglement.
vateurs, de même que l'imprépara-
De grands partis politiques appa-
tion des dirigeants indigènes.
raissent dès la fin de la Deuxième
Guerre dans les colonies anglaises, On peut récuser le symbolisme
dans un climat de relative liberté, de ces trajectoires contrastées. On
comme en témoigne le Convention objectera non sans raison que, en
People's Party, de Kwame N'Kru- définitive, seuls comptent les résul-
mah, fondé en 1949 t:lprès l'United tats pour juger de la pertinence des
Gold Coast Convention, fondé en méthodes d'un colonisateur. Or ces
1947. Bien qu' hostiles à l'administra- résultats diffèrent-ils vraiment d'une
tion coloniale britannique, ces deux zone d'influence à l'autre? Stagna-
Inouvements ne subissent aucune tion économique, régression sociale,
persécution systématique. discrédit des élites, désorganisation
Si on met en parallèle avec cette de l'administration, déclin de l'État,
évolution relativement pacifique, corruption glopante, dépendance
celle du Cameroun, une colonie envers l'étranger et atmosphère de
sous domination française compara- sinistre tyrannie ne forment-ils pas
ble au Ghana quant à ses potentia- aujourd'hui, c'est-à-dire trente ans
lités économiques et au dynamisme plus tard, le lot commun de }'Afri-
de ses populations, on observe que, que? Idi Amin Dada valait bien
outre l'absence d'information déjà Bokassa 1er. Kenyatta et Houphouët-
évoquée, la vie associative est cruel- Boigny se ressemblaient moralement
lement réprimée ou manipulée. cornIne deux frères.

81
Il demeure flagrant néanmoins government dans les colonies est à
que les pays africains marqués par écarter », condamnant ainsi à piéti-
l'influence anglaise font montre d'une ner sur place des peuples frémissants
certaine ouverture et même de tolé- d'impatience. Ce blocage va permet-
rance: nulle part, sauf peut-être en tre à l'Afrique anglophone de
Ouganda du temps d'Idi Amin Dada, s'emparer du leadership politique.
la liberté d'expression n'a été totale- En effet, le premier gouvernement
ment étouffée, comme c'est le cas autonome de la Gold-Coast (futur
dans presque tous les pays de langue Ghana) sous la direction de N'Kru-
française. Les pays de langue anglaise mah est constitué dès 1952, soit qua-
ont de même échappé aux blocages tre longues années avant le premier
politico-psychologiques dont tant de gouvernement autonome d'Afrique
pays francophones sont victimes: les francophone, celui du Togo constitué
Africains anglophones, par exemple, en septembre 1956, sous la direction
n'on t pas eu recours à une puissance de Nicolas Grunitzky. Encore le
extérieure pour se débarrasser d' Idi Togo, largement en avance sur les
Amin Dada; en revanche, la France autres pays francophones, est-il alors
a dû mettre la main, et quelle main: un cas exceptionnel.
à la pâte dans l'éviction de Bokassa Quatorze ans plus tard, le 24
1er, et c'est elle qui, au Tchad, fait la août 1958, voici de nouveau De
guerre au Libyen Khadafi. Gaulle à Brazzaville, couronnant sa
tournée africaine d'une déclaration
qui marque le tournant de la pré-
DE GAULLE, Charles sence française en Afrique; le géné-
ral rompt résolument avec le sacro-
(1890-1970) saint tabou jacobin et assimilation-
niste ; l'indépendance, certes assor-
Le général De Gaulle s'est fait tie d'un surprenant chantage (si un
une réputation flatteuse mais contro- État vote non au prochain référen-
versée de libérateur de l'Afrique dum organisé par le général De
noire. L'examen des faits permet-il Gaulle récemment revenu au pou-
de trancher le débat? voir, il deviendra immédiatement
La trop célèbre Conférence de indépendant, mais ne pourra pas
Brazzaville, qui siégea en janvier- bénéficier de l'aide de Paris), est
février 1944, et dont la responsabi- bien l'une des options proposées aux
lité sinon l'initiative est attribuée à Africains. Quelle que soit la pres-
l' homme du 18 juin (appelé d' ail- sion des circonstances, qui s'exerçait
leurs aussi pour cette raison de la même façon sur les dirigeants
l'homme de Brazzaville) est une français qui avaient précédé le géné-
première illustration de l'ambiguïté ral, il fallait quand même du pana-
de De Gaulle en ce domaine. En che et même une certaine audace
préconisant une représentation des pour franchir ce pas.
territoires africains sous obédience D'un autre côté, de nombreux
française au Parlement français et historiens font remarquer aujour-
l'institution d'assemblées représenta- d'hui que, au milieu de l'enthou-
tives locales élues au suffrage uni- siasme aveugle des foules, des riva-
versel, il n'y a aucun doute que la lités et des ambitions des leaders
conférence brise le carcan de africains, sous le regard sans doute
l'empire traditionnel et fait preuve calculateur de Charles de Gaulle, se
d'audace novatrice. La même con- noua le vrai drame de l'Afrique
férence déclare pourtant: « La cons- francophone, la non-viabilité des
titution, même lointaine, de self- États francophones, institutionnalisée

82
en quelque sorte par la consécration donc élaborer une politique écono-
de la balkanisation. Les conséquen- mique à long terme; ils sont entiè-
ces pour l'avenir ne pouvaient rement mobilisés pour la recherche
échapper à ce visionnaire: un appa- de leur survie quotidienne, à
reil politico-administratif trop coû- l'image de leurs populations. De
teux pour chaque République, un sorte qu'il n'est pas besoin d'autre
espace économique exigu excluant coercition, pour les brider, que la
une gestion équilibrée, des sociétés menace de privation de subsides.
aliénées et avides de dépendance... Depuis le gaullisme, c'est tradi-
De Gaulle parut pourtant 'vou- tionnellement encore à l'instigation
loir respect~,r la souveraineté de ces de Paris que naissent les regroupe-
avortons d'Etats et en 1963, il laissa ments régionaux où les États fran-
de jeunes officiers déboulonner son cophones africains s'efforcent sans
protégé, l'abbé Fulbert Youlou, grand succès de s'associer; du fait
autocrate à Brazzaville. de cette relation avec un chef
d'orchestre intéressé -et allogène, ces
En réalité, presque à l'insu de organisations manquent d'âme, de
l'opinion internationale, le gaullisme vitalité et de vigueur: le Conseil de
entreprit très tôt de limiter la sou- ]'Entente (Côte-d'Ivoire, Dahomey,
veraineté des États africains; il Haute-Volta, l"ogo), l'OCA~1 (Orga-
signa avec eux des accords de coo- nisation commune africaine et nlal-
pération dont les clauses militaires gache), l'UfJEAC (Union douanière
et pétrolières étaien t secrètes, échap- et éconolnique de l'Afrique Cen-
pant de ce fait au contrôle des traIe), etc., créés en fanfare, succes-
populations. Il aida dès le jour de sivement, n'ont pas tardé à décliner
l'indépendance le président came- chacun à son tour. Imaginées
rounais Ahrnadou Ahidjo à écraser conune dérivatifs ou compensations
militairement l'opposition progres- aux rêves panafricanistes avortés, de
siste. telles organisations sont une Inasca-
C'est surtout à l' occ.asion de rade, une singerie lugubre de
J'affaire du Gabon; en 1964, qu'il l'union des Africains et sont inap-
fallut se résigner à l'évidence: le tes à susciter un enthousiasme dura-
gaullisn1c avait organisé des person- ble. L,oin de guérir de la balkanisa-
nels occultes ou non, conçu et forgé tion~ elles en sont comme l'emplâ-
une rhétorique interventionniste, tre sur une jambe de bois.
élaboré des pratiques appelées à e ' est à chaque peuple, objec-
devenir l'une des plus solides tradi- tera-t-on, d'inventer lui-mêlne les
tions de la Ve République, tout cela armes de sa libération; c'est aux
dans le but de tenir les républiques Africains seuls de se fraver une voie
i

africaines en lisière, sans cependant vers l'unité. Certes, encore qu'il soit
s'exposer à la réprimande interna- vrai que, pouvant balkaniscr le
tionale. C'est un art difficile [nais ~ Nigeria, les Britanniques s'en abs-
don t l'exercice est aisé à une vieille tinrent, par exemple; mais n'est-ce
nation rompue dans les virtuosités pas dire en même temps que c'est
de la diplomatie. Ainsi, non seule- aux peuples seuls, et à personne
rnent tous ces États miséreux sont, d'autre, de porter le titre envié de
comme on pouvait s'y attendre, libérateurs d'eux-mêmes?
tenus à bout de bras par la puis- A vec Charles de Gaulle, il est
sance tutrice, mais tout se passe incontestable que l' assimilationnisme
comme si on leur maintenait juste a disparu des textes officiels régis-
la tête au -dessus de l'eau; ils n'ont sant les rapports de Paris avec
jamais de réserves, et ne peuvent l'Afrique, mais sa nostalgie active

83
imprègne toujours, oriente les réa- courageux, celui du Sud est timide;
lités quotidiennes de cette cohabita- l'homme du Nord aime le travail,
tion dans le sens d'un rétrécissement celui du Sud la paresse. Bien sûr
incessant des souverainetés africai- celui-ci est plus sensible; il se vau-
nes. En définitive, aussi étonnant tre donc dans toutes les voluptés
que cela puisse paraître si longtemps sans aucune moralité. Les lois sont
après les indépendances, le gaul- consécutives au climat. L'homme
lisme a certainement modifié la du Nord aspire à la liberté, celui du
forme, non le fond. Sud ne peut vivre que dans la ser-
vitude. L'admirable théorie de la
liberté des individus garantie par la
séparation des pouvoirs ne peut
De l'esclavage des nègres
donc concerner qu'une élite. La
(Montesquieu: Esprit des lois) substance élitiste de la pensée de
Montesquieu est indéniable mais de
Ce texte célèbre mériterait d'être logique elle devient niaise lorsqu'elle
exall1iné avec des yeux neufs. Pre- s'applique non aux individus mais
mier écrivain politique d'un siècle aux nations.
où la grande littérature est la litté-
C'est dans ce contexte qu'il faut
rature politique, Montesquieu jouit
replacer la pensée sur l'esclavage,
d'un prestige considérable. C'est le
dans l'ensemble des chapitres qui en
père de la pensée libérale occiden-
traitent. C'est là en effet que
tale moderne. Sa pensée se forme
s'exerce toute l'astuce conceptuelle
dans l'élucidation du rapport que
de l'épigone de Machiavel qu'était
l'Occident entretient avec les socié-
aussi Montesquieu. Parfaitement
tés exotiques, dans les Lettres per-
injustifiable en théorie, l'esclavage
sanes, et avec son propre passé,
dans les Considérations sur la gran- n'en a pas moins toujours existé en
pratique. Il y a donc forcément des
deur et la décadence des Romains.
raisons à cela, bonnes ou mauvai-
Les unes, figées dans les clichés les
ses, selon qu'elles sont plus ou
plus indéracinables, servent de sup-
moins franches ou plus ou moins
port à l'exercice piquant d'une cri-
déguisées. Le « Si j'avais à soutenir
tique narcissique progressiste,
le droit que nous avons eu de ren-
l'autre, statufié dans un idéal de
dre les nègres esclaves» fait!' inven-
puissance sert de modèle à la force
taire des raisons les plus banalement
impériale moderne de l'homme occi-
alléguées au XVIIIe siècle.
dental, qui sera d'autant plus puis-
sant qu'il sera plus libre. Le moins qu'on puisse affirmer
L'œuvre maîtresse qui couronne est qu'elles ne se détruisaient pas
et explicite l'idéologie de Montes- alors par leur simple énoncé. Ce qui
quieu est l'Esprit des lois. Le pivot est sûr c'est que les contemporains
de cette œuvre est la théorie des cli- n'y ont vu aucune condamnation
mats. Les commentateurs modernes implicite puisque Malouet, le prin-
glissent avec pudeur et indulgence cipal défenseur du maintien de
sur les extraordinaires et fantaisistes l'esclavage à la Convention, est un
postulats, présentés comme des évi- fervent admirateur de Montesquieu.
dences rationnelles et expérimenta- Ses écrits sur ces deux points sont
les, d'une biopsychologie géopoliti- sans aucune ambiguïté. Mais peut-
que destinée à nourrir aussi bien le on faire grief à un penseur des dis-
racisme gobinien au XIXe siècle que ciples qu'il a eus? Malouet n'était
la négritude senghorienne au peut-être pas assez intelligent pour
xx t" siècle. IoJ'homme du Nord est comprendre le sens implicite.

84
Il est vrai que le sens explicite et les progressistes africains d'une
de certaines phrases ne l' y incitait part, et de l'autre la plupart des
guère. On trouve en effet (L. XIV, équipes au pouvoir en Afrique, ainsi
ch. 3) « Les Indiens sont naturelle- que leurs maîtres à penser euro-
ment sans courage». Il est vrai péens (dont le quotidien français Le
aussi que Montesquieu a gardé en Monde) et surtout divers groupes de
portefeuille certains développements pression représentant les intérêts
de nature à éclairer ses lecteurs: occidentaux en Afrique.
« Les nègres sont si naturellement L'idéologie, quand il s'agit de
paresseux que ceux qui sont libres l'Afrique, n'étant le plus souvent
ne font rien, et la plupart sont que 1'habillage des intérêts et des
entretenus et nourris par ceux qui égoïsmes, on doit d'abord tenter de
sont serfs, ou demandent l'aumône, dégager les enjeux de cette contro-
ou sont misérables.» (Pensées, verse, d'ailleurs habilement assour-
Nagel n° 1 886). die dans les medias.
Le problème posé par les écrits Pour les classes éclairées africai-
de Montesquieu, on le voit, n'est nes, le parti unique, après avoir
pas simple. Ce qui s'affirme cepen- paru une panacée au début des
dant derrière ces louvoiements, dis- indépendances, ne peut offrir au
simulations et affirmations est assez bilan de ces trente dernières années
clair. Il s'agit, comme chez Voltaire que stérilité et irnpuissance. Ce
et, dans une moindre mesure, chez système n'a résolu aucun des pro-
Rousseau, d'absoudre la conscience blèmes ni guéri aucun des maux de
européenne tout en déplorant les l'Afrique, Il en a au contraire
excès de conduite qu'elle a permis. secrété de nouveaux, comme la
Il faut donc que l'origine et la res- corru pt ion .
ponsabilité du mal moral soit dans La corruption révèle précisérnent
la victime elle-même. L'esclave, l'une des tares déterminantes du
chez Voltaire est vendu par son parti unique, car elle naît de
père et sa mère. Une fois établie l'inexistence des contre-poltvoirs et
cette responsabilité originelle, on se propage par l'absence de toute
peut fonder un humanisme paterna- dénonciation. Quel autre moyen de
liste d'autant plus vertueux qu'il sortir de l'impasse de la misè:re et
tient tout entier dans l' auto- du gaspillage sinon de multiplier les
discipline que s'impose la nation centres de décision et de contrôle
supérieure dans l'exercice de sa tout en laissant s'instaurer le libre
supériorité, devenue d'autant plus débat?
puissante qu'elle s'affirme désormais Pour les intellectuels africains,
comme « morale ». toute la problématique du dévelop-
pement des sociétés africaines, du
devenir de l'Afrique, peut se réduire
à l'urgence du retour à la libre
Démocratie
parole collective (dont l'ancestral
palabre était une excellente école)
Après Les AFricains ont-ils une et, dans la foulée, à l'incontourna-
âme? un peu éloigné dans le temps ble recours au suffrage universel
aujourd'hui, après, plus récemment, libre. Le tribalisme lui-même y
Les peuples aFricains ont-il l'âge de trouverait sa fin; loin d'être,
l'indépendance nationale?, Les comme l'on a dit, une malédiction
sociétés aFricaines ont-elles l'âge de spécifique, c'est d'abord une frustra-
la démocratie est le nouveau thème tion angoissée qui s'exaspère de
d'affrontement entre les intellectuels l' hégémonie d'une seule ethnie,

85
substrat traditionnel des autocraties caines ont-elles l'âge de la démocra-
africaines. tie? qu'elle soit l'occasion de rap-
C'est à la lumière de ces éviden- peler la réplique d'un homme poli-
ces tardives que les intelligentsias tique européen, sans doute britan-
africaines, libérées peu à peu de la nique, à ceux qui s'interrogeaient
fascination des thaumaturgies révo- semblablement sur l'aptitude des
lutionnaires, se sont mises à récla- Africains à l'indépendance: « J'ai
mer la démocratie à cor et à cri. connu un fou, leur dit-il en subs-
La très grande majorité des tance, qui déclarait qu'il n'irait dans
équipes gouvernementales actuelles l'eau que quand il saurait nager ».
d'Afrique noire ont, quant à elles,
pris ou développé leur pouvoir dans
des conditions qui les rendent désor- Départementalisation
mais inaptes à toute compétition;
voulant se maintenir à tout prix en Étape finale du processus d' assi-
place, elles ne répugnent pas à milation des populations noires de la
recourir aux philosophies les plus Martinique, de la Guadeloupe, de la
éculées, comme à des bouées de Guyane et de la Réunion, la départe-
sauvetage; on les a même vues uti- mentalisation a été établie par la loi
liser des rites ancestraux qui, privés du 19 mars 1946, au terme d'une
du contexte qui leur eût donné un ardente campagne dominée par le
sens, débouchaient sur le décerve- poète Aimé Césaire. Simple réforme
lage des populations. C'est dans administrative transformant de vieil-
leur entourage ou à leur bénéfice les colonies françaises en partie inté-
qu'a été bricolée la fable, dont Le grante du territoire national (adminis-
Monde se fit un temps la pytho- trées comme des départements fran-
nisse, du chef africain traditionnel, çais), elle consacrait en fait l'accession
qui gouvernait son peuple comme des populations de couleur de ces
un patriarche sa famille, trop péné- colonies à l'égalité totale des droits
tré de sa responsabilité pour suppor- avec les Blancs.
ter la contradiction, mais assez La départementalisation a été
généreux pour veiller au bonheur de considérée en son temps comme une
tous. C'est ce modèle, qui n'a grande victoire par ses bénéficiaires,
aucune réalité historique, que plus surtou t sensibles à la conquête de
d'un dictateur africain prétend tou- l'égalité. Les esprits ont beaucoup
jours honorer. .Ainsi s'explique en évolué depuis: aujourd'hui, les
partie l'aversion des dictateurs pour militants noirs des Antilles prennent
la démocratie, accusée plaisamment surtout en considération les effets
d'être un produit d'importation. d'aliénation, de spoliation culturelle
Les lobbies capitalistes sont, et psychologique, de perte d'identité
quant à eux, principalement guidés que cette loi implique pour ces des-
par la double obsession de la lutte cendants d'esclaves importés d' Afri-
contre le communisme international que. lla départementalisation est
et de la nécessaire stabilisation, sans donc aujourd'hui l'objet de juge-
quoi il n'y a point d'heureux déve- ments mitigés.
loppement du profit. Ils en viennent
à voir dans la manifestation de rue
la plus anodine une activité anar- DESSALINES, Jean-Jacques
chiste fomentée par les rouges et (1758 1-1806)
préludant à la grande subversion.
Pour en revenir à la question Se faisant mutuellement écho,
posée au départ: les sociétés afri- les dictionnaires encyclopédiques

86
français proclament à l'envi que cains ; or, avec la crise économique,
Dessalines ordonna le massacre l'explosion démographique et la
général des Blancs, bel exemple chute de ses disponibilités en devi-
d'objectivité. Lesdits Blancs étaient ses, l'Afrique se trouve dans l'inca-
des esclavagistes parmi les plus féro- pacité de rembourser sa dette. Pour
ces, renforcés de surcroît par un sortir le Continent de l'impasse, on
redoutable corps eXpéditionnaire. a imaginé diverses solutions allant
En 1802, la situation des escla- du rééchelonnement des rembourse-
ves noirs insurgés à Saint-Domingue ments à la suppression pure et sim-
est désespérée: l'armée du général ple des créances.
Leclerc, fraîchement débarquée, a Mais aucun de ces remèdes ne
entamé avec succès la reconquête de risque d'avoir l'effet espéré, le dia-
l'île. Toussaint-Louverture, le chef gnostic ayant été délibérément tru-
suprême de la révolution noire, qué. C'est le propre du néo-
vient d'être capturé par les soldats colonialisme de travestir des options
français et déporté aussitôt de politiques en phénomènes économi-
Saint-Domingue. ques soi-disant difficilement contrô-
Dessalines, qui a pris sa succes- lables, mais du moins formulables
sion, se trouve devant une alterna- en termes de fatalités naturelles. Si
tive simple: radicaliser la guerre on a longtemps monté en épingle la
contre les forces esclavagistes, plan- fameuse dégradation des termes de
teurs blancs et corps eXpéditionnaire l'échange, ce fut pour dissimuler
français; ou bien capituler et lais- que les dirigeants africains, dociles
ser mettre à nouveau ses frères noirs aux demandes de matières premiè-
dans les chaînes de l'esclavage réta- res bon marché du Nord, avaient
bli par Bonaparte, le 10 mai 1802. renoncé à toute tentative d'indus-
Ayant choisi la guerre à outrance, trialiser leurs pays et de transformer
que les historiens français qualifient leurs productions en recueillant la
de massacre général des Blancs, plus-value induite à chaque étape
Dessalines accula le corps expédi- du processus. Contre la fameuse
tionnaire à la capitulation le 19 dégradation des termes de l'échange,
novembre 1803. la meilleure parade, c'était la trans-
Par la suite, Jean-Jacques Des- formation des matières premières
salines se fit proclamer empereur et traditionnelles fournies par l'Afri-
fut assassiné par un rival. que, et l'exportation de produits
finis. Les dirigeants africains ne
l'ont jamais esquissée, ou bien ce
fut dans des conditions si désastreu-
Dette africaine ses qu'elles sont suspectes de sabo-
tage.
Aux maux traditionnels de
l'Afrique - la dépendance, la dic- Que cache donc la prétendue
tature, la corruption, l'esclavage, la crise de la dette africaine?
sécheresse récurrente, les invasions S'il y a crise, c'est celle du déve-
acridiennes, les épidémies diverses loppement, et non de la dette qui,
- s'est ajouté récemment un fléau comparée à celle d'autres conti-
nouveau, la crise de la dette, qui nents, tels l'Amérique latine, est
fait grand bruit dans les cercles presque dérisoire: avec quelque
spécialisés. quatre cent millions d'habitants,
Des prêts ont été inconsidéré- toute l'Afrique noire est moins
ment consentis, dit-on, durant les endettée que le Mexique qui en
récentes décennies aux États afri- compte moins de cent millions.

87
Il faut prendre en considération, pas toujours, alors il fallut envoyer
dit-on alors, non le volume de la des corps expéditionnaires. L'his-
dette en valeur absolue, mais son toire des premières années de l' indé-
ratio, c'est-à-dire sa taille par rap- pendance africaine retentit du fracas
port au PIB (produit intérieur brut), des interventions militaires occiden-
symbole de l'enrichissement annuel tales: la France au Cameroun et au
d'une communauté nationale. Or, Gabon, la Belgique au Congo,
contrairement à la logique de la pré- l'Angleterre en Afrique orientale...
vision économique, le PIB africain, Il fallut ensuite financer, avec
au lieu d'augmenter, ne cesse de force gratifications, libéralités et
diminuer. Autrement dit, l'Afrique autres subventions, l'organisation
n'a cessé de s'appauvrir. des partis uniques, depuis la pros-
Finalement, ce qu'on explique pection des clientèles locales, jusqu'à
mal, ce sont les causes de cette pau- l'érection des grands dirigeants, en
périsation, qui ne sauraient être cel- passant par les congrès régionaux,
les alléguées, savoir l'explosion l'endoctrinement des notables, les
démographique et la crise mondiale, grands rassemblements nationaux.
puisque l'Afrique partageait ces C'est cependant la troisième
malheurs avec d'autres régions sous- phase, toujours en cours, marquée
développées qui, elles, se sont enri- par cette calamité à laquelle on a
chies - notamment en Asie. donné le nom de corruption, qui
Reste une explication, à vrai aura été la plus ruineuse pour
dire la seule: il n'y a pas eu l'Afrique. A yant adopté la culture
d'investissement en Afrique noire de ses maîtres, la caste dirigeante
depuis les indépendances, ou bien il s'est ingéniée à se hisser à, leur
a été négligeable, en tout cas insuf- niveau de vie, mais n'a pu inven-
fisant pour fournir le surcroît de res- ter d'autes moyens d'y parvenir que
sources qui servirait aujourd'hui au la prévarication, les détournements
remboursement de la dette. Autre- de fonds publics, les pots de vin, les
ment dit, les Africains ne peuvent dessous de table, l'exportation illi-
pas rembourser leur dette, faute cite de capitaux volés. Aucune éco-
d'avoir développé leurs économies; nomie au monde, fût-elle aguerrie,
et ils ne se sont pas développés faute n'aurait pu résister à cette frénésie
d'avoir investi. L'Afrique, dit-on, de l'irresponsabilité.
exporte aujourd'hui la même quan- Il est de notoriété publique que
tité de matières premières qu'en le maréchal Mobutu, président du
1980, soit .50 % de moins en termes Zaïre, dispose hors de l'Afrique
de croissance que les autres régions d'une fortune estimée à cinq mil-
dites sous-développées. liards de dollars, soit l'équivalent
Où donc est allé l'argent? exact de la dette d'un État dont la
En réalité, la dette a financé faillite donne des migraines aux
l'émergence, l'installation et la pros- financiers. Comment la foule des
périté d'une classe dirigeante com- dignitaires du régime ferait-elle
plaisante, selon un processus dont autrement que d'emboîter le pas au
les trois phases furent inégalement guide bien-aimé? Quant à la com-
coûteuses. plicité des anciennes métropoles, elle
Il ad' abord fallu doter ces cas- ne saurait faire de doute que pour
tes hâtivement constituées des les aveugles: les grandes compa-
moyens de s'imposer par la force; gnies pétrolières, y compris la fran-
les fournitures d'armements, sou- çaise Elf-Aquitaine, chef de file là-
vent sophistiqués, de conseillers, bas, versaient les royalties, non au
d'assistants techniques n' y suffirent trésor de l'État camerounais, mais

88
à la cassette personnelle du dictateur DINGANE ou DINGAAN (1-1843)
Ahmadou Ahidjo, sachant qu'il les
plaçait en Suisse dans des comptes Roi Zoulou, frère de Chaka, il
à numéro. Son successeur tenta en assassina ce dernier avec l'aide de
vain de rapatrier ces sommes colos- Mzilikazi, son autre frère, et lui
sales, désormais propriété légale du succéda. C'est donc Dingane qui,
dictateur déchu. De même, le franc en 1838, dans la fameuse bataille de
de l'Afrique francophone, dit franc Blood River, aux conséquences si
CFA, n'étant par définition conver- déterminantes pour la suite des évé-
tible qu'en francs français, les auto- nements, affronta les Boers conduits
rités monétaires françaises connais- par Andriès Pretorius. Rescapé de
saient forcément l'ampleur catastro- cette mémorable défaite, Dingane
phique de la fuite des capitaux dont fut finalement tué en 1843.
les économies francophones étaient
victimes depuis les années soixante-
dix et qui étaient surtout le fait des
élites politiques africaines. Témoins DIOP, Alioune (1907-1980)
d'une forfaiture qui dure depuis
vingt ans, les Français préfèrent fer- Essayiste sénégalais, éducateur,
mer les yeux plutôt que de faire de homme de culture, esprit brillant et
la peine à leurs alliés africains en les profond, Alioune Diop est surtout
rappelant à l'ordre. connu aujourd'hui comme fondateur
À l'évidence, il n'y a pas de en 1947 de la revue Présence Afri-
remède, en dehors de l'éviction de caine où allaient se révéler maints
la caste, à ce qu'on appelle abusi- jeunes talents, et comme organisa-
vement la crise de la dette africaine, teur des célèbres congrès des intel-
et qui est en réalité la crise d'un lectuels et des artistes noirs réunis
système politique usé jusqu'à la à Paris en 1956, puis à Rome en
corde surtout pour avoir toujours 1959.
fait fi de l'adhésion des populations L'examen rétrospectif des orien-
et du préalable de la souveraineté tations constantes de Présence AFri-
totale. Quels que soient les prêts, caine et des ambitions des congrès
crédits d'ajustement, subventions de Paris et de Rome fournit une
extraordinaires déversés désormais ample matière à réflexion concer-
sur la caste oligarchique pour met- nant les vertus et les faiblesses des
tre un terme à la dérive économi- théoriciens de la négritude.
que, chacun voit bien que, loin de On ne peut manquer d'observer
pouvoir remplir une telle mission, que, tra~uisant le rêve lancinant des
l'oligarchie africaine ne se retiendra Noirs de se retrouver et de se ras-
jamais de gaspiller ces nouveaux sembler, les congrès de Paris et de
monceaux d'or, comme elle a gas- Rome se placent objectivement dans
pillé les précédents, prisonnière la suite des congrès panafricanistes
qu'elle est de ses réflexes, et surtout organisés par les intellectuels noirs
persuadée qu'on lui consentira tou- américains et caribéens, et en par-
jours d'autres libéralités ce que con- ticulier de celui de Manchester en
firme au demeurant la stratégie 1945, où Jomo Kenyatta et Kwamé
actuelle du FMI et de la Banque N'Krumah, premiers représentants
Mondiale qui s'ingénient à chercher de l'Afrique, jouèrent un rôle his-
partout, sauf dans la vénalité et la torique. Pourtant, ignorance ou
corruption des dirigeants africains, choix délibéré, cette filiation ne fut
la première source des maux endu- point avouée ni même soupçonnée
rés par les populations. par la grande majorité des partici-

89
pants, les deux congrès d' Alioune de la liste de spéculations néocolo-
Diop se proclamant d'emblée nialistes.
apolitiques. Présence Africaine et ses congrès
Quand se tient le congrès de auraient pu être une école de
Rome, le monde entier retentit des liberté, le flambeau qui éclaire les
indépendances du Ghana et de la précipices et les chausse-trappes de
Guinée, proclamées respectivement la souveraineté, le vaccin qui pré-
en 1957 et en 1958, mais ni N'Kru- vient la corruption, le tam-tam qui
mah ni Sékou Touré ne reçoit écarte la dictature.
l'hommage dû à ces pionniers, pas C'est vrai qu'on y agitait bien
davantage les communications ne les idéaux d'identité culturelle, de
reflétèrent un intérêt particulier personnalité africaine, de solidarité
pour ces expériences qui tenaient les de destin des peuples noirs, mais ce
foules africaines sous le charme. Le discours en appelait à la moralité
temps fort de la manifestation individuelle, quand il eût fallu
advint lorsque la jeune génération analyser les rapports de forces. Au
d'intellectuels conduits par Cheikh lieu de prendre le vent de l'histoire,
Anta Diop dut batailler pour obte- on s'est abrité dans l'ombre de
nir que Frantz Fanon, ambassadeur l'Occident. Au lieu de servir de
représentant le Gouvernement Pro- bouclier spirituel aux populations
visoire de la République Algérienne africaines, on a conclu des alliances
(GPRA), paraisse sur l'estrade et lise sur leur dos avec les bourgeoisies du
lui-même sa communication. Nord, avant de prêcher le métissage
L'ambassade de France à Rome, culturel.
l'un des mécènes du Congrès, s'y
opposait non sans l'assentiment des
organisateurs. DIOP, Cheikh Anta (1923-1986)
De la même façon, Présence
Africaine, au cours des années
C. A. Diop est le fondateur
tumultueuses qui précédèrent ou
d'une archéologie proprenlent afri-
suivirent immédiatement les indé- caine. Ce Sénégalais, venu étudier
pendances, et qui furent marquées en France, à partir de 1945, les
par la guerre de libération du
sciences sociales, se trouva confronté
Cameroun, la cruelle guerre d'Algé- à l'édifice de connaissances sur
rie, l'avènement de Charles de
l'Afrique, construit par l't~urope
Gaulle, le référendum de 1958, la
colonisatrice. L'interprétation raciste
vaine tentative de créer une Com- de phénomènes enregistrés par un
munauté franco-africaine, les crises regard soumis au préjugé avait
du Congo belge et l'assassinat de abouti à des thèses, comme celle du
Patrice Lumumba, l'installation pro- primitivisme de Lévy-Bruhl, qui
gressive des dictateurs sous la férule régnaient sans conteste et sans
de Jacques Foccart, écarta toute nuance sur l'université française.
contribution exprimant une prise de
L'école allemande, avec Frobenius,
position énergique, aussitôt accusée avait suivi d'autres voies, mais le
de vain esprit polémique. concept d' « âme éthiopienne»
Cette obstination dans l' absten- paraissait plus lyrique que scientifi-
tion laissa le champ libre où germa que. Le génie de C.A. Diop fut de
la folle gageure d'une Afrique indé- se frayer, avec une sûreté intellec-
finiment tenue en laisse que trente tuelle exceptionnelle, un chemin
ans de clameurs de protestation ne personnel et fécond dans ces visions
paraissent pas encore avoir effacée diverses et contradictoires. C.A. Diop

90
utilise, en grand savant, les ressour- ou vérité historique (1967). Enfin,
ces de la méthode et de l'intuition. dans une sorte de somme de ses tra-
Sa thèse, qu'il publia en 1954, sous vaux: Civilisation ou barbarie
le titre de Nations nègres et culture, (1981), il montre comment la
n'en fut pas moins obstinément réflexion sur les origines engendre,
combattue et ignorée. Il posait chez le vrai philosophe qu'il est,
cependant les jalons de recherches une réflexion sur le devenir de
prometteuses. l'homme, dont le sort, d'où que
De même qu'il y a eu, à viennent les nations, est maintenant
l'échelle des continents, un ensem- lié à une civilisation devenue mon-
ble culturel indo-européen, un diale. La maîtrise culturelle de son
ensemble amérindien, un ensemble propre passé, arrachée au discours
extrême-oriental, de même il y a un étranger, est, pour l' homme afri-
ensemble africain à déchiffrer. On cain, le premier pas vers la maîtrise
peut identifier, dans le continent des connaissances créatrices de pou-
africain, de grands mouvements voir dans le concert savant du
migratoires qui ont essaimé du nord monde moderne. La disparition pré-
au sud, c'est le flot des migrations maturée de C.A. Diop souligne la
bantoues, ou d'est en ouest, proba- difficulté qu'a la pensée africaine
blement plus ancien, ce sont les créatrice pour s'épanouir.
populations subsahariennes. L'ana-
lyse des coutumes, des langues, des
croyances, permet de relever les tra-
ces de parenté d'un groupe à l'autre
DIOUF, Abdou (1935-
et de reconstituer des structures spé-
cifiques. Enfin le massif égyptien, Successeur et héritier de Léopold
arbitrairement et absurdement mis Sedar Senghor à la tête du Sénégal
à part dans les études occidentales, en 1981, Abdou Diouf s'est engagé
est réintégré à l'ensemble africain, non sans courage dans une expé-
comme son plus beau fleuron et rience dont l'enjeu, d'abord obscur,
celui dont l'étude permettra le émerge peu à peu à travers des éta-
mieux la connaissance des civilisa- pes pathétiques: est-il possible
tions africaines. d'aménager une transition de raison
Avec une belle constance, dans entre l'autoritarisme néo-colonial,
une quasi-obscurité tout à fait facteur de régression comme vien-
imméritée, C.A. Diop a passé sa vie nent de le montrer ces trente der-
à développer et approfondir ses nières années, et la démocratie,
idées. Si son Étude comparée des dont rêvent les populations abreu-
systèmes politiques et sociaux de vées de contraintes et de frustra-
l'Europe et de l'Afrique, de l'Anti- tions ?
quité à la formation des États L'État que reçoit Abdou Diouf
modernes (1959) est une concession de Léopold S. Senghor se caracté-
habile pour l'obtention d'un titre de rise par un parti unique sinon dans
Docteur refusé pour Nations nègres la théorie au moins dans les faits,
- sans se renier, il y sacrifie en des élections faussées pour ne pas
effet à un débat plus conventionnel dire truquées, un parlement réduit
sur la structure générale des socié- au rôle de chambre d' enregistre-
tés - il revient aux thèmes qui lui ment, et, finalement, la concentra-
sont chers dans I ' Unité culturelle de tion des pouvoirs entre les mains
l'Afrique noire (1959), L'Afrique d'un seul homme. De deux choses
noire précoloniale (1960), An tério- l'une: ou bien le jeune président
rité des civilisations nègres: mythe entend demeurer le maître d'œuvre

91
de la mutation à laquelle il semble est considéré comme le premier
inévitable à tous de procéder, et authentique solo de l 'histoire de la
alors il doit conserver la propriété musique afro-américaine - solo
de l'instrument étatique, au moins d'ailleurs devenu célèbre et repris,
réduit à l'essentiel de ses structures plus tard, par Louis Armstrong,
senghoriennes ; ou bien il se pro- phrase pour phrase, en hommage
pose d'associer à ses ambitieux pro- sans doute à son illustre maître.
jets les forces vives du Sénégal, sans Après Dippermouth Blues, la
lesquelles il sait bien qu'il n'y a pas voie est désormais ouverte pour les
de vrai développement, alors celles- grands solistes qui vont se multiplier
ci lui demandent comme gage de sa et s'épanouir. Le jazz s'est lancé à
sincérité une totale redistribution des la conquête du monde.
cartes, donc, à la limite, son
effacement.
Cruel dilemme P our un J eune
chef d'État. DJAHIZ
Mais on peut aussi entrevoir une (Abu Utman Amar Ibn Bahr)
autre problématique, derrière le 160-256 de l'Hégire
drame que vit le Sénégal d'Abdou (776-869 de notre ère)
Diouf; il s'agirait alors de savoir si
une sorte de troisième force peut
s'installer en Afrique noire, à mi- Écrivain né et mort à Basra
distance des dictatures fascisantes (Bassora, Iraq), appartenant au cou-
conservatrices protégées par l'Ouest rant rationaliste « mu 'tazilite ». Au
et des dictatures progressistes marxi- contraire de son contemporain Ibn
santes protégées par l'Est, deux cou- Qutaïba, allié aux chiites, il recher-
rants qui ont étalé leur inadéquation che l'intégration des écrivains grecs
aux réalités africaines et qui ont sur- dans l'héritage musulman. Petit-fils
tout transformé le continent en d'un esclave chamelier du nom de
enjeu du conflit est-ouest. Fazara,. Abyssin, on se demande
Dans tous les cas, le devenir du encore par quels moyens, dans un
Sénégal d'Abdou Diouf intéressera milieu très pauvre, Djahiz est
certainement l'histoire de l'Afrique. devenu l'un des meilleurs écrivains
Mais ceci ne préjuge nullement le de son temps. Une maladie des
destin personnel d' Abdou Diouf en yeux, qui sortaient de leurs orbites,
tant qu'homme d'État. est à l'origine du sobriquet - Al
Djahiz, ou « Yeux Écarquillés » -
dont on le désignait dans l'enfance.
Il supportait mal ces sobriquets,
Dippermouth Blues (1923) comme «Al Hadaqui», et ne
s'accoutuma à celui sous lequel il
Enregistré à Chicago le 6 avril devint célèbre que dans sa vieil-
1923 par l'Original Creole Band, lesse ; jamais il n'a signé un texte
avec la participation au second cor- de cette façon. «Les différences
net de Louis Armstrong, ce disque naissent, non pas de la réalité des
symbolise l'instant, historique où, en choses, mais de la réflexion des
transcendant la polyphonie néo- hommes à leur propos ». Est-ce la
orléanaise qui n'était encore qu'un laideur, qui lui a suggéré cette pen-
folklore, le jazz, selon ses historiens, sée? Toujours est-il que Djahiz est
se mue en esthétique universelle: le premier écrivain, auteur d'un
en effet, le patron de l'orchestre, texte conçu pour discréditer ce que
Joe « King » Olivier, y prend ce qui les Blancs pensent des Noirs, d'un

92
point de vue rationaliste (mu'tazi- vis-à-vis des autres pays ». Djahiz
lite). a écrit plusieurs « Fakhr »

j\~ ":if ~ ~
aux bénéfices des Turcs, des Per-
j\~ JS jjy sans, de l'Islam; l'auteur qui signe
R. B. à l'article Djahiz dans le dic-
(Fakhr as-Sudan wala-al Buldan), tionnaire Larousse parle de son essai
est un texte traduit en allemand. En sur les Turcs en traduisant ce mot
français, on ne peut le connaître par « Mérites... », et pour le texte
que par bribes. Peut-être que Dja- qui nous intéresse, par «Précel-
hiz doit à cette idée une réputation lence. .. », qui reconduit par un
qui le poursuit depuis mille années, autre mot cette idée de « supério-
d'humoriste, jamais sérieux; dans rité ». Armand Abel se met dans le
les mauvais jours, on dit même même cas. Que cela soit compris
qu'il est menteur (Ibn Qutaïba, Ibn indépendamment de la qualité des
Hazm... ). autres recherches de ces auteurs.
Mais on pourrait se montrer délicat
Le meilleur spécialiste français
dans d'autres sens: Christian Dela-
de notre auteur raconte' qu'un
campagne parle de cet essai sous le
'Tunisien, étonné par la lecture d'un
titre «Sauvages»; et Bernard
de ses ouvrages, lui dit: «Je ne
Lewis sous l'expression « Les cor-
savais pas que Djahiz fût aussi
beaux des Arabes». Mais ce dernier
sérieux! » Charles Pellat conseille
a au moins l'intérêt de donner, à ce
de se méfier de cette réputation - jour, les plus larges extraits de ce
même si, effectivement, il cherche à
texte, dans « Race et couleur en
faire rire ses lecteurs.
pays d'Islam », chez Payot (1982),
Gaston Wiet écrit que « ses dans lequel Djahiz dit dans sa lan-
ouvrages ont des titres souvent gue, avec un millénaire d'avance,
trompeurs». Je dirais, «surtout que « Black is beautiful ». De plus,
quand ils sont mal traduits» : Mar- Bernard Lewis a cet autre mérite de
cel Devie est le plus ancien auteur voir que « Supériorité» est un mot
à faire allusion à ce texte, en 1884, impropre, et traduit le titre de cette
et titre: « Supériorité des Noirs sur façon: « Énorgueillissement des
les Blancs». Sans savoir un mot Noirs vis-à-vis des Blancs », ce qui
d'arabe, on peut deviner que est mieux. Mais il ajoute aussitôt
que Djahiz, «grand humoriste »,
=> \~ ~
n'est pas sérieux dans ce texte;
(as-Sudan) ne peut signifier «des
sous prétexte que, dans d'autres tex-
Noirs», mais «du Soudan».
tes, le grand écrivain bas rien consi-
Depuis plus de cent ans, chacun cite
dère que les Noirs sont « les pires
ce titre dans l'ornière tracée par
et les plus vicieux... par leur tem-
Devic: Cara de Vaux, Gaston
pérament», il reprend la vieille
Wiet, Armand Abel, Christian
antienne qui fait de Djàhiz un éter-
Delacampagne, André Miquel...
nel plaisantin...
sans voir ce que cette traduction
contient de « racisme à rebours», La réputation de plaisantin qui
idée tout à fait étrangère à la pen- entoure Djàhiz n'est peut-être pas
sée et au temps de l'auteur. Seul, étrangère à un stéréotype arabe qui
Charles Pellat, dans « Djahiz et le frappe les Noirs. Pour les Arabes,
milieu basrien», échappe à ce dans leurs proverbes, la tristesse est
reproche. On doit traduire ce titre une qualité, et la gaieté presque un
par « Fierté (ou mérite) du Soudan défaut. Un de leurs proverbes con-

93
cerne les Noirs sous ce jour: « Dieu conférencier, journaliste directeur de
a laissé sur terre dix lots de gaieté; The North Star, militant abolition-
les Zendjs en ont pris neuf, laissant niste à l'activité débordante, Frede-
le reste aux autres peuples». Cette rick Douglass a traversé l'une des
gaieté excessive serait à caractère périodes les plus sombres de I'his-
puéril. Djahiz aurait souffert de ce toire des Noirs américains sans lais-
stéréotype dans sa célébrité pos- ser le malheur, les échecs, l' incom-
thume, et aussi de son vivant. préhension, entamer son courage et
Il reste que, dans sa pen sée, il sa foi indomptable dans l'émancipa-
y a effectivement une contradiction tion de ses frères.
dont il faut rechercher d'autres Radical par ses conceptions du
explications que ce stéréotype. On combat, intégrationniste par sa dis-
pourrait avancer, d'une part, que le ponibilité publique puisqu'il accepta
grand-père de Djahiz a pu transmet- plusieurs fois d'exercer des charges
tre à son petit-fils le mépris de soi administratives et même diplomati-
que les maîtres suggèrent à leurs ques, intellectuel par la profondeur
esclaves pour mieux les posséder, de ses vues et sa lucidité d'esprit,
que Frantz Fanon a si bien décrit. ii annonce et réunit dans sa per-
Et d'autre part, Djahiz n'était, mal- sonne à la fois W.B. DuBois, Mal-
gré ce texte, nullement antiesclava- colm X... et Martin L. King.
giste, il possédait un esclave nommé Il a laissé un livre de mémoires
Nafis. Si celui-ci était africain, extrêmement instructif, Mémoires
lorsqu'il disait du mal des Noirs, d'un esclav~ américain, publié en
c'était peut-être le propriétaire qui 1845. Les Editions F. ~laspero en
parlait en lui. ont donné une traduction en 1980.
Djahiz a beaucoup admiré la
réponse d'une sain te basrienne, à
qui on avait proposé une esclave
DuBOIS, William Edward
pour qu'elle puisse se consacrer
entièrement à la piété, Ràbia bint Burghardt (1868-1963)
Ismail Al Adawiyya (713-801),
parole que nous savons par lui: Diplômé de I-Iarvard, professeur
«Par Dieu, j'ai honte de de sociologie, poète, essayiste, l'un
demander les biens de ce monde à des premiers dirigeants de la
Celui à qui ils appartiennent; com- NAACP, éditeur de Crisis, prix
ment les accepterais-je de ceux à qui Lénine 1959, ami personnel de
ils n'appartiennent pas? » Kwamé N'Krumah, comment éviter
Laurent Goblot l'amplification élogieuse avec ce per-
sonnage? Le plus admirable chez
N.B. Dans les dictionnaires et fichiers,
dans les biliographies, on peut chercher le DuBois, c'est d'avoir associé en lui
nom de Djàhiz, orthographe la plus cou- le père fondateur du radicalisme
rante, à d'autres lettres: Al Djahiz, ou noir américain et le prophète du
Gahiz, ou Jahiz. Pour les auteurs, recher- panafricanisme, comme si l'un
cher: Ch. Pellat, André Miquel, Bernard débouchait fatalement sur l'autre.
Lewis; en allemand, Brockelmann et
Kraus; et enfin l'Encyclopédie de l'Islam. DuBois fait ses premières armes
de théoricien de ce que l'on appel-
lera plus tard le Black Power au
DOUGLASS, Frederick cours de la croisade qu'il engage
(1817 1-1895) contre le gradualisme de B.T. Was-
hington, une sorte de senghorisme
, Esclave fugitif passé au nord des américain qui, refusant à l'homme
Etats-Unis en 1838, autodidacte, noir l'autonomie de son destin,

94
subordonne son devenir à l'appro- Devenu citoyen du Ghana,
bation du Blanc. Sur cette lancée, DuBois est mort à Accra à l'âge de
il contribue, en 1905, à la création quatre-vingt-quinze ans.
du groupe de Niagara, qui ouvre
l'ère de la révolte et de la protesta-
tion publiques, avant de prendre la
DUKE ELLINGTON (1899-1974)
direction du périodique The Crisis,
organe de la NAACP.
DuBois, qui s'inscrit en faux Le Duke s'appelait de son vrai
contre la prétendue infériorité des nom Edward Kennedy. Né en 1899
Noirs, les exhorte à la conquête de à Washington, il mourut à New
l'égalité civique avec les Blancs, à York en 1974. Par la réussite maté-
la lutte contre les injustices de la rielle, très rare chez les musiciens de
ségrégation. jazz, qui auréola sa longue existence
de bout en bout, par la hardiesse de
DuBois est surtout l'inventeur
ses conceptions esthétiques, par la
du panafricanisme.
richesse et la variété de son inven-
Les racines africaines des Noirs tion, par la qualité et la stabilité de
anléricains, la similitude des statuts son grand orchestre, par l' origina-
d'opprimés des deux côtés de 1ité de son style, qu'on ne saurait
l'océan atlantique, l'espoir de salut réduire à l'esthétique swing de la
mis dans la solidarité avec les cou- musique afro-américaine, bref par la
sins du continent lointain, autant de singularité de son génie, ce petit-fils
composantes banales de l'idéologie d'esclave est, à l'intérieur du jazz,
de la Renaissance nègre, qui, d'ail- un phénomène qui transcende le
leurs, nourriront l'utopie du retour Jazz.
d'un Marcus Garvey et d'autres Comme pianiste, c'est un instru-
activistes du début du siècle. mentiste qui ne retient guère l'atten-
DuBois, lui, s'efforce de les met- tion. Il n'a ni l'exubérante virtuo-
tre en pratique rationnellement. sité d'un Fats Waller, ni la percu-
Convaincu qu'il convient avant tante extravagance d'un Art Tatum,
tou t, sous peine de mettre la char~ ni l'énergique introversion d'un
rue avant les bœufs, de favoriser la Count Basie. En revanche, en tant
découverte rnutuelle des Noirs, c'est que chef d'orchestre, son pouvoir
lui qui organise les cinq premiers d'émerveiller fut toujours sans égal.
congrès panafricains: à Paris en Son secret?
1919, à Londres en 1921 et 1923, Avant le Duke, chaque style
à New York en 1927, et enfin à pouvait s'incarner dans une catégo-
Manchester en 1945 - avec, pour rie du peuple noir américain dont
la première fois, la participation il était destiné à extérioriser les états
d'intellectuels africains, en l'espèce d'âme ou à sublimer les aspira-
Kwamé N'Krumah et Jomo tions : le blues consolait les paysans,
Kenyatta. Grâce à ces initiatives, la polyphonie néo-orléanaise avait
l'idée du droit des peuples noirs à d'abord rythmé les liesses des bou-
disposer d'eux-mêmes commence à ges de Storyville peuplés de manœu-
faire son chemin dans l'opinion vres et de prostituées, le lumpen-
internationale. proletariat noir typique du début du
Le congrès de Manchester fut siècle; le swing berça les jeunes
aussi celui de la passation de flam- classes moyennes noires des grandes
beau, le panafricanisme étant villes; le be-bop et ses dérivés sti-
devenu, du fait des circonstances, mulent aujourd'hui l'ardeur des jeu-
l'affaire des Africains. nes générations militantes.

95
Duke Ellington, lui, symbolise c'est l'ensemble d'artifices, et en
plus que personne la mutation du particulier la sourdine wa -wa appli-
jazz en une musique universelle, en quée sur la trompette ou le trom-
un art accessible à tous les hom- bone, qui composent le trop célèbre
mes; avec lui, le jazz se dégage peu jungle style. Aussi facile et démago-
à peu du folklore et de la couleur gique qu'il paraisse, ce procédé n'a
locale, sans cependant se pas peu contribué à ancrer la musi-
dénégrifier. que du Duke dans la tonalité popu-
On reconnaît d'abord la manière laire, de même que son swing
ellingtonienne à un répertoire per- intense jamais démenti atteste
sonnel, presque entièrement nou- l'authenticité de son appartenance
veau. Concerto for Cootie, Cres- au jazz, malgré tant d'innovations.
cendo in blues, Take the a train, De son vivant déjà, la célébrité
East St Louis toodle 00, Perdido, du Duke et sa faveur auprès des
Cotton club stomp, It don't mean publics du monde entier, jeunes et
a thing, Solitude, Creole love call, vieux, cultivés ou populaires,
Black and tan fantasy, Caravan. tenaient du prodige. Paradoxale-
Things ain 't what they used to be, ment, il était à peu près inconnu en
et d'autres encore, composés par le Afrique.
Duke lui-même ou par Billy Stray-
horn, son fournisseur de mélodies
préféré, voilà ses chevaux de
DUMAS Davy de La Pailleterie,
bataille. Et non les trop classiques
et sempiternels Saint-James infir- Alexandre (1802-1870)
mary, Saint Louis blues, In the
sunny side of the street, Royal gar- Rien ne semble moins vrai et
den blues, Muskat ramble, Basin plus légendaire que la vraie vie
street blues, Dippermouth blues, d'Alexandre Dumas, l'immortel
etc. auteur des Trois Mousquetaires et
Quant à son écriture orchestrale, du Comte de Monte-Cristo, sans
c'est un mi racle d'équilibre entre la compter des centaines d'autres
liberté du soliste, encouragée œuvres, dramatiques ou romanes-
jusqu'à la témérité, et sa dépen- ques. Ses seules origines sont déjà
dance à l'égard de l'orchestre qui un conte prodigieux.
tantôt le stimule, tantôt le raisonne C'est le fils d'un mulâtre
par les enveloppements et les défer- d'authentique noblesse française,
lements simultanés ou successifs des originaire de Saint-Domingue, géné-
cuivres et des anches, mais toujours ral de la Révolution, que Bona-
le contrôle. parte, ce parvenu aux jalousies mes-
Duke Ellington a surtout surpris quines et qui déteste les Noirs,
et séduit par des combinaisons de prendra en grippe et mettra à la
timbres presque décadentes à force retraite sans solde. Alexandre n'a
de délicieuse sophistication, et pour- que quatre ans à la mort du géné-
tant sans ésotérisme. Le premier l'al; il est élevé par sa mère, non
enregistrement venu du Duke sans mal.
témoigne de cette sorcellerie même Noir, pauvre, orphelin dans la
pour une oreille novice. France du début du XIXe siècle,
Enfin, le Duke affectionna par- l'enfant semble irrémédiablement
ticulièrement, surtout dans sa jeu- voué à l'insignifiance sinon à
nesse, un effet dont les commenta- l'abjection. C'est pourtant avec cette
teurs se sont ébahis et qui n'est sans boue sociale que le jeune alchimiste
doute qu'une forme d'humour: va faire de l'or. Il paraît réunir

96
dans sa seule personne et au plus lages du trésor public, obscuran-
haut degré toutes les vertus que le tisme religieux délirant, démagogie
préjugé attribue à I'homme blanc et raciste, aucune technique n'a paru
à I'homme noir séparément: le plus trop odieuse à cet homme dont la
joyeux, le plus généreux, le plus fonction fut d'abord de sauver les
vigoureux, le plus actif, le plus ima- vies humaines.
ginatif, le plus habile, le plus galant, Papa Dac, comme on l'a sur-
le plus heureux au jeu, le plus nommé, président à vie, a poussé la
entraînant, il sera donc aussi le plus passion du pouvoir jusqu'à la ten-
populaire des auteurs populaires - tative de se survivre en régnant par
émule d'un Jules Verne, rival heu- le truchement grotesque de Bébé
reux de la Comtesse de Ségur et Dac, son fils prénommé Jean-
même de Victor Hugo. Claude, une marionnette presque
S'il y a une culture qui aurait débile mentale, dauphin par testa-
dû être purgée déjà de tout germe ment, préalablement façonné à son
de racisme, c'est la culture fran- rôle. Il faudra plus de quinze ans
çaise, que Dumas, ce nègre, a si d'abus sanglants, de prévarication
bien servie. néronienne, une anarchie couronnée
par le tumulte de la rue pour chas-
ser la pitoyable réincarnation du
plus sinistre autocrate qu'ait connu
DUVALIER, François (1909-1971) Haïti, pourtant fertile en monstres.
Comment ne pas songer à ses
émules africains, les Idi Amin
Ce tyran, médecin de formation, Dada, Jean-Bedel Bokassa, Ahma-
étonna le monde par l'invention dou Ahidjo, Mobutu Sese Seko et
d'une poli:, ~ politique appelée Ton- autres Omar Bongo ses contempo-
tons Macoutes, par 1'habileté diabo- rains. Il y a matière à trouble pour
lique avec laquelle il utilisa la reli- qui médite sur la personnalité de
gion vaudou et la traditionnelle François Duvalier, au point qu'on
opposition des Noirs et des Mulâ- a parlé' à son propos de malédiction
tres et plus encore par son insensi- de la négritude, comme si pouvoir
bilité à l'atroce misère de l'immense noir et noires extravagances étaient
majorité de ses frères. synonymes, par quelque fatalité.
Durant les quatorze années où il Heureusement, loin de céder au
régna sans partage, François Duva- désespoir, le peuple haïtien fait
lier semble n'avoir eu d'autre moti- aujourd'hui la démonstration de sa
vation que I) obsession de conserver volonté et de sa capacité d'en finir
le pouvoir à tout prix: terreur quo- avec l'esclavage et toutes ses
tidienne, massacres d'opposants, pil- séquelles.
E

Ebony (AEF) en 1944 et, à ce titre, il fut


l' hôte de la fameuse Conférence de
Brazzaville. Seul Noir à parvenir au
Célèbre magazine de luxe amé-
sommet hiérarchique de l' adminis-
ricain dont le siège est à Chicago et
tration coloniale, Félix Éboué est
le tirage de près de deux millions
entré dans la légende en se ralliant
d' exem plaires, Ebony (en français:
au général de Gaulle dès l'appel du
bois d'ébène, c'est-à-dire l'appella-
18 juin 1940. La suite de la guerre
tion appliquée aux esclaves pendant
lui permit de se distinguer encore en
la traite des Noirs) présente la par-
témoignant simultanément à De
ticularité rarissime d'être la pro-
Gaulle une fidélité indéfectible et
priété d'un Noir, John Johnson, né
pour la France un patriotisme
en 1918, et d'être rédigé par des
ardent, au détriment parfois des
Noirs pour un public quasi exclusi-
populations africaines qu'il adminis-
vement noir. Mais le magazine est
trait et qui durent payer un lourd
surtout cité comme un exemple du
tribut aux besoins d'une guerre au
capitalisme noir américain dont il
cours de laquelle l'Afrique était
est le plus beau fleuron. En revan-
che, le contenu d'Ebony laisse beau- devenue le seul réservoir de la
France.
cou p à redire. Sous prétexte
d'encourager l'initiative des Noirs La réussite de ce Noir aux ori-
en leur offrant des modèles de réus- gines extrêmement modestes, dont
site selon les valeurs du rêve amé- les cendres ont été déposées au Pan-
ricain, Ebony se consacre dans la théon, n'a pas manqué en son
réalité à l'exaltation. de la bourgeoi- temps de frapper les esprits en Afri-
sic mulâtre, avec son teint clair, ses que: elle a beaucoup contribué à la
cheveux décrépés, le sourire étince- faveur que connut momentanément
lant de ses reines de beauté. Com- la politique d'assimilation parmi les
plaisance pour la bourgeoisie noire Africains évolués au lendemain de la
vouée à la singerie de la société Dernière Guerre.
blanche, conformisme à l'égard des Toutefois, Félix Éboué semble
valeurs dominantes, tels sont les avoir été une forte personnalité plu-
deux principaux facteurs d'une réus- tôt qu'une tête politique, et il est
site qui déborde largement douteux qu'il eut joué un rôle
aujourd'hui les Noirs des États- exceptionnel s'il avait survécu aux
Unis. années de guerre.

