Felix Guattari Le Divan Du Pauvre 1
Felix Guattari Le Divan Du Pauvre 1
Felix Guattari Le Divan Du Pauvre 1
Le divan du pauvre
In: Communications, 23, 1975. pp. 96-103.
Guattari Félix. Le divan du pauvre. In: Communications, 23, 1975. pp. 96-103.
doi : 10.3406/comm.1975.1352
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1352
Félix Guattari
Le divan du pauvre
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collectif, pour Lebovici, d'un rêve pour faire rêver. Elle a essayé d'assimiler la
syntagmatique filmique au processus primaire, mais elle ne s'est jamais appro
chée, et pour cause, de ce qui fait sa spécificité : une activité de modélisation de
l'imaginaire social irréductible aux modèles familialistes et œdipiens, même dans
le cas où elle se met délibérément à leur service. La psychanalyse a beau se gonfler
maintenant de linguistique et de mathématique, elle n'en continue pas moins à
ressasser les mêmes généralités sur l'individu et la famille, alors que le cinéma est
accroché à l'ensemble du champ social et à l'histoire. Quelque chose d'important
se passe de son côté, il est le lieu d'investissement de charges libidinales fantas
tiques, par exemple de celles qui se nouent autour de ces sortes de complexes
que constituent le western raciste, le nazisme et la résistance, Y american way
of life, etc. Et il faut bien admettre que Sophocle, dans tout cela, ne tient plus
guère de place! Le cinéma est devenu une gigantesque machine à modeler la
libido sociale, alors que la psychanalyse n'aura jamais été qu'un petit artisanat
réservé à des élites sélectionnées.
On va au cinéma pour suspendre un certain temps les modes de communication
habituels. L'ensemble des éléments constitutifs de cette situation concourt à
cette suspension. Quel que soit le caractère aliénant du contenu d'un film ou de
sa forme d'expression, ce qu'il vise fondamentalement, c'est la production d'un
certain type de comportement que, faute de mieux, j'appellerai : performance
cinématographique 1. C'est parce que le cinéma est capable de mobiliser la libido
sur ce type de performance qu'il peut se mettre au service de ce que Mikel Du-
frenne a appelé un « inconscient maison 2 ». Considérées sous l'angle de la répres-
1. On pourrait parler ici de film viewing-acts par symétrie avec les speech-acts étudiés
par J. Searle.
2. « On vous offre de belles images, mais pour vous appâter : en même temps que
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vous croyez vous régaler, vous absorbez l'idéologie nécessaire à la reproduction des
rapports de production. On vous dissimule la réalité historique, on la camoufle sous un
vraisemblable de convention qui n'est pas seulement tolerable, mais fascinant; en sorte
que vous n'avez même plus besoin de rêver, ni le droit, car vos rêves pourraient être non
conformistes : on vous donne du rêve tout fait qui ne perturbera rien : des fantasmes
sur mesure, une aimable fantasmagorie qui vous met en règle avec votre inconscient,
car il est entendu qu'il faut lui donner son dû, à votre inconscient, depuis que vous êtes
assez savant pour vous réclamer de lui et réclamer pour" lui. Le cinéma, aujourd'hui,
tient à votre disposition un inconscient maison, parfaitement idéologisé. » (Mikel
Dufrenne, in : Cinéma: théories, lectures, Klincksieck, 1973.)
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drogues ne sont pas de même nature; globalement, elles visent les mêmes objectifs,
mais la micropolitique du désir qu'elles mettent en place et les agencements
sémiotiques sur lesquels elles s'appuient sont tout à fait différents.
Peut-être pensera-t-on que ces critiques ne visent qu'un certain type de
psychanalyse et qu'elles ne concernent pas vraiment le courant structuraliste,
dans la mesure où il ne considère plus que l'interprétation doive dépendre de
paradigmes de contenu — comme c'était le cas avec la théorie classique des
complexes parentaux — , mais d'un jeu d'universaux signifiants, indépendam
ment des significations qu'ils peuvent engendrer? Mais peut-on croire vraiment la
psychanalyse structuraliste, quand elle prétend qu'elle a renoncé à modeler- et à
traductibiliser les productions de désir? L'inconscient des freudiens orthodoxes
était organisé en complexe cristallisant la libido sur toute une série d'éléments
hétérogènes : biologiques, familiaux, sociaux, éthiques, etc. Le complexe d'Œdipe,
par exemple, mises à part ses composantes traumatiques réelles ou imaginaires,
était fondé sur la division des sexes et celle des classes d'âge. On considérait qu'il
s'agissait là de bases objectives par rapport auxquelles la libido était tenue de
s'exprimer et de se finaliser. Même encore aujourd'hui, une interrogation politique
sur ces « évidences » pourra paraître à certains comme tout à fait hors de propos.
