Crimes Familiaux. Tuer, Voler, Frapper Les Siens en Europe Du XVe Au XIXe Siecle
Crimes Familiaux. Tuer, Voler, Frapper Les Siens en Europe Du XVe Au XIXe Siecle
Crimes Familiaux. Tuer, Voler, Frapper Les Siens en Europe Du XVe Au XIXe Siecle
CRIMES FAMILIAUX. TUER, VOLER, FRAPPER LES SIENS EN EUROPE DU XVe AU XIXe
SIÈCLE
Author(s): Christophe REGINA and Stéphane MINVIELLE
Source: Annales de démographie historique , No. 2 (130), Crimes familiaux Tuer, voler,
frapper les siens en Europe du XVe au XIXe siècle (2015), pp. 7-24
Published by: Editions Belin
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démographie historique
CRIMES FAMILIAUX.
TUER, VOLER, FRAPPER LES SIENS
EN EUROPE DU XVe AU XIXe SIÈCLE
par Christophe REGINA et Stéphane MINVIELLE
Les mythes et textes fondateurs des une création divine et, donc, sacrée, desti-
grandes civilisations de l’Antiquité ont née à s’épanouir sur le modèle de l’union
légué de nombreux témoignages de carna- féconde d’Adam et d’Ève, premier
ges commis en famille, révélateurs des homme et première femme, dont la
formes d’interdits moraux les plus descendance se multiplie, se répand et
condamnés. Cette récurrence thématique soumet le monde. Dès lors, porter atteinte
d’une pratique a priori singulière et à la famille et aux liens qui la constituent,
marginale témoigne, au-delà de la c’est aller contre la volonté divine. Toute-
condamnation, des effets du geste et de la fois, comme la mythologie grecque, la
symbolique qui lui est attachée. Dans la Bible contient un nombre important de
mythologie grecque, chez les Atrides, les crimes familiaux de toutes sortes et des
crimes familiaux sont vécus comme l’ex- plus atroces. Caïn, fils d’Adam et Ève, tue
pression d’une vengeance et du destin, qui son frère cadet Abel par jalousie. Abraham
punit de la façon la plus sévère ceux et est sur le point d’offrir son fils isaac en
celles qui sont frappés par le courroux holocauste quand un ange l’arrête dans
divin. À partir de Tantale, fils de Zeus et son élan. Son petit-fils Jacob, fils d’isaac et
fondateur de la lignée, qui sert aux dieux de Rébecca, vole l’héritage de son frère
en guise de festin son fils Pélops à Clytem- jumeau Ésaü avec la complicité de sa
nestre et Agamemnon, une tradition du mère. Amnon, fils du roi David, viole sa
crime familial s’instaure. Dans les Choé- demi-sœur Tamar puis est assassiné par
phores, avant même qu’Oreste n’exécute son frère Absalom…
sa mère coupable du meurtre de son Dans le contexte de l’Europe de la fin
époux, Électre ne parlait pas autrement du Moyen Âge, de l’époque moderne et
que d’une « mère atroce » pour qualifier du début de l’époque contemporaine, les
l’acte qui, dans un même élan, la privait mythes antiques et les récits bibliques
de père et de mère. En déviant la offrent donc un panorama complet des
vengeance des mères sur leur progéniture multiples « crimes » pouvant être commis
pour punir les pères de leurs actes, les entre parents. ils peuvent inspirer les
mythes de Médée ou de Procné, eux- clercs pour édifier les fidèles afin de
aussi, posent la question du pouvoir au conduire ces derniers à privilégier l’idéal
sein des familles et du droit de disposer de chrétien de la famille unie et solidaire
la destinée de ses enfants. Dans l’Europe plutôt que l’abomination du crime contre
des xve-xixe siècles, plus important encore son propre sang. Cependant, en chan-
est sans doute l’héritage biblique. En effet, geant radicalement la perspective, ne
dès la Genèse, la Bible fait de la famille peut-on aussi se demander dans quelle
mesure l’Église, en instituant des règles certain monopole sur ces questions. il est
parfois très strictes en matière familiale par exemple impossible de nier le carac-
(valorisation du couple uni par le sacre- tère paternaliste de la monarchie française
ment du mariage réputé indissoluble, d’Ancien Régime qui légitime l’interven-
condamnation des naissances hors tion de la justice royale pour punir les
mariage, puissance du mari sur son sujets qui, à un moment donné, sont
épouse et ses enfants à l’intérieur du devenus des criminels familiaux. La ques-
foyer…), ne pousse pas au crime certains tion des infanticides (Follain, hochuli,
de ceux qui se retrouvent pris au piège de 2010), des suicides (Chaintrier, 2010 ;
relations ou de liens familiaux devenus Godineau, 2012) et des formes de délin-
insupportables. En effet, quels que soient quance sexuelle intrafamiliale, comme
leur gravité et leur nature, il serait réduc- l’inceste et l’adultère (Beauthier, 1990 ;
teur de considérer que les crimes fami- Esposito, 2004 ; Walch, 2009) peut se
liaux bravent uniquement des interdits, saisir comme l’occasion d’une double
imposés notamment par la religion. Dans sanction spirituelle et temporelle ayant
certains cas, ils apparaissent aussi comme des motivations néanmoins distinctes.