Empire français, union française,


ÉBOUÉ, Félix (1884-1944)
communauté française,
coopération, Commonwealth
, Originaire de Guyane, Félix
Eboué était ,Gouverneur général de Que chaque peuple eût un droit
l'Afrique Equatoriale Française inaliénable à se gouverner ou encore

98
que chaque peuple fût apte à se prend fin en février 1944 avec la
gouverner ne fut pas plus une évi- conférence de Brazzaville.
dence hier que ce ne l'est C'est ensuite l'Union Française
aujourd'hui. L'histoire est donc qui introduit dans les deux Cham-
d'abord une mêlée de peuples bres du Parlement une maigre
acharnés les uns à conquérir représentation des populations indi-
d'autres peuples, les autres à se gènes, à la différence de Londres
libérer. Quand il advient, le divorce qui crée sur place des assemblées
entre le colonisateur et le colonisé représentatives assorties d'exécutifs
s'effectue selon deux modalités croupions. Ce statut ne tardera pas
extrêmes. Le processus dramatique, à paraître anachronique et, cédant
plein de bruit et de fureur, consiste aux événements, fera bientôt place
dans la guerre de libération dont à la Communauté française, tenta-
l'histoire moderne offre deux exem- tive peu réaliste pour fédérer sur un
ples d'une pureté cristalline dans la Ried d'égalité la métropole et les
guerre d'Indépendance menée par États issus des colonies françaises.
les Américains contre les Anglais au Il ne faudra pas plus de quel-
XVIIIe siècle, ou dans celle, plus ques mois à la Com~unauté pour
récente, des Algériens contre les devenir caduque, les Etats africains
Français. C'est une rupture franche proclamant leur indépendance l'un
et brutale, à la manière d'une après l'autre. C'est alors que la
amputation chirurgicale. métropole entreprend, chantage à
L'autre processus, plus familier, l'aide à l'appui" d'imposer succes-
moins spectaculaire, peut se décrire sivement aux Etats africains des
comme une succession d'étapes fai- traités bilatéraux dont le contenu, le
tes de concessions mutuelles con- plus souvent secret, est identique, et
cluant chaque fois un affrontement qui consacrent leur allégeance de
politique. Cédant convulsion après fait à la France, concrétisée par les
convulsion aux pressions qu'il subit, conférences annuelles au sommet.
le colonisateur accepte de mauvais C'est la « coopération franco-
gré de voir s'éloigner les peuples africaine » que seule une rhétorique
naguère rassemblés sous son dra- d'école met en parallèle avec le
peau, avant de conclure finalement Commonwealth, la composition,
avec eux, dans une ultime tentative l'esprit, les rites et les objectifs dif-
impériale, une coalition dite d'ami- férant du tout au tout d'une insti-
tié, que les Français appellent coo- tution à l'autre.
pération, et les Anglais common-
wealth.
Le processus français de décolo-
EQUILBECQ, François-Victor
nisation pacifique, traduction obligée
des singularités d'une culture, (1872-1917)
étonne par la multiplicité des étapes
intermédiaires, comme si le coloni- F .-V. Equilbecq, administrateur
sateur s'ingéniait désespérément à colonial de l'Afrique occidentale
enrayer le mécanisme de l'histoire, française à partir de 1902, s' inté-
au lieu d'aménager les transitions ressa aux coutumes et aux traditions
nécessaires. L'Empire, époque où orales des Noirs. De 1913 à 1916,
les populations indigènes n'ont pas il publia trois volumes de contes. Il
voix au chapitre, entièrement sou- mourut prématurément en 1917.
mises qu'elles sont à l'administra- On peut associer son évocation à
tion directe de fonctionnaires blancs celle du Dr Cremer, né en 1880, qui
épaulés par des garnisons coloniales, mourut en Haute-Volta en 1920,

99
sans avoir pu exploiter la masse « L'essai sur la littérature mer-
importante des notes et documents veilleuse des Noirs», am pIe et
qu'il avait accumulés. Les recher- ambitieux préambule à l'édition des
ches de ces pionniers durent paraî- Contes est d'une tout autre élo-
tre oiseuses, sinon suspectes, quence. Le chapitre sur la « psycho-
puisqu'Equilbecq éprouve le besoin logie indigène» est particulièrement
de les justifier en ces termes: savoureux. Relevant des aphorismes
comme: « Le besoin seul nous
apprend la juste valeur de ce qui
« Au point de vue pratique l'utilité
nous sert à le satisfaire», ou « Les
de ces récits n'est pas moindre pour le
fonctionnaire qui entend diriger les chefs s'entendent entre eux et tou-
populations assujetties, au mieux des jours les petits seront tenus par eux
intérêts du pays qui l'a commis à cet à l'écart», ou « Il ne faut pas se
effet. Il faut connaître celui que l'on confier aux femmes », ou « Il n'est
veut dominer, de façon à tirer parti tant personne au monde qui ne trouve
de ses défauts que de ses qualités en vue plus fort que soi», il s'émerveille
du but que l'on se propose. Ce n'est d'avoir découvert les ressorts de
qu'ainsi qu'on parvient à s'assurer sur
l'âme africaine et en tire des con-
lui ce prestige moral qui fait les supré-
clusions aussi instructives que:
maties effectives et durables. » Contes
populaires d'Afrique occidentale (préface « Les Noirs comprennent la magna-
de l'auteur) nimité et admirent l'effort auquel
elle oblige» ou « L'orgueil est le
défaut le plus évident des Noirs» ou
En fait, Equilbecq semble avoir, « Ils blâment la goinfrerie et
une fois à l'œuvre, d'abord suc- l'intempérance». En fait, refusant
combé au charme de la matière - allez savoir pourquoi - de
qu'il recueille: la façon simple et reconnaître la sagesse des nations
vive dont il note les récits, son scru- dans ce qu'il découvre, il s'engage,
pule dans l'enregistrement des sous l'influence probablement de
détails, traduisent la modestie et son maître et ami Maurice Dela-
l'attention d'un esprit sensible à la fosse, dans l' im passe grossière de
poésie des mythes. Ces qualités de « l'âme noire».
parfait secrétaire, que possédait au Toute sa démarche interprétative
plus haut point Perrault, sont néces- est, dès lors, frappée d'illogisme et
saires pour saisir sur le vif un état de stérilité. Assez lucide et cultivé
fugitif de la tradition orale, dans sa pour identifier les analogies entre les
fraîcheur, son authenticité et son différents folklores, il les baptise, à
mystère. Le travail d' Equilbecq est la fois significativement et absurde-
inestimable, d'une part parce qu'il ment « influences» et, alors que son
est l'un des premiers à s'être préoc- esprit critique renâcle « Ces
cupé du folklore de l'Afrique noire influences, nous les tenons pour plus
et qu'il recueille par conséquent le apparentes que réelles» -, il classe
dernier mot d'une culture, d'autre sous la rubrique « influences indo-
part parce qu'il .possède personnel- européennes» les « procédés germa-
lement le génie, poétique ou poli- niques, français, celtiques» qu'il
cier, peu importe, d'un total efface- identifie. C' est-à -dire que, alors
ment devant l'objet de son enquête. qu'il Y touche par la finesse de son
L'honnêteté de son procès-verbal est intuition, il passe à côté de l' affir-
attestée par la profondeur et la mation de la structure universelle
fécondité des voies qui s'ouvrent à des contes que vont proclamer quasi
l'imagination dans l'interprétation simultanément et sans se concerter,
de ses contes. les deux grands folkloristes que sont

100
Jean Price- Mars dans Ainsi parla l'établissement d'une connaissance
l'oncle ( 1928) et Vladimir Propp, exacte d'un fait capital.
dans La Morphologie du conte e' est pourtant son caractère
(1928). quantitatif qui empêche de traiter
A partir d'une telle hypothèse l'esclavage des Noirs dans le cadre
pourtant, bien des faits qu'il relève de l'esclavage en général, tel qu'il
auraient trouvé leur éloquence; par a été pratiqué sous diverses formes
exemple, que ce qu'il appelle <\pro- par toutes les civilisations. Après la
cédés exclusivement indigènes» con- quantité, c'est le fondement raciste
cerne la faune et la flore des con- et la visée exterminative inavouée
tes, certes, mais qu'on ne saurait y des conditions de déportation et de
inclure le thème du « retour irrésis- travail qui empêchent également
tible à son naturel», bien attesté toute banalisation de l'esclavage des
dans d'autres cultures. De même Noirs d'être de bonne foi. Or, c'est
que l'absence, dans les contes pourtant l'attitude la plus courante
d'Afrique noire, d'histoires de bri- des ouvrages qui prétendent traiter
gands vient peut-être plus du dénue- scientifiquement d'un phénomène
ment et de l'absence d'échanges auprès duquel l'extermination
commerciaux qui caractérisent raciste hitlérienne apparaît comme
l'Afrique de la fin du XIX~ siècle, un épisode anodin des rapports des
que d'un trait moral spécifique. peuples entre eux. Le chiffre le plus
Le préalable racial qui pèse sur inavouable de l'histoire oscille en
sa pensée empêche Equilbecq de sai- efTet entre quelques millions et quel-
sir l' im portance culturelle de ce ques dizaines voire une centaine de
qu'il découvre. Après lui, l'hypothè- millions d'individus livrés en quatre
que raciste n'a pas fini d'orienter et siècles au commerce de chair
d'appauvrir l'étude des productions humaine sur lequel la civilisation
du folklore. occidentale a édifié sa puissance.
C'est au cours des XVIe et XVIIe
siècles que se met en place le tra-
fic. Il est lié au développemen t,
ESCLAVAGE dans les terres américaines, de la
culture industrielle et spéculative du
L'esclavage des Noirs par les sucre. L'énergie humaine qui en est
Européens est le fait le plus mal le moteur est consommée plus
cerné de l'histoire des quatre der- encore qu'exploitée. L'esclave ne
niers siècles. Que ce soit également survit guère à quelques années de
le fait le plus important, humaine- travail, un renouvellement perma-
ment et économiquement, de cette nent entretient en effet un circuit
période, ne peut que souligner commercial prospère. En même
l'enjeu capital de cette occultation. temps, la traite entraîne de radica-
Les quelques documents explQités les transformations de l'ensemble
ont permis d'en faire tout au plus des sociétés d'Afrique noire, qui
une description qualitative, dont régressent inéluctablement vers la
s'est pudiquement contentée la cons- sau vagerie avec l'instauration de la
cience blanche et qui a alimenté chasse à l'homme comme source
l'imagination créatrice des auteurs d'enrichissement et de pouvoir pour
noirs. L'essentiel, l'appréciation les tyrannies qui se lient aux trafi-
quantitative du phénomène, man- quants. C'est l'heure de prospérité
que; personne n'ayant eu ni la des grands ports européens de
volonté ni les moyens de faire des l'Atlantique: Séville, Cadix, Lis-
recherches pourtant nécessaires à bonne, Nantes, Le Havre, Liver-

101
pool, Bristol, Anvers. Les puissan- s'installent en Afrique du Sud.
ces européennes qui s'enrichissent Quant au reste de l'Afrique noire,
sont celles qui contrôlent la naviga- abêti et exsangue, il devient la proie
tion atlantique: Génois et Portugais du colonialisme et le support de
au XVIe siècle, Hollandais et Fran- l'idéologie raciste de l'Europe.
çais au XVIIe siècle, Anglais au
XVIIIe siècle.
L'indépendance des États-Unis
d'Amérique, celle de Saint-Domin- États de la ligne du front
gue, en tarissant la source de leurs (Front-Line States)
profits, amènent au début du XIXe
siècle l'Angleterre et la France à lut- L'expression États de la ligne du
ter contre le trafic des esclaves, alors front a été appliquée à deux
que celui-ci s'apprête à connaître un moments différents de la lutte des
développement sans précédent dans Noirs d'Afrique Australe contre
les pires conditions de mortalité l'apartheid et ses diverses manifes-
pendant le transport vers les États- tations.
Unis. L'essor économique du nou-
vel État au XIXe siècle repose sur le Elle ad' abord désigné cinq gou-
décuplement de la production du vernements africains les plus immé-
coton, entièrement lié à la main- diatement impliqués dans le conflit
d'œuvre servile. Le besoin de cette opposant en Rhodésie du Sud la
main-d'œuvre est tel que, devant le majorité noire, représentée par
tarissement des sources et les diffi- Robert Mugabé et Joshua Nkomo,
cultés du transport, se crée aux dirigeants de la lutte armée, au gou-
États- Unis un marché spéculatif de vernement raciste' blanc de Ian
la reproduction des esclaves qui Smith, responsable de la déclaration
constitue probablement le degré unilatérale d'indépendance de 1965.
ultime de l'avilissement de l' homme Les cinq États noirs concernés,
par le racisme, qui réunit dans une Angola, Botswana, Mozambique,
commune dégradation le marchand Tanzanie, Zambie, réunis pour la
et la marchandise. première fois en 1976, s'efforçaient
L'abolition de l'esclavage inter- d'amener l'Angleterre à assumer ses
vient en 1838 dans les colonies responsabilités dans un pays que le
anglaises d'Amérique, en 1848 dans droit international considérait tou-
les colonies françaises, en 1850 au jours comme sa colonie, malgré la
Brésil, tandis que la guerre de déclaration unilatérale d' indépen-
Sécession met fin, en 1865, à dance des Blancs, en attendant que
l'esclavage aux États- Unis. Ce pro- la majorité africaine accède au pou-
grès humanitaire est peut-être plus vOIr.
lié aux changements économiques Depuis l'accession de la majorité
qu'à la conversion de la conscience. noire au pouvoir en Rhodésie du
La culture de la betterave sucrière, Sud (devenue le Zimbabwé) en
d'un plus haut rendement que celle 1980, l'expression s'applique aux
de la canne, sonne le glas des gran- cinq États noirs les plus étroitement
des plantations tropicales. Le déve- impliqués dans le conflit opposant
loppement du machinisme et de toute l'Afrique, avec le soutien de
l'extraction minière est d'autant plus l'ONU, au régime blanc d'Afrique
prospère qu'il recueille le bénéfice du Sud au sujet de l'indépendance
de la ségrégation raciste et des lois de la Namibie, et de l'occupation
civiques iniques qui ont pris le relais illégale de ce pays par les troupes
de l'esclavage aux États-Unis et de Prétoria, à savoir: l'Angola, le

102
Botswana, le Mozambique, la Zam- l'Amazonie, celui de Griaule aux
bie et le Zimbabwé. Dogon.
De plus, l'ethnologue est très
médiocrement sensible aux méfaits
de la domination blanche, qu'on ne
Ethnologie l'entend à peu près jamais dénon-
cer. En France, les seuls intellectuels
qui aient accepté de s'exposer en
L'Europe, aux yeux de qui les
populations rurales exotiques se prenant vivement à' partie la colo-
situaient quelque part entre nisation, André Gide et Albert Lon-
dres, n'étaient pas en Afrique
l' homme et l'animal, s'est efforcée
de cerner cette zone mystérieuse.
_
comme ethnologues, mais comme
Ainsi est née une science, l' ethno- chargé de mission du ministère des
logie, théoriquement l'étude des Colonies ou journaliste. Au con-
civilisations sans écriture. traire, l'ethnologue traditionnel
Aujourd'hui, l'identité et l'unité de recourt volontiers à la désinvolture
et à la violence criminelle de l' occu-
l'homo sapiens étant universellement pant: Michel Leiris, dans L'Afri-
reconnues par-delà la diversité des
cultures, la question de savoir si que fantôme, n'hésite pas à racon-
l'ethnologie se justifie encore peut se ter comment, en mission d' ethnolo-
poser. L'ethnologie a en tout cas gie chez les Dogon, il se livrait au
toujours inspiré un profond scepti- pillage ludique des lieux de culte
cisme aux intellectuels africains, indigènes.
réduits à en juger à travers certai- On constate enfin que l' ethnolo-
nes de ses modalités spécifiques. gie et la vogue de l'ethnologue sont
en déclin sensible depuis que les
Ainsi, malgré des tentatives derniers peuples colonisés d'une
récentes et au demeurant peu pro- façon ou d'une autre ont commencé
bant~s pour former des spécialistes à accéder à l'autonomie.
indigènes dans cette discipline, l'eth- À l'évidence, des liens unissent
nologie demeure l'apanage de l'ethnologie et la domination occi-
l'homme du Nord - ou, pour dentale. De quelle nature sont-ils?
employer une terminologie nouvelle Lorsque l'ethnologue dresse
chère aux intellectuels du tiers l'inventaire des ressources morales
n10nde, du représentant du centre d'un peuple indigène, il suppute en
capitaliste -, l'homme de la péri- même temps, qu'il le veuille ou
phérie (ou du Sud) en étant tou- non, sa capacité de défense contre
jours l'objet, pour ne pas dire la l'agression, repère le défaut de sa
victime, comme si l'ethnologie cuirasse. Il est l'éclaireur qui s'en
matérialisait une relation irréversi- va épier l'ennemi; il fraie les voies
ble: par elle, c'est toujours de la conquête et de la domination.
l'homme blanc qui se penche sur A ce sujet, l'ethnie, thème afri-
l'homme de couleur. cain obsédant pour peu que l'on
C'est d'ailleurs surtou t lors- s'intéresse au continent noir, est
qu'elle est appliquée aux peu pIes sans doute la meilleure source de
placés sous administration coloniale réflexions qui soit.
que l' ~1:hnologie révèle sa vitalité et Certes, les sociétés africaines
s' im pose le mieux: le nom de offraient un modèle d'organisation
Georges Balandier est désormais dont le génie pouvait légitimement
associé au Congo, ceux de Marga- passionner les chercheurs étrangers.
ret Mead et de Malinowski à La structure pyramidale en commu-
l'Océanie, celui de Lévi-Strauss à nautés cimentées horizontalement et

103
verticalement par la consanguinité chernent des peuples par leur décou-
ne comportait en fait rien de mysté- verte mutuelle.
rieux et se prêtait à un déchiffre-
ment par hypothèse fort aisé:
famille, clan, tribu, peuple, race.
Les Fangs, installés simultanément EVANS-PRITCHARD,
au sud du Cameroun, au nord du Edward Evan (1902-1973)
Gabon et en Guinée Équatoriale, de
race bantou, forment un peuple de
plusieurs millions d'hommes; ils se Ce maître de l'anthropologie
répartissent en plusieurs tribus dont, anglaise étudia plus particulièrement
par exemple, les Betis peuplant la les Azandés" population vivant aux
région de Yaoundé au Cameroun; confins des Etats actuels du Soudan
les Mvog-Ada, un des clans autoch- et de Centrafrique. Ce lieu reculé,
tones de Yaoundé, sont une subdi- au cœur de l'Afrique et de la forêt
vision de la tribu beti, etc. vierge, ne fut exploré que tardive-
Or, ce schéma a été obscurci ment par les Européens et fit l'objet
comme à plaisir, avec l'aide de de relations plutôt fantastiques dans
l'ethnologie officielle, par l' adminis- des récits de voyageurs de la fin du
tration coloniale qui y a introduit et XIXe siècle et du début du xXe siè-
maintenu impunément une extrême cle. Le mérite d'Evans-Pritchard est
confusion. C'était pour elle l'instru- d'abord d'avoir fait un inventaire
ment rêvé pour diviser ses s~jets et minutieux de ces éc.rits. Il se trouve
mieux les contrôler. Ainsi est née des marchands pour déclarer que
une tradition contemporaine bien « Les Azandés avaient des crocs, des
vivace, fonctionnant comme un têtes de chien et des queues». Fina-
réflexe, qui consiste à voir dans tout 1ement, la rumeur se fixera sur la
conflit politique africain une querelle seule anthropophagie. Evans-
tribale. Pritchard fait une remarquable
Les registres de l'état-civil colo- étude des témoignages, notamment
nial au Cameroun comportaient une celui de Georg Schweinfurth, « émi-
rubrique « race », sous laquelle figu- nent botaniste russo-allemand»,
rait le nom du clan du nouveau-né. qui, voyant un enfant gisant près
Ce qui aurait dû être un langage d'une case en train de pleurer, con-
scientifique s'était transformé en clut qu'on attend pour le bouiHir.
délire. On espérait anlener ainsi les Examinant cette assertion et bien
différents groupes à désapprendre la d'autres, Evans-Pritchard complète
fraternité et la solidarité qui avaient son enquête près des Azandés eux-
fait la force de leur civilisation. mêmes qui, tous, lui diront que
Il est pourtant permis de voir c'est la tribu voisine qui est canni-
non sans raison dans cette domesti- bale. Il conclut: « Personne ne
cation de l'ethnologie par la politi- niera, je pense, qu'examinées sépa-
que, non une fatalité comme il a été rément, les preuves fournies par les
dit, mais u.ne dérive sans doute voyageurs sont ou bien douteuses ou
momentanée, historique. Discipline bien sans valeur. » Il ajoute même,
potentiellement comparative, l'eth- remarque essentielle: « La réputa-
nologie met en parallèle les cultures tion de mangeurs d'hommes des
exotiques et les cultures occidenta- Azandés conférait au voyageur une
les et dégage inévitablement l' origi- certaine distinction. » Hélas, il ter-
nalité de chacune. Libérée des cal- mine en disant: « Mais il n'y a pas
culs de la domination, elle ne peut de fumée sans feu et si nous les
que servir avec bonheur le rappro- considérons dans leur ensemble,

104
nous pouvons conclure que le can- où la description de la femme
nibalisme fut pratiqué. » Azandé semble surtout destinée à
faire taire les féministes anglaises du
Evans- Pritchard est tout entier XXe siècle qui ne connaissent pas
là : un esprit critique assez vif pour leur bonheur. Par contre, dans IJes
déceler les illogismes de ses confrè- an th ropologu es face à l'histoire et à
res en ethnologie et un illogisme la religion, il se déclare, face à
massif dans certains de ses propres l'anthropologie structurale de Lévi-
raisonnements. Ses synthèses sont Strauss qui fige les sociétés obser-
souvent entachées des pires préju- vées, pour une anthropologie plus
gés, dans Sorcellerie, oracles et dynamique, réintégrant la dimen-
magie chez les Azandés et surtout sion historique, la plupart du temps
dans La femme dans les sociétés totalement omise dans la réflexion
primitives, ouvrage assez réjouissant anthropologique.
F

FANON, Frantz (1925-1961) forces françaises libres. Un vieux


maître amèrement cynique a beau
mettre en garde le lycéen: « Ce qui
La vie et r œuvre de Fanon por-
se passe en Europe, ce n'est pas
tent la marque du génie créateur
notre problème... Quand les Blancs
qui fut le sien: assunler une situa-
se tuent entre eux, c'est une béné-
tion informulée, parce qu'informu-
diction pour les nègres» -, « ce
lable dans les schèmes reçus, lui
professeur est un salaud, dit Fanon,
donner l'existence en la rendant
chaque fois que la liberté est en
intelligible. Il prend rang au nom-
question, nous sommes tous concer-
bre des quelques grands inventeurs
nés. » Tel est, lucide, tranchant et
de sens de l'histoire de la pensée.
définitif, le premier et le seul enga-
Il avait la conscience et la modestie
gement de Fanon. Happé par la
de cette responsabilité d'initiateur:
quête de la liberté, il ne reviendra
« Ce n'est pas moi qui me crée un plus jamais en arrière.
sens, mais c'est le sens qui était là, Ce qui attend une telle cons-
préexistant, m'attendant. Ce n'est pas cience c'est, au sein de l'armée
avec Ina misère de mauvais nègre, Ines française, en Italie puis en Alsace,
dents de mauvais nègre, ma faim de la découverte de son statut de nègre
rnauvais nègre, que je modèle un flanl-
utilisé comme chair à canon d'une
beau pour y foutre le feu afin d'incen-
dier le monde; mais c'est le tlambeau
puissance coloniale. Le 12 avril
qui était là, attendant cette chance his- 1945, il écrit:
torique. »
« Si je ne retournajs pas, si vous
appreniez un jour ma mort face à
Le génie de Fanon apparaît dans l'ennemi, consolez-vous mais ne dites
chacun de ses actes et chacune de jamais: il est mort pour la bel1e cause.
ses paroles, qui se présentent, avec Dites: Dieu l'a rappelé à lui; car celte
une densité rare, comme produits fausse idéologie des insti tuteurs laïques
de la délibération de la pensée, don- et des politiciens imbéciles ne doit plus
nant cohérence au hasard par la nous illuminer. Je me suis trompé. »

force de la décision, tel que les stoÏ-


ciens ont défini le héros. Il y a Peu auraient supporté sans se
d'abord une enfance martiniquaise, briser, à moins de vingt ans,
l'aspiration à la dignité des anciens l'épreuve du feu jointe au sentiment
esclaves, devenus citoyens de d'écroulement de l'illusion morale.
seconde zone d'une lointaine et Mourir, s'acheter au prix fort une
marâtre patrie. Il se trouve qu'en conscience d'enlprunt, Fanon ne fait
1940, les Français qui tiennent le ni l'un ni l'autre. Au combat, il se
haut du pavé en Martinique, pétai- montre efficace et intelligent, cons-
nistes, gobiniens, offrent au jeune cient du danger et volontaire pour
Fanon une image-repoussoir assez les missions périlleuses, parce qu'il
déterminante pour l'amener à s'agit d'abord de régler le compte
s'engager à dix-huit ans dans les de l'adolescent idéaliste et de lui

106
faire sentir le poids de sa responsa- alors, simplement, de « remettre
bilité. Pendant que ses condisciples l'individu à sa place», qui est celle
ânonnent leurs leçons de philoso- de la dignité. Fanon, expulsé
phie, Fanon apprend cruellement à d'Algérie, rejoint le FLN à Tunis en
ne plus jamais se payer de mots. 1956. Entre autres tâches, c'est
Les études de médecine et de comme éditorialiste de El Moudja-
philosophie qu'il fait à Lyon de hid qu'il donne toute sa mesure. Ses
1946 à 1951 comblent pleinement articles, publiés en volume en 1959,
une conscience nettoyée de toute sous le titre de L'an V de la révo-
puérilité. Le 2 janvier 1947, il écrit lution algérienne, réédités en 1956,
à sa mère: « Si les uns et les autres sous le titre de Sociologie d'une
pouvaient me voir, alors ils me sup- révolution, marquent l'avènement
plieraient d'aller me promenèr et de de l'homme colonisé comme sujet
ne pas tant travailler. Que veux-tu, parlant de la philosophie politique,
j'essaye de rattraper le temps au plus haut niveau d'expression
perdu. » Il ne peut même plus être esthétique et conceptuelle. Les idées
humilié par le tutoiernent du profes- de Fanon, et c'est ce qui fait leur
seur de médecine qui n'a pas encore puissance, ne sont pas celles d'un
compris pourquoi tous les étudiants poète de la théorie, mais celles d'un
ne sont pas de la même couleur. historien du réel. Fanon, par son
Désormais Fanon court très loin génie critique, donne un sens au
devant la bêtise, qui ne le rattrapera chaos et organise la synthèse des
plus: c'est lui qui lui portera tous forces qui s'y dispersent aveuglé-
les coups. Spécialisé en psychiatrie, ment. Cette parole, qui effectue la
alors qu'on lui refuse ses réflexions transmutation de la passion en
sur l'image du Noir dans le action, par le seul fait de décrire,
psychisme européen comme thèse de d'analyser et d'identifier une souf-
doctorat, il en fait Peau noire et france, en nommant sa cause, n'est
masques blancs. Aux antipodes de pas révolutionnaire en ce sens
la démarche d'une négritude, tout qu'elle exciterait, comme une dro-
entière repliée sur elle-même, ce gue malsaine, à la révolte plus ou
brillant essai marque l'avènement moins gratuite et irresponsable, elle
d'une conscience noire dynamique, constitue, en elle-même, la révolu-
culbutant à plaisir et avec une inso- tion d'une situation, par le seul fait
lente efficacité les stéréotypes du d'apporter ce «nouveau» ce
racisme. Fanon n'a pas fini d'offus- « jamais dit», cet « interdit», bri-
quer le discours dominant, dont il ser la loi du silence. Fanon est alors
prend pour cible les formes les plus la cible de divers attentats. Il est
hypocrites, réduisant à néant leurs grièvement blessé dans un accident
habiles mystifications. On ne le lui au Maroc en 1959.
pardonnera jamais. Atteint d'un mal incurable, il
En 1953, nommé médecin à la jette ses dernières forces dans la
clinique psychiatrique de Blida, il y rédaction des Damnés de la terre.
rencontre à nouveau la liberté à Le premier des essais réunis dans
défendre, celle de l'homme algérien, cette somme s'appelle « De la vio-
contre « une réalité tissée de men- lence». On s'emparera du mot
songes, de lâcheté, de mépris de pour faire à Fanon une sulfureuse
l'homme». L'Algérien, tel que le réputation de prophète de la vio-
découvre Fanon, est un « aliéné per- lence. C'est à ce cliché que se réduit
manent, subissant un état de déper- la plupart du temps la présentation
sonnalisation absolue, une déshuma- qui est faite de sa pensée. Le fano-
nisation systématisée». Il s'agit nisme risque donc de connaître un

107
aussi mauvais sort que le machiavé- impérialistes. C'est dans l'euphorie
lisme du père de la science politi- des années 60 que Fanon parle de
que des temps modernes. Derrière la « régression du tiers monde », des
le cliché, radicalement faux, se «fermetures d'usines et du chô-
trouve cependant un germe de mage » dans les pays riches, de la
vérité. Fanon est l'anti-Machiavel « lutte inexorable entre les groupes
par excellence. Il est en effet à la financiers et les trusts ». A ces pro-
violence le contraire de ce que blèmes, Fanon prévoit que ce n'est
Machiavel est à l' habileté. Il pas l'idéologie d'un «humanita-
l'anéantit comme fondement du risme falot» qui apportera une
pouvoir en en faisant la description. réponse, mais bien une saisie radi-
Ce que prophétise Fanon, c'est la calement nouvelle et créatrice, faite
fin de la violence comme méthode par ceux qui n'ont jamais eu voix
pour enchaîner le Tiers monde. Il au chapitre jusqu'à présent. Les
faudra apprendre à parler à ces Damnés de la terre se terminent sur
hommes qu'on s'est contenté de un appel à la création d'un monde
frapper depuis des siècles, non pas nouveau, comme réponse de pure et
parce qu'ils crient grâce, mais parce simple nécessité au «génocide
qu'ils prennent conscience de leur exsangue que constitue la mise à
droit et de leur force. Fanon n'est l'écart d'un milliard et denli d'hom-
pas plus un théoricien de la violence mes», par une minorité orgueilleuse
que Martin Luther King ne l'était dont la réflexion politique ne con-
de la non-violence. Ils sont, l'un et siste plus qu'en « un dialogue per-
l'autre, des théoriciens de l' insou- manent avec soi-même, un narcis-
mission devant le triornphe de l'ini- sisme de plus en plus obscène ».
quité. « Le régime colonial tire sa On comprend enfin à présent le
légitimité de la force. » Seule peut crime contre l' esprÏi qui a consisté
y mettre fin l'affirmation d'une à faire passer la terrible lucidité de
puissance égale à la sienne, par des Fanon pour de l'illuminisme et à
moyens évidemment différents, caricaturer ses analyses et ses pro-
puisqu'ils ne sont pas, eux, les positions pour dissuader de le lire.
mêmes. Même si la violence est la La mort de Fanon vint clore, le 6
«médiation royale», elle n) est décembre 1961 à Washington, une
jamais égale et, pour que soit œuvre qui se suffisait désormais à
déconsidérée finalement la violence elle-même, tant elle avait porté haut
inique et bestiale, il faut payer le et loin, en un petit nombre de pages
prix fort. de feu, l'emprise de l'esprit de
I..Ie prophétisme de Fanon, sou- l' homme sur son propre destin.
vent traité de façon méprisante et
ironique lorsqu'il se fut avéré que
la stratégie du pourrissement des FEANF ou Fédération
conflits dans le Tiers monde empê-
des étudiants d'Afrique Noire
chait la multiplication d' embrase-
ments tels que ceux de l'Algérie ou en France (1950-1980)
du Viêt-nam, ne concernait pas que
la violence, il concernait aussi l' éco- Organisation syndicale estudian-
nomie. Fanon, en 1960, prévoit par- tine, formée au lendemain de la
faitement que, si les situations de Deuxième Guerre, par les étudiants
domination sont maintenues coûte venus des colonies françaises d' Afri-
que coûte dans le Tiers monde, il que Noire et résidant en France, et
s'ensuivra une crise de l'économie dont l'activisme exerça une
mondiale où sombreront les pays influence capitale, sinon irrésistible,

108
sur la marche de l'Afrique vers La FEANF publiait un organe
l'indépendance. périodique intitulé L'étudiant
Faute de disposer d'universités d'Afrique Noire. La FEANF a eu
sur place, les bacheliers des colonies pour dirigeants les personnalités,
françaises d'Afrique, des Antilles et mortes ou vivantes, dont les noms
même d'Asie furent longtemps con- suivent: Ahmadou Mahtar M'Bow,
traints d'aller en France pour leur sénégalais, ancien directeur général
formation et d' y résider pour un de l'Unesco; Mamadou Dia, ancien
séjour dont la durée moyenne président du Conseil du Sénégal;
n'était pas loin de la dizaine Ignace Yacé, ancien président de
d'années. l'Assemblée Nationale de Côte-
La FEANF est née en 1950 à d'Ivoire; Osendé Afana, dirigeant
Paris; ses orientations en faveur de du mouvement révolutionnaire
l'indépendance et de l'unité africai- camerounais UPC, mort au maquis
nes en firent tôt l'alliée des organi- en 1966 ; Ambroise Noumazalaye,
sations marxistes anti-impérialistes ancien Premier ministre du Congo-
internationales, en même temps que Brazzaville; Stanislas Adotévi,
la masse de manœuvre et la meil- essayiste célèbre; Abdoulaye Wade,
leure caisse de résonance des leaders chef de l'opposition sénégalaise. Etc.
an ticolonialistes radicaux, tels que
Kwamé N'Krumah, Sékou Touré,
Patrice Lumumba, Ruben Urn
Nyobé, Félix-Roland Moumié...
Fétiche. Fétichisme
1960, année des indépendances,
sonne le triomphe et en même Ce mot, d'origine portugaise, est
temps annonce le déclin de la d'étymologie incertaine. Certains y
FEANF. La sonstitution et l'organi- voient le sens d'objet-fée, d'autres le
sation des Etats, en modifiant de sens d'objet-factice. Ce mot désigne
fond en comble les lignes de force des objets de culte des Africains et
de la société africaine, ruinent le a pris du même coup un sens péjo-
syndicat en le privant de sa base ratif qui explique peut-être sa dérive
militante. Les nouvelles bureaucra- moderne et médicale dans le
ties appelées très improprement domaine de la pathologie psychique.
bourgeoisies africaines vont agir Ce dernier sens, aujourd'hui le plus
comme des gouffres où la jeunesse répandu, de même que le sens
diplômée vient désormais s'abîmer, banal et populaire de «porte-
corps et rêves. Répercussion inévi- bonheur», permet sans doute de
table du phénomène, la FEANF en trancher en faveur de la première
même temps qu'elle s'affaiblit, dur- étymologie citée, celle de l'objet sor-
cit ses options et son discours, se cier. Ce qu'on peut deviner des reli-
fragmente en pro-soviétiques, pro- gions africaines précoloniales laisse
chinois et pro-albanais, s'isole de la penser qu'elles appartenaient plutôt
société française et de ses forces au spiritualisme qu'à l'idolâtrie,
vIves. c'est-à-dire qu'elles étaient plutôt
Cet affaiblissement était le unitaires que dualistes, ne ~éparant
moment attendu par le gouverne- pas l'âme du corps, investissant au
ment français, de connivence aY~e contraire les formes de toutes les
les dictateurs africains, pour abattre puissances de l'esprit, alors que
une organisation autrefois redoutée. dans l'idolâtrie, on a plutôt le culte
La . FEANF est donc dissoute par de la forme comme représentation.
décret du gouvernement français le _ Du panthéon grec à l'art sulpi-
5 mai 1980. cien, les religions européennes con-

109
crétisent et humanisent le rapport à C'est sans doute parce que sa pen-
la divinité dans des représentations sée, cosmopolite et critique, paraît
sans mystère, objets de décor plus sévère aux uns, qu'elle regarde sans
que de culte. A l'opposé, l'Ancien com plaisance, et insupportable aux
Testament, qui invente la notion autres, dont elle débusque la bêtise.
d'idolâtrie pour la stigmatiser, et Sa réflexion cependant, pour avoir
l'Islam, fuient les images et sacrali- formulé avec la plus élégante sim-
sent le texte constituant de solides plicité les plus aveuglantes des évi-
spiritualismes. Moins désincarné, dences, semble, à cent ans de dis-
parce qu'antérieur à l'écriture, le tance, scruter l'actualité toujours
fétiche est de même nature. Il est vivace de préjugés dont elle a, par
à la fois matière et mystère jouant avance, dénoncé l'absurdité.
un rôle de medium actif plus que de D'origine modeste, Anténor Fir-
témoin passif de la puissance divine. min, après des études élémentaires,
Comme tel il a toujours frappé les commence à travailler comme
imaginations et provoqué bien des employé de commerce. Il en profite
fantasmes, mais on aurait tort d'y pour s'initier à plusieurs langues
voir seulement des « christs infé- étrangères et à la comptabilité.
rieurs » selon le mot d'Apollinaire, L'extraordinaire facilité avec
qui désignait ainsi les « fétiches laquelle il assimile et domine les
d'Océanie et de Guinée» qu'il connaissances est en effet le trait le
possédait. plus frappant qui le caractérise. Pro-
fesseur, inspecteur de l' enseigne-
ment à Cap-Haïtien, puis journa-
liste, il puise avidement, en autodi-
FNlA (Front National
dacte passionné, un peu à la façon
de libération de l'Angola) de Rousseau, une culture encyclo-
pédique à toutes les sources de la
Organisation « tribale », comme pensée. Venu à Paris, en 1884,
l'UNIT A, le FNLA, qui était d'initia- pour parfaire ses compétences en
tive et de recrutement bacon go, a droit, il est amené par un ami aux
été fondé par Holden Roberto en séances de la Société d' anthropolo-
1961. Sous la direction extravagante gie. Ce qu'il y entend le stupéfie à
de son chef « charismatique », dont tel point que, toutes affaires cessan-
le statut d'agent occulte de la CIA tes, il se consacre pendant un an à
américaine a été avéré par la suite, la rédaction du monumental essai
le FNLA, après l'échec des campa- De l'égalité des races humaines,
gnes successives menées en 1975 dans lequel il affronte et met à mal,
contre le MPLA, a rapidement dégé- de la façon la plus brillante, les pré-
néré et éclaté en bandes anarchi- jugés racistes que la pensée occiden-
ques. tale moderne véhicule dans toutes
ses fibres. Trop intelligent et lucide,
s'opposant à l'écrasante puissance
de la bêtise dans laquelle s'enfonçait
FIRMIN Anténor (1851-1911) alors, et pour longtemps, la pensée
européenne, son livre ne rencontra
Le premier penseur de la condi- aucun écho. Qu'un tel livre ait été
tion faite à l'homme noir fut pro- tenu pour nul et non avenu suffit à
duit par Haïti à la fin du XIXe siè- déconsidérer l'époque et le lieu où
cle. On peut se demander pourquoi il a vu le jour. Mais que pouvaient
il est aussi méconnu par les Noirs que saisir de la pénétration et de la
radicalement ignoré par les Blancs. finesse d'Anténor Firmin des mi-

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lieux intellectuels qui portaient aux matin; les Rouges ceux du crépus-
nues Renan et s'apprêtaient à faire cule du soir », mais c'est un certain
un triomphe aux théories grossière- Carus, savant philosophe, qui
ment simplistes de Lévy-Bruhl? revendique la supériorité purement
Anténor Firmin fait le point, de rationnelle de son groupe ethnique
façon magistrale et définitive, parce et qui prétend la fonder sur une
qu'exclusivement critique, sur les telle affirmation. Que dire de celle
fondements de l'anthropologie posi- de Gobineau prétendant que la
tive. Il la situe parfaitement, au car- preuve que les Noirs n'atteindront
refour de la cosmologie, de la bio- jamais le niveau des Blancs, c'est
logie, de la sociologie et de la phi- que les dignitaires de la République
losophie, comme le pivot sur lequel d' Haïti portent des habits brodés
repose toute l'idéologie européenne. sans mettre de gilet par-dessous. Il
Toute son entreprise consiste alors est à espérer en effet que jamais un
à montrer, en passant en revue les Noir sachant écrire et écrivant des
principaux systèmes de pensée à ce livres n'atteindra ce niveau de stu-
sujet, que leurs conclusions n'ont pidité, ce qui ferait désespérer de la
pas d'autre contenu que leurs pos- raison humaine en général. C'est
tulats, lesquels se réduisent d' ail- probablement d'avoir établi un tel
leurs à un seul: la supériorité des florilège de la bêtise qu'on a le
humains dont l'épiderme est non moins pardonné à Anténor Firmin.
pigmenté sur les autres. Refusant et Derrière l'anthropologie raciste
POU.f cause « je suis noir », dit-il - du XIXe siècle se profile, hélas, la
de prendre un a priori pour une philosophie abusivement dite des
preuve, Anténor Firmin, « qui ne se lumières du XVIIIe siècle. C'est elle
laisse guider que par la libre rai- en effet qui passe du rationalisme
son », traque, dans les textes des idéal de Descartes, parfaitement rela-
maîtres des sciences humaines tivisé et authentiquement universa-
modernes, les démonstrations qui liste, puisqu'il voit, dans tous les
permettraient de prendre en consi- temps et dans tous les lieux l'homme
dération une telle pétition de prin- user d'une raison identique dans son
cipe. Il n'y trouve que des affirma- principe, qu'il faut savoir retrouver
tions, orgueilleuses certes et souvent en se débarrassant du préjugé cultu-
grandiloquentes dans l'expression, rei, à l'idéalisation d'un rationalisme
mais sans fondement rationnel. monopolisé par l'homme occidental,
En bonne logique, on n'a pas à comme stade supérieur d'un progrès
réfuter une pétition de principe; il transcendantal chez Kant ou comme
suffit de la citer pour la détruire. absolu raciste chez Hegel. Depuis le
C'est ce que fait méthodiquement et XVIe siècle, le rationalisme occiden-
scrupuleusement Anténor Firmin; tal évolue en effet du « ils sont plus
et son livre a, pour la philosophie raisonnables que nous» de Montai-
des XVIIIe et XIXe siècles européens, gne, au « ils sont aussi raisonnables
toute la cruauté des Provinciales de que nous» de Descartes pour abou-
Pascal pour la morale jésuite, c'est- tir au « nous sommes plus raisonna-
à-dire la pure et simple cruauté de bles qu'eux» de Kant et enfin au
leur propre expression, exposée au « nous seuls sommes raisonnables »
rjre subversif de la raison. Certes, de lIegel. C'est-à-dire que, depuis
on peut trouver une certaine poésie Descartes, on assiste à la constitution
naïvement enfantine à l'affirmation et au durcissement du plus énorme
qui voit dans « les Blancs les enfants de tous les préjugés qu'il proposait
du jour, les Noirs ceux de la nuit; d'éliminer par la raison, celui de la
les jaunes ceux du crépuscule du raison comme préjugé.

111
Sur Hegel, Anténor Firmin légèreté d'un commentaire qui pra-
porte un jugement remarquablement tique constamment l'art consommé
lucide: de l'humour et de la litote, devient
miroir de la bêtise. «L'inégalité
« Celui-ci a ruiné le prestige des spé- morale des races est désormais un
culations métaphysiques, à force de con-
fait acquis, ainsi que l'a prouvé M.
troverser sur les notions les plus claires,
Renan», claironne un certain Pou-
a touché à toutes les branches des con-
naissances humaines, dans une série de ch et. «En effet», sourit Anténor
travaux un peu confus, mais d'où sor- Firmin, qui se contente de recueil-
tent parfois des fulgurations brillantes à lir cette preuve, tout simplement.
travers le dédale d'une terminologie trop Mais s'il a la force de sourire là
arbitraire pour être toujours savante. » où il devrait grimacer, s'il dédaigne
l'indignation, c'est peut-être qu'il en
Sur la philosophie en général, il sent toute l'inutilité et l'excès de la
pose l'appréciation la plus philoso- tâche à accomplir. Sans se faire
phique par sa clairvoyance et sa d'illusion sur son époque, Anténor
sérénité, en y voyant « ces généra- Firmin affirme cependant sa certi-
lisations orgueilleuses, où l'esprit tude que dans l'avenir de la pensée,
humain trouve parfois son plus beau « il ne sera plus question de race ».
titre de grandeur, mais plus cons- Il espère que l'humanité va « déve-
tamment encore la pierre d' achop- lopper le sens de la justice» ; et,
pement qui en accuse la vanité». dans sa bouche, cette phrase ne sent
Génie Inéconnu, Anténor Firmin pas l' em phase rhétoricienne mais
frappe autant par la hauteur et la pèse tout le poids de la dignité bles-
largeur d'un esprit exceptionnel que sée. Là où l'humanité européenne
par l'élégance de son style qui tran- « au cœur sec» a échoué, réussira
che sur la majorité des productions « cette famille d' homnles sortis de la
de l'époque, marquées par la suffi- plus profonde misère intellectuelle et
sance, la prétention et l'enflure, morale, ayant grandi sous l'influence
qu'elles appartiennent au scientisme dépressive de tous les préjugés coa-
obtus ou au spiritualisme étroit, ces lisés ». Dans la perspective humai-
deux clans ennemis que réconcilie ne, qui embrasse toutes les civilisa-
une même appartenance au tions, les peuples de la machine,
domaine de l'élucubration mentale arrogants et cruels aux autres peu-
infatuée d'elle-même dans le plus ples, s'effaceront quand renaîtra le
ronflant des verbalismes. Sur la rayonnement de ceux qu' Homère
pensée et le style de cette époque, appelle amumonas Aithiopèas,
Flaubert a laissé en effet le plus sai- expression que les langues modernes
sissant des témoignages. Anténor occidentales ne peuvent guère tra-
Firmin, refusant de s'attacher à un d uire parce qu' eHes n'ont pas de
Inaître à penser choisi parmi tous mot pour désigner cette qualité
les Homais ou les Bournisiens du « honorifique, sans autre significa-
Paris de 1885, élabore dans un tion morale, en parlant de person-
désenchantement ironique une nes remarquables par leur nais-
œuvre condamnée d'avance à l'iso- sance, leurs actions, etc. » dit le dic-
lClnent le plus total. I~a force de son tionnaire, qui s'embarrasse dans la
esprit est telle cependant que, au définition de l'irréprochable perfec-
sein d'une pensée qui le nie, il est tion que constitue le sens de la jus-
capable de lui renvoyer puissam- tice. Telle fut en effet, cornIne le
ment le mépris dont eHe l'enve- rappelle opportunément l'érudition
loppe. C'est ce n1épris lui-même ~
sans faille et passionnée d Anténor
qui. rebondissant sur la transparente Firmin, la prernière et prestigieuse

112
mention faite dans la culture occi- C'est ce parfait cercle vicieux que
dentale des hommes au visage som- toute l' œuvre d'Anténor Firmin
bre qui peuplaient le continent afri- démystifie lumineusement.
cain.
« Le propre du génie, dit-il, c'est de
Retourné en Haïti, Anténor Fir- concevoir spontanément, au milieu
min essaie de participer activement même de l'erreur générale, toutes les
à la vie politique de son pays. Là belles vérités qui créent l'ordre et l'har-
aussi, il ira d'échec en exil car mon ie dans ce monde.
))

l'excès de lucidité qui le caractérise


n'est guère propice aux compromis-
sions de la politique politicienne. FITZGERALD, Ella (1918-
Maints articles sortiront de son
expérience ainsi qu'un essai politi- V ocaliste de jazz américaine,
que intitulé: M. Roosevelt prési- c'est Louis Armstrong, qui l'a sou-
dent des États-Unis et la Républi- vent accon1pagnée et qu'elle a pas-
que d'Haïti. Il s'agit, en fait, d'une tiché avec un bonheur plaisant,
vaste synthèse de l'histoire de l'ins- qu'Ella Fitzgerald évoque le mieux
tallation des Européens dans l'Amé- par sa vitalité à toute épreuve, par
rique continentale et caraïbe et de la longévité de la faveur populaire,
la déportation des esclaves qui par la netteté de son phrasé, par sa
l'accompagna. Paru en 1905, ce voix dont l'éloquence évidente
livre met en lumière, en en démon- séduit les auditoires. Elle est pour
trant la logique historique, d'une ainsi dire depuis toujours la chan-
part l' im périalisme des Etats- Unis, teuse de jazz qui attire les foules les
d'autre part le terrible et inélucta- plus nombreuses. Technicienne
ble déclin de la république d' Haïti. accom plie, merveilleuse praticienne
Certes Haïti a été fondée par la vic- du scat, cet énoncé onomatopéique
toire de la première et de la seule si caractéristique du jazz, elle s'est
révolution accomplie par des escla- adaptée à tous les styles, depuis le
ves et par eux seuls. Mais la société swing de ses quinze ans jusqu'au
esclavagiste n'en a pas moins triom- hard bop, mêlant la ferveur à une
phé en fait. Haïti, depuis la pre- candeur ludique.
mière minute de son histoire, est en Il n'est pas exclu que la très
effet ravagée par le préjugé de cou- vive sympathie du public mondial
leur, hérité des anciens maîtres et s'adresse aussi au symbole que
qui obnubile toute la conscience col- représente Ella Fitzgerald, car elle
lective. C'est cette conscience per- incarne l'extraordinaire capacité de
vertie qui cristallise toutes les cc pré- la femme noire américaine, portée
tentions ridicules», toutes les par un acharnement tranquille, non
ccrevendications maladroites » et qui seulement à survivre mais encore à
rend les luttes aussi sanglantes triornpher au milieu d'un environ-
qu' in utiles . Totalement empêtrée nement doublen1ent hostile de
dans une problématique raciale fan- Blancs racistes et de mâles noirs
tasmagorique, la république d'Haïti obtus. C'est la vivante antithèse de
donne le spectacle d'un théâtre de sa congénère Billie Holiday.
l'absurde qui vient, comble d'infer-
nale ironie, nourrir et développer ce
même fantasme chez les autres peu- FOCCART, Jacques (1913-
ples. La doctrine de l'inégalité des
races produit forcément des effets a Synonyme, sous la longue pré-
posteriori qui sont récupérés comme sidence du Général de Gaulle,
fondements a priori de sa justesse. d'espionnage, de coups fourrés,

113
d'implacable chasse aux progressis- Ainsi, l'un des hommes qui
tes africains, Jacques Foccart fut auront le plus significativement con-
pendant cette époque le dictateur tribué à modeler l'Afrique moderne,
occulte de l'Afrique francophone, les fut une sorte de fée Carabosse dont
chefs d'État officiels n'étant que ses le zèle semble s'être alimenté exclu-
doubles voyants. sivement à l'instinct du mal.
Collaborateur de longue date du
général, aussi fidèle que dévoué,
Jacques Foccart en reçut mandat de Folklore
surveiller et d'orienter l'évolution
des jeunes Républiques africaines au
Le folklore est l'ensemble des
lendemain de leurs indépendances.
manifestations culturelles créées et
Très tôt, sa mission consista à limi-
transmises à la fois par le peuple et
ter la souveraineté des nouveaux
pour lui-même. Neuf fois sur dix ce
États issus de l'ancien Empire colo-
qui est donné comme folklore
nial français, principalement à con-
échappe à cette définition et n'est
tenir les oppositions progressistes, au
qu'alibi et mystification. Le critère
nom de la lutte contre l' expansion-
est celui de la vie et de la liberté.
nisme rouge, et, au besoin, à bri-
On peut museler un peuple à l'aide
ser ces oppositions.
d'un folklore mort comme il peut se
Jacques F occart mit dans l' ac- libérer grâce à un folklore vivant.
complissement de cette tâche un zèle L'autre critère est celui de l'exhibi-
jamais démenti, et une efficacité à tionnisme. Autant un folklore vivant
laquelle concoururent les services de est relativement secret et confiden-
renseignement français utilisés avec tiel, n'ayant nul besoin de se don-
virtuosité et les réseaux secrets diri- ner en spectacle pour exister, autant
gés sur le terrain par des fanatiques le besoin de mise en scène signe le
français de la domination africaine. folklore parodique, sclérosé dans sa
propre caricature. De cette double
Jacques Foccart, que le scrupule
vocation, les folklores noirs sont une
n'étouffe point, est surtout reconnu
illustration exemplaire. Ils consti-
comme l'instigateur de l'assassinat
tuent, d'une part, la source la plus
du leader patriote camerounais
vivante et la plus riche d'une cul-
Félix-Roland Moumié, le 13 octobre
ture populaire qui tend à se mon-
1960 à G~nève ; du sanglant contre-
dialiser et d'autre part, ils sont les
coup d'Etat qui, à Libreville en
instruments de la ségrégation par la
1964, ramène au pouvoir le vieil
perpétuation d'images régressives
autocrate Léon M'Ba, renversé
archaïsantes complaisamment répan-
deux jours plus tôt par de jeunes
dues à des fins racistes.
officiers; du rapt, en 1965, du lea-
der progressiste marocain Ben
Barka, sans doute assassiné par la
suite. Francophonie
Rentré dans l'anonymat après la
chute du général en 1969, Jacques Concept extrêmement contro-
F occart a bien repris du service en versé, comme toute rhétorique ayant
1986, avec l'intermède du gouver- apparemment pour origine le pou-
nement de Jacques Chirac, Premier voir, d'autant plus ambigu en
ministre de François Mitterrand; l'occurrence qu'il se dérobe obstiné-
tentative sans lendemain, comme le ment au libre débat. Constat ou
retour des gaullistes. projet? Rêve ou réalité?

114
S'agit-il de prendre bonne note jour s'enraciner en Afrique, hypo-
de l'existence d'une communauté thèse que l'on ne saurait exclure a
linguistique dont des républiques priori, ce sera comme l'Espagnol en
subsahariennes feraient naturelle- Uruguay ou en Colombie, le Por-
ment partie? Une telle allégation tugais au Brésil, l'Anglais en Amé-
est sévèrement réfutée par les intel- rique, c'est-à-dire en toute liberté,
lectuels africains alors qu'ils se ayant coupé le cordon ombilical qui
mobilisen t pour la pleine reconnais- l'attachait à l'ancienne métropole ou
sance des langues dites vernaculai- du moins à l'État français.
res, les seules ayant pour locuteurs
effectifs l'immense majorité de leurs
compatriotes, quand le français
demeure l'apanage d'une couche
Free jazz
minoritaire privilégiée qui d'ailleurs
le maîtrise insuffisamment. Forme d'expression musicale
N'est-ce donc qu'un canevas, apparue en mj}ieu noir américain à
une sorte de maquette qu'on partir de 1958 sous l'égide d'Éric
s'efforce de matérj aliser sur le ter- Dolphy, et confondue sans doute à
rain, ainsi que le montrent les ins- tort avec le jazz, dont elle n'a
titutions qui se créent l'une après retenu qu'une norme, l'improvisa-
l'autre dans un enthousiasme sans tion. Le free jazz répudie en effet
doute factice puisque leur dévelop- deux autres éléments considérés
pement ne dépasse jamais le stade l'onIme partie intégrante de l'essence
de l'embryon? Encore faudrait-il se du jazz: la régularité du rythme
demander qui en tirera le meilleur (donc la nécessité du swing), le
bénéfice. Le fait est que la culture thème mélodique comlne cadre d'un
et la création, au lieu d'être encou- discours collectif.
ragées également sur l'ensemble du D'une manière générale, le free
champ proclamé francophone, ne se jazz aspire à se libérer de toute con-
sont jamais autant concentrées à trainte. C'est la négation du jazz,
Paris. même si le free, appelé aussi new
Et si la francophonie n'était que thing, en conserve le pittoresque
le nouvel alibi d'une vieille domina- extérieur.
tion ? On constate en effet que le La musique noire américaine est
terme, apparu timidement sous le un concept qui déborde largement
Général de Gaulle, n'est devenu le jazz; on s'en doutait déjà, à vrai
tonitruant que sous la présidence de dire, mais avec la free music, cela
Georges Pompidou quand d'autres devient une évidence.
slogans - l'Empire français avant
la Deuxième Guerre mondiale,.
l' Union française sous la IVe Répu- FRELIMO (Front de Libération
blique, la Communauté franco-
africaÎne au début de la Ve - se du Mozambique)
furent irrén1édiablement démonéti-
sés, con1me pour prendre sa place Né en 1962 de la fusion de plu-
dans une lignée et succéder à une sieurs groupes clandestins ou en
génération révolue. exil, le FRELIMO, dirigé d'abord
Autant de tares qui comprornet- par Eduardo Mondlane, puis par
tent la viabilité de la francophonie Samora Machel, a parcouru l' itiné-
institutionnelle. Des théoriciens afri- raire classique d'un mouvement de
cains en sont arrivés aujourd'hui à libération nationale: infiltrations de
penser que si le français doit un partisans, actions de guérilla épar-

115
ses, puis généralisées, enfin longues par la beauté et la richesse de ce
négociations avec l'ancienne métro- qu'il découvre: «L'idée du nègre
pole débouchant sur la proclamation barbare est une invention euro-
d'indépendance en juin 1975. péenne ».
Le FRELIMO, à son tour, est Il est le premier, à l'époque
aux prises aujourd'hui avec le moderne, à renouer avec la connais-
RENAMO, mouvement clandestin lié sance que l'Antiquité avait de
apparemment à l'Afrique du Sud, l'Afrique, identifiant un style « âpre
dont la stratégie semble consister et sévère», qui «domine toute
essentiellement dans les raids de ter- l'Afrique» et est «l'essence de la
reur contre les populations civiles. civilisation égyptienne». Mais
l'esthète, relativement fin et assez
averti, coexiste avec le penseur
nébuleux et fantastique en proie aux
FROBÉNIUS, Léo (1873-1938) pires errements de 1'« âme alle-
mande ». On trouve chez lui l'ava-
C'est la lecture de l' anthropolo- tar germanique de la pensée « euro-
gue allemand Frobénius qui inspira péenne» inaugurée par Montes-
Senghor dans la création de l' idéo- quieu. « L'homme nordique semble
logie de la négritude. L'Histoire de prédestiné au jeu de la volonté,
la civilisation africaine (1936), tra- l'homme du sud à celui de l'aban-
duite en français en 1938, fut en don. »
effet pour ce dernier une révélation. Cette increvable antithèse qui
Cet ouvrage~ le plus célèbre et le passera de Montesquieu à Gobineau
dernier qu'il écrivit, venait couron- à Frobénius à Senghor, associe les
ner une carrière d'anthropologue « conceptions du monde » à la géo-
commencée en 1893 sous l'influence graphie, l'une «hyperboréenne
des idées de Friedrich Ratzel, théo- active», l'autre «équatoriale pas-
ricien de la géographie humaine. sive ». Frobénius y ajoute un certain
Pendant plus de trente ans, Frobé- nombre de rêveries « mystiques ». Il
ni us conduit une douzaine d' expé- voit dans la défaite allemande de
ditions en Afrique, plus quelques- 1918 l'échec du sens réaliste occi-
unes aux Indes et en Amérique du dental. Il prône un retour à l' émo-
Sud. À partir de 1925, il dirige un tion, au symbolisme et va les cher-
institut d'anthropologie et devient cher là où les peuples vivent encore,
en 1934 directeur du Musée pour la croit-il, en communion avec la
culture populaire de la ville de nature. Il a trouvé le svastika,
Francfort. symbole solaire du nazisme, dans
On trouve chez Frobénius le des broderies des Chango de l' Afri-
meilleur et le pire. Le meilleur de que occidentale et s'enivre de « sen-
ses travaux consiste dans la décou- sations cosmiques» en rapport avec
verte et la description des œuvres la « forme sacrée de l'état ». On sait
d'art et l'établissement de rappro- où de pareilles ratiocinations ont fini
chen1en ts et d' in terprétations par aboutir.
symboliques qui rendent certaines La relation que Frobénius entre-
de ses synthèses très séduisantes par tient avec la culture africaine et sa
les perspectives qu'elles offrent. Ses pensée à son sujet sont profondé-
premières recherches portaient sur ment ambiguës. Elles sont cepen-
Les faisceaux magiques de l'Afrique dant essentielles parce qu'elles sont
( 1894) et Les proues des canots du en partie à l'origine de la concep-
Cameroun et leurs motifs sculptés tion senghorienne de la négritude
(1897). Il est immédiaten1ent saisi telle qu'elle a été exprimée dans Ce

116
que l'homme noir apport~. Elles pratiques. Cette oscillation est celle
sont également exemplaires du qui se trouve entre l'image et la
genre de relation et de pensée réalité. Comment comprendre en
qu'ont beaucoup d'Européens effet la phrase de Frobénius : « Le
« amoureux de l'Afrique ». L'ambi- manque de dignité est le grand
guïté, l'am bivalence même pourrait- défaut des Noirs. » ? Elle peut en
on dire, se trouve dans l'étrange effet exprimer tous les sentiments
oscillation entre l'exaltation et le sauf l'admiration et le respect.
mépris qui ITlarque les paroles et les
G

GARRISON, William Llyod nourri la conscience collective des


(1805-1879) Noirs américains. Elle est vécue tan-
tôt sur le mode sublimé, dans l'art
et dans le jazz en particulier, tan-
Militant anti-esclavagiste blanc
tôt sur le mode de la possession et
de Nouvelle Angleterre, fondateur
du délire, tantôt sur le mode de
du Liberator, tribune virulente
l'action, et notamment du voyage,
Garrison est le chef de file d'un;
retour aux sources.
génération d'abolitionnistes radi-
caux, mais non violents, qui se L'originalité de Marcus Garvey,
signale aux environs de 1830 par né à la Jamaïque en 1885 (1887
deux revendications audacieuses: selon une autre tradition), considéré
l'émancipation immédiate (et non comme un père du panafricanisme,
graduelle) des esclaves noirs, leur est d'avoir créé un mouvement qui
intégration en tant que citoyens tentait de concilier ces deux derniè-
dans la société alnéricaine (au lieu res démarches, à la fois le symbole
du retour en Afrique que prône et l'acte.
alors avec succès l'American coloni- Aux foules populaires frustrées,
zation society). avides de sensations, incapables de
La généreuse et bouillante per- médiatiser, Garvey offrit tout de go
sonnalité de Garrison le portait la citoyenneté dans sa République
comme naturellement à un « pro- d'Afrique, avec sa cour de dignitai-
gressisme» qu'on qualifierait res en uniformes chamarrés, avec
aujourd'hui d'extrémiste, et qui son église orthodoxe africaine peu-
englobait à peu près tous les domai- plée d'anges noirs et de démons
nes, y compris l'égalité des hornmes blancs, en un mot l'intégration
et des femmes, l'engagement politi- immédiate dans des institutions
que des églises. Par sa fougue inal- actuelles et non pas rêvées. L'affaire
térable, Garrison a conféré à l' abo- se gâta lorsque Garvey, le chef ido-
litionnisme cette intransigeance lâtré de sa secte, voulut se transfor-
féconde qui allait porter Lincoln à mer en bâtisseur d'empire, plus pré-
la présidence et, indirectement, pro- cisément en directeur d'une compa-
voquer la guerre de Sécession et, gnie de navigation, société
par voie de conséquence, l'émanci- anonyme, destinée à transporter les
pation des Noirs. Néo-Africains sur les rives de la
terre promise. Non que mystique et
capitalisme soient existentiellement
inconciliables: le révérend Moon
GARVEY, Marcus (1885-1940) n'est-il pas là pour administrer avec
éclat la preuve du contraire?
Quoi qu'on en ait dit, la quête Mais l'État américain veillait
de l'identité africaine perdue, rêve avec ses policiers tous blancs, se~
refoulé par la bourgeoisie aliénée ou juges tous ségrégationnistes, ses
assumé par les masses, a toujours journaux tous racistes . Un prophète

118
noir, ce n'est jamais qu'un histrion drille, John Gillespie mérite large-
de plus. Mais un Noir à la tête ment son sobriquet de Dizzy - le
d'une compagnie de navigation? Et Cinglé, en argot américain. Histo-
p.our faire quoi? riquement associé à Charlie Parker
La fameuse déconfiture de la qu'il aida à accoucher du style be-
compagnie de navigation de Marcus bop, le trompettiste ne ressemble
Garvey, dont les historiens blancs pourtant guère au Bird, sinon par
ont coutume de faire des gorges une maîtrise instrumentale qui
chaudes, est probablement l'effet paraît relever de la voltige, et dont
d'une sombre machination. Garvey il fait étalage particulièrement dans
fut jeté en prison, puis expulsé. les tempos très rapides, comme dans
Salt Peanut. La musique de Dizzy,
Marcus Garvey marquera à
baroque, expressionniste, rutilante,
jamais l' histoire, comme le héros
est aux antipodes de la retenue par-
dont l'action, pour la première fois,
kérienne, et se réduit un peu sou-
voulut traduire dans la réalité le
vent aux prouesses dans le suraigu,
mythe fascinant de l'inéluctable
peut-être dans une intention de déri-
remembrement des fractions du
sion et d'auto-démystification. L'hu-
peuple noir dispersées par la traite
mour est une manifestation perma-
et l'esclavage.
nente de sa personnalité. Dizzy, qui
tire toutes les mélodies vers le bur-
lesque, invente lui-même des thèmes
Ghana (empire du) hilarants. Sans s'exposer, contraire-
ment à Louis Armstrong, à l'accu-
sation d'Oncle Tom qui en fait trop
Ancien État du Sahel ayant pré-
dans le but de plaire au maître
cédé l'empire du Mali dans le temps
blanc, il se montre sur scène éton-
et l'espace, le Ghana a eu la
nant comédien. Quand Dizzy
radieuse fascination du mythe pour
chante, c'est, naturellement, dans le
la génération des combattants de
style dit scat, propice aux onoma-
l'indépendance, munis enfin de la
topées, allitérations et autres calem-
preu ve, offerte par l' exh umation
bours plus ou moins scabreux.
d'un passé oublié, que les Noirs
avaient eux aussi fondé et gouverné On ne sera pas surpris que
de grands États. C'est au même Dizzy Gillespie enthousiasme les
esprit qu'a obéi l'adoption par foules, toutes races, toutes couleurs
Kwamé N'Krumah de cette appel- et tous continents confondus, tant le
lation qu'il substitua au trop trivial comique, la bête de scène l'emporte
Gold Coast, avec d'autant plus de chez cet artiste sur le musicien de
bonheur "et de retentissement que, jazz sans poésie, trop mécanique.
premier Etat d'Afrique noire à con-
Socialement et politiquement,
quérir son indépendance sur le colo-
Dizzy, à qui il est arrivé d'évoquer
nisateur, le nouveau Ghana renouait
son éventuelle candidature aux élec-
avec l'épopée.
tions présidentielles américaines, sert
de modèle aux bourgeois citadins
noirs, qui s'émerveillent de sa
GillESPIE, John Birks, liberté d'allure, de sa désinvolture
proche de l'insolence, de ses coups
dit Dizzy (1917- )
de gueule, moins décapants toutefois
que ceux d'un Art Blakey, en un
Extraverti, extravagant, presque mot de son anticonformisme flam-
extra-terrestre, facétieux, Joyeux boyant, mais sans risque.

119
GOBINEAU, Arthur, comte de protection de Tocqueville, se prenait
et fut pris au sérieux. Sa vogue
(1816-1882)
actuelle reste profondément équivo-
que parce qu'elle ne peu.t jamai~
U ne certaine mode voudrait expliquer clairement les raIsons qUI
actuellement réhabiliter Gobineau la fondent. La seule étude qui
comme écrivain, tout en niant son puisse éclairer les textes de Gobi-
racisme. Il s'agit en fait d'une neau est celle des fantasmes qui les
dénlarche hypocrite pour régénérer animent à l'état brut, comme ceux
un nouveau racisme, destiné à rava- des enfants, des aliénés, des
ler la façade décrépite de l'impéria- voyants. On l'a comparé à Nietzs-
lisme européen, sous couvert che pour en faire un théoricien de
d'esthétisme. Rien, en effet, ni dans l'élitisme, ultime avatar du racisme,
le style, ni dans les idées de Gobi- qui s'exprime dans son roman des
neau n'est digne d'estin1e. Il a été,
Pléiades (1874). C'est mécon?aît~e
à très juste titre, considéré par les
l'abîme qui existe entre une vItupe-
nazis con1me leur père spirituel. Il
ration vaguement nihiliste qui ne
place le Germain au sommet des
voit dans les hommes, toutes nations
êtres et le Noir au dernier rang.
confondues finalement, que « les
L'obsession raciste court tout au
imbéciles, les drôles et les brutes»
long de son œuvre, telle., qu.' elle
et une véritable et profonde
s'exprime dans le fameux E~sal sur
réflexion sur la force opposée à la
! 'inégalité des races hunlalnes (4
n10rale. Le reniement de la morale
vol. 1853-1855). Dans un style
chez Gobineau est une inconsé-
pérem ptoirement r.aiso~ne~r s'ex:
quence de langage. Rie? n'est ph~s
prime une idéologIe sImph,ste qUI
moralisateur que son dIscours qUI,
est, en fait, une mystique. Elémen-
logiquement aberrant, An~ cesse ~e
tai~e, viscéral, affectif, passionnel,
renvoyer à un ordre reve : «MaIS
tel apparaît Gobineau, bizarrem~nt
à mesure que les peuples blancs
semblable au Noir de ses descrIp-
sont descendus davantage vers le
tions ethnologiques. La puérilité de
sud, les influences mâles se sont
son argumentation étonne. « Les
trouvées moins en force, se sont
Européens sont les plus éminents
perdues dans un élément trop fémi-
par la beauté des formes et la
nin (il faut faire quelques excep-
vigueur du développement. muscu-
tions, comme par exemple pour l~
laire », les Noirs sont « hIdeux».
Piémont et le nord de l'Espagne) ou
Manger un lézard sans le cuire
cet élément a triomphé. »
prouve l'absence d'int~ll~gence. Un
dignitaire haïtien est rIdIcule parce
Jamais, il faut bien le dire, la
que « son habit brodé n'est pas
beauté de la phrase ne transcende
accom pagné d' un gil~t~), (SIC).
Quand une pareille st~~IdIte. Intel- - et comment le pourrait-elle - la
pauvreté prétentieuse des affirma-
lectuelle est déclarée genIale, II faut
tions (admirez, en effet, les « excep-
qu'elle réponde à d'autres critères
que ceux qu'elle revendique pour- tions », le discours ne se voulant
rien moins que scientifique). La
tant, de l'érudition historique et de
« science » de Gobineau a cependant
la philosophie, suivant lesquels on
trouvé des disciples puisque, bien
ne peut trouver chez Gobineau que
avant Senghor, il avait proclamé:
fatras et paralogisme.
« Le nègre est la créature humaine
Cet autodidacte, qui accéda à la plus énergiquement saisie par
une carrière diplomatique grâce à la l'émotion artistique. »

120
Gold-Coast (Côte de l'Or) ble et incontrôlée, Y. Gowon,
reconnaissent aujourd'hui certains
N om sous lequel l'administration historiens, déploie des efforts méri-
coloniale britannique désignait toires de prudence et de tolérance
pour ménager l'avenir. Le fait est
l'actuel Ghana.
que les Nigérians mettront finale-
ment peu de temps à se réconcilier,
au grand étonnement des observa-
Gorée teurs même les plus optimistes.
Y. Gowon allait être évincé en
Petite île au large de Dakar, la 1975 à la suite de dissensions au
capitale du Sénégal, Gorée prend sein de la junte et contraint de
avec le temps une charge symboli- s'exiler à Londres.
que de plus en plus significative, à
mesure que les Noirs, en Afrique et
ailleurs, réévaluent leur propre his-
toire et se l'approprient. Occupée GREGOIRE, Abbé Henri
tour à tour par les Hollandais, les (1750-1831)
Français, les Anglais, l'île servit
constamment d'entrepôt d'esclaves:
rassemblés là après avoir été captu- Cet ecclésiastique Lorrain, né
rés dans leurs villages, les Africains près de Lunéville, fut professeur au
attendaient leur embarquement pour collège de Pont-à-Mousson puis curé
l'Amérique. Là-bas, ils seraient ven- d'Emberménil. Il obtint des prix des
dus à la criée, comme en témoigne académies de Nancy, en 1773, pour
le roman de Harriet Beecher-Stowe, un Éloge de la poésie et de Metz,
et enfin livrés à des maîtres en 1788, pour un Essai sur la regé-
inh umains. nération des Juifs. Député du clergé
Un monument a été élevé à de Lorraine, il défend les Juifs
Gorée en 1987 en hommage à ces d'Alsace et demande leur complète
innocentes victimes de la forme la intégration. Il prend fait et cause à
plus barbare de racisme. l'Assemblée dans la question de
Saint-Domingue en publiant, en
1789, un Mémoire en faveur des
gens de couleur pour soutenir les
GOWON, Yakubu (1934- droits des mulâtres libres à l'égalité
civile, contre les restrictions qui les
Officier supérieur originaire du frappaient: défense d'exercer l' orfè-
Nord, mais non musulman, position vrerie, la médecine, la chirurgie,
très rare, Y. Gowon est désigné à d'user des mêmes étoffes, d'aller en
trente-deux ans comme Chef de France, etc.
l'État par la junte militaire nordiste Nommé évêque de Blois sur la
qui a renversé le général Aguiyi demande du département du Loir-
Ironsi le 22 juillet 1966. Il lui et-Cher, il participe aux travaux de
incombe ainsi de diriger la guerre la « Société des amis des Noirs». Il
dite du Biafra jusqu'à la reddition demande l'abolition de la royauté
de l'état-major sécessionniste le Il mais ne vote pas la mort du roi.
janvier 1970. Sénateur et Comte sous l'empire, il
Tandis que les images d'enfants appartient à la minorité passive de
squelettiques, au ventre ballonné, l'opposition. Élu député de l'Isère,
laissent peser sur l'armée fédérale le il sera exclu de son mandat par le
soupçon d'une soldatesque impitoya- pouvoir de la Restauration.