Et pourtant, tout le monde connaît de nombreuses situations où la libido refuse
ces « évidences », où elle contourne la division des sexes, où elle ignore les interdits
liés à la séparation des classes d'âge, où elle confond, comme à plaisir, les per
sonnes, où elle compose à sa guise les constellations de traits de visagéité auxquels
elle s'attache, et même où elle a tendance à passer systématiquement à côté des
oppositions exclusives entre le sujet et l'objet et entre le moi et l'autre. Doit-on
considérer qu'il ne s'agit là, par définition, que de situations perverses, marg
inales ou pathologiques, qui demandent à être interprétées et adaptées en
référence aux bonnes « normes »? Il est vrai qu'à l'origine le structuralisme
lacanien s'était constitué contre un tel réalisme naïf, en particulier sur les ques
tions tournant autour du narcissisme et de la psychose, et il entendait rompre
radicalement avec une pratique de la cure entièrement centrée sur le remodelage
du moi. Mais, en dénaturalisant l'inconscient, en libérant ses objets d'une psy-
chogénèse trop contraignante, en les structurant « comme un langage1 », il ne l'a
pas aidé, pour autant, à rompre ses amarres personnologiques et à s'ouvrir au
champ social, aux flux cosmiques et sémiotiques de toute nature. On a cessé de
renvoyer les productions de désir à une batterie de complexes fourre-tout, mais
on prétend toujours interpréter chacune de leurs connexions à partir d'une seule
et même logique du signifiant dont les clefs seraient le phallus et la castration.
On a renoncé à la mécanique sommaire des interprétations de contenu (« Le
parapluie, ça veut dire... ») et des stades de développement (les fameux « retours »
au stade anal, etc.). Il n'est plus question du père et de la mère; on parle mainte
nant du nom du père, du phallus et du grand Autre, mais on reste toujours aussi
éloigné de la micropolitique de désir sur laquelle se fonde, par exemple, la diff
érenciation sociale des sexes, ou l'aliénation de l'enfant dans les ghettos du fami-
lialisme. Les luttes de désir ne sauraient être circonscrites au seul terrain du signi
fiant — même dans le cas de « pure » névrose signifiante, comme la névrose
obsessionnelle — , elles débordent toujours sur les terrains somatiques, sociaux,
1. Avec sa théorie de l'objet petit a, Lacan en est venu à traiter les objets partiels
comme des entités logico-mathématiques (« II y a un mathème de la psychanalyse »).
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économiques, etc. Et, à moins de considérer que le signifiant se retrouve dans
tout et n'importe quoi, il faut bien admettre que l'on a même singulièrement
restreint le rôle de l'inconscient à ne le considérer que sous l'angle des chaînes
signifiantes qu'il met en jeu. « L'inconscient est structuré comme un langage. »
Certes! Mais par qui? Par la famille, par l'école, par la caserne, par l'usine, par
le cinéma, et, dans les cas spéciaux, par la psychiatrie et la psychanalyse. Quand
on a eu sa peau, quand on est parvenu à écraser la polyvocité de ses modes
d'expression sémiotiques, quand on l'a enchaîné à un certain type de machine
sémiologique, alors oui, il finit par être structuré comme un langage ! Il se tient
bien tranquille. Il se met à parler la langue du système dominant. Pas la langue
de tous les jours, mais une langue spéciale, sublimisée, psychanalytisée. Non
seulement il a pris son parti de son aliénation aux chaînes signifiantes, mais il en
demande et il en redemande du signifiant! Il ne veut plus avoir affaire au reste du
monde et aux autres modes de sémiotisation. N'importe quel problème un peu
tenaillant trouvera pour lui, sinon sa solution, du moins une mise en suspens
apaisante dans les jeux du signifiant. Que reste-t-il, par exemple, à ce niveau du
signifiant, de l'aliénation millénaire des femmes par les hommes? Pour la langue
des linguistes, des traces innocentes comme l'opposition du masculin et du
féminin, et pour celle des psychanalystes, des mirages se jouant autour de la
présence-absence du phallus. A chaque type de performance linguistique, à
chaque cotation du « degré de grammaticalité » d'un énoncé, correspond une
certaine situation de pouvoir. La structure du signifiant n'est jamais complète
ment réductible à une pure logique mathématique; elle a toujours partie liée
aux diverses machines sociales répressives. Une théorie des universaux, aussi bien
en linguistique qu'en économie, en anthropologie qu'en psychanalyse, ne pourra
donc que faire obstacle à une exploration réelle de l'inconscient, c'est-à-dire des
constellations sémiotiques de toute nature, des connexions de flux de toute nature,
des rapports de forces et des contraintes de toute nature, qui constituent les agence
ments de désir.