la seule alternative afin de se libérer d’une Au-delà de la volonté de détruire des
situation familiale ou sociale inextricable crimes jugés abominables, il y a, dans le
et intolérable. Même si l’acte criminel est droit canon et dans la loi souveraine, la
avant tout, sauf cas particulier comme la volonté de préserver les familles, véritables
folie, de la responsabilité de celui qui le séminaires des États (Bouchel, 1689, 79).
commet, il est donc important de le repla- Toutefois, une fois que la religion, la
cer dans un contexte plus large, en tenant société et/ou l’État s’est saisi d’un crime
compte des attentes et normes sociales familial, il n’est pas rare de constater un
pesant sur les individus. Sur le banc des fossé parfois abyssal entre l’impératif
accusés et parmi les pousse-au-crime, les partagé de punir de façon exemplaire les
religions ne sont toutefois pas les seules coupables et les accommodements possi-
coupables car, et c’est essentiel, les sociétés bles face à des situations singulières qui
ont intégré des normes de comporte- peuvent autant susciter l’effroi et la répro-
ments et des interdits qui les structurent bation que la pitié et l’indulgence. il y a
bien au-delà du champ des croyances et entre la loi et sa pratique de réels écarts
des interdits religieux. Une question qui interrogent davantage encore la ques-
importante consisterait même à élucider tion des interdits. En effet, en matière de
le fait de savoir dans quelle mesure les reli- crime d’infanticide, la rigueur des lois est
gions n’ont fait qu’institutionnaliser des soumise à celle de l’arbitraire des juges,
tabous plus anciens liés à un fonctionne- encouragés au xviiie siècle à l’indulgence
ment des groupes humains centré sur des plus qu’à la sentence.
liens familiaux auxquels il serait sacrilège Les articles de Martine Charageat,
de porter atteinte. En outre, dans l’Eu- Julie Doyon, Marie-Yvonne Crépin,
rope du Moyen Âge et de l’époque Manon van der heijden et nicoleta
moderne, l’une des manifestations Roman rassemblées dans ce volume
du développement de l’État est son incur- montrent à la fois la richesse et le dyna-
sion de plus en plus fréquente dans la vie misme d’un champ de la recherche très
des familles, souvent au détriment des utile pour renouveler et enrichir l’écri-
Églises qui jouissaient jusque-là d’un ture de l’histoire des populations du
passé, au-delà des seuls enjeux liés à un premier âge d’or du fait divers qui, s’il
l’histoire de la famille. ne se limite pas aux seuls crimes fami-
liaux, lui accorde une place de choix dans
le traitement de l’information. Centré sur
LE CRIME FAMILIAL, l’événement, souvent horrible et sangui-
UN OBJET HISTORIQUE LÉGITIME ?