121
Dans son Mémoire en faveur ciens Grecs, l'identité noire des
des gens de couleur, l'abbé Grégoire Égyptiens était une évidence. I~a
s'attaque au « préjugé de couleur», vision historique lui permet de réin-
dont il note le développement très tégrer dans l'explication politique le
moderne dans les sociétés colonisa- fait moderne le plus massif et le
trices. Il y voit le « délire de la rai- plus omis en rappelant que « Bar-
son » : « Qu' im porte que les mem- row attribue la barbarie actuelle de
bres du corps politique aient le tissu quelques contrées d'Afrique au com-
réticulaire blanc, noir ou basané, merce des esclaves». L'ouvrage
pourvu que la société prospère ». En pèche cependant par un défaut de
bon janséniste, il identifie le droit composition qui révèle une rédac-
di vin au droit naturel et pense que tion hâtive. La réflexion critique
]a politique doit d'abord se fonder émaille en effet, au détour d'une
sur des principes intangibles: « La phase ou d'un exemple, un simple
liberté des hommes est un droit catalogue de tous les cas de génies
comme un besoin dans tous les cli- intellectuels qui se sont dégagés à
mats », contre le relativisme de l'époque moderne dans la classe des
Montesquieu et contre tout conser- esclaves en dépit des viles conditions
vatisme : « La résistance à l' oppres- matérielles qui étaient les leurs et
sion est un droit émané de Dieu et Inalgré l'absence totale de toute for-
reconnu par l'Assemblée natio- mation intellectuelle. Les exemples
nale ». Son utilitarisme ne confond sont empruntés essentiellement aux
pas prospérité et richesse. A l' argu- aires de colonisations espagnole et
ment: « Si vous perdez les colonies, surtout anglaise.
la banqueroute est inévitable», il
réplique: «On pourrait ,examiner
préliminairement s'il. est utile à la
France d'avoir des colonies». De
GRUNITZKY, Nicolas (1913-1969)
l'argument disant à propos des
esclaves: « S'ils cessent d'être avi- Métis d'une Togolaise et d'un
lis, la France fera banqueroute », il Allemand, N. Grunitzky a tiré le
dit: «Je vous avoue n'avoir jamais meilleur parti des facilités accordées
pu saisir la connexité de ces idées ». aux mulâtres dans la société du
L'ouvrage De la littérature des Togo à l'époque coloniale. Après
nègres (1808) est une offensive con- une bonne éducation universitaire
tre le racisme qui imprègne insi- reçue en France, il entre dans la
dieusement la pensée du XVIIIe siè- compétition politique togolaise pour
cle dans son opposition commode y faire figure de candidat « adminis-
mais souvent naïve entre « sauva- tratif», assuré du soutien du pou-
ges » et « civilisés » qui aboutit soit voir colonial. C'est l'éternel rival de
à l'instauration d'essences abusives, Sylvanus Olympio, favori des fou-
soit à des sottises empiriques, telle les africaines. Pendant toutes les
la réflexion de Hume: «Jamais on années cinquante, la scène politique
ne vit de Noir distingué ». Le rela- togolaise est accaparée par les
tivisme de Grégoire est historique et tumultes de leur compétition. Le
mobile, et non géographique et soupçon de fraude pesant sur les
pétrifié comme celui de Montes- élections coloniales, presque toutes
quieu. «Reconnaît-on la peinture gagnées par N. Grunitzki, reçoit
que César fait des Gaulois dans les une confirmation éclatante au scru-
habitants actuels de la France? » La tin de 1958, supervisé par une mis-
connaissance de l'antiquité lui sert sion de J'ONU (car le Togo est un
à rappeler le fait que pour les an- pays sous-tutelle de cette organisa-

122
tion) ; c'est S. Olympio qui en sort ethniques et culturelles de l'île. La
victorieux et deviendra le premier vocation sociale de sa poésie et de
Président de la République du Togo. son engagement viennent probable-
Après l'assassinat en 1963 de ment du sentiment qu'il eut de sa
Silvanus Olympio par des militaires place de mulâtre dans la société
putschistes, Nicolas Grunitzki, béné- cubaine. Sa poésie se veut proche
ficiant toujours de l'appui de la des rythmes et chants populaires
France, monte enfin sur la première hispano-africains. Il publie son pre-
marche du podium politique togo- mier recueil Motifs de rumba en
lais, entouré des officiers ayant par- 1930, suivi de Songoro cosongo
ticipé au meurtre de son prédéces- (1932) et West indies Ltd en 1934.
seur, et qui aggravent son impopu- Sous les dictatures de Machado puis
larité invétérée auprès des foules de Batista, il fuit au Mexique puis
togolaises. en Espagne. Il consacre à la révo-
Il est lui même renversé par un lution espagnole un Poème en qua-
putsch le 13 janvier 1967. Il meurt tre angoisses et une espérance
à Paris des suites d'un accident de (1937) ainsi que se~ Chants pour
la circulation. soldats et rumbas pour touristes
(1937). De retour à La Havane, il
rencontre Jacques Roumain. Après
la mort de celui-ci, il publie une
GUillEN, Nicolas (1903-1989) Élégie à Jacques Roumain (1947).
A nouveau en exil à partir de 1953,
Poète et journaliste cubain, fils il vit à Paris puis à Buenos-Aires et
d'un journaliste-imprimeur libéral ne rentre définitivement à Cuba
assassiné en 1917, Nicolas Guillen qu'après la chute de Batista en
réunit en lui toutes les composantes 1958.
H

HAilÉ, Sélassié (1892-1975) négus fut méthodiquement liquidé


au cours de l'année 1974 par
Nouvel avatar, après Booker T. l'armée dont les éléments progres-
Washington, du grand homme sistes s'étaient regroupés derrière le
« noir» proclamé par les Blancs, le Derg (comité militaire de coordina-
dernier négus a longtemps bénéficié tion). Devenu leur otage, Hailé
Sélassié mourut en résidence surveil-
dans l'opinion occidentale unanime
lée le 27 août 1975.
d'une image de rêve, radieuse, sans
la moindre tâche. Plus ou moins
inconsciemment, la presse impéria-
liste occidentale témoignait ainsi, Haïti (ou Saint-Domingue)
surtout dans les années soixante, sa
reconnaissance à l'empereur d' ani-
mer avec, vigueur et ténacité le L'île de Saint-Domingue, l'une
groupe d'Etats africains dit de Mon- des grandes Caraïbes avec Cuba, se
rovia, dont le rôle fut de contrecar- Bartage aujourd'hui entre deux
rer l'influence des dirigeants Etats: à l'ouest Haïti, habité par
progressistes - Kwamé Nkrumah des populations d'origine exclusive-
du Ghana, Mohamed V du Maroc, ment africaine; à l'est, la Républi-
Gamal Nasser d'Égypte, etc. - que dominicaine, aux populations
appelés groupe de Casablanca, qui mélangées. Saint-Domingue a été
prêchaient l'unité des peuples afri- politiquement unie jusqu'en 1844,
cains et la transformation des vieil- date de sa partition définitive.
les structures politiques et sociales. Deux traits, extrêmement trou-
La famine de 1973, où ne péri- blants; caractérisent Haïti: c'est le
rent pas moins de cent mille Éthio- seul Etat du Nouveau Monde qui
piens, fit voler en éclats la façade soit le produit d'une révolte des
moderniste du régime de Hailé esclaves importés d'Afrique; mais
Sélassié. Au sujet des réformes, c'est aussi le plus désespérement
l'empereur avait pendant trente ans pauvre en même temps que celui
multiplié les déclarations d'inten- qui connaît les formes de tyrannie
tion, mais n'avait procédé à aucune les plus primitives. C'est en 1803
réalisation véritable. Le paysannat que les descendants d'esclaves chas-
demeurait un semi-esclavage, le par- sent définitivement les Blancs, mais
lementarisme un rituel vain, la c'est pour ne plus cesser ensuite de
richesse et l'éducation apanages des s'entre-déchirer; chaque secousse,
familles des dignitaires, la liberté chaque coup d'État semble n'être
d'expression un sacrilège, la liberté qu'une marche de plus dans l'inexo-
des peuples à disposer d'eux-mêmes rable descente aux enfers. On
une utopie d'intellectuel. croyait qu'avec François Duvalier,
Miné par le doute ou la vive surnommé Papa Doc, le fond de
opposition de plusieurs secteurs de l'abîme avait été atteint par les Haï-
la société éthiopienne, le régime du tiens; Bébé Doc, le fils et succes-

124
seur de François Duvalier, a paru mode dans les années cinquante, il
avoir à coeur de démontrer qu'il avait, avec son grand orchestre,
n'en était rien, relayé à peine popularisé une formule primitive du
déch u, dans cette tâche, par le jazz ~ppelée boogie-woogie, mais en
Général Namphy et ses camarad~s lui insufflant une jeunesse, une fan-
militaires. Oublié Toussaint-Louver- taisie, un entrain de musique de
ture ! danse irrésistible: au milieu d'un
Échec et discorde semblent donc ouragan de riffs beuglés par les cui-
deux constantes de I'histoire des vres sans souci excessif d' harmonie,
Haïtiens. Des commentateurs répétés indéfinitivement mais sans
modernes ont cru pouvoir, de ces jamais lasser l'auditeur, Lionel, qui
prémisses, tirer une leçon hasar- préférait le piano dans ces occasions-
deuse : les Haïtiens se seraient con- là, brodait dans l'aigu des motifs à
damnés au Inalheur en chassant les la fois mélodieux et très cadencés.
Blancs, leur complément naturel. Le célèbre Ham's boogie est une
Il s'agit d'une nouvelle applica- bonne illustration de cette esthétique
tion des conceptions de M. Senghor de I'humour et de la disponibilité.
relatives à la répartition raciale des Il n'est pas étonnant que tant de
facultés de l'esprit, la raison étant musiciens bop et hard bop se soient
échue aux Blancs, et l'intuition aux formés auprès de Lionel Hampton
Noirs, complétées par la nécessité où ils étaient d'ailleurs apparem-
du métissage. ment encouragés à voler de leurs
Mais ces mêmes commentateurs propres ailes. Leur liste n'en finit
n'ont pas suffisamment tenu compte pas: Dexter Gordon, Fats Navarro,
d'une autre spécificité de l'histoire Kenny Dorham, Lucky Thompson,
de Haïti: c'est la seule colonie fran- Johnny Griffin, Clifford Brown,
çaise révoltée d'Amérique. L' histoire Jimmy Cleveland, Benny Golson,
de la colonisation française, illustrée Wes Montgomery, Art Farmer,
plus encore qu'ailleurs par la révo- Chico Hamilton, Howard McGhee,
lution de Haïti, a montré que les et d'autres encore.
Français sont tout à fait ignorants
de l'art de décoloniser et que,
quand ils y sont acculés, cela donne
lieu à des crises qui peuvent détra- HANDY, William-Christopher
quer le psychisme collectif d'un peu- (1873-1958)
ple indigène: l'Indochine, l'Algérie
et le Cameroun en témoignent.
Le musicien noir américain W.-
Haïti n'est peut-être qu'un peu-
C. Handy est un personnage très
ple qui ne s'est jamais remis des
con troversé. Ses détracteurs l'accu-
traumatismes de sa révolution.
sent en particulier de s'être affublé,
contre toute évidence, du titre de
«père du blues» (father of the
HAMPTON, lionel (1913- blues).
On lui a longtemps attribué, à
A la fois drummer, vibrapho- tort disent aujourd 'hui les spécialis-
niste et pianiste, ]' Américain Lionel tes, la paternité de blues aussi popu-
Hampton réussit la gageure d'être laires que « Memphis Blues» ou
considéré comme l'un des meilleurs « Saint-Lollis Blues » qui figurèrent
dans chacun des trois instruments toujours au répertoire d'un Louis
- et même tout simplement le Armstrong ou d'un Sidney Bechet;
meilleur au vibraphone. Très à la tout au plus les aurait-il, dit-on,

125
transcrits du folklore populaire Mecque de la négritude, est appa-
nègre, pour les éditer. remment close.

Harlem Harratine

Quartier noir, entre autres, abri- Communautés de race noire


tant plus du quart de l'immense annexées aux sociétés berbères
population noire de New York, Har- musulmanes du Sahara et de ses
lem, plus que tout autre ghetto eth- confins, les Harratines ont suscité,
nique américain, cumule tous les concernant leurs origines, d'innom-
effets de la ségrégation, les plus brables spéculations dont certaines
néfastes, à savoir la misère, la dro- relèvent de la littérature fantastique.
gue, le sous-équipement, le délabre- La condition servile des Harratines
ment de l'habitat, la criminalité, et leurs propres témoignages suffi-
l'anarchie administrative, étant les sent à la plausibilité de I'hypothèse
plus frappants, ceux aussi qui, seuls, selon laquelle ces communautés ont
retiennent l'attention des sociologues. pour origine les traditionnelles raz-
Mais Harlem, c'est aussi un zias des guerriers berbères contre les
mythe qui a fasciné les Noirs du populations noires des régions voi-
monde entier, ainsi que les poètes sines du Sahara.
et les artistes de toutes couleurs - En Mauritanie; où leur masse
mythe de la vitalité biologique et rend indécis un équilibre politique
artistique des descendants des escla- fondé théoriquement sur les effectifs
ves africains. respectifs des communautés nOIre et
Métropole de la Renaissance berbère, la loi abolissant l'esclavage
nègre, Harlem fut avant la dernière des quatre cent mille Harratines ne
guerre la terre de retrouvailles des date que de 1980 ! C'est en somme
Noirs venus des quatre coins de la le cas le plus récent, et le plus tar-
planète en quête de leur authenti- dif, d'une émancipation d'esclaves
cité, mais aussi la scène où triom- nOirs.
phèrent les génies qui ont illustré
leur littérature et leur musique.
C'est en particulier à Harlem, avec
Duke Ellington au Cotton Club, et HAWKINS, Coleman (1901-1969)
au Minton's Playhouse avec Char-
lie Parker, que s'élaborèrent le jun- Grande figure du jazz, à l'égal
gle ' s style et le be bop, les deux d'un Armstrong, d'un Duke Elling-
styles de jazz les plus séduisants de ton, d'un Charlie Parker, Coleman
l'histoire de la musique noire. Hawkins, qui enregistra en 1939 un
Comme tous les mythes, celui de Body and soul pour lequel l'admi-
Harlem n'a pas tardé à se désaccor- ration unanime des connaisseurs n'a
der de la réalité. Fuyant la drogue, pas faibli soixante ans plus tard, est
la misère et la délinquance qui considéré comme le pionner qui a
règnent désormais sans partage sur « civilisé» le saxophone ténor, ayant
Harlem, les grands artistes noirs donné un chant et un discours lyri-
américains ont émigré dans d'autres que à un instrument qui n'avait su
quartiers de New York. Quant aux auparavant que vagir et gémir con-
prophètes de l'identité nègre, ils ont fusément. Coleman Hawkins ne le
essaimé à travers l'Amérique et sur- cède aux autres grands créateurs du
tout en Afrique. L'ère de Harlem, jazz ni en imagination mélodique ni

126
en swing. Mais c'est surtout sa des facultés universellement possé-
sonorité magnifique, à la limite de dées par l'espèce humaine, à des
l'enlphase, qui en a fait un modèle degrés divers suivant les individus,
pour des générations de saxophonis- en les affectant à des degrés divers
tes ténors. à des groupes d'individus, ce qui est
En effet, exception faite de Paul le principe même de la généralisa-
Quinichette et de Wardell Gray, tion abusive. On découvre alors que
suicidaires imitateurs de l'inimitable « les Noirs sont d'un naturel pué-
Lester Young, Coleman a profondé- ril », « d'un caractère impulsif»,
ment influencé tous les grands spé- qu'ils n'ont aucune unité de
cialistes noirs du saxophone ténor, psychisme et de comportement»
y compris des artistes contempo- etc. La force du préjugé vient de ce
rains, boppers ou non, tels Sonny que ces observations sont forcément
Rollins, et même Archie Shepp, le vraies. La faiblesse du préjugé vient
prophète du free jazz. de ce qu'elles sont partielles et par-
tiales, ne reconnaissant que ces
traits chez certains individus et ne
les reconnaissant que chez eux. On
HERSKOVITS, Melville J.
peut alors démontrer tout ce qu'on
(1895-1963) veut et constituer des édifices de
« science » anthropologique gigantes-
Cet anthropologue américain est ques et monstrueux.
le vulgarisateur du concept d' accul- Soulevant un problème capital,
turation (voir ce mot), qu'il théorise Herskovits dit: « L'histoire de
dans The study of culture contact l'esclavage nécessite une ample révi-
(1938). Il définit les fondements sion ». Dans ses chiffres d'abord, où
d'une anthropologie digne de ce l'on ne trouve que la plus floue des
nom dans son livre: Man and his évaluations, au mépris de la plupart
works (1948) où s'affirme sa concep- des critères d'approximation utilisa-
tion dynamique de la culture. Mais bles; dans son esprit ensuite, lui
c'est avec L'héritage du Noir (1941) aussi scandaleusement réducteur.
qu'il donne un brillant exemple de Herskovits note:
la fécondité opératoire de ses con-
ceptions. Sous-titré « Mythe et réa- « Les récits fourmillent à tel point de
lité » cet ouvrage, qui se place dans récits de soulèvements, révoltes en tous
la grande tradition de l'intellectua- genres, grèves de la faim, suicides, qu'il
lité critique, confrontant les faits et est surprenant que la thèse de la doci-
les idées, remet à leur place de pré- 1ité de l'Africain ait pu prendre corps ».
jugés un ensemble d'assertions aussi
inébranlables qu' invérifiées et met On a mythifié l' eiTort jésuite
en lumière un ensemble de phéno- pour fonder une société pour les
mènes purement et simplement cen- Indiens au Paraguay au XVIIIe siè-
surés par une tradition d'observa- cle. Que sait-on de la ville de Pal-
tion dite scientifique. marès, fondée par des esclaves en
Il y a en effet un type d' obser- fuite qui comptait 20 000 habitants
vation qu'on pourrait appeler obser- en 1696 lorsque les Portugais mirent
vation dépréciative, qui fonde le sur pied une expédition de 7 000
préjugé. Herskovits met en relief soldats pour aller l'anéantir ? Avec
son mécanisme: « On oppose ce la réintégration des faits, Herskovits
qu'il y a de mieux chez les Blancs pratique aussi l'universalisation du
à ce qu'il y a de pire chez les regard anthropologique, appliqué
Noirs », ou encore on « spécialise » sans distinction à tout groupe hu-

127
main: « Si vous dites à un Blanc HOLIDAY, Billie (1915-1959)
que le lynchage vient de la coutume
de « crier haro», qui régnait parmi
Légende de son vivant, Billie
ses ancêtres tribaux de Germanie, il
Holiday morte devint mythe plus
est furieux ». On comprend dans ces
vite qu'aucun autre génie du jazz.
conditions, que cette œuvre remar-
Ses disques n'ont pas cessé de se
quable qu'est L'héritage du Noir
raréfier sur le marché et la familia-
n'ait guère eu le retentissement
rité du public avec son chant de
qu'elle méritait.
s'amenuiser. Si quelque souvenir de
Cette œuvre ouvre pourtant des la vraie Billie subsiste, loin de tout
voies et des perspectives d'une stéréotype, c'est finalement à la lit-
extraordinaire richesse. On y trouve térature surtout qu'on le doit, « jaz-
l'affirmation que « Les civilisations zistique » ou non, et notamment à
africaines comme celles de l'Europe son autobiographie, Lady sings the
ont contribué à former la culture blues, un classique de la culture
américaine ». On y trouve de pro- négro-américaine, au même titre
fondes réflexions sur l'abîme que que l'autobiographie d'Angela Davis.
constituent les conditionnements cul- Le moins troublant chez Billie
turels conscients et inconscients, Holiday n'est pas la parfaite iden-
notamment les ravages causés par tité de sa musique et de son destin
les discours de dévalorisation, avec d'artiste maudit en même temps
«les effets sur la personnalité que de Vénus déchue. Fille d'une
humaine d'une existence soumise à mère de treize ans et d'un père de
un système dualiste et non intégré quinze ans, abandonnée, violée à
de directives ». Le racisme constitue peine adolescente, alcoolique, dro-
en effet, chez ceux qui en sont vic- guée, prostituée, condamnée à la
times, une sorte de double bind, prison après la maison de redresse-
selon la terminologie de Bateson, ment, star de jazz trop claire de
qui les enferme dans la spirale de teint pour se produire dans une salle
l'échec inéluctable, puisque leur être noire sans alarmer les chiens de
est de ne pas être. On y trouve garde de la ségrégation, mais trop
enfin la question essentielle de la vie brune pourtant pour «franchir la
et de la liberté créatrice. Il s'agit de ligne », comme le montra en 1936
savoir certes « Dans quelle mesure une tournée avortée avec l'orchestre
l'individu est modelé par sa cul- blanc d' Artie Shaw, elle extrait
ture », mais aussi «comment il naturellement de cette existence un
l'influe!lce tout en s'adaptant à cri de désolation d'abord, puis de
elle ». A une époque où le discours révolte. Cette voix, qu'on crut avi-
culturel est le plus souvent un dis- née quand elle était rauque, cassée
cours de momification, on ne peut quand elle était sanglotante, sut
qu'admirer ce souffle revivifiant. aussi lancer le cri de guerre de
cc Strange fruit", quand les Arms-
trong et autres Lionel Hampton
s'en tenaient aux niaises pitreries de
HINES, Jim (1946- cc On the sunny side of the street".
Dans sa première manière, illus-
trée par ccTrav'lin' all alone ", Bil-
Sprinter noir américain, Jim lie avec sa voix magnifique, swin-
Hines passe pour le premier athlète gue et chante à tue-tête selon la tra-
à avoir couru le 100 mètres en dition naïve et spontanée des égli-
moins de dix secondes. ses baptistes et des beuglants du

128
ghetto. Par la suite, sous l'influence enlever, par les fermiers boers. Ils
des solistes de Count Basie, et disparaissent alors dans la masse
notamment de Lester Young, Billie prolétaire des coloured. Les groupes
se plie à des nuances de plus en bantous auxquels ils se mêlent
plus subtiles et même à des effets de retiennent certains des « cljcs» de
pure sophistication où certains ont leur langue. On redécouvre
cru entendre des échos d'impudeur aujourd'hui, réduits à l'état de
sinon de lasciveté. À sa mort, Billie curiosités ethnologiques, les quel-
Holiday était dans la misère, oubliée ques milliers qui vivent encore dans
des organisateurs de concerts. les zones désertiques du Botswana et
de la Namibie, miraculeusement
adaptés à un environnement inhos-
pitalier dont ils connaissent et savent
Hottentots utiliser les plus minuscules ressour-
ces de surface. Mais à présent que
Lorsque les Portugais prirent les immenses ressourses minières de
pied à la pointe sud de l'Afrique à ces régions sont décelées, l'issue de
la fin du XVe siècle, ils se heurtè- la compétition entre la flèche empoi-
rent à une population autochtone sonnée et le bulldozer pour la pos-
vigoureuse et hostile. Vasco de session de cet ultime territoire ne
Gama bat en retraite dans l'actuelle fait aucun doute. Auparavant, parce
baie de Sainte-Hélène. Francisco que le tourisme et l'ethnologie. sont
d'Almeida succombe avec les siens aussi des activités rentables, les
à Table Bay. Ce n'est qu'en 1652 Khoi-Khoin n'échapperont pas à
que des colons hollandais s'instal- l'humiliation d'être exhibés dans des
lent. Ils font venir l'abondante réserves.
main-d'œuvre dont ils ont besoin
pour cultiver la terre de tout le lit-
toral de l'océan indien, et pillent,
pour nourrir la nouvelle colonie, les
HOUPHOU~-BOIGNY, Félix
troupeaux plantureux de ceux qu'ils (1905- )
nomment Hottentots ou « béga-
yeurs» par allusion aux claque- Président inamovible de la Côte-
ments qui caractérisent leur langue, d' I voire indépendante, après avoir
le khoisan. Repoussés par le sud, été pendant quinze ans la personna-
par la colonisation hollandaise et se lité africaine la plus en vue de son
heurtant à l'est aux vagues des pays, Houphouët-Boigny bénéficie
migrations bantoues, les Khoi- d'une longévité politique supérieure
Khoin, ainsi qu'ils s'appellent eux- désormais à celle du défunt prési-
mêmes, ou « Hommes-hommes », se dent du Libéria, William Tubman,
replient dans le désert du Kalahari. et en passe de battre le record
C'est là que pendant trois siècles absolu du genre détenu par feu
les petits hommes bruns, se mêlant Haïlé Sélassié. Facteur légitime de
aux Boschimans, hôtes plus anciens suspicion ailleurs qu'en Afrique, ce
du désert et adoptant leur mode de trait n'a pas peu contribué à
vie, vont achever de mourir. De l'image de sage qui est en Occident
riches pasteurs et habiles forgerons, la représentation exclusive du fon-
ils redeviennent chasseurs de gazel- dateur du RDA.
les. De moins en moins nombreux, Quoi qu'on en ait dit, la place
ceux qui survivent sont d'une endu- de Houphouët-Boigny dans la cons-
rance et d'une sobriété étonnantes cience collective s'explique non par
qui les font rechercher, parfois même le rayonnement intrinsèque de son

129
caractère personnel, assez banal La prospérité proclamée de la
finalement, trop flexible pour figu- Côte-d' I voire, comme le succès de
rer un héros, mais par la fonction Tuskegee Institute, devait traduire
qu'il assume dans le conflit, latent dans la réalité sensible les vertus
et sournois, certes, mais réel, qui spirituelles de l'enchanteur; le
oppose le colonisé au colonisateur, drame de la dette vient de révéler
le Sud au Nord, et qui est le pen- qu'elle appartenait au domaine de
dant de l' opeosition entre Blancs et la fable, et que la gestion de
Noirs aux Etats-Unis. Dans cette Houphouët-Boigny avait été un
perspective, Houphouët-Boigny sem- délire d'extravagances, de prévarica-
ble avoir pris la succession au moins tions et de gabegie. Édifiante et
partielle de Booker T. Washington, plaisante illustration d'une maxime
symbole lui-même de l'esclave de selon laquelle nul n'est prophète en
maison par opposition à l'esclave son pays.
des champs.
Pour se donner une façade inter- HUGUES, Langston (1902-1967)
nationale de modération, tout en
appesantissant toujours plus ferme- Si Claude McKay fut le poète le
ment depuis bientôt trente ans le plus inspiré de la Renaissance nègre,
couvercle du parti unique sur une Langston Hugues en a certainement
population notoirement rétive, été le plus populaire. Il le doit peut-
Houphouët-Boigny est passé maître être surtout à sa relative longévité,
dans l'art d'associer la ruse tor- non en tant qu'homme mais en tant
tueuse à une coercition benoîte, que poète: né en 1902, il ne cessera
quoi qu'elle n'ait pas toujours su pas de produire jusqu'à sa mort à un
éviter l'effusion du sang. âge assez avancé, destinée très rare
Souple sinon obséquieux avec les sinon unique chez les artistes noirs de
capitales occidentales, mais cassant cette époque qui ou mouraient pré-
avec ses opposants; hérissant de maturément, ou étaient contraints
gratte-ciels le centre d'Abidjan, mais d'interrompre leur production par la
laissant les enfants barboter dans les misère, la drogue ou quelque autre
mares fétides des bidonvilles péri- accident. Cette pérennité, assaisonnée
phériques; intarissable avec les de voyages fréquents à travers le
journalistes blancs, mais réduisant monde, jusqu'en Afrique, en fit une
au silence les hommes de plume sorte de ponti{ex maximus de la poé-
ivoiriens, Houphouët-Boigny est sie négro-américaine. Son originalité
devenu la référence providentielle se définit par un engagement racial au
des mages à la poursuite du « chef ton sarcastique, et par une inclina-
charismatique africain», ce messie tion, peut-être fâcheuse, pour une ins-
piration de circonstance, qui intègre
de l'utopie ethnologiste, mais en
vérité potentat dûment confit en con- les préoccupations quotidiennes des
servatisme. foules urbaines noires, qu'il a délibé-
rément placées au centre de son
En se proposant en 1970 comme œuvre, comme en témoigne le person-
médiateur entre les racistes blancs et nage de sa création Jess B. Sim pIe.
les populations noires opprimées
d'Afrique du Sud, Houphouët-
Boigny n' a-t-il pas mérité de se voir Hutus et Tutsis
appliquer le mot cruel de W.E.B
DuBois à propos de B. T. Washing- Hutus et Tutsis, deux peuples
ton, son aîné: «l'entremetteur antagonistes, cohabitent conflictuel-
entre le Sud, le Nord et les Noirs. » lement à l'intérieur du Burundi et

130
du Ruanda, deux États d'Afrique Ruanda, les Tutsis sont minoritai-
centrale. Des massacres spasmodi- res et ne représentent que 20 % au
ques rythment traditionnellement plus de la population.
cette rivalité, le plus mémorable Les Tutsis détiennent le pouvoir
étant celui de 1972 où périrent envi- au Burundi et imposent leur hégémo-
ron cent mille Hutus du Burundi. nie à la majorité hutue en recourant
Selon l'ethnologie traditionnelle, les à des méthodes d'autoritarisme ségré-
1"u tsis, éleveurs d'origine « niloti- gationniste qui favorisent l'arbitraire
que », constituent historiquement et la violence. Au Ruanda, en revan-
l'aristocratie, et les Hutus, d'origine che, les Hutus, grâce à une révolution
bantoue et agriculteurs, la classe réussie en 1959, sont maîtres de
des serfs. Au Burundi, comme au l'appareil d'État.
I

Indigénat La loi française du 11 avril 1946


abolissant le travail forcé scandalisa
le colonat blanc, qui désespéra de
Néologisme de la littérature pouvoir désormais développer l'Afri-
administrative, le terme est censé que, avouant ainsi que, à ses yeux,
définir le statut du natif, de 1'« indi- le ferment de transformation du
gène» des colonies françaises d' Afri- continent noir, c'était avant tout la
que noire jusqu'à la veille de la sueur de l'indigène - et non,
Deuxième Guerre mondiale. comme prétendent les économistes,
Plutôt qu'une législation ou la l'investissement financier.
codification de décisions disparates
ou d'usages, comme le Code Noir,
l'indigénat est en vérité le constat de
l'absence de statut où croupit l'indi- Inkhata
gène, relégué ainsi dans une sorte
de néant juridique très commode
pour les divers pouvoirs. Si le Mouvement «culturel» zoulou
citoyen est celui qui jouit de la plé- dirigé par Gatscha Buthelezi, prési-
nitude des droits, l'assimilé celui dent du Bantoustan du Kwazilu
que la convention a déclaré l'égal situé sur le territoire du Natal,
du citoyen, au moins théorique- I'lnkhata intrigue l'observateur,
ment, l'évolué l'individu qui s'est étant le cas unique d'un groupe-
soumis volontairement aux contrain- ment d'opposition noire toléré par
tes de l'économie monétaire, l' indi- le pouvoir raciste blanc. Aussi le
gène, comme l'enfer, ce sont les soupçonne-t-on de n'être qu'un ins-
autres, tous les autres - tous ceux trument de division des Noirs et son
qui vivent dans le cadre du village chef une marionnette, ce que sem-
en se conformant à ses traditions, et ble confirmer sa rivalité sanglante
qui sont alors 95 % de la popula- avec l'ANC clandestin, qui, en
tion africaine. défrayant opportunément l'actualité
internationale, vient comme de juste
N'existant pas juridiquement ni confirmer les préjugés répandus par
civilement, l'indigène est taillable et les racistes.
corvéable à merci, en l'occurrence
passible des travaux forcés au gré Cette explication demande peut-
des réquisitions de l'administration être à être nuancée. Gatscha Buthe-
coloniale. Le soldat inconnu de lezi, comme les leaders de l' ANC ou
l'épopée coloniale, c'est l'indigène. du PAC, ne manque aucune occa-
Il a accompli des prodiges sur les sion de pourfendre l'apartheid ainsi
chantiers des travaux forcés: sans que ses conséquences désastreuses
lui, point de chemin de fer Congo- sur la vie quotidienne des Noirs; il
Océan, dont chaque traverse, dit- condamne l'érection des Bantoustans
on, repose sur un cadavre d'indi- en États indépendants; il revendi-
gène. que une meilleure répartition des

132
richesses entre tous les Sud-Afri- choisi pour servir d'écuyer à la
cains, sans distinction. Reine.
Mais il s'éloigne des théoriciens Lieutenant-colonel quatre ans
des mouvernents radicaux sur le plus tard, il commande la place
Illode d'émergence des leaders, pri- d'armes de Kano, en pays haous-
vilégiant l'appartenance ethnique et sah, autant dire en pays ennemi
sociale, quand ses adversaires ne pour un Ibo: car une vieille riva-
veulent prendre en compte que lité, jalonnée de sanglantes convul-
l'individu; de même, il croit à un sions, oppose traditionnellement
(\ socialisme africain », à une démo- Ibos, originaires du Sud-Est, com-
cratie « africaine », à des modes de merçants ou intellectuels, aussi actifs
gouvernement « typiquement » afri- qu'imaginatifs, aux Haoussahs du
cains, quand les radicaux croient à Nord, courbés sous la férule de féo-
des valeurs universelles, comme la daux musulmans.
lutte des classes, l'économie de mar- À la proclamation d'indépen-
ché, les libertés fondamentales. Le dance en 1960, A. Ironsi est géné-
modèle de G. Buthelezi semble être ral et l'officier le plus élevé en
Houphouët-Boigny ou feu Hailé grade. Aussi est-il nommé comman-
Sélassié, c'est-à-dire un dirigeant dant en chef de l'armée, poste qu'il
africain traditionaliste, modéré et occupe lorsque, le 15 janvier 1966,
« réaliste ». C'est un conservateur. le major Nzeogwu, un officier ibo
Sociologiquement, l'Inkhata peut comme lui, déclenche un coup
être l'expression politique d'un con- d'État, le premier de l'histoire du
servatisme résiduel africain, incarné Nigeria. Il est établi aujourd'hui
par de petits notables et propriétai- que le général ne prit aucune Hart
res ruraux des Bantoustans, et par dans la préparation du coup d'État
les modestes classes moyennes avi- et que seule la logique toute mili-
des de sécurité des townships. taire de l'officier le plus ancien dans
Si la représentativité de l' ANC le grade le plus élevé guida les puts-
est une évidence, la persistance d'un chistes: impuissants à substituer
certain conservatisme dans la société leur pouvoir à celui qu'ils venaient
noire sud-africaine en est une autre, de renverser, ils s'en remirent tout
aussi déroutante soit-elle. naturellement à Aguiyi, Ironsi et le
portèrent à la tête de l'Etat, portant
aussi à son comble l'exaspération de
IRONSI, Général Johnson ceux qui accusaient de longue main
les Ibos de viser au monopole du
Thomas Umanakwe Aguiyi pouvoir en leur faveur.
(1924-1966) Un second putsch fut donc per-
pétré en juillet 1966 par de jeunes
Dans un Nigeria où l'armée officiers nordistes, qui enlevèrent le
semble un secteur moins avancé. que général Aguiyi Ironsi et l' assassinè-
bien d'autres, Aguiyi Ironsi, un rent.
Ibo, paraît être de ces officiers dont Ces événements furent le pré-
on dit conventionnellement qu'ils lude de la guerre dite du Biafra qui
font une brillante carrière. Simple allait déchirer le pays jusqu'à
capitaine en 1956 quand Élizabeth l'année 1970, transformant la pro-
II visite le pays, c'est lui qui est vince ibo en champ de dévastation.

133
J
JACKSON, Jesse (1941- ques comme la meilleure représen-
tante de ce genre, la plus exem-
Bien que la présidence de la plaire non seulement par la pure!é
Southern Christian Leadership Con- de son style soutenu par une VOIX
ference eût échu à Ralph Abernathy énergique et lumineuse, mais aussi
au lendemain du crime de Mem- en raison d'une inspiration reli-
phis, Jesse Jackson était, à plusieurs gieuse qu'elle justifiait par des con-
titres, le véritable héritier de Mar- victions mystiques.
tin L. King. Jeune étudiant, il fai-
Mahalia Jackson était parvenue
sait partie de l'entourage proche du
à une telle popularité que c'est sans
grand leader noir et si, contraire-
doute la musicienne noire, avec Ella
ment à des déclarations qui devaient
Fitzgerald, dont il est le plus aisé de
le desservir plus tard, le Prix Nobel
se procurer les œuvres enregistrées
de la Paix n'est pas mort dans ses
à travers le monde.
bras, Jesse Jackson se trouvait bie?
au Lorraine Motel au moment ou
claqua le coup de feu fatal. Formé
ainsi à l'école de la non-violence, Jamestown
devenu de surcroît pasteur bapstiste,
Jesse Jackson se fait lui aussi ~ni-
mateur de croisades pour que JUS- Port de Virginie (État améri-
cain) où, en 1619, débarquèrent les
tice soit faite enfin en faveur des
premiers Noirs importés d'Afrique,
pauvres: Noirs, Chicanos, chô-
au nombre de vingt. Juridiquement,
meurs et petits fermiers blancs.
ces vingt Noirs africains étaient des
Né lui-même dans une famille
travailleurs sous contrat, et non des
très pauvre et de père inconnu,
esclaves: ils avaient donc le même
Jesse Jackson fait aujourd'hui ~~re statut que nombre d'hommes de
de deuxième grand homme polItIque peine blancs. Mais les Noirs devin-
noir de l'histoire des États-Vnis.
rent bientôt indispensables, s'étant
Candidat pour la deuxième fois aux
révélés infiniment mieux adaptés
élections présidentielles en 1988, J. que les serviteurs blancs au. clim~t
Jackson a gagné tant de primaires, chaud et humide de ce qUI allaIt
à la surprise de tous les observa-
devenir le sud des États- V nis, dont
teurs, qu'il devint l'homme clé de
l'économie s'organisait déjà autour
la Convention démocrate. Très
de la plantation. D'autre part, si un
populaire parmi son peu pIe, Jesse
forçat blanc ou un homme de peine
Jackson a réussi la gageure d'éten- rebelle ou transfuge se fondait aisé-
dre son électorat bien au -delà de la
ment dans la masse, il en allait
communauté noire.
autrement pour l'Africain dont la
couleur de peau, facilement répéra-
JACKSON, Mahalia (1911-1973) ble, semblait marquée d'avance par
le destin. Peu à peu, négritude et
Très célèbre chanteuse de negro- esclavage se trouvèrent inexorable-
spirituals, considérée par les criti- ment associés.

134
Au moment de la guerre d'Indé- s'est laissé submerger par la profu-
pendance, les Noirs sont 700 000, à sion des dégénérescences et perver-
peu près exclusivement concentrés sions diverses dont la plus popu-
dans Ie Deep South. Bien que laire, appelée rock-and-roll, déferle
l'importation des Noirs ait été inter- sous nos yeux comme un raz-de-
dite en 1820, leur nombre croît plus marée.
vite qu'il n'est naturel, des établis- Cette musique, sans doute la
sements sudistes s'étant spécialisés plus émouvante du monde, dont
dans l'élevage d'un bétail dont le l'influence est sensible aujourd'hui
prix augmente vertigineusement, à dans toute manifestation de l'art
proportion des besoins des planta- musical, n'est pas seulement pas-
tions de coton en rapide extension. sionnante en tant qu'esthétique, par
On compte donc 4 000 000 de Noirs le mariage de la syncope, d'un
en 1860, c'est-à-dire à la veille de chant aux accents très typés et du
la guerre de Sécession, swing légué par la rythmique afri-
Les États-Unis d'Amérique caine, mais aussi en tant que pro-
comptent aujourd'hui plus de 25 blématique sociale.
millions de citoyens dits de race noi- Si elle n'a pas été créée ex
res, représentant 12 % de la popu- nihilo, on est rétrospectivement
lation américaine. Mais ce chiffre effaré du dénuement instrumental,
trop abstrait ne donne pas une idée matériel et culturel spécifique du
exacte du poids virtuel de la com- jazz à sa naissance. C'est aux sono-
munauté noire. New York abrite rités du banjo, du wash-board et
1 500 000 Noirs, soit 19 % de la d'autres objets semblables, tirés du
population new-yorkaise, Chicago néant ou grossièrement bricolés par
1 150 000 (32 %), Détroit 800 000 les esclaves, souvent à la sauvette,
(47 %), Atlanta 255 000 (51 %), qu'il fait ses premiers pas. Il trouve
Washington (DC) 538 000, soit son inspiration et sa substance en
71 %, etc. combinant miraculeusement des
matériaux aussi hétéroclites que les
débris nostalgiques d'une Afrique
devenue mythique et les miettes du
Jazz folklore blanc, échos d'une culture
inaccessible.
Musique extraordinairement ori- Comment, de si peu de chose,
ginale inventée par les Noirs amé- les esclaves noirs et leurs descen-
ricains au terme d'une longue ges- dants, dans un environnement plus
tation parallèle à leur esclavage, hostile qu'il n'est imaginable,
mais dont ils ont été peu à peu allaient-ils extraire comme un dia-
dépossédés: la ségrégation raciale mant le seul art conquérant, aveé le
les tint à l'écart des succès du cinéma, du vingtième siècle? C'est
music-hall pendant plus de la moi- un sujet de spéculation qu'il con-
tié du vingtième siècle; l'adresse de vient d'abandonner aux spéciàlistes.
pâles imitateurs blancs, secondée Voici, en revanche, le constat que
par le mercantilisme anglo-saxon, peut faire le tout venant: les Noirs
eut tôt fait de monopoliser ou peu américains n'ont guère tiré profit du
s'en faut les scènes, les studios triomphe de leur musique.
d'enregistrement et bien entendu le Le jazz aura même, paradoxa-
marché du disque, en excluant lement, contribué au moins pendant
même les meilleurs musiciens noirs, un certain temps à la détérioration
au moins durant une longue du maigre crédit laissé aux Noirs
période; enfin, et surtout, le jazz par trois siècles de servitude. Sous

135
prétexte que son berceau légendaire, par Ie new-orleans style, Ie chica-
un ghetto nommé Storyville, était le goan style, Ie swing, Ie middle jazz,
seul quartier de la Nouvelle-Orléans Ie revival, Ie be-bop, Ie cool, Ie west
réservé à la prostitution, on a voulu coast, Ie hard-bop, Ie soul, Ie [unky,
voir dans la musique des Noirs le le free-jazz, sans compter les cou-
fruit de l'orgie sexuelle. Parce que rants dérivés, adjacents, tributaires
c'était dans sa première manière un - dont l'effet déterminant est de
art coloré, émotif, extraverti, popu- favoriser l'aliénation d'un art à lui-
laire, chahuteur, on lui fit une répu- même autant qu'à ceux qui le pra-
tation de musique de sauvages, tiquent, sinon son auto-destruction
music for savage people. Il a suffi comme il en va aujourd'hui avec le
que les slums retentissent des pre- free jazz.
mières ovations adressées aux Quid des modalités de produc-
orchestres de jazz dans le même tion des œuvres de jazz?
temps où les seigneurs de la prohi- Le jazz de concert, qu'on a pu
bition les transformaient en théâtres observer surtout pendant les années
préférés de leurs tristes exploits, cinquante au Carnegie Hall de New
pour associer la musique afro-amé- York, et à Paris salle Pleyel, et dont
ricaine au vice comme à sa tare le Modern Jazz Quartet fut un
congénitale. temps le fleuron ainsi que le Jazz at
Il est remarquable que la stra- the Philarmonic, a le grave défaut
tégie de la dépossession n'ait pas de faire bon marché de la créativité
attendu le déclin de ces préjugés pour fournir une musique répétitive
pour se déployer. Commencé tôt compassée et mondaine.
dans divers secteurs de l'art, le phé- N on moins théâtral mais sollicité
nomène devint éclatant avec l'appa- de surcroît par un vedettariat de
rition des techniques de la commu- mauvais aloi qui peut aller jusqu'à
nication de masse, aussitôt envahies privilégier la virtuosité gratuite et
par les musiciens blancs: ainsi, la même la bouffonnerie, le jazz de
vedette de The jazz singer, le pre- festival, illustré naguère par New-
mier film sur le jazz réalisé en 1927, Port aux États-Unis, et actuellement
n'est pas un Noir, mais un Blanc par Juan-les-Pins en France et
au visage barbouillé. Ce fut bientôt Montreux en Suisse, est un phéno-
scandaleux avec les fameux référen- mène plus récent: un public com-
d urns d'une presse aussi spécialisée posite, la participation d'invités
que partiale qui, à la veiUe de la d'inégale célébrité, y compris de très
guerre, proclamait régulièrement jeunes musiciens parfois, le laisser-
king of swing, non pas l.Jouis Arms- aller propre à la belle saison, épo-
trong ni Duke Ellington ni Count que préférée des festivals, l'osmose
Basie, ni Lionel Hampton, ni aucun entre les artistes et leur public, lui
autre grand musicien noir, mais... confèrent je ne sais quel caractère
Benny Goodman! de foire aux vanités.
Troisième piège enfin, la m usi- Le jazz de cabaret ou de dan-
que afro-américaine n'a pas su con- cing, qui fut la spécialité du défunt
jurer une excessive prolifération des Savoy à Harlem, s'est révélé sujet
écoles simultanées, successives, à l'appauvrissement, en raison de
parallèles ou confluentes, sous la l'hypertrophie des facteurs propres
pression toujours aggravée de l' exi- à stimuler la sarabande, sa raison
gence maniaque de renouvellement d'être. De là naquit un style de
propre à une société hautement musique presq~e exclusivement
industrialisée. Le seul premier demi- fonctionnel, le stomp, joué de pré-
siècle de vie du jazz a été traversé férence sur tenlpo moyen rapide,

136
énergiquement cadencé, dont le un rite mystique par lequel, incons-
Cotton club stomp, enregistré par ciemment, les descendants d'esclaves
l'orchestre de Duke Ellington en africains se réapproprient à la fois
1929, donne une excellente illustra- cette musique qui est leur création
tion. De tous les courants du jazz, de plus en plus menacée et une
c'est sans doute celui qui a le plus identité enfouie sous des siècles
vieilli. d'humiliation. La jam-session témoi-
Le jazz des studios d' enregistre- gne une fois de plus que l'art véri-
ment, foisonnant en chefs-d'œuvre, table, quel que soit l'environne-
est un incomparable foyer de rayon- ment, quelle que soit l'époque, est
nement de la musique afro- d'abord un appel au retrait sinon à
américaine en même temps que son la réclusion, à la communion sinon
meilleur principe de dynamisme et à la croisade, à la ferveur sinon à
de jouvence. Après les frustrations la transcendance.
du début du siècle, les musiciens
noirs se sont finalement emparés de
ce moyen d'expression jazzistique
Jazz Singer (The), 1927
sans cesse perfectionné par la tech- Premier film parlant de l' histoire
nique depuis son invention; ils l'ont du cinéma, l'œuvre met en scène,
colonisé sans complexe, au point comme son nom l'indique, un jeune
que certains d'entre eux, tel feu homme en proie à la passion du
Errol Garner, ont créé leur propre jazz. Si le film garde encore une
maison de disques et l'ont exploitée certaine valeur, c'est surtout par son
avec succès. Dans aucun autre témoignage indirect sur la ségréga-
domaine artistique américain, la tion et ses rigueurs, dont il est très
promotion des Noirs n'a été tentée, difficile de se faire une idée exacte
sinon réussie, avec plus d'audace et aujourd'hui. En effet, plutôt que
d'intelligence. d'engager un acteur noir pour jouer
Reste le jazz de jam -session, le rôle du chanteur noir, on dut
modalité de création sans précédent barbouiller de suie le visage d'un
dans I'histoire universelle de l'art. acteur blanc.
Les musiciens sont entre eux, libres
enfin de leur temps et de leur ins-
J usqu' à la veille de la dernière
guerre mondiale, raconte-t-on, Bil-
piration, exempts de toute préoccu- lie Holiday, dont la peau était très
pation de gain, d'épate ou de publi- claire, devait elle aussi se barbouil-
ci té. Merveilleux laboratoire de ler le visage avant de chanter
l'imagination collective et du génie, devant un public noir, sous peine de
la jam-session a ainsi accouché du susciter les représailles des racistes
style dit bop ou be-bop, dans le blancs. Interdit de scène, le trom-
décor crasseux et les nuits enfumées pettiste noir Bubber Miley, virtuose
du Minton's Playhouse, sur la de la sourdine wa-wa et inventeur
Cent-dix-huitième rue, à New York, avec Duke Ellington du style jungle,
pendant les années 1942-1944, épo- devait se cacher derrière un rideau
que bénie, rendue fameuse entre pour jouer avec des musiciens blancs.
autres par la séance du Minton's
précisément, au cours de laquelle le
guitariste Charlie Christian impro- Jim CROW
visa un solo immortel sur le thème
de Gipsy (rebaptisé pour l'occasion Caricature traditionnelle de
Swing to bop). La jam-session, I ' esclave noir dans les spectacles de
démarche spécifique de la culture ménestrels blancs, c'est, au XIX e
négro-américaine, apparaît comme siècle, un concentré du mépris api-

137
toyé et de l' incom préhension des des lynchages que les Blancs exer-
Blancs américains pour les Noirs. cèrent fréquemment contre les Noirs
Toutefois, pendant la Reconstruc- dans les villes industrielles du Nord
tion, le folklore noir détourne le au début du XXe siècle, Jim Crow
personnage et le transforme radica- se confond, dans l'esprit des Noirs,
1ement ; il symbolise alors la discri- avec le Ku-!<lux-Klan, et les règle-
mination et la ségrégation qui pour- ments des Etats sudistes autorisant
suivent les Noirs. la ségrégation sont appelés lois Jim
Aux périodes d'hystérie raciste, Crow aim Crow Laws).
en particulier lors des massacres et
K

KASAVUBU,Joseph (1917-1969) l'intervention de l'armée belge, la


sécession de Moïse Tshombé au
Protagoniste, avec Patrice Katanga, l'arrivée des Casques bleus
Lumumba, Moïse Tshombé et le de l'ONU; les puissances de l'ombre
colonel Joseph-Dé~iré Mobutu (futur n'ont alors de cesse qu'elles n'aient
maréchal Mobutu Sese Seko, prési- dressé J. Kasavubu contre le Premier
ministre, qu'elles accusent tour à tour
dent de la République du Zaïre) des
événements dramatiques dont le de manie de la centralisation, d'ori-
Congo- Belge fut le théâtre à partir de gines tribales douteuses, de marxisme
juillet 1960, l'indépendance à peine occulte. . .
proclamée, Joseph Kasavubu man- La caution de J. Kasavubu est
qua de caractère, non d'une réelle élé- indispensable pour procéder à l' arres-
vation morale; il a sans cesse oscillé tation du Premier ministre, première
entre la conscience de sa mission étape du long chemin qui va le mener
nationale et la solidarité avec Patrice au Katanga, à la mort.
Lumumba, élu du suffrage universel, Plus lucide, plus réfléchi, plus
d'une part, et d'autre part, diverses accessible au remords que ses compli-
sollicitations peu honorables, mais ces, J. Kasavubu survivra mal à
plus rassurantes, auxquelles il a fina- l'assassinat criminel de Patrice
lement cédé comme par lassitude, se Lumumba. Érigé en symbole de la
résignant à livrer Patrice Lumumba nation par la complaisance des Occi-
à une mort certaine. dentaux, c'est un chef de l'État bal-
Seuls les hasards de l' effondre- loté par des péripéties interminables
ment de l'autorité belge avaient pu qu'il ne dominera jamais vraiment:
mettre sur le chemin du futur martyr il appellera même Moïse Tshombé
de l'anticolonialisme un Joseph Kasa- aux affaires en 1965, alors que toute
vubu, ancien séminariste introverti et l'Afrique et un grand nombre de
gauche, séduit par un prophétisme Congolais vomissent cet individu,
devenu traditionnel chez les Bacongos assassin désormais reconnu de Patrice
depuis Simon Kimbangu. Lumumba; mais il le renverra le 13
La Table Ronde de Bruxelles, décembre de la même année, donnant
début 1960, a permis aux deux hom- ainsi à J oseph- Désiré Mobutu, le chef
mes d'émerger de la foule des préten- d'état-major de l'armée, le prétexte
dants à la direction du Congo- attendu pour le renverser.
Léopoldville ; leur auréole est consa- Le 24 mars 1969, J. Kasavubu
crée par les élections législatives de meurt d'une hémorragie cérébrale.
mai 1960, à la suite desquelles Patrice
Lumumba est désigné comme Pre-
mier ministre, flanqué de Joseph
KEITA, Modibo (1915-1977)
Kasavubu chef de l'État. Suit une
période de chaos et de convulsions
marquée par la mutinerie de la Force Avant de devenir l~ premier Pré-
publique, l'exode massif des Blancs, sident du Mali, Modibo Keita, après

139
une éducation honorable, avait exercé venu au pouvoir, fait bon marché
de hautes responsabilités militantes au des idéaux pour lesquels sa jeunesse
sein du RDA, et politiques dans diver- s'était enflammée.
ses instances du pouvoir français, y Àprès avoir eu le privilège d'une
compris le gouvernement. Tout sem- éducation cosmopolite qui, certes,
blait le destiner à être partie prenante devait beaucoup au hasard, il avait
au leadership spirituel de l'Afrique et élaboré une philosophie qui exaltait
les jeunes générations francophones les valeurs de tolérance, de solida-
plaçaient en lui leurs espérances les rité, de justice, d'abnégation,
plus belles. comme l'attestent en particulier son
Pourtant, sitôt enclenché l'engre- célèbre ouvrage Facing Mount
nage de l'émancipation, Modibo Kenya paru en 1937 et son rôle au
Keita ne fit pas souvent preuve de cinquième congrès panafricain
compétence ni d'expérience, il connut d'octobre 1945 à Manchester.
maints échecs en politique et dans la En ne prenant jamais franche-
gestion de l'économie. La fédération ment parti en faveur du mouvement
constituée à grand fracas avec le Séné- mau-mau, ce militant kikuyu fait
gal en 1960 ne mit que peu de mois preuve pour le moins d'opportu-
à se défaire. Sa plus grave erreur fut nisme. Habile manœuvrier, il a tra-
de favoriser le développement d'une versé avec brio toutes les vicissitu-
bureaucratie pléthorique aussi igno- des de la contestation et le voici en
rante de l'efficacité productive que des position enviable au moment où la
contrainLes du rigorisme marxiste, Grande- Bretagne décide de procéder
mais encline aux facilités de la corrup- à une révision déchirante de sa poli-
tion et de l'intolérance. Comme la tique; on est en 1959. En acceptant
Guinée, le Mali manqua cruellement
de négocier avec le colonisateur sans
d'une classe de cadres pouvant servir exiger en contrepartie une amnistie
d'armature au développement. générale pour les combattants tra-
Faute de libres débats au sein du qués dans les forêts, Jomo Kenyatta
parti unique, le régime ne put que
sacrifiait déjà symboliquement les
s'enfoncer dans ses vices et ses erre-
prolétaires noirs sur l'autel de
ments. À la population en attente de
l'alliance des privilégiés de toutes
bien -être et de progrès, Modibo
Keita, en désespoir de cause, ne peut couleurs. Il ne se départira plus de
prodiguer que la répression, comme cette politique.
partout en Afrique, certes; il se Élu président de la République
tro}lve que le Mali est entouré en 1964, il s'aligne progressivement
d'Etats inféodés à l'Occident, d'où sur le modèle inauguré conjointe-
les services parallèles guettent ment par l'Éthiopien Haïlé Sélassié
Modibo Keita, audacieux héraut de et le Libérien William Tubman,
l'an ti-colonialisme. tous deux admirateurs incondition-
Modibo est renversé sans sur- nels du capitalisme américain,
prise le 19 novembre 1968 par des auquel se sont déjà ralliés le tyran
ofticiers réactionnaires, menés par le camerounais Ahmadou Ahidjo,
lieutenant Moussa Traoré. Il meurt l'autocrate ivoirien Houphouët-
subitement en mai 1977 dans la pri- Boigny, auquel n'échappera guère le
son où il était détenu. Ghanéen Kwamé N'Krumah, mal-
gré son panafricanisme et son socia-
KENYATTA, Johnstone Kamau lisme. Autour de J. Kenyatta,
Ngegi (1891-1978) comme autour de ses pairs énumé-
rés ci-dessus, affairisme, népotisme,
Jomo Kenyatta est un exemple corruption, intrigues de sérail sévis-
africain de l'intellectuel qui, par sent.

140
L'université, les intellectuels, les les Britanniques, les Kikuyus n'ont
écrivains tels le brillant N'Gugi wa pas obtenu la rétrocession de leurs
Thiongo, emprisonné pendant douze terres, toujours exploitées par les
mois pour avoir écrit une pièce sati- riches fermiers blancs. Ils en éprou-
rique, sont la cible privilégiée de la vent un sourd ressentiment, source
sollicitude policière. L'opposition est de tension entre le gouvernement
publiquement humiliée, la presse kényan et les jeunes générations
bâillonnée. À la fin de sa vie, J omo kikuyu, dont le célèbre écrivain
Kenyatta, déchu de son mythe, N' Gugi wa Thiongo s'est fait le
n'est plus qu'une dépouille pitoya- porte-parole.
ble, symbole éloquent du prophète
qui a trahi sa mission.
KIMATHI, Dedan (1920-1957)
Kikuyu
Paysan kikuyu élu commandant
en chef mau-mau en août 1953 par
Peuple bantou habitant les hauts un congrès des combattants de base,
plateaux (highlands) au climat tem- Dedan Kimathi mène des actions de
péré qui s'étendent autour du Mont guérilla contre les fermiers blancs
Kenya, les Kikuyus représentent usurpateurs des terres fertiles des
environ le cinquième de la popula- hauts-plateaux (highlands). La
tion du Kenya. Au début du siècle, Grande-Bretagne tombe aussitôt
ils avaient dû abandonner leurs ter- dans le piège d'une guerre classique
res, les plus fertiles de la colonie, de reconquête coloniale avec son
confisquées par l'administration co- cortège habituel de ratissages, arres-
loniale britannique au profit de tations massives, contrôles, camps
riches fermiers blancs. d'internement, sans compter diver-
Au lendemain de la dernière ses atrocités, le tout préfigurant la
guerre, une armée clandestine ki- tragédie algérienne imminente.
kuyu, les Mau-Mau, engage une
Dedan Kimathi fut capturé, jugé
énergique guérilla contre l' adminis-
et pendu en 1957, mais le dénoue-
tration de la colonie; ses chefs,
ment du drame kényan allait se
dont le célèbre Dedan Kimathy,
faire attendre encore plusieurs an-
sont des paysans frustes mais réso-
nées.
lus; l'acharnement, aggravé de fré-
quentes atrocités, du corps expédi- Paradoxalement, la puissance
tionnaire britannique n'en viendra coloniale s'efforçait en même temps
jamais vraiment à bout. Dedan d' honorer son visage traditionnel de
Kimathy fut capturé et pendu, tan- libéralisme, se pliant aux consulta-
dis que Jomo Kenyatta, un intellec- tions avec les couches dites modé-
tuel kikuyu, qui avait longtemps rées de la population autochtone.
vécu en Grande-Bretagne avant de Au terme de ce processus, la voie
revenir dans son pays, entamait une du pouvoir pouvait s'entr'ouvrir au
carrière politique tourmentée, mais bénéfice des Africains, en attendant
finalement victorieuse, entièrement la proclamation finale d' indépen-
fondée sur le détournement à son dance du Kenya dans le cadre du
profit du combat mené par les Commonwealth le 12 décembre
Mau-Mau de Dedan Kimathy. 1963.
Malgré l'indépendance, procla- La faim de terre des Kikuyus
mée en 1963, sous le signe de la n'allait pas être étanchée de sitôt,
réconciliation de Jomo Kenyatta avec quant à elle.