La psychanalyse structuraliste ne pourra donc certainement pas nous appren
dre beaucoup plus de choses sur les mécanismes inconscients qui sont mis en jeu
par le cinéma, au niveau de son organisation syntagmatique, que n'avait pu le faire
la psychanalyse orthodoxe, au niveau de ses contenus sémantiques. Mais peut-être
que le cinéma lui-même pourrait nous aider à comprendre la pragmatique des inves
tissements inconscients dans le champ social? En effet, l'inconscient, au cinéma,
ne se manifeste pas de la même façon que sur le divan : il échappe partiellement
à la dictature du signifiant, il n'est pas réductible à un fait de langue, il ne
respecte plus, comme continuait de le faire le transfert psychanalytique, la
dichotomie classique de la communication entre le locuteur et l'auditeur. (Il
faudrait d'ailleurs se poser la question de savoir si celle-ci y est mise simplement
entre parenthèses ou s'il n'y a pas lieu de réexaminer, à cette occasion, l'ensemble
des rapports entre le discours et la communication. Peut-être, après tout, que la
communication entre un locuteur et un auditeur discernabilisés n'est qu'un cas
particulier, un cas limite, de l'exercice du discours. Peut-être que les effets de
désubjectivation et de désindividuation de renonciation qui sont produits par
le cinéma ou dans des situations similaires (drogues, rêves, passions, créations,
délires, etc.) ne représentent pas des cas exceptionnels par rapport au cas général
qu'est censé être celui de la communication intersubjective « normale » et de la
conscience « rationnelle » du rapport sujet-objet? C'est ici l'idée même d'un sujet
transcendantal de renonciation qui serait à remettre en question et, corrélative-
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ma ne se plie pas à un système de double articulation, et cela l'avait même
conduit à essayer de lui en trouver une troisième. Mais, sans doute, est-il préfé
rable de suivre Metz qui considère qu'il échappe à tout système de double arti
culation, et j'ajouterai, pour ma part, à tout système élémentaire d'encodage
significatif. Les significations, au cinéma, ne sont pas encodées directement dans
une machine entrecroisant des axes syntagmatiques et des axes paradigmatiques;
elles lui viennent toujours, dans un second temps, de contraintes extérieures qui
le modèlent. Si le muet, par exemple, a pu exprimer d'une façon beaucoup plus
abrupte et authentique que le parlant les intensités de désir dans leur rapport
avec le champ social, ce n'était pas parce qu'il était moins riche sur le plan de
l'expression, mais parce que le scénario signifiant n'avait pas encore pris possession
de l'image et que, dans ces conditions, le capitalisme n'avait pas encore saisi
tout le parti qu'il pouvait en tirer. Les inventions successives du parlant, de la
couleur, de la télévision, etc., dans la mesure où elles enrichissaient les possibilités
d'expression de désir, ont amené le pouvoir à renforcer son contrôle sur le cinéma
et même à s'en servir comme d'un instrument privilégié. Il est intéressant, à cet
égard, de constater à quel point la télévision non seulement n'a pas absorbé le
cinéma, mais a même été obligée de s'assujettir la formule du film dont la puis
sance, de ce fait, n'a jamais été aussi forte.
Le cinéma commercial n'est donc pas simplement une drogue à bon marché.
Son action inconsciente est profonde; peut-être plus que celle de n'importe quel
autre moyen d'expression. A son côté, la psychanalyse ne fait pas le poids!
L'effet de désubjectivation dans l'analyse ne parvient pas à abolir, comme le fait
partiellement le cinéma, l'individuation personnologique de renonciation. Dans
la psychanalyse, on parle le discours de l'analyse; on dit à quelqu'un ce que l'on
croit qu'il aimerait entendre, on s'aliène en cherchant à se faire valoir auprès
de lui. Au cinéma, on n'a plus la parole; ça parle à votre place; on vous tient le
discours que l'industrie cinématographique imagine que vous aimeriez entendre *;
une machine vous traite comme une machine, et l'essentiel n'est pas ce qu'elle
vous dit, mais cette sorte de vertige d'abolition que vous procure le fait d'être
ainsi machiné. Comme les personnes sont dissoutes et que les choses se passent
sans témoin, on n'a pas de honte à s'abandonner ainsi. L'important, ici, encore
une fois, ce n'est plus la sémantique ou la syntaxe du film, mais les composantes
pragmatiques de la performance cinématographique. On paie sa place sur le divan
pour se faire envahir par la présence silencieuse d'un autre — si possible quel
qu'un de distingué, quelqu'un qui sera d'un standing nettement supérieur au
vôtre — , alors qu'on paie sa place au cinéma pour se faire envahir par n'importe
qui, et pour se laisser entraîner dans n'importe quelle sorte d'aventure, lors de
rencontres en principe sans lendemain. En principe! Parce qu'en fait, la modéli-
— Le tissu sonore mais non phonique qui renvoie à la musique instrumentale (sémio-
tique asignifiante).