naire, qui lui donne sa consistance, le
Les différents espaces géographiques révèle au public et déclenche son traite-
étudiés montrent que la question des ment judiciaire, il n’est pas étonnant que
crimes familiaux est aujourd’hui le fait divers ait été voué aux gémonies
travaillée à l’échelle de l’Europe, le plus par l’École des Annales qui n’y a vu
souvent dans une perspective d’histoire pendant longtemps que « l’écume » de
régionale ou nationale. Cette situation l’histoire, pour reprendre la jolie formula-
explique le faible développement d’ana- tion de Fernand Braudel. Pour devenir
lyses comparatives, qu’elles concernent un objet d’histoire, le crime familial a
des époques ou des régions différentes donc dû surmonter de nombreuses résis-
(Tinkova, 2005). Pourtant, Martine tances, qui n’émanent d’ailleurs pas seule-
Charageat insiste sur les temporalités ment des historiens eux-mêmes. L’un des
différentes dans le traitement du meur- premiers à avoir violemment attaqué le
tre entre conjoints entre la Castille et fait divers est Roland Barthes, qui lui nie
l’Aragon à la fin du Moyen Âge, et toute dimension historique au prétexte
Marie-Yvonne Crépin sur les change- qu’il présenterait une « structure fermée »
ments intervenus du point de vue du lui enlevant toute portée et dévalorisant
droit entre la France de l’Ancien Régime le contexte dans lequel il se produit
et celle du xixe siècle. (Barthes, 1964). Dans les années 1990,
Par ailleurs, du point de vue de l’histo- Pierre Bourdieu creuse le même sillon de
riographie, l’intérêt des historiens pour l’« événement monstrueux » qui n’a d’au-
les crimes familiaux n’est pas nouveau tre intérêt que la restitution de faits futiles
mais inégalement présent dans l’espace et inutiles (Bourdieu, 1996). Toutefois, à
européen, avec des trajectoires très diver- partir des années 1980, le fait divers se
ses et des acquis plus ou moins anciens. transforme peu en peu en fait de société
C’est une dimension sur laquelle insistent (Claverie ; Lamaison, 1982 ; M’Msili,
peu les auteurs de ce dossier, comme s’ils 2000 ; D. Kalifa, 1995, 2010). il relève
considéraient qu’il n’est plus nécessaire de alors, au-delà de son récit, les dysfonc-
justifier et légitimer leur objet. Le cas tionnements de la société, les troubles et
français mérite une attention particulière. les angoisses du temps. Toute la question
En effet, les crimes familiaux n’y sont est alors de savoir quels sont les éléments
devenus qu’assez récemment une préoc- permettant de voir dans un crime familial
cupation pour la communauté des histo- un fait de société : le nombre ? l’intensité ?
riens, plus tardivement et de façon plus les représentations ? le retentissement ?
dispersée que dans les pays anglo-saxons l’émotion suscitée dans le public? Pour le
par exemple. L’une des raisons est le sociologue Laurent Mucchielli, c’est
discrédit durable pesant sur des affaires avant tout la manière dont une société est
assimilées de façon péjorative à des faits informée sur un fait divers qui assure
divers. Au xixe siècle, le développement cette transformation. Le crime familial ne
de la presse aboutit à l’« invention » et à serait donc pas par nature un fait social,
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très bien dans les articles d’Yvonne- l’infanticide et ses implications sociales
Marie Crépin et de nicoleta Roman. et familiales en Europe centrale, l’opéra
Dans les deux cas, elles peuvent mesurer Jenůfa de Leoš Janáček, créé en 1904 au
l’impact de l’évolution du droit dans le théâtre de Brno, est un chef d’œuvre
traitement des affaires criminelles par la musical en même temps qu’il propose
justice. Plus récente est la mobilisation une véritable ethnographie de la vie
de tous les documents produits par l’ins- rurale en pays tchèque à la fin du
titution judiciaire à partir de l’ouverture xixe siècle.
d’une procédure. ils sont devenus une Pour justifier son choix de se concen-
source incontournable et largement trer les affaires judiciaires, Manon van der
travaillée car ils ouvrent des perspectives heijden fait notamment référence au
d’analyse plus vastes et plus ancrées dans concept de Justiznutzung (utilisation de
les dynamiques sociales et familiales à la justice) défini par l’historien allemand
l’œuvre dans ce genre d’affaires. En Martin Dinges qui explique que la justice
effet, outre la confrontation des textes est un moyen comme un autre du
juridiques à la réalité du fonctionne- contrôle social et de la résolution des
ment de la justice, cette démarche conflits, par exemple familiaux (Daumas,
permet l’analyse des acteurs, de leurs 1988 ; Jury, 2003). En réalité, ce concept
actions et interactions, des discours reflète à la fois le principal intérêt et la
produits par l’institution judiciaire pour principale limite des sources judiciaires
relater les dires des accusés, des témoins, lors de l’étude d’affaires criminelles. En
des experts sollicités… effet, celles qui arrivent devant la justice
Toutefois, si la source judiciaire est génèrent une quantité parfois impres-
une matière première incontournable sionnante de documents à chaque étape
pour l’étude des crimes familiaux, elle de la procédure. Ce matériau archivis-
est loin d’être la seule. Dans son étude tique devient alors la principale, voire
sur l’infanticide en valachie au souvent la seule matière première de la
xixe siècle, nicoleta Roman fait réfé- recherche historique. Or, aussi complet
rence à la presse qui assure la publicité soit-il, un dossier judiciaire ne permet
des affaires jugées et contribue à accen- que d’approcher très imparfaitement de
tuer la réprobation des crimes familiaux la réalité qu’il entend restituer (Faggion,
dans la société. il ne s’agit pas là d’une Regina, 2014). il livre une parole dont on
nouveauté, mais d’une inflexion ne sait jamais si elle est exactement le
majeure en partie destinée à attirer un reflet de ce qu’a voulu exprimer celui qui
lectorat plus nombreux, et aussi de plus l’a prononcée. En outre, elle conduit
en plus alphabétisé, avide d’histoires l’historien à considérer que tout est dans
sensationnelles. Une autre source, qui les pièces de l’instruction et du procès,
n’est pas mobilisée par les articles du l’amenant à négliger le contexte précis
dossier, rassemble de manière générique dans lequel les événements se sont
toutes les productions artistiques. Dans produits, les dynamiques familiales qui y
l’optique d’une histoire des représenta- ont conduit et les conséquences à plus ou
tions associées aux crimes familiaux, les moins long terme.