141
KIMBANGU, Simon (1889 1-1951) rité du groupe, J'un des fondements
de la culture bantoue, et surtout du
secours des forces naturelles.
Simon Kimbangu, né au Congo-
belge (futur Zaïre), a eu la destinée
classique du fondateur de secte,
illustrant à la perfection le schéma KING, Martin Luther (1929-1968)
tracé par Voltaire à propos du père
des Quakers, Georges Fox. Martin Luther King, qu'on a
À l'origine, Kimbangu est un parfois, à tort, comparé à Malcolm
homme du peuple, un pauvre dont X..., incarne la première tentative
la révolte se cristallise sur l'apparent réussie d'un leadership noir aux
laxisme ambiant. Au sortir d'une États- Unis et il n'en fallut pas
crise mystique, il se lance dans une davantage pour que la condition du
prédication, qui est un mélange de Noir américain modifie profondé-
pratiques magiques et de préceptes ment sinon radicalement sa problé-
inspirés du christianisme. Le pou- matique. Avec King s'ouvre une ère
voir colonial belge, l'un des plus nouvelle dans I'histoire des Afro-
intolérants, ne tarde pas à s'alarmer Américains.
des succès de la nouvelle église, et À la différence du meneur que
entre en conflit avec le prophète le hasard de l'événement ou les
noir. Àprès maintes persécutions, affres d'une crise psychique jettent
Kimbangu est condamné à mort, du jour au lendemain sur la scène
mais mourra en prison. de l'actualité, King s'est inconsciem-
Étape finale, l'église kimban- ment préparé à son rôle. Fils d'un
guiste, forte de plusieurs centaines pasteur d'Atlanta, il est élevé par
de milliers (certains font état de mil- un ménage uni, dans une atmos-
lions) de fidèles, reçoit en 1960 la phère familiale où dominent le goût
consécration de la reconnaissance de la disci pline personnelle et
officielle. l'observation fervente des valeurs
L'aventure kimbanguiste a ins- authentiques du christianisme. Dans
piré une abondante réflexion ayant ce Sud où les descendants des escla-
pour objet les religions syncrétiques, ves importés d'Afrique sont écrasés
qui ont proliféré avec plus ou moins sous la botte du pouvoir blanc, la
de succès à l'époque coloniale dans foi est la meilleure arme de
les régions de civilisation tradition- l'opprimé, plus que jamais.
nelle bantoue. Certains auteurs Les King, privilège rare chez les
l'expliquent par le souhait incons- Noirs, ont assez d'argent pour faire
cient des Africains de voir émerger faire des études supérieures à leur
au milieu d'eux des héros noirs, fils. Martin Luther se dote ainsi
rivaux ou successeurs de Jésus- d'une culture philosophique éton-
Christ, le héros blanc par excel- nante, grâce à laquelle, découvrant
lence. Gandhi, il a la révélation de la
Il semble plus plausible que les non-violence.
religions syncrétiques soient de sim- L'affaire Rosa Parks, qui éclate
ples crises d'acculturation: le le 1er décembre 1955 à Montgo-
syncrétisme apparaît comme le sur- mery, Alabama, a surtout pour
saut final des croyances magiques fonction de révéler le jeune pasteur
en butte aux assauts des valeurs à lui-même et à sa communauté.
chrétiennes, lesquelles font la part Pour diriger avec succès le boycott
trop belle à la responsabilité de des autobus par les cinquante mille
l'individu ainsi spolié de la solida- habitants noirs - sur les cent-dix

142
mille que compte la ville -, il fal- mis en branle, peu à peu, un phé-
lait un homme qui eût des qualités, nomène redoutable dont le bruit et
non point innées et incertaines mais la fureur vont assourdir les décen-
acquises par une éducation labo- nies prochaines, et par lequel il
rieuse, une existence ordonnée et commence à être dépassé. Bientôt
1'habitude de méditations personnel- les révolutionnaires des Black Pan-
les. thers et du Black Power vont pous-
Exempt d'ambition, King put ser sur la touche le pasteur non vio-
surmonter les rivalités de clans qui lent, le doux disciple de Gandhi.
divisaient la communauté de cou- Prix Nobel de la Paix en 1964,
leur; appuyée sur une vaste cul- mais accusé d'être un apprenti sor-
ture, sa perspicacité lui suggéra très cier par le pouvoir établi, le para-
vite la mesure pathétique d'une doxe de King, à peine parvenu au
situation sans exemple dans l'his- zénith des passions, est de paraître
toire de son peu pIe. Un sang-froid déjà non pas même un pionnier, un
puisé dans son culte pour Gandhi ancêtre.
lui permit de traverser sans défail-
C'est le 4 avril 1968, à l'âge de
lance des épisodes cruels. Pour gou-
trente-neuf ans, que Martin Luther
verner, au cours de cette période
King est assassiné à Memphis, dans
cruciale, ses frères traditionnelle-
le Tennessee, où il était venu sou-
ment indisciplinés, King emprunta
tenir une grève d'éboueurs noirs.
à la Bible cette éloquence dont on
Son assassin est un certain James
découvre, en lisant ses harangues
jncessantes, les vertus miraculeuses Earl Ray, un Blanc obscur, dont on
d'apaisement. Le jour du triomphe n'a jamais pu démêler les mobiles,
final, ce fut moins sa modestie natu- bien qu'il ait été condamné à
quatre-vingt-dix-neuf ans de prison.
relIe qu'un exercice de mortification
qui l'aida à garder sa tête froide des
jours ordinaires.
Notable auréolé de la gloire des Ku Klux Klan
trophées, King va-t-il retourner au
sage anonymat et, comme les
médaillés des J eux Olympiques, cou- Organisation secrète de militants
1er le restant de ses jours dans la racistes blancs du Sud des États-
torpeur des béatitudes provinciales? Unis créée en 1866, c'est-à-dire au
Va-t-il, en somme, se dérober aux lendemain de la défaite des esclava-
pressions d'une conscience qui se gistes et de l'émancipation légale des
sent élue désormais pour la Justice? Noirs, le Ku Klux Klan est essen-
y songea-t-il seulement? tiellement la négation psychotique
En acceptant d'accéder au rang par les frénétiques du conservatisme
de prophète, King signe son arrêt de l'univers dont la guerre de Séces-
de mort. Ses campagnes répétées, sion a bon gré mal gré accouché, au
dont la plus célèbre est couronnée moins potentiellement. Les tumultes
par la gigantesque marche sur Was- divers, le va-et-vient, les hauts et les
hington de l'été 1963, ont le triple bas de son histoire ultérieure ne
effet de le vouer à la détestation et modifieront guère la nature de l' or-
aux agressions des Blancs ségréga- ganisation.
tionnistes, de l'ériger dans sa pro- Les Noirs libres, insupportable
pre communauté en héros charisma- illustration de la défaite du Sud,
tique, mais aussi de tisonner une sont bien entendu la cible fatale du
jeunesse noire chez qui couve le feu Ku Klux Klan qui n'aura de cesse
de la révolte; sa croisade a en effet qu'il ne les ait rejetés et confinés

143
dans l'enfer de la ségrégation et des Là -bas comme ici, les lois et les
lois Jim Crow, esclavage de fait. institutions officielles ont pu être
De même que la psychose qui le longtemps bafouées par les acharnés
tourmentait, les méthodes du Ku du statu quo, les idéaux publics
Klux Klan ne sont pas sans équi- impunément démentis.
valent en Afrique dans la période Horrible folie collective, certes,
immédiatement postérieure aux le Ku Klux Klan n'est pourtant
indépendances et symbolisée par pas, comme on l'a souvent dit, une
Jacques Foccart et ses fameux monstruosité de l'histoire, mais
réseaux, qui, eux aussi, niaient un l'expression permanente et univer-
monde où les Africains seraient selle, une fois faite la part du folk-
libres. On a également terrorisé les lore, du refus des transformations
populations noires, en les fusillant que la vie inflige aux sociétés, aux
ici sur la place publique, là-bas en rapports entre les peuples.
les pendant aux arbres ou par
d'autres formes de lynchage; on les Acculé par le Ku Klux Klan, le
a également décervelées, ici avec la peuple noir finit par relever le gant
parade de présidents charismatiques, et entama sa révolution un certain
là-bas avec les mascarades sinistres 1er décembre 1955 lorsqu'une cer-
des robes blanches et des croix taine Rosa Parks, modeste ouvrière,
enflammées. Les uns et les autres aussi anonyme qu'un indigène des
ont, en définitive, réussi à mainte- colonies, refusa fermement de céder
nir les populations noires dans la place où elle était assise dans le
l'abjection et la misère. bus à un voyageur blanc.
L

LABAT, père Jean-Baptiste, gène par l'amiral Pointis en 1697, et


dominicain (1663-1738) à la défense contre les Anglais, en
1703, par la construction de fortifica-
tions. L'objet unique de l'activité de
De tous les écrits suscités en
cet homme de chiffres est la rentabi-
Europe, aux XVIIe et XVIIIe siècles par'
lité, envisagée comme satisfaction
le commerce triangulaire qui s' ins-
intellectuelle et non seulement comme
taura entre l'Europe, l'Afrique et
vulgaire rapacité. À son arrivée, il
l'Amérique et dura près de quatre siè-
note: « Notre habitation était alors
cles, ceux du père Labat sont les plus
très pauvre et en mauvais état. Nous
instructifs à plus d'un titre. Par leur
n'y avions que trente cinq nègres tra-
contenu d'abord, ils constituent,
vaillant, huit à dix vieux ou infirmes
grâce à l'esprit scientifique de leur
et environ quinze enfants H.
auteur, soucieux d'engranger métho-
Son prédécesseur, absorbé par des
diquement les fruits de son insatiable
œuvres charitables, avait montré la
curiosité, une somme irremplaçable
plus grande négligence. Le père
de renseignements matériels. Mais ils
Labat met bon ordre à cela et son tra-
sont peut-être plus précieux encore
par l'incroyable et saisissant témoi-
vail porte bientôt des fruits: ((
Il
arriva à la Martinique un vaisseau
gnage que constitue cet esprit scien-
chargé de nègres (...) Je fi' en procu-
tifique même, appliqué à rationaliser
rai douze qui me coûtèrent 5 700
le commerce et l'utilisation des êtres
francs». Il admire la carrière d'un
hurnains, avec une tranquillité de
chirurgien:
conscience d'autant plus mon~trueuse
qu'eHe s'accompagne parfois de « Sa fortune avait commencé par
manifestations d'affectivité comme la l'achat qu'il fit de dix à douze négresses
sympathie et la pitié. Très savant, malades qu'un bâtiment négrier lui laissa
relativement sensible et totalement pour presque rien parce qu'on ne croyait
inconscient, le père Labat constitue pas qu'elles eussent quatre jours à vivre.
Cependant, il eut assez d'habileté et de
d'emblée le plus bel exemple du type
bonheur pour les guérir et elles se trouvè-
d'homme qui va devenir le rouage
rent si fécondes qu'elles lui ont produit
essentiel du pouvoir dans les sociétés. une infinité d'enfants, de sorte que les trois
rationalisées. sucreries qu'il avait et quelques autres éta-
Ce prêcheur donlÏnicain con1- blissements étaient toutes garnies de
mença par enseigner les mathémati- nègres créoles les plus beaux de l'île. ~)
ques et la philosophie à Nancy et à
Paris. Il part en 1693 en mission aux Il note, en toute objectivité et
Antilles. Il s'y révèle un remarquable sans commentaire, que les esclaves
administrateur, homme d'affaires, travaillent dix-huit heures par jour,
ingénieur. Il met son talent au service contre une ration de farine de ma-
du développement de la culture et de nioc. Il s'attriste sincèrement de son
l'industrie sucrières, dans les îles. Il in1puissance à empêcher qu'un de
participe à la lutte contre les Espa- (( nègre-mine de douze
ses esclaves,
gnols, témoin du pillage de Cartha- à treize ans», mange de la terre

145
jusqu'à mourir, parce qu' « il voulait gnie tout le fruit de leur travail, de leur
retourner chez son père». négoce, de leur industrie. »
Retiré à Paris à partir de 1716,
le père Labat consigne le fruit de En 1730, le père Labat publie le
son expérience antillaise dans le Voyage du chevalier des Marchais
Nouveau voyage aux îles d'Améri- qui raconte]' expédition d'un navire
que qui paraît en 1722 et connaît négrier, en 1724-1726, pour le
plusieurs éditions au XVIIIe siècle. compte de la Compagnie de Gui-
Tableau naïf et précis de la société née. Décrit en ses moindres détails
esclavagiste, il constitue contre elle, d'armement, de cargaison, de com-
et contre la volonté de son auteur merce, qui sont méticuleusement
le plus accablant témoignage. L~ chiffrés, ce voyage est un extraordi-
père Labat occupe les loisirs de sa naire reportage sur la traite des
retraite et son inlassable curiosité à esclaves. « L'île de Cayenne était le
la publication d'écrits et de relations lieu où le chevalier des Marchais
sur l'activité àes grandes compa- devait mettre à terre les nègres
gnies de commerce en Afrique. esclaves qu'il avait embarqués à
D'abord, en 1728, paraît la Rela- Juda. Il y arriva après une longue
tion de l'Afrique occidentale, rédi- et ennuyeuse traversée dans laquelle
gée à partir des Mémoires de M. de il perdit la moitié des esclaves qui
Bruë, chevalier du Saint-Sépucre, y devaient être vendus».
directeur général de la Compagnie En effet, sur 138 captifs embar-
du Sénégal de 1697 à 1720. Celui- qués, il n'en amena que 66 à
ci a, sur l'Afrique, des vues qui Cayenne. Cette perte que l'auteur
anticipent de deux siècles sur la déplore d'un point de vue purement
politique européenne. Chargé de commercial est attribuée par lui à
gérer des comptoirs commerciaux de l'alimentation, des fèves', qu'il faut
traite de marchandises et d'esclaves. de plus embarquer en Europe au
il caresse des projets de colonisation détriment de la capacité en mar-
territoriale pour exploiter les chandise. Il suggère qu'on s'appro-
« richesses irnmenses qui sont ren- visionne en mil en Afrique. Une
fermées dans ce pays et qui demeu- autre cause importante de déperdi-
rent presque inutiles dans les mains tion du butin est cette bizarre mala-
de ses habitants». Il rêve d' y « éta- die appelée « fantaisie» qui prend
bir des habitants blancs... des les nègres, qui ressemble à du déses-
familles que la misère fait beaucoup poir et les fait dépérir, se suicider
souffrir en Europe». Il pressent les ou se révolter inutilement. Le fait
enjeux de l'impérialisme économi- que ce bétail présente des réactions
que en s'opposant à l'introduction de « créatures humaines» incite seu-
de métiers à tisser pour transformer lement la compagnie à s'organiser
le coton produit en abondance: en conséquence en embarquant des
médecins pour I'hygiène et des
« Il n'est pas de l'intérêt de la com- armes pour la répression, cela ne
pagnie de les rendre si exacts et si habi- saurait en aucun cas entamer le sens
les, de crainte qu'ils n'en apprissent à commercial des excellents gestion-
la fin suffisamrnent pour se passer d'elle naires qui font la supériorité d'une
et de ses marchandises... Elle doit au
civilisation: « Il faut observer dans
contraire intn )duire chez ces peuples
une cargaison de captifs de ne pren-
l'usage des choses qu'ils ne connaissen t
pas encore, afin que s'y accoutumant, dre que le tiers des femmes. Elles
ils s'en fassent à la fin l' ne nécessité si sont moins recherchées aux îles que
absolue qu'ils ne s'en J..''L ;sent plus pas- les hommes», « Les enfants de dix
ser et qu'ils fassent p 1""1.' à la compa- à quinze ans sont les meilleurs cap-

146
tifs que l'on puisse conduire à l'Amé- géré le nombre et la diversité de ces
rique ». langues, présentant les langues euro-
Les écrits du père Labat sont péennes comme des facteurs d'uni-
entièrement dominés et animés par fication linguistique, alors qu'au fur
une sorte de théologie du com- et à mesure que la théorie de ces
l11erce, entièrement assujettie à la langues progresse, on constate plu-
finalité de la prospérité de l'indi- tôt leur homogénéité et leur capa-
vidu, de la compagnie, de la nation cité éventuelle à s'unifier pour deve-
comme vertu suprême. Par leur nir langues officielles et langues
vivacité, leur netteté, leur richesse, d'enseignement, permettant ainsi au
ils montrent la remarquable agilité plus grand nombre d'accéder à la
d'esprit de leur auteur, son sens du connaissance par le canal qui leur
calcul et son don de l'observation. est familier et favorisant la conser-
Il ne lui manquait qu'une ombre de vation d'un précieux substrat cultu-
sens critique. Comment ne pas sou- rel.
rire en effet de l'entendre confier Les langues africaines portent en
qu'« on ne pèse point la gomme, on elles-mêmes une histoire qui reste
la met dans une mesure cube appe- encore en grande partie à déchiffrer.
lée quantar, d'une grandeur dont Le fait que le hottentot, isolé en
on est convenu avec les Maures et Afrique du Sud, présente des ana-
dont les Européens ont soin d' aug- logies avec des langues du groupe
menter la capacité toutes les fois nilotique atteste l'unité du continent
qu'ils en trouvent l'occasion» ou et les plus anciennes migrations qui
encore «qu'on a soin de ne leur l'ont parcouru, alors que la langue
porter d'armes à feu que défectueu- malgache appartient au groupe des
ses» et de conclure en affirmant langues des îles du Pacifique. La
que les Maures «sont voleurs de grande majorité des langues de
profession. .. C'est en vain qu'on y l'Afrique subsaharienne peut se rat-
cherche des vertus morales, on n'y tacher à un noyau d'origine dit
en trouve point ». Niger-Congo. Dans ce noyau, les
langues du groupe bantou sont cel-
les qui offrent entre elles le plus
d'analogie, témoignant du caractère
Langues Africaines relativement récent des migrations
qui les emmenèrent du centre vers
La situation linguistique de l'est et le sud, depuis le fan
l'Afrique est l'objet de maints jusqu'au zoulou en passant par le
débats et en même temps mal con- lingala, le kongo, le luba, le xhosa.
nue. Tout le nord du continent, du Le swahili appartient à ce groupe
Maroc à l'Égypte, parle l'arabe. Le linguistique et peut donc offrir un
reste de l'Afrique, sauf la Tanzanie accès facile à un très grand nombre
dont l'unique langue officielle est le de locuteurs. Le groupe des langues
swahili (voir ce mot), vit une situa- de l'Afrique de l'Ouest est plus
tion de bilinguisme entre une lan- diversifié, mais six de ces langues
gue officielle européenne: anglais, atteignent les cinq millions de locu-
français, portugais. espagnol, maîtri- teur et trois dépassent les dix mil-
sée par une minorité et des langues lions. Le groupe kwa qui réunit les
vernaculaires pratiquées par la Yorubas, les Ibos et les Akans
majorité mais qui ne sont pas ensei- compte probablement une trentaine
gnées en dehors de quelques cercles de millions de locuteurs.
de folkloristes, à titre de curiosités Entre les régions arabisées et la
ethnologiques. On a beaucoup exa- zone Niger-Congo subsiste l'aire des

147
langages nilo-hamitiques, la plus empruntés à un grand nombre de
intéressante pour la connaissance de parlers africains; ce langage est né
l'antiquité africaine. Ces langues, au moment des travaux de la ligne
issues d'un tronc afro-asiatique, de chemin de fer Congo-Océan,
offrent des parentés avec le sémiti- entre Pointe-Noire et Brazzaville, de
que et l'égyptien ancien. La théo- 1922 à 1934. À ce type linguistique
rie de ces langues, actuellement très appartient l'afrikaans, issu du hol-
différenciées, est très controversée. landais, parlé par le groupe des
On pourrait cependant peut-être Boers en Afrique du sud et qui est
relier certains traits du berbère une des deux langues officielles de
d'Afrique du Nord au nuer d'Afri- la république sud-africaine. Il a lui-
que centrale, au masaÏ d'Afrique de même produit le fanagalo appelé
l'est et au khoisan (ou hottentot) aussi kitchen kaffir ou mine kaffir.
d'Afrique du Sud. Les plus ancien- Le cas de l'afrikaans permet
nes inscriptions trouvées en Afrique, d'aborder le problème de l'avenir
au Soudan, à Méroe, en caractères d'une langue en Afrique, quelle que
grecs, appartiennent à cette famille, soit son origine. L'afrikaans s'est
de même que la civilisation de Kush probablement condamné comme
en Nubie, christianisée au VIe siècle langue de culture quand son destin
et conquise par l'Islam au XIVe siè- s'est trouvé lié à l'apartheid et que
cle. Beaucoup de langues parlées en la législation sur l'éducation séparée
Éthiopie, au Soudan, au Tchad, se l'a donné comme langue unique de
rattachent à ce groupe, mais celle l'éducation bantoue pour prévenir
qui s'est le plus remarquablement tout velléité d'émancipation. Quand
développée est le haoussa qui on connaît les implications racistes
compte actuellement une vingtaine d'une grande partie du vocabulaire
de millions de locuteurs dans le afrikaans, on mesure l'~tendue du
nord du Nigeria. La culture haoussa mépris que montre cette' loi et son
doit son importance, son étendue et caractère de provocation. Depuis
sa stabilité dans le temps au fait 1953, la révolte des écoliers noirs
qu'elle a été précocement véhiculée contre les conditions de l'éducation
par des textes écrits en caractères bantoue se poursuit avec des épiso-
arabes après la conquête islamique des tragiques comme celui de
et latins à l'époque moderne. La Soweto, qui fit de nombreux morts
langue haoussa n'a cependant pas parmi les enfants. Ez'kia Mphahlele
connu une destinée analogue à celle (voir ce nom) fut chassé de l'ensei-
du swahili, devenu langue moderne gnement en 1952 pour avoir pro-
à part entière. Cela est dû au carac- testé contre ce projet meurtrier.
tère ésotérique et religieux de l'écrit Ayant été lui-même intellectuelle-
dans la culture haoussa. ment formé à la fois par son expé-
Par ailleurs, l'âge de la coloni- rience et par la lecture de la litté-
sation a vu naître de nombreux rature anglaise, il mesurait la gra-
patois qui viennent s'ajouter aux vité de l'enjeu.
multiples dialectes des langages ver- L'avenir d'une langue est lié à
naculaires. C'est le créole des îles de deux questions extrêmement sim-
l'océan indien, Réunion, le criola ples. Permet-elle d'accéder à la cul-
du Liberia et les nombreux pidgins ture du passé par son patrimoine
qui se sont développés sur la côte propre ou par les traductions qu'elle
du golfe de Guinée. Un cas intéres- peut mettre à la disposition de ses
sant est celui du kituba, mélange de locuteurs? Permet-elle à une véri-
langues bantoues, kikongo et lin- table création de s'épanouir, c'est-
gala, avec le français et des termes à-dire lui fournit-elle les conditions

148
de liberté d'expression qui lui sont tion ( 1961 ), repris ensuite dans
indispensables? Une certaine fran- Cinq études d'ethnologie (1969).
cophonie militante politico-culturelle Contacts de civilisation en Martini-
est ainsi en train de stériliser le que et en Guadeloupe (1955).
français en Afrique, malgré l' arse- L'ensemble de ces écrits ne permet
nal et les dépenses d'un lourd dis- pas de se faire une très haute idée
positif de promotion, pour avoir, de l'activité critique de l' intelligence
pendant des années, censuré toute chez Leiris, qui semble d'une très
dénlarche intellectuelle tant soit peu grande complaisance à l'égard des
créatrice, fatalement toujours plus poncifs culturels les plus éculés,
ou moins critique, et encouragé la rnaquillant le conformisme paresseux
médiocrité de productions anodines;, de sa pensée par un esthétisme su-
prétentieuses et faussement hardies, perficiel.
en tout cas inoffensives pour un Si Leiris s'est intéressé en effet
pouvoir tyrannique. De même, pour à l'art et aux cultures d'Afrique,
ennoblir et promouvoir le kikuyu, il c'est en transfuge blasé d'une cul-
ne suffit pas d'écrir en kikuyu, il ture européenne dont il n'avait
faut écrire ce que N gugi (voir ce apprécié que la permissivité, incapa-
nom) écrit... et qu'on lui interdit du ble d'en saisir la renaissance créa-
reste d'écrire. Le naufrage de l' ins- trice dans Je surréalisme, réduit
truction, verrouillée, sabotée, négli- pour lui à quelques chahuts. C;es
gée, livrée dans le rneilleur des cas traits marquent de façon insuppor-
au bon vouloir, à la « charité » et table l'Afrique fantôme, bible main-
la « protection» de l'extérieur, tes fois rééditée de l'Européen ama-
l'étouffement de la création par le teur de virées africaines: qu'elles
bannissement, la censure ou l'em- soient administratives, commercia-
prisonnement, autant de maux qui les, enseignantes ou autres, elles
rongent la possibilité d'expression et seront parées, grâce à Leiris, de fris-
ruinent par conséquent le langage. sons aventureux et de sensations
exotiques qui auront toute la saveur
de l'interdit et le confort de l'impu-
nité. Dans l'enquête qu'il effectue
LEIRIS, Michel (1901- après la guerre, aux Antilles, pour
le compte de l'lTNESCO, Leiris ne
s'élève jalnais au-dessus d'un style
Une importante partie de creux, parlant de la « diffusion de
l' œuvre de Leiris concerne l' ethno- notre patrimoine culturel dans les
logic. Elle est inaugurée par la par- masses de couleur », et de relnar-
ticipation qu'il prit à l'expédition de ques mesquines ou complaisantes.
Griaule à travers l'Afrique de Dakar C'est à lui qu'on doit l'appréciation
à Djibouti dans les années 1930 et que « jusqu'à la Révolution de 1789
le livre qu'il publia en compte le Code noir sera le seul texte don-
rendu: L'44frique fantôme (1935). nant aux esclaves un semblant de
Deven u , par la grâce de ce livre, garantie juridique». IJ note que « le
une autorité de l'africanisme et de manque de persévérance est le vice
l'ethnologie académiques, il occupa majeur du caractère antillais» et
une chaire au Collège de France et nous n'échappons pas, à propos de
accomplit diverses missions pour la Césaire, à l'énoncé que le « don
France ou l'UNESCO en Afrique, en lyrique est généralement regardé
Haïti et aux petites Antilles, qui lui comme l'un des traits les plus frap-
fournirent la substance de divers pants du génie nègre». ()n ne
essais et relations: Race et civilisa- s'étonnera donc pas que dans Race

149
et civilisation, il n'ait pu formuler The Coming of the Black nation
qu'une critique extrêmement molle (1965), et des recueils de poésie:
et verbeuse de la notion de race. Dant's hell, a poem for Black hearts
et Black magic.
Son entreprise d'un «Théâtre
Révolutionnaire» s'apparente étroi-
Léopoldville
tement à celle d'Artaud et de son
« Théâtre de la cruauté ». Il la pré-
C'est le nom que porta jusqu'en sente ainsi: « Le théâtre révolution-
1966 l'actuelle Kinshasa, l'ancienne naire doit prendre les rêves et les
colonie belge recevant alors quant à rendre réels. Il doit isoler les cycles
elle le nom de Congo-Kinshasa, rituels et historiques de la réalité. Il
avant d'être définitivement dénom- doit aussi être une nourriture pour
mée Zaïre en 1972. ceux qui ont besoin de nourriture et
une propagande audacieuse pour la
beauté. » Les situations sont d'une
extrême violence, augmentée encore
LERol, Jones (1934- par le caractère schématique de
l'intrigue et l'outrance des mots. On
Les textes de LeRoi Jones, en atteint cependant, au-delà d'une
dehors des qualités poétiques qui les caricature délibérément provocante
font puissants et durables, consti- et agressive, une étrange profondeur
tuent un des plus brûlants témoi- poétique et subversive et une insup-
gnages de la radicalisation de la portable vérité. Quand dans Police
génération des i~tellectuels noirs des il pose la question: « comment con-
années 60 aux Etats-Unis dans leur vaincre le flic noir de se suicider»,
lutte contre le racisme et la ségré- quand dans Black Mass il raconte,
gation. Ils passent en effet d'une suivant Elijah Muhammad, com-
intégration modestement mendiée ment la « Bête blanche» a été créée,
au rejet réactionnel pur et simple. il ne ménage ni les hypocrisies ni les
On sait peu de choses de susceptibilités. Par ailleurs, il donne
l'enfance d'un auteur très discret également dans le machisme le plus
sur lui-même. Il termine ses études exacerbé, voyant dans la femme
aux Universités de Howard puis de blanche le diable, dans la femme
Columbia. En 1960, il voyage à noire la faiblesse et l'abnégation.
Cuba et commence à écrire dans les Cri de révolte contre l' asservisse-
revues de poésie beatnick. Il se par- ment raciste, l'œuvre de LeRoi
tage ensuite entre la poésie, la cri- Jones crève quelques-uns des puru-
tique musicale et surtout le théâtre, lents abcès que I'humanité nourrit
avec The Baptism (1962) et The et dissimule, c'est dire qu'elle fait
Toilet (1963). En 1964, il dirige le mal très sainement.
Harlem youth oportunity program
et donne ses pièces les plus fameu-
ses: Dutchman (Le Métro fantôme)
et The Slave, suivies, en 1965, de
Littératures africaines modernes
Slave ship, Black Mass et en 1967,
de Home on the range, Police et L'usage s'est imposé de distin-
J\;lad heart. Cette période d'intense guer des littératures africaines tra-
création est marquée aussi par la ditionnelles, orales le plus souvent,
publication des essais sur la musi- en langues dites vernaculaires, les
que: Blues people (1963) New littératures africaines modernes,
black music (1965), sur la politique rédigées en langues européennes

150
d'importation, dites véhiculaires, à la défense du français contre l'inva-
savoir l'anglais, le français, le por- sion de l'anglais. Nouvel avatar de
tugais - la seule langue africaine l'assimilationnisme, cette entreprise
habituellement admise dans cette d'orchestration suppose la baguette
catégorie étant l'arabe, moyen d'un stratège qui s'est assuré des
d'expression naturel des écrivains moyens de réduire la troupe à
soudanais. l'obéissance. C'est un fait que, mal-
Très contestée, cette opposition gré trente années d'indépendance
apparaît de moins en moins justi- des républiques francophones afri-
fiée, de plus en plus vieillote: caines, nulle industrie du livre ne
Chaka de Thomas Mofolo, le pre- s'y est développée, nul appareil de
mier monument littéraire de l'Afri- production, de diffusion et de recon-
que moderne, paru en 1911, a été naissance des œuvres littéraires. Les
rédigé en langue vernaculaire, le créateurs africains doivent toujours
sotho, ensuite traduit en anglais. se tourner vers Paris, plus imbu que
Quant au concept de « langue ver- jamais de ce pouvoir de vie ou de
naculaire » lui-même, il est devenu mort.
vain alors que tant de créateurs Entreerise mystique, la franco-
indigènes s'efforcent d'élever leurs phonie d'Etat, avec ses dogmes et ses
langues à la dignité littéraire, rédi- consignes, suscite forcément prosély-
geant leurs œuvres en haoussah, en tes et détracteurs, également sectai-
kikouyou, en swahili, en wolof, et res; comment éviterait-elle de pro-
qu'un succès sans précédent auprès céder en séparant le « bon grain de
des publics indigènes récompense l'ivraie », le fils reconnaissant de
ces entreprises. N'est-ce pas ce que l'ingrat, de s'immiscer de quelque
firent au début du XVIe siècle de façon dans la création, trop tentée de
jeunes poètes français pour conjurer l'orienter? Venues de Paris, des lis-
la menace de sclérose inhérente au tes d' œuvres jugées sulfureuses,
latin, langue étrangère imposée par d'auteurs décrétés indésirables ou
la colonisation? bienvenus sur la base de leur refus
ou de leur acceptation de la franco-
Radicalisant cette argumenta-
phonie, circulent: la censure prati-
tion, de jeunes linguistes africains,
quée dans les républiques francoeho-
en particulier à l' Université Marien
nes africaines rappelle le Moyen-Age.
N'Gouabi de Brazzaville, vont jus-
Ce climat d'intolérance et de
qu'à récuser le qualificatif d'« afri-
contrainte a précipité les écrivains
caines» appliqué aux littératures
africains de langue française dans
écrites en langues européennes, pour
deux camps rivaux sinon antagonis-
le réserver aux seules œuvres ora-
tes dont l'un, composé des zélateurs
les ou écrites, en langues afric~ines,
sincères ou intéressés de la franco-
vernaculaires ou non. - C'est tomber
phonie, très hostiles à l'engagement,
de l'excès européo-centriste dans
se disant plus artistes que moralis-
l'excès de dogmatisme inverse.
tes, a pour figure de proue Léopold
Deux séries de réflexions d'une S. Senghor, l'ancien président du
tout autre nature peuvent être déve- Sénégal; dont l'autre, formé
loppées au sujet des jeunes littéra- d'auteurs que leur engagement a
tures africaines liées aux langues jeté dans la dissidence, poursuit,
importées. mutatis mutandis, le combat inau-
La première concerne l'hypothè- guré par feu Frantz Fanon et feu
q~e de la francophonie, politique de Cheik Anta Diop.
l'Etat français se proposant de On sera surpris que les auteurs
mobiliser des peuples africains pour africains francophones n'aient pas

151
encore été découragés de créer; au Corollaire de la précédente,
contraire, dans cette société accablée l'autre réflexion, en mettant en
de coercitions, le souffle de l'inven- parallèle la littérature francophone
tion s'exalte sans cesse davantage. et la littérature anglophone d' Afri-
C'est ce qu'atteste l'actuelle florai- que, en tant que phénomènes his-
son d'œuvres diverses, publiées par toriques, fait ressortir avec éclat
de petites maisons souvent dému- l'interaction heureuse de la liberté
nies, mais combien entreprenantes d'expression, de la formation d'un
et imaginatives, en marge des gran- nombreux public et de l' enracine-
des institutions éditoriales de la ment d'une langue coloniale dans la
bourgeoisie française dédaigneuse ou masse de la population, dans le ter-
paternaliste. reau de sa vie quotidienne, au -delà
des rites d'une administration et
Seuls les diffuseurs, étroitement
sans égard pour les affres d'une
tributaires des mécanismes du cré-
couche privilégiée.
dit et du bon vouloir des banques,
Bien que, à l'image du Nigeria
se sont à la fin lassés de distribuer
et du Cameroun, les pays anglopho-
une littérature devenue par défini-
nes et les pays francophones aient
tion suspecte aux dirigeants politi-
souvent des frontières communes et
ques trop prompts à s'alarmer des
abritent des peuples apparentés, les
prétendues menaces de subversion.
pratiques politiques, héritées de
Les tiroirs des auteurs sont donc
deux mentalités coloniales très éloi-
remplis de manuscrits, les caves des
gnées, différent tellen1ent que la
petit~ éditeurs regorgent de volumes,
censure d'ouvrages et la persécution
mais dans les librairies et les kios-
d'auteurs, monnaie courante d4ns le
ques les ouvrages d'auteurs indigè-
système francophone, sont à peu
nes et les journaux du cru brillent
près inconnues chez les anglopho-
surtout par leur absence.
nes, quelle que soit la forme de
Ainsi s'expliquent le piétine- gouvernement. Critiques, débats,
ment, sinon le recul du français, controverses s'étalent librement;
constaté par maints observateurs, au l'anglais au Nigeria devint très tôt
bénéfice de l'anglais, mais aussi le passage obligé de tout échange
l'avènement des langues vernaculai- d'idées d'abord, puis l'instrument
res, trop heureuses et légitimement privilégié de l'expression des senti-
impatientes de combler le vide créé ments, signe d'une pénétration pro-
par la censure. L'institution a sans fonde dans les âmes. Non que
aucun doute favorisé la longévité de l'anglais eût été élu par Dieu pour
systèmes politiques fondés sur la ce rôle de toute éternité, mais parce
contrainte, incapables de résister à que, indocile aux combinaisons des
la dénonciation; mais c'est aussi stratèges impériaux, il s'était fait
elle qui contribue le plus à la mar- accessible à tous, se mettant ainsi au
ginalisation du français en Afrique, service des peuples. C'est ce qui jus-
en le confinant dans des fonctions tifie son attraction sur les Africains.
de pure liturgie administrative et Qui ne serait fasciné par la seule
dans le rituel vide des partis uni- langue où se débattent aujourd'hui
ques. Le français en Afrique risque librement, sans tabou, tous les pro-
de devenir bientôt une langue blèmes qui préoccupent les peuples?
morte, comme le latin l'était déjà en Le gouvernement de Sa Majesté
France au début du XVIe siècle. On faisant interdire et saisir un ou-
s'est à force d'aveuglement précipité vrage, tout en menaçant d'expulser
dans le mal que l'on prétendait vou- l'auteur du territoire national, pour
loir éviter. protéger un tyran africain ami d'une

152
dénonciation jugée sacrilège, voilà colm X fit trembler l'Amérique des
qui est proprement inconcevable. années 60 et périt assassiné. Comme
C'est pourtant la mésaventure que père du Black Power, il est à l' ori-
connut en 1972 l'écrivain franco- gine, au -delà de la répression féroce
phone camerounais Mongo Beti, qui a détruit le mouvement, de la
coupable de publier à Paris Main prise de conscience par la commu-
basse sur le Cameroun. nauté noire de sa dignité, de ses
Ainsi s'explique l'essor fulgurant droits, de sa place et de son impor-
de la littérature africaine de langue tance dans la nation américaine.
anglaise, qui vient de parcourir en Son existence répète et magnifie
quelques décennies seulement, sur- le destin de son père, prêcheur bap-
classant son aînée francophone, le tiste poursuivi par le KKK, chassé
chemin qui mène du berceau, du Nebraska par l'incendie de sa
symbolisé par le roman d'Amos maison, mort dans le Michigan
Tutuola « The palmwine drinkard » dans un accident de voiture. Cinq
paru en 1952, à la consécration des six oncles du jeune Malcolm
internationale du Prix Nobel périssent assassinés pendant cette
décerné au Nigérian Wole Soyinka période féroce. Il s'agit en effet
en 1986. Ainsi aussi s'explique d'imprimer dans l'âme des anciens
l'émergence d'un public indigène esclaves une terreur de nature à dis-
assez large pour absorber au moins suader toute velléité de sortir du sta-
la majeure partie du tirage astrono- tut d'exclusion et d'infériorité qui
mique du roman de Chinua Achebe leur est fait. « Que le monde sache
Things fall apart (Le monde s'effon- combien les mains de l'Oncle Sam
dre), soit plus de deux millions sont sanglantes! » dira Malcolm X.
d'exemplaires - chiffre inimagina- Une fois son père mort, sa mère
ble pour une œuvre africaine en devenue folle, elle qui, très claire
langue française. elle-même, le haïssait, pensait-il,
On a tenté d'expliquer ce déca- parce qu'il était le plus clair de ses
lage comme une conséquence arith- enfants - « J'appris à haïr chaque
métique de la comparaison des goutte de sang que je tiens de
populations francophones et des l'homme blanc qui a violé ma
populations anglophones. C'est pré- grand-mère» -, sa vie connaît le
cisément l'arithmétique qui infirme parcours fatal de la misère et de la
cette thèse: aux dernières statisti- délinquance, tantôt cireur de chaus-
ques, l'Afrique dite anglophone (y sure à Boston, tantôt barman à
compris les quatre millions de Harlem, en maison de correction à
Blancs d'Afrique du Sud) comptait treize ans, en prison à vingt-et-un
environ 207 millions d'habitants, ans, où il se retrouve condamné
contre 102 millions pour l'Afrique pour dix ans.
noire dite francophone - soit un C'est en prison qu'il fait con-
rapport de 2 contre 1, seulement. naissance avec la prédication d'Eli-
jab Muhammad, père fondateur des
Black Muslims. Cette mystique
LITTLE, Malcolm dit Malcolm X noire le révèlera à lui-même et lui
permettra de se former intellectuel-
(1925-1965) lement en orientant son énergie vers
la méditation de son destin de
Pour avoir su exprimer de façon paria. En 1952, sorti de prison, il
saisissante ce qu'est la condition des travaille à Detroit et devient un res-
Noirs dans un monde dominé par ponsable des Black Muslims, mais
une idéologie ségrégationniste, Mal- avec un style et un ton qui lui sont

153
propres: « Ne vous offusquez pas qu'il affrontait témérairement.
lorsque je dis que j'étais en prison; L'assassinat et la calomnie eurent
c'est cela l'Amérique: une prison ». raison de lui physiquement et idéo-
Il abandonne les chemins d'une logiquement. L'image de Malcolm
mystique purement compensatoire X est en effet la plupart du temps
vitupérant les « diables blancs», qui réduite à quelques clichés grossiers
permet surtout à Muhammad le présentant comme agité d'une
d'anesthésier et d'exploiter à son frénésie raciste convulsive, ce qui lui
profit la frustration des Noirs en les attire la dévotion d'admirateurs
berçant de l'espoir d'un avenir douteux et le prive de l'audience
radieux, pour celui de l'analyse poli- que l'intelligence qui anime son dis-
tique: « Les Noirs attendaient la cours mériterait. Ce n'est pas un
tartine qui devait leur tomber du État noir qu'il rêvait de constituer,
ciel ou le paradis dans l'autre utopie dont il est facile de montrer
monde. Celui d'ici-bas étant réservé l'illusion, mais un lobby contre les
aux Blancs». En 1963, il se brouille lobbies. Il avait, pour sa commu-
avec Elijah Muhammad et fonde nauté, une ambition créatrice et non
l'Organisation de l'unité afro- consommatrice: « Il y a ségrégation
américaine, dont l'ambition est de lorsqu'on dépend de quelqu'un
susciter une dynamique idéologique d'autre ». En consacrant la rupture
noire à l'échelle mondiale. affective qui lui est imposée, il en
Malcolm X met alors son génie annule plus sûrement et plus saine-
rhétorique et son expérience des ment les effets destructeurs: « Je ne
meetings, acquise chez les Muslims, pense pas que nous devions cher-
au service d'une pensée politique cher à aimer qui ne nous aIme
rigoureuse et audacieuse. çoncret et pas» .
percutant, il touche efficacement, L'été 1964 fut à Harlem celui
avec les seules ressources d'une élo- d'un véritable pogrom, répliquant à
quence sans faille, à la fois les fou- une fermentation propice à toutes
les, qu'il galvanise, et le système les provocations. Malcolm X voyage
ségrégationniste, auquel il porte des ensuite au Proche-Orient et en Afri-
cou ps mortels. « Le bulletin de vote que. Lorsque la France le refoule le
a plus d'importance que le dollar », 9 février 1965, il sait qu'il n' échap-
dit-il à une bourgeoisie noire qui se pera nulle part à ses ennemis. Il
contenterait volontiers de gratifica- tombe le 21 février 1965, une fois
tions purenlent matérielles et dont il rentré aux États-Unis, sous les
caricature la conciliante servilité: coups d'un fanatique obscur, pré-
«Voyez comme nous progressons, senté comme un dévot d'Elijah
je peux pren?re le thé à la Maison Muhammad. Au cours des années
Blanche! » A la bienveillance oc- 1965-1966 naît le Black Power, issu
troyée, il réplique par la désignation de la parole orgueilleuse de Mal-
des in tolérables scandales d'un passé colm X, redoutablement claire,
pesant et d'un présent inique: impardonnablement lucide: « Ces
« Pendant trois cent dix ans, nous gens-là ne savent pas ce qu'est la
avons travaillé dans ce pays sans morale. .. Ils ne s'efforcent pas de
toucher un sou ( . . .) Tant que le mettre fin à un mal parce que c'est
Blanc vous envoyait en Corée, vous un mal, ou parce que c'est illégal,
versiez votre sang, mais lorsqu'on ou parce que c'est immoral; ils n' y
détruit vos églises à la bombe, vous mettent fin que si cela constitue une
n'avez plus de sang. » menace pour leur existence. »
La réplique à ce discours fut à Les discours de Malcolm X ont
la mesure de sa force et de la force été publiés en France sous le titre

154
Le Pouvoir noir (Paris, Maspéro, rer et de déboucher sur la souverai-
1966), son Autobiographie recueillie ne té totale, au moins formelle.
par Alex Haley a été publiée chez
Grasset (Paris, 1966), avec une
excellente préface de Daniel Guérin.
LOUIS, Joe (1914-1981)

Joe Louis a été, avec Ray


Lobengula (1836 1-1894) « Sugar» Robinson, l'un des tout
premiers visages de Noir américain
à devenir familiers aux Africains,
Fils et successeur du général grâce aux magazines sportifs occi-
Zoulou Mzilikazi, le fondateur du dentaux qui commencèrent à enva-
royaume du Matabeleland ayant hir le continent noir au lendemain
pour capitale Boulawayo, Lobengula de la Deuxième Guerre mondiale.
est, d'une certaine façon, le dernier Mais les Africains de la fin des
représentant de la lignée du grand années quarante pouvaient à peine
Chaka, premier et unique empereur imaginer la charge symbolique
des Zoulous. Lobengula se laissa représentée par le champion adulé,
piéger le 13 octobre 1888 par Cécil bien que son image s'affichât sur les
Rhodes grâce à une ruse peu hono- murs des plus humbles demeures.
rabIe, mais qui fut la première étape
Joe Louis, champion de boxe
de la mainmise britannique sur ce poids lourds de 1937 à 1949, en-
qui allait devenir la Rhodésie du
thousiasma ses compatriotes, pour
Sud, puis le Zimbabwe.
des raisons au demeurant divergen-
tes, au cours d'un match-revanche
livré en 1937 contre un boxeur alle-
mand poulain de Hitler, Max
Loi-cadre Gaston Defferre (1956)
Schmelling, qui l'avait mis k.o.
l'année précédente. Joe Louis le mit
Du nom du feu maire de Mar- hors de combat dès la première
seille, qui était ministre des Colonies reprise. Dans cet événement, les
en juin 1956 quand il la. fit voter Blancs, dit-on, virent un démenti
par le Parlement français, cette loi des thèses racistes du führer, et les
représente une date capitale. Rom- Noirs leur première revanche sur
pant radicalement avec la tradition l'oppresseur blanc ségrégationniste.
du colonialisme français, elle concré- Joe Louis avait une telle foudre
tise la résignation de Paris, sous la dans les poings que, sur ses
pression de nouveaux courants idéo- soixante-et-onze combats, il en rem-
logiques, à mettre enfin un doigt, porta cinquante-quatre avant la
bien timide certes, dans l'engrenage limite, treize aux points et un par
de la décolonisation. Elle autorise en disqualification. Le boxeur noir, qui
effet la création dans chaque colo- n'avait pas une seule fois perdu son
nie d'Afrique noire non seulement titre, se retira volontairement en
d'un gouvernement aux prérogatives 1949 ; mais, bientôt en proie à de
limitées au début, mais bien réelles, graves difficultés financières, il crut
mais surtout d'une assemblée légis- pouvoir remonter sur le ring et se
lative élue au suffrage universel, fit battre le 27 septembre 1950 par
dont les pouvoirs rivalisent à plu- le champion du monde régnant,
sieurs égards avec ceux des organes Ezzard Charles, confirmant ainsi à
de la métropole. Ainsi engagé, le son corps défendant le fameux
processus aura vite fait de s' accélé- adage des commentateurs de boxe

155
américains, selon lesquels they never apeurés africains, nostalgiques blancs
corne back, démenti depuis. du racisme prodigue de privilèges,
)) églises chrétiennes piliers du colonia-
Jo Louis, comme Ray « Sugar
Robinson, a précédé l'ère des cham- lisme, maniaques des marges béné-
pions militants américains, tels que ficiares miraculeuses. Alors s'enclen-
le boxeur Cassius Clay (dit Muha- che le drame qui se dénoue fatale-
mad Ali), TomnlY Smith, Lee ment par l'éviction du leader afri-
Evans, John Carlos, sprinters qui se cain an ti-impérialiste et dont le scé-
rendirent célèbres aux Jeux Olym- nario se répétera souvent, identique
piques de Mexico en 1968, etc., de à lui-même malgré les multiples
sorte qu'on ne touve guère trace de variantes.
lui dans les annales du sportif en- Le sabotage de l'indépendance
gagé. commence dès juillet 1960 par la
mutinerie organisée de ce qui tient
lieu d'armée au Congo, la Force
publique, des hommes de troupe
LUMUMBA, Patrice (1925-1961) noirs entièrement encadrés par des
Blancs. Le commandant en chef, un
La mort de Patrice Lumumba, général belge, entend faire ainsi la
à la merci de ses ennemis, fut démonstration de l'incapacité des
pathétique et tragique comme un Noirs à se gouverner. L'anarchie et
chemin de croix; sa vie n'avait les violences, en se propageant, don-
guère été plus heureuse. Enfance nent à la Belgique le prétexte rêvé
précaire, éducation absurde à force pour une intervention militaire,
d'incertitude, une jeunesse ballotée dans laquelle Moïse Tshombé, qui
entre la persécution et des triomphes s'est imposé au Katanga, voit
fugaces, le fut~r martyr àvait déjà l'occasion de faire sécession. lm pos-
payé très cher d'être né africain sible désormais d'interrompre la
entreprenant, passionné et fier dans chaîne diabolique des réactions.
le Congo-Belge, colonie passable- Arrivée des casques bleus d~ l'ONU,
ment sinistre, où le climat moral éclatement du Congo en Etats tri-
évoqua longtemps l'Afrique du Sud. baux, conflit entre Patrice
Image auparavant imprécise, Lumumba et le secrétaire général de
trop mobile, le destin de Patrice l'ONU, excommunications mutuelles
Lumumba se fige dans son contour du président J. Kasavubu et du Pre-
définitif en 1960, l'année de l' indé- mier ministre P. Lumumba, arbi-
pendance du futur Zaïre: par la trage hypocrite de Joseph-Désiré
fermeté de ses vues, par la fougue Mobutu nouveau chef d'état-major
de ses propositions, c'est P. de l'armée, qui a pour effet l' arres-
Lumumba qui s'impose comme le tation et la détention de Patrice
grand homme politique dont le pays Lumumba, son évasion suivie de sa
a besoin. Premier Premier ministre remise au maître du Katanga Moïse
de l'histoire du Congo- Léopoldville Tshombé, son ennemi implacable.
aux côtés du falot Joseph Kasavubu, Chacun connaît la suite.
Président de la République, c'est A vec la destabilisation de Patrice
légalement Patrice Lumumba le Lumumba et son assassinat, une
détenteur du pouvoir. Aussitôt com- tradition était fondée, une technique
mence sa cruelle descente aux rodée; elles allaient faire leurs preu-
enfers. ves plus tard avec Kwamé N'Kru-
Contre Patrice Lumumba, la mah au Ghana, Modibo Keita au
CIA et les convulsionnaires de l' anti- Mali, Thomas Sankara au Burkina-
marxisme ont vite réussi à coaliser Faso, en attendant d'autres occa-

156
sions. La tragédie de Patrice exercée par la foule, sévit aux États-
Lumumba revêt ainsi un caractère Unis à partir du XVIIIe siècle, où
doublement exemplaire, individuel- un certain Lynch établit un tribu-
lement et collectivement. nal privé décrétant et appliquant ses
propres sentences. Dans les mœurs,
d'une rudesse et d'une férocité pri-
LUTHULI, Albert (1898-1967) mitives, des agglomérations de pion-
niers, lors de la conquête de l'ouest
D'ethnie zoulou, où il porte le américain, le lynchage tint une
titre honorifique de Chef, premier place dont témoignent maintes intri-
Président historique de l' ANC élu en gues de westerns. Il disparut vite,
1952, très représentatif de la petite ressenti comme insupportable dès
classe de lettrés africains timorés qui qu'un groupe devenait une commu-
vont le diriger jusqu'au massacre de nauté civilisée. Il connut cependant
Sharpeville en 1960, Albert Luthuli un développement d'une nature dif-
a incarné en quelque sorte l'illusion férente dans les États du Sud, après
lyrique du mouvement en lui impri- la guerre de Sécession, où il fut le
mant durablement une orientation principal moyen, pour la commu-
de non-violence s'inspirant à la fois nauté blanche raciste, de maintenir
du gandhisme et des préceptes chré- dans l' humiliation par la terreur les
tiens. anciens esclaves noirs. Le fléau du
Sans cesse soumis aux outrages lynchage des Noirs sévit pendant
et aux humiliations du système, des dizaines d'années aux États-
Albert Luthuli fait, à son corps Unis et n'est peut-être pas encore
défendant, la démonstration qu'il y tout à fait éteint. Mollement com-
a inadéquation entre le rêve de battu par les autorités de certains
Gandhi et un régime qui ne res- États, il était, dans d'autres États,
pecte aucun principe moral. Le directement, bien que parallèlement,
grand militant est en prison quand protégé ou même inspiré par elles.
il apprend en 1960 que le Prix La hantise du lynchage constitua à
N obeI de la paix lui a été attribué. la longue un traumatisme dévasta-
Chief A. Luthuli est mort le 21 teur dans la conscience de plusieurs
juillet 1967 dans un accident qui a générations de Noirs par le carac-
paru suspect à plus d'un commen- tère à la fois permanent, imprévisi-
tateur. La version officielle prétend ble et irrationnel de cette menace
que, au moment où il enjambe le qui tenait au fil de l'arbitraire de
ballast d'un petit chemin de fer des- groupes de petits blancs fanatisés
servant le district où le Prix Nobel, par le Ku-Klux-Klan.
vénéré du monde entier, est tenu en De 1882 à 1962, 3 442 cas de
résidence surveillée, le vieil homme lynchages de Noirs ont été officiel-
est accroché par le wagon de mar- lement recensés, contre 1 294 pour
chandise d'un petit train local. les Blancs. Pour ces derniers, les cas
Albert Luthuli laissait une auto- les plus nombreux se situent sur une
biographie intitulée Let my people brève période autour des années
go. 1884 et 1885, dans l'Ouest, soit
pour un homicide soit pour des cau-
ses indéterminées et le lynchage se
fait par pendaison pure et simple.
Lynchage Les autres cas, tout au long de cette
période, pour une part non négli-
La loi de Lynch, cette institution geable, concernent des exécutions
d'une justice sommaire et expéditive sommaires d'individus qui se sont

157
solidarisés avec la cause des Noirs, dans le premier tiers du xx ~ siècle
ou bien appartiennent à d'autres et ne tend vers zéro que dans les
ethnies, Asiatiques, Juifs, Mexi- années 60. Le lynchage des Noirs
cains, etc, lorsque le Klan aura ajoute toujours à l'exécution som-
étendu le spectre de son racisme et maire le sadisme maladif des sévi-
de sa xénophobie à divers immi- ces qui se terminent par le bûcher
grants considérés comme indésira- ou la pendaison. Maladives aussi la
bles. Pour les Noirs, les années ter- plupart du temps les accusations de
ribles se situent de 1891 à 1901 avec viol ou tentatives de viol, statistique-
plus de cent lynchage par an, chif- ment majoritaires, à côté de griefs
fre qui ne décroît que très lentement comme « a insulté un Blanc».
M

MACAULAV, Herbert (1864-1946) L'insurrection du peuple de


Madagascar en mars 1947 s'est
imposée à la mémoire de l'Afrique
Macaulay, appelé le père du
en raison des massacres auxquels le
nationalisme nigérian, préfigure en
pouvoir colonial blanc, forces de
effet les grands leaders anticolonia-
l'ordre et milices des colons confon-
listes anglophones de l'Afrique de
dues, dut recourir pour rétablir son
l'Ouest: études universitaires en
autorité. Des atrocités abominables
Angleterre, passage dans l' adminis-
furent exercées contre des popula-
tration britannique dont il divorce
tions désarmées le plus souvent
pour incompatibilité d'éthique, croi-
innocentes. Le nombre des victimes
sade contre les abus de la colonisa-
a fluctué selon les historiens des dif-
tion, et en particulier contre la dis-
férents bords, tournant pourtant
crilnination raciale, création en 1924
invariablement autour de cent mille
du premier parti politique nigérian,
le Nigerian National Democratic
morts - chiffre qu'il convient de
Party (NNDP). mettre en parallèle avec la popula-
tion totale de la Grande Île, estimée
En 1944, Macaulay, aux côtés alors à trois millions environ.
de N namdi Azikiwé, jette les fonda-
tions du National Council for Nige-
ria and Cameroon People dont le
rôle sera capital dans l'évolut.ion du Magie
N jgeria vers l'indépendance.

Dans le difficile et mou van t


domaine du vocabulaire de l'aire
Madagascar (massacres de) mentale de la croyance, la magie
occupe une place de choix. En gros,
Au lendemain de la dernière elle désigne tout ce qu'on ne maî-
guerre mondiale, de nombreuses trise pas par une compréhension
révoltes éclatent spontanément au rassurante du mécanisme des causes
sein des populations indigènes des et des effets. La magie, comme la
colonies africaines - en Algérie, au science, traduit l'ambition, évidem-
Maroc, en Gold Coast (futur Ghana), ment vouée à l'échec, de maîtriser
au Cameroun, etc. Quoi que la pani- les phénomènes de la nature. Elle
que et la mauvaise foi aient fait dire appartient au domaine sacré de la
à l'époque, il n'y a pas d'autre expli- puissance, exactement comme la
cation à ces événements que la lassi- science, mais de façon probablement
tude chez ces peu pIes d'être gouver- plus inoffensive. Autant les Euro-
nés par des systèmes oppresseurs péens se sont plu à se représenter
imposés par des étrangers, jointe au vus comme des magiciens par les
sentiment exaltant d'avoir contribué cultures qu'ils conquièrent techni-
autant que personne à la défaite du quement, autant ils sQnt inquiets
monstre nazi. devant ce qu'ils appellent magie

159
dans le rapport écologique qu'une tracer le chemin où, peu après lui,
population entretient avec son envi- Toussaint Louverture et Dessalines
ronnement. La magie partage en- allaient s'engager victorieusement.
core avec la science le fait d' engen-
drer, pour ainsi dire sui generis, le
charlatanisme, qui est le triomphe
MALAN, Daniel-François
de l'effet sans cause, la puissance
sans la connaissance. (1874-1959)
De ce point de vue, la civilisa-
tion moderne est de plus en plus Pasteur, membre de la commu-
magique dans la mesure où elle nauté boer, Daniel Malan fut très
opère de plus en plus sur des effets tôt un extrémiste de la suprématie
par des effets, consacrant le triom- blanche, militant dans l'Afrikander
phe de l'illusion généralisée, sous les Broederbond, société secrète dont
espèces de la télévision et de la l'idéologie est imitée de l'hitlérisme.
publicité comme pouvoir suprême. Porté au pouvoir en 1948 par la
Dans le même temps, on constate vague afrikaner, il est l'apprenti sor-
une multiplication d'études préten- cier qui, franchissant en quelque
tieuses et souvent ridicules sur les sorte le Rubicon, entame le proces-
magies anciennes ou exotiques con- sus de l'application rigoureuse de
sidérées comme monstrueuses et fas- l'apartheid, ce développement
cinantes dans leur étrangeté. Michel séparé qui n'est que l'euphémisme
Leiris dans l'Afrique fantôme et de la défense de la pureté raciale
Jean Rouch dans Les maîtres fous des Blancs. Il est effrayé, semble-t-
offrent d'excellents exemples de la il, de la caution qu'il a ainsi don-
démarche dangereusement confu- née involontairement à l'impatience
sionniste qui consiste à analyser la des frénétiques, quand il quitte la
magie chez les autres dans une atti- scène politique à quatre-vingts ans,
tude de voyeur, au lieu d'avoir le en 1954.
courage d'interroger soi-même
l'irrationnel, comme tenta de le
faire le surréalisme dans ce qu'il eut
de plus audacieusement novateur.
Mali (empire du)

L'évocation redondante du Mali


et du Ghana dans les années cin-
Makendal (OU Macandal quante et soixante a servi de réfé-
OU Makandal) rence aux théoriciens de la négri-
tude en même temps qu'aux mili-
Personnage mal connu, men- tants indépendantistes africains, avec
tionné partout, mais nulle part lesquels ils se confondaient pour le
traité, Makendal fut, selon Césaire, tout venant.
un illuminé musulman, un Mahdi, Le Mali, dont on attribue la
selon d'autres le grand prêtre d'une fondation à Soundiata au treizième
secte vaudou. siècle de notre ère, connut le sum-
Un seul fait semble établi: es- mum de sa puissance au quator-
clave à Saint-Dominique, Makendal zième siècle avant de décliner peu
dirigea en 1757 une révolte d' escla- à peu et de disparaître au dix-
ves noirs qui sema durablement septième siècle. Il doit aux auteurs
l'épouvante parmi les maîtres arabes, grands admirateurs de ses
blancs. Capturé, torturé, exécuté, fastes et d'une splendeur dont té-
Makendal eut du moins le mérite de moignent encore Tombouctou et

160
Gao, d'avoir laissé un souvenir pres- verte par un langage hypocritement
tigieux. moral.
Actuellement, le Mali est l' ap- « Lorsque j'ai voulu traiter cette
pellation prise, à la proclamation de question de l'esclavage des nègres, je me
son indépendance, le 22 septembre suis adressé d'abord à ma conscience
1960, par l'ancien Soudan français, qui m'a assuré que c'était une malheu-
colonie ayant appartenu à la fédé- reuse institution et qu'on ne pouvait la
ration de l'Afrique Occidentale Fran- défendre sans condition [...] A Dieu ne
plaise que j'essaie ici de consacrer
çaIse.
l'esclavage et de le réduire en principes!
Il est et il sera toujours une violation du
droit naturel. »

MALOUET, Pierre-Victor Alors? Alors il yale réel et ses


(1740-1814) circonstances. La première est la
nécessité économique:
« Si, au nombre de ces besoins sont
Élevé par les Oratoriens, possé-
aujourd'hui le sucre, le cafe, l'indigo et
dant un goût des lettres qui lui fit qui ne peuvent être cultivés que par des
écrire une tragédie et deux comé- nègres, je crois que ceux-ci, jusqu'à ce
dies, "Malouet entra en 1763 dans la qu'il s'élève parmi eux un Montesquieu,
marine. Il remplit différentes mis- sont encore plus rapprochés de la con-
sions en Guyane,, dont celle qui se dition d'homlnes raisonnables en deve-
solda par] échec et la mort des nant nos laboureurs, qu'en restant dans
colons qu'on voulait y implanter, leur pays, soumis à tous les excès du
rnais aussi à Saint-Domingue et au brigandage et de la férocité. [Du reste],
Cap. Il y recueillit la matière de les autres peuples, si nous renoncions,
ils ne renonceraient pas. »
divers mémoires sur les colonies. De
1780 à 1788, il administra Toulon.
I.Ja nécessité économique est liée
I)éputé aux États-Généraux, il prô-
aux conditions des climats. Les tra-
nait un régime analogue à celui de
vailleurs européens coûteraient trop
l'Angleterre, défendant les idées des
cher à nourrir et d'ailleurs, ils ne
rnonarchiens. Il était étroitement lié
peuvent pas travailler dans un cli-
avec l'abbé Raynal et ami d'enfance
mat chaud. Comme le simple bon
de Fouché. Il fut commissaire de la
sens suggère que ce doit être le cas
rnarine sous Louis XVI et sous
pour tout le monde, on voit surgir
Napoléon. L'un le fit chevalier de
alors le raisonnement à fantasmes
Saint- Louis, l'autre Commandeur
racistes qui est un grand classique
de la légion d'honneur. Il mourut
de la pensée politique européenne.
sans fortune laissant le souvenir
On ne peut faire travailler les Noirs
d'une intégrité et d'une probité que par l'esclavage parce que « les
scrupuleuses. « La modération était
hommes et les femmes noirs ont une
le trait distinctif de son caractère».
propension invincible au plaisir»,
C'est à cet homme qu'on doit le d'autre part, « l'esclavage est une
Mémoire sur l'esclavage des nègres, institution immémoriale en Afrique,
paru en 1788, qui constitue un chef- qui survivra à toutes nos disserta-
d'œuvre de littérature politique. tions ». Malouet est même en retrait
L'élégance et la clarté de l'écriture sur ce qu'on trouve chez les histo-
permettent en effet d'y saisir plei- riens politiques les plus récents
nement la perversion d'un raisonne- puisqu'il affirme que « l'existence
ment totalement obnubilé par une des anthropophages peut être con-
finalité purement économique cou- testée, quoique plusieurs voyageurs

161
la certifient». On voit que le cliché qu'on a besoin de « cette multitude
classique ne s'enracinera définitive- d'esclaves que l'Afrique sera bien-
ment qu'au XIXe siècle. Enfin, last tôt dans l'impuissance de recruter».
but not least, dans la série des argu- Le raisonnement esclavagiste chez
ments racistes: «l'esclavage est Malouet est, avec une clarté et une
nécessaire pour prévenir le mélange netteté exemplaire, le modèle du
et l'incorporation des races. Si ce raisonnement colonialiste, puis
préjugé est détruit, c'est ainsi que impérialiste qui produit encore de
les nations se dissolvent. » très beaux spécimens, que le rap-
La troisième série d'arguments prochement avec celui de Malouet,
est à caractère religieux. C'est un aide à décrypter.
raisonnement par l'absurde contre
l'idée de l'abolition de l'esclavage:

« Quoi! Les capucins mêmes


MANDELA, Nelson (1918-
auraient part à cette proscription parce
qu'ils ont des esclaves! Les ursulines, Détenu aujourd'hui au bagne
les soeurs grises qui se dévouent au ser- sud-africain de Poolsmoor, Nelson
vice des malades, sont aussi des infâmes Mandela, l'ancien dirigeant de
parce qu'elles ont des esclaves? Ce
l'AFrican national congress (ANC),
délire peut être celui d'une âme hon-
vient d'être proclamé, à l'occasion
nête, mais il annonce une fièvre inflam-
matoire qu'il faut soigner. » de son soixante-dixième anniver-
saire, le prisonnier le plus célèbre de
la planète. C'est en 1964 que N el-
On aura reconnu sans mal dans
son Mandela a été condamné à la
ces trois séries d'arguments la suc-
prison à vie, au terme d'un procès
cession des arguments dits ironiques
illustrant à merveille la panique
dans le fameux texte de Montes-
répressive dont fut saisi le régime de
quieu. Le disciple compromettant
l'apartheid au lendemain des mas-
qu'est Malouet va continuer à se
sacres opérés par sa police à Shar-
révéler. Il pose, en effet l'ultime
peville en 1960
question:
A l'occasion de ce procès, que
« Quel doit être maintenant dans les I'histoire a retenu sous le nom de
calculs de la raison l'esprit des lois qui Procès de Rivonia, Nelson Man-
dirigent un pays obligé à de tels expé- dela, professionnel du barreau, pro-
dients ? [...] On ne sait pas, on ne croit nonça un plaidoyer dont l'énergie et
pas assez à tout le bien que peuvent la franchise apparaissent rétrospec-
faire de bonnes lois». tivement suicidaires. Le dirigeant
noir exposa que son organisation
La justification par la loi est en n'avait recouru à la violence que
effet l' ultima ratio du droit moderne. lassée par cinquante années de léga-
« Oui certes il est possible de conci- lisme sans le moindre résultat,
lier la justice et la bienfaisance avec déclarant notamment: « Toutes les
un état de servitude nécessaire. » voies permettant d'exprimer notre
Malouet passe pudiquement sur opposition dans la légalité nous
les « excès de châtiments et de tra- étant désormais interdites, nous
vaux» qu'il réprouve d'ailleurs, nous sommes trouvés devant une
mais « pour un père dur, va-t-on alternative: soit accepter d'être per-
abolir la loi de la famille.? » Tou- pétuellement dominés, soit défier les
jours pragmatique avant tout, il autorités de ce pays. »
prône la nécessité d'une législation Bien qu'enfermé dans un bagne
de protection des esclaves parce inhumain, sans espoir d'en sortir,