— Le tissu visuel et coloré qui renvoie à la peinture (sémiotique mixte, symbolique
et asignifiante).
— Le tissu visuel mais non coloré qui renvoie à la photographie en noir et blanc
(sémiotique mixte, symbolique et asignifiante).
— Les gestes et les mouvements du corps humain, etc. (sémiologie symbolique).
[Langage et Cinéma, Paris, Larousse, 1972.)
1. Le psychanalyste est un peu dans la position du spectateur au cinéma : il assiste
au déroulement d'un montage qu'on fabrique à son intention.
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sation qui résulte de ce vertige à bon marché n'est pas sans laisser de traces :
l'inconscient se retrouve peuplé d'indiens, de cow-boys, de flics, de gangsters, de
belmondos, de marylin monroes... C'est comme le tabac ou la cocaïne, on ne
parvient à repérer ses effets — si jamais on y parvient — que lorsque l'on y est
déjà complètement accroché. Et cette droguo est aujourd'hui massivement
administrée aux enfants, avant même l'apprentissage du langage.
Mais l'avantage de la cure psychanalytique, n'est-ce pas précisément d'éviter
une telle promiscuité? L'interprétation et le transfert n'ont-ils pas pour fonction
de cribler et de sélectionner le bon inconscient du mauvais? N'est-on pas guidé,
ne travaille-t-on pas avec un filet? Malheureusement, ce filet est peut-être encore
plus aliénant que n'importe quelle psychanalyse sauvage! A la sortie du film,
on est bien obligé de se réveiller et d'arrêter plus ou moins son propre cinéma —
toute la réalité sociale s'y emploie — , mais la séance de psychanalyse est devenue
interminable, elle déborde sur tout le reste de la vie. Généralement, la performance
cinématographique n'est pas vécue comme autre chose qu'une simple distraction,
tandis que la cure analytique — et c'est vrai même pour les névrosés — est
devenue comme une sorte de promotion sociale : elle s'accompagne du sentiment
qu'on est en train de devenir quelque chose comme un spécialiste de l'inconscient,
un spécialiste souvent aussi empoisonnant pour l'entourage que les autres spécial
istesde n'importe quoi, par exemple ceux du cinéma! L'aliénation par la psycha
nalyse tient à ce que le mode particulier de subjectivation qu'elle produit s'orga
niseautour d'un sujet-pour-un-autre, un sujet personnologique, sur-adapté,
sur-entraîné aux pratiques signifiantes du système. La projection cinématogra
phique, au contraire, déterritorialise les coordonnées perceptives et déictiques 1.
Sans le support de la présence d'un autre, la subjectivation tend à devenir de type
hallucinatoire, elle ne se concentre plus sur un sujet, elle éclate sur une multipli
cité de pôles, même lorsqu'elle se fixe sur un seul personnage. Il n'est même plus
question, à proprement parler, de sujet d'énonciation, puisque ce qui est émis
par ces pôles, ce n'est pas seulement un discours, mais des intensités de toute
nature, des constellations de traits de visagéité, des cristallisations d'afïects...
Mais les papilles sémiotiques de l'inconscient n'ont pas eu le temps d'être émous-
tillées que déjà le film s'emploie à les conditionner à la pâte sémiologique du
système (exemple : « l'objet d'amour, répétez après moi, est toujours l'équivalent
d'une propriété privée »). L'inconscient, après avoir été mis à nu, est devenu
comme un territoire occupé. Même les anciens dieux du familialisme sont bousc
ulés, éliminés ou assimilés. C'est que leur existence était liée à un certain type
de territorialisation de la personne, et à une certaine sémiologie de la signification.
Les conjonctions sémiotiques du cinéma passent à travers les personnes et le
langage de la communication « normale », celle qu'on a en famille, à l'école ou au
travail; elle déterritorialise toutes les représentations. Même quand elles semblent
donner la parole à un personnage « normal », à un homme, à une femme ou à un
enfant, il s'agit toujours d'une reconstitution, d'une marionnette, d'un modèle-
FÉLIX GUATTARI.