possibilités sont pourtant très nombreu- Par ailleurs, dans leurs archives judi-
ses : romans, peintures, sculptures, ciaires souvent très abondantes, les
pièces de théâtre… Pour travailler sur auteurs des articles du dossier insistent
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sur les nombreux obstacles qui compli- trouve derrière les murs des demeures et
quent l’étude de la criminalité et, tout dans le silence des secrets familiaux un
particulièrement, celle des crimes fami- espace d’expression tout à fait particulier,
liaux. En Aragon, Martine Charageat espace qui rend difficile l’externalisation
montre qu'à la fin du Moyen Âge, on ne de cette violence et de sa compréhension.
peut poursuivre les meurtres ou tentati- Traditionnellement présentée comme la
ves de meurtre entre époux que dans le garantie du bien-être de ses membres, la
cas où une plainte est déposée pour famille devrait relever, par principe, du
lancer la machine judiciaire, ce qui pose domaine du non droit. Et pourtant, au
plus largement le problème, difficile à regard des formes de violences se
résoudre, de l’ampleur réelle de la crimi- commettant au sein des familles, rares
nalité familiale mesurable par des statis- sont celles qui parviennent à s’extraire de
tiques. Dans le ressort du parlement de la gangue du secret. violences physiques,
Paris au xviiie siècle, Julie Doyon insiste, violences psychologiques, violences
quant à elle, sur la quasi-absence du vol sexuelles, violences meurtrières, la sphère
intrafamilial dans les affaires jugées. Elle privée des foyers n’en demeure pas moins
doit le traquer pour en retrouver la un possible à l’expression des violences.
trace, par exemple quand il est évoqué Chacune se nomme et se désigne :
comme circonstance aggravante dans « familicide », pour désigner l’homicide
d’autres affaires. Pourtant, elle établit dans les familles, « crime passionnel »,
que les affaires de vol accaparent une pour évoquer les violences conjugales,
bonne partie de l’activité du parlement « inceste », pour caractériser les violences
de Paris, au xviiie siècle. Elle explique sexuelles, « uxoricide » (Pescador, 1996),
cette rareté par la difficulté d’établir la quand le mari tue sa femme,
certitude du vol à l’intérieur de la famille « infanticide », pour nommer le meurtre
et par la très large immunité dont béné- des enfants, « parricide », pour l’acte de
ficie le larcin intrafamilial (entre tuer son père ou sa mère, « fratricide »,
conjoints, entre parents et enfants…). pour le meurtre du frère ou de la sœur…
Enfin, en valachie, nicoleta Roman Les articles du dossier sont loin d’em-
souligne le caractère épars de la docu- brasser toute la diversité des crimes
mentation conservée, ce qui n’est pas familiaux et plusieurs proposent un
propre à la Roumanie du xixe siècle, et la éclairage intéressant sur les liens entre
nécessité de recourir à des fonds diffé- violence familiale et criminalité fami-
rents pour espérer identifier des cas d’in- liale. En effet, il est rare que le crime
fanticide et éventuellement confronter surgisse tel un coup de tonnerre dans un
des regards différents sur une même ciel serein. il est, la plupart du temps,
affaire. l’ultime avatar d’une situation de crise
plus ou moins ancienne et profonde.