162
Nelson Mandela est tenu pour le bon nombre de biographies: Livings-
véritable chef de l' ANC par les diri- tone (1938), Les Pionniers de l'Em-
geants racistes blancs qui, pour jus- pire (1943-1946), Savorgnan de
tifier leur refus de libérer l'illustre Brazza (1951), Bertrand du Gues-
prisonnier, avouent redouter qu'à sa clin (1960), autant d'ouvrages qu'il
vue ou sous l'effet de sa parole les ne faut ni juger ni classer prématu-
cités et les bidonvilles africains ne rément, tant ils recèlent de précieux
s'embrasent. (Cette notice a été documents et réflexions; mais sur-
rédigée en 1988. Mandela se trouve tout, il prolonge Batouala par une
en septembre 1989 sous le régime série d' histoires animalières:
de la détention hors enceinte.) Djouma, chien de brousse (1927),
Le livre de la brousse (1934),
Youmba la mangouste (1938), Bêtes
MARAN, René, (1887-1960) de la brousse (1942), Mbala l'élé-
phant (1942), Bacouaya le cynocé-
Né à la Martinique, René Maran phale (1953). Ces fables lui servent
vint faire ses études au lycée de Bor- à exprimer la vision qu'il se fait
deaux puis à Paris. Ecrivain précoce, d'un monde humain profondément
il publie dès 1909 un recueil de poè- méchant et même pervers. Dans
llles, La Maison du bonheur, puis, y oumba, il montre en effet com-
en 1912, La Vie intérieure, d'un ment l'apprivoisement par l'homme
lyrisme tendre et mélancolique. conduit la mangouste à être tuée et
L'expérience qui va marquer et inflé- dévorée en échange de son attache-
chir son existence et son œuvre est ment suscité par une affection piège.
le contact qu'il prend avec l'Afrique, L'œuvre de René Maran, pas-
comme administrateur des colonies sionnante à étudier, révèle chez son
en Oubangui, en 1912. Un premier auteur l'angoisse devant le dilemme
récit, Djogoni, qui ne sera publié jamais résolu entre nature et cul-
qu'après sa mort, rend compte de ture, l'une et 1' autre à la fois bien-
cette expérience et du trouble où le faisantes et malfaisantes. Dans Un
jette la situation - ô combien incon- homme pareil aux autres (1947), il
fortable - qui est la sienne, de Noir ajoute sa propre brisure intérieure
chargé de représenter près des Noirs d'homme noir, apprivoisé à une cul-
la puissance" coloniale. C'est avec le ture qui le nie. De ce « double
fameux roman Batouala (1921) lien» qui aurait pu l'étouffer, il
qu'explose le conflit de conscience. donne, tout en lui échappant par la
L'œuvre est complexe, contradic- littérature, une image profonde et
toire, d'une sincérité qui provoque instructive.
dans l'opinion des réactions extrê-
mes. Le livre obtient en effet le prix
Goncourt, mais la préface, où MARLEY, Robert ou
Maran, avec une éloquence véhé- plutôt Bob (1944-1981)
mente, proteste contre les exactions
de la colonisation, suscite contre Ce Jamaïcain, star de la chan-
l'auteur une campagne haineuse qui son populaire, ne fut pas seulement
l'oblige à démissionner. un merveilleux artiste, qui enthou-
Pour vivre, René Maran entre- siasmait les foules sur tous les con-
prend alors, parallèllement à une tinents. Bob Marley aura surtout
œu vre poétique personnelle déli- été un ambassadeur de la commu-
cate : Le Visage calme (1922), Les nauté noire de la Jamaïque, cette
belles images (1935), des travaux grande Antille si près de l' Améri-
d'érudition historique, notamment que, si loin de Dieu - selon un

163
mot historique. Il a révélé au Padrejean en 1679, Michel en 1719,
monde le reggae, les rastas, en un Polydor en 1734, Pompée en 1747,
mot plus d'un aspect étonnant de la Médor en 1757, Jacques en 1777.
culture jamaïcaine. Le plus célèbre de tous fut Fran-
çois Makandal, qui fit trembler l'île
à la tête de ses troupes en 1758.
Marron Dans un ouvrage représentatif de la
tradition intellectuelle libérale de
l'Occident, Le nègre romantique, de
Ce mot, d'origine indécise, espa- Léon-François Hoffmann, paru en
gnole ou caraïbe, par contamination 1973, il est présenté ainsi: « Makan-
de deux sens désignant l'homme de dal : nom d'un nègre empoisonneur
couleur et le sauvage, se répandit qui commit à Saint-Domingue des
aux Antilles espagnoles, françaises et forfaits atroces; ennemi des Blancs,
anglaises, ainsi qu'en Guyane, pour il avait juré d'en éteindre la race ». Ce
désigner l'esclave fugitif. La prati- n'est guère autrement que certains
que du marronnage naquit avec présentent la grande révolte de 1792,
l'esclavage et ne cessa jamais, té- qui venait couronner une longue tra-
moignant amplement du caractère dition de refus.
insupportable de l'esclavage et de
l'absence de résignation chez les
esclaves, et détruisant du même Mason and Dixon Line
coup les deux piliers idéologiques de
la bonne conscience esclavagiste, Appelée ainsi du nom de ceux
l'équité du sort de l'esclave et son qui en ont réalisé le tracé à partir
incapacité à vivre libre. D'importan- de 1760, c'est la frontière séparant
tes communautés de marrons réus- la Pennsylvanie au nord, et le
sirent même, dans les conditions les Maryland au sud; elle est devenue
plus précaires, à survivre et à la ligne de démarcation entre les
s'organiser dans des régions où une États nordistes (en principe anti-
nature inaccessible ou inhospitalière esclavagistes) et les États sudistes
les protégeait, en Guyane ou à la (esclavagistes), après avoir été pro-
Jamaïque. Elles y créèrent des socié- longée en 1820 d'est en ouest sui-
tés qui ont subsisté jusqu'à nos jours. vant le parallèle 36° 40' de latitude
La répression du marronnage nord. Elle allait marquer la ligne de
fut, de son côté, acharnée et féroce. clivage entre deux vocations antago-
Le Code noir français prescrivait nistes d'où devait sortir la guerre de
l'essorillage (amputation des oreilles) Sécession: le nord, caractérisé par
à la première évasion, la section du l'industrie naissante, préférait des
jarret en cas de récidive. La mort travailleurs libres, dotés d'une
était le plus souvent le lot de ceux bonne formation, bien rémunérés;
qui étaient pourchassés. Les colons au sud, une économie essentielle-
de Cuba élevèrent et dressèrent de ment agricole était avide d'une
terribles chiens chasseurs d'esclaves. main-d'œuvre bon marché, soumise,
De véritables guerres furent soute- en un mot servile.
nues par des groupes organisés. Ces
luttes désespérées, qui se termi-
naient souvent par des exécutions MATSWA, André dit Grenard
publiques exemplaires, ont laissé (1889-1942)
dans la mémoire les noms des
grands révoltés que furent, pour Natif du Moyen-Congo (actuel-
ne parler que de Saint-Domingue, lement Congo- Brazzaville), colonie

164
française, André Matswa est mort cains, dont Marcus Garvey, son
dans une prison du Tchad où il contemporain, demeure une saisis-
avait été banni par le pouvoir, au sante illustration.
terme de Ion gues années de persé-
cutions de toute nature.
Les raisons de l'extrême animo- Ménélik Il (1844-1913)
sité du pouvoir à l'égard de Matswa
paraissent énigmatiques aujourd'hui
encore. Matswa avait eu le privilège Prédécesseur sur le trône de
de résider un temps en France, l'Éthiopie de Haïlé Sélas~ié, Méné-
après la Première Guerre, et d'y lik II est surtout connu pour sa vic-
travailler comme employé de bu- toire à Adoua sur les Italiens, en
l'eau. C'est, semble-t-il, pour avoir 1896. L'armée italienne eut, dit-on,
fondé une amicale de ses compatrio- au moins douze mille morts. On lit
tes résidant en France qu'il se parfois sous la plume de compila-
signala à la diligence des autorités, teurs hâtifs que c'est la première
dont la haine ne devait plus se victoire d'une armée noire contre
démentir. Il fut probablement soup- l'envahisseur colonial. C'est faire un
çonné de sympathies pour le parti peu vite bon marché des vicissitu-
communiste. des traversées par les envahisseurs
L'ascendant exercé par Matswa blancs en Afrique australe, contre
sur les foules noires a sans doute lesquels il serait présomptueux de
relevé du prophétisme ; le matswa- laisser croire que les Bantous, mal-
gré l'infériorité de leur armement,
nisn1e , toujours vivace, s'apparente
plus à une mystique qu'à un credo eurent toujours le dessous. En 1879,
politique. La plupart des auteurs notamment ,les Zoulous livrèrent
évoque' d'ailleurs, avec raison, contre ]es Anglais une bataille vic-
André Matswa au chapitre des reli- torieu se, où le fils unique de N apo-
gions syncrétiques africaines. léon III, officier dans l'armée
anglaise, trouva la mort.
Ménélik mena aussi des guerres
de conquête, qui agrandirent l'Em-
McKAY, Claud.e (1889-1948) pire. Comme plus tard son cousin
Haïlé Sélassié, il montra des velléi-
Associé à la Renaissance nègre, tés de modernisation qui n'eurent
dont il est considéré corn me la guère d'effet sur une sclérose des
figure la plus significative en même structures confinant déjà à la gan-
temps que le créateur le plus origi- grène.
nal, Claude McKay est né à la
Jamaïque, dans une famille de très
petits paysans noirs, mais il vécut Métis du cap
principalement à Harlem, voyageant
souvent en Europe, notamment en
(Cape coloured)
France. Personnalité ombrageuse et
Inéditative, Claude McKay semble En 1652, un navire de la VOC
avoir eu un caractère solitaire sinon (Vereenigde oostindische companie),
insociable qui n'a pas dû favoriser qui fait le commerce de l'Extrême-
le rayonnement de sa poésie, chant Orient est détruit par la tempête au
de révolte contre l'oppression de sa large du Cap. Ses occupants, avant
race, discours sombre et frémissant, d'être recueillis, explorent le rivage
mais exempt du messianisme en- et reviennent bientôt s'y installer. Ils
flammé de ses compatriotes jamaï- seront un millier avant la fin du siè...

165
cIe, dont quelques centaines, de Les Cape coloured, issus majoritai-
huguenots français bannis par l'Edit rement des anciens esclaves, reçoi-
de Nantes. Les naturels du cru, les vent alors un statut spécifique qui
Hottentots, de tradition pastorale, se constitue, pourrait-on dire, une
révélant peu domesticables, les sorte de brimade atténuée. Cepen-
Boers, comme ils vont s'appeler dant, dans le cadre du fameux
désormais, font venir pour cultiver group area act qui réserve à chaque
leurs fermes des esclaves de tous les catégorie une aire d'habitation, les
lieux que fréquente le commerce métis se sont vus chasser du plus
hollandais dans l'Atlantique et le ancien quartier qu'ils occupaient, au
Pacifique: Angola, Mozambique, centre de la ville du Cap. Il en fal-
Bengale, Ceylan, Tonkin. La pros- lait bien moins pour que les deux
périté des fermiers se mesure à leur millions et demi de métis se sentent
nombre d'esclaves, tel celui qui, à solidaires des Noirs en RSA.
Elsenburg, près du Paarl, comptait
quatre-vingts hommes et huit fem-
mes au service des champs et de la
Minton's Playhouse
maison. Les révoltes et les évasions Contrairement au Savoy, simple
marquent I'histoire de la colonie au salle de danse, au Cotton Club,
XVIIIe siècle. Les Hanglips (ou éva-
rendez-vous des manitous blancs de
dés) vivent dans des repères inacces-
la pègre new-yorkaise, et à tant
sibles dans les falaises. C'est à eux
d'autres établissements où la musi-
qu'on attribue l'incendie qui faillit que afro-américaine servait de pré-
détruire le Cap le 12 mars 1736. texte ou d'accompagnement, le
Les supplices qui attendent les escla- Minton 's Playhouse fut un haut lieu
ves révoltés, pal, flash-pulled, ne du jazz. C'était un modeste caba-
suffisent pas à dissuader les fuyards ret, à vrai dire une boîte plutôt sor-
mais les incitent à chercher refuge dide, mais située au cœur de Har-
chez les Hottentots ou chez les Kho- lem sur la Cent-dix-huitième rue.
sas, peuple bantou.
Le 'culte qu'on y rendait au dieu
Au début du XIXe siècle, les jazz ét.. it sans mélange. C'est sans
Anglais s'installent. Ils contrôlent doute pourquoi de jeunes musiciens
bientôt la vie politique de la colonie rêvant d'innovation s'y retrouvaient
du Cap. Ils imposent l'abolition de spontanément après le travail pour
l'esclavage en 1833. Coincés entre le jouer sans contrainte - participer à
dynamisme commerçant des Anglais ce que l'argot des jazzmen appelle
et la concurrence de la masse de leurs jam -session. C'est là que naquit le
anciens esclaves, devenus les Vrif style dit be-bop, à travers les célè-
Swart, les Boers entreprennent alors bres jam-sessions réunissant les
le grand Trek, mouvement d'émigra- Charlie Parker, « Dizzy» Gillespie,
tion qui les emmène vers le Natal et le guitariste Charlie Christian (qui
le Transvaal, à la recherche de nou- y grava sans le savoir, dit-on, le
velles terres et, surtout, de nouveaux fameux Swing ta bop), le batteur
travailleurs, qu'ils trouvent dans les Kenny Clarke, le pianiste Thelonius
populations bantoues défaites. Après Monk, principalement.
la lutte qui oppose les Anglais et les
Boers pour la possession des terrains
miniers, le XXe siècle voit s'instaurer MITTERRAND, François
un régime dont la prospérité est fon- (1916- )
dée sur l'apartheid qui enferme les
populations d'origine africaine dans Homme politique français, pre-
un statut inique. mier secrétaire du Parti socialiste,

166
François Mitterrand à peine élu pré- ricain), couvre d'anathèmes anti-
sident de la République en 1981 comm unistes son bienfaiteur d'hier,
suscite au sein des foules africaines exécute un coup de force pour le
un étonnant mouvement de sympa- destituer de sa fonction de Premier
thie : les intellectuels africains sur- ministre légal; il n'a plus de cesse
tout se sont persuadés qu'un gou- dès lors qu'il ne l'ait fait arrêter,
vernement de gauche retirera l' ap- détenir dans les conditions les plus
pui de la France aux dictateurs ins- humiliantes, et finalement assassiner
tallés par Charles de Gaulle et avec la complicité active du Katan-
maintenus par les pouvoirs de droite gais Moïse Tschombé.
qui succédèrent au général. Cinq ans plus tard, c'est-à-dire
Bientôt pourtant, François Mit- en 1966 , Mobutu proclame héros
terrand ne laissa passer aucune national Patrice Lumumba.
occasion de témoigner considération, Agissant tantôt masqué tantôt à
intérêt et même amitié pour des visage découvert, voici enfin, après
chefs d'État dont la réputation de maintes convulsions, et en particu-
violence et de mépris des droits de lier l'éviction du Président Kasa-
l'homme n'était plus à faire. L'Afri- vu bu, le général J oseph- Désiré
que, consternée, découvrit que Fran- Mobutu seul maître à bord. C'est
çois Mitterrand, non content de s'en le moment qu'il choisit pour révé-
tenir à la politique de présence mili- ler au monde J'authenticité, philo-
taire el. d 'hégémonie politique et sophie du retour aux sources africai-
culturelle pratiquée avant lui, ajou- nes, dont un dogme impératif ban-
tait avec le concept de pré carré sa nit les prénoms européens dans un
pierre personnelle au monument de pays largement christianisé
néo-colonialisme que n'avait cessé Mobutu Joseph-Désiré sera désor-
d'être la politique africaine de la mais Mobutu Sese Seko. Tandis
France depuis le général de Gaulle. que le Zaïre (dénomination préten-
Ainsi donc, tout comme le géné- dument authentique du Congo),
ral qu'il avait si souvent combattu, fouetté par le zèle des apôtres de la
François Mitterrand avait lui aussi nouvelle religion, s'enfièvre de
une certaine idée de Ja France; le négritude, la presse internationale
chef d'un parti laïque et rationaliste révèle à l'opinion ébahie que le
était en réalité, lui aussi, un mysti- pape de l'authenticité a placé à
que. Plus que Jean Jaurès, le l'étranger, en biens immobiliers et
modèle de ses rêves secrets, c'était valeurs mobilières, une fortune équi-
Jeanne d'Arc. valant à la totalité de la dette exté-
rieure du Zaïre. Essoufflement et
discrédit de l'authenticité.
MOBUTU, Joseph-Désiré, Qu'à cela ne tienne! Au cours des
années quatre-vingts, Mobutu, déci-
puis Sese Seko (1930- qément en verve, invente la Ligue des
Etats noirs. S'inquiète-t-on de la réso-
Membre nécessiteux, passable- nance raciste de l'appellation? Et la-
ment intempérant, médiocrement Ligue arabe alors? répond le géné-
doué de l'entourage de Patrice ral, devenu maréchal entre-temps.
Lumumba, élevé par lui dès l'indé- Pourtant, le maréchal entretient les
pendance au rang de chef d' état- meilleures relations avec les maîtres
major de l'armée nationale, Mobutu de l'apartheid, recourant à l'occasion
se transforme vite en Judas qui à leurs experts militaires, offrant le
prend pour mentor la CIA (le fa- marché du Zaïre à leurs productions
meux service de renseignement amé- agricoles et industrielles.

167
L'exercice du pouvoir est déci- fût-ce au détriment des principes
dément, pour le maréchal Mobutu élémentaires de la démocratie et de
Sese Seko, un long fleuve d'impos- la dignité des populations africaines.
ture. Nationalisme borné? Convergence
circonstancielle, justifiable par la
guerre froide, avec la politique de
Paris, qui, depuis toujours, avait
Monde (Le) placé l'Afrique « francophone» sous
le régime de la raison d'État - ce
Quotidien du soir, paraissant à que François Mitterrand appellera
Paris depuis décembre 1944, Le plus tard le pré carré?
Monde doit son immense prestige à Le Monde donnant le ton à
son indépendance financière, politi- l'ensemble de la presse, l'opinion
que et idéologique et surtout à la française aura ignoré jusqu'au
rigueur, peu commune en France, désastre que l'Afrique était rongée
rarement démentie, dont il fait par le cancer de la corruption qui,
montre dans le traitement de ]' infor- associée à la prévarication et aux
mation. C'est si vrai que Le Monde autres formes de gabegie, al1ait pro-
a paru à maints spécialistes non voquer la débâcle des f.conomies et
seulelnent le meilleur journaJ fran- jeter les populations déjà démunies
çais, ce qui est une évidence, InaÎs dans les affres de la dette et des
aussi l'un des tout meilleurs d'Eu- ajustements structurels.
rope. l..a démonstration est donc faite
La faiblesse majeure du Monde, que la lneiIJeure défense d'une civi-
désastreuse si l'on considère son lisation, c'est le respect des homInes
influence sur les élites inteJlectuelles à travers leur combat pour la liberté
africaines, a longternps résidé dans et la dignité.
le parti pris favorable aux dirigeants
francophiles, tous systèmes confon-
dus, parfois au risque du scandale.
Ce fut notamment le cas de juillet MONDLANE, Eduardo (1920-1969)
1970 à janvier 1971 lorsque, au
cours d'une procédure utilisant des Eduardo Mondlane était le pré-
méthodes qui rappelèrent les procès sident du Front de libération du
de Moscou, con1me des aveux enre- Mozambique (Frelimo) quand il fUT
I
gistrés sur une bande nlagnétique et tué par l'explosion d un colis piégé,
diffusés par radio, le tyran camerou- le 3 février 1969 à Dar-es-Salaam,
nais de l'époque fit arrêter, empri- capitale de la Tanzanie actuelle, oil
sonner, torturer et juger deux diri- la guérilla mozambicaine avait éta-
geants de l'opposition, dont un évê- bli son quartier général. Sa succes-
que catholique. sion fut alors confiée à SaIT)ora
Le soutien apporté au dictateur Machel qui allait mener à la vic-
camerounais par Le Monde, dont la toire, cinq ans plus tard, les trou-
page africaine combinait avec vir- pes rassemblées par son aîné.
tuosité le silence et la déformation, Issu du petit peuple africain
n'était pas de circonstance, mais démuni, Eduardo Mondlane, volon~
l'expression d'une doctrine « afri- taire et entreprenant, avait conquis
caine», constante pendant les deux peu à peu les moyens d'accéder à
décennies qui succédèrent aux indé- l'université et à un niveau d'éduca-
pendances, posant comme valeur tion très élevé avant de se voir con-
inattaquable, sacrée, la préservation fier par les siens la direction de la
du (c rayonnement» de la France, révolution mozambicaine.

168
MONK, Thelonius (1920-1984) universitaire française; il y avait été
précédé trente ans plus tôt par un
Objet de l'admiration universelle certain Alexandre Wilkinson, né à
des professionnels, Thelonius Monk la Martinique, dont la scolarité fut
est l'un des jazzmen auxquels le prématurément interrompue. Le
génie est attribué avec le moins Guadeloupéen fut le pretpier à par-
d'économie; mais c'est un génie courir le cycle complet. A sa sortie,
secret, énigmatique, et l'amateur il est classé 18e sur 207 élèves.
ordinaire serait enclin à préférer H. Mortenol semble s'être joué de
« ésotérisme» pour caractériser cette la difficulté d'un programme d'étu-
musique insaisissable, 'déroutante, des dont les spécialistes de toutes
dissonante si cet impressionnisme nationalités vantent le niveau scien-
n'avait pas produit aussi des airs tifique très élevé.
célèbres, dont le très populaire Mais à quels barrages de préju-
« Round about midnight ». gés le jeune Antillais n'a-t-il pas été
Historiquement, ce pianiste confronté quand on imagine
demeurera comme l'un des hommes l'archaïsme des mentalités à l' épo-
dont la présence assidue au Min- que. Pourtant, H. Mortenol, décidé-
ton's Playhouse contribua le plus à ment boulimique du défi, prétend
la révolution be-bop, aux côtés de aussitôt à l'entrée dans la très aris-
Charlie Parker, Dizzy Gillespie, tocratique caste des officiers de
Charlie Christian, Kenny Clark, marine. Il est admis à l'École Na-
Bud Powell, etc. vale, premier sur quatre candidats,
comme l'atteste sa fiche matricule.
Pourquoi H. Mortenol ne serait-il
pas l' heureux destinataire de l'éloge
Monomotapa laconique et légendaire du maréchal-
président Mac Mahon: «C'est
Empire d'Afrique, auquel on vous le nègre? Eh bien, conti-
doit les célèbres ruines du Zim- nuez ». Il l'aurait mérité autant que
babwe, le Monomotapa englobait le personne. Malheureusement, les
territoire de l'actuelle république du dates ne s'accordent point.
Zimbabwe; sa renommée est par- Ainsi touché par la grâce des
venue jusqu'à La Fontaine qui lui grandes écoles, tradition typique-
consacre une allusion dans la ment française, c'est peu dire que
onzième fable du livre VIII, par le ce fils d'esclave affranchi gravira
vers fameux: « Deux vrais amis sans encombre toutes les étapes
vivaient au Monomotapa. » d'une carrière éclatante, sinon exal-
Le déclin du Monomotapa sem- tante, car sa rare valeur force le res-
ble avoir commencé dès le XVIe siè- pect, non l'amitié; c'est lui qui,
cle de notre ère. pendant la guerre de 1914-1918, est
chargé de défendre Paris contre les
bombardements aériens. C'est alors,
disent ses biographes, que l'homme
MORTENOL, Héliodore Camille
donne toute sa mesure, en imagi-
(1859-1930) nant par exemple d'utiliser des pro-
jecteurs la nuit pour démasquer les
. .
Né en Guadeloupe, Héliodore aVIons ennemIs.
Mortenol n'est pas, contrairement à Ce n'est pourtant pas cette
la créance ordinaire, le premier prouesse qui sauvera H. Mortenol
Noir à être entré à l'École Polytech- de l'oubli après sa mort, mais la
nique, la plus prestigieuse institution fidélité aussi active qu'obstinée de

169
ses admirateurs qui ont enfin obtenu Après une longue et cruelle ago-
en 1984 que du moins une rue du nie, Félix-Roland Moumié ne devait
Xr arrondissement de Paris porte s'éteindre que le 4 novembre 1960.
son nom. Il est à noter que le successeur
de F.-R. Moumié à la tête de
Quel tribut de lauriers la grati- l'upc, Ernest Ouandié, après avoir
tude éternelle des générations he été capturé en juillet 1970 par les
paierait-elle pas à un homme de ce agents d'Ahmadou Ahidjo, sera
mérite s'il n'avait eu la peau noire. fusillé sur la place publique en mars
1971. La liquidation systématique
des dirigeants et des personnalités
éminentes de l'upc semble avoir
MOUMIÉ, Félix-Roland (1924-1960) toujours été l'une des lignes direc-
trices de la stratégie néo-colonialiste
de destruction d'un mouvement
Médecin, dirigeant indépendan-
dont les épreuves n'ont pas érnoussé
tiste en vue, F. R. Moumié succède
la détermination révolutionnaire.
en septembre 1958 à Ruben U m
Nyobé, mort au maquis les armes
à la nlain, comme chef suprême de
l'upe (Union des populations du Moyen-Congo
Cameroun), le grand et unique
mouvement d'opposition radicale à C'est ainsi que l' a~ministration
la colonisation française. Il est assas- coloniale désignait l'Etat qui, à
siné à son tour, alors que, de son l'indépendance, s'est appelé Congo-
exil à Genève, il prépare une cam- Brazzaville, avant de devenir tout
pagne de démystification dirigée simplement ]e Congo.
contre le régime d'Ahmadou Ahidjo,
le dictateur que l' arn1ée française
vient d'imposer aux Camerounais. MPHAHLELE, Ezechiel ou Es'kia
Les circonstances de ce crinle, (1919- )
symbole trop éloquent de la décolo-
nisation à la française, ont long-
La postérité reconnaîtra proba-
tern ps été obscurcies à dessei n par blement en Mphahlele le plus grand
une littérature secrètement inspirée, écrivain, toutes origines confondues,
Paris s'opiniâtrant, contre l'évi- de l'Afrique du Sud du XXe siècle.
dence, à dissimuler son rôle de Cette souveraineté s'imposera
tireur de ficelles d'un président afri- comme une évidence lorsque le
cain fantoche. Après plus de vingt- « Sud douloureux »)
sera sorti de la
huit ans, et grâce à maints témoi- damnation raciste. I.Ja subtilité du
gnages, dont certains viennent de chant, tout en derni-tons, de
hauts responsables des services spé- Mphahlele, et la profondeur de son
ciaux français, il est aujourd'hui regard sont incompatibles avec le
établi que Félix-Roland Moumié a vacarme et l'aveuglement des dis-
été empoisonné au thallium le 13 cours qui sont imposés à propos de
octobre 1960, dans un restaurant de l'Afrique du Sud. M phahlele est
Genève, par William Bechtel, un parmi les rares écrivains qui sont
agent du SDECE (Service de Docu- vraiment auteurs de leurs discours,
mentation Extérieure et de Contre- parce qu'ils créent une totalité intel-
Espionnage) français, qui d'ailleurs ligible à travers leur propre spécifi-
disparut aussitôt perpétré son forfait. cité, et que leur œuvre apporte une

170
inépuisable lumière. Tels sont Mon- le titre Man must live, tiré à sept
taigne, Rousseau, Joyce. Il n'appar- cents exemplaires. « La presse blan-
tient pas au groupe nombreux et che donna parfois dans le ton pro-
subalterne des écrivains autorisés, tecteur parfois dans la simple con-
qui sont chargés de véhiculer les fusion mentale », dit l'auteur de
stéréotypes. l'accueil qui fut réservé à cette pre-
Né dans la pauvreté d'un fau- mière manifestation d'une œuvre
bourg de Prétoria, élevé d'abord par insolite qui déroutait les catégories
sa grand-mère paternelle à la cam- des jugements tout faits en n'entrant
pagne, il ne connaît l'école qu'à dans aucune.
treize ans, grâce aux sacrifices de sa De 1957 à 1983, il vit en exil.
mère et de sa grand-mère mater- Au Nigéria d'abord, où il enseigne
nelle, près de~quelles il est revenu. de 1957 à 1960. Il Y publie la revue
C'est leur acharnement qui l'arra- Black Orpheus en collaboration avec
che au destin de sa communauté en Wole Soyinka. Aux États- Unis
l'envoyant dans une high school ensuite, avec des interrruptions qui
près de Johannesburg. Il travaille l'amènent au Kenya, en Zambie, en
ensuite comme instituteur, clerc, France, en Angleterre. Installé
typographe, éducateur, tout en ensuite à Denver à partir de 1970,
poursuivant ses études en littérature il finit par rentrer en Afrique du
anglaise. De 1945 à 1952, il ensei- Sud en 1983. Il Y est affecté à une
gne l'anglais et l'afrikaans à tâche d'inspecteur de l' enseigne-
Orlando high school à J ohannes- ment. Parallèlement, il publie les
burg. Il est chassé de l'enseignement livres qui rendent compte de son
pour avoir milité contre le projet expérience et de sa réflexion: Dawn
gouvernemental sur « l'éducation second avenue en 1959, analyse
bantoue». Il vit alors difficilement autobiographique de la vie en Afri-
de modestes emplois de bureau que du Sud; The Living and the
avant de devenir reporter-rédacteur dead (1961), recueil de nouvelles;
au magazine Drum. En 1957, on The African image (1962), recueil
lui accorde enfin une autorisation de d'essais et articles critiques; The
sortir d'Afrique du Sud. Wanderers (1965), compte rendu de
Le choix qu'il fait, pour obtenir l'errance de l'exil; Chirundu
le MA en littérature, d'étudier « Le (1969), seule fiction de toute son
caractère non européen dans la fic- œuvre, dans laquelle il transpose
tion sud-africaine de langue son expérience des États africains
anglaise», inaugure significative- indépendants. Après l'interruption
ment sa vocation d'écrivain-critique. des années 1970, il donne encore
L'inventaire qu'il fait des stéréoty- avec The Unbroken song (1981), un
pes qui caractérisent la vision des recueil de poèmes et d'articles, puis,
non Blancs par les Blancs détenteurs en 1984, Father corne home et enfin
de la parole montre parfaitement Africa my music, compte rendu
l'usage qu'il entend faire lui-même autobiographique des années 1957-
de la parole: rom pre le cercle de la 1983.
parole autorisée en désignant sa L'œuvre de Mphahlele se veut
fonction ignoble d'asservissement. pur et simple enregistrement du
On n'apprend pas impunément à réel. Cette démarche est celle de la
lire avec des exemples comme « Le facilité apparente, c'est aussi celle
cafre a volé un couteau», « Voici qui est, littérairement, la plus péril-
un cafre paresseux». Le premier leuse. Pour faire une œuvre excep-
recueil des nouvelles écrites pour tionnelle, il suffit à M.phahlele de la
Drum paraît au Cap en 1947, sous qualité de sa réflexion et de son

171
style. Mphahlele, en effet, récuse nie pour trouver son unité de ton
toute amplification rhétorique et dans une rageuse ironie qui est
tout vain déguisement. L'énigme de l'empreinte inimitable de son style.
l'existence, il ne l'a pas trouvée S'il s'installe aussi souverainement
dans une méditation détachée des dans l'ironie, c'est qu'il a « senti
contingences, il l'a trouvée dans le l'ironie qui se trouve dans notre
scandale d'« une vie dont un artiste amour du mot, nous enfants de
peut seulement discerner les répon- l'Afrique et la poésie qui jaillit de
ses, dans le concret, minute par la langue avec lui continuelle-
minute, jour après jour». Quant à ment » ; « Je sais depuis longtemps
la qualité de son style, il la définit que le mot est rythme, que le mot
parfaitement quand il dit que « ces est un rythme signifiant, que le
réponses ne peuvent être captées mot, le sens et l'être ne font
que par un style rageur, resserré, qu' un. »
sans emphase ». Car il s'agit non de La création poétique chez
produire du bruit mais du sens. Mphahlele est d'abord de nature
Et Dieu sait s'il Y a du sens à intel1ectuelle. Si elle recourt volon-
produire sur l'Afrique d'aujourd'hui tiers à l'image, c'est que l'image
qui vit dans le non-sens. Or rien permet, non de gonfler le discours
n'est plus efficace que l'ironie de d'une résonance creuse mais de le
Mphahlele pour la saisie de ce nOI1- raccou rcir et d' épargner des déve-.
sens pour en faire du sens par le loppements abstraits. Ainsi le « tau-
plus merveilleux et le plus littéraire reau qui n'aurait rien à casser»
des retournements. On sent enfin à qu'il s'est senti être, ainsi ses
quoi sert la littérature: faire exis- « rêves suspendus tout secs dans une
ter un monde. Pour faire exister ce toile d'araignée», ou la « dentelle
monde, l'art peut, selon le beau du souvenir qui orne la réalité, à
mot d' f\ntonin Artaud, « agrandir condition, comme la dentelle d'un
les choses de la vie jusqu'au jupon, qu' eHe ne dépasse pas».
rnythe», c'est ce qu'il fait assez Chaque image développe une para-
communément, ou «déduire le bole de sens et vaut un long
mythe des choses les plus terre-à- discours.
terre de la vie [...] Car la réalité est On n'a guère pardonné à
terriblement supérieure à toute his- !vlphahlele l'ironie corrosive qu'il
toire, à toute fable, à toute divinité, déploie contre la négritude et autres
à toute surréalité. Il suffit d'avoir le gadgets ethno1ogo-philosophiques sur
génie de savoir l'interpréter ». C'est l'âme noire:
ce génie qu'on admire à l' œuvre
« Depuis longtemps, oh, si long-
dans chaque page de DO\t\t'n second
temps, mes attaches avec la tribu ont été
Aven ue; la sobriété du tragique rompues, et tout ce qu'on dit de la cul-
dans le récit de la fin de l)inku ture bantoue, de l'espoir qu}a l'homlne
Dinkae, pendu pour avoir tué le noir d'évoluer selon ses propres direcM
policier sadique qui l'humiliait, la tions est tellement bête H.
subtilité de l'ironie dans le récit de la
rencontre entre des musiciens ama- La réalité passée et présente de
teurs noirs, venus donner un récital l'Afrique est celle de la dépendance
de musique baroque et le directeur et de l'oppression, du « champ de
blanc d'un calnp minier « espèce mort» pour des centaines de mil-
organisatrice de danses tribales au liers d'hommes chassés, déportés,
profit des touristes américains ». dominés, spoliés, affamés. Il refuse
Ainsi l'œuvre de Mphahlele se de souscrire au cliché d'ancêtres
partage-t-elle entre la rage et l'iro- naïfs et dansants alors qu'il n'en-

172
tend que le cri de leur désespoir. poussant, avec l'aide d'un corps
« Je me demande bien si j'ai envie eXpéditionnaire cubain, l'invasion de
de blâmer ou de louer mes ancêtres l'armée sud-africaine venue secourir
de n'être pas devenus fous de l'UNIT A de Jonas Savimbi.
haine ». C'est autour de cette réac-
tion vitale en effet que s'est struc-
turé le sentiment qu'il a de lui-
MULÉLÉ, Pierre (1929-1968)
mêrne : « Lentement je me rendais
compte combien- je détestais
l'homme blanc ». Mais si cette Leader révolutionnaire zaïrois né
haine est nécessaire pour vider la à Kulu-Matenda dans le Bandundu,
plaie, elle n'est pas suffisante pour et fusillé à Kinshasa sur l'ordre du
la guérir: « J'aurais vraiment aimé dictateur Mobutu.
pouvoir détester tous les Blancs; ce La destinée de Pierre M ulélé
serait tellement plus simple et ferait semble décalquer celle des plus
tellement moins mal ». Loin d'une grands révolutionnaires de l'Afrique
inutile rhétorique, loin des poncifs centrale à cette époque: son com-
folkloriques, Mphahlele donne patriote et camarade de combat
l'intelligence de l'Afrique, en même Patrice Lumumba, les Camerounais
temps qu'il enrichit de son expé- Ruben Urn Nyobé, Félix-Roland
rience la communauté des hommes. Moumié et Ossendé Afana. Comme
eux, il est éduqué d'abord par des
religieux étrangers, catholiques en
M.P.L.A. l'occurrence, ne tarde pas à rompre
avec ces derniers, sert dans l'admi-
(Mouvement Populaire nistration coloniale, se jette dans le
de Libération de l'Angola) tourbillon militant quand l'Afrique
s'embrase dans les années cinquante
.Né en 1956 et incarné longtemps pour son indépendance, devient
à l'extérieur par la figure d' Agos- membre du premier gouvernement
tinho Neto, le MPLA, qui se du Congo (le futur Zaïre) indépen-
réclame du marxisme, avait mené dant, celui de Patrice Lumumba.
l'essentiel de la guérilla contre Mais dès 1961, l'aile radicale du
l'armée portugaise sans pour autant nationalisme congolais, à laquelle
la faire reculer ni même l'affaiblir appartient Pierre Mulélé, perd en
avant la chute à Lisbonne de Mar- ,même temps le pouvoir et son chef,
cello Caetano. Patrice Lumumba, assassiné au
U ne confuse et sanglante rivalité Katanga. Pierre Mulélé, qui est ,tra-
oppose en 1975 le MPLA aux deux qué, s'exile, en Chine notamment
autres mouvements nationalistes, le où il s'initie au maoïsme. Revenu
FNLA et }'UNITA, avec lesquels les clandestinement dans son pays en
dirigeants de la révolution portu- 1963, il crée une zone de guérilla
gaise l'avaient persuadé de collabo- paysanne dans sa province natale
rer. Mieux implanté à travers le avant de déclencher six mois plus
pays et en particulier dans la région tard une insurrection contre le gou-
de Luanda, le MPLA sort vainqueur- vernement central: c'est la fameuse
de cette brève confrontation et rébellion muléliste dont le retentis-
assume seul le pouvoir en la per- sement connaît un bref apogée en
sonne, d'Agostinho Neto promu chef 1964. Mais la guérilla s'essouffle
de l'Etat le Il novembre 1975. Le vite, faute de cadres compétents,
mouvement achève son triomphe aguerris et désintéressés, comme il
quelques semaines plus tard en re- arrive trop souvent en Afrique.

173
En octobre 1968, Pierre Mulélé, sentiel les cultures des peuples
qui séjourne à Brazzaville, se qu'elle asservissait, elle a couvert
retrouve on ne sait encore trop com- d'un silence complice l'excision des
ment entre les mains de son ennemi femmes. L'information sur l'exci-
juré, le dictateur Mobutu, qui le fait sion, en même temps que la lutte
cruellement et mortellement suppli- contre la mutilation physique de
cier. Le nouveau maître du Zaïre, nombreuses femmes africaines, sont
désormais allié indéfectible des États- le fait de quelques femmes généreu-
Unis d'Amérique, avait résolu ses et courageuses: l'Américaine
d'anéantir tout germe de progres- Fran Hosken, la Sénégalaise Awa
sisme dans son vaste domaine, sans Thiam, la Française Renée Saurel,
scru pule sur le choix des moyens. dans leurs livres: The Hosken
report (1982), La parole aux négres-
ses (1978), L'enterrée vive (1981).
Mutilations sexuelles Tant que le pouvoir politique
restera l'apanage des hommes, les
(excision, circoncision) pratiques culturelles répressives con-
tre les femmes risquent de se per-
La tradition des mutilations pétuer, de façon ouverte ou hon-
sexuelles, masculine (circoncision du teuse, sous divers prétextes. L'abo-
pénis), et féminine (excision du cli- lition de l'excision est pourtant une
toris), marque le fonds culturel pro- de ces urgences absolues qui
prement africain, dont le foyer pré- devraient tourmenter la conscience
historique semble avoir été situé de l'humanité, tant cette cruauté
dans la haute vallée du Nil. La pra- gratuite, venue du fond des âges,
tique de la circoncision a probable- révèle l'abîme de la violence contre
ment été empruntée par les l'autre et la volonté de le priver de
Hébreux à la civilisation égyptienne son être.
et elle est commune à toutes les
populations de l'Afrique noire.
L'excision est pratiquée dans l'Afri- MZILIKAZI, (1790 7-1868)
que subsaharienne et dans l'Afrique
du centre-est. Dans sa forme la plus Appelé aussi Mosélékatsé ou
sévère, dite pharaonique, ablation encore Mhlangani, c'est comme
de tou tes les parties sexuelles exter- Dingaane, un demi-frère de l'empe-
nes et clôture du vagin ou infibula- reur des Zoulous, Chaka, et aussi
tion, elle est encore pratiquée dans son assassin, tout comme Dingaane.
quelques régions du nord-est de Chassé du berceau des Zoulous
l'Afrique, signalant ainsi son (appelé plus tard Natal par les con-
ancrage le plus ancien. quérants Boers), poursuivi sans répit
Si la circoncision ne constitue par les envahisseurs blancs mieux
qu'une mutilation superficielle sans armés, Mzilikazi finit, vers 1838,
trop de gravité, l'excision est une par faire sa terre promise du sud-
cruelle castration partielle des fem- ouest de l'actuel Zimbabwe, où il
mes, qui les condamne à vivre dans installe son peuple, les Ndébélés ou
la souffrance, la sexualité et l'enfan- Matabélés; la contrée est d'ailleurs
tement. C'est bien là, en effet, la appelée Matabé]éland depuis.
fonction principale d'une pratique Mzilikazi, en mourant, transmit
où se lit avec éclat cc le mépris du son royaurne à son fils Lobengula,
féminin qui gît au fond de toute lequel allait se laisser facilement cir-
culture ))
(Fran Hosken). Alors que convenir par Ceci1 Rhodes et tom-
la colonisation a détruit pour l' es- ber sous le joug britannique.
N

N.A.A.C.P. contre le lynchage des Noirs et la


(National Association for ségrégation scolaire, deux fléaux qui
ont longtemps symbolisé l' oppres-
the Advancement sion des Noirs par les Blancs en
of Colored People, Amérique. Mais l'association était
. Association
en francais: trop modérée pour entraîner les
Nationale pour le progrès masses derrière elle, trop conforta-
des gens de couleur) blement installée pour rivaliser avec
Jes mouvements qui allaient mener
la révolution noire, à l'apparition
La NAACP a beaucoup dé&ayé desquels la NAACP entra en déclin.
la chronique dans les années 50 et
60; seule organisation de défense
des Noirs, avec J'Urban League
bien moins connue, elle était alors Namibie
mise à rude épreuve dans les pre-
mières escarmouches de la révolu-
tion noire, pour laquelle elle Vaste territoire limité au nord
exploita, par exempJe, très habile- par l'Angola, à l'est par Ie Bots-
ment en 1955 l'affaire Rosa Parks wana, au sud par la République
à Montgomery, tirant de l'incident, sud-africaine, et à l'ouest par
de concert avec Martin Luther l'Océan Atlantique, la Namibie, qui
King, un profit inespéré. s'est d'abord appelée Sud-Ouest
La NAACP a été fondée en 1909 Africain, est réputée surtout pour
par un groupe biracial, où les les ressources de son sous-sol, en
Blancs dominaient, bien que] 'his- particulier ses diamants et son ura-
toire ait surtout retenu la présence nIum.
parmi les fondateurs de l' historien Ancienne colonie allemande, et
noir W.-E.-B. DuBois. Sans jamais à ce titre tombée sous l'autorité de
cesser d'être biraciale, la NAACP a la Société des Nations (SDN), la
pourtant vu peu à peu ses princi- Namibie est confiée sous le régime
paux rouages passer entre les mains du mandat à la République sud-
de dirigeants appartenant à la riche africaine sous réserve de se confor-
bourgeoisie noire. Elle s'apparente mer aux obligations du droit inter-
plus à un lobby qu'à un mouve- national. Après la Deuxième Guerre
ment politique par son mode mondiale, l'Union sud-africaine con-
d'action consistant, pour l'essentiel, serve l'administration de la Nami-
à assister juridiquement, par l'inter- bie, mais sous l'autorité de l'Orga-
médiaire d'hommes de loi noirs, les nisation des Nations Unies, selon les
Noirs victimes de persécutions ou règles de la tutelle. La mission du
accusés injustement. pays tuteur est clairement définie:
Organisation légaliste, peu en- il doit notamment convenir d'une
cline aux actions de rue, la NAACP date avec l'ONt) en vue de l'acces-
a lutté avec patience et efficacité sion du peuple naInibien à l' indé-

175
pendance. Cette clause, la Républi- qui, d'abord sur le chemin de la
que sud-africaine n'a cessé de s'y terre promise, puis après le choix du
dérober, usant de diverses manoeu- Matabéléland, allait sans cesse
vres dilatoires. s'accroître par l'adjonction d' élé-
La République sud-africaine a ments allogènes, y compris des Sho-
transformé sa présence dans ce pays nas.
en occupation d'autant plus illégale Après la disparition de Mzilikazi,
que, non contente d'en exploiter les les N débélés ne tardèrent pas à tom-
richesses à son seul profit et d'y ber sous la tutelle des Britanniques
appliquer les lois cruelles de l' apar- représentés par Cecil Rhodes.
theid, elle l'a mis au service de sa Selon certains commentateurs,
stratégie d'agression contre l'Angola c'est dans cette lointaine époque qu'il
où ses incursions, à partir des bases faut aller chercher les origines du
namibiennes, alimentent quotidien- conflit persistant qui oppose aujour-
nement l'actualité. Il est vrai que la d'hui le gouvernement central du
SWAPO (South West Africa People Zimbabwe, qui serait contrôlé par les
Organisation), mouvement national Shonas, et les habitants du Matabé-
de libération des Noirs de Namibie, léland, descendants des rudes guer-
a installé ses bases dans le sud de riers ndébélé, branche infidèle du
l'Angola et bénéficie ouvertement non moins rude peuple des Zoulou,
du soutien de Luanda. conduits par Joshua Nkomo.
Il n'y a pas d'exemple, dans l'his- U ne telle interprétation pêche
toire moderne, d'un gouvernement non seulement par anachronisme
osant bafouer avec autant d' arro- mais encore par une perversion
gance que les maîtres de l'apartheid intellectuelle à laquelle nous avons
les règles fondamentales des relations ici donné le nom d' « ethnologisa-
internationales. Sous la pression des tionnisme ». Une école de commen-
grandes puissances, l'Afrique du Sud tateurs politiques contemporains a
vient de se résigner à un calendrier en effet pris la mauvaise habitude
d'indépendance de la Namibie. de réduire les conflits politiques de
l'Afrique moderne à des catégories
NDÉBÉLÉS purement ethnologiques au demeu-
rant douteuses, comme si des phé-
Les N débélés, installés dans le nomènes aussi destructeurs que la
Matabéléland, au sud-ouest de traite, les travaux forcés de l'époque
l'actuel Zimbabwe, se rattachent à coloniale, l'économie monétai re,
l'épopée de Chaka par le lien de l'urbanisation massive, à l'œuvre
l'infidélité. Leur père fondateur, pendant plus d'un siècle, avaient pu
appelé tantôt Mzilikazi, tantôt laisser de dénaturer l'Afrique ima-
Mosélékatsé, tantôt Mhlangani (est- ginée par les ethnologues, si tant est
ce vraiment le même homme ?) fut qu'elle ait existé.
à la fois un général de Chaka et,
avec Dingaane, l'un des demi-frères
du roi des Zoulous. Les deux hom-
mes sont accusés d'avoir assassiné le Négrisme
héros légendaire en 1828. Toutefois,
à cette date, Mzilikazi est parfois Le négrisme est le nom donné à
censé avoir déjà fait sécession avec un mouvement, qui naît dans les let-
trois cent guerriers, l'événement tres cubaines vers 1930. Son précur-
ayant lieu en 1823. seur est Ramon Guirao (1908-1949).
Ces trois cents guerriers formè- On trouve parmi ses animateurs Ale-
rent le noyau du peuple ndébélé jo Carpentier et Nicolas Guillen. Il

176
s'agit de rechercher le pittoresque de Neto n'en avait pas moins, à sa
l'art nègre populaire, rythme et cou- disparition, jeté les fondements d'un
leur, non dans l' inten tion de sacri- État socialiste, inspiré avec plus ou
fier à une quelconque couleur locale moins de bonheur du modèle dog-
à saveur exotique, mais dans celle matique marxiste-léniniste.
de mettre au jour les apports noirs
dans la culture cubaine. Ce mouve-
n1ent suivait la voie tracée par
NGUEMA, Francisco Macias
l'indigénisme haïtien de J can Price-
l\1ars et Jacques RoulnaÎn. C'est (1922-1979)
Njcolas Guillen qui a su le mieux
capter cette inspiration dans ses Premier président de la Guinée
« Rumbas» (rythmes) et ses Équatoriale (ancienne Guinée Espa-
« sons », tandis que Emilio Bal1agas gnole) proclamée indépendante le 12
publiait, en 1935, une Anthologie octobre 1968, Francisco Macias
de poésie noire hispano-américaine N guérna, légalement élu à l'origine,
et Ramon Guirao, en 1938, une sombre bientôt dans l'autocratie, la
Orbite de la poésie afro-cubaine. mégalomanie furieuse et la frénésie
Alejo Carpentier de son côté, dans du sang de ses concitoyens. C'est
Ecue }"arnba-O enrichissait la veine un Ubu halluciné et taciturne,
populiste en introduisant dans son n'ouvrant la bouche que pour pro-
œuvre des thènlCS légendaires yoru- férer d'atroces ilnprécations contre
has présents dans le folklore cubain. ses ennemis politiques ou décerner
à sa propre gloire les titres les plus
grandiloquents, tels « l1 n'y a
d'autre Dieu que Macias » (l'lo hay
NETO, Agostinho (1922-1979) rnas Dias que Alacias). Sous le
règne de ce monstre, ce ne sont que
complots écrasés, massacres de
,~ la tête du Mouvement Popu-
populations civiles, exode des survi-
laire de Ijbération de l'Angola vants terrorisés, travaux forcés
(I\1PLA) depuis 1962, Neto personni-
institutionnalisés.
fia l' interlninable guérilla nationa-
Plaisante coïncidence, l'émule de
liste qui allait être couronnée le Il
Bokassa 1er et d'Idi Arnin Dada est
novembre 1975 par l'inrlépendance
renversé) conlrne eux, en 1979,
de l' l\.ngola, dont ce n1édecin de jugé, puis fusillé le 1er octobre de ]a
formation devint tout naturellement
même année.
le prenlier Président.
Jusqu'à sa mort survenue en
1979, à Moscou, où il se faisait soi-
NGUGI WA THIONG'O, James
gner pour un cancer, Neto dut faire
face avec une rare constance aux (1938- )
épreuves aussi multiples que cruel-
les qui assaillaient la jeune Républi- Né en 1938 près de Nairobi au
que populajre : contre-révolutions de Kenya, Ngugi est le plus important
Holden Roberto et de .John Savimbi, écrivain de l'Afrique de l'est anglo-
menées subversives répétées autour phone. Il est aussi celui qui a le
du pétrole du Cabinda, et surtout plus étroitement cerné et exprimé
diverses invasions militaires des dans son œuvre les luttes politiques
racistes sud-africains, qu'il ne put et les tensions culturelles qui mar-
endiguer qu'avec l'appui d'un puis- quent ] 'histoire du Kenya contern-
sant contingent cubain. porain. Dans son enfance, alors

177
qu'il fréquente l'école de son village ensuite réunies dans un recueil:
kiku yu, il est le témoin de la révolte This time to morrow and other
des Mau-Mau contre la colonisation plays (1970). Plus récemment il a
anglaise, qui fait rage vers 1950. Il donné l will marry when I choose
poursuit ensuite des études à Nai- (1982), et The trial of D~dan Kima-
robi de 1955 à 1959, en Ouganda thi. C'est pour avoir dénoncé l' affai-
jusqu'en 1964 puis il enseigne et risme de la famille Kenyatta, dans
écrit pour le Daily Nation de 1964 une pièce en Kikuyu, Ngaahida
à 1970. Ndenda, que Ngugi est arrêté en
Son premier roman, Weep not 1977 et détenu sans jugement.
child (1964), raconte l'histoire Aujourd'hui, sous le régime d'Arap
pitoyable de Njoroge dans un pays Moi, qui a succédé à Jomo
déchiré par la guérilla Mau-Mau, Kenyatta, Ngugi vit en Grande-
dont la répression fit plusieurs dizai- Bretagne en exil.
nes de milliers de morts entre 1952
Avec Petals of blood (1977),
et 1956. L'histoire des individus
Ngugi est revenu au roman pour
comme I'histoire collective semble
peindre, cruellement, la société
marquée par l'échec et l'absurdité.
kenyane d'après l'indépendance,
Dans The River between (1965), Ie
ravagée par la corruption. Une
héros, Waiyaki, essaie de vivre en
société où, de façon plus violeme-
lui la conciliation de deux mondes
ment contrastée qu'en aucune autre,
ennemis. Il est condamné par les
« on mange ou on se fait manger».
uns et par les autres et se retrouve
Le tourisme de luxe, la prostitution,
dans une réalité « faite de déses-
les trafics de toute nature sont rois.
poir », abanùonné par ceux qu'il
La tribu des «Mercédes- Benz»
voulait servir, le peuple, au juge-
tient solidement le pouvoir. Les
ment des pouvoirs anciens et nou-
autres n'ont qu'à se partager la
veaux qui veulent l'étouffer et ne
mendicité, la prison, la retraite dans
requièrent de lui que la docilité.
une campagne désertifiée. Le
Avec A grain of wheat, la parabole
tableau, brutal, est encore au-
est toujours terrible mais peut-être
dessous d'une réalité indicible. C'est
moins désespérée. Le sang de
cette indicibilité du réel que l'art de
Waiyaki, enterré vivant, est la
N gugi fait admirablement pressen-
graine dont doit sortir enfin un
tir. A quoi bon caricaturer une réa-
monde nouveau. Tout l'espoir est
lité aussi caricaturale. N gugi la
dans « ces paysans qui ont combattu
cerne en y mettant mille nuances,
les Britanniques et qui cependant
avec l' atten tion vigilan te d'une
voient renier tout ce pour quoi ils
sympathie toujours en éveil qui ne
ont lutté».
peut guère que s'écorcher à l'absur-
Cette sévérité du regard de
dité d'un monde cruel mais qui est
Ngugi ne plut guère au régime de
assez fine pour entendre le « mur-
Jomo Kenyatta, issu de la guerre mure» de dignité que profère
mais progressivement envahi par les
I'homme emprisonné, petite lueur
tentacules du néo-colonialisme.
d'espoir pour demain.
N gugi fait alors des "séjours en
Angleterre et aux Etats- Unis. N gugi a publié aussi quelques
Lorsqu'il revient au Kenya, c'est essais: Homecoming (1972) Writers
pour se consacrer au théâtre en lan- in politics; Detained: a writer' s
gue kikuyu, seule forme d'animation prison dairy. Ont été traduits en
culturelle populaire qui lui paraisse français: Weep not child, Enfant
utile. Il débute au thé~ltre avec The ne pleure pas (1983); The River
Black Hermit (1968). Ses pièces sont between, La rivière de vie (1988) ;

178
A grain of wheat, Et le blé jaillira minables années livre ce grand pays
( 1969). au feu et au fer: c'était en
1967 -1970, quand Ibos et Haous-
sahs, Sudistes et Nordistes, s'affron-
taient ; à la fin pourtant, les diri-
Nigeria geants nigérians, refusant qu'il y eût
un vainqueur et un vaincu, se sont
L'arc-en-ciel des opinions politi- concertés et ont fixé d'un commun
ques et religieuses en trente jour- accord les modalités de leur récon-
naux quotidiens, dont vingt en ciliation. Les deux protagonistes du
anglais et le reste en langues verna- conflit, les généraux Gowon et
culaires, vingt-neuf publications heb- Ojukwu, un temps proscrits, pour
domadaires, cinquante magazines, le des raisons au demeurant opposées,
Nigeria nIoderne est symbolique- ont pu revenir dans leur pays où ils
ment dans ces chiffres, trop mécon- se livrent désormais à des activités
nus malheureusement, les encyclo- profitables à la patrie.
pédies en étant encore à 1970. Il
Sous la plume de commentateurs
faut y ajouter vingt-cinq universités,
superficiels, la population, la super-
une pléiade d'intellectuels, journalis-
ficie et les gisements pétroliers des-
tes et essayistes de réputation inter-
sinent les traits les plus significatifs
nationale, les deux romanciers noirs,
du giga~tisme du Nigeria et de son
Chinua Achebe et Wole Soyinka,
avenir. A ce compte-là, le Zaïre lui
prix Nobel, ayant la plus vaste
aussi laisserait rêveur, et pourtant
audience au mond~. Le Nigeria
l'accession du Zaïre au rang de
exalte, cultive, honore r intelligence,
puissance est dénuée de toute plau-
et surtout parie sur elle, alors qu'on
sibilité. La force du Nigeria est
s'acharne à l'étouffer partout ailleurs
d'avoir érigé le débat libre et public
sur le continent.
conlme dimension constitutive de la
Le hasard, qui fait malicieuse-
souveraineté nationale. Voilà qui,
ment les choses, a jeté le Nigeria au apparemment, est une idée neuve
Inilieu de républiques francophones,
en Afrique.
pour lui servir de repoussoirs,
dirait-on.
Il s'en faut que tout soit idylli-
que au Nigeria. Il arrive que des NJOYA, Ibrahim (1875-1933)
journalistes y soient persécutés et
même assassinés, comme Dele
Giwa, fondateur de Newswatch ; Roi des Bamouns, peuple ins-
c'est alors un événement au Nige- tallé à l'ouest du Cameroun, aux
ria et dans le monde, et chacun s'en confins du Nigeria, Njoya, qui avait
émeut. Il arrjve que les militaires accueilli favorablement le protecto-
s'emparent du pouvoir, afin, disent- rat al1en1and, put conserver à ce
ils, de parer à l'impéritie des civils; prix une part non négligeable de sa
aussitôt comrnence un débat public souveraineté. Il est surtout admiré
et large afin de régler le calendrier aujourd'hui comme inventeur d'une
du retour des civils au pouvoir: il écriture originale, adaptée à la
en fut ainsi successivement sous les transcri ption de la langue de son
généraux Gowon, t\1ourtala Mo- peuple. Avec cette écriture, il rédi-
hamrned, Obasanjo, Buhari et au- gea un Recueil des coutunles et des
jourd'hui Babangida. lois du royaume bamoun.
Il est même arrivé qu'une im pi- Entré en conflit avec les Fran-
toyable guerre civile de trois inter- çaIS, les nouveaux colonisateurs,

179
Njoya fut déporté à Yaoundé en son glorieux passé, l'ancienne bête
1931 et y mourut. noire des racistes menés hier encore
par Yan Smith est confiné bon gré
mal gré dans une opposition humi-
liée, sou pçonné d'encourager en
Nkomati (accord de) sous-main la rébellion larvée du
Matabéléland.
Cet accord, qui stupéfia les Afri- Les biographies de Joshua
cains et les Noirs du monde entier, Nkomo campent unanimement un
fut signé le 16 mars 1984 entre le militant syndicaliste exceptionnel,
président Samora Machel du puis un dirigeant nationaliste por-
Mozambique et Pieter Botha, le tant haut le drapeau africain face au
premier ministre sud-africain. Pré- pouvoir blanc d'une Rhodésie
toria s'engageait à ne plus soutenir tumultueuse et intraitable. Le tour-
la guérilla menée sur le territoire nant de ce destin se situe sans doute
mozambicain par la soi-disant résis- dans les derniers mois de la guerre
tance nationale du Mozambique de libération des Noirs du Zim-
(RENAMO) ; pour sa part, Maputo babwe, quand la faction rivale de
ne devait plus permettre à l' ANC celle de Joshua Nkomo au sein du
(Congrès National Africain), mou- Front Patriotique, déployant ses
vement anti-apartheid, de se servir armées de maquisards, impose une
de son territoire pour organiser des supériorité militaire préludant à son
sabotages en Afrique du sud. hégémonie politique.
Cette affaire rappelait fâcheuse- Le processus complexe, qui goit
ment le trop célèbre pacte germano- transformer Je Zimbabwe en un Etat
soviétique de 1939 entre Molotov et à parti unique, avec pour consé-
Ribbentrop, chacun des partis espé- quence l'éviction de Joshua Nkomo
rant accorder ainsi un répit à ses et de ses partisans, semble aujour-
projets agressifs, le temps de sur- d'hui irréversible.
monter des difficultés pressantes. Le Comme les tandems Patrice
fait est que, quelques mois seule- Lumumba et Joseph Kasavubu au
ment après sa signature, Wole Congo- Léopoldville (avant qu'il ne
Soyinka, futur prix Nobel de Litté- devienne le Zaïre), Léopold Senghor
rature, pouvait prédire, à juste titre, et Mamadou Dia au Sénégal, Ken-
qu'il ne serait pas respecté par les neth Kaunda et Simon Kapwepwe
maîtres de l'apartheid. Mais dans en Zambie, Jomo Kenyatta et
quel désarroi a dû se trouver Oginga Odinga au Kenya, Julius
Samora Machel, si près d'une mort Nyerere et Oscar Kambona en Tan-
qu'il ne pouvait soupçonner, pour zanie, celui formé à la veille de
pactiser ainsi avec le diable? l'indépendance par Robert Mugabé
et Joshua Nkomo n'aura donc pas
résisté à l'épreuve du pouvoir.
L'histoire récente prouve pourtant
NKOMO, Joshua (1917- que ces ruptures sont fatalement de
mauvaIS augure.
Homme politique zimbabwéen
chevronné, Joshua Nkomo, depuis
l'indépendance de son pays conquise N'KRUMAH,Kwamé
en 1980, occupe dans son paysage (1909-1972)
une position étrangement inconfor-
table. Au lieu d'exerce!- les fonctions C'est peut-être à un parcours
sur lesquelles aurait d;Î déboucher universitaire relativement tardif et

180
inorthodoxe que N'Krumah doit fet que le Ghana, dans ce qu'on
d'avoir préservé l'imagination flam- appelle le concert des nations? Lil-
boyante qui a fait de lui le seul liput, un nain dont, de surcroît, la
homme d'État africain de dimension CIA, le SDECE, tous les empires de
historique dont le xXt' siècle risque l'ombre coalisés ne pouvaient man-
d'être crédité. quer d'avoir raison.
Etudiant aux États-Unis à la Non que N'Krumah ne se soit
veille de la dernière guerre, ce n'est pas conduit de façon à prêter le
pas dans les classiques anglo-saxons flanc à la malfaisance de ses enne-
qu'il s'attarde; à peine sera-t-il plus mis qui furent aussi ceux de l' Afri-
tard capable de citer Shakespeare; que. Il abusa de son pouvoir au
ce qu'il tente de trouver dans cette point de bâillonner l'opposition; il
culture, ce ne sont pas des modè- se montra un gestionnaire plus
les, mais des armes. En revanche, préoccupé de prestige que de renta-
il ne quitte plus les théoriciens anlé- bilité ; il préféra l' im péritie des flat-
ricains et caraïbéens de la Renais- teurs à la sévère gravité des philo-
sance noire ou du panafricanisme sophes, tant il est vrai que nul n'est
naissant, les \tV.E. B. DuBois, l\1ar- parfait.
eus Garvey, George Padmore plus
tard à Londres. Con1parée à leur
souffle, la négritude née à la mêrne
époque à Paris est un incunsistant Noirs Américaills
vagissement: c'est dès cette époque
que N'Krumah réclalne à cors et à Il est très difficile, d'une
cris l'indépendance pour l'Afrique manière générale, et plus particuliè-
noire colonisée. rement en Afrique, de se faire une
Qui s'étonnera que, confié aux idée exacte de la condition des Noirs
soins d'un tel prophète, le Ghana des États-lJ nis, de nombreux pays
s'impose COn1111Cle pays qui doit européens inlposant au continent
ouvrir l'ère de l'émancipation afri- noir, pour les besoins d'une propa-
caine, en devenant indépendant dès gande intéressée, une image défor-
1957, prenant un peu tout le monde mée de l' histoire et de la vie des
par surprise, les Blancs et les Noirs, cousins an1éricains.
les maîtres et les esclaves, les colo- Les Noirs représentent aujour-
nisateurs et les colonisés. d 'hui vingt-six millions de citoyens
i\1ais déjà N' Krumah s'est forgé sur les 250 millions que comptent
une vision aussi complète que cohé- les États-Unis d'Amérique, soit une
rente, sinon dépourvue de dogma- proportion de plus de 10 %. Ce
tisme, de l'Unité de l'Afrique, du chiffre, qui fait des Noirs la plus
Socialisme de ]' Afrique, de la réha- forte minorité américaine, peut
bilitation de l'homme africain, et paraître élevé; il a pourtant été
désormais il n'aura de cesse qu'il supérieur à certaines périodes du
n'ait plié la diplomatie du Ghana, passé, en particulier a u lendemain
tant bien que mal, à ces principes. de la guerre d'Indépendance où les
Mais le hasard ne fait pas aussi Noirs, presque tous esclaves il est
bien les choses qu'on l'a dit, sinon vrai, étaient 750 000 environ, c'est-
il eût placé N'Krumah à la tête à-dire 20 % de la population amé-
d'une immensité, telle l'Inde, ou ricaine, ou encore à la veille de la
l'Indonésie, ou même simplement le guerre de Sécession où ils étaient
Congo ex-belge où il tenta vaine- quatre millions, c'est-à-dire 14 cpo.
ment de sauver son ami et disciple Avec un croît pourtant supérieur
Patrice Lumumba. Qu'est-ce en ef- de loin à celui de la population

181
blanche, la communauté noire a vu l'éducation supérieure. Ce phéno-
par la suite sa proportion chuter, mène se produira au lendemain de
étant seule exclue, du fait de la la Deuxième Guerre rnondiale, à la
ségrégation, de l'accroissement par faveur des diverses secousses infli-
l'immigration. gées par celle-ci au vieil ordre des
Aussi bien le destin de la com- choses. Le mot révolution n'est nul-
munauté noire américaine a tou- lement excessif pour désigner l'élan
jours été déterminé moins par sa de combativité, d'enthousiasme et
quantité que par sa qualité. Long- d'abnégation qui soulève alors le
temps esclaves, et agglutinés dans le peu pIe noir américain. Pour la pre-
sud, les Noirs ont été les seuls arti- mière fois, une génération d'hom-
sans de sa prospérité sans en tirer mes et de femmes politiques préten-
aucun bénéfice. Au lendemain de la dent prendre en main le devenir de
guerre de Sécession, ils forment un leur communauté; ils ont noms
sous-prolétariat misérable maintenu Martin Luther King, Malcolm X...,
dans une terreur constante par la Elijah Muhammad, Stokely Carmi-
ségrégation. C'est alors une commu- chaI, Huey Newton, Eldridge Clea-
nauté fantôme, qui secrète un grand ver, Angela Davis...
homme bien à son image, le trop
Grâce à des actions d'éclat répé-
modéré B. T. Washington, « l' entre-
tées, boycott des autobus d'Alabama
metteur entre le Nord, le Sud et les
en 1955, expéditions des Freedom
Noirs », selon W.E.B. Du Bois, qui
Riders en 1961, marche sur Was-
ne l'aimait pas.
hington en août 1963, les militants
A vec le xx e siècle et en particu-
noirs submergent tous les barrages
lier la Première Guerre mondiale,
mis sur le chemin de leur peuple
con1mencent à la fois la dispersion par ses ennemis traditionnels,
des Noirs à travers le territoire des
emportant le droit de vote, l'interdic-
États- Unis et leur entrée dans le
tion de la ségrégation, tous les droits
prolétariat industriel. Il s'ensuit une
qui leur étaient refusés auparavant.
heureuse effervescence que I'histoire
Voici donc enfin le Noir citoyen à
a retenue sous le nom de Renais-
part entière des États- Unis.
sance noire. Cette époque, où Har-
lem émerge comme capitale de la Il s'en faut pourtant de loin que
négritude avant la lettre, se carac- le problème noir soit résolu, s'il doit
térise par l'abondance et l' excep- jamais l'être. Le pessimisme, à ce
tionnelle qualité des hommes qui sujet, n'est pas un sentiment gra-
honorent la communauté: penseurs, tuit. Les deux malédictions du
tel W. E. B. Du Bois, musiciens négro-américain aujourd'hui, consé-
comme Duke Ellington et Louis quence l'une de l'autre et agissant
Armstrong, écrivains comme Ri- d'ailleurs dialectiquement l'une sur
chard Wright, acteurs comme Paul l'autre, semblent aussi irréductibles
Robeson. Mais le seul leader poli- l'une que l'autre. La persistance des
tique noir de l'époque, Marcus Gar- préjugés racistes s'explique par
vey, fut condamné par un tribunal l'emprise de 1'histoire sur la
blanc, puis injustement expulsé des mémoire collective américaine; la
États-Unis. Le pouvoir blanc refu- peau noire se confond dans le sub-
sait toujours de voir les Noirs se conscient collectif avec l'esclavage,
mêler de haute politique. son abjection, sa mythologie, ses
Pour mener l'assaut au terme fantasmes. Il ne faudrait pas moins
duquel leur émancipation sera enfin qu'une révolution culturelle pour
scellée, les Noirs américains devront détruire ce substrat. L'Amérique,.
accéder, en nombre appréciable, à société conservatrice, désormais figée

182
dans ses marques, ses scléroses, ses Nyassaland
strates est loin du compte.
La même raison semble confiner C'est sous ce nom que fut connu
à jamais les Noirs dans l'infériorité l'actuel Malawi à l'époque de la
sociale dont les statistiques récentes colonisation britannique, et jusqu'en
établissent unanimement qu'elle 1966, année où, sous couleur d' ins-
taurer un parti unique, le Dr Has-
s'est aggravée, qu'elle s'aggravera.
tings Kamuzu Banda, actuel prési-
La mobilité tant vantée de la société
dent à vie, installe son autocratie
américaine concerne les individus,
sur le pays. Le Nyassaland a été
non les groupes. Des individus noirs
l'une des composantes de la Fédé-
exceptionnels parviendront à la ration des Rhodésies- Nyassaland,
réussite, mais la grande majorité des qui, longtemps combattue par les
sujets ordinaires risquent d'être à Africains, fut dissoute en 1964.
jamais des laissés pour compte.
Exception faite de la musique,
où l'invention du jazz et la création NYERERE,
de ses chefs-d'oeuvre sont imputa-
Julius (1921-
bles aux Noirs, la communauté
afro-américaine a joué somme toute
un rôle négligeable dans l' histoire Président de la République du
des États-Unis. Il en est de même Tanganyka dès son indépendance en
aujourd'hui encore bien que des 1963, puis de la république de Tan-
maires noirs se trouvent à la tête de zanie (fédération du Tanganyka et
de Zanzibar) dès la formation de
certaines très grandes villes améri-
celle-ci en 1964, Nyerere est surtout
caines: Détroit, Chicago, Atlanta,
connu comnlC théoricien d'un socia-
Washington, Los Angeles...
lisme africain dont il proclama les
L'intérêt manifesté par l'opinion principes constitutifs en 1967 dans
internationale pour la communauté la célèbre Déclaration d' Aruscha.
afro-américaine ne s'explique donc Appliqué ensuite sur le terrain pen-
pas par le pouvoir ou le rayonne- dant plus de quinze ans, le socia-
ment de cette dernière, mais sans lisme à la tanzanienne, qui se fonde
sur le développement rural à travers
doute par son image achevée de
symbole de la condition du Noir les villages ujama et rejette le canon
marxiste de la lutte des classes, ne
depuis sa rencontre avec l'homme
paraît avoir tenu ses promesses de
blanc occidental. Il est en effet frap-
développement ni dans le domaine
pant que, jusqu'à la guerre de
matériel ni dans le domaine moral:
Sécession, ce qui parut d'abord en pas plus qu'ailleurs en Afrique
jeu, ce fut sa simple survie, à l'ins- noire, les grands problèmes écono-
tar des autres peuples noirs, en par- miques et sociaux ne semblent avoir
ticulier sur le continent noir lui- trouvé en Tanzanie la voie d'une
même. Par la suite, elle dut lutter, amorce de solution.
avec des armes dérisoires, contre
l'oppression et l'aliénation, tout
J ulius Nyerere a pourtant forcé
l'admiration des jeunes générations
comme les communautés restées au africaines en mettant fin, en 1979,
pays des ancêtres. Aujourd'hui, à la sanglante et déshonorante dic-
devant l'incertitude qui affecte le tature d'Idi Amin Dada sur l'Ou-
destin des peu pIes noirs, le monde ganda voisin. On peut en dire au-
entier retient son souffle, dirait-on. tant du rôle que joue ce grand lea-

183
der au sein des États de la Ligne du L'homme fort du Nigeria, à qui
Front où il est le catalyseur de la le Premier ministre fédéral T afewa
résistance aux pressions diverses des Balewa sert de couverture, c'est le
racistes de Prétoria. très féodal Ahmadou Bello, petit-fils
de Dan Fodio, Sardauna de Sokoto.
Nzeogwu prend d'assaut le palais
du grand seigneur qu'il exécute de
NZEOGWU, Patrick Chukwuma sa propre maIn.
Pourquoi, ayant éliminé les prin-
(1937-1967)
cipaux dirigeants de la Fédération,
les jeunes putschistes se montrent-
N zeogwu était à la tête des jeu- ils impuissants à mettre sur pied de
nes officiers putschistes qui, le 15 nouvelles instances gouvernementa-
janvier 1966, mirent fin par la les? Sont-ils déjà divisés par certai-
nlanière forte au régime civil du nes arrière-pensées ethniques? C'est
Nigeria. Figure typique de l'Afrique un Inystère. Toujours est-il qu'ils
des années 60 qui, au monlent de s'en remettent finalement à l'armée,
sombrer pour plusieurs décennies comlnandée alors par le général
dans l'indignité de la corruption et Johnson T.U. Aguiyi-Ironsi, aussi-
de la faillite généralisées, s' arc boute tôt promu chef de l'État. C'est une
au bord du gou ffre, se griffe déses- erreur, car Aguiyi- lronsi est un Ibo,
pérc)nent aux aspérités de la paroi, et les Ibos sont déjà soupçonnés de
c'était un Ibo, né et élevé dans le vouloir monopuliser le pouvoir.
nord du Nigeria, où ses parents Rjen d'étonnant si, le 15 juin 1966,
n~sidaicnt, bien que les Ibos y fus- Aguiyi- Ironsi est assassiné au cours
sent souvent objet de pogroms. d'un nouveau putsch, à l'instig'ation
des officiers nordistes, événement
Des esprits rnalveil1ants l'ont dont prend prétexte le colonel d' ori-
décrit comme un exalté; ce fut sur- gine Ibo OduJnegwu Odjukwu pour
tout une conscience morale d'une proclamer l'indépendance de l'État
rare exi gence: intellectuel ennemi sécessionniste du Biafra bientôt en-
des féodaux réactionnaires, catholi- vahi par l'armée fédérale. Bien que
que rigoriste hostile au laxisme des peu favorable à Ojukwu, c'est pour-
jeunes bourgeoisies africaines, tant à la tête d'une unité sécession-
visionnaire irrité par l'aveuglement niste que succombera le rnajor
des dirigeants nigérians esclaves du Nzeogwu, près de Nsukka, en août
formalisme britannique. 1967.
On l'a encore décrit comme un Quelle étrange personnalité, à la
honlfie violent. Le fait est que le fois rebutante et fascinante, roma-
major Nzeogwu, professeur à l'Aca- nesque et tragique, où ont dû se
démie militaire de Kaduna à l' épo- reconnaître tant de jeunes intellec-
que de ces événements sanglants qui tuels idéalistes noirs, qui, dans ces
allaient servir de prélude à l'atroce années soixante, n'auraient pas
guerre du Biafra, se montra pour le hésité à donner leur sang pour rete-
moins épris d'action et d'efficacité. nir l'Afrique sur la pente fatale.
o

OCAM une Billy Holiday, appelée Lady


(Organisation commune Day, un Charlie Parker, surnommé
The Bird (l'oiseau).
africaine et malgache)
Les historiens du jazz considè-
rent d'ailleurs Joe King Oliver
Il fut beaucoup question, dans la
comme le premier grand jazzman
presse française de la deuxième moi-
authentique. Un des premiers à
tié des années soixante de cette
émigrer à Chicago après la démoli-
organisation d'États afri~ains, née
tion de Storyville, il fut aussi le chef
en 1965 dans le but supposé de col-
du premier grand orchestre à enga-
laborer dans tous les domaines et
ger Louis Armstrong en 1922. Mais
qui unissait alors le Cameroun' le
surtout, il fut le premier à dépasser
Centrafrique, le Congo, la C8te-
la traditionnelle polyphonie néo-
d' I voire, le Dahomey, le Gabon, la
orléanaise en exécutant un véritable
Haute- V oha, Madagascar, l'île
solo au cornet, dans Deepermouth
Maurice, le Niger, le Ruanda, le
blues enregistré en 1923, Louis
Sénégal, le Tchad, le Togo et le
Armstrong étant au deuxième cor-
Zaïre.
net. Cette œuvre, toujours citée par
Ces pays avaient surtout pour
. les spécialistes, résume aujourd'hui
traIt commun de faire partie de la
la, destinée de Joe Kin g Oliver. ,
clientèle francophone traditionnelle
c est un tort. Mort à 53 ans dans
de Paris et d'être dirigés par des
une effroyable misère, Oliver illus-
disciples zélés du général de Gaulle.
tre un autre aspect de la condition
L'histoire ne retiendra pas le sigle,
de l'artiste de génie afro-américain
les réalisations de l'OCAM ayant été
aussi rares qu'illusoires. Le carac-
l'indifférence de ses corn patriotes. '
tère factice du regroupement fut du
reste rapidement avéré par les défec-
tions répétées de ses membres les OL YMPIO Sylvanus (1902-1963)
plus riches. Dès 1973, l'organisation
était moribonde.
Premier chef de l'État du Togo,
Sylvanus Olympio a été tué le 13
janvier 1963 au cours d'un putsch
OLIVER, Joe dit King dans des circonstances demeurées
(1885-1938) obscures. Quelques observations
permettent, sinon d'acquérir une
C'est par ses pairs que le certitude, au moins d'orienter les
trompettiste-cornettiste Joe Oliver a in terrogations.
été proclamé King (le roi), hom- Au cours de la décennie précé-
mage significatif, plus éloquent dant l'indépendance, une rivalité
qu'aucun autre, comme en bénéfi- acharnée, classique dans les colonies
cieront plus tard un Lester Young, françaises, avait constamment
surnommé le Président (The Pres), opposé Nicolas Grunitzky, le « can-

185
didat administratif», à Sylvanus commercialiser et détourner par des
Olympio, le leader populaire sinon Blancs habiles, mais dénués d'inspi-
populiste. ration. Il en sera ainsi jusqu'à la
Les seules élections fiables de Deuxième Guerre mondiale.
] 'histoire du Togo, celles de 1958,
d'ailleurs supervisées par l' ONlJ ,
furent un triomphe pour le candi- OUA (Organisation
dat populaire Sylvanus Olympio,
de l'Unité Africaine),
mais un échec cuisant pour Nicolas
C;runitzky et l'administration colo- en anglais: OAU
niale qui le patronnait. Élu prési- (Organisation
dent en 1961, Sylvanus Olynlpio of African Unity)
symbolise l'attachement farouche de
la jeune nation à son indépendance, Après avoir longten1ps fait figure
au IlU)ment même où, de Paris, Jac-
d'arbitre crédible des crises qui
q ues Foccart s~ est juré de plier la
secouent fréquemment l'Afrique,
cadence des Etats africains à la
l'OUA sert de nloins en moins de
baguette gaulliste.
réference dans la grande presse
Enfin, le putsch où fut tué internationale en proie désormais au
Sylvanus Olympio était animé par désenchantement à son égard.
des hommes qui, telle général Eya- Fondée à Addis-Abeba en 1963,
déma, se sont révélés depuis comme l'organisation procédait d'une aspi-
d' cxceHents « amis de la France ». r,ation collective ambiguë: si les
Etats du groupe dit de Casablanca,
animé par K. N'Krumah, y
voyaient l'aInorce d'un processus
Original dixieland jazz band
conduisant aux États-Unis d' Afri-
que, ultime concrétisation du rêve
Quintette blanc dirigé par Nick panafricaniste, pour le groupe dit de
La Rocca, cet orchestre est entré Monrovia, mené par le Libérien
dans la légende en enregistrant le 26 pro-américain Tubman, il s'agissait
février 191 7 à N ew York pour la d'une approche purement pragma-
première fois un morceau de jazz tique de la défense des intérêts des
intitulé Dixie jass band one step. pays africains, à l'instar d'autres
Paradoxalement, la célébrité de organisations continentales, comme
la petite formation de Nick La l'Organisation des États américains.
Rocca se nourrit surtout de l'im- C'était, en somme, l'utopie con-
pression de scandale que laisse cette tre la realpolieik.
fulgurante promotion d'artistes que Sous la pression des peuples, les
leur médiocrité ne destinait nulle- deux groupes finirent donc ce jour-
ment à un tel honneur. Les musi- là par se fondre en un seul. Mais
ciens noirs, les vrais créateurs du le clivage originel s'est accusé au fil
jazz, subissaient ainsi une injustic.e des ans, donnant lieu à des crises
qui devait être suivie de bien dont certaines furent dramatiques:
d'autres semblables. Tenus par la il en fut ainsi notamment en 1976,
ségrégation à l'écart des technologies avec la candidature de l'Angola, où
d'avant-garde naissantes et des rela~' le MPLA, marxiste pro-soviétique,
tions mondaines qui font les répu- venait de mettre hors la loi ses
tations et le succès, les Afro-amé- rivaux pro-occidentaux, FNLA et
ricains qui inventent alors le jazz UNITA. Très divisée, l'organisation
dans les affres doivent le laisser faillit éclater.

186
À ce facteur, capital, de paraly- y recrute le gros de ses combattants
sie, viennent s'en ajouter d'autres et, l'Afrique du Sud qui y exerce,
comme les tiraillements entre Ara- ainsi d'ailleurs que sur la Namibie,
bes et Noirs, musulmans et non- une autorité illégale au regard du
musulmans, anglophones et franco- droit international rappelé solennel-
phones.. . lenlent à maintes reprises par
L'OUA, qui a excellé dans la l'ONU, seule dépositaire de la légi-
défense des frontières héritées de la timité en Namibie.
colonisation (principe qui satisfait à
tort ou à raison la majorité des Afri-
cains) et l'orchestration de la dénon-
OWENS, Jesse (1913-1980)
ciation de l'apartheid, semble devoir
surmonter les nombreuses crises
que, certainement, l'avenir lui Le plus célèbre des athlètes noirs
réserve encore. américains avec Bob Beamon, Jesse
Tous les États africains font par- Owens était un sprinter. Ses exploits
tie de l'OUA, s'ils ont été reconnus aux Jeux Olympiques de 1936, à
par l'ONU, à l'exception bien Berlin, alors capitale de l'Allemagne
entendu de l'Union Sud-Africaine nazie, n'ont pas fini de faire rêver
blanche. les connaisseurs. Le coureur noir
battit successivement les records
olympiques du cent mètres plat, du
deux cents mètres plat et du saut en
Oubangui-Chari
longueur, avant de contribuer au
nouveau record du monde du relais
Désignation coloniale de quatre fois cent mètres plat.
l'actuelle République centrafricaine.
U ne tradition persistante, mais
non vérifiée, veut que Hitler, assis-
tant à un des concours, n'ait pas pu
Ovamboland contenir son dépit de voir un nègre,
sous-homme s'il en fut, triompher
Province septentrionale de la de compétiteurs blancs de la plus
Namibie, frontalière de l'Angola, pure race aryenne, et qu'il ait refusé
l'Ovamboland tire son nom des de serrer la main de Jesse Owens,
Ovambo, peuple bantou, qui l'habi- en violation flagrante de l'usage.
tent et dont on estime l'effectif à Plus significatif nous apparaît
environ un demi million, ce qui en aujourd'hui que Jesse Owens ait
fait l'ethnie majoritaire dans un connu, ensuite, dans son pays, une
pays il est vrai sous-peuplé. existence passablement médiocre,
Érigé en bantoustan en 1973 par contraint quelque temps de mon-
l'Afrique du Sud, en contravention nayer ses dons admirables en
avec les recommandations de d' humiliantes exhibitions, et même
l'ONU, l'Ovamboland est un champ d'endosser la livrée de gardien de
clos où s'affrontent la SWAPO, qui parc.
p

Panafricanisme antillais, militant pour le panafrica-


nisme, en 1919,1921,1923,1927
Forgé sur le modèle de panger- et 1945.
nlanisme, panslavisme, panara- Autre paradoxe, alors que la
bisme, le terme, à l'imitation des revanche sur l'homme blanc sous-
précédents, exprime l'aspiration des tend plus ou moins consciemment le
Africains à se rassemhler en une concept à sa formation, le panafri-
nation unique, sous la bannière canisme, selon son acception litté-
d'un seul État, pour restaurer leur l'ale, confortée par l'exigence des
dignité outragée par des siècles de réalités poJitiques, commandait de
traite, d'esclavage et de colonisation, s'associer avec les habitants autoch-
et prendre, en un mot, leur revan- tones blancs du Maghreb, c'est-à-
che sur l'histoire. L'Îrnmense faveur dire les Arabo- Berbères. Il est vrai
de ce concept, avec sa connotation que, depuis la Deuxiènlc C;uerre, le
de revanche, surtout auprès des jeu- combat cornn1un contre l'impéria-
nes intellectuels africains, a 'culminé lisrne avait tissé entre Noirs et
avec l'année 1960, où s'ouvrit l'ère i\rabo- Berbères de précieux liens de
des indépenda.nces, pour' décliner solidarité, sYlnbolisés par l'amitié
ensuite lentement, minée par des qui unissait Nasser et N'Krumah et
paradoxes qui sont autant de con- sans laquelle les nombreuses confé-
tradictions. rences du début des indépendances
Ce n'est pas en Afrique, mais n'auraient pas été autant de pas en
en Amérique, où la prise de cons- avant du panafricanisme jusqu'à cc
cience par les Noirs de leur aliéna- que la machine s'enferme dans
tion collective avait atteint un stade l'in1passe de l'opposition entre le
de développelnent relativelnent groupe de Monrovia et le groupe de
avancé, que l'idée a connu sa pre- Casablanca. Toutefois, dans un
nlière expression, si elle Il' Y est pas passé pas toujours lointain, leurs
née. C'est un Américain natif du rapports s'étaient caractérisés par
Massachusetts, W.E.B. DuBois, l'affrontement: montée certes en
diplômé, entre autres universités, de épingle par les historiens occiden-
Harvard, qui passe à juste titre taux, la responsabilité des Arabo-
pour le créateur du mythe panafri- Berbères dans la traite des Noirs et
caniste. DuBois, que révoltait l'uti- dans leur esclavage était scientifique-
litarisme de Booker T. Washington, ment établie. De plus, en dehors de
s'avisa de donner à ses compatrio- l'Islam, très différen.t d'ailleurs au
tes noirs le goût des aspirations éle- nord et au sud du Sahara, tout
vées en les incitant à renouer avec semblait opposer les deux groupes
les civilisations et 1'histoire du con- de civilisations. La cohabitation
tinent ancestral. C'est enfin le entre Noirs et Arabo-Berbères au
même W.E.B. DuBois qui organise sein d'un même mouvement pana-
les cinq premières conférences fricaniste ne pouvait pas aller sans
d'intellectuels noirs, américains et de très vives tensions.

188
Troisièrne paradoxe majeur, les duisit une célèbre émission domini-
puissances naguère colonisatrices ont cale de radio. C'est à lui que de
préservé leur emprise sur les jeunes nombreuses générations de franco-
nations supposées émancipées du phones, avant et après la dernière
continent noir; d'autres impérialis- guerre, doivent d'avoir découvert,
mes n'ont pas manqué de pénétrer compris, apprécié et, parfois, prati-
dans l'arène; d'où des ensembles qué avec enthousiaslne la musique
désignés par les expressions Afrique afro-américaine.
francophone, Afrique anglophone, Trop attaché aux expressions
Afrique lusophone, États socialistes, dites traditionnelles du jazz, blues,
etc., qui reflètent bon gré mal gré nouvelle-orléans, boogie-woogie,
les stratégies des blocs anciens ou swing, revival, dont il fut un théo-
nouveaux, mais toujours antagonis- ricien sans rival, Hugues Panassié a
tes, quoique à des degrés divers. témoigné une incompréhension obs-
Devenu l'enjeu de compétitions tinée à l'égard du be-bop, auquel il
qui débordent l'Afrique, détourné dénia toujours l'appartenance au
de ses idéaux par des ambitions Jazz.
mesquines, dégradé par les basses
intrigues de coulisse et les calculs
sordides, le panafricanisme, utopie PARKER, Charles Christopher
jadis radieuse, a débouché sur
l'OUA (Organisation d~ l'unité afri- dit Charlie (1920-1955)
caine) où généralement la confusion
le dispute à l' im puissance. Il est à craindre, bien qu'il soit
Si elle doit se réaliser, comIne le l'objet d'une véritable religion
souhaitent toujours les masses, auprès des professionnels et des
l'unité des peuples africains, comme amateurs de jazz, que Charlie Par-
celle des Européens, devra se faire ker ne devienne jamais une figure
pas .à pas, franchir patiemment de populaire du panthéon nègre; car
nombreuses étapes, et en partict:Ilier cet artiste d'un rare génie, loin
celle de l'Afrique des patries. Sinon d'émerger, à l'instar d'un Arms-
trop d'obstacles se dresseraient sur trong, d'un Duke Ellington ou de
son chemin, qu'ellè serait incapable son quasi inséparable compère Diz-
de surmonter. Aussi réaliste soit- zie Gillespie, comme symbole de la
elle, cette vision en vérité désen- réussite, n'a joué aucun rôle social
chantée n'ôte pas au mythe sa force ou politique. Mort à trente-cinq ans
d'attraction. après avoir connu l'infamie de
l'asile, sans avoir jamais pu vivre
convenablement de sa musique, il
incarne parfaitement le mythe de
PANASSIÉ, Hugues (1912-1974) l'artiste maudit.
On dit que la mère de Charlie,
Musicien, historien, critique élevant seule son enfant, comme
français de jazz, Hugues Panassié tant de femmes noires américaines,
apparaît surtout aujourd'hui comme rêvait pour lui d'une carrière de
un extraordinaire vulgarisateur. Ce médecin. Mais Charlie est happé à
pédagogue né eut toute sa vie une quinze ans, selon l'usage de l'épo-
activité débordante au service du que, par le jazz et son tourbillon de
jazz: il publia des livres, anima le vices: drogue, sexe, alcool, errance,
premier un périodique spécialisé, insatisfaction tourmentée, frénésie
polémiqua avec vigueur, édita des chronique. Autant d'ingrédients
disques, organisa des concerts, pro- d'une alchimie qui lui ouvre tôt les

189
portes d'une esthétique jazzistique gasin de Montgomery (Alabama),
sans précédent: c'est le be-bop, Rosa Parks devint brusquement
apparu vers 1940. célèbre après avoir, le 1er décembre
À l'apogée de son art, c'est-à- 1955, refusé de céder la place où
dire au cours de la décennie elle était assise à un voyageur blanc,
1940-1950, deux traits semblent esclandre qui occasionna aussitôt
pouvoir caractériser l'esthétique de son arrestation par des policiers
Charlie Parker: virtuosité technique zélateurs de la ségrégation raciale.
qui, d'abord, agace l'auditeur, tant Ce fut pour Martin Luther King,
elle paraît relever d'une mystifica- jeune pasteur qu i venait de s' instal-
tion de cirque. Impression heureu- ler dans une paroisse noire de
sement effacée aussitôt par les rafa- Montgomery, la première occasion
les d'un romantisme dont la doulou- de conduire une action de masse;
reuse gravité fait de cette musique ce fut aussi sa première grande vic-
la moins commerciale qui soit, toire. Grâce surtout au jeune leader
même quand le saxophoniste inter- noir, l'indignation de la population
prète avec application les airs à suc- de couleur de Montgomery, évaluée
cès du music-hall américain alors à cinquante mille âmes, con-
appelés standards dans le jargon des tre soixante mille Blancs, se concré-
professionnels. La vélocité de Char- tisa en un très long boycott des
lie sur l'alto fait partie intégrante de autobus de la ville. La compagnie,
sa légende, autant que son inspira- nlenacée de faillite, tint pourtant
tion poignante qui ne le cède en bon, ne s'inclinant que contrainte
rien au lyrisme de Lester Young, en par la Cour Suprême; désormais
plus abondant pourtant, plus varié, elle traitera tous ses passagers sur le
sans doute plus humain. Voici quel- même pied, ce qui revenait à renon-
ques échantillons considérés comme cer à la ségrégation raciale dans les
représentatifs de la musique de bus.
Charlie Parker: Parker's mood On a souvent écrit et dit, à tort,
(1948), Embraceable you (1947), A que, épuisée par sa journée de tra-
ni,ght in Tunisia (1946), Salt pea- vail, Rosa Parks, quinquagénaire au
nuts (1947), avec Dizzie Gillespie), demeurant souffreteuse, n'avait pas
et surtout une œuvre fameuse entre hésité à occuper un siège dans la
toutes, Lover man (avec Howard partie avant réservée aux voyageurs
MacGhee à la trompette) enregistrée blancs.
en 1946, au cours d'une séance qui Dans son livre Coml;Jats pour la
n'a pas fini de fasciner les histo- liberté, M.L. King explique lui-
riens, les critiques et les psycha- même qu'en réalité Mme Rosa
nalystes du jazz. Cleant Eastwood, Parks était bien assise sur la pre-
acteur et réalisateur blanc américain mière rangée du secteur réservé aux
a récelnment mis en scène un très Noirs; mais l'usage voulait,
long métrage d'une rare qualité lorsqu'un afflux de voyageurs blancs
technique et romanesque sur excédait les cinq rangées qui leur
Ch. Parker. Le film, Bird, a été étaient réservées, que ceux-ci débor-
primé à Cannes en 1987. dent sur les sièges des Noirs, qui,
à leur tour, allaient s'entasser au fur
et à mesure vers l'arrière et, éven-
tuellement, si tous les sièges étaient
PARKS, Rosa (1905-
occupés, sur la plate-forme, au ris-
que de voyager debout. C'est pré-
Américaine, modeste couturière cisément ce risque que courait Mrs.
noire employée dans un grand ma- Rosa Parks le 1er décembre 1955,

190
au terme d'une dure journée d'un unitaire traditionnelle à la nouvelle
travail effectué debout par une quin- entité communautaire.
quagénaire valétudinaire. Les intellectuels progressistes
En d'autres termes, le statut réel africains font surtout grief à cette
du voyageur noir, après avoir payé thèse de reposer sur un trop grand
son billet au même tarif que l'usa- nombre de postulats, hypothèses
ger blanc, était de voyager debout. invérifiables, ou que l'expérience
Ainsi à l'oppression s'ajoutaient vulgaire infirme. À ces constructions
l'exploitation et la mortification quo- aventureuses qui, selon eux, relè-
tidiennes. Ayant dû fuir Montgo- vent au moins pour une part de ce
mery, Rosa Parks est aujourd'hui que l'on pourrait appeler le fan-
installée à Detroit. tasme fonctionnel, sans d'ailleurs
expliquer le cas de Haïti, ils oppo-
sent les us et coutumes encore en
Parti unique vigueur, dans la mesure où, survi-
et pouvoir personnel vances de l'époque précoloniale, ils
témoignent de ses institutions poli-
Déjà confusément observable en tiques et de leur signification.
Haïti, le parti unique s'est abattu L'observation des Bantous de
comme une épidémie sur les États l'Afrique centrale, des Fangs par
africains nouvellement indépendants. exemple, suggère d'autres hypothè-
Aujourd'hui, le continent noir se ses. L'usage de la palabre suppose
partage tout entier entre ce système non seulement l'existence des con-
et le régime militaire pur, à l' excep- flits, assumés en tant que tels, mais
tion du Sénégal, du Zimbabwe pour l'aménagement millénaire de procé-
peu de temps encore sans doute, du dures visant à retarder la décision
L.esotho et du Botswana, l'Afrique aussi longtemps que possible afin
du Sud se situant à part. que le plus grand nombre possible
En Occident, en France notam- de Jnembres du groupe soient infor-
rnent, l' idéologi~ dominante croit més des données du débat et puis-
pouvoir expliquer ce phénomène en sent y prendre part. Chez les Fangs,
se référant aux valeurs africaines. la communication et la recherche
L'imagination populaire noire ne patiente du consensus figuraient
saurait se représenter la comnlU- sans aucun doute en bonne place
nauté nationale qu'en décalquant le sur l'échelle des valeurs politiques.
schéma familial, trait qu'attesterait C'est au moins ce que semble nous
la structure en cercles concentriques enseigner l'observation quotidîenne
sur la base de la consanguinité: des communautés villageoises. Il
falnille~ clan, tribu, ethnie. Tout serait étonnant qu'il n'en fût point
pouvoir politique, à moins qu'il ainsi au moins chez les autres peu-
n'en dérive, s'identifierait obligatoi- ples bantous de la même région.
rement à l'autorité du pater fami- Ces réflexions amènent les intel-
lias, du patriarche, dont la personne lectuels progressistes noirs à penser
est sacrée; l'opposition serait res- que le parti unique s'inspire, non
sentie comme un sacrilège: serrés pas du charisme propre au chef tra-
comme un seul homme autour du ditionnel, mais de certaines figures
président, comme jadis autour du familières de l'administration colo-
chef traditionnel, les membres du niale, par exemple de l'adjudant
nouveau groupe communieraient commandant un poste militaire
dans une ferveur unanime. Le parti perdu dans la brousse et environné
unique concrétiserait en somme de comlTIunautés traditionnelles
l'extension naturelle de la mystique indigènes. C'est à un tel personnage

191
que serait empruntée l'allure auto- l'âge de leur parti unique étant trop
cratique et tyrannique des Bokassa, jeune, et sa nature ainsi que son
Mobutu, Bongo et autres Macias avenir notoirement trop incertains,
Nguéma, pour ne prendre que les et d'ailleurs fluctuants: c'est le cas,
exemples se situant en Afrique cen- par exemple, de l'Éthiopie.
traIe. Le parti unique ne serait ainsi Le parti unique africain est
que le porche du pouvoir personnel. encore trop souvent l'instrument
À vrai dire, le parti unique afri- sophistiqué de la nouvelle domina-
cain, qu'il faut distinguer du parti tion blanche, de l'Ouest ou de l'Est.
dominant au pouvoir au Zimbabwe Au mieux, c'est le bunker où une
jusqu'à ce jour et naguère au bureaucratie citadine aux abois
Ghana, sous N'Krumah, recouvre enterre ses jeunes privilèges pour les
des situations historiques et politi- soustraire autant aux immixtions
ques diverses; il est impossible, ou étrangères qu'à la frustration des
du moins imprudent, de lui appli- masses populaires; il n'est jamais,
quer une appréciation univoque. comme en Chine ou au Viêt-nam,
Le parti unique des États noirs par exemple, l'arme que s'invente
sert le plus souvent d'habillage au un peuple pour briser définitivement
pouvoir personnel: l'homme fort ses chaînes et défricher les nouveaux
préexistait au parti unique, comme horizons de sa destinée.
il en fut au Cameroun avec Ahma-
dou Ahidjo, et, en général, dans
beaucoup d'anciennes colonies fran-
çaises où la première génération des PELÉ (1940-
présidents noirs sortit en fait de la
manche du général de Gaulle. Scé- Seule personnalité brésilienne
nario plus classique, l'homme fort a noire universellement connue, Pelé,
pu s'élever sur les échasses du parti de son vrai nom Edson Arantès Do
unique, dont il s'est aussitôt défait, Nascimento, est considéré comme
le réduisant au rôle de simple repré- ayant été le meilleur footballeur de
sentation : c'est ce qui est arrivé en l' histoire. Bien qu'à la retraite
Guinée avec Sékou Touré, en Côte- depuis 1975, le Brésilien demeure
d'Ivoire avec Houphouët-Boigny, au l'incarnation même du football:
Kenya avec Jomo Kenyetta. dans les spots publicitaires, dans les
Dans quatre pays africains, tous manifestations, sportives ou non, où
d'anciennes colonies portugaises, le il apparaît un peu partout, il est
parti unique se distingue en ce inséparable du sport le plus popu-
qu'une longue et victorieuse guerre laire du monde, et de son symbole,
de libération, menée avec l'aide de le ballon rond.
son double inséparable, l'armée de Pelé n'a pas dix-huit ans lors-
libération nationale, lui confère une que, avec l'équipe du Brésil, il rem-
légitimité inexistante ailleurs, qui porte la coupe du monde de 1958
doit demeurer longtemps incontes- en Suède; il remportera deux
tée. autres coupes du monde, aura mar-
Dans d'autres pays enfin, com- qué officiellement mille buts au
me la Somalie, le Congo- cours d'une carrière de vingt ans,
Brazzaville, le Niger, le Bénin, Ma- soit cinquante buts en moyenne par
dagascar, le parti unique est un an.
organisme fantôme, l'armée assu- Malheureusement, selon divers
mant l'essentiel du pouvoir. témoignages concordants, Pelé ne
Reste que beaucoup de pays montre qu'indifférence et insensibi-
n'entrent dans aucune classification, lité à l'égard des dizaines de mil-

192
lions de Brésiliens d'origine afri- Les historiens afro-américains
caine, la moitié de la population dit- ont entrepris de réparer cette injus-
on, descendants d'esclaves les plus tice, et les résultats de cette tenta-
tardivement émancipés du Nouveau tive forcent le respect. La guerre de
Monde. Jamais il n'a mis à profit Sécession, racontée par John Hope
ni l'immense fortune que lui a pro- Franklin dans son excellent ouvrage
curée le football ni l'enthousiasme De l'esclavage à la Liberté: histoire
des foules familières pour dénoncer des Afro-Américains ressemble à la
le sort réservé à ses congénères du tradition de I'historiographie offi-
Brésil, presque tous livrés à la cielle américaine autant que le jour
misère des favellas et au mépris des à la nuit.
castes dominantes. Il ne fait point de doute qu'il en
sera de même lorsque l' histoire de
l'Afrique aura enfin été prise en
charge par des historiens africains.
Pôle Nord

Qui a découvert le pôle Nord le


Polygamie
6 avril 1909?
- Un Américain blanc, bien Le mot de polygamie désigne,
sûr, répond l'historiographie offi-
au sens strict, l'union d'un individu
cielle américaine, l'amiral Robert
Peary (né en 1856, mort en 1920). avec plusieurs conjoints, sans spéci-
fier ni le sexe de l'individu, ni les
- Pas du tout, répliquent des modalités de l'union conjugale. En
intellectuels afro-américains, persua- fait il s'est spécialisé pour désigner
dés de prendre une nouvelle fois l'union d'un époux avec plusieurs
leurs compatriotes blancs en flagrant épouses simultanément. Ce trait
délit de déformation de l'histoire, n'est pas lié à un degré quelconque
plutôt par omission que par men- d'évolution des sociétés. Au con-
songe délibéré. traire, la plupart des sociétés archaï-
Selon cette dernière thèse, qui ques pratiquent une stricte monoga-
affirme s'appuyer sur des éléments mie. On trouve la polygamie prati-
irréfutables, ce n'est pas Robert quée par des sociétés diverses, his-
Peary, mais son domestique noir, toriquement et géographiquement.
Matthew Henson, qui atteignit le Ce trait culturel semble donc lié aux
premier le pôle Nord. Étant très conditions de son émergence plus
malade, l'amiral ne put affronter les qu'à un stade culturel ou à une cul-
obstacles de la dernière étape de ture spécifique. Aujourd'hui, la
l'expédition, et en chargea le fidèle polygamie légale est pratiquement
et très endurant Matthew Henson. circonscrite à l'Afrique et à l'Asie
Cet exemple de divergence n'a, mIneure.
bien entendu, rien d'isolé, au con- Il semble qu'il y ait une logique
traire. Il est vrai que, jusqu'à une de la polygamie tout d'abord dans
date récente, qu'on peut situer à la des sociétés ultra-guerrières, où les
mort de Martin Luther King le 4 hommes sont décimés, où les fem-
avril 1968, les Noirs étaient quasi- mes sont un butin. Homère offre
ment absents de I'histoire officielle une belle description de cette situa-
des États- Unis, mais omniprésents tion, ancêtre du harem des civilisa-
dans les témoignages involontaires tions méditerranéennes. La polyga-
des romanciers et des chroniqueurs mie chez les Hébreux vient peut-
populaires. être de l'extermination des hommes

193
lors de l'esclavage en Égypte. Ce d'un tsar, celui que les Russes tien-
qui est certain, c'est qu'il est impos- nent pour l'écrivain phare de leur
sible que la polygamie ne se soit pas littérature nationale avait la peau
profondément enracinée en Afrique bistre des quarterons et des octa-
à la suite des siècles d'intenses vons, comme l'atteste l'iconographie
déportations qui affectaient essentiel- ordinaire. Pouchkine fait évidem-
lement la population mâle (les fem- ment penser à l'auteur des Trois
mes n'ont jamais constitué plus de Mousquetaires, mais la comparaison
10 % des cargaisons), déportations tourne vite court. Aux prises avec
qui s'accompagnaient, de plus, de une culture esclavagiste, Alexandre
guerres meurtrières dans toute la Dumas ne perdit jamais la cons-
profondeur du continent pour draî- cience d'appartenir au peuple noir,
ner les convois d'esclaves vers les n'omettant pas d'en tirer vanité à
côtes. Personne n'a réfléchi au trau- l'occasion: le fait est que ni l'éclat
matisme que constitue pour la de sa réussite sociale ni son génie ne
famille naturelle une telle situation le mirent à l'abri de l'avanie raciste,
et aux profondes transformations comme il le raconte lui-même dans
culturelles qu'elle occasionne. Si la ses mémoires.
polygamie s'est maintenue en Afri- Le tourment existentiel, dont
que au xXt' siècle, c'est parce que mourra d'ailleurs Pouchkine à
tout phénomène culturel survit aux trente-sept ans, tué dans un duel,
conditions de son émergence; elle est né de la contradiction qui op-
n'en est pas moins condamnée à pose ses aspirations libérales au
terme dans sa forme traditionnelle, système autocratique ou ses rêves
inacceptable pour la population d'amour total à la frivolité bornée
féminine. d'une aristocratie fruste, non du
C'est dans la polygamie que mépris de sa peau ou de ses origi-
s'exprime en effet le plus crûment nes. D'ailleurs, loin du continent
l'infériorité sociale imposée aux fem- ancestral, coupé de tout contexte
mes, sous différents masques dans africain, que sut Pouchkine de l'Afri-
d'autres sociétés. Contraire, par dé- que?
finition, à l'harmonie sociale entre
les sexes et entre les individus, la
polygamie, née de la violence et de
l'injustice, ne peut, logiquement, PRICE-MARS, Jean (1876-1969)
engendrer que la frustration et la
jalousie dans toutes les catégories Après des études de médecine et
auxquelles elle ne profite pas, c'est- parallèlement à une carrière diplo-
à -dire la plu part des hommes et la matique, Jean Price-Mars a trouvé
totalité des femmes et des enfants. la notoriété en se consacrant à la
Seuls les régimes politiques africains recherche et l'étude de l' africanité
dont la légitimité n'est puisée que du folklore haïtien. Animateur avec
dans le folklore l'ont conservée dans Jacques Roumain de la Revue indi-
leur légalité. gène à partir de 1925, il donne avec
Ainsi parla l'Oncle (1928) un
ouvrage précieux non seulement
pour la connaissance de la culture
POUCHKINE, Alexandre
haïtienne mais encore pour l'étude
Sergueïevitch (1799-1837) des thèmes et structures du conte
populaire en général. Comme la
Petit fils d'Abraham Hannibal, Morphologie du conte de Propp,
un Éthiopien devenu le protégé l'ouvrage de Priee-Mars sait parfai-

194
te ment montrer à quel point, der- subtilités qui font seules l'irrempla-
rière un pittoresque autochtone, le çable singularité d'une culture.
symbolisme des contes s'enracine au
cœur des quelques problèmes essen-
Prix Nobel
tiels de l'humanité. Il doit cette lar-
geur de vue dans l'étude de la spé-
À ce jour, quatre Noirs seule-
cificité probablement au fait que la ment, dans toute l'histoire, ont été
culture haïtienne est un lieu de ren- honorés par le Prix Nobel, trois au
contres jusque dans ses composan- titre de la Paix - l'Américain
tes les plus populaires, mais égale- Ralph Bunch, médiateur entre Juifs
nlent aussi au fait qu'il réunit en et Arabes, en 1950; en 1960, le
lui-même l'érudition et la curiosité Sud-Africain Chief Albert Luthuli
du savant avec l'appartenance pour son combat contre l'apartheid;
native à la culture qu'il étudie. Il l'Américain Martin Luther King en
évite donc le piège ethnologique 1964, en tant que leader de la
dans lequel était tombé Equilbecq, grande révolte des Noirs an1éricains
qui prend pour des singularités les contre la ségrégation raciale - ; un
choses simples et naturelles. Il peut seul, le Nigerian Wale Soyinka, au
ainsi mieux saisir les nuances et les titre de la littérature, en 1986.
R

Racines (Roots) écrivain américain, auteu~~ d'une


autobiographie de Malcolm X..., et
CEuvre du journaliste noir amé- le septuagénaire prophète de la
ricain Alex Haley, publiée en 1976, négritude, s'engagea un échange
presque aussitôt traduite dans tou- dominé par la décontraction, l'en-
tes les grandes langues, Racines (en jouement et même le badinage
anglais Roots) appartient littéraire- mondain. Quelques jours aupara-
ment à un genre hybride, fiction vant, dans un studio voisin, Holo-
décantée du projet de reconstitution causte avait donné lieu à un débat
historique d'une famille noire, en redondant, pathétique, solennel,
remontant jusqu'à son ancêtre destiné à accabler les responsables
Malinké capturé au XVIIIe siècle sur nazis de l'horrible barbarie.
la côte de « Guinée». Dans beaucoup de cultures euro-
On crédite généralement Roots péennes, il est traditionnellement de
non d'avoir créé chez les Noirs bon ton de tenir au sujet de l' escla-
américains la conscience, qui ne vage des Noirs des propos anodins,
leur fit jamais défaut, de leurs à la limite parfois de la plaisante-
« racines» africaines, mais de leur rie, alors que, pour les Noirs, cette
avoir procuré l'occasion, au moment abomination-là n'a aucune compa-
voulu, de proclamer ces origines et raison, ni en durée, ni en intensité,
d'en préciser l'expression. ni en conséquences, avec aucune
A vec le recul, l'extraordinaire autre dans l'histoire de l'humanité,
succès de Roots - des millions comme l'atteste précisément le très
d'exemplaires vendus en quelques beau livre d'Alex Haley.
années, une série télévisée faisant
événement à travers le monde -,
apparaît comme un phénomène RDA
débordant largement la littérature,
(Rassemblement Démocratique
révélant souvent des traits frappants
de l'inconscient collectif. En France,
Africain)
par exem pie, la «réception» de
Roots, dont la sortie en librairie Proclamé en 1946, le Rassem-
coïncida avec le passage à la télévi- blement Démocratique Africain, qui
sion de Holocauste, une série racon- allait donner une impulsion capitale
tant l'extermination des Juifs, fut à l'évolution de l'Afrique noire
très significative. « française», était une fédération
Au cours de l'émission littéraire érigée à partir de mouvements anti-
la plus célèbre de la télévision fran- colonialistes qui se transformèrent
çaise, l'auteur du livre, Alex Haley, dès lors en sections du RDA dans
plutôt désorienté, sans doute piégé, chacune des colonies françaises.
se trouva face à face avec le prési- Certaines de ces sections « territoria-
dent Senghor, précipitamment con- les» se sont illustrées de Tllanière
voqué de son Sénégal. Entre le jeune durable SInon éternelle: l'upc

196
(Union des populations du Came- pliés sur eux-mêmes, sans rayonne-
roun, exclue en 1955 au cours de la ment à l'extérieur.
dernière crise du Rassemblement),
le PDCI (Parti démocratique de
Côte-d' I voire, transformé par
Houphouët-Boigny en instrument de Reconstruction (1865-1877)
son ascension et, plus tard, de son
autocratie), le PDC (Parti démocra- Période de quinze années envi-
tique de Guinée, utilisé de la même ron, marquant la transition entre la
façon que Houphouët-Boigny par fin de la guerre de Sécession (capi-
Sékou Touré), l'Union Soudanaise tulation du général Lee à Appomat-
(section territoriale du futur Mali)... tox le 9 avril 1861) et le retour de
Ce mode d'organisation, préfi- l'aristocratie esclavagiste blanche, les
gurant apparemment l'Afrique rêvée Bourbons, au pouvoir dans les onze
par les panafricanistes, aurait dû États précédemment sécessionnistes.
augurer d'un engagement du RDA Pendant cette période, les Noirs
contre le phénomène qu'on allait sont victimes de deux ordres de dra-
bientôt appeler « balkanisation », mes causés par les Blancs. Au
terme désignant l'éclatement des début, ils ont affaire aux aventuriers
fédérations administratives colonia- nordistes, les carpet-baggers, avides
ies d'Afrique Occidentale Française de bonnes affaires et qui, sous pré-
(AOF) et d' Afrique Équat~riale texte de hâter leur émancipation,
Française (AEF) en autant d'Etats, précipitent les Noirs dans le tourbil-
minuscules et démunis, qué de ter- lon des combinaisons politiques à
ritoires constitutifs. Il n'en a rien quoi rien ne les avait préparés. Les
été. Si le combat du RDA fut exem- Blancs sudistes, de leur côté, ne tar-
plaire, mené dans un esprit révolu- dent pas à mettre à profit la situa-
tionnaire, de 1946 à 1950, le mou- tion ainsi créée pour fonder le Ku-
vement sombra aussitôt dans Klux- Klan, organisation terroriste
l'opportunisme, miné par des vices clandestine qui se charge d'enlever
contre lesquels il n'a pas su lutter: aux Noirs, par tous les moyens, les
le RDA a subi dès le début un modestes avantages que leur avait
ascendan t excessif et néfaste de la valus la défaite des esclavagistes à
part de l'Ivoirien Houphouët-Boi- Appomattox. Plus tard, quand les
gny, qui ne fut jamais un modèle troupes d'occupation yankee se
de courage, d'abnégation, de recti- furent retirées, les Sudistes n'eurent
tude ni de modernité. aucune peine non seulement à
Inégalement enraciné, le RDA exclure les Noirs de la vie politique,
fut toujours écartelé entre des orien- mais même à les ramener à une
tations idéologiques divergentes, des condition proche de l'esclavage, ins-
pesanteurs sociales contradictoires. titutionnalisant, entre autres, peu à
Secoué sans cesse par des crises où peu une ségrégation de fer dont les
les rivalités de personnes jouèrent à Noirs se dégagent péniblement
la fin le rôle décisif, on peut dire encore aujourd'hui.
que dès 1955, le RDA, bien qu'en-
tré dans I'histoire, a perdu toute
dynamique sinon toute signification
en tant qu'organisation continentale Renaissance nègre
ou même régionale, les sections ter-
ritoriales étant devenues, à la faveur On désigne ainsi une période de
_.
de la décolonisation « gaullienne )),
l' histoire des Noirs américains s' éten
des partis politiques nationaux re- dant de la fin de la Première Guerre

197
mondiale à la crise de 1929, et un combat toujours recommencé
même, pour certains historiens, au contre l'oppression récurrente de la
début de la Seconde Guerre. Mar- société blanche. Dans cette perspec-
quée par les figures de W.E.B. Du- tive, la Renaissance nègre fut une
Bois et de Marcus Garvey, elle se longue veillée d'armes préludant
distingue des périodes précédentes, aux assauts qui, à la fin des années
la Reconstruction et la ségrégation soixante, allaient avoir raison de la
naissante, par des caractéristiques ségrégation.
significatives d'une orientation pro-
metteuse du destin des Noirs amé-
rIcaIns.
Conséquence de la grande
RHODES, Cecil (1853-1902)
migration de 1915, les Noirs, venus
du Sud où ils étaient concentrés, se Par l'audace effrénée de ses
sont urbanisés massivement en ambitions, l'assurance démesurée de
envahissant les villes industrielles du sa , vision, l'ampleur des moyens
Nord et y bénéficient du minimum d'Etat et de finance mis à sa dispo-
d'éducation qui leur était refusé sition, son absence de scru pule,
auparavant. En même temps l'Anglais Cecil Rhodes évoque irré-
émerge une intelligentsia combative, sistiblement un proconsul romain.
à l'image de W.E.B. DuBois, Sa Guerre des Gaules, ce serait la
n'hésitant pas à s'engager dans une réduction de l'Afrique à une colo-
revendication politique active et à nie britannique, et sa Narbonnaise
proclamer son héritage africain. Le Cap d'où vont rayonner légions,
C'est surtout l'époque d'une florai- missionnaires-légats, négociants,
son sans précédent de créateurs parfois pliés à un dessein qu'ils
appartenant à toutes les disciplines, ignorent.
et en particulier au jazz, musique Les nations indigènes, sous la
inventée par les Noirs et que le férule de C. Rhodes, sont l'une
monde est alors en train de décou- après, l'autre vaincues et pacifiées;
vrlr. des Etats nouveaux, marqués au
Harlem, le quartier noir de New sceau de la couronne britannique,
York, s'impose alors comme la Rhodésie, Bechuanaland, Swazi-
métropole nègre où, venus du land, Nyassaland, sont échafaudés.
monde entier et s'exaltant de la Par malheur pour C. Rhodes, des
conscience récente de leur solidarité Parthes implacables sont embusqués
de destin, les Noirs se rencontrent dans l'immensité de ces étendues, et
pour ébaucher les utopies de leur le proconsul va trébucher prématu-
libération et de leur rassemblement. rément sur leur extravagante obsti-
La Renaissance nègre contient nation. C. Rhodes avait tout prévu,
en germe tous les éléments consti- sauf la résistance des Boers. Après
tutifs de l'explosion des années l'échec de l'expédition Jameson con-
soixante, appelée avec raison la tre la république du Transvaal, C.
Révolution nègre. À côté de Jim Rhodes abandonne la scène politi-
Crow, le nègre traditionnel, loque- que, en 1896.
teux et grotesque, se profile une
autre image, Ie New negro, plus
séduisante.
Pour bien comprendre la rup-
Rhodésie
ture que fut la Renaissance nègre,
il faut la situer dans la dynamique Deux États africains ont porté le
de l'histoire des Afro-Américains, nom de Rhodésie (de Cecil Rhodes,

198
le financier britannique, qui orga- cès de Rivonia, avant d'être trans-
nisa la mainmise de Londres sur le féré à Pollsmoor en 1982.
sud de l'Afrique), la Rhodésie du D'autres héros noirs de la lutte
Sud, capitale Salisbury (aujourd 'hui contre l'apartheid ont été détenus à
Harare), et la Rhodésie du Nord, Robben Island, en particulier
capitale Lusaka, associées de 1953 Robert Sobekwé, fondateur du Pan-
à 1963 dans la Fédération des Rho- Africanist Congress, condamné lui
désies et du Nyassaland. aussi à l'issue du procès de Rivonia.
Après une évolution mouvemen-
tée, mais sans affrontement armé, la
Rhodésie du Nord, sous la conduite
ROBESON, Paul (1898-1976)
de Kenneth Kaunda, est devenue
indépendante en 1964 et a pris le
nom de Zambie. Acteur de théâtre et de cinéma,
En Rhodésie du Sud au con- Paul Robeson est surtout connu
traire, les Noirs durent mener une comme chanteur de negro-
difficile guerre de libération pour spirituals; c'est toutefois par sa
conquérir le pouvoir. Bénéficiant de merveilleuse interprétation de 01'
la complaisance du colonisateur, la Man River qu'il est devenu popu-
puissante minorité blanche maîtresse laire à travers la planète.
de l'appareil d'État avait procédé à Pionnier du combat pour les
une déclaration unilatérale d' indé- droits civiques, Paul Robeson a suc-
pendance le Il novembre 1965 ; elle combé à la tentation partisane qui
instituait par cet acte un régime guettait les chefs de file les plus
politique inspiré de l'apartheid voi- tourmentés de la communauté noire
sin et excluant les Africains de toute à l'époque de la Guerre Froide en
forme de participation à la gestion se rangeant avec fracas derrière
du pays. Menée principalement par l'U nion Soviétique contre l' Améri-
les Shonas, l'ethnie africaine majo- que raciste, et en tentant de vivre
ritaire, et facilitée à partir de 1975 dans les pays de l'Est, terre de fra-
par l'accession du Mozambique li- ternité supposée.
mitrophe à l'indépendance, la gué- Paul Robeson n'a pas tardé à
rilla, endémique auparavant, explose découvrir qu'il n'avait tourné le dos
tou t à coup et, en quatre années à certaines formes d ' injustice que
seulement, vient à bout de la puis- pour en cautionner d'autres. Il
sante armée des ségrégationnistes de revint alors mourir au pays de sa
Ian Smith. naissance, nanti désormais d'une
La Rhodésie du Sud à gouver- expérience dont il existe peu de pré-
nement noir s'est proclamée indé- cédents.
pendante le 18 avril 1980 et a pris
le nom de Zimbabwe.
ROBINSON, « Sugar» Ray
(1920-1989)
Robben Island
Presque aussi adulé des foules et
lIe sud-africaine située au large des magazines sportifs que Joe
du Cap, Robben Island se confond Louis, Ray S. Robinson, de son
aujourd'hui avec le bagne où fut vrai nom Walker Smith, fut surtout
emprisonné Nelson Mandela, figure champion du monde de boxe poids
historique de l' African National moyens, de 1946 à 1951 ; en fait,
Congress, en 1964, à l'issue du pro- sa carrière passablement mouvemen-

199
tée, fut néanmoins le plus souvent ROUMAIN, Jacques (1907-1944)
heureuse. Les connaisseurs admi-
raient autant sa foudroyante effica- Promoteur de l'indigénisme, en
cité que son style de boxe très racé, Haïti, l'écrivain Jacques Roumain
ainsi que son élégance hors du ring. s'est fait le chantre non d'un popu-
lisme pittoresque ni d'un misérabi-
En vingt-cinq ans, Ray S. lisme sentimental qui ont produit
Robinson remporta cent-soixante- tant d' œuvres faciles ou médiocres,
quinze combats, sur 202, dont cent- mais d'une classe paysanne victime
neuf avant la limite; il affronta des de la pauvreté et de l'ignorance. La
champions aussi réputés que Joey peinture qu'il en fait, d'abord très
Maxim, Jake La Motta, le Britan- pessimiste dans La Montagne ensor-
nique Randy Turpin qui le battit et
celée (1931), devient un message
contre lequel il remporta un match- admirable de foi et d'espoir dans
revanche de toute beauté, Gene Gouverneurs de la rosée (1946),
Fullmer, Carmen Basilio. œuvre maîtresse où la fable pay-
On dit Ray S. Robinson atteint sanne prend, dans sa simplicité, une
aujourd'hui d'une affection fré- dimension épique et tragique. J ac-
quente chez les anciens boxeurs, la ques Roumain qui connut, pour ses
maladie d'Alzheimer, et dont l'effet idées, la prison, la torture et l'exil
est, pour le malade, de retomber en mourut prématurément en 1944. Il
enfance. (R. Robinson est mort le a laissé également un essai Griefs de
12 avril 1989). l'homme noir (1939).
s
SAMORI Touré (1837-1900) Paris en sous-main, Thomas San-
kara et ses amis, qui profitent d'une
grossière erreur tactique de leurs
La destinée du noble Malinké
adversaires, réussissent à s'emparer
Samori Touré ressemble à celle du
du pouvoir le 4 août 1984, et ins-
roi du Dahomey Béhanzin; il est
taurent un régime aux antipodes de
entré lui aussi dans la légende en
tout ce qui s'était fait auparavant
résistant farouchement à la conquête
dans leur pays.
française, au cours d'une guerre
aussi longue qu'inégale. Après avoir Le capitaine Thomas Sankara,
rassemblé des moyens considérables, figure de proue du Burkina-Faso
Samori avait entrepris de constituer (nouveau nom de la Haute-Volta),
un em pire cou vran t une partie de la fascine assurément les foules africai-
Guinée actuelle, de la république de nes, comme Fidel Castro fascinait
Côte-d' Ivoire et de la république du hier les foules latino-américaines. Et
Ghana, lorsqu'il se heurta à l'armée les commentateurs occidentaux
française. Les hostilités s'étendirent dans leur désir de comprendre c~
de 1879 à 1898, année où fut enfin phénomène, de s'égarer dans des
capturé le chef de guerre africain. interrogations qui passionnent peu
Samori fut exilé au Gabon où il en Afrique: socialisme ou simple
mourut en 1900. dictature militaire comme ailleurs?
La concomitance des campagnes et les droits de I'homme? et le rôle
françaises contre Samori et Béhan- de Khadafi ? etc.
zin autorise à penser qu'une levée Le sankarisme n'est peut-être
de boucliers était en cours en Afri- qu'un météore au firmament afri-
que occidentale au XIXe siècle dans cain; en tout cas, il s'est assuré la
l'intention d'enrayer l'hémorragie mémoire des futures générations par
en hommes et les autres dévasta- deux initiatives, d'ailleurs réussies,
tions causées par la traite euro- mais qui, de toutes façons, révèlent
péenne. C'est bien la conquête colo- une profonde mutation des menta-
niale, faite sous prétexte de lutter lités en Afrique.
contre l'esclavage des Noirs, qui mit En affrontant une faction proté-
fin à cet ultime sursaut des Noirs gée par les services parallèles fran-
pour prendre en main leur propre çais, Thomas Sankara défiait ces
sal u t. derniers et transgressait un interdit
qui a fait reculer tous les hommes
politiques d'Afrique francophone.
Paris n'a jamais fait mystère d'uti-
SANKARA, Thomas (1949-1987) liser ses services secrets comIne ins-
trument de maintien du statu quo
Jeune officier appartenant à l'aile en Afrique francophone; et, de
progressiste de l'armée de Haute- notoriété publique, les partisans afri-
Volta en rivalité avec une faction cains du changement, qu'ils soient
conservatrice d'officiers que soutient au pouvoir, comme c'était alors le

201
cas pour Thomas Sankara et ses modifications ayant affecté les men-
amis, ou dans l'opposition, sont talités africaines en près de deux
constamment à la recherche d'une générations, l'antagonisme dressant
stratégie adéquate pour neutraliser les aspirations populaires africaines
cette arme redoutable. Contre les et les intérêts de puissance de la
progressistes de Haute- Volta, les France, se pose en termes identi-
services parallèles français n 'hésitè- ques. Aussi est-il vraisemblable que,
rent pas à prendre des risques dans les années à venir, le conflit
insensés, allant même sur place, toujours virtuel entre Paris et Oua-
sous la direction de Gu y Penne, un gadougou se ravive sans cesse à la
proche collaborateur de François moindre étincelle, sauf virage à cent
Mitterrand, fomenter un coup de quatre-vingts degrés, mais peu vrai-
force en vue d'évincer Thomas San- semblable, du cap tenu actuellement
kara, alors Premier ministre d'un par ]a révolution burkinabè.
gouvernement « d'union nationale ». (Cet article a été rédigé bien
La défaite des protégés de Paris est avant l'assassinat de Thomas San-
donc apparue aux foules africaines, kara, le 15 octobre 1987, à la faveur
si souvent humiliées par la pusilla- d'un putsch cbnduit par son « bras
nin1ité de leurs dirigeants, comme droit» Blaise Compaoré.)
un petit Waterloo infligé à Paris par
un jeune officier aussi audacieux
que Bonaparte à Arcole. Telle est la SCHOELCHER, Victor (1804-1893)
première raison de l'admiration des
masses africaines francophones pour Schoelcher appartient à une
Thomas Sankara. catégorie rare, l'abolitionniste mili-
L'autre raison doit être cherchée tant et radical français, relativement
dans le combat résolu engagé par la tardive si l'on songe qu'il a qua-
révolution burkinabè, dès son avè- rante-trois ans de moins que
nement, contre la corruption, lèpre l'Anglais \tVilliam Wilberforce. Pour-
qui ronge les sociétés africaines et tant, l' abolitionnislue de Schoelcher
les condamne à la régression. Le n'exprime pas le simple alignernent
nouveau régime uti1isa notamment d'une civilisati0n jalouse de son
les tribunaux révolutionnaires de- image ou d'une élite snob, con101e
vant lesquels il tit comparaître les on le sera de plus en plus à Paris,
citoyens accusés de détournements sa ville natale, sur le bon ton inter-
de fonds publics, donnant à ces pro- national; c'est une aventure person-
cès une publicité exemplaire, tout nelle et solitaire, un appel de
en évitant le piège des règlements sympathie qui s'enracine dans les
de comptes politiques ou personnels. émois juvéniles avant de s'exalter
Cela aussi était un défi en Afrique progressivement aux expériences
francophone. sans cesse renouvelées de nombreux
Bref, aux yeux des populations, voyages.
le mérite de Thomas Sankara est sur- Victor Schoelcher, bourgeois for-
tout d'avoir brisé les tabous sur les- tuné consacrant ses loisirs à la médi-
quels avait vécu auparavant le néo- tation sur l'esclavage, a enfin en
colonialisme français en Afrique. 1848 l'occasion de mettre ses théo-
I~e plus remarquable, en défini- ries en pratique: porté par la Révo-
tive, c'est que, plus de vingt-cinq lution au sous-secrétariat d'État aux
ans après la rupture avec Sékou Colonies, il abolit définjtivement
Touré en 1958, et malgré la diffé- l'esclavage dans les posse~sions fran-
rence des personnalités de part et çaises d'outre-mer par le décret du
d'autre, ainsi que la profondeur des 27 avril 1848.