LES MULTIPLES VISAGES Martine Charageat et Marie-Yvonne
Crépin se concentrent toutes les deux
DU CRIME FAMILIAL
sur la question du meurtre/assassinat3
Au sein des familles, la violence et ses du conjoint. La première souligne qu’il
déclinaisons ne sauraient se réduire à la s’agit, dans l’Espagne des xve-xvie siècles,
violence sanguinaire qui se solderait par d’une pratique relativement fréquente et
la perte de la vie. Bien au contraire, elle elle l’explique, en partie, par la grande
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Un autre enseignement important est qui ne se limite pas aux limites diapha-
que les crimes familiaux ne semblent pas nes des foyers. Lorsque la justice est
frapper de manière indistincte l’ensem- sollicitée, c’est toujours à dessein, pour
ble des parents. ils concernent avant se départir des marques de l’opprobre
tout une parenté proche qui prend le que seule la voie judiciaire permet d’ef-
visage de l’époux/de l’épouse, du fils/de facer. Les réseaux de sociabilité étant
la fille, du père/de la mère, du frère/de la particulièrement inféodés à la fama
sœur… Le crime familial signifie donc publica, ou bonne réputation, il faut
surtout vouloir du mal à celui ou celle impérativement agir pour laver son
dont on est le plus proche, ce qui rend le honneur. Dans les affaires d’adultère par
passage à l’acte d’autant plus choquant. exemple, seuls les époux avaient en théo-
Ce sont les dérèglements des sentiments rie le pouvoir d’accuser leurs femmes de
et de l’amour familial, les querelles patri- ce crime, mais aussi celui de les faire
moniales centrées sur les dots et les héri- enfermer à temps ou à vie dans les refu-
tages, les tumultes d’une corésidence ges, lieux par excellence de détention des
inacceptable ou mal supportée qui femmes de mauvaise vie, pour soustraire
offrent à la fois le mobile et l’occasion de du groupe la source du déshonneur.
braver l’interdit. Toutefois, si chacun de Dans les cas de flagrants délits, les époux
ces éléments peut expliquer un crime, il étaient autorisés à supprimer femme et
suffit rarement pour comprendre le amant pour venger leur honneur, le
passage à l’acte. Ce dernier a besoin d’un crime familial devenant alors un geste
moteur plus puissant, qui est l’honneur cathartique. D’après Martine Chara-
menacé ou perdu (Barahona, 2003). geat, cette dimension est, par exemple,
Sa défense n’est nullement la seule très présente en Espagne, au
affaire des hommes : l’honneur est « de Moyen Âge, et légitime le recours à la
tous les biens, le plus précieux à soigner vengeance pour restaurer l’honneur
est, sans contredit, celui d’une bonne bafoué. Dans les cas d’infanticide, nico-
réputation. Eh ! La réputation ne fait- leta Roman montre que le geste homi-
elle pas encore tous les jours des cide cherche, tout à la fois, à préserver
Souverains ? » (Dareau, 1775, 7). Si l’honneur individuel de la jeune mère
l’honneur des rois n’est pas celui des célibataire et celui de sa famille tout
sujets, il demeure néanmoins un trait entière. En outre, nicoleta Roman et
commun à toute société d’Ancien Manon van der heijden font référence à
Régime, quels que soient l’âge, le sexe et un honneur de la communauté villa-
la condition sociale considérés. Dans les geoise ou du quartier qui est également
cas de crimes familiaux, l’honneur cons- menacé en cas de violences familiales ou
titue souvent un facteur essentiel. du meurtre d’un nouveau-né. En revan-
Comme l’a montré Michel nassiet, il est che, dans les sociétés occidentales, l’hon-
la pierre angulaire des rapports de socia- neur a cessé d’être aujourd’hui une
bilité (nassiet, 2011). Lorsque l’hon- motivation essentielle dans les crimes
neur familial est corrompu par l’un des qui se commettent en famille. C’est bel
membres de la famille, sa « réparation », et bien l’impossible réalisation de soi qui
comme il était alors d’usage de le dire, fait regarder l’autre comme un obstacle à
est une nécessité. Les honneurs bafoués une volonté d’existence autre dont la
sont à la source d’un ostracisme social seule issue, dans certains cas, ne semble
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NOTES
1. Le nouvel Observateur, 19 novem- 3. Aujourd’hui, meurtre et assassinat sont des
bre 1964. formes juridiques distinctes de l’homicide
2. Le début des années 1980 correspond intentionnel, le second se caractérisant par la
aussi au moment où Louis Chevalier consa- circonstance aggravante de la préméditation.
cre un cours au Collège de France à l’histoire 4. Désigne l’ensemble des crimes qui ne sont
des faits divers. pas connus.
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