202
SCHWEITZER, Albert (1875-1965) tox. La guerre, au lieu de sonner
l'émancipation véritable des Noirs,
Célèbre médecin français qui fut au contraire suivie d'une longue
consacra une grande part de sa vie période de confusion poli tique,
à l'hôpital qu'il fonda à Lambaréné appelée Reconstruction, où s'accu-
mulèrent toutes les conditions d'un
- village du Gabon - pour soi-
gner les lépreux, Albert Schweitzer retour triomphal des « Bourbons »,
fut Prix Nobel de la Paix en 1952. les Blancs fanatiques de la ségréga-
Autour de ce personnage, d'ail- tion.
leurs controversé, s'est créée toute Les Noirs américains devront
une mythologie (illustrée par la attendre la Révolution noire, con-
pièce à succès de Gilbert Cesbron : duite principalement par le pasteur
Il est minuit, Docteur Schweitzer), Martin Luther King, pour conqué-
à l'élaboration de laquelle il ne fut rir enfin de haute lutte la qualité de
pas étranger, et qui tendait à exal- citoyens à part entière.
ter le trop fameux « fardeau de
l' homme blanc». Incontestablement,
la légende du bon Dr Schweitzer a Sékou TOURÉ (1922-1984)
fait partie de l'arsenal utilisé par le
système colonial pour se justifier. La
faiblesse de l'argument était pour- Coup d'éclat, coup de maître,
tant flagrante. Pourquoi fallait-il cou p de force, le « non » massif de
I ~abnégation, au demeurant admira- sa Guinée au référendum du 28 sep-
ble, d'un Blanc pour soulager les tembre 1958, précédé de sa fulgu-
lépreux du Gabon, colonie fran- rante victoire par knock-out dans le
çaise? Pourquoi n'y avait-il alors match d'éloquence qui l'avait
aucune école de médecine au Gabon opposé à Charles de Gaulle à
pour former des médecins indigè- Conakry, auréola brusquement
nes ? Le mythe servait en réalité à Sékou Touré d'un prestige dont
escamoter ces questions. l'éclat insoutenable fut peut-être
aussi sa perte.
Un passé de dirigeant de mou-
vements de masses, à la tête
Sécession (guerre de) d'abord du plus grand syndicat de
Guinée, puis du plus grand partI
On appelle ainsi la guerre civile politique, pour ne pas dire du seul
qui, aux États-Unis, de 1861 à parti politique du Bays, laissait espé-
1865, opposa les États nordistes ou rer un homme d'Etat ouvert, pon-
I~ Union (anti -esclavagistes), aux déré, magnanime, lucide. Ce sont là
Etats sudistes ou Confédérés (escla- les vertus dont l'expérience du pou-
vagistes) et dont un enjeu majeur voir, à peine entamée, va révéler un
fut l'émancipation des Noirs ou leur Sékou Touré totalement démuni,
maintien en servitude. Abraham comme par l'effet d'un coup de
Lincoln était le Président nordiste, baguette maléfique.
et Jefferson Davis le Président L'Afrique assiste alors, d'abord
rebelle, dont la reddition à Appo- incrédule puis horrifiée, à la muta-
matox le 9 avril 1865 scella la tion de son idole en monstre. N épo-
défaite des Confédérés, aussitôt sui- tisme, culte délirant de la personna-
vie de la proclamation du 13e amen- lité, arrestations et emprisonnements
dement supprimant l'esclavage. arbitraires, terreur policière, tous
i\braham Lincoln avait été les symptômes banalisés par les
assassiné cinq jours avant Appoma- tyrannies africaines contemporaines

203
s'amoncellent sur la Guinée, paral- l'être humain, essence du colonia-
lèlement, pour les populations, au lisme, le conservatisme spécifique
cortège de souffrances bien con- des bureaucraties, l' im prégnation
nues: fuite des opposants et des magique, d'autant plus contraignante
intellectuels, procès politiques, triba- que l'âme du dirigeant est plus
lisme, paralysie de l'administration, fruste, ce qui était exactement le cas
dégénérescence des structures de de Sékou Touré, convergent égale-
santé, régression de l'agriculture, ment dans le sens d'une sacralisa-
effondrement des échanges exté- tion et d'une personnalisation du
rieurs, misère enfin. pou voir.
On chercherait en vain un autre On voit clairement alors com-
exemple d'une aussi cruelle déceR- ment les dirigeants africains, à la
tion dans l'histoire de l'Afrique. A tête de leurs partis uniques, seuls
sa mort en 1984, Sékou Touré n'est maîtres à bord et chefs charismati-
plus qu'un tyranneau méprisé, sa ques, se sont enfermés les u os après
révolution socialiste un souvenir les autres dans une impasse d'où,
amer, sa diplomatie de non- seule, la révolution culturelle en
alignement une bouffonnerie capri- cours dans les jeunes générations
cante entre l'Est et l'Ouest. C'est peut arracher l'Afrique.
donc dans le sang que se règlera sa
succession, et non pas en faveur du
parti unique, son instrument de
SENGHOR, Léopold Sédar
pOUVOIr.
(1906- )
La tentation d'expliquer 1'his-
toire récente et l'actualité africaines
par référence à l'impérialisme, occi- Ce Sénégalais, qui est conStam-
den tal (et, en l'occurrence , français) ment présenté comme le porte-
pour les uns, soviétique pour les drapeau de la francophonie, est
autres, ne suffirait pas à rendre devenu à tel point emblématique
compte de l'évolution de Sékou que sa personne et son œuvre se
Touré. C'est en vain qu'on évoque sont figés en clichés, qui servent de
la sorte de fièvre obsidionale où support à un véritable mythe. Il
l'avait acculé le néo-colonialisme occupe comme tel une place essen-
vindicatif français, en le harcelant tielle dans les stratégies qui traver-
de complots et en le plongeant dans sent le monde noir.
un environnement hostile. Tito en De son lieu de naissance, dont
Yougoslavie et Castro à Cuba se le nom retentit significativement
sont trouvés dans cette situation tout au long de sa poésie, Joal, il
sans sombrer dans les mêmes excès. a parcouru d'abord, comme fils
Il faudra bien accepter un jour, d'un notable du territoire le plus
pour expliquer la débâcle des pre- francisé des colonies africaines, une
miers dirigeants de l'Afrique indé- carrière d'élève studieux chez les
pendante, de combiner des facteurs Pères du Saint-Esprit, puis au lycée
hérités à la fois des cultures africai- de Dakar, enfin au lycée Louis-le-
nes décadentes d'avant la colonisa- Grand à Paris. C'est là, au début
tion et des cent ans, en moyenne, des années 1930, qu'il se lie aux
que dura le lavage de cerveau colo- intellectuels antillais de la Revue du
nial avec les tares propres aux monde noir. Puis il anime la revue
bureaucraties modernes, tous les l'Étudiant noir, où se mêlent Antil-
premiers chefs d'État africains étant lais et Africains. Ce groupe, dont il
issus de cette classe sociale. On est l'aîné et le chef de file, compte,
découvrirait alors que le mépris de entre autres, Birago Diop, Léon-

204
Gontran Damas et Césaire. Ensem- de l'humiliation raciale, la puissante
ble, ils s'enthousiasment pour les consolation, puisée aux sources du
écrits de l'ethnologue allemand Léo souvenir de l'enfance et du pays
Frobenius, qui leur révèle une vi- natal, trouvent des accents d'une
sion lyrique de l' africanité, dénom- indéniable authenticité qui transcen-
mée dès lors « négritude». Senghor, dent parfois une forme trop affectée.
qui a passé l'agrégation de gram- Le style de Senghor déborde en effet
maire, est nommé professeur à de réminiscences claudéliennes. Son
TourS en 1939. Il publie, en 1939, Chaka évoque irrésistiblement un
un article: « Ce que l'homme noir Tête d'or africain, en plus pâle:
apporte», repris ensuite dans
« Chaka, te voilà comme la panthère
Liberté l en 1964, qui est le mani-
ou l'hyène à la mauvaise gueule
feste de la négritude senghorienne et
À la terre douée par trois sagaie,
contient notamment l'aphorisme promis au néant vagissant. »
célèbr~: «L'émotion est nègre,
comme la raison hellène. »
Que dire de sa «Prière de
Mobilisé en 1939 comme officier paix» que rythment les invocations
français, il participe à la cam pagne lyriques chères au poète catholique:
de 1940 et accomplit quelques mois
de captivité. Pendant la guerre, il « Seigneur la glace de mes yeux
est professeur au lycée Marcellin- s'embue.
Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés, Et voilà que le serpent de la haine
jusqu'en 1944. En 1945, il enseigne lève la tête dans mon cœur, ce serpent
que j'avais cru mort. »
à l'École Nationale d'Administration
de la France d'Outre-mer et com-
Le filet de sincérité senghorienne
mence une carrière politique comme
se noie dans l'océan des clichés et
député du Sénégal jusqu'en 1959.
procédés claudéliens dont il ne se
De 1960 à 1980, il est Président de
libérera jamais. C'est cependant
la république du Sénégal. En 1983,
cette poésie, lourde de toute l'appli-
il est élu à l'Académie française.
cation du bon élève, qui fait tout le
Parallèlement, pendant toutes ces
mérite de Senghor.
années, Senghor édifie une œuvre
poétique importante. Inaugurée avec L'inconsistance de la pensée sur
Chants d'ombre (1945), Hosties noi- la négritude, qui s'exprime dans les
res (1948), et Chants pour Naett nombreux textes réunis dans les
(1949), elle se poursuit avec Éthio- quatre volumes de Liberté, 1964,
piques (1956), Nocturnes (1961), 1971, 1977, 1983, est, elle, tout à
epfin Lettres d'hivernage (1973) et fait patente. À partir de la célèbre
EJégies majeures (1979). Avec son et très malheureuse phrase, Senghor
Anthologie de la nouvelle poésie s'est fait le héraut d'un innéisme
nègre et malgache de langue fran- qui fonde et justifie le racisme et
çaise, préfacée par le texte de Sar- contredit le bon sens. La raison, en
tre, Orphée noir, il avait, en 1948, effet, est la raison. Elle ne saurait
fait connaître et patronné la création être « discursive» chez les êtres non
littéraire de jeunes poètes qui sui- pigmentés et «intuitive» chez les
vaient son sillage. autres. Le développement d'une
telle théorie a donné lieu à une
La poésie de Senghor, qui trouve
accum ulation de poncifs, dont le
son ton, son expression, et proba-
verbalisme et la pauvreté affligent.
blement sa meilleure inspiration
avec Chants d'Ombre, est solennelle « En Afrique noire toute fable, voire
et nostalgique. Le sentiment doulou- tout conte, est l'expression imagée d'une
reux de l'exil, envenimé par la plaie vérité morale [...] l'âme nègre demeure

205
obstinément paysanne [...] une soumis- restera le témoignage d'une tenta-
sion toute nègre à la volonté du Sei- tive de « métissage culturel», selon
gneur. » une expression chère à son auteur.
Mais la cohabitation que prêche
L'enjeu d'une telle théorie est Senghor n'a pas de quoi susciter
clairement exprimé: « Les races ne l'enthousiasme créateur propre aux
sont pas d'une égalité mathémati- grandes causes. Loin de toute har-
que, elles sont d'une égalité complé- diesse, elle ne parle que de conci-
mentaire». On comprend qu'un liation et de concession comme dans
patricien, à Rome, ait inventé la le pire des mariages bourgeois.
Fable des membres et de l'estomac, Comment peut-on imaginer un art
on comprend difficilement qu'un chargé de répondre à une situation
homme à peau noire ait prononcé inouïe et dont l'unique souci est de
une phrase pareille, lui à qui le mot ne pas choquer, ne pas faire de
même de « race» doit être suspect. vagues, surtout ne pas déplaire à je
La négritude senghorienne est ne sais quelle instance dont il s'agit
une machine de guerre dont la des- d'obtenir à tout prix l'agrément. L,a
tination serait de sceller l' asservisse- philosophie du métissage consiste,
ment intellectuel définitif des Noirs. pour Senghor, à savoir mettre de
On comprend qu'une telle entre- l'eau dans son vin. Elle se trouve
prise soit vouée à l'échec. On com- déjà toute entière dans le discours
prend aussi l'importance démesurée qu'il prononce le 27 avril 1948,
donnée à la personne et à l' œuvre pour le centenaire de la Révolution
de Senghor, qui ne méritent, sem- de 1848 :
ble-t-il, « ni cet excès d'honneur, ni
cette indignité». À sa relation, émi- « Les historiens, dit-il, ont souligné
nemment problématique, à une civi- la gentillesse et la bonhomie des ouvriers
lisation colonisatrice, Senghor de 1848, mais également leurs réactions
apporte, en effet, une justification d'impulsifs. Les unes et les autres
en élaborant une vision du monde tenaient à leur rnanque d'éducation, à
qui ne peut engager que lui-mên1e, cette naïveté qui les avait d' abord por-
tés à croire que la bourgeoisie libérale
avec son psychisme et ses fantasmes
allait tracer un programme de réformes
de poète, et ceux qui veulent bien sociales et qu'elle allait l'exécuter. On
s'identifier à sa sensibilité. Qu'il se sait que déçus, les ouvriers sc confièrent
ressente lui-même comme une érno- aux utopistes et surtout aux conspira-
ti vité, en face d'une intellectualité teurs, d'où les événements sanglants qui
qu'il n'a jamais faite sienne, c'est le allaient développer chez les bourgeois la
droit le plus strict de la subjectivité peur du peuple, peur qui elle-même
créatrice. Toute sa poésie est domi- allait préparer la dictature du second
née par cette « voix blanche», qu'il empIre. »

vénère en même temps qu'elle le


nie. Mais que, de cette touchante Aux nègres impulsifs et naïfs,
entreprise amoureuse et lyrique, on Senghor offre le modèle du discours
ait voulu faire, à travers lui, un policé susceptible d'emporter l' adhé-
système philosophique et politique sion de la bourgeoisie libérale sans
grossièrement mystificateur, enga- lui faire peur. La Sorbonne, pour
geant toute une communauté lui, est située « au flanc de la Col-
humaine, c'est ce qu'on peut diffi- line Sainte, sur ce haut lieu de
cilement lui pardonner d'avoir cau- l'Esprit». L'indépendance est une
tionné. date «qui s'inscrit en lettres d'or
Si le senghorisme ne survivra sur le cadran de l' histoire». Il ne
pas à Senghor, l' œuvre elle-même pouvait finir qu'à l'académie, « dan~

206
cette maison séculaire, d'où rayonne d'information. Il en va tout autre-
le génie français ». ment quand il s'agit de l'Afrique
n 01re .
En général, la mission des
espions étrangers, capitalistes ou
Services secrets communistes, est de maintenir à
tout prix le statu quo dans les États
Le rôle de la CIA (Central Intel- du continent noir que leurs puissan-
ligence Service), le plus réputé des ces d'origine ont mis sous tutelle:
services secrets américains, dans la cela implique, le cas échéant,
chute, la capture et l'assassinat de l'assassinat de leaders officiels ou
Patrice Lumumba est aujourd'hui officieux, l'organisation de coups
parfaitement établi. Il en est de d'État, l'instigation ou la répression
rnên1e du rôle du SDECE (Service de d'insurrections populaires, la perpé-
Documentation Extérieure et de tration de sabotages économiques.
Contre-Espionnage), centrale fran- l~a hantise du tuteur étranger est en
çaise d'espionnage, devenue DGSE, effet que le moindre changement
dont un agent, William Bechtel, vienne affecter « l'ordre» (ou plutôt
assassina à Genève, le 3 novembre le désordre) social, économique ou,
1960 le leader progressiste camerou- à plus forte raison, politique, du
nais F.-R. Moumié. C'est l'Intelli- système protégé. De la sorte, rien
gence Service, organisme britanni- ne peut faire moins plaisir au
que, qui après avoir détruit l'aile tuteur, quoi qu'il dise, dans l'éiat
radicale du nationalisme kenyan, les observable des choses, qu'une ten-
Mau-Mau, assassina Tom Mboya, tative des Africains pour s' érnanci-
parce qu'il tendait à s'ériger en lea- per réellement. Entre l'émancipation
der radical face au vieux Jomo des Africains et la menace de per-
Kenvatta devenu la créature de dre sa domination, le tuteur choisira
"
Londres. toujours le second terme de l' alter-
On n'en finirait pas d'énumérer native, et orientera sa politique dans
les événements, le plus souvent tra- ce sens quitte à saboter son déve-
giques, témoignant de la présence loppement économique. C'est dans
active des services secrets, capitalis- cet état d'esprit, constitutif de la
tes ou communistes, dans les Répu- relation néocoloniale, qu'il faut
bliques du continent noir. chercher une explication capitale de
U ne telle liste donnerait une la faillite économique actuelle et de
vision erronée des activités des servi- la dette qui accable l'Afrique.
ces secrets étrangers en Afriqu~ noire) D'autre part, contrairement à
laissant croire, par exemple, qu'elles l'espion traditionnel, l'espion impé-
y ont le même sens et les mêmes rial, sous peine d'échec, doit se
modalités qu'ailleurs en définitive. mouvoir avec une grande aisance
Traditionnellement, un État dans le pays de ses activités, grâce
désire s'informer de l'éventualité au soutien de la colonie de ses con-
d'une agression par un autre État, citoyens répandus dans les ministè-
afin d' Y parer; connaître les progrès res et autres organismes publics en
de ses armements pour s'y adapter tant que coopérants ou assistants
ou les dépasser; surprendre les sen- techniques, dans les missions chré-
timents cachés de ses dirigeants tiennes en tant qu'apôtres, dans les
pour préparer ou contrecarrer des multinationales en tant que cadres
alliances internationales. S'il entre- hautement qualifiés, dans l'armée et
tient des espions à l'extérieur, il leur la police de l'État sous tutelle en
attribue essentiellement une mission tant que conseillers ou instructeurs.

207
C'est un paradoxe facile à obser- ciellement soixante-dix morts. Saisie
ver que plus l'emprise d'une puis- d'épouvante, la population noire
sance majeure est ancienne et as su - d'Afrique du Sud devait mettre sa
rée sur un État mineur, plus ses contestation en sommeil durant
services secrets s' y agitent effronté- toute la décennie qui suivit cette
n1ent, tant il est vrai que, au stade tragédie. Sharpeville annonçait d'ail-
actuel des relations de domination, leurs Soweto, où un autre massacre
la première visée politique des puis- de Noirs, plus épouvantable encore,
sances industrielles du Nord dans les allait être perpétré dans des circons-
États néo-colonisés du Continent tances politiques semblables.
noir, c'est la préservation des inté-
rêts acquis, aussi égoïstes soient-ils
et même, dirait-on, la restauration SIDA
pure et simple du système colonial.
Les Républiques «francophones »,
(syndrome d'immunodéficience
entretenues d'ailleurs dans un état acquis)
permanent de désorganisation,
subissent une telle emprise des ser- Maladie contagieuse d'apparition
vices secrets français qu'il n'est pas récente, se transmettant sexuelle-
exagéré de dire qu'elles sont dirigées ment, dont l'issue est immanquable-
par eux. Certains présidents franco- ment la mort, le sida, affection
phones ont d'ailleurs renoncé à tout mystérieuse, n'a à ce jour livré
effort ayant pour but de dissimuler aucun de ses secrets aux chercheurs
cette dépendance: le président du ni, à plus forte raison, ne se prête
Canleroun, Paul Biya, s'est osten- à une thérapie.
siblement entouré de gardes du Un fonds de fantasmes racistes
corps israéliens, le Massad agissant a inspiré à des commentateurs occi-
ici comme sous-traitant de la DGSE dentaux des théories attribuant à
(ex-SDECE). l'Afrique et à Haïti, seule Républi-
que négro-anléricaine, l'origine du
sida et le foyer de sa diffusion à tra-
vers le monde. On est allé jusqu'à
Sharpeville
écrire que le sida est né de la con-
tagion d'un Africain après accou ple-
Sharpeville est devenue syno- ment avec un singe, espèce infectée
nyme de l'un des 111assacres plus à l'état endémique par le virus du
révoltants les uns que les autres qui sida. De vrais savants ont vite fait
ont jalonné l'histoire des Bantous justice de ces coquecigrues ; certains
sud-africains tyrannisés par le n'ont pas manqué d'observer plai-
régime de l'apartheid. L'événement samment que le sida apparaît en
eut lieu en 1960. Afrique et en Haïti simultanément
Le PAC (Pan Africanist Con- à l'intrusion massive d'Occidentaux
gress), issu d'une scission de l'ANC - missionnaires, coopérants, diplo-
(African National Congress), avait mates, hommes d'affaires, aventu-
organisé une démonstration de riers divers - introduisant des pra-
masse contre le pass-book, sorte de tiques sexuelles inconnues aupara-
passeport intérieur, auquel étaient vant dans les communautés noires.
assujettis les Noirs, comparable à Il n'en demeure pas moins que
l'étoile jaune imposée aux Juifs dans le sida pose à l'Afrique noire et à
les pays européens occupés par les Haïti un problème spécifique dès
nazis. La police du régime blanc lors que, de l'avis de maints spécia-
raciste tira sur la foule, faisant offi- listes, la survie même des popula-

208
tions noires y est mise en question 1er a été le plus grand génocide de
par son fait. l'histoire de l'humanité. C'est faire
Le manque d'hygiène, l'extrême bon marché de la traite des Afri-
dénuement des populations, la pré- cains et de leur esclavage, qui durè-
carité des équipements sanitaires et, rent de longs siècles et qui, outre le
plus encore, l'explosion urbaine en dommage irréparable infligé à la
cours favorisent la diffusion du virus dignité de tout un continent, causè-
du sida en Afrique plus qu'ailleurs. rent la mort de dizaines de millions
À propos de certaines métropoles, d'hommes, de femmes, d'enfants
on parle déjà de dix, vingt ou innocents, au terme souvent d'épreu-
ves atroces. Au demeurant, n'est-ce
même trente pour cent de taux de
pas à une historienne juive, anti-
séropositivité, première étape d'une
sioniste il est vrai, Hannah Arendt,
maladie dont le développement, en
qu'on doit l'idée très pertinente
attendant la mort, peut durer
selon laquelle les nazis n'ont eu en
jusqu'à cinq ans, et même davan-
somme que l'audace d'appliquer
tage.
aux Juifs les attitudes et les prati-
Les traditions sexuelles africai- ques auxquelles le colonialisme
nes, commandées principalement blanc avait pris l'habitude de sou-
par la multiplicité des partenaires, mettre les peuples de couleur dans
en avantageant les citadins et, parmi les siècles qui ont précédé Hitler?
eux, les catégories privilégiées sur-
Le traitement des deux tragédies
tout, font naître ici ou là des pro-
dans les médias occidentaux aggrave
jections d'hécatombe vers l'an 2000
d'ailleurs l'exaspération des Afri-
dans les classes dirigeantes afri-
cains : si l'évocation du Inalheureux
calnes.
sort des Juifs se fait toujours dans
L'irresponsabilité et l'indolence les larmes et le recueillement, il est
des dirigeants africains n'étayent de bon ton de débiter des propos
malheureusement que trop ces badins sinon facétieux, mais tou-
hypothèses sinistres à la faveur des- jours dubitatifs, sur l'esclavage des
quelles on peut prédire des alternan- Nègres. La série télévisée Holo-
ces politiques d'un genre inconnu causte, racontant les persécutions
auparavant dans l'histoire de l'hu- des Nazis contre les Juifs, et Raci-
manité. nes ouvrage dans lequel Alex Haley
reconstituait avec bonheur le cal-
vaire plausible de ses ancêtres noirs
Sionisme arrachés à l'Afrique, transportés
dans le Nouveau Monde et réduits
en esclavage, se révélèrent presqu,e
Mis à part certaines sphères diri- simultanément au public français. A
geantes, séduites par l'efficacité des propos d'Holocauste, les médias
services secrets israéliens et rêvant retentirent de cris de révolte. Pour
de leur protection, le sionisme a Racines, le Président Senghor, con-
bien mauvaise presse parmi les Afri- voqué de son Sénégal, échangea
cains, sans doute en partie parce avec l'au teur américain, un peu
qu'ils l'ont découvert à travers le désemparé, des plaisanteries bon
régime de Nasser, un leader unani- enfant sur le plateau de Bernard
mement adn1Ïré. Pivot, à la grande joie de l'assis-
Principalement, les Africains ré- tance. Diantre! que les Nègres ne
cusent la thèse sioniste selon laquelle sont-ils tous aussi bien élevés que
l'holocauste des Juifs par Adolf Hit- ces deux-là.

209
On songe aux Animaux malades SMITH, Élizabeth dite Bessie
de la peste, quand La Fontaine dé- (1895-1937)
clare:
« Selon que vous serez puissant
ou misérable, Considérée aujourd'hui comme
Les jugements de cour vous ren- la plus grande chanteuse de blues de
dront blanc ou noir. » tous les temps, celle qu'on surnom-
I.Jes Africains sont en effet trop mait « l'impératrice du blues» fut
petits, c'est-à-dire trop pauvres pour aussi l'archétype de la chanteuse
influencer les médias. noire au destin tragique, vendant un
Les Africains constatent d'autre jour un million d'exemplaires du
part, non sans tristesse, qu'une même disque, sombrant quelques
influente communauté juive, dont semaines plus tard dans une effroya-
beaucoup de membres ont réchappé ble misère. Elle annonçait ainsi une
des camps d'extermination, coulent Billy Holiday. Elle avait une voix
une existence paisible en Afrique du prenante et pathétique, un style de
Sud, alliée par ailleurs d'Israël, chant étonnamment varié, qui a dû
apparemment peu émus par le spec- influencer Louis Armstrong, son
tacle quotidiennement affronté d'un accompagnateur dans plusieurs en-
peuple innocent livré à une paranoïa registrements.
dont le sadisme ne le cède pas à la Elle est morte à la suite d'un
folie criminelle des nazis. accident de la circulation, en partie
Enfin, les Africains approuvent par la faute de la ségrégation selon
le vieux rêve des Juifs du monde Hugues Panassié: transportée à
entier de se rassembler sur une terre l'hôpital le plus proche, qui se trou-
promise afin d' y ériger une patrie; vait être un établissement réservé
les Noirs américains, leurs lointains aux Blancs, elle ne reçut pas les
cousins, ont caressé ce même rêve soins qu'exigeait son état dans les
à certaines époques de leur sombre délais convenables.
exil. C'est le rêve commun aux peu-
ples désespérés par une persécution
imbécile. Ce fut, au XVIIe siècle, SOBUKWE, Robert Mangaliso
celui de Hollandais misérables et de
Huguenots français fuyant l' intolé-
(1924-1978)
rance. Or, s'étant rassemblés sur la
terre africaine, Hollandais miséra- Moins connu que Nelson Man-
bles et Huguenots fugitifs, sous le dela, Robert Sobekwé est pourtant
nom de Boers, confisquèrent ladite aussi un des héros historiques de la
terre et entreprirent de massacrer les lutte des Bantous sud-africains con-
Noirs autochtones et, s'il en restait, tre l'apartheid. Premier président du
de les asservir. PAC (Pan-AFricanist Congress), mou-
Cette histoire-là sonne aux oreil- vement qu'il avait contribué à fon-
les des Africains, non sans raison, der, Robert Sobekwé est considéré
quoi gu' on ait dit, comme celle des comme un radical du nationalisme
sionistes qui fondirent sur la Pales- noir dont le combat, selon lui, ne
tine, en confisquèrent les terres, et doit être mené que par les seuls
entreprirent d'expulser les autochto- Noirs, à la lumière de leur propre
nes arabes. réflexion. L'ANC (Congrès national
On dira que c'est confondre àes africain) de Nelson Mandela et
réalités bien differentes. les Juifs, les d'Oliver Tambo se veut au con-
Israéliens, les SionisH s, les Sémi- traire multiracial et ouvert, de pré-
tes... Comment fairt tutrement? férence à l'idéologie marxiste.

210
Robert Sobekwé, qui a rompu le Grâce aux campagnes des mili-
6 avril 1959 avec l' ANC pour fon- tants noirs et des progressistes
der le PAC, devient un activiste de blancs, les Frères de Soledad seront
la campagne contre le pass (sauf finalement libérés, sauf Georges
conduit intérieur imposé aux seuls Jackson qui aura été tué par traî-
Noirs) et, pour ce motif, est arrêté trise à Soledad.
le 21 mars 1960 et emprisonné à Impliquée dans le meurtre du
Robben Island; il meurt en rési- juge, Angela Davis sera jugée et
dence surveillée le 27 mars 1978. acquittée elle aUSSI.

Soledad (les Frères de) SONTHONAX, Léger Félicité


(1763-1813)
Cette affaire, à laquelle Angela
J)avis fut dramatiquement mêlée Personnage injustement mécon-
nu, Sonthonax s'est trouvé jeté en
(elle la raconte longuen1ent dans son
1792 dans l'île de Saint-Domingue
livre AutobiogTaphie), est un épi-
transformée par l'insurrection des
sode particulièrement instructif de ce
que l'histoire conremporaine a esclaves noirs en cyclone de factions
et de passions contraires. Commis-
retenu sous l'appellation de Révolu-
saire du gouvernernent révolution-
cion noire. Trois jeunes (~aliforniens
noirs, George Jackson, John Clut- naire de Paris, mais obligé de pro-
céder sur le terrain avec le réalisn1e
chette et Fleeta Drumgo étaient
qu'exigent le nloment et la modifi-
détenus depuis dix ans à la prison
cation incessante du rapport de for-
de Soledad, comté de Salinas, dans
ces, Sonthonax ne paraît perdre, au
des conditions qui défiaient la léga-
lité, car le jugé du cornté différait milieu du tourbillon. , ni sa lucidité, ,
ni son sang-froid ni la conscience
sans cesse leur l'enlise en liberté. 1

Angela Davis découvrit par hasard d'enjeux sans précédent.


le cas de ces « frt~res » (c'est ainsi Le 29 août 1793, portant le fer
qlle les Inilitants noirs se nomment là où les assemblées révolutionnai-
entre eux) et entreprit, à travers les res avaient l'une après l'autre reculé
organisations noires et progressistes, à Paris, Sonrhonax proclame l' abo-
d'alerter l'opinion. lition de l'esclavage à Saint- Do-
n1ingue. Le 4 février 1794, la Con-
L,e voile mensonger du rêve vention, la main forcée, entérine
américain se déchire à travers les l'acte audacieux du comn1issaire,
rebondissements de ce scandale, au léguant à la postérité une leçon de
rnoins en ce qui concerne la condi- décolonisation qui ne sera malheu-
tion des Noirs nés dans les ghettos, reusernent pas entendue.
nlême en Californie. Sans éduca-
tion, sans enlploi, marginaux sans
avenir, ils n'ont d'autre exutoire
pour leur énergie vacante qu'une Sorcellerie, sorcier
turbulence anarchique; celle-ci n'est
pas vraiment de la délinquance, Comme le mot «fétiche)), ces
mais y ressemble assez pour qu'un mots servent à désigner péjorative-
petit juge de comté blanc, à force ment tonte pratique à laquelle on
ci' astuces de procédure, puisse met- attribue des effets magiques (voir ce
)) en pri- mot) en général malfaisants, en tous
tre les « Frères de Soledad
son et les y maintenir indéfin inlent . cas non codifiés par un pouvoir reli.,

211
gieux ou culturel dominant ou dence à la majeure partie de l' opi-
reconnu. Le sorcier est le grand nion internationale.
marginal, à la fois redouté et per- U ne idéologie apparue à la fin
sécuté, de toutes les cultures. Au des années 70, très favorablement
contact des religions des civilisations accueillie dans les mass média en
écrites, celles des civilisations orales France, tente de remettre cette
ont toutes été réduites à la désigna- vérité en cause et d'en accréditer
tion de sorcellerie. Les cultes ani- une autre à sa place, selon laquelle
mistes africains et le vaudou haïtien le sous-développement du continent
ont subi le même sort que les sur- noir n'aurait pas d'autre cause que
vivances du paganisme archaïque les cultures noires qui, par nature,
européen: d'abord la persécution opposeraient une résistance invinci-
puis une sorte de fascination mor- ble au développement. Il arrive que
bide pour des pratiques résiduelles ces nouveaux révisionnistes, qui
qui les font rapidement dégénérer n'en sont pas à une contradiction
en charlatanisme. Sur fond de près, fassent simultanément l'éloge
misère et d'ignorance, la sorcellerie des cultures africaines et même inci-
a encore de beaux jours devant elle tent les Africains à y revenir ou à
comme refuge contre toutes les s'y maintenîr.
angoisses et explication de tous les Loin d'être une controverse
malheurs que la conscience ne peut d'école, ce débat peut servir à jus-
ni accepter, ni intégrer, ni dominer. tifier, voire à préparer des politiques
plus ou moins sournoisement inter-
ventionnistes ayant pour cible le
continent noir. Ce n'est pas un
Soudan francais hasard si le succès des thèses formu-
lées par M. Pascal Bruckner dans
Appellation coloniale de l'actuel son ouvrage Le sanglot de j'homme
Mali. blanc s'est déployé parallèlement
aux efforts acharnés de François
Mitterrand pour asseoir en Afrique
la francophonie, notion obscure,
Sous-développement mais stratégie récurrente.
Qu'il suffise pour le moment de
Qui est responsable du sous- signaler certaines accointances trou-
développement du continent noir? blantes. Le révisionnisme néo-
Le mouvement anticolonialiste se colonialiste n'a précédé que. de peu
fondait sur l'idée, qui n'a rien d'un le révisionnisme néo-nazi, incarné
credo marxiste, mais relève du sens par René Faurisson, qui a entrepris,
commun et de l'observation quoti- non sans succès, de jeter le doute
dienne, que la conquête et la domi- sur la réalité de l' holocauste des
nation de l'Occident, par Ie pillage Juifs. On dirait que les deux révi-
des richesses et la désorganisation de sionnismes procèdent de la même
la société africaine, avaient donné le volonté de détruire les bases d'une
branle à un engrenage de paupéri- morale internationale née de la der-
sation que les fausses indépendances nière guerre en même temps que de
des années 60 n'ont fait qu' accélé- piéger l'intelligentsia occidentale.
rer. Bien que combattue par un D'autre part, il semble bien que
courant assez bruyant mais très le révisionnisme néo-colonialiste ait
marginal, auquel en France on a trouvé, pour sa diffusion, un sup-
donné le nom de cartÎérisme, cette port providentiel dans les organisa-
vérité apparaissait comme une évi- tions caritatives opérant en Afrique

212
et dont M. Kouchner est le meilleur STANLEY, sir Henri Morton
représentant en France. (1841-1904)
Les organisations caritatives ont
été confrontées à l'exigence morale
de se justifier, leur présence appa- Aventurier anglo-américain, tour
raissan t comme la succession plau- à tour combattant (sudiste, puis
sible de l'entreprise coloniale occi- nordiste) de la guerre de Sécession,
dentale, vouée ipso facto à la Inême journaliste, explorateur du cours et
malédiction: comment réussiraient- du bassin du Congo, Stanley
elles en quelques années là où des n'hésite pas à prendre sur le terrain
siècles de colonisation avaient des initiatives qui assimilent ses
échoué? À bout d'arguments, elles expéditions africaines à des campa-
doivent remettre en cause l'échec de gnes de conquête militaire du plus
la colonisation et, de proche en. pro- pur style.
che, réhabiliter le colonialisme pour Finalement, il s'associe au roi
p'aider leur propre 'cause. Qu'est-ce des Belges Léopold II, au nom
en effet que Le sanglot de l'homme duquel il entreprend de jeter les fon-
blanc, nouvelle version du Fardeau dations de ce qu'on appellera en
de l'homme blanc, sinon une réha- 1885 COlnme par antiphrase l'État
bilitation du colonialisme? Indépendant du Congo, puis, plus
L'attitude révisionniste procède justement, le Congo Belge.
d'un besoin de bonne conscience de Si Cecil Rhodes était le Jules
l'Occident irrésistiblement tenté de César de la conquête de l' l\frique
rejeter sa responsabilité historique par les Blancs, Stanley en serait plu-
dans la tragédie de I'homme noir: tôt le Davy Crockett.
l' historiographie blanche n'a cessé
d'édulcorer la traite et la déporta-
tion de millions d'Africains au point Statues meurent aussi (les)
qu'on en vient parfois à se deman-
der comment le Nouveau Monde Ce documentaire d'une ving-
s'est trouvé tout à coup peuplé taine de minutes, filmé par Alain
d'une teIJe masse de populations Resnais, en collaboration avec Chris
noires. De la Inême façon, le révi- Marker, en 1953, sur commande de
sionnisme néo-nazi amène à se la Société africaine de culture, n'est
demander quelle perversion peut guère connu que par quelques rares
mettre en cause tant de témoigna- cinéphiles, quelques plus rares
ges irrécusables de l' holocauste des encore Africains. Il fut en effet
Juifs. interdit de diffusion par le gouver-
D'un révisionnisme à l'autre, la nement français, pour délit d'anti-
stratégie de la confusion et de la haine colonialisme et son esprit continue
raciale est exactement la même. probablement d'irriter trop de sus-
ceptibilité, pour qu'il soit à présent
vulgarisé dans les ciné-clubs ou à la
télévision. Il s'agit cependant d'un
South-West Africa
des premiers chefs-d' œuvre de poé-
(Sud-Ouest Africain) sie cinématographique, dans la série
des courts métrages, après Van
Ancienne appellation de la Gogh (1948), et Guernica (1950),
Namibie, tombée peu à peu en avant Nuit et Brouillard (1955) et
désuétude sous l'influence des mili- Toute la mémoire du monde (1956),
tants nationalistes noirs du mouve- de celui qui est le plus grand
ment révolutionnaire SWAPO. cinéaste français contemporain.

213
Il s'agit de jeter un regard sur a fabriqué de clichés, tels ceux, par
la situation de la culture des peu- exemple qu'offre la consternante
ples noirs. Les images de Resnais production de Jean Rouch, consa-
allient la profondeur de l'intuition et crée par une vogue et une réputa-
l'acuité du sens critique. Il com- tion plus consternantes encore.
mence par subvertir le regard le
plus attendu sur la question, celui
qui a produit tous les stéréotypes de
la culture occidentale, la vision eth-
Soweto
nologique. Il commence en effet, en
montrant avec humour quelques Célèbre ville noire d'Afrique du
banales photos de famille, quelques Sud, cité satellite de Johannesburg,
objets usuels, destinés à devenir, Soweto (South Western Township)
dans le musée du futur, les pauvres n'est pas vraiment un nom, mais un
vestiges offerts à la curiosité mépri- sigle, une fiction en quelque sorte,
sante de foules ignares. Les débris un principe de l'apartheid interdi-
d'une culture ne peuvent donner sant aux Noirs toute existence dans
aucune idée pertinente de la subs- une zone blanche. La plus grande
tance vivante que fut le passé. ville de l'Union Sud-Africaine, avec
Celui-ci n'est vu qu'à travers le sa population de 1 250 000 person-
prisme déformant des préjugés. nes, n'est qu'une cité de transit aux
Ainsi l'art nègre. Entre autres ima- yeux de l'administration blanche: il
ges choc, tant sont énormes les s'agit de travailleurs migrants,
cibles, Resnais montre le colon gui- accourus de leur Homeland et qui,
dant la main d'apprentis africains, leur contrat venu à échéance, doi-
dans la fabrication d'objets folklori- vent y retourner.
ques, en quoi on les fige à donner C'est en 1976 que Soweto s'est
éternellement la même image d' eux- imposé à l'attention de l'opinion
mêmes, celle d'une culture momi- internationale, au cours d'incidents
fiée. Ce qui mérite de rester, par d'une rare sauvagerie: tirant dans
contre, au musée universel des cul- les foules d'écoliers noirs qui protes-
tures, la beauté en soi d'une archi- taient contre l'enseignement que le
tecture ou d'un objet d'art, on système leur imposait, les soldats
l'aperçoit soudain dans telle vue de blancs, envoyés par le gouverne-
bas-reliefs géométriques, dont la ment, en massacrèrent cinq cents,
sublime perfection d'exécution selon la statistique officielle.
témoigne de façon bouleversante du A vant-garde de la révolte noire
sommet atteint dans la préoccupa- depuis cette tragédie et berceau du
tion spirituelle. Ce cri, qui appelle- Black consciousness, Soweto est en
rait la vénération, achève de tom- état d'insurrection quasi permanente
ber en poussière. aujourd 'hui.
La culture vivante, Resnais la
montre dans les images intenses du
jazz et du sport, dans celles aussi de
la boxe, des travaux pénibles, des SOYINKA, Wole (1934-
troupes mercenaires, toutes activités
où se sublime et se consomme la Couronnée en 1986 par le prix
puissance noire réduite en esclavage Nobel de littérature, l'œuvre de
et colonisée. Ces vingt minutes Wole Soyinka montre la vitalité
d'images interdites rachètent par intellectuelle d'une Afrique moder-
leur intelligence tout ce que la produc- ne, libérée des apriorismes réduc-
tion française d'images sur l'Afrique teurs, décidée à ouvrir des chemins

214
nouveaux et exemplaires dans la La part la plus importante de
création. Fidèle à son mot le plus l'œuvre de Soyinka est faite des tex-
célèbre, le « tigre » Soyinka ne s'est tes qu'il a produits pour le théâtre.
pas laissé confiner à l'exhibition de Appréhendés hors de la représenta-
son particularisme au zoo des cul- tion, ils présent~nt apparemment
tures momifiées, il a posé la griffe une obscurité déroutante. En fait, la
d'une parole puissante sur la proie vision poétique de Soyinka privilé-
vivante qu'est l'expression de gie les thèmes et les situations au
l'humanité du xXe siècle, dans une
détriment de l'intrigue, négligée ou
originalité composée des plus neu-
schématisée à l'extrême. Enraciné
ves et riches combinaisons d'hérita-
ges millénaires. d'une part dans l'observation des
plus modestes détails de la réalité,
Né en pays yoruba, au Nigeria,
il fait ses études à Ibadan puis en le théâtre de Soyinka s'élève d'autre
Angleterre, à Leeds, où il arrive en part au symbole et au mythe, ce qui
1954. Il fait à Londres, au Royal lui confère à la fois l'authenticité
court theatre, l'apprentissage de vivante et la profondeur poétique. A
l'art dramatique. Ses premières piè- dance oF the Forests (La danse dans
ces y sont représentées: The la Forêt), pièce créée à l'occasion des
swamps dwellers (Les Habitants du fêtes de l'Indépendance du Nigeria,
marigot) en 1958, The Lion and the est un drame symbolique qui voit
jewel (Le lion et la perle) en 1959. s'affronter les forces antagonistes
Revenu au Nigeria en 1960, son d'Eshuoro, l'enchanteur maléfique
activité se déploie d'abord dans la et d' Ogun, le laborieux construc-
création et l'animation de trou pes teur. Dans The Strong breed (Un
de théâtre: The Masks en 1960, sang Fort), le thème du meurtre
Orisun Theater company en 1964, rituel du bouc émissaire est actua-
d'une école de théâtre à Ibadan en 1isé de façon dramatiquement saisis-
1967. Il enseigne également la lit- sante par la poursuite et l'immola-
térature anglaise et le théâtre aux tion de l'homme nouveau, qui
universités de Lagos puis d'Ibadan. inquiète le groupe craintif." The
Enfin, il collabore à la création de Trials oF brother Jero (Les Epreu-
revues: Black out, et, en compa- ves de Frère Jéro) font la satire de
gnie d' Ezkia M phahlele et Ulli la crédulité populaire mystifiée.
Beier, Black Orpheus Magazine. Kongi's harvest (La Révolte de
Militant de la liberté d'expression, Kongi) met en scène l'affrontement
il s'empare, un soir d'élection, du politique du chef traditionnel et du
micro d'une radio pour une inter- leader moderne, en qui on a voulu
vention satirique. Il le paie d'un reconnaître N'Krumah, l'un et
emprisonnement de quelques mois l'autre représentés sans complai-
en 1965. Pour avoir prôné la paix sance. The Road (La route) mon-
et la réconciliation dans la guerre tre l'activité du prolétariat urbain
civile du Biafra, il est interné à nou- moderne, voué à la protection du
veau, dans de dures conditions, de dieu du fer, devenu celui de la fer-
1967 à 1969. Depuis 1970, il a raille mécanisée. Hors de toute
repris son enseignement à l'univer- volonté de moralisation ou d' édifi-
sité et est devenu la plus brillante cation, la vision de Soyinka, dans
figure de la littérature du Nigeria, ses pièces, montre toute la jubilation
dont le rayonnement s'est étendu qu'il éprouve au spectacle de
dans tout le monde anglophone, l'homme, être dynamique par excel-
bien au -delà des cercles de spécia- lence, progressant à travers les
listes. échecs et les contradictions.

215
En 1965, Soyinka publie un textes à la fois percutants et pro-
roman: Les Interprètes. C'est le fonds les conditions de la création
roman de toute une génération, intellectuelle: From a common back
celle qui s'est vue confrontée à la cloth, And after the narcissist? The
nécessité d'inventer les personnages Writer in a african state, Myth lite-
qu'elle avait à jouer sur la scène rature and the african world. Il a
sociale bouleversée par l'histoire. montré à diverses reprises à quel
U ne pareille situation, toute de point le débat sur une négritude
malaise et de conflit, a de quoi ten- culturelle momifiée lui paraît mysti-
ter un auteur attentif à capter les ficateur et stérilisant: « If an Afri-
caractères par des notations rapides, can writer truly had something to
des dialogues, et qui refuse le parti say and said it well enough, his
pris dogmatique d'une construction message and his Africanness would
démonstrative. Peu à peu, les sil- be eviden t ».
houettes des acteurs se détachent: Ce « quelque chose à dire», non
Egbo, l'observateur ironique, alter pas sur lui mais sur l'homme, que
ego de l'auteur (<<Nous autres, êtres l'homme africain doit exprimer pour
humains, nous vivons sans cesse accéder à la dignité, est l'ambition
dans un piège, prisonniers, entou- ultime de l'œuvre de Soyinka. Il
rés d'avenues par lesquelles nous donne sa note la plus profonde en
pourrions si manifestement nous des œuvres graves. The man died
échapper»), Sekoni, l'ingénieur, (1972), (trad. Mémoires de prison)
prêt à construire un monde avec où il analyse l'entreprise de déshu-
hardiesse et invention, rendu fûu manisation tentée pour tuer l' écri-
par la lourde stupidité d'une vain dans I'homme; Season of
bureaucratie et d'une technocratie anomy (1973), où il reprend le
calquées sur un modèle imposé par mythe d'Orphée pour signifier la
une nuée de I(
conseillers », De- négation de l'esprit dans le déchaî-
hinwa, la fernme moderne, qui, « se nement cruel des appétits de puis-
raidissant pour l'acte final qui sance. C'est un écrivain sûr de ses
devait marquer la rupture, se sen- moyens et au sommet de sa
tait lentement écrasée par les insup- réflexion que vient de distinguer, en
portables surveillances des tantes et 1986, le prix Nobel de Littérature.
des mères, porteuses d'amour, L'admirable Discours de Stockholm
d'intentions transparentes d'angois- qu'il prononce à cette occasion est
ses artificielles et très simplement de le cri de protestation de tout un
la cruauté tyrannique du sang». continent contre le déni d'humanité
Tout en continuant à produire qui lui a été infligé par les voix des
pour le théâtre, notamment une maîtres de la culture occidentale
adaptation des Bacchantes d'Euri- moderne.
pide (1973) et des œuvres où se pré-
cise sa vision personnelle de la mise
en scène des mythes, comme Death
and the king's horsemen (1976) et Swahili
Ogun Abibiman (1977), Soyinka a
publié des recueils de poèmes: Le swahili est la seule langue
Idanre and others poems (1967), A africaine, à part l'arabe dans les
shuttle in the crypt (1972). Mais la pays du Maghreb, et du Machrek,
vision purement lyrique reste la par- à être la langue officielle et la lan-
tie la plus confidentielle de son gue parlée dans plusieurs États de
œuvre. La partie critique, par con- l'Afrique de l'est: Tanzanie,
tre, est brillante. Il y définit, en des Mozambique, Kenya. C'est une vé-

216
ritable langue et non un simple cilement accès, depuis l'Afrique cen-
mélange comme les différents pid- trale jusqu'à l'Afrique du Sud.
gins parlés dans les pays du golfe de
Guinée. Résultat de la fusion entre
la langue bantoue et l'écriture
arabe, le swahili se développe à par- SWAPO
tir du VIlle siècle. Cependant, le (South West Africa
plus ancien document conservé ne people's organisation)
date que de 1714. C'est un poème
de mille strophes qui témoigne
d'une tradition écrite bien anté- Mouvement de libération noir
rieure. À partir du XVIIIe siècle, le de Namibie dirigé par Sam
swahili intègre un vocabulaire issu Nujoma, le Swapo mène une gué-
des langues européennes, anglais et rilla active, très efficace malgré sa
portugais, et adopte les caractères notoire infériorité numérique et en
romaIns. armements, contre les forces africai-
Parlé par plus de quinze millions nes qui occupent illégalement le
pays.
de personnes, possédant les atouts
d'une langue de culture: presse, Le Swapo possède de nombreu-
éditions, enseignement, le swahili est ses bases en Angola, situation qui a
promis à un important développe- servi de prétexte à l'Afrique du Sud
ment en Afrique dans toute l'aire pour envahir et occuper une portion
des parlers bantous qui y auront fa- considérable du sud de ce pays.
T

Tanganyka dégradé le régime de J'homme qui


avait tenu tête à Charles de Gaulle
avec l'approbation enthousiaste de
Ancienne colonie allemande
ses compatriotes autant que des fou-
d'Afrique orientale, confiée par la
SDN à l'administration britannique les africaines.
après la Première Guerre mondiale, Formé dans l'administration par
et devenue indépendante en 1961. le une institution française prestigieuse,
rranganyka s'est associé en 1964 qui en avait fait un brillant sujet,
avec l'Île voisine çle Zanzibar pour DiaIlo Telli était entré dans la diplo-
former un seul Etat appelé Tan- Inatie guinéenne dès la proclaInation
zanIe. de l'indépendance en octobre 1958,
et fut sans interruption le représen-
tant de son pays à l'ONU de 1958
à 1964, année où il fut élu premier
TATUM, Art (1910-1956) Secrétaire Général de l'C)lJA (Orga-
nisation de l' Unité i\fricaine).
l~e pianiste de jazz £:lméricain Rien ne laissait deviner que ce
Art 1'atum, c' est le petit surdoué grand diplornate, apprécié et re-
d'une fanlille modeste que rien n'a nommé pour sa pondération et son
préparée à comprendre ses dons. De affabilité, fut en conflit avec les
grands nlessieurs férus de science ne autorités de son pays, à rnoins que
parlent de lui qu'en termes dithy- sa disgrâce ne fllt l'effet d'une siln-
rambiques; mais à l'audition des pIe délation, dans le climat de ter-
in tarissables cascades qui se perdent reur et de coups de théâtre régnant
dans le sable d'une musique inex- alors à Conakry. Revenu chez Jui à
tricable, ces hurnbles dcnleurent l'appel du Président Sékou ~rouré,
perplexes. Que leur reste-t-iJ alors Diallo Telli se volatilisa. Il ne devait
sinon de conten1pler la photographie plus janlais reparaître en public. On
du prodige à six mois, et de s' énler- sait aujourd 'hui, grâce à des térnoi-
veiller que grâce à lui, leur non1 gnages dignes de foi, qu'il fut
doive cariHonner à l'oreille de dizai- accus~ de complot contre la sécurité
nes de générations à venir? de l'Etat, enferlné dans une cellule
et laissé sans nourriture jusqu'à ce
que mort s'ensuive.
TELll, Diallo (1925-1977)

TEMPELS, père Placide


La subite disparition de Dialla
Telli en 1976 montra à l'opinion
internationale, partiellement incré- Son ouvrage sur La Philosophie
dule encore devant la vague de dé- bantoue (1949), a suffi à faire la
nonciations suscitées par la politique gloire de ce capucin belge qui vécut
de Sékou Touré, combien s'était au Congo dans les années 1930. Il

218
voulait rendre aux « primitifs» le talité européenne, imbue d'une
service de « rechercher, classifier et supériorité essentielle, les faits qu'il
systématiser les éléments de leur rapporte, tout aussi fidèlement, sont
système ontologique ». Il a pu paraî- de nature à faire naître l'idée que
tre comme un « ami des Noirs» cette supériorité, si évidente maté-
dans la mesure où, dans un monde riellement, pourrait bien ne pas
où l'opinion que les Noirs ne pen- l'être moralement. En effet ce qu'il
saient pas était non seulement révèle est insupportable. L'exploita-
admise mais dominante, il a for- tion de la forêt en Côte-d' Ivoire et
mulé l'opinion qu'ils avaient une la construction du chemin de fer
pensée « à eux ». Congo-Océan se font par des prati-
En fait, la Philosophie bantoue ques d'une incroyable sauvagerie,
est l'exposé d'un animisme vitaliste traduisant un mépris et une haine
qu'on peut trouver dans toutes les raciste maladives, et aboutissent à
cultures à un stade quelconque de l'extermination par le travail forcé,
l' histoire de leur pensée. Le père la déportation, de dizaines de mil-
Tempels, lui, a comme beaucoup liers d'Africains, provoquant la ter-
d'autres une conception fixiste de la reur et l'exode de centaine de mil-
pensée des peuples. Il fut fêté par liers d'autres, dépeuplant des
les partisans de l'idéologie de la régions entières. Les chiffres font
négritude, dont il venait conforter frémir. La compagnie de travaux
les postulats par la vision idéalisée publics « Les Batignolles», chargée
d'un homme noir passif et pacifi- de la construction du chemin de fer
que, immergé dans les forces cosmi- entre Brazzaville et Pointe-Noire,
ques. Si le « Muntu » du père Tem- fait une effrayante consommation de
pels n'a pas la même notoriété que main-d'œuvre. Ses recruteurs sillon-
le «démon» de Socrate, il est de nent l' AEF, raflant et transportant
même nature, tout comme 1'« ange» les hommes dans des conditions tel-
qui accompagne le Chrétien. Il les que, de 8 000 hommes, à peine
s'agit de l'incarnation personnelle 1 700 parviennent jusqu'au chan-
d'une force vitale immanente ani- tier. Des 174 hommes pris à Ouesso
mant toute la création. sur le Sangha, 36 survivent au bout
de trois mois. Sur le chantier
même, le chemin de fer coûte
17 000 cadavres pour 140 km de
Terre d'ébène (1929) voie, soit plus de cent morts au kilo-
(Albert Londres) mètre. L'absence de tout matériel
mécanique et l'exploitation forcenée
À la fin de 1927, le journaliste du matériel humain qui doit y sup-
Albert Londres (1884-1932), déjà pléer expliquent ces chiffres. L'inu-
connu pour les reportages-vérité tilité et l'impunité de ces crimes ont
qu'il avait faits sur le bagne, la quelque chose de stupéfiant.
prostitution, l'asile, passe quelques Le scandale fut énorme. On cria
mois dans les colonies d'Afrique haro... sur Albert Londres, pour
noire française. Il en rapporte pour atteinte au prestige et à la puissance
son journal, Le Petit Parisien, une de la France coloniale. Ce trouble-
série d'articles qui paraissent en fête mourut, du reste, peu après, en
octobre et novembre 1928, puis en 1932, dans des circonstances qui
volume en 1929, sous le titre Terre restent inexpliquées, alors qu'il reve-
d'ébène. nait d'Indochine. Lui qui écrivait:
Alors que, dans l'esprit, ce re- « Ce qui manque aux Français c'est
portage reflète fidèlement la men- la curiosité» ne serait guère étonné

219
du reportage diffusé au printemps tion eut ratifié, à la sauvette le 4
1989 à la TV française sur le pitto- février 1794, le décret d'abolition de
resque tortillard qui, dans une am- l'esclavage pris par Sonthonax,
biance bon enfant typiquement afri- commissaire de la république à
caine, met quinze heures à relier Saint-Domingue, le 6 juillet 1793,
Brazzaville à Pointe-Noire. Rien pour mettre fin à la guerre civile.
n'est dit de l'horreur qui fut vécue Il reçut alors le titre de général et
là. Ce qui manque aux Africains, le commandement d'un important
c'est la mémoire. secteur et mena la lutte contre les
Anglais, qui tentaient de prendre
pied à Saint-Domingue en excitant
l'importante communauté de mulâ-
TOUSSAINT LOUVERTURE
tres affranchis et enrichis contre
(1743-1803) l'émancipation des esclaves, présen-
tée comme la ruine de l'île.
« Quand Toussaint Louveture La guerre contre les mulâtres
vint, ce fut pour prendre à la lettre la menée par Toussaint Louverture
Déclaration des droits de 1'homme, illustre ce qui, depuis bientôt deux
ce fut pour montrer qu'il n'y a pas siècles maintenant, empoisonne la
de race paria », écrit Aimé Césaire vie politique de l'île. La question de
dans le livre magistral qu'il a con- couleur sert de masque, d'alibi, à
sacré au héros de la révolution de tous les problèmes politiques et
Saint-Domingue. Né esclave sur sociaux qu'elle recoupe. Le génie de
1'habitation Bréda, près de la ville Toussaint Louveture fut de ne pas
du cap, dans la partie française de se laisser enfermer dans une lutte
Saint-Domingue, Toussaint Louver- civile, qui se serait soldée par une
ture montre la force de son génie régression du statut politique de
d'abord en acquérant, au milieu des l'ensemble des citoyens. Alors que
travaux les plus durs, les rudiments le Directoire tente de -restaurer la
d'instruction que lui transmet un puissance coloniale de la France et
autre Noir, Pierre Baptiste. Sachant de revenir sur les acquis de la Con-
lire, il exerce avec discernement vention , Toussaint s'efforce de faire
quelques responsabilités. l'unité des habitants du territoire, se
Lorsque les échos de la Révolu- réconciliant avec le parti mulâtre,
tion déchaînèrent, l'été 1791 , la rappelant certains Blancs qui
révolte conduite par Boukman, qui avaient fui l'île. Il obtient le départ
fit des centaines de morts parmi les du représentant du Directoire,
Blancs de Saint-Domingue, Tous- Hédouville qui, débarqué à Saint-
saint Louverture se tint en retrait. Domingue le 8 mai 1798 pour
Après la mort de Boukman, il est mater la colonie comme il l'avait
amené à conduire les négociations fait de la Vendée, rembarque le 22
entre les Blancs et les Noirs révol- octobre 1798, non sans avoir réussi
tés. L'intransigeance des premiers le à rallumer la lutte entre Rigaud le
poussa â s'allier aux Espagnols. mulâtre et Toussaint le noir.
Mais, alors que J ean- François et Toussaint Louverture gouverne
Biassou, qui, avec Boukman, alors sans partage Saint-Domingue
avaient conduit avec férocité la pre- en fait. Il traite avec les Anglais, les
mière insurrection, se laissèrent obligeant à quitter l'île, s'efforce
séduire par les honneurs et les d'occuper la partie espagnole, cédée
récompenses que leur accordaient les théoriquement à la France en 1795,
Espagnols, Toussaint rejoignit le organise sévèrement le travail et la
camp français dès que la Conven- production contre le glissement vers

220
une anarchie hédoniste qui succédait Tradition
assez naturellement à la terreur
esclavagiste. Bonaparte, devenu Pre- Chapitre majeur de la probléma-
mier Consul, annule le décret tique négro-africaine, la tradition
d'abolition de l'esclavage et entre- n'est jamais abordée sans arrière-
prend d'imposer le retour au statut pensée politique. Paradoxalement,
de 1789 par la force en déléguant elle n'est guère débattue parmi les
une armée commandée par le Géné- jeunes générations des milieux. . .
ral Leclerc. La guerre fut inexpia- traditionnels qui la subissent impa-
ble. Les places tombaient mais le tiemment, trop humiliés par sa
pays n'était pas pour autant « paci- décrépitude: l'école n'exalte que
fié ». On était parti pour une lutte des valeurs qui lui sont hostiles; les
de longue haleine. Dessalines l'avait champs sommairement grattés par
compris mais Christophe se rendit la houette millénaire produisent bien
et Toussaint Louverture accepta un peu; le spectacle des aînés dévorés
cessez-le-feu. Il reçut du généra1 par la misère ou livrés sans défense
Brunet le message suivant: « Nous à toutes les audaces hostiles s'étalent
avons mon cher général des arran- partout. Vivement que vienne le
gements à prendre ensemble qu'il temps d'aller ailleurs.
est impossible de traiter par lettre On observe donc que seuls ceux
mais qu'une conférence d'une heure qui s'en sont dans quelque mesure
terminerait ». Toussaint s'y rendit. libérés ou ceux qu'elle ne devrait
À peine arrivé, il fut entouré par les pas concerner font leur pâture des
officiers et soldats envoyés par controverses axées sur la tradition.
l.Jeclerc, conduit à bord d'une fré- Les ethnologues peuvent se ran-
gate qui l'emmena en France le 8 ger dans cette dernière catégorie, de
juin 1802. Détenu au Fort de Joux, même que la plupart des chercheurs
dans le Jura, il mourut le 7 avril attachés aux disciplines sujettes au
1803. fixisme. Pour eux, tradition et iden-
Après son enlèvement Leclerc tité se confondent, l'une étant le
crut pouvoir publier à Saint- signe en quelque sorte mystique de
Domingue la nouvelle du rétablisse- l'autre; l'infidélité à la tradition,
ment de l'esclavage. Tout le pays quelle qu'elle soit, est génératrice de
s'embrasa. Le 19 novembre 1803, graves perturbations psychologiques
Dessalines forçait Rochambeau, qui et sociales et, plus profondément,
avait succédé à Leclerc, mort à la d'aliénation. Il faut donc maintenir
tâche, et qui s'était illustré par ses les Africains dans leurs traditions,
atrocités dans la tentative d'extermi- fût-ce contre leur volonté.
nation de la population noire de Sincère peut-être, quoique naïve
l'île, à quitter l'île qui se proclama et paternaliste au départ, cette inter-
indépendante le 28 novembre et prit prétation peut déboucher sur
le nom d' Haïti. Déjà cependant les d'extraordinaires aberrations dont
écueils que Toussaint Louverture l'une est l'apartheid en Afrique du
avaient tous pressentis guettaient le Sud; elle cache alors la crainte
nouvel État, tant est long le chemin d'une émancipation définitive des
qui mène de l'esclavage à la liberté Noirs; celle-ci suppose en effet une
civile puis à la liberté politique, tant révision aussi déchirante soit-elle des
sont nombreux les pièges tendus valeurs africaines, c'est-à-dire, en
sous les pieds de ceux qui, comme définitive des traditions africaines. Si
Toussaint Louverture, frayent la les civilisations africaines furent si
VOle. vulnérables, comme l'ont montré

221
des siècles de traite, d'esclavage, de moine ancestral. Voilà un postulat
colonisation, de domination étran- qui dispenserait providentiellement
gère, comment croire que les tradi- les Africains des efforts d'adaptation
tions africaines n' y eurent aucune nécessités par la nature des choses,
part? et en particulier par les réalités
Les traditionalistes africains, très modernes, perpétuellement mouvan-
à la mode dans les médias occiden- tes.
taux, peuvent se répartir en deux Des universitaires, à leur retour
groupes principaux dont les prési- d'Europe, ont donc parfois repris
dents autoritaires, tels que Mobutu comme modèle le style de vie du
Sese Seko le théoricien 'de l'authen- village ancestral, où le travail pro-
ticité, ou Hou phouët- Boigny, avec ductif était la dernière des préoccu-
leurs alliés les chefs de communau- pations masculines, les joutes d'élo-
tés villageoises, forment le plus puis- quence, les activités de loisir collec-
sant. Ils se distinguent des lauda- tif occupant la plus grande partie du
teurs blancs de la tradition africaine temps. Ils placent eux aussi la com-
en ce qu'ils s'appliquent, eux, à une munauté d'ethnie avant la commu-
sacralisation sélective, symptôme nauté de cu1ture.
ci'un discours intéressé. En effet, On est surpris par la plus
quand ils font un éloge redondant grande indifférence témoignée par
de l'autorité du chef dans la prati- cette bourgeoisie pour les exercices
que coutumière, ils oublient volon- intellectuels, et en particulier pour
tairement l'exigence d'un consensus la lecture qui devrait armer les
attestée par le palabre depuis la nuit esprits face aux bouleversements
des temps. Ils vitupèrent les idéolo- qui, de toutes parts, déferlent sur
gies étrangères, mais s'accommodent l'Afrique.
fort bien des institutions monétaires Avec ses contresens, ses tartuf-
et des technologies de l'Occident feries, son terrorisme, le débat sur
ainsi que de ses modèles de consom- la tradition a tant empoisonné les
nlation. Leur philosophie se pré- Africains qu'il a fini par les paraly-
sente surtout comrne la tentative ser : au lieu de monter dans le train
d'élever une digue devant la marée du futur, ils semblent se borner à
montante des jeunes générations le contempler debout sur le quai de
contestataires. la gare. Quoi d'étonnant alors s'ils-
Le souci de la fidélité à la tra- subissent passivement les sécheres-
dition tourmente aussi les bourgeoi- ses, les famines, les raids des mer-
sies des jeunes capitales, y compris cenaires, les dictatures, toutes les
les brillants diplômés formés en fatalités!
Europe, tant ce thème a été abusi- Qu'une tradition, comme toute
vement ressassé par la négritude réalité vivante, ait un début, une
senghorienne. M. Senghor n'a pas période de croissance, un apogée et
peu contribué à obscurcir une que- une fin, qu'elle doive alors faire
relle, sans doute inévitable et qui place à une nouvelle tradition,
aurait pu être saine, en y semant la mieux adaptée aux nouvelles exigen-
graine d'une démagogie devenue ces de la vie, c'est tout bonnement
trop séduisante pour ne pas dissi- une évidence. Mais elle commence
muler à la longue le goût de la faci- à peine à être entrevue par les
lité, piège ordinaire des élites mysti- Africains.
fiées. On a pu entendre ainsi des Combien de trépas de traditions
intellectuels africains parmi les plus à bout de souffle, de naissances de
éminents prendre fait et cause pour jeunes et vigoureuses autres les
l'excision au nom du culte du patri- Français, par exemple, auront-ils

222
franchis depuis le Moyen Age théo- qui fut déterminante dans la mar-
cratique, en passant par le totalita- che conquérante des Boers face aux
risme de droit divin avant de deve- Bantous pourtant plus nombreux et
nir une société industrielle, laïque et au moins égaux aux Blancs par la
permISSIve. vaillance de leurs guerriers. La vraie
supériorité des Boers résidait dans
leur parfaite connaissance des
enjeux d'une confrontation dont ils
Trek avaient pris l'initiative: ils se
savaient condamnés soit à être ex-
Terme de la langue des Boers, terminés, soit à réaliser leur vieux
désignant une migration de colons rêve biblique de peuple élu, de race
blancs vers l'intérieur du continent, des maîtres.
à la recherche de terres où s'établir. Les Africains, en revanche, trop
Au cours de ces déplacements de divisés d'ailleurs, se montrèrent
familles blanches, s'effectuant en incapables de percer les intentions
associant plusieurs colonnes de cha- de leurs adversaires et de saisir leurs
riots, les Boers livraient sans cesse rares chances de les anéantir . (Voir
bataille aux populations bantou ins- Boers)
tallées bien avant eux sur ces ter-
res. Le trek est une invasion lente,
délibérée de pays habités de longue
date, quoi qu'en aient dit des his- Tribu, clan, lignage, race
toriens blancs aveuglés par la pas-
sion. Il s'agit à proprement parler
d'une conquête doublée d'une paci- Les termes tribu, tribal, triba-
fication, c'est-à-dire d'une réduction lisme triomphent obsessionnellement
des populations autochtones à la dans la littérature politico-ethno-
servitude. logique occidentale, mais ne corres-
pondent à aucune réalité scientifi-
La plus célèbre de ces expédi- .
que. Cette distorsion doit s'expli-
tions sanglantes, appelée le Grand quer par référence à la volonté de
Trek, et dont les principaux épiso- dévaloriser la culture des sociétés
des se déroulent entre 1834 et 1838, indigènes afin de justifier les entre-
a mené les Boers sur deux mille prises d'assujettissement de l'Occi-
kilomètres, du sud au nord grosso dent. La conquête coloniale, en mal
modo, soit de la province du Cap de légitimation, prétendit se faire
à l'État du Transvaal. Les Boers se pour mettre fin tantôt ~ l'esclavage,
heurtèrent notamment aux Zoulous, tantôt aux guerres tribales, puisant
commandés alors par Dingaan et ainsi à un argumentaire hérité
installés sur le territoire de l'actuel
d'une tradition qui remonte à Jules
Natal; ils les vainquirent en 1838 César, et consiste à cracher sur le
au cours d'une bataille décisive dite vaincu. C'est ainsi que de grands
de Blood River, allusion au grand peuples comme les Haoussas du
nombre de morts bantous, dont les Nigeria, les Malinkés de Guinée, les
flots de sang rougirent le fleu~e. Les Peuhls répandus à travers le Sahel,
Boers créèrent alors à l'est l'Etat du les Zoulous d'Afrique du Sud, les
Natal, puis plus, au nord l'État libre Hutus du Rwanda et du Burundi,
d'Orange et l'Etat du Transvaal. infiniment plus nombreux que les
Ce n'est pas seulement leur Islandais, les Corses, les Flamands
supériorité technique, car ils étaient et les Wallons de Belgique, sont
les seuls à se servir d'armes à feu, ordinairement qualifiés de tribus.

223
Dans le meilleur des cas, la On se fera une idée du confu-
fonction de tribu est de signifier que sionnisme entretenu sur cette ques-
le mode d'organisation sociale fondé tion par l'exemple suivant pris dans
sur la parenté englobe chez les Afri- les archives de l'administration colo-
cains des sphères beaucoup plus niale française au Cameroun: dans
étendues qu'en Europe où son plusieurs documents d'état civil, la
domaine s'arrête à la famille même structure (le clan ou lignage)
étroite; le terme n'est alors qu'une est simultanément dénommée: peu-
im propriété; il devrait s'effacer ple, tribu, race.
devant le clan ou le lignage. Chez
les Fang du Sud-Cameroun et du
Nord-Gabon, la structure sociale à
TRUTH, Sojourner (1797 1-1883)
laquelle s'appliquerait légitimement
le terme tribu est tout à fait inexis-
tante. En revanche, celle dont les Militante abolitionniste noire,
coc.tours se dessinent comme en fili- illettrée à l'instar de sa corn patriote
grane dans la vie quotidienne et Harriet Tubman, celle qu'on appela
orientent les comportements d'abord Isabelle était née esclave,
choix de la résidence, partage de la elle aussi, non pas dans le Sud,
terre, accès au palabre, exogamie mais au Nord, dans les environs de
-, c'est le clan, que certains anth- New York; aussi est-elle affranchie
ropologues appellent lignage, c'est- en 1827 par la loi d'Émancipation
à-dire une communauté fondant son de l'État de New York. Elle se
identité et sa cohésion sur la con- signale aussitôt à l'étonnement de
viction de descendre d'un ancêtre ses contemporains par son ardeur
commun. Chez les Fangs, l'effectif religieuse et son dévouement à la
d'un tel groupe peut atteindre plu- cause de ses frères opprimés.
sieurs dizaines de milliers d' indivi- C'est en 1843 que, en même
dus, de même qu'il peut se limiter temps qu'elle prend le nom de
à quelques centaines. Truth, elle décide, au cours d'une
Encore faut-il ajouter que, au- crise de mysticisme, de se consacrer
delà du clan, ce sentiment de à la proclamation de la vérité, c' est-
parenté devient impossible et fait à-dire, pour l'essentiel, à la dénon-
place, pour la détermination et la ciation de l'esclavage. Après la
cohésion des groupes, aux critères guerre de Sécession, Sojourner
servant traditionnellement et univer- Truth mettra toute sa passion dans
sellement aux peuples pour définir l'assistance aux esclaves affranchis.
leur identité: langue, culture, ter- C'est l'une des passion arias de l' his-
ritoire, histoire. toire douloureuse des Noirs améri-
Les conflits entre Hutus et Tut- caIns.
sis, Haoussas et Ibos, Peuhls et
Malinkés, etc., n'étaient pas des
guerres tribales, mais des guerres
TSHOMBÉ, Moïse (1919-1969)
tou t court, et, comme les conflits
qui opposent Irlandais et Anglais,
Croates et Albanais, Grecs et Turcs Ce riche bourgeois d'ethnie lun-
de Chypre, ils sont devenus des da, automatiquement associé aujour-
guerres civiles. Les traiter de guer- d'hui à la sécession du Katanga, au
res tribales, c'est s'interdire de sabotage de l'indépendance du
pénétrer leurs fondements humains, Congo- Léopoldville et à l'assassinat
sur la foi des fantasmes appelés de Patrice Lumumba, portera à
mentalité primitive par Lévy-Bruhl. jamais le masque de la trahison.

224
Moïse Tshombé fut plus souvent TUBMAN, Harriet-Araminta
l'instrument que l'initiateur de la née Ross (1823-1913)
succession de calamités qui accablè-
rent son pays au cours des années
soixante; il y montra plus de cou- Née esclave dans le Maryland,
rage funeste que de lucidité, comme Harriet Tubman connaît dans son
la plupart des acteurs africains de enfance et sa jeunesse les travaux les
cette tragédie, prisonniers d'un pro- plus durs ainsi que la faim et les
vincialisme que l'obscurantisme for- mauvais traitements. Mariée en
cené de la colonisation belge avait 1844, elle s'évade vers le Nord,
su cultiver. seule, en 1850, les siens n'ayant pas
osé l'accompagner. Elle fera ensuite
Otage, comme tous les Africains dix-neuf voyages dans le Sud,
riches, de la colonie blanche raciste d'abord pour délivrer sa famille puis
qui ne le cajole que pour mieux le comme responsable d'une organisa-
séquestrer et chambrer, Moïse tion d'évasion des esclaves, Under-
Tschombé n'a pas été à l'université ground railroad. Sa tête est alors
ni même au lycée, n'est pas sorti du mise à prix pour 40 000 dollars.
Congo et ne sait à peu près rien du Elle délivra 300 esclaves sans en
monde extérieur jusqu'à 1960, perdre aucun au cours de ses péril-
année de la Table Ronde de Bruxel- leuses expéditions. Elle soutient
les aussitôt suivie d'une indépen- John Brown lors de l'attaque de
dance précipitée. Truculent, mais Harper's Ferry. Pendant la guerre
sans l'extravagance d'un Idi Amin civile, cette amazone participa acti-
Dada, le verbe haut mais réfléchi, vement aux combats dans l'armée
au contraire d'un Bokassa, et même nordiste. Veuve en 1867, elle ne
froidement calculateur, cet Africain cessa d' œuvrer avec modestie au
privilégié s'alarme du tourbilJonne- service de sa communauté.
ment des événements, des spécula-
tions de révolution rouge répandues
par des pronostics intéressés et dou-
TUBMAN, William
teux qui ont beau jeu de le condi-
tionner. Sa haine se cristallise fina- Vacanarat Shadrach
1ement sur Patrice Lumumba, le (1895-1971)
diable, la source de tous les maux.

À propos de l'assassinat du Pre- Président du Liberia de 1943 à


mier ministre légal, les faits furent 1971, soit pendant vingt-huit ans
vite bien établis, à la confusion de sans interruption, William Tubman
Moise Tshombé. Par la suite, appartenait à la petite communauté
régnant à Léopoldville ou banni loin d'anciens esclaves venus des États-
du Congo, il traînera désormais ce Unis, détenteurs exclusifs du pou-
crime comme le sceau du fatum, voir dans cette république qui por-
jusqu'au dénouement tragique. tait si Inal son nom. Ces immigrés
avaient oublié les traditions de libé-
Exilé, devenu un familier fêté ralisme, de rigueur et d'abnégation
sinon admiré de la jet society, Moïse de leur ancienne patrie, si jamais ils
T~hombé est, en 1967, détourné les avaient assimilées. William Tub-
avec l'avion où il voyage vers man est ainsi" avec Hailé Sélassié,
l'Algérie où il est emprisonné au empereur d'Ethiopie, le fondateur
motif d'avoir torturé et assassiné d'un modèle de chef d'État africain
Patrice Lumumba. Il mourra en devenu familier dans la deuxième
1969 dans une geôle algérienne. moitié du XXc siècle.

225
Et c'est par son talent dans égards. D'abord l'affaire dément
l'illustration de ce modèle qu'il a mieux que toute argumentation la
mérité l'admiration de ses pairs et thèse longtemps soutenue par 1'his-
de ses tuteurs occidentaux ou la toriographie blanche, en particulier
haine des jeunes intellectuels du sudiste, illustrée d'ailleurs par le
Liberia et du continent. Autocrate roman de Margaret Mitchell Autant
jaloux de son pouvoir au point de en emporte le vent: l'esclavage
ne jamais le partager, incapable aurait été une institution empreinte
d'imaginer sa succession, fermé à de douceur bucolique où l'esclave
toute évolution des mentalités, Tub- noir trouvait largement son compte
man, à la tête du groupe d'États dit de bonheur; s'il se montra toujours
de Monrovia, tint longtemps la dra- docile, ce fut par reconnaissance
gée haute à Kwamé N'Krumah, pour la bienveillance paternelle de
meneur des États dits. de Casa- son maître. L'entreprise de Nat
blanca: les premiers, inféodés à Turner, précédé d'ailleurs par
l'Occident, imaginaient l'unité afri- Gabriel Prosser en 1800 et Denmark
caine comme une simple association Vesey en 1822, établit au moins une
d'États qui conservaient chacun sa vérité: l'esclave noir fut peut-être
souveraineté, les autres comme une résigné, mais certainement pas
fusion en une seule et unique entité. docile. Au moins deux cent cin-
Il est apparu de plus en plus quante révoltes d'esclaves sont avé-
avec le temps que les minimalistes rées au cours de l' histoire de l' ins-
de Monrovia, appelés aussi « modé- titution particulière.
rés» dans la terminologie des poli- Un autre enseignement a trait,
tologues du Nord, l'emportaient sur par-delà la personnalité de Nat Tur-
les «révolutionnaires» du groupe ner, au psychisme des esclaves
dit de Casablanca, dont beaucoup noirs, qu'elle reflète sans aucun
étaient d'ailleurs peu à peu passés doute. Sa conduite fait songer
dans le camp des modérés - vidant davantage à une explosion de vio-
à la fin de toute signification les lence mystique qu'à un complot
expressions groupe de Casablanca et patiemment ourdi. Nat Turner, qui
groupe de Monrovia. est influencé par une éducation reli-
À sa mort en 1971, W. Tubman gieuse assez fruste, a souvent des
ne se doutait guère que la vieille visions; il se croit investi d'une
société libérienne sur laquelle il mission céleste, dont il voit les
avait si longtemps régné craquait de signes dans des phénomènes natu-
toutes parts et qu'elle allait connaî- rels comme une éclipse de lune. La
tre des mutations dramatiques. capitale de son comté est une
modeste bourgade nommée Jérusa-
lem; il n~en faut pas plus à Nat,
nouveau Moïse, pour décider de
TURNER, Nat (1800-1830) conduire son peuple à cette moderne
terre promise. C'est au démeurant
Esclave noir américain, né et un prédicateur dont la parole bou-
pendu en Virginie, Nat Turner est leverse les âmes.
célèbre pour avoir conduit une san- Il ne lève pas de troupes comme
glante insurrection d'esclaves, celle Denmark Vesey qui mobilisa
qui s'est le plus profondément gra- jusqu'à neuf mille combattants, il se
vée dans la mémoire collective du borne à s'adjoindre un commando
deep south. de cinq hommes, dont la dernière
La révolution tentée par Nat recrue se trouva là par hasard, si
Turner est instructive à plusieurs l'on en croit I'historien radical Her-

226
bert Aptheker. El de se lancer dans fière déclaration faite par l'un des
une meurtrière équipée à travers la conjurés à ses juges blancs:
campagne, massacrant tous les
« Je n'ai rien de plus à vous dire
Blancs rencontrés sur leur chemin, que ce que le général Washington aurait
à commencer par un certain Travis, dit s'il avait été fait prisonnier par des
le maître de Nat. On comptera ainsi officiers anglais et traîné par eux devant
cinquante-sept victimes en trois un tribunal. J'ai exposé ma vie en ten-
jours. La suite n'est pas difficile à tant de conquérir la liberté pour mes
imaginer. Au premier engagement compatriotes, et j'en fais de bon cœur
avec les hommes de la Garde Natio- le sacrifice pour leur cause. Je demande
par conséquent la faveur d'être conduit
nale, c'est la déroute des insurgés.
sans délai au poteau d'exécution. Je sais
Nat pourtant ne sera capturé que votre résolution de faire couler mon
qu'après des semaines d'une impos- sa.ng est déjà prise: alors à quoi bon
sible cavale. La répression sera aussi tout ce simulacre de procès? ))

atroce qu'aveugle.
Que des hommes de cette
Nat Turner semble préfigurer ce trempe n'aient jamais inscrit à leur
messianisme qui a fait naître au sein crédit une seule tentative réussie au
du peuple afro-américain tant de moins partiellement contre un
prophètes, de Booker T. Washing- système qui les opprimait si cruel-
ton à Martin Luther King, en pas- lement, c'est le mystère que la jeune
sant par Father Divine, Elijah historiographie afro-américaine
Muhammad, Malcoolm X... El- devrait s'efforcer d'éclaircir.
dridge Cleaver, mais un seul Le romancier américain blanc,
meneur d'hommes, un seul homme William Styron, a donné de cette
d'État à l'instar d'un Toussaint- affaire, en 1967, une version roman-
Louv~rture de Saint-Domingue, (.~e, The confessions of Nat Turner
Martin Luther King. (Les confessions de Nat Turner),
qui fut violemment contestée par les
La conscience politique n'a romanciers noirs américains, comme
pourtant pas manqué à ces millions James Baldwin, mais obtint le prix
d'esclaves, comme en témoigne cette Pulitzer en 1968.
u
Umkhonto we sizwe prédécesseurs, qui leur ont transmis
(fer de lance de la Nation) leur haine pour la liberté des Noirs,
redoutent Ruben Urn Nyobé autant
que s'il vivait. En trente ans d'une
C'est la branche militaire de impitoyable répression, ses partisans
l'African National Congress (ANC),
sont morts par milliers dans les
la plus importante et la plus
maquis, dans les camps de concen-
ancienne organisation africaine de
tration ; les rescapés végètent dans
lutte contre l'apartheid.
la solitude, l'indigence ou les séquel-
S'inspirant de la doctrine de les des tortures. Mais les dix mil-
Gandhi, l'ANC s'en tint longtemps lions de Camerounais se répartissent
à la non-violence, notamment sous en deux catégories: ceux que le
la direction de Chief Albert Luthuli. nom de Ruben Urn Nyobé fait fris-
Vint en 1960 le massacre de Shar- sonner d'effroi, ceux qu'il fait fré-
peville, au Transvaal, où périrent
mir d'espérance. Si le mot miracle
soixante-dix Africains. Cédant à la peut s'appliquer à une destinée,
pression de son aile dure, l' ANC
c'est bien à celle du fondateur du
lança l'Umkhonto We Sizwe. Celui- nationalisme radical camerounais.
ci a forcé le respect des observations
par plusieurs hauts faits spectaculai- Dans un système où tout était
res, comprenant en particulier le mensonge, artifice et fourberie, sa
sabotage réussi, le samedi 18 conviction et sa rectitude le dotèrent
décembre 1982, de Koeberg, une d'un magnétisme auquel les foules
centrale nucléaire située dans la pro" succombaient fatalement: ainsi,
vince du Cap et construite sous la manquant de tout, il pourvut ses
direction d'ingénieurs et de savants compatriotes du bien le plus pré-
français. cieux, une âme, une patrie, une
mémoire collective, que trente ans
De mêrpe que l'ANC, en la per-
d'efforts obstinés n'ont pas réussi à
sonne du PAC, (Pan-AFricanist Con-
gres), l'Umkhonto a un rival dans effacer.
le Poqo, la branche militaire du Sa prédication n'a duré que dix
PAC. années. Les notables se sont rare-
ment mêlés aux foules qui l' escor-
taient, composées pour l'essentiel de
jeunes, de miséreux, de femmes,
Um NVOBE, Ruben (1913-1958) d'exploités, en somme de victimes.
Cet homme à la corpulence ordi-
Trente ans presque jour pour naire, au geste mesuré, au débit
jour après sa mort, le nom même lent, osa se dresser contre l'adminis-
de Ruben Urn Nyobé est toujours tration coloniale la plus expéditive,
tabou dans son pays, le Cameroun. la plus brutale, la plus confiante
La couleur des oppresseurs du dans la force et la fourberie comme
moment a changé, mais les nou- armes de domination. Né dans une
veaux maîtres, héritiers de leurs famille de paysans ordinaires du Sud-

228
Cameroun, Ruben Urn Nyobé ininterrompu. Les pistes suivies
n'avait fréquenté aucune université; étaient jalonnées de fermes ou
une institution missionnaire améri- d'auberges amies qui, comme des
caine l'avait initié, adolescent, à stations de chemin de fer, accueil-
l' histoire de l'Afrique; un ami fran- laient, restauraient et, éventuelle-
çais l'initia, adulte, au marxisme. ment, cachaient les caravanes de la
Sa générosité fit le reste. Fonction- liberté. Enfin des guides, jouant un
naire, il renonça bientôt au confort peu le rôle de conducteurs de train,
de sa classe pour emprunter la voie acheminaient les fugitifs à travers
alors désespérée du syndicat. Puis, des contrées qu'ils connaissaient
il abandonna l'imposante machine bien.
de guerre qu'il avait édifiée pièce Il convient de préciser que les
par pièce et qu'il dirigeait pour se militants de l'underground rairoad
jeter corps et âme dans les aléas et étaient des Blancs aussi bien que
les tumultes du combat pour l' indé- des Noirs; le noyau le plus résolu
pendance. en .même temps que le plus actif
Mais bientôt, l'upc, l~ mouve- semble avoir été composé de
ment qu'il avait contribué à créer, Quakers.
ayant été interdit, Ruben Urn L'un-derground railroad est
Nyobé entre au maquis où il sera devenu un thème familier de la
tué, les armes à la main, par mythologie afro-américaine, et a ins-
l'ar.mée française. piré maintes compositions de jazz,
Dès sa mort, Ruben Urn Nyobé en particulier l'underground railroad
s'est confondu avec l'image du père de John Coltrane, rebaptisé Africa.
sacrifié dans la conscience camerou-
naIse.
UNIT A
(Union Nationale
Underground Railroad
(chemin de fer souterrain) pour l'Indépendance Totale
de l'Angola)
Organisation abolitionniste clan-
destine destinée à prêter main forte Culte de la personnalité, identi-
aux esclaves noirs fugitifs (runa- fication avec les nostalgies d'un
ways) abandonnant le Sud des groupe limité, inaptitude à accéder
États-Unis pour gagner le Nord et, à une perspective nationale crédible,
souvent, le Canada. On trouve un repli dans le ghetto régionaliste et,
exemple romancé de son activité pour finir, alliance avec le diable
dans les chapitres 10, 14, 27, 32 de pour se dégager du piège, tel a été
La case de l'Oncle Tom qui racon- l'itinéraire de l'UNIT A, créée en
tent la fuite mouvementée de 1966 par Jonas Savimbi pour lutter
George Harris et de sa femme Elisa contre la colonisation portugaise et
avec leur enfant. qui est surtout utilisée aujourd 'hui
La raétaphore est justifiée par par les racistes sud-africains et les
plusieurs traits qui apparentent cette conservateurs occidentaux pour
organisation au chemin de fer. La détruire le régime de Luanda.
fuite des esclaves noirs, après s'être On a érigé Jonas Savimbi en
brusquement accélérée, est devenue héros charismatique en jouant du
un phénomène massif au cours des sentiment « tribal)) des Ovim-
décennies qui précédèrent la guerre bundu; mais c'était renoncer à
de Sécession, pareil à un convoi communier dans les valeurs natio-

229
nales de l'Angola; quand il s'est ment camerounais interposé, selon
aperçu qu'il s'était enfermé dans un une technique éprouvée depuis la
cul de sac, Jonas Savimbi a tenté d'en guerre d'Indochine et l'expérience
sortir en s'alliant avec le régime bao-daÏste. C'est aussi ce conflit qui
raciste de l'Afrique du Sud, ce qui a sous-tend le drao1e dont ce malheu-
achevé de le disqualifier aux yeux des reux peuple est toujours tourmenté.
Africains et du monde. Sans cesse affaibli militairement,
La stratégie à laquelle ont recouru puis éclaté en groupuscules que
Jonas Savimbi et ses amis paraît la l'exil anémie, l' UPC conserve dans
plus aisée d'application en Afrique, la mémoire populaire un prestige
mais c'est aussi à long terme la plus indestructible, source d'une résis-
stérile. Le tendon d'Achille de son tance par inertie dont le président
adversaire, le MPLA, comme de tous Ahmadou Ahidjo s'évertue en vain
les régimes « marxistes » à ce jour, à venir à bout par divers moyens,
c'est le o10nolithisme, la sclérose tous également inadéquats. Des
bureaucratique; c'est là qu'il eût fallu nombreuses trahisons de sa résisti-
tenter de le frapper. Mais l'UNIT A ble ascension, il a fait faire une
était elle-même affectée d'un mal légende rose, mais la censure du
apparenté sinon identique, le cha- gouvernement asphyxie toute vélléité
risme du héros. libre d'écrire l' histoire, signe que le
héros « charismatique » a mauvaise
conscience. S'il tente d'imposer de
UPC lui-même l'image d'un président
(Union des Populations populaire, aimé des foules, c'est à
cou ps d'élections gagnées à
du Cameroun) 99,99 %, symptôme assuré de
fraude, et aveu d'impopularité s'il
Fondé Ie 10 avril 1948 par en est.
Ruben Urn Nyobé, le mouvement
dut affronter les entreprises répétées Quand Paul Biya succéda à Ah-
d'anéantissement de la colonisation madou Ahidjo en novembre 1982,
française contre laquelle l'upc il n'obtint l'applaudissement de la
menait un combat sans merci et, à foule qu'au prix de promesses fra-
partir de juillet 1956, clandestin. cassantes de libéralisation et de jus-
Profondément marqué par l'ori- tice sociale, preuve que l'aspiration
gine syndicaliste de ses dirigeants, populaire avait subi à jamais
plus progressiste et radical que l'empreinte de l'uPC ; et pourtant,
nationaliste, l' UPC apparaît alors Paul Biya poursuivit et même
comme un mouvement de masses, aggrava la politique de dépendance
bien enraciné dans la population, se de son prédécesseur, signifiant ainsi
recrutant aussi bien dans les villes qu'il n'est pas le maître de ses
que dans les campagnes, associant choix.
les plus déshérités aux rares nantis Un élément imprévu est apparu
de la société camerounaise. Cette récemment, dont les répercussions
particularité fait apparemment de sur ce rapport de forces sont impré-
l'éradication de l' UPC une tâche visibles: c'est la totale faillite éco-
irréalisable. nomique de Paul Biya et la reddi-
C'est pourtant à cette besogne tion du régime aux exigences du
que va s'atteler Paris, détenteur Fonds Monétaire International,
d'immenses intérêts et résolu à les situation auparavant inimaginable
conserver après l'octroi de l' indé- pour les Camerounais et grosse de
pendance en 1960, par gouverne- traumatismes insoupçonnés.

230
v
Vaudou siècle, après la victoire de la révo-
lution des esclaves et l'indépendance
De toutes les survivances, parmi haïtienne, le vaudou quitte la clan-
les esclaves, des cultes et croyances destinité, se développe et se bana-
lise comme religion populaire, inti-
des peuples africains, le vaudou haï-
tien est la plus importante, mais on mement mêlé à un christianisme
que la rupture du régime haïtien
en trouve d'autres dans les Can-
dombJés du Brésil et la Santeria de avec Rome relégua au même rang
Cuba. Ces survivances tenaces des de superstition méprisée par la
cultes africains, qui, loin de dispa- classe dirigeante. Avec le concordat
raître, se sont enrichis par syncré- de 1860 commence la reconquête.
tisme au contact du christianisme, Haïti devient pays de mission pour
témoignent suffisamment du carac- les catholiques et les protestants qui
y envoient des prêtres français et
tère spirituellement insatisfaisant de
la conversion forcée des esclaves à canadiens et des pasteurs améri-
un christianisme destiné à les main- cains. Le vaudou battit en retraite.
tenir dans la soumission et des for- Le dernier coup lui fut donné au
ces de réconfort et de résistance XXe siècle par le développement du
qu'ils puisaient dans la perp~tuation tourisme qui le transforma en exhi-
de leurs croyances propres. C'est bitionnisme folklorique. Ferment
bien ainsi que ces cultes furent d'émancipation à son origine, il
d'ailleurs ressentis par les maîtres devient alors vecteur d'obscuran-
qui en combattirent avec acharne- tisme pour le peuple et de fantas-
ment l'existence et les manifestations mes racistes pour les malsaines
et inaugurèrent la tradition des curio~ités en quête d'assouvissement
récits horrifiques dans lesquels ils compensatoire.
projetaient toute la peur qu'ils Vers '1940 se développe une vio-
avaient de leurs propres esclaves. lente campagne pour l'éradication
Si le contenu de ces récits est en du vaudou avec la confiscation et
grande partie fantastique, en ce qui l'autodafé des objets du culte. Elle
concerne par exemple l'inévitable obtient évidemment l'effet inverse et
allégation de cannibalisme - les le vaudou se survit à lui-même
pratiques habituelles de la supersti- abordant un nouveau cycle de so~
tion, qui peut toujours et partout histoire.
aller jusqu'au sacrifice humain, sui- Le mythe vaudou s'est déve-
cide ou homicide, se suffisant à loppé à partir d'un panthéon où
elles-mêmes - le danger que ces l'on reconnaît les divinités yorubas.
cultes représentaient pour les maî- Le vocabulaire désignant les dieux
tres était bien réel. C'est un fait ou Joas, les prêtres, houngan ou
admis que les révoltes de Macandal mambo, les sanctuaires ou houmfo,
en 1757 et de Boukman en 1791 est africain. Le déroulement du
fermentèrent à partir des assemblées culte offre des analogies avec des
secrètes du culte vaudou. Au XIXe pratiques encore vivantes au Bénin

231
actuel. S'y ajoutent des cr~ations Nelson Mandela est condamné à la
mythologiques de la société des prison à vie, rompant en 1961 avec
esclaves, tel le terrible baron l~ Commonwealth où le poids des
Samedi, maître des morts. Les deux Etats noirs indépendants s'est accru.
points du rituel qui ont le plus Victime du climat de violence
retenu]' attention et suscité la curio- qu'il a créé, Hendrick Verwoerd est
sité sont le sacrifice animal, en assassiné au Cap.
général un coq, et la transe. On y
reconnaît la structure de base pro-
pre à toutes les religions: hantise de
la mort et métamorphose psychique Villages Ujama
de l'individu.
Le thème du vaudou s'est révélé Expression appartenant à la ter-
très fécond dans la littérature des minologie du socialisme dit à la tan-
Caraïbes où il fournit à la fois les zienne, selon la Déclaration d' Aru-
développements les plus faciles chez sha, l'appellation désigne une orga-
beaucoup, et l'inspiration la meil- nisation de plusieurs vinages associés
leure chez Oswald Durand, ou dans à une coopérative de production et
le théâtre avec la 'Tragédie du roi constituant une entité administrative
Christophe de Césaire. Dans le décentralisée.
roman, l'auteur René Depestre
l'utilise avec habileté pour multiplier
un sens où les amateurs de folklore
VORSTER, Balthazar, Johannes
ne voient que du feu et se trouvent
parfaitement et complètement mysti.. (1915- )
fiés par la « magie» du vaudou.
Homme politique sud-africain
spécialisé en tant que ministre de la
VERWOERD, Hendrik Justice, de la Police et des Prisons,
dans les besognes sales de la répres-
(1901-1966) sion sous Hendrik Verwoerd;
devenu son successeur en 1966, J.
Hendrik Verwoerd ne tarda pas V orster poursuit l'œuvre de son
à se signaler comme le plus enragé modèle, dans le même esprit de
de tous les fanatiques de l'apartheid fanatisme paranoïaque. Pour l'his-
entrés au gouvernement en 1948 toire, il sera peut-être surtout
dans le sillage de Daniel Malan. l'homme des bantoustans, celui qui
Comme ministre des affaires ban- en aura conduit le développement
toues, c'est lui qui, dans la prati- jusqu'à sa logique extrême et sur-
que, amorce l'engrenage des mesu- réaliste, l'indépendance. En effet, en
res de ségrégation s'enchaînant et se octobre 1976, pour la première fois,
renforçant mutuellement dans une un bantoustan, le Transkei, est pro-
infernale escalade. Devenu Premier clamé «indépendant)). Ce sera le
ministre en 1958, c'est encore lui tour du Bophutatswana en décem-
qui engage une campagne de bre 1977. Fin 1978, J. V orster doit
répression sans précédent contre les abandonner l'avant-scène politique,
adversaires de l'apartheid au lende- victime d'un obscur scandale.
main de Sharpeville, interdisant les L'indépendance d'aucun ban-
organisations noires, montant le toustan n'a, été reconnue à ce jour
procès de Rivonia, au terme duquel par aucun Etat souverain étranger.

232
w
WALLER, Thomas dit Fats Fats Waller est mort jeune,
(1904-1943) comme tant de grands artistes noirs
américains, sans avoir pu donner
toute sa mesure.
L'Américain Thomas Waller,
familièrement nommé Fats Waller,
autrement dit le « bon gros», était
pianiste et organiste de jazz. C'est Washington, D.C.
bien entendu surtout en tant que
pianiste qu'il est connu et considéré Capitale du qistrict de Columbia
comme un artiste de génie. (enclavé dans l'Etat du Maryland),
Dans une formation tradition- Washington e~t aussi la capitale
nelle de jazz, le piano n'est pas fédérale des Etats-Unis. Sa plus
l'instrument dont le son s'impose notable originalité est d'être, de tou-
immédiatement à l'oreille de l' audi- tes les grandes cités américaines, la
teur profane, au contraire des ins- ville la plus « noire» : les Noirs y
truments mélodiques et de simple représentent en effet 70 % de la
percussion. Sa mission est de créer population. La ville ad' ailleurs tou-
un climat ambigu et obsédant de jours eu un maire noir, nommé
bonheur, offrant un tremplin à l' ins- naguère, élu aujourd'hui.
piration des solistes . Fats Waller Chose curieuse, on n'aperçoit
réussissait le miracle d'investir guère les Noirs en dehors des ghet-
immédiatement l'oreille de l'audi- tos où ils sont confinés, non par la
teur par la double autorité de la ségrégation, mais par l'extrême
percussion et de la mélodie, en fai- dénuement. D'autre part, la visite
sant sonner notamment sa main du ghetto, exposant, dit-on, l'étran-
gauche comme un xylophone. Cela ger à mille périls, lui est vivement
allait bien au-delà du style stride, déconseillée. Il, en résulte ce para-
fondement de son esthétique. À une doxe que les Noirs, tout en étant
virtuosité technique rare, Fats Wal- majoritaires à Washington, y sont
ler ajoute un toucher tranchant et inexistants, du moins peu visibles.
viril, un swing jamais en défaut,
une inspiration riche de traits ro-
mantiques.
Quand les spécialistes parlent de
WASHINGTON, Booker, Taliaferro
Fats Waller, c'est surtout pour évo- (1856-1915)
quer le charme de ses compositions
- il est notamment l'auteur de Du cou pIe conflictuel américain
Ain't misbehaving et Honeysukhle Washington/DuBois à celui formé
rose, deux airs qui furent très célè- soixante ans plus tard par les fran-
bres et qui ont un peu vieilli. On cophones Senghor/Fanon, I'histoire
s'émerveille aussi de son style de des Noirs semble s'être répétée sans
vocaliste à la fois burlesque, jovial pour autant bégayer, bien au con-
et pourtant très humain. traire.

233
Idéologue sudiste arriéré, sourd bre culmine précisément à l'époque
aux appels de l'actualité, Booker où il s'érige indûment en porte-
Washington fut le prototype du parole des Noirs.
grand homme noir proclamé par les W. B. DuBois n'aura pas de
maîtres blancs, combattu en vain qualificatifs trop cruels pour stigma-
par la brillante et pertinente dialec- tiser cet « }ncletomisme» nouveau,
tique d'un authentique moraliste dénonçant chez son aîné « l' entre-
noir, homme du nord, intellectuel metteur entre le Nord, le Sud et les
raffiné à l'avant-garde de la pensée Noirs », « le Sudiste le plus distin-
moderne. Booker Washington aura gué depuis Jefferson Davis» -
en quelque sorte triomphé même autant dire un zélateur de la supré-
contre le temps. matie blanche, en somme un apô-
La finalité de la pédagogie n'est tre de l'évangile raciste.
pas avant tout de favoriser l' épa- Ce n'est pas un hasard si le
nouissement complet de l'individu, règne de Booker 1'. Washington a
noir ou blanc, mais selon l'heureux coïncidé avec les débuts de la ségré-
fondateur du Tuskegee Institute, de gation, époq~e comparable aux
permettre aux Noirs d'occuper le trente ans de néo-colonialisme que
plus utilement possible la place que les Africains viennent de vivre à
leur consentent les Blancs, leurs leur tour. L'émancipation proclamée
maîtres d'hier et tuteurs de l'heure. par la loi est restée théorique, les
Qu'ils se contentent d'une forma- maîtres ayant par la ruse ou par la
tion pratique, le plus souvent ma- force verrouillé tous les domaines de
nuelle, au demeurant source d'un son application naturelle. Livrés au
enrichissement de bon aloi et garant désarroi de l' ignorance et de
de la sauvegarde des bonnes maniè- l'impuissance, les Noirs sont prêts à
les chez les Noirs, tant appréciées ovationner quiconque peut se faire
par les Blancs. Qu'ils excellent entendre pourvu qu'il leur prodigue
comme petits agriculteurs, menui- quelque parole de salut. Pareil aux
siers, maçons, domestiques. dictateurs à partis uniques d' au-
À quoi la culture intellectuelle jourd'hui, Booker T. Washington
servirait-elle aux Noirs? L'émotion avait reçu des Blancs le privilège de
n'est-elle pas nègre et la raison hel- parler haut et fort, à l'exclusion de
lène? L'éducateur noir de l'Ala- ses rivaux voués en quelque sorte à
bama aurait pu être l'auteur du cé- l'exil intérieur. Il faudra attendre la
lèbre aphorisme, la répartition des Révolution Noire pour qu'un Boo-
tâches qu'il préconise le présuppose, ker T . Washington soit enfin appré-
de même qu'elle présuppose l'inap- cié à sa juste valeur, et que soit
titude de l'homme noir à l'autono- enfin élucidé l'irritant débat oppo-
mie sociale. sant le libre choix de leur devenir
L'exode rural des Noirs, consé- par les Noirs à la prétendue prio-
quence cruelle de ce qu'on appelle rité du métissage et de la complé-
le libre jeu des lois économiques, ne mentarité.
suscite que désapprobation attristée
chez Booker T. Washington. Il est
hostile aux syndicats à ses yeux fac- Wheatley, PHILIS
teurs de conflits, et non pas instru-
ments de promotion des travailleurs. (vers 1753-1878)
Indifférent à la politique, il ne
s'émeut point des manœuvres qui Petite fille enlevée à l'Afrique,
écartent ses frères des bureaux de son destin la fait tomber, en Amé-
vote ni des lynchages dont le nom- rique, dans une famille riche et cul-

234
tivée qui s'émerveille de son intelli- WILBERFORCE, William
gence et s'amuse à l'instruire. En (1759-1833)
1779, à l'âge de dix-neuf ans, elle
publie un recueil de poésies où
s'exprinle intensément le sens tragi- Contrairement à l'Américain Wil-
que de son existence privée de li- liam Lloyd Garrison, apprenti typo-
graphe à quatorze ans, l'abolition-
berté.
niste anglais William Wilberforce est
« Should you, my Lord, while you issu d'une aristocratie très fortunée,
peruse my song et son influence s'exercera plus sou-
Wonder from whence my love of free- vent au sein des instances dirigean-
dom sprung tes du royaume que dans les mee-
Whence flow the wishes for the common tings populaires.
good, Mais chez Wilberforce, comme
By feeling hearts alone best understood, chez Garrison, combattre la traite et
I, young in life, by seeming cruel fate l'esclavage des Noirs répond à une
exigence morale impérieuse loin des
Was spatch'd from Afric's fancy'd
happy seat modes et contre les conventions.
Comme Garrison, Wilberforce fera
What pangs excruciating must molest,
de cette croisade interminable
What sorrows labor in my parent's
l'affaire de toute sa vie, remportant
breast?
à titre posthume sa plus éclatante
Steel'd was that soul, and by no misery victoire, l'adoption en 1833 par le
mov'd Parlement anglais de la loi abolis-
That from a father seiz'd his babe sant l'esclavage.
belov'd :
Such such my case. And can I then but
pray
Others may never feel tyrannic sway? WRIGHT, Richard (1908-1960)
"
« Faut-il, Monseigneur, en écoutant
mon chant, être étonné du lieu d'où Né dans le Mississipi, État ra-
jaillit mon amour de la liberté, d'où ciste par excellence, Richard Wright
coule le désir du bien élémentaire, que réside depuis treize ans à Paris,
seuls comprennent les cœurs sensibles? dont il est devenu la coqueluche,
Moi, dans la jeunesse de la vie, par un quand il meurt, symbole éloquent
sort manifestement cruel, j'ai été arra-
d'un itinéraire tourmenté. Celui qui
chée à l'heureux séjour d'une Afrique
rêvée. Quelles affreuses angoisses durent
avait été l'écrivain noir le plus célè-
inquiéter, quels soucis étreindre le cœur bre, avait aussi incarné la révolte de
de mes parents! Une âme de fer avait l'intellectuel afro-américain, sa quête
celui qui, sans être ému de pitié à un éperdue d'un humanisme transcen-
père ôta son bébé bien-aimé: tel fut dant la barrière de couleur.
mon malheur. Aussi ne puis-je que prier L'œuvre romanesque de Richard
que jamais d'autres ne puissent sentir la Wright, un peu oubliée aujourd'hui,
contrainte de la tyrannie. » et en particulier L'enfant du pays
(Native son), L'enfant noir (Black
Mariée à un nègre évolué par Boy), les fils de l'Oncle Tom (Uncle
ses bienfaiteurs, qu'embarrassait le Tom 's children), vaut surtout par le
devenir de cette créature aussi tableau saisissant de la condition du
géniale qu'erratique, elle fut horri- Noir livré aux préjugés, à l'exploi-
blement malheureuse, réduite aux tation, à la ségrégation, et surtout
soins du ménage, et mourut préma- au désespoir de sa propre im puis-
turément, tuée par le désespoir. sance à inventer les armes de sa

235
libération. Au Thomas Bigger de sa non contente de lui faire grief de
fiction, comme trente ans plus tard son exil comme d'une désertion,
aux Frères de Soledad, l'Amérique n' a-t-elle pas contesté ses prédic-
n'offrait que l' horizon bouché des tions qu'elle accusait d'excès de
lynchages, du chômage, de la faim, pessimisme? Selon elle, le pro-
des ghettos, de la négation des blème noir était en cours de résorp-
droits civiques. Sur ce paysage de tion graduelle et pacifique; et si
cauchemar, le romancier venu du Richard Wright dramatisait, c'est
Sud jette un regard à la fois impi- tout simplement parce qu'il avait
toyable et prophétique. perdu tout contact avec son peuple.
Comme la plupart des grands C'est pourtant à la clairvoyance
créateurs, Richard Wright a mal- de l'exilé que Black Muslims, Free-
heureusement fini par se heurter à dom riders, Black Panthers, Black
l'incompréhension des siens: la fri- Power allaient bientôt donner rai-
vole bourgeoisie noire américaine, son.
y

YOUNG, Lester dit The Prez l'école alors régnante de Coleman


(1909-1959) Hawkins: une sonorité gracile, sans
vibrato, non pas charnue et trému-
lante, un jeu hors temps et pourtant
Comme Charlie Parker, Lester
très swinguant au lieu de la cadence
Young est l'objet d'une idolâtrie
rigide de son aîné, une inspiration
unanime chez les professionnels du
très libre dans l'improvisation, pour
jazz, à l'exception de feu Hugues
ainsi dire impressionniste, au lieu de
Panassié, le célèbre critique français,
la traditionnelle paraphrase du
qui le trouvait surfait. L'amateur
thème, autant de traits qui allaient
ordinaire est vite conquis, en écou-
faire de ce musicien, pourtant formé
tant simplement le saxophoniste
à Kansas City dans le culte de
noir, par exemple dans l' enregistre-
l' othodoxie et du blues, le précur-
ment bien connu intitulé « These
seur des iconoclastes du be-bop.
foolish things», où Ie long solo
improvisé par le musicien est Pour le modeste amateur peu
comme un condensé de la tragédie accessible à cette savante microsco-
que fut son existence. pie, la musique de Lester jeune, par
Même le tout venant peut exemple dans Blue Lester, mais plus
reconnaître le style de Lester Young particulièrement dans Lady be good
dès les premières phrases d'un cho- et Shoe-shine boy, enregistrés en
rus, à la charge de souffrance, de 1936, révèle une réminiscence foi-
révolte ravalée, de renonciation sonnante et en même temps cohé-
désespérée, de funeste prémonition rente de la berceuse africaine, mira-
qui oppresse son chant. Personnalité culeusement transmise de génération
énigmatique, dont la légende se fait en génération à travers plantations
plus radieuse à mesure que le temps et ghettos par les grand-mères noi-
s'écoule, Lester Young, saxopho- res encore pantelantes de la déchi-
niste ténor, fut longtemps le soliste rure de l'exil ou de la nostalgie de
fétiche, mais en même temps con- la liberté. C'est un message d' opti-
troversé, du grand orchestre de misme malgré tout, où le jeune
Count Basie. Il incarne dans 1'his- artiste dit son espoir de surmonter
toire du jazz, avec Bilie Halliday, sa un destin abominable.
partenaire chez le Count, et son Le très fameux These foolish
cadet (~harlie Parker, le mythe de things condense l'inspiration de
l'artiste maudit; cette image n'a Lester Young mûri par l'expérience
sans doute jamais plus heureuse- d'une vie douloureuse; c'est une
rn_ent défi ni le destin ci' un artiste, musique déchirante, pathétique où
avec tout ce qu'elle suggère à la fois la sérénité du moraliste désenchanté
de génie et de souffrance associés. des passions et des illusions le dis-
l~es spécialistes n'ont pas fini de pute à la colère mal refrénée des
dire leur émerveillement à découvrir humiliations et des frustrations.
la révolution sous-jacente à cette C'est ce qui l'a fait comparer non
esthétique en rupture radicale avec sans raison au grand poète français

237
Charles Baudelaire auquel l'appa- riode de prospérité. Comme Baude-
rente une affinité encore plus frap- laire, Lester fut toute sa vie en
pante. butte à la malignité des médiocres,
Comme son prédécesseur en dont l'impuissance ne sait trouver
romantisme des profondeurs, cet ar- de revanche que dans la persécution
tiste noir connut lui aussi l'enfer de du génie rayonnant.
la désespérance existentielle. Incapa- Sacré le meilleur par ses confrè-
ble de maîtriser l'argent et ses effets res, les plus jeunes surtout, que sa
pervers, il a survécu au jour le jour musique fascinait, Lester Young
avant de mourir presque aussi dé- avait été surnommé par eux The
muni qu'un clochard dans une President (en abrégé The Prez). Ce
misérable chambre d'hôtel de Har- sobriquet lui allait, dit-on, à mer-
lem, lui qui avait connu une pé- veille.
z
Zimbabwe (ancienne Rhodésie) les très célèbres ruines du Zim-
babwe occupent un site grandiose
Pays d'Afrique australe limité au centre de la république actuelle
par l'Union Sud-Africaine, le du Zimbabwe, à quelque deux cents
Mozarnbique, la Zambie et le Bots- kilomètres au sud de Harare.
wana, le Zimbabwe a été gouverné À l'époque de la découverte de
de 1965 à 1980 par une minorité ces ruines, au XIXe siècle, c'était
blanche ségrégationniste qui avait une conviction ordinaire qu'il
rompu avec la métropole britanni- n'existait point d'exemple d'un tel
que, sous la férule du Premier ouvrage dans une civilisation noire.
ministre Ian Smith. Il reçut son Les archéologues s'évertuèrent donc,
nom africain en avril 1980 lorsque à coups d'hypothèses parfois extra-
la majorité noire prit enfin le pou- vagantes, à en attribuer la paternité
voir. Elle avait dû mener une très aux Phéniciens.
difficile guérilla qui dura plus de dix Il aura fallu un siècle de polé-
ans, sous la direction politique de miques, pas toujours exemptes de
Robert Mugabé, leader des Shonas terrorisme de la part des racistes,
largement majoritaires, et de Joshua pour que de véritables savants,
Nkomo, chef des Ndébélé. blancs il est vrai eux aussi, dont
La victoire militaire de guérille- l'un était originaire d'Afrique du
ros noirs démunis sur une minorité Sud, réussissent enfin à faire recon-
blanche intransigeante, outrancière- naître dans ces ruines les vestiges de
ment arrogante, eut un profond l'empire du Monomotapa, dont
retentissement à travers l'Afrique et l'apogée se situe au XVe siècle de
dans toutes les communautés noires notre ère.
du monde. Le Zimbabwe est dirigé La longue controverse suscitée
par une équipe qui se réclame du par les ruines du Zimbabwe est une
marxisme; il semble s'acheminer excellente illustration, s'il en fallait
vers le parti unique. une, des ravages que le préjugé
Le pays est malheureusement racial peut exercer dans l'esprit des
déchiré par la dramatique rivalité de savants, principalement lorsque leur
ses deux grands leaders, Robert représentation traditionnelle de
Mugabé et Joshua Nkomo, chacun l'homme noir est en jeu.
à la tête de son ethnie qui s' identi-
fie à son héros en dehors de toute
considération idéologique. Zoulous (ou Zulus)
Peuple bantou d'Afrique aus-
traIe, appartenant à la branche dite
Zimbabwe (Ruines du) des Nguni septentrionaux, les Zou-
lous étaient installés sur le territoire
Restes de gigantesques édifices de ce qui est aujourd'hui la pro-
en pierre d'une technique assurée, vince du Natal. l..es Zoulous ont été

239
rendus célèbres par le seul empereur glante déroute, à Blood River, en
de leur histoire, Chaka, dont le 1838, sous le commandement de
génie militaire égala celui d'un Dingaan, le frère félon de Chaka,
Alexandre le Grand, ainsi que, dans face aux Boers commandés par
une moindre mesure, par leur san- Andriès Prétorius.
A B

ABERNATHY, Ralph BALDWIN, James


Abomey (V. Art nègre) BALLAGAS, Emilio (V. Négrislne)
Abolitionnisme BALEWA, Tafawa
ABRAHAMS, Peter Bamilékés
Acculturation Bamouns (V. Njoya)
ACfIEBE, Chinua Bandoeng (Conférence de)
£A..doua Bantou (V. Langues africaines)
Afrikaans (V. I~angues africaines)
Bantoustans
Afrikaners (\' . Boers)
Bao-daÏsme
Afrique anglophone, Afrique franco-
phone, Afrique lusophone Basie Count
Afrique équatoriale française BEAMON, Bob
.;\frique occidentale française Be- Bop
Agni (V. Art nègre) BEECHER-STOWE, I-Iarriet
Af-IIDjO, Ahmadou BEHANZIN
Akans (V. Art nègre) Bénin
AMADO, Jorge Berlin (Conférence de)
.Àme noire Biafra (Guerre du)
Arnerican colonization society BIASSOU (V. Toussaint Louveture)
AMIN DADA BIKC), Steve
ANC Black Consciousness
Animisme Black muslims
Anthropologie Black Power
Anthropométrie (V . Anthropologie) Black panthers (V. Black Power)
Anthropophagie BLAKEY, Art
Aouzou (Bande d') Blood river
Apartheid Blues
ARMSTRONG, Louis Boers
Art nègre BOGANDA, Barthélémy
Arusha (Déclaration) BOKASSA, Jean-Bedel
Ashanti (V. Art nègre) BONAPARTE, Napoléon
Asiento Boschimans
Assemblée Nationale BOUKMAN (V. Toussaint Louver-
Assimilation ture)
Assistance technique BRAZZA, Pierre Savorgnan de
Atlantide (V. Frobenius) BRAZZAVILLE (Conférence de)
Autant en enlporte le \'ent Brésil (I~es Noirs au)
Authenticité (V. Mobutu) BROWN, John
l\utocratie Bug-Jargal
Awolowo Obafemi Bujumbura (Sommet de) (V. Car-
i;A..zandes (V. Evans- Pritchard) refour du Développement)
Azikiwe Nnandi BUMBRY, Grace

241
BUNCHE, Ralph DELAFOSSE, Maurice (V. Arne
Bushmen, (V. Boschimans) noire, Equilbecq)
Démocratie
Départementalisation
C DESSALINES
Dette africaine
CABRAL, Amilcar
DINGAAN
Cameroun
DIOP, Alioune
CANDOMBLE (V. Amado Jorge)
DIOP, Cheikh Anta
Cape Coloured (V. Métis du Cap)
DIOUF, Abdou
CARMICHAEL, Stokely (V. Black
Dippermouth Blues
Power)
DJAHIZ
CARPENTIER, Alejo (V. Négrisme)
DOUGLASS, Frédérik
Carrefour du Développement
DuBoIS, W.E.B.
Case de l'Oncle Tom (La)
DUKE ELLINGTON
Censure
DUMAS, Alexandre
Centrafrique (V. Bokassa)
DUVALIER, François
CÉSAIRE
Chaka
CHARLES Ray (V. Blues)
CHRISTIAN, Charlie E
CHISTOPHE (V. Toussaint Louve-
ture) Ebony
Cinéma africain ÉBOUÉ, Félix
Égypte (V. Civilisation égyptienne)
Civilisation égyptienne
CLAY, Cassius Empire français
Circoncision (V. Mutilations sexuel- Engels (V. Anthropologie)
les) EQUILBECQ, François-Victor
Clan (V. Tribu) Esclavage
Code noir États de la ligne du front
Colonialisme Ethnologie
COLTRANE, John Étudiant noir (L') (V. Senghor)
EVANS PRITCHARD, Edward-Evan
Commonwealth
Excision (V. Mutilations sexuelles)
Communauté française
Congo (Voyage au)
Congo belge
Coopération franco-africaine F
Corruption
Créole (V. Langues africaines) F anagalo (V. Langues africaines)
C riola (V. Langues africaines) FANON, Frantz
Cuba Father Divine (V. Black Muslims)
FAVELAS (V. Brésil)
FEANF
D Fétiche; Fétichisme
FNLA
DAN FODIO, Ousmane FIRMIN, Anténor
DAVIS, Angela FITZGERALD, Ella
DAVIS, Jefferson FOCCAR T, Jacques
DAVIS, Miles Folklore
Déchets toxiques Francophonie
Décolonisation Free-Jazz
De GAULLE Frelimo
De l'esclavage des nègres Frobenius

242
G Indigénisme (V. Price-Mars J. ;
Roulnain J.)
GARRISON, William Lloyd Infibulation (V. Mutilations sexuel-
GARVEY, Marcus les)
Gaston Deffere (Loi-cadre) lnkhata
Ghana (Empire du) IRONSI, Général
GIDE, André (V. Congo)
GILLESPIE, Dizzie
GOBINEAU, Arthur (Comte de) j
Golds-Coast
Gorée JACKSON, Jesse
GOWON, Yakubu JACKSON, Mahalia
Greffe d'organes humains (V. Jamestown
Anthropophagie) Jazz
GRÉGOIRE, Abbé Henri Jazz Singer (The)
GRENARD (V. Matswa) JEAN-FRANÇOIS (V. Toussaint Lou-
GRIAULE (V. Art nègre) verture)
Group Areas Act (V. Apartheid) Jim CRO\V
GRUNITZKY, Nicolas
GUILLEN Nicolas
GUIRAO, Ramon (V. Négrisme) K

Kamerun (V. Cameroun)


H KASAVlTBU, joseph
Katanga (V. Congo belge)
HAILÉ SÉLASSIÉ KEITA, Modibo
Haïti KENYA'rTA, Joma
HA~IP1'ON, Lionel KHOI-KHOIN, KHOISAN
HANDY, \Villiam (V . Hottentots)
Harlem Kikuyu
l-larratine KIMATHI, Dedan
HAWKINS, Coleman KIMBANGU, Simon
HENDRIX, JinlY (V. Blues) KING, Martin-Luther
HERSKO\'Il'S, Melville J. Ku Klux Klan
HINES, Jim K wa (V. Langues africaines)
HOLDEN, Roberto (Voir FNLA)
HOLIDAY, Billie
Hour\'lFO (V. Vaudou) L
HOUNGAN (V. Vaudou)
Hottentots LABAT P., jean-Baptiste
HOUPHOUËT- BOIGNY, Félix
Langues africaines
HUGHES, Langston
LECLERC (V. Toussaint Louver-
Hutus et tutsis
tu re)
LEIRIS, Michel
Léopoldville
LeROI, Jones
LEVY-BRUHL (V. Anthropologie)
IFE (V. Art nègre) LEVI -STRAUSS (V. Anthropologie)
Immorality Amendment Act (V. Lignage (V. Tribu)
Apartheid) Lingala (V. Langues africaines)
lndigenat Littératures africaines rnodernes

243
Littérature des nègres (De la) (V. MOUMIE, Félix-Roland
Grégoire Abbé) Movimiento Negro (V. Brésil)
LITTLE, Malcolm Moyen-Congo
LOA (V. Vaudou) MPHAHLELE, Ezechiel
LOBENGULA MPLA
LOUIS, Joe MULELE
LONDRES, Albert (V. Terre d'ébè- Muntu (V. Tempels P. Placide)
ne) Mutilations sexuelles
LUl\1UMBA, Patrice MZILIKAZI
LUTHULI, Albert
Lynchage
N
M NAACP
Namibie
MACAULAY, Herbert NATAL (V. Trek)
MACHEL, Samora (V. Mondlane) NDEBELES
Madagascar (Massacres de) Négrisme
Magie NETO, Agostinho
Makandal NGUEMA, Francisco Macias
Makoko (V. Brazza) NGUGI WA THIONG'O, James
MALAN, Daniel- François NGUNI (V. Zoulous)
Mali (Empire du) Nigeria
Malinkés (V. Samory) NJOY A, Ibrahim
MAL()UET , Pierre-Victor Nkomati (Accord de)
Mambo (V. Vaudou) NKOMO, Joshua
MANDELA, Nelson N'KRUMAH, Kwamé
MARAN, René Noirs américains
MARLEY, Bob NUJOMA, Sam (V. Zoulous)
Marron Nyassaland
Mason and dixon line NYERERE, Julius
Masque (V. Art nègre) NZEOGWU, Patrick
MATSWA, André
Mau-Mau (V. Kikuyu)
McKAY, Claude o
l\1émoire sur l'esclavage des nègres
(V. Malouet) OCAM
Ménélik II OLIVER, Joe
Nlétis du Cap OLYMPIO, Sylvanus
Minton's Playhouse Orange (V. Trek)
MITTERRAND, François Original Dixieland J azzband
MOBUTU, Joseph-Désiré OUA
MOFOLO, Thomas (V. Chaka) OUANDIE, Ernest (V. Cameroun)
Monde (Le) Oubangui-Chari
MC)NDLANE, Eduardo Ovamboland
MONK. Thelonius OWENS, Jesse
!vlonomotapa
Monothéisme (V. Animisme)
MONTESQUIEU (V. De l'esclavage P
des nègres)
Morgan (V. Anthrop\ 'logie) PAC (V.A NC)
MORTENOL, tlélioch)rf' PAIGC (V. Cabral)

244
PALABRE (V . Tradition) SANKARA, Thomas
Panafricanisme SANTERIA (V. Vaudou)
P ANASSIÉ, Hugues SAVIMBI, Jonas (v. UNIT A)
Panthéisme (V. Animisme) SCHOELCHER, Victor
PARKER, Charles SCHWEITZER, Albert
PARKS, Rosa Sécession (Guerre de)
Parti unique et pouvoir personnel Ségrégation (V. Apartheid)
Pass- Book (V. Sharpeville) Sékou TOURÉ
PELÉ SENGHOR, l.,éopold Sédar
Philosophie bantoue (V. l'empels P. Services secrets
Placide) Sharpeville
PIDGIN (V. Langues africaines) Sida
Pôle nord Sionisme
Polygamie SMITH, Bessie
Polythéisme (V. Animisme) Sociologie (V. Anthropologie)
p()QO (V. U ll1hhonto) SOBUKWE, Robert
POLTCHKINE, Alexandre Soledad (Les frères de)
Présence africaine (V . DIOP S()NTHONAX, Léger-Félicité
Alioune) Sorcellerie; sorcier
PRETORIUS, Andries (V. Boers) Soudan français
PRICE-MARS, Jean Soundiata (V. Mali)
Prix Nobel Sous- Développelnent
South-Ouest Africa
STANLEY, Henri-Morton
R Statues meurent aussi (Les)
S'TYRON, William (V. 'Turner)
RACE (V. Tribu) Soweto
RACINES SC)YINKA, Wole
RDA Sud-Ouest Africain (V. Namibie)
Reconstruction Swahili
Renaissance nègre SW APO
RESNAIS, Alain (V. Statues meu- Syncrétisme (V. Kilnbangu Simon)
rent aussi - les -)
Retour du Tchad (V. Congo -
Voyage au -) T
Revisionnisme (V.
Sous-développemen t) Tanganyka
RH()DES, Cecil Tanzanie (V. Arusha- Déclaration)
Rhodésie TATUM, Art
RIGAUD (V. Toussaint- I~ouverture) TELLI, Diallo
Robben Island TEMPELS, Père Placide
ROBESON, Paul Terre d'ébène
ROBINSON, Ray « Sugar» Tontons macoutes (V. Duvalier
ROUCH, Jean (V. Statues meurent François)
aussi - les -) Torture (V . Anthropophagie)
ROUMAIN, Jacques TOTEM (V. Art nègre)
T()USSAINT LC)UVERrrURE
Tradition
S Transvaal (V. Trek)
Trek
SAMEDI (Baron) (V. Vaudou) Tribu (clan, lignage, race)
SAMORI TR UTH, Sejourner

245
TSHOMBÉ, Moïse W
TUBMAN, Harriet
TUBMAN, William WALLER, Thomas « Fats »
TURNER WASHINGTON, D.C.
TUTSIS (V. Hutus et Tutsis) WASHINGTON, Booker
WEA TLEY, Phillis
WILBERFORCE, William
WRIGHT, Richard
u

Umkhonto we siswe x
Urn NYOBÉ, Ruben
Underground railroad
X MALCOLM (V. Little Malcolm)
UNITA
UPC
y

V YOUNG, Lester

Vaudou
VER WOERD, Hendrik Z
VESEY, Denmark (V. Turner)
Villages Ujama Zimbabwe
VORSTER, Balthasar Zimbabwe (Ruines du)
V oyage au Congo (V . Congo) Zoulous (ou Zulus)
DICTINNAIRE DE LA NEGRITUDE
Dans la perspective d'une imminente prise en charge
de leur propre destin par les Africains - la faillite du
néocolonialisme après trente ans d'emprise
calamiteuse étant aujourd'hui consommée - les
auteurs de cet ouvrage ont voulu proposer au lecteur
principalement :
- une revue soigneuse sinon exhaustive des concepts
familiers suscités par la problématique nègre :
- une interprétation rompant décidément avec
l'ethnocentrisme judéo-chrétien des événements et
des phénomènes ayant marqué l'histoire des Noirs
depuis leur rencontre désastreuse avec l'Occident : la
traite négrière, l'esclavage, la colonisation, le
panafricanisme, l'anticolonialisme, l'apartheid, la
ségrégation, le jazz, les massacres de Madagascar,
les horreurs de Soweto, les littératures africaines
modernes, la corruption, les dictatures, la crise de la
dette, etc :
- une appréciation sans tabou ni parti pris des grandes
figures apparues chez les peuples noirs d'Afrique ou
de la diaspora : les Chaka, Mzilikazi, Patrice
Lumumba, Kwamé N'Krumah, Ruben Um Nyobé, Nat
Turner, Martin Luther King, Lester Young, Joe Louis, et
combien d'autres encore non moins exaltants ; mais
aussi, hélas ! les Bokassa, Idi Amin Dada et autres
Ahmadou Ahidjo ...
Le Dictionnaire de la négritude a la prétention de
combler la double exigence de la vulgarisation par sa
simplicité d'approche et sa clarté d'expression à
l'opposé des jargons, et de l'éducation par son effort
de réflexion et l'élévation de ses vues .

ISBN 2-7384-0494-4